Jeu de L'acteur Dans Le Théâtre Contemporain

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Universit Stendhal Grenoble 3

UFR Lettres et Arts

Le jeu dacteur dans le thtre contemporain : entre


crations de textes dramatiques et critures scniques

Estelle MOULARD

4 juillet 2012
Sous la direction de Alice Folco

Universit Stendhal Grenoble 3


UFR Lettres et Arts

Le jeu dacteur dans le thtre contemporain : entre


crations de textes dramatiques et critures scniques
Daprs trois crations qubcoises :
Moi, dans les ruines rouges du sicle, crit et mis en scne par Olivier
Kemeid, cration le 10 janvier 2012 au Thtre dAujourdhui Montral.
Dissidents, crit par Philippe Ducros et mis en scne par Patrice Dubois,
cration le 3 mars 2012 Espace Go, Montral.
Playtime, mis en scne par Cline Bonnier, cration le 1er mai 2012 Espace
Libre, Montral

Estelle MOULARD

4 juillet 2012
Sous la direction de Alice Folco

Table des matires


Introduction .................................................................................................................................. 4
Partie I.

Le jeu dacteur dans le cadre de crations bases sur un texte dramatique ......... 13

Chapitre 1.

Les nouveaux dfis poss au jeu dacteur....................................................... 13

1.

Le thtre de la parole ................................................................................................ 13

2.

La fuite de laction ....................................................................................................... 17

3.

Une question de rythme ............................................................................................. 20

Chapitre 2.

Interprter des personnages contemporains : quelles particularits ? .......... 24

1.

Du caractre indfini du personnage au corps fini de lacteur ................................... 24

2.

Lacteur novarinien et la parole charnelle .................................................................. 28

3.

Dissidents : quand la mise en scne porte lanti-ralisme en dpit du jeu dacteur .. 31

Partie II.
Le jeu dacteur dans le cadre de crations dites de plateau ne prenant pas pour
base premire un texte dramatique ........................................................................................... 36
Chapitre 1.

Lacteur dpec du personnage ...................................................................... 36

1.

La personne plutt que le personnage ? .................................................................... 36

2.

Le corps dissident : le thtre de Pippo Delbono ....................................................... 40

3.

Jeu dacteur et temporalit......................................................................................... 43

Chapitre 2.

Le travail de lacteur ........................................................................................ 46

1.

Lacteur au commencement de la cration ................................................................ 46

2.

Le concept de partition scnique ................................................................................ 49

3.

Remise en cause de la technique de lacteur.............................................................. 50

Partie III.

Le jeu dacteur : vers un clatement des frontires ............................................... 55

Chapitre 1.

De la porosit entre les diffrentes pratiques ................................................ 55

1.

Rapprochement entre les critures contemporaines et lcriture de plateau ........... 55

2.

Le corps dramaturgique .............................................................................................. 57

Chapitre 2.
du sicle

Le jeu dacteur au cur de la dualit rel/fiction : Moi, dans les ruines rouges
62

1.

Narration et action : entre rel et fiction.................................................................... 63

2.

De lambigut entre lacteur et le personnage .......................................................... 66

Conclusion ................................................................................................................................... 72
2

Bibliographie ............................................................................................................................... 74

Introduction
Pour le travail qui va nous intresser ici, nous nous pencherons sur le jeu dacteur qui a
cours sur les scnes contemporaines, notamment dans le contexte dun questionnement sur la
notion de personnage. Ces personnages dsormais plus incertains, flous, impersonnages 1
selon Sarrazac, ne se caractrisent plus par une psych qui se donnerait comme valeur premire,
mais au contraire, celle-ci se trouve parfois totalement vacue :
Le thtre entrine l'impossibilit qu'il y a aujourd'hui pour l'homme de se rassurer par
l'preuve empirique de sa propre autonomie. Inachev et disjoint, le nouveau personnage
qui a abdiqu son ancienne unit organique, biographique, psychologique, etc..., qui est un
personnage coutur, un personnage rhapsod - se place hors d'atteinte du naturalisme et
dcourage toute identification et toute reconnaissance de la part du spectateur. 2

Outils pour penser le personnage


Il sagit ici de voir en quoi ces mutations littraires peuvent avoir des consquences
lorsquil sagit de passer la mise en scne de ces textes. Nous allons nous intresser aux liens
qui unissent lcriture et la scne, en nous demandant si les dfis poss par la premire trouvent
cho sur les scnes contemporaines.
Afin dlargir et de mettre en regard diffrentes pratiques thtrales, nous nous
intresserons la fois au jeu dacteur au sein de crations ayant pour gense un texte thtral, et
de lautre ct aux crations dites de plateau par Bruno Tackels ou postdramatiques par
Hans-Thies Lehmann3, ne prenant pas forcment un texte thtral comme base de travail.
Centre sur la relation entre le personnage thtral et sa mise en jeu, sa confrontation au jeu de
lacteur, nous allons particulirement nous attarder sur le traitement du personnage dans lune et
lautre de ces deux grandes pratiques de cration. Dans chacune des pratiques que nous prenons
en observation, la notion de personnage et son statut sont interrogs, le personnage tant un des
lieux privilgis de lvolution du genre dramatique.
De nombreuses tudes se sont intresses au personnage thtral et sa remise en cause
permanente, son volution. Louvrage de Robert Abirached intitul La crise du personnage
dans le thtre moderne (1978)4 a fait date et reste une recherche majeure concernant les
mutations qua subies le personnage thtral qui est pass dun statut dtre tudier et donn
comme objet dobservation, un personnage qui se dralise de plus en plus et qui perd de ses
caractristiques vraisemblables et humaines pour voluer vers des personnages surralistes ou
symbolistes.

Jean-Pierre Sarrazac, L'impersonnage En relisant ''La crise du personnage'' , in tudes thtrales, n20, 2001
Jean-Pierre Sarrazac, in L'avenir du drame, Circ/poche, 1999, p. 86
3
Hans-Thies Lehmann, Le thtre postdramatique, LArche, 2002
4
Robert Abirached, La crise du personnage dans le thtre moderne, Grasset, 1978
2

La remise en cause du personnage sinscrit dans une remise en cause plus globale quest celle
de la mimsis aristotlicienne. En effet, le thtre moderne a vu ce glissement se faire, allant
dun thtre dans lequel la vraisemblance tait le rouage majeur un thtre o celle-ci est mise
de ct, notamment du fait de la prise de conscience que le cinma tait bien plus arm pour
reprsenter le rel que ne pourrait jamais ltre le thtre.
En ce qui concerne le personnage thtral dans les dramaturgies contemporaines, cest la
recherche de Jean-Pierre Ryngaert et de Julie Sermon, qui sest publie sous le titre Le
personnage thtral contemporain : dcomposition, recomposition (2006)5 qui tient lieu
douvrage le plus complet ce jour concernant lvolution du personnage dans le thtre actuel.
Selon eux, le personnage savre aujourdhui davantage envisag comme un matriau plutt que
comme un personne individue et mimtique : La cohrence n'est pas forcment attendue et
elle n'est pas toujours souhaitable artistiquement, puisque des personnages qui paraissent
monstrueux ou nigmatiques dans le texte pourront s'clairer la reprsentation ou, demeurs
vides, laisser entirement la charge de l'acteur la construction de l'image. 6 Le personnage se
fait sons, figure, silhouette, Il se caractrise par le fait quil intervient dans un thtre de la
parole, dans lequel il est davantage un porte-voix quun personnage agissant.
Outils pour penser lacteur
Concernant le statut du personnage et de lacteur dans les critures de plateau, nous ne
pouvons passer ct de louvrage dHans-Thies Lehmann intitul Le thtre postdramatique
(2002), ainsi que des diffrents volumes que Bruno Tackels a consacr aux crivains de plateau.
Dans ces diffrentes recherches, Tackels et Lehmann sintressent notamment lambigut et
aux rapports quentretiennent lacteur et le personnage, jouant avec les frontires du rel et de la
fiction. Dans le volume ddi Pippo Delbono, Bruno Tackels crit ceci : [] ses acteurs sont
eux-mmes leur propre rle, en train de se rvler et de s'paissir, progressivement, au gr de
l'approfondissement du travail. Ce vieil axiome du thtre occidental a naturellement fait long
feu, et dans le monde du spectacle, l'acteur est somm de disparatre derrire le rle qui lui est
distribu. 7
La cration de textes et lcriture scnique sont des pratiques priori assez loigne
lune de lautre, notamment du point de vue du travail demand lacteur. Dans les crations de
plateau, lacteur est bien plus un crateur quun interprte auquel le metteur en scne demande
une implication personnelle plus forte. Les improvisations sont souvent la base du travail de
l'criture scnique qui dpend donc troitement de l'acteur. Mais il s'avre que les deux
5

Jean-Pierre Ryngaert et Julie Sermon, Le personnage thtral contemporain : dcomposition, recomposition,


ditions thtrales, 2006
Jean-Pierre Ryngaert et Julie Sermon, in Le personnage thtral contemporain : dcomposition recomposition,
ditions thtrales, 2006, p. 30
Bruno Tackels, Pippo Delbono, collection crivains de plateau V, Les solitaires intempestifs, 2009, p. 19

pratiques remettent en cause et questionnent la nature du personnage et la qualit de sa prsence


sur scne. Les questions sur le rythme et la musicalit rejoignent des rflexions qui ont aussi
cours dans le thtre dit postdramatique dans lequel tous les lments scniques sont mis sur
une relative galit, l'acteur n'tant plus forcment au cur de la reprsentation et la fable et
l'action linaire n'tant plus non plus un point d'ancrage dans nombres de productions. Si le
personnage est affaibli, dconstruit dans les critures contemporaines, la notion de personnage
dans les critures scniques est, elle aussi, remise en cause, et ce personnage se voit
rgulirement supplant par l'acteur qui entre en scne de moins en moins habill d'un
personnage fictif.Traditionnellement, le personnage est semblable un masque que revt
l'acteur pour s'effacer derrire lui. Aujourd'hui on assiste de plus en plus souvent des
reprsentations dans lesquelles l'acteur se dvoile et semble avoir t le masque du personnage.
L'exprience du Groupov avec le spectacle Rwanda 94 marque un point important dans le
brouillage des frontires de l'acteur et du personnage, entre fiction et ralit, notamment
lorsqu'au dbut une femme entre en scne et faire le rcit de son vcu durant le gnocide au
Rwanda, elle qui l'a rellement vcu. Dans les critures de plateau, l'acteur tant l'lment sine
qua non du propos, la dramaturgie fait de cette dualit entre l'acteur et le personnage un des
enjeux majeurs. C'est notamment cette relation qui unit le personnage et l'acteur, que notre
recherche se propose de questionner.
Une des grandes lignes de partage qui dlimitent les deux pratiques se trouve tre le lien
de dpendance du rle un acteur. Le personnage manant d'un texte thtral peut tre
interprt par une infinit d'acteurs diffrents, tandis que dans le cadre des critures de plateau,
le rle semble davantage tre li l'acteur qui l'a cr. D'autre part, si le personnage prexiste et
subsiste l'interprtation de l'acteur dans les crations de textes, dans les critures de plateau, le
personnage (si personnage il y a) ne prexiste pas, il survient sur la scne en mme temps que
l'acteur lui-mme, et il ne lui survit pas, si ce n'est dans la mmoire des spectateurs. Ce
personnage dans les critures de plateau a cela de particulier qu'il se conoit conjointement
l'interprtation d'un acteur, il va de pair avec le travail de cration propre un acteur singulier.
Cela rend difficile et dramaturgiquement prilleux de reprendre et de monter un texte de
Rodrigo Garcia par exemple, dont l'criture est fonction des acteurs qui prennent part la
cration, le texte n'tant chez Garcia d'ailleurs qu'une trace de la cration. Ces deux types de
crations opposent la notion de personnage autonome appropriable par diffrents acteurs, la
notion de personnage envisag comme une entit fugitive qui ne vaut que le temps de la
cration et de la reprsentation. Dans les pices de thtre, le personnage prexiste et attend
l'acteur qui l'interprtera tandis que dans les critures de plateau, c'est l'acteur conjointement
avec le metteur en scne qui fait surgir un personnage. Ces deux conceptions du personnage
thtral rvlent des enjeux plus globaux de la pratique. Car en effet, les critures de plateau
mettent un point d'orgue au caractre hic et nunc de la reprsentation, le personnage tant donc
6

conu en fonction de ce principe de cration et de reprsentation.


Tandis que le personnage de thtre est une entit base sur la mimsis (mme si elle a
t remise en cause et affaiblie) et sur l'acceptation de l'acteur jouant un autre que lui-mme,
dans les critures de plateau, le personnage est le lieu mme de cette ambigut, cultive par les
artistes, quant aux frontires entre ralit et fiction, on a parfois peine savoir avec certitude qui
du personnage ou de l'acteur prend la parole face nous. Au-del du personnage et de sa
conception autonome, c'est dans le rapport au public qu'il prend son sens, dans le
positionnement que le spectateur prend face aux personnages et aux acteurs. Les conditions
d'apparition du personnage dterminent la nature de notre rapport lui et l'acteur qui
l'interprte. Ainsi, lorsqu'il devient difficile de dterminer qui de l'acteur ou du personnage
prend la parole, le public se trouve dans une posture dlicate d'incertitude quant l'objet qui lui
est prsent. Les crateurs jouent alors avec les conventions thtrales, jouant au limite du
cadrage thtral pour reprendre la terminologie d'Erving Goffman. Nous nous intresserons
donc ces diffrentes approches, tout en montrant que les frontires sont poreuses entre les
deux pratiques thtrales que nous nous proposons d'observer.

Considrations prliminaires sur la place de la parole dans les critures actuelles

Une grande partie des critures contemporaines mettent en avant la parole du


personnage plutt que le personnage lui-mme, qui devient un personnage plus proche de la
machine dire la suite 8 comme dirait Valre Novarina qu'une entit habite et motive. Les
personnages du thtre contemporain sont investis par la parole, traverss par elle. Si l'on a
l'habitude de juger un personnage, de l'apprhender par le biais de ses actions, cette donne vaut
de moins en moins dans le thtre contemporain dont les personnages ont peu peu perdu leur
pouvoir d'action. L'ouvrage Le personnage thtral contemporain9 crit par Jean-Pierre
Ryngaert et Julie Sermon, explore la construction de ces personnages qui font de leur parole
l'action principale. Le langage devient l'enjeu majeur des dramaturgies actuelles.
Jean-Pierre Sarrazac tablit l'opposition entre ce qu'il appelle le drame dans la vie et le
drame de la vie (nous pensons la pice Le drame de la vie de Novarina). Le premier induit
la notion d'vnement, d'action, tandis que le drame de la vie pose davantage le souci de l'tat,
de la situation, du prsent et de la rflexion. Ce thtre sans action10 est plus bavard car il

8
9

La Scne, Valre Novarina, POL, 2003


Le personnage thtral contemporain : dcomposition, recomposition, Jean-Pierre Ryngaert, Julie Sermon,
ditions thtrales, 2006
10 Lexique du drame moderne et contemporain, Jean-Pierre Sarrazac, Circ/Poche, 2005, pp. 24-25 : [...] Il faut ici
recourir la distinction opre par Michel Vinaver entre les trois niveaux auxquels peut tre saisie l'action dans une
pice. Ces trois niveaux dterminent trois types d'action, qui ne sont peut-tre pas de mme nature : l'action
d'ensemble, l'action de dtail (le ''dtail'' pouvant tre l'acte, la scne, la squence...), l'action molculaire (telle qu'elle
se manifeste rplique aprs rplique, ou tout simplement dans le pas pas du texte). [] Ce que le drame moderne et
contemporain ralise, sous des formes diverses, ce n'est pas ncessairement la disparition de toute action

interroge l'tre au monde, il n'est pas sr de lui, c'est un thtre qui cherche, qui doute, ce qui
peut expliquer une utilisation de la langue chaotique, faites de ratages, de reprises, comme le dit
Jean-Pierre Ryngaert lorsqu'il oppose dialogue et conversation, cette dernire tant une donne
rcurrente du thtre contemporain11. Cette non-adquation de la parole un projet d'action
venir se manifeste de faon trs forte dans les dramaturgies de la conversation : Avec
l'apparition de dramaturgies de la conversation (M. Vinaver, N. Sarraute, J.-L. Lagarce, B.-M.
Kolts, N. Renaude, D. Lemahieu, C. Huysman), on passe d'un thtre qui fait des noncs du
personnage les instruments et les vecteurs d'un projet tlonomique, un thtre dont toute
l'attention se porte sur l'acte d'noncer au prsent. 12 La langue ne cherche plus ncessairement
l'efficacit, elle est moins un instrument de l'action mener qu'une fin en soi. Dans le thtre
classique et romantique par exemple, la parole est envisage comme instance prparatoire
l'action, elle est un instrument dont les personnages se servent pour faire avancer la fable. Les
personnages du thtre contemporain semblent comme dissimuls derrire leur parole, une
parole plus forte qu'eux. Si auparavant c'tait l'action mener qui tait le fil conducteur de la
majorit des critures thtrales, aujourd'hui c'est la parole elle-mme qui devient parfois
l'action privilgie. La parole est mise par un personnage mais en tant qu'action, on peut aussi
la considrer comme extrieure au personnage, autonome. propos de Eva, Gloria, La,
lauteur Jean-Marie Piemme dit lui-mme qu'il a rejet l'ide d'inscrire une distribution prcise
des prises de parole et des rles. Cette faon de faire procde bien videmment de l'hypothse
selon laquelle il est au thtre des modes d'existence de la parole autres que celui qui consiste
l'incarner priori dans un personnage. [] L'nonc ne colle pas l'nonciation. 13 Le
personnage ne semble alors plus li sa parole comme il pouvait l'tre auparavant.
Cela peut nous mener parler de la notion de figure, notion de plus en plus utilise pour
caractriser ces nouveaux personnages. La figure pose la question du personnage comme
forme d'apparition avant de le considrer comme une entit substantielle; elle en fait un enjeu de
figuration plutt qu'un objet hermneutique. 14 Lorsque l'on parle de ces personnages-figures, il
est frquemment voqu que la parole les traverse bien plus qu'ils n'en sont les producteurs. Ces
personnages sont comme traverss par une parole qui ne leur appartient pas. La parole n'est plus
systmatiquement une possession du personnage. Dans les thtres de la parole-action, le
d'ensemble, mais c'est avant tout la dconnexion entre ces trois niveaux (ou parfois entre deux d'entre eux). L'action
d'ensemble, lorsqu'elle est maintenue, a chang de sens et devient, selon les cas, lointaines, fantomatique ou purement
intrieure, d'apparence alatoire rarement le rsultat d'un projet, d'un plan prtabli, d'un engrenage ncessaire (ce
qui caractrisait ce que Vinaver appelle la ''pice-machine'').
11 Dialogue et conversation (pp. 17-21), Jean-Pierre Ryngaert, in Nouveaux territoires du dialogue, Actes SudPapiers, 2005, p. 17 : ''Le dialogue prsentait une faade nettoye de toutes les scories de la parole ordinaire, il se
dvelopperait en conomisant les hsitations et les accidents propres la langue mise au prsent (Catherine
Kerbrat-Orecchioni), encore une fois l'oppos de la conversation riche en rptitions et ratages de tous ordres.
12 Le personnage thtral contemporain : dcomposition, recomposition, Jean-Pierre Ryngaert et Julie Sermon,
ditions thtrales, 2006, p. 82
13 Jean-Marie Piemme, Pour un thtre littral (pp. 20-23), in tudes thtrales, n 26, 2002, p. 20
14 Le personnage thtral contemporain : dcomposition, recomposition, Jean-Pierre Ryngaert et Julie Sermon,
ditions thtrales, 2006, p. 11

personnage, dsinstrumentalis, est moins vacu qu'il ne change de statut : sur scne, il ne reprsente personne en particulier, mais s'impose comme force d'apparition par la parole,
actualisation potique d'un sujet-langage. 15 Ce sujet-langage parat se drober la conception
psychologique du personnage qui va de pair avec un rfrent extra-thtral, rel. Ici, le
personnage n'entre pas en scne avec une charge rfrentielle. Sans vritable modle en amont,
mais un florilge clectique de rfrences possibles, globalement priv des appuis qui leur permettent
traditionnellement de construire et de jalonner son jeu (l'intentionnalit, l'motion, la rationalit du
personnage conu comme caractre), l'acteur doit en passer par la voix du texte pour interprter ces
personnages. Ne prexistant pas aux mots qu'elles prononcent, les figures ne sont rien d'autre que ce
qu'elles disent. 16

Corpus

Au long de ce travail, il s'agira de mettre en lumire la qualit de l'attention porte au


jeu d'acteur au sein de diffrentes pratiques et notamment par le biais de la confrontation, de la
mise en regard, d'un dialogue, plus ou moins poreux, entre les crations de textes et les critures
scniques. Ce travail tant effectu Montral, la rflexion sera fortement tire d'observations
de crations qubcoises, dont les caractristiques sont tantt singulires et reprsentatives d'un
thtre qubcois, tantt prises dans des enjeux plus vastes, assimilables aux pratiques
europennes et internationales. Nous avons pu assister aux rptitions de trois crations (qui
constituent notre corpus) que sont Moi, dans les ruines rouges du sicle, crit et mis en scne
par Olivier Kemeid au Thtre d'Aujourd'hui Montral, Dissidents crit par Philippe Ducros et
mis en scne par Patrice Dubois l'Espace Go de Montral, et pour finir Playtime mis en scne
par Cline Bonnier Espace Libre, galement Montral. Ainsi, les deux premires crations
sont des mises en scne d'un texte dramatique, tandis que le spectacle Playtime s'inscrit dans
une dmarche d'criture de plateau. En parallle l'tude de ces crations qubcoises, nous
nous attacherons installer une mise en regard avec des pratiques europennes. Le travail
effectu se base donc sur des observations de rptitions, des entretiens et/ou des captations de
discours clat. Il s'agira par-l de voir en quoi ces crations sont la fois reprsentatives de
pratiques distinctes et singulires, et par ailleurs sujettes la porosit et la contamination des
pratiques les unes envers les autres. Nous faisons l'hypothse suivante : les critures
contemporaines et notamment la notion de personnage qui s'est vue fortement transforme
appellant une/des mutations du jeu d'acteur.

Moi dans les ruines rouges du sicle est une pice inspire de la vie de Sasha Samar qui
15 Le personnage thtral contemporain : dcomposition, recomposition, Jean-Pierre Ryngaert, Julie Sermon,
ditions thtrales, 2006, p. 162-163
16 op.cit. p. 163

a grandi en Ukraine sous le rgime sovitique et qui a immigr en 1996 au Canada. Sasha
Samar est comdien et il a rencontr l'auteur et metteur en scne Olivier Kemeid Montral.
Cette pice met

en scne la vie de Sasha Samar dont le personnage principal s'appelle

galement Sasha Samar. Voguant entre la narration et l'action, le personnage-narrateur revient


sur son histoire en Ukraine Sovitique. Son destin individuel prend place dans le contexte
complexe de cette priode. Le personnage s'engage dans une qute pour retrouver sa mre qui
les a abandonn son pre et lui. Cette pice donne voir le personnage de Sasha Samar qui
s'engage dans la narration de son histoire, dans laquelle tous les autres personnages
interviennent dans la construction de son rcit, comme des souvenirs et/ou des fantasmes. Il est
le seul personnage qui peut faire des va et vient d'une poque l'autre selon le fil de sa
narration. Ainsi, il est le chef d'orchestre de la pice, il met en scne son histoire, il l'invite,
la congdie, l'imagine, la transforme,... Cette pice est aussi porteuse d'un intrt singulier du
ct de la cration, car Olivier Kemeid a convaincu le comdien Sasha Samar de jouer son
propre rle sur scne. Le passage du texte la scne ouvre des enjeux majeurs, notamment du
point de vue de l'ambigut entre fiction et ralit.
Dissidents, crit par Philippe Ducros (2012, Les ditions de l'instant mme) s'inscrit
dans la continuit d'une dmarche de l'auteur qubcois qui fait de ses pices le lieu de conflits
politiques existants. L'Affiche, crit en 2006 s'attachait au conflit Isralo-Palestinien. La notion
de rfrence au rel est trs prsente, bien que la forme travaille atteste bien d'un grand travail
de construction dramaturgique. Dans Dissidents, le personnage Lui est enferm et tortur on
ne sait o exactement. Il ne prend la parole qu' la scne six, et lon apprend que cela fait un
mois qu'il n'a pas ouvert la bouche. la scne sept, Lui dit : Vous savez trs bien ce que
j'ai fait. Tout le monde le sait. , un autre personnage, alors que prcisment le
lecteur/spectateur lignore. On apprend qu'il a tu, mais avec trs peu d'information. C'est
notamment travers les autres personnages qui entrent en dialogue avec lui ou qui essaient, que
ce personnage nous est prsent. La torture passe notamment par la parole qui semble en tre un
des instruments majeurs. Le personnage appel L'autre parle beaucoup et essaie d'puiser
Lui . Mais ce flot de parole ne reoit pas de retour de la part de l'emprisonn. Celui que l'on
cherche faire parler n'est pas celui qui parle le plus. Tous ces autres personnages sont ambigus,
on ne sait pas s'ils font partie du processus de torture ou s'ils sont tous des complices. Elle
vient lui rendre visite rgulirement et son statut n'est pas clair. On pense d'abord qu'elle est une
psychologue puis on apprend la fin (sans tre sr de l'information) qu'elle tait sa femme. Il se
forme la mme incertitude quant sa fille, La petite . La fin remet en cause tout le reste de la
pice car on ne sait plus alors s'il dlirait, s'il savait que c'tait sa femme ou si le tout fait encore
partie du processus de torture. Cette pice repose beaucoup sur la notion de vrai et de faux, de
jeu et de non-jeu, par l'intermdiaire des rles que jouent le ou les bourreaux. La question de la
subjectivit/objectivit aussi est trs prsente, car on ne sait pas o se placer, tout est sans cesse
10

remis en cause, on n'est sr de rien, tout comme Lui est manipul. Il semble que la structure
labyrinthique de la pice soit le pendant de ce que subit le personnage central.
Playtime, mise en scne par Cline Bonnier est la troisime et dernire cration que
nous avons choisi d'tudier ici. Si Cline Bonnier est prsente dans le programme comme la
metteur en scne du spectacle, elle ne se considre pourtant pas comme telle. La mise en scne
est collective et lui appartient autant elle qu'aux acteurs. Cline Bonnier fait partie de la
compagnie Momentum (fonde par Jean-Frdric Messier en 1990) qui runit neuf artistes aux
horizons divers mais dont la caractristique commune est l'envie de chaque fois remettre en
cause la forme thtrale. Il ne s'agit pas de construire unit homogne chez Momentum, mais
plutt de voir cette compagnie comme une opportunit d'exprimenter de nouvelles faons de
crer et de reprsenter. Ainsi, Cline Bonnier, qui est par ailleurs trs reconnue en tant que
comdienne, a dcid de mettre en scne un spectacle autour de la notion de l'eros. C'est partir
d'un thme trs vaste qu'elle s'est entoure de cinq acteurs auxquels elle a demand ce que l'eros
reprsentait pour eux et ce qu'ils voudraient en dire, en faire. Cette cration appelle donc la
sensibilit intime de chacun des acteurs. Cline Bonnier nous dit rapidement qu'il n'y a ni
personnages ni jeu d'acteur dans cette cration. Les acteurs remplacent ici les personnages,
mettant en jeu leurs univers intrieurs plutt que l'univers d'un Autre qui serait un personnage
extrieur. voquant le procd de cration, Cline Bonnier parle de labyrinthe , chacun des
acteurs effectuant un parcours durant le spectacle. Ils ne sont pas des personnages, mais plutt
des sortes de solitudes ou des individus, priori sans rapport les uns avec les autres, jusqu' ce
que les rencontrent aient lieu. Il y a de la parole, mais il n'y a aucun dialogue, la thtralit se
situe ailleurs. Plutt qu'une continuit dramatique, nous sommes face cinq labyrinthes qui se
croisent, se frlent et parfois se confrontent, sur le mode de l'apparition. Le plateau n'est pas
envisag comme un espace de scurit, familier pour les personnages, mais au contraire, il les
oblige des dtours, des instabilits, des chutes, l'image du plateau circulaire tournant au
centre de l'espace, sur lequel les acteurs sont davantage en situation de prcarit que de scurit.
Si les deux crations prcdentes auxquelles nous nous sommes attaches relevaient toutes deux
de la cration de textes dramatiques, Playtime s'inscrit davantage dans une dmarche d'un
thtre postdramatique, d'un thtre relevant des critures scniques.

Nous allons donc nous demander comment le jeu d'acteur peut tre reprsentatif d'une
pratique particulire, s'il se modifie en fonction de la diversit des approches artistiques
auxquelles il se trouve confront, s'il rpond aux dfis poss par les critures contemporaines,
qu'elles soient littraires ou scniques, et voir en quoi le statut accord au jeu d'acteur au sein de
la cration est-il rvlateur d'une pratique globale. Ce travail qui pose la question de la place du
jeu de l'acteur et de ses enjeux tant au niveau artistique qu'au niveau de l'acteur mme, s'essaie
une sorte d'tat des lieux non-exhaustif du jeu d'acteur au sein de pratiques thtrales toujours
11

plus nombreuses et singulires. C'est ainsi que nous commencerons par nous attacher au jeu
d'acteur pris dans le contexte de la cration d'un texte dramatique, puis dans un deuxime
chapitre, nous tenterons de saisir les enjeux de l'interprtation (si interprtation nous pouvons
toujours dire) dans le cadre des productions inscrites dans le procd de l'criture scnique, et
enfin dans un dernier chapitre nous nous intresserons au jeu d'acteur repens comme rvlateur
dun clatement des frontires entre mise en scne de textes dramatiques et critures scniques.

12

Partie I.

Le jeu dacteur dans le cadre de crations bases

sur un texte dramatique


Dans cette premire partie, nous allons nous consacrer au jeu dacteur au sein des
crations mettant en scne un texte thtral. Lobjet de notre distinction entre cration de texte et
criture scnique repose notamment sur la notion de personnage. Bien que la notion de
personnage soit remise en cause au sein mme de ce type de cration, les critures
contemporaines en produisent toujours et feront donc lobjet ici de notre travail, dans la
perspective du jeu dacteur. Plus thorique que les deux parties suivantes, cette partie-ci sera
organise en deux chapitres que sont : 1. Les nouveaux dfis poss au jeu dacteur et 2.
Interprter des personnages contemporains : quelles particularits ?

Chapitre 1.

Les nouveaux dfis poss au jeu dacteur

Confront des personnages contemporains qui ont vu leur statut et leurs modalits
dapparition modifis, les acteurs interprtant ces nouveaux types de personnages sont souvent
amens requestionner leur approche de linterprtation. Ce chapitre sera articul en trois sousparties, mettant de lavant dans un premier temps le thtre de la parole, puis nous nous
intresserons la fuite de laction, pour enfin terminer par la question du rythme. Cela dans
lintrt de poser les bases des questionnements qui se posent au jeu dacteur lheure actuelle.

1. Le thtre de la parole17
Nous nous attacherons ici davantage aux spcificits du thtre de la parole dans les
critures contemporaines, qu' l'observation de ses modalits sur les crations prsentes au
corpus. Le statut de la parole ayant volu dans les dramaturgies contemporaines, cela pose de
nouvelles questions l'interprtation, notamment du point de vue du couple traditionnel parole
et action. Un des enjeux de linterprtation, situe lendroit de la parole, fait se dplacer le jeu
vu comme excution dune action vers le jeu vu comme excution de la parole-mme. Dans un
premier temps nous nous attacherons des considrations dordre thorique pour ensuite
apporter une illustration laide dexemples.

Dans le thtre de la parole, le personnage caractris, saisissable entirement, complet,


17

Mettant de lavant lide de la parole-action, en opposition la parole instrumentale, comme loppose Michel
Vinaver dans son ouvrage Ecritures dramatiques, Actes Sud, 1993

13

cohrent a laiss sa place des personnages l'identit incertaine, des impersonnages ou


des figures comme nous l'avons dit. Du point de vue de la construction du personnage,
l'acteur semble devoir dsormais apprhender diffremment le personnage dont la logique n'est
plus celle d'un personnage fonctionnant sur le mode de la causalit. Le ple identitaire, la
conscience, le noyau, le caractre (appelons cela dsormais comme on voudra) ayant disparu ou
tant peine marqu, il est impossible d'envisager de construire un personnage ''en amont'',
selon les principes de la ''caractrisation extrieure'', pour reprendre la terminologie
stanislavskienne, en supposant qu'elle soit toujours utile. nous dit Jean-Pierre Ryngaert
propos du travail de l'acteur. Le personnage effac derrire sa parole demande-t-il l'acteur qui
l'interprtera de s'effacer son tour derrire cette parole ? la traditionnelle conception du jeu
d'acteur envisag comme un travail sur la construction identitaire et gestuelle du personnage (on
pense ici la mthode de travail de Stanislavski, qui, inscrite dans un courant naturaliste,
sattachait prendre lhomme en objet dobservation et dimitation, et demandait lacteur
dincarner un personnage laide doutils que sont la caractrisation/construction du personnage
qui aurait une vie en dehors du temps de la reprsentation, et la recherche des motions du
personnage en passant par celles de lacteur), il semble qu'il faille diriger le jeu d'acteur vers de
nouvelles zones, qui sont notamment des questions de rythmes et de musicalit. Si les avantgardes du vingtime sicle que sont notamment Artaud, Grotowski et Meyerhold, mettait de
lavant limplication rituelle, physique ou ludique de lacteur dans son jeu, dans un mouvement
de contestation de linterprtation telle quenseigne par Stanislavksi en chef de file, les enjeux
entourant le jeu dacteur aujourdhui concernent davantage une remise en cause de la notion de
personnage. Les mouvements du texte prvalent sur les mouvements du personnage. Le
personnage se fait dsormais le passeur des mouvements de la pice. Plus tard, nous verrons
plus profondment cette considration rythmique et musicale des personnages contemporains.
Le surgissement de la parole anime le personnage contemporain et non le contraire, c'est
alors une qualit de jeu que nous pourrions qualifier de passive qui serait demande l'acteur.
Passive dans le sens o il ne serait pas demand l'acteur de crer un personnage volontaire,
mais plutt un personnage mu par sa parole. C'est la parole qui anime l'acteur au mme titre que
c'est la parole qui anime le personnage. peine l'acteur a-t-il pris la parole que a n'est dj
plus lui de parler et qu'il doit tre en mesure de sortir du jeu avec la mme nettet qu'il y est
entr. Multiplis par le nombre considrable de rpliques brves, les temps pris pour
commencer ou simplement se mettre dans la rplique alourdiraient la reprsentation de faon
absurde. 18 nous disent Jean-Pierre Ryngaert et Julie Sermon. L'exemple de L'acte inconnu mis
en scne par Valre Novarina en 2007 [cr le 7 juillet 2007 dans la Cour dHonneur du Palais
des Papes Avignon], en donne un bon exemple, lorsque les personnages l'enfilade viennent
chacun leur tour prendre la parole pour ne dire parfois qu'un mot ou deux, puis repartir
18 op. cit. p. 160

14

l'arrire faire la queue et attendre que ce soit de nouveau leur tour de prendre la parole. Dans
la mesure o la parole dit tout et, d'une certaine manire, fait tout, il est vain de chercher tout
reprsenter, de tout vouloir montrer : l'enjeu de la reprsentation est plutt d'inventer la nature
du rapport entre le dit et le visible. Le jeu figural implique une certaine conomie des
moyens. 19
Un acteur interprtant ces nouveaux personnages semble devoir faire de la parole son
espace de travail principal, en dpit de l'excution d'une action ou de la construction
psychologique du personnage. Le thtre de la parole demande alors une prcision et un grand
travail sur la voix, la diction, la prononciation, qui peut faire cho la formation traditionnelle
dispense au conservatoire. Mais si les grands textes de rpertoire devaient tre bien dits, c'tait
dans un souci de respect envers l'auteur. La voix est un outil quasi indispensable l'acteur,
mme si ses fonctions voluent. La voix, comme chez Novarina par exemple, est souvent
utilise comme un matriau manant du corps, sujet l'exploration. Plutt que n'tre qu'un
vhicule du sens par l'nonciation claire du mot, du phras, la voix est de plus en plus travaille
pour parler aux sens. On pourrait alors penser quil s'agit moins de voir le bel art de l'auteur que
de voir le surgissement de la parole, les conditions de son surgissement.

Mais si l'on voit le texte contemporain davantage comme une construction dont on voit
les coutures, alors l'auteur est davantage cet auteur-rhapsode dont parle Jean-Pierre
Sarrazac20, cet auteur qui ressurgit au travers de la structure mme de la pice. Le
dmantlement de la progression dramatique linaire est une des manifestations de la prsence
visible de l'auteur. Ce quoi nous pouvons ajouter une autre de ses rflexions :
Pour Hegel comme pour Aristote, l'absence de l'auteur s'impose au thtre du fait du
caractre primaire de la forme dramatique : une action acomplte (allant jusqu' sa fin) se
droulant au prsent devant nous, spectateurs... Or l'une des principales caractristiques du
drame moderne et contemporain, d'Ibsen Fosse et de Strindberg Kolts, c'est le
glissement progressif de la forme dramatique de ce statut primaire vers un statut
secondaire. L'action ne se droule plus dans un prsent absolu, comme une course vers le
dnouement (la catastrophe), mais consiste de plus en plus en un retour rflexif,
interrogatif sur un drame pass et sur une catastrophe toujours dj advenue. 21

Nous allons utiliser deux exemples afin dillustrer nos prcdents propos.
D'abord faire entendre le texte. Et, ventuellement donner du mouvement aux acteurs. Parce
que, dans mes mises en scne, ils se retrouvent souvent face au public, immobiles. Alors, je leur
demande de se concentrer sur leur bouche, leur langue... 22 nous dit Denis Marleau.Annick

19 op. cit. p. 164


20 Jean-Pierre Sarrazac, L'avenir du drame, Circ/Poche, 1999
21 Jean-Pierre Sarrazac, Le partage des voix (p. 11-16), p. 12, in Nouveaux territoires du dialogue, dir. JeanPierre Ryngaert, Actes Sud-Papiers, coll. Apprendre, 2005
22 Denis Marleau, Denis Marleau Une approche ludique et potique (pp. 177-197), in Mise en scne et jeu de
l'acteur, tome 2, Josette Fral, ditions Jeu/Lansman, 1998, p. 194

15

Bergeron (comdienne de Moi, dans les ruines rouges du sicle d'Olivier Kemeid) a eu
l'occasion de travailler avec Denis Marleau en 2001 pour la cration de Catoplbas de Gatan
Soucy. Personnages carts du monde, elles nont plus que les mots pour survivre et faire
exister ce fils trange, difforme et monstrueux. 23 peut-on lire sur le site internet de la
compagnie UBU. Lors d'un entretien avec Annick Bergeron en janvier 2012 au Thtre
d'Aujourd'hui (Montral) o il tait notamment question du thtre de la parole, elle a voqu ce
travail sur l'immobilisme, comme moyen de laisser aux mots toute la rsonance possible.
Lorsque plus tard nous avons rencontr Sophie Cadieux (galement comdienne de Moi, dans
les ruines rouges du sicle), nous parlant de son rle dans La belle au bois dormant et Blanche
neige (mise en scne l'Espace Go en 2011, Montral) d'Elfriede Jelinek, elle met en lumire le
fait qu'elle faisait normment de choses en scne, sans cesse en action, en mouvement comme
pour contrer cette espce de logorrhe verbale [] a rend peut-tre la parole plus active que
si on m'avait juste plante l. nous dit-elle. Le travail de Denis Marleau avec Annick Bergeron
semble tre davantage dans le parti-pris d'couter le texte, de faire du travail scnique un
pendant de la forme dramaturgique, tandis que Martin Faucher parat forcer le texte en
l'augmentant d'actions et de mouvements diverses comme par rticence l'gard du rien faire ou
d'un certain minimalisme du jeu d'acteur.
Bon nombre de personnages contemporains manifestent de la difficult avec leur langage,
avec leur locution, et paralllement, ils ne mnent pas d'action, de projet. Le langage n'est plus
utilis comme un vecteur vers l'action. On peut peut-tre voir l une corrlation entre difficult
avec le langage et absence d'action, de sorte que le caractre chaotique et nigmatique de la
parole empche le personnage de s'en aller vers l'action. Si nous prenons l'exemple du spectacle
Kolik de Rainald Goetz mis en scne par Hubert Colas, l'unique personnage est assis une table
couverte de verres de vodka et dbite un long monologue sur divers thmes, sur lui, sur le
monde, il donne voir les mandres de son esprit et de la construction de sa pense
immdiatement mise en parole. La parole est faite de ratages, de reprises, de rptitions,... Assis,
il ne bougera pas, l'action d'ensemble consiste boire tous ces verres au fil de son rcit. Plus il
avance et plus le nombre de verres ingurgits grandit, plus l'ivresse monte, jusqu' la mort. Son
langage est rflexif, de l'ordre de l'introspection et du commentaire, mais il ne dbouche pas sur
un projet venir. Cette parole n'a pas men un quelconque dnouement, mais elle l'a
accompagn jusqu' la mort, jusqu'au moment o parole et action s'anantissent dans un mme
coup. Du ct du travail d'acteur, priv de l'action mener, bouger, l'essentiel se passe du ct
de la bouche, de la voix. L'intonation est anti-naturelle, les accents sont placs des endroits
non-habituels, les ruptures d'intensit, de temps, ne sont pas toujours au lieu d'une cohrence du
point de vue du sens. Le thtre de la parole semble appeler un thtre de la voix, des voix24.
23 Propos de Denis Marleau, http://www.ubucc.ca/spip.php?page=creations&id_rubrique=16
24 Sandrine Le Pors, Le thtre des voix, ditions PUR, 2011

16

Hans-Thies Lehmann propos du thtre postdramatique peut nous clairer : En faisant de la


prsence de la voix la base d'une smiotique auditive, il la spare de la signification, considre
la cration de signes comme une gesticulation de la voix, coute attentivement les chos sous
les votes des temples prestigieux de la littrature. 25 En remontant un peu dans le temps, Pas
moi (1972) de Beckett qui met en scne une bouche d'o sort une parole-fleuve semble une
image assez signifiante de ce que le thtre contemporain propose.

Parler de caractre non-volontaire du jeu d'acteur comme nous l'avons fait plus haut,
revient aussi refuser un certain autoritarisme dans la transmission du sens au public. Le mode
de jeu minimaliste rpond d'un dsir de laisser le champ des possibles ouvert pour le spectateur,
de la mme faon qu'il en est libre lorsqu'il lit une pice. Le jeu essaie parfois de reproduire
l'effet de la lecture. Le personnage n'existant qu' travers l'imagination du lecteur, la scne tente
de prserver cette participation du spectateur qui peut projeter ce qu'il veut et ce qu'il entend sur
le personnage jou par l'acteur.

2. La fuite de laction
Nous venons de nous attarder sur le thtre de la parole et comme nous l'avons voqu, le
statut de l'action dramatique lui est li. Ainsi, c'est la fuite de l'action que nous allons
maintenant nous intresser, en tant que pralable une remise en cause des principes
d'apparition du personnage et de l'acteur. De la fuite de l'action semble dcouler une fuite du
personnage et de l'acteur. Nous commencerons par nous intresser au dlaissement de laction
au profit du commentaire, de sa narration, puis nous verrons que laction nest plus le principal
moteur de lentre en scne des personnages et enfin nous terminerons en proposant lhypothse
selon laquelle personnages et acteurs deviennent des entits fugitives, phmres.

Le bel animal d'Aristote qui s'articule sur l'intrigue et la progression linaire de


l'action se voit rgulirement remis en question dans le thtre contemporain. L'action et son
droulement constituent de moins en moins une grille de lecture adquate l'analyse du thtre
contemporain. Le thtre postrdramatique comme l'a thoris Hans-Thies Lehmann met en
exergue une fuite de l'action, au profit de son commentaire, de la parole qui l'entoure, et/ou
d'une succession d'actions.
Effectivement, la catgorie adquate pour le nouveau thtre n'est point l'action, mais
l'tat et la situation. Le thtre nie intentionnellement la possibilit de 'dvelopper une
fable', ou, en tous cas, la relgue au second plan. Cela n'exclut pas une dynamique
particulire dans le 'cadre' de l'tat, de la situation on pourrait l'appeler 'dynamique

25 Hans-Thies Lehmann, Le thtre postdramatique, L'Arche, 2002, p. 242

17

scnique', en opposition la dynamique dramatique. [] Le thtre postdramatique est un


thtre des situations et d'ensembles dynamiques. 26

Dans Dissidents de Philippe Ducros par exemple, l'vnement sur lequel repose toute la pice a
eu lieu avant que la pice ne commence, et on nous donne voir les moyens entrepris par
plusieurs personnages qui cherchent savoir, comprendre ce qui s'est pass. Le personnage
principal (Lui) est enferm et tortur car il a commis un acte terroriste, un acte de rvolte dont
on ne connat pas la nature exacte. Ce personnage est face des bourreaux, et ce sont les
mandres de son esprit tortur entre ralit et hallucination, que nous suivons. L'enjeu de cette
pice est la parole, l'aveu, plus que l'action elle-mme qui est de l'ordre du pass, et qui
dramaturgiquement n'existe pas. La pice se droule dans l'aprs, dans ce qui reste de
l'vnement, c'est dire le discours sur celui-ci. On lui demande d'expliquer les raisons de son
acte, de se remmorer, plus que de donner des informations sur le comment de son geste. Ici
encore le discours importe plus que l'acte en lui-mme. De plus, la parole agit non pas comme
un moyen d'claircir l'acte mais au contraire le rendre encore plus incertain, car le personnage
qui on inflige la torture sombre peu peu dans la folie et a de plus en plus de mal distinguer
la ralit du fantasme. Les bourreaux (le public n'est jamais certain de savoir s'il s'agit
rellement de bourreaux, ou bien si c'est la perception que Lui a d'eux qui nous est montr), en
le soumettant de multiples interrogatoires, participent au dlitement du personnage. La torture
d'ordinaire associe la violence physique est ici exerce par l'acte de parole.

On peut se demander, avec la fuite de l'action, ce qui pousse un personnage entrer en


scne. Dans le thtre contemporain, nous sommes face des personnages qui entrent non pas
en scne avec un but, une action mener tourne vers le futur, vers la progression, mais de plus
en plus avec la seule volont d'tre l. La parole devient le motif de l'entre en scne. Dans Moi,
dans les ruines rouges du sicle d'Olivier Kemeid, les personnages entrent en scne pour
raconter et jouer l'histoire passe de Sasha Samar. La remmoration et la narration sont les
enjeux principaux dont tmoigne l'entre en scne.
Lorsqu'il s'agit de dramaturgies qui mettent en scne des figures, l'acteur qui a en tte la
progression de sa prsence sur scne est confront son personnage qui lui ne semble pas en
avoir, du fait de sa qualit de personnage d'apparition. Il est frquent d'entendre de la part d'un
metteur en scne montre-nous pourquoi tu entres en scne, quelle est ta direction, ton
intention. et cela fait rfrence une action, un but du personnage. Les personnages du thtre
contemporain sont plutt de l'ordre de l'errance et ne viennent pas pour effectuer sous nos yeux
une action sous-tendue par une intrigue bien dtermine. Le jeu majoritaire actuel ressortirait
en permanence d'une forme d'excs, d'un surcrot d'nergie. Ce n'est pas une simple question de
bien ou de mal jouer, ce n'est pas la question technique du sur-jeu, c'est un paradigme d'poque,
26 Hans-Thies Lehmann, Le thtre postdramatique, L'arche, 2002, p. 104

18

un mode privilgi d'tre au plateau. 27 crit Diane Scott propos du jeu tout en colre et
en volontarisme qu'elle constate. Il demeure toujours possible de construire une identit
scnique fictionnelle mme quand le texte n'en propose pas, mais, et nous y reviendrons, il s'agit
alors d'un forage de la mise en scne qui recolle la tradition en refusant de tenir compte de
nouvelles rgles de jeu, ou, tout simplement, qui ne parvient pas les mettre en uvre. 28 nous
dit aussi Ryngaert. Il semble que l'action au thtre soit encore une chose qui prdomine et que
la parole seule ne puisse faire thtre aux yeux de beaucoup. Dans Moi, dans les ruines rouges
du sicle, la structure dramatique se partage entre narration et mise en action. De ce fait, il arrive
que la parole soit augmente par une redondance de jeu et d'action qui a pourtant t nonce
par le narrateur. Les temps de narration restent assez courts et sont trs souvent un tremplin vers
l'action dramatique. Si on assiste une fuite de l'action du ct des critures, sur scne, ce n'est
pas encore une chose courante, et ceux qui s'y risquent sont souvent tiquets comme des
metteurs en scne formalistes ou marginaux.29

En parlant du caractre fugitif de l'action, qui se drobe pour laisser place davantage
une succession d'actions, de tableaux, nous pouvons aussi parler de personnages en fuite. Ils
sapparentent des personnages dont la ralit ne prtendrait nullement dpasser ou prcder le
temps de la reprsentation, des personnages au prsent de reprsentation, pourrions-nous dire.
Cela fait rfrence au caractre hic et nunc du thtre, cher aux crivains de plateau et aux
performeurs (les liens de glissements allant de l'criture thtrale contemporaine l'criture de
plateau sont multiples, et nous nous y attarderont plus longuement plus tard dans ce travail). Si
une importante partie des personnages du thtre contemporain paraissent incertains,
incomplets, trous, ou tout simplement difficilement saisissables, c'est notamment car ils ne
prtendent pas tre construit de faon immuable. De plus, ils ne sont pas envisags comme des
personnes ayant un pass, un prsent et un futur. Ces personnages semblent avoir t dbarqus
d'on ne sait o (de nulle part probablement), ils semblent en fuite. Ils apparaissent comme s'ils
n'avaient pas eu le temps de se faire doter d'un but, d'une action mener qui pourrait justifier
leur prsence. Sur scne, ces personnages paraissent tre des passagers phmres et fugitifs,
qui ne font que passer, l'image du personnage de Pauline-milienne dans Ins Pre et Inat
Tendu (1976) de Rjean Ducharme, qui demande chaque fois la permission de passer, et qui ne
fait pas grand-chose d'autre que cela. Philippe Minyana, propos de ses personnages peut nous
27 Diane Scott, Carnet critique Avignon 2009, L'Harmattan, 2010, p.44
28 Jean-Pierre Ryngaert, Incarner des fantmes qui parlent (pp. 11-19), in tudes thtrales, n26, 2002, p. 14
29
L'exemple le plus vident d'un travail sur la parole pure, sur l'immobilisme et la fuite de l'action, est le thtre de
Claude Rgy, qui met en scne les mouvements du langage, son potentiel potique, plutt que son potentiel
d'action. Il y a action dans le sens o la parole, la voix agit sur le spectateur qui, s'il se laisse happer peut entrer
dans une sorte de transe ou d'hypnose, en dehors de la temporalit ordinaire (dfinie par la progression d'une
intrigue, dbut, milieu, fin). On pense au spectacle Ode maritime cr partir des pomes de Fernando Pessoa.
On peut faire un rapprochement entre les vagues en mer, qui ne s'arrtent jamais, et le rythme de ritournelle
hypnotisante de la voix de Jean-Quentin Chtelain. Lorsque Julir Sermon et Jean-Pierre Ryngaert parlent d'une
thtralit de l'coute29, il semble que nous en ayons ici un bon exemple.

19

clairer :
Je travaille sur la figure et non sur le personnage. Le personnage est une ide du XIX.
Pour moi le personnage c'est l'acteur. En 1995, avec La maison des morts et Drames brefs 1
et 2, je me suis attach la notion de figure. [] Aujourd'hui je simplifie de plus en plus, il
n'y a mme plus de nom, il y a des lettres pour signaler le personnage, leur tat, leur
aspect... Mes figures sont souvent provisoires, des passants qui renvoient la polyphonie
du monde. 30

Peut-on alors parler d'un acteur fugitif ? Olivier Dubouclez, qui s'intresse l'uvre et au travail
scnique de Valre Novarina crit ceci :
Loin des 'luttes' qui entouraient la mise en scne de L'atelier volant, l'acteur, contre
l'exhibitionnisme forcen des premiers temps, devient plus volatile, figure de nuit et de
disparition. [] Il va de l'tre au nant dans un sacrifice rsolu de soi-mme. Son action
s'entend moins alors comme une exhibition anatomique que comme un dnuement
systmatique : 'Louis de Funs savait bien tout a. Qu'tre acteur, c'est pas aimer paratre,
c'est aimer normment disparatre. tre acteur c'est tre dou non pour contrefaire
l'ominidien mais pour enlever ses vtements humains, avoir un pente considrable n'tre
rien []' (Le thtre des paroles, p. 118) Le personnage n'est plus la victime principale de
la via negativa novarinienne, mais c'est l'acteur qui, portant sur son visage la persona de
l'homme, devient le 'sacrifi' du thtre. 31

L'acteur devient une sorte de papillon de nuit, qui ne vit que le temps de la reprsentation, dans
l'obscurit de la boite noire du thtre. l'image des personnages en fuite, l'acteur est peut-tre
cet tre qui vient natre et mourir dans l'espace-temps de la reprsentation.

3. Une question de rythme


La donne rythmique dans les critures contemporaines est fondamentale et semble avoir
pris la place du ralisme des dialogues, pour les donner voir sous un angle nouveau. Dans la
ligne d'un thtre de la parole o cette prise de parole prvaut sur le contenu, il semble que la
forme prenne une place d'autant plus significative. Les sons, les rythmes, les jeux de mots,
jouent davantage sur le terrain des sensations et des perceptions sensorielles des spectateurs que
sur le sens des mots. Nous allons donc voir comment l'acteur est amen concevoir
l'interprtation de ces textes sur une base davantage rythmique que mimtique. Dans cette souspartie de notre travail nous n'utiliserons pas les exemples de notre corpus qui ne mettent pas
vritablement en jeu cette notion de rythme, mais une caractristique importante des critures et
du jeu d'acteur aujourd'hui, nous estimons pertinent de nous y pencher. Le personnage thtral
fonctionnant de moins en moins sur la base dune identit finie et vraisemblable, le personnage
apprhend de plus en plus par sa parole apparat de plus en plus par le biais du rythme de celleci, dune musicalit, qui sont des donnes externes lide didentit intrieure du personnage.
30 Philippe Minyana, popes intimes, entretiens avec Herv Pons, Les Solitaires Intempestifs, 2011, p. 15
31 Olivier Dubouclez, Portrait de l'acteur en personnage : l'acteur et ses masques dans le thtre de Valre
Novarina (pp. 51-61), in La bouche thtrale, dir. Nicolas Tremblay, Xyz diteur, 2005, p. 56

20

Nous pouvons peut-tre parler de personnages apparaissant de plus en plus par des aspects
formels. Quelques exemples trangers au corpus nous claireront parfois.

Les critures mettant en exergue la notion de rythme et de sons ont souvent un lien avec
le refus de la mimsis qui contraint l'acteur tre dans un rapport mimtique et vraisemblable au
rel. La mimsis pourrait donc empcher une certaine mancipation du jeu de l'acteur qui irait
chercher ses modalits dans des zones plus abstraites, plus sensuelles peut-tre.
La mimsis est associe par Nietzsche la dialectique socratique, adresse l'intelligence
et incompatible avec l'ivresse dionysiaque qui conduit au cur du tragique. Le thtre que
le philosophe appelle de ses vux et dont il verra quelque temps les prmices chez
Wagner avant de rompre avec lui privilgie la forme cratrice de la musique, non
mimtique, au dtriment de l'ordre du logos. L'une des articulations essentielles de ce que
sera la crise de la mimsis est ainsi mise jour : l'art (comme la vie) se doit d'tre crateur
et ne saurait se limiter un plaisir d'imitation. 32

est-il crit dans Le lexique du drame moderne et contemporain. Dans ces propos on remarque
donc que musique et refus du mimtisme ont quelque chose voir ensemble, chose que nous
remarquons dans une partie des critures actuelles.
Des auteurs contemporains comme Valre Novarina, Philippe Minyana ou encore Daniel Danis
ont cur cette notion de rythme. Novarina par exemple joue avec les mots, avec les
nologismes, et il crit davantage des rencontres de mots, de phrases, qu'un sens clair. Le
rythme est une chose assez difficile se figurer, car en parlant de rythme on peut vouloir dire
enchanement d'actions sans temps morts, mais aussi le rythme musical provoqu par exemple
par des figures de style de type allitration ou assonance, mais cela peut aussi se rfrer la
forme visuelle d'un texte, au choix de ne pas utiliser de ponctuation, la forme versifie,...
propos de la ponctuation, Jean-Pierre Sarrazac cite Michel Vinaver :
'Pourquoi l'absence de ponctuation, s'interroge Vinaver : parce que les gens parlent dans un jet fluide
avec des coupes qui ne se trouvent pas ncessairement l o se trouveraient les signes. Dsir de rendre le
comdien (mais mme le lecteur) plus libre et inventif dans sa saisie du texte; de le mettre plus prs de la
ralit des choses dites; parce que la ponctuation qui est une aide la comprhension, mais aussi un
confort et une habitude fait obstacle au jaillissement des rythmes, des associations d'images et d'ides,
gne les assemblages, les recouvrements de sons et de sens, empche tout ce qui est confusion.' 33

Dans la perspective du jeu d'acteur c'est la dimension rythmique d'un texte qui est privilgie,
plutt que l'ide d'un sens vhiculer. Les mots de Vinaver nous montrent qu'au-del de
l'criture d'un texte pour lui-mme, celui-ci est crit avec le dsir d'aller provoquer le jeu de
l'acteur, de le remettre en cause, en lui proposant de nouvelles modalits d'approche de
l'interprtation. Cela va aussi l'encontre de la notion d'acteur-interprte pour se situer du ct
de l'acteur-crateur. La forme sonore de la parole exprime ce que l'crit ne dit pas. L'crit est
la trace d'une voix que l'acteur ressuscite. Passant de l'crit l'oral, il compose la partition
32 In Le lexique du drame moderne et contemporain, Circ/Poche, dir. Jean-Pierre Sarrazac, 2006, p. 118
33 Jean-Pierre Sarrazac, L'avenir du drame, Circ/poche, 1999, p. 118

21

sonore du texte qu'il jouera. Il est mi-chemin entre le compositeur et l'interprte d'une partition
musicale. nous dit Michel Liard.34
Afin de donner un exemple prcis, nous allons utiliser le spectacle Tristesse animal noir
d'Anja Hilling mis en scne par Claude Poissant l'Espace Go Montral en 2012. Cette pice,
construite sous la forme d'un triptyque met en scne un groupe d'amis pique-niquant en fort,
qui vont se retrouver prisonnier des flammes sans que l'on n'en sache rellement la raison. La
premire partie nous donne voir des personnages qui mangent et qui discutent, la seconde
partie opre un basculement la fois potique et dramatique : ils sont pris dans les flammes et la
dimension chorale est mise en place, et enfin la dernire partie se situe dans la reconstruction
des personnages aprs le drame. C'est la deuxime partie que nous allons nous intresser,
lorsque l'incendie fait rage. Plutt que d'avoir recours un jeu d'acteur agit, qui s'attacherait
exprimer le danger extrme, Claude Poissant a prfr disposer ses acteurs sur le plateau de
faon plus abstraite et picturale qu'illustrative. Les corps sont debout, face au public, immobiles,
sans vritable incarnation, dans une certaine neutralit de jeu. Dans cette partie chorale, la
parole se fait collective, les corps semblent placs sur le plateau de telle sorte que le son, les
voix circulent sur le plateau, l'urgence de la situation est dans la voix, dans le rythme de la
parole. Les corps (et donc les voix) sont placs de faon dissminer le son, crer un espace
sonore, plutt qu'un espace visuel. Ainsi, le corps de l'acteur dans l'espace n'est plus une
indication sur le personnage mais relve bien d'une ncessit sonore et potique. Hans-Thies
Lehmann nous claire ce sujet : Mais souvent, le thtre postdramatique ne veut pas tant
faire entendre la voix d'un sujet particulier, que raliser une dissmination des voix, []. On
trouve l'agglomration en chur et la dsacralisation du verbe; la monstration de la physis de la
voix (cri, gmissements, sonorit animale) et la mise en espace architecturale. 35
Lorsqu'une criture de ce type propose une forme avant de proposer des situations et des
motions, il revient l'acteur de se mettre au dfi d'couter la structure du texte. Le spectacle
Oulipo Show de Denis Marleau qui est un montage de textes oulipiens, mme s'il ne met pas en
scne des textes contemporains, semble tre rvlateur d'un dfi en terme de jeu d'acteur. Les
jeux de mots et de langage, les sons, la diction, l'articulation font partie de cette grande fte de la
parole que met en scne ce spectacle. En effet, il ne s'agit pas de s'intresser au sens des textes,
mais la dimension rythmique et ludique imposes par les textes. Les acteurs, la plupart du
temps face public s'adonnent un rel exercice de virtuosit fate de rapidit, de choralit, de
mmoire extrme, d'articulation, de diction. Les contraintes d'critures que les auteurs oulipiens
se sont donns taient des contraintes d'ordre formelles, d'o la nature galement formelle des
rgles de jeu.
Quel lien peut-on tisser entre rythme et personnage, entre structure et interprtation ?
34 Michel Liard, Parole crite parole scnique, ditions Joca seria, 2006, p. 19
35 Hans-Thies Lehmann, in Le thtre postdramatique, L'arche, 2002, pp. 240-241

22

Tous les personnages, rpertoires et poques confondus, existent travers leurs paroles. Mais
ds lors qu'il s'agit de passer au jeu, les personnages du thtre contemporain restent avant tout
des personnages anims par et pour la parole. Une partie des personnages contemporains sont
donc avant tout des personnages-voix, des personnages-rythme, bien plus que des personnages
porteurs d'une identit reconnaissable. Lorsque le sens n'est plus la base du dialogue ou du
moins le liant d'une succession de rpliques, on peut se demander sur quoi l'acteur peut-il
s'appuyer lorsqu'il joue. propos du thtre de Vinaver, Jean-Pierre Ryngaert pose ce problme
de l'appui de jeu :
[...] la continuit des rpliques obit une logique diffrente de celle engendre par la
rythmique ordinaire fonde sur des alternances logiques (le fameux 'je te parle/ tu me
rponds') ou des enchanement de questions/ rponses. L'ilot de parole bref et soudain qui
ne se rattache pas de manire vidente l'ilot prcdent ne permet pas l'acteur de prendre
appui sur celui-ci. [] Le rythme discontinu du discours, l'absence de coopration des
destinataires, le changement radical et rpt du sujet de la rplique (et donc de 'l'humeur'
ou de 'l'tat' qui l'accompagnent) font de chaque rplique une sorte de moment de jeu sans
relation vidente avec les autres moments de jeu. 36

Le fait que les rpliques ne se rpondent plus systmatiquement, ou qu'elles se rpondent sur la
base du bouclage-retard (Vinaver) interroge la pratique de l'acteur, auquel on a longtemps
appris s'appuyer sur ses partenaires de jeu. L'acte de dire tant un des enjeux fondamentaux, il
semble qu'il faille modifier notre angle de vue quant aux enjeux du jeu d'acteur, passant du sens
la forme de la prise de parole. Ainsi, pris indpendamment du sens, le jeu se fait souffle, voix,
rythme, nergie,... Il semble alors que, plutt que de s'appuyer sur le sens d'une rplique, d'une
motion, il est de plus en plus demand l'acteur de s'appuyer sur l'nergie de jeu de son
partenaire (que ce soit pour la prolonger ou pour la contester,...). L'acteur joue alors davantage
les mots, la confrontation des mots et des langages, plutt que la rencontre inter-subjective des
personnages.
Il est intressant de constater que les thtres de la parole n'en sont pourtant pas moins
des thtres du corps, qui engagent le corps entier. [l'incidence des jeux phoniques et
rythmiques] Elle localise la parole dans le corps, et fait de l'nonciation un geste qui tend le
corps tout entier en direction du public. 37 nous disent Jolly et Lesage. C'est ainsi que l'criture
de Novarina par exemple prend la parole comme une production physique. Il souhaite remonter
le cours de la parole, dont la voix projete n'est que la partie merge d'un long processus inscrit
dans le corps, de l'crivain puis des acteurs qui le joueront.

Ce chapitre consacr aux nouveaux dfis poss au jeu dacteur par les critures

36 Jean-Pierre Ryngaert, Incarner des fantmes qui parlent (pp. 11-19), in tudes thtrales, n26, 2002, pp. 1718
37 Genevive Jolly et Marie-Christine Lesage, Jeux phoniques et rythmiques (pp. 51-55), in Nouveaux territoires
du dialogue, dir. Jean-Pierre Ryngaert, Actes Sud-Papiers, CNSAD, coll. Apprendre, 2005

23

contemporaines nous a montr dans une certaine mesure que la technique de lacteur volue et
se trouve questionne par les nouvelles dramaturgies.

Chapitre 2.

Interprter des personnages contemporains : quelles

particularits ?
Au cours de notre travail, nous nous sommes demands quelles particularits lacteur
interprtant des personnages contemporains pouvaient se trouver confront. Cest travers trois
sous parties que nous allons tenter dapprocher quelques-unes des caractristiques concernant le
passage du personnage crit sa mise en jeu scnique. Nous commencerons par nous intresser
cette dualit qui semble sobserver entre le caractre indfini des personnages contemporains
et le corps fini de lacteur. Ensuite nous irons du ct de lacteur novarinien, et nous
terminerons ce chapitre par lexemple du spectacle Dissidents, dont la mise en scne porte
lanti-ralisme en dpit du jeu dacteur.

1. Du caractre indfini du personnage au corps fini de lacteur


Face des personnages l'identit incertaine, voire mme l'apparence physique trouble,
on peut se demander comment les acteurs qui eux ont un corps entier, dfini, fini, peuvent se les
approprier. Le spectacle de la parole achve alors de se dployer au dtriment du personnage
qui, dans le meilleur des cas, nest plus quun prte-nom. Lacteur, lui, demeure cependant le
porteur dune prsence dont les formes et les effets, combins avec une parole plthorique ou,
loppos, fortement lacunaire, modifient son statut scnique en linvitant rinventer les styles
de jeu existants. 38 nous dit Ryngaert, qui pointe un des enjeux qui nous semble primordial
concernant linterprtation de personnages contemporains. Le corps peut-il tre un obstacle la
polysmie identitaire de personnages contemporains ? Laffaiblissement de la notion didentit
et de personnage questionne la reprsentation scnique du personnage, qui, port par un acteur,
ne peut se soustraire l identit individuelle que vhicule son corps. Nous nous intresserons
donc la nature du lien qui unit le personnage et le corps de lacteur, selon trois aspects que
sont lanthropomorphie, la remise en cause de la mimsis et enfin la figure comme rponse
possible cet affranchissement du personnage mimtique.

Dans leur volont de s'loigner du ralisme, nombre d'auteurs contemporains font de


38

Jean-Pierre Ryngaert, Incarner des fantmes qui parlent (p. 11-19), in Etudes thtrales, n26, 2002, p. 12

24

leurs personnages des personnages qui chappent quelque peu au processus de la


reconnaissance et de l'identification. Abstractions, fantmes, cest l'anthropomorphie mme qui
est parfois remise en cause. Des Mallarm, Maeterlinck ou encore Craig avaient dj soulign
un certain foss entre le personnage imaginaire, crit, symbolique, et lacteur qui lorsquil entre
en scne est dj charg dune multitude de caractrisations susceptibles dempcher
limaginaire du spectateur de se dployer. Chez Novarina par exemple, l'criture des
personnages s'articule autour de l'ide de la dsertion de l'identit intrieure, il tente de vider
l'essence humaine de ses personnages pour aller au-del de la reconnaissance de l'humain. Ces
personnages refusant d'tre les signes renvoyant au connu, cela pose la question du rfrentiel
rel et extra-thtral.
Il va de l'tre au nant dans un sacrifice rsolu de soi-mme. Son action s'entend moins
alors comme une exhibition anatomique que comme un dnuement systmatique : Louis
de Funs savait bien tout a. Qu'tre acteur, c'est pas aimer paratre, c'est aimer normment
disparatre. tre acteur c'est tre dou non pour contrefaire l'ominidien mais pour enlever
ses vtements humains, avoir une pente considrable n'tre rien [] (Le thtre des
paroles, p. 118) Le personnage n'est plus la victime principale de la via negativa
novarinienne, mais c'est l'acteur qui, portant sur son visage la persona de l'homme, devient
le sacrifi du thtre. Ds lors, l'autonomie de l'acteur est condamne tre dpasse, le
corps lui-mme n'est plus le lieu ultime de la prsence de l'acteur, mais un lieu dont il doit
s'loigner. 39

Voici ce que dit Dubouclez en citant Novarina, mettant de lavant cette lutte entre le personnage
qui a perdu quelques-unes de ses caractristiques humaines, mais qui est confront
linterprtation dun acteur. Ainsi, il semble que de nouvelles approches du jeu et de la mise en
scne puissent merger de cette dynamique. Jol Pommerat, par exemple, utilise la lumire pour
prserver lincertitude quant ses personnages et donc ses acteurs. Je cherche dans mes
spectacles le mme rapport que celui que nous entretenons avec les personnages dun livre la
lecture. Cest pour cela, je crois, que je cherche dans mes spectacles cet quilibre de la lumire
entre montrer et cacher, dsir de voir et empchement, et que cette recherche dquilibre se
retrouve galement dans tous les autres domaines de lcriture et de la mise en scne. 40
Lorsque Novarina proposait un travail sur le jeu dacteur, sur une tranget du corps, Pommerat
utilise un artifice scnique41 afin de prserver le doute concernant le personnage.
Si une partie des critures actuelles fait de la parole laction principale et une parole qui
sautonomise du personnage, tablissant une rupture entre lnonc et lnonciation, alors le

39

Olivier Dubouclez, Portrait de lacteur en personnage : lacteur et ses marques dans le thtre de Valre
Novarina (p. 51-61), in La bouche thtrale, dir. Nicolas Tremblay, XYZ diteur, 2005, p. 56-57
40
Jol Pommerat, Thtres en prsence, Actes Sud-Papiers, Apprendre, 2007, p. 32
41
Nous pouvons aussi voquer le travail de Guy Cassiers. . Lorsqu'il a mis en scne L'homme sans qualits I d'aprs
le roman de Robert Musil, la vido qui est un des matriaux majeurs de son thtre, traduisait trs bien
l'clatement du personnage, cet impersonnage aux multiples facettes dont parle Sarrazac. La vido oprait un
morcellement du corps de l'acteur, isolant diffrents moments diffrentes parties du corps, usant du zoom,
commencer par le visage, qui est le lieu premier de l'identit. Ainsi, le corps mis en pices peut reprsenter cette
mise en pice de l'identit d'un personnage, mais encore une fois, cela semble une solution envisage pour contrer
l'unicit effective du corps de l'acteur, qui lui ne peut se morceler. Le corps en morceaux remet en cause l'ide
d'une identit totale et finie.

25

corps dsolidaris de la parole peut tre envisag comme un obstacle cette parole
lnonciation incertaine. Si javais t acteur, jaurais sans doute aim aller dans cette
direction : pulvriser leffigie humaine. La sacrifier. Reconstruire lhomme lenvers. Faire
lanthropoclaste. 42 nous dit Novarina. Dans la ligne dun thtre postdramatique (notion
emprunte Hans-Thies Lehmann), Novarina et dautres font du jeu dacteur et du corps de
lacteur un objet de reprsentation au prsent qui ne prtend pas se rfrer ou imiter une ralit
extrieure. Le corps, plutt que de renvoyer un personnage, semble ne renvoyer qu luimme.
Ce questionnement concernant lanthropomorphie et plus largement la charge corporelle
finie de lacteur, peut nous venir dune remise en cause plus globale de la mimsis et du jeu
dacteur naturel et illusionniste. Car au contraire, un jeu dacteur cherchant sloigner de la
figure humaine puise dans dautres esthtiques explicitement antinaturelles, anti-illusionnistes et
spcifiquement thtrales. Dans la Potique dAristote, la production artistique (poiesis) est
dfinie comme imitation (mimsis) de laction (praxis). 43 peut-on lire dans le dictionnaire du
thtre de Pavis. Ainsi,

longtemps personnage et action taient intimement lis, mais

aujourdhui, les personnages imagins dans les critures contemporaines sont de moins en
moins les excutants dune action, dun projet. Lorsque le personnage sest mancip de la
ncessit de laction, peut-tre a-t-il du mme coup perdu une partie de sa reprsentation
mimtique. Par les tours et les atours de la parole, les personnages se voient transfigurs, cest
en les plongeant dans des univers linguistiques non conformes ou dforms que les auteurs
semploient les faire apparatre, diffrents de ce quils pourraient tre des individus
participant de notre monde de rfrence. 44 nous disent Jean-Pierre Ryngaert et Julie Sermon.
La parole prenant ses distances avec un langage quotidien, reconnaissable pose elle aussi la
question de la mimsis.
Dans certaines dmarches, la danse ou du moins le mouvement chorgraphi fait de la gestuelle
de lacteur le lieu dune prise de distance avec la mimsis et la reconnaissance dun gestus
humain. Dans le spectacle Dissidents de Patrice Dubois par exemple, une scne de dlire du
personnage Lui , mettant en scne la perte des repres identitaires et des repres du rel, a t
traite par le geste chorgraphi afin de souligner ce dlitement du personnage, qui peu peu
perd de son identit, de son humanit. Le geste est non-reconnaissable, non-identifiable une
motion. Le jeu ce moment est envisag comme une sortie de route du personnage. Le jeu
corporel se fait alors le pendant dun affaiblissement identitaire du personnage. Si certaines
pratiques thtrales actuelles cherchent renouveler le jeu dacteur en lloignant dune
42

Valre Novarina, in op.cit., p. 68


Patrice Pavis, Dictionnaire du thtre, Armand Colin, 2002, p. 207
44
Jean-Pierre Ryngaert et Julie Sermon, Le personnage thtral contemporain : dcomposition, recomposition,
ditions thtrales, 2006, p. 112
43

26

conception mimtique, Danan nuance quelque peu les ambitions dun tel projet : Concernant
la mimsis, la question du personnage est nodale. Tant que du personnage (si affaibli lui aussi, si
falot, si dconstruit soit-il) est possible, c'est qu'il y a un tant soit peu de mimsis qui nat de ce
que l'on voit sur scne, ou s'y accroche. 45

Concernant le personnage des dramaturgies actuelles, on parle beaucoup de la notion de


figure qui, plutt que de correspondre ladquation mimtique du personnage lhomme,
sloigne dlibrment du personnage envisag comme un tout identitaire et physique. Au relatif
foss que nous avons observ entre le personnage (imaginaire, fictif) et lacteur (rel, au corps
fini et signifiant), la figure semble proposer de nouvelles modalits dapproche du personnage
thtral, en prenant acte du double enjeu de lcriture et de la reprsentation.
D'entre de jeu, la figure prvient cette reconnaissance louche fonde sur un effet de rel.
L'auteur-rhapsode rfute la coalescence du personnage de thtre et de la personne
humaine. Il entend ainsi viter toute confusion entre l'art et la ralit. Mais l'lvation
symbolique du personnage va de pair avec une majoration et une accentuation de son corps.
Et cette prsence ttue du corps interdit toute fuite dans l'abstraction ou dans le ciel des
allgories. La figure ne reprsente donc ni l'hypostase ni la dissolution mais un nouveau
statut du personnage dramatique : personnage incomplet et discordant qui en appelle au
spectateur pour prendre forme; le personnage construire. 46

Propos auxquels nous pouvons ajouter ceux de Jean-Pierre Ryngaert et de Julie Sermon,
concernant la figure : Ce ne sont que des apparitions, dont le sens se ngocie par et dans la
parole, et qui, au nom du jeu de la reprsentation, refusent souvent toute ide de permanence, de
profondeur ou de densit ontologique. 47 Cela rejoint ce dont nous parlions prcdemment dans
notre travail concernant le personnage en fuite, qui se drobe lexistence pr et postreprsentation. Le corps du personnage ne tient qu lapparition de lacteur. A la construction
de personnage, la figure demande davantage un corps daccueil phmre.
La question du corps de lacteur et de ses conditions de mise en jeu semble un enjeu de
plus en plus important aujourdhui. Plus tard, nous nous intresserons au spectacle Les Aveugles
mis en scne par Denis Marleau, dans lequel la prsence de lacteur est vacue. Le corps
comme possible fixation dune ide du personnage se voit sorti de scne. Nous pouvons
retrouver cette question du corps, travers lexemple de la pice Atteintes sa vie de Martin
Crimp, dont le personnage principal qui ne prend pas la parole peut tre vu comme un
personnage sans corps, sans reprsentation.48

45

Joseph Danan, Quest-ce que la dramaturgie ?, Actes Sud-Papiers, 2010, p. 48


Jean-Pierre Sarrazac, Lavenir du drame, circ/poche, 1999, p. 87
47
Op.cit., p. 118
48
Anna, par l'intermdiaire de la voix d'autres personnages, revt une multitude d'identits, de sorte qu'elle n'est pas
saisissable comme un tout. Anna n'a pas la parole et n'apparat pas, comme si le caractre volatile et fragment de
son identit empchait toute reprsentation physique du personnage ( moins que a ne soit le contraire), elle na
pas de corps. Le corps fini dune comdienne rduirait-il les ventualits du personnage ?
46

27

2. Lacteur novarinien et la parole charnelle

En nous intressant ici l'acteur novarinien, c'est davantage l'uvre thorique de


Valre Novarina concernant le jeu d'acteur, que nous allons nous consacrer. Chez Novarina, le
mot semble prendre la place du personnage principal, d'o une approche du jeu d'acteur centre
sur le travail de la langue, de la situation des mots plutt qu'un travail autour du personnage. Les
mots semblent vivants, ils se transforment, sont imprvisibles et en cela ils peuvent tre conus
comme des personnages. L'acteur dans le thtre de Novarina est le point nvralgique la fois
de l'criture et de la reprsentation. Les pices qu'il crit appellent expressment au jeu d'acteur,
l'incarnation du texte en opposition l'incarnation du personnage. Car Novarina plutt que
dcrire des personnages crit des paroles. Par ailleurs, son criture s'rige contre l'ide de toutepuissance du metteur en scne : Le metteur en chef, il veut que l'acteur se gratte comme lui,
imite son corps. a donne le ''jeu d'ensemble'', le ''style de la compagnie''; c'est--dire que tout le
monde cherche imiter le seul corps qui se montre pas. 49 nous dit-il. Lui-mme metteur en
scne de ses textes, il applique sa thorie sa pratique. L'uvre de Novarina est multiple et
s'avance sur diffrents terrains. Il s'intresse la fois au jeu d'acteur, un systme de jeu, mais
aussi plus largement la place de l'acteur au sein de la cration thtrale. Dans un premier
temps nous nous pencherons sur la distinction entre lacteur et le comdien, puis nous nous
tournerons vers la qualit charnelle de la parole pour finir par voquer la direction dacteurs de
Novarina.

Valre Novarina tablit une opposition entre l'acteur et le comdien. Pour lui, le
comdien est un interprte prisonnier de la reprsentation et d'une conception mimtique du jeu.
ce comdien, Novarina prfre l'acteur, un acteur crateur, qui induit une dimension
performative. Il est ''acteur d'intensit'' par opposition cet ''acteur d'intention''' qu'est le
comdien : l'acteur est le foyer du spectacle dont il assume l'entire visibilit. 50 nous dit
Olivier Dubouclez. Selon Josette Fral51, qui met en regard les pratiques amricaines et
europennes, l'acteur amricain est un acteur plus physique, plus instinctif et viscral. Alors
l'acteur novarinien pourrait s'apparenter une conception plus anglo-saxone de l'acteur. Le
terme d'acteur est beaucoup plus utilis chez les anglo-saxons, mettant de l'avant davantage
l'ide d'action, de performance, tandis que le terme de comdien rvle une approche plus
49 Valre Novarina, Lettre aux acteurs , in Le thtre des paroles, POL, 1989, p. 16
50 Olivier Dubouclez, Portrait de l'acteur en personnage : l'acteur et ses marques dans le thtre de Valre
Novarina (pp. 51-61), in La bouche thtrale, dir. Nicolas Tremblay, XYZ diteur, Montral, 2005
51 Josette Fral, Thorie et pratique du thtre, au-del des limites, L'entretemps, 2011, p. 54

28

mimtique et thtrale. L'acteur serait un tre de danger, de mise nu, de sacrifice en quelque
sorte, tandis que le comdien se cacherait derrire le masque, derrire le personnage. Novarina
parle beaucoup de sacrifice de l'acteur, qui vient chuter sur scne dans un mouvement dsespr
de l'tre qui cherche renatre chaque jour diffremment.
L'acteur n'excute pas mais s'excute, interprte pas mais se pntre, raisonne pas mais
fait tout son corps rsonner. Construit pas son personnage mais s'dcompose le corps civil
maintenu en ordre, se suicide. C'est pas d'la composition d'personnage, c'est de la
dcomposition de la personne, d'la dcomposition d'l'homme qui se fait sur la planche. 52

nous dit-il. Le comdien construit un personnage, derrire lequel il se dissimule, tandis que
l'acteur se positionne davantage devant le personnage, si personnage il y a. la lecture de ses
pices, il est possible d'identifier des personnages, mais ds que la reprsentation supplante le
texte, c'est l'acteur qui entre en scne et non un personnage. L'incarnation de l'acteur n'est
donc pas l'incarnation du rle, mais au contraire celle de sa propre chair et de sa capacit se
rvler en djouant l'autorit des commanditaires. 53 crit Olivier Dubouclez. Novarina donne
une place trs importante la physicalit de l'acteur, sa dimension concrte qui suffit effacer
le personnage imaginaire. La chair de l'acteur, sa corporit sur un plateau est plus forte que
l'ide de personnage. Cette notion de corporit est discute par Hans-Thies Lehmann, comme
suit :
Le corps devient centre de gravit, non pas comme porteur de sens, mais dans sa
substance physique et son potentiel gestuel. Le signe central du thtre, le corps de l'acteur,
refuse son rle de signifiant. Le thtre postdramatique se prsente comme un thtre de la
corporalit autosuffisante, expose dans ses intensits, dans sa ''prsence'' auratique et dans
ses tensions internes ou transmises vers l'extrieur. 54

Lorsque Lehmann parle de signifiant, on peut y voir un rfrent extra-scnique, extra-fictionnel,


fonction que le personnage mimtique assure, qui est une sorte de lien entre la scne et la ralit
extrieure. Or Novarina prconise un acteur sans personnage, pas au sens d'un acteur qui expose
son soi intime, mais son soi-corps pourrions-nous dire. C'est ce soi-corps qui est le lieu de
l'imaginaire et du travail de l'acteur. Plutt que de faire reposer le potentiel imaginaire sur le
personnage, Novarina prfre que ce soit l'acteur qui soit porteur de cette facult imaginer.
Cela rejoint ce que nous disions prcdemment concernant l'acteur fugitif qui ne prtend pas
faire exister une entit en dehors de la reprsentation. Si l'imaginaire se concentre sur et dans le
corps de l'acteur, alors le personnage (bien que Novarina ne parle pas de personnage) ne
peut avoir d'existence une fois le rideau baiss. Jean-Pierre Sarrazac propos des personnages
du thtre moderne parlait du personnage-crature qui sort du nant au dbut de la pice et il y
retourne la fin. Il n'a d'existence que paradoxale et de viabilit que le temps de la

52 Valre Novarina, La lettre aux acteurs , in Le thtre des paroles, POL, 1989, p.24
53 Olivier Dubouclez, in Valre Novarina, la physique du drame, Les presses du rel, 2005, p. 94
54 Hans-Thies Lehmann, in Le thtre postdramatique, l'Arche, 2002, pp.150-151

29

reprsentation. Il dpend troitement de son crateur. 55 Cette donne semble tre toujours
d'actualit dans le thtre contemporain et notamment ici dans le thtre de Novarina.
Novarina est un des grands auteurs du thtre de la parole (comme lindique le recueil
de pices Le thtres des paroles56). Il va plus loin que l'criture de l'acte de dire, qui se
concentre sur la projection de la parole, il cherche en suivre le cheminement physique,
corporel l'intrieur du corps de l'acteur. Il dplace la parole de la tte vers le corps, les mots ne
sont plus des vecteurs de sens mais des vecteurs de chair. Une fois expulss par la bouche, les
mots charrient avec eux des bouts de corps, les traces de leurs passages. La parole est
intimement lie au corps qui en est le responsable, qui produit la parole.
[] jouer c'est pas mettre plus de signaux; jouer c'est avoir sous l'enveloppe de peau,
l'pancras, la rate, le vagin, le foie, le rein et les boyaux, tous les circuits, tous les tuyaux,
les chairs battantes sous le peau, tout le corps anatomique, tout le corps sans nom, tout le
corps cach, tout le corps sanglant, invisible, irrigu, rclamant, qui bouge dessous, qui
s'ranime, qui parle. 57

Ainsi, Novarina propose une approche du jeu qui part de l'intrieur du corps de l'acteur plutt
que du jeu bas sur la superficialit (de la peau). Il s'essaie dvoiler la partie immerge de
l'iceberg, ce qui se passe sous la peau. Comment faire advenir ce drame de la parole sur scne
? Comment faire pour que seule la parole vritable soit entendue ? Il faut aller au-del des mots,
dit Novarina, et pour cela l'acteur doit s'absenter de lui-mme, se dpossder lui-mme, se vider
pour tre la parole. 58 crit Josette Fral. Tuer, extnuer son corps premier pour trouver l'autre
autre corps, autre respiration, autre conomie qui doit jouer. 59 crit Novarina, rflexion qui
fait merger une sorte de dualit de l'acteur, entre prsence et absence. L'acteur novarinien est
un acteur qui se vide devant le public, qui expulse la parole jusqu' ce qu'il n'ai plus assez de
souffle, assez de corps pour produire de la parole. Si la parole est le lieu privilgi de
l'incarnation, alors c'est bien une dsincarnation du personnage que nous assistons lorsque
l'acteur se vide de sa parole, l'expulse. Cet acteur qui se vide semble s'opposer un acteur qui se
nourrirait et se remplirait d'un personnage et de sa prtendue psychologie, un personnage qui ne
se vide pas, mais qui montre tout ce dont il est emplit.

Quant la direction d'acteur, les propos de Novarina qui suivent nous donnent une
bonne ide de son approche :
Je ne supporte pas le terme de ''direction'' d'acteurs. [] Je n'interviens qu'en creux, trs
discrtement et trs indirectement. Je n'interviens que par le regard et par les indications
les moins indicatives, les plus nigmatiques et les plus simples possible... tout s'ordonne par

55 Jean-Pierre Sarrazac, in L'avenir du drame, Circ, 1999, p. 78


56
Valre Novarina, Le thtre des paroles, POL, 2007
57 Valre Novarina, Lettre aux acteurs , in Le thtre des paroles, POL, 1989, p. 22
58 Josette Fral, Thorie et pratique du thtre, au-del des limites, L'entretemps, 2011.
p. 331
59 Valre Novarina, La lettre aux acteurs , in Le thtre des paroles, POL, 1989, p. 20

30

ambivalence et par la simple lecture de l'acteur. C'est lui qui le dchiffre. Je ne peux pas
dchiffrer pour lui. 60

Par ailleurs, le texte novarinien de par sa construction est plein d'indications. La ponctuation
est trs importante pour communiquer avec l'acteur; elle contient parfois des messages crypts,
dchiffrables pour un seulement. C'est une source trs directe d'nergie, un faisceau
d'impulsions, comme un reste de la graphie, de la respiration. 61 Novarina revendique le geste
d'criture comme un geste vers l'acteur, conu pour lui. Alors l'criture est en elle-mme une
sorte de direction d'acteur. Entre un acteur et un metteur en scne, c'est gnralement le
personnage qui est cette instance mdiatrice et qui permet au metteur en scne de diriger
l'acteur. Dans le cas de Novarina, ce personnage c'est l'criture, la langue.

On s'aperoit dj que la distinction opre au sein de ce travail, savoir l'exploration


des pratiques du jeu d'acteur dans des crations de textes et par ailleurs dans des crations de
plateau, est loin d'tre impermable et que les pratiques s'influencent mutuellement. De sorte
que des caractristiques que l'on a tendance identifier dans telle pratique, circulent de
pratiques en pratiques, repoussant les frontires et proposant une porosit entre les diffrentes
approches. Un acteur performeur semblerait davantage correspondre une pratique d'criture de
plateau, mais on voit ici que mme au sein de crations de texte (ici des textes de Novarina),
l'acteur performeur sa place.

3. Dissidents : quand la mise en scne porte lanti-ralisme en dpit du jeu


dacteur

La pice Dissidents62 [cration de Patrice Dubois, le 6 mars 2012 Espace Go :


Montral, avec comme acteurs Marilyn Castonguay dans le rle de La Petite, Sbastien Dodge
dans le rle de LAutre, Eveline Glinas dans le rle de Elle et Patrice Dubois dans le rle de
Lui] crite par Philippe Ducros est construite en une succession de tableaux et de parties qui
font de la structure un mode dcriture fragment, rythm par les entres et sorties des
personnages. Cette structure se fonde principalement sur la perte des repres identitaires et
spatio-temporels du personnage principal Lui . Par la mme, le spectateur voit sa perception
spatio-temporelle du droulement dramatique trouble, tout comme sa perception du
60 Valre Novarina, Entre d'un centaure ( propos de Daniel Znyk) (pp. 66-68), entretien ralis par Sylvie
Martin-Lahmani, in Alternatives thtrales, n88, 2006, p. 67
61 Valre Novarina, Entre d'un centaure ( propos de Daniel Znyk) (pp. 66-68), entretien ralis par Sylvie
Martin-Lahmani, in Alternatives thtrales, n88, 2006, p. 66
62
Dissidents, Philippe Ducros, ditions de linstant mme, 2012

31

personnage. Une des principales caractristiques de la pice tient au fait que toujours le doute
subsiste de savoir si les personnages qui apparaissent sont rels ou sils sont des fantasmes du
personnage emprisonn et tortur, pour on ne sait quel acte exactement quil a commis en
rvolte contre monde actuel. Nous allons donc voir comment le jeu dacteur rpond cette
indcision quant lidentit des personnages. Nous commencerons par voir que la parole, puis
lespace, sont les deux instances qui prennent en charge le brouillage des repres concernant le
statut des personnages. Nous nous intresserons aussi aux rapports entre texte, mise en scne,
jeu et ralisme afin de voir comment la mise en scne rpond la fragmentation de la fable et
des personnages.
La notion de parole-action, telle que nous lavons vue plus avant, semble ici
correspondre lutilisation que font les personnages de leur parole. Le personnage Lui est
tortur selon la mthode Kubark, mthode de torture de la CIA centre sur la destruction de la
personnalit, plutt que sur des mthodes de torture corporelle. De plus, enferm dans une
cellule, Lui est priv de sa capacit de mouvement et daction. La seule action qui lui soit
permise se trouve tre la parole, laveu, lexplication.
Cest tout crit dans le petit guide On va court-circuiter, comme le dit lui-mme
Cameron, limage que tu as de toi-mme. Ton corps va devenir un marais de douleur, de
sang. Stroboscopes, musique tue-tte, chiens qui jappent, enregistrements de cris de
bbs, de miaulements de chats, de hurlements de douleur Bref, on a fait du progrs. On
ne torture plus comme des barbares On connat maintenant en dtail les tapes de la
destruction de la psych et du dmantlement total de la personnalit.

Dit lAutre. De fait, la torture ne passe plus ici par une spectacularisation du corps tortur, mais
par le processus intrieur et invisible du personnage. La parole faisant office de torture, le corps
nest pas ici le lieu de lexpression privilgie. Lorsque Lui essaie de se prserver de la dmence
( Reste toi Reste toi-mme Il faut que tu arrives rester toi dit-il), loption de jeu
dacteur a t le mouvement chorgraphique, plutt quune expression faciale ou de
dmonstration trop outrancire, mais ce choix nest pas rvlateur de lensemble de la direction
dacteur.
Par ailleurs, lAutre (Mike) utilise diffrents registres lorsquil sadresse Lui, passant dune
parole thorique, gnralisante une introspection o il cherche se rendre plus humain. Ainsi,
son jeu passe dune froideur scientifique un sur-jeu o il simule son humanit ( Bon, je fais
de leffet dit-il), afin de troubler son interlocuteur.
Plus les personnages dfilent dans la cellule et plus le personnage central se perd et perd la
cohrence de ses propos. Il ne sait plus lui-mme le vrai du faux. Ainsi, sinstille le doute pour
le spectateur dcider de la justesse ou non de son geste de rvolte, passant dune scne
lautre du statut de bourreau celui de victime. Sa parole qui se dlite ne permet pas de cerner
et de comprendre ce personnage qui peine mettre des mots sur ses agissements passs. Ainsi,
lacte pos sautonomise du personnage, puisquil nest plus capable de le penser. Le geste
32

devient un geste de rvolte sacrificiel qui nappartient plus au personnage.


Lespace et lenvironnement sonore participent de lindcision quant aux personnages.
Les noirs successifs entre les scnes et les intermdes de musique classique font leffet de
stimuli qui chaque fois dtruisent un peu plus le personnage. Chaque noir tant peru comme
une degr supplmentaire dans la torture qui lui est inflig. La musique (le compositeur Ligeti
est inscrit en didascalie), notamment utilise entre deux scnes, agit sur lui comme une torture.
Dans cette mise en scne, lespace contribue maintenir lambigut qui rgne sur lensemble
de la pice, du point de vue des repres entre ralit et dlire fantasm. Lui, dans sa cellule
reoit la visite de plusieurs personnages dont La Petite (sa fille), Elle (dont on ne sait si elle est
sa femme ou un bourreau) et lAutre (Mike). Cette cellule peut tout aussi bien figurer lespace
concret que lespace psychique du personnage, qui senfonce de plus en plus dans la folie et la
perte de son identit. Les personnages entrent et sortent dans la cellule comme si chaque fois il
sagissait dune voix dans sa tte.
Lclatement fragmentaire des scnes empche une continuit linaire de se former troublant
ainsi les repres spatio-temporels, et par extension, la place que les personnages occupent au
sein de la fable. Comme vus travers le regard de Lui qui se disloque, les personnages nous
apparaissent morcels, insaisissables.
Lorsque La Petite fait le rcit dun attentat (trs certainement celui que son pre a mis en place)
duquel elle a t la victime lcole, la parole se fait de plus en plus rapide et elle sadonne
une course allant de lavant-scne jusqu son pre, comme si elle faisait les allers et retours
entre narration et action, entre le prsent de son rcit et le pass du lieu de lcole. Par sa parole
et sa course, elle fait encore clater les frontires spatio-temporelles.
Par ailleurs, dans la deuxime partie de la pice, un dcor arrive sur scne, reprsentant une
pice bourgeoise aux hauts-plafonds avec chemine et grande fentre, tableaux, fauteuils,
Mais le dcor ne couvre pas lensemble du plateau et lon en voit les chssis. Le dcor se fait
volontairement anti-illusionniste, il est envisag comme une sorte de mise en scne de la part
des bourreaux rompant avec limagerie de la cellule sombre, sale et miteuse qui fait partie de
limaginaire de la torture.
Concernant la construction du personnage, lorsque lors dune rptition, Marilyn
Castonguay, qui joue La Petite a voqu le fait quelle narrivait pas se mettre dans la peau
dune enfant de dix ans, Patrice Dubois lui a rpondu quil ne sagissait pas dillustrer et quune
fois les mots noncs, il ne sagit plus de les jouer. Bien que les indications soient telles, on
observe finalement un jeu qui tente de se rapprocher de lenfant de dix ans, de par une gestuelle
un peu maladroite et une voix infantilisante. Dans ce sens, on peut tre port dire que si la
mise en scne se fait la garante du doute quant aux personnages et dun anti-ralisme, le jeu
33

lorsquon lobserve indpendamment, reste marqu par une certaine approche mimtique, qui
peut-tre empche de laisser latmosphre devenir davantage onirique et propice lindcision
de savoir sil sagit de la ralit du personnage ou de ses fantasmes. Les personnages indfinis,
fantasmes se rapprochant dans lcriture de la figure, trouvent la scne une contenance peuttre trop fortement empreinte du jeu raliste, qui selon nous amoindrit la porte dindcision que
lon peroit dans le texte.
Dans les thtres de la parole-action, le personnage, dsinstrumentalis, est moins vacu
quil ne change de statut : sur scne, il ne re-prsente personne en particulier, mais simpose
comme force dapparition par la parole, actualisation potique dun sujet-langage. Cette
dfinition performative du personnage figural rompt avec toute une tradition
dinterprtation qui, si elle ne correspond pas forcment la ralit des acteurs et la
manire dont ils apprhendent leur travail, dtermine malgr tout assez largement les
attentes collectives. Les principes de cohrence psychologique, dharmonie mimtique, de
clart monolithique du sens, restent lhorizon consensuel de la reprsentation thtrale et
du plaisir quelle est cense dispenser. 63

nous disent Jean-Pierre Ryngaert et Julie Sermon. Nous pouvons rapprocher ceci dun propos
qua tenu Annick Bergeron (comdienne de Moi, dans les ruines rouges du sicle) lorsque nous
lavons rencontre. Lorsque nous parlions des niveaux de jeu, elle a voqu le fait que le public
qubcois en voudrait un peu aux quipes de cration si le jeu ne se basait pas toujours un peu
sur une interprtation mettant de lavant les sentiments et un certain mimtisme du jeu. Les
acteurs qubcois, qui pour beaucoup font aussi de la tl, de la publicit et du cinma
reconnaissent (parfois contrecur ou avec dpit, comme cest le cas de Robert Lalonde), que
le jeu thtral reste empreint de linfluence du jeu tlvisuel. Ainsi, la mise en scne de Patrice
Dubois se rvle davantage le lieu dune dralisation et dune rponse scnique la
dramaturgie de Ducros, alors que le jeu dacteur dans son ensemble reste assez peu le lieu de
recherches. Car si la scnographie a pris la place au dcor raliste, et que les metteurs en scne
ne peuvent faire abstraction aujourdhui dune notion telle que lespace vide de Peter Brook, il
semble en revanche que le jeu dacteur ne soit pas encore aussi loign du jeu raliste et
mimtique, consistant reproduire des attitudes et comportements observs dans la ralit. Si
globalement le jeu est assez traditionnel dans cette mise en scne, on peut tout de mme dire
quil bnficie dinjections de qualits de jeu diffrentes, comme cest le cas du mouvement
chorgraphi de Lui ou la danse frntique que fait La Petite la fin de la pice, chutant
chaque pas sur les dcombres de la montagne de chaussures qui vient de tomber des cintres et
qui symbolise tous les morts de cet attentat.

Conclusion de la partie I
Si la notion de personnage persiste dans les critures contemporaines, et quelle fait
63

Jean-Pierre Ryngaert et Julie Sermon, Le personnage thtral contemporain : dcomposition, recomposition,


ditions thtrales, 2006, pp. 162-163

34

donc lobjet dun travail dinterprtation de lacteur, celle-ci se trouve cependant rediscute et se
fait le lieu de remises en cause questionnant son tour la pratique du jeu dacteur. Ainsi,
travers cette premire partie, nous avons pu voir que le travail de lacteur reposait de plus en
plus sur la parole du personnage indpendamment de lidentit de ce personnage. Par ailleurs,
lacteur interprtant des personnages contemporains se trouve confront de plus en plus
lapproche rythmique du personnage, qui dcoule du fait que la parole soit de plus en plus le
sujet privilgi des critures. Davantage que de jouer un personnage, lacteur est amen
interprter une parole, un langage. A loccasion de notre deuxime chapitre, nous avons pu
observer une sorte de dualit entre les personnages lidentit incertaine et une certaine
remise en cause de lanthropomorphisme, et le corps de lacteur, sa prsence qui elle ne peut se
soustraire son caractre fini et concret. Pour finir, avec lexemple de Dissidents, nous avons
constat que de la remise en cause du personnage, il ntait pas encore systmatique que
lapproche du jeu dacteur en soit le reflet.

35

Partie II.

Le jeu dacteur dans le cadre de crations dites

de plateau ne prenant pas pour base premire un texte


dramatique
Maintenant que nous avons vu un aperu de la pratique du jeu dacteur dans le cadre de
crations bases sur un texte dramatique, nous allons pouvoir la mettre en regard avec le jeu
dacteur au sein des crations de type critures scniques. Ainsi, nous aurons un point de
comparaison qui nous permettra de voir les spcificits de linterprtation dans lcriture
scnique. Cest notamment laide du spectacle Playtime, mis en scne par Cline Bonnier
Montral, que nous allons nous pencher sur cette pratique. Par ailleurs, nous nous intresserons
ici aussi la relation entre lacteur et le personnage, lorsque lacteur-crateur est ici privilgi.
Dans un premier chapitre nous nous intresserons lacteur dpec du personnage et dans
un deuxime chapitre, nous nous pencherons sur le travail de lacteur.

Chapitre 1.

Lacteur dpec du personnage

Dans les critures scniques, il semble que lacteur prenne le pas sur la notion de
personnage pour se donner voir dans une certaine nudit, sans la protection dun personnage
fictif. Cest cette hypothse que nous allons ici nous intresser. Pour cela, nous commencerons
par observer une certaine dilution du personnage au profit de la personne, puis nous nous
intresserons au corps dissident dans le thtre de Pippo Delbono, et enfin nous irons
questionner les rapports entre jeu dacteur et temporalit.

1. La personne plutt que le personnage ?

Les acteurs et les metteurs en scne du thtre contemporain se rappellent de la


performance et de ses acteurs qui ne prtendent pas jouer un rle, mais qui se prsentent en leur
nom et qualit propres. Les dmarches de metteurs en scne comme Pippo Delbono, Romeo
Castellucci, Rodrigo Garcia, Jan Fabre et bien d'autres pratiquent le jeu d'acteur dans une
conception qui se rapproche de l'esprit de la performance. L'acteur n'est pas envisag comme
une entit dtachable de la cration laquelle il participe. Quand un comdien s'en va, c'est

36

quatre ou cinq anne de travail de recherche qui partent dans la nature. 64 dit Jol Pommerat.
Les acteurs ne sont pas considrs comme de simples interprtes, mais bien au-del, ils sont
dpositaires d'un travail au long cours. Dans ce cas, le metteur en scne n'est pas le seul garant
de son travail, les traces de sa dmarche sont dissmines dans chacun des acteurs. Ce genre de
considrations de l'acteur a tendance s'observer de plus en plus, que ce soit dans des crations
dtes de plateau ou lors de crations de textes. Si la mise en scne de textes dramatiques fait du
jeu dacteur un mouvement allant du personnage lacteur, dans le cadre des critures scniques
qui fait de lacteur le crateur privilgi, le jeu dacteur senvisage bien davantage dans une
dynamique allant de lacteur au personnage, si personnage il y a. Lacteur prexiste au
personnage. Ainsi, laide du spectacle Playtime [cration le 1er mai 2012 Espace Libre :
Montral] mis en scne par Cline Bonnier, nous allons nous intresser au jeu dacteur dans les
critures de plateau, et plus prcisment aux relations de la personne au personnage. Dans un
premier temps nous donnerons un aperu de pratiques dcrivains de plateau en Europe, puis
nous nous intresserons au processus de cration de Playtime, pour terminer avec les rapports
entretenus entre lacteur et son apparition scnique dans Playtime.

Commenons par nous intresser, chez divers crivains de plateau (notion emprunte
Bruno Tackels), aux modes dapparition de la personne comme entit prdominante et
dterminante sur le personnage. Dans Inferno de Romeo Castellucci, nous assistons diffrents
niveaux au surgissement de la personne sur scne. Cest le cas lorsque Romeo Castellucci,
louverture du spectacle, savance en scne et dit Je suis Romeo Castellucci sans la distance
quil pourrait y avoir si son entre avait t mdiatise par un personnage. Par ailleurs, lorsquil
donne voir des enfants, qui nont pas la conscience dtre vus, cest un morceau de rel qui
nous est donn voir en la personne de lenfant. A propos de la pice Notes de cuisines, nous
pouvons lire dans louvrage Nouveaux territoires du dialogue : Dsignes par une simple
lettre qui correspond aux initiales des acteurs avec lesquels l'auteur a mont la pice, les trois
instances locutrices, M., G. et C. renvoient bien des personnes et non des personnages. 65
Cela montre entre autres que le travail de plateau sest fait avec des acteurs avant de se faire
avec des personnages. Dans le travail de Pippo Delbono (nous y reviendrons lors dune
prochaine sous-partie), le rapport lautofiction est trs prsent o le metteur en scne se met
lui-mme en scne, dans une narration qui fait advenir des lments de son histoire personnelle.
Ces quelques exemples sont ici loccasion de poser quelques balises concernant quelques-uns
des crivains de plateau les plus actifs aujourdhui. Mais il est intressant de se rappeler que la
mise en jeu de la personne nest pas une chose strictement contemporaine et quun crateur
comme Kantor montait dj sur scne en une qualit proche de celles que nous avons pu
64 Jol Pommerat, Thtres en prsence, Actes Sud-Papiers, Apprendre, 2007, p. 7-8
65
Ariane Martinez et Sandrine Le Pors, Rodrigo Garcia, Notes de cuisine (p. 155-160), in Nouveaux territoires du
dialogue, dir. Jean-Pierre Ryngaert, Actes Sud-Papiers/Cnsad, 2005, p. 155

37

voquer, bien que son mode dapparition consistait en une prsence du regard depuis la scne
sur la scne.

Ds la premire rptition de Playtime laquelle nous avons pu assister, Cline Bonnier


nous dit que dans cette cration, il ny a ni personnage ni jeu dacteur, limage de cet criteau
qui passe sur la scne durant le spectacle sur lequel est inscrit Persona non grata . Cline
Bonnier na pas voulu travailler partir de personnages mais partir des personnes. Ainsi, la
cration qui prend pour enjeu principal le thme de lros, en tant que force de vie,
quimpulsion vers lautre et que geste poussant la cration, Cline Bonnier a demand aux
diffrents artistes-interprtes ce que cette notion dros leur inspirait, ce quils avaient en dire
dun point de vue individuel et subjectif. Chacun est arriv avec des choses dire, mais aussi
avec des envies dartistes, des envies pour la scne concernant le jeu dacteur et leur pratique du
thtre. Ainsi par exemple, Stphane Crte voulait exprimenter le rien faire en scne,
lexposition du vide ainsi que son rapport avec son pre, Clara Furey limplosion intime en
opposition lexplosion, Nancy Tobin souhaitait pour sa part monter sur scne (car elle nest
pas comdienne, mais conceptrice sonore) et mettre en scne son rapport la fminit et la
timidit ; Gatan Nadeau avait envie de travailler le langage par la parole automatique et le jeu
centr sur le buste, et pour finir, Paul-Patrick Charbonneau avait le dsir de se mettre en scne
en lutte avec des chaussures talons hauts et travailler sur la recherche de lessence des choses.
La pice se construit de telle sorte que chacune des scnes, des tableaux met de lavant une
perception dun ou de plusieurs acteurs. Chaque fragment agit comme un dvoilement
supplmentaire.
Cline Bonnier na pas choisi de travailler avec ces artistes parce quils taient acteurs (ils
ne le sont pas tous, et travaillent tous dans dautres disciplines, que ce soit la performance, la
danse ou la musique) mais parce quelle voulait faire jaillir leur rapport lros du point de vue
des crateurs quils sont. Le crateur et la personne semblent ici plus importants que lacteur (
limage de Gatan Nadeau qui au dbut du spectacle dit je ne suis pas un acteur et ce que vous
allez voir nest pas du thtre ) envisag comme un technicien de lart dramatique, cela
notamment car elle ne cherchait pas une qualit de jeu de type construction de personnage bas
sur la mimsis. Hte ravi, doublement ravi, infiniment disponible linvit quil accueille sans
le connatre, corps porteur de la vie dun autre, dont le temps est compt, mais qui, durant ce
temps, suspend la sienne ; artisan minutieux autant que dcisif, dun parcours dont il ne connat
que ce quen amont, le texte et sa lecture lui en ont appris, lacteur ne saccomplit qu la
mesure de son renoncement. 66, ces propos de Jacques Lassalle concernant lacteur
66

Jacques Lassalle, Lacteur modle ou lempreinte de Robert Bresson (p. 24-32), in Etudes thtrales, n20,
2001, p. 25

38

reprsentent lautre extrmit de la vision du jeu dacteur dans les critures de plateau et
particulirement ici dans Playtime. Lacteur et le rle ( dfaut de trouver un autre terme) sont
ici envisags dans une grande proximit.
le thtre na cess de casser ses conventions, tout ce qui pouvait lenfermer dans la
reproduction de ses formes, pour savancer du ct de la performance, mme lorsquil
nen rclame pas le nom la ligne de partage entre le thtre traditionnel et la
performance a eu tendance sestomper depuis une vingtaine dannes (Goldberg,
2001 : 198). En ce qui a trait la performance, linterprte est lartiste lui-mme, rarement
un personnage tel que lincarnerait un comdien, et le contenu ne se conforme gure une
intrigue ou une narration au sens traditionnel du terme (Goldberg, 2001 : 8). Cest une
des raisons de lactuelle fascination du thtre pour la danse et, dune manire gnrale,
pour la plupart des formes exognes avec lesquelles il a entrepris de se croiser [] Tous
sont des arts du prsent, de la prsentation plus que de la reprsentation. La part de la
mimsis, quand elle subsiste, sous la forme, par exemple, dun effet de personnage, y est
moins importante que celle de la performance, de lvnement scnique. 67

Il ne sagit pas pour lacteur de se sacrifier un rle mais de se sacrifier la scne.


Sur le fil du rasoir, le performeur volue entre une mtamorphose en objet de
monstration inanime et laffirmation de soi comme personne. Dune certaine manire, il
se prsente et se pose en victime : sans la protection du rle, sans la force donne par la
srnit idalisatrice de lidal, le corps, dans sa fragilit et laffliction quil inspire, et aussi
comme source de stimuli rotiques et de provocation, est comme livr tout entier
lvaluation des regards de jurs. [] Tandis que lacteur, comme personne individuelle et
vulnrable, prend place en face de lui, le spectateur prend conscience dune ralit qui
demeure occulte dans le thtre traditionnel bien quelle fasse invitablement partie de la
relation du regard pos sur le lieu du spectacle : de lacte de vision qui, de manire
voyeuriste, sapplique lacteur expos comme sil ntait quun objet sculptural. 68

Dans Playtime, le personnage semble avoir t remplac par la force dapparition du corps de
lacteur, qui entre en scne sans autre identit que la sienne. Ni noms, ni fonctions prcises, ni
dialogues ne viennent soutenir lidentification et la reconnaissance de personnages. Dans le
sillage de la performance, lacteur met plus ou moins en scne son je et son intimit. Si lon
a longtemps remis en cause la relation de proximit entre lacteur et son rle, cela notamment
depuis la contestation du systme Stanislavski, dans ce genre de crations se rapprochant de la
performance, lintimit et le vcu de lacteur sont sollicits non pas au service dun personnage,
dune confusion entre lacteur et le personnage, mais comme un geste de mise nu de lacteur
au service dun propos. Josette Fral, dans son ouvrage intitul Thorie et pratique du thtre,
au-del des limites69, sessaie une comparaison de lapproche du jeu en Amrique du nord et
en Europe (plus particulirement en France) et dfinit une tendance amricaine qui, sous
influence de la performance des annes soixante et soixante-dix, fait du personnage une entit
lombre de lacteur, caractris notamment par un soucis du travail corporel, tandis que
lapproche europenne se situerait davantage dans une conception de lacteur lombre de la
parole du personnage. Ainsi, avec Playtime, on retrouve les caractristiques de lapproche
67

Chantal Hbert et Irne Perelli-Contos, Le thtre et ses nouvelles dynamiques narratives,


luniversit de Laval, 2004, p. 255
68
Hans-Thies Lehmann, Le thtre postdramatique, LArche, 2002, p. 268
69
Josette Fral, Thorie et pratique du thtre, au-del des limites, Lentretemps, 2011

Les presses de

39

amricaine du jeu dacteur.


Sans chercher dmontrer que cet exemple est reprsentatif de lapproche du jeu
dacteur dans les critures scniques, il sagit plutt dune tendance que lon retrouve dans
diverses pratiques de ce genre et qui peut en constituer une caractristique assez rcurrente.
Mais il sagit toujours de relativiser et par exemple, le metteur en scne Jean-Frdric Messier
(que nous avons pu rencontrer en mars 2012), qui, comme Cline Bonnier, fait partie de la
compagnie Momentum et qui cre sur le principe de lcriture performative, considre les
notions de personnage, de mimsis et de jeu comme tant primordiales et ncessaires la
mdiation avec le public.

2. Le corps dissident : le thtre de Pippo Delbono

Aprs nous tre intresss la prdominance de la personne sur le personnage, nous


allons maintenant nous intresser au cas particulier de lacteur handicap dans le thtre de
Pippo Delbono. Le corps handicap injecte sur la scne une forte dimension de rel qui fait se
ctoyer de trs prs lart et la vie, et qui bouleverse les codes habituels du jeu. La compagnie
sest dailleurs constitue par des rencontres souvent fortuites et hasardeuses, permettant
notamment des acteurs non-professionnels dintgrer le groupe ( Cest un peu la dmarche de
mes spectacles ces dernires annes : des rencontres improbables entre des personnes trs
diffrentes qui se retrouvent dans le mme lieu, autour dun projet commun. 70). Le thtre de
Pippo Delbono sattache la fois cette proximit, do la rcurrence dun caractre autofictif
dans ses spectacles, et dautre part, la prsence du corps est une donne primordiale de son
thtre, lui qui a notamment tudi chez Eugenio Barba. La place de lacteur chez Delbono est
centrale et lui confre une grande responsabilit : Cette notion de pauvret, de thtre
pauvre, a t essentielle pour nous. Indpendamment de notre manque de moyens un
moment donn, ctait li au principe dun thtre qui se fonde exclusivement sur lacteur, sur la
personne humaine. 71 Ces deux axes sintgrent dans la dmarche dcrivain de plateau qui fait
de la scne le dvoilement dun travail manant du groupe, qui raconte ce groupe en quelque
sorte. Nous allons donc pencher sur cette dimension de rel qui surgit du corps handicap, mais
aussi du corps de faon gnrale. Nous commencerons par voir lirruption du rel du fait du
handicap de certains acteurs de Delbono, puis nous irons du ct du travail corporel, pour
70

Pippo Delbono, Mon thtre, Le temps du thtre/ Actes Sud, conu et ralis par Myriam Bloed et Claudia
Palazzola, 2004, p. 132-133
71
Pippo Delbono, op.cit. p. 139

40

terminer par les solitudes que met en scne Delbono.


Lacteur handicap mme sil est intgr la fiction porte avec lui les marques de son
identit, qui se lisent sur son corps. Le visage de Gianluca Ballar qui est trisomique ne peut se
soustraire un personnage, le corps semble toujours plus signifiant que nimporte quelle
convention thtrale et fictionnelle. Il a beau jouer un personnage, le corps ou le visage de
lacteur handicap rappelle sans cesse la personne : Je crois que la distanciation brechtienne
est inne chez Bobo ! On ne peut jamais oublier que cest lui qui joue. 72. Pippo Delbono parle
dailleurs peu de la notion de personnage qui pour lui induit lide de la psychologie. Le
personnage cest la personne : lhomme ou la femme qui portera des vtements diffrents. La
personne est plus forte que le personnage. 73 nous dit-il. La prsence dacteurs handicaps
rvle cet attrait de Delbono pour lentre en scne de la vie, en acceptant le corps signifiant et
marqu du rel, plutt que la stricte prsence dacteurs neutres et prts porter tous les masques
fictifs quon voudra bien leur faire porter. A leffacement de lacteur, Delbono prfre le
dvoilement. Dans le thtre de Delbono, ce principe thtral est plus vrai que jamais : ses
acteurs sont eux-mmes leur propre rle, en train de se rvler et de spaissir,
progressivement, au gr de lapprofondissement du travail. Ce vieil axiome du thtre
occidental a naturellement fait long feu, et dans le monde du spectacle, lacteur est somm de
disparatre derrire le rle qui lui est distribu. 74 Au-del de mettre en scne des corps
handicaps, dissidents pour reprendre notre titre, Delbono revendique le droit daffirmation de
lacteur affranchi du personnage-tampon entre lart et la vie. Cette force sans compromis
repose essentiellement sur ces acteurs hors norme, sur leur puissance de conviction, leur
capacit sortir dfinitivement des codes et conventions mortifres du thtre dominant. 75
Le handicap est un enjeu de reprsentation, car il attire le regard sur des maladies
marginalises. Comme le souligne Lehmann, ces corps provoquent un certain malaise.
Sajoute la prsence du corps dviant qui, par la maladie, le handicap, laltration, scarte de
la norme et provoque une fascination non-morale, malaise ou angoisse. 76 Ce malaise peut
venir en partie du fait que le spectateur est mis face une ralit dont il ne peut pas sextraire et
quil ne peut mettre de ct au profit de la fiction.
En accueillant des acteurs qui fracassent tous les codes thtraux dominants, Pippo
Delbono renoue avec la trs ancienne tradition des arts forains, et toute la tradition des
corps monstrueux, exhibs sur un trteau, en dehors de toute moralit. Mais il renverse
immdiatement cette logique ancestrale : si le monstre peut devenir acteur, cest pour que

72

Pippo Delbono, in Le corps de lacteur ou la ncessit de trouver un autre langage, entretiens avec Herv Pons,
Les Solitaires Intempestifs, 2004, p. 58
73
Ibid, p. 57
74
Bruno Tackels, Pippo Delbono, crivains de plateau V, Les Solitaires Intempestifs, 2009, p.
75
Idem., p. 34
76
Hans-Thies Lehmann, Le thtre postdramatique, LArche, 2002, p. 151

41

lacteur revienne comme un monstre, celui qui montre lessentiel que nous ne voulons pas
voir, en gnral. 77

En plus de mettre en scne des corps dviants, Pippo Delbono fonde le travail de
lacteur sur la dimension corporelle, ce qui intensifie la prsence du corps qui concentre le
regard du spectateur. Mis part la prsence de la narration de Pippo Delbono dans certains de
ses spectacles, il y a trs peu de paroles, de dialogue entre les personnages. Le langage
privilgi est celui du corps en scne. Car si Delbono rfute lide de personnage, cest bien le
corps de lacteur qui est objet de monstration. Comme dpecs du personnage, les acteurs sont
davantage des prsences physiques, errantes desquelles la psychologie sest chappe. Des
gens comme Nelson ou Bobo ne peuvent dcidemment pas faire un travail psychologique. Ils ne
prtendent pas inventer des motions particulires, ils sont simplement en train dagir et
dexister sur le plateau, et leur prsence nest jamais trouble par la volont dun jeu
psychologique. 78 La qualit de jeu est de lordre de ltre au plateau, de cette qualit physique.
Il sagit dabord de capter ltre de lacteur, et non pas ses motions. 79 On se rappelle ici du
Paradoxe sur le comdien de Diderot dont lacteur qui ressent le moins serait le plus -mme de
transmettre des motions la salle.

La dernire caractristique du thtre de Delbono laquelle nous avons choisi de nous


intresser nest autre que la solitude qui rgne sur la scne. Plutt que de sattacher aux relations
interpersonnelles, Delbono met en scnes des personnages seuls, errants, des solitudes. Il est
important que le spectateur ait la sensation de la solitude de chacun des acteurs mme lorsquils
ralisent des scnes plusieurs. Jaime que mes spectacles soient des mosaques de
solitudes. 80 Cette considration a encore une fois pour consquence de mettre lemphase sur le
corps de lacteur. Car si la relation interpersonnelle de personnages fait de la rencontre, de cet
espace entre les personnages, lenjeu principal du thtre dialogu, la solitude des personnages
de Delbono converge vers eux, vers leur corps et leur prsence hic et nunc.
Dans mes spectacles, les personnages se croisent et se rencontrent, mais rarement ils
changent de dialogues, car, dans lchange verbal, se nichent la psychologie et lillusion de
lchange, lillusion de la fusion dans la mme motion partage. Mes personnages se
rencontrent, mais ce sont deux vies seules qui sont cte cte sur le plateau et dessinent
ensemble un dessin. 81

Nous dit Delbono.


Cette solitude des acteurs-personnages semble faire cho la marginalit et la solitude de ces
77

Bruno Tackels, op. cit., p. 86


Pippo Delbono, in Bruno Tackels, op. cit., p. 77
79
Idem., p. 109
80
Pippo Delbono, Le corps de lacteur ou la ncessit de trouver un autre langage, entretiens avec Herv Pons, Les
Solitaires Intemprestifs, 2004, p. 90
81
Idem., p. 91
78

42

personnes. Dans Esodo, il y a Fadel et Eda, de vritables exils, Nelson vient vraiment de la
rue, Bobo a rellement pass cinquante ans dans un hpital psychiatrique 82 Dun thtre qui
promeut lacteur et son parcours, sans jamais nier la personne, la scne se fait le reflet des
acteurs prenant part la cration, dans une dmarche dcriture de plateau. Ainsi, de personnes
seules et plus ou moins marginaliss, les spectacles de Delbono mettent en scne des
personnages de solitude.
Lacteur handicap et le corps dviant dans le thtre de Pippo Delbono prennent place
dans un systme plus vaste qui sattache faire de la personne de lacteur linstance
dapparition privilgie dont le corps se fait langage. Ainsi, cet acteur la corporalit dissidente
est rvlateur dune approche postdramatique de linterprtation dans une certaine mise nu de
lacteur qui se trouve dpec du personnage traditionnel.

3. Jeu dacteur et temporalit

Une des principales caractristiques de lcriture de plateau rside dans le rapport


quelle entretient avec le temps prsent. En effet, plutt que de miser sur un texte dj crit,
provenant dune temporalit passe, les crivains de plateau prfrent la cration envisage sous
le signe du prsent et de la rencontre entre les diffrents participants la cration. Les crivains
crivent partir de la scne plutt que de laisser le texte dicter ses lois la scne. La vraie
diffrence tient dans le fait que le texte provient de la scne, et non du livre. Il ne sagit pas
forcment dimprovisations, bien au contraire : les mots sinscrivent en une construction
essentiellement mrie dans lespace et le temps du plateau, partir de tout ce qui en fait la
matire, commencer par celles des acteurs. 83 nous dit Bruno Tackels. Ainsi, le caractre hic
et nunc de la reprsentation devient une donne fondamentale.
Afin dexplorer linfluence de cette temporalit singulire sur le jeu dacteur, nous nous
pencherons sur la construction du personnage en contradiction avec lvnement au prsent, la
prsence de lacteur, et enfin au rapport entre temps de cration et temps de la reprsentation.

Dans les crations de textes dramatiques, le personnage thtral pr-existe son


interprtation par un acteur. A la prsence de lacteur soppose la dimension dantriorit du
82

Pippo Delbono, Mon thtre, conu et ralis par Myriam Bloed et Claudia PalazoloLe temps du thtre / Actes
Sud, 2004, p. 71
83
Bruno Tackels, in Pippo Delbono, coll. crivains de plateau V, 2009, p. 10

43

personnage. Ainsi, bien que lacteur sattache rendre le personnage prsent la scne, il
navigue entre ce personnage, cet Autre qui appartient un ailleurs et lui qui est dans un prsent
absolu, celui de la reprsentation. Il semble donc quil y ait priori un foss entre la notion de
personnage et lacteur. En construisant rebours la vie du personnage, la recherche de
cohrence et de motivation, en le transformant en une mcanique cartsienne (une cause pour
chaque effet), on le prive finalement de toute l'humanit dont la vivante prsence de l'acteur est
l'interprte. 84 nous dit Stphane Olivier. Le spectacle Capital Confiance de la compagnie belge
Transquinquennal, dont fait partie Stphane Olivier, et qui a donn des reprsentations
Montral en mars 2012, fait tat dun fort ancrage du jeu dacteur dans le prsent. Plutt que de
reprsenter des personnages, les acteurs entraient en scne soit de faon ce que la personne
prenne le pas sur le personnage, soit dans une qualit de personnages-cratures scniques. Le
premier acteur entrer en scne na vraisemblablement pas de personnage et cest en qualit
dacteur quil sadresse nous, faisant une sorte dautopsie du public du soir, sadressant nous,
dans une temporalit liant scne et salle : le prsent de lacte thtral. Le nouveau concept du
temps partag considre donc le temps structur esthtiquement et le temps du rel vcu
comme un seul et mme gteau rparti entre acteurs et spectateurs. 85 crit Hans-Thies
Lehmann. Les cratures de Capital Confiance nous parlent de la crise sur un mode tantt drle,
tantt sarcastique, tantt mathmatique, Lacteur participe la mise en scne dun propos, de
questionnements relatifs un thme tandis quun personnage sattache au droulement dune
fable ; telle pourrait tre une des distinctions du jeu dacteur dans lune et lautre pratique, de
plateau et de texte. Les personnages nayant ici aucune vie extrieure, on propose mme au
spectateur la possibilit dinterrompre la reprsentation en appuyant sur un bouton o il est crit
Appuyer pour interrompre la reprsentation . Ce sont ici bien plus les acteurs que des
personnages qui sont alors interrompus (et ce dfinitivement, le spectacle ne reprendra pas de la
soire).
Les acteurs de Playtime, nourris du thme de lros, nont pas construit de personnage mais des
parcours scniques partir de leur intimit, de leurs envies. La relation de lacteur son rle est
ici trs troite et ainsi, ces deux entits voluent dans une mme temporalit, le rle ne pouvant
se dtacher de lacteur qui la fait natre. Ainsi, lorsque lacteur sort, son personnage, sa crature
sen va avec lui. Dautre part, il est beaucoup moins facile denvisager une reprise dune
cration de plateau, de ce fait mme que les acteurs y prenant part en sont lessence et que de
nouveaux participants induiraient un autre spectacle.
Au personnage envisag comme une entit antrieure (et postrieure) la reprsentation,
lacteur prend part la reprsentation qui a une dure limite dans une dynamique allant vers la
fin du spectacle. Lacteur prenant part des crations de plateau fait natre un personnage qui ne
84

Stphane Olivier, Critique de la construction rebours du personnage (p. 42-45), in Etudes thtrales, n 26,
2003, p. 44
85
Hans-Thies Lehmann, Le thtre postdramatique, LArche, 2002, p. 252

44

prexiste ni ne survit au temps de la reprsentation. Si bien souvent, il ny a pas de texte tablit


postriori de la cration et de la reprsentation, le personnage ne survit pas non plus sur le
papier.

Les critures de plateau et le thtre postdramatique, plutt que de mettre en scne une
temporalit extrieure, privilgient un rapport au prsent. La prsence de lacteur est alors
davantage envisage comme reprsentante et garante de cette temporalit unissant acteurs et
spectateurs, comme nous lavons voqu plus haut. Le corps de lacteur, dpec de lenveloppe
fictive dun personnage extrieur, se prsente plus quil ne reprsente.
Le corps devient centre de gravit, non pas comme porteur de sens, mais dans sa
substance physique et son potentiel gestuel. Le signe central du thtre, le corps de lacteur
refuse son rle de signifiant. Le thtre postdramatique se prsente comme un thtre de la
corporalit autosuffisante, expose dans ses intensits, dans sa prsence auratique et
dans ses tensions internes ou transmises vers lextrieur. 86

Ce refus de la rfrence extrieure semble affirmer un refus plus global de la temporalit passe
et trangre au temps thtral, comme si le rfrentiel externe empchait le prsent de se
dployer sensiblement sur la scne. Un acteur dpec du personnage avec pass et futur semble
ncessairement se rapprocher de la prsence effective, celle de sa personne et de son corps au
prsent. Lacteur du thtre postdramatique est peut-tre cet acteur auquel on a supprim le
personnage, en mme temps que laction dramatique a t remise en cause. De mme que le
thtre de la parole sattache mettre en scne lnonciation au prsent de la parole, une partie
des critures de plateau semblent se centrer sur ltre l corporel de lacteur.

Enfin, nous allons nous intresser au temps de cration et au temps de la reprsentation.


Gnralement, les dmarches dcritures de plateau demandent un temps de cration plus long
que pour la mise en scne dun texte. Cela car la cration manant de chacun des participants
prend davantage de temps que lorsquun metteur en scne met en place sa mise en scne
personnelle. Pour Playtime par exemple, le temps de cration a commenc bien avant les
rptitions de groupe. En effet, avant de runir les cinq acteurs, Cline Bonnier a travaill
individuellement avec chacun des artistes afin de rcuprer leurs dsirs de dire intimes et leurs
envies concernant le processus cratif, propre chacun des artistes. Le matriau intime,
difficilement contraignable des contraintes dhoraires et de production courtes, a t travaill
bien avant la mise en scne proprement dite. Ainsi par exemple, dans le travail avec Gatan
Nadeau, de nombreuses sances ont consist en la mise en place dune parole automatique. Il se
soumettait la parole automatique devant une camra et devant Cline Bonnier, puis la vision
de la vido, tous les deux crivaient ce que cela leur avait inspir. Stphane Crte, lors dune
rencontre avec le public parle du travail de Cline Bonnier comme dun travail essentiellement
86

Ibid., p. 150

45

bas sur lcoute et la rception. Comme elle le dit elle-mme, Cline Bonnier nest pas la
metteur en scne mais un regard assembleur
Dans ce spectacle, la dimension performative se retrouve lors de scnes en partie
improvises chaque soir, comme cest le cas pour le discours de Gatan Nadeau sur
linsaisissable. Sa partition est prtablie mais lintrieur, il se livre un exercice
dimprovisation. Ainsi, la temporalit prsente est travaille directement sur scne. Il est
intressant dobserver que lici et maintenant prvaut dans les critures scniques et quen
mme temps le temps de cration et de travail pralable est trs long, comme si pour acqurir
une vraie prsence au prsent du plateau, il tait ncessaire davoir un bagage dautant plus
consquent dans le pass de la cration. Un propos de Delbono peut nous clairer ce sujet :
Tout au long de lanne, un travail datelier se mne, sans autre but que lui-mme. Le
spectacle produire nest au fond quun temps de condensation, le rsultat n dun long
processus souterrain. 87
Au sein mme de la dmarche cratrice, la temporalit prsente semble primer. Cline
Bonnier nous explique quil tait ncessaire de prserver ltat cratif le plus longtemps
possible, et ce jusque durant la reprsentation elle-mme (comme nous le montre lexemple de
Gatan Nadeau, plus haut). Cette conception soppose la fixation de la matire crative,
notamment reprsente dans la notion de rptitions. Lorsque nous avons rencontr JeanFrdric Messier, il insistait sur limportance des accidents lors des improvisations et des
rptitions, en tant que jaillissement privilgi du prsent.

Ce premier chapitre centr autour de la ligne de partage entre le personnage et lacteur,


et donc entre le fictif et le rel, nous a men observer que dans les critures scniques, nous
trouvons de plus en plus une ambigut entre les diffrents niveaux de rel et de fictif, ambigut
qui se situe notamment lendroit du jeu dacteur.

Chapitre 2.

Le travail de lacteur

1. Lacteur au commencement de la cration

Si le travail de lacteur dans une cration dun texte se situe sur linterprtation dun

87

Pippo Delbono, in Bruno Tackels, Pippo Delbono, Les Solitaires Intempestifs, 2009, p. 90

46

personnage prexistant, duquel lacteur se fait linterprte, lacteur pris dans une dmarche
dcriture de plateau est lorigine de son propre personnage, il en est le crateur premier (avec
le metteur en scne). Cest principalement cet endroit que nous pouvons observer une
diffrence dans le travail de lacteur. A laide du spectacle Playtime, nous allons tenter de dfinir
la nature de lengagement de lacteur dans des pratiques dcriture scnique. Nous nous
intresserons principalement lengagement en tant que crateur et lengagement personnel.
En tant que crateur, lacteur est convoqu pour sa capacit de proposition et de rel
geste crateur, au-del de linterprtation technique dun rle. En cela, il se rapproche dun coauteur du spectacle. Ainsi, Cline Bonnier prfre parler de gestion de sa part plutt que de mise
en scne, revendiquant lapport crateur et de mise en scne manant de chacun des artistes
prenant part la cration. [] avec lcriture de plateau, lacteur est de plus en plus matre e
ce qui sy inscrit, mme si cette matrise peut prendre des formes trs diffrentes. Dans chaque
cas, cest bien lacteur qui (re)devient lauteur principal du spectacle. 88 nous dit Bruno
Tackels. Lun des apports primordiaux des acteurs au sein de Playtime fut lauto-dcision du
jeu, de leur qualit de prsence en scne, chacun choisissant les modalits de sa prsence
scnique. Cline Bonnier voulait faire merger la vision de lros de cinq artistes, et non pas
leur faire porter sa vision personnelle. Une artiste comme Clara Furey par exemple qui est aussi
danseuse, a insuffl cette cration un apport chorgraphique. Elle sest servie de son art pour
porter son propos. De mme, Paul-Patrick Charbonneau qui vient davantage de la performance
avait en scne une qualit plus plastique et proche des arts visuels, limage de cette scne o,
il traine avec lui une ribambelle de chaussures talons-hauts, avec laquelle il se fera recouvrir
de cellophane, ou encore Nancy Tobin qui est compositrice et qui utilise beaucoup la musique
dans les scnes la concernant. Chacun a son langage, qui plutt que dtre un langage demprunt
est leur langage personnel, celui qui les caractrise en tant quartistes.
Tout ce pass de cration underground ma form, dit-il ; quand jarrive dans le milieu
institutionnel, les enjeux ne sont pas les mmes. a vient moins chercher en moi des
ressources de cration. Je reste un interprte, jentre dans le regard, la vision et le dsir dun
metteur en scne et il faut que je me moule, que je joue le jeu de faon honnte. Il avoue
que certaines rencontres, avec Brigitte Haentjens, Jean-Marie Papapietro ou Cline
Bonnier, par exemple, lont rconcili avec un certain thtre, car ces gens ont une relle
dmarche de cration qui sollicite la participation de lacteur crateur. 89

Lcriture de plateau a aussi cela de particulier quelle utilise pour matriau premier les
comptences de chacun pour nourrir la cration, qui devient limage de ce rassemblement
dartistes prcis. Ainsi, la couleur densemble se substitue un effet de patchwork duquel
chacun des artistes se dtache et conserve sa personnalit propre.
88

Bruno Tackels, Pippo Delbono, crivains de plateau V, Les Solitaires Intempestifs, 2009, p. 10
Gatan Nadeau cit dans larticle Lacteur au centre de la cration , Raymond Bertin
Jeu : revue de thtre, n 129, (4) 2008, p. 108-114, http://id.erudit.org/iderudit/23530ac
p. 109
89

47

La qualit de participation qui est demande aux acteurs dans Playtime comme dans
dautres pratiques dcriture de plateau, est de lordre de lintime. Lengagement de lacteur a
t ici dordre cratif premirement mais aussi dordre personnel et motif du fait du thme de
lros qui va plonger dans lunivers intime de ce que cette notion voque aux acteurs. Cline
Bonnier et son quipe dacteurs ont imagin partir des rflexions personnelles et de leurs
envies, cinq labyrinthes comme elle le dit, qui constituent cinq parcours plus chaotiques que
linaires, correspondant un tat de rflexion en travail. La contestation de la mthode
Stanislavski comme tant dangereuse pour lacteur qui se commet en usant de ses motions
propres pour crer et jouer son rle pourrait sembler se voir ici remise de lavant, mais la
diffrence prs et majeure que lacteur qui ninterprte pas un personnage ne peut se confondre
avec cet autre. Par ailleurs, dans Playtime, ce travail mettant en jeu lintime de lacteur est un
processus de travail en amont, plutt quun outil de reprsentation. Limplication motive sest
faite durant les rptitions, lorsquil sagissait de donner forme des perceptions personnelles.
Mais une fois en scne, les modes de jeu bass davantage sur lapparition et les micros-actions
fonctionnant comme dinnombrables mtaphores, donnaient lensemble une esthtique de la
monstration extrieure plutt quune dmarche introspective. Comme si le fond et la forme
correspondaient deux tapes de travail diffrentes, le fond relevant du travail de rflexion,
dexploration et de rptition, tandis que la forme prime au moment de la reprsentation. De ce
fait, le spectateur na pas la sensation dtre le voyeur dmotions intimes, mais il est davantage
port reprer et imaginer ce quoi une action, une image renvoie du point de vue de lros.
Ainsi, il est en position denquteur plutt que de recevoir avec malaise une parole trop intime.
Il regardait mon travail avec mfiance, me rptant inlassablement que ce que je montrais
sur le plateau ntait pas moi. Un jour il ma demand daller chez moi, de rcuprer toutes
les lettres que ma sur mcrivait pendant la dictature en Argentine. Je les ai toutes lues.
[] De toutes ces lettres, jen au reconstitu une seule que je lis dans Il tempo degli
assassini. Jai compris que pour Pippo, mon exprience de vie, ce que je suis, est plus
important que mon travail dacteur. 90

Nous dit Pepe Robledo, acteur de Pippo Delbono. Le travail que nous faisons avec les acteurs
permet de trouver des choses qui sortent de leur biographie personnelle, mais elles en sortent,
justement ! 91 nous dit Pippo Delbono.
Lacteur au commencement de la cration devient cette entit primordiale remplaant la
traditionnelle fable fictionnelle. Plutt que linterprtation dun personnage, lacteur-crateur
use de sa personne pour construire son jeu. Lacteur est de plus en plus le matriau rel ayant
supplant le personnage fictionnel.
90

Pepe Robledo, in Pippo Delbono, le corps de lacteur ou la ncessit de trouver un autre langage, Entretiens avec
Herv Pons, Les Solitaires Intempestifs, 2004, p. 44
91
Pippo Delbono cit par Bruno Tackels dans Pippo Delbono, crivains de plateau V, Les Solitaires Intempestifs,
2009, p. 89

48

2. Le concept de partition scnique

Dans les pratiques dcritures scniques ne prenant pas pour base un texte thtral
interprter, la cohrence du spectacle se base sur autre chose que cette fiction prtablie. Ainsi,
sans prtendre au caractre systmatique du travail partir dune partition scnique dans ces
pratiques, cest cette dmarche cratrice que nous allons nous intresser, dmarche mettant de
lavant la construction non exclusivement linaire, logique et cohrente en rupture avec
lavance traditionnelle de la pice fonctionnant sur le modle de la pice aristotlicienne.
Playtime nous servira dexemple.

Construite sur la base de cinq labyrinthes, de cinq parcours dacteurs, cette cration est
une sorte de montage non linaire. Une fois le matriau artistique trouv, il sagissait pour
lquipe dassembler ces cinq parcours plus ou moins indpendants les uns des autres. En
entrant en salle de rptition, on peut observer une disposition sur le mur dune succession de
morceaux de papiers, de tableaux. Ainsi, chaque scne qui devra prendre sa place dans le
spectacle est assez indpendante et lassemblage de ces scnes constitue une partition scnique,
susceptible dtre bouleverse en intervertissant deux scnes par exemple. Il ny a pas de
ncessit linaire dans cette cration, comme le disait Cline Bonnier lors dune rencontre
publique, soulignant le fait quelle avait la sensation de se trouver davantage dans une galerie
dart quau thtre. Comme le thme mlodique dun mouvement musical, chacun des acteurs
tait tour tour le centre dun des tableaux.
Cette approche par la partition scnique met de lavant lacteur au travail en opposition
au personnage agissant de faon cohrente et logique. Le personnage traditionnel fonctionnant
sur la base de laction dramatique, avec une progression allant vers le dnouement, entre en
contradiction avec le travail men durant la cration de Playtime, qui fait des parcours dacteurs
des labyrinthes aux linaments chaotiques et dont lenjeu nest nullement le dnouement, mais
bien plus une rflexion en action. Lacteur devant sadonner une succession de tableaux et de
micros-actions fait un travail de ruptures et donne voir une construction fragmentaire de son
parcours. Si tantt il joue le rle du premier violon, linstant daprs, il est en sourdine,
redonnant le pouvoir un autre acteur. Nous pouvons faire le parallle avec la musique
contemporaine, qui plutt que de dvelopper sur le long cours un thme musical, travaille sur la
surimpression de plusieurs thmes.
La succession des micros-actions en dpit dune action densemble bien dfinie appuie
49

sur lide que cest lacteur au travail que nous regardons. Les acteurs de la compagnie ne
jouent pas des rles, ils travaillent. 92 dit Delbono. Cet acteur reprend son pouvoir daction au
personnage dont il sest dtach. A la certaine passivit de lacteur devant excuter une srie
dactions, de scnes ne lui appartenant pas, lacteur dans Playtime notamment devient
linstigateur de ses propres agissements. Cet approche va lencontre du personnage prenant
place dans un thtre illusionniste et dont lacteur sattacherait feindre que les actions du
personnage sont les siennes. Dans Playtime, la notion de personnage tant vacue, les actions
sont explicitement celles des acteurs. La construction en micros-actions met lemphase sur le
caractre concret, physique du travail de lacteur, alors que le personnage cohrent est travaill
par sa logique de personnage interne. Ainsi, la partition scnique assemble un ensemble
dagissements et la mmoire des acteurs, plutt que dtre motionnelle est une mmoire
gestuelle, une mmoire manent proprement du plateau. La mmoire concrte semble prendre le
pas sur la mmoire affective du personnage servant sa linarit dramatique.
A lhabituelle pice de thtre, la partition scnique en tant que feuille de route de la
cration, semble tre la forme dcriture prenant place dans les pratiques de plateau, criture
provenant de la scne.

3. Remise en cause de la technique de lacteur

Longtemps, la technique d'un acteur se rsumait sa capacit interprter de faon


crdible et vraisemblable un personnage. Avec la dilution de la notion de personnage c'est tout
un pan de la formation et de la technique de l'acteur qui est remise en cause. En effet, on ne
demande plus seulement l'acteur de savoir se fondre dans un personnage, mais il est de plus en
plus amen mettre une partie de lui dans son travail de proposition. La personnalit de l'acteur
devient une donne prendre en compte dans le processus de recherche de jeu. Comme nous l'a
dit Sophie Cadieux lors d'une entrevue, la formation qu'elle a reu au conservatoire d'art
dramatique de Montral s'tablissait sur trois annes, la premire tant centre sur le
personnage, la seconde sur la personne de l'acteur et la troisime sur la cration, ce qui montre
quon ne nie plus l'acteur au profit d'un sacrifice total au personnage et l'auteur. Dans le cadre
des critures de plateau, lacteur est davantage sollicit pour sa qualit de crateur, en rupture
avec lacteur-interprte qui use de sa technique pour entrer et se conformer la dmarche et la
92

Pippo Delbono, in Le corps de lacteur ou la ncessit de trouver un autre langage, entretiens avec Herv Pons,
Les solitaires intempestifs, 2004, p. 38

50

direction dacteurs dun metteur en scne. Affirmer le caractre crateur de lacteur, sans dire
quon ne cherche plus en lui des comptences et une technique, revient lui laisser une plus
grande amplitude de jeu, et cela notamment en lien avec linvestissement personnel et intime,
dans le contexte dune remise en cause de la relation entre lacteur et le personnage. Nous nous
intresserons la relation entre matriau intime et matriau technique, puis nous mettrons de
lavant la prsence de lacteur en opposition linterprtation dun personnage, pour finir par
lobservation de lacteur stagiaire multipliant les approches. Cela afin dapprocher cette notion
de technique dans le cadre des critures de plateau.
Si lon considre quune partie importante des critures de plateau sattache solliciter
la personne de lacteur plutt quun personnage, on peut imaginer que la technique, tant une
somme de comptences acquises est contraire cette sorte de dnuement de lacteur que lon
peut observer dans les critures scniques.
Lacteur-pote est arc-bout entre le rle et soi-mme. Et dans lentre-deux qui se creuse,
il donne un aperu de son identit intime que seul le spectateur perdument attentif peut
parfois apercevoir. Si Eugenio Barba parlait de lacteur dilat, nous pouvons lui apposer
ici la variante de lacteur fl. Cest lacteur-pote qui na pas dvelopp dmesurment
sa technique, ni entrain sans rpit son corps, lacteur qui sapproprie le rle pour le jouer
tout en laissant simmiscer des aveux intimes. Des aveux qui cest la raison pour laquelle
ils sduisent semblent se formuler malgr lui. Ici il ny a pas dexposition narcissique de
soi, il ny a que vrit personnelle qui traverse le corps, agite la parole, trouble le souffle.
Vrit affirme la drobe que le spectateur-quteur dcle. Il reconnat dans ces
symptmes autant lclat de la prsence de comdien que lauthenticit dune vrit de
ltre. 93

En nusant pas du matriau technique de faon outrancire et systmatique, lacteur-pote dont


parle Georges Banu accepte de rvler une part de lui, qui nest pas dissimule par la technique
de lacteur qui chercherait se cacher, seffacer derrire celle-ci.
Dautre part, dans une recherche de lici et maintenant thtral, les dmarches dcritures
scniques privilgient une certaine dimension dimmdiatet. Le bagage technique de lacteur
faisant rfrence tout le travail pralable de lacteur, aux annes dapprentissage, peut alors
entrer en conflit avec cette temporalit prsente. De plus, la technique agit comme un moyen de
contrler les choses, de matriser son interprtation et de se prvenir de linattendu, tandis que
les critures de plateau faisant du temps prsent une donne primordiale cultive davantage
laccident ou limprovisation. Ainsi par exemple, dans Playtime, le long monologue de Gatan
Nadeau est chaque soir en partie improvis, laissant lacteur une amplitude de libert lors de la
reprsentation. A travers lacteur technicien, cest son travail pass qui est rendu visible au
spectateur. Convoquer la matire intime de lacteur, cest faire le choix de ce qui nest pas
directement perceptible, tandis que la technique se donne davantage comme comptence
extrieure. Dans Playtime par exemple, lacteur Stphane Crte ple des oignons et cela voque

93

Georges Banu, L'acteur-pote, au-del du rle (p. 24-30), in Etudes thtrales, n26, 2002, p. 26

51

la fois le travail de son pre sur les maladies dues aux oignons, et par ailleurs, lorsquil fait
cette action, il commence peu peu pleurer, comme un clin dil la technique dacteur
concernant le fait de savoir pleurer. A travers cet exemple, le matriau intime prend le pas sur la
technique et se joue delle. Je suis intresse diriger des acteurs qui veulent explorer
l'inconscient. C'est cette part d'ombre que je dsire aller chercher chez un acteur et non son
habilet technique ou d'interprtation. 94 nous dit Brigitte Haentjens, sollicitant elle aussi
lacteur-crateur au sein de cration de textes dramatiques.
Si la prsence de lacteur a pris le pas sur la construction du personnage et du rle, cest
la technique consistant interprter un personnage de faon illusionniste qui est alors remise en
cause. La prsence fugitive et phmre de lacteur comme nous lavons vu plus avant dans
notre travail semble entrer en contradiction avec linterprtation dun personnage qui induit
lide de persistance, dentit construite dpassant le temps de la reprsentation. Cela renvoie
aussi la mimsis qui consiste en une imitation de lhomme, la technique de lacteur sattachant
souvent reproduire le plus fidlement possible la figure humaine. Si le caractre illusionniste
du thtre est de moins en moins accept de nos jours, alors linterprtation raliste et
mimtique dun personnage perd de son ancrage. Plutt que de prtendre tre quelquun dautre
et se sacrifier au rle, lacteur-crateur nusant pas exclusivement de sa technique, affirme sa
prsence personnelle comme nouveau personnage. Concernant le corps de lacteur, cet acteur
crateur ne chercherait plus dissimuler son corps en le contraignant prendre les formes dun
personnage extrieur lui.
Suite cette refonte des divers repres de lactivit thtrale, les corps montrs,
lvidence, ne sortent pas indemnes. Ou plus exactement : lapparente matrise des acteurs
de thtre est soumise une preuve dcisive, la vrit par le corps. Dans cet espace vital,
ce nest plus le savoir-faire et la prtendue technicit du jeu qui dictent lesthtique de la
scne. Tout est dabord affaire de prsence, ncessit de la prsence de tout ce qui peuple le
plateau. 95

Si le travail de lacteur nest plus essentiellement orient vers linterprtation mimtique dun
personnage, le travail corporel la base de la prsence scnique se trouve quant lui fortement
rinvesti, comme nous le verrons dailleurs avec lapproche chorgraphique de Brigitte
Haentjens plus tard. Ce qui ma permis de me rendre compte que tout ce travail sur le corps
mavait aid retrouver une sorte de naturel, une nergie comparable celle des enfants. Cest
trs important de parvenir au point o la technique disparat. 96 nous dit Pippo Delbono. On
observe dailleurs que les costumes sont souvent proches de la tenue quotidienne, comme cest
le cas dans des spectacles de Castellucci, de Garcia ou encore de Cline Bonnier pour reprendre
notre exemple initial. Le costume ayant longtemps t un lment essentiel de la mtamorphose
94

Brigitte Haentjens, in Josette Fral, Mise en scne et jeu de l'acteur, tome III Voix de femmes , la rage de crer
entretien avec Brigitte Haentjens (p. 189-204), Qubec Amrique, 2007, p. 199
95
Bruno Tackels, Les Castellucci, crivains de plateau I, Les Solitaires Intempestifs, 2005, p. 32
96
Pippo Delbono, in Mon thtre, p. 138-139

52

de lacteur en personnage, lacteur du thtre postdramatique semble lavoir perdu et avec lui un
des moyens de sa dissimulation.
Dans Playtime, la composition plastique des corps sur la scne prime parfois sur linterprtation
des acteurs qui sadonnent souvent des micros-action simultanes ne mettant pas lemphase
sur la technique dun acteur mais sur limage globale. Dans cette cration, la voix par exemple
qui est traditionnellement un lment fondamental de la technique de lacteur est rarement trs
audible et fonctionne davantage sur sa capacit produire des sons que du sens, lexemple de
Gatan Nadeau injuriant dans un mgaphone tout en mangeant des chips. La technique souvent
assimile llment vhicule du sens devient un matriau vhicule de sensations.
La question de lacteur technicien ou non se pose aussi dans la faon quil a de se
former. Si la tendance actuelle du thtre est linterdisciplinarit et la multidisciplinarit des
acteurs, la formation elle aussi est presque systmatiquement construite sur la base de
lclectisme et de la pluralit des approches conjuguant thtre, danse, chant, arts martiaux,
travail de camra, clown,...
Certains jeunes prennent tout ce qui se prsente. Leur dsarroi se mesure au nombre de
stages et d'apprentissages divers auxquels ils se livrent. Mais jusqu' quel point le cumul
est-il possible ? Une mme personne dclare avoir t forme l'cole du Thtre Arsenal
de Milan, la New York University et au Mouvement Research, avec Judith Malina au
Living Theatre, Richard Cieslak au Laboratoire de Grotowski et Barba l'Odin Teatret,
avec Yoshi Oida de chez Brook, E. Pardo au Roy Hart Theatre, avec G. B. Corsetti et
quelques autres. Comment assimiler autant de tendances, parfois contradictoires ? [] Si
l'on considre qu'aucun apprentissage n'est neutre mais qu'il marque ensuite fortement le
jeu, comment s'y retrouver ? moins de ne faire qu'effleurer des techniques et des modes
de pense qui demanderaient au contraire un engagement total ? 97

Nous dit Odette Aslan.


Si pour certains, le grand nombre de comptences est peru comme une force, pour dautres cela
semble tre le lieu dune certaine dilution de lacteur. Cest le cas de Pippo Delbono, dont les
propos qui suivent sont trs parlants.
Je suis trs perturb par la dimension touche--tout de beaucoup dacteurs occidentaux.
Plutt que les curriculum vitae brillants de comdiens qui ont fait un peu de tout, du thtre,
de la tl, du cinma, je prfre de loin les acteurs qui cherchent faire une seule chose,
mais qui tentent de la faire bien. Nous subissons une vision totalement capitaliste de lart,
dans laquelle lacteur saline et se massifie. Je combats violemment cette tendance, en
proposant mes acteurs dapprofondir un parcours. 98

Lapproche de Pippo Delbono laisse poindre lide dune thique de lacteur, dun engagement
durable bas sur un travail au long cours plutt que sur la dmultiplication des approches. Ainsi,
lopposition est palpable entre lacteur de troupe et lacteur indpendant qui doit prendre part
une plus grande diversit de dmarches artistiques. Si lon prend lexemple du Qubec, on
saperoit que la troupe est trs peu rpandue, notamment du fait du maigre soutien aux
97
98

Odette Aslan, L'acteur au Xxme sicle thique et technique, L'entretemps, 2005, p. 392
Pippo Delbono, in Bruno Tackels, Pippo Delbono, crivains de plateau V, Les solitaires intempestifs, 2009, p.32

53

compagnies. Les acteurs qubcois pour la plupart dentre eux sont indpendants et alternent
entre thtre, tlvision, publicit, doublage, cinma,

A travers ces quelques observations, nous avons donc tent de voir comment la
technique de lacteur sest vue remise en cause dans les critures de plateau. Mais ce nest pas
tant un rejet de la technique de lacteur, quun dplacement de celle-ci vers de nouvelles zones.

A travers ce deuxime chapitre o nous avons explor le jeu dacteur au sein des
critures scniques, nous avons pu constater que lun des enjeux principaux se trouve tre la
place de lacteur au sein du processus de cration. Lacteur de moins en moins soumis
linterprtation dun personnage extrieur lui et la vraisemblance se dirige de plus en plus
vers une qualit de prsence le mettant en jeu en tant quacteur et en tant que personne. Son
travail se situe davantage du ct de limplication personnelle que du ct dune virtuosit
dacteur. Par ailleurs, dans ce type de crations, plutt quun interprte au service dun texte,
dun personnage et dun metteur en scne, lacteur acquiert une autonomie de cration
considrable.

Conclusion la partie II
Cette deuxime partie consacre au jeu dacteur dans le cadre des critures scniques aura
t loccasion dapprocher le travail de lacteur qui ne fait pas du personnage sa zone
dexploration exclusive. Si le personnage est souvent vacu du processus de cration, il lest
aussi lors de la reprsentation, donnant voir davantage des acteurs que des personnages fictifs.
Les critures scniques influences par la performance font de lapparition de lacteur une
apparition performative ne prtendant pas feindre ce quelle nest pas. Ainsi, la frontire entre
fiction et ralit sestompe quelque peu et donne lacteur une responsabilit supplmentaire,
notamment du point de vue de lengagement cratif. De plus en plus, lacteur devient le crateur
privilgi des modalits de son apparition en scne. Cette responsabilit se combine par ailleurs
avec un certain risque, lorsque lacteur dpec du personnage se met nu sans masque ou sans
mimsis. Il faut cependant garder lesprit que ces observations ne peuvent se soumettre une
vrit et une systmatisation de ces procds cratifs.

54

Partie III.

Le jeu dacteur : vers un clatement des

frontires
Notre troisime et dernire partie sera consacre une remise en question de notre
distinction prcdente, afin de voir en quoi les deux pratiques peuvent se rejoindre et sur quels
terrains, elles peuvent tmoigner de dynamiques communes. Dans un premier chapitre, nous
nous intresserons la porosit entre les deux pratiques et dans un deuxime temps, partir du
spectacle Moi, dans les ruines rouges du sicle dOlivier Kemeid, nous nous intresserons aux
rapports entre ralit et fiction concernant le personnage principal Sasha Samar. Car bien que
cette cration soit la mise en scne dun texte thtral (encore non dit), lapproche
performative de lacteur laisse percevoir un certain effacement des frontires entre rel et fictif
partir de la notion de personnage. Nous verrons donc en quoi cette cration se fait le tmoin
dune remise en cause et dun clatement des frontires entre les pratiques cratrices.

Chapitre 1.

De la porosit entre les diffrentes pratiques

Lors de notre travail, nous nous sommes aperus que la distinction pralablement opre
entre cration de texte et criture scnique se voyait remise en cause par des crations hybrides
mlant notamment thtralit et performativit . Dans ce premier chapitre, nous nous
intresserons donc aux quelques rapprochements que nous pouvons faire entre criture thtrale
contemporaine et criture scnique, pour ensuite nous pencher sur la question du corps comme
lment de remise en cause des frontires du jeu de lacteur.

1. Rapprochement entre les critures contemporaines et lcriture de plateau

Plutt que de prtendre limpermabilit entre lcriture thtrale contemporaine et


lcriture scnique, nous allons tenter de mettre en lumire quelques-uns des points autour
desquels les deux pratiques peuvent se rejoindre et ainsi tmoigner dune dynamique de cration
de plus en plus commune. Cest principalement sous langle du personnage et du jeu dacteur
que nous allons ici nous attarder sur ce rapprochement.
Si comme nous lavons vu en dbut de travail, la notion de personnage dans les
55

critures contemporaines a t le lieu de remises en cause et daffaiblissements, on observe du


ct des critures scniques un mouvement similaire concernant la relation de lacteur au
personnage. En effet, dans ces pratiques, le personnage sefface au profit de la prsence de
lacteur, dont la corporalit devient une donne primordiale, dans une volont de ltre-l, qui
passe par le corps de lacteur.
Le terme de figure pour parler des personnages contemporains induit lide de la prsence
physique, de lapparition, comme nous lavons vu avec Julie Sermon. Ainsi, nous pouvons
mettre en parallle cette approche avec la qualit de jeu de plus en plus courante dans les
critures de plateau, qui fait de lacteur un corps au prsent, avant dtre linterprte dun
personnage. La figure transmet lide de lici et maintenant thtral, de la mme faon que
lacteur postdramatique se fait prsence et apparition phmre.
Par ailleurs, la notion de thtre postdramatique dHans-Thies Lehmann englobe le
domaine des critures et de la scne en postulant quune partie du thtre actuel se situe aprs le
drame, et donc aprs les personnages agissants, ayant un projet dramatique accomplir devant
les spectateurs/lecteurs. Ainsi, personnages et acteurs se trouvent pris dans un temps
minemment prsent. lune des principales caractristiques du drame moderne et
contemporain, dIbsen Fosse et de Strindberg Kolts, cest le glissement progressif de la
forme dramatique de ce statut primaire vers un statut secondaire. Laction de ne droule plus
dans un prsent absolu, comme une course vers le dnouement (la catastrophe), mais consiste de
plus en plus en un retour rflexif, interrogatif sur un drame pass et une catastrophe toujours
dj advenue. 99 Le thtre de Rodrigo Garcia sinscrit dans un thtre de laprs, nous
sommes aprs la catastrophe, aprs la possibilit daction, dans une sorte de chaos indpassable.
Les acteurs de Rodrigo Garcia auxquels aucune qualit de prsence nest recherche, le corps
y est le plus naturel possible [] semblent davantage des rescaps du monde, ceux qui restent
aprs, une fois que plus rien nest possible. On peut faire le parallle entre ces personnages
tmoins impuissants et le sujet-rhapsodique de Sarrazac qui se situe davantage dans la narration,
intervenant aprs laction. De mme que nous avons parl de la fuite de laction et du
personnage priv de celle-ci, les acteurs de Garcia errent sur une scne o ils nont plus de
grande action mener, mais une succession de micro-actions mettant lemphase sur la fuite dun
projet plus grand queux.
En ce qui concerne le rapport de lacteur au personnage, si nous avons vu que les
critures de plateau laissent une grande place lacteur comme entit privilgie sur le
personnage, les propos suivants de Ryngaert nous montrent que cette relation tend trouver une
rsonnance dans les critures contemporaines :
Le ple identitaire, la conscience, le noyau, le caractre (appelons cela dsormais comme
on voudra) ayant disparu ou tant peine marqu, il est impossible denvisager de
99

Jean-Pierre Sarrazac, Le partage des voix (p. 11-16), in Nouveaux territoires du dialogue, dir. Jean-Pierre
Ryngaert, Actes Sud-Papiers, coll. Apprendre, 2005, p. 12

56

construire un personnage en amont selon les principes de la caractrisation extrieure,


pour reprendre la terminologie stanislavskienne, en supposant quelle soit toujours utile.
Lobservation et limitation des tres humains na plus de sens, en tout cas dans cette
dmarche globale. En revanche, quand cette disparition est effective, elle laisse la place
largement vacante pour lacteur, dsormais expos en premire ligne, travers sa propre
identit, sans mme les brefs retraits que lui offre le jeu pique. 100

Ainsi, la mise nu de lacteur semble tre le fait notamment de la remise en cause de la fiction
et de lillusion thtrale, au profit dune approche plus performative de la reprsentation. Par
exemple, lacteur novarinien est un bon exemple de cet acteur qui participe la mise en scne
dun texte dramatique, mais qui fait du jeu le lieu dune performativit dans laquelle son
implication de crateur est grande et qui travers le travail corporel sexpose davantage quil
expose un personnage.
Du ct de la structure des pices de thtre contemporaines, on observe parfois dans la
mise en page du texte mme des dispositions presque architecturales et visuelles qui donnent au
texte une autre dimension : celle de la mise en espace et de la mise en scne. Certaines pices de
Nolle Renaude comme Promenades101 par exemple disposent le texte de telle sorte quil
prfigure dj une certaine approche de la scne, ou une suggestion pour le moins. Lcriture
thtrale se rapproche des considrations de la mise en scne. Lorsque lon parle de la picepaysage102 ou de textes-matriaux, la perspective du travail scnique semble dj induite. La
dramaturgie dHeiner Mller par exemple, fait du texte une matire travailler au prsent, dans
un respect qui ne sattache pas au texte mais au contexte et au propos, comme si le texte ntait
quune premire base quil revient au metteur en scne dorganiser, de retravailler, de couper,
selon sa propre dmarche. Lide de texte matriau, mme lorsquil prexiste la mise en scne,
va dans le sens dune dynamique de recherche de plateau, qui fera du texte un lment parmi
dautres.
A partir de ces observations, nous avons donc tent de voir comment lcriture thtrale
et lcriture scnique pouvaient se rejoindre diffrents endroits. Nous pouvons donc penser
que ces deux pratiques vont tendre de plus en plus sinfluencer et tre travailles par des
proccupations et des questionnements similaires, en dpit de la multitude des dmarches
artistiques contemporaines.

2. Le corps dramaturgique

Si nous avons pralablement distingu la cration de texte de lcriture scnique, nous


100

Jean-Pierre Ryngaert, incarner des fantmes qui parlent (p. 11-19), in Etudes thtrales, n26, 2002, p. 14
Nolle Renaude, Promenades, ditions thtrales, 2003
102
Michel Vinaver, critures dramatiques, Actes Sud, 1993
101

57

allons ici nous intresser la remise en cause de cette distinction travers deux dmarches
concernant le jeu dacteur. En effet, dans les dmarches de Brigitte Haentjens, metteur en scne
franco-canadienne et de Denis Marleau, metteur en scne qubcois, on observe une approche
du jeu dacteur aux limites des diffrentes pratiques. Dans lcriture de plateau et le thtre
postdramatique, les lments scniques tant tous au service de la cration, sans hirarchie, la
scne peut se voir devenir le lieu dune cohabitation entre les diffrents arts et technologies.
Dans le cas de Brigitte Haentjens, nous allons voir que son travail sattache faire du corps de
lacteur et du personnage le lieu des enjeux politiques des pices quelle met en scne travers
les dramaturgies de Bchner, Mller, Kolts, Lars Noren, Sarah Kane, Le corps porte sur lui
les marques des conflits sociaux, sexuels et politiques. Cest dans la recherche dun mouvement
chorgraphi et non-mimtique que la metteur en scne travaille avec les acteurs. Concernant
Denis Marleau, nous allons spcifiquement nous intresser sa mise en scne des Aveugles de
Maeterlinck, fantasmagorie technologique dans laquelle la projection vido sur des masques
a remplac la prsence de lacteur en scne. Ces deux metteurs en scne se caractrisent
notamment par une trs grande rigueur vis--vis du texte qui reste llment central. Nous allons
donc voir travers ces deux artistes, comment est-ce que le corps peut devenir un des enjeux
majeurs de la reprsentation et quil se fait lui aussi texte, dramaturgie.

Le corps dans la pratique de Brigitte Haentjens : lieu des luttes politiques

Brigitte Haentjens, qui a notamment t forme chez Lecoq, fait partie de ces quelques
metteurs en scne qui se distinguent par leur approche diffrente du jeu d'acteur, loin d'un
courant dominant du jeu. Aujourd'hui, le jeu est trs marqu par le genre des tlromans qui
pollue toute l'activit thtrale et artistique. Travailler dans la psychologie ne m'intresse pas,
parce qu'on arrive toujours ce qu'on appelle le naturalisme, qui devient un mode fig de
reprsentation. La psychologie est un outil d'analyse, pas un outil de jeu. 103 En 1997, Brigitte
Haentjens fonde la compagnie Sibyllines, qui depuis quinze ans se consacre presque
exclusivement au rpertoire contemporain. Le thtre contemporain, fait d'innombrables zones
troubles, notamment concernant le personnage, permet et appelle une exploration des dfis qu'il
pose la mise en scne, et tout particulirement ici au jeu d'acteur. Dans les trous que suscitent
les textes, il semble y avoir de la place pour que les personnages s'y aventurent et cela de tout
leur corps. Nous allons donc nous pencher sur le jeu d'acteur au sein du travail de mise en scne
que fait Brigitte Haentjens. Chez elle, le corps n'est pas envisag comme un vhicule pour le
sens, mais bien davantage comme la zone travaille par ce sens.

103 Brigitte Haentjens, in Josette Fral, La rage de crer (pp. 189-204), Mise en scne et jeu de l'acteur, tome 3,
Qubec Amrique, 2007, p. 201

58

L'espace est souvent assez pur et vide pour laisser la langue de l'auteur et aux corps
des acteurs toute la place de rsonner. De Beckett l'crivain est-allemand Heiner Mller, en
passant par Marguerite Duras ou par l'auteur bavarois Herbert Achternbusch, le personnage
monologuant qui s'impose aujourd'hui sur nos scnes possde cette particularit qu'il parle en se
taisant. 104 (le personnage d'Hamlet dans Hamlet-machine de Mller est un personnage qui
monologue presque tout le long de la pice) Cette qualit de langage silencieux reprsente un
dfi de mise en scne, et nous pouvons nous demander comment il est possible de rendre
sensible et signifiant ce silence loquent. Brigitte Haentjens qui a mis en scne Hamlet-machine
[cration le 9 octobre 2001 lUnion franaise, Montral] travaille beaucoup sur le mouvement
et la chorgraphie avec ses acteurs, et nous assistons de longs moments o seuls les corps
parlent. C'est par la souffrance des corps, leurs dsarticulations, des dmarches difficiles et
torturs que les personnages trouvent ici un moyen de parole autre que les mots. Le thtre
d'Heiner Mller est dense et difficile, plein de rfrences et de non-dits dont les corps se
proposent den tre les dcouvreurs. Si le thtre contemporain est un thtre de la parole, cela
ne veut pas dire pour Brigitte Haentjens un thtre o les acteurs et leurs corps sont mis en
sourdine, bien au contraire. Plutt que de jouer l'motion, les acteurs d'Haentjens jouent la
qualit physique de cette motion, ils explorent le potentiel corporel de la pense. Les gestes ne
sont pas identifiables ou reconnaissables, ils sont de l'ordre de la sensation, de la suggestion,
plus abstraits que mimtiques.
[] jeter des corps sur la scne en prise avec des ides. Tant qu'il y a des ides, il y a
des blessures. Les ides infligent des blessures aux corps. 105 Ces propos de Mller, Brigitte
Haentjens les reprend son compte et semble les appliquer son thtre. Le processus
dramatique se droulait entre les corps, le processus postdramatique se joue sur le corps. [] Si
le corps dramatique tait bel et bien le porteur de lagon, le corps postdramatique labore
limage de son agonie. Ceci interdit toute reprsentation, toute illustration et toute interprtation
trop tranquilles laide du corps en tant que simple moyen.106 Le jeu de lacteur ctoie donc
une approche plus performative de linterprtation, qui prend pour objet premier le corps en
scne. La voix par exemple se fait zone de violence, qui ne s'nonce pas de faon naturelle, mais
joue dans les accs de folie ou dans la psalmodie. Les acteurs comme les personnages
deviennent des matriaux modeler, sur lesquels la violence s'abat.
Le verbe chez elle se fait chair, c'est--dire langage et, partant, sa pense s'instille par nos
pores, par nos sens, notre insu. Confront aux images saisissantes de corps ensanglants
ou traverss de secousses lectriques (La cloche de verre), de corps vacillants (Mdematriau) ou spasmodiques (Hamlet-machine), le spectateur, comme sous effet de
contamination, ne peut qu'tre secou dans son propre corps. [] Le corps envisag
comme premier et ultime territoire explorer, mais sans aucune complaisance l'gard des
104 Jean-Pierre Sarrazac, in L'avenir du drame, Circ/poche, 1999, p. 130
105 Heiner Mller, Murs , entretien avec Sylvre Lotringer, in Erreurs choisies, L'arche, 1988, p. 76
106
Hans-Thies Lehmann, Le thtre postdramatique, LArche, 2002, p. 264

59

facilits esthtiques ambiantes et avec une trs grande mfiance envers les vaines prouesses
de mise en scne. [] Quitte ce que ses interventions rpugnent, elle rpertorie
audacieusement les blessures infliges au corps par l'Histoire ou par des ides, les
transformations relles ou symboliques auxquelles le corps est soumis, sous l'impact de
codes sociaux et des modles sexuels de la folie ou de la trahison des esprances.107

Une pratique comme celle-ci nous dmontre que le jeu d'acteur n'est pas seulement au service
du texte mais qu'il est ncessaire pour donner un clairage nouveau sur l'uvre et pour la faire
parler au-del des mots. Les drames de la parole pourraient laisser entendre que le texte est de
nouveau au centre de la cration et qu'il est le lieu des enjeux que soulve la pice, mais plutt
que de ne laisser rsonner que le texte travers la voix des acteurs, Brigitte Haentjens choisit de
faire parler les corps. Le texte ne dit pas tout, reste nigmatique et ncessite qu'on le questionne,
et ce sont ici les corps qui le bousculent. Je suis intresse diriger des acteurs qui veulent
explorer l'inconscient. C'est cette part d'ombre que je dsire aller chercher chez un acteur et non
son habilet technique ou d'interprtation. 108 nous dit-elle. Ses acteurs sont reconnus pour leur
dmarche exploratoire, notamment du mouvement et certains sont aussi danseurs, c'est le cas de
Gatan Nadeau qui a notamment jou le rle de Jason dans Mde-matriau :
D'une prsence l'autre, anonyme, silencieuse et en retrait ou alors aux fronts de la
parole, Gatan Nadeau a dvelopp une esthtique inquitante et angoissante, compos une
figure trouble qui empreinte autant David Lynch qu'au festival de Saint-Tite et, sans
tomber dans l'exploration absconse et gratuite, a russi redfinir les paramtres du jeu,
brutaliser les frontires du thtre traditionnel. 109

Les Aveugles de Denis Marleau : le corps absent


Si Brigitte Haentjens utilise le mouvement chorgraphique pour sloigner de la
gestuelle raliste et faire du corps le lieu des conflits des personnages et des socits
reprsentes, Denis Marleau dans sa mise en scne des Aveugles vacue le corps de lacteur, au
profit de sa projection vido. Nous allons voir comment, dun ct le travail de rptition avec
lacteur sen trouve modifi et les enjeux de reprsentation que cela soulve. Dans les deux cas,
nous assistons une remise en cause de la prsence mimtique et rfrentielle de lacteur.

Pour mettre en scne Les Aveugles, Denis Marleau a choisi de concevoir une
fantasmagorie technologique base sur des masques et de la vido. Les visages de deux acteurs
que sont Paul Savoie et Cline Bonnier ont t mouls et reproduits au nombre de six chacun.
Ainsi, le visage de Cline Bonnier a permis de fabriquer six visages constituant le chur des
femmes et de la mme faon, le visage de Paul Savoie a conduit la conception des six visages
107

Sibyllines un parcours pluriel, sous la direction de Stphane Lpine, ditions les 400 coups, 2008, p. 126
Brigitte Haentjens, in Mise en scne et jeu l'acteur, entretiens tome III Voix de femmes , Josette Fral, Qubec
Amrique, 2007, article la rage de crer entretien avec Brigitte Haentjens (p. 189-204). p. 199
109
In Sibyllines un parcours pluriel, sous la direction de Stphane Lpine, ditions les 400 coups, 2008, p. 47
108

60

dhommes. Seul le guide qui a amen les aveugles dans la fort nest pas reprsent, car on ne
sait pas o il est et sil est parmi les aveugles, mort ou vivant. Ainsi, en scne nous sommes face
douze visages flottants sans corps, sur lesquels sont projetes les vidos des visages en
mouvement des deux acteurs. Le travail de lacteur sest fait en amont des reprsentations,
chacun des acteurs devant interprter de six faons diffrentes chacun des personnages, afin que
le metteur en scne et les concepteurs puissent ensuite composer avec les douze fragments
dinterprtation. Les deux acteurs ne se sont pas rencontrs durant le travail de captation vido.
Le jeu dacteur sest effectu en solitaire, sans quil ny ait de relation de jeu entre Cline
Bonnier et Paul Savoie.
La thtralit est souvent dfinie comme tant le thtre moins le texte, autrement dit
lacteur et sa prsence physique serait une sinon la caractristique principale de la thtralit.
avec Les Aveugles, jai pu en effet explorer une nouvelle dimension de la thtralit en allant
jusqu faire disparatre le corps des acteurs et en laissant toute la place au jeu des voix et des
visages anims. 110 Or dans cette dmarche de Marleau, qui se veut thtrale, lacteur a quitt
la scne et les coulisses, il est compltement absent de la reprsentation et na donc aucun lien
avec son public au moment du spectacle. Je dirigeais des acteurs qui ntaient plus l. Et
pourtant, ils continuaient mmouvoir. Je ralisais profondment quavec le regard (mme
celui qui joue laveuglement) et seulement la voix, lacteur pouvait tre immensment prsent,
au plus prs de la sensation et de la pense. 111 nous dit Marleau.
Dans le cas prcis des Aveugles, Maeterlinck pose le problme dune reprsentation
quasiment impossible avec un chur de personnages immobiliss dans lobscurit. Ainsi, il
interroge la nature de la prsence de ce chur, sa tangibilit. La reprsentation du fantme,
de lesprit ou de lme humaine, qui traverse toute lhistoire du thtre, est au cur mme
de la dramaturgie de Maeterlinck. Celui-ci cherche faire percevoir sur le plateau une
prsence ambigu, dans une zone intermdiaire, entre la vie et la mort. 112

Marleau a repris son compte les propos de Maeterlinck concernant les consquences de la
prsence de lacteur : Lorsque lhomme entre dans un pome, limmense pome de sa
prsence teint tout autour de lui. 113 Mais plutt que den faire un enjeu purement esthtique,
ce choix relve dun enjeu textuel. Lvacuation de lacteur nest pas ici une fin en soi, et la
technologie reste au

service

dune dramaturgie. Texte

et technologie

deviennent

interdpendants. La vido et la technologie en gnral deviennent les co-acteurs du spectacle.


Traditionnellement, la sonorit vocale comme halo autour dun corps dont la vrit est sa
parole ne promettait rien moins que la dtermination subjective de lidentit humaine. De
ce fait le jeu avec les nouvelles technologies des mdias qui dsintgre la prsence de
lacteur, et tout dabord lunit de son corps et de sa voix, na rien dun jeu denfant. La
voix dtourne par llectronique met fin au privilge de lidentit. Si, traditionnellement,

110

Denis Marleau, in Louise Ismert, Une fantasmagorie technologique (p. 104-107), Alternatives thtrales, n
73-74, 2002, p. 107
111
Denis Marleau, in Sophie Proust, Denis Marleau, Actes Sud-Papiers, Lemac, 2010, p. 52
112
Denis Marleau, in Patch, n10, octobre 2009, p. 10
113
Maurice Maeterlinck, Menus propos sur le thtre, 1962, cit par Denis Marleau in Louise Ismert, Une
fantasmagorie technologique (p. 104-107), Alternatives thtrales, n 73-74, 2002, p. 107

61

la voix se dfinissait dj comme linstrument le plus important pour lacteur, dsormais, il


y va de la mise en voix du corps dans son ensemble. 114

Le corps est ici objet des enjeux la fois textuels concernant le personnage, et des enjeux
scniques concernant le jeu dacteur. En jouant normment sur les regards alertes, effrays,
apaiss, et sur les voix qui se dispersent dans la salle avec un environnement sonore trs
subtil (plongeant le spectateur dans un tat dangoisse proche de celle des aveugles), le corps
absent des acteurs ne diminue pas pour autant le sentiment dhyper-prsence sensitive. Et cette
absence de lacteur semble renvoyer lincertitude quant la prsence du guide au sein du
groupe.
Dans les critures de plateau, la prsence de lacteur est rgulirement remise en cause
ou questionne par des technologies. On pense notamment au travail de Guy Cassiers qui fait du
visage de lacteur le lieu dune double vocation, la prsence relle du visage et sa projection
filmique qui en donne une vision davantage microscopique et introspective. Les gros plans
concentrent lattention sur le visage de lacteur et lexpose davantage encore que lorsquil
apparat de tout son corps. Ainsi, les aveugles dans la pice ne sont que des visages aux regards
incertains et inquiets exprimant dautant plus ltat de fbrilit et de fragilit due la ccit et
lattente.
Ce chapitre centr autour dune remise en cause des frontires entre les pratiques nous
aura permis de poser quelques bases de cette redfinition des pratiques, qui se rvlent hostile
toute tentative de classification.

Chapitre 2.

Le jeu dacteur au cur de la dualit rel/fiction :

Moi, dans les ruines rouges du sicle


Si nous avons vu que les frontires entre rel et fiction taient notamment la base de la
relation entre lacteur et le personnage dans les critures scniques, nous allons maintenant voir
laide de la pice Moi, dans les ruines rouges du sicle que ces questionnements sont aussi
travaills dans le cadre des crations de textes et que la qualit performative de lacteur nest
nullement le fait exclusif des critures de plateau. Dans un premier temps, nous nous
intresserons la cohabitation de laction et de la narration du point de vue de la relation entre
fiction et narration, puis nous nous attacherons plus prcisment lacteur Sasha Samar qui est
ici au cur des questionnements concernant le statut de lacteur en scne.
114

Hans-Thies Lehmann, Le thtre postdramatique, LArche, 2002, p. 241

62

La pice Moi, dans les ruines rouges du sicle [cration le 10 janvier 2012 au Thtre
dAujourdhui : Montral], crite et mise en scne par Olivier Kemeid a t interprte par cinq
comdiens que sont : Sasha Samar (jouant le rle principal), Sophie Cadieux (jouant plusieurs
personnages fminins, notamment la petite amie de Sasha), Annick Bergeron (la mre),
Geoffrey Gaqure (interprtant diffrents personnages masculins dont Anton, lami de Sasha) et
Robert Lalonde qui joue le pre de Sasha. Le personnage Sasha Samar qui est aussi l'acteur, a
t abandonn par sa mre et laiss son pre lorsqu'il tait encore jeune enfant ; il s'est trouv
ballot de fausse mre en fausse mre, car l'poque, en Ukraine sovitique, pour ne pas
tre assign vivre en komunalka (appartement communautaire), la condition tait de
former une famille : couple avec enfant(s). Lorsque Sasha apprend le mensonge que son pre a
mis en place, il dcide de retrouver sa mre. Il veut devenir sportif de haut niveau pour que sa
mre un jour le reconnaisse la tlvision, mais pris d'un souffle au cur, il est contraint de
renoncer son dessein. Il se tourne alors vers le thtre, esprant nouveau qu'une fois devenu
clbre, sa mre le retrouvera. Il entre l'institut de thtre et de cinma de Kiev et devient
comdien. Il retrouvera finalement sa mre au terme de longues annes de recherche. Puis, il
migre au Canada en 1994. Ces faits rels, passs au travers de l'criture de Kemeid deviennent
du matriau naviguant entre fiction et ralit.

1. Narration et action : entre rel et fiction

Le thtre contemporain, s'il dlaisse parfois la caractristique dramatique (l'action), va


chercher ailleurs ses modalits d'expression, dont l'une d'entre elles se trouve tre la narration.
Bien souvent, la narration nest pas lunique mode dapparition mais lcriture joue avec les
frontires de l'pique et du dramatique. C'est le cas de Moi, dans les ruines rouges du sicle. La
narration n'est plus envisage strictement comme le contraire de l'action ; lacte de raconter se
fait action Par ailleurs, si nous avons choisi de prendre pour exemple ce spectacle, c'est aussi
pour montrer qu'il ne rpond pas une catgorisation prtablie, telle que nous avons pu le faire
lorsque nous avons spar les crations de textes dramatiques et les critures de plateau. En
effet, cette cration se caractrise par son hybridit, empruntant ses caractristiques aux deux
courants que nous avons observs. Anne Monfort parle de thtre no-dramatique pour
qualifier une partie des crations contemporaines, notion qui semble convenir cette cration :
D'autre part, la notion de ''thtre no-dramatique'' dsigne une thtralit o un texte, des
personnages et une fiction restent la base du travail scnique, et ce mme si le texte est
63

dstructur, les personnages disloqus, la fiction mise en doute. , Sasha Samar, tant la fois
l'acteur et le rfrent rel du personnage qu'il interprte, joue aux limites entre fiction et ralit
C'est donc l'acteur-narrateur dans Moi, dans les ruines rouges du sicle que nous allons nous
intresser. Nous commencerons par nous intresser la notion de conteur chez Benjamin, puis
nous observerons les frontires entre fiction et ralit au sujet des deux niveaux dapparition
(action et narration) pour enfin regarder comment le jeu prend en charge ces deux niveaux que
sont la narration et laction.

l'origine du spectacle dj se trouve une parole narrative. Avant qu'Olivier Kemeid


n'crive la pice Moi, dans les ruines rouges du sicle, se sont passs plusieurs mois au cours
desquels Sasha Samar lui racontait son histoire, depuis sa vie en Ukraine sovitique jusqu' son
arrive Montral. Ainsi, lorsqu'Olivier Kemeid crit la pice, le personnage de Sasha Samar
est lui-mme le narrateur et le personnage principal de son rcit. La narration qui tait la forme
de l'change entre Sasha Samar et Olivier Kemeid a trouv son pendant au sein de l'criture,
comme si Olivier Kemeid avait cherch reproduire l'acte narratif rel de Sasha. Si l'on se
rfre au concept de conteur tel que le penseWalter Benjamin, on peut reprer dans le
processus d'criture de Kemeid le caractre double du conteur. Walter Benjamin dfinit deux
formes de conteurs : ''celui qui fait un voyage a quelque chose raconter'' dit le proverbe, qui
dcrit donc le conteur comme quelqu'un qui a vu du pays. Mais l'on n'coute pas moins
volontiers celui qui, gagnant honntement son pain, est rest au pays et connat les histoires et
les traditions du cru. 115. Samar et Kemeid reprsentent chacun un de ces deux conteurs, le
premier tant celui qui rapporte son voyage tandis que le deuxime rcoltant le rcit de l'autre.
On retrouve alors ce qui fera une des particularits de cette cration, savoir la double
narration, celle de l'auteur et celle de l'acteur-narrateur. Les deux niveaux de fiction et de ralit
sont le fait de ce regard double sur l'histoire de Sasha Samar, le regard cratif et fictionnalisant
de Kemeid et le regard autobiographique de Sasha Samar. Ainsi, la pice runit dans le
personnage de Sasha Samar cette dualit, la fois personnage pris dans l'action et narrateur.

La pice s'ouvre et se referme sur des temporalits prsentes. Le dbut voit Sasha Samar
s'avancer en scne et annoncer qu'il s'apprte raconter une partie de sa vie. La reprsentation
se termine de la mme faon, il redevient l'acteur Sasha Samar, en 2012 Montral. Nous
sommes donc face une pice qui pose pour enjeux principaux la narration et le statut de
l'acteur, qui est aussi le personnage. Sasha Samar est la fois le narrateur (lorsquil raconte) et
l'acteur de son histoire (lorsquil rejoue des fragments de sa vie). Il passe tantt du statut de
narrateur celui d'acteur, toujours en s'exprimant la premire personne, ce qui ne permet pas
dentendre dans sa parole les marques dune prise de recul. Lacte de raconter seul semble
115 Walter Benjamin, in uvres III, Folio essais, 2000, p. 116

64

remplir cette fonction de retour et donc de recul.


Dans l' ''criture de plateau'' comme dans le thtre no-dramatique, apparat une nouvelle
instance, le rcit, qui mle les catgories traditionnelles de mimsis et de digsis. Cette
irruption de la narration dans l'imitation a pour consquence la remise en cause de la
fiction. En lien avec ces nouvelles formes, l'acteur-interprte est amen redfinir la fois
son jeu et son je. [] mais ici, le rcit n'est pas interne la mimsis : il devient une
instance propre, redfinissant l'imitation et la fiction. 116

crit Anne Monfort. Dans Moi, dans les ruines rouges du sicle, on observe une alternance entre
les fragments raconts et les parties joues, entre rcit et discours, entre digsis et mimsis,
alternance qui maintient sans cesse un niveau de doute quant la matire qui nous est donne
voir. La narration correspondant en grande partie la dimension biographique de Sasha Samar
fait intervenir sur scne une dimension du rel, qui lespace dun instant suspend la fiction. Par
ailleurs, le fait que lhistoire individuelle de Sasha Samar soit lie lHistoire renforce leffet de
rel et confre au regard de Sasha Samar, une sorte de regard historique. Organise
temporellement en cinq chapitres (I. La vie fausse 1973-1975, II. Lenfance 1968-1973, III.
Ladolescence 1980-1986, IV. Perturbations 1986-1989, V. Effondrement 1989-1994) la pice
fait du parcours de Sasha Samar une sorte de rvlateur de ce que pouvait tre la vie sous le
rgime sovitique. Les titres des deux derniers chapitres mlent explicitement lHistoire etle
parcours intime du personnage.. Lapport historique est un des rouages qui permet la pice de
jouer aux frontires du rel et du fictif. La dimension tmoignage que porte Sasha Samar
comme le fait que lon sache quil a rellement vcu en Ukraine Sovitique porte le spectateur
croire de facto ce quil nous rapporte. Je suis parti pour lAfghanistan le 28 juin 1987 / Dans
un Tupolev rempli ras bords de toutes les races inimaginables du continent / [] dit Sasha
Samar par exemple, qui tmoigne des rels conflits de cette priode de guerre froide. Ce
dernier, lors dune rencontre publique a dit, sur un ton un peu humoristique mais non moins
rvlateur dun enjeu important, que des scnes de la pice se substituaient certains de ses
souvenirs, comme si fiction et ralit se confondaient et modelaient sa perception du rel. Une
dualit sinstalle au sein mme de lacteur qui en vient ici perdre certains de ses repres, dont
lambigut entre personnage et personne est la source.

Afin de mener bien l'histoire qu'il veut raconter, plusieurs autres personnages sont
sollicits pour jouer ses souvenirs. Sasha est le seul personnage tre dans le prsent de 2012
tandis que tous les autres font partie du pass, de sa mmoire et ne sont que fantasmes et
remmorations. On assiste une sorte de mise en scne de la mmoire par un personnagenarrateur qui sapparente en quelque sorte une figure du metteur en scne. En effet, au gr de
ses souvenirs et des fragments quil convoque en scne, Sasha Samar semble mettre en scne
116

Anne Monfort, Aprs le postdramatique : narration et fiction entre criture de plateau et thtre nodramatique , Trajectoires [En ligne], 3 2009, mis en ligne le 16 dcembre 2009, URL :
http://trajectoires.revue.org/index392.html

65

son histoire, avec ce que cela comporte daltrations du rel. Le fait de raconter et de rejouer est
dj une faon dintervenir sur le rel et de le dtourner de la pure objectivit. Le geste de Sasha
Samar est donc empreint de cette double caractristique, mlant les faits rels et biographiques
au geste narratif qui convoque une dimension du fictif. Les scnes se succdent comme autant
de bribes de sa mmoire subjective. Lorsqu'il se positionne en narrateur, c'est le Sasha de 2012
qui nous parle et qui s'apprte rejouer ou raconter une scne de sa mmoire.
Dans ces allers et venues entre action et narration, on observe des qualits de jeu diffrentes.
Lorsque nous sommes dans l'action, le jeu est plus thtral, plus engag physiquement, tandis
que le jeu narratif prfre une certaine neutralit proche dune prsence quotidienne. La sobrit
de la parole et du corps se veut plus informative et transitive qu'emphatique et pathtique.
Chaque fois que l'on passe d'une qualit de jeu l'autre, on observe un dsamorage de la
prcdente, qui donne au jeu le rle d'oprateur des ruptures. D'une scne l'autre, les registres
se succdent. L'auteur du thtre dramatique cre un monde apparemment fait d'une seule
pice; l'auteur du thtre pique assemble un patchwork. [] l'uvre pique, elle, est fronce,
elle est raye dans tous les sens, son effet dominant est le contraste. 117 nous dit Jean-Pierre
Sarrazac. Cette ide de patchwork semble convenir la pice tudie ici car elle lie action et
narration, effets de rels et effets de fiction, jeu proche du non-jeu et jeu hyper-thtral, De
sorte que le spectateur nest jamais install dans une tonalit durable et linaire, mais il est sans
cesse appel faire des allers retours entre les diffrents niveaux.
Lacte de raconter tant central, la dimension dramatique se fait ladjuvant, le support de
la narration. Une cration comme Moi, dans les ruines rouges du sicle se drobe notre grille
pralable isolant thtre de texte et criture scnique. Cette ambigut tient ici la prsence de
l'acteur Sasha Samar qui n'est autre que le rfrent rel. Dans la partie qui suit, nous allons
explicitement nous intresser au personnage et l'acteur Sasha Samar, entits toutes deux
runies dans ce corps scnique ambigu.

2. De lambigut entre lacteur et le personnage

Moi, dans les ruines rouges du sicle est un spectacle hybride, qui, du point de vue du jeu
dacteur, se situe aux limites du dramatique et du performatif (entendons par performatif, une
qualit de prsence dont le cadre thtral fictionnel se trouve branl). Dans le cadre de lart de

117 Jean-Pierre Sarrazac, in L'avenir du drame, circ/poche, 1999, p. 25

66

performance, les performeurs se donnent davantage voir sans la protection dune fiction, dun
personnage, dans une prsence autorfrentielle qui renvoie la prsence de lacteur, du corps
de lacteur sans rfrent extra-thtral : Cest l que la performance thtrale drive loin du
thtre. Cest que le performeur ne joue pas. Il est. Il est ce quil prsente. Il nest jamais un
personnage. Il est toujours lui-mme, mais en situation. [] Le performeur na pas de
double. 118 nous dit Josette Fral. Bien que Moi, dans les ruines rouges du sicle soit la mise en
scne dun texte dramatique, lapproche du jeu dacteur (concernant le personnage principal) se
rapproche dacceptations relevant davantage de lcriture scnique et du thtre postdramatique.
Ceci du point de vue de lambigut qui se joue entre lacteur et le personnage.
Lacteur se trouve entre fiction et non-fiction : quil sagisse dun nouveau venu ou du
mme interprte qui sextrait du rle, plusieurs niveaux fictionnels sont reprsents sur
scne. Pour Lehmann, cette situation reflte une question fondamentale du thtre. Le
postdramatique et ses hritiers actualisant cette fracture latente du thtre (Lehmann,
119
2002 : 205), en faisant coexister plusieurs niveaux de rel ou de fiction.

Nous nous demanderons en quoi cette ambigit est rvlatrice dune redfinition du jeu
aux limites du performatif et dune acceptation davantage postdramatique et dcriture de
plateau ? Les enjeux de cette cration ne sont pas de lordre de lautofiction ou de
lautobiographie puisquil ne sagit pas de la vie de lauteur Olivier Kemeid qui est raconte ici.
Lenjeu se situe dans le choix de distribution qui fait monter sur scne celui dont il sera
question. Cest un enjeu de reprsentation. Nous commencerons par labsence de recul du
personnage, puis nous irons du ct de la remise en cause du cadre thtral pour ensuite nous
intresser la prsence autorfrentielle du corps.
La qualit de jeu de Sasha Samar fonctionnant sur lalternance entre narration et scnes
dramatiques, pourrait nous pousser reprer ici un processus proche de ce que le thtre
brechtien demandait lacteur, qui devait sans cesse passer de linterprtation du personnage
sa monstration distancie. Ici, bien quen apparence nous assistions une dmarche similaire, le
point de rupture se situe dans le fait que Sasha Samar nest autre que le vritable Sasha Samar.
Ainsi, le recul sur son personnage ne peut tre un recul compltement extrieur.
Alors que le thtre pique transforme la reprsentation des procds fictifs reprsents et
sattache loigner, distancer le spectateur pour en faire un expert, un spcialiste, une
sorte de jur en politique, en revanche, dans les formes post-piques de la narration, il sagit
de mettre en valeur la prsence personnelle (et non plus dmonstrative) du narrateur,
cest--dire quil part de lintensit auto-rfrentielle de ce contact pour, dans la distance,
crer de la proximit, et non pas la distanciation de la proximit. 120

Le Sasha Samar narrateur est le Sasha Samar de 2012, et le recul est celui de la mmoire de
lindividu se remmorant celui quil tait. Car le regard en forme de retour sur le pass insre
une distance, comme si le Sasha de 2012 regardait ce Sasha du pass comme un autre
118

Josette Fral, in Thorie et pratique du thtre au-del des limites, LEntretemps, 2011, p. 210
Anne Monfort, Aprs le postdramatique : narration et fiction entre criture de plateau et thtre nodramatique , Trajectoires [En ligne], 3 2009, mis en ligne le 16 dcembre 2009, URL :
http://trajectoires.revue.org/index392.html
120
Hans-Thies Lehmann, Le thtre postdramatique, LArche, 2002, p. 175
119

67

personnage. Pourtant, lutilisation du je indiffremment pour la narration et les scnes


dramatiques dvoilent le caractre unique de ce personnage. Ainsi, il est difficile de savoir si la
parole de Sasha Samar tablit une distance ou une proximit avec la ralit biographique.
Lambigut entre le personnage et la personne nat notamment du sort rserv au cadre
thtral121, au contrat fictionnel qui rgit la relation scne/salle. Lorsquau dbut et la fin,
Sasha Samar se prsente en tant que personne, en 2012 Montral et ici sur scne pour raconter
son histoire ( o peut-tre est-ce elle qui se raconte travers moi dit-il, mettant de lavant les
liens entre histoire individuelle et Histoire collective), il rompt dentre le contrat traditionnel
qui fait de la fiction et du personnage les modes dapparition privilgis au thtre. La
rflexion conduit considrer que dans le thtre postdramatique du rel, ce nest pas en soi
laffirmation du rel qui constitue la pointe [], mais le malaise par lindcidabilit de savoir
sil sagit de ralit ou encore de fiction. Leffet thtral et leffet sur la conscience naissent de
cette ambigut. 122 nous dit encore Lehmann. Le rel sil advient sur scne est cadr par la
mdiation consciente de cet autre mode dapparition. Si le droulement de la pice par la suite
sancre bien davantage dans la thtralit, cest tout de mme lapparition du rel qui ouvre et
qui ferme la pice et qui remet en cause la thtralit entre ces deux extrmits. La fiction
intervient dans le rel plutt que le contraire.
Habituellement au thtre, le corps de lacteur renvoie au corps imaginaire du
personnage ou dune personne relle dans le cas de pices dont les personnages existent ou ont
exist rellement. Lorsque Sasha Samar est en scne, bien quil y ait fiction thtrale et
personnage (car sa prsence nest pas de lordre du thtre documentaire, en fin de manuscrit il
est inscrit daprs la vie de Sasha Samar , et dans le programme sont mentionns des faits
biographiques concernant Sasha Samar ainsi que des photos de son enfance), son corps dacteur
ne renvoie pas un corps extrieur. Le corps qui nous est prsent ne renvoie qu lui-mme.
On se rapproche l encore dune acceptation plus performative du corps de lacteur. La prsence
physique de Sasha en 2012, atteste de la bonne fin de lhistoire quil nous raconte et le met hors
de danger. Le corps de lacteur influence la perception que peut se faire le public de la
progression dramatique de la pice. La parole mmorielle supplante leffet de suspense et
dattente. Cette autorfrentialit du corps est ici accentue par le fait que lorsque Sasha prend
le statut de narrateur, sa qualit de jeu est proche du non-jeu, dune parole spontane, debout
face au public, sa prsence relve de lici et maintenant de lacte thtral. Cest lacteur qui est
en charge de cette bascule dun tat un autre et qui interroge la reprsentation : il peut parler
la fois en son nom extradigtique et non fictionnel, ainsi quen celui de son personnage,
121
122

Erving Goffman, Les cadres de lexprience, Les ditions de minuit, 1991


Hans-Thies Lehmann, Le thtre postdramatique, LArche, 2002, p. 160

68

intradigtique et fictionnel. 123 crit Anne Monfort propos du jeu dacteur entre je et il .
Le jeu dacteur ou le non-jeu en loccurrence ici est un lment majeur de ce brouillage entre
fiction et ralit, car le jeu dacteur est habituellement lcran qui spare lacteur du personnage
quil interprte. Josette Fral, dans son livre Thorie et pratique du thtre au-del des
limites124, distingue les approches amricaines et europennes du jeu dacteur, en pointant le fait
que la prsence est une notion davantage utilise en Europe tandis que lnergie serait
une donne plus amricaine. La qualit de jeu de Sasha Samar, lorsquil se fait narrateur est
proche de la prsence, et lorsquil entre dans laction dramatique, cest davantage lide
dnergie qui entre en jeu. Par nergie, Josette Fral entend un jeu plus volontaire et corporel,
tandis que la prsence leuropenne relverait dune tentation limmobilisme et au jeu
dacteur situ dans la parole. La notion de prsence induit lide dune hyper-conscience de
ltre-l de lacteur, et qui porte donc voir la reprsentation comme un acte de lici et
maintenant. Lnergie par contre correspond davantage lide de mouvement dynamique, de
fuite vers quelque chose dautre (notamment laction dramatique, le dnouement). La prsence
est plus autosuffisante et trouve sa force dans le prsent. Le jeu de Sasha Samar navigue entre
ces deux conceptions que sont la prsence (narrateur) et lnergie (personnage pris dans laction
dramatique). Le jeu reflte donc cette ambivalence et cette ambigut entre acteur et personnage,
entre ralit et fiction.
Cette ambigut entre lacteur et le personnage nest pas le seul fait de la perception des
spectateurs, mais aussi de celle des autres comdiens de la cration. En effet, lors des entretiens
que nous avons mens avec eux, revient presque systmatiquement lide dune responsabilit
dcuple envers Sasha Samar et son histoire. De la mme faon que les personnages entourant
Sasha Samar sont des adjuvants, des soutiens, des aides de sa narration, les acteurs ressentent
cette responsabilit au niveau rel et non-fictionnel. Jouer avec lacteur qui est aussi le
personnage nest pas anodin et cela force les acteurs avoir un regard double, qui lorsquils
voient le personnage, voient la personne relle de Sasha Samar. A louverture de la pice par
exemple, tous les acteurs sont en ligne en fond de scne et se tournent vers Sasha Samar qui est
au milieu deux avec un regard dencouragement qui le pousse savancer et prendre la
parole. La qualit de jeu ce moment est proche de la prsence anodine, de la prsence
dacteurs plutt que de personnage. Ce prologue fait entre les acteurs en tant quacteurs ayant
pour mission de porter le rcit dun des leurs.
Sasha Samar nous a dit que lors des premiers temps de rptition, les autres acteurs taient trop
respectueux avec lui, ils narrivent pas voir un personnage. Mais au fur et mesure du travail,
lambigut sest estompe et le personnage sest affirm. Le choix dune forte thtralit dans
123

Anne Monfort, Aprs le postdramatique : narration et fiction entre criture de plateau et thtre nodramatique , Trajectoires [En ligne], 3 2009, mis en ligne le 16 dcembre 2009, URL :
http://trajectoires.revue.org/index392.html
124
Josette Fral, Thorie et pratique du thtre au-del des limites, Lentretemps, 2011

69

le jeu des autres comdiens semble tre une des consquences de cette difficult quant au
matriau biographique. Le jeu trs loign du mimtisme et du pathos a t envisag comme
une forme plus ou moins indpendante du fond, lloignant dune reproduction du rel. Plutt
que de jouer les motions des personnages, les acteurs ont investi des corps, des formes de jeu,
leur permettant de ne pas se laisser submerger par des sentiments renvoyant celles de Sasha
Samar et son pass.
En guise de conclusion, nous allons nous intresser lutilisation du ludisme et de la
thtralit comme garants de fictif. L'univers esthtique imagin par Olivier Kemeid est trs
thtral, dans le sens d'explicitement anti-raliste et anti-illusionniste. L'espace thtral
fonctionne l'image d'une kommunalka, espace dans lequel cohabitent diffrents espaces. Ainsi,
la convention thtrale est telle que le lieu en reprsente une multitude et qu'il suffit l'acteur de
signifier par le jeu, le corps, l'nergie ou la parole qu'il entre dans un nouvel espace pour quon
change de lieu (en opposition une entre progressive et psychologique dans un personnage).
Le ludisme prime ici.
[] l'aube du XXe sicle, l'exigence ludique resurgit. Elle dborde le concept
d'interprtation. Craig refuse l'imitation. A Stanislavski qui labore tout un systme pour
permettre l'acteur d'incarner naturellement un personnage, Meyerhold oppose le jeu, car
le fondement de l'art thtral est le jeu. Mme lorsqu'il montre le quotidien sur la scne, le
thtre en reconstitue les fragments par des procds propres lui seul et qui ont pour
devise le jeu. Montrer la vie sur la scne signifie jouer cette vie (Classe de Vs.
Meyerhold technique des mouvements scniques). Le verbe jouer passe du transitif
l'intransitif : l'acteur joue moins quelqu'un ou quelque chose qu'il ne joue, tout court. 125

Par ailleurs, le jeu d'acteur est souvent le fait de personnages-images (les kolkhoziens), de
personnages caricaturs (Youri Gagarine) ou encore de personnages fantasms (la mre joue
par Annick Bergeron et qui se trouve tre un personnage protiforme vu travers le regard de
Sasha qui voit en de nombreuses femmes une image de sa mre). Sophie Cadieux , qui est une
des comdiennes du spectacle nous dit qu'il s'agit de trouver la forme physique, les contours du
personnage et de ne pas chercher insrer de la psychologie de personnage. Elle nous raconte
que le travail de jeu s'est fait dans l'acceptation que ces personnages ne sont que des fantasmes,
des fantmes de l'histoire de Sasha Samar, qui viennent peupler sa narration. L'espace scnique
tout comme le jeu d'acteur garantissent le caractre fictionnel de la pice. Le jeu d'acteur est
ainsi un moyen de conserver la thtralit, la base de la distinction entre rel et fiction. []
L'usage positif de la notion est manifeste chaque fois que le thtre est menac d'tre confondu
avec la vie : il est alors judicieux de rappeler que toute reprsentation est un simulacre, une
forme, et que la thtralit n'est pas le privilge de la chose reprsente mais du mouvement
d'criture par lequel on reprsente; [] peut-on lire dans le dictionnaire Corvin concernant la
notion de thtralit. Lors dune entrevue publique au Thtre dAujourdhui, Olivier Kemeid a
125

Y. Lorelle, in Dictionnaire encyclopdique du thtre, Michel Corvin, Larousse, 1998, p. 888

70

mentionn le fait que lorsque Sasha Samar est venu le voir pour lui raconter son histoire, celuici lui a voqu le caractre thtral de sa vie. Ainsi, la vie de Sasha Samar, pleine dvnements,
de rebondissements et de thtralit a servi lapproche explicitement thtrale de la mise en
scne de Kemeid et du jeu dacteur adopt.

Avec ce deuxime chapitre, nous avons pu constater que la dualit entre fiction et ralit
rsidait fortement dans lapproche du jeu dacteur et dans la qualit dapparition de Sasha
Samar, naviguant entre personnage et personne, entre fiction et rel. Plutt que de trancher
savoir si lacteur se montre soi ou sil se protge du fait de la fiction thtrale crite et mise en
scne par Olivier Kemeid, il conviendrait davantage de dire que cette cration trouve sa force
dans cette ambigut qui rgne tout au long de la pice.

Conclusion la partie III

Dans cette troisime partie que nous avons consacr lobservation des caractristiques
communes aux deux pratiques tudies ici, nous avons pu voir quau-del des distinctions, les
deux approches se rvlaient tre interroges par des questionnements communs. Notre travail
prenant pour objet le jeu dacteur, cest sur cette base que nous avons choisi de nous intresser
lclatement des frontires entre les pratiques, mais il est indniable que cette caractristique
peut sobserver diffrents niveaux de la pratique thtrale.

71

Conclusion
Ce rapport de recherche aura t loccasion de nous intresser de plus prs au jeu
dacteur dans le thtre actuel par le biais dune approche comparative entre les crations de
textes dramatiques et les critures scniques. Si cette distinction peut sembler arbitraire, elle
nous aura servi de point de repre et de comparaison afin de mieux apprhender chacune des
pratiques dans leurs singularits.
Le jeu dacteur suscite une multitude de questionnements, et ce nest pas dans une qute
dexhaustivit que nous lavons approch. En effet, nous avons privilgi langle de la relation
entre lacteur et le personnage. Nous avons pu observer que ce doublon acteur-personnage se
voyait rediscut diffrents niveaux dans lune et lautre des deux pratiques que nous avons
prises en observation. Lorsque les critures contemporaines donnent au personnage de
nouveaux statuts, notamment concernant lidentit des personnages et leur lien affaibli la
vraisemblance et au mimtisme, les critures de plateau questionnent davantage les liens qui
unissent lacteur au personnage, dans un effritement des frontires entre ces deux entits. Si les
personnages contemporains semblent de moins en moins relis une approche raliste et
rfrentielle, alors lacteur peut davantage chercher faire de son interprtation le lieu dun
loignement de la mimsis. Ainsi, le chemin de cet acteur, limage de lacteur novarinien par
exemple, se fait de plus en plus dans une recherche de distance entre lhomme et le personnage.
Par ailleurs, dans les critures scniques, le lien de lacteur au personnage se situe plus dans la
proximit et les jeux dambigut que cela suscite, avec le personnage, qui bien souvent ne porte
plus le nom de personnage.
Du point de vue des techniques de jeu, nous avons pu observer dans lune et lautre des
pratiques, des approches diffrentes. En cherchant sloigner de la mimsis, les personnages
contemporains et les acteurs qui les interprtent cherchent de plus en plus de nouvelles
modalits de jeu susceptibles de sloigner du reconnaissable, cest notamment ce que nous
avons pu voir avec des artistes comme Valre Novarina, Brigitte Haentjens ou encore Denis
Marleau. En effet, il semble que le jeu soit au cur de leurs recherches thtrales et quil
explore de plus en plus les possibilits de lacteur, notamment au niveau corporel. Le
personnage lidentit finie, complte est associ au personnage psychologique, cohrent et
dont la logique est davantage crbrale, lorsque les personnages incertains (et parfois
lanthropomorphie incertaine) peuvent amener les acteurs et les metteurs en scne chercher
ailleurs, et le corps peut tre un lieu de recherche fertile (ce quoi nous pouvons ajouter
lutilisation de plus en plus grande des technologies), de nouvelles faons de construire et de
mettre en jeu ces personnages. Dans les pratiques dcritures scniques que nous avons pu voir,
le jeu dacteur puisait davantage, comme nous lavons dit, dans une certaine proximit entre le
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personnage et lacteur, menant souvent des types de jeu proche du non-jeu ou de la prsence
quotidienne, simple. En effet, lacteur qui a en quelque sorte perdu son personnage, puise en lui
et en sa prsence scnique hic et nunc, les modes de son tre en scne. Cette approche qui
consiste ne pas dissimuler (ou de faon moins vidente et systmatique que dans les crations
de textes) lacteur derrire un personnage, rvle lenjeu anti-illusionniste que lon repre
souvent dans ce type de crations. Lacteur ne feint plus dtre un personnage, mais il accepte
dapparatre en scne davantage en tant que personne. Comme nous lavons vu, la qualit de
prsence personnelle remet en cause la notion de technique de lacteur pour privilgier
limplication crative et intime des acteurs. Limportance donne lvnement prsent de
lacte thtral est une donne majeure lorsque lon sintresse au jeu dacteur, car il remet en
cause la notion de personnage prexistant et subsistant un acteur. Ainsi, lacteur au cur de la
reprsentation au prsent ne chercher plus montrer do son personnage vient et o il sen va.
Cela remet aussi en cause la notion daction dramatique sattachant la mise en place et au
droulement dun projet tourn vers lavenir.

Il a aussi t trs intressant de constater que les deux pratiques se rejoignaient sur
plusieurs points, notamment sur la notion daction. Le thtre de la parole, comme nous lavons
vu, fait de la parole et de lnonciation lenjeu primordial de lapparition des personnages. Les
personnages se consacrant de moins en moins un projet, nous apparaissent dans une
temporalit plus prsente, une temporalit se rapprochant du temps du plateau, de la
reprsentation, comme cest est souvent le cas dans les critures scniques. La notion de
postdramatique dveloppe par Hans-Thies Lehmann semble convenir ici la fois aux critures
contemporaines et aux critures de plateau, qui se situent aprs laction, si action il y a eu,
lorsque le futur nest plus vraiment convoqu et pens. Laction globale, laction densemble
seffrite peu peu pour laisser place des micros-actions, quelles soient dordre langagire et
fragmentaires ou actions physiques et concrtes. Ainsi, dans les critures de plateau, on parle
davantage de parcours et de labyrinthe (Cline Bonnier) pour voquer les trajectoires des
personnages qui ne suivent pas un projet linaire.

Dans un contexte thtral dans lequel les pratiques se multiplient et se diversifient


toujours plus, il faut sans cesse prendre garde et requestionner le jeu dacteur (comme tous les
autres lments de cette pratique) qui est un terrain trs mouvant et qui est souvent le lieu des
remises en cause plus globales du thtre dans son ensemble. La notion de personnage est
rgulirement rediscute, remise en cause, que ce soit pour parler de figures par exemple dans
les critures contemporaines ou pour lamoindrir au profit de lacteur lui-mme. Il semble pour
finir, que le jeu dacteur est presque toujours apprhend en fonction du personnage, que ce soit
pour le revendiquer ou pour le remettre en cause, voire lvacuer compltement.

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Bibliographie
Ouvrages littraires
1. DUCROS, Philippe. Dissidents. Linstant mme, 2012
2. KEMEID, Olivier. Moi, dans les ruines rouges du sicle (ouvrage manuscrit non encore
publi)

Ouvrages gnraux
1. SARRAZAC, Jean-Pierre. Lavenir du drame. Circ/poche, 1999
2. SARRAZAC, Jean-Pierre. Lexique du drame moderne et contemporain. Circ/poche,
2005
3. Nouveaux territoires du dialogue. [d. Par Jean-Pierre Ryngaert]. Actes SudPapiers/Cnsad, 2005
4. VINAVER, Michel. Ecritures dramatiques. Actes Sud, 1993
5. LE PORS, Sandrine. Le thtre des voix. PUR. 2011
6. SCOTT, Diane. Carnet critique Avignon 2009. Lharmattan. 2010
7. MINYANA, Philippe. Epopes intimes entretiens avec Herv Pons. Les Solitaires
Intempestifs. 2011
8. LIARD, Michel. Parole crite parole scnique. Editions Joca seria. 2006
9. PAVIS, Patrice. Dictionnaire du thtre. Armand Colin. 2002
10. DANAN, Joseph. Quest-ce que la dramaturgie ? Actes Sud-Papiers. 2010
11. BENJAMIN, Walter. uvres III. Folio Essais. 2000
12. CORVIN, Michel. Dictionnaire encyclopdique du thtre. Larousse. 1998
13. LEHMANN, Hans-Thies. Le thtre postdramatique. LArche. 2002

Ouvrages et articles sur le personnage et le jeu d'acteur


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3. RYNGAERT, Jean-Pierre et SERMON, Julie. Le personnage thtral contemporain :
dcomposition, recomposition. ditions thtrales, 2006
4. ASLAN, Odette. L'acteur au Xxe sicle, thique et technique. deuxime dition,
L'Entretemps, Vic la Gardiole, 2005
5. Le rle de l'acteur, revue Outre Scne n3, mai 2004, Thtre National de Strasbourg
6. Le thtre et ses nouvelles dynamiques narratives. [d. Par Chantal Hbert et Irne
Perelli-Contos] Les presses de l'universit Laval, 2004
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10. BRECHT, Bertolt. L'art du comdien. L'arche, Paris, 1999
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12. PIEMME, Jean-Marie. Pour un thtre littral (p. 20-23), in tudes thtrales, n26,
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dialogue. [d. Par Jean-Pierre Ryngaert], Actes Sud-Papiers/Cnsad, 2005
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18. GOFFMAN, Erving. Les cadres de lexprience. Les ditions de minuit. 1991
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Ouvrages sur la mise en scne


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2. Revue tudes thtrales. [d. Par Joseph Danan et Jean-Pierre Ryngaert], n 24-25,
2002, critures dramatiques contemporaines (1980-2000). L'avenir d'une crise
3. Revue tudes thtrales, n 26, 2003, L'acteur entre personnage et performance , [d.
Par Jean-Louis Besson]
4. Alternatives thtrales, n 88 2006, Les liaisons singulires le metteur en scne et
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5. PROUST, Sophie. Denis Marleau. collection mettre en scne, Actes Sud, 2010
6. FERAL, Josette. La mise en scne comme mise l'preuve des textes (217-242). in
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7. BOISSON, Bndicte, FOLCO, Alice, MARTINEZ, Ariane. La mise en scne
thtrales de 1800 nos jours. PUF. 2010
8. FERAL, Josette. Thorie et Pratique du thtre au-del des limites, L'entretemps,
2011

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1. TACKELS, Bruno. Pippo Delbono. Coll. Les crivains de plateau V. Les Solitaires
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2. DELBONO, Pippo. Le corps de l'acteur ou la ncessit de trouver un autre langage.
Les Solitaires Intempestifs, Besanon, 2004
3. DELBONO, Pippo. Mon thtre. Conu et ralis par Myriam Bloed et Claudia
Palazzola. Le temps du thtre / Actes Sud, 2004

Denis Marleau

1. L'album du Thtre Ubu : Mises en scne de Denis Marleau, 1982-1994.[d. Par JeanFranois Chassay] Montral : Cahiers de thtre jeu/ditions Lansman, 1994, 143 p.
2. Alternatives thtrales : Modernits de Materterlinck, n73-74. 2002. Bruxelles. 112 p.
3. ISMERT, Louise. Une fantasmagorie technologique, entretien avec Denis Marleau
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4. LEFEBVRE, Paul. En porte--faux. Denis Marleau dans le contexte du thtre
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5. MANCEL, Yannic. Denis Marleau, l'tranger transatlantique (p. 5). Alternatives


thtrales, n 73-74, 2002
6. CHASSAY, Jean-Franois. Oulipo Show (p. 178-180). Cahiers de thtre jeu, n 47,
1988
7. SAINT-PIERRE, Christian. Singularit et rsistance : Entretien avec Denis Marleau et
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8. LAVOIE, Pierre. Dpasser la vie : entretien avec Denis Marleau (p. 22-29), Revue
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9. FERAL, Josette. 1992. Je sentais de plus en plus que je ne deviendrais pas un acteur
: entretien avec Denis Marleau (p. 101-120), dans Revue de thtre jeu, n 62, 1992

Valre Novarina

1. NOVARINA, Valre. La scne. POL, 2003


2. DUBOUCLEZ, Olivier. Portrait de lacteur en personnage : lacteur et ses masques
dans le thtre de Valre Novarina (p. 51-61), in La bouche thtrale. [d. Par
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3. NOVARINA, Valre. Le thtre des paroles. POL. 2007
4. NOVARINA, Valre. Entre dun centaure ( propos de Daniel Znyk) (p. 66-68),
entretien ralis par Sylvie Martin Lahmani, in Alternatives thtrales, n88, 2006

Jol Pommerat

1. POMMERAT, Jol. Thtres en prsence. Actes Sud-Papiers. 2007

Rodrigo Garcia

1. MARTINEZ, Ariane et LE PORS, Sandrine. Rodrigo Garcia, Notes de cuisine (p.


155-160), in Nouveaux territoires du dialogue. [d. Par Jean-Pierre Ryngaert], Actes
Sud-Papiers, 2005

Brigitte Haentjens

1. FERAL, Josette. La rage de crer : entretien avec Brigitte Haentjens (p. 189-204), in
Josette Fral, Mise en scne et jeu de lacteur, tome III, Qubec Amrique, 2007
2. Sibyllines un parcours pluriel. [d. Par Stphane Lpine]. Editions les 400 coups, 2008

Romeo Castellucci

1. TACKELS, Bruno. Les Castellucci. Ecrivains de plateau I. Les Solitaires Intempestifs.


2005

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