Jeu de L'acteur Dans Le Théâtre Contemporain
Jeu de L'acteur Dans Le Théâtre Contemporain
Jeu de L'acteur Dans Le Théâtre Contemporain
Estelle MOULARD
4 juillet 2012
Sous la direction de Alice Folco
Estelle MOULARD
4 juillet 2012
Sous la direction de Alice Folco
Le jeu dacteur dans le cadre de crations bases sur un texte dramatique ......... 13
Chapitre 1.
1.
2.
3.
Chapitre 2.
1.
2.
3.
Partie II.
Le jeu dacteur dans le cadre de crations dites de plateau ne prenant pas pour
base premire un texte dramatique ........................................................................................... 36
Chapitre 1.
1.
2.
3.
Chapitre 2.
1.
2.
3.
Partie III.
Chapitre 1.
1.
2.
Chapitre 2.
du sicle
Le jeu dacteur au cur de la dualit rel/fiction : Moi, dans les ruines rouges
62
1.
2.
Conclusion ................................................................................................................................... 72
2
Bibliographie ............................................................................................................................... 74
Introduction
Pour le travail qui va nous intresser ici, nous nous pencherons sur le jeu dacteur qui a
cours sur les scnes contemporaines, notamment dans le contexte dun questionnement sur la
notion de personnage. Ces personnages dsormais plus incertains, flous, impersonnages 1
selon Sarrazac, ne se caractrisent plus par une psych qui se donnerait comme valeur premire,
mais au contraire, celle-ci se trouve parfois totalement vacue :
Le thtre entrine l'impossibilit qu'il y a aujourd'hui pour l'homme de se rassurer par
l'preuve empirique de sa propre autonomie. Inachev et disjoint, le nouveau personnage
qui a abdiqu son ancienne unit organique, biographique, psychologique, etc..., qui est un
personnage coutur, un personnage rhapsod - se place hors d'atteinte du naturalisme et
dcourage toute identification et toute reconnaissance de la part du spectateur. 2
Jean-Pierre Sarrazac, L'impersonnage En relisant ''La crise du personnage'' , in tudes thtrales, n20, 2001
Jean-Pierre Sarrazac, in L'avenir du drame, Circ/poche, 1999, p. 86
3
Hans-Thies Lehmann, Le thtre postdramatique, LArche, 2002
4
Robert Abirached, La crise du personnage dans le thtre moderne, Grasset, 1978
2
La remise en cause du personnage sinscrit dans une remise en cause plus globale quest celle
de la mimsis aristotlicienne. En effet, le thtre moderne a vu ce glissement se faire, allant
dun thtre dans lequel la vraisemblance tait le rouage majeur un thtre o celle-ci est mise
de ct, notamment du fait de la prise de conscience que le cinma tait bien plus arm pour
reprsenter le rel que ne pourrait jamais ltre le thtre.
En ce qui concerne le personnage thtral dans les dramaturgies contemporaines, cest la
recherche de Jean-Pierre Ryngaert et de Julie Sermon, qui sest publie sous le titre Le
personnage thtral contemporain : dcomposition, recomposition (2006)5 qui tient lieu
douvrage le plus complet ce jour concernant lvolution du personnage dans le thtre actuel.
Selon eux, le personnage savre aujourdhui davantage envisag comme un matriau plutt que
comme un personne individue et mimtique : La cohrence n'est pas forcment attendue et
elle n'est pas toujours souhaitable artistiquement, puisque des personnages qui paraissent
monstrueux ou nigmatiques dans le texte pourront s'clairer la reprsentation ou, demeurs
vides, laisser entirement la charge de l'acteur la construction de l'image. 6 Le personnage se
fait sons, figure, silhouette, Il se caractrise par le fait quil intervient dans un thtre de la
parole, dans lequel il est davantage un porte-voix quun personnage agissant.
Outils pour penser lacteur
Concernant le statut du personnage et de lacteur dans les critures de plateau, nous ne
pouvons passer ct de louvrage dHans-Thies Lehmann intitul Le thtre postdramatique
(2002), ainsi que des diffrents volumes que Bruno Tackels a consacr aux crivains de plateau.
Dans ces diffrentes recherches, Tackels et Lehmann sintressent notamment lambigut et
aux rapports quentretiennent lacteur et le personnage, jouant avec les frontires du rel et de la
fiction. Dans le volume ddi Pippo Delbono, Bruno Tackels crit ceci : [] ses acteurs sont
eux-mmes leur propre rle, en train de se rvler et de s'paissir, progressivement, au gr de
l'approfondissement du travail. Ce vieil axiome du thtre occidental a naturellement fait long
feu, et dans le monde du spectacle, l'acteur est somm de disparatre derrire le rle qui lui est
distribu. 7
La cration de textes et lcriture scnique sont des pratiques priori assez loigne
lune de lautre, notamment du point de vue du travail demand lacteur. Dans les crations de
plateau, lacteur est bien plus un crateur quun interprte auquel le metteur en scne demande
une implication personnelle plus forte. Les improvisations sont souvent la base du travail de
l'criture scnique qui dpend donc troitement de l'acteur. Mais il s'avre que les deux
5
8
9
interroge l'tre au monde, il n'est pas sr de lui, c'est un thtre qui cherche, qui doute, ce qui
peut expliquer une utilisation de la langue chaotique, faites de ratages, de reprises, comme le dit
Jean-Pierre Ryngaert lorsqu'il oppose dialogue et conversation, cette dernire tant une donne
rcurrente du thtre contemporain11. Cette non-adquation de la parole un projet d'action
venir se manifeste de faon trs forte dans les dramaturgies de la conversation : Avec
l'apparition de dramaturgies de la conversation (M. Vinaver, N. Sarraute, J.-L. Lagarce, B.-M.
Kolts, N. Renaude, D. Lemahieu, C. Huysman), on passe d'un thtre qui fait des noncs du
personnage les instruments et les vecteurs d'un projet tlonomique, un thtre dont toute
l'attention se porte sur l'acte d'noncer au prsent. 12 La langue ne cherche plus ncessairement
l'efficacit, elle est moins un instrument de l'action mener qu'une fin en soi. Dans le thtre
classique et romantique par exemple, la parole est envisage comme instance prparatoire
l'action, elle est un instrument dont les personnages se servent pour faire avancer la fable. Les
personnages du thtre contemporain semblent comme dissimuls derrire leur parole, une
parole plus forte qu'eux. Si auparavant c'tait l'action mener qui tait le fil conducteur de la
majorit des critures thtrales, aujourd'hui c'est la parole elle-mme qui devient parfois
l'action privilgie. La parole est mise par un personnage mais en tant qu'action, on peut aussi
la considrer comme extrieure au personnage, autonome. propos de Eva, Gloria, La,
lauteur Jean-Marie Piemme dit lui-mme qu'il a rejet l'ide d'inscrire une distribution prcise
des prises de parole et des rles. Cette faon de faire procde bien videmment de l'hypothse
selon laquelle il est au thtre des modes d'existence de la parole autres que celui qui consiste
l'incarner priori dans un personnage. [] L'nonc ne colle pas l'nonciation. 13 Le
personnage ne semble alors plus li sa parole comme il pouvait l'tre auparavant.
Cela peut nous mener parler de la notion de figure, notion de plus en plus utilise pour
caractriser ces nouveaux personnages. La figure pose la question du personnage comme
forme d'apparition avant de le considrer comme une entit substantielle; elle en fait un enjeu de
figuration plutt qu'un objet hermneutique. 14 Lorsque l'on parle de ces personnages-figures, il
est frquemment voqu que la parole les traverse bien plus qu'ils n'en sont les producteurs. Ces
personnages sont comme traverss par une parole qui ne leur appartient pas. La parole n'est plus
systmatiquement une possession du personnage. Dans les thtres de la parole-action, le
d'ensemble, mais c'est avant tout la dconnexion entre ces trois niveaux (ou parfois entre deux d'entre eux). L'action
d'ensemble, lorsqu'elle est maintenue, a chang de sens et devient, selon les cas, lointaines, fantomatique ou purement
intrieure, d'apparence alatoire rarement le rsultat d'un projet, d'un plan prtabli, d'un engrenage ncessaire (ce
qui caractrisait ce que Vinaver appelle la ''pice-machine'').
11 Dialogue et conversation (pp. 17-21), Jean-Pierre Ryngaert, in Nouveaux territoires du dialogue, Actes SudPapiers, 2005, p. 17 : ''Le dialogue prsentait une faade nettoye de toutes les scories de la parole ordinaire, il se
dvelopperait en conomisant les hsitations et les accidents propres la langue mise au prsent (Catherine
Kerbrat-Orecchioni), encore une fois l'oppos de la conversation riche en rptitions et ratages de tous ordres.
12 Le personnage thtral contemporain : dcomposition, recomposition, Jean-Pierre Ryngaert et Julie Sermon,
ditions thtrales, 2006, p. 82
13 Jean-Marie Piemme, Pour un thtre littral (pp. 20-23), in tudes thtrales, n 26, 2002, p. 20
14 Le personnage thtral contemporain : dcomposition, recomposition, Jean-Pierre Ryngaert et Julie Sermon,
ditions thtrales, 2006, p. 11
personnage, dsinstrumentalis, est moins vacu qu'il ne change de statut : sur scne, il ne reprsente personne en particulier, mais s'impose comme force d'apparition par la parole,
actualisation potique d'un sujet-langage. 15 Ce sujet-langage parat se drober la conception
psychologique du personnage qui va de pair avec un rfrent extra-thtral, rel. Ici, le
personnage n'entre pas en scne avec une charge rfrentielle. Sans vritable modle en amont,
mais un florilge clectique de rfrences possibles, globalement priv des appuis qui leur permettent
traditionnellement de construire et de jalonner son jeu (l'intentionnalit, l'motion, la rationalit du
personnage conu comme caractre), l'acteur doit en passer par la voix du texte pour interprter ces
personnages. Ne prexistant pas aux mots qu'elles prononcent, les figures ne sont rien d'autre que ce
qu'elles disent. 16
Corpus
Moi dans les ruines rouges du sicle est une pice inspire de la vie de Sasha Samar qui
15 Le personnage thtral contemporain : dcomposition, recomposition, Jean-Pierre Ryngaert, Julie Sermon,
ditions thtrales, 2006, p. 162-163
16 op.cit. p. 163
a grandi en Ukraine sous le rgime sovitique et qui a immigr en 1996 au Canada. Sasha
Samar est comdien et il a rencontr l'auteur et metteur en scne Olivier Kemeid Montral.
Cette pice met
remis en cause, on n'est sr de rien, tout comme Lui est manipul. Il semble que la structure
labyrinthique de la pice soit le pendant de ce que subit le personnage central.
Playtime, mise en scne par Cline Bonnier est la troisime et dernire cration que
nous avons choisi d'tudier ici. Si Cline Bonnier est prsente dans le programme comme la
metteur en scne du spectacle, elle ne se considre pourtant pas comme telle. La mise en scne
est collective et lui appartient autant elle qu'aux acteurs. Cline Bonnier fait partie de la
compagnie Momentum (fonde par Jean-Frdric Messier en 1990) qui runit neuf artistes aux
horizons divers mais dont la caractristique commune est l'envie de chaque fois remettre en
cause la forme thtrale. Il ne s'agit pas de construire unit homogne chez Momentum, mais
plutt de voir cette compagnie comme une opportunit d'exprimenter de nouvelles faons de
crer et de reprsenter. Ainsi, Cline Bonnier, qui est par ailleurs trs reconnue en tant que
comdienne, a dcid de mettre en scne un spectacle autour de la notion de l'eros. C'est partir
d'un thme trs vaste qu'elle s'est entoure de cinq acteurs auxquels elle a demand ce que l'eros
reprsentait pour eux et ce qu'ils voudraient en dire, en faire. Cette cration appelle donc la
sensibilit intime de chacun des acteurs. Cline Bonnier nous dit rapidement qu'il n'y a ni
personnages ni jeu d'acteur dans cette cration. Les acteurs remplacent ici les personnages,
mettant en jeu leurs univers intrieurs plutt que l'univers d'un Autre qui serait un personnage
extrieur. voquant le procd de cration, Cline Bonnier parle de labyrinthe , chacun des
acteurs effectuant un parcours durant le spectacle. Ils ne sont pas des personnages, mais plutt
des sortes de solitudes ou des individus, priori sans rapport les uns avec les autres, jusqu' ce
que les rencontrent aient lieu. Il y a de la parole, mais il n'y a aucun dialogue, la thtralit se
situe ailleurs. Plutt qu'une continuit dramatique, nous sommes face cinq labyrinthes qui se
croisent, se frlent et parfois se confrontent, sur le mode de l'apparition. Le plateau n'est pas
envisag comme un espace de scurit, familier pour les personnages, mais au contraire, il les
oblige des dtours, des instabilits, des chutes, l'image du plateau circulaire tournant au
centre de l'espace, sur lequel les acteurs sont davantage en situation de prcarit que de scurit.
Si les deux crations prcdentes auxquelles nous nous sommes attaches relevaient toutes deux
de la cration de textes dramatiques, Playtime s'inscrit davantage dans une dmarche d'un
thtre postdramatique, d'un thtre relevant des critures scniques.
Nous allons donc nous demander comment le jeu d'acteur peut tre reprsentatif d'une
pratique particulire, s'il se modifie en fonction de la diversit des approches artistiques
auxquelles il se trouve confront, s'il rpond aux dfis poss par les critures contemporaines,
qu'elles soient littraires ou scniques, et voir en quoi le statut accord au jeu d'acteur au sein de
la cration est-il rvlateur d'une pratique globale. Ce travail qui pose la question de la place du
jeu de l'acteur et de ses enjeux tant au niveau artistique qu'au niveau de l'acteur mme, s'essaie
une sorte d'tat des lieux non-exhaustif du jeu d'acteur au sein de pratiques thtrales toujours
11
plus nombreuses et singulires. C'est ainsi que nous commencerons par nous attacher au jeu
d'acteur pris dans le contexte de la cration d'un texte dramatique, puis dans un deuxime
chapitre, nous tenterons de saisir les enjeux de l'interprtation (si interprtation nous pouvons
toujours dire) dans le cadre des productions inscrites dans le procd de l'criture scnique, et
enfin dans un dernier chapitre nous nous intresserons au jeu d'acteur repens comme rvlateur
dun clatement des frontires entre mise en scne de textes dramatiques et critures scniques.
12
Partie I.
Chapitre 1.
Confront des personnages contemporains qui ont vu leur statut et leurs modalits
dapparition modifis, les acteurs interprtant ces nouveaux types de personnages sont souvent
amens requestionner leur approche de linterprtation. Ce chapitre sera articul en trois sousparties, mettant de lavant dans un premier temps le thtre de la parole, puis nous nous
intresserons la fuite de laction, pour enfin terminer par la question du rythme. Cela dans
lintrt de poser les bases des questionnements qui se posent au jeu dacteur lheure actuelle.
1. Le thtre de la parole17
Nous nous attacherons ici davantage aux spcificits du thtre de la parole dans les
critures contemporaines, qu' l'observation de ses modalits sur les crations prsentes au
corpus. Le statut de la parole ayant volu dans les dramaturgies contemporaines, cela pose de
nouvelles questions l'interprtation, notamment du point de vue du couple traditionnel parole
et action. Un des enjeux de linterprtation, situe lendroit de la parole, fait se dplacer le jeu
vu comme excution dune action vers le jeu vu comme excution de la parole-mme. Dans un
premier temps nous nous attacherons des considrations dordre thorique pour ensuite
apporter une illustration laide dexemples.
Mettant de lavant lide de la parole-action, en opposition la parole instrumentale, comme loppose Michel
Vinaver dans son ouvrage Ecritures dramatiques, Actes Sud, 1993
13
14
l'arrire faire la queue et attendre que ce soit de nouveau leur tour de prendre la parole. Dans
la mesure o la parole dit tout et, d'une certaine manire, fait tout, il est vain de chercher tout
reprsenter, de tout vouloir montrer : l'enjeu de la reprsentation est plutt d'inventer la nature
du rapport entre le dit et le visible. Le jeu figural implique une certaine conomie des
moyens. 19
Un acteur interprtant ces nouveaux personnages semble devoir faire de la parole son
espace de travail principal, en dpit de l'excution d'une action ou de la construction
psychologique du personnage. Le thtre de la parole demande alors une prcision et un grand
travail sur la voix, la diction, la prononciation, qui peut faire cho la formation traditionnelle
dispense au conservatoire. Mais si les grands textes de rpertoire devaient tre bien dits, c'tait
dans un souci de respect envers l'auteur. La voix est un outil quasi indispensable l'acteur,
mme si ses fonctions voluent. La voix, comme chez Novarina par exemple, est souvent
utilise comme un matriau manant du corps, sujet l'exploration. Plutt que n'tre qu'un
vhicule du sens par l'nonciation claire du mot, du phras, la voix est de plus en plus travaille
pour parler aux sens. On pourrait alors penser quil s'agit moins de voir le bel art de l'auteur que
de voir le surgissement de la parole, les conditions de son surgissement.
Mais si l'on voit le texte contemporain davantage comme une construction dont on voit
les coutures, alors l'auteur est davantage cet auteur-rhapsode dont parle Jean-Pierre
Sarrazac20, cet auteur qui ressurgit au travers de la structure mme de la pice. Le
dmantlement de la progression dramatique linaire est une des manifestations de la prsence
visible de l'auteur. Ce quoi nous pouvons ajouter une autre de ses rflexions :
Pour Hegel comme pour Aristote, l'absence de l'auteur s'impose au thtre du fait du
caractre primaire de la forme dramatique : une action acomplte (allant jusqu' sa fin) se
droulant au prsent devant nous, spectateurs... Or l'une des principales caractristiques du
drame moderne et contemporain, d'Ibsen Fosse et de Strindberg Kolts, c'est le
glissement progressif de la forme dramatique de ce statut primaire vers un statut
secondaire. L'action ne se droule plus dans un prsent absolu, comme une course vers le
dnouement (la catastrophe), mais consiste de plus en plus en un retour rflexif,
interrogatif sur un drame pass et sur une catastrophe toujours dj advenue. 21
Nous allons utiliser deux exemples afin dillustrer nos prcdents propos.
D'abord faire entendre le texte. Et, ventuellement donner du mouvement aux acteurs. Parce
que, dans mes mises en scne, ils se retrouvent souvent face au public, immobiles. Alors, je leur
demande de se concentrer sur leur bouche, leur langue... 22 nous dit Denis Marleau.Annick
15
Bergeron (comdienne de Moi, dans les ruines rouges du sicle d'Olivier Kemeid) a eu
l'occasion de travailler avec Denis Marleau en 2001 pour la cration de Catoplbas de Gatan
Soucy. Personnages carts du monde, elles nont plus que les mots pour survivre et faire
exister ce fils trange, difforme et monstrueux. 23 peut-on lire sur le site internet de la
compagnie UBU. Lors d'un entretien avec Annick Bergeron en janvier 2012 au Thtre
d'Aujourd'hui (Montral) o il tait notamment question du thtre de la parole, elle a voqu ce
travail sur l'immobilisme, comme moyen de laisser aux mots toute la rsonance possible.
Lorsque plus tard nous avons rencontr Sophie Cadieux (galement comdienne de Moi, dans
les ruines rouges du sicle), nous parlant de son rle dans La belle au bois dormant et Blanche
neige (mise en scne l'Espace Go en 2011, Montral) d'Elfriede Jelinek, elle met en lumire le
fait qu'elle faisait normment de choses en scne, sans cesse en action, en mouvement comme
pour contrer cette espce de logorrhe verbale [] a rend peut-tre la parole plus active que
si on m'avait juste plante l. nous dit-elle. Le travail de Denis Marleau avec Annick Bergeron
semble tre davantage dans le parti-pris d'couter le texte, de faire du travail scnique un
pendant de la forme dramaturgique, tandis que Martin Faucher parat forcer le texte en
l'augmentant d'actions et de mouvements diverses comme par rticence l'gard du rien faire ou
d'un certain minimalisme du jeu d'acteur.
Bon nombre de personnages contemporains manifestent de la difficult avec leur langage,
avec leur locution, et paralllement, ils ne mnent pas d'action, de projet. Le langage n'est plus
utilis comme un vecteur vers l'action. On peut peut-tre voir l une corrlation entre difficult
avec le langage et absence d'action, de sorte que le caractre chaotique et nigmatique de la
parole empche le personnage de s'en aller vers l'action. Si nous prenons l'exemple du spectacle
Kolik de Rainald Goetz mis en scne par Hubert Colas, l'unique personnage est assis une table
couverte de verres de vodka et dbite un long monologue sur divers thmes, sur lui, sur le
monde, il donne voir les mandres de son esprit et de la construction de sa pense
immdiatement mise en parole. La parole est faite de ratages, de reprises, de rptitions,... Assis,
il ne bougera pas, l'action d'ensemble consiste boire tous ces verres au fil de son rcit. Plus il
avance et plus le nombre de verres ingurgits grandit, plus l'ivresse monte, jusqu' la mort. Son
langage est rflexif, de l'ordre de l'introspection et du commentaire, mais il ne dbouche pas sur
un projet venir. Cette parole n'a pas men un quelconque dnouement, mais elle l'a
accompagn jusqu' la mort, jusqu'au moment o parole et action s'anantissent dans un mme
coup. Du ct du travail d'acteur, priv de l'action mener, bouger, l'essentiel se passe du ct
de la bouche, de la voix. L'intonation est anti-naturelle, les accents sont placs des endroits
non-habituels, les ruptures d'intensit, de temps, ne sont pas toujours au lieu d'une cohrence du
point de vue du sens. Le thtre de la parole semble appeler un thtre de la voix, des voix24.
23 Propos de Denis Marleau, http://www.ubucc.ca/spip.php?page=creations&id_rubrique=16
24 Sandrine Le Pors, Le thtre des voix, ditions PUR, 2011
16
Parler de caractre non-volontaire du jeu d'acteur comme nous l'avons fait plus haut,
revient aussi refuser un certain autoritarisme dans la transmission du sens au public. Le mode
de jeu minimaliste rpond d'un dsir de laisser le champ des possibles ouvert pour le spectateur,
de la mme faon qu'il en est libre lorsqu'il lit une pice. Le jeu essaie parfois de reproduire
l'effet de la lecture. Le personnage n'existant qu' travers l'imagination du lecteur, la scne tente
de prserver cette participation du spectateur qui peut projeter ce qu'il veut et ce qu'il entend sur
le personnage jou par l'acteur.
2. La fuite de laction
Nous venons de nous attarder sur le thtre de la parole et comme nous l'avons voqu, le
statut de l'action dramatique lui est li. Ainsi, c'est la fuite de l'action que nous allons
maintenant nous intresser, en tant que pralable une remise en cause des principes
d'apparition du personnage et de l'acteur. De la fuite de l'action semble dcouler une fuite du
personnage et de l'acteur. Nous commencerons par nous intresser au dlaissement de laction
au profit du commentaire, de sa narration, puis nous verrons que laction nest plus le principal
moteur de lentre en scne des personnages et enfin nous terminerons en proposant lhypothse
selon laquelle personnages et acteurs deviennent des entits fugitives, phmres.
17
Dans Dissidents de Philippe Ducros par exemple, l'vnement sur lequel repose toute la pice a
eu lieu avant que la pice ne commence, et on nous donne voir les moyens entrepris par
plusieurs personnages qui cherchent savoir, comprendre ce qui s'est pass. Le personnage
principal (Lui) est enferm et tortur car il a commis un acte terroriste, un acte de rvolte dont
on ne connat pas la nature exacte. Ce personnage est face des bourreaux, et ce sont les
mandres de son esprit tortur entre ralit et hallucination, que nous suivons. L'enjeu de cette
pice est la parole, l'aveu, plus que l'action elle-mme qui est de l'ordre du pass, et qui
dramaturgiquement n'existe pas. La pice se droule dans l'aprs, dans ce qui reste de
l'vnement, c'est dire le discours sur celui-ci. On lui demande d'expliquer les raisons de son
acte, de se remmorer, plus que de donner des informations sur le comment de son geste. Ici
encore le discours importe plus que l'acte en lui-mme. De plus, la parole agit non pas comme
un moyen d'claircir l'acte mais au contraire le rendre encore plus incertain, car le personnage
qui on inflige la torture sombre peu peu dans la folie et a de plus en plus de mal distinguer
la ralit du fantasme. Les bourreaux (le public n'est jamais certain de savoir s'il s'agit
rellement de bourreaux, ou bien si c'est la perception que Lui a d'eux qui nous est montr), en
le soumettant de multiples interrogatoires, participent au dlitement du personnage. La torture
d'ordinaire associe la violence physique est ici exerce par l'acte de parole.
18
un mode privilgi d'tre au plateau. 27 crit Diane Scott propos du jeu tout en colre et
en volontarisme qu'elle constate. Il demeure toujours possible de construire une identit
scnique fictionnelle mme quand le texte n'en propose pas, mais, et nous y reviendrons, il s'agit
alors d'un forage de la mise en scne qui recolle la tradition en refusant de tenir compte de
nouvelles rgles de jeu, ou, tout simplement, qui ne parvient pas les mettre en uvre. 28 nous
dit aussi Ryngaert. Il semble que l'action au thtre soit encore une chose qui prdomine et que
la parole seule ne puisse faire thtre aux yeux de beaucoup. Dans Moi, dans les ruines rouges
du sicle, la structure dramatique se partage entre narration et mise en action. De ce fait, il arrive
que la parole soit augmente par une redondance de jeu et d'action qui a pourtant t nonce
par le narrateur. Les temps de narration restent assez courts et sont trs souvent un tremplin vers
l'action dramatique. Si on assiste une fuite de l'action du ct des critures, sur scne, ce n'est
pas encore une chose courante, et ceux qui s'y risquent sont souvent tiquets comme des
metteurs en scne formalistes ou marginaux.29
En parlant du caractre fugitif de l'action, qui se drobe pour laisser place davantage
une succession d'actions, de tableaux, nous pouvons aussi parler de personnages en fuite. Ils
sapparentent des personnages dont la ralit ne prtendrait nullement dpasser ou prcder le
temps de la reprsentation, des personnages au prsent de reprsentation, pourrions-nous dire.
Cela fait rfrence au caractre hic et nunc du thtre, cher aux crivains de plateau et aux
performeurs (les liens de glissements allant de l'criture thtrale contemporaine l'criture de
plateau sont multiples, et nous nous y attarderont plus longuement plus tard dans ce travail). Si
une importante partie des personnages du thtre contemporain paraissent incertains,
incomplets, trous, ou tout simplement difficilement saisissables, c'est notamment car ils ne
prtendent pas tre construit de faon immuable. De plus, ils ne sont pas envisags comme des
personnes ayant un pass, un prsent et un futur. Ces personnages semblent avoir t dbarqus
d'on ne sait o (de nulle part probablement), ils semblent en fuite. Ils apparaissent comme s'ils
n'avaient pas eu le temps de se faire doter d'un but, d'une action mener qui pourrait justifier
leur prsence. Sur scne, ces personnages paraissent tre des passagers phmres et fugitifs,
qui ne font que passer, l'image du personnage de Pauline-milienne dans Ins Pre et Inat
Tendu (1976) de Rjean Ducharme, qui demande chaque fois la permission de passer, et qui ne
fait pas grand-chose d'autre que cela. Philippe Minyana, propos de ses personnages peut nous
27 Diane Scott, Carnet critique Avignon 2009, L'Harmattan, 2010, p.44
28 Jean-Pierre Ryngaert, Incarner des fantmes qui parlent (pp. 11-19), in tudes thtrales, n26, 2002, p. 14
29
L'exemple le plus vident d'un travail sur la parole pure, sur l'immobilisme et la fuite de l'action, est le thtre de
Claude Rgy, qui met en scne les mouvements du langage, son potentiel potique, plutt que son potentiel
d'action. Il y a action dans le sens o la parole, la voix agit sur le spectateur qui, s'il se laisse happer peut entrer
dans une sorte de transe ou d'hypnose, en dehors de la temporalit ordinaire (dfinie par la progression d'une
intrigue, dbut, milieu, fin). On pense au spectacle Ode maritime cr partir des pomes de Fernando Pessoa.
On peut faire un rapprochement entre les vagues en mer, qui ne s'arrtent jamais, et le rythme de ritournelle
hypnotisante de la voix de Jean-Quentin Chtelain. Lorsque Julir Sermon et Jean-Pierre Ryngaert parlent d'une
thtralit de l'coute29, il semble que nous en ayons ici un bon exemple.
19
clairer :
Je travaille sur la figure et non sur le personnage. Le personnage est une ide du XIX.
Pour moi le personnage c'est l'acteur. En 1995, avec La maison des morts et Drames brefs 1
et 2, je me suis attach la notion de figure. [] Aujourd'hui je simplifie de plus en plus, il
n'y a mme plus de nom, il y a des lettres pour signaler le personnage, leur tat, leur
aspect... Mes figures sont souvent provisoires, des passants qui renvoient la polyphonie
du monde. 30
Peut-on alors parler d'un acteur fugitif ? Olivier Dubouclez, qui s'intresse l'uvre et au travail
scnique de Valre Novarina crit ceci :
Loin des 'luttes' qui entouraient la mise en scne de L'atelier volant, l'acteur, contre
l'exhibitionnisme forcen des premiers temps, devient plus volatile, figure de nuit et de
disparition. [] Il va de l'tre au nant dans un sacrifice rsolu de soi-mme. Son action
s'entend moins alors comme une exhibition anatomique que comme un dnuement
systmatique : 'Louis de Funs savait bien tout a. Qu'tre acteur, c'est pas aimer paratre,
c'est aimer normment disparatre. tre acteur c'est tre dou non pour contrefaire
l'ominidien mais pour enlever ses vtements humains, avoir un pente considrable n'tre
rien []' (Le thtre des paroles, p. 118) Le personnage n'est plus la victime principale de
la via negativa novarinienne, mais c'est l'acteur qui, portant sur son visage la persona de
l'homme, devient le 'sacrifi' du thtre. 31
L'acteur devient une sorte de papillon de nuit, qui ne vit que le temps de la reprsentation, dans
l'obscurit de la boite noire du thtre. l'image des personnages en fuite, l'acteur est peut-tre
cet tre qui vient natre et mourir dans l'espace-temps de la reprsentation.
20
Nous pouvons peut-tre parler de personnages apparaissant de plus en plus par des aspects
formels. Quelques exemples trangers au corpus nous claireront parfois.
Les critures mettant en exergue la notion de rythme et de sons ont souvent un lien avec
le refus de la mimsis qui contraint l'acteur tre dans un rapport mimtique et vraisemblable au
rel. La mimsis pourrait donc empcher une certaine mancipation du jeu de l'acteur qui irait
chercher ses modalits dans des zones plus abstraites, plus sensuelles peut-tre.
La mimsis est associe par Nietzsche la dialectique socratique, adresse l'intelligence
et incompatible avec l'ivresse dionysiaque qui conduit au cur du tragique. Le thtre que
le philosophe appelle de ses vux et dont il verra quelque temps les prmices chez
Wagner avant de rompre avec lui privilgie la forme cratrice de la musique, non
mimtique, au dtriment de l'ordre du logos. L'une des articulations essentielles de ce que
sera la crise de la mimsis est ainsi mise jour : l'art (comme la vie) se doit d'tre crateur
et ne saurait se limiter un plaisir d'imitation. 32
est-il crit dans Le lexique du drame moderne et contemporain. Dans ces propos on remarque
donc que musique et refus du mimtisme ont quelque chose voir ensemble, chose que nous
remarquons dans une partie des critures actuelles.
Des auteurs contemporains comme Valre Novarina, Philippe Minyana ou encore Daniel Danis
ont cur cette notion de rythme. Novarina par exemple joue avec les mots, avec les
nologismes, et il crit davantage des rencontres de mots, de phrases, qu'un sens clair. Le
rythme est une chose assez difficile se figurer, car en parlant de rythme on peut vouloir dire
enchanement d'actions sans temps morts, mais aussi le rythme musical provoqu par exemple
par des figures de style de type allitration ou assonance, mais cela peut aussi se rfrer la
forme visuelle d'un texte, au choix de ne pas utiliser de ponctuation, la forme versifie,...
propos de la ponctuation, Jean-Pierre Sarrazac cite Michel Vinaver :
'Pourquoi l'absence de ponctuation, s'interroge Vinaver : parce que les gens parlent dans un jet fluide
avec des coupes qui ne se trouvent pas ncessairement l o se trouveraient les signes. Dsir de rendre le
comdien (mais mme le lecteur) plus libre et inventif dans sa saisie du texte; de le mettre plus prs de la
ralit des choses dites; parce que la ponctuation qui est une aide la comprhension, mais aussi un
confort et une habitude fait obstacle au jaillissement des rythmes, des associations d'images et d'ides,
gne les assemblages, les recouvrements de sons et de sens, empche tout ce qui est confusion.' 33
Dans la perspective du jeu d'acteur c'est la dimension rythmique d'un texte qui est privilgie,
plutt que l'ide d'un sens vhiculer. Les mots de Vinaver nous montrent qu'au-del de
l'criture d'un texte pour lui-mme, celui-ci est crit avec le dsir d'aller provoquer le jeu de
l'acteur, de le remettre en cause, en lui proposant de nouvelles modalits d'approche de
l'interprtation. Cela va aussi l'encontre de la notion d'acteur-interprte pour se situer du ct
de l'acteur-crateur. La forme sonore de la parole exprime ce que l'crit ne dit pas. L'crit est
la trace d'une voix que l'acteur ressuscite. Passant de l'crit l'oral, il compose la partition
32 In Le lexique du drame moderne et contemporain, Circ/Poche, dir. Jean-Pierre Sarrazac, 2006, p. 118
33 Jean-Pierre Sarrazac, L'avenir du drame, Circ/poche, 1999, p. 118
21
sonore du texte qu'il jouera. Il est mi-chemin entre le compositeur et l'interprte d'une partition
musicale. nous dit Michel Liard.34
Afin de donner un exemple prcis, nous allons utiliser le spectacle Tristesse animal noir
d'Anja Hilling mis en scne par Claude Poissant l'Espace Go Montral en 2012. Cette pice,
construite sous la forme d'un triptyque met en scne un groupe d'amis pique-niquant en fort,
qui vont se retrouver prisonnier des flammes sans que l'on n'en sache rellement la raison. La
premire partie nous donne voir des personnages qui mangent et qui discutent, la seconde
partie opre un basculement la fois potique et dramatique : ils sont pris dans les flammes et la
dimension chorale est mise en place, et enfin la dernire partie se situe dans la reconstruction
des personnages aprs le drame. C'est la deuxime partie que nous allons nous intresser,
lorsque l'incendie fait rage. Plutt que d'avoir recours un jeu d'acteur agit, qui s'attacherait
exprimer le danger extrme, Claude Poissant a prfr disposer ses acteurs sur le plateau de
faon plus abstraite et picturale qu'illustrative. Les corps sont debout, face au public, immobiles,
sans vritable incarnation, dans une certaine neutralit de jeu. Dans cette partie chorale, la
parole se fait collective, les corps semblent placs sur le plateau de telle sorte que le son, les
voix circulent sur le plateau, l'urgence de la situation est dans la voix, dans le rythme de la
parole. Les corps (et donc les voix) sont placs de faon dissminer le son, crer un espace
sonore, plutt qu'un espace visuel. Ainsi, le corps de l'acteur dans l'espace n'est plus une
indication sur le personnage mais relve bien d'une ncessit sonore et potique. Hans-Thies
Lehmann nous claire ce sujet : Mais souvent, le thtre postdramatique ne veut pas tant
faire entendre la voix d'un sujet particulier, que raliser une dissmination des voix, []. On
trouve l'agglomration en chur et la dsacralisation du verbe; la monstration de la physis de la
voix (cri, gmissements, sonorit animale) et la mise en espace architecturale. 35
Lorsqu'une criture de ce type propose une forme avant de proposer des situations et des
motions, il revient l'acteur de se mettre au dfi d'couter la structure du texte. Le spectacle
Oulipo Show de Denis Marleau qui est un montage de textes oulipiens, mme s'il ne met pas en
scne des textes contemporains, semble tre rvlateur d'un dfi en terme de jeu d'acteur. Les
jeux de mots et de langage, les sons, la diction, l'articulation font partie de cette grande fte de la
parole que met en scne ce spectacle. En effet, il ne s'agit pas de s'intresser au sens des textes,
mais la dimension rythmique et ludique imposes par les textes. Les acteurs, la plupart du
temps face public s'adonnent un rel exercice de virtuosit fate de rapidit, de choralit, de
mmoire extrme, d'articulation, de diction. Les contraintes d'critures que les auteurs oulipiens
se sont donns taient des contraintes d'ordre formelles, d'o la nature galement formelle des
rgles de jeu.
Quel lien peut-on tisser entre rythme et personnage, entre structure et interprtation ?
34 Michel Liard, Parole crite parole scnique, ditions Joca seria, 2006, p. 19
35 Hans-Thies Lehmann, in Le thtre postdramatique, L'arche, 2002, pp. 240-241
22
Tous les personnages, rpertoires et poques confondus, existent travers leurs paroles. Mais
ds lors qu'il s'agit de passer au jeu, les personnages du thtre contemporain restent avant tout
des personnages anims par et pour la parole. Une partie des personnages contemporains sont
donc avant tout des personnages-voix, des personnages-rythme, bien plus que des personnages
porteurs d'une identit reconnaissable. Lorsque le sens n'est plus la base du dialogue ou du
moins le liant d'une succession de rpliques, on peut se demander sur quoi l'acteur peut-il
s'appuyer lorsqu'il joue. propos du thtre de Vinaver, Jean-Pierre Ryngaert pose ce problme
de l'appui de jeu :
[...] la continuit des rpliques obit une logique diffrente de celle engendre par la
rythmique ordinaire fonde sur des alternances logiques (le fameux 'je te parle/ tu me
rponds') ou des enchanement de questions/ rponses. L'ilot de parole bref et soudain qui
ne se rattache pas de manire vidente l'ilot prcdent ne permet pas l'acteur de prendre
appui sur celui-ci. [] Le rythme discontinu du discours, l'absence de coopration des
destinataires, le changement radical et rpt du sujet de la rplique (et donc de 'l'humeur'
ou de 'l'tat' qui l'accompagnent) font de chaque rplique une sorte de moment de jeu sans
relation vidente avec les autres moments de jeu. 36
Le fait que les rpliques ne se rpondent plus systmatiquement, ou qu'elles se rpondent sur la
base du bouclage-retard (Vinaver) interroge la pratique de l'acteur, auquel on a longtemps
appris s'appuyer sur ses partenaires de jeu. L'acte de dire tant un des enjeux fondamentaux, il
semble qu'il faille modifier notre angle de vue quant aux enjeux du jeu d'acteur, passant du sens
la forme de la prise de parole. Ainsi, pris indpendamment du sens, le jeu se fait souffle, voix,
rythme, nergie,... Il semble alors que, plutt que de s'appuyer sur le sens d'une rplique, d'une
motion, il est de plus en plus demand l'acteur de s'appuyer sur l'nergie de jeu de son
partenaire (que ce soit pour la prolonger ou pour la contester,...). L'acteur joue alors davantage
les mots, la confrontation des mots et des langages, plutt que la rencontre inter-subjective des
personnages.
Il est intressant de constater que les thtres de la parole n'en sont pourtant pas moins
des thtres du corps, qui engagent le corps entier. [l'incidence des jeux phoniques et
rythmiques] Elle localise la parole dans le corps, et fait de l'nonciation un geste qui tend le
corps tout entier en direction du public. 37 nous disent Jolly et Lesage. C'est ainsi que l'criture
de Novarina par exemple prend la parole comme une production physique. Il souhaite remonter
le cours de la parole, dont la voix projete n'est que la partie merge d'un long processus inscrit
dans le corps, de l'crivain puis des acteurs qui le joueront.
Ce chapitre consacr aux nouveaux dfis poss au jeu dacteur par les critures
36 Jean-Pierre Ryngaert, Incarner des fantmes qui parlent (pp. 11-19), in tudes thtrales, n26, 2002, pp. 1718
37 Genevive Jolly et Marie-Christine Lesage, Jeux phoniques et rythmiques (pp. 51-55), in Nouveaux territoires
du dialogue, dir. Jean-Pierre Ryngaert, Actes Sud-Papiers, CNSAD, coll. Apprendre, 2005
23
contemporaines nous a montr dans une certaine mesure que la technique de lacteur volue et
se trouve questionne par les nouvelles dramaturgies.
Chapitre 2.
particularits ?
Au cours de notre travail, nous nous sommes demands quelles particularits lacteur
interprtant des personnages contemporains pouvaient se trouver confront. Cest travers trois
sous parties que nous allons tenter dapprocher quelques-unes des caractristiques concernant le
passage du personnage crit sa mise en jeu scnique. Nous commencerons par nous intresser
cette dualit qui semble sobserver entre le caractre indfini des personnages contemporains
et le corps fini de lacteur. Ensuite nous irons du ct de lacteur novarinien, et nous
terminerons ce chapitre par lexemple du spectacle Dissidents, dont la mise en scne porte
lanti-ralisme en dpit du jeu dacteur.
Jean-Pierre Ryngaert, Incarner des fantmes qui parlent (p. 11-19), in Etudes thtrales, n26, 2002, p. 12
24
Voici ce que dit Dubouclez en citant Novarina, mettant de lavant cette lutte entre le personnage
qui a perdu quelques-unes de ses caractristiques humaines, mais qui est confront
linterprtation dun acteur. Ainsi, il semble que de nouvelles approches du jeu et de la mise en
scne puissent merger de cette dynamique. Jol Pommerat, par exemple, utilise la lumire pour
prserver lincertitude quant ses personnages et donc ses acteurs. Je cherche dans mes
spectacles le mme rapport que celui que nous entretenons avec les personnages dun livre la
lecture. Cest pour cela, je crois, que je cherche dans mes spectacles cet quilibre de la lumire
entre montrer et cacher, dsir de voir et empchement, et que cette recherche dquilibre se
retrouve galement dans tous les autres domaines de lcriture et de la mise en scne. 40
Lorsque Novarina proposait un travail sur le jeu dacteur, sur une tranget du corps, Pommerat
utilise un artifice scnique41 afin de prserver le doute concernant le personnage.
Si une partie des critures actuelles fait de la parole laction principale et une parole qui
sautonomise du personnage, tablissant une rupture entre lnonc et lnonciation, alors le
39
Olivier Dubouclez, Portrait de lacteur en personnage : lacteur et ses marques dans le thtre de Valre
Novarina (p. 51-61), in La bouche thtrale, dir. Nicolas Tremblay, XYZ diteur, 2005, p. 56-57
40
Jol Pommerat, Thtres en prsence, Actes Sud-Papiers, Apprendre, 2007, p. 32
41
Nous pouvons aussi voquer le travail de Guy Cassiers. . Lorsqu'il a mis en scne L'homme sans qualits I d'aprs
le roman de Robert Musil, la vido qui est un des matriaux majeurs de son thtre, traduisait trs bien
l'clatement du personnage, cet impersonnage aux multiples facettes dont parle Sarrazac. La vido oprait un
morcellement du corps de l'acteur, isolant diffrents moments diffrentes parties du corps, usant du zoom,
commencer par le visage, qui est le lieu premier de l'identit. Ainsi, le corps mis en pices peut reprsenter cette
mise en pice de l'identit d'un personnage, mais encore une fois, cela semble une solution envisage pour contrer
l'unicit effective du corps de l'acteur, qui lui ne peut se morceler. Le corps en morceaux remet en cause l'ide
d'une identit totale et finie.
25
corps dsolidaris de la parole peut tre envisag comme un obstacle cette parole
lnonciation incertaine. Si javais t acteur, jaurais sans doute aim aller dans cette
direction : pulvriser leffigie humaine. La sacrifier. Reconstruire lhomme lenvers. Faire
lanthropoclaste. 42 nous dit Novarina. Dans la ligne dun thtre postdramatique (notion
emprunte Hans-Thies Lehmann), Novarina et dautres font du jeu dacteur et du corps de
lacteur un objet de reprsentation au prsent qui ne prtend pas se rfrer ou imiter une ralit
extrieure. Le corps, plutt que de renvoyer un personnage, semble ne renvoyer qu luimme.
Ce questionnement concernant lanthropomorphie et plus largement la charge corporelle
finie de lacteur, peut nous venir dune remise en cause plus globale de la mimsis et du jeu
dacteur naturel et illusionniste. Car au contraire, un jeu dacteur cherchant sloigner de la
figure humaine puise dans dautres esthtiques explicitement antinaturelles, anti-illusionnistes et
spcifiquement thtrales. Dans la Potique dAristote, la production artistique (poiesis) est
dfinie comme imitation (mimsis) de laction (praxis). 43 peut-on lire dans le dictionnaire du
thtre de Pavis. Ainsi,
aujourdhui, les personnages imagins dans les critures contemporaines sont de moins en
moins les excutants dune action, dun projet. Lorsque le personnage sest mancip de la
ncessit de laction, peut-tre a-t-il du mme coup perdu une partie de sa reprsentation
mimtique. Par les tours et les atours de la parole, les personnages se voient transfigurs, cest
en les plongeant dans des univers linguistiques non conformes ou dforms que les auteurs
semploient les faire apparatre, diffrents de ce quils pourraient tre des individus
participant de notre monde de rfrence. 44 nous disent Jean-Pierre Ryngaert et Julie Sermon.
La parole prenant ses distances avec un langage quotidien, reconnaissable pose elle aussi la
question de la mimsis.
Dans certaines dmarches, la danse ou du moins le mouvement chorgraphi fait de la gestuelle
de lacteur le lieu dune prise de distance avec la mimsis et la reconnaissance dun gestus
humain. Dans le spectacle Dissidents de Patrice Dubois par exemple, une scne de dlire du
personnage Lui , mettant en scne la perte des repres identitaires et des repres du rel, a t
traite par le geste chorgraphi afin de souligner ce dlitement du personnage, qui peu peu
perd de son identit, de son humanit. Le geste est non-reconnaissable, non-identifiable une
motion. Le jeu ce moment est envisag comme une sortie de route du personnage. Le jeu
corporel se fait alors le pendant dun affaiblissement identitaire du personnage. Si certaines
pratiques thtrales actuelles cherchent renouveler le jeu dacteur en lloignant dune
42
26
conception mimtique, Danan nuance quelque peu les ambitions dun tel projet : Concernant
la mimsis, la question du personnage est nodale. Tant que du personnage (si affaibli lui aussi, si
falot, si dconstruit soit-il) est possible, c'est qu'il y a un tant soit peu de mimsis qui nat de ce
que l'on voit sur scne, ou s'y accroche. 45
Propos auxquels nous pouvons ajouter ceux de Jean-Pierre Ryngaert et de Julie Sermon,
concernant la figure : Ce ne sont que des apparitions, dont le sens se ngocie par et dans la
parole, et qui, au nom du jeu de la reprsentation, refusent souvent toute ide de permanence, de
profondeur ou de densit ontologique. 47 Cela rejoint ce dont nous parlions prcdemment dans
notre travail concernant le personnage en fuite, qui se drobe lexistence pr et postreprsentation. Le corps du personnage ne tient qu lapparition de lacteur. A la construction
de personnage, la figure demande davantage un corps daccueil phmre.
La question du corps de lacteur et de ses conditions de mise en jeu semble un enjeu de
plus en plus important aujourdhui. Plus tard, nous nous intresserons au spectacle Les Aveugles
mis en scne par Denis Marleau, dans lequel la prsence de lacteur est vacue. Le corps
comme possible fixation dune ide du personnage se voit sorti de scne. Nous pouvons
retrouver cette question du corps, travers lexemple de la pice Atteintes sa vie de Martin
Crimp, dont le personnage principal qui ne prend pas la parole peut tre vu comme un
personnage sans corps, sans reprsentation.48
45
27
Valre Novarina tablit une opposition entre l'acteur et le comdien. Pour lui, le
comdien est un interprte prisonnier de la reprsentation et d'une conception mimtique du jeu.
ce comdien, Novarina prfre l'acteur, un acteur crateur, qui induit une dimension
performative. Il est ''acteur d'intensit'' par opposition cet ''acteur d'intention''' qu'est le
comdien : l'acteur est le foyer du spectacle dont il assume l'entire visibilit. 50 nous dit
Olivier Dubouclez. Selon Josette Fral51, qui met en regard les pratiques amricaines et
europennes, l'acteur amricain est un acteur plus physique, plus instinctif et viscral. Alors
l'acteur novarinien pourrait s'apparenter une conception plus anglo-saxone de l'acteur. Le
terme d'acteur est beaucoup plus utilis chez les anglo-saxons, mettant de l'avant davantage
l'ide d'action, de performance, tandis que le terme de comdien rvle une approche plus
49 Valre Novarina, Lettre aux acteurs , in Le thtre des paroles, POL, 1989, p. 16
50 Olivier Dubouclez, Portrait de l'acteur en personnage : l'acteur et ses marques dans le thtre de Valre
Novarina (pp. 51-61), in La bouche thtrale, dir. Nicolas Tremblay, XYZ diteur, Montral, 2005
51 Josette Fral, Thorie et pratique du thtre, au-del des limites, L'entretemps, 2011, p. 54
28
mimtique et thtrale. L'acteur serait un tre de danger, de mise nu, de sacrifice en quelque
sorte, tandis que le comdien se cacherait derrire le masque, derrire le personnage. Novarina
parle beaucoup de sacrifice de l'acteur, qui vient chuter sur scne dans un mouvement dsespr
de l'tre qui cherche renatre chaque jour diffremment.
L'acteur n'excute pas mais s'excute, interprte pas mais se pntre, raisonne pas mais
fait tout son corps rsonner. Construit pas son personnage mais s'dcompose le corps civil
maintenu en ordre, se suicide. C'est pas d'la composition d'personnage, c'est de la
dcomposition de la personne, d'la dcomposition d'l'homme qui se fait sur la planche. 52
nous dit-il. Le comdien construit un personnage, derrire lequel il se dissimule, tandis que
l'acteur se positionne davantage devant le personnage, si personnage il y a. la lecture de ses
pices, il est possible d'identifier des personnages, mais ds que la reprsentation supplante le
texte, c'est l'acteur qui entre en scne et non un personnage. L'incarnation de l'acteur n'est
donc pas l'incarnation du rle, mais au contraire celle de sa propre chair et de sa capacit se
rvler en djouant l'autorit des commanditaires. 53 crit Olivier Dubouclez. Novarina donne
une place trs importante la physicalit de l'acteur, sa dimension concrte qui suffit effacer
le personnage imaginaire. La chair de l'acteur, sa corporit sur un plateau est plus forte que
l'ide de personnage. Cette notion de corporit est discute par Hans-Thies Lehmann, comme
suit :
Le corps devient centre de gravit, non pas comme porteur de sens, mais dans sa
substance physique et son potentiel gestuel. Le signe central du thtre, le corps de l'acteur,
refuse son rle de signifiant. Le thtre postdramatique se prsente comme un thtre de la
corporalit autosuffisante, expose dans ses intensits, dans sa ''prsence'' auratique et dans
ses tensions internes ou transmises vers l'extrieur. 54
52 Valre Novarina, La lettre aux acteurs , in Le thtre des paroles, POL, 1989, p.24
53 Olivier Dubouclez, in Valre Novarina, la physique du drame, Les presses du rel, 2005, p. 94
54 Hans-Thies Lehmann, in Le thtre postdramatique, l'Arche, 2002, pp.150-151
29
reprsentation. Il dpend troitement de son crateur. 55 Cette donne semble tre toujours
d'actualit dans le thtre contemporain et notamment ici dans le thtre de Novarina.
Novarina est un des grands auteurs du thtre de la parole (comme lindique le recueil
de pices Le thtres des paroles56). Il va plus loin que l'criture de l'acte de dire, qui se
concentre sur la projection de la parole, il cherche en suivre le cheminement physique,
corporel l'intrieur du corps de l'acteur. Il dplace la parole de la tte vers le corps, les mots ne
sont plus des vecteurs de sens mais des vecteurs de chair. Une fois expulss par la bouche, les
mots charrient avec eux des bouts de corps, les traces de leurs passages. La parole est
intimement lie au corps qui en est le responsable, qui produit la parole.
[] jouer c'est pas mettre plus de signaux; jouer c'est avoir sous l'enveloppe de peau,
l'pancras, la rate, le vagin, le foie, le rein et les boyaux, tous les circuits, tous les tuyaux,
les chairs battantes sous le peau, tout le corps anatomique, tout le corps sans nom, tout le
corps cach, tout le corps sanglant, invisible, irrigu, rclamant, qui bouge dessous, qui
s'ranime, qui parle. 57
Ainsi, Novarina propose une approche du jeu qui part de l'intrieur du corps de l'acteur plutt
que du jeu bas sur la superficialit (de la peau). Il s'essaie dvoiler la partie immerge de
l'iceberg, ce qui se passe sous la peau. Comment faire advenir ce drame de la parole sur scne
? Comment faire pour que seule la parole vritable soit entendue ? Il faut aller au-del des mots,
dit Novarina, et pour cela l'acteur doit s'absenter de lui-mme, se dpossder lui-mme, se vider
pour tre la parole. 58 crit Josette Fral. Tuer, extnuer son corps premier pour trouver l'autre
autre corps, autre respiration, autre conomie qui doit jouer. 59 crit Novarina, rflexion qui
fait merger une sorte de dualit de l'acteur, entre prsence et absence. L'acteur novarinien est
un acteur qui se vide devant le public, qui expulse la parole jusqu' ce qu'il n'ai plus assez de
souffle, assez de corps pour produire de la parole. Si la parole est le lieu privilgi de
l'incarnation, alors c'est bien une dsincarnation du personnage que nous assistons lorsque
l'acteur se vide de sa parole, l'expulse. Cet acteur qui se vide semble s'opposer un acteur qui se
nourrirait et se remplirait d'un personnage et de sa prtendue psychologie, un personnage qui ne
se vide pas, mais qui montre tout ce dont il est emplit.
Quant la direction d'acteur, les propos de Novarina qui suivent nous donnent une
bonne ide de son approche :
Je ne supporte pas le terme de ''direction'' d'acteurs. [] Je n'interviens qu'en creux, trs
discrtement et trs indirectement. Je n'interviens que par le regard et par les indications
les moins indicatives, les plus nigmatiques et les plus simples possible... tout s'ordonne par
30
ambivalence et par la simple lecture de l'acteur. C'est lui qui le dchiffre. Je ne peux pas
dchiffrer pour lui. 60
Par ailleurs, le texte novarinien de par sa construction est plein d'indications. La ponctuation
est trs importante pour communiquer avec l'acteur; elle contient parfois des messages crypts,
dchiffrables pour un seulement. C'est une source trs directe d'nergie, un faisceau
d'impulsions, comme un reste de la graphie, de la respiration. 61 Novarina revendique le geste
d'criture comme un geste vers l'acteur, conu pour lui. Alors l'criture est en elle-mme une
sorte de direction d'acteur. Entre un acteur et un metteur en scne, c'est gnralement le
personnage qui est cette instance mdiatrice et qui permet au metteur en scne de diriger
l'acteur. Dans le cas de Novarina, ce personnage c'est l'criture, la langue.
31
personnage. Une des principales caractristiques de la pice tient au fait que toujours le doute
subsiste de savoir si les personnages qui apparaissent sont rels ou sils sont des fantasmes du
personnage emprisonn et tortur, pour on ne sait quel acte exactement quil a commis en
rvolte contre monde actuel. Nous allons donc voir comment le jeu dacteur rpond cette
indcision quant lidentit des personnages. Nous commencerons par voir que la parole, puis
lespace, sont les deux instances qui prennent en charge le brouillage des repres concernant le
statut des personnages. Nous nous intresserons aussi aux rapports entre texte, mise en scne,
jeu et ralisme afin de voir comment la mise en scne rpond la fragmentation de la fable et
des personnages.
La notion de parole-action, telle que nous lavons vue plus avant, semble ici
correspondre lutilisation que font les personnages de leur parole. Le personnage Lui est
tortur selon la mthode Kubark, mthode de torture de la CIA centre sur la destruction de la
personnalit, plutt que sur des mthodes de torture corporelle. De plus, enferm dans une
cellule, Lui est priv de sa capacit de mouvement et daction. La seule action qui lui soit
permise se trouve tre la parole, laveu, lexplication.
Cest tout crit dans le petit guide On va court-circuiter, comme le dit lui-mme
Cameron, limage que tu as de toi-mme. Ton corps va devenir un marais de douleur, de
sang. Stroboscopes, musique tue-tte, chiens qui jappent, enregistrements de cris de
bbs, de miaulements de chats, de hurlements de douleur Bref, on a fait du progrs. On
ne torture plus comme des barbares On connat maintenant en dtail les tapes de la
destruction de la psych et du dmantlement total de la personnalit.
Dit lAutre. De fait, la torture ne passe plus ici par une spectacularisation du corps tortur, mais
par le processus intrieur et invisible du personnage. La parole faisant office de torture, le corps
nest pas ici le lieu de lexpression privilgie. Lorsque Lui essaie de se prserver de la dmence
( Reste toi Reste toi-mme Il faut que tu arrives rester toi dit-il), loption de jeu
dacteur a t le mouvement chorgraphique, plutt quune expression faciale ou de
dmonstration trop outrancire, mais ce choix nest pas rvlateur de lensemble de la direction
dacteur.
Par ailleurs, lAutre (Mike) utilise diffrents registres lorsquil sadresse Lui, passant dune
parole thorique, gnralisante une introspection o il cherche se rendre plus humain. Ainsi,
son jeu passe dune froideur scientifique un sur-jeu o il simule son humanit ( Bon, je fais
de leffet dit-il), afin de troubler son interlocuteur.
Plus les personnages dfilent dans la cellule et plus le personnage central se perd et perd la
cohrence de ses propos. Il ne sait plus lui-mme le vrai du faux. Ainsi, sinstille le doute pour
le spectateur dcider de la justesse ou non de son geste de rvolte, passant dune scne
lautre du statut de bourreau celui de victime. Sa parole qui se dlite ne permet pas de cerner
et de comprendre ce personnage qui peine mettre des mots sur ses agissements passs. Ainsi,
lacte pos sautonomise du personnage, puisquil nest plus capable de le penser. Le geste
32
lorsquon lobserve indpendamment, reste marqu par une certaine approche mimtique, qui
peut-tre empche de laisser latmosphre devenir davantage onirique et propice lindcision
de savoir sil sagit de la ralit du personnage ou de ses fantasmes. Les personnages indfinis,
fantasmes se rapprochant dans lcriture de la figure, trouvent la scne une contenance peuttre trop fortement empreinte du jeu raliste, qui selon nous amoindrit la porte dindcision que
lon peroit dans le texte.
Dans les thtres de la parole-action, le personnage, dsinstrumentalis, est moins vacu
quil ne change de statut : sur scne, il ne re-prsente personne en particulier, mais simpose
comme force dapparition par la parole, actualisation potique dun sujet-langage. Cette
dfinition performative du personnage figural rompt avec toute une tradition
dinterprtation qui, si elle ne correspond pas forcment la ralit des acteurs et la
manire dont ils apprhendent leur travail, dtermine malgr tout assez largement les
attentes collectives. Les principes de cohrence psychologique, dharmonie mimtique, de
clart monolithique du sens, restent lhorizon consensuel de la reprsentation thtrale et
du plaisir quelle est cense dispenser. 63
nous disent Jean-Pierre Ryngaert et Julie Sermon. Nous pouvons rapprocher ceci dun propos
qua tenu Annick Bergeron (comdienne de Moi, dans les ruines rouges du sicle) lorsque nous
lavons rencontre. Lorsque nous parlions des niveaux de jeu, elle a voqu le fait que le public
qubcois en voudrait un peu aux quipes de cration si le jeu ne se basait pas toujours un peu
sur une interprtation mettant de lavant les sentiments et un certain mimtisme du jeu. Les
acteurs qubcois, qui pour beaucoup font aussi de la tl, de la publicit et du cinma
reconnaissent (parfois contrecur ou avec dpit, comme cest le cas de Robert Lalonde), que
le jeu thtral reste empreint de linfluence du jeu tlvisuel. Ainsi, la mise en scne de Patrice
Dubois se rvle davantage le lieu dune dralisation et dune rponse scnique la
dramaturgie de Ducros, alors que le jeu dacteur dans son ensemble reste assez peu le lieu de
recherches. Car si la scnographie a pris la place au dcor raliste, et que les metteurs en scne
ne peuvent faire abstraction aujourdhui dune notion telle que lespace vide de Peter Brook, il
semble en revanche que le jeu dacteur ne soit pas encore aussi loign du jeu raliste et
mimtique, consistant reproduire des attitudes et comportements observs dans la ralit. Si
globalement le jeu est assez traditionnel dans cette mise en scne, on peut tout de mme dire
quil bnficie dinjections de qualits de jeu diffrentes, comme cest le cas du mouvement
chorgraphi de Lui ou la danse frntique que fait La Petite la fin de la pice, chutant
chaque pas sur les dcombres de la montagne de chaussures qui vient de tomber des cintres et
qui symbolise tous les morts de cet attentat.
Conclusion de la partie I
Si la notion de personnage persiste dans les critures contemporaines, et quelle fait
63
34
donc lobjet dun travail dinterprtation de lacteur, celle-ci se trouve cependant rediscute et se
fait le lieu de remises en cause questionnant son tour la pratique du jeu dacteur. Ainsi,
travers cette premire partie, nous avons pu voir que le travail de lacteur reposait de plus en
plus sur la parole du personnage indpendamment de lidentit de ce personnage. Par ailleurs,
lacteur interprtant des personnages contemporains se trouve confront de plus en plus
lapproche rythmique du personnage, qui dcoule du fait que la parole soit de plus en plus le
sujet privilgi des critures. Davantage que de jouer un personnage, lacteur est amen
interprter une parole, un langage. A loccasion de notre deuxime chapitre, nous avons pu
observer une sorte de dualit entre les personnages lidentit incertaine et une certaine
remise en cause de lanthropomorphisme, et le corps de lacteur, sa prsence qui elle ne peut se
soustraire son caractre fini et concret. Pour finir, avec lexemple de Dissidents, nous avons
constat que de la remise en cause du personnage, il ntait pas encore systmatique que
lapproche du jeu dacteur en soit le reflet.
35
Partie II.
Chapitre 1.
Dans les critures scniques, il semble que lacteur prenne le pas sur la notion de
personnage pour se donner voir dans une certaine nudit, sans la protection dun personnage
fictif. Cest cette hypothse que nous allons ici nous intresser. Pour cela, nous commencerons
par observer une certaine dilution du personnage au profit de la personne, puis nous nous
intresserons au corps dissident dans le thtre de Pippo Delbono, et enfin nous irons
questionner les rapports entre jeu dacteur et temporalit.
36
quatre ou cinq anne de travail de recherche qui partent dans la nature. 64 dit Jol Pommerat.
Les acteurs ne sont pas considrs comme de simples interprtes, mais bien au-del, ils sont
dpositaires d'un travail au long cours. Dans ce cas, le metteur en scne n'est pas le seul garant
de son travail, les traces de sa dmarche sont dissmines dans chacun des acteurs. Ce genre de
considrations de l'acteur a tendance s'observer de plus en plus, que ce soit dans des crations
dtes de plateau ou lors de crations de textes. Si la mise en scne de textes dramatiques fait du
jeu dacteur un mouvement allant du personnage lacteur, dans le cadre des critures scniques
qui fait de lacteur le crateur privilgi, le jeu dacteur senvisage bien davantage dans une
dynamique allant de lacteur au personnage, si personnage il y a. Lacteur prexiste au
personnage. Ainsi, laide du spectacle Playtime [cration le 1er mai 2012 Espace Libre :
Montral] mis en scne par Cline Bonnier, nous allons nous intresser au jeu dacteur dans les
critures de plateau, et plus prcisment aux relations de la personne au personnage. Dans un
premier temps nous donnerons un aperu de pratiques dcrivains de plateau en Europe, puis
nous nous intresserons au processus de cration de Playtime, pour terminer avec les rapports
entretenus entre lacteur et son apparition scnique dans Playtime.
Commenons par nous intresser, chez divers crivains de plateau (notion emprunte
Bruno Tackels), aux modes dapparition de la personne comme entit prdominante et
dterminante sur le personnage. Dans Inferno de Romeo Castellucci, nous assistons diffrents
niveaux au surgissement de la personne sur scne. Cest le cas lorsque Romeo Castellucci,
louverture du spectacle, savance en scne et dit Je suis Romeo Castellucci sans la distance
quil pourrait y avoir si son entre avait t mdiatise par un personnage. Par ailleurs, lorsquil
donne voir des enfants, qui nont pas la conscience dtre vus, cest un morceau de rel qui
nous est donn voir en la personne de lenfant. A propos de la pice Notes de cuisines, nous
pouvons lire dans louvrage Nouveaux territoires du dialogue : Dsignes par une simple
lettre qui correspond aux initiales des acteurs avec lesquels l'auteur a mont la pice, les trois
instances locutrices, M., G. et C. renvoient bien des personnes et non des personnages. 65
Cela montre entre autres que le travail de plateau sest fait avec des acteurs avant de se faire
avec des personnages. Dans le travail de Pippo Delbono (nous y reviendrons lors dune
prochaine sous-partie), le rapport lautofiction est trs prsent o le metteur en scne se met
lui-mme en scne, dans une narration qui fait advenir des lments de son histoire personnelle.
Ces quelques exemples sont ici loccasion de poser quelques balises concernant quelques-uns
des crivains de plateau les plus actifs aujourdhui. Mais il est intressant de se rappeler que la
mise en jeu de la personne nest pas une chose strictement contemporaine et quun crateur
comme Kantor montait dj sur scne en une qualit proche de celles que nous avons pu
64 Jol Pommerat, Thtres en prsence, Actes Sud-Papiers, Apprendre, 2007, p. 7-8
65
Ariane Martinez et Sandrine Le Pors, Rodrigo Garcia, Notes de cuisine (p. 155-160), in Nouveaux territoires du
dialogue, dir. Jean-Pierre Ryngaert, Actes Sud-Papiers/Cnsad, 2005, p. 155
37
voquer, bien que son mode dapparition consistait en une prsence du regard depuis la scne
sur la scne.
Jacques Lassalle, Lacteur modle ou lempreinte de Robert Bresson (p. 24-32), in Etudes thtrales, n20,
2001, p. 25
38
reprsentent lautre extrmit de la vision du jeu dacteur dans les critures de plateau et
particulirement ici dans Playtime. Lacteur et le rle ( dfaut de trouver un autre terme) sont
ici envisags dans une grande proximit.
le thtre na cess de casser ses conventions, tout ce qui pouvait lenfermer dans la
reproduction de ses formes, pour savancer du ct de la performance, mme lorsquil
nen rclame pas le nom la ligne de partage entre le thtre traditionnel et la
performance a eu tendance sestomper depuis une vingtaine dannes (Goldberg,
2001 : 198). En ce qui a trait la performance, linterprte est lartiste lui-mme, rarement
un personnage tel que lincarnerait un comdien, et le contenu ne se conforme gure une
intrigue ou une narration au sens traditionnel du terme (Goldberg, 2001 : 8). Cest une
des raisons de lactuelle fascination du thtre pour la danse et, dune manire gnrale,
pour la plupart des formes exognes avec lesquelles il a entrepris de se croiser [] Tous
sont des arts du prsent, de la prsentation plus que de la reprsentation. La part de la
mimsis, quand elle subsiste, sous la forme, par exemple, dun effet de personnage, y est
moins importante que celle de la performance, de lvnement scnique. 67
Dans Playtime, le personnage semble avoir t remplac par la force dapparition du corps de
lacteur, qui entre en scne sans autre identit que la sienne. Ni noms, ni fonctions prcises, ni
dialogues ne viennent soutenir lidentification et la reconnaissance de personnages. Dans le
sillage de la performance, lacteur met plus ou moins en scne son je et son intimit. Si lon
a longtemps remis en cause la relation de proximit entre lacteur et son rle, cela notamment
depuis la contestation du systme Stanislavski, dans ce genre de crations se rapprochant de la
performance, lintimit et le vcu de lacteur sont sollicits non pas au service dun personnage,
dune confusion entre lacteur et le personnage, mais comme un geste de mise nu de lacteur
au service dun propos. Josette Fral, dans son ouvrage intitul Thorie et pratique du thtre,
au-del des limites69, sessaie une comparaison de lapproche du jeu en Amrique du nord et
en Europe (plus particulirement en France) et dfinit une tendance amricaine qui, sous
influence de la performance des annes soixante et soixante-dix, fait du personnage une entit
lombre de lacteur, caractris notamment par un soucis du travail corporel, tandis que
lapproche europenne se situerait davantage dans une conception de lacteur lombre de la
parole du personnage. Ainsi, avec Playtime, on retrouve les caractristiques de lapproche
67
Les presses de
39
Pippo Delbono, Mon thtre, Le temps du thtre/ Actes Sud, conu et ralis par Myriam Bloed et Claudia
Palazzola, 2004, p. 132-133
71
Pippo Delbono, op.cit. p. 139
40
72
Pippo Delbono, in Le corps de lacteur ou la ncessit de trouver un autre langage, entretiens avec Herv Pons,
Les Solitaires Intempestifs, 2004, p. 58
73
Ibid, p. 57
74
Bruno Tackels, Pippo Delbono, crivains de plateau V, Les Solitaires Intempestifs, 2009, p.
75
Idem., p. 34
76
Hans-Thies Lehmann, Le thtre postdramatique, LArche, 2002, p. 151
41
lacteur revienne comme un monstre, celui qui montre lessentiel que nous ne voulons pas
voir, en gnral. 77
En plus de mettre en scne des corps dviants, Pippo Delbono fonde le travail de
lacteur sur la dimension corporelle, ce qui intensifie la prsence du corps qui concentre le
regard du spectateur. Mis part la prsence de la narration de Pippo Delbono dans certains de
ses spectacles, il y a trs peu de paroles, de dialogue entre les personnages. Le langage
privilgi est celui du corps en scne. Car si Delbono rfute lide de personnage, cest bien le
corps de lacteur qui est objet de monstration. Comme dpecs du personnage, les acteurs sont
davantage des prsences physiques, errantes desquelles la psychologie sest chappe. Des
gens comme Nelson ou Bobo ne peuvent dcidemment pas faire un travail psychologique. Ils ne
prtendent pas inventer des motions particulires, ils sont simplement en train dagir et
dexister sur le plateau, et leur prsence nest jamais trouble par la volont dun jeu
psychologique. 78 La qualit de jeu est de lordre de ltre au plateau, de cette qualit physique.
Il sagit dabord de capter ltre de lacteur, et non pas ses motions. 79 On se rappelle ici du
Paradoxe sur le comdien de Diderot dont lacteur qui ressent le moins serait le plus -mme de
transmettre des motions la salle.
42
personnes. Dans Esodo, il y a Fadel et Eda, de vritables exils, Nelson vient vraiment de la
rue, Bobo a rellement pass cinquante ans dans un hpital psychiatrique 82 Dun thtre qui
promeut lacteur et son parcours, sans jamais nier la personne, la scne se fait le reflet des
acteurs prenant part la cration, dans une dmarche dcriture de plateau. Ainsi, de personnes
seules et plus ou moins marginaliss, les spectacles de Delbono mettent en scne des
personnages de solitude.
Lacteur handicap et le corps dviant dans le thtre de Pippo Delbono prennent place
dans un systme plus vaste qui sattache faire de la personne de lacteur linstance
dapparition privilgie dont le corps se fait langage. Ainsi, cet acteur la corporalit dissidente
est rvlateur dune approche postdramatique de linterprtation dans une certaine mise nu de
lacteur qui se trouve dpec du personnage traditionnel.
Pippo Delbono, Mon thtre, conu et ralis par Myriam Bloed et Claudia PalazoloLe temps du thtre / Actes
Sud, 2004, p. 71
83
Bruno Tackels, in Pippo Delbono, coll. crivains de plateau V, 2009, p. 10
43
personnage. Ainsi, bien que lacteur sattache rendre le personnage prsent la scne, il
navigue entre ce personnage, cet Autre qui appartient un ailleurs et lui qui est dans un prsent
absolu, celui de la reprsentation. Il semble donc quil y ait priori un foss entre la notion de
personnage et lacteur. En construisant rebours la vie du personnage, la recherche de
cohrence et de motivation, en le transformant en une mcanique cartsienne (une cause pour
chaque effet), on le prive finalement de toute l'humanit dont la vivante prsence de l'acteur est
l'interprte. 84 nous dit Stphane Olivier. Le spectacle Capital Confiance de la compagnie belge
Transquinquennal, dont fait partie Stphane Olivier, et qui a donn des reprsentations
Montral en mars 2012, fait tat dun fort ancrage du jeu dacteur dans le prsent. Plutt que de
reprsenter des personnages, les acteurs entraient en scne soit de faon ce que la personne
prenne le pas sur le personnage, soit dans une qualit de personnages-cratures scniques. Le
premier acteur entrer en scne na vraisemblablement pas de personnage et cest en qualit
dacteur quil sadresse nous, faisant une sorte dautopsie du public du soir, sadressant nous,
dans une temporalit liant scne et salle : le prsent de lacte thtral. Le nouveau concept du
temps partag considre donc le temps structur esthtiquement et le temps du rel vcu
comme un seul et mme gteau rparti entre acteurs et spectateurs. 85 crit Hans-Thies
Lehmann. Les cratures de Capital Confiance nous parlent de la crise sur un mode tantt drle,
tantt sarcastique, tantt mathmatique, Lacteur participe la mise en scne dun propos, de
questionnements relatifs un thme tandis quun personnage sattache au droulement dune
fable ; telle pourrait tre une des distinctions du jeu dacteur dans lune et lautre pratique, de
plateau et de texte. Les personnages nayant ici aucune vie extrieure, on propose mme au
spectateur la possibilit dinterrompre la reprsentation en appuyant sur un bouton o il est crit
Appuyer pour interrompre la reprsentation . Ce sont ici bien plus les acteurs que des
personnages qui sont alors interrompus (et ce dfinitivement, le spectacle ne reprendra pas de la
soire).
Les acteurs de Playtime, nourris du thme de lros, nont pas construit de personnage mais des
parcours scniques partir de leur intimit, de leurs envies. La relation de lacteur son rle est
ici trs troite et ainsi, ces deux entits voluent dans une mme temporalit, le rle ne pouvant
se dtacher de lacteur qui la fait natre. Ainsi, lorsque lacteur sort, son personnage, sa crature
sen va avec lui. Dautre part, il est beaucoup moins facile denvisager une reprise dune
cration de plateau, de ce fait mme que les acteurs y prenant part en sont lessence et que de
nouveaux participants induiraient un autre spectacle.
Au personnage envisag comme une entit antrieure (et postrieure) la reprsentation,
lacteur prend part la reprsentation qui a une dure limite dans une dynamique allant vers la
fin du spectacle. Lacteur prenant part des crations de plateau fait natre un personnage qui ne
84
Stphane Olivier, Critique de la construction rebours du personnage (p. 42-45), in Etudes thtrales, n 26,
2003, p. 44
85
Hans-Thies Lehmann, Le thtre postdramatique, LArche, 2002, p. 252
44
Les critures de plateau et le thtre postdramatique, plutt que de mettre en scne une
temporalit extrieure, privilgient un rapport au prsent. La prsence de lacteur est alors
davantage envisage comme reprsentante et garante de cette temporalit unissant acteurs et
spectateurs, comme nous lavons voqu plus haut. Le corps de lacteur, dpec de lenveloppe
fictive dun personnage extrieur, se prsente plus quil ne reprsente.
Le corps devient centre de gravit, non pas comme porteur de sens, mais dans sa
substance physique et son potentiel gestuel. Le signe central du thtre, le corps de lacteur
refuse son rle de signifiant. Le thtre postdramatique se prsente comme un thtre de la
corporalit autosuffisante, expose dans ses intensits, dans sa prsence auratique et
dans ses tensions internes ou transmises vers lextrieur. 86
Ce refus de la rfrence extrieure semble affirmer un refus plus global de la temporalit passe
et trangre au temps thtral, comme si le rfrentiel externe empchait le prsent de se
dployer sensiblement sur la scne. Un acteur dpec du personnage avec pass et futur semble
ncessairement se rapprocher de la prsence effective, celle de sa personne et de son corps au
prsent. Lacteur du thtre postdramatique est peut-tre cet acteur auquel on a supprim le
personnage, en mme temps que laction dramatique a t remise en cause. De mme que le
thtre de la parole sattache mettre en scne lnonciation au prsent de la parole, une partie
des critures de plateau semblent se centrer sur ltre l corporel de lacteur.
Ibid., p. 150
45
bas sur lcoute et la rception. Comme elle le dit elle-mme, Cline Bonnier nest pas la
metteur en scne mais un regard assembleur
Dans ce spectacle, la dimension performative se retrouve lors de scnes en partie
improvises chaque soir, comme cest le cas pour le discours de Gatan Nadeau sur
linsaisissable. Sa partition est prtablie mais lintrieur, il se livre un exercice
dimprovisation. Ainsi, la temporalit prsente est travaille directement sur scne. Il est
intressant dobserver que lici et maintenant prvaut dans les critures scniques et quen
mme temps le temps de cration et de travail pralable est trs long, comme si pour acqurir
une vraie prsence au prsent du plateau, il tait ncessaire davoir un bagage dautant plus
consquent dans le pass de la cration. Un propos de Delbono peut nous clairer ce sujet :
Tout au long de lanne, un travail datelier se mne, sans autre but que lui-mme. Le
spectacle produire nest au fond quun temps de condensation, le rsultat n dun long
processus souterrain. 87
Au sein mme de la dmarche cratrice, la temporalit prsente semble primer. Cline
Bonnier nous explique quil tait ncessaire de prserver ltat cratif le plus longtemps
possible, et ce jusque durant la reprsentation elle-mme (comme nous le montre lexemple de
Gatan Nadeau, plus haut). Cette conception soppose la fixation de la matire crative,
notamment reprsente dans la notion de rptitions. Lorsque nous avons rencontr JeanFrdric Messier, il insistait sur limportance des accidents lors des improvisations et des
rptitions, en tant que jaillissement privilgi du prsent.
Chapitre 2.
Le travail de lacteur
Si le travail de lacteur dans une cration dun texte se situe sur linterprtation dun
87
Pippo Delbono, in Bruno Tackels, Pippo Delbono, Les Solitaires Intempestifs, 2009, p. 90
46
personnage prexistant, duquel lacteur se fait linterprte, lacteur pris dans une dmarche
dcriture de plateau est lorigine de son propre personnage, il en est le crateur premier (avec
le metteur en scne). Cest principalement cet endroit que nous pouvons observer une
diffrence dans le travail de lacteur. A laide du spectacle Playtime, nous allons tenter de dfinir
la nature de lengagement de lacteur dans des pratiques dcriture scnique. Nous nous
intresserons principalement lengagement en tant que crateur et lengagement personnel.
En tant que crateur, lacteur est convoqu pour sa capacit de proposition et de rel
geste crateur, au-del de linterprtation technique dun rle. En cela, il se rapproche dun coauteur du spectacle. Ainsi, Cline Bonnier prfre parler de gestion de sa part plutt que de mise
en scne, revendiquant lapport crateur et de mise en scne manant de chacun des artistes
prenant part la cration. [] avec lcriture de plateau, lacteur est de plus en plus matre e
ce qui sy inscrit, mme si cette matrise peut prendre des formes trs diffrentes. Dans chaque
cas, cest bien lacteur qui (re)devient lauteur principal du spectacle. 88 nous dit Bruno
Tackels. Lun des apports primordiaux des acteurs au sein de Playtime fut lauto-dcision du
jeu, de leur qualit de prsence en scne, chacun choisissant les modalits de sa prsence
scnique. Cline Bonnier voulait faire merger la vision de lros de cinq artistes, et non pas
leur faire porter sa vision personnelle. Une artiste comme Clara Furey par exemple qui est aussi
danseuse, a insuffl cette cration un apport chorgraphique. Elle sest servie de son art pour
porter son propos. De mme, Paul-Patrick Charbonneau qui vient davantage de la performance
avait en scne une qualit plus plastique et proche des arts visuels, limage de cette scne o,
il traine avec lui une ribambelle de chaussures talons-hauts, avec laquelle il se fera recouvrir
de cellophane, ou encore Nancy Tobin qui est compositrice et qui utilise beaucoup la musique
dans les scnes la concernant. Chacun a son langage, qui plutt que dtre un langage demprunt
est leur langage personnel, celui qui les caractrise en tant quartistes.
Tout ce pass de cration underground ma form, dit-il ; quand jarrive dans le milieu
institutionnel, les enjeux ne sont pas les mmes. a vient moins chercher en moi des
ressources de cration. Je reste un interprte, jentre dans le regard, la vision et le dsir dun
metteur en scne et il faut que je me moule, que je joue le jeu de faon honnte. Il avoue
que certaines rencontres, avec Brigitte Haentjens, Jean-Marie Papapietro ou Cline
Bonnier, par exemple, lont rconcili avec un certain thtre, car ces gens ont une relle
dmarche de cration qui sollicite la participation de lacteur crateur. 89
Lcriture de plateau a aussi cela de particulier quelle utilise pour matriau premier les
comptences de chacun pour nourrir la cration, qui devient limage de ce rassemblement
dartistes prcis. Ainsi, la couleur densemble se substitue un effet de patchwork duquel
chacun des artistes se dtache et conserve sa personnalit propre.
88
Bruno Tackels, Pippo Delbono, crivains de plateau V, Les Solitaires Intempestifs, 2009, p. 10
Gatan Nadeau cit dans larticle Lacteur au centre de la cration , Raymond Bertin
Jeu : revue de thtre, n 129, (4) 2008, p. 108-114, http://id.erudit.org/iderudit/23530ac
p. 109
89
47
La qualit de participation qui est demande aux acteurs dans Playtime comme dans
dautres pratiques dcriture de plateau, est de lordre de lintime. Lengagement de lacteur a
t ici dordre cratif premirement mais aussi dordre personnel et motif du fait du thme de
lros qui va plonger dans lunivers intime de ce que cette notion voque aux acteurs. Cline
Bonnier et son quipe dacteurs ont imagin partir des rflexions personnelles et de leurs
envies, cinq labyrinthes comme elle le dit, qui constituent cinq parcours plus chaotiques que
linaires, correspondant un tat de rflexion en travail. La contestation de la mthode
Stanislavski comme tant dangereuse pour lacteur qui se commet en usant de ses motions
propres pour crer et jouer son rle pourrait sembler se voir ici remise de lavant, mais la
diffrence prs et majeure que lacteur qui ninterprte pas un personnage ne peut se confondre
avec cet autre. Par ailleurs, dans Playtime, ce travail mettant en jeu lintime de lacteur est un
processus de travail en amont, plutt quun outil de reprsentation. Limplication motive sest
faite durant les rptitions, lorsquil sagissait de donner forme des perceptions personnelles.
Mais une fois en scne, les modes de jeu bass davantage sur lapparition et les micros-actions
fonctionnant comme dinnombrables mtaphores, donnaient lensemble une esthtique de la
monstration extrieure plutt quune dmarche introspective. Comme si le fond et la forme
correspondaient deux tapes de travail diffrentes, le fond relevant du travail de rflexion,
dexploration et de rptition, tandis que la forme prime au moment de la reprsentation. De ce
fait, le spectateur na pas la sensation dtre le voyeur dmotions intimes, mais il est davantage
port reprer et imaginer ce quoi une action, une image renvoie du point de vue de lros.
Ainsi, il est en position denquteur plutt que de recevoir avec malaise une parole trop intime.
Il regardait mon travail avec mfiance, me rptant inlassablement que ce que je montrais
sur le plateau ntait pas moi. Un jour il ma demand daller chez moi, de rcuprer toutes
les lettres que ma sur mcrivait pendant la dictature en Argentine. Je les ai toutes lues.
[] De toutes ces lettres, jen au reconstitu une seule que je lis dans Il tempo degli
assassini. Jai compris que pour Pippo, mon exprience de vie, ce que je suis, est plus
important que mon travail dacteur. 90
Nous dit Pepe Robledo, acteur de Pippo Delbono. Le travail que nous faisons avec les acteurs
permet de trouver des choses qui sortent de leur biographie personnelle, mais elles en sortent,
justement ! 91 nous dit Pippo Delbono.
Lacteur au commencement de la cration devient cette entit primordiale remplaant la
traditionnelle fable fictionnelle. Plutt que linterprtation dun personnage, lacteur-crateur
use de sa personne pour construire son jeu. Lacteur est de plus en plus le matriau rel ayant
supplant le personnage fictionnel.
90
Pepe Robledo, in Pippo Delbono, le corps de lacteur ou la ncessit de trouver un autre langage, Entretiens avec
Herv Pons, Les Solitaires Intempestifs, 2004, p. 44
91
Pippo Delbono cit par Bruno Tackels dans Pippo Delbono, crivains de plateau V, Les Solitaires Intempestifs,
2009, p. 89
48
Dans les pratiques dcritures scniques ne prenant pas pour base un texte thtral
interprter, la cohrence du spectacle se base sur autre chose que cette fiction prtablie. Ainsi,
sans prtendre au caractre systmatique du travail partir dune partition scnique dans ces
pratiques, cest cette dmarche cratrice que nous allons nous intresser, dmarche mettant de
lavant la construction non exclusivement linaire, logique et cohrente en rupture avec
lavance traditionnelle de la pice fonctionnant sur le modle de la pice aristotlicienne.
Playtime nous servira dexemple.
Construite sur la base de cinq labyrinthes, de cinq parcours dacteurs, cette cration est
une sorte de montage non linaire. Une fois le matriau artistique trouv, il sagissait pour
lquipe dassembler ces cinq parcours plus ou moins indpendants les uns des autres. En
entrant en salle de rptition, on peut observer une disposition sur le mur dune succession de
morceaux de papiers, de tableaux. Ainsi, chaque scne qui devra prendre sa place dans le
spectacle est assez indpendante et lassemblage de ces scnes constitue une partition scnique,
susceptible dtre bouleverse en intervertissant deux scnes par exemple. Il ny a pas de
ncessit linaire dans cette cration, comme le disait Cline Bonnier lors dune rencontre
publique, soulignant le fait quelle avait la sensation de se trouver davantage dans une galerie
dart quau thtre. Comme le thme mlodique dun mouvement musical, chacun des acteurs
tait tour tour le centre dun des tableaux.
Cette approche par la partition scnique met de lavant lacteur au travail en opposition
au personnage agissant de faon cohrente et logique. Le personnage traditionnel fonctionnant
sur la base de laction dramatique, avec une progression allant vers le dnouement, entre en
contradiction avec le travail men durant la cration de Playtime, qui fait des parcours dacteurs
des labyrinthes aux linaments chaotiques et dont lenjeu nest nullement le dnouement, mais
bien plus une rflexion en action. Lacteur devant sadonner une succession de tableaux et de
micros-actions fait un travail de ruptures et donne voir une construction fragmentaire de son
parcours. Si tantt il joue le rle du premier violon, linstant daprs, il est en sourdine,
redonnant le pouvoir un autre acteur. Nous pouvons faire le parallle avec la musique
contemporaine, qui plutt que de dvelopper sur le long cours un thme musical, travaille sur la
surimpression de plusieurs thmes.
La succession des micros-actions en dpit dune action densemble bien dfinie appuie
49
sur lide que cest lacteur au travail que nous regardons. Les acteurs de la compagnie ne
jouent pas des rles, ils travaillent. 92 dit Delbono. Cet acteur reprend son pouvoir daction au
personnage dont il sest dtach. A la certaine passivit de lacteur devant excuter une srie
dactions, de scnes ne lui appartenant pas, lacteur dans Playtime notamment devient
linstigateur de ses propres agissements. Cet approche va lencontre du personnage prenant
place dans un thtre illusionniste et dont lacteur sattacherait feindre que les actions du
personnage sont les siennes. Dans Playtime, la notion de personnage tant vacue, les actions
sont explicitement celles des acteurs. La construction en micros-actions met lemphase sur le
caractre concret, physique du travail de lacteur, alors que le personnage cohrent est travaill
par sa logique de personnage interne. Ainsi, la partition scnique assemble un ensemble
dagissements et la mmoire des acteurs, plutt que dtre motionnelle est une mmoire
gestuelle, une mmoire manent proprement du plateau. La mmoire concrte semble prendre le
pas sur la mmoire affective du personnage servant sa linarit dramatique.
A lhabituelle pice de thtre, la partition scnique en tant que feuille de route de la
cration, semble tre la forme dcriture prenant place dans les pratiques de plateau, criture
provenant de la scne.
Pippo Delbono, in Le corps de lacteur ou la ncessit de trouver un autre langage, entretiens avec Herv Pons,
Les solitaires intempestifs, 2004, p. 38
50
direction dacteurs dun metteur en scne. Affirmer le caractre crateur de lacteur, sans dire
quon ne cherche plus en lui des comptences et une technique, revient lui laisser une plus
grande amplitude de jeu, et cela notamment en lien avec linvestissement personnel et intime,
dans le contexte dune remise en cause de la relation entre lacteur et le personnage. Nous nous
intresserons la relation entre matriau intime et matriau technique, puis nous mettrons de
lavant la prsence de lacteur en opposition linterprtation dun personnage, pour finir par
lobservation de lacteur stagiaire multipliant les approches. Cela afin dapprocher cette notion
de technique dans le cadre des critures de plateau.
Si lon considre quune partie importante des critures de plateau sattache solliciter
la personne de lacteur plutt quun personnage, on peut imaginer que la technique, tant une
somme de comptences acquises est contraire cette sorte de dnuement de lacteur que lon
peut observer dans les critures scniques.
Lacteur-pote est arc-bout entre le rle et soi-mme. Et dans lentre-deux qui se creuse,
il donne un aperu de son identit intime que seul le spectateur perdument attentif peut
parfois apercevoir. Si Eugenio Barba parlait de lacteur dilat, nous pouvons lui apposer
ici la variante de lacteur fl. Cest lacteur-pote qui na pas dvelopp dmesurment
sa technique, ni entrain sans rpit son corps, lacteur qui sapproprie le rle pour le jouer
tout en laissant simmiscer des aveux intimes. Des aveux qui cest la raison pour laquelle
ils sduisent semblent se formuler malgr lui. Ici il ny a pas dexposition narcissique de
soi, il ny a que vrit personnelle qui traverse le corps, agite la parole, trouble le souffle.
Vrit affirme la drobe que le spectateur-quteur dcle. Il reconnat dans ces
symptmes autant lclat de la prsence de comdien que lauthenticit dune vrit de
ltre. 93
93
Georges Banu, L'acteur-pote, au-del du rle (p. 24-30), in Etudes thtrales, n26, 2002, p. 26
51
la fois le travail de son pre sur les maladies dues aux oignons, et par ailleurs, lorsquil fait
cette action, il commence peu peu pleurer, comme un clin dil la technique dacteur
concernant le fait de savoir pleurer. A travers cet exemple, le matriau intime prend le pas sur la
technique et se joue delle. Je suis intresse diriger des acteurs qui veulent explorer
l'inconscient. C'est cette part d'ombre que je dsire aller chercher chez un acteur et non son
habilet technique ou d'interprtation. 94 nous dit Brigitte Haentjens, sollicitant elle aussi
lacteur-crateur au sein de cration de textes dramatiques.
Si la prsence de lacteur a pris le pas sur la construction du personnage et du rle, cest
la technique consistant interprter un personnage de faon illusionniste qui est alors remise en
cause. La prsence fugitive et phmre de lacteur comme nous lavons vu plus avant dans
notre travail semble entrer en contradiction avec linterprtation dun personnage qui induit
lide de persistance, dentit construite dpassant le temps de la reprsentation. Cela renvoie
aussi la mimsis qui consiste en une imitation de lhomme, la technique de lacteur sattachant
souvent reproduire le plus fidlement possible la figure humaine. Si le caractre illusionniste
du thtre est de moins en moins accept de nos jours, alors linterprtation raliste et
mimtique dun personnage perd de son ancrage. Plutt que de prtendre tre quelquun dautre
et se sacrifier au rle, lacteur-crateur nusant pas exclusivement de sa technique, affirme sa
prsence personnelle comme nouveau personnage. Concernant le corps de lacteur, cet acteur
crateur ne chercherait plus dissimuler son corps en le contraignant prendre les formes dun
personnage extrieur lui.
Suite cette refonte des divers repres de lactivit thtrale, les corps montrs,
lvidence, ne sortent pas indemnes. Ou plus exactement : lapparente matrise des acteurs
de thtre est soumise une preuve dcisive, la vrit par le corps. Dans cet espace vital,
ce nest plus le savoir-faire et la prtendue technicit du jeu qui dictent lesthtique de la
scne. Tout est dabord affaire de prsence, ncessit de la prsence de tout ce qui peuple le
plateau. 95
Si le travail de lacteur nest plus essentiellement orient vers linterprtation mimtique dun
personnage, le travail corporel la base de la prsence scnique se trouve quant lui fortement
rinvesti, comme nous le verrons dailleurs avec lapproche chorgraphique de Brigitte
Haentjens plus tard. Ce qui ma permis de me rendre compte que tout ce travail sur le corps
mavait aid retrouver une sorte de naturel, une nergie comparable celle des enfants. Cest
trs important de parvenir au point o la technique disparat. 96 nous dit Pippo Delbono. On
observe dailleurs que les costumes sont souvent proches de la tenue quotidienne, comme cest
le cas dans des spectacles de Castellucci, de Garcia ou encore de Cline Bonnier pour reprendre
notre exemple initial. Le costume ayant longtemps t un lment essentiel de la mtamorphose
94
Brigitte Haentjens, in Josette Fral, Mise en scne et jeu de l'acteur, tome III Voix de femmes , la rage de crer
entretien avec Brigitte Haentjens (p. 189-204), Qubec Amrique, 2007, p. 199
95
Bruno Tackels, Les Castellucci, crivains de plateau I, Les Solitaires Intempestifs, 2005, p. 32
96
Pippo Delbono, in Mon thtre, p. 138-139
52
de lacteur en personnage, lacteur du thtre postdramatique semble lavoir perdu et avec lui un
des moyens de sa dissimulation.
Dans Playtime, la composition plastique des corps sur la scne prime parfois sur linterprtation
des acteurs qui sadonnent souvent des micros-action simultanes ne mettant pas lemphase
sur la technique dun acteur mais sur limage globale. Dans cette cration, la voix par exemple
qui est traditionnellement un lment fondamental de la technique de lacteur est rarement trs
audible et fonctionne davantage sur sa capacit produire des sons que du sens, lexemple de
Gatan Nadeau injuriant dans un mgaphone tout en mangeant des chips. La technique souvent
assimile llment vhicule du sens devient un matriau vhicule de sensations.
La question de lacteur technicien ou non se pose aussi dans la faon quil a de se
former. Si la tendance actuelle du thtre est linterdisciplinarit et la multidisciplinarit des
acteurs, la formation elle aussi est presque systmatiquement construite sur la base de
lclectisme et de la pluralit des approches conjuguant thtre, danse, chant, arts martiaux,
travail de camra, clown,...
Certains jeunes prennent tout ce qui se prsente. Leur dsarroi se mesure au nombre de
stages et d'apprentissages divers auxquels ils se livrent. Mais jusqu' quel point le cumul
est-il possible ? Une mme personne dclare avoir t forme l'cole du Thtre Arsenal
de Milan, la New York University et au Mouvement Research, avec Judith Malina au
Living Theatre, Richard Cieslak au Laboratoire de Grotowski et Barba l'Odin Teatret,
avec Yoshi Oida de chez Brook, E. Pardo au Roy Hart Theatre, avec G. B. Corsetti et
quelques autres. Comment assimiler autant de tendances, parfois contradictoires ? [] Si
l'on considre qu'aucun apprentissage n'est neutre mais qu'il marque ensuite fortement le
jeu, comment s'y retrouver ? moins de ne faire qu'effleurer des techniques et des modes
de pense qui demanderaient au contraire un engagement total ? 97
Lapproche de Pippo Delbono laisse poindre lide dune thique de lacteur, dun engagement
durable bas sur un travail au long cours plutt que sur la dmultiplication des approches. Ainsi,
lopposition est palpable entre lacteur de troupe et lacteur indpendant qui doit prendre part
une plus grande diversit de dmarches artistiques. Si lon prend lexemple du Qubec, on
saperoit que la troupe est trs peu rpandue, notamment du fait du maigre soutien aux
97
98
Odette Aslan, L'acteur au Xxme sicle thique et technique, L'entretemps, 2005, p. 392
Pippo Delbono, in Bruno Tackels, Pippo Delbono, crivains de plateau V, Les solitaires intempestifs, 2009, p.32
53
compagnies. Les acteurs qubcois pour la plupart dentre eux sont indpendants et alternent
entre thtre, tlvision, publicit, doublage, cinma,
A travers ces quelques observations, nous avons donc tent de voir comment la
technique de lacteur sest vue remise en cause dans les critures de plateau. Mais ce nest pas
tant un rejet de la technique de lacteur, quun dplacement de celle-ci vers de nouvelles zones.
A travers ce deuxime chapitre o nous avons explor le jeu dacteur au sein des
critures scniques, nous avons pu constater que lun des enjeux principaux se trouve tre la
place de lacteur au sein du processus de cration. Lacteur de moins en moins soumis
linterprtation dun personnage extrieur lui et la vraisemblance se dirige de plus en plus
vers une qualit de prsence le mettant en jeu en tant quacteur et en tant que personne. Son
travail se situe davantage du ct de limplication personnelle que du ct dune virtuosit
dacteur. Par ailleurs, dans ce type de crations, plutt quun interprte au service dun texte,
dun personnage et dun metteur en scne, lacteur acquiert une autonomie de cration
considrable.
Conclusion la partie II
Cette deuxime partie consacre au jeu dacteur dans le cadre des critures scniques aura
t loccasion dapprocher le travail de lacteur qui ne fait pas du personnage sa zone
dexploration exclusive. Si le personnage est souvent vacu du processus de cration, il lest
aussi lors de la reprsentation, donnant voir davantage des acteurs que des personnages fictifs.
Les critures scniques influences par la performance font de lapparition de lacteur une
apparition performative ne prtendant pas feindre ce quelle nest pas. Ainsi, la frontire entre
fiction et ralit sestompe quelque peu et donne lacteur une responsabilit supplmentaire,
notamment du point de vue de lengagement cratif. De plus en plus, lacteur devient le crateur
privilgi des modalits de son apparition en scne. Cette responsabilit se combine par ailleurs
avec un certain risque, lorsque lacteur dpec du personnage se met nu sans masque ou sans
mimsis. Il faut cependant garder lesprit que ces observations ne peuvent se soumettre une
vrit et une systmatisation de ces procds cratifs.
54
Partie III.
frontires
Notre troisime et dernire partie sera consacre une remise en question de notre
distinction prcdente, afin de voir en quoi les deux pratiques peuvent se rejoindre et sur quels
terrains, elles peuvent tmoigner de dynamiques communes. Dans un premier chapitre, nous
nous intresserons la porosit entre les deux pratiques et dans un deuxime temps, partir du
spectacle Moi, dans les ruines rouges du sicle dOlivier Kemeid, nous nous intresserons aux
rapports entre ralit et fiction concernant le personnage principal Sasha Samar. Car bien que
cette cration soit la mise en scne dun texte thtral (encore non dit), lapproche
performative de lacteur laisse percevoir un certain effacement des frontires entre rel et fictif
partir de la notion de personnage. Nous verrons donc en quoi cette cration se fait le tmoin
dune remise en cause et dun clatement des frontires entre les pratiques cratrices.
Chapitre 1.
Lors de notre travail, nous nous sommes aperus que la distinction pralablement opre
entre cration de texte et criture scnique se voyait remise en cause par des crations hybrides
mlant notamment thtralit et performativit . Dans ce premier chapitre, nous nous
intresserons donc aux quelques rapprochements que nous pouvons faire entre criture thtrale
contemporaine et criture scnique, pour ensuite nous pencher sur la question du corps comme
lment de remise en cause des frontires du jeu de lacteur.
Jean-Pierre Sarrazac, Le partage des voix (p. 11-16), in Nouveaux territoires du dialogue, dir. Jean-Pierre
Ryngaert, Actes Sud-Papiers, coll. Apprendre, 2005, p. 12
56
Ainsi, la mise nu de lacteur semble tre le fait notamment de la remise en cause de la fiction
et de lillusion thtrale, au profit dune approche plus performative de la reprsentation. Par
exemple, lacteur novarinien est un bon exemple de cet acteur qui participe la mise en scne
dun texte dramatique, mais qui fait du jeu le lieu dune performativit dans laquelle son
implication de crateur est grande et qui travers le travail corporel sexpose davantage quil
expose un personnage.
Du ct de la structure des pices de thtre contemporaines, on observe parfois dans la
mise en page du texte mme des dispositions presque architecturales et visuelles qui donnent au
texte une autre dimension : celle de la mise en espace et de la mise en scne. Certaines pices de
Nolle Renaude comme Promenades101 par exemple disposent le texte de telle sorte quil
prfigure dj une certaine approche de la scne, ou une suggestion pour le moins. Lcriture
thtrale se rapproche des considrations de la mise en scne. Lorsque lon parle de la picepaysage102 ou de textes-matriaux, la perspective du travail scnique semble dj induite. La
dramaturgie dHeiner Mller par exemple, fait du texte une matire travailler au prsent, dans
un respect qui ne sattache pas au texte mais au contexte et au propos, comme si le texte ntait
quune premire base quil revient au metteur en scne dorganiser, de retravailler, de couper,
selon sa propre dmarche. Lide de texte matriau, mme lorsquil prexiste la mise en scne,
va dans le sens dune dynamique de recherche de plateau, qui fera du texte un lment parmi
dautres.
A partir de ces observations, nous avons donc tent de voir comment lcriture thtrale
et lcriture scnique pouvaient se rejoindre diffrents endroits. Nous pouvons donc penser
que ces deux pratiques vont tendre de plus en plus sinfluencer et tre travailles par des
proccupations et des questionnements similaires, en dpit de la multitude des dmarches
artistiques contemporaines.
2. Le corps dramaturgique
Jean-Pierre Ryngaert, incarner des fantmes qui parlent (p. 11-19), in Etudes thtrales, n26, 2002, p. 14
Nolle Renaude, Promenades, ditions thtrales, 2003
102
Michel Vinaver, critures dramatiques, Actes Sud, 1993
101
57
allons ici nous intresser la remise en cause de cette distinction travers deux dmarches
concernant le jeu dacteur. En effet, dans les dmarches de Brigitte Haentjens, metteur en scne
franco-canadienne et de Denis Marleau, metteur en scne qubcois, on observe une approche
du jeu dacteur aux limites des diffrentes pratiques. Dans lcriture de plateau et le thtre
postdramatique, les lments scniques tant tous au service de la cration, sans hirarchie, la
scne peut se voir devenir le lieu dune cohabitation entre les diffrents arts et technologies.
Dans le cas de Brigitte Haentjens, nous allons voir que son travail sattache faire du corps de
lacteur et du personnage le lieu des enjeux politiques des pices quelle met en scne travers
les dramaturgies de Bchner, Mller, Kolts, Lars Noren, Sarah Kane, Le corps porte sur lui
les marques des conflits sociaux, sexuels et politiques. Cest dans la recherche dun mouvement
chorgraphi et non-mimtique que la metteur en scne travaille avec les acteurs. Concernant
Denis Marleau, nous allons spcifiquement nous intresser sa mise en scne des Aveugles de
Maeterlinck, fantasmagorie technologique dans laquelle la projection vido sur des masques
a remplac la prsence de lacteur en scne. Ces deux metteurs en scne se caractrisent
notamment par une trs grande rigueur vis--vis du texte qui reste llment central. Nous allons
donc voir travers ces deux artistes, comment est-ce que le corps peut devenir un des enjeux
majeurs de la reprsentation et quil se fait lui aussi texte, dramaturgie.
Brigitte Haentjens, qui a notamment t forme chez Lecoq, fait partie de ces quelques
metteurs en scne qui se distinguent par leur approche diffrente du jeu d'acteur, loin d'un
courant dominant du jeu. Aujourd'hui, le jeu est trs marqu par le genre des tlromans qui
pollue toute l'activit thtrale et artistique. Travailler dans la psychologie ne m'intresse pas,
parce qu'on arrive toujours ce qu'on appelle le naturalisme, qui devient un mode fig de
reprsentation. La psychologie est un outil d'analyse, pas un outil de jeu. 103 En 1997, Brigitte
Haentjens fonde la compagnie Sibyllines, qui depuis quinze ans se consacre presque
exclusivement au rpertoire contemporain. Le thtre contemporain, fait d'innombrables zones
troubles, notamment concernant le personnage, permet et appelle une exploration des dfis qu'il
pose la mise en scne, et tout particulirement ici au jeu d'acteur. Dans les trous que suscitent
les textes, il semble y avoir de la place pour que les personnages s'y aventurent et cela de tout
leur corps. Nous allons donc nous pencher sur le jeu d'acteur au sein du travail de mise en scne
que fait Brigitte Haentjens. Chez elle, le corps n'est pas envisag comme un vhicule pour le
sens, mais bien davantage comme la zone travaille par ce sens.
103 Brigitte Haentjens, in Josette Fral, La rage de crer (pp. 189-204), Mise en scne et jeu de l'acteur, tome 3,
Qubec Amrique, 2007, p. 201
58
L'espace est souvent assez pur et vide pour laisser la langue de l'auteur et aux corps
des acteurs toute la place de rsonner. De Beckett l'crivain est-allemand Heiner Mller, en
passant par Marguerite Duras ou par l'auteur bavarois Herbert Achternbusch, le personnage
monologuant qui s'impose aujourd'hui sur nos scnes possde cette particularit qu'il parle en se
taisant. 104 (le personnage d'Hamlet dans Hamlet-machine de Mller est un personnage qui
monologue presque tout le long de la pice) Cette qualit de langage silencieux reprsente un
dfi de mise en scne, et nous pouvons nous demander comment il est possible de rendre
sensible et signifiant ce silence loquent. Brigitte Haentjens qui a mis en scne Hamlet-machine
[cration le 9 octobre 2001 lUnion franaise, Montral] travaille beaucoup sur le mouvement
et la chorgraphie avec ses acteurs, et nous assistons de longs moments o seuls les corps
parlent. C'est par la souffrance des corps, leurs dsarticulations, des dmarches difficiles et
torturs que les personnages trouvent ici un moyen de parole autre que les mots. Le thtre
d'Heiner Mller est dense et difficile, plein de rfrences et de non-dits dont les corps se
proposent den tre les dcouvreurs. Si le thtre contemporain est un thtre de la parole, cela
ne veut pas dire pour Brigitte Haentjens un thtre o les acteurs et leurs corps sont mis en
sourdine, bien au contraire. Plutt que de jouer l'motion, les acteurs d'Haentjens jouent la
qualit physique de cette motion, ils explorent le potentiel corporel de la pense. Les gestes ne
sont pas identifiables ou reconnaissables, ils sont de l'ordre de la sensation, de la suggestion,
plus abstraits que mimtiques.
[] jeter des corps sur la scne en prise avec des ides. Tant qu'il y a des ides, il y a
des blessures. Les ides infligent des blessures aux corps. 105 Ces propos de Mller, Brigitte
Haentjens les reprend son compte et semble les appliquer son thtre. Le processus
dramatique se droulait entre les corps, le processus postdramatique se joue sur le corps. [] Si
le corps dramatique tait bel et bien le porteur de lagon, le corps postdramatique labore
limage de son agonie. Ceci interdit toute reprsentation, toute illustration et toute interprtation
trop tranquilles laide du corps en tant que simple moyen.106 Le jeu de lacteur ctoie donc
une approche plus performative de linterprtation, qui prend pour objet premier le corps en
scne. La voix par exemple se fait zone de violence, qui ne s'nonce pas de faon naturelle, mais
joue dans les accs de folie ou dans la psalmodie. Les acteurs comme les personnages
deviennent des matriaux modeler, sur lesquels la violence s'abat.
Le verbe chez elle se fait chair, c'est--dire langage et, partant, sa pense s'instille par nos
pores, par nos sens, notre insu. Confront aux images saisissantes de corps ensanglants
ou traverss de secousses lectriques (La cloche de verre), de corps vacillants (Mdematriau) ou spasmodiques (Hamlet-machine), le spectateur, comme sous effet de
contamination, ne peut qu'tre secou dans son propre corps. [] Le corps envisag
comme premier et ultime territoire explorer, mais sans aucune complaisance l'gard des
104 Jean-Pierre Sarrazac, in L'avenir du drame, Circ/poche, 1999, p. 130
105 Heiner Mller, Murs , entretien avec Sylvre Lotringer, in Erreurs choisies, L'arche, 1988, p. 76
106
Hans-Thies Lehmann, Le thtre postdramatique, LArche, 2002, p. 264
59
facilits esthtiques ambiantes et avec une trs grande mfiance envers les vaines prouesses
de mise en scne. [] Quitte ce que ses interventions rpugnent, elle rpertorie
audacieusement les blessures infliges au corps par l'Histoire ou par des ides, les
transformations relles ou symboliques auxquelles le corps est soumis, sous l'impact de
codes sociaux et des modles sexuels de la folie ou de la trahison des esprances.107
Une pratique comme celle-ci nous dmontre que le jeu d'acteur n'est pas seulement au service
du texte mais qu'il est ncessaire pour donner un clairage nouveau sur l'uvre et pour la faire
parler au-del des mots. Les drames de la parole pourraient laisser entendre que le texte est de
nouveau au centre de la cration et qu'il est le lieu des enjeux que soulve la pice, mais plutt
que de ne laisser rsonner que le texte travers la voix des acteurs, Brigitte Haentjens choisit de
faire parler les corps. Le texte ne dit pas tout, reste nigmatique et ncessite qu'on le questionne,
et ce sont ici les corps qui le bousculent. Je suis intresse diriger des acteurs qui veulent
explorer l'inconscient. C'est cette part d'ombre que je dsire aller chercher chez un acteur et non
son habilet technique ou d'interprtation. 108 nous dit-elle. Ses acteurs sont reconnus pour leur
dmarche exploratoire, notamment du mouvement et certains sont aussi danseurs, c'est le cas de
Gatan Nadeau qui a notamment jou le rle de Jason dans Mde-matriau :
D'une prsence l'autre, anonyme, silencieuse et en retrait ou alors aux fronts de la
parole, Gatan Nadeau a dvelopp une esthtique inquitante et angoissante, compos une
figure trouble qui empreinte autant David Lynch qu'au festival de Saint-Tite et, sans
tomber dans l'exploration absconse et gratuite, a russi redfinir les paramtres du jeu,
brutaliser les frontires du thtre traditionnel. 109
Pour mettre en scne Les Aveugles, Denis Marleau a choisi de concevoir une
fantasmagorie technologique base sur des masques et de la vido. Les visages de deux acteurs
que sont Paul Savoie et Cline Bonnier ont t mouls et reproduits au nombre de six chacun.
Ainsi, le visage de Cline Bonnier a permis de fabriquer six visages constituant le chur des
femmes et de la mme faon, le visage de Paul Savoie a conduit la conception des six visages
107
Sibyllines un parcours pluriel, sous la direction de Stphane Lpine, ditions les 400 coups, 2008, p. 126
Brigitte Haentjens, in Mise en scne et jeu l'acteur, entretiens tome III Voix de femmes , Josette Fral, Qubec
Amrique, 2007, article la rage de crer entretien avec Brigitte Haentjens (p. 189-204). p. 199
109
In Sibyllines un parcours pluriel, sous la direction de Stphane Lpine, ditions les 400 coups, 2008, p. 47
108
60
dhommes. Seul le guide qui a amen les aveugles dans la fort nest pas reprsent, car on ne
sait pas o il est et sil est parmi les aveugles, mort ou vivant. Ainsi, en scne nous sommes face
douze visages flottants sans corps, sur lesquels sont projetes les vidos des visages en
mouvement des deux acteurs. Le travail de lacteur sest fait en amont des reprsentations,
chacun des acteurs devant interprter de six faons diffrentes chacun des personnages, afin que
le metteur en scne et les concepteurs puissent ensuite composer avec les douze fragments
dinterprtation. Les deux acteurs ne se sont pas rencontrs durant le travail de captation vido.
Le jeu dacteur sest effectu en solitaire, sans quil ny ait de relation de jeu entre Cline
Bonnier et Paul Savoie.
La thtralit est souvent dfinie comme tant le thtre moins le texte, autrement dit
lacteur et sa prsence physique serait une sinon la caractristique principale de la thtralit.
avec Les Aveugles, jai pu en effet explorer une nouvelle dimension de la thtralit en allant
jusqu faire disparatre le corps des acteurs et en laissant toute la place au jeu des voix et des
visages anims. 110 Or dans cette dmarche de Marleau, qui se veut thtrale, lacteur a quitt
la scne et les coulisses, il est compltement absent de la reprsentation et na donc aucun lien
avec son public au moment du spectacle. Je dirigeais des acteurs qui ntaient plus l. Et
pourtant, ils continuaient mmouvoir. Je ralisais profondment quavec le regard (mme
celui qui joue laveuglement) et seulement la voix, lacteur pouvait tre immensment prsent,
au plus prs de la sensation et de la pense. 111 nous dit Marleau.
Dans le cas prcis des Aveugles, Maeterlinck pose le problme dune reprsentation
quasiment impossible avec un chur de personnages immobiliss dans lobscurit. Ainsi, il
interroge la nature de la prsence de ce chur, sa tangibilit. La reprsentation du fantme,
de lesprit ou de lme humaine, qui traverse toute lhistoire du thtre, est au cur mme
de la dramaturgie de Maeterlinck. Celui-ci cherche faire percevoir sur le plateau une
prsence ambigu, dans une zone intermdiaire, entre la vie et la mort. 112
Marleau a repris son compte les propos de Maeterlinck concernant les consquences de la
prsence de lacteur : Lorsque lhomme entre dans un pome, limmense pome de sa
prsence teint tout autour de lui. 113 Mais plutt que den faire un enjeu purement esthtique,
ce choix relve dun enjeu textuel. Lvacuation de lacteur nest pas ici une fin en soi, et la
technologie reste au
service
et technologie
deviennent
110
Denis Marleau, in Louise Ismert, Une fantasmagorie technologique (p. 104-107), Alternatives thtrales, n
73-74, 2002, p. 107
111
Denis Marleau, in Sophie Proust, Denis Marleau, Actes Sud-Papiers, Lemac, 2010, p. 52
112
Denis Marleau, in Patch, n10, octobre 2009, p. 10
113
Maurice Maeterlinck, Menus propos sur le thtre, 1962, cit par Denis Marleau in Louise Ismert, Une
fantasmagorie technologique (p. 104-107), Alternatives thtrales, n 73-74, 2002, p. 107
61
Le corps est ici objet des enjeux la fois textuels concernant le personnage, et des enjeux
scniques concernant le jeu dacteur. En jouant normment sur les regards alertes, effrays,
apaiss, et sur les voix qui se dispersent dans la salle avec un environnement sonore trs
subtil (plongeant le spectateur dans un tat dangoisse proche de celle des aveugles), le corps
absent des acteurs ne diminue pas pour autant le sentiment dhyper-prsence sensitive. Et cette
absence de lacteur semble renvoyer lincertitude quant la prsence du guide au sein du
groupe.
Dans les critures de plateau, la prsence de lacteur est rgulirement remise en cause
ou questionne par des technologies. On pense notamment au travail de Guy Cassiers qui fait du
visage de lacteur le lieu dune double vocation, la prsence relle du visage et sa projection
filmique qui en donne une vision davantage microscopique et introspective. Les gros plans
concentrent lattention sur le visage de lacteur et lexpose davantage encore que lorsquil
apparat de tout son corps. Ainsi, les aveugles dans la pice ne sont que des visages aux regards
incertains et inquiets exprimant dautant plus ltat de fbrilit et de fragilit due la ccit et
lattente.
Ce chapitre centr autour dune remise en cause des frontires entre les pratiques nous
aura permis de poser quelques bases de cette redfinition des pratiques, qui se rvlent hostile
toute tentative de classification.
Chapitre 2.
62
La pice Moi, dans les ruines rouges du sicle [cration le 10 janvier 2012 au Thtre
dAujourdhui : Montral], crite et mise en scne par Olivier Kemeid a t interprte par cinq
comdiens que sont : Sasha Samar (jouant le rle principal), Sophie Cadieux (jouant plusieurs
personnages fminins, notamment la petite amie de Sasha), Annick Bergeron (la mre),
Geoffrey Gaqure (interprtant diffrents personnages masculins dont Anton, lami de Sasha) et
Robert Lalonde qui joue le pre de Sasha. Le personnage Sasha Samar qui est aussi l'acteur, a
t abandonn par sa mre et laiss son pre lorsqu'il tait encore jeune enfant ; il s'est trouv
ballot de fausse mre en fausse mre, car l'poque, en Ukraine sovitique, pour ne pas
tre assign vivre en komunalka (appartement communautaire), la condition tait de
former une famille : couple avec enfant(s). Lorsque Sasha apprend le mensonge que son pre a
mis en place, il dcide de retrouver sa mre. Il veut devenir sportif de haut niveau pour que sa
mre un jour le reconnaisse la tlvision, mais pris d'un souffle au cur, il est contraint de
renoncer son dessein. Il se tourne alors vers le thtre, esprant nouveau qu'une fois devenu
clbre, sa mre le retrouvera. Il entre l'institut de thtre et de cinma de Kiev et devient
comdien. Il retrouvera finalement sa mre au terme de longues annes de recherche. Puis, il
migre au Canada en 1994. Ces faits rels, passs au travers de l'criture de Kemeid deviennent
du matriau naviguant entre fiction et ralit.
dstructur, les personnages disloqus, la fiction mise en doute. , Sasha Samar, tant la fois
l'acteur et le rfrent rel du personnage qu'il interprte, joue aux limites entre fiction et ralit
C'est donc l'acteur-narrateur dans Moi, dans les ruines rouges du sicle que nous allons nous
intresser. Nous commencerons par nous intresser la notion de conteur chez Benjamin, puis
nous observerons les frontires entre fiction et ralit au sujet des deux niveaux dapparition
(action et narration) pour enfin regarder comment le jeu prend en charge ces deux niveaux que
sont la narration et laction.
La pice s'ouvre et se referme sur des temporalits prsentes. Le dbut voit Sasha Samar
s'avancer en scne et annoncer qu'il s'apprte raconter une partie de sa vie. La reprsentation
se termine de la mme faon, il redevient l'acteur Sasha Samar, en 2012 Montral. Nous
sommes donc face une pice qui pose pour enjeux principaux la narration et le statut de
l'acteur, qui est aussi le personnage. Sasha Samar est la fois le narrateur (lorsquil raconte) et
l'acteur de son histoire (lorsquil rejoue des fragments de sa vie). Il passe tantt du statut de
narrateur celui d'acteur, toujours en s'exprimant la premire personne, ce qui ne permet pas
dentendre dans sa parole les marques dune prise de recul. Lacte de raconter seul semble
115 Walter Benjamin, in uvres III, Folio essais, 2000, p. 116
64
crit Anne Monfort. Dans Moi, dans les ruines rouges du sicle, on observe une alternance entre
les fragments raconts et les parties joues, entre rcit et discours, entre digsis et mimsis,
alternance qui maintient sans cesse un niveau de doute quant la matire qui nous est donne
voir. La narration correspondant en grande partie la dimension biographique de Sasha Samar
fait intervenir sur scne une dimension du rel, qui lespace dun instant suspend la fiction. Par
ailleurs, le fait que lhistoire individuelle de Sasha Samar soit lie lHistoire renforce leffet de
rel et confre au regard de Sasha Samar, une sorte de regard historique. Organise
temporellement en cinq chapitres (I. La vie fausse 1973-1975, II. Lenfance 1968-1973, III.
Ladolescence 1980-1986, IV. Perturbations 1986-1989, V. Effondrement 1989-1994) la pice
fait du parcours de Sasha Samar une sorte de rvlateur de ce que pouvait tre la vie sous le
rgime sovitique. Les titres des deux derniers chapitres mlent explicitement lHistoire etle
parcours intime du personnage.. Lapport historique est un des rouages qui permet la pice de
jouer aux frontires du rel et du fictif. La dimension tmoignage que porte Sasha Samar
comme le fait que lon sache quil a rellement vcu en Ukraine Sovitique porte le spectateur
croire de facto ce quil nous rapporte. Je suis parti pour lAfghanistan le 28 juin 1987 / Dans
un Tupolev rempli ras bords de toutes les races inimaginables du continent / [] dit Sasha
Samar par exemple, qui tmoigne des rels conflits de cette priode de guerre froide. Ce
dernier, lors dune rencontre publique a dit, sur un ton un peu humoristique mais non moins
rvlateur dun enjeu important, que des scnes de la pice se substituaient certains de ses
souvenirs, comme si fiction et ralit se confondaient et modelaient sa perception du rel. Une
dualit sinstalle au sein mme de lacteur qui en vient ici perdre certains de ses repres, dont
lambigut entre personnage et personne est la source.
Afin de mener bien l'histoire qu'il veut raconter, plusieurs autres personnages sont
sollicits pour jouer ses souvenirs. Sasha est le seul personnage tre dans le prsent de 2012
tandis que tous les autres font partie du pass, de sa mmoire et ne sont que fantasmes et
remmorations. On assiste une sorte de mise en scne de la mmoire par un personnagenarrateur qui sapparente en quelque sorte une figure du metteur en scne. En effet, au gr de
ses souvenirs et des fragments quil convoque en scne, Sasha Samar semble mettre en scne
116
Anne Monfort, Aprs le postdramatique : narration et fiction entre criture de plateau et thtre nodramatique , Trajectoires [En ligne], 3 2009, mis en ligne le 16 dcembre 2009, URL :
http://trajectoires.revue.org/index392.html
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son histoire, avec ce que cela comporte daltrations du rel. Le fait de raconter et de rejouer est
dj une faon dintervenir sur le rel et de le dtourner de la pure objectivit. Le geste de Sasha
Samar est donc empreint de cette double caractristique, mlant les faits rels et biographiques
au geste narratif qui convoque une dimension du fictif. Les scnes se succdent comme autant
de bribes de sa mmoire subjective. Lorsqu'il se positionne en narrateur, c'est le Sasha de 2012
qui nous parle et qui s'apprte rejouer ou raconter une scne de sa mmoire.
Dans ces allers et venues entre action et narration, on observe des qualits de jeu diffrentes.
Lorsque nous sommes dans l'action, le jeu est plus thtral, plus engag physiquement, tandis
que le jeu narratif prfre une certaine neutralit proche dune prsence quotidienne. La sobrit
de la parole et du corps se veut plus informative et transitive qu'emphatique et pathtique.
Chaque fois que l'on passe d'une qualit de jeu l'autre, on observe un dsamorage de la
prcdente, qui donne au jeu le rle d'oprateur des ruptures. D'une scne l'autre, les registres
se succdent. L'auteur du thtre dramatique cre un monde apparemment fait d'une seule
pice; l'auteur du thtre pique assemble un patchwork. [] l'uvre pique, elle, est fronce,
elle est raye dans tous les sens, son effet dominant est le contraste. 117 nous dit Jean-Pierre
Sarrazac. Cette ide de patchwork semble convenir la pice tudie ici car elle lie action et
narration, effets de rels et effets de fiction, jeu proche du non-jeu et jeu hyper-thtral, De
sorte que le spectateur nest jamais install dans une tonalit durable et linaire, mais il est sans
cesse appel faire des allers retours entre les diffrents niveaux.
Lacte de raconter tant central, la dimension dramatique se fait ladjuvant, le support de
la narration. Une cration comme Moi, dans les ruines rouges du sicle se drobe notre grille
pralable isolant thtre de texte et criture scnique. Cette ambigut tient ici la prsence de
l'acteur Sasha Samar qui n'est autre que le rfrent rel. Dans la partie qui suit, nous allons
explicitement nous intresser au personnage et l'acteur Sasha Samar, entits toutes deux
runies dans ce corps scnique ambigu.
Moi, dans les ruines rouges du sicle est un spectacle hybride, qui, du point de vue du jeu
dacteur, se situe aux limites du dramatique et du performatif (entendons par performatif, une
qualit de prsence dont le cadre thtral fictionnel se trouve branl). Dans le cadre de lart de
66
performance, les performeurs se donnent davantage voir sans la protection dune fiction, dun
personnage, dans une prsence autorfrentielle qui renvoie la prsence de lacteur, du corps
de lacteur sans rfrent extra-thtral : Cest l que la performance thtrale drive loin du
thtre. Cest que le performeur ne joue pas. Il est. Il est ce quil prsente. Il nest jamais un
personnage. Il est toujours lui-mme, mais en situation. [] Le performeur na pas de
double. 118 nous dit Josette Fral. Bien que Moi, dans les ruines rouges du sicle soit la mise en
scne dun texte dramatique, lapproche du jeu dacteur (concernant le personnage principal) se
rapproche dacceptations relevant davantage de lcriture scnique et du thtre postdramatique.
Ceci du point de vue de lambigut qui se joue entre lacteur et le personnage.
Lacteur se trouve entre fiction et non-fiction : quil sagisse dun nouveau venu ou du
mme interprte qui sextrait du rle, plusieurs niveaux fictionnels sont reprsents sur
scne. Pour Lehmann, cette situation reflte une question fondamentale du thtre. Le
postdramatique et ses hritiers actualisant cette fracture latente du thtre (Lehmann,
119
2002 : 205), en faisant coexister plusieurs niveaux de rel ou de fiction.
Nous nous demanderons en quoi cette ambigit est rvlatrice dune redfinition du jeu
aux limites du performatif et dune acceptation davantage postdramatique et dcriture de
plateau ? Les enjeux de cette cration ne sont pas de lordre de lautofiction ou de
lautobiographie puisquil ne sagit pas de la vie de lauteur Olivier Kemeid qui est raconte ici.
Lenjeu se situe dans le choix de distribution qui fait monter sur scne celui dont il sera
question. Cest un enjeu de reprsentation. Nous commencerons par labsence de recul du
personnage, puis nous irons du ct de la remise en cause du cadre thtral pour ensuite nous
intresser la prsence autorfrentielle du corps.
La qualit de jeu de Sasha Samar fonctionnant sur lalternance entre narration et scnes
dramatiques, pourrait nous pousser reprer ici un processus proche de ce que le thtre
brechtien demandait lacteur, qui devait sans cesse passer de linterprtation du personnage
sa monstration distancie. Ici, bien quen apparence nous assistions une dmarche similaire, le
point de rupture se situe dans le fait que Sasha Samar nest autre que le vritable Sasha Samar.
Ainsi, le recul sur son personnage ne peut tre un recul compltement extrieur.
Alors que le thtre pique transforme la reprsentation des procds fictifs reprsents et
sattache loigner, distancer le spectateur pour en faire un expert, un spcialiste, une
sorte de jur en politique, en revanche, dans les formes post-piques de la narration, il sagit
de mettre en valeur la prsence personnelle (et non plus dmonstrative) du narrateur,
cest--dire quil part de lintensit auto-rfrentielle de ce contact pour, dans la distance,
crer de la proximit, et non pas la distanciation de la proximit. 120
Le Sasha Samar narrateur est le Sasha Samar de 2012, et le recul est celui de la mmoire de
lindividu se remmorant celui quil tait. Car le regard en forme de retour sur le pass insre
une distance, comme si le Sasha de 2012 regardait ce Sasha du pass comme un autre
118
Josette Fral, in Thorie et pratique du thtre au-del des limites, LEntretemps, 2011, p. 210
Anne Monfort, Aprs le postdramatique : narration et fiction entre criture de plateau et thtre nodramatique , Trajectoires [En ligne], 3 2009, mis en ligne le 16 dcembre 2009, URL :
http://trajectoires.revue.org/index392.html
120
Hans-Thies Lehmann, Le thtre postdramatique, LArche, 2002, p. 175
119
67
68
intradigtique et fictionnel. 123 crit Anne Monfort propos du jeu dacteur entre je et il .
Le jeu dacteur ou le non-jeu en loccurrence ici est un lment majeur de ce brouillage entre
fiction et ralit, car le jeu dacteur est habituellement lcran qui spare lacteur du personnage
quil interprte. Josette Fral, dans son livre Thorie et pratique du thtre au-del des
limites124, distingue les approches amricaines et europennes du jeu dacteur, en pointant le fait
que la prsence est une notion davantage utilise en Europe tandis que lnergie serait
une donne plus amricaine. La qualit de jeu de Sasha Samar, lorsquil se fait narrateur est
proche de la prsence, et lorsquil entre dans laction dramatique, cest davantage lide
dnergie qui entre en jeu. Par nergie, Josette Fral entend un jeu plus volontaire et corporel,
tandis que la prsence leuropenne relverait dune tentation limmobilisme et au jeu
dacteur situ dans la parole. La notion de prsence induit lide dune hyper-conscience de
ltre-l de lacteur, et qui porte donc voir la reprsentation comme un acte de lici et
maintenant. Lnergie par contre correspond davantage lide de mouvement dynamique, de
fuite vers quelque chose dautre (notamment laction dramatique, le dnouement). La prsence
est plus autosuffisante et trouve sa force dans le prsent. Le jeu de Sasha Samar navigue entre
ces deux conceptions que sont la prsence (narrateur) et lnergie (personnage pris dans laction
dramatique). Le jeu reflte donc cette ambivalence et cette ambigut entre acteur et personnage,
entre ralit et fiction.
Cette ambigut entre lacteur et le personnage nest pas le seul fait de la perception des
spectateurs, mais aussi de celle des autres comdiens de la cration. En effet, lors des entretiens
que nous avons mens avec eux, revient presque systmatiquement lide dune responsabilit
dcuple envers Sasha Samar et son histoire. De la mme faon que les personnages entourant
Sasha Samar sont des adjuvants, des soutiens, des aides de sa narration, les acteurs ressentent
cette responsabilit au niveau rel et non-fictionnel. Jouer avec lacteur qui est aussi le
personnage nest pas anodin et cela force les acteurs avoir un regard double, qui lorsquils
voient le personnage, voient la personne relle de Sasha Samar. A louverture de la pice par
exemple, tous les acteurs sont en ligne en fond de scne et se tournent vers Sasha Samar qui est
au milieu deux avec un regard dencouragement qui le pousse savancer et prendre la
parole. La qualit de jeu ce moment est proche de la prsence anodine, de la prsence
dacteurs plutt que de personnage. Ce prologue fait entre les acteurs en tant quacteurs ayant
pour mission de porter le rcit dun des leurs.
Sasha Samar nous a dit que lors des premiers temps de rptition, les autres acteurs taient trop
respectueux avec lui, ils narrivent pas voir un personnage. Mais au fur et mesure du travail,
lambigut sest estompe et le personnage sest affirm. Le choix dune forte thtralit dans
123
Anne Monfort, Aprs le postdramatique : narration et fiction entre criture de plateau et thtre nodramatique , Trajectoires [En ligne], 3 2009, mis en ligne le 16 dcembre 2009, URL :
http://trajectoires.revue.org/index392.html
124
Josette Fral, Thorie et pratique du thtre au-del des limites, Lentretemps, 2011
69
le jeu des autres comdiens semble tre une des consquences de cette difficult quant au
matriau biographique. Le jeu trs loign du mimtisme et du pathos a t envisag comme
une forme plus ou moins indpendante du fond, lloignant dune reproduction du rel. Plutt
que de jouer les motions des personnages, les acteurs ont investi des corps, des formes de jeu,
leur permettant de ne pas se laisser submerger par des sentiments renvoyant celles de Sasha
Samar et son pass.
En guise de conclusion, nous allons nous intresser lutilisation du ludisme et de la
thtralit comme garants de fictif. L'univers esthtique imagin par Olivier Kemeid est trs
thtral, dans le sens d'explicitement anti-raliste et anti-illusionniste. L'espace thtral
fonctionne l'image d'une kommunalka, espace dans lequel cohabitent diffrents espaces. Ainsi,
la convention thtrale est telle que le lieu en reprsente une multitude et qu'il suffit l'acteur de
signifier par le jeu, le corps, l'nergie ou la parole qu'il entre dans un nouvel espace pour quon
change de lieu (en opposition une entre progressive et psychologique dans un personnage).
Le ludisme prime ici.
[] l'aube du XXe sicle, l'exigence ludique resurgit. Elle dborde le concept
d'interprtation. Craig refuse l'imitation. A Stanislavski qui labore tout un systme pour
permettre l'acteur d'incarner naturellement un personnage, Meyerhold oppose le jeu, car
le fondement de l'art thtral est le jeu. Mme lorsqu'il montre le quotidien sur la scne, le
thtre en reconstitue les fragments par des procds propres lui seul et qui ont pour
devise le jeu. Montrer la vie sur la scne signifie jouer cette vie (Classe de Vs.
Meyerhold technique des mouvements scniques). Le verbe jouer passe du transitif
l'intransitif : l'acteur joue moins quelqu'un ou quelque chose qu'il ne joue, tout court. 125
Par ailleurs, le jeu d'acteur est souvent le fait de personnages-images (les kolkhoziens), de
personnages caricaturs (Youri Gagarine) ou encore de personnages fantasms (la mre joue
par Annick Bergeron et qui se trouve tre un personnage protiforme vu travers le regard de
Sasha qui voit en de nombreuses femmes une image de sa mre). Sophie Cadieux , qui est une
des comdiennes du spectacle nous dit qu'il s'agit de trouver la forme physique, les contours du
personnage et de ne pas chercher insrer de la psychologie de personnage. Elle nous raconte
que le travail de jeu s'est fait dans l'acceptation que ces personnages ne sont que des fantasmes,
des fantmes de l'histoire de Sasha Samar, qui viennent peupler sa narration. L'espace scnique
tout comme le jeu d'acteur garantissent le caractre fictionnel de la pice. Le jeu d'acteur est
ainsi un moyen de conserver la thtralit, la base de la distinction entre rel et fiction. []
L'usage positif de la notion est manifeste chaque fois que le thtre est menac d'tre confondu
avec la vie : il est alors judicieux de rappeler que toute reprsentation est un simulacre, une
forme, et que la thtralit n'est pas le privilge de la chose reprsente mais du mouvement
d'criture par lequel on reprsente; [] peut-on lire dans le dictionnaire Corvin concernant la
notion de thtralit. Lors dune entrevue publique au Thtre dAujourdhui, Olivier Kemeid a
125
70
mentionn le fait que lorsque Sasha Samar est venu le voir pour lui raconter son histoire, celuici lui a voqu le caractre thtral de sa vie. Ainsi, la vie de Sasha Samar, pleine dvnements,
de rebondissements et de thtralit a servi lapproche explicitement thtrale de la mise en
scne de Kemeid et du jeu dacteur adopt.
Avec ce deuxime chapitre, nous avons pu constater que la dualit entre fiction et ralit
rsidait fortement dans lapproche du jeu dacteur et dans la qualit dapparition de Sasha
Samar, naviguant entre personnage et personne, entre fiction et rel. Plutt que de trancher
savoir si lacteur se montre soi ou sil se protge du fait de la fiction thtrale crite et mise en
scne par Olivier Kemeid, il conviendrait davantage de dire que cette cration trouve sa force
dans cette ambigut qui rgne tout au long de la pice.
Dans cette troisime partie que nous avons consacr lobservation des caractristiques
communes aux deux pratiques tudies ici, nous avons pu voir quau-del des distinctions, les
deux approches se rvlaient tre interroges par des questionnements communs. Notre travail
prenant pour objet le jeu dacteur, cest sur cette base que nous avons choisi de nous intresser
lclatement des frontires entre les pratiques, mais il est indniable que cette caractristique
peut sobserver diffrents niveaux de la pratique thtrale.
71
Conclusion
Ce rapport de recherche aura t loccasion de nous intresser de plus prs au jeu
dacteur dans le thtre actuel par le biais dune approche comparative entre les crations de
textes dramatiques et les critures scniques. Si cette distinction peut sembler arbitraire, elle
nous aura servi de point de repre et de comparaison afin de mieux apprhender chacune des
pratiques dans leurs singularits.
Le jeu dacteur suscite une multitude de questionnements, et ce nest pas dans une qute
dexhaustivit que nous lavons approch. En effet, nous avons privilgi langle de la relation
entre lacteur et le personnage. Nous avons pu observer que ce doublon acteur-personnage se
voyait rediscut diffrents niveaux dans lune et lautre des deux pratiques que nous avons
prises en observation. Lorsque les critures contemporaines donnent au personnage de
nouveaux statuts, notamment concernant lidentit des personnages et leur lien affaibli la
vraisemblance et au mimtisme, les critures de plateau questionnent davantage les liens qui
unissent lacteur au personnage, dans un effritement des frontires entre ces deux entits. Si les
personnages contemporains semblent de moins en moins relis une approche raliste et
rfrentielle, alors lacteur peut davantage chercher faire de son interprtation le lieu dun
loignement de la mimsis. Ainsi, le chemin de cet acteur, limage de lacteur novarinien par
exemple, se fait de plus en plus dans une recherche de distance entre lhomme et le personnage.
Par ailleurs, dans les critures scniques, le lien de lacteur au personnage se situe plus dans la
proximit et les jeux dambigut que cela suscite, avec le personnage, qui bien souvent ne porte
plus le nom de personnage.
Du point de vue des techniques de jeu, nous avons pu observer dans lune et lautre des
pratiques, des approches diffrentes. En cherchant sloigner de la mimsis, les personnages
contemporains et les acteurs qui les interprtent cherchent de plus en plus de nouvelles
modalits de jeu susceptibles de sloigner du reconnaissable, cest notamment ce que nous
avons pu voir avec des artistes comme Valre Novarina, Brigitte Haentjens ou encore Denis
Marleau. En effet, il semble que le jeu soit au cur de leurs recherches thtrales et quil
explore de plus en plus les possibilits de lacteur, notamment au niveau corporel. Le
personnage lidentit finie, complte est associ au personnage psychologique, cohrent et
dont la logique est davantage crbrale, lorsque les personnages incertains (et parfois
lanthropomorphie incertaine) peuvent amener les acteurs et les metteurs en scne chercher
ailleurs, et le corps peut tre un lieu de recherche fertile (ce quoi nous pouvons ajouter
lutilisation de plus en plus grande des technologies), de nouvelles faons de construire et de
mettre en jeu ces personnages. Dans les pratiques dcritures scniques que nous avons pu voir,
le jeu dacteur puisait davantage, comme nous lavons dit, dans une certaine proximit entre le
72
personnage et lacteur, menant souvent des types de jeu proche du non-jeu ou de la prsence
quotidienne, simple. En effet, lacteur qui a en quelque sorte perdu son personnage, puise en lui
et en sa prsence scnique hic et nunc, les modes de son tre en scne. Cette approche qui
consiste ne pas dissimuler (ou de faon moins vidente et systmatique que dans les crations
de textes) lacteur derrire un personnage, rvle lenjeu anti-illusionniste que lon repre
souvent dans ce type de crations. Lacteur ne feint plus dtre un personnage, mais il accepte
dapparatre en scne davantage en tant que personne. Comme nous lavons vu, la qualit de
prsence personnelle remet en cause la notion de technique de lacteur pour privilgier
limplication crative et intime des acteurs. Limportance donne lvnement prsent de
lacte thtral est une donne majeure lorsque lon sintresse au jeu dacteur, car il remet en
cause la notion de personnage prexistant et subsistant un acteur. Ainsi, lacteur au cur de la
reprsentation au prsent ne chercher plus montrer do son personnage vient et o il sen va.
Cela remet aussi en cause la notion daction dramatique sattachant la mise en place et au
droulement dun projet tourn vers lavenir.
Il a aussi t trs intressant de constater que les deux pratiques se rejoignaient sur
plusieurs points, notamment sur la notion daction. Le thtre de la parole, comme nous lavons
vu, fait de la parole et de lnonciation lenjeu primordial de lapparition des personnages. Les
personnages se consacrant de moins en moins un projet, nous apparaissent dans une
temporalit plus prsente, une temporalit se rapprochant du temps du plateau, de la
reprsentation, comme cest est souvent le cas dans les critures scniques. La notion de
postdramatique dveloppe par Hans-Thies Lehmann semble convenir ici la fois aux critures
contemporaines et aux critures de plateau, qui se situent aprs laction, si action il y a eu,
lorsque le futur nest plus vraiment convoqu et pens. Laction globale, laction densemble
seffrite peu peu pour laisser place des micros-actions, quelles soient dordre langagire et
fragmentaires ou actions physiques et concrtes. Ainsi, dans les critures de plateau, on parle
davantage de parcours et de labyrinthe (Cline Bonnier) pour voquer les trajectoires des
personnages qui ne suivent pas un projet linaire.
73
Bibliographie
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76