L'Abyssinie Et Son Apôtre Ou Vie de MGR Justin de Jacobis, Vicaire Apostolique D'abyssinie (Ethiopie)

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L'ABYSSIME ET SON APOTRE

ou

VIE

DE

MGR JUSTIN DE JACOBIS

VQUE DE NILOPOIIS

ET VICAIRE APOSTOLIQUE DE l'aBYSSINIE

PARIS

CHEZ L'AUTEUR, RUE DE SVRES, 95

1866
!
L'ABYSSINIE ET SON APOTRE

or

DE MCR JUSTIN DE JACOBIS


m on

PARIS. E. DE SOYE, IMPRIMEUR, 2, PLACE DU PANTHON.


L'ABYSSENIE ET SON APOTRE

VIE

DE

MGR JUSTIN DE JACOBIS

VQUE DE NILOPOLIS

ET VICAIRE APOSTOLIQUE DE i/ABYSSINIE

PARIS

CHEZ L'AUTEUR, RUE DE SVRES, 95


L'ABYSSINIE ET SON APOTRE

on

YIE DE MGR JUSTIN DE JACOBIS

CHAPITRE I

3Le christianisme en A.foyssInie

La mission d'Abyssinie est confie aux missionnaires


de Saint-Vincent-de-Paul, connus sous le nom de Laza
ristes. L'Abyssinie proprement dite est chrtienne, non
pas que tous les habitants en soient chrtiens (car il y a beau
coup de musulmans et beaucoup de juifs); mais parce que
les chrtiens y sont en majorit, et que le gouvernement est
chrtien. Ce pays est gouvern par un empereur qui autre
fois s'appelait le roi des rois, et avait pour tributaires plu
sieurs royaumes. Dans l'antiquit, ce titre pouvait lui con
venir; car son empire s'tendait depuis Kaffa, qui est prs
des montagnes de la Lune, au 4 de latitude, jusqu' la mer
Rouge, vers le 16 de latitude. Il avait besoin d'entretenir
sur ses frontires des gouverneurs; mais ceux-ci, tout en
le reconnaissant pour souverain et en lui payant tribut,
n'en taient pas moins de vritables rois dans leurs con
tres. La dynastie des souverains d'Abyssinie prtend tre
issue de Salomon, par la reine de Saba, qui, au dire des
i
Abyssin^, eut de Salomon un fils pomm Mnlik, soit
que Salomon l'et prise pour femme lgitime, soit qu'elle
et consenti un adultre, selon les nombreuses fables
que racontent les Abyssins. Ce qui semble le plus hono
rable pour Salomon et pour la reine de Saba, est de dire
que celle-ci, rgnant sur certaines ctes de l'Arabie et de
l'Afrique, et entendant parler des expditions envoyes
par Salomon dans le pays d'Ophir, quitta sa capitale pour
aller admirer la sagesse de Salomon. Sa capitale tait alors
dans l'Arabie-Heureuse, comme en font foi les ruines et les
inscriptions dcouvertes; ainsi que l'indique encore le
livre de Job au chapitre I", verset 16 : Et irruerunt Sabi
tuleruntque omnia, et pueros percusserunt gladio. La reine
fit le voyage par terre, sur des chameaux, comme le firent
plus tard les mages. Arrive Jrusalem, elle fut instruite
de la vraie foi par Salomon et embrassa la loi hbraque.
Revenue dans son pays, elle envoya Jrusalem son fils
Mnlik, pour tre instruit dans la religion et dans la ma
nire de gouverner par Salomon, qui l'adopta et le lit le
ver avec ses propres enfants. Ce qui est certain, c'est que
lorsque Mnlik revint dans son pays, Salomon lui donna
beaucoup de docteurs de la loi et de prtres, la tte des
quels tait Azarias, descendant de Sadok, et jusqu'au
jourd'hui leur race s'est conserve. Ils se nomment N-
brid, et ils ont le droit exclusif d'tre mis la tte des
glises et de fournir des gouverneurs au pays d'Axum.
Soit que Mnlik ft inquit en Arabie dans la pacifique
possession de ses tats, soit qu'il voult les tendre en
Afrique, il parat certain qu'il est pass dans cette der
nire contre, et qu'il y a introduit avec lui beaucoup
d'Hbreux, des Sabens, des Homrites et des Madianites
qui y transportrent avec leur langue le nom d'Ethiopie;
car l'Ethiopie tait une contre de l'Arabie qui commen
ait au mont Sina. On le voit par la femme de Mose qui,
tant Madianite, est nanmoins dans l'Ecriture appele
l'Ethiopienne. L'Abyssinie d'aujourd'hui, au contraire,
s'appelait alors la terre de Chus. Aujourd'hui encore les
Abyssins nomment le pays qu'ils habitent la terre de Chus,
eny ajoutant Ethiopie, mais comme un surnom. Que les
Homrites et les Sabens soient passs en Abyssinie, on en
a des preuves dans les inscriptions trouves, o il est dit que
l'empereur d'Ethiopie rgne sur les Homrites et sur les
Sabens qui sont sur la cte de Zeila, voisine des portes
de la mer Rouge, ou dtroit de Bab-el-Mandeb, qui veut
dire porte du malheur. Du reste, le type des Abyssins de
la dynastie impriale et des premires familles qui sont
dans l'Amara, est arabe et entirement diffrent du type
des anciens indignes, dont les descendants sont de
meurs sur les ctes de la mer ou dans les contres basses
du ct du NU.
La dynastie dite de Salomon, depuis Mnlik jusqu'au
onzime sicle de l're chrtienne, domina sans compti
teurs sur le vaste empire de l'Abyssinie. Mais vers cette
poque une juive nomme Judith, indigne sans doute du
progrs immense que la religion chrtienne faisait sous la
protection des empereurs chrtiens, chercha renverser
la dynastie rgnante, pour la remplacer par des princes qui
auraient conserv l'ancienne religion hbraque. Devenue
matresse du Semien, cause de son mariage avec un
prince voisin, elle se forma un grand parti. Elle s'empara
de la montagne de Devra-Damo, dans le Tigr, o taient
enferms les princes de la famille royale, et les fit massa
crer tous. Un seul, le neveu de l'empereur David, se trou
vant dans ce moment dans sa capitale, chappa aux
fureurs de cette nouvelle Athalie, et il se rfugia dans le
pays de Choa o il rgna. Judith rgna quarante ans, et
cinq de ses descendants lui succdrent. Ensuite , la
famille de Zagu qui rgnait dans le Lasta, s'empara du
trne. Lalibala, le plus fameux parmi eux, rgna vers
l'anne 1200. C'est vers ce temps qu'un grand nombre
d'Egyptiens perscuts se rfugirent auprs de lui; il les
reut avec beaucoup de bont. Ce furent eux qui btirent
cette belle glise monolithe dite Lalibala, qui fait
l'admiration des Abyssins.
Nacuato-Laab, neveu de Lalibala, vers le milieu du
treizime sicle, restitua le trne Icoa-Amlak, de l'an
cienne dynastie, qui rgnait dans le pays de Choa.
L'ancienne dynastie aurait endur cet exil bien plus
longtemps encore si un moine nomm Tecla-Hamanot
(qui veut dire plante de la foi), par ses menaces, ses exhor
tations et son loquence, ne ft venu bout de dterminer
le prince qui rgnait alors dposer volontairement le
sceptre, pour le rendre Icon-Amlak, de la dynastie dite
de Salomon. Depuis cette poque jusqu'au dix-septime
sicle, les descendants de Salomon continurent de rgner.
Il est vrai que pendant cet intervalle, les Gallas, peuples
venus de la cte de Zanzibar, s'introduisirent dans
l'Ethiopie et cherchrent se rendre matres absolus du
pays situ vers le midi ; mais ils furent presque tous sou
mis et obligs payer le tribut. Cependant Gragne, mu
sulman, chef des Adal, des ctes de l'Afrique au del de
la mer Rouge, envahit l'Abyssinie, et l'aurait rduite
l'extrmit si les Portugais n'taient venus au secours des
Abyssins. Par le moyen des Portugais, cet empire fut rta
bli ; mais il ne fut plus si florissant qu'il avait t : car les
ctes de la mer Rouge furent envahies par des Arabes, qui
enlevrent toutes ces parties aux Abyssins ; et les Gallas
recommencrent lever la tte. Nanmoins l'empire se
soutint jusqu' Fasilidas, au dix-septime sicle.
A partir de l'empereur Fasilidas jusqu' l'empereur
Tecla-Giorgbis, frre de l'empereur Tecla-Immanot, qui
rgnait au moment o Bruce fit son voyage en Abyssinie,
et qui renona l'empire en faveur de son frre pour se
faire moine, la dynastie de Salomon alla de jour en jour
en dcadence jusqu' ce qu'elle perdit le trne. Ce fut, en
effet, du temps de ce Tecla-Giorghis, qu'on peut appeler le
dernier empereur, que le ras, c'est--dire le gnral en
chef de l'arme et le second aprs l'empereur, passa du
second rang au premier, et enleva le sceptre la famille de
Salomon. Il laissa l'empereur languir dans son palais, et
se contenta du commandement sans prendre le titre d'em
pereur. Mais bien qu'il ft en ralit le vrai souverain de
l'Abyssinie, ni lui ni ses successeurs ne prirent le titre de
roi : ils laissrent ce titre un fantme de souverain qu'ils
relgurent dans un palais presque entirement ruin.
J'ai connu moi-mme, crivait en 1860 Mgr Biancheri,
deux de ces rois de thtre, descendants de la famille de
Salomon, qui avaient le titre d'Atzi, et qui taient moi
ti nus, mourant de faim, et s'enflant d'orgueil quand on
leur jetait ce mot : Djian-o, qui signifie : Majest! Dans
ces derniers temps, ils ont de plus perdu ce dernier reste
de leur grandeur. Thifdoros, avec la force de son bras, a
dsarm les petits rois qui s'taient partag l'Abyssinie ;
non content du commandement, il a voulu aussi s'empa
rer du titre d'empereur; il s'est fait couronner, a pris en
main le sceptre, se fait appeler Atzi (sire) et reoit avec
plaisir l'expression Djian-o (Votre Majest).
Aprs ces prliminaires sur l'empire d'Ethiopie, passons
ce qui concerne la religion.
Dans ces temps anciens, disent les Abyssins, leurs an
ctres taient adorateurs du serpent. Ce fut la reine de
Saba et surtout l'exemple de son fils qui leur firent embras
ser la religion hbraque, l'aide des prtres venus avec
Mnlik. Ils assurent encore qu'ils reurent le baptme par
l'intermdiaire de l'ennuque de la reine Candace, baptis
lui-mme par saint Philippe, comme il est racont dans
les Actes des aptres; mais qu'tant ensuite privs de
prtres chrtiens qui pussent les instruire de la foi et des
sacrements de Jsus-Christ, ils restrent jusqu'au qua
trime sicle comme stationnaires entre l'ancien et le
nouveau Testament.
La Religion chrtienne fut introduite en Abyssinie dans
l'anne 341 de l're vulgaire, et selon les manuscrits thio-
piques (1), l'an 333 ; mais si l'on ajoute 8 ans selon la
(1) Tarike Neghest d'Axum, et de Quarala, les manuscrits de Bizen,
Adoua, et la vie d'Abouna Tecla Hamaaot qui parle d'un de ses an
ctres nomm Ambarim qui fut le raaitre de Frumence premier
aptre d'Abyssinie.
supputation de Denis le Petit, on trouve 341 . Les auteurs
byzantins, la tradition, les manuscrits thiopiens, princi
palement le Senkessar, s'accordent dire que le premier
aptre de l'Abyssinie fut saint Frumence, Tyrien d'ori
gine, comme le rapportent Ruffin et les autres auteurs (d).
L'histoire de ce saint a t altre ; l'imagination des
crivains du Bas-Empire lui a donn une forme roma
nesque qui ne peut pas trouver grce devant une critique
claire. Voici ce qui parat certain : Deux jeunes ty-
riens (2), Frumence et Edsius, accompagnaient leur on
cle Mrope dans un voyage de dcouvertes. Le navire
ayant abord dans un port thiopien, Mrope et l'quipage
furent massacrs par les indignes; les deux jeunes gens
seuls furent pargns et conduits au roi dans Axum, capi
tale du pays. L, ils surent se concilier les bonnes grces
du souverain, aprs la mort duquel la reine confia Fru
mence l'ducation de ses fils et l'administration de l'em
pire. Alors, aid de marchands romains qui taient chr
tiens comme lui, il commena fonder des paroisses et
lever des chapelles. L'un des enfants du roi, Aizana,
ayant atteint l'ge viril, les deux amis lui remirent la
puissance et quittrent le pays. Edsius retourna Tyr,
o il reut la prtrise. Quant Frumence, il se rendit
Alexandrie.
La chaire piscopale de cette ville tait alors occupe par
le grand dfenseur de la divinit de Jsus-Christ, saint
Athanase. Le jeune tyrien lui raconta les vnements qui
venaient de s'accomplir en Ethiopie ; il lui annona la
naissance d'une nouvelle Eglise dans cette contre, et le
supplia de consacrer pour elle un vque. Athanase l'or
donna lui-mme, le jugeant plus apte que tout autre
continuer l'uvre commence par son zle. Il l'appela Pa-

(1) Historia Gui. dans laquelle, dit Ruffin : terram hanc (in qu
Frumentius prdicavit ) nullo apostolico doctrinao vomere proscis-
sam. Item Sozomen. Socrat. Metaptiraste, Senkessar, Grus et alii
passim.
(2) Dllinger, Origines du christianisme.
cifique ou Salama, nom sous lequel il est encore connu
aujourd'hui, et le renvoya en Ethiopie pour y prcher
l'Evangile. Cette mission pourrait se rapporter l'anne
330 ou environ; mais une inscription d'Axum et l'histoire
font dominer la religion chrtienne en Ethiopie, l'an 341,
sous le gouvernement d'Abraha et d'Asbah, premiers rois
catholiques qui s'assirent sur le trne de ce pays (1).
Nous ne voulons pas nier que le Christianisme ait t
connu dans l'Abyssinie troglodyte, principalement Adou-
lis, o un grand nombre de Grecs chrtiens se rendaient
pour des affaires de commerce (2). Notre intention est seu
lement de faire connatre qu'avant l'an 341, le christia
nisme n'tait pas la religion dominante en Ethiopie. Quant
la croyance que saint Matthieu, ou l'Eunuque, men
tionn aux Actes des Aptres, aurait port la connaissance
de Jsus-Christ dans ce pays, c'est pour nous une tradi
tion dnue de fondement; car il est certain que saint
Matthieu passa par l'Arabie pour se rendre aux Indes, et
que l'Eunuque fut intendant de la reine de Napata ou
Nubie, o, selon Pline et Strabon, toutes les reines s'ap
pelaient Candace (3). Mais ce qui n'est pas douteux, c'est
que Frumence, son retour, trouva un accueil favorable,
et tablit son sige piscopal dans Axum, o il ne tarda
pas baptiser le roi et son frre ; puisj second par des
miracles, il travailla avec le plus grand suecs la con
version du peuple entier. Par haine contre Athanase et
par amour pour l'arianisme, l'empereur Constance essaya

(1) Dans le Senkessar thiopique, 26 juillet* il est dit : que Mrope


tait mdecin, et que les deux enfants qui l'accompagnaient furent faits,
aprs sa mort, l'un, Frumence, garde des Archives, et l'autre Edsius,
grand chanson de la cour. D'aprs Afrien et les monuments, il pa
ratrait que la langue grecque tait en usage la cour d'Axum, o
les Grecs se rendaient en grand nombre avant que Frumence y vint
aborder. V. Priple, de la mer Rouge, De Sacy, traduction de l'ins
cription d'Adoulis.
(2) Voyez le Senkessar 26 juillet, et h octobre. Satt. Voyage en
Abyssinie.
(3) Voyez Strabon, PHne.
de l'arrter en envoyant l'Indien Thophile en Abyssinie,
avec une lettre au prince d'Axum, que saint Athanase
nous a conserve (1), et dans laquelle, aprs les avoir sa
lus, Constance les engage chasser ce charlatan de
Frumence qui aurait au moins d se faire sacrer par
l'arien Georges d'Alexandrie, Athanase n'ayant plus les
pouvoirs piscopaux. Il parat que l'empereur ne fut pas
cout, puisque Frumence continua sa mission aposto
lique (2). Quant Thophile, il parcourut les rivages de la
mer Rouge, en rpandant sur ses pas le poison de l'aria-
nisme. Les crivains ariens lui donnent le titre d'aptre
de l'Ethiopie ; et pourtant, il ne vint jamais dans cette
contre, o il savait bien qu'il trouverait, dans le fidle
ami d' Athanase, un adversaire redoutable de ses blasph
mes sacrilges. L'Abyssinie n'est donc pas souille de la
tache d'arianisme que lui impute l'historien Philostorge ;
il y a mme une chose qui console l'me en se reportant
vers ces temps anciens : on voit l'Abyssinie, encore mar
que du saint chrme et revtue de la robe baptismale,
devenir puissante en paroles et en actions , tendre
son empire devenu catholique, de la Mecque Melinda, de
Syne l'quateur.
Nous sortirions du cadre que nous nous sommes trac,
si nous parlions de l'histoire politique du royaume d'Axum ;
mais nous ne pouvons passer sous silence qu' la suite des
conqutes de l'Immiar, des Blemmyens, des Nubiens et de
la cte d'Adel, le Christianisme, jusqu'alors inconnu ou
menac, se rpandit rapidement. Une inscription dcouverte
Axum, traduite et explique par M. Sapeto, annonce qu'un
roi d'Ethiopie, nomm Tazena (3), avait port le christia
nisme dans les temples de la Nubie et de Mero, qu'il
avait remplac les rites sabens par les mystres du chris
tianisme, et fait rendre au vrai Dieu les adorations que les

(1) Voyez Cosmos topographie Christiante.


(2) Voyez Apologie de saint Athanase.
(3) Les historiens modernes lui donnent le nom d'Aizena ou Aizana.
9
idoltres adressaient des divinits stupides et volup
tueuses (i).
Mais dj, avant Tazena, nous voyons le Christianisme
tabli au milieu des Blemmyens, sur la cte occidentale
de la mer Rouge ; nous trouvons des vques Socotora,
Adoulis, Dulak, et chez les Blemmyens, dans le qua
trime sicle : c'est--dire que, du vivant mme de saint
Frumence (2), la religion chrtienne avait pris un dve
loppement que n'ont pu touffer treize sicles d'une
guerre persvrante, excite par le voisinage de l'Isla
misme, bien que les louanges de Mahomet se fissent
entendre de la Chine jusqu'aux rivages de l'ocan Atlan
tique.
Quand donc l'Abyssinie n'aurait d'autre mrite devant
Dieu et devant les hommes, elle aurait du moins celui
d'avoir mieux su que les Csars de Byzance dfendre sa
nationalit et sa religion; ce peuple victorieux pendant
plus de deux cents ans, n'a pas t min par les hrsies
qui [firent tomber Constantinople ; il tait encore uni
cette pierre contre laquelle, depuis tant de sicles, vien
nent en vain se briser les efforts de l'incrdulit humaine.
L'Abyssinie, tente sans succs par Constance, ne tomba
que trois sicles aprs dans l'hrsie monothlite et mo-
nophysite. Lorsqu'en Egypte on tourmentait les fidles
qui croyaient aux deux natures et aux deux volonts dans
le Christ, l'Abyssinie devenait l'asile des orthodoxes
perscuts pour leur foi, et elle couvrait les cimes de ses

(1) Voyez Etudes prliminaires de M. Sapeto. Il y combat l'opinion


de M. Letronne, qui prtend que le Christianisme pntra de l'Egypte
en Nubie; et il soutient ce point historique, que l'Abyssinie fut
l'aptre de la Nubie. Voyez M. Letronne, Dissertation sur une inscrip
tion trouve Tairais.
(2) Dans quelques manuscrits thiopiens, vie de Tcla Hamanot,
o il est dit que saint Frumence sacra vque Ambarim son ancien
matre; et dans l'histoire des Patriarches d'Alexandrie, o l'on trouve
dix vques suffragants del'Abounad'thiopie. Voyez encore Vansleb,
Histoire de l'glise d'Alexandrie.
1.
10
hautes montagnes de monastres, dont les habitants pra
tiquaient la rgle des solitaires d'Egypte.
La tradition, la chronique et le Senkessar ont conserv
les noms de neuf de ces religieux ; ils sont appels Abba
Za Michal, Abba Pantaleone, Abba Garima, Abba Abz,
Abba Licanos, Abba Gubba, Abba Imeata, Abba Aleph,
Abba Frama.
Il existe, sous ces diffrents noms, des monastres qui
sont en grande vnration dans le pays. Les Abyssins
prtendent que ces saints personnages sont venus de
Rome, quoique leurs noms accusent videmment une
origine gyptienne ou syrienne. Mais ce qu'il est impor
tant de constater, c'est que la tradition porte qu'ils taient
Catholiques et qu'ils adhrrent au Concile de Chalcdoine .
Nous devons dire aussi que, de leurtemps, le chant rhyth-
mique et not s'introduisit, avec leur propre langue, dans
la liturgie thiopique, d'aprs Iared qui passe pour avoir
t disciple d'Abba Pantaleone ; il paratrait qu'auparavant
on suivait le chant grec.
Nous connaissons l'poque laquelle ces saints vin
rent en Ethiopie : ce fut l'an 470, Ala-Ameda tant roi
d'Axum (1).
C'est en ce temps-l que le monothlisme, condamn,
mais non pas terrass, faisait des efforts incroyables pour
supplanter la foi orthodoxe. Ce fait historique n'tant pas
contest, nous en toucherons un autre, qui en est comme
le corollaire, c'est--dire la conqute de l'Arabie jusqu'
la Mecque, par Caleb et ses successeurs (2).
Caleb est un nom trs-connu dans les martyrologes
grecs et romains, quoiqu'on ne l'appelle pas ainsi, mais
bien Elesbaan, nom tir de Mtaphraste et des Arabes
qu'il avait soumis par ses armes. On peut le regarder
comme le Csar, le Constantin, le Charlemagne de PB

(1) Voyez Mendez dans Feller, Vie d'Abba Pantaleone.


(2) Voyez Senkessar thiopique, et les tudes prliminaires sur
l'Abyssinie de M. Sapeto.
thiopie ; c'tait un chrtien accompli et un souverain dou
de toutes les vertus royales.
Avant de passer dans l'Immiar, il tait habitu mar
cher pieds-nus et couvert d'un sac; il visitait les glises
et se plaisait entendre les instructions d'Abba Panta-
leone, lequel habitait la cime d'une montagne pyramidale,
l'Est d'Axum, o ce vieux cnobite, seul reste de la
troupe vanglique, donnait l'exemple de toutes les vertus
la cour d'Axum et toute l'Ethiopie. Aprs ses succs
dans l'Immiar, de retour dans sa patrie, Caleb abdiqua
en faveur de son fils Ghebra Mascal; il envoya sa cou
ronne au tombeau du Sauveur; il crivit l'empereur
Justin, au patriarche de Jrusalem, et celui d'Alexan
drie, pour leur apprendre comment avait t puni, et
comment tait mort le tyran de l'Immiar, le perscuteur
des chrtiens. Ensuite il se retira dans une grotte, o,
loin du regard des hommes, il se livrait aux exercices de
la plus austre pnitence et aux douceurs de la contem
plation; ce fut l qu'il termina ses jours. Son expdition
en Arabie ne peut tre l'objet d'un doute; elle est rappor
te par tous les crivains qui ont parl des vnements
de cette contre, principalement par Mtaphraste, par
l'vque de Gabala, en Perse, dans une lettre crite
Simon, vque de Betharsam dans le mme royaume (1).
Voici le rsum de leurs rcits. Le royaume des Homri-
tes ou Hammyares (2) avait pour roi Dunaan, en arabe
Zonovas ou Dhu-Novas, Juif d'un zle fanatique, et en
nemi acharn des chrtiens. Dj, pouss par sa haine
implacable, il avait fait gorger une caravane de mar-
chands romains qui se rendaient n Ethiopie par l'Arabie
mridionale ; ce crime avait amen une guerre entre lui
et le roi chrtien d'Ethiopie, Elesbaan, qui, l'ayant vaincu,
le fora de fuir dans les montagnes. Elesbaan tait
retourn chez lui, laissant une garnison dans le pays de

(1) Baronias anno 521. Mtaphraste 22 septembre.


(2) Dllinger, Cosmos topographies christian ; Massendi, etc.
12
Dunaan ; celui-ci ne tarda pas descendre de ses rochers,
dfit les garnisons thiopiennes et voulut dtruire partout
les Chrtiens. Aprs en avoir massacr un grand nombre
dans la capitale Taphar et dans les environs, il se tourna
contre Negra ou Negran (1), ville considrable, presque
toute chrtienne, qui rsista. Voyant qu'il ne pouvait
la prendre de vive force, il lui promit le libre exercice de
son culte, la seule condition de payer le tribut accou
tum, et les habitants lui ouvrirent leurs portes. Mais le
parjure les livra au pillage, fit exhumer et brler les
ossements de leur vque Paul, mort depuis deux ans; et
levant, par les mains de ses soldats, un bcher gigan
tesque, long d'une stade, il y fit jeter en masse tous les
prtres, les moines, les vierges consacres Dieu, et les
chanteuses des offices, au nombre de quatre cent-vingt
personnes. On somma le reste des habitants de renier
Jsus-Christ, ou du moins de reconnatre que le Crucifi
tait un simple homme et non un Dieu. Tous s'y refus
rent; beaucoup se drobrent la mort en se rfugiant
dans les cavernes ou sur les montagnes. Quatre mille
deux cent cinquante-deux personnes qui n'avaient pas pu
ou voulu se sauver, prirent dans les supplices. Deux
cent vingt-sept femmes furent d'abord dcapites; puis
l'etbnarque ou magistrat Arlas (2) (Irut en arabe), vieil
lard presque centenaire, et trois cent quarante des prin
cipaux citoyens prouvrent le mme sort. Dunaan crivit
alors au roi de Perse, et Mondar, prince des Sarrasins,
pour les engager perscuter aussi les Chrtiens de leurs
tats. Prs de Mondar se trouvait alors un prtre, nomm
Abramius, envoy de l'empereur grec, Justin Ier, pour
convenir d'un armistice ; ce prtre instruisit l'empereur
des vnements de l'Arabie. Aussitt Justin fit dire au

(1) Pockoke, Histoire de l'ancien royaume d'Iacomis en Arabie ;


Seldenos, de l'ancien royaume des Homrites; Socrat. Sozomen, Gio
vanni, Malala.
(2) Voyez le Senkessar, vie de Caleb ; et l'Agiologia abyssinica, et
Baronius dans l'anne 521.
13
patriarche d'Alexandrie, Timothe III, d'envoyer le roi
Elesbaan au secours des chrtiens homrites. Timothe
obit, et pour faire sur le roi une impression plus pro
fonde, il lui envoya, dans un vase d'argent, par un prtre
de son glise, un hostie consacre. Elesbaan, Chrtien
intrpide, s'embarqua avec ses Ethiopiens, passa en
Arabie, crasa les lgions du roi juif, le lit prisonnier et le
tua de sa propre main. Alors le patriarche d'Alexandrie
consacra Grgentius, vque des Homrites, avec droit de
sacrer d'autres Evques et des Prtres ; et ce mtropoli
tain augmenta beaucoup le nombre des Chrtiens arabes.
Elesbaan btit Negra, la ville des Martyrs, une glise o
furent runis et conservs les ossements des confesseurs ;
et lui-mme, peu de temps aprs, renonant au pouvoir,
ainsi qu'il a t dit ci-dessus, envoya sa couronne au saint
Spulcre, et se retira dans une solitude. Le Senkessar dit
qu'Elesbaan fonda un empire qui fut gouvern par un
de ses fils, et qui dura jusqu' l'anne 590. Vers cette
poque, les Abyssins furent battus sous les murs de la
Mecque; dcims de plus par une maladie contagieuse,
et ensuite par les troupes du roi de Perse, ils furent obli
gs de se retirer. Le temps n'tait pas loign o l'Arabie
devait tre le thtre d'une apostasie monstrueuse; le ma-
homtisme allait paratre, et menacer le Christianisme
d'une entire destruction, commencer par les Arabes.
Caleb ou Elesbaan, mort depuis vingt ans, n'eut pas la
douleur de voir la ruine de son uvre. Du haut du Ciel, il
bnissait son fils Ghebra Mascal qui suivant les exemples
de son pre, se montrait bon roi, brave guerrier et
vertueux Chrtien. C'est dans ce temps-l que la langue
de l'Immiar passa en Ethiopie; c'est de l galement que
datent les inscriptions dcouvertes par M. Sapeto,
Axum et Siha, ainsi que d'autres, en petit nombre,
trouves dans les montagnes d'Ascad Bagle pendant un
de ses voyages. L'Abyssinie, gouverne par des rois ha
biles, fire des souvenirs de deux cents ans de triomphe,
florissante au dedans, respecte au dehors, aurait pu con
u
tribuer, pour sa part, exterminer l'hydre du mahom-
tisme; mais elle ne devait pas compter sur l'appui de
l'empire grec, dont le Christianisme, min par des dis
cordes intestines, sap par les sophismes d'ignorants
thologiens, s'en allait en lambeaux sous le sabre des
Musulmans. Le royaume de Constantin, branl et mor
cel par les conqutes des Arabes, avait renonc con- ,
server des communications avec l'Ethiopie, lui envoyer
des Evques et des Patriarches qui pussent maintenir
l'intgrit de la foi dans ce pays. L'hrtique Benjamin
tait assis sur le sige d'Athanase; les lgions de Cons
tantin ne faisaient plus flotter le Labarum sur les rives du
Nil ; l'Arabe Omar avait dploy son croissant victorieux
sur la ville d'Alexandrie; et l'Abyssinie, catholique
depuis quatre cents ans, se trouvait livre, malgr elle,
un mtropolitain htrodoxe, qui seul avait le droit d'en
voyer des Evques en Ethiopie. C'est ici que commence
l'erreur, et avec elle la srie des pouvantables catas
trophes qui bouleversrent cette antique et florissante
chrtient.
Tant que les Abyssins purent avoir communication
avec le patriarche catholique d'Alexandrie et recevoir de
lui leur vque, ils demeurrent exempts des diffrentes
hrsies d'Arius, d'Eunomius, de Nestorius et mme
d'Eutychs, que, jusqu'aujourd'hui, ils appellent hr
tique, parce que, disent-ils, il a confondu on Jsus-Christ
les deux natures. Ils n'ont donc pas accept totalement
son hrsie, puisqu'ils n'admettent ni la confusion, ni la
transmutation des deux natures en Jsus-Christ; mais ils
admettent ses expressions, et sont trs-ennemis de saint
Lon et du concile de Chalcdoine. Ils anathmatisent
saint Lon et dclarent Dioscore martyr, comme une vic
time immole la haine de l'impratrice sainte Pulch-
rie, qui, disent-ils, lui a fait arracher tous les poils de la
barbe, ainsi que toutes les dents de sa mchoire. Plu
sieurs ont crit que les Abyssins, aussitt aprs le concile
de Chalcdoine, avaient pris le parti de Dioscore. Cette
15
assertion est fausse, et on le prouve : 1" parce que l'em
pereur Justin recourut saint lesbaan, empereur d'A-
byssinie, pour chtier le roi Juif Dunaam qui, dans l'A
rabie et dans la yille d'Ograz, avait tu le roi saint Artas
avec plus de trois cents chrtiens. Cet empereur abyssin,
aprs avoir remport la victoire et tu le tyran Dunaan,
pria l'empereur Justin de lui envoyer des moines pour
implanter en Abyssinie la discipline monastique. L'em
pereur lesbaan lui-mme, aprs avoir renonc l'em
pire, se fit moine sous la direction de aint Pantalon.
On pourrait rpondre qu'lesbaan pouvait tre invit par
Justin prendre les armes, bien qu'il ft hrtique ;
mais si l'on considre la grande aversion qui rgnait
entre les Cophtes, disciples de Dioscore, et les Grecs,
disciples de saint Flavien, on pourra difficilement ad
mettre cette amiti entre les deux empereurs. Ensuite,
comment lesbaan aurait-il demand des moines aux
Grecs, puisqu'il pouvait aisment en trouver qui fussent
eutychiens au Caire ou dans la Haute-gypte ? 2 Non-
seulement ces moines, qui taient au nombre de neuf,
furent admis par les Abyssins ; mais jusqu' ce moment
ils sont encore regards par eux comme des saints. Ils
les ont en grande vnration. Ils disent encore que le
principal d'entre eux s'appelait Abouna-Aragavi, c'est--
dire notre pre le vieux, qu'il tait Romain et qu'avant il
s'appelait Isaac. 3 En Abyssinie, on trouve un grand
nombre de grottes o l'on voit encore des cadavres des
schs : les Abyssins disent que ce sont des ossements
de martyrs morts pour la foi ; que parmi eux il y avait
des prtres, des moines, des hommes et des femmes de
toutexondition ; ils dsignent encore une caverne, o ils
disent qu'il y a le corps d'un vque. Si vous demandez
aux Abyssins en quelle circonstance est arrive cette per
scution, en quel temps, par qui elle fut suscite, ils ne
sauront rien vous dire ; mais par l'existence du monas
tre de Gond-Gondi dans le pays des Taltals, bti par
les moines grecs chasss de l'intrieur de l'Abyssinie, et
16
par celle des Taltals eux-mmes, qui s'appellent Euroup,
c'est--dire Europens, et qui se disent descendants des
Romains (non pas de Rome, mais de Roumlie), on re
connat que les Abyssins ont t forcs de recevoir leur
vque du patriarche cophte eutychien; que celui-ci a
chass de l'Abyssinie tous les Grecs catholiques, selon la
coutume des vques cophtes, qui excommunient encore
quiconque leur fournit le logement ou la nourriture. Ces
exils, ne trouvant donc ni o vivre, ni o se loger, se
retirrent dans tes cavernes et y prirent d'inanition ;
ceux qui purent atteindre les ctes s'tablirent dans les
contres dsertes qui s'y trouvaient, loin de la domina-
. tion de l'vque cophte ; leurs descendants sont encore l
aujourd'hui, et sont les peuples les plus misrables de
l'Abyssinie. Une de ces tribus s'est faite catholique, et
l'on construit chez elle une glise avec une maison pour
les prtres-moines qui y sont prposs la direction des
catholiques, et qui travaillent la conversion de ceux
qui demeurent encore dans les erreurs des Abyssins, par
suite de la crainte qu'ils ont d'tre molests par les gou
verneurs de l'Agamien, province voisine de leur pays.
Comment les Abyssins ont-ils t forcs recevoir un
vque eutychien et abandonner la foi catholique ! Les
Abyssins le racontent eux-mmes; ils disent que l'
vque catholique tant mort, ils envoyrent, selon leur
usage, des ambassadeurs au patriarche d'Alexandrie,
pour qu'il leur en donnt un autre. Arrivs au Caire, ces
ambassadeurs y trouvrent le perfide Abba-Benjamin,
qui, pour tre libre et unique patriarche d'gypte, avait
fait venir les Arabes et avait convenu avec eux que les
cophtes se soumettraient leur empire, s'ils consentaient
chasser le patriarche catholique d'Alexandrie, avec
tous ceux de sa communion. Les Arabes, fidles la
convention, chassrent tous les catholiques et ne laiss
rent que les cophtes, et non contents de soumettre ceux-
ci leur empire, ils les rduisirent une servitude
presque complte. Abba-Benjamin avait cru s'tablir
17
ainsi sur le sige patriarcal d'Alexandrie; mais les Arabes
ne le lui permirent pas : ils lui dclarrent qu'Alexandrie
n'avait jamais appartenu aux Cophtes, mais bien aux
Grecs. Ainsi Abba-Benjamin et ses successeurs, tout en
s'appelant patriarches d'Alexandrie, ne sont eu ralit
qu'vques du Caire, ville qui anciennement s'appelait
la Babylone d'Egypte. Cela est si vrai qu'ils donnent
eux-mmes le titre d'vque d'Alexandrie celui qu'ils
nomment pour le Caire. C'est ainsi que la mre est de
venue la fille, et la fille la mre. D'aprs cela, on ne peut
s'expliquer comment plusieurs crivains assurent que la
succession des patriarches eutychiens de l'glise d'A
lexandrie n'a jamais t interrompue.
Les ambassadeurs abyssins tant donc arrivs pour
demander un vque au patriarche d'Alexandrie, appri
rent avec surprise qu'il n'y avait plus de patriarche dans
cette ville, et que celui qui le remplaait tait Abba-
Benjamin qui rsidait au Caire. Ces pauvres gens, ne
pouvant aller la recherche du patriarche qui avait pris
la fuite cause de la guerre, et de plus dtourns par
les Arabes qui cherchaient conserver l'amiti de Ben
jamin, et qui espraient sans doute par le moyen des
Cophtes s'emparer un jour de l'Abyssinie, ne voulurent
pas revenir dans leur pays les mains vidps, et ils prirent
avec eux l'vque que leur donna Benjamin. C'est ainsi
qu'ils amenrent un vque eutychien, avec une dou
zaine de moines que Benjamin avait donns comme
cooprateurs l'vque hrtique. Quand ils furent ar
rivs en Abyssinie, les disputes et les divisions commen
crent aussitt, cause de la doctrine nouvelle prche
par l'vque et par les moines. Beaucoup d'Abyssins
et mme la plus grande partie, dclarrent qu'ils ne
voulaient pas recevoir un tel vque. Mais o en avoir
un autre? Alors, pour sauver leur foi et pour ne pas
rester cependant sans vque et sans prtres, ils prirent
le parti de dire qu'il n'y a qu'une seule nature en Jsus-
Christ a rs l'Incarnation, afin de ne pas paratre nesto
18
riens; puis, pour ne pas se dclarer eutychiens, ils
embrassrent sans le savoir d'autres hrsies : les uns
dirent, par exemple, que Jsus-Christ comme homme
est par l'onction du Saint-Esprit fils de la grce ; d'autres
que Jsus-Christ comme homme est par l'onction du
Saint-Esprit fils naturel de Dieu. Il y a cinquante ans
environ, le peuple du Tigr, pour faire plaisir l'vque,
reut une autre erreur qui consiste dire que le Fils
comme Dieu est l'onction du Fils comme homme. Enfin,
de nos jours , l'empereur Thodoros oblige tous les
Abyssins embrasser la foi de l'vque cophte. Il a
ordonn tous de dire : Le Fils comme homme est gal
au Pre et au Saint-Esprit, erreur que les Abyssins con
fessent de bouche, par crainte, mais qu'ils dtestent dans
leur cur. Les Abyssins ont encore admis d'autres er
reurs, comme de dire que le Saint-Esprit ne procde
pas du Fils; que les mes des justes, en se sparant de
leurs corps, n'entrent pas aussitt dans le Paradis; que
les mes se propagent par la gnration, etc. Mais ce
sont des erreurs secondaires : la principale est celle qui
porte sur l'union des deux natures en Jsus-Christ et sur
l'onction du Saint-Esprit. Il n'est pas difficile, nanmoins,
de convaincre les Abyssins, parce que dans leurs livres
il y a des textes trs-clairs qui rfutent leurs erreurs ;
entre autres textes, on en trouve qui sont des plus con
vaincants sur la suprmatie du Pape ; il y est dit que le
Pape est le chef suprme de toute l'glise, qu'il a la
mme autorit que celle qui a t donne par Jsus-
Christ saint Pierre. Jusqu' prsent ils ont conserv un
canon du concile de Nice qui excommunie quiconque se
spare de la communion de l'vque de Rome. Ainsi la
religion des Abyssins est un christianisme mlang de
toutes sortes de pratiques superstitieuses ou judaques ;
quant l'hrsie elle ne semble pas bien formelle chez
eux. Leurs livres reconnaissent qu'en Jsus-Christ la na
ture divine et la nature humaine existent sans mlange
et leur erreur consiste plutt dans les mots; car de-
19
mandez-leur : Jsus-Christ est-il homme parfait, a-t-il la
nature humaine? et ils rpondent : oui. Jsus-Christ est-
il Dieu, a-t-il la nature divine parfaite ? et ils rpondent :
oui encore. Jsus-Christ a-t-il fait les oprations de Dieu :
oui. A-t-il agi comme homme : oui. Jsus-
Christ a donc deux natures? Non, rpondent-ils, il n'a
qu'une seule nature, une seule opration. On voit donc
que leur erreur roule sur les mots et qu'ils confondent
le mot nature avec le mot personne, puisqu'en Jsus-
Christ il y a deux natures et une personne. Du reste la
longue interruption des rapports de ce pays avec le
centre de la foi catholique, l'a plong dans une grande
ignorance et une foule d'abus et de superstitions qui en
ont presque t toute trace de vie chrtienne. Ce peuple,
a cependant toujours conserv intacte la foi la prsence
relle de Notre-Seigneur, au saint Sacrement de l'Eucha
ristie et au mystre de l'Immacule-Conception, et il
reconnat que saint Pierre, et le Pape son successeur, est
chef de l'glise et vicaire de Jsus-Christ. La vie monas
tique y est aussi trs-honore et y a t apporte par des
moines venus d'gypte, dans le sixime sicle. Mais cet
tat, comme la religion du pays, est tellement dgnr
qu'il' en reste peine la forme extrieure (1). Vers l'an
1452, le roi d'Abyssinie, nomm Zara-Jacob, ennuy de
la sujtion des tributs qu'il devait payer au patriarche
hrtique d'Alexandrie pour avoir l'vque ou patriarche
d'Abyssinie, rsolut de demander des vques romains et
envoya une ambassade Rome et au concile de Florence;
mais les deux moines ambassadeurs, trahis par un es
clave, furent mis mort Alexandrie par l'ordre du
sultan.
La mort de Zara-Jacob, arrive en 1468, rompit toutes

(lj Nous extrayons le reste de cette histoire du Christianisme en


Abyssinie de l'ouvrage intitul : Viaggio e Uissione Catholica fra i
Mens i Bogos et gli Habab con un cenno geograflco e storico delt ,
Abissinia, di Giuseppe Sapeto. Roma, coi lipi dlia Sagra Congre-
gazione di Propaganda/ede. 1857.
20
les esprances d'union avec l'Europe. Nanmoins les ten
tatives qu'il avait faites eurent du retentissement, et des
moines abyssins, qui venaient Jrusalem, parlant des
richesses et des avantages du commerce de leur empire,
en firent passer la renomme jusqu'en Europe. Le dsir
de connatre ce pays que l'on confondait alors avec les
Indes, dtermina les entreprises du Portugal pour aller
la dcouverte de ces pays inconnus, dans lesquels l'A-
byssinie tait comprise sous le nom d'empire du Prtre
Jean (1). En 1490 le Portugais, Covilham arrivait par mer
Massouah, pour faire alliance avec le roi Eskender
(Alexandre), mais sa tentative fut sans succs; nan
moins il fit connatre le Portugal et quand, en 1507, le
sultan Slim menaa l'Abyssinie d'une grande invasion,
pendant la minorit de son jeune roi David, la reine-
mre rsolut d'envoyer une ambassade en Portugal pour
rclamer du secours. Elle choisit pour cela un Armnien
nomm Mathieu, mais retint toujours auprs d'elle le
Portugais Covilham. L'Armnien Mathieu parvint Lis
bonne au bout de trois ans et fut fort bien accueilli par
le roi Emmanuel. Une flotte portugaise aborda Mas
souah en 1520, portant une ambassade compose de
D. Rodrigo de Lima et de trois prtres, dont l'un, Fran-
cesco Alvarez, crivit l'histoire du voyage. Ils furent
bien accueillis par le roi David, mais les Abyssins, ja
loux, empchrent l'alliance de se conclure ; ce ne fut
qu'en 1526 que les ambassadeurs purent repartir ; il ne
resta en Abyssinie que les deux prtres Andrad et Ber-
mudez.
Douze ans aprs, arrivrent les secours du Portugal ;
pendant ce temps les Turcs avaient dvast l'Abyssinie. Le

( I ) Ce nom curieux provient peut-tre de deux mots de la langue Gheez


Abu et Gian-o, qui veulent dire Seigneur, Sire, majest, usits encore
aujourd'hui pour demander grce et justice, et quelquefois mme pour
indiquer le roi, comme Gian Daraba Rfrendaire du roi,
Gian Gabra fermier de Sa majest. Les premiers Europens auront
traduit tout bonnement ce mot Abet Gian-o par prtre Jean.
21
prtre Bermudez, qui tait rest en Abyssinie, en fut fait
patriarche par le pape Paul III, en 1540, et quatre cents
Portugais, sous la conduite de Christophe de Gama, d
barqurent Massouah et sauvrent l'Abyssinie de la do
mination turque. Les Abyssins oublirent bientt la
reconnaissance qu'ils devaient leurs librateurs. Le roi
Claudius refusa de reconnatre l'autorit du patriarche
Bermudez et l'exila dans la province de Fasoglo. Pendant
ce temps un prtre abyssin, nomm Pierre, tait venu
Rome en 1 550, et avait demand au Pape d'envoyer des
missionnaires dans sa patrie. Saint Ignace de Loyola
s'offrit y aller, mais, retenu par le Pape, il y envoya
deux de ses disciples, le P. Andr Ovido et Nunez Ba-
retto ; mais le P. Ovido fut le seul qui pt parvenir en
Abyssinie, en 1557. C'tait un saint homme qui con
vertit beaucoup de monde par Ka charit et sa patience.
Il fut rejoint par le Pre Francesco Lopez, autre jsuite ;
ces deux missionnaires firent beaucoup de bien et ne se
mlrent aucunement dans les affaires de la cour ni des
grands du pays; ils travaillaient humblement dans le
silence et dans la prire convertir le peuple par l'exer
cice de la charit apostolique. Mais ils moururent tous
deux avant 1597.
En 1599, un prtre portugais, nomm Pierre Melchior
de Silva, vint en Abyssinie en qualit de voyageur ; il
soutint les catholique's jusqu' l'arrive du P. Pierre
Paez, jsuite, en ^603. La Compagnie de Jsus a eu peu
d'hommes qui aient surpass le' P. Paez, en vertus apos
toliques et en talents. Il vita les controverses, vcut
comme ses prdcesseurs loign de la cour et n'y parut
que lorsque le roi Socinios, excit par sa renomme, l'ap
pela auprs de lui. Ce prince, par suite des relations avec
le P. Paez, embrassa la foi catholique et envoya Rome
sa profession de foi crite. La plus grande partie de ses
parents, les grands de la cour et une multitude d'Abys
sins se dclarrent catholiques. Le P. Paez btit un beau
palais ce roi, aprs avoir appris aux Abyssins tailler
T 22
la pierre et le bois. Cet homme de Dieu possdait
de vastes connaissances en mathmatiques , gomtrie,
mcanique, mdecine, thologie, histoire, langues, etc.
Son nom est encore clbre en Abyssinie ; il mourut en
1624, pleur de tout le monde. Avec lui prit cette mis
sion ; d'autres Jsuites le suivirent qui, voyant le mo
narque Susneos ou Socinios converti au catholicisme, et
avec lui les grands de la cour et un bon nombre d'A
byssins, pensrent que leur mission tait hors de danger
de se perdre. Susneos, conseill par eux, et son frre
Sahala Christos, pour obliger les gens se dclarer ca
tholiques, se portrent une trop grande rigueur. Le
patriarche Alphonse Mendez commena se faire craindre
par des censures ; il voulut faire plusieurs changements
dans la discipline ecclsiastique, toutes choses qui irrit
rent les ennemis des catholiques. Alors les mcontents
du souverain commencrent une rbellion qui finit par
une guerre de religion, dans laquelle beaucoup de monde
prit. Susneos fut forc de rtracter l'dit qui comman
dait tous de se faire catholiques. Se trouvant trs-vieux
il abdiqua en faveur de son fils Fasis ou Fasilidas, et, la
mort de Susneos, la mission des Jsuites, commence
avec des rsultats heureux, s'teignit sous l'apostat Fa
silidas, qui, aussitt aprs la mort de son pre, exila les
missionnaires de son royaume. Assurment si les J
suites avaient suivi la mthode du P. Paez, mthode de
prudence et de tolrance, tout porte croire que leur
mission aurait t continue avec beaucoup de fruit.
Deux de leurs Pres qui taient rests cachs furent mis
mort en 1640.
En 1648 , la Sacre Congrgation de la propagande
confia cette mission quatre capucins. Ils cherchrent
pntrer en Abyssinie, arrivrent Suakin, o ils furent
dcapits par les indignes, et leurs ttes furent envoyes
Fasilidas.
En 1698 , la Sacre Congrgation, aux instances de
Louis XIV, fit une nouvelle tentative et envoya le Fran
ciscain Brvedent, qui partit en qualit de compagnon de
voyage d'un mdecin franais nomm Poncet; mais il
mourut avant d'arriver an terme du voyage.
En 175!, trois Franciscains rforms d'gypte furent
encore envoys. Ils arrivrent Gondar en 1752, mais,
ds la mme anne, le patriarche hrtique les fit re
tourner l'endroit d'o ils taient venus. D'autres tenta
tives furent aussi infructueuses jusqu'en 1838.
A cette t'poque M. Sapeto, missionnaire en Syrie,
entra en Abyssinie, en qualit de voyageur, avec MM. An
toine et Arnaud d'Abbadie, savants Franais. Ds arriv
rent le 3 mars 1838 Adoua, capitale du Tigr. A cette
poque, l'Abyssinie n'tait plus sous la domination d'un
seul roi ou empereur, mais chaque province tait ind
pendante. Les nouveaux arrivs trouvrent Adoua trois
missionnaires protestants qui faisaient construire une
glise et une maison pour un collge. Les habitants du
Tigr tant ennemis de ceux de l'Amara, o est Gondar,
l'ancienne capitale, acceptrent volontiers le prtre catho
lique et firent partir les protestants. Le roi de cette pro
vince, Oubi, se montra favorable ; un petit noyau de
catholiques, se forma et M. Antoine d'Abbadie, son pre
mier retour en Europe porta au Pape Grgoire XVI la
profession de foi d'une centaine de personnes, ce qui
dcida envoyer d'autres missionnaires. Il est temps
maintenant de faire connatre celui qui devait tre leur
guide.

CHAPITRE II
M. de lacobis, on enfance, son entre dans
la Congrgation de la Mission

Justin de Jacobis naquit Saint-Fele, dans la Basili-


cate, province du royaume de Naples, au diocse de Muro,
24
le 10 octobre de l'anne 1800. Il fut le septime des
quatorze enfants [de Jean-Baptiste de Jacobis et de Jos
phine Muccia. Pendant que Justin tait encore enfant, sa
famille quitta la Basilicate pour aller se fixer Naples.
Sa mre choisit alors pour confesseur un P. Carme de
Monte-Santo, et conduisit avec elle au tribunal de la pni
tence son petit Justin. Le saint religieux rgla si bien ds-
lors la conscience et la conduite de cet enfant, qu' partir
de ce moment il montra les plus belles dispositions pour
la vertu. Son naturel tait vif et port la dissipation;
cependant il paraissait dj si calme et si pos que, dans
sa famille, on l'appelait le vieux. Son me s'levait au-
dessus des choses de la terre et cherchait les dlices
spirituelles. On remarqua plusieurs fois que pendant
qu'il jouait avec un de ses plus jeunes frres et que celui-
ci le quittait pour aller goter, Justin ne s'occupait au
cunement de le suivre et ne paraissait pas soucieux de
prendre cette rfection. Plein de bont pour ses frres,
il supportait patiemment leurs petites tracasseries. Deux
autres qualits le distinguaient aussi : son amour pour
l'tude et sa dvotion pour la trs-sainte Vierge, qui lui
tait du reste inspire par l'exemple de sa mre. Ds l'ge
de neuf ans, Justin avait fait sa premire communion, tant
encore dans la Basilicate, et pendant une mission que l'on
donnait dans son pays. La pit de sa mre l'avait dj
initi la pratique de l'oraison mentale. Il racontait lui-
mme plus tard que sa mre l'exerait faire un peu de
mditation tous les jours, et que, pour l'y encourager, elle
lui donnait une petite pice de monnaie lorsqu'il avait pro
long cet exercice pendant une demi-heure. La suite de sa
vie montrera combien sont prcieuses ces bonnes habi
tudes prises ds l'enfance.
Mgr Spaccapietra, aujourd'hui archevque de Smyrne,
s'exprime, au sujet de la jeunesse de Mgr de Jacobis, dans
les termes suivants :
Jai eu le bonheur de le connatre dans sa premire
jeunesse : nous frquentions la mme cole de littrature
25
latine. Il s'est toujours distingu par sa pit et sa fer
veur : jamais je ne me suis aperu de la plus.petite chose
qui pt ternir la rputation qu'il avait d'tre un saint
jeune homme. Il fut reu dans une congrgation pieuse
de jeunes gens des coles, et il se montra toujours fidle
en observer les rgles. La frquentation des sacrements,
tous les jours de ftes, tait pour lui une pratique cons
tante. Je me souviens d'avoir entendu un bon pre Carme,
son confesseur, faire de lui des loges bien mrits par sa
conduite.
Il entra dans la congrgation de la Mission le
Il octobre 1818. Je me suis trouv avec lui dans le
sminaire, d'o nous sortmes ensemble pour passer
aux tudes de philosophie et de thologie. J'tais frapp
de sa rgularit et de son exactitude en tout. Jamais
il ne m'est arriv de lui reconnatre quelque dfaut
pour l'en avertir. Son humilit tait admirable, et on
voyait qu'il en avait fait sa vertu de prdilection : dans
tous les occasions, o les jeunes sminaristes aiment
se faire voir, ou exercer quelque petit emploi, il se
cachait : il possdait l'art de choisir toujours pour lui ce
qu'il y avait de pire. Si, en lisant table, il commettait
quelque faute dont il ft corrig, il en faisait le sujet de
la rcration, aimait s'humilier et faire ressortir son
incapacit. Sa pit galait son humilit ; dans tous les
moments libres, il s'en allait la chapelle. Sa dvotion
la sainte Vierge tait remarquable ; dans toutes les rcra
tions, il en parlait avec une verve qui tonnait : il avait
toujours de petites histoires raconter pour porter cette
dvotion, je me souviens qu'un jour il proposa de runir
tous les titres de gloire qu'on pouvait donner cette
Immacule Mre, et il voulut en faire un sujet de petit
divertissement. Je ne pourrais pas dire tous les beaux
titres qu'il trouvait, et l'explication pieuse qu'il en don
nait. Orr passait presque tout le temps de la rcration dans
cet exercice, qu'on continua jusqu' ce que le directeur
du sminaire, pour viter cette application continuelle,
2
26
aprs le repas, le dfendit. Il pratiquait des mortifications
continuelles, entre autres il prenait la discipline tous les
jours. A table, il observait la plus exacte temprance : a
part la soupe qu'il mangeait tout entire, il ne faisait
gure que loucher au reste. Il a continu toujours vivre
de la sorte.
Dans les ludes, quoiqu'il et un talent plus que
mdiocre, il aimait parler de son incapacit. Il m'a dit
souvent qu'il craignait de ne pas tre admis aux saints
vux, faute de moyens et de talent. Je serai toujours,
disait-il, un bien petit Missionnaire. Il en tait persuad
et il agissait toujours dans cette persuasion. Il se tenait
toujours de ct, lorsqu'il y avait faire quelque chose
qui aurait pu le faire distinguer (1).
Une autre vertu, dans laquelle il s'est distingu durant
les tudes, c'est la condescendance pour tous ses confrres :
il ne se refusait jamais rien, prt se promener,
causer, s'asseoir, jouer dans la rcration selon le
dsir des autres. C'est pourquoi, en nous souvenant de
M. Rezasco, clbre Missionnaire, et visiteur de la pro
vince de Rome, nous l'appelions de mme que ce parfait
Missionnaire tait appel : faites ce que vous voulez.
Nomm souvent infirmier des tudiants, il n'est pas
facile de dire avec quelle charit il en accomplissait les
devoirs : il visitait ses malades plusieurs fois par jour, et
souvent il restait avec eux pour les consoler et les aider.
Il s'effrayait de toute affection naturelle qu'on avait pour
lui. Je me rappelle qu'il me dit un jour : Mon frre,
vous avez pour moi des prvenances que je n'aime pas.
(C'tait vrai : je l'aimais beaucoup pour sa vertu) : Nous
ne serons pas de bons Missionnaires, si nous nous con
duisons par les sentiments de la nature.
Grand amateur de la pauvret, il prenait pour lui le

(1) Il eut pendant longtemps de fortes craintes par rapport son


ordination. Je me souviens d'avoir entendu dire un de ses directeurs,
qu'il ne pouvait le rsoudre aller l'ordination, et qu'il demanda
de passer dans le nombre des frres Coadjuteurs.
27
rebut des autres. Rien ne lui faisait plus de peine que de
recevoir une soutane neuve ou quelque autre chose de
neuf; il trouvait toujours de bonnes raisons pour conserver
son usage toutes les vieilleries de la maison.
En rsum, on ne peut raconter beaucoup de faits par
ticuliers de la vie de M. de Jacobis, dans les premires
annes qu'il passa dans la Congrgation, parce qu'il faisait
profession de Yama nesciri, et pro nihilo reputari. Sa vie
tait toute intrieure. Il se cachait autant qu'il le pouvait,
et il se cachait, s'il faut le dire, lui-mme : il jie voyait
en lui que des misres et des imperfections. Sur ce point,
son loquence tait inpuisable. Ds qu'on avait convers
avec lui pourtant, on reconnaissait sa vertuetses rares qua
lits. Sa pit, sa modestie, sa douceur, sa politesse sans
affectation inspiraient tous la plus grande vnration
pour sa personne. Rien de repoussant ni de svre dans
son extrieur, mais rien non plus de lger et de mondain.
Dans la conversation, il se rendait aimable tout le monde,-
et il ne manquait pas de ce talent de la rendre agrable
par des bons mots qui plaisaient toujours, et lui attiraient
l'affection de tous. Il avait le plus grand respect pour les
anciens Missionnaires : il aimait leur rendre de petits
services et les entendre parler, car, disait-il, ils sont
plus remplis de l'esprit primitif de la Congrgation : c'est
pourquoi il aimait se confesser au plus vieux.
Les prtres disaient de lui : dilectus Deo et hominibus.
Je crois que ces paroles rsument toute sa vie.

CHAPITRE III
Ses travaux et missions en Italie

Une telle vertu ne pouvait manquer de produire des


fruits prcieux dans les diffrentes fonctions o M. de Ja
28
cobis devait exercer son zle. Devenu enfant de saint Vin
cent de Paul, par son entre dans la Congrgation de la
Mission, il songea se dvouer, comme lui, au salut des
pauvres gens des campagnes, dans le ministre si utile
des Missions. Nous avons encore ici pour tmoins ceux de
ses confrres qui l'ont accompagn dans ses travaux ; nous
citerons simplement leurs propres paroles. Voici ce que
rapporte M. Modeste Jandoli , Prtre de la Congrgation
de la Mission Naples :
Lorsque, aprs avoir t ordonn prtre, M. de Jaco-
bis eut t envoy la maison d'Oria, j'eus le bonheur de
me trouver avec lui. Je fus toujours frapp de l'exemple
que nous donnait sa vie constamment fervente, mortifie,
humble et laborieuse. 11 tait infatigable au travail et
incapable de se plaindre ni de manifester aucun dsir. 11
tait toujours content de tout ce qu'on lui donnait, soit
pour les vtements et la nourriture, soit pour tous les
autres usages de la vie. 11 tait constamment occup ou
lire ou crire ou confesser ; il ne perdait pas un instant.
Il tait prt tout genre de travail et il s'tait rendu
propre toutes les fonctions de l'Institut. Rien n'excitait
ses confrres la ferveur comme les paroles qui s'chap
paient de son cur, lorsqu'il rendait compte de son orai
son ou qu'il parlait dans les confrences. Dans les Missions,
lorsque c'tait son tour de prcher et surtout de faire le
sermon du soir que nous appelons grand sermon, le con
cours de peuple tait extraordinaire et l'on pouvait tre sr
que cette Mission tait toujours plus riche que les autres en
fruits de salut. Comme il tait assidu au confessionnal, il
tait toujours assig par une grande foule de pnitents;
il ne repoussait personne et tout le monde accourait lui
sans distinction, bourgeois, artisans, paysans; il tait la
disposition de chacun, soit l'glise, soit la maison,
jusqu' une heure fort avance de la nuit. Telle fut la vie
qu'il mena Oria jusqu'au mois de novembre 1829.
A cette poque, il fut envoy par les suprieurs pour
prendre part la fondation de la nouvelle maison de Mo
29
nopoli ; il accompagnait M. Simon Jovinelli qui tait d
sign pour suprieur. M. de Jacobis y donna le mme
spectacle d'assiduit au travail, soit au confessionnal, soit
ea chaire.. De plus, il s'empressait de visiter les malades
et d'assister les moribonds, d'accommoder les diffrends,
de rconcilier les personnes ou les familles divises. Ce
qu'il fit en cette uvre de charit, qui exige tant de discr
tion, est incroyable. Sa vie tait un exercice continuel de
charit et de zle envers le prochain de quelque classe qu'i'
ft dans la socit. Sa mmoire est encore en bndiction
dans ce pays (ceci tait crit en 1861) et le sera pendant de
longues annes prs du clerg, des bourgeois, des reli
gieuses, des paysans et de tous enfin, parce que tous ont
vu qu'il ne cherchait qu' leur faire du bien. Ajoutons
cela qu'il se traitait fort pauvrement et s'environnait de
privations. Il habitait alors une petite chambre fort troite
et sans air dans la maison des MM. Palmieri. Comme la
communaut n'tait encore compose que de deux prtres
et de deux frres coadjuteurs, tout tait fort mesquin et
l'on vivait d'pargnes ; la nourriture et les vtements
taient fort mal conditionns, faute du monde ncessaire.
En janvier 1831, M. Jovinelli quitta Monopoli, pour
cause de maladie, et se rendit dans sa famille o il mourut
au bout de quelque temps. Je le remplaai Monopoli et
je me trouvai ainsi une seconde fois runi au cher M. de
Jacobis, et j'eus le bonheur d'tre avec lui depuis janvier
1831 jusqu'au mme mois 1834, poque laquelle il fut
nomm suprieur de la maison de Lecce. Pendant les trois
ans que je vcus avec lui, je n'aperus aucune diminution
dans la ferveur de sa conduite. Les prdications de chaque
dimanche dans notre glise, ainsi que les autres exercices
dans la ville ou ailleurs, taient presque tous pour lui.
Toujours mme assiduit au confessionnal et mme zle
pour les uvres de charit.
Ce fut dans ce temps-l que l'on entendit parler d'un
fait extraordinaire que j'ai entendu raconter dans la
famille Palmieri. Voici ce fait : on vint avertir M. de Jaco
2.
30
bis que M. Michel Pepe, pre de notre confrre M. Pepe,
tait trs-dangereusement malade, Fasano, et voulait se
confesser lui. C'tait le soir pendant l'hiver et la nuit
tait obscure ; M. de Jacobis voulut nanmoins partir. Il se
mit donc en chemin avec le piton qui tait venu le cher
cher et qui tait le jardinier de la campagne des MM. Pal-
mieri. Or, ces messieurs racontent qu'en chemin il arriva
le mme miracle que pour saint Andr d'Avellino, c'est-
-dire que, la lanterne ayant t teinte par le vent, il sor
tit du corps de M. de Jacobis une lumire qui claira le
chemin et tous les objets circonvoisins.
Je ne dois pas omettre de mentionner ici qu'un mis
sionnaire tant venu, en 1834, comme suprieur ou plu
tt commissaire pour l'tablissement de cette maison qui
tait alors en possession du couvent de saint Dominique,
s'imagina que pour s'tablir il fallait faire partir M. de Ja
cobis. Alors commena pour celui-ci une srie de vexations,
de dfenses puriles, d'humiliations mme publiques que
le saint Missionnaire supporta avec une rsignation et une
patience hroques, et qui firent de plus en plus ressortir-
l'lvation de sa vertu. Peu aprs, il fut envoy suprieur
Lecce et moi je fus transfr Oria. Depuis nous ne nous
rencontrmes plus que deux fois, ce fut sur la route de
Tarente, et une autre fois Naples lorsque, en 1842, il y
vint avec la dputation des Abyssins.
Le fait extraordinaire mentionn dans ce qui prcde
mrite que nous citions encore une autre autorit. C'est
celle du fils mme du malade que M. de Jacobis tait all
assister. Voici ce que M. Pepe, missionnaire Naples,
crivait en dcembre 1861.
(( Je me rappelle trs-bien le fait qui parait mira
culeux et j'en sais toutes les circonstances; mon pre
aurait pu signaler bien d'autres choses encore qui re
gardent M. de Jacobis et il en aurait donn bon tmoi
gnage ; mais voil prs de trois mois qu'il est pass une
meilleure vie. Mon pre avait donc une grande ide de la.
vertu de M. de Jacobis. Ayant t attaqu d'une maladie
31
grave et longue, il le faisait venir souvent de Monopoli
dont Fasano, patrie de mon pre, n'tait loigne que de
quelques milles. M. de Jacobis se prtait volontiers aller
le confesser. Un jour entre autres la maladie de mon pre
empira tellement que le mdecin jugea qu'il tait temps
de lui administrer les derniers sacrements. Dans cette cir
constance il fallut envoyer un exprs Monopoli pour
appeler M. de Jacobis, afin qu'il vnt confesser le malade
et le disposer recevoir les derniers sacrements. L'envoy
arriva une heure un peu tardive et prcisment l'in
stant o M. de Jacobis allait monter en chaire dans l'glise
de la Mission. Il fallut donc attendre que le sermon ft
fini et partir ensuite. Il tait dj tard et la nuit s'avanait,
et les deux voyageurs se seraient infailliblement gars si
une lumire n'et paru pour diriger leurs pas, et celte lu
mire les accompagna jusqu' l'entre du village. Arriv
dans la maison du malade, M. de Jacobis s'entretint lon
guement avec lui. Pendant ce temps l, ma mre prparait
souper l'envoy qui avait accompagn M. de Jacobis,
pensant qu'il devait avoir besoin de manger et de prendre
du repos.
Quand tout fut prt, elle invita cet homme se mettre
table, mais malgr toutes les instances qu'on put lui
faire, on ne put le dcider prendre de la nourriture. On
lui demanda pourquoi il ne mangeait point ; alors il ra
conta ce qui tait arriv, et dit que cet vnement avait
fait une telle impression sur son esprit qu'il en avait perdu
l'apptit et le sommeil. C'est ainsi qu'on eut connaissance
d'une chose que l'humilit de M. de Jacobis aurait ense
velie pour toujours dans un profond silence. Mon pre
apprenant ensuite par ma mre ce qui tait arriv, en
parla M. de Jacobis; mais celui-ci, rpondit en souriant,
que cela pouvait bien tre quelque mtore nocturne.
Mais un tel mtore ne pouvait durer si longtemps, ni
tre de cette nature.
Je ne suis pas tonn de voir des faits merveilleux
dans la vie d'un tel missionnaire, dans lequel chacun re
32
connaissait la perfection de l'esprit de son tat. Je n'ai j/at,
eu souvent le bonheur de le voir ni de converser avec lui,
mais j'ai toujours t difi de son humilit qui trans
pirait dans tous les traits de son visage ; de sa simplicit,
qui faisait que celui qui conversait avec lui croyait parler
avec un enfant; il tait toujours gai et modestement jovial;
il s'oubliait continuellement lui-mme pour ne penser
qu'au salut des mes. Je me souviens que dans une mis
sion donne Monopoli et laquelle je me trouvais, il
devait y avoir, le quatrime dimanche de carme, un ser
mon sur le Purgatoire. Tous ses confrres s'excusrent
de le faire, qui pour un motif, qui pour un autre.
M. de Jacobis, qui tait alors au lit, malade de la fivre,
s'offrit au suprieur pour faire ce sermon. Le sup
rieur ne crut pas prudent d'accepter cette offre, mais
M. de Jacobis sut si bien plaider sa cause qu'il obtint de
prcher, la condition cependant qu'il n'aurait plus la
fivre. En effet, le lendemain matin il se leva, mais tout
abattu, tout ple, pouvant peine se tenir sur ses jambes
et il monta en chaire. Le peuple en le voyant dans un tat
si pitoyable, se figura que c'tait une me du Purgatoire
qui paraissait en chaire, et peine eut-il prononc quel
ques mots que les pleurs et les sanglots de toute l'assis
tance empchrent d'couter son sermon, qu'il continua
nammoins jusqu' la fin. La qute que l'on fit, l'ordi
naire, en cette occasion pour les mes du Purgatoire fut si
abondante que jamais on n'en avait vu de pareille dans
cette ville.
Devenu suprieur de ses confrres dans la maison de
Lecce, M. de Jacobis n'en parut que plus humble et plus
oublieux de lui-mme.
Pendant tout le temps qu'il fut mon suprieur dans
la maison de Lecce, dit un de ses confrres (M. Ferrigni),
j'observai avec autant d'admiration que d'dification que
pendant les missions qu'il dirigeait, il choisissait toujours
pour lui le plus mauvais lit, la chambre la moins com
mode, les emplois les plus fatigants et les plus humbles,
33
nous laissant nous autres ce qu'il trouvait de meilleur.
Jamais il ne voulait porter d'habits neufs, et quand le frre
tailleur lui en apportait un, il le donnait un de ses con
frres; de sorte qu'il paraissait non point le suprieur,
mais le serviteur de tous et jamais il ne voulait qu'on lui
donnt le titre de suprieur. Il tait si mortifi dans la
nourriture, qu'il mangeait peine assez pour se soutenir.
Il dormait peu la nuit; il tait constamment uni Dieu,
et la recherche des pauvres, des pcheurs et des per
sonnes les plus abjectes selon le monde. Toujours modeste
et affable, il s'humiliait volontiers, et demandait pardon ds
qu'il pensait avoir fait de la peine. Par une sage conomie,
il sut faire agrandir l'glise de la maison de Lecce. Mais
s'il pensait beaucoup la maison de Dieu, il oubliait la
sienne propre et montrait le plus grand dsintressement
en ce qui regardait sa famille ; jamais il n'employa son
influence pour procurer des avantages temporels ses
parents qui taient pourtant dans le besoin ; il s'opposa
mme l'entre d'un de ses frres dans la Congrgation.
Il possdait l'esprit de Dieu un haut degr; aussi,
bien que le style de ses prdications ft simple et ordi
naire, nanmoins les prtres, les vques et archevques
l'coutaient avec plaisir et admiration comme un prdi
cateur d'un esprit trs-lev. Tout le monde tait entran
par la force de sa parole; et plusieurs fois elle eut assez
d'efficacit pour amener des personnes de mauvaise vie
demander pardon publiquement, dans l'glise, des scan
dales qu'elles avaient donns.
Avant que l'uvre de la Propagation de la Foi ft
tablie Naples, il tait dj trs-zl pour recueillir des
aumnes pour les missions trangres; il faisait imprimer
cet effet, des circulaires qu'il envoyait dans diverses
contres du royaume. Il avait cette dvotion principale
ment pour secourir la Mission de Perse. Enfin, pendant
qu'il s'efforait de cacher le trsor de ses vertus, tout le
monde le regardait comme un saint. On a racont de lui
plusieurs faits miraculeux arrivs soit Monopoli, soit
-- 34
Naples o il fut aussi suprieur aprs l'avoir t Lecce.
A ces tmoignages, Mgr Spaccapietra ajoute encore les
faits suivants :
Aprs mes tudes, j'ai t longtemps spar de M. de
Jacobis, mais lorsqueje voyais des confrres qui restaient
avec lui, ou bien ses suprieurs, tous s'accordaient le
dpeindre comme un saint. Le bon M. Sparano, qui a t
son suprieur dans notre maison d'Oria, m'a souvent
rpt qu'il n'avait pas connu un missionnaire plus par
fait. Dans les missions o il travaillait, l'empressement
tait gnral pour l'entendre et se confesser lui. Il faut
le dire, il avait une manire lui de prcher, qui plai
sait tout le monde. Rien de recherch, rien d'extraordi
naire ; quelquefois mme il y avait dans ses sermons quel
que chose de dcousu. Mais tous les auditeurs en taient
enchants. Il y avait vraiment dans son locution de
la verve, et des penses toujours propres enlever les
curs. Nous avons t ensemble dans quelques missions.
Il confessait toute la journe, jusqu'au souper. On l'a
accus de je ne sais quelle facilit dans l'absolution des
pcheurs : il est certain pourtant que les plus grandes
conversions s'opraient par son zle. J'ai cout des per
sonnes sans foi, presque incrdules, qui, aprs l'avoir
entendu, finissaient par dire : c'est bien extraordinaire ! cet
homme a quelque chose qui vous laisse penser.
Lorsqu'il fut nomm suprieur de la maison de Lecce,
il tait ador par tout le monde. Ayant accompagn
M. Fiorillo, visiteur, pour la visite de cette maison, je pus
m'apercevoir de l'amour de toute la communaut pour
lui. Je fus tmoin d'une anecdote qui mrite d'tre raconte.
Le frre cuisinier avait charg un autre frre d'aller au
jardin cueillir des tomates; celui-ci ne voulut pas. Le
cuisinier en fit des plaintes au suprieur, qui tait M. de
Jacobis. Celui-ci lui rpondit : vous avez raison, donnez-
moi le panier. L'autre croyait qu'il allait le donner au
frre qui s'tait refus. Mais, loin de l; il sortit sans rien
dire, et il alla lui-mme faire la besogne; ensuite il rap
35
porta son panier rempli la cuisine, et dit au frre : voil
'vos tomates : ce qui occasionna la confusion des deux
frres qui se mirent ses genoux pour lui en demander
pardon : il sourit, et partit. Des histoires pareilles taient
continuelles. Il lui arrivait souvent de sonner le rveil,
lorsque le frre ne se rveillait pas temps. Pour lui, il
avait l'habitude de se lever avant les autres, et il se ren
dait la tribune pour prier.
Il fut bien peu de temps suprieur de la maison de
Naples, car, au bout de quelques mois, il fut appel Rome
pour la mission d'Abyssinie. Durant ce temps, sa bonne
mre, qui par sa vertu galait les anciennes chrtiennes,
vint mourir. M. de Jacobis voulut lui-mme chanter la
messe pour le repos de son me. Ensuite il accompagna le
cadavre au cimetire. Mais sa nature, laquelle il n'avait
pas cess de faire violence, fut si' branle de cet effort
qu'il finit par se trouver mal, et tomba dans les bras du
frre qui l'accompagnait.
Une fois, je fus charg avec lui de prcher une grande
retraitelamaisonde Saint-Nicolas-de-Tolentino, Naples;
il ne voulut pas choisir entre le catchisme ou le grand
sermon; et quoiqu'il ft plus g et plus ancien de voca
tion que moi, il voulut que je fisse le choix. Enfin, il se
contenta du catchisme, et je suis convaincu qu'il le fit
pour pratiquer l'humilit, persuad que le grand sermon
luiauraitprocur plus d'applaudissements. Ses catchismes
taient couts avec un grand contentement, et son confes
sionnal tait toujours environn par une foule extraordi
naire.
Il resta qnelque temps dans cette maison comme
directeur du sminaire interne. Dans l'exercice de cet
office, il se montra toujours rempli des mmes vertus, et
surtout de zle pour perfectionner ses sminaristes. Ils
avaient pour lui une vnration sans bornes.
Dans ce temps, le cholra clata Naples : il se d
voua avec tous ses confrres au soulagement des pauvres
malades. Il lui arrivait souvent de sortir le matin, et de
36
ne rentrer qu' la nuit bien avance, sans avoir pu prendre
un morceau de pain. Je ne me trouvais pas avec lui en
cette circonstance dans la mme maison, car il tait re
venu alors comme suprieur la maison dite dei Vergini
de Naples, et moi celle de Saint-Nicolas-de-Tolentino de
la mme ville ; mais j'entendis parler d'une conversion ex
traordinaire, arrive par suite de ses exhortations : une
mourante dsespre s'tait refuse recevoir les derniers
sacrements : personne ne pouvait la persuader. M. de
Jacobis russit...
(( Appel Rome pour tre envoy en Abyssinie, il fut
transport de joie. Depuis longtemps il avait demand
d'aller dans quelque mission lointaine. On avait toujours
ajourn sa demande. Ce fut le cardinal Franzoni qui vou
lut lui confier cette mission si difficile et si pnible. M. de
Jacobis ne pouvait pas exprimer toute la consolation qu'il
en prouvait. En attendant, comme cette mission lui
venait directement dela Sacre Congrgation dela Propa
gande, il fut troubl la pense que ses suprieurs imm
diats de la Congrgation de la Mission n'avaient pas eu de
part active cet envoi. 11 ne fut content qu'en se rendant
Paris, pour renouveler ses sentiments de soumission au
Suprieur Gnral et faire accepter cette mission comme
une de celles de la Congrgation de la Mission. Il l'obtint
facilement, et alors il revint Naples rempli de bonheur,
ne s'occupant que du dpart.
Ici il ne sera pas inutile de connatre les sentiments qui
se rvlrent parmi les compatriotes de M. de Jacobis, au
moment o se rpandit le bruit de son prochain dpart
pour une contre lointaine.
Mgr Spaccapietra, alors Naples, rpondant une
dame qui lui exprimait son regret du dpart de M. de
Jacobis, et qui semblait lui reprocher de n'avoir pas em
ploy son influence pour le retenir dans le pays, lui cri
vit en ces termes, le 27 fvrier 1839 :
Madame, que Dieu vous le pardonne ; votre lettre est
venue jeter le sel et le vinaigre sur une plaie qui est toute
vive encore dans mon cur. Pouvez-vous croire que je
sois insensible au dpart de mon vieil ami M. de Jacobis,
qu'il ait dpendu de moi de le retenir, et que je sois rest
les bras croiss dans cette affaire? Non certainement.
Mais c'est Dieu qui l'a voulu en Abyssinie pour aller l
marcher sur les traces des plus grands aptres, en nous
laissant bien loin derrire lui plongs dans l'admiration
provoque par son zle; ni M. Fiorillo, ni mme le Sup
rieur Gnral, n'ont eu aucune part cette destination.
Le cardinal, prfet de la Propagande, est venu Naples,
il cherchait quelqu'un envoyer dans l' Abyssinie ; il eut
l'occasion de connatre. M. de Jacobis, qui, en d'autres
circonstances, lui avait manifest son dsir d'aller dans
les missions trangres. Il lui proposa celle-l, et la pro
position fut aussitt accepte ; et voil toute l'histoire.
Mais voyez les conduites de la Providence. A peine M. de
Jacobis est-il Rome, qu'il arrive dans cette ville trois
dputs abyssins venant trouver le Saint-Pre pour lui
demander sa protection et rclamer aussi celle du roi
des Franais. M. de Jacobis est aussitt charg de les ac
compagner Paris, et il va partir bientt pour cette ville.
Pour moi, je ne puis expliquer de si heureux commence
ments sans y voir une main Toute-Puissante qui veut faire
de lui un saint. Mais cela n'empche pas que je ne res
sente une douleur bien amre en me voyant oblig de
me sparer de lui. Le Seigneur l'a voulu ! que sa volont
soit faite; telle est ma meilleure rponse!
Ce n'taient pas seulement les particuliers qui expri
maient leurs regrets du dpart de M. de Jacobis, mais
c'tait le public lui-mme qui le faisait par la voie des
ournaux. Voici un passage que nous trouvons dans une
des feuilles de Naples de cette poque :
M. Justin de Jacobis est un de ces ouvriers vang-
liques qui savent transformer tous les droits de la nature
en vertus sublimes de la religion et attirer Jsus- Christ
le savant et le philosophe aussi bien que l'ignorant et la
jeune fille ; pour lui, le prcepte de l'amour de Dieu n'est
3
- 38
plus un prcepte, mais uu don du ciel qui le consume et
qui brise toutes les barrires. Il naquit dans la Basilicate,
fut lev Naples, et fut reu dans la Congrgation des
Missionnaires de Saint-Vincent- de-Paul ds l'ge de dix-
huit ans. Il parut en chaire comme un hros de vertu, de
bienfaisance et avec un esprit enrichi des. connaissances
les plus tendues. Dou par le ciel d'une sainte onction et
d'une action divine, il amollissait des curs de pierre et
les touchait au point de faire l'admiration d'un grand
nombre. D'autres avaient peine croire qu'il y et en lui
une telle puissance, tant son humilit incomparable avait
d'empressement et d'aisance pour cacher toutes ses autres
vertus. Les incrdules ou ceux qui taient depuis long
temps loigns de la pratique des sacrements, accouraient
lui dans l'espoir de pouvoir dmentir une rputation
toujours croissante; mais aprs avoir reu l'accueil de cet
homme de Dieu, ils s'en retournaient persuads et con
vaincus de la saintet de notre religion, et reconnaissaient
que Dieu est admirable dans ses saints.
Nous pouvons invoquer pour tmoins et la maison
d'Oria et ses, environs, o il allait semer le bon grain de la
parole de Dieu et moissonner des mes qu'il offrait Dieu
toutes changes. Le Tout-Puissant, de son ct, n'par
gnait pas les prodiges pour seconder ses travaux l'avan
tage des fidles. On l'a vu lire dans la conscience des sa
crilges et leur reprsenter les fautes qu'ils cachaient dans
leur confession et les amener par la contrition les pu
blier ensuite eux-mmes ; rappeler la vie des personnes
prives de l'usage de leurs sens et charges de pchs, et
qui se trouvaient dj aux portes de l enfer. On l'a vu
tranquilliser et consoler deux poux privs d'enfants aprs
sept ans de mariage, en leur disant cette parole : Ayez
confiance en Dieu et appelez Vincent de Paul l'enfant qui
vous sera donn ; et, en effet, il leur naquit un fils qui vit
encore ; on l'a vu faire le chemin de Monopoli Fasano
pour secourir un malade, et dans une nuit paisse, pr
cd d'une flamme cleste qui clairait ses pas; on l'a vu
rendre la sant des mres dont les mdecins croyaient
le fruit mort dans leur sein et amener ainsi leur enfant
l'eau rgnratrice du baptme; et parmi tant de traits
merveilleux, on l'a vu aussi commander la mer; dans
un 'village de pcheurs o il allait en mission, tous ces
pauvres gens taient dsols, parce que la pche tait
mauvaise; leur chagrin les plongeait dans le dsespoir; il
se rendit au bord de la mer, en bnit les eaux, et ds-lors
la pche devint trs-abondante. Tous ces faits sont des
marques de la prdilection de Dieu et sont l'uvre de la
volont du Tout-Puissant, o la nature seule cde; mais
la plus grande merveille se trouve l o le libre arbitre de
l'homme se livre tout entier Dieu; l o l'esprit de
l'homme s'ingnie consacrer son Crateur tout ce qu'il
en a reu, o il sacrifie la religion tout ce qu'il a de
plus cher. C'est l surtout que l'on peut reconnatre un
don extraordinaire et divin. Il faut cette force divine en
effet pour se dvouer la mission d'Ethiopie. Qu'y a-t-il
trouver dans cette contre? des demi-chrtiens, des
haines amres, des rancunes invtres*, des erreurs con
damnes, des obstinations invincibles.
Pendant le cholra, il se donnait tout entier au service
des malades. Il tait infatigable le jour et la nuit dans la
ville de Naples o il se trouvait alors suprieur ; en appor
tant auprs des moribonds l'esprance du ciel, il changeait
les gmissements de la douleur en accents de reconnais
sance, et les victimes du flau s'offraient Dieu pleines de
oie et de gnrosit.
Tel a t parmi nous ce juste qui runit en lui les
qualits de mille justes ; c'est cet homme que la patrie et
l'Italie viennent de perdre, si le Souverain-Pontife ne le
leur redonne et ne met un frein ce dsir du martyre qui
le consume depuis dix ans. Il est dj parti pour Rome
tout tressaillant de joie, et se prpare se rendre en Ethio
pie; c'est l que son temprament dbile, sous un soleil
de feu, pourra bientt sans doute lui procurer ce qui fait
l'objet de son dsir.
40
Si le Souverain Pontife nous accordait cette grce de
nous laisser un tel homme, Naples trouverait en ce seul
juste plus que les villes de la Pentapole n'en auraient
trouv dans cinq pour arrter le feu de la colre du ciel.
C'est au Vicaire de Jsus-Christ qu'il appartient de voir
s'il importe de le laisser dans un pays o sa prsence est
si utile, si indispensable pour maintenir la religion
demi-teinte, pour alimenter, par la parole de Dieu, des
enfants plus ignorants que coupables, ou bien s'il doit
faire plus de bien dans des contres o des besoins plus
invtrs rclament des remdes plus puissants.
Enfin, quelle que soit la dcision de Sa Saintet, nous
n'aurons pas le remords d'avoir arrt l'impulsion reli
gieuse qui nous portait faire connatre au Vicaire de
Jsus-Christ sur la terre les grces que Dieu a faites pour
honorer son serviteur devant beaucoup de fidles avant
qu'il s'loignt de notre Europe.

CHAPITRE IV

Premiers travaux en Abysslnle

M. de Jacobis se mit en route pour sa mission pen


dant l't de 1839, accompagn d'un de ses confrres, Na
politain comme lui, M. Louis Montuori. Le paquebot qui
conduisit ces deux missionnaires Alexandrie d'Egypte
portait aussi deux missionnaires franais de la mme Con
grgation, MM. Poussou et Reygasse qui se rendaient en
Syrie. Ce voyage fut de courte dure, mais il fut remar
quable par un vnement qui mrite d'tre signal. Voici
ce qu'atteste M. Reygasse, aujourd'hui suprieur de la
maison de la Mission Tripoli de Syrie :
Lorsque nous arrivmes Malte, j'allai avec M. Pous
sou clbrer la sainte Messe dans l'glise de Saint-Jean.
Aprs la messe, M. Poussou et moi nous voulmes satis
faire notre curiosit en allant visiter les tombeaux des
grands matres de l'Ordre des chevaliers de Malte. Pen
dant ce temps-l, M. de Jacobis dit lui-mme sa messe,
qui dura une heure entire. Quand nous sortmes de l'
glise, nous fmes fort surpris de voir accourir nous la
foule du peuple qui avait assist la messe de M. de Ja
cobis, et chacun de nous dire : Messieurs, quel est donc
ce saint que vous menez avec vous? Nous avons assist
sa messe, et nous avons vu l'Enfant-Jsus au-dessus de sa
tte depuis l'lvation jusqu' la communion.
Les deux missionnaires arrivrent en Abyssinie en sep
tembre 1839. Ils y avaient t prcds par un autre pr
tre de la Congrgation de la Mission, M. Joseph Sapeto,
natif du Pimont.
Il ne se passa pas un long temps avant qu'Oubi, roi du
Tigr, ne s'apert du trsor de saintet qu'il possdait en
M. de Jacobis.
Celui-ci, cherchant bien acheminer l'uvre du Sei
gneur, prit pour base de sa conduite les principes sui
vants : tre en bonne relation avec le prince et son entou
rage, mais en s'en tenant le plus possible loign ; fuir
les controverses irritantes et se contenter d'exposer avec
calme et solidit la doctrine et les dogmes catholiques ;
s'attirer l'affection des prtres et des deftaras (docteurs),
viter les fondations remarquables pour n'exciter la ja
lousie ou l'envie de personne, ne pas s'ingrer ni se mler
dans les affaires politiques, mais faire le missionnaire dans
l'intrieur du pays.
Il y avait donc trois prtres : M. de Jacobis, M. Sapeto
et M. Montuori. M. de Jacobis resta dans le Tigr, les
deux autres passrent dans l'Amara, o avait autrefois
brill le pre Paz ; l, la haine contre les anciens mis
sionnaires jsuites vivait encore, et chaque anne le peu
ple venait prendre la poussire de leur spulcre pour la
jeter au vent. Les deux missionnaires furent nanmoins
42
bien reus par le roi Ras-Ali et par le chef des moines
Etchgui Gabra Mariam.
Au bout de cinq ans , il y eut un assez grand
nombre de catholiques; mais M. Sapeto fut attaqu du
scorbut et revint au Caire; M. Montuori resta seul
Gondar.
Pendant ce temps, que faisait M. de Jacobis, dans
Adoua capitale du Tigr ? Connaissant le mpris que l'on
avait pour les Europens, il travailla le vaincre par
l'humilit. Tous les jours on le voyait se rendre dans les
glises, pour y prier et rciter son brviaire. Mais il ne
pouvait dire la sainte messe, les Abyssins ne lui auraient
pas permis de clbrer dans leurs glises ; encore moins
aurait-il pu le faire dans un maison particulire, ce qui
et t un grand scandale. Les premiers mois se pass
rent donc dans le silence. Il fallait faire connaissance
avec le peuple et se rendre les chefs favorables. Mais le
silence n'tait pas l'oisivet. Trois langues sont en
usage dans le pays, le Gheez ou langue sacre, le Tigr
et l'Amarique.M. de Jacobis mit tant de zle ce travail,
que le 26 janvier 1840, il put faire une confrence en
langue amarique une runion de dix personnes, qui
voyant son humilit avaient eu pour ainsi dire compas
sion de son abandon. Ces gens taient trs-ignorants et
le plus savant d'entre eux disait qu'il y avait trois dieux.
Cependant la semence de la parole divine commena
germer. Quelques-uns reconnaissaient dj l'erreur et il
ne leur manquait plus que de l'abandonner. Ils taient
en petit nombre encore, mais c'tait dj beaucoup que
de changer les ides sur la foi catholique ; ce nom n'
tait plus en horreur. Alors M. de Jacobis pensa que le
moment tait venu de se montrer au peuple. Nous allons
donner ici la premire confrence qu'il fit aux prtres
d'Adoua. Le style oriental y est employ avec une lo
quence qui touche le cur.
La parole du cur c'est la bouche ; la clef du cur
est la parole. Quand j'ouvre ma bouche, j'ouvre la porte
43
de mon cur, quand je vous parle, je vous en donne la
clef. Venez et voyez que l'Esprit- Saint a plac dans
mon cur un grand amour pour les chrtiens d'Ethiopie.
J'tais dans mon pays. L j'ai su que dans l'Ethiopie il
y avait des chrtiens, et j'ai dit mon pre et ma
mre : mon pre, donne-moi ta bndiction, ta bndic
tion, ma mre ! Je veux partir. Et pour o, mon
fils ? m'ont-ils rpondu. Je veux aller voir mes chers
frres, qui sont dans l'Abyssinie, je veux visiter les chr
tiens de l'Abyssinie. Je veux aller l-bas, dire ces
chrtiens que je les aime beaucoup. Oui, je vous quitte,
mon pre ; je vous quitte, ma mre ; je vous aime
beaucoup, mais j'aime encore plus les chrtiens de l'A
byssinie. Mon pre, bnissez-moi ; votre bndiction,
ma mre, je m'en vais. Mon fils, tu nous laisses :
Oui je vous laisse, mon pre ; oui je vous laisse, ma
mre ! Et nous ne nous verrons plus? Non, plus
jamais. Le voyage est long, il faut parcourir des d
serts, et traverser la mer ; il y a des temptes, il y a des
serpents et des lions sur la route ! Je mourrai avant
de revenir ici, nous ne nous verrons plus ! Et mon pre
pleurait, et ma mre versait des larmes, et en sanglo
tant ils me donnrent leur bndiction et me dirent :
Va donc, mon fils, o Dieu t'appelle; va voir ces chrtiens
de l'Abyssinie et dis-leur que, nous aussi, nous les ai
mons, et que nous leur avons envoy un fils qui nous est
bien cher. En entendant leurs paroles, je pleurais aussi;
je me mis genoux, et, tout baign de larmes, je reus la
bndiction de mon pre et celle de ma mre, que je ne
verrai plus. Ah! comme ils pleuraient avec moi mes
parents ! comme ils pleuraient mes amis! que de larmes
ont obscurci mes yeux ! Mais l'amour que je sentais pour
vous tait fort , aussi fort que la mort. Je fermai les
yeux pour ne pas voir tout ce deuil , je fermai mes
oreilles pour ne pas entendre tant de gmissements,
j'essuyai mes larmes et je me mis en route. Dans les
dangers qui menaaient ma vie sur la mer, au milieu
44
des flots et des temptes, je rptais : Seigneur! que je
voie mes frres et que je meure! Dans le dsert, au mi
lieu des sables et des btes sauvages, je disais : Seigneur!
que j'entende la voix d'un Abyssin et que la mort m'en
lve, et me dcharne ! Dieu m'a exauc, il m'a fait
chapper aux dangers de la mer et du dsert, pour que
je vienne et que je vous voie. Maintenant je vous vois,
je vous connais ;# maintenant je suis content ; mainte
nant, mon Dieu, je vous bnis et si vous voulez rompre
les liens de mon corps, faites-le selon votre bon plaisir,
je suis content. Qu'il;m'accorde un jour, deux jours; au
tant de jours qu'il me donnera je dois les consacrer
vous, parce que c'est pour vous que Dieu m'a conserv
en vie. Vous tes les matres de ma vie ; si vous voulez
mon sang, venez, ouvrez mes veines, faites-le sortir
jusqu' la dernire goutte ; il est vous ; vous en tes
les matres ; mourir par vos mains, je serais trop heu
reux! Si vous ne voulez pas me donner cette mort que
je dsire, toute la vie qui me reste sera dpense pour
vous. Pour vous je prierai, pour vous j'tudierai, pour
vous je me fatiguerai ; si vous tes affligs, je viendrai
vous consoler au nom de Jsus-Christ ; si vous tes
pauvres, je viendrai vous secourir au nom de Jsus-
Christ ; si vous tes nus, je vous couvrirai de mes vte
ments ; si vous avez faim, je vous donnerai mon unique
morceau de pain ; si vous tes malades, je viendrai vous
visiter et je dormirai ct de votre lit ; si vous dsirez
que je vous enseigne le peu que je sais, je le ferai avec
grand plaisir. Il ne me reste plus rien sur la terre, plus
de pre, plus de mre, plus de patrie. Il ne me reste plus
que Dieu, et le cher chrtien d'Abyssinie. C'est vous qui
tes mes amis, mes proches, mes frres, mon pre, ma
mre ! Qui est dans ce cur ? Ah si je pouvais vous le
faire voir ! c'est Dieu et le peuple d'Abyssinie. Pour qui
brle ce cur ? Pour Dieu et pour le cher peuple chr
tien d'Abyssinie, et pour personne autre. Je ferai donc
tout ce qu'il vous plaira. S'il vous plat que je demeure
45
dans ce pays, j'y demeurerai ; que j'en parte, j'en par
tirai. Vous plat-il que je parle dans vos glises, je par
lerai ; que je garde le silence, je le garderai. Je suis
prtre comme vous, confesseur comme vous, prdicateur
comme vous. Voulez-vous que je dise la' messe? je la
dirai, que je confesse? je confesserai ; que je prche?
je prcherai. Ne le voulez-vous pas ? je n'en ferai rien.
Maintenant vous savez qui je suis ; maintenant je vous
ai ouvert mon cur, j'en remets les clefs entre vos
mains. Si nanmoins vous me demandez encore qui je
suis? je vous rpondrai : un chrtien de Rome, qui aime
les chrtiens d'Abyssinie. Si quelqu'un vous demande,
qui est cet tranger ? dites-lui c'est un chrtien de Rome,
qui aime les chrtiens d'thiopie, plus que ses amis, plus
que ses parents, plus que son pre, plus que sa mre ;
qui les a tous quitts pour venir voir ceux-l et leur dire
combien il les aime. Voil dj quatre mois que je suis
dans votre pays. Vous m'avez vu, vous m'avez connu,
vous avez convers avec moi. Dites, oui, dites-moi si je
vous ai donn du scandale, ou si je vous ai fait du mal.
Je ne le crois pas. Mais si je ne vous ai caus ni scandale,
ni mal, je ne vous ai fait encore aucun bien, je n'ai en
core rien fait pour vous. Aujourd'hui je veux changer de
conduite. Je serai votre ami, bien plus, je serai votre
serviteur. Si vous avez besoin de moi, venez ; et si cela
vous incommode, appelez-moi et je volerai ; toute
heure, tout moment, je serai vtre, tout vtre, tout,
tout ! Seigneur, en prsence de qui je suis, vous savez
que je ne mens pas !
Ce discours tait bien capable de toucher des curs
de pierre, aussi trouva-t-il bientt des dispositions favo
rables. Dj le peuple tait tonn de voir cet tranger
passer des journes entires l'glise et plong dans la
prire ; les prtres et les moines ne se dfiaient plus au
tant de lui et commenaient reconnatre en lui quelque
chose d'extraordinaire.
Au bout de quelque temps, M. de Jacobis, fit aux
3.
46
mmes prtres d'Adoua, une autre confrence, qui, ainsi
que la prcdente, nous a t conserve dans son propre
journal.
Aprs quarante sicles de dsirs, de soupirs, de
larmes de la part des patriarches et des prophtes, appa
rut parmi nous le Messie, le Sauveur. Que n'a-t-il pas
dit ? que n'a-t-il pas fait, que n'a-t-il pas souffert pour
clairer les yeux des hommes plongs dans les tnbres ?
Par son sang, il a fond l'glise ; vous ne l'ignorez pas.
A cette glise il a donn un chef, vous le savez. Ce che
fut saint Pierre ; ainsi le dit l'vangile. Aprs avoir t
sept ans Antioche et aprs avoir prch dans le Pont,
la Cappadoce et la Bythinie, il a tabli son sige Rome.
L saint Marc l'accompagna, comme un disciple accom
pagne son matre, et de l il fut envoy par lui Alexan
drie. Pendant que saint Pierre tait Rome, et saint
Marc Alexandrie, saint Pierre aimait saint Marc d'un
amour de pre, et saint Marc respectait saint Pierre avec
un respect de fils et de disciple ; l'histoire le dit ainsi.
L'an 63 de Jsus-Christ, saint Marc mourut Alexan
drie, et l'an 66 saint Pierre mourut Rome. A Alexan
drie un successeur fut donn saint Marc, disciple de
saint Pierre, et Rome, pour succder saint Pierre, on
nomma saint Lin. De ces deux, dites-moi qui fut le chef
de l'glise ? Vous savez que l'glise de Jsus-Christ ne
peut rester sans chef. Le premier chef est Jsus-Christ ;
pour tenir la place de Jsus-Christ c'est saint Pierre.
Celui-ci mort, qui fut le chef? ce fut, rpondez-vous, le
successeur de saint Pierre, l'vqne de Rome. Voil que
nous sommes d'accord ; nous croyons dans le mme
nom. Ainsi ont cru les premiers patriarches d'Alexandrie
pendant 450 ans aprs Jsus-Christ. Quelle belle amiti !
quel saint amour existait entre l'vque de Rome, vicaire
de Jsus-Christ, successeur de saint Pierre, et le pa
triarche d'Alexandrie , successeur de saint Marc ! De
mme que saint Pierre avait aim saint Marc, ainsi tous
les Papes aimaient les patriarches d'Alexandrie? et
47
comire saint Marc rnrait saiat Pierre, ainsi les vqnes
d'Alexandrie vnraient l'vque de Rome. De l vien
nent leurs belles paroles dans ces temps heureux. Ils di
saient aux peuples : qui ne connat le chef de l'glise
n'appartient pas l'glise; qui n'appartient pas l'glise
est hors de l'glise ; qui est hors del'Eglis est comme un
rameau sec d'un arbre ; on le coupe et on le jette dans le
feu pour brler. Et ensuite ces patriarchessavants et
saints rptaient : Mes enfants, respectez le Pape de Rome;
mes enfants, ne vous sparez pas du Pape de Rome.
Et cela ils l'ont dit pendant plusieurs sicles. Et
ensuite ? et ensuite ? Ah ! commenp tuis-je parler ? les
pleurs viennent mes yeux, en pensant qu'avant nous
tions unis comme des enfants un mmepre ! que
nous nous aimions comme les tils d'une mme mre ! Et
ensuite? ah! ma voix est touffe par la douleur. Il
nous arriva comme aux enfants de Jacob ! Un d'eux
tait ha par les autres ; ils le vendirent, le livrrent aux
trangers ; le bannirent de leur compagnie. Mais qu'est-
ce qu'il arriva ses indignes frres? Joseph vendu
devint grand et puissant ; les autres qui le vendirent se
mouraient de faim. Ne vous tes-vous pas spars de
Rome ? Que vous est-il arriv pour cela ? Je ne veux pas
le dire, dites-le vous-mmes. O sont vos sages des
premiers sicles? o sont les saints? Et Rome ? Rome ?
Ah je voudrais vous y conduire avec moi. Vous diriez ce
que dit votre antique reine de Saba la vue de Salo
mon ; je ne croyais pas qu'il y en et tant ? Et pourquoi
nous sommes-nous spars ? je vous le dirai dans une
autre occasion. Maintenant je veux conclure et vous
dire : vous ressouvenez-vous comment ces enfants de
Jacob s'embrassrent quand ils se furent reconnus en
Egypte ? comment Joseph pleura, comment ses frres
pleurrent ? Ils pleurrent, ils se jetrent dans les bras
les uns des autres, ils s'embrassrent ; ils firent la paix,
une paix vritable. Ah si nous pouvions, nous aussi, nous
reconnatre comme des frres, comme des enfants de la
48
mme mre, nous embrasser ensemble dans la mme foi,
dans le mme amour. Un Dieu, une glise, une foi, un
amour : Une seule foi ! la foi de Jsus-Christ qui nous a
t conserve dans son vicaire, l'vque de Rome. Un seul
amour, l'amour enseign par Jsus-Christ dans son van
gile. C'est cette foi et cet amour que je viens vous pr
cher. Et cela non par intrt, non pour un gain sordide,
non par un dsir blmable de l'or... Je ne cherche rien, je
ne crains rien. Liez-moi, si bon vous semble, jetez-moi
dans la plus dure prison, livrez-moi entre les mains d'un
bourreau pour me couper la tte, et puis demandez-moi :
qu'es-tu venu chercher ici ? je vous rpondrai : votre
amiti, votre amour, le salut de vos mes et rien de
plus. Si ma proposition vous plat, qu'attendons-nous
davantage pour tre unis ? Je m'appelle catholique ro
main, soyez-le aussi et tous ensemble prchons une foi,
un amour, une glise. Si cette proposition ne vous plat
pas, dites au bourreau de me couper la tte, je suis con
tent de mourir pour la foi de Jsus-Christ. La voix de
mon sang montera jusqu'au ciel, mais elle n'appellera
pas la vengeance sur vous comme le sang d'Abel, mais
bien la misricorde comme le sang de Jsus-Christ pour
l'amour duquel je mourrai content. Et alors Jsus-Christ
vous enverra un homme qui ne soit pas comme moi
charg de pchs, mais qui sera saint et riche en vertus.
Il vous prchera les mmes choses, que la vrit est une.
Vous l'couterez, vous vous convertirez, vous serez catho
liques, et vos enfants le seront en professant cette foi
que professe le successeur de saint Pierre, la foi de Jsus-
Christ. Ainsi vous serez sauvs.
A ces confrences en succdrent d'autres, et la parole
du Seigneur ne retourna pas vide. Il y eut des convertis,
mais en petit nombre. La vrit portait la conviction
dans les esprits, et plusieurs fois des exclamations spon
tanes en rendaient tmoignage. A la fin d'une de ces
confrences, quelques prtres et Deftaras ou docteurs
s'crirent : Il en est ainsi, ce prtre qui nous parle est
49
notre pre ! et ils voulurent recevoir sa bndiction.
Mais la corruption des murs est un grand obstacle au
triomphe de la vrit, et en Abyssinie elle est arrive
son comble. Le dogme de l'glise catholique est inspa
rable de la morale et la morale se trouve tablie sur les
mystres. Quand le cur n'est pas prt accueillir- cette
morale, l'me est encore bien loin d'embrasser la foi.
C'est pourquoi la foi tait encore bien faible en Abyssinie,
sans compter l'obstination avec laquelle se maintenaient
les anciens prjugs contre les catholiques. Il n'est pas
facile de combattre ces prjugs par la parole. Les yeux
ont plus de puissance que les oreilles , surtout pour
ces peuples nourris de prtentions contre les disciples de
Rome. Aussi le Prfet Apostolique d'Abyssinie n'avait
rien plus cur que de mener en Europe quelques-uns
des principaux et des plus respects du pays, afin de leur
montrer combien on abusait de leur simplicit et de leur
faire toucher du doigt l'absurdit des fables qu'on leur
racontait sur le compte des catholiques. L'occasion s'en
offrit, mais il fallait une grande prudence pour la faire
servir au bien de la Mission. D faut raconter ce fait ds
l'origine, afin de connatre un des plus beaux traits du
gnie et de la vertu de M. de Jacobis.

CHAPITRE V

Voyage en Egypte

Chaque chose a son temps, a dit celui qui sait tout. Il


y a temps de semer et temps de recueillir. Les hommes
apostoliques le savent bien; et en semant dans la fatigue
et dans les larmes, ils attendent avec rsignation que
vienne l'heure de la joie et de l'allgresse, o il leur sera
SU B-
ioan de porter dans leurs bras les gerbes du froment
d'lection. Ils ne prviennent point cette heure, car ils
savent que les temps et les moments sont en la puissance
du Pre cleste. Ce qui fait leur force, c'est la confiance
en Celui qui a dit : allez et enseignez toutes les nations, et
moi, .je serai avec vous jusqu' la consommation des
sicles. Mais la confiance n'est pas la ngligence et bie
moins encore l'insoucianee. Il faut savoir employer Je
temps et les occasions opportunes que Dieu lui-mme
prsente pour avancer son uvre. C'est sur cette rgle
que se base la prudence du missionnaire, et telle fut la
rgle de conduite de M. de Jacobisdans les faits que nous
allons raconter.
Depuis longtemps il dsirait une occasion de prcher la
foi et de dclarer publiquement le but de son sjour et de
ses travaux. Un silence plus long lui pesait sur le cur.
Enfin l'heure arriva o il lui parut possible de le rompre
sans soulever les viles passions de la multitude, et surtout
sans offenser celui qui gouvernait le pays. Ce n'tait pas
qu'il craignt de se rendre odieux, car son divin Matre
avait t aussi l'objet de la haine; mais il aurait craint de
se rendre inutile, et d'attirer sur son ministre une mal
veillance qui et infailliblement entran la ruine de sa
mission. La divine Providence lui fournit elle-mme une
occasion favorable.
Un jour, c'tait le 2 janvier 1841, le prince Oubi le fit
appeler. Il se rendit aussitt, fit des prsents selon l'usage
et en reut du prince. L'accueil fut on ne pouvait plus cor
dial et honorable. Ce jour-l, Oubi se contenta de lui
parler de choses gnrales et de lui dire qu'il aurait besoin
de ses conseils. Le 5 janvier, veille de Nol pour les
Abyssins, fut fix pour une confrence. C'est en ce jour
aussi que l'glise catholique commence se rappeler
l'adoration des Mages la crche de Bethlem, et chan
ter ces paroles prophtiques : Les /luis de Tharsis et les
les offrit ont des prsents. Les rois d'Arabie et de Saba
apporteront leurs hommages. Ces paroles taient propres
51
ouvrir aux plus douces esprances le cur du mission
naire de l'Ethiopie. Pour les animer davantage, avant la
confrence il clbra la sainte messe, et en levant l'hostie
de propitiation, il adressait au Sauveur de tous les peuples
cette prire : 0 Seigneur, qui avez dit : quand vous para
trez devant les tribunaux des Prsidents et des Rois, ne
pensez-pas ce que vous devez dire;, mettez maintenant
sur mes lvres les paroles les plus convenables pour r
pondre ce prince infidle. La prire du cur fait vio
lence au cur de Dieu. M. de Jacobis en recueillit les
fruits. Le prince le reut avec de grands gards en pr
sence des Grands de sa Cour. Aprs les compliments
d'usage, assis sur un tapis sous un toit de paille, il lui dit
qu'il avait l'intention de l'envoyer en Egypte pour y ac
compagner une dputation qu'il envoyait dans ce pays,
l'effet de demander un Abonna (vque) au patriarche
Cophte ; que la diffrence de croyance ne pouvait tre un
obstacle; qu'il n'aurait uniquement qu' protger les
Abyssins pendant leur voyage sans avoir besoin de com
muniquer en rien avec eux dans ce qui regarderait la foi.
Cette affaire tait plutt politique et sociale, que dogma
tique et religieuse. Jadis, dans un cas peu prs sem
blable, le prophte lise avait rpondu au Syrien Naaman :
Allez en paix. M. de Jacobis consentit ce qui lui tait
demand. Nanmoins, rflchissant avec plus d'attention,
il se reprocha une condescendance que beaucoup de
monde sans doute n'interprterait pas dans son sens ; il
pensa que beaucoup y verraient une connivence avec l'er
reur, et si crainte crt un tel degr dans son me qu'il
crivit, das son Journal, qu'il croyait tre devenu le type
des damns du Dante. Il lui sembla donc qu'il devait
faire une profession ouverte de sa foi. Il retourna au camp
d'Oubi, et introduit en sa prsence il dit : Je suis catho
lique (toutes ces paroles sont enregistres dans son jour
nal) et je veux mourir catholique. De plus, je ne puis ni ne
veux aller avec vos gens en Egypte. Je pourrais, il est vrai,
les aider tout en conservant dans mon cur ma chre
52
croyance, mais quel scandale ne donnerais-je pas mes
frres les catholiques qui sont par toute la terre? Mon
pre, mon pasteur, mon matre, le Pontife de Rome ne
serait-il pas oblig de m'excommunier pour cette seule
faute? Ainsi je n'irai point, je ne partirai point! Ces
paroles, prononces avec ce ton dcid qu'inspire le
remords qui tourmente une me agite, furent coutes
sans exciter pourtant la colre du prince qui les entendait.
M. de Jacobis s'anima donc de confiance et ajouta :
J'irais, mais seulement dans le cas o il s'agirait d'es
sayer la runion du patriarche Cophte avec Rome, dont
malheureusement il est spar depuis bien des sicles;
j'irais, mais dans le cas o l'on terait les obstacles qui
s'opposent moi pour btir dans votre royaume des gli
ses catholiques ; j'irais, mais la condition que vos dpu
ts m'accompagneraient jusqu' Rome pour protester au
successeur de saint Pierre, au Vicaire de Jsus-Christ,
de leur obissance et de leur respect, pour rclamer au
moins son amiti, comme l'amiti d'un souverain puis
sant. Et en disant cela, il droula une carte gographique
pour faire remarquer au prince et ses officiers que les
tats de l'Eglise taient plus vastes que ceux qui dpen
daient de lui. Qui n'aurait pas cru qu'aprs un tel discours
c'en tait fait de la mission d'Abyssinie et que son chef
allait tre mis mort par le souverain du Tigr? Mais le
cur des rois est entre les mains du Seigneur, et il les
tourne sa volont. A partir de ce moment, la mission
commena fleurir sur cette terre o elle semblait ense
velie depuis un an. Le Prince rpondit avec calme et affa
bilit que toutes les conditions demandes lui seraient
accordes ; qu'il irait au Caire pour y avoir une confrence
avec le Patriarche, et essayer de le gagner la vrit;
qu'il porterait nne lettre de sa part au Patriarche pour
demander de lui permettre de btir des glises catho
liques, vu qu'il ne pouvait le permettre lui-mme ; qu'il
pourrait emmener ses dputs jusqu' Rome, et qu'il lui
donnerait un crit comme tmoignage de son respect pour
53
le Pontife Romain. En signe de la sincrit de ses pro
messes, Oubi reut avec joie un portrait du Pape que
M. de Jacobis avait reu de la Sacre Congrgation de la Pro
pagande, et une mdaille frappe l'occasion de la cano
nisation de cinq nouveaux saints. Dj le Prince avait
accept avec grande vnration un tableau de la Sainte
Vierge, reprsentant l'apparition de la mdaille miracu
leuse. Ds lors apparaissaient les esprances d'un bel
avenir, et les dangers semblaient de peu de consquence ;
une telle expdition ne pouvait que procurer une grande
gloire la religion. Le voyage fut donc rsolu pour s'ex
cuter sous peu de jours. Sans doute, dans cette rsolution,
Oubi n'avait que des vues politiques. Ami des catholi
ques, des missionnaires, des Franais, il aimait avant
tout rgner. Conqurant, il avait toujours l'pe la
main, et s'estimait heureux de pouvoir mettre une pierre
de plus sous les marches de son trne; mais Dieu se sert
de tout pour le bien de ses lus.
Le 21 janvier 1841, M. de Jacobis se mit en route pour
Massouah; la dputation l'avait prcd de trois jours. Le
chef en tait YAllaca ou chef Apta Salassia, parent du roi
de Choa, directeur de l'instruction publique dans les quatre
royaumes de l'Abyssinie et premier ministre d'Oubi;
Rsdebra du Godjam, prtre, tait le second de la dpu
tation; Abba Gebr Mikael, moine et premier docteur du
royaume d'Amara, tait le troisime ; il avait pour secr
taire Deftera Desta. Le dpart fut un jour de triomphe
pour le missionnaire. Grands et petits, hommes et femmes,
jeunes gens et vieillards suivirent sa mule en pleurant
pendant l'espace d'une demi-lieue, lui souhaitant un heu
reux voyage et priant son bon ange de l'accompagner.
Beaucoup d'enfants auraient voulu partir avec lui tant ils
l'aimaient comme leur pre ; on en vit que leurs mres
furent obliges d'attacher par les pieds et par les mains
pour les empcher de s'chapper de leur maison ; c'tait
un spectacle attendrissant que d'entendre leurs soupirs,
leurs sanglots et leurs cris. Un d'entre eux, le visage tout
- 54
baign de larmes, disait : Je veux partir avec toi, Pre,
je veux aller m'instruire Rome ; ma mre ne le veut pas;
ne puis-je pas le faire sans pch, ne puis-je pas m'enfuir
son insu ? Le missionnaire, connaissant bien le danger
que pouvait entraner une pareille fuite, le consola et lui
rpondit : Rcite les commandements de Dieu en ama-
rique. Et l'enfant aussitt de les rciter. Au quatrime
commandement : Pre et mre honoreras, il fut interrompu;
Que dis-tu maintenant ? peux-tu t'enfuir sans la permis
sion de ta mre ? L'enfant resta muet, mais tout en se
rsignant il ne put s'empcher de pleurer. Telle est la force
de la vertu qui enchane ainsi ses pas tous les curs!
Au bout de trois jours, la dputation fut runie. Le mis
sionnaire n'inspirait pas grande confiance ces Abyssins.
Ils le regardaient comme un Nestorien. Il fallut cependant
s'accommoder euxet fraterniser avec ces gens inconnus, se
faire tout tous pour les gagner Jsus-Christ, cartelle est
l'ambition d'un aptre. Le chemin se faisait lentement et
il fallait suivre la gravit orientale. Des pays environnants
on accourait pour saluer les envoys du Prince. Une mul
titude de serviteurs les accompagnaient et le nombre de la
suite croissait mesure qu'on avanait ; en chaque endroit
ils taient fts. Nanmoins ces grands personnages mar
chaient pieds-nus, s'asseyaient par terre, n'avaient pas
d'autre plat que la main, d'autre lit qu'une peau de vache.
Les temps et les prgrinations d'Abraham et de Jacob
reparaissaient dans ces scnes. Un seul usage en diffrait,
.c'est que la chair tait dvore crue, car ils n'allumaient
jamais de feu.
Vers la fin de fvrier on partit de Massouah. Le voyage
sur la mer Rouge, dans de petites barques arabes, dura
prs de deux mois. Aucun endroit n'inspire davantage
l'ennui et la tristesse. L'aspect dela mer Rouge est lugubre,
les montagnes de l'Arabie qui s'lvent sur les ctes orien
tales sont dsertes et prives de verdure ; les misrables
embarcations sont remplies de vermine, on n'a d'autre
compagnie que des gens grossiers, souvent en proie di
verses maladies. Joignez cela les longues heures pendant
lesquelles il faut attendre un vent favorable la navigation,
et l'on aura le spectacle du voyage le plus dsolant. Aussi
chaque jour paraissait un sicle. Le 4 mars, on jeta l'ancre
dans le port de Djeddah. Au milieu des ennuis du voyage,
M. de Jacobis se livrait aux profondes penses qu'inspire
la vue de la mer Rouge. Et quels prodiges de la main du
Trs-Haut ne rappelle-t-elle pas l'homme fidle? Il
semble que du fond de ces abmes on voie s'lever la tte
de Pharaon et des siens, pour avertir le passager qu'on ne
peut impunment provoquer la justice ternelle ; il semble
que les rives retentissent encore du cantique d'actions de
grces du peuple lu, pour inviter le chrtien rendre du
fond du cur ses actions de grces ce Sauveur qui l'a
tir aussi d'un plus dur esclavage. Ce fut en effet un spec
tacle bien attendrissant pour M. de Jacobis que d'entendre
le vendredi saint, sur le mobile lment, un prtre abys
sin rappeler ses compatriotes la passion de l'homme-
Dieu, que Mose avait dcrite et dpeinte sous des ombres.
L'ancien et le nouveau Testament se rencontraient
ensemble, la justice et la paix se runissaient pour le bon
heur de la terre.
Le 23 avril, on arriva Suez; de l, aprs cinq jours
de marche travers le dserf, la caravane parvint au
Caire; elle tait compose de prs de cinquante personnes.
Ce voyage n'tait rien moins que sr. Un soir, ils furent
assaillis par des Bdouins contre lesquels il fallut em
ployer la force et se dfendre avec courage pour les mettre
en fuite. Au Caire, la foi du missionnaire fut mise une
nouvelle preuve ; l'toile, qui jusque-l avait sembl pro
tger leur voyage comme celle des mages, se cacha pour
quelque temps pour reparatre avec plus de clart et de
splendeur. La peste faisait des ravages dans cette capitale
de l'Egypte; les consulats europens taient ferms, les
Religieux, dans leur couvent, avaient interrompu toute
communication avec l'extrieur; les amis, les relations
avec leurs amis. Il fallait donc errer pour ainsi dire ta
56
tons pour chercher un abri. Au milieu de tant d'anxits,
la trahison joignit ses piges. Un juif en fut l'artisan. Il
conduisit les voyageurs dans une maison o ils furent
circonvenus par les instances d'un de leurs compatriotes
qui habitait le Caire depuis plus de trente ans, par les sol
licitations du patriarche hrtique prvenu de leur arri
ve, et intimids enfin par les menaces d'excommunica
tion. Tous ces artifices, joints la lgret du caractre,
faisaient qu'ils doutaient, qu'ils tremblaient, qu'ils taient
en suspens, sans savoir quoi s'arrter pour la plupart.
Les moines, soit] dfiance des intrigues, soit peur de la
contagion, partirent pour Jrusalem. De plus, la contagion
avait attaqu la caravane, sept personnes en furent vic
times, et de ce nombre un docteur de beaucoup d'esprit
et catholique de cur, et un jeune homme d'excellente
esprance, d'une candeur anglique, que tous aimaient et
respectaient. Parmi ceux qui survivaient, quelques-uns se
dclarrent pour la vrit; les autres, malgr la confiance
qu'ils avaient dans le missionnaire, leur guide, et les pro
testations qu'ils lui avaient faites de lui demeurer tou
jours fidles, se tournaient, sinon de cur, au moins de
fait, vers le parti du Patriarche.
Celui-ci, homme rus, artificieux et fourbe, s'efforait
de gagner les dputs, en leur fournissant les vivres et
le logement ; il ordonna sans discrtion plusieurs d'entre
eux diacres et prtres, les menaant tous de la colre du
ciel, s'ils avaient communication avec le missionnaire
catholique. Ceux-ci cdaient quelquefois, souvent ils se
plaignaient de la violence dont ils taient les victimes et
souffraient surtout du tort que l'on faisait un homme
qui s'tait vou tant de souffrances pour eux ; ils balan
aient toujours entre la vrit et l'erreur, le devoir et
l'intrt. L'intrt prvalut si bien, qu'ils disaient dj
qu'il ne fallait pas montrer les lettres par lesquelles le
prince Oubi demandait au Patriarche de permettre qu'on
ouvrt des glises catholiques. Ainsi, on et dit que l'es
prit de l'hrsie, craignant sa dfaite imminente, avait
57
appel son secours sept esprits plus mchants que lui.
La vie d'un missionnaire est plus que celle des autres
une milice constante. L'heure de la lutte arriva pour M. de
Jacobis. La pusillanimit dans cette occasion quivalait
l'apostasie ou au moins la bassesse, et la bassesse dans
un aptre est le dshonneur de la foi. Il se montra fort, de
la force de la foi dont il dfendait la cause. Les lettres du
Prince taient entre ses mains. Il se fit donc accompagner
de Clot-Bey, le clbre franais qui tait alors au service
du roi d'gypte, et du chevalier Bocti, consul russe, habile
dans la langue arabe. Il se prsenta ainsi devant le Patri
arche et lui remit ses lettres. Il parla avec force et noble
courage, et protesta que pour rien au monde il ne cde
rait. L'hrtique se couvrit alors de la peau d'agneau et
couta tout d'un visage gai, il donna de belles paroles et
des esprances plus belles encore, et, conclut en disant
qu'il rpondrait dans quelques jours.
Au bout de quelques jours, M. de Jacobis se rendit de
nouveau chez le patriarche. Celui-ci le reut encore avec
bienveillance et lui offrit le caf. M. de Jacobis avait t
prvenu de ne rien boire dans la crainte d'tre empoi
sonn. Mais la dfiance aurait t un signe de crainte, et
l'homme qui craint en prsence de l'ennemi de sa foi est
dj vaincu. Il leva son cur vers le Seigneur qui a pro
mis ses disciples que s'ils buvaient quelque poison ils n'en
auraient point de mal, et il but intrpidement. Au com
mencement, on parla amicalement de controverses et de
rites. Bientt arrivrent beaucoup de Cophtes qui s'ar
rogeaient la puissance d'vques et de docteurs ; ils firent
grande rumeur, menacrent et insultrent M. de Jacobis
qui tait devenu le but de toutes les contradictions. On
relut les lettres d'Oubi, on y trouva aussitt des termes
que l'on ne pouvait tolrer, entre autres celui de Grand
Roi d'Italie, attribu au Pape, et celui de protection du
Gouvernement franais, dont ils firent un objet de plai
santerie. Ensuite, pour mieux russir dans leur complot,
ils dclarrent ces lettres fausses, qualifirent le mission
naire de sducteur et sa conduite de frauduleuse. Les
Abyssins prsents furent saisis de terreur, gardrent le
silence, gmissant dans le fond de leur cur et n'osant
prendre la dfense de l'innocence calomnie et de la vertu
couverte d'infamie.
Alors le Patriarche jetant son masque de douceur, pa
rut cpmme un forcen et dclara son opposition formelle
ce que l'on btit des glises catholiques dans le Tigr ou.
dans quelque autre endroit de l'Abyssinie, et ce que les
Abyssins dputs allassent Rome ou eussent aucune re
lation avec le missionnaire ; il frappa de l'excommunica
tion quiconque enfreindrait cette dfense. Il leur enjoignit
en outrede retourner au plus tt dans leur pays sans mme
visiter les lieux saints de la Palestine. Cette dernire d
fense piqua au vif les dputs. L'Allaca-Apta-Salassia
s'indigna, lana quelques paroles acerbes au patriarche
et des reproches aussi sensibles que mrits son conseil,
puis il se retira en poussant des cris d'indignation. En
vain les vques, les moines, les prtres hrtiques s'efor-
crent-ils de l'apaiser. Il protesta qu'il voulait sortir de
la demeure qu'ils lui fournissaient ou plutt de la pri
son o l'on retenait ces pauvres Abyssins. Mais o les
mener ? Les consulats et les couvents taient ferms, et
pour tant de monde il fallait plus qu'un logement ordi
naire. Du reste, la facilit avec laquelle ces gens passent de
la colre au calme, pouvait encore laisser croire qu'ils
reviendraient bientt auprs de leur tyran. En effet, ils
dcidrent qu'ils partiraient pour Jrusalem sans le mis
sionnaire.
Ds lors le but du voyage de M. Jacobis cessait d'exis
ter. Sa premire proposition avait t de conduire les d
puts abyssins Rome et aux pieds du Souverain Pontife.
D en avait espr beaucoup d'avantages; les prjugs de
l'hrsie contre les catholiques se seraient vanouis, la
vraie foi aurait exerc tout son empire sur des mes en
proie plutt l'ignorance qu' l'erreur ou l'obstination ;
les vertus admirables et l'accueil paternel du Vicaire de
Jsus-Christ les auraient remplis d'une sainte admiration,
surtout ils auraient fait la comparaison avec leur clerg et
auraient vu de leurs propres yeux la fausset de tout ce
qu'on leur racontait des catholiques de Rome, et ils au
raient appris se dfier des dclamations des hrtiques.
Les Cophtes prvoyaient bien tous ces heureux effets, c'est
pourquoi tout prix ils voulaient s'opposer ce voyage :
u Nous sommes srs, disait le Patriarche, que de Rome
vous reviendrez catholiques.
Ainsi, ce faux pontife, prophtisait comme Caphe. Et
en ralit, les dputs abyssins taient dj catholiques
lans le cur et plusieurs avaient dj abjur les erreurs
le leur secte. Il n'tait pas prudent de les laisser plus
'ongtemps au Caire, assigs par les fraudes des hrtiques
il par les intrigues d'un parti qui, priv de bonnes rai
sons, voulait les remplacer par la force et par la violence.
M. de Jacobis, pendant les jours d'une si cruelle preuve,
recommandait l'affaire au Seigneur qui dispose tout pour
le bien de ses lus et qui mortifie pour vivifier. Il prit con
seil d'Aba-Carima, Evque cophte catholique et vicaire
postolique de l'Egypte, ainsi que des Pres de Terre-
Sainte et de l'incomparable monsieur de Bourville, consul
le France, homme d'une foi et d'une pit remarquables,
st il se rsolut partir promptement pour Alexandrie. Il
it connatre sa pense aux Abyssins, et ceux-ci, brlant
lu dsir d'aller en Palestine et Jrusalem, le suivirent.
Ici nous croyons propos de placer une relation crite
n langue amarique par le Deftara Halo, qui accompagnait
a lgation d'Abyssinie. Elle entre ims quelques dtails
;ui nous montrent comment les Abyssins avaient dj su
aire la diffrence entre la vertu de M! de Jacobis et les
[ualits du patriarche cophte schismatique. Voici cette
elation traduite :
Le 12 janvier 1840, nous quittmes le Tigr; les en-
'oys du degesmac (prince) Oubi taient quinze, et nous
:tions tous guids par M. de Jacobis. Le 26 avril, nous
trrivmes au Caire, et Monseigneur s'empressa de nous
chercher une maison et pourvut notre nourriture; Le
deuxime jour, nous allmes chez le patriarche cophte, qui,
pour nous recevoir avec plus d'honneur, se plaa entre
deux vques, et toute sa politesse consista nous prsen
ter des pipes pour fumer. Aprs les salutations ordinaires,
il nous demanda avec qui nous tions arrivs. Avec
Abouna-Jacob, rpondmes-nous. Ehbien! allezprendre
vos effets, et venez ici prs de moi, je vous donnerai une
bonne maison. Alors nous rpondmes de nouveau :
Notre matre et seigneur Oubi nous a donn pour nous
guider M. de Jacobis, et il lui a dit de faire ce qu'il jugera
propos. L'Abouna Jacob nous a donn une maison, et
nous l'avons accepte. Le patriarche alors se mit en colre
et nous dit que jusqu' cette poque les Abyssins taient
toujours venus loger chez lui, et qu'il n'tait pas conve
nable que nous restassions chez un Europen. Nous
retournmes chez nous, et le quatrime jour il nous ft
dire que si nous tions venus pour avoir un Abouna, il fal
lait lui donner l'argent. \JAllaca-Apta-Salassia qui tait
un des premiers envoys d'Oubi, sans rien en dire
M. de Jacobis, donna au patriarche quatre mille talaris
(20,000 francs). Ce fut alors que le patriarche nous dit :
Gardez-vous bien de prendre les conseils de M. de Jacobis,
d'entrer dans sa maison, d'y habiter, autrement je vous
excommunie tous. '' . . .
Aprs cela, nous quittmes la maison que M. de Ja
cobis nous avait donne : Qu'avez-vous fait? nous dit
celui-ci; pourquoi, sans rien me dire, avez- vous donn
l'argent au patriarche cophte? Vos personnes, ainsi que
l'argent et les trois esclaves que vous avez donns (1), sont
dos biens dont le prince Oubi m'a charg. Alors nous
allmes chez le patriarche avec M. de Jacobis qui lui dit :
Comment se fait-il que vous vous faites donner l'argent et
les esclaves sans rien me dire? Les esclaves que vous avez

(1) Oubi avait envoy trois esclaves en prsent au patriarche, pour


obtenir plus facilement un Abouna, ou vque.
61
reus par les envoys, je les veux, parce que, s'ils restent
dans vos mains, vous les donnerez Mhmet-Ali et ils
deviendront musulmans. Le Patriarche assura qu'il ne les
donnerait jamais au vice-roi, mais qu'il les ferait tous
chrtiens. M. de Jacobis les lui laissa. Plus tard, nous
avons appris que le Patriarche avait fait cadeau de trois
esclaves Mhmet-Ali. Dans le mme temps, il nous
interdit l'entre chez M. de Jacobis, sous peine d'excom
munication encourir par le fait mme. Maintenant,
ajouta-il, je vais vous chercher un vque; et il fit venir
deux prtres cophtes pour en choisir un, mais de ces deux
aucun ne fut admis, parce qu'ils manquaient des qualits
ncessaires. Ayant crit au monastre de Saint-Antoine,
il fit venir Abba-Andreas (nomm plus tard Abba-Salama)
qui s'empressa de nous faire une visite, et il se prsenta
nous portant un mouchoir blanc rempli d'eau de Cologne
qu'il s'amusait approcher de notre nez pour nous en
faire sentir l'odeur. Quel est cet homme ? demandrent
nos gens. C'est l'homme qui doit tre notre vque,
nous rpliqua-t-on. Abba-Andreas, en sortant, nous dit :
Ne m'Oubliez pas, je dois tre votre vque.
Nous nous rendmes de nouveau chez le Patriarche ,
qui dit : Voil un bon vque, qui a la vertu et la science
ncessaires. Mais il est trop jeune , il n'a pas de barbe,
rpondmes-nous ; donnez-nous un vieillard vnrable et
suivez les anciens usages, c'est--dire faites venir trois
moines, crivez leurs noms qu'on doit mettre sur l'autel;
on y dit la messe, et aprs on tirera au sort un des trois bil
lets, et celui qui sortira le premier sera notre vque. On
nous a dit que c'est comme cela qu'on doit faire et
qu'on faisait autrefois. Eh bien! je le ferai, nous dit le
patriarche. Alors Abba-Andreas nous dit : Mes frres,
pourquoi me rejetez-vous? Quel inconvnient avez-vous
trouv en moi; vous]dites que je suis trop jeune, mais avez-
vous oubli les paroles de David, qui dit : De tous mes
frres, j'tais le plus petit dans la maison de mon pre,
cependant Dieu m'a choisi, et il m'a oint d'huile sainte?
4
62
Trois de nos envoys qui taient des principaux, sa
voir : Balambaras-Kidana-Mariam , Abba-Ghebra-Ma-
riam et Abba-Ghebra-Heiriot (que nous souponnons forte
ment avoir reu de l'argent des mthodistes dont ancien
nement Abba-Andreas tait le disciple ou le serviteur)
tinrent conseil entre eux, et se dcidrent recevoir
Abba-Andreas pour leur vque.
Les autres envoys se montrrent mcontents, et alors
le patriarche leur dit : J'crirai votre seigneur, le prince
Oubi, que vous ne voulez pas recevoir fvque que je
vous donne; si vous le croyez mauvais, que ses fautes
soient sur ma tte, et que tous les pchs que le prince
Oubi a commis jusqu' prsent lui soient pardonns, je
l'absous de tout. Aprs cela, on sacra vque Abba-
Andreas, qui fut nomm Abba-Salama. Le motif qui a
port le patriarche sacrer Abba-Andreas, est, dit-on,
l'argent qu'il a reu des Anglais du Caire. Le jour de la
fte, on nous donna pour tous un buffle tuer, et les
Cophtes nous montrrent ce jour-l beaucoup d'affection.
Mais le troisime jour aprs la fte, commencrent les
discussions thologiques. Le patriarche donna aux' Abys
sins un manuscrit thiopien en leur disant : Disputez
prsent avec votre vque.
oC'est alors qu'Abba-Ghebra-Mikael (plus tard catholique
et martyr) dit l'abouna Salama : Dans ce livre, j'ai lu un
texte dont je dsire que vous me donniez l'explication.
Jsus-Christ dit : Je monte vers mon Pre et votre Pire,
vers mon Dieu et votre Bien. Abouna Salama se trouva
pris, et ne sachant pas la rponse, lui dit d'interroger sur
cette matire le Patriarche. _ Comment, rpondit le
moine, lorsque nous serons en Abyssinie et que nous vous
demanderons la rponse quelque difficult, est-ce que
vous nous enverrez au patriarche? Est-ce que le patriarche
viendra en Abyssinie? C'est vous nous donner une
rponse; car sans connatre votre foi, comment pourrions-
nous vous conduire en Abyssinie? Alors l'abouna se mit
en colre et l'appela borgne (parce qu'il n'avait qu'un il).
Aiba-Ghebra-Mikael rpondit : Si j'ai perdu un il, je
n'ai pas perdu la connaissance des mystres ni la rponse
aux difficults, mais vous (l'abouna aussi avait un il qui
n'tait pas trop sain), vous avez tout perdu, et vous tes
un paifait ignorant.
Ensuite nous allmes chez le patriarche pour lui
demander quelle tait sa croyance, et il nous dit que sa
croyance tait Ouolda-Keb, c'est--dire que le Fils comme
Dieu est l'onction du fils comme homme (c'est la croyance
qui est trs-rpandue dans le Tigr); et ensuite il continua :
Vous pourrez rester dans vos anciennes croyances jusqu'
l'poque o l'abouna Salama commencera parler votre
langue, et ensuite vous accepterez la croyance que le Fils
comme Dieu est l'onction du Fils comme homme.
Ayant termin ainsi cette question, nous le primes de
nous envoyer Jrusalem, mais lui nous dit : Comment !
est-ce que vous ne conduisez pas votre vque en Abys-
sinie? Sans voir Jrusalem et sans voir le Pape de
Rome, auquel notre seigneur Oubi nous a charg de por
ter une lettre, nous ne rentrerons pas en Abyssinie. Si
vous voulez aller Jrusalem, bien; mais si vous voulez
aller Rome, sachez que je vous excommunie. Nous res
tmes plusieurs jours en attendant qu'il nous envoyt
Jrusalem, mais jamais il ne se dcida. A la fin, press
par nous, il nous dit : Faites la paix avec abounaJacob et
allez chez lui. Quelle contradiction, rpondmes-nous;
un jour vous nous empchez d'entrer chez abouna-Jacob,
sous peine d'excommunication, et un autre jour vous nous
dites d'aller chez lui ? Alors il finit par nous dire : Faites
comme- vous voulez. Nous quittmes sa maison, et nous
nous rendmes chez M. de Jacobis; nous tombmes ses
pieds en lui demandant pardon et en le priant en mme
temps de nous envoyer Jrusalem ; il nous promit que
pour l'amour de Dieu il le ferait. Abouna Salama, de son
ct, jura de nous attendre jusqu'c notre retour, mais aus
sitt que nous Mme arrivs Alexandrie, sans faire
aucun cas de son serment, il partit avec trois moines
64
abyssins qui taient rests avec lui. Nous emes beaucoup
de dplaisir de cette conduite, et alors nous nous rso
lmes aller Rome. L'abouna Salama entra en Abyssinie
au mois de novembre 1840.

CHAPITRE VI

Voyage Rome

Nous avons vu qu'en partant du Caire pour Alexandrie,


les dputs abyssins n'avaient plus d'autre intention que
celle d'aller Jrusalem. La Providence nanmoins rser
vait M. de Jacobis la consolation qu'il dsirait avec tant
d'ardeur, celle de mener ses chers Abyssins aux pieds du
successeur de saint Pierre.
Aprs la Fte-Dieu, ils se mirent en route pour aller du
Caire Alexandrie ; cette fois ils n'taient plus que vingt-
trois. La condition de M. de Jacobis devint bien dure pen
dant ce voyage. Son cur lui prsageait un heureux succs,
mais il n'en prvoyait pas les moyens. Il est vrai que les
Abyssins se voyant hors des griffes de leur tyran, com
mencrent respirer plus l'aise; leur bon naturel
oppress et gn par la violence reprenait sa puissance.
Ils taient affligs des injures dont on avait abreuv leur
aptre qui, pour eux, s'tait expos tant de dangers et
tant de souffrances. Ils rougirent de leur faiblesse et de
leur lchet ne pas garder la parole qu'ils lui avaient
donne. Ils discutaient entre eux, se consultaient et balan
aient, ne sachant trop quel parti s'arrter. Enfin ils
dcidrent que si Mhmet-Ali, vice-roi d'gypte, les
engageait se rendre Rome, ils iraient malgr les me
naces de leur Patriarche. Mais Dieu voulut avoir lui seul
la gloire du succs et se servir, pour l'obtenir, du moyen le
65
plus faible qu'on pt imaginer, et que le lecteur ne pour
rait pas deviner entre mille. Ni Mh met-Ali, ni les Con
suls europens, ni les Grands de la terre n'taient destins
acheminer cette affaire. Pour mieux faire ressortir
l'uvre de la Providence, dit M. de Jacobis dans son
journal, le Seigneur a voulu qu'une femme triompht de
tout l'enfer. C'est ce triomphe divin qui me consola et qui
essuya toutes mes larmes, car il ressemble celui que la
cleste Marie avait remport sur l'antique serpent. Les
consuls, pour des raisons politiques, ne voulurent pas se
mler dans cette sorte d'affaire. Le vice-roi refusa mme
une audience aux Abyssins, aprs avoir reu leurs prsents.
Tout paraissait perdu; le secours vint du ciel au moment
o la terre le refusait. Un jour, les Abyssins taient dans
la maison de M. Rosetti, consul de Toscane. Son pouse,
femme d'une pit qui lui a conquis la vnration de toute
Alexandrie (1), en s'entretenant avec ces voyageurs, com
mena les engager de son mieux se rendre Rome, et
faire ensuite leur plerinage Jrusalem. Elle parla si
bien, qu'elle enflamma leurs esprits au souverain degr.
Ils se tournrent alors vers M. de Jacobis : partons,
s'crirent-ils d'une voix unanime; et ils mprisrent les
menaces du Patriarche, qui les avait fait suivre jusque l
par un hrtique, pour espionner leur conduite. Ainsi le
salut vint d'une femme; digitus Dei est hic. J'ai plaisir,
dit M. de Jacobis, mentionner ce fait, afin que chacun
reconnaisse que ni le savant, ni le puissant ne peuvent
faire autant que le plus faible instrument entre les mains
de Dieu. Et la main de Dieu conduisait visiblement
cette entreprise.
Le premier obstacle, celui de la part des Abyssins, une
fois surmont, il en restait un autre, celui des frais de
voyage. Comment, en effet, dfrayer tant de personnes
dans un si long trajet. Les trsors de Dieu ne sont pas

(1) Cette dame vient d'tre enleve par le cholra en un mme jour
avec sa fille, juin 1865.
U.
66
puiss. M. Ceruti, consul du roi de Sardaigne, offrit tout
ce qui tait ncessaire; le cardinal Franzoni, prfet de la
sacre Congrgation de la Propagande, d'un mrite au?
dessus de toule louange, auquel la mission d'Abyssinie
devait son commencement et son progrs, et qui fut pour
elle un nouvel Athanase qui lui envoya un nouveau
Frumence, ce Cardinal, dis-je, avait dj tout dispos pour
payer les frais du voyage, aprs avoir t mis au courant
par M. de Jacobis. Ainsi tous les obstacles taient levs,
et l'on s'embarqua sur le Scarnandi-e pour se diriger vers
Malte. Qui pourrait exprimer la joie du missionnaire lors
qu'il se vit hors de tous ces embarras ! Oh ! qu'il tait doux
en cette circonstance, de rpter ces paroles de confiance
et de consolation : In te Domine speravi, non confundar in
ternum. Ces paroles avaient pour lui un nouveau charme
quand la vaste tendue de la mer lui mettait sous les
yeux l'image de l'immensit de la libralit divine. Les
Abyssins revenus eux-mmes pleuraient de tendresse.
Aprs tant de scnes de chagrins et de deuil, il manquait
seulement que l'enfer vnt , par sa parodie, gayer la
socit par une farce burlesque. Sur le mme vapeur se
trouvait un ministre protestant anglais. Il se mit bonne
ment ou plutt sottement dissuader les Abyssins de leur
voyage de Rome. Ceux-ci ne firent que rire du zle hors
de propos du vieux ministre, et lui rpondirent si bien
qu'ils lui trent l'espoir de recueillir autre chose que la
confusion d'une nouvelle proposition de ce genre. Rien
n'inspire tant d'horreur aux Abyssins que le Protestan
tisme, ils mettent ses sectateurs au niveau des musul
mans. Ceci rappelle la rponse d'une dame russe qui, ne
connaissant pas le dtail des erreurs de la secte, rpondit
quelque ministre qui voulait la catchiser : Oh ! il me
semble que j'ai compris ! c'est quelque chose qui ressem
ble la religion de Mahomet! Aprs une heureuse navi
gation, les voyageurs arrivrent Malte."
Les triomphes de Rome chrtienne sont plus clbres
et plus dignes de louanges que ceux de Rome paenne.
67
Ceux-ci taient ennoblis par le courage, souvent souills
par la frocit, et par ce faux amour de la patrie qui re
gardait comme indigne de vivre quiconque ne se faisait
pas l'esclave de la violence. La gloire d'un petit nombre
entranait aprs elle les pleurs des nations entires, des
cits dtruites, des provinces dsertes, des royaumes rui
ns; et cette vaine gloire on sacrifiait le repos de plu
sieurs millions d'hommes : tanlo major famce sitis est
quamvirtutis, disait un ancien pote. Rome chrtienne, au
contraire, triomphe par la vertu. Le chant triomphal de
l'humble missionnaire annonce la paix, la flicit, et la
civilisation de gens qui, jusque-l, n'avaient plus de
l'homme que l'extrieur. S'il est ceint d'une aurole, cette
aurole n'est pas de sang, moins que ce ne soit le sang
qu'il a vers pour ses frres. C'est l qu'il conduit les
nouveaux disciples qu'il a conquis au Sauveur, afin de
leur faire reconnatre le pre et le chef de l'glise univer
selle, pour lui faire hommage de leur obissance. Et qui
peut dire quelle gloire en revient la foi de Jsus-Christ
et au sige de saint Pierre ? C'est alors que l'on reconnat
la vrit de ces paroles du pote d'Aquitaine :

Sedes Iloma Ptri ; quae pastoralis honoris


Factacaput mundo, quicquid non possidet armis
Relligione tenet.

Ah ! si tous les peuples appartiennent son bercail, c'est


que tous les peuples ont t rachets par le Sauveur de
tous. La diversit de couleurs ne change rien la con
dition; le Grec et le Scythe, le Romain et le Barbare, sont
une seule et mme chose devant Dieu qui ne fait point
acception de personnes. Oh Iles philosophes humanitaires,
au moins sous ce rapport, devraient aimer cette Eglise
catholique; mais les philosophes ne savent pas aimer!
C'est un de ces triomphes de l'Eglise que contribuait lo
zl Prfet Apostolique d'Abyssinie.
Nous l'avons laiss Malle pour y passer, avec sa com
68
pagnie, les jours de la quarantaine oblige. Ces jours
taient d'autant plus longs pour lui, qu'il soupirait davan
tage aprs le moment de mener ses chers disciples
Rome. Ils avaient besoin de ce voyage, car, ainsi qu'il est
naturel ceux qui n'ont rien vu, ils se figuraient qu'il
n'y avait que leur pays qui ft quelque chose de grand
dans ce monde, et quand on leur racontait les grandeurs
de la hirarchie ecclsiastique, le grand respect qu'ob
tiennent la dignit et la prminence du Souverain Pon
tife, et la splendeur de l'Eglise Romaine, ils ne pouvaient
y ajouter foi et mesuraient tout aux ides qu'ils s'taient
formes dans leur patrie. Il tait donc ncessaire que
quelques-uns d'entre eux vissent de leurs propres yeux ce
qui se faisait en Europe, et c'est pourquoi M. de Jacobis
les conduisait Rome ; et tel tait le but de ses plus ar
dents dsirs.
Il crivait de Malte, le 14 juillet 1841 : Le voyage de
Rome changera les ides de mes pauvres Abyssins; il sera
pour eux le meilleur cours possible de thologie. Le Sei
gneur nous protgera et c'est l ma plus chre esprance ;
soutenez-la par vos prires. Nous nous embrassons en
Jsus-Christ. Encore un moment et nous mourrons et puis
nous serons tous deux avec lui sans pouvoir plus nous
sparer jamais.
De Malte les voyageurs vinrent Naples o ils ne res
trent que quelques heures, puis ils passrent Rome. Il
n'est pas facile de dcrire la joie qu'prouvrent les Abys
sins en se trouvant enfin dans la sainte cit, .ni la joie des
Romains en voyant ce nouveau peuple au visage olivtre.
Beaucoup, la vue de ces prmices d'une si difficile mis
sion, ne pouvaient retenir leurs larmes. Partout o pas
saient les Abyssins on accourait en foule et rien ne parais
sait si beau que la multitude du peuple, c'est--dire Rome
entire faisant la haie sur leur passage et gardant un si
lence plein d'tonnement devant ce spectacle aussi saint
que nouveau.
Voici comment le journal de Rome du 25 aot 1841
- 69
raconte la manire dont les Abyssins furent accueillis par
le pape Grgoire XVI :
Il vient d'arriver dans cette Mtropole du monde chr
tien des dputs des trois royaumes chrtiens de Tigr,
d'Amara et de Choa, dans l'Abyssinie; ils sont envoys au
Saint-Pre par le Dejesmac Oubi, souverain du Tigr. Ds
ont eu le grand honneur d'tre reus en audience publique
par Sa Saintet, le dix-sept du courant. Le Pape tant sur
son trne et ayant sa droite le cardinal Mezzofante et
sa gauche Mgr le secrtaire de la Propagande, a admis
d'abord les trois dputs proprement dits : Allaca (prince)
Apta Salassia, parent du roi de Choa, premier ministre
du royaume de Tigr et prsident de l'Instruction dans les
trois royaumes d'Abyssinie; Abba Resedebra, prtre, sei
gneur d'un pays et chef d'une glise, et Abba Ghebra
Mikael, docteur de Gondar; on leur adjoignit pour inter
prtes M. Justin de Jacobis, Prtre de la Congrgation de
la Mission et prfet apostoUque de la mission d'Abyssinie,
etD. George Golabadu, prtre thiopien et recteur de l'glise
et de l'hospice de Saint-Etienne-des-Maures. Aussitt
admis, les dputs se prosternrent devant le Saint-Pre
qui, avec la plus tendre bienveillance, les reut baiser son
pied. Sa Saintet, aprs les avoir accueillis avec affection,
daigna les faire asseoir sur trois escabeaux placs devant
son trne et s'entretint quelque temps avec eux par l'in
termdiaire du cardinal Mezzofante, de M. de Jacobis et
du prtre Galbadu qui alternativement se faisaient les in
terprtes de cet intressant colloque. Ensuite furent in
troduits l'auguste audience les autres personnages dis
tingus d'Abyssinie qui taient associs sa dputation et
parmi lesquels se trouvaient des docteurs, des prtres et
des moines thiopiens, ainsi que les gens de service ; tous
furent admis baiser les pieds du Pape. Une trs-
belle lettre avait t adresse Sa Saintet par le Dejesmac
Oubi; le Pape en brisa les trois sceaux et elle fut lue
haute voix par le Deftara (docteur) Desta, ex- secrtaire du
Dejesmac Sabagadis et traduite aussitt en italien par le
70
cardinal Mezzofante et par M. de Jacobis. Enfin les dputs
se retirrent en protestant avec navet de leur regret de
ne pouvoir offrir au Souverain-Pontife aucun prsent d'or,
en etant empchs par la pauvret de leur patrie et en le
suppliant de vouloir bien agrer l'hommage qu'ils lui fai
saient de l'encens prcieux et des aromates d'Abyssinie
qu'ils lui offraient pour honorer en sa personne celui qu'il
reprsentait; ajoutant qu'au lieu de myrrhe, triste et
lugubre symbole de la douleur qu'ils priaient le Seigneur
d'loigner de Sa Saintet, ils osaient lui prsenter quel
ques-uns des oiseaux les plus rares de l'thiopie.
Le Saint-Pre daigna leur manifester la vive motion
avec laquelle il recevait et les dputs abyssins et les
gages de leur filiale affection, et il dclara que dans une
autre audience il se rservait de leur remettre sa rponse
au Dejesmac Oubi. Il congdia toute la dputation en lais
sant chacun de ses membres pntr de reconnaissance
pour la bont et la paternelle tendresse avec lesquelles il
avait daign les accueillir tous.
Une faveur si imprvue et qui rfutait si bien tous les
prjugs qui leur avaient t inspirs ds l'enfance, les mit
hors d'eux-mmes d'admiration et ils ne trouvaient point
de mots pour exprimer leur reconnaissance ; ils ne pou
vaient se persuader qu'ils eussent eu un pareil bonheur
et reconnaissaient combien ignorants et menteurs taient
les prtres cophtes qui les avaient prvenus par de si indi
gnes calomnies.
Ecoutons M. de Jacobis, racontant dans une lettre du
29 aot, comment la dputation fut admise par le Pape
une seconde audience.
Ce matin, dit- il, nous avons pris cong du Saint-Pre.
Il a daign nous admettre l'audience dans la salle du
trne, avant tous ceux qui attendaient. Les trois princi
paux de la dputation taient assis sur des escabeaux pr
pars cet effet pendant que Mgr le secrtaire de la Propa
gande se tenait debout. L'affabilit apostolique que tmoi
gnait le Saint-Pre, la complaisance avec laquelle il con
71
versait avec les Ethiopiens attendrissaient chacun jusqu'aux
larmes. . Il me sembla voir, un je ne sais quoi de surnatu
rel et d'ineffable dans la familiarit avec laquelle il entra
dans la salle d'audience, portant avec tendresse ses regards
a droite et gauche en traversant les rangs des Abyssins,
et aprs s'tre assis, en leur permettant de lui baiser la
pied , en coutant leurs compliments, en demandant de leurs
nouvelles et la lin en leur donnant des mdailles et des
croix d'of ou d'argent selon la dignit de chacun. Demain,
le Saint-Pre part pour Lorette et veut que tous les Abys
sins soient runis sur la place du Peuple pour recevoir
encore une fois sa bndiction. La lettre adresse au roi
du Tigr est remplie de dignit et d'une tendresse toute
paternelle ; elle ne pourra manquer de faire une grande
impression sur l'esprit de ce prince demi-barbare, mais
plein de bon sens. Sans que j'aie rien demand au Saint-
Pre, il me dit de lui-mme : demandez au Cardinal-Tr
sorier, demandez tout ce qui pourra faire plaisir Oubi.
Telles furent les dernires paroles que le Pape m'adressa.
Ensuite il dclara les sentiments de son me apostolique
pour la conversion de l'Abyssinie et il nous congdia.
Des prsents furent en effet prpars pour le prince
Oubi, et parmi eux on remarquait un magnifique collier
d'or, auquel tait suspendue une croix d'un travail re
marquable. Cette croix portait ces paroles qui indiquent
bien les deux natures du flls de Dieu : Le sang de l'homme
tst le prix du salut, le mrite de Dieu en est le fondement.
Les Abyssins quittrent Rome avec l'esprit et le cur ca
tholiques. Leurs erreurs tombrent la vue des faits ;
leurs prjugs fuient guris la \ue de la sainte splen
deur qui environne le Chef de l'Eglise. Ils l'admirrent et
reconnurent le pouvoir cleste dont il est investi; ils pleu
rrent sur le sort de leur patrie qui est ensevelie dans le
malheur du schisme. Ceci nous rappelle une sage parole
I attribue un illustre personnage de Rome. Il parlait avec
un protestant et lui demandait quelle tait l'impression
lue lui avait faite la vue du Vatican. Avantd'y entrer, r
72
pondit celui-ci, il ne me paraissait qu'une masse dme
sure, sans proportion; mais quand j'y fus entr., je fus
frapp d'tonnement et surpris de la riche harmonie de
toutes ses parties. Eh bien ! reprit son interlocuteur,
c'est ainsi qu'il en est lorsque l'on se trouve hors de
l'Eglise, on y trouve une foule de choses en dsordre ;
mais entrez, pntrez, et vous toucherez du doigt une
merveilleuse harmonie. Les Abyssins virent en effet ce
que c'est que l'Eglise et ils se trouvrent d'autres hommes ;
tous auraient fait sur le champ leur profession de foi ca
tholique, si la prudence n'avait conseill de la diffrer.
Plus tard, nous verrons l'un d'entre eux arriver mme
la gloire du martyre.
Ce fut donc dans ces saintes dispositions qu'ils partirent
de Rome, l'exception de trois qui furent placs au collge
de la Propagande, parce qu'ils taient encore assez jeunes
pour tre forms la science et la vertu. Ils arrivrent
Naples le 16 septembre, et M. de Jacobis les conduisit
la maison de la Congrgation de la Mission, dite dei Ver-
gini. La ville entire leur tmoigna son intrt, le roi et
tous les grands personnages se firent un honneur d'ac
cueillir la dputation d'Abyssinie. Parmi tous ces hon
neurs et toutes les visites d'glises, de monastres, et de
prcieux souvenirs de la ville de Naples, les Abyssins
eurent surtout l'inapprciable avantage de se trouver dans
cette ville pour la fte de saint Janvier (19 septembre),
jour o l'on expose les reliques du saint martyr, la vn
ration publique. Ils se trouvrent la liqufaction mira
culeuse de son sang et en demeurrent tellement frapps
qu'ils donnaient des tmoignages de leur vnration capa
bles d'attendrir toute l'assistance qui tait trs-nombreuse,
dans la chapelle du trsor de la cathdrale. Un incr
dule, propos du clbre tableau de la transfiguration,
peint par Raphal, a crit : Une multitude de curieux
vient chaque jour contempler ce tableau; des philoso
phes y sont devenus chrtiens, des protestants catho
liques, et ils ont reconnu qu'une religion qui a inspir
73
un pareil chef-d'uvre ne pouvait tre que la vrit.
On pourrait bien dire autre chose de ce spectacle qui
se voit des yeux et se touche des mains. Mais il faisait
beau voir ces Abyssins tout pntrs d'une profonde
pit, les yeux ouverts et immobiles, tout arross de
larmes, redoublant leurs signes de croix, se tenant dans
l'attitude du respect ; toute leur personne tait un tableau
vivant comme le miracle lui-mme, qui tait bien capable
de convaincre leur esprit et de toucher leurs curs.
Un autre spectacle, non moins attendrissant pour eux,
fut une fte laquelle ils assistrent dans l'glise de Saint-
Nicolas de Tolentino, seconde maison de la congrgation
de la Mission dans la ville de Naples. C'tait une fte en
l'honneur de la sainte Vierge laquelle les Abyssins ont
une grande dvotion. L'glise tait dcore avec une grave
magnificence, la statue de Marie conue sans pch y
tait expose avec une pompe religieuse. M. de Jacobis
chanta la messe devant une grande assistance de peuple,
et beaucoup de fidles y reurent la sainte communion.
Les Abyssins, vivement touchs, ne pouvaient retenir
leurs larmes. Aprs vpres, M. de Jacobis fit au peuple,
qui remplissait l'glise, un sermon sur les gloires de la foi
et sur sa propagation ; puis il adressa aussi la parole aux
Abyssins dans leur propre langage pour leur faire com
prendre le sujet de son discours; ceux-ci tout attendris
eux-mmes attendrissaient galement les autres; aussi,
aprs cette crmonie, ne pouvant retenir les sentiments
de leurs curs, ils s'criaient : Les catholiques sont
bons, c'est nous qui sommes de tristes gens !
Quelques autres de leurs rponses dnotent galement
que la foi avait djpousses de profondes racines dans leur
cur. On leur faisait visiter l'tablissement appel Colle-
gio de Regina cli. Arrivs la cuisine, on leurjinontra le
grand brasier allum sous un fourneau : Entrerais-tu
l, dit quelqu'un l'un d'eux? Oui, rpondit-il, si c'tait
pour la foi de Jsus-Christ. On demanda Allaca-Sa-
lassi ce qu'il pensait des riches meubles et ornements
5
Il
du Palais-Royal de Capodimonte : Il me semblait* r
pondit-il, que j'tais prsent l'une des visions de l'apo
calypse; tout me plat, bien que je ne comprenne pas
tout. Cette parole montre combien la sainte criture lui
tait familire; du reste, chaque tableau qu'il voyait re
prsentant une scne de nos livres sacrs tait aussitt
expliqu par lui et par ses compagnons. Ainsi la Bible par
elle-mme ne suffit pas pour corriger toutes les erreurs.
La vrit se trouve dans l'interprtation de l'Eglise catho
lique qui en est la colonne et la base. Cette preuve de fait
devrait convaincre de leur mprise tous les promoteurs
des Socits bibliques des protestants. Pauvres gens,
disait Montaigne, qui pensent avoir rendu la. Bible claire
parce qu'ils l'ont traduite en langage vulgaire. Mais,
disent-ils, elle est faite pour tout le monde. C'est trs-vrai*
les mdecines aussi sont faites pour tout le monde ; diret-
vous qu'il faut s'en servir sans discrtion, sans conseil,
sans explication ? C'est l'Eglise seule qu'est confi 6e
sacr dpt duquel l'aptre a dit : hors de l il n'y a que
tnbres et mensonge. Nos Abyssins firent une douce ex
prience de cette vrit et reportrent dans leur pays les
heureuses impressions qu'ils taient venU9 puiser au
centre de l'Eglise catholique.
Le 5 octobre 1841, ils s' embarqurent sur le vapeur
franais k Lycurgue, emportant dans leur cur et Rome et
Nantes, que, dans leur langage figur, ils comparaient au
soleil et la lune. Avec eux partirent, outre M. de Jacobis,
un autre prtre de la congrgation de la Mission, M.Lau
rent Biancheri, Gnois, et le frre coadjuteur Abbatini.

CHAPITRE VII
Voyag .frttanlem

Partie de Naples pour Alexandrie, le 6 octobre 1841,


755
la caravane prouva, pendant deux jours, les rigueurs
d'une mer agite par la tempte. Pendant ces deux jour
nes, crivait M. de Jacobis, nous avons une miniature
de la vie du missionnaire, c'est l une de ses parties qui
est visible tous; car c'est avec tranquillit d'me qu'il
passe d'une tribulation une autre tribulation ; la paix
qu'il gote en la souffrant est un mystre qui doit plutt
tre cach que dvoil ! Ces paroles sont un beau com
mentaire de ces mots de l'aptre : in omnibus tribulatio-
nem patimur sed non angustiamur.
M. de Jacobis raconte quelques pisodes de ce voyage
dans une lettre date d'Alexandrie d'Egypte le 18 octobre :
Les bateaux vapeur, dit-il, sont le chef-d'uvre des
inventions modernes; ils sont destins porter, d'un bout
du monde l'autre, avec une rapidit surprenante, l'es
prit dominateur de l'Europe moderne. Les amateurs de
l'immobilit de toutes les vieilles choses maudiront ja
mais les vapeurs. Mais il faut tre juste, except les choses
qui de leur nature sont immuables, il faut convenir que
le monde ne peut rester stationnaire sur aucun point.
L'invention et l'usage des vapeurs est mme plus appr
ciable que celle de l'imprimerie, car celle-ci ne peut rap
procher les hommes que par le muet langage des livres,
tandis que ceux-l les rapprochent par la force plus grande
de la socit et de la conversation. Ainsi, le blme ou la
louange de ces machines souverainement sociales dpend
de la qualit des hros qu'elles sont destines transpor
ter sur tel ou tel point de la terre, comme le fameux cheval
de Troie. Pour moi, qui ai si souvent prouv les avan
tages des vapeurs et qui suis si personnellement intress
les louer, je serais pourtant le premier crier contre
une si belle invention si elle n'accueillait que des person
nages semblables au docteur B. C'tait un Anglais qui se
rendait dans les Indes. Les soins tudis qu'il mettait
paratre jeune, malgr les cheveux blancs sems dj sur
sa tte et les rides profondes de son visage, me prsen
taient en lui un original parfait de ces tranges caricatures
'
76
d'anglais qui, vues seulement sur des estampes, provo
quent le rire au suprme degr. De mon ct, avec mon
petit habit levantin, je devais paratre au docteur un autre
modle du mme genre. Cette analogie dans la manire de
nous considrer rciproquement produisit en nous le dsir
de nous connatre, et la premire occasion qui se pr
senta, nous pmes entamer la conversation que je vais
vous rapporter. Ce fut lui qui eut l'honneur de l'introduc
tion. Etes-vous Franais? Non, monsieur, je suis Ita
lien. Pauvre Italie, elle n'est plus grande et sage
comme autrefois, mais ignorante et superstitieuse!...
Et il continua dans un franais dtestable la suite de ses
lamentations, et raconta l'histoire de son Nouveau Testa
ment qu'il n'avait pu introduire dans le Pimont, con
cluant par cette exclamation : Mme la lecture des meil
leurs livres est interdite dans ce pays ! Les mrites de
votre livre me sont inconnus, lui rpondis-je, mais puis
que vous me dites que votre malheureux Nouveau Tes
tament n'a pas eu entre dans le Pimont, je suis certain
qu'il devait tre du nombre de ces livres saints que vous
avez composs en tant d'idimes diffrents, et dont les
mrites sont fort bien connus du monde vritablement sa
vant. C'est pourquoi, de mme que vous devriez appeler
superstitieuses et ignorantes toutes les nations antiques,
la Grce, par exemple, qui frappait d'ostracisme les ci
toyens suspects aussi bien que les mauvais livres, vous
pouvez appeler aussi ignorante et superstitieuse l'Italie
qui est si inhospitalire pour votre cher ouvrage. Oui,
elle est superstitieuse et ignorante ! Le docteur B. tait
un de ces protestants qui connaissent merveille le voca
bulaire des injures que la Rforme a compos contre le ca
tholicisme; mais il tait fort pauvre en raisonnements. Il
rptait donc satit son piphonme de prdilection.
VItalie est ignorante et superstitieuse, et je lui en opposais
un autre peut-tre un peu plus logique : Les injures
montrent le tort et non la raison de celui qui s'en sert.
Telle fut la conclusion de notre premire conversation.
Le jour suivant, il en entama une autre en remettant
dans nos mains le Nouveau Testament publi Londres
en langue franaise. Oh ! le grand livre ! le livre des li
vres que celui-l, m'criai-je alors, la vrit des choses
qu'il contient parle vritablement au cur ; mais malheur
. celui qui ose changer un seul iota dans ce livre divin.
Ici, rien ne manque, me dit-il, et il n'y a rien d'ajout,
comme vous le voyez command par Dieu mme dans les
dernires paroles de l'Apocalypse. S'il en est ainsi, il
doit s'y trouver plusieurs choses qui vous mettraient dans
un grand embarras comme cet endroit, par exemple.
Et je lui montrai le texte de saint Jacques, qui recommande
la confession des pchs. Le docteur B. lut le passage et
s'chauffa me donner l'interprtation des paroles de
l'Aptre avec la mme assurance que s'il et eu dans sa
poitrine tout un concile cumnique. Mais avec sa per
mission, je lui montrai un autre endroit o saint Pierre
dfend toute interprtation prive de la Sainte-Ecriture,
et j'ajoutai : Vous voyez, monsieur, que vos inter
prtations ne seraient pas agrables au prince des aptres ;
excusez-moi donc si je vous dis ingnument que je ne
pourrais les admettre sans crime, car je ne dois admettre
d'autre interprtation que celle de l'Eglise. Ce mot
Eglise, que je prononai exprs pour amener le doc
teur dans l'arne, lui sembla une parole venue de l'autre
monde pour le tirer du grand embarras o l'esprit de con
tradiction du protestantisme l'avait dj jet. Alors, feuil
letant son livre au plus vite, il trouva aussitt le fameux
portrait de la prostitue de Babylone trac dans l'Apoca
lypse, et il en fit l'heureuse application de Luther l'E
glise romaine, principale cause, ajoutait-il, des malheurs
de l'Italie. Puis rpandant tout le trsor de son rudition
un peu suranne, il parla de la journe de Saint-Barth-
letny, de je ne sais quels et combien de rgicides commis
par les catholiques, de l'ignorance honteuse dans laquelle
nous sommes plongs jusqu' ignorer mme le second
commandement de Dieu qui dfend les images ; puis de la
- 78 -
richesse de notre culte, puis de la puissance du Pape.
C'tait un robinet d'eau tide qui coulait sans s'arrter.
Pour renforcer son discours, il rptait de temps en temps
son refrain triomphant : L'Italie ignorante et supersti
tieuse I Enfin, il conclut, et il eu tait temps, (car il me tar
dait de lui donner un dmenti historique) par ces paroles :
L'Eglise catholique, c'est rien, tout comme l'Eglise an
glicane, c'est rien! (Moindre mal, il pouvait placer l'E
glise catholique au-dessous de l'anglicane). La vritable
Eglise (et il prononait ces paroles avec une expression de
visage et un accent de voix qui montraient la persuasion
o il tait qu'il allait me promulguer la grande merveille
de sa doctrine) la vritable Eglise est invisible et cache !
Les paroles enfles, repris-je alors, et les assertions isoles,
cher ami de mon cur, ne conviennent pas du tout aux
lumires du sicle dans lequel nous sommes, et dans le
quel une critique svre a pur une grande partie de
l'histoire. Ainsi, je trouve trs-trange qu'un homme
d'une aussi grande rudition que vous, et qu'un Anglais
ne connaisse pas la vraie cause de la journe de Saint-
Barthlmy ni celle des rgicides. Et ensuite, vous qui
avez mis mort plusieurs personnes royales, vous quj
vous tes spars de l'Eglise pour favoriser bassement la,
brutale passion dn pire de vos rois, vous devriez tre un
peu plus prcautionns en rappelant ces crimes que la ca
lomnie a attribus l'Eglise catholique, et dont la vri
table histoire l'a disculpe. Et comment, vous qui vous
croyez inspirs de Dieu pour interprter les Ecritures,
vous ne savez pas comprendre qu'une dfense faite un
peuple enclin l'idoltrie ne regardait nullement (les
chrtiens qui lvent des statues comme souvenir et le
on des grands hommes et des grands vnements ? Com
ment trouvez-vous redire qu'un cur pntr de l'ide
de la majest de Dieu lui consacre Yox et l'argent et tout
ce qu'il a de plus prcieux ? Comment ne vous rappelez-
vous pas que Jsus-Christ, en confrant ses pouvoirs son
Eglise, lui dit : Tout pouvoir, sans exception aucune ?
19
Telles furent les rponses, du reste, fort communes que
je donnai aux objections plus communes encore du doc
teur B. Du reste, dis-je la fin* ces questions ne vous
regardant pas du tout. Et, en effet, que prtendez-vous
faire en combattant le catholicisme ? Rendre visible I'Et
glise qui, selon votre opinion, doit rester invisible t Selon
votre systme, ce ne serait plus du zle, mais bien une
impit ! Si l'Eglise a t faite invisihle par Pieu, il n'y. a
aucun homme qui puisse ^'indiquer aucun autre hftmme.
L'apostolat n'est donc pas votre affaire, c'est une fonction
toui --fait inutile et mme sacrilge. &i l'Eglise catholique
est vos yeux Babylone, cela veut dire qu'elle n'est pas
visible vos yeux comme vraie Eglise de Jsus-Christ;
alors, ne yous pressez pas tant de la juger et de la con
damner, car plus elle vous semble loigne de la vraie
Eglise, et plus elle est invisible ; plus par consquent elle
participe la note 'invisibilit, et parla mme elle est
plus voisine de la vritable Eglise. Ainsi, votre zle dans
tous ces raisonnements est anti-logique, et vous devez
vous taire. Ah! quelle compassion m'inspirent ces
frres illusionns et spars. Oh ! comme je voudrais don
ner ma vie pour les voir unis nous et priant dans l'es
prit d'une 66ule croyance. Hlas ! mon sang est trop mis
rable, mais je le donnerais volontiers jusqu' la dernire
goutte pour cimenter cette union 1 .
line autre foisavec ce bon, docteur se trouvaient aussi
plusieurs Anglais, franais et autres, qui tous donnaient
des preuves de leur bon sens. L'intrt que ceux-ci pre
naient ces discussions m'a confirm davantage dans
mon opinioij, qui est que l'esprit dominateur de l'Europe
moderne dpU rapprocher toutes les diffrentes partes de
l'esprit humain par la yoie du commerce et des croyances
religieuses, et dans tout ce mouvement le catholicisme
triomphera. En voici encore une autre preuve bien belle.
Dans ce mme vapeur, le fancrde, dont nous allons sor
tir, sur plusieurs lits de voyageurs on trouva des feuilles
imprimes ; une d>Ues contenait une dmonstration trs
80
courte, mais trs-convaincante, de la vrit de notre reli
gion; et une autre, une mditation trs-touchante sur notre
fin dernire. Il y avait donc sur ce vapeur un vritable
aptre qui avait choisi cet admirable moyen de prcher
d'une manire plus efficace pour les esprits les moins
disposs entendre des prdications.
Dans cette mme lettre M. de Jacobis parle ensuite de
son arrive et du trait particulier de la providence qui les
fit arriver au port d'Alexandrie au moment o une
effroyable tempte se disposait clater. Arrivs dans
cette ville les Abyssins tmoignrent persvrer dans leur
dsir d'aller Jrusalem.
Les trois principaux d'entre eux, continue la lettre,
vinrent en grande crmonie et en rcitant leur exorde
d'usage, qui cette fois tait un petit rsum du voyage
dj fait, et me prirent de satisfaire leur pieux dsir.
Entre autres raisons qui me dterminrent, il y avait par
dessus tout la recommandation du Pape qui, connaissant
la passion des Abyssins pour le plerinage Jrusalem,
m'avait dit plusieurs fois, en prsence de Mgr Cadolini,
secrtaire de la Propagande : Allez-y avec eux, afin
qu'ils ne tombent pas entre les mains des hrtiques.
Me rappelant cette parole, je me dterminai partir pour
Jrusalem.
Le i novembre suivant M. de Jacobis crivait: Nous
voici Jaffa, ville clbre dans l'histoire et dans la fable,
et riche de tant de souvenirs. En la considrant sur le
penchant septentrional d'une petite colline qui s'lve sur
le rivage de la Mditerrane, appele la grande mer pour
la distinguer de la mer Morte et du lac de Tibriade, je
me rappelai No que l'on dit avoir construit cet endroit
l'Arche qui a sauv l'espce humaine, et les cdres desti
ns la construction du temple qui avaient t dbarqus
l, et Jouas qui partit de ce port pour Tarsis, et le vaillant
Machabe qui l rduisit en cendres une flotte ennemie.
Il me semblait sur la plus haute terrasse apercevoir saint
Pierre transport dans la douce extase o il vit le merveil-
81
le ux linceul qui lui figurait l'abolition de toute distinction
entre les Juifs et les Grecs, les Scythes et les Romains, et
lui apprenait que tous taient rachets par le sacrifice du
Golgotha ; il me semblait le voir ensuite prs de la bire
de Tabithe, rendant cette sainte veuve la vie qu'elle avait
consume en bonnes uvres. Aprs de si tendres souve
nirs, je me riais de la fable d'Andromde expose sur ces
cueils pour tre dvore par un monstre, et de Perse qui,
bless par un centaure, lava dans ces eaux le sang de ses
blessures ; ensuite une larme sillonna mes joues au souve
nir de tant de malades morts de poison sur ces sables,
ainsi que le raconte la plus cruelle page de l'histoire de
Napolon. Que d'imagination! me direz-vous. C'est vrai;
mais aussi que faire en un Lazaret o nous sommes enfer
ms, et qui nagure a vu mourir quinze cents chrtiens
et musulmans attaqus de la peste, dans cette demeure
horrible sous tous les rapports et o pourtant j'entends
mes bons Abyssins presque tous malades de la fivre,
s'crier : Ici nous sommes dans le paradis terrestre ! Ce
sont pourtant les mmes hommes qui viennent de goter
les commodits europennes, tant a t grande l'pouvante
qu'a jete dans leur esprit le danger de notre navigation
entre Alexandrie et Jaffa!...Dans peu de jours nous pren
drons la pratique et nous nous mettrons en route pour
franchir les dix ou douze heures qui sparent Jaffa de la
capitale des mystres. Notre consul gnral Alexandrie,
non moins que celui de Jaffa, ont fait pour moi plus qu'on
ne pourrait imaginer... Je prends de l occasion pour
montrer nos Abyssins de quel amour, de quelle vertu
la foi catholique est la source ; ils l'avouent et disent que
nous sommes bons et qu'eux sont des misrables. Oh ! de
combien de manires on peut exercer l'apostolat !
Nous serions trop long si nous voulions raconter tous
les dtails du voyage Jrusalem en suivant le journal de
M. de Jacobis. Aprs les voyages en Orient de Chateau
briand, de Lamartine, de Marcellus, du pre de Gramb,
procureur gnral des Trappistes, et l'histoire de Poujou
5.
- 82 -
lat, que pourrait dire de nouveau pp missionnaire ? Il n'a
qu'un dsir dans le cur, un seul soupir sur les lvres,
celui de planter la crois partout, de l'arroser de ses sueurs
et au besoin de son sang ; cette croix qui seule peut faire
parvenir les peuples la. civilisation et au vrai bonheur !
Nous citerons cependant quelques extraits du journal de
M. de Jacohis.
Aprs de longs discours et des discussions bruyantes,
tels que les Abyssins en font toujours au sujet de la
moindre affaire, nous partmes de Jaffa le 16 novembre.
Sur la route nous ne rencontrmes que des cabanes et de
pauvres chaumires, et quelques mosques. Cet abandon
n'annonce que trop la prsence de l'tranger prdit par
Isae ; on peut toucher au doigt et voir de ses propres yeux
la ralisation des prophties, et c'est l le but le plus int
ressant pour quiconque entreprend le difficile plerinage
des lieux saints. Aprs quatre heures de chemin les
voyageurs s'arrtrent Ramla ou, Arimathie et reurent
l'hospitalit dans le couvent des Pres Franciscains, qui,
selon la tradition, est la maison du juste Joseph qui donna
la spulture au Sauveur du monde. En marchant au
milieu 4e ces dserts on entend,ait le son criard de l'humble
chalumeau qui produit dans. J'ame^ surtout dans celle d'un
plerin italien., un effet souverainement agrable. Son
regard cftercfye (le tous cts les bergers gui accoururent
vers Itetblerp pour yoir ce. qui leur avait t annonc par
l'ange : un petit enfant couch dans une crche et enve
lopp de langes. Et en effet les troupeaux pars, les villages
en ruines, les ponts jets sur des torrents desschs et cent
objets chaniptres de pette nature rappellent les pjeuses
crches de^apless.,, Auprs d'Ajnatoth, patrie de Jrmie,
on remarque les ruinas d'un monastre et d'une glise j
btie probablement au temps des croisades. Il y a un sicle,
me dit un musulman, que les Franciscains de ce cpuvent
opt t massacrs par les ^rb. Cet endroit demeure
compltement disert. L& rpugeur couvrit mon front en
pensant qu'un inflflle con^t le spuye.p d'.un gj
83
iigx^e de ligurer dans l'histoire du christianisme et qui
pourtapt est tomb dans un complet oubli. C'est pourquoi
je nae persuade de plus en plus que la partie la plus
difiante peut-tre de l'histoire des saints est ensevelie
dans un oubli temporaire pour paratre entire et brillante
dans la lumire du jour solennel du Seigneur,
A la fin, Jrusalem apparut cache, par un haut mur
crnel, qui parat s'levey mesure qu'on avance et qui
dcrit l'horizon une, longue courbe, plante non vgtale,
qui semble un vrai mur de division plac par Dieu entr$
le ciel et la terre. Ds lors, sans qu'o s'en aperoive, la
tristesse s,e peint sur le visage et se grave dans le coeur.,
tristesse qui constitue l'tat actuel de quiconque respire
cet air mystrieux. Les PP. de Terre-Sainte donnrent
aux voyageurs une bienveillante hospitalit,. eui-cj
avaient besoin de repos et ils le trouvrent dans l'int
rieur du couvept. L, crit M. de Japbis, je passai
ma premire nuit dans l'endroit o Jsus, vivant au mi
lieu des chagrins d ce|te vie, avait dit trois de ses djs-
ciples qui dormaient : a Yoqs dormez, et mon me est
triste jusqu' la mort ! Il me tardait d'aller au Sainte
Spulcre ; mais il fallut attendre que les Turcs, qui en
avaient les clefs, en, ouvrissent les portes sacres... L'heure
arrive, je m'y rendis avec les Abyssin^... Dftn* cette r
union de chrtiens de tant de sectes, de langues, 4e murs
si diffrentes, on admire un spectacle qui est encore uni
que eu ce genre suc la terre. L sont runis des catholi
ques, des schismatiques, des hrtiques, des Isralites, dqs
musulmans qui viennent d'Italie, de France, d'Angleterre,
de Russie, de Syrie,, de Perse, d'Egypte, d'Arabie, d'A-
byssinie. Il ne manquait l que le Prince (les aptres
leur prchant dans son idiome miraculeux entendu de
tous, pour voir renouveler les prodiges de l'heureux jour
de la Pentecte.... \Ju Turc demande et reoit l'indigne
tribut que chacun doit payer en entrant. Et ici rflchissez,
mon ami. La politique d'Ibrahim Pacha qui, par rivalit
de religjon, a dtruit tant de monuments insignes du
84
christianisme, aurait-elle conserv le Saint Spulcre seul,
par le motif du gain ? Le fidle, au lieu de cette raison
ridicule, voit ici un trait de cette Divine Providence qui,
voulant humilier l'orgueil des chrtiens prvaricateurs, a
voulu que les gens de toutes les croyances et jusqu' l'in-
fidlelui-mme, vinssent, selonl'antiqueProphtie, rendre
glorieux le spulcre du Fils unique du Pre, du Fils de
Marie. Le Breton, le Franc, l'Allemand, l'Italien, l'Es
pagnol qui ont opr l tant de prodiges de valeur autre
fois, ne peuvent s'empcher de sentir la honte quand ils se
voient obligs de payer ce vil tribut pour acheter la doulou
reuse satisfaction de pleurer sur la tombe du Dieu qu'ils
adorent. Ainsi le fier musulman , en conservant le Saint-
Spulcre, est parvenu humilier la gloire des Europens
par l'odieux de l'esclavage. L'histoire racontera ce fait
aux sicles futurs qui auront de la peine le croire. Le
fidle lu pour qui toutes ces choses arrivent, se soumet
volontiers la loi infme de ce cens incivil, et, plein de
pit, il court vnrer le dshonneur de la tombe o l'au
teur de la vie a bien voulu descendre pour le salut du
monde ! Les PP. Franciscains possdent plusieurs
couvents dans la Terre-Sainte. Leur tunique semble tre
dans tout le Levant l'uniforme du catholicisme ; o le
Franciscain apparat, l sont des catholiques, et partout
o il y a des catholiques on trouve des Franciscains. Leur
couvent, qui se trouve prs de l'glise de la Rsurrection,
dans Jrusalem, n'a pas d'autre porte pour entrer et sortir
que celle du Saint-Spulcre. C'est pourquoi ils sont en
ferms chez eux tant que les Turcs le tiennent ferm,
c'est--dire presque toujours. On les change tous les trois
mois, moins que spontanment ils ne veuillent y rester
plus longtemps. Le genre de vie que mnent l ces dignes
religieux semble un peu dur de nombreux protestants
qui, ne pouvant comprendre un sacrifice volontaire si
pnible, ont calomnieusement crit et publi que l'on
n'envoie l que les religieux dyscoles comme dans une
maison de correction. Et, en effet, se lever au milieu
83 -
de la nuit et clbrer les saints offices dans cette prison,
avec une exactitude capable de dconcerter l'infatigable
hypocrisie des hrtiques, c'est l un sacrifice incompr
hensible pour le protestant matriel.
25 novembre. Aujourd'hui a eu lieu une intres
sante discussion entre nos Abyssins et le patriarche Ar
mnien hrtique. Pour bien en comprendre la cause, il
faut savoir que, depuis la chute de l'empire abyssin, le
mpris des choses saintes n'a fait que crotre dans ce pau
vre pays. On a vendu aux Armniens, non-seulement les
sanctuaires, que, dans les temps les plus anciens, les Abys
sins avaient conservs Jrusalem, mais encore le droit
dont ils jouissaient, de clbrer diverses poques sur le
Golgotha et dans la chapelle du Saint-Spulcre. Pour prix
de cette vent, ils convinrent que les Armniens nourri
raient tous les Abyssins qui se rendraient Jrusalem,
pour y vnrer les Lieux-Saints. Malgr ce contrat, jamais
la fable du Loup et de l'Agneau ne fut si souvent repr
sente. Les plerins qui viennent d'Abyssinie Jrusalem
sont ordinairement les plus mendiants et les plus igno
rants de leur pays; celui-ci tant trop loign ne peut leur
fournir aucune protection.
Mes Abyssins revenant de Rome eurent l'esprit de tirer
le meilleur parti possible de la nouvelle que l'on avait
dj rpandue ici du bienveillant acceuil qu'ils avaient
reu du Pape et de quelques princes catholiques d'Eu
rope. Dposant donc leur naturel timide , ils acceptrent
firement le titre qu'on leur donna ici d' Abesk- Francis ,
Abyssins francs ou catholiques; ils mirent leurs plus
beaux habits et allrent chez le patriarche Armnien avec
leurs pauvres compatriotes couverts de guenilles et de
vermine, tels qu'ils gisaient dans les rues de Jrusalem.
Aprs les premiers compliments, le patriarche levant
la voix et d'un ton vraiment patriarcal, s'efforait de leur
faire entendre qu'il ne lui tait pas possible de nourrir
tant d'Abyssins qui arrivaient chaque anne ; que les prin
cipaux et les riches de leur pays devaient concourir une
86
dpense si considrable, par des prsents gratuits, et,, pour
donner plus de force son discours, il s'adressa exclusive-;
ment ceux qui avaient t Home et leur dit : Et vous,
ne vous tes-vous pas unis aux catholiques? Et vous ne
pensez pas au grand pch que vous avez commis ? Ces
catholiques... et il allait dire : sont trop mchants, quand
Apte. Salassi (le chef de la dputatipn venue Home) luj
coupa la parole et, frmissant d'indignation, lui dit avep
courage : Vous mentez ! et toute la troupe, au nombre de
plus de trente, rpta cette parole. Nom disajent-ils tous
ensemble, les mchants, ce ne sont pas les Latins, majs
bien vous autres. Nous sommes avec eux parc que nous
les avons trpuvs autres que vous nous les avez dpeints,
non point misrables hrtiques, car ils professent la
vraie loi et sont riches en uvres saintes... Un consul qui
fut alors introduit devant le patriarche mit fin , la contes
tation qui humilia les injustes prtentions des oppresseurs
des Abyssins et procura un bon traitement ceux que.
nous avons trpuvs ipi et qui sont maintenant dans la
maison des Coptes, entretenus aux frais 4?s Armniens.
Ces faits consolants m'assurent que lorsque le Saint-Pre
me commandait Rome, diverses fois, d'accompagner les
Abyssins Jrusalem, son esprit prvoyait ce que je n'au
rais pu imaginer.
t 28 novembre. Ds l'aube du jour, pied comme
un vrai plerin, en compagnie de Frre Remi, excellent
religieux, je m'acheminai vers Bethlem, loigne de
deux lieues de Jrusalem. Dans cette yalle se trouye le
petit village- de Bokta, un peu au sud de Bethlem, sur le
penchant d'une colline riche en oliviers et en figuiers. Ce
qui est remarquable, c'est qu'il y a deux ans les habitants
de ce village abandonnrent le schisme et les hrsies des
Grecs, se dclarrent catholiques et soutinrent avec une
intrpidit digne des premiers sicles du christianisme, la
perscution que les Grecs ne cessent de leur faire endur
rer ; le maire de Bokta est encore en prison par suite des
intrigues des Grecs auprs du gouvernement Turc..,,,, ^
- 87 -
peipe fus-je arriv Bethlem que je, voulus clbrer la
ipesse dans la sainte grotte. Je pris la riche chasuble que
le Frre Laurent des Abruzzes, sacristain, avait prpare,
et je m'avanai suivi des Abyssins vers l'autel consacr au
Verbe ipcarn. Ce fut au milieu des larmes de ces tran
gers que je commenai, continuai et achevai l'oblation
des saints mystres. Pendant ce temps l'epfant d'une
chrtienne qui priait avec eux se mit pleurer. Ces vagis
sements murent tous les curs, et chaque cur palpitait
au souvenir de ces divins vagissements qui ont rompu
nos chanes! Et si l'on ne pleure alors quand pleurera-t
on jamais ! Sur la grotte de la Nativit, on lit une ins
cription latine : Hic devirgine Maria Jsus Christus natus
est, elle est en relief sur une aurole d'argent, en relief
aussi. Pour dtruire toute trace de la domination latine
et aussi par l'amour du gain, les Grecs ont voulu enlever
ce morceau d'argent. En effet les rayons d'argent de celte
aurole sont rompus ep partie, et on y voit les vides o
taient autrefois enchasses des pierres prcieuses, et qui
servent de tmoignage de l'uvre inacheve de la main
sacrilge. Frre Laurent, qui habite depuis longtemps
Bethlem, nous parla de marteaux briss miraculeusement
quand on avait voulu consommer cette impit. Quand le
bon Frre entrait dans les rcits de ce genre dont sa m
moire tait remplie, il ne tarissait plus. Et pourtant je
vous dirai que pour ces lgendes, racontes dans cet en
droit o le plus grand des prodiges, l'enfantement sacr
de Marie, s'est opr, on les coute avec plaisir et l'on est

Vient ensuite la description des sanctuaires, qui ren


dent la cit de David si vnrable pour }e$ adorateurs de
Jsus. Les bornes de cet ouvrage pops obligent l'omet-
tre. Nous ne. pouvons cependant ep dire autant de quel
ques rflexions de M. de Jacobis sur l'tat de cette ville,
qui nous semblent trs-opportunes.
Jrusalem, au, milieu des tnbres dout elle est au
jourd'hui plus que jamais couverte, n'a p^ cess d'tre
88
la cit de l'me. Si l'on cherche la science du commerce,
il faut la chercher dans la capitale de la Grande-Bretagne
ou en quelque autre cit du Nord qui rivalise avec cette
ville immense ; si vous aimez les sciences accompagnes
de toutes les formes dlicates du bon gut et de l'lgance,
allez Paris. En Italie vous trouverez l'cole des beaux-
arts. D'autres pays ont reu d'autres talents; Dieu a
donn chacun une bndiction particulire. Il a mis
Rome dans une possession tranquille des trsors de la
Rvlation, et elle sera toujours la matresse universelle
de la' vrit ; et Jrusalem, charge de maldictions, sera
toujours le champ funbre o les questions religieuses,
dans leur sens le plus tendu, seront vivement agites
dans tous les temps. Il semble que les destines de cette
ville soient de. chanter jusqu' la fin des sicles et alterna
tivement le Benedictus qui venit et le Crucifigatur la
Sagesse incarne. Elle est devenue non par institution
humaine, mais par la seule volont de Dieu, la plus
grande Universit religieuse du monde.
Le musulman vient ici du fond des Indes, attir par
la mosque d'Omar. Les prophties mal entendues et les
tombeaux des patriarches y appellent les juifs et du nord
de l'Europe et des contres les plus mridionales de
l'Amrique, et les chrtiens de la Sibrie comme de l'O-
canie accourent depuis des sicles vers le glorieux spul
cre de Jsus. Une longue srie d'vnements, dirigs par
la main souveraine de la Providence, convoque par de se
crets ressorts toutes les croyances de l'Univers, comme
un concile gnral dans Jrusalem. Et dans ce fait l'uvre
de Celui dans les mains duquel sont les curs de tous les
hommes est si claire, que le musulman lui-mme, c'est--
dire l'tre le plus intolrant, remet dans le fourreau son
cimeterre avec lequel il avait jur sur le Coran d'extermi
ner toute autre croyance, et il accorde tous les sauf-con
duits possibles pour s'y rendre. De plus, les sectateurs
de toutes les religions et parmi eux les plus instruits et
les plus enthousiastes, viennent ici et exposent sous le
89
plus avantageux point de vue, leur opinion et leur culte.
Tous les esprits pour procurer la victoire au parti qu'ils
suivent, sont dans de continuelles investigations. Except les
catholiques, tous ont tendu tous leurs muscles pour atta
quer, repousser, abattre le parti rival par des spectacles,
par des jongleries et par les impostures les plus impies.
C'est en cet tat de choses qu'arrivent les dvots, qui sont
ordinairement les gens les plus simples, de toutes les
parties de l'Univers, et les mcontents de leurs croyances
discrdites, pour chercher la lumire au flambeau de
l'Orient. Le plus grand nombre sont dous d'une vive
sensibilit et d'une imagination embrase, et par cons
quent plus exposs prendre l'ombre pour la lumire,
l'erreur pour la vrit, l'hrsie pour le dogme. Tromps,
ils deviennent trompeurs. De l il arrive souvent que des
Abyssins, des Coptes, des Armniens, des Grecs, des Vala-
ques, des Moldaves, des Allemands et des Russes, tromps
par le mouvement extraordinaire des hrtiques de Jru
salem, par le grand nombre de sanctuaires qu'ils poss
dent, par l'imposture du feu sacr (1) , retournent dans
leur pays aprs le plerinage, sinon comme aptres (car
l'erreur n'a pas d'apostolat), au moins comme missaires
trs-ardents de l'erreur. Et ainsi le scandale de Jrusalem
se rpand par toute la terre. Les plus zls pour le pro
grs du catholicisme ne devraient jamais perdre cela de
vue, afin de combattre et d'anantir cette funeste in
fluence. Madame Vronique de Bavire est dernirement
partie d'ici pour l'Europe, afin de chercher des moyens
pour tablir Jrusalem une maison d'ducation de son
sexe. Cette dame, mieux que beaucoup de politiques, a
reconnu l'importance religieuse et politique de Jrusalem.
L'ducation, c'est l'ducation qui fera tout; c'est cette
(1) Les Grecs font croire que le Samedi-Saint, pendant que leurs
papas clbrent dans le Saint-Spulcre, le feu sacr descend du ciel.
La multitude de ceux qui accourent est si grande que beaucoup sont
fouls aux pieds, suffoqus et tus. Ibrahim-Pacha, voulant tre
imoin une fois de la scne, faillit tre cras.
- 90
ducation qui sera le levier puissant qui, s'appuyant sur
le spulcre du Sauveur, soulvera les nations vers une
destine meilleure. Bienheureux le peuple qui, se faisant
dfenseur et gardien des lieux saints, saura gagner l'opi
nion publique dans Jrusalem !
Le nombre des catholiques Jrusalem est environ de
900; il l'emporte encore sur celui des Syriens, des Gor
giens, sectateurs de Nestorius, comme aussi sur les Goptea
et sur les Armniens de la secte des monophysites. Les
Turcs, diviss aussi en plusieurs sectes, ne dpassent pas
ce nombre dans chacune d'elles. Les Grecs et les Juifs
sont les plus nombreux. Les catholiques vivent des iegs
pieux qui ont t laisss par leurs anctres, du travail de
leurs mains, car ils exercent tous les arts, et aussi des au
mnes des PP. de Terre-Sainte. Ces religieux sont pro
pritaires de presque toutes les maisons habites par les
catholiques, car chacun de ceux-ci, quand il meurt sans
hritiers, laisse la maison au couvent, mais les locataires
n'ont pas autre chose faire qu' les rparer; c'est l tout
le loyer qu'en demandent ces excellents religieux. Ce sont
ceux-ci qui payent les impositions auxquelles les catho
liques sont soumis quelquefois malgr le titre de. Francs
qui leur assure la protection des gouvernements d'Europe.
Les vieilla,rds, les malades, les infirmes sont pourvus de
tout, selon leurs besoins, par le couvent. Ainsi se conserve
une parfaite galit de fortune qui fait que sans tre ri
ches ils ne manquent pas du ncessaire la vie. En outre,
ces religieux ont toujours conserv une excellente r
putation auprs de tous, tellement que les Turcs eux-
mmes, dans les meutes populaires, veulent toute force
mettre leurs femmes l'abri dans le oouvent ; ils ne trou
vent aucun endroit plus sr pour un dpt si dlicat. Dans
toute cette suite de sicles qui s'est coule depuis qu'ils
sont l, on n'a pas eu dplorer un seul scandale parmi
ces vnrables religieux, chez qui la rgle se conserve dans
sa vigueur primitive. Les musulmans n'ont ici d'autre
code que le Coran, et de mme les chrtiens n'en ont pas
91
d'autre que l'Evangile. Les causes des uns et des autres
sont remises l'arbitrage du juge ou cadi pour les affaires
des Turcs, et du cur pour celle des Chrtiens. La maison
du cur est par consquent pour les chrtiens un tribunal
suprme et d'o l'on n'appelle point. Il y a deux coles gra
tuites, l'une pour les garons, l'autre pour les filles. Ainsi
tous les enfants, garons pu filles, s'ils ne sont pas l'
glise se trouvent l'cole. Inutilement chercherait-on
dans les rues de Jrusalem un seul enfant, surtout de ca
tholiques.
Le J5 dcembre, les voyageurs partirent de Jrusalem;
ils taient en tout vingt-quatre. Divers accidents rendirent
leur route plus pnible qu'ils ne pensaient. Au bout de
quelques jours, ils arrivrent Gaza et un vnement fit
voir combien les Abyssins venus en Europe taient dj
affermis dans la foi catholique. Je sus, ce sont encore
les parolesde M. de Jacobis, je sus que deux de nos Abys
sins s'taient rendus dans l'glise grecque schismatique,
la seule qui se trpuvait . Gaza ; ils y avaient t attirs
sans doute par un homme qui s'tait donn comme Arm
nien catholique et qui ensuite fut reconnu pour un mis
saire des hrtiques. Les conjectures devinrent des faits
quand, au bout de quelques moments, le cur hrtique
lui mme se prsenta et entra sans se faire annoncer chez
l'Allaca Apta Salassi. Nous avons appris, dit-il aussitt,
que vingt-quatre Abyssins ont t Rome, tes-vous, par
hasard, de ce nombre?Oui, prcisment, rpondit celui
qui, parmi les ntres, faisait les fonctions d'interprte, et
qui tait tout plein de zle ; oui, c'est nous, et nous sommes
tous catholiques. (Ici il mentait tant soit peu, mais il
exaspra furieusement le Grec) ; nous avons reconnu et
embrass volontiers la vrit. Depuis que les patriarches
d'Antioche et d'Alexandrie et mme celui de Constanti-
nople ont t donns aux infidles, nous n'avions plus de
Pre dans la foi qui mritt ce nom. Nous avons voyag
jusqu'en Europe et nous sommes heureux d'avoir enfin
trouv ce Pre dans la personne de Grgoire XVI, vicaire
92
de Jsus-Christ et successeur de saint Pierre. Une seule
peine nous reste, c'est le regret d'avoir t si longtemps
spars de lui ; mais nous sommes disposs rparer ce
mal par un accroissement de fidlit et d'amour. Le cur
grec pendant ce temps-l balanait la tte, peut-tre pour
chasser la sainte pense que lui suggrait un discours si
sens. Il reprit enfin et dit : Nous, nous ne voulons pas
tre catholiques. Vous qui tiez des ntres dans l'Abyssi-
nie, pays illumin par les Grecs. . . Il allait poursuivre cet
exorde pour les engager se faire Grecs, quand Apta
Salassi dans la chambre duquel avait lieu cet entretien,
coupa court et chassa l'impertinent, en disant : Dans
notre pays personne n'entre dans la maison d'un autre
sans se faire annoncer, pour ne pas avoir l'affront d'tre
mis la porte. Or, puisque vous vous tes introduit ici de
vous-mme, nous vous faisons savoir que nous ne voulons
pas vous voir ; allez-vous-en et laissez-nous tranquilles.
Je dsirais avoir quelque occasion pour savoir quelle im
pression avait faite sur l'esprit des Abyssins la vue des
Grecs schismatiques de Jrusalem. Je la trouvai l ; cet in
cident me tira de toute inquitude, et j'en remerciai le
Seigneur. Deftara Confou, le plus fervent des catholiques
et le plus instruit de tous, m'assure qu'il n'y a pas de secte
d'hrtiques qui soit plus dteste chez eux que celle des
Grecs schismatiques
Ils arrivrent au Caire en traversant le dsert, trente
jours aprs leur dpart de Jrusalem. Il est probable qu'ils
suivirent la mme route qui conduisit la Sainte Famille
exile de la Cit de David et se rendant en Egypte, selon le
commandement du Seigneur.
Le 14 fvrier 1842, le caravane se mit en route pour
l'Abyssinie.
CHAPITRE VIII

Retour en Abysslnfe

La vie est un combat perptuel, mais surtout la vie du


missionnaire. Pour lui la mort est un gain, le terme des
souffrances, le commencement de la gloire. Si sa vie se
prolonge, ce n'est qu'un enchanement de peines o il faut
boire goutte goutte le calice amer de la mort sans l'pui
ser jamais, et de tous les martyres, c'est le plus terrible.
Tel fut celui de M. de Jacobis. Deux de ses lettres nous
font connatre quelles furent ses peines et ses consolations,
ses esprances et ses craintes. Dans une lettre crite de
Massouah, le 23 avril 1842, il commence raconter les
obstacles qui depuis longtemps s'opposaient sa mission
et la conversion de l'Abyssinie. Par le rcit des souf
frances d'autrui, il nous dispose couter les siennes. ll
se rappelle la mort endure par des hommes courageux
qui avaient une mission semblable la sienne, et la vue
de leur zle ranime son courage; le sang des martyrs est
pour lui d'un heureux augure ; les germes de la foi arro
ss de ce sang produisent tt ou tard un essaim de vrais
chrtiens. Hlas! s'crie-t-il, si la terre d'Abyssinie est si
strile, c'est que depuis longtemps elle n'a point t arrose
par le sang des martyrs ! L'esprit d'hrsie, conlinue-t-
il, est une maldiction qui se transmet comme un hri
tage et sans se corriger, de gnration en gnration, et
qui arrive ainsi jusqu' nos jours. Les enfants de tnbres
sont les mmes dans tous les temps et dans tous les lieux.
Si je voulais raconter en dtail les dmarches perfides du
patriarche copte hrtique du Caire, pour parvenir nous
tromper, il me faudrait dcrire, dans une rptition fidle,
tous les sentiers tortueux battus par les hrtiques de tous
les ges.
94
L'histoire des variations a rapport aux erreurs que l'on
professe, mais non pas aux moyens de sduction que l'on
emploie pour se soutenir. L'esprit de l'hrsie est une
ignorance profonde; nanmoins, considrer sa conduite,
on dirait qu'elle a fait de continuelles recherches dans les
annales ecclsiastiques, pour se nourrir de l'esprit le plus
adroit de l'erreur. Mgr Thodore Abu-Carima, vque ca
tholique des Coptes, me disait que le fameux copte catho
lique, Basilios-By, homme excellent, avait un grand dsir
de runir les Coptes hrtiques au centr de l'unit. Anim
d'un dsir si louable, il avait fa.it usage de tout son crdit,
qui tait grand alors en Egypte, pour que le patriarche ac
tuel ft lev cette dignit. Il avait obtenu de ce dernier
la promesse de cooprer avec lui la runion des hr
tiques de sa nation avec l'Eglise romaine. Devenu pa
triarche, il confirma la parole qu'il avait donne, et cela
avec tant d'assurance, que le bey, plein de zle, en crivit
au Souverain Pontife Pie VII, comme d'un fait qui n'ad
mettait plus aucun doute, et il consolait ce pape afflig
par tant d vicissitudes, lequel rpondit que la nouvelle
reue du retour de Marc vers Pierre lui faisait oublier
toutes ses tribulations, et il accompagna sa lettre de pr
sents magnifiques. Mais pendant ce temps, le patriarche
menteur achetait, au prix de 30 millions de piastres gyp
tiennes, le sang de l'homme juste. Basilios-Bey, disgraci
par le prince, fut jet en prison; un vieux prtre catho
lique qui se trouvait alors en Egypte pour des affaires de
Rome fut battu avec tant de cruaut, qu'il toucha de com
passion ses propres bourreaux, lesquels dclaraient que
cet homme n'avait jamais mrit un pareil traitement;
enfin les Coptes catholiques se replongrent dans les
tnbres pour fuir la colre du patriarche parjure. Que
pouvais-je donc attendre d'un pareil homme? J'aurais
bien voulu le gagner la vrit ; mais les disciples d'un
perfide qui a mis prix le sang du juste ne lui cdent pas
en obstination pour rsister la force de la vrit ; ce sont
des enfants de perdition ! Cet homme un jour me pro
mettait et ensuite rtractait sa parole donne de ne pas
mettre obstacle la construction des glises catholiques en
Abyssinie. I1 donnait des ordres pour qu'on m'empcht
d'entrer dans sa maison, afin de n'tre pas oblig de traiter
avec moi d'une affaire si grave. Tous mes amis me prve
naient de bien me garder de boire ou de manger quoi que
ce ft chez lui. Le Seigneur me protgea. Ce patriarche
ne cessait de rpter tous qu'il suffisait d'ouvrir une
seule glise catholique en Abyssinie pour voir ce pays tout
entier ramen dans le bercail de Jsus- Christ (puisse-t-il
avoir prophtis!). Quand je me fus assur que je n'avais
plus rien esprer de lui, je jugeai compltement inutile
de renouveler aucune tentative, et, le 14 fvrier, nous
nous remmes en route pour l'Abyssinie.
Au moment o nous quittions l'Egypte, le couvent des
Pres de Terre-Sainte du Caire offrait un spectacle souve
rainement difiant. L se trouvent runis vques, prtres,
religieux venus des Indes et de l'Arabie; les uns allaient
Rome rendre compte au Pre commun des fidles, de
leurs travaux apostoliques; d'autres se dirigeaient vers
l'thiopie ou la Chine pour y remplir le vide laiss dans
ces contres par leurs confrres massacrs par l'pe du
bourreau, emportant le dsir de mler leur sang au leur.
Tous, nous mangions la mme table ; tous, nous priions
dans la mme glise o l'on clbrait le souvenir de ces
saints qui ont t aptres ou martyrs de la foi, et tous, en
mme temps, nous nous mettions en route. Jamais je
n'ai mienx compris la vrit et le sens de ces saintes pa
roles : Ecce quam bonum et quam jucundum habitare pa
tres in unum; cette joie fut de courte dure, car la vie du
missionnaire est celle du semeur qui marche et qui pleure :
Euntes ibant et flebant. Nous sortmes dix ensemble de
ces murs hospitaliers : six pour la Chine, dont quatre Ita
liens, les PP. Augustin Gavidio et Jrmie Bonza, Mineurs
Observantins ; les PP. Silvestre Capilli, de Florence, et
don Franois Siaou, Chinois; ces deux derniers levs
Naples, au collge des Chinois, fond par le clbre Ma
- 96
thieu Ripa; et quatre pour l'Abyssinie; M. Biancheri,
avec le P. Cyrille, Abyssin, appel aussi Qualda Kiros, de
la Sacre Congrgation de la Propagande, qui, aprs avoir
t ordonn prtre, avait t attach notre mission, le
frre Abatini et moi. En partant, nous nous souhaitmes
rciproquement tout ce qu'il y a de plus heureux pour un
missionnaire : le triomphe de' la foi de Jsus-Christ ! le
salut des mes ! De tels souhaits taient soutenus par une
grande confiance daas le pouvoir de celui qui a dit : Euntes
docete omnes gentes.
Nous prmes la voie du dsert qui spare Suez du Caire.
Ce dsert est habit par les Arabes appels Antouni. Qui
dit Arabe du dsert, dit voleur; si je publiais un diction
naire de synonymes, je n'omettrais pas celui-ci. Pour
tre en sret, il faut louer les chameliers de la mme
tribu, qui, selon l'expression d'un janissaire du consu
lat anglais du Caire, sont bons amis des Aramis ou bri
gands du dsert. Il faut dire alors que ceux dont nous
avions t accompagns cinq ou six mois auparavant
n'avaient pas le mrite d'une si noble alliance, puisque
nous avons t attaqus. Les Anglais ont construit le long
de la route sept stations commodes deux lieues de dis
tance les unes des autres. Mes confrres et moi, nous
n'avions qu'une tente et encore je la cdai un malade,
et malgr la pluie qui menaait, nous crmes prendre le
meilleur parti en nous mettant considrer les nuages
qui s'tendaient sur la terre. Ces bons hteliers anglais
ont coutume de demander de belles guines pour chacun
des animaux raisonnables qu'ils abritent, et notre cara
vane d'Abyssins n'tait pas petite. Mais on dort fort bien
sur le sable, et le cur ne palpite pas de la crainte d'un
tremblement de terre : Si fractus illabatur orbis... Avec
un dromadaire, ce vaisseau du dsert, dirait Byron, on
traverse ce pays en vingt heures; on peut mme se servir
des diligences anglaises. Mais c'tait prcisment le
manque de ces guines qui nous obligea de recourir
quelque chameau et plus souvent encore nos jambes,
97
de cette manire, on ne craint ni prcipices, ni ravins, ni
le brisement des roues, ni l'emportement des chevaux.
Htez-vous lentement, telle fut notre devise. Nous arri
vmes Suez au bout de quatre jours et de quatre nuits.
Deux heures avant d'arriver en cette ville, on marche sur
un plan lgrement inclin dans la direction parallle la
montagne Whebb qui semble tre de fer et qui va jus
qu' la mer... A notre arrive, nous vmes dans la rade
l'unique bateau vapeur que Mhmet-Ali possde sur la
mer Rouge ; son capitaine croyait, comme nos enfants de
village, que la terre tait plate et toute entoure par des
Abyssins; il y avait aussi l'ancre le vapeur anglais
Ylndian et le brigantin de la mme nation le Bengalor.
Ce dernier devait mener Bombay les six missionnaires
que la Sacre Congrgation de la Propagande envoyait en
Chine, et dont probablement aucun journal europen ne
fera mention. On parle partout d'un chanteur, d'une dan
seuse et on lui prostitue le nom de divine crature, et on
ne fait mme pas mention de ceux que le langage de la
vrit appelle des anges, de ceux qui donnent leur vie
pour leurs amis. 0 curv in terris anim et clestium
inanes !
Mais ce silence nous est utile, etcelui qui voit dans le
secret nous rcompensera. Le missionnaire ne prtend
rien autre chose et s'il a d'autres prtentions il n'est
plus missionnaire. Nous avions l'esprance de voyager en
si bonne compagnie jusqu' Djedda; mais le capitaine du
brigantin changeant de direction fit passer les six mis
sionnaires sur le vapeur VJndian. Pour nous, nous dmes
nous adresser au consul franais pour nous procurer une
barque arabe.
Pendant ce temps-l, Mahalem Cursi, consul grec et
grec de patrie et de croyance, invita tous les Abyssins
souper chez lui. Son frre qui parlait anglais, franais
et italien, tait considr, Suez, comme un prodige de
science. Il possdait quelques instruments de physique et
d'astronomie. Il voulut faire tout voir aux Abyssins qui,
G
98
bien entendu, n'y comprirent rien. Il se plut me faire
passer leurs yeux pour un grand homme, parce que je
lui avais dit les noms de quelques cercles de la sphre
armillaire qui tait, sans doute, la plus belle pice de son
cabinet de physique. Ce gavant courtois ne cessait de faire
chaque instant et en tirant la pipe de la bouche, les
plus grands loges du Pape. l tait fort curieux d'entendre
un schismatique dire entre autres choses : Quiconque
rie connat pas le sire Pape n'est pas chrtien. Je suis
Grec, mais j'aime la vrit plus que ma patrie, et la vrit
est que parmi les quatre Patriarcats anciens, celui de
Rome est le principal, et nous devrions tre unis lui
comme au centre. Et plusieurs fois, il rpta celte pro
position devant mes Abyssins, ce qui me fit grand plaisir.
Ah ! si tous nos frres gars avaient tant soit peu de
bonne foi, toute controverse deviendrait inutile ; la con
science serait plus forte que les sophisms... Les Grecs
schismatiques qui Suez ne dpassent pas cent ont une
glise desservie par deux prtres. Les Coptes hrtiques
sont presque tous crivains dans les administrations tur
ques et sont aussi peu prs au nombre de cent ; ils
n'ont point d'glise. Les catholiques sont trs-peu nom
breux et le plus souvent de passage, n'ayant point d'glise,
ils vont la messe chez les Grecs... La proximit o nous
tions Suez des lieux clbres o la misricorde et la
justice de Dieu se sont manifestes par de si grands pro
diges, figures des plus grands mystres du christianisme,
nous tenta d'employer le temps qui nous restait jusqu'
l'embarquement leur faire une visite. Suez est situ
peu prs au 30e degr de latitude nord, et Phihahiroth
vis--vis Beephseon entre Magdad et la mer, lieu o
camprent les enfants d'Isral avant le passage miracu
leux, n'est loign de Suez que de dix lieues. A la mme
distance est le dsert de Suez dans le voisinage duquel le
peuple sauv chanta l'hymne du triomphe. Plus loin, on
trouve le Sina. Oh! Combien nous aurions dsir visiter
ces sanctuaires du genre humain! Nous avons nanmoins
99
pu observer que le ilux et le retlux de la mer qui en cet
endroit du golfe Arabique est trs-sensible, nanmoins
ne met gure sec qu'une lieue de terrain, tandis qu'
l'endroit o les Hbreux traversrent la mer, c'est -dire
dix lieues de Suez, la largeur de la mer est de trois
lieues et ne pouvait, par consquent, tre traverse dans
une nuit sans miracle. En considrant cela, nous trou
vmes bien ridicules les hypothses des incrdules anciens
et modernes, par lesquelles ils ont essay de donner l'ex
plication naturelle d'un fait qui est suprieur toutes les
lois connues de la nature. Ici encore une petite dose de
bonne foi vaudrait toute une polmique. Ne croyez-vous
donc pas vos sens ? dirions-nous aux philosophes, ou
vrez donc les yeux et dcidez. Peut-tre qu'un Panthiste
n'ajoute plus foi, mme ses propres sens; il doute mme
s'il y a un monde extrieur, le non-moi! Pauvre philo
sophe! Tant pis pour lui! Jusqu' prsent ni Pinpl, ni
Linguiti, ni Rroussais, n'ont pas su de leurs drogues dis
tilles iirer un seul syllogisme qui prserve de la folie ;
s'est pourquoi nous ne voudrions pas : nugis addere -pon
dus. I^ais, en attendait, l'impit voudrait nier les pro
diges de la mer Bouge et l'imposture voudrait les aug
menter. Ainsi, au lieu de convenir que les Idumens (en
hbreu Rouges) qui onjt possd le vaste empire des ctes
du golfe Arabique lui ont donn ce non} de mer Rouge,
on ya publier que ce nom Lui est venu de la rougeur de
ses eaux ou de ses sables. Rien n'ggf plus faux, les eaux
de la mer Rouge sont de la mme couleur que celles de
toutes les autres mers...
Le 26 fvrier Suez fut tmoin d'nn spectacle que le ca
tholicisme seul peut offrir ; l'arrive d'une humble colonie
de religieuses : c'taient six dames de }a Socit de Jsus
et de Marie, de Lyon, qui s'en allajenL. accompagnes de
M. l'abb Caffarel, du diocse de Gap, ouvrir une maison
d'ducation pour les petites filles du diocse d'Agra, dans
les Indes-Orientales. Elles avaient eu beaucoup souffrir
dans la traverse du Caire Suez; surprises deux fois par
100
des torrents de pluie, elles s'taient vues emportes hors
de la route parles nes qu'elles montaient et qu'elles n'a
vaient plus la force de gouverner. Qu'on se figure les an
goisses de ces timides religieuses, errant dans le dsert,
sans guide, sous un dluge d'eau, non loin des lieux o
campent les Arami ou brigands.
Telles sont les hrones que la foi de Jsus-Christ seule
peut produire ! Et cette foi est calomnie ! Et ses bienfaits
sont un poids insupportable ! Ceci me rappelle cette belle
parole de Tacite : Benficia, ubi multum antevenere, pro
gratia odium redditur.
Nouspartmes de Suez lemmejour que ces Surs et
l'abb Caffarel, mais sur des barques arabes diffrentes.
Leurs capitaines eurent ordre des patrons de se tenir rap
prochs les uns des autres pendant le voyage. Bruce rap
porte que ces barques avec lesquelles les Arabes font le
commerce sur la mer Rouge sont vieilles , avaries et or
dinairement charges outre mesure de bl, que l'eau de la
mer qui y pntre enfle le bl et qu'alors les planches mal
jointes se disloquent et, sans tempte ni cueils, on subit
un lamentable naufrage. Notre barque tait une de celles
que dcrit le clbre voyageur. C'est pourquoi les patrons
avaient dit : Marchez ensemble et soyez attentifs recueil
lir ceux qui courront danger de se perdre dans les eaux.
Une telle recommandation en vrit n'tait gure encou
rageante, et beaucoup moins inspirait-elle la confiance.
L'abb et les religieuses auraient bien voulu que tous en
semble nous eussions t runis sur la meilleure barque.
M. Biancheri en effet passa sur celle des religieuses; elle
tait plus neuve. En compagnie du frre Abatini je restai
sur la vieille, afin de donner du cur nos Abyssins qui
en seraient tous sortis dans la crainte de se perdre.
Nous nous reverrons souvent, disaient les religieuses.
Dieu peut le faire, mais les vents et les ttes de ces Arabes
sont des lments sur lesquels il faut peu compter. Ils
arrivrent sept jours avant nous Djedda et en partirent
sans nous revoir ni nous donner le dernier adieu. ..
101 -
Ds le premier moment que je mis le pied sur le sol
musulman il me sembla voir clairement que la dernire
heure du Coran tait dj prte sonner et que vraiment la
divine doctrine du Seigneur allait prendre sa place. Le
misrable tat dans lequel se trouve prsentement rduit
VAgisme ou plerinage de la Mecque m'a toujours con
firm de plus en plus dans cette opinion. Ssostris, dans
son expdition en Arabie, fit lever sa statue et voulut tre
ador sous le nom d'Osiris dans le fameux temple de la
Mecque qui se trouve au beau milieu de la pninsule. C'est
l, disent les Arabes, que s'tait retir Adam chass du pa
radis, c'est l encore qu'ils disent que se conserve la fa
meuse pierre du songe de Jacob. Par sa position, la Mec
que fut destine devenir avec le temps le principal mar
ch du commerce orienta). Cette affluence devint norme
et l'espoir du gain se joignit la dvotion. Depuis que
Mahomet, aprs s'tre empar de la ville, et renvers l'i
dole et consacr Dieu son temple, les Indiens, les Per
sans, les Sabens, les Ethiopiens , les Egyptiens, y accou
raient attirs la fois parle fanatisme musulman et par
l'appt du lucre. Les plerins taient salus du nom A'Agit
ou saints, et partout on les vnrait commei des personna
ges clestes : autres temps autres murs !
A Jambo, endroit prs duquel commence la zne tor-
tride, je vis le 16 mars une foule de^es agis qui revenaient
de la Mecque et attendaient le moment de s'embarquer
pour leur pays. tendus sur de misrables nattes au
milieu des chemins, presque nus, couverts de nues de
moucherons, maladifs, ples, rongs de plaies presque
dans tout leur- corps, extnus de faim , fis offra ient le
spectacle le plus lamentable. Ds qu'ils voyaie mt s'agiter
le drapeau vert, qu'ils appellent le drapeau du pi -ophte,
ils apprenaient qu'il y avait moyen de s'embar pi< ?r; aus
sitt ils couraient perdre haleine, se jetaient ei a dses
prs sur la frle chaloupe sans s'occuper de;s c oups de
bton dchargs sur leurs paules par les JrAniss aires du
gouverneur chargs d'empcher le tumulte. Cevtj iquires
- m -
tarent Revenaient, jtristes et dcourags, reprendre leur
gj|aoe pour attendre une autre occasion.' En' voyant l'ac
tion estime la plus sainte pour un musulman tombe
dans un tel discrdit, nous pouvons prvoir que le crois
sant ,ne tardera is s'clipser pour toujours...
Le 21 mars, quatre heures du soir, le vent soufflant
fortement de l'ouest, nous fit passer travers beaucoup de
petites les et d'cueils, et nous entrmes dans la vaste
rade deDjedda. L, je trouvai M. Sapeto qu'une longue
maladie,forait quitter .l'byssipie. Aprs tre rest une
anne Gqndar, il se disposait ta retourner en Europe.
. ; A mesure que nous approchions de Massouah, mille
bruits contradictoires nous jetaient dans ls plus pnibles
incertitudes jusqu' ce qu'enfin, parvenus dans cette ville,
nous apprmes, par une lettre du docteur Schimper, o
en tait notre chre mission. Voici le fond de ce qu'il
m'crivait : Oubi, ,roi du Tigr, s'tait depuis longtemps
mis 1^. tte d'une conspiration forme contre Ras-AIy
souverain <3e Gondar. Pbr mieux russir, il avait forc
J'vque [aboun) hrtique du pays1 " se pfter ses
'desseins. Vapouna avait tfab'rd'vlu mettre des condi
tions cette dmarche, et' faisant Valoir d'anciennes stipu
lations, il avait exig qd'n lui reconnut des'droits de sou
verainet sur une" partie de l'empire. Maisd fier Oubi lui
St rpondre :' Tli'h diffres d' rties abtres esclaves que
par le prix norme qu'il m'a' fallu payr pour tfaVoitf ; >
et sans autre explication, il lui co/rtriianda' 'n'matre de
iparchefr coitr Has-Aly. Ils s'avhcreht donc ensemble
%h dvaflt de Ttfneifli cottinSurt: 'Oubi ca'm'jk tout prs
'd^H's', qi'a m'm'ittstant fut assailli !stfr un poih bp-
''po parles- troupes de Desgemac-Berf; -all de son H-
" Valr L'aVwitage' allait restr a'suvrain dli Tigre,' lors-
' 'qu'nn dtachement - de cavalerie' gtftta',' au 'srviee de son
Adversaire; "s'efflparaijrasquement de sa\teht, le fit |irf-
,h oiihiet lui-Tnfte, et se saisit n Mme "Biahcheri
temps eYaouna.
"* J'ar.pris'la rsolution de laissf'W. dans ls
'environs' deJVIassouh!8fvec D Cyrill:; le ff're batni
- 103
et moi nou^ continuerons notre route en compagnie des
Abyssins jusque chez Oubi. Mille rapports nous assurent
que nous pourrons faire du bien, mais en vrit je suis
dans l'incertitude.de ce qui nous arrivera. J'ai devant les
yeux un avenir plein de grandes choses ; mais je ne sais
si elles seront pour la prosprit ou pour la ruine complte
des missionnaires et de la mission. Maintenant tout est
dclar et i dcouvert ; nous sommes reconnus par tous
comme catholiques. Nous avons quelques dispiples riches,
en ferveur et beaucoup d'autres encore domins par la
crainte; serviront-ils ou nuiront-ils la mission? Le temps
rsoudra cet important problme. Ici nous avons lev un
petit autel o jusqu' prsent nous avons clhr la messe
tous les jours. On m'assure qu'en Abyssinie j'obtiendrai la
permission de btir des glises catholiques , qui peut-
tre seront plus tard consacres sur les ossements des
missionnaires qui y auront t martyriss. Les dangers
que je cours pourraient me persuader que je serai de ce
nombre; mais mon indignit m'enlve cette esprance;
l'aurole du martyre est la rpompense de plus grandes
vertus. Mais, d'une manire comme d'une autre, un mis
sionnaire, quel qu'il soit, doit toujours rpter avep
l'aptre : Je n'estime pas mq vie plus prcieuse que moi-
mme, pourvu que f accomplisse mq course,. Elpmain, plpins
de confiance en Jsus-,Chrisf et en ga sajnte Mre, nous
nous mettons en voyage; arrjvg ce qui ppurra. Par une
autre lettre, je vous fendrai poinpte, si je, puis, du succs
de l'entreprise.
Je suis enfin de retour en Abyssinie, crivait i] plus
tard, et voici quelques nouveaux dtails sur ce long et fa
tigant voyage. Je n'espre pas, il faut le dire, intresser
votre curiosit par cette relation dsenphan|e comme les
rgions qu'elle dcret ; mais au moins j'aime croire
qu'elle resserrera les Jiefls de la charit qui flous unissent,
et cette confiance estpour moi d'un prix inestimable ; rien
n'est doux pour le missionnaire, exil sous de lointains cli
mats, comme de penser que, par del des m^rs, des coeurs.
104
dvous prientpoursesbesoinset prennent partsespeines.
a De Emcoullo, dernier village mentionn dans ma lettre
prcdente, je m'engageai dans la solitude du Samhar.
C'est une terre aride qui s'tend l'ouest d'Arkiko jus
qu' YAmazen, et ausud vamourir au pied des montagnes
Schihschoho. A travers ce sol inhabit, deux routes pou
vaient me conduire au centre de ma mission, celle de Dexa
et celle de Galaguora. Je prfrai la seconde. L'autre tait
la vrit la plus courte, mais elle tait moins sre ; puis,
je l'avais dj tenue lorsque j'avais pntr pour la pre
mire fois en Abyssinie , et je lui dois d'avoir vu le
Taranta, ce Saint-Bernard des Alpes thiopiennes. Par
un singulier phnomne, cette chane de montagnes
s'lve comme une barrire entre la bonne et la mauvaise
saison, entre les pluies continuelles et la srnit inalt
rable qui rgnent tour tour, pendant six mois, sur les
deux versants opposs.
Notre itinraire par Galaguora ne prsente pas des
contrastes moins frappants. Arrivs Laguaja, nous en
trmes dans un labyrinthe de hautes collines dont les
crtes plus ou moins faonnes en cnes avaient pris, sous
les ardeurs d'un soleil dvorant, l'aspect noirtre et dsol
des roches volcaniques. Une bte froce fut aperue au
fond d'une de ces gorges solitaires par le frre Abatini :
tait-ce un lion, ainsi qu'il le pense, ou seulement,
comme cela est plus probable, une norme hyne, je
l'ignore; pour moi, je n'ai vu que de simples gazelles er
rer en paix dans les prairies de la valle.
Aprs quatre heures de marche, nous fmes halte
prs d'une petite source, o nous trouvmes campe toute
une arme de singes, grands et petits, que notre appari
tion mit en droute complte. Toutefois la peur ne les em
porta pas trs-loin : retranchs sur les cimes des mon
tagnes qui nous environnaient, ces antiques propritaires
de la fontaine semblaient, par leurs grimaces et leurs
cris qui ne cessrent qu' notre dpart, protester contre,
notre usurpation. ;
105
Notre premire journe ne fut qu'une complication
d'accidents malheureux. Elle s'tait ouverte par une chi
cane du Nayb d'Arkiko qui, sous prtexte de prlever un
certain droit de passage sur ses terres, ranonne dis
crtion les voyageurs ; quelques pas plus loin , quatre de
nos mulets succombrent je ne sais quelle pidmie qui
les tua en peu d'instants; les quatre qui nous restaient,
dj insuffisants pour le transport des bagages, durent
encore recevoir, comme surcrot de fardeau, ceux de nos
compagnons qui tombaient de lassitude et de maladie :
voir se dresser notre languissante caravane, on l'et ai
sment prise pour un hpital ambulant.
Quand vint le soir, nos provisions se trouvrent pui
ses aussi bien que nos forces ; il fallut donc se coucher
presque jeun, sans autre lit qu'une simple couverture
tendue sur un sol pierreux, avec la crainte des btes
froces que les carcasses de nos mulets attireraient proba
blement sur nos traces. Ce fut une longue nuit d'in
somnie, durant laquelle nous apercevions avec anxit le
ciel, d'abord serein, se disposer l'orage; des nuages
pais s'amoncelaient sur nos ttes; la pluie menaait
de tomber flots sur les pauvres plerins sans abri. Heu
reusement, deux heures du matin, le vent changea de
direction, et dissipa ces masses noires qui assombrissaient
encore la solitude ; nous nous plaisions voir les nues
fugitives glisser sur le disque de la lune qu'elles ne voi
laient plus qu' demi, et qui nous envoyait par intervalle
sa faible clart comme un rayon d'esprance.
Comme je ne pouvais dormir sur ces rochers, qui n'
taient loigns de mes os que de l'paisseur d'une natte
plie en deux, je jugeai que je n'avais rien de mieux
faire que de me remettre en chemin et de prcder les
autres... Oh! mon cher ami, combien est vive, sensible
et prsente la grandeur de Dieu dans ces dserts au milieu
desquels j'errais plus encore par la pense que par mes
pas ! Pendant treize mois, j'avais demand Dieu un
petit nombre d'Abyssins convertis qui fussent disposs
106 -
me suivre. J'emportais avec moi beaucoup d'esprances, et
j'tais en mme temps au milieu de vives anxits; toutes
ces ppnses m'absorbaient tellement l'esprit, que je mar
chais sans m'en apercevoir, et je gravissais la montagne
au milieu de la plus douce harmonie de mille oiseaux et
dans une atmosphre embaume par l'odeur du jasmin,
de l'acacia et d'autres plantes. Mes vux n'en montaient
que plus ardents vers le Seigneur, et de Lui, gui est tou
jours auprs de l'me dans satribulalion, descendait la mi
sricorde. J'entendis derrire moi les pas d'un homme qui
se htait de m'atteindre. C'tait Aba Gebra Tensaie, moine
du Godjam, qui tait venu avec moi en Egypte. Je l'avais
ensuite retrouv Jrusalem d'o il tait revenu avec
moi pour rentrer 4.ans sa patrie. Dans ce second voyage;
il tait tomb malade. $ avait # sur le point de mourir.
Le voyant & l'agonie, je priai celui qui l'assistait prs (je
sp^ Ut 4e m$ laisser seul avec lui, afin que' je pusse
l'e^hor^r A mourir catholique. Il m' couta volontiers et
$VP6 ypjx faible et entrecoupe par le rle de la mort, il
me dit qu'il voulait abjurer les erreurs dans lesquelles il
ftyait vcu. Sans perdre un instant si prcieux, je le dis
posai pnfessjpn; ij se confessa et reut l'absolution.
Aussitt j^prs, il jse trouya comme guri. J.l ne m'appar-
jtieftt pas eu? juger du fait, mais je tiens rvler et % ma
nifester les .uvres de pieu, car c'est une chose louable.
Tous ceux gui tajent prsents crirent au miracle. Or,
p?iait ce mme homme qui s'approchait de moi en ce mo
ment : Mon Prfi, me ilit-il, te ressouvient-il comment le
.Seigneur m'a guri par la hndiction reue dans la foi
,cathn%ue? Depuis .cet vnement, je ne pourrai jamais
nie s^arer de toi ; dis-moi le lieu de ta demeure, et je
resterai #yec toi jusqu' la mort. Sache, mon frre,
lui rpondis-je, que j;usqu', prsent en Ahyssinie je n'ai
eu aucune hahi,tation fixe. ,Gfiois-t,u que maintenant que
les .affaires .sont si .agites, je pourrais en avoir une ? Mais
Dieu peut faire plus que nous ne pouvons penser. Viens
donc eaAbyssinie, et quand tu sauras que j>u/ai trouv
un asile, je le partagerai avec toi; mon paitl sera le tien,
et je mettrai mon lit prs du tien, nous serons ensemble,
et avec les autres catholiques, jusqu' M mort. Il n'est
pas besoin de dire avec quelle joie l bon moine reut
cette promesse. Il sourit, baissa profondment la tte en
signe de reconnaissance, et continua me suivre dans ce
sentier rocailleux, d'un pied rendu plus agile encore par
l'a joi de son cur. Plusieurs de ceux qui sont venus avec
moi Rome ont la mme intention ; deux ou trois Com
pagnons de Ghebra Tensaie, ainsi qu'il me l'a assur,
partagent ce projet; tous sont disposs devenir les ap
tres de leur pays. Une maison de moines abyssins, fer
vents catholiques, sous la direction de notre mission, est la
meilleure chose que l'on puisse dsirer. kigne le Seigneur
bnir c dsir de mon cur. Je jouissais dj du succs
spr, mais derrire Cette joie, je sentais je ne sais quel
sombre prsage qui me coulait sur le front comme une
goutte de cire fondue :
Et je sentais alors, ainsi que dit un sage,
Que connatre beaucoup n'est point un avantage;
Avec un doux savoir s'augmentent mes chagrins
Souvent moins je connais et moins aussi je crains.
. Et peut-tre en avais-je su plus qu'il ne fallait sur
l'Abyssinie, sans cesse me revenait l'esprit ce que Le-
grand a crit dans la relation du P. Lobo, missionnaire
trs-entendu, sur ce pays, c'est--dire : les Abyssins
vous montrent grande affection quand ils veulent vous
perdre. L'imagination, la folle de la maison, selon sainte
Thrse, me suggrait les penses suivantes : il peut se
faire que les bonnes manires dont ces hommes usent
mon gard si libralement mesure que nous nous appro
chons de leur pays, ne soient qu'un fruit de ce naturel
fourbe, de cette dissimulation profonde, que le P. Lobo a
remarqus en eux, et cela afin de prparer de longue main
les moyens d'excuter quelque funeste dessein. Ils savent
que l'Abouna n'est pas mon ami, qu'il dteste cordiale
108
ment les catholiques ; ils savent par la voix publique que
le mme Abouna cherche me faire prir ; qu'il cherche
auprs de tous un appui et qu'il est prt satisfaire lui-
mme sa haine par ses propres mains, s'il ne peut en
venir bout par ceux qui le protgent; ils savent enfin
que les princes mmes du pays ont peur de lui et n'osent
pas lui adresser la parole ; et cependant ils veulent me
suivre partout, j'ai beau les exhorter me laisser seul et
s' pargner ainsi des dangers, ils ne veulent point le faire ;
ils veulent que moi-mme je les reconduise dans leur
pays, dans leur maison, prs de leur famille, sous les
yeux de leur matre. Ne seraient-ce pas l les ruses men
tionnes par le susdit Pre? Puis, de ce raisonnement, je
passais un autre tout contraire, de celui-ci, je revenais
au premier et ainsi de suite et le temps se passait. Alors
laissant-l l'esprit ou plutt l'imagination, je me tournai
vers le cur, je me moquai de moi-mme et je me trou
vai riche de confiance. Quoi ! un missionnaire qui sent le
monde sous ses pieds, faiblir et perdre courage? Autant
Valait-il rester chez soi et quitter le bton de plerin. La
seule autorit de celui qui l'envoie, voil sa sauve-garde,
moins de prcautions et plus d'assurance ! Qu'il dise avec
un prophte s'adressant son Dieu : Vous avez vu leur
iniquit et leur fureur; j'ai dit : je suis perdu! J'ai invo
qu votre nom et vous avez dit : ne crains pas. J'ai donc
arrt de ne croire qu' mon cur, la suite de mon rcit
montrera que je ne m'tais pas tromp. Quant la con
duite tenir, il me sembla que ce ne devait pas tre celle
dela crainte ni de la dfiance. Mille preuves videntes me
montraient que la main de Dieu nous guidait; l'espoir
d'en voir d'autres encore ranimait mon courage.
Au milieu de toutes ces rflexions, 'nous arrivmes
l'endroit appel Waha-Negus. Nous nous y reposmes
jusqu' trois heures du soir. Les traditions populaires
des Chohos racontent beaucoup de choses de cet endroit ;
mais comme ces rcits n'ont aucun appui dans le Gebra
Nghast et dans le Tarika Neghast, seules sources de
109
l'histoire du pays, je ne dois pas m'y arrter. Il est cer
tain que je n'ai jamais vu tant de dlices de la nature
runies sur un seul point. Il y avait l des mimoses d'une
grandeur extraordinaire et d'autres plantes qui ravissaient
les yeux, pendant qu'un concert harmonieux d'oiseaux
que je n'avais jamais entendus rcrait les oreilles. Et tout
cela se trouvait dans un dsert. Ah ! combien est pauvre
l'art de l'homme devant les uvres de Dieu ! Quiconque
dans de pareilles contres ne se sentirait lev jusqu'
lui pour l'adorer, le remercier, l'aimer, celui-l devrait
s'appeler non point un homme, mais un maudit ! Ce fut
donc, malgr nous, qu' trois heures aprs midi, nous
quittmes un endroit si enchanteur; sept heures, nous
arrivmes tout rompus de fatigue sur la cime de la plus
haute montagne qui spare le dsert de Samahar des pays
montagneux, habits par les Azaortas, les Foras et les
Chohos, peuples nomades et bergers. Le froid et la duret
de notre couche nous firent lever de grand matin le
2 mai; nous descendmes dans la valle la plus sauvage
du Choho et, aprs six heures de marche, nous arrivmes
Reri-Mal. Je crois inutile de vous indiquer les direc
tions de la route jour par jour, je pouvais, du reste, m'en
rendre compte, grce au quart de cercle quinoxial avec
boussole , que m'a envoy de Paris le trs - aimable
M. tienne, notre procureur gnral (aujourd'hui Sup
rieur Gnral de la Congrgation de la Mission). Il suffit
de vous dire que de la plaine de Samahar jusqu' Adoua,
on suit une ligne droite du Nord au Sud, part quelques
petites dviations. Dans les environs, nous rencontrmes
le gracieux M. Bell jeune, cossais. 11 portait deux lettres
qui m'taient adresses, l'une par M. Schimper et l'autre
par M. d'Abbadie l'an. Voici, entre autres choses, ce
qu'ils me disaient : Des trois Abyssins qui ont accom
pagn l'Abouna son arrive d'Egypte, celui qui tait le
plus oppos aux catholiques s'est sLmal conduit, qu'il
s'est fait chasser. Les deux autres et avec eux toute la ville
d'Adoua, vous admirent et vous aiment par-dessus tout.
7
- MO
M. Schimper ajoutait que, malgr les manuvres d'un
Copte qui s'efforait d'empcher mon retour Adoua,
j'tais sr, une fois que j'y serais arriv, de n'avoir rien
craindre : Vous avez, dit-il, plus de considration per
sonnelle qu'eux ; il leur est difficile de vous faire du mal.
Enfin, il concluait en m'assurant que son domestique,
revenu depuis peu du Smen o se trouvait le camp
d'Oubi, avait rapport que le prince en apprenant mon
retour et celui d'Allaca Apta Salassia en avait tmoign
une grande joie. Avec M. Bell se trouvait ce bon enfant
Jezna qui avait tant pleur quand sa mre l'avait emp
ch de me suivre en Europe. Quelle ne fut pas sa joie en
me revoyant ! Rien n'tait plus attendrissant que de voir
ce cher enfant qui avait dj march six jours pied,
travers de mauvais chemins et avec son petit sac de farine
sur les paides, courir encore tout leste derrire moi pour
me dire mille choses, me faire mille questions, me rp
ter tout ce que je lui avais appris et me dclarer qu'il
tait catholique. Par lui j'appris les dispositions favora
bles des Abyssins mon gard, et ses renseignements
me furent plus utiles que les avis des puissants pour con
tinuer mon voyage. Le lendemain , nous franchmes la
montagne que nos gens appelaient Wamba, et, en tra
versant des valles remplies de beaux pturages, nous
arrivmes la petite source de Gashahtah, L'arbre
l'ombre duquel nous tions assis est appel mefleh. A la
premire vue, on le prendrait pour un limonier et pour
se convaincre que ce n'en est pas un, il faut s'approcher,
compter les ptales de ses fleurs, et considrer la position
et la structure du pistil et du calice...
Le 4, mai, nous arrivmes Gaikor, premier pays
chrtien sur les frontires du Ghoho et du Tigr. Peu de
pays sont semblables celui-l. La montagne qui spare
les deux contres s'lve sur votre tte comme un museau
d'une colossale dimension, plac l dessein et ouvert de
force sur les points par o l'on passe d'un royaume dans
un autre. Les pierres qui semblent tailles querre dans
lii
ces troits passages et les masses de granit qui s'lvent
des deux cts comme des pilastres, feraient croire une
brche ouverte par des pices d'artillerie, si les propor
tions dmesures ne montraient l l'uvre d'une puis
sance suprieure celle de l'homme. Caikor appartient
la province de l'Amazen ; son territoire est entrecoup
par de nombreux cours d'eau qui entretiennent une vg
tation magnifique, laquelle fait un doux contraste avec les
montagnes arides qui ferment en amphithtre cette val
le. De tous cts, nous apercevions les traces de l
phants et des lions; mais nous ne rencontrmes nulle
part ces animaux. L'hospitalit des habitants est digne
d'tre mentionne. Le matre de la cabane o nous pas
smes la nuit, grce aux rcits de six ou sept des moines
qui m'avaient suivi depuis Jrusalem et qui racontaient
des merveilles de l'autre monde, s'tait fait une grande
ide de l'Abouna Yacob (c'est le nom qu'on me donne
universellement), bien qu'il le vt arriver ses pieds
couvert d'une pauvre et sale toile qui lui tenait lieu de
manteau. Ce ne furent pas seulement les hommes, mais
encore les femmes et les enfants qui poussrent des cris
de joie et qui de toutes manires manifestrent leur all
gresse. Tous voulaient me voir, me toucher et je vous
laisse penser quel vacarme tait celui-l. Aux cris de
joie succdrent les actes, car ces bonnes gens voulurent
nous faire prsent d'un mouton et nous donner du lait et
du pain en abondance. Alors nous sentmes l'avantage
qu'il y a d'tre dans une atmosphre chrtienne, comme
nous y tions entrs, bien que ces pauvres gens conser
vassent si peu de signes du christianisme qu'il tait diffi
cile de les distinguer des musulmans ou des idoltres.
Ceci me rappelle une- belle parole de Chteaubriand, dans
un de ses ouvrages : Quand sur la porte de quelque
chaumire vous voyez peinte une croix, une Sainte Vierge
ou quelque autre sainte image, entrez en toute scurit,
l vous recevrez l'hospitalit. Telle est l'ducation de la
religion de Jsus-Christ! Et l'on a os crire qu'elle, f si
112
l'ennemie de l'homme ! et cela a t crit par Volney qui
avait voyag presque dans les mmes pays et qui avait vu
ce qu'est l'homme sans la lumire de l'vangile ! tant
sont opinitres les hommes, lorsqu'ils ont une ide fixe !
Partis de l, nous nous dirigemes vers Galaguora o
nous trouvmes le soir un asile, mais non la mme hos
pitalit. Le petit Jezna m'avait dit merveilles des richesses
et de la courtoisie du fils du prtre Confou (kes-confou),
Chummo, c'est--dire gouverneur du pays. Pauvre enfant !
son ge innocent ne pouvait encore savoir que :
Dulcis inexpertis cultura potentis amici ;
Expertus timui.
Et j'en fis une triste exprience, mais il faut aupara
vant que je vous parle d'autre chose. De tous cts, les
ennemis de la foi conspirent ma perte. MM. d'Abbadie et
Schimper me prvinrent par une lettre des embches que
l'on me dressait, et c'est pour cela qu'ils m'avaient en
voy tout exprs leurs domestiques avec des mules.
M. Schimper me disait que l'Abouna avait press plu
sieurs chefs du Tigr et entre autres Navrid Uolda Salas-
sie, Ayto Gebra Tecl et Balgada Haraia, de s'opposer
mon entre dans Adoua, et leur avait donn la permission
de me dvaliser. Vous voyez que le rvrendissime Abouna
tait grandement passionn dans cette affaire ; il ne se
donnait pas de repos et voulait venir bout de son projet.
Quels taient les personnages auxquels il avait voulu me
recommander d'une manire si gracieuse ? Il est impor
tant de le savoir.
Navrid Uolda Salassie s'appelait le descendant et l'hri
tier d'un des personnages que Salomon donna Mnelik,
son fils, pour l'accompagner, quand' il le renvoya sa
mre Makda; c'est pourquoi il habitait Axum, lieu des
tin cette ligne. Pendant la guerre avec Ras-Aly,
Oubi l'avait nomm son lieutenant. Quand Oubi fut
battu, il se dclara contre lui ; quand Oubi rcupra son
trne, n'esprant plus de pardon, il se fit assassin. Ayto
113
Gebra Tecl, riche marchand, tait son ami, et l'Abouna
l'avait nomm gouverneur de ses possessions dans le
Tigr ; il semblait difficile que l'amiti d'un tranger pt
prvaloir dans son esprit sur celle de son nouveau
patron.
Quant Balgada Haraia, je n'avais rien craindre de
lui, sa loyaut, sa gnrosit remarquable, dont j'avais
des preuves irrfragables, me faisaient attendre de lui
autre chose que la fraude et le pillage. Bien qu'il et
beaucoup de motifs de se plaindre d'Oubi etne l'aimt
point, nanmoins il lui tait rest fidle dans ses revers,
avait combattu et vaincu ses ennemis et n'avait rclam
pour lui rien autre chose que l'honneur de la victoire-
Un tel homme n'tait pas fait pour aider l'Abouna dans
le mal et il tait aussi loign de ses principes que la fid
lit l'est de la trahison; l'avenir nous en donnera la
preuve. En attendant les dangers au milieu desquels je
me trouvais avec ma petite bande, me commandaient de
me tenir sur le qui- vive.
Le 4 mai, peine avais-je fait une demi-lieue de che
min, depuis Galaguora, que je vois arriver un homme la
mine infernale, arm d'une lance et d'un coutelas, qui
cherchait s'emparer d'un ne charg d'une partie de
notre bagage. A l'impertinence nous opposmes le cou
rage et nous fmes tant qu'il prit la fuite. Je suis certain
que cette rencontre nous avait t mnage par le Rv-
rendissime Abouna qui put se demander sans doute quel
bras puissant nous avait tirs d'affaire. Quel bras? mon
cher ami, c'est le bras de Dieu, ce bras qui confortait
l'aptre, ce bras qui est tout-puissant et dont mon Dieu
lui-mme a dit : non potuerunt resistere adversarii. Je ne
pouvais douter de la protection de ce bras puissant qui
nous accompagnait si visiblement. Dlivrs de ce coquin,
nous vmes bientt accourir bride abattue, derrire
nous, des cavaliers arms. Je reconnus aussitt le choum
de Galaguora, celui-l mme qui nous avait reus chez lui
et dont mon petit Jezna m'avait dit tant de bien. Comme
114
il avait la conscience estropie, il s'tait fait fort peu de
scrupule au sujet des lois sacres de l'hospitalit, et, dans
sa maison, il nous avait rendu plusieurs mauvais services.
Pour vaincre le mal par le bien, je lui avais donn deux
belles grosses mdailles d'argent. Je croyais l'avoir con
tent ; mais il en fut autrement, il tait un de ces hommes
nombreux partout, mais plus encore en Abyssinie, qui
croient tre injustes envers vous s'ils ne vous dpouillent
' pas de tout. Il descendit de cheval et fit grand tapage,
sous prtexte que j'tais parti sans prendre cong de lui ;
et en effet, proccup comme j'tais par tant d'anxits et
d'inquitudes, je n'y avais pas pens. Puis, se rpandant
en un flux de paroles, il en dit tant et tant sur mon compte
que je vis bien qu'il n'y avait ni nier ni s'excuser,
parce que l'un n'aurait servi de rien et que l'autre ne
serait pas admis; pour l'empcher de devenir plus arro
gant, je pris un visage svre et lui demandai ce qu'il
voulait. Il me prit part et commena me dire quel'Al-
laca, en prenant cong, lui avait laiss deux talaris, et que
moi, qui plus qu'aux autres il avait fait tant d'honneurs
(il tait trop honnte), je devais lui en donner au moins
cinq. Je pensai qu'il ne fallait pas laisser passer sans r
ponse une pareille invention, et j'levai la voix : Allaca,
criai-je, combien de talaris avez-vous donns au Choum?
Pas un seul, rpondit-il. Le mensonge dcouvert, mon
homme chercha dguiser de son mieux sa mauvaise
foi. Mais, sans lui prter l'oreille, je fis semblant de
n'avoir pas le temps de l'couter et je dis au frre Abba- x
tini de lui donner aussitt cinq talaris pour payer cet
homme le pain que nous avions mp.ng chez lui, et pour
lequel il avait dj reu des prsents qui valaient quatre
fois plus. Le Choum, faisant le patelin, refusait modes
tement, pendant que je ne cessais de rpter que nous
tions sous la protection d'Oubi, son matre, qui appren
drait cette affaire et lui en ferait des compliments fort
peu agrables pour lui. Ces paroles le pntrrent de peur
lorsqu'il vit surtout qu'il y avait tant de tmoins ; voulant
115
donc recouvrer un peu d'honneur, il s'humilia, me de
manda pardon et ne voulut rien recevoir, faisant ainsi
violence son avarice; mais au moment o je me dis
posais partir, il me fit entendre qu'il recevrait volontiers
deux talaris. Je lui rpondis que, puisqu'il avait refus
cinq talaris en public, je ne me croyais pas oblig lui
en donner deux en secret, et nous partmes.
. .. Quel contraste entre ce brigand et le brave Ayto
Wantin de qui nous avions lou nos nes et qui tait
lui-mme notre conducteur! La beaut du monde, dit
Tertulien, provient des contrastes. Tel tait aussi l'orne
ment de notre voyage. Mes compagnons en avaient tant
dit ce bon Ayto dos magnificences et des richesses de
notre pays, qu'il nous avait accord son estime. Il eut l'at
tention de nous prcder Chia, petit village du Seravra,
sa patrie, et nous prpara une habitation commode; ses
conseils nous furent aussi fort utiles dans des circon
stances difficiles, telles que les guerres civiles et les dis
cordes citadines qui existaient alors. Puisse le Seigneur
faire misricorde cet homme qui n'tait pas loign du
royaume de Dieu et lui donner la mme rcompense qu'
la femme de Jricho, en sauvant sa maison et son pays
qui se trouvent maintenant exposs la fureur du soldat !
Le Choum de Galaguora apprit Jrop tt pour lui ce
qu'tait la justice de Dieu. J'apprends maintenant que
son pays a t mis feu et sang par le prince de Dexa,
tous les hommes ont t tus et lui a t enchan et mis
en prison. Les gens inhospitaliers ne plaisent pas Dieu.
Heureux sera-t-il si le malheur de sa patrie le rend un'
peu plus humble.
Aprs ce rcit tant soit peu triste, il est juste que je
vous raconte quelque chose d'un peu plus gai. Je veux
vous parler de la fte qui fut clbre Guda-Falasi, o
nous nous trouvmes le 6 mai ; vous aurez de quoi rire, si
toutefois vous en avez l'envie, en voyant dans quelles mi
sres tombe l'humanit ds qu'elle perd la belle lumire
de la foi. Ce jour-l, selon le calendrier thiopien, on
116
clbrait la Nativit de la Sainte Vierge qui, dans cette
liturgie, est fixe au premier dimanche aprs Pques,
c'est--dire au moment o commence la saison des pluies
qui ne finissent qu' la fin de septembre, poque o, dans
le mme calendrier, on clbre la fte de saint Jean-Bap
tiste. Si je ne me trompe, il me semble qu'on veut par l
clbrer la chute rgulire des pluies, comme on faisait
en gyple pour l'inondation du Nil. La religion a pris
soin de sanctifier cette joie en rappelant des jours qui ont
annonc la joie toute la terre, par la proximit de la
venue du Sauveur de tous les hommes ; mais les anciennes
superstitions ont prvalu et ces ftes ne sont qu'une po
que assez ressemblante aux saturnales et aux orgies
paennes. Les femmes maries ont droit, dans la premire
fte, de fouler aux pieds toute pudeur et elles s'en ser
virent largement Guda-Falasi. Elles sortaient en foule
de leurs maisons, portant sur leur dos leurs petits enfants
et dans leurs mains un vase rempli d'une espce de
bouillie appele fit fito; quand elles rencontraient des
hommes par les chemins, et elles faisaient en sorte de
rencontrer les plus effronts, elles leur versaient ce vase
sur la tte, puis elles les poussaient en tout sens et se
tiraient mutuellement par les habits, de sorte qu' la fin
ces gens taient presque tout nus. Au milieu d'un pareil
tumulte, on peut se figurer la turpitude des paroles et des
gestes. Les maris semblaient ne point se soucier de ces
licences, mais au contraire par leur autorit provoquer au
dsordre ces nouvelles bacchantes. Parmi elles, une plus
effronte que les autres s'tait mise la tte de la troupe
et se faisait prcder de beaucoup d'enfants, qui mar
chaient en dsordre comme pour reprsenter un troupeau,
et elle tranait elle-mme un gros bton en forme de
charrue. Toutes ces infmies sont rellement bien dignes
de blme ; mais celles des jeunes filles le jour de la saint
Jean sont dtestables sous tous rapports. Simple que
j'tais, je m'imaginais qu'il n'y avait que dans nos pays
que les parents permettaient de semblables dsordres ! Ces
117
filles, du consentement de leurs parents, sortent la nuit de
leurs chaumires et courent les chemins avec des jeunes
gens en chantant, en dansant et en agitant des torches
enflammes. Elles entrent dans les maisons avec un air
effront, demandent, prennent, enlvent de ct et d'autre.
Parmi elles, une tient la place de reine, et elles choisissent
pour cela la plus volage et la plus lgre. Elle doit monter
une belle mule enharnache ; mais quand la mule manque
les deux plus robustes de la compagnie la remplacent ; la
reine se tient debout sur leurs paules mmes, pendant que
les porteuses marchent suivies de la foule impertinente
qui se livre sans frein tous les transports de la folie. De
cette manire, elles vont recueillir une abondante provi
sion de grain, d'hydromel, de moutons et de vaches, de
faon avoir se rgaler jusqu' Nol et au del; puis
toui les jours, dans la maison de la reine, on donne un
grand banquet, o prennent part les filles et les garons
du pays ; et, quand ils se sont bien gorgs, commence la
danse qui termine, par les plus grands dsordres, une
journe de licence. Ainsi l'homme mconnat son honneur
et se ravale jusqu' la bte, ds qu'il n'a plus la religion
de Jsus-Christ pour le guider. Snque lui-mme avait
dit bien vrai lorsqu'il crivait : 0 quam contempla res est
homo nisi supra humana se erexerit! Oui certainement
l'homme est alors la pire des mchantes choses ! Mais re
tournons notre voyage, car nous nous sommes bien
carts du rcit commenc.
Le lendemain, cinq heures du soir, nous arrivmes
Delagurro. Toute la population maudissait Oubi, et pa
raissait dispose la rvolte. Le gouvernement voulait
nous interdire le passage ; n'ayant pas d'autre moyen pour
le ramener la raison, j'levai la voix, je criai fort et je
fis tant de bruit que l'on n'et pas entendu le tonnerre. La
plupart des gens me prirent peut-tre pour un fou, en me
voyant oser une pareille entreprise, sans avoir aucune
arme. Le succs cependant prouva que je n'avais pas t
mal avis; la fable de l'ne s'en allant en guerre me
7.
118
servit merveille. Ce puissant chef fut tout tourdi, comme
s'il avait t frapp de la foudre, et nous laissa passer. Le
lendemain, nous nous arrtmes sur la montagne pitto
resque de Gondet, chez Ayto Achilas, gouverneur de ce
district qui contient environ trente villages. Il estcente-
naire et pre de quarante enfants qui sont encore tous en
vie. Il vint notre rencontre appuy sur son bton et ac
compagn de plusieurs serviteurs ; il se prsenta la porte
de sa maison, sur laquelle tait suspendue la peau d'un
lion norme qu'il avait tu dans sa jeunesse. Comme il
arrive aux vieillards, dont la mmoire ressemble la vue,
et aperoit mieux les choses loignes que les plus proches,
ce bonhomme ne pensait pas que nous autres pauvres
voyageurs nous avions besoin de nourriture et de repos
plus que de ses rcits de l'ancien temps. Il commena se
troubler en entendant parler d'Oubi et nous dit quelques
paroles dsagrables qui, s'echauffant de plus en plus, fi
nirent par nous fatiguer. Tous ces discours taient bons
pour rvolutionner la province, mais non pour subvenir
nos besoins. Sa jeune femme, fille de Dejesmac Ghebra
Mascal, plus prudente que lui ou moins pointilleuse, nous
envoya du pain et de la bire, autrement nous aurions
jen jusqu'au lendemain. Ds le matin, aprs avoir pris
des forces pour la route, nous nous remmes en chemin.
A trois heures du soir, il nous arriva une aventure aussi
dsagrable que ridicule. Un homme, au visage grossier,
tout en sueur, les cheveux tout ruisselants de beurre,
sans souliers et presque nu, n'ayant qu'une ceinture au
tour des reins, arm d'une lance, d'un bouclier et d'un
coutelas, parut devant nous, et du geste et de la voix,
nous dfendit d'avancer. Il nous dit qu'il tait officier du
choum du village voisin, duquel il nous dfendait de
nous approcher ; puis, passant de la parole au fait, il mit
la main la bride de l'ne qui marchait en avant pour
s'en rendre matre. J'avais dj expriment tout ce que
pouvait la force des poumons, dfaut d'autre dfense,
quand on se trouvait en face de ces rodomonts; j'levai
119
donc la voix de mon mieux, et, lui lanant tous les titres
imaginables, je lui dis de se bien garder de toucher, soit
nos nes, soit autre chose. Qui le croirait? La magie
de ma voix obtint tout' ce que je voulais, et cet officier si
fanfaron parut si humble et tremblant qu'il pouvait
peine articuler une parole, et loin de nous rpter ses in
jonctions, il se jeta terre pour nous demander pardon.
Comme j'avais envie de rire mon aise, et pour cela de
m'loigner aussitt, je ne me fis pas prier et je le laissai
aller ; en partant, il nous laissa l'avis charitable de nous
dclarer partout comme plerins venus de Jrusalem.
Vous vous tonnerez sans doute, mon cher ami, que
votre petit de Jacobis devienne l'occasion si courageux?
Mais- il n'y a pas de quoi s'tonner. Oh ! quelle posie
dans la vie d'un missionnaire ! Il sent la prsence de son
Dieu, il le voit, il l'entend, il peut dire : est Deus tnnobis,
et ce Dieu n'est pas un Dieu fantastique, figur, fabuleux,
comme ceux des potes, mais un Dieu vritable, grand,
tout puissant, qui commande le combat et promet la vic
toire.
Le lendemain, nous passmes le Mareb, ou fleuve As-
tusape ou Syrus des anciens, peu de distance de Zala-
Aumi, o l'on dit que se trouve sa source. Aprs quelques
heures de repos, pris sur ses rives, nous tions peine
entrs dans la grande fort qui l'avoisine, quand un inci
dent vraiment bizarre vint jeter la consternation dans
toute notre caravane. Le petit Jezna commena crier
fortement : Sau tasaueral, ce qui veut dire un homme en
embuscade et grimp sur un arbre. Il nous indiquait
gauche, j'y portai les regards et je vis en effet quelque
chose qui ressemblait un homme pendu par le cou, qui,
du geste et de la voix, demandait du secours aux passants.
C'est sans doute, me dis-je, un malheureux dpouill par
les voleurs, et ensuite pendu par eux ; il faut courir son
secours. D'autres, qui avaient meilleure vue que moi,
n'apercevaient pas autre chose qu'un homme grimp sur
un arbre, poussant des hurlements; ils pensrent que
120
c'tait une vedette des voleurs, qui les appelait pour venir
nous visiter. Dans cette persuasion, Deftera Desta mit
aussitt la main sur le beau fusil qui lui avait t donn
par le roi de Naples, et fit signe au frre Abattini de se
mettre aussi en garde, afin de bien recevoir les voleurs,
quand tout coup l'homme pendu selon moi, ou en ve
dette, selon les autres, vint nous saluer tout bonnement et
nous dire qu'il cherchait un buf perdu dans la fort. Nous
n'en avions pas moins ressenti la peur qu'prouve celui
qui se croit devoir tre bientt environn de meurtriers,
Enfin, le jeudi 13 mai, six heures du soir, accom
pagns de la pluie, bon augure pour les Abyssins, nous
arrivmes Mariam-Senito, o nous trouvmes les mules
magnifiquement caparaonnes que nous avaient envoyes
MM. d'Abbadie et Schimper, et environns d'une foule
d'Abyssins venus notre rencontre, nous fmes notre en
tre dans Adoua.
Voil en abrg l'histoire de mon voyage. Permettez-
moi maintenant quelques observations sur l'tat politique
et religieux de l'Abyssinie.
Une inimiti profonde, vous le. savez sans doute, r
gnait entre Oubi et Ras-Aly. L'arrive d'un vque jaco-
bito aurait d, ce semble, avoir pour effet d'oprer entre
eux une rconciliation ; mais au contraire elle envenima
la discorde ; le nouvel Abonna, s'attachant aux drapeaux
'Oubi, le suivit contre son rival, et pendant que le prince
pillait, incendiait, dmolissait tout ce qui se rencontrait
sur sa route, lui frappait d'excommunication quiconque
osait se ranger sous les bannires ennemies. Avec eux
tait ligu Dejesmac Berrou, le plus brave guerrier dont
s'honore aujourd'hui l'Abyssinie. Ce gnral attaqua les
troupes de Ras-Aly Dbra-Tabor, et les et dfaites
compltement, si Oubi, ivre ce jour-l comme toujours,
n'et t dans l'impossibilit de combattre. Ras, il est
vrai, ne profita point par lui-mme des fautes de son rival ;
l'approche de l'ennemi, il s'tait enfui dans un couvent
trois journes de distance, abjurant ainsi la rputation
121
de valeur dont il avait joui jusqu'alors. Heureusement
pour lui, une partie de ses soldats, supplant par le cou
rage la prsence de son chef, fora la tente 'Oubi,
trouva ce prince abm dans l'ivresse et le chargea de fers.
VAbouna et les principaux officiers du parti vaincu subi
rent le mme sort.
Inform, dans sa retraite, de ce triomphe auquel il re
fusa d'abord de croire, Ras enfin se rendit au camp. Mais
ce ne fut pas pour abuser de sa victoire : Vous tes mon
pre, dit-il Oubi ; la loi de J.-C. me commande de vous
honorer, et je le fais. Dliez, cria-t-il aussitt aux gardes,
dliez ses mains, et qu'il soit en libert ! Puis se retour- '
nant vers son captif : Votre frre marche sur votre ville
principale, et veut s'en emparer; reprenez vos soldats et
courez dfendre votre trne. Dejesmac Marso, alli du
vainqueur et frre 'Oubi, se prcipitait en effet sur la '
capitale du prince prisonnier, et comptait l'envahir.
Envisage sous le point de vue religieux, l'Abyssinie
n'est gure plus florissante que sous le rapport politique.
Cependant son tat est moins triste qu'on ne l'a suppos
quelquefois : on a prtendu qu'une mission catholique ne
saurait y russir ; il est mme certains bras qui se sont
lasss dfricher ce champ qu'ils regardaient comme de
vant tre ternellement infructueux : je trouve qu'ons'est
exagr le mal et qu'on s'est trop tt dcourag.
a Pour moi j'espre, et ma confiance, tout entire dans
les misricordes divines, s'anime encore aux souvenirs
d'un pass qui n'est pas sans gloire pour la religion en
thiopie. Je sais qu'on reproche aux Abyssins d'tre trop
inconstants pour que le rgne de Dieu s'affermisse dans
leurs mes; mais l'histoire dment en partie cette accusa
tion. Depuis le quatrime sicle, poque o saint Frumenco
devint l'aptre du pays, aprs en avoir t le bienfaiteur
comme ministre, cette glise n'a-t-elle pas gard avec
amour, pendant prs de cinq cents ans, le dpt de la v
rit qu'elle semble prte ressaisir ? Ne florissait-elle pas
encore au milieu du dsert, chappant par sa ferveur la
122
contagion de l'hrsie, alors que tout l'Orient en tait
dj tout infect, et qu'autour d'elle les chrtients, les
plus illustres avaient donn l'exemple dela dfection?
Sa chute, il est vrai fut profonde. Entrane dans les
erreurs de Dioscore, la suite d'Alexandrie, sa mre spiri
tuelle, elle attendit pour revenir l'unit que Dieu l'y ra
ment par ses propres malheurs. Ce fut au quinzime sicle
qu'un jeune prince, dont la minorit servait de prtexte
l'ambition de plusieurs rivaux, demanda au roi de Portugal
une colonie de Missionnaires catholiques en mme temps
qu'il rclamait des troupes pour raffermir sou trne
branl.
Partout commencent ' se rvler des dispositions
heureuses pour le catholicisme. Les princes sont bienveil
lants. Oubi lui-mme, malgr sa cruaut, nous estime et
nous aime ; il reconnat de quelle utilit notre ministre
peut tre en son pays , et nous assure qu'il aura bien du
plaisir nous voir, quand une fois il sera rentr dans la
libre possession de ses tats. Balgada, gouverneur de
plusieurs provinces, nous porte encore plus d'intrt :
Venez, nous a-t-il dit, venez dans le pays que j'admis
nistre, et vous aurez toute libert de prcher la religion
dont vous tes les aptres. Des sentiments analogues se
retrouvent dans le cur de Sahala Salassi, le plus sage des
rois thiopiens. A Gondar, Ras nous protge ; YEtchgu,
qui est la tte des moines, montre aujourd'hui un tel
attachement pour notre culte, qu'il voulait, il y a peu de
temps, faire avec un catholique le double plerinage de
Rome et de Jrusalem. Il n'est pas jusqu' YAbouna qui
ne se soit rapproch de nous depuis ses revers, et je ne
doute pas qu'avec des prsents de quelque valeur on ne
fasse tomber en lui tous les restes de la haine qu'il nous
porte.
Enfin, si des grands vous descendez aux peuples,
vous les trouvez galement inclins vers le catholicisme;
la cause en est sans doute d'un ct dans les exemples
que leur donnent cet gard les puissances auxquelles ils
123
sont soumis; mais elle est aussi dans les rcits merveil
leux que font leurs compatriotes les Abyssins conduits
par nous Rome. Encore sous l'impression des souvenirs
qu'ils ont rapports de leur voyage, ces bons nophytes
s'en vont rptant partout ce qu'ils savent et ce qu'ils ont
vu du Pape, des glises d'Italie et de la cour de Naples,
avec ses magnificences et sa foi. A ces tableaux, les popu
lations se sentent transportes d'un religieux enthou
siasme; leurs prjugs s'vanouissent devant leur admi
ration , et grce ces sentiments, le catholicisme, autre
fois rpudi comme la plus criminelle des hrsies, jouit
maintenant de la mme libert que les autres religions
tablies dans le pays.

CHAPITRE IX.

Eapranc8 de la Mission,

L'heureuse impression produite en Abyssiniepar le re


tour de M, de Jacobis et de la dputation qu'il avait ac
compagne, nous est connue par une note communique
dans le temps M. de Bourville, consul de France au
Caire, par MM. Galinier et Ferret, capitaines d'tat-
major.
M. de Jacobis est arriv en Abyssinie au moment o
l'anarchie rgnait dans le pays, par suite de la dfaite
d'Oubi, roi du Tigr, la bataille de Devra-Tabor. La
route qui conduit de Massouah Adoua, offrait les plus
grands dangers, et tous les voyageurs qui, cette poque,
ont en l'audace de pntrer dans le Tigr, ont t pills
ou ranonns cruellement. Malgr ces fcheuses circons
tances, M. de Jacobis n'a pas craint de se rendre son
poste, et tous les chefs rvolts qu'il a rencontrs sur
124
son passage, l'ont trait avec la plus grande considra
tion. Tous ses anciens domestiques et un grand nombre
d'habitants d'Adoua ont t sa rencontre, et l'ont reu
comme un pre qu'ils taient heureux de revoir aprs
une si longue absence.
Le voyage de M. de Jacobis Rome porte dj ses
fruits. Les Abyssins qui l'ont accompagn sont catholiques
par conviction, et ne craignent pas de le dire leurs com
patriotes. Ils ont pour le Saint-Pre la plus grande vn
ration, et ils prtendent qu'ils ont vu en lui quelque
chose de surhumain. Autrefois les Abyssins pensaient qu'il
n'y avait de vritables chrtiens qu'en Abyssinie ; mais
ceux qui ont maintenant vu Rome sont entirement re
venus de leur erreur. L'Allaca-Apta-Sellassi (1) (don de
la Trinit) nous a dit en nous quittant : Le soleil brille
dans votre pays, mais l'Abyssinie est encore dans les t
nbres; esprons en Dieu. Il y avait encore avec M. de
Jacobis un prtre en si grande rputation de saintet dans
le pays, que les Abyssins prennent ses paroles pour des
oracles.
Le roi Oubi a pour M. de Jacobis, la plus grande es
time, il lui est trs-reconnaissant de ce qu'il a bien' voulu
se charger de protger les Abyssins qui allaient chercher
YAbouna, et surtout d'avoir fait traiter avec distinction
dans le pays des blancs VAllaca-Apta-Sellassi, qui est
son ami et son ministre. Quand nous avons quitt l'Abys
sinie, Oubi tait malheureux ; malgr cela, il a envoy
des montagnes du Semen un courrier M. de Jacobis,
pour le fliciter de son arrive et lui promettre que s'il
rentrait dans ses tats, il ferait tout ce qu'il pourrait pour
lui tre agrable.
Mais quand Oubi ne remonterait pas sur le trne.
M. de Jacobis ne resterait pas pour cela sans appui. En
effet, le plus puissant chef du Tigr, Balgadara, neveu
du Rass-olda-Sellassi, qui connaissait de rputation le
(1) C'est le nom du principal personnage Abyssin qui tait avec
M. de Jacobis.
125
dvou missionnaire, l'a aussi fait complimenter et lui a
offert une place dans son pays, le Vojjerat,enlui donnant
la permission de construire une glise et d'officier selon
sa religion.
Ainsi, quel que soit le prince qui triomphe dans la
lutte, la mission catholique pourra toujours s'tablir en
Abyssinie. Nous devons ces heureux rsultats la con
duite difiante de nos Missionnaires, mais surtout la
bont inpuisable, la gnrosit, au zle et la capacit
de M. de jacobis.
Pendant longtemps, nous avons craint que YAbouna
ne ft un obstacle presque insurmontable au progrs du
catholicisme. Mais, entran la guerre par Oubi, il a
t fait prisonnier et est entr Gondar aprs avoir perdu
beaucoup de sa considration, et par consquent de son
importance. Bientt, fatigu des discussions religieuses
des Abyssins, il n'a rien nglig pour se rconcilier avec
les Europens, et leur a fait un accueil bien gracieux. Il
a mme rendu M. Montuori un service signal, et l'a
engag rester en Abyssinie, l'assurant que, mme en
matire de religion, il s'entendrait avec lui beaucoup plus
facilement qu'avec ses ouailles, d
Ces premires esprances de la mission d'Abyssinie
nous sont encore mieux exposes par une lettre de M. de
Jacobis adresse un de ses confrres Paris. Cette lettre
est date d'Adoua, 19 aot 1842.
Le plus redoutable ennemi de la vrit, qui soit ici,
est sans contredit l'vque hrtique nouvellement arriv
du Caire. Cependant, depuis notre retour d'Europe avec
les dpots abyssins, son influence a beaucoup diminu,
et nos affaires ont tout--fait chang de face : ce qui le
prouve, c'est l'accueil empress qu'on m'a fait de toutes
parts. Le lendemain de notre arrive Adoua, l'Abouna
lui-mme m'envoya fliciter de mon heureux retour; ce
pouvait tre un pige de sa part, je l'ai bien compris ;
mais il n'est pas moins vrai que cette dmonstration servit
admirablement relever le courage de nos dputs abys
126
sins qui se mirent faire ds-lors avec enthousiasme le
rcit des merveilles, comme ils disent, de saintet, de
bont, de science, et des pompes du culte romain qu'ils ont
vu au centre du catholicisme. Dsespr de ces manifes
tations, l'Abouna n'ose plus s'opposer l'opinion pu
blique : il semble mme nous devenir plus favorable.
Dernirement, il a envoy en secret son frre pour
m'emprunter quelque argnt que je me suis empress de
lui donner. Ce petit service, qui n'a pas tard devenir
public, a fini de nous gagner l'estime et la vnration
gnrale. Je saisis toutes les occasions d'entretenir ces
bons sentiments. Dans le paquet de lettres que j'ai reu
depuis peu d'gypte, il y en avait une l'adresse de
l'Abouna : il me sembla que la Providence me fournissait
par l une belle occasion d'crire moi-mme l'Abouna;
je joignis ma lettre une montre dont je savais qu'il
avait besoin, ayant perdu la sienne dans une bataille
laquelle il se trouvait. Cette montre est une magnifique
rptition en or avec la chane aussi en or, que le roi de
Naples m'avait donne avec beaucoup d'autres objets pr
cieux.
La vue de la confiance qu'on a en nous en gypte, et
qui va jusqu' me charger de lettres adresses l'Abouna,
le beau cadeau et les esprances que je lui laisse entrevoir
d'en recevoir quelque autre de plus prcieux encore, arr
tent ses mauvaises intentions, et nous voyons que s'il
n'est pas franchement notre ami, il a tout intrt d'en
prendre au dehors les apparences ; il a charg son frre
de nous donner des vaches, des moutons, etc Conce
vez, Monsieur, l'effet que de telles dmarches doivent
produire sur un peuple dont l'vque nous paie une espce
de tribut. Le bon Dieu, d'ailleurs, semble nous donner
des marques de sa protection. Un jour, ce mme frre de
l'Abouna, dont je viens de vous parler, est frapp subite
ment d'une espce d'attaque d'apoplexie; on craignait
beaucoup pour ses jours ; il avait perdu la parole ou la
langue, comme l'on dit ici. Un grand nombre d'hrti
127
qucs grecs, armniens, coptes, me font prier par un pro
testant de donner boire au malade de l'eau bnite des
saints aptres Pierre et Paul ; des que le malade en eut
bu, il reprit sur le champ l'usage de la parole, et un
moment aprs il se leva parfaitement guri. Depuis lors
une foule de personnes viennent sans cesse me demander
de l'eau bnite pour les malades.
L'un des plus puissants chefs du pays, qui vient de
gagner sur Oubi, roi du Tigr, la fameuse bataille de
Debra-Tabor, me tmoigne beaucoup d'attachement et de
respect.
Je suis issu, me disait-il, la seule fois que je l'ai vu
Adoua, des Grecs eutychiens qui vinrent s'tablir au
sixime sicle, dans le pays de mes anctres; je voudrais
bien pourtant vous avoir auprs de moi, o vous pourriez
btir votre aise des glises catholiques, en dpit mme
du grand Abouna.
La sret de la Mission me semble aprs cela bien
tablie, malgr les troubles politiques qui agitent ce pays :
les deux partis opposs nous respectent et nous aiment
galement. La grce de Dieu agit trs-activement. Voici
ce que je trouve crit dans mon journal depuis une ving
taine de jours :
13 juillet. Aujourd'hui, troisime jour de la neuvaine
de saint Vincent, un prtre abyssin est venu me faire sa
profession de foi catholique, et m'a tmoign le dsir de
s'instruire sur la manire de se bien confesser ; un instant
aprs, un jeune homme est venu faire l'abjuration de son
hrsie; sa femme se fait aussi instruire. J'espre que
cette famille sera un jour le germe d'un village catho
lique.
24 juillet. Le moine Melchisdek, n dans le Sehir,
lev Gondar, a embrass aujourd'hui le catholicisme.
C'est une conqute qui me parat importante ; j'espre que
ce prtre deviendra le saint Andr de l'Abyssinie.
26. J'ai reu aujourd'hui la visite d'AtoUalda Raffael,
second gouverneur de la province du Ahora ; il m'a Ion
128
guement questionn sur la religion. A la fin de l'entre
tien, il m'a bais la main et m'a demand la bndiction,
ce qui est presque une profession ouverte du catholicisme.
Je tcherai de ne pas perdre de vue ce chef important qui
est le plus estim et le plus instruit peut-tre de tout le
Tigr : sa conversion pourrait entraner celle d'une
grande province.
Mais je m'aperois, Monsieur et trs-cher confrre,
que, quoique je ne vous aie marqu que trois ou quatre
faits, ma narration est dj bien longue ; que serait-ce si
je voulais tenir ma parole, en vous transcrivant les faits
contenus dans mon journal durant une vingtaine de jours
seulement? Je craindrais d'abuser de votre bont. Je
passe donc sous silence une foule de faits semblables ces
quelques-uns dnt je viens de vous faire part.
Quelque longue que soit ma lettre, je ne puis cepen
dant pas la terminer, sans vous rapporter une conversion
qui a fait la plus grande impression dans tout le pays.
Uozoro Irut, petite-fille de l'empereur Atzi Tcla
Ghiorgis, avait t enleve par un puissant musulman,
qui l'avait pouse. Cette infortune avait eu le malheur
de renier sa foi, pour embrasser le mahomtisme. Son
apostasie avait constern l'Abyssinie toute entire, qui
souifrait de voir une petite-fille de David et de Salomon
ainsi dgrade. Ne. pouvant pas moi-mme pntrer jus
qu' la princesse, je mis en avant quelques femmes nou
vellement converties et pleines de zle. Leurs dmarches
furent couronnes d'un plein succs. Uozoro demanda
bientt s'instruire des dogmes de la religion. La nou
velle de cette importante conversion fut bientt rpandue
dans le pays. Aussitt plusieurs grands personnages sont
alls la questionner sur cet vnement. La princesse leur
a rpondu qu'il n'tait pas encore temps de leur donner
des explications, n'tant pas encore parfaitement instruite
et n'ayant pas pris l'avis de son Pre spirituel. Elle vient
avec beaucoup de zle recevoir l'instruction catholique,
accompagne de plusieurs esclaves, qui, comme elle,
129
avaient apostasi, et qui se sont converties comme elle.
Dimanche prochain, nous administrerons le baptme
l'un des enfants de cette brebis gare; nous ferons la
crmonie avec autant de solennit que notre pauvret
nous le permettra.
Vous me demandez, Monsieur et trs-cher confrre, si
nous avons quelque espoir de pouvoir raliser le projet de
construire une glise en Abyssinie, projet qui a t l'un
des motifs de mon voyage en Europe. D'aprs tout ce que
je viens de vous dire, vous comprendrez sans peine que
c'est une question qui ne souffre plus la moindre diffi
cult. La permission me sera accorde, ds que je la
demanderai.
L'vque hrtique dont M. de Jacobis esprait n'avoir
pas beaucoup craindre, ne tarda pas dpouiller la peau
d'agneau dont il s'tait couvert et dclarer la guerre aux
missionnaires. Le prince Oubi ayant reconquis son pou
voir, l'Abouna Salama s'effora de s'en servir pour se d
faire de ceux qu'il regardait comme ses plus grands enne
mis. Malgr cet acharnement, les esprances de la mission
ne cessaient pointde crotre, comme nous le voyons dans la
lettre suivante de M. de Jacobis, date d'Adoua le 18 juin
1843 :
Revenu du camp d'Oubi, qui la Providence vient
de rendre de nouveau le pouvoir dont elle l'avait tout
rcemment priv, et avec lequel j'ai eu enfin des conf
rences, je vais vous donner une relation des choses les
plus capables d'intresser legrandzle que vous avez tou
jours montr pour les progrs de la mission d' Abyssinie :
je vous les crirai dans le mme ordre que je les ai trou
ves notes dans mon petit journal.
Vous savez, Monsieur, que la guerre qui nous fut d
clare par l'vque hrtique nous avait obligs de nous
sparer, afin de ne pas attirer contre nous sa colre. Mais
du moment que nous nous apermes qu'il n'y avait plus
rien craindre, j'invitai M. Biancheri vouloir bien se
rendre de Emcoullo, o il tait, Adoua. Pour vous faire
130
connatre, cependant, la protection que nous accorde le
bon Dieu, et le discrdit o est tomb l'vque hrtique,
que l'on nomme ici Abonna, je vous rapporterai les senti
ments de deux militaires; leur langage sur ce sujet est
d'autant plus remarquable qu'on est plus loign, dans
leur tat, de s'occuper de ces sortes de choses.
M. Biancheri, arriv Bellessen, qui se trouve trois
jours d'Adoua, y trouva, ct du champ de Ledj
Chettou, fils d'Oubi, quatre cinq mille hommes qui
avaient t tus avant, dans une bataille livre contre les
rebelles du pays bas,,qu'on appelle Kolla, entre Adoua et
Dixa. Belatta Kokabi, gnral en chef, qui avait remport
la victoire, eu voyant arriver, sans aucune escorte,
M. Biancheri, suivi de quarante porteurs chargs de ca
deaux que nous avions destins au dejesmac Oubi, lui
dit d'un air tout surpris : il faut avouer, Monsieur, que
vous tes un tre fort extraordinaire ' Quoi! vous avancez de
cette manire dans un temps et un pays o l'on ne rencontre
que dangers chaque pas! Vous savez que dans le Samhar,
vos cts, il y a la guerre ; les Toras viennent de mettre
feu les pays de Dixa et d'Ailat; devant vous marche [ar
me amarique, et au milieu de tout cela se trouve un'camp
arm, et un autre rempli de morts ; et vous, tout seul, tran
quillement, vous osez avancer avec un trsor, dans un temps
o nous autres, les armes la main, tout chauds encore de
notre victoire, nous tremblons de peur! La confiance en Dieu
inspirait tant de courage nos voyageurs, qu'ils ne s'
taient munis d'autre passeport que de celui de s'annoncer
comme compagnons de l'Abouna Jacob; c'est ainsi qu'on
me nomme dans le pays. Il est remarquer que tout
cela avait lieu dans un moment o l'Abouna Salama nous
faisait la plus cruelle guerre, envoyait continuellement
au roi Oubi des lettres, des messagers, et lanait contre
lui des excommunications, pour le forcer nous chasser
de l'Abyssinie.
Les paroles que dit Ngoussi, simple soldat d'Oubi et
compagnon des travaux de son matre, suffiront pour yous
faire connatre jusqu' quel point l'Abouna est tomb dans
l'opinion publique, cause de ses grands et continuels
dsordres. Dans la conversation qu'eut Ngoussi avec
Abba Kyrillos, prtre catholique et lve de la Propagande
de Rome, qui se trouvait tre compagnon de voyage de
M. Biancheri, il lui disait : Nulle chose au monde ne me
fait plus de peur que la bndiction de notre vque Abouna
Saletma. Lorsque ftais Debra-Tabor (1) avec Oubi pour
combattre contre Ras-Aly, j'tais matre d'un magnifique
bitoua (2) en argent, d'un lemd (3) des plus jolis en velours,
ma mule tait, dans ce temps, une des plus magnifiques de
l'Abyssinie ; j'tais matre de tout cela, avant que l'Abouna
et bni notre camp : mais aprs qu'il lui eut donn sa mal
heureuse bndiction, de vainqueurs que nous tions aupara
vant nous sommes devenus les vaincus. Et prsent, pour
toute richesse, je me trouve n'avoir pas autre chose que ce
vieux toit qui me sert d'abri.
Dans le mme temps que la Providence dprimait ainsi
d'une main le pouvoir effroyable de l'vque hrtique,
de l'autre elle levait l'influence du catholicisme d'une
manire si sensible, que M. Schimper, naturaliste alle
mand et protestant, en a t si frapp, qu'il a abjur ses
erreui'S pour rentrer dans le sein de l'Eglise. Ce savant,
mari avec une dame catholique d'Abyssinie, est aujour
d'hui d'un zle inbranlable, et sa pit fait notre plus
grande consolation. Sa conversion a t vraiment remar-

(1) Debra-Tabor est un des plus fameux couvents de Begameder,


fond parle clbre Tecla Hamanot, o le Ras, qui, dfaut de roi,
est le plus grand prince d'Abyssinie, fait sa rsidence ordinaire, et o
le roi Oubi a t battu l'anne dernire et jt dans les fers.
(2) Un bitoua est une espce de large bracelet de huit pouces de
longueur, en argent, artistement travaill, que le roi donrie aux sol
dats les plus distingus, qui en ornent leur bras droit dans le temps
du combat.
(3) Le lemd est une partie de l'habit militaire, qui est faite de peau
de tigre, de lion ou de mouton, et quelquefois en velours. Il ressemble
la peau dont font usage les chanoines en Italie. Le lemd est encore
une dcoration donne quelquefois par le roi.
132
quable, et a fait le dsespoir des ministres protestants,
tout rcemment arrivs dans ces contres.
Au changement de ce savant europen, il faut ajouter
la quasi-conversion de l'Allaca Kidana Mariam, connu des
europens, et qui jouit d'une puissance gale celle de
l'Allaca Apta Salassi. A Gondar cependant, la grce de
Jsus-Christ fait des prodiges encore plus extraordinaires.
M. Antoine d'Abbadie, voyageur distingu, m'crit de
cette ville, que, l'Etchgu (1) souhaitant de se rendre
Rome, tous les Deftera (2) se sont runis, pour demander
au roi de chasser l'vque de leur pays.
Je ne dois pas passer sous silence la conduite qu'a tenue
cet vque hrtique avec Alou, qui, dans la restauration
du catholicisme en Abyssinie, s'est acquis la gloire d'en
tre le premier confesseur. Ce prince des prtres Abouna
Salama, aprs avoir .fait venir en sa prsence le Deftera
Alou; lui a adress la question suivante : Quelle est ta
croyance ? Je crois en Jsus-Christ, a rpondu intrpi
dement le jeune catholique ; je crois en Jsus-Christ, deux
natures. Tu es donc un grand impie. Alou rempli d'es
prit lui a rpondu : Je ne vois dans ma croyance aucune
impit, jusqu' ce que vous, qui tes un docteur, m'en ayez
appris une autre meilleure. Cette rponse, embarrassant
l'vque, le mit en fureur ; il lui dit avec emportement :
Misrable ! je te ferai enchaner. Et moi, rpondit Alou
tout tranquillement, je n'ai qu' vous remercier de la gloire
que vous me faites esprer, d'tre enchan pour Jsus-Christ,
qui est vraiment Dieu et vraiment homme.
Tous les Deftera, me dit-on, sont sur le point de pro
clamer publiquement la croyance catholique, comme la
croyance de leur royaume. On m'assure, en outre, qu'il
serait suffisant qu'un seul prtre catholique se prsentt
Gondar, pour oprer ce changement d'une manire dfini-
(1) C'est le chef des moines, il exerce la plus grande influence en
Abyssinie.
(2) Dfiera veut dire homme d'tude. Ces docteurs jouent ici le
mme rle que les scribes de l'vangile.
133
tive. Les Deftera m'ont mme appel pour cela ; sans doute
je n'aurais pas manqu de m'y rendre, si je n'eusse craint
qu'un trop grand bruit ne vnt nuire la Mission, et si
j'eusse pu m' loigner du pays d'Oubi sans le fcher.
Abba Melchisdek, prtre abyssin catholique, que j'a
vais envoy en mission Gondar, tant venu ici, m'a donn
les dtails suivants, que je m'empresse de vous mander,
sans vous entretenir des conversions opres, des bapt
mes donns, ni des mariages clbrs par moi-mme.
Ce zl missionnaire m'assure que Ras Aly, qui pr
sent remplace l'empereur en Abyssinie, Walzaro Menem,
sa mre l'impratrice, Sala Sellassi, roi du Ghoa, et Go-
chou Dejesmac du Godjam, tous ensemble s'occupent de
chasser de l'Abyssinie l'Abouna, c'est--dire l'vque
hrtique copte, dernirement arriv d'Alexandrie. Les
accusations intentes contre lui, sont d'tre voleur, cruel,
ivrogne et ami de la croyance des protestants. Les Abysssins
qui ont le plus travaill Gondar, pour amener les affaires
ce point, sont entr'autres le Deftera Alou, abba Mel
chisdek, l'Allaca Apta Sellassi, et le moine Ghebra
Mikael, qui aujourd'hui doivent tre connus en Europe, et
surtout le jeune Attassab, dernirement converti. Ce der
nier est regard ici comme le jeune homme le plus re
marquable pour ses talents, sa doctrine, et pour sa nais
sance ; il appartient, en effet, une des familles les plus
distingues du pays. De plus, on m'assure qu' Gondar,
on demande avec empressement un vque catholique. Il
s'y est tabli une espce d'cole de catchisme catholique
pour les enfants, les femmes, et pour tout autre personne
qui dsire s'instruire. Le nombre des catholiques, selon
le catalogue qu'on m'a donn, et dont j'ai les noms crits
sur, mon journal, est de trente-sept, dix autres se prpa
rent faire l'abjuration.
Atsi Johannes, autrefois empereur, aime beaucoup
notre croyance et protge les catholiques, qui jouissent
dans l'Amara d'une parfaite libert. Il nous promet des
glises, si le bon Dieu lui rend l'empire.
8
134
C'est un bruit public dans tout le royaume Amarique,
que, dans le temps qu'Oubi envoyait en Egypte demander
un vque au patriarche copte, un ermite qui tait long
temps demeur dans le dsert de Bejchalo, prs des Gal-
las Egiou, parut Gondar. Il dit qu'un mauvais vque
viendrait en Abyssinie, envoy par les Coptes, qu'aprs lui
un vque catholique viendrait de Rome, et que ce serait
l'poque o l'Abyssinie deviendrait catholique.
Quoique je craigne de lasser votre patience, je ne puis
nanmoins m'erapcher de vous dire, pour votre difica
tion, que la Providence, ayant fait tourner au progrs du
catholicisme la perscution de l'vque hrtique, semble
vouloir tirer les mmes consquences de l'arrive rcente
des ministres protestants dans ce pays. Vous ne sauriez
croire combien ils sont dtests. Cependant les mission
naires de la doctrine luthrienne, pour se donner un appui,
vont publiant partout que l'vque perscuteur n'est que
leur lve, qu'il e6t de la mme croyance qu'eux-mmes.
Ne semble-t-il pas qu'ils ne se sont runis, eux et l'vque
copte, que pour se dtruire mutuellement? Cette suite non
interrompue d'vnements qui semblaient devoir renver
ser notre Mission naissante, la main de la Providence a su
les changer en autant de moyens de salilt ; et il ne nous
est plus permis de douter, sans la plus grande ingratitude
et sans une espce d'impit, que notre Mission est sous
la protection de Dieu, par l'intercession de Marie conue
sans pch. Aussi la petite famille catholique, que le bon
Dieu nous a dj donne, ne cesse jamais de prier celte
tendre Mre pour le succs de nos travaux, avec une pit
si tendre qu'elle nous fait souvent verser des larmes de
consolation.
En voyant donc ainsi le figuier en feuilles, nous avons
compris, selon le tmoignage de Jsus-Chrisl, que l't
approchait, et qu'il nous faudrait, dans peu de temps,
sortir pour nous livrer au travail de la moisson dj,
jaunissante. Pour nous y prparer, nous avons fait notre
retraite spirituelle, dans les huit jours qui prcdent la
135
Pentecte. Empchs par nos continuels voyages et par
les incommodits des habitations o nous avons pass
quatre ans entiers, nous n'avions pu, jusqu' ce moment,
profiter de cet exercice salutaire, de ce puissant rpara
teur de la dvotion solide. La grce de Jsus-Christ s'y
fait sentir d'une manire remarquable. Et aprs avoir r
flchi aux moyens de mettre en usage les sages rglements
de notre Congrgation, o se trouve si vivement peint
l'esprit qui animait notre saint fondateur, notre petite
communaut, qui se compose de M. Biancheri, M. Kyrillos,
le frre Abattini et moi, s'est mise au train de nos autres
maisons d'Europe.
Pendant notre retraite, nous remes la nouvelle de
l'approche d'Oubi et de son arme, victorieuse de tous
ses ennemis. Notre retraite termine, nous nous mmes,
sans dlai, en route pour l'aller voir.
J'aurais bien des choses intressantes vous dire sur
les pays et les diffrentes montagnes que l'on trouve en
allant Augi, o le roi Oubi avait plac son camp pour
y passer l'hiver ; j'aurais aussi vous parler des monu
ments en pierre que nous avons rencontrs, et qui proba
blement n'ont jamais encore reu la visite cfaucun voya
geur europen ; mais le temps me manque aujourd'hui, je
dois me contenter de vous dire quelques mots sur ce qu'on
appelle ici Amba. Je ne puis m'empcher de voir, dans
ces imposantes constructions naturelles, des places de
refuge prpares par la Providence, afin d'empcher que
la guerre, toujours ardente dans ce pays, ne dtruise
compltement la nation thiopienne, qui me semble des
tine de grands faits religieux : Mthiopia prveniet
manus ejus Deo. Une Amba est une montagne qu'on
pourrait dire avoir donn le dessin et l'ide primitive des
chteaux btis dans les autres pays. Toutes les masses
normes de cette pierre d'argile ferrugineuse, couronnes
par un plateau de quelques mille carrs d'tendue, d'o
l'on peut voir les villages voisins, sont rgulirement
coupes tout autour, et ne laissent dans les prcipices
I

136
qu'un petit passage bien facile garder. Nous voulmes
monter YAmba Barbari (la montagne de poivre rouge) ,
que nous avons trouve sur notre route, et qui est une des
plus remarquables du Tigr, mais des paysans qui s'en
sont aperus et qui ne nous connaissaient pas, arms de
pierres normes, nous ont intim la dfense de ne pas
nous approcher, si nous tenions notre vie. Comme nous
connaissions bien le pays, nous jugemes expdient de
revenir sur nos pas ; mais je suis sr que si, notre
place, se ft trouve l une arme de cent mille hommes,
elle n'aurait pas eu de parti plus prudent prendre.
Si je voulais, Monsieur, vous dire tout ce qui s'est
offert nous de remarquable, pendant les quatre jours
que nous sommes rests au camp d'Oubi, il me faudrait
outrepasser les bornes de cette lettre, qui dj a d vous
fatiguer par son extrme longueur. Je vous dirai seule
ment que tout le camp montre une plus grande joie de
notre prsence, que celle qu'Oubi nous tmoigna au mo
ment de notre premire entrevue, que celle mme que ce
roi a prouve au moment o il a fait la paix avec Ras-
Aly, et qu'il a recouvr sa libert. Les cadeaux que le
souverain Pontife a envoys ce prince, ceux qui lui sont
venus de la part du roi de Naples, les rcits qu'il a en
tendus de la bouche de vingt-trois Abyssins qui reve
naient de Rome, sur le caractre divin du successeur de
saint Pierre, et sur la majest vraiment chrtienne du fils
de saint Louis, le tenaient dans une espce d'extase d'ad
miration et d'amiti. Aprs la saison des pluies, il doit
nous donner tout ce qui nous est ncessaire pour nous
tablir dfinitivement dans l'Abyssinie.
Dans le moment que je vous cris, on travaille ici de
tous cts, et chacun sa manire, chasser l'Abouna
hrtique. Plaise Dieu faire russir cet vnement, et le
tourner sa plus grande gloire !
Au commencement de la belle saison, nous runirons
ensemble le plus que nous pourrons de catholiques abys
sins, pour former une chrtient. Ds lors que les bonnes
4

137
dispositions pour le catholicisme sont gnrales, nous
croyons qu'il est propos de mettre notre petit troupeau
l'abri des changements qui sont si faciles dans une na
tion mobile, comme celle de l'thiopie.
Dans notre position actuelle, nous n'avons besoin que
d'tre aids continuellement par les prires des catholiques
d'Europe, qui j'attribue tous les succs que le bon Dieu
accorde sa cause. Car nous sommes obligs de rester
dans une espce d'inactivit, afin de ne faire autre chose
que ce que Dieu veut que nous fassions. C'est pour cela,
qu'avant tout, nous supplions ceux qui ont du zle pour
la propagation de la foi, de ne pas nous priver du secours
de leurs prires, en invoquant pour notre pauvre mission,
et Jsus-Christ, et Marie conue sans pch, sous la puis
sante protection de laquelle elle se trouve heureusement
place. Plus tard, nous serons obligs de btir et d'orner
des glises, de l natront d'autres besoins ; et l'on sait ce
que demandent de pareilles entreprises.
30 Juin. A cette longue lettre je suis oblig d'ajouter
encore un mot pour une affaire qui intresse fortement la
mission. C'est pour vous remettre une lettre et une dis
sertation de M. Schimper, autrefois luthrien et aujour
d'hui fervent catholique. Ce savant distingu y expose les
raisons qui l'ont dtermin professer le catholicisme. Je
n'ai pas besoin de vous parler de l'importance d'une pice
de cette nature pour le bien de la religion.
Vous me permettrez, dans cette circonstance, de vous
faire observer tout ce que la conversion de M. Schimper
lui a cot : il a perdu, cette occasion, la confiance de
plusieurs de ses amis, de plusieurs de ses protecteurs ; la
Socit d'histoire naturelle du Wurtmberg n'aura pro
bablement plus en lui la confiance d'autrefois. Sa conver
sion a produit ici plus de bien que la mission elle-mme.
L'Abyssinie avait besoin d'un modle de mariage clbr
selon la loi naturelle, divine et ecclsiastique catholique ;
car les lois du mariage, qui sont la base de l'ordre public
et de la vritable civilisation, sont ici compltement n
8.
gliges. M. Schimper vient de donner ce bon exemple, en
se mariant une dame oatholique d'Abyssinie. Cette con
duite a t facilement suivie par les autres, et nous n'a
vons plus aujourd'hui travailler comme auparavant
pour dcider nos chrtiens se marier catholiquement.
Que j'aimerais de voir ce monsieur s'tablir dfinitive-
dans ce pays ! Je lui ai obtenu pour cela d'Oubi une con
tre. S'il pouvait travailler l'histoire naturelle pour des
catholiques, comme il l'a fait pour les protestants, il n'au
rait nulle peine s'y fixer jamais.
Massouah. Je viens de finir le voyage que j'avais
entrepris, pour tcher de trouver, dans les environs de
Massouah, un endroit propre l'tablissement d'un col
lge. Gomme je me trouve n'avoir pas encore ferm ma
lettre, que j'ai apporte mol-mme, Massouah o je suis
actuellement, je vais vous faire part de quelques notes
que j'ai prises. Aprs le bon accueil du roi Oubi, j'ai pu
enfin m'loigner de lui sans danger pour la mission ;
nous sommes la veille d'avoir un pays, comme j'ai eu
l'honneur de vous le mander, et de faire tout ce que nous
voudrons pour notre mission, en toute libert. Les notes
dont je vous parle, sont vraiment intressantes et en grand
nombre ; elles pourront servir de matriaux pour une bien
longue relation, dont je pourrai m'occuper au premier
moment de loisir. Car, comme je me trouve dans le pays
peut- tre le plus chaud du monde, et dans la saison la
plus ardente, je ne puis me livrer aucun long travail;
nous sommes dans le mois de juillet et dans le dsert du
Samhar.
Que je vous dise donc, la hte, que le bon Dieu nous
a amens dans l'endroit le plus beau de l'Abyssinie. L
nous avons trouv dans le dsert deux ermites qui avaient
la direction spirituelle de trois chrtients inconnues et
trs-vastes. Ces ermites, convertis par le bon Dieu au ca
tholicisme, nous donnent l'endroit qu'ils occupent actuel
lement, avec leurs immenses terrains presque tous d
serts, mais charmants et fertiles ; ils nous donnent en
139
outre la direction spirituelle de leurs chrtients. Ce pays
est tout fait indpendant, et le plus propre d'Abyssinie
pour y lever les jeunes gens.
Sur la route de ce magnifique endroit, qu'on appelle le
mont Sina, Mensah, on rencontre un autre pays'gale-
ment beau, dont nous pourrions facilement entrer en
pacifique possession, quand il nous plairait. Mais, toutes
ces choses mritent une relation expresse, que je m'engage,
avec l'aide de Dieu , vous envoyer le plus tt possible.
M. de Jacobis ne manqua pas d'accomplir sa promesse,
et voici ce qu'il crivait d'Adoua, le 29 avril de l'anne
suivante 1844.
J'ai vous faire part d'une grce que Dieu vient de
nous accorder; elle ne manquera pas de vous faire grand
plaisir.
Je me souviens d'avoir eu l'honneur de vous crire,
que, depuis trois ans, nous travaillions pour obtenir une
terre en Abyssinie, non pas pour les missionnaires, de
peur de compromettre les affaires politiques du pays,
mais pour quelqu'un de nos catholiques laques. J'ai, au
jourd'hui, la consolation de vous apprendre que nos
prires sont arrives jusqu'au trne de Dieu. Le prince
Oubi vient de donner un pays M. Schimper, dont j'ai
eu l'honneur de vous parler plusieurs fois, afin que les
catholiques puissent avoir un lieu pour se fixer. 11 a fait
publier en son nom, dans les marchs publics, que An-
titchio, la plus belle partie du Tigr, deviendrait l'den
des catholiques au milieu de l'Abyssinie, serait exempt de
tout impt, de tout passage de troupes, et de toute domi
nation, except de la sienne. Son tendue est d'une forte
journe de circonfrence; il y a treize villages sous sa ju
ridiction, et environ quatre mille habitants. Dans quelques
jours, notre colonie catholique se mettra en marche pour
aller s'y tablir.
Cette grande affaire une fois arrange, je me rendrai
Debra-Sxna, qui est le lieu que je vous ai dit tre le plus
propre pour la fondation d'un collge ; je m'y prsenterai
140
pour poser la premire pierre de cet tablissement. Si j'ai
tant tard de commencer cette entreprise, a t pour
obir ceux qui s'intressent notre mission ; ils m'ont
conseill de ne pas quitter Oubi, avant qu'il ne nous et
donn le pays dont je vous entretenais, il y a un instant.
La vrit demande que je vous dise aussi qu'Oubi ne
nous a pas donn d'glise. Une concession pareille aurait
infailliblement donn occasion ' ses ennemis de s'unir
l'Abouna, pour soulever toute l'Abyssinie. Cependant ce
prince, sans nous dire qu'il nous donne une glise, nous
accorde un pays, sachant trs-bien ce pourquoi nous le lui
avons demand. Non-seulement il ne tient pas lui que
le Seigneur ait un temple dans ce pays de tnbres, mais
il ne cesse de nous assurer que, s'il avait une lettre du
patriarche copte, qui est au Caire, o il lui manderait
de ne pas empcher les catholiques d'avoir des glises
dans l'Abyssinie, tout de suite et de grand cur il nous
accorderait toute libert pour cela.
Pour tout ce dont nous avons besoin ici, je me remets
entirement la Providence divine, et la charit de notre
trs-honor Pre, qui connat bien notre position.
Permettez-moi, nanmoins, de vous exposer mes be
soins particuliers : Je n'ai point d'ornements, point de
calice, point de pierre sacre pour offrir l'auguste Sacri
fice, et pour cela il faut que je m'abstienne de sacrifier,
avec la douleur dans le cur. Le plus simple des objets
sacrs, quelle que soit sa nature, sera pour moi un
trsor.

CHAPITRE X.

Les dallas.

Pendant que M. de Jacobis voyait un nombre consid


rable de catholiques se runir autour de lui, M. Antoine
141
d'Abbadie, ce savant voyageur qii avait eu l'honneur d'ou
vrir la route la mission d'Abyssinie, s'occupait encore
de faciliter ses progrs jusque dans le pays des Gallas, con
tre reste inconnue jusqu' nos jours aux missionnaires
europens. Nous connaissons ses travaux apostoliques
par une lettre adresse par lui M. de Montalembert.
Saka dans Enarya, ce 19,octobre 1843.
Mon cher Ami,
Vous chercherez en vain sur les cartes le nom du lieu
d'o je vous cris. Il est situ sous le 8 degr onze mi
nutes de latitude nord, et peu l'est du mridien de Jru
salem. En y venant j'ai cru accomplir le plus grand devoir
d'un voyageur : si j'ai mal fait, je suis peut-tre excu
sable, car j'tais seul, et n'avais personne pour me con
seiller. Mais trve de paroles; coutez et jugez.
D'aprs un plan d'tudes trs-vaste et qu'il n'est pas
donn un seul homme de terminer, je m'tais appliqu
la connaissance des langues de la Haute-Ethiopie, pays
inconnu au monde civilis, depuis le voyage du Pre
Antoine Fernandez qui fut plus heureux que moi. Avec
les langues, j'apprenais bien des dtails neufs sur ces
contres inconnues : j'entendais dire par des musulmans
et des paens, que la majorit de la Haute-Ethiopie est
chrtienne, mais prive de prtres depuis prs de 200 ans.
Je parlais le galla couramment, je savais un peu degodma,
j'avais une longue habitude de la manire de voyager
dans ces singulires rgions ; je me disais que le soin
d'explorer des contres nouvelles, sous le rapport de la
religion, est moins le devoir du Missionnaire que celui
du chrtien voyageur; que s'il m'arrivait quelque mal
heur dans mes courses, mes amis de France parleraient
de moi pour me plaindre et non pour me blmer. Toutes
ces ides m'avaient engag retarder encore d'une anne
mon retour dans ma famille, auprs de laquelle m'appe
lait un autre devoir, peut-tre plus imprieux que celui
qui m'a pouss ici.
142
Je me mis en route au mois d'avril dernier, et Ira--
versai deux dserts effrayants par les meurtres qui s'y
commettent journellement, mais qu'il est facile d'viter,
quand on connat d'avance le pays. Dans le Goudrou,
premier pays galla que nous foulmes, se trouve une
nombreuse population chrtienne, Choumi-Metcha,
l'homme le plus riche du pays, et oromo, c'est--dire
paen, me retint quinze jours chez lui, et malgr l'loi-
gnement de nos murs, nous devnmes amis. Je lui
demandai plus d'une fois ce que ses compatriotes feraient
un homme de mon pays qui viendrait les bnir et leur -
enseigner la foi du Godjam (pays chrtien de PAbyssinie) !
Nous le ferions asseoir notre foyer, me dit-il, nous le
dfendrions de notre lance. Pour moi le ciel m'a fait
riche, je lui donnerais une jolie terre, une maison et
des esclaves. Un autre Goudrou me disait : Notre
pays est devenu si riche et si peupl, que nous ne tar-
derons pas nous choisir un roi ; nous aurons aussi
opter entre l'islamisme et l'Evangile ; car la religion
oromo ne nous suffit pas. Nous penchons pour notre foi; i
les musulmans d'Enarya sont nos ennemis. n
quittant le Goudrou, nous entrmes dans Djomma, pays
oromo o il y a aussi des chrtiens. Il en est de mme de
Lofe et de Leka. Dans ce dernier pays, un guerrier vint
un jour dposer sa lance et son bouclier mes pieds, puis
me montrant son mateb (collier port par les chrtiens
seulement), il me dit : mon nom est Walda Mikael (fils
de Michel) ; j'ai un fils dj grand qui n'a pas encore t
baptis; je voudrais l'envoyer avee vous au Godjam,
pour apprendre vos livres et la manire de trouver le
jour de Pques, car nous n'avons pas un prtre chez
nous. En admirant son heureuse physionomie, je ne pus
m'empcher de dire tout bas les paroles d'un saint Pon
tife, qui voyait pour la premire fois des enfants anglais,
encore paens, dans le march aux esclaves de Rome (i).

(1) Faut-il, s'cria Grgoire en soupirant, que des cratures aussi


143
En sortant de Leka nous avions un dsert traverser.
Prvoyant les obstacles qui m'arrtent aujourd'hui, je
voulais passer par Gomma, mais cela n'tait plus possible :
trois Gallas, dont un enfant, voyageurs comme nous, ve-
naient d'tre massacrs nos cts ; nous entrmes dans
Enarya comme en un lieu de refuge. Deux journes de
marche dans un pays sr et florissant, nous menrent
jusqu' Seka, demeure d'Abba-Bagibo , musulman et roi
d'Enarya. Malgr les primes offertes pour l'apostasie, il y
a encore ici une quarantaine de familles chrtiennes. Ab
ba-Bagibo n'a pu attirer lui que vingt familles les plus
pauvres et les plus faibles. Les cent soixante ou cent qua
tre-vingts chrtiens qui restent, vivent part comme des
proscrits : voici venir la quatrime gnration qui n'a pas
vu de prtre, et les gens riches sont obligs d'envoyer
leurs enfants au Godjam, pour les faire baptiser; car les
Ethiopiens, comme vous savez, croient tort que le bap
tme ne peut tre administr par un laque. C'est un Vrai
miracle que la touchante persvrance de ces malheureux;
mais ce n'est pas tout : ct d'Enarya est Nona, o les
, chrtiens sont fort nombreux (prs de trois cents feux).
L'un d'entre eux, guerrier heureux, a acquis une grande
prdominance dans Nona; il est assez instruit pour calcu
ler le jour de Pques. On le voit clbrer avec ses coreli
gionnaires, toutes les ftes de l'glise abyssine ; mais de
puis prs de cent ans, Nona n'a pas de prtre, et pas un
de ces chrtiens n'a t baptis. Je n'ai pas de renseigne
ments sur les fidles de Gouma et de Djomma, pays limi
trophes de celui-ci. Gera prs de Djomma, est tin petit
royaume indpendant ; il renferme beaucoup de chrtiens
et un prtre. Non loin de l est Motcha, pays langue
sidoma, vaste, froid, populeux, rempli d'glises et de
chrtiens. Ces infortuns, qui n'ont pas un seul ministre
de Dieu, mnent tous les dimanches leurs enfants et leurs
troupeaux autour de leurs glises, et crient tue-tte :
belles soient sous la puissance du dmon !,,. (V. Godescard, Vie de
saint Grgoire le Grand. ) Noie du R.
Nous t'invoquons, 6 Marie ! A l'est de Kafa, on ren
contre huit dix petits royaumes indpendants, dont les
principaux sont Walama et Koulla. Ils ont une langue et
une criture part, et se disent aussi chrtiens ; mais on
les visite peu, et les musulmans qui m'ont renseign
savent peu de chose sur leur religion.
A cinq petites journes d'ici, au del du fleuve God-
jab, est Kafa, royaume si grand, qu'on met trois semaines
le traverser. C'est l que se rfugirent, l'approche
des Gallas, les populations chrtiennes de race sidama,
qui occupaient tout le pays compris entre le 7e et 10e
degr de latitude. Ce royaume est tout entier chrtien. Il
y a deux ou trois ans, des envoys de Kafa parvinrent
jusqu' Gondar, et engagrent fortement l'un des prtres
de la Mission apostolique les accompagner chez eux.
Mais la distance parcourir tait considrable ; la Mission
tait envoye en Abyssinie, et non au Kafa ; la prudence
et le devoir dictrent un refus positif.
En partant pour ces pays, j'avais moins faire pour
la science que pour le succs d'une mission venir, dont i
je croyais dj prparer les voies. Je voulus approcher de*
Kafa autant que possible, et je demandai Abba-Bagibo \
la permission d'y aller, afin de m'arrter dans Djomma,
et de prendre toutes sortes de renseignements auprs des
gens de Kafa et de Koullo, qui viennent aux marchs de
ce pays. Abba-Bagibo me rpondit avec une affabilit qui
me trompa d'abord, que la saison des pluies tait mau
vaise pour un voyageur; qu'il allait prochainement en
voyer une nombreuse ambassade pour recevoir la fille du
roi de Kafa qui lui est promise en mariage, et que j'irais
en mme temps en toute sret. Je vcus ici trois mois
sur cette promesse. J'ai su depuis peu la vraie cause de
ce long dlai. Le roi d'Enarya avait vendu fort cher, en
une autre rencontre, le passage d'un prtre abyssin; au
jourd'hui il espre changer ma personne des conditions
beaucoup plus avantageuses. Les gens de Kafa raisonnent
avec une simplicit qui fait mon malheur; auprs de vous
145
_^-^us d'un surire : a Cet tranger n'a pas
"^cou)3mm7>3(3nc il est un saint; il sait lire, donc il est
^prtre; il est blanc, donc il est vque, et pourra sacrer
les prtres dont nous avons tant besoin. Le rus
roi d'Enarya accrdite cette singulire opinion, car elle
tend faire emplir ses trsors.
De mon ct, si j'tais prtre, je n'hsiterais pas
m'enterrer vivant dans Kafa ; car tout un peuple m'ap
pelle, et demande tre instruit. Mais, dans ma position,
qu'irais-je y chercher? si je refuse de bnir et de sacrer,
on m'en fera un crime ; malgr mes protestations, on ne
m'en retiendra pas moins, et si mes rares lettres parvien
nent jamais de Kafa en Europe, quel missionnaire oserait
s'aventurer sans de longues instructions, qu'il n'est gure
possible de donner par crit ?
En arrivant, j'annonai l'intention de m'en retourner
avec la caravane du mois de novembre; cette poque
approche, et Abba-Bagibo refuse de me laisser partir. Il
me reste un seul espoir, c'est qu'en me cramponnant ici,
4 et prvenant mon frre que je laissai au Godjam, je
pourrai faire arrter les marchands musulmans qui font
le commerce entre Massouah et Enarya. J'chapperais alors,
car ce pays vit uniquement de son commerce avec l'Abys-
sinie. Si mon frre est retourn en Europe comme il en
avait l'intention, j'ai encore une ressource auprs de
l'agent consulaire de France Massouah ; mais sans doute
il n'osera pas faire ce qui est trs-lgal dans toute*l'Ethio-
pie, o l'on arrte chaque instant des marchands et des
voyageurs, pour se faire rendre un compatriote ou un
ami. Kafa vit principalement du commerce avec Choa ;
ainsi l'influence de Massouah serait nulle pour me dlivrer,
si j'tais une fois entr dans Kafa.
J'ai beaucoup parl de moi dans tout ce rcit, pour
vous faire sentir combien serait belle la position d'une
Mission dans Kafa. Cinq ou six prtres feraient bientt
oublier le singulier usage en vertu duquel on veut me re
tenir, uniquement parce que je suis seul, et qu'un homme
9
s.
146
qui sait quelque chose, est regard comrii^ ..-c t
pour tre jamais renvoy hors du pays. Je vous prie u
peler l'attention des suprieurs ecclsiastiques sur tout
ceci. En Tigr les missionnaires sont reus avec indiff
rence, Gondar, avec dfiance; au Godjam, o ils n'taient
pas encore alls l'an dernier, on les interrogeait avec cu
riosit, car le Godjam est rest fervent. Dans Kafa, la
religion est assez tombe en oubli, faute de prtres, pour
qu'on ignore totalement les distinctions qui sparent si
malheureusement l'glise abyssine de celle de Rome.
Qu'il soit ou non possible d'y envoyer une mission, ces
nouvelles sont assez importantes, pour que j'aie d vous
les crire, et vous inviter de rendre grce au Trs-Haut
qui a conserv jusqu' nos jours, un reste de la vraie foi
dans le centre de l'Afrique.
Je suis, etc.
Antoine d'Abbadie. m r

Les nobles dsirs du voyageur-aptre ne tardrent pas'


tre raliss, et nous verrons bientt une Mission s'ta--
blir dans le pays dont M. Antoine d'Abbadie avait indiqu,
la route. Cette Mission est aujourd'hui confie aux Pres"- v
Capucins. , .

CHAPITRE XI.

Nouvelles conversions.

Comme nous ne connaissons les dtails de l'apostolat


de M. de Jacobis que par ses propres lettres, il nous est
permis de croire qu'il y a pass sous silence tout ce qui
tait de nature nous faire admirer sa vertu et les grces
que Dieu lui communiquait. Nanmoins, d'aprs ce qu'il
147
dcouvre, comme malgr lui, on peut en quelque manire
apercevoir la force de sa vertu et l'lvation de sa sain
tet.
Une lettre date d'Adoua, en novembre 1844, nous
montre avec quelle.efficacit la grce de Dieu oprait autour
de lui.
J'ai prouv une joie bien sincre en jetant ces jours-ci
les yeux sur le journal de nos chres missions.
Dieu, toujours inpuisable dans ses misricordes, nous
a combls de ses grces et a fait prosprer son uvre. Et
vous, de votre ct, vous n'apprendrez pas avec moins de
consolation, j'en suis sr, les bons rsultats de nos mis
sions en thiopie. C'est donc pour cela que je m'empresse
de vous envoyer ces notes succinctes, du reste extraites
de mon journal, tout en vous priant de remercier Dieu
de la protection qu'il a daign nous accorder.
Le naturaliste allemand, M. Schimper, me mande :
Abba Kyrillos a commenc aujourd'hui ses instructions
sur le catchisme ; le nombre des personnes qui veulent
en profiter n'est pas encore au complet. Pour le mo-
ment, il n'y a gure que MmC Schimper avec sa domes-
tique Lidata, mon petit beau-frre et mes deux domes-
tiques Harraa et Berrou. Ma belle-mre ef une demoi-
selle des environs sont attendues trs-incessamment. '
Cependant, je dsirerais fort que mon autre domestique
Femmanii (il est actuellement Adoua) pt en profiter
aussi.
Je vous ai tant de fois entretenu d'Abba Kyrillos et du
docteur Schimper, que vous retracer encore leur biogra
phie, ce serait tomber dans des rptitions fastidieuses.
Ces deux nouveaux convertis, l'un de l'hrsie abyssi
nienne, l'autre du protestantisme, le premier, prtre
ordonn Rome, le second, savant naturaliste allemand,
travaillent chacun dans leur position, avec beaucoup de
zle, rpandre et affermir le catholicisme en Abys
sine .
Mais en vous parlant encore une fois de protestants,
148
vous serez peut-tre tent de croire que je ne suis qu'un
vaniteux, et qu'aux extrmits du monde je me donne les
airs d'un fervent missionnaire de la Suisse et de l'cosse,
et que je conjure nos frres d'une autre religion, au nom
des entrailles misricordieuses de Notre-Seigneur, de se
runir la sainte et unique Mre de tous les chrtiens.
Mais si la bont de Notre-Seigneur est tellement grande
que de satisfaire les dsirs les plus cachs de ses fils in
grats, est-ce ma faute? J'ai toujours cach au fond de
mon cur la vive sympathie et l'irrsistible penchant que
je ressens pour la conversion des protestants, de crainte
de me rendre ridicule. Si donc, dans ces contres loin
taines, je suis assez souvent avec eux, ne suis-je pas au
toris croire que c'est Dieu qui me les envoie pour
satisfaire ce dsir ardent qu'il m'a lui-mme inspir?
Quoi qu'il en soit, je ne fais que transcrire le journal.
Tandis que M. Isambert, chef des missions protestantes
dans l'Afrique mridionale, chass par les autorits civiles
/ de l'Abyssinie, sortait d'un ct, accompagn de ses doc
teurs ; le savant Bek et MM. Bell, Plawden et Parkyns,
jeunes gens fort aimables, plus ou moins rudits, entraient
de l'autre. Aussitt que je les vis arriver, je me dis en
moi-mme : Faut-il que je donne croire ces messieurs
qu'un prtre, et, qui plus est, un missionnaire catholique,
n'est qu'une absurde antiquaille du moyen ge? Pour en
faire l'preuve, il faut les inviter dner. Ces jeunes gens
n'ont pas moins de valeur, n'aiment pas moins la gloire
que les chevaliers de ces temps-l. Ils entreront chez moi,
il est vrai, avec les nerfs tendus, comme s'ils devaient se
mesurer avec des fantmes de chteaux forts des temps
fodaux. Mais il peut se faire aussi que, n'ayant rencontr
sur leur chemin rien qui soit capable de les effrayer, ils
me quitteront le front drid, joyeux et amis. En effet,
toute crainte bannie, nous sommes aujourd'hui un point
d'intimit tel, que M. Bek, de retour en Europe, m'a for
mellement promis de faire connatre sa nation la vri
table cause des deux expulsions successives des mission
149
naires protestants d'Abyssinie. Les autres messieurs, qui
sont toujours ici, nous aiment tellement, qu'ils ont pouss
la complaisance jusqu' permettre qu'un de leurs domes
tiques les plus fidles, rengat de l'islamisme, embrasst
notre sainte religion. Il me serait sans doute impossible
de deviner ce que les missionnaires protestants, chasss
de l'Abyssinie, auront pu dire d nous, leur retour en
Europe. Cependant, je sais positivement, qu'arrivs
Aden, un des leurs a fait courir le bruit que la peine ca
pitale, inflige un de nos missionnaires, avait t com
mue en un bannissement perptuel par la charitable en
tremise des missionnaires protestants. Les voyageurs dont
j'ai parl, ne pouvant pas, Dieu merci, tre suspects de
connivence avec nous, pourront rendre tmoignage que la
charit vanglique n'est pas encore arrive un degr
de ferveur tel qu'elle mrite les honneurs du martyre ;
par consquent, la charit toute fraternelle des protestants
n'a pu tre mise une preuve si hroque. Mais la puis
sance divine qui, par des moyens spciaux, protge notre
mission naissante en Afrique, a confi MM. Bek, Bell
et Plawden, ce mandat, et ces honorables jeunes gens ne
manqueront pas, j'en suis persuad, de l'accomplir scru
puleusement.
Pour moi, je suis intimement persuad que quand les
missionnaires protestants seront capables d'une conduite
si gnreuse envers les missionnaires catholiques, il n'y
aura plus au monde de protestantisme possible. Cependant,
je trouve dans ce faux rcit un motif de consolation ; c'est
une preuve que les missionnaires de la rforme attachent
une grande importance l'ide de bienfaisance envers les
catholiques. Il paratrait donc que nous ne sommes pas
bien loin de cet heureux moment, o une rconciliation
avec nos frres pourra avoir lieu. Dieu veuille que ce jour
de consolation ne se fasse pas longtemps attendre !
Le Seigneur, toujours adorable dans ses desseins, se
plat de temps en temps nous mnager quelques preuves
pour fortifier notre foi et augmenter notre confiance en sa
150
. divine bont. C'est ainsi que j'ai considr l'vnement f
cheux que je vais vous raconter et qui m'a profondment
afflig. Un jour, j'accours au bruit des gmissements qui
remplissaient toute la ville, et j'en demande la cause; on
me rpond qu'on pleure le boucher mort la nuit prc
dente. Je m'informe de son nom et on me dit qu'il s'ap
pelait Za-Waldi ; aprs de plus amples informations, je
suis enfin amen comprendre que Za-Waldi tait le
boucher qui demandait depuis bien longtemps d'tre mis
au nombre des catholiques ; les craintes que son mtier
m'inspirait, avaient t la seule raison du retard que j'a
vais mis l'accomplissement d'un aussi saint dsir. Enfin
il a t emport la suite d'une maladie violente, avec
sept autres jeunes gens, et sans que j'en aie rien su. Fi
gurez-vous quelle a t ma douleur dans cette triste et
. malheureuse circonstance ! Priez donc Dieu pour moi, afin
qu'il me pardonne dans ses misricordes.
Quelque peu civiliss que soient nos chers Abyssins, ils
sont pourtant dous d'une finesse d'esprit peu commune,
et qui prouverait au besoin tout ce qu'il y a esprer de
ces peuples, ds qu'ils auront ouvert les yeux aux lumires
de la vraie foi. A ce propos, permettez-moi de vous ra
conter une petite fable indigne, extraite d'une conversa
tion abyssinienne. Parmi les diffrentes espces de singes
qui se trouvent ici, les singes appels Gwereza et Tota
sont en grande estime. Le Gwereza, au poil long et bril
lant, ne se nourrit exclusivement que de feuilles, de sorte
qu'il saute d'un arbre l'autre une distance de plus de
cent pas ; le Tota se nourrit de grains ; ils sont extrme
ment russ l'un et l'autre. Les Abyssins racontent donc
sur les deux petites btes la fable suivante :
Le Gwereza, ayant form un jour l'indigne projet de
perdre son compagnon le Tota (ils servaient tous deux le
mme matre), s'en alla chez le matre et lui dit : Votre
Tota sait admirablement bien faire des souliers, jamais je
n'eD ai vu de plus beaux. Le matre en saute de joie et
s'crie: i( Quel bonheur f je vais donc cesser d'aller nu
151
pieds. Aussitt il fait appeler le Tota, et lui ordonne de
chausser au plus tt ses pieds meurtris. Le rus Tota gar
dait le silence, et le matre impatient s'crie : Qu'est-ce
que cela signifie? Cela signifie, mon cher matre, que
la bonne ficelle cet effet me manque, et il n'est gure
facile de s'en procurer. Comment cela ? rpondit le
matre. C'est que, quand il s'agit de chausser les per
sonnes de qualit (et mon excellent matre est du nombre),
ce sont les nerfs du Gwereza, soumis l'action solaire,
que nous employons de prfrence. Cela n'tait rien
moins qu'une condamnation pour le malheureux Gwereza.
En effet, tout ce que le Tota venait de dire fut excut
la lettre. Pendant la cruelle excution, le Tota ne cessait
de bourdonner l'oreille du Gwereza ces paroles : Mon
ami, on n'est jamais si fourbe qu'on ne trouve un plus
fourbe que soi. Le bon sens et la finesse qui brillent
dans ce petit apologue, prouvent assez que les Abyssins
ne sont pas tout fait des sots.
Cependant, quand il s'agit de croyances religieuses, leur
bon sens disparat. Pour vous en convaincre, je m'en vais
vous esquisser en peu de mots un dialogue de quelques
Abyssins, touchant la conversion au catholicisme d'Abba
Sefou.
' L'Abba Sefou, disait l'un d'eux, a chang de religion.
Pas le moins du monde, rpondait un autre; son catholi
cisme n'est pas une nouvelle croyance. Comment cela?
rpartit un troisime. Jsus dit Pierre : Tu es Pierre
et sur cette pierre je btirai mon Eglise, Ce n'est pas d'un
difice matriel qu'il s'agit ici,, ne vous y trompez pas,
mais du grand difice social. Aussi celui qui, en quittant
une tout autre croyance, embrasse la religion du succes
seur de Pierre, qui a sa rsidence Rome-la-Grande, ne
fait que se rattacher de nouveau la premire pierre du
grand difice. Ainsi Abba Sefou n'est rien autre chose
que l'enfant fugitif qui revient la maison paternelle.
Mais, s'il en est ainsi, conclut un quatrime , pourquoi
n'en ferions-nous pas tous autant?
152
Rien jusqu'ici ne choque le bon sens ; tout au contraire
la finesse abyssinienne s'y laisse apercevoir aisment;
mais le sens commun n'est-il pas choqu, je vous prie,
quand le premier interlocuteur dit : H faut avoir t
Rome pour avoir le droit d'imiter Abba Sefou? Cet
obstacle, si mince en apparence, est nanmoins l'unique
motif qui retient les malheureux Abyssins au fond de
l'abme.
Cependant, quoique certains Abyssins raisonnent de
la sorte ou en d'autres termes, il y en a qui ne manquent
pas d'une certaine docilit pour se laisser prendre aux
charmes de la grce du Sauveur. En effet, en un mme
jour, Ghebra Maria, propritaire d'Adoua, sa femme et
ses enfants ont demand tre catholiques. Un diacre de
l'glise principale d'Adoua, ami intime de notre fervent
catholique Tcla-Hamanot, Deftera de la mme glise,
fait la mme demande.
Queje vous dise un mot maintenant de l'histoire sacre
de l'Abyssinie, o la sagesse et l'intelligence du Gwereza
et du Tota brillent galement. Les religieux du Debra-
Tabor pensent que leur saint national, Tcla Hamanot,
est le fondateur de leur cole. L'Etchigh, cet tonnant
suprieur gnral de tous les religieux qui peuvent se ren
contrer sur le territoire chrtien d'Abyssinie, de l'Amazen
jusqu'au royaume de Choa; cet, Etchigh, qui, depuis
les temps les plus reculs, a t toujours le plus puissant
aprs l'empereur dans l'empire thiopien, est le successeur
de Tcla Hamanot dans le gouvernement monastique.
Ce saint est comme ces hommes qui appartiennent
l'histoire fabuleuse. Tout ce que j'ai pu recueillir dans les
chroniques de l'Abyssinie me conduit croire que Tcla
Hamanot existait vers la fin du treizime sicle ; et ce fut
lui qui rtablit sur le trne la ligne de Salomon.
Les frquentes et chaudes controverses qui se per
ptuent parmi les disciples de Tcla Hamanot, et les
Cophtes monophysites, ont contribu les rendre on ne
peut plus russ les uns contre les autres. C'est pourquoi,
153
tandis que les Tcla Hamanotistes inventaient contre le
palladiwA de leur croyance , la parole zagalge ; les
Cophtes, au temps de l'empereur Zara-Jacob, mettaient en
uvre de plus grandes ruses. La parole zagalge tait in
vente pour cacher l'hrsie perfide des monophysites le
dogme des deux natures (divine et humaine), profess de
tout temps par les plus anciens et les plus grands mis
sionnaires de l'Abyssinie. Christodolos, Jacobite, et dans
ce. temps-l, patriarche de sa secte Alexandrie, intro
duisait en Abyssinie le fameux livre l'Hamanot-Abaw
(foi des pres). C'tait une traduction de l'arabe en langue
thiopienne, connue aujourd'hui sous le nom du Lessana-
Gheez. Ce livre est un recueil de plusieurs pices tires
des Saints Pres, mais malheureusement corrompues et
vicies par les Jacobites; de sorte qu'il est devenu la
pierre de scandale de ce pauvre peuple.
Mais qui oserait combattre contre Dieu et contre la
vrit qui mane de Dieu mme? Cette production errone,
par une pure ngligence des compilateurs, contient aussi
six ou sept vrits, en tout conformes la foi catholique
des deux natures, mles aux mauvaiseb doctrines. Ces
prcieux tmoignages, rendus la vrit par l'erreur elle-
mme, ne pouvaient rendre presque aucun service la
cause catholique prche par les missionnaires, tant que
l'Hamanot-Abaw tait regard comme le cinquime van
gile des Abyssins. Mais maintenant que plus de vingt
Abyssins, venus rcemment dans les pays catholiques,
ont pu s'assurer par eux-mmes de la fausset des accu
sations que l'ouvrage en question produit contre la vri
table Eglise; maintenant que les rcits de ces Abyssins
de retour de la capitale du catholicisme, parmi leurs com
patriotes, ont port le dernier coup leur croyance an
cienne et universelle, les missionnaires en peuvent citer
les passages, sans craindre que la comparaison puisse
affaiblir le moins du monde leurs arguments. Les mis
sionnaires tirent donc aujourd'hui de l'Hamanot-Abaw
des armes pour combattre l'hrsie.
9.

I
154
La mort nous a enlev, cette anne, une de nos pre
mires et de nos plus belles conqutes, la fervente Mara-
tatchia, qui a laiss un charmant petit orphelin. Cette
femme tait une grande dame de la cour d'Oubi ; mais
aprs une longue maladie, ayant t enlin rduite men
dier son pain, elle a trouv son salut dans cet abaissement
extrme ; sa conversion a prcd de six mois sa mort ; et
pendant cet intervalle, elle tait devenue elle-mme,
auprs de sa nation, un missionnaire fort zl. Vous
verrez, me rptait-elle souvent pour m'encourager, qu'ils
finiront tous par devenir chrtiens. Atteinte de la ma
ladie qui l'a conduite au tombeau, elle a voulu tre tran
sporte chez moi, pour prendre cong, disait-elle, une
dernire fois de ses bienfaiteurs, et faire ainsi sa dernire
confession. Prs d'expirer, elle me disait encore : Main
tenant, il faut que je m'occupe exclusivement de mon
Dieu, Vous, mon pre, ayez piti du malheureux or
phelin ! Sur ces entrefaites, un homme ayant rclam
son enfant en justice, conformment aux lois abyssi
niennes en vigueur, et ayant prouv que cet enfant tait
n de lui et de la dfunte, il s'empara de cette innocente,
petite crature ; mais, aprs trois mois d'intervalle, tous
les deux ont cess de vivre, l'un pour aller sans doute re
joindre sa mre dans le ciel, l'autre! Latin si di
fiante de cette dame, qui l'on a fait, quoique bien connue
pour catholique, des funrailles trs-solennelles, et le triste
vnement racont tout--l'heure, ont accru le. courage
des Abyssins pour se dclarer ouvertement catholiques, ce
qu'ils n'avaient pas os faire d'abord par la crainte des
hrtiques; et tout aussitt, ils sont venus en foule em
brasser la foi catholique, pour mourir, disaient-ils, aussi
saintement que Maratatchia tait morte. Cette histoire
m'amne vous faire la rflexion suivante.
Les Abyssins, voyant que le catholicisme n'est entour
ici d'aucune pompe clatante, que nous n'avons pas de
belles glises, que nos crmonies sont extrmement sim
ples, sont par cela mme loigns de l'embrasser, et ils
pensent que mourir dans son sein, ce serait mourir en
quelque sorte sans bndiction, ou, en d'autres termes,
ils croiraient tre maudits.
Pour loigner cependant les tristes consquences d'une
si malheureuse prvention, je ne me lasse pas de leur r
pter que les prires que l'on fait - dans nos glises de
l'Europe pour le repos de l'me d'un catholique, ft-il
mme Ahyssin, sont entoures d'une majest cent fois
plus imposante que celles que parmi eus on ferait pour
le plus puissant de leurs rois.
; a Je laisse de ct, pour ne pas vous ennuyer, quelques
observations mtorologiques que j'ai faites dans ce d
sert de Samahr, pour vous donner quelques dtails plue
intressants sur la distribution de l'anne abyssinienne.
. L'anne abyssinienne est de treize mois, dont douze de
trente jours chacun, et le treizime appel pagmen ou
coogmen, n'a que cinq jours dans les annes ordinaires et
six dans les bissextiles, Ce mois-nain ferme l'anne comme
le mois de dcembre en Europe, avec cette diffrence qu'il
se trouve plac aux quinoxes d'automne, et non pas au
solstice d'hiver. Il est un jour distingu parmi tous les
autres dans le calendrier abyssin, c'est celui de la fte de
saint Jean-Baptiste, poque laquelle cessent les grandes
pluies et o commence la belle saison. La joie qui brille
en cette fte ressemble assez l'allgresse qui clate en
Europe aux ftes patronales, ou l'poque du premier
jour de l'an. Les amis et les parents se visitent et se font
des cadeaux les uns aux autres. Les subalternes prsen
tent leurs suprieurs des bouquets, et ceux'ti y rpon
dent par de plus grands cadeaux. Ces trennes sont ap
peles ici Anquetatache. '
Le Dejesmac ne manquera pas sans doute de me faire
quelque grand prsent. Il y a deux ans, il nous sollicitait
d'accepter, en qualit de feudataires, un village en
Abyssinie : nous lui rpondmes que ce n'tait pas le
dsir des honneurs et des richesses qui nous avait con
duits en Abyssinie, mais seulement le dsir d'tre utiles
156
nos frres; qu'une glise avec un cimetire ct,
c'tait tout ce que nous demandions sa gnreuse com
plaisance. Nous nous sommes comports de la sorte :
1* Pour dmontrer l'excellence et la puret de la foi
catholique ; 2 pour ne pas tre exposs, comme feuda-
taires, nousimmiscer dans leurs controverses politiques ;
3 enfin , pour leur donner comprendr que ce qui nous oc
cupe n'est pas la possession de leurs terres,mais leur salut.
Le naturaliste M. Schimper, fervent catholique, comme
vous savez, s'tait tellement mis avant dans les bonnes
- grces d'Oubi que, quand, par son ordre, je passai en
Egypte, il me dit S'il arrive que les rsultats de cette
mission aient un dnouement heureux, je donnerai, pour
l'amour de vous, un village M. Schimper. Mainte
nant, pour tre utiles notre ami, nous avons si bienfait,
que nous avons dcid Oubi lui donner le village qu'il
nous destinait. En effet, le bon Dieu ayant voulu que le
clbre naturaliste ft aussi un missionnaire trs-zl, le
village dont il est maintenant le possesseur, sans appar
tenir de droit la mission, lui appartient de fait. Nous
pourrons y btir des glises et y fixer la rsidence des
missionnaires, qui seront libres de donner l'essor toute
l'tendue de leur zle. Pour hter le rsultat dfinitif de
cette ngociation, nous avons d, nous aussi, prsenter
notre bouquet, selon l'usage, au Dejesmac. Je prsume
que vous tes curieux de savoir de quoi ce bouquet tait
compos, et je ne dsire pas moins satisfaire votre lgi
time curiosit. Voici la nomenclature des objets qui le
composaient : 1 onze mtres de gros de Naples au De
jesmac Oubi; 2 dix bras de velours bleu au Dejesmac
Matzenton, le premier favori d'Oubi ; 3 un sabre pour
Leg-Kassah, fils cadet d'Oubi ; 4 un autre sabre l'Afa-
Ngous (bouche du roi), gendre d'Oubi; 5 un troisime
sabre au gentilhomme de cour, charg par Oubi de traiter
auprs de lui nos affaires, et appel par cela mme, Bal-
daraba ; 6 enfin, dix bras de mousseline Wazaro-
Scheml, boulangre d'Oubi.
157
Je ne doute pas que vous ne lisiez, avec un vif intrt,
le trait bien difiant d'un de nos fervents catholiques
peine g de dix-sept ans, appel Walda-Gabriel. Ayant
un jour traverser le Mareb, rivire large de cent piedssur
cinq de profondeur dans la saison des pluies, tandis que
tout le monde se dshabillait pour tre moins gn dans le
passage, lui seul au contraire s'enveloppa davantage dans
la grande toile qui est l'habillement habituel des Abys
sins. Walda-Gabriel avait t surnomm Ascheber (ter
rible) par sa mre, qui l'idoltrait. A l'poque o il em
brassa le catholicisme, je lui dfendis de ne rpondre qu'
ceux qui l'appelleraient de son vrai nom. Mais comme
tous en l'appelant lui donnaient le nom d'Ascheber, il
prit enfin la rsolution de se cacher de tout le monde.
Ayant t atteint quelque temps aprs d'une dange
reuse maladie qui lui donna le dlire, nous comprmes
alors, par les mots' qu'il laissait chapper de temps
autre, que s'il ne s'tait pas dshabill en passant la ri
vire, il l'avait fait par modestie, et s'il marchait toujours
la tte baisse, c'tait pour ne pas tre distrait de ses
saintes mditations. Presque l'agonie et au milieu des
pleurs universels, le chaste et vertueux jeune homme fut
rappel la vie par la vertu du trs-saint Sacrement.
Les catholiques d'Ambassa, c'est--dire les habitants
du village de M. Schimper, avaient fait de ferventes
prires pour sa gurison : Nous prions sans cesse le bon
Dieu pour la gurison de notre cher malade , me mande
le directeur trs-zl de cette glise, Abba-Walda-Kiros.
Dans cette petite runion d'habitants catholiques ,
M. Schimper, avec un zle vraiment patriarcal, rend,
dans ce sjour bienheureux, le catholicisme aimable et
attrayant. J'ai respir l cet air de modestie et de paix
que l'on respirait dans les temps fortuns de la primitive
Eglise. J'y ai t accueilli' comme un pre le serait par ses
enfants.
Nous nous trouvmes runis au nombre de vingt-cinq.
Aprs la prire, il y eut le catchisme, et enfin, un petit
r

158 ,
sermon que je leur fis pour les affermir davantage dans la
sainte voie qu'ils parcouraient, termina nos prires. Nous
nous assmes ensuite au modeste repas, consistant dans
,une bouillie de lgumes, et un nantchia (vase de corne)
rempli de bire d'Abyssinie. Le lendemain, aprs la con
fession, et aprs avoir consolid parmi eux, le plus qu'il
me ft possible, les ides de religion et "de paix, je pris le
chemin de ma rsidence, en rendant de trs-humbles ac
tions de grces au Seigneur mon Dieu qui, malgr mes
pchs, a daign me faire voir cette espce de prodige que
je n'aurais jamais imagin deux ans auparavant.
Ambassa est un village soumis l'abouna ou vque
hrtique, et Dieu fait crotre sur ce terrain de son plus
grand ennemi, les premiers germes du catholicisme. Dieu
se jouera ainsi des vains projets des hommes! Abba-Walda-
Kiros m'crit que le chiffre des personnes qui ont embrass,
le catholicisme Ambassa, s'lve vingt-huit adultes,
L'ennemi de tout bien a voulu susciter un embarras et
un obstacle aux progrs de la vraie foi par le retour d'Al-
laca-Walda-Selassie, ce terrible ennemi de la Mission. ll
est rentr en Abyssinie la suite d'un plerinage en
Egypte, en Perse, et jusque dans les Indes. Il avait entre
pris ce long voyage pour se soustraire la colre d'Oubi.
Il revint imbu des maximes pernicieuses des Grecs schis-
matiques et des protestants. Pour se faire un mrite
auprs d'Oubi, et dsarmer sa colre, il lui a dit que les
Franais songeaient s'emparer de l'Abyssinie; mais
Oubi lui a impos silence, et s'il ne l'a pas puni, c'est
parce que nous nous sommes interposs en sa faveur, en
considrant, comme le dit l'vangile, que les bienfaits
sont les meilleurs moyens pour apaiser un ennemi.
Ces efforts de l'enfer semblent ne contribuer qu' nous
attirer de nouvelles grces du ciel. Le 1er octobre, jour
anniversaire de l'introduction du rosaire en langue vul
gaire dans l'Abyssinie, nous avons eu la consolation d'ad
mettre dans notre petit troupeau un hrtique avec sa
femme, qui ont renonc l'erreur.
159
i( Rebti, Deftera de la principale glise d'Adoua, s'est
fait remplacer dans sa charge pour n'tre plus tenu d'en
remplir les fonctions, et s'est tait catholique avec sa femme
et un petit garon.
Une femme, nomme Lakeschi, depuis longtemps
branle, aprs avoir appris la conversion du Deftera au
catholicisme, a fini, elle aussi, avec l'aide de Dieu, par
l'embrasser avec ses quatre fils. Hadji Johannes, hr
tique armnien, tabli depuis longtemps en Abyssinie,
m'a parl de manire me donner un grand espoir de sa
prochaine conversion : ce serait un grand bonheur pour
notre Mission, car sar conversion entranerait celle de
beaucoup d'autres.
Sahlah, femme d'un des ministres d'Oubi, vient de
me dire qu'elle doit aux prires des. catholiques la grce
que Dieu lui a faite de son heureux retour et de celui de
sa fille du Smen, et qu'elle songe depuis longtemps se
runir nous.
Confou, savant Deftra et fervent catholique, vient de
faire la paix entre l'Alac;i-Kidaiia-Mariam et le chef du
clerg de la principale glise d'Adoua. Celui-ci avait
cherch faire beaucoup de mal Confou, par le seul
motif qu'il tait catholique.
Cet exemple d'un pardon si gnreux et si conforme
l'esprit de l'vangile, a tellement accru sa rputation,
qu'aujourd'hui les Abyssins, mme parmi le clerg hr
tique, l'ont en grande vnration.
D'aprs la srie de ces heureux vnements, tous arri
vs dans le jour consacr Notre-Dame-du-Rosaire, il
semble clairement qu'elle a daign exaucer la prire que
les Abyssins catholiques lui font tous les jours, la fin /le
chaque dizaine du saint rosaire : Sainte Marie, conue
sans pch , et notre refuge , priez pour nous. Il me
parat, hors de doute, que les succs de notre Mission
sont un effet de sa protection spciale.
Il n'est pas convenable de prolonger davantage cette
lettre, je la termine, tout en vous priant de remarquer que
160
cet extrait n'est que la dixime partie de ce que contient
notre journal, et ce qui reste est infiniment plus remar
quable.

CHAPITRE XII.

tablissement d'un collge abyssin.

Depuis longtemps M. de Jacobis cherchait donner


sa mission un centre d'o les ouvriers vangliques pus
sent rayonner aux environs, et o ils pussent ensuite
venir retremper leur me dans la solitude. Ce centre
de mission devant devenir la source qui arroserait les
contres environnantes, exigeait aussi la formation d'un
sminaire ou collge, o de jeunes indignes pourraient
tre forms la science et aux vertus ecclsiastiques. Ce
double but fut parfaitement atteint par M. de Jacobis; il
raconte lui-mme comment il y parvint, dans une lettre
adresse M. Etienne, suprieur gnral de la congrga
tion de la mission.
Guala, province de l'Agamien, 10 dcembre 1844,
Monsieur et trs-honor Pre,
J'ai tard bien longtemps vous crire, parce que-je
voulais attendre d'avoir vous communiquer, sur la
mission que vous m'avez confie, quelques dtails int
ressants. Je me dcide enfin, parce qu'il me semble que
l'empire de Satan, si ancien et si puissant dans ce mal
heureux pays, commence visiblement dcliner, et que
le rgne glorieux de Jsus-Christ s'tend et s'affermit de
plus en plus. Je vais donc vous tracer un tableau abrg
de l'tat actuel de la mission d'Abyssiuie, pour vous don
ner une ide de notre position.
Du moment que la divine misricorde eut opr par
notre indigne ministre des conversions assez nombreu
ses et assez importantes pour nous faire bien augurer de
l'avenir du catholicisme en Abyssinie, ' nous avons cru
que notre devoir le plus pressant tait de 'construire un
collge, o nous pourrions lever la nouvelle gnration
catholique et former des prtres instruits, comme aussi
d'examiner attentivement quelle serait la mthode la plus
efficace pour instruire nos lves et pour catchiser les
peuples. La courte relation que j'ai l'honneur de vous
envoyer vous fera connatre le rsultat de nos dmarches.
Dans le double but d'assurer nos catholiques un lieu
de refuge vers Massouah, en cas de perscution, et de
prparer en mme temps au zle des missionnaires un
champ immense cultiver, j'ai parcouru, dans l'espace
d'une anne, toute la ligne nord et nord-est qui spare
les pays chrtiens de l'Abyssinie des nombreuses tribus
qui, plus ou moins sauvages et plus ou moins disposes
recevoir la parole de vie, occupent, la suite les unes des
autres, une vaste tendue de pays. Une fois tablis l, les
missionnaires trouveraient une abondante moisson
recueillir, soit parmi les tribus sauvages d'un ct, soit
parmi les chrtiens hrtiques de l'autre.
ii Une excursion de cette nature, faite par une personne*
plus instruite que moi, aurait offert, part l'intrt reli
gieux, de grands avantages au point de vue scientifique.
Car la gographie, l'histoire mme religieuse, naturelle et
politique de l'Abyssinie ont t peu connues, non-seule
ment des savants voyageurs qui en ont parl dans leurs
ouvrages, tels que Ludolf et Bruce, mais encore des
missionnaires qui nous ont prcds, quoique l'histoire
de ce pays doive beaucoup leur zle clair.
En partant de la dernire pointe nord de l' Abyssinie,
et m'avanant toujours vers l'est, j'ai travers la contre
chrtienne appele Sabat-Kouff, laissant ma droite la
magnifique province de l'Amazen, ainsi que les tribus
des Bogos, des Halhal, des Hababs, des Memsah; des
162
Adi-Gabrou. C'est de ces deux dernires tribus, o l'on
- parle encore le ghez, ou thiopien proprement dit, quoi
que un peu altr, que tire son origine toute la littrature
sacre et profane de l'Abyssinie ancienne et moderne*.
Toutes ces diverses tribus offriraient aux naturalistes et
aux philologues des donnes bien prcieuses, comme j'ai
pu m'en convaincre par les quelques notes que la rapidit
de mon passage m'a permis de prendre. ^lais ce qui a d
intresser encore plus un missionnaire, ce sont les admi
rables dispositions que j'ai rencontres dans toutes ces
tribus pour leur conversion. Un religieux abyssin, pos
sesseur du beau couvent de Debra-Sina, nous a promis
que ds que la paix serait rtablie parmi les Bogos, il
nous prsenterait cette nombreuse peuplade, qui ne
dsire rien tant que d'tre instruite et baptise. Le chef
des Memsah a tenu un grand conseil des principaux de sa
tribu> et il a rsolu, de concert avec eux, qu'aussitt
aprs la moisson finie il m'enverrait chercher avec quel
ques prtres catholiques abyssins pour travailler les
instruire et les baptiser. Le couvent de Debra-Sina a
t cd en toute proprit la mission par l'unique
religieux, dj avanc en ge, qui y demeure, de sorte
que nous pourrons aller nous y tablir, aussitt que la
tranquillit du pays et le nombre de nos catchistes nous
le permettront.
En quittant ces tribus, on rencontre droite Coula-
gouzai, ancien domaine du Baher-ngache de Dixa, et
gauche les tribus nomades des Tazoras, des Azaortas, et
' une partie des Talals, qui, toutes runies, forment la
nation guerrire des Choho. Dans le village de Guazien,
qui tait sur mon chemin, je trouvai une grande famille,
presque toute catholique, qui m'offrit un magnifique ter
rain pour nous tablir dans cet endroit. Ce poste serait
trs-avantageusement plac, raison du voisinage du grand -
couvent de Debra-Bizen, trs-clbre par sa magnifique
bibliothque, et plus encore raison des nombreuses
tribus voisines, que l'on pourrait facilement vangliser.
163
, En tournant vers l'est, vous trouvez votre droite la
province chrtienne de l'Agam, pendant qu' votre
gauche vous avez les Taetals, qui touchent aux Dankali,
et que ceux-ci joignent les Gallas de l'est de l'Abyssinie,
dont la premire tribu est appele les Gallas Azabo.
Il y a ainsi une suite non interrompue de tribus chr
tiennes, qui courent en quelque sorte, eh se donnant la
main l'une l'autre, depuis l'Agamien jusqu'a la pro
vince Atsivi. Nous n'avons pas encore parcouru cette
ligne, mais les renseignements que j'ai obtenus me met
tent mme d'affirmer que nous n'aurions pas moins de
facilit nous tablir dans ces parages que dans les
autres. Tout semble annoncer que le travail des mission
naires y aurait de grands succs, soit auprs des musul
mans et des paens, soit auprs des hrtiques.
Maintenant, Monsieur et trs-honor Pre, il est temps
de cesser de vous entretenir de simples projets, bien
beaux sans doute en esprance pour l'avenir, mais n'of
frant aucun avantage rel pour le moment; il est temps
de vous indiquer, d'une manire prcise, les points o la
mission a, par la grce de Dieu, fait le plus de progrs. A
une petite journe et demie demarche, du lieu o je suis
fix en ce moment, se trouve le pays d'Entidjo, dont la
proprit et l'administration ont t cdes, comme je
vous l'ai dj crit-, au savant naturaliste allemand,
M. Schimper, dont le zle pour le bien de la mission est
a toute preuve. Aussi, la petite chrtient, dont il est
le chef, nous donne-t-elle de bien douces consolations.
Ambasea, chef-lieu de l'Entidjo, est assez rapproch d'A-
doua, o M. Biancheri a la direction d'environ une cen
taine de fidles. Sur la route d'Adoua, capitale du Tigr,
Gondar, capitale de l' Amara, sont dissmines quelques
familles catholiques qui nous donnent les plus grandes
esprances pour l'avenir de la mission. Enfin, Gondar
mme, o le patriarche hrtique fait sa rsidence, le Sei
gneur, dans son infinie misricorde, a dispos en faveur
du catholicisme les curs des savants Abyssins, qui sont
164
l en plus grand nombre que partout ailleurs. L'ancien
empereur Johannes, qui parat avoir plus de crdit aprs
son abdication qu'auparavant, nous est ouvertement fa
vorable et ne semble pas loign de se dclarer catholique.
Sa femme, mre du Ras, couronne elle-mme impra
trice, trs-riche et trs-puissante, nous protge aussi de
la manire la plus ostensible. L'Etchigh, le suprieur
des moines de toute l'Abyssinie, dont la dignit surpasse
celle du patriarche, et n'a d'gale que celle de l'empereur,
nous invite chez lui, nous offre sa maison et promet de
nous donner des glises. /L'Abouna s'est tellement d
grad par sa mauvaise conduite, que l'arme la plus redou
table qu'il avait contre nous aux yeux de ses sectaires,
l'excommunication, est entirement paralyse dans ses
mains; sa prsence mme fait tant de bien la mission
qu'un voyageur franais, M. d'Abbadie, zl catholique,
m'crivait dernirement de Gondar qu'il considrait la
prsence de l'Abouna comme le plus puissant moyen
employ par la divine Providence pour le succs de la
mission catholique. De Gondar il faut dix journes de
marche, travers un dsert affreux, pour arriver Kar-
toun, dans le Sennaar, dernier poste de notre mission en
Abyssinie, o notre cher confrre M. Montuori a lev,
comme vous savez, un petit collge ct d'une modeste
glise.
De tous ces pays, la province de l'Agamien me parat
offrir le plus d'avantages par sa position gographique,
tant pour le bien de la mission entire que pour la sret
du collge : en consquence, je l'ai choisie pour en faire
notre rsidence principale en Abyssinie. Aujourd'hui
mme j'ai conclu l'achat d'un terrain pour y construire
notre habitation et notre collge. Cet endroit est tout prs
d'une glise, qui est mise notre disposition. Vous pen
sez bien, mon trs-honor Pre, que nous n'avons pas
l'intention de btir ici un grand collge sur le modle des
magnifiques tablissements d'Europe. Nous sommes trop
pauvres pour cela; mais eussions-nous les ressources
165
ncessaires, nous nous garderions bien de le faire, car
cela pourrait avoir ici les plus fcheuses consquences.
Nous serons donc plus modestes, et nous nous contente
rons d'avoir dans ce charmant endroit une maison capa
ble de contenir les vingt lves que nous avons. Nous
avons tout liu d'esprer que les heureuses dispositions
que nous avons remarques tout d'abord dans ce pays,
seront puissamment dveloppes par l'tablissement du
collge, et que la province entire sera convertie en peu
de femps.
Aid par quelques savants du pays, je viens de terminer
un livre crit dans les trois principales langues de l'Abys-
sinie, le ghez, l'amarique et le tigren ; ce petit ouvrage
a pour but de prsenter aux ignorants la doctrine catho
lique de la manire la plus simple et la plus claire, et d'ex
poser en mme temps aux docteurs du pays cette mme
doctrine, venge de toutes les attaques de l'erreur, d'une
manire d'autant plus persuasive et plus frappante pour
eux, que toutes les preuves, qui en dmontrent la vrit,
sont tires des livres mmes dont se servent les hrtiques.
La sainte avidit avec laquelle les savants, aussi bien que
les simples, cherchent se nourrir de la parole de vrit
qui leur y est dveloppe, nous ddommage surabondam
ment de toutes nos fatigues, et nous fait oublier les souf
frances de tout genre dont notre vie se trouve accable.
Le cher compagnon de tous mes travaux, comme de toutes
mes consolations, M. Biancheri, a trs-utilement coopor
la compilation de ce petit livre.
Permettez-moi maintenant, Monsieur et trs-honor
Pre, de soumettre votre sagesse le plan d'ducation que
nous avons conu pour notre collge naissant. D'abord,
pour ce qui touche la partie religieuse, nous nous pro
posons de ne suivre d'autre mthode que celle de saint
Vincent de Paul lui-mme. Nos lves donc seraient forms
peu peu tous les exercices de pit en usage dans la
Compagnie, tels que la mditation sur les vrits et les
maximes de l'Evangile, la lecture spirituelle, les'conf
_ 166~_
rences, les rptitions d'oraison, les examens de conscience
particuliers et gnraux, etc. Toutes ces saintes pratiques,
accompagnes de la frquente rception des Sacrements,
me semblent trs-propres entretenir la foi simple et fer
vente de nos nophytes. Quant la partie scientifique de
l'ducation, comme il est gnralement reconnu que l'es
prit des Abyssins est propre cultiver toutes les branches
de la science, nous tcherions de donner nos lves les
lments des principales matires qui forment l'objet de
l'enseignement en Europe, telles que la gographie, l'his
toire sacre et profane, les mathmatiques, la physique
avec quelques notions sur la gologie, l'anatomie et la
botanique, la logique, la mtaphysique, et enfin, pour
ceux qui auraient la voction l'tat ecclsiastique, la
thologie. La langue ghez, tant la langue sacre et sa
vante de l'Abyssinie, serait la langue de l'enseignement ;
on apprendrait de plus aux lves quelques-unes des lan
gues les plus rpandues de l'Europe. Chaque leon de
chaque science serait crite, jour par jour, en ghez, et
corrige ensuite par le professeur de cette langue, de sorte
qu'en peu d'annes on aurait, en langue thiopienne, un
cours complet lmentaire des principales sciences d'Eu
rope.
Je viens d'arriver de la cte, o je suis rest prs d'un
mois, chez M. de Goutin, qui m'a donn la plus cordiale
hospitalit. J'ai baptis chez lui trois Gallas, et j'en ai pr
par quelques autres qui pourront avoir le mme bonheur
prochainement. J'ai trouv Massouah une caisse mon
adresse, contenant mille tmoignages de l'inpuisable
bont des Filles de la Charit, des images, des mdailles,
de belles chasubles, et plusieurs autres objets doublement
prcieux pour nous. Tout tait parfaitement bien arrang ;
il n'y manquait que le nom de nos bienfaitrices. Cependant
comme je tiens beaucoup leur tmoigner ma bien vive
reconnaissance, veuillez vous charger de les dcouvrir et
de m'acquitter leur gard.
Je termine, mon trs-honor Pre, en me jetant en
167
esprit vos pieds, vous conjurant de nous donner votre
paternelle bndiction, tous, aux missionnaires, vos en
fants, et nos chers catholiques.
Une seconde lettre adresse par M. de Jacobis un de
ses confrres d'Alexandrie d'Egypte, nous donne de nou
veaux dtails sur le collge tabli, et sur ses premiers r
sultats.
Guala, du collge de l'Immaaule-jConception, 11 septembre 1845.
La protection dont Dieu daigne nous environner est si *
sensible, que chaque.fois que j'ai vous parler de notre
chre petite mission, je me sens press de vous inviter
bnir avec nous le Seigneur des grandes consolations qu'il
nous mnage. Aussi est-ce avec transport que je redis
souvent ces belles paroles du Psalmiste : Venite, exulte-
mus Domino, jubilemus Deo salutari nostro (t).
Je vous ai parl dans madernire lettre, mon bien cher
confrre, de la perscution que l'Abouna a suscite contre
nous. Je dois vous faire connatre aujourd'hui les moyens
dont la divine Providence s'est servie pour djouer tous
ses mauvais desseins. Le prince Oubi d'abord s'est com
port notre gard, dans cette circonstance critique, d'une
manire telle que nous n'aurions pas os l'esprer. Il nous a
ouvertement soutnus contre le patriarche hrtique.
Mais une autre chose qui a encore plus contribu rendre
nuls tous les efforts de l'Abouna contre nous, c'est que par
une juste punition du Ciel, il s'est trouv pris dans son
propre pige. Vous savez qu'il avait lanc contre nous une
sentence d'excommunication, sentence qui opre toujours
un grand effet sur un peuple superstitieux et ignorant.
Mais heureusement, dans la formule de l'excommunica
tion, il disait en propres termes que cette peine tait non-
seulement contre nous, mais encore contre tous ceux qui,
ayant reu de moi quelques cadeaux, ne me les rendraient
(1) Venez, rjouissons-nous dans le Seigneur, faisons clater nos
transports d'allgresse devant le Dieu de notre salut. Ps. 94. 1.
168
pas tout de suite. Or, il s'est trouv que deux gouverneurs
de son pays, son propre frre et lui-mme avaient accept,
l'anne dernire, plusieurs|prsents de ma main, qu'ils ont
eu bien garde de me rendre. Ainsi, sa grande confusion,
l'arme qu'il avait aiguise contre nous, s'est tourne contre
sa propre personne et a ruin le peu d'autorit qu'il con
servait encore.
a Au plus fort de cette petite perscution, la mission ne
laissait pas que de faire des progrs dans le pays. Notre
collge qui venait d'tre achev et que nous avions mis
sous la protection de l'Immacule Marie, commenait ses
classes et ses divers exercices. Les missionnaires, privs
depuis si longtemps de la consolation de clbrer les
saints mystres, ont maintenant le bonheur de dire tous
les jours la sainte messe dans la modeste chapelle du col
lge. Pour la premire fois, depuis que nous sommes en
Abyssinie, nous venons, M. Biancheri et moi, de faire
notre retraite annuelle dans une chapelle ; nous avions
avec nous notre cher frre Abatini et plusieurs pr
tres et moines catholiques du pays. Ces petites conso
lations, qui paraissent bien peu de chose, quand on est
dans un pays catholique, environn de tous les moyens
extrieurs de la religion, touchent ici le cur au del de
toute expression, et ne servent pas peu rallumer la fer
veur.
Dans la proprit sur laquelle nous avons lev notre
collge, il se trouve une glise, qui tait desservie par les
hrtiques ; maintenant ce sont les catholiques qui en ont
la possession exclusive. Tout ct de cette glise, nous
venons d'ouvrir une cole entirement spare du collge,
o les jeunes enfants du pays se rendent en foule pour y
apprendre d'un matre abyssin, l'un de nos fervents catho
liques que nous y avons tablis, les premires notions de la
langue sacre de l'Abyssinie, du chant ecclsiastique, de
la liturgie catholique. L'un de nous leur explique les prin
cipes de la foi orthodoxe. Faute de maison, le pauvre pro
fesseur est oblig de donner ses leons en plein air.
169
Lorsque nos ressources nous auront permis de construire
en cet endroit quelques maisons pour y tablir des coles
publiques, le bien, dj grand, qui se fait ds prsent
dans cette province, prendra de plus vastes proportions et
deviendra complet.
Cette glise dont je viens devousparler, de mme qu'un
Lois magnifique et une belle source d'eau, qui sont notre
proprit, sont consacrs saint Jean-Baptiste ; ce saint
Prcurseur est en Abyssinie l'objet d'une vnration toute
particulire. A raison de cette grande dvotion saint
Jean-Baptiste, une foule de malades et de dvots se ren
dent tous les jours notre fontaine, dont les eaux passent
pour tre miraculeuses. Ce concours est considrable,
nous pourrons plus tard le faire servir la gloire de Dieu
et au salut des mes, en construisant des habitations s
pares pour les hommes et pour les femmes, et nous au
rons ainsi une belle occasion de les vangliser pendant
leur sjour auprs de ces eaux.
Outre les occupations du collge, que M. Biancheri
partage avec moi, je suis forc d'aller de temps en temps
visiter une tribu nomade, o nous avons une glise. Le
chef de cette tribu et soixante des principaux vieillards
nous ont jur de demeurer toujours fidles la foi catho
lique, et de suivre notre direction. J'ai commenc dj
exercer au milieu d'eux les fonctions de cur, en baptisant
quelques enfants et entendant des confessions ; j'ai mme
clbr la sainte Messeplusieurs fois dans leur glise, mal
gr l'tat de dlabrement et de misre dans lequel elle se
trouve ; elle est, je crois, plus pauvre encore que la grotte
de Bethlem.
Le chefde cette tribu, qui est indpendante, a demand
d'tre prsent par les Missionnaires au prince Oubi, pour
faire alliance avec lui. Le prince, qui nous avons fait
part de ce dsir, est trs-content de recevoir ce chef, en
qualit de reprsentant de toute sa tribu, qui forme une
fraction de la nation des Choho, et occupe, sur une ten
due de deux cents "lieues de long et cent de large, la cte
10
170
orientale des pays hauts de l'Abyssinie. Son nom est la
tribu des Irob-Bocnata; ils se croient descendants des
Romains ; c'est du milieu d'eux qu'est sorti le Napolon
de l'Abyssinie, le fameux Sabagadis. Comme toutes les
tribus des Choho, celle des Irob-Bocnata parle une langue
aussi douce et aussi harmonieuse que le grec et l'italien.
Je pourrai vous donner plus tard beaucoup de dtails trs-
intressants sur ces pauvres nomades : pour le moment, je
dois me borner vous dire qu'ils s'occupent avec un grand
empressement couper et prparer des genvriers pour
servir la construction d'une glise et d'une maison pour
le missionnaire et le catchiste. Ces pauvres gens aiment
beaucoup s'instruire, et leurs enfants, que nous allons
chercher jusqu'au milieu des forts, o ils sont constam
ment occups la garde de leurs troupeaux, ont appris
les principaux articles de notre foi avec beaucoup de
zle et de- promptitude. Nous n'avons pas pu faire un
relev exact de ces nomades qui viennent ainsi se ranger
sous notre direction, mais il parat, d'aprs les renseigne
ments que j'ai pu recueillir, que c'est une population de
prs de mille mes. Nous aurions encore plusieurs autres
peuplades gagner ; ce qui ne serait pas difficile, si nous
pouvions restaurer leurs glises et les visiter au moins de
temps en temps ; mais nous ne pouvons pas encore nous
en charger, les ressources nous manquent. Il faut donc
attendre le moment de la Providence, quelque pnible
qu'il soit de voir ces pauvres malheureux, bien disposs
d'ailleurs, croupir dans l'ignorance et tous les vices qui en
sont la suite invitable. M. de Goutin, que j'ai vu depuis
peu, me presse aussi d'tablir au moins une chapelle
Massouah, pour y instruire les marchands qui y affluent
de toute l'Abyssinie et y sjournent pendant quatre mois
de l'anne. Ce poste serait trs-utile et servirait beaucoup
propager rapidement le catholicisme sur tous les points
du pays ; ces marchands une t'ois instruits et convertis,
seraient comme une nue d'aptres, qui prpareraient
partout les voies aux missionnaires.
171
Vous apprendrez sans doute avec une vive satisfaction
que nous avons russi convertir plusieurs prtres hr-
tiques, qui pourront plus tard nous tre d'un trs-grand
secours. Malheureusement leur ordination n'est pas va
lide, et il nous est impossible d'avoir un vque catho
lique, pour leur faire donner les saints Ordres, de mme
qu' plusieurs autres laques dj suffisamment instruits
et disposs cet effet: c'est pour notre mission une vri
table perte ; elle se trouve par l prive d'autant de bons
prtres qui seraient pour nous de puissants auxiliaires
pour la conversion de leurs compatriotes. J'ai la confiance
que la Providence nous fournira tt ou tard un moyen
pour parer ce grave inconvnient.
Je vous conjure, monsieur et cher confrre, de ne pas
oublier, dans vos ferventes prires, notre chre mission,
nos chers nophytes et surtout leur indigne chef; ne
manquez pas aussi de rclamer pour le mme objet les
prires de nos chres surs.

CHAPITRE XIII.

Lies tribus Bogos.

Pendant que M. de Jacobis cherchait un endroit favora


ble pour fixer le centre de la mission et tablir un collge,
il eut l'occasion de faire connaissance avec de nouvelles
peuplades entirement prives de la connaissance de la
vraie foi. Ces tribus, situes l'Est de l'Abyssinie, sont
indpendantes et sont devenues aujourd'hui le refuge des
missionnaires chasss d'Abyssinie par l'empereur Thodo-
ros. Il est donc important de dire quelques mots d'un pays
si intressant. M. de Jacobis, dans une lettre qu'il adressa
le 20 octobre 1845 M. Spaccapietra, alors Naples et au-
I

172
'jourd'hui archevque de Smyrne, donne quelques dtails
sur ces peuplades. Il rcapitule au commencement les
dangers et les chagrins du voyage qu'il fut oblig de faire
pour quitter la province du Tigr et Adoua sa capitale, afin
de chercher un sjour moins expos aux perscutions de
l'Abouna Salama et aux dangers de la guerre.
Collge de l'Immacule-Conception, 20 octobre 1845.
Je viens accomplir la promesse que je vous ai faite,
de vous tenir au courant de notre bonne et mauvaise for
tune, des sujets de consolation que nous rencontrons, et
des peines que nous prouvons. Ces dernires semblent,
par un secret dessein de la Providence, s'tre accumules
depuis quelque temps sur nos ttes.
Aprs avoir termin notre retraite annuelle, nous re
mes Adoua l'abjuration de plusieurs personnes conver
ties; nous confimes au zle de M. Biancheri le soin spiri
tuel de nos premiers catholiques du Tigr, qui sont au
nombre de cent. Nous partmes ensuite avec notre cher
frre Abattini le 20 mai 1844, et nous dirigemes nos pas
, vers les frontires nord-est de l'Abyssinie, afin de chercher
une terre hospitalire qui nous mt l'abri de la perscu
tion que nous suscitait l'hrsie, et o nous pussions exer
cer en paix notre ministre. Dj je vous ai entretenu de
ce trop malheureux voyage, aussi vais-je me borner
vous raconter quelques faits postrieurs ma dernire
lettre.
A peine sortis du Tigr, pour arriver au lieu que nous
avions choisi, il nous fallut traverser, dans la province de
Gondet, la plaine du Mareb, qi & cette poque se trouve
infeste par les lions et les lphants. Aprs avoir dpass
la province belliqueuse de Saraw, nous devions aller la
frontire nord de la province de l'Amazen, o l'on ren
contre plus que- partout ailleurs des lions et des lphants
de grandeur colossale. Un passage qui pouvait tre si dan
gereux, suggra nos confrres la pense de prendre une
arm feu pour nous dfendre contre l'attaque de ces
/

173
btes froces, ou du moins pour les mettre en fuite, si
nous en faisions la rencontre. Le moyen paraissait bon ;
mais que n'ai-je persist dans mon premier refus ! Oh !
que de chagrins je me serais pargns ! La justice de Dieu
fut prompte punir cette trop grande confiance que nous
avions mise dans les secours humains. Tout en nous pu
nissant, le Seigneur voulut donner une leon ceux qui
viendraient aprs nous, et leur faire comprendre que ce
n'est qu'en Dieu seul qu'un missionnaire doit mettre sa
confiance, au milieu des dangers dont son ministre peut
tre entour. Jamais, dans les longs et difficiles voyages
que j'ai t oblig de faire, il ne m'est ariv le moindre
accident, quoique j'aie voyag toujours dsarm. J'ai con
senti cette fois, pour plus de sret, me faire accompa
gner d'un domestique arm d'une carabine, et Dieu, pour
punir mon peu de confiance, a permis que je fusse expos
au danger de prir sans ressource, pour avoir recherch
des moyens humains.
Aprs avoir travers la valle brlante du Mareb, et
avoir gravi travers des rochers escarps une imposante
montagne qui s'lve perpendiculairement quatre ou
cinq mille pieds au-dessus du niveau de la mer, nous ga
gnmes la plaine de Saraw. Nos gens, dvors par une
soif brlante et extnus de fatigue., allrent se dsaltrer
dans les eaux d'une fontaine qui jaillissait d'un rocher
voisin, lorsque des paysans voulurent leur en dfendre
l'approche. L'un d'eux brandissait son terrible gunt (1) et
leur en portait de grands coups ; un de nos prtres abys
sins, qui, il y a quelque temps, fit un voyage Rome,
Naples et Jrusalem, pouss par un esprit de zle et de
paix, se prcipite au milieu de la mle ; pendant qujil fait
tout son possible pour calmer ces hommes irrits, une forte
dtonation se fait entendre. La carabine qui avait t jete
sur le pav comme inutile, a fait feu, et a atteint notre
(1) Cette espce de massue abyssinienne, de la longueur d'une brasse ,
est termine par une tte pleine de nuds ; c'est l'arme la plus meur
trire des Abyssins.
10.
174
ami et trs-digne prtre Melchisedek ! Le coup a port sur
la jambe droite, l'artre a t coupe; malgr tous les soins
que nous avons pu lui donner, il a expir dans nos bras,
aprs deux heures d'une pnible agonie, en prononant
des paroles de pardon.
D'autres circonstances vinrent encore rendre plus
affligeante la triste situation dans laquelle nous nous trou
vions. Le dtroit o nous tions se trouvait alors divis
en deux partis formidables, dirigs et soutenus par deux
frres, ennemis irrconciliables, qui n'attendaient que le
premier signai pour en venir aux mains. A peine eurent-
ils entendu l'explosion qui venait d'avoir des suites dj si
tristes, qu'ils crurent que le signal tait donn, tt de tous
cts nous vmes des gens courir aux armes, ne respirant
que vengeance. Ils allaient en venir aux.mains, lorsque la
vue du cadavre de notre bien-aim prtre semble leur
faire oublier leur vieille haine, et les runir tous en un
seul parti. A la vue de ce cadavre, ils croient que c'est
nous qui venons les attaquer dans leur propre pays, et leur
rage se tourne contre nous. Un mme sentiment anime
tous les curs, c'est de tirer une clatante vengeance du
crime que nous sommes accuss d'avoir commis sur leur
territoire.
Je ne pourrais vous exprimer combien nous tions ac
cabls parla runion de tant de circonstances. Nous avions
craindre de nous voir appliquer la loi du talion qui est
en pleine vigueur dans ce pays, et qui allume la fureur de
la vengeance dans les curs les plus lches. Cette loi du
talion est tellement enracine dans les prjugs de ces
peuples, qu'elle touffe la voix mme de la nature. Ainsi,
on a yu une femme, dont le frre avait t tu, oubliant
la sensibilit naturelle son sexe, se rendre au heu du
supplice, arme d'un glaive bien tranchant, et l, faisant
l'office de bourreau, dtacher coups redoubls les ttes des
deux meurtriers. Nous tions tellement accabls par les
tristes vnements qui venaient de se passer, que nous ne
ressentmes aucune peine de nous voir jets dans un cachot
affreux comme autant de victimes rserves la fureur
publique. Ce ne fut que lorsque la misricorde divine
nous eut dlivrs du danger, que nous commenmes
nous laisser aller l'esprance. Permettez-moi, avant
de vous raconter la manire dont s'opra notre heureuse
dlivrance, de faire une petite digression qui servira la
lucidit de la narration, si elle ne sert pas l'ordre.
Lorsque je revins d'Europe, il y a quelques annes,
les habitants de Gouda-Falasi (le moine fort), capitale du
Saraw me conduisirent fort amicalement la petite source
du Gourd, qui, aprs un court trajet, va se jeter dans le
Mareb. Du sommet des' montagnes qui l'avoisinent, se
droule aux yeux du voyageur un vaste horizon qui, tant
brusquement coup du nord l'ouest pajr l'Amazen, s'tend
ensuite sans bornes vers la Nubie et le Sennaar. C'est
dans cette plaine immense que l'on reconnat vritable*
ment l'Afrique, avec ses sables mouvants et ses monstres
affreux.
L se trouvent les provinces chrtiennes appeles Can-
dida, au milieu du peuple Zazaga (noms des laboureurs) :
celle du bas Saraw et la province appele Sangu, (sans
mesure) dont, ce que je crois, nul gographe n'a fait men
tion : du ct de l'ouest, elle communique par la Walkat
avec les provinces chrtiennes de l'Abyssinie, et du ct du
nord-ouest, avec les tribus innombrables, partie musul
manes, partie idoltres des Chankallas : le Taccazz et le Ma->
reb forment ensemble l'le de Mrow, si renomme comme
le berceau de l'ancienne civilisation gyptienne, et partant
du monde entier. C'est l que l'on trouve le zando ou boa
de l'Afrique ; la proie dont il cherche se nourrir sur les
bords des rivires vous donnera une ide de sa grosseur.
Le zando a les yeux d'une beaut extraordinaire. Quand il
attend au guet l'agazen, il se tient la queue fortement
entortille au tronc d'un arbre, pendant que le reste de
son norme corps se confond avec le terrain, cause de
la couleur de ses cailles ou des broussailles dont il se
couvre. L'agazen, qui est une antilopt de la grosseur d'une
176
vache, vient sans crainte se dsaltrer, et dans un clin-
d'il elle se trouve dans l'immense gueule du monstre,
comme dans un antre garni de barres de fer. Le zando
met huit jours faire la digestion de ce repas, et pendant
ce temps il lui reste juste la force ncessaire pour vomir
les os de sa proie ; il serait alors facile de tuer ce monstre.
Si le zando trouve sa proie au large, aprs l'avoir touffe
dans les replis de son corps et l'avoir broye, il la dvore.
Quand nous fmes arrivs au sommet de cette espce
d'observatoire, qui domine des plaines immenses remplies
de merveilles, les habitants de Gouda-Falassi me tinrent
ce langage : Ces ruines que vous voyez sont celles d'une
ancienne abbaye~ qui appartenait ce vaste pays. Si vous
voulez la rebtir et vous tablir ici, vous serez notre ami ;
et cette immense proprit, qui vous appartiendra de plein
droit, nous vous la cderons volontiers. Refuser net et
t une folie; je ne pouvais pas non plus accepter;
comment tirer de ce terrain et de ce petit ruisseau de
quoi entretenir un collge? Je m'esquivai donc entre le
oui et le non, et leur dis : Pourquoi ne p^ense'z-vous pas
plutt rebtir votre glise qui a t brle depuis si
longtemps par Sabagadis, et qui est devenue la demeure
des btes sauvages? J'esprais ainsi leur faire comprendre
quel prix leur amiti me serait agrable, et les entretenir
dans leurs bonnes dispositions. Je ne me trompais pas. Je
contribuerais volontiers cette uvre, dis-je, mais vous
appartenez l'abouna Salama?. Rebtissons l'glise,
s'crirent-ils avec ardeur, et alors nous n'aurons d'au
tre abouna que celui qu'il vous plaira nous donner. On
mit la main l'uvre; de notre'ct, nous nous imposmes
bien des privations pour leur fournir jusqu' la somme de
quarante cus. Notre exemple excita une noble mulation
dans tout le peuple de Gouda-Falassi ; dans peu de mois
l'glise, ddie la trs-sainte Vierge, fut acheve, et nous
en fmes ouvertement dclars les fondateurs; ce qui
excita la jalousie des hrtiques.
Nous ne pouvions donc pas tre inconnus dans le vil
177
lage o nous tions prisonniers, et qui n'est loign de
Guda-Falassi que de quatre petites heures de marche.
L'humanit commenait faire place la colre dans le
cur des paysans qui nous avaient si maltraits; ils en
taient tellement peins, que je fus oblig de les assurer
avec serment que jamais je ne porterais plainte per
sonne contre eux. Pendant notre captivit, nous emes la
douce consolation de faire quelques petites instructions
aux enfants qui venaient nous visiter par curiosit, ce qui
contribuait beaucoup nous rendre moins pesantes les
chanes dont nous tions chargs. Nous pmes aussi don
ner quelques soins aux malades qui taient prs de nous ;
nous distribumes les mdailles que nos bonnes surs
nous avaient envoyes de Paris; et la gurison subite
d'une femme atteinte d'une cruelle maladie, par le
simple contact de la mdaille miraculeuse, fit du jour de
notre dlivrance un jour de triomphe. Nous tions tonns
de voir les pres et les mres nous conduisant leurs en
fants, et nous barrant le chemin pour demander la bn-
- diction des fondateurs, comme ils disaient, de l'glise de
Marie Gouda-Falassi. Ce titre glorieux, plus que tout
autre en Abyssinie, fit oublier notre prtendu crime d'ho
micide et d'agression.
Dieu soit lou ! les voil, libres et sains et saufs ! s'cria,
en nous voyant, un jeune homme qui avait t envoy
de Gouda-Falassi pour avoir de nos nouvelles. Toute la
jeunesse de notre pays prenait les armes pour venir vous
arracher par la force des mains de ces misrables. Voyez,
mon cher confrre, l'intrt que porte la bonne et tendre
Marie ceux qui travaillent tendre le royaume de son
Fils. Qu'ils soient jamais bnis ce Fils et cette Mre, si
chers nos curs !
Quand nous fmes arrivs au village de Ad-Counci
(pays des puces) dans la province de l'Amazen, nous visi
tmes la premire source du Mareb, qui, aprs avoir -
longtemps cach son cours dans les sables, va sortir plus
loin, ce qui lui a fait donner, par les anciens, le nom
178
'Astusaspe. Ce fleuve devrait compter parmi les nom
breuses sources qui concourent former le Nil.
Lorsque les RR. PP. Jsuites Pierre Paez et Jrme
Lobo, arrivrent dans le pays des Agatis du Godjam, ils
allrent visiter dans le village de Saccala les sources du
fleuve, appel par les Abyssins Abaw ; croyant que
c'tait rellement l que se trouvaient les sources du Nil,
inconnues jusqu'alors, ils crurent avoir dcouvert ce que
Ssostris, Cambyse, Alexandre, Csar, et beaucoup d'autres
rois auraient tant dsir voir. L'Anglais Bruce y arriva
aussi, et prs de ces prtendues sources, il s'rigea en
grand prtre du Nil, ayant trouv, comme il le dit lui-
mme, l'autel tout prpar ; ivre de joie, il se mit boire
la sant du roi George, de l'impratrice de toutes les
Russies, et sa bonne fortune. Ds lors la dcouverte des
sources du Nil fut regarde comme un fait acquis la
science, il ne restait plus qu' louer la navigation mo
derne, distribuer des palmes, et vanter le savoir de
notre sicle, qui avait rsolu un problme, dont l'anti
quit, avec son gnie et toutes ses ressources, n'avait pu
donner la solution. Pour mon compte, je reste tranger
ces ftes et ces ovations. Je ne dis ceci qu' vous, cher
confrre, qui avez la singulire manie de vouloir que les
nes parlent science. L'inspection gographique de l'Abys-
sinie me donne des scrupules si forts, que je ne puis me
ranger ces opinions. La position gographique et hydro
graphique de l'Abyssinie nous apprend que le Nil est
aliment par deux grandes masses d'eau, dont l'une fait
son volume ordinaire, et l'autre le volume surabondant
qui produit les inondations; la source de la premire
masse qui doit videmment tre considre comme la
principale source du Nil, on doit la chercher dans ces r
gions de l'Abyssinie qui sont les plus prs des rgions des
pluies continuelles de la ligne quinoxiale. Il faut cher
cher la source de la seconde masse d'eau qui suit la suc
cession des saisons, dans les montagnes qui couvrent la
partie orientale de l'Abyssinie. Or, presque toutes les
179
eaux qui coulent de ces montagnes vers l'Occident, sont
recueillies par trois rivires appeles le Mareb, ou, selon
les anciens, Astusaspe, par le Taccazz, appel autrefois
tantt Seris, tantt Astabaros, et enfin par YAbaw, ap
pel par les Arabes Baher-el-Azze, c'est--dire rivire,
ou mer bleu-fonc. Or, ces rivires ont leurs sources dans
es tropiques, o des saisons d'une grande scheresse
succdent des saisons trs-pluvieuses. A l'poque des
premires, ce qui arrive du mois de novembre au mois de
mars, les trois grandes rivires, le Mareb, le Taccazz, et
l'Abaw sont presque sec, tandis que dans l'autre saison,
, de mars novembre, leur volume d'eau est trs-consid-
rahle. La simple inspection du pays nous force avouer
que ces ftes et ces ovations dont je vous" parlais plus haut,
ne devraient avoir lieu qu'en faveur de celui qui, plac
sur les montagnes de l'Abyssinie, indiquerait les vraies
sources du fleuve Abied, comme disent les Arabes, ou
Nil blanc, et que personne n'a vraiment mrit le prix
dcern l'explorateur qui le premier devait les indiquer.
Tout ceci nous prouve que ce n'tait pas sans raison et
sans une grande pntration qne M. Arnaud, comme l'a
publi dernirement M. Jomard, de la Socit gogra
phique de Paris, plaait les sources du Nil au sixime
degr de latitude borale et presque sous le mridien du
Caire. On peut aussi entrevoir la clbrit que va acqu
rir l'intrpide et savant voyageur franais, M. d'Abbadie
an, qui a dernirement pntr dans le royaume de
Sydama et de Enarya, o il pourra peut-tre vrifier les
conjectures faites par M. Arnaud, directeur de l'expdition
gyptienne sur le Nil, entreprise 'par ordre du vice-roi
d'Egypte.
Les marchands abyssins qui font le commerce Mas-
souah, dans le royaume d'Enarya et de Sydama, assurent
que dans le royaume d'Enarya il y a une grande rivire,
qu'ils appellent Didisa, et M. d'Abbadie nons assure que
dans leur langage Didisa signifie le Nil. Lorsque ces
indices seront vrifis, les sciences proclameront avec

/
180
loge le nom du savant directeur de l'expdition gyp
tienne, et surtout celui de notre savant ami, M. d'Abba-
die, auxquels les autres prtendants, qui n'ont visit
qu'une des sources, l'Abaw, qui fournit au Nil une partie
des eaux surabondantes, devront cder la palme.
Avouez qu'il faut que les liens de l'amiti qui nous
unissent soient bien forts pour que je me sois laiss en
traner dans cette digression scientifique. Revenons
quelque chose d'difiant.
Un jeune diacre catholique abyssin m'entretenait, en
cheminant le long du Mareb ; il ne faut pas que j'oublie de
vous dire que nous avions plac dans l'glise du Sauveur,
Adoua, le magnifique tableau de l'Immacule Concep
tion, entour' d'un superbe cadre dor, qu'une bonne Fille
de la Charit de Paris nous avait envoy. Je n'tais pas
encore catholique, me disait ce jeune diacre, lorsque je
commenai prier avec ferveur devant cette image. J'ai
mais aller souvent me prosterner ses pieds. Un jour
que la petite-vrole m'avait tellement attaqu les yeux
que je les croyais perdus, au milieu "de mes souffrances
je me rappelai cette image sacre, et l'instant je me
rendis l'glise pour, la vnrer. Un jeune Armnien, qui
exerait Adoua le mtier de tailleur, entra avec moi,
et je vis avec indignation qu'il portait ses mains sacrilges
sur l'image de la mre de Dieu, comme s'il et voulu lui
arracher les yeux. Qu'arriva-t-il alors? Je me trouvai par
faitement guri, et ce malheureux devint aveugle. Nous
avons fait tout notre possible pour que cet infortun jeune
homme, qui ne pouvait gagner sa vie Adoua, pt re
tourner dans sa patrie, et pour que la ccit de son corps
se changet en lumire pour son esprit, comme il arriva
autrefois Paul sur le chemin de Damas.
Pendant que nous nous entretenions ainsi, nous arri
vmes au village de Wachi , situ dans les pays chrtiens
qui se trouvent au nord de l'Abyssinie ; nous prmes pos
session d'une maison basse et enfume que l'on nous y
avait donne, et dont l'odeur dsagrable annonait que
181
les htes qui nous avaient prcds taient de la famille
des boucs.
Nous entreprmes, au moyen du genivre odorifrant,
de paralyser cette dtestable odeur, et d'tablir autant de
compartiments que nous tions de personnes pour l'habi
ter, sans oublier nos mulets qui doivent loger sous le
mme toit que nous. Toutes choses ainsi disposes, nous
fmes tous nos efforts pour donner aux Abyssins qui nous
avaient suivis un genre de vie en rapport avec la vie d'un
collge : la mditation en commun, la bndiction de la
table, l'action de grces, la lecture spirituelle, la rcitation
du chapelet, tout autant de pratiques jusqu'alors incon
nues dans ces pays, et qui sont observes maintenant avec
fruit par les Abyssins. Nous employons le temps qui nous
reste expliquer les Psaumes aux Deftera et aux moines,
ainsi qu' traduire en ghez le grand catchisme qui traite
de tous les points de controverse. Ces occupations apos
toliques et littraires m'ont fait acqurir une certaine fa
cilit dans la langue sacre de l'Abyssinie, qui est indis
pensable au missionnaire dans l'Ethiopie, cause des
controverses qu'il a soutenir. N'allez-vous pas croire,
cher confrre, que je suis transform en un ancien Pre
du dsert ? Si vous en voulez savoir plus long, je vous
dirai que, comme eux, nous sommes tracasss par les in
cursions des Barbares.
Les sauvages tribus des Halhal, des Ascadiens et sur
tout des Bogos, notre arrive pleuraient encore leurs
maisons brles, leurs troupeaux enlevs, leurs pouses
outrages, leurs filles dshonores par les soldats d'Oubi.
Pousss par les horreurs de la faim, suite des dsastres
qu'ils ont essuys, et surtout par la soif dvorante du
sang chrtien, ils se tiennent perptuellement en embus
cade dans les villages et dans les campagnes, gorgent
les hommes et enlvent les troupeaux qu'ils rencontrent
dans leurs excursions. Ce qui fait que notre village,
ainsi que ceux qui l'avoisinent, ont tous les jours
pleurer sur la tombe de quelque victime de leur cruaut.
11
182
Il suffit d'entendre prononcer le nom de Bogos pour mou
rir de peur. Ne croyez pas toutefois que les ermites de
Wachi, non plus que ceux des anciennes chroniques,
soient tellement adonns au repos de la solitude, qu'ils
ngligent les besoins du prochain. Au milieu de cette
anarchie complte, et quoique les chemins soient infests
de voleurs et d'assassins, nous abandonnons le pays haut
pour aller dans le pays bas visiter la tribu de Memsa,
qui est rapproche du pays Bogos.
Les habitants de Wachi ont beau nous reprsenter la
cruaut de ces peuplades, la strilit de la route, l'impos
sibilit de se procurer de l'eau sous un soleil brlant,
mes solitaires compagnons et moi nous ne tenons aucun
compte de leurs reprsentations. Allons, me disent-ils,
combattre cet ancien homicide qui fait peser son sceptre
de fer sur ces malheureux.
Nous partons, mais dans quel accoutrement ! le croi-
rez-vous? Un habit, pour peu qu'il ft en bon tat, serait,
pour ces hommes affams, une tentation violente pour
tuer et voler. Toutes nos provisions consistent y aller
dpourvus de toutes choses. Ordinairement il ne faut pas
six chevaux pour traner les fourgons du missionnaire ;
une outre pour la farine, une gibecire pour le beurre,
une peau de vache pour son lit et son mulet, voil tout
son quipement. Ici tous ces objets sont du luxe; il faut
y renoncer. La tte et les pieds nus, un mauvais morceau
de toile sur les paules, un bton la main, nous voil
prts entrer en campagne. A minuit nous descendons
dans la plaine de Memsa, qui se trouve six mille pieds
au-dessous de nous. Nous marchions travers des pr
cipices, dont les lueurs incertaines de la lune rendaient
l'aspect plus effrayant; nos yeux, continuellement atta
chs au sol glissant sur lequel nous marchions, s'arr
taient quelquefois sur ces valles dsoles, qui, mesure
qu'elles se rapprochent de la mer, deviennent plus arides
et semblent, en dcroissant, porter d'une manire plus
sensible les empreintes de la colre cleste. Notre esprit
se reportait au jour des vengeances divines; je pensais
ce passage du cantique de Mose : Ils m'ont provoqu par
des dieux qui n'en sont pas, et ils m'ont irrit par leurs
vaines idoles. Et moi, je les provoquerai avec un peuple qui
n'est pas le mien, et je les irriterai avec un peuple insens.
Un feu est allum dans ma colre, et il brlera jusque dans
les entrailles de l'enfer; il dvorera la terre avec ses ger
mes, et il consumera le fondement des montagnes, etc. f etc. (1) .
A quelles sublimes considrations ne s'lverait pas ici
un gologue croyant ! Mais nous, presss par la peur, nous
acclrons le pas et nous arrivons bientt au terme de
notre course.
Je voudrais pouvoir vous dpeindre ici l'attitude guer
rire que prit notre suite ; le morceau de toile qui servait
couvrir le corps fut transform en ceinture; une partie,
qui tombait en forme de queue, fut releve autour des
reins; un bouclier de peau d'lphant au bras gauche
et la lance la main droite, nos gens suivaient l'un
aprs l'autre un vieil et intrpide Achillas, dont j'aurai
vous entretenir souvent. Voici le village de Memsa,
avec ses mausoles sauvages et ses rondes chaumires,
soutenues par des demi-cercles de bois, et entoures
d'arbustes arides. C'est la demeure de quatre mille pas
teurs.
Achillas et toute sa bande baissent la lance et le bou
clier, et nous entrons paisiblement dans la maison du
Cantiba, chef actuel de la tribu de Memsa, ou gouver
neur de la tribu. Ce fut au milieu de ces peuplades d
grades, et qui n'ont pas mme conserv le nom de chr
tien, que prirent naissance les lettres sacres, et l'empire
abyssin ; il ne leur reste que le titre hrditaire du
Cantiba. Le chef actuel de la tribu de Memsa, Cantiba
Dayer, est petit, mais bien fait et bien proportionn;
il a le teint rouge comme un paysan du midi de l'Italie.
Sa figure rgulire et gracieuse lui donne un air de ma-

(1) Deut cap. xxxii, v. 22.


184
jest, sa longue chevelure blanche, bien frise et bien
pommade avec de la graisse de vache, retombe sur ses
paules. Quoique notre arrive dans sa demeure ne le
surprt pas peu, il nous fit cependant un accueil trs-gra
cieux. L'incertitude qui tenait tous les esprits en suspens
ne m'ayant pas permis de dclarer le motif de mon arri
ve, le Cantiba, peut-tre embarrass de ma prsence,
m'adressa les paroles suivantes : Mes affaires m'appellent
ailleurs, et ds que je serai parti, il n'y aura plus de
sret pour vous dans ce pays. Je vous engage donc en
sortir avant moi. Aprs un ordre si premptoire, je ne
pouvais pas prolonger mon- sjour dans ce pays; je ne
voulais pas non plus partir sans avoir rien fait. Je mis
tout en uvre pour connatre l'impression qu'avait pro
duite mon arrive. Je sors sur la route pour questionner
les petits enfants et les vieilles femmes, et voil qu'une
d'entre elles, accable par la misre et la vieillesse, use
par la maladie, se jette mes pieds en me demandant
ma bndiction. Que Dieu te bnisse mille fois, lui dis-je,
pour ce rayon d'esprance que tu me donnes ! Quand elle
se fut un peu loigne de moi, je pris un peu de courage
en voyant des petits enfants s'approcher; sans perdre de
temps, j'tale ma petite boutique, qui consistait en de
grosses aiguilles que j'avais apportes, et sans me faire
beaucoup prier, je leur donnais le brat, qui veut dire fer.
C'est 'ainsi qu'ils appellent mes aiguilles monstres. Je
commence ma conversation avec eux en leur demandant
s'ils connaissaient Jsus. Nous ne l'avonsjamais connu,
me rpondirent-ils, et c'est aujourd'hui pour la premire
fois que nous entendons prononcer ce nom. Et Marie,
la connaissez-vous? Marie! Marie! s'cria un petit en
fant, oh ! oui, un petit peu. Que je voudrais vous faire
connatre Jsus et Marie ! mais il faut que je parte l'ins
tant. Pourquoi nous quitter si tt ! me dit alors un
vnrable vieillard, le frre an du Cantiba, qui venait
vers moi me portant une bouillie de farine d'orge, assai
sonne avec du beurre et de l'hydromel. Parce que
185
ton frre me le commande. Je suis mari avec une
musulmane, et nous dsirons tous deux recevoir le bap
tme l'instant mme. C'est--dire quand vous serez
suffisamment instruits; et, sur ce, je commenai son
instruction, lorsque je vis venir le Cantiba, lui-mme.
Nous avons, dit-il, tenu conseil avec les anciens, et
nous sommes tous dcids nous faire instruire et nous
faire baptiser par vous, quand nous aurons recueilli notre
doura, qui est dj mr. Alors nous irons nous-mmes
vous chercher dans votre rsidence pour vous conduire
chez nous et nous faire chrtiens. Voil donc une belle
moisson qui nous est prpare par la Providence, et
qu'avec la grce de Dieu nous recueillerons quand le
temps sera venu.
Les habitants de Memsa sont aussi misrables qu'il est
possible de l'imaginer. Les sites les plus charmants du
village sont peupls de tombeaux qui, quoique btis sec,
ne laissent pas d'tre d'un trs-bon got, par leur forme
cylindrique, leur structure majestueuse et leur riche
ornementation; le quartz y brille avec profusion. Les fun
railles sont clbres avec une grande pompe ; les femmes
pleurantes ont la tte couverte de pousssire ; elles sont
habilles en grand deuil, et, frappant de leur main une
espce de cymbale, elles tournent rapidement sur elles-
mmes devant le vestibule du dfunt; elles pirouettent
jusqu' ce que, prises d'un fort vertige et harasses de
fatigue, elles tombent vanouies autour du cadavre, dans
les bras des consolantes qui les soutiennent. Cette danse
funbre dure plusieurs jours de suite pour chaque inhu
mation, et commence ds l'aurore. On ne trouve chez eux
aucun vestige extrieur de religion ; le culte d Dieu
a disparu avec le christianisme, et parat avoir t trans
port aux ombres de leurs morts. Ne semble-t-il pas que
Dieu, dans sa colre, a conserv pour eux un sentiment de
misricorde en leur laissant cette croyance fondamen
tale de toute religion, l'immortalit de l'me?
Les monuments funbres de Memsa surpassent en hau
186
teur les maisons, comme autrefois les pyramides surpas
saient les palais des Pharaons. Dans cette diversit de pro
portions se montre le mme esprit; carl'homme est toujours
le mme dans le fond de son cur. Il y a chez ce peuple de
Memsa un certain usage qui rappelle le temps de Sparte.
Lorsque un voleur de vaches est arrt, il est traduit devant
les anciens ; si le fait est prouv, il est condamn rendre
un nombre de vaches gal celui qu'il a vol, mais on doit
lui donner un cu pour chaque vache; le vol semble
rcompens pour rendre le propritaire plus vigilant,
comme dans cette ancienne rpublique de la Grce.
Memsa nous offrit une ample moisson d'mes, mais pas
de ressources pour y faire un tablissement. Nous le quit
tmes donc pour aller visiter le fameux couvent Abyssin
de Debra-Bizen, situ deux petites journes, au sud de
Wachi. Je ne vous dirai qu'un mot de ce pays, qui a
peu prs trente lieues carres de surface; il est trs-gracieu
sement accident et renferme de dlicieux paysages; j'en
ai pris une esquisse que je me propose de vous faire pas-
cher confrre, de ce que je
vous dis l. Il ne faut que venir en Abyssinie pour savoir
tout faire. Quel bon matre que la ncessit I Comme elle
forme bien ses lves ! Le missionnaire doit aller lui-
mme chercher dans la fort le bois qui doit lui servir
faire cuire sa bouillie ; c'est lui qui doit tailler la pierre
et ptrir la boue' qui lui sert de ciment pour ses construc
tions. Nous sommes bcherons, cuisiniers, maons,
charpentiers; un moment aprs, professeurs de grammaire
ou de thologie, et quand l'envie nous en prend, nous
crayonnons, (mais quels dessins!) nos murailles de bois,
de brique et de boue. Quand j'en aurai le temps, je vous
ferai passer mon journal ; vous ^trouverez de quoi faire
rire tous les dmocrites de votre ville, s'il y en a.
Voil une lettre dj bien longue ; il faut pourtant en
finir. J'aurais de quoi continuer encore longtemps, si je
voulais vous faire descendre la cuisine, vous parler de
notre faon de vivre, de nous vtir, vous conduire l'-
187
glise, la bibliothque du couvent de Debra-Bizen ; ce
sera le sujet d'une seconde lettre. Je continue mon
voyage.
De Debra-Bizen, nous descendons dans le dsert de
Samahr, dans le village de Emkoullou, prs de Massout,
rsidence du consul de France. Le sol que nous foulions
tait probablement la route qu'avaient suivie, deux sicles
avant nous, les gnreux confesseurs que l'empereur
abyssin, l'impie Fasilidas, avait livrs au gouvernemenf
turc de Souakim. Deux jours aprs, pendant la nuit, par
un beau clair de lune, en voyageant dans le dsert, pou g
tombmes dans une tanire de brigands Bogos; je crus
entendre les cris de terreur que poussait le prophte
Zacharie, quand, au milieu dela nuit, il vit ce mystrieux
cavalier mont sur un cheval couleur de sang et envi
ronn de cadavres : Que vois-je, Seigneur ! s'criait-il,
que vois-je !
Je ne pourrai, mon cher confrre, vous peindre la
frayeur que nous causa cette rencontre imprvue pendant
la nuit, au milieu du dsert. L'clat des lances brandies par
des bras vigoureux et diriges contre nous, augmentait
tellement notre peur, que nous prenions chaque buisson
pour un groupe de brigands, et chaque branche pour au
tant de lances; il nous semblait tre au milieu d'une
innombrable arme qui avait mission de nous dtruire.
Mais le Seigneur qui veillait sur nous, accrut tellement
le courage de notre Achillas, qu'il suffit lui seul pour
repousser l'arme ennemie, pendant que hors de moi-
mme je restai avec mes autres compagnons en proie aux
plus pnibles penses. Essayer de fuir dans le dsert tait
une chose impossible ; ce serait une impit d'abandon
ner de pauvres catholiques, me dis-je. Prt tout souf
frir, je m'abandonna; aux soins de la divine Providence.
Prions tous ensemble, m'criai-je, et nous mourrons, si
Dieu le veut. Dans ce moment, on pronona le nom
d'Achillas, qui fut un nom de salut. $ peine fut-il pro
nonc, qu'il teignit la rage dans tous les curs, et lors
188
que nous nous prparions mourir, nous entendmes
crier : Nous sommes amis ! Ce cri, dans un moment o il
nous semblait toucher l'ternit, nous fit tout oublier,-
et nous crmes nous rveiller d'un lourd et pnible cau
chemar.
Aprs avoir pass un mois dans la maison du consul
franais, nous entendmes plusieurs confessions Em-
koullou, nous administrmes le sacrement de baptme
trois Gallas, nous recommandmes aux chrtiens la prire
en commun, et nous traitmes quelques affaires avec le
Nayb-d'Arkiko, concernant le couvent de Debra-Bizen ;
aprs quoi je repris le chemin de la haute Abyssinie, d
sireux de connatre le contenu de quatre caisses monstres
que le consul anglais 'Aden envoyait l'vque hrtique
d Abyssinie. J'appris qu'au grand dsappointement du
prlat cophte, qui les croyait pleines d'or, elles se trou
vaient pleines de Bibles protestantes. Un voyageur fran
ais catholique, se propose de faire un article qui sera
curieux, sur la descente des Bibles protestantes dans une
rivire de l'Abyssinie, accompagnes de la bndiction de
Yabouna Salama, qui se conforma pour la prononcer au
formulaire usit dans le pays.
m Du dsert de Samahr nous nous dirigemes vers la
province A'Agami, o, avec la permission du prince
Oubi, nous avons achet aux habitants de Guala, un
petit terrain qui peut passer pour un des plus beaux sites
de l'Abyssinie ; on y respire un air trs-pur; une source
limpide qui prend sa source dans un dlicieux bosquet,
n'en diminue pas les agrments. Aprs quelques mois de
travail, nous y avons bti une maison avec une chapelle,
o l'on clbre tous les jours les saints mystres. Nous
avons l un logement commode pour nous et nos vingt-
quatre lves. L'enfer, comme vous pouvez le penser, n'a
pas manqu de mettre tout en uvre pour renverser cet
tablissement naissant. Je ne vous raconterai pas toutes
les excommunications lances contre nous par les hrti
ques et par l'abouna; je ne vous dirai pas non plus les
entraves qu'ont cherch nous susciter les prtres du
pays. La divine Providence a dissip tous ces orages qui
semblaient devoir renverser notre tablissement naissant.
Il ne faut pas cependant croire qne nous jouissions d'une
paix parfaite ; la guerre que le mal a dclare au bien ne
finira qu'avec les sicles, et l'hrsie, qui ne connat pas
ce que c'est que la tranquillit, ne saurait la laisser go
ter ses voisins.
En attendant que le souverain Pasteur nous suscite de
nouvelles preuves, nous recueillons les fruits de celles
par lesquelles il a plu sa bont divine de nous faire pas
ser; vous savez que les fruits sont d'autant plus abondants
que les orages qui ont menac la vigne du Seigneur
taient plus menaants. Notre nouvelle glise de l'Imma
cule Conception, se trouve place dans les terres de la
clbre abbaye de Guenda-Guend, dont l'abb demande
instamment rentrer dans le sein de l'Eglise catholique,
o dj six de ses confrres l'ont prcd. Ces conversions
me font esprer que je pourrai un jour vous annoncer la
conversion entire du couvent. Maintenant il faut prier
pour obtenir le retour d' une trfcu entire la vie humaine
et chrtienne. Il fut bien consolant pour moi, le moment
o le chef de la tribu lrob Bocnata, de la nation nomade
des Chofto, qui n'avait jusqu'alors vcu qu'en faisant la
guerre, maintenant aveugle, assis au milieu des anciens
de la tribu, jura le premier, et aprs lui tous les anciens de
la tribu, d'tre catholiques-romains dans leurs croyances,
comme ils l'taient tous d'origine. En mme temps ils
nous mirent en possession d'une vieille masure, qu'ils
appelaient leur ancienne glise, et que nous nous occu
pons reconstruire, en tablissant ct un petit presby
tre. Que Dieu est grand et magnifique dans ses dons !
Comme il rcompense abondamment les faibles travaux
auxquels on se livre pour son amour !
Je vais, en terminant, vous dire un mot de M. Mon-
tuori, que vous affectionnez si vivement, et des dangers
u'il a courus. Aprs avoir fond le collge de Karloun,
il.
190 -
il revint en Abyssinie, et par le narr qu'il me Ot en ar
rivant, vous jugerez combien il lui a fallu de courage,
pour surmonter tant de dangers, et de quel zle apostoli
que ce cher confrre tait anim. Sur le chemin du
Sennaar Gondar, me disait-il, nous entrmes dans le
bois des Lions. Des ossements pars et l, un cadavre
dont la mort ne datait que de quelques instants, nous
firent voir que c'tait juste titre que ce lieu tait appel
le bois des Lions. Mon cur tait tristement affect de ce
spectacle, quand nous entendmes les rugissements de^ce
terrible souverain des bois. Le mulet sur lequel j'tais
mont, comme si la tte lui tournait, s'lana' avec furie
vers notre redoutable ennemi. Ne pouvant le matriser,
de deux dangers je choisis celui qui me semblait le
moindre : je me laissai tomber ; je donnai un si rude
coup de tte contre terre, qu'il me sembla qu'on me bri
sait un vase sur le crne. Je perdis connaissance, en
disant : je suis mort! M. Blondel, consul gnral du roi
des Belges prs du vice-roi d-'Egypte, me prodigua tous les
soins d'une amiti tendre; il fit tout son possible pour
me rappeler la vie. Le bSn Dieu couronna ses efforts, et
aprs avoir band ma tte, et avoir fortement battu le
mulet sur lequel il me fallut de nouveau monter, nous
nous loignmes le plus promptement possible pour
chapper aux griffes du lion. J'ai eu la consolation de
passer quatre jours avec ce cher confrre, aprs lesquels
il a fallu, quoiqu' regret, nous sparer encore. Le mis
sionnaire doit tout sacrifier l'uvre de Dieu qui lui a
t confie. Il doit se dtacher de ses affections les plus
chres, pour ne s'attacher qu' la croix de son Dieu : mais
aussi qu'ils sont doux et prcieux les fruits qu'il recueille
sur cet arbre arros du sang de son divin Sauveur !
M. Montuori partit pour Gondar, o il fit l'acquisition
d'une maison pour l'tablissement des missionnaires, ce
qui n'a pas manqu de faire crier l'hrsie, qui a tabli
son sige dans cette ville. Quelques jours aprs, je me
disposais vaquer aux saints exercices de la retraite
191
annuelle, lorsque je reus une lettre du consul de France
Massoua, m'annonant l'arrive de deux caisses, qui nous
ont enrichis en vases sacrs, en livres et en linge d'glise.
Nous aurions vivement dsir connatre les noms des
charitables Napolitains qui nous devons ces biens. Je
voudrais pouvojr leur en tmoigner toute ma reconnais
sance.
Par cette longue lettre, vous pourrez comprendre
combien l'ami que vous avez en Ethiopie vous affectionne.
J'aurais voulu pouvoir vous la rendre plus intressante,
mais je sais combien votre bon cceur est indulgent. Vous
faites prier pour notre chre mission ; je ne puis ds lors
douter que vous ne priiez vous-mme pour nous. Vous
tes toujours prsent mon esprit quand je prie; je ne
monte jamais l'autel sans vous porter dans mon cqur.
Adieu, cher confrre et ami. Vous connaissez mes
devoirs envers tant d'amis; je m'en repose sur votre
charit.
La tribu des Bogos qui, lors de cette visite de M. de
Jacobis, tait regarde comme un peuple de brigands, est
devenue aujourd'hui le centre d'une mission trs-floris
sante.

CHAPITRE XIV.

Leg Monastres iI'AbyssInle.

Un des plus nobles restes de la vie chrtienne qui exis


tent encore en Abyssinie, se trouve sans contredit dans les
tablissements monastiques qui se sont conservs jusqu'
nos jours. C'est l qu'ont t gards une foule de manus
crits Ethiopiens et tous ces monuments de la tradition des
premiers sicles, qui sont aujourd'hui d'une si haute im
portance. M. de Jacobis dans une autre lettre adresse
192
M. Spaccapietra nous fait connatre ce trait si intressant
du tableau de l'Abyssinie.
Humble Missionnaire en Ethiopie, je ne puis vous
raconter que de modestes travaux. Malgr leur obscurit,
j'aime croire qu'ils intresseront votre bienveillance. Je
commence par les couvents abyssins, et par les efforts que
nous avons essays pour convertir les moines qui les
peuplent.
Il existe en Abyssinie des montagnes dont le sommet
se perd quelquefois onze mille pieds au-dessus du niveau
de la mer. Autant leur cime est leve; autant leurs
flancs sont abruptes ; on dirait de vastes tours dont les
murailles tombent pic. Pour arriver aux plateaux qui les
couronnent, quand ils sont accessibles, on n'a pas d'autre
voie qu'un sentier roide, troit, etcomme mystrieusement
voil dans les plis des hauteurs au fate desquelles il doit
conduire. Au terme de cette rude avenue, on trouve sou
vent avec surprise des eaux fraches et vives, des ptu
rages dlicieux, puis dans certaines chancrures, des val
les aussi gracieuses qu'elles sont fcondes. Et lorsqu'enfin
Von embrasse dans son ensemble cette nature tour tour
majestueuse, escarpe, souriante et svre, on a peine
concevoir tout ce qu'elle offre de tableaux enchants et de
points de vue pittoresques au regard qui la contemple.
Sur ces monts, isols comme des pyramides et dfen
dus comme des citadelles, habitent de temps en temps des
princes rfugis. Par son escarpement cet asile leur donne
la scurit personnelle, tandis que par sa fertilit il four
nit aux besoins de leur existence. Il n'est mme pas rare"
qu'ils y rencontrent un sanctuaire pour recueillir les
prires de leur infortune, et un cimetire bni pour
abriter le sommeil de leurs cendres.
C'est aussi sur ces hauteurs que sont assis les cou
vents abyssins. Jets pour la plupart aux frontires de
l'Abyssinie chrtienne, ils paraissent se dresser, d'un ct
comme un boulevard pour dfendre cette rgion contre
l'idoltrie qui la presse, d'un autre ct comme des phares
193
prpars pour recevoir la lumire de l'Evangile et la trans
mettre ce paganisme sur la limite duquel ils s'lvent.
Le sentiment de cette double mission qu'ils semblent, par
leur position mme, appels remplir, est prcisment ce
qui nous a dcids en tenter la conqute. Nous avons
commenc par celui de Damo.
VAmba ou montagne qui sert comme de pidestal
ce monastre, est tout entire forme de couches d'argile
superposes et coupes de quartz blanc. Sur ces pentes
crot avec abondance et vigueur ce que les botanistes d
signent sous le nom de quelqual d'Abyssinie, varit sin
gulire d'euphorbe prsentant l'aspect d'un chandelier
colossal. On ne le voit pas seulement natre aux flancs du
Damo, et la fracheur du Najoc dont les eaux baignent
le pied de cette montagne, il couvre l'Abyssinie partout,
et partout il apparat gigantesque. Si l'on voulait figurer
l'Abyssinie par un symbole on devrait choisir le quelqual,
comme on a choisi le palmier pour symboliser l'Egypte et
la Syrie.
Arrivs la base du Damo, nous vmes la route se
briser et mourir contre un rocher immense, se dressant
devant nous comme le mur d'un bastion. A ce rocher
s'adossait par ses deux extrmits une vaste palissade
demi-circulaire. C'tait la clture d'une maison de reli
gieuses abyssiniennes. La suprieure vint notre rencontre
et se hta de nous dire qu'elle appartenait la plus haute
noblesse du pays. Elle et ses compagnes sont consacres
la garde d'un sanctuaire bti prs de l, et qui sert de lieu
de plerinage aux femmes dvotes de l'Abyssinie, con
damnes ne jamais visiter l'ermitage construit au som
met du Damo.
Nous, sur qui ne pesait pas la mme dfense, nous
cherchions de l'il par quels moyens et de quel ct nous
pourrions escalader la montagne. Point de chemin visible
la surface du rocher, point d'entre qui nous annont
une avenue souterraine. Seulement deux longues cordes
pendaient d'en haut sur l'abme. C'est avec elles que les
194
moines, aids par de jeunes paysans, font arriver jusqu'
eux les objets dont ils ont besoin et les trangers qui d
sirent visiter leur dsert.
Je me dcidai, avec une certaine apprhension toute
fois, me faire hisser par cet appareil trange. Et me
voil triomphalement lev dans les airs, choquant le
rocher, rebondissant, choquant encore comme l'et fait
un bloc de pierre. Malgr ce que cette ascension pouvait
avoir de pittoresque, je fus heureux de la voir finir, et en
retrouvant la terre ferme au fate de la montagne, je
remerciai avec effusion les moines qui m'avaient fait ainsi
sans malheur monter comme un aronaute dans l'espace.
Le plateau de la montagne prsente une circonfrence
de deux mille pas. La terre vgtale y est rare et peu pro
fonde, c'est peine si le gramen et le chardon y trouvent
assez de suc pour s'alimenter. Toutefois avec un peu de
travail et d'industrie,, on pourrait fconder cette nature
ingrate, et lui donner l'aspect d'un jardin suspendu,
comme par enchantement, dans le vague des cieux et sur
la profondeur des abmes. J'en ai jug par des oliviers
sauvages et des genvriers qui croissaient merveille dans
le cimetire du couvent, et par des sycomores, qui, jets au
levant de la montagne, faisaient ondoyer, sur les prcipices
au bord desquels ils penchaient, des rameaux magnifiques
et des ombres immenses.
Aprs l'emplacement du monastre, j'en visitai l'
glise. Elle est assise sur les ruines d'un sanctuaire plus
ancien, renvers, dit-on, au quinzime sicle par Gragne,
l' Attila de l'Abyssinie. Quoique rien ne soit grand et beau
dans ce nouvel oratoire, on reconnat que ce n'est point
un Abyssin qui en fut l'architecte, soit un certain air
europen qui rgne dans le plan, soit l'absence complte
des caractres propres au style oriental.
Prs de l sont creuss, de manire former un vaste
rectangle, cent-cinquante citernes et peu prs autant de
tombeaux. On suppose que les unes et les autres remon
tent l'empereur Caleb qui rgnait au cinquime sicle ;
195
i
la sollicitude de ce prince et alors embrass, comme on
le voit, les vivants et les morts. Un autre objet appelait
notre curiosit ; c'taient les grottes des religieux- Con
duits par un jeune moine, nous nous dirigemes vers celle
o le fameux Abouna Tecla-Hamanot s'exerait la prire
et la pnitence. Mon ge ne me permit pas de pntrer
dans cette retraite d'un abord trop difficile ; mais notre
guide qui s'y tait enfonc en sortit bientt, et montrant
nos regards tonns une pierre norme, il nous dit que
Tecla-Hamanot se la mettait sur la tte, quand il passait
la nuit en oraison.
J'entrai dans une autre grotte d'un accs moins p
rilleux. Sur le roc qui en fait le fond parat une em
preinte, comme celle d'un homme qui, s'y tant appuy,
aurait laiss la trace de ses paules grave miraculeuse
ment sur la pierre. Le guide signala ce phnomne notre
attention : Ici, nous dit-il, notre Pre Abouna Aragavvi,
priait, quand Jsus daigna lui apparatre et lui parler
ainsi: Par amour pour toi, Aragavvi, je ferai que tous
ceux qui seront enterrs dans ce dsert, soient sauvs,
se fussent-ils rendus tristement fameux par toute espce
de crimes. Je ne crus pas cette vision, comme vous
le pensez bien. Et pourtant je m'en rjouis, par ce qu'il
me sembla y voir un vestige, quoique altr, de la doc
trine catholique sur la rmissibilit de toutes les fautes, si
graves qu'elles aient pu tre.
Au Bizen fut mon second plerinage. Masse confuse
d'normes pierres granitiques, ce mont offre l'aspect de
ruines entasses, avec les proportions' colossales de la
nature. Quand nous y arrivmes, extnus par le jene et
par une marche de deux jours, nous pmes nous reposer
au pied d'une croix de bois, la seule qu'on rencontre dans
toute l'Abyssinie et qui indique au plerin l'approche de
l'ermitage. Ce signe de salut, dans un dsert o toute
nation se trane languissante et courbe sous le joug de
l'erreur, fit vanouir le sentiment de la fatigue devant les
saintes motions de la foi. Anims d'une nouvelle ardeur,
- 196
nous gravmes le sentier du Bizen, travers les oliviers
sauvages, les buissons de genvriers et une varit prodi
gieuse d'arbrisseaux qui en sont la vgtation principale.
Ces arbustes couvrent de leur ombre cinq on six grandes
citernes tailles dans le granit et enduites l'intrieur
d'un pais ciment. Aujourd'hui elles sont sec, et la seule
eau que boivent les ermites est celle qui tombe du ciel
dans le creux des rochers, pourvu toutefois qu'elle ne soit
pas absorbe par la trompe de l'lphant sauvage, qui a
coutume d'escalader ces hauteurs pendant la nuit.
Du sommet de cette montagne, quand on mesure du
regard cette moiti de l'horizon qui s'tend au levant, on
a sous les yeux l'Abyssinie chrtienne ; l'autre partie qui
se perd dans l'infini, contient les populations sauvages des
Bilens qui confinent avec les Zaga et les Scianchallas,
celles des Ascadiens, premiers fondateurs de l'empire et
de la littrature thiopienne ; des Choho, qui, partags en
tribus nombreuses, occupent tout le pays du nord l'est
entre l'Abyssinie et la mer des Indes. Pendant que nous
considrions ces royaumes inconnus ou peine nomms
dans les gographies, quelle douleur pour nous d'ap
prendre de la bouche des religieux, que l'immense popu
lation chrtienne qui couvrait jadis ces plaines et tait
desservie au spirituel par quatorze glises, toutes dpen
dantes de celle du Bizen, est aujourd'hui misrablement
teinte, sous la double oppression du mahomtisme et de
l'idoltrie qui ont fini par l'touffer. Au souvenir de ces
chrtients disparues, une rflexion se prsentait natu
rellement notre esprit, c'est que partout o la lumire
de l'Evangile a dot le monde de retraites sacres, le
moine qui a gard sa foi pure, comme en Europe, a
chang par la vigueur de son bras et la force de sa parole
les solitudes en cits, les forts en capitales d'empires,
tandis que le religieux dchu, comme dans presque tout
l'Orient, ne fait qu'accrotre la barbarie des murs, les
tnbres de la superstition et les horreurs du dsert.
A son tour, le mal a ragi contre ses auteurs. Bien
que l'ermitage du Bizen existe encore, il est habituel
lement vide de ses religieux qui, rduits redouter
maintenant les petits-fils des anciens chrtiens apostats,
demeurent' disperss dans les villages voisins; en sorte que
pour les voir tous ensemble au monastre, il faut, comme
nous avons fait, choisir le temps des principales solenni
ts, pendant, lesquelles ils se runissent pour la clbra
tion du service divin. Ainsi la montagne sainte de l'A-
byssinie est presque voue l'abandon, la peur en a
chass la prire, et le peuple qui s'agite sa base, fait
monter une continuelle menace vers ces hauteurs d'o la
vrit a cess de descendre.
Pour en finir avec les couvents abyssins, je vous en
tretiendrai de la dernire visite que nous leur avons faite,
celle de l'abbaye de Guendguendi, la plus bnie de Dieu
entre tontes nos excursions.
En se dirigeant au sud-est, par le plateau de l'Agami,
on arrive en face dela montagne la plus affreuse peut-tre
de celles qui hrissent la surface du globe. Pour se faire
une ide de ses horreurs, il faudrait imaginer l'explosion
soudaine d'une masse immense de mtal fondu, qui, du
sein dchir de la terre, s'lance d'un jet vertical huit
ou neuf mille pieds de hauteur, et, ruisselant ensuite
droite et gauche sur un espace de plusieurs milles, se
refroidit enfin comme la lave et s'immobilise sous la cou
leur du fer rouill. Le ciel lui refuse obstinment sa rose,
et la nature sa vgtation; pas un nuage n'approche de sa
cime, pas une plante ne germe sur ses flancs. Dans une
crevasse, entr'ouverte comme une plaie profonde au ct
de la montagne strile, habite depuis des sicles, ce que
disent les htes de Guendguendi, le terrible dragon
Gabella. S'il faut en croire la tradition populaire, ce mons
tre, avant qu'il ft contraint par les prires des moines
se renfermer dans son antre, dvorait chaque jour une
jeune fille, qui lui tait jete en pture par la superstition
craintive des anciens paysans. Il paratrait que les ermites
d'aujourd'hui ont plutt conserv la peur primitive du
198
peuple que la vertu des premiers solitaires au sujet du
dragon, car lorsqu'ils passent devant sa caverne et qu'ils
l'appellent, pouvants de leur audace, ils croient enten
dre pour rponse le sifflement souterrain et mme voir la
tte hideuse du monstre affam. Pour moi, quand je m'ar
rtai devant le seuil de sa demeure, et que nos guides
l'appelrent de toute la force de leurs poumons, soit qu'il
dormjt comme Baal ce moment-l, soit qu'il ddaignt
de faire l'exhibition de ses traits un profane Europen,
je n'entendis que l'cho de notre voix, je ne vis que l'om
bre du rocher. Pourquoi, dis-je alors aux moines qui
m'accompagnaient, pourquoi ne cherchez-vous pas
tuer le dragon et vous dlivrer d'un voisin si incom-
mode? C'est, rpondirent-ils, pour ne pas voir sa
mort le monde ananti.
Si fabuleuse que soit cette lgende, accepte cepen
dant comme authentique par l'Abyssinie entire, il est
certain que le got du merveilleux ne pouvait choisir une
scne mieux assortie de pareilles fictions, que l'espce
de cratre au fond duquel est bti le couvent de Guend-
guendi. Par la profondeur de ce gouffre, par l'air touf
fant qu'on y respire, par les reptiles venimeux qui y pul
lulent, c'est vraiment un lac de dragons,
Mamer Walda Ghiorghis, abb actuel du monastre,
est un religieux dou d'un sens exquis, et plus instruit
que ne le comporte en gnral la condition des moines
abyssins. Du moment qu'il connut notre arrive, il fit
couvrir de riches tapis l'imposant vestibule de l'glise,
et lui-mme , en chape abbatiale , assis au milieu des
principaux membres de la communaut, nous reut en
grande crmonie. L'abb de Guendguendi est du petit
nombre de ces grands personnages abyssins qui sigent
sur l'espce de chaise curule, ou trne piscopal, appele
ici Wambar; l'tiquette exige qu'il ne la quitte point,
mme en prsence du roi. Mamer Walda Ghiorghis dro
gea nanmoins quelque peu sa dignit pour nous mieux
accueillir, il se montra plus poli que ne Ip permet l'usage,

i
199
et ce gracieux dbut fut comme le premier lan de son
cur vers Jsus-Christ qui lui tendait les bras.
A droite du vestibule o eut lieu notre rception,
reposent les cendres de Sabagadis et de ses plus illustres
fils et neveux. La carrire de cet homme extraordinaire
n'a pas eu une dure proportionne sa gloire, elle s'est
brise prmaturment comme presque toute esprance ;
et lorsqu'en Europe Balbi crivait que le gnie de ce con
qurant allait enfin tirer F Abyssinie de sa nullit politique,
Sabagadis, genoux, la croix dans les mains, recevait
d'un Galla le dernier coup de lance. Les plus beaux orne
ments qui dcorent l'glise de Guendguendi sont autant
de cadeaux de ce sage et gnreux prince.
Le jour suivant, nous fmes introduits dans la biblio
thque du monastre, o se trouvent runis un grand
nombre d'ouvrages abyssins. Aprs les avoir compulss,
avec mon compagnon Abba Ghebra Mikael, nous recon
nmes que ce dpt scientifique si nglig, dont aucune
main d'homme, hors celle de l'abb ne secoue jamais la
poussire, -possdait en fait de livres Gheez tout ce qu'on
a erit jusqu' prsent dans cet idiome. Je mentionnerai,
deplus, un magnifique exemplaire de cette Somme tholo
gique si clbre en Abyssinie sous le nom de Hamanuota
Abau, parce qu'elle rend tmoignage la foi de l'Eglise
Romaine, sur un point ni aujourd'hui par l'hrsie. Ce
passage important, qui est d'un certain Burlos, traite du
Saint-Esprit comme procdant du Pre et du Fils ; mais
arriv au mot Wawuld, Filioque, le texte a t gratt par
la main d'un faussaire, de manire cependant que la trace
des caractres anciens reste encore lisible. Tels sont les
procds de l'erreur ; elle biffe un article de son symbole,
pour nous accuser ensuite d'avoir introduit ce qu'elle-
mme a effac.
IVfais un rsultat plus prcieux de notre visite est la
runion de sept moines ou lves de Guendguendi au
giron cje l'Eglise. A leur tte figure Marner Walda Ghior-
ghis, dont l'esprit naturel seconde admirablement le cou
200
rage et la foi. Vous en jugerez par cet argument ad homi-
nem qu'il ne craint pas d'adresser ses anciens coreligion
naires, pour imposer silence aux calomnies de nos ennemis,
et cela dans le camp mme de l'hrsie et en prsence du
roi Oubi. Pour combattre les catholiques avec succs,
leur a-t-il dit tout haut, vous devriez commencer par
vivre aussi chrtiennement qu'eux. Grce au divin
Sauveur, la conduite exemplaire des catholiques abyssins
justifie merveille un tel raisonnement. Pour l'abb, il ne
se borne pas de belles, mais striles paroles ; impatient
d'y joindre les faits, il sollicite sans relche la faveur
d'tre admis au nombre des fidles. Nous aurions dj
cd la vivacit de ses dsirs, si la conversion d'un
personnage si haut plac dans l'estime gnrale, par son
jene perptuel qui en fait en Abyssinie un miracle vi
vant, ne nous imposait pas des mnagements commands
par l'intrt mme de la Religion. C'est, du reste, une
conqute sre, quoique ajourne, et nos temporisations
ne font que la mrir par le jene et la prire.
Ce que j'ai dit du jene perptuel de Mamer Walda
Ghiorghis aura d vous surprendre. En voici l'explication.
Les moines de Guendguendi devraient, aux termes de
leur institut, vivre dans une perptuelle abstinence de
tout aliment gras et de toute liqueur enivrante; mais s'-
tant persuads que nulle force humaine ne pouvait por
ter le joug d'une telle austrit, ils ont arrang les choses
de manire ne compromettre ni leur sant ni la lettre
de leur rglement. En choisissant un suprieur, ils lui
font jurer, avant de l'investir de sa charge abbatiale,
d'observer dans toute sa plnitude et au nom de la com
munaut le jene rigoureux dont elle s'affranchit, et, soit
charit, soit ambition, le nouvel abb se dvoue payer
de sa personne pour tous ses religieux. Ds qu'il a accept
cette trange substitution, il est soumis une surveillance
de tous les instants, et la plus lgre infraction au devoir
de l'abstinence serait inexorablement suivie de sa dposi
tion canonique.
201
Reste encore un mol dire sur l'instruction publique
en Abyssinie, exclusivement confie aux couvents, et le
cadre que je m'tais trac dans cette lettre monacale sera
enfin rempli.
Ce qu'on appelle en Europe cole, collge, lyce, .
universit, est compris en Abyssinie sous l'unique dno
mination de Dbra. Nul Dbra n'est dirig par des lacs;
chacun de ces tablissements est contigu une glise ou
un couvent, en sorte que Dbra Damo, Dbra Metemek,
par exemple, signifient couvent de Damo et son cole,
glise de saint Jean et son universit. Les professeurs
sont le plus souvent des prtres et des moines; leur
dfaut on appelle l'enseignement de simples Deftera ou
matres laurats nomms par l'empereur. A cette source
commune, princes et sujets viennent sans distinction pui
ser la science nationale. L'instruction y est tout fait gra
tuite, et le traitement professoral reste la charge du
Dbra. Ce traitement, rduit aux proportions les plus exi
gus, consiste en vingt-quatre mesures de bl par an, du
poids de cinquante livres, et quatre Amuli, pice qui
quivaut en moyenne la moiti d'un cu.
Avec un fonds si minime on comprend la misre o
vgtent les docteurs abyssins ; mais ce qui est incroyable
ce sont les privations que subit un jeune homme pour s'
lever de degr en degr jusqu'au sanctuaire de la science.
Sans parler de cette espce de servitude qui en fait le valet
de son professeur, servitude toute filiale qui lui est ren
due bien douce par la reconnaissance, il a d quitter son
pays et sa famille, emportant sur ses paules l'humble sac
rempli de pois qui fait toute sa nourriture, et quand il en
aura vu la fin son unique ressource sera de mendier pour
vivre. Or ce rgime du jeune 'tudiant est d'une longueur
dsesprante. Son cours d'tudes embrasse sept annes
consacres apprendre le Zietna ou chant de l'Eglise,
neuf ans pour le Suasuo ou grammaire et dictionnaire
Gheez, quatre pour le Kni ou posie, dix pour les Qudu-
san-Mezahft ou livres sacrs de l'Ancien et du Nouveau
202
Testament. Le droit civil et canonique, l'astronomie et
l'histoire . forment un enseignement suprieur, qui de
mande encore beaucoup de temps, mais que peu d'lves
osent aborder. Au fond, tout ce travail donne peu de
science, l'exception toutefois de l'Ecriture Sainte, qui
fournit au cur ses nobles inspirations, l'esprit sa rgle
lumineuse, et l'ensemble des rapports sociaux sa justice,
sa dlicatesse et sa charit. A ce point de vue un simple
Deftera d'Ahyssinie est bien suprieur aux savants euro
pens...
Maintenant que je vous ai communiqu les notes
recueillies pendant mon lointain plerinage, il ne reste
plus qu' appeler sur elles votre indulgence, et me
recommander encore une fois vos ferventes prires.

CHAPITRE XV

La tribu des Irob-Bocnata

Ainsi que nous l'avons dit, M. de Jacobis avait prudem


ment tabli le centre de sa mission vers les frontires
orintales de l'Abyssinie. Nous allons voir se runir autour
de lui des peuplades entires dont il deviendra le pasteur,
et qui seront destines devenir le berceau de la foi r
gnre dans l'Abyssinie. Suivons toujours le cours des
relations crites par cet homme de Dieu son ami de
Naples.
Collge de l'Immacule-Conception de Guala, 11 aot 1846.
Dernirement je vous ai donn un lger aperu sur
l'tat actuel des ordres monastiques en Abyssinie. Aujour
d'hui, pour remplir ma promesse, et en signe de la cha
rit qui nous unit en J.-C, je vous offre quelques dtails
203
sur la tribu nomade des Irob-Bocnata, auprs de laquelle
nous exerons notre ministre.
Ce que je vous ai prcdemment crit a pu vous faire
juger que notre noire, mais chre Abyssinie, malgr les
erreurs dont elle est infecte et les vices qui la souil
lent, prsente nanmoins une importanc toute particu
lire, si nous la considrons dans l'ordre de la Providence.
Si la sagesse divine conserve parmi les diffrentes nations
du monde, les restes pars d'Isral, afin que l'authenticit
des livres saints soit mieux constate, ou puisse plus
aisment confondre l'incrdulit des infidles, de mme
elle fait subsister jusqu'aux extrmits de l'thiopie les
sectes hrtiques de l'Orient, afin de mieux rfuter, par
cette partie du dogme et de la discipline, que celles-ci
gardent encore, les calomnies dbites insolemment par
le protestantisme contre l'pouse sans tache de Jsus-
Christ.
En effet, que diraient, mais surtout que feraient nos
frres gars du Nord et de l'Occident, si par hasard ils
venaient se convaincre que cette mme Abyssinie, s
pare depuis tant de sicles du Saint-Sige, conserve ce
pendant, non-seulement les dogmes que le protestantisme
a rejets, mais aussi l'habit et les vux monastiques, et,
en un mot, tout ce qui constitue la vie religieuse ? Ils ont
l'esprit trop clair, le cur trop ami de la vrit, pour
qu'une telle connaissance ne les porte pas mettre enfin
un terme ce torrent d'injures grossires qu'ils prodi
guent l'glise catholique. Oh ! puisse le cur immacul
de Marie, par son intercession toute puissante, faire
bientt luire ce jour heureux, o tous les protestants, d
sabuss de leurs erreurs, et renonant leurs vains pr
jugs, accourront en foule au seiu de l'glise romaine et
la consoleront par un retour sincre l'unit.
L'ordre de la narration semblerait demander qu'aprs
avoir parl des couvents, je dise ici deux mois sur notre
petit collge qui renferme dj un certain nombre de
jeunes gens du pays; mais en le faisant, monsieur et trs
204
cher confrre, je m'exposerais vous rpter ce que je
vous ai dj dit; je crois qu'il vaut mieux vous apprendre
quelque chose de plus intressant sur l'Abyssinie, en vous
racontant la conversion d'une tribu tout entire de cette
nation nomade, si clbre dans l'antiquit par la conqute
de l'gypte et les monuments de sagesse et de puissance
qu'elle laissa dans ce pays, quand elle fut force de l'aban
donner.
Les anciens n'ont pas bien connu les peuples pasteurs
de l'thiopie et de la Thbade qui ont rgn sur l'gypte.
Dans l'origine, selon Bruce, ces peuples servaient de cour
riers aux Troglodytes de l'est et du sud de l'Afrique, et
transportaient Memphis et Thbes, l'or de Sofala et
les aromates de Saba. La gographie ancienne les place
dans les plaines de Mero et sur les monts Habab, qui
conservent encore aujourd'hui leur nom, et qui sont
comme le dernier anneau de cette chane de montagnes
o se trouve le district rcemment converti des Irob-Boc-
nata, appartenant, comme je viens de le dire, cette
grande nation des pasteurs nomades, si clbre dans les
fastes de l'histoire ancienne, et que l'on nomme aujour
d'hui Saho ou Choho.
Le nord de l'Afrique, jusqu'aux frontires de l'Ethio
pie, a t successivement occup par les Grecs, les Romains,
les Arabes, les Mamelucks et les Turcs. Ne pouvant se
mesurer avec des peuples si suprieurs en nombre et en
science militaire, les pasteurs de l'thiopie formrent le
dessein de chercher fortune chez leurs voisins, les chr
tiens d'Abyssinie. Depuis l'poque de cette invasion jus
qu' leur dernier conqurant, le fameux Sabagadis, l'his
toire nous fait absolument dfaut, et la tradition ne nous
a conserv qu'un bien petit nombre d'vnements; elle se
borne nous transmettre le vague souvenir de batailles,
de succs et de revers, toujours arrivs sur le sol mme
de l'Abyssinie.
Sabagadis est un clbre guerrier de la natiOh des
Choho, qui a rgn jusqu'en 1830 sur tout le pays situ
205
en de du Tacazz, aujourd'hui soumis au gouvernement
d'Oubi. Par son administration sage et glorieuse, ce
souverain s'est acquis un rang distingu dans l'histoire.
Toute sa conduite a prouv qu'il tait le digne hritier du
gnie de ses anctres, les antiques civilisateurs du royaume
des Pharaons ; mais la tche de clbrer ce grand homme
est trop au-dessus des faibles forces d'un missionnaire.
Je passe donc outre, et je me borne simplement vous
exposer comment il a plu Dieu de nous ouvrir une porte
dans le district des Irob-Bocnata, et quels sont les fruits
que notre ministre y a depuis lors produits tout douce
ment.
Un jour, mon cur tait plong dans la tristesse et le
dcouragement. Je le dis, *parce qu'il est bon d'avouer sa
propre faiblesse pour mieux faire ressortir l'uvre de
Dieu. Je me demandais avec douleur si l'tablissement de
la religion catholique dans ce pays tait possible, au mi
lieu des nombreux obstacles qu'il y rencontre ; tout
coup, je vois venir moi un jeune Abyssin, trs-appliqu
l'tude, nomm Tcla-Ghiorghis ; son esprit tait forte
ment prvenu contre saint Lon et le concile de Chalc-
doine, qu'il accusait d'avoir invent et forg, ce sont ses
propres paroles, la croyance des Francs. En Abyssinie,
les partisans de l'erreur croient faire la plus grande injure
aux catholiques, en leur donnant le nom de Francs. Par
bonheur, Abba-Ghebra-Mikal se trouvait auprs de moi
en ce moment ; c'est l'homme, sans contredit, le plus sa
vant de tout le pays, et avant sa conversion il a t le
matre de Tcla-Ghirghis, qui avait pour lui une estime s
et une vnration singulire. Malgr ses prjugs enra
cins, Ghiorghis avait au fond un cur simple et droit ;
aussi il n'eut pas plutt appris de son ancien matre
connatre la vrit, qu'il l'embrassa avec ardeur, et il en
est devenu l'aptre.
Aprs sa conversion, Tcla-Ghiorghis me dit un jour :
Je ne connais pas de pays plus propre que le mien un
premier tablissement catholique. Frapp de ces paroles
12
206
comme d'un clair subit, j'y rflchis quelque temps et
me dterminai leur donner suite. Habla-Mrian, de la
tribu des Irob-Bocnata, pre de Tcla-Ghiorghis, instruit
par son propre fils, reconnut les erreurs de sa secte et ne
tarda pas se dclarer catholique. Ce fut ce vnrable
vieillard, qui, plein de zle pour la vraie religidh et d'a
mour pour sa patrie, vtiulut nous prsenter l'assemble
des anciens de la tribu, fuhis pour lors a AHtin. Avant
de passer plus avant, la reconnaissance nvrs le cur
immacul de Marie me fait urt devoir de vous dclarer ce
qu'une longue exprience m'a appris avec la plus grande
certitude, c'est que toutes les fois qu'il se fait quelque
progrs aussi rapide qu'inattendu dans les missions catho
liques, l'glise le doit l'intervention de cette Vierge pure
qui a tant de puissance au ciel et Sur M terr, et qui s'in
tresse aussi vivement l'extension du rgne d son divin
Fils.
Introduit dans l'assemble des Irob-Bocnata, par un
effet de cette protection de Marie, je m'assieds par terre
au milieu du singulier conseil des Snateurs, des hros
de la patrie, pour traiter avec eux des intrts sacrs de la
religion, et toute discussion politique cesse aussitt. Cette
tribu indpendante s'est donn pour chef un vnrable
vieillard aveugle, nomm Zora, qui, dans sa jeunesse, a
mrit le titre d'Hannata, si ambitionn par les Chbho,
et qui signifie brave et invincible. A dfaut de loi crite,
la volont de ce petit roi dirige tout, dcide de tout. Ses
rsolutions sont aussi respectueusement suivies que les
anciennes coutumes, et forment avec celles-ci, tout le code
des Irob-Bocnata. Le snat, instruit d'avance par Habla-
Marian du sujet de ma venue, arrte sur le champ une
dcision dfinitive. Le prsident prend la parole au nom
de tous, et jure solennellement que la foi de l'glise ca
tholique, apostolique et romaine, sera dsormais la foi de
toute sa tribu, et continuant avec la mme gravit, il met
les prtres catholiques en possession de l'glise en ruines
de Sainte-Marie, situe sur le territoire d'Alitina, ainsi
207
que de toutes les terres qui en dpendent depuis les an
ciens temps.
Une reconnaissance si formelle du pouvoir spirituel
dont' je suis lgitimement investi, malgr mon indignit,
doit tre mise au nombre de ces oprations merveilleuses
de la grce, qui manifestent combien Dieu se plat r
vler aux petits et aux simples, ce qu'il cache aux sages et
aux prudents du sicle.
P Voyez, monsieur et trs-cher confrre, quelle mta
morphose s'est tout d'un coup faite en moi : de simple
prtre de la Mission, nie voil devenu le pasteur d'une
grande multitude d'hommes, et quels hommes ? A n'en
juger que sur les apparences, mes enfants spirituels pour
raient bien moins tre pris pour des tres civiliss que
ppur des sauvages du Nouveau-Monde, mme pour des
faunes et des satires de la fable ; mais considrs aux yeux
de la foi, qui sait faire abstraction de tout prjug humain,
ce sont les. frres adoptifs de Jsus-hrist, les cohritiers
de son royaume ternel. Aussi, je dois vous l'avouer, je
ressens autant de joie d'avqir t appel diriger les Irob-
Bocnata dans les voies du salut, que jamais ambitieux
n'en a got en paryerum^ la possession des honneurs
les plus levs.
Pepuis que je suis cur de ces braves gens, il s'est
tabli entre les brebis et Je pasteur des relations intimes
qui m'ont mis mme de recueillir d'utiles renseigne
ments? sur l'origine,- ]g. religion et les usages de cette
tribu- Je vous les transmets exaptement, ils sont trs-au
thentiques, et yous pouvez y accprder pleine prance.
Mais, pour tre vridique, je dpis d'abord vous faire
observer que l'antiquit des faits, l'absence totale des
moyens propres pour >}es transmettre dans leur intgrit,
ont rendu l'histoire de pe peuple aussi obscure que celles
qui racontent les comniencenients des nations anciennes.
Chez les Irob, comme chez tous les autres peuples, les
faits anciens sont mls de fables, plus ridicules les unes
que les autres, et distingu!? par les anachronismes les
208
plus choquants. L'espce humaine est trop imparfaite
pour russir former une famille compacte, o tout se
suive et s'enchane, de manire conserver fidlement la
tradition des plus importants souvenirs ; cette uvre ap
partient l'il qui voit tout, la main qui toutes choses
sont possibles. Dieu la ralisa lorsqu'il tablit son glise,
cette glise romaine qui renferme dans son sein tous les
lments convenables, toute l'infaillibilit ncessaire pour
constituer sur la terre une famille parfaite et immortelle.
Rions, s'il nous en prend envie, mais aussi ayons une in
dulgence raisonnable pour leurs incohrentes annales,
sachant faire la part du peuple, des lieux et des temps.
Demandez l'Irob quelle est son origine, il vous r
pondra avec intrpidit qu'il descend des Romains. Oses-
tu bien l'affirmer ? lui direz-vous. Certainement, re-
partira-t-il, notre nom mme l'indique. Qui ne sait qu'Irob
signifie Romain ? Le pauvre chevrier a-t-il autant de
tort dans son assertion qu'on pourrait d'abord le croire ?
Il serait peut-tre permis d'en douter. En effet, le mot
Irob n'offre-t-il pas une certaine analogie avec celui d'Eu
rope, et les anctres des Irob ne peuvent-ils pas tre venus
d'Europe en ce pays, dans le temps o, vu la vaste tendue
de l'empire romain, les noms d'Europen et de Romain
taient synonymes, surtout dans ces lointains parages.
Jusqu'ici l'Irob, le fier Romain, peut donc rsister la
critique, mais ne lui en demandez pas davantage. Si vous
voulez apprendre quel est ce Romain qui a t le pre de
toute la tribu, la rponse devient incohrente et sort de
toute vraisemblance. Une sur de Salomon, vous dit-il,
fut marie un Romain, et c'est de ce couple, qui est venu
s'tablir en Abyssinie, que nous tirons notre origine.
Or, ce n'est rien moins que prtendre qu'un Romain ait
t mari une princesse juive, avant mme que la louve
des bords du Tibre et lev les enfants jumeaux du dieu
Mars. C'est donc affirmer que, ds cette poque, il existait
dj le premier rejeton de nos nobles pasteurs. Du couple
en question, les Irob font natre le clbre Andr, regard
209
comme le premier patriarche de toute h nation. Saba-
gadis nous a laiss des commentaires, comme Csar , et
ils sont conservs, dit-on, dans la forteresse de Debracoy.
1l ne compte que vingt-quatre ou vingt-cinq gnrations
depuis cet Andr jusqu' son propre frre, pour une p
riode de trente sicles. On a peine croire comment de
telles erreurs ont pu se glisser dans l'histoire d'un peuple
comme celui des Irob, qui sont si attentifs se transmettre
de pre en fils les traditions patriotiques. Les plus anciens
en font continuellement le rcit aux plus jeunes, soit en
public, soit en particulier, et ceux-ci, par des efforts pro
digieux de mmoire, retiennent avec fidlit les noms de
ceux de leurs anctres qui se sont le plus distingus, leurs
actions les plus remarquables, ainsi que la gographie des
divers lieux dans lesquels leur tribu a successivement ha
bit. Cette origine romaine, dont les preuves sont si mi
nimes, est cependant la chose la plus connue dans le pays,
et l'on n'y trouverait peut-tre pas le plus petit chevrier
qui, interrog sur le sens de Irob, ne rpondt sans h
siter : Irob malet Rom, malet naou, c'est--dire Irob veut
dire Romain. L'auteur abyssin de la vie d'Abba-Ezrazas-
bou, dit que ce saint est d'origine irob ou romaine. Enfin
dans la province de l'Agamien, prs du village nomm
Bour, on montre encore aujourd'hui un cimetire aban
donn, tout rempli de vieux ossements, et l'on assure que
ce sont des ossements romains.
Le Romain Andr, puisqu'on veut tout prix le faire
tel, le Romain Andr, son arrive en Abyssinie, fut,,
dit-on, accueilli avec une gnreuse hospitalit, et gagna
bientt les bonnes grces des empereurs du pays ; mais
ayant ensuite perdu leur amiti, il fut exil et oblig de
se cacher dans une retraite ignore avec son fils unique,
qui la nature avait donn pour tout partage un trs-
mchant caractre. Cet homme pervers eut sept fils, plus
mchants encore que leur pre; violant les droits de
l'hospitalit, ils se rendirent bientt clbres par leurs
homicides et d'autres crimes aussi pouvantables, tels
12.
que l'embrasement de villages tout entiers qu'ils livraient
aux flammes, sans aucun prtexte, mais par caprice. A
force d'attentats commis contre leurs btes gnreux, ils
s'attirrent tellement la haine des gens du pays qu'ils s'en
firent chasser, et furent obligs de chercher un nouvel
asile vers l'Orient, chez le Bahernegasch, ou le roi de la
mer.
La colonie des Irob, gouverne par ces sept brigands,
occupait depuis peu son nouveau domicile, quand l'un
d'entre eux descendit avec son btail du haut des mon
tagnes et le mena patre dans le bas pays habit par les
Cazates', il ne tarda pas tre accost par un habitant
du lieu qui lui interdit le passage, en lui appliquant un
vigoureux soufflet. Il n'en fallut pas davantage pour por
ter les Irob envahir, les armes la main, cette terre
inhospitalire. La colonie toute entire, avec vieillards,
femmes, enfants et troupeaux, descend dans la plaine
portant le dsir de la vengeance dans le cur, mais des
paroles de paix sur les lvres, elle demande aux Cazates
un terrain suffisant pour s'y tablir.
Ici la tradition rapporte un pisode tout--fait digne de
la mythologie. Les Cazates, pour insulter aux Irob qu'ils
mprisaient, firent semblant d'accder leur demande,
mais toutefois sous la rserve que les conditions suivantes
seraient exactement remplies. Les Irob devront s'engager
donner en tribut chaque anne : 1 des cuirs de vache
dont la double superficie soit galement couverte de poils;
2" la plus vieille vache de leurs troupeaux pouvant, mal
gr sa vieillesse, donner un lait abondant au premier
coup de bton ; 3 des branches de ruclale, sorte d'arbou
sier trs-frle, assez longues et assez dures pour servir de
bQis de lances. Des conditions si ridicules et si absurdes
ne dcouragent point les Irob; ils les acceptent et se met
tent en devoir de donner aux Cazates une double leon
d'adresse et de force, en accomplissant le trait de la
manire suivante: Ils commencent par coudre deux peaux
de vache, de telle sorte que les parties attenantes la
m
chair soient en dedans et les parties velues en dehors;
c'est ainsi qu'ils fournissent le premier article exig.
Ensuite ils choisissent, dans tout leur btail, la vache la
plus vieille et la plus faible, et l'abreuvent de tant de Lait,
sans aucun intervalle, qu' la premire frayeur elle s'abat
et rend le lait par tous ses pores ; voil pour la deuxime
condition. Enfin, parmi un grand nombre de ructales, le
plus haut et le plus fort est choisi et prserv par une
bonne haie de l'atteinte des chvres et des autres ani
maux, de cette sorte, il s'lve assez haut et devient assez
dur pour servir de bois de lance. Les Cazates n'ont plus
rien rclamer. Le tribut requis une fois pay, les ro
bustes Irob se prcipitent sur leurs ennemis, frappent sur
eux sans misricorde, les blessent, les tuent, les exter
minent un tel point, que d'un grand nombre qu'ils
taient, il n'en reste plus qu'un seul aujourd'hui qui vit
dans la mprisable condition de domestique.
C'est avec cet unique rejeton des Cazates que je viens
de contracter une parent spirituelle, en baptisant un fils
que le ciel lui avait accord. Il vint me voir un jour pour
me prier de donner le baptme son enfant et je lui dis
d'aller le chercher et de l'apporter l'glise, mais j'eus
beau attendre, il ne revint pas. J'envoyai quelqu'un pour
connatre la cause de ce retard et il me fut rapport que
l'enfant tant tomb malade et se trouvant en danger de
mort, les parents avaient jug inutile de le faire baptiser.
Jugez, Monsieur et cher confrre, si je fus surpris d'une
ignorance si crasse et si pernicieuse. Je prends aussitt
les saintes huiles et le rituel, et, un bton d'une main, un
parasol de l'autre, je me mets en route, sans connatre le
chemin qui mne chez mon Cazate et sans demander de
guide. En vain on voulut me dtourner de ce voyage, en
me reprsentant les chaleurs mortelles de la canicule, les
chemins impraticables et infects de serpents venimeux
que j'avais traverser, je coupai court toutes ces obser
vations en me mettant en marche et rpondant mes
gens : Si quelqu'un veut m?accompagner, je l'accepte;
212
sinon, la garde de Dieu. Alors deux jeunes gens s'offri
rent venir avec moi. Chemin faisant, ils essayaient de
me dtourner de mon projet, mais ils ne purent parvenir
me faire suspendre un seul instant ma marche. Enfin,
puiss de soif et de fatigue, et avec l'aide de Dieu, nous
arrivons vers le dclin du jour, l'entre de l'troit val
lon habit par la famille eazate. Aussitt, nous entendons
des cris lamentables rpts par l'cho des montagnes voi
sines : Mon cur en est tout dchir. L'enfant est donc
mort sans baptme, me disais-je tristement. Cependant
je double le pas et j'arrive dans la grotte d'o partent les
gmissements. J'y trouve l'enfant qui se meurt dans les
bras de sa mre dsole. Vite, dis-je celle-ci, levez-
vous et suivez-moi la fontaine, et me saisissant du pre
mier objet qui tombe sous ma main, c'tait une cuelle de
bois destine contenir du lait, j'entrane cette femme
plore au ruisseau voisin , et j'ai le bonheur de verser
sur la tte de la pauvre et innocente crature l'onde de
la rgnration. Quelques instants aprs l'enfant expire et
s'en va dans le ciel, me laissant hritier d'une glorieuse
affinit avec ses parents, hlas ! trop matrils. Je vous
cite ce fait, Monsieur et trs-cher confrre, pour vous
donner une nouvelle preuve que toutes les fois que Dieu
fait disparatre de la surface de la terre des gnrations
tout entires, c'est que leur indiffrence en matire reli
gieuse est arrive son comble, c'est du moins ce que
l'on doit penser de la race des Cazates, si l'on en juge
par l'ignorance du seul individu qui en reste.
S'il faut en croire la tradition populaire, c'est de la
singulire faon expose plus haut, que les Irob se sont
tablis dans la contre qu'ils occupent encore de nos jours.
Quoi qu'il en soit, ils forment une tribu de la nation des
Choho, et habitent tout le pays compris entre l'Abyssinie
et la mer des Indes. Les trois diffrents districts, dans
lesquels cette tribu se divise, sont, l'exception de la
religion, si conformes dans tout le reste, dans leur lan
gage, leurs traits et leur couleur, dans mille pratiques
213
superstitieuses auxquelles ils se livrent, et jusque dans
l'espce d'idoltrie dont ils semblent conserver les traces,
aux autres tribus de la grande nation dont ils font partie,
qu'on voit bien que la fable de leur prtendue origine
romaine est une pure invention que leur orgueil leur a
inspire pour se distinguer d'un peuple qui a perdu le
souvenir de sa gloire passe, et n'est plus considr que
comme une race mprisable de pasteurs musulmans me
nant une vie nomade.
En attendant, j'ai tout lieu d'esprer que notre saint
ministre tendra un jour son influence du district des
Irob-Bocnata la nation des Chobo toute entire. Les
Foucara Taltals, ou prtres musulmans des Chocho, aprs
avoir quelque temps considr nos allures, commencent
dj s'lever contre les prtres hrtiques du pays.
Votre hypocrisie, leur disent-ils, est enfin dmasque ; au
lieu de donner au peuple une instruction solide et profi
table, vous vous attachez leur apprendre que pour tre
absous et enterrs dans l'glise, les pcheurs doivent faire
aux prtres d'abondantes aumnes, tandis que ces nou
veaux venus qui sont chrtiens et prtres comme vous,
enseignent que, pour faire son salut, il faut aimer son
prochain et fuir toute impuret. Cette apostrophe ne
dconcerte pas les prtres hrtiques. Ces nouveaux
venus, rpondent-ils leurs adversaires, ne sont pas
chrtiens, ce sont des musulmans comme vous; voil
pourquoi vous prenez tant cur leurs intrts. Nous
protestons, reprennent les premiers, que nous aimons ces
trangers uniquement cause de leur saine doctrine, et
non parce qu'ils nous sont unis par les liens d'une mme
religion, car ils ne sont pas musulmans comme vous l'af
firmez. Si ce ne sont pas des musulmans, continuent
les hrtiques, ce sont sans doute des Juifs maudits. Et
c'est par cette belle logique qu'ils croient fermer la bouche
aux Foucara. Tout ceci doit nous porter bnir le Sei
gneur qui sait, au besoin, susciter des dfenseurs sa
cause, jusque chez les infidles.
214
Peut-tre, Monsieur et trs-cher confrre, ne lirez-
vous pas sans quelque intrt, les noms des diffrentes tri
bus de la nation des Chocho, chez lesquels nous esprons
bientt compter des adorateurs de la croix. Outre les trois
districts des Irob, nous avons : les Touora, ou ttus ; les
Gazo, ou ttes frises; les Rasamico; les Dabrimila, ou
enfants de la montagne; les Azico, ou carnivores; les
Hertico, ou brigands ; les Dahimila, ou fils de E|agon ;
les Damara, ou noirs ; les Dahehdalhaba, on noirs fusti
gs; Jes Angolas, ou gondoliers. Les derniers sont si
renomms pour la cavalerie, que l'on dit communment :
Turc-Manduc, Angolas afuas, c'est--dire adroit tireur
comme un Ture, bon cavajjer comme un Angolas- Vien
nent enfin les Ballasica, dans le pays desquels, s'il faut
en croire 4e prtendus tmoins oculaires, pousse un arbre
charg 4e protubrences assez semblables des mamelles,
et remplies d'un lait qm' forme toute la nourriture 4u
sauvage indigne; jusqu' plus ample infprmation, ce fait
doif tre relgu parmi les fables; il doit cependant ser
vir nous faire^ apprcier combien Cfis peuples sont cr
dules et ports au merveilleux.
Pn trouve dissmins chez ces diffrentes tribus d'an
tiques tombeaux qui n'offrent aucune ressemblance avec
ceux des chrtiens, moins enppre avec ceux 4es musul
mans : ces 4erniers sont toujours creyss dans le roc, le
long des vpies publiques, (.apdis que, qeux dont nous par-
lons ne s,e rencontrent que sur les cojjines et au fpnd des
bois. Jls pe prsentent aucune sorte 4'architecture ni de
sculpture, aucune inscription qui puisse nous faire juger
que.1 peuple Jes a levs ; cependant les examiner de
prs, pn est port conjecturer qu'ils ont t dresss par
d'anciens idoltres, convertis, sans doute plus tard au
christianisme par des missionnaires venus 4e la ville
4'A4oulis, situe sur le rivage voisin ; on voit encore,
dans le pays, les grossires ruines 4es pauvres glises qui
furent sans 4oute leves par ces idoltres, une poque
o ils contractrent les habitudes chrtiennes, 4ont on
215
retrouve encore les traces au milieu des superstitions que
les disciples du Coran leur ont depuis apportes.
Il n'est pas possible de vous donner des renseignements
plus positifs ni plus vraisemblables sur le pass d'une
nation aujourd'hui rduite l'tat sauvag. La situation
actuelle est plus facile peindre, et pour commencer par
ce qui concerne la religion, je vous avouerai que je ne
vois qu'abomination dans le clerg comme dans le peuple.
Jugez-eti, s'il vous plat, par ce lger chantillon. Un jour
Habt, frre du chef de mon district, va trouver un
prtre pour se confesser. Il ne l'a pas plutt abord que
celui-ci lui dit : Tu es bien heureux de t'adresser
moi pour. ta confession; toiit autre que moi te vendrait au
poids de l'or, l'absolution de tes pchs, car on sait com
munment que tu es un grand pcheur; pour moi, je veux
user d'indulgence et te la donner pour rien ; je me contente
de quarante misrables cus. A une pareille proposition,
notre homme ouvre de grands yeux. S'il en est ainsi,
s'crie-t-il, je suis perdu; je jene chaque anne les huit
semaines du grand carme, les quarante jours de l'Avent,
ls six semaines qui prcdent l'Assomption ; de plus, je
fais le jene de dix jours, en mmoire de celui des Nini-
vites, le jene d'Ercale.et celui du mercredi et du ven
dredi de chaque semaine; tant de jenes ne suffisent
donc pas pour m'obtenir le pardon de mes pchs, et je
dois donner, en outre, quarante cus pour l'absolution?
Il faut tre stupide comme une brute, reprend le
prtre pour raisonner de cette manire ; aprs cela ,
tchez de faire comprendre les choses aux ignorants ; cer
tainement les jenes sont une chose utile et sainte et je
ne dis pas non; ils forment comme la haie du jardin;
mais c'est l'argent qui en est le fruit, l'argent que l'on
remet au prtre pour avoir son pardon. A un raisonne
ment si juste, le pnitent ne trouve rien rpliquer.
Puisqu'il en est ainsi, dit-il, voici, mon pre, les qua
rante cus; comptez-les, ils sont en nombre : donnez-moi
maintenant l'absolution et la communion. Pour ce
I
216
qui a trait la confession, mon ami, rpond le prtre, je
ne puis te la refuser, puisque la condition est remplie ;
aussi es-tu absous et bien absous; mais il m'est impos
sible de te donner la communion; demande-la un autre
prtre; or, un autre prtre avide, s'entendant avec le pre
mier, attendait le pauvre pnitent non loin de l pour finir
de le gruger. Il lui demande aussi quarante cus ; mais
celui-l, instruit ses dpens, refuse une si forte somme,
et aprs bien des difficults, il en fait accepter vingt : ce
prix, il obtint la permission de faire ses Pques. Je tiens
ce fait de celui-l mme qui en a t la victime : vous
pouvez y croire.
Quarante cus forment une somme assez considrable
en Abyssinie, pour que les plus riches mme ne les aient
pas toujours sous la main. Aussi les homicides, les inces
tueux et les polygames, connus pour tels, quand cette
ressource leur manque, ne songent pas mme se prsen
ter devant un confesseur. Les autres pcheurs et les sol
dats qui font une juste guerre, sont admis la communion,
mais sans confession pralable. Ce n'est pas que les chr
tiens de ce pays mconnaissent la prsence relle de Jsus-
Christ au sacrement des autels, tout au contraire, ils y
croient et en sont tellement convaincus, que les termes
expressifs dont ils se servent suffiraient dfaut mme de
leurs livres, pour nous persuader que leur foi en ce point
est absolument la mme que la ntre. Il y a des Abyssins,
qui par respect pour les espces eucharistiques, s'abstien
nent de rejeter leur salive les trois jours qui prcdent et
les trois autres qui suivent la communion ; on en rencon
tre parmi eux dont la foi est assez vive pour les porter
recueillir, avec la plus rare dvotion, les gouttes de sueur
de ceux qui viennent de communier. En Europe, o trou
verait-on des prtres, qui par vnration pour le Saint-
Sacrement, voulussent boire le sang d'un communiant
surpris tout coup d'une hmorragie du nez? Si je ne
craignais pas de blesser votre dlicatesse, je rapporterais
ce que les prtres et les diacres du pays, sont dans l'usage
217
de faire, lorsqu'un fidle vient rendre ce qu'il a pris
aussitt aprs la communion : tout ceci pourra vous pa
ratre incroyable, et se voit nanmoins assez souvent en
Abyssinie. C'est donc l'ignorance et non le manque de
foi qui fait si malheureusement prodiguer la sainte Eucha
ristie aux indignes.
Mais si je vous donne une si triste ide du clerg, quelle
ide vous donnerai-je donc du peuple? Hlas, Seigneur!
ce peuple n'est chrtien que de nom , mais au fond il est
vraiment paen ! C'est une chose remarquable et trs-ef
frayante de voir comment la plus grossire idoltrie s'in
troduit avec promptitude et facilit, partout o la doctrine
et la morale chrtienne sont ngliges. On pourra le com
prendre par le trait suivant :
Cette anne-ci, l'entre du mois que la dvotion des
fidles a consacr Marie, nous avons voulu, sousde saints
auspices, jeter dans Alitina les fondements de notre pres
bytre. A cet effet, nous quittons la plaine et nous mon
tons sur une petite lvation qui la domine, pour y cher
cher un site favorable nos desseins; nous tions suivis de
quelques chevriers indignes qui s'taient offerts par
tager nos travaux ; mais ils ne furent, pas plutt arrivs
sur la colline, qu'un secret effroi se manifesta sur leurs
visages et qu'ils laissrent chapper cette exclamation :
C'est donc ici qu'on veut btir un presbytre ? En vrit
on a choisi un beau site : qui s'en serait jamais dout ?
Nous les prions de s'expliquer plus clairement. H quoi,
nous disent-ils, ne savez-vous donc pas que c'est en ce
lieu que les Irob offrent leurs sacrifices Ghinni? Changer
la destination de ce lieu serait un sacrilge qui attirerait
sur nous la colre de Dieu et occasionnerait sur-le-champ
le bouleversement du monde. Pour une plus grande in
telligence de ceci, il faut savoir qu' l'imitation de certains
sacrifices, offerts anciennement par les Romains, nos
Irob sont dans l'usage de faire tourner rapidement et
plusieurs reprises, une vache autour de leur glise ; ils
l'entranent ensuite au haut de la colline dont il s'agit; l,
13
- 248
ils l'immolent Ghinni, brlant la graisse et rpandant
terre le sang de l'animal en l'honneur de ce dieu. Les ar
bustes de ce lieu, nous disaient nos chevriers, ont cr
arross du sang de victimes; malheur qui les touche !
Malgr" leur sinistre prdiction, nous mettons la main
l'uvre, et nous abattons le bois consacr par la supersti
tion ; mais voyant que leurs craintes ne se ralisent pas
et qu'aucun dsastre n'arrive, ils suivent notre exemple,
riant de leur coupable simplicit. Mais quel est ce Ghinni,
ador par les Irob ? C'est le gnie des champs,' disent les
superstitieuses traditions de ce peuple. Ganien est un
mauvais gnie tout oppos, qui sjourne dans les marais
et les cloaques impurs. Ghinni, au contraire, aime la soli
tude des bois et le sommet riant des collines; un sourire
de Ghinni ranime la nature et l'orne de toutes ses grces ;
quand il jette des regards bienveillants sur la campagne,
celle-ci se couvre aussitt d'herbes, de fleurs et de fruits ;
mais lorsque Ghinni entre en courronx, tout devient triste
et disparat. C'est ce Dieu, dit la mythologie Abyssine,
qui dispense la pluie; toutes les btes des champs lui sont
soumises ; les cerfs, les daims, les chevreaux, toutes les
antilopes, en un mot, entrent dans ses immenses trou
peaux ; les perdrix et les autres oiseaux de leur famille
la chair succulente, sont comme ses poules champtres;
le lopard est le chien fidle de Ghinni. L'Irob, qui se gne
si peu pour l'observation de toute loi religieuse et mme
naturelle, par respect pour ce Dieu, ne se nourrira jamais
de chasse; dans ses besoins, c'est son assistance qu'il im
plore, et c'est lui qu'il offre ses sacrifices. Moins pro
fanes, il est vrai, mais aussi condamnables sont les sacri
fices de brebis et de chvres que les Irob immolent la
sainte Vierge et aux saints, dans les maladies des person
nes qui leur sont chres, aspergeant ensuite leurs mala
des du sang des victimes.
Aprs tout ce que nous venons de dire sur les supersti
tions de ce peuple, on croira sans peine qu'il est extrme
ment port tous les arts divinatoires. J'indiquerai, en
219
passant, que leurs devins et leurs sorciers les plus cl
bres sont des prtres chrtiens et musulmans ; les derniers
surtout excellent dans le mtier. Avec leurs prestiges in
fernaux, ils parviennent quelquefois dtruire les faibles
liens qui attachent l'Irob quelques restes de foi et l'en
tranent dans une dplorable apostasie. L'astrologie judi
ciaire de ces devins musulmans occasionne plus d'un in
fanticide. Assez souvent, sur la parole mensongre d'un
astrologue, qui dclare l'enfant n sous une mauvaise con
stellation, on voit des mres dnatures commander le
meurtre de leurs nouveau-ns. Il n'est point de peste aussi
redoute de l'Irob, que les imprcations de ces prtres
musulmans, quand, pour arracher de l'argent la crdu
lit d'un peuple superstitieux, ils appellent, force de
maldictions, sur les personnes qu'ils veulent effrayer, un
chancre terrible, qui, attaquant d'abord les extrmits des
pieds et des mains, et gagnant ensuite avec rapidit les
autres parties du corps, y produit les plus affreux ravages,
et finit par le consumer entirement.
Tous ceux qui travaillent le fer sont rputs Bouda dans
toute l'Abyssinie, mais surtout dans le pays des Irob ;
c'est--dire qu'on les regarde comme des sorciers qui peu
vent au besoin se transformer en hynes, et qui connais
sent mille moyens secrets de donner la mort leurs
ennemis. Cette opinion est souvent la source d'vnements
atroces. Si quelqu'un, consum par la fivre, s'crie dans
le dlire, qu'un tel Bouda le tue, il n'en faut pas davan
tage pour porter tous les parents du malade s'armer, et
on les voit courir en furieux dans la maison du prtendu
Bouda, qui succombe sous leurs coups redoubls. L'igno
rance superstitieuse de ce peuple le porte attribuer la
plupart des maladies aux malfices des mchants ou la
possession des malins esprits. Une femme, afflige de cer
taine maladie priodique, est regarde comme maudite
tout le temps que dure son infirmit; on est persuad que
le terrain qu'elle foule dans l'intervalle devient un feu
actif qui consume tout ce qui le touche, hommes et ani-
220
maux. Convaincue la premire de sa nuisible influence,
la femme qui est dans l'tat dont nous parlons, fuit toute
socit humaine, et vit solitaire avec les btes des champs
jusqu'au moment de sa gurison, o il lui est permis de
reparatre au milieu de ses semblables. L'Irob partage
l'horreur des Juifs pour la chair de tout animal tu par
un lion, une hyne ou un lopard; il gotera encore
moins d'un animal tu par des musulmans ; et en ceci il
est encore guid par sa superstition. Toutes les fois qu'on
tue un animal la boucherie, on invoque chez les Irob le
nom du Pre, du Fils et du Saint-Esprit; chez les musul
mans, le Dieu unique et son prophte. De ces usages il r
sulte que l'acte du boucher qui immole un animal, est r
put un vritable sacrifice offert Dieu; manger de l'ani
mal ainsi tu, est regard comme un acte de communion
avec le boucher qui l'a assomm. C'est donc pour ne pas
cjevenir infidle sa religion que le chrtien ne veut pas
manger de la viande qui vient de la boucherie d'un mu
sulman; de mme qu'un musulman ne veut pas de celle
qui a t prise la boucherie d'un chrtien. Malheureuse
ment cette antipathie ne va pas au del du pot-au-feu.
Tous les jours il se contracte des mariages mixtes entre les
chrtiens et les musulmans, et ces odieux mariages pro
viennent, non de l'inclination naturelle des parties, mais
ce qui est plus coupable encore, de l'avarice impie et pr
mdite des parents des jeunes filles que l'on sacrifie de
la sorte. Il me serait impossible de vous peindre tout ce
qu'offre de lamentable et de vraiment dchirant, la posi
tion d'une pauvre jeune fille irob, qui se voit force de
renoncer sa foi pour devenir l'pouse d'un infidle qu'elle
abhorre au fond du cur.
Ainsi les femmes sont tout fait esclaves dans la tribu.
Par un effet de la puissance paternelle, exerce de la faon
la plus tyrannique, les jeunes filles sont toujours vendues,
soit un chrten, soit un musulman; et c'est le plus
offrant qui l'emporte. Si elles deviennent veuves de leur
premier mari, l'usage les rend les pouses obliges du
221
frre cadet du dfunt. Pour achever de vous reprsenter
toutes les indignits qui souillent ici la saintet du ma
riage, je vous dirai que la polygamie et le divorce sont en
vogue chez nos pauvres chrtiens autant que chez les mu
sulmans. Du reste, je ne puis, Monsieur et trs-cher con
frre, vous mettre au courant de toutes les misres que
j'ai sous les yeux ; le nombre en est incalculable. Pour me
rsumer, je vous dirai que tout le christianisme de nos
pauvres paroissiens consiste en un baptme dont ils sont
loin de connatre la nature, et en une ignorance complte
des vrits ncessaires au salut. Joignez-y la dplorable
profanation des choses les plus saintes, et une foule de
croyances et de pratiques plus impies et plus supersti
tieuses les unes que les autres.
Dans cette triste situation, que ferale missionnaire? Par
son zle dans l'accomplissement de ses fonctions, il s'ap
pliquera de son mieux dtruire ce qui est absolument
mauvais, corriger ce qui est vicieux, afin de mettre par
tout un peu de bien. Et d'abord, il faut qu'il oublie en
tirement ses anciennes habitudes, en ce qui regarde la
vie matrielle et qu'il se mette au train de vie de ses
ouailles nomades. Dans quelques jours, le bon monsieur
Biancheri et moi, nous nous procurerons, pour nos excur
sions, deux tentes faites d'une grosse toile dont le mari
nier arabe confectionne les voiles de sa Gelba ; en atten-
dant, nous continuerons nous rfugier, pendant nos
voyages, dans ces antres creuss par les mains de la
' nature, qui servent de retraite aux bergers et leurs trou
peaux , ou dans les misrables chaumires que l'Irob
nomade construit, dans le dsert, avec les branches du
genvrier et des touffes de sycomore ; car les vritables
cabanes, bties en mauvaise maonnerie et dont la fa'nge
fait tout le ciment, sont la demeure privilgie des grands
de la tribu. Mais quoi qu'il en soit de la demeure o nous
sommes reus, l'Irob nous fait toujours l'accueil le plus
cordial, et notre arrive chez lui est une vritable fte
pour toute la famille; il ne manque pas d'tendre dans
222
l'endroit le plus propre et le plus noble de son habitation,
une peau de vache sur laquelle il nous prie trs-poliment
de nous asseoir. C'est donc assis et les jambes croises
l'orientale que le missionnaire catchise son monde, tout
en se dmenant et faisant mille contorsions, comme ses
auditeurs, pour chasser les insectes incommodes qui l'as
saillent de toutes parts et le poursuivent sans cesse. L'en
tretien se termine par la rcitation du chapelet, des actes
des vertus thologales, et de quelques autres prires dites
en commun. Aprs quoi, on sert le souper ; ce singulier
souper, que la prsence du mononacos, ou missionnaire,
change pour tous les convives en un vritable festin, m
rite une description dtaille.
On commence par choisir dans tout le troupeau, lebouc
le plus gras, et on le trane devant le missionnaire. J'ac
cepte l'offre et on se dispose aussitt l'gorger. Mais
comme les bonnes gens sont trs-pauvres> aprs avoir
reu leur prsent, de crainte de leur dplaire par un refus,
je suspends l'excution sanglante, et, me contentant de
leur bon cur, je dcide, sans appel, que l'innocente bte
sera rserve pour un repas plus solennel. A dfaut de
viande, on sert alors du Gonfo, qui est une espce de
bouillie de farine d'orge nageant dans le beurre. Cette
farine d'orge, dans la pnurie totale de celle du froment,
est regarde par l'Irob, comme un mets dlicieux, comme
une nourriture royale. Ce Gonfo, qu'on apporte dans une
grande cuelle de bois de sycomore, remplace donc le
bouc d'abord prsent. Aussitt les femmes se retirent,'
car l'usage veut qu'elles mangent part, et les hommes,
s'ctant assis par terre en forme de cercle, entament
l'envi cette bouillie pyramidale; n'ayant pour la trancher
d'autre couteau que le travers de la main, et ils trempent
chaque morceau dans le beurre avant de le porter a la
bouche. Le beurre est ce qui manque le moins; mesure
qu'il s'puise, le matre de la maison est l, une large
cruche la main, pour en verser de nouveau dans l'-
cuelle : quel rgal !
223
Comme roi du festin, je devrais, dans ces occasions,
donner l'exemple, mais j'en suis, je vous l'avoue,incapable,
et d'ailleurs mes convives m'en dispensent. Ils attaquent
avec tant d'avidit cette pyramide qu'elle tombe prompte-
ment sous leurs coups redoubls. La bouillie est suivie du
lahano-han, sorbet favori des Irob, que l'on apporte dans
des dagouda, coupes grossires que les femmes du pays
tressent avec de la paille. Ce tissu est si serr qu'il ne
laisse pas chapper une seule goutte du liquide qu'il ren
ferme. Ces coupes ont la forme du cylindre; les voir,
on les dirait d'bne, tant la fume et la crasse du lait les
ont rendues noires et luisantes. Elles peuvent contenir
chacune environ trois litres de lait. Les dagouda, tout
pleins, une fois apports, on tire du feu des tisons ardents
et on les plonge dans le liquide que l'on met ainsi eu
bullition. On remue le lait avec un petit bton, jusqu'
ce que la crme soit monte au-dessus, et les convives le
boivent, deux deux, dans chaque dagouda, que l'on
passe successivement la ronde. Cette boisson fumante
les chauffe insensiblement, et la conversation va toujours
en s'animant jusqu' la fin. Le souper une fois termin et
la prire du soir tant faite, le missionnaire s'tend sur
son cuir, o il cherche un sommeil que l'tranget de son
matelas et le bavardage continuel de ses voisins chassent
loin de lui.
Maintenant, monsieur et trs-cher confrre, aprs vous
avoir dcrit une de mes nuits passes au milieu de mes
chers Irob, il faut que je vous parie des vtements dont
ils se couvrent leur lever, aprs avoir couch sur la terre
nue, qui forme tout leur lit.
Dans les anciens temps, lorsque les Irob avaient des
communications faciles avec la mer, ils consacraient '
leurs habillements cette belle toile des Indes, encore trs-
estime aujourd'hui, et connue sous le nom de Berghella.
Mais depuis que les communications ont t interceptes
par les infidles qui sont venus habiter les plages inter
mdiaires, les plus riches ont adopt l'usage d'une toile
224
de coton, fabrique en Abyssinie, et dont ils paient le prix
avec le beurre et le miel qui abondent dans leur pays.
Quant leurs femmes, dans les grandes solennits de
l'anne, leur vtement se compose d'une chemise et d'un
grand manteau faits de la mme toile ; le reste de l'anne
leur habillement ne diffre pas de celui des dernires
femmes de la tribu, qui sont couvertes de la tte aux
pieds d'un sac grossier qu'un rude cilice leur serre autour
des flancs, en guise de ceinture. Du reste, cette distinction
entre l'habit de fte et celui des jours ouvrables, n'existe
que de nom et, au fond,, je puis vous assurer que l'un ne
vaut pas plus que l'autre. Voil pour les femmes maries,
et certes un pareil accoutrement est parfaitement adapt
leur position sociale. Mais les vierges, tel est le nom que
l'on donne indistinctement ici toutes les femmes qui ne
sont pas tablies, les vierges donc ont pour unique vte
ment deux peaux de chvres d'un poil noir et luisant, dont
l'une part de la ceinture et descend jusqu'aux genoux, et
dont l'autre est ngligemment jete sur les paules qu'elle
ne couvre qu' demi. Vues de loin dans le dsert, toutes
ces femmes, maries ou non, ressemblent assez aux anciens
ermites de la Thbade et on pourrait, au premier coup-
d'il, s'y tromper.
Ne me demandez pas, monsieur et trs-cher confrre,
quelle est la population de la tribu, moins de vouloir
me forcer une confession passablement honteuse pour
un cur, car je serais contraint d'avouer que je n'en sais
rien. En fait de statistique, les recherches sont dj assez
difficiles dans les pays demi-civiliss ; que doit-ce donc
tre chez un peuple nomade comme celui-ci ? La chose est
impossible. Je puis cependant vous indiquer comment et
quelle occasion je suis parvenu faire, sur ce sujet, un
calcul approximatif.
La tribu entire des Irob-Bocnata se divise en trois
districts diffrents, dont chacun a son chef particulier;
mais le terrain que ces districts possdent est encore indi
vis entre eux. Aux avantages bien faibles et presque nuls
- 225
que cette indivision peut offrir, se joignent beaucoup
d'inconvnients rels et d'une grave consquence. La vente
et l'achat de la moindre pice de terre tant, dans ce sys
tme, l'affaire de toute une tribu, ces sortes de contrats
sont ici, comme dans toute l'Abyssinie, une chose peu
prs impossible ; et, ce qui est bien pis encore, il rsulte
de cette possession par indivis des querelles qui se chan
gent souvent en guerres sanglantes, comme cela est arriv
tout rcemment encore.
A l'occasion d'un champ possd depuis longtemps en
commun, la discorde a tout coup souffl la division dans
le district des Irob-Bocnata, qu'elle a partag en deux
factions ennemies*, Les confrences pacifiques, les soins
officieux des tribus voisines, tous les moyens conciliatoires,
en un mot, furent tour tour employs, sans obtenir
aucun rsultat favorable. Alors, c'tait le 3 mai de cette
anne, on rsolut de confier la dcision de la querelle au
sort des armes. C'est ce qui arrive toujours entre peuplades
qui ne reconnaissent aucune puissance suprieure la
leur, lorsqu'elles ne peuvent russir s'arranger
l'amiable.
Le Seigneur ne voulut pas permettre que la prsence
des missionnaires dans la tribu, ft tout fait inutile. Par
nos prires et nos instances, dont nous avons t sainte
ment prodigues, nous parvnmes obtenir des chefs des
deux partis une paix dfinitive. L'attitude courageuse de
nos Irob-Bocnata, dans cette circonstance, est le plus beau
spectacle qu'un peuple nomade puisse prsenter l'il de
l'observateur. D'abord, c'tait quelque chose de fort int
ressant de voir les mouvements divers que se donnaient
des hommes sages pour ramener les guerriers des senti
ments plus pacifiques. Les plus modrs dans chaque parti,
quoique dj dcids prendre part au combat s'il venait
se livrer, faisaient cependant de communs efforts pour
empcher qu'il n'et lieu. Leur loquence trouvait un
puissant auxiliaire dans la conduite gnreuse des princi
pales femmes de la tribu, qui, la tte charge de lourdes
13.
226
pierres en signe de deuil, se jetaient au milieu de ces .
hommes froces, criant d'une voix lamentable: Egzio-
Maharenna, ayez piti de nous, Seigneur; Seigneur, ayez
piti de nous! La jeunesse des pays voisins tait accourue
pour prendre part la guerre. Voulant faire quelques ten
tatives pour empcher les suites funestes de cette rupture,
elle s'avana entre les deux camps, suivie de ses prtres et
de ses moines portant leurs croix, pour tcher de calmer
l'aigreur des esprits; mais toutes ces dmarches fuient
inutiles. Les prtres musulmans s'tant prsents leur
tour, ne furent pas plus heureux.
Les deux factions sont donc en prsence ; chacune est
commande par un guerrier longtemps prouv dans les
combats. D'un ct,' vous voyez Hannata-Zara, accom
pagn de l'un de ses neveux, son fidle lieutenant dans
l'administration des affaires : son loquence sauvage est
galement remarquable, soit qu'elle modre l'ardeur im
ptueuse de la multitude, soit au contraire qu'elle l'excite
au combat. De l'autre ct, figure au premier rang Atto-
Debbasa, aux larges paules ; sa taille gigantesque est en
core releve par l'arbuste contre lequel il s'appuie dans la
fire attitude du guerrier abyssin ; il tient dans sa main
droite un bton court et noueux, et sa gauche est arme
de sa lance redoutable : il fait entendre sa voix, et ses
paroles pleines d'audace portent le courage dans les curs
des plus timides.
Quatre fois nous passons d'un camp l'autre portant
des paroles de paix, quatre fois nos efforts chouent eontre
l'obstination de ces curs anims par le dsir de la ven
geance. Ennuys de toutes ces tentatives pacifiques, les
guerriers de Hannata-Zara courent imptueusement l'at
taque, et aussitt l'air retentit de toutes parts de sauvages
cris de guerre. Nous crmes en ce moment qu& tout tait
dsespr; mais, puissant effet de le protection de
Marie ! c'est en cet instant critique que la mre de Dieu
bnit nos efforts, et que nous parvenons arrter une ef
fusion de sang, que nous avions vainement tent de pr
227
venir; nos propositions pacifiques sont donc coutes, et
une paix solide est enfln jure (1). Le plus difficile cal
mer fut Ato-Doi, jeune prince de la famille de Sabagadis :
par son ordre, ses fusiliers avaient mis le feu la mche,
et dj ils tiraient sur la multitude ; plus l'ardeur du
combat tait grande, plus aussi il se montrait intrai
table.
Voil donc, Monsieur et cher confrre, dans quelle cir
constance je pus me former une ide approximative dela
population de la tribu des Irob-Bocnata; les guerriers
des deux partis se montaient, au jugement de tous, au
nombre de mille ; on valuait cinq cent& les hommes
aptes porter les armes qui ne s'taient pas rendus sur le
champ de bataille, soit par horreur du gang, soit par d
faut de courage : cela fait quinze cents individus. Ajoutez
ce chiffre celui -des femmes, des vieillards et des en
fants qui doit lui tre proportionn, et nous trouverons
peu prs le vritable nombre de nos catholiques Irob-
Bocnata. On peut aussi s'aider dans ce calcul de la quan
tit d'enfants que nous avons baptiss pendant les six
mois de notre sjour au sein de la tribu, et qui est de
trente.
En gnral, l'Irob a plus de bon sens que d'esprit, son
me est forte et sent vivement ; attentif ne blesser per
sonne, il ne peut tolrer une injure, et ds qu'il est of
fens, il court la vengeance. Ceux qui n'ont pas assez
de courage pour se venger, les femmes, par exemple,
n'ont pas plus de rsignation pour cela, et succombent
leur dsespoir; elles ont recours un prompt suicide.
Combien de ces malheureuses ont t se pendre jus
qu' trois et quatre fois, et n'ont d la vie qu' la piti des
passants qui dnouaient, le cordon fatal !
Les Irob, naturellement si habiles et si adroits, sem
blent quelquefois se surpasser eux-mmes, lorsque, dans
(1) Ici, il est vident que M. de Jacobis dissimule un acte hroque
de sa vertu, et qu'il n'arrta les combattants qu'en s'offrant lui-mme
leurs coups.
un banquet funbre, ils se prparent gorger les tau
reaux qui doivent faire les frais du festin. Ces animaux
sont d'abord amens sur la place de l'glise; mais bientt,
effrays par les cris de la multitude, ils entrent en fureur,
s'lancent travers la foule et se prcipitent par monts
et par vaux. Mais, suivis de prs par les jeunes bouchers
qui doivent les immoler, ils sont successivement arrts.
A mesure que chaque taureau tombe entre les mains de
ces jeunes gens, l'un d'entre eux le retient avec force par
les jarrets de derrire, pendant qu'un second s'avance har
diment devant l'animal courrouc, le saisit brusquement
par les cornes, et, par un mouvement rapide de droite
gauche, lui tord le coup et l'tend demi-mort. 11 tire alors
de sa ceinture un,large couteau, et, avec la gravit d'un
ancien prtre du paganisme, il gorge la victime qu'il
abandonne aux mouvements convulsifs de la mort, pour
aller faire subir toutes les autres le mme traitement.
Les membres de la tribu excellent dans les oprations
de la chirurgie, et y font preuve, non-seulement d'une
adresse rare, mais aussi d'une grande fermet de cou-
' rage. On peut s'en rapporter au trait qui suit, dont je
puis garantir la vrit, puisque j'en ai t moi-mme le
tmoin. L'oncle maternel de notre grand ami, Blatta
Sebhatou tait tourment d'un affreux mal d'entrailles.
Comme il est habile chirurgien, il vet se gurir lui-
mme ; il commence par remplir de beurre fondu une
grosse cuelle de bois, qu'il recouvre d'un rseau abdo
minal d'une vache tue sur l'heure; puis il s'assied
terre, s'ouvre le bas-ventre avec un rasoir, approche de
de l'ouverture l'cuelle, fait tomber ses intestins sur le
rseau tout fumant encore, et les dgage successive
ment d'une graisse d'o vient tout son mal, ayant soin
d'oindre de temps en temps ses mains avec le beurre. Il
remetensuite le tout sa place naturelle, coud la blessure
avec soin , aprs quoi il se couche la renverse, tirant les
jambes lui, et reste immobile dans cette position, ne
prenant que trs-peu de nourriture jusqu' ce que la plaie
229
soit cicatrise, et que son mal ait entirement disparu.
Si cette opration vous parat incroyable, que diriez-
vous donc de celle que les Irob font sur un crne bris,
si vous veniez en tre tmoin, ainsi que moi? Elle est
bien plus extraordinaire encore.
Par l'adresse que leur cur compatissant inspire mes
sauvages dans la gurison des maladies, vous pouvez as
surment juger qu'ils so.nt loin de partager la coutume
barbare attribue au reste des Abyssins que l'on accuse,
avec justice, de mutiler les corps de leurs ennemis aprs
la bataille; je vais vous en dire ici deux mots.
Dans l'Abyssinie, un guerrier ne peut mriter le titre
si ambitieux deHennata, ni participer aux faveurs de son
prince, s'il n'a tu au moins un ennemi sur le champ de
bataille, et s'il ne prsente, en signe de sa victoire, le
mme trophe que Saiil exigea autrefois de David pour
lui accorder la main de sa fille. Quelles suites barbares
n'a point ce dtestable usage? On voit l'ambitieux soldat
courir sur l'ennemi qu'il a frapp et jet par terre, le mu
tiler indignement et le laisser en proie un affreux dses
poir, jusqu' ce que le gouma vienne l'achever au milieu
des plus atroces douleurs. Le gouma est un norme per-
vier, que son instinct froce fait voler la suite des
armes, et qui, aprs le combat, tue coups de bec les
malheureux blesss pour se repatre de leurs cadavres.
D'autres fois, de lches et perfides soldats tchent de sur
prendre un ennemi sans armes, ou un pauvre vieillard
incapable de se dfendre, pour se saisir violemment de
l'objet de leurs dsirs, sans s'exposer aux chances d'une
lutte dangereuse. A la fin de la guerre qu'Oubi vient de
faire aux Chan-Kalla sur l'Adiabo, je me suis trouv dans
son camp lorsque, par son ordre, on excuta coups de
lance un soldat qui venait de blesser mortellement et do
mutiler son propre cuyer, afin d'en retirer une fausse
' preuve de courage. Enfin, il se rencontre des misrables
qui, prenant avec eux une certaine provision de farine,
vont s'embusquer dans les bois, o ils attendent pendant
230
plusieurs jours que quelque infortun tombe entre leurs
mains, pour lui faire subir cette infme mutilation. Dans
certaines provinces de l'Abyssinie, pour entretenir dans la
jeunesse la soif affreuse du sang, et de crainte de la rendre
moins prompte frapper si on lui laissait apprhender la
peine de mort, on a l'injuste et singulire coutume d'as
surer l'impunit au coupable par le moyen suivant. Lors
que, selon l'usage, les parents du mort viennent rclamer
l'homicide, les membres de la famille tirent au sort pour
connatre celui qui sera livr sa place. Loin de se laisser
gagner par la contagion de ces mauvais exemples, mes
chers Irob ne laissent pas de conserver, au milieu des
peuplades froces qui les entourent, une me forte avec
un cur humain et hospitalier.
J'allais un jour administrer un malade et le disposer
au terrible voyage de l'ternit ; dans le chemin, mon
guide m'indiqua, comme un singulier mouvement de
l'hospitalit dont je parle, le tombeau dit des trente jeunes
gens.
ll y avait autrefois, me dit-il, l'endroit mme o
s'lve ce tombeau, un village en grande renomme
d'hospitalit. Tous les vauriens, qui aiment vivre du
bien d'autrui, semblaient s'y tre donn rendez-vous, et
ne manquaient pas d'y accourir de toutes parts. Les
bonnes gens les recevaient avec amiti, partageaient avec
eux leur superflu, et quand celui-ci faisait dfaut, ils
donnaient mme de leur ncessaire. Comme il est ais de
. le concevoir, une conduite si gnreuse et que la prudence
ne rglait pas, eut les plus tristes effets. Les villageois, ne
prenant plus toute la nourriture qui leur tait ncessaire,
tombrent malades, en commenant par les moins ro
bustes, et la plupart d'entre eux succombrent la fin.
Il en restait encore trente ; plug semblables des sque
lettes qu' des hommes vivants, ceux-ci se disposaient un
jour, boire le peu de lait que l'avidit de leurs htes leur
avait laiss, et qui leur tait absolument ncessaire pour
entretenir en eux un misrable reste de vie, quand des
231
nouveaux-venus frapprent la porte de leur cabane. Le
cas tait grave; il se mirent aussitt le discuter. Si
nous buvons le lait, se disaient-ils, nos visiteurs seront
obligs de se retirer jea ; si nous ne le buvons pas,
nous ne saurions chapper tfus longtemps la mort. Le ,
parti le plus hroque futcependant pris, et l'unanimit ;
les htes furent convenablement traits; mais lorsque,
le soir tant venu, nos pauvres jeunes gens s'tendirent
par terre et s'endormirent, ce fut pour ne plus se rveiller.
Le lendemain ils taient tous morts, et ce fut en signe de
reconnaissance que ceux qui avaient reu une hospitalit
si coteuse et si hroque, les enterrrent dans ce lieu
mme et leur levrent ce monument, appel depuis le
tombeau ds trente jeunes gens.
Ainsi finit cet tonnant rcit ; ce qui se passe encore
aujourd'hui dans cette contre le rend certes bien vrai
semblable. Les Irob aiment les trangers et leur font de
frquentes visites. Quand ils viennent me voir, content
de leur bon cur, il faut que je leur passe tout le reste,
sans tmoigner le moindre ennui. Ils commencent tou
jours par une visite minutieuse de tous les objets qui se
trouvent dans mon appartement: rien n'est except; les
habits mmes qui se trouvent sur moi n'chappent pas
cet examen; ils les touchent et retouchent dans tous les
sens; jamais perquisition de douanier ou d'agent de
police ne fut pousse plus loin, ni mieux faite. Plus ces
tranges visiteurs vous respectent, et moins ils se gnent
l-dessus; aprs cela, ils s'tendent par terre, et, croisant
les jambes, ils sifflent vos oreilles les divers airs dont
ils accompagnent la marche de leurs troupeaux, soit
qu'ils les conduisent au pturage ou l'abreuvoir, soit
qu'ils les ramnent le soir dans les tables. Ils ne font
trve leurs sifflements que pour chanter quelque bril
lante posie de leur faon, o ils clbrent tour tour
la force de leurs taureaux favoris, la beaut de leurs
chvres et de leurs gnisses; le nom de ces animaux n'y
est pas oubli.
232
Je rponds chaque chose en son lieu. Quand toute sa
musique est termine, l'Irob se lve brusquement, gagne
la porte, et sans mme dire adieu, il vous dbarrasse de
sa prsence importune. Si de telles faons sont difficiles
supporter, il faut nanmoins en convenir, on est ddom
mag par la docilit avec laquelle l'Irob reoit tous les
avis qu'on lui donne, et la bonne volont qu'il apporte
les mettre en pratique. C'est tout ce qu'il faut pour porter
le missionnaire lui pardonner ses impertinences.
Je ne vous ai pas encore dit un mot de la manire d'ad
ministrer la justice chez leslrob. Les jugements sont tou
jours rendus dans les dites publiques, qui se tiennent
mesure que le besoin l'exige, et sur l'ordre du chef de la
tribu charg de les prsider. Ces assembles se runis
sent, les jours de fte, en pleine campagne, l'ombre des
bois. Un jour, la pluie ayant interrompu les dlibrations,
le prsident et son auguste snat vinrent les terminer dans
notre maisonnette. Il s'agissait de dcider lequel de deux
jeunes gens devait possder une fille successivement pro
mise en mariage par sa mre aux deux prtendants. Comme
les juges faisaient en mme temps la fonction de tmoins
suivant la connaissance antcdente qu'ils avaient du fait,
ils se levaient tour tour lorsqu'il fallait confirmer par le
serment la vrit de leurs assertions. Le jugement pro
nonc fut que la mre choisirait pour gendre le jeune
homme qu'elle voudrait. Durant tout le temps de la dis
cussion, les deux rivaux, placs en face l'un de l'autre,
restrent froids et impassibles comme deux slatues de
marbre. La dcision une fois prise, la seule invitation
des juges ils s'embrassrent en amis, et l se termina toute
leur querelle. Ainsi, une affaire si grave qui dans notre
Europe civilise Unit trop souvent par un duel l'pe ou
au pistolet, ou par le poignard de la trahison, se dcide
toujours, chez des peuples que nous nommons barbares, par
le jugement si respectable des anciens.
Comme j'en eus une nouvelle preuve dans cette occa
sion, les femmes sont ici soumises aux chanes du plus dur
233
esclavage. En gnral, l'enfant ne jouit pas encore de sa
raison, que dj son pre et sa mre, ou leur dfaut,
ses plus proches parents, la promettent en mariage qui
bon leur semble, et ne suivent en cela d'autre rgle que
leur intrt. Que l'poux destin soit cul-de-jatte, difforme,
ou le rebut des autres, peu importe, pourvu qu'il ait un
certain prix donner, et la jeune fille n'est admise faire
aucune observation. Elle est livre sans piti la merci
d'un homme qu'elle ne connat pas et que bien souvent
elle dteste; celui-ci est du reste toujours libre de prendre
autant de femmes que bon lui semble, sans tenir aucun
compte de la profanation d'un sacrement, ni du scandale
donn dans une tribu o l'unit du mariage est gnrale
ment respecte.
Je veux vous indiquer l'expdient imagin par les Irob,
pour se communiquer les nouvelles du jour. Les pigeons
messagers, les feux allums la nuit sur les montagnes, les
courriers de poste, les imprims priodiques, les tl
graphes ; voil les diffrents moyens mis successivement
en usage par les anciens et les modernes pour ces sortes de
communications. Mes paroissiens n'ont rien de tout cela :
le moyen qu'ils emploient leur est tout particulier, et,
quoique moins expditif, il n'en est pas moins propre
satisfaire les besoins du pays. Par une ancienne coutume
en vigueur dans le pays depuis les temps les plus reculs,
l'Irob a le droit d'arrter le passant sur la route, d'aussi
loin qu'il peut le voir, et de lui demander les nouvelles
courantes, et le voyageur est dans l'obligation de satisfaire
pleinement sa curiosit. L'interpellant doit son tour r
pondre toutes les questions qui lui sont faites par le pas
sant, et lui donner sa part de nouvelles. Ce journalisme
est sans doute trs-incommode pour l'tranger qui voyage
avec un guide du pays, mais il faut convenir qu'il sur
passe en exactitude les imprims priodiques d'Europe,
autant que l'image fidlement reproduite par la glace l'em
porte sur toute sorte de peinture.
Ainsi le missionnaire passe ses journes voyager
234
pied, travers d'immenses campagnes, en la compagnie des
gazetiers bavards et loge de temps en temps dans les mi
srables chaumires, qu'il rencontre a et l, et dont j'ai
dj parl. Eh quoi ! n'y a-t-il donc aucune compensation
un genre de vie si singulier ? Certes, il y en a, et de plus
nombreuses et de plus agrables qu'on ne le croirait d'a
bord. Sans parler des jouissances spirituelles, des consola
tions intrieures que Dieu prodigue ceux qui se dvouent
une vie si conforme celle des aptres, et dont je me
reconnais indigne ; ne considrer que le ct matriel
des choses, compterez-vous pour rien, monsieur et trs-
cher confrre, les paisses bouillies que l'on trouve si dli
cieuses quand on a faim, et ce lait tout chaud que l'on
savoure avec plaisir, alors mme qu'on n'a pas soif. Et
puis, il faut tout dire, la pieuse conduite, les bons senti
ments des Ghydanou, des Dini, des Mancourous, des Sib-
, hate, ne sont-ils pas une bien douce jouissance pour le
cur du missionnaire? N'est-on pas tout difi de voir de
petites gardeuses de chvres de sept ou huit ans, comme
Ghidanou, catchiser leurs jeunes compagnes, et prsider
ensuite avec une rare pit la prire du soir, faite en
commun au sein de la famille? Peut-on voir, sans une
grande satisfaction, de petits garons comme Dini, venant
vous prier avec instance de les lever et de les instruire
pour l'tat ecclsiastique ?
Un jour, je fus bien touch, quand on vint me dire dou
cement que dans une runion, o chacun dclarait quelle
chose il dsirait le plus au monde, Moncourous, Gis du
chef du district Paria, dit : Pour moi, mon vu le plus
ardent est de voir le bon missionnaire que Dieu nous a
envoy, vivre autant qu'Abi, afin de pouvoir, au moment
de ma mort, tre assist par lui comme l'a t mon frre
an, qui a eu le bonheur d'expirer entre ses bras. n Abi
est un des anciens de la tribu qui, avant de mourir, vit
ses enfants jusqu' la cinquime gnration : quand on
veut souhaiter une longue vie, on souhaite la sienne. Com
bien de fois enfin, n'ai-je-pas la consolation de voir mourir
235
dans les plus saintes dispositions des vieillards qui, comme
Sibhate, avaient vcu jusque-l dans l'ignorance la plus
profonde des choses de Dieu?
Je termine en vous faisant part de mes esprances pour
l'avenir ; elles sont assez grandes pour me croire oblig
d'en bnir grandement le Seigneur, puisqu'il ne s'agit de
rien moins que" du salut d'une foule d'mes. D'abord, j'es
pre sous peu lever, ct de notre petit presbytre dj
termin, une belle glise, pour achever, avec la grce de
Dieu, la conversion de ce district dj en bonne voie.
Puis j'ai la confiance que les musulmans du voisinage
ouvriront enfin les yeux la vrit et le cur la grce du
baptme.
Les difficults, il est vrai, sont grandes et sans nombre ;
mais rien ne saurait me dcourager, puis l'exprience m'a
montr combien le cur immacul de Marie protge
notre uvre, qui est celle de Dieu mme.
Il y a quelque chose de bien difiant dans le spectacle
du jeune enfant de trois ans, qui commence peine
bgayer, et qui cependant unit dj sa voix celle de sa
grand'mre pour chanter avec elle les louanges du Cra
teur. Il est beau de voir le jeune soldat et l'homme mr
rciter ensemble le saint rosaire en l'honneur de Marie,
avec cette invocation si rpandue : 0 Marie, conue sans
pch, priez pour nous qui avons recours vous. Leur
voix, quoique mle aux blements des brebis et aux mu
gissements des taureaux, n'en forme pas moins un pieux
concert agrable la divinit. Mais je renonce vous
peindre les douces motions que j'prouve en ces sortes
d'occasions.
Je ne puis que remercier la Providence de ce que, mal
gr mes quarante-six ans, j'ai toujours la force de grim
per sur les plus hautes montagnes pour y tre le tmoin
de tant de pit, et y propager les saintes pratiques de la
religion. Je me jette vos pieds, monsieur et trs-
cher confrre, pour vous prier de joindre vos actions de
grces aux ntres, afin de reconnatre les bienfaits sans
nombre dont le Seigneur nous comble constamment. Je
vous recommande aussi de nous procurer le plus de prires
que vous pourrez pour ceux de nos fidles qui dcdent ici
dans notre sainte croyance.
En quittant cette vie, ils me tmoignent tous la sainte
joie qu'ils prouvent de penser, qu'aprs leur mort, ils se
ront aids des suffrages des nombreux catholiques de
l'Europe, et connaissant combien est grande la charit de
ceux-ci pour nos chrtiens d'Abyssinie, je ne manque pas
d'entretenir leur confiance. Je compte sur votre zle et
votre charit pour m'aider accomplir les promesses que
je leur fais.

, CHAPITRE XVI.

tat de la mission en 1846

Il n'y avait que six ans que la mission tait commence


dans un pays d'o les ouvriers vangliques taient re
pousss depuis deux sicles, o un vque fanatique re
muait ciel et terre pour faire anantir toute trace de ca
tholicisme, et cependant on voyait s'lever comme par
enchantement une chrtient fervente sur la terre d'Abys
sinie. Nous allons nous en rendre compte par une Lettre
de M. de Jacobis adresse M. Sturchi, assistant de la
Congrgation de la Mission, Paris.
Guala, 5 octobre 1846.
Votre aimable lettre du O fvrier m'est heureusement
arrive au moment o ma faiblesse avait, le plus besoin
de ces paroles de consolation dont elle tait remplie. Quel
douloureux martyre que cette espce d'anathme universel
auquel se croit condamn le missionnaire, quand il se
237
voit priv de toute communication ! A prsent, je bnis
Dieu, le Pre de toute consolation.
La riche collection de livres, que votre charit, jointe
la libralit paternelle de;notre trs-honor Pre, nous a
envoye, nous vaut un trsor ; nous vous en sommes trs-
reconnaissants.
Je vaia.maintenant vous parler de l'tat prsent de
notre mission, dans le sens que vous m'avez indiqu dans
vos deux lettres.
1 Avant tout, progrs faits.
Ceux-ci se rduisent quatre principaux :
La fondation de notre petit collge de l'Immacule,
Guala et sa chapelle intrieure. Ici, outre notre cher
et zl confrre M. Biancheri, qui exerce les fonctions de
professeur, outre notre cher frre Abbatini, auquel le
Seigneur a accord tous les talents ncessaires pour pour
voir tout seul tous nos besoins temporels les plus
urgents, car il est tailleur, cordonnier, maon, jardinier,
cuisinier, infirmier, etc., outre ces deux grands serviteurs
de Dieu, et moi qui suis toujours inutile toute bonne
chose, nous avons encore deux prtres abyssins bien zls,
deux moines difiants, plusieurs diacres et treize jeunes
lves; ce qui forme en tout trente personnes.
2 Nous avons, de plus, une cole publique notre
compte, o les externes apprennent, avec les principaux
rudiments du catchisme catholique, la langue sacre de
l'Abyssinie, la liturgie et le chant ecclsiastique qui con
vient au service de ces glises.
3 Nous possdons trois petites glises qui, avec leur
clerg, se sont dclares catholiques, c'est--dire l'glise
de Saint-Jean-Baptiste Guala, celles de Cdano-Moherata
et de Qudous-Gabriel dans le district voisin de Sasi de la
province de l'Agamien, glises et clergs d'une pauvret
qui s'identifie avec l'extrme misre.
4 Enfin, dans le district Bocnata de la tribu Irob,
qui appartient la grande nation des Choho, nous avons
l'glise de Sainte-Marie -d'Alitina, qui nous a t donne
238
par le district entier dj dclar catholique, avec la pro
prit des terres qui lui appartiennent. Cependant cette
glise, cause de l'tat de dsert parfait dans lequel sont
toutes les terres de la nation nomade, n'a pas mme le
ncessaire pour fournir la matire du saint sacrifice; on
pourrait nanmoins la rendre suffisamment propre, si
nous avions quelques centaines d'cus pour acheter des
bufs, des brebis et des chvres, que nous ferions patre
dans les terres seules et dans les montagnes qui sont
notre proprit. Nous y avons dj bti un presbytre
commode pour servir aux prtres abyssins catholiques
qui font le service de l'glise, si toutefois on peut donner
ce nom une espce de caverne pleine de serpents.
Confiant nanmoins dans les trsors inpuisables de la
Providence, nous esprons btir dans peu de temps une
glise capable de donner une grande ide du culte chr
tien ces sauvages et aux infidles et Musulmans d'alen
tour.
2 Esprance de progrs futurs.
Notre principal espoir pour l'avenir est fond sur notre
presque invisible colonie catholique tablie Anticio;
c'est--dire dans les pays de ce savant allemand qui de
luthrien est devenu catholique, dont j'ai tant de fois
parl dans mes lettres prcdentes. M. Kyrillos, Abyssin,
prtre ordonn Rome, et qui a t envoy par la Pro
pagande en qualit de missionnaire apostolique, est
charg du soin spirituel de cette chrtient; il y travaille
avec tant de bndiction, qu'il a dj presque gagn la
vraie foi une glise avec son clerg. Maintenant il exerce
dans cette glise, avec la permission de son clerg et du
peuple, toutes les fonctions ecclsiastiques que demandent
de lui les principaux besoins spirituels de la petite colonie.
Nos esprances se fondent encore sur les grandes dispo
sitions montres par le district entier de Sasi se dclarer
catholique avec ses huit ou neuf glises. On me presse
beaucoup de m'y rendre pour conclure cette grande affaire,
et j'espre que les affaires qui m'en ont empch tant
bien termines, je pourrai vous donner la nouvelle con
solante de cette acquisition importante. A moins d'obsta
cle imprvu, j'irai, avec le secours de Dieu, les visiter
aprs avoir fait la retraite annuelle, que nous allons com
mencer.
Je pourrais ajouter un autre motif d'esprance pour
notre mission; mais, parce que cet espoir est trop dpen
dant des hommes, nous ne voulons pas nous y fier enti
rement, et nous le regardons encore comme phmre. Je
veux parler du retour du Dejesmac Oubi au Tigr, dans
la saison o nous sommes dj entrs. Il est trs-proba
ble que ce prince, plein de reconnaissance pour la pro
tection de ses tats que la France a accepte, et pour la
cloche dont le souverain Pontife vient de lui faire cadeau,
sur notre demande, donnera notre mission un peu plus
de facilit de se rpandre dans ses domaines; 'car pr
sent que l'vque hrtique, chass des royaumes de
l'Amara et extrmement humili, est devenu sujet d'Ou-
bi, il parat que ce prince trop timide ne rencontrera
plus de grands obstacles au bien qu'il a toujours eu l'in
tention de faire la mission catholique.
Notre cher confrre, M. Montuori, dont vous me de
mandez des nouvelles, fournit notre mission, comme je
viens de le dire, l'esprance peut-tre la plus consolante
et la plus propre mme faire poque dans les annales
de l'glise.
Il m'a envoy une lettre pour me donner des nouvelles
assez dtailles de sa position; grce Dieu, qui bnit
les travaux de ce bon confrre, il a l'espoir fond de faire
un grand bien dans le royaume de Ghoa o il se trouve,
un mois de distance de nous, auprs du roi Sahela Sel-
lesie. Ce cher et prcieux compagnon me parle non-seule
ment de l'accueil affectueux de ce monarque, qui fournit
tous ses besoins avec une magnificence royale ; mais il
me parle en outre des esprances fondes qu'il a d'ouvrir
bientt une mission au milieu des Gallas, sous la protec
tion du roi du Ghoa. Une mission au milieu des Gallas,
240
mon cher confrre, c'est le nec plus ultra des succs que
nous pouvons esprer. La saison sche ayant dj com
menc, j'attends sous peu un nouveau message de M. Mon-
tuori, qui me communiquera les bndictions dont il
aura plu au Seigneur de couronner son zle.
3 Que faut-il notre mission pour s'affermir ?
A cette dernire question de votre lettre, je n'ai pas
rpondre autre chose, sinon de la fournir de moyens et de
sujets.
Pour les sujets : voici le compte exact de notre per
sonnel :
M. Biancheri et moi, deux prtres ; trois autres prtres
abyssins catholiques; quinze prtres convertis, qui, lors
que les irrgularits ou nullits de leurs ordinations
seront rpares par la Providence, trs-riche en expdients,
formeront un vrai collge d'aptres; enfin six jeunes
gens disposs recevoir la prtrise, avec les secours suc
cessifs du collge. Les choses tant ainsi, vous pouvez
bien juger quel besoin nous pouvons avoir de sujets.
Pour ce qui regarde les moyens propres mettre cette
mission en tat de ne plus avoir besoin, dans la suite, de
secours trangers pour la subsistance temporelle, permet
tez-moi de vous prsenter les deux seuls expdients pos
sibles : c'est, ou de faire des acquisitions en terres, ou
d'acheter simplement quantit de bufs et d'autre menu
btail qui soit suffisant pour les principaux besoins avenir
de cette mission.
Le dernier moyen, cause des dserts que nous avons
Alitina, parat le plus praticable ; car acheter du terrain,
cela souffrirait des difficults raison du systme agraire
tout spcial de ce pays.
Les terres, dansl'Abyssinie, sont possdes par indivis,
par un district et mme par une province entire; l'achat
des terres devant, par consquent, tre fait de concert avec
plusieurs milliers d'individus peu raisonnables, devient
presque impossible. Cela est si vrai que l'acquisition faite
du petit terrain o nous avons bti le collge de l'Imma
241
cule-Conception, malgr les difficults de tout genre que
nous avons prouves, et le peu d'importance de l'affaire
an elle-mme, a paru nanmoins quasi miraculeuse.
Il semble maintenant que Dieu veuille encore faire
d'autres miracles semblables en faveur de notre mission.
En effet, Sasi, on nous offre, pour quelques centaines
d'cus , un trs -joli terrain; de plus, le gouverneur
d'Adoua mprise tellement, mme en public, l'excommu
nication fulmine contre nous par l'vque hrtique, qu'il
nous offre, si nous voulons l'acheter pour la petite somme
de 200 cus, sa maison avec le terrain contigu; cette
maison est sans contredit la plus commode de toutes cel
les d'Adoua. Cette acquisition est trs-avantageuse pour
la mission, ne serait-ce que pour neutraliser l'effet pro
duit dans le cur des simples et des plus ignorants par
les excommunications dont le prlat hrtique a bien
voulu nous honorer. Enfin, nous aurions acheter,
Massouah, une maison qui serait convertie en chapelle
pour l'avantage de plusieurs milliers de marchands abys
sins qui y rsident pendant plusieurs mois de l'anne, pri
vs de tout secours spirituel. Voil, monsieur et cher
confrre, les acquisitions que notre mission pourrait faire
actuellement.
Nous aurions grand besoin, non'pas de chasubles, dont
nous sommes suffisamment fournis parla charit de notre
digne confrre, M. Aladel, et des Surs de la charit;
mais plutt d'ornements pour la grand'messe; de tout
ce qui est ncessaire, en un mot, pour faire honneur
Jsus, notre divin matre, dans la clbration solennelle
des saints mystres et dans l'administration des derniers
sacrements aux mourants, dans la forme solennelle et pu
blique.

14
242

CHAPITRE XVII.

rection d'un vicariat apostolique pour les


Gallas.

Le dsir exprim par M. de Jacobis dans la lettre pr


cdente allait enfin s'accomplir. Le Saint-Sige, inform
par lui et par l'illustre voyageur, M. Antoine d'Abbadie,
des bonnes dispositions des peuples Gallas, venait de con
fier le soin de les vangliser l'Ordre des Capucins.
Mgr Massaja et plusieurs Pres de cet Ordre arrivrent en
Abyssinie pour chercher les moyens de pntrer dans leur
Mission. La prsence de Mgr Massaja, sacr Rome v-
que de Cassia, permit M. de Jacobis de voir excuter un
autre de ses plus ardents dsirs, c'est--dire de voir con
frer les saints ordres ses lves et des prtres indig
nes dont l'ordination tait invalide ou plus que douteuse.
Ce double vnement, si important pour la Mission
d'Abyssinie, est relat dans la lettre suivante adresse par
un des Prs capucins M. Leroy, visiteur de la Congr
gation de la Mission, rsidant Alexandrie d'Egypte.
Guala, collge de l'Immacule-Conccption, 1847.
Monsieur,
Tout ce que vous nous aviez expdi est arriv heureu
sement sa destination. Si j'ai diffr jusqu' prsent de
vous en accuser rception, c'est parce que, notre arrive
Massouah, M. de Jacobis vous envoya de suite une lettre
par laquelle il vous accusait rception de tout ce qui lui
avait t envoy. Si cette lettre a t perdue, celle-ci en
tiendra la place.
Voil tout ce que j'avais vous dire, et je devrais finir
l ma lettre pour ne pas drober le temps vos occupations;
mais comme je connais votre zle pour le salut des mes,
243
je crois que vous ne serez pas fch que j'ajoute quelques
mots sur les progrs de la foi catholique dans la Mission
d'Abyssinie. Depuis que nous sommes ici, Mgr Massaja a
dj ordonn vingt-et-un prtres indignes, malgr les ex
communications continuelles foudroyes par l'Abouna
contre les catholiques. Les ordinations se font dans la
chapelle prive du collge, et nous tchons de les faire
avec la plus grande solennit possible, afin d'enflammer
toujours davantage le cur de ces fervents candidats,
qui sont tonns de la majest de notre rite dont les cr
monies les ravissent. La Mission d'Abyssinie manquait
d'ouvriers qui rompissent le pain de la parole vanglique
tant de pauvres affams qui le demandaient avidement.
Le bon Dieu, dans sa bont, a exauc les prires du saint
Prfet Apostolique, M. de Jacobis, et a envoy un pontife
pour satisfaire aux besoins de sa vigne chrie. Un chef
d'un couvent nombreux s'est dclar pour la foi romaine,
et on ne retarde la crmonie publique de son abjuration
solennelle que pour tcher de convertir les autres moines,
afin qu'il -puisse rester l o il se trouve. Il y a peu de
jours qu'il se convertit un moine du Godjam qui tait
dans cette maison depuis quelques mois ; il restera au col
lge; les excellentes dispositions qu'il manifeste font esp
rer qu'il sera du nombre de ceux qui 'seront ordonns
prochainement.
Samedi pass, M. de Jacobis reut une dputation de
quatre ou cinq personnes venant, au nom de leurs tribus,
dclarer qu'elles taient dtermines embrasser la foi
catholique et demandant d'tre instruites. De telles dpu-
tations et de telles demandes ne sont pas du tout extraor
dinaires, mais bien frquentes, et il ne faudrait, pour
recueillir une abondante moisson, que des bras et des
secours pour pouvoir lever des glises, btir quelques
maisons et pourvoir un peu plus commodment aux
ncessits du jour.
L'Abouna, dont j'ai parl, est bien, sans doute, un
obstacle aux avantages de la Mission et aux plus grands
244
progrs qui se feraient sans ses excommunications qui
effrayent encore tant de monde. Mais heureusement,
c'est un homme frntique, extravagant et, par ses extra
vagances, il dchoit de jour en jour dans l'opinion de ces
- peuples. Dj, par ses tourderies, il s'est fait expulser de
Gondar. Ayant voulu excommunier mme Ras-Ali, celui-
ci le chassa de son royaume et prsent il est dans les
mains d'Oubi qui le retient noblement, prisonnier. L'is
sue des guerres prsentes dcidera de son sort . Cependant,
du fond mme de sa prison il ne cesse de tramer contre
les catholiques. Il y a peu de jours que ce perfide avait
engag plusieurs personnes distingues faire au Prfet
Apostolique des ouvertures de paix et d'amiti, et dans le
mme temps il crivait plusieurs chefs de ses alentours,
en leur disant qu'ils seraient ces enfants chris s'ils tuaient
M. de Jacobis. La Providence, qui veille toujours sur ses
serviteurs, disposa si bien les curs qu'on rejeta cette
proposition avec horreur. Un de ses chefs ayant os mani
fester quelque adhsion aux dsirs de l'Abouna, tous les
autres s'levrent contre lui et lui protestrent que c'tait
fait de lui s'il se hasardait commettre un tel crime.
Quant nous, monsieur, depuis trois mois que nous
sommes dans ce collge, nous y sommes toujours traits
avec toutes sortes d'gards. Il nous tarde seulement de
savoir quand est-ce que nous pourrons nous avancer vers
nos pauvres Gallas. La guerre est toujours en permanence, -
les avenues sont fermes, toute relation intercepte, au
point que M. de Jacobis ne peut pas faire arriver un peu
d'argent M. Montuori et au Frre Filippini, qui se trou
vent Gondar et qui doivent tre rduits la dernire
ncessit. De plus on ne sait pas quand ces choses finiront.
Oubi se tient sur la dfensive en lieu sr; il refuse de
combattre, son dessein tant de dsorganiser l'arme
ennemie par la famine. Vous voyez comme ce temps est
critique pour nous. Il n'est pas prudent d'essayer de se
mettre en chemin, parce que chaque jour on entend par
ler ou de voleurs qui attaquent en route, ou de chefs de
245
tribus qui combattent les uns contre les autres, ou enfin
de rebelles qui, dans ces circonstances, tachent de se ren
dre matres de quelque contre. A propos de voleurs,
voici un cas arriv il y a peu de jours. Quatre mulets
- venaient chargs de bl et d'autres objets pour M. de Ja-
cobis ; une bande de maraudeurs, pour faire plaisir au
chef dont je vous ai parl plus haut, qui fait cause com
mune avec l'Abouna, saisit tout le bagage. La nouvelle
en tant arrive au pays d'o je vous cris, tout le monde
entra en fureur, et malgr l'opposition formelle de M. de
Jacobis, on s'arme de boucliers, de lances et de btons et
on va porter le massacre dans le village o le pillage avait
eu lieu. Mais le chef, dans la maison duquel on avait
dpos le butin, s'empressa de rendre tout ce qui avait
t pris, avant mme l'arrive de cette foule arme, sur
l'injonction d'un autre chef qui l'en avait somm en ces
termes: Rends sur le champ ce qui a t pill, ou bien il
faudra que l'un ou l'autre de nous deux meure sous peu.
De tout ce que je viens de vous dire vous pouvez conclure
facilement que nous serons obligs de rester encore ici
quelques mois ; mais ne croyez pas que tous ces contre
temps nous jettent dans l'agitation et dans le trouble;
notre cur, au contraire, jouit de la plus grande paix.
Nous nous abandonnons entirement la conduite de la
Providence qui a veill sur nous jusqu' ce moment. Si
nous sommes maintenant empchs d'avancer c'est la dis
position de Dieu. Il voyait que, si les passages avaient t
ouverts, nous ne nous serions arrts que bien peu dans
cette Mission. Aussi il a ferm tous les passages et il con
tinuera de nous les tenir ferms jusqu' ce qu'il ait accom
pli les desseins de sa Providence, c'est--dire jusqu' ce
que la Mission d'Abyssinie soit suffisamment pourvue de
prtres pour le progrs de la foi catholique. C'est une de
ces penses qui me tranquillisent tout--fait et me don
nent les plus belles esprances pour l'avenir, ou, pour
mieux dire, elle ne fait que confirmer cette ferme con
fiance que j'ai toujours eue d'une heureuse issue pour la
14.
246
Mission des Gallas. Pour arriver ce but, nous n'avons
besoin que d'tre aids des moyens principalement spiri
tuels. Ce qui convertit le monde, vous le savez mieux que
moi, ce n'est ni la prudence de l'homme, ni la voix de
celui qui prche ; ce sont les douces violences faites au
cur du Pre des misricordes par les prires du juste qui
brle de charit pour son prochain. Voil ce qui doit bien
consoler ces fervents chrtiens qui envoient continuelle
ment des prires au trne de l'temel pour la conversion
des pauvres infidles.
Monseigneur me charge de vous prsenter, vous et
aux trs-dignes Surs de la Charit, les sentiments les
plus sincres de gratitude et de respect. J'y joins les
miens aussi, et j'ajoute que les bienfaits et les honnte
ts de ces bonnes Surs resteront toujours gravs dans
mon cur. Plaise Dieu de hter l'instant o ces chari
tables Filles viendront rpandre dans ces contres leur
ardente charit. Cet instant n'est peut-tre pas bien
loign.
Dans une lettre, date de Guala, 10 juillet 1847, et
adresse aux conseils centraux de l'uvre de la Propa
gation de la Foi, M. de Jacobis donne de nouveaux dtails
sur la mission des Gallas et l'ordination de ses prtres in
dignes.
On ne pourrait, Messieurs, se faire facilement une
ide des difficults et embarras que nous prouvions au
sujet de l'ordination des ecclsiastiques, des lves du
collge de l'Immacule-Conception et des prtres des
autres glises, dont la validit de l'ordination, prc
demment reue, est au moins douteuse. Nous ne pouvions,
d'un ct, exposer le culte divin la profanation, en per
mettant ces prtres l'exercice du saint ministre, ni,
d'un autre ct, exciter un scandale public que leur sus
pense aurait cause. A ce grand embarras s'en joignait utt
autre, celui du manque total de moyens pour la subsis
tance et le maintien du collge. Pleins d'anxits, nous
nous adressions au divin matre de la moisson, et nous le
247
suppliions ardemment de ' nous envoyer clui qui seul
pouvait nous dlivrer de toutes ces peines, qui nous fai
saient souffrir une espce de martyre. Nous tions dj
la veille de manquer totalement de ressources, lorsque
nos domestiques, qui taient descendus vers la cte pour
apprendre quelques nouvelles, dcouvrirent le navire qui
venait de Djeddah et qui avait son bord Mgr Massaja,
vque de Cassia et Vicaire Apostolique des Gallas. Sa
Grandeur m'apportait 1 ,400 talaris, dela part de M. Leroy,
Prfet Apostolique de nos missions de Syrie et d'Egypte.
De plus, elle tait munie par le Saint-Sige du pouvoir de
faire les ordinations de l'Abyssinie. . Grande aussitt fut
notre joie et notre reconnaissance envers l'admirable
bont de notre divin Sauveur, qui nous accordait en un
seul jour ce que nous lui demandions depuis assez long
temps.
n En 1839, le Saint-Sige nous avait confi une mission
dans cette partie de l'Afrique, qui tait trop vaste, eu
gard ma faiblesse. D'aprs le Bref d'rection de ma pr
fecture apostolique, ma mission aurait d comprendre
une immense tendue de pays, puisqu'on le dsignait
sous le nom de l'thiopie et des pays limitrophes.
En 1846, l'me bienveillante du Saint-Pre, afin de
nous rendre plus supportable un fardeau si accablant, et
de faciliter de plus en plus la conversion des infidles de
ces contres, a rig le nouveau Vicariat apostolique des
Gallas, dont Mgr Massaja, vque de Cassia, a t nomm
premier titulaire.
Ce digne prlat m'difia beaucoup, en m'apprenant le
dessein qu'il avait eu de ne pas passer travers ma mission
pour se rendre, avec trois Pres et un frre Capucins, dans
son vicariat. Il s'tait propos d'entrer dans le pays des
Gallas par Aden, Zeyla, Tajoura, et en traversant les
tribus d'Eggin, de Tolama, etc., chemin trs-difficile et
trs-dangereux, qu'il avait voulu entreprendre uniquement
pour m'pargner, m'avouait-il dans son aimable simpli
cit, la peine qui est si naturelle aux pauvres enfants
248
d'Adam, et qui aurait pu s'emparer de moi en voyant
d'autres ouvriers venir pour s'implanter en quelque sorte
dans ma mission. Sa Grandeur avait raison, car combien
de fois depuis la propagation de l'Evangile n'a-t-on pas
vu le dfaut d'union et de charit dtruire en un seul
jour des missions florissantes, fondes et cimentes depuis
une longue suite de sicles par les sueurs et le sang de
plusieurs grands hommes apostoliques? Mais Elle n'avait
rien craindre en passant sur notre terrain ; au contraire,
la divine Providence le voulut ainsi, non-seulement pour
nous faire arriver plus promptement nos ressources, mais
encore pour nous fournir tous deux l'occasion de nous
communiquer mutuellement notre conformit de vues et
de sentiments pour la gloire de Dieu et le salut des mes.
J'aime vous donner ces dtails, Messieurs, afin que par
les nobles sentiments manifests notre gard par le
nouvel aptre des Gallas, on puisse juger de la grande
sagesse qui prside au choix de ceux que le Saint-Sige
lve la dignit de l'piscopat, et qui il donne des
commissions dlicates et importantes. Si je n'avais pas
craint d'abuser de votre temps, si utile l'glise, je vous
aurais retrac ici l'esprit humble et charitable qui dicta la
lettre, que Mgr Massaja m'crivit lors de son heureux d
barquement Massouah ; j'aurais dsir vous en donner
copie, afin de perptuer un des plus prcieux monuments
modernes de la charit apostolique, d'difier les mission
naires, et de les porter de plus en plus resserrer entre
eux les liens d'une sainte union, et ne faire toujours
qu'un seul corps d'arme spirituelle, rassemble autour
de la croix du Dieu d'amour, afin de combattre et de
vaincre plus srement l'esprit d'erreur et de malice, qui
va perdant tant de milliers d'infidles.
A l'arrive de Mgr Massaja, j'tais seul Guala. Mon
cher confrre, M. Montuori, aprs un long et pnible
voyage auprs du roi de Choa, se trouvait dans son retour
arrt Gondar par des troubles politiques. Je l'attendais
au plus tt, pour nous entretenir sur les dispositions du
249
roi Sahala-Sellasie, qui sont trs-favorables la religion,
et afin qu'il pt en mme temps communiquer Sa Gran
deur tout ce qu'il avait fait pour l'tablissement de la mis
sion dans les Gallas, et lui remettre tout ce qui regarde
cette nation, dont le soin spirituel vient d'tre confi des
ouvriers plus dignes que nous.
Mon autre confrre, M. Biancheri, avec le bon frre
Abbatini, se trouvaient galement absents. Aprs avoir t
porter au prince Oubi la magnifique cloche que le Pape
Grgoire XVI lui envoyait, il s'arrta dans le pays pour y
jeter, non sans succs, la semence vanglique. De l,
il passa Gondar, o, assist de Abba Ghebra Mikael,
prtre catholique et prcepteur de l'empereur, il put favo
riser et diriger avec sagesse le pieux et grand lan qui se
manifesta pour le catholicisme dans toutes les classes
du pays, jusqu'aux plus fanatiques schismatiques. Nous
esprons qu'avec la grce de Dieu nous verrons, dans
quelques annes , cette partie de l'Abyssinie passer
entirement de l'hrsie et, du schisme l'glise ro
maine. 1
Nous avons eu Guala une crmonie aussi touchante
qu'difiante et utile pour l'glise ; elle nous a fait prouver
de biens douces consolations. Nos Ordinands, parmi les
quels se trouvent des acolytes, des sous-diacres, des
diacres et seize prtres Abyssins, taient sur le point de
partir pour aller," malgr les difficults d'un long voyage,
se faire ordonner au Caire par Mgr Celbar, vque copte
catholique, lorsque le vicaire apostolique des Gallas arriva
ici. Aprs avoir donn la confirmation dans notre chapelle,
il ordonna nos acolytes, nos sous-diacres, nos diacres et
nos prtres. Qu'il tait beau de voir, au milieu d'un pays
demi-barbare, la pit, le recueillement profond et une
joie toute cleste peinte sur leurs noirs visages, pendant
qu'habills la manire de nos prtres, ils recevaient
l'imposition des mains du saint Pontife !
Ce jour de solennit sera jamais mmorable parmi
nous! Son doux souvenir restera profondment grav
250
dans nos esprits et nos curs! Grces immortelles en
soient rendues au Dieu de toute consolation !
Quelques jours aprs, Mgr Massaja se rendit sur la,cte
de Massouah, dans une petite ville du dsert de Samahr,
^rsidence de M. de Goutin, agent consulaire de France,
pour y donner la confirmation un certain nombre de
nophytes. Il le fit avec d'autant plus de satisfaction que
ces nouveaux chrtiens taient des Gallas, et que leur
conversion tait le fruit du ' zle admirable de M"" ' de
Goutin et do M"0 Mlanie, sa fille ane : ce qui fait grand
nonneur au sentiment minemment religieux et catho
lique de cette noble famille.
Il nous reste encore un nombreux clerg converti, qui,
lorsqu'il aura reu l'instruction ncessaire, nous fournira
l'occasion de renouveler le touchant et consolant spectacle
d'une nouvelle ordination. Pour leur donner l'instruction
convenable, nous avons tabli chez nous une cole o ils
peuvent se rendre ; quant ceux qui en sont empchs,
nous allons dans leurs maisons leur donner la connais
sance de leurs principaux devoirs, sans oublier cepen
dant, dans nos courses, d'instruire les simples fidles et
de leur administrer les sacrements. Le clerg indigne,
ainsi augment, nous rendra d'importants services en
nous fournissant peu peu de dignes cooprateurs pour
la direction de sept ou huit mille nophytes dj convertis
la foi. Nous avons commenc la construction de sept
petites glises, avec leur presbytre que ncessitait le
nombre toujours croissant des nophytes, sans avoir d'au
tres ressources que celles de la Providence qui ne nous
ont jamais manqu.
Mgr Massaja est encore ici; il attend des renseigne
ments que doit lui donner , sur sa nouvelle mission ,
M. Antoine d'Abbadie auquel Sa Grandeur fut spciale
ment recommande par le Prfet de la Propagande. Les
communications sont extrmement difficiles dans ce pays,
tant cause des diverses peuplades, qui sont presque tou
jours en guerre les unes contre les autres, que des mau
251
vais chemins, coups tantt par des rivires dbordes,
tantt par des voleurs dont le nombre est passablement
grand dans ces parages. La guerre que se font actuelle
ment le Djesmac Oubi et Ras-Aly, a jet l'Abyssinie
dans une cruelle anarchie.
Nos deux maisons, celle de l'Immacule-Conception,
Guala, et celle de la Nativit de Marie Alitina, sont
continuellement exposes aux incursions et au pillage des
brigands. Elles ont t sauves deux fois d'une manire
providentielle. Pendant que nous tions assigs, les ha
bitants des villages voisins, tant catholiques qu'hrti
ques, prirent les armes, et, notre insu, vinrent nous
dlivrer. Le nombre de nos dfenseurs fut si grand, ou
plutt leur valeur fut si intrpide, qu'ils mirent en fuite
les brigands sans leur avoir donn le temps de causer au
cun dgt. Il faut remarquer qu'un moment avant cette
fuite, nos petits lves du collge, avec les missionnaires
et nos illustres htes, rassembls dans la chapelle, ge
noux devant la belle statue de Marie conue sans pch,
suppliaient avec ferveur cette bonne et tendre Mre de ne
point permettre que sa maison ft profane et pille par
ces malfaiteurs, ni que ses enfants devinssent les victimes
de leur aveugle frocit. Le dsordre et le brigandage qui
rgnent partout sont leur comble. Pour faire cesser ces
malheurs, nous ne nous contentons pas de conjurer le
Dieu tout-puissant d'y mettre un terme ; les prtres, les
moines les plus vnrs, l'Abouna lui-mme et toute la
haute socit, ont fait leurs efforts pour procurer la paix
entre les deux princes Oubi et Ras-Aly; mais toutes
leurs dmarches ont' t jusqu' prsent inutiles. Les
seules qui nous laissent entrevoir quelque lueur d'esp
rance sont celles de mes deux confrres, MM. Montuori
.et Biancheri. Ils sont dj l'un~auprs du Ras Gondar,
et l'autre, assist du clbre catholique Deftera-Kenfou,
auprs d'Oubi. Si leurs ngociations pacifiques n'ont pas
encore obtenu un plein succs, elles ont du moins pro
cur au nom catholique un haut degr d'estime et de res
252
pect, qui doit ncessairement produire des consquences
trs-favorables pour la mission.
Vous apprendrez avec grand plaisir que nous avons
l'espoir bien fond de voir bientt l'Abouna copte hr
tique, qui nous a fait tant de mal, chass de l'Abyssinie.
Car les trois grands personnages du pays, qui font la loi
ici en ce moment, Salla-Sellasie, Ras-Aly et le Dejesmac-
Oubi, en ont dj form le projet. Ceci est d principale
ment au zle et aux dmarches non-seulement de mes
deux confrres et du Deftera-Kenfou, mais encore d'Al-
laca-Kidana-Mariam, de Habta-Sellasie et de Ghebra-Mi-
kael, qui mritent ii une mention honorable.
Notre pauvre et petite mission, comme vous avez pu
l'observer, ne nous fournit pas l'occasion de vous donner
d'amples nouvelles. Si un tablissement de Filles de la
charit peut avoir lieu ici dans un temps plus ou moins
loign, comme je l'espre, alors je vous enverrai des
dtails plus capables d'intresser votre pit et votre
zle. La position qu'a conquise la religion catholique dans
l'Abyssinie ne peut que faciliter la ralisation d'un pareil
tablissement, que je crois trs-appropri aux besoins et
mme au caractre des habitants de cette contre.
Je ne vous parle pas, Messieurs, du besoin que notre
mission a d'tre secourue par vos aumnes; il suffit de
montrer des plaies un bon mdecin pour qu'elles soient
bientt guries. Veuillez recevoir ici l'expression sincre
de ma profonde gratitude pour celles que nous avons dj
reues de votre libralit. Daigne l'auteur de tout don vous
en rcompenser au centuple en ce monde et en l'autre !
De notre ct, nous tcherons de nous rendre toujours
dignes de la continuation des bienfaits dont la Providence
vous a faits les sages dispensateurs.
Permettez- moi, Messieurs, de me recommander, ainsi
que ma mission, vos ferventes prires. Sur nos ctes
lointaines, nous ne cessons d'dresser des vux au ciel
pour tous les membres du conseil et pour tous les asso
cis de la Propagation de la Foi.
253

CHAPITRE XVIII.

Perscution. m. de Jacobis est sacr


vque.

Laprsence|d'un vque catholique en Abyssinie,' connue


par Fabouna hrtique, ne tarda pas redoubler la fureur
de celui-ci contre la mission et contre les missionnaires.
Bientt aprs, la guerre porta ses ravages vers la cte et
dans les contres o M. de Jacobis avait cru rencontrer un
asile sr. Trois annes de terreurs et d'anxit allaient
peser sur cette mission naissante, et ce fut au milieu des
troubles les plus tranges que M. de Jacobis reut la con
scration piscopale. Nous trouvons ces divers vnements
rsums dans la lettre suivante du P. Lon des Avan-
chers, capucin, adresse aux conseils centraux de l'u
vre de la Propagation de la Foi.
Massouah, cte de l'Abyssinie, le 12 mars 1858.
Messieurs ,
Monseigneur Massaja, vicaire apostolique des peuples
Gallas, vient de rentrer dans cette ville situe sur les
bords de la mer Rouge. Aprs avoir, pendant une course
de dix mois, visit les diffrentes tribus chrtiennes qui
se trouvent dans les royaumes de Choa et de Godjam, il
s'est vu de nouveau forc de quitter sa mission, cause
de la perscution suscite par Yabouna, vque schisma-
tique de l'Abyssinie. Bris par la fatigue et la douleur, il
me charge de vous crire la relation de son voyage, en
attendant qu'il puisse de vive voix vous communiquer ses
plans et ses projets, en faveur de populations encore toutes
plonges dans les tnbres de l'idoltrie.
Mon vque tait arriv Massouah vers la fin d'oc
tobre 1846, avec trois missionnaires, les PP. Csar, Juste,
15
254
Pelicissime. Ce port de l'Abyssinie n'est qu'un mchant
ilt, situ cinq minutes du continent et soumis la do
mination turque. C'tait un point important de la cte aux
jours florissants de l'empire Abyssin. On y voit encore un
grand nombre de citernes et de puits destins contenir
l'eau de pluie; car Massouah n'est qu'un rocher aride o
pas un brin d'herbe ne verdit, pas une source ne coule.
Mais ces monuments prcieux de l'antiquit ne sont plus
que des ruines, depuis que les musulmans s'en sont em
pars. Il existe encore une ancienne glise, fentres ogi
vales, btie par les Portugais, et qui a t change en
Mosque. C'est l'unique vestige de la religion chrtienne.
De Massouah pour se rendre sur le plateau Abyssin,
on a devant soi une pente de 3,000 mtres, forme de dif
frentes chanes de montagnes, toutes places en gradins.
Arriv cette hauteur prodigieuse, le voyageur chemine
travers d'autres montagnes qu'il voit quelquefois cou
vertes de gele blanche au matin. L on jouit de l'air le
plus pur, et, bien que'sous la zone torride, on y souffre
du froid; toutes les cimes qu'on franchit jusqu'au pied du
grand plateau, sont de formation volcanique, ou plutt ce
sont autant de cratres teints. A mesure qu'on s'loigne
de la mer, la vgtation devient de plus "en plus riche et
vigoureuse. Entre autres plantes inconnues en Europe, on
y trouve les arbres qui produisent le baume et la gomme.
Les indignes en font peu de cas. Leur principale res
source consiste en bestiaux; ils sont tous bergers. Les uns
mnent une vie errante et vagabonde, d'autres sont
fixs dans quelques plaines, o ils peuvent facilement faire
patre leurs troupeaux. Leur religion est le mahomtisme;
mais ils ont t autrefois chrtiens, et, comme souvenir
de leur ancienne foi, ils observent les ftes de Pques, de
la Pentecte, de l'Ascension et de l'Assomption. Si onleur
demande pourquoi ils respectent ces solennits, ils rpon
dent que leurs pres faisaient ainsi.
h Pour mieux vous mettre au fait de nos trois ans de
perscution, nous jetterons un rapide coup d'il sur l'en
255
semble des pays que Mgr Massaja tait oblig de traverser.
L'ancien empire Abyssin, qui n'existe plus depuis l'inva
sion des Gallas, est actuellement divis en trois royaumes :
celui du Tigr, o rgne Oubi; l'Amara, o rgne Ras-Aly,
et celui du Choa compos en grande partie de tribus Gal
las, o rgne Hailou Melecot. Ces diffrents tats sont cons
tamment en hostilit les uns avec les autres; aussi les
rois habitent-ils sous des tentes, entours de leurs soldats
et toujours prts faire la guerre, qui consiste tout d
truire et tout massacrer. Les nouveaux dominateurs ont
cependant conserv une ombre de l'ancien Negus ou em
pereur abyssin. Ce monarque purement nominal, dont
toute l'autorit se borne lever un lger impt sur le
beurre, demeure Gondar dans le palais des anciens em
pereurs.
Bien que les chrtiens d'Abyssinie professent l'erreur
de Dioscore, condamne au concile de Chalcdoine, un
grand nombre d'entre eux vivent l-dessus dans une com
plte ignorance.
D'aprs les lois du pays, il ne peut y avoir qu'un seul
vque en Abyssinie, et il y a peine de mort contre qui
conque en usurperait le titre. Tel fut le motif de la pers
cution suscite Mgr Massaja. Vabouna actuel, avant
d'tre vque, tait un pauvre jeune homme n'ayant pour
toute fortune qu'un ne qu'il louait aux voyageurs. Aprs
deux ans d'tudes au Caire, on le trouva suffisamment ins
truit pour remplir les fonctions piscopales; il fut ordonn
et envoy en Abyssinie. Comme les ministres protestants
taient chasss d'Abyssinie, il chercha l'occasion d'oppri
mer les catholiques, qui devenaient de jour en jour plus
nombreux, et qui il attribuait l'expulsion des mission
naires protestants. Cet abouna apprit par une lettre qui
tomba entre ses mains et qui tait adresse Mgr Massaja,
la prsence d'un vque catholique en Abyssinie. Ds lors
l'abouna furieux s'cria : il faut qu'il meure, et demanda
des soldats Oubi pour excuter son funeste projet.
Mais Dieu, qui veille sur ses serviteurs, ne permit point
256
le succs de ce projet. Un fervent catholique, qui avait
tout vu et tout entendu, les devana Guala, o taient
les missionnaires, et dnona le complot M. de Jacobis
qui, sans rien dire Monseigneur, le fit partir aussitt
pour une Amba (1). Le lendemain, tous les missionnaires,
suivis de quelques chrtiens, qui portaient leurs effets, se
retirrent sur d'autres montagnes. C'tait le 13 mai 1847.
VAbouna, voyant ses plans dcouverts, usa de toute son
influence pour faire autant de mal qu'il put aux catholi
ques. Il fit publier sur tous les marchs de l'Abyssinie,
une sentence d'excommunication contre Mgr Massaja et
ses prtres. En vertu de ce dcret, il tait dfendu tout
Abyssin d leur donner boire et manger, ou de les re
cevoir dans sa maison, et une somme de cent talaris tait
promise quiconque lui apporterait la tte d'un mission
naire. Cet clat ne servit qu' faire connatre de plus en
plus la croyance catholique. Le nom de Mgr Massaja fut
ds lors dans toutes les bouches; partout on parlait du
nouvel abouna envoy par le pontife de Rome.
Le 3 juin, ils furent de nouveau poursuivis et obligs de
quitter leurs retraites pour chercher ailleurs un plus sr
asile. Pendant qu'ils taient tous runis, la cabane quileur
servait de refuge fut tout coup cerne par des soldats.
Chacun d'eux s'attendait avoir la tte tranche, car il ne
restait aucun moyen de fuir. A ce moment critique, Mon
seigneur, en bon pre, voulut donner sa vie pour sauver
celle de ses enfants. Il allait se livrer ses ennemis; mais
ses compagnons s'y opposrent, en disant : Si nous de
vons mourir, ce sera tous ensemble. Ils se confessrent
la hte les uns aux autres; puis ils se mirent prier,
attendant avec rsignation le martyre. Cependant des cris
sauvages se faisaient toujours entendre autour de la ca
bane, mais aucun soldat n'osait entrer. Un moment aprs,
des clameurs plus terribles clatrent ; c'tait comme le
(1) On appelle Amba, en Abyssinie, de hautes montagnes n'offrant
aucun accs. On y monte au moyen de cordes, ou par une seule
route, s'il y en a.
257
tumulte d'un combat. La porte de la cabane est enfonce;
chacun des aptres se croit son dernier instant. Un guer
rier tait sur le seuil, brandissant sa lance et menaant
dJen percer le premier soldat qui ferait un pas en avant.
0 protection divine de la Providence ! Cet homme tait un
chef ami des catholiques, qui tait accouru avec sa tribu
pour dlivrer les missionnaires. Sa prsence intimida les
assaillants qui, dsesprant de triompher par la force, se
dispersrent dans toutes les directions. Le Vicaire Aposto
lique profita de leur retraite pour se rapprocher de la mer
Rouge. Persuad que son caractre piscopal tait la prin
cipale cause de la perscution, il pensa qu'elle s'tein
drait lorsqu'il aurait lui-mme disparu, et il se dcida
quitter pour un temps l'Abyssinie, en se dirigeant vers
Aden.
Tandis qu'il s'loignait regret de sa mission, un nou
vel orage assaillit ses confrres Guala. C'tait le soir de
l'Immacule- Conception; ils venaient de finir le chapelet.
Tout coup de grands cris retentissent au dehors ; la porte
s'ouvre, et des catholiques se prcipitent dans la cabane,
en leur disant : Fuyez, fuyez vite ! les soldats sont ici ; ils
ont ordre de vous massacrer. Chacun prit ce qu'il avait
de plus prcieux, et se hta de courir vers la montagne
pour y trouver un refuge. Les soldats arrivrent un mo
ment aprs leur dpart; ils pillrent ce qui restait dans la
maison, dont ils s'emparrent au nom du roi Oubi.
Il faisait nuit, le ciel tait couvert de nuages, nos fu
gitifs s'garrent dans les bois. Pour se guider la suite
les uns des autres au milieu des tnbres, ils n'avaient
que le froissement des broussailles brises dans leur
course, et le bruit des pierres qui se dtachaient sous les
pas de ceux qui ouvraient la marche, et qui passaient, en
sifflant, sur la tte de leurs compagnons placs plus bas.
Enfin, une pluie diluvienne acheva de leur enlever le peu
de force qu'ils avaient. C'est ainsi qu'ils arrivrent, les
uns aprs les autres, sur le versant oppos de la monta
gne. L un vent glacial avait succd la pluie. Transis
258
de froid, puiss de fatigue, presss par la faim, la soif et
le sommeil, ils rsolurent, malgr la crainte d'tre encore
poursuivis, de faire halte et de se reposer un moment. L'un
d'eux, ayant dcouvert dans le lointain quelques cabanes,
y alla chercher du feu, pendant que d'autres ramassaient
des branches mortes pour les allumer son retour ; mais
ce fut impossible; le bois tait trop mouill. Alors, pour
tcher de rparer leurs forces, ils dlayrent un peu de
farine dans de l'eau, et en firent une espce de ple qu'ils
se partagrent ; puis chacun se coucha sur le sol humide.
Une heure aprs, l'aube commenait paratre; on prit le
parti de se diviser pour arriver plus facilement dans
l'Alitina, o dj M. de Jacobis s'tait rendu. Cette con
tre est indpendante. Elle renferme une nombreuse et
indigente tribu de pasteurs qui se sont dclars catholi
ques. C'est la fleur de la chrtient abyssinienne. Le pays
est pauvre ; ce sont des rochers nus ou des plaines striles,
mais le missionnaire y gote les vritables consolations.
L s'accomplit littralement cette parole de notre divin
Matre : Pauperibus tvangelizare misitme Dominus (1). Les
fugitifs purent enfin s'y reposer en paix.
Vers la fin du mois d'octobre 1848, mon Evque et
le Pre Flicissime abordrent de nouveau Massouah.
Cette le,- qui avait t jusqu'alors dans un tat parfait de
tranquillit, fut tout coup remplie de terreur. Voici
quelle occasion. L'ancien gouverneur, au mpris du droit
des gens, tait descendu l'improviste sur le territoire
abyssin, et s'tait empar de la ville d'Arkico qu'il avait
dtruite. Aprs y avoir bti une petite forteresse, il y laissa
une garnison autour de laquelle vinrent se grouper de
nouvelles cabanes, et il nomma un nouveau chrif, aprs
avoir enchan celui qui tait tributaire du roi Oubi. Ce
prince dissimula d'abord son ressentiment. L'anne tait
trop avance pour pouvoir descendre sur la cte ; car,
pendant les mois de juillet, juin et aot, les environs de

(1) Le Seigneur m'a envoy vangliser les pauvres.


259
Massouah ne sont que des sables brlants. Mais au mois
de novembre 1848, il rassembla tout coup ses troupes,
et, avec plus de' 3,000 cavaliers, il fondit comme un tor
rent sur les bords de la mer Rouge, livrant aux flammes
tout ce qu'il recontrait sur son passage, mutilant les
hommes, rduisant en servitude les femmes et les enfants,
et s'emparant de tous les troupeaux qui se trouvaient sous
sa main. Ainsi fut incendi le village d'Emcoullo. Le
consul franais, qui avait une maison sur le continent,
arbora en vain son pavillon qui fut abattu, tran dans la
boue, et ignominieusement brl. Lui-mme ne dut son
salut qu' la fuite et au dvouement de ses serviteurs.
Les Abyssins parurent enfin vis--vis de Massouah.
On les voyait caracolant sur leurs fougueux chevaux, rem
plissant l'air de cris sauvages, et brandissant contre la
ville leurs lances et leurs sabres; mais comme ils n'avaient
aucune barque, et qu'ils ne connaissaient point les bas-
fonds, ils ne purent arriver jusqu' l'le, qui, pendant ce
temps-l, tait dans la plus grande anxit. Pour peu que
le sjour de l'ennemi se ft prolong sur les ctes, on tait
menac de mourir de soif et de faim, vu que l'eau et le
grain sont tirs du continent. Un autre pril s'annonait
l'intrieur. Le secrtaire du divan, turc fanatique, forma
le complot de massacrer en reprsailles tous les chrtiens
qui se trouvaient Massouah. Mais le gouverneur Cally
Bey, ami sincre des blancs, signifia aux conspirateurs
qu'il ferait incendier la ville, si on touchait un cheveu
de la tte des Europens. Cependant, pour plus grande
sret, il fit avertir Mgr Massaja et les autres trangers
qu'ils feraient bien d'aller passer quelques jours Dhalac,
le voisine de Massouah.
<;M. de Jacobis y rsidait depuis quelque temps. La Pro
vidence avait ses vues en rapprochant de nouveau les deux
Missionnaires. Il y avait plus d'un an que M. de Jacobis
avait reu les bulles du Souverain Pontife qui l'appelait
l'piscopat, et il se refusait toujours cette dignit, dont
sa modestie lui exagrait le fardeau, Mgr Massaja lui fit
260
de nouvelles observations ; mais comme il rsistait tou
jours, le Prlat lui enjoignit, en vertu de la sainte obis
sance qu'il devait l'glise, de recevoir la conscration
piscopale. Ainsi fut vaincue l'humilit du prfet aposto
lique. La crmonie commena neuf heures du soir ; il
n'y avait pour tmoin que le frre Pascal. A une heure du
matin tout tait fini. Mgr de Jaeobis, nomm Evque de
Nilopolis, devenait vicaire apostolique de l'Abyssinie, et,
par une exception peut-tre unique dans ce genre, passait
du rite latin au rite thiopien (1) . Aprs s'tre donn l'ac
colade fraternelle, les deux Evques proscrits se spa
rrent : l'un reprit le chemin de son lieu de refuge, les
montagnes de l'Alitina; l'autre alla demander quelques
jours de repos aux rochers de Dhalac. Cette le est bien
dchue de son ancienne splendeur. Suivant la tradition,
elle renfermait autrefois une chrtient florissante avec un
Evque ; plus tard les Vnitiens y btirent un fort pour
y protger la pche des perles, qui est toujours abondante.
Elle possde des eaux minrales qui ont plus de 50 degrs
Raumur de chaleur ; et, chose tonnante, dans la source
la plus chaude on trouve de petits poissons qui vivent
cette haute temprature.
Les cavaliers abyssins, n'ayant rien pu contre Mas-
souah, marchrent sur Arkico, afin d'assouvir leur ven
geance sur cette ville; mais quelques mauvaises pices d'ar
tillerie, qui taient dans la forteresse, suffirent pour les
mettre en droute. Peu habitus au sifflement des boulets
et de la mitraille, ils s'enfuirent au premier coup de ca
non. Quatre jours aprs, ils disparurent de la cte, ne
laissant sur leur passage que ruines et dsolation.
Sur ces entrefaites, le bruit courut que Tcla-Alfa,
suprieur de plus 1,000 moines, jouissant d'une grande
(1) Cette expression n'est pas exacte ; Mgr de Jaeobis, tout en res
tant dans le rite latin, avait le privilge de faire des ordinations selon
le rite thiopien, de plus, lui et ses confrres avaient la facult, se
lon que le besoin des fidles l'exigerait, de clbrer la messe et d'ad
ministrer tous les sacrements selon le mme rite thiopien.
261
rputation de saintet et d'un pouvoir gal YAbouna,
avait abandonn le catholicisme, qu'il tudiait depuis
quelque temps, pour repasser sous le drapeau de l'hrsie.
Cette nouvelle tait la plus funeste qu'on pt rpandre ;
car le grand chef des moines est le personnage exerant
la plus grande influence sur le peuple abyssin, qui le re
garde comme un modle de mortification et de pit. Sa
dfection allait donc entraner bien des apostasies. Heu
reusement qu'elle n'tait pas vraie. Au moment o l'on
s'y attendait le moins, Tcla-Alfa parut Massouah, suivi
de quelques-uns de ses moines. Il venait lui-mme d
mentir la calomnie que YAbouna Salama avait rpandue
sur son compte. Jamais, disait-il, il n'avait pens quitter
la religion catholique. Indign de la perfidie de l'Evque
schismatique, et convaincu de la vrit de l'glise ro
maine, il s'tait ht de se mettre en communication avec
l'Evque Massaja, et de faire abjuration entre ses mains.
Aprs cette clatante profession de foi, il repartit et
s'en alla proclamer, la cour des rois de l'Abyssinie et au
fort de la perscution, qu'il tait prtre catholique. Cette
dclaration si courageuse dans la bouche d'un nophyte,
fit baisser la tte nos ennemis et rendit le courage nos
chrtiens. Personne n'osa mettre la main sur Tcla-Alfa ;
on et craint un soulvement populaire. A son retour dans
son monastre, tous ses moines se dclarrent aussi ca
tholiques. Son zle ne s'en tint pas l; nouveau saint
Paul, il se livra la conversion de ses frres, et dj trois
chrtients se sont runies par ses soins l'Eglise de Jsus-
Christ.
Quant Mgr Massaja, impatient de rejoindre ses Mis
sionnaires qui tous taient parvenus sur les frontires des
premires tribus Gallas, il se dcida rentrer de nouveau
en Abyssinie, malgr l'dit de mort qui pesait sur sa tte.
Son projet tait de se prsenter d'abord au roi Oubi, qui
lui avait ordonn prcdemment de quitter ses Etats. 11
voulait sonder les dispositions de ce prince, qu'on dit
convaincu de la vrit de notre religion, et seulement re
15.
tenu sous les drapeaux de l'hrsie par des raisons poli
tiques.
Le 5 juin 1849, il quitta Massouah, et se dirigea seul
vers l'Abyssinie. Aprs avoir coup sa longue barbe et
s'tre revtu d'un mauvais habit la turque, il se joignit
une caravane qui retournait Gondar, se faisant passer
pour un pauvre marchand : son nom d'emprunt tait
Antonio.
i

CHAPITRE XIX.

Humilit de JWgr de Jooolds.

Mgr Massaja, que les difficults, pour pntrer dans sa


Mission, avaient amen deux fois auprs de M. de Jacobis,
eut occasion de connatre la grande me et les belles ver
tus de ce modle des missionnaires. Aujourd'hui exil de
nouveau de sa Mission, et rsidant Paris, ce vnrable
Pontife se plat se rappeler les merveilles qu'il a admi
res dans cet homme de Dieu. Aussi, a-t-il voulu payer
son tribut sa mmoire, en nous communiquant les notes
suivantes, qui ont pour objet l'humilit de Mgr de Jaco
bis, manifeste surtout dans deux vnements remar
quables : son voyage avec la dputation abyssinienne et
son lvation l'piscopat. coutons parler le savant et
saint prlat :
Au mois de juin de l'an 1846, poque mmorable
cause de la mort du pape Grgoire XVI, je me trouvais
en voyage, me dirigeant vers les pays Gallas o m'avait
envoy le Pontife dfunt. A la mme poque, des lettres
taient envoyes Rome par M. de Jacobis, alors prfet
apostolique d'Abyssinie. Ce zl missionnaire rendait
compte la Sacre Congrgation de la Propagande des
263 -
succs de sa Mission, et lui exposait la ncessit de faire
lever aux saints Ordres quelques indignes; il proposait
le projet qu'il avait de les envoyer en Egypte, pour y rece
voir l'ordination des mains du vicaire apostolique des
Coptes, qui tait alors Mgr Thodore. La Sacre Congr
gation, sachant que j'tais encore en Egypte, m'expdia
aussitt une lettre, m'ordonnant de prendre la route de la
mer Rouge pour me rendre en Abyssinie et de m'arrter
l aussi longtemps que l'exigeraient les besoins de cette
Mission. Cette lettre me trouva au Caire, au moment o
j'avais dj organis mon voyage pour me rendre avec
mes missionnaires dans le Sennaar, par la voie du Nil.
Grce cette dtermination de Rome de me faire prendre
le chemin de la mer Rouge, de Massouah et de l'Abyssi-
nie, j'ai eu le bonheur de connatre le grand aptre de ce
pays et de pouvoir, pendant une anne entire, tre sous
lui la vritable cole de l'apostolat. Sans cette circons
tance, je serais infailliblement parti tout droit avec mes
quatre compagnons, par la voie du Sennaar, et Dieu sait
ce qui me serait arriv dans ce climat pestilentiel ; sans
doute quelqu'un de nous y aurait pay le tribut de la
Mission, en devenant la victime de ses funestes influences
et peut-tre qu'au bout de quelques annes de tentatives
inutiles, pour passer de l au lieu de ma destination,
j'aurais t oblig de me rendre en Abyssinie, mais plus
au Sud, sans pouvoir faire connaissance avec Mgr de Ja-
cobis, et sans pouvoir m'entendre avec lui, ni avec les
autres Europens de la cte, pour tablir la correspon
dance avec l'Europe, chose que je n'aurais jamais pu faire
par la voie du Sennaar.
J'arrivai Massouah , vers le milieu d'octobre 1846,
je portais beaucoup de lettres et 17,000 francs pourM- de
Jacobis ; ils m'avaient t confis, en Egypte, par M. Leroy,
suprieur des Lazaristes d'Alexandrie, pour lui tre remis.
A mon arrive Massouah, je me rendis chez le vice-
consul de France, M. Degoutin. Je fus trs-surpris de
trouver l deux lves du prfet apostolique. Ils taient
arrivs quelques jours auparavant et avaient t envoys
par lui pour m'attendre. Je demandai aussitt la femme
du consul s'il tait venu des lettres ou des barques qui
eussent annonc mon arrive d'une manire quelconque ;
elle me rpondit qu'il n'tait rien venu depuis huit mois,
et que pendant ce temps on n'avait reu aucune lettre, ni
aucune nouvelle, soit d'Europe, soit mme de l'gypte,
et que, par suite de ce silence, M. Degoutin tait parti
depuis quinze jours pour se rendre Djeddah et s'y pro
curer des nouvelles et de l'argent pour lui et pour la
Mission, tant le besoin tait extrme. Ds lors, je dus
supposer que M. de Jacobis avait appris mon arrive par
quelque rvlation cleste, et mes compagnons et moi
nous ne pouvions que nous entretenir d'un fait si trange.
Je pris part les deux lves et je voulus savoir d'eux
comment la chose s'tait passe. Ils me firent alors une
longue histoire des besoins de la Mission, soit sous le
rapport des moyens temporels, soit plus encore cause
du manque de prtres du rite thiopien pour exercer le
saint ministre, parce que les catholiques devenus dj
nombreux taient, pour la plupart, privs de la sainte
messe. Ils ajoutaient que, dans cette situation, le prfet
apostolique avait t oblig d'emprunter de l'argent
Adoua, pour maintenir le personnel nombreux de sa
maison, et que la personne qui lui avait prt commen
ait le presser pour le remboursement; qu'il les avait
dj envoys Massouah, un mois auparavant, pour y
chercher de l'argent, mais qu'ils taient revenus les
mains vides ; qu'alors, pendant que toute la maison tait
dans l'affliction, un jour aprs avoir clbr la messe,
M. de Jacobis avait fait une longue action de grces et
qu'il tait ensuite venu rassurer tout son monde en disant
qu'il allait envoyer de nouveau la cte ; il les avait donc
appels eux qui taient dj venus une premire fois et
leur avait dit ces mots : Allez, attendez-l et vous ver
rez arriver tout ce que nous dsirons. Ces deux bons
jeunes gens, pleins de confiance dans les paroles de leur
265
pre taient partis avec joie, mais voyant arriver le troi
sime jour, ils commenaient dj s'attrister, et ce jour-
l notre barque parut. Plus tard, j'ai employ tous les
moyens possibles pour apprendre de'M. de Jacobis lui-
mme, quelques dtails sur cette rvlation, mais son
humilit m'a toujours priv d'une rponse directe. Ce
qui est certain, c'est qu'il n'tait arriv en Abyssinie au
cune nouvelle des mesures prises Rome, ni de ma venue
dans ce pays. Je puis. dire, que d'aprs l'tonnement ma
nifest par toutes les personnes de la Mission cette occa
sion, j'ai conclu que tous avaient vu dans ce fait une v
ritable prophtie.
Ds les premiers jours, j'avais remarqu le grand res
pect avec lequel chacun me parlait de M. de Jacobis;
c'taient non-seulement les deux lves, mais encore tous
les gens de la maison du vice-consul de Massouah et
beaucoup d'habitants de cette ville, quoiqu'ils fussent
musulmans. Je m'aperus aussitt par l que M. de Jaco
bis n'tait pas un homme ordinaire, mais je pus m'en
convaincre davantage , ainsi que mes compagnons ,
lorsque quinze jours plus tard, il arriva lui-mme Mas
souah. En effet, le lendemain de mon dbarquement,
j'avais renvoy les deux jeunes gens au prfet apostolique
avec une somme d'argent et toutes les lettres qui lui
taient adresses ; j'y avais joint aussi une lettre que je
lui crivais pour lui apprendre que j'tais destin la
Mission des Gallas, et que par ordre de la Sacre Congr
gation de la Propagande, je devais rester quelque temps
prs de lui et tre sa disposition pour les besoins de sa
Mission. Quand il reut cette nouvelle, ainsi me l'a-t-on
rapport, il baisa plusieurs fois ma lettre et la fit baiser
tous les gens de sa maison , puis, sans perdre de temps,
bien qu'il y et huit jours de marche, il se mit en route
pour Massouah avec un grand nombre de ses lves et
vint au devant de moi. Le jour de son arrive fut pour
nous tous un vritable enchantement, et nous pouvons
dire qu'il fut le commencement de cette sublime cole
266
qu'il nous fit tous pendant une anne et plus. Pour
mon compte, en particulier- je dois avouer que cette
cole dure encore, car je ne me lasse pas de mditer les
grandes leons d'un matre si saint.
Nous tions -tous ensemble dans la maison 'que nous
avions loue Massouah, quand un domestique du vice-
consul vint nous dire que M. de Jacobis tait arriv.
Nous accourmes tous au port pour le recevoir ds qu'il
mettrait le pied dans l'le. Nous vmes une porte de
fusil sur la mer une barque arabe qui s'avanait, elle
tait remplie d'Abyssins vtus de toile, et portant sur la
tte un petit turban des plus simples ; chacun avait un
parasol form d'une plante toute particulire, mais parmi
eux je ne dcouvrais aucun Europen. O est donc M. de
Jacobis? m'criai-je. Je n'avais pas encore fini de pro
noncer ces mots que la barque arrivait terre; toute la
foule dbarqua et je ne le voyais pas encore, lorsque tout
coup le plus petit de cette bande, accompagn d'un des
lves envoys auparavant, traverse la foule des Arabes
qui se trouvent toujours cet endroit et vient se jeter
mes pieds; il les treint et les baise, et ce n'est qu'alors
que je reconnais aux traits de sa figure qu'il est euro
pen et M. de Jacobis lui-mme. La pauvret de ses vte
ments, son humilit, l'humilit de tous ces jeunes gens
qui l'accompagnaient et qui se jetrent mes pieds pour
les baiser tendrement, en prsence de toute cette foule de
musulmans, produisirent sur moi, je l'avoue, un enchan
tement tel que je ne savais plus que dire ; je me serais
volontiers prcipit moi-mme ses pieds, si je n'avais
craint de n'tre que sa caricature. H me saisit la main et
ne cessait de la baiser et moi je voulais l'embrasser lui-
mme, mais lui se retirait comme se croyant indigne de
cet honneur. Tous deux pleins d'motion, nous traver
smes ainsi cette foule de spectateurs qui taient muets
d'tonnement. Nous entrmes dans notre maison qui
n'tait pas loigne de l. A peine fmes-nous entrs que
je voulus le faire asseoir ct de moi sur mon lit arabe,
267
mais tous nies efforts furent inutiles, il resta assis par
terre avec ses jeunes gens une distance respectueuse, se
tenant tous dans une posture si modeste, qu'ils parais
saient des enfants devant leur matre. Il ne faisait que
pousser des exclamations et moi j'tais tout absorb dans
mon tonnement. Je tchais de lui dire quelque chose
pour l'engager ne pas tant s'abaisser devant moi et
prendre pour lui un peu du decorum europen, mais je lo
trouvais toujours arm de tous cts de raisons et d'objec
tions si sublimes et qu'il exposait avec tant de respect
que je fus oblig de me dclarer vaincu et de me conten
ter de l'admirer. J'aurais voulu pourtant qu'il se mt
moins au-dessous de moi et omt certaines crmonies,
mais je n'obtins de lui que les paroles suivantes : Mon
seigneur, vous tes le premier vque qui paraisse dans
ce pays, je connais l'ide que l'on s'y forme d'un vque,
laissez-moi faire et ne me traitez pas comme le premier,
car autrement je craindrais de scandaliser mes no
phytes. Me voyant vaincu de tous cts, je terminai la
contestation en le priant de se charger lui-mme de la
maison, et en le dclarant matre de faire tout ce qu'il
voudrait; car je me trouvais heureux de me mettre moi-
mme sous la direction d'un homme si humble, si ins
truit et si respectable tous gards.
u A partir de ce moment, je n'eus plus m'occuper de
rien, il pensa tout, disposa tout lui-mme et ma mai
son prit aussitt l'air d'un vrai monastre o l'on faisait,
des momenls dtermins, la prire, la classe et l'ins
truction non-seulement aux amis de la maison, mais
encore aux quelques chrtiens du dehors. Il demeura l
deux semaines, et jamais je ne le vis oisif, il tait toujours
ou prier, ou instruire, ou crire; il fit des bap
tmes, confessa, et fit tout le peu d'ouvrage qui pouvait
se faire Massouah. En partant de l pour nous rendre
Guala, dans l'Agamien, nous mmes onze jours pour faire
cette route, parce que l'on ne marchait que pendant une
moiti de la journe ; l'autre moiti tait consacre
268
l'instruction et aux exercices spirituels qui ne furent ja
mais interrompus pendant tout le voyage. Il y eut une
chose surtout dont je fus merveill. Il y avait dj plu
sieurs annes qu'il avait quitt l'Europe, et il y avait
longtemps qu'il n'en avait reu de lettres ; cependant il
ne me demanda aucune nouvelle de l'Europe, et dans les
premiers jours seulement, il se fil raconter les dtails de
la mort de Grgoire XVI et de l'lection de Pie IX; il
parla quelquefois de Rome et s'entretenait de ce qui re
gardait sa Congrgation , mais hors de l, on et dit
qu'il n'avait ni patrie, ni parents, ni amis; jamais on
n'aperut en lui ce besoin si naturel l'homme de savoir
des nouvelles de sa patrie et de ses amis ; son cur tait
dans une telle union avec Dieu, qu'elle lui faisait, pour
ainsi dire," oublier tout ce qui pouvait le toucher en ce
monde.
J'ai rapport le trait qui prcde, uniquement pour
faire connatre la manire dont la divine Providence me
mit en relation avec un homme si extraordinaire et d'un
caractre si lev, un homme qui, partir de ce moment,
fut continuellement l'objet de mon admiration et de mes
mditations. Du reste, si j'avais voulu crire une histoire
exacte de tout ce que je sais de lui ou mme seulement
de ce que j'ai vu et admir de mes propres yeux, il m'au
rait certainement fallu passer les limites que je me suis
prescrites dans ces courtes observations, bien que je
n'aie point connu tous ses antcdents , ni les dtails de
la suite de sa vie, mais que je me fusse seulement trouv
par circonstance en sa compagnie pour passer quelque
temps avec lui et rgler quelques affaires des Missions. Je
me bornerai donc toucher lgrement quelques-unes
de ses sublimes vertus, que j'ai toujours admires et qui
font encore tous les jours le sujet pratique et presque
continuel de mes rflexions et de mes mditations, lorsque
surtout je me sens le besoin de me rveiller dans la pra
tique des vertus chrtiennes et dans l'exercice du minis
tre apostolique. Je le regarde comme le type et le matre
269
que Dieu m'a donn et que je me suis propos d'imiter
autant que me le permet ma faiblesse.
Si j'avais entre les mains le recueil de ses lettres que
j'ai toujours conserv prs de moi comme une espce de
testament de mon pre, et comme un prcieux livre spiri
tuel que je lisais et relisais souvent dans les circonstances
critiques o j'e me suis trouv; si j'avais aussi avec moi
toutes les notes que j'ai prises sur les principaux faits
que j'ai vus ou au moins appris avec une certitude mo
rale, je pourrais enrichir davantage ces observations sur
la vie et les vertus de ce saint aptre dfunt; il y en au
rait certainement plus qu'il n'en faut pour faire con
natre la haute lvation de son me et l'intimit de son
union avec Dieu. Dans la narration des faits, je serai
presque toujours oblig de parler avec une prcision his
torique. Malheureusement, lorsque je fus exil de Kafa,
le 25 aot i861, je fus arrt l'improviste et je ne pus
emporter ni mes papiers, ni mme mon encrier, car j'tais
crire lorsque l'on se saisit de moi. Nanmoins, j'ai
pris quelques mesures pour sauver tous ces prcieux m
moires dans le bouleversement occasionn par la visite
domiciliaire qui nous fut faite par les soldats. Je ne sais
pas encore si le prtre Michel Alou, qui est rest l, a pu
les mettre en sret, car lui-mme a t enchan comme
moi, seulement on l'a mis en libert au bout de quelques
mois. .
Ainsi, au moment o j'cris, je me trouve tout fait
dpourvu de tout document positif, et je dclare n'crire
autre chose que ce dont je me souviens, et qui est rest
comme un dpt vivant et sacr dans le fond de mon
cur et dans ma mmoire. Les mille revers et emprison
nements que j'ai subis n'ont pu ni effacer, ni altrer ces
souvenirs ; ils taient trop bien empreints par le prestige
que ce saint homme avait exerc sur moi, et ils ont t
consacrs par une reconnaissance . qui ne trouve point
d'expressions.
De plus, en crivant ces notes, je n'ai pas la prtention
271) -
d'crire selon toute la rigueur de l'art, ni mme avec un
style capable de satisfaire la lgitime curiosit des per
sonnes instruites qui prendront la peine de me lire ; du
reste, dix-neuf ans passs hors de l'Europe m'ont laiss
peine assez de connaissance du langage pour m'exprinier
d'une manire convenable. Je n'ai donc d'autre intention
que de reproduire ce que j'ai dans le cur depuis si long
temps, c'est un devoir de reconnaissance envers le matre
si sublime qui m'a donn tant de leons. Je suivrai, pour
parler des vertus qu'il a pratiques, l'ordre dans lequel
elles se prsentent mon souvenir, lorsque je pense
Mgr de Jacobis, et je parle de celles qui m'ont frapp
davantage.
,;Je sens le besoin de parler surtout de son humilit,
vertu qui est comme l'lment le plus simple et pour
ainsi dire le fond de la morale vanglique. C'est elle
qui doit former la base de toutes les vertus chrtiennes,
et plus elle est profonde, plus aussi l'difice peut acqu
rir de hauteur. Sans elle, l'chafaudage de vertus le plus
imposant, la perfection ou la saintet en apparence la
plus extraordinaire devient en un instant une poigne de
poussire, ou souvent mme un amas d'ordure ftide.
Cette vertu, lorsqu'elle n'est acquise que par l'industrie
humaine et sans le rayon de la lumiTe divine qui plonge
l'me chrtienne dans l'abme profond de la considra
tion de son nant, court grand risque de se changer en
un rebutant cynisme. C'est cette, vertu d'humilit qui
jette quelquefois l'me lue, je dirais presque, dans le
fond de l'enfer pour lui faire croire qu'elle est deux doigts
de sa perte, pour lui faire ensuite prendre son vol vers les
plus hautes rgions des cieux ; enfin, cette vertu est la
perle de la perfeotion vanglique, et pour la conserver,
Dieu a coutume de conduire certaines mes lues par des
voies et des labyrinthes si obscurs, qu'ils sont quelque
fois le dsespoir des matres les plus clairs de la vie
spirituelle.
Ce n'est pas sans motif que je me sers de ces expres
271
sions pour parler de l'humilit de Mgr de Jacobis. Il avait
t choisi de Dieu pour tre matre, non-seulement de
parole, mais encore d'exemple et pour servir de type de
cette perfection qui est possible dans un homme mortel
au milieu d'une nation o tout lait mensonge, orgueil,
chair, matire et corruption de tout genre, et o tait
compltement perdue l'ide mm'e de l'humilit vang-
lique. Dans un pareil tat de choses, Dieu voulait lever
le colosse d'une perfection si grande sur la base de l'hu
milit, afin que son aptre ft un enseignement ternel
pour l'Abyssinie future et pour les aptres qui viendraient
y continuer l'uvre commence par ses mains.
Bien que l'humilit extrieure, qui ne regarde que'les
actions extrieures de la personne et ses rapports visibles
avec son prochain, ne soit pas de sa nature la plus difficile
ni la plus leve ; nanmoins, quand elle est constante et
' compltement loigne de l'ombre mme de tout calcul
humain, on est oblig de dire qu'elle est l'expression na
turelle du total abaissement de soi-mme qui se trouve au
fond du cur, et que l'on a vaincu et foul aux pieds
toutes les recherches de l'orgueil et de l'amour-propre. Et
ici il n'est pas hors de propos de faire connatre en pas-
sant ce qui a t visible pour tous, ce qui a t connu de
tout le monde : la modestie extraordinaire et la pauvret
de ses vtements et ses abaissements vraiment tonnants,
non-seulement en se faisant gal ses infrieurs, mais
encore en se faisant le serviteur de tous.
Dj j'ai fait remarquer plus haut dans le court rcit
que j'ai donn de ma premire impression en le voyant,
Massouah, sur la barque avec les disciples indignes, que
je n'avais pu le reconnatre que lorsqu'il tait arriv
auprs de moi, parce qu'il n'avait aucun signe extrieur
qui pt me le faire distinguer distance d'entre ses
enfants spirituels, il tait assis au milieu d'eux comme un
gal et portait le mme vtement qu'eux ; on ne pouvait
le reconnatre qu' sa physionomie et la couleur de son
visage et surtout aux paroles angliques qui sortaient de
272
sa bouche. Je fus bien plus surpris encore lorsque l'homme
de Dieu eut dbarqu au milieu de cette foule des infidles
musulmans o je l'attendais et que je le vis se prosterner
mes pieds pour les baiser comme et pu le faire un petit
enfant, oubliant tout fait qu'il tait le suprieur de la
Mission et connu de tous comme tel, et cela l'gard
d'un tranger qui lui demandait l'hospitalit, sans faire
attention la foule immense qui l'entourait.
Mais ce n'tait l que le prluded'une infinit de traits
semblables dont je devais tre le tmoin chaque jour et
plusieurs fois le jour, et une preuve de ce qu'il a toujours
fait depuis le premier moment du'il est entr en Abyssinie
comme nous l'ont assur tous les indignes de sa suite.
Mgr de Jacobis n'a jamais port d'habit diffrent de celui
des indignes, souvent mme il tait infrieur, et plus
d'une fois, quand il n'avait pas de quoi vtir un des siens,
il allait jusqu' lui donner son habit pour lui prendre ses
haillons et s'en revtir lui-mme. Une. fois, je m'enhardis
lui faire des reprsentations pour l'engager se modrer
un peu sous ce rapport. ll me tmoigna une extrme re-
' connaissance pour cet avertissement , de sorte que je
croyais qu'il tait rsolu changer de systme, mais en
suite il commena avec grand respect me faire un beau
discours qu'il finit par ces paroles que je n'ai jamais ou
blies et que j'ai consignes dans mes notes : Mon
seigneur, qui a plus de droit d'tre bien habill, le matre
ou le serviteur? Je sais que Dieu, la sainte glise et mes
suprieurs m'ont envoy ici pour servir et sauver cette
nation; je ne sais pas autre chose. Je reconnus alors
que je m'tais tromp et, tournant les yeux vers mon
habit de toile fine, je me dis en moi-mme : si un ancien
missionnaire qui a dj tant travaill juge de cette ma
nire, que dois-je penser, moi qui n'ai encore rien fait?
Les paroles que j'ai cites partaient videmment de
l'intime conviction qu'il tait le serviteur de tous, et tout
le reste de sa manire d'agir en tait une preuve conti
nuelle. Mgr de Jacobis ne voulait jamais prendre un sige
273
distingu, il s'asseyait par terre au milieu de ses disciples
soit qu'il instruist ou qu'il prcht, soit qu'il s'entretnt
avec eux. Il ne voulut jamais prendre sa nourriture part
ni accepter d'aliments particuliers. Quelquefois le bon
frre Filippini, touch d'un sentiment de compassion en
le voyant tout puis de fatigue, lui prparait quelque
mets un peu plus fortifiant. Il le recevait avec une recon
naissance digne de son cur humble et noble la fois,
mais peine y touchait-il, et il le distribuait aussitt
ses prtres et ses moines. Combien de fois l'ai-je vu
moi-mme marcher pied en voyage pendant qu'il faisait
monter cheval, soit un prtre, soit un catchiste, soit
mme son propre domestique ! Combien de fois ne l'ai-je
pas vu, en voyage encore, se priver de la peau de vache
qui lui servait de tapis pour dormir, et la donner son
compagnon? Combien de fois le voyait-on marcher sous
les rayons brlants du soleil pour laisser son compagnon
l'usage d'un misrable parasol! Je n'en finirais pas si je
voulais rapporter tous ces dtails. Je m'arrterai un seul
fait qui est bien connu de tous, bien que je n'en n'aie pas
t tmoin moi-mme, mais il m'a t racont par un
grand nombre de personnes qui l'ont vu de leurs propres
yeux et qui mme ont t acteurs dans cette circonstance;
parmi ces derniers s'est trouv Abba Gabriel, lve du
collge Urbain ou de la Propagande Rome, prtre indi
gne trs-zl, connu de tout le monde en Abyssinie et de
beaucoup de personnes en Europe.
Ce prtre fut du nombre de ceux que plusieurs princes
de l' Abyssinie avaient dsigns pour faire partie de la d-
putation envoye en Egypte en 1839, si je ne me trompe,
pour y aller chercher un vque. On a pu voir dans
ce qui prcde les raisons leves qui prvalurent dans
l'esprit de M. de Jacobis, pour lui faire accepter, en
cette occasion, une mission aussi dlicate que prilleuse
qui pouvait compromettre sa personne. Je n'entre pas
dans les dtails maintenant, parce que ce serait sortir de
mon sujet. Je me bornerai seulement faire ressortir la
274
grande humilit de M. de Jacobis en acceptant une sem
blable entreprise, qu'il excuta pourtant d'une manire
admirable.
Quand M. de Jacobis partit de l'Europe pour l'Abys-
sinie, ce pays tait sans vque depuis plusieurs annes
par suite de la mort de l'vque Cyrillos, qui, selon les
uns, avait t empoisonn par suite de quelques discus
sions au sujet de lafoi, ou, comme d'autres supposent, tu
par le chagrin. On avait conu l'espoir que l'expdition,
envoye par le gouvernement d'Abyssinie pour demander
un autre vque, pourrait tre dtermine aller le cher
cher, non prs des vques coptes hrtiques, mais bien
Rome, et en obtenir un vque catholique. M. de Ja
cobis arriva en Abyssinie avec cet espoir , et resta
un an dans ce pays sans pouvoir rien faire, mpris
de tous et regard de travers comme l'est un bohmien
en Italie. Pendant ce temps, il se borna tudier la lan
gue sacre et la langue vulgaire du pays et vaincre le
cur obstin et orgueilleux des indignes par ses bons
exemples. A cet effet, pendant son sjour Adoua, on le
voyait passer les journes entires dans les glises, dans
une oraison continuelle, sans nanmoins participer aux
crmonies religieuses des hrtiques. Ce fut par ce
moyen qu'il parvint se concilier un peu d'estime auprs
des gens de ce pays. Quelquefois il cherchait entamer
la question de l'vque avec des officiers du prince Oubi
qui avaient t les premiers s'approcher de lui; mais il
ne tarda pas dcouvrir que les calculs et la politique du
pays taient encore bien loigns d'une pareille dmar
che. Le nom de catholique romain, tel qu'il avait t d
peint jusque-l par la race copte, tait encore regard
comme odieux et infme.
Les choses taient en cet tat quand les princes tomb
rent d'accord pour envoyer au Caire une dputation avec
dix mille talaris acheter un vque, car c'est ainsi que s'ex
priment les gens du pays. La dputation devait tre com
pose d'une trentaine de personnes dsignes par les dif
275
frentg princes, accompagnes d'une vingtaine de domes
tiques ou gens de leur suite. Comme les Abyssins, sortis
de leur pays ont grand peur des Arabes et du gouverne
ment gyptien, et qu'on ne connaissait dans le pays au
cune personne influente qui pt protger la dputation,
on choisit M. de Jacobis pour tre le guide de cette exp
dition. Arriv en Abyssinie avec d'autres ides et d'autres
esprances, on peut se figurer facilement quel fut son
dplaisir de voir s'vanouir l'espoir de dterminer le gou
vernement demander Home un vque catholique,
mais d'tre oblig de se mettre lui-mme la tte de l'ex
pdition qui allait chercher un vque hrtique, qui de
vait devenir sans aucun doute un ennemi jur de sa mis
sion. Chacun peut s'imaginer quelle dose d'humilit il
fallait pour se rsoudre un semblable sacrifice, qui devait
en outre susciter une infinit de sinistres commentaires.
Abba Gabriel et d'autres, qui s'taient alors trouvs au
courant de toute l'affaire, m'ont dit que M. de Jacobis
avait pass huit jours dans une oraison continuelle, sans
manger et sans voir personne, et qu'au bout de ce temps
il avait rsolu d'accepter la commission.
Cette seule dtermination tait dj un grand sacrifice
d'humilit; mais M. de Jacobis connaissait dj suffisam
ment l'Abyssinie et le caractre de cette nation, pour pr
voir combien d'autres sacrifices et combien d'humiliations
lui seraient ncessaires pour excuter une semblable en
treprise d'une manire difiante et utile pour la mission
qui lui tait confie. Le premier jour o tous les dputs
se trouvrent runis sur les frontires d'Abyssinie pour
sortir du pays, M. de Jacobis jugea propos de leur adres
ser un discours pour les encourager et leur offrir ses ser
vices : Mes frres, leur dit-il, la volont du prince Oubi
m'oblige vous accompagner; j'ai accept cette charge
non-seulement parce que le roi le veut, mais beaucoup
plus encore parce que telle est la volont de Dieu ; je ferai
tout mon possible pour vous satisfaire ; soyez assurs que
vous trouverez en moi un serviteur dvou. A ces pa
276
rles ou d'autres semblables, les envoys ne rpondirent
que par un air de mpris et par ces paroles imperti
nentes : Bien entendu que tu es notre esclave, et gare
toi si tu n'excutes pas les intentions du prince ; nous
nous retrouverons ensuite devant lui notre retour.
Une telle rponse jointe d'autres compliments de cette
faon, que ne se rappelaient plus ceux qui me racontaient
le fait longtemps aprs, et qui taient devenus catholi
ques, aurait certainement suffi tout autre pour recourir
au prince qui tait encore tout proche, et pour lui exposer
un motif lgitime de se retirer d'une pareille entreprise.
Mais M. de Jacobisqui voyait trs-loin dans les choses de
Dieu et qui avait au cur la vritable disposition de se
faire rellement l'esclave de tous ces gens et mme de la
nation toute entire, se regardant comme oblig par Dieu
chercher le salut de ce pauvre peuple par toutes les
voies que la Providence lui ouvrirait et au prix de quelque
sacrifice que ce ft, baissa humblement la tte et rpondit
cette foule d'hrtiques impertinents : Vous avez rai
son, et, avec l'aide de Dieu, je vous promets de faire tout
ce que je pourrai, et je vous rpte ce que j'ai dit, vous
trouverez en moi le serviteur le plus dvou, comptez sur
moi, regardez-moi comme votre esclave.
M. de Jacobis n'tait pas seulement un homme au lan
gage courageux, il tait encore un homme accoutum aux '
actions hroques; ce qu'il avait dit fut fait. Pendant tout
le voyage, qui dura prs'de trois mois pour arriver au
Caire, il fit pour cette troupe 4'insolents ce que la mr
la plus tendre aurait pu faire pour des enfants bien-
aims : s'occuper de leur nourriture, leur porter de l'eau,
laver leurs pieds, prparer leurs lits, se lever la nuit
quand quelqu'un d'eux se plaignait de quelque mal, s'en
tremettre avec les mariniers pour les faire bien traiter,
leur procurer toujours la meilleure place, rpondre avec
affabilit toutes leurs futiles questions, tre * toujours
prt les servir et satisfaire leurs insatiables prten
tions ; enfin, pour nous, dit Abba Gabriel, il ne s'accor-
277
daitpas un moment de repos; et il est incroyable qu'un
homme ait pu faire tout ce qu'il a fait ; et cependant nous
autres, au lieu d'tre contents de tant de soins, comme
nous ne pouvions comprendre le principe surnaturel qui le
conduisait en tout cela, nous nous imaginions qu'il n'a
gissait ainsi que par peur de nos menaces et du prince
Oubi ou par calcul d'intrt, attendant quelque avantage
de notre part. Au lieu d'tre reconnaissants, nous deve
nions plus orgueilleux et plus insolents son gard ; on
ne saurait dire toutes les injures que nous vomissions
contre lui, chacun rivalisait pour lui en dire de plus gros
sires ; nous en vnmes mme jusqu' l'accuser de com
ploter avec les marchands pour nous vendre ; malheur
lui surtout quand on le voyait parler un musulman;
aussitt quelques-uns de nous allaient pour lui demander
ce dont il s'agissait, et bien souvent pour vocifrer contre
lui et pour le menacer. A tant de vexations, il ne rpon
dait que par le silence. Tout au plus il nous renvoyait
un noble sourire, comme si nous lui avions dit quelque
plaisanterie agrable.
Cette scne continua jusqu' ce que nous emes d
pass la moiti du voyage ; je ne fais gure que rpter les
paroles d'Abba Gabriel ; alors son humilit et sa patience
commencrent se prsenter aux yeux de quelques-uns
d'entre nous, sous un aspect diffrent; d'abord incom
prhensible, elle nous parut respectable, surtout aprs que
nous emes pass certains endroits o surtout nous crai
gnions d'tre vendus par lui ; quelques-uns commencrent
alors prendre sa dfense, quand d'autres se plaignaient
de lui ou en parlaient mal ; bientt mme il devint l'ob
jet de l'admiration, et le sujet des discours d'une grande
partie des dputs. Quant lui, ds qu'il vit qu'on lui
tmoignait du respect et queTon commenait l'couter,
il se mit faire des confrences tantt sur la foi, tantt
sur le Pape, ou bien directement sur l'objet de notre
mission ; il sut parler si bien, qu'au moment de notre
arrive au Caire, les deux tiers de l'expdition taient
16
278
pour lui, et disposs mme aller Rome, pour y de
mander un vque. Malheureusement, Rome tait encore
loin, et pour y arriver, il fallait passer par le Caire, c'est-
-dire travers toutes les intrigues, tous les obstacles
que les hrtiques coptes ne manqueraient pas de semer
sur notre passage, l'aide de la partie de la dputation
qui n'tait pas encore gagne.
On sait, que malgr tant de difficults, M. de Jacobis,
aprs mille combats et oppositions, parvint mener
Rome les deux tiers de la dputation, et s'il ne russit
pas lui faire ramener un vque catholique, c'est que
Dieu rservait encore notre aptre et cette Mission,
une preuve de nombreuses annes. Nanmoins, au re
tour de la dputation, une grande partie de ces Abyssins
devinrent de fervents catholiques, et quelques-uns parmi
eux arrivrent mme jusqu' la palme du martyre. On
sait, en effet, que c'est au retour de cette expdition, et
avec les lments mmes qui la composaient, que la mis
sion commena, et que le mouvement imprim fut tel
que le parti Copte hrtique en fut saisi d'pouvante. Si
aujourd'hui encore ce parti impose au pays son joug acca
blant, nanmoins le germe catholique, aprs plusieurs
annes d'aridit, s'est dvelopp soudain sous l'influence
fconde de l'humilit d'un noble hros; ce germe nourri
par l'exemple d'une vie vanglique et apostolique, et
d'une mort plus admirable encore, n'a plus besoin que
d'un peu de libert, pour prendre un magnifique dve
loppement.
Aprs un fait pour ainsi dire aussi classique . je suis
intimement persuad que j'ai donn une ide plus que suffi
sante d'une humilit tout extraordinaire, quia t comme
la base ferme du grand difice de perfection et de saintet
de notre cher abouna Jacob, ainsi que le nommaient les
indignes ; et pourtant je n'ai pas encore produit ce que
j'ai de plus prcieux dans le trsor de ma mmoire, je n'ai
pas encore rvl les grands mystres qui se sont passs
entre lui. et moi, principalement dans l'histoire de son
279
lvation l'piscopat. C'est l surtout que j'ai connu cet
homme, que je l'ai vu de mes propres yeux, orn de
vertus inexprimables, abm dans l'abaissement le plus
complet, tellement qu'il avait besoin de l'ancre ferme de
l'esprance chrtienne, pour se soutenir et ne pas se lais
ser emporter par le torrent de cette connaissance profonde
qu'il avait de lui-mme. Oh ! si je pouvais rapporter ici
les longs dialogues qui eurent lieu entre lui et moi dans
cette circonstance ! Si j'avais seulement les mmoires que
j'ai crits et qui me sont si chers !
A peine arriv en Abyssinie, j'avais aussitt reconnu le
caractre lev de cet homme, et dans la premire lettre
quo j'crivis Rome, je manifestai mon sentiment la
sacre Congrgation de la Propagande, en la priant de
penser envoyer bientt les pices ncessaires pour me
permettre de consacrer vque M. de Jacobis, de la capa
cit et du mrite duquel il n'tait pas permis d'avoir le
moindre doute ; j'ajoutais que cette mesure me mettrait
mme de partir plus tt pour les pays Gallas, lieu de ma
destination. La Sacre-Congrgation me rpondit aussitt
qu'elle allait m'expdier tout ce qui tait ncessaire cet
effet, et qu'en attendant je ne devais pas bouger de l'en
droit o j'tais, afin d'tre toujours prt excuter ce
qu'elle m'ordonnerait.
Pendant ce temps-l, je fis toutes les ordinations des
lves de M. de Jacobis, ce qui me retint presque cinq
mois Guala, o se trouvait la maison principale de la
Mission. Aprs Pques, M. de Jacobis partit avec quel
ques-uns des prtres nouvellement ordonns, pour aller
visiter d'autres pays o il y avait dj des catholiques, afin
de faire exercer le saint ministre ces prtres ; et vers la
fin de juin 1847, il arriva de Rome un pli considrable
adress M. de Jacobis qui se trouvait alors Alitina.Ce
pli renfermait des lettres pour moi que l'on m'avait dj
envoyes par une autre voie, et qui par malheur taient
tombes entre les mains de l'vque hrtique qui s'en servit
pour m'intenter procs, et faire dcrter mon expulsion.
280
C'est ici que commena la lutte entre mon orgueil et
l'humilit sans exemple aVM. de Jacobis. J'attendais
avec anxit les lettres de Rome, pour terminer toutes
mes affaires avec la Mission d'Abyssinie, en consacrant
vque le Prfet de cette Mission. Il avait reu les Brefs,
mais il les ensevelit, et l'on n'en sut plus rien. Heureuse
ment M. Degoutin vice-consul de France Massouah,
m'crivit pour d'autres affaires et me dit que sous son pli
tait arriv un autre pli qui lui semblait tre une lettre
de Rome, l'adresse de Mgr de Jacobis, vque nomm
de Nilopolis, et Vicaire apostolique d'Abyssinie. A cette
nouvelle j'crivis aussitt M. de Jacobis, pour lui de
mander s'il n'tait pas venu de Rome quelque lettre pour
moi; je regardais comme certain que la Sacre-Congrga
tion de la Propagande avait d m'envoyer quelque ins
truction. Il me rpondit aussitt pour m'assurer qu'il
n'tait rien venu. Je lui crivis de nouveau, lui disant
que je doutais beaucoup de la vrit de ce qu'il assurait,
mais que j'tais sr, pour le moins, qu'il tait arriv des
lettres traitant d'affaires qui me regardaient. A cette
seconde lettre il me rpondit qu'il tait venu en effet des
pices contenant des affaires qui le regardaient, mais lui
seulement, et qui ne me concernaient pas ; il me priait de
rester tranquille, m'assurant qu'au cas o il serait venu
quelque chose pour moi, il n'aurait os rien cacher
son pre. Nanmoins, l'envoy qui m'avait apport la
lettre de M. de Jacobis me prit part et me dit : Je ne
sais ce qu'a notre pre, depuis qu'il a reu votre lettre , il
s'est retir tout seul, et quelques-uns de nos prtres tant
entrs dans sa chambre, l'ont trouv genoux et fondant
en larmes. Je lui rpondis alors : Votre pre est
trs-malade d'une maladie qu'on appelle l'humilit. Cet
envoy m'avait rapport la vrit, je l'avais reconnu moi-
mme, car la lettre de M. de Jacobis qu'il m'avait appor
te portait les traces de ses larmes que je baisai avec res
pect, tant j'avais dj de vnration pour cet homme de
Dieu.
281
Enfin je tenais sortir de cette affaire, et je savais qu'il
ne manquerait pas de m'obir, bien que je n'eusse aucun
titre pour lui commander. Je rsolus donc de lui crire
une troisime fois, pour le prier de venir tout prix
Guala o je me trouvais, et cela le plus tt possible,
parce que j'avais des affaires trs-graves lui communi
quer, sans ajouter rien autre chose, mais en lui montrant
un peu de mcontentement. Il n'en fallut pas davantage ;
aussitt qu'il reut ma lettre, il quitta mme son dner
qui tait dj prpar, prit avec lui un morceau de pain
et partit accompagn d'un de ses prtres. Il arriva
Guala le soir, la nuit tombe, et il nous trouva souper.
Comme il tait trs-fatigu et encore plus triste, ce qui se
voyait bien sur son visage, je ne lui dis rien ce soir-l ;
mais le lendemain matin, aprs avoir clbr la sainte
messe, nous demeurmes tous deux seuls dans la cha
pelle, et l, nous asseyant devant l'autel, nous commen
mes parler. Je lui demandai s'il n'avait point reu
quelque document de Rome au sujet de l'piscopat, ajou
tant que, autant que je le pouvais, je lui commandais
mme au nom du Pape, dont je pouvais bien supposer
l'intention, de me rvler tout sans rien me cacher.
Quand il se vit attaqu si fortement et misendemeure
au nom du Pape, il devint docile comme un agneau, il
me raconta tout bonnement la chose telle qu'elle tait,
mais il finit par me dire qu'il ne pouvait me montrer ces
documents, parce que ne prvoyant pas que je l'aurais
attaqu si fortement ni si directement, il les avait exprs
laisss Alitina. Quand il eut fini cet aveu il y eut une
vritable scne ; se tournant vers l'autel, au lieu d'couter
ce que je lui disais il se mit pleurer et rciter devant
Dieu toute l'histoire de ses misres et de ses dfauts et de
ses pchs, et il ne finissait point ni de pleurer ni de
s'accuser, de soFte que ce matin-l il me fut impossible
d'entamer avec lui aucun entretien assez calme, pour lui
dvelopper les raisons intrinsques et extrinsques qui
concernaient cette affaire et terminer ainsi cette question
16.
282
l'amiable ; je me vis forc d'ajourner cet entretien, afin
de donner son imagination le temps de se calmer.
Je cherchai d'autres fois le saisir en choisissant pour
cela les moments o il me semblait tre le plus calme,
i mais c'tait toujours comme la premire fois une espce
d'agitation convulsive qui l'empchait mme de me
donner une rponse directe. Toutes les raisons contraires
qu'il avait su me donner revenaient toujours les mmes;
c'tait qu'il ne pouvait absolument pas consentir accepter
une charge pareille, parce qu'il avait la conviction trs-
certaine qu'il en tait incapable sous tous les rapports et
qu'il avait la certitude morale qu'il ne pourrait pas seu
lement soutenir l'honneur d un semblable caractre. Il
suffisait de laisser chapper ce mot pour le faire aus
sitt recommencer sa litanie exagre de tous ses dfauts,
de son mauvais naturel et de tout ce qu'il pouvait trouver
de plus humiliant dans toute sa vie ; puis, dans l'exaltation
de son esprit, il lanait certaines sentences qui finissaient
par m'pouvanter moi-mme : Comment, disait-il, moi
qui ne suis pas encore arriv comprendre ce que c'est
qu'un prtre, et aprs tant d'annes de sacerdoce, il faut
que je sois vque?.... vque? quoi? quoi? et il ajoutait
ensuite certaines phrases qui lui taient propres, mais si
sublimes et si profondes que je n'ai pu les retenir, mais
qui seraient certainement de vrais trsors si j'avais pu les
conserver.
Il ne me restait plus qu'une seule ressource tenter,
c'tait celle d'un commandement formel ; car il m'obissait
en tout Comme et pu le faire un novice. A cet effet, je le
pris part un jour qu'il me semblait plus calme qu'
l'ordinaire et je commenai lui faire une confrence sur
les raisons pressantes qu'il y avait de conclure promp-
tement cette affaire. Je lui rappelai les besoins de sa Mis
sion qu'il avait lui-mme exposs Rome, ajoutant que,
avant mon arrive, il avait mme crit pour demander l
permission d'envoyer ses jeunes gens en Egypte pour les
ordonner. Je lui fis voir ensuite la lettre de laSacre-Con
*

283
grgation de la Propagande qui me commandait de m'ar-
rter cet effet, ajoutant que sa rsistance m'obligeait
m'arrter sans fin, sans pouvoir entrer dans ma mission
des Gallas. Ensuite, pour le presser davantage, je lui repr
sentai que l'horizon commenait s'obscurcir en Abys-
sinie, prcisment cause de moi, que dj j'tais menac
de l'exil et qu'il pouvait facilement en calculer les cons
quences. Puis, je lui commandai formellement au nom du
Pape dont je croyais pouvoir raisonnablement interprter
l'intention. Aussitt, comme frapp d'un coup de foudre,
il resta environ dix minutes immobile. Je crus que c'tait
un bon signe et je l'engageai prier Dieu et mettre sa
confiance en son secours. Mais le rsultat fut tout oppos
celui que je pensais. Il se jeta mes pieds, me demanda
pardon de la manire la plus touchante et voici la rponse
qu'il me donna et quf coupa court pour lors toutes mes
instances : Mon pre, j'espre en la misricorde de
Dieu, que ma dsobissance vos ordres ne me sera pas
impute pch, parce qu'il est tout bon et ne demande
pas l'impossible et surtout il est certain qu'il n'exige pas
une chose qui serait pour ma faiblesse une occasion de
pch, peut-tre mme de dshonneur pour l'piscopat et
de ruine pour cette Mission, c'est pourquoi il m'est im
possible d'accepter. Et quand je n'aurais pas toutes ces
raisons; j'appartiens h une Congrgation et l'piscopat
entrane une certaine mancipation du corps de la Con
grgation laquelle j'appartiens et que j'aime du fond de
mes entrailles. Vous vous fatiguez en pure perte, parce
que vous devez comprendre qu'il m'est impossible de me
rsoudre une pareille dmarche avant d'tre moralement
certain, non-seulement dela permission de mon Suprieur
gnral, mais encore de son commandement formel, puis
que c'est lui qu'appartient ma personne. L'glise est
au-dessus de mon Gnral , mais vous savez assez que
l'intention de l'glise en imposant une charge quelqu'un
n'est pas de lui en faire un commandement ; et pourquoi
voulez-vous donc m'en faire un commandement si pres
284
sant, puisque Rome ne parle pas ainsi? Du reste vous tes,
je vous le dclare, en parfaite libert et si vous le dsirez
je vais vous mettre mon refus par crit pour votre d
charge auprs des suprieurs.
Une rponse aussi absolue, aussi catgorique, tait de
nature me fermer toute voie pour de nouvelles in
stances, et j'avoue que dans le moment je fus souverai
nement mcontent, je dirais presque scandalis de son
obstination, et il n'y eut que la saintet de sa vie ou plus
encore ce talent de rsoudre toutes les questions les plus
graves par des moyens termes toujours suprieurs aux
calculs ordinaires, qui me fit alors respecter en lui la pr
pondrance des sentiments de l'humilit sur ceux de l'o
bissance. Cependant cette poque surgit la perscution
et par ordre du prince Oubi je dus sortir d'Abyssinie. Le
besoin de chercher une autre route pour me rendre dans
les pays Gallas, lieu de ma mission, me fit mme partir
de Massouah pour me rendre Aden et de l sur la cte
orientale d'Afrique, dite de Zeila ou des Somaouls, pour
tenter de pntrer par l dans le Ghoa. Me trouvant l en
octobre de l'anne suivante 1848, une lettre prive m'a
vertit que Rome avait appris avec grand dplaisir que je
me fusse loign de la cte de Massouah, avant d'avoir
consacr vque Mgr de Jacobis, et que l'on attribuait tout
ma faiblesse, tandis que je n'avais pas manqu de tenir
Rome au courant de tout ce qui se passait entre M. de Ja
cobis et moi.
a Fort mcontent de cette nouvelle, je quittai la cte de
Zeila la fin du mois d'octobre et repassant le dtroit de
Bab-el-Mandeb (porte de l'anxit), j'arrivai Massouah
au commencement de novembre. Notre saint homme s'y
trouvait alors, lui aussi avait t oblig de sortir d'Abys
sinie quelques mois aprs moi. Je lui dclarai le motif de
mon retour qui n'tait autre que de le consacrer vque,
ajoutant que je pensais que, pendant quatorze mois, il avait
eu le temps de rflchir- et de s'entendre avec ses sup
rieurs; enfin pour renforcer mon argument je lui fis voir
285
la lettre dj mentionne et je ne manquai pas de lui faire
remarquer que son refus m'avait occasionn quelques
dsagrments. Il en parut trs-afflig et mme trs-confus,
mais, comme un saint qu'il tait, il s'humilia d'une ma
nire incroyable, me demandant pardon d'avoir t pour
moi la cause de tant de peines.
Le voyant ainsi humili et repentant de toutes les his
toires passes, je crus me trouver au moment favorable
pour attaquer la question principale, celle de sa conscra
tion. Mais lui, plus habile que moi, prvint tout ce que je
me disposais lui dire sur ce sujet. Il me demanda huit
jours pour rflchir m'assurant qu'au bout de ce temps il
me donnerait son dernier mot et me satisferait autant
qu'il lui serait possible. Sa demande tait trop juste pour
prouver un refus, et comme je croyais bien achemine
l'affaire qui me pressait le plus, je crus devoir le laisser
tranquille. En consquence il se retira, lui, ses prtres et
ses clercs Emcoullo, sur la terre ferme, pendant que je
restai dans l'le de Massouah, pour laisser ce fruit mrir
spontanment sans m'exposer renouveler toutes les
scnes d'autrefois. Comme il passa tous ces huit jours
dans une parfaite solitude avec tout son clerg indigne,
en faisant une espce de retraite, et que j'avais appris
qu'il avait recommand tous de prier et envoy mme
cette recommandation ceux de ses prtres qui taient
dans des stations l'intrieur, je me confirmais de plus
en plus dans la persuasion qu'au bout de huit jours je
pourrais faire la conscration si dsire et cet effet je me
prparais pour une fonction qui tait toute nouvelle pour
moi. Seulement je n'en disais rien personne, pas mme
mon compagnon le Pre Flicissime, aujourd'hui vque
de Maroc et mon coadjuteur, parce que, vu l'tat de per
scution dans lequel nous nous trouvions, il fallait tenir
cette crmonie fort secrte.
Au bout de huit jours, au lieu de venir me trouver
M. de Jacobis m'envoya un prtre indigne avec un gros
pli qui contenait un cahier tout rempli d'criture, accom
pagn d'une petite lettre, dans laquelle il me priait de lire
cet crit avec attention, ajoutant que dans deux ou trois
jours il viendrait lui-mme pour couter mon avis. Dans
cet crit il faisait le rcit complet de toutes les contesta-
lions qu'il avait dj eues, Guala, avec moi relativement
cette affaire de l'piscopat, puis il faisait une revue plus
qu'exacte et mme exagre de toutes les confessions
sacramentelles qu'il m'avait dj faites et qu'il croyait
trs-charges, tandis que je puis dclarer maintenant qu'il
est mort, qu'elles taient entirement vides et qu'au
milieu de toutes ses craintes et de ses angoisses, ma
grande difficult moi tait de trouver une matire suffi
sante au sacrement. C'tait donc avec tous ces documents
en main qu'il voulait me faire une espce de procs et
qu'il prtendait m'effrayer par une responsabilite norme ;
il m'invitait bien rflchir toutes les dmarches que
j'avais faites pour provoquer sa nomination et il me priait
de le laisser en paix et de ne pas tant me presser de met
tre la dernire main la grande erreur que j'avais com
mise et que j'avais fait commettre l'Eglise mme,
erreur qui me coterait des remords ternels. Il allait
ensuite jusqu' me dire que, au cas o ces rflexions ne
me suffiraient pas pour arrter l'empressement que je
mettais vouloir le sacrer vque tout prix, il se voyait
oblig en conscience refuser et qu'il ne se dtermine
rait jamais y consentir qu'aprs s'tre convaincu par des
documents, de la ralit du commandement que je lui
avais fait au nom du Pape, chose qu'il ne considrait que
comme une simple ruse de ma part, employe pour le
dterminer.
Cet crit, en mettant part les faits personnels et
toujours exagrs, parce qu'ils passaient par le microscope
de son humilit, car c'tait en lui la direction de la
sagesse infinie et de la providence paternelle de Dieu qui
voulait par l tenir dans l'quilibre de la plus profonde
humilit cette me grande et par consquent d'une nature
aussi vive que dangereuse pour elle-mme, cet crit, dis
287
ie, dans tout le reste pouvait tre regard comme un
petit trait, non point tudi dans les livres, mais bien
conu dans une profonde mditation et distill dans la
contemplation, du caractre du prtre et del'vque; il
prsentait -des penses et des sentences toutes bien loi
gnes des ides communes t avec des expressions si
vives et si fortes que j'en restais frapp chaque fois que je
les lisais ; le portrait mme si humiliant qu'il faisait de
lui-mme tait pour quiconque le connaissait un enseigne
ment pratique de l'conomie simple et claire avec laquelle
Dieu sait tenir en quilibre par l'humilit chrtienne les
mes les plus leves et les plus claires; il faisait aussi
parfaitement comprendre que la science acquise ne sert
absolument de rien pourse guider soi-mme. J'avoue que
ce n'est qu'alors que j'ai commenc connatre comment
les grands saints, ceux-mmes qui taient honors par
Dieu de dons particuliers, comme celui des miracles, ou
de quelque marque extraordinaire, comme saint Franois
par les stigmates, pouvaient non-seulement^ se contenir
dans les bornes de l'humilit chrtienne, mais encore
s'appeler de grands pcheurs sans l'ombre d'affectation ni
de mensogne, ce qui est en ralit une chose trs-certaine
et trs-vraie. Je conservais cet crit comme un prcieux
trsor, je l'avais toujours prs de moi et j'avais coutume
de l'appeler ma chambre obscure, et il me servait comme
d'un petit verre ftlixir de longue vie pour secouer toutes
les indigestions morales et pour ranimer mon cur quand
il tombait dans l'engourdissement et la torpeur. Plus tard,
quand M. de Jacobis fut sacr vque, il chercha plusieurs
fois retirer de mes mains cet crit, mais je refusai tou
jours de le lui rendre, disant qu'il tait trs-bien entre
mes mains, afin que je pusse vrifier par l'vnement si
ce qu'il m'y reprochait tait vrai, et faire, en ce cas, pni
tence de mon erreur.
Je reviens mon rcit. En voyant cet crit je tombai
de mon haut et je vis bien que, sans un miracle de Dieu
ou sans un commandement direct du Pape, il n'tait plus
possible de rien esprer. J'hsitai un instant si je n'en
verrais pas Rome cet crit pour faire connatre l'tat de
la question et pour me dcharger. Mais cette pice, dans la
partie qui concernait la personne de M. de Jacobis, ne
pouvait tre bien comprise que par quelqu'un qui le con
naissait fond et j'aurais vivement regrett que la Sacre-
Congrgation et pris au srieux tous ces raisonnements.
Pendant que j'tais dans cette perplexit, Dieu commena
tresser un enchanement de circonstances qui devaient
terminer la question, en le dterminant contre toute pr
vision humaine de ma part.
Le gouvernement Turc s'est rendu matre de l'le de
Massouah en 1604,, quatre ans avant que les Portugais
entrassent en Abyssinie pour porter secours l'Empereur
contre Gragne qui s'tait dj rendu matre de plusieurs
provinces. La terre ferme appartenait au Nab, chef de la
tribu Soho, qui avait sa rsidence Dhono appel aussi
Arkico. Il tait comme un ancien tributaire del'Abyssinie
de qui il recevait son investiture. Au mois de fvrier 1847,
le gouverneur de Massouah, Ismal-Effendi, fit la guerre
au Nab et s'empara d'Arkico et de la cte, tablissant
quelques forteresses sur la terre ferme. Le Nab s'adressa
au prince Oubi, et celui-ci, au mois de dcembre 1847,
prcisment dans la circonstance dont j'ai parl, pensait
descendre sur la cte pour ]ft faire la guerre aux Turcs.
Toute la population, sujette ou protge des Turcs, dut
quitter la terre ferme pour se rfugier dans l'le, seul
point assur contre l'invasion des Abyssins. M. de Jacobis
avec toute sa maison fut lui-mme oblig de quitter
Emcoullo et de se rfugier Massouah.
Au commencement de janvier 1 848, les troupes d'Ou-
bi descendirent sur la cte et massacrrent toutes les
populations amies des Turcs, qui restaient encore sur la
terre ferme. Ce fut alors que le vice-consul de France,
lui-mme, M. Degoutin qui, en qualit d'ami du prince
Oubi, avait pens pouvoir rester Emcoullo, courut
grand danger d'tre massacr et vit brlerie drapeau qu'il
289
avait arbor sur sa maison. Toute la population arabe,
tous musulmans fanatiques, voyant le massacre que les
chrtiens d'Abyssinie avaient fait des musulmans qui
taient sur la -terre ferme , menacrent de faire des re
prsailles dans l'le de Massouah, et de se venger en
massacrant tous les chrtiens rfugis dans cette le.
Le gouverneur turc Kalil-Bey, craignant de ne pouvoir
contenir la population frmissante de cette le, pensa
sauver, au moins, les Europens, comme tant ceux
auraient pu compliquer la politique turque dans ses
relations avec les nations europennes, au cas o ils
eussent t compris dans le massaere. En consquence, il
nous avait donn l'ordre de nous retirer sur la mer sur
des barques qu'il avait lui-mme mises notre disposi
tion. Le 5 janvier se passa tout entier dans le plus grand
dsarroi ; ce jour-l, nous avions transport tous nos effets
sur les barques, et comme ma maison tait sur le bord de
la mer avec une sortie sur le rivage, tous les Europens
s'y taient runis, tout prts se mettre en mer au pre
mier moment critique. Vers le soir, quand tout fut dis
pos pour la fuite, je me trouvai runi avec M. de Jaco-
bis et quelques-uns de ses prtres indignes. Je lui parlai
alors fortement pour lui tmoigner toute ma peine, lui
disant que c'tait cause de lui que je subissais tous ces
dangers, et l'animation me fit profrer alors certaines pa
roles qui blessrent le cur de ce saint homme; je lui dis
entre autres choses : Par humilit, vous ne voulez pas
tre vque; mais, dans les Missions trangres, les v-
ques sont des victimes et non point des poux; craignez
que ce ne soit l'amour-propre qui vous fasse faire tant
d'embarras, et autres choses semblables ; ces mots suf
firent et, contre mon attente, il se jeta terre et me
demanda pardon, et me dit de faire de lui ce que Dieu
m'inspirerait.
Le voyant en cette disposition, je priai un certain Fran
ais, nomm Alexandre Vissier, d'aller chez le gouver
neur et de lui demander des soldats pour assurer ma
17
290
maison pendant la nuit, afin de pouvoir terminer quel
ques affaire; puis .je fis venir aussitt la caisse des orne
ments sacrs ; laissant de ct la chapelle o j'avais cou
tume de clbrer, parce qu'elle avait une entre /sur l'in
trieur jde l'le, j'en dressai une autre dans une chambre
qui donnait sur la mer et de laquelle, en cas d'alarme,
nous pouvions facilement sortir et descendre sur les bar
ques o nous attendaient dj tous les autres Europens.
Ainsi, un peu aprs minuit^ ayant d'un cl les soldats
qui gardaient tous les passages donnant sur notre maison
et de l?autre les Europens qui nous gardaient du ct de
la mer, assist seulement de deux prtres indignes, je
commenai la crmonie du sacre de Mgr de Jacobis, qui
se termina vers le lever du jour.
J'avais t sacr Rome, par le cardinal Franzoni, dans
l'glise de Sainl-Charles du Corso, assist de Mgr Nikols,
archevque de Corfou, et de Mgr Casolani de Malte, et
avec une solennit qui avait fait accourir toute la ville
de Rome. Mgr de Jacobis,. tout au contraire, fut sacr de
nuit, comme on prend un voleur, dans une chaumire,
avec la seule assistance de deux prtres indignes. A mon
sacre, il y avait eu des centaines de prtres et de clercs,
et une musique ravissante. Au sacre de Mgr de Jacobis,
nous devions nous-mmes remplir les fonctions de clercs
et de servants, obligs quelquefois de quitter l'autel quand
il manquait quelque chose, parce que les deux prtres in
dignes assistants, ne connaissant que le rite thiopien,
ne savaient pas le latin et ne pouvaient assister que
comme des statues. Au lieu de la musique , nous enten
dions les hurlements de la populace et les menaces de
mort qui partaient de tous les points de la ville. Nan
moins l'un et l'autre nous tions si mus que toute la
crmonie fut accompagne continuellement des larmes
d'une tendre consolation; une souveraine tranquillit
rpandait autour de nous comme un baume suave qui
nous faisait voir, dans cette crmonie pontificale accom
plie aprs tant de peines et de rsistances, un signe ma
nifeste que Dieu avait voulu attendre ce moment pour
remplir ce chaos tnbreux d'humilit par un trsor im
mense de lumires et de grces.
Je vois dans ce trait deux mystres : l'un, l'humilit
de l'homme de Dieu qui redoutait l'piscopat tant qu'il
se prsentait lui avec un appareil honorable qui et pu
lui causer un court instant de complaisance ; l'autre, l'ad
mirable sagesse de la Providence qui le voulait vque,
mais sans lui laisser un seul moment le danger d'altrer
en lui sa vertu de prdilection. L'piscopat, de sa nature,
est autre chose qu'un simple honneur, c'est un vritable
esclavage du cur de l'homme qui ressemble, en quelque
manire, celui que le Verbe divin pratique dans le mys
tre ineffable de l'Incarnation, o il s'est revtu de notre
nature uniquement pour en porter tout le poids et toutes
les misres et s'en rendre responsable devant la nature
divine; il s'est fait prtre ternel pour se sacrifier et se
faire un sacrifice continuel ; aussi, l'vque est-il l'expres
sion vivante, la continuation du sacerdoce de Jsus-
Christ sur la terre ; il se dpouille solennellement de sa
libert d'homme priv, pour se revtir de la personna
lit de l'Eglise et tre investi du caractre sublime qui le
constitue pre de son peuple, pour prendre sur lui tous
les besoins de sa famille et l'en rendre solidairement res
ponsable ; il doit continuellement s'offrir Dieu pour elle
dans un sacrifice de patience pour complter le sacrifice
ternel de la croix, en qualit de membre de Jsus-Christ.
D'un autre ct, ce caractre le fait entrer d'une manire
particulire dans l'administration du dpt sacr de la
foi, avec des devoirs qui, tout en restant subordonns au
chef de la hirarchie vanglique, n'en sont pas moinj
illimits, pour l'obliger travailler et se consumer non-
seulement pour la garde de la foi, mais encore pour sa
diffusion par toute la terre et pour l'accomplissement des
prceptes divins.
Bien que l'piscopat soit donc non pas un simple hon
neur, mais une charge effrayante pour quiconque rfl
292
chit, nanmoins, l'Eglise, dans l'ordre extrieur, repr
sente une socit qui, de sa nature, est noble et sublime ;
sa hirarchie ne laisse pas que d'tre revtue extrieure
ment de certains honneurs extrieurs qui sont capables
d'halluciner pour un instant le cur d'un ecclsiastique
moins prcautionn ou moins timor qui, dans le choix,
penche plus vers la matire et les sens que vers l'esprit.
C'est pourquoi Mgr de Jacobis. perdu dans l'abme de son
humilit, ne voyait dans l'piscopat que les deux prils
extrmes, c'est--dire celui d'tre cras sous le poids
qu'il tait intimement convaincu tre au-dessus de ses
forces, et celui d'tre pris l'amorce de cet appareil de
gloire vaine et mensongre ; motif pour lequel il s'tait d
battu en dsespr, plutt que de cder et d'accepter, bien
qu'il ft dispos et mme rsolu consumer sa vie dans
le plus rigoureux comme dans le plus sublime apostolat.
Dieu voulait aussi produire en Mgr de Jacobis un type
d'humilit jusqu'alors sans exemple dans la nation d'Abys-
sinie, qui avait perdu jusqu' l'ide de cette vertu van-
glique ; et il voulait en mme temps donner l'pisco
pat l'exemple d'un homme qui avait compris dans toute
sa profondeur le sens du caractre si sublime du souve
rain sacerdoce chrtien, bien diffrent de la gloire ext
rieure qui l'entoure. Il permit donc d'un ct toutes ces
diffrentes varits d'un refus fort et gnreux de l'pis
copat, considr comme dignit, mais ensuite, d'un autre
ct, il prpara les circonstances de telle manire, qu'il
accepta, pour ainsi dire, avec un transport de bonheur,
l'piscopat, lorsqu'il se prsenta lui nu et dpouill de
son extrieur honorifique et imposant, mais dans son
vrai sens de souverain sacerdoce, couronn d'pines avec
Jsus-Christ dans le prtoire et crucifi avec lui sur le
Calvaire.
Ce ne sont pas l de simples combinaisons d'ides, ce
ne sont pas l de pures phrases de rhtorique d'un dis
cours tudi, mais c'est un groupe de faits tous authen
tiques et rels dont j'ai t le tmoin oculaire, o j'ai t
293
acteur jusqu' un certain point et orateur assez fortun
pour pouvoir rendre justice, avant de mourir, Mgr de
Jacobis, sans avoir craindre d'offenser son humilit et
sa modestie, et je puis certifier qu'aprs deux ans de r
sistances et de combats pour refuser cette dignit la
quelle il tait lev, il ne l'a accepte que lorsque les des
seins des impies, prvalant contre lui, il se vit chasser de
l'Abyssinie comme une immondice, lorsque, arriv la
cte et dans le lieu mme de son refuge, Massouah, il
se vit environn de barques dj ballotes sur les eaux
et prtes l'emporter ; ce fut alors seulement que, saisi
comme un voleur de nuit, il fut sacr avec l'esprance de
mourir bientt en vrai pontife sur le Calvaire avec Jsus-
Christ, en s'offrant lui-mme comme une victime pour sa
chre Abyssinie. Il fut vque pendant prs de douze ans ;
mais il ne vit jamais les ornements pontificaux; il ne
voulut pas mme une seule fois avoir le plaisir de cl
brer pontificalement, et moi-mme qui cris ces mots,
pendant la crmonie de son sacre j'ai t oblig de m'-
ter la mtre de ma propre tte pour en couronner sa tte
nouvellement consacre , mon propre anneau pour le
mettre son doigt, mon bton pastoral pour inaugurer son
nouveau pouvoir, et il en fut de mme de la croix pecto
rale. La crmonie finie, il reprit ses vtements pauvres et
son genre de vie d'aptre-plerin; ainsi il vcut, ainsi
il mourut dans un dsert sous un petit arbre de Mimose,
espce de Spina ChristilQue cet homme ait t un prodige
d'humilit, il suffit d'avoir le sens chrtien pour le dire!
Pour mon compte, je dirai que M. de Jacobis a t si
humble que j'ai d tudier et seulement aux pieds de
Jsus crucifi, seul Matre de cette sublime vertu, alphabet
chrtien, pour pouvoir pntrer les calculs sublimes de
cette grande me ou pour mieux dire les voies myst
rieuses par lesquelles la divine Providence l'a guide elle-
mme, et pour ne pas interprter en mal le grand avilis
sement de lui-mme et son respect excessif pour tous,
soit indignes, soit europens, pour ne pas y voir une
294
faiblesse de sa part et pour ne pas me mettre du parti du
vulgaire qui a os le critiquer parce qu'il n'a pas su le
comprendre.
Quand Dieu veut user de misricorde avec une nation
gare et perdue, il a coutume de choisir des moyens et
des personnes qui sont plus aptes remdier aux maux
et de leur donner des lumires et des grces proportion
nes leur mission. C'est l une doctrine enseigne par
les saints Pres et consacre par l'Eglise. Mgr de Jacobis
fut l'homme choisi entre mille, et lui seul, par son admi
rable humilit, put faire ce qu'il a fait dans ce pays. L'A-
byssinie tait devenue un pays vraiment paen en subs
tance, ne conservant plus que certaines formes extrieures
du christianisme, comme le deviennent ordinairement
tous les pays htrodoxes; elle avait perdu toute la subs
tance de la doctrine chrtienne , et particulirement ,
comme je l'ai observ, elle avait tellement perdu de vue
que l'humilit vanglique est la base de tout, qu'on n'en
trouvait plus l'ide mme parmi les moines qui, dans
tout le reste, sont d'une austrit sans exemple , et qui
auraient cru scandaliser le peuple en se disant grands p
cheurs. L'Abyssinie tait et est encore une copie parfaite
du peuple juif l'poque de Notre-Seigneur : mme ob
servance extrieure, mme orgueil, mme hypocrisie des
Scribes et des Pharisiens ; elle ne voulait point reconnatre
un Christ doux et humble de cur, comme le peuple juif
le refusait aussi.
En outre, l'htrodoxie chrtienne de l'Egypte, qui
avait envelopp cette pauvre nation dans le schisme et dans
l'hrsie, avait, pendantdouze sicles, fait dans ce pays
ce qu'elle fait partout ailleurs o elle domine complte
ment, dtruit le ministre de la parole, et n'avait fait
autre chose que fermer les fentres pour empcher l'en
tre la lumire catholique, et toute l'instruction tait
rduite un petit libelle fameux, dblatrant contre le ca
tholicisme et contre toute la race europenne, qui tait
pour cette raison devenue aux yeux de tous comme im-
295
monde et infme. Mois Dieu envoya l'Abyssinie, dans
la vie de M. de Jacobis, un livre vivant, vraie copie de
l'vangile; il lui envoya un aptre vritable, image de
Jsus, doux et humble de cur, qui fit connatre ce
pauvre peuple, mieux que par tous les enseignements
possibles, la vritable ide de la vie chrtienne, et qui
enfanta par l l'glise une multitude de nouveaux
fidles dignes des premiers sicles de la foi.

CHAPITRE XX.

Gondar.

La ville de Gondar, qui joue un si grand rle dans


l'histoire de l'empire abyssin, n'est plus que l'ombre de
l'ancienne capitale du grand Ngous. Elle est situe dans
une belle plaine, au pied de vertes collines, toutes char
ges d'une riche vgtation. A en juger par les ruines
qu'on trouve avant d'entrer dans l'enceinte actuelle, elle
devait avoir plusieurs lieues de longueur. De tous ses
monuments il ne reste que le chteau imprial, bti par
les Portugais, vers l'an 1680, lorsqu'ils vinrent au secours
de l'empereur menac par un gnral musulman. C'est
une forteresse flanque de quatre normes tours. Les
chambres intrieures sont pour la plupart dlabres ; elles
abritent tant bien que mal la grandeur dchue du souve
rain qui y rside, Toute son autorit se borne au droit
de vie et de mort sur les habitants de la seule ville de
Gondar. Bien que les rois qui l'ont supplant soient obli
gs, en paraissant devant lui, de se tenir dans la position
humiliante de sujets et d'esclaves (ainsi le veut l'usage
abyssin), cependant lorsque ce fantme d'empereur leur
fait ombrage, ils ne craignent point de le destituer et d'en
29
nommer un autre sa place. Pourquoi ces vassaux rvol
ts conservent-ils un titre fastueux, auquel ils ont enlev
toute puissance ? C'est d'abord que ce souvenir est cher
l'esprit national dont il entretient l'orgueil et l'esprance ;
c'est de plus que les princes rivaux se flattent de reconsti
tuer un jour l'empire leur profit. Ce rve tait surtout
celui d'Oubi, roi de Tigr, et de l venait la guerre qu'il
faisait Ras-Aly alors en possession de Gondar.
Nous avons vu qu'une mission avait t forme dans
cette ville par MM. Sapeto et Montuori. Le premier,
devenu malade, tait depuis longtemps retourn eu Eu
rope. Le second, l'arrive de M. Biancherien 1842, tait
all en Nubie fonder, Kartoun, une mission qui fut
ensuite confie d'autres ouvriers. Rentr en Abyssinie
M. Montuori se rendit sur le territoire du roi de Choa,
Sella Sellasie. Celui-ci, pour se soustraire la domination
de l'abouna hrtique, prit la rsolution de demander
Rome un vque catholique et chargea de cette mission
M. Montuori. Ce dernier partit pour l'Europe en 4849, en
compagnie de M. Biancheri et du frre Abbatini. En tra
versant le dsert de Suez au Caire, le frre Abbatini mourut
du cholra et fut enseveli dans ces sables. Les deux autres
missionnaires arrivrent Rome, mais pendant l'inter
valle le roi de Choa mourut et l'objet de la mission ne pou
vait plus avoir de suite. M. Montuori, dont la sant tait
dj ruine par le cholra qu'il avait eu au Caire, resta
en Europe (1) et M. Biancheri rentra seul en Abyssinie.
Pendant son absence, la mission de Gondar avait t
administre par M. Stella. L'ordre du rcit 'exige que
nous donnions sur cette mission les dtails renferms
dans plusieurs lettres de M. Stella. La premire est adres
se M. Etienne, suprieur gnral de la Congrgation.
Gondar, 19 fvrier 1849.
Parmi les tribulations qui remplissent notre cur

(1) M. Montuori est mort Naples, le S mai 1857.

>
297 '
que nous sommes obligs de souffrir pour la religion, dans
ces pays barbares, j'ai trouv une grande consolation
dans un voyage que j'ai fait l'est de Gondar, dont le
rcit vous fera plaisir, cause du grand intrt que vous
portez notre trs-chre mission d'Abyssinie. Vous savez
que j'ai t oblig de me sparer de Mgr de Jacobis, et de
quitter l'Agamien pour me rendre Gondar, en mme
temps que notre Vicaire Apostolique avait reu ordre du
prince du Tigr de se retirer aux confins du royaume. Cette
sparation tait bien amre. Aussitt que je fus arriv
Gondar, je crus qu'il tait de mon devoir de visiter
Ras-Aly, et de faire amiti avec lui, parce qu' prsent
il occupe la place de l'empereur, et il est le vritable roi
de l'Abyssinie. Mais je ne pouvais partir le jour, cause
d'un chef rvolutionnaire qui tait prs de Gondar ; j'ai
donc attendu qu'il ft nuit; et, la faveur des tnbres,
* lorsque les habitants de la ville taient ensevelis dans le
plus profond sommeil, je sortis sans rencontrer personne,
et accompagn des cris des hynes droite et gauche :
dans peu de temps je fus hors de danger. En route, le
sommeil vint souvent fermer mes yeux, mais je ne pou
vais dormir, sans me jeter la tte dans les pines qui
abondent sur la route. Aprs deux jours de chemin, j'arri
vai un endroit qu'on appelle Ifac. C'est ici que j'ai ren
contre M. Rochet (d'Hricourt,) qui tait parti de Gondar
quelques jours avant moi, pour se rendre la rsidence
du Ras.
M. Rochet tait venu en Ethiopie pour faire des obser
vations. Il a pass l'hiver Gondar ; le prince rvolution
naire, qui tait prs de Gondar, l'a mis en prison pour
trois jours, avec le frre Filippini ; mais le frre Filippini
n'a t arrt qu'un jour; et, de plus, M. Rochet a t
dans les fers et on lui a vol beaucoup d'effets prcieux.
Nous partmes ensemble, et dans un jour et demi nous
arivmes Debra-Tabor, ville du Ras. Cette ville est sur
une montagne qui s'lve au milieu d'une plaine; je la
crois l'effet d'un volcan. Au sommet est btie la maison
17.
298
royale, et l'entour sont les maisons des soldats, qui
vont jusqu' la plaine. Nous allmes descendre, avec nos
gens et nos effets, prs de la maison du roi, et nous lui
fmes annoncer que nous tions arrivs ; aprs avoir
attendu peu de temps, un homme nous dit d'entrer;
nous entrmes dans une grande chambre ronde. A une
des extrmits tait le roi, assis par terre sur un peu de
foin. A droite taient ses chevaux, gauche un grand
nombre de boucliers, de fusils et d'autres effets. Autour
de lui taient ses gens et ses esclaves Gallas. Il nous
demanda avec un air de douceur et de bont si nous
nous portions bien, et il nous fit asseoir prs de lui. Il
tait mercredi, jour de jene en Abyssinie, il nous fit
donc donner une portion maigre, fortement saupoudre
de poivre rouge. Ensuite il nous fit servir l'hydromel et
le caf, lequel se faisait remarquer par une forte odeur de
poivre. Malgr ce ragot peu attrayant, je n'avais aucune
difficult manger ce qu'on me donnait, parce que je
suis accoutum la nourriture abyssinienne; mais
M. Rochet, qui ar rivait peine de l'Europe, ne pouvait
pas s'y faire : diable! me dit-il, il n'y a que du poivre
dans cette portion, je ne puis pas mme boire le caf. Je
ne pouvais me tenir de rire en voyant M. Rochet qui avait
la bouche enflamme. Aprs le dner, le roi nous montra
ses chevaux, se3 fusils et les cadeaux que le roi de Choa
lui avait envoys, qui consistaient dans un trs-joli bou
clier tout couvert d'or et d'argent, dont nous admirmes
le travail, une pe dont la gane tait en argent, deux
trs-jolies lances et un cheval. Je ne rapporterai pas tous
les entretiens que le roi a eus avec M. Rochet en ma pr
sence, vous pourrez lire les aventures de M. Rochet dans
le livre qu'il doit publier Paris. Mais je vous dirai
seulement ce qui s'est pass entre le roi et moi. Je me
suis prsent au Ras comme tant le frre de M. Montuori
et de M. Biancheri. Le roi m'a dit : Ces Messieurs sont
partis? Oui, ils sont alls Rome. Reviendront-ils
bientt? Ils reviendront dans le mois de juin ou d'aot.'
299
J'aime beaucoup les gens de Rome, MM. Montuori et
Biancheri sont mes amis. Je dsirerais aller moi-mme
Rome. Je lui ai dit que la route tait dangereuse. Je
ne crains pas, rpondit-il. Ensuite il me dit : Pourquoi
l'abouna Jacobis ne vient-il pas ici? Le gouverneur du
Tigr ne l'aime pas. Puis il toucha ma barbe, et comme
le soleil tait prs de disparatre de l'horizon, il nous dit :
Bonne nuit, reposez bien. Il nousfit donner une maison prs
de la sienne, o jious allmes avec nos gens et nos effets
pour prendre un pou de repos. Le lendemain, il nous fit
appeler; nous tant rendus auprs de lui, nous le trou
vmes assis sur des pierres et tenant une longue-vue
avec laquelle il observait les montagnes voisines. Nous
lui offrmes les cadeaux, que nous lui avions ports
comme signe d'amiti entre lui et nous. Il nous remercia
de tout.
Je ne dois pas passer sous silence ce que le Ras m'a
rpt dans les divers entretiens que j'ai eus avec lui. Il
m'a dit qu'il dsire que je fasse une maison Biethliem,
pays loign d'une journe de Debra-Tabor. Oui, jeb-
tirai une maison et une petite glise dans le pays de Bieth
liem, et j'apprendrai la doctrine chrtienne aux gens
du pays, aux enfants, etc. Je vous donnerai un homme
pour vous y accompagner, rpondit-il. Je l'en remer
ciai. Comment se fait -il que l'abouna-Salama se con
duit mal, me dit-il ? Je lui fis le rcit des actions de
l'abouna, je lui dis qu'il achetait des mulets pour les
vendre Massouah et des esclaves pour les envoyer en
Egypte; que la conduite de l'abouna n'est pas celle d'un
vqu, mais d'un ngociant; que si l'Ethiopie embrassait
l'Islamisme, l'abouna ne dirait pas un mot pour l'emp
cher, qu'il ne se met en colre que contre Mgr de Jacobis
qui enseigne la doctrine catholique, et fait un bon nom
bre de proslytes ; que l'abouna n'enseigne pas la religion,
qu'il n'a d'autre force ni d'autre influence sur les Ethio
piens que ses excommunications. Le Ras couta avec at
tention tous mes discours ; il connat trs-bien les mau
300
vaises dispositions de l'abouna, et il ne fera jamais la
paix avec lui. Il m'a fait quelques questions sur des points
de la Foi, et il a t content de mes rponses. Il me prit
par la main et me donna beaucoup de marques d'une vraie
amiti. Il me dit : Je donne mes biens aux pauvres, j'ai
trs-peu de chose pour moi. L'aumne, dans ces pays-
ci, est trs-bonne, lui ai-je rpondu. C'est vrai, a-t-il
dit. Il me demanda ensuite s'il fait bien de faire la
guerre aux gouverneurs du Godjam et au chef rvolution
naire qui est prs de Gondar. Je lui rpondis qu'il faisait
bien, parce qu'tant, lui, le vrai roi d'Abyssinie, il devait
gouverner tout le pays avec ses habitants; et comme le
gouverneur du Godjam et le chef de Gondar s'taient
rvolts, il n'y avait point de mal leur faire la guerre.
Aprs que je fus rest quelques jours Debra-Tabor, il
me donna un guide pour m'accompagner jusqu'au pays
dont il a donn le gouvernement un Anglais, nomm
M. Bell. C'tait le matin ; je pars et dans quatre heures
j'arrive la maison de M. Bell, qui m'a reu avec la plus
grande amiti et politesse qu'on puisse trouver dans une
maison abyssinienne. Aprs avoir sjourn quelques jours
chez M. Bell, je partis, et il voulut m'accompagner jusqu'
Biethliem. M. Bell est au service de Bas-Aly, il est g de
trente-deux ans. Il m'a dit qu'il aime beaucoup la religion
catholique, et qu'il dsire l'embrasser , il m'a fait seule
ment quelques objections sur le culte des images et sur la
rsurrection des corps, dont les mes n'entreront dans le
Ciel qu'avec le corps, me disait-il. Je lui expliquai la
doctrine catholique sur ces points, et il fut satisfait des
rponses. Il me dit seulement : Les enfants savent-ils ex
pliquer cette doctrine comme vous ? Oui, rpondis-je,
ils savent que le culte que nous rendons aux images n'est
pas une adoration, mais que c'est un respect, une affec
tion, un amour que nous avons pour les amis de Dieu, et
comme les amis d'un roi nous peuvent obtenir beaucoup
de grces, de mme nous prions les saints qui sont les
amis de Dieu, et nous nous recommandons eux, afin
301
d'obtenir ce qui nous est ncessaire. Eh bien ! Mon
sieur, je me ferai catholique avec ma femme; j'en ai
mme dj parl M. Biancheri. Vous, Monsieur Stella,
ayez la bont de m'envoyer un livre d'instruction sur la
religion catholique. Oui, je vous l'enverrai. Il m'a
donn sa maison Biethliem, pour le peu de temps que
j'ai sjourn dans ce pays, et il est parti pour son pays qui
n'est pas loign (1).
Bietlhiem est un joli pays, le climat est trs-bon, les
habitants sont gais, et il y a abondance de vivres. L'glise
a t btie par les Bomains, me disaient les habitants, au
temps de l'empereur David. C'est vraiment une jolie
glise, btie toute en pierres de forme rectangulaire trs-
bien tailles, ce n'est pas l'uvre des Abyssins. Il y a
deux cents ans environ qu'on a construit cette jolie glise.
Ma conduite dans ce pays a tonn les habitants, et
prsent je suis estim comme un homme dont l'gal n'a
pas encore t vu dans leur pays. Lorsque je sortais de la
maison, une foule d'enfants et d'autres gens venaient aprs
moi pour me voir, ils m'aiment beaucoup. Je vous
apprendrai la doctrine chrtienne, leur disais-je, et vous
serez de bons enfants. Oui, nous dsirons l'apprendre,
me rpondaient-ils. Parmi ces enfants, il y avait une pe
tite musulmane, qui tait venue pour me voir ; ces enfnts
me disaient : Monsieur, cette fille est musulmane.
Alors je lui dis : comment est-il possible que tu sois seule
musulmane parmi tous ces enfants chrtiens ? La petite
ne rpondait pas. Eh bien ! je t'apprendrai la doctrine
chrtienne, et ensuite je te donnerai le baptme. Es-tu
contente ? Oui, me rpondit alors la petite fille, je d
sire tre chrtienne. Sa mre vint me voir, et elle-mme
est contente que je donne le baptme sa fille. Alors j'ai
promis la petite de la baptiser aussitt que je serais de
(1) M. Bell, il est croire, conserva ces bonnes dispositions; mais
les missionnaires ayant t depuis chasss vers la cte de la mer Bouge,
il ne put excuter son dessein de rentrer dans le sein de l'glise ; il fut
tu dans une bataille en 1860.
302 .
retour, parce que je ne crus pas bon de la baptiser ce
moment. Les moines et les prtres m'ont pri de rester
avec eux, de btir une glise et une maison comme celle
de Rome, parce qu'ils m'aiment beaucoup, et que je suis
un homme qui aime l'glise. J'ai prouv bien des conso
lations en voyant les dispositions du pays de Biethliem pour
l'Eglise romaine, et je suis certain que dans peu de temps
ce pays sera catholique, parce qu'ils aiment notre doctrine
et qu'ils dtestent Yabouna-Salama. J'ai promis d'y re
tourner bientt, d'y btir une glise et de commencer les
instruire. Tout le pays m'est dvou, bien des consolations
se prparent pour mon cur. Je crois avoir gagn ce pays,
en me faisant tout tousi Le missionnaire, pour gagner
le cur des Abyssins, doit leur parler avec douceur, leur
montrer qu'il les aime, se faire tout tous, les recevoir
chez lui, et souffrir leur impolitesse, etCi II est vrai que la
vie du missionnaire doit tre bien pnible la nature :
manquer souvent du ncessaire, craindre pour sa vie, s'ac
commoder aux usages du pays. Il faut avoir une vocation
particulire. Cependant nous nous estimons heureux, je
suis trs-content d'tre en Ethiopie, je surabonde de joie
au milieu des tribulations, et je bnis Dieu lorsque je suis
oblig de souffrir, ne dsirant que de goter le mystre
de la croix. Aprs avoir sjourn Biethliem quelques
jours au milieu d'un peuple dispos embrasser notre re
ligion, accompagn d'une foule de gens qui m'aiment, je
les ai quitts avec regret pour revenir Debra-Tabor. Le
roi, dans cette circonstance, m'a donn plus qu'auparavant
des signes de son amiti, deux fois par jour il me faisait
appeler pour manger avec lui. H a manifest un grand
dsir de voir le frre Filippini, et comme je lui dis que je
voulais partir pour Gondar, il me donna une trs-jolie selle
pour mon mulet, c'tait la selle royale de son propre mu
let. Pour lui faire plaisir, je l'ai accepte, et ensuite je lui
ai dit que nous nous verrions Pques, et lui ayant sou
hait bonne sant, je partis pour Gondar, o, pour plus de
sret, je suis entr de nuit. A Gondar, je trouvai une lettre
303
de Mgr de Jacobis qui m'annonait qu'il ne pouvaitfpas se
rendre dans l'Agamien, et qu'il tait encore dans son exil,
que le prince Oubi attendait que le Ras lui envoyt une
lettre en sa faveur pour le faire rentrer dans l'Agamien; il
me priait de faire quelques instances auprs du Ras pour
pi obtenir de retourner Guala au collge de l'Immacule-
Conception. Comme le roi m'avait tmoign le dsir de
voir le frre Filippini j'ai envoy notre bon Frre Debra-
Tabor, pour voir ie roi, et en mme temps pour lui parler
en faveur de Mgr de Jacobis. Jusqu' prsent le frre n'est
pas encore de retour ; plus tard j'enverrai d'autres lettres
en France pour donner des nouvelles du rsultat de son voya
ge. Mgr de Jacobis peut seulement pntrer jusqu'aux con
fins du Tigr, comme il semble. Nos prtres et les enfants
du collge sont dans les pays desCbohod'Alitina, pays in
dpendant d'Oubi, et loign d'une petite journe de l'A
gamien et de quatre de Massouah. Dans peu de jours les-
troupes du roi vont arriver Gondar, pour faire a guerre
au chef rvolutionnaire dont j'ai dj parl.
Vous le voyez, Monsieur et trs-honor Pre, notre
mission, quoique perscute, offre encore bien des esp
rances; par les entretiens du roi avec moi vous pouvez
juger qu'il n'y a rien craindre pour le prsent. Notre
maison de Gondar sera termine Pques, et nous com
mencerons une maison Biethliem, pour la conversion
du pays.
Gondar, 20 fvrier 1849.
Notre trs-chre Mission d'Abyssinie, dans le Tigr,
est prsent dans l'preuve. La perscution commence de
puis longtemps dans la province de l'Agamien, et suscite
par l'impie abouna Salama, ministre du diable en Ethiopie,
triomphe pour le moment. Le vrai Pasteur que Dieu, de
puis long-temps, a donn aux Abyssins est exil aux con
fins du royaume, les Prtres qui taient Guala, dans
l'Eglise de Saint-Jean, sont alls dans la tribu de Choho,
o nous avons nos Catholiques en bon nombre, et ceux
qui sont rests dans le pays de Guala et de Biera ont beau
304
coup souffrir. Priez pour nos pauvres Catholiques, afin
que le bon Dieu leur donne beaucoup de force et de fer
met dans la Religion.
Aujourd'hui, les gouverneurs de l'Agamien sont les
amis de l'abouna, et les instruments dont il se sert pour
faire souffrir nos nophytes. Vous savez que l'abouna a dit
que le Coran de Mahomet est meilleur que la religion ro
maine; en consquence, il aime mieux voir les Abyssins
embrasser la religion musulmane que la romaine.
L'abouna a compris que si l'thiopie embrasse la reli
gion catholique, il y aura en Abyssinie d'autres vques,
et il ne sera plus considr que comme un misrable
Ministre, envoy en Abyssinie par l'cole anglaise mtho
diste du Caire, dont il il est l'ignorant lve. A prsent il
n'est pas bien avec le Prince, parce qu'Oubi ne lui a
pas donn des terres comme auparavant; mais le Prince
n'empche pas la perscution contre les Catholiques, il
permet que l'abouna agisse contre nous, de peur de
perdre son gouvernement. Nous gotons le mystre de la
Croix, et nous nous estimons heureux de souffrir quel
ques peines pour le nom de Jsus-Christ.
Un autre malheur est arriv notre vnrable Vicaire
apostolique, Mgr de Jacobis : les soldats d'Oubi tant
alls prs de Massouah pour piller et brler les maisons
des habitants d'Emcoullo, ont brl, en mme temps,
la maison et une petite chapelle que Mgr de Jacobis y avait
bties, ils ont pill la maison du consul de France ; de
cette manire Oubi s'est compromis avec l'gypte et
avec la France. Ici, dans le royaume de Ras-Aly, nous
sommes bien. A Gondar, nous sommes trois ; moi, qui
suis le gouverneur de la Maison, un jeune Prtre abyssin,
notre lve et mon compagnon, et le bon Frre Filippini.
Il y a quelques enfants auxquels nous apprenons la doc
trine catholique.
A Pques, notre maison de Gondar, de forme rectan
gulaire, sera termine, et nous en btirons une autre
Biethliem, pays dont j'ai parl dans une autre lettre.
305
m
Ras-Aly aime les Catholiques romains et dsire mme
que je fasse une maison Biethliem.
Il m'a trait comme un vritable ami. Il y a quelques
jours que j'avais envoy le Frre Filippini visiter Ras-Aly,
pour le prier d'envoyer une lettre au prince Oubi, afin
que ce dernier laisse retourner Mgr de Jacobis dans l'Aga-
mien. Le Ras a reu le Frre Filippini avec la plus grande
politesse, l'a mieux trait que s'il et t son propre frre,
et ayant connu le but pour lequel il tait arriv, c'est--
dire pour lui faire part des penses de Mgr de Jacobis, il a
donn cette rponse : Ne croyez pas aux paroles d'Oubi.
Oubi est un mauvais sujet, il dit que je lui crive une
lettre pour faire rentrer Mgr de Jacobis dans l'Agamien ;
maisje vous dis que dans ses penses il y a de la malice et
dela fiction. Lui-mme n'crit pas Mgr de Jacobis de re
tourner, pour ne pas se compromettre aux yeux du peuple
et des amis de l'abouna ; et s'il veut que je le fasse, ce
n'est que pour me mettre en discorde avec le peuple et me
perdre, en faisant voir que j'aime une religion qui n'est
pas celle d'Abyssinie. Si j'tais sr que ma lettre obtnt
son effet, je lui crirais aussitt, et si vous voulez, pour
condescendre vos dsirs, je lui crirai, mais je suis sr
que je n'obtiendrai rien. Vous voyez bien qu'il ne m'a
pas consult pour faire descendre l'abouna de la monta-
tagne, o il tait comme prisonnier ; de mme il ne m'a
pas demand avis pour renvoyer Mgr de Jacobis. Vous
pouvez donc agir de cette manire : dites d'envoyer
prier le prince Oubi de me consulter au sujet du retour
de Mgr de Jacobis, et alors je rpondrai que je dsire le re
tour de Mgr de Jacobis dans l'Agamien, et je lui enverrai
mme dix hommes, s'il est ncessaire, pour lui faire
connatre ma volont ; mais, comme Oubi ne cherche
qu' me perdre, il ne me consultera pas. Ensuite le Frre
Filippini dit au Ras qu'il tait vrai qu'Oubi avait envoy
ses soldats pour piller et brler les maisons d'Emcoullo,
qui appartient Mohamed-Aly. Le Ras, en se mettant
les mains sur le front, rpondit : Ah ! qu'il serait bou
306
que les Turcs vinssent donner au prince Oubi une leon
salutaire ! Le Frre Filippini tant prs de partir, le Ras
lui a fait prparer du raisin pour le voyage, lui a donn une
vache et toutes sortes d'autres provisions, et lui a fait voir
que vraiment il nous aime. Un cur aussi bon que celui
de Ras-Aly ne se trouve pas facilement dans les princes
thiopiens.
Enfin, Mgr de Jacobis a t sacr vque d'Ethiopie,
le 7 du mois de janvier dernier, par Mgr Massaja. Dieu
soit lou ! Les circonstances de la mission d'Abyssinie
taient; telles que Mgr de Jacobis a fait une chose trs-pru
dente, en so laissant sacrer vquer. Son expulsion de l'A-
gamien l'avait forc de se retirer aux confins du royaume
du Tigr. La conversion du chef de la trs-nombreuse
secte de K*vat$, appel Abba-l'ecla-Alfa^ avec plusieurs
de ses moines, le doute sur la validit de sa conscration
sacerdotale, doute qui tombe aussi, sur tous les prtres et
les moines qui dpendent de lui, le vif dsir d'Abba-Tecla-
Alfa et de ses moines d'avoir un vque qu'ils puissent
appeler leur vque, afin de se voir en tout et partout
spars de l'vque copte l'abouna Salama ; toutes ces
circonstances et bien d'autres ont forc notre vnrable
Visiteur de recevoir la conscration piscopale. Il y tait
fortement engag, depuis long-temps, par Mgr Massaja.
Le premier effet de sa conscration, o'est que les quatre
provinces 'Amasen, de Saraw, d'Ecullo-Kuzzai et une
autre, qui contiennent plus de 200,000 habitants, seront
un champ ouvert nos travaux apostoliques. On voit clai
rement que le bon Dieu vqutque nous commencions notre
mission par ceux qui sont aux confins du royaume, comme
sont les Kavats, et un grand nombre d'autres peuplades
sauvages. Saint Frumence, aptre d'Abyssinie, commena
sa mission par btir une glise Massouah.
Vous savez que monseigneur de Jacobis a achet une
trs-jolie maison Emcoullo. Cette [maison est btie en
pierre, elle est trs-grande et trs-propre pour y tablir
notre Sminaire, nos classes pour les enfants, pour servir
307
de rsidence notre vque, et pour y faire nos fonctions
ecclsiastiques. Elle est spare et isole de toutes les
autres habitations par une bonne muraille en pierre, au
dedans de, laquelle se trouve un joli jardin.
Il y a maintenant en Abyssinie un mouvement trs-
prononc en faveur de la religion. Une partie des habitants
est pour nous, l'autre nous est contraire. Ce mouvement
est bon, car il prouve que nos enseignements ont fait
impression sur les Abyssins, et quoiqu'un grand nombre
d'entre eux nous soit encore opposs, nous n'aurons plus
craindre une expulsion complte d'Abyssinie, cause
de la position politique du royaume thiopien, qui est
partag entre plusieurs chefs, dont' le plus puissant est
Ras-Aly. Dans peu de jours nous aurons, prs de Gondar,
la guerre entre la nombreuse troupe de Ras-Aly et la
troupe d'un gouverneur fameux, qui s'est rvolt contre
le lias. Ce gouverneur s'appelle Cassa. C'tait un simple
soldat ; ayant dsert, il s'est fait chef d'une petite troupe.
Il a fait prisonnire la mre du Ras. Le Ras, pour se faire
rendre sa mre, a lev Cassa la dignit de gouverneur,
dela province de Dembea. Celui-ci, se' voyant entour
d'un nombre considrable de soldats, s'est cru dj un
grand homme, et il ne veut plus faire que sa propre vo
lont. Dans peu de jours nous saurons quelle est l'issue
de la guerre. Si Ras-Aly est vainqueur, nous n'avons rien
craindre Gondar ; mais si Cassa triomphe, nous ne
serons pas tranquilles.
A Gondar, il y ajtrs-peu de catholiques; les meilleures
dispositions sont dans les Kavats des quatre nombreuses
provinces du Tigr. Je resterai encore cinq ou six mois
Gondar pour me perfectionner dans la langue amarique
et pour y apprendre la langue sacre; ensuite j'irai dans
le Tigr, selon les ordres de notre Vicaire apostolique, et
j'y apprendrai la langue du pays pour pouvoir y bien
travailler au salut des mes.
Le mme Missionnaire crivait encore u un de ses con
frres de Paris le 9 mai 1850 :
308
C'est le premier jour de mai que j'ai reu votre aima
ble lettre du 19 novembre ; elle a beaucoup consol mon
cur, en me prouvant que mes amis et mes confrres,
quoique trs-loigns de moi, m'aiment toujours, et se
souviennent de moi. Bni soit le bon Dieu qui, au milieu
des afflictions et des amertumes o souvent nous passons
les jours, nous mnage quelques consolations !
La perscution, aprs avoir fait bien des ravages et nous
avoir fait discerner ceux qui sont vraiment catholiques de
cur, de ceux qui ne l'taient que de nom, et qui n'taient
pas de vritables brebis de notre pauvre, mais trs-chre
glise naissante d'Ethiopie, semble un peu assoupie en ce
moment. L'Abouna avait fait arrter, par ordre du prince
Oubi, et jeter en prison trois de nos catholiques- les plus
distingus, dans l'espoir de leur faire abjurer la vraie foi
dans les tortures. Mais une lettre de notre aimable et
saint vicaire apostolique d'Abyssinie, que j'ai reue du Ti
gr, m'annonce que' nos glorieux confesseurs de la foi,
aprs deux mois et demi de pnible prison, toujours aux
fers dans la maison de l'impie vque hrtique d'Ethio
pie, ont t mis en libert. Voyez, monsieur et trs-cher
confrre, le beau triomphe qui couronne, au commence
ment de l'an 1850, notre mission, que j'aime plus que
moi-mme, et pour laquelle je donnerais tout mon sang,
pour le salut de mes frres.
c Pendant que ces choses se passaient ainsi dans le Ti
gr, la secte des Defteras, qui est la vraie secte des phari
siens et des scribes de ce pays, nous faisait une guerre
sourde, pour nous enlever la maison que j'ai fait btir
ici, Gondar. Aprs avoir tenu beaucoup de sances,
domins par l'orgueil et l'envie qu'ils nous portent, parce
qu'ils savent bien qu'ils ne peuvent pas rsister la force
de nos arguments en faveur de la religion catholique ; ils
ont enfin dcid d'crire au Ras, qui aujourd'hui se trouve
en guerre dans le Godjam, pour le prvenir et l'irriter
contre nous, sous prtexte que nous disons la messe dans
notre maison, chose qui n'est pas tolre en Abyssinie;
309
que mme nous y administrons le sacrement de l'Eucha
ristie. Je connaissais la guerre qu'on nous faisait, mais
j'tais bien persuad que nos ennemis ne remporteraient
pas la victoire. A mes amis, qui me parlaient du bruit
que la secte maudite faisait contre nous, je rcitais la fa
ble d'Esope, qui dit : Qu'une fois une montagne poussait
de grands cris ; tout le peuple s'tant rassembl pour voir
la fin, cette grande montagne, aprsavoir bien cri, enfanta
une petite souris. Cependant, je pris la rsolution, pour
plus de sret, d'en crire un mot Ras-Aly, sur l'amiti
duquel je comptais pour me protger en cette circonstance.
En effet, Ras-Aly ne m'a pas fait attendre sa rponse,
qu'il m'a expdie par un de ses soldats. Voici la teneur de
cette rponse :
Monsieur, a vous, salut.
J'ai entendu toutes les choses, mais ayez bon cou
rage, ne craignez rien. Je suis Ras-Aly; tant que je serai
dans ma position, vous n'aurez rien redouter.
Je vois que vous avez bti une trs-jolie maison, et les
envieux de Gondar voudraient vous la voler. Ils disent que
vous dites la messe dans la maison, mais ils ne m'ont pas
fourni de tmoins, et je vous assure que je ne recevrai
jamais pour tmoins les gens de Gondar, qui sont voleurs
et menteurs par excellence. Monsieur, aprs Dieu, je
suis le matre de la terre o vous tes, votre maison est
moi, vous tes mes amis, et je suis votre pre; je n'loi
gne de moi que les puces et les punaises, que je ne puis
souffrir ; mais vous, qui tes trangers, et qui, dans ce
pays, n'avez d'autre protection que la mienne, soyez tran
quilles, je vous protgerai.
Ensuite il a donn ordre aux chefs des moines de
nous protger; il a fait dire au gouverneur de Gondar :
Si vous m'aimez, ayez soin de ces hommes que je vous
donne garder comme mes amis; sivous ne le faites pas,
vous ne serez pas mon ami. Aprs toutes ces marques de
bont, j'ai cru devoir adresser Ras-Aly une lettre pour
310
le remercier de la bienveillante protection qu'il nous avait
accorde.
Ainsi, vous le voyez, monsieur et trs-cher confrre,
ceux qui s'opposent le plus la cause catholique, sont les
defteras et les moines. Avant que l'Ethiopie embrasse le
Catholicisme, nous aurons beaucoup souffrir de leur
part ; mais nous avons les os durs. Le peu de catholiques
que nous avons Gondar nous sont trs-affectionns, et
ils sont catholiques de cur. Dites notre trs-honor
Pre que le jeune homme, trs-savant dans les sciences
du pays, dont je lui ai parl dans une de mes dernires
lettres, a enfin embrass le Catholicisme, il est trs-fer
vent. Nos esprances sont principalement sur le littoral
thiopien. C'est l que nous ferons beaucoup de pros
lytes, et que l'glise naissante d'Abyssinie se multipliera
et prendra racine.
La nouvelle glise qui a t commence dans le pays
Choho, sera bientt acheve. J'ai fait crire en langue
amarique pure plusieurs catchismes, et j'ai traduit cette
mme langue pour nos prtres, le manuel des (confes
seurs, avec le Trait de la Pnitence, de l'Exlrme-Onc-
tion, et des empchements de mariage. Nous commence
rons bientt la traduction de la thologie dogmatique. Le
reste de mes occupations est l'instruction des enfants, et
l'tude de la langue ghez. Dans peu de temps je donne
rai le baptme un joli petit Galla.
Telles taient les esprances de la mission de Gondar
lorsque M. Biancheri revint d'Europe et y reprit le cours
de ses travaux. M. Stella se rendit alors sur la cte prs de
Mgr de Jacobis. Mais bientt la mission de Gondar devait
avoir sa part dans la perscution.
Ce chef rvolt, Cassa, dont il est parl dans une des
lettres prcdentes, ne tardera pas s'emparer du pouvoir,
se rendre matre unique de l'Abyssinie et servir d'ins
trument l'Abouna perscuteur des missionnaires. Aussi
les heureux commencements de la mission de Gondar nous
fourniront bientt l'occasion d'admirer des confesseurs et
des martyrs, el cette ville aura l'honneur d'tre sanctifie
par la prison de Mgr de Jacobis. Mais allons retrouver cet
homme de Dieu sur les bords de la mer Rouge o il s'est
rfugi. .

CHAPITRE XXIII.

Confesseurs de la foi.

Nous avons vu que la prsence d'un vque catholique


en Abyssinie, avait excit les fureurs de l'abouna hrtique
confre Mgr Massaja d'abord, et ensuite contre Mgr de
Jacobis et les catholiques en gnral, et ce qui devait cau
ser une douleur plus amre ces saints missionnaires,
c'est que le tratre qui avait pouss l'abouna la perscu
tion tait un de leurs compatriotes, un Europen, un voya
geur italien. Le feu, une fois allum ne fit que prendre une
nouvelle intensit et la perscution allait commencer
produire des confesseurs do la foi, ces premires fleurs de
l'piscopat de Mgr de Jacobis. Depuis longtemps il tait
persuad que la Mission ne pouvait tre fconde que par
le sang des martyrs, et son plus ardent dsir tait de don
ner le sien. Aussi montre-t-il la joie dont il est anim la
vue de la perscution, dans la lettre suivante adresse
son Suprieur gnral.
' Alitiaa, 13 dcembre 1853.
Votre zle pour la gloire de Dieu et votre sollicitude
pour le salut des mes, me font un devoir de vous rappor
ter les faits qui Tiennent de s'accomplir ici. Ces faits, j'en
ai la confiance, vous causeront d'autant plus de joie qu'ils
semblent tre, pour notre mission d' Abyssinie, un gage
de prosprit future.
Le clerg hrtique, second par le gouvernement, d'a
prs toutes les apparences, avait rsolu d'en finir avec
-= 312
les catholiques de ce pays. Depuis longtemps, il n'atten
dait qu'un prtexte pour rallumer la perscution. Il le
trouva enfin, dans une dmarche que firent certains des
principaux catholiques dans le dessein de se soustraire
la tyrannie de l'vque hrtique, abouna Salama. Cette
dmarche, toute innocente qu'elle tait, devint aux yeux
de nos ennemis un crime tel, que la mort de tous les ca
tholiques suffisait peine pour l'expier. Aussi nos deux
respectables confrres indignes furent-ils incarcrs sur
le champ. On arrta galement Woleta Berhan, jeune
vierge catholique. Docile la grce, cette gnreuse fille
avait eu le courage d'abjurer l'hrsie, de renoncer un
bon parti et d'embrasser, la premire de nos catholiques,
l'humble tat de religieuse. En vain, pour la dtourner de
son pieux dessein, lui avait-on reprsent sa naissance, sa
fortune, sa beaut et les plaisirs qui l'attendaient dans le
monde ; tous ces frivoles avantages, elle avait prfr le
titre modeste de servante du Seigneur. C'tait plus qu'il
n'en fallait pour s'attirer l'indignation du clerg hrtique.
Et en effet, au moment o elle s'y attendait le moins, elle
se voit entoure de satellites qui lui intiment l'ordre de
les suivre. Il s'agissait de se rendre pied, d'tape en
tape, devant an tribunal loign de plusieurs journes.
Cependant, le visage calme et serein, elle s'avanait au
milieu de son menaant cortge, lorsque la population,
mue ce spectacle, accourt au-devant des barbares, les
priant, les conjurant de rendre la libert cette innocente
victime. Tous s'offrent pour garants de Woleta, mme
ceux qui nagure encore lanaient des imprcations contre
elle. Etourdis par tant de prires, les satellites se regar
dent ; une vive motion se trahit sur leurs visages ; la foule
redouble ses instances, et aussitt vous eussiez vu les fers
tomber des mains de la jeune captive au milieu d'un ton
nerre d'applaudissements. Woleta Berhan tait libre
condition qu' la premire -requte, elle et se prsenter
devant le tyran, pour rendre compte de sa nouvelle
croyance. Je passe sous silence la marche triomphale qui
313
accompagna son retour la maison paternelle, et le reten
tissement qu'eut dans la molle Abyssinie une vertu si ex
traordinaire. Ce que je ne dois pas omettre, et ce qu'il
importe de faire savoir, surtout aux religieuses qui hsi
teraient encore venir dans ce pays, c'est, comme on peut
le voir par ce fait, qu'il rpugne souverainement l'esprit
abyssin de maltraiter les vierges consacres Dieu. Pen
dant que ces choses se passaient, nous tions au sminaire
d'Alitina, devenu notre asile depuis notre expulsion du
pays d'Oubi. Je rflchissais au moyen de sauver nos
frres, lorsque l'arrive soudaine des troupes de Cuocabi
jette parmi nous l'pouvante et nous disperse. Les uns
cherchent leur salut dans la fuite, tandis que les autres se
renferment dans notre sminaire. Igza, jeune femme qui
n'tait mre que depuis trois jours, va, avec son petit en
fant dans les bras, se rfugier dans notre chapelle de la
Madone. Des vieillards courbs sous le poids des annes
suivent son exemple.
Quant moi, je suis de ceux qui comptent sur leurs
jambes. Je me mets donc fuir de toutes mes forces,
exhortant nos sminaristes prendre les devants afin de
pouvoir se cacher plus vite. Mais ces gnreux lves,
voyant que mon ge de plus de cinquante ans a rendu ma
course trop lente pour chapper aux lances qui me pres
sent, et craignant d'ailleurs que je ne sois arrt par les
eaux qui se trouvent sur mon passage, refusent de se s
parer de moi. Ils me font un rempart de leurs corps jus
qu' ce que, par la protection toute spciale de notre divin
Sauveur et de son immacule Mre, nous entrons dans une
paisse fort dont les broussailles nous drobent la vue
de nos ennemis. Aussitt de nous enfoncer,le frre Filippini
et moi dans d'affreux labyrinthes. Les obstacles que nous
prsente le fourr nous dterminent bientt prendre une
autre voie. Devant nous s'lve une chane de rochers, dont
les sommets rapprochs offrent aux regards un chemin plus
commode. Peut-tre nous conduira-t-il en quelque lieu o
nous puissions rparer nos forces, et trouver des hommes
18
314 -
moins acharns notre perte. Nous nous aventurons nu-
pieds sur cette route prilleuse, que de profondes anfrac-
tuosits coupent |chaque pas. Nous passons sept heures
monter et descendre, cramponns aux rochers, pour ne
pas rouler dans les prcipices, et aprs une marche si p
nible, nos regards ne rencontrent que la fort, nos oreilles
n'entendent que le bruit des torrents qui tombent dans les
abmes. Sans nous dcourager, nous prenons quelques
heures de repos, aprs quoi le Seigneur nous inspire d'al
ler nous rfugier chez ce mme Oubi qui nous avait ban
nis de son pays, et dont le ministre Cuocabi tait encore
notre poursuite. Entreprise bien difficile, si Dieu n'avait
guid nos pas travers ce dsert inconnu !
Au bout de quelques jours, nous arrivons heureusement
au camp ; nous y pntrons la faveur de la nuit, et nous
allons frapper la porte de quelques hrtiques de notre
connaissance ;. mais notre apparition nocturne, au lieu de
leur causer une agrable surprise comme nous l'esprions,
les effraye tellement qu'ils nous accablent d'injures et nous
chassent, au risque de nous faire dvorer par les hynes,
ou massacrer par les hrtiques. Que devenir alors ? O
passer le reste de la nuit ? Mourir pour mourir, nous al
lons nous asseoir prs de la tente du prince. Au point du
jour, lorsque les objets commencent se dessiner, deux
hommes viennent nous en silence ; ils sont affubls de
ces longues toiles qui servent en Abyssinie de vtement et
de lit ; ce sont des catholiques qui ont pass la nuit la
recherche de leurs frres disperss ; ils s'unissent nous
pour faire l'oraison, et tous ensemble nous prions le Sei
gneur de bnir la dmarche que nous allons faire, dmarche
qui va dcider de notre sort. Parmi nous figurait, en qua
lit de catholique et d'exil, un descendant des Licaonti,
la plus illustre famille de l'ancien empire d'Ethiopie. Son
air triste et abattu, qu'il faut attribuer surtout la fatigue,
n'tait gure de nature nous rassurer. Il se lve toute
fois aprs la prire, et vient me dire l'oreille qu'il est
temps de nous annoncer. Le concierge royal, inform de
318
notre arrive, pntre dans la tente du prince, et reparat
bientt suivi du matre des crmonies, lequel nous fait
les compliments d'usage. Deux officiers viennent ensuite
nous annoncer que l'audience aurait lieu le lendemain, et
nous conduisent au logement que le prince Oubi nous
assignait pour tout le sjour que nous devions faire au
camp. Notre imagination s'tait tellementrepue dchanes,
de cachots, de supplices, que tout en suivant ces guides
' comme des anges descendus du ciel, chacun de nous se
demandait si ce qu'il prouvait n'tait pas l'effet d'un
songe. Dans l'excs de notre joie, nous nous regardions
sans oser nous parler. Enfin abba Tecla Ghiorgis, prtre
abyssin, rompt le silence. A genoux, s'crie-t-il avec l'ac
cent d'un inspir, genoux ! et tous, prosterns la face
contre terre, nous rendons grces Celui qui tient entre
ses mains le cur des rois.
Si j'entre dans^ces menus dtails, c'est afin de rendre
plus vidente et plus sensible la protection que Dieu ac
corde au plus indigne des Missionnaires, grce vos
saintes prires et celles des nouveaux catholiques de Y A-
byssinie. Nous comparmes le lendemain devant nos ac
cusateurs ; l'accueil que nous fit Oubi en leur prsence ne
nous permit plus de douter qu'il nous avait perscuts
contre son gr. La premire entrevue de Darius avec Da
niel sorti de la fosse aux lions ne dut pas tre plus tou
chante. Nos ennemis ne laissrent pas nanmoins de m'ac-
cuser avec animosit d'avoir ordonn des Diacres et des
Prtres; d'avoir continu, malgr la dfense de l'Abouna,
d'enseigner la doctrine catholique; et de pousser le fana
tisme jusqu' mettre en prison les sujets et mme les pa
rents de Salama. C'en tait plus qu'il n'en fallait pour
tre corch vif, et si l'assemble ne s'est pas crie : A
mort le prtre franc ! c'est que le prince Oubi, qui ne
me connat que comme simple Prtre, venait de se cons
tituer mon avocat. Pour confondre l'Abouna, il numra
- d'abord avec chaleur et loquence les services qu'il croyait
avoir reus des catholiques ; puis il conclut ce dbat par
316
obliger nos adversaires produire la prochaine sance
des faits qui prouvassent la vrit de la premire accusa
tion, regarde comme capitale. L'enqute dmontra clai
rement qu'en 1842 abouna Salama, afin d'viter la juste
punition de ses intrigues avec les rebelles, s'tait retir
sur les montagnes inaccessibles de Debra-Damo o il n'a
vait cess, tant pour se justifier auprs du public que pour
exasprer les mcontents, de reprsenter Oubi comme
un impie novateur, rsolu de substituer le catholicisme
l'antique religion d'Alexandrie ; que le roi, pour prvenir
les horreurs de la guerre civile, s'tait vu contraint de
capituler avec Salama, et de consentir l'exil des catho
liques accuss d'avoir, contrairement aux lois du pays,
introduit un Evque qui ordonnait des Prtres de sa
croyance. De l notre dispersion, l'apostasie des plus
faibles, la perte de deux Clercs, de deux Chapelles et beau
coup d'autres malheurs. A la deuxime sance, nos enne
mis revinrent la charge ; mais ils ne purent produire ni
faits, ni tmoignages l'appui de leur accusation, ce qui
la fit retomber sur eux de tout son poids. L'assemble fr
mit d'indignation contre Salama convaincu de calomnie.
Oubi n'en continua pas moins la discussion, il rprimanda
d'abord svrement son ministre de s'tre prt la fu
reur du prlat, d'avoir emprisonn des catholiques inno
cents et envoy des troupes dans la province d'Alitina ;
il lui enjoignit ensuite de relcher immdiatement tous
les prisonniers, soit prtres, soit laques, et de restituer
les objets pills par les soldats, puis il conclut par ces pa
roles : Quand mme toute l'Abyssinie partagerait les
sentiments d' Abouna Salama, comme il le dit, j'entends
que nul de mes sujets ne se mle dornavant de questions
religieuses ; il peut, s'il lui prend fantaisie de faire la
guerre aux catholiques, former des bataillons de moines
et les lancer contre eux. Quant moi, je ne serai jamais
son esclave, non, jamais je ne tirerai l'pe contre le
prtre Jacobis, ni contre tout autre qui ne viendra pas
m'attaquer. Que les catholiques prchent, enseignent,
317
convertissent o bon leur semblera ; moins ils laisseront
de musulmans dans mon royaume, plus ils me feront
plaisir. Tel fut, trs-honor Pre, l'heureux rsultat de
la dernire et de la plus terrible catastrophe dela Mission
d'Abyssinie. Cet vnement a dj considrablement
amlior notre position, en ce qu'il nous a rendu favo
rable l'esprit public. Les visites que nous recevons de ceux
qui auparavant ne nous rendaient pas mme le salut , les
entretiens familiers qu'ils ont avec nous, les discussions
que nous avons ensemble sur les points les plus contro
verss de la religoin, toujours au grand avantage de la
vrit, sont autant de preuves incontestables de leur m
pris pour les menaces et les excommunications qui jus
qu'alors les avaient retenus l'cart. Je ne dois pas omettre
que, pendant le long intervalle qui spara les deux sances,
nous fmes en proie la plus vive inquitude. Quels res
sorts allait faire jouer Salama pour se relever de sa dfaite ?
Remettrait-il sa cause Gualou Deftara, le plus fanatique
de ses partisans, ou viendrait-il la dfendre en personne?
Ce dernier parti, celui que nous avions le plus redouter,
ne lui vint heureusement pas l'ide ; il s'tait content
de renvoyer les mmes avocats, faute de plus capables,
avec une lettre si peu respectueuse que sa cause fut ruine
ds l'ouverture de l'audience. Nous reprmes donc notre
chemin devancs que nous tions par la nouvelle de cette
espce de prodige, opr en faveur du catholicisme.
Le pillage d'Alitina fut prcd de circonstances non
moins surprenantes. Abouna Salama, aprs trois ans d'at
tente et de peines, tait venu bout de persuader au stu-
pide Cuocabi et ses subalternes plus grossiers encore,
qu'un moyen sr et facile de mriter le ciel, et de s'y voir
couronn de sept diadmes, tait d'exterminer les catho
liques, d'gorger leurs troupeaux, de saccager leurs glises
et leurs proprits. La crainte seule d'encourir la disgrce
d'Oubi, les avait empchs d'accder aux dsirs de leur
pre spirituel. Shallaca-Ghebra-Sallassi, officier de Cuo
cabi, charg de garder les frontires de notre province,
18.
318
pour avoir t plus hardi que les autres, prouva un sin
gulier avant-got des dlices promises par Salama. En
marchant contre nous la tte de ses troupes, il tomba
de cheval, se rompit la clavicule et perdit pour toujours
l'usage du bras droit. Cet accident ne l'empcha pas tou
tefois de nous perscuter avec acharnement. Dieu nous
avait sans doute mnag cette preuve, afin de nous faire
comprendre de plus en plus, qu'il n'abandonne jamais
ceux qui, comme les nouveaux catholiques, mettent en lui
toute leur confiance, mais qu'il est toujours dispos
nous couvrir de sa protection comme il le fit Guala. En
effet, Aragawi, fils du feu roi de Tigr, tait venu, en 1847,
assiger de telle sorte notre collge de l'Immacule-Con-
ception de Guala, que Mgr Massaja, ses missionnaires, les
moines, les prtres, les leves et moi, qui y tions ren
ferms, nous nous croyions perdus sans ressource,
losqu'une terreur panique inspire du ciel, la prire du
Vicaire apostolique des Gallas et de ses compagnons, mit
les assaillants en droute et nous tira du danger. Le mme
prodige eut lieu Alitina. Les soldats de Shallaca-Ghe -
bra-Sallassi n'ayant pu trouver notre maison, le premier
jour du pillage, bien qu'elle occupe la partie la plus leve
de l'endroit, revinrent le lendemain, et s'en approchrent
dans le dessein de la dtruire. Misrables, s'ecrie alors
un certain Gabra, officier subalterne de Shallaca, mis-
rables, vous dtruiriez la maison d'un Romain ! Puis
avec un bton et par ses cris, il les arrte et les force de r
trograder. Quelqu'un ose-t-il, pouss parla soif d'un butin
sacrilge, se diriger vers l'glise ? Une puissance invi
sible le retient la porte et l'oblige de tourner ses pas
d'Un autre ct. De sorte que l'infortune Igza, qui s'y te-
' nait cache avec des vieillards, put en sortir saine et sauve,
aprs que les soldats se furent loigns du village. A quoi
attribuer la principale cause d'une si merveilleuse protec
tion, sinon aux ferventes prires de mes chers enfants
nomades ?
Chaque dimanche, ds le matin, on entend de notre
319
maison des cantiques que l'cho des montagnes rpte
dans le lointain. Bientt apparaissent, prcds d'une
croix, des hommes affubls de longues toiles, portant la
main de longs btons et foulant de leurs pieds nus cette
terre de douleur : ce sont nos bons catholiques abys
sins qui viennent processionnellement encombrer nos
deux glises, entendre la sainte messe et assister au cat
chisme. Seigneur, rptent-ils avec me, Seigneur,
ayez piti de nous!... Marie, refuge des pcheurs, priez
pour nous !... A ce touchant spectacle, le missionnaire
oublie toutes ses peines ; ses yeux, rayonnants de joie et
de bonheur, s'lvent vers le ciel ; sa main s'tend pour
bnir ses enfants, et de son cur attendri s'chappe ce cri
involontaire : O mon Dieu ! qui pourrait trouver grce de
vant vous, si ces mes innocentes n'taient pas exauces !
Dans la'requte que nous adressmes Oubi, l'effet
de dlivrer les catholiques emprisonns par l'Abouna,
nous avions gard le silence sur l'expdition. Malgr cela,
le prince en avait t averti par une autre voie. Cette r
serve fit tant de plaisir Cuocabi, l'unique auteur de cette
perscution et notre plus grand ennemi, que, pour nous
en rcompenser, il voulut se charger de prsenter lui-
mme ladite requte. Ordre fut immdiatement donn
d'amener les prisonniers devant le tribunal. Je m'y rendis,
de mon ct, avec cinq autres prtres catholiques. Alors
eut lieu une scne bien attendrissante ! Les partisans de
Salama nonobstant leurs mauvaises dispositions notre
gard, ne purent cacher leur motion, en nous voyant
baiser avec respect les chanes prcieuses dont taient
chargs ces vnrables prtres. Il tait facile de juger,
l'expression de leurs visages, combien ils nous enviaient
le bonheur de briser les fers de ces innocents captifs.
11 y avait deux jours que nous avions quitt le camp,
lorsque Deftara Ronfou, un de nos prtres librs, vint,
accompagn du greffier royal, intimer Shallaca l'ordre
de rendre les personnes prises la journe d'Alitina. A
l'instant mme, nous emes la consolation de voir ces
320
bons catholiques voler de la prison ou de l'esclavage dans
les bras de Konfou et d'Abba-Tecla-Ghiorgis, auxquels ils
ne peuvent se lasser de prodiguer les doux noms de pres
et de librateurs.
Maisvoici qu'au moment de partir, Konfou et ses
compagnons se voient tout coup entours d'une foule de
prisonniers de divers pays, de diverses croyances, qui les
prient, les larmes aux yeux, de travailler leur dlivrance.
Les curs de nos frres seront-ils insensibles aux prires
de leurs ennemis ? Oh ! non sans doute ; ils s'intresseront
ces malheureux, et forceront encore plus d'une fois nos
accusateurs d'admirer une religion qui inspire tant de g
nrosit. Faire du bien ceux qui nous font du mal, en
seigner la doctrine catholique dans les prisons converties
en maisons de prires, tels ont t les moyens que nous
avons employs jusqu' prsent avec le plus de succs. Il
faut ajouter aussi que les chtiments envoys du ciel
nos perscuteurs, particulirement Cuocabi, ministre
et favori du roi, servent admirablement notre cause. Outre
le malheur arriv son parent Ghebra-Sallassi-Shallaca
au commencement de l'expdition, il a eu la douleur de
voir mourir son propre fils la suite d'une pareille chute.
Pour comble de disgrce, un messager est venu de la
part d'Oubi lui annoncer, pendant qu'il tait Aliina,
la mort de sa femme, et lui donner ordre de partir imm
diatement pour une entreprise des plus prilleuses. Ainsi
cette princesse tait morte peu de temps aprs son ma
riage, malgr les assurances de longvit donnes par
Salama, et son mari n'avait pas mme eu la consolation
de Jui rendre les derniers devoirs. Dsormais, l'union qui
avait alli Cuocabi la famille royale n'existant plus, il
perd ses titres de premier favori, et doit s'attendre ren
trer bientt dans la basse condition d'o il a t tir. Fasse
le ciel que dans l'adversit il reconnaisse la main qui le
frappe et revienne de meilleurs sentiments!
Maintenant, trs-honor Pre, rendons grces Dieu
de ce qu'il a bien voulu se servir de cette violente secousse
321
pour ouvrir un champ plus vaste notre mission. Aux
noires calomnies lances contre nous et appuyes par les
excommunications fanatiques del'Abouna, ont dfinitive
ment succd les gards et la confiance. Ceux qui ne pou
vaient nous souffrir nous accueillent partout o ils nous
rencontrent. Des dputations d'hrtiques, parmi lesquels
figurent des prtres, viennent chaque jour nous offrir les
plus beaux sites de leurs contres pour y fonder des ta
blissements catholiques. Malheureusement l'extrme pau
vret de notre mission ne nous permet pas d'accepter ces
offres. Cependant nous avons t contraints d'acquiescer
- la demande de deux provinces, o, par suite de la cor
ruption essentielle de la forme du baptme, plusieurs cen
taines de mille hommes ne recevaient de temps immmo
rial que le simple nom de chrtien. Nous y avons envoy
' bon nombre de prtres catholiques indignes qui, grce
aux bonnes dispositions du peuple, auront bientt remdi
cet tat de choses. Diverses tribus campes dans la partie
septentrionale de ce pays, chez lesquelles M. Stella s'est
transport de sa rsidence d'Emcoullo et a baptis plus
de cent enfants, demandent aussi, par l'entremise de ce
cher confrre, des tablissements et des prtres. De son
ct, l'excursion d'Abba-Tecla-Alfa dans le Godjam, le
foyer de l'hrsie, a produit de trs-grands fruits. Cette
mission, quoique faite dans le plus grand secret, n'a pu
chapper la vigilance de l'Abouna. Il s'est ht d'exp
dier des lettres incendiaires pour prvenir les hrtiques
de l'arrive et du but de ce savant missionnaire. La con
troverse d'Abba-Tecla avec les docteurs du Godjam en
tait au point le plus important, et dj il s'tait si bien
concili les esprits, qu'il avait tout lieu d'esprer un
prompt succs lorsque la lettre de l'Abouna vint le mettre
deux doigts du martyre. Notre vnrable prtre imita
la conduite de l'aptre des nations, qui, dans de semblables
conjonctures, se sauva plus d'une fois en recourant
Csar ; il en appela Ras-Aly, roi de ces contres, et se
fit conduire devant lui, Le prince l'accueillit avec bien
322
veillance et lui accorda sa protection. Les docteurs du
Godjam, malgr ce contre-temps, n'en restent pas moins
diviss en deux camps opposs, ce qui donne des esp-
prances pour l'avenir. Aussitt aprs son retour du
Godjam, Abba-Tecla a repris la direction de deux petites
communauts religieuses qu'il a fondes dans l'ermitage
de Debra-Barbery. Il est galement dispos, selon que
nous le jugerons propos, travailler la conversion de
cette province, ou retourner dans le Godjam pour
prendre la cure d'une glise que Ras-Aly a, dit-on, pro
mis de lui construire.
L'enseignement du;petit catchisme catholique, pr
sent trs-rpandu, contribue d'ailleurs d'une manire
, tonnante au progrs de l'uvre de Dieu. Il n'est pas rare
de voir des hommes que les thologiens appellent hr
tiques matriels, convertis par ce petit livre, rentrer dans
la voie du salut ternel. Mais il est surtout en vogue dans
la terre de Barkena, o l'on voit encore, parmi les ruines
d'une ancienne colonie europenne, des tombeaux vulgai
rement nomms Nenum ou saints romains. Les catholiques
de cette contre, soit ecclsiastiques, soit laques, hommes
et femmes, petits et grands, ont presque tous adopt la
pieuse coutume d'enseigner ce catchisme au village,
la maison, en voyage, partout o leurs affaires et les per
scutions les conduisent, et tous ceux qui veulent bien
aller se faire instruire auprs d'eux. Notre matre de chant
ecclsiastique, tout aveugle et tout cass qu'il est, l'en
seignait avec beaucoup de succs Alitina, quand la per
scution clata\ Aujourd'hui refugi Barkena, il a donn
cette uvre une impulsion telle qu'on ne rencontre plus
que catchistes de l'un et de l'autre sexe, instruisant leurs
parents ou leurs compagnons ; et ce qu'il y a de plus ad
mirable encore, c'est que les diacres et mme les prtres
ont appris par ce moyen une science importante que jus
qu'alors ils avaient ignore. Nous avons aussi publi dans
la langue amarique un beau trait pratique de la confes
sion. Ce livre a dj rendu d'inapprciables services nos
323
nouveaux confesseurs indignes, dont la fonction spciale
est d'administrer aux malades les sacrements de Pnitence
et d'Extrme-Onction, presque hors d'usage en ce pays.
L'abrg de thologie dogmatique, compos par M. Bian-
cheri, ne sera pas moins utile, surtout lorsque, Dieu ai
dant, nos lves seront rentrs au sminaire. M. Biancheri
vient de se rendre notre rsidence de Gondar, afin d'ins
truire le peu de catholiques qui s'y trouvent, et de culti
ver les bonnes dispositions du prince l'gard de notre
cause. Il sera assist du zl et savant Hamanot, prtre
catholique indigne, de Deftara Assegahegn, et de l'il
lustre confesseur de la foi Abba-Ghebra-Mikael. Ainsi les
troubles suscits par Salama n'auront abouti qu' montrer
son inaptitude pour remplir dignement ses fonctions, et
dvelopper les germes de catholicisme qui apparaissaient
depuis longtemps sur tous les points de l'Abyssinie.
Voici maintenant l'tat de notre mission, part le mou
vement religieux qui, nous l'esprons, augmentera con
sidrablement le nombre des catholiques. Outre les deux
chapelles et les deux petites communauts religieuses de
Debra-Barbery diriges par Abba-Tecla-Alfa, nous avons
la rsidence de Gondar, qui consiste en une chapelle des
servie par trois prtres, un docteur et un moine, prsids
par M. Biancheri; la rsidence d'Emcoullo, destine
tendre rapidement ses conqutes sur de nombreuses tri
bus, sous la direction de M. Stella; une ancienne glise,
et une en construction au centre des Irob-Bocnnta, une
cole, un sminaire, non compris celui de Guala que nous
avons l'espoir de recouvrer prochainement, trois diacres,
dix-sept prtres et environ cinq mille catholiques.
Tels sont, en peu de mots, les prodigieux succs que
le Seigneur a daign nous accorder dans sa misricorde ;
succs auxquels ont coopr, sans le vouloir, les hr
tiques les plus obstins. Les moines, qui font tous les
ans le plerinage de Jrusalem, ayant eu souffrir, dans
la ville sainte et en Egypte, des vexations de toutes sortes
de la part du patriarche copte d'Alexandrie, leur chef,
324
furent si indigns, qu' leur retour ils essayrent, par
tous les moyens imaginables, d'arracher leur pays la
double tyrannie gyptienne. Us prchrent devant toutes
les cours, chez tous les princes, quA'bouna Salama est
un impie ; que ses ordinations sont mensongres, et qu'il
n'y a plus en Abyssinie ni sacrifices, ni absolutions
valides : vrits frappantes qui seraient parvenues
substituer l'autorit copte celle des pasteurs lgitimes,
pour peu que les catholiques de Jrusalem eussent voulu
prter leur concours ces moines ! Mais personne ne
leur est venu en aide. Aussi se sont-ils jets entre les
bras des protestants. Samuel Gobat , fantme de pa
triarche de cette secte Jrusalem, a su, avec de belles
paroles, quelques morceaux de pain et quelques verres
de vin donns propos, se les attacher de telle sorte,
que les princes d'Abyssinie l'ont charg d'arranger, en
Egypte et Jrusalem, leurs affaires religieuses.
Aprs ce tableau de la mission d'Abyssinie trac par Mgr
de Jacobis, il ne sera pas inutile de placer ici quelques
rflexions d'un voyageur qui passa en Abyssinie en 1851.
Tout le monde s'accorde dire que le grand obstacle
la conversion des Abyssins est la perscution de l'-
vque hrtique, dont l'influence est encore grande, et
qui fait trembler les petits par la crainte des. chanes et
du bton, les grands et les rois eux-mmes, par la me
nace de ses excommunications, lesquelles, quand elles ont
lieu, ne manquent gure d'tre suivies de la rvolte de
quelque ambitieux, qui s'en fait une arme pour s'lever
sur la ruine de son suprieur. Sans cette crainte, les
conversions seraient nombreuses ; car du reste les dispo
sitions ne sont pas mauvaises ; elles paraissent plutt
favorables au catholicisme ; or, quoique cette influence
soit encore grande, elle est loin d'tre aujourd'hui ce
qu'elle a t, et elle diminue de jour en jour, par suite
du peu de considration que s'attirent, dj depuis long
temps, les vques envoys du Caire.
L'vque actuel est gnralement dconsidr par sa
325
conduite peu piscopale, pour ne rien dire de plus. Sur
trois rois qui rgnent en Abyssinie, il n'y en a qu'un,
celui de Choa, qui est un enfant, qui l'aime ; les deux
autres, Ras Ali et Oubi, le dtestent, tandis qu'ils sont
remplis d'estime pour Mgr de Jacobis, encore qu'ils
ignorent, ou soient censs ignorer (la prudence le com
mande,) qu'il ait t sacr vque. Les choses tant ainsi,
il y a lieu d'esprr que, l'vque actuel venant man
quer, les trois rois, dont l'accord est ncessaire pour
cela, n'en demanderont point d'autre au patriarche copte
d'Alexandrie, vu surtout que, pour appuyer cette demande,
'il faut fournir une somme assez considrable; et que
sans difficult ils accepteront un vque qui serait en
communion avec le Pape, surtout si c'tait Mgr de Jaco
bis. C'est donc une affaire de temps, de patience et de
rsignation. Malheureusement, l'preuve parat devoir
tre longue, car cet abouna Salama est dans toute la
fleur de l'ge ; mais lorsque les moments de Dieu seront
arrivs, il arrangera facilement toutes choses.
En les attendant, ces moments dsirs, et peut-tre
aussi pour les hter, sans se dcourager, ni perdre con
fiance, les missionnaires d'Abyssinie doivent continuer
suivre la mthode" qu'ils ont pratique jusqu'aujour
d'hui, prier, mnager les prjugs nationaux, et ne rien
prcipiter; si on les chasse d'un pays, passer dans un
autre, et ne ngliger aucune occasion pour montrer la
vrit ceux qui sont capables de la goter ; vivre de
privations, et ne reculer devant aucun sacrifice. Nos
missionnaires d'Abyssinie m'ont paru tre dans ces dis
positions et anims de tous ces sentiments. Mgr de Ja
cobis en particulier parat destin faire un grand bien
dans ce pays, et ma conviction est que, si Dieu a rsolu
de prendre en piti le peuple abyssin , c'est Mgr de
Jacobis qui doit devenir l'instrument de ses misri
cordes.
J'ai parl du principal obstacle aux progrs du catholi
cisme, qui est la guerre que lui fait l'vque hrtique.
19
-m-
Cette guerre vous paratra peut-tre difficile concilier
avec l estime que le roi Oubi tmoigne en toute occa
sion pour Mgr de Jacobis, et le peu de cas qu'il fait de
Tabouna. Mais, comme je l'ai dit, Oubi craint l'vque,
et il n'ose pas trop manifester ses sentiments. Oubi est
un ambitieux qui veut conserver ce qu'il possde, qui
cherche mme , s'agrandir aux dpens de ses voisins.
Or, s'il tait mal avec l'vque, celui-ci pourrait lui
susciter des embarras, et fomenter contre lui la rvolte
de quelque autre ambitieux, branler , renverser peut-
tre son autorit encore mal affermie. ll faut donc s'at
tendre voir toujours Oubi sacrifier ses propres
intrts ceux de la Mission, et payer ensuite de quelques
belles paroles, comme il en adressa dernirement
Mgr de Jacobis, qui s'tait rfugi chez lui pour chapper
aux soldats envoys pour le prendre, entreprise laquelle
il protesta n'avoir eu aucune part, ce qui est assez diffi
cile croire.
Unautre auxiliaire de l'vquehrtique, plus funeste
encore la Mission que la pusillanimit d'Oubi, c'est la
politique anglaise, qui ne verrait qu'avec une grande peine
le catholicisme faire des progrs en Abyssinie. Le consul
anglais de Massouah a fait connatre toute sa pense, en
disant que dans peu il n'y aurait plus de missionnaires
en Abyssinie, et qu'il protesterait s'il en venait d'autres,
surtout si l'on envoyait des Surs de charit. On sait,
d'ailleurs, qu'il est tout dvou aux intrts de l'abouna,
avec qui il est en correspondance, et qu'il a soin de tenir
au courant de ce qui se passe la cte. Il a son service
un homme qui fait le rle odieux d'espion et de dnon
ciateur des missionnaires. Cet homme est un Italien
nomm B..., dserteur de la religion et gnralement
mpris. Je voudrais que l'on st bien en Europe quels
honntes moyens emploie l'tranger la politique an
glaise pour paralyser les travaux des missionnaires. Der
nirement, un missionnaire capucin, le pre Flicissime,
qui traversait l'Abyssinie pour se rendre dans sa mission,
3*T
chez les Gallas, a t arrt et enchan par des hommes
aposts sur son passage. On ne doute pas que cette arres
tation ne soit due l'employ du consul anglais, qui avait
eu soin d'informer l'abouna du dpart prochain du mis
sionnaire et de la route qu'il devait prendre.

CHAPITRE XXII.

Une visite il Mgr de Jacobis.

Au milieu des inquitudes continuelles, des guerres et


des perscutions, rien ne pouvait apporter Mgr de Jaco-
bis une plus grande consolation que la visite d'un de ses
confrres d'Europe et surtout d'un de ses suprieurs, d'un
reprsentant de son Suprieur Gnral. En 1851 M. Pous-
sou , assistant de la Congrgation de la Mission , tant de
retour de Chine o il avait t visiter des tablissements
de la mme Congrgation, tait charg de visiter son pas
sage la mission de Mgr de Jacobis. Le rcit de cette visite
nous donne quelques claircissements sur le genre de vie
que menait Mgr de Jacobis.
Le 9 dcembre 1851, crit-il, nous arrivmes Mas-
souah et je descendis la maison consulaire, o je fus
reu par un religieux capucin, le frre Pascal, qui, depuis
bientt deux ans, fait les fonctions de consul franais.
Notre confrre, M. Stella, qui n'tait qu' deux petites
lieues de l, eut le temps d'tre averti de mon arrive, et
de venir me joindre dans la soire.
Massouah est une petite le dont la moiti, au moins,
est occupe par la ville de ce nom. Elle n'est spare du
continent d'Afrique que par un canal de quelques centai
nes de mtres, qui forme le port.
A l'exception d'un demi-douzaine de maisons bties
en pierre, Massouah est littralement une ville de paille.
Les maisons ne sont que des cabanes entoures de fagots
affermis par quelques petits pieux, et couvertes d'herbes
dessches. Les plus opulentes sont doubles en dehors
avec ces mmes herbes, et l'intrieur avec des nattes ;
le tout cousu ensemble avec de petites cordes faites
d'herbes tresses. Ces maisons sont ordinairement accom
pagnes d'une cour ferme de la mme manire, en sorte
que les rues ne sont que de petits passages entre deux
palissades de fagots et de paille d'herbages. L'essentiel
dans ce climat brlant, o le thermomtre ne descend ja
mais au-dessous de vingt-cinq degrs, est de se procurer
le plus d'air possible, et de se mettre couvert des ar
deurs du soleil et de la pluie qui, dans la saison, tombe
par torrents.
Sur toutle littoral on construit les maisons peu prs
de la manire que je viens de dire; seulement, dans les
villages, les maisons sont parpilles, et ordinairement
entoures d'une premire clture d'pines, pour en fermer
l'entre aux hynes et aux lopards ; ce qui ne met pas
toujours l'abri de leurs visites.
Dans l'intrieur de Massouah fourmilleune population
de dix douze mille personnes, dont les trois quarts, au
moins, vivent dans la misre et le dsordre ; elles sont
presque nues et dgotantes. Cette population est toute
musulmane; les quelques chrtiens qui s'y trouvent par
fois, sont ou des voyageurs, ou des aventuriers, ou des
hommes chapps des btiments qui, chaque anne, vien
nent de Maurice ou de Bourbon, pour prendre des cargai
sons de mulets.
Le climat' de Massouah est trs-chaud. Au S dcem
bre, le thermomtre marquait trente degrs.
M. Stella tant venu me joindre Massouah, le jour
mme de mon arrive, le lendemain, je me rendis avec
lui Emkoullo, lieu de sa rsidence actuelle, une petite
distance de Massouah.
Emkoullo tait, il y a peine deux ans, un village de
329
plusieurs milliers d'mes, aujourd'hui il ne se compose que
de quatre maisons, la ntre, celle d'un italien, celle du
consul anglais et celle de son drogman. Ce village fut
brl par les troupes d'Oubi, roi du Tigr, qui prtend
avoir sur tout le littoral des droits qu'on lui conteste. De
puis, plusieurs familles avaient redress leurs cabanes sur
ce terrain; mais elles ont t obliges de les transporter
autre part, par le caprice du gouverneur turc de Massouab,
ou par l'effet de son mauvais vouloir contre les Europens,
peut-tre aussi par fanatisme religieux, craignant que la
prsence des missionnaires n'y attirt des chrtiens, ou
n'en ft parmi les Bdouins, habitants du littoral, qui
sont musulmans, mais assez peu fervents pour leur pro
phte.
Emkoullo est au milieu du dsert appel Samhar,qui
s'tend, entre la mer et les montagnes d'Abyssinie, sur
un espace de plusieurs journes de marche ; il n'a que
trs-peu d'habitants, et il est presque abandonn aux
hynes, aux lopards, aux autruches, aux gazelles et
mme aux lions, qui quittent de temps en temps la mon
tagne, pour aller s'y promener. Les Bdouins de cette con
tre, de mme que les Abyssins, sont d'un noir peu
fonc ; ils sont sveltes, ont les traits rguliers, n'ayant ni
le nez cras, ni les grosses lvres des vritables ngres;
ils ont de grandes chevelures qui leur servent de coiffure;
ils les graissent copieusement avec une pommade odori
frante, compose de beurre et de suif, appareil qui les
rend impermables et au soleil et la pluie ; les lgants
coupent un peu les cheveux sur le sommet de la tte, et
ils divisent tout le reste en grosses mailles tordues et
bien beurres : ce qui donne leur tte, vue par derrire,
une assez grande ressemblance une grosse paulette
graines d'pinards. Tout leur vtement consiste dans un
simple caleon de toile. Celui des femmes est un peu plus
dcent.
jC'est Emkoullo que Mgr de Jacobis avait achet de
M. Degoutin, consul de Massouab, une maison qu'il desti
I
330
nait un tablissement de Surs; il la paya bien au-des
sus de sa valeur. Elle se compose en tout et pour tout de
quatre pices de dix douze pieds carrs, le tout recou
vert d'une toiture forme d'une simple planche avec une
couche de chaux. Aussi y pleut-il peu prs comme de
hors. Le soir mme de mon arrive, une forte onde tant
survenue, je fus oblig, pour ne pas tre inond sur mon
grabat, d'tendre au-dessus mon parapluie ; et le lende
main il fut impossible de dire la messe, tout tant
tremp, l'autel comme le reste, dans la pice qui sert de
chapelle.
En allant en Abyssinie, j'avais surtout en vue de
m'aboucher avec Mgr de Jacobis, qui de son ct dsirait
grandement ma visite. Mais o le trouver? Ce bon con
frre est oblig de mener une vie un peu errante. Il a
d'assez bonnes jambes, et l'abouna Salama (l'vque h
rtique) lui fournit de temps autre l'occasion de les
exercer.
Cet abouna Salama est un personnage que les Anglais,
qui il est vendu, firent nommer au Caire, comme celui
qui leur parut le plus propre empcher les progrs du
catholicisme en Abyssinie. On le dit charg de tous les
vices, et plus mahomtan que chrtien. Aussi est-il gn
ralement mpris, mme de ceux qui lui sont soumis. Le
roi Oubi ne peut pas le sentir; mais comme ce roi n'est
lui-mme qu'un parvenu ambitieux et mal affermi, il
craint l'effet des excommunications de l'abouna, et pour
cela, il lui laisse faire peu prs ce qu'il veut.
Donc, quelques semaines avant mon arrive en Abys
sinie, Mgr de Jacobis, qui depuis assez longtemps vivait
tranquille dans la province d'Alitina, dont les habitants,
au nombre d'environ trois mille, sont catholiques, o il
s'est bti quelques cabanes, et o il a commenc la cons
truction d'une petite glise, Mgr de Jacobis, dis-je, vit
tout coup le village o il rsidait, investi par des sol
dats envoys par l'abouna, avec ordre de l'arrter et de le
lui conduire mort ou vif. Aussitt de dguerpir et de

i
331
chercher un asile, accompagn du seul frre Filippini ; il
se jeta dans les montagnes, o il erra pendant deux ou
trois jours, sans autre nourriture que quelques fruits sau
vages, avant de pouvoir parvenir au camp d'Oubi, chez
qui il allait chercher un asile. Oubi le reut bien, blma
ouvertement la conduite de l'abouna, et permit Mgr
de Jacobis de s'tablir dans l'endroit qu'il voudrait de ses'
Etats, en lui conseillant pourtant de ne pas retourner de
suite Alitina, o la rvolte Je quelques chefs avait
fourni le prtexte l'invasion prcdente, mais dont le
but principal tait l'arrestation de Mgr de Jacobis : sur ce,
Mgr de Jacobis renvoya le frre Filippini Alitina pour
prendre tous les effets de la maison, et les transporter
dans le village de Hala : c'est l qu'il devait se rendre
bientt lui-mme, ainsi que les lves du sminaire qu'il
avait tabli Alitina. C'est donc Hala que je rsolus
de me rendre dans l'espoir d'y trouver l'homme que je
cherchais, ou du moins d'en avoir des nouvelles ; en mme
temps j'informai le frre Filippini du jour de mon arrive,
afin que si Mgr de Jacobis n'tait pas encore avec lui, il
se mt de suite sa recherche et lui donnt moyen d'arri
ver le plus tt possible, conformment la recommanda
tion que Mgr de Jacobis lui en avait faite.
Hala est le premier village proprementabyssin, du ct
de la mer, sur la route d'Adoua ; il est situ sur un des
plateaux les plus levs de l'Abyssinie ; et pour y arriver
en venant de Massouah, il faut gravir une rude et haute
montagne appele lTaranta. Le plateau de Hala, qui n'est
lui-mme qu'une suite de petites plaines coupes par des
ravins profonds et des monticules assez levs, est habit
par sept huit cents paysans, qui cultivent l'orge, le
millet, les lentilles et un peu de froment. Ils nourrissent
dans les montagnes un grand nombre de vaches qui leur
fournissent le lait, le beurre et la viande ; les bufs leur
servent au labourage et au transport de leurs denres,
portant la charge sur le dos comme les Chameaux : c'est
l la bte de somme la plus ordinaire. Le buf partage
332
pourtant cet emploi avec l'homme, dont les voyageurs se
servent trs-souvent pour porter leurs effets, et les mar
chands, leurs marchandises ; en sorte que rien n'est plus
commun que de voir sur les routes des hommes qui, por
tant sur leur tte o leurs paules nues de lourds far
deaux, font des voyages de dix, quinze, vingt journes.
J'ai fait moi-mme usage de ce moyen de transport,
qui est peut-tre celui qui offre le plus de facilits ; mais
il est ais de comprendre que ces voyages ne se font
pas la vapeur : la moyenne peut tre de six lieues par
jour.
Les habitants de Hala sont chrtiens, du moins de
nom ; car pour le reste ils ne se distinguent gure des
infidles; ils sont extrmement ignorants, et on peut
dire demi sauvages, et beaucoup d'entre eux ne sont
pas mme baptiss, quelques missionnaires musulmans
leur ayant fait entendre que le baptme fait mourir les
enfants : ajoutez cela qu'il n'y avait dans le pays qu'un
vieux prtre qui ne savait pas la forme du baptme ; voil
o aboutit l'hrsie. Ils ont manifest le dsir d'tre
catholiques : la Mission ayant chez eux un commence
ment d'tablissement, on les instruit peu peu, en com
menant par les enfants ; mais il y a beaucoup faire.
Pour me, rendre Hala, commedans tous les voyages
en Abyssinie, j'avais trois ennemis craindre, les voleurs,
les animaux froces et les pines : tout cela faisait peu
d'impression sur M. Stella, qui en a l'habitude; mais il
n'en tait pas ainsi de moi. Mon imagination s'effrayait
un peu des cris sauvages des hynes, des rugissements
des lions, et du voisinage des lopards qui se jettent
brusquement sur leur proie, et l'emportent sans bruit et
sans cris. Aprs avoir chapp la dent des requins, dans
les mers de Chine, je ne me souciais pas d'tre broy
par celle de ces princes des montagnes. On m'avait racont
tant d'accidents malheureux, tant de rencontres fcheuses
de ces animaux, que j'avais rellement quelque peine
me rassurer dans la route. De derrire chaque buisson
333 -
il me semblait voir sortir un lion ou un tigre : le soir
surtout, ds qu'il tait nuit, je ne me serais pas loign
de cinquante pas de la troupe. Je m'tais arm d'un mau
vais fusil et de deux assez bons pistolets que je gardais
toujours ct de moi, et que je dchargeais de temps
en temps durant la nuit, tant pour faire peur aux btes
que pour me rassurer moi-mme. Souvent je me recom
mandais Dieu et Marie, comme n'ayant plus peut-tre
qu'un instant vivre.
Quant aux pines, je m'en mettais peu en peine, encore
qu'elles couvrent littralement la surface de la terre,
qu'elles vous barrent le passage chaque pas, et que sou
vent elles ombragent le sentier que l'on suit. Je savais
que j'en serais quitte pour quelques dchirures aux
habits, ou tout au plus pour quelques gratignures plus
ou moins profondes ; mais le pril des btes faisait oublier
ces inconvnients.
Pour ce qui est des voleurs, qui sont des Musulmans,
habitant et l dans les gorges que nous avions passer,
nous tions arms contre eux, en prenant pour guide
l'un d'entre eux, achetant ainsi le droit de passer impu
nment.
Tout tant ainsi prvu, et sans avoir oubli les vivres
ncessaires pour la route, nous montmes, M. Stella et
moi, chacun sur notre mulet, et nous partmes de trs-
bonne heure, le 15 dcembre. Nous avions avec nous cinq
ou six hommes arms, comme tous les Abyssins, d'une
massue, d'une lance, d'un coutelas et d'un bouclier.
A peine tions-nous en marche depuis une demi-heure,
par un beau clair de lune, qu'une norme hyne partit
quinze pas de nous, en poussant d'horribles cris ; mais
c'tait, ce qu'il parat, des cris de frayeur, car elle se
sauva toutes jambes. Il est heureux que cet animal,
qui est si carnassier et aussi fort, dit-on, quelelion, soit en
mme temps trs-timide : il fuit toujours devant l'homme,
et ne l'attaque jamais, cependant il y aurait du danger
s'il le trouvait endormi.
19.
334
Ce premier jour nous n'emes point d'autres'accidents.
Au lever du soleil nous tions Arkiko, petite ville o
les Turcs entretiennent une faible garnison. A neuf heures,
nous nous arrtmes pour djener et laisser reposer nos
hommes et nos mulets; et tant repartis midi, nous
marchmes tout le reste du jour au milieu des mimosas
et autres arbres pineux ; et vers le coucher du soleil,
nous allmes prendre notre logement, pour y passer la
nuit, dans les premires gorges des montagnes. Nous
avons chemin tout le jour, dans le dsert de Samhar, en
faisant partir devant nous des gazelles, des voles de
perdrix, des troupes de pintades, et quelques autruches
qui se sauvaient toutes jambes. Je crois qu'elles ne
volent pas ; mais la vitesse de leurs longues jambes est
telle, qu'elles peuvent dfier les chevaux les plus l
gers.
Arrivsau gte, on dressa la tente, et pendant que nos
gens ramassaient du bois sec, allumaient du feu et pr
paraient leur souper, nous faisions nos petites dvotions.
M. Stella veillait ensuite aux affaires du mnage, et y
mettait lui-mme la main.
En Abyssinie, dans les voyages, on ne prend pas du
pain, mais de la farine, et l'on fait son pain chaque jour,
et mme ordinairement chaque repas. Voici la manire .
de le faire ; elle est simple et expditive. On dlaye dans
de l'eau un peu de farine de froment, orge ou millet, en
la laissant l'tat de boullie; on jette cette bouillie dans
une pole frire, et on en retire une galette qu'on l'on
mange toute chaude. Quelquefois on donne la ple un
peu plus de consistance, et on en enveloppe un caillou
que l'on met sur les charbons, en le tournant et retour
nant, jusqu' ce que l'enveloppe de pte soit parvenue
un certain degr de cuisson. Du reste, la farine est tou
jours de trs-mauvaise qualit ; car on n'a pour moulin
qu'une pierre sur laquelle on crase le grain avec une
autre pierre de forme cylindrique. Dans les barques ara
bes, il y a un homme qui n'a gure d'autre occupation
m
que de moudre ainsi le grain, et de faire le pain. Il en est
de mme dans chaque maison en Abyssinie.
Le deuxime jour, aprs avoir march pendant quel
ques heures dans un terrain trs-accident et couvert de
grands arbres pineux, pour nous en garantir, nous
entrmes dans une gorge profondment encaisse entre
les montagnes; nous la suivmes toute cette journe
et la suivante, et nous ne la quittmes que pour gravir le
Taranta. Cette gorge, dans la saison des pluies, devient
un torrent terrible, qui emporte quelquefois des caravanes
entires, comme cela tait arriv quelques mois avant mon
passage. Au mois de dcembre elle n'avait qu'un faible
ruisseau, dont les eaux se perdaient par intervalle dans
les sables, pour reparatre un peu plus bas. Cette valle
est troite, laissant quelquefois, peine, le passage entre
les rochers ; mais gnralement elle a une lisire plus ou
moins large, couverte de trs-beaux et trs-grands
arbres ; quelquefois les deux montagnes s'arrondissent de
chaque ct en demi-cercle, et laissent au milieu de
belles et agrables petites plaines rondes ou ovales ; mais
quelque forme que prenne le ravin, il est si tortueux et
si profondment encaiss, qu'on se croit toujours au fond
d'un puits, sans pouvoir distinguer, cent pas derrire
soi, le passage par o l'on est entr, ni cent pas devant
soi, celui par o l'on doit sortir. La nuit, surtout, l'effet
que cela produit est magnifique, et semble tenir de la
magie. Cette valle a quelque chose de ravissant et de
sublime; la beaut des sites, le grandiose des masses de
rochers qui paraissent comme suspendus en l'air, le
ple-mle de dbris dont le ravin est encombr, les pro
fondes et robustes racines que des arbres gigantesques
poussent entre les fentes de la roche nue, tout cela parle
l'me, la remue, l'lve et fait prouver de vives mo
tions. Oh! qu'au milieu de ces grandes uvres de Dieu,
l'homme e3t petit !
Ces lieux, d'ailleurs, sont pleins de vie, et prsentent
sans cesse l'il quelque agrment nouveau. Les arbres
336
servent de demeure ordinaire une foule d'oiseaux dont
quelques-uns sont trs-jolis, entre autres le colibri, de
diffrentes couleurs. De plus, les gazelles, les chevreuils,
les perdrix, les pintades, et quantit d'autres animaux
bordent le ruisseau ; en sorte que, sans descendre de
cheval ni s'loigner de la route, on. peut, avec une adresse
ordinaire, faire une bonne chasse. C'est encore ce ruis
seau que viennent se dsaltrer les lions des montagnes
voisines, et prendre leur repos dans les fourrs qui sont
au bas des deux montagnes. C'est ce qui rend dangereuses
les nuits passes dans ces vallons. Le jour, ce passage est
trop frquent pour qu'il y ait craindre ; chaque ins
tant on rencontre de petites caravanes poussant des. trou
peaux de bufs chargs, et allant Massouah ou en
revenant. Les hommes qui les conduisent font ordinai
rement grand bruit ; et leurs cris, mls au mugissement
des bufs, sont rpts avec fracas par les chos nom
breux des montagnes. On trouve aussi, de distance en
distance, dans ces lieux sauvages, quelques habitations
de la tribu des Choho. Cette partie de tribu est musul
mane ; elle habite sous des huttes de branches d'arbres,
environnes d'une haie d'pines, ou bien dans des grottes
qu'ils dfendent de la mme manire contre l'approche
des btes froces. Ils sont pasteurs, et ont de nombreux
troupeaux de chvres et de bufs, que l'on aperoit sur
les flancs des montagnes, et dont les pas font souvent
rouler des pierres jusque dans la valle.
Nous ne vmes, ni n'entendmes sur notre route, aucun
lion, ni aucun lopard; nous apermes seulement sur le
sable quelques-unes de leurs traces ; mais nous rencon
trmes plusieurs fois des troupes nombreuses de singes de
diffrentes espces et grandeurs, allant en ordre comme
de petites armes ranges en bataille, ou bien faisant
des gambades sur les arbres qu'ils dpouillaient de leurs
fruits sauvages. Je ne parle pas des marmottes ; on les
voit par milliers, et les trous des roches en sont rem
plis; je donnai la chasse quelques beaux oiseaux.
337
uniquement pour avoir le plaisir de les voir de prs.
Le troisime jour, aprs avoir suivi la mme valle,
nous allmes coucher l'endroit o nous devions la quit
ter, pour gravir le Taranta au pied duquel nous tions. Ce
soir, comme les autres, nous fmes des feux durant toute
la nuit, ayant soin que quelqu'un des ntres veillt, tant
pour entretenir les feux, que pour donner l'alarme, au be
soin; et lorsque je m'veillais, ce qui arrivait assez sou
vent, je tirais ordinairement un coup de pistolet pour
loigner les btes qui auraient pu se trouver dans le voi
sinage. Ce coup de pistolet, au milieu des montagnes, fai
sait presque l'effet d'un-coup de canon, et il tait plusieurs
fois rpt par les chos. Cela n'accommodait nullement les
singes, dont il parat que je troublais le sommeil, car,
chaque coup de pistolet, ils rpondaient par une salve
d'aboiements et de grognements qui durait plus d'un quart
d'heure.
Le lendemain nous avions un rude coup de collier
donner ; il s'agissait d'escalader le Taranta ; et quoique,
depuis notre dpart de Emkoullo, nous nous fussions; par
une pente douce, levs une hauteur de mille mtres,
nous en avions environ deux mille autres franchir pour
parvenir au sommet de la montagne. Nos mulets nous de
venaient inutiles ; la monte est si rapide que, dans plu
sieurs endroits, il faut s'aider de ses mains pour gravir les
rochers; le sentier est trs-troit et suspendu parfois au-
dessus d'effrayants prcipices. Les pierres sont glissantes
et manquent sousjes pieds, ce qui occasionne des chutes
frquentes. Cependant c'est par ce chemin que passent
tous les jours des bufs pesamment chargs, et je ne com
prends pas que ces lourdes btes puissent ainsi franchir
ces prcipices. La route est d'ailleurs assez agrable, tant
en grande partie ombrage par des arbres qui couvrent la
montagne, au moins dans ses rgions suprieures. A me
sure que nous nous levions dans la montagne, nous
prouvions un grand changement de temprature, et j'a
perus l'ombre quelques restes de la gele blanche du
338 -
matin. C'tait la premire que je voyais depuis mon d
part de France. Le Taranta est vers le quinzime degr de
latitude.
Notre ascension avait dur quatre heures; mes jambes
de cinquante-huit ans n'y tenaient plus, et j'avais d in
terrompre cette marche par plus d'une petite halte. Arriv
au sommet, j'eus peine la force de remonter sur mon
mulet, presque aussi harass que moi, pour me transpor
ter jusqu'au village, qui n'tait plus qu' une petite lieue
de l. 'Le frre Filippini vint notre rencontre au sommet
de la montagne; il nous apprit que Mgr de Jacobis n'tait
pas Hala, qu'il lui avait expdi un courrier pour lui
donner avis de mon arrive en Abyssinie, et qu'il esprait
que nous le verrions dans deux jours ; mais il n'arriva que
dans quatre jours ; et ce temps d'attente me parut bien
long ; c'tait plus qu'il n'en fallait pour voir en dtail la
nouvelle rsidence de Mgr de Nilopolis. Ce digne confrre
tait, comme je l'ai dit, possesseur d'une maison Hala.
Repentant d'avoir dbours quelques milliers de francs pour
la maison d'Emkoullo , il avait achet celle d'Hala pour 5
thalers ; mais depuis on y avait fait deux nouvelles pices
qui avaient bien d coter chacune 1 thaler ou S fr. 25
cent. Ces agrandissements taient ncessaires pour loger
l'vque, ses prtres et son sminaire, formant en tout un
personnel d'environ vingt personnes.
Cette maison est une des plus belles du village, btie en
terre, ce qui est presque du luxe; mais elle n'a ni chemi
ne, ni fentre ; elle ne reoit le jour que par la porte ; et
comme la porte a t presque obstrue par les agrandisse
ments qui y ont t ajouts, on n'y voit presque rien en
plein midi, et l'on y est touff par la fume de la cuisine,
qui n'a, comme la lumire, d'autre passage que ladite
porte. C'est un petit inconvnient que l'architecte n'a pas
prvu. Il faut dire pourtant que, je pense, ma consid
ration, le frre Filippini avait perc la terrasse au-dessus
de l'endroit o il avait mis mon grabat, et avait ainsi per
mis au jour d'envoyer quelques rayons sur moi. Cette r
339
sidence piscopale a de plus, en avant de l'entre, une
petite cour entoure d'une haie d'pines, pour empcher
les hynes de venir, de nuit, ventrer les animaux domes
tiques. La porte cochre de cette cour est ferme par un
grand fagot d'pines qu'on abaisse le soir et qu'on relve le
matin, en guise de trappe. Quelque petite que ft la mai
son, le bon frre Filippini trouva moyen d'y disposer une
chapelle assez dcente o nous dmes nos messes de Nol,
Mgr de Jacobis, M. Stella et moi ; l notre bon Jsus dut
se retrouver dans la pauvret de Bethlem ; et comme il
fallait qne tout portt le cachet de cette pauvret, rien de
plus misrable que le pain qui servit au saint sacrifice ;
savez-vous comment nous nous y prmes pour avoir des
hosties, dfaut de fers ? Nous fmes chauffer le fond de
deux petites botes de fer-blanc, et nous coulmes entre les
deux un peu de pte, et il sortit de petites galettes dont il
fallut se contenter.
A une petite distance du village est une valle frache,
ombrage et arrose par quelques petites sources. Chass
de la maison par la fume et par l'obscurit, c'est l que
j'allais pour rciter mon brviaire et faire mes autres petits
exercices. La premire fois j'y fus fort tranquille ; la se
conde fois j'y fus suivi par quelques enfants du, village :
d'abord ils n'osaient pas m'approcher, mais peu peu ils
s'apprivoisrent et se hasardrent me demander des m
dailles. J'en donnai quelques-uns, et ds ce moment ce
fut fait de ma tranquillit ; bientt accoururent, non pas
seulement les enfants, mais de grandes personnes, hommes
et femmes. Us ne se contentaient pas d'une mdaille, ils
revenaient sans cesse, et c'taient presque toujours les
mmes qui s'attachaient moi avec une tnacit dsesp
rante. Impossible d'avoir un moment tranquille pour rci
ter mon brviaire. J'avais beau les chasser, leur dire que
je n'en avais plus, ils revenaient sans cesse, me suivant
pas pas, me prcdant, marchant quand je marchais,
s'arrtant comme moi, se tenant parfois une certaine
distance. Je dus, mon grand regret, renoncer ma pro
340
menade; il ne me fut plus possible de sortir, moins de
prendre une personne de la maison pour me dlivrer de
la tyrannie des enfants et des autres curieux.
Mgr de Jacobis arriva enfln,[et ds lors ma promenade
fut moins ncessaire. J'avais trop de choses demander
ce respectable confrre, et lui dire, pour trouver longs
le peu de jours que je devais passer avec lui. Mgr de Jaco
bis est un homme fait tout exprs, ce semble, pour vivre
avec les Abyssins : bon, doux, charitable, mortifi, patient,
il ne se distingue en rien du dernier de ses prtres ; man-
geantcomme eux, couchant comme eux, s'habillant comme
eux. Comme le dernier d'entre eux, il va toujours nu-
pieds, n'ayant pour tout vtement qu'un caleon, une
grossire chemise pour s'envelopper, et une petite coiffe de
toile pour la tte. Son lit est une peau de vache, sa mon
ture un bton long de cinq six pieds ; et si, dans ses
courses, il se fait quelquefois suivre d'un mulet, c'est
moins pour lui que pour ceux de sa suite, qu'il croit en
avoir plus besoin que lui. Cette vie simple, frugale, et
trs-dure pour un europen qui a eu d'autres habitudes,
lui a acquis l'estime gnrale. Il est regard comme un
saint ; et si Dieu a sur l'Abyssinie des desseins de sa mi
sricorde, il me semble que Mgr de Jacobis est plus propre
que tout autre en devenir l'instrument.
Les ftes de Nol taient passes, j'avais eu de Mgr de
Jacobis tous les renseignements qu'il pouvait me donner
sur sa mission ; il ne me restait qu' revenir sur mes pas
pour continuer le plus tt possible mon voyage vers l'E
gypte. Je redescendis donc le Taranta, presque aussi pni
blement que je l'avais mont ; et quatre jours aprs nous
tions de retour Emkoullo, bien portants et sans acci
dent, sinon que, le dernier jour, tant partis peu aprs mi
nuit, nous perdmes notre sentier et errmes au hasard
dans le dsert, jusqu' ce que le jour part, au milieu des
hynes qui criaient droite et gauche. Dans la route nous
prmes une grosse pintade qui nous fit faire un bon repas.
La caravane envoya quelques balles des troupes de singes
341
qui se sauvaient en nous faisant de leur ct des grimaces
affreuses. Une nuit, m'veillant en sursaut, je tirai un
coup de pistolet charg seulement poudre, sur une hyne
qui s'tait approche trois ou quatre pas de moi.
En partant de Massouah j'avais choisir entre deux
chemins, retourner Aden, ou me diriger immdiatement
vers Suez. Le premier parti paraissait le plus sr et le
moins dispendieux, puisque j'avais dj pay mon passage
jusqu' Suez, sur le bateau anglais. Mais la difficult tait,
avec une barque arabe, de passer le dtroit de Bab-el-
Mandeb, dans la saison o nous tions, et je courais risque
de passer un grand quartier d'hiver dans quelque mouil
lage de la cte arabique. D'autre part, ce n'tait pas une
petite affaire que de parcourir quatre cents lieues de ctes
au milieu des cueils, sur des barques arabes. Ce fut l,
nanmoins, le parti que je pris, pensant que c'tait le meil
leur : plus d'une fois depuis, l'ide m'est ven^e que j'a
vais mal choisi; peut-tre en aurait-il t de mme, si
j'avais pris le parti contraire. D'un ct comme de l'autre,
j'avais compter avec la mer Rouge, qui n'est pas toujours
aimable.
Mon parti pris, je nolisai pour mon compte unebarqne
pour Djedda; je ne crus pas convenable de me jeter dans
une barque commune avec des soldats, des esclaves, des
gens de toute espce, et ainsi de courir le risque, pour
attendre des occasions, d'tre un ou deux mois de plus en
voyage. Je quittai la cte d'Abyssinie le 2 janvier 1852.
Pour achever ce tableau du genre de vie de Mgr de
Jacobis, joignons ici l'ordre de journe qui s'observait
dans sa petite communaut de prtres, de moines et de
sminaristes indignes. Ce passage est extrait d'une lettre
de M. Delmonte du 2 avril 1861.
Tous se runissaient dans la chapelle de bon matin. Il
y tait toujours le premier. Il proposait le sujet de la m
ditation, le dveloppait et finissait par quelques rflexions
pratiques touchant les occupations du jour. Le plus sou
vent il faisait un petit abrg- de la vie du saint dont on
- 342 -
tlbrait la fte le jour mme, et puis il en faisait les ap
plications qu'il jugeait opportunes.
Aprs la mditation, onrcitait YAnglus suivi des Lita
nies du saint Nom de Jsus. Ensuite il clbrait la sainte
Messe ; aprs quoi chacun se retirait la cuisine, o l'on
avait prpar une grande tasse de caf pur et sans sucre.
Chacun buvait sa vtasse lentement, prenant de temps en
temps une prise de tabac et changeant quelques paroles
par manire de conversation. De la cuisine on passait la
salle commune. L chacun prenait son brviaire ou psau
tier, et ils rcitaient ensemble et haute voix un certain
nombre de psaumes en langue ghez. En quinze jours on
rcitait le psautier tout entier.
Aprs cela, Mgr de Jacobis se prsentait et fixait cha
cun les occupations de la journe. Quand il dsirait obtenir
d'eux quelque claircissement sur un doute ou une diffi
cult, c'tait le moment o il en proposait la solution la
rflexion de tous; et il aimait entendre l'avis de chacun,
mais en particulier. Il dsirait que tous fissent la sainte
- Communion le vendredi et le dimanche. Il voulait aussi
ue l'on ft le chemin de la Croix tous les vendredis. Chaque
imanche, aprs la sainte Messe, qu'il clbrait lui-mme
ou qui tait chante par quelque moine prtre, il faisait
l'explication de l'Evangile ou une espce de catchisme.
Il dsirait que, pendanttout le mois de'mai, mois con
sacr par la dvotion des fidles la Trs-Sainte Vierge,
deux moines au moins fissent chaque jour la sainte Com
munion. Vers le coucher du soleil, on faisait en commun
une lecture spirituelle sur quelque Vertu particulire de la
Trs-Sainte Vierge. Puis il en faisait le rsum en y ajou
tant quelque fait intressant tir de l'Ecriture-Sainteou des
vies de saints.
On faisait deux neuvaines par an, l'une avant l'As
somption, et l'autre avant la saint Vincent-de-Paul.
Chaque jour, aprs le coucher du soleil, on rcitait en
commun le Rosaire, et l'vque ne manquait jamais de
prsider. Aprs le Itosaire, on chantait dans la langue du
343
pays le Salve JRegina et YAve Maria. Il aimait beaucoup
unir sa voix celle des moines; mais je me suis aperu
que le chant n'tait pas une science dans laquelle il ft
fort habile ; souvent, et je puis dire toujours, il dtonnait
depuis le commencement jusqu' la fin de manire
rompre le tympan de l'oreille, et il ne paraissait pas s'en
apercevoir. Il reconnaissait cependant son faible et s'effor
ait de se mettre l'unisson des autres, mais la discor
dance n'en devenait que plus dsagrable, parce qu'il pre
nait une voix qui ne lui tait pas naturelle. J'tais trs-
altentif lui faire toutes les observations ce sujet ; il les
coutait volontiers et nous en riions ensemble.
Toutesles rgles pratiques taient fidlement observes.
Devant Mgr de Jacobis tous les moines taient gaux, et
il les aimait tous galement. Il prfrait supporter person
nellement quelque pnitence ou mortification, que d'en
tendre parler mal 'd'eux. Les moines, disait-il, sont mes
yeux et ma bouche, mes oreilles, mes mains et mes pieds.
Ils font ce que je ne puis faire et le font mieux que ce que
je fais moi-mme.
Il tait vtu trs-simplement. Il n'avait ordinairement
qu'un seul habit, et pour le laver il tait souvent oblig
d'emprunter celui du premier moine qui entrait chez lui.
Et encore cet unique habit ne lui appartenait pas, car il le
donnait celui qui venait lui demander l'hospitalit.
Il dormait terre, se contentant d'un simple tapis trs-
ordinaire, qui pouvait tout au plus le garantir de l'humi
dit qu'il redoutait beaucoup. Il aimait aussi beaucoup
dormir dans la chapelle au pied du saint autel. Il faisait
cela les veilles de ftes de Notre-Seigneur, de Notre-Dame,
des Anges gardiens et de ses saints patrons. Ces jours-l,
il clbrait la messe avec une dvotion toute particulire.
Elle durait une heure et demie ou deux heures. Oh!
comme il tait avide de s'entretenir avec Notre-Seigneur.
La partie la plus longue de sa messe tait depuis la con
scration jusqu' la fin. Son visage alors changeait de cou
leur, et souvent tout son corps tremblait.
CHAPITRE XXIII.

Nouvelles chrtients.

La perscution, en chassant Mgr de Jacobis vers la cte


et en le forant d'tablir le centre de sa mission Hala sur
le plateau deTaranla, n'avait fait autre chose que prparer
un nouveau thtre son zle et lui amener de nouvelles
tribus d'enfants spirituels. Quelques mois aprs que
M. Poussou eut quitt Hala, Mgr de Jacobis pouvait dj
lui annoncer de nombreuses conqutes faites la foi.
Hala, le 13 mai 1852.
Il y a bien longtemps que je dsirais vous crire ; mais,
outre que des affaires importantes ont rclam tous mes
soins immdiatement aprs votre dpart, je m'tais pro
pos d'attendre la nouvelle de votre arrive Paris ;
nouvelle que j'appelle de tous mes vux et qui sera si
chre mon cur. N'allez pas croire, cependant, que
votre voyage m'ait inspir des craintes srieuses! Saint
Vincent n'est-il pas notre pre? Ses enfants l'ont-ils jamais
invoqu en vain ?. .. Lorsque vous traverstes la mer Rouge
sur cette pauvre barque arabe, n'tait-ce pas lui qui vous
conduisait au rivage? Et au milieu de ces abmes, de ces
prcipices, si multiplis en Abyssinie, n'tait -il pas l'ange
qui vous montrait le chemin? Vous aurait-il dlaiss,
vous qui tiez venu, en son nom, nous apporter les bn
dictions d'un autre Pre si digne de lui succder!... J'ai
la douce confiance que vous tes rentr Paris et que
votre voyage a t heureux.
Vous souvient-il de l'aveugle Kefl-Esgzi, pre du gou
verneur de Hala, qui venait journellement notre porte
apprendre le petit catchisme? Exempt de reproches et
vnr de toute sa tribu, il tait de ces mes privilgies
345
qu'on rencontre quelquefois mme parmi les infidles, et
pour la conversion desquelles Dieu emploie, selon la doc
trine de saint Thomas, des moyens extraordinaires. Ce
bon vieillard avait acquis les connaissances ncessaires au
salut, lorsqu'il se sentit subitement atteint d'une maladie
trs-grave, maladie qui devait le conduire au tombeau.
Aussi ne se fit-il pas illusion sur son tat. 11 demanda lui-
mme les secours de la religion, fil sa premire confession
gnrale, reut, dans des sentiments de foi, d'amour et
de reconnaissance impossibles dcrire, le Baptme
(sous condition), la Confirmation, le saint Viatique et
l'Extrme-Onction, aprs quoi il tomba dans une profonde
lthargie, signe avant -coureur d'une mort prochaine.
Revenu lui, peu d'instants avant d'expirer, et en enten
dant les cris horribles dont les Abyssins ne sont pas avares
en pareil cas : Qui est-ce qui pleure ainsi ? demanda-t-il
en promenant autour de lui ses regards mourants. Ce
sont, lui dit-on, vos frres, vos parents, vos amis et vos
domestiques. Mes amis, reprit-il avec calme, quoi
bon ces cris, ces gmissements? Ne devriez-vous pas
plutt prendre part ma consolation ? Ne voyez-vous pas
que je vais me runir mon Rdempteur ? Vite, vite !
allumez des flambeaux ! Prparez mes funrailles ! Je
meurs!... Adieu!... adieu!... Et l'heureux Kantiba
s'endormit paisiblement dans le Seigneur.
Une de ses dernires volonts, que le gouverneur de
Hala, son fils, me communiqua en prsence de la foule
accourue aux funrailles, tait que je devais, seul avec
mes prtres, l'accompagner au lieu de sa spulture ; invi
tation non moins embarrassante qu'honorable, puisqu'elle
tait faite en prsence des sept clergs dissidents de
Salama, dj runis pour la crmonie, avec leurs guenilles
bigarres et leurs croix schismatiques. M'excuser tait le
seul parti que j'eusse prendre et que je pris en effet.
J'allais donc me retirer, lorsque les sept clergs, touchs
sans doute par la grce bien plus que par ma protestation,
me prirent d'attendre, et aprs une courte dlibration :
346
Nous sommes catholiques! s'crirent-ils d'une voi*
unanime. Nous sommes catholiques! dornavant, nous le
jurons, le nom vnrable de Pie IX remplacera dans les
offices les noms schismatiques du patriarche cophte et
d'abouna-Salama. n Ce n'est qu'aprs cette dclaration
solennelle, faite en prsence d'une foule immense, la
gloire de l'Eglise catholique, que nous nous sommes crus
suffisamment autoriss officier publiquement.
Jusqu'alors Salama nous avait mis dans l'impossibilit
d'exercer nos fonctions l'extrieur, par suite du systme
de perscution organis contre nous. Il avait donc t
facile nos ennemis de nous faire passer aux yeux du
peuple pour des impies sans culte et sans religion. Mais
quelle ne fut pas la surprise, l'admiration de ce mme
peuple, lorsqu'il me vit venir lui dans toute la majest
du rite thiopien, prcd d'une magnifique croix, de trois
encensoirs d'argent que balencent autant d'acolytes, la
mitre en tte, la crosse la main, et revtu de ma plus belle
chape du rite oriental, que soutiennent avec respect quel
ques prtres de mon cortge ! Cette pompe, jointe au
parallle que ces bonnes gens ne purent s'empcher de
faire entre mes prtres et ceux du pays, les a si bien
gagns qu'il n'y a pas un grand personnage qui ne dsire
mourir et tre enterr avec notre assistance et nos cr
monies. Le clerg du district de Hala, fidle sa promesse,
s'est empress, ce jour-l, de mettre notre disposition
toutes ses glises, avec l'autorisation d'tablir une cole
pour les garons. Cette cole est dj ouverte; nous l'avons
mise sous la direction de cet homme qui m'accompagnait
le jour de mon arrive Hala, ce docteur bossu que vous
prtes pour un des prtres imaginaires d'Abyssinie, dont
Combes et Tamisier ont parl si loquemment. J'aurais
bien voulu vous dire encore un mot au sujet d'un beau
terrain que les habitants de Hala nous ont donn, avec
pleine libert de l'exploiter comme il nous plaira ; mais
j'ai hte de vous faire connatre le motif qui nous a dter
mins baptiser le Kantiba sous condition,
347
Parmi les superstitions que la propagande dela Mecque
a semes dans les chrtients frontires de l'Abyssinie,
propagande qu'un pieux et savant franais vient de
dnoncer l'Europe catholique, il en est une qui y cause
un mal incalculable : c'est la conviction inbranlable
qu'une mort prmature emporterait invitablement qui
conque oserait relever les anciennes glises, ou faire
baptiser des enfants. Nous devons cette triste dcouverte
au zle de notre cher Abba-Emnatu. Des recherches
ultrieures, faites avec toute la prudence possible, sont
malheureusement venues la confirmer. Une autre plaie
non moins grave, dont j'ai pu moi-mme sonder toute la
profondeur, afflige ce pauvre pays : le baptme des hr
tiques est invalide ! Le jour de l'Epiphanie, presque le seul
de l'anne o l'on baptise en Abyssinie, grce au maudit
prjug de la Mecque, le cur de Hala n'avait que deux
enfants baptiser sur une population de trois mille mes I . . .
Ayant ouvert son livre, il rcite d'abord la longue prire
qui, dans la liturgie thiopienne, prcde le baptme,
pendant que les deux pauvres enfants, nus et exposs au
vent glac de l'hiver, se lamentaient, toussaient mourir ; i
puis, prenant brusquement de l'eau dans le creux de ses
mains, il vous les inonde en disant : Au nom du Pre et
du Fils et du Saint-Esprit, je vous appelle iYTV,, soyez donc
chrtiens! Est-ce l, demandons-nous alors aux prtres,
la seule forme du baptme que vous connaissiez ! C'est la
seule et la plus ancienne, rpondirent-ils tous ensemble ;
c'est la seule que nous employons. Jugez, maintenant,
cher Confrre, ce que seraient devenus ces deux enfants,
si nous ne les avions nous-mmes aussitt rgnrs , jugez
s'il nous et t possible de laisser partir pour l'ternit
notre cher Kefl-Esgzi sans lui avoir donn le baptme, au
moins sous condition. Si donc l'histoire a calomni sous ce
rapport les anciens Missionnaires Jsuites, c'est pour nous
un devoir bien doux de les justifier et de proclamer que,
s'il y a du scandale dans une pratique si salutaire et si
indispensable, c'est un de ces scandales qui, selon la
348
parole du divin Matre, doivent arriver dans le monde.
A partir de ce jour, nous nous sommes mis la recher
che d'un moyen qui, sans choquer les faibles et les igno
rants, nous mt a mme de rebaptiser le plus grand nombre
possible de ces fantmes de chrtiens. L'immacule Marie,
protectrice de cette Mission, nous a tirs d'embarras. Les
grces signales et abondantes qu'elle prodigue ceux qui
ont de la dvotion a la mdaille miraculeuse, en ont fait
un remde universel trs-estim et trs-recherch des
Abyssins. Ces bonnes dispositions nous ont suggr l'ide
de publier que, pour obtenir de Marie une protection toute
spciale, il ne suffisait pas de porter sa mdaille, qu'il
fallait, en outre, se faire asperger de son eau, bnite par
nos prtres : expdient qui nous a procur la consolation
de rebaptiser, depuis votre dpart, une centaine d'enfants
Hala, non compris ceux des autres villages du district
et des environs, sans causer aucun scandale. Mais c'est
trop s'arrter de si faibles succs; il est temps de vous
dire un mot de notre nouvelle Mission de Zana-Dagli.
Le jour de votre pnible ascension au sommet du pla
teau abyssin, du ct qui regarde le Samhar et la mer
Rouge, ce jour-l mme notre cher Abba-Emnatu en des
cendait un peu plus au nord, dans le dessein de reconnatre
cette partie considrable des Alpes africaines.
A deux journes de notre rsidence d'Emkoullo, non
loin de Kaquor, ce champ de bataille de l'Ethiopie avec
les Maures de Massouah que les poetes ont tant vant , on
dcouvre, entre des montagnes calcines et d'une solitude
effrayante, un vaste bassin qui semble se creuser mesure
que vous en approchez. Encore quelques pas, et au mo
ment o vous vous y attendez le moins, vos regards plon
gent dans une valle o serpente un ruisseau bord de
frais ombrages, et o sont jets ple-mle, entre des mas
sifs de verdure, des hommes, des troupeaux et des tentes.
Abba-Emnatu a t reu par ces barbares, comme un pre
qui reparat dans sa famille aprs une longue absence.
Tous se sont montrs si bien disposs recevoir l'instruc
349
tion chrtienne et le baptme, que notre prtre a pu se
mettre aussitt l'uvre et commencer le catchisme.
Vous tiez encore avec nous, lorsqu' son retour il nous
parla de l'assiduit avec laquelle les enfants y accouraient,
et du plaisir qu'ils prenaient attacher sur leur poitrine
une mdaille ou une croix bnite.
Depuis votre dpart, j'ai visit moi-mme cette valle.
Elle renferme six villages, Evo, Accourour, Micla, Ad-
Counci (pays des puces), Lamoille et Fenn, dont se com
pose le district de Zana-Dagli. Quelques confrences avec
les chefs des villages et les anciens rassembls ont suffi
pour organiser cette mission. Aprs nous tre mutuelle
ment prt le serment d'usage, par lequel je m'oblige
les instruire, baptiser, diriger, et eux, me regarder,
ainsi que mes prtres, comme leurs chefs spirituels, je
me suis mis donner le baptme aux enfants qu'Abba-
Emnatu avait prpars dans le village d'Evo. J'en ai bap
tis trente le premier jour, et quarante le lendemain. Non
contents d'un si beau commencement, ces bons habitants
m'ont press de bnir et de poser Accourour et Evo la
premire pierre de deux glises qu'ils btiront leurs
frais. J'ai mis leur disposition les cinq cents francs que
je tenais en rserve. Le dsir qu'ont les autres villages de
voir disparatre leur profonde ignorance n'est pas moins
ardent. Leurs vux seront accomplis; ils auront la mme
faveur. Que ne m'est-il donn de vous dcrire l'attitude
de cette foule de barbares masss autour de moi et de mon
clerg ; ces physionomies basanes, avec les sentiments di
vers qu'elles exprimaient; ces regards o se peignaient
tour tour l'admiration, l'esprance, et qui se tournaient
tantt vers le ciel, tantt vers nos ornements ! Inutile d'a
jouter que le jour de cette crmonie sainte a t pour
toute la population de la valle, pour mon clerg et pour
moi un des plus beaux jours de notre vie. Le Baher-N-
gasch (roi de la mer), fier de ce qu'on avait donn la pr
frence sa proprit pour lever la maison de Dieu, ne
se possdait plus de joie. Jamais, dans sa vie presque scu
20
350
taire, il n'avait got tant de bonheur, pas mme le jour
o, brillant de jeunesse, il reut des mains de l'empereur,
Gondar, la couronne de Roi de la Mer.
Une chose qu'il dsirait ardemment, c'tait de voir une
image de Marie tenant dans ses bras l'Enfant-Jsus, que
nous avions expose ce jour-l, sous un dme de verdure.
Il s'approcha donc, mais ses yeux teints ne peuvent rien
apercevoir. Hlas! s'crie-t-il alors, je ne pourrai donc pas
voir Marie ! Tu la verras, lui rpondmes-nous, quand
tu seras baptis ; oui, quand tu auras revtu la robe d'in
nocence, tu iras la voir au ciel. Et le Roi de la Mer, satis
fait de notre rponse, se retira avec l'esprance de la voir
un jour dans tout l'clat de sa divine beaut.
La croix a t arbore le mme jour sur l'emplacement
o doit s'lever l'glise et qui a t bnit cet effet, con
formment ce qui est prescrit par le pontifical romain.
Qu'il est beau ! qu'il est consolant de voir nos bons no
phytes et nos catchumnes, lorsqu'ils vont leur travail
ou qu'ils en reviennent, abandonner dans les chemins leurs
fardeaux, leurs charrues, leurs troupeaux, et aller en si
lence se jeter au pied de l'arbre du salut, l'embrasser, le
baiser respectueusement, en s'criant : 0 Marie, priez
pour nous, pauvres pcheurs ! Comment donc ces
pauvres sauvages ont-ils pu apprendre en si peu de temps
les vrais principes de la civilisation ? Qui leur a enseign
que l'homme ne se dgrade qu'autant qu'il viole les rgles
de la morale; que la misricorde est un des plus admi
rables et des plus consolants attributs de la Divinit ; et
que la saintet la plus minente a du pouvoir sur le cur
de Dieu mme?... 0 sublime religion ! c'est toi seule
qu'il appartient de civiliser les peuples !
Maisquefait donc le fameux abouna-Salama ?Salama
persvre toujours dans son systme de perscution. La
renaissante catholicit d'Abyssinie ne lui laisse ni repos ni
paix. Il vient de fournir encore la divine Providence
l'occasion de nous tmoigner combien elle s'intresse
notre belle Mission.
331
Marchant sur les traces des ministres protestants, ses
anciens matres, Salama avait conu l'ide d'envoyer des
missionnaires jusqu' Ennarya, dans les environs de la
principale rsidence de Mgr Massaja, afin de lui ter tout
espoir de rentrer dans sa mission. Une caravane schisma-
matique de douze prtres abyssins, partie sous la conduite
d'un prtre cophte, sans autre viatique que des promesses
et des bndictions, s'arrta d'abord Gondar. Le chef avec
un de ses compagnons alla se rfugier chez M. Bian chri.
Aussitt, grande rumeur dans la ville! Magistrats et gou
verneur, tout est en mouvement. Nos ennemis croient
avoir enfin trouv l'occasion de frapper un grand coup et
de chasser de Gondar tous nos coreligionnaires. Ils pu
blient et font savoir Ras-Ali que la socit cophte-abys-
sinienne a port, chez M. Biancheri, une somme consid
rable vole Salama. Le prince, dont la protection ne nous
a pas encore fait dfaut, n'a pas t dupe de oette impos
ture. Il leur a rpondu que M. Bianchri tait son ami;
que sa maison tait en tous cas un asile inviolable pour lui
comme pour ceux qui s'y rfugiaient, et que si le gouver
neur et ses adhrents avaient se plaindre de ce prtre,
ils n'avaient qu' se donner la peine de venir en personne
comparatre devant son tribunal. Cette rponse leur a
compltement ferm la bouche.
A ce fcheux contre-temps est venu s'en joindre un
autre non moins dsagrable pour Salama. LepreFlicis-
sime qu'il retenait captif et qu'il avait l'esprance de voip
mourir dans les fers, vient de lui chapper.Vous n'appren
drez peut-tre pas sans intrt comment ce bon capucin a
obtenu sa dlivrance. Le voici : un de nos domestiques,
intelligent et rus comme un Gabaonite, s'tant charg de
faire parvenir au prince la nouvelle de cette arrestation,
nous l'envoymes au camp ; et , grce Dieu qui lui per
mit d'luder la vigilance des gardes, grce la bienveillante
protection de M. Schimper qui occupe une position consi
drable la cour, Salama reut immdiatement l'ordre de
remettre Oubi le P. Flicissime. A la vue de ce bon re
352
ligieux charg de chanes et tout couvert encore de la pous
sire de son cachot, Oubi ne put retenir ses larmes.
Mon pre, lui dit-il, aprs lui avoir rendu la libert, sou
venez-vous qu'il n'est pas prudent de s'aventurer dans des
chemins inconnus et peu frquents. Voiis auriez d suivre
la grande route et me demander des guides. Maintenant
que vous passez ici pour un vque de Rome, il ne me
reste plus, pour prvenir le retour de semblables attentats,
que de vous faire reconduire Massouah, votre point de
dpart.
Oubi, comme un de ces chevaliers du moyen-ge, si
pleins de faiblesses et de religion, s'est prpar dans l'
glise qu'il a leve Darasqui, et qui passe juste titre
pour une merveille, en Abyssinie, un tombeau sur lequel
on le voit souvent genoux et dcouvert, rcitant dvote
ment les psaumes de David en ghez, langue qu'il a appris
lire, ds son enfance, dans le clbre couvent de Wal-
douba. La magnifique glise de Darasqui tait termine;
il ne restait plus placer que la cloche de 2,000 livres, ce
chef-d'uvre de l'art de fondre les mtaux que le prince
doit la munificence de Grgoire XVI, et qui tait desti
ne produire un si grand bien sur l'esprit public. Quelles
ne furent pas encore ce sujet les inquitudes de Salama!
Que d'efforts inutiles pour nous faire chasser d'Abyssinie !
Cependant Oubi cherchait en vain autour de lui quel
qu'un qui pt monter cette cloche, lorsque le souvenir
d'un four chaux qu'il avait vu, dans un voyage Semiln,
et dont la construction lui parut capable de rsister aux
violentes oscillations d'une cloche en mouvement, lui re
vint l'esprit avec le nom de l'architecte, M. Schimper. Il
le fit donc venir et lui confia le travail. Les hrtiques
rirent beaucoup de cette entreprise qu'ils traitaient de t
mraire, ce qui ne l'empcha pas toutefois d'tre couronne
d'un plein succs. Aujourd'hui, le bronze bnit par le
Souverain Pontife a rveill les chos de la vieille Abys
sinie.
353

CHAPITRE XXIV.

Cassa s'empare du pouvoir.

Pendant que dans la partie orientale de l'Abyssinie


Mgr de Jacobis faisait de nouvelles conqutes Jsus-
Christ, dans la partie occidentale, dont Gondar est la
capitale, un simple soldat parvenait au pouvoir, renver
sait Ras-Ali et menaait de s'emparer de l'Abyssinie toute
entire pour devenir ce qu'il est aujourd'hui, l'empereur
Thodoros. Suivons le rcit de ces vnements dans une
lettre de Mgr de Jacobis, du 2 janvier 1854.
Je fais enfin droit la plainte que vous m'exprimez
dans votre dernire lettre , en rompant mon long' silence
pour vous donner connaissance de quelques rvolutions
politiques dont notre vicariat apostolique d'Abyssinie est
aujourd'hui le thtre. Et je ne crois pas, en cela, violer
ce point de nos rgles communes, qui interdit la politique
au missionnaire : car les faits que je me propose de vous
mettre sous les yeux, sont incontestablement l'uvre de
Dieu ; la divine Sagesse, dans ses desseins admirables,
semble les avoir disposs tout exprs pour favoriser le
progrs de la religion dans ce pays : il sera donc aussi
lgitime qu'difiant d'en faire le sujet de cette correspon
dance.
Cassa est le nom du hros qui domine aujour
d'hui la scne politique en Abyssinie : aussi est-ce sur
lui que j'attirerai d'abord votre attention.
Cassa, le plus grand conqurant, peut-tre, du temps
actuel, est n dans la province de Quarata ; il a eu pour
pre un simple paysan de la mme province, et pour
mre, une honnte marchande de Cusso, vermifuge origi
naire d'Abyssinie, qui joue maintenant un si grand rle
dans la mdecine europenne. Jeune homme de trente
20.
354
trente-cinq ans, Cassa est d'une taille moyenne et bien
proportionne ; tout en lui, au dire de la renomme, res
pire un certain air de fiert hroque et de domination.
En 1850, il s'enrle en qualit de mazzazo, comme sim
ple soldat, dans les armes de Ras-Ali, prince Galla, le
plus puissant alors de l'Abyssinie, et n'en obtient pas
moins bientt, grce sa bonne mine et ses esprances
d'avenir, la main d'une fille naturelle de son auguste
matre ; mais piqu des procds fort peu aristocratiques
de la royale famille l'gard d'un parvenu, le nouveau
Jepht se jette dans la rvolte sans plus attendre, et se
faisant suivre d'un petit nombre d'amis dvous, il gagne
le large dans la campagne.
Cependant Waldirad, aventurier s'il en fut jamais,
avertit son matre Ras-Ali de l'vasion du fugitif :
Prince, lui dit-il superbement, je cours droit ce bri
gand, et demain vous verrez vos pieds le fils de la
marchande de cusso. Il dit, et, la tte d'une arme de
4,000 hommes, fond, pareil un irrsistible torrent, sur
Cassa, qui l'attend de pied ferme, avec sa poigne de
braves, dans la plaine de Ciacio, province du Basso Tem-
bien. Au premier choc, l'hroque Waldirad tombe,
hlas ! entre les mains de l'ennemi, et pour comble
d'infortune, le brigand victorieux ne s'avise-t-il pas de
lui faire servir une copieuse ration de cusso, en lui di
sant l'oreille : Tiens, mon ami, voici du cusso de ma
bonne mre ; mange, rgale-toi bon march. Ce pre
mier succs attire de nouveaux combattants sous les
tendards de notre mazzazo, et grandit son courage : avec
trois cents braves seulement, il marche contre Ras-Ali,
Dagussa ; il est vainqueur ; il tue, il disperse ; et la
premire lutte se termine ainsi par une double victoire.
Mais c'est toujours l'cole du malheur que se forment
les personnages extraordinaires ; notre batailleur s'en
tant donc all chercher de nouvelles aventures dans la
partie occidentale de l'Abyssinie, la mauvaise fortune le
servit merveille : il prouva un chec terrible sur le
355
chemin de Sennar dans les montagnes de Matamma.
Cette partie de l'Abyssinie tait occupe par des Egyp
tiens ; or Cassa, voulait les en chasser, et il tait second
dans cette gigantesque entreprise par une bande de Bal-
Acomada (porteurs de sacs); ces sacs, forms de peaux de
btes de toute espce et de toute couleur, sont destins
recevoir le butin : peut-tre ces avides guerroyeurs
se rappelaient-ils, chemin faisant, les conqutes de Mose
sur le rivage de la mer Rouge, trente-quatre sicles aupa
ravant. Les voil donc partis et arrivs, ils s'approchent
des remparts gyptiens. Mais, malheur ! o se trouvent-
ils ? A la bouche d'un volcan ; boulets, grenades, bombes
enflammes, pleuveut sur eux de toutes parts et clatent
sur leurs ttes avec un horrible fracas ; ils sont crass
sous une grle de feu ; impossible de tenir un seul ins
tant au milieu de cet enfer, si bien que porte-sacs, soldats
rguliers, le gnral lui-mme et tous ceux enfin que la
mort a laisss debout ou que la mitraille n'a pas rendus
par trop clops, s'enfuient ple-mle sans tambour ni
trompette ; en un instant, la bande des assigeants a dis
paru comme un nuage , pas un ne s'arrte pour regarder
derrire soi.
Cependant Cassa apprend bientt qu'il est redevable de
cette dfaite un membre de sa propre famille, lequel,
tomb ds son bas ge en captivit, avait pass sa jeu
nesse loin de la terre natale, au milieu des Egyptiens, et
en avait pris sans peine l'esprit et les murs ; bientt
mme ses talents, joints son bouillant courage, l'avaient
lev la dignit de pacha, commandant du fort. Ce ter
rible ennemi va devenir pour le vaincu un alli vraiment
inapprciable.
Cassa a compris tout de suite tout l'avantage d'une
arme combattant en bon ordre sur des troupes mal disci
plines, qui en sont encore aujourd'hui la tactique un
peu vieille des esclaves d'Abraham et des pasteurs guer
riers de la primitive Egypte ; il conoit donc le dessein
d'attirer le pacha dans son parti. L'adresse qu'il dploya
356
dans cette entreprise me parat la marque certaine d'une
vocation bien prononce pour le gouvernement, peut-tre
mme, qui sait ? pour l'empire de toute l'Abyssinie. Il
s'insinue adroitement dans l'esprit du commandant, le
gagne tout fait sa cause, et dj ses troupes ont appris
le maniement des armes sous cet habile instructeur.
Dsormais Cassa l'emportera sur ses comptiteurs, quels
qu'ils soient ; mais, pour parvenir une supriorit de
forces absolue et constante, il faut ses troupes ainsi
formes un plus grand nombre d'armes feu, personne
n'en est convaincu comme Cassa ; aussi tout moyen lui est
bon pourvu qu'il conduise l'acquisition d'un nouveau
fusil : il va jusqu' inquiter et dvaliser les voyageurs
qu'il rencontre dans ses marches nombreuses ; toutefois,
dans ces occurrences mmes, le hros avide laisse entre
voir encore assez souvent quelque grandeur d'me ; en
voici un exemple. Notre confrre, M. Montuori, revenait
un jour d'un voyage Kartoum, accompagn de quelques
Abyssins qu'il avait arrachs, avec ses propres deniers,
l'esclavage des Turcs musulmans, lorsqu'il se trouve tout
coup en face de Cassa et de sa petite arme, que suivait
une multitude de captifs idoltres. Cassa tait bien matre
de prendre et de piller sans demander permission per
sonne ; il s'adresse nanmoins au missionnaire et lui dit :
Donnez-moi votre fusil, et, en change, je vous don
nerai des esclaves. Voulez-vous donc, rpond le Mis
sionnaire, que je laisse sans dfense mes propres enfants
pour en prendre d'autres ? Non, s'crie Cassa, non, ce
ne serait pas juste ; eh bien, soyons bons amis, donnez-
moi votre bndiction, et allez en paix.
Il ne se montra pas tout fait aussi aimable envers
un voyageur clbre, M. Rochet d'Hricourt, aujourd'hui
consul de France Djeddah. M. Rochet d'Hricourt tant
un jour entr dans notre maison de Gondar, alors que
Cassa occupait militairement cette capitale de la basse
Abyssinie, un vaurien de valet va le dnoncer celui-ci :
Mon matre a des armes magnifiques, je n'en connais
357
pas de plus belles. C'est plus qu'il n'en faut. Dj s'est
prsent notre porte un envoy de Cassa, qui dit
M. Rochet d'Hricourt : Mon souverain vous envoie le
bonjour, et vous ordonne de lui remettre l'instant, par
mes mains, tous vos plus beaux fusils, tous. Le Franais
refuse, jurant bien ses grands dieux que Cassa n'en verra
pas un -seul : grande fureur du fusilomane, qui fait char
ger de chanes et jeter dans un noir cachot le tenace pro
pritaire. Trois longs jours de carcere duro en compagnie
de son hte, notre cher frre Filippini, expirent le crime
de M. Rochet d'Hricourt. Cependant Cassa revient bien
tt de meilleurs sentiments : il reconnat sa faute, et, le
cur bris de repentir, va, une norme pierre sur l'
paule, suivant la coutume du pays, se prosterner aux pieds
de son prisonnier, lui criant d'une voix suppliante : Ma-
rgna, Ghietaie, Margna! Pardon, Monsieur, pardon!
A ces quelques dtails, sans doute minutieux, mais plus
propres peut-tre que des faits importants, bien rvler
tout un caractre, j'ajouterai un autre trait que je tiens
de M. Bianchri. Un jour que ce cher confrre se rendait
au .camp de Ras-Ali, pour s'acquitter d'une commission
dont on l'avait charg Rome, portant avec lui une ma
gnifique collection de bracelets, de petits colliers, de pen
dants d'oreilles, et de mille autres objets plus prcieux
en apparence qu'en ralit, dont les bonnes Surs de
Paris avaient fait prsent notre Mission, il fut, comme
M. Montuori, rencontr par Cassa. Ces divers objets veil
lent aussitt des soupons : C'est l, vocifre Cassa, un
convoi de munitions pour Ras-Ali ! et il examine, il
tourne, il retourne. Bientt vaincu par la colre : Qu'on
fasse main basse sur tout cela, crie-t-il sa troupe ; sur
tout, vous entendez, les tratres avec leurs bagages. Mais,
nouvelle faute, nouveau repentir et mmes crmonies
que ci-dessus ; il donne aussitt contre-ordre et vient
encore une fois, avec sa pierre sur l'paule, se jeter aux
pieds de M. Bianchri, rptant son douloureux : Ma
rgna, etc.
Cassa tait toujours au ban de l'empire, ce qui le for
ait pour sa propre dfense, n'en pas finir non plus avec
la victoire. Quelques claircissements prliminaires, et
j'arrive aux faits.
J- Il faut vous dire que la nation Abyssinienne a toujours
eu la plus profonde vnration pour la dynastie actuelle
ment rgnante, que la fable fait remonter jusqu' Salo
mon. trange inconsquence ! Cette nation qui a repouss
depuis quatorze sicles dj, la divine et lgitime hirar
chie catholique, pour s'asservir aux caprices tyranniques
de l'obscure glise d'Alexandrie, laquelle elle dcerne,
avec le titre ridicule de reine de toutes les nations, la
souveraine autorit spirituelle immuablement assise sur
la chaire de Pierre ; cette mme nation conserve encore
aujourd'hui, aprs trois mille ans, la plus religieuse vn
ration pour la postrit ftEbni-Achin ou Mnlik, fils,
selon la chronique, de Salomon et de la reine de Ma-
gueda, ou de Saba, comme la dsigne le livre des Rois.
Telle est cette vnration pour une dynastie fabuleuse,
que les deux principaux chefs du pays, Dejesmac Oubi
et Ras-Ali, n'osant prendre le titre de roi ou d'empereur,
exercent un pouvoir absolu sous ceux plus modestes de
Dejesmac et de Ras, qui veulent dire, le premier, lieute
nant ; le second, gnralissime de l'empire. Quant
l'empereur lgitime et titulaire, qui possde pour tout
bien son titre et sa lgitimit, il fait, lui, constamment
sa rsidence oblige au Ghemb, palais imprial de Gondar,
bti autrefois par les Portugais, mais dont les ruines ne
rvlent plus aucune trace de son antique splendeur :
prison, vrai dire, plutt que palais. Or, il se trouvait
quelqu'un qui et bien voulu goter un peu de cette pri
son-l y ce quelqu'un n'tait autre que Waizaro-Menenn,
la mre de Ras-Ali, laquelle ambitionnait le titre 'Itti-
que, impratrice, que pouvait seule lui procurer son
alliance avec un prince du sang.
Hanns, riche en toutes sortes de belles qualits, quoi
que aussi misrable que l'empereur, son auguste cousin,
en fait de biens matriels, fut l'heureux prfr ; Waiza-
ro-Menenn l'pousa ; aprs le mariage vint le couronne
ment ; la voil proclame ittique, impratrioe. Sans plus
tarder, l'imprial couple, tout rayonnant encore de l'clat
de son couronnement, s'avance la tte d'une nombreuse
arme dans la plaine de Dagoussa, bien rsolu d'anantir
d'un seul coup jusqu'au nom mme de Cassa le bandit.
Les deux partis sont en prsence, uniquement spars par
une langue de terre volcanique, que les pluies tropicales
ont mtamorphose en une vase gluante et si profonde,
que tenter de la franchir, c'est videmment vouloir s'ense
velir tout vif dans un abme sans fond. Mais quel obstacle
pourrait arrter la triomphante Ittique? En avant!
crie-t-elle sa cavalerie, Gallas, en avant ! exterminons
tous ces rebelles ! Strile hrosme qui ne s'adresse
qu' des corps sans me ; personne ne bouge. Vil trou-
peau, lches, que faites-vous ? Vous avez peur, je com
et battrai seule ! la fille du Lopard n'a pas besoin de
vous ! Elle dit, et un vigoureux mulet emporte
travers cet ocan de boue l'amazone intrpide, tandis que
ses indignes Gallas restent sur la terre ferme, muets et
curieux. Que peut seule l'infortune guerrire? Dj elle
est au pouvoir de Cassa, qui l'a attendue fort paisiblement
sur la rive oppose ; de l elle aperoit, disgrce sans
exemple ! elle aperoit ses propres soldats qui, pour cou
ronner dignement leur lchet, pillent sa tente et s'en
fuient chargs d'un butin ignominieux.
Cassa au milieu detantde succs se montra un modle
achev de modration. Il aurait pu, lorsque la paix fut
conclue, imposer lui-mme les conditions, c'tait son
droit ; il se contenta d'accepter celles que Ras-Ali voulait
bien lui offrir : il en cota au fils, pour le rachat de sa
mre, la cession de quelques territoires assez peu impor
tants. Mais les dits territoires taient malheureusement
voisins du pays de Goschou. Or, ce Goschou, dont le nom
signifie buffle, personnage d'ailleurs recommandable
tous gards, n'tait qu' demi satisfait d'avoir le vain
360
queur de l'Ittique pour nouveau voisin. D'un autre ct,
le nom de Cassa sonnait mal aux oreilles de Ras-Ali, dont
il gnait la politique- envahissante : bref, le trait de paci
fication est rompu ; Cassa, remis encore une fois au ban de
l'empire, est solennellement dclar dchu des droits et
concessions rcemment octroys.
Le vaillant Goschou, lieutenant redout, mais gn
reux, de Ras-Ali, essaya de rtablir la bonne harmonie ;
il y parvint pour un jour, sans pouvoir, hlas! conjurer
par l le sort qui le menaait lui-mme : une nouvelle
rupture qui fit passer le sceptre des mains de Ras-Ali
dans celles de Cassa fut la cause de sa mort.
Inutile de vous dire que les soldats de Cassa avaient
fait de rapides progrs dans la science des armes : dj ils
manuvraient presque l'europenne, et, grce l'ha
bilet du jeune gyptien, aid de deux Italiens, le futur
conqurant ne voyait plus d'ennemi capable de lui tenir
tte. C'est ce que vint prouver trop tt la fin lamentable
du pauvre Goschou. Ce noble Buffle fut victime de la
rupture survenue entre les deux rivaux. Il combattait
clans le Demba contre Cassa, et ses armes semblaient
triompher; dj il se tenait assur de la victoire, lorsqu'il
fut frapp d'une balle au front ; il tomba mort, et son
arme prit aussitt la fuite. Ainsi avait commenc s'ac
complir l'espce de prdiction d'un clbre voyageur fran
ais, M. Arnould Michel d'Abbadie, ami intime de Gos
chou, qui sept ans auparavant avait dit notre frre
Filippini : Vous verrez que ce Cassa, dont on fait au-
jourdhui si peu de cas, sera un jour Ras de toute l'A-
byssinie.
trange concidence! M. d'Abbadie avait cette anne
mme entrepris de nouveau le voyage d'Abyssinie, pouss
par le seul dsir de revoir Goschou, et voil que, che
min faisant, il apprend la fatale nouvelle. A son arrive,
il trouve les tats de son ami plongs dans la consterna
tion, et les quit te bientt pour n'y remettre probablement
jamais le pied.
361
Je viens de vous dire en deux mots le sort de Guos-
chou, peut-tre lirez-vous avec intrt les dtails de cet
vnement.
A la vue des succs croissants de Cassa, l'Abyssinie
entire avait pris l'alarme. Oubi avait envoy du Tigr
ses deux meilleurs gnraux, Walda-Gkiorghis,et Aloula,
avec cinq forts dtachements d'infanterie; l'arme, plus
nombreuse encore, de Ras-Ali s'tait rendue du Godjam
dans le Demba, sous les ordres de Goschou, son lieute
nant, le hros du rcit. Le Demba devient le camp gn
ral de toutes ces forces runies, et la plaine de Gorgora,
si clbre dans les Annales des Missions catholiques, sera
cette fois encore un champ de bataille. La conduite de
Cassa l'gard du lieutenant de Ras-Ali fut presque celle
d'un fils- reconnaissant envers son pre, elle tmoigna
d'une vritable sollicitude. Retirez-vous, mon cher
pre, lui fit-il dire avant d'engager le combat, retirez-vous,
vous tes trop connu de mes soldats ; ah ! plutt la mort
qu'une victoire parricide ; retirez-vous-donc, je vous en
prie, quittez le champ de bataille. Mais Goschou, qui
connaissait aussi bien les devoirs du vrai soldat, que
Cassa ceux de l'amiti et de la reconnnaissance, demeura
inbranlable; lui-mme il voulut engager l'action, ce
fut pour tomber presque aussitt sous les coups de l'en
nemi, qui demeura compltement victorieux. Ainsi se
termina cette fatale journe. Le vainqueur attrist rendit
Goschou les honneurs funbres , et la magnificence qu'il
y dploya attesta hautement la sincrit de sa douleur.
Alors YAmba Semma , cette fameuse montagne du
Godjam, que la nature a rendue inexpugnable, et o se
tenait camp Berrou-Goschou, fils de l'infortun Goschou,
fut plonge dans la tristesse et le deuil. Pendant plusieurs
semaines, tous les jours, ds le lever du soleil, un servi
teur! de Berrou-Goschou se prsentait ce prince en
qualit de messager. Quelles nouvelles apportes-tu,
demandait Berrou ! Prince, rpondait en pleurant le
prtendu messager, votre pre est mort; il est mort, nous
21
362
n'avons plus de matre. Et aussitt commenaient les
pleurs et les gmissements, qui devaient se prolonger
jusqu'au coucher du soleil, interrompus seulement par
quelques courtes ncrologies que rcitaient des pleureur*
de profession. Cependant Berrou, non content de pleurer,
remue ciel et terre pour s'ouvrir un passage travers
les nombreux ennemis qui le tiennent comme assig, et
pour courir venger la mort de son pre ; vains et inutiles
efforts que le succs refuse de couronner,
h A & fia, Cassa lui envoie un parlementaire, porteur
des propositions les plus pacifiques : Ton pre est
tomb sur le champ de .bataille; il est mort en hros;
quoi bon tant de larmes et ces interminables gmisse
ments? Songe plutt faire la paix avec moi; joignons
nos armes et allons combattre ensemble notre vritable
ennemi, l'ennemi de notre pays, l'ennemi de notre sainte
religion, Ras-Ali, seul la cause de la mort de ton pre.
Berrou-Goschou se rend cette raison, et, ne pensant
plus venger sur Cassa la mort de son pre, il descend
de sa montagne et vient camper dans la plaine du Godjam,
d'o Ras-Ali a. t dj chass par le nouvel alli du ls
de Goschou. .
A partir de ce jour mmorable, tout change deface en
Abyssinie. Le 15 juin, les deux armes ennemies se ren
contrrent pour la dernire fois dans cette mme plaine
du Godjam; c'tait l'heure dcisive : tout coup les
soldats de Ras-Ali sont saisis d'une terreur panique, ils se
jettent par terre, et, plus morts que vifs, ils demeurent
colls au sol. Quel dsolant spectacle pour Ras-Ali ! Trans
port de rage, il fond sur eux avec sa cavalerie et il les
foule aux pieds, il les crase, sans autre rsultat que d'
pargner l'ennemi une partie de son travail. L'heure de
la dlivrance du joug des Gallas venait de sonner pour
l'glise abyssinienne. Le pauvre Ras-Ali vil rouler sa cou
ronne dans le sang de ses soldats gorgs comme de
timides brebis; mais lui, il se montra lion jusqu'au bout.
De sa propre main il terrasse sept vaillants guerriers, et
363
fait mordre la poussire au fier musulman Daganiro,
le mme qui avait perscut Mgr Massaja; enfin, tout de
venant inutile, il s'ouvre un passage avec son pe tra
vers l'ennemi, et s'en va cacher sa dfaite dans les mon
tagnes des Werro-Gallas. L'Ecossais John Bell resta
fidle son matre dans ce revers inou ; il combattit en
hros ses cts. Dans l'autre camp, Dominico, guerrier
encore imberbe, n, dit-on, d'un Napolitain et d'une
Grecque, fut l'Hercule ou l'Achille que Cassa put seul
opposer au terrible fils de la Caldonie.
Nanmoins , Monsieur et trs-honor Confrre, la
guerre n'est pas encore termine, l'Abouna-Salama, ayant
donn naissance de nouvelles hostilits, qui ne tarde
ront gure clater. Ce prlat copte, chass de son sige
de Gondar par les Defteras (docteurs, hommes d'tude),
que soutenaient Waizaro-Menenn et son fils Ras-Ali, est
venu demander asile et secours Oubi, qui l'accueillit
favorablement, tout en cherchant le retenir auprs de
lui dans l'intrt de sa politique. Mais Cassa, fier de tant
de succs, eut bientt intim Oubi l'ordre imprieux
de rtablir Salama sur son sige. Ds lors, scission parmi
les Defteras. Les uns jurent qu'ils se feront catholiques
romains, plutt que d'obir Salama ; les autres sou
tiennent qu'il est plus prudent de cder devant la force. .
Tout n'est pas gagn pourtant. Oubi, qui connat fond
les Defteras, et n'attend rien de bon d'une trop troite
amiti entre les deux batailleurs, spirituel et temporel,
Salama et Cassa, vient de rpondre firement son or
gueilleux rival, que l'Abouna ne sortira pas de ses tats,
et il prend dj des mesures de dfense. D'un autre ct,
Berrou-Goschou, fatigu de la dpendance o le tient
Cassa, s'est joint Oubi, et parle d'aller attaquer avec
lui l'ennemi commun : de sorte qu'une guerre gnrale
est sur le point d'clater une seconde fois.
'Voici donc pour l'heure, sans rien dire du lendemain,
la carte politique de notre batailleuse Abyssinie. Hale Ma-
lacuot, rejeton de cette fameuse dynastie, qui prtend des
364 -
cendre de Salomon, et qui a toujours gouvern, depuis sept
gnrations, le midi de l'Abyssinie, occupe aujourd'hui le
trne de Choa; le Godjam et les pays qui avoisinent le
Nil bleu, appartiennent, titre d'hrdit ou de conqute,
au Dejesmac Berrou-Goschou. Oubi a conserv intacts
les quarante-trois Nagarit Ou tats du nord ; enfin Cassa
rgne sur le centre de l'Abyssinie chrtienne, non sans
l'espoir et plus encore le dsir de rendre un jour tribu
taires les princes ses voisins.
La chute de Ras-Ali est, n'en pas douter, un de ces
coups terribles dont le souverain Matre des empires pu
nit, mme ds ce monde, l'endurcissement des princes qui
ferment les yeux avec obstination aux brilllantes clarts
de la foi. En 1 850, Mgr Massaja s'tait rendu exprsau camp
de Ras-Ali Debra-Worchi, pour adresser ce prince
des paroles de vie ternelle ; mais Ras-Ali resta sourd sa
voix : il ne fut pas plus touch des tendres et paternelles
invitations de Pie IX, qui le pressait de rentrer avec son
peuple dans le sein de l'glise catholique. Plus tard, il
prfre l'alliance des protestants de Jrusalem celle des
princes catholiques, malgr Oubi, malgr M. Bianchri;
enfin nous voyons le moment o il va faire alliance avec
les musulmans d'gypte, et mettre la main sur les pro
prits de la mission catholique de Gondar. C'est l que
l'attend la justice de Dieu. Ras-Ali est prcipit de son
trne par un aventurier comme lui, et retombe dans la
poussire d'o il est sorti.
La nation abyssinienne, semblable en cela plus d'une
autre peut-tre, est tourmente de la dmangeaison des
prophties politiques ; elle aime se bercer dans la douce
illusion que Cassa rtablira un jour l'ancienne et lgitime
dynastie ; mais l'histoire, qui fixe l'poque de la dcadence
au temps o les empereurs trempaient leurs mains dans
le sang innocent, nous autorise croire que c'en est jamais
fait d'elle; aussi bien les noms sont l; il n'y a qu' lire et
mditer. Le tyran Fasilidas, le premier et si terrible en
nemi dunoih chrtien, eut, au contraire, pour successeurs
365
Banns-Jasus et plusieurs autres peu connus, tous princes
sages et modrs; enfin, Justos, qui fut le dernier empe
reur catholique. Jusque-l, grce ces vertueux princes,
Dieu avait pargn l'empire abyssin. Commence alors le
rgne de David IV qui, au tmoignage de tous les histo
riens, fit lapider, sans aucune forme de procs, sur la
vaste place de Gondar, une foule de catholiques indignes,
dont tout le crime tait de dplaire au froce tyran. La
justice de Dieu ne tarda pas se manifester. Ces ex
cutions inoues furent aussitt suivies de la chute du
tyran, et de l'avnement de Beccaffa, l'ternelle honte de
l'Abyssinie, dont les murs dissolues et sanguinaires pr
parrent le rgne sanglant de Ras-Michel, flau suscit de
Dieu pour chtier l'empire. Ce Ras-Michel rduisit, en
trs-peu de temps, les princes du sang imprial au der
nier degr d'avilissement, o vgtrent les ridicules em
pereurs Hannsll, Guigouard, Ghbra-Christos, Hannslll
et Azie-Sahalou, pendant les rgnes inhumains des Bas-
Michel, Walda Salasi, Gabriel, Guxa, Marie, Dor, M-
nenn et Ras-Ali, ennemis jurs de la dynastie nationale.
Qu'il est mal assis le trne dont le pied baigne dans le
sang injustement rpandu! Le Ghemb de Gondar, cette
vivante tradition, subsistera peut-tre encore longtemps,
avec ses fantmes d'empereurs ; mais ce sera pour trans
mettre aux gnrations futures, avec le souvenir du crime,
le spectacle de l'expiation. Jamais il ne redeviendra la tte
d'un puissant empire.
Toutefois, du sein de cette anarchie, la divine Sagesse
a su faire natre de grands avantages : d'abord, il vient de
paratre un dcret de Cassa qui abolit, sous peine de mort,
cette coutume sauvage et dshonorante pour l'Abyssinie,
de mutiler les corps des soldats rests sur le champ de
bataille ; puis, la chute de Ras-Ali ayant entran celle de
beaucoup de princes musulmans, ses parents ou allis,
dont le fanatisme plus ou moins actif tait trop souvent la
cause de dplorables apostasies, elle a, par l mme, port
un coup terrible l'islamisme qui commenait dj en
366
vahir le cur mme de cette chrtient si intressante.
Mais, me demanderez-vous, de tous ces changements,
quel bien rsultera pour notre Mission ? Question difficile,
problme dont la solution ne peut venir que du temps.
Voici, en attendant, quelques donnes. Quand nous
avons dernirement tabli notre rsidence Gondar, Cassa
s'est fait notre protecteur ; si bien que Gondar fut ds lors,
pour la Mission, un asile inviolable, d'o on n'et pas
cherch impunment nous chasser. Plus tard encore,
nous avons trouv en lui une sorte de dfenseur dans la
circonstance que voici : l'Abouna-Salama, dont le gnie
cruellement destructeur ne rvait que sang et ruine, con
seillait sans cesse Cassa de proscrire tous les catholiques
de ses tats. Cassa dut modrer ce beau zle par une r
ponse vasive : Un peu de patience, vque, un peu de
patience, et, avec le temps, nous viendrons bout de tout;
attendez seulement que mon pouvoir soit assis sur des
bases plus solides. Mais, ct de ce conseiller de l'en
fer, l'Abouna-Salama, il s'en trouva un autre non moins
puissant et bien digne de lui : c'est un certain Gualu, le
Parmnion de notre Alexandre, qui n'a fait qu'un saut,
de la profession d'orfvre, la dignit d'officier, de gou
verneur militaire de Gondar, enfin de gnralissime ; or,
cet aventurier, ami intime de Salama, est naturellement
l'implacable ennemi des catholiques. Ajoutez tout cela,
que le crdule Cassa a la simplicit de croire qu'il doit ses
succs, une partie au moins, la saintet de Salama ; car
tel est le prestige inconcevable exerc par ce Copte, qui
n'est ni protestant, ni eutychien, ni mahomtn, mais un
peu des trois, qu'il a compltement et coupablement ren
vers toutes ces pauvres cervelles abyssiniennes, ce point
qu'on lui attribue, de la meilleure foi du monde, le pou
voir habituel de faire des miracles : c'est en quelque sorte
comme un petit Dieu qu'on adore, comme autrefois les
idoles, et qui, aussi peu scrupuleux qu'elles, laisse, lui
aussi, croupir ses adorateurs dans les tnbres de l'igno
rance et dans la fange du vice. Ainsi donc, notre avenir
367
ne me parat rien moins qu'assur. Sans doute que nous
aurons encore beaucoup combattre et souffrir ; mais
une pense me console, c'est que ce n'est qu' ce prix que
le rgne de Dieu s'tablit dans les mes. Quant Cassa,
instrument visible de la Providence, je ne puis proph
tiser de ses intentions, et si je vous ai fait son loge,
c'est que la vertu est chose si rare ici, que son apparence
seule nous sduit tout d'abord. Nanmoins, que l'adversit
vienne, et nous sommes prts la soutenir. Non, notre
Mission ne craint pas les dangers, car elle sait trop bien
que c'est l'lment d'o elle tire sa force, sa vie et sa f
condit. Redouterait-elle ce qui lui a donn l'existence
dans son principe et depuis son accroissement? or en
voici, une fois: de plus, trs-honor confrre, quelques
preuves bien consolantes.
Au plus fort de la perscution, nous avons vu Venir &
nous l'Abouna-Marcos. Ce prtre copte s'est converti, avec
beaucoup d'autres membres considrables de la mme
secte, en voyant seulement la noble et invincible cons>-
tance avec laquelle nos catholiques supportrent les mau
vais traitements que leur faisait endurer Salartia et tous
ses satellites, dont ils taient les prisonniers. Pendant
plus d'un mois, en effet, que dura une marche qu'ils furent
obligs de faire en pareille compagnie, et au milieu des
plus pnibles privations, tous professrent gnreusement
et jusqu' la fin la religion catholique.
Mais ce n'est point encore l tout le fruit de la perscu
tion ; car elle a encore affermi puissamment nos tablisse
ments de Gondar, de Guala, d'Alitina et de Hala, tous
pourvus de prtres indignes, fort zls, et excellents ca
tholiques. C'est encore durant cette mme perscution que
la foi de l'glise orthodoxe faisait son entre triomphante
dans les provinces de Choummizana, d'Eccal-Ghezaie, de
Marata, de Zana-Dagli,dans le district de Memsah et chez
les Bogos et dans l'Amazen. Enfin, c'est aussi durant ces
jours de lutte que nous avons pris possession de cinq
glises desservies par des prtres abyssins-unis ; que nous
368
avons fond quatre coles o l'on enseigne les sciences ec
clsiastiques ; que nous avons baptis des milliers d'en
fants et d'adultes ; et qu'aprs un long voyage heureuse
ment accompli malgr les prils de la guerre, et ceux plus
grands encore de la perscution la plus acharne, nous
avons vu arriver jusqu' nous M. Biancheri, qui vint re
cevoir ici la conscration piscopale, dont Rome a voulu
fortifier son apostolat. La conscration eut lieu dans notre
humble chapelle de Hala, le jour de la fle du saint Ro
saire. La crosse n'tait qu'un simple morceau de bois,
mais que notre frre Filippini avait artistement travaill ;
la mitre et les sandales taient le propre ouvrage de
M. Bianchri. Dom Zacharia Cahen nous prta fort pro
pos sa paire de gants en grosse laine grise ; et une seule
croix pectorale, un seul anneau servaient tour tour
l'vque conscrateur et l'vque consacr. Quant aux
deux vques assistants, ils furent remplacs, avec auto
risation du Saint-Sige, par deux simples prtres. Aprs
cette crmonie o brillait tout le luxe de la pauvret apos
tolique, mon zl coadjuteur se mit aussitt en devoir
d'aller visiter la vaste Mission de M. Stella ; "tandis que
moi-mme, bnissant et remerciant dans l'effusion de mon
me le Pasteur des pasteurs de ce qu'il m'avait donn un
tel auxiliaire contre le schisme et l'hrsie, ces loups ra
visseurs de la divine bergerie, j'achevai mes prparatifs
pour aller aussi visiter les royaumes de GondaretdeChoa.

CHAPITRE XXV.
.> ,
Une fte Abyssinienne.
i
Comme on l'a vu dans le chapitre prcdent les vne
ments politiques ne troublaient pas beaucoup Mgr de Ja-
cobis, et la perscution avait pour lui plus d'appts que
d'horreurs ; aussi s'occupait-il tranquillement exciter la
369
dvotion de ses chers abyssins par de pieuses ftes et
recevoir dans le sein de l'glise les nouvelles tribus qui
accouraient lui. Continuons la lettre commence dans
le chapitre prcdent.
Maintenant, veuillez me permettre, trs-honor Con
frre, de vous raconter ici et en peu de mots la cons-
ciation d'une glise que nous venons de btir Evo, dans
le Zana-Dagli, en l'honneur de la bienheureuse Assomp
tion de la sainte Vierge.
L'hrsie qui, depuis tant de sicles, domine dans cet
immense pays et principalement dans la Haute-Abyssinie,
ayant dgnr en une espce de thisme superstitieux,
on ne savait plus Evo ce que c'tait qu'une glise : c'est
nous qui dotmes le village de cette nouveaut; j'en fis
moi-mme la conscration dans les circonstances que
voici: un beau jour, aprs les travaux termins, je vois
sur le soir toute l'aristocratie rustique d'Evo, exclusivement
forme par les femmes des ptres, se retirer, oublieuse
de sa nouvelle glise, dans un bois qui est consacr de
temps immmorial la Mre de Dieu, et l faire des prires
extraordinaires afin d'obtenir de la pluie. Que faites-vous
l ? demandai-je, pourquoi venir ici? Parce que l'glise
n'est pas consacre, et qu'on n'a pas tu les taureaux pour
la fte. La rponse tait sans rplique. Eh bien ! vite,
quel jour choisissez-vous ? Felseta, Felseta, l'Assomp
tion, l'Assomption ! Je profitai du temps qu'il me restait
pour envoyer qurir Massouah une vieille cloche qu'une
extinction de voix, occasionne par une large fente, rete
nait silencieuse au grenier : pauvre invalide, qui comptait,
hlas ! plus d'une autre infirmit ! Ainsi il n'y avait point
de crochet l'intrieur o suspendre le battant, de sorte
que, pour avoir un son tel quel, il fallait qu'un bras vigou
reux, arm d'un norme bton, frappt coups redou
bls sur les flancs de la pauvre estropie. Quoi qu'il en
soit, la cloche nous arrriva bientt porte sur les paules
de quatre robustes gaillards, et fit une entre triomphale
dans le village, au milieu des applaudissements de tous
21.
- 370
les habitants, dont l'admiration tenait de l'extase. Inoue
fut, du reste, la magnificence de notre ddicace : sur le
pav de l'glise s'.tendait une superbe natte en feuilles de
palmier, recouverte de deux riches tapis, l'un de Perse,
l'autre de Turquie ; vers le milieu de la nef, derrire et
au-dessus d'un beau candlabre offert la Mission par nos
bonnes Surs de Paris, se dtachait de chaque ct de la
muraille, un riche tableau reprsentant Marie, don pieux de
M. Torti, de Rome, et de la princesse Pignatelli, deNaples;
volontiers nos bons paroissiens se seraient crus en Paradis.
En Abyssinie, la conscration des nouvelles glises con
siste uniquement y placer un tabot ou autel portatif.
Cet autel, tantt en bois, tantt en pierre, large d'un pied
environ, forme un carr ou un parralllogramme ; le plus
souvent c'est une pierre d'agate trs-polie qu'on appelle
Ebn-Bered; quand l'agate mauque, on se sert du wonza,
bois trs-dur et aussi incorruptible que le cdre. Le wonza
est un arbre dont la fleur exhale un tel parfum qu'au mois
d'octobre, poque de sa floraison, les abeilles viennent d
poser sur ses branches la cire et le miel qu'elles en ont
tirs, et l'enveloppent de bataillons si nombreux et si
serrs qu'on croirait voir un nuage bourdonnant. Or,
ce tabot se rattache une crmonie bien singulire, dont
je ne connais ni l'origine ni la signification ; elle consiste
cacher le nouveau tabot, autel, et en faire la dcou
verte. Est-ce une allusion au feu sacr cach par Jrmie
et retrouv miraculeusement pendant la conscration du
second temple ; ou bien au futur recouvrement de l'arche
de David, cache, selon une ridicule tradition des prtres
du pays, dans l'antique capitale d'Axum, par le fils de
Sadoc et par Mnlik ? Quoi qu'il en soit, la veille de la
solennit, le prtre Walda-Sillasi alla s'enfoncer dans
l'endroit le plus obscur de la fort avec le tabot ; et le
lendemain, ds l'aurore, le bruit des divers instruments,
auquel la fameuse cloche de Massouah mlait ses rauques
accords, convoquait pour la crmonie la foule curieuse et
dvote des cinq villages catholiques Zana- Dagli;
371
peine l'air a retenti de cette musique sauvage, qu'une
troupe de jeunes gens, arms de lances et de boucliers,
se prcipite hors des maisons avec la rapidit de l'clair et
vole par monts et par vaux la recherche du prtre et du
tabot. D'aprs l'usage, celui qui l'a trouv donne au prtre
ce qu'il a de meilleur, et en rcompense il devient lui-
mme le hros de la fte. Fatili, le plus pauvre de l%
bande des chercheurs, a le premier aperu le prtre ;
il court lui, son habit la main, se jette ses pieds
et crie hroquement : Prends I prends ! Je te donnerai
encore mon buf, mon seul buf. En mme temps
il entonne, d'une voix de stentor, un chant guerrier et
patriotique que rptent tous les chos d'alentour ; ses
compagnons errants reprennent sur le mme ton et vien-
nent sa rencontre. Quand ils l'ont rejoint, ils forment
tous ensemble un joyeux cercle autour du prtre, chan
tant, dansant, et battant la mesure du pied et de la lance;
ensuite ils enveloppent le tabot dans une toffe prcieuse
et l'emportent majestueusement sur leur tte.
Cette grave et solennelle procession rencontre bientt
un chur dansant de jeunes bergres, dont les voix mlo-
dieuses se confondent avec le bruit mesur de je ne sais
quel instrument ; vient ensuite la confrrie des Defteras,
docteurs, qui l'ont retentir les airs d'hymnes et de psau
mes en Esle, en Ghez, en Arara, sur tous les tons, sur
toutes les clefs ; battant des mains et frappant le sol ver
doyant de leurs longs btons ferrs ; puis apparat la
phalange sacre des acolytes et des diacres, qui suivent
les prtres, revtus de leurs ornements sacerdotaux, une
petite croix, et l'encensoir fumant la main. Tous ces
chants qu'animait encore le son nergique et entrecoup
de la trompette, rappelaient le transport de l'Arohe
sainte, sur la montagne de Sion, si ce n'est plutt, pour
calmer un peu notre enthousiasme, une bruyante rjouis
sance de sauvages. La procession va toujours grossissant,
la musique redouble, c'est l'heure des tournois ; la jeu
nesse en armes se livre d'innocents combats figurs ;
un guerrier s'avance arm d'une lance et d'un bouclier
contre un ennemi qui le menace firement. Tous deux
cherchent se surprendre : l'agresseur porte son coup le
premier, mais l'autre recule de quelques pas, tourne
autour de lui en courant, saisit tantt un bton et tantt
une pierre, comme s'il voulait se dfendre contre une
bte froce, et enfin il dcharge un terrible coup sur son
ennemi qui tombe ses pieds, s'agite, se dbat, et se
roule sur le sol pour chapper au fer sanglant que l'on
brandit sur lui, et qui va l'immoler.
Ces jeux ne ressemblent, il est vrai, ni aux luttes des
gladiateurs de l'ancienne Rome, ni aux combats de tau
reaux espagnols; mais nanmoins, ils ont aussi leur
intrt dramatique, et surtout ils portent une profonde
mlancolie dans l'me, transporte malgr elle sur un
champ de bataille, o il lui semble voir le guerrier bless
mort, seul, sans dfense, et luttant avec dsespoir con
tre la serre cruelle du vantour qui le fatigue, l'puis, et
bientt l'achve d'un coup de son aile puissante ; ou bien,
menac par le chacal accouru l'odeur du sang, et n'at
tendant que son dernier soupir pour se jeter sur lui ; ou
encore aux prises avec la hyne qui plonge dans ses
entrailles une patte meurtrire, et l'en retire toute fu
mante ; ou enfin, spectacle sans nom ! faisant un dernier
effort pour se soustraire la rage d'un ennemi, plus cruel
que les btes froces, et qui croit faire preuve de vail
lance en s'acharnant sur un cadavre.
J'tais la porte de l'glise avec tout mon clerg,
attendant, non sans une certaine impatience, la fin de ces
tristes combats, lorsque se pressrent en quelque sorte
dans mon imagination, les scnes que je viens de dcrire.
Cependant les jeux termins, la procession entire fit
trois fois le tour de l'glise, pour la crmonie de la
bndiction, aprs quoi je clbrai solennellement la
sainte messe. Tous y assistrent, et mme presque tous
reurent la sainte Communion de la main de leur vque,
et enfin une dernire bndiction termina cette pieuse
373
fte dont le souvenir vivra longtemps dans les curs.
Le catholicisme fit certainement un grand pas ce jour-
l, l'amour de l'unit orthodoxe s'accrut sensiblement
son tour, en vertu de l'enthousiasme excit par les ma
gnificences de notre culte dans ces bons Abyssins, dont
l'admiration reconnaissante portait Rome et l'glise
catholique jusqu'aux nues. C'tait de l'inspiration, ou
plutt une sorte de fureur, de dlire potique; les en
tendre, les voir, vous eussiez t tent de les croire
sous l'influence du souffle divin qui jadis excita les pro
phtes ; mais le meilleur et le plus concluant de tout cela,
fut qu'un bon nombre se convertit sincrement la vraie
foi.
Cependant l'esprit de malice frmissant de rage tramait
complot sur complot : huit brigands mahomtans p
ntrent de nuit dans l'glise et jettent tout dehors, sans
mme respecter les vases sacrs. L'enfer a triomph ; mais
il ne lui en reviendra que honte et confusion : trois sol
dats chrtiens, leur tour, se glissent adroitement dans le
village et nous remettent en possession de notre sacr trsor.
Autre histoire. Tandis qu'un grand nombre de moines
et de prtres, appartenant quatre provinces, tiennent
un conseil solennel, une sorte de petit concile, o on dli
bre trs-srieusement sur la rsolution de se runir
l'glise catholique ; en voici venir tout coup quelques
autres inattendus qui, pousss par le dmon du schisme
et de l'hrsie, s'vertuent ruiner la bonne disposition
de l'assemble, en accusant les catholiques de s'emparer
des glises et des proprits religieuses ; sur ce, ajourne
ment de la dlibration. Le lendemain de mme, pour
aboutir quoi ? Dieu seul le sait. Ces rfractaires schis-
matiques ont profit de l'anarchie qui, plus que jamais,
rgne en Abyssinie depuis les dernires guerres, pour
armer contre nous toute une croisade de laques, de Def-
teras, de moines et de prtres. J'eus vent qu'ils s'appr
taient marcher contre nous pour mettre, disaient-ils,
tout feu et sang. Je runis au plus tt en conseil les
374
principaux catholiques. Que faut-il faire ? demandai-je
l'assemble. Tenir bon, me fut-il rpondu tout d'une
voix, pas un ici qui ne soit prt rpandre jusqu' la -. ,.
dernire goutte de son sang pour Jsus-Christ. Du
conseil priv, l'affaire fut porte devant le grand conseil
du peuple : mme foi, mme hrosme. Faut-il nous
battre ? Non, non, crie la foule des futurs martyrs ; si
la divine justice demande des victimes, nous sommes
prts, qu'on frappe ; le sang hrtique est trop impur
pour plaire Dieu. 'C'est cela, c'est cela, reprennent
en chur moines, prtres, tudiants; nous sommes venus
ici non pas pour tuer, mais pour mourir. Pour moi, sans
me proccuper L'excs de ces hcatombes sublimes, je
craignais singulirement une chose, une seule, savoir
que nos ennemis ne nous demandassent une confrence
publique, pour discuter les points de doctrine qui divisent
les deux communions, attendu que la sacre Congrga
tion de propagand fide a dfendu tout Missionnaire,
quel qu'il soit, d'accepter ces sortes de dfis, sans une
autorisation spciale elle rserve. Assez grand d'ail
leurs et encore t notre embarras sans cette dfense.
A quelles sources ouvertes pour tous, pouvoir puiser ? les
livres abyssins fourmillent d'erreurs. Qui prendre pour
juge ? ce peuple est un prodige d'ignorance. Mais, grce
la souveraine bont qui protge toujours visiblement ceux
qui combattent pour sa cause, les hrtiques redoutent
tellement ces sortes de controverses, quel'abouna Salama
a os avancer publiquement qu'il ne saurait se mesurer
avec nous sur le terrain de la discussion, et que toutes ses
armes lui sont l'excommunication et la force. La croi
sade belliqueuse si fort redoute par moi aboutit enfin.
Ce fut la montagne en travail qui enfante une souris.
Nos schismatiques tant entrs Hala, la lutte s'ouvrit
aussitt, mais pacifique ; un de nos lves, que j'avais
charg de parler en mon nom, montra tant de sagesse, et
sut si bien rpondre ses adversaires, que la confusion
se mit dans le camp ennemi. J'en profitai vite pour lire
a75 -
d'une voix ferme et triomphante le passage qui suit,
extrait du Feth-Neghest, code la fois religieux et civil
de l'Abyssinie, o l'on trouve en toutes lettres cette si
tonnante profession de foi, relativement la suprmatie
du Pape : De mme que le pre a autorit et juridiction
sur son fils, le patriarche sur tous ses sujets, et le pa
i( triarche suprieur sur tous ses suflagants : de mme
aussi, le patriarche de Rome, en sa qualit de succes-
seur de saint Pierre, prince des aptres, a autorit et
juridiction souveraine sur tous les patriarches de
l'glise universelle, sur toutes les socits humaines,
tenant parmi les chrtiens, dans l'glise entire, la
place mme de Jsus-Christ. Ces quelques lignes pro
duisirent un effet magique ; la bouche parut close nos
adversaires, mais si bien close, que pas un mot, pas un
son articul ne put s'en chapper. Bref, la dconfiture
avait je ne sais quoi de si divertissant, que l'assemble
entire partit d'un clat de rire et se rangea sous nos dra
peaux. L'ennemi ainsi pouss bout, trouve dans son
dsespoir un dernier reste d'nergie : le voici qui du
mme coup, lance contre nous les terribles foudres de
l'excommunication, et en appelle en outre une solennelle
Assemble, compose des principaux personnages de qua
tre provinces, qui tenait ses sances dans la plaine de
Gherzabo. Les catholiques, est-il mand de sa part,
les catholiques foulent aux pieds Dioscore, maudissent
son fils Salama, etc., etc. Si vous ne venez pas nous
aider exterminer tous ces hrtiques de Hala, vous
u tes aussi excommunis vous-mmes. Ce foudroyant
message expdi, les thologiens vaincus se lvent et s'ap
prtent partir. Mais, dernire honte, tout--fait unique,
trois des principaux membres de l'assemble, Emnatou,
Azarias et Suquar ne s'avisent-ils pas de les rappeler pour
leur dire ; Imposteurs que vous tes, il ne suffit pas de
crier tort et travers comme vous faites ; allez con-
sulter les livres, vous verrez bien que vous tes vain-
cus, et les catholiques victorieux ; .allons, excutez
376
vous ; vite votre rtractation si vous ne voulez vous
entendre excommunier ici mme, l'instant. Ils fu
rent forcs d'en venirjusqu' cet excs d'humiliation.
Aprs une victoire aussi clatante, la troisime dj
remporte sur les hrtiques, nous avions lieu de croire
que le Seigneur avait entirement dispers et dtruit nos
ennemis; mais il parat que nous nous trompions. Ils
cherchent se rallier et recommencer les hostilits.
Pour nous, nous continuons de placer l'ordinaire toute
notre confiance en Dieu, en Dieu seul ; comptant aussi
beaucoup sur les ferventes prires des deux familles de
notre bienheureux Pre saint Vincent de Paul.

CHAPITRE XXVI.

Prison de Mgr de Jacobis.

Le saint vque ne se trompait pas en se prparant


subir de nouvelles perscutions de la part de l'abouna
hrtique. Il avait t dej chass par les missaires de cet
homme fanatique de sa retraite de Guala et de la pro
vince de l'Agami. Il avait cru trouver une retraite assu
re en se rapprochant de la cte et en s' arrtant Hala
sur les hauteurs du Taranta. Mais la perscution vint en
core l'y trouver. Les missaires d'Oubi, prince faible et
conduit par l'abouna, chassrent de nouveau Mgr de Jaco
bis et son sminaire de sa retraite de Hala. Il ne lui res
tait plus pour refuge, la fin de 1853, que la maison d'Em-
coullo ou l'le de Massouah sous la domination turque.
Dans cet tat de fuite et de privation de tous secours hu
mains, quelle est la pense de l'homme de Dieu? Elle est
bien loigne de la prudence humaine. Tout autre n'au
rait song qu' sa propre scurit. Mais depuis longtemps
377
il est persuad que l'Abyssinie a besoin du sang des mar
tyrs ; depuis longtemps il dsire tre la premire victime
pour le salut de son troupeau ; et pour raliser ce projet,
il prtexte le besoin de visiter les catholiques laisss dans
le Godjam et dans le royaume de Choa, l'Occident de
l'Abyssinie, afin de courir au devant du martyre. Il sait
que pour se rendre dans ces pays il faut passer par Gondar,
o rgne la plus grande puissance de l'abouna ; mais c'est
l ce qui provoque davantage son ardeur pour le martyre,
et, malgr ses cinquante-quatre ans, il va se mettre en route
pour faire presque toujours pied un voyage de trois ou
quatre semaines de marche.
Ecoutons les sentiments que cet acte de Mgr de Jacobis
inspire Mgr Bianchri, son coadjateur : il crivait au Su
prieur Gnral de la Congrgation, en date d'Emcoullo,
22 mai 1854 :
C'est son Pre que pense tout d'abord et que s'adresse
au plus tt un fils afflig qui demande consolation et direc
tion. Je suis ce fils, trs-honor Pre. Mes dernires let
tres vous ont appris notre rcente expulsion de Hala, par
ordre d'Oubi. Je cherchais me persuader que ce n'tait
l qu'une mesure force, un sacrifice au dsir de gagner
l'abouna Salama, pour en tirer tout le parti possible contre
Cassa. La perscution se bornerait alors au Tigr sans s'
tendre jusqu' Gondar, o Mgr de Jacobis ne serait pas
inquit. Illusion, cette fois encore comme tant d'autres!
Salama est dj en marche pour Gondar. C'est le lion qui
se rue sur sa proie : ko rugiens qurens quem devoret.
Quant Mgr de Jacobis, agneau chrtien, brlant, comme
un autre Ignace, du dsir d'tre broy par tous les genres
de perscution, puisqu'il ne peut l'tre par la dent des
btes froces, je sais que tous ses vux appellent le mar
tyre. 11 tiendra bon, protestant qu'il ne veut ni ne peut
abandonner son troupeau la merci du ravisseur. Mais
tout ce qu'il y gagnera ce sera le pillage, la dvastation, la
ruine entire de notre rsidence de Gondar, pendant que
lui-mme se verra violemment arrach ses chers catho
378
liqus et entran de vive force bien loin d'eux, travers
les sables arides du Sennaar. On me dit de tous cts que
Cassa l'a formellement autoris sjourner Gondar ; j'en
doute encore ; niais, d'ailleurs, quand cela serait, vienne
l'heure o Salama doit assiger le prince, l'obsder de ses
prires et de ses'menaces, ne faudra-t-il pas qu'il cde
comme il l'a dj fait si souvent? Comment tenir tte ce
terrible Abouna, dans lequel, malgr ses insolences, Cassa
salue et vnre son pre spirituel, qui surtout il sa
croit en grande partie redevable de sa prodigieuse for
tune. Je crois connatre Cassa. Voil pourquoi l'illusion
m'est plus difficile qu' tout autre. Dieu veuille que j'exa
gre mes craintes !
Mgr Bianchri et les moines eurent donc beau faire des
reprsentations Mgr de Jacobis, il persista dans son des
sein. Cinq moines voulurent l'accompagner, ainsi que quel
ques autres catholiques.
Mgr de Jacobis se rend en secret Gondar; de l il crit
Cassa pour lui demander rester dans cette ville. Cassa
rpond : Restez jusqu' ce que Salama (l'vque sebisma-
tique, chass auparavant par Ras-Ali) soit revenu, vous
disputerez ensemble et nous examinerons laquelle des deux
religions est la meilleure.
Salama se garde bien d'accepter le dfi, il crit Cassa
qu'il ne veut pas rentrer Gondar si l'on ne chasse Mgr
de Jacobis : il connaissait trop bien sa rputation et avait
peur de lui. Celui-ci, soupirant toujours aprs le mar
tyre, rpond Cassa que, sans l'ordre du Pape, il ne peut
quitter son poste. Les moines voyant sa dtermination
protestent qu'ils veulent rester avec lui, rsolus mourir.
Alors Cassa permet Salama de faire ce qu'il veut de Mgr
de Jacobis et des moines. Salama spare les uns des autres,
il confie Mgr de Jacobis la garde du gouverneur, encha-
' ne les moines et commande qu'on fasse transporter Mgr de
Jacobis dans le Sennaar. Celui-ci reprsente qu'il est im
possible de voyager dans la saison des pluies. On le
laisse chez le gouverneur. En attendant, il console par let
379
tres les moines etleur fournit de quoi vivre, et il passe lui-
mme trois mois dans sa prison. Ecoutons Mgr de Jacobis
nous donner des dtails sur sa position, dans une lettre
adresse son Suprieur Gnral.
De ma prison de Gondar, juillet 1854.
Il m'est bien difficile de vous parler librement et cur
ouvert du fond de mon cachot, ma lettre pouvant tre in
tercepte. Je ne saurais pourtant prendre sur moi de me
taire absolument dans une crise si imprvue et si terrible,
cette heure l'une des plus solennelles de ma vie aposto
lique. Quand bien mme je ne serais pas forc de recourir
votre paternit par la gravit des circonstances, ce n'en
serait pas moins un devoir et une consolation bien douce
mon cur de la remercier tout de suite de sa dernire
et rcente lettre si pleine d'encouragements et d'affection.
En mme temps que cette lettre, je recevais de Sa Sain
tet Pie IX un bref apostolique que ce grand Pontife, ou
bliant la petitesse du dernier de ses fils, pour ne se res
souvenir que de la tendresse et de la charit sans bornes
de son cur paternel, a daign adresser collectivement au
Vicaire Apostolique de l'Abyssinie et son Coadjuteur.
Dans ce bref, Sa Saintet, empruntant h saint Lon le
Grand ses penses, ses sentiments, quelquefois mme ses
paroles, nous fait entendre les mmes exhortations peu
prs qui sont dans votre propre lettre. J'ai compris
l'instant que Jsus, notre force et notre consolation uni
que, voulait nous prparer, moi tout particulirement,
aux preuves et aux souffrances prochaines dont j'ai main
tenant vous faire le rcit; nous prparer, dis-je, par la
parole forte et suave des deux successeurs de saint Pierre
et de saint Vincent de Paul.
L'aventurier Cassa, que mes prcdentes lettres vous
ont dj fait connatre, a rang sous sa loi peu prs toute
la partie chrtienne de l'Abyssinie. Ce ut l'affaire de quel
ques annes seulement. A peine victorieux de ses enne
mis, il a song, en habile politique, pacifier et unir.
380
par la religion principalement. Comme il compte beaucoup
pour cette fusion des divers cultes sur l'ascendant de P-
vque copte, le trop fameux abouna Salama, il a rappel
dans ses Etats nouvellement conquis cet intrigant,Jvrai
flau de la tranquillit publique, qui s'tait vu chass du
pays sous Ras-Ali, et contraint de chercher un asile sur
les terres d'Oubi. Ce rappel a t l'occasion de tracasseries
plus ou moins srieuses contre les catholiques en gnral,
qui sont assez nombreux dans le Tigr, et d'une perscu
tion dclare contre la petite glise de Gondar, d'o je
vous cris. Salama avait jur qu'il ne mettrait pas le pied
hors du Tigr qu'il n'en et auparavant vu de ses propres
yeux tous les catholiques chasss ; si bien que le faible
Oubi, moins matre chez lui que cet insolent, s'tait cru
oblig de donner des ordres en consquence. Fort heureu
sement notre imptueux Abouna, se mentant lui-mme,
et peut-tre dj bout de patience, part tout d'un coup.
Oubi, libre enfin, rvoque ses premiers ordres, dlivre
les prisonniers, rappelle les exils, et nous accorde une li-
bertillimite, sans prcdent jusqu' ce jour dans le Tigr.
"Venons au rcit de mon arrestation. Je m'tais rendu
sur ces entrefaites Gondar, o m'avait appel l'ordina
tion valider d'un de nos prtres. Dj je faisais mes ap
prts de dpart, me proposant de visiter le royaume de
Choa, j'allais me mettre en route, quand clate soudain la
tempte. Contre moi se dchanent, en vrais hrtiques
furieux, et le chef des moines de Gondar et le gouverneur
civil auxquels se joint bientt le terrible Salama, survenu
point nomm, et dont l'entre triomphante dans la capi
tale est le prlude en mme temps que la menace des
coups qu'il va porter. Condamn ds ce jour ne pouvoir
ni partir, ni rester srement sous la protection d'un inco
gnito que tout et trahi, je m'arrtai, conseil tenu avec
mes prtres, la rsolution de payer d'audace en affron
tant l'orage hardiment. J'crivis donc Cassa pour lui
annoncer moi-mme mon arrive dans sa capitale et me
381
mettre sa discrtion, plein de confiance, disais-je, dans
la justice et la gnrosit de ses sentiments. Ma lettre fut
bien accueillie et il me fut gracieusement octroy de pro
longer mon sjour Gondar jusqu' l'arrive prochaine
du conqurant. Cette espce de trve me permit de para
lyser pour l'heure les efforts combins du triumvirat form
contre nous. Mais advint le jour o Cassa et Salama se
virent. Ds leur premire entrevue tout fut perdu. Un
trait en rgle, ou plutt une parodie de concordat venait
de rendre l'intimit plus troite que jamais entre ces deux
potentats de l'Abyssinie. Voici l'article essentiel de cette
transaction entre la puissance temporelle et la puissance
spirituelle. Les deux autorits seront parfaitement dis
tinctes ; souveraines chacune dans son for, en consquence
indpendantes rciproquement, avec rserve exclusive des
droits et privilges propres l'une ou l'autre. Ainsi
fmes-nous sacrifis; l'heure dela perscution avait sonn.
Combien durera cet accord qui serait notre perte? J'ai
peine le croire ternel . Cassa est une de ces ambitions
hors ligne qui veulent tout ou rien, et ne sauraient tre
satisfaites demi ; l'me et le corps lui appartiennent, il
sera rformateur religieux aussi naturellement qu'il fut
soldat, gnral, roi et conqurant. Sachez-le bien, ne
cesse-t-il de rpeter ses admirateurs merveills, je suis
le nouveau Constantin (ces pauvres gens ont une si juste
ide du premier des empereurs chrtiens !) Oui, je suis
le nouveau Constantin du saint empire d'Abyssinie, de la
vieille Ethiopie, l'lu de Dieu pour votre salut, votre bon
heur et votre gloire tous; la religion va renatre avec la
patrie. Aux paroles ont bientt succd les actes, un
symbole est fabriqu la hte qui devient celui de tous,
petits et grands, ignorants et docteurs, des moines et des
prtres, comme des fidles. Bien plus, les voil tenus, ces
prtres, non pas seulement de croire eux-mmes, mais de
faire croire les autres, d'enseigner, de prcher le nouvel
Evangile. L'orgueilleux Abouna n'est que le premier es
clave de la doctrine despotiquement impose sous peine de
382
mort. C'est grande piti, en vrit, de voir comment nos
pauvres hrtiques sans distinction se convertissent non
par individus, mais par masses; combien vite et aisment
iis semblent courir au devant du joug le plus rvoltant qui
se puisse inventer, la tyrannie des consciences. Nous avons
eu, d'ordre souverain, un jour de publique et solennelle
apostasie. Ce fut ce jour-l mme que des soldats envahi
rent ma rsidence, et, me sparant de mes prtres, m'em
menrent dans la prison civile, tandis qu'eux taient
trans dans les cachots de Salama.
On voulait me faire quitter le pays sur l'heure, et, pour
me fermer l'accs du Tigr, o, comme je l'ai dit plus
haut, grce la modration d'Oubi, rgnait pour le mo
ment une tranquillit sans prcdent, on avait rsolu de
me conduire sous bonne escorte la frontire occidentale.
L s'ouvre le Sennaar, travers lequel je devais tre tran
aussi loin que possible, sans gard aux cruels ravages
exercslelong de cet itinraire par lekuolla, fivre mortelle,
l'une des plus malignes que je connaisse.
Mais si j'avais raison de m'humilier profondment en
moi-mme, la pense que Dieu ne m'avait pas jug
digne de partager les liens et les souffrances de mes chers
enfants spirituels, je ne pouvais pourtant pas, trs-honor
Pre, consentir un voyage qui me promettait une mort
certaine et inutile, Je ne pouvais pas non plus m'ter la
ressource de l'expectative si prcieuse en Abyssinie, o le
temps est tout : la situation politique changeant d'un jour
l'autre. Ne savais-je pas que les princes vaincus par
Cassa, parmi lesquels le roi de Choa et surtout Oubi, le
plus puissant, ligus ensemble par la communaut de re
vers et de dangers, font publiquement des prparatifs
immenses pour tenter une dernire fois le sort des armes,
la saison prochaine ? Pouvais-je, enfin, mme en dehors
de ces considrations et quand nul danger n'et menac ma
vie, pouvais-je fuir lchement, mettre ma tte seule
l'abri du pril loin de la tempte, laissant abandonns ses
fureurs sans appui, sans consolation, sans leur pre en un
mot, des enfants qui me sont encore plus chers que la vie, .
refusant mon cur l'indicible joie de participer leurs
souffrances glorieuses, de combattre avec chacun d'eux, et
de les aider, selon mes faibles forces, triompher de l'en
nemi, tout en adoucissant leur preuve autant qu'il serait
en mon pouvoir? Non, encore une fois, je ne pouvais m'-
loigner de Gondar que violemment tran par la force. Je
restai donc, et faisant de ncessit vertu, je cherchai
m'accommoder le moins mal possible avec mon cachot de
quatre pieds de hauteur sur autant de largeur et un peu
plus en longueur. Le sol, recouvert de paille, sert de lit
commun au prisonnier et ses gardes. Eh bien, le croi-
riez-vous, trs-honor Pre? C'est du luxe, de la magni
ficence ! Mon trou ainsi garni peut tre appel, ct du
lieu sans nom o gisent nos chers confrres, un vrai
Palais-Royal, et mes gardes, compars aux leurs, espce
de lopards de la race fameuse de ceux qui rugissaient
autour du glorieux martyr saint Ignace d'Antioche, mes
gardes sont de vrais agneaux. Me voil donc enfin prison
nier de Jsus- Christ! 0 grce si longtemps dsire, tu es
venue 1 Pourquoi faut-il que les gards que l'on conserve
encore pour moi, pourquoi faut-il surtout que la cause
principale, sinon unique de ma dtention ainsi prolonge,
qui est tout simplement la fuite de la mort par le kuolla,
me rendent tout fait indigne du titre sans gal de con
fesseur de la foi qui.revient de plein droit aux compagnons de
ma captivit 1 Aussi je ne dois pasreculer devant cet aveu,
c'est une trop juste punition de mes fautes si multiplies.
Admirez ici, trs-honor Pre, le dessein de la divine
sagesse, en permettant cette tempte, si effrayante la
premire pense. Elle a fait sortir du contraste vivant,
palpable, de la constance des vrais enfants de l'Eglise ca
tholique avec la faiblesse des avortons du schisme, appels
les uns et les autres combattre ensemble le mme jour,
la mme place, pour la mme cause, la face du ciel et
de la terre; elle a fait sortir, dis-je, de ce parallle im
prvu la dmonstration si ancienne dj et toujours nou
384
velle de Celle qui est bien vritablement l'pouse de Jsus-
Christ, la mre de ses enfants. Comment ne pas reconnatre
sa divine origine cette force surhumaine dont elle arme
ses martyrs, ses confesseurs? Voil deux mois que les
ntres endurent le supplice du Ghend, et pas un n'a fai
bli, et ils sont disposs cette heure comme au premier
jour user leur vie dans ce tourment, plutt que de dire
anathme celle qui les a engendrs et nourris. 0 pou
voir admirable de la grce ! faiblesse toute-puissante de
la Croix !
' Je n'avais pas cess, plusieurs mois durant, dans la
simple attente de l'arrive de Salama, de presser ces gn
reux chrtiens de pourvoir leur sret, en cherchant
quelque retraite o ils ne fussent pas, comme Gondar,
livrs sans dfense l'abouna triomphant : Non, Pre,
nous ne vous quitterons pas, ont toujours rpondu mes
Abyssins, c'est maintenant l'heure de souffrir pour Jsus-
Christ, nous devons confesser, au prix de notre libert,
de notre vie, s'il le faut, la foi catholique, cette foi que
vous nous avez apporte de la part de Dieu, cette foi
tant calomnie et outrage dans notre malheureuse
patrie. On verra bien, la force qu'elle saura donner
des hommes si faibles par eux-mmes, qu'en elle, et en
elle seule, rside la vertu du Tout-Puissant. Pre, nous
ne vous quitterons pas. Telles sont, trs-honor Pre,
les dispositions hroques de nos confesseurs. Sans doute
elles me dlivrent deTapprhension la plus intolrable
un cur d'vque, celle de l'apostasie, mais ne conduiront-
elles pas mes enfants la mort? Somms, il y a deux
mois, de rciter leur tour, aprs tous les autres, le nou
veau Credo dcrt par ordre imprial, ils n'ont rpondu
ces sacrilges instances que par une triple confession de
leur inviolable fidlit la foi catholique, apostolique et
romaine. Et cela s'est pass la face de tout Gondar, pour
la plus grande exaltation dela sainte Eglise leur mre, et
la confusion impossible dcrire de ses perscuteurs, vic
torieux tout l'heure de ces milliers d'hrtiques et de
385 -
schismatiques, maintenant vaincus par cinq catholiques,
hommes simples et sans autre puissance que celle
de leur foi ! Quel tourment pour moi que l'apprhension
incessante d'tre violemment arrach d'un instant l'autre
ces innocentes victimes de la plus impie des perscu
tions ! Le pasteur, qui doit donner sa vie pour ses brebis,
se voir sparer d'elles par le loup ravisseur et furieux, qui
n'attend que son loigneraient pour se jeter sur le petit
troupeau comme sur une proie livre sa dent homicide !
Heureusement il leur restera encore le Pasteur des pas
teurs, Jsus-Christ, si fidle et si bon qui souffre pour
lui ! Celui-l ne peut tre chass.
La triple confession de nos catholiques de Gondara t
immdiatement punie par l'application du Ghend, qu'ils
n'ont pas quitt un seul instant depuis ces deux mois. Je
dois aussi, trs-honor Pre, vous dcrire ce genre de tor
ture propre l'Abyssinie, mais offrant plus d'une analogie
avec la fameuse cangue chinoise- Seulement, au lieu de
saisir, comme celle-ci, sa victime par le cou et les paules
de manire lui rendre bientt intolrable la situation du
coucher, le ghend, lui, s'emparant des deux jambes la
fois, les serre troitement l'une contre l'autre, et, tout
mouvement tant devenu par l mme peu prs impos
sible, il la condamne forcment ou bien se tenir constam
ment assise, ou bien s'tendre sur le dos sans autre ma
telas que le sol dur et humide d'un cachot, o pullulent
toutes sortes d'insectes. Figurez-vous une grosse pice de
bois et de la plus lourde espce, l'olivier par exemple, of
frant au milieu une ouverture ovale, de grandeur suffi
sante pour laisser passer la fois les deux jambes serres
que l'on fixe de suite l'aide d'une chane aussi en bois,
laquelle, descendant par une ouverture perce de chaque
ct, est introduite avec effort entre les deux jambes qu'elle
achve d'emprisonner si troitement que, pour dlivrer le
patient, il faut scier le tout par le milieu : voil le ghend,
notre cangue abyssine.
Permettez-moi, trs-honor Pre, de clore ma lettre
22
386
par la liste de nos glorieux confesseurs , puisque le rcit
de leurs combats et de leurs souffrances la remplit presque
en entier. Ce sont :
1 Abba Ghebra Mikael, g de 66 ans, le premier
Abyssin qui j'ai confr la prtrise. Il fit partie de la d-
putation indigne, envoye, en 1842, Sa Saintet Gr
goire XVI. En 1849, il a souffert courageusement trois
mois de prison pour la foi catholique dans la ville d'A-
doua, toujours par le fait de Salama. Depuis sa dernire
incarcration, on l'a frapp avec tant de barbarie, deux
semaines durant, que dj on le croyait mort dans Gondar.
Vint ensuite le ghend pendant un mois. Aujourd'hui, il
est enchan par les deux pieds.
2 Abba Teclamanot l'an, aussi prtre, dont le pre,
la mre, la sur qui est religieuse, et enfin le frre pun,
galement revtu du sacerdoce, ont mainte et mainte fois
dj, souffert la prison et l'exil, pour rendre hommage la
seule vritable Eglise. Teclamanot est toujours dans le
ghend.
3 Abba Teclamanot le jeune, aussi prtre, comme je
viens de le dire. Durement soufflet le jour de son arres
tation, il l'a encore t depuis dans son cachot. Toujours
dans le ghend.
4e Abba Tesfa Zion , religieux non prtre , dans la
ghend depuis huit semaines.
5" Abba Tecla Michel, aussi religieux non prtre, dans
le ghend depuis le mme temps.
A ces dtails, Mgr de Jacobis en ajoute de plus amples,
dans la lettre suivante adresse un de ses confrres de
Paris.
De ma prison de Gondar, 24 aot 1854.
Les pluies tropicales de la saison ont converti en vrais
torrents presque tous les chemins de PAbyssinie. Les com
munications sont devenues impossibles pour le moment,
en sorte que ma petite lettre notre trs-honor Pre a
d subir un retard de quelques semaines. J'en profite,
387
pour la faire accompagner de la prsente, qui lui servira
de dveloppement et de suite. C'est vous que je l'adresse,
Monsieur et cher confrre, pour deux raisons : la pre
mire, afin de ne pas trop fatiguer notre trs-honor Pre;
la seconde, plus dcisive encore, pour vous tmoigner,
tant bien que mal', ma sincre gratitude de votre bonne
dernire lettre, jointe celle de Mgr Spaccapietra, et si
pleine, comme l'ordinaire, des observations les plus ju
dicieuses, o je ne cesse de puiser lumire et direction.
Venons quelques dtails sur la situation politique de ce
pays tant tourment.
Aussi longtemps que l'aventurier Cassa, ce conqurant
sans gal de l'Abyssinie, dj connu de vous, n'a eu en
vue, dans la suite si rapide de ses entreprises et de ses
succs, que la reconstitution de l'unit territoriale et poli
tique de l'empire abyssin, il fut invincible. Ses armes
n'avaient pas encore apparu dans le Tigr et le Choa, et il
en tait vritablement le matre : son nom seul les lui
avait conquis. Que lui reste-t-il tenter encore pour res
susciter la vieille thiopie dans toute sa splendeur, et
renouer la chane brise depuis trois sicles, des Csars
abyssins ? Tout simplement ceindre son front de la cou
ronne, et prendre le nom d'empereur. Jusque-l, pas un
nuage l'horizon de cette fortune inoue. Mais voici qu'au
jourd'hui ce gnie si prvoyant semble s'garer : on dirait
que l'encens de la gloire lui monte au cerveau, et y pro
duit des vertiges. Non content de la reconstitution de l'u
nit politique, il rve encore, et avec autant de passion,
la reconstitution de l'unit religieuse. Pourquoi? Parce
que toutes deux lui semblent galement ncessaires
l'affermissement et la force de son nouveau pouvoir ;
parce que, depuis qu'elle a perdu cette unit politico-reli
gieuse, l'Abyssinie a cess d'tre elle-mme. Voici donc
notre rformateur l'uvre, et la hte, Salama est
mand Gondar. Son exil au Tigr l'a conduit, en fin de
compte, un retour triomphant dans la capitale de son
protecteur et matre. Celui - ci en a besoin ; de cet
388
esprit ardent , infatigable , ambitieux , il veut faire ,
aprs l'avoir enchan et comme riv sa fortune, la
pierre angulaire de l'difice projet. Faux calcul qui peut
le perdre ! Comment ne comprend-il pas, l'habile politique,
qu'en associant son uvre un pareil auxiliaire, il ne fait
que la compromettre, et se rendre solidaire des extrava
gances o le fougueux prlat ne manquera pas de donner
tte baisse ?
Salama n'a pas fini de poser le pied dans Gondar, que
la malheureuse ville est devenue une espce d'enfer, d'o
ont fui bien loin la paix, la concorde et la scurit. Tous
sont menacs, atteints, sans ces distinctions, bonnes au
trefois, de catholiques et de dissidents. Bientt la procla
mation solennelle de l'dit d'union, ordonnant de croire
ou de mourir, jette dans la consternation la secte la plus
nombreuse et la plus influente de toutes, les Zaga-Leg.
Dputation en forme est envoye Salama : Veuillez
nous instruire, nous clairer, Seigneur, Pre; dites, que
faut-il croire? "Votre symbole, et nous croyons. Et le pa
triarche de la nouvelle glise, soit ignorance inimaginable,
soit impudence, puise dans la faveur intime du souverain,
se met dchiqueter, belles dents, comme bon lui
semble, le pitoyable dit doctrinal. Ce n'est plus qu'une
masse hideuse, sans forme chrtienne reconnaissable,
l'eutychianisme pur et simple, dans sa nudit repoussante.
Il et fallu voir ces bons Abyssins , eux qui, selon la re
marque si juste de Mgr Ercali, sont moins hrtiques que
schismatiques, dans leur croyance et leur langage, relati
vement l'union hypostatique des deux natures en Jsus-
Christ ; il et fallu les voir se troubler, frmir, enfin bou
cher l'entre de leurs oreilles ces blasphmes inous,
tout en criant tue- tte : Hrtique ! hrsie ! hrsie!
hrtique ! Pendant que son auditoire proteste ainsi ner-
giquement pleins poumons, le patriarche de l'glise d
crte, furieux, cumant de rage d'entendre ces ignorants
lui faire la leon d'une manire si peu mnage, vocifre,
d'une voix de tonnerre, une interminable kyrielle de for-
389
mules d'excommunication et d'imprcation , mais si ef
froyables, que ce dernier coup achve nos pauvres sup
pliants, dont pas un n'avait assist de sa vie pareil
sabbat. Enfin, comme pour porter cette infortune religieuse
une extrmit qu'il serait impossible de dpasser, la m
saventure tombait juste dans le temps le plus saint, le
plus sacr aux yeux des Orientaux , pendant le felset,
jene prparatoire l'Assomption. Hlas! depuis que la
foudre de Salama a touch Gondar dans la personne de ses
dputs les Zaga-leg , la voix des cloches s'est tue, l'autel
du sacrifice reste solitaire, les sacrements ont tari, le bap
tme est refus l'enfant qui vient de natre, le mort est
jet dans sa fosse comme un paen, la prire publique ne
se fait plus entendre sur cette terre maudite!... Mais lais
sez-moi quitter, un instant seulement, cette scne de dso
lation, pour vous raconter une autre msaventure d'un
genre bien diffrent subie par Cassa, l'invincible, le Napo
lon au petit pied, ainsi que l'appellent ici ses flatteurs,
qui vient de rentrer dans sa capitale pour la premire fois
vtincu. Son expdition dans la montagne du Semien,
ce.te Scandinavie de l'Afrique orientale, lui a fait perdre
une arme. Il semblait s'y tre prpar en s'attaquant
Diei et son Christ, par la perscution du petit troupeau
fidl, et l'emprisonnement des pasteurs, sans respecter
mne le Vicaire, bien qu'indigne du grand Pie IX, repr
sentait de Jsus-Christ sur la terre. Cassa avait commenc
cornue Napolon; il a fini comme lui, pour cette fois du
moins : il a trouv sa Russie, o le froid et la faim ont
fait tonber les armes des mains de ses soldats.
Poir en revenir maintenant nos pauvres docteurs
Zaga-lej, ils crurent un instant faire merveille d'en appe
ler Cassa, des blasphmes et des violences de son mi
nistre au affaires religieuses. Cruelle illusion, bientt et
duremen'. expie! Aussi obstin que jamais dans ses pro
jets de ?forme, rendu mme plus intraitable par son
hmiliatbn rcente, comme tous les esprits orgueilleux,
il ne daigia seulement pas les couter. Voici tout le droit
22.
390
qui fut fait leurs dolances. Un beau jour, le matre
entre dans sa capitale sans tre attendu de personne, et
avec une suite peu nombreuse, il fait venir son abouna, et
monte avec lui sur la galerie de l'antique palais imprial,
laquelle, aujourd'hui, sert de tribune pour parler au
peuple dans les occasions solennelles. Lecture est de nou
veau faite de l'dit doctrinal la ville entire, runie sur
la grande place et range en ordre, chacun dans sa classe.
La proclamation acheve, on vit notre intrpide Salama,
debout, le pied ferme, la tte haute, le regard assur,
tendre solennellement la main, et, comme s'il et perdu
subitement le souvenir de son aventure, toute frache
pourtant, avec les Zaga-leg, on l'entendit donner la foule
stupfaite le signal et l'exemple de l'apostasie, par la pro
fession de foi la plus vigoureuse qui se puisse faire :
Oui, je le jure la face du ciel et de la terre, le sym-
bole que vous venez d'entendre, Abbyssins, c'est la purt
doctrine de l'vangile, la seule vraie, c'est la mienne ;
je suis prt la sceller de mon sang : tous ici vous d<-
vez m'imiter. Les bons Zaga-leg, prsents cette in
croyable palinodie, crurent se sentir frapper d'un coupde
foudre, fis n'avaient pas encore repris leurs sens, jue
Cassa, le pistolet au poing, les invite, leur tour, aire
ce qu'a fait l'abouna, le saint et incomparable. Salama En
un moment la terreur a opr le plus nouveau des pro
diges ! Des mille et une sectes, successivement issues du
sein inpuisable de l'hrsie, depuis les trois deniers
sicles, partir de l'anantissement du catholicisme sous
Fasilidas,il ne reste plus que le nom. Il semble qu'in coup
de baguette magique, entr'ouvrantla terre, les a hit tout
coup disparatre. A moins que l'on ne prfre lire que
ce sont comme autant de monstres infernaux, refoils dans
leurs sombres demeures, pour y dormir forcnent un
sommeil plus ou moins long, jusqu' l'heure c. il leur
sera donn de renatre la lumire, pour fendre en
semble, avec la rage de la vengeance, sur cette Abyssinie
trop infortune, dont la religion, reste misflble d'un
391
christianisme abtardi, n'est plus qu'une proie abandon
ne, sans dfense, au triple ravage de l'erreur, de la vio
lence et de l'ambition. Quant Cassa, le conqurant r
formateur, tout fier de se voir si bien servi par son excel
lent pistolet, qui jamais ne lui a fait dfaut, pas mme
dans cette bataille toute spirituelle, il recevait les parjures
de tant de milliers de consciences, le visage rayonnant,
avec l'orgueil du triomphe. C'est alors mme, dans l'ins
tant le plus dramatique de toute la scne, que la pense
lui vient de couronner dignement cette sacrilge comdie,
par l'emprunt fait la vieille Rome, celle des Csars
paens, d'un rite effrayant, propre glacer d'pouvante
les imaginations : ce devait tre le grand coup de thtre.
On croyait tout fini, la foule songeait se retirer , quand
une voix terrible laisse tomber, du haut de la tribune, la
plus formidable des formules d'excommunication, Yinter-
diction de Peau et du feu : contre qui? Contre le pauvre et
inoffensif Azi-Johanns , l'ex-empereur, qui s'est brave
ment avis d'un semblant de rsistance, laquelle devait
durer un jour ou deux. Ainsi fut close cette journe, ja
mais mmorable dans les fastes religieux de l'Abyssinie.
Qui reste donc encore debout, aujourd'hui, en face de
l'erreur victorieuse, puissante, centralise ? qui combat le
dernier? le catholicisme, comme toujours et partout. Il
est bien petit sur cette terre htrodoxe, o il vient
peine de renatre, il est tout faible, et pourtant on l'a
reconnu, nul ne s'y trompe : lui seul peut ainsi combattre.
L'avenir le prouvera plus encore que le prsent. Atten
dons; et dfaut de rcits plus importants, laissez-moi,
Monsieur et cher Confrre, m'abandonner avec vous, pour
un moment, au doux plaisir d'une causerie assez peu
savoureuse, je l'avoue, de son propre fond, il ne s'agit
gure que de moi, de mes petites msaventures, mais
dont le got sera relev, je l'espre, par le sel de la
charit et de votre vieille et indulgente affection.
Plus d'une foi j'avais ou parler, depuis ma dtention,
de visites imprvues, d'apparitions soudaines de Cassa, tan
392
tt dans une prison, tantt dans une autre ; en consquence,
je me tenais toujours sur mes gardes, prt une entrevue,
si subite qu'elle pt tre. Un beau jour il mesemble enten
dre unlger bruit la porte de ma cellule; j'y cours. C'
tait Cassa, seul, sans gardes, sa chaussure te, qui venait
par pur hasard de heurter le seuil de ma prison, et qui
l'instant mme entre dans une chapelle attenante pour
faire ses dvotions. Sans perdre une seconde, je memets
passer et repasser dans ma mmoire les termes de la sup
plique queje vais lui adressera son retour. Ma leon est bien
apprise, il ne reste plus qu' la dbiter. A qui? mon sei
gneur et mon matre est dj loin : appel par une affaire
urgente, il a pris une autre direction pour sortir de la
chapelle. Ainsi jou, l'oiseau en cage se repliant sur lui-
mme, se mit rver, un peu boudeur, au parti qu'il devait
adopter. Le temps pressait, puisque ds le lendemain,
la pointe du jour, Cassa quittait Gondar pour rejoindre
son arme : force fut donc de brusquer ma rsolution. Je
fis suivre sur-le-champ, jusqu' sa rsidence, notre visi
teur impromptu par mon domestique dvou, le seul que
j'eusse gard avec moi, ordre ayant t donn tout mon
monde de fuir la perscution et de se tenir cach dans des
retraites sres. Quand mon messager parut devant le ter
rible autocrate, ses regards tombrent tout d'abord, en
lorgnant un peu l'entourage, sur le sbire qui avait prsid
notre arrestation : sinistre augure! Alors s'tablit entre
ces trois interlocuteurs, Cassa, le messager et le sbire, le
petit dialogue suivant, que je ne fais que transcrire :
Cassa. De quel pays es- tu? Le messager. Du
Tigr. Cassa. Mauvais pays. Le messager.
(Tout en ajustant son costume national d'aprs l'tiquette
de la cour.) Mon matre m'envoie saluer votre royale
personne et m'informer de ses nouvelles ; sa sant est-elle
toujours parfaite? (Ici salutations jusqu' terre et rv
rences interminables.) Cassa. a ne va pas mal,
grces Dieu. Comment n'es-tu pas en prison avec les
autres? Le sbire. Excessive indulgence de notre
393
rvrendissime Pre et Seigneur Salama ! Sa piti a laiss
libre celui-l pour procurer son matre dtenu le pain
et l'eau. Cassa. Mon Pre Fa voulu, bien, trs-bien!
Le messager. Dieu a donn Votre Majest l'em
pire de l'Abyssinie, elle est ici toute-puissante; qu'elle
daigne couter l'humble supplique de mon matre, son
sujet trs-fidle. La voici dans ses propres termes : Je
supplie Sa Majest de rendre la libert aux catholiques
que la clmence du rvrendissime , Pre retient dans le
ghend, avant que la mort n'ait elle-mme fini leurs souf
frances. Si Sa Majest croit devoir me refuser, qu'elle
accorde au moins un pre la triste consolation de partager
la prison et les liens de ses enfants, si douloureusement
prouvs. Cassa. Ils sont bien l. Quant lui, une
escorte arme le conduira la frontire vers le Sennaar,
d'o il pourra retourner dans son pays. Le Pre le dteste;
moi je n'en ai que faire. Est-ce que je l'ai appel en Abyssi-
nie pour en tre le rformateur? Tel fut le dernier mot
de l'autocrate, lequel dit, la sance est leve, et pendant
qu'il court rejoindre son arme, sans attendre mme jus
qu'au lendemain, mon pauvre messager me revient triste
ment, bien qu'un peu consol pourtant par son espce de
demi-certitude (il lui fut longtemps impossible d'arriver
une certitude entire) que ses deux jambes sont encore
lui et non aux serres impitoyables du terrible ghend.
A dater de sa folle et malheureuse expdition du Semien,
Cassa a pu voir de ses propres yeux son ancien prestige
diminuer sensiblement de jour en jour, tandis que l'in
fluence politique et la puissance militaire de son rival,
Oubi, croissaient en proportion inverse. Ce n'est pas tout,
il paratrait, s'il en faut croire le bruit qui court, que Ras-
Ali se retrouve encore une fois la tte d'une arme con
sidrable, et, qu'enfin, le roi de Choa n'est pas en arrire
de son ct en fait de prparatifs formidables pour une
prochaine campagne. D'autre part, la perscution reli
gieuse, dans le but d'une rforme hrisse de difficults,
si mme elle n'est pas tout simplement impossible,
394
jointe aux extravagances de l'aptre officiel du nouvel
vangile, est venue comme point nomm mcontenter
les esprits, aliner les curs, en un mot avancer l'uvre
de dcadence. Si tous ces prparatifs de guerre, cet orage
belliqueux grondant l'horizon, entrent dans les desseins
de la misricorde, non de la colre divine, pas le moindre
doute que la raction,- la veille d'clater, ne soit toute en
faveur de la vrit. Ce jour-l, l'envahissement main
arme de la Mission catholique de Gondar, les incarcra
tions, et jusqu' cet impitoyable ghend, tout cela aura t
converti en autant de moyens de salut et de glorification,
en autant d'instruments de conversions nombreuses et
consolantes.
Nos fidles, peu nombreux dans cette capitale, avertis
temps, se sont drobs la perscution par la fuite ; ils
sont aujourd'hui en lieux srs. Parmi ceux qui sont rests,
se trouvait une femme tout rcemment mre et encore
alite. Trois jours durant la malheureuse tint bon contre
les vexations des agents de Salama; elle ne succomba qu'
bout de forces. Voudrez-vous bien croire que ces mis
rables, indignes du nom d'hommes, ne rougirent pas
d'arracher la victime dfaillante l'engagement de leur
livrer son mari, le pre de son enfant, aussitt qu'il aurait
quitt sa retraite pour revenir s'asseoir au foyer domesti
que ? La seconde conqute de l'hrsie a t un pauvre
monomane dont la tte, depuis des annes- dj, est en
proie une panique que rien ne peut rassurer. Il se croit
souvent poursuivi par toute une arme, alors qu'il est
absolument seul. Arrt, crou, mis la chane, il sou
tient courageusement la lutte pendant huit jours entiers,
et ne cde enfin que vaincu, ou plutt perdu l'ide qu'il
allait tre spar de tout, enlev vivant du nombre des
vivants, et h jusqu' son dernier soupir au ghend,
dsormais sa compagnie unique... Le pauvre n'a pas
achev son oui, que le voil en proie un inconsolable
dsespoir ; il ne cesse d'aller et venir, du matin au soir,
de sa maison la prison, et de la prison sa maison.
- 395 -
C'est que, voyez-vous, dans cette prison combattent tou
jours, en vrais soldats de Jsus-Christ, ses anciens com
pagnons d'armes, je veux dire de captivit ; et lui s'est
laiss vaincre lchement. Oh ! qu'il s'en repent, qu'il est
redevenu gnreux ! Il ne sait plus ce que c'est que de
craindre, prt chaque instant d'obir une sorte de
voix intrieure qui semble lui crier des profondeurs de la
conscience : Va au tribunal ecclsiastique, mets-toi en
face de Salama, et confesse ta foi devant Dieu et les hom
mes. Le troisime et dernier tomb (je ne compte pas deux
novices trop peu avancs dans la connaissance et la pra
tique de la foi catholique pour pouvoir tre dits des
ntres) est un Deftera, docteur. Je dois ici vous expliquer
sa chute. Pendant deux semaines, aux souffrances ordi
naires du cachot et des chanesfut ajoute une bastonnade
peu prs quotidienne. Le confesseur tint bon tout ce
temps-l. Voici le nouveau genre de torture qu'il fallut
inventer pour abattre sa constance. On entoura, dans toute
leur longueur, ses deux bras, comme enlacs dans un
rseau douloureux, d'troites bandelettes de cuir, ramol
lies l'eau; et partant dilates, lesquelles, en schant,
faisaient effort pour revenir leur largeur naturelle, ce
qu'elles ne pouvaient sans s'engager et pntrer si pro
fondment dans les chairs, malgr la rsistance des
muscles, que le sang suintait en plus d'un endroit. Des
journes et des nuits entires passes dans une si cruelle
torture furent plus fortes, a la fin, que notre Deftera ; il
s'avoua vaincu, non sans se condamner lui-mme de sa
dfaite. Une lettre de sa part, telle qu'elle convenait sa
situation, vint aussitt m'apprendre et ses prcdentes
victoires et son dernier revers. Ici est close la liste des
dfections. Ceux dont il me reste vous entretenir, Mon
sieur et cher Confrre, les cinq confesseurs que ma pr
cdente lettre fait connatre, forts de la force d'en haut,
ont vaillamment soutenu leur martyre de six semaines,
et sont disposs, avec la grce de Jsus-Christ, y mourir.
Pas plus tard qu'hier ils en ont donn la preuve. C'tait
396
leur quatrime interrogatoire. Voici comment il a tourn,
aussi bien que les trois autres, la confusion de l'erreur :
Renoncez au papisme et vous tes libres, disaient les
bourreaux leurs victimes. Que rpondent- elles? Si
ce n'est assez de nos jambes, prenez aussi notre tte !
Tout pour notre foi, nous voulons tout lui donner. 0
langage digne des premiers martyrs ! O magnanimit dont
l'clat resplendit divinement au contraste de cette dfec
tion universelle, et, la mme heure, des mille et une
fractions du monophysisme abyssin! Pas un non, pas un,
jeter la face du catholicisme ; pas mme un oui seule
ment disput, qui puisse tre mis ct de celui de la
pauvre femme et de l'idiot.
Je veux difier votre pit, monsieur etcher Confrre,
en faisant passer sous vos yeux quelques-uns des billets
que nos confesseurs ont adresss leur vque, dtenu
comme eux, du fond de leur prison, vritable sanctuaire
de la foi et de la charit.
Premier billet. Salut notre Pre Justin de la
part de ses enfants, arrachs par la misricorde divine
aux tnbres du schisme et de l'apostasie. Puisse crotre
en lui et en nous l'amour de Marie, mre de Jsus. Ainsi
soit-il. i Nous avons l consols, pour nous-mmes, du
bonjour envoy par notre Pre spirituel. Mais, hlas ! que
nous compatissons son angoisse prsente, sachant com
bien la douleur de l'me l'emporte sur celle du corps ! Que
sont, en effet, les grossires chanes de la matire compa
res aux liens subtils de l'esprit? Notre preuve n'est rien
ct de la vtre. C'est ce crucifiement du cur qui a
couronn la Mre de Jsus, reine des martyrs. Ah ! tout
notre tourment nous aussi, c'est la chute . de nos
frres; elle nous empche de sentir le bois coll nos
pieds, etc..
Deuxime billet. A notre pre et Seigneur Justin.
Grce la divine bont, tout va bien ici. Aujourd'hui
enfin, nous allons boire au calice de notre Matre, nous
disions-nous pleins de joie (ils venaient d'apprendre l'ar
397
rive de Cassa Gondar) ; nos pchs sans doute nous en
rendaient indignes. Priez, Pre, priez, dans l'attente du
combat, pour que la foi triomphe glorieusement. Quant
prsent, rassurez-vous ; nous n'avons besoin que d'une
chose, de vos prires. Quand le malheur fond l'impro-
viste, on s'afflige ; mais, quand c'est plaisir de souffrir,
est-ce qu'on peut s'affliger? A la garde de Dieu. Ainsi
soit-il.
Troisime billet. A notre Pre Justin, de la part
de ses enfants demeurs constants dans la fidlit due
leur Dieu, non par leurs propres forces, mais par la toute-
puissante assistance de Marie, conue sans pch.
Merci, grand merci pour la petite douceur dont saint Li,-
guori, notre bien-aim patron, nous a rjouis aujourd'hui
par la main de notre Pre. Le ciel vous le rende au cen
tuple! (Je leur avais envoy un peu d'hydromel le jour de
la fte de saint Alphonse de Liguori, comme une aimable
attention de ce grand saint, qu'ils connaissent bien et ai
ment aussi de tout cur.) En vrit, si merveilleuses sont
les industries de la divine sagesse, qu'elles chappent
tous les calculs. C'est de l'ocan amer et sal que se dgage
la douce fcondit des" pluies ; c'est aussi de notre capti
vit au milieu de nos ennemis, des tnbres d'un cachot
que jaillit et rayonne au loin l'clatante lumire de la foi.
Avec ce prdicateur, loquent par son silence, nous pou
vons dire, notre tour : Assis, nuit et jour, sur la pierre
d'un cachot, nous prchons sans rien dire; notre bouche
est muette ; mais nos jambes crient bien haut : Croyez-en
l'Eglise catholique. Prdication incomparable! Ah ! priez,
Pre, priez sans cesse pour que nous puissions jusqu' la
fin la soutenir sa divine hauteur.
Vous devez maintenant le comprendre, Monsieuret
cher Confrre, il n'est plus pour le pasteur, comme pour
son petit troupeau d'lite, il n'est plus de consolation, de
nourriture, de vie, que de s'immoler au divin vouloir.
Dans trois mois, Cassa l'a rgl avec Salama, je serai tran
la frontire de l'Ouest dans la direction du Sennaar. En
23
398
attendant je me trouve trs-honor de remplir du fond de
ma prison, par la main de mon domestique, au nom de
Jsus-Christ lui-mme, l'office de nourricier de ses con
fesseurs bien-aims.

CHAPITRE XXVII

Dlivrance de Mgr de Jacobis. L'empereur


Xliodoros.

Malgr le dsir insatiable qui consumait Mgr de Jacobis


de devenir lui-mme le martyr de l'Abyssinie, Dieu se
contenta de donner en lui un exemple clatant de la vertu
chrtienne et d'en faire un confesseur de la foi dans une
prison de plusieurs mois, se rservant de le dlivrer
d'une manire vraiment extraordinaire de la main de ses
ennemis. Ce fait est racont succinctement dans la lettre
suivante de Mgr Biancheri adresse son Suprieur g
nral.
Emcoullo, 1S juin 1855.
Il vous tarde, sans doute, d'avoir des nouvelles de l'A
byssinie. Je vais essayer de vous satisfaire aussi bien qu'il
me sera possible. Monseigneur de Jacobis s'est vu obsd
de toutes les manires imaginables, la nuit comme le
jour, pendant sa dtention Gondar, pour consentir enfin
quitter le pays librement. Sur son inbranlable refus,
ordre a t donn par Cassa, le nouvel empereur de l'Abys
sinie, de le traner, sous bonne escorte, jusqu' la frontire
du Sennaar ; et l, de l'enfermer dans la prison dite des
Arabes. Mais les soldats de l'escorte, de concert avec le
gouverneur de Matamma, tous vivement mus par le spec
tacle d'un tel courage joint tant de vertus et de souf
399
frances, ne se sentirent pas la force d'accomplir leur indi
gne mission : reconnaissant son innocence, ils lui donn
rent la libert et une somme d'argent. Sans perdre un
seul jour, Mgr de Jacobis se hte d'en profiter pour ren
trer secrtement dan sa chre Abyssinie ; il se dirige vers
le Tigr; bientt il est Hala. Aprs un mois seulement
de repos, voici venir une lettre de Sa Majest Thodoros
(c'est le nouveau nom de Cassa, rcemment couronn
empereur), adresse au consul franais, dans laquelle, sous
le couvert et l'abri des plus chaleureuses protestations
d'un dvouement sans bornes aux intrts de la France,
il finit par clater en plaintes amres contre ce qu'il ap
pelle la rvolte de Mgr de Jacobis, jurant ses grands dieux
qu'il aura de deux choses l'une : ou l'exil, ou le chtiment
exemplaire de l'incorrigible rebelle. Pour ne pas compro
mettre davantage la Mission, et avant tous les autres, nos
prtres et nos moines, srieusement menacs, le pauvre
pasteur a t contraint de se sparer de nouveau, la dou
leur dans l'me, du bien-aim troupeau, auquel il venait
peine d'tre rendu, aprs les cruels ennuis et les appr
hensions d'une longue captivit. Notre cher confrre et
vnrable suprieur n'a trouv pour lieu de repos, au sortir
de sa prison, aprs tant de fatigues anciennes et rcentes,
que le sable brlant de Massouah. Il est actuellement
avec nous Emcoullo.
Je viens de recevoir une lettre du P. Juste, capucin,
demeur dans le voisinage de la montagne sainte de De-
bra-Thabor, comme procureur de la Mission des Gallas,
charg de la correspondance intrieure et extrieure. Ce
bon Pre me fait savoir qu'on l'a de nouveau mis en ar
restation et conduit Matamma, par l'ordre de l'empereur
Thodoros. Mais voici qui est plus surprenant : personne
ici ne doutait que M.Craff et son confrre, tous deux mi
nistres protestants, arrivs depuis trois mois, ne dussent
trouver, la nouvelle cour impriale, bienveillance et pro
tection, grce au crdit de l'abouna Salama ; on se trom
pait. Les deux gentlemen ont t conduits, eux aussi par
400
la route du Sennaar. Comment, aprs cela, hsiter encore
reconnatre que le zle apostolique, ou mme simplement
le proslytisme religieux aura dsormais combattre dans
Thodoros un ennemi bien plus redoutable que ne le fut
jamais Salama. Mille fois je l'ai dit et redit, avant que les
faits vinssent me donner raison, l'ambitieux aventurier ne
veut que lui la tte de l'Eglise comme la tte de l'Etat.
Roi et pontife, rglementant la foi et la discipline, rgnant
sur les mes autant et plus que sur les corps, voyant tout
le monde aux pieds de sa Majest doublement sacre, sans
nul gal ou suprieur, mme spirituel, tel est le rve eni
vrant que caresse son orgueil. Le bruit ne circule-t-il pas
ici qu'un missaire russe aurait t adress notre Csar
abyssin, pour essayer sa cour de ce proslytisme poli
tico-religieux que tout le monde connat? Quel compte
faut-il faire de cette rumeur? Je n'ose me prononcer;
mais ce qui est hors de conteste, c'est que si la chose
se trouve vraie , le ngociateur a parfaitement russi
d'avance. Nous avons dans Thodoros un Nicolas au petit
pied. Qu'il se tire avec avantage de sa guerre contre les
Gallas, qu'il soumette ensuite le roi deChoa, ds cette
heure s'ouvre ses conqutes un champ qu'il est bien
difficile dlimiter.
Quant moi, sans porter si loin mes petites prvi
sions politiques, je ne laisse pas de me poser frquemment
cette question : Gomment notre faible Eglise, encore au
berceau, pourra-t-elle tenir contre l'orage formidable qui
semble prs de fondre sur elle? Sans doute Dieu peut la
sauver, il n'a qu' vouloir. Mais parler humainement,
raisonner sur les seules donnes de la prudence natu
relle, je ne vois de salut pour nous que dans l'excs mme
du mal, dans l'orgueil de Cassa ; peut-tre cet orgueil le
perdra-t-il lui aussi comme tant d'autres. Depuis long
temps dj son arrogance ne connat plus de limites. Les
esprits sont indisposs, les curs alins, un abme est
ncessairement creus au pied du trne mal affermi. Qui
sait si l'heure ne sonnera pas o le despote doit y tre
401
prcipit, entranant dans sa chute l'abouna Salama son
complice, ou mieux son instrument? Mais si, au con
traire, malgr une sorte d'impossibilit morale, Cassa sait
encore garder quelque mesure ; s'il n'oublie pas entire
ment cette politique si habile qui l'a tant servi avant son
couronnement; en un mot s'il ne cesse pas tout fait
d'tre lui-mme, je le rpte, prononcer d'aprs la pru
dence simplement humaine, c'en est fait de l'Abyssinie
catholique.
N'allez pas croire que je parle d'un ton si clair et si
net par dcouragement. Oh! non, mille fois non, la tem
pte ne fait que nous enhardir. Seulement vous le com
prenez, Monsieur et trs-honor Pre, nous avons plus que
jamais besoin de vos bonnes prires et de celles des deux
familles de sain t Vincent.
Ecoutons encore sur le mme sujet les dtails donns
par M. Stella dans une lettre adresse M. Poussou date
d'Emcoullo, le 1" aot 1855.
Je viens de passer quelques jours Emcoullo, o j'ai
fait la retraite annuelle en compagnie de Mgr Bianchri.
A la veille de retourner mes missions de Memsah et des
Bogos, j'ai cru devoir vous crire ces quelques lignes sur
la situation politique actuelle du pays.
Lors de votre apparition dans l'Abyssinie, il y a trois
ans, Oubi rgnait dans le Tigr, et Ras-Ali dans l'A-
mahra. Aujourd'hui, ces pays sont soumis Cassa, l'in
vincible conqurant. Une dernire victoire vient de lui
livrer la personne mme du malheureux Oubi, et ce
triomphe a t suivi du couronnement imprial, dans le
quel Cassa a pris le nom de Thodoros Ier. Ainsi se trouve
rtablie, en fait et en droit, la monarchie thiopienne,
disparue avec le dernier empereur, Tecla-Ghiorgis, dcd
Axum, il y a trente-huit ans. L'ambition du nouveau
Csar est vritablement dmesure, ce qui ne doit pas
empcher pourtant de rendre justice plusieurs de ses
actes : tels que la dfense de mutiler les morts et les
blesss aprs le combat, l'abolition de l'esclavage, etc. A
402
peine sur le trne, il s'est ht de prcher une sorte de
croisade contre l'Islamisme, qu'il prtend chasser entire
ment du Saint-Empire thiopien. D'aprs lui, l'Abyssinie
doit embrasser, dans ses limites naturelles, le pays des
Gallas au sud, Massouah au nord-est, et.Kartoum
l'ouest. Il compte beaucoup, dans ses projets d'agrandis
sement, sur le concours du fameux Salama. Quant Mgr
de Jacobis, il ne voit en lui qu'un obstacle qu'il faut car
ter de sa route le plus promptement possible. L'vque
catholique a donc t arrt dans Gondar mme, spar
des siens, enferm pendant plusieurs mois dans la prison
publique, comme un malfaiteur; puis, pour se dbarras
ser compltement de sa prsence, importune jusque dans
un cachot, on lui a fait prendre la route de Matamma,
dans le dessein de le livrer au fanatisme musulman. Ainsi
avait calcul l'enfer, mais le Ciel en avait ordonn tout
autrement. Aprs une infinit de fatigues, de souffrances,
de dangers, d'obstacles de tous genres, le voici rendu sain
et sauf Hala , o il peut enfin se reposer en sret dans
cette mme maison que vous connaissez , et qui vous a
reu lors de votre trop courte visite.
Nos cinq confesseurs, arrts Gondar avec Mgr de
Jacobis, sont toujours dans le Ghend. Leur constance,
qui ne s'est pas dmentie un seul jour, fait l'admiration
de cette capitale et l'dification de toute l'Abyssinie catho
lique. Hala est assez tranquille pour le moment; mais il
est craindre que l'arrive si inattendue, et plus encore
le sjour de Mgr de Jacobis, ne devienne le prtexte d'une
nouvelle perscution.
Bien que rendu la libert, Mgr de Jacobis, peu inquiet
de son sort, ne se proccupait que de ses enfants spirituels
qu'il avait laisss dans les fers Gondar, et son cur tait
toujours avec eux comme on le voit par la lettre suivante :
Emcoullo, 28 aot 1855.
Vous avez appris la nouvelle de ma dlivrance presque
miraculeuse, et votre cur paternel attend sans doute
quelques dtails sur ce fait consolant, o clate, ne pou
voir s'y tromper, l'intervention de la divine Bont. Je dois
vous avouer qu'il m'est comme impossible de vous satis
faire ds aujourd'hui. Non, je ne me sens pas la force de
me rjouir de ma libert, d'en parler seulement, quand je
sens que je ne suis libre qu' demi, puisque mes bien-
aims enfants de Gondar, cet autre moiti de mon me*
sont toujours en prison sous l'treinte terrible du ghend.
Oh ! l'admirable spectacle offert l'Abyssinie ! Cette pr
dication de l'exemple ne sera pas entirement strile, je
l'espre, et c'est dans cette pense que je cherche un adou
cissement ma trop lgitime douleur.

CHAPITRE XXIX.

Un martyr.

Parmi les cinq confesseurs de la foi qui taient dans les


fers Gondar, se trouvait Abba Ghebra Mikael (esclave d
Saint-Michel) ; c'tait lui que la Providence destinait
tre le martyr de la nouvelle Mission d'Abyssinie, et sa
mort glorieuse mrite d'tre clbre dans les Annales
religieuses de ce pays.
Labelle pninsule du Godjam, forme par le Nil Bleu qui
y prend sa source, est la patrie de ce martyr. Nefsi, Dima
et Damot furent les villes du Godjam o il tudia et o
il devint clbre par sa science. Il enseigna pendant plu
sieurs annes l'astronomie, le coroput ecclsiastique, et la
langue ancienne, que les savants et lettrs du pays seuls
connaissent. L'ex-empereur d'Abyssinie, Atzi-Johanns,
qu'on avait nomm Ngus en 1840, tait son disciple.
Abba-Mikael fit une profonde tude des trois sectes qui
partageaient les Abyssins en matire religieuse, et con
404
vaincu de leur fausset, il fit serment avec un autre lettr,
Alaka Ghebra Salassie, de n'embrasser aucune de ces
trois sectes. Afin de poursuivre ses tudes, il quitta le
Godjam et Gondar o il avait enseign pendant plusieurs
annes ; il se rendit dans le Tigr, o il fut en peu de temps
connu des principaux lettrs qui le visitaient,et recher
chaient son amiti.
C'est dans le Tigr qu'il composa un trs-bon diction
naire Ethiopique qui eut beaucoup de succs. C'est aussi
dans ce mme temps qu'ayant entendu parler de M. de
Jacobis, qu'on appelait Abouna Jacob, il chercha le voir,
et apprendre de lui la doctrine catholique, pour voir si
elle tait la vritable. C'tait en 1841, poque o le prince
du Tigr, Oubi, ambitionnant de se faire nommer Ras, et
de battre Ras-Aly, fils de l'Impratrice Menenn, souveraine
de l'Amhara, eut la pense, pour russir dans ce dessein,
d'envoyer une ambassade au patriarche Copte hrtique du
Caire, pour obtenir de lui un abouna ou vque pour l'A-
byssinie, afin de se servir de lui comme d'un moyen et
d'un instrument pour raliser son projet de se rendre
matre absolu du pays. Abba Ghebra Mikael, connu la
cour d'Oubipar sa renomme, fut un de ceux que le prince
destina pour se rendre en Egypte avec Alaka Apta Sel-
lassi, ministre d'Oubi ; Balambaras Kidan-Mariam ; abba
Ghebra Woldou, et Amara Kenfu, qui, ayant reudu]prince
Oubi 3,000 talaris, plus de 25,000 francs, et plusieurs
autres cadeaux, parmi lesquels taient aussi quelques es
claves, se prparaient au dpart. Oubi voulut que M. de
Jacobis accompagnt la caravane abyssinienne au Caire.
Abba Ghebra Mikael fut trs-satisfait de pouvoir conti
nuer s'instruire. Quand on fut arriv en Egypte, M. de
Jacobis chercha emmener les dputs Rome, et abba
Ghebra Mikael fut le premier qui approuva cette pense,
et qui se dcida y aller avec le ministre d'Oubi, Alaka
Apta Selassi, en laissant aux autres le soin de conduire
l'abouna en Abyssinie, dans le cas o il ne les attendrait
pas jusqu' leur retour, bien qu'il et promis de le faire.
405
La vue de Rome, de Saint-Pierre, des glises, des cata
combes, la douceur avec laquelle le pape Grgoire XVI
reut la dputation, produisit dans le cur de notre voya
geur les plus excellents rsultats.
La grce divine continuait son uvre; mais ce ne fut
qu'aprs son retour en Abyssinie, que Gbebra Mikael em
brassa ouvertement le catholicisme. Il y rflchit pendant
longtemps, mais une fois qu'il l'eut embrass, il ne le quitta
plus, tout devint clair son intelligence, aucune objection
des hrtiques n'avait plus de force sur son esprit ; au con
traire, il avait des rponses toujours prtes, et convain
cantes pour clairer ceux qui le visitaient et lui propo
saient leurs doutes. Sa chambre tait devenue une classe
de thologie, de controverse, de littrature, de conseils et
de prires. En 1851, il reut la prtrise dans l'glise d'A-
litina, avec une consolation et une joie ineffable qui
paraissaient sur son visage. C'est sous sa direction qu'on
composa le catchisme pour les Abyssins, et que Mgr de
Jacobis commena la traduction en Ethiopien ou Ghez,
de la thologie morale et dogmatique pour les prtres
indignes.
Ecoutons son loge fait par Mgr de Jacobis, dans une
lettre adresse au Cardinal-Prfet de la Sacre Congrga
tion de la Propagande.
Massouah, 30 novembre 1856.
Je ne vous dirai qu'un seul mot aujourd'hui touchant
notre nouveau martyr.
Abba-Ghebra-Mikael, ce gnie abyssin, perspicace,
droit, actif, exemplaire, qui n'a jamais particip en aucune
faon au relchement du christianisme dgnr de son
malheureux pays, tranger toute secte, a constamment
recherch, par les plus svres tudes, la connaissance de la
vraie foi, clairement dmontre dans les livres hrtiques
de la littrature Ghez, qu'il possdait fond. Aprs un demi-
sicle environ de mditations, notre nophyte se rend
Rome, en 1842, comme dput auprs du souverain Pon
23.
406
tire. Il trouva enfin dans la Ville des lumires, dsigne
par Isae, la vrit qui faisait l'objet de son ambition ; et
ds lors il s'y attacha si fortement d'me, d'esprit et d'ac
tion, qu'en 1844 il mrita de la confesser dans les chanes
et dans les prisons, la premire perscution suscite par
Abouna-Salama contre les nouveaux catholiques de l'Abys-
sinie. Il aurait certainement pri dans ces cachots, si le
Dejesmac Oubi, tout indign contre le prlat gyptien, ne
l'en et arrach de vive force au bout de trois mois.
Depuis ce moment, sa vie entire fut consacre la
prire, l'enseignement catholique, et une controverse
savante, qui eut les meilleurs rsultats. Qui fut plus que
lui digne du sacerdoce? Aussi je m'estime heureux aujour
d'hui, Eminence, devoir en lui le premier prtre que j'aie
lev cette dignit; et quoique, depuis son enfance, il
ft priv d'un il, je suis heureux d'avoir us, en faveur
d'une me si minemment claire, du pouvoir d'exemp
tion qui m'avait t accord par le Saint-Pre pour cette
irrgularit.
Pris ensemble Gondar, le 15 juillet 1854, et enferms
dans deux prisons spares, nous nous vmes ce jour-l
pour la dernire fois. Que de pressentiments dans cette
pnible sparation, qui destinait un de nous deux au mar
tyre ! Mais Notre-Seigneur voulut faire natre, par ce
moyen, une correspondance qui devait, pendant les cinq
mois de notre emprisonnement, tre entretenue tant avec
ce cher confesseur de la Foi qu'avec les autres chrtiens
dtenus comme lui pour la mme cause. Cette correspon
dance, riche de tant et de si beaux traits, semblables ceux
qui ont illustr la glorieuse priode des martyrs des pre
miers sicles, formerait peut-tre, si on la publiait, une
des belles pages de l'histoire ecclsiastique contemporaine.
Quant ce gnreux athlte, peine eut-il t mis en
prison que les satellites de l'Abouna le frapprent, long
temps et rudement, de coups de poing et de coups de b
ton. Il en eut la poitrine comme brise ; ses poumons
furent attaqus; une trs-forte hmorragie s'ensuivit.
407
Enfin il fut si maltrait que, ds le lendemain, la nou
velle de sa mort se rpandit dans toute la ville. Un de
nos jeunes prtres, confesseurs de la Foi, qui en avait
t tmoin, avant d'tre enferm dans un autre cachot,
dit un jour au saint vieillard : Mon pre ! Et il lui r
pondit : Parlez, mon fils, je vous coute. Voil, dit
le jeune prtre, qu'on ne nous donne plus ni pain, ni
eau, rien absolument; et j'ai entendu dire qu'un jene
semblable suffit pour faire mourir l'homme en trois jours.
Ce temps pourtant doit tre coul. Mon fils, rpartit
le vieillard, dans cet obscur rduit, on ne distingue plus,
tu le sais, la nuit du jour; comment veux-tu compter! Je
sais nanmoins qu'avec un jene comme le ntre on peut
arriver accomplir l'octave sans avoir rendu le dernier
soupir. Dans tous les cas, mon pre, ajouta le jeune
prtre, nous ne devons plus tre loigns de ce beau jour
o il nous sera donn de voir Jsus dcouvert et de nous
rassasier de sa bienheureuse prsence. Le vieillard alors
s'cria : Viens donc, 6 bon Jsus, " pain de vie et de lu
mire ternelle, viens donc, Jsus ! De plus en plus,
il sentait ses forces qui s'puisaient : son grand ge, ses
infirmits habituelles et le long jene qu'il venait de sou
tenir le jetrent enfin dans une espce d'anantissement.
Un jour, bien qu'assis par terre, il tomba, la tte en bas,
sur le plancher inclin et disjoint du cachot. Sa tte passa
par une ouverture avec une partie de son corps ; puis il
fut retenu par une grande poutre en bois, et il resta deux
jours entiers, les jambes suspendues en l'air, sans qu'on
vnt le dlivrer de cette cruelle position.
Cinq mois aprs ce dur emprisonnement, il fut con
duit de la prison au camp de Cassa. La recommandation
adresse au prince Cassa par Abouna-Salama tait ainsi
conue : Aujourd'hui je soumettrai au supplice du Giraf
les maudits, pervertis par les Franais, et qui sont ici en
mon pouvoir; hte-toi de faire dresser l'chafaud pour
ce dtestable vieux corrupteur que je t'envoie. Sic di-
cit Pkarao.
408
Arriv au camp, il fit avec une incroyable fermet sa
noble profession de Foi au tribunal , en prsence d'une
multitude innombrable de peuple. Puis ayant triomph de
tous les arguments de sduction employs contre lui, il
fut enfin condamn tre dcapit. Mais l'excution de
vant tre diffre, deux des plus robustes soldats le frap
prent au visage, sur l'ordre de Cassa, de cent cinquante
coups de Giraf. Il tomba comme mort sur le pav. Le roi
se mit alors crier : Les grands fouets des bouviers de
l' Abyssinie, et tous sur le seul il qu'il a, afin qu'il crve !
Puis il ajouta : Que les plus robustes frappent sur les
parties les plus sensibles de son corps, pendant que les
premiers se reposeront. Il ne fut plus possible alors,
disent les tmoins oculaires, de compter le nombre des
bourreaux, et moins encore celui des coups qui lui furent
donns avec une frocit sans pareille, taadis que le mar
tyr rptait haute voix, en paroles magnifiques, la con
fession de l'infaillible enseignement de saint Lon, pape,
et du concile de Chalcdoine, sur le dogme des deux
natures en Jsus-Christ ; et cela jusqu' ce que les excu
teurs fussent las de le frapper.
Onaurait cru que la victime devait tre lacre en lam
beaux, quand, la grande stupeur des assistants, le vieil
lard se lve et marche sans appui, ne portant sur le visage
aucune trace des tourments qu'il venait de subir, et mon
trant son il tout brillant d'une merveilleuse lumire. ll
rentra ainsi dans le cachot et dans les fers. Deux jours
aprs commena pour lui cette longue marche, qui devait
durer deux mois, travers des routes impraticables : il
suivait, les fers aux pieds, l'arme d'expdition du roi
Cassa contre le roi de Choa. Condamn un si rude tra
vail, il lui fallut s'y rsigner.
L'agent anglais, auteur de la lettre autographe annexe
celle-ci, arriva enfin au camp de Cassa ; et la pnible
marche du martyr fut suspendue d'un jour. Mais il dut
de nouveau comparatre au tribunal. Le roi y assistait,
ainsi que l'Abouna-Salama et l'hte anglais, en prsence
409
de toutel'arme. Interrog une deuxime fois, il renouvelle
sa confession voix haute, en ces termes : Je crois et
j'adore en Jsus-Christ notre vritable nature humaine
unie la nature divine dans la personne du Verbe ; je crois
et je confesse, dans le Verbe fait chair, deux natures et
une seule personne. Il est une seconde fois condamn
mourir et tran sur le lieu du supplice pour y tre fusill.
Mais la multitude mue demande en pleurant la grce du
martyr et l'obtient.
Un officier tait charg de le surveiller, pour l'emp
cher de fuir, comme disait malignement l'abouna , et de
se sauver comme les autres prisonniers de Gondar, ses
compagnons. Or, cet officier tait un disciple cach et
grand admirateur du saint confesseur ; en sorte qu'il lui
permettait d'instruire tous ceux qu'il voulait, comme au
trefois les gardiens de saint Paul lui en donnaient la li
bert. Il n'empchait mme personne de lui apporter des
secours, dans la pnurie extrme o il se trouvait eu mi
lieu d'un camp toujours investi par les Gallas ; et notre
confesseur distribuait le surplus de ces offrandes aux plus
pauvres soldats.
(( Il tait entirement puis par tantde souffrances, lors
qu'il lui survint un affreux mal d'estomac, auquel se joi
gnit la dyssenterie. Comme il n'avait plus la force de se re
muer, on fut oblig, en dpit des ordres du roi, de lui
procurer une monture; et, les jours de marche, on l'y
attachait, plutt qu'on ne l'y faisait asseoir, comme un
cadavre presque inanim. Les soldats, stupfaits d'admira
tion ne l'appelaient plus par son nom, mais lui donnaient
celui de Quedus Ghiorghis (saint George). Ce saint, d'a
prs la lgende abyssine, avait perdu sept fois la vie pour
la religion, et l'avait recouvre sept fois. Le bon Dieu
voulut, ce qu'il semble, lui confirmer le nom et le bel
loge des soldats; car ce fut le 13 juillet, jour o le ca
lendrier abyssin marque la fte de cet ancien martyr, qu'il
appela lui son serviteur, pendant que ce saint confesseur
410
tait en pleine marche et portait toujours les fers pour la
gloire de Jsus-Christ.
Les soldats le pleurrent d'abord ; puis ils rompirent
les anneaux de ses glorieuses chanes, et l'enterrrent.
La vnration de Mgr de Jacobis pour ce martyr de J
sus-Christ le porta envoyer Paris le portrait d'Ahba
Ghebra Mikael. Je vous prie, dit-il en s'adressant au Su
prieur gnral dans une lettre du 29 juin 1858, de vou
loir bien accepter le portrait que j'ai l'honneur de vous
envoyer. Il reprsente l'original d'une manire si exacte,
que, vu l'ignorance complte, en matire de dessin, du
prtre abyssin qui en est l'auteur, on doit le regarder
comme une production extraordinaire. A ce portrait du
martyr Abba Ghebra Mikael j'ai joint une pigraphe latine,
o je l'appelle sminariste de la Congrgation de la Mis
sion. Il n'tait en ralit que postulant; car son temps d
vocation ne pouvait compter qu' partir du moment o il
aurait pu commencer son sminaire interne , or ce mo
ment il se trouvait dj en prison ; nanmoins il apparte
nait dj par le cur la Congrgation.
On conserve aussi Paris, la maison principale de la .
Congrgation de la Mission, comme une relique prcieuse,
un manuscrit thiopien crit de la propre main d'Abba
Ghebra Mikael ; ce livre est un cours d'astronomie an
cienne.
Pendant que Thodoros tranait ainsi sa suite dans le
pays de Choa le glorieux Ghebra Mikael et le faisait mou
rir dans les tourments, les autres confesseurs de la foi
rests dans les prisons de Gondar recouvraient leur libert.
Comme l'Abouna suivait l'empereur la guerre, les gar
diens de la prison se laissrent facilement gagner et mi
rent les prisonniers en libert, aprs cinq mois de prison.
Un de ces confesseurs de la foi, Abba Tecla Mikael fut,
quelque temps aprs sa dlivrance, envoy par Mgr de Ja
cobis Alexandrie pour y tre trait et guri d'une
maladie contracte la suite de sa prison. Mgr de Jacobis,
pour remercier les Filles de la Charit d'Alexandrie des
411
soins qu'elles avaient prodigus au confesseur del foi, leur
crivit en 1858 une lettre qui nous donne de nouveaux
dtails sur la perscution et sur ses causes.
Halai, 1858.
Le bon Abba Tecla Mikael, conlesseur de la foi et mon
cher compagnon de captivit, aprs avoir t l'objet de vos
soins, m'a apport les mdailles que vous avez eu la bont
de m'envoyer, ainsi que l'excellente lettre qui les accom
pagnait. Je ne puis vous tmoigner toute la reconnais
sance que m'inspire votre charit. Je vous remercie mille
fois de l'accueil que vous avez fait mon pauvre malade
et des soins intelligents que vous lui avez prodigus. Je
ne manquerai pas d'en donner connaissance notre trs-
honor Pre, ni de rjouir par cette bonne nouvelle le
cur paternel et apostolique du Saint-Pre, qui est si
plein de sollicitude l'gard de ce pays.
Vous savez que le bruit de la mort du perscuteur des
catholiques, du roi Cassa, appel aussi Thodoros, a t
dmenti. Nanmoins, depuis que ce malheureux prince a
tremp ses mains dans le sang des catholiques, il semble
que le Dieu des armes l'ait abandonn. Vous pourrez
juger de sa cruaut par les faits dont je vais vous faire la
relation.
Je serais trop long, si je voulais vous donner tout le
dtail des perscutions qu'il a exerces contre les fidles. Je
pourrais vous parler d*abord de Wozoro Lam-lam, cette
femme hroque, qui, aprs avoir donn naissance un
fils dans sa prison et au milieu des chanes, fut soumise
une flagellation mortelle. Pendant ce supplice, les bour
reaux voulurent lui arracher des bras son enfant. Pour-
quoi me l'enlever? dit-elle ; aprs ma mort, vous lelais-
serez prir d'inanition- il vaut donc mieux que nous
mourions ensemble, pour la mme foi et dans le mme
supplice. On lui laissa son enfant, et il partagea les
coups de fouets qui dchirrent sa mre.
Je ne vous parlerai pas des tourments endurs par le
bon Abba Tecla Mikael, que vous venez de soigner. Pen
dant un an, il a subi un dur emprisonnement, ayant sans
cesse les deux pieds serrs dans le ghend, et recevant de
frquentes flagellations. Que vous dire du vnrable Abba
Ghebra Mikael, le premier abyssin qui j'ai confr lapr-
trise? Cet homme, ce septuagnaire admirable, aprs avoir
triomph de tous les autres tourments, a t frapp si ru
dement la figure, qu'il en eut les yeux crevs. La force
et la barbarie des coups qu'il reut dans tout son corps fu
rent telles, qu'il tomba presque mort baign dans son sang.
Les plaies furent guries instantanment. Ce fait a t re
connu par le public et par les hrtiques eux-mmes, spec
tateurs de son supplice. Tous s'accordent voir l une
chose extraordinaire. J'aurais vous fournir la matire
d'un gros volume avec le martyre de ce glorieux prtre.
Je vous dirai seulement, qu'aprs qu'il eut termin sa
belle carrire dans les fers, par suite de ses souffrances et
de ses fatigues, la fortune du tyran commena ds lors
dcliner, et une longue srie de, malheurs semble s'atta
cher au roi Thodoros. Son arme fut arrte par les Gal-
las. Dcime par la disette et les maladies, elle fut oblige
de battre en retraite et de fuir par des chemins dtourns
et dserts, poursuivie sans cesse par la crainte de tomber
entre les mains de ses ennemis. La grandeur de l'chec a,
dit-on, presque fait perdre la tte Thodo/os. On ne
reconnat plus aujourd'hui le grand homme de la veille.
C'est une punition si clatante et si soudaine, qu'elle
pourra servir faire mettre le nom de ce prince abyssin
la suite du catalogue que Lactance a rdig des perscu
teurs chtis par la justice de Dieu.
De plus, les faits abominables auxquels ce roi s'estlivr,
outre qu'ils lui ont enlev son prestige, le font maintenant
dtester par tout le monde. Telle est, par exemple, la tra
hison dont il s'est rendu coupable l'gard du Dejesmac
Quanquel, fils du roi dtrn, Oubi. Ce jeune prince
combattait l'usurpateur Thodoros. Celui-ci, qui avait en
sa puissance le roi Oubi, mit son prisonnier sous le feu
413
de son propre fils. A cette vue, le jeune prince, pour par
gner la vie de son pre, aima mieux abandonner la vic
toire. Il remit entre les mains du tyran ses trsors et sa
libert, et lui livra l'entre de ses inaccessibles montagnes
du Semien. Ce malheureux Quanquel, modle de valeur
militaire et de pit filiale, fut impitoyablement jet dans
les fers par Thodoros, malgr la parole que celui-ci lui
avait donne, de ne rien faire contre sa personne.
C'est par une perfidie peu prs semblable que le tyran
s'est empar de la montagne du Ghai-Chan, clbre dans
les annales de l'Abyssinie par sa riche bibliothque et par
la rsidence des anciens rois, plus clbre encore par les
rochers infranchisssables qui la dfendent. Il fil corcher
le malheureux Dejesmac-Chiocoul, et suspendre sa peau
un arbre, pour servir de terreur aux habitants du God-
jam. Brill-Taccou, compagnon de ce dernier, fut pendu
par la langue, que l'on fit passer par un trou pratiqu
travers le crne. D'autres victimes de sa colre furent
cloues contre terre , non par les tempes , comme le
Sisara de l'criture, mais par le milieu du corps. Tous ces
crimes excrables font que Thodoros est regard aujour
d'hui comme le Diocltien ou le Robespierre du pays.
On dit encore qu'il a pill et saccag les Oueros duLasta.
Ce sont dix glises clbres, tailles dans le roc par ordre
de l'empereur Lalibala. Alvarez appelle cet ouvrage l'u
nique de son espce dans le monde, et M. Montuori en a
fait les dessins qu'il a ports Naples. Quand le bruit du
pillage de ces glises fut rpandu, il souleva contre Tho
doros l'indignation des prtres et des moines, extrme
ment puissants et nombreux dans le pays ; et maintenant
qu'il s'est rendu hostiles les marchands qu'il a dpouills,
les cultivateurs dont il a ravag les champs, il n'a plus
pour lui aucun partisan.
; Or, ce Thodoros est lui-mme un prtre, ordonn par
l'abouna Salama, le mme jour que celui-ci lui remit la
couronne impriale. Cet homme souill de tant de sang a
pris le nom de Gian, nom propre des anciens empereurs
414
et qui signifie misricordieux. C'est de cette manire qu'il
a rtabli l'ancien titre de prtre Jean, dignit sur laquelle
on fait tant de commentaires, aussi faux que ceux des an
ciens sur les sources du Nil.
Notre prtre Gian, ce prtre misricordieux a-t-il pu
au moins conserver l'amiti de l'abouna Daoud (1), arriv
ici dernirement, ou de l'abouna Salama, qui lui a confr
la prtrise ? Il n'y a pas grande apparence. L'abouna
Daoud, aprs avoir commenc sa visite pastorale par faire
souffleter en public son cher suffragant l'abouna Salama,
s'est transport au camp de Thodoros, et l il lui a fait
de vifs reproches. L'empereur, impatient, commanda de
saisir les deux Turcs (c'est ainsi qu'il appelle par mpris
les deux vques gyptiens Daoud et Salama), et les fit
renfermer dans un enclos rempli d'pines et de bois sec,
auquel on aurait mis le feu immdiatement, pour les br
ler comme des serpents et des scorpions, s'ils n'eussent
renonc honteusement au projet de faire de la morale
leur prince. Le martyre, qui forme une des plus belles
gloires de l'pouse sans tache de Jsus-Christ, n'a jamais
t la vocation des hrtiques. Aprs avoir laiss pendant
huit jours les deux vques dans une mortelle angoisse.
Thodoros les remit en libert, mais condition qu'ils
l'accompagneraient dans ses expditions militaires, afin
de les empcher ainsi de conspirer contre lui pendant son
absence. Souvent l'abouna Daoud demande au prince la
permission de s'en retourner en Egypte. L'Abyssin rus
lui rpond : Nos histoires ne nous apprennent pas qu'au-
cun patriarche d'Alexandrie soit venu nous visiter ; j
ne veux donc pas priver ma patrie de l'honneur qu'elle
a reu pour la premire fois. Et, avec ce compliment,
il promne le pauvre patriarche dans le pays des Gallas,
au milieu de la guerre, des dangers et des souffrances.
Je place ici une rflexion ce sujet. Je me souviens
que Mgr Porpetuo, dans ses Annales de Sion, a parl des

(1) Le patriarche copte du Caire.


415
admirables dispositions des Cophtes pour recevoir de
Rome un patriarche. L'occasion est belle, maintenant que
Daoud est retenu si loin de sa rsidence patriarcale.
Pour en revenir notre prtre Jean ou Thodoros, on
peut dire de lui avec M. Plawden, son protecteur autrefois
si ardent, qu'il est abandonn aujourd'hui de tout le
monde, et qu'il n'a plus pour ami que l'cossais Bell,
agent du consul anglais, salari par le tyran. Pour vous
rvler ses sentiments et ceux des protestants, je vous
transcris ici une lettre qui a dj t publie par YEstafette
de Paris. Auparavant vous devez savoir, mes chres Surs,
que ce Samuel Gobat, qui la lettre est adresse, est ce
protestant qui a t riger Jrusalem une chaire de
mensonge et d'erreur. Il est venu autrefois travailler ici,
mais inutilement ; c'est ici qu' l'aide de ses connaissances
dans les langues et les usages de l'Abyssinie, et de l'ar
gent qu'il recevait d'Europe, il a commenc l'uvre infer
nale qu'il poursuit maintenant dans la ville arrose par le
sang de Jsus-Christ. Je souhaite que la lecture de la
lettre que je vais vous citer vous porte, mes chres Surs,
vous qui aimez tant Notre-Seigneur et son glise, vous
souvenir dans vos communions de ce pauvre pays d'Abys-
sinie. C'est donc le cur bris par la douleur que je trans
cris ce qu'a imprim Y Estafette : Le docteur Gobat, dit
ce journal, nous a transmis une lettre qu'il a reue de
Thodoros, empereur d' Abyssinie ; elle est conue en ces
termes : Puisse cette lettre, adresse par Thodoros, roi
des rois, parvenir Gobat, vque vanglique de Jru-
salem ! Te trouves-tu bien ? J'ai reu l'crit que tu m'as
envoy par Craff et par Martin Fland. J'ai vu avec plaisir
que tu demandes de mes nouvelles. Si ces deux hommes
restent auprs de toi, garde-les. Et s'ils disent : Nous
irons en Abyssinie, je les recevrai avec joie et amour.
Tu me dis : Je veux envoyer des ouvriers; ces paroles
m'ont rjoui. Mais tu connais la situation de notre pays,
puisque tu y as vcu. Nous tions diviss en trois partis,
et maintenant j'ai tabli l'union. Les prtres qui veulent
416
dtruire notre foi ne doivent pas venir, parce que notre
amiti n'est pas rompue. Auparavant est venu ici le
soi-disant Pater Jacob, il a fait des baptmes et des or-
dinations, et il a gagn beaucoup de monde. Je l'ai chass
et exil. Mais s'il nous vient quelqu'un de ta part, je le
recevrai avec plaisir et amour; et, s'il veut rester, je le
laisserai avec joie. Quant toi, inquite-toi de moi
comme je veux m'inquiter de toi. Depuis deux ans j'ai
dfendu par un hraut de l'empire le commerce des es-
claves. Adieu.
M. Chauvin-Beillart, notre consul Massouah, en
m'envoyant ce document si remarquable de la diplomatie
thodorosienne , ajoute : Je pense que cette pice jus-
(i tificative ne sera pas ignore Paris. Que le bon Dieu
le fasse !
Nous devons donner, je n'en doute pas, le mrite dela
rdaction de cette lettre Craff lui-mme. Car il n'y avait
pas d'autre latiniste capable d'ajouter mon pauvre nom,
dj si corch, le titre de Pater, inconnu en Abyssinie
et toujours employ par les protestants pour signaler les
Missionnaires catholiques dans le Levant. De plus, le bon
sens des crivains Abyssins ne leur aurait jamais permis
de prsenter aux lettrs d'Europe un si joli modle d'ori
ginalit.
Ce mme Craff, qui avait t autrefois chass d' Abys
sinie par Sala-Sellasi, roi de Choa, vient d'avoir l'insigne
bonheur d'tre chass de nouveau par Thodoros lui-
mme, et, selon l'esprit de sa lettre, toujours avec plaisir
et joie. Il est maintenant all promener Malte la dignit
piscopale qui lui a t confre par le docteur Gobat.
On voit donc que Thodoros s'est inquit de lui peu
prs comme il s'est inquit de moi, lorsqu'il m'a exil
et m'a forc de me rfugier Matamma dans le Sennaar.
C'est l que j'ai pu apprcier l'effet produit par la voix du
hraut de l'empire, qui avait proclam la dfense du com
merce des esclaves. Je puis assurer que l'homme charg
par Thodoros de m'escorter, et de me faire de nouveau
417
mettre en prison Matamma, tait justement un mar
chand d'esclaves, qui emmenait avec lui une caravane de
filles Gallas, pour les vendre en gypte. Et maintenant
que nous sommes Massouah, nous avons tous les jours,
M. le consul et moi, la cruelle douleur de voir passer, par
centaines, des garons et des filles sortant du pays des
Gallas, o Thodoros a tabli son camp, pour tre trans,
comme des troupeaux, sur le march turc de notre le, et
cela la face des deux consuls anglais et franais : ce qui
prouve une fois de plus que les ordonnances philanthro
piques de Thodoros ont expir dans la trompette de ses
hrauts. On peut, d'aprs cela, apprcier la vracit et
l'exactitude des savants commentateurs de la lettre attri
bue au prtre Gian ou Thodoros d'Abyssinie.
L'aspic a quitt ce pays, mais il a dpos des ufs
qui, selon la parole d'Isae, produiront des serpents :
erumpet in regulum. Graff a laiss ici son dpart un
jeune Abyssin apostat, qui a t lev pendant trois ans
dans un de nos collges de France : il y a laiss encore
son compagnon, Martin Fland, et d'autres ouvriers secrets,
placs sous la protection de M. Plawden et du soldat cos
sais son compagnon, deux flambeaux de discorde allums
par Palmerston et toujours en activit. N'eussent-ils rien
faire, ces missaires ont toujours la ressource de rpandre
leurs livres sataniques, que Daoud, le patriarche cophte,
et plutt protestant qu'autre chose, leur a apports en
masse en arrivant en Abyssinie.
Tous ces faits vous semblent peut-tre fabuleux; mais
malheureusement il sont tous vrais et publics, et c'est le
plus indigne des vques de Jsus-Christ qui vous en cer
tifie l'authenticit, mes trs-chres Surs, afin de vous in
tresser toujours davantage auprs du divin Matre en
faveur de mon pauvre Vicariat.
Autorisspar les faits, nous pouvons maintenant porter
nos considrations dans un ordre de choses plus lev, et
affirmer que, si la religion catholique possde le pouvoir
divin d'agrandir et de perfectionnerle caractre de l'homme
8
mme le plus dgrad, l'hrsie n'aboutit qu' rabaisser
et avilir, mme les plus grands gnies. On peut en juger
par ce que j'ai dit, dans une autre lettre, des grandes qua
lits de l'Abyssin Thodoros. L'esprit du pays, une fois
gagn par les hrtiques, est tomb dans une dgradation
infrieure l'abrutissement des sauvages.
Voici un fait pour aider la comparaison.
Nous avons ici une tribu nomme les Hazahortas, ta
blie dans le dsert du Samhar, entre la cte de Massouah,
et le haut plateau septentrional de l'Abyssinie. Cette tribu
est tristement fameuse par ses murs barbares. Chez eux,
point de circonstance attnuante dans le jugement d'un
meurtrier. A peine condamn par un petit conseil des an
ciens, il est livr aux parents de sa victime. Si l'on n'ac
cepte son rachat au prix du sang (300 fr.), on le trane
aussitt, la corde au cou, pour le pendre au premier arbre
venu. Il arriva que Marc, homme distingu dans cette tribu,
tua d'un coup de sa daine son propre cousin. Aussitt il
est tran par ses parents eux-mmes la potence. Mais
arriv devant notre maison, le cortge est arrt de force
par les spectateurs indigns : tous sont obligs de s'asseoir
terre pendant que la population, agglomre autour
d'eux, et reste debout, chante d'un ton lugubre ces pa
roles : Egzioht Egziohl maherennaJ Seigneur! Sei
gneur 1 misricorde!
Mon long bton la main, j'tais l chanter comme
les autres, quand Marc, de ses yeux mourants, me fait
signe qu'il dsire que je m'approche. Je vais lui, et sans
rien me dire, il applique sur ma joue, que j'avais incline
vers lui pour l'couter, ses lvres dja glaces. Cette ac
tion si tragique produisit une motion profonde et univer
selle. La soif du sang est remplace par la piti, et l'on
accorde Marc la permission de s'affranchir. Il donne
donc tout ce qu'il a ; mais, comme la somme n'tait pas
complte, le pauvre prisonnier se lve, toujours avec la
fatale corde au cou. Il veut parler, mais il le peut|i peine,
ayant pass trois jours sans goter autre chose que la
419
fume de sa pipe. Toutefois, d'une voix affaiblie, il par
vient murmurer ces mots : Bacuta nessi, bacuta nessi,
avamisl Donnez, donnez, curs pieux, un sou Marc.
Et la somme requise, trop forte pour un public si pauvre,
fut recueillie en un instant, et le condamn Marc fut sauv.
La conclusion naturelle de cette histoire est, ce me
semble, que les Bazahortas, aujourd'hui le peuple peut-
tre le plus sauvage du monde, valent encore mieux que
tant 'Abounas et d'agents britanniques qui, aprs avoir
gt le plus grand homme produit par l'Abyssinie, ont eu
l'impudence de le prsenter aux grandes puissances comme
le civilisateur de son pays.

CHAPITRE XXIX.

Une glise Magsouah.

Au milieu de tant de perscutions, Mgr de Jacobis eut


cependant la consolation de pouvoir exercer librement le
saint ministre dans les anciennes rsidences de sa mis
sion, c'est--dire dans la province de l'Agami et dans le
pays qui s'tend sur la cte de la mer Rouge. Aprs la
dfaite d'Oubi par Thodoros, le neveu d'Oubi, nomm
Ngousi, s'tait mis la tte de l'arme du Tigr et tait
parvenu arrter les conqutes de Thodoros de ce ct.
Ce prince aimait Mgr de Jacobis et lui laissait une par
faite libert. Il voulut mme, de concert avec le consul
franais de Massouah, conclure un trait d'alliance avec
l'empereur des Franais et il lui envoya cet effet une am
bassade, en 1858. En mme temps, Mgr de Jacobis eut la
consolation de voir le Gouvernement franais lui obtenir,
de la Turquie, un terrain dans l'le de Massouah pour y
btir une glise.
420 -
Mgr de Jacobis nous apprend cet heureux vnement
dans une lettre adresse son Suprieur gnral, en date
du 29 juin 1858 :
Le 4 du mois de mars dernier, notre consul me fit sa
voir de Massouah que le brick franais le Gnie venait
d'arriver sur cette cte, et que son commandant, M. Mo-
quet, avait absolument besoin de s'entretenir avec moi,
mais qu'il tait retenu son bord par une indisposition
qui ne lui permettait pas de gravir la montagne. Aussitt
je me mis en devoir de descendre pour me rendre la
cte, et bientt Notre-Seigneur montra d'une manire
clatante que cette dmarche tait selon sa sainte volont.
Arriv la seconde halte, dans le dsert de Samhar, j'al
lai rciter mon brviaire l'ombre d'arbres hauts et touf
fus.
Or, j'tais l, sans le savoir, trois ou quatre pas d'un
norme lion qui s'tait retir dans le fourr. tendu sur
ses pattes, il me considrait attentivement, quand mes
compagnons de voyage l'aperurent et m'en avertirent.
Aussitt je quitte mon manteau, ma grande toile abyssi
nienne, et je cours mes compagnons, pour m' efforcer
avec eux demettre en fuite notre incommode voisin. Pour
s'loigner, il lui fallait passer par-dessus mon manteau,
et il en avait peur. Enfin, press par nos clameurs, il se
dcide partir en poussant d'affreux rugissements. Mais
aussitt deux courageux Abyssins, arms de leurs lances,
se jettent sa poursuite, et ce n'est pas sans peine que je
parviens les arrter. Ces hommes imprudents me dirent
alors : Voyez qu'il nous coupe le chemin. Eh bien,
rpondis-je, nous passerons ici la nuit sous la garde de
Dieu, et demain nous reprendrons notre route. Le
lendemain matin nous repartons donc, et nous trouvons
sous nos pas les restes ensanglants d'une antilope,
appele ici agazan, animal aussi grand qu'un cheval, qui
tait devenue la proie du terrible animal.
Impossible de vous dcrire, mon trs-honor Pre, la-
confusion de votre pauvre enfant, lorsqu' mon arrive
421
bord du brick, M. Moquet commanda une salve de huit
coups de canon pour bonorer le plus indigne vicaire du
Saint-Pre! Les expressions me manquent encore pour
vous retracer la stupfaction des musulmans, accoutums
si longtemps m'apprcier selon mon mrite vritable.
Les gards et les politesses du commandant, de ses offi
ciers et des marins, ont t si extraordinaires, que je me
suis fait un devoir d'en donner connaissance au Saint-
Pre, et de lui signaler le noble dvouement de ces dignes
Franais pour notre sainte religion.
M. Moquet a signifi, au nom de l'Empereur, au gou
verneur turc de lui rpondre catgoriquement, s'il voulait
nous accorder la permission de btir une glise Mas-
souab. La rponse du Pacba ayant t ngative, M. Moquet
est all lui-mme Djeddah dans le but d'obtenir un
meilleur rsultat. A son retour, il m'crivit d'Aden, pour
m'informer qu'avant d'avoir pu terminer ses oprations
auprs du Divan de Djeddah, il avait t appel Bourbon
pour des affaires qui rclamaient sa prsence; et il ajou
tait : L'Empereur veut que les Missionnaires soient
libres dans l'exercice de leur ministre en Abyssinie.
J'ai alors remerci Notre-Seigneur du plus profond de
mon cur de ce que, par la mdiation de sa sainte et
Immacule Mre, il veut bien nous mnager du secours
et de la protection.
Notre divin Matre m'avait rserv Massouah une
autre consolation, savoir, la rencontre de M.Stella, notre
cher Confrre, qui, quelques jours auparavant, y tait
arriv, venant de la tribu des Bogos. J'ai pu ainsi me
procurer des nouvelles de Mgr Biancheri et du bon frre
Filippini. Monseigneur, aid de ses confrres, et profitant
de l'amiti que lui tmoigne le roi Ngousi, n'a pas tenu
compte de la dfense de btir une glise dans la tribu des
Bogos. Vous savez que cette dfense lui avait t faite
par Thodoros et par l'organe de M. Plawden, consul
anglais. Mgr Biancheri a donc commenc la construction
d'une glise. Ses travaux, me dit M. Stella, sont dj
24
422
fort avancs. Dans le dpt de provisions que nous avons
Massou'ih, nous avons une cloche appartenant la Mis
sion. J'ai accord avec grand plaisir M. Stella la per
mission de la faire transporter chez les Bogos, avec
d'autres objets trs-utiles pour son tablissement. Je puis
ajouter cette consolante nouvelle celle de l'achvement
de notre glise d'Alitina. Cette glise a trois nefs. Elle
est desservie par trois prtres, aids de plusieurs clercs
infrieurs, qui ont tous t levs dans notre maison.
Quant l'glise de Massouah, Mgr de Jacobis ne vcut
pas assez pour la voir termine; mais le projet fut soutenu
et conduit avec vigueur, et cette glise est aujourd'hui
construite. Pour comprendre l'importance de cet vne
ment, il faut savoir que l'le de Massouah est considre
comme une dpendance de la mosque de La Mecque.

CHAPITRE XXX.

Unie ingrence dans la politique.

La Revue des Deux-Mondes, dans son numro du 1er no


vembre 1864, renferme un article intitul : Thodore II
et le nouvel empire d'Abyssinie, cet article est sign : Guil
laume Lejean, Nous ne voulons pas nous attacher en
relever toutes les erreurs, le travail serait infini, nous
citerons seulement quelques passages qui regardent
Mgr de Jacobis. Aprs avoir parl des efforts infructueux
du protestant Samuel Gobat en Abyssinie, en 1830, l'au
teur de l'article continue en ces termes (p. 213) : La pro
pagande de Home n'avait pas attendu ce dernier moment
pour tenter l'envoi en Abyssinie. Ds 1838, elle y avait
lanc un capucin, homme jovial, souple, hardi, instruit
d'ailleurs et capable de lutter d'arguties avec les Deftras
423
i
les plus quintessencis. Disons en passant que ce Capucin
tait un Lazariste, M. Sapeto, emmen en Abyssinie par
M. Antoine d'Abbadie pour lui servir d'aumnier dans
son voyage scientifique. Continuons : Mais la Mission ne
fut constitue que vers 1840, l'arrive de l'vque catho
lique romain d'Abyssinie, Mgr de Jacobis, d'une famille
patricienne de Naples, l'un des hommes les plus minents de
nos missions contemporaines. Mgr de Jacobis apportait en
A byssinie une nature militante, une nergie invincible, une
pit indulgente et conciliatrice, des murs inattaquables,
sa charit claire allait des chrtiens aux musulmans encore
plus fanatiques dans ce pays qu'ailleurs. Il parat que cet
aveu a cot beaucoup l'auteur de l'article, puisque
quelques lignes plus loin il s'tudie se contredire
Cet aptre, dit-il, n'avait qu'un dfaut : il croyait beau
coup plus l'efficacit des manuvres diplomatiques qu'
celle de renseignement vanglique en matire de propa
gande. Par consquent, cet aptre n'en tait plus un, cet
aptre n'tait mme pas chrtien !
Pour preuve de son assertion, l'auteur de l'article va
faire une citation des manuvres diplomatiques, des
ingrences dans la politique de la part de l'homme de
Dieu.
1 Nous avons vu comment, en 1841, Mgr de Jacobis,
pour obir au roi Oubi, accepta en tremblant et cer
taines conditions pour sauvegarder sa conscience, la mis
sion de conduire la dputation abyssinienne en gyple. Cet
acte d'obissance est une ingrence dans la politique, une
faute grave !
2" Mgr de Jacobis, en 1834, court Gondar pour y re-
valider l'ordination d'un prtre, fortifier dans la foi ses
catholiques et demander Cassa le nouveau conqurant,
la libert de conscience. Aux yeux de l'auteur de l'article :
il ne s'est pas corrig de sa tendance faire intervenir les
manuvres politiques dans les choses de la religion.
3 En 1858, Ngousi, neveu d'Oubi, dfend le Tigr
contre Thodoros ; Mgr de Jacobis lui demande la libert
424
de la religion qui lui est accorde, c'est une ingrence
dans la politique !
4 Peu aprs, M. Chauvin-Belliard,'agent consulaire de
France Massouah, vient visiter Ngousi Dixa, prs de
la frontire, et projette avec lui l'envoi d'une ambassade
l'Empereur des Franais, la cession d'un port et une
alliance qui doit assurer la libert de conscience. Mgr de
Jacobis se rjouit de cet vnement et fournit un de ses
prtres indignes Abba Emnatou pour servir d'aumnier
l'ambassadeur du prince Ngousi; nouvelle ingrence
dans la politique!
Nous laissons au bon sens du lecteur juger de la
bonne foi de ces apprciations distingues. Assurment
personne ne verra dans ces faits prsents sous leur vrai
jour une ingrence dans la politique. Mais il est un autre
fait que nous regardons comme tant une vraie ingrence
dans une affaire politique, et dont l'auteur de l'article, si
chatouilleux sur ce point, ne dit pas un mot, sans doute
parce qu'il est trop glorieux et mme trop vanglique ! et
pourtant c'est le seul fait de la vie de Mgr de. Jacobis que
l'on puisse regarder comme une ingrence vraie et spon
tane dans une affaire politique!
Citons d'abord le fait tel qu'il est rapport dans l'article
de la Revue des Deux-Mondes (p. 234). L'ambassade de
Ngousi fut bien reue Paris. Le gouvernement fran
ais, n'ayant que des informations d'une exactitude con
testable, adopta une ligne de conduite qui a t injus
tement critique plus tard et qui tait alors la seule pos
sible. Il reconnut Thodore II roi de l'Abyssinie centrale,
Ngousi, roi du Tigr, et, tout en ouvrant des relations
avec le second, resta enfermes courtois avec le Ngus qui
jugea bon, sans prendre le change, de ne point s'aliner la
France. Vient ensuite le rcit des alternatives de succs
et de revers entre Ngousi et Thodoros-; et l'auteur
ajoute :
Ce fut dans ces malheureuses circonstances (1859)
qu'arriva Massouah M. de Russel, officier distingu de
425
la marine franaise, charg de se mettre en rapport avec
Ngousi et de rgulariser l'acquisition de Desset. Sa mis
sion produisit une vive sensation, comme il arrive en
Orient dans toute occurence o le nom de la France est
prononc. Le bruit dj rpandu que douze mille Franais
avaient dbarqu Massouah exalta au plus haut point
l'espoir des Tigrens. Une vieille tradition, populaire
parmi eux, assure que les Francs doivent venir con
qurir l'thiopie, qu'ils entreront par le Hamazne et
camperont dans la plaine d'Ad-Iohannis. Cette lgende
venait d'tre tire de l'oubli par une religieuse venue du
Godjam dans le Hamazne, o elle s'tait fait un grand
renom de saintet, et qui annonait publiquement que
le nouveau matre de l'Abyssinie allait arriver par la Mer-
Rouge. Grand fut le dsappointement lorsqu'on vit l'en
voy franais, suivi de six marins seulement, arriver
Hala, o il s'arrta, et o, mal entour et mal inform, il
perdit de longs jours des formalits d'tiquette et donna
le temps aux thodoristes de s'organiser. Les milices de la
province belliqueuse du Kollagouzay cernrent Hala, sans
toutefois recourir la violence. Il y eut des scnes tumul
tueuses Hala parmi les Tigrens, qui se crurent trahis ;
le drapeau franais fut foul aux pieds. M. de Russel et
ses hommes montrrent beaucoup de rsolution et de pr
sence d'esprit: mais, entours d'ennemis, ils durent
cder, et, descendant de nuit les ravins de Taranta, ils
regagnrent Massouah (fvrier 1860). Ngousi, perdant
alors tout espoir de se mettre en relations avec l'agent
franais, fit une retraite dsespre qui dmoralisa ses
troupes plus qu'une bataille perdue.
Assurment, d'aprs ce rcit, Mgr de Jacobis est fort
innocent de toute ingrence dans cette affaire politique de
l'ambassade de M. de Russel ; et pourtant, d'aprs les
principes de l'auteur de l'article, on devrait y trouver un
grand crime lui reprocher. Nous allons donc donner le
rcit du fait tel qu'il s'est pass et le lecteur jugera.
Le 6 fvrier 1860, M. Delmonte, missionnaire nouvel
2.
426
lemetit dbarqu en Abysssinie annonait ainsi h son Sup
rieur gnral son arrive auprs de Mgr de Jacobis :
' Le 12 janvier dernier, j'arrivai auprs de Mgr de Ja
cobis Halal. En entrant dans la maison je vis un pauvre
vieillard ct de la porte, accroupi par terre, envelopp
dans un kottari, ou manteau blanc abyssin, tenant un livre
la main; on l'aurait pris pour un mendiant, c'tait
Mgr de Jacobis. En me voyant il se prcipita vers moi, et
nous restmes quelques instants sans rien dire ; pour moi,
je pleurais de joie. Il me fit mille excuses de ne pouvoir
m'offrir une petite chambre, pas mme une chaise pour
m'asseoir, car M. de Russe], envoy par Napolon III au
roi Ngousi occupait toute la maison avec sa suite. Voyant
un vque, tin vnrable vieillard se contenter de si peu,
je ne pouvais rclamer davantage.
Cette ambassade franaise jusqu' prsent n'a pas
russi comme on l'esprait : car M. le Comte de Russel,
malgr sa bonne volont et son courage, n'a pas pu voir le
roi Ngousi, pas mme changer une lettre avec lui, les
circonstances trs-critiques du pays l'en ayant empch.
L'ambassade franaise, dpute vers le ro Ngousi
tait arrive l depuis six jours, et elle y resta jusqu'au 8
de ce mois de fvrier, sans avoir pu ni voir le roi, ni lui
faire passer de lettres ; car toutes les routes taient inter
ceptes par les espions et les soldats de Thodoros. Il est
vrai cependant qUe M. d Russel, Chef de l'ambassade,
aurait pu ds les premiers jours de son arrive Hala se
procurer une entrevue avec Ngousi, qui tait alors
dua, ville distante de quelques journes seulement. H
prfra diffrer pour plusieurs raisons particulires. Ce-
pehdant Ngousi, poursuivi par son adversaire, et se
sentaht trop faible pour lui tenir tte, dut se retirer sur
les hautes montagnes du Smien, o, avec son arme
toute entire, il pouvait tre en sret, protg par les
accidents du terrain. Cette province est en effet la posi
tion la plus belle et la plus avantageuse de toute l'Abys-
sinie.
427
A partir de ce moment les affaires changrent de face,
et la guerre civile clata de toutes parts. M. de Russel
non seulement ne put plus continuer sa route, mais se
vit encore contraint de rester Hala sans pouvoir mme
retourner vers la mer, dont les rivages taient parcourus
en tous sens par les gens de Thodoros. Les Missionnai
res, de leur ct, devinrent suspects, leur ministre trs-
difficile, et leur position trs-critique et trs-incertaine.
Cependant se confiant en Dieu et dans la protection de
l'Immacule Marie, ils se rsolurent sans crainte ne pas
abandonner leur poste.
Le 6 fvrier, 4 heures de l'aprs-midi, l'horizon com
mena s'obscurcir d'une manire menaante. Un chef
du parti de Thodoros, nomm Zara, ayant runi une
cinquantaine d'aventuriers, se dirigea vers Hala, sans
manifester aucune intention hostile. Le son de la trom
pette et du tambour nous avertit de son arrive ; il alla
s'installer avec sa troupe au milieu de la ville, sans dire
combien de temps il voulait y rester. Quelques moments
aprs, il envoya un exprs au comte de Russel, pour l'a
vertir qu'il tait prt le conduire au roi Thodoros, s'il
dsirait s'aboucher avec lui, et lui offrait en mme temps
une belle vache en prsent. M. de Russel le remercia de
sa gnrosit et refusa le prsent. L'intention de Zara
tait, sans doute, de faire sortir M. le comte du pays, et
ensuite de piller tout ce qu'il avait avec lui : ce qui arriva
le jour suivant le fit voir bien clairement. En effet, le len
demain nous apercevons des hommes arms arriver de
tous cts pour venir grossir les rangs de Zara. Nous n
pouvions sortir de notre maison qu'au risque d'tre ar
rts par les brigands et enchans ; de son ct, M. le
comte de Russel avait arm tout son monde, six matelots
et cinq officiers, avec ordre de ne pas dcharger un seul
fusil, sans l'avertir d'avance. C'tait une mesure prudente
et je dirai mme ncessaire : car si par malheur une seule
goutte de sang avait t verse autour de notre maison,
peut-tre aurions-nous, t massacrs sans piti, et l'ave
428
nir de la Mission en Abyssinie aurait t bien compromis.
Zara fit de nouveau prvenir le comte de Russel qu'il
voulait le conduire Thodoros, et que, s'il n'acceptait
pas ses offres, les choses prendraient une tournure plus
srieuse, M. de Russel rpondit simplement qu'il n'avait
rien faire avec lui, et que, si l'occasion se prsentait
de voir Thodoros, il le ferait spontanment, ayant sa
suite assez de gens pour l'escorter. Zara irrit de ce nou
veau refus, forma le projet d'user de violence, pour forcer
l'ambassadeur faire ce qu'il dsirait. Vers les trois heu
res de l'aprs-midi, il fit armer tous ses soldats et les
disposa pour donner l'assaut notre maison. Il somma
donc le comte ou de se mettre en marche avec lui, ou de
se dfendre contre l'attaque de sa troupe. Dj les soldats
se mettaient en mouvement pour excuter l'ordre de leur
chef, quand Mgr de Jacobis intervint. Avec ses paroles et
ses manires persuasives, il parvint apaiser la bande
dsireuse d'en venir aux mains. Cependant parmi les
habitants de Hala, un petit nombre seulement se dcla
raient en notre faveur, les autres tant retenus par la
faiblesse et par la peur. La chose allait finir bien mal, si
Mgr de Jacobis n'tait encore intervenu comme mdia
teur. Il connaissait depuis longtemps ce fameux Zara, et
plusieurs fois il avait eu occasion de parler avec lui, et
mme de loger dans sa maison. Il lui fit donc savoir
qu'avant qu'on en vnt aux hostilits, il dsirait s'enten
dre avec lui. Zara y consentit, et aussitt, par son ordre,
les soldats mirent bas leurs fusils, leurs lances et leurs
boucliers. A neuf heures du soir, Zara lui-mme avec
deux hommes d'escorte vint trouver Monseigneur, et
aprs lui avoir fait trois profondes rvrences, il s'assit
ses cts. Aprs un dbat long, mais toujours trs-calme,
il dit Monseigneur qu'ayant, d'un ct, reu l'ordre de
la part de son roi Thodoros d'empcher l'ambassade
franaise de quitter Hala, et, de l'autre, qu'ayant appris
que M. de Russel se prparait retourner Massouah, il
tait venu pour l'arrter, et que, malgr lui, il se trouvait
dans la fcheuse ncessit de se dclarer contre les Fran
ais, contre Monseigneur lui-mme, et contre t ous les
missionnaires catholiques ; que pour sauvegarder les
Franais envoys par Napolon III, il n'y avait qu'un seul
moyen : c'tait que Monseigneur se charget, par ser
ment, auprs de Thodoros, de la responsabilit du dpart
des Franais de Hala. L'entrevue dura jusqu' minuit.
Monseigneur accepta la proposition, et l'on se quitta avec
des marques d'amiti de part et d'autre. Zara prta ser
ment qu'il cesserait le blocus de notre maison, et que le
lendemain il retournerait en son pays avec toute sa
troupe.
' Nous rendmes grces au Seigneur de nous avoir d
livrs d'un danger si imminent, et nous passmes tran
quillement le reste de la nuit. Cependant l'engagement
pris par Monseigneur nous tait un nouveau sujet de
crainte et de tristesse.
Le jour suivant, Zara, violant son propre serment,
menaa de mettre le feu la maison, si le comte ne con
sentait partir avec lui. Cette dmarche ne lui russit
pas, car sa troupe, voyant un tel parjure, se dtacha de
lui pour prendre notre parti. Zara cependant donna
l'ordre secret de mettre le feu notre maison. Dj ses
missaires s'avanaient pour excuter ce projet, quand ils
se virent arrts par la foule, et obligs de rtrograder.
Il n'y en avait pas encore assez pour faire reculer Zara.
Il voulut faire renouveler Monseigneur la promesse
qu'il avait donne de se porter caution pour l'Ambassade
franaise. Monseigneur, notre grand regret, donna de
nouveau sa parole. Zara se tint satisfait, et se retira dfi
nitivement le lendemain. Cet individu, pour se faire
valoir, prtendait avoir reu des instructions de Thodo
ros lui-mme. Quand nous lui demandmes d'exhiber une
pice l'appui de sa mission, il nous remit une lettre qui
ne faisait aucune mention d'ordres tels qu'il prtendait en
avoir reus. C'est pourquoi M. le comte s'empressa d'
crire Thodoros pour lui demander s'il avait les inten
430
tions qu'on lui prtait, ajoutant qu'il consentait rester
Hala jusqu' rception de la rponse. Pendant ce temps,
Thodoros, poursuivant son rival, avait quitt Adoua,
dont nous n'tions qu' peu de journes de distance, et
s'tait avanc vers le centre de l'Abyssinie. Pour attendre
une rponse, il et fallu que le comte ft Hala un sjour
indfini. Il ne tarda donc pas prendre la rsolution de
s'chapper secrtement pendant la nuit du huit de ce
mois. Il venait d'tre inform que le consul de France
Massouah avait envoy au pied des montagnes du Ta-
ranta, quatre heures d'ici, le Nab ou chef des Choho
la tte d'une troupe de soldats, pour le prendre et le con
duire en sret bord de l' Ymen, qui tait en rade de
Massouah. Quelques Franais arms accompagnaient aussi
le Nab. M. le comte communiqua son projet Mgr de
Jacobis. Le vnrable vieillard lui exposa avec calme les
raisons pour et contre, mais le laissa parfaitement libre
de prendre le parti qu'il trouverait meilleur. Le comte,
craignant une nouvelle attaque, et ayant appris que Zara
devait se rendre Evo, pays catholique quatre heures
de Hala, pour saccager cet endroit, en punition du pas
sage livr l'Ambassade franaise, se dcida partir
subitement et en cachette.
II tait accompagn d'un certain Moussarghi, chef d'un
village du pays de Taconda. Il se mit en route minuit,
allant pied et en silence. Son projet russit : il arriva
sain et sauf sur le versant des montagnes du Taranta, o
il rejoignit le Nab et les Franais qui l'attendaient, et se
rendit avec eux Massouah.
Cependant Hala, ds que le jour eut paru, quelques
paysans vinrent notre maison pour s'informer si le
comte y tait encore. A la nouvelle de son dpart, ils s'en
allrent en criant pour donner l'alarme. Nous tions alors
faire notre oraison dans la chapelle froide et humide de
notre pauvre chaumire. Monseigneur, toujours tranquille
malgr l'incertitude de l'avenir, avait dj revtu les
ornements sacrs, et commenait la sainte messe. Bien
431
tt la foule s'avance, et pntre jusqu' la chapelle au
milieu de cris confus. Monseigneur alors crut qu'il n'tait
pas prudent de continuer le saint sacrifice. N'tant qu'
l'ptre, il descendit de l'autel, dposa les ornements,
prit une tasse de caf et s'avana courageusement vers
ceux qui le rclamaient. Ils l'arrtrent, et sans lui don
ner le temps de faire aucun prparatif, ils le conduisirent
Massaesta, puis de l Taconda, et enfin Eneto,
une petite journe d'ici. Par suite de la parole donne il
se trouvait compromis, et peut-tre aussi nous tous qui
formions sa compagnie. Les paysans qui l'ont arrt ne
veulent le laisser libre que sur un ordre de Thodoros ;
et qui sait quand cet ordre viendra ? Je voulais l'accom
pagner, mais il m'enjoignit de rester ; ce fut tout ce
qu'il me dit en me quittant. Je ne pus le suivre que du
regard, et mes yeux furent bientt inonds de larmes.
Je me voyais enlever mon vnrable pasteur, mon pre,
mon soutien, ma consolation et mon unique appui, et
cela sans savoir pour combien de temps. Il n'y eut que
deux jeunes moines qui purent l'accompagner, ayant
obtenu la permission de le suivre partout.
Ds que j'eus perdu de vue mon saint vque, je me
retirai dans un coin de la maison, pour pleurer mon aise
et reprendre courage. Je le recommandai de tout mon
cur Dieu et l'Immacule Marie, puis j'crivis au
comte de Russel pour lui annoncer cet enlvement. Quel
ques moines me dirent qu'avec 100 talaris on pourrait
peut-tre racheter Monseigneur ; j'acceptai leur conseil et
j'offris cette somme, quoiqu'elle ne ft pas en ma posses
sion ; seulementje rendiscomple de ma dmarche M. de
Russel dans la lettre que je lui envoyai. Voici la rponse
que j'en reus :
Valle de Taranta, jeudi 9 fvrier, 5 h. du matin.
Je consignerai les 100 talaris entre les mains de
M. Gilbert (consul franais) mon arrive Massouah.
Veuillez les faire donner aux deux chefs, qui laisseront
432
Mgr de Jacobis rentrer dans la maison de Hala. Ce matin
aucun de nos exprs n'a voulu retourner Hala. Je vous
en prie, crivez-moi Massouah. Nous ne pensons qu'
Monseigneur et vous. Nous esprons qu'aprs ce mo
ment d'effervescence, ces gens gars reconnatront leurs
torts envers leur pasteur, et quel pasteur ! Les Franais
ne leur voulaient que du bien, ils ne leur ont rendu que
du mal. Envoyez Monseigneur l'expression de mes re
grets, et recevez pour vous et le frre Filippini nos ami
tis et nos vux.
Russel.
J'crivis aussi Monseigneur, pour lui demander ce
que j'avais faire : voici ce qu'il me rpondit au crayon.
Eneto, 9 fvrier 1860.
Trs cher confrre.
(I) BenedicPxs Deusqui consolatur nos in omni tribulatione
nostra.
Votre petite lettre tout embaume de charit, serait
bien capable de me consoler, quand mme on m'aurait
jet au milieu des lions. Mais je trouve mieux : je suis
log avec les mulets, les chevaux et les veaux, enfin je
suis trait comme un roi. Vous avez mes pouvoirs pour
tout ce qui n'exige pas le caractre pontifical. Quand j'au
rai un encrier, je vous crirai un peu plus au long. D
n'y a rien craindre pour vous. Je vous bnis tous, par
ticulirement le cher frre Filippini. Je lui ai donn la
permission d'aller Emcoullo, il peut s'y rendre quand
il lui plaira. Je me recommande vos prires et spciale
ment celles de nos petits lves ; je vous embrasse,
mon cher confrre, demeurant toujours dans les SS. Curs
de Jsus et de Marie,
Votre tout affectionn,
J. de Jacobis.
(1) Bni soit Dieu qui cous console en toutes nos tribulations.
433
Je ne pus retenir mes larmes la lecture de cette
lettre. Maintenant je me remets entirement entre les
mains de la divine Providence. J'espre que l'Immacule
Marie, qui tant de fois m'a donn des marques de sa pro
tection, ne m'abandonnera pas dans cette circonstance
Je souffre volontiers la privation de mon pasteur, puisque
tel est le bon plaisir de Dieu qui envoie des tribulations
ceux qu'il aime. Notre frre Filippini tant parti ce matin
pour Massouah, je reste seul avec les moines, charg de
toute la maison. Je m'encourage de mon mieux en met
tant ma confiance en Dieu et dans l'Immacule Marie. Je
demeurerai Hala tant que je pourrai, je suis entre les
mains de Celui qui a l'empire de la vie et de la mort. Pour
le moment, ce pays-ci est tranquille. Si Thodoros conti
nue s'loigner, on pourra dlivrer Monseigneur. Mais
si au contraire il se rapproche de nous, il faudra que tous
les catholiques des alentours prennent la fuite pour se
rfugier sur les montagnes, et nous Massouah si nous
le pouvons. Nous sommes prts tout, et j'espre de la
grce de Dieu que nous ne trahirons pas notre ministre
ni notre devoir.
P. S. 15 fvrier. Par dcision d'une assemble de
quatre tribus du Kouleguzai, Monseigneur a t conduit
Taconda. Hier, une autre assemble a eu lieu pour le mme
sujet. J'espre que les choses se seront arranges en
faveur de Monseigneur, mais il ne sera ramen Hala
qu'aprs le payement de 100 talaris que nous attendons
toujours.
20 mars 1860.
Ma dernire lettre a d vous alarmer un peu, parce
que les nouvelles que je vous donnais de notre Mission
n'taient pas tout--fait satisfaisantes. En effet, elles lais
saient quelque chose dsirer par rapport notre sret
personnelle, et surtout par rapport celle de Mgr de Ja-
cobis, qui tait oblig de rester Taconda, presque enti
rement la merci des missaires de l'Abouna-Salama,
25
434
dont l'influence en temps de guerre se fait malheureuse
ment trop sentir parmi les pauvres catholiques, qui sont
perscuts dans leurs personnes et dans leurs biens. Cotte
perscution a commenc ds que le roi Ngousi eut
quitt le Tigr, pour chercher un endroit plus sr et une
position plus stratgique. Son adversaire Thodoros le
poursuit partout; mais jusqu' prsent il n'est pas encore
parvenu le joindre, parce que le premier se tient tou
jours la mme distance de son comptiteur. Ils se pour
suivent tous les deux militairement, et chacun ramasse
de son ct tous les hommes qu'il peut pour grossir les
rangs de son arme et effrayer son rival. Chaque jour on
nous apporte des nouvelles, tantt bonnes et tantt
mauvaises. Nous ne croyons aucune, et nous attendons
paisiblement dans notre retraite l'accomplissement des
desseins de Dieu sur nous et sur notre Mission.
Je suis parvenu, par la grce de Dieu et la protection
de Marie Immacule, soustraire Mgr de Jacobis aux
mains de nos perscuteurs et le faire descendre Em-
coullo, malgr sa rsistance opinitre. Voici comment
j'ai arrang l'affaire. Le vice-consul de France, rsidant
Massouah m'avait prit plusieurs lettres, dans lesquelles il
me priait de ne rien ngliger pour tcher de dlivrer Mon
seigneur du danger o il se trouvait en restant Taconda
sous la griffe des agents de l'Abouna-Salama ; et dans
toutes ses lettres il me rptait : Agissez, s'il vous plat,
et soyez sr d'avance de la protection de la France. Alors
j'ai cru qu'il tait de mon devoir d'employer tous les
moyens que la raison et la prudence me suggreraient.
Employer le raisonnement aurait t le moyen d'exciter
des soupons et par consquent d'augmenter la difficult :
j'y ai donc renonc. Depuis le peu de temps que je suis
en Abyssinie, m'tant bien persuad que les Abyssins sont
facilement blouis par l'argent, j'ai cru bon de les prendre
par leur faible. Les moines s'emparrent de ma pense; et,
par leurs, bonnes manires, leurs insinuations et leur
adresse, mais toujours sans duplicit et sans mentir, ils
433
ont gagn trois chefs des pays de Hala et de Taconda.
Ceux-ci s'taient chargs de conduire eux-mmes Mgr de
Jacobis jusqu' Emcoullo, o il devait tre l'abri de tout
danger. Monseigneur ignorait tout cela, et le deux de ce
mois, tant toujours Taconda, il m'crivait Hala une
lettre dans laquelle il me priait de descendre Massouah
le plus tt possible, parce qu'on pouvait m'arrter moi-
mme comme Franais, et m'emmener captif prs du roi
Thodoros. Cette lettre me fut remise par un des chefs
que nous avions gagns, et lui-mme nous dit qu'il avait
profit du bruit qui s'tait rpandu Taconda, que Zara,
missaire de l'Abouna, tait rsolu de prendre par la vio
lence Monseigneur, pour le prsenter au nouveau roi du
Tigr, Thodoros, afin de dcider le vnrable prlat
descendre Emcoullo. Les habitants, du reste, prfraient
se battre plutt que de cder leur vque un homme qui
ne voulait lui faire que du mal. De son ct, voyant qu'ils
se prparaient repousser la force par la force, et ne
voulant pas qu'on rpandt du sang cause de lui,
Mgr de Jacobis cda leurs instances, mais condition
que, si Thodoros l'appelait ensuite auprs de lui, ils de
vraient le laisser libre d'y aller si bon lui semblait. Ils lui
rpondirent qu'il serait libre. On fit tout de suite les pr
paratifs pour le dpart. Lui faire quitter le pays de
Taconda pendant le jour , tait impossible; car alors,
non-seulement on l'aurait arrt, mais on l'aurait encore
li et peut-tre maltrait. 11 fallait partir pendant la nuit,
c'tait le seul moyen d'chapper la vigilance de ses
ennemis. Monseigneur avait toujours avec lui deux moines,
pour lui servir de compagnons et de soutien pendant sa
captivit. En quittant Taconda pour se diriger vers Em
coullo, il ne devait en prendre avec lui qu'un seul, tandis
que l'autre devait rester dans la maison une journe au
moins, afin que l'on ne s'apert pas de l'absence de Mon
seigneur. Au bout de ce temps, il devait quitter le pays,
lui aussi, et avec beaucoup de prcautions. Tout ceci fut
concert entre nous et excut scrupuleusement. Monsei
436
gneur devait quitter Taconda le 3 de ce mois; tandis que
les moines et nous, nous devions partir de Hala pendant
la nuit du 2, except quelques-uns qui restrent cachs
dans le pays pour garder la maison, d'ailleurs parfaite
ment vacue : car nous n'ignorions pas qu'elle tait
expose tre ou pille ou brle. Nous crmes prudent
de ne pas nous en aller tous ensemble et par le mme
chemin, pour ne pas tre facilement aperus. Nous nous
partagemes en quatre caravanes, et chacune devait prendre
une route diffrente et partir l'heure qu'on lui avait fixe.
Tous nous devions nous diriger vers Massouah. Dsirant
tre le premier voir Mgr de Jacobis, je pris le chemin
le plus court. J'tais avec deux moines et un enfant.
Nous arrivmes Emcoullo le 6, vers les quatre heures
du matin. Mgr de Jacobis, devant faire une route un peu
plus longue que celle que nous avions parcourue, ne pou
vait pas encore tre rendu l o nous l'attendions. Pour
la premire fois, j'ai eu l le bonheur de voir et d'em
brasser Mgr Biancheri, qui depuis prs de deux mois tait
Emcoullo pour y faire les provisions de sa mission des
Bogos, mais les circonstances actuelles ne lui permettaient
pas d'y retourner : car les routes n'taient pas sres, et il
y avait grand risque d'tre pill en chemin. Mgr de Jaco
bis arriva Emcoullo six heures aprs nous. Je vous
laisse penser l'impression que fit sur mon me l'arrive
du saint prlat. Je me jetai ses pieds pour lui baiser les
mains : il ne me le permit pas, mais il voulut m' embras
ser en me disant : Bnissons Dieu, vous voil bien por
tant ! Quant lui, il tait d'une maigreur affreuse. Il
m'avoua qu'il avait continuellement march pendant deux
jours et deux nuits. D'ailleurs, Taconda il tait tomb
malade, et il ne pouvait presque plus rien digrer, tant
son estomac tait affaibli, par suite des privations qu'il
avait d endurer pendant vingt-deux jours de captivit.
Nous remercimes bien sincrement le bon Dieu et Marie
Immacule de la faveur qu'ils venaient de nous accorder,
et je songeai me reposer un instant. J'tais trs-fatigu
437
du voyage et surtout des soucis que m'avait causs l'arres
tation de notre vnrable vque.
Si Mgr de Jacobis, a d passer vingt-deux jours en
prison, ce n'a pas t pour cause de religion, mais uni
quement pour sauver la personne de M. de Russel, ambas
sadeur de Napolon III.
C'tait donc bien l une ingrence dans la politique, de
la part de Mgr de Jacobis. Qu'on relise maintenant l'article
de la Revue des Deux-Mondes et que l'on se demande
pourquoi cette ingrence diplomatique est si adroitement
passe sous silence? l'on n'en verra pas d'autre raison
sinon qu'il aurait fallu admirer dans le saint Prlat n
acte d'hrosme de charit chrtienne 1 Plaise au Seigneur
que l'on n'ait jamais d'autres ingrences politiques re
procher aux missionnaires! Plaise au Seigneur aussi de
faire souvent trouver la France, dans ses propres enfants,
un dvouement semblable celui de Yvque italien (1) !

CHAPITRE XXXI

Mort de Mgr de Jacobin.

Saint Vincent de Paul s'adressant un jour ' ses Mis


sionnaires, et leur parlant de la charit pour le prochain,
s'exprimait en ces termes : Si un jour on venait trou
ver un Missionnaire puis de fatigue et d'inanition,
dpouill de tout et couch au pied d'une haie, et qu'on
vnt lui dire : Pauvre prtre de la Mission, qui t'a rduit
cette extrmit? quel bonheur, messieurs, de pouvoir
rpondre : c'est la charit ! Oh I que ce pauvre prtre setait
estim devant Dieu et devant les anges !
(1) C'est sous ce nom que l'auteur de l'article de la Bvue des Deux-
Mondes affecte de dsigner Mgr de Jacobis.
438
Saint Vincent do Paul devait du haut du ciel admirer
ce spectacle dans un de ses enfants, revtu mme du
caractre piscopal, il devait l'admirer avec les anges dans
la personne de Mgr de Jacobis.
Comme nous l'avons dj vu, sa prison de vingt-deux
jours et ses marches forces avaient compltement puis
la sant de ce saint homme. De plus, l'acte de charit par
lequel il s'tait livr pour l'ambassadeur franais, l'avait
forc quitter Hala, sjour des montagnes o l'air plus
frais lui tait favorable, et il tait descendu sur la cte,
Emcoullo sous un climat d'une chaleur dvorante. Tout
cela, joint vingt annes d'un apostolat rempli de fatigues
et de privations, avait ruin les forces corporelles de
l'homme de Dieu, et en avait fait une victime de charit
pour le salut de l'Abyssinie. 11 ne lui restait plus qu'
recevoir la rcompense. Quatre mois aprs tre sorti de sa
prison, Mgr de Jacobis rendit son me Dieu. Voici le
rcit de sa mort tel qu'il est renferm dans une lettre de
M. Delmonte, compagnon de Mgr de Jacobis.
Emkoullo, 3 aot 1860.
Je viens vous annoncer la mort d'un saint. Mgr de
Jacobis s'en est all au ciel le 31 juillet 1860, trois
heures environ aprs midi. Depuis le 19, il pressentait
qu'il devait bientt mourir. Aussi, il ne cessait de nous
parler de sa mort comme d'une chose certaine qui devait
bientt lui arriver. Il aurait bien voulu mourir martyr,
mais Dieu lui rservait une autre mort trs-pnible en ap
parence et trs-prcieuse aux yeux de la foi. Une fivre
violente, qui le saisit dans la nuit du 19 juillet et le
plongea dans une espce de dlire pendant deux heures,
fut pour lui un signe certain que Dieu voulait le dlivrer
enfin des liens de la chair pour le revtir de cette aurole
immortelle qu'il avait gagne pendant vingt-et-un ans de
privations et de sacrifices de tout genre, aurole dont celui
que saint Paul appelle le Juge par excellence, justus Judex,
couronne le tte des lus au grand jour du jugement.
439
Mgr de Jacobis, voyant que la fivre ne le quittait gure
que pendant quelques heures de la journe, remarquant
encore que la chaleur excessive qui tait la seule cause de
sa maladie augmentait de jour en jour, et que la plupart
des moines abyssins taient tombs dans le mme tat de
fatigue que lui, rsolut de se retirer Hala, o la saison des
pluies commence depuis un mois permettrait chacun de
respirer un air frais et de vivre avec moins d'accablement.
Je lui fis plusieurs fois des observations sur la difficult de
la route, sur la grande chaleur, sur sa faiblesse, car il
n'avait -rien mang depuis sept jours; mais toujours il me
rpondait que c'tait la volont de Dieu, et qu'il devait
partir. 11 quitta donc notre maison d'Emcoullo le 29 juil
let cinq heures de l'aprs-midi, conduisant avec lui tous
les moines et une dizaine d'enfants qu'on instruit et qu'on
initie la vie clricale. Quant moi, je fus oblig de rester
ici avec deux moines, pour surveiller les travaux de la mai
son que nous avons fait arranger et dont le toit n'tait
couvert qu'en partie. Vers le milieu de ce mois, nous at
tendons la pluie qui annonce le changement de saison ;
voil pourquoi Monseigneur ne nous permit pas de le
suivre, car il tenait beaucoup voir compltement acheves
la petite glise et notre maison. Depuis vingt ans, disait-
il, il n'avait jamais pu en venir a bout, la police turque s'y
tant toujours oppose malgr les rclamations du vice-
consul de France rsidant Massouah.
Aprs cinqheures de marche Monseigneur arriva Ar-
kiko o le frre du nab Adris l'attendait pour lui offrir
l'hospitalit pendant la nuit. Monseigneur l'accepta volon
tiers et put prendre l un peu de sommeil ; mais la fivre
ne tarda pas revenir et ne le quitta que vers trois heures
du matin. Vers quatre heures il se mit en marche ; il tra
versa la plaine de Rattra, qui est immdiatement aprs
Arkiko, en faisant l'oraison du matin et eninstruisant ceux
qui l'accompagnaient : Prions, mes enfants, leur disait-
il, parce que la prire nourrit l'me et fortifie le corps ;
prions, car je sens que j'en ai bien besoin.
440
a Arriv dans la valle de Zaray, il demanda un peu de
pain. On lui en donna ; et comme il n'avait pu rien
prendre depuis plusieurs jours, on se rjouit en croyant
qu'il tait guri. A Sahto, il but un peu d'eau frache qui
le soulagea beaucoup. On passa la nuit Hidlik. L, le
vnrable Prlat fut de nouveau assailli par la fivre, qui
le jeta dans le dlire pendant quatre longues heures. Cela
n'empcha pas qu'il ne se remt en marche deux heures
environ avant le lever du soleil. Il passa trois heures
plong dans un profond silence. Ensuite il dit ceux qui
taient autour de lui : : Mes enfants, allons lentement,
car je sens que je suis faible et que ma tte n'y tient
plus. On tait en plein soleil, il tait dix heures du ma
tin. Celte route est des plus pnibles et des plus dange
reuses pendant les mois de grande chaleur, car c'est une
longue valle trs-troite etborde droite et gauche de
montagnes arides et trs-leves, dont la vue effraye le
passant par la hardiesse avec laquelle elles s'cartent hori
zontalement de leurs bases, qui semblent elles-mmes
chaque instant menaces d'une ruine complte. On respi
rait un air de feu, la terre brlait sous les pieds, les cha
meaux eux-mmes ne pouvaient rester en place. Monsei
gneur tait entirement puis. Arriv dans la valle
S'Algkdien onze heures du matin, il dut s'arrter parce
qu'il ne pouvait plus se tenir sur sa monture. Il s'assit sur
une pierre, regarda le ciel et ceux qui l'entouraient, puis
poussa de longs soupirs. Il s'enveloppa dans son Natlah,
manteau que les moines abyssins portent pendant l't, et
il s'appuya la tte sur les genoux. On crut qu'il dormait.
Mais non, il se prparait la mort. Hlas! il devait nous
quitter pour toujours 1 Dieu sans doute le lui manifesta ;
car il voulut aussitt se confesser et recevoir une dernire
absolution Cela fait, il rassembla autour de lui tous les
moines, leur recommanda la persvrance dans la foi ca
tholique, l'obissance aux oracles mans de Rome, c'est-
-dire du Souverain Pontife, qui est le seul et le vritable
successeur de saint Pierre et vicaire de Jsus-Christ sur la
441
terre ; aux vques et aux prtres que le mme souverain
Pontife romain enverrait dans leur pays ; puis il leur donna
sa bndiction, et tous rpondirent dans leur langage :
Amien, abatacten, amien, ainsi soit-il, notre pre, ainsi
soit-il! Au mme instant moines, enfants, musulmans,
tous fondirent en larmes en se frappant la poitrine et bais
sant le front jusqu' terre. Monseigneur demanda alors
qu'on lui donnt YExtrme-Onction. On avait les saintes
huiles. Il s'tendit par terre, fit placer une pierre sous sa
tte, et reut ainsi le sacrement des mourants. Il souffrait
beaucoup, mais son visage tait gai, et il rpondait exac
tement dans la langue thiopienne toutes les prires que
le ministre de Dieu prononait sur lui. Aprs cela, il se
mit genoux, demanda pardon tous ceux qui taient
prsents des scandales qu'il disait leur avoir donns pen
dant tout le temps qu'il tait rest au milieu d'eux. Il leur
dit qu'iltait une chtive crature qui ne mritait que d'tre
jete en enfer, mais qu'il esprait le pardon de ses pchs
par la misricorde de Dieu, les mrites de Jsus-Christ
et l'intercession de Marie Immacule et de saint Vincent
de Paul, et que par tant de secours il esprait aller jouir
de la prsence de Dieu pendant l'ternit qui allait com
mencer pour lui dans quelques instants. Il s'assit alors de
nouveau sur une pierre, et appuya la tte contre un ro
cher qui tait sa gauche. On le crut mort, mais on se
trompait, car il devait encore leur adresser quelques mots
de consolation : Priez beaucoup, mes enfants, dit-il, car
je vais mourir, je ne vous oublierai pas... je meurs. Il
appuya de nouveau sa tte qu'il avait releve, couvrit son
visage avec le Natlah, et s'endormit ainsi dans le Sei
gneur...
C'est ainsi que le grand aptre de l'Abyssinie, Mgr de
Jacobis, acheva son plerinage sur la terre, dans la
soixantime anne de son ge et la vingt-unime anne de
son apostolat dans l'Ethiopie. Impossible de vous peindre
l'affliction dans laquelle sont plongs tous ceux qui ont
appris sa mort : catholiques, schismatiques, musulmans,
25.
442
tous le pleurent en l'appelant le bienheureux, le saint.
La chaleur est encore excessive ; le thermomtre Rau-
mur marque l'ombre 38. Je viens d'apprendre que tous
les moines sont dans la plus grande dsolation ; un d'entre
eux est mort dans le mme endroit que Mgr de Jacobis.
Tous font ce qu'ils peuvent pour hter leur marche et
porter les restes de Monseigneur Evo, pays catholique,
car telle tait l'intention du dfunt. Je ne sais pas com
ment on l'aura enseveli ; mais, malgr la chaleur qui est
insupportable, je partirai demain pour Evo.
Evo, le 11 septembre 1860.
Vous aurez dj, sans doute, reu ma dernire lettre,
en date du 3 aot, dans laquelle je vous annonais la triste
nouvelle de la mort rie notre vnrable vque Mgr de
Jacobis. Je vous disais aussi que j'allais partir incessam
ment pour Evo, o l'on avait port le corps du saint v
que, afin de voir de mes propres yeux tout ce qu'on avait
fait pour ce qui concerne son enterrement. Or, je suis
oblig de vous dire que la chaleur extraordinaire, la diffi
cult de trouver des montures, et les conseils de M. Gil
bert, consul de France rsidant Massouah, auprs duquel
je m'tais rendu pour remplir vis--vis de lui mes devoirs
de convenance avant de quitter le pays, m'ont empch
d'excuter ce projet.
Ayant reu de MgrBiancheri les informations qui m'
taient ncessaires, je partis pour Hala, de bonne heure ,
avec mon matre de langue thiopienne, un domestique
et un guide, voleur de profession, mais sur lequel je pou
vais compter. Aprs le coucher du soleil, nous fmes halte
dans une valle qu'on appelle Zaray, Une pluie torren
tielle qui commena vers les 9 heures du soir et qui ne
cessa que vers 7 heures du matin, ne nous permit pas de
nous reposer un seul instant : pas un arbre, pas un ro
cher sous lequel on pt s'abriter. Pour comble de mal
heur, pas un parapluie avec nous. Nous ne pouvions con
tinuer le chemin, cause des tnbres. Je passai l une
bien triste nuit. Cela ne m'empcha de continuer ma route
ds le point du jour. Le torrent du Zanadglieh, dont les
eaux avaient prodigieusement grossi par suite de la pluie
dont je viens de parler, nous barra le chemin pendant
5 heures environ, aprs lesquelles nous le traversmes et
nous entrmes ainsi dans la valle 'Alghedien, o peu de
jours auparavant Mgr de Jacobis avait rendu le dernier
soupir.
Mon guide ayant fait le mme trajet avec les moines
qui suivaient le saint vque, tait mme de me donner
les renseignements que je dsirais avoir de sa part. En
effetje fus trs-satisfait de son rcit. Ici, nous dit-il en
frappant de son bton une grosse pierre, c'est l'endroit o
notre Pre Jacob (Mgr de Jacobis) s'assit la premire fois
lorsqu'il prdit qu'il allait mourir. L il rassembla tous
les moines et les enfants, et aprs leur avoir parl sur plu
sieurs choses il pria longtemps avec eux, puis il leur fit
des signes avec la main droite et il s'en alla. Voici enfin
l'endroit o il se coucha, voici la pierre sur laquelle il ap
puya la tte, lorsqu'un moine, avec une bote en ar
gent remplie d'huile, vint auprs de lui et avec uu doigt
lui oignit la bouche, le nez, les yeux, les oreilles, le-cou,
les mains et les pieds. Notre Pre Jacob ne parla presque
plus. 11 ferma les yeux, il devint rouge, il s'enveloppa
dans son manteau, et son me se spara de son corps.
Pendant qu'il parlait ainsi, je m'tais assis ct de la
pierre qui servit de dernier oreiller au dfunt et je me fai
sais violence pour ne pas pleurer.
Le brave homme ayant fini son rcit se mit genoux,
pleura et arrosa la terre de ses larmes. Cet homme tait
un musulman, un voleur de profession ds son enfance :
cependant son cur n'tait pas mauvais. Le souvenir de
quelque peu d'argent que le saint vque lui avait donn
en deux ou trois circonstances, le faisait pleurer. Tant il
est vrai que les hommes les plus mchants en apparence
ne sont pas toujours les plus ingrats, ni les plus insensibles
aux bienfaits !
_ 444
Aprs avoir pass quelques instants en silence et en
prire, je lui demandai de m'indiquer l'endroit o l'on
avait enterr le moine qui tait mort quelques instants
aprs Monseigneur. Voil son tombeau, me dit-il en m'in-
diquant un monceau de pierres une vingtaine de mtres
plus loin. Je m'y rendis la hte, car le soleil ne me per
mettait pas de demeurer plus longtemps sur ce sable
brlant. Il tait deux heures aprs midi. Jamais de ma
vie je n'ai ressenti tant d'pouvante que cette fois. Les
btes froces n'ayant pas pu enlever les pierres qu'on avait
entasses sur le tombeau, avaient creus ct un norme
trou, par lequel elles avaient tir le cadavre du pauvre
moine et l'avaient presque entirement dvor. Il ne res
tait qu'une partie de la tte qui avait t spare du cou
avec violence, car on voyait encore les traces des griffes,
et la moiti du buste qui tait renvers. Tout l'intrieur
tait creux et rempli de vermine. Les habits taient d
chirs en lambeaux. Pouvais-je me refuser jeter une
poigne de sable sur ces restes mortels ?
Ayant repris ma route, je m'arrtai cinq heures aprs
pour passer la nuit dans un misrable trou creus par la
main des hommes sous un norme rocher. Le lendemain
j'arrivai au pied du Taranta, et le jour suivant vers les
neuf heures du matin j'entrais dans notre maison de fla-
la. Je m'y reposai un instant. Ensuite je descendis Evo.
Le 20 aot, vers le coucher du soleil, j'tais ct du tom
beau de notre vnrable vque, Mgr de Jacobis.
On ne l'avait pas enseveli dans l'glise, mais en de
hors, prs du mur qui est derrire le grand autel, les moines
ayant prfr cet endroit par la raison que l'glise est trop
petite. Je ne dis rien pour le moment, mais ayant su qu'il
y avait dans la maison deux d'entre eux qui taient de
trs-habiles maons, je fis agrandir l'glise de cinq m
tres, et abattre le mur qui s'levait entre l'autel et le tom
beau, de sorte qu' prsent il est en dedans de l'glise
derrire le grand autel du ct de VEvangile.
445

Ile de Massouab, 13 septembre 1864.


G Le 2 juillet de cette anne, j'tais Evo, o Mgr
Biancheri m'avait appel. Le 6 du mme mois, Sa Gran
deur partait pour Hala, en me laissant une bien pnible
besogne, celle de faire creuser le tombeau du vnrable
dfunt Mgr de Jacobis, d'en ramasser les ossements, do
les renfermer dans un nouveau cercueil, pour tre ensuite
placs, aprs son retour de Hala, dans la nouvelle glise
btie dans le mme pays, puisque l'ancienne menaait
ruine d'un moment l'autre. C'est ce que je Os le 10 juil
let, en la prsence de tous les moines et d'une partie des
principaux habitants de la ville, qui avaient t invits
pour cela. On trouva l'ancien cercueil presque entire
ment dvor par une espce de fourmis blanches, dont on
voyait encore quelques-unes. Mais la peau de vache tanne
dans laquelle le cadavre du dfunt avait t envelopp,
tait reste parfaitement intacte, ainsi que les liens avec
lesquels on l'avait attache. On aurait dit que c'tait un ca
davre qu'on venait d'ensevelir. Deux moines, prenant cette
enveloppe l'un du ct de la tte, l'autre du ct des pieds
l'enlevrent du tombeau, et le placrent au milieu de la
vieille glise. A cette vue tout le monde fondit en lar
mes, et l'glise entire retentit de cris et de gmisse
ments, tels que je n'en ai jamais entendu de ma vie. Vous
auriez vu les hommes faire des contorsions horribles ; les
femmes agiter leurs manteaux, tomber par terre et se re
lever; les enfants pleurer sans presque en savoir la rai
son ; les moines, celui mme qui avait la chasuble, tomber
par terre, se cacher le visage et pleurer haute voix.
Chacun criait: Mon pre! mon pre! moi-mme je
pleurais comme un enfant. Aprs une demi-heure si pni
ble, j'invitai tout le monde faire une courte prire, et
ensuite se retirer, l'exception des moines et de deux
ou trois hommes du pays. Je brisai les liens qui tenaient
renferms dans la peau de vache les restes mortels du
vnrable dfunt ; j'ai pu constater que le cadavre tait
446
couvert comme d'une espce de cendre, en l'cartant
on voyait les os parfaitement conservs et chacun sa
place respective. La tte conservait encore tous ses che
veux, et quoique le menton ft dtach du reste du crne,
il conservait cependant sa place, et la longue barbe y tait
encore attache. J'ai renferm le tout dans un petit cer-
ceuil nouveau, et l'ai plac dans une petite chambre voi
sine, qui, d'aprs l'usage abyssin, fait partie de l'enclos
de l'glise. Les habitants du pays se sont chargs de le
garder jour et nuit, chacun son tour, jusqu'au retour de
Hala, de Mgr Biancheri, qui, ayant constat, devant les
tmoins oculaires, que ce que contenait le nouveau cer
cueil tait la dpouille mortelle de feu Mgr de Jacobis, mit
quatre cachets aux quatre coins, et fixa ensuite l'endroit
o il devait tre de nouveau enseveli.
Ainsi les restes mortels de Mgr de Jacobis reposent
Evo thtre du dernier acte hroque de charit qui a
couronns la sainte vie. C'est l qu'il repose environn des
vingt mille catholiques qu'il a conquis Jsus-Christ dans
les tribus voisines. Tous le rvrent comme un saint, ac
courent prier son tombeau et attribuent son interces
sion des faveurs particulires. Sa vertu connue aujourd'hui
dans toute l'Abyssinie a dtruit les prjugs qui jusqu'a
lors avait inspir de l'horreur pour les catholiques. Le nom
de l'Abouna Jacob est mme devenu une autorit en Abys-
sinie et quand rcemment l'empereur Thodoros fit sai
sir les Bibles protestantes apportes par les Anglais, il n'en
donna pas d'autre raison que celle-ci : nous n'avons pas
besoin de vos Bibles, puisque nous avons la ntre la
quelle l'Abouna Jacob n'a rien trouv redire! Tondis
que le nom de Mgr de Jacobis devient clbre en Abyssi-
nie, la justice de Dieu s'exerce sur les perscuteurs. Le fa
meux Abouna Salama, qui s'tait servi de la puissance de
Thodoros pour faire emprisonner Mgr de Jacobis, est
aujourd'hui disgraci. Un jour, se voyant dchu de son
pouvoir il dit l'empereur : s'il en est ainsi de moi au
tant vaut-ilquejeretourneau Caire. Non, ditl'empereur,
Ml
tunous as cot trop cher : rendsles 20,000 francs que l'on
a donns pour t'avoir et aprs cela tu pourras t'en aller si
tu veux.
Le consul anglais Plawden, autre provocateur de la
perscution, fut tu misrablement en 1860 d'un coup de
lance, qui lui fut donn en pleine poitrine par un soldat
de l'empereur Thodoros. Enfin le nouveau consul an
glais s'tant rendu Gondar pour prendre des informa
tions sur la mort d'un consul britannique et sur l'arresta
tion d'un autre, a t lui-mme emprisonn par Thodoros
et se trouve en cet tat depuis bientt deux ans.
Ainsi s'exerce la justice de Dieu, qui permet que les per
scuteurs de la religion et de son Christ soient punis les
uns par les autres !

FIN
TABLE

DES CHAPITRES ET DES MATIRES CONTENUES DANS CE VOLUME

Pages
CHAPITRE I"
Le Christianisme en Abyssinie 1
CHAPITEE II
M. de Jacobis, son enfance, son entre dans la Congrgation de
la Mission 23
CHAPITRE III
Ses travaux et missions en Italie 27
CHAPITRE IV
Premiers travaux en Abyssinie W
CHAPITRE V
Voyage en Egypte &9
CHAPITRE VI
Voyage Rome > 64
CHAPITRE VII
Voyage Jrusalem 74
CHAPITRE VIII
Retour en Abyssinie 92
CHAPITRE IX
Esprance de la Mission 123
CHAPITRE X
Le* Gallas uo
- 450
Pages
CHAPITRE XI
Nouvelles conversions .* 146
CHAPITRE XII
tablissement d'un collge abyssin 160
CHAPITRE XIII
Les tribus Bogos 171
CHAPITRE XIV
Les monastres d'Abyssinie 191
CHAPITRE XV
La tribu des Irob-Banaita 202
CHAPITRE XVI
tat de la Mission en 1846 236
CHAPITRE XVII
rection d'un vicariat apostolique pour les Gallas 24!
CHAPITRE XVIII
Perscution. - M. de Jacobis est sacr vque 253
CHAPITRE XIX
Humilit de Mgr de Jacobis 262
CHAPITRE XX
Gondar 295
CHAPITRE XXI
Confesseurs de la foi 311
CHAPITRE XXII
Une visite Mgr de Jacobis 37
CHAPITRE XXIII
Nouvelles chrtients. **'
CHAPITRE XXIV
Cassa s'empare du pouvoir 353
CHAPITRE XXV
Une fte abyssinienne 368
451
Pagse
CHAPITRE XXVI
Prison de Mgr de Jacobis 376
CHAPITRE XXVII
Dlivrance de Mgr de Jaeobis. L'empereur Theodoros 398
CHAPITRE XXVIII
Un martyr 43
CHAPITRE XXIX
Une glise Massouah W9
CHAPITRE XXX
Une ingrence dans la politique 122
CHAPITRE XXXI
Mort de Mgr de Jacobis 437

PARIS. E. HE SOYE, IMPRIMEUR, 2, PLACE DU PANTHON.


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