Études de Littérature Grecque Moderne - Hubert Pernot - T. 1

Télécharger au format pdf ou txt
Télécharger au format pdf ou txt
Vous êtes sur la page 1sur 314

HUBERT PERNOT

Charg de cours la Sorbonnc

Etudes
de

Littrature
grecque moderne

OUVR GE ORN DE 12 ILLUSTRATIONS

TARIS
JEAN MAISONNEUVE ET FILS, LIBRAIRES-DITEURS
3, Rue du Sabot, 3 (vi*)

1916
u^ ^-/
//Z-^<^2:^->vT-e ^Lr^y
/
^-<<>-t>e /"t--^ ^ <^

ITUDES DE LITTERATURE
GRECQUE MODERNE
EN VENTE A LA MME LIBRAIRIE

Anthologie populaire de la Grce moderne, par H. Pernot,


1910, in-8, 276 pages 3 fr. 50

Lexique franais-grec moderne l'usage du Corps exp-


ditionnaire d'Orient, par H. Pernot, 1915, in-16,
144 pages 1 fr. 50
HUBERT PERNOT
Cliarg de cours la Sorbonne

tudes
de

Littrature
grecque moderne

OUVRAGE
ouv ORN DE 12 ILLUSTRATIONS

I
Jean Maisonneuve et
Paris
Fils, Libraires-diteurs
3, Rue du Sabot, 3 (vi)

4916
^
AU GNRAL

CHARLES-MILE BOYER
PRFACE

Les pages qui suivent sont extraites dhin

cours profess la Facult des lettres de F Uni-


versit de Paris, durant l'anne scolaire iOiS-
1913. Des sept chapitres qui composent ce livre,

trois sont consacrs la premire priode de la


littrature no-hellnique., ou priode des origines;
les quatre autres portent sur la deuxime priode y

dite Cretoise.

On ne trouvera pas ici un tableau complet de


cette littrature ses dbuts. J'ai voulu seule-

ment en marquer quelques traits essentiels etfai


choisi cet effet, parmi les uvres composes en

grec moderne., du xh sicle environ au xvw^


celles qu'il paraissait le plus utile de signaler
r attention du public franais.
Des raisons typographiques m'ont empch
II PRFACE

d*insrer dans ce volume une analyse critique


du beau roman crtois d' Erotokritos ^ quCon
trouvera d'ailleurs au tome xxviii de la

Revue des Etudes grecques .

Juin i9i5.

i
!TH m LITTRAME fiRECOC MODERE

CHAPITRE PREMIER

LE ROMAN DE DIGNIS AKRITAS

I I

Premires mentions de Dignis Akritas. Diverses di-


tions du pome relatif ce hros.

Il y a un peu plus de quarante ans, on ne sa-


vait que fort peu de chose de Dignis Akritas (1).

(1) Sathas et Legraad, Les exploits de Dignis Akritas {Col-


lection de monuments pour servir Vtude de la langue no-
hellnique, nouvelle srie, n> 6), Paris, 1875, in-S. Rambaud,
La Russie pique (Paris, 1876, in-8o), pag. 421-433. Hesseling,
Essai sur la civilisation byzantine, Paris, 1907, iD-8o, pag. 212-
222. Diehl, Figures byzantines, deuxime srie (Paris, 1908,
in-8o), pag. 291-319. Politis, De l'pope nationale des Grecs
modernes (en grec, Athnes, 1906, in-8o), travail auquel nous
avons fait ici plus d'un emprunt. Nous conservons l'ap-

pellation Akritas, employe par les premiers diteurs et qui est


la forme pontique d'Akritis.
tudes de littir. gr. mod. 1
2 CHAPITRE PREMIER

On avait tout d'abord quelques vers attribus


un auteur du xii sicle, Thodore Prodrome :

dans un premier passage de ces pomes prodro-


miques, qui seront tudis plus loin, l'empereur
Manuel Comnne est appel nouvel Akritis (1) ;

dans un autre (2), l'auteur, aprs avoir dcrit la


vie frugale des simples moines et lui avoir op-

pos la bonne chre que font les higoumnes, en


numrant complaisamment tous les mets qui
dfilent sur leur table, s'exprime de la faon que

voici : Ah ! si quelque autre Akritis se trouvait


alors l, qu'il enfont (dans sa ceinture) les pans
de sa tunique, prt sa massue et pulvrist ces
sclrats de mets!
On connaissait aussi un certain nombre de
chansons populaires dans lesquelles revenait ce
nom d'Akritas. C'taient des chansons originaires
du Pont, et M. Triantaphyllidis, qui les signalait

dans les Prolgomnes de son drame intitul Les

fugitifs (3), crivait : Il existe aussi des chants


et des traditions clbrant un hros intrpide,
appel Akritas, qui a fait preuve d'une prodi-

(1) Pomes prodromiques en grec vulgaire, d. Hesseling et

Pernot (Amsterdam, 1910, in-S), III, 400 y.


(2) Ibid., III, 164-165.

(3) P. Triantaphyllidis. Les fugitifs (en grec, Athnes, 1870,


in-80), p. 49.
AKRITAS

gieuse bravoure. D'aprs ces chants, Akritas ayant


lev un chteau fort et ravi une belle jeune fille,

s'tait enferm dans celui-ci et battait le pays


en inspirant la terreur. Il mourut de la peste
et, afin que sa bien-aime ne tombt pas aux
mains des ennemis, faisant mine de vouloir la

serrer dans ses bras et lui donner le dernier baiser,


il l'treignit et Ttoufla

Le mme auteur ajoutait : Vu les nombreux


et prodigieux exploits que lui attribue la tradition,

Akritas apparat plutt comme un personnage


fictif, sur lequel l'imagination populaire a amon-
cel des exploits surhumains. Peut-tre aussi a-
t-il vraiment t, aux premiers temps de la do-
mination turque, un des champions de la libert,

et c'est lui, comme au plus illustre, qu'on aura


assign, en les amplifiant, des hauts faits partiel-
lement rels .

A ct de ces chansons, oii se trouvait men-


tionn le nom d'Akritas, d'autres encore exis-

taient, rapportant elles aussi des exploits mer-


veilleux, et dans ces chansons revenaient des
noms comme Philopappos, Andronic, Porphyre,
et enfin Dignis.

Le lien qui unissait ces donnes parses apparut


brusquement, quand fut trouv l'Ecole belle-
4 CHAPITRE PREMIER

nique de Trbizonde, laquelle il avait t donn


par M. Savas loannidis, un manuscrit du xv^ si-

cle, que publirent immdiatement, en l'anne


1875, MM. Sathas et Legrand. Il contenait un

pome de 3180 vers, malheureusement incomplet


par endroits. Les diteurs lui ont ajout une tra-
duction franaise. C'est la seule que nous poss-
dions jusqu'ici et nous lui ferons plus loin divers
emprunts.
L'attention des savants une fois attire sur ce
curieux pome, les ditions devaient s'en suc-
cder assez rapidement. On en compte aujour-
d'hui six.
La seconde a t publie par M. Lambros dans
ses Romans grecs (1). Elle a t faite d'aprs le
manuscrit autographe d'Ignace Ptritsis, Grec de
Ghio, qui se nomme la fm du pome et nous
apprend qu'il a achev son travail le 25 novem-
bre 1670. Ce travail est tout uniment celui d'un
remanieur : Ptritsis a mis au got de son temps
et dans son langage lui, qui est un grec forte-
ment teint de dialectismes, une version plus an-
cienne du roman de Dignis Akritas.
C'est exactement ce que se proposait de faire

(1) Collection de romans grecs en langue vulgaire et en vers


publis... par Sp. P. Lambros, Paris, 1880, in-S^.
DIGNIS AKRITAS

aussi, au xviii' sicle, le fameux Constantin (en


ligion Csaire) Daponts.

P L'histoire d'Akritas, crit-il, est de grande ten-


due, mais admirable et douce comme sucre. Elle
forme un livre en soi, de huit dix feuilles et con-
tient tous ses hauts faits. J'en ai vu de deux faons :

avec peintures des exploits de ce hros et sans


peintures. Ce livre se divise en huit parties ; il est
recherch et trs difficile trouver. En tte de cha-
que partie sont cinq vers qui en rsument le contenu.
Tous les exemplaires sont manuscrits je n'en con- ;

nais pas d'imprim, l'ouvrage ne parat pas avoir


t mis sous presse. On a imprim rotokritoSf
Suzanne^ rophile et d'autres, mais par grand dom-
mage on ne l'a pas fait pour Basile (Akritas). Si Dieu
me prte vie, je rdigerai ce rcit en vers et l'en-
verrai tout droit Venise. Bienheureux l'imprimeur
qui s'en chargera, il en tirera grand profit et re-

nom.

Daponts n'a pas mis son projet excution et


de plus, aucun des manuscrits illustrs auxquels
il fait allusion ne nous est connu pour l'ins-

tant.

Un an aprs l'dition de M. Lambros, un autre


un
savant athnien, Antoine Miliarakis publiait
second remaniement du mme pome, d'aprs un
6 CHAPITRE PREMIER

manuscrit du xvi^ sicle dcouvert Andros (1).

En 1887, quatrime dition, donne Constanti-


nople par M. Savas loannidis, et base sur le ma-
nuscrit de Trbizonde, comme la premire (2).

Cinquime dition en 1892, tablie par Legrand


sur un manuscrit de Grotta-Ferrata (3). Enfin,
tout rcemment M. Hesseling insrait dans la
Laographia une version nouvelle tire d'un ma-
nuscrit de FEscurial (4).

Toutes ces versions sont en vers, mais le pas-


sage de Daponts ci-dessus rapport implique
Texistence de versions en prose, dont nous trou-
vons en effet ultrieurement la trace : le docteur
Mordtmann a dclar Savas loannidis en avoir
vu une Gonstantinople, et M. Dmtrius P.
Paschalis projette, depuis fort longtemps d'ail-
leurs, d'en publier une autre, d'aprs un manus-
crit en sa possession.

{{) Basile Dignis Akritas..., par Ant. Miliarakis (en grec),


Athnes, 1881, in-S.
(2) V pope mdivale de Basile Dignis Akritas d'aprs le

manuscrit de Trbizonde... par Savas loannidis (en grec), Gons-


tantinople, 4887, in-80.

(3) Les exploits de Basile Dignis Akritas, pope byzantine


publie d'aprs le manuscrit de Grotta-Ferrata par Emile Le-
grand {Bihlioth. grecque vulgaire, tome VI). Paris, 1" dit.,

1892, 20 dit., 1902, in-S.

(4) Laographia, Athnes, 1912, t. III, pp. 537-604.


DIGNIS AKRITAS '

Aucun des textes aujourd'hui connus ne peut


tre avec certitude report bien haut. Il en est

li sont nettement de date rcente, tel par exem-


le celui de Ptritsis. D'autres sont rdigs en un
rec archasant, qui ne permet pas de dterminer
Ivec prcision l'poque laquelle ils remontent.
Ce n'est donc pas la linguistique qui peut nous
fixer sur la date laquelle a t compos l'ori-

ginal dont drivent toutes les versions que nous


possdons et qui grosso modo peuvent tre rpar-

ties en deux classes : d'un ct, assez nettement


isole, la version de Grotta-Ferrata, et, par ail-

leurs, toutes les autres.

II

Analyse du livre La chanson de Kostantas. Les


I. fils

(TAndronic. Livres et Voyage et retour de


II III.

Tmir.

De ce qui vient d'tre dit se dgagent jusqu'


prsent deux faits : l'existence de chansons popu-
laires relatives Akritas et que pour cette raison
nous appellerons akritiques ; l'existence d'une
chanson de geste galement akritique. Examinons
8 CHAPITRE PREMIER

maintenant cet ensemble et recherchons quoi


il correspond. Sans entrer dans le dtail des va-
riantes du pome, nous suivrons de prfrence,
au cours de cet expos, le manuscrit de Grotta-
Ferrata, qui nous parat avoir, en gnral, con-
serv la meilleure tradition. De mme nous ne
prendrons pas toutes les chansons du cycle akri-
tique : elles sont beaucoup trop nombreuses,
M. Politis en relve 23 sur les 650 numros dont
se compose le recueil de Passow (1) et il nous dit

que, dans sa propre collection, malheureusement


encore indite, il en trouve 4350, sans compter
600 autres dont l'origine akritique peut tre su-
jette caution ; nous nous bornerons donc choi-
sir, parmi les chansons que nous connaissons,
celles qui semblent le plus caractristiques ou le
plus instructives.
A
une poque, que provisoirement nous fixe-
rons aux environs du x sicle, vivait en Syrie un
noble mir, qui n'tait pas noir comme les thio-
piens, mais blond. Il avait les sourcils fournis,
l'il rapide et plein d'amour, une taille de cyprs,
et faisait l'admiration de tous ceux qui le voyaient.
D'une humeur trs belliqueuse, il entreprit di-

(1) Passow, Popularia carmina Grseci recentioris, Leipzig,


1860, in-go.
DIGNIS AKRITAS 9

expditions en Romanie, c'est--dire dans


'empire d'Orient, et arriva ainsi en Cappadoce,
usqu' la demeure d'un gnral grec dont il

mmena la fille en captivit. Le pre de la jeune


tait alors en exil. Quant ses frres, ils se

vaient aux frontires.


ippels par un message de leur mre, ils se

mettent la poursuite du ravisseur, en jurant de ra-

mener leur sur ou de se faire tuer pour elle. Ils

rejoignent en effet l'mir et lui rclament la pri-


sonnire, mais celui-ci dclare qu'il ne la rendra
qu'aprs un combat singulier avec l'un d'eux :

s'ils le vainquent, ils reprendront leur sur;


si c'est lui qui l'emporte, ils deviendront ses es-
claves. Celui que dsigne le sort pour lutter
contre l'mir, est Constantin, le petit Constantin,
i|ue nous retrouverons tout l'heure. La lutte
est des plus chaudes et c'est Constantin qui a le

l'mir vaincu implore la piti de son ad-


Iessus;
ersaire en croisant les doigts, suivant la cou-
ime de son pays.
Sous couleur d'accomplir sa promesse, l'mir
donne alors aux jeunes gens son anneau et les

invite parcourir toutes les tentes, pour y retrou-


ver leur sur. Aprs de longues et vaines recher-
ches, ceux-ci rencontrent un Sarrasin, qui leur
tudes de littr. gi\ mod. 1*
10 CHAPITRE PREMIER

dit : Allez dans ce ravin, vous y verrez un ruis-

seau; l nous avons gorg hier des jeunes filles

qui nous rsistaient . En effet, l'endroit indi-


qu, ils aperoivent des corps mutils, mais sans
y dcouvrir celui de leur sur. Ils leur donnent
la spulture, prononcent sur eux un mirologue et

se rendent de nouveau, menaants, chez Tmir.


Celui-ci les questionne sur leur origine. Nous
sommes, lui disent-ils, des Grecs ('P(0[jLaw!.) de
sang illustre, nous descendons de la famille des
Ginname et des Ducas et nous comptons, parmi
nos cousins et nos oncles, douze stratges. Mais
toi-mme, mir, qui es-tu? Je suis, dit-il, fils

de Ghrysovergis, ma mre s'appelait Panthia,


Amvron tait mon grand-pre et Karois (1) mon
oncle. Je fus remis par ma mre des parents
Arabes, qui m'ont lev et m'ont fait chef suprme
de toute la Syrie. Et moi, que n ont pu vaincre
jusqu'ici ni les stratges ni leurs armes, j'ai t
subjugu par la beaut d'une femme, celle qui est
votre sur, et je ne vous ai mis l'preuve qu'afin
d'acqurir la certitude. Sachez qu'elle ne m'a pas
donn un baiser, pas adress une parole; voyez-
la, elle est dans ma tente, et si vous voulez bien

(1) Dans d'autres versions on trouve la forme Kosros, c'est-


-dire Cosros.
DIGNIS AKRITAS 11

l'accepter pour beau-frre, je reviendrai avec


bus en Remanie et me ferai chrtien .
Telle est, dans ses grandes lignes, la premire
partie du roman de Dignis, celle qui prcde la
laissance du hros, car Dignis sera le fils de
Tmir Moussour et de celle qu'il a enleve et dont
il va faire sa femme.

Les chansons populaires qu'on recueille de nos


jours encore de la bouche des paysans grecs ne
renferment, notre connaissance, rien qui cor-
responde directement cette premire partie de
l'pope; mais, si aucune d'elles ne relate les

pisodes que nous venons d'indiquer, elles sont


loin d'tre muettes sur les exploits des oncles de
Dignis, et deux d'entre elles surtout mritent
d'tre signales.
La premire provient de Fle de Chypre,
qui est riche en chansons akritiques (1). Elle est
intitule La chanson de Kostantas^ c'est--dire de
Constantin, l'oncle de Dignis, celui-l mme que
nous venons de voir lutter victorieusement contre

(1) Ghr. G. Pantlidis, Chansons akriliques chypriotes (ert

grec) dans la revue Laographia, 1910, t. II, p. 61 sqq.


12 CHAPITRE PREMIER

l'mir, le Petit Constantin, dont il est si frquem-


ment question dans les chansons populaires.

LA CHANSON DE KOSTANTAS

L-bas, aux confins des confins, o se trouve un


cap, o se trouve un port, o la ronce est d'un
empan et o foisonne le tribule, o la cime de la
ronce atteint la hauteur du cheval prenez la
pierre, elle est du fer; prenez la terre, elle est du
plomb ;
prenez le gravier, c'est de la forte perle
l s'est tabli Kostantas, le rude pallikare, le rude
et l'imberbe, au milieu de ses bravoures, au milieu
de ses hauts faits, au milieu de ses exploits.
Le roi, apprenant qu'il est si brave, envoie deux
de ses fils adoptifs pour le prendre. Ils ne trouvent
pas Kostantas, mais c'est sa belle qu'ils trouvent.
Ils s'arrtent et se demandent comment ils la salue-
ront. S'ils l'appellent rosier, le rosier a des pines ;

s'ils l'appellent rameau flexible, c'est un rameau et


il flchit.

Allons, saluons-la comme il faut et comme il

convient. Bonne te soit l'heure, blonde jeune femme,


esprit de la Vierge ; c'est toi qui es l'vangile, un
oiseau du Paradis.
La jeune femme 'qui tait sense, sensment r-
pondit :
DIGNIS ARFUTAS 13

^poslantas est l'tranger et j'attends son retour.


H Elle n'avait pas fini ces mots, elle n'avait pas fini

^pe dire, et voil que Kostantas apparat dans la


^^laine. Il tient le dragon par l'oreille, le lion par la

dent, les petits dragonnaux suspendus sa selle, et

le citronnier avec ses racines, pour se prserver du


soleil. A sa vue les fils adoptifs frissonnent de mille
frissons ; sans mal de tte la tte leur est dolente.
Prends-nous un peu en patience, un peu en at-
tente, que la lumire revienne nos yeux, que nous
retrouvions nos esprits et ressaisissions nos mem-
bres, afin de te dire deux mots.
Il les prend un peu en patience, un peu en attente,
la lumire revient leurs yeux, ils retrouvent leurs
esprits, ils ressaisissent leurs membres et lui disent
deux mots :

Allons, viens, Kostantas, roi veut. le te

Que me veut roi et quel est son bon plaisir?


le

Si c'est pour la danse, je prendrai mes vtements


de rechange; si c'est pour la bataille, je prendrai
mes armes.
Allons, viens, Kostantas, quoi qu'il te veuille,
allons
Il entra et mit les vtements qui lui allaient, ni
longs, m courts, juste sa taille. En-dessous il mit
des vtements d'or, en-dessus des vtements cris-
tallins, puis une casaque toute d'or qui recouvrit le
14 CHAPITRE PREMIER

tout. Ayant mis ces vtements, il ceignit son pe


et il se rendit l'curie, l o il avait ses chevaux.
Il ne prit ni son moreau, ni son grison, mais celui
qui avait des genoux noirs, le briseur de pierres,
celui qui, ne trouvant pas manger, pouvait d-
truire une ville.

Kostantas saute cheval et s'en va. Prs du fleuve


Euphrate, il voit un Sarrasin.
Bonne te soit l'heure, Sarrasin, dans tes bravou-
res, dans tes hauts faits, dans tes exploits. J'ai

besoin d'un peu de ton eau, pour boire, moi et mon


cheval
Kostantas lui demanda de l'eau, le Sarrasin lui
donna des coups de massue. A la suite de ces coups
ils en vinrent aux mains trois jours et trois nuits
;

ils combattirent. Au bout du troisime jour apparat

Andronic, il descend vers eux :

Je t'admire, Kostantas, dans tes bravoures, dans


tes hauts faits, dans tes exploits ;
quel est donc ce
fantme, qui s'est coll toi ?

Kostantas lui rpliqua :

Dis-moi, que faut-il en faire ?

Par terre droite Serre-le, par terre droite


frappe-le.
Il fit ce qu'il lui disait, ce qu'il lui recommandait.
Par terre droite il le serra, par terre droite il le

frappa, et du choc que fit le coup, le sol retentit


dans ses profondeurs et le trne du roi trembla et
DIGNIS AKRITAS 15

racilla. Les mercenaires du roi alors se prirent


lui dire :

Quelque part il claire, quelque part il tonne,


[uelque tombe de la
part il grle, quelque part
>ieu a voulu perdre le monde.
Mais le roi rpliqua ses gens : Nulle part il

n'claire, nulle part il ne tonne, nulle part il ne


tombe de la grle, nulle part Dieu n'a voulu perdre
le monde, mais c'est un coup de massue de Kos-
; malheur qui l'a gob!...
Kinlas
Kostantas saute cheval et se remet en marche,
e roi en le voyant se leva pour le recevoir, lui

pporta un sige d'or et le ft asseoir prs de lui. Ils

chargent leurs tchibouks et prennent leur caf, puis


commencent parler de leurs bravoures, de leurs
hauts faits, de leurs exploits.
Kostantas ensuite eut l'ide de sortir pour se pro-
mener; la reine l'aperut et se prit l'aimer, mais
lui ne la voulut pas et elle en conut du dpit. Et
voil que la reine va chez le roi :

Quel est (dit-elle) ce fantme que tu as amen


ta cour? Veux-tu qu'aujourd'hui ou demain il te
prenne l'honneur?
Va ton chemin, reine, Kostantas est sage, plus
sage que ton propre fils.

La reine se retira et alla sur son trne, elle pri


des ciseaux de bronze, coupa sa natte et se rendit
chez le roi :
16 CHAPITRE PREMIER

Kostantas est venu pour me ravir l'honneur, je

n'ai pas consenti et il a coup ma natte.


A cette vue, le roi fut fort irrit ; il appela ses

mercenaires, pour charger Kostantas de fers. On le

prend, on le charge de grands fers, de lourdes cha-


nes de bronze. Il tend les bras et glorifie le Seigneur:
Si je suis ta crature, Christ mon Dieu, exauce-
moi. Fais tomber une feuille de papier et deux gout-
tes d'encre, que j'crive deux mots et les envoie
Andronic.
Dieu l'exaua, il fit tomber une feuille de papier
et deux gouttes d'encre, et Kostantas crivit deux
mots qu'il envoya Andronic.
A cette vue, Andronic entra dans un violent cour-
roux. On lui apporta son repas, il le jeta aux chiens,
sauta sur son cheval et se mit en route. En appro-
chant d'eux, son cheval hennit et sa voix le sol

rsonna dans ses profondeurs, le trne du roi trem-


bla et vacilla. Les mercenaires du roi alors se pri-
rent lui dire :

Quelque part il claire, quelque part il tonne,


quelque part tombe de
il la grle, quelque part Dieu
a voulu perdre le monde.
Mais le roi rpliqua : Nulle part il n'claire,
nulle part il ne tonne, nulle part il ne tombe de la
grle, nulle part Dieu n'a voulu perdre le monde,
c'est seulement Andronic qui descend contre nous.
Sortez Kostantas, qu'il aille au-devant de lui et, par
DIGNIS AKRITAS 17

5S yeux^ par sa lumire qu'il arrte son courroux !

On sortit Kostantas, il alla sa rencontre. A sa


le, Andronic lui fait un geste de mpris (1).

Kostantas lui rplique :

Ils m'ont trouv sans armes et ils ont fait de


loi ce qu'ils ont voulu.
Tous deux rapprochent leurs chevaux, tous deux
ipprochent les brides, saisissent leur lances poin-
tues, entrent dans la ville, la labourent, la relabourent

et y sment des pois chiches.


et annes vous tous qui coutez. Celui qui
kVie
'a appris cette chanson est tenu pour pote . A
lui, souhaitons la batitude; pour moi, les remer-
ciements. (Les assistants :) Merci toi.

Le texte qu'on vient de lire a les dfauts de


beaucoup de chansons populaires il n'est pas :

homogne, des lments trangers en ont cor-


rompu la puret premire ; des phrases, des
thmes appartenant d'autres chansons s'y sont
peu peu mls. Il serait relativement ais d'en
oprer le partage, mais ce qui seulement importe
ici, c'est de constater que nous sommes en
prsence d'un fonds pique : les exploits d'An-

(1) Ta ixaxa t ^iXks:, c'est--dire il lui prsente les dix


doigts tendus , il lui fait le geste de la [j.ouvT!;a.
18 CHAPITRE PREMIER

dronic et de son fils Constantin, le grand-pre et


l'oncle de Dignis Akritas.
Dans notre seconde chanson, qui a t recueillie
dans le Pont, et oi les Sarrasins ont t rempla-
cs par les Turcs, nous allons retrouver Andro-
nic, son fils Xanthinos (Constantin, dans d'autres
versions) et un autre fils encore, lev en escla-
vage, car la propre femme d'Andronic, comme
plus tard sa fille, aurait t ravie par un mir. Ce
fils, dont le nom n'est pas donn dans notre ver-
sion, est appel ailleurs Porphyre.

LES FILS D'ANDRONIC (1)

Les Turcs, lorsqu'ils razziaient la Ville (2), la


Remanie, pillaient les glises, prenaient les icnes,
prenaient des croix d'or, des vases d'argent. Ils

prirent aussi ma mre, qui tait grosse de moi (3).

Dans les chanes elle eut les douleurs, prisonnire


elle m'enfanta ; elle alla me mettre au monde sur

(1) Triantaphyllidis, Les fugitifs, p. 22-23. Pernot, Anthologie


de la Grce moderne, Paris, 1910, p. 25 et suiv.
(2) Ordinairement Constantinople ; ici peut-tre Trbizonde.

(3) C'est abusivement que le dbut de cette chanson a t mis


la premire personne. Il devrait tre la troisime, comme
c'est le cas pour la suite.
DI6NIS AKRITAS 19

5calier de l'mir Ali . Ce fut l qu'elle me nourrit,


miel, de lait et de viande d'agneau. Ouvertement
me dorlotait, secrtement elle me recomman-

Mon fils, si tu vis et grandis, fuis-t'en enRoma-


te; l est ton pre Andronic, ton bon frre
Xanthinos.
Le prisonnier grandit, il grandit et s'arma, prit
son sabre lger et sa lance hellnique. Le prisonnier
se prpara et, sur sa route de douleur :

. Chres toiles, abaissez- vous; ma lune, viens


en bas; et montrez-moi le chemin qui mne en
Romanie.
Les toiles s'abaissrent, la lune vint en bas ;

elles lui montrrent le chemin qui menait en Roma-


nie.

Il rencontra pre et fils au carrefour (1); le pre


dormait, le fils tait veill. Il passa et lui souhaita
le bonjour; de bonjour il ne reut pas. Ils tirrent

leurs sabres pour s'entrefrapper ; les sabres se bri-

srent et ils ne s'entrefrapprent pas. Ils saisirent

leurs lances pour s'entrefrapper ; les lances se bri-

srent et ils ne s'entrefrapprent pas. Ils se rappro-


chrent et se frapprent avec les poings.
Au bruit des poings, le pre s'veilla.
Mon fils, personne (encore) ne t'a touch, et

(1) C'est--dire son pre Andronic et son frre Xanthinos.


20 CHAPITRE PREMIER

celui-ci t'entreprend I Arrte, que nous lui deman-


dions d'o sont ses parents.
Par Dieu, par Dieu, prisonnier, d'o sont tes
parents ?

Ne sais-tu pas, quand on razziait la Ville, la
Romanie? On pillait les glises, on prenait les
icnes, on prenait des croix d'or, des vases d'argent ;

on prit aussi ma mre, qui tait grosse de moi; elle

alla me mettre au monde sur l'escalier de l'mir Ali.


J'tais jeune, j'ai vieilli, il me manquait un
couple d'perviers, et maintenant dans ma vieil-

lesse un couple d'perviers m'est venu.


Dans sa grande joie, dans son allgresse, ses
larmes tombaient comme la grle de mai. Il se
tourna vers l'orient et se prosterna trois fois :

Christ, si une arme descendait l-bas, ni grande


ni petite, neuf milliers d'hommes, que je pusse
prendre mes perviers et frapper et ll
Il n'avait pas fini de parler qu'une arme descendit,
ni grande ni petite, neuf milliers d'hommes.
L o frappe Xanthinos, le sang jusqu' la taille;
l o frappe le prisonnier, le sang jusqu'au cou.
Arrire, arrire, mir Ali (1), de peur que je ne te
frappe! Mes yeux se troublent, mon sabre fume. Si
je frappe et que je te tue, on m'appellera meurtrier.

(1) L'arme en question est celle de l'mir et, dans la


mle, celui-ci se trouve aux prises avec le fils d'Andronic,
qui a grandi dans son palais.
DIGNIS AKRITAS 21

|i je ne frappe pas et que je ne te tue pas, on dira


rue j'ai eu peur. Je prfre ne pas te tuer, et qu'on
Jise que j'ai eu peur.

Le premier livre du pome d'Akritas se ter-

mine, avons-nous dit, au moment oii les frres

ont retrouv leur sur et o l'mir s'est engag


se faire chrtien, pour pouvoir l'pouser. La
jeune fille, ses frres, l'mir et toute sa suite

reviennent en pays grec. Le mariage s'y fait au


milieu de Tallgresse gnrale et de cette union
nat un fils qu'on appelle Basile Dignis, c'est--
dire Basile n de deux races {^i-^vrr^^).

Cependant la mre de Fmir n'avait pas sup-


port sans une grande amertume le dpart de son
fils pour un pays tranger, ni surtout l'abandon
par lui de la religion mahomtane. Elle lui

m ressa la lettre que voici

mon enfant bien-aim,


:

comment as-tu oubli


ta mre? Tu as aveugl mes yeux, lu as teint ma
lumire. Comment as-tu renonc tes parents, ta
foi, ta patrie, pour devenir un objet d'opprobre
dans toute la Syrie le monde nous excre
? Tout
pour avoir reni notre croyance, transgress la loi,
mal observ les prceptes du prophte.
22 CHAPITRE PREMIER

Que t'est-il arriv, mon enfant, comment les as-tu

oublis? Comment ne t'es-tu pas rappel les actions


de ton pre, combien de Grecs il a gorgs, combien
il en a ramens esclaves ? N'a-t-il pas rempli les pri-
sons de stratges et de gouverneurs, ravag de nom-
breux thmes de la Romanie, amen comme prison-
nires de belles filles nobles ? S'est-il laiss comme
toi sduire au point d'apostasier ? Quand l'environ-
nrent les armes grecques, les gnraux lui juraient

par d'effroyables serments que l'empereur l'hono-


rerait du titre de palrice, qu'il deviendrait premier
cuyer, s'il jetait son pe. Mais lui, fidle aux pr-
ceptes du Prophte, mprisa les honneurs, ddaigna
les richesses et se fit hacher en morceaux, sans jeter
son pe. Et toi, n'y tant pas contraint, tu as d'un
coup tout abandonn, ta foi, tes parents et ta mre
elle-mme.
Mon frre et ton oncle, le moursi Karos, fit une
expdition au rivage de Smyrne, ravagea Ancyre,
la ville d'Abydos, l'Afrique, la Trente, l'Hexakomie
et, ces contres soumises, il revint en Syrie. Et toi,
infortun, tu as fait une expdition, et quand tu
allais tre glorifi par toute la Syrie, tu as tout
perdu pour l'amour d'une trangre et tu es devenu
un tre maudit dans chaque mosque. Si tu ne
viens pas en Syrie et ne te prsentes pas vite, les
mirs se proposent de me jeter au fleuve, d'gorger
tes fils comme ceux d'un pre apostat, et de remettre
DIGNIS AKRITAS 23

d'autres tes charmantes filles, qui sont impatientes


et soupirent aprs toi.

mon trs doux enfant, aie piti de ta mre, ne


prcipite pas , force de chagrins ma vieillesse dans
l'Hads, ne souffre pas que tes fils soient injuste-
ment mis mort, songe aux larmes de tes char-

mantes filles, pour que le Dieu tout puissant ne te

supprime pas du monde. Je t'ai envoy, comme tu

vois, des cavales de choix; monte la baie, prends en


main la noire, que l'alezane suive, et nul ne pourra
te rejoindre. Prends aussi ta Grecque, si tu as du
regret d'elle. Mais si tu me dsobis, tu seras mau-
dit.

La missive en question est remise l'mir et


fait pntrer le trouble dans son cur. Vient
alors une srie d'pisodes sur lesquels nous n'in-
sisterons pas : douleur de la jeune femme, qui
apprend le dpart prochain de son mari, cour-
roux des frres, et enfin rconciliation gnrale,
sur la promesse de l'mir qu'il reviendra, et le
plus vite possible. Il part, voyage en effet en
grande hte, envoie chaque jour des lettres sa
bien-aime et arrive enfin au chteau d'Edesse,
o se trouve sa mre. Ici les diffrentes versions
varient pour le dtail, mais elles sont d'accord
dans leur ensemble : aux croyances musulmanes
24 CHAPITRE PREMIER

que lui rappelle sa mre, l'mir rpond par une


profession de foi chrtienne, dont le rsultat
immdiat est la conversion de celle-ci et de tout
son entourage. Copistes et remanieurs entraient
ainsi sur leur terrain de prdilection, ils s'y sont

complaisamment arrts chacun d'eux y a


et tra-

vaill sa guise. On verra plus loin que cet l-

ment chrtien a quelque importance dans l'histo-


rique de la tradition akritique.
Le retour est dcid. Ramenant avec lui sa
mre, prcd de riches prsents, accompagn
d'une magnifique escorte, l'mir arrive aux fron-
tires de la Cappadoce oii demeure sa hien-aime.
Qui annoncera ce retour la jeune femme et

recevra les o-uy^apixia, le cadeau de flicita-

tions , celui qu'on fait au porteur d'une bonne


nouvelle? Ce sera l'mir lui-mme, qui ne veut
tre devanc par personne, de peur de paratre
manquer de zle envers sa belle.

Il change aussitt d'quipement, pour se vtir

met un dessus de cuirasse merveil-


la grecque. Il

leux, un turban blanc et or, monte sur une mule


baie, au front toile, arrive devant sa maison, et
s'annonce, en chantant ce distique :

Ma colombe charmante, accueille ton pervier el

console-le de son sjour l'tranger.


DIGNIS AKRITAS 25

Les suivantes courent la fentre et s'em-


'essent d'avertir leur matresse, qui doute
^' abord, car quiconque voit subitement ralis
bjet de ses vux, s'imagine dans son allgresse
tre le jouet d'un songe. Mais l'mir se prsente
b personne, ils s'enlacent troitement et, dit le

pote, si la belle-mre ne les et aspergs d'eau,


lisseraient tous deux tombs terre vanouis;
souvent en effet l'excs d'amour est cause d'acci-

dents de ce genre et une trop grande joie peut


conduire la mort.

III

Livre IV. Enfances de Dignis. enlve sa belle. 11

Le mariage de Dignis. Dignis aux frontires.


Les auteurs de romans byzantins ne composent
pas pour les lecteurs impatients ou presss.
Nous arrivons seulement maintenant au sujet
vritable de notre pome la vie et les exploits :

de Dignis Akritas. Nous sommes au livre IV et


ce livre dbute presque comme s'il s'agissait d'un

pome nouveau. L'auteur clbre la puissance de


l'amour et rappelle brivement les vnements
tudes de littr. gr, mod. 2
26 CHAPITRE PREMIER

de la vie de l'mir qui viennent d'tre conts, de


sorte que, si l'on partait de ce principe que le
Dignis a t compos suivant les rgles habi-
presque d'admettre qu'il y a
tuelles, force serait

eu d'abord un pome relatif Dignis lui-mme,


qu' ce pome est venu s'en ajouter un autre
relatif son pre, et qu' celui-ci encore, mais
dans certaines versions seulement, ce qui
nous a autoris le passer prcdemment sous
silence s'en est ajout un troisime, plus court,
relatif au grand-pre maternel du hros principal.
Mais jusqu' quel point sommes-nous fonds
appliquer ici le principe en question, c'est ce
qu'il est prsentement difficile d'tablir avec cer-
titude et, tant que d'autres manuscrits ne nous
apporteront pas ce sujet un complment d'in-
formations, il sera sage, semble-t-il, d'accepter
comme valable, tout au moins ce que nous donne
l'ensemble de nos versions.
Ce quatrime livre renferme les enfances
et le mariage de Dignis. On y voit comment
Dignis, aprs avoir reu les leons d'un pro-
fesseur et cultiv d'abord son intelligence,
s'exerce la lutte, puis la chasse ;comment,
dans une partie de chasse, oii il accompagne l'mir
son pre et son oncle Constantin, Successivement
DIGNIS AKRITAS

errasse deux ours, attrape une biche la course,

saisit par les pattes de derrire et la fend en deux


rts, tue un lion, et enfin, suivant certaines ver-

I ^ions, se mesure pour la premire fois contre les


fclates de Philopappos. C'tait un admirable jou-
i^nceau. Il avait une chevelure blonde et boucle,
de grands yeux, un visage blanc et rose, des
sourcils trs noirs, une poitrine comme du cris-

tal, large d'une brasse.


L'amour, la puissance duquel notre auteur a
fait une allusion au dbut de ce livre, ne devait
pas tarder pntrer dans le cur d'un adoles-
cent si imptueux. Un jour qu'en revenant de la
chasse Dignis approchait de la maison d'un
clbre stratge, subitement et au grand ton-
nement de sa suite, il se mit chanter :

Quand unjeune homme aime une belle jeune fille et


que, passant prs de l, il n'aperoit pas ses charmes,
son pauvre cur est oppress, il n'a plus de joie la vie.

C'est l ce qu'on appelle aujourd'hui une


TaTivoa, tymologiquement une aubade , du
vnitien matinada^ en ralit une srnade, et
c'est tous ceux qui ont vcu dans les villages
grecs le savent la faon la plus habituelle en-
core dont les jeunes gens y dclarent leur amour.
28 CHAPITRE PREMIER

Je souhaite bonne nuit quelqu'un dont je ne dis pas


le nom, car,si je pense ce nom, mes yeux se trou-
blent et pleurent.

chantent de mme aujourd'hui sous les fentres


de leur belle les amoureux timides.
On prtend que les jeunes Grecques ne sont
pas insensibles des posies ainsi dites, et le

roman de Dignis justifie cette rumeur : la jou-


vencelle qui s'adresse Dignis s'approche en
cachette de la fentre et, assure le pote,

Un amour passionn s'alluma en elle et par les yeux


il coula dans son me.

L'amour suit encore peu prs de nos jours le

mme chemin :

Il se prend par les yeux, il descend aux lvres et des


lvres il va au cur, o profondment il s'enracine.

Aprs une scne dont, dans aucune de nos


versions, les dtails ne se prsentent d'une faon
tout fait satisfaisante, Dignis part, en empor-
tant la certitude qu'il est aim de la jeune fille.

Rentr chez lui, il manque d'apptit, il demande


Dieu de hter le coucher du soleil et le lever de
la lune, et il recommande son palefrenier de

tenir prt son cheval noir, de lui mettre deux san-


CHAPITRE PREMIER 29

les et deux pectoraux, de suspendre la selle

on pe et sa massue, et de bien serrer le mors,


our que la bte obisse vite. En attendant, il

prend sa guitare, dont il jouait merveilleusement,


et il chante en s'accompagnant :

Celui qui aime tout prs n'est pas priv de sommeil;


elui qui aime au loin, qu'il ne se relche pas la nuit.

Nous avons l une forme ancienne du distique


bien connu :

Celui qui aime dans le voisinage a bien de la joie,


il
y gagne du sommeil et fait des conomies de souliers.

Bref, la nuit vient, Dignis se met en route, il

arrive la maison de la jeune fille, s'entretient


longuement avec elle, ils changent des serments
et la perdrix prend son vol, le faucon la reoit .

Ainsi se trouve ralis le souhait de l'mir qui,


son retour de Syrie, disait en prenant son jeune
fils dans ses bras :

Quand donc, mon bon faucon, dploieras-tu tes ailes,


poursuivras-tu les perdrix et soumettras-tu les brigands ?

Dignis est un pallikare ; il ne se cache pas


pour agir et, au moment o il part avec celle
qu'il aime, il lance son futur beau-pre un dis-
tique plein de raillerie :

tudes de lit ter. gr. mod. 2*


30 CHAPITRE PREMIER

Donne-moi ta bndiction, seigneur beau-pre, ainsi qu'


ta fille, et rends grces Dieu d'avoir un gendre pareil.
L'veil est alors donn par les gardes; le stra-
tge, ses fils et une nombreuse troupe s'lancent
la poursuite de Dignis ; le hros s'arrte, fait

asseoir la jeune fille sur un rocher profondment


enracin, met la troupe en droute, dsaronne
les frres, si bien que le vieux stratge glorifie en
effet le Seigneur de lui avoir accord un gendre
comme celui-l. Il propose Dignis de revenir
au palais pour prendre la dot de la jeune fille;

celui-ci s'y refuse en dclarant que ce n'est pas


la richesse qu'il a recherche, mais la beaut ; il

part avec la jouvencelle ; leurs noces se font en


grande pompe et durent trois mois.
C'est l d'ailleurs le troisime enlvement dans
la famille de Dignis ; les deux prcdents ont t
ceux de sa mre et de sa grand'mre.
Une chanson populaire chypriote, publie par
Sakellarios, au tome II de ses Kypriaka (Athnes,
1891), pag. 14-16, et traduite par Sathas et Le-
grand,pag. Liv-Lvides Exploits de Dignis A kritas,
relate elle aussi cet pisode, et l'on va voir qu'en-
tre autres analogies avec le pome on y retrouve
jusqu' la mention de la pierre sur laquelle Dignis
place sa bien-aime pour qu'elle assiste au combat.
DIGNIS AKRITAS 31

LE MARAGE DE DIGNIS

Trois seigneurs s'taient assis pour manger et


)ire. N'ayant pas de sujet de conversation, ils com-

lencent faire un rcit. L'un parle d'pe, l'autre


de lance, le troisime, le meilleur, parle de palais :

J'ai parcouru beaucoup de palais; ils sont nom-


breux les palais que j'ai vus, mais comme le palais
d'Aliandre je n'en ai vu aucun. Les portes sont en
marqueterie, les murs revtus de bois ouvr, et du
cintre des fentres pend le mtal prcieux, et sur
le mtal prcieux est une jeune fille irrite : on l'a

prise et on l'a donne Jean pour fiance. Ce n'est

pas Jean qu'elle convient, c'est Dignis qu'elle


convient.
Et Dignis au dehors se tient et coute ; il donne
un coup de pied la porte, et de dehors oii il tait
il se trouve dedans. A sa vue les seigneurs se lvent
pour le recevoir.
Bienvenu soit Dignis pour manger et boire avec
nous.
Dignis n'est pas venu ici pour manger et boire
avec vous. Vous tiez assis trois seigneurs pour man-
ger et boire et, n'ayant pas de sujet de conversation,
vous avez commenc un rcit.
N'ayant pas de conversation, nous avons com-
menc un rcit. L'un parle d'pe, l'autre de lance,
32 CHAPITRE PREMIER

le troisime, le meilleur, parle de palais : J'ai par-


couru beaucoup de palais; ils sont nombreux les

palais que j'ai vus, mais comme le palais d'Aliandre


je n'en aivu aucun. Les portes sont en marqueterie,
les murs revtus de bois ouvr, et du ceintre des
fentres pend le mtal prcieux, et sur le mtal pr-
cieux est une jeune fille irrite : on l'a prise et on
l'a donne Jean pour fiance. Ce n'est pas Jean
qu'elle convient, mais c'est ta seigneurie.

Un coup d'peron son moreau et il va chez Chilio-


pappos (1). Lorsque celui-ci aperut Dignis, il se

leva pour le recevoir.


Bienvenu soit Dignis, pour manger et boire
avec nous.
Dignis n'est pas venu ici manger et boire avec
toi, mais Dignis est venu pour que tu ailles ngo-
cier son mariage.
Mes vtements sont sales, mes armes se sont
Touilles et mon moreau boite, je ne puis aller ngo-
cier ton mariage

Et Dignis rpond Chiliopappos et lui dit :

Si tes vtements sont sales, je te donne les miens;


si tes armes se sont rouilles, je te donne mes
armes; si ton moreau boite, je te donne mon mo-

reau, et, encore une fois, Chiliopappos, va ngocier


mon mariage.
Chiliopappos se dshabille, il prend les vtements

(1) Variante de Philopappos.


DIGNIS AKRITAS 33

Kvauche son magnifique moreau. Un coup d'peron


^son moreau, et il va chez Aliandre. Lorsque les sei-
l'aperurent, ils se levrent pour le recevoir.

Sois
tgneurs le bienvenu, Chiliopappos, pour manger et
boire avec nous, manger les meilleurs morceaux du
livre, manger de la perdrix rtie, manger des
oignons sauvages, ce mets des braves, boire du vin,
de doux vin, la sant du couple.
Chiliopappos, n'est pas venu ici pour manger
et boire avec vous, manger les meilleurs morceaux

du livre, manger de la perdrix rtie, manger des


oignons sauvages, ce mets des braves, boire du
vin, de doux vin, la sant du couple. C'est Dig-

nis qui m'a envoy ngocier son mariage.


Et la mre de la jouvencelle rpond elle dit cette ;

parole :

La mre de Dignis est Sarrasine, son pre est


Juif, et lui c'est un aventurier, je ne le veux pas
pour gendre
Et le pre de la jouvencelle rpond, il dit cette

parole :

- La mre qui a mis au monde ma fille en mettra


['autres au monde ; le pre qui l'a engendre en engen-
Irera d'autres; moi je prendrai Dignis pour gendre.
Un coup d'peron de Chiliopappos, et il va chez
>ignis. Et quand Dignis le vit, il entra dans une
jrande joie.
34 CHAPITRE PREMIER

Sois le bienvenu, Chiliopappos, avec les bonnes


nouvelles
Bienvenu soit Chiliopappos^, mais avec les mau-
vaises nouvelles. Quand les seigneurs m'ont aperu,
ils se sont levs pour me recevoir. Bienvenu soit
Chiliopappos, pour manger et boire avec nous {etc.^
comme prcdemment).
Et l terre Dignis s'irrita et se courroua :

Descends du mpreau, Chiliopappos. Tu as sali

mes vtements, tu as rouill mes armes, fait boiter


mon moreau, et maintenant que vais-je faire?
Il se dshabille, remet ses vtements, ceint ses
armes, s'lance et chevauche son magnifique moreau.
Attends-moi, Dignis, que je te donne un conseil.
Prends ce chemin, prends ce sentier; le sentier te
mnera l-haut sur la colline. L il y a de beaux
pins, coupes-en un, assieds-toi, taille dedans un bon
violon, joues-en doucement et doucement chante,
et tous les oiseaux du ciel iront a?vec '^oi. Et la jeune
fille sera dupe de ce stratagme, elle se mettra la
fentre, et si tu es brave et audacieux, tu Fenlves
et tu fuis.
Dignis fait comme il lui avait dit, comme il lui
avait recommand. Il prend le chemin, il prend le
sentier {etc., comme prcdemment)^ et Dignis, qui
tait brave, l'enlve et s'enfuit. Les uns saisissent
leurs coutelas, les autres leurs pes (pour les pour-
suivre).
DIGNIS AKRITAS 35

Et Dignis trouve des rochers profondment enra-


cins. 11 s'arrte auprs et met pied terre. Il se
lient debout et se dit en lui-mme : Je ne dois pas
Conqurir la jouvencelle avec mon pe, ce serait
>our moi un dshonneur . Il se tient debout et se
lit en lui-mme que peut-tre sous le rocher est un
Iragon qui pourrait sortir et dvorer la jeune fille.

[1donne un .coup de poing au rocher et il en sort


un dragon. 11 donne au monstre un soufflet et lui
dforme la mchoire : Veille, dragon, veille, veille

sur ta matresse .

Un coup d'peron son moreau, et il va chez


Aliandre... A un demi-tour de son cheval, il ren-
contre sa belle-mre (qui lui dit) :

Attends, mon cher gendre, pour prendre la dot


de ma fille.

-- Sans dot je la voulais, sans dot je la prends.

La mre de Dignis tait Sarrasine, son pre est Juif,


et lui c'est un aventurier, je ne le veux pas pour

gendre (1).

Et Dignis lui donne un coup de sabre et lui

tranche la tte.

A un demi-tour de son cheval, il rencontre son


beau-pre (qui lui dit) :

Attends, mon cher gendre, pour prendre la dot


de ma fille.

(1) Dignis reproche la belle-mre les paroles qu'elle a dites


36 CHAPITRE PREMIER

Sans dot je la voulais, sans dot je la prends.


La mre qui a mis au monde ma fille en mettra
d'autres au monde; le pre qui l'a engendre en
engendrera d'autres; moi je prendrai Dignis pour
gendre [La fin manque).

Aprs la clbration de son mariage, Dignis


emmena avec lui sa belle et ses braves et se ren-
dit aux confins de l'empire. Il faisait des courses
dans les dfils et sur les frontires (axpai), c'est

pourquoi on lui donna le surnom d'Akritas. Il

vivait l un peu en hypochondre, seul dans une


tente avec sa femme (les autres tentes taient
loignes de la leur), dfendant qui que ce ft
de l'approcher et se nourrissant de gibier. De
cette hypochondrie de Dignis une autre preuve
nous est donne la fin mme du quatrime
livre, quand l'empereur Romanos, au bruit de

ses exploits, l'invite lui rendre visite et que


Dignis lui rpond :

Seigneur, je suis ton esclave; et si, comme tu l'as


crit, tu dsires voir ton humble serviteur, prends
avec toi quelques personnes et viens sur le bord de
l'Euphrate. L tu me verras, sire, quand tu le juge-
ras bon. Et ne crois pas que ce soit par dsobis-
sance que je ne me rends pas vers toi. Mais tu pos-
sdes quelques soldats inexpriments, et si certains
DIGNIS AKRITAS 37

l'entre eux disaient ce qu'il ne faut pas, certaine-


lent je te priverais d'eux ; car ce sont l des choses
[ui arrivent, quand on est jeune.

L'empereur se rend cette trange invitation,


voit sur place les prouesses de Dignis Akritas
s'en retourne, heureux de compter parmi ses
ijets un tel champion

IV

Livres V et VI ou Gab de Dignis. Histoire de la ille

d'Haplorravdis. Akrites et Aplates. Yanis et sa


belle. Combat de Dignis et de Maximou.

(Avec les livres V et YI, le pome prend subite-


lent une autre marche. Ce qu'on y trouve, ce
'est pas la suite logique des exploits de Dignis,
lais seulement quelques-uns de ceux-ci, racon-
ts par le hros lui-mme. Il y a l une anomalie
apparente, qui remonte une vieille tradition,
puisqu'elle existe dans toutes les versions, voire
mme dans certaines chansons populaires du
cycle akritique, et sur laquelle nous reviendrons
plus loin.
Le cinquime livre a pour thme l'aventure
tudes de littr. gr mod.
,
3
38 CHAPITRE PREMIER

amoureuse d'Akritas et de la fille d'Haplorravdis.


Dignis, mari, mais g seulement de quinze ans
suivant une tradition, de dix-huit ans suivant une
autre, avait pntr en Syrie et chevauchait seul,
comme d'habitude. Altr par la grande chaleur,
il se mit la recherche d'une source et se diri-

gea vers un palmier qu'il apercevait au loin. En


s'approchant il entendit des gmissements et

dcouvrit dans cette solitude une jouvencelle


plore, qui lui conta son histoire. Durant trois ans,
l'mir Haplorravdis, son pre, avait retenu en
captivit un jeune Grec, fils du gnral Anlio-
chus. Eprise de lui et profitant d'une longue
absence de l'mir, elle avait, avec l'assentiment
de sa propre mre, dlivr le prisonnier pour en
faire un prince de Syrie. Mais il avait voulu rega-
gner son pays et elle avait consenti l'accom-
pagner, sur la promesse que jamais il ne l'aban-
donnerait et qu'il ferait d'elle sa femme. Profitant
d'une grave maladie de sa mre, elle s'tait chap-
pe avec lui, en emportant beaucoup de richesses.
Leur fuite avait tait facile ; ils taient parvenus
jusqu' cette source, oii ils taient demeurs
troisjours et trois nuits, en se donnant les preuves
d'un mutuel amour. Mais la troisime nuit, alors
qu'ils reposaient ensemble, le fourbe s'tait lev
DIGNIS AKRITAS 39

irtivement, avait sell les chevaux et s'tait

loign avec les richesses. C'tait en vain qu'elle


'avait poursuivi, rejoint et suppli de ne pas

^ a laisser dans ce dsert ; il tait rest sourd


Hes plaintes et avait disparu. Depuis dix jours elle
n^avait aperu en ces lieux qu'un vieillard; il

allait en Arabie pour dlivrer son fils captif et il

lui avait dit qu'un jeune homme, dont le signale-


rpondait exactement celui du sducteur,
P'^ent
ait t arrt par le brigand Mousour, qui l'et

failliblement tu, si Akritas ne s'tait trouv l.

Sur ces entrefaites des Arabes se prsentent


inopinment. Dignis les met en fuite. A la bra-

voure dont il fait preuve, la jeune fille reconnat


le valeureux Akritas. C'est bien lui en efTet qui a
tu Mousour et sauv celui qu'elle aime encore. Il

lui propose de se faire chrtienne et il la runira,

dit-il, son amant. Gomme elle lui apprend qu'elle


est dj baptise, il part avec elle pour Chalkour-
gia; mais bientt les insinuations du Malin ont
raison de Dignis et la route est souille d'un
mfait .
Cependant ils arrivent Chalkourgia, o Akri-
tas savait qu'il trouverait le jeune Grec. Il lui fait

promettre, sous menace de mort, d'pouser la jou-


vencelle et de ne plus l'abandonner; il conte
40 CHAPITRE PREMIER

tous la faon dont il a arrach celle-ci aux Ara-


bes, et, pour ne donner au jeune homme aucun
prtexte de scandale, il a soin de cacher ce
qu'il ne convenait pas de dire. Aprs quoi, lui-
mme retourne vers sa belle, la conscience peu
tranquille, et il se hte de faire lever le camp.

De tous les mois, dit l'auteur au dbut du


sixime livre. Mai est le roi. Il est le trs char-
mant ornement de toute la terre, l'il de toutes
les plantes, l'clat des fleurs, l'rubescence des
prs et leur beaut tincelante ; il respire merveil-
leusement l'amour, il incite aux plaisirs d'Aphro-
dite; il fait de la terre mme la rivale du ciel, en
l'embellissant de fleurs, de roses et de narcisses.

C'est ce doux mois que choisit Dignis pour aller


planter sa tente dans une plaine magnifique, bien
arrose, avec un bois peupl d'une multitude d'oi-
seaux. La beaut de la noble jouvencelle qu'il
avait pour femme surpassait en clat celle des
paons et des fleurs; son visage avait la couleur
du narcisse; ses joues taient comme des roses
panouies, ses lvres faisaient songer aune tendre
fleur, quand commence s'ouvrir son calice ; des
boucles d'or ombrageaient ses sourcils. Autour de
leur lit brlaient toutes sortes de parfums. Dig-
DIGNIS AKRITAS 41

lis et sa belle passaient agrablement leur temps


[ans ce sjour dlicieux.

Divers vnements vinrent pourtant y troubler


leur repos : d'abord l'apparition d'un dragon et
l'un lion, dont le hros triompha aisment, puis
les incursions des aplates.
On a vu prcdemment que Dignis avait t
'^surnomm Akritas, Takrite. Les fonctions des
akrites sont nettement dtermines dans un trait
de Fart militaire attribu Nicphore Phocas : ils

ont pour mission par tout moyen, disposition et


zle vigilant, de travailler et de lutter pour que
par eux les pays grecs soient gards saufs des in-
cursions ennemies . Ils taient donc chargs de
protger les frontires, les marches ; c'taient
des sortes de marquis, de margraves, et ce titre
ils ressemblaient aux armatoles qu'a connus la
Grce sous la domination vnitienne et jusqu' la
guerre de l'Indpendance. Les aplates au con-
;raire avaient plus d'analogie avec les kleftes.
lux aussi taient thoriquement des dfenseurs
le l'empire, mais ils formaient des bandes d'irr-
fuliers qui souvent se souciaient peu des fron-
tires et pillaient les pays amis aussi bien que les
lutres. Le mot irsAaTYi vient de aTrsTvauvw ; les
iplates taient l'origine ceux qui enlevaient
CHAPITRE PREMIER

les troupeaux d'autrui, Ta X).OTpU yXa; 7:e>.aLi-

vovte; ; dans notre pome, leur camp, leur Xipipt.,

est appel TiaTap^^sTov repaire de brigands .

Le rcit des luttes d'Akritas contre les aplates,

dont le chef est Philopappos, nous transporte en


pleine pope; ce sont tantt des corps corps,
tantt des combats de Dignis contre des troupes
entires. Toujours le hros est vainqueur, sauf
une fois, o il est frapp par un aplate du nom
d'Ankylas et priv de sa massue. Il souffre de cet
affront pendant une anne et finit par en tirer
une clatante vengeance, en tuant son adversaire
dans un combat singulier.
Le pome nous parle de tentatives faites par
les aplates pour enlever la femme de Dignis,
mais nulle part il ne nous dit qu'elles aient t

couronnes de succs. Dans les chansons popu-


laires au contraire cet enlvement est reprsent

comme un fait accompli. Nombreuses sont les ver-


sions qui rapportent l'vnement, et nous prenons
dessein la suivante, non parmi celles qui parais-
sent avoir le mieux conserv la tradition premire,
mais parmi celles qui n'en sont plus qu'une sorte
d'cho, afin de montrer aussi ce que peuvent de-
venir les chansons de ce genre en passant de
bouche en bouche. N'tait l'existence de variantes,
- DIGNIS AKRITAS 43

m se douterait peine qu'on est ici en prsence


'une chanson akritique.

YANIS ET SA BELLE

Yanakis s'est mis labourer; il sme du bl pour

nourriture, de l'orge pour ses chevaux. Des


iseaux passent par l et saluent Yanis :

Yanis, tu smes et tu te rjouis, tu moissonnes et

tu fais le fier, mais des corsaires sarrasins se sont


empars de ta Belle.
Christ, s'ils l'ont prise, pourvu qu'ils ne l'aient

pas tue ! J'ai dix-huit chevaux qui pourront me la

ramener.
Il dtle ses bufs et va au village ; il prend sa
cravache et va ses curies :

Lequel de mes chevaux est prt faire un voyage,


se rendre ce soir en Syrie, s'y rendre et en
revenir?
Tous les chevaux qui l'entendirent pissrent du
sang, tous ceux qui le comprirent tombrent crevs;
mais un moreau, un vieux moreau de mille annes,
Fchine couverte de plaies :

J'ai mon Yanis, les voyages ne me vont plus,


vieilli,

mais pour l'amour de ma matresse je ferai encore


celui-ci, car elle me donnait en secret de l'orge dans

son tablier, car elle m'abreuvait en secret dans sa


44 CHAPITRE PREMIER

coupe d'argent. Ceins ta tte d'un mouchoir de


mille aunes, de peur que je ne butte sur une mon-
tagne, que je ne trbuche dans une valle, que je
n'parpille ta cervelle et ne l'crase comme une
amande.
Ils s'en vont en Syrie. On tait en train de la

marier.
LaBelle, qui donc vient l? Est-ce ton mari ou ton
frre ?
Ni mon mari, ni mon frre; ce n'est personne

au monde.
Bonjour, jeunes gens, bonne russite.
Prends bouteille, Belle, et sors
la la pour
verser boire.
La Belle prend la bouteille et sort pour lui verser
boire.
Tiens-toi ma droite, jouvencelle, et verse-moi
gauche.
Le cheval s'incline lgrement. Il la prend en
croupe. Le temps de dire : attrapez-le! il avait franchi
un millier de milles. Le temps de dire : regardez-
le ! on avait perdu sa trace.

Ne pouvant, avec ses seuls aplates, venir


bout de Dignis, Philopappos s'adresse une
femme, descendante de ces vaillantes amazones
que le roi Alexandre avait amenes du pays des
brahmanes ; elle possdait la trs grande nergie
DIGNIS AKRITAS 45

de sa race, la guerre tait son existence et sa joie

On nommait Maximou. Dans un premier enga-


la

gement, elle-mme et ses compagnons sont vain-


cus, mais Dignis et elle dcident de se mesurer
une fois encore en combat singulier.

Je me levai Taube ;
je montai cheval, et je

retournai dans la plaine, o je me tenais dans l'ex-


pectative. Le jour venait de paratre et le soleil dar-
dait ses rayons sur les sommets, quand Maximou,
seule, apparat dans le champ. Elle montait une cavale
noire et noble. Elle portait un dessus de cuirasse tout
en soie, couleur de castor, un petit turban vert sem
d'or, elle tenait un bouclier avec un aigle aux ailes
peintes, une lance arabe une pe pendait sa
;

ceinture. Je m'empressai de me rendre sa ren-


contre.
Nous tant approchs, nous changemes un salut.

Ensuite, excitant nos chevaux, nous nous sparmes ;

puis, aprs un petit temps de course par monts et


par vaux, nous nous frappmes la lance, sans
qu'aucun Nous tant aussitt spars,
ft renvers.

nous tirmes nos pes et nous fondmes l'un sur


l'autre en frappant avec acharnement. Cependant je
me gardais, mes chers amis, de la mettre mal, car
c'est un blme pour un homme, non seulement de
tuer une femme, mais dj d'engager le combat avec
elle. Maximou jouissait alors d'une grande rputation
tudss de litt. gr. mod. 3*
46 CHAPITRE PREMIER

de vaillance ; c'est pourquoi je n'eus pas honte de


lutter avec elle.
L'ayant frappe prs des doigts de la main droite,
l'pe qu'elle tenait tomba terre, et elle-mme fat

prise de frayeur et d'une grande hsitation. Mais je lui


criai :

Maximou, n'aie pas peur, compassion de ton


j'ai

sexe et de la beaut dont tu es remplie mais pour ;

que tu saches par mes actes qui je suis, je te donne-


rai une preuve de ma force sur ton cheval.
Aussitt je dchargeai un coup d'pe de haut en
bas sur les reins de l'animal et le fendis par le milieu.
Maximou bondit en arrire, tout pouvante et s'cria

d'une voix entrecoupe :

Aie piti, mon matre, d'un mchant garement


et, si tu ne le ddaignes pas, aimons-nous plutt.

Ce qu'il en advint nous est cont en une tren-


taine de vers qui font dfaut dans le manuscrit
de Grotta-Ferrata, un lecteur pudibond ayant ici

arrach un feuillet. Pour la seconde fois la femme


de Dignis pourrait se plaindre de son poux.
Quand celui-ci revient vers elle, il la couvre de
baisers, mais elle n'en est pas moins dvore de
jalousie ;
pour dissiper ces soupons, Dignis
doit entreprendre une justification en rgle et
appeler sa femme ma pomme parfume

On voit que, dans les livres Y et VI, la conduite


DIGiNIS AKRITAS 47

[e Dignis diffre sensiblement de ce qu'elle est


[ans le reste du pome. On la qualifierait volontiers
le cynique, s'il ne s'agissait ici probablement d'un
*gab (TAkntas^ c'est--dire d'un de ces rcits faits

lyiprs boire et o l'on se vantait d'exploits plus


Ku moins imaginaires. Ce genre est fort ancien

Bans la littrature occidentale (1), il nous est

furtivement apparu dans chanson chypriote la

traduite plus haut, p. 31, et son existence en


Grce nous est formellement atteste par nombre
d'autres chansons populaires :

Des seigneurs mangent et boivent, ils mangent et

se rcrent. Tout en mangeant et en buvant ils en-


tament une conversation; une conversation, une
comparaison ; ils parlent de faits d'armes ; de faits

d'armes, de mariages et de jolies filles.

A ivres VII et VIII.

parents.

Son
Palais de Dignis.
trpas. La mort de
Fin de ses
Dignis.

Avec le livre YII la narration reprend son


cours normal; ce n'est plus le hros qui raconte

(1) Jeanroy, Les origines de la posie lyrique en France au


moyen ge, Paris, 1889, p. 17 sq.
48 CHAPITRE PREMIER

lui-mme ses prouesses, mais le pote qui con-


tinue son rcit.

Basile Dignis, le merveilleux akrite, le rejeton

charmant et tout en fleur de la Cappadoce, la cou-


ronne de la vaillance, la source de l'audace, le jeune
homme agrable et beau entre tous, aprs avoir va-
leureusement soumis toutes les frontires, s'tre em-
par de beaucoup de villes et de provinces en rbel-
lion, eut ride d'habiter prs de FEuphrate. Il n'est

pas de fleuve plus beau que celui-l ; il prend sa


source dans le paradis terrestre lui-mme, c'est

pourquoi son eau a une douceur si parfume et la

fracheur de la neige nouvellement fondue.

Akritas a dtourn de cette eau et il a fait un


jardin magnifique. Un mur l'entoure, tout en
marbre poli. A l'intrieur le gazon pousse dru ;

des fleurs varies en rehaussent l'clat. Dans les

arbres et sur l'eau de nombreux oiseaux, paons,


perroquets et cygnes, prennent leur bats, les uns
nourris la main, les autres libres dans leur vol.
Au milieu de ce sjour enchanteur se trouve le

palais du hros. La partie extrieure est vaste,


carre, btie en pierres dtaille, avec des colonnes
et des fentres dans le haut ; les plafonds sont
orns de marbres prcieux et le parvis est en
DIGNIS AKRITAS

losaque. Cette premire enceinte enferme une


^aulre construction trois tages, avec de magni-
fiques chambres coucher, dont les marbres sont
|si artistement travaills qu'on dirait une toile
inement tisse; on y marche sur de l'onyx pareil
de l'eau congele dans du pur cristal. De part
lei d'autre, en annexe, sont des salles manger o
l'on a reprsent en mosaque dore tous les
guerriers illustres d'autrefois, l'histoire de Sam-
son, celle de David, des pisodes de la guerre de
Troie, Bellrophon tuant la Chimre, les triom-
phes d'Alexandre, les miracles de Mose, les plaies
d'Egypte, l'exode des Juifs et les glorieux faits
d'armes de Josu, fils de Navi. Au centre enfin
est un vaste espace, dans lequel Dignis a lev
un temple magnifique sous Tinvocation de saint
Thodore martyr. On verra plus loin que les
chansons populaires font mention, elles aussi,

de ce jardin et de ce palais merveilleux.


Subitement Akrilas apprend que son pre est

en danger de mort. Il revient en Cappadoce hti-


vement, mais trop tard cependant, et il prononce
la mode grecque, sur le corps du dfunt, le

mirologue que voici :

Lve-toi, mon pre, regarde ton fils chri, ton fils

unique, dis-lui quelque parole, donne-lui avis et con-


50 CHAPITRE PREMIER

seil, ne le passe pas en silence... Ne rpondras-tu pas


ton enfant aim? Ne me parleras-tu pas suivant
ton habitude? Hlas ! ta bouche prophtique et di-

vine se tait. Hlas! elle est teinte ta voix si douce


tous. O est la lumire de tes yeux, et la beaut de
ton visage? Qui a enchan tes mains, qui t'a enlev
la force? Qui a paralys tes pieds incomparables
la course? Qui a os, mon pre, me ravir ton
amour infini? crime, comble d'infortune,
douleur amre Dans les souffrances et la tris-
!

tesse tu as rendu l'me, en m'appelant par mon


nom jusqu' la fin. Quel bonheur et t le mien,
ne ft-ce qu'un instant, si j'avais entendu ta voix, ta
dernire bndiction, si dans mes bras tu avais
exhal ton dernier soufe, que de mes propres mains
j'eusse lav ton corps et ferm tes yeux, mon bon
pre ! Maintenant je suis le plus misrable des
hommes et une douleur infinie me blesse les en-
trailles.

Ramenant avec lui le corps paternel, pour l'en-

sevelir dans l'glise qui se trouve l'intrieur de


son palais, Dignis regagna les bords de l'Eu-
phrate et il y vcut, avec sa mre et sa femme.
Parfois, vers la fin du repas, le hros prenait sa
cithare et accompagnait le chant de sa belle, qui
tait mlodieux comme celui des sirnes ; et, s'il

lui arrivait de jouer un air de danse, aussitt


DIGNIS AKRITAS 51

lle-ci quittait le lit de festin, tendait sur le sol

tapis de pourpre et charmait son poux par


les mouvements de ses mains et l'agilit de ses
pieds. Aprs quoi, ils allaient contempler les mer-
veilles du jardin.
Une seule chose attristait quotidiennement leur
me, c'tait le manque d'enfants, dont seuls ceux
qui l'prouvent connaissent la cruaut. Pour en
obtenir ils ne cessaient de prier Dieu et de pro-
diguer les aumnes, mais leur espoir ne fut pas
ralis et ils attriburent cette privation leurs

propres pchs. Et un jour vint encore, o mourut


la mre de Dignis, aprs une courte maladie.
Mais le hros lui-mme devait rendre l'me, et

sa fm nous est conte dans le huitime et dernier


livre. S'tant baign la suite d'une partie de
chasse, Akritas fut pris de convulsions opisthoto-
niques et s'alita. Comme le mal allait empirant,
il manda un mdecin militaire, qui vint, lui tta
le pouls, reconnut la gravit du cas, gmit et

pleura.
Dignis comprend alors que tout va finir. Sans
dire un mot au mdecin, il lui fait signe de se
retirer et demande sa femme.

trs chre, lui dit-il, Tamre sparation I la


joie et tous les biens de ce monde ! Mais assieds-toi

I
52 CHAPITRE PREMIER

en face de moi, que je me rassasie de ta vue. Dsor-


mais tu ne me verras plus, moi qui t'aime tant, et je

vais te dire ce qui depuis le commencement nous est


advenu. Te souviens-tu, mon me et lumire de mes
yeux, que seul j'ai os t'enlever tes parents. .

Et il continue ainsi lui rappeler les vne-


ments de leur commune existence.

Mais, ajoute-t-il, voici que Charon me renverse, moi


l'invincible ; l'Hads me spare de ton grand amour
et j'ai un deuil insurmontable du veuvage qui t'attend.
toi que je chris plus que tout au monde, laquelle
de tes peines vais-je pleurer? Comment te consolerai-
je? O vais-je te laisser, malheureuse? Quelle mre
pleurera avec toi? Quel pre te prendra en piti, ou
quel frre te conseillera? Hlas, tu n'en as pas.
Observe bien, trs chre, ce que je vais te dire, ne
contreviens pas ma dernire volont et tu vivras
l'avenir sans craindre personne. Je sais que tu
n'auras pas la possibilit de supporter le veuvage et

que tu prendras aprs ma mort un autre mari, car


la jeunesse t'y contraindra. Ne te laisse sduire ni
par richesse ni par gloire, mais par un homme brave,
audacieux et gnreux, et tu rgneras sur la terre
comme auparavant, mon me.

La femme de Dignis pleure et rejette cette


pense, elle va dans sa chambre invoquer le Sei-
DIGNIS AKRITAS 53

rneiir et la quand elle revient et qu'elle


Vierge et,

trouve son mari mourant, ne pouvant vaincre sa


douleur, elle expire sur son cur. Dignis a
encore la force de glorifier Dieu pour la suprme
consolation qu'il lui envoie et il rend l'me son
i tour. Les serviteurs accourent, la nouvelle se
rpand au loin, des gens viennent de toutes les
parties de l'Orient; on inhume Akritas et sa
femme au-dessus d'un dfil, et l'auteur du pome
termine ce huitime livre par des rflexions mo-
rales et religieuses.

Que disent les chansons populaires sur cette


dernire partie de la vie de Dignis ? Elles sont
extrmement nombreuses, principalement quand
il s'agit de la lutte de Dignis et de Gharon M. Po- ;

litis par exemple en a publi 72 au tome pre-

mier de la Laographia. Il en est une surtout, pro-


venant du Pont, que nous tenons citer ici,
^^parce qu'elle off're avec la partie du pome que
^pious venons d'analyser une frappante ana-
Hkogie.

I
54 CHAPITRE PREMIER

LA MORT DE DIGNIS (1).

Akri tas btissait une forteresse, A kritas faisait un


jardin, dans une plaine, dans une prairie, dans un
lieu favorable. L il apporte toutes les herbes du
monde et les y sme l il apporte toutes les vignes
;

du monde et les y plante ; l il apporte toutes les

eaux du monde et leur y trace un lit ; l il amne


tous les oiseaux du monde et ils y font leurs nids.
Sans cesse ils chantaient et disaient Vive jamais
:

Akritas ! Mais un dimanche, un matin, la pointe


du jour, ils chantrent et dirent : Demain Akritas
mourra .
coute, Akritas ; coute, mon brave pallikare,
coute ce que disent les oiseaux, coute ce qu'ils
chantent.
Ce sont de petits oiselets, qui ne savent pas
chanter. Apporte-moi mes flches, que j'aille chasser
dans les endroits giboyeux, et si je trouve de quoi
chasser, je ne mourrai pas ; mais si je ne trouve pas
de quoi chasser, je mourrai .

Il chassa, il chassa, nulle part il ne trouva de

(1) Triantaphyllidis, Les fugitifs, p. 49; Legrand, Recueil de


chansons populaires grecques (Paris, 1874), p. 195 Pernot, ;

Anthologie populaire de la Grce moderne (Paris, 1910), p. 34.


DIGNIS AKRITAS 55

ibier. Et Charon vint sa rencontre dans un carrefour.


Que me veux-tu donc, Charon, que partout o je
vais tu m'accompagnes? Si je m'asseois, tu t'assieds
^'ivec moi; si je marche, tu me suis; et, si je me
'couche pour dormir, tu deviens mon oreiller. Viens
Charon, que nous luttions sur Taire de bronze,
idonc,
pi c'est toi qui me vaincs, Charon, tu prendras mon
Ime; mais, si c'est moi qui te vaincs, je jouirai del vie.
Il lutta, il lutta, et Charon ne fut pas vaincu.
Entre, ma belle, et dresse-moi mon lit mortuaire ;

pour couvertures mets des fleurs, mets-y des oreillers

Karfums de musc, et sors, ma belle, et observe ce

ue disent les voisins.


L'un prendra ton courage et ta bravoure, et le

vieillard, le vieux dcrpit, dit qu'il prendra ta belle.

La fin qui manque ici, nous la trouvons dans


une version de Trbizonde :

coute, coute, mon Akritas, ce que disent les


voisins. Jean dit : Je prendrai son cheval ; Georges
dit : sa massue , et le vieillard, le vieux dcrpit
dit : a Je prendrai sa belle .

Jean ne prendra pas mon cheval, ni Georges


ma massue le ; vieillard, le vieux dcrpit, ne prendra
pas ma belle.
Sa massue il la brla; son cheval il le tua.
Ma femme, viens, donne-moi le baiser de spara-
tion.
56 CHAPITRE PREMIER

penche sur le cur d'Akritas.


Elle se baisse, elle se
Lui-mme il femme, son admirable femme.
touffa sa
Tous deux moururent ensemble, tous deux furent
ensevelis ensemble (1).

On combien est grande la parent de cette


voit
chanson et du roman, puisque celle-ci aussi
mentionne le palais, le jardin, les oiseaux, la
partie de chasse, Charon, l'entretien de Dignis
et de sa femme, et jusqu' l'ventualit d'un se-
cond mariage pour cette dernire. Toutefois le
pome s'carte de la chanson sur un point impor-
tant : il fait mourir l'pouse de douleur. Nous
croirions volontiers que c'est l une attnuation
d'une fin qui a paru trop rude notre auteur et
que la vraie tradition est celle-l mme que nous
donne la chanson du Pont. On la retrouve du
reste ailleurs : elle nous est atteste Chypre, et

c'est aussi celle d'une courte chanson publie par


Legrand la page lxiii de la toute premire di-
tion des Exploits de Dignis Akritas.

(1) Revue Laographia, tome I (1909), pages 233-234, Version


provenant de la collection indite de M. J. Valavanis.
DIGNIS AKRITAS 57

VI

Les chansons ne drivent pas du pome. Date et ori-


gine de la lgende d'Akritas. Son extension hors de
Grce. Jugement d'ensemble sur le pome. Stabi-
lit de la tradition hellnique.

Quels rapports unissent le pome tel que nous


le connaissons et l'ensemble des chansons popu-
laires akritiques dont nous avons donn quelques
chantillons? Diverses opinions, dans le dtail
desquels nous n'entrerons pas, ont t mises
ce sujet. M. Polilis notamment a soutenu que le
pome tait bas sur les chansons et non les
chansons sur le pome. C'est ce jugement que
nous nous rallierions le plus volontiers, du moins
en sa seconde partie : les chansons ne sauraient
provenir du pome.
En effet, quand une uvre d'une certaine ten-
due, comme l'est celle-ci, pntre chez le peuple,
^
elle va d'ordinaire s'abrgeant. Les passages de
pure description disparaissent peu peu et il reste
ceux qui sont utiles l'action et en constituent le

noyau. Parfois, il est vrai, des lments tran-


58 CHAPITRE PREMIER

gers viennent se souder aux premiers, mais ils sont


presque toujours disparates et facilement spara-
bles. Or, tous lments de ce genre mis part,
les chansons que nous possdons nous rvlent
au contraire un ensemble de traditions akritiques
plus riche que celui du pome, et d'une telle varit,
d'une telle verdeur, qu'il exclut la possibilit d'une
pareille source. Qu'a laiss par exemple dans la

littrature orale rotokritos qui, lui, tait tous


points de vue plus accessible la foule et dont il a
fait les dlices ? Quelques fragments immdiate-
ment reconnaissables, mais rien qui soit compara-
ble aux chansons de notre cycle. S'il y avait entre
pome un rapport direct ce qui ne nous
elles et le
semble pas prouv
seul le pome aurait pu
,

tre tir d'elles, car on y distingue nettement,


sous un voile plus ou moins classique, un fonds
populaire, des expressions, des srnades, des
mirologues, des distiques, encore vivants de nos
jours.
Nous n'arrivons sur ce point, on le voit, qu'
des rsultats ngatifs. Y a-t-il eu, entre ces chan-
sons et le pome, un ou plusieurs interm-
diaires ? Chansons et pome ont-ils au contraire
une origine littraire commune, drivent-ils de
sources plus ou moins nombreuses et plus ou
DIGNIS AKRITAS 59

oins voisines, caches maintenant nos regards ?

sont l des questions qu'on peut assurment


e poser, mais qui, si Ton se borne des faits posi-

tifs, restent maintenant sans rponse.

I
A quelle poque peuvent se rattacher les tradi-
tions qui nous ont t conserves, tant dans le

pome que dans les chansons? De part et d'autre

il est fait mention de l'Euphrate et, dans le pome,


nous voyons le hros franchir ce fleuve, pour
combattre les Sarrasins qui sont sur l'autre rive.
Ceci ne peut gure se placer qu'antrieurement
l'occupation de la Msopotamie par les Grecs,
donc au plus tard au x sicle. Et c'est bien en
effet au temps de Nicphore Phocas, de Jean
Tsimiscs, de Basile le Bulgaroctone, cet pique
x* sicle, qui marqua pour l'empire byzantin une
priode de grandeur, telle qu'il n'en avait pas
connue depuis Justinien et telle qu'il n'en devait

plus revoir jusqu' nous, que peuvent le mieux


se rapporter les divers vnements dont il a t
question plus haut. On sait aussi que, ds le
xi' sicle, l'empire des Seldjoucides s'tend dans
r Asie-Mineure, o il va jusqu' Nice. Aprs,
60 CHAPITRE PREMIER

viendront les Francs. Ceci nous loigne de plus en


plus de la priode akritique.
Il dut se produire alors un phnomne, cou-
rant quand il s'agit de traditions populaires. Ce
qui frappa l'imagination du peuple, ce ne fut pas
la grandeur de la lutte engage contre les Arabes.
Pareil ensemble, le peuple ne pouvait l'embras-
ser. Ce qu'il aperut en Asie-Mineure, ce furent
les exploits particuliers, locaux, des akrites et
des aplates, les escarmouches, les combats de
frontire. Qu'on prenne les chansons populaires
relatives la guerre de l'Indpendance hell-
nique. Sur quoi portent-elles? Non pas sur la
lutte du christianisme du mahomtisme, ni
et

sur la constitution d'un nouveau royaume de


Grce, mais, par exemple, sur la prise de Misso-
longhi, sur la mort de Diakos, sur tel ou tel capi-

taine dont l'histoire conserve peine le souvenir.


Ce qu'on admire, ce qu'on chante, ce sont les xAea
v8pwv, et c'est bien aussi ce que nous avons ici.
Des chansons de ce genre sont ncessairement
faites peu de temps aprs les vnements qu'elles
clbrent. Qui compose aujourd'hui des chansons
sur la guerre de l'Indpendance? Personne. Qui
en a fait sur la guerre d'hier ? Les soldats au
bivouac ou les potes de village, quand les soldats

I
DIGNIS ARRITAS 61

mtrs au foyer ont cont leurs exploits, le soir,

la veille.

Nous savons du reste, par ailleurs, quand de


treilles chansons devinrent impossibles. Ce fut
l'poque o^i disparurent les akrites et les ap-
lates. Or, sous Michel Palologue (1261-1282), on
cesse de payer les akrites sur le trsor public et
ceux-ci abandonnent les frontires pour l'int-
u rieur du pays. Nicphore Grgoras, qui crivait
dans la premire moiti du xiv** sicle, constate
que celte mesure, qui avait sembl insignifiante
au dbut, apparut dans la suite comme un vri-
table malheur et fut cause des plus grandes catas-
trophes (1).

La tradition littraire confirme cette manire


de voir. A la fin du xi* sicle, Psellus voulant c-
lbrer l'origine de Tempereur Constantin Ducas,
crit : Ses anctres, en remontant jusqu' ses
bisaeuls, furent beaux et heureux et tels que les

crits les chantent. Le fameux Andronic, Cons-


tantin et Panthirios sont jusqu' ce jour dans la
bouche de tous ; ils lui sont parents, les uns par
les hommes, les autres par les femmes (2) >>. Ce

(1) Nicph. Grgoras, d. de Bonn, p. 138.


(2) Psellus, 'ExaTovTasxT.p (Sathas, Bibliothque mdivale (en
grec), tome IV (Paris, 1874, in-8o), p. 260.

tudes de Uttr. gr, mod^ 4


62 CHAPITRE PREMIER

passage indique qu' l'poque de Psellus il exis-

tait dj des traditions orales, des chants cl-

brant les mmes personnages que nous avons


rencontrs dans cet expos : Andronic, Constan-
tin, Panthirios, qui est peut-tre identique notre
Porphyrios.
Enfin, les lgendes nous apportent, elles aussi,
des renseignements concordants. En dehors des
chansons dont nous venons de parler, nombreux
sont dans la topographie grecque les souvenirs
de Dignis. De nos jours on montre, Chypre,
les pierres de Dignis, ses pas et ceux de son che-
val ; Rhodes, ses pas, sa prison, sa maison; son
tombeau est la Cane, Carpathos, dans les

environs de Trbizonde, etc., et chacun de ces


souvenirs se rattache une lgende. L'imagination
populaire a travaill, Dignis est devenu une
sorte de gant. Dans la Messaria crtoise par
exemple, on se le reprsente comme un de ces
SapavruTi-^i^ot. hommes de quarante coudes qui
habitaient autrefois le pays :

Le plus fort de tous les hommes de quarante cou-


des fut Dignis, qu'on appelait ainsi, parce qu'il

vcut deux gnrations. C'est lui qui jetait les grands


rochers au loin, par jeu, comme des osselets, et on
en voit beaucoup jusqu' ce jour.
DIGNIS AKRITAS 63

Prs de Kamares se trouve la selle de Dignis.


fest un sillon sur la cime de la montagne ; il s'est

5us sous son poids, quand il tait assis cheval


ir cette montagne. Et plus bas, sur la pente, est
son pas, un grand creux car, quand il avait soif, il
;

posait l un de ses pieds, et l'autre sur la montagne


d'en face, et il se baissait pour boire la rivire qui
coulait sous ses jambes. Et avec sa barbe il barrait la
rivire, qui dbordait et inondait la plaine de Messaria.
Quand Dignis mourut, on l'enterra sur une mi-
nence prs de Yeryri. Mais son corps tait trop

grand et il ne pouvait tenir sur cette tendue de ter-


rain. On fut donc forc de le couper en sept mor-
ceaux et on put ainsi l'enterrer (1).

Ce grand nombre de lgendes akritiques milite


en faveur d'une date assez recule'e, qui peut
fort bien tre le x" sicle : on cite, ds 1182, en
Crte, TOL AiYsvY to XiSt,, la prairie ou la place

de Dignis .

La question du lieu d'origine des chants akri-


tiques ne nous arrtera pas longtemps. Ils ont d
tre composs, soit dans les endroits mmes o
les akrites et les aplates ont accompli leurs ex-

il) Politis, tudes sur la vie et la langue du peuple grec. Tra-


ditions [^n grec, Athnes, 1904, in-S), tome I, page 69.
64 CHAPITRE PREMIER

ploits, soit dans leur voisinage immdiat, en Cap-


padoce, dans le Pont, en tout cas en Asie-Mi-
neure. Cette hypothse est confirme, et par le
fait qu'on trouve encore dans ces rgions de nom-
breuses chansons akritiques, et par le caractre
archaque de ces chansons. Ailleurs, Chypre
par exemple^ elles ont, comme on a pu le voir,

subi de nombreuses altrations ; dans le Pont au


contraire elles sont restes beaucoup plus prs
du type primitif.

Pareille celle de Roland, la renomme de Di-


gnis a du reste franchi les frontires de l'empire,
et ceci, semble-t-il, la fois par les chansons et
par le roman. On en trouve populairement des
chos en Russie et dans toute la pninsule balka-
nique. Les Turcs clbrent, dans des chansons et

dans des livres populaires, un Kioroglou, dont le

nom est rattach nombre de forteresses ou


d'antiquits de la Cappadoce et dont les habi-
tants de cette rgion, qui ont perdu l'usage de la
langue hellnique, lisent les aventures dans une
brochure turque crite en caractres grecs ; une
influence du pome de Dignis est visible dans
le roman turc intitul Les voyages de Sajjid Bat-
DIGNIS AKRITAS 65

tha. L'historien russe Karamzine a vu un manus-


crit en langue slavonne-russe, du xiv ou du
XV* sicle, malheureusement aujourd'hui perdu,
qui contenait un pome intitul Vie et gestes de
Deugni Akrita^ et il en a publi quelques frag-
ments. M. Pypine a de mme donn, d'aprs un
manuscrit russe du xvn" sicle, le texte mutil
d'un rcit en l'honneur de ce hros. En 1905,
M. Zenker, parlant du pome anglo-normand de
Beuve d'Hanstone, exprimait cette opinion, que
nous nous bornons rapporter : la source en se-
rait une pope akritique grecque du x^ ou du
XI sicle qui, par l'intermdiaire du vieux nor-
rois, serait arrive jusqu'en Grande-Bretagne,
travers la Russie et la Baltique. Enfin, tout r-
cemment, notre collgue M. Hesseling signalait,
dans un pome flamand des environs de 1270, le

passage suivant, oii il semble bien qu'il soit ques-


tion encore de notre hros :

Maintes rimes ont t faites qui sont peu profi-


tables l'me, de batailles et d'amours, de main-
tes gens que nous ne connaissons pas, de Roland et
d'Olivier, d'Alexandre etd'Ogier, de Gauvain et de
sa force, comment luttait contre ses ennemis,
il

de Digenes, comment tourmentait son corps pow une


il

tudes de lit ter. gr. mod. 4*


66 CHAPITRE PREMIER

jolie femme (1), de Pyrame, comment il perdit la


vie par l'amour; tout cela a t crit.

Cette diffusion de la lgende, et particulire-


ment du roman d'Akritas, permet d'esprer qu'un
jour quelque texte, soit grec, soit tranger, nous
fournira un utile complment d'informations et
peut-tre viendra rsoudre la question que nous
soulevions plus haut : N'y a-t-il pas eu, ds le
XI sicle par exemple, une pope grecque trs
diffrente des rdactions que nous possdons et
qui relierait entre eux le pome que nous con-
naissons et les chansons populaires ?

A prendre le pome tel qu'il est, on peut le ca-

ractriser de la faon suivante :

Le hut que s'est propos l'auteur nous est indi-


qu en tte du premier livre de la version de
Grotta-Ferrata : il a voulu clbrer les louanges et
les triomphes de Basile Akritas qui, avec l'aide de
Dieu et des Saints, a conquis une partie de
TAsie-Mineure et lutt victorieusement contre
les ennemis de la foi ; il a simplement, prtend-

(1) On remarquera que cette donne ne correspond nullement

au contenu de notre pome.


DIGNIS AKRITAS 67

fait uvre d'historien : les exploits vants


js Philopappos, des Ginname et d'autres ne sont
te hbleries ; ceux de Dignis et de l'mir son
ire, reprsentent au contraire l'exacte vrit. On
lit ce qu'il faut penser en gnral des prcau-
tions oratoires de ce genre; elles servent sou-
vent de prambule de pures fictions. Cependant,
si une certaine dfiance est lgitime en pareille
il reste hors de doute que ce pome a
Iatire,
le base historique, probablement mme assez

ndue. Malheureusement nous sommes dans


mpossibilit de sparer ici la ralit de la lgende
et de dterminer ce qu'il y a de vrai ou de sim-

plement imaginaire dans le personnage de Dignis


tel qu'il nous est reprsent.
Aussi bien l'auteur ne s'est-il pas attach lui
d'une faon particulire, en homme pris d'un
caractre et qui tient le bien mettre en relief.
Dignis est beau, brave, il aime ses parents et sa

femme, il est d'un temprament fougueux et


rude. C'est peu prs tout ce que l'on en peut
dire, et c'est sans doute tout ce qu'en voulait dire
Fauteur, dont les proccupations sont manifeste-
ment autres. Ce qui en effet l'intresse le plus,
ce sont les vnements de la vie de Dignis et
les ides religieuses susceptibles de s'y rattacher
68 CHAPITRE PREMIER

tant bien que mal : la volont de Dieu, les conver-


sions d'infidles, la vanit des biens de ce monde.
Ce qu'en somme il a crit, c'est une sorte de
chronique en vers, seme de conceptions chr-
tiennes et moralisatrices, un roman aussi difiant
que possible.
Un grand pote, frapp du caractre hroque
de Dignis et des proportions de la lutte sculaire
qui mettait aux prises Grecs et Musulmans, et
tir de l une pope hellnique susceptible de
rivaliser avec celles qui naissaient en Europe vers
la mme poque. Tel n'est pas ici le cas, et il est

mme curieux de constater que les chansons po-


pulaires akritiques, abstraction faite des dfauts
inhrents ce genre de productions, ont souvent
une allure plus pique, un souffle plus puissant

que notre pome.


Est-ce dire que nous considrions celui-ci

comme une uvre littraire ngligeable ? En au-


cune faon. Il offre, malgr des faiblesses de com-
position sensibles et l, une indiscutable
unit le pre de Dignis et Dignis lui-mme ne
;

cessent pas d'tre le centre de l'action, dont l'in-


trt se soutient jusqu' la mort de Dignis ; et,

pour un lecteur moderne, cet intrt est double :

d'une part cette vie byzantine assez loigne de


DIGNIS AKRITAS 69

nous, non pas celle de la capitale, mais celle des


frontires, mlange de chevalerie et de bandi-
tisme, qui nous plat par ce qu'elle a d'exotique
et de moyen-geux ; et d'autre part, mls aux
lments prcdents, mais aisment dissociables
pour un lecteur averti, des habitudes, des traits
de murs et des ides qui se sont perptus jus-
qu' nous. Ds qu'il ne s'agit plus de Sarrasins,
de grands coups d'pe, de chasse aux fauves et
de costumes, on est dj dans la Grce moderne,
et c'est alors surtout que chez l'auteur nous sen-
tons le pote ; ses conceptions, ses descriptions,

ses images et ses expressions sont de mme na-


ture et ont la mme fracheur que celles qui de
nos jours nous charment tant en pays hellnique.
Sans doute cette uvre serait plus vivante
encore, si l'auteur s'tait servi d'une langue moins
archasante; mais on ne saurait lui faire grief

d'un systme, qui tait courant son poque. Du


reste la langue en question ne nous drobe qu'en
partie le parler d'alors; c'est moins une substitu-
tion qu'une transposition, et les remanieurs qui
par la suite ont donn des versions rajeunies du
Dignis ont pu le faire sans grande peine. La ver-
sification mme s'y prtait, puisque, aussi haut
que nous puissions remonter dans le domaine
70 CHAPITRE PREMIER

akritique, ce que nous y trouvons c'est le vers


politique, qui est aussi celui des chansons popu-
laires et qui constitue maintenant encore le vers
grec par excellence (1).

Pareille stabilit est caractristique. C'est en


vain qu'on chercherait aujourd'hui chez les autres
peuples europens le double fait que nous venons
de constater : une tradition presque millnaire,
qui sous sa forme littraire est accessible aux
gens d'instruction moyenne, et sous sa forme orale
reste vivace parmi les illettrs.

(1) Ce vers tant celui de presque tous les pomes tudis


dans ce volume, peut-tre ne sera-t-il pas inutile d'en rappeler
ici brivement les rgles.

Il compose de quinze syllabes rparties en 8 plus 7, avec


se
csure aprs la huitime. Deux accents sont obligatoires dans :

le premier hmistiche, sur la sixime ou la huitime syllabe;

dans le second, sur la sixime. Les autres syllabes paires sont


volont accentues ou atones. Les syllabes impaires sont
atones, l'exception de la premire de chaque hmistiche, sur
laquelle l'accent est facultatif.
A ce point de vue, la version de Grotta-Ferrata offre une
particularit digne de remarque : on y trouve frquemment,
dans l'un et l'autre hmistiche, des troisimes et des cinquimes
syllabes accentues.
Durant tout le moyen ge le vers politique n'a eu ni asso-
nance, ni rime. La rime s'est introduite en Grce au xv sicle,
sous l'influence de l'Italie, mais maintenant encore elle n'est
nullement obligatoire dans le vers politique.
CHAPITRE II

LES POMES PRODROMIQUES

Existence de deux Prodrome. Analyse des quatre


pomes en grec vulgaire.

Il est, dans la littrature byzantine, un nom que


les philologues prononcent d'ordinaire avec un
geste de doute ou de dcouragement. Il a t bien
souvent cit; nombreux sont les volumes ou arti-

cles dans lesquels il occupe la premire place et,

quand les spcialistes en trouvent un de plus sur


leur table de travail, ils Taccueillentdu mme air
un peu dsabus que prenaient hier les historiens,
les gographes ou les hommes politiques, la
vue d'une brochure nouvelle sur la Macdoine.
C'est en une vraie Macdoine littraire
effet

qui nous est parvenue sous le vocable de Tho-


dore Prodrome romans, ouvrages philoso-
:
72 CHAPITRE DEUXIME

phiques, thologiques, grammaticaux, astrono-


miques, allgoriques, satires, exercices de rhto-
rique, pomes burlesques, dialogues, pigrammes,
placets, discours et lettres, en partie publis, en
partie encore indits; et le jour est lointain, sup-
poser qu'il vienne jamais, o tous ces lments dis-
parates seront dfinitivement ordonns et classs.
Un filet de lumire a pntr dans cette obscu-
rit, quand a t prouve, surtout d'aprs le con-
tenu d'un manuscrit de Venise, l'existence de deux
Prodrome, l'un rhteur clbre, courtisan et qu-
mandeur, l'autre si semblable au premier, qu'on
pouvait en effet le confondre avec lui, pote ga-
lement famlique, appartenant lui aussi au
xii^ sicle, appelant le rhteur son prcurseur et
lui ayant en effet survcu. Cette constatation a
un peu lucid la question, en permettant de la
diviser. Continuant dans cette voie, nous envisa-
gerons ici certains pomes prodromiques, qui tran-

chent nettement sur tout le reste, en ce qu'ils

sont rdigs, non pas dans la langue officielle,

mais en grec commun ou vulgaire. A ce titre ils

se sparent non seulement des autres uvres pro-


dromiques, mais encore de la littrature byzan-
tine courante et ils se rattachent la littrature
no-hellnique proprement dite.
LES POMES PRODROMIQUES 73

C'est du reste par eux surtout, qu'en Grce


moins, le nom de Prodrome est ordinairement
>nnu ; un vers en est devenu presque pro-
rbial :

'Av0e(i.a Ta ypan^l^axa, Xpia-r, xt iroO xol Xet !

Maudites les lettres, Christ, et qui les recherche !

Nous possdons aujourd'hui cinq ditions de ces


pomes (1) et deux reprises ils ont t prsents
chez nous au public, d'abord parEmmanuel Miller,
qui a fait sur eux, en octobre 1874, la sance
des cinq Acadmies, une lecture intitule : Un
pome de la cour des Comnnes^ puis par M. Diehl,
au tome deuxime de ses Figures byzantines. Si
nous revenons nous-mme sur ce sujet, c'est que
la dernire dition apporte, croyons-nous, quel-

(1) io Coray, Atakta (en grec, 5 vol., Paris, 1828-1835, in-8o),


tome I, p. 1-339. 2 Mavrophrydis, Choix de monuments (en
grec, Athnes, 1866, in-8o), p. 17-72. 3o Trois pomes en grec vul-
gaire de Thodore Prodrome, publis pour la premire fois avec une
traduction franaise parE. Miller et . Legrand {Collection de
monuments pour servir l'tude de la langue no-hellnique,
nouvelle srie, n 7). Paris, 1873, in-8". 4 Legrand, Biblio-
thque grecque vulgaire, tome l (Paris, 1880, in-8o), p. 38-124.
5* Pomes prodromiques en grec vulgaire, dits parD. C. Hes-
seling et H. Pernot (Actes de l'Acadmie d'Amsterdam, section
littraire, nouv. srie, XI, 1), Amsterdam, 1910, in-S.

tudes de littr. gr. mod. 5


74 CUAPITRE DEUXIME

ques conclusions nouvelles, qu'il n'est pas super-

flu d'exposer ici.

Les pomes en question sont au nombre de


quatre.On pourrait les intituler respectivement :

La femme acaritre^ Les besoins du mnage, Contre


les higoumnes, Les inconvnients de la littrature.

La tradition manuscrite est loin d'en tre bonne.


Nous les analyserons tant bien que mal et en
glissant sur les difficults de dtail.

Le premier pome est adress, dit le seul ma-


nuscrit que nous en ayons, par le sieur Thodore
Prodrome au roi Mavrojean, c'est--dire Jean le

Noir. C'est ainsi qu'on dsignait Jean Comnne


(1118-1143).
L'auteur prsente l'empereur quelques vers
badins, sur lesquels il le prie de ne pas se m-
prendre. S'il rit et plaisante, il a cependant un
chagrin des plus lourds, une fcheuse maladie,
un mal, mais quel mal!
En m'entendant parler de mal, ne souponnez
pas une hernie, ni quelque autre affection secrte
pire encore, ni une corne visible (1), une fivre, une

(1) M^ xepaxv x cpavepov. L'auteur joue, semble-t-il, sur le

mot xepaTv qui peut signifier tre cornard ou bien cornu,


panaris . Il ajoute plaisamment x cpavspdv qui est visible ,

pour montrer que c'est du panaris qu'il s'agit.


LES POMES PRODROMIQUES 75

'maladie de cur, une pneumonie, une maladie


[d'yeux, une hydropisie ; non, c'est uniquement l'ex-

[cessif enjouement d'une femme batailleuse.

On peut, d'aprs ce premier passage, sufisam-


ment juger de quoi il est ici question : un auteur
demande de l'argent son protecteur et, pour en
,
obtenir, cherche faire rire celui-ci par des plai-
santeries de plus ou moins bon aloi. C'est un vieux
stratagme de courtisan ; c'est le procd joliment
employ par Marot, dans son ptre au roi^ pour
avoir t drob :

un jour un vallet de Gascongne,


J'avois
Gourmand, ivrongne, et asseur menteur,
Pipeur, larron, jureur, blasphmateur.
Sentant la hart de cent pas la ronde,
Au demourant, le meilleur filzdu monde,
Pris, lou, fort estim des fdles...

Le caractre acaritre de cette femme, Pro-


drome gardons-lui provisoirement le nom que
donne le manuscrit va le dpeindre l'empe-
reur, avec l'espoir toutefois que celle-ci ne saura
rien de ce qu'il crit. Ses railleries et ses injures
sont quotidiennes :

Monsieur, faites donc attention. Monsieur, qu'avez-


76 CHAPITRE DEUXIME

VOUS dit? Monsieur, qu'avez-vous ajout au mnage?


Monsieur, qu'avez-vous acquis?
Quel costume m'as-tu command, quel vtement
crois m'as-tu fait? Quel jupon m'as-tu mis? Je ne
connais pas la fte de Pques (1). J'ai pass avec toi
douze annes, froides, noires comme suie, et je n'ai
pas mis du fruit de ton travail une courroie mon
pied, je n'ai vu mon doigt ni bague ni anneau...
Jamais je n'ai t au bain sans en revenir afflige; je
ne me suis pas rassasie un jour sans avoir faim pen-
dant deux. Je passe mon temps soupirer et gmir...
Le bain et les couchages que tu m'as faits, que tes fils
lsaient comme hritage paternel! Le mobilier que
tu tiens de tes parents va faire une jolie dot tes
filles I... Comment, tu oses me regarder! Moi j'tais
une personne considre, et toi un homme de rien ;

j'tais noble, toi, pauvre citoyen; tu es Ptochopro-


drome et moi j'tais une Matzoukine ; tu dormais sur
une natte, moi dans un lit.

Vient ensuite, parmi diverses allusions sou-


vent difficiles comprendre, une description de
la maison qui tombe en ruines. Les marbres sont
dtriors, le plancher s'est effondr, le toit a
pourri. Jamais lui n'a fait venir un maon, jamais
il n'a achet un clou pour enfoncer dans une

(1) C'est pour Pques qu on se fait faire des vtements neufs.


LES POMES PRODROMIQUES 77

planche. C'est elle qui fait tout; elle remplit dans


[e mnage les offices les plus divers. Quant lui,
jl est l comme un oiseau qu'on gave.

Je ne sais quoi tu m'es bon, je me demande


[uoi tu me sers. Si tu n'avais pas le courage de
lager, il ne fallait pas le faire nageur; tu n'avais qu'
rester tranquille, gratter ta lpre et me laisser en
repos Que si tu voulais absolument faire illusion
quelqu'un, tu aurais d prendre une de tes pareilles,
une fille de cabaretier par exemple.

Une courte invocation au roi coupe ici le


pome et le divise en deux parties, dont la se-
conde, un peu plus longue que la premire, nous
parat sensiblement infrieure celle-ci, comme
composition et comme ton. Nous la rsumerons
brivement.
Un jour que Prodrome rentre vide la mai-
son, une nouvelle discussion s'lve entre lui et
sa femme. Il aimerait pouvoir la gifler, mais il se
dit qu'il est vieux et courtaud et qu'elle aura
facilement le dessus. C'est donc en tremblant de
crainte qu'il s'empare du manche balai et l'in-

troduit par une fente de la porte derrire laquelle


se tient la mgre. Celle-ci saisit brusquement
cette arme improvise et, au milieu de la lutte,

l'abandonne tout coup, de sorte que Prodrome


78 CHAPITRE DEUXIME

roule h terre. Humili et ne pouvant pntrer


dans la pice qui s'est de nouveau close, il gagne
sa propre chambre, attendant le dner. Quand la

faim le tenaille, il constate avec tristesse que l'ar-


moire est ferme. Mais, vers le coucher du soleil,
un grand tumulte se produit un de ses enfants
:

vient de faire une chute qui parat grave, la mai-


son et le voisinage sont en moi. Prodrome met
profit le dsarroi gnral, pour prendre la cl de
l'armoire et se restaurer copieusement; aprs
quoi, il vient mler ses lamentations aux autres,
sans succs d'ailleurs, car l'enfant une fois de-
bout, la mre s'enferme de nouveau, avec lui et
les autres. Le lendemain, Prodrome se lve tt,

s'approche de la porte, donne sa femme les


appellations les plus douces, en soupirant trois
foisdu fond de l'me, sans obtenir de rponse.
Pour comble d'infortune, un dlicieux fumet
vient chatouiller ses narines. Il se dguise alors
en mendiant tranger. Ses enfants, qui ne le re-

connaissent pas, courent sur lui avec des pierres


et des btons, mais la mre les arrte : Laissez,
dit-elle, c'est un pauvre plerin. On l'invite
entrer et son cur se rjouit l'aspect d'une
assiette pleine de bouillon, dans lequel nagent de
gros morceaux de viande.
LES POMES PRODROMIQUES 79

monarque couronn, les tourments que j'ai


Voil,
ioufferts de la part d'une femme querelleuse et trois

fois nfaste, quand elle m'a vu revenir les mains vides

la maison. Si votre misricorde n'arrive pas jusqu'


loi, si vous ne rassasiez pas de cadeaux et de dons
ette femme insatiable, je crains fort d'tre tu pr-
laturment et qu'ainsi vous perdiez votre Prodrome,
le meilleur de ceux qui font pour vous des vux.

Avec le deuxime de nos pomes nous restons


dans le mme ordre d'ides, puisqu'il s'agit tou-
jours des besoins du mnage. Il est vrai, dit l'au-
teur, que l'empereur lui donne beaucoup dj,
mais c'est encore insuffisant. Douze mdimnes de
bl par exemple, qu'est-ce, pour les treizes per-
sonnes dont se compose sa famille? Quand on a
cribl ce bl, car il ne l'est pas, qu'on a prlev
la part du meunier, que celui-ci n'a pas rendu la
mesure, qu'on l'a recribl, ptri et mis au four, il
faut voir ce qu'il reste, sans compter les prlve-
ments pour l'offrande, le mouchard, le levain, la

galette, la gimblette du petit.

Et ne faut-il pas la maison du lin, du coton, de


quoi teindre, de quoi coudre, du cuir pais, du cuir
mince, le salaire du meunier, du fournier, du bai-

I
80 CHAPITRE DEUXIME

gneur? Ne faut-il pas du savon, du garum et du poivre


broys, du cumin, du carvi, du mil, du vinaigre, du
nard, du sel, des champignons, du cleri, des poi-
reaux, de la laitue et du cresson et de l'endive, des
pinards, des arroches, des navets, des aubergines,
des choux friss, des bettes et des choux-fleurs? Ne
faut-il pas pour les gteaux des trpasss, des aman-
des, des grenades, des noix et des pommes de pin, du
^hnevis, des lentilles, des pois chiches et des rai-
sins secs?

Encore n'est-ce l que le plus gros, ajoute Fau-


teur ; entrons maintenant dans le dtail, et il con-
tinue rnumration des objets ncessaires la vie
journalire ainsi que des dpenses quotidiennes :

la batterie de cuisine, la corde du puits qui se


casse, le tonneau qui ne tient plus l'eau, la porte

qui se disloque, l'enfant qui s'est bless et pour


lequel il faut acheter au plus vite la meilleure
huile de camomille, du vinaigre, du verjus, de la
noix de galle, de la cantharide et autres ingr-
dients, dont on fera un onguent, avant que le mal
se gangrne.
Yoil ce dont tout le monde a besoin. Ceux qui
sont riches n'prouvent aucun embarras, mais
ceux qui, comme lui, ont pour tout patrimoine
la pauvret, beaucoup de dpenses et peu de
LES POMES PRODROMIQUES 81

recettes, se rejettent sur leurs vtements, piti du


Christ ! et ils les vendent pour vivre.
Que l'empereur ne se mprenne pas sur sa pto-
choprodromerie et ne s'attende pas le voir
(comme saint Jean-Baptiste Prodrome) se nourrir
de plantes des montagnes. 11 ne dne pas de sau-
terelles, il n'aime pas les herbes, mais un pais
ragot, une cuisine releve, avec des morceaux
nombreux et rebondis. Son auguste protecteur
n'a que le temps de lui venir en aide, s'il ne veut,
par sa mort, se voir priv des louanges qu'il
reoit chaque jour.

poux malmen dans le premier de ces pomes,


pre de famille ncessiteux dans le second, l'au-
teur se prsente nous, dans le troisime, comme
un moinillon de minime importance, mais qui
cependant peut s'adresser l'empereur. De tous
ces pomes prodromiques celui-ci est assurment
le meilleur. Il offre quelques tableaux pris sur le

vif, et qui, sous leur exagration voulue, con-


tiennent sans doute plus d'une vrit.
C'est d'abord celui du moine nouveau venu,
qui est peut-tre entr dans le couvent avec l'es-
tudes de littr. gr. mod, 5-
82 CHAPITRE DEUXIME

poir d'y trouver l'galit parfaite et le renonce-


ment de tous aux choses de ce monde. Quelle dsil-
lusion est la sienne Le monastre n'a pas qu'un
!

matre : contrairement toutes les rgles, deux


higoumnes le gouvernent, le pre et le fils. Jus-
tice divine, quel excrable couple! S'il lui arrive,

pauvre moine, de manquer l'office du matin,


les punitions pleuvent sur lui. O tait-il l'en-

censement? Qu'il fasse des gnuflexions. O tait-

il au tropaire? Qu'on ne donne pas de pain.


lui

O tait-il aux six psaumes? Qu'on ne lui donne


pas de vin. Il n'a le droit, ni de se frotter, ni de
se gratter, ni de prendre de bain. Toute coquet-
terie lui est interdite : les chaussures plates
longue pointe, la ceinture noue bas, pour avan-
tager la taille, les coups de peigne trop frquents,
les manches et le col ressortant. En rassemblant
tout ce qui lui est dfendu, on aurait un portrait
du moine lgant et frivole, tel qu'il existait alors

Byzance.
La description se poursuit par anthithses et,

ct du pauvre diable pouilleux, qui n'a apport


que sa personne incommode et son esprit igno-
rant, apparat celui qui fait honneur au monas-
tre : il est savant, c'est un matre dans l'art de
chanter et de battre la mesure, il ne sort qu'
LES POMES PRODROMIQUES 83

cheval avec de riches perons, il a de l'argent


dans sa bourse, des vtements en soie des les

gennes, de magnifiques couchages, il se baigne


quatre fois par mois et il achte pour ses frres des
bars succulents et de magnifiques philomles. L'un
est le grand seigneur, l'autre le simple domes-
tique, coupant Je bois, puisant l'eau, courant
aux commissions, rentrant juste temps pour
prter ses services la fois l'higoumne et au
grand conome, qui prennent chacun un bain et
dont l'un lui dira : Frotte-moi et remue la
mousse de savon , pendant que l'autre s'impa-
tientera et ordonnera : Remplis la cruche et
donne-moi la douche, que je sorte de l'eau .

C'est ensuite le dfil des mets sur la table des


higoumnes. Le premier service est le bouilli : une
plie de belles dimensions. Le second, le poisson en
sauce : une merluche uve. Vient en troisime
lieu une cuisine aigre-douce, au safran, avec du
nard, du girofle, de la cannelle, des champi-
gnons, du vinaigre, du miel non fum ; au milieu
sont tals une grande philomle toute rouge,
un mulet de trois empans du Riyi, avec ses ufs,
et une dorade de premire qualit. Ah ! dit le

pauvre moine, que ne puis-je en manger les


restes, en boire le bouillon, avec trois ou quatre
84 CHAPITRE DEUXIME

verres de vin de Chio, de quoi ructer allgre-


ment et avoir consolation! Quatrime service,
un fin rti, toujours de poisson, car il s'agit d'un
repas maigre. Cinquime, d'autres morceaux
recherchs et varis, frits la pole. Et c'est ici

que se place le dsir de voir apparatre un nou-


vel Akritas, qui pulvrisera tout cela.
Le repas d'ailleurs n'est pas termin. Il y faut

encore le pot-pourri, ce dlicieux pot-pourri qui


fait son entre en fumant un peu et en exhalant
un si agrable parfum. En voici la recette :

quatre curs de choux pais et frais comme


neige, une nuque de don sale, le milieu d'une
carpe, une vingtaine de bons glauques, des filets
de poissons de l'Oxiane, quatorze ufs, du petit
fromage crtois, quatre fromages mous, un peu de
fromage valaque, la livre l'huile qui sert aux
onctions (et qui n'est sans doute pas la moins
bonne), une poigne de poivre, douze ttes d'ail,

quinze petits maquereaux sals, une bonne rasade


de vin doux par l-dessus, et il faut voir alors
comme ils y vont! C'est l une bouillabaisse
monstre. L'auteur s'tonne que la marmite qui a
contenu le tout n'en ait pas clat; ce ne devait
pas tre une marmite, mais bien plutt un bap-
tistre,
r
'iP Voil,
victuailles.
LES POMES PHODROMIQUES

ajoute-t-il,
Quand aux
bbscure et cache nos yeux
que les parfums ultrieurs.
ce qui se passe pour les
boissons,
;
c'est

nous n'en avons


85

chose

I En regard de cette bonne chre, on ne sert


^gure aux pauvres moines qu'un morceau de
laquereau, de plamide ou de thon empest,
)as sal, pas gratt, pas lav, enfum, et qu'on
leur coupe menu, comme si c'tait de prcieux
;aviar, en leur recommandant de le bien nettoyer,
lour ne pas en tre incommods. Ils n'osent le-
ver la voix, de peur des punitions. N'est-il pas
rvoltant de voir ainsi violer la rgle, les dcisions
synodales et mpriser les dcrets impriaux ?

Si le monarque daignait ordonner une enqute,


l'audace de ces barbares prendrait fin aussitt.
Nous sommes au vers 250. Ici s'arrtait,

croyons-nous, le pome plus tard on y


primitif ;

a ajout environ 200 vers, parmi lesquels deux


passages seulement mritent d'tre mentionns,
celui de l'ayozoumi et celui des malades.
L'ayozoumi ou saint bouillon forme, avec
des fves l'eau et une dcoction de cumin, tout
le menu des simples moines, les mercredis et

vendredis. Pour le prparer on emplit d'eau jus-


qu'au bord une norme marmite deux oreilles,
86 CHAPITRE DEUXIME

on y met quelques oignons ; et alors, dit l'auteur,

voyez prince, leur louable zle : on la baptise au


nom de la Sainte Trinit, c'est--dire que le cui-

sinier y laisse goter de l'huile trois reprises ;

ily met, pour plus de parfum, quelques brins de


thym on rpand ce bouillon sur du pain, et c'est
;

l ce qu'on appelle l'ayozoumin. Je tire par l'habit


mon voisin et lui demande Qu'est-ce qu'on
:

mange ? Il me rpond De l'iozoumin (1). En


:

vrit il a raison, car l'aigreur des oignons me


prend la gorge et le vert de gris du chaudron
parait la surface .

Quant aux malades la chose est simple. S'il

s'agit de l'higoumne, on court chez les mde-


cins les plus clbres ; ils viennent, talent le

pouls du saint homme, indiquent des remdes et

s'en retournent, chargs d'argent ou de dons en


nature. Pour le moine au contraire, c'est l'higou-
mne qui se fait mdecin Laissez-le jeun
:

dans son lit demande


durant trois jours. S'il

manger, un peu de pain et d'oignon s'il demande ;

boire, un tout petit peu d'eau . Que voil


un fameux mdecin, un habile praticien! Il sur-
passe Atius et Hippocrate. Donnez-moi, sire,

(1) Jeu de mots ; td; vert de gris , au lieu de ty.oq saint


et ou|jl{ (( bouillon .
LES POMES PRODROMIQUES 87

prsent de bonne nouvelle et je vous l'indique-


rai. Aprs quoi, vous n'aurez plus peur de vous
loyer dans une rivire sec, ni de voir un chien
5rev se lever pour vous mordre .
Ce sont l des plaisanteries la faon popu-
lire et par l mme intressantes. Ce troisime
pome, par sa malice, fait quelquefois songer aux
fabliaux de TOccident. Il a d tre trs lu en
Irient au moyen ge, il a d faire la joie de bien
les gnrations de moines, qui y retrouvaient
Certains dtails de leur vie quotidienne et peut-tre

portrait approximatif de tels ou tels higou-


"mnes de leur temps. Et c'est l sans doute ce
qui explique nombreuses divergences des
les

manuscrits. Non seulement on a lu ce pome,


mais encore, comme il tait rdig en grande
partie dans un grec simple, facilement accessible
chacun, on n'a pas rsist au plaisir de broder
sur lui et d'ajouter tel ou tel trait, qui compltait
plus ou moins bien le portrait ou le tableau. De
l, le grand nombre de variantes et d'interpola-

tions, qui ont on peut dire boulevers l'aspect du


''exte primitif.

Dans le quatrime pome, et pour des raisons


88 CHAPITRE DEUXIME

analogues, le dchet est considrable aussi ; 160


vers peine peuvent tre retenus, sur presque
400 que renferme le manuscrit le plus tendu.

Quand j'tais petit, mon vieux pre me disait :

Mon enfant, apprends les lettres, autant qu'il est en


ton pouvoir. Regarde un tel, mon enfant; il allait
pied, et maintenant il monte un mulet gras double
harnais par devant. Quand il tudiait, il n'avait pas
de chaussures, et maintenant, regarde-le, il a mis
ses souliers long bout. Quand il tudiait, jamais il

ne s'est peign, et maintenant il soigne sa chevelure


et il s'en montre fier. Quand il tudiait, jamais il n'a
vu la porte d'un bain, et maintenant il prend son
bain trois fois la semaine. Son sein tait plein de poux
en forme d'amandes, et maintenant il est rempli de
perpres l'effigie de Manuel. Crois-en mes paroles
de vieillard et de pre, et apprends les lettres, autant
qu'il est en ton pouvoir .

Et j'ai appris les lettres avec beaucoup de peine.


Mais depuis que je suis devenu soi-disant un habile
littrateur, j'en suis dsirer quelques miettes de
pain ;
j'insulte la littrature, je dis avec larmes :

Maudites les lettres, Christ, et qui les recherche!


Maudits aussi le temps et le jour o l'on m'a mis
l'cole, pour y apprendre les lettres et soi-disant en
vivre!...

J'ai pour voisin un travailleur de peau, un pseudo-


LES POMES PRODROMIQUES 89

ordonnier; ce n'en est pas moins un amateur de bons


[morceaux et un joyeux viveur. Quand il voit poindre
jl'aurore : Vite, fais bouillir l'eau, dit-il son gar-
[on. Tiens, mon garon, de la monnaie pour de
bonnes petites tripes ; achte autant de bon petit
^fromage valaque, et donne-moi djener et aprs je
. Lorsqu'il a tordu fromage et tripes,
ressemellerai
on donne quatre grandes rasades. Il boit et rot.
lui

On lui en verse une autre encore et immdiatement


il prend une chaussure et travaille. Quand vient
ensuite. Sire, l'heure du dner, il jette sa forme, il

jette sa planche, et son alne et son verre gratter


et ses ficelles, puis dit sa femme : Matresse,
dresse la table : comme premier plat le bouilli,

comme second la matelote, en troisime lieu le pot-


pourri, mais veille ce qu'il ne bouille point ! . On
sert, il se lave et s'assied. Maldiction ! lorsque je
me retourne, Sire, et que je le vois entreprendre ces
victuailles, cela me met la salive en mouvement et
elle coule comme un ruisseau. Il s'emplit la bouche,
il bfre ce qu'on lui a cuisin, et moi je vais et viens,
comptant les pieds de mes vers. Il se gorge de vin
doux dans un vaste gobelet, et moi je cherche
l'iambe, je guette le sponde, je guette le pyrrhique
et les autres mtres ; mais de quoi servent les mtres
ma faim sans mesure ?

Que n'est-il, lui aussi, cordonnier, ou que


90 CHAPITRE DEUXIME

n'a-t-on fait de lui Tun quelconque de ces petits


artisans ou marchands qui emplissaient alors,
ainsi qu'aujourd'hui, les ruelles de Constanti-
nople et qui dfilent devant nous, comme dans
un cinmatographe : un mitron, qui du moins
peut se rassasier de pain d'essai ; le vendeur de
yaourti (1), qui passe dans la rue, son rcipient
sur l'paule ; un teinturier ; le portefaix, anctre
du hamal, qui travaille tout le jour et reoit vers
un hon morceau et une ample rasade ou
le soir ;

encore le colporteur, marchand d'toti'es et de


moulins poivre, qui va criant : Dames et
ouvrires, mes bonnes mnagres, avancez,
prenez des toffes pour voiles, et mes moulins
pour moudre votre poivre !

Que lui conseille l'empereur ? Puisse-t-il lui

tendre une main secourable et puisse sa domina-


tion s'tendre sur terre et sur mer.

(1) Sorte de lait caill, rcemment introduit chez nous sous |

le nom de yoghourt ou de maya bulgare. i

-,.?*'
LES POMES PRODROMIOUES 91

II

lapport de ces pomes avec d'autres crits prodromi-


ques. Ils ne sont l'uvre d'aucun des deux Pro-
drome. Un Prodrome travesti.

Voici termine notre analyse des pomes pro-


dromiques. Nous en avons dessein supprim de
nombreux passages, pour nous attacher surtout
ceux qui peuvent tre regards comme primitifs.

Tout bien considr, ces pomes constituent un


genre littraire infrieur ; mais cependant ils sont
intressants deux points de vue au moins.
D'abord linguistiquement : ils comptent parmi les

textes les plus prcieux pour l'histoire du grec mo-


derne. Ensuite historiquement : par ce qu'ils nous
apprennent sur la vie mdivale ; non pas la vie

solennelle et officielle, mais celle de tous les jours,


dont on a prcisment beaucoup de peine trouver
des tableaux dans la littrature de cette poque.
Que cache cet amas assez disparate ? Avons-nous
lTuvre du clbre rhteur Thodore Prodrome ?
Pour les pomes III et lY, le doute ne semble
gure possible. On est du reste peu prs d'ac-
cord ce sujet, et la rponse est non. Suivant
les uns, l'auteur serait un certain Hilarion, men-
92 CHAPITRE DEUXIME

tionn au pome III. Suivant les derniers di-


teurs, ce dernier point est lui-mme des plus dou-
teux ; deux pomes
l'attribution de l'un de ces
un individu quelconque, qui reprsenterait pour
nous quelque chose de prcis, est trs sujette
caution. Ce sont des productions anonymes.
Pour I et II, il semble premire vue qu'il n'y
ait pas lieu d'hsiter, puisque l'auteur se nomme
lui-mme. Quand il a envie de battre sa femme, au
pome I, il rflchit et se dit : Par ton me, Pro-
drome, tiens-toi tranquille , et au dernier vers,
s'adressant l'empereur : Je crains qu'ainsi
vous ne perdiez votre Prodrome, le meilleur de
de ceux qui font pour vous des vux . Au pome
II il crit galement : Ne vous mprenez pas,
Sire, sur ma ptochoprodromerie et ne vous
attendez pas me voir me nourrir de plantes des
montagnes (comme saint Jean-Baptiste Pro-
drome). Je ne dne pas de sauterelles et je n'aime
pas les herbes . Ces trois passages paraissent
probants. Ils pourraient l'tre en effet, mais
une condition, c'est qu'il ne s'agt ici ni d'une
imitation ni d'un travesti (1).

(1) Nous ne faisons que reproduire ou rsumer ict la prface


de l'dition que nous avons donne en collaboration avec
M. Hesseling.
LES POMES PRODROMIQUES 93

Or, quand on compare attentivement ces po-


lies avec d'autres des deux Prodrome dont nous
Lvons admis l'existence au dbut, on est frapp

lar certaines analogies. Le passage, oii notre


luteur dclare qu'il n'a pas l'habitude de manger
les sauterelles, se trouve en germe dans une autre
uvre prodromique en grec savant. Telle fm,
"celle du pome 1 par exemple, ressemble beau-
coup celle d'une ptre en langue ancienne adres-
se par Prodrome Thodore Stypiotis. Et,
ce point de vue, aussi bien qu' celui de la langue
et de la contexture des pomes, il ne semble pas
qu'il y ait lieu de faire une distinction entre I et

II d'une part et III et IV d'autre part.


Exemple d'imitation dans le pome III. Pro-
drome a crit, en s'adressant l'empereur Manuel
Gomnne et en comparant son prnom celui

d'Emmanuel, par lequel Isae dsigne le Messie :

Vous tes, Manuel, une nature imitative du

Christ, christonymique moins une syllabe . Dans


notre pome III, que trouvons-nous ? votre
grande philanthropie, imitative du Christ ! En
vrit vous tes, Manuel, Dieu et homme ;

Emmanuel, roi des rois, moins quarante-cinq .

Pourquoi quarante-cinq ? Parce que les deux


premires lettres du mot Emmanuel, [jl, retour-
94 CHAPITRE DEUXIME

nes, font en notation grecque le nombre 4S.


On saisit ici sur le fait non seulement l'imita-
tion, mais l'exagration.
Quant au pome IV, il existe aussi, sous forme
d'ptre en vers hexamtres adresse par Tho-
dore Prodrome Anne Ducas. Dans cet ptre
l'auteur dclare que son pre lui aconseill de cul-
tiver les lettres, puisque sa faiblesse lui interdit la

carrire des armes : Mon enfant, donne tout


ton soin aux livres, aime la science et peine gran-
dement pour les lettres, qui te rendront glorieux
et heureux parmi les mortels, riche en biens et

utile tes compagnons. Yoil ce que me conseil-

lait mon pre, et moi je me suis rjoui de l'en-

tendre, esprant dans mon cur ce qui ne devait


pas s'accomplir. Depuis j'ai pein autant que j'ai

pu, tous les jours . Mais mal lui en a pris ; il n'a


pas de quoi vivre, il envie le sort des simples
ouvriers, du cordonnier, du berger, qui boit du
lait tout son saoul, et le refrain est : Allez-vous
en loin de ma vie, allez-vous en, livres !

L'troite parent de cette ptre et du pome V


est indniable et il est indniable aussi qu'ici
encore c'est le pome en grec vulgaire qui est
l'imitation.
Nous avons employ plus haut le mot tra-
LES POMES PRODROMIQUES 95

jpyresti, et ce n'est pas sans intention. Qu'on rpar-


^ tisse d'une faon ou de l'autre entre deux Pro-
les

BHrome l'abondante production en langue savante


" qui nous est parvenue sous ce nom, ds qu'il
s'agit des pomes en grec vulgaire, toujours la
kmme objection se posera : comment un auteur
ou des auteurs, qui ne manquaient pas de finesse
et qui connaissaient si parfaitement la langue
ancienne, auraient-ils commis des fautes de got
et de grammaire pareilles celles dont four-
millent nos pomes ? Non ;
pour nous ces posies
ne sont pas de Prodrome, elles ne sont qu'un
cho prodromique. Prodrome a brill au premier
rang parmi les courtisans qumandeurs, les potes

soi-disant famliques de la cour de la Byzance ;

ce genre a plu certains esprits, et ils l'ont cul-


tiv. Ce qui, chez Prodrome, tait l'expression
de besoins rels, est devenu chez ses imitateurs
un simple thme, sur lequel ils ont peu peu
renchri, sans souci de la vraisemblance. Le
Prodrome qui nous est parvenu de la sorte est
bien un Prodrome travesti. Tout ainsi nous
devient clair : les remaniements successifs, les
vers emprunts l'uvre de Thodore Pro-
drome, les fautes de got, les nombreuses exa-
grations, les contradictions, le nom de Ptocho-
96 CHAPITRE DEUXIME

prodrome, par lequel on a dsign cette carica-

ture du Prodrome officiel, et jusqu' l'emploi


de la langue vulgaire. Ces pomes peuvent tre

instructifs et aussi avoir par endroits quelque


valeur littraire ; ils n'en restent pas moins
un simple travestissement.
CHAPITRE III

LA CHANSON DES CENT MOTS ET


:S PREMIERS RECUEILS DE POSIES LYRIQUES

LA CHANSON DES CENT MOTS (1)

Versions modernes. La version mdivale du manus-


crit de Londres. Parent avec la lgende d'dipe et
du sphinx et avec des contes et chansons modernes.
La Chanson des cent mots est inspire des alpha-
bets d'amour et des devinettes par nombres. Origine
des chansons dites populaires.
*

On a signal en Epire, Argos, Chio, sur


les points les plus divers du domaine hell-
nique, une chanson qui s'intitule, suivant les

(1) 'EpuTOTraCyvia, Chansons d'amour, publies d'aprs un ma-


nuscrit du xve sicle avec une traduction, une tude critique
sur les 'ExaxXoya [Chanson des cent mots), des observations
grammaticales et un index par D. C. Hesseling et Hubert Per-
not. [Bibliothque grecque vulgaire, tome X), Paris, Athnes,
1913, in-8o, XXXV et 187 pages. On trouvera, p. vu, note, toute la
bibliographie

Etudes de littr. gr. mod. 6


98 CUAPITRE TROISIME

pays, soit Les Nombres, soit Les Cent mots, soit

Les Cent mots tV amour. Elle se compose d'une


srie de distiques ritns qui dbutent par des
noms de nombre. En voici quelques-uns :

Un Dieu nous a crs, toi et moi, ma tourterelle,

pour que doucement nous nous embrassions sur les

lvres et la bouche.
Deux yeux tu as, jouvencelle, par lesquels tu fltris

les curs; tous les jeunes gens tu les a troubls, et

moi tu me rends fou.


Trois grces t'a donnes Dieu, par la Sainte Trinit :

la raison, la beaut et toute la gentillesse.

Les distiques se poursuivent ainsi, en variant


naturellement avec les versions, jusqu'au nombre
10, qui se prsente Cbio sous la forme suivante :

Va par dcades, dis tes mots de dix en dix, pour


voir si tu atteindras cent et me prendras comme
femme.

Viennent alors huit autres distiques commen-


ant par les dizaines, de 20 90. Le neuvime
et dernier est ainsi conu :

Acent tu diras le oui et non plus le non , et

ta mre elle-mme nous mettra les couronnes (1).

(1) C'est--dire nous mariera.


LA CHANSON DES CENT MOTS 99

Ces quelques extraits veillent l'ide de ce que,


[ans la littrature mdivale europenne et sp-
jialement italienne,on nomme un contrasto^
Lvoirune discussion, ordinairement un dbat
Tamour, entre une jeune fille et un jeune homme,
[bat dont la jeune fille est l'enjeu. D'autres
rersions d'Athnes, d'gine, de Naxos, de Kos,

de Rhodes, de Chypre, etc., lvent d'ailleurs tous


les doutes: elles contiennent non seulement les

nombres^ mais aussi les circonstances qui les

et qu'on verra tout Theure ; ccr-


Ixpliquent
siines d'entre elles sont fort longues; elles renfer-
nent jusqu' 250 vers, au lieu des 40 dont nous
^nons de parler. Il s'agit bien d'un contrasto.
fous en connaissons du reste d'autres dans la litt-

rature no-hellnique, tel par exemple celui


de la Chanson des mtamorphoses. Le mot lui-
mme est employ, sous sa forme verbale, au
commencement d'un dbat entre Charon et

l'Homme :

Xapwv xa-. av8pt07ro<; rr:kY,ox>^t xat xovxpaaxapouv,


Charon et THomme sont en train de faire un contrasto;

mais le terme vraiment grec pour dsigner le


genre particulier de dbat dont il est ici question
est o!.xo|ji.ai. :
100 CHAPITRE TROISIME

Kopr, xa! vioi; oix^ovxai rcova TcapaO-jpi

Jeune fille et jeune homme dbattent par une fentre.

Pourquoi, dira-ton, ces variantes modernes


d'une chanson populaire grecque, propos de la

posie lyrique mdivale de ce pays ? C'est que


cette chanson nous est atteste assez ancienne-
ment. On en trouve, dans un manuscrit du
xv*' sicle conserv au Muse britannique, une
version pareille sur bien des points aux versions
modernes les plus compltes, elle-mme dj
corrompue par endroits, et dont la forme primi-
tive parat avoir t celle-ci :

Un jeune homme aime une jeune fille, qui ne


veut pas de lui. Elle le trouve trop jeune et lui
dit, peu prs comme dans la posie bien connue
de Zalokostas (1) : Pour des soupirs, pour les
peines de l'amour, tu es encore petit. Mais, plus
avis que l'amoureux de Maro, sans doute un
peu plus g aussi, le jouvenceau de notre chan-
son n'attend pas d'avoir grandi; il rplique imm-
diatement la belle :

Et comment le sais-tu, jouvencelle, que je ne sais


rien de l'amour? Que ne m'as-tu d'abord essay et
ensuite interrog? Tu aurais vu des embrassements

(1) Zalokostas, uvres compltes, Athnes, 1873, p. 307-308,


LA CHANSON DES CENT MOTS 101

Fpetit, des habilets de petit, (tu aurais vu) corn-


ent il cajole le baiser, comment il gouverne Tamour.
e pin est un grand arbre, mais il ne produit pas de
fruit; l'pi est tout petit, vois-tu quel fruit il pro-
uit?. .. Et, si tu ne me crois pas, jouvencelle, et si tu
'es pas renseigne, mets ta chaussure de lige
t entre dans le jardin ; vois-y les petits pommiers,
vois-y aussi les grands; les petits rsistent au vent
aussi bien que les grands.
Et alors la jouvencelle dit au jeune homme :

Je vais t'interroger, garon, sur cent mots, et si

lu les dmles coup sr, je te rassasierai de baisers.


Et alors derechef le jeune homme dit la jouven-
celle :

Tes mots, madame, je ne les connais nullement;


cependant je vais faire rflexion, rassembler mon ju-
gement. numre-les, jouvencelle, et moi je les dm-
lerai.

La jeune fille donne successivement les


alors lui
nombres, et sur chacun il fait quelques vers. Le
contrasto ici se complique donc nous sommes :

maintenant en prsence d'un de ces dfis potiques

dont on trouve de toutes parts des exemples, aussi


bien dans la littrature crite que dans la litt-

rature orale, et qu'il faut se garder de rattacher


rigoureusement les uns aux autres. Ils prennent
les formes les plus diverses : tantt ce sont deux
tudes de littr. fir. mod. 6-
102 CHAPITRE TROISIME

personnages qui, comme dans le troisime glogue


de Virgile, luttent qui composera les plus jolis
vers, tantt c'est un amoureux qui fera l'loge
de sa belle en une suite de strophes commen-
ant par chacune des lettres de l'alphabet, tantt
encore ce seront tout simplement deux mgres
qui s'injurieront en distiques, sur le pas de leur
porte, et dont la verve s'excitera aux rises du
public. Des faits semblables peuvent se produire
indpendamment, partout oii la veine potique
est suffisamment abondante.
A vrai dire, dans le texte primitif de la Chanson
des cent mots tel que nous pouvons le restituer,
d'aprs toutes les versions que nous possdons,
le jeune homme ne se met pas en frais d'imagi-

nation. Les rponses qu'il donne la jeune fille

pour les nombres un et suivants sont : 1 . J'ai

aperu une jeune fille et elle m'a pris dans ses


filets. 2. Tu chagrines deux yeux, jouvencelle, et

tu fltris un cur un corps est tourment


;
cause de toi. 3. Trois ans si l'on me mettait dans
les fers cause de toi, trois heures cela me parai-
trait, par grande tendresse pour toi. La tradition
de 4 est douteuse. 5. Cinq fois par jour je m'va-
nouis ma dame; une le matin, une le soir et trois

midi. Le nombre 6 (I) est contenu dans le mot

1
LA CHANSON DES CENT MOTS l03

;(jT7ixa je me suis extasi . Je me suis extasi

levant tes membres, ta beaut merveilleuse; j'ai

fatit de tes charmes, mais je suis priv de toi.

f. Si le Crateur avait mis en moi sept mes, ton


imour me les arracherait toutes les sept. 8. Huit
urterelles volaient au haut des cieux; l'une avait
ailes d'or et je pensais que c'tait toi. La tra-

dition de 9 est douteuse. A 10, il est question

d'une sorte d'envotement fait avec dix piques.


Satisfaite de la faon dont le garon a trait les

dix premiers nombres et peu dsireuse elle-mme,


semble-t-il, de prolonger l'preuve outre mesure,
la jeune fille lui dclare : Je sens que je te don-
nerai le premier baiser..., va de dix en dix pour
abrger . Le jeune homme triomphe encore de
cette deuxime partie de l'preuve, et, aprs le

nombre 100, il reoit trs largement le prix de sa


victoire.

Nous avons constat, propos de Dignis Akri-


tas, la survivance chez le peuple grec de chan-
sons qui, selon toute probabilit, remontent au
x^ sicle et nous ne nous tonnerons donc pas de
trouver dans un manuscrit du xv^ des productions
du mme genre, courantes encore actuellement.
104 CHAPITRE TROISIME

L n*est pas vrai dire le principal mrite du


manuscrit de Londres. Ce par quoi il nous int-

resse surtout, c'est qu'il est un intermdiaire


entre l'tat prsent de la tradition, que nous
apercevons dans les versions modernes de la
Chanson des cent mots^ et un tat beaucoup plus
ancien, que nous allons maintenant essayer de
dgager.

On nous a cont tous, dans notre enfance,


la lgende d'dipe et du sphinx, qui, sur la route
de Delphes Thbes, proposait des nigmes
aux passants et mettait mort ceux qui ne pou-
vaient les rsoudre. A dipe il posa cette ques-
tion : Quel est l'animal qui marche quatre
pattes le matin, deux pattes midi et trois
pattes le soir ? Celui-ci rpondit que c'tait

l'homme, aux trois phases de la vie, enfant,


adulte, et vieillard s'appuyant sur un bton. Le
sphinx alors se prcipita du haut d'un rocher et

prit.

Yoici, rsum d'aprs deux versions, l'une de


Naxos, l'autre de Tinos, un conte grec moderne
qui montre que cette tradition du sphinx n'est

pas encore perdue chez le peuple. On y trouvera


LA CHANSON DES CENT MOTS 105

n mlange curieux, et d'ailleurs frquent, de


dusieurs lgendes : OEdipe^ le Chat bott Qi l'His-

toire dii cinquime frre du barbier des Mille et


ine nuits, qui n'esl pas sans analogie avec celle
le Perrette et le pot au lait.

Il y avait une un homme, qai trouva un pois


fois

hiche. Il se dit Si je le mets en terre, il en sortira


:

"une plante qui me donnera l'anne suivante cent pois


chiches. En les mettant de nouveau en terre, j'en
aurai, Tanne d'aprs, dix mille, et ainsi de suite si ;

bien que je pourrai demander qu'on me donne les


navires du roi pour les transporter . Sans penser
qu'il n'avait mme pas de place pour faire sa planta-

tion, il se rend d'emble chez le roi, son pois chiche


dans sa ceinture, et lui demande de disposer de ses
navires. bloui, le roi lui donne sa fille en mariage.
Dans la version de Tinos, le roi, pour s'assurer que
le jeune homme est d'illustre rang, le fait coucher
une premire nuit dans des draps en chiffons et avec
une couverture dchire; celui-ci ne peut fermer
l'il, non pas qu'il y soit mal, mais parce qu'il craint
de perdre son pois chiche. La nuit suivante, on lui
fait un lit convenable et il dort parfaitement. Satisfait
de cette preuve, le roi lui donne sa fille.

Une dizaine de jours aprs le mariage, on dit


notre homme d'aller chercher ses pois et il s'loigne
avec la princesse. Il va de l'avant et demande succs-
106 CHAPITRE TROISIME

sivement un apiculteur, un boulanger, un ber-


ger, en les payant bien, de nourrir largement la prin-

cesse et ses gens, et de dclarer, si on les interroge

sur la provenance des victuailles, qu'elles sont


Polyrovithas c'est--dire celui qui a beaucoup de
pois chiches .

Plus loin il trouve un dragon qui, du haut d'une


aux passants douze nigmes et dvore
tour, propose
ceux qui ne peuvent les rsoudre. Le dragon lui
demande : Un mot, quel mot ? Le nouveau prince

rpond : Un est Dieu. Deux mots, quels mots ?


Un est Dieu, un diable a deux cornes. Les demandes
et les rponses se succdent ainsi jusqu' douze, et
chaque fois, le jeune homme (ceci a quelque impor-
tance) reprend partir de un. On trouve ainsi succes-
sivement : Un est Dieu, un diable a deux cornes, une
table a trois pieds, une vache a quatre ttins, cinq
doigts a la main, six toiles a la poussinire, une
ronde de sept vierges, un poulpe (octapode) de la
mer, un enfant de neuf mois, un veau de dix mois,
un poulain de onze mois, un mulet de douze mois.
Alors le dragon se prcipite de sa fentre et meurt.
Dans la version de Tinos, ce n'est pas le jeune
homme qui rpond
au dragon, mais une vieille
femme, qui par sympathie a pris sa place. Les r-
ponses sont celles-ci, sans qu'il y ait, comme dans la

version prcdente, rptition continuelle partir de


un : Un est Dieu, deux mots justes, trois pieds aie
LA CDANSON DES CENT MOTS 107

rpied sur lequel on met la marmite, quatre ttins a


vache, cinq doigts que nous avons la main, six
^toiles a la poussinire, une ronde de sept vierges,
iuit bras est le poulpe, neuf mois t'a port ta mre.
It, au dixime et dernier mot, la vieille dit : Ceci
)st ton mot loi, crve, dragon .

Le prince entre dans le palaiS;, il y trouve de


grandes richesses, des crales en abondance, des
pois chiches qu'il aimait tant, il fait les honneurs de
la maison la princesse, quand elle arrive avec sa
suite, et ils y vivent heureux beaucoup d'annes.

Il n'y a pas ici, on le voit, identit avec la

lgende d'dipe, mais la ressemblance du moins


est indniable.

Si de la prose nous passons aux vers, tout en


restant dans le domaine grec, les traditions popu-
laires nous fournissent, dans le mme ordre
d'ides, deux sortes de chansons, les unes de
caractre religieux, les autres de caractre pure-
ment profane. Voici un exemple du premier genre.
II provient de File de Skoplos.

Appelons-le un. Un est Dieu, c'est en lui que nous


croyons, nous glorifions le Seigneur.
Appelons-le deux. En deuxime lieu la Vierge, un
est Dieu, c'est en lui que nous croyons, nous glori-
fions le Seigneur.
108 CHAPITRE TROISIME

Appelons-le trois. Trois est la Sainte Trinit, en


deuxime lieu la Vierge, etc.
Appelons-le quatre. Quatre sont les vanglistes,
trois est la Sainte Trinit, etc.

Appelons-le cinq. Cinq vierges sages, quatre sont


les vanglistes, etc.

Appelons-le six. Six sont les exaptres, cinq vierges


sages, etc.

On trouve successivement encore les sept


mystres, les huit modes, les neuf ordres, les
dix commandements, les onze vangiles de l'au-
rore et enfin les douze aptres. J'ignore quand et

comment se dit la chanson en question.

Trs nombreux sont les exemples du second


genre. Celui dont nous allons citer les deux pre-
mires strophes et qui est de provenance pirote,
rappellera sans doute au lecteur d'autres pro-
ductions similaires, soit grecques, soit franaises.

Appelons-le un. Un le rossignolet et la petite

hirondelle; tout le mois de mai elle gazouille, elle

gazouille et chante.
Appelons-le deux. Deux perdrix rayes, un le ros-

signolet et la petite hirondelle; tout le mois de mai


elle gazouille, elle gazouille et chante, etc.

Et l'on va voir que nous ne sommes nullement


LA CHANSON DES CENT MOTS 109

floigns de notre sujet, car voici revenir les devi-


lettes de tout l'heure : Trois sont trois pieds de
jharrue. Quatre ttins a la vache. Cinq doigts a
la main. Six toiles a la poussinire. Sept pieds a
la danse. Octapodes de la mer. La chanson s'ar-

rte au nombre huit.


La similitude de cette deuxime pice surtout
etdu conte de tout l'heure est frappante. Le
cadre seul est diffrent d'une part un de ces rcits
:

qu'on fait la veille, de l'autre une chanson


enfantine. Mais le fonds est le mme. Dans les
deux cas il s'agit de nombres, de devinettes sur
les nombres, et il n'y a mme pas entre le conte
et la chanson de dmarcation bien trace : le jeu
d'enfants semble avoir influenc une version au
moins du conte, celle de Naxos, puisque dans
cette version, et bien inutilement, le jeune
homme, quand il rpond aux questions du dra-
gon, reprend chacune de ses rponses la suite
des nombres, partir de un.
On pourrait, en largissant, montrer qu'il s'agit
d'une tradition antrieure l'poque hellnique,
rpandue un peu partout sous des formes trs
diverses, mais nous nous bornerons constater ici

l'existence dans le folklore grec, ds une priode


recule, en juger par la lgende d'dipe, d'un
tudes de littr. fj7\ mod. 7
110 CHAPITRE TROISIME

type de devinettes correspondant des nombres qui


se suivent, et la persistance de ce type jusqu' ce
jour, sous des aspects varis, contes ou chansons.

Nous revenons ainsi, avec des donnes nou-


velles, qui vont claircir la question, la Chanson
des cent mots.
Il y a dans cette chanson deux lments : un
dbat amoureux ou contrasto, comme principal
et,

pisode de ce dbat, les nombres. On attendrait


plutt, dans cet pisode, un alphabet d'amour,
une srie de strophes ou de distiques
c'est--dire
commenant successivement par chacune des
ving-quatre lettres. Ces alphabets taient courants
au XV' sicle et notre manuscrit en contient mme
plusieurs chantillons ; on y clbrait les louanges
de la bien-aime ; Fun d'eux et donc t ici tout
fait sa place.Pour une raison que nous igno-
rons, peut-tre uniquement par un dsir de nou-
veaut, l'auteur, qui connaissait la tradition des
devinettes par nombre un passage de son pome
le prouve (1) a prfr nombres aux
les lettres,

(1) Ci-dessus, page 101. Le verbe que nous avons traduit par
dmler est en effet ^e5ta);vw, qui s'emploie dans le sens
d'expliquer un songe, rsoudre une devinette .
I ais il s'est
LA CHANSON DES CENT MOTS

dgag du type de la devinette pour


d'amour
111

se tenir tout prs de celui de l'alphabet :

uand la jeune fille lui dit em, l'amoureux ne cher-


he pas trouver ce qu'est tm, mais simplement
ire un distique commenant par ce nombre.

Tel qu'il tait, ce pome a plu la foule, qui


l'a appris, gard, et en a fait ainsi une chanson
populaire. Il a donc eu le destin de ces sortes de
ji*.
chansons ; ici il s'est court, l il s'est allong,

Bes lments se sont altrs ou mlangs d'au-


pes. Mais le fait le plus curieux de cette destine
Pltrieure, c'est que le type devinette, absent du
manuscrit de Londres, galement tranger, sauf
peut-tre dans un passage, une autre version
manuscrite du xvi** ou du xvn sicle, a pntr
dans la Chanson des cent mots une poque rcente.
Il n'y a pas substitution complte; bien des choses
subsistent encore, dans les versions modernes,
des leons primitives ;
pourtant la tendance est
nette. C'est tantt une partie, tantt l'ensemble de
ces versions qui emploient le type devinette. Les
thmes qui apparaissent ainsi rappellent ceux que
nous avons dj rencontrs Dieu rpond 1 3 : ;

est la Sainte Trinit, 4 les bras de la Croix, 6 la


poussinire, 7 les plantes, 8 les bras du poulpe,
9 les mois de grossesse, 20 les doigts du corps
U2 CHAPITRE TROISIME

humain, 30 la rose (en grec, trente-feuilles). On


peut dire en somme qu'il y a tendance revenir
au type primitif, au dtriment du type littraire.

Le peuple a l'intuition qu'un lment tranger est

venu se mler la vieille tradition et il s'efforce

de le rejeter.

Cette chanson des cent mots est instructive


d'autres gards encore, notamment par les con-
clusions qu'on en peut tirer sur la nature des
chansons populaires, grecques ou autres, et sur
la faon dont elles se sont transformes.

L'auteur en est habituellement un lettr. Tel


tait certainement celui qui a compos notre
chanson, et c'est, semble-t-il bien, le cas ordi-
naire : l'ignorant, l'homme du peuple, ou bien
ne composent gure que de petites pices de cir-

constance, ou bien se bornent remanier de


vieux clichs; leur inspiration est toujours courte
et ingale.

Il est peine besoin d'ajouter que toutes les

posies de lettrs ne sont pas susceptibles de se


transformer en chansons populaires. Pour qu'une
uvre savante soit adopte par le peuple et se
fixe chez lui, il faut qu'il en aime et la langue <
LA CHANSON DES CENT MOTS 113

le sujet. Tel a t encore le cas pour la Chanson


les cent mots.
Prcisons par un exemple emprunt la litt-
rature grecque contemporaine :

Nous avons fait plus haut allusion une posie


le Zalokostas intitule Le baiser. Un enfant de
lix ans s'prend d'une jeune fille ; elle l'embrasse
5t lui dit qu'il est bien petit encore pour les tour-

ments de l'amour. Il grandit, la recherche le :

cur de la jeune fille est un autre, elle a oubli


l'enfant; mais lui ne peut oublier son baiser. En
tout, 16 vers, trs courts, que chante aujourd'hui
le peuple grec. Dans les villes il n'est personne
qui ne les sache. Ils n'ont pas encore pntr dans
tous les villages; y pntreront sans doute.
ils

Peu de gens connaissent le nom de l'auteur. Si


nous ne vivions pas une poque de journaux et

de livres, tout le monde sans doute l'ignorerait.


Tel est type de la chanson populaire : une uvre
littraire adapte par le peuple et dont on ne
connat plus le nom d'auteur.

Ces chansons populaires, dont nous avons sur-


pris les traces, sous couleur pique, ds le x^ si-
cle, que nous voyons poindre maintenant dans
le genre lyrique, en quel tat nous sont-elles par-
114 CHAPITRE TROISIME

venues, c'est--dire dans quelle mesure leur


forme actuelle correspond-elle celle des vieilles
chansons qui, du x' au xv sicle, ont germ en
si grand nombre sur le sol grec?
La Chanson des cent mots permet aussi, sem-
ble-t-il, de rpondre cette question, au moins
sur un point essentiel.
On a pu en effet, grce aux versions modernes
de ce pome et au texte de Londres lui-mme,
d'ailleurs dj fort altr, rtablir dans ses gran-
des lignes, et quelquefois dans certains dtails, la
version primitive. Or, le texte de Londres, fidle

gardien en ceci de la tradition originale, n'est


n'est pas rim. Au contraire, les chansons mo-
dernes le sont, du moins dans la partie qui con-

cerne les nombres. Une comparaison entre ces


deux tats de la tradition montre combien, pour
l'amour de la rime, les remanieurs ont maltrait
le texte primitif. Sur deux vers rimes, souvent
le second est entirement de leur invention ; il

arrive mme que le premier soit son tour in-


fluenc par lui, de sorte que l'ensemble ne garde
plus aucune trace de la pense premire.
Si l'on songe qu'entre le xv' sicle date o
l'usage de la rime pntre en Grce et l'poque

actuelle, nombre de chansons anciennes ont t


RECUEILS DE POSIES LYRIQUES 115

lodifies de la sorte, que tel fut notamment le

fcas pour une foule de distiques, cette fleur de la


[posie no-hellnique, on peut, sans tre tax
[d'exagration, qualifier de nfaste l'influence de
la rime dans la conservation des chansons popu-
[laires grecques. Sans donle une comparaison
minutieuse des diverses variantes d'un mme
texte permettra parfois de restituer, malgr la
rime, le texte primitif, sinon en toute certitude,
du moins avec une approximation suffisante. Mais
ce ne seront probablement l que des faits excep-
tionnels. Il est craindre que cette intrusion de
la rime ne constitue dans la plupart des cas un
dommage irrmdiable.

II

LES PREMIERS RECUEILS DE POSIES LYRIQUES

Posies de Londres et de Vienne. Traits communs.


Les beauts de la bien-aime. Caractres de ces
recueils. Persistance en Grce d'un lyrisme populaire.

Le texte dont il vient d'tre question n'est pas


seul dans le manuscrit de Londres, il relve
116 CHAPITRE TROISIME

d'un ensemble qui se divise en six parties :

1** onze strophes ranges alphabtiquement et

formant 107 vers ;


2 quinze distiques galement
en ordre alphabtique ;
3 la Chanson des cent
mots; 4 trois cents vers environ de posies di-
verses ;
5 cinquante vers en alphabet ;
6 encore
quelques posies diverses ; en tout 714 vers. Ces
posies en rappellent d'autres, tires par Legrand
d'un manuscrit de Vienne et publies par lui
dans l'ordre suivant (1) : 1. Philosophie de l'ivro-

gne, pome bachique que nous passerons ici

sous silence; 2. alphabet d'amour; 3. Sduction


de la jouvencelle (2) ; 4. posies diverses ; 5. dis-

tiques ; en tout 926 vers. Chronologiquement


les deux textes ne sont gure loigns l'un de
l'autre, puisque ce dernier parait dater de la fin

du XV sicle ou du commencement du xvI^ La


teneur en est sensiblement la mme. On est donc
autoris les runir dans un seul expos pour

(1) Recueil de chansons populaires grecques publies et tra-


duites pour la premire fois par Emile Legrand {Collection de
monuments pour servir Vtude de la langue no-hellnique,
nouvelle srie, n 1). Paris, 1874, in-S", xliii-376. L'ouvrage est
aujourd'hui puis, mais une nouvelle dition de la partie qui
nous occupe ne tardera sans doute pas paratre.
(2) Pernot, Anthologie populaire de la Grce moderne^ Paris,
1910, p. 77-84.
RECUEILS DE POSIES LYRIQUES 117

essayer d'en indiquer certains traits gnraux.

A l'exception de la Philosophie de l'ivrogne,


toutes ces posies sont des posies amoureuses.
D'une lecture fort agrable, riches en vers bien
tourns et en jolies expressions, elles sont assez
uniformes pour le fonds et bien souvent se ram-
nent ceci :

Hlas I rameau flexible, de quelles amertumes tu


m'abreuves ! Tu me brles le cur, tu me fltris
l'me.

Les Grecs, a dit Madame Adam, ont le soleil


triste. Ils ont cela de commun, nous semble-t-il,
avec tous les mridionaux tant bien entendu
qu'on dislingue l'exubrance du geste, de la gat
proprement dite , et l'on peut par consquent
se demander si cette tristesse n'est pas Teffet
ordinaire de l'excs de soleil. Quoi qu'il en soit,
il est en effet incontestable que les chants
d'amour grecs sont pour la plupart imprgns de
mlancolie, et ceux-ci ne font pas exception
la rgle ; ce qu'ils clbrent dans l'amour, c'est
moins ses joies que ses peines : les hsita-
tions et les transes de l'amoureux timide, les
tourments que lui causent sa passion, l'envie
des voisins, les regrets de la sparation.
tudes de littr. gr. mod. 7*
118 CHAPITRE TROISIME

Humble que je suis, j'ai projet, madame, de con-


verser avec toi, et j'ai grand peur de ta seigneurie,
car tu es inabordable, tu ne veux rien entendre, et je
suis un malheureux, ma dame, je crains de te parler.

Combien d'amoureuses peines, quels grands sou-


pirs, que de mdisance j'ai soufferts cause de toi !

Chaque jour je me consume, le feu me dvore


comme le chaume ;
je n'ai plus qu'un espoir, c'est

que le Christ voie les souffrances de mon cur, qu'il

lui donne le calme et qu'il envoie ma pauvre me


dans la paix.

Ils jalousent notre amour, madame, tes voisins,


parce qu'il se tient solide comme une tour de fer ils ;

voient qu'il a t tress commme une chane d'or,


cela leur a fort dplu, ils veulent nous sparer. Puis-
sent leurs yeux ne pas voir cela, leur me ne pas
en jouir ; le mal qu'ils nous veulent puissent-ils le

voir sur eux, au chagrin de leurs amis, la joie de


leurs ennemis.

coutez, vous tous qui avez beaucoup souffert de


l'amour. J'ai embrass une fille lance, une nuit,
un soir, et ses treintes sentaient meilleur que le

musc, et ma poitrine embaume encore de son haleine,


et de ses doux baisers mes lvres sont encore
douces. Et maintenant nous sommes spars. Hlas I

que devenir ?
RECUEILS DE POSIES LYRIQUES 119

Parfois la violence de ces regrets est tempre


d'un peu de philosophie :

J'ai sem du bl en terre et du riz dans le sable,

des baisers sur le bord du fleuve et un olivier dans le

jardin ; et maintenant on vient me dire : On mois-


sonne le bl, on secoue les rameaux de l'olivier, on
vendange les baisers. Au diable les baisers, et toi,

amour, va-t'en d'o tu es venu. Que la jeunesse me


reste, et je trouverai d'autres baisers.

a 'Yvdoi vy(i){jL ! Pourvu que nous ayons la


sant ! dirait-on aujourd'hui, dans un sens ana-
logue.
Ces baisers, c'est ce que demande le plus fr-
quemment le jeune homme :

Au fond de mon cur je t'aime. Mes lvres te bl-

ment, mais dans ma pense je me dis : Christ,

que je voudrais l'embrasser!

cruche, combien j'envie ta grce charmante ! Toi


cruche, moi homme, tu as meilleur sort que moi,
puisque tu portes de l'eau frache aux lvres de la
jouvencelle !

Jeune fille la marche de colombe, tourterelle qui


se pavane, je t'ai vue, quand tu revenais frache du
bain, et ds l'heure o je t'ai vue, le sang goutte de mon
cur, je voudrais te baiser sur les lvres et la bouche.
120 CHAPITRE TROISIME

Il n'est pas rare cependant que son dsir s'ex-


prime plus violemment :

Noisetier touffu, que je voudrais m'asseoir prs de


toi, te mordre les lvres et en faire jaillir le sang !

Arbre vert et dor, frache fontaine, lorsque je


pense toi, ma bouche se dessche.

Je me ferai colombe, je viendrai l o tu dors,


troitement je t'enlacerai, pour que toujours tu te

souviennes de moi.

Fille aux sourcils pareils une ganse et lumire de


mes yeux, rpit des peines que j'ai au cur, que je
dorme sur ta poitrine et advienne que pourra!

Il fait froid, c'est l'hiver; comment resterai-je de-


hors, jeune fille? Ouvre-moi ta porte, introduis-moi
dans ton lit; couchons-nous, puis endormons-nous,
pour satisfaire notre amour, nos dsirs de tant d'an-
nes.

Ma fleur aux couleurs varies, frache prairie,


puissions-nous expirer tous deux sur un mme
oreiller !

Nous avons cit ces deux derniers passages,


pour montrer jusqu' quel degr de libert peu-
vent aller ces chansons. Nulle part elles ne le

dpassent et elles sont bien en cela l'image du


RECUEILS DE POSIES LYRIQUES 121

peuple grec : pudique sans tre pudibond, il ne


'efarouche pas des ralits, mais il ne s'y arrte

)as non plus complaisamment et il les entoure


volontiers d'un peu de posie.

Parmi les thmes amoureux traits dans ces


chansons, les beauts de la bien-aime occupent
la toute premire place : elle est le soleil ou l'un
de ses rayons, l'toile qui scintille, une lune sans
taches ou plus exactement sans arbre, car, sui-
vant certaines traditions, les taches de la lune sont
un arbre, la rose de la nuit, le givre de l'hiver,
un cyprs aux rameaux d'or, l'ombre paisse,
la douce brise pleine de fracheur, un jardinet
joli un rouge pommier doux, un
plant de roses,
oranger charg de un citronnier maill
fruits,

de fleurs, un rameau de laurier, une cime de mar-


jolaine, une excellente racine de baume elle est ;

rose, pomme, coing et basilic c'est une tente;

gonfle par la brise, une rivire de miel couleur


d'or, aux nombreux remous, au cours majes-

tueux, une colonne de porphyre qui se dresse au


palais, laquelle s'appuie l'empereur et prs de
laquelle juge le logothte, une icne de la Vierge,
122 CHAPITRE TROISIME

une amulette impriale, l'honneur des rois et la


gloire des seigneurs, une cit trs envie avec
beaucoup d'argent, un verre au bord pourpr,
rempli d'amour, une ceinture aiguillettes dont
l'amoureux voudrait tre enserr, de la soie
blanche et cramoisie, de l'or de Gonstantinople,
du laiton de Galata, une veilleuse chane d'or,
une blanche lampe, un cierge tincelant, la
lumire des yeux; elle est mince comme un
roseau, lance comme une branche de cyprs,
vtue de vert ou de noir et, dans ce cas, elle res-
semble l'hirondelle.
Elle est blonde, aux fortes tempes. Sa tte est

d'or, ses cheveux de soie, touffus, boucls et nat-


ts avec symtrie. Le soleil ne l'a point vue. Ses
sourcils sont l'arc-en-ciel, ils sont dlis, pareils
une ganse. Ses yeux sont faits au pinceau, ils

sont plumets, plus beaux que le saphir, noirs


comme l'encre, l'olive, ou l'aile du corbeau, pleins
de tout l'amour du monde son regard
; est sucre,

miel et rose. Son nez est fait au moule et l-

gamment effil. Ses lvres sont pareilles la

cerise, rouges comme le corail, veloutes comme la


prune ; elles sentent le musc et tressent la chane
d'amour. Ses dents sont serres et enchsses
comme les perles. Elle a un menton ovale, fos-
RECUEILS DE POSIES LYRIQUES 123

jtte, un cou blanc comme marbre, des doigts fu-


sels, la marche de la colombe, des airs de reine,
c'est une tourterelle qui se pavane. Des anges lui

ont apport la beaut. Dans tout son joli petit


corps il n'y a pas le moindre dfaut.

En regard de ce portrait on aimerait placer ce-


lui du bien-aim. Nos posies sont, comme on
peut s'y attendre, des plus laconiques cet gard.
Quelques-unes cependant sont censes dites par
la jeune fille. On y sent principalement la crainte
de l'infidlit et la tristesse de la sparation :

(Mon amoureux) aux chevilles pourpre et or, aux


talons de pourpre, je m'tonne, lorsque tu marches,
que ta route n'embaume pas, que n'embaument pas
les montagnes, que ne fleurissent pas les plaines.

Mille bienvenues, mon faucon, honor et dlec-


table, dextre entre tous, parure des braves. Que
nulle femme ne jouisse de toi, ne te conquire, si ce
n'est moi, la pauvrette, qui ai beaucoup pti tous les

jours de l'anne. Ne dirige pas ton vol vers l'amour


d'une autre femme, dont tu respirerais l'haleine et
qui te ferait m'oublier.

Et qui marche les nuits, et qui chemine l'aube, et


qui me l'a ravi mon bel oiselet, mon bel oiselet au col
duvet, la feuille de mon cur? Je voudrais cette
124 CHAPITRE TROISIME

heure tre morte, car tant que je vivrai et serai de ce


monde, je soupirerai tristement sur notre sparation.

Pour Tamour que tu me portes, mon trs doux


matre, ne viens pas embrasser dans mon voisinage,
que je te voie, que je m'en afflige et que lourdement
je soupire. Te souviens-tu, mon matre, du serment
que tu m'as fait? Tu m'as dit et jur que jamais tu ne
me dlaisserais. Et maintenant mes yeux voient que
tu es amoureux d'une autre. Hier, c'est avec elle

que tu es rest, avec elle que tu as dormi, et moi


tu es venu dire que tu tais de veille. Je suis alle,
j'ai interrog tous les gardes, ils m'ont dit et jur

qu'aucun d'eux ne t'avait vu. Tu as foul aux pieds


ton serment et grand est ton pch.

Quand tu passes, tu ne me parles pas, tu me vois


et tu ne me salues pas, et les dames mes compagnes
disent que tu m'as oublie et que tu en regardes une
autre. Si cela est vrai et qu'elle soit la meilleure,
eh! bien, regarde-la; mais si c'est moi qui suis la
meilleure, que lui sortent les deux yeux.

Plus empreinte de rsignation et plus tou-


chante en mme temps est la pice suivante, une
des plus belles de nos deux recueils, malgr
quelques dfauts de composition :

Tu t'es loign, mon matre, Dieu et les saints


RECUEILS DE POSIES LYRIQUES 125

lient avec toi ; du basilic sur ta route, du baume sur


m chemin et des roses carttes tout autour de tes
leveux. L o tu vas, mon matre, dans la ville o
entres, tu trouveras d'autres baisers et d'autres
ibrassements. Au milieu des baisers tu soupireras
si la jeune fille est sense, elle te demandera :

rQu'as-tu, mon cher matre, pour soupirer si fort?


J'eusse prfr, ma belle, ne pas tre interrog,
mais puisque tu m'as interrog, je vais te le confesser.
La jeune fille que j'ai embrasse, je l'ai laisse
Rhodes ; elle est assise la lueur des toiles, elle

resplendit avec la lune, elle ne cesse de s'informer de


moi Que fait mon rossignol, que fait mon oiselet,
:

que fait mon bel oiseau, qu'il ne se souvient pas de


moi ?
Je t'en adjure, mon matre, par deux et par trois
fois : parle de mes bonts, parle de ma personne,
mais ne rvle pas les incartades que j'ai faites.

Follement j'ai fait mon lit, follement je me suis


couche, et follement j'ai donn de doux baisers, parce
que je t'aimais beaucoup.

Dcousus en apparence et lorsque l'on ne s'en


ient qu'au dtail, assez cohrents au contraire,
5s qu'on les envisage d'un peu haut et dans leurs
'andes lignes, que sont au juste les deux ou-
126 CHAPITRE TROISIME

vrages que nous venons d'examiner? Ce sont tous


deux des corpus, des recueils. Recueils de chan-

sons telles qu'alors dj elles taient dites par le

peuple lui-mme? Nous ne le croyons pas. Peut-


tre est-ce le cas pour certaines de ces posies;
ce ne l'est assurment pas pour toutes. On
trouve, aussi bien dans le manuscrit de Londres
que dans celui de Vienne, des ides et des vers

qui ont cours encore de nos jours, on y sent un


lment populaire, mais ct de lui, parfois
mme le recouvrant, est un lment savant, lit-

traire, nettement visible par exemple dans la

Chanson des cent mots. Quel est, dans cet ensem-


ble, la part de l'un et l'autre de ces lments? Il
est fort difficile de le distinguer.
Et c'est prcisment ce qui caractrise, au point
de vue lyrique, l'poque laquelle nous repor-
tent ces pomes.
La posie pique, en Grce, est reste fragmen-
taire. Nous en avons trouv sur notre route des
parcelles, mais aucun auteur, notre connais-
sance, n'a pu faire une pope de ces donnes
piques.
La posie satyrique, quand le thtre ne lui
vient pas en aide, reste un genre assez peu popu-
laire et surtout ne vit pas longtemps parmi la
RECUEILS DE POSIES LYRIQUES 127

mie. C'est une succession de feux vite allums et


[te teints. Tel a t le cas Byzance, dans cette
'emire priode de la littrature no-hellnique.
La posie chevaleresque, dont nous ne nous
'oposons pas de parler ici, a donn des rsultats
leilleurs et plus durables^, mais qui n'ont gure
dpass le temps mme de la chevalerie et n'ont
pas laiss de traces chez le peuple.
Seule, cette poque, la posie lyrique consti-
tue un genre la fois littraire et populaire :

littraire par ses traits gnraux, populaire par


sa langue et les sources de son inspiration.
Elle a t alors des plus florissantes. Qu'elle
ait, dans une certaine mesure, subi l'influence de
productions similaires trangres, cela n'est pas
douteux, mais il est certain aussi que l'esprit grec
se trouve naturellement port vers ce genre po-
tique : le terrain tait par lui-mme excellent et
il a beaucoup produit.
Or, tandis qu'en France, ds la fin du xm' si-

cle, les potes lyriques se sont dtourns de la


source populaire, pour se lancer dans la littrature
dite courtoise, et que cette source a fini par s'ensa-
bler et se tarir, en Grce au contraire, potes et
paysans n'ont pas cess de rester en contact trs
intime, on peut presque dire jusqu' ce jour. Les
128 CHAPITRE TROISIME

raisons d'ailleurs en sont simples ; la principale

est Ttat politique du pays, qui a retard la mar-


che de la littrature savante. Ce retard est assur-
ment regrettable, mais il comporte une com-
pensation : en France, la plus grande partie
de ces productions primitives sont perdues; en
Grce, on en trouve de nombreux et fort beaux
restes, qui n'ont besoin, pour tre pleinement
gots, que d'tre ordonns et tudis.
EGLISE SAINT-OEORGES-DES-GRECS, A VENISE
(tat actuel.)

j
CHAPITRE IV

LES CRETOIS HORS DE CRTE

La Crte, possession vnitienne. Colonie grecque de


Venise. Marc
Les Cretois Venise et Padoue.
Musurus. Calligraphes et imprimeurs. Zacharie
Callergis. Dmtrius Ducas en Espagne. Les Cre-
tois en France : Ange et Nicolas Vergce.

De tous les territoires hellniques qui furent

tossessions vnitiennes,
depuis l'anne 1204^
ftte o se fit entre les Croiss et la Rpublique

(1) W. Heyd, Histoire du commerce du Levant au moyen ge,


ad. franaise par Furcy Raynaud, Leipzig, 1885-1886, in-S.
Veloudos, La colonie grecque de Venise (en grec), 2 dit.,

Venise, 1893. Legrand, Bibliographie hellnique des xv et

xvi sicles, Paris, 1885-1906, 4 voL in-8o, auxquels nous avons


18aucoup emprunt dans ce chapitre. Facciolati, Fasti Gym-
Usii Palavini, Padoue, 1757, in-4o. Ant. Aug. Renouard, An-
Ules de l'imprimerie des Aide, 3 dit., Paris, 1824. Ambroise
irmin-Didot, Aide Manuce et Vhellnisme Venise, Paris, 1875,
in-S. H. Oinont, Fac-simils de manuscrits grecs des xv et
xvi sicles, Paris, 1887, in-4o. Lefranc, Histoire du Collge de
France, Paris, 1893, in-S.
130 CHAPITRE QUATRIME

le partage de l'empire de Constantinople, jusqu'


celle de 1797, o Venise, abandonnant Gorfou,
semblait renoncer dfinitivement ses anciennes
conqutes, aucun ne joua, historiquement et

intellectuellement, un aussi grand rle que la

Crte.
Cette le fut pour Venise une acquisition de
premire importance. Place au croisement de
deux routes maritimes extrmement frquentes,
celle d'Occident en Orient et celle de Constanti-
nople en Egypte, elle tait un point de relche
tout indiqu pour les navires qui, au moyen ge,
sillonnaient ces deux routes. Si ceux de France
et d'Espagne pouvaient laisser la Crte sur leur

gauche, lorsque les vents et les mille surprises

des voyages de cette poque leur permettaient de


suivre la voie la plus courte pour se rendre en
Syrie et en Egypte, il n'en tait de mme, ni des
gnois, ni des pisans, ni des vnitiens. Pour ceux-ci
la Crte tait une escale tout indique, laquelle
ils auraient certainement touch, mme s'ils n'y
avaient eu aucun avantage commercial. Un
arrt Candie tait donc alors la rgle gnrale.
En s'en loignant, les navires longeaient la cte de
l'le jusqu' son extrmit orientale et, comme
ceux qui venaient de Constantinople et de la mer
LES CRETOIS HORS DE CRTE 131

>ire y touchaient galement, avant de cingler


rs l'Egypte, les deux routes partir de ce point
;en faisaient plus qu'une.

L'le tait alors d'une assez grande fertilit. On


exportait du bl, du vin, que des centaines de
iteaux emmenaient dans toutes les directions, et
ux douceurs, ou plutt la force duquel, les
grands personnages d'Egypte rendaient de secrets
ly^ommages on en ; tirait aussi de l'huile, de la

|Bre, du miel, de la cochenille, du coton, du


sucre, enfin de la soie, qu'on travaillait, semble-t-
Candie mme.
La valeur politique du pays n'tait pas moindre

t 16 sa valeur commerciale. Celui


matre y trouvait une base militaire
qui en tait
des plus
solides, surtout lorsqu'il y pouvait ajouter, comme

ce fut le cas, la possession des deux forteresses


continentales de Modon et de Coron, qui lui per-
mettaient de bloquer le passage du ct du con-
tinent. Ses frgates pouvaient relcher l'aise

dans les ports de l'le. Ses navires marchands,


alors mme qu'ils n'y touchaient pas, s'en appro-
chaient et s'en loignaient en toute scurit.
Dans une du doge Renier Zeno au pape
lettre

Urbain IV, en date du 8 septembre 1264, la


Crte est appele avec raison la force et le
132 CHAPITRE QUATRIME

soutien des possessions franques en Orient.


L'occupation de cette le faisait partie d'un
plan que les Vnitiens poursuivirent durant des
sicles avec une remarquable tnacit et dont une
autre nation devait s'inspirer ultrieurement,
pour le raliser sur une plus grande chelle
encore. Ils visaient acqurir des points strat-
giques importants et, ceux-ci une fois occups,
ils laissaient aux colons une libert relative, satis-
faits des avantages commerciaux et militaires qui
dcoulaient pour eux-mmes de cet tat de choses.
L'le de Crte, sous la domination vnitienne,
fut place en une sorte de rgie indirecte. La
Rpublique y lit de copieuses distributions de
terres ses propres citoyens ; elle y cra des fiefs

d'importance variable, dont les propritaires


devaient le service militaire toute rquisition
du duc de Candie, tout en ayant la facult de se

livrer au commerce en temps de paix, et nces-


sairement, c'tait sur des vaisseaux vnitiens,
avec Venise et pour son plus grand profit, que se

pratiquait ce commerce.
Les Cretois taient trop jaloux de leur ind-
pendance et trop belliqueux de nature pour se
soumettre sans plus des matres trangers.
Aussi la longue priode d'occupation vnitienne.
LES CRETOIS HORS DE CRTE 133

1204-1669) fut-elle marque par une srie d'in-


irrections, dont plusieurs mirent les troupes de
Rpublique en trs fcheuse posture; telles celle

1277, o les insurgs en vinrent assiger


Candie ; que fomenta Alexis Callergis et
celle

qui dura seize ans (1283-1299) celle de 1341, o ;

les Vnitiens furent momentanment rduits la


possession de la capitale et de quelques chteaux ;

ou encore celle qui, en 1363, clata l'occasion


de la perception d'une nouvelle taxe, groupa,
contre l'autorit centrale, des colons vnitiens et
des insulaires, et faillit sparer dfinitivement la
colonie de la mtropole.
Ce fut aux xiii et xiv sicles que se produi-
sirent les plus violents de ces soulvements. Mais,
si cet tat de lutte, tantt ouverte et tantt
sourde, rendit plus difficiles certaines po-
ques les relations entre Cretois et Vnitiens,
aucun moment cependant ces relations ne ces-
srent compltement. Jusque trs avant dans
le xviii* sicle Venise devait rester un centre puis-
sant d'attraction, non seulement pour les Cretois,
mais aussi pour tout l'hellnisme.

La prise de Constantinople et l'envahissement


tudes de littr. gr. mod. '

8
134 CHAPITRE QUATRIME

progressif des pays grecs par les Turcs, loin de


diminuer cette puissance, eurent au contraire
pour rsultat immdiat de la fortifier. Nombreux
furent ceux qui vinrent alors chercher sur le
territoire de la Rpublique ce qu'ils n'espraient

plus trouver dans leur patrie asservie. Riches


seigneurs, entours de faste ; hommes de lettres

professeurs, tudiants, qu'attirait l'ancienne et

florissante universit de Padoue ; ecclsiastiques ;

grands et petits commerants, avides de profits ;

marins qui les servaient, ou s'enrlaient sur les

galres de Venise ;
gens de guerre, qui formaient
le corps spcial des stradiots, parmi lequel on
comptait aussi des Albanais et des recrues leves
sur la cte orientale de l'Adriatique, mais dont la
seule dnomination (aTpaTiwTYi, soldat ) indique
dj l'origine hellnique ; tout ce monde affluait

dans la cit des doges et se mlait la vie locale,


sans s'y perdre pour autant.
Vers 1470, la colonie grecque de Venise compre-
nait environ 5,000 personnes, dont les 4/5 ortho-
doxes. Elle comptait 14,000 orthodoxes en 1606, et
de ces chiffres se trouve naturellement exclue une
population flottante probablement assez consid-
rable.

Chaque peuple, lorsqu'il fonde une colonie,


LES CRETOIS HORS DE CRTE 135

vle, dit-on, son caractre par les premiers


dtails d'organisation. Les Grecs songrent ds
dbut btir une glise.
Pendant longtemps ils se heurtrent de ce fait
de grandes difficults. On leur avait d'abord
ccord l'autorisation d'officier dans les glises
latines, mais ce culte et ces prdications schis-
matiques n'allaient pas sans obstacles de la part
des autorits, ni surtout du clerg local. Aussi, le
mars 1470, le Conseil des Dix dcrtait-il que
les Grecs devaient officier uniquement dans
f glise de Saint-Biaise, sous peine d'une amende
i28
de 100 livres. Deux exceptions toutefois furent
faites, en faveur d'Eudocie Gantacuzne et d'Anne
Notaras, qui obtinrent le privilge de faire cl-
brer l'office en leur domicile particulier, sans que
d'autres Grecs pussent y assister ; faveur insigne,
accorde en 1475, supprime en 1478, accorde
de nouveau en 1480, et que justifiait le rang lev
de ces deux dames. La dernire notamment,
fiance dans sa jeunesse Constantin Dragass,
tait venue en Italie peu de temps avant la prise

de Constantinople et y avait apport une fortune


considrable. P]lle avait form le projet de fonder,
sur le territoire de Sienne, une colonie de rfugis
grecs, dpendante de la Rpublique, mais cepen-
136 CHAPITRE QUATRIME

dant rgie par ses propres lois. Un acte fut mme


pass, le 22 juillet 1472, par lequel Sienne lui
cdait cet effet le terrain et le chteau ruin
qu'elle dsirait ; pourtant il ne semble pas que
les choses aient t pousses plus loin.
En cette question d'glise, Venise se trouvait
assez embarrasse. Il lui fallait maintenir intacte
l'orthodoxie latine et aussi mnager les Grecs,
qui lui rendaient de multiples services. Partage
ainsi entre le spirituel et le temporel, elle eut sou-
vent des hsitations, en somme comprhensi-
bles.

Le 28 novembre 1498, les Grecs reoivent l'au-


torisation de fonder une communaut ; mais il

est stipul que nombre des hommes n'y dpas-


le

sera pas 250, celui des femmes tant au contraire


illimit. En 1514, on leur permet d'acheter un
terrain pour y btir l'glise laquelle ils rvent
depuis au moins trois quarts de sicle. L'ambas-
sadeur de la Rpublique Rome s'entremet pour
obtenir l'assentiment du pape, qui n'est donn
que douze ans plus tard, sous le pontificat de
Clment VU : la colonie grecque est ds lors
soustraite toute ingrence du clerg latin, elle
peut difier son glise et tablir un cimetire,
moyennant un simple tribut annuel de cinq livres


LES CRETOIS HORS DE CRTE 137

cire blanche, qui en ralit ne fut jamais ni


ly, ni rclam.
Quelques mois aprs, au dbut du carme de
[anne 1527, on clbrait une premire messe
[ans un temple tout provisoire. Les donations
inrent; on put poser, en 1539, les fondements du
Vritable difice, et ce fut enfin en 1573 que se
trouva rige l'glise San Giorgio dei Greci, qu'on
voit encore aujourd'hui Venise, derrire le
quai des Esclavons.
L'uvre ainsi commence fut dirige durant
de longues annes par Gabriel Svre, et para-
cheve au xvii^ sicle, grce Nicolas Flangini.
Originaire de Corfou, Flangini exerait
Venise la profession d'avocat. Sa science juri-
dique et son loquence lui avaient acquis une
grande fortune, qu'il s'efforait de faire servir au
bien public. Par ses soins un collge rem-
plaa l'cole dclinante de la Communaut ;

des lves vinrent de Grce, des professeurs re-


marquables s'y formrent
y enseignrent et ; il

lui adjoignit un hpital, cra un fonds pour le

rachat des soldats grecs orthodoxes, ou mme


catholiques, faits prisonniers au service de la
Rpublique, et une dotation annuelle en faveur de
dix jeunes filles dsirant se marier ou embrasser
tudes de Ittt. gr. mod. 8
138

GABRIEL SVRE

(Emile Legrand, Bibliothque hellnique des quinzime et

seizime sicles, tome II.)


LES CRETOIS HORS DE CRTE 139

'tat monastique ; on forma aussi des archives,


me bibliothque. Bref, il n'est pas exagr de
[dire qu'autour de cette glise de Saint-Georges
;ravita pendant plusieurs sicles le mouvement
lellnique de Venise et par consquent de l'Italie.

Quel fut ici le rle intellectuel de nos Cretois?


A Saint-Georges mme, ils ne firent pas mau-
vaise figure. L'avocat Flangini, en prescrivant
que, dans le choix des internes du Collge grec,
prfrence serait donne, d'abord aux jeunes
gens de Corfou, ses compatriotes, puis ceux de
Chypre, le laquelle l'attachaient peut-tre des
liens de parent, avait plac les fils de Minos dans
une situation un peu dfavorable, mais dont il ne
faut pas s'exagrer les consquences. Avant la
la libralit du clbre avocat, Gabriel Svre qui
fut le chef spirituel de la colonie pendant prs
de 43 ans, les avait certainement vus d'un bon
il, car il tait presque des leurs : n Monem-
basie, il avait fait un long sjour en Crte, il

avait lui-mme pour protecteur le richissime


Cretois Loninus ; l'Allemand Gerlach, qui vit

Constantinople la crmonie o Gabriel Svre


fut sacr mtropolitain de Philadelphie, poste
140 CHAPITRE QUATRIME

qu'il n'occupa d'ailleurs pas, y mentionne expres-


sment Taffluence des Candiotes. Et, aprs la

mort de Flangini (1648), trois Cretois encore,


Mltius Chortakis, Mthode Moronis, Grasime
Ylachos, dirigrent sans interruption la commu-
naut, de l'anne 16S5 l'anne 1685.

A l'Universit de Padoue, tudiants, les Cre-


tois l'emportent de beaucoup en nombre sur les
autres Grecs, tout au moins jusqu' la fin du
xvii^ sicle; recteurs, syndics, professeurs, leurs

noms sont aussi, parmi ceux des Grecs, les plus


frquents et souvent les plus marquants.
En 1544 par exemple, le comte Georges Pa-
Iseocappa, de la Cane, devenu recteur des
juristes, attache son nom un certain nombre
de rformes. Le zle des professeurs et des tu-
diants s'tait alors relch, les cours chmaient.
Il dut demander au Snat un dcret qui privait
les matres de leur traitement, au prorata de
leurs absences. Il fit rviser aussi les statuts de
l'Universit : les recteurs, par le fait seul de leur
lection, se trouvrent levs la dignit de che-
valier, ils furent dispenss des jeux, des djeu-
ners et des banquets qu'ils taient auparavant
tenus de donner ; on revint la vieille tradition


LES CRETOIS HORS DE CRTE 141

le les nommer chaque annde et non pas tous les

leux ans ; des enseignements inutiles furent sup-


irims et remplacs par d'autres qui paraissaient
leilleurs.

On retrouve ultrieurement ce mme Palaeo-


appa sous l'habit monastique, qu'il n'a sans doute
revtu qu'assez tard, puisqu'il a eu un fils, lui-
mme recteur Padoue, en 1575. Georges Palaeo-
jappaa d, suivant la coutume, changer son pr.
lom contre un autre, commenant par la mme
illre, et il a choisi celui de Grasime. Soucieux
les choses spirituelles, il fonde Kisamos de Crte
m vch de rite grec, auquel il lgue sa fortune ;

lais le souvenir de l'Universit de Padoue ne l'a

pas quitt pour autant : craignant que les rivalits


entre Grecs et Latins ne rendent prcaire l'exis-
tence de cet vch, il ordonne par testament
qu'au cas o celui-ci ne subsisterait pas, l'argent
correspondant passe Venise et que les intrts
en soient employs l'ducation de vingt-quatre
jeunes Grecs, tant Rome qu' Padoue. Ses
craintes se ralisent. Aprs sa mort, survenue
en 1590, on vend les biens qu'il avait lgus
l'glise de Kisamos. Ce ne sont plus vingt-quatre
jeunes gens, mais douze seulement qui peuvent
tre instruits avec les intrts de la somme ainsi
142 CHAPITRE QUATRIME

obtenue ;on les envoie d'abord Rome, puis,


en 1633, on fonde pour eux un collge grec
Padoue mme.
Le dcret du Snat qui rglait celte institution
portait que, parmi les lves, devaient se trouver
quatre jeunes gens d'Hracle, deux de la Gane,
deux de Rhthymno, un de Corfou, de Gythre,
de Zante et de Cphalonie. Personne n'y tait

admis, sans justifier pralablement d'une bonne


connaissance des lettres latines. La dure des
tudes ne pouvait y dpasser six ans.
Quelques annes aprs, l'exemple de Palaeo-
cappa fut mme suivi par un autre professeur de
Padoue, Jean Gottounios de Verrhe en Macdoine,
qui, de son vivant, proximit du premier collge,
en fonda un second, o huit jeunes Hellnes pou-
vaient pendant sept ans poursuivre leurs tudes,
sans aucun souci matriel.

Si, parmi les Cretois qui se sont fixs en Italie,

on cherche quelle a t la personnalit la plus


saillante, c'est vers Marc Musurus que se porte
aussitt la pense.
Nous n'avons que fort peu de dtails sur son
enfance. Il naquit Rthymno, aux environs
LES CRETOIS HORS DE CRTE 143

le 1470, quitta une premire fois son pays, vers


l'ge de quinze ans, pour venir Florence, o il

suivit les leons de Janus Lascaris, y revint une


ipoque que l'on ne saurait prciser, puis gagna
enise, o trs vraisemblablement il aida Aide
[anuce h organiser sa fameuse imprimerie. Le
pome d'Hro et Landre qui, avec la Galoma-
chie et un Psautier, parut probablement en 1494
et constitue comme le prlude des beaux volumes

sortis des presses aldines, fut sans doute donn

par les soins de Musurus et renferme en tout cas


une traduction latine ainsi que deux pigrammes
de lui.

On sait que, vers 1485, Aide Manuce avait t


charg de l'ducation du jeune prince de Carpi,
Alexandre Pio, et de son frre pun Leonello,
sur la recommandation de leur oncle maternel,
Pic de laMirandole. La petite cour de Carpi tait

alors un centre o l'on tudiait les belles-lettres ; la

sur de Pic de la Mirandole avait des notions non


seulement de latin, mais aussi de grec, et c'est dans
cet entourage que fut conu le projet d'imprimerie
qu'Aide Manuce devait raliser quelques annes
plus tard. A plusieurs reprises les princes de
Carpi insistrent pour que cette imprimerie fut
installe dans leur chteau de Novi, offrant mme
144 CHAPITRE QUATRIME

Aide de mettre sa disposition la moiti des


appartements.Sicelui-ci prfra s'tablir et sjour-
ner Venise, c'est que cette ville prsentait tous
points de vue des avantages autrement impor-
tants que Novi. Mais jamais il ne cessa d'entre-
tenir d'intimes relations avec la famille de Carpi,
dont, en 1503, il ajouta mme le nom au sien :

Aldo Pio Manutio Romano. tant donn que


Musurus devint le collaborateur d'Aide ds 1494
au plus tard, il y a lieu de supposer que ce fut
celui-ci qui recommanda notre Cretois comme
professeur de grec Alexandre Pio.
Musurus tait Carpi avec ce titre^ en 1499, et

nous avons de lui ce propos une jolie lettre,

traduite dj par Ambroise Firmin-Didot, mais


qu'il ne parat pas inutile de remettre sous les

yeux du lecteur. Elle est adresse son compa-


triote Jean Grgoropoulos et rdige en grec
ancien.

Marc Musurus a Jean son compagnon, salut.

Ne crois pas, mon ami, que ce soit par oubli de


mes promesses ou par crainte des soldats et de leurs
menaces que je ne suis pas revenu Venise (1); c'est

(1) Comparer page 149, lignes 2-3.


LES CRETOIS HORS DE CRTE 145

^par l'impossibilit complte de partir d'ici contre la


volont du prince. Je ne t'ai promis de revenir, tu
t'en souviens, que sous rserve de son assentiment.
Mais, comme il tient moi plus que jamais et semble
ne pas vouloir me donner cong, j'ai dcid de rester,
et j'ai bien fait : tel est, en effet, son caractre, qu'il
pmolesle ses subordonns, s'ils ont des vellits d'in-
dpendance, et les rcompense au contraire de leur
obissance, s'ils se montrent humbles. J'en suis moi-
mme une preuve. Tant que je lui ai fatigu les
oreilles en ne cessant de demander cette permission,
soit par des prires, soit par des paroles dignes d'un
homme libre, je n'ai fait que l'irriter contre moi.
Comme je n'aboutissais rien de la sorte et qu'aussi
bien,bon gr malgr, il me fallait rester, jugeant que
mieux valait, suivant le dicton, revenir sur ses pas
que faire fausse route, je me suis livr discrtion et
lui ai promis de le servir dsormais avec fidlit et
zle.

Humain et gnreux de nature, le prince a voulu


m'assurer pour l'avenir une position stable, qui me
laisst mon entire libert d'esprit. A cet effet il m'a
fait don d'un petit bien ecclsiastique ou bnfice,
avec le consentement unanime des lgats du Souve-
rain pontife Bologne. Cette libralit ne saurait
rendre riche celui qui en est l'objet, mais c'est un bon
solas pour un savant, pauvre comme moi. La pro-
prit, grce l'excellence de sa position, donne tout
tudes de littr. yr. mod. 9

L
146 CHAPITRE QUATRIME

ce qui m'est ncessaire, bl, vin, huile et laitage. Un


calme parfait y rgne, car elle est plus de douze
stades de la ville. Fuyant le tumulte de la cour, j'y

puis trouver repos et distraction et m'y plonger dans


la lecture, l'ombre de mes plantations, couch sur
les liserons, le thym ou le gazon odorant. Sans comp-
ter que le paysan qui cultive ce domaine et en
recueille par moiti les produits, fait tout pour
m'tre agrable, ainsi que sa femme et ses enfants;
il m'offre tantt de fort belles asperges, tantt du
lait caill, tantt des ufs frais pondus. Cela n'est
pas peu de chose aux yeux de beaucoup de gens.
Mais mon bnfice possde encore un autre et plus
prcieux avantage; il n'oblige pas son propritaire
entrer dans les ordres; c'est une de ces sin-
cures qu'on accorde galement aux clercs et aux
laques
Toutefois je suis moralement tenu de dire presque
chaque heure des prires accompagnes d'hymnes
et de chants, ce qui est assurment chose pieuse et

difiante la mditation des saintes critures est le

meilleur acheminement vers l'exercice de la vertu et


la pratique d'une vie srieuse; en tournant nos
regards vers les actes des bienheureux, comme vers
des images animes, nous acqurons par imitation
une manire d'tre qui plat Dieu , mais c'est

pnible aussi et, pour les catchumnes comme moi,


hriss de difficults. Les prires en effet ne se
LES CRETOIS HORS DE CRTE 147

Suivent pas dans l'ordre, de plus elles varient selon


s jours et le vent qui t'apporte d'Ilion te pousse
rers les Ciconiens (1), on prend tantt au commen-
emenl, tantt la fin, tantt au milieu du livre ;

lles qui sont utiles aujourd'hui, demain seront inu-


tiles ;
pour savoir celles qu'on doit dire tel ou tel
jour, il faut beaucoup de peine et de temps. Cepen-
lant l'efl'ort ne me dcouragera pas et, avec l'aide de
lieu, je persvrerai jusqu'au bout.
Mais, dira-t-on, tu as quitt ton pays, mon bon
[arc, afin d'aller chercher en Italie celles des con-
laissances qui pouvaient te rendre le plus utile ta
patrie, et en ce voyage tu as laiss tes parents dj
vieux, d'aimables et chers compagnons d'ge, sans
tre branl par les larmes des uns, sans cder la
contrainte des autres ;
puis, oublieux, semble-t-il, du
motif de ta venue, ou plutt, comme si tu voulais te
condamner toi-mme un perptuel exil, bien que
tu n'aies rien te reprocher, tu t'es confin dans une
petite ville inaccessible, pareil celui qui rongeant
son cur, vite les chemins battus des hommes (2) .

Tu y restes en continuelles relations avec des gens


personnels, qui n'excellent ni dans leur vie, ni dans
leurs actes, mais sont toujours en luttes intestines et
ont dclar tous les trangers une lutte implacable
et sans merci; car un seul homme n'est rien, et une

(1) Odysse, 10, 39.

(2) Iliade, 6, 202.


148 CHAPITRE QUATRIME

hirondelle ne fait pas le printemps (1). Ne rougis-tu


donc pas d'avoir ainsi vendu la libert dans laquelle
tu as t lev, en sacrifiant en outre le plus prcieux
des biens, le temps, puisqu'il te faut, un jour tre
Carpi, puis courir Lusaria, et de l passer Man-
toue, afin de rester toujours proximit du prince
qui, soit sur les routes, soit dans les htelleries, tient

avoir son cours de grec? O donc est la noblesse


d'me que tu as montre jusqu'ici, Marc? O sont les

beaux projets que tu formais ? O, ton dsir de pro-


gresser en vertu? Tout cela est vain, tout cela s'est
vanoui. Chaque jour tu dsapprends les leons de
ton enfance. Tu as laiss l tous les espoirs que tu
fondais sur les lettres. Pareil quelque ilote ou
Davus, te voil si content de ton malheureux sort, que
tu en viens considrer comme un suprme bonheur
la possession l'tranger d'un arpent de champ pro-
duisant un peu de bl et de vin. Manquais-tu ce
point du ncessaire dans les plus grandes villes, ou
mieux, n'avais-tu donc chez toi ni vignes, ni biens
paternels?
D'autres, abandonnant pour leur propre sret
leur patrie, alors qu'elle courait risque d'tre ruine
par l'ennemi, ont migr dans la reine des villes

d'Italie, o ils ont fond des coles y corchent,


; ils

Dieu sait comme, la langue italienne, et pourtant


gagnent avec les belles-lettres, non seulement de quoi

(1) Autrement dit : le prince de Carpi n'est qu'une exception.


LES CRETOIS HORS DE CRTE 149

lurrir une foule de vieilles et d'enfants, mais encore


quoi donner un gras salaire des sodats, pour
inacer des pires malheurs les Grecs disperss en
die, s'ils s'avisaient de dbarquer Venise. Mais
\i, vain fardeau de la terre , pour parler comme
)mre, tu vas de haut et de bas, tir comme un
^neau retenu par un collier d'or, sans tre utile aux
itres, dans la mesure o tu le pourrais, et sans profit
lur toi-mme. Enfin, ne comprends-tu pas que tu
[oies une coutume commune aux Grecs et la majo-
t des barbares, celle de la reconnaissance filiale?
'es-tu pas confus de voir tes parents privs de ton
assistance et invoquer des droits qui sont lgaux et
naturels? Il est temps d'aviser, Marc, si tu ne veux
pas que les gens en viennent croire que tu lombes
sous le coup de la loi d'ingratitude. Prends garde
qu'ils ne te tiennent aussi pour un vil et misrable
esclave : il a, penseront-ils, prfr rester l'tranger
jusqu' sa vieillesse, dlaissant ce qu'il y a de plus
cher au monde, et cela, par Jupiter, non pour de
grands et brillants avantages, mais pour de maigres
et honteux gages, a mouillant peut-tre ses lvres,
mais non point son palais , suivant l'expression
d'Hsiode (1) .
Voil ce que l'on pourrait dire, ou du moins
quelque chose de trs approchant. Prsentement les

(1) En ralit d'Homre, Iliade, 22, 495.


150 CHAPITRE QUATRIME

mille soucis o je suis ne me permettent pas une


rponse dtaille, bien que j'aie sur chacun de ces
points une justification plausible. A prendre ces
reproches dans leur ensemble, on peut, ce me
semble, en marquer ainsi le non-fond :

Rester auprs d'un prince pieux, humain, doux et


incapable de toute mauvaise action, tre son com-
mensal, jouir presque des mmes honneurs, se sentir
aim et respect de tous, voir mme certaines gens se
prosterner pour ainsi dire devant vous, tte nue, en
votre qualit de professeur aim du prince; donner
une leon par jour ;
passer le reste du temps cou-
ter les philosophes, s'entretenir avec des condis-
ciples, ou goter, dans la tranquillit du cabinet,
des livres sur l'une ou l'autre langue (1), varis dj,
mais qui seront sous peu plus varis encore cela en ;

abondance de toutes choses, dans ces temps de trouble


o nous vivons; est-ce donc tre esclave?
Quant prtendre qu'aprs avoir ainsi vendu la
libert, ma compagne, je ne pourrai, ni retourner

Padoue, afin d'y mieux tudier, ni revenir chez moi,


pour y faire acte de reconnaissance envers mes
parents, c'est l du bavardage. Si je ne le puis celte
anne, il ne s'ensuit nullement qu'il en soit de mme
l'an prochain. Qui m'en empcherait ? Le prince? Mais
quand, durant six mois entiers, il aura travaill le

grec, ainsi qu'il le fait maintenant, il en sera de moi

(1) C'est--dire sur le grec ou le latin.


LES CRETOIS HORS DE CRTE 15i

>mme de ses matres de philosophie : aprs avoir


f^emport sur eux la belle victoire en dialectique et en
hilosophie, il leur a accord toute la pension qu'il
levait, leur a donn une voiture d'tat, avec des
lomestiques pour les conduire, et leur a permis de
itourner chez eux.
Que personne donc ne m'accuse, ni d'impit envers

les parents, ni d'ingratitude l'gard de ma patrie ;

ar je ne suis pas encore vieux. Je passerai en Italie

temps ncessaire, et si je ne procure par l aucune


floire mon pays, du moins observerai-je, autant
[u'y suffiront mes forces et mon dsir, la maxime
lomrique : ne pas dshonorer la race de ses
pres (1).

Pour finir, mon projet, Dieu aidant, est de revenir


la maison nourrir mes parents dans leur vieillesse,

et d'achever mon existence sur le sol qui m'est si cher,


afin de pouvoir confier mon corps la terre qui m'a
nourri et chapper de la sorte dans le monde d'en bas
une condamnation pour sjour l'tranger. Les
larmes m'empchent de t'crire plus longuement.
Porte-toi bien et salue de ma part notre frre et con-
citoyen Jean vespre.
De Carpi. (Sans date.)

Les attentions respectueuses dont Musurus tait

l'objet dans l'entourage du prince de Carpi et

(1) Iliade, 6, 209.


152 CHAPITRE QUATRIME

auxquelles il se montrait si sensible, taient am-


plement justifies. En 1498, il avait en effet publi
une dition princeps qui, elle seule, et suffi
illustrer son auteur, celle de neuf comdies d'Aris-
tophane, et, un an aprs, il donnait au public lettr
les deux volumes des Epistolographes grecs, tout
en concourant au Grand tymologique, qui parut
lamme date et dont il crivit la prface.
A en juger par une autre lettre adresse au
mme Grgoropoulos, le sjour de Musurus
Carpi se prolongea au-del de ce qu'il attendait et
sans qu'il en devint plus riche, car nous l'y

voyons escompter la vente de son bl pour pou-


voir entreprendre le voyage de Venise. On ignore
quelle poque exactement il put quitter Carpi.
Toujours est-il qu'on le retrouve Venise en 1503,
en qualit de censeur des livres grecs et charg^
comme tel, de veiller ce que ceux-ci ne renfer-
ment rien de contraire la morale ni la religion.
Il collabore cette anne-l l'dition de dix-huit
tragdies d'Euripide, dont quinze taient alors
publies pour la premire fois. Et ce livre, joint

aux autres, ne constituait encore qu'une petite


partie de ce que devait produire cet infatigable
savant. Sans parler d'uvres d'importance secon-
daire telles que les commentaires d'Alexandre
153

MARC MUSURUS

Tir des Elogia de Paul Jove (Ble, 1817, f.

itude de littr. gt. moi. r


154 CHAPITRE QUATRIME

d'Aphrodisias sur les Topiques d'Aristote, les Ha-


lieutiques d'Oppien, une seconde dition deTho-
crite, les discours de saint Grgoire de Nazianze
Platon, Hsychius, Athne, Pausanias ont t,

grce lui, offerts typographiquement pour la

premire fois aux lettrs de l'poque, qui pou-


vaient ainsi acheter pour quelques ducats ce
qu'auparavant ils n'avaient que dans des manus-
crits plus ou moins fautifs et des prix de beau-
coup suprieurs.
Parmi ces diverses publications, celle des uvres
de Platon mrite ici une mention particulire,
cause du fort bel hymne qu'y a insr Musurus.
On tait alors au temps de la Sainte Ligue, et

Jean de Mdicis, auquel est ddi le volume,


venait de succder Jules il, sous le nom de
Lon X. Musurus invite le divin Platon quitter
le cortge de Jupiter, descendre des cieux sur
la terre, au battement de ses ailes thres,
prendre cet exemplaire de ses uvres, dans lequel
il dcrit l'ordre du monde, oii il excite chez les
humains de clestes dsirs, oii il montre la nature
incorruptible deTme et sa survivance la fragi-

lit du corps, OII il promet l'immortalit ceux


qu'anime la sainte justice ainsi que l'eunomie
ducatrice des jeunes gens, et venir dans la ville
LES CRETOIS HORS DE CRTE 155

X sept collines. Il y trouvera beaucoup de ses


5 admirateurs, parmi lesquels Janus Lascaris, qui
IBt pour lui-mme comme un pre et l'a guid
iHns l'troit sentier qui conduit vers la muse
; Tfrchaque, et l'loquent Pierre Bembo, secrtaire
intime de Lon X. Tous deux le tenant par la main,
le mneront auprs du Souverain Pontife, qui le
recevra avec joie.

Et toi, suivant l'usage, prenant son pied sacr :

Sois propice, diras-tu, 6 pre, pasteur, sois pro-


pice tes troupeaux : accueille avec bienveillance le
prsent, imprim sur la peau assouplie des che-
vreaux (1), que le digne Aide t'offre avec empres-
sement, nourrisson de Zeus (2). En rcompense il

ne sollicite ni or, ni argent, ni coffre rempli d'toffes


de pourpre, il te demande seulement d'teindre l'in-
cendie de Mars inconstant, qui rduit tout en cendres.
Ne vois-tu pas comme dans les champs euganens (3)
tout est couvert de sang, tqjit est couvertde morts? Les
gmissements des enfants, les lamentations des fem-
mes feraient piti mme au Cyclope (4), mme Anti-

(1)11 s'agit dun exemplaire sur vlin. On en connat actuel-


lement deux, qui sont Tun et l'autre en Angleterre.
(2) Suivant l'habitude de l'poque, Musurus mle ici les tra-
ditions paenne et chrtienne.

(3) C'est--dire sur le territoire de Venise .

(4) Polyphme,
156 CHAPITRE QUATRIME

phats (1) . La flamme funeste dvore les sanctuaire

des dieux, les maison des citoyens et le labeur des


malheureux agriculteurs. Ce que Vulcain a pargn, le

barbare l'anantit, sans cur ni piti.

Arrte, 6 prince, cette guerre civile, rends tes


fils la Paix et l'Amiti, que le pernicieux Mars
tient enfermes dans un antre profond, dont il a
solidement mur l'entre. carte les pierres au le-

vier et montre aux adorateurs du divin verbe qu'elle


est saine et sauve la paix fconde, rjouissante,
fertile-en-grappes, la paix si chre au monde en-
tier.

Dnombre alors tes soldats et lance-les tous en


avant sur ces hordes sans lois, ces Turcs, loups dvo-
rants, qui aprs avoir asservi la terre d'Achae, mdi-
tent d'arriver par mer jusqu'au sol d'Iapygie (2),
pour mettre sur nos cous le joug de l'esclavage, et
menacent de faire disparatre le nom de la Mre-de-
Dieu. Prviens-les, prcipite leur perte, en envoyant
sur le sol asiatique les peuples de tous pays : l'imp-
tueuse Bellone des Celtes couverts-d'airain, peron-
nant des coursiers solides comme des rocs, et la vail-
lante nation des ardents Ibres, et la noire nue des
fantassins de l'Helvtie, et les phalanges innombrables
des hommes-gants de Germanie, et le peuple belli-

(1) Roi des Lestrygons, gants et anthropophages, qui dvo-


rrent plusieurs compagnons d'Ulysse,
(2) L'Italie.
LES CRETOIS HORS DE CRTE 157

L. chapp aux lances des trangers.


Puissent les uns, suivant les longs chemins du con-
tinent, passant par monts et par vaux, traversant le

cours des fleuves toujours retentissants, porter par


terre ces ennemis le sort de ma propre race, en s'unis-
sant aux Pannoniens arms-d'arcs-recourbs, qui si

I souvent se sont baigns du sang des Turcs. Et puisse


l'innombrable essaim des voiles rapides de Venise
reine-des-mers, joint aux navires d'Espagne normes
et massifs, dont les mts se perdent dans les nuages

que toujours sur leurs hunes se dresse la croix


prservatrice! s'lancer droit vers l'Hellespont.
Quand dans la capitale byzantine reviendra briller la
splendeur de la Libert, quand tu auras cras et
broy la tte du redoutable dragon, le reste de son
corps sera facilement dtruit, car le peuple grec,
aujourd'hui puis par la servitude, retrouvera sa
hardiesse ;
pour revoir son indpendance, il se res-
souviendra de ses antiques vertus et frappera l'ennemi
l'intrieur. Et, lorsqu'on aura tu ces maudits, ou
qu'on les aura forcs fuir au-del des Indes, offrant
aux dieux un hymne de victoire, joyeux de ce grand
succs,aux guerriers couronns de lauriers tu distri-
bueras de tes mains triomphatrices les dpouilles
innombrables de l'opulente Asie, les biens et les
richesses qu'a procures aux Turcs un esclavage de
soixante ans ; et tes soldats, heureux de leurs trophes,

L
158 CHAPITRE QUATRIME

pensant leur patrie, marcheront au chant du pan


et danseront, exultants, la danse des fantassins arms.
Alors on verra voler du ciel vers la terre aux-larges-
routes, Dik, fille vnrable d'Astre (1), qui cessera
d'en vouloir aux mortels, puisque, sous ta loi, la race
humaine, renonant au crime, reviendra l'ge d'or,

et qu'aprs l'anantissement des infidles partout


rgnera la tranquillit.
Puisse-t-il en tre ainsi! Mais pour l'instant,

prince, protge la discipline prissante des anciens


Grecs, encourage les ministres vigilants du dieu qui-
frappe-au-loin (2), gagne-les par des prsents et de
divins honneurs ; rassemble, pre, de tous cts,
parmi les fils des Achens et ceux de l'Hesprie par-
tage-en-peuplades, les jeunes gens qui ne manquent
ni de gnrosit d'esprit et de caractre, ni de
noblesse de sang, et tablis-les Rome, en plaant
leur tte les hommes qui conservent les dernires
tincelles des lettres antiques. Donne-leur une
demeure, loin du tumulte bondissant des batailles,
prs des rives chres aux Naades, et qu'elle prenne
le nom de cette illustre Acadmie, son anctre en
ardeur, qu'autrefois je frquentais, o je m'entrete-
nais doctement avec des jeunes gens bien dous, en

(1) Astre, desse de la Justice, effraye par les crimes des


hommes, regagna le ciel, o elle forma le signe de la Vierge,
dans le Zodiaque.
(2) Apollon.
I
les faisant
LES CRETOIS HORS DE CRTB

se souvenir de ce qu'auparavant
159

ils

savaient (1). Celle-l n'est plus. Fondes-en une nou-


velle. Que d'une faible tincelle jaillisse dans l'me
des jeunes gens le feu resplendissant de la science.
Ainsi Athnes, quittant l'Ilissus pour le Tibre, refleu-
a dansRome.
Ton renom alors, pre, montera aux nues et
atteindra les confins des Hyperborens. Quelle
langue, quelle bouche, ou d'orateur ou de pote,
pourra ne pas clbrer ta gloire ? Quel sicle obscur-
cira jamais l'clat radieux d'un pareil acte? C'est par
l qu'est devenu illustre chez les hommes le nom de
ton pre et de tes anctres, prince. Mais la renom-
me mauvaise des pontifes tes prdcesseurs s'est
vanouie; car ils ont t uniquement possds de
Mars, ils ont pris plaisir aux massacres humains,
sources de douleurs, et ils ont joui de la dvastation
des villes.

Tes conseils, divin Platon, exciteront son empres-


sement et le dcideront, puisqu'aussi bien l'amour de
la paix est chez lui ancestral, loigner rapidement
de la terre ausonienne le rude et barbare Hars, pour
faire crotre dans l'hellnique fort des Muses les ra-
meaux fconds des jeunes plants. A ton aspect impo-
sant et distingu, la vue de ta divine prestance, de
tes augustes paules, de l'paisse parure de ta tte

(1) Allusion la doctrine de Platon pour lequel savoir n'tait


que se ressouvenir.
160 CHAPITRE QUATRIME

chenue et de ta barbe vnrable, il sera pris d'un


saint respect, il ne mconnatra pas tes avis, il se

laissera gagner par ta sduisante loquence.


Mais l'heure est venue pour toi de quitter le char
ail des dieux et de descendre sur la terre.

C'est juste titre, on le voit,que cet hymne a


t lou par les critiques. Musurus s'y rvle
non seulement habile hellniste, mais aussi pen-
seur et pote, et lorsqu'on lit dans l'original ces
vers auxquels les vnements prsents donnent un
si puissant relief, on est bien prs de souscrire au
jugement que Legrand a port sur eux : Dans
cet hymne admirable Platon, Musurus a dploy
un talent potique qui le met de pair avec les
potes des plus beaux temps de la Grce ; il y avait
plus de mille ans que la Muse qui inspira tant de
chefs-d'uvre n'avait parl, par la bouche d'un
Hellne, un langage aussi noble et aussi lev.

En mme temps qu'il assumait Venise la

charge de censeur des livres grecs, Musurus


acceptait de suppler, dans la chaire de grec de
l'Universit de Padoue, Laurent de Camertino,
auquel un sjour de sept ans fait en Crte en
vue de ses tudes avait valu le surnom de Cre-
tois. La proximit de Padoue et de Venise, ainsi
I
que les liens
LES CRETOIS HORS DE CRTE'

de toutes sortes qui unissaient ces


161

deux villes, permettaient ce cumul et laissaient

aussi Musurus la facult de poursuivre aisment

FAC-SIMIL DE l'CRITURE ET DB LA SIGNATURE DE MARC MUSURUS

ses travaux d'diteur. Dans cette chaire, dont il

devint titulaire en 1505, au modeste traitement


de 100, puis de 140 florins par an, il renouait
une tradition, car Laurent de Camertino y avait
eu deux Grecs comme prdcesseurs ds 1463, :

l'Athnien Dmtrius Chalcondyle, qui, ne pou-


vant se faire l'ide d'tre soumis une rlec-
tion annuelle, abandonna Padoue pour Florence,
puis Alexandre Znos, prtre grec pass au rite
latin. Et cette tradition, Musurus la continua avec
beaucoup d'clat, grce une vaste rudition et
une profonde connaissance du monde antique,
dont nombre de ses contemporains ont port
tmoignage.
Malheureusement la Ligue de Cambrai et ses
consquences, dsorganisant pour un temps
162 CHAPITRE QUATRIME

l'Universit de Padoue, interrompirent cet ensei-


gnement. Musurus alors regagna Venise, oii le

Snat, dsireux d'employer nanmoins son


talent, rtablit pour lui une chaire de grec, pro-
bablement vacante depuis quelques annes.
Cependant Lon X, exauant un des souhaits
qu'avait formuls Musurus, dans son hymne
Platon, avait rsolu de crer Rome un collge,
oii seraient rassembls des jeunes gens de diff-
rentes nations, parmi lesquels des Grecs, qu'on
initierait aux lettres anciennes. A Janus Lascaris,
dj vieux et qui avait t charg d'laborer le

rglement de ce collge, il voulut adjoindre


Musurus et celui-ci quitta Venise pour Rome,
probablement en l'an 1S16. Ce fut l que le

trouva le pre de Jean- Antoine de Baf ;

Ce mien pre Angevin gentilhome de race,


L'un des premiers Franois qui les Muses embrasse,
D'ignorance ennemi, dsireux de savoir,
Passant torrens et mons, jusqu' Rome alla voir
Musure Candiot : qu'il out pour apprendre
Le grec des vieux auteurs, et pour docte s'y rendre.
O si bien travailla que, dedans quelques ans,
Il se fit admirer et des plus suffisans (1).

(l)De Baf, uvres en rime (Paris, 1572, in-S), pttre au Roy,


en tte du tome premier.
LES CRETOIS HORS DE CRTE 163

Musurus tait alors habitu aux prires qui lui


ivaient donn tant de souci dans sa campagne,
LUX environs de Carpi; il avait embrass l'tat
ecclsiastique, on ne sait quelle poque exacte-
lent, et aprs avoir t promu vque d'Hira-

tra, dans l'le de Crte, il tait devenu, en 1516,


archevque de Monembasie. En ralit, il n'occupa
aucun de ces deux postes, et son dsir de mourir
sur le sol crtois ne se ralisa pas, car il finit

Rome, en 1517, et reut la spulture dans l'glise

de Santa Maria de Pace.


Un passage d'une lettre d'rasme que nous tra-
duirons tout entier (l), parce qu'on y trouve,
sous une plume autorise, un bel loge de Musurus,
nous apprend que, si celui-ci resta expos dans
le monde d'en bas une condamnation pour
sjour l'tranger , du moins n'y put-il tre
accus d'ingratitude, car il avait fait venir son
vieux pre en Italie. Voici comment s'exprime le

savant hollandais, en parlant de Raphal Regio,


qui fut professeur de latin Padoue jusqu'
l'anne 1509 :

Il n'avait alors, je pense, pas moins de soixante-dix

(1) rasme, Epistolarum libri XXXI (Londres, 1642, f),

col. 1209.
164 CHAPITRE QUATRIME

ans, et cependant aucun froid, si rude ft-il, ne l'em-


pchait d'aller entendre, sept heures du matin,
Marc Musurus, qui n'interrompait gure ses cours

publics que quatre jours par an. Alors que les jeunes
gens ne pouvaient supporter la rigueur du temps,
ce vieillard n'tait retenu ni par l'hiver, ni par la
fausse honte. Quanta Musurus, il mourut avant l'ge,
aprs avoir t promu archevque par la bien-
veillance de Lon X. Ce Grec, voire ce Cretois,
avait du latin une connaissance prodigieuse, et seuls

de ses compatriotes peuvent lui tre compars cet


gard Thodore Gaza et Janus Lascaris, ce dernier
encore vivant. Il avait aussi un got marqu pour
toutes les sciences philosophiques. C'tait un homme
appel de grandes destines, s'il et vcu.
Un jour que je devais dner chez lui, j'y trouvai

son vieux pre, qui ne savait que le grec. Chacun vou-


lant laisser l'autre l'honneur du lavabo d'usage, je
pris, pour en finir avec cette hsitation inutile, la main
de ce dernier et lui dis en grec : r^ixel; Sjo ^(ipovzz^ (1).

Le pre s'en gaya grandement, car je n'tais pas beau-


coup plus g que Musurus, et se lava avec moi. Mu-
surus son tour prit dans ses bras Zacharias, jeune
homme des plus savants,, en disant : xa> rtiieT<; 8jo
vbi (2).

(1) Nous sommes vieux tous deux .

(2) Et nous^ jeunes tous deux .

1
LES CRETOIS HORS DE CRTE 165

L'invention de l'imprimerie n'a pas, comme


[bien on pense, supprim du jour au lendemain
l'usage des manuscrits. Il a fallu des annes pour
'que les auteurs les plus clbres parussent typo-
graphiquement, et les calligraphes ont pu pen-
[dant longtemps encore pratiquer leur art dlicat.
(68 premires impressions mme se sont pro-
>os, non pas de reproduire des caractres d'un
Lssemblage facile et pratique, mais d'imiter l'cri-

'ture calligraphique de l'poque, avec ses abr-


viations et ses jolis enchevtrements. Pour lire

les manuscrits qu'il s'agissait d'imprimer, pour


assembler ces caractres assez compliqus, dans
le minimum de temps et avec le maximum de
perfection, il fallait des gens experts, et c'est aux
calligraphes eux-mmes qu'on s'est adress au
dbut. La calligraphie et Fim pression se sont
ainsi trouves runies durant un temps, l'une
son dclin, et Fautre ses dbuts.
Ici encore la Crte a jou un assez grand rle.
A en juger par les manuscrits qui nous sont par-
venus, il y eut dans cette le une cole de calli-

graphes florissante, et il est naturel que les meil-


leurs d'entre eux soient venus de bonne heure en

b
166 CHAPITRE QUATRIEME

Italie, pour excuter des copies, que les grands


personnages leur payaient poids d'or.

CRITURE DU COPISTE GEORGES GRGOROPOULOS (XV^ S.)

(Fac-simil rduit ' Homre, Iliade, XXIII, v. 887-897.


Ms grec 1805, fol. 302 vo.)

Pierre de Rthymno, Antoine Damilas, Emma-


nuel Atramyttenos, Jean Plousiadnos, Manuel
Grgoropoulos, Michel Damaskinos, Antoine
piscopopoulos, Jean Nathanal, Zacharie Scor.

I
- V " ''
y V '^ vx

A4 *^*X5Tte//'TT^-rotC^/fu'

CRITURE DU COPISTE JEAN RHOSOS (1457)

'^ac-sim. rd. de Grgoire de Chypre, Proverbes. Us. gr.2o2i,oLo3 v.


168 CHAPITRE QUATRIME

dyllis notamment (1), ont sign de fort beaux


manuscrits conservs notre Bibliothque natio-
nale et dont des fac-simils ont t publis par
M. Henri Omont. Nous reproduisons ci-contre,
d'aprs cette publication, un spcimen de l'cri-
ture du prtre Jean Rhosos (1457), qui fut un des
plus clbres calligraphes de la Renaissance, et un

autre de Georges Grgoropoulos (xv sicle), pre


de Manuel, prtre galement, excellent copiste,
mais qui avait fait siennes les murs dpraves
alors courantes Candie, et qui nous a laiss,
malheureusement pour sa mmoire, une corres-
pondance des moins difiantes.

A ct de gens tels que Rhosos et Grgoropo-


poulos, qui taient des copistes proprement dits,
d'autres, comme Zacharie Callergis de Rthymno,
ont joint au mtier de calligraphe celui d'impri-
meur.
Ce Callergis appartenait une famille trs

ancienne, allie la dynastie impriale de


Byzance ; c'est pourquoi on trouve l'aigle deux
ttes dans ses armoiries. L'imprimerie qu'il vint
fonder Yenise, la fin du xv sicle, fut l

rivale de celle d'Aide, avec lequel Zacharie semble

(1) Voir son portrait la page suivante.


U
Bn ignore
LES CRETOIS HORS DE

la date
CRETE

de son arrive Venise, mais


169

PORTRAIT DE ZACHARIE SCORDYLLIS EN COSTUME DE PRTKE (1563)

(Legrand, Bibl. helL des xve et xvi^ s., tome II.)

on sait qu'il y ft paratre en 1499 le Grand tymo-


logique, dont il a dj t question plus haut.
tudes de littr. gr. mod. 10
170 CHAPITRE QUATRIEME

titre comme un
Cet ouvrage est considr juste
chef-d'uvre typographique Musurus s'est plu
;

signaler en langage homrique les difficults


vaincues et en fliciter son compatriote :

ARMOIRIES DE ZACHARIE CALLERGIS

lanc des sommets invisibles, l'aigle au vol


sublime a mis soudainement en fuite la troupe des
oiseaux de proie. Mont sur son quadrige, le Soleil

a fait plir Fclat de sa sur et vanouir la lueur des


astres.
Ainsi ont disparu les caractres antrieurs, ces
LES CRETOIS HORS DE CRTE 171

produits de la lime (l).et du roseau, et j'admire com-


ment, l'aide du burin, fut sculpte et cisele cette

range de types si compliqus, comment, entre des


lignes toutes droites, on a fix aux lettres les redou-
tables accents (2).

V^?? ' ^ "^ f-WiCJ |V )Ul4 <n>f aj^os r^Z i

LC-siMiL DE l'criture et de la signature de zacharie callergis

Mais doit-on s'tonner de l'esprit des Cretois,


jwisque c'est Minerve elle-mme qui, par ordre de
m pre, leur a enseign les beauts de l'art?
C'est un Cretois qui a cisel ces poinons, c'est un
:tois qui a runi les petites pices d'airain, c'est un
*tois qui les a une une enfonces, et c'est un
*tois qui a obtenu la fonte des lettres en plomb (3).

(1) Il indique par l les essais plus ou moins informes dos


)es grecs que l'on rencontre quelquefois dans les ditions
inceps des auteurs latins imprims par Jean Schaefer
[ayence et par Vindelin de Spire et Nicolas Janson Venise .

fote d'Ambroise Firmin-Didot, auquel j'emprunte une partie


cette traduction).

(2) Auparavant les accents taient fondus sparment, d'o


une difficult technique pour les mettre bien leur place dans
l'interligne. La fonte des accents avec la lettre fut un immense
progrs dans l'impression du grec.
(3) Pour les dtails techniques auxquels correspondent ces
expressions, voir Didot, Aide Maniice, p. o5i.
172 CHAPITRE QUATRIME

C'est un Cretois dont le nom est synonyme de vic-


toire (1) qui a fait la dpense, crtois est celui qui
clbre ces merveilles (2), favorable aux Crtois est
le Cretois Jupiter.
Souhaitons donc tous ensemble que le pre de ce
bienfaiteur ait t prophte en donnant son fils un
pareil nom : qu'il soit le vainqueur de ses rivaux !

Issus de la Grce sacre, c'est aux fils des Grecs que


doivent revenir ces types.

Au-dessous de la souscription du Grand tymo-


logique se trouve une marque, en rouge, orne-
mente et fleuronne, qui est celle de Nicolas
Ylastos dont il vient d'tre question, et cette
souscription elle-mme est ainsi conue :

L'impression de ce Grand tymologique a t,


grce Dieu, acheve Venise, aux frais de noble et
estime personne messire Nicolas Vlastos, Crtois,
l'invitation de trs illustre et trs sage dame Anne (3),
fille de trs respectable et trs glorieux seigneur
Lucas Notaras, jadis grand duc de Constantinople,
et par le travail et l'industrie de Zacharie Callergis,
Crtois, pour servir aux gens instruits et amis des
lettres grecques, Fan de Jsus-Christ mil quatre cent

(1) Nicolas {Nicolaos) Vlastos, dont on va retrouver le nom.


(2) Musurus.
(3) Voir plus haut, p. 135.
173

MARQUE DE NICOLAS VLASTOS


( la fin du Grand tymologicpie de 1499.)

tudes de littr. gr. mod. Iq,


174 CHAPITRE QUATRIME

quatre-vingt-dix-neuf, huitime jour du dbut de


mtageitnion (1).

On se rappelle qu'Anne Notaras tait cette


poque Venise et Ton voit par l que grands
seigneurs, savants, imprimeurs et calligraphes Cre-
tois y travaillaient l'envi au bon renom de leur
patrie et la diffusion des lettres grecques en Italie.

En regard des grandes entreprises d'Aide Manuce


et de Callergis, l'uvre d'un Dmtrius Ducas
apparat assurment bien modeste, et cependant
elle mrite de retenir un instant l'attention, puis-
que c'est en Espagne qu'il a transport, durant
quelques annes, l'activit Cretoise. Dmtrius
Ducas tait en Crte en l'an 1500, car il y signe,
comme tmoin, le testament de Jean Costomiris.
On le trouve Rome neuf ans plus tard, familier
d'Aide et de Musurus, collaborant certains de
leurs travaux, puis, en 1514, Alcala, oiiil s'oc-
cupe, pour la partie grecque, de la fameuse Bible
polyglotte dite de Ximns et dite l'usage des

lettrs espagnols les Erotemata de Chrysoloras,

(1) C'est--dire 8 juillet.


LES CRETOIS HORS DE CRTE 175

ainsi que le pome de Muse, Hro et Landre.


En tte du Chrysoloras il a mis la prface que
voici :

DMTRIUS DUCAS, CRTOIS,

AUX SAVANTS DE l'Acadmie d'Alcala, salut.

Venu en ce pays sur l'invitation du rvrendissime


cardinal d'Espagne (1), pour le progrs de la langue
hellnique, j'y ai constat une grande pnurie, ou plu-
tt une absence totale de livres grecs ; aussi j'ai im-
prim pour vous, du mieux que j'ai pu, certaines u-
vres grammaticales et potiques, au moyen des
caractres que j'ai trouvs. Personne ne m'a aid, ni

dans les grandes dpenses d'impression, ni dans les

difficults de correction, et c'est peine si j'ai suffi,

avec mes lectures publiques quotidiennes, trans-


crire et rviser. Il vous appartient donc de faire bon
accueil ces uvres coteuses, fruit de mes sueurs et
de mes veilles. Sachez m'en gr. Je me tiendrai pour
satisfait, si, en les tudiant, vous devenez rudits
dans les lettres hellniques. Soyez en sant.

Dmtrius Ducas n'obtint sans doute, ni dans


sa chaire, ni avec ses ouvrages, le succs et les

(1) Le cardinal Ximns.


176 CHAPITRE QUATRIME

avantages qu'il esprait, car il ne semble pas qu'il

ait publi quoi que ce ft en Espagne, aprs


l'anne ISll. On le retrouve, en 1526, professeur
de grec Rome et donnant l'dition princeps des
messes de Saint Jean Chrysostome, de saint Basile
et des Prsanctifis.

Les relations entre l'Italie et la France taient,


l'poque de la Renaissance, trop faciles et trop
multiples pour que certains Cretois ne vinssent
pas s'tablir aussi dans notre pays,
Ange Vergce, de son vrai nom Bepybai,
l'un des plus connus d'entre eux, appartenait
comme Callergis une famille notable de cette
le. Il avait, ainsi que tant d'autres, quitt sa pa-
trie, pour mettre profit en Europe son mer-
veilleux talent de calligraphe. Nous ne savons
que fort peu de chose sur la premire partie de sa
vie ; les quelques faits que nous en connaissons
sont tirs des souscriptions mises par lui aux
nombreux manuscrits qu'il a copis. Nous appre-
nons ainsi qu'il tait Venise en 1535. Georges
de Selve, vque de Lavaur et ambassadeur du
roi de France Venise, se mit cette poque en
LES CRETOIS HORS DE CRTE 177

apport avec lui et lui acheta plusieurs manuscrits


grecs, que le clbre copiste avait, soit apports
I

avec lui, soit fait venir de Crte depuis son dpart.


iPPC'est dans la maison mme de Georges de Selve
qu'il copia le manuscrit 186 du Supplment grec
de notre Bibliothque nationale. Il est trs pro-
bable que ce fut par l'entremise de M, de Selve
qu'Ange Vergce approcha Franois I", au ser-
llprice duquel il tait, ds 1538, en qualit d' es-

cripvain expert en lettres grecques , avec une


ension annuelle de 450 livres tournois.
Le pote Jean-Antoine de Baf a consacr
ergce quelques vers logieux, dans l'ptre d-
icatoire Charles X, mise en tte de ses uvres
n rimes :

Ange Vergce, Grec la gentille main,


Pour l'criture greque crivain ordinre
De vos granpre et pre et le vostre, eut salre
Pour Taccent des Grecs ma parole dresser
Et ma main sur le trac de sa lettre adresser.

D'o il rsulte que Vergce n'a pas seulement


pris de Baf le trac des caractres, mais qu'il
aussi dress sa parole l'accent des Grecs ,
c'est--dire qu'il lui a donn pour le moins des
leons de prononciation, peut-tre mme de langue
grecque.
178 CHAPITRE QUATRIME

Les tudes hellniques taient alors trs en


faveur chez nous. Elles formaient l'un des quatre
principaux enseignements de l'Universit de Pa-
ris, les trois autres tant la thologie, l latin et
le franais. Franois P'' les avait favorises de
son mieux. 11 avait mme voulu crer dans sa
capitale, l'imitation de Lon X, un collge de
Jeunes Grecs, ppinire d'hellnistes, et il s'tait

adress pour cela au vieux Janus Lascarisqui, on


s'en souvient, avait organis et dirig celui de
Rome. Comme Milan tait alors possession fran-

aise, il fut convenu qu'un premier essai serait

fait dans cette ville. Lascaris quitta la France en


1520, avec une somme de 2.000 livres, montant
du budget de la premire anne. Douze lves
vinrent de Grce et l'tablissement fonctionna,
mais durant deux ans seulement, car le roi, ab-
sorb par les soucis de la guerre, s'en dsint-
ressa ensuite, au grand dsappointement non seu-
lement de Lascaris, mais aussi de Bud, qui
n'avait cess de stimuler le zle de Franois l^^.

Depuis, Tardeur du monde lettr pour cette dis-


cipline n'avait fait que s'accrotre. De sorte que,
lorsque Vergce arriva Paris, tout comme
Georges Hermonyme de Sparte, dont les leons
dcousues firent le dsespoir de Bud, ou Janus

1
LES CRETOIS HORS DE CRTE 179

Lascaris, qui au contraire s'y imposa par son


incontestable talent, il y trouva sans doute plus
d'un lve.
Les leons qu'il put ainsi donner furent-elles
un srieux appoint aux moluments qu'il recevait

par ailleurs? Nous avons deux raisons d'en dou-

I ter.La premire est une lettre adresse Aide


Manuce par l'hellniste italien Girolamo Alean-
dro, la date du 23 juillet 1508 : Bud, dit-il, lui

conseille d'viter la foule des coliers dpenaills


et pouilleux, qui ne lui procureraient aucun gain ;

I
:et plus loin, la suite d'une
qu'il dsire ne pas solder d'avance,
commande de
il ajoute
livres

: Il

faut avoir confiance en moi, parce que, dans ce


pays, on a tellement l'habitude de payer les

I matres en sous, qu'on se dcide grand'peine


donner de l'argent, aussi bien pour des livres que
pour les matres grecs. La seconde est, qu'aprs
avoir successivement servi Franois I", Henri II,

Franois II et Charles IX, Vergce se trouvait,

I en 1566, un ge fort avanc, dans un tat bien


voisin de la misre. Cette anne-l, Henri de
Mesmes, s'adressant un personnage, qui tait

peut-tre Michel de l'Hospital, lui crivait en efTet

la lettre suivante :
180 CHAPITRE QUATRIME

Monsieur,

Ce pauvre vieil Grec qui nous a enseign touts


escrire, M. Angelo Vergecio, m'est venu trouver ce
matin, et m'a dictque l'on va distribuer des bnfices
la Cour plein un grand coffre, comme la blanque,
et qu'il ne sera pas filz de bonne mre qui n'en aura
quelcun, tantil y en a au roUe; brief, il se persuade

qu'on en douera qui en voudra, pour sy peu de re-


commandation que l'on puisse avoir. Et, sur ce, il
m'a pri de vous prier qu'il vous souviene de luy, sy
vous vous y trouvs. Ce que j'ay promis faire plus
pour le besoin que je voy qu'il a de trucheman (parce
qu'il parle fort mauvais franoys et l'escrit encore
plus mal), que pour croire qu'il soit besoin de ma re-
commendation un home, qui vous a servy en vos
tel

premiers ans, qui est unique en son art, et qui est en


extrme pauvret. Il est vray que tout cela ne me faict
pas accroire qu'il y ait des biens doner pour tant
de gens, ny que la liste des expectans ne soit plus
grande que celle de l'aumosne ; aussy il dict qu'il se
contentera de peu, et mesme d'une mdiocre pension.
Je say bien que, sy vous estiez dispensateur de ce
bien la, il ne seroit pas oubli, et, la vrit, ce n'est
pas l'honeur dela France que un sy rare personage y

meure de faim. Quoyque ce soit, Monsieur, je vous le


recommende derechef, en l'honeur des Muses dont

i
LES CRETOIS UORS DE CRTE 181

ius tenez vostre premire nourriture, et moy bien


umblement vostre bone grce, priant Dieu vous
en sant longue et heureuse vie.

De Baignolet, le XX septembre 1566.


iner,
Vostre humble serviteur et amy,
Henry de Mesmes.

Ronsard adressait, en 1560, Jean de Thier,


secrtaire d'tat, propos de deux Grecs dont
nous ignorons le nom, mais qui sans doute res-
semblaient par bien des points Vergce :

Et si ne veux souffrir qu'un acte grand et beau


Que tu fis deux Grecs, aille sous le tombeau.
Deux pauvres estrangers qui bannis de la Grce,
Avoient pris la cour de France leur addresse,
Incogneus, sans appuy, pleins de soin et d'esmoy,
Pensans avoir support ou d'un Prince ou d'un Roy.
Mais ce fut au contraire. Princes, quelle honte,
D'un peuple si sacr (hlas 1) ne faire conte!
Ils estoient dlaissez presqu' mourir de faim.
Honteux de mendier le misrable pain,
Quand l'extrmit, portant un trsor rare,
S'adressrent toi ;du vieil Pindare
c'estoit
Un livret incognu, et un livre nouveau
Du gentil Simonide, veill du tombeau.
Toy lors comme courtois, bnin et dbonnaire.
Etudes de littr. gr. mod. 11
182 CHAPITRE QUATRIME

Tu ne fis seulement dpescher leur affaire;


Mais tu recompensas avec beaucoup d'escus
Ces livres qui avoient tant de sicles vaincus,
Et qui portoient au front de la marge pour guide
Ce grand nom de Pindare, et du grand Simonide,
Desquels tu as orn le somptueux chasteau
De Beauregard, ton uvre, et l'en as fait plus beau
Que si Rome fouillant ses terres despouilles
En don t'eust envoy ses mdailles rouilles (1).

Ange Vergce est mort trois ans aprs la re-


qute d'Henry de Mesmes et voici la lettre qu'

cette occasion Franois, duc d'Alenon, adressa


au roi Charles IX, son frre.

Monseigneur,

Depuis quelques jours, Angelo Vergesio, un de vos


escrivins, seroit all de vie trpas sans avoir laiss
aucuns enfans ou hritiers, vous estant par ce moyen
tous et chascuns ses biens acquis par droict d'aubeyne.
Et d'autant que ledict Vergesio estoit Grec de nation,
ayant laiss plusieurs livres de la langue grecque,
monsieur Dort, vostre lecteur en grec, m'auroit
requis vous supplier, en sa faveur et recognoissance
des services qu'il vous a faictz et fait journellement,

(1) uvres compltes de P. de Ronsard, dition Blanchemain,


tome VI, p. 155.
LES CRETOIS HORS DE CRTE 183

lui vouloir faire bon dudict droict d'aubeyne, non


tant pour le prouffict qu'il espre tirer des biens
dlaissez par ledict Vergesio, mais pour les livres en
langue grecque, en laquelle il vous faict service, des-
^quelz il pourra cognoistre quelque chose pour Tins-
truction de ses disciples et auditeurs. Qui est cause,
[onseigneur, que je vous supplie trs humblement
\m vouloir accorder le dict droit, et, attendant sur ce
rostre volunt, je prieray le Crateur vous donner,
[onseigneur, en parfaicte sant, trs bonne, trs
ngue et trs heureuse vie.

Paris, ce dernier jour de avril 1569.


Vostre trs humble et trs obissant frre et servi-

mr,
Franco YS.

En note, ces mots crits d'une autre main : // a plu


(u Roy de le accorder pour le bien du service.

On considre gnralement Vergce comme


un des meilleurs calligraphes du xvi' sicle.
Ious reproduisons ci-contre un fac-simil de son
criture. Elle offre, comme on voit, de grandes
diffrences avec l'criture grecque que nous
employons aujourd'hui dans nos lyces et qui
n'estque le calque, plus ou moins gauche, des
caractres imprims. Beaucoup de lettres y sont
lies entre elles, suivant une tradition qui, du

I
,/ ^

cieff^

^^c^J'lX^'iK //^><^/^^VT^^j epJi^cmcQ^iJ.^

CRITURE DU COPISTE ANGE VERGCE (1564)

(Fac-simil rduit de Onosandre, Slrategica. Ms. grec 2523, fol. 15 v)..


I
,
xvi*
LES CRETOIS HORS DE CRTE

au XX' sicle, n'a fait que s'affermir en Grce.


185

IHSi on compare ce fac-simil ceux que nous


avons donns plus haut et qui sont d'environ cent
ans plus anciens, on verra qu'il en diffre par son
allure plus courante. On y remarquera en mme
temps d'assez gracieuses ligatures les caractres :

du xvi sicle sont la fois plus cursifs que ceux


du xiv^ et plus dessins que ceux des sicles
suivants.
La calligraphie de Vergce a pour nous, Fran-
ais, une importance particulire. Quand Fran-
ois P% frapp de la dfectuosit des caractres
recs alors en usage Paris, entreprit d'en faire
fondre pour son propre compte, ce fut l'criture
du savant copiste qui servit de modle ; non pas
l'criture rapide et usuelle qu'on vient de voir,
mais une criture vraiment calligraphie, la main
de Vergce dans ce qu'elle pouvait produire de
plus parfait.
Ces caractres qu'on appelle grecs du roi ou
caractres de Garamond, du nom de l'artiste qui
grava les poinons, furent fondus sur trois corps.
Le caractre de moyenne grosseur, ou gros
romain, a servi la premire fois pour VHistoire
ecclsiastique d'Eusbe, donne par Robert Es-
tiene en 1544. Deux ans aprs, le mme impri-
186 CHAPITRE QUATRIME

meur publiait le Nouveau Testament avec le petit

caractre, dit cicero. Enfin en 1550, il employait


le grand caractre, ou gros parangon, dans une
autre dition du Nouveau Testament.
Ces caractres existent toujours notre Impri-
merie Nationale, d'oi sortent encore de temps
autre des ouvrages composs avec eux. Tels les
Catalogues des manuscrits grecs de Fontaine-
bleau sous Franois Z^'" et Henri II, publis par
M. Omont (i) et dont nous dormons ici un fac-

simil rduit aux 2/3. C'est un extrait du cata-


logue dress par Ange Vergce lui-mme, avec le

concours de Constantin Palocappa, autre calli-

graphe crtois.

Contrairement l'affirmation que renferme la

lettre du duc d'Alenon, et sans qu'on voie pr-


sentement une explication cette anomalie, Ange
Vergce a laiss aprs lui un fils du nom de Nico-
las, dont nous dirons encore quelques mots en
terminant ce chapitre, car il a jou un certain
rle dans le monde de la Pliade.
Nicolas Vergce reut certainement de son pre
des leons de calligraphie ; il existe la biblio-
thque de l'Escurial un manuscrit copi par lui ;

(1) Paris, 1889, in-4*'.


188 CHAPITRE QUATRIME

mais il s'leva vite au-dessus de cette profession


et nous savons notamment qu'il fut li d'amiti

avec Jean-Antoine de Baf et Ronsard. Il avait


adress de Baf une pice de vers latins, qui ne
nous a pas t conserve et laquelle celui-ci
rpondit de la faon suivante :

CONTRETRNE A NiCOLAS VeRGCE, CaNDIOT.

Fe, ces mignardises laisse,


Je ne puis entendre tes jeux;
Lchons un peu couver nos feux.
Afin que m'acquitte Vergce
Qui m'a mis en souci plaisant,
M'trenant d'un mignard prsant
Que la Muse avec la Charit
Ont ourdi de fleurons d'eslite.

Ces beaux vers en langue latine


Confits au miel Catullien,
Vers de bon heur, mritent bien
Que beusse de l'eau Cabaline ;

Mais verse-moy de ce bon vin


Plein ce verre, qui tout divin
M'chauffe de fureur non vaine,
Pour n'tre ingrat en Contretrne.

Amy, qu'en la prime jeunesse


J'accointay chez le bon Tusan,
Voici cinq fois le cinquime an,
Tout nouveau venu de la Grce,
LES CRETOIS HORS DE CRTE 189

Lors que j'estoy si jeune d'ans


Que venoy de muer les dents,
Et mon printems n'entroit qu' peine
Dedans la deuxime semaine,

Compagnons d'une mesme escole,


De mesme estude et mesmes murs,
Et presque de pareils malheurs,
Pareille amiti nous affole.

Bien jeune tu vis escumer


Dessous toy la ronflante mer,
Tir de l'isle ta naissance
Qui vit de Jupiter l'enfance ;

Moy, chetif enfantelet tendre,


Ce croy-je, encore emmaillott
En des paniers je fus ost,
Pour dur tout ennuy me rendre,
Hors la maternelle cit,

O la noble postrit
D'Antenor dans le fons de l'onde
(Miracle grand) ses manoirs fonde (1).

Depuis, avou de la France,


Mon aim pais paternel,
Par quinze ans d'heur continuel
J'accompagnay ma douce enfance.
Mais, ds que mon pre mourut,
L'orage sur mon chef courut :

Pauvret mes espaulles presse,


Me foule et jamais ne me laisse.

(1) De Baf naquit Venise.


tudes de littr. gr. mod.
190 CHAPITRE QUATRIME

Je suis pauvre et tu n'es pas riche ;

Vien-t'en me voir, amy tresdoux,


Embrassons-nous, consolons-nous,
Le ciel ne sera tousjours chiche
Envers nous, du bien qui des mains
De fortune vient aux humains ;

Or vivons une vie etroitte.


En pauvret, mais sans souffrette.

Nature, mre charitable.


De ses factures n'a mis loin
Ce qu' leur estre fait besoin,
A qui est de faon traitable ;

Le bien croissant ne le fait tant


Estre ni riche ni contant
Que la convoitise, qui franche
Tout dsir superflu retranche (1).

On sait qu'en 1S52, les potes de la Pliade


runis Arcueil pour fter la reprsentation de
la Gloptre de Jodelle, immolrent aux pieds du
pote, par une rminiscence antique, un bouc
couronn de fleurs. Bertrand Bergier, dans ses
Dithyrambes recitez la pompe du bouc de
E. Jodelle cite Vergce parmi ceux qui assis-
taient ce sacrifice aprs boire :

(1) Jean-Antoine de Baf, uvres en rime^ Paris, 1572, in-S,


t. 1", fol. 119 ro-120 ro.
LES CRETOIS HORS DE CRTE 191

Mais qui sont ces enthyrsez,


Hrissez
De cent feuilles de lierre,
Qui font rebondir la terre

De leurs pies, et de la teste


A ce bouc font si gran'feste?...
Tout forcen leur bruit je fremy;
J'entrevoy Baf et Remy;
Golet, Janvier, et Vergesse et le Conte,
Paschal, Muret, et Ronsard qui monte
Dessus le bouc, qui de son gr
Marche, fin d'estre sacr
Aux pies immortels de Jodelle.

Nicolas Vergce n'tait pas dplac, semble-


t-il, dans ce brillant cortge d'crivains et de
potes. Il possdait bien le latin ; nous avons de
lui quelques pices de vers composes en cette
langue. Il crivait joliment aussi en franais,
tmoin ce sonnet, par lequel il a collabor au
Tombeau de Gilles Bourdin, procureur gnral
au Parlement de Paris :

Oyant le peuple esmeu faire une grand' complaincte,


Priv de son Bourdin, de sa vie amoureux,
Je sens le mesme effect qui le rend langoureux,
Et d'un pareil ennuy je sens mon me atteincte.

De rage et de fureur bien la poictrine eut ceincte


La mort, de qui le bras d'un coup trop oultrageux
192 CHAPITRE QUATRIME

N'a sceu point pardonner Bourdin gnreux,


De l'Eglise et des bons la dfense tressaincte.

tressage Bourdin, des Franois l'ornement,


Puisque parti d'ici tu es soudainement,
O sera dsormais ta gentille demeure ?

Seule peult ta vertu tel heur te faire avoir


Ta demeure ordonnant et si belle et si seure
Que le temps ni la mort n'y auront nul pouvoir.

N. Vergesse, Grec.

C'est Coutances que Nicolas Yergce est


mort, et voici l'pitaphe que lui a consacre Ron-
sard, en 1573, treize ans aprs la date oii il avait
compos l'pitaphe d'un autre Grec, vivant ga-
lement en France, Marulle Tarchaniote, capi-
taine et pote grec trs excellent, natif de Cons-
tantin o pie .

PITAPHE
DE Nicolas Vergce
Grec-Cretois, grand amy de Tautheur.

Crte me fit, la France m'a nourri,


La Normandie icy me tient pourri,
fier Destin qui les hommes tourmente,
Qui fait un Grec Coutance prir!
Ainsi prend tin toute chose naissante.
De quelque part qu'on puisse icy mourir,
Un seul chemin nous meine Rhadamante.
m
^^PTlyaurait en
^^^oir un montagnard
LES CRETOIS HORS DE

cin dans les plaines de


javions qu'au
effet

crtois venir

cours
Normandie,
CRTE

une certaine mlancolie


mourir en dra-

des sicles la
si nous ne
rciproque
193

Lussi a t vraie, et surtout si des gens comme les

[Vergce et tant d'autres s'taient exils de leur


)ays sans profit pour personne. Mais il s'en faut
[u'il en ait t ainsi. Le mouvement qui poussait
es savants et ces calligraphes vers l'Italie, la

'rance et mme l'Espagne, tait un mouvement


jnral. La Crte alors se trouvait trop petite et
ffrait un champ d'action trop restreint encore

lux nombreux travailleurs intellectuels, qu'elle


le cessait de produire, malgr le fracas des com-

bats. Ces gens devaient s'expatrier. Ils le faisaient

ivec d'autant moins d'hsitation qu^ils satisfai-


jaient ainsi un besoin inn de leur race et ils ;

isaient par l un double but personnel videm-


:

lent, dsir de trouver en Occident une vie plus

facile ; mais aussi but patriotique. Il me parait


lors de doute qu'un sentiment de cette nature
l'a pas t tranger la dcision prise par Cal-
lergis de fonder Venise une imprimerie rivale
de celle d'Aide Manuce, qui se dnommait phil-
hellne, et qui Ttait en effet, mais qui n'tait pas
hellne. Il y avait pour Callergis une question
194 CHAPITRE OUATtllME

d'amour-propre, ce dont on trouve du reste la

preuve dans certains vers de Musurus, ne pas


laisser aux Italiens le monopole typographique
des ditions d'uvres anciennes, et prendre,
lui Grec, la suite de la tradition hellnique. L'his-

toire, qui volontiers jette une ombre sur quelques


dtails d'ordre secondaire, pour ne retenir que
des rsultats gnraux, a, depuis des annes dj,
assign ces Cretois et tous ces Grecs une
place d'honneur parmi ceux qui ont contribu au
mouvement de la Renaissance. Nous tous, qui en
gotons maintenant les fruits, leur devons relle-
ment beaucoup.
CHAPITRE V

DEUX POEMES CRETOIS SUR LES ENFERS

L'enfer homrique. Complainte de Pikatoros. Le


repos de Bergadis. Sa parent avec le cinquime chant
du Purgatoire de Dante. Le monde souterrain chez
les Grecs modernes. Gharon. Paganisme et christia-

nisme.

On se rappelle qu'au chant xi de l'Odysse,


Ulysse raconte au roi des Phaciens comment il

s'est rendu chez les morts, afin d'y consulter


l'ombre du devin Tirsias(l). Il a quitt l'le de
Circ et aborde vers le soir au pays des Gimm-
riens. L, il creuse une fosse et, aprs diverses
libations et imprcations, il y fait couler le sang
de moutons gorgs. Aussitt les mes accourent
en foule, avides de goter ce sang, qui leur

(i) Odysse, XI. Homre, Odysse, trad. Leconte de Lisle


(Paris, i868, in-S"). Guilhelmus Wagner, Carmina graeca medii
aevi (Leipzig, 1874, in-8o), pag. 224-241. Elpis Melaina, KpiriTix-^

ixaiaaa,2 dit. (Athnes, 1888, in-8o), pag. 17-18. Passow,


196 CHAPITRE CINQUIME

redonnera un peu de vie, mais Ulysse les carte

en tenant sur la fosse son pe.


11 voit en premier lieu son compagnon Elp-
nor, dont il a d abandonner le corps au pays de
Circ et qui lui demande de ne pas le laisser

ainsi sans spulture ni pleurs funraires, puis sa


mre, qu'il avait quitte vivante et qu'il carte
elle aussi un moment de la fosse. Enfin, vient
Tirsias tenant un sceptre d'or. Ulysse remet
pour lui son pe au fourreau, le devin boit du
sang et lui rvle ce qui l'attend encore, avant

que la mort le prenne Ithaque, charg d'ans.

II parla ainsi, et je lui rpondis :

Teirsias, les Dieux eux-mmes, sans doute, ont


rsolu ces choses. Mais dis-moi la vrit. Je vois

l'me de ma mre qui est morte. Elle se tait et reste


loin du sang, et elle n'ose ni regarder son fils, ni lui
parler. Dis-moi, Roi, comment elle me reconnatra.

Popularia carmina Graeciae recentioris (Leipzig, 1860, in-S^),

n 368.Legrand,CoZZec^ion de monuments, n 9, Paris, 1870, in-8,


et Bibliothque grecque vulgaire, tome II (Paris, 1881, in-8o),
pag. 94-122). Jeannaraki, Kretas Volkslieder (Leipzig, 1876,
Bernhard Schmidt, Griechische Mrchen,
in-8o), p, 144, n 145.

Sagen iind Volkslieder (Leipzig, 1877, in-S), pag. 168-172, no


29, 30, 31. Pernot, Anthologie populaire de la Grce moderne
(Paris, 1910, in-S), pag. 203-228. Hesseling, Charos, Leiden et
Leipzig, s. d., in-8o.
DEUX POMES CRETOIS 197

^^Je parlai ainsi et il me rpondit ;

^ Je t'expliquerai ceci aisment. Garde mes


paroles dans ton esprit. Tous ceux des morts qui ne

Psont plus, qui tu laisseras boire le sang, te diront


des choses vraies; celui qui tu refuseras cela s'loi-

y gnera de toi.

^K Ayant ainsi parl, l'me du roi Teirsias, aprs


^B avoir rendu ses oracles, rentra demeure dans la

^B d'Aids; mais je restai sans bouger jusqu' ce que


^B ma mre ft venue et et bu le sang noir. Et aussitt
^K elle me reconnut, et elle me dit, en gmissant, ces
^B paroles ailes :

^B, Mon fils, comment es-tu venu sous le noir brouil-


H^ lard, vivant que tu es ? Il est difficile aux vivants de
voir ces choses. Il y a entre celles-ci et eux de grands
fleuves et des courants violents, Okanos d'abord
1^^
^B qu'on ne peut traverser, moins d'avoir une nef
bien construite. Si, mainteijiant, longtemps errant en
revenant de Troie, tu es venu ici sur ta nef et avec
tes compagnons, tu n'as donc point revu Ithak, ni
ta demeure, ni ta femme?...
Elle parla ainsi, et je voulus, agit dans mon esprit,
embrasser l'me de ma mre morte. Et je m'lanai
trois fois, et mon cur me poussait l'embrasser,

i et trois fois elle se dissipa

blable
mon cur,
comme une ombre, sem-
un songe. Et une vive douleur s'accrut dans
et je lui dis ces paroles ailes :

Ma mre, pourquoi ne m'attends-tu pas quand


198 CHAPITRE CINQUIME

je dsire t'embrasser? Mme chez Aids, nous entou-


rant de nos chers bras^ nous nous serions rassasis
de deuil! N'es-tu qu'une image que l'illustre Pers-
phonia suscite afin que je gmisse davantage?
Je parlai ainsi, et ma mre vnrable me rpondit :

Hlas I mon enfant, le plus malheureux de tous


les hommes, Persphonia, fille de Zeus, ne se joue
point de toi ; mais telle est la loi des mortels quand
ils sont morts. En effet, les nerfs ne soutiennent plus
les chairs et les os, et la force du feu ardent les con-
sume aussitt que la vie abandonne les os blancs, et
l'me vole comme un songe. Mais retourne prompte-
ment la lumire des vivants, et souviens-toi de
toutes ces choses, afin de les redire Pnlopia.

x\prs avoir ainsi parl l'ombre de sa mre,


Ulysse laisse une une approcher d'autres mes,
toutes de femmes d'abord : Tyro, fille de Salmo-
ne, Antiope, Alcmne, Epicaste, mre et femme
d'dipe, ainsi que nombre d'autres. Puis vient
Agamemnon, qui en le reconnaissant fond en
larmes et tend les bras pour le saisir, mais la

force qui tait en lui autrefois n'tait plus, ni la


vigueur qui animait ses membres souples.

Achille, qui lui succde, pleure aussi, et Ulysse,


qui lui dit en manire de consolation que per-
sonne jusqu'ici n'a eu son heureux sort, car vivant
DEUX POMES CRETOIS 199

il tait honor des Grecs l'gal d'un dieu et

maintenant il reste puissant aux enfers, il rpond


tristement : Ne me parle point de la mort, illus-
tre Odysseus J'aimerais mieux tre un laboureur,
!

et servir, pour un salaire^ un homme pauvre et

IHl pouvant peine se nourrir, que de commander


'^ tous les morts qui ne sont plus >). Comme l'a

fait Agamemnon un instant auparavant, il s'en-


quiert du sort de son fils, et, quand il apprend que

I celui-ci est parti


dpouilles, il
de Troie, glorieux
s'loigne tout joyeux
et riche

parmi
de
les
champs d'asphodle. Ajax a, lui aussi, conserv
ses sentiments terrestrespu oublier
; il n'a
qu'Ulysse lui a disput victorieusement les armes
d'Achille et, malgr les loges que lui adresse
ce dernier, il s'loigne sans prononcer une parole.
Et, aprs Minos, Orion, Tityos, Tantale, Sisyphe,
Ulysse Yoit encore la force Herculenne, un fan-
tme, car Hercule lui-mme, en tant que Dieu,
participe aux festins des immortels, ct d'Hb
son pouse.
Cette ombre s'avance, pareille la nuit noire ;

elle porte un bouclier redoutable et artistement


travaill, tient son arc band, et rpand la terreur
autour d'elle. Ulysse attend encore, esprant voir
venir d'autres hros, mais la foule des morts
200 CHAPITRE CINQUIME

augmente au milieu d'un immense bruit ; il est


pris de peur, regagne son vaisseau et reprend le

chemin de l'le de Circ.

D'Homre nos jours, nombreuses et trs diver-

ses sont, dans la littrature grecque, les uvres


o il est question de l'autre vie. Les philosophes
en ont trait; des auteurs satiriques l'ont prise
comme thme; le christianisme l'a prsente aux
masses sous un jour nouveau ; conceptions paen-
nes et chrtiennes se sont mme plus d'une fois
enchevtres, comme par exemple dans cette Apo-
calypse de la Vierge, oii Marie elle-mme descend
aux Enfers, pour y soulager les tourments des
damns. Dans cette ensemble, les productions
no-hellniques n'occupent qu'une bien maigre
place au point de vue littraire. Mais il en est tout
autrement quand on les envisage par rapport au
folklore, et, cet gard, peut-tre n'est-il pas inu-
tile de dire ici quelques mots de deux pomes,
l'un et l'autre crtois, qui ne sont gure connus
que des seuls spcialistes.

Le premier est intitul Complainte rime sur


ramer et insatiable Rades, uvre de sieur Jean
DEUX POMES CRETOIS 201

Pikatoros de la ville de Bhthymno. Il date pro-


bablement des commencements du xvi* sicle, au
plus tard, et comprend 563 vers. En voici le
dbut :

Plein d'amertume et de fiel, car je veillais depuis


longtemps (1), je m'tendis pour prendre un air de
sommeil. Il me parut, tant couch, dans mes imagi-
nations de sommeil la tte me faisait mal et mon
I cur tait en peine
une
, il me parut que je passais dans
troite valle et qu'elle tait remplie d'une innom-
brable troupe de btes froces, au milieu desquelles
^, je vis un grand dragon. De sa gueule jaillissait du
l^fcvenin et de son corps sortaient des langues de feu, des
^^^ tincelles et de la fume, qui arrivaient dans ma
direction.

I C'est donc un songe qui nous


par la gueule de ce dragon, auquel
est racont
il
;

tente en
c'est

vain d'chapper, que le narrateur est cens pn-


trer dans l'Hads. On sait combien pareille con-

ception est courante : dans nombre de peintures


religieuses grecques modernes, l'entre de l'Enfer

(1) Nous traduisons ici le texte grec tel qu'il a t publi.


On n en possde qu'un seul manuscrit, qui parait fort mdiocre,
et il est permis de croire que des phrases comme celle-ci ren-

ferment quelque erreur de copiste.


202 CHAPITRE CINQUIME

est ainsi reprsente, et il s'en faut que ceci soit


particulier la Grce.
L'auteur arrive par l aux portes de l'Hads,
qui sont soigneusement fermes. Devant elles

Charon va et vient, les mains ensanglantes,


mont sur un cheval noir, tenant un faucon, un
arc et des flches ; son aspect est sauvage ; il est

vtu de bronze, tach de sang. A sa vue, le nouvel


arrivant veut fuir, mais un serpent trois ttes

garde l'entre et, au bruit que fait ce serpent,


Charon accourt galopant. Il demande : Que
viens-tu chercher dans l'Hads, frre, et qui donc
t'a appel? As-tu ici quelque ami, un compatriote,
un parent, un voisin? ...

Je suis venu, rpond son interlocuteur pouvant,


pour voir le lieu o tu es, ta puissance, o se trouve
le sige de ta royaut, pour contempler, Charon, les
forteresses que tu dtiens, les villes que tu parcours en
corsaire, pour voir comment tu gouvernes la seigneu-

rie que tu as reue ; ceux que tu prends sur la terre,

que tu jettes bas et que tu tues, les rois et les princes,

comment tu les ramasses, en quel lieu ils finissent,

dans quelle prison tu les mets, en sorte qu'ils ne son-


gent plus revenir vers leurs amis et connaissances.
Leur fais-tu des honneurs, leur donnes-tu des cours,
des mariages, des divertissements, les laisses-tu voir
DEUX POMES CRETOIS 203

^Bes belles? Ont-ils trouv mettre d'autres vtements


et d'autres parures? Ont-ils pour toujours banni leurs
amis de leur esprit, songent-ils revenir, ou les

fardes-tu enferms et les surveilles-tu la ronde ?

Si tu es venu pour voir les forteresses de


Gharon, tu verras des villes obscures, sur lesquel-
les ne brille aucun astre, des lieux mconnais-
sables, sans cours et sans chemins, des sentiers
impraticables que ne suit nul passant, des portes
toujours fermes, troitement verrouilles. Ceux
ui arrivent ici ne se souviennent pas du monde,
]s ne se soucient ni de noces ni de parures, leurs
lments se dcomposent ; ils observent l'humi-
it et le silence, s'ignorent les uns les autres ;

n'est ici ni ans, ni mois, ni heures, ni brillant


"soleil, ni bateaux de commerce, ni joyeux matelots,
ni palais, ni marchs, ni juges, ni rois, les sei-
gneurs ne sont pas distincts de leurs serviteurs,
les servantes de leurs matresses .

Charon alors le prend en selle et lui fait par-

courir sa noire demeure. Ils vont, dans l'obscurit


et la terreur, et arrivent un fleuve mugissant,
aux eaux insondables, aux rives peuples de btes
froces, sur lequel est jete une arche haute et

troite qu'ils franchissent (1). C'est de l'autre ct

(1) Voir page 206, note.


204 CHAPITRE CINQUIME

de ce fleuve, transformation probable du Lth,


que se trouve le sjour des trpasss. Aprs une
chevauche assez longue encore, les voyageurs
parviennent un endroit o Ton entend de terri-
bles gmissements. Ils mettent pied terre, Gharon
attache son cheval un arbre, soulve une pierre
par un anneau et montre son compagnon l'entre
de l'obscure prison qu'est la demeure des morts.
Ils descendent un escalier marches troites et

arrivent une porte, dont Gharon a la cl. Quand


elle s'ouvre, le visiteur voit devant lui la foule des

morts, tendus, mangs des vers, les mains croi-


ses et les yeux clos. A cette vue, il s'emporte
contre Gharon et lui reproche de ne pas prendre
les vieillards au lieu des jeunes gens, les malheu-
reux au lieu de ceux qui sont heureux, lesm-
chants au lieu des bons, mais Gharon lui montre
son arc et ses flches : c'est avec eux qu'il abat
sans piti ses victimes, qu'il spare les parents

de leurs enfants, les femmes de leurs maris.


Et le voyageur lui demande encore : Est-ce
vraiment Dieu qui t'envoie pour tuer les mortels,

ou es-tu par toi-mme l'ennemi du genre humain?


Sans la volont de Dieu, rplique-t-il, je ne
fais rien ;
je n'ai rien en mon pouvoir, pas mme
le moindre grain de sable.

I
DEUX POMES CRETOIS 205

Ah siron! pouvait chapper Gharon! Pareille


^ide revient souvent dans les textes de ce genre,

^e visiteur y songe, lui aussi, et se demande s'il

n'est vraiment pas possible de sauver un ami, en


apposant la force la force. Reprenant, son
Lsu, l'antique tradition dont Euripide a fait

isage dans son Alceste, il voudrait qu'on pt subs-


tituer soi-mme, un fils, un parent, un pre, une
1re, un frre, ou encore, qu'en simulant une
loce on fit entrer Gharon dans la danse, afin qu'il
mblit tel ou tel. Mais cela aussi la volont
Lvine s'oppose.
Nous sommes ainsi parvenus au vers 385, tra-
ders une foule de digressions religieuses et
lorales, que nous avons passes sous silence. A
moment, le visiteur a la malencontreuse ide
de demander Gharon pourquoi l'homme est n,
puisqu'il porte la mort en lui-mme et qu'il doit
finir dans l'Hads. G'est alors toute la cration du

monde etThistoire du pch originel que Gharon


entreprend de narrer, suivant les donnes de
rcriture sainte. Le versificateur parat s'en
tre lui-mme lass. Il s'est arrt au vers 563,

au cours de son travail, l'instant oii Adam


fait une description potique du paradis qu'il a
perdu.
tudes de littr. gi\ mod, 12
206 CHAPITRE CINQUIME

Qu'tait-ce que ce Pikatoros, mentionn dans


le titre comme auteur du pome? Si c'est lui que
nous devons la version que nous venons d'ana-
lyser, vraisemblablement un rimailleur, qui aura
opr sur une tradition plus ancienne en y mlant
ses propres conceptions. Nous en trouvons la
preuve dans le mirologue crtois suivant, rim
lui aussi, qui par endroits est identique au pome
et semble bien, malgr son tat fragmentaire et
des dfauts de dtail, nous avoir conserv les
grandes lignes de la tradition premire :

Un jeune homme dcida de descendre dans l'Ha-


ds, d'aller trouver Charon, pour tre toujours avec
lui. A la premire porte qu'il veut franchir, l'en-
droit du passage, il aperoit un dragon trois ttes,
attach par une chane : l'une lanait du feu, l'autre
de la fume et du soufre, la troisime desschait le

pont du cheveu (1). Et au grand tapage que faisait


ce portier, voici que Charon accourt mont sur son
cheval noir.
Jeune homme, que cherches-tu ici? Un higou-

(1) Tf, xpC/ai;yeippu La tradition veut que pour arriver


x
dans l'Hads mes traversent un pont branlant et troit
les
comme un cheveu. Celles qui n'y parviennent pas tombent
dans le fleuve et se perdent. C'est sur ce pont qu'ont pass tout
l'heure Charon et son compagnon.
DEUX POMES CRETOIS 207

mne, un cellrier{l)? Quel vent a pu te pousser vers


la Grande porte ?

^ft J'avais vif dsir et envie de venir m'entretenir


avec quelqu'un qui st, et de l'interroger. Charon,

^^ pourquoi prends-tu les jeunes gens, et pourquoi est-


H|ce que tu les tues; et les bons rois, pourquoi les mets-
^Btu mort ?
H| C'est donc moi que tous dtestent et qu'on pour-
^Kchasse comme un cur dur et sans piti, comme un
^Kchien Lorsque je pense vous, je frappe et je tue et
1

j'arrte vos annes dans la fleur de la jeunesse. Je


^prends les jeunes pouss, je romps tous les liens,

^Kj'parpille les parents et je spare les amitis. Ici,

^Bdans les cours de Charon il n'y a pas de verdure, ni


^Pde champs de cible pour y jouer aux palets, ni de
Jp sceptres d'or que tiendraient les rois, il n'y a que
fange et boue, et les chemins y sont mconnaissables.
n'y a pas de berceuses pour les petits, de jeux pour
les grands, et les bbs ne boivent pas de lait dans
III THads; ils pleurent la nuit pour le sein, l'aube
pour qu'on les prenne et, quand le jour est lev, ils

pleurent aprs leur mre.

(1) C'est--dire, si je comprends bien : T'imagines-tu que


tu arrives dans un couvent accueillant aux passants? Ce
mme vers se retrouve dans le pome (v. 102), mais sous une
forme plus obscure encore.
208 CHAPITRE CINQUIME

Repos de Bergadis, rime trs savante et trs

recherche des gens sages tel est le titre de notre


^

deuxime pome, qui a t imprim pour la pre-

mire fois en 1519.


De l'auteur lui-mme nous ne savons rien, sinon
qu'il tait peut-tre lui aussi de Rhthymno, car

Texistence d'une famille notable du nom de Ber-


gadis est atteste dans cette ville au cours du
xvii^ sicle ; la langue du pome indique du
reste un auteur Quant au titre, Apokopos,
crtois.
repos , il est simplement chose fort
trange bas sur le fait que l'auteur est
cens se coucher aprs une grande fatigue, et
voir l'enfer en songe. Ajoutons que le texte,

dont nous possdons deux versions, est fort


mal conserv. Il renferme des fautes, des inter-
versions, probablement des lacunes, certains
indices laisseraient croire qu'il remonte un ori-
ginal non rim, grandement dsirable
et il est
qu'un manuscrit nouveau vienne un jour jeter
quelque lumire sur tous ces points obscurs.
Dans un prologue de 66 vers, sur les 550 envi-
ron dont se compose ce pome, l'auteur expose
qu'un soir il s'est endormi, harass, et qu'il a fait
DEUX POMES CRETOIS 209

un songe. Il lui a sembl qu'il chassait cheval


une biche, avec un arc et des flches.
Aprs une'longue poursuite, il arrive dans une
jolie plaine et met pied terre, prs d'un arbre
qu'animent une multitude d'oiseaux et sur lequel

il aperoit un essaim y monte, s'em- d'abeilles. Il

pare du miel et constate avec terreur que l'arbre


vacille. C'est qu'il est rong par deux souris,
l'une blanche, l'autre noire. De plus, loin de se
trouver en pays plat, comme il semblait, cet
arbre est en ralit sur le bord d'un prcipice, au
fond duquel le narrateur aperoit la gueule bante
d'un dragon. Il y tombe et se trouve ainsi dans
l'Hads.
Par ce dbut, l'Apokopos ofl*re, on le voit, une
certaine analogie avec le Pikatoros et aussi
avec une tradition orientale dont l'examen serait
ici hors de propos ; mais il s'en carte immdia-
tement aprs : l'Enfer, que nous venons de trou-
ver silencieux et muet, va nous tre maintenant
dpeint comme extraordinairement anim.
Ds que le narrateur arrive en ce lieu obscur,
il entend un grand tumulte ; des voix discutent
sur sa venue ; les morts lui dputent deux d'entre
eux, pour savoir qui il est et comment il a pu
franchir la porte, sans permission.
tudes de littr. gr. mod, 12"
210 CHAPITRE CINQUIME

Et deux d'entre eux vinrent moi, noirs et cou-


verts de toiles d'araignes, comme une ombre de
jeunes gens, un crpuscule, en proie mille agita-
tions. Penchs ils me salurent, doucement ils me
parlrent, et moi je fus pris de terreur, je ne savais
que rpondre. Ils me dirent: D'o et comment viens-
tu? Qui es-tu? Que cherches-tu, et sans guide ici

dans l'obscurit comment marches-tu? Comment es-


tu descendu tout anim, tout vivant comment es-tu
venu, et dans ta patrie comment repartiras-tu ? Celui
qui descend dans l'Hads ne peut s'en retourner;
seule la rsurrection est capable de le rveiller. Ton
haleine embaume et tes vtements de lin sont cla-
tants. On dirait que tu courais dans les valles, dans
les sentiers de la plaine. Tu viens du monde, de la

ville des vivants !

Dis-nous si le ciel subsiste et s'il y a encore un


monde. Dis-nous s'il claire et tonne, si le temps se
couvre et s'il pleut, si le Jourdain roule toujours ses
flots. Y a-t-il des jardins et des arbres, des oiseaux
qui chantent ? Y a-t-il des collines parfumes, des
arbres en fleurs, de fraches prairies? souffle-t-il une
douce brise ? Les astres du ciel et l'toile du matin
brillent-ils encore? Les glises sonnent-elles toujours,
pour appeler les prtres l'office? Se lve-t-on
l'aube pour allumer les cierges? Des enfants, des
jeunes gens se rassemblent-ils, au printemps, et
passent-ils dans les quartiers, se tenant par le bras?
Chantent-ils leur amour l'aurore, en marchant dou-
cement, en passant avec ordre? Y a-t-il des mariages,
des rjouissances, des processions et des jours fris?
Les jouvencelles ont-elles des rivalits et des joies?

Les garons ont-ils toujours leur mme aspect et les


jeunes filles leurs mmes charmes? Le samedi arrte-
t-on de bonne heure le travail, va-t-on au bain, se
change-t-on? Le dimanche matin se lave-t-on le
visage? met-on ses beaux habits pour aller l'glise?
Les bourgeoises se promnent-elles avec des ser-
vantes et des manteaux et fleurent-elles au passage
le musc et le bain ? Ont-elles des cours, des palais,
des tricliniums? La domesticit va-t-elle dresser des
tentes dans les plaines, chasse-t-on la perdrix au fau-
fcon et au chien? Les vieillards, les matres de mai-
son ont-ils toujours la prsance, comme ils l'avaient,
quand nous tions en vie?

Nous sommes parmi certaines images m-


ici,

en plein
[divales qu'il est superflu de souligner,
[domaine de chanson populaire. Les comparaisons
[se prsentent nombreuses. Il suffira d'en indiquer
deux.

Au fond des noirs abmes, en bas dans le monde


souterrain, se lamentent les belles jeunes filles et
[pleurent les jeunes garons. Quelles sont leurs lamen-
i.tations? quelles sont leurs larmes?
212 CHAPITRE CINQUIME

Y a-t-il encore un ciel et un monde l-haut? Y a-


t-il encore des glises et des icnes dores? Y a-t-il

encore des mtiers, o tissent les matrones ?

Cette premire version est emprunte au recueil


de Passow, o elle est donne comme un miro-
logue. La seconde est de provenance crtoise. A
en juger par le refrain qui suit chaque vers et qui
est ri PspyoluyspTi la svelte jouvencelle , c'est
une chanson de danse, ce qui, comme l'on sait,

n'implique pas en Grce une ide de^ gat.

Une jeune fille m'a rencontr sur les trois marches


de l'Hads et je pensais qu'elle m'interrogerait sur
sa mre ou sur son pre, ou sur un frre ou sur une
sur, ou sur des cousins germains. Mais ne elle

m'a interrog ni sur sa mre, ni sur son pre, ni


sur un frre, ni sur une sur, ni sur des cousins ger-
mains. Elle s'est mise m'interroger sur le monde
d'en haut. Garons, y a-t-il encore un ciel et un

monde l-haut?
Garons, les femmes des braves
se marient-elles? Garons, construit-on des glises,
construit-on des monastres, baptise-t-on des
enfants?

Dans TApokopos, poursuivant leurs questions,


les dfuntsdemandent encore :

Le monde le parcourais-tu? les villes les traversais-


F tu? Dis-nous

iBbquelque peine de nous?


. tesse
DEUX POMES CRETOIS

si les vivants dans leur joie se souvien-


nent de nous. Dis-nous, ont-ils du chagrin, ont-ils
ont-ils encore
que lorsqu'ils nous ont enterrs? Apportes-tu
autant de
213

tris-

des nouvelles et des lettres, des consolations aux


Hnifligs qui sont ici, dans THads amer et noir comme
^Buie? Lis-nous les lettres et dis-nous les nouvelles,
^et tout ce que nous possdons ici, donne-nous les
lettres et prends-le.

I^K Et chaque mot ils pleuraient, chaque deux


mots ils gmissaient. Disperse-toi, terre muette;
ouvre-toi, sol I criaient-ils. Que se brisent les portes
^he THads, que tombent les chanes, qu'entre la rose

r"~ r
Le
manque
Le voyageur leur rpond

ciel subsiste et

rien de ce
fleurs, des fruits,
il
alors :

y a encore un monde.
que vous vous rappelez. Il y a des
on cultive, les plantes poussent et
Il ne

imbaument. Tanne aux douze mois tourne comme


une roue. Les uns jouissent du monde, sans se sou-
venir de vous; les autres sont consums de peines et
de regrets.
Et, disent-ils, ceux qui sont joyeux possdent-
ils l'hritage de ceux qu'ils ont enterrs et plongs
dansTHads?
Oui, ceux qui sont joyeux possdent cet hri-
tage, ils en jouissent avec d'autres, ils ont oubli le
214 CHAPITRE CINQUIME

dfunt; on dirait qu'ils ne l'ont jamais vu, qu'il n'a


jamais t au monde.
Ils soupirrent et dirent encore : Les jeunes
femmes, qui sont devenues veuves, ont-elles cherch
mettre une seconde couronne, ou bien ont-elles pris
le froc noir, portent-elles la croix, habitent-elles les

couvents, o elles prient pour nous? Ne nous cache


rien, dis-nous ce qu'il en est, comment elles se com-
portent.

Le visiteur voudrait ne pas rpondre, mais les


morts insistent et ils apprennent alors que beau-
coup de veuves se sont consoles et les ont rem-
placs par d'autres, qui mettent leurs vtements
et dorment dans leurs draps. Certaines, il est

vrai, sont d'abord restes clotres dans leurs


maisons, mais, bientt aprs, elles ont commenc
courir les glises et, le soir venu, elles enjam-
bent les tombeaux de leurs maris, pour aller

de sacrilges rendez-vous. Il en est pourtant qui,


vraiment attristes, se tiennent loin des temples
et dtestent les monastres; elles se verrouillent
chez elles, barricadent leurs fentres, elles ont
la raison pour cur et leur bon sens pour confes-
seur ; mais celles-l aussi sont en butte aux solli-
citations des prtres qui viennent leur dire :

Petite dame, quoi te sert de rester la mai


DEUX POMES CRETOIS 215

jon, d'tre dans robscurit, comme une poule


[ans sa couchette. Ma dame, descends de tes

lauteurs, descends de ton tage lev, et va-t'en


l'glise, entendre la parole de Dieu. La fortune
[ui t'est chue, les biens que tu gardes, dpose-
les dans des glises, et vite tu te sanctifieras. Ne
te laisse pas garer par un parent, tromper par
m ami. Joie celui qui donne aux glises et pos-
sde de quoi faire l'aumne aux pauvres.

On voit que l'auteur n'a pas meilleure opinion


les prtres que des femmes. Mais, aprs ce tableau
pessimiste, en vient un autre d'un genre tout dif-

frent :

Comment nos malheureuses mres supportent-elles,


)t l'absence de leurs fils, et le mariage de leurs brus?
*euvent-elles voir nos maisons sans nos personnes,
{garder nos vtements, sans entendre nos voix?
Avec vous elles ont perdu leur lumire. Elles ne
jgardent pas ce qui se passe, elles font fi de leurs
ens. C'est sur vous qu'elles s'attristent et gmis-
jent ; le monde, elles l'ont oubli, pour ne plus penser
lu' vous.

Et, comme si ce rappel avait lui seul plus de


force que tous les autres, les morts font un signe de
ilence, ils laissent l les questions et commencent
me chanson qui ressemble un mirologue :
216 CHAPITRE CINQUIME

Christ, si la dalle pouvait se fendre, le sol s'par-


piller; si nous pouvions, les humbles, nous lever de
de notre couche sans soleil! que revnt notre figure,
que renaqut notre personne, que parlt notre bou-
che et que se ft entendre notre voix Si nous pou- I

vions marcher l-haut, fouler la terre, aller cheval,


tenir des faucons ! Les lvriers nous devanceraient
la maison, la nouvelle se rpandrait que les absents
reviennent, nous verrions qui sortirait notre ren-
contre, qui nous recevrait aux portes de nos cours,
et si vraiment taient sincres les serments de ceux
qui nous disaient : du ciel, le crateur tout
Par le roi

puissant, si Charon acceptait un change, un quiva-


lent, nous donnerions pour vous corps et me avec

joie .

En lisant le texte grec, on peut se demander


si, dans ce qui prcde, les interlocuteurs du
vivant sont toujours les deux jeunes gens qui se
sont prsents lui au dbut, ou au contraire la
foule des morts. La rdaction cet gard tmoi-
gne d'un certain flottement. Pourtant, c'est la
premire hypothse qu'il y a lieu de s'arrter,
car, aprstous ces dveloppements, le visiteur
demande son tour aux jeunes gens comment il

se fait qu'ils sont l.


Ceux-ci le lui expliquent avec force dtails. Ils

habitaient, disent-ils, en des vers dont quelques-


DEUX POMES CRETOIS 217

uns sont du reste trs obscurs, une ville clbre

et opulente, qui tait, entre autres choses, le


;rne rival de Rome, un rceptacle de prsomp-

i ;ion et

jecturer qu'il
de fourberie
s'agit
; d'o il

de Constantinople
est permis de con-
et que
celui qui a crit ceci tait un Grec Leur
latin.

Lre, le premier de la cit, a frt pour eux un


bateau, qui devait les conduire vers leur sur,
parie l'tranger. Surpris par une tempte, ce
bateau s'est perdu corps et biens et, en arrivant
I Bans l'Hads, ils ont eu la douleur d'y trouver
leur sur, morte en couches. Ce rcit comprend
seul 160 vers. Au premier abord on ne saisit
Plui
as sa raison d'tre. Peut-tre en entreverrons-
ous l'origine tout Theure.
Aprs ce long pisode, le pome reprend son
cours normal. Le voyageur va quitter THads, on
le retient encore et la foule des morts arrive :

jeunes gens et jeunes filles; hommes faits; guer-


riers, le sabre nu des seigneurs pied ou che-
;

val, amenant avec eux leurs domestiques des ;

orateurs et des notaires, des diacres, des vques,


des popes, des couples innombrables. On apporte
des escabeaux pour faire asseoir les notaires ;

chacun d'eux une plume, du papier et un


tient
encrier; ils ont autour d'eux une multitude qui
tudes de Utt.r. gv. mod. 13
218 CHAPITRE CINQUIME

les presse, Tun demande des billets, l'autre r-


clame du papier ; on crie : Aujourd'hui un
envoy part de l'Hads, il faut se hter! On
prend aux crivains les billets humides, les uns
les cachettent, les autres les donnent ouverts.
Tous tendent les bras vers le vivant, pour le pres-
ser de s'en charger ; ils lui recommandent de ne
pas les laisser tomber, de dpeindre oralement
en les remettant, le triste sort de ceux qui sont
dans THads, et de demander aux humains des
aumnes, qui soulageraient les pauvres mes.

* m

Les divers rudits qui se sont occups de ce


pome en ont admis comme vidente, sans s'ex-
pliquer autrement, la parent avec la Divine
comdie. Il est possible, semble-t-il, de prciser
davantage. Peut-tre pourrait-on considrer le

cinquime chant du Purgatoire comme le noyau


de VApokopos.
Dante, prcd de Virgile, rencontre des
mes qui s'avancent en chantant le Miserere.
Quand elles s'aperoivent que son corps inter-
cepte les rayons de la lumire, ce qui prouve
qu'il est vivant, elles poussent un cri d'tonn-
DEUX POMES CRETOIS 219

ment, et deux d'entre elles, semblables des


hrauts, viennent s'enqurir de sa condition.
Virgile confirme qu'il est de chair vritable ; les

deux mes retournent alors vers leurs compagnes


et toutes accourent vers lui. Elles le prient d'ar-
rter ses pas, de voir s'il a connu quelqu'une
d'entre elles, dont il pourrait porter des nou-
IB velles sur la terre. Eux tous ont pri de mort vio-
lente, mais ils sont sortis de la vie dans des sen-
timents de pardon et de repentir. Jacques del
qui parle le premier, a t assassin par
ICassero,
d'Est
et fait dire aux habitants de Fano de prier
pour lui. Buonconte de Montefeltro est tomb,
bless, dans l'Archiano et a rendu le dernier
souffle en prononant le nom de Marie, ce qui a
sauv son me ; mais le suppt de l'Enfer s'est

empar de sa dpouille et l'a roule dans l'Arno,


dont les sables lui servent de spulture. Pia, la
Siennoise, morte aux Maremmes, lui demande
de se souvenir d'elle, quand il sera de retour
dans monde. D'autres encore, dans les pre-
le

miers vers du sixime chant, se font reconnatre


de lui, et tous le supplient de faire hter par des
prires le moment de leur batitude.
Telles sont bien les donnes essentielles de
l'Apokopos, abstraction faite de son dbut, qui
220 CHAPITRE CINQUTME

suppose une autre tradition. Aucune description


du lieu oij sont les morts, comme dans le Pika-
toros par exemple, mais des proccupations toutes
spirituelles, morales ou religieuses : les dfunts
ne cessent de penser aux vivants, ils veulent que
ceux-ci fassent de mme, ils leur envoient de
leurs nouvelles. Les deux hrauts, personnages
tout secondaires chez Dante, ont pris dans l'Apo-
kopos plus d'importance, sans cependant passer
encore au premier plan ; c'est la troupe des
morts que reste attach l'esprit du lecteur. L'pi-
sode mme qui concerne ces jeunes gens, incom-
prhensible avec les seules donnes de l'Apoko-
pos, devient plus clair, la lecture des vers de
Dante et notamment du passage relatif Buon-
conte de Montefeltro. Eux aussi ont t brusque-
ment surpris par la mort, mais comme l'ide de
Purgatoire est absente de l'Apokopos on sait
que ce une conception hellnique
n'est pas l
la soudainet de cette mort n'a plus de significa-
tion en grec, et l'pisode tout entier prend par l
dans notre pome l'apparence d'une simple
digression.
C'est que nous ne croyons pas des
dire
rapports directs entre la Divine comdie et l'Apo-
kopos. L'tat dfectueux de la version Cretoise


DEUX POMES CRETOIS 221

s'y opposerait dj Il y a eu certaine-


lui seul.
ment ici un ou plusieurs intermdiaires que nous
ne connaissons pas.

Un des traducteurs franais de Dante a mis au


chant cinquime la note que voici Les mes :

du Purgatoire demandent d'abord des prires;


ensuite elles prouvent un grand plaisir savoir
qu'on parlera d'elles dans ce monde. En donnant
ces ombres cet amour pour la gloire et la renom-
me, le pote ne fait-il pas ces ombres trop sem-
blables aux hommes qui habitent encore la
terre ? C'est l mconnatre, semble-t-il, une des
qualits de l'uvre de Dante : sa fidlit a une
tradition que nous avons trouve vivace chez
Homre et qui, mme l'heure prsente, est loin
d'avoir disparu.
Et c'est prcisment l ce qui explique com-
ment une imitation de Dante aussi gauche que
FApokopos a pu cependant aboutir quelque
chose d'assez prenant encore pour des esprits
hellniques. L'Hads ainsi dcrit ne leur est nul-
lement tranger. Cette survie sous la terre est
celle-l mme que supposent les chansons popu-'
laires grecques : sauf dans les cas, assez rares,
222 CHAPITRE CINQUIEME

O il est question de Dieu et des Saints, qui natu-


rellement ne peuvent tre qu'au ciel, il n'existe

dans ces chansons que deux mondes : celui o


nous vivons, qui est le monde d'en haut , et

r Hads ou monde d'en bas . Et il ne s'agit

pas ici d'une simple survivance de littrature


populaire, mais d'une croyance fortement enra-
cine : qu'on parle un Franais du monde d'en
haut, ou bien il ne comprendra pas, ou bien il

pensera au ciel, l-haut , par opposition


ici-bas ; au contraire, pour un Grec quel qu'il
soit, l'expression signifie sur la terre , et au
monde d'en haut il oppose le monde souterrain.
Cette question de langue est, chez les deux peu-
ples, l'indice de croyances bien distinctes.
Dans les chansons populaires grecques, le mort
continue vivre sous la terre d'une vie amoin-
drie. Il lui reste une sensibilit. Il se plaint, si

quelqu'un marche par mgarde sur sa tombe :

Ces jours derniers, je passais la porte de l'glise,

non pour recevoir la bndiction et m'en aller : je


m'arrtai et je comptai combien il y avait de tombes.
Il y avait l cent tombes et deux cents dalles, et je
marchai par mgarde sur la tombe d'un homme cou-
rageux. J'entendis la tombe gmir et le jeune homme
soupirer.
DEUX POMES CRETOIS 223

Qu'as-tu, tombe, pour gmir, jeune homme, pour


soupirer ? La terre te serait-elle lourde et trop large
ta dalle ?
La terre ne m'est pas lourde, ni trop large ma
I dalle, mais
tte. N'ai-je
c'est
donc pas
que tu viens de
t jeune,
me marcher
moi
sur la
aussi, n'ai-jepas
t un pallikare? N'ai-je pas march moi aussi, la
nuit, au clair de lune? N'tais-je pas fils de roi,
petit-fils de bon souverain? J'avais Mai sur mes
paules, le printemps dans ma poitrine, l'toile du
matin et du soir mes yeux et mes sourcils ; je ne
daignais pas poser le pied terre, et maintenant j'ai
d accepter la terre noire pour lit.

Ailleurs, un klefte, bless mort, dit ses com-


pagnons :

Prenez-moi, que je me soulve; aidez-moi m*as-


seoir et faites-moi un lit de branches d'arbre, afin
que je me repose un peu ; apportez aussi ma guitare,
que doucement je chante, que je dise mon mirologue,
|H|^ ma dernire chanson :

^^ Moustache noire comme l'bne, sourcils bien


dessins, et toi, manteau superbe, long aux paules,
hlas la terre triste et noire va vous dvorer.
!

Camarades, avec vos couteaux creusez-moi mon


tombeau, la mesure de deux personnes, pour que
debout j'y combatte, pour que tout debout j'y charge
mon fusil. Et du ct droit laissez une petite fentre.
224 CHAPITRE CINQUIME

que le soleil y donne le matin et la lune la nuit, que


mes chabraques brillent et qu'tincelle mon sabre,
et que puissent me souhaiter le bonjour les jeunes
kleftesqui passeront :

Bonjour toi, mon Yoti ! Salut, les com-


pagnons I

Innombrables sont les chansons oii les dfunts


expriment le dsir de revenir sur terre :

Hier soir, je passais devant la porte de l'glise, et la

terre noire avait une fissure, j'ai vu le monde d'en bas,


j'ai entendu les jeunes filles se lamenter, les jeunes
gens gmir, je les ai vus lever les bras et faire le signe
de croix :

Avec toutes les bonnes actions que fait Dieu, il

en est une qu'il ne fait pas : ouvrir le monde souter-


rain chaque dimanche gras et chaque fte de
Pques, que la mre voie ses enfants et les enfants
leur mre, que se revoient les couples qui s'aiment
tendrement, et que les surs aussi voient leurs
frres chris !

II arrive mme que des morts cherchent fuir


de l'Hads :

Que vous tes heureuses, hautes montagnes et


plaines bnies, qui n'attendez pas Charon, qui ne
DEUX POMES CRETOIS 225

craignez pas Charon ! En t vous vous couvrez de


brebis et de neiges en hiver.
Trois braves se sont mis en tte de sortir de THads :

l'un veut sortir au printemps, l'autre en t, le troi-


sime en automne, quand tombent les feuilles.
Une femme aime du monde, une jeune femme les
implore, les mains jointes :

Garons, emmenez-moi avec vous dans le monde


d'en haut, pour que j'allaite mon enfant, et ensuite
je reviendrai.

I Nous ne pouvons pas,


pas, jeune femme; tes
la belle, nous ne pouvons
vtements font du bruit, tes
cheveux brillent, tes bijoux s'entrechoquent, et Charon
nous entendrait.
Mes vtements je les te, mes cheveux je les
coupe, et mes bijoux je les lie dans mon mouchoir.
Charon est malin, c'est un fieff voleur, il connat
les pratiques des larrons, les roueries des femmes.
Et Charon, qui tait malin, les rencontre sur la^
route. Il saisit la jeune femme par les cheveux et les
garons par la taille.
Laisse mes cheveux, Charon, et prends-moi par
la main, et si tu donnes du lait mon enfant, je ne le
rchapperai plus.

Sans doute le lecteur a-t-il t frapp de voir


quelles transformations a subies dans ces textes
tudes de lUtr. gr. mod. 13-
226 CHAPITRE CINQUIME

la personne de Charon. Celui-ci ne semble pas


trs ancien dans la mythologie hellnique Eus- ;

tathe a dj fait observer qu'on ne l'y trouve


qu'aprs Homre. A l'poque classique il apparat
frquemment, il fait alors fonctions de nocher,
il transporte les ombres au-del du Styx et, dans
les reprsentations figures qu'on en a, il n appa-
rat pas comme un personnage spcialement ter-

rible.

On sait quel rle il joue dans les dialogues de


Lucien (ii* sicle ap. J.-C). Pourtant on trouve,
chez cet auteur, dans le trait intitul D-
monax, un passage indiquant que peut-tre, ds
cette poque, la croyance populaire donnait
Charon d'autres attributs :

Quelqu'un apercevant sur les jambes de Dmonax


des marques de vieillesse : Qu'est ceci, Dmonax? lui

dit-il. C'est, rpond Dmonax avec un sourire, c'est

Charon qui m'a mordu.

D'autre part, le terrible Hads d'Homre, Pluton,


le mari de Persphone, laisse au cours des sicles

son caractre froce et jusqu' sa personnalit, si

bien qu'au temps des Alexandrins l'expression


ev "ASou dans {sous-entendu la demeure) d'Ha-
ds est remplace par cv "AS^p dans l'Hads ,
DEUX POMES CRETOIS 227

Hads devenant ainsi une simple indication topo-


graphique, comme c'est encore le cas aujourd'hui.
Quel sera le successeur de ce roi dtrn? Thana-
tos la Mort ? que nous voyons par exemple,

dans l'Alceste d'Euripide, rdant auprs du tom-


beau pour s'y nourrir du gteau mortuaire, et serr

par Hercule au point qu'il en abandonne Alceste?


Mais ce n'est l qu'une figure un peu vague, une
sorte d'manation d'Hads, et qui devient bien vite
une pure abstraction. Cette succession, c'est Gha-
ron qui la prend, et il l'a conserve jusqu' nos
jours. Toutefois vers le xv' sicle, le vieux nocher,
dj mconnaissable, subit encore une autre trans-
formation. Sous l'influence de conceptions vrai-
semblablement occidentales, il devient cavalier
et chasseur. Les chansons populaires qui le mon-
trent sous ce nouvel aspect sont assez nombreuses
et suffisamment connues, pour que nous nous bor-
nions ne rappeler ici qu'une des plus caract-
ristiques :

Pourquoi les montagnes sont-elles noires et cou-


vertes de brume ? Est-ce le vent qui les assaille ? Est-
ce la pluie qui les bat ?

Ce n'est ni le vent qui les assaille, ni la pluie qui


les bat, mais c'est Charon qui passe avec les morts.

Il entrane les jeunes gens devant lui, les vieillards


228 CHAPITRE CINQUIME

derrire lui et les tendres petits enfants rangs la


file le long de sa selle.

Les vieillards supplient, les garons s'agenouillent


et les petits enfants lui disent en joignant les mains :

Charon, passe par un village, fais halte prs d'une


frache fontaine, que les vieux boivent de l'eau, que les

jeunes gens lancent des palets et que les tout petits


enfants cueillent des fleurs.
Je ne passe pas par un village, ni prs d'une
frache fontaine : les mres viendraient l'eau et
reconnatraient leurs enfants, les couples aussi se
reconnatraient et on ne pourrait plus les sparer.

Ces croyances, que nous avons aperues dans


l'antiquit, entrevues dans la littrature mdivale
et que nous retrouvons aujourd'hui encore chez
les gens du peuple en Grce, que sont-elles, sinon
du paganisme aussi nettement caractris que pos-
sible? Assurment aucun peuple au monde n'a
compltement limin les survivances de ce genre;
il est mme douteux qu'on les limine jamais;
mais ce qui peut-tre donne un intrt particulier
celles qui viennent d'tre examines, c'est

qu'elles voquent le nom d'Homre et qu'elles

restent en somme vivaces.


Il est curieux aussi de voir comment le paysan
grec peut tre la fois chrtien et payen. Il y a

i
DEUX POEMES CRETOIS 229

l pour nous une contradiction. Quand on attire


fsur elle l'attention des villageois, ils la rsolvent

de cette faon : Gharon est envoy par Dieu.


Mais en fait, pour des esprits simples, le pro-
blme ne se pose pas. La x6Xaa-i., l'enfer, avec ses
damns et sa poix, c'est ce dont parle le prtre ;

l'Hads avec Gharon, c'est ce dont il est question

idans la vie courante, la tradition ancestrale. Les


deux choses n'ont rien voir l'une avec l'autre
et les rapprochements qu'on peut tablir entre
elles ne sont qu'imaginations de lettrs.
CHAPITRE VI

LE SACRIFICE D'ABRAHAM

Le Sacrifice d'Abraham, mystre crtois. Premier acte.

On a pu remarquer que tous les textes dont il

a t question jusqu'ici prsentent des difficults de


date, d'auteur, d'origine, qui en compliquent assez
souvent l'tude. Le Sacrifice d'Abraham ne fait

pas exception cette rgle (1). Legrand, chez nous,


l'a publi d'aprs deux ditions vnitiennes, l'une
de 1535, l'autre de 1555, dont il n'a malheureu-
sement pas donn la description, contrairement
son habitude la premire
; tait, dit-il, incomplte
du titre; de sorte que nous ignorons s'il s'agit
ou non d'une dition princeps; cependant la lan-
gue et la versification de ce pome, l'une et l'autre
dj trs assouplies, permettent de supposer que

(1) Legrand, Bibliothque grecque vulgaire, tome I (Paris,


1880, in-8o), p. 226-268. Psichari, Un mystre crtois du xvi* sicle
{Revue de Paris, du 13 avril 1903, p. 850-864). Theod. Bezae Poe-
mafa, 3 dit. (Genve, 1576, in-S), p. 186-229.
232 CHAPITRE SIXIME

la rdaction n'en est pas de beaucoup plus an-


cienne. De l'auteur nous ne savons rien ; seul le
dialecte employ par lui dnote avec certitude un
Cretois. Enfin, nous sommes, pour le moment,
dans l'impossibilit de dire si nous avons ou non
affaire une uvre originale : divers savants ont
pens que ce pouvait tre l'adaptation de quelque
pome italien, mais ce n'est l qu'une impres-
sion ; toutes les recherches dans ce sens sont res-
tes vaines jusqu'ici, de mme que les tentatives

pour identifier littrairement les noms des quatre


domestiques qui jouent un rle dans ce drame,
Anta, Tamar, Sympan et Sofer. Examins la
loupe, ces vers rimes, paraissent dceler et l
les traces d'un texte plus ancien, mais ces indica-
tions sont trop rares et trop peu sres, pour qu'on
en puisse tirer de fermes conclusions.
Le Sacrifice d'Abraham, a crit Legrand, est
un vritable mystre^ du genre de ceux que l'on

reprsentait par toute l'Europe au moyen ge. Les


mystres taient connus Constantinople comme
ailleurs. Luitprand, au x" sicle, nous raconte
qu'il avait assist, Byzance, la reprsentation

de V Enlvement d'lie au ciel (1) ; et, au xv* si-

(1) Ea ralit le texte de Luitprand est moins prcis [Liud-


prandi opra, d. Duemmler, Hanovre, 1877, in-S, p. 149)
LE SACRIFICE d'aBRAHAM

I cle, peu d'annes avant la chute suprme de


233

l'empire grec, Bertrandon de la Brocquire vit


jouer mystre des Trois enfants dans la foiir-
le

y^naise, en prsence de l'empereur et de l'impra-


trice .

Tel est bien, en effet, le caractre de cette uvre


Cretoise. Il est trs vraisemblable qu'elle aussi a
[t reprsente et il nous parat en tout cas hors
e doute qu'elle a t crite dans ce but. Elle est
out entire en dialogue et, si l'on n'y trouve
remire vue que cinq courtes indications scni-
ues (Abraham se lve de sa couche et s'age-
ouille pour prier. Il dit voix basse (deux fois).
Il dit ceci haute voix Isaac s'agenouille
t prie), le texte, en fait, est suffisamment expli-
ite, pour qu'on puisse partager la pice en deux
ctes, l'unde 544, l'autre de 609 vers, suivre en
rande partie les mouvements des diffrents per-
onnages, et rtablir, grce lui, l'essentiel de la
ise en scne.

Decimotertio autem, quo die levs Graeci raptionem Heliae


rophetae ad caelos ludicis scenicis clbrant, me se adir pre-
pit. Le treizime jour [avant les calendes d'aot, c'est--dire
20 juillet, ftB de saint Hlie], jour o les Grecs lgers cl-
rentpar des jeux scniques l'enlvement du prophte lie au
iel, l'empereur me manda yers lui.
234 CHAPITRE SIXIME

La pice dbute par une apparition de l'ange :

veille-toi, Abraham, veille- toi, Abraham, et lve-

toi. coute Tordre que je t'apporte du ciel. Rveille-


toi, serviteur de Dieu; rveille-toi, homme fidle.

L'heure n'est plus de dormir sans souci. veille-toi et


coute, Abraham, ce que veut le Matre qu'adorent et
craignent les anges.

Le messager cleste annonce Abraham ce que


le Tout-puissant attend de son obissance et
Abraham Oh! une terreur me
alors s'veille, a
possde, un grand vertige me prend, je ne sais si
je dors ou si je veille. Est-il possible qu'il lui
faille tuer son enfant? telle est la premire pense
qui lui vient. Ensuite il songe que cet enfant a
t une bndiction du Crateur. Sara tait

vieille et impuissante, c'est par la volont divine

que la loi de nature fut transgresse. Comment


un tel bonheur peut-il devenir tourment et mal-
diction? Pour quelle raison Dieu change-t-il sa
bont en courroux ? Si c'est en punition de quelque
faute, qu'il lui envoie lui pauvret, maladie et

besoin, mais qu'il loigne de son enfant un pareil


sacrifice ;
qu'il prenne le pre et pargne le fils.

Pauvre maison d'Abraham, qui t'a ainsi mau-


dite? Quelle obscurit, quel orage, quelle tour-

I
r LE SACRIFICE d' ABRAHAM

mente t'enveloppent? Et en troisime lieu, Abra-


ham songe sa femme, qui dort, dit-il, sans se
douter de ce qui les assaille.
235

loignons-nous d'ici, de peur qu'elle ne s'en rende

I compte, ne prenne une pierre, ne s'en frappe et ne se


donne la maie mort. Allons prier le Seigneur notre
matre, qui connat le trfond des curs.

{Abraham se lve de sa couche et s'agenouille pour prier.)

Seigneur, puisque l'avis que l'ange vient de m'ap-

I porter ne comporte pas de changement, puisque la


demande que tu m'as faite n'a plus de ravisement (1),
coute-moi en toute piti. Prends Isaac, prive-moi de
mais n'oblige pas son pre lui donner la mort.
lui,

I La mort est une chose charnelle, toujours nous la


portons en nous, nous ne pouvons en aucune faon y
chapper; du moins, mon Crateur, toi qui en es
le matre, ne commande pas un pauvre pre d'gor-
ger frocement son enfant. J'ai pch, je t'ai souvent
offens, je sais quel mal j'ai fait, mais ta compassion
l'emporte sur mes fautes. Et, s'il ne se peut pas que
ceci soit remis, donne-moi assez de courage, assez de
fermet d'me, pour ne plus voir un fils dans Isaac,

car j'ai une chair qui souffre, un cur qui palpite.


Mon Dieu, puisque telle est ta volont, mets en moi
la force de pouvoir aujourd'hui l'impossible : le voir

(1) C'est--dire est inluctable .


236 CHAPITRE SIXIME

se consumer sans verser une larme, de faon t'of-

frir dans sa plnitude le sacrifice que ta dsires.

Il faudrait ne citer ici que le texte grec. Les


vers en sont coulants, harmonieux ; la langue en
est limpide et forte, avec un dlicieux petit got
de terroir. Le jour oi la question linguistique en
Grce aura perdu de son acuit et oii Ton sortira
les uvres de ce genre de l'injuste oubli oii elles

sont tombes, des passages comme celui-ci devien-


dront sans doute classiques.
indpendamment de la versification et du
Mais,
style, on sent ici un auteur remarquablement
matre de son sujet. Sur les 94 vers dont nous
venons de faire l'analyse, 29 sont consacrs l'ap-
parition de l'ange
prologue la manire anti-
que, qui tait aussi devenue la manire italienne.
Dans les 65 autres, l'auteur a nettement pos ce
sujet : Abraham sera le principal personnage de
la pice ; il ne s'insurgera pas contre l'ordre divin,
mais nous assisterons la lutte du pre et du

croyant,du sentiment et du devoir. Le ressort de


ce drame est tout fait cornlien.
Joue par un bon acteur, cette premire scne
pouvait tre d'un assez bel effet. Abraham dort,
pendant que l'ange lui parle. Il s'veille, les ides
un peu troubles, en se demandant s'il n'est pas le
LE SACRIFICE d'aBRAHAM 237

jouet d'un rve, puis il prend conscience de ce


qui s'est pass, mais lentement, en songeant
son fils, Sara et lui-mme, sa maison ; enfin

il se lve, il comprend qu'il est en face de l'irr-

vocable, de quelque chose de surhumain, une


seconde apparition de l'ange viendra plus loin
rparer ce que la premire a eu d'un peu rapide,
et alors toute sa pense s'lve en prire vers
le Crateur, auquel il ne demande plus que la
force d'accomplir sans faiblesse le sanglant sa-
crifice.

Aprs un tel dbut, l'action risquait de se ralen-


tir. Mais voici que Sara s'veille son tour et

commence parler.

Abraham, Abraham, quelles paroles prononces-tu?


rves-tu ou es-tu veill? Approche, dis-moi ce qui
te pse. Qui te parle? qui parles-tu? d'o sort la
voix que j'entends?

C'est en vain que son mari veut lui donner le

change et lui dit qu'il fait sa prire :

Ce n'est pas l'heure de la prire. Quelles sont les


paroles que tu dis? Ta voix indique clairement que
tu pleures. Je sens que ta bouche est sche, et trouble
ton regard, ton va et vient me montre que tu es dans
238 CHAPITRE SIXIME

la peine. Ce n'est plus le moment de rester couche,


je vais venir et tu me diras ce qui t'afflige. Ce n'est
plus l'heure du repos, ce n'est plus l'heure du lit ; tu
as un chagrin, Abraham, un amer chagrin la
bouche.

Sara s'approche, elle regarde son mari dans les


yeux, ses doutes s'affermissent et elle insiste
pour qu'il lui confie son secret :

Adoucis-toi mes paroles, laisse-l ta grande


rigueur, donne ta langue consentement de me le
faire connatre. Ma chair est ta chair et mon cur ton
cur, miennes sont tes souffrances et les peines de
ton me.

Comment Abraham lui apprendra-t-il la fatale

nouvelle? Sara, devant les hsitations de son


poux, devine qu'il s'agit d'Isaac. Quand enfin elle
connat la vrit, elle clate en un mirologue,
dont la violence fait contraste avec la douleur
mesure d'Abraham :

Hlas, nouvelle! hlas, cris! hlas, angoisse de


curl hlas, feu qui m'a consume hlas, terreur 1

du corps hlas, couteaux et sabres qui m'ont perc


1

le cur et ont fait cent plaies dans mes entrailles !

C'est exactement le style, l'allure du mirolo-


LE SACRIFICE d'aBRAHAM 239

gue ;
plus loin Abraham se servira lui-mme de ce
mot en parlant des lamentations de Sara. Sans
doute ces paroles taient-elles, la reprsenta-
tion, dites sur un de ces airs funbres qui sont
d'un si puissant effet. La tirade, dont la suite est
moins bonne, se termine par Tvanouissement
de Sara. Ses deux servantes, Anta et Tamar,
Iktires par les cris, la portent sur son lit.

Divers dtails, sur lesquels nous n'insisterons


as ici, permettent de croire que la scne repr-
entait deux chambres contigus, galement visi-
bles du public (4). Si, pour la suite de ce premier
te, le passage des acteurs d'une pice l'autre
t facile saisir, il n*en est pas de mme pour

(1) Voy. notamment vers 279-284, 287, 303-306, 316-317, 323,


Jl4. Vers 1-200, les scnes se passent dans la chambre 1. V.
11-263, Abraham est dans
la chambre 2, o l'ange lui apparat
une seconde fois; y appelle ses domestiques. V. 264, les
il

domestiques s'loignent et Abraham (265-284) reste seul dans 2.


V. 285-296, Anta et Tamar parlent dans 1. Tamar (297-298)
passe dans 2, pour avertir Abraham que Sara a repris ses
sens, puis revient dans 1. V. 299-306, Abraham reste dans 2.
V. 307-320, Tamar et Sara conversent dans 1. V. 321-470,
Abraham passe dans 1 ; scne entre Abraham et Sara, puis les
mmes et Isaac. V. 471-522, pendant qu'Abraham et Isaac sont
dans 1, Sara reste proximit, dans 2. V. 523-524, Abraham
s'loigne et (525-544) Sara se retrouve avec Isaac, probablement
dans 2.
240 CHAPITRE SIXIME

ce qui prcde. Deux hypothses sont possibles :

ou bien tout s'est pass jusqu'ici dans Tune des


deux pices, qui est la chambre oij dorment
Abraham et Sara et oii repose galement Isaac,
dont le sommeil d'enfant n'est pas troubl par ces
voix et ces cris ; ou bien une partie de ce qui
prcde a eu pour scne la seconde pice.
Toujours est-il qu'au moment ot nous sommes
c'est dans celle-ci que se trouve Abraham.

Hlas, infortun, hlas, malheureux, misrable


vieillard et pre plein d'amertume Revers sur revers,
!

chagrins sur chagrins ; mes premiers tourments


viennent s'en ajouter d'autres 1 II a t dcid qu'Isaac
mourrait et maintenant Abraham va perdre en plus
sa femme. Je le prvoyais et je me disais ; Quand
je le lui apprendrai, c'en sera fait d'elle. Que

n'ai-je les yeux ferms, les oreilles assourdies et de


fer mon cur, dans la lutte o je suis, pour ne pas
voir ce qui se passe, ne rien entendre de ces souf-
frances, contenter le Seigneur et faire ce que je dois,
mais la chair aussi a sa part et rclame son d.

Vers des plus expressifs et qui pourraient servir


d'pigraphe ce drame.
Une seconde fois, l'ange apparat au patriarche,
afin d'affermir sa rsolution encore un peu chan-
celante. Abraham appelle ses serviteurs, qui

li
LE SACRIFICE d'ABRAHAM 241

s'tonnent de le voir veill et vtu, deux heures


avant le lever du jour; il leur ordonne de prendre
du bois pour un sacrifice et d'en charger une bte
de somme. Ceux-ci proposent d'aller de Pavant et
de choisir dans le troupeau la brebis qu'on im-
molera comme d'habitude. Abraham rpond que
ce soin lui incombe, qu'il sait oi se trouve la
victime et, quand les domestiques se sont loigns,
il cherche son couteau et de quoi faire du feu.
Cependant, dans la pice voisine, Sara est

revenue de son vanouissement et sa premire


pense est pour son enfant. O peut-il tre
maintenant, le chrubin? Sur quelle route
marche-t-il? Lumire de ses yeux, qui le lui a
ravi ? Ses servantes la rassurent : Isaac est
toujours l, il dort sans le moindre souci et
Abraham s'entretient dans la maison avec ses
domestiques. Elle essaie de se lever, le vertige la

reprend; Abraham alors survient. Le pote va


maintenant mettre nettement en contraste le

mari et la femme, la rsolution douloureuse, mais


ferme, de l'un, et les hsitations, la sensibilit de
l'autre.

Ma femme aime, ne sois pas comme un enfant; ce


qui nous arrive, c'est notre Matre qui le veut. Appro-
che, assieds-toi prs de moi et ne te lamente pas ; les
tudes de littr. gr. mod. 14
242 CHAPITRE SIXIME

larmes et les plaintes ne te servent rien. L'enfant


que nous avons mis au monde n'est pas nous le ;

Crateur nous l'a donn, il va nous le reprendre. Tes


pleurs et tes gmissements me plongent dans les
tourments sans aucun profit pour toi. Ce n'est pas le

temps des pleurs, Sara ma fille, c'est le temps de la


consolation, le jour de la patience.

A- cela Sara ne rpond mme pas. Elle a plus


haut, en quelques vers, pri ce Crateur de laisser
vivre leur enfant, maintenant elle ne songe plus
Dieu, elle est bien prs de s'irriter contre le
manque de cur de son mari, elle est toute cet
enfant.

Enfant d'obissance, o vas-tu te diriger? Vers


quel pays t'invite-t-on voyager, et quand devront
t'attendre ton pre et ta mre? quelle semaine, en
quelle saison, quel mois et quel jour? Les feuilles de
mon cur (1) pourront-elles ne pas frmir, quand
j'entendrai ton nom donn un autre enfant? Mon
fils, comment supporterai-je ton absence? comment
pourrai-je entendre la voix d'un autre, la place de la
tienne ? Est-ce parce que tu devais me quitter, que tu
tais le plus sage de tous les enfants? Je te promets,
mon fils, que durant le temps qui me reste encore

(1) Expression courante en grec, l o nous disons le fond


du cur .
I vivre, je ne laisserai
LE SACRIFICE d'ABRAHAM

aucun d'eux me parler ;


243

mes
yeux seront sans cesse fixs au sol, toujours je son-
gerai au message d'aujourd'hui.

Abraham Tinterrompt : elle va faire de lui un


mauvais serviteur, les paroles qu'elle prononce ne
sont pas agrables Dieu. Mais elle ne l'entend pas.

Je t'ai port neuf mois, mon enfant mignon, dans


ce corps triste et misrable ; trois ans je t'ai donn
mon lait, et tu tais mes yeux et tu tais ma lumire.
Je te regardais grandir, comme un jeune arbrisseau ;

tu croissais en verlu, en raison et en grce. Et main-


tenant, dis-moi, quelle joie me donneras-tu? Comme
un tonnerre, comme un clair, tu vas te perdre, t'-

vanouir. Me sera-t-il possible de vivre dsormais sans


toi ? quel courage, quelle rose aurai-je dans mes
vieux ans ? Grande fut notre joie tous deux, quand
Dieu nous annona que nous te mettrions au monde.
Infortune maison d'Abraham, que de joies tu as
eues alors! Comment en un seul jour les joies se sont-
elles changes en peines? Pourquoi le bonheur s'est-il

dispers, comme un nuage dans l'air?

Sur une nouvelle exhortation d'Abraham, il

semble qu'elle va se rsigner l'invitable :

Va t'en, mon bon mari, puisque c'est la volont de


Dieu ; va, et que votre route soit lait, roses et miel ;
244 CHAPITRE SIXIME

va, que Dieu te prenne en piti, t'exauce, et qu'une


douce parole te soit dite sur la montagne. Mettons
que je ne l'ai pas enfant, que jamais je ne l'ai vu,
que je tenais une bougie allume, qui vient de
s'teindre dans ma main

Elle va vers Isaac, pour rveiller et rhabiller,


mais la vue de l'enfant ravive toute sa douleur :

Voici la lumire que je contemplais, voici ma


douce existence, les yeux que le Crateur n'a pas
voulu me laisser, voici la bougie allume que tu te

proposes d'teindre, le corps auquel tu cherches


donner la maie mort. Comme un agnelet il est couch,
comme un oiseau il dort, et il se plaint de la cruaut
de son pre. Tu vois, le doux petit, le pauvre enfant :

il est ici plus pli que jamais ; regarde son affaisse-


ment, regarde sa figure; on dirait qu'il entend, et

voit son gorgement. Mon petit enfant, est-ce parce

que tu fais un mauvais rve que tu gis ainsi courb


et gmissant? Hier, je t'ai couch tout joyeux, mon
bon fils, je me sentais plus contente que jamais,
j'tais l, je regardais le sommeil te gagner, je me
repaissais et me rjouissais de ta vue. Tu t'es endormi
en jouant avec moi, j'tais la plus heureuse des
femmes. Pour quelle raison maintenant veux-tu me
laisser, aveugle et assombrie, en proie la peine et
au tourment?...
>LE SACRIFICE D'ABRAHAM

veille-toi, enfant mignon, enfant choy, pour te


245

rendre au divertissement auquel on te convie. Pr-


pare-toi, mets tes habits de fte, tes habits de dpart,
et suis celui qui est ton Charon, bien plutt que ton
I^Kpre. Enfant de mes volonts, qui je donne ma bn-
^^^ diction, ta mort me mne au terme de ma vie la :

bndiction de mes bndictions, mon enfant, sur


ton chemin ;
qu'elle soit devant toi et derrire toi et
sous tes pas.
Arrte, ne pleure plus, ne parle plus, Sara, je t'en
prie. Va, loigne-toi d'ici, laisse-nous la place.
N'veille pas l'enfant avec d'amres paroles, mais

I fais-toi
Je
l'veillerai,
un cur de
me tais,

qui le
fer et cesse les mirologues.
laisse-moi,
parerai,
Abraham
le
; c'est

pauvre, et joliment
moi qui

rhabillerai. On l'invite aujourd'hui pour un mariage


dans l'Hads ; laisse, qu'il soit bien arrang, qu'on
ne trouve en lui rien redire.

f L'Hads ! Abraham ne prononcera pas une


seule fois ce nom-l. Si l'auteur, qui est trop bon
crivain pour pouvoir tre tax en cela d'inad-
vertance, n'hsite pas le mettre dans la bouche
de Sara, c'est prcisment parce qu'il voit en
elle la mre plus que la croyante et qu'il veut ainsi
la rapprocher davantage encore des spectateurs.
De nouveau les larmes et les sanglots la
prennent. Abraham sent que jamais elle n'aura
tudes dt littr. gr. mod. 14*
246 CHAPITRE SIXIME

la force de se contenir en prsence d'Isaac, il

insiste, il ordonne ; Sara s'loigne, mais de bien


peu ; elle se cache, probablement dans la chambre
voisine ; sans doute elle avance la tte ; elle voit

et entend ce qui se passe; tout l'heure mme,


Abraham, en conversant avec Isaac, lui adressera
encore la parole.
11 fait peine jour. Lorsqu' Abraham veille
l'enfant, celui-ci se plaint : le sommeil est si

doux, ce n'est pas encore l'heure d'aller l'cole.

Quand il est tout fait veill, il s'tonne que


ce soit son pre qui l'habille.

Pour quel motif ma mre n'est-elle pas venue me


vtir? Toi, tu ne Tas jamais fait, les jeunes garons
t'ennuient; c'tait ma mre qui le faisait, avec des
clats de rire. Pourquoi m'a-t-elle laiss et pourquoi
l'ai-je vue entrer, le cur en peine, dans l'autre
chambre ?

Elle nous manger qu'elle nous don-


prpare le

nera, car nous prendrons pour notre route, du pain,


du vin et des vivres.

Et dis-moi, pre, o comptes-tu que nous irons?
Nous ne reviendrons pas assez tt pour manger la
maison ?
Nous ferons un sacrifice, et c'est un peu loin, en
un joli endroit, sur une haute montagne. Ta mre
^
Est
LE SACRinCE d'abraham

ennuye, parce que je


attendre, car nous passerons la nuit.
lui ai dit de ne pas nous
247

R Va devant, pre, je vais te suivre, mais je veux


Bvoir ma mre avant de me mettre en route.

I Sara a entendu ces mots, elle apparat imm-


diatement et Abraham fait mine de s'loigner.
Klci se place un jeu de scne, qui n'est pas indi-

qu, mais qu'on devine Abraham, en passant :

dans la chambre voisine, fait un signe sa

femme, pour lui recommander le secret. Et alors,


Ben 24 vers, se trouve traite la scne la plus
dlicate de toute la pice. L'veil de son enfant
a agi d'une certaine faon sur le cur de Sara.
Pour l'amour de lui elle essaiera de se dominer,
elle y parviendra mme pendant un instant trs

court, un sourire se mlera ses larmes.

Mon enfant, mon mignon, mon courage et mon


esprance, ma consolation et ma vie, pars avec ma
.^-.bndiction.
I^P Mre, tes nombreux baisers me mettent en
grand souci, de tes yeux coulent deux ruisseaux de
larmes. Quel chagrin subit t'est venu, pour te faire
pleurer sans rpit? Pourquoi me touches-tu des
pieds la tte ?

Je n'ai rien, mon fils ; ne t'inquite pas, je t'en


prie, et va joyeusement prier sur la montagne.
248 CHAPITRE SIXIME

Maman, de cette fte je te rapporterai des


pommes et des braachettes d'arbres aux feuilles
odorantes. S'il s'y trouve autre chose de joli, je te le

rapporterai aussi, et si le matre d'cole me demande,


dis-lui que je reviendrai demain.
Ces poires on me les a donnes d'hier et je les
gardais exprs pour toi, mon enfant. Mets-les dans
ton sein, tu les mangeras quand tu auras soif. Elles

sont douces comme miel, tiens, gote-les.


Maman, pourquoi continues-tu sangloter? A
quel malheur songes-tu pour moi? que prvois-tu?
Voil qui me semble trange, j'entre en un grand
souci. Vais-je monter sur la montagne et ne pas en
descendre?

C'est sur cette phrase que se termine le pre-

mier acte. Sara a disparu, aprs avoir donn les

fruits Isaac.

II

Deuxime acte

A l'acte II, la pice reprend sur ces mots


d'Abraham :

Mon enfant, partons sans dlai ; c'est aujourd'hui

I
I LE SACRIFICE d'aBRAHAM

que nous allons trouver les belles et jolies


249

choses.
Ta mre est triste, c'est pour cela qu'elle n'est pas l,
notre dpart lui cause du chagrin. nta, Tamar,
irmez la porte et allez prs de votre matresse, qui
maintenant plus besoin que jamais de votre com-
pagnie. Qu'elle ne reste pas seule, tenez vous auprs
'elle, car elle a une pense qui la tourmente beau-
foup.

Nous sommes donc censs trs petite distance


le la maison du patriarche. Il est toujours de

*s bonne heure le soleil n'est pas encore lev.


;

[n changement de dcor a eu lieu. La scne

(prsente, d'un ct, un sentier, sans doute avec


les rochers qui drobent de temps autre les
royageurs aux regards du public, de manire
fendre leur longue marche plus vraisemblable,
lerrire lesquels aussi les acteurs peuvent dis-
>aratre, lorsque l'action l'exige, et, de l'autre,
[a montagne sur laquelle doit se faire le sacrifice.
Abraham et Isaac vont de l'avant, en causant.
In peu en arrire viennent les deux serviteurs,
>ympan et Sofer. Celui-ci est inquiet de ce qui
l^a se passer, car il a remarqu la pleur de son
latre, il a entendu Sara se parler elle-mme,
et il invite Sofer presser le pas, afin de ques-
tionner Abraham.
250 CHAPITRE SIXIME

Mais Isaac est l, il importe de l'carter, pour


la vraisemblance de la scne. Abraham demande
son fils s'il n'est pas fatigu, s'il ne veut pas
dormir un peu, au pied d'un arbre et Isaac
dclare en effet : Oh ! je suis bien las de ces
quelques pas, couchons-nous et dormons sur les

vtements qu'on vient de m'tendre .

Alors Abraham ouvre son cur ses deux


domestiques. Il leur expose en quelques vers
quel est l'ordre divin et comment il ne peut s'y

soustraire. Voil, dit Sympan, quelque chose


de bien extraordinaire. C'est la premire fois que
pareil fait se produira et le monde va te juger
bien svrement . Sofer, lui, voit les choses du
mme point de vue, mais un peu moins simple-
ment. Il cherche convaincre Abraham que ce
n'tait l qu'un mauvais rve. Est-il possible que
la justice du Crateur puisse exiger l'accomplis-
sement d'un acte si manifestement injuste? Dieu
ne lui a-t-il pas promis que la descendance d'Isaac
serait aussi nombreuse que les toiles et que pour
lui les nuages n'auraient que des roses? Qu'il
prenne garde, il n'est pas loin de la mort, c'est
une lourde responsabilit qu'il va prendre. S'il
persiste dans ce projet, il en aura un mauvais
renom, il plongera Sara dans la dtresse et elle
LE SACRIFICE d' ABRAHAM 251

lui en gardera toujours rancune. Il n'est que


mps pour lui de changer de chemin.
Mais mesure qu'Abraham approche du but,
rsolution s'affermit. Il sait que ce n'est pas
m rve, c'est bien un message divin, il glorifie

ieu de l'avoir choisi entre tous pour ce suprme


Lcrifice. Si la chair souffre, qu'elle prenne son
lal en patience, l'esprit l'a dcid et il est meil-
^urjuge.
Abraham rveille alors Isaac et, pendant que
is deux serviteurs attendent sur place, lui et son
[s passent dans l'autre partie de la scne et gra-
issent la montagne. Isaac, il est vrai, dit ce
loment-l : Voil trois jours que nous fati-

guons, trois jours que nous marchons, il est


^kmps de nous arrter et de nous reposer , mais
^fc n'est l, croyons-nous, qu'une indication
Biblique et toute conventionnelle ici ;
peut-tre
concidait-elle avec un lger arrt dans l'action ;

elle n'implique aucun changement de dcor.


Isaac prpare la table du sacrifice pendant que
son pre est en prires :

Viens, cher pre, voir si la table te plat; il ne lui

manque plus que l'agneau que nous devons y ten-


dre. Dpche-toi, que nous finissions aujourd'hui,
car je brle d'envie de retourner prs de ma mre.
252 CHAPITRE SIXIME

Fils, souffle de mon existence, jamais plus tu ne


reviendras, c'est la dernire fois que tu auras vu ta
mre et ton pauvre pre.... Mon enfant, rends grces
Dieu, quoi qu'il t'arrive; l'heure esl venue pour toi

de connatre le secret que tu dsires savoir. Donne,


moi tes mains, que tendrement je les baise, que je
les entoure d'une corde et les regarde une dernire
fois. L'instant est venu o
il faut que je te perde;

bon agneau que je dois sacrifier...


c'est toi qui es le
Mon pre, c'est un exemple terrible que tu vas
donner au monde, si tu n'arrtes pas le cours de ta
colre. Tu n'as donc pas piti de l'enfant que tu as
lev et choy? Ne vois-tu pas comme il est pench
et courb devant toi? tait-ce l la fte, tait-ce l

le jardin que tu me promettais ces jours-ci? Ces yeux


que tu vois ruisselants de pleurs, ce jeune corps qui
tremble comme la feuille, sont-ils donc impuissants
te flchir, te prouver que je suis ton enfant,
changer tes desseins ? O sont les troits embrasse-
ments, mon pre? ils ont, pass? L'ducation affec-
tueuse est-elle oublie?... Est-ce que ma mre le sait?

est-ce avec son consentement ? Comment se fait-il

qu'elle ne m'ait pas cach dans les feuilles de son


cur?

Isaac se rappelle les dtails du dpart, il com-


prend maintenant combien a t dchirante pour
sa mre la scne de la sparation. Enfin il ac-
T.F, SACRIFICE d'aBRAHAM 253

cepte, lui aussi, l'invitable, avec son me enfan-


tine, et son plus vif dsir est de sentir en mou-
rant un peu d'affection encore

Mon pre, puisqu'il n'y a plus ni remise, ni piti,


puisqu'ainsi l'a dcid celui qui juge, je ne te

It emande qu'une grce en m'en allant : Aie soin de


16 pas me trancher cruellement la gorge, mais sai-
gne-moi en me caressant, en me choyant et tout dou-
vois mes larmes, coute mes prires, regar-
Iement;
bns-nous l'un l'autre, afin que je voie si tu frmis
I si le pauvre Isaac est toujours ton enfant,

f
Isaac accepte cette mort, mais il voudrait que
son corps ne ft pas ensuite rduit en cendres.
Il songe la peine que cette ide de brlure cau-
sera sa mre :

Mon gorgement elle le supportera, mais la mor-


sure du feu sera mortelle pour elle. Ma mre, si du
moins tu apparaissais, que tu me visses li, que je
pusse te crier : Je meurs ! , te demander pardon,
prendre cong de toi, troitement te serrer, tendre-
ment t'embrasser! Mre, tu ne viendras plus prs de
mon lit m'habiller, m'veiller gentiment avec de dou-
ces caresses. Je te fuis, tu me perds, comme la neige
quand elle fond, comme une bougie qu'on tient dans
la main et que le vent teint. Que celui dont c'est la

tudes de littr. gr. mod. 13


254 CHAPITRE SIXIME

volont soit ta consolation et qu'il fasse de ton cur


une pierre de patience (1). Pre, si parfois je t'ai

offens, comme un petit garon, pardonne Isaac qui


va partir, embrasse-moi du fond du cur, donne-
moi ta bndiction et dis-toi qu'il y eut un jour o
j'tais ton enfant. Ta main aura-t-elle la force de me
couper la gorge ? pourras-tu supporter mon absence?
Accorde-moi la dernire grce que je t'ai demande ;

cde, cette fois du moins, ma prire : laisse-moi te


regarder en face, tire le couteau et approche-le tout
prs, que je puisse te baiser la main. Pre, ne serre
pas la corde, laisse-la un peu lche, ne me force pas
et laisse-moi me soulever un peu. Pour que tu te

rappelles ce que je vais te dire, je te donne un doux


baiser. Aujourd'hui je remets ma mre entre tes
mains, parle-lui, console-la, restez toujours ensemble
et dis-lui que c'est tout joyeux que je descends dans
l'Hads. Ce qui se trouve de moi la maison, donne-
le lisec, notre petit voisin mes vtements, mes
:

papiers, crits et non crits, et le petit coffret o je


les gardais; c'est mon compagnon d'ge et de jeux,
j'ai trouv en lui l'cole un ami bon et affectueux.
Et tche d'avoir la force, tche d'avoir le courage de
mettre lisec aux lieu et place de ton enfant. Je n'ai
rien d'autre te dire ni te recommander, si ce n'est

(1) La pierre de patience est une tradition qu'on retrouve

dans certains contes populaires grecs.


SACRIFICE D ABRAHAM

que je salue une dernire fois parents et arfis. Pre,

toi qui m'as engendr, comment n'as-tu pas piti de


moi? Seigneur, viens mon aide I Ma mre, o donc
es-tu?
Tes cris, mon enfant, me mettent la mort dans
l'me. Sois rsign et refoule ta peine. Baisse les yeux,
regarde terre et excutons la volont de notre Sau-
veur et Matre. Penche un peu la tte, mon bon fils ;

me regarde pas, car cela te fatigue. Le voici, mon


Dieu, le sacrifice !

IneAu moment mme oii Abraham lve le bras,


l'ange apparat, suivant la tradition, et retient le
couteau homicide.
Ds qu'on a immol le blier, Isaac songe de
nouveau sa mre et presse son pre de partir,
afin qu'elle ait au plus vite la bonne nouvelle.
H| Ici se place un jeu de scne. Sympan et Se fer,
^^B impatients, transgressant Tordre de leur matre,
^^Bse dirigent vers la montagne, c'est--dire passent
^^K droite, s'ils taient gauche, par l'arrire de la

I^Pscne, et ce moment-l, la place qu'ils vien-


nent de quitter apparat Anta. Sara la suit de loin,
avec Tamar, et, sans longueurs, mais sans trop
de brivet non plus, la scne finale se droule
avec un parfait naturel. Sympan accourt, parle
d'abord avec Anta, attire par ses cris l'attention
256 CHAPITRE sixiME

de Sara et de Tamar ; Sara prte l'oreille, elle

n'entend pas trs bien, c'est Tamar qui la pre-


mire lui met la joie au cur par la formule
expressive et pittoresque, moiti souhait, moiti
compliment, qu'on dit ceux chez qui arrivent
soit des nouvelles d'une personne chre, soit cette

personne elle-mme : Kup, xaAw xo 8;^T7ix (1).

Aussitt aprs, Sympan en personne vient deman-


der les o-uy^^apixta (2) et enfin Isaac se jette ^dans

les bras de sa mre.


L'auteur, fort habilement, s'es^ gard d'insister
sur la joie de Sara. Elle a manifest son motion
en quelques vers, avant qu'Isaac repart ; lorsqu'il
est prs d'elle, elle se borne dire : Mon fils,

viens que je te presse sur mon cur et t'embrasse


tendrement ; et maintenant je vais remercier le

Seigneur qui t'a sauv .


La pice se termine par une action de grces
qu'Abraham adresse au out-Puissant.

(1) Littralement Matresse, tu l'as bien reu . On dit


aujourd'hui KaXw xi 6yTi%e<; ou v-oiKS)^ x SyTT,xaT. C'est quel-
que chose comme heureuse rception .

(2) Voir page 24.


LE SACRIFICE d'aBRAUAM 257

III

Comparaison avec la Tragdie franaise du Sacrifice d'A-


braham de Thodore de Bze. Conclusion.

Nous nous sommes efforc dans ce qui prcde


de donner de cette pice, pour les personnes qui
ne peuvent la lire dans l'original, une ide aussi
exacte que possible. Elle est remarquable par
son style, qu'il est malheureusement difficile de
faire passer dans une traduction. Elle l'est plus
encore par son sujet. Ce mystre est avant tout une
uvre psychologique. Le merveilleux s'y trouve

Un
I rduit sa plus simple
moderne, traitant la mme
expression.
donne, n'et pu y en
auteur

introduire moins. Les sentiments d'Abraham, de


Sara, d'Isaac, voil en somme toute la pice. Nous

I avons plus haut fait

peut-tre une comparaison avec


une allusion Corneille
Andromaque
;

et

Iphignie ne serait-elle pas non plus dplace. Et


quel avantage donne notre Cretois le rappro-
chement des dates Nous sommes, on ne
! l'oublie

pas, au commencement du xvi" sicle.


Il est cependant, ce propos, un point sur lequel
nous devons attirer l'attention. M. Xanthoudidis,
le savant diteur du pome d'rotokritos dont il
258 CHAPITRE SIXIME

sera question plus loin, frapp de l'troite parent


linguistique qui unit le Sacrifice d'Abraham et
l'Erotokritos, dont il place la composition
tort, suivant nous assez avant dans le xvii si-

cle, et s'appuyant aussi sur l'existence d'un manus-


crit du Sacrifice d'Abraham dat de 1635, se
demande si la date de 1535, donne comme celle
de la premire dition connue, n'est pas le

rsultat d'une erreur et s'il n'y aurait pas lieu de


reporter cette dition, elle aussi, l'anne 1635.
La plus ancienne dition dont nous ayons la des-
cription est, il est vrai, celle de 1668; encore
Legrand ne l'a-t-il pas fait figurer dans sa Biblio-
graphie hellnique^ sans doute parce qu'il ne l'a

jamais eue sous les yeux ; de sorte que la question


se trouve en effet enveloppe de quelque obscurit.
Pourtant la date de 1535 reste, notre avis, trs

vraisemblable. Elle est donne en double, en let-

tres grecques et en chiffres arabes, dans la sous-


cription qu'a reproduite Legrand, ce qui exclut
l'hypothse d'une faute d'impression. De plus, ce
dernier cite, dans sa Bibliothque grecque vulgaire^
les variantes d'une dition de 1555, sur laquelle
malheureusement, pour une raison que nous igno-
rons, il ne s'est pas non plus expliqu. Il y a donc
tout lieu de croire qu'un jour ou l'autre la dcou-
I
^K LE SACRIFICE d'aBRHAM 259

Bverte d'un exemplaire, soit de 1535, soit de 1555,


^viendra transformer en certitude ce qui est dj
Haujourd'liui une grande probabilit (1).

H Quelle tait, vers cette poque, la situation du


thtre en France? En 1550, Thodore de Bze,
qui venait de quitter son pays pour se rfugier en
l^pSuisse, faisait reprsentera Lausanne une tragdie
de mme titre, qu'on s'accorde regarder comme
marquant une date dans l'histoire de notre litt-

rature dramatique. C'est, l'avis de M. Faguet,


peut-tre la premire tragdie franaise o il
y
it trace de vrai talent (2), et un autre critique,

se basant en partie sur ce jugement et sur l'tude


ui le justifie, a crit : Les principaux pro-
grs faire, taient donc de donner du corps
au sujet, de la rapidit l'action, et surtout de
mettre les pripties sur la scne et dans le cur

(1) Rien dans l'dition de 1668 ne permet de croire qu'elle soit

,1a deuxime en date. Nous ne pensons pas non plus que son
itre [Le Sacrifice d'Abraham histoire trs difiante tire de
^

anciennement crite en vers simples, mainte-


''criture sainte,

xant rimprime et diligemment corrige Vusage des personnes


neuses) soit un argument en faveur de l'existence d'une version
)lus ancienne non rime. L'expression en vers simples peut fort
bien signifier des vers en grec vulgaire, comme le sont en effet

ceux de la version que nous possdons.


(2) Faguet, La tragdie franaise au xvi^ sicle^ 2 dit. (Paris,
1912, in-8o), pag. 102-111.
260 CHAPITRE SIXIME

des personnages, ce qui ne se pouvait obtenir que


parla peinture des caractres. Les premiers qui y
russirent furent les auteurs de tragdies sacres,
et l'on a pu dire, par exemple, que le fondateur
de la tragdie psychologique en France tait Tho-
dore de Bze. En effet, dans son Abraham sacri-
fiant, le thtre de Faction est l'me mme du
patriarche se dbattant entre ses sentiments de
pre et l'ordre du ciel (1).

Ce sont l prcisment les qualits que nous


avons eu l'occasion de relever dans le mystre
Cretois et il n'est pas sans intrt de comparer
brivement ces deux uvres.
Le but en est sensiblement diffrent d'une part :

un auteur rcemment converti au protestantisme,


qui regrette d'avoir donn dans la littrature pro-
fane et se propose maintenant de louer Dieu en
toutes formes lui possibles ; de l'autre, un Grec,
de pense religieuse galement, mais pour qui la
religion parat bien avoir t ici moins une fin

qu'un moyen. Diffrente aussi est l'action, moins


bien mene, plus coupe dans la tragdie fran-
aise : un prologue de l'auteur ses auditeurs,
des cantiques, des churs et des demi-churs

(1) Lintilhac, Prcis historique et critique de la littrature


franaise (Paris, 1894, in-8o), tome I, page 218.
LE SACRIFICE D'ABRAHAM 261

de bergers (de Bze dit des troupes et des demi-


troupes), l'ide bien arrte de mler du comique
au tragique, Satan, sous un habit de moine. Chez
de Bze, aucun souci de la couleur locale, que
l'auteur crtois, en partie sans doute grce son
origine, a au contraire rendue fort heureusement.
Un point de contact en ce qui concerne le style :

les deux potes se servent d'une langue simple ;

de Bze n'a pas voulu user de termes ni de ma-


nires de parler trop eslongues du commun ,
et si, dans notre texte, l'emploi du grec vulgaire
n'est pas tout fait une nouveaut, c'est du
moins ici la premire fois que cet idiome se pr-
sente nous sous une forme aussi parfaite.
Voici de quelle froide faon Abraham accueille,
dans la tragdie franaise, le terrible message
que l'ange vient de lui transmettre :

Brusler! brusier! je le feray.


Mais mon Dieu, si ceste nouvelle
Me semble fascheuse et nouvelle,
Seigneur, me pardonneras-tu ?
Helas, donne-moy la vertu

D'accomplir ce commandement.
H bien cognoy je ouvertement
Qu'envers moy tu es courrouc.
Ls, Seigneur, je t'ay offens.

tudes de littr. gr. mod. 15-


262 CHAPITRE SIXIME

Dieu qui as faict ciel et terre,

A qui veux-tu faire la guerre ?

Me veux-tu donc mettre si bas?


Helas, mon fils, helas, helas !

Par quel bout doy-je commencer'?


La chose vaut bien le penser.

Dans Fentretien entre Abraham et Sara, dans


les adieux de celle-ci Isaac, rien ou presque
rien non plus, qui rappelle les accents path-
tiques du texte grec. De Bze a recul devant le
sujet qui s'offrait lui. Le mari et la femme,
sortant de leur maison, poursuivent une conver-
sation commence l'intrieur; Sara prouve
des craintes, mais elle n'est pas mise nettement
en prsence du sacrifice faire. Ses questions
et les rponses d'Abraham se suivent vers
vers et toutes les rpliques du patriarche, sauf
une, contiennent le mot Dieu, ce qui est assur-
ment voulu et ce qui montre bien quelle est en
ce passage la pense dominante de l'auteur. Dans
l'entrevue entre la mre et le fils, seuls quelques
mots indiquent le trouble maternel :

Sara [ Abraham].

Or sus, puisque faire le faut,


Je prie au grand Seigneur d'en-haut,
Mon seigneur, que sa saincte grce
Tousjours compagnie vous face.
LE SACRIFICE D ABRAHAM 263

[ Isaac]
Adieu mon fils.

Isaac .

Adieu ma mre.

Sara.

Suivez bien tousjours vostre pre,


Mon ami, et servez bien Dieu :

Afin que bien tost en ce lieu


Puissiez en sant revenir.
Voila, je ne me puis tenir,
Isaac, que je ne vous baise.

Isaac.

Ma mre, qu'il ne vous desplaise,


Je vous veux faire une requeste.

Sara.
Dites, mon ami, je suis preste
A l'accorder.

Isaac.
Je vous supplie

D'oster ceste mlancolie.


Mais, s'il vous plaist, ne plourez point,
Je reviendray en meilleur poinct,
Je vous pri' de ne vous fascher. .

Sara.

Ls, je ne say quand ce sera


Que revoir je vous pourray tous.
Le Seigneur soit avec vous.
264 CHAPITRE SIXIME

ISAAC.

Adieu ma raere.

Abraham.
Adieu
Troupe.
Adieu.

Abraham.

Or sus dpartons de ce lieu.

Plus loin, au moment o Isaac vient de pr-


parer le bcher, Sara fait encore une apparition
sur la scne. Trois jours sont censs s'tre

couls, sur les six que doit durer le voyage


d'Abraham. Elle exprime en un monologue de
34 vers, plus expressifs que les prcdents, les
tourments que lui cause la longueur de l'attente,
et son rle dans la pice est fini.

C'est la scne du sacrifice qui est la partie prin-

cipale et la meilleure partie de l'uvre de Tho-


dore de Bze.
Elle offre par endroits quelques curieuses ana-
logies avec le mystre crtois. De Bze a mis, un
peu tardivement^ dans la bouche d'Abraham lui-
mme certaines des objections qui sont, dans le
texte grec, prsentes par Sofer :
^^^^^^' L^ SACRIFICE d'abraham 265
^^^^ Abraham .

Comment? comment ? se pourroit-il bien faire


Que Dieu dist l'un, et puis fst du contraire ?

Est-il trompeur? si est-ce qu'il a mis


En vray effect ce qu'il m'avoit promis.
Pourroit-il bien maintenant se desdire ?.,.

Mais il peut estre aussi que j'imagine


Ce qui n'est point; car tant plus j'examine
Ce cas ici, plus je le trouve estrange.
C'est quelque songe, ou bien quelque faux-ange
Qui m'a plant ceci en la cervelle :

Dieu ne veut point d'offrande si cruelle...


Qu'un autre soit de mon fils le meurtrier.
Helas Seigneur, faut il que ceste main
Vienne donner ce coup tant inhumain ?

Ls, que feray-je la mre dolente,


Si elle entend ceste mort violente ?

Si je t'allgue, helas, qui me croira?


Si ne le croit, ls, quel bruit en courra ?
Serai-je pas d'un chacun rejette
Comme un patron d'extrme cruaut ?

Les vers qui suivent immdiatement ceux-l,

I bien que ne donnant lieu aucune comparaison


mritent d'tre cits :

Et toi, Seigneur, qui te voudra prier ?


Qui se voudra jamais en toy fier ?

Ls pourra bien ceste blanche vieillesse


Porter le faix d'une telle tristesse ?
266 CHAPITRE SIXIME

Ay-je pass parmi tant de dangers,


Tant travers de pays estrangers,
Souffert la faim, la soif, le chaut, le froid,
Et devant toy tousjours chemin droit :

Ai-je vescu, vescu si longuement.


Pour me mourir si malheureusement?
Fendez mon cur, fendez, fendez, fendez.
Et pour mourir plus longtemps n'attendez.
Plustost on meurt, tant moins la mort est grve.

Un rapprochement encore :

Arrire chair, arrire affections^


Retirez-vous, humaines passions,

et nous arrivons au dialogue final, qui offre, lui


aussi, quelques traits de ressemblance avec le

texte grec :

Abraham.

H mon ami, si vous saviez que c'est.

Misricorde, Dieu, misricorde !

Mon fils, mon fils, voyez-vous ceste corde.


Ce bois, ce feu, et ce cousteau ici ?
Isaac, Isaac, c'est pour vous tout ceci...

ISAAG.

Hlas, pre tresdoux,


Je vous suppli, mon pre, deux genoux
Avoir au moins piti de ma jeunesse.
LE SACRIFICE d'ABRAHAM 267

Abraham.

seul appuy de ma foible vieillesse !

Las, mon ami, mon ami, je voudrois


Mourir pour vous cent millions de fois :

Mais le Seigneur ne le veut pas ainsi.

ISAAC.

Mon pre, helas, je vous crie merci.


Helas, helas, je n'ay ne bras ne langue
Pour me dfendre ou faire ma harengue
Mais, mais voyez, mon pre, mes larmes.
Avoir ne puis ni ne veux autres armes
Encontre vous : je suis Isaac, mon pre.
Je suis Isaac, le seul fils de ma mre,
Je suis Isaac, qui tient de vous la vie :

Souffrirez-vous qu'elle me soit ravie ?...

Abraham.

Helas mon fils Isaac, Dieu te commande


Qu'en cest endroit tu lui serves d'offrande.
Laissant moy, moy ton poure pre,
Ls quel ennuy !

Isaac.

Helas ma poure mre,


Combien de morts ma mort vous donnera /...
Seigneur, tu m'as et cr et forg,
Tu m'as, Seigneur, sur la terre log,
Tu m'as donn ta saincte cognoissance :

Mais je ne t'ay port obissance


Telle, Seigneur, que porter je devois :

Ce que te prie, helas, haute voix.


268 CHAPITRE SIXIME

Me pardonner. Et avons mon seigneur,


Si je n'ay fait tousjours autant d'honneur
Que meritoit vostre douceur tant grande,
Trs humblement pardon vous en demande.
Quant ma mre, helas, elle est absente.
Veuille, mon Dieu, par ta faveur prsente
La prserver et garder tellement,
Qu'elle ne soit trouble aucunement...

Abraham.
Ls, mon ami, avant la dpartie,
Et que ma main ce coup inhumain face,
Permis me soit de te baiser en face.
Isaac mon fils, le bras qui t'occira,
Encor^ un coup au moins t'accolera.

ISAAC.

Ls grand merci...

Lorsque Fange a arrt le couteau d'Abraham,


il adresse quelques mots au patriarche, suivant
la tradition biblique, et la pice finit sur un pi-
logue difiant, qui tait probablement dbit par
l'un des personnages.

Quelles conclusions peut-on tirer des quelques


rapprochements que nous venons de faire et
auxquels on pourrait, la rigueur, en ajouter deux
ou trois autres, plus sujets caution? Une certaine
rserve est ici de mise. Il est naturel que des
LE SACRIFICE D'aBRAHAM 269

lituations identiques appellent des sentiments


tout semblables. Pourtant les paroles d'Abraham
[compares celles de Sofer paraissent indiquer
plus qu'une simple concidence et, comme il ne
[saurait tre question d'une influence du mystre
rtois sur la tragdie franaise, y a lieu de
il

[croire que les deux auteurs ont subi, par des


^oies probablement trs diffrentes, l'influence
l'une tradition dramatique commune, dont on
trouverait sans doute d'autres traces dans les
lystres qui, au xv et au xvi* sicle, ont t
5omposs sur le mme sujet.

Mais ce qui surtout ressort d'une lecture com-


pare des deux textes en question, c'est l'cra-
inte supriorit, au point de vue thtral et pro-
^fane, de l'uvre du pote crtois.
Je ne crois pas qu' l'poque moderne cette
tragdie sacre ait t jamais reprsente en
Grce. On ne l'y trouve que sous forme de petites
plaquettes, de plus en plus clairsemes, l'usage
des gens du peuple, qui maintenant les dlaissent
pour les romans bon march. Parmi les gens

du monde, bien peu en ont entendu parler et


moins encore l'ont lue. Ce petit chef-d'uvre est
tomb peu peu dans le plus injuste oubli. Il
est grandement dsirable qu'un directeur de
270 CHAPITRE SIXIME

thtre vienne un jour l'en tirer et donne ainsi au


public grec l'occasion d'apprcier une pice dont
il pourrait tre trs lgitimement fier.
CHAPITRE Yll

LA BELLE BERGERE

Caractre du pome. Drymitinos n'en est que l'di-

teur. Analyse. Ce pome est encore connu du


peuple grec.

Parmi les textes grecs modernes publis en


Vance, la Belle bergre offre cette particularit
"d'avoir eu les honneurs de trois ditions en un
espace de trente ans (1). La raison de ce petit succs
de librairie peut tre cherche, en partie dans la
faible tendue de ce texte, qui ne compte que
498 vers, et en partie aussi dans la faveur dont

(1) La Belle bergre, pome en dialecte crtois par Nicolas


Drymitinos publi par Emile Legrand [Collection de monuments
pour servir l'tude de la langue no-hellnique, n 1), 3 dit.,
Paris, 1900, 42 pag., in 8. H. Pernot, Le pome crtois de la
Belle bergre {Mlanges Emile Picot, Paris, 1913, in-S", t. II,

pag. 89-102). La vraie appellation du pome parat avoir t


plutt La Bergre, mais nous lui garderons celle qu'a adopte
Legrand, d'aprs le titre versifi des ditions vnitiennes, et
sous laquelle il est maintenent connu.
272 CHAPITRE SEPTIME

il a toujours t l'objet auprs des lettrs. Dj


au XVII* sicle, Huet, le docte vque d'Avranches,
qui le connaissait sans doute d'aprs une dition
vnitienne, portait sur lui, en latin, le jugement
que voici :

Peut-on nier que ce pome, si plein de douceur,


soit la perle et le joyau del posie grecque vulgaire?
Le style en est brillant, soign et coulant. En lisant
les infortunes de cette pauvre BoaxoiroXa (1), j'ai eu
peine retenir mes larmes, sachant surtout que le
sujet du pome n'tait pas fictif, comme c'est sou-
vent mais au contraire parfaitement vridique.
le cas,

L^auteur en outre a mis dans son uvre tant d'art, il


y a rpandu tant de grces et de charmes, qu' mon
avis les prcieux vers de ce pote distingu sont a>av
TptavxacpuXXaxia <Jto TceptoXi twv Mouawv (2)

Il est vrai que Huet avait, pour le genre litt-

raire auquel appartient la Belle bergre^ Fenthou-


siasme et les larmes galement faciles. UAstre
tait pour lui l'ouvrage le plus ingnieux et le

plus poly qui eust jamais paru en ce genre et qui


a terni la gloire que la Grce, l'Italie et l'Espagne

(1) Bergre.
(2) Huet, qui avait des connaissances de grec moderne, com-
pose ici une phrase en grec vulgaire, qui signifie comme de
petites roses dans le Jardin des Muses
LA BELLE BERGRE 273

Ty estoient acquise . Il lisait ce roman avec sa


;ur et tous deux interrompaient frquemment
jette lecture, afin d'essuyer leurs pleurs. Son
tmoignage pourrait donc tre bon droit
rcus, s'il tait isol, et si, outre que nous poss-
lons le pome, de bons critiques en la matire
Savaient mis sur la Belle bergre des jugements
[ui, pour tre moins enthousiastes que celui de
.uet, sont encore suffisamment logieux.
C'est une tche difficile que de donner des
lecteurs franais une ide exacte de cette pasto-
rale Cretoise. Une traduction intgrale, vu la

brivet du texte, parat indique premire vue.


Legrand, qui l'avait essaye, a fini par s'abstenir
et cite ce propos ces paroles de Charles le Beau :

Transporter hors des bocages fleuris de la Grce


des bergers, charmants dans leur rusticit, c'est,
ou bien les dpouiller de leur si aimable simpli-
cit et les transformer en galants trop peigns et

trop lgants qui jouent les paysans, ou bien en


faire des chevriers malpropres et grossiers. En
1698, un jeune homme cependant l'a tent,
malheureusement en vers latins peut-tre une :

translation en franais du xvii^ sicle et-elle


gard pour nous une saveur rappelant celle de
l'original. A l'heure prsente une traduction com-
274 CHAPITRE SEPTIME

plte ne laisse gure que le choix entre deux


dfauts, la paraphrase ou la platitude. La Belle

bergre est une de ces fleurs champtres qui ne


gardent que bien peu d'elles-mmes, lorsqu'on les

dessche entre les feuilles d'un livre.

Est-ce dire que nous ayons affaire une de


ces productions, comme la Sduction de la jou-
vencelle ^djc exemple, dont les auteurs, anonymes,
se sont si bien identifi les ides, les sentiments,
les faons de parler du peuple, que nous qualifions
aujourd'hui leur uvre de populaire? En aucune
faon. Ce pome est une bergerie, comparable
celles qui ont vu le jour chez nous la fin du xvi
et au commencement du xvii sicle, de mme
poque, influence sinon par celles-ci, du moins
par leurs anes italiennes, mais grecque en
mme temps, voire mme Cretoise, et marque
par l d'un caractre particulier ; ce que Gidel a
heureusement dfini : un ambigu entre ho-
crite et le Guarini .

Un rapprochement avec le Pastor fido semblait


si naturel aux contemporains, que le libraire
Antoine Pinelli a orn le titre de la premire di-
tion de la Belle bergre, d'un bois qui nous parait
avoir t originairement destin la pastorale
italienne.
LA BELLE BERGRE 275

I Cette premire" dition est de


signe, en vers, par Nicolas
1627. Elle est
Drymitinos, de la
province d'Apokorona, dans l'le de Crte, et les
trois strophes finales qui renferment cette signa-
ture indiquent en mme temps quel sens il con-
ient d'y attacher : Il existait en Crte, avant
1627, d'autres versions manuscrites du pome ;

Drymitinos a fait un choix parmi elles, et le texte

qu'il nous donne est, dit-il, meilleur que tous les


autres. D'oii l'on est autoris conclure que Dry-
mitinos est, non pas l'auteur, mais simplement
le premier diteur de cette pastorale. Nous igno-
rons prsentement quelles en sont, et le vritable

auteur, et les sources directes, si tant est qu'il


en existe de telles. Nous ne savons rien non plus
des versions qui circulaient en Crte antrieure-
ment celle-ci; la nous
tradition orale dont
dirons un mot plus loin repose uniquement sur
les ditions vnitiennes. Est-il permis d'escomp-

ter la dcouverte de quelque manuscrit, qui vien-


drait claircir cette question? Assurment, dans
ce domaine, rien ne peut tre qualifi d'impos-

sible. Cependant les dvastations rptes dont a


t Tobjet pendant des sicles cette pauvre le de
Crte laissent cet gard bien peu d'espoir.
276 CHAPITRE SEPTIME

Le pome tout entier n'est autre chose que le


rcit, plac dans la bouche d'un jeune berger,
d'une aventure d'amour :

En un lieu trs cart, dans une valle, un matin


je conduisis mon troupeau, parmi les arbres, les

prs, les rivires, les roseaux frais et verts.


Au l o jeunes
milieu de ces arbres fleuris, les

daims paissaient, sur la terre humide herbes les

tendres, o oiseaux chantaient mlodieusement.


les

Une belle jouvencelle, une jeune


jolie fille, l'air

avenant bon, gardait quelques moutons,


et sa et

beaut avait la splendeur du soleil.

Le berger veut l'aborder, mais dans les yeux


de la belle sont cachs des Amours, qui lui dco-
chent des traits si acrs, qu'il en tombe vanoui.
La jeune fille voyant ce mal subit et en devinant
la cause, court la source voisine, y puise de
l'eau, dont elle asperge le visage du berger, et lui

fait ainsi reprendre ses sens. Il lui adresse alors


des remercments et se demande comment il

pourra jamais acquitter la dette de reconnais-


sance qu'il vient de contracter envers elle. Elle
n'a fait, lui rpond-elle, que ce que lui dictait la
LA BELLE BERGRE 277

simple humanit; si elle ne lui avait pas port

secours en pareille occurrence, ses compagnes


Ten eussent blme, les rocs eux-mmes le lui
eussent reproch ; mais la gentille faon dont il

l'a remercie vient de toucher son cur, elle ne


se sent plus matresse d'elle-mme et elle prouve
le dsir de devenir sa compagne. Ravi de cet
aveu, il lui propose, car sa demeure est loin, de
faire leur lit sur l'herbe.

La lumire du jour diminue, rplique-t-elle, et le

soleil, berger, va disparatre, les tnbres de la nuit


approchent, la fracheur du bois tombe sur nous.
Suis-moi et rendons-nous, ma grotte qui est
proche ;
tu mangeras, tu boiras, tu te contenteras le

cur, tu t'tendras sur ma pauvre couche,


Et nous nous rjouirons, nous nous divertirons en
chantant et mangeant. Pour ton troupeau, qu'il

reste seul patre dans cette prairie,


heureux du sort de son berger
Qu'il reste seul, ;

que tes moutons et tous tes animaux tiennent com-


pagnie aux miens.

Les deux amants s'en vont en se tenant la main,


au milieu des arbres odorants et la lueur des
toiles ; le berger coupe une petite branche de lau-
rier dont il fait une bague, qu'ils se passent succes-
tudes de littr. gr. mod. 16
278 CHAPITRE SEPTIME

sivement au doigt, et, avec des ris et des jeux, ils

arrivent la grotte, dont l'extrieur est orn de


myrtes, de romarins, de lys. La jeune fille ranime
le feu qui couvait sous la cendre depuis le matin,
le fond d'une cuelle lui sert de lumignon. Tout
dans cette grotte dcle l'ordre, la propret, l'in-

telligence ; les ustensiles de cuisine sont suspen-


dus au mur ;
prs de la jeune fille est la petite

cuve dans laquelle elle trait ses brebis tous les

soirs.

Je lui demande : As-tu un frre ou un pre? Quel


est le matre de cette grotte ? Car j'avais vu un cou-
telas aiguis attach par une courroie neuve.
Elle me dit un pre dj vieux, qui est parti
: J'ai

hier carrire
la extraire de la pierre pour faire un
bercail m'a laisse seule, comme tu vois.
et

ne reviendra pas avant la semaine prochaine


Il et

tous ces jours tu trouveras la solitude icimoi ; c'est

qui suis matresse de la grotte, ne crains pas d'y


voir personne.
Je n'ai ni frres, ni mre, ils sont morts depuis
longtemps, je suis seule avec mon pre et cette

grotte est nous.


Elle met du pain, du fromage, du laitage, de
l'agneau froid rti, sur la pierre plate qui lui servait

de table, et prpare le repas avec empressement.


iSlle avait aussi un peu de vin aigrelet dans une
Ipetite

(boit,
gourde enjolive,
puis m'invite
LA BELLE BERGRE

et
elle

me
y mle de Teau frache,
l'offre,
279

taais je lui dis : Madame, je ne boirai pas de vin,


'.ne mangerai pas de cette viande froide, si ta
armante personne ne consent joindre un
gjaaiser ton invitation.
Hpuand elle entendit ces paroles, tout soudainement
K-elle devint comme une fleur de sauge, les roses

se multiplirent sur son visage et elle fut pareille


un farillon dans l'obscurit (1).
Elle me dit, les yeux baisss Il ne convenait :

ni ne me seyait d'agir effrontment, mais


c'est toi que j'en dois accuser;
Je suis en ta puissance, bois et donne-moi (
boire) avec ou sans ma volont, et bois autant
que bon te semblera (2), car jamais je ne connatrai
d'autre que toi.

Ils changent ainsi leur premier baiser et l'au-

rore les surprend au milieu des jeux et des ris.

Us se lvent, rejoignent leurs troupeaux, retour-


nent le soir la grotte ; mais le pre de la ber-
gre est sur le point de revenir, il leur faut se

(1) Le farillon est un rchaud dans lequel les pcheurs allu-


ment du feu pendant la nuit, pour attirer certains poissons.
(2) La jeune fille indique ainsi qu'elle consent aux baisers,
sans prononcer ce mot.
280 CHAPITRE SEPTIME

quitter ; elle lui donne rendez-vous dans un mois,


car alors elle sera de nouveau seule.

Elle me dit : Berger, va et puisses-tu avoir bon-


heur et joies, partout o tu iras. Aussi loin que tu
sois, je vivrai et je mourrai avec ta pense.
L'amante dont tu tais comme la lumire et qui

a dcid de t'avoir pour compagnon, souviens-toi


d'elle, ne Toublie jamais et fais en sorte de revenir
vite.
Quand tu verras le corbeau devenir blanc,
du matin briller le soir
l'toile et marcher un
corps sans me,
alors je t'aurai oublie.
Le poisson vivra sur la terre, l'Amour perdra
son arc, la nuit sera sans toiles et sans rose,
avant que j'abandonne une si jolie bergre.

Le mois se passe, une grave maladie oblige le


jeune homme s'aliter et un autre mois s'coule,
avant qu'il puisse, faible encore et en s'appuyant
sur un bton, se diriger vers le logis de son
amante.

J'arrive, je vois la grotte couverte de toiles d'arai-


gnes, souille de boue et de glaise me reoit ; elle

de tout autre faon qu'elle ne m'y avait habitu !

Au sommet d'une montagne, dans une carrire,


LA BELLE BERGRE 281

j'aperois un vieillard, maigre et vtu de noir,


qui gardait quelques moutons.
Je siffle et je l'appelle. Je le salue, je le ques-
tionne sur la bergre. Je lui parle avec apprhen-

I sion et crainte
voulu ne pas entendre
et j'apprends ce que j'eusse tant

Il soupire ma vue, maudit son triste sort et


me dit en pleurant : Ta bien-aime est morte,
'.elle n'est plus auprs de moi.
ma fille, ma consola-
I Celle dont tu t'informes tait
tion dans la pauvret et mon esprance, mais Cha-
ron me l'a ravie et il a obscurci la lumire de mes
yeux.
Elle tait toujours gaie et faisait ma joie, c'tait

le soulagement de mes vieux jours, mais le souci


qu'elle avait chaque soir l'a mise prmaturment
dans l'Hads.
Jour et nuit elle pleurait, ne cessait de maudire
son se consumait comme une cire qu'on
sort, elle

allume, jusqu'au moment o est alle dans la elle

terre...

y a eu neuf jours de cela, mon fils.


Il Avant de
rendre l'me, elle m'a parl et m'a fait cette recom-
mandation : Dans la fort passera un bon berger.
Jeune, rieur, lanc, gracieux, aux cheveux bruns
et aux yeux noirs, et il te demandera des nouvelles
de celle qui est morte et perdue pour lui.
Dis-lui qu'elle est morte, sans l'oublier, la

tudes de littr, gr. mod. 16-


282 CHAPITRE SEPTIME

malheureuse. Qu'il la plaigne et qu'il la pleure et


qu'il prenne le deuil pour elle.

Dis lui la raison pour laquelle il l'a perdue :


Quand le mois s'est coul, il l'a oublie, la pauvre,
et elle en est morte de chagrin .

D'aprs la ressemblance, c'est toi-mme. Mon


cur souffre pour toi et te plaint, car je voulais
faire de toi mon enfant et nous avions parl de
mariage.

Le pre conduit alors le berger sur la tombe de


celle qu'ils pleurent tous deux, et celui-ci y jure
de se vtir d'habits sordides, de fuir parents et
amis, de dlaisser sa flte et son troupeau, pour
errer par monts et par vaux, en compagnie d'un
agneau blanc qu'il rservait son amante.

Cette gracieuse idylle, une fois parue Venise,


a t fort gote du public. Sa renomme s'est

rpandue dans diverses parties de la Grce et le

souvenir s'en est perptu chez le peuple jusqu'


nos jours. En 1870, on chantait encore Milo,
en dansant peut-tre le fait-on encore aujour-
d'hui les strophes que nous avons cites plus

haut :
LA BELLE BERGRE 283

Quand tu verras le corbeau devenir blanc, l'toile


du matin briller le soir, et marcher un corps sans
me, alors je t'aurai oublie. Le poisson vivra sur la
terre, l'Amour perdra son arc, la nuit sera sans toiles

et sans roses, avant que j'abandonne une si jolie

bergre.

Deux ans auparavant, Marines Papadopoulos-


Vrtos en publiait, dans V Almanach national qu'il
ditait alors en grec Paris^ une version de 80
vers, donc sensiblement raccourcie, recueillie dans
l'Archipel. En 1890, un habitant de Ghio, Cons-
tantin Kanellakis, en donnait, sans connatre
la source ancienne, ce qui est une garantie d'au-
thenticit, une autre version, si complte (478
vers), que je l'ai considre comme une copie
retouche d'une des ditions vnitiennes, jusqu'au
jour o ce travailleur consciencieux m'a affirm
l'avoir recueillie Nnita, son village natal, de
la bouche d'une vieille paysanne. Les femmes
d'un certain ge tant toutes illettres, dans ces
parages, celle-ci n'avait pu qu'entendre lire le
pome, et c'est l un exemple caractristique de
l'tonnante facilit avec laquelle des populations,
dont la mmoire n'est pas encore affaiblie par
l'usage de l'criture, sont capables de retenir
des uvres de longue haleine. Enfin, en 1910,
284 CHAPITRE SEPTIME

galement dans l'le de Ghio, une autre version


(73 vers) m'a t dite par une femme d'environ
45 ans, qui m'a dclar l'avoir apprise d'une vieille,

et pour qui elle ne se distinguait en rien des


nombreuses chansons populaires connues dans
son village. Assurment la nature anecdotique de
ce pome n'a pas t sans favoriser sa diffusion,
mais sa simplicit et le charme qui s'en dgage
entrent aussi en ligne de compte. En le retrouvant
aujourd'hui encore sur les lvres du peuple grec,
on prouve peu prs la mme impression que
si Ton entendait un illettr italien rciter le Pas-

tor fido ou l'un de nos paysans dire une bergerie


de Racan.
TABLE DES MATIERES

Chapitre premier. Le roman de Dignis Akritas 1

Chapitre deuxime. Les Pomes "prodromiques 71

Chapitre troisime. La Chanson des cent mots et les pre-

miers recueils de posies lyriques 97

Chapitre quatrime. Les Cretois hors de Crte 129

Chapitre cinquime. Deux pomes crtois sur les Enfers. 195

Chapitre sixime Le Sacrifice d'A hraham


. 231

Chapitre septime. La Belle bergre 271


TABLE DES ILLUSTRATIONS

L'glise Saint-Georges-des-Grecs Venise (hors texte) 128

Gabriel Svre 138

Marc Musurus 1^3

Fac-simil de l'criture et de la signature de Marc Musurus. 161

criture du copiste Georges Grgoropoulos 166

criture du copiste Jean Rhosos 167

Portrait de Zacharie Scordyllis en costume de prtre 169

Armoiries de Zacharie Callergis 110

Fac-simil de rcriture et de la signature de Z. Callergis. 171

Marque de Nicolas Vlastos 173

criture du copiste Ange Vergce 184

Spcimen du catalogue d'Ange Vergce imprim avec les

grecs du roi 187


ERRATA

Page 138, ligne 2, lire Bibliographie,


:
au lieu de
Bibliothque.
Page 153, ligne 2, lire : 1577, au lieu de 1877.
LE PUY-EN-VELAY. IMPRIMERIE PEYRILLBR, ROUGHON ET GAMON
F
ouvra
lUVRAGES EN VENTE A LA LIBRAIRIE

l...,
^' pope byzantine du x*
..
publie pour la pre-
sicle,
fois d'aprs le manuscrit unique de rbizonde.
tmire
Un volume in-8, broch 15 francs.
Texte grec, traduction franaise en regard, notes et
lossaire.

La belle Bergre. Pocm. lu .ikucuic Liriuis par


Nicolas Dryinitinos, publi d'aprs le seul exemplaire
connu de l'dition '^'--......xo i^ ^,i;;on. Paris, 1900,
in-8, br., 152 p. . ... 6 francs.

Bibliothque grecque vulgaire. Paris, 1880-1902,


9 vol. in-8, br.
Chaque volume se vend sparment 20 francs, except

1
le tome VII qui esta 40 francs. (Vol. VIII puis.)

RNOT (H.). En pays turc, L'le de Ghio. Un volume


in-8, br,, illustr, avec mlodies populaires notes. Paris,
1903 7 fr. 50

Anthologie populaire de la Grce moderne, in-8,


270 p 3fr. 50

I Chants hroques.
Chants lgendaires.
coutumes.
Charon.

Berceuses.
Mirologues,

Chants historiques et kleftiques.

Chants damour.


Distiques.

Chants nuptiaux.
Chansons de
L'exil.



Lexique franais grec moderne l'usage du


Corps expditionnaire d'Orient. Paris, 1915, in-16,
144 p 1 fr. 50

Sathas (C). Bibliotheca Graeca medii aevi. 7 vol.. in-8,


brochs 80 francs.

Documents indits relatifs l'histoire de la


Grce au moyen ge. Premire srie. Documents
tirs des Archives de Venise (1400-1500), 9 vol. in-4,
br., avec fac-simils de portulans 185 francs.
DERMRKS PUBLICATIONS

Basset (R.). Mlanges africains et orientaux. Un vol-

l-^ ^'^^'^''^
in-8br

Cordier(H.). Mlanges d'histoire et de gographie

orientales. Tome P^ Un beau volume in-8 rtiisin,

broch lafrancs.

Lger (L.). Serbes, Croates et Bulgares. Etudes histo-


riques, politiques et littraires. Un beau vol. in-8 rai-

^^'- "^^
sin, broch. Prix '

La Russie intellectuelle. Notes et portraits.. Un beau


vol. In-8% raisin broch. Prix 10 francs.

Les luttes sculaires des Slaves et des Allemands

in-8 br. (sous presse).

Roussel (A.). La Religion dans Homre. Un beau

vol . in -8 raisin broch. Prix 20 francs.

LE PUY-EN-VELAY. IMPRIMERIE PEYRILLEH, ROUCHON KT GAMON.


PLEASE DO NOT REMOVE
CARDS OR SLIPS FROM THIS POCKET

UNIVERSITY OF TORONTO LIBRARY

Pernot, Hubert Cctave


5210 ::tudes de littrature
^U grecque moderne

Vous aimerez peut-être aussi