Monsabré. Exposition Du Dogme Catholique. 1873-1890. Volume 05.

Télécharger au format pdf ou txt
Télécharger au format pdf ou txt
Vous êtes sur la page 1sur 428

JOHN M.

KELLY LIBDADY

ÏN riEriORY OF

CARDINAL GKORG?] FLAHIFF CSB

1905-1989

University of
St. Michael's Collège, Toronto
CONFERENCES DE NOTRE-DAME DE PARIS

EXPOSITION
DU

Dogme Catholique

CAREME 1877
V
PROPRIETE DE L'EDITEUR

L'éditeur réserve tous droits de reproduction et de


traduction.

Imprimatur :

Parisiis, die 8 decembris 1901.

i Franciscus, Gard. RICHARD,


Arch. Parisiensis.

Cei ouvrage a été déposé, conformément aux lois,

en janvier 1905.
Conférences de Notre-Dame de Paris.

EXPOSITION
DU

DOGME
CATHOLIQUE
PRÉPARATION DE L'INCARNATION
Par le T. R. P. J.-M.-L. MONSABRÉ
des Frères Prêcheurs

ONZIÈME ÉDITION

CARÊME 1877

PARIS (Vie)

P, LETHIELLEUX, Libraire - Éditeur


10, RUE Cassette, 10
APPROBATION DE L'ORDRE

Nous avons lu, par ordre du T. R. P. Provincial, les


Conférences prêchées par le T. R. P. Jacques-Marie-Louis

MoNSABRÉ, prédicateur général, lesquelles sont intitulées :

Exposition du dogme catholique. — Préparation de Vin-


carnation. — Carême 1877. Nous les avons jugées dignes
de l'impression.

Fr. Amomx VILLARD,


Maître en sacrée Théologie

Fr. Paul MOXJARDET,


Prédicateur Général

Imprimatur :

Fr. Thomas FAUCILLON,


Prieur provincial
VINGT-CINOUIËME CONFÉRENCE

LE PLAN DE L'INCARNATION

CARÊME 1877. — 1.
Digitized by the Internet Archive
in 2011 witii funding from
University of Toronto

littp://www.arcli ive.org/details/expositiondudogm05mons
VINGT-CINQUIÈME CONFÉRENCE

LE PLAN DE l'incarnation

Credo in Jesum Christum


Je crois en Jésus-Christ.

Éminentissime Seigneur, Monseigneur', Messieurs,

Pendant les quatre années qui viennent de


s'écouler, nous avons, en expliquant le premier
article du Symbole, développé tout un plan de
vérités et d'actions divines qui s'imposent à
notre croyance et commandent noire admira-
tion. — Avant toutes choses et au sommet de
toute existence. Dieu est. Simplicité parfaite et
plénitude infinie, être personnel et vivant,
unité et trinité, éternellement il se contemple,

s'admire, s'aime, se bénit et n'a besoin que de


lui-même pour être heureux. Cependant sa
bonté le presse de répandre le bien dont il

possède la plénitude, et de faire participer


1. Son Érainence le cardinal Guibert, archevêque de
Paris, cl Monseigneur Ravinet, ancien évêgue do Troye».
LE PLAN DE L'INCARNATION.

d'autres êtres à sa félicité. En cela son dessein

dépasse les tendances de toute nature créée et

créable. C'est son essence même, vue face à

face et sans voile, qu'il se propose de donner à

la créature, comme objet suprême de son éter-

nelle béatitude. Gonséquemment à ce dessein,

il crée l'univers, ensemble harmonieux d'exis-


tences, auquel il communique l'empreinte de sa
perfection, échelle merveilleuse d'être et de vie,

au milieu de laquelle se tient l'homme dont la

nature mixte relie le monde supérieur des in-


telligences au monde inférieur de la matière;
l'homme, image et ressemblance de son créa-
teur, doué comme lui d'intelligence, d'amour et

de liberté, plus grand que les espaces par la

pensée, plus fort que le temps par l'indestruc-


tibilité de son âme, et, comble de l'honneur,
divinisé par la grâce. Créateur du monde, Dieu
le gouverne. Tout marche sous l'impulsion de
sa souveraine volonté. La liberté elle-même se
plie, sans déchoir, à ses vues et à ses comman-
dements; le mal, cédant aux pieuses industries
de son infinie sagesse, concourt finalement au
triomphe du bien, et la créature raisonnable,

prévenue par la grâce, guérie de ses misères,


LE PUN DE L INCARNATION.

perfectionnée par la lutte, la pratique des ver-


tus et l'union de son âme avec la suprême per-
fection, confirmée dans le bien, par une dernière
grâce, prend possession du bonheur surnaturel
pour lequel elle a été créée.
Voilà, Messieurs, le résumé des vingt-quatre
conférences dans lesquelles j'ai traité, successi-
vement, de l'existence, de l'être, des perfections,
de la vie, de l'œuvre et du gouvernement de
Dieu. J'y vois un dessein complet sur lequel
Dieu pourrait arrêter notre croyance et a l'exé-

cution duquel il pourrait limiter son action. Ce-


pendant ce dessein n'est, en réalité, qu'une por-
tion du plan grandiose conçu par l'éternelle

sagesse et exécuté par la toute-puissance de


notre créateur. L'heure est venue de connaître
ce plan dans sa totalité et d'en étudier toutes les
magnificences. Nous entrons dans le mystère
chrétien par excellence, Messieurs ;
préparez
vous à de nouveaux actes de foi qui, bien loin

d'humilier votre raison, grandiront ses vues, et


ia transporteront dans un monde inconnu de la

natui'e où elle sera inondée de lumières inespé-


rées.

Je commence cette seconde nartie d<* nson


LE PIAN DE l'incarnation.

œuvre dogmatique par la préparation de l'in-

carnation, et, aujourd'hui je veux expoiti le

plan de ce grand et ineffable mystère.

Un architecte ne dresse point pour une de-


meure vulgaire le môme plan que pour un pa-

lais, point pour nn palais le même plan que

pour un temple. Le plan d'une œuvre dépen-


dant de la fin que se propose celui qui le dresse,

demandons-nous quel était le dessein de Dieu

quand il se décidait h créer le monde. Voulait-


il contenter l'inclination naturelle qui le porte

à faire le bien, et manifester sa gloire par la

beauté de son ouvrage? Cela n'est pas douteux,


Messieurs ; mais h cela l'œuvre divine, telle que
je l'ai décritejusqu'ici, suffisait et au-delà. Dieu
voulait davantage. — Quoi donc? — Il voulait

pousser à l'extrême la tendance à se communi-


quer qu'il lient de sa suprême bonté ;
il voulait

manifester au dehors ses infinies perfections dans


toute leur splendeur; il voulait donner à son
ouvragele plus haut degré de gloire et de beauté
qu'il fût capable de recevoir. Il le voulait! l'en-
.

LE PLAN DE L'INCARNATION

seignement catholique l'affirme, et nous donne


la preuve de ce vouloir dans le mystère qu'il

propose à notre foi: l'incarnation, union intim?

de la nature divine et de la nature humaine en


l'unique personne de Jésus-Christ, Verbe de
Dieu, Fils éternel du Père et homme comme
nous.
Sans doute, Messieurs, nous ne connaissons
pas le plan de Dieu parce que nous avons pé-
nétré dans les profondeurs de sa pensée et

scruté ses intentions; mais la pensée et les in-


tentions de Dieu nous sont révélées par l'exécu-

tion de son plan que l'apôtre saint Jean décrit


en cette page sublime de son évangile: — a Au
commencement était le Verbe, et le Verbe
était en Dieu, et le Verbe était Dieu. Toula été

fait par lui, rien n'a été fait sans lui, et tout ce

qui a été fait était vie en lui et ce Verbe


s'est fait chair et il a habité parmi nous, ef
nous avons vu sa gloire, gloire du Fils unique

du Père, et il nous est apparu plein de grâce


H de vérité K a

i. In principio erat Verbura, et Verbum erat apud Denm,


et Deus erat Verbum. Omnia per ipsum facta sunt, et sine
ipso faclumeslnihil, quod factum est, in ipso vita erat... «Jt
LE PLAN DE L'INCARNATION.

Le Verbe s'est fait chair ! Ce mystère, accom-


pli dans le temps, est vu et décrété de toute
éternité. C'est le fondement préordonné, la

clé de voûte, la pièce principale et maîtresse


de l'œuvre divine. Tout vient de là, tout va là,

tout se tient par là, et il ne fallait rien moins


que cela pour remplir les intentions de notre
grand Dieu.
En eiïet, Messieurs, si le Verbe se fait chair,

l'action communicativedeDieu, au lieu de s'ar-

rêter en deçà de sa tendance, comble ses vœux


et va jusqu'au bout de son naturel mouvement.
Dieu ne peut pas se donner davantage. Il répand
ses dons sur la nature, et dans chacun de
ses dons nous pouvons reconnaître un ves-

tige de son être infini ; il communique à notre


âme la lumière de l'intelligence, et dans cette
lumière nous pouvons admirer l'empreinte de
sa face adorable ; il entre plus profondément et
plus intimement en nous par la grâce, mais la

grâce qui nous fait vivre de sa vie n'est qu'une

forme surnaturelle et créée; il veut se donner

Verbum ca>'0 factum esl, et habitavit iii nobis, el vidimus


gloriam ejus : gloriam quasi unigeniti a Pâtre, plénum
gratise et verilalis. (Joan., cap. i, 1 et seq.)
LE PLAN DE L'INCARNATION,

lui-même dans la gloire du ciel, mais il ne peut


être que l'objet intelligible de notre éternelle
contemplation. Rien de tout cela ne contente
la tendance infinie qu'il a de se donner; car il

reste encore un dernier don h faire, le don de


lui-même selon son être propre, naturel et per-

sonnel, de telle sorte qu'on puisse dire : Un


Dieu est homme, un homme est Dieu. Ce don
Dieu le veut, sa grande et généreuse nature

suivra sa pente et passera par tous les progrès

de l'effusion. Dans la matière inerte il soufflera

l'esprit de vie et il fera la créature raisonnable :

c'est bien; à la créature raisonnable il com-


muniquera sa grâce et il la fera sainte : c'est

très-bien ; à la créature sanctifiée il fera voir

son essence et il la rendra bienheureuse : c'est

parfaitement bien; enfin à la créature raison-


nable, sainte, bienheureuse, il unira hypostati-
quement son Verbe et il la fera Dieu : c'est le

comble, les communications divines sont épui-


sées.

En second lieu, si le Verbe se fait chair les per-

fections éternelles, nécessairement empreintes


en toute œuvre divine, se manifestent avec une
splendeur infinie. Nous avons lu dans les nom-
10 LE PLAN DE L'iNCARNATION.

bres inexprimables de la création, dans la loi de


l)rogrès qui règle la perfection ascensionnelle

(les êtres, dans la loi de pénétration en vertu


de laquelle ils se donnent l'un à l'autre ces trois

mots révélateurs : Puissance, sagesse, amour;


combien plus dans cette création mystérieuse

qui résulte de l'union intime et personnelle de


rinfmi et du fini!

Dùt-il, à tous les instants dont se compose le

cercle interminable de la durée, multiplier les

nombres et accroître la perfection des êtres, Dieu


ne peut produire que des images réduites et

lointaines de son être et de sa perfection. Si excel-

lente qu'elle soit en son essence, sublime en son

action, radieuse en ses manifestations, la créa-

ture reste toujours à une distance infmie de


rincréé. Il n'y a pas de nombre qui puisse me-
surer cet abîme, pas de formule qui puisse en
exprimer l'insondable profondeur. Cependant,
ô merveille de puissance ! le Verbe se fait chair,

et l'abîme est comblé, et les nombres sont


vaincus, et le fini, tout à coup appelé par la force
d'en haut, franchit l'espace qui le sépare de l'in-
fini, laisse absorber ce moi qui résiste à la dent
meurtrière du temps, aux transformations si
LE PLAN DE L'iNCAFlNATlON. 11

souvent victorieuses de la matière, aux in-

fluences dominatrices des autres moi, et va


chercher sa subsistance dans l'infini qui lui

communique sa grandeur, sa perfection, sa

propre vie. Gréer des milliards d'univers ce

n'est qu'un jeu, en comparaison de l'acte pro-

digieux qui transporte ainsi le créé dans l'in-

créé.

Cet acte de puissance est commandé et di'

rigé par la sagesse éternelle dont les vues sur-

passent, en ce mystère, tous les desseins que


nous avons admirés dans la sublime ordon-
nance de l'univers, tous ceux que nous pour-
rions supposer, tous ceux que Dieu lui-même
pourrait concevoir pour l'arrangement des
créations possibles, qui demeureront éternelle-

ment inexécutées dans les profondeurs de son


essence. Vous avez reconnu. Messieurs, en
étudiant l'harmonie du monde, le signe caracté-

ristique de la sagesse : le rappel de la diver-

sité à l'unité. Les nombres groupés par des


forces centralisatrices ; la progression des êtres

habilement ménagée par des similitudes qui


relient l'iin ;i l'autre les degrés de la vaste
échelle sur laquelle ils montent vers la perfec-
12 LE PLAN DE l'LNCaRNATIOI».

(ion; l'immense variété des existences soumise


1 des lois simples qui règlent leur composi-
lion etrhythment leur mouvement ; la violence

ies contrastes corrigée par des imitations; les

latures inférieures pénétrées par les natures

supérieures jusqu'à ce qu'elles soient résumées


dans un vivant, l'homme, dont la nature mixte
est la note d'appel des nombres de la terre, le

centre harmonique, le monde abrégé dans


lequel viennent se souder les deux pôles de la
création: la matière et l'esprit; tout cela est
admirablement exprimé par ce beau mot d'uni-
vers que vous donnez à l'œuvre de Dieu, nom
par lequel vous louez la sagesse éternelle, en

proclamant l'unité qui est le fruit de son action


dirigeant l'action de la toute-puissance. — Ce-
pendant, toute merveilleuse qu'elle est, l'unité

des êtres créés ne leur donne qu'une perfection


limitée. Il reste en présence le fini et l'infini,

dualité persistante que les accroissements éter-

nels du fini ne résoudront jamais en unité.


Mais voici que l'infini, obéissant aux desseins de

la sagesse, s'abaisse sans déchoir vers le fini, ef

ces deux disparates, que leur nature éloigne éter-


nellaraent l'une de l'autre, ne sont plus qu'un
LE PLAN DE L'INCARNATION. 13

seul être, un seul vivant, une seule personne.


Le Verbe se fait chair, et l'unité de tout ce qui
est dans le ciel et dans les espaces est consom-
mée. Tous les nombres sont absorbés dans le

simple, tous les progrès sont couronnés par la

suprême perfection, toutes les pénétrations sont

achevées par la pénétration divine; le créateur


et la créature, le fini et l'infini, sans perdre ni
mêler leur nature, n'ont plus qu'une seule et

même subsistance dans la personne du Verbe


incarné. <i Le Verbe, image du Dieu invisible,

dit l'Apôtre, est donc, selon les desseins éter-

nels, le premier-né de toute créature parce


qu'en son incarnation la sagesse divine voit
l'unité de tout. A ce titre, lui appartient d'être
il

le fondement même de l'univers. Dans le ciel


8t sur la terre, les choses visibles et les choses
mvisibles, les principautés et les puissances,
tout est établi sur lui. Tout est créé par lui et

en lui, tout s'appuie, tout repose sur lui, tout

se tient en lui, parce qu'il a plu à Dieu de lui


donner toute plénitude. Quia in ipso com-
placidt omnem plenitudinem inhahitare ^ »

1. Oui est imago Dei invisibilis, primogenitus omnis


creaturte : Quoniam in ipso condita sunt universa in cœlis
14 LE PLAN DE l'iNCARNATION.

Toute plénitude ! Comme cela est vrai, Mes-


sieurs, si nous considérons avec quel art l'unité

se fait, pour qu'il n'y ait plus rien à désirer. Ce


n'est pas à l'ange que le Verbe doit emprun-
ter la nature créée à laquelle il va s'unir.

L'ange représente, il est vrai, la plus noble

partie de l'univers, mais non pas tout l'univers.

Tout l'univers, c'est la nature humaine, fille,

par son âme, du monde des esprits; réduction


typique du monde de la matière, par son
corps, où se donnent rendez-vous tous les élé-

ments, toutes les compositions, tous les mou-


vements, toutes les évolutions, toutes les vies.

Le Verbe se fait donc chair pour mieux réali-

ser ce conseil de la sagesse divine : Faire de

toutes choses une seule chose : Qui fecit iitra-

que unum ^
.

A cet effet il s'humilie, et par l'humiliation

il se donne, suprême manifestation de l'amour.


Se donner, n'est-ce pas la dernière ressource

et in terra; visibilia et iiivisibilia, sive throni, sive dorai-

naliones, sive principatus, sive poteslates : Omnia par


Ipsum et in ipso creata sunt. Et ipse est ante oranes, et

omnia in ipso constant... Quia in ipso complacuit oranem


plonitudincm inhabitare. (Coloss., cap. i, 15, 16, 17, 19.)
I. Eplies., cap. ii, 14.
LE PLAN DE L'IXCAIINATION. 15

de celui qui aime, après qu'il a épuisé tous les


biens? L'amour va au-devant des besoins el

des désirs; Famour ouvre ses trésors et les

répand à pleines mains; l'amour prodigue les

tendres paroles, les conseils, les encourage-


ments, les consolations, les services dévoués;
l'amour désespérant de se faire comprendre dit

à l'aimé : Ah! je donnerais ma vie pour vous.


Qu'est-ce à dire, Messieurs, sinon que l'amour
n'est satisfait que par l'effusion du plus grand
des biens. Mais la créature ne peut donner en
se donnant elle-même qu'un bien de peu de
valeur, si on le compare à l'immensité de nos

désirs et aux largesses de la divinité. De son


sein, ouvert par l'amour, Dieu a laissé pleuvoir
toutes les richesses de la création. Nous ne
vivons que de ses dons, nous sommes nous
mêmes le premier don de sa bonté. Aux tré-
sors de la nature il a ajouté les trésors de la

grâce. Mais il n'a pas encore donné le bien


suprême en personne. Le voici! Le Verbe se

fait chair; le monde affamé ouvre ses bras, le

saisit et s'écrie : A moi le souverain bieni


Emmanuel! Dieu est avec moi.
Ce cri étrange appelle notre attention, Mes-
16 LE PLAN DE L'INCARNATION.

Èieurs. Détournez un instant vos regards des


manifestations de la puissance, de la sagesse et
de l'amour divins, et reportez-les sur le monde
en possession du fils de Dieu. N'est-ce pas qu'il

est beau et glorieux, de la plus grande beauté et

de la pins grande gloire qui se puissent conce-


voir? Toutes ses imperfections s'effacent dans la

perfection du Verbe, et Dieu en contemplant son


œuvre y voit, avec une joie infinie, son égal en
toutes choses. L'être des êtres, l'éternel, l'im-
mense, le souverain parfait appartient à la terre.
Ses créatures lui disent : Mon frère! Qu'importe
la petitesse du théâtre mobile où se célèbre

l'hyménée de la nature divine et de la nature


humaine! La terre honorée de la pénétration
réelle, substantielle, personnelle de l'infini,

absorbe en quelque sorte l'immensité, l'homme


absorbe la terre, et l'humanité tout entière est
absorbée par la nature que le Verbe incarné
associe à sa divinité. Comme tout ce qui porte

en ses veines le sang d'un roi devient famille


royale, tout ce qui porte en ses veines le sang

d'un Dieu devient famille divine; comme on


regarde à la tête d'un homme, pour découvrir,
dans ses traits et le jeu de sa physionomie, la
LB PLAN DE L' INCARNATION. 17

noblesse de sa race, l'élévation de ses pensées


et la grandeur de ses sentiments, Dieu regarde
à la tête du monde qu'il a créé pour juger de
sa valeur! merveille! le monde a une physio-
nomie vraiment divine. La face qu'il présente à

l'infini est le miroir vivant de sa substance, la


splendeur de sa gloire, l'image adéquate et sub-
stantielle de ses éternelles perfections. Dieu s'y

reconnaissant s'incline vers lui et lui dit, avec


une amoureuse complaisance : — « Tu es mon
fils, je t'ai engendré dans l'aujourd'hui qui n'a
ni commencement ni fin : Filins meus es, tu ego
hodiè genui te\ t>

Ce n'est pas tout, Messieurs. Le monde divi-

nisé dans son fond, par le mystère de l'incar-


nation, doit l'être nécessairement dans toute
son action, en vertu de ce principe: L'opération
suit l'être : Operari sequitur esse.

Nous avons appelé divmes les œuvres de la

grâce. Elles le sont en etfet; mais par transfor-

mation et non par émission directe. Une forme


fcommuniquee modifie l'essence de notre âme,
sans que la nature qui la communique appar-

1 . Psalm. II.

CAEÊMB 1877. —2
18 LE PLAN DE L'U^IARNATIOM.

tienne à notre personne. Dieu agit en nous


et fait le mérite surnaturel des œuvres que
nous accomplissons sous sa motion. C'est déjà

grand, et je n'ai pas craint de dire que l'homme


sanctifié devenait un être divin et faisait des
œuvres divines, que, considéré du haut de ce
mystère, le monde ennobli par la grâce en
la personne de l'homme était, dans toute la

force du terme, un ouvrage divin». Cepen-


dant il y a plus grand que cela dès que le Verbe
se fait chair. Un homme-Dieu opère directe-
ment, par sa propre vertu, des actes infinis, et

ces actes passent au compte de la création dont

il est le représentant en sa qualité de cheL


C'est une réplique parfaite de ce qui se passe

dans l'essence divine. Là se font entendre les

concerts de la trinité sainte; ce ciel des cieux

chante sur un mode infini sa propre gloire.

Mais, écoutez, du sein de la création, son can-


tique lui est renvoyé avec les mêmes notes et
lemêmerhythme. Taisez- vous, astres superbes,

naer immense, montagnes altières, forêts pro-

1. Voyez dix- huitième conférence :La Vie divine dant


l'homme, a™» partie.
LE PLAN DE L'INCARNATION, 19

fondes; taisez-vous, chants de la nature éveillée


par les caresses du jour ; taisez- vous, grande
voix de l'humanité ; taisez- vous, chœurs harmo-
nieux des anges et laissez parler le Verbe
incarné. Ouvrage de Dieu, il connaît Dieu
comme Dieu se connaît lui-même, il aime Dieu
comme Dieu s'aime lui-même; il bénit donc
Dieu comme Dieu se bénit lui-même. La reli-
gion du temps égale celle de l'éternité.
Résumons ces considérations. Messieurs. En
nous transportant par delà tous les temps,nous
demandons à Dieu de nous révéler ses intentions

dans la création du monde, et voici la réponse


qui nous est donnée. Dieu veut pousser à l'ex-

trême la tendance à se communiquer qu'il tient

de sa suprême bonté; il veut manifester au


dehors ses infinies perfections dans toute leur
splendeur ; il veut donner à son ouvrage le plus
haut degré de beauté et de gloire qu'il soit ca-
pable de recevoir. L'incarnation du Verbe étant
seule capable de remplir ces intentions, ce

mystère entre dans le plan de l'univers comme


le fondement préordonné, la clé de voûte, la

pièce principale et maîtresse de l'œuvre divine.


ïl semble donc que Dieu ne doit pas attendre,
20 LE PLAN DE L'INCARNATION.

et que le Verbe fait chair va apparaître aux


origines du monde, pour couronner immédiate-
ment l'ouvrage des six jours. Le premier sang
de l'humanité sera pour lui, et bientôt les

hommes, ses frères, participants de son inno-


cence et de son immortalité, viendront se

grouper autour de sa radieuse majesté. Plus


beau que toutes les créatures, il fera pâlir les

astres par l'éclat de sa lumière, l'Océan gonflera

son sein pour fêter sa présence, les montagnes


et les collines tressailliront à son aspect, les

arbres des forêts inclineront leur cime vers son


noble front, la nature déploiera autour de lui et

sous ses pieds ses plus riches parures, les fleurs


prodigueront leurs parfums, les vivants accour-
ront, de tous côtés, au-devant de ses caresses,

l'humanité dans le ravissement admirera ses


charmes et lui demandera, d'une voix tendre et

soumise, la révélation suprême de sa divine


gloire, les anges descendront vers la terre pour
prendre ses messages. Tout sera devant lui

adoration, louange, action de grâces; et lui, roi

magnifique, il répandra à pleines mains ses

bienfaits et ses grâces ;


pontife glorieux et sou-

riant, précenteur subHme, coryphée à la voix


LE PLANDE l'iNCARNATION 21

douce et puissante, il présidera la fête univer-

selle, conduira le chœur immcaise de la création,

divinisera le cantique de la terre et des cieux,

et égalera les hommages delà créature à l'infinie


majesté du Créateur.
Quelle beauté! quelle gloire!... Eh bien non,
Messieurs; ce n'est point ainsi que Dieu conçoit
son Verbe incarné; ce n'est point ainsi qu'il

l'introduit dans le plan de son ouvrage ; ce n'est


point ainsi qu'il décrète son apparition dans le
monde. — Qu'ya-t-il donc? Est-ce que l'incar-

nation ne se fera pas? Certes, oui, elle se fera;


mais attendons, nous ne connaissons point
encore le plan de Dieu dans toute son austère
et ingénieuse magnificence. Il faut l'étudier da-

vantage. Ecoutez-moi.

II

La sagesse divine n'a point les vues timides,


incertaines, vagues et confuses de nos esprits

bornés. Elle connaît à l'avance tout le détail de


ses ouvrages. Supposer qu'elle prend, dans un
décret quelconque, ses précautions contre \m
événement qui peut survenir et surprendre son
22 lE PLAN DE L'INCARNATION.

gouvernement, ou bien qu'elle modifie ses des-


seins, pour parer aux accidents, c'est la rabaisser

à notre taille et lui prêter nos infirmités. Tout


est prévu quand elle décide quelque chose. Ses
plans sont d'une seule venue, et les instants de
raison que nous imaginons pour les analyser ne
sont que des fictions de nos faibles intelligences.
Cependant comme nous n'avons pas son re-
gard et que, parlant, il nous est impossible de

comprendre la parfaite simplicité de ses des-


seins et de ses actes, il nous faut bien recourir

à l'analyse. Nous venons d'employer ce procédé,


il ne nous a pas rendu totalement compte du
plan divin de l'incarnation. Que lui manquait-il
donc? — Une circonstance qui décide de tout,
Messieurs, et qui sans rien changer à l'essence
du mystère ni à sa destination suprême, qui est

la gloire de Dieu, en modifie singulièrement


l'aspect; cette circonstance c'est le péché.

Dieu le voit venir dans le monde qu'il a

choisi pour procurer sa plus grande gloire, et

par un inscrutable jugement il permet son


invasion; mais en même temps il veut le ré-

parer, en même temps il décrète que le répara-

teur sera son fils unique, revêtu d'une chair


LE PLAN DE L'INCARNATION. 83

passible et mortelle. C'est en cette qualité qu'il

le fait entrer dans son plan ; c'est par l'incar-


nation rédemptrice que seront accomplis tous
ses desseins.

Ne croyez pas, je vous prie, que la grandeur


en soit diminuée par l'apparition du mal dont
l'opprobre rejaillit sur le Verbe fait chair. Au
contraire ; sans rien changer aux sublimes in-
tentions que nous avons admirées tout à l'heure,

le plan divin s'élargit en embrassant, pour


ainsi dire, toutes les possibilités ; la manifesta-

tion des. perfections divines devient plus glo-


rieuse et plus complète, et le fils de Dieu fait

homme, pour être plus humilié, n'en est que


plus beau.
Je me trompais. Messieurs, en vous disant
que la seule union du Verbe avec la nature
humaine manifestait dans tout leur éclat les

perfections divines. Celles que j'ai fait parler,

dans mes précédentes considérations, ne don-


nent pas toutes leur voix; il en est d'autres qui

gardent le silence. Dans le plan de l'incarnation


rédemptrice, au contraire, rien ne se tait; tout
l'être divin chante à pleine voix au sein de la

création. Semblable à l'artiste qui veut ex-


Î4 LE PLAN DE L'INCARNATION.

primer par une sonore et brillante ouverture

la joie et les émotions d'une belle fête, Dieu


fait entendre au monde le grand jeu de ses

perfections.

Est-ce que sa puissance n'est pas plus mer-


veilleuse, sa sagesse plus profonde, son amour
plus magnifique?

C'est une merveille de combler, par l'union

hypostatique, la distance qui sépare l'infini du


fini, le créateur de la créature. Mais, déjà pré-
parée par la grâce, la créature a fait un pas im-
mense qui la rapproche de son auteur; vivant de
sa vie, elle répugne moins à l'union personnelle.
N'est-il pas plus merveilleux d'aller la chercher
aux frontières du néant où elle s'est enfuie

par le péché? Non-seulement l'abîme franchi


est plus profond, mais Dieu nous montre ce

que nous aurions ignoré en tout autre état ;

combien il est fort contre le mortel ennemi de


son infinie majesté. Pour le combattre, détruire
son empire et réparer, sur un plan plus gran-
diose, les ruines qu'il a faites, sa toute-puissance

est aux prises avec des impossibilités dont elle

triomphe. L'éternel naît, l'immuable croît en

âge, rimpasyble souffre, l'immortel meurt, la


LE PLAN DE L'INCARNATION, 25

mort détruit la mort et engendre la vie. «Dites-


moi, je vous prie, s'écrie saint Hilaire, si cette

accumulation de tant de choses contre nature,


en la même personne, ne nous révèle pas toute
l'étendue de la puissance divine '
? i>

Elle est profonde la sagesse qui, sans mêler

la nature créée à la nature incréée, fait l'unité

de toutes choses en une seule subsistance mais ;

c'est un bien qu'elle rapproche du bien su-


prême. Plus profonde encore dans l'incarnation
réparatrice, elle s'ingénie à rapprocher deux

choses ennemies, et à tirer des entrailles mêmes


du mal le salut et la régénération du monde
Chose étrange! le rédempteur qu'elle nous
donne réunit en sa personne l'offenseur et l'of-

fensé. Il est Dieu comme le Père éternel dont


il veut apaiser la colère ; agneau prêt à l'im-

molation il porte les péchés du monde; il en


est tellement pénétré que l'apôtre stupéfait

s'écrie: « Celui qui n'était qu'innocence, Dieu


en a fait comme un péché vivant : Eum qui
non noverat peccatum pro no bis peccatum fe»

\. Quia omnia in eo contra naturam sunt; Rogo, hoc


quid aliud est, quam omnipotentem esse quod Deus est.

(Hilar. Pictav., De Trinitate, Lib. V, n» 18.)


26 LE PLAN DE L'INCARNATION.

cit \ y> Voyez-le à l'œuvre; c'est la peine du


péché, l'humiliation et la mort, c'est le péché
lui-même qui lui sert d'instrument de gloire et
de salut : L'humiliation, effacement de toute
grandeur, pour se grandir et grandir l'huma-
nité ^
! La mort, honte de notre nature si avide
d'immortalité, la mort qui sépare, la mort qui

dissout, la mort qui anéantit pour vivifier ce

grand cadavre du genre humain d'où la vie di-

vine s'est enfuie ! la mort par le plus grand des


crimes pour absoudre tout crime! Choses si

énormes et si incompréhensibles que le juif


y
voit un scandale, le gentil une folie : Judœis
quidem scandalum, gentibus autem stultitiam;
mais, en réalité, conseil des plus profonds qui
s'applique à confondre, par l'apparence du
scandale et de la folie, la vaine sagesse et la
vaine force des hommes : Quod stultum est Dei
sapientius est hominihus : et quod infirmim
est Dei fortius est hominibus ^
Il est magnifique l'amour qui pousse le sou-

l.II Cor., cap. V, 21.


2. Humilitas divinilatis provectio nostra. (S. Léo. mag.,
gerra. 52 (vel 50), De passione Domini, I, c. 2.)

3. I Cor., rap. I, 25.


LE PLAN DE L'INCARNATION. VI

verain bien à se donner en personne après


avoir inondé le monde de ses largesses ; mais
le Christ radieux et dominateur, dont nous rê-

vions tout à l'heure l'apparition aux origines du


monde, garde nécessairement des biens que le

Christ rédempteur sacrifie : sa gloire et sa vie.

Pour ce dernier, point de fêtes dans la nature,

point d'enthousiasme dans l'humanité. La pau-


vreté au berceau, la persécution et l'exil dès
l'enfance, l'obscurité et les privations, les

sueurs et les fatigues de la vie ouvrière, l'in-

gratitude, le mépris, la haine, la trahison des

hommes, tout cela couronné par un drame lu-

gubre et sanglant : la mort sur un gibet. Quand


il veut être magnifique h l'excès «c l'amour ne
calcule pas, l'amour ne raisonne pas, l'amour
ignore la mesure, l'amour tranche les diffi-

cultés, l'amour passe par-dessus l'impossible,

l'amour, s'il ne peut autrement obtenir ce qu'il

désire, tue celui qui aime Amor necat aman-


tem '
» Tel est l'amour de Dieu dans l'in-

1. Amor ignorât judicium, ratione caret, modum nescit.


Amor non accipit de impossibilitate solatiuni, non recipit
de difficultate reraediuni. AniniTîisiod ilesfdcrati. pervaserit,

necat amantem. (Petrus (jlirysolog., Serm. c\L\n, De Incar-


nationis sacramento.)
28 LE PLAN m l'incarnation.

cariiation réparatrice. L'excès de sa magnifi-

cence va jusqu'à ce point,que les biens dont il

est si prodigue ce n'est pas sur des amis qu'il

les répand, ce qui serait déjà grand; maïs


sur des ennemis : C'est vraiment trop : Ma-
gnum est magna dareamicis et proximis ; nimis
inimicis\
Si je ne me trompe, Messieurs, l'introduction
du Verbe rédempteur dans le plan de l'incarna-
tion nous donne un accroissement de la mani-
festation des perfections divines. Cependant ce
n'est pas encore le grand jeu que Dieu veut
nous faire entendre. Deux perfections, que nous
eussions à peine connues dans une création im-
maculée, présidée par le Verbe incarné, vien-
nent renforcer le chœur de la puissance; de ia

saeesse et de l'amour. Vous avez nommé la mi-


séricorde et ia justice.
Les magnificences de i amour divin ont dû
vous faire pressentir cette touchante perfection
qui met Dieu en rapport avec ia misère. 11 en a
pitié; «mais son inaliéraDle nature, dit saint
Thomas, ne se prête qu'à l'acte suprême de ïa

1. Op«sc. Di Eu ariii.' atiriLué à sirot


Thomas
LE PLAN DE l'iNCAUNATION. "9

miséricorde, qui consiste à chasser la misère :

Repellere miseriam maxime coinpetit Deo . l\

ne peut pas s'en attrister. C'est pourtant ce qu'il

y a déplus louchant dans la miséricorde. Oui,


compatir à la misère, s'approprier la misère,
souffrir avec celui qui souffre et de ce qu'il
souffre, faire entrer la misère des autres en
son cœur, rendre son cœur misérable comme
un autre cœur pour lui montrer combien on
l'aime, c'est la miséricorde : Miserum, cor, mi-
séria cordis, misericordia K Vous me direz
peut-être que c'est une faiblesse, que m'importe !

puisque Dieu nous l'a enviée jusqu'à s'en revê-


tir. Ne pouvant souffrir dans son immuable na-
ture il a pris la nôtre, et « a cru devoir se faire
semblable, en toutes choses, à ses frères pour

1. Respondeo dicendum, quod misericordia est Deo


maxime attribuenda, tainen secundum effectum, non secun-
dumpassionis affectum. Ad cujus evidentiam considerandum
est, quod misericors dicitur aliquis quasi habens miserum
cor: quia scilicet afûcitur ex miseria alterius per tristitiam,
ac si esset ejus propria miseria. Et ex hoc sequitur quod
operetur ad depellendam miseriam alterius, sicut miseriam
propriam : et hic est misericordiae effectus. Trislari ergo
de miseria alterius, non competit Deo : sed repellere mi-
seriam alterius, hoc maxime ei competit : ut per miseriaoE»
quemcumque defectum intelligamus. {Summ. Theol., I p.»

quaest. 21, a. 3.)


.

30 LB PLAN DE l' IN CARNATION.

devenir miséricordieux : Unde debuit per om-


nia fratribus similari ut misericors fieret '

lldisaità son cœur, attendri par la compassion,

qu'il pourrait mieux nous secourir dans nos


m.aux s'il les supportait lui-même, ne serait-

ce que par l'exemple de sa patience. Toutes nos


douleurs retentissent donc dans son âme et dans
sa chair, avec tant de force qu'il pleure, gémit,
souffre plus que tous les hommes ensemble, et
qu'on pourra l'appeler le roi des miséricor-

dieux. Il pleure dans sa crèche, il pleure dans

ses veilles solitaires, il pleure sur le tombeau


d'un ami, il pleure sur la colline d'où il con-
temple en Jérusalem l'ingrate humanité, il

pleure au jardin solitaire où nos misères lui ap-

paiaissent si horribles qu'il est près d'en mou-


rir; il est vraiment l'homme de douleur : Vi-

rum dolomm ^ o: Seigneur, s'écrie le véné-

rable Louis de Grenade, qui vous a attiré en

cette vallée de larmes? qui vous a jeté naissant

dans une étable? qui vous a emporté faible et

proscrit sur la terre étrangère? qui vous a con-

(. Heb., cap ii, 17.


t. Virum dolorum «i scienlein inûrmitalem. (Isai.,

cjip. uu, 3.)


L£ PLAN DE L'kNCARNATION. 31

damné aux sueurs, aux veilles, aux sollicitudes


et fatigues de l'apostolat, aux courses sur mer
?î sur terre, par monts et par vaux après la

orebis égarée? Christ, vrai Samson de l'huma-


nité opprimée par le Philistin d'enfer, qui a lié

vos pieds et vos mains? qui vous a dépouillé


de votre force et livré k vos ennemis? qui vous
a attaché à la colonne? qui a déchiré votre
chair, rompu vos membres, brisé vos veines
d'où s'est répandu le fleuve de votre sang? qui
a desséché vos lèvres et rempli votre bouche
d'amertume? Enfin qui a dressé la croix où
votre corps sacré n'était plus qu'une plaie?
Dites-le moi, ô Christ, dites-le moi, je vous en
prie! n'est-ce pas l'amour, mais un amour im-
mense et plein de grâce, comme il convient à
celui qui est la miséricorde même '? y>

Oui, Dieu est la miséricorde même, son


Verbe rédempteur me l'apprend; mais pourquoi
3e luxe d'humiliations et de souffrances? Pour-
quoi, Messieurs" — parce que Dieu veut que,
dans son œuvre, ia justice parle du même ton
et sur le même rhythme que les autres perfec-

A. Médit, m sur la Passion de Jésus-Christ, chap. in


32 LE PLkH DE l'INGARNATIOM.

tions. Tout l'être divin doit se manifester. —


Nous pouvons voir la justice divine dans la dis-

tribution des biens qui conviennent à chaque

nature. Toutefois nos yeux infirmes ont peine

à ne pas la confondre avec l'arnour qui donne


et la sagesse qui ordonne. Le mal moral, je vous
Tai déjà fait remarquer, nous la révèle d'une
manière plus distincte et plus éclatante, parce
que le propre de la justice est d'en poursuivre
le châtiment '
. Toutes les peines de la vie :

labeur ingrat, privations, maladies, infirmités,


déceptions, angoisses, chagrins, tortures du
corps et de l'âme, forment un lugubre cortège

qui entoure, presse, harcèle, accable le pécheur,


et que la justice divine conduit jusqu'aux portes
des abîmes éternels. Vous l'avez vue passer.
Messieurs, cette perfection jalouse, peut-être
que vos têtes coupables s'inclinent, à l'heure

qu'il est, sous ses coups; cependant vous ne


connaîtrez ses profondeurs sacrées qu'en con-
templant le Christ sauveur.

Infinie comme son être, la justice de Dieu ne

1. Voyez neuvième conférence : L,a Volonté divine


fBxt partis.
Ï.E PLAN DE l'incarnation. 33

peut être satisfaite que lorsqu'elle a égalé le


châtiment à l'offense. L'équilibre de ces deux
choses est son triomphe et sa plus complète
manifestation. — Mais où trouver dans la créa-

tion la matière d'une peine qui égale le péché?


Il se détourne du souverain bien, il le nie, et,

autant qu'il est en lui, il le détruit, car il vou-


drait le réduire à l'impuissance et le voir dispa-

raître, pour le remplacer par quelque bien su-


balterne auquel il a rivé les désirs de l'âme
humaine \ La majesté qu'il outrage, dit saint

Thomas, lui donne une sorte d'infinité qu'au-


cune satisfaction d'un être fini ne peut compen-
ser ^ Quel bien, en effet, pourrait sacrifier le

1. Utinam vel rébus istis (scilicet terrenis) essel contenta

voluntas, necin ipsum (horribile dictu) desaevirel auctorem.


Nunc autem et ipsum, quantum in ipsa est, Deum perimit
voluntas propria; omnino enim vellet Deum peccata sua aut
vindicare non posse, aut ea nescire. Vult ergo non essf
Deura, quae quantum in ipsa est, vult eum aut irapotentem
»ut insipientem. Crudelis plane et omnino execranaa ma-
litia, quae Dei potentiam, justitiam, sapientiam perire desi-
derat. (Bernard. Serm. 111, De Resurrectione.)
2. Peccatum contra Deum commissum quamdam inflni-

tatem habet, ex infinitate divinas majestatis; tanto enim


offensa est major, quanto major est ille, in quein delinquitur.
Unde oportuit ad condignam satisfactionem, ut aclus satis-
facientis haberel efficariam infinitam, utpote et Dei, et

CAKÊilE 1877. — 3
34 LE PLAN DE L'INCARNATION.

pécheur qu'il soit possible de comparer au bien


infini qu'il a méprisé et que Dieu soit tenu d'ac-
cepter? Quel bien que Dieu ne soit en droit de
lui reprendre pour le punir de son crime avant
qu'il ait satisfait? Et quand bien même un inno-
cent, s'il s'en trouve, voudrait répondre pour

les coupables, quel bien possède- t-il dont il ne


doive déjà l'hommage à son créateur? Non,
aucune créature ne peut rendre à Dieu l'hon-
neur que le péché lui enlève. L'immense héca-
tombe de la nature entière ne nous donnerait
pas la mesure des exigences de la majesté di-
vine *. Mais la sagesse éternelle a trouvé pour
tous les coupables un répondant digne de l'of-

fensé. Le Verbe fait chair, revêtu des haillons de

notre misère, va se présenter à son père et lui


offrir des biens qu'il sera tenu d'accepter; car
auciiîie créance ne pèse sur eux, et l'Homme-
Dieu les pénètre d'un mérite infini. Voilà ta vio

hominis existens. {Summ. Theol., III p., quaest. 1, a. 2 ad. 2.)

(Nota. L'infinité dont parle ici saint Thomas n'est pas in

génère entis, mais simplement in génère moris.)


i • Tàiv fièv yàp ywJîTwv ri yûfftç oùx ytj «.^lôpiTTO; sic roUn
[ayyikbiJ pÈv izapa^âvTtùv, à^Bpûnav Se irapixxwaormn]. Atà
TOÛTo 0£oO ;^£ta rjv (0£Ôç Se lortv h Aôyof), îva toÙç yitô xa-
rapav yevo^Évouç aùrô; s)^Btpiiayi. (S. Athanas. Oiat. I, Co!î<r«
Arianos.)
LE PLAN DE l'iNCAEINATION. 35"

lime, ô sainte justice! Tu as voulu une expiation


qui fût digne de la majesté dont tu soutiens les

droits, et par celte exigence tu as rendu l'incar-


nation en quelque sorte nécessaire; maintenant
frappe et contente-toi. Il est vrai qu'une prière,
im mot, un soupir, une larme, un regard du
Dieu fait homme suffirait à la rigueur pour te
satisfaire; mais à de si petits signes nos esprits
grossiers ne verraient pas tes infinies profon-

deurs. Tu humilies, tu maudis, tu multiplies


les opprobres et les coups, tu arraches, tu dé-
pouilles, tu brises, tu écrases, tu fais couler
le sang jusqu'à la mort, la mort infâme de la

croix, afin que, éclairés par tes vengeances et

plongés dans une pieuse consternation devant


le drame du Calvaire, nous confessions ton im-

mensité en chantant d'une voix émue : Qu'elle

est grande cette justice à qui il faut une si noble


victime, tant de honte et de si cruels tour-
ments!
Mystérieuse et adorable rencontre! C'est

Dieu qui s'irrite contre le péché, c'est Dieu qui


a compassion du pécheur; c'est Dieu qui se
précipite sur le coupable, c'est Dieu qui prend

sa place; c'est Dieu qui frappe, c'est Dieu q\à


s LE PLAN DE L'INCARNATION.

souffre; c'est Dieu qui châtie, c'est Dieu qiR

mérite le pardon '. La justice et la miséri»


corde vont l'une au-devant de l'autre, se ten-
dent la main et s'embrassent sur le cœur-
expirant du Verbe rédempteur ^ Dans cet em-
brafssement la puissance, la sagesse et l'amour
font entendre un cri sublime. C'est le dernier
accord de votre merveilleuse symphonie, ô per-
fections de mon Dieu! Le point d'orgue final sur
lequel se repose notre admiration épuisée par
Jti plénitude de vos manilestalions.
Évidemment, Messieurs, dans le plan de l'in-

carnation réparatrice Dieu se montre plus grand


que dans tout autre plan; j'ajoute que son Verbe
incarné y est plus beau.
Le monarque pacifique, dont la radieuse ma-
jesté eût illuminé les origines du monde, si le

genre humain n'eût pas péché, mérite, à coup


sûr, notre admiration; cependant, si beau qu'il

nous apparaisse dans la mystique poésie de no?

1. Suscepit ipse peccatum, ne perderet peccatores;in se


senlentiam suam judex retorsit, ut amasse se peccatores
proderet magis solvendo debitum quam donando. (S. Petr.
Chrysolog. Senu. xxix.)
2. Misericordia et veritas obviarorunt sibi, juslitia et pax
oscubtae sast. (Psalis. lxxxiv.)
LE PLAN DE L'INCARNATION. tl

rêv?s, il manqiieunedouble couronne à son front:


la couronne du vainqueur et du sauveur. Il est

beau pour un roi de faire asseoir avec soi sur le

trône toutes les vertus, il est beau de régner en


maître absolu sur un peuple soumis et confiant
dans la force, la sagesse et la bonté de celui
qui le gouverne, il est beau de répondre aux
hommages de ses sujets par la magnificence de

ses bienfaits. Mais quand l'ennemi arrive et

pousse un cri de guerre, quand ses bataillons


triomphants ont déjà écrasé les troupes infi-

dèles auxquelles était confiée la garde des fron-

tières, quand il affermit son pied indolent sur le

sol de la patrie comme s'il l'avait à jamais con-


quis, voler à sa rencontre et prendre héroïque-
ment la tête de la bataille, rompre ses légions,

les disperser, les mettre en fuite au prix de


mille blessures, enfin sauver un peuple de la

mort et revenir à lui empourpré de son propre


sang, couronné des lauriers de la victoire, et
plus maitre que jamais de tous les cœurs par
le prcbtige de son courage et de son dévoùmeni,
c'est la plus belle gloire qu'un roi puisse ambi*
honnei.
De cette gloire Dieu ne voulait pas priver son
38 LE PLAN DE L'INCARNATION.

cher fils ; aussi l'a-t-il réservé pour un monde en-


vahi par le mortel ennemi de sa majesté: le pé-
ché. « Heureuse faute, s'écrie l'Église, qui nous a
mérité d'avoir un tel rédempteur: felix culpa

guœ talem meruit hahere redemptorem *


/ » Le
Verbe fait chair, dès le premier instant de sa
vie passible et mortelle, entre en lutte avec le

péché. Bataille effroyable où sa gloire paraît


sombrer avec sa vie. Rompu, sanglant, martyrisé,
il expire sur le cadavre de l'ennemi ; mais bien-

tôt il sort du tombeau et revient vers les siens

pour leur dire : Ayez confiance, j'ai vaincu le

monde : Confidite, ego vici mundiim \ Le pro-


phète l'a vu dans son triomphe. « Quel est,

s'écrie-t-il, celui qui vient d'Édom et de Bosra


avec des habits teints de sang? Qu'il est beau
dans sa parure et comme il s'avance avec force

et majesté! — C'est moi, le Verbe qui annonce


la justice et qui viens pour défendre et sauver.

— Pourquoi donc, ô Verbe, ta robe est-elle


rouge et tes vêtements comme les habits de

ceux qui foulent la vendange? — J'étais seul au


pressoir, aucun homme d'entre le peuple n'est

i. Samedi sainl. Dénédiction du cierge pascal.


2. Joua., cap. xvi, 33.
LE PLAN DE L'iNCARNATIêN. 3S

venu m'aider ; mais j'ai renversé l'ennemi dans


ma fureur et l'ai foulé aux pieds dans ma colère,

et son sang (avec le mien) a jailli sur mes vê-

tements et ils ont été souillés. Le jour de ma


vengeance est dans mon cœur, voici l'année de
la rédemption '. î Verbe rédempteur, salut!

vous êtes beau dans votre gloire native et je suis

ravi de pouvoir vous appeler le fils de Dieu, la


splendeur du Père, l'image vivante de sa sub-
stance infinie, le premier-né de toute créature,
l'héritier de toutes choses, le maître et le domi-
nateur de l'univers; mais quand je contemple
votre chair ensanglantée, quand je vous vois
revenir triomphant du combat de la mort, cou-
ronné de gloire et d'honneur par votre passion
et pour mon salut, je vous trouve plus beau en-

1. Quis est iste qui venit de Edom, tinctis vestibus de


Bosra? Iste formosus in stola sua, gradiens in raullitudine
fortitudinis suae. — Ego, qui loquor justitiam, et propu-
^nator sum ad salvandum. — Quare ergo rubrum est indu-

înenlum tuum, et vestimenta tua sicut calcanlium in torcu-


lari' — Torcular calcavi solus, et de gentibus non est vir
necum ; calcavi eos in furore meo, et conculcavi eos in ira
nea et aspersus est sanguis ecrum super vestimenta raea,
;

et omnia indumenta mea inquinavi. Dies enim ultionis —


in corde meo; annus redemptionis meœ venit. (Isai.,
cap, LXiii, i-i.)
40 LE PLAN DE L'INCAIWATION.

core, et je suis plus ravi de pouvoir vous appeler

Jésus! Jésus! mon Jésus!


Dieu est plus grand, le Verbe incarné est dIuï

beau dans le plan de l'incarnation réparatrice;


mais, Messieurs, vous n'avez pas été oubliés
dans ce mystère, puisque c'est pour vous et pour
votre salut qu'il s'opère : Propter nos homines
et propter nostram salutem.
En poussant à l'extrême la tendance qui
le porte à se communiquer, Dieu comble le
vœu de notre nature , en proie depuis son
origine au mystérieux tourment de l'infini.

Elle le cherche, en effet , dans ses aspirations


religieuses , dans ses rêves philosophiques et

dans les félicités trompeuses qu'elle pour-


suit. Elle voudrait le rapprocher autant que
possible de sa misère pour en oublier au-
près de lui le laborieux fardeau. Éclairée
par les traditions, elle s'écrie avec le Pro-
phète et les patriarches: « Dieu, montre-
nous ta gloire *
! Fais-nous voir ta face ado-
rable et nous serons sauvés '. Cieux, répan-

dez votre rosée, et que les nuées pleuvent le

1. Ostende mihi gloriam tuam. (Exod., cap. xxxm, 18.)


2. Ostende faciem tuam et salvi eiimus. (Ps. jocxix.)
LE PLAN DE L'INCARNATION. 41

juste *. y> Infidèle à la, lumière et trompée par


ses passions, elle s'égare en de monstrueux
systèmes qui confondent le ciel et la terre, le

Créateur et la créature, ou bien elle fabrique de


vains simulacres devant lesquels elle contente
son désir natif de voir ce qu'elle adore ^ Cesse
de te tourmenter et reviens de tes erreurs,

pauvre nature. Le Verbe s'est fait chair, il

s'appelle Emmanuel, Dieu avec nous. Tu pour-


ras le voir, le toucher, l'embrasser et attendre

patiemment sur son cœur, avec la fin de tes


maux, les suprêmes révélations de l'éternité.

Dieu veut nous faire entendre, dans la per-

sonne et la vie du Verbe rédempteur, le grand


jeu de ses perfections ; mais, pour peu que nous
étudiions à fond leurs manifestations, nous dé-
couvrirons qu'elles ne procurent la gloire de
Dieu qu'en se mettant à notre service. A notre
raison plongée dans les ténèbres et ne marchant
qu'à pas incertains vers la vérité, le Verbe in-
carné vient apporter la lumière d'en haut. Il

1. Rorate,cœli.desuper, et nubes pluant justum. (Isai ,

cap. Lxv, 8.)


2. Ipsi gentiles ob hoc simulacra finxerunt ut in ipsis
erroribus cernèrent quod colebanl. (S. Petr. Chrysolog.
Serm. De Incarnationis sacraviento.)
.

i2 LE PLAN DE l'incarnation.

parle, et nos sens frappés par sa parole fixent


l'attentionde notre esprit sur son autorité divine,

qui devient le fondement inébranlable de notre


foi. Nous avions perdu de vue l'éternelle félicité

qui nous fut promise près du berceau de notre


race, et nos désirs languissaient sur des biens

menteurs; l'humanité du Sauveur rapproche de


nous le souverain bien, et Dieu,en se faisant voir,
nous redonne le goût des choses invisibles \
Nos cœurs timides et paresseux osaient à peine
passer de l'adoration tremblante à l'amour de la
divinité ; le Verbe immolé vient rallumer en
nous le feu sacré de la charité. En voyant son
amour, qui ne l'aimerait pas? En recevant de
lui tant de biens, qui pourrait lui refuser l'hom-
mage d'une pieuse et tendre reconnaissance '?
En contemplant sa touchante beauté, qui ne

serait ravi jusqu'à tout oublier pour lui? Les sa-

crifices qu'impose la vertu épouvantent notre


faiblesse, la douleur abat notre courage, la mort

1. Ut dum visibiliter Deum cognoscimus, per hune


m invisibilium amorem rapiamur . {Prœfatio Nativit
Bom.)
2. Si tolum me debeo pro me facto, qui addam pro me
refecto, et refecto hoc modo" (S. Bernard. De diligente
Deo, cap. v, num .15.)
. ï

LE PLAN DE L'INCARNATION. 43

consterne notre nature toujours travaillée par


un ferment d'immortalité, et le spectacle des
défaillances dont nous sommes journellement
les témoins achève en nous l'œuvre du décou-
ragement. Mais voici l'Homme-Dieu. Le premier
dans les chemins du devoir et de la souffrance,

il nous entraîne par son exemple sur ses traces

sanglantes ', son cœur ouvert nous offre dans


nos maux un refuge plein de paix et de dou-
ceur \ sa mort couronnée de gloire nous invite

au mépris des vaines terreurs qui nous agi-


tent sur le seuil du tombeau ; à sa suite tout

bien devient possible, toute peine est oubliée,


toute vie se prépare joyeusement au sacrifice.
Nous avions perdu le souvenir de la dignité de
notre nature et nous la déshonorions par toutes
sortes de crimes; l'i'iion du Verbe et de l'huma-
nité, les implacables sévices de la justice di-
vine sur la chair sacrée du Sauveur nous rap-
pellent à chaque instant de quel prix nous som-

1 Exemplum dedi vobis ut quemadraodum feci ita et

vos faciatis. (Joan., cap. xiii, 15.)


Christus passus estpro nobis, vobis relinquens exemplum
ut sequamini vestigia ejus. (1 Petr., cap. il, 21.)
2. Venite ad me omnes qui laboratis et onerati estis et
ego reficiam vos. (Matth., cap. xi, 28.
44 LE PLAN DE L'INCARNATION.

mes et nous font entendre cet avertissement :

« Reconnais, ô homme, ta dignité, et, devenu


participant de la nature divine, ne dégénère
}>as en retournant à la vileté de ton ancienne
vie '
. » Enfin nous gémissions dans le double
esclavage de l'enfer et du péché; par l'embras-
sement de la justice et de la miséricorde en sa
mort douloureuse, le rédempteur brise nos
chaînes et nous rend à la sainte liberté des en-
fants de Dieu ^

Enfants de Dieu, nous le sommes; c'est là

notre plus excellent privilège. La beauté et la

gloire que Dieu veut donner au monde par l'in-

carnation s'accumulent sur nos têtes. Ce n'est

point aux anges, c'est à un homme que le Père


éternel dit : Mon fils. Frères d'un Dieu, nous
voyons se réaliser nos rêves de grandeur, et ces
rares apothéoses, par lesquelles notre imagina-

tion s'efforçait jadis de rapprocher les héros

de la divinité, deviennent, en réalité, le partage


du plus humble des mortels. Bref, Messieurs,

1 . Agnosce dignitatem tuam ; et divinae factus consors


naturae, noli in veterem vilitatein degeneri 'conversatione
redire. (S. Léo, Serm, i De Nativitate.)
"2. Cf. Summ. TheoL, III, p., quaest. 1. a. 2; lege totum
corpus articuli.
LE PLAN DE L'lNa\RNAT10N. io

pendantqueDieu est glorifié, riiommeesLsatis-


faitdanssesdésirs,confirmé dans le vrai, relancé
vers son dernier terme, provoqué à l'amour
entraîné au bien, fortifié dans la douleur, ras-
suré contre la mort, éclairé sur sa dignité, sauvé
de l'esclavage, et finalement divinisé par le

Verbe rédempteur.
Voilà, Messieurs, dans toute son ampleur et

sa majesté, le plan réel et actuel de l'incarna-

tion; n'en cherchez pas d'autre. Vous pouvez


croire, avec les théologiens, que l'union de la

nature divine et de la nature humaine était pos-


sible dans tout autre plan; vous pouvez penser,
avec une école illustre, qu'en vertu du décret
présent le Verbe se serait incarné si l'homme
n'eût pas péché; mais, en définitive, si vous
voulez sortir tout à fait de l'hypothèse pour en-
trer dans la réalité vivante, il faut vous en
tenir au décret efficace qui nous a donné le

Verbe rédempteur *. C'est ce Verbe que Dieu

1. L'école thomiste et l'école scotiste diffèrent de sen-


timent sur le motif de l'incarnation. Selon les Scotistes, le

plan divin de l'incarnation comporte deux décrets ; l'un, qui

regarde la substance même du mystère et dont le motif est


la glorification de la nature humaine, ce décret fait tota-

lement abstraction du péché; l'autre, qui a pour objet la


4!') LE PLAN DE L'iNCAli NATION

a vu et qu'il a décidé de nous envoyer de toute


éternité; c'est par ce Verbe qu'il accomplit ses
grands depseins; c'est autour de ce Verbe qu'il

fait graviter son œuvre; c'est de ce Verbe que


découlent les vérités que nous étudierons désor-
mais ; c'est à ce Verbe qu'il faut rattacher celles

circonstance de passibilité dans la nature que doit revêtir


le Verbe, et dont le motif est la réparation du péché et la

restauration de l'humanité déchue. D'où il suit qu'en vertu

du plan actuel et du décret présent le Verbe se fût incarné


quand bien même Adam eût persévéré dans la justice et
l'eiil transmise à ses descendants.
Les fondements de cette opinion sont : l^Les paroles de
saint Paul, en son épître aux Colossiens (chap. i), par les-
quelles il affirme quejle Christ est le premier-né de toute
créature, que toutes choses ont été établies en lui dans le

ciel et sur la terre, qu'il est avant tous, et que tout re-
pose sur lui.
'l' Plusieurs textes des saints Pères, dont voici les prin-

cipaux. oQuodcumque limusexprimebatur.Chrisiuscogi-


tabatur homofuturus, quodetlimus et sermocaro,quod
et terra tune. Sic enim prasfacio Patris ad filium. Fada-

mus Jiominem ad imaginent et similitudinem nostram. Et


fecithominem Deus (id utique quod finxit) ad iniaginem
Dei fecit ilhim (Gen., cap. i, 26, 27), scilicet Ghristi, etc.

Ita limus ille jam tune imaginem induens Ghristi futuri in

carne, non lautum Dei opus erat sed et pignus. > (Tertul-
lian.,De Resurrectione corporum, cap. vi.) Selon Tertullien,
b Verbe incarné, sermo caro, le Ghrist fils de Dieu, est le
lype du premier homme, et la création d'Adam est un gage
de l'incarnation. Il y a donc précédence de ce mystère sur
toutes choses dans les desseins de D'mn Saint Grégoire de
LE PLAN DE L'lNCARNATION. 47

que nous avons étudiées jusqu'ici. — L'existence


de Dieu, il nous la prouve par sa présence; la

personnalité de Dieu, il la fait agir sous nos

yeux; les perfections infinies, il les manifeste;

Nysse considère l'union de l'âme et du corps comme uh^


similitude du Verbe incarné.
Selon saint Cyrille, t Si le Christ est créé pour nous,
si nous ne sommes pas créés pour le Christ, nous l'empor-
tons sur lui eu dignité, comme Adam sur la femme que
Dieu a faite pour lui. > (Thésaurus, Assert, xv.)
3' 1/Église semble indiquer le double motif de l'incarna-
tion, la glorification de notre nature et la réparation du
péché, dans ces paroles du Symbole: propter 7ios Iwmines
et propter nostram salutem, descendit de cœlis et incarn<%-
tus est.
4° L'effusion du souverain bien, la manifestation des per-
fections divines, la perfection de l'œuvre de Dieu, obtenues
par l'union de la nature divine et de la nature humaine
dans la personne du Christ, sont des motifs qui doivent pri-
mer tous les autres dans les conseils de la sagesse éter-
nelle.

Les Thomistes ne nient pas la possibilité de l'incarnation


en dehors du péché; mais ils prétendent que dans le plan
réel et actuel de ce mystère et en vertu du décret présenj
le Verbe ne se si l'homme n'eût pas pé-
serait pas incarné
ché. La rédemption du genre humain est, d'après eux, l'u-
nique motii prochain de l'union du Verbe divin avec notre
uature, qu'il a prise passible et mortelle pour accomplir
son œuvre. Voici les raisons qu'ils donnent de leur opinion.
1" Ce qui dépend de la volonté de Dj<îu, dit saint Thomas,
ne nous peut être communiqué que par Ir sainte. Écriture.

Or, partout où elle parle de l'incarnation, la sainte Écri»


18 LE PLAI» DE l'incarnation.

la vie divine, il nous la révèle; la création, il en


est le prototype et l'auteur, le support et le cou-

ronnement; le monde invisible, il en reçoit les

adorations et les services; la nature humaine,


elle est copiée sur son humanité sainte; la gran-

ture en donne pour raison le péché du premier Iiomme. —


Venit filius hominis quœrere et salvum facere quod pe-
rlerai (Luc, cap. XIX, 10). Christus venit in hiinc mundiim
utpeccatores salws faceret (Tim., cap. i, 15). Non egent qui
sanisuntmedicOySedqui maie hubent {Luc, cap. \ 31); , etc.

Les saints Pères se sont exprimés sur ce sujet en


2"

termes précis qui ne laissent aucun doute sur leur senti-


ment - Si homo non peccasset filius hominis non ve-
nisset, dit saint Augustin (Serin. 8, de Verb. apost). C'est
l'énoncé même de la thèse thomiste, et ailleurs (serm. 9) :

Nulla causa fuit veniendi Christo, nisi ut peccatores sal-


vos faceret. Toile moîbos, toile vulnera nulla est medi- ,

cinœ causa. Saint Jean Ghrysostome, dans sa 5' homélie


sur l'Epitre aux Hébreux, parle aussi nettement : « Dieu se
fait chair pour exercer envers nous sa miséricorde. C'est la
leule raison de ce grand mystère, il n'y en a pas d'autres. »
— Nous pourrions multiplier les citations, le syllabus des
autorités, en cette matière, est considérable.
3° L'Église dans ses offices rapproche constamment le

mystère de l'incarnation de la chute de l'homme. Le ma-


gnifique prologue de la bulle de proclamation du dogme
de l'Immaculée conception est de tous points conforme à la

doctrine de saint Thomas : c Le Dieu ineffable, dont les


voies sont miséricorde et vérité, dont la volonté est toute-
puissante, dont la sagesse atteint d'une extrémité jusqu'à
l'autre avec une force souveraine et dispose tout avec une
merveilleuse douceur, avait prévu de toute éternité la dé-
LE PL.\N DE l'incarnation. 49

fleur de l'homme, il l'exalte jusqu'au divin; la

ïïn surnaturelle, il y ramène la nature égarée;


la grâce, il en est l'exemplaire et la source; le

gouvernement divin, il en est le point central

et l'axe régulateur ; la liberté, il l'affranchit de

plorable ruine en laquelle la transgression d'Adam devait


entraîner tout le genre humain ; et dans les profonds se-
crets d'un dessein caché à tous les siècles, il avait résolu
d'accomplir, dans un mystère encore plus profond, par
l'incarnalion du Verbe, le premier ouvrage de sa bonté,
alin que l'homme, qui avait été poussé au péché par la ma-
lice et la ruse du démon, ne pérît pas, contrairement au
dessein miséricordieux de son Créateur, et que la chute de
notre nature, dans le premier Adam, fût réparée avec avan-
tage dans le second. — c (Ineffabilis Deus) cujus viae mise-
ricordia et veritas, cujus voluntas omnipolentia, et cujus

sapientia attingit a fine usque ad finem forliter et disponit


omnia suaviter, cum ab omni aeternitate prasvideril luc-
tuosissimam totius humani generis ruinam ex Adanii trans-
gressione derivandam, atque in mysterio a sœculis abscon-
dito primum suae bonitatis opus decreverit, per Verbi
incarnationem, sacramento occultiore complere, ut contra
misericors suum propositum homo diabolicae iniquitatis

versutia actus in culpam non periret, et quod in primo


Adamo casurum erat in secundo felicius erigeretur. >
i° 11 est contraire à la parfaite sagesse qui préside aux
décrets divins et à la parfaite simplicité de ces décrets de
les diviser ou multiplier dans une même œuvre, et de sup-

poser que Dieu modifie, pour quelque accident ou circons-


tance qui se présente, un plan arrêté, comme font les Sco-
listes. Dieu n'a eu qu'un plan réel oili tout accident et toute
circonstance étaient prévus et ordonnés. 11 n'y a eu de sa

CABÊliE 1877. — i
50 LE PLAN DE l'LNCARNATION.

l'esclavage des passions, la dirige par sa loi el

la meut sous la douce et souveraine influence


de sa grâce; la prière, il l'égale à la majesté
divine; le mal physique, il le fait oublier par son
infinie beauté; la douleur, il la féconde et la

part qu'un décret efficace : celui qui nous a donné le Verbe


rédempteur. Le reste est pure hypothèse. Le décret efficace
de Dieu vise à la fois sa gloire et la restauration de l'hu-
manité déchue, mais ce dernier motif peut être appelé le

motif primaire et éminent, ramené ultérieurement à la per-


sonne du Christ sauveur.
Pour mieux éclairer leur opinion les théologiens distin-

guent dans le décret divin ce qu'ils appellent des instants


de raison. D'après l'opinion adoptée par l'école de Scot,
voici quel serait l'ordre de c«s instants : — D'abord Dieu a
vu en lui-même le souverain bien. Puis il a compris dans sa
pensée toutes les créatures. Ensuite, il les a prédestinées
à la grâce et à la gloire. Eu quatrième lieu, il a prévu la
chute de l'homme dans Adam. Enfin il a préordonné la

passion de Jésus-Christ comme le remède de celte chute.


Ainsi Jésus-Christ dans la chair et tous les élus avaient été
préconçus et destinés à la grâce et à la gloire, avant la
prévision du péché ou de la Passion. (Scotus, 3, dist. 39
quœst. unie, n* 6.)
Selon les Thomistes, dans le premier instant. Dieu consi
dérant par sa science inGnie tous les possibles veut l'effu-

sion de sa puissance et de sa bonté et la manifestation de


ses attributs. Dans le second instant, il choisit, parmi les
possibles, le monde actuel destiné à procurer sa gloire.
Dans le troisième instant, il décide d'élever la créature rai-
sonnable à l'ordre surnaturel et de l'orner des dons de sa
grâce. Dans le quatrième instant, il veut par un inscrutable
LE PLAN DE L'INCARNATION. 51

transforme; le mal moral, il l'efface par ses mé-


rites et délivre le monde de son effroyable

gmpire; la prédestination, c'est par lui qu'elle


commence, en lui qu'elle se fait, il la mérite et
la consomme. Il est au-dessus de tout, en tout,

jugement permettre le péché. Dans le cinquième instant, il

décrète la répara 'on du péché. Dans le sixième instant, il

désigne son fils unique comme réparateur du péxjhé, par son


incarnation dans une nature passible et mortelle. Dans le
septième instant, il rapporte au Christ rédempteur toutes
ses intentions relativement à l'effusion de sa bonté, à la
manifestation de ses perleclions, à la glorification du monde
et au bonheur des élus.
Quelques Thomistes placent le dessein de l'incarnalioa
avant le décret de la création du monde et la prévision du
péché. En cela ils se rapprochent du scotisme et s'éloignent
de l'opinion de saint Thomas.
Les deux sentiments que nous venons d'exposer sont par-
faitement libres. Saint Thomas confesse modestement la
probabilité du premier « : Quidam probabiliter dicunt,
quod si homo non peccasset filius Dei homo non esset. Alii

vero dicunt, quod cum per Incarnationem non solum libe-


ratio a peccato, sed etiam humanœ exaltatio et totius
universi consummatio facta sit, etiam peccato non existente
propter bas causas Incarnaiio fuisset. Et hoc etiam proba-
biliter sustineri potest. t (In 3. Dist. I, quaest. 1, a. 3.) Ce-
pendant le saint docteur regarde son sentiment comme le
plus admissible et le plus convenable, t Assertioni illi

inagis assentiendum videtur. — Gonvenientius dicitur Incar-


nationis opus ordinatum esse a Deo in remedium contra
peccatum; ita quod, peccato non existente, Incarnatio non
fuisset. > {Summ. Tlieol., ill p.. auaest. 1, a. 3. c.)
52 LE PLAN DE L'INCARNATION.

et tout esi en lui. Béni soit le Dieu très-bon et

très-saint qui nous l'a donné.


Je finis, Messieurs, et en finissant je vous
prie d'excuser les langueurs de ma parole en un
si grand sujet. Sondé par les plus fortes intelli-

gences, le mystère de l'incarnation réparatrice


peut être approfondi encore, et vous y pouvez
trouver vous-mêmes, c'est saint Thomas qui

t'affirme, des convenances inaperçues '. Mais


prenez garde de transformer ces convenances
en autant de nécessités qui enchaînent la liberté

de Dieu. L'union de la nature divine avec la

nature humaine pour le salut du monde est,

par excellence, l'acte libre et gratuit de l'infinie

bonté. Rien n'obligeait Dieu à nous faire en-


tendre, en se donnant à nous, le grand jeu de
ses perfections, et en supposant l'accident du
péché, il pouvait y remédier par une simple pa-
role de pardon. Tout est donc bon plaisir et

pieuse condescendance dans ses plans *


qui,

malgré les explications qu'on en donne, demeu-

1 , Pie consideranti mysterium incarnationis semper ma-


gis ac magis mirabiles congruentiae et rationes sese offerunt

(Summ. cont. Gent., cap. 54.)


S. Deus qui dives est ia raisericordia, propter nimiam
LE PLAN DE LLNCARNATION. 53

rent, selon l'expression de saint Denis, la plus


'.
nouvelle des noiiv>oaulés
Quant à ceux d'entre vous, Messieurs, que le

plan de l'incarnation étonne et qui le repous-


sent à cause des difficultés qu'ils y rencontrent,

je les retrouverai plus tard; pour le moment, je

me contente de leur dire avec Basile de Sé-


leucie : c Où Dieu agit, l'impossible cesse *, »

et je propose à leurs méditations ces paroles


\ d'un pieux théologien : «: Ceux qui repoussent
l'incarnation sont, à mon avis, plutôt ingrats

qu'incrédules. Ils ont moins peur de croire que

de tant devoir à Dieu, et le poids du bienfait les

effraye plus que la grandeur de l'œuvre \ î

charitatein qua dilexit nos cum essemus mortui peccato,


convivificavit nos in Cbristo. {Ephes. cap. ii, 5.)
In quo habemus redemptionem per sanguinem ejus, ut
ûotum fieret nobis sacramentum voluntatis suae, secundum
beneplacituni ejus. {Tbid., cap, i, 9.)

1. Tô TfivTwv y.aivwv -/a'.vôraTOv.

2. Ottou yao av-ôç (Qîoç) i-Jcpytl, to âSvvaTOv i/.oyzi.

(Orat. XXXIX, in sanctissimae Ueiparifi Annuntiatione, n° 4.)


3. quam
Qui ergo incarnationi obtrectant ingrati m-igis
increduli,mea quidem sententia, sunt; tantum debere Deo,
magis quam credere tergiversantur deterret illos, non ;

tam operis, quam beneficii pondus et magnitudo. (Thomeis-


sin, De Incarnat. Verbi. Lib. I, cap. ii, 14.)
I

VINGT-SIXIÈME CONFÉRENCE

L'HUMANITE DANS ADAM


VINGT-SIXIÈME CONFÉRENCE

l'humanité dans aoâm

Messeigneurs ', Messieurs,

Dieu, en dressant le plan général de son œuvre,


a prévu l'invasion du péché;conséquemment à
cette prévision, il a décrété l'incarnation de son
fils dans une chair passible et mortelle, et or-

donné ce mystère à la rédemption du genre


humain. Bien loin d'y perdre en majesté, son
plan s'élargit, lui-même s'y montre plus grand,
et le Verbe incarné nous y apparaît plus beau.
Il est bien entendu que l'efficacité de l'incar-
nation réparatrice doit s'étendre à toute faute
commise par l'homme. Notre malice seule peut
mettre des bornes à la miséricorde divine, et

empêcher sa mystérieuse et salutaire rencontre

1. Mgr le coadjuteur et Mgr Dupauloup, évêque d'Orléans-


58 L'HUMANifÔ DANS ADAM.

avec la justice. « Le sang de Jésus-Christ, dit


l'apôtre, possède une vertu qui peut nous purifier

de tout péché '. — Le Sauveur s'est otTert en


expiation pour nos fautes, non pour nos fautes

personnelles seulement, mais pour celles du


monde entier : Ipse est propitiatio pro pecca-
tis noslris; non pro nostris autem tantum, sed
etiam pro totius mundi ^ d Cependant, Mes-
sieurs, il est un péché auquel s'adresse plus di-

rectement et immédiatement, selon les desseins

de Dieu, l'efficacité de la rédemption; non qu'il

soit plus grave que ceux dans lesquels nous


mettons notre volonté; mais il n'excepte per-
sonne, il atteint toute la nature, il est la racine

maudite de toute iniquité : c'est le péché ori-

ginel \ Nous devons le connaître avant de pé-


nétrer dans les saintes profondeurs du mystère
dont il a provoqué le décret. L'hérésie a altéré
sa notion et exagéré ses ravages; le rationalisme
sourit en l'entendant nommer, et le relègue dé-

1. Sanguis Jesu Ghristi emundat nos ab omni peccato.


(I Joan., cap. i, 7.)
2. lbid.,cap. il, 2,

3. Cf. Summ. TheoL, III p., quaest. 1, a. 3: Utrum prin-


cipalius Christi incarnatio facîa fuerit ad toUendum pec-
catum originale quam actuale?
l'humanité dans ADAM. 59

daigneusement au rang des fables puériles que


la superstition invente pour tromper l'ignorance

et la tenir sous le joug d'une vaine terreur. 11 fiiut

nécessairement le définir et prouver son exis-


tence, tellement engagée dans l'édifice des vérités

catholiques que sans lui tout le dogme s'écroule.


Mais, si je ne me trompe. Messieurs, nous ne
pouvons procéder à l'étude du péché originel sans
avoir préalablement répondu à ces deux ques-

tions : — L'humanité n'est-elle qu'une seule fa-

mille? Quel était, dans sa souche primitive, l'état

de cette famille? — Si le genre humahi, comme


les grands fleuves, s'est grossi de divers affluents,
si la constitution native de l'homme a toujours
été, à tous les points de vue, ce qu'elle est au-
jourd'hui, il est bien évident que les idées de dé-

chéance, de transmission et d'universalité dans


la déchéance sont complètement inintelligibles,

et que le péché originel n'est qu'un mot vide de


sens. Il ne peut être un fait qu'à la condition :

1° que toute l'humanité soit contenue dans Adam,


son premier et unique ancêtre; 2° que cet an-
cêtre ait possédé, avant de déchoir, une perfec-
tion dont il ne reste plus que le souvenir. Voilà

mes deux propositions. Allons aux preuveb.


LHUMANITE DAiNS ADAM.

Que l'humanité n'ait qu'un berceau, qu'elle


soit une par la nature et le sang, c'est une des
premières vérités quenous enseignent les Saintes-
Lettres. Rien de plus simple et de plus gran-
diose en même temps, rien de plus précis et de

plus mystérieux que le récit biblique nous ra-


contant l'origine de nos premiers parents. Dieu,
ayant créé le monde avec ses admirables gra-

dations, semble recueillir sa pensée et ses forces


pour le couronnement de son ouvrage. — « Fai-

sons l'homme, dit-il, à. notre image et ressem-


blance : Facianms hominein ad imaginem et

similitudinem nostram '


. » — Issu du limon que
vient d'animer l'esprit de vie, l'homme paraît.

Plus beau que toutes les créatures, par les formes


nobles et harmonieuses de son corps, il pro-
mène autour de lui son regard dominateur et
prend, par la pensée, possession de l'univers.
Pendant que la vie fermente et se multiplie à

ses pieds, va-t-il rester seul et stérile au som-


met de la création? — Non, Messieurs; Dieu le

1. Gènes, cap. i,
l'humanité dans ADAM. 61

regarde et prononce qu'il n'est pas bon que


l'homme soit seul, qu'il a besoin d'une aide qui
lui ressemble : Non est bonum hominem esse

solum, faciamus ei adjutorium simile sibi^ .

Pourquoi cette aide? — pour partager le fardeau


de la royauté? — C'est inutile, il le porte allè-

grement; sa vaste et fière intelligence suffit à la

tâche que Dieu lui a imposée en lui ordonnant


de gouverner et de se soumettre toute créature.
Mais parce qu'il lui faut imiter son principe dont

la tendance est de se communiquer, parce qu'il

ne peut garder pour lui tous les germes de vie


que Dieu a déposés dans ses flancs, parce que, dit

saint Thomas, les hautes fonctions de son intel-


ligence ne doivent pas être sacrifiées aux fonc-
tions inférieures d'où naît la vie du corps, il lui

feiut une aide en qui réside toute la force passive

de la génération dont il conserve en souverain


dispensateur toute la force active^ . Faisons
donc pour l'homme, dit le Seigneur, une aide qui
lui ressemble : Faciamus ei adjutorium simile
sibi.

\. Gènes, cap. ii, 18.


2. Cf. Sianm. TheoL, I p., qufest. 92, a. i : Utrum mu-
lier debuerit produci in prima rerum productioné?
l'humanité dans ADAM.

Voici le mystère, Messieurs. L'incrédulité

s*ef1brce de le tourner en dérision. Elle a beau


faire, jamais elle ne persuadera aux cœurs
chastes, ni aux esprits droits et sérieux, d'en

mépriser la sublime poésie et les profondes si-

gnifications. — Dieu pouvait pétrir de la même


matière dont il s'était servi déjà le corps de la

créature humaine qu'il se proposait de donner


pour compagne à notre premier père, et, sous
les yeux ravis du roi du monde, renouveler la

toute-puissante insufflation qui lui avait com-


muniqué la vie. Mais il préfère une surprise d'où
naîtra, avec une plus grande admiration, un
plus grand amour; et jugeant que l'homme ne
serait plus autant son image s'il lui refusait

d'être l'unique principe de toute vie humaine,


il veut tirer de ses flancs le corps qu'il doit ani-
mer. Adam, vaincu par un mystérieux sommeil,
s'est endormi sans rien savoir des projets de
son créateur. Peut-être voit-il en rêve ce qui
se fait, mais il n'y peut prendre part ; une force

surhumaine enchaîne ses sens. Dieu s'approche


en silence, prend une de ses côtes, la recouvre
de chair et fait, de cet os ravi au fils de son
amour, un édifice vivant : la femme, être char-
l'humanité dans ADAM. 63

mant qui attend le réveil de son époux '


. Mais
dormez encore, père du genre humain, dormez,
et laissez- nous méditer un instant, près de votre
compagne, les grands desseins de Dieu.
Eve vient de vous ; de vous et d'elle naîtront

les enfants par lesquels s'exprimera votre com-


mun amour; vous êtes donc, vous qui n'êtes
point né de l'homme, la source première de la
famille humaine, comme le Père inascible est,

dans les cieux, la source première de la famille

divine. Eve vient de vous; de vous et d'elle sor-

tiront les innombrables générations qui doivent


peupler le monde; vous êtes donc le principe
de toute votre espèce, comme Dieu créateur est
le principe de tout l'univers *. Image de Dieu,

1. Immisit ergo Dominus Deus soporem in Adam : cum-


que obdormisset, tulit unam de costis ejus, et replevil car-
nera pro ea. Et aedificavit Dominus Deus costam, quam tu-
lerat de Adam, in mulierem : et adduxit eam ad Adam.
(Gènes., cap. ii, 21, 22.)
2. Conveni'îns tuit mulierem in prima rerum institutione
ex viro formari magis quam in aliis animalibus. Primo qui-
dem, ut hoc quaedam dignitas primo homini servaretur ut
in ;

secundum Dei similitudinem esset et ipse principium tolius


suae speciei, sicut Deus est principium totius universi. Unde
quod Deus
et Paulus dicit (Act., xvii, 26) : fecit ex uno ko*
mine genus humanum. iSumm. Theol., I p., quaBst. 9S^
.

64 l'humanité dans adam.

Eve vient de vous ; vous l'eussiez moins aimée


si Dieu l'eût prise ailleurs que dans vos flancs

généreux; mais, partie de vous-même, elle vous


sera chère autant que peut l'être une créature,
et vous lui serez attaché par des liens qui
dureront autant que votre propre vie \ Eve
vient de vous; non de votre tête où réside l'in-

telligence qui commande, car elle vous sera


soumise ; non de vos pieds qui foulent la terre,

car elle ne sera pas votre esclave; mais elle

vient de votre côté, près du cœur, à l'endroit

mystérieux où les affections émeuvent le fleuve

de la vie et en précipitent le cours, car elle se-

ra votre amie ^ Eve vient de vous; elle vous

attend, réveillez-vous.

Le magnétisme divin a cessé; Adam s'éveille,

1 Secundo, ut vir inagis diligeret mulierem, et ei inse-


parabilius inhcereret, dum cognosceret eam ex se esse pro-
ductam... et hoc maxime necessarium fuit in specie humana,
in qua mas etfœmina commanent per totam vitam. (juod non
coatingitinaliisanimalibus.(Summ.T/i(?o/. Ip.qua3st.9ïi.a.2.)
2. Gonveniens fuit mulierem forraari de costa viri. Ad
significandum quod inter virum et mulierem débet esse so-
«ialis coHJunctio. Neque enim mulier débet dominari ia

virum, et ideo non est formata de capite. Neque débet a


viro despicitanquam serviliter subjecta, et ideo non est for-

mata de pedibus. {Ibid., a. 3.)


L'HUSIAMTÊ dans ADAM. 65

et dans la femme que Dieu lui présente il se

reconnaît. C'est lui-même avec moins de ma-


jesté mais plus de grâce, moins de force mais
plus de délicatesse, moins de fierté mais plus de
charmes. Il regarde, il admire, il s'émeut, iî

tressaille, et son chaste amour, inspiré par l'Es-


prit-Saint, entr'ouvre ses lèvres pour chanter ce
célèbre épithalame qui deviendra la loi fonda-
mentale de la famille : — « Voici l'os de mes os
et la chair de ma chair, on lui donnera un nom
qui rappelle celui de l'homme parce qu'elle

a été tirée de lui : C'est pourquoi l'homme


quittera son père et sa mère et s'attachera à son
épouse; et ils seront deux dans une seule
chair'. » —A ce chant d'Adam Dieu répond
par un commandement qui fera jaillir l'huma-
nité de ses sources : — « Croissez et multi-

pliez : Crescite et miiltiplicamini. d


Tel est le récit biblique, Messieurs. L'histo-

rien sacré nous montre après cela la mère du

genre humain saluant par un pieux cantique

1. Dixitque Adam Hoc nunc


: os ex ossibus meis, et caro
de carne raea ; hsec vocabitur Virago ,
quoniam de viro
sumpta est. Quamobrem relinquet homo patrem suum, et

matrem, et adhœrebituxori suae : et eruat duo iu carne uaa.


(Gènes., cap. u, 23, 24.)
CAKÊME 1877. — 5
66 l'humanité DAiNS ADA«.

renfantement de son premier-né *


; les géné-
rations se succédant et remplissant la terre jus-

qu'à la catastrophe qui remet de nouveau un seul


homme à la tête de l'humanité; et puis les trois
familles de Noé projetant de tous côtés leurs ra-
meaux que Moïse sait si bien, par des noms pro-
pres, ramener à leur tronc. Longtemps on s'est

contenté de cette histoire dont on retrouve quel-


ques traits dans les plus vieilles traditions des
différents peuples, et jusque dans les fables du
polythéisme; mais elle ne suffit plus aux esprits
inquiets et superficiels que trouble la physio-
nomie aujourd'hui si variée du genre humain
dispersé sur toute la surface du globe. Le mo-
nogénisme leur paraît en contradiction avec
les résultats de l'expérience, de l'étude des
langues et des explorations qui nous ont fail

successivement connaître à peu près toutes lei

terres habitées. Gomment admettre l'unité de


l'espèce humaine quand on a devant soi des

types SI profondément différents de couleurs,


de formes, d'expression, de mœurs, de langage?

i, Adam vero cognovit uxorem suam Evam quae con-


:

cepit et peperit Gain ; dicens : Possedihominem per Deum.


(Geues., cap. iv, * .)
L'hUMANITË dans ADAM. 67

Gomment croire que le noir est issu du même


sang que le blanc? que le sauvage repoussant
qui s'affaisse tout entier vers l'animal, et semble
n'avoir comme lui que des instincts, est le frère

du noble Européen dont le front s'illumine des


clartés de la pensée? Ici, ces traits harmonieux
et ce grand air qui se développent dans un angle
droit, là ce crâne qui fuit, cette face qui s'al-

longe, cette mâchoire saillante, ces lèvres

épaisses, ce nez aplati, ces oreilles difformes;

ici le pygmée, là le géant; ici l'activité intelli-

gente, là le rêve, plus loin l'abrutissement; est-

ce que tout cela peut être de la même famille?

Remarquons encore que l'oreille vient en


aide à la vue pour trancher les différences. Elle
perçoit des sons qui n'ont entre eux aucune
parenté : cris rauques et gutturaux, sifflements,

mélodieuses intonations. Comparez ces sons


entre eux et aux idées qu'ils expriment, vous
passez tour à tour des constructions bizarres
aux arrangements méthodiques, de la misère à
l'opulence, de la simplicité à l'emphase, de la
Débuleuse poésie à la précision scientifique. II

ne s'agit point ici, qu'on le sache bien, de dia-


lectes dont les désinences variées ne peuvent
68 l'humanité dans adam.

cacher la langue mère qui les a produits mais


;

d'idiomes tellement irréductibles et indépendants


les uns des autres,qu'ils n'ont évidemment pas
pu jaillir d'une même source.

Rappelons-nous enfin ce qu'il nous a fallu de


génie et de force, de courage et de patience
pour découvrir les lointaines contrées déjà
envahies par le genre humain; de quels moyens
perfectionnés nous disposons pour vaincre les
distances et triompher des tempêtes de l'Océan.
Ce simple souvenir suffira pour nous convaincre
de l'impossibilité où se trouvaient les peuples
anciens de passer d'un hémisphère à l'autre, sur
leurs frêles ou lourdes embarcations, lancées à
l'aventure, à travers des flots où les calmes ne
sont pas moins dangereux que les orages.
Profonde diversité des typés et des idiomes,

impossibilité du peuplement de l'Amérique et

des îles reculées de l'Océanie, par migrations ou

expéditions, aux dates où ce peuplement a dû


se faire : tout proteste contre l'unité de l'espèce

humaine. Cessons donc de nous en rapporter


aveuglément à des légendes qui n'ont pour fon-
dement qu'un intérêt religieux dont la science

ne doit pas tenir compte. Considérons l'huma-


L'HUM.\N1TÉ dans ADAM. 69

nité comme un genre divisé en un certain nom-


bre d'espèces, dont l'origine se rattache à plu-
sieurs centres de production ou de création.
A-insi raisonnent les polygénistes. Avant de
leur fermer la bouche, par une preuve souve-
raine que nous fournit la science physiologique,
examinons l'un après l'autre les fondements de
leur argumentation.
La diversité des types est un fait indéniable;

mais, sous cette diversité, la nature humaine


reste partout semblable à elle-même dans sa
conformation générale, ses aptitudes et ses ten-
dances. Partout l'homme est l'animal royal qui

se tient debout pendant que les autres rampent,


partout il exerce sur les règnes inférieurs de la
création la même domination. Partout sa tête
superbe regarde le ciel, partout ses pieds foulent
fièrement le sol, partout ses mains industrieuses
se prêtent à de merveilleux ouvrages qu'il mo-
difie selon ses besoins ou ses fantaisies, partout
son cerveau est le siège d'une intelligence oi

brille la pensée, partout il exprime par un lan-


gage articulé, non-seulement des instincts el
des passions, comme la brute, mais des idées.
Partout il reconnaît comme règle de sa vie les
70 l'humanité dans adam.

mêmes grands principes de morale, partout il


adore un être supérieur, partout il est perfectible,
partout il est sujet aux mêmes maladies mani-
festées par les mêmes symptômes, partout,

condamné à la mort, il aspire à l'immortalité.


Ces ressemblances fondamentales, qui indiquent
si clairement une seule et même nature dans
l'humanité, sont-elles donc si peu de chose qu'on
puisse raisonnablement leur préférer des diffé-
rences superficielles, infiniment plus nom-
breuses et plus fortement accusées chez d'au-
tres espèces animales? Prenez le squelette de
l'homme dans toutes les races, n'aurez-vous pas
quant à la conformation et à la taille, moins de
différence qu'entre le boule-dogue et le lévrier,
le terre -neuve et le chien de Havane? Compa-
rez les chevelures et les barbes de tous les peu-

ples, seront-elles plus dissemblables que ne le

sont entre elles la toison du mérinos et la maigre


pelure du mouton de Sologne? Réunissez les

couleurs de tous les visages humains, depuis le

noir le plus foncé jusqu'au blanc le plus pâle,


obtiendrez-vous plus de variétés qu'il n'y en a
dans la gent pigeonnière? — La couleur, qui pa-
raît au premier abord le signe le plus caractéris-
l'humanité dans ADAM. 71

tique de la race, est loin d'avoir l'importance


qu'on lui donne assez généralement. Il y a sous
une peau noire des types réguliers que ne dé-
daignerait pas la statuaire, sous une peau blan-
che des types difformes auxquels il ne manque
que la couleur pour devenir des nègres parfaits.
La plupart d'entre vous, Messieurs, savent que
la peau du nègre est exactement semblable à la

nôtre quant à la nature et à la disposition de


ses tissus. La coloration est un phénomène
local purement accidentel et à peu près insigni-
fiant pour la détermination de l'espèce \

i. Nous regarilerons la peau, considérée daas son en-


semble, comme composée essentiellement de trois couches :

le derme, Vépiderme et le corps muqueux de Malpighi.


Tous les anatonâstes admettent l'existence de ces trois cou-
ches ; mais ils varient dans l'appréciation des rapports qui
les unissent, et chacun d'eux les subdivise ensuite en un
certain nombre d'autres couches secondaires. Il est inutile
d'entrer dans ces détails. La première forme le cuir ou 1;/

peau proprement dite; il est situé plus profondément ei

largement abreuvé de sang par une foule de vaisseaux ra-


mifiés à l'infini. C'est à eux qu'il doit la teinte rouge qu'i'
présente à l'œil nu lorsqu'on le met à découvert; mais si or
l'examine à un grossissement suffisant, on aperçoit entre les
mailles des réseaux vasculaires les tissus propres qui !e
composent, et ces tissus sont aussi blancs chez le nèçre de
Guinée que chez l'Européen. — Tout à fait à l'extérjeur. se
trouve l'épiderme, couche d'apparence cornée, composée de
72 l'humanité dans adam.

Aux analogies se joignent des faits indiscu-


tables qui plaident contre les conclusions exa-

gérées que les polygénistes prétendent tirer de


la variété des types. Quelle diversité d'aspect

,nmelles translucides plus ou moins intimement adhérentes


entre elles, et dont la demi-transparence permet d'aperce-
voir la teinte générale des tissus placés au-dessous. Cette cou-
che est encore entièrement semblable dans toutes les races.
C'est entre le derme et l'épiderme que se trouve placé le

corps muqueux, siège de la coloration. Celui-ci se compose


de cellules pressées les unes contre les autres, et superposées
de manière à former un certain nombre de stratifications.
Jusqu'ici encore tout est pareil chez le nègre et chez le

blanc; mais dans ce dernier le contenu des cellules même le

plus profondément situées est, dans la plupart des régions du


corps, presque incolore, et ne présente qu'une légère teinte
jaunâtre : cette couleur se fonce chez les races jaunes et
chez les blancs eux-mêmes, quand ils ont le teint brun;
thez le nègre enfin, elle devient d'un noir plus ou moins
brunâtre. — On voit à quoi se réduit ce phénomène de la
coloration diverse des races humaines. De l'une à l'autre,
il n'y a pas apparition d'organes ou d'éléments organiques
nouveaux; il n'y a qu'une couleur qui, à partir d'un terme
moyen, se fonce ou s'affaiblit, et passe d'une nuance à l'au-
tre,de manière à devenir plus ou moins prononcée dans
chacun de ces éléments.
Tel qu'il est néanmoins, ce fait pourrait être considéré
comme ayant une valeur réelle dans la question qui nous
occupe, s'il était constant, c'est-à-dire si chaque teinte spé-
ciale concordait toujours avec d'autres caractères plus im-
portants propres à certains groupes humains; mais il n'en
est pas ainsi, et c'est surtout à propos de l'homme qu'on
L HUMANITE DANS ADAM.

entre le Lapon et le Hongrois! et pourtant leur


idiome atteste qu'ils eurent une origine com-
mune. Les Tartares et les Turcs diffèrent phy-
siquement des Mongols, cependant ils ont des
langues de même famille. Ainsi, Messieurs, des

Tchermesses et des Vogules aux cheveux noirs


et aux yeux bruns, des Finnois et des Permiens
aux yeux bleus et aux cheveux rouges*. Du
reste n'allons pas si loin à la poursuite des faits.

J'ai dans l'idée que si l'on nommait une société

savante à l'effet de rechercher dans la seule

race française et de réunir dans la seule ville de


Paris les types les plus divers, il ne lui faudrait,

au bout de quelques années, qu'un peu de pein-


ture pour offrir à notre curiosité une collection
complète de Lapons, Samoyèdes, Tartares^
Mongols, Indiens, Malais, Gafres,- Hottentots,
Patagons et le reste.

peut répéter ce que Lhiné disait à propos des fleurs -.Ni-

viium ne crede colori. Tous les hommes noirs ne sont


pas des nègres : il en est parmi eux qui se rattachent, par
une parenté incontestable et très-proche, aux populations
les plus blanches. (Quatiefages, Histoire naturelle de
l'homme. Unité de l'espèce humaine. Revue des ûeœs
Mondes, 1«' février, 1861.)
1. Cf. Cantu, Histoire unioerselley liv. I, chap. m. Unité
ie l'espèce humaine.
7i L'HUMANITÉ DANS ADAM.

La variété des langues ne prouve pas plus


contre l'unité de l'espèce humaine que la variété
des types. Sans doute, les découvertes des der-
niers siècles nous ont révélé tant d'idiomes
divers que leur multiplicité a pu effrayer un
instant les monogénistes; mais, promptement
revenus de leur perplexité, ils se sont mis réso-

lument à l'étude et n'ont pas tardé à recueillir

le fruit de leur courageuse entreprise. Toute


langue se compose de deux parties; l'une
immuable, lautre flexible el changeante. Cette
dernière, successivement transformée par le tra-

vail de l'homme, peut rendre au bout de huit


ou dix siècles une langue entièrement mécon-
naissable. Personne aujourd'hui ne parle plus

le français de Charles le Chauve; il n'y a que


les érudits qui le comprennent. Les racines, au
contraire, résistant à toutes les manipulations

que subissent les désinences, demeurent au fond


de tout idiome comme le signe indicateur de sa
provenance. L'étude de ce signe a permis à la
science de diviser le langage humain en trois

groupes primitifs. Celui-ci où dominent les

langues sans grammaire, ressemblant aux cris


d'un enfant, énergiques mais sans liaison celui* ;
l'humanité dans ADAM. 76

là composé des langues sémitiques pleines de


vitalité et de chaleur, vêtement naturel de cette
brillante poésie où les impressions et les sen-

sations se succèdent avec rapidité; cet autre

comprenant tous les idiomes indo-européens,


riches, réguliers, flexibles autant que féconds,
également propres à la poésie, à l'exposition
des faits et à la précision scientifique. Déter-
miner ces groupes, démontrer qu'une seule
langue traversant l'Asie et l'Europe, de Geylan
à l'Islande, unit sur une large zone les peuples
les plus divers, c'était un beau travail. Mais, en
fin de compte, puisque n^us sommes en présence
de trois groupes parfaitement distincts, ne
devons-nous pas conclure à la multiplicité des

espèces? — Préoccupée de cette question, la

science a poussé plus avant ses recherches.


Après avoir réduit le nombre des idiomes indé-
pendants, elle a examiné avec soin leurs affi-

nités dans des éléments communs appartenant


a leur essence', et ayant trouvé ces élémenti

1. J. de Xylander, Das Sprackgeschichte der Titanes...


Histoire des langues titanes, après avoir examiné la langue
mautchoue au point de vue de la grammaire et de la syn-
laxe, compare avec autant de mots grecs deux mille cinq
76 l'humanité dans adam.

el:e a conclu que ces idiomes ont été originai-


rement réunis en un seul, que ce n'est pas une
séparation graduelle ni un développement indi-
viduel qui ont créé entre eux des différences,

mais une force active, violente, extraordinaire,


suffisant pour concilier les apparences de con-
flits et pour expliquer du même coup les res-

semblances et les différences '


. Ainsi parlent
des savants distingués dont l'autorité est du
plus grand poids dans la philologie.

cents paroles mantchoues appartenant, partie au style élevé,


partie au style familier, et il en conclut que les principes
élémentaires, les radicaux, les désinences, sont les mêmes
dans les deux langues; il va jusqu'à penser que mant- le
chou est un dialecte primitif du grec. Étendant ensuite ses
recherches sur les idiomes tonguses, qui, selon l'Asie poly-
glotte, dépassent le nombre de deux cents, sur le mongol,
le turc, le thibétain, le chinois, le hongrois, le finlandais,
le samoyéde, le jenisée, l'œnos, le kamtschadale, le cor-
gak, le gincagire, le ciousco, le coréen, le japonais, le bir-
man, le siamois, l'annamite, le pegouan, le malais, le géor-
gien sémite, il se voit forcé de convenir que toutes les
langues parlées aujourd'hui en Europe, en Asie, dans le

Dord et le nord-est de l'Afrique et dans le plus grand


nombre des îles situées entre l'Asie et l'Amérique, ont entre
elles im degré de parenté plus ou moins étroit, ainsi que

le prouve encore la syntaxe du grec antique, (Apud Cantu,

loco citât.)
1. Cf. Wiseman, Discours sur les rapporti entre la
âdmce et la religion révélée, 2» discoiu-s.
L'HUMANITE DANS ADAM. 77

Toutefois, Messieurs, quand bien même nous


accorderions que les idiomes primitifs n'ont
entre eux aucun élément commun, qu'ils sont

parfaitement indépendants et absolument irré-


ductibles, aurions-nous une démonstration
absolue de la multiplicité des espèces dans
l'humanité? Nullement. Tout au plus pour-
rions-nous former une conjecture promptement
balancée par une autre conjecture. Les idiomes
diffèrent; mais l'unité des idées primordiales, la

communauté des traditions fondamentales, la

possibilité de traduire l'un par l'autre tous les

langages humains, la faculté que tout homme


possède de s'assimiler toutes les langues, nous
autorisent à croire que la multiplicité des
idiomes n'est point un fait originel, mais un
accident dans la vie de l'espèce humaine; et
cette conjecture devient une certitude quand
nous lisons ce passage de la Bible : — « Il n'y

avait d'abord qu'une seule langue par toute


la terre, et les hommes parlaient de la même
manière; mais Dieu voyant leur orgueil dit:
— Allons, descendons et confondons leur lan-

gage. — Et la langue de toute la terre devint

confuse, les hommes ne s'entendirent plus,


78 L'nUMANITÉ DANS ADAM.

et Dieu les dispersa sur la face du monde *. »

L'autorité de ces lignes, écrites à l'époque où


l'humanité plus rapprochée de ses origines et
pleine encore du souvenir des faits qui avaient
décidé sa dispersion n'avait aucun intérêt à in-
venter ces faits, ne peut être détruite par une
simple conjecture scientifique. Si la philologie

pouvait invoquer en sa faveur le témoignage des


autres sciences, le récit de la Bible en serait peut-
être ébranlé. Mais l'observation philosophique,

comme je vous l'ai montré tout à l'heure, la

topographie du globe, l'étude des monuments,


les traditions, la physiologie elle-même, comme
nous le verrons bientôt, étant d'accord avec le

récit biblique de l'origine de l'espèce humaine,


nous sommes autorisés à croire comme certain

ce que l'Écriture nous dit de la confusion des


langues et de la dispersion du genre hu-
main.

1. Erat autem terra labii unius et sermonum eorum-


dem... Descendit autem Dominus... et dixit... Venite, des-
cendamus et confundamus ibi linguam eorum, ut non audiat
unusquisque proximum suum... Et confusum est labium
universae terrae, et inde dispersit eos Dominus super faciem
cuactarum regioniim. (Gènes., cap. xi, 1-9.)
ï,'humanité dans Adam. 79

Doutez-vous de cette dispersion, Messieurs?


Vous semble-t-il impossible que les contrées
lointaines, dont le xvf siècle a commencé la

découverte, aient été peuplées par des émi-


grants partis d'une seule région? Eh bien,

prenez une carte générale du globe. Si elle est


bien faite, en quelques minutes votre opinion
sera fixée. L'Europe, l'Asie et l'Afrique sont

soudées ensemble : de proche en proche on


peut, sans quitter la teiTc ferme, en gagner
toutes les frontières. L'Amérique seule paraît
faire monde à part, cependant elle projette
vers l'Islande, île extrême du nord de l'Eu-
rope, la vaste terre du Groenland, et n'est

séparée que par le détroit de Behring du nord


de l'Asie. L'archipel des Aléouliennes, du
Kamtchatka à la presqu'île d'Aliaska, offre aux
navigateurs novices une série d'étapes mari-
times. L'archipel des Kouriles unit le Kamt-
chatka au Japon, le Japon est voisin de la

Chine. Déjà trois voies pour passer de l'ancien


au nouveau monde. Ce n'est pas tout. La mer
a, comme la terre, ses routes marchantes,
fleuves immenses sans source et sans embou-
chure ; les courants. Dans l'océan Pacifique,
80 . l'humanité dans adav.

le Kurosiwo *
porte sur les côtes de Califor-
nie les flottes du Japon et de la Chine qui,

près de vingt siècles avant l'ère nouvelle, con-


naissait déjà la boussole. Le contre-courant
équatorial emporte le Malais jusqu'à l'isthme

de Panama. Sur les flots du grand traversier

de la mer des Indes, l'Africain du Cap gagne


l'Australie et la Nouvelle-Zélande, déjà unies
à rindo- Chine par les îles de la Sonde. Dans
l'Atlantique, la Guinée s'abouche avec le Brésil

par le courant équatorial du sud, et le hardi


Phénicien, après avoir franchi les colonnes
d'Hercule pour explorer la côte africaine de
l'ouest, peut tomber dans le courant équatorial
du nord et aborder aux Antilles. Des trois

parties de l'ancien monde l'émigration vers le


nouveau monde est possible ; voilà ce que nous
dit la géographie. Elle s'est faite; voilà ce que
nous déclarent l'histoire et les monuments. Dès
'
le ix* siècle, une bulle du pape Grégoire IV

1- On appelle aussi ce courant, courant de Tessan, du

nom de M. de Tessan qui en a constaté l'existence dans le


voyage pendant lequel il accompagnait en qualité d'hydio-
gi aphe le capitaine Dupetit-Thouarg.
2. Ad Ansgarium (835).
L'HUMANfrÉ DANS ADAM. 81

fait mention des missions d'Islande et du


Groenland; vers la fin du xiii* siècle les frères

prêcheurs fondent, dans ce dernier pays, un


de leurs couvents. Dans une de leurs expédi-
tions, les Espagnols aperçoivent, près de la

côte californienne, les proues dorées et les

vergues argentées des jonques marchandes de


la Chine et du Japon '. Vasco Nunès, en tra-

versant l'isthme de Panama, rencontre près du


cap Darien des nègres africains. Fernand
Cortez, recevant les confidences de l'infortuné
Monlézuma, apprend de lui que ses ancêtres
sont venus des pays lointains d'outre-mer \

i Ce fait est raconté par Gomara, compagnon de Fer-


.

nand Cortez.
Nous savons par nos livres que les habitants de ce
2. «

pays moi ne sommes pas indigènes, mais que nous ve-


et

nons de très-loin. Nous savons encore que le chef qui guida


nos aïeux retourna pour quelque temps dans son pays natal,
Bt revint ensuite pour y ramener ceux qu'il avait laissés.
Mais il les trouva mariés avec les femmes de ce pays, pères
de nombreux enfants, et vivant dans les villes qu'ils avaient
bâties; si bien qu'ils ne voulurent pas obéir à leur ancien
maître, qu'il s'en alla seul. Nous avons toujours cru que
ses descendants viendraient un jour prendre possession da
nos contrées ; maintenant, puisque vous venez du côté où
se lève le soleil, et que vous me dites nous connaître de-
puis longtemps, je ne puis douter que le roi qui vous envoie

CAliÊME 1877. — 6
82 l'humanité dans adam.

Enfin les traditions, les cosmogonies, les édi-


fices religieux, les palais, les hiéroglyphes, les

institutions des peuples de l'Amérique à l'épo-


que de la conquête espagnole offrent de telles

ressemblances avec ceux de l'Asie, qu'il est

impossible de nier leur parenté *.

ne soit notre maître naturel. » (Première lettre de Cortez,


§§ 21 et 29, citée par Cantu. Histoire universelle, liv. I,

chap. m. Unité de l'espèce humaine.)


1. Humboldt qui de ses propres yeux a examiné toute la
terre, insiste sur les analogies qu'offrent les Américains avec
les Mongols et d'autres peuples de l'Asie centrale. « On
s'étonne, dit-il,' de trouver à la fin du xv* siècle, dans un
monde que nous appelons nouveau, des institutions antiques,
des idées religieuses, des formes d'édifices qui dans l'Asie
paraissent remonter à l'aurore de la civilisation; il en est
des traits caractéristiques de l'humanité comme de la struc-

ture intérieure des végétaux répandus sur la face du globe :

partout se manifeste un type primitif, malgré les différences


produites par les climats et le sol, et par la réunion de
beaucoup de causes accidentelles, et la communication des
deux mondes est prouvée d'une manière indubitable par les

cosmogonies, les monuments, les hiéroglyphes, par les insti-

tutions des peuples de l'Asie et de l'Amérique. {Vue des Cor-


dillères et monuments des peuples indigènes d'Amérique.)
A l'occasion des Indiens Jowais, venus à Paris en 1845,
Honoré Jaquinot disait : t J'ai visité les Iles principales

de la Polynésie, et j'y ai remarqué les plus grandes ana-


logies avec les Américains. La ressemblance de physio-
nomie est pour moi la meilleure preuve de l'identité des

I
Américains et des Polynésiens; miùs si je voulais consulter
l'humanité dans ADAM. 83

Vous le voyez, Messieurs, les fondements


destinés à soutenir la thèse des polygénistes

îes mœurs, les témoignages se présenteraient en foule.


Quelque diversité qu'on trouve dans leur genre de vie, ils

ont le même degré do civilisation, une hiérarchie sociale et


sacerdotale presque égale, des religions également obscures,
une égale vénération pour les tombeaux. Parmi les Man-
danes, comme à la Nouvelle-Zélande et aux Marquises, les
cadavres sont exposés sur des travées, et l'on apporte de la
nourriture aux froides dépouilles. Chez les Assiniboines et
îes autres tribus, une grande place pavée se trouve devant
chaque village pour les assemblées; il en est de même aux
Marquises et dans d'autres îles polynésiennes. Sur les rivages
de l'île de Pâques, d'énormes rochers ont été sculptés en
forme de géants; sur d'autres points de l'Océanie, et surtout

dans l'île d'Oualan, on voit des murailles formées de masses


prodigieuses, problème pour les navigateurs et trace des
constructions cyclopéennes dont les deux Amériques sont
couvertes. Les Polynésiens, comme les Américains, aiment
les ornements, se peignent avec de vives couleurs, se ta-
touent la peau, s'épilent, se rasent une partie de la tête,
percent et allongent le lobe de l'oreille auquel ils sus-
pendent de lourdes parures. Les indigènes d'Oualan se
couvrent la lèvre inférieure d'une coquille, et cel usage est
répandu sur la côte nord-ouest de l'Amérique Le vêtement
des chefs de Taïti, appelé tiputa est le poncho des Arauca-
oiens. Ces deux peuples sont guerriers , se servent des
mêmes armes, et la chevelure de l'ennemi est leur trophée.
Un si grand nombre d'analogies, qu'il me serait facile de
multiplier, peuvent-elles provenir du hasard? > (Cité par
Cantu. Histoire universelle, li?. I, chap. m. Unité de l'e$-
pèce humaine.)

i
•S4 L'HUMANITÉ DANS ADAM.

contre l'unité de l'espèce humaine son'- si peu


solides, que cette thèse branle sur tous les
points. Voici maintenant l'argument décisif

sous les coups duquel elle doit s'écrouler; il

nous est fourni par la science physiolo-


gique.
L'homme, par son corps, est soumis aux
lois qui gouvernent le règne animal. Or, tout
animal est doué d'une double force : d'une
force plastique en vertu de laquelle il peut,
sous l'influence des milieux, modifier acciden-
tellement sa nature, d'une force de transmis-
sion en vertu de laquelle il communique sa
nature avec les modifications qu'elle a subies.
De ces deux forces combinées procèdent l'es-
pèce et la race. Autant la force plastique est

flexible en ses effets, autant la force de trans-


mission est immuable. Il faut qu'elle reste dans
l'espèce pour qu'elle se perpétue. Si elle s'es-

saye d'un genre à un autre genre, elle est bien-


tôt punie par la stérilité de la violence qu'elle
fait à la nature. Le croissez et multipliez-vous

qui fut prononcé à l'aurore des temps sur toute


vie ne sort donc pas des rivages de l'espèce, de
sorte que le signe vraiment caractéristique de
l'humanité dans ADAM. 85

l'espèce ne doit pas être cherché ailleurs que


dans la fécondité continue.
L'espèce peut se définir : « L'ensemble des
individus plus ou moins semblables entre eux
qui sont descendus, ou qui peuvent être re-

gardés comme descendus, d'une paire primitive


unique, par une succession ininterrompue de
familles '. i^ Dans ces conditions, le monogé-
nisme est la seule doctrine que la science nous
permette d'accepter. En effet, Messieurs, pen-
dant que la sélection appliquée à des individus
de choix, pris dans des genres qui se touchent,
ne vous donne jamais que des produits hybrides
dont la force de transmission est nulle ou li-

mitée à quelques générations, l'union de


l'homme et de la femme, quelle que soit la

différence des types, reçoit de la bénédiction

divine une vertu qui traverse indéfiniment les

familles. Les sangs du nègre et du blanc ne


sont point des liqueurs étrangères qui refusent
de se fondre pour imprégner l'être qu'ils pro-
duisent de la chaleur communicative de la

1. De Quatrefages, Histoire naturelle de l'homme. Unité


de l'espèce humaine. (Revue des Deux Mondes, i^' jan-
vier 1861.)
86 l'humanité dans adam.

vie; comme deux fleuves amis, ils mêlent leurs


ondes fertiles dont on reconnaît les sources
dans une teinte mixte, qui va se modifiant d'al-
liances en alliances jusqu'à ce que le sang le

plus pur ait triomphé. Bref, Messieurs, entre


tous les couples de l'humanité la fécondité est
continue, donc l'humanité est une seule espèce
à moins, comme le fait très-bien remarquer un
savant naturaliste, « que les lois qui régissent

l'organisme humain ne soient en contradiction,


sur les points importants et véritablement ca-
ractéristiques, avec les lois auxquelles obéis-

sent tous les autres organismes vivants \ »


La force de transmission prouve l'identité

de l'espèce et la conserve ; la force plastique


représentée par les instincts, les habitudes, les

passions, et soumise à l'influence des milieux,

peut, ainsi que je l'énonçais tout à l'heure,

introduire dans une espèce des modifications


considérables sans en changer l'essence. Ces
modifications s'affermissent, s'accroissent, se

multiplient par l'hérédité et par la fixité de

1. De Quatrefages, op. cit. (Revue des Deux Mondes,


15 décembre 1860.)
iHUMAiNlTÉ DANS ADAM. 87

l'habitat. L'hérédité., nous lui devons trop de


biens et trop de maux pour que nous puissions

en nier la mystérieuse vertu; l'habitat, nous en


constatons à chaque instant l'action complexe.
Si les êtres insensibles la subissent, si le

marbre, par exemple, n'a point sous la lumière


assombrie de nos climats les tons chauds et
resplendissants qu'il revêt sous les beaux cieux

de Grèce et d'Italie, combien plus les vivants

chez qui l'inertie est remplacée par la force

d'assimilation. Telle fleur pâlit et s'étiole sous

notre ciel changeant, qui étale au grand soleil


des tropiques sa vaste corolle et ses vives cou-
leurs; telle touffe rabougrie des montagnes
devient, dans la vallée plus chaude, un arbuste
opulent ; tel arbre, qui languit sur un sol dessé-

ché, tire d'un sol humide un tronc et des ra-

meaux gigantesques. Plus que les végétaux,


l'animal se transforme sous l'influence de
l'habitat, parce que sa vie plus parfaite colla-
bore plus activement avec les causes extérieures.
L'homme seul, le plus parfait des vivants
sera-t-il donc immobile ; et devrons-nous ren-
contrer partout son type uniforme quand dans
Bon organisme plus délicat, plus impression-
L'HUMANITË dans ADAM.

nabie, plus flexible, la force plastique prête

aux forces du dehors un plus énergique con-


cours? Cela est impossible, Messieurs. Rappe-
l.es-vous ce que nous avons dit en traitant de la

nature de l'homme : c'est un animal raison-

nable, l'âme est en lui la forme du corps ; ses

habitudes et ses passions ont leur reflet dans la

physionomie. Il ne se peut donc pas que des


traditions pieusement conservées, une intelli-

gence cultivée, l'amour du beau et du grand,


les nobles efforts de la liberté contre les appé-
tits de la matière, des mœurs policées, des

institutions sages donnent à un peuple la même


physionomie que la vie au jour le jour dans un
oubli grossier, l'unique application aux exer-
cices du corps, la stupide indifférence, la satis-

faction constante des appétits matériels, des

mœurs dissolues, une oppression barbare ou


une sauvage indépendance. Joignez à cela l'ac-

tion des causes physiques travaillant l'orga-

nisme au dehors pendant que l'âme le travaille

au dedans : mouvement et qualité de l'atmo-


sphère, lumière, chaleur, électricité, nourri-

ture. Supposez, avec un de nos grands natura«

listes, que les forces de la nature se sont émous-


l'humanité dans ADAM. 89

sées, mais qu'à l'époque où l'espèce humaine


è'est divisée en groupes fondamentaux l'action
du climat était bien supérieure à ce qu'elle est
aujourd'hui \ Ajoutez, enfin, l'obstination de

1. Les grandes variétés de l'espèce humaine ne sont pas

un ouvrage récent des causes naturelles à l'inûuence des-


quelles l'homme est soumis, comme les causes secondaires
qui consistent dans les maladies de la peau et les qualités
des cheveux. Lorsque l'espèce humaine a été divisée en
groupes fondamentaux, lorsque les différentes races ont
commencé d'exister, l'action du climat était bien supérieure
à ce qu'elle est aujourd'hui. Elles ont été produites, ces
races, à une époque très-rapprochée de la dernière catas-
trophe qui a bouleversé la surface du globe. Tous les élé-

ments dont la réunion compose ce que nous appelons l'in-


fluence du climat, présentaient, dans ces temps d'agitation
et de désordre, une puissance bien supérieure à celle qu'ils

peuvent manifester maintenant, où un calme d'un grand


nombre de siècles a émoussé toutes les forces de la nature
les unes par les autres, et enchaîné l'action d'un grand
nombre de substances par leur rapprochement, leur mélange
et leurs combinaisons. A cette époque voisine de la destruc-
tion de la surface du globe, où les lois conservatrices étaient,

pour ainsi dire, encore suspendues, où chaque chose était,

en quelque sorte, hors de sa place, les extrêmes étaient


bien plus éloignés les uns des autres, les contrastes plus
frappants, les changements plus soudains; et c'est cette suc-
cession rapide de causes contraires ou du moins très-diffé-
rentes, qui a toujours fait éprouver aux êtres organisés les
effets les plus marqués, les modifications les plus profondes,
les altérations les plus durables. — Le climat a donc pu
produire, dans le temps, les races de l'espèce humaine.
90 l'humanité dans adam.

certaines familles à ne point quitter leurs mi-


lieux, à ne point sortir de leur sang, vous vous
expliquerez peut-être l'existence, dans l'espèce
humaine, de ces variétés enracinées que nous,
'.
appelons des races

comme il en produit encore les variétés du second ordre.

(Lacépède, ap. De Houën, Baron d'AIvimare, Recueil de


réfutations des principales objections tirées des sciences et
dirigées contre les bases de la religion chrétienne par l'in-

crédulité moderne, p. 243-244.. Paris, 1843.)


1. La race peut se. définir : — < L'ensemble des individu»
semblables appartenant à une mêmV espèce, ayant reçu
et transmettant par voie de génération les caractères d'une
variété primitive. î (De Quatrefages , op. cit.) Voici la
classification des races d'après ce même auteur : \° race
blanche : branches tchoude (Esthoniens, etc.), caucasienne,
basque, sémitique (Hébreux, Arabes, Abyssiniens), libyenne
(Kabyles, Touaregs, Égyptiens), indone, iranienne, helléno-
latine, slave, germanique et Scandinave, celtique; 2» race
jaune branches sinique (Chinois, Indo-Chinois, Tibétains),
:

mongole ou towanienne (Turcs, Kalmouks, Mandchous),


ougrienne ou boréale (Samoyèdes, Ostiaks, Lapons);
3» race nègre : branches mélanésienne, africaine (Tarné-
tans, Cafres, Guinéens), saab (Boschimen, Hottentots). A
cette énumératîon, qui ne contient que les races pures, il

faut ajouter la classification des races mixtes, qui sont nom<


breuses et importantes. A la race jaune se rattachent parti»

culièrement les familles japonaise, malayenne (Hovas, Ma-


lais), polynésienne (Tahitiens), puis l'ensemble des fomilles
qui ont peuplé l'Amérique du Nord (Esquimau.x, Colom-
biens, Chinouks, Californiens, Comanches, Moquis, Mexi-
cains, Guatémaliens, Delawares, Hurons, Cherokees, Choc-
L'HIMANITÉ dans ADAM. 91

Mais,lors même qu'une ombre planerait en-


core sur leur formation, vous ne pouvez pas la
projeter sur cette vérité acquise à la science :

L'humanité est une seule espèce. Si, acceptant


cette vérité et voulant en même temps vous
dégager de toute difficulté, vous me faites re-
marquer que Dieu a bien pu créer en divers

lieux plusieurs couples de la même espèce, je

vous réponds que c'est une aflirmation dont il

vous est impossible de faire la preuve ', qu'une


affirmation de ce genre doit céder le pas à une
histoire vénérée pendant plus de quarante
siècles par des millions d'hommes, confirmée
parles traditions, les sciences naturelles, l'étude
des langues, la géographie, et je vous somme,
de par le bon sens, d'accepter ce grand prin-
cipe auquel est suspendu le dogme de l'incar-
nation réparatrice : — Noue sommes tous frères
d'une même famille; car l'humanité tout en-
tière était en Adam.
En quel état l'humanité était-elle en Adam?
taws, Séminoles, Osages) et Y Amérique du Sud (Yurakarès,
Aucas, Quichuas ou Péruviens, Patagons, Ch/quitos, Moxos,
Guaranis, Botocutlos, Charruas).
1. Voyez Index, réponse à l'analogie entre l'homme, les

végétaux et les animaux, par M. Agassiz.


L HUMANITE DANS ADAiM.

C'est la seconde question qu'il nous faut exa-


miner.

II

La théologie distingue trois états de création.

D'abord l'état de pure nature, dans lequel


l'homme, exempt de péché et muni intrinsèque-

ment de tous les éléments et de toutes les

puissances essentiels à sa constitution, n'a pas


d'autre fin que de connaître Dieu par le moyen
des créatures et de se reposer dans l'amour
plein de douceur de cet objet parfait, sans
jamais atteindre son essence. En cet état, obéis-

sant aux lois qui altèrent et divisent tout com-


posé, le corps est passible et mortel. L'àme,
exerçant son activité par le ministère des sens,
est sujette à l'ignorance et à la concupiscence.

Les images la peuvent tromper, et les appétits

l'incliner, contre les indications de la raison,

vers des biens subalternes près desquels elle

oublie le vrai bien. Condamnée à la lutte, elle

atteint sa fin en se soumettant aux ordres de la

conscience et aux préceptes de Dieu, qui lui

donne les secours naturels dont elle a besoin.


Au-dessus de cet état se trouve immédiate-
L'HUMANITE DANS ADAM. 93

ment placé l'état de nature intègre, qui peut


avoir la même fin que le précédent, mais dans
lequel l'homme est investi de privilèges que
Dieu pourrait lui refuser sans injustice. Par
exemple, la merveilleuse vigueur de son corps
résiste à l'action des forces désassimilatrices

dont la matière est le naturel réceptacle : point

de souffrance, point de mort. La domination


absolue de l'esprit sur la chair préserve l'âme

des défaillances de la pensée, et lui permet de


contenir le peuple des appétits et d'en prévenir
les rébellions. Elle va, d'un pas tranquille et

ferme, vers son dernier terme sur le droit chemin


de la justice et du devoir.
Montons encore, car il est un état supérieur

que la théologie appelle par antonomase l'état

d'innocence, de justice originelle et de sainteté.


Il suppose, avec l'intégrité de la nature, une
fin surnaturelle, c'est-à-dire, une destination
transcendante et toute gratuite de la nature à
la vision intuitive, à la possession immédiate de
Dieu, et comme moyen d'atteindre cette fin,

une pénétration intime de la vie divine qui


transforme l'homme et fait de lui un fils adop-
tif de Dieu, orné des dons de l'Esprit-Saint et
94 l'humanité dans ADAM.

d'habitudes infuses que ses forces natives ne


peuvent produire, et capable d'accomplir, sous la

motion surnaturelle de la grâce, des actes émi-


nents qui lui donnent droit à l'héritage céleste.
C'est dans ce dernier état. Messieurs, c'est-

à-dire dans l'état d'innocence, de justice origi-

nelle, de sainteté, d'où découlait l'intégrité de


la nature, que l'humanité a été créée en la per-
sonne de son premier père. Nous sommes loin,

vous le voyez, des doctrinaires abjects qui font


sortir l'homme des flancs de l'animal, après
avoir fait sortir l'animal des entrailles de la

matière '
; loin encore des philosophes incré-

dules qui donnent pour premier père au genre


humain le sauvage ignorant et grossier, tel

qu'on le voit encore dans les pays que n'a point


éclairés la lumière de la civilisation. Observa-

teurs étourdis qui ne voient pas dans le sau-

vage les signes accusateurs d'une dégradation,


et qui prennent pour une aurore le triste cré-

puscule d'une intelligence près de s'éteindre ^

1. Voyez seizième conférence : La Nature de l'homme,


1" partie.
2. Voyez dans l'Index l'énergique peinture du sauvage
par Joseph de Maistre.
.

l'humanité dans ADAM. 95

Sans produire aussi franchement son type pri-

mitif, une école spiritualiste, plus rapprochée de


nous, méprisant la doctrine catholique et les lu-
mières qu'elle jette sur l'histoire, ne tenant
compte que des misères, des luttes et des trans-

formations do notre état actuel, s'est efforcée

d'établir entre la vie de l'humanité et la vie de

l'individu un parallèle systématique. Elle a ima-

giné,à l'origine de notre histoire,je ne sais quel

état d'enfance, point de départ de tous les pro-


grès de l'esprit humain. C'est la spontanéité
précédant la réflexion, l'ignorance se dissipant

à mesure que les premières générations s'éloi-


gnent de leur berceau \ Cette école a-t-elle
donc oublié le respect qu'ont professé pour
l'antiquité les sages illustres qu'on appelle Con-
fucius, Platon, Aristote, Cicéron, et les hom-
mages qu'ils ont rendus d'une voix unanime
a la sagesse de leurs pères ^? Non, Messieurs;

1 Voyez citations dans VIndex.


2. Confucius, Platon, Aristote, Cicéron, tous les génies
les plus élevés du monde païen ont célébré d'une voix una-
nime la sagesse de leurs pères. Le plus souvent ils se
donnent comme restaurateurs de l'antiquité plutôt que
comme novateurs. Convaincus qu'on doit regarder le meil-
ii*ur comme le plus ancien, ils ont invoqué le témoignage

des ancêtres à l'appui de ce qu'ils ont dit de plus sublimo


l'humanité dans ADAM.

elle avoue par la bouche d'un de ses plus cé-

lèbres représentants que « toutes les traditions


antiques remontent à un âge où l'homme au
sortir des mains de Dieu, en reçoit immédiate-
ment toutes les lumières et toutes les vérités,

bientôt obscurcies et corrompues par le temps

et par la science incomplète des hommes. C'est

l'âge d'or, c'est l'Éden que la poésie et la reli-

gion placent au début de l'histoire ^ » — Pre-


sur Dieu et sur les vérités religieuses. Ce respect ptfur
l'antiquité ne serait-il pas absurde, si les philosophes
que nous venons de citer n'avaient pas été convaincus
que les premiers âges furent illustrés par la science des
choses divines? (M. l'abbé Lefebve, Essai sur l'origine, la
nature et la chute de l'idolâtrie, cit. par l'abbé Laforêt :

les Dogmes catholiques. Voir Platon, Lois, liv. IV ; item


Phédon. — Cicéron, De legibns, cap. xvi; Tuscul.,\\h. I,

cap. XIIDe nat. ; deor., lib. III, cap. lxxii; lib. II, cap. u

etpassim. — Plutarque, De Iside et Osiride. — Arislote,


De Mundo, cap. — Vie de vi. Confucius, par le P. Amiot,
lome XII des Mémoires sur les Chinois, p. 344.)
Lucaia dans sa Pharsale nous représente l'homme pri-
mitif instruit par Dieu lui-même.

Dixitque simul oascentibus auctor


Quidqoid scire liccl

Les Grecs dans leurs fables ou proverbes Aîvot remonien»


sans cesse aux traditions de leurs ancêtres. La plupart com-
mencent ainsi : Aîvoç rt? sotîv «p^oûoi àv9/3WTruv é Se... x. t. X.

1. Cousin, Introduction à l'histoire de la philosophie,


septième leçoD.
l'humanité dans ADAM. 97

nons acte de cet aveu ^ Nous n'avons pas le

droit de sacrifier les traditions aux systèmes,


surtout lorsque ces traditions viennent confir-
mer une histoire déjà justifiée par la science,

dans la vérité fondamentale qu'elle nous ensei-


gne touchant l'unité de l'espèce humaine. C'est
cette histoire qu'il faut lire pour connaître l'état

primitif de fhumanité dans son chef. Trêve


donc aux fantaisies philosophiques et courons
aux faits.

Nous sommes au milieu des plaines opu-


lentes et enchantées de l'Arménie, à l'heure où

la nature toute jeune n'a point encore été flétrie

par le souffle du temps. Un vaste et magnifique


jardin, arrosé par quatre fleuves, nés d'une
même source, sur les bords desquels Dieu a
réuni toutes les beautés capables d'élever l'in-

telligence, tous les charmes capables de toucher


le cœur, tous les plaisirs capables de flatter les

sens, attend son hôte et son maître. Le voici!

1 . M. Renaiijconstatant avec les Allemands l'universalité de


la tradition au sujet de l'ÉdenJait à peu près le même aveu.
I 11 faut, dit-il, que de telles analogies reposent sur quelque
trait général de la condition de l'humanité ou sur quelques-
uns de ses instincts les plus profonds. > (Mistoire des lan-
gués sémitiques, p. 476.)
CARÊME 1877. — 7
98 l'humanité dans adam.

Dieu l'apporte lui-même entre ses bras et le


dépose en ce paradis de délices*. C'est là qu'il
s'endort du sommeil de l'extase, là qu'il se ré-
veille pour contempler l'os de ses os, la chair
(le sa chair et chanter l'hymne de son chaste

amour.
Qu'il est beau! la grâce, la noblesse, la ma-
jesté, la perfection des formes que nous rêvons
pour les chefs-d'œuvre de l'art, n'approchent
pas de l'harmonieux ensemble de lignes, de
contours, de tons, de mouvements que nous
offre son corps pétri par Dieu lui-même, et
animé d'un souffle de vie qui transpire à tra-

vers sa chair immaculée, rayonne de ses


pieds à son front royal et nous fait admirer,

dans sa virginale beauté, le double épanouisse-


ment de la grâce et d'une nature parfaite. La
grâce! Adam l'a reçue avec une plénitude
qui jamais ne sera surpassée; par elle, il

i. Tulit ergo Dominus Deus hominera et posuit eum in

paradiso voluptatis. (Gènes., cap. ii, 15.)


Cf. Summ. TheoL, I p., quaîst. 102, a. 1. Utnim para»

disus fnerit locua coiyoreus? a. 2, Utrum paradisus fue-


rit locus convenions habitationi hnmanœf a. 3. Utrum
'lumo [acliis fuerit in paradiso?
L'HU.MANlfli DANS ADAM. 99

possède toutes les vertus surnaturelles*, et sa


nature, inondée de ce fleuve sacré, y prend tous
*.
les privilèges de l'inLégritè

Son âme, pénétrée d'une vertu miraculeuse,

1. Cf. Summ. Theol., p., I quaest. 95, a. 1. Ulrum


homo fuerit creatus in gratiaf a. 3. Utrum Adam habue-
rit omnes virtuies?
2. Quod homo fuerit conditus in gratia, videtur requi-
rere ipsa rectitude primi status, in qua Deus honiiiiera
fecit : secundum illud Eccles. 7, Deus fecit hominem rec-
tum. Erat enim rectitudo secunduin hoc, quod ratio subde-
batur Deo ; rationi vero inferiores vires, et animae corpus.

Prima autem subjectio erat causa et secundae et tertiae.

Quamdiu enim ratio maiiebat Deo subjecta, inferiora ei

subdebantur (ut August. dicit) : Manifestum est autem, quod


illa subjectio corporis ad animam, et inferiorum virium ad
rationem non erat naturalis ; alioquin post peccatum man-
sisset, cum etiam in dœmonibus data naturalia post pecca-
tum permanserint <,ut Dionys. dicit -l cap. De div. nom.).
Unde manifestum est, quod et illa prima subjectio, qua ratio
Deo subdebatur, non erat solura secundum naturam, sed
secundum supernaturale donum gratiae. Non enira potesl
esse quod effectus sit potior quam causa. {Summ. Theol.,
I p., qucest. 95, a. 1.)
Cependant quelques auteurs ont prétendu que l'inlégrilé
de la nature a précédé la grâce, qui ne fut donnée à Adam
que quelque temps avant le péché. Le concile de Trente
ne voulant pas trancher la question s'est servi dans sa défi-
nition du mot constitutus au lieu du mot creatus. — « Si
quis non confitetur primum hominem Adam, eum manda-
tum Dei i[i paradiso fuerit transgressus, statim sanctitatem
et justitiam in qua constitntus fuerat amisisse, anathame
100 l'humanité dans ADAM.

s'empare des éléments corruptibles de la ma-


tière et corrige leur tendance native à la dis-

persion. Sans être affranchi des besoins de 1?

nature, il n'en subit point l'humiliante servi-


tude*. Maître de son corps qu'il nourrit du
fruit de l'arbre de vie *, ne redoutant rien de
l'action du temps, de la souffrance et de la

mort, il attend en paix le perpétuel renou-

vellement de ses jours. Tout peut passer au-


tour de lui, il demeure jusqu'à ce qu'il plaise

à Dieu de couronner par la gloire des su-


prêmes révélations sa vie immortelle et sans
tache ^
Toute cette vie est une contemplation, tant

sa forte et noble intelligence, dégagée des sens,


s'élève promptement du passager à l'éternel,

du mobile à l'immuable, du fini à l'infini. Il ne


sit. > (Sess. 5, can. 1.) — Toutefois l'opinion de saint
Thomas est la plus générale et la plus conforme au langage
de l'Écriture.
1. Cf. Summ. Tlieol., I p., quaest. 97, a. 3. Utrum homô
in statu innocentiœ indigebat cibis?
2. Cf. Ibid., a. 4. Utrum homo in statu innocentiœ per

lignum vitœ immortalitatem consecutus fuisset ?


3.Cf.7dirf.,a.2. U trumhomoin slaiuinnocentiœ fuisset
passibilisPa.. 1. Utrum homo in statu innocentiœ fuisset
inrimortalis f
HUMANITÉ DANS ADAM. 101

voit pas encore l'essence divine dont l'intuition

lui est promise, ni les chœurs angéliques qui


entourent la très-sainte majesté de Dieu; mais
il pénètre si vivement du regard de l'âme les

créatures qui portent l'empreinte des perfec-


tions de Dieu, il possède une si grande puis-
sance de recueillement, pour découvrir et étu-
dier en lui-même l'image et ressemblance de
son créateur '
ainsi que les affinités de son
esprit avec les esprits supérieurs, qu'il connaît

mieux que ne les connaîtront jamais philo-


sophes et théologiens les splendeurs du monde
invisible '.

Semblables à ces magiques illuminations


qui annoncent à nos yeux ravis l'ouverture

d'une grande fête, la science s'empare tout


d'un coup de son intelligence, sans qu'il soit

condamné aux lenteurs de l'étude et de l'expé-


rience. Tout ce que l'homme peut savoir, il

l'apprend de celui qui est le père des lumières.


C'est par la voie rapide de l'inspiration, et non

1. Cf. Summ. Theol., I p., quaest. 94-, a. 1. Utrum priinus

homo per essentiam Deum viderit ?


2. Cf. Ibid., a. 2. Utrum Adam in stalu innocent iœ an-

gelos per essentiam viderit?


102 l'humanité dans a dam.

par le labeur de l'analyse, qu'il possède soudai-


nement la synihèse des connaissances hu-
maines. Lois de l'univers, secrets de la nature,
essence et propriétés des êtres, genres, espèces,
principes de l'ordre intellectuel et moral, con-

clusions prochaines et éloignées de ces prin-

cipes, rien ne lui échappe. A ces connais-


sances, Dieu ajoute la révélation des mystères
de sa vie et de son gouvernement surnaturel.
Sa magnifique bonté ne peut rien refuser à

celui qui doit instruire et gouverner l'huma-

nité naissante, et qui, même en cas de mal-


heur, fera vivre les générations primitives des
épaves de sa science. Gomme père du genre
humain, Adam jouit de la perfection de la
vie; comme premier docteur, est juste qu'il il

jouisse de la perfection de la science. C'est le

plus grand des sages. Cependant il peut ac-


quérir encore, et jouir des enchantements que
procure à l'esprit chaque vérité découverte. En
cette voie de progrès il marche d'un pas sûr;

car tant que sa volonté demeure soumise i

Dieu, il n'a point à craindre l'erreur. L'ima-


gination, qui égare nos jugements, il la con-
tient, et fait prévaloir sur ses suggestions les
l'humanité dans ADAM. 103

pures lumières de la raison; la précipita-

'.ion est ignorée de sa prudence, qui s'arrêti^

humble et tranquille sur les rivages de l'in-

connu'.
Parfait dans son intelligence, il ne l'est pas
moins dans sa volonté qui suit sans efTorts les

conseils de la raison et obéit docilement au


Loucher de la grâce. Aimer le bien suprême

par-dessus tous les biens , ce lui est aussi

facile que de respirer. Aucune passion n'en-

trave le naturel mouvement de son cœur vers

Dieu, ni n'embarrasse ses pas sur le chemin


des vertus. Aussi ferme qu'éclairé, son libre
arbitre règne souverainement sur les appétits

de 1 ame et de la chair. S'il met de la passion

dans quelqu'une de ses actions, c'est pour ren-


dre plus délicieuses ses joies spirituelles, plus
profond son saint amour du bien et de la

justice, plus vives ses religieuses espérances ^


;

et s'il n'a point le mérite d'une lutte pénible,

1. Cf. Summ. TheoL, 1 p., quaest. 94, a. 3. Utrum pn-

mus homo habuerit scientiam omnium? di» 4. Utrum. hùino


ia primo statu decipi posset?
2. Cf. Ibid., quaest. 95, a. 2. Utrumin primo hominefuê
rtnt passionesf
104 L'HUMANITÉ DANS ADAM.

il a celui que donne aux actes parfaits la

promptitude et la force de l'amour '.

Tel est le chef de l'humanité dans sa per-


sonne. Ses relations avec Dieu et avec les
créatures sont marquées du sceau de sa gran-
deur et de son innocence.
Les figures de ce monde n'ont point, au gré
du Créateur, assez de charmes pour réjouir,

comme il le mérite, le fils de son amour. A


l'heure du soir, où la brise attiédie s'embaume
du parfum des fleurs , Dieu fait entendre dans
les solitudes de l'Éden son pas majestueux et sa
grande voix^ Il vient, revêtu de formes mys-
térieuses dont la splendeur éclipse toute beauté

créée, visiter notre premier père et l'inviter aux


douces confidences, aux tendres épanchements.
Adam l'interroge, il l'éclairé ; Adam le prie, il

l'exauce; Adam l'adore et lui rend grâces, il le

1. Cf. Summ. Theol., I p.,quaest. 95, a.i.Utrumopera


primi hominis fuerint minus efficacia ad merendum quam
opéra nostra ?
2. c Cum audissent vocem Domini Dei deambulantis in
paradiso ad auram post raeridiem. t (Gènes., cap. m, 8.)
D'après ce texte on peut croire que Dieu venait régulière-
ment visiter nos premiers parents dans le paradis. Après
le péché ils se cachent en entendant le pas et la voix de
Dieu. Avant le péché ils allaient au-devant de lui.
L'HUMANITE DANS ADAM. 105

bénii. Sainte familiarité, qui n'est pas encore


l'union bienheureuse du ciel, mais qui la pré-

pare en attirant l'âme vers les choses d'en haut;


commerce sacré, qui ne sera connu plus tard

que des âmes parfaites, sans jamais devenir,


pourtant, l'intimité du paradis.
Grandi par les embrassements de Dieu, Adam
se sent plus maître des créatures. Elles lui ap-

partiennent, l'ordre des choses le veut, et Dieu


a daigné consacrer par un commandement sa
royale domination. Mais le père des hommes
est un roi pacifique. Pendant que sa grandeur
impose, son innocence attire, et les animaux se

laissent sans crainte conduire à ses pieds. D'un


coup d'œil il a pénétré leur nature, et à cha-
cun d'eux il donne le nom qui lui convient '
. Il

les appelle, il les caresse, il les renvoie. Tous


subissent le charme de sa présence et de sa voix,

8t contiennent, pour lui plaire, leurs ombra-

i. Formatis igitur, Dominus Deus, de humo cunctis ani-


mantibus lerrae et universis volatilibus cœli, adduxit ea ad
Adam, ut videret quid vocaret ea : Orane enim quod vocavit
Adam animae viventis, ipsum est nomen ejus. Appellavitque
Adam nominibus suis cuncta animanîia; et universa volati-
lia cœli, et omiies bestias terrae. (Gènes, cap. u, 19, 20.)
106 L'HUMANITÉ DANS ADAM.

geuses ou féroces passions '


. Ils n'ont point aflairc
à un maître oisif qui ne sait que commander.
Bien que la nature généreuse ne lui refuse rien,

l'homme doit, de sa main diligente et indur,-

irieuse, corriger les imperfections que Dieu a


laissées à dessein dans son œuvre. Adam est

soumis à la sainte loi du travail ; travail désin-

téressé que commande le devoir et non le be-


soin, le sentiment du beau et non la convoi-
tise; travail paisible qui exerce le corps sans
le fatiguer; travail intelligent qui dirige les forces

connues de la nature au lieu de lutter contre


des forces ignorées; travail sagement ordonné
qui n'enlève rien aux pieux loisirs de la con-
templation *.

Goopérateur de Dieu par le travail, Adam est

commis à la garde du lieu de délices où s'écoule


sa vie. Posuit eum Dominus in paradiso vo-

luptatis^ ut operaretiir et custodiret illum\

i. Cf. Summ. TheoL, I p. quaest. 96, a, 1. Utrum Adam


in slatu innocentiœ animalibus dominaretur ? a. 2.

Uirum hoino habuisset dominium super omnes alia$


creaturas ?

2. Cf. Ibid., quaesl. 102, a. 3. Utrum homo sit posittu


in paradiso, ut opérai etur et custodiret illumf
3. Gènes., cap. ii, 15.
LHUMAMTÊ DANS ADAM. 107

Pour qui le garde-t-il? — Pour sa postérité,

car bientôt il sera père. N'imaginez pas, je vous

prie, avec certains docteurs trop préoccupés de


nos misères, que Dieu, par respect pour l'inno-
cence de nos premiers parents, va renouveler
en chaque membre de l'humanité le grand acte
de la création. Cela n'est pas raisonnable, dit

saint Thomas. En tout état, c'est un honneur


de donner la vie et de ressembler ainsi au pre-
mier principe de toute .existence. L'humanité
est une espèce, et l'espèce a ses lois de multi-
pUcation dont Dieu a consacré et sanctifié l'ac-

complissement par sa bénédiction. En vertu du


commandement prononcé sur toute vie : Cres-
cite et miiltiplicamini, Adam sera père sans
qu'il soit besoin que Dieu intervienne miracu-
leusement dans l'épanouissement de son sang.
Mais écoutez, Messieurs, cette naïve et ado-
rable parole de la Bible : c Adam et son épouse
étaient nus et ils ne rougissaient pas : Erat
autem uterque nudus, Adam scilicet et uxor
ejus et non erubescebant '
. d La chair n'a

donc, à leurs yeux, que les attraits de la chaste

1. Gènes., cap. 11,26.


108 l'humanité dans adam.

beauté dont Dieu l'a originairement revêtue.


Ils en ignorent les révoltes et n'en soup-
çonnent pas les criminels plaisirs. Tout est

samt pour ces enfants de Dieu, qui doivent


multiplier la grâce en même temps que la

*.
vie

Si leurs fils ont en naissant les touchantes


faiblesses de ce qui est petit, ils n'auront point

les infirmités de ce qui est passible et mor-


tel ^ S'ils sont obligés d'attendre que le clavier

mystérieux sur lequel leur esprit chantera


bientôt l'hymne de ses pensées soit affermi,
ils recevront, dès qu'il sera temps, la pleine
lumière d'une science parfaite, et n'auront pas
à craindre que l'erreur se mêle aux vérités
promptement acquises qui deviendront leur

propriété intellectuelle '. S'ils ne naissent oas

1. Cf. Summ. Theol., I p., quaest. 98, a.1. Utrum in

îtatu innoccntiœ fuisset generatio? a. 2. Utrum in statu


mnocentiœ fuisset generatio per coïtum?
2. Cf. Ibid., quaest. 99, a. 1. Utrum pueri in statu inno-
lentiœ mox nati virtutem perfectam habuissent ad mottim
membrorumf
3. Cf. Ibid., quaest. 101, a, 1. Utrum in statu innocentiœ
pueri nati fuissent in scientid perfecti? a. 2. Utrum pue
mox nati habuissent perfectum usitm rationisf
l'humanité dans ADAM. 109

impeccables, ils seront, dès le premier moment


de leur conception, inondés de la grâce divine,
et sentiront infailliblement se tourner vers le

bien les premiers mouvements de leur libre


arbitre '
. En quelques mots qui résument l'i-

dée de cette conférence : — L'humanité tout


entière est en Adam à l'état de sainteté et d'in-

tégrité.

Vous regardez autour de vous, vous vous in-

terrogez vous-mêmes, et vous me demandei


d'une voix attristée si je ne fais pas un rêve? —
Non, Messieurs, je raconte une histoire. Il est

vrai que tout semble conspirer contre cette


histoire : — La mort qui moissonne l'une après

l'autre tant de générations, nos misères, nos


infirmités, nos douleurs, nos erreurs, nos pas-
sions, nos fautes, nos crimes ; mais tout s'expli-

que par un événement funeste qui a déformé


l'humanité dans sa source même. Nous en par-
lerons prochainement. Restons aujourd'hui sur
cette importante vérité : — D'une extrémité du
monde à l'autre, les hommes, enfants d'un

1. Cî.Summ. Theol.f Ip.,quaest. 100, a. i.Utrum hommes


fuissent nati cum justitia? ^ 2. Utrum pueri in stalu
innoceniiœ nati fuissent in jusvitia confirmati?
tlO l'humanité dans ADAM.

même père, sont unis par la double fraternité

du sang et du malheur. Cette vérité hautement


et en tout temps proclamée par l'Église, a fait

germer dans son sein d'héroïques dévoûments.


Là où les dévoûments sont impossibles,elle ali-

mente le feu sacré de la prière et ouvre les


sources de l'aumône. Devant le Verbe incarné,
mort pour le salut du monde, le plus humilié,
le plus repoussant des sauvages est, aux yeux
d'un chrétien, l'égal des citoyens les plus policés.

Le chrétien ne chante pas, avec les prétendus

amants de l'humanité, à travers les rues et les


places publiques : Les peuples sont pour nous
des frères... des frères! mais il sent, dans le

secret de son cœur, gémir douloureusement les

fibres de l'amour fraternel quand il pense aux


nations assises encore à l'ombre de la mort.
Le chrétien ne réclame pas bruyamment l'uni-

versel et exécrable triomphe de la liberté hu-


maine sur les ruines de toute autorité; mais il

voudrait que l'humanité tout entière fût affran-


chie de l'esclavage honteux du péché. Le chré-
tien n'ambitionne pas d'inoculer à tous les
peuples le virus de la révolution et de les

fondre dans une commune impiété; mais, s'il


l'humanité n\N's adam. lll

le pouvait, il les plongerait tous ensemble dans


le sang de Jésus-Christ, et porterait jusqu'au
bout du monde les bienfaits de rincarnation
réparatrice.
VINGT-SEPTIÈME CONFÉRENCE

LA CHUTE

OABÊMB 1877. —3
VINGT-SEPTIÈME CONFÉRENCE

LA CHUTE

Éminentissime Seigneur, Messeigneurs ' , Messieurs,

Avant de terminer notre dernière conférence,


nous mettions en regard de l'état glorieux et
fortuné dans lequel fut créé notre premier père
les hontes et les misères présentes de l'huma-
nité. Pourquoi ces hontes et ces misères? Dieu
a donc eu regret de ce qu'il avait fait , et jaloux

de notre perfection et de notre félicité, il a tout


à coup tari la source de ses bienfaits? — Non.
Messieurs, non. Ce n'est point à Dieu qu'il faut
reprocher notre déchéance. Adam pouvait, en
persévérant, nous transmettre les dons qu'il avait

reçus de Dieu. Ce devait être son immortelle


gloire de voir se multiplier en sa postérité sa

1. Son Éminence le cardinal Guibert, Mgr Bécel, évêque


de Vanoes et Mgr Ravinet- ancien évêque de Troyes.
116 LA CHUTE.

sainteté et ses privilèges. Mais cette transmis-

sion eût été sans honneur si elle n'eût dépendu


que des lois fatales auxquelles sont soumis les
êtres sans raison. L'homme devait y mettre
toutes ses facultés, entre autres celle qui le fait
maître de ses actions : le libre arbitre. Voilà

pourquoi Dieu, après avoir établi la loi de pro-


pagation, soumet notre premier père, et en sa
personne le genre humain tout entier, à une
épreuve qui doit fixer le cours de ses destinées.
— « Tu mangeras, dit-il, du fruit de tous les

arbres du paradis, mais le fruit de l'arbre de la

science du bien et du mal tu ne le mangeras


pas, car le jour où tu le mangeras tu mourras
de mort *. »

Deux choses ressortent clairement de cette

défense; c'est que l'homme est hbre et que


Dieu est maître.
L'homme est libre. S'il ne comprenait pas
tout à l'heure jusqu'à quel point il est maître

de ses destinées, parce qu'il ne prenait garde

i . Praecepitque ei dicens : Ex omni ligno paradisi comede;


de ligno autem scientiae boni et mali ne comedas; in quo-
cumque enim die comederis ex eo, morte morieris. (Gènes.,
cap. u, 16, 17.)
LÀ CHUTB. tl7

qu'à la douce impulsion de la grâce qui dirigeait


sa volonté vers le bien; en présence du mal, il

prend conscience de son pouvoir et mesure


l'appoint qu'il peut apporter à sa propre gran-

deur, par une coopération réfléchie et délibérée.


Dieu est maître. Et, pour affirmer la dépen-
dance du domaine qu'il a concédé,il le restreint

par un sacrifice que l'homme est obligé de faire


au devoir. C'est ce sacrifice qui donnera à la

bonté divine le signal d'une effusion ininter-


rompue de ses dons, parce qu'il sera la preuve
que l'homme reconnaît tout ce que Dieu est

pour lui et qu'il l'aime plus que lui-même.


Révéler à l'homme son pouvoir, obtenir de
lui une preuve extraordinaire de son obéissance
et de son amour, cimenter par cette preuve
l'union intime du Créateur et de la créature,

faire de l'homme, revêtu de la gloire du mérite,


l'ouvrier de sa grandeur et de sa félicité; tel

est, Messieurs, le but de l'épreuve imposée à


notre premier père.
Comment la supporta-t-il ? Hélas! vous ne le
savez que trop. Le roi du monde est tombé, et

le contre-coup de sa chute a retenti et retentira,

jusqu'à la fin des siècles, en toutes les généra-


.

118 U CHUTE.

lions. Mais ne nous pressons pas dans l'étude


de ce lannentable événement. Aujourd'hui nous
avons à considérer de quelle manière le péché
est entré dans le monde. C'est tout un drame
qu'il faut suivre des cieux à la terre; car ce

coin de l'univers qui fut le berceau de l'huma-

nité, n'est qu'un second théâtre où se transporte


une révolution déjà commencée. Prêtez-moi
votre attention, je vais vous faire assister au pro-

logue, à l'action et au dénoùment du grand et

triste drame de la chute.

Dans notre conférence sur le monde invisible,


appuyés sur la parole de l'Écriture, nous avons
été conduits par les inductions de la raison

jusqu'aux profondeurs qu'habitent les esprits *

Là, nous avons admiré la puissance, la science


et l'amour tombant en cascades harmonieuses
du sein de Dieu dans les chœurs angéliques, et

grandissant à mesure qu'ils se rapprochent


de la famille divine. Qu'elles sont belles les
saintes hiérarchies dont le Créateur a peuplé les

1. Voyez quinzième conférence :/>« Mond$ invisible.


LA CHUTS. 119

cieux! quel admirable concert que ce sacré tri-

sagion qu'elles se renvoient éternellemenll Dieu


devait à sa gloire de couronner son œuvre par
la création des anges, miroirs plus rapprochés

et plus resplendissants de son inimitable beauté,


chantres plus nobles et plus habiles de ses per-
fections infinies.

Ils ont été faits aussi heureux que beaux, leui

riche nature recevant de l'acte même qui lui


donne l'existence tout son épanouissement '. Ce-
pendant ils n'ont point, au premier instant de
leur création, la parfaite et surnaturelle félicité

que Dieu leur destine. Appelés à contempler


l'essence divine et à jouir de ses amoureux em-
brassements, il faut qu'ils méritent cet honneur
que Dieu ne doit à aucune nature créée ^ Sa
puissance absolue pourrait, il est vrai, tirer du
néant une créature parfaite, consommée en

1. Quantum ad beatitudinem, quam angélus assequi vir-

tute suae naturas potuit, fuit creatus beatus : quia perfec.


Uonem hujusmodi angélus non acquirit per aliquem motun.
discursivum, sicut homo, sed statim ei adest proptei* suae
naturae dignitatem. {Summ. Theol., I p., quaest. 62, a.
1. c.)

Cf. Ibid., quaest. 58, aa. 3 et A.


2. Cf. Ibid., quaest. 62, a. 4, Utrum angélus beatus suam
beatitudinem meruerit f
120 LA CHOTE.

grâce et en gloire, à l'instant même où se pro-

duit le premier acte de son existence. Mais sa

sagesse a décidé de ne point laisser à son pou-


voir une si grande liberté, parce qu'il est plus

convenable et plus digne que l'être intelligent

soit, par coopération délibérée, l'ouvrier de sa


propre grandeur et de sa propre félicité.

L'ange doit donc mériter. C'est pour cela


que Dieu lui a donné, en même temps que la

nature, la grâce, principe de tout acte surnatu-

rel, et puissance proportionnée à la fin qu'il

s'agit d'atteindre'. Elle a été mesurée sur la

perfection native de l'esprit qu'elle vivifie ; plus


il est originellement beau, plus il a de grâce et
de gloire *. Mais il faut qu'il se décide. Ce sera
promptement fait. Il n'y a ni tâtonnement, ni

retard dans sa détermination, car il suffit qu'on


lui propose un bien pour que son choix soit

aussitôt fixé *.

1. Cf. Summ Theol. ., I p., quaest. 62, a. 3. Utrum an-


gtli sint creati in gratid ?
2. Cf. Ibid., a. 6. Utrum angeli sint consecuti gratiam
et gloriam secundum quantitatem suorum naturalium ?
3. Cf. Ibid., a. 5. Utrum angélus statim post unum ac-
tum meriii beatitudinem habuerit f
LA CHUTE. lîSl

Regardez donc en haut, Messieurs, et suivez

des yeux de la pensée le rapide mouvement des


niérarchies angéliques. Ne les voyez-vous pas
obéissant, comme l'éclair, à l'appel de Dieu
Butrer à flots pressés dans le ciel des cieux qui

leur est ouvert? Eh bien, non. Un orage épou-


vantable éclate, tout à coup, aux portes mêmes
de la béatitude éternelle. Un des plus beaux
anges, Lucifer, trop épris de lui-même, repousse

les offres de son Dieu '


; son cri de révolte, tra-
versant toutes les hiérarchies, rallie autour de
lui des milliers d'esprits célestes. Ce n'est point

sa force qui les contraint, c'est sa beauté qui

les entraîne ^ Un grand combat s'engage


dans le ciel : Factum est prœlium magnum in
%œlo; Michel avec ses anges tient tête aux
rebelles. Point d'armes, point de bruit, point

de mêlée, point de sang dans cette lutte gigan-

tesque. Un seul mot décide du sort de la bataille :

Michael? Qui est semblable à Dieu? C'est la

foudre qui rompt en un clin d'œil l'armée des

1. Cf. Suum. Theol., I, p. quaest. 63, a. 7. Vtrum angé-


lus supremus inter peccatores fuerit sxipremus inter omnes f
2. C{. Ibid., a. 8. Utrum peccatum primi angeli fnerit

chis causa peccandi f


.

122 LA CHUTE.

révoltés et les précipite, d'en haut, aux abîmes


éternels '

« Quomodo cecidisti de cœlo Lucifer qui mant


oriebaris^? Comment es-tu tombé du ciel,

Lucifer? Toi qui réjouissais par ta splendeur le

matin de la création; toi si fortement marqué


du sceau de la ressemblance divine, si plein de

science et de beauté; toi plongé dans les délices


de ce paradis où Dieu avait accumulé tant de
dons : ta grande et riche nature; toi chérubin
aux ailes étendues pour protéger le trône de
Dieu, si parfait dans tes voies dès le jour même
de ta création '
: Gomment es-tu tombé? Quo-
modo cecidisti? — Dieu jaloux a-t-il craint la

concurrence de tes perfections, et ne t'a-t-il

1. Et factura est praelium magnum in cœlo; Michael et


angeli ejus praeliabautur cum dracone, et draco pugnabat,
et angeli ejus; et non valuerunt, neque locus inventas est

eorum amplius in cœlo. Et projectus est draco ille magnus,


serpens antiquus, qui vocatur diabolus et satanas, qui se-
ducit universum orbera ; et projectus est in terram, et ançeli
ejus cum illo misi sunt. (Apoc, cap. xii, 7, 8, 9.)

2. Isai., cap. xiv, 12.

3. Tu signaculum similitudinis, plenus sapienUà et per-


fectus décore, in deliciis paradisi fuisti.... Tu cherub ex-
tentus, et protegens.... Perfectus in viis tuis in die con-
ditionis tuae, donec inventa est iniquitas in te. (Ezech.,
cap. XXVIII, 12, 13, 14, 15.)
U CHUTE. 123

humilié et broyé que pour prévenir sa propre


déchéance? Laissons ce rêve insensé à ceux qui
oublient que toute beauté créée n'est qu'un
pâle reflet de la beauté incréée, et que rien
n'épouvante celui devant qui l'univers est

comme s'il n'était pas! As-tu rêvé toi-même


une grandeur imaginaire comme celle qu
séduit parfois nos faibles esprits? Mais les fan-

tômes n'ont point d'accès dans ta pure substance


où l'intelligence va d'un mouvement droit et

ferme à la vérité. Ce n'est ni la passion ni


l'habitude qui te pousse; ta nature parfaite ne

connaît pas ces misères. L'erreur et l'ignorance


sont incompatibles avec ta félicité originelle '.

Comment es-tu tombé? Quomodo cecidisti?

1. Ad quartum dicenduin, quod peccatum mortale in actu


liberi arbitrii contingil esse dupliciter. Uno modo ex hoc
quod aliquod malum elig-itur : sicut homo peccat eligendo
adullerium, quod secundum se est malum. El laie peccatum

semper procedit ex aliqua ignorantia vel errore. AMoquin


id quod est malum, non eligeretur ut bonum. Errât quidem
adulter in pariiculari, eligens hanc delectationem inordinati
actus quasi aliquod bonum ad nunc agendum, propter incli-
nationem passionis, aut habitas etiamsi in universali non
:

erret, sed veram de hoc sententiam teneat. Hoc autem modo


in angelo peccatum esse non potuit quia nec in angelis
:

sunt passiones : quibus ratio aut intellectus ligetur, ul ex


supradictis patet : ncc itermn i)rimuuj peccatum habilus
124 U CHUTE.

Il nou'3 est difficile, Messieurs, de répondre

à cette question, parce que notre nature mixte


ne nous rend qu'imparfaitement compte des
actes angéliques. Cependant il est certain que les
anges ont péché. « Dans les saintes hiérarchies

il s'est trouvé des méchants, dit l'Écriture, qui


n'ont pas su se tenir à la vérité \ Dieu a vu leur
iniquité et ne les a pas épargnés ^ Quiconque
pèche prend le parti du grand révolté ; car le
diable a péché dès le commencement ^ ï) — Il a
péché comme pèchent les esprits. Les biens

praecedere potuit ad peccalum inclinans. Alio modo contin-


git peccare per liberum arbitrium, eligendo aliquid quod
secundum bonum, sed non cura ordine debitae men-
se est
surae aut regulae ita quod defectu inducens peccalum sit
:

solum ex parte electionis, quae non habet debitura ordinem


nisi ex parte rei electae : sicut si aliquis eligeret orare non
attendons ad ordinem ab ecclesia institutum. Et hujusmodi
peccatum non prœexigit ignorantiam, sed absentiam solum
considerationis eorum quae considerari debenl. Et hoc modo
angélus peccavit, convertendo se per liberum arbitrium ad
proprium bonum, absque ordine ad regulam divinae volun-
latis. {Summ. Theol., I p., quaest. 63, a. 1.)
1. Diabolus in veritate non stetit. (Joan., cap. vui, 4.4.)

2. In angelis suis reperit pravitatem. (Job., cap. iv, 18.)


— Deus angelis peccantibus nnn pepercit. (II Petr., cap. ii,

4.)
3. Qui facit peccatum, ex diabolo est; quoniam ab initio
diabolus peccat. (IJoan., cap. m, 8.)
LA CHUTE. 125

grossiers qui flattent nos sens ne pouvaient avoir

aucun attrait pour lui. C'est dans l'orgueil

qu'il a trouvé sa perte', et cet orgueil est


devenu la source fatale de toute iniquité : Ini-
tium omnis peccati superbia^. Il s'est laissé

séduire par sa propre beauté \ Je monterai,


s'est écrié ce superbe, et je serai semblable au
Très-Haut. Ascendant et similis ero Altissimo \
A-t-il réellement pensé qu'il pouvait égaler
l'infinie majesté de Dieu? — Non. — Ce lumi-
neux esprit savait trop bien qu'un être fini,

dût-il croître toute l'éternité, ne peut égaler

i. nia solum peccata in malis angelis esse possunt, ad


quae contingit spiritualera naturam. Spiritualem autem
affici

naturam afflci non contingit ad bona, quae sunt propria cor-


/)ori, sed ad ea, quae in rébus spiritualibusinveniri possunt.
Vihil enim afficitur nisi ad id, quod suae naturae potest esse
|uodammodo conveniens. In spiritualibus autem bonis non
/)otest esse peccatum, dura aliquis ad ea afficitur, nisi per
hoc quod in tali affectu superioris régula non servatur. Et
hoc est peccatum superbiae, non subdi superiori in eo quod
débet. Unde peccatum primum angeli non potest esse aliud
quam superbia. {Summ Theol., 1 p., quaest. 63, a. 2.)
2. Eccli., cap. x, 15.

3. Elevatum est cor tuum in decor<) tuo. (Ezech., cap.


xxviii, 17.)

i. Isai., cap. xnr, 13. — Judicium et ruina diaboli nulli


dubium quin arroganria sit. (Hieronym., Epist. 85.)
126 U CHUTE.

l'infini '. Mais, protestant malicieusement contre


l'ordre établi, il a commencé la longue et innom-
brable lignée de ces orgueilleux naturalistes
qui répudient leurs destinées surnaturelles el

n'attendent rien que du développement de leur


nature, ou qui osent aspirer au bonheur
suprême de voir Dieu en ne comptant, pour
arriver à ce terme sublime, que sur leurs propres

forces. En un mot, Lucifer a voulu ne tenir que


de lui-même sa félicité, ce qui est la propriété
de Dieu seul *.

Voilà son premier crime : l'orgueil. L'envie

le suit de près *. «Dieu, dit l'Apôtre, en introdui-

1. Cf. Sutnm. Theol.y I p., quaest. 63, a. 3. Utrum dia-


bolus appetierit esse ut Deus?
2. In hoc appetiit indebite esse similis Deo, quia appetiit
ut finem ultimum beatitudlnis id ad quod virtute suae naturs
poterat pervenire : avertens suum appetilum à bealitudine
supernaturali, quae est ex gratia Dei. Vel si appetiit ut ul-
timum finem illam Dei similitudinem quae datur ex gratia,
voluit hoc habere per virtutem suae naturaa, non ex divino
auxilio secundum Dei dispositionem. Et hoc consonat dictis
Anselmi qui dicit quod appetiit illud, ad quod pervenisset,
si stetisset. Et haec duo quodammodo in idem redeuot :

quia secundum utruraque appetiit finalem beatitudinem per


suam virtutem habere, quod est proprium Dei. {Summ.
Theol., I p., quœst. 63, a. 3.)

3. Post peccatum superbiae consecutum est in angelo pec-


cante malum invidiae, secundum quod de bono hominis do
LÀ. CHUTE. 127

sant son fils unique dans le monde, a ordonné


une seconde fois à ses anges de l'adorer. Et cum
iterum introducit primogenitum in orbem terra
dicit : Et adorent eum omnes angeli ejiis\ »
Cette seconde fois suppose une première. Il

nous est donc permis de croire, avec de saints


docteurs et d'éminents théologiens, que le plan
total de la création fut originairement révélé

aux anges, qu'ils y virent le Verbe incarné, et

que Dieu leur demanda pour ce grand pré-


destiné un cantique d'adoration. Des voix

innombrables envoyèrent, à l'avance, au Verbe


fait chair un joyeux alléluia; mais ceux que
pervertissait l'orgueil furent pris d'une mortelle

envie contre la nature humaine et éclatèrent


en murmures. splendeur du Père, s'écrièrent-
ils, miroir inaltérable et vivant de la substance
divine, pourquoi t'avilir? Tu veux t'unir à la

créature; arrête-toi à notre lumineuse et pure


essence et ne va pas te perdre dans un abject
limon, si tu veux l'épargner les mépris de notre

luit: el etiain de excellenlia divina, secundum quod eo Deus


contra voluntatem diaboli ipsius utitur in gloriam divi-

nam. {Summ. Theol., I p., quaest. 63, a. 2.)


1 Heb., cap. i, G.
128 LA. CHUTE.

grandeur. — Et le Verbe préludant à ses juge-

ments leur répondit : « Allez, maudits : Ite ma-


ledicti. 3> ,

Ne faites pas de calculs, Messieurs, pour


savoir combien de temps a duré le mystérieux
et tragique événement que je vous raconte.
Mon récit, trop long, ne peut peindre la rapidité
avec laquelle se sont succédé les actes divins

et angéliques. Propositions et révélations de

Dieu, révoltes de l'orgueil et de l'envie, juge-


ment, sentence, malédiction, combat des esprits
fidèles contre les rebelles, victoire, défaite,

éternel bannissement des phalanges réprouvées,

tout s'accomplit en un instant \

Elle est tombée, cette race superbe, et main-

tenant elle va roulant d'abîme en abîme, tou-


jours maudite et toujours broyée par la main
vengeresse du Dieu qu'elle abhorre, et contre
lequel elle s'enfle éternellement d'un orgueil
insensé ^
. Elle garde tout entière sa belle nature,

avec ses lumières et sa force, et c'est ce qui

1. Cf. Summ. Theol ., I p., quasst. 63. a. 6. Utrum aliqwi


mora fuerit inter creationem et lapsum angeli ?

2. Superbia eorum , qui oderunt te, ascendit semper


(Psalm. Lxxm.)
LA CHUTE. 1S9

l'enragé, tant elle est humiliée et honteuse de se

voir encore si bien douée dans une si grande


infortune*. La grâce ne l'éclairé plus, mais

y voit assez pour mesurer sa chute


*
elle . Elle

souffre d'être privée de la béatitude qu'elle pour-

suivait avec une ardeur déréglée, elle souffre de


savoir que les anges ses frères ne peuvent plus

pécher ni perdre leur félicité '


; mais elle nt>

peut convertir sa douleur en repentir, tant sa


volonté, désormais inflexible, a mis de force dans

son péché. Tous ses dons sont tournés au mal.


Elle y demeure obstinément attachée; comme
ces animaux dont la dent pénétrante et cruelle
s'enfonce si profondément dans une proie,qu'on
ne peut l'en déprendre qu'en la brisant *. Inca-
pable de trouver le bonheur dans la paix, elle

i . Propter simplicitatern suae substantiae à natura angeli


aliquid sub trahi non potest ideo dona naturalia in eis
intégra manent. {Siimm. Theol., I p., quœst. 64, a. 1.)
"2. Gogiiitio, quae est per gratiam, in speculatione consis-
tens, non est angelis totaliter ablata, sed dirainuta Co-
gnitione vero quae est affectiva producens Dei amorem et

proprie pertinet ad donum sapientiae sunt totaliter privati


sicut et caritate. (Ibid.)
3. Cf. Ibid.f a. 3. Vtrum dolvr sit in (Jœmonibus't
i. Cf. Ibid., a. 2. Vtrum voluntas dœmonumsit ohstinata
m malo?
CAKËMK 1877. — d
130 U CHtJTE.

court après les fausses joies de la vengeance cù


elle dépense l'admirable pouvoir qu'elle tient de

sa nature sur les esprits et sur les corps.


Vengeance contre Dieu à qui elle ravit les

adorations de la créature en contrefaisant sa


toute-puissance par des prestiges*; vengeance
contre les anges fidèles dont elle contrarie le

gouvernement et la protection en troublant la

nature et en séduisant les âmes; vengeance


surtout contre l'homme, qui doit remplir les
vides qu'elle a laissés au ciel , en le portant
au mal pour l'entraîner avec elle dans un éter-

nel malheur ^
Cette vengeance, je le sais, fait sourire les

esprits forts qui croient avoir écrasé les démons


sous le poids de leur vaniteuse prose. Mais
s'ils s'imaginent, en niant l'existence et l'action
desmauvais esprits, avoir trouvé une nouveauté,
qu'ils se détrompent. Les épicuriens du ju-
daïsme et du polythéisme les ont précédés de^
puis longtemps. Leurs sarcasmes ont pesé légè-

i. Cf. Summ. Theol., I p., quaest. 104, a. i. Utrum dœ


mones possint homines seducere per aliqua miracula?
"2. Cf. Ibid., a. 1. Vtrum homines impugnentur a dœmo*
nibmf a. 2. Utrum tenture sit proprium diabolif
U CHUTE. 131

rement sur la croyance du genre humain, je ne


pense pas que les superbes mépris de nos con-
temporains aient une meilleure fortune. La tra-
dition est faite, et son autorité est trop impo-
sante pour qu'on estime plus clairvoyants et
pins sages que tout le monde les quelques rail-

leurs qui la répudient. Nous avons prouvé,


Messieurs, l'existence des esprits; sur cette vé-
rité la raison parle comme la foi. Mais si les

esprits existent, peut-on leur refuser la liberté?

S'ils sont libres, pourquoi ne pas croire à leur


chute ? S'il y a des esprits déchus , pourquoi n'use-
raient-ilspas de leur pouvoir malfaisant? N'est-

ce pas parce que ce pouvoir s'est manifesté que


les peuples, séduits et tremblants, les ont ado-
rés sous les noms de divinités cruelles, funestes,

sans pitié Dirœ, infaustœ, immanesque agitâtes;


:

que les philosophes les plus sensés ont confessé


leur existence et décrit leur rôle dans le monde?
Et saint Paul n'est-il pas d'accord avec l'histoire

religieuse de tous les peuples, avec le génie des


Platon et des Aristote quand il nous dit : « Nous
avons à lutter non-seulement contre la chair et

le sang, mais contre les principautés et les puis-

sances, contre les rois invisibles de ce siècle té-


132 LA CHUTE.

nébreux, contre les esprits de malice répandus


dans l'air ^? »
Vous ne vous expliquez pas, Messieurs, l'hos-

tilité des démons contre l'homme parfaitement


innocent de leur malheur; mais vous expliquez-
vous bien pourqiioi le méchant est ennemi de
^ tout ce qui ne lui ressemble pas? Il en veut à
la vertu avant qu'elle ait songé à le mépriser.
Il tâche de la surprendre, il l'obsède et la per-

sécute jusqu'à ce qu'elle tombe, et, s'il ne peut


la flétrir et la corrompre, il s'efforce de la faire

souffrir. Interrogez vos consciences, allez jus-


qu'à la racine des fautes qui ont déshonoré
votre vie, vous rencontrerez peut-être, avant
l'amour d'une beauté qui vous a séduits, la

haine d'un méchant, jaloux des gloires de votre


innocence, d'un méchant qui, par flatteries,
promesses ou menaces, vous a poussés vers
l'occasion du péché, uniquement pour le plaisir

1. Non est nobis colluctatio adversus carnem et sangui*

nem, sed adversus principes et potestatcs, adversus mundi


rectores tenebrarum harum, contra spiritualia nequitiae in
cœlestibus. (Ephes., cap. vi, 12.)
Cf. Introduction au dogme catholique, vingt-quatrième
conférence : Du discernement des miracles. — Prestige»
diaboliques.
LA CHUTE. 133

de VOUS voir lui ressembler. Ce méchant n*a été


que l'instrument de l'esprit mauvais, dont Dieu
a permis les assauts, afin de donner plus de so-
lennité à l'épreuve et plus de lustre aux triom-
phes de la vertu.

La chute des vertus célestes pouvait n'être, à


l'origine des choses, qu'une ombre providentielle
destinée à faire ressortir les splendeurs de notre
fidélité. Elle est devenue, hélas ! le prologue du
drame de notre déchéance. Il est temps d'entrer

dans l'action de ce drame et d'en suivre pas à


pas toutes les péripéties.

II

Nous avons contemplé le premier homme


orné de ses privilèges et plongé dans les délices
de l'Éden, où il jouit des communications in-

times de Dieu et converse avec les anges. Mais,


parce que tout se tient dans le plan divin, le

monde des esprits, dont la fonction est d'agir sur


les êtres inférieurs, ayant été divisé par le péché,

^oit nécessairement se manifester autour de


Ihomme par des influences contraires. Pendant
que les bons anges soutiennent sa marche et
.

134 Lk CHUTE.

affermissent ses pas sur le chemin de l'éter-

nelle félicité où sera consommée sa perfection,

les anges maudits conspirent sa perte et prépa-


rent leurs embûches. Ce n'est pas mauvais vou
loir de la part de Dieu, car aucune créature, si

puissante qu'elle soit, ne peut nuire au roi du


monde contre sa volonté. Il a toujours le pou-
voir de lui résister, et ce pouvoir, plus fort à
l'origine qu'il ne l'est aujourd'hui, devait, dans

les desseins de Dieu, accroître, par sa victoire,

les mérites de notre premier père et le grandir *

Ne vous étonnez donc pas de voir entrer en


scène l'ange déchu ; la Providence l'appelle et
sa propre perversité le pousse.

1. Divina sapienlia disponit omnia suaviler (ut dicitur


sapient octavo), in quantum scilicet sua providenlia sin-
^ulis attribuit, quae eis coinpetunt secuadum suam natu-
ram : quia (ut dicit Dion quarto cap. de divinis nom.) Pro-
videntiœ non est naiuram coirumpere, sed salvare. Hoc
autem pertinet ad conditionem humanae naturae, ut ab
aliis creaturis juvari vel impediri possit. Unde conveniens
fuit, ut Deus hominem in statu innocentiae et tentan per-
mitteret per malos angeios, et juvari eum faceret pei
bonos. Ex speciali eaim beneficio gratix hoc erat ei coila-

tum, ut nulla creatura exterior ei posset nocere contra


propriam voluntatem, per quam eliam teniationi daemonis
resistere poterat. (Summ. T'heoL, lU 11» p., quaast. 165,
a. 1.)
LA CHUTE. 435

Il arrive, mais sous quel aspect! « Sed et ser-

vens erat callidior cunctis animantibus terrœ


quœ fecerat Domiîiiis '. Le serpent, dit la Genèse,
était le plus rusé de tous les vivants sortis des
mains du Seigneur. y> L'esprit malin a-t-il donc
vraiment avili sa nature, si belle encore dans le

crime et l'infortune, jusqu'à prendre le corps


d'un animal ? — Pourquoi non? — Nos premiers
parents étaient habitués à communiquer avec
le monde invisible sous le voile des figures, rien

ne pouvait les étonner. D'autre part, leur âme


étant fermée aux suggestions intérieures du dé-
mon, il fallait qu'il se montrât ^ Mais s'il eût
manifesté sa présence par une apparition en
harmonie avec sa nature déshonorée, à sa triste

beauté sillonnée par les foudres du ciel, ceux


qu'il voulait surprendre eussent deviné l'ennemi.

1. Gènes., cap. m, 1.
2. Suggestio, qua spiritualiter diabolus homini aliquid
suggerit, ostendil diabolum plus habere potestatis in ho-
mine, quam suggestio exterior : quia per suggeslionem
interiorem immutatur à diabolo saltem bomiuis phantasia,
sed per suggeslionem exleriorem immutatur scia exterior
.

creatura. Diabolus autem minimum potestatis habebat in

homine ante peccatum. Et ideo non potuit eum interioii


suggestione, sed soluni exteriori tentare. {Summ. TheoL,.
lia H* p., quaest. 165,. a %.\
136 LA CHUTE.

Cependant si, malgré la précision et l'autorité

de la lettre, vous ne voulez voir, en cette entrée


en scène, qu'un symbole, reconnaissez-y la pro-
fonde habileté de l'ennemi du genre humain.
Il prend des détours, il se fait petit, il rampe,
il serpente; c'est la marche naturelle du mé'
chant.
Si le méchant découvrait tout à coup son
âme perfide et ses funestes projets, il révolterait

l'honnêteté et s'exposerait à la honte d'une


prompte défaite. Ce n'est qu'en s'insinuant par

le mensonge qu'il peut prolonger ses attentats


et en assurer le succès. Tout ment en lui : son
visage, sa voix, ses discours. Il trompe les yeux,

les oreilles, le cœur; il est à la fois caresse et

venin. Ce serpent, vous l'avez rencontré dans

votre vie privée. Messieurs, vous le voyez agir


au grand jour de la vie publique. Serpents, les

faux amis qui se sont glissés dans vos affections


pour mieux flatter vos penchants, et obtenir de
votre faiblesse une apostasie de la vertu. Ser-

pents, les coureurs de pouvoir qui rampent aux

pieds du peuple, captent sa confiance imbécile


par d'inexécutables promesses, le poussent à la

révolte et aux catastrophes, afin de venir, en


.

LA CHUTE. 137

temps opportun, se réchauffer au soleil de h


fortune sur les ruines qu'il aura faites au prix
de son bonheur et de son sang. Il y a tant de
serpents à l'origine de nos chutes individuelles
et sociales,qu'il ne me paraît nullement étrange

d'en voir un commencer la chute de nos pre-


miers parents.
Remarquez son adresse, je vous prie. Ce n'est

pas avec l'homme qu'il s'abouche, mais avec la


femme dont il connaît la faiblesse et le pouvoir ^

— Dixit ad mulierem. — Moins intelligente

que l'homme, la femme peut devenir plus faci-


lement vaine et orgueilleuse. Formée de la sub-
stance même de l'homme, elle a pris sur son
cœur un mystérieux pouvoir dont elle peut se
servir en mal comme en bien. Elle aime, elle

se sent aimée ; c'est assez pour lui donner l'es-

poir d'une condescendance qui, tôt ou tard,

assure le triomphe de sa volonté. Heureux

1, In actu tentationis diabolus erat sicut principale agens,


sed mulier assumebatur quasi instrumentum tentationis, ad
dejiciendum virum : tara quia mulier erat infirmior viro,
unde raagis seduci poterat; tum etiam, propter conjunctio-
nem ejus ad virum, maxime per eam diabolus poterat virum
seducere. {Summ. TlieoL. 11^ II* p., quaest. 165, a. 2.,

ad. 1.)
138 LA CHUTB.

l'homme dont la femme soumise à de saintes


influences fait sentir au foyer domestique le

doux empire de son amour ! Sollicité par ses

passions, il est prêt à quitter le chemin du de-


voir; mais une respectueuse tendresse l'y re-

tient. S'il s'en écarte, pourtant, dans une heure


d'oubli, il y est bientôt ramené par une parole,

un regard, une larme de celle qui lui est chère.

Ah ! les ennemis de Dieu ont trop bien com-


pris ce pouvoir de la femme. Ils voudraient
s'en emparer, pour hâter la complète destruc-
tion du reste de nos vertus chrétiennes et de
nos religieuses croyances. C'est le secret de ces
âpres colères avec lesquelles ils poursuivent
tout ce qui représente parmi nous l'influence
divine, et de l'empressement qu'ils mettent à
séculariser l'éducatiou de la femme. Malheur
à l'homme si jamais ils réussissent! Non-
seulement rien ne l'arrêtera plus sur les

pentes de la plus abominable corruption ;

mais, entraîné par celle-là même qui pouvait

le retenir encore, il y tombera d'une chute


plus rapide et plus irrémédiable. Pervertir la

femme, c'est l'œuvre diabolique par excel-

lence;.
LA CHDTl. 139

Satan connaissait bien son métier de corrup-


teur. C'est à la femme qu'il s'adresse : Dixil

ad midierem. — « Pourquoi, dit-il, Dieu vous


a-t-il ordonné de ne pas manger de tous les

fruits du paradis? — Cur prœcipit vobis


t)eus ut non comederitis de omni ligno para-
disi '
? ï> — Pourquoi ? — Il interroge ; c'est

la plus sûre manière de tenter une âme. Une


contradiction franche effaroucherait la virginité
de sa foi, il faut l'alanguir par les passes éner-

vantes du doute. On l'a fort bien dit, Messieurs,


« l'interrogation est l'art de mettre en ques-
tion ce qui est ^ » Mais quoi mettre en ques-
tion dans une âme où retentit encore la parole

du ciel ? — Le droit radical de Dieu à commander


ou à défendre? —C'est impossible. Nous-mêmes,
pour peu qu'il y ait encore un reste de bon sens
dans nos égarements, nous n'osons pas toujours
mettre en question la suprême autorité de Dieu.
Nous aimons mieux nous persuader qu'on noua
trompe et que notre conscience elle-même, con*
damnant l'objet vers lequel se portent nos

1. Gènes., cap. m, 1.
2. Lacordaire, soixante-troisième conféreace i De bi chute.
140 U CHUTE.

appétits, va plus loin que la volonté divine.


Comment la mère du genre humain, plus par-
faite que nous, aurait-elle pu faillir, ne fût-ce
que par un doute, sur une vérité de cette impor-
tance? Ce n'est donc pas l'autorité de Dieu que
Satan met en question dans son pourquoi; mais
bien l'objet de l'épreuve. Il ne le nomme pas,
comme s'il était indigne de fixer l'attention, mais
on le devine; c'est lui qui porte tout le poids de
l'interrogation que l'on peut traduire ainsi :

Est-ce bien sérieux la défense que Dieu vous a


faite de ne point manger du fruit de l'arbre de
la science du bien et du mal? En effet. Mes-
sieurs, l'arbre de l'épreuve semble au premier
abord un jeu inconvenant de la toute-puissance
divine. Je suis persuadé que vous vous en êtes

plus d'une fois scandalisés, non pas peut-être


jusqu'à nier, comme l'ont fait quelques-uns,
l'histoire tout entière de la chute, à cause de
cette seule circonstance; mais jusqu'à mépriser

les interprètes qui s'en tiennent à la lettre du


récit biblique et jusqu'à chercher, sous l'écorce

de l'arbre de la science, je ne sais quel péché


honteux que l'on n'ose nommer. Frais d'ima-
gination parfaitement inutiles, car il suffit
LA CHUTE. 141

d*un peu de bon sens pour vous en dispenser.


Considérez la personne de l'homme. Est-il
esprit? — Oui. Est-il corps? — Oui. L'esprit et

le corps agissent-ils séparément en lui? — Non.


L'homme, esprit et corps, unit inséparablement

dans toutes ses opérations les deux éléments de


sa nature, et sent le besoin de rattacher à des

signes ce qu'il a en lui de plus immatériel : la

pensée, les sentiments, le devoir. Il faut donc,

s'il doit être éprouvé, que l'épreuve s'adresse à


toute sa nature, conséquemment qu'il y ait,

dans l'objet de cette épreuve, un signe qui parle


aux sens et représente à l'esprit l'autorité d'une
volonté supérieure qui impose ses commande-
ments. Il importe peu que ce signe soit une
grande ou une petite chose, pourvu qu'il ex-

prime une idée digne de Dieu. Est-ce que vous


prenez garde à la matière, à la forme, à la cou-
leur du poteau ou de la borne qui vous indi-
quent la limite d'un champ? Qu'ils soient de
bois ou de pierre, ronds ou carrés, blancs ou
noirs, votre honnêteté dédaigne ces détails pué-
rils, et ne veut voir, dans ces vulgaires objets,
que le droit du propriétaire et la sainte majesté
de la loi. Fussiez- vous tentés de les violer, ils
Ht lA CHUTE.

VOUS feraient entendre encore les menaces de


la justice.

Vous respectez un bois mort, que dis-je?

vous l'adorez. Le tronc d'arbre desséché que


rencontrèrent un jour les soldats romains, et
sur lequel ils attachèrent une traverse, pour y
clouer un homme que venaient de condamner
les tribunaux civils et religieux, vous l'appelez
la sainte, la vénérable, la précieuse croix :

Crux sancta^ crux veneranda, crux pretiosa;


l'étendard du roi des rois : Vexilla régis; vous
le saluez avec amour et reconnaissance ; si on
vous en donne une parcelle, vous l'enchâssez
dans l'or et l'argent et l'approchez en tremblant
de vos lèvres et de votre cœur. Et pourtant rien de
plus vil que cet arbre. Si on l'eût donné à quel-
que pauvre homme avant qu'on y pendît Jésus de
Nazareth, peut-être n'eût-il pas voulu en faire la
poutre maîtresse de sa cabane. Quel est donc le

mystère de vos hommages. Messieurs? Ah! ce


n'est pas au bois qu'ils s'adressent ; mais au sang
dont ce bois fut abreuvé et à l'amour infini
qu'il y a dans ce sang. Vous adorez la croix
parce que Jésus, vrai fils de Dieu, en mourant
pour notre salut a mis dans ce bois tout son
LA :nuTE. 143

amour. Eh bien, l'iubre de Tépreuve est l'équi-

valent de l'arbre de la croix, avec cette diffé-

rence, pourtant, que l'arbre de la croix est un


bois mort, tandis que Tarbre de l'épreuve esf
un bois vivant et fertile. Planté au milieu du
paradis, il boit de ses racines l'onde des fleuves

sacrés, lance vers le ciel sa tige superbe, et

laisse tomber de tous côtés ses rameaux chargés


de fruits magnifiques et délicieux dont la pulpe
est imprégnée d'une mystérieuse vertu. Il y a
là quelque chose de grand et de redoutable. Le
bois mort et le bois vivant sont les deux signes
de Dieu. Dans l'un il a inoculé, en expirant, son
incommensurable miséricorde; dans l'autre il a
mis, en commandant, son autorité sans limites.

Si vous touchez d une main profane et sacrilège

l'arbre du salut, vous offensez l'amour de Dieu


rédempteur. Si vous cueillez d'une main témé-
raire le fruit de l'arbre de l'épreuve, vous offensez
la très-sainte majesté de Dieu, maître et sei-

gneur de toutes choses. Salut, arbre du paradis '

ceux que tu scandalises ont des yeux pour ne


pas voir. Le chrétien vénère en toi le père dé
l'arbre sacré du Golgotha. Bois vivant, tu nous
as donné la mort afin que le bois mort nous
U4 LA CHUTE

donnât la vie. Et qui sait si la croix n'est point


née d'un de tes rejetons '!

Eve a compris la haute signification de l'arbre


de la science; elle ne cède pas à la tentation du
mépris. Reconnaissant l'autorité et la sagesse
du Créateur dans son commandement, elle ré-

pond naïvement au tentateur : — « Nous man-


geons de tous les fruits du paradis : De fructu
lignorum qui sunt in paradiso vescimur ; mais
pour le fruit de l'arbre qui est au milieu du
jardin, Dieu nous a ordonné de n'en point man-
ger et de n'y pas toucher, de peur que peut-
être nous ne mourions : De fructu vero ligni
qv^d est in medio paradisi, prœcepit nobis
Deus ne comederemus, et ne tangeremus illud
ne forte moriamur " ». — Il y a un peut-être dans
sa réponse. Non pas qu'elle doute de la véracité
de Dieu, mais elle ne sait pas au juste ce que
c'est que la mort, ni si cette peine est irrémissible.

Le démon s'empare de cette incertitude, et lais-

sant de côté toute question sur l'objet de l'é-

preuve, il en nie résolument la sanction : « Ne-

i. Cf. Summ. TheoL, 11» II» p., quasst. 165. Utrum fut-
lit conveniens modus et ordo pnmœ tentationis?
2. Gènes., cap. m, 2. 3.
LA CHUTE. ii5

quaquam morte moriemini* : Point du tout,


vous ne mourrez pas. » Sur nos faibles esprits

la négation pure et simple est une puissance;


pour peu qu'elle rencontre des appétits impa-

tients, elle a bientôt renversé les plus solides


vérités. Mais une intelligence comme celle de
nos premiers parents, ferme, éclairée, maîtresse
d'elle-même, ne se laisse pas ébranler si facile-

ment, La négation lui répugne si elle n'entend


aussitôt des croyances affirmées à la place de

celles que l'on nie. L'esprit de mensonge a


senti cette exigence, et, sans attendre une ré-

ponse qui serait peut-être la fuite de la femme


épouvantée, il frappe un dou'ble coup: — « Vous
ne mourrez pas, dit-il, car Dieu sait que le jour
où vous aurez mangé de ce fruit, vos yeux se-
ront ouverts et vous serez comme des dieux,
sachant le bien et le mal : Scit enim Deus quod
ex quocumque die comederitis ex eo, aperientur
oculi vestri, et eritis sicut dii^ scientes konum
et malum ». »

Satan s'est rappelé que l'enivrement de sa


propre excellence l'a fait tomber du ciel ; il a

1. Gènes., cap. la, 4.

1 lbid.,5.

CABÊilE 1877. — 10
.

Ad Là CHUTE.

compris que, dans une créature parfaite, c'est le

sommet de l'esprit qu'il faut attaquer. Son der-

nier assaut est donné, il attend. Hélas! cette

fallacieuse promesse: — Vous serez comme des


dieux, — a promptement porté coup ; l'orgueil

s'éveille dans l'âme innocente de notre mère *

Éprise des beautés intérieures qu'elle n'avait


jusque-là regardées que d'un œil reconnaissant,
elle oublie que l'on accuse son Dieu de basse
jalousie et d'indigne mensonge; et bien qu'elle

ne se berce pas de l'absurde espoir d'égaler sa


nature % elle croit qu'elle va trouver en elle-

même la source de toute vérité, la loi de la vie,

les secrets de l'avenir et le pouvoir d'atteindre


la suprême félicité à laquelle elle aspire \

1. Cf. Svmm. Theol, lia ii»p., quaest. 163, a. i. Utrum


primi hominis peccatum fuerit superbia ?
2. Similitudinem aequiparantiae ad Deiim primi parentes
non appetierunt, quia talis similitudo ad Deum non cadit
in apprehensione,praecipue sapienlis. (Suynm, Tlieol.,\l^ II»

p., quœst. les, a. 2.)

3. Primus homo peccavit principaliter, appetendo siniili-

tudinem Dei quantum ad scientiam boni et mali, sicut ser-

pens ei suggessit : ut scilicet per virtutem propriae naturaj


determinaret sibi quid esset bonum, et quid malum ad
agendura; vel etiam ut per seipsum praecognosceret quid
sibi boni, vel mali esset futurum. Et secundario oeccavit,
LA CHOTK. Ht

Vous me direz peut-être, Messieurs, qu'il y a

là une incroyable extravagance, et pourtant c'est


la vôtre, ô fils d'Eve. La parole de l'ange déchu
a traversé les siècles, soulevant partout des
tempêtes de superbe, toutes les générations en
ont été troublées, et la nôtre ne le cède à aucune
en agitations insensées. Philosophes, savants,
politiques, grands et petits sont mordus de cette

tarentule diabolique: — Vous serez comme des


dieux. — Celui-ci confond systématiquement

tous les êtres dans une substance unique afin de


pouvoir prendre sa part de l'infini. Celui-là veut
que la raison répudie l'inspiration et l'assistance

d'un esprit supérieur, et tire indéfiniment de son


propre fonds toutes les connaissances à l'aide
desquelles elle doit construire un jour la syn-

thèse du vrai. Le savant s'imagine qu'il va sur-


prendre les secrets de l'univers, s'emparer de.s

forces de la nature, et les soumettre à sa volonté

après les avoir assujetties à ses calculs. Les

.ippctendo similitudinem Dei, quantum ad propriam potes-


tatein operandi : ut scilicet tirtute propriae naturaj opera-
relur, ad beatudinem consequendam. Unde August. dicit (II

Super Gen. ad littcram), quod menti mulieris inerat amor


propria postettatis. {Summ. Tbeol., Il* II" p., quaest. 163,

0. 2.)
1^ LA CHUTE

hommes de pouvoir ne croient qu'à leur droit,


et prétendent gouverner les consciences comme
ils administrent les affaires publiques. Et les

peuples eux-mêmes, lassés de l'honnête obscu-


rité d'une vie laborieuse, flattés par les pontifes
de la révolution, espèrent devenir bientôt les

maîtres absolus de leurs destinées. Bref, Mes-


sieurs, ne vouloir trouver qu'en soi et par soi
ce qu'il faut croire et ce qu'il faut faire pour
être heureux et parfaits, n'est-ce pas la folie de
notre orgueil ? — Eritis sicut dii scientes bonum
et malum. — Le châtiment est près du crime.
Nous voulons nous grandir; mais notre raison
affaiblie par ses excès ne sait plus commander
aux appétits grossiers, nous tombons honteu-
sement dans la fange du matérialisme.
La femme pécheresse est le type de cette
décadence. Avant qu'elle eût consenti aux sug-
gestions de l'orgueil, les chastes plaisirs de l'es-

prit lui faisaient oublier les voluptés des sens.

Semblables à ces animaux sauvages que le jour


effarouche, les passions basses fuyaient la lu-
mière d'une intelligence parfaite et restaient
endormies dans une mystérieuse obscurité. Sitôt
que les fumées de la superbe ont entouré d'om-
LA CHUTE. 149

bre la raison, elles se réveillent et courent à


leur pâture. — «La femme regarda le fruit, vit

qu'il était bon à manger, beau à voir, et qu'il lui

promettait des délectations : Vidit igitiir millier

quod bomim esset lignum ad vescendum, et pul-

chrum oculis aspectuque delectahile. Elle en

prit et en mangea : Tulit de fructu illms et

comedit\i> — Tout est fmi pour elle, sa chute


est consommée. Malheureuse femme!
Malheureuse femme mais pas encore malheu-
!

reuse humanité. La victoire du serpent n'est

qu'un accident sans importance tant que le

chef du genre humain n'a pas succombé, car


c'est lui qui porte en ses flancs le germe actif

d'où doivent naître les générations- . Ce n'est

pas l'ange déchu qui le doit aborder ; si habiles

que soient ses métamorphoses, elles ne trom-


peraient peut-être pas la clairvoyance de l'homme-

1. Gènes., cap. m, 6.
2. Manifestum est autem secundum doctrinam Philoso-
phorum, quod principium activum in generatione est à
pâtre; materiam autem mater ministrat. Unde peccatum
originale non contrahitur à matre, sed à pâtre. Et secun-
dum hoc, si Adam non peccante, Eva peccasset, filii origi-
nale peccatum non contraherent è converso autem
: esset,

si Adam peccasset, et Eva non. {,Summ. Theol., I* 11» p.,

«tasst. 81, a. 5.)


150 Là CffOTB.

roi. Mais une épreuve plus délicate est réservée

à ce dernier. L'os de ses os, la chair de sa chair,


l'enfant de sa propre vie, sa compagne tant

aimée va remplir auprès de lui l'office de tenta-


teur. Dieu permet cette aggravation du péché de
la femme, parce qu'il veut sonder le cœur de
notre père et obtenir de lui, pour prix de ses
bienfaits, le sacrifice du plus grand des amours
terrestres à l'éternel amour. Adam ravi de la

beauté de son épouse l'a aimée, dès le premier


instant, comme jamais homme n'aima depuis
une femme. Il a mis son cœur dans son cœur
lorsqu'il mettait sa main dans sa main. Tous
deux n'ont plus qu'une même vie ; et voilà qu'il

faut se séparer. Courage, père ! Prêtez l'oreille

aux cris de votre postérité; rompez des liens


qui ne peuvent plus que vous être funestes. Le
Tout-Puissant saura bien vous endormir encore,
et tirer de votre chair fertile une autre épouse
plus digne de votre grande âme. Ainsi parlent
le devoir et la grâce... Mais écoutez. Messieurs,
ce que nous dit l'Écriture. — « La femme donna
du fruit à son mari qui en mangea Dédit que viro
.

suo qui comedit *. » — Quelle foudroyante con-

1. Gènes., cap. m, 6.
LA CHUTE. ib\

cision! Rien que le fait brutal, tous les détails


sont passés sous silence. On les devine pour-
tant. La voix du devoir et de la grâce fut moins
écoutée que les promesses de Satan, traduites par
les caresses, les tendres regards et les douces
paroles d'une femme aimée. Adam se laissa

enivrer, comme la première victime de l'ange


déchu, de l'espoir d'être semblable à Dieu, et
peut-être fut-il heureux de penser qu'il allait

associer celle qu'il aimait à sa nouvelle gran-

deur. Sa bienveillante affection diminua la faute


oiî Eve avait mis plus d'orgueil '; mais, en
même temps, il l'aggravait de tout le poids de

sa perfection et de sa responsabilité '. Il est

tombé, c'est maintenant qu'il faut s'écrier ;

Malheureuse humanité !

1. Quantum ad speciem superftiae gravius peccavit mu


lier. (Summ. Theol., Ih II» p., quaest. 163, a. 4.)
Adam in peccatum consentit amicabili quadara benevo-
lentia, qua plerumque fit ut offendatur Deus, ne homo et
amico fiât inimicus ;
quod eum facere non debuisse divinae
sententiae justus exitus indicavit. (August., lib. XI, De Ge-
nesi ad litteram. cap. ult. a med.)
2. Si consideremus conditionem personae utriusque, sdU>
cet raulieris, et viri, peccatum viri est gravius, quia erat
pcrfectior. {Summ Theol. lU II» p., quaest. 163, a. 4.)
152 LA CHUTE.

III

€ Lorsque Adam, vaincu par l'orgueil et par

l'amour terrestre, eut mangé du fruit défendu,


la terre trembla jusqu'au fond de ses entrailles,
comme si elle allait enfanter de nouveau; la
nature, qui déjà s'était plainte delà faute d'Eve,
poussa un second gémissement ; le ciel s'obs-

curcit, la foudre gronda, de larges gouttes


tombèrent comme de tristes larmes sur la terre

déshonorée *
. d — C'est ainsi, Messieurs, que
Milton annonce le dénoûment du drame fu-

neste dont vous venez de suivre les péripéties.


Ce dénoûment est court, mais que de désastres
à la fois. La menace de Dieu s'accomplit, et,

d'un instant à l'autre, nos premiers parents


comprennent mieux la mystérieuse emphase de
cette parole divine : — « Morte morieris : Tn
mouiTas de mort. >

1 . Earth trembled from her entrails, as again


In pangs; and Nature gave a second groan;
Shy lour'd, and, muttering thunder, some sad dropf
Wept at completing of the mortal sin
OriginaL
{Paradise Lost, Book IX.)
LA CHUTE. 153

Morte la grâce qui vivifiait leur nature et

l'inondait des lumières du ciel; mortes les

splendeurs de cette belle intelligence qui voyait


sans ombre le vrai et le bien et dirigeait si

souverainement toutes les faeultés de l'âme;

morte cette puissance du libre arbitre qui com-


mandait aux sens et à leurs appétits déréglés ;

morte cette sainte pudeur que l'impure chaleur


du sang n'a jamais offensée, et qui ne voyait
tout à l'heure dans l'harmonie des formes que

la chaste beauté de la chair. « Les yeux des


coupables sont ouverts, et reconnaissant qu'ils
sont nus, ils rougissent l'un de l'autre et se

couvrent. Puis entendant la voix du Seigneur


qui se promène dans le jardin, à l'heure de la
brise, ils se cachent au milieu des arbres pour
éviter sa présence '
. » — Naguère ils allaient

au-devant de lui, et maintenant ils croient, les

insensés, qu'en le fuyant ils échapperont à ses


poursuites. Vain espoir. Il suffit d'un appel
\out-puissant pour les amener devant leur juge.

1. Et aperti sunt oculi amborum; cumque cognovissent se


esse nudos, consuerunt folia ficus, et fecerunt sibi perizomata.
Etcùm audissent vocemDomini Dei deambulantis in paradiso

ad aurampost méridien), abscondit se Adam et uxor ejusa fa-


oie Domini Dei in medio ligni paradisi. (Gènes., cap. m, 7, 8.)
154 LA CHUTE.

« Adam, où es-tu? dit le Seigneur. — Sei-

gneur, répond Adam, j'ai entendu votre voix


dans le jardin et, parce que j'étais nu, j'ai été

saisi de crainte. — Mais qui t'a appris que tu


étais nu, sinon que tu as mangé du fruit de
l'arbre dont j'avais dit : Tu n'en mangeras
pas '
? ï — Soyez humble, ô père du genre
humain, un cri de votre cœur repentant : Sei-

gneur, j'ai péché, ayez pitié de nous, va peut-


être tout sauver. Mais non, il s'excuse et se jette
comme un fou entre les bras de la mort. —
« La femme que vous m'avez donnée pour
compagne, dit-il, m'a présenté du fruit de cet
arbre et j'en ai mangé. Et le Seigneur s'a-

dressant à la femme: Pourquoi as-tu fait cela?


— C'est le serpent qui m'a trompée et j'ai

mangé de ce fruit*. » C'est bien, la cause est

1. Vocavitque Dominus Deus Adam, et dixit ei : Ubi es?


Oui ait ; vocem tuain audivi in paradiso ; et timui eô quôif
nudus essein,et abscondi me. Cui dixit Quis eniin indica' :

quôd nudus esses, nisi quôd ex ligno de quo prae


vit libi

ccperam tibi ne comederes comedisti? (Gènes, cap. III,


,

9, 10, il.)
2. Dixitque Adam : Mutier quam dedisti mibi sociam
dédit mibi de ligno, et comedi. Et dixit Dominus Deus ad
mulierem : Quare hoc fecisti? Quae respondit : Serpent
decepit me, et comedi. (Ibid., 12, 13.)
LA CHUTE. 155

instruite. Maintenant écoutez la sentence. Elle

n'est pas nouvelle. C'est toujours le morte mo-


rieris qui s'enfonce de plus en plus dans la na-
ture humaine et la dépouille de ses privilèges.
Après avoir maudit de nouveau l'esprit du
mal sous la figure de la bête dont il a pris la

forme pour séduire ; après l'avoir enchaîné à la


matière, ce qui est le plus grand supplice de
cet être altier; après l'avoir condamné à ramper
sur la terre, où il nous dressera des embûches
et recevra les coups de talon de notre liberté
victorieuse % Dieu s'adresse à la femme :

« Je multiplierai, dit-il, tes calamités et tes en-
fantements. Tu enfanteras dans la douleur, tu
seras sous la puissance de l'homme et il te

dominera ^ d — Chastes espérances d'une ma-


ternité sans tache et sans souffrance, douce

i . Et ait Dominus Deus ad serpentera : Quia fecisli hoc,


maledictus es inter omnia animantia et bestias terras; super
peclus tuum gradieris, et terram comedes cunctis diebus
vitae tu6e. Inimicitias ponam inter te et mulierera, et semen
tuum, et semen illius; ipsa conteret caput tuum, et tuinsi-
diaberis calcaneo ejus. (Gènes., cap. m, 14, 15.)
2. Mulieri quoque dixit : Multiplicabo aerumnas tuas, et
conceptus tuos; in dolore paries liiios, et sub viri potesta4^

eris, et ipse dominabilur tui. (Ibid., 16.)


156 LA. CHUTE.

société du foyer domestique où l'amour créait

l'égalité : tout est perdu. femme, il te faudra

payer chèrement la gloire de revivre dans le fruit

de tes entrailles, et tu préluderas par les cris de tes


tortures à ce joyeux cantique : Un fils nous est

né. Ton amour, naguère si puissant, n'aura plus


la force de subjuguer à toujours le maître que
Dieu te donne. Les premiers enivrements de
la passion le jetteront à tes pieds; mais tu verras

se relever bientôt sa fierté révoltée de cette

faiblesse, et, s'il ne devient pas le tyran du


foyer, tu sentiras toujours, dans sa bienveillance
même, la pitié du plus fort et l'autorité du plus
grand. Morte la surnaturelle vigueur qui ne te
promettait que des enfantements pleins d'hon-
neur et d'allégresse; morte la surhumaine et

victorieuse beauté devant laquelle le compa-


gnon de ta vie abdiquait ses droits à la domi-
nation. — Morte morieris.
Ton maître ne sera pas épargné. < Adam,
dit le Seigneur, parce que tu as écouté la voix
de ta femme et mangé du fruit dont je t'avais

défendu de manger, la terre est maudite. C'est


ton ouvrage. Tu ne mangeras plus, tous les jours

de ta vie, qu'après de rudes labeurs. La terre


LA CHUTE. 157

De produira pour toi que des épines et des

ronces, au milieu desquelles tu chercheras


l'herbe dont tu dois te nourrir. Tu mangeras
ton pam à la sueur de ton front, jusqu'à ce que

tu retournes dans la terre d'où tu as été tiré,


car tu es poussière et tu redeviendras pous-
sière *
. D — Imprégnée de la bénédiction de
Dieu, la terre n'osait rien refuser à son roi. En
payant un tribut à la vie des animaux, elle mul-
tipliait pour le service du maître ses plus riches

productions. Dieu la maudit, et voilà que ses en-


trailles se resserrent et deviennent avares. Il

faut que l'homme se courbe et les déchire pour


en arracher, à la sueur de son front, son pain
de chaque jour, et qu'il veille à ce que la se-
mence, dont il attend la vie, ne soit pas étouffée
par les plantes folles qui se révoltent contre ses
efforts. Il commande, mais tous les vivants

I . Adae vero dixit : quia audisti vocem uxoris tuas, et co-

medisti de ligno, ex quo praeceperain libi ne comederes,


maledicta terra in opère tuo ; in laboribus comedes ex ea
cunctis diebus vitae tuae. Spinas et tribulos germinabit tibi,
et comedes herbam terrae. In sudore vultùs tui vesceris
pane, donec revertaris in terram de qua sumptus es ;
quia
pulvis es, et in pulverem reyerteris. (Gènes., cap. m, n,
18, 19.)
S5ê '
LA, CHUTE.

semblent lire sur son front Tanathème de son

ipéohé. Ils n'ont plus de confiance dans l'auto-

ritèdece rebelle, et au lieu d'obéir, comme na-


guère, au premier appel de sa voix, ils s'enfuient

effarouchés à son approche, et lui ne peut plus


s'en rendre maître qu'au prix de mille ruses et

de mille peines. Le trouble de la nature n'est


qu'un retentissement du trouble de son être.
L'ordre primitif y est complètement renversé, et
la poussière dont fut formée sa chair, ne se
sentant plus retenue, reprend impatiemment sa
tendance à la dispersion. — Morte cette souve-

raineté tranquille et pacifique qui soumettait


sans lutte et sans efforts toutes les créatures ;

morte cette robuste et infatigable constitution

qui ne devait point sentir le faix du travail;

morte cette mystérieuse vertu qui assurait au


roi de la création le perpétuel renouvellement

de ses jours, et faisait du corps humain un édi-

fice indestructible. — Morte morieris.

Que de ruines et de dépouillements! Ah ! sans


doute Dieu aura pitié des infortunés qu'il châtie
si rudement, et avant de disparaître il leur adres-
sera une parole de consolation. Non, il voit leur

nudité, et èa leur faisant l'aumône d'un vête-


LÀ CHUTE. 159

ment il se moque de leur malheur. « Le voilà,

s'écrie-t-il, le voilà cet Adam devenu comme


l'un de nous, sachant le bien et le mal. Main-
tenant prenons garde qu'il ne mette la main sur
le fruit de vie et qu'il n'en mange pour vivre

éternellement. — Et après avoir chassé l'homme


du paradis, il place à l'entrée un chérubin
armé d'un glaive flamboyant et toujours en
mouvement, pour garder le chemin de l'arbre

de vie '. » — Ah ! mon Dieu, vous êtes trop cruel.

Frappez, c'est votre droit, mais ne déshonorez


pas votre justice par l'insulte !

Messieurs, il n'est point dans les habitudes


de la justice de Dieu d'insulter le pécheur, tant
qu'il peut recourir encore à sa miséricorde.
Aussi saint Augustin nous fait-il remarquer que
les paroles divines sont moins une ironie à l'a-

1 . quoque Dominus Deus Adae, et uxori ejus tunicas


Fecit
pelliceas, et induit eos et ait Ecce Adam quasi unus ei
; :

nobis factus est, sciens bonum et malum nunc ergo ne forte ;

mittat manum suam, et sumat etiam de liguo vitae, et co-


medat, et vivat in aeternum. Et emisit eum Dominus Deus
de paradiso voluptatis, ut operaretur terram de qua sump-
tus est. Ejecitque Adam; et collocavit ante paradisum to-
hiptatis Gherubim, et flammeum gladium atque versatilem,
ad custodiendam viam ligni vitae. (Gènes., cap. ui, 21, 22,
23, 24.)
160 LA eHDTE.

dresse de nos premiers parents qu'un avertisse-


ment ayant pour but d'effrayer et de contenir

les audaces de ^notre orgueil. La prévenante


bonté de Dieu montre aux pécheurs de l'avenir
ce grand exemple d'un homme qui, au lieu d'at-

teindre le sommet où le poussait une ambition


déréglée, perd, dans sa tentative insensée, tous

les biens qu'il possédait '.

Sur ce dernier avis donné au genre humain,


les assises divines sont levées ; le juge disparaît,
il ne reste plus que les condamnés et le bour-
reau. Les condamnés qui s'en vont, en pleurant,
vers la terre de bannissement et n'osent pas se

retourner pour dire adieu à la patrie de leur in-


nocence et de leur bonheur. Le bourreau tou-
jours invisible et préparant, en silence, le dernier
coup qui doit donner tout son éclat à la sentence

divine : Morte morieris. Adam et Eve ont tout

1. Verba haec Dei non tam sunt primis parentibus iosul-


tantis, quam caeteros ne ilà superbiant deterrenlis, propter
quos ista conscripta sunt : quia scilicet non solum AdiUn non
tiiit factus qualis iieri voluit, sed nec illud ad quod factus
fuerat conserva vit. (August., lib. XI, De Genesi ad litUr.,
cap. XXXIX.)
Cf. Summ. Theol., Ih 11» p., qusest. 164. De pomispec-
cati primi hominis. Tota qusest
U CHUTE. 161

perdu; mais il y a encore tant de sève dans leur


jeune nature qu'ils ne comprennent pas bien l'é-

tendue de leur châtiment. Qu'est-ce que la

mort? Cette douloureuse question les agite. Ils

suivent, d'un œil attristé, la chute et les frissons

de la feuille desséchée que le vent emporte de-


vant eux. Ils écoutent, avec stupeur, les plaintes
des animaux expirants, et contemplent, avec ef-

froi, leur corps sans mouvement. mon sei-

gneur, demande la femme d'une voix émue,


est-ce là la mort? Et Adam ne peut lui répondre
que par un peut-être. Mais à quelque temps de
là le bourreau a commencé cet universel carnage
qui ne doit cesser qu'avec les siècles; Gain
vient de tuer son frère Abel. Quand la mère du
genre humain vit à ses pieds le corps sanglant
de son bien-aimé, elle fut glacée d'épouvante,

puis elle éclata en gémissements et en sanglots.


Elle s'assit, et prenant sur ses genoux la dé-
pouille inanimée de son Abel, elle la couvrit de
baisers. Mon fils, disait-elle, je suis ta mère,

est-ce que tu ne m'entends pas? Ouvre tes beaux


yeux, regarde-moi, réponds-moi. MonDieu,il ne
voit plus, il ne parle plus, il ne respire plus, il est

insensible et froid. Abel! Abel! — Et tout près


CAKÊUE 1877. — 11
162 U CHUTB.

de la mère, la voix grave et tremblante du père


se fit entendre : Femme, Dieu l'avait dit : voilà

la mort! — Ils pleurèrent longtemps ensemble


et achevèrent, par leur larmes, de se purifier
de leur péché.
Pleurons avec eux, Messieurs. Pleurons nos
chers morts, et surtout pleurons le péché qui a
ouvert à la mort les portes de ce monde. Oublier
ces deux choses, la mort et le péché, est mal-
sain pour notre vie de passage et d'exil. Quand
la terrible sentence, Morte morieris, ne reten-
tit plus en notre cœur, nous sommes tentés de

croire que nous ne verrons pas la fin des jours

de notre fugitive existence, et nous nous efforçons


de ranimer les misérables restes de l'antique
beauté dont fut parée la nature, pour la trans-

former en Éden. Efforts sacrilèges! Il n'y a plus

de paradis pour nous sur cette terre. Le glaive

du chérubin est suspendu sur les demeures


superbes et sur les cités voluptueuses où
nous prétendons fixer le bonheur. Le glaive du

chérubin, c'est une armée de barbares; Ift

glaive du chérubin, c'est une foule tumul-


tueuse de plébéiens révoltés que Dieu lance»
quand il est temps, contre les Éden de la ci-
LA CHUTB. 163

vilisation. N'attendons pas leur visite pour se-


couer la torpeur d'une coupable illusion; mais
à la lumière de cette divine parole: Morte
morieris, ne cherchons plus le paradis que
dans les hautes et pures régions de l'éter-
nité.
VINGT-HUITIÈME CONFÉRENCE

LA CHUTE DANS L'HUMANITE


VINGT-HUITIÈME CONFÉRENCE

LA CHUTE DANS l'HUHÀNITÉ

Messeigneurs ' , Messieurs,

€ Le chef du genre humain a prévariqué; par


sa prévarication il a encouru la colère de Dieu
et la perte de la justice surnaturelle dans la-
quelle il avait été créé. Tous les dons gratuits
qui dérivaient de cette justice ont disparu avec
elle, partant, plus d'empire absolu de l'âme sur
les appétits de la chair, plus de force pour ré-
sister à l'action des causes qui désagrègent le

corps humain; mais l'ignorance, la concupis-


cence, la souffrance, la mort, et le honteux
esclavage de la nature sous la puissance de
l'esprit maudit dont les séductions ont triomphé.
En un mot Adam est déchu.

Sa déchéance est-elle un fait personnel? Non.

i. Mgr le Goadjuteur et Mgr Merrnil]od,évéque de Genève.

I
168 UL CHUTE DANS L'HUMANITE.

Le père des hommes entraîne avec lui, dans sa


chute, toute sa triste postérité. Non-seulement
il nous transmet la souffrance et la mort, mais
son péché passe en chacun des membres de
l'humanité, dépouillée par lui de la justice et de
la sainteté originelles, selon cette parole de
TApôtre : — « Par un seul homme le péché est

c entré dans le monde et par le péché la mort,


c et ainsi tous ont hérité la mort de celui en
« qui tous ont péché. 3> — Un dans son origine,
le péché d'Adam en se répandant par propaga-
tion, et non par imitation, devient inhérent et

propre à chacun de nous \ •

1. 1. Si quis non confitetur, primum honiinem Adam,cum


mandatum Dei in paradiso fuisset transgressus, statim sanc-
titatem et justitiam, in qua constitutus fuerat, amisisse, in-
currisseque per ofifensara praevaricationis hujusmodi iram
et indignationem Dei atque ideo mortera, quam antea illi

comminatus fuerat Deus, et cum morte captivitatem sub ejus


potestate, qui mortis deinde habuit imperium, hoc est,
diaboli,totumque Adam, per illam praevaricationis offen-
sam, secundum corpus et animam in deterius commutatum
fiiisse : Anatbema sit.

II. Si quis Adae praevaricationem sibi soli, et non ejus


propagini, asserit nocuisse, et acceptam a Deo sanctitatenv
et justitiam, quam perdidit, sibi soli, et non nobis etiara

eum perdidisse; aut inquinatum illum per inobedientix


peccatum, mortem et pœnas corporis tantura in omne genus
LA CHUTE DANS L'HUMANITÉ. 169

Telle est, Messieurs, la doctrine que l'Église

propose à notre croyance par la bouche du saint

concile de Trente.
Cette doctrine est, pour un grand nombre
d*esprils,une pierre d'achoppement et de scan-
dale. Je ne parle pas de ceux qui, tout entiers au
divorce impie de la raison et de la foi, envelop-
pent d'un même mépris tous les dogmes où se

révèle l'intervention surnaturelle de Dieu, mais

de ces esprits inquiets, raisonneurs et mal in-

struits qui, sans refuser absolument de croire, se

laissent facilement déconcerter par les mystères,

et s'attardent plus qu'il ne faut aux objections


de l'incrédulité. Ils entendent dire qu'il suffit

d'exposer le péché originel pour le réfuter ; —


qu'une créature qui n'existait pas ne saurait être
complice d'une action mauvaise'. — Que la

humanum transfudisse, non autera et peccatum, quod mors


est animae; anathema sit : cura contradicat Aposfolo di-
centi : < Per unum hominem peccatum intravit in mundimi,
et per peccatum mors, et ita in omnes homines mors per-
quo omnes peccaverunt. )
transiit, in

III. Si Âds peccatum, quod origine unum est et


quis hoc
propagatione, non imitatione, transfusum omnibus, inest
unicuique proprium... anathema sit. (Conc. Trid., sess. V,
can. 1, 2, 3.)
1. Bayle.
170 Lk CHUTE DÂMS L'HUMANITÉ.

responsabilité dépendant de la liberté on ne peut

pas être responsable d'une action que non-seu-


lement on n'a pas faite librement, mais même
que l'on n'a pas faite du tout '
;
— que la con-
science se refuse à admettre qu'une faute com-
mise par le premier homme ait infecté la na-
ture ^
;
— que la justice qui punit les innocents
pour les coupables, et qui déclare coupable
celui qui n'a pas agi, c'est la vendetta barbare

et non la justice des hommes éclairés '. — Enfin


que, pris à la lettre, le dogme du péché originel

est une doctrine barbare. L'imagination aidant,


et un peu l'ignorance, c'est assez pour jeter le

trouble dans les idées et créer des préjugés, des


préventions, des défiances qui arrêtent aux
portes de l'âme l'enseignement de l'Église.
Ces préjugés, ces préventions, ces défiances
je veux les dissiper, Messieurs, et j'espère que
ma bonne volonté sera récompensée par le suc-

cès, si vous voulez me suivre pas à pas dans

l'examen méthodique de l'importante question

i. Janet, Philosophie et religion (Reyvie des Deux Monde»»


15 mai 1869.)
2. Laurent, le Christianisme, p, 452.

3. Janet, loc. cit.


LA ŒUTE DANS l'HUMANITÉ. 171

qui se présente aujourd'hui. Cet examen ne sera


pas inutile à ceux d'entre vous qui croient; il

confirmera leur foi, leur apprendra des choses


qu'ils ignorent, et leur fournira des armes contre
les difficultés dont ils sont constamment as-
saillis.

Disons d'abord ce que le péché originel n'est

pas.'Les éliminations faites, nous dirons ce qu'il

est, 'après quoi nous pourrons plus facilement

expliquer sa transmission.

Le péché originel est-il, comme l'ont pré-

tendu certains hérétiques, une corruption de


la substance même de l'âme? Non, Messieurs.
L'âme est une substance simple et inaltérable

qui ne doit son existence qu'à la toute-puissance


de Dieu. Il nous est impossible de concevoir que
ce qui est simple puisse se corrompre, m que ce
qui vient directement de Dieu soit substantielle-
ment mauvais. D'autre part,nous ne voyons pas

1. Voir pour toutes les erreurs réfutées dans cette pre-


mière partie VIndex de la orésente conférence, fin du vo>
hune.
172 LA CHUTE DANS L'HDMANITÉ.

comment un acte de notre premier père aurait

pu altérer, à l'avance, une substance qui n'exis-


tait pas encore.
Il n'y a donc rien de substantiel dans le
péché originel. Cherchons-le du côté de nos
facultés. Est-il un acte de ces facultés? Par
exemple, est-ce l'acte prévaricateur d'Adam
lui-même, acte qui, sans entrer dans notre
nature, nous est imputé par la justice divine?

Mais l'acte prévaricateur d'Adam ne sort pas

de sa personne. Passager de sa nature, il ne


peut se perpétuer par une imputation sans
raison, et cette imputation ne saurait faire

qu'il soit réellement transmis, inhérent, propre


à chacun de nous, comme le définit l'Église. —
Ne serait-ce point alors un acte de notre vo-
lonté? un consentement donné au péché de
notre premier père à l'heure même où nous
prenons possession de la vie? ou bien une
complicité mystérieuse, réelle et actuelle de

notre libre arbitre dans le libre arbitre d'Adam


représentant et contenant sa postérité? —
L'incrédulité, Messieurs, affecte de nous prêter

cette croyance, pour se donner vis-à-vis de


nous Tavantage d'un superbe mépris et d'une
LA CHUTE DANS l'HUMANITÉ. 17)

vertueuse indignation. Contre ce qu'elle appelle


nos absurdités dogmatiques elle invoque la

raison et la conscience, et, devant les affirma-

tions doctrinales de l'Église, touchant le péché


originel, elle contrefait l'agneau et répond ironi-

quement :

Gomment l'aurais-je fait si je n'étais pas né?

C'est trop d'ignorance ou trop de déloyauté.


L'Église ne dit pas, l'Église n'a jamais dit que
nous fussions personnellement coupables du
péché originel. L'Église n'a jamais attribué à

notre hbre arbitre une complicité, je ne dis


pas actuelle, mais même virtuelle ou inter-

prétative dans l'acte volontaire et personnel


par lequel le chef du genre humain a con-
sommé sa déchéance. Elle nous apprend que

cet acte nous a nui et nous a perdus, comme


vous pourriez apprendre à un fils que le

crime de son père le déshonore; jamais, au


grand jamais, elle n'a enseigné que nous
l'eussions commis. Il est trop facile à l'im-

pudence de mettre au compte de ceux dont


elle récuse la doctrine des absurdités aux-
quelles ils n'ont jamais pensé. Mais l'impu-
174 Là CHirrB DANS L'HTJMANTrt.

dence, quoi qu'elle fasse, ne saurait troubler


la candeur de la vérité. Imperturbablement
l'Église affirme que le genre humain est tombé
dans la personne de son chef, qu'il y a un
péché, le même pour tous, en chaque enfant de
l'humanité. Job n'a-t-il pas dit : — « Qui peut
rendre pur celui qui est éclos d'un germe
impur*? ï Et David : — « Voici que j'ai été

conçu dans l'iniquité; oui, ma mère m'a conçu


dans le péché ^ i> Et l'Apôtre : — Tous meurent
•m Adam'. — Nous sommes par nature des
enfants de colère*. » —Instruite par les Saintes-
Lettres, appuyée sur les docteurs, qui n'ont
jamais varié en ce point", assistée par l'Esprit-
Saint, l'Église affirme donc un péché
qu'il y a
en nous dès l'instant même où nous commen-

1. Quis potest facere mundum de immundo conceptum


semine. (Job, cap. xiv, i.)
2. Ecce enim in iniquitatibus conceptus fum et in pee*
catis concepit me mater mea. (Psalm. l.)

3. In Adam omnes moriuntur. (I Cor., cap. xv, 22.)


i. Eramus naturâ filii irœ. (Ephes., cap. ii, 3.)
5. Non aliud (scilicet de peccato originali),ex quo Christi
Ecclesia constituta est, divinarum scripturarum tractores et
ebristianorum disputationum scrip tores sensenmt, non aliud
a majoribus acceperunt, non aliud posteris tradiderunt. (S.
August., lib. m, Depeccat. merit., cap. vui
LA CHUTE DAiNS l'HUMANITÉ. 175

çons à vivre; mais elle nous apprend, par la

bouche de saint Anselme, que ce péché n'est


pas l'acte de notre volonté personnelle '
; elle

condamne ceux qui prétendent nous l'imputer


sans égard à la volonté de celui qui l'a introduit

dans le monde'; elle veut nous en purifier,


elle ne nous demande pas de nous en repen-
tir.

Il faut bien, sans doute, que ce péché soit

Yolontaire pour être péché, mais il n'est volon-

taire que dans la cause générale et première


qui contenait toute l'espèce humaine, et d'où
procède l'universel mouvement de la géné-
ration; comme l'acte d'un membre, dit saint
Thomas, n'est volontaire que dans l'àme, pre-
mier moteur de tout l'organisme. Aussi est-il
appelé péché de nature et non pas péché de
'personne, péché originel et non pas péché

1. Quod in infantibus non est justitia quam debent ha-


bere, non hoc fecit. illorum volunlas personalis sicut in
Adam, sed egestas naturalis, quam ipsa natura accepit ab
Adam. (S. Anselm., lib. De concept. Virg. et peccato
orig., cap. xxiii.)
2. Peccatum originis vere habet rationem peccati sine
uUa ratione et respectu ad voluntatem a qua originem ha-
buit. (47* Prop. Baii damnata.)
176 LA CHUTE DANS L'HUMANITÉ.

actueV. C*est, dans ce sens, Messieurs, qu'il

faut entendre cette parole de l'Apôtre : € Tous

1. Omnes homines, Adam, possunt


qui nascuntur ex
considerari ut unus quantum conveniunt in na-
homo, in

tura, quam a primo parente accipiunt secundum quod in :

civilibus omoes homines qui sunt unius communitatis, re-


putantur quasi imum corpus, et tota communitas quasi unus
homo. Sicut etiam Porphyrius dicit, quod participatione
speciei plures homines sunt unus homo. Sic igitur multi
homines ex Adam derivati sunt, tamquam multa membra
unius corporis. Actus autem unius membri corporalis, puta
manus, non est voluntarius voluntate ipsius manus, sed vo-
luntate animae, quae primo movet membrura. Unde homici-
dium, quod manus committit, non imputaretur manui ad
peccatum, si consideratur manus secundum se, ut divisa a
corpore : sed imputatur ei in quantum est aliquid hommis,
quod movetur a primo principio raotivo hominis. Sic igitur
homine ex Adam generato, non
inordinatio, quae est in isto
est voluntaria voluntate ipsius, sed voluntate primi paren-
tis, qui movet motione generationes omnes, qui ex ejus
origine derivantur, sicut voluntas animae movet omnia
membra ad actum. Unde peccatum, quod sic a primo pa-
rente in posteros derivatur, dicitur originale : sicut pecca-

tum quod ab anima derivatur ad membra corporis, dicitur


actuale. Et sicut peccatum actuale quod per membrum aH-
quod committitur, non est peccatum illius membri, nisi in
quantum illud membrum est aliquid ipsius hominis, propter
quod vocatur peccatum hujus personae, nisi in quantur>»
haec persona recipit naturam a primo parente : unde e>
vocatur peccatum naturas, secundum illud (Ephes. Era-
ii).

mus natura f\lii irœ. {Summ. Theol., h II» p., quaest. 8i,
a. i. c.)
Defectus originalis justitise... in quolibet homine ralio-
Là CHUTE DANS L'HCMANITÉ. iTi

ont péché en Adam; d ainsi que les textes des


saints Pères qui nous attribuent quelque par-
ticipation à la prévarication de notre premier
père ^ Et je ne vois pas, en vérité, que ce sens
puisse offenser la raison des incrédules, ni

alarmer la pudeur de leur conscience. Nous


reviendrons tout à l'heure sur ce point de ren-
seignement catholique.
Si le péché originel n'est pas un acte dans
notre personne, qu'est-ce donc. Messieurs? —
iiem habet culpas ex hoc quod per voluntatem principii na-
lurse, id est, primi hominis inductus est talis defectus
(lu II Sent., dist. 36, quaest. 1, a. 2.)
Voluntas alterius et actus ejus non potest adeo proprie
dici voluntas mea, vel velle meum sicut voluntas mea per-
sonalis, et velle meum personale. Omnes autem doctores et
sancti catholici tenent et docent, tam verbo quam scripto,
quod peccatum originale in parvulo non est voluntarium
voluntate vel actu voluntatis personalis ipsius parvuii, sed
solum a voluntate primi homini» ^Durand, lib. Il, dist. xxxi,
quaest. 2.)
1. Par exemple les paroles de saint Irénéc. — Deum in

primo Adam offendimvs non facientes ejus prœceptum.

rm £vt»Xbv. (Lib. V, Adversus hœres., cap. xvt)..- Nequa


enim alteri cuidam eramus debitores, sed ilii, cujus e*.

praeceptum transgrem fueramus ab iaitio. OûSt yàfi â>X»


«iv! iun ofttXsTca, ààX' :q ixttvu' «u xtU riv h/n^rr» TnxfkSi^ut

in àpxhç. (Ibid.'i

CAEÊJIE 1877. — 12
178 LA CHUTE DANS l'HUMANITÉ.

Un état évidemment, il ne reste plus que cela.

Mais quel état? — Une pure accumulation de


peines? — Mais la peine suppose le désordre
moral. Supprimez ce désordre, la peine n'est
plus qu'une barbarie, et celui qui l'inflige un
tyran. Ne serions-nous pas en proie à quelque
maladie mystérieuse provenant d'un virus mêlé
au fleuve de la génération? — Mais d'où vient
ce virus? Gomment peut-il passer du corps à
l'âme et alanguir la nature entière? Ceux qui
Tout imaginé n*ont jamais pu répondre à ces
questions. — Cette inclination fatale qui nous
porte aux plaisirs de la chair; ces révoltes du
sens réprouvé qui attristent si profondément
les âmes généreuses qu'elles demandent à
grands cris, comme l'Apôtre, d'être délivrées

de leur corps de mort, la concupiscence, en un


mot, n'est-ce point le péché que nous cher-
chons? Pas encore. Les appétits de la chair lui

sont naturels, et la raison, abandonnée à ses


propres forces, ne les gouverne pas si souverai-
nement qu'ils n'aient le pouvoir de se révolter.
Une grâce particulière peut les soumettre des-
potiquement, c'est vrai, mais Dieu n'est pas
tenu d'honorer de celte libéralité toute gratuito
.

XJl CHUTE DANS L'HUMAMTL. !79

notre politique intérieure. Rien ne pouvait


l'empêcher, s'il l'eût voulu, de créer l'homme
primitif avec la concupiscence. Elle n'est un
désordre dans notre nature que respectivement
et l'affliction qu'en reçoit notre vertu n'est

point un effet direct de l'acte de la volonté qui


nous a fait déchoir. D'ailleurs, ne savez- vous,ipas

que le baptême efface le péché originel ', et qu'il

ne reste aucune trace de damnation en ceux


que le Christ a enfantés à une nouvelle vie 2. Et
cependant, hommes régénérés, vous sentez,
n'est-ce pas, que le feu des passions brûle en-
core votre sang, et que ni l'eau sainte, ni vos
efforts, ni les fréquentes approches de la grâce,
ni, peut-être, les glaces de l'âge n'ont éteint ses
criminelles ardeurs. D'où vient ce phénomène?
L'Apôtre a-t-il menti? l'Église ne vous a-t-elle

administré que des sacrements inefficaces? ou


bien faut-il chercher ailleurs le propre et

l'essence du péché originel? Eh oui. Messieurs,

cherchons toujours, pénétrons jusqu'au plus

1 Si quis asserit (in baptismate) non toUi totum id quod


veram et propriam rationem peccati habet anathemasit.
(Concil. Trid., Sess. V, can. 5.)
2. Nihil ergo nunc damnationis estiniis qui sunt inGhri-
sto Jesu. (Rom., cap. VIII, 1.)
180 LA CHUTE DANS L'HUMANITÉ.

intime de la nature humaine. En ces profon-


deurs sacrées où réside le pouvoir de connaître,
d'aimer, de vouloir librement, a dit un homme
tristement célèbre, tout a été bouleversé par la
chute de notre premier père, tout infecté par
la malice de son péché. La raison ne se meut
plus que dans les ténèbres, la volonté n'a plus
la force de se décider au bien. Impuissance
radicale de connaître et d'aimer Dieu, tendance

fatale vers le mal, nécessité naturelle de le

commettre, voilà l'essence même du péché


originel. Je ne prendrai pas la peine de réfuter
ce manichéisme luthérien, il me suffit de le

livrer aux anathèmes de votre conscience. En


même temps qu'elle vous rend compte de votre
faiblesse, elle vous reproche vos lâchetés et vous
félicite des victoires remportées, par vos géné-
reux efforts, sur vos penchants dépravés. C'est
assez pour l'honneur de votre raison et de votre
liberté.

Mais enfin, si le péché originel n'est ni une


altération de la substance de l'âme, ni un acte

de notre volonté, ni une simple pénalité, ni une


maladie mystérieuse produite par le virus dont
est infectée la force génératrice, ni la conçu-
LA CHUTE DANS L'HUMANITÉ. 181

piscence, ni l'infection radicale de toutes nos


facultés, qu'est-ce donc? — Écoutez saint Tho-
mas. « Le péché originel, dit-il, est un état de

désordre provenant de la dissolution de cette


primitive harmonie qui était la raison même de
la justice originelle *. De l'essence de l'âme ce

désordre passe à ses facultés et se fait princi-

palement sentir dans les régions inférieures de


la nature*. » — En quoi consiste précisément
ce désordre, ou, pour parler le langage de
l'École, quelle est sa raison formelle? C'est ce

qu'il faut éclaircir. J'ai besoin pour cela, Mes-


sieurs, de rappeler ici la notion de notre état
primitif, et je ne demande point pardon de
cette redite parce qu'elle est absolument
nécessaire.

1. Peccatum originale est quaedam inordinata dispositio


proveniens ex dissolutione illius hannoniae in quà consiste-
t)at ratio originalis justitiae. {Summ. Theol., I» 1I« p., quaest.

82, a. 1.)
2. Cf. Ibid., quaest., 83, a. 1. Utrum originale peccatum
sit magis in carne quam in animaf a. 2. Utrum... sitper
prius in essentia animœ quam in potentiis? a. 3. Utrum...
per prius inficiat voluntatem quam alias potentias ? a. 4.
Utrum prœfatœ potentiœ sint magis infectœ quam aUm ^
182 LA. CHUTE DANS L'HUMANITE.

n
Qu'est-ce que l'homme, à ne considérer que
les principes constitutifs de sa nature? C'est un
être mixte composé d'une âme simple et incor-

ruptible, unie personnellement à un corps mul-


tiple en ses éléments et, partant, susceptible de

se corrompre. Par son intelligence l'âme hu-


maine appète le vrai, par sa volonté le bien, et

cette appétence ne se peut satisfaire que dans


le vrai et le bien suprêmes, Dieu. Non pas Dieu
connu et possédé dans le mystère de son essence
infinie; mais Dieu connu et possédé par les

manifestations visibles et finies de ses perfec-


tions. Dégagée des imperfections des sens et

n'ayant à lutter que contre ses propres imper-


fections l'âme irait, d'une course plus alerte et

plus sûre, vers le but naturel de ses tendances ;


mais, unie au corps, il faut qu'elle mesure ses

pas et se tienne en garde contre les illusions de


la partie sensible, dont l'enveloppement la con-
damne à l'ignorance et l'expose à l'erreur; il

faut qu'elle surveille, plus que les appétits su-

périeurs, l'appétit inférieur de la chair, qu'elle


Là CUOTE DANS L'UUMANITË. i83

le combatte et le réprime de peur qu'il n'ou-

tre-passe les limites d'une satisfaction légitime.

Elle tient par la dignité de son essence et de ses

facultés la tête de la nature ; mais la concupis-


cence peut se révolter contre elle. Son devoir
est d'en triompher et Dieu l'aide, à cet effet, de
l'efficace de ses secours naturels. Quant au
corps, il obéit à la loi des composés qui, de leur

nature, tendent à se dissoudre sous l'action des

forces désassimilatrices ; d'où la passibilité et


la mort.
Voilà, Messieurs, ce que les théologiens ap-
pellent l'état de pure nature. D'après leur sen-

timent commun, cet état est parfaitement pos-

sible. — € Dieu pouvait, dit saint Thomas, créer


à l'origine du monde un homme formé du limon
de la terre, et uniquement doué de ses éléments

et facultés naturels; par conséquenl,un homme


mortel, passible, ressentant les révoltes de la

concupiscence. En cela, Dieu n'eût aucunement


offensé la nature humaine, parce que ces infir-

mités appartiennent à sa constitution même.


Dans ces infirmités il n'y eût eu ni faute ni

peine, attendu qu'elles eussent été causées par

la nature même et non par un acte de vo-


t

184 LA CHUTE DANS L'HUMANITÉ.

lonté *. > — c Aujourd'hui elles nous semblent


misère et supplice, dit saint Augustin; si elles

étaient la conséquence naturelle de notre con-

stitution primordiale, non-seulement nous ne


devrions pas accuser Dieu, il faudrait le bé-

nir '. y> Mais, nous l'avons vu, Messieurs, la


bonté divine s'est épanouie dans notre création.
Dieu nous a faits pour contempler un jour les

mystères de son essence, et nous a ordonnés à


ce but sublime de la vie par un don surnaturel,

une grâce singulière de perfection et de sainteté

1 Poterat Deus a principio, quando hominem con-


didit, etiara alium hominem e limo terrae formare, quem ia
conditione naturae suae relinqueret, ut sic mortalis et passi-
bilis esset, etpugnam concupiscentias ad rationem sentiens,
in quo humanae naturae derogarelur, quia hoc ex prio-
nihil

cipiis naturae consequitur non tamen iste defectus in eo ra-


;

tionem culpae aut pœnae habuisset, quia non per voluntatem


causalus fuisset. (In II Sent., dist. 31, quaest. 1, a. 2, ad. 3.)
2. Ad miseriam justae damnationis pertinet ignorantia é^

difficuUas... Quamvis etiam, si essent primordia naturalia,


nec sic culpandus Deus, sed laudandus esset. (1 Retract.
cap, IX.)
Statum naturae purae, ad divinam potentiam comparatum,
possibilem nos dicimus : itemque possibiles convenientis-
simas rationes dari potuisse fatemur, divinae sapientiae et

bonitati consonas, propter quas puram naturam cum prœ-


diciis ignorantiœ, et concupiscentiœ defectibus coudera
posset Deuê ac sapienter veUei. (De Rubeis. De pece. orig.,
ca|>» li.)
LA. CHUTE DANS L'HUMAMTB. 186

qui pénétrait dans sa source la nature humaine


et lui communiquait tous les privilèges de l'in-

tégrité. Soumise à Dieu par la justice, l'âme,

dégagée de l'enveloppement des sens, marchait


à l'aise dans les lumineuses régions delà vérité,
et régnait en maîtresse absolue sur les appétits.

La surnaturelle vigueur qu'elle recevait des


embrassements de Dieu descendait jusqu'aux
éléments corruptibles de la matière, et leur ser-

vait de bouclier contre la souffrance et la mort.


Mais entendez bien, je vous prie, l'économie de
ce merveilleux état. Tout y dépend de la grâce
de sainteté. Tant que cette grâce persévère,
point d'ignorance, d'erreur, de concupiscence, de
souffrance, de mort. Si elle vient à disparaître,

science imperturbable, empire de la raison sur


les passions, impassibilité, immortalité, tout dis-
paraît avec elle. Il ne reste plus que la nature
avec les principes essentiels à sa constitution.
Or, je vous ai raconté la chute tragique du
père de l'humanité. Par sa désobéissance, il a
rompu le pacte sacré qui l'unissait à Dieu, il a
volontairement détourné la nature humaine de
sa fin ; en détruisant la grâce originelle de justice,
il a supprimé du même coup tous les effets de
186 lA CHUTE DANS l'HUMANITÉ.

celte grâce. L'harmonie de son être est dissoute,

et ce désordre devient propre et inhérent à


toute créature issue de son sang, parce qu'il
affecte la nature elle-même.
Nous pouvons donc définir le péché originel,

quant à son essence,la privation delà grâce primor-


diale accordée à la nature humaine dans la per-

sonned'Adam;quantàses conséquences directes,


la suppression des privilèges d'intégrité résultant

de la pénétration de la grâce, et par conséquent


le retour de tout notre être à la pure nature.
Il n'y a rien de plus, Messieurs, et je trouve

que c'est bien assez. Si ce n'est que l'homme


déchu est détourné de la fin sublime qui lui

avait été originellement assignée; si ce n'est

qu'il est honteusement dépouillé du vêtement


glorieux de grâce et d'innocence dont Dieu avait
paré sa nature ; si ce n'est que ses infirmités pro-
cèdent de ce dépouillement et non de sa constitu-
tion primordiale; si ce n'est que ce dépouillement
est volontaire, et par conséquent péché dans le

sens que nous avons indiqué; son état en lui-

même est exactement semblable à celui de


l'homme que Dieu aurait pu créer sans la grâce
de justice et d'intégrité. L'homme déchu n'a
lA CHUTE DANS L'HUMANITÉ. 187

plus que les éléments et les facultés qui con-


viennent essentiellement à un être humain, ainsi
l'homme de la pure nature. L'homme déchu est
sujet à l'ignorance et à l'erreur, ainsi l'homme
de la pure nature. L'homme déchu doit sentir,

combattre et vaincre les révoltes de la concu-


piscence, ainsi l'homme de la pure nature.
L'homme déchu subit dans son corps le choc
des forces ennemies de son repos et de sa santé,
et se courbe sous le joug humiliant et terrible

de la douleur, ainsi l'homme de la pure na-


ture. L'homme déchu, meurtri, blessé, rompu
par la lutte et la souffrance tombe aux bras de
lamort pour y être étouffé, ainsi l'homme de la
pure nature. Ce qui leur manque à tous deux, et
ce qu'ils endurent du côté de la nature, est l'im-
médiate conséquence de l'union Je l'âme avec
une chair corruptible dont les appétits ne sont
pas asservis. Mais l'homme déchu n'est ni plu?
faible pour le bien, ni plus incliné au mal que
l'homme de la pure nature. Le péché originel le

prive de ce qui eût fait sa gloire et sa force; il

n'ajoute aucune qualité vicieuse aux principes


constitutifs de son être.

Telle est, Messieurs, la doctrine qui ressort


188 IJi CHUTE DANS L'HUMANITÉ.

des principes de saint Thomas. Ce n'est pas


moi qui interprète ces principes, j'ai ennprunté
ce que vous venez d'entendre aux plus éminents
théologiens des trois grandes écoles thomiste,
scotiste et jésuite. Tous sont d'accord sur ce
point que le péché originel est une privation, et
que, dans l'ordre intellectuel et moral, la diffé-
rence entre l'homme déchu et l'homme créé
dans l'état de pure nature est analogue à
celle qui existe, dans l'ordre physique, entre un
civilisé dépouillé honteusement des vêtements
qu'il devrait porter et un sauvage qui n'a jamais
été vêtu; tout le reste est ressemblance*.

Partant de ces principes que le péché origi-

nel est une privation, comment expliquer les

1 . Privatio originalis justitiae, per quam voluntas subde-


batur Deo est formale in peccato originali. {Summ. Theol-t
I« 11» p., quaest, 82, a. 3.)
Respondeo dicendum quod ea quae sunt ad finem dispo-
nuntur secundum necessitatemfinis. Finis autera, ad quem

homo ordinatus est, est ultra facultatem nalurae creatae,


scilicet béatitude, quae in visione Dei consistit, soli enim
Deo hoc est connaturale. Unde oporluit naturam humanam
taliter institui, ut non solum haberet illud quod sibi ex
principiis naluralibus debebatur, sed etiam aliquid ultra,
per quod facile in finem perveniret, et quia ultimo fini araore
inhserere non poterat, nec ad ipsum tenendum pervenire,
nisi per suam supremam partem quae est mens et intellectiu.
LA CHUTE DANS l'HUMANITB. 189

noms qu'on lui donne et les effets qu'on lui at-

tribue ? Rien de plus facile. On l'appelle mort,

maladie, souillure; il blesse la nature, affaiblit

le libre arbitre et nous fait esclaves du démon.


Tout cela est rigoureusement vrai, par cela seul

seu ratio, in qua imago Dei insignita est ; ideo ut illa pars
in Deum tenderet, subjectae sunt sibi vires inferiores, ut
nihil in eis accedere posset quod mentem retineret, et im-
pediret ab itinere in Deum, et pari ratione corpus hoc mo-
do dispositum est ut nuUa passio in eo accedere posset per
quam mentis conlemplatio impediretur, et quia haec omnia
in ordine ad finem, homini inerant, ideo facta deordinatione
a fine per peccatum, héec omnia in natura humana esse
desiere, et relictus est homo in illis tantum bonis, quae eum
ex naturalibus principiis consequuntur. (In II Sent., dist. 30,
quaest. 1, a. 1.)
Defectus qui per originem traducitur rationem culpae
habens non est per substractionem vel corruptionem alicu-
jus boni, quod naturam humanam consequitur ex principiis
suis, sed per substractionem boni, quod naturae superaddi-
tum erat. (In II Sent., dist. 33, quaest. 1, a. 1.)

Pour les Thomistes, 1° Cajetan. c Sicut persona nuda et

persona exspoliata, non distinguuntur in hoc, quod una sit

magis, aut minus nuda ; ità natura in puris naturalibus e<

natura exspoliata gratià et justitiâ originali, non différant


per hoc, quôd altéra earum sit magis aut minus in natu-
ralibiis destituta sed quantum ad rationes rerum magna
differentia est, quia sicut in persona nuda, nuditas nega-
tionis rationem habet, in exspoliata vero habet rationem
privationis vestis débitas conservari Ita defectus aniinae

et corporis naturae in puris naturalibus nec culpae, nec pœ-


aae, oec yulnerum, etc., rationem habeat. sed naturalium
190 LA CBUTE DANS L'HUMANITÉ.

qu'il nous prive de la justice originelle et de ses


effets. Le péché originel est une mort, parce
qu'il détruit cette vie supérieure de la sainteté
qui divinise les actes de la nature, et l'élève, par
la splendeur du mérite, à la hauteur de ses des-

conditionum, in natura autem lapsa habent rationem cor-


ruptionum, vulnerum, pœnae et culpse in parte susceptiva
illius. > (In Comm. in I-II p., quasst. 109, ad. 2.)
2" < Peccatum originale primum fuit,
Dominique Soto.
cui positaerat pœna communis; scilicet ut genus nostrum
in siiam nudam naturam recideret. » (Lib. I. De naturâ
et gratia, cap. ix.)
3" Gonet. c Homo in statu naturae lapsae non habens pec-
catum actuale, sed tanlùm originale, non est debiiior ad
bonum morale quam esset in statu naturae purae Alii

denique docent, hominem in statu naturae lapsae nullo ex


modis assignatis esse debiliorem ad bonum morale quam
esset in statu naturœ purœ, sed in utroque statu easdem
prorsus esse vires, eamdem difficultatem ad bonum, et
pronitatem ad malum, cum in utroque sit donis superna-
turalibus destitutus, habeatque contrarietatem appetituum,
et varias perturbationes ab extrinseco. Unde in eo soliun
putant hominem lapsum distiogui ab homine in puris na-
turalibus existente, quod iste se haberet ut nudus, ille vero
ut nudatus seu spoliatus : nam primus nunquam habuisset
dona supernaturalia nec exigentiam ipsorum secundusvero ;

his in pœnam peccati originalis privatus est. Ita ex nostris


Jocent Cajetanus, Gonradus, Médina, Aravius, Marcus a
Serra, Gabriel à S. Vincentio, Soto. Ex aliis vero Scotus,
Valentia, Bellarminus, Suares et Curiel. > {Clyp. Theol.
[Thomist., t. II, disp. 4, De stat. natur. lapsœ, § 2.)
Pour les Scotistes, D. Scot. c Cum dicimus peccatum ori-
LA CHUTE DANS L'HUMANITÉ. i9f

tinées surnaturelles. La grâce n'est-elle pas à


l'âme ce que l'âme est au corps ? Séparé de
l'âme, le corps est absolument incapable d'au-
cun acte de vie naturelle; séparée de la grâce

l'âme est absolument incapable d'aucun acte de

ginale esse formaliter privationem originalis justiticB, non


dicimus privationem secundum omnes suas partes, sed se-
cundum primam et potissimam ; ita ut privatio sanctilatis,
hoc est gratiœ dum ex Ada-
et charitatis originalis, hoaiini,

mo nascitur, inhaerens, peccatum originale formaliter.


sit

Quia vero peccatum originale, quod contrahimus, non


ve habet per modum actus, sed habitus seu termini (nec
enim eo dicimur peccantes sed peccatores) assimilandum
est potius peccato habituali Adami consistenti in privalione,
quam actuali importanti de formali aliquid positivum. >
(Scotti quaest. VIII, § 5, tract, x, p. 684.)

Pour les Jésuites, 1° Bellarmin. c Quarè non magis differt


status hominis post lapsum a statu ejusdeni in puris natu-
ralibus, quam differt spoliatus a nudo, neque deterior est
huniana natura, si culpam naturalem detrahas, neque ma-
gis ignorantia et infirmitate laborat, quam esset et labo-
raret in puris naturalibus condita. Proindè corruptio naturaa
non ex alicujus doni naturalis carenlia, neque ex alicujus
malae qualitatis accessu, sed ex sola doni supernaturalis ob
Adae peccatum amissione profluxit; quae sententia commu-
nis est doctorum scholasticorum veterum et recentiorum. j
(Controv., De gratia primi hom., cap. v.)
2" Suarez. « Omnis difficultas interna benè operandi ex
peccato originali suborta, provenit, vel ex ignorantia intel-
lectus, vel ex concupiscentia fomitis, vel ex corporis morta-
litate ; sed haec tria non sunt majora in natura lapsa, quam
essent iu pura natura, licet diversam originem in hoc statu
.

192 U CHUTE DANS L'HDMANITS.

vie surnaturelle. Elle est, dans l'ordre divin,

pour lequel elle a été créée, aussi réellement


morte que le corps sans l'âme est réellement
mort dans l'ordre humain. Bossuet a bien dit :

c Qui nous engendre nous tue. d

habeant quam in illo. Ergo nec diffîcultas bene operandi est


major, sed solùra erit ex diversa radice, et sub distincta ra-
tione Per peccatum originale nulla ignorantia pravae
dispositionis in nos transfunditur, sed sola ignorantia nega-
tionis et privationis, quatenus nascimur sine fide Eam-
dem ignorantiam haberet homo creatus in puris naturali-
bus De concupiscentia idem facile probatur, quia nunc
per peccatum originale solùm ablati sunt omnes habitus et
omnia Dei auxilia, quibus appetitus sensitivus vel contine-
batur vel confortabatur : ipsa vero facultas appetitus, sive
immutata non est, nec
irascibilis, sive concupiscibilis in se

intemior aut remissior fada Idemfieri potest discursus


de corporis mortalitafe, vel passibilitate, quia in ulroque
statu est eadem compositio corporis humani ex inferiori
materia contrariis qualitatibus affecta Ergo ex nulln is-
torum capitum potest esse major difflcultas, vel minor fa-

cultas operandi bonum in statu naturae lapsas, quam in


jiuris naturalibus inveniretur. > (Proleg. IV, Destat. hum.
nahir., cap. viii, t. VII.)

Ajoutons à ces témoignages celui des théologiens de Sa-


lamanque. c Si loquamur de concupiscentia quantîim ad

effectus,eosdem haberet tune, quos nunc habet, quia cum


anima et potentiae carerent omni ea perfectione, quam de
facto per peccatum amiserunt, eodem modo propenderent
ad bona sensibilia, sicut de facto et eodem modo judiciuin
:

rationis anteverteret, et ad malum inclinaret. > (Salraantic.

t. IV, tract. XIII, dub. iv,§2, num. 99.)


LA CULTE DANS L'HUMANITÉ. 193

Le péché originel est une maladie : maladie


pour cette pauvre chair, naguère impassible et

immortelle, qui maintenant souffre et se décom-


pose; maladie pour cette pauvre âme dont le

vigoureux tempérament de lumière et de domi-


nation, qu'elle tenait des privilèges de l'inté-

grité, est à jamais ruiné.


Le péché originel est une souillure, comme
la destruction des marbres, de l'argent, de l'or

dont il était revêtu est la souillure d'un édifice


somptueux, qui ne laisse plus voir que les pierres

brutes de ses murailles.


Le péché originel blesse la nature parce qu'il

lui enlève tous ses dons gratuits, et brise le


merveilleux tissu de vie divine et de vie hu-
maine où la subordination créait l'unité. Dieu
ne dominant plus la raison, la raison ne domine
plus les appétits qui reprennent leur naturelle
impétuosité. Il y a, dans les puissances, solution
de cette union primordiale qui asservissait les
Inférieures aux supérieures, destruction de
cette disposition propre de chaque faculté à la

vertu qui, sous l'influence de la justice origi-


nelle, devait être, selon les desseins de Dieu,leur
ordre natif, d'où les blessures d'ignorance, de
CAiiÊiiE 1877. — 13
194 LA CHUTE DANS l'HUMANITÉ.

malice, de faiblesse et de concupiscence'. La


nature est blessée comme est blessé le pouvoir
absolu d'un roi par la révolte de ses sujets,
tout à l'heure soumis aveuglément à ses vo-
lontés.

Le péché originel affaiblit le libre arbitre.

Éclairé par une raison parfaite qu'abreuvait la

lumière divine, prompt et sûr dans ses déter-


minations, vif et alerte dans ses mouvements,
le libre arbitre accomplissait, sans résistance,

tout le bien correspondant à sa puissance na-

1 . Per justitiam originalem perfecte ratio continebat in-

feriores animae vires, et ipsa ratio à Deo perficiebatur ei

subjecta. Haec autem originalis justitia subtracta est per


peccatum primi parentis, sicut jam dictum est. Et ideo om-
nes virés animcB rémanent quodaramodo destitutœ proprio
ordiue, quo naturaliter ordinanlur ad virtutem : et ipsa
destitutio, vulntiratio dicitur natures. Sunt autem quatuor
potentiae animae, quae possunt esse subjecta virtutum, ut
supra dictum est : scilicet ratio, in qua est prudentia :

voluntas, in qua est justitia : irascibilis, in qua est forti-

tudo : concupiscibilis, in qua est temperantia. In quantum


ergo ratio destituitur suo ordine ad verum, est vulnus igno-
rantiae in quantum vero voMintas destituitur suo ordine ad
:

bonum, est vulnus malitiae : in quantum vero irascibilis desti-

tuitur suo ordine ad arduum, est vulnus infirmitatis •


in quan-
tum vero concupiscentia destituitur suo ordine ad delectabile
moderatum ratione, est vulnus concupiscentiae. (Summ-
Thaol., la II» p., quaest. 85, a. 3.)
LA CHUTE DANS L'HUMANITÉ. 195

tive. Présentement, la somme de ses forces est

balancée par la somme des difficultés qu'il


rencontre et des hésitations auxquelles le con-
damne la perte de l'infaillible direction qu'il re-

cevait d'une raison exempte d'ignorance et d'er-


reur.

Le péché originel fait de nous les esclaves du


démon, car Satan se considère comme le

maître des créatures dévoyées qui ne peuvent


plus atteindre leur fin. Jaloux du bonheur de
l'homme, il en a fait le coupable imitateur de
sa chute, et le malheur veut que nous lui ayons
ouvert les portes de notre âme originairement
fermée à ses suggestions. Il les multiplie pour
nous empêcher de nous relever, et cherche à
justifier en nous cette parole de l'Apôtre . — a A
quo guis superatiis est,ejus etservus effectus est:
Le vaincu devient l'esclave de son vainqueur. '
»
"Vous n'en pouvez pas douter. Messieurs, le

péché originel, à titre de privation, mérite les

noms qu'on lui donne et produit les effets qu'on


lui attribue. Mais je vous prie d'appliquer icJ

votre attention à une remarque qui me paraît de

î. II Petr., cap. il, 19.


196 LA CHUTE DANS L'HUMANITÉ.

la plus haute importance, pour apprécier saine-


ment la chute de l'humanité.
Les théologiens pessimistes qui voient le pé-
ché originel en tout acte mauvais nous deman-
dent parfois, avec une certaine ironie, de leur
montrer cette pure nature que nous a laissée la

perte de la justice primordiale. Nous pourrions


leur répondre avec le maître d'Ésope : Détour-
nez les fleuves, je boirai l'Océan. En effet, Mes-
sieurs, nous aggravons les conséquences pro-
chaines du péché originel par nos propres pré-
varications. La répétition et la multiplicité de

ces prévarications enténèbrent la raison, dimi-

nuent l'inclination naturelle de notre volonté


vers le bien, créent des habitudes perverses, et

comme une concupiscence artificielle qui nous


livre, plus impuissants et plus désarmés, à l'em-

pire de l'esprit immonde Ml y a plus, les germes

1. Gonsecuti sunt etiam in homine muiti alii defectus.


fîbundantibus enim in appetitu inferiori inordinatis motibus
passionum, simul et in ratione déficiente lamine sapientiœ
3[uo divinitùs illustrabatur voluntas dum Deo erat subjecta,
per consequens, affectum suum rébus sensibilibus subdidit,
in quibus a Deo oberrans, multipliciter peccavit, et ulterius
iifimundis spiritibus se subdidit. (S. Thom.. C<mpend.
Theol., cap. cxcxiv.»
LA CHUTE DANS l'HDMANITÉ. 197

de la vie s'imprègnent de nos iniquités, et chaque


poussée de la génération humaine transmet aux
appétits je ne sais quelle ardeur funeste qui les

rend plus exigeants. « Les fils d'une couche


coupable, dit le Sage, si on les examine de
près, sont une preuve vivante des crimes de leurs
pères *. î II y a plus encore; les pécheurs se re-
cherchent, s'allient, triomphent, et forment à la

longue ces milieux infects où la vertu respire à

peine. Mais, faites-y bien attention, ce triste


état de l'humanité déchue est la conséquence
prochaine et immédiate de nos péchés actuels.
Il serait exactement le même et pire encore,

peut-être, s'il eût plu à Dieu de nous créer dans


l'état de pure nature, où cependant il n'y aurait

pas eu de péché originel.


Voilà, Messieurs, ce dont ne tiennent pas
assez compte les apologistes chrétiens qui croient
pouvoirprouverphilosophiquementla déchéance
du genre humain. Le spectacle de nos misères
physiques et morales leur révèle, disent-ils,

une anomalie, un désordre, un dérangement

1 . Ex iniquis enim somniis filii qui nascuntur, testes sunt


nequitias adversùs parentes in interrogatione sua. (Sap.,
cap. IV, 6.)
198 LA CtlUTË DkHS l'humanité.

profond de toute l'économie de nos facultés.


Non-seulement nous sommes privés d'une vie

supérieure, mais nous sommes réellement et

effectivement blessés dans notre vie naturelle.


Notre intelligence et notre volonté, qui devraient

se développer sans entrave et sans contrainte,

heurtent des contradictions humiliantes qui

paralysent leur naturel mouvement. Quelles

oppositions de la chair à l'esprit! La pensée


appesantie se traîne en des sentiers vulgaires,
et le cœur ne peut se déprendre de la glu des

voluptés sensuelles. Nous nous sentons en-


traînés, comme malgré nous, sur les pentes du
mal. Les grandes âmes gémissent et protestent
contre cet entraînement; les âmes communes
le subissent jusqu'H l'abrutissement. Non,
l'homme n'est plus l'édifice magnifique dont
Dieu posa les fondements, c'est une masure
mal assortie. « Contemplez-le, s'écrie Bossuet,

vous y verrez des marques d'une main divine ;

mais l'inégalité de l'ouvrage vous fera bientôt


remarquer ce que le péché a mêlé du sien '
.
t>

Et quel péché , sinon celui qui, transmis par la

1 . Bossuet, Sermon sur la mort.


LA CHUTE DANS l'hUMANITB. 199

génération, infecte et dégrade la nature même?


Ou c'est lui qui doit répondre de nos désordres,
ou c'est la puissance, la justice, la sagesse, la

bonté de Dieu qu'il faut mettre en accusation,,


« Cette dernière idée est si révoltante que la
philosophie seule, la philosophie païenne, a

deviné le péché originel *. »

Je vous l'avoue. Messieurs, cet argument dé-


veloppé avec l'accent convaincu de l'éloquence
m'a, plus d'une fois, profondément ému. Mais
toujours la froide réflexion m'a conseillé de

m'en défier. Il invoque les dérèglements de


notre nature; or, ces dérèglements pouvant
n'être que le résultat des péchés actuels de
l'homme livré k ses seules forces constitutives,

ne nous proposent point à résoudre, par leur


nature même, le problème particulier d'un
péché de race, mais bien le problème général
de l'existence du mal, problème que, dans tout
autre état que le nôtre, il faudrait bien concilier

avec les perfections de Dieu. C'est ce problème,


sans doute, qui préoccupait les philosophes de
l'antiquité, lesquels me semblent, quoi qu'on

1. Joseph de Maistre. Soirées de Saint-Pétersbourg,


2» entretien.
ÎOO LA CHUTE DANS L HOMANITÉ.

en dise, n'avoir rien deviné que les deux ab-


surdités du mal principe éternel et de la pré-

existence des âmes, dès qu'ils se sont jetés en


dehors du courant traditionnel. Niera-t-on,

pour sauver la preuve, la possibilité de la pure


nature et mettra-t-on en avant la nécessité ori-

ginelle d'une nature intègre où les appétits


sont asservis? Alors on ne peut plus éviter, qu'à
force de subtilités, les censures de l'Église qui

a condamné ces deux propositions : — « Dieu,


dès l'origine, n'aurait pas pu créer l'homme tel

qu'il naît maintenant. — L'intégrité de notre pre-


mière création n'est point un ennoblissement
gratuit de la nature humaine, mais sa néces-
saire condition. '
» — Et puis si l'intégrité, d'où
résulte la domination absolue de l'âme sur le

corps, de la raison sur les appétits, n'est pas


un don gratuit mais bien une condition obligée
de notre création, une qualité essentielle à
notre nature pour qu'elle soit digne de son
auteur, il reste à expliquer comment le péché

1. Deus non potuisset ab initio talem creare honiinem,


qualis nunc nascitur. —
Integritas primae creationis non
fuit indebita humanae naturae exaltatio, sed naturalis ejus
tonditio. (P— Baii 55a et 26» damnatae a SS. PP.)
LA aiUTE DANS L'HUMANITÉ. ÎOl

nous l'enlève et comment Dieu permet cette

monstruosité. Besogne laborieuse et difficile

contre laquelle proteste ce principe théolo-


gique : Que le péché, même actuel, ne peut
altérer la nature dans ses principes constitu-

tifs '. Enfin n'est-il pas à craindre que le désir

de renforcer la démonstration philosophique


de notre déchéance ne pousse à de telles exa-

gérations de nos misères, de nosinchnations, de


nos faiblesses innées, qu'il ne nous reste plus
assez de responsabilité pour être coupables, et que
Dieu se trouve bien plus compromis qu'il ne peut
l'être en permettant des dérèglements dont la

cause est dans nos prévarications volontaires.


Je me défie donc, Messieurs, mais je m'inter-
dis rigoureusement toute espèce de blâme, tant
par respect pour l'autorité de TÉglise, qui laisse
l'apologétique chrétienne libre de demander à

1. Manifestura est, quod illa subjectio corporis ad aci-


mam, et inferiorum virium ad rationem non erat naturalis;
alioquin post peccatum mansisset, cùm eliam in d^monilms
data naturalia post peccatum pernaanserint. {Summ. Theol.,
Ip., quaest. 95, a. 1, c.)
Bonum naturae (scilicet ipsa principia naturae, ex quibus
ipsa natura coastituitur et proprietates ex his causatae) nec
tollitur nec diminuitur par peccatum. {Ibid.,ï^ II* p., quajst
85, a. 1.)
LA CHUTE DANS L'HUMANITË.

nos misères la preuve de notre chute, que pour


l'honneur des grands esprits qui se sont servis
de cette preuve. Toutefois je prétends qu'il

faut la purger des exagérations qu'elle doit aux

entraînements de l'éloquence, et corriger la


forme trop absolue que lui donne le trop vif
désir de répondre à l'incrédulité par une dé-
monstration sans réplique *
;
je pense qu'il est

important de ne pas l'isoler de la révélation et

de ne l'employer que pour confirmer l'argu-


ment traditionnel ; enfin il me paraît qu'elle ne

peut conclure, en tout cas, qu'à une déchéance


quelconque dont il est impossible, sans la

révélation, de préciser la nature, le temps, le

lieu et l'auteur '. Moyennant ces modifications,


je vous la laisse pour ce qu'elle vaut.

1. Un exemple entre cent. € C'est sans injustice que Dieu


déteste en nous ce qu'il y trouve en effet, une âme abrutie
par d'ignobles penchants, dans laquelle il ne peut recon-
naître ni son ouvrage ni sa ressemblance. — N'est-il pas
vrai que nous naissons tous avec une haine secrète de Dieu,
c'est-à-dire disposés à aimer tout, excepté l'Être infiniment
aimable?» (Martinet, So/wiion des grands problèmes, tomel,
chap. XXII.)
2. C'est dans ce sens que saint Thomas l'emploie dans sa
somme Contra Génies.
< Secundum doctrinam fidei, ponimus hominem a prin-
cipio taiiter esse institutum quod^ qnamdiu ratio hominis
LA CHUTE DANS L HUMANITE.

Quant à moi, je me tiens à la définition que


j'ai donnée de l'essence du péché originel, et,

pour le fait, ma foi et ma raison, sans chercher


l'appui d'un argument équivoque, se contentent

de l'enseignement de l'Église, confirmé par


l'universelle et constante tradition du genre
humain. Les comparaisons que j'établis sont à

l'avantage de cet enseignement. Je vois la phi-

losophie varier et se diviser quand elle veut


expliquer le misérable état de l'homme sur cette
terre. Les uns invoquent un principe éternel,
essence mauvaise, qui s'applique à produire en
moi sa ressemblance et qui confond les idées

Deo esset subjecta, et inferiores yires ei sine impedimento


deservirent, et corpus ab ejus subjecttone impediri non posset
per aliquod impedimentum corporale; Deo et sua gratia
supplante quod ad hoc perficiendum natura minus habebat;
ratione autem aversa a Deo, et inferiores vires a ratione
repugnarent et corpus vitaB, quae est per animam, contra-
rias passiones susciperet.

> Sic igitur, hujusmodi defectus quamvis naturales homini


videantur absolute, considerando humanam naturam ex parte
ejus quod est in ea inferius, laraen considerando divinam
Providentiam et dignitatem superioris partis humanae na-
lurae, satis probabiliter probari potest hujusmodi defectus
esse pœnales; et sic colligi potest humanura genus peccato
aliquo originaliter esse infectum. (Summ., Cant. Gent.,
liv. IV, cap. ui.)
20i LA CHUTE DANS L'HUMANITÉ.

que je me fais de l'infinie perfection d'une cause


première; les autres me transportent dans une
vie antérieure dont je n'ai aucun souvenir,
veulent que j'expie les fautes d'une préexistence
sur laquelle ma conscience se tait, et me con-
damnent à l'immorale nécessité de n'avoir
aucune pitié pour le malheur, parce qu'il doil-

être la juste punition d'un passé oublié, d'a-

dorer le succès quand même, parce que j'y dois


voir la juste récompense d'une existence obscure
qui a précédé l'existence terrestre. Ceux-ci
m'abreuvent de dégoût en me représentant
tputes les passions comme pures et saintes, et
en me prêchant qu'elles ont droit à leur libre
développement; ceux-là, en m'affirmant que
l'homme a été créé tel qu'il est, pour l'exercice

et l'épreuve de sa liberté, me laissent presque

sans lumières sur un profond et redoutable

mystère de providence où je voudrais voir clair.

Je ne sais à quoi m'en tenir au milieu de ces


variations et divisions. Ma raison demande la

constance et l'unité, et je ne les trouve que


dans la doctrine catholique. L'Église continuant
l'enseignement des Saintes-Lettres, qui ne sont
qu'un écho des souvenirs du premier ûge, n'a
.

LA CHUTE DANS L'HUMANITÉ. 20S

jamais varié sur le mystère de notre double


mort spirituelle et corporelle due au péché
d'origine, et sa voix magistrale est soutenue

par le murmure élégiaque des vieilles théolo-


gies qui pleurent, avec la perte des beaux
jours de l'âge d'or, l'invasion de tous les maux
sur la terre *
et qui imposent aux enfants
eux-mêmes des rites expiatoires avant qu'ils

aient pu être coupables. Vieilles théologies

« qui ne peuvent s'accorder sur ce point, dit

un de nos grands savants, si elles n'ont la vérité


pour base ^ » L'Église, si bien appuyée, m'en-
seigne que l'humanité a été créée pour une fin
surnaturelle et dans un état parfait, qu'elle est

détournée de cette fin et déchue de sa perfec-

tion par le crime de son premier père, que ce


crime, en tant qu'il est état, se propage en
chacun de nous; que Dieu pourtant ne nous a
pas abandonnés, mais qu'il nous poursuit de
ses révélations, de ses promesses, de ses bien-

faits. Cela me suffit pour comprendre le dérè-


glement de la nature, ses nobles aspirations et les

contradictions qu'elles rencontrent, les saintes

1 Voy. Index de la précédente conférence.


2. Cuvi-ir.
806 LA aiUTE DANS L'HUMANITÉ.

impatiences et les lugubres gémissements des


grandes âmes. Je n'ai pas besoin d'aller cher-
cher dans les ténèbres de nos misères une lu-
mière qui éclaire le dogme, mais, à la splendeur

divine du dogme, je contemple et m'explique le

poignant et terrible mystère de nos infortunei


et de nos crimes.

III

Revenons un instant, Messieurs, sur ce que

nous venons de dire. Il y a, dans tout enfant de


l'humanité, une privation de la grâce primor-
diale que Dieu avait ajoutée à notre nature, et,

conséquemment, une privation des dons gra-


tuits dont cette grâce était la source. Cette pri-

vation n'est péché et peine que parce que nous


devrions avoir, pour répondre aux desseins de
Dieu sur nous, les grands biens dont nous
sommes dépouillés, par la prévarication volon<

laire de celui qui portait dans ses flancs toute


l'espèce humaine. — Voilà, en parfaite confor-

mité avec la doctrine de l'Église, l'idée du


péché originel. Or, cette idée doit nous faciliter

l'explication de sa transmission.
Mais notons bien, avant d'entreprendre celte
LA CHUTE DANS l'hUMANITÉ. 207

explication, qu'il s'agit ici d'une véritable trans-

mission. Kant, se faisant l'interprète d'une


vieille erreur, dit : oc Le seul sens raisonnable

de la chute originelle, c'est que nous faisons


journellement de même; c'est ainsi que tous
ont péché en Adam \ dW n'y aurait donc dans
la famille humaine que la propagation d'un
scandale. Adam a porté à ses descendants l'in-

vite du péché; nous l'imitons, voilà notre mal-


heur et notre crime. Ce n'est point ainsi que
l'entend le grand apôtre. « Par uu seul homme,
nous dit-il, le péché est entré dans le monde,
et par le péché, la mort. Et tous héritent la
mort de celui en qui tous ont péché ^ Pour la

prévarication d'un seul nous sommes tous con-


damnés ^
;
par la désobéissance d'un seul cette
multitude qu'on appelle le genre humain a été
mise en état de péché *. — Tous meurent en

1. Religion innerhalb der Grenzen der blossen Vernunfty


page 45, cité par Heltinger.
2. Per unum hominem peccatum in hune munduni iiitra-
vit, et por peccatum mors, et ita in omnes homines mors
pertransiil, in quo omnes peccaverunt. (Rom., cap. v, 12.)
3. Per unius dolictura in omnes homines in condamna-
lionera. (ibid., 17.)
i. Per inobedientiam unius horainis peccatores constituti
sunt multi. (Ibid., 19.) — o\ noù.oi (mulli) cum arliculo.dit
208 LA CHUTE DANS L'HUMANITÉ.

Adam '
, — tous sont morts *. » C'est en vain que
l'hérésie s'efforce de dénaturer le sens de ces

paroles, il résiste par lui-même aux tortures


que lui infligent des interprétations intéressées.
Il est le fondement d'une tradition qui ne s'est

jamais démentie. Vingt-quatre conciles l'ont


vengé des injures du pélagianisme, et, en der-
nier lieu, le concile de Trente lui a donné la so-

lennelle consécration de ses définitions. « Ce


n'est point par imitation, dit cette sainte as-

semblée, que le péché d'Adam se multiplie;

mais, unique dans son origine, il se propage par


transfusion et devient propre à chacun de nous.

Adœ peccatum quod origine unum est, et pro-


pagatione, non imitatione, transfusum omnibus
inest unicuique propriiim. »

Si cette transfusion vous scandalise et vous

révolte. Messieurs, c'est que vous la regardez


beaucoup plus avec votre imagination qu'avec
votre raison. Le péché originel vous apparaît

sous la forme d'une faute volontaire que nous

Rosenmuller, multitudo, totum genus humanum. Est he-


braismus in hac dictione; nam etiam D'2T omnes denotaî
et TToyioi reddilur in Theodotionis versione. (Dan., xn, 2.)
1. Omnes in Adam nioriuntur. (I Cor., cap. v, 22.)
2. Omnes raortui sunt. (II Cor., cap. v, 14.)
LA CHUTE DANS L'HUMANITÉ. 209

reprochons à chaque enfant des hommes,


comme s'il y avait effectivement participé par
un acte de son libre arbitre; et alors vous
invoquez votre absence, vous vous écriez avec
indignation : Je n'étais pas là, je n'ai rien fait,

c'est injustement que je suis frappé. Il ne s'agit

pas de cela. Encore une fois, le péché originel


n'est pas un acte, c'est un état de privation.
Pour expliquer cette privation, il n'est pas né-

cessaire de recourir à un pacte conclu entré


Dieu et notre premier père, ni à la représenta-
tion fictive de noire consentement dans le con-
sentement d'Adam; il suffit d'appliquer à h
race humaine la loi d'hérédité en vertu de
laquelle un être ne transmet à ses descendants
que ce qu'il est et que ce qu'il possède.
Cette loi fonctionne sous vos yeux : la vie,

les biens, l'honneur se plient à ses exigences.


Dans la vie du corps : hérédité de structure, de

physionomie, de tempérament, de diathèses, de


névropathies; dans la vie de l'âme : hérédité de
dispositions intellectuelles, de caractère, de sen-
timents, de passions. « Ce germe de quoy nous
sommes produits, dit Montaigne, porte en soi les

impressions, non de la force corporelle seule-


CAllÊilE 1877. — li
2îO LA CHUTE DANS L'HUMAXITÊ.

ment, mais des pensements et des inclinations

de nos pères. y> — Les biens? — ils passent du


père aux enfants à l'état où ils sont lorsque le

mort saisit le vif. — L'honneur, vie publique


de l'honnête homme, suprême trésor de la

famille? — il n'est enfant qui ne soit fier et

heureux de le recevoir de ses ascendants et

qui ne porte avec douleur la honte de ses dé-


faillances.

Le temps me manque. Messieurs, pour me


livr'^r à des développements qui vous intéres-
seraient. Veuillez vous contenter des indica-
tions que je vous donne, et dites-moi si la loi

étant ce qu'elle est, vous songez à vous révolter


contre elle? — Nullement. Vous la respectez,

vous en tenez compte, et, dès qu'il s'agit d'unir


les destinées de vos familles à d'autres des-
tinées, vous interrogez scrupuleusement le sang,

les habitudes, la fortune, la réputation de ceux


dont vous ambitionnez l'alliance ou qui racher-
chent la vôtre. Que s'il manque quelque chose
à la vie, à la richesse, à l'honneur qui doivent
épouser votre vie, votre richesse, votre hon-
neur, ce n'est point une accusation impie qui
s'élève de votre cœm^ contre l'auteur et le
LA CHUTE DANS I/HUMANITÉ. 211

maître de tous biens, mais un sentiment


de pitié ou d'indignation à l'égard de ceux
qui ayant reçu un dépôt sacré n'ont pas pu
ou n'ont pas su le transmettre intégrale-

ment.
Soyez donc conséquents avec vous-mêmes et

tenez compte de la loi d'hérédité dans la pro-


pagation du péché originel. A l'origine des

choses Dieu l'établit et la promulgue. Toute sa


vigueur native doit être employée à la transmis-
sion des plus précieux dons. Adam, en effet,

sort plein de vie, de force, de beauté, de sain-


teté des mains du Créateur. C'est dans cet état

qu'il entend promulguer la loi de transmission :

Crescite et mxdti'plicamini. Evidemment il ne


peut se multiplier j|u'en se reproduisant tel

qu'il est *. S'il donnait moins que lui-même,la


loi défaillirait. Soit donc que l'on considère la

justice primordiale comme un fief tellement


inhérent à la nature humaine qu'il doive la
suivre dans le mouvement de la génération,

soit que l'acte générateur lui-même ait été doué


par Dieu d'une force sacramentelle, il est cer-

1. Est autem considerandum quod primo homini in sua


instilutione datutn fuerat divinitus quoddam supernaturale
tl2 LA CHUTE DANS L'HUMANITÉ.

tain qu'en vertu du multiplicamini la justice


originelle, avec les privilèges d'intégrité qui en
découlent, passera du premier homme à ses
descendants. Mais vous connaissez le malheur,
Messieurs. Adam a prévariqué et s'est dépouillé

de la grâce; donc plus de fief attaché à sa


nature, plus de force sacramentelle dans l'acte
par lequel il se multiplie. Cependant la loi

d'hérédité demeure et suit son cours. Réduit


aux seuls éléments et aux seuls principes con-
stitutifs de la nature humaine, Adam transmet
ce qu'il a. Mais la grâce qu'il a perdue, com-
ment la transmettrait -il? Nemo dat quod non
habet. Ses descendants seront donc privés des
biens gratuits dont il s'est privé lui-même;
comme l'eau courante est privée de toute vertu

donum, scilicet originalis justitia, per quam ratio subdeba-


Hoc
tur Deo, et inferiores vires rationi, et corpus animis.
autem donum non fuerat datum primo homini ut singulari
personae tantum, sed ut cuidam principio totius humanae
naturte, ut scilicet ab eo per originem derivaretur in pos-
îeros. Hoc autem donum acceptum primus homo per liberum
arbitriura amisit eo tenore quo sibi datum fuerat, scilicet
pro se et pro tota sua posteritate. Defectus ergo hujus doni
tolam ejus postferitatera consequitur, et sic iste defectus eo
modo traducitur in posteros, quo modo traducitur humana
natura. (S. Thom., De Malo, quaest. i, a. 1.)
LA CHUTE DANS L'HUMANITÉ. 213

si l'on enlève les couches minérales que tra-


verse sa source, comme les fruits de l'arbre
sont privés de leur douce saveur si l'on dé-
pouille le sauvageon de sa greffe, comme vos
descendants seront privés de votre santé, de
votre fortune , de votre honneur si vous les

perdez *.

Rien de plus simple. Et bien que la priva-

tion de la justice originelle soit un état odieux

que Dieu ne peut voir qu'avec colère ,


parce
qu'il offense ses desseins ,
je vous défie de
trouver dans la loi d'hérédité, alors même
qu'elle nous devient funeste, rien qui puisse
blesser la justice, la sagesse, la bonté, la sainteté
divines.

Telle que Dieu l'a établie l'hérédité est émi-

1. Nec hoc (scilicet denvatio peccati originalis ad poste-


ros) ftst contra ordinem justitiaB, quasi Dec puniente in filiis

quod priraus parens deliquit : quia isla pœna non est nisi
substraclio eorum quae supernaturaliter primo homini divi-
nitus sunt concessa per ipsum in alios derivanda; unde aliis
non debebatur nisi quatenus per primum parenlem in eos
erani transitura; sicut si rex det feudum militi transiturum
per ipsum ad haeredes, si miles contra regem peccat, ut
feudum mereatur amittere, non potest postmoJura ad ejus
haeredes devenire; unde juste privaatur posteri par culpam
parentis. (S. Thom., Compend. Theol., cap. cxcxv.)
SI 4 LA CHUTE DANS l'HUMANITÉ.

nemmeiit une loi de solidarité. Elle fait dépen-


dre le sort de ceux qui naissent du sort de leurs
générateurs, parce qu'ils peuvent être consi-
dérés comme ne formant avec eux qu'un seul
homme. Heur et malheur, tout dépend, n'est-ce
pas, de celui qui porte en ses flancs une fa-
mille. Noble, glorieux et riche, il la fait parti-

ciper à sa grandeur et à sa fortune; infâme,

dégradé, dépouillé de ses biens, banni de la


société qu'il a outragée, il fait porter aux siens
le poids de son crime et de sa misère. Si l'on
vous demande pourquoi cela. Messieurs, vous
répondrez, c'est la loi. Votre raison n'est point
offensée par un fait particulier et restreint de

solidarité, et si l'on vous met en présence du


fait le plus général, le plus universel, vous
vous étonneriez, comme si les choses chan-
geaient de nature quand elles prennent une
plus haute et plus vaste importance! Consi-

dérez donc, je vous prie, que le vivant dont

toutes les générations doivent recueillir l'héri-


tage possède à lui tout seul toute la nature
humaine. Adam est l'homme-espèce, l'huma-
nité entière contenue dans sa personne est so-
lidaire de ses actes et de son sort, puisqu'il doit
U CHUTE DANS L'HUMANITÉ. 215

se reproduire tel qu'il est. Rien de plus juste.

Qui héritera, sans l'avoir mérité, des dons gra- !

tuits de la libéralité divine, peut en être privé,


j

sans avoir démérité personnellement, du mo- I

ment que celui qui les possédait pour l'espèce


s'en dépouille volontairement. La stabilité des /

lois demande cette solidarité dans l'hérédité,

autrement Dieu peut être condamné à remanier


sans cesse son œuvre. Aujourd'hui, par exemple,
il supprimera un Adam prévaricateur pour re-
commencer l'espèce dans un autre juste ; mais
cet autre juste, après avoir reçu l'ordre de se
multiplier, pourra prévariquer aussi, et un autre
encore, et toujours; l'espèce humaine ne com-
mencera jamais. Gela est insensé, Messieurs. Il

n'y a que la solidarité qui puisse, en fixant la

loi d'hérédité, de quelque côté, que la créature


fasse fléchir son action, prévenir l'étemel conflit

de la malice humaine contre la puissance de


Dieu. Bien loin donc d'être contraire à la jus-
tice divine la loi d'hérédité, en tant qu'elle im-
plique la sohdarité, est une vive expression de
cette justice.

Je dis en second lieu que l'hérédité est une


loi d'harmonie. Elle a pour but, en efl'et, de
216 LA CHUTE DANS L'HUMANITg.

produire dans l'espèce humaine une constante


unité. Assez souple pour se prêter à des variétés
))urement accidentelles, elle demeure inflexible

dès qu'il s'agit de la constitution même de la

nature humaine. Quoi qu'il arrive, il faut que


cette constitution soit partout la même. Le
crescite et multiplicamini ne peut avoir qu'un
effet : ou la nature avec ses dons et privilèges,
ou la nature avec ses seuls principes essentiels;
mais pas de mélange. Imaginez, je vous prie,

que DieUjS'affranchissant de la loi d'hérédité, re-

nouvelle en chaque enfant des hommes le don


de justice et d'intégrité qu'il fit à Adam. Ima-
ginez que chacun de nous est soumis à une
épreuve qui doit décider de son sort. Vous au-
rez aussitôt, grâce à l'infidélité des uns, à la

fidélité des autres, deux races disparates dans


l'humanité, fille d'un même père. Une race pé-
cheresse condamnée à l'erreur, à l'ignorance,

aux passions, à la souffrance, à la mort, près


d'une race innocente, lumineuse, impassible,
immortelle; promiscuité monstrueuse où écla-
teront à toute heure des tempêtes de sombre
envie, de haine enragée et d'effroyables blas-

phèmes. C'est bien assez^ hélas 1 que les mé-


lA CHUTE DANS L HUMANITÉ. 117

chants luttent avec tant d'ardeur contre les

bons, bien qu'ils leur soient unis par la frater-

nité de la nature, de la faiblesse et du malheur.


Oh! non, cette fraternité n'est plus le bel ordre

que Dieu avait préparé, mais, du moins, c'est

un reste d'harmonie où l'on reconnaît encore^

dans les ombres du péché, l'empreinte de la

sagesse divine.
En troisième lieu l'hérédité est une loi d'ef-

fusion. Considérée dans le chef de la famille

humaine elle le configure, plus que toutes les


créatures du ciel et de la terre, à ce bien su-
prême dont la tendance est de se répandre.
Comme Dieu est le principe universel des choses,
il est, lui, le principe universel de l'humanité \
et son pouvoir de donner s'accroît de toutes les

grâces dont sa nature est originairement en-


richie. Trop préoccupés de ce qui vous manque,
Messieurs, vous oubliez trop facilement les

grands biens que la loi d'hérédité vous promet-


tait, et vous osez accuser la bonté de votre créa-
teur, comme si ce n'était pas contre ses inten-

1. Adam, in quantum fuit principium humaaae oaturse,


Labuit rationera causas uuiversa'ls. (S. Thom.. De Malo,
quéest. l,a. l, ad. 18
218 LA CHUTE DANS L HUMANITE.

lions que la puissance transmissive de votre


premier ancêtre a été énervée. Cependant,
même dans ces conditions, c'est encore un bien
qui vous vient directement et immédiatement
de l'hérédité; car la nature humaine est ici-

bas la plus noble des natures créées. Maudissez,


si vous avez l'impudence de croire que vous
eussiez été plus fidèle que lui, le malheureux
père qui vous a appauvris ; mais remerciez la

divine bonté de lui avoir conservé la force de

vous transmettre le bien de la nature après le

naufrage de la justice.

Oui, bénissez la bonté de votre Dieu et admi-


rez sa sainteté, car l'hérédité est une loi de
haute moralité. Quoi de plus capable d'imposeï
à un homme le respect de soi-même que la
pensée qu'il contient les germes de générations
infinies, et que ces germes seront ce qu'il les

fera. Ni les tentations qui vous tourmentent, ni


les séductions qui vous assiègent, ni les pro-
messes menteuses de la volupté, ni les scanda-
leux exemples du monde ne triompheraient de
votre raison el de votre courage, Messieurs, si

vous tendiez l'oreille à l'avenir, pour y entendre


les plaintes de votre postérité. Ces profanations
Là CHUTE DANS l'HUMANITÉ. 219

trop fréquentes, ces altérations profondes du


bien sacré de la vie dont vos fils porteront en
leur chair flétrie les traces indélébiles sont,

hélas, le fruit du criminel oubli de votre puis-

sance génératrice. Dieu vous l'avait donnée cette


puissance, pour vous inviter à l'entourer de la
protection de vos vertus. Et si, remontant jus-
qu'à sa source, alors que le genre humain fer-

mentait dans une seule vie, nous cherchons à


nous rendre compte de ces paroles adressées
à Adam : Crescite et multiplicamini , nous y
reconnaîtrons un avertissement de la sainteté
de Dieu à la créature, comme s'il lui disait ;

« Je suis père de toutes choses , sois père de


l'humanité; mais je suis saint, sois saint comme
moi. :»

Ainsi donc l'hérédité, loi de solidarité, d'har-


monie, d'effusion, de haute moralité, est, du
côté de Dieu, une loi de justice, de sagesse, de
bonté, de sainteté. Ce n'est pas à lui qu'il faut
s'en prendre si elle est devenue pour nous une
loi de péché et de misère.
Vous m'arrêtez ici. Messieurs, pour me faire

observer que la loi d'hérédité n'a rien à faire


dans la transmission du péché oriainei, attendu
220 LA CHUTE DANS L'HUMANITÉ.

que c'est l'âme qui est principalement et pre-


mièrement dépouillée des dons de Dieu, et que
justement l'âme ne vient pas de l'homme *.

L'action de l'homme s'arrête aux confins de la

chair, et demeurerait inefficace si la toute-puis-

sance divine ne faisait descendre l'esprit de vie

dans le germe que saisit la force génératrice.

Dieu est donc le premier coupable du vide


qu'il déteste en nous puisqu'il dépend de lui, ou
de refuser à une chair infirme l'esprit qui va
déchoir en l'épousant, ou de communiquer à
cet esprit une telle abondance de vie que la

chair se relève par son union avec lui.

Cette objection peut vous séduire au premier


abord, Messieurs, mais si vous voulez bien
l'examiner attentivement vous verrez qu'elle
repose sur une double erreur. Il est très-vrai

que l'âme ne vient pas directement de l'homme;


par contre, il est tout à fait faux que Dieu
puisse, à son gré, la refuser à la chair qui la

réclame; il est tout à fait faux qu'il soit tenu,

en tant que créateur, de lui communiquer plus


de vie que n'en exige essentiellement sa nature.

1. Cf. Summ. Theol, I p., quasst., 118, a. 2. Uttum anima


inUU«ctiva causetur ex semin^^
LA CHUTE DANS L'hUMANITÉ. ^1

Du moment que toutes les conditions de l'acte

par lequel l'homme engendre sont normale-


ment remplies, il a droit à ce que toute sa
nature soit reproduite, et ce qu'il ne peut pas
faire Dieu le doit faire pour accomplir la loi

qu'il a lui-même établie '


. D'autre part, en
vertu de cette même loi, le droit de l'homme
se borne à ce que sa nature soit reproduite

telle qu'elle est en lui. Cette nature étant

réduite par le péché à ses seuls principes


constitutifs. Dieu ne lui doit pas davantage.

Si elle est entachée, en naissant, par le péché,


on doit l'imputer à son auteur temporel et
non à son principe éternel. L'hérédité suit son
cours.
Eh bien, me direz-vous encore, nous subirions
sans murmure cette hérédité, à la fois bienfai-
sante et funeste, si Dieu laissait à tous les

enfants des hommes le temps de se réhabiliter,

et si sa justice ne s'en prenait qu'à ceux qui onl

1. Et si anima non traducatur quia virtus serainis non


potest causare animam rationalem, movet tamen ad ipsam
dispositive : unde per virtutem seminis traducitur liumana
oatura a parente in prolem. {Summ. Theol.y 1* \l'> p.,
i)Uâest. 81, a. 1, ad. 1)
222 LA CHUTE DANS l'HUMANITÉ.

aquiescé, par leurs libres prévarications, à la

malédiction qui pèse sur la postérité d'Adam.


Mais non, le tiers de l'humanité est moissonné
dans sa fleur, et, s'il faut en croire votre bar-
bare théologie, la colère de Dieu s'appesantit
sur des millions de pauvres petits qui n'ont pas
commis d'autre faute que de sortir, sans le

savoir, des flancs d'un pécheur et de man-


quer d'un peu d'eau. Et vous voulez que nous
ne soyons pas révoltés à la pensée des tor-
tures imméritées qu'endurent ces innocents!
Ne nous parlez plus de votre royaume de Dieu,
si la porte en doit être fermée par une pareille
iniquité.

Encore de l'imagination, Messieurs. Apaisez-


vous de grâce, et daignez écouter les tranquilles

explications d'un de ces barbares dont la

cruauté vous indigne, a: Les âmes des enfants


morts, dit saint Thomas, ne sont point privées
de la connaissance naturelle qui convient aux
âmes séparées, mais, parce qu'elles n'ont point
entendu la prédication ni reçu le sacrement de
la foi, elles manquent de toute connaissance
surnaturelle. Sans doute la nature veut que
l'âme sache qu'elle est créée pour la béatitude, et
LA CHUTE DANS l'HUMANITÉ. 223

que cette béatitude consiste dans l'acquisition


du bien parfait ; mais que ce bien parfait soit

la gloire des saints que nous a révélée l'Esprit

de Dieu, voilà ce que la nature ignore. Les âmes


des enfants ne sachant pas qu'elles sont privées
d'un si grand bien n'éprouvent aucune douleur
de cette privation, et possèdent en paix le bien
delà nature'. » — « Ces pauvres petits sont
séparés de Dieu, quant à l'union qui fait la

gloire, iTfiais non pas tellement qu'ils ne se rat-

tachent à lui par la participation des biens


naturels, et ne puissent jouir de lui encore par

1. c Animae puerorum naturali quidem cognitione non


carent, qualis debetur animae separatae secundum suam
naturam, sed carent supernalurali cognitione, quœ hic in
nobis per fidem plantatur, eo quod nec hic fidem habuerunt
in actu, nec sacramentum fidei susceperunt. Pertinet autem
ad naturalem cognitionem quod anima sciât se propter bea-
titudinem creatam» et quod béatitude consistât in adeptione
perfecti boni, sed quod illud bonum perfectum, ad quod
homo factus est, sit illa gloria quam sancti possident, esi
supra cognitionem naturalem, juxta illud Apostoli : Nec
oculus vidit, nec auris audivit, nec in cor hominis ascen-
dit quœ prœparavit Deus diligentibus se, nobis autem reve-
lavit Deus per Spiritum suum, quae revelatio ad fidem per-
tinet.Et propter hoc, quia animae parvulorum se privari
talibono non cognoscunt, ideo non dolent; sed hoc quod
per naturam habeat, absque dolore possident. > (DeMalo,
quaest. 5, a. 3.)
M4 U CHUTE DANS L'H(1MAN1TÉ.

la connaissance et l'amour*, lo — « Point de

peine pour leurs sens, mais seulement la pri-


vation, sans souffrance, de la vision divine, voilà

leur damnation'.)) — C'est-à-dire, Messieurs,

que dans celte damnation où vous ne voyez


qu'une justice cruelle, ils bénissent l'aimable
Créateur qui leur a donné la vie, et sont heureux
des perfections et des biens naturels qu'ils

tiennent de son infinie bonté '.

1. « Quamvis pueri non baptizati sint separati a Deo


quantum ad illam conjunctionem quae est per gloriara, non
tamen ab eo penitus sunt separati imo illi conjunguutur
;

per participationem naturalium bonorum, et ita etiam de


ipso gaudere poterunt naturali cognitione et dilectione.
(In lib. Il Sent., àisl. 33, quœst. 1, a. 2, ad. Sun».)
2. Peccato originali non debetur pœna sensus, sed so-
lum pœna damni, scilicet carentia visionis divinae. > (De
Malo, quaest. 5, a. 2.)
3. € Et ideo nihil omnino dolebunt de carentia
visionis divinae, imo magis gaudebunt de hoc, quod parti-
cipabunt multum de divina bonitate, et perfectionibus nor
turalibus. > (In lib. Il Sent., dist. 33, qu»st. 1, a. 2.)
Sylvius se proposant cette difiiculté : — La privation de
la vision divine ne peut pas être sans douleur et sans tris-
tesse — y répond ainsi : < Triplex solutio est. Prima, Du-
randi, et quoruradam aliorum, qui dicunt parvulos non ad-
futuros in judicio, ac proindè non cognituros se propter
geccatum îprivari coelesti beatitudine... Altéra solutio est
. Thomae qui docet, parvulos quidem compariluros in
judico, non tamen cognituros beatitudinem sanctonua.
LA CHUTE DANS L'HUMANITÉ. 2K

Cessez donc de vous révolter contre leur sort,


et au lieu d'aller chercher, dans un monde
mystérieux, des objections contre les perfections
de Dieu, admirez en vous les prodiges de son
amour. Il pouvait bannir à jamais l'humanité
de la gloire de la vision intuitive, et ne lui laisser

pour terme que le bonheur réduit de la nature,

conquis par les luttes obscures de la raison


contre les appétits *
; mais il a, malgré tout,

maintenu ses généreux desseins et décrété ce

quam ipsi amiserunt : neque etiam causant propter quara


amiserunt. Ratio est quia talis cogiiitio non potest haberi

per solas vires naturales, sed per revelationem et fidem


supernaturalem. Tertia solutio est aliorum, qui asserunt
parvulos et adfuturos in judicio et cognituros omnia quas
ibi fient, non tamen percepturos ullum dolorem de amissa
beatitudine, quia partira ex divina providentia, partira ex
naturali rectitudine voluntatis ipsorum, futunun est, ut sint
©mnino conformes divinae voluntati, et contenti ils bonis
naturalibus,quibus erunt praediti. (Tom. lI,quaBst. xi.)

1. Licet Deus post praevisum peccatum originale statuisset

non redimere homines per Christum illos relinqueret

ia hoc mundo tanquam viatores, in ordine ad conservationera


et propagationem naturae, et ad comparandam in hoc mund»
Dei cognitionem et virtutem, et consequenter ad obtinen-
dum post mortem, saltem in anima separata, aliquem sta-
tum naturalem, vel felicem in suo ordine et gradu, vel sal-
tem carentem speciali dolore, et pœna sensus, si nova
peccata non committerent. (Suarès, Prolog. IX, cap. iv. De
natur. laps.)

CJJIÊME 1877. — 15
Î26 LA CHUTE DANS L'HUMANITÉ.

p'an grandiose de réparation où nous avons vu


se manifester, avec tant d'éclat, sa puissance,

sa sagesse, son amour, sa justice, sa miséri-

corde. Le péché qui devait l'éloigner de nous

le rapproche à tel point qu'il devient membre


de la famille humaine et se fait connaître
comme jamais, peut-être, il n'eût été connu
dans un autre état. Le péché qui pouvait éter-

nellement nous amoindrir devient l'occasion


d'un relèvement où l'humanité acquiert une
dignité divine. — Que nous faut-il de plus? —
Arrière! arrière les difficultés imaginaires qui
épouvantent notre foi! Laissons les rationalistes

ignorants ou déloyaux crier à la déraison, à

l'injustice, à la barbarie, et chantons de nou-


veau avec l'Église : Heureuse faute qui nous a
falu un tel réparateur! felix culpa quœ talem
meruit habere redemptoremi — Par un seul

homme la honte et la mort, par un seul


homme la gloire et la vie. Nous sommes déchus!
profitons de la connaissance de notre déchéance
pour confesser humblement notre ignorance et

nos erreurs, pour veiller sur nos passions et


nous tenir prêts à les combattre, pour nous
résigner à la douleur et nous mettre eo garde
LA C2IUTE DANS L HUMANITB.

contre les surprises de la dernière heure. Nous


sommes réparés! Profilons de notre réparation
pour demander à la foi les lumières qui man^
quent à notre raison, à la grâce le courage el

les forces qui manquent à notre volonté, poui


faire mériter nos souffrances et nous préparer
une mort sainte.
VINGT-NEUVIÈME CONFÉRENCE

LA PLENITUDE DES TEMPS


VINGT-NEUVIÈME CONFÉRENCE

LA PLÉNITUDE DES TEMPS

Éminentissime Seigneur, Messeigneurs *, Messieurs,

En terminant notre dernière conférence nous


cliantions avec l'Église : — « heureuse faute
qui nous a mérité un tel rédempteur! felix

culpa quœ talem meruit hahere redemptoremi >

— De fait c'est l'invasion du péché qui décide,

dans les conseils de la sagesse divine, le plan


magnifique de l'incarnation réparatrice dont je
vous ai montré les grandes lignes, et dont nous
étudierons bientôt les admirables et touchants
détails. Mais, s'il est vrai que ce plan soit mspiré
par un miséricordieux amour à la sagesse de
notre Dieu, ne semble-t-il pas qu'il doive être

i. Son Éminencele cardinal Guibert, Mgr Ravinât, ancien


évêque de Troyes et Mgr Charles Motschi, abbé mitre de

Uariastein (Suisse).
232 LA PLÉNITUDE DES TEMFS.

exécuté à l'heure même où le genre humain


devient pécheur dans la personne de son chef?
L'amour ne connaît pas les retards. Il s'empresse
près de l'ami dont il veut le bien, surtout quand
cet ami a besoin de son secours et de ses bien-
faits. Puisque l'incarnation doit sauver le monde,
ne faut-il pas qu'elle prévienne les ravages du
péché? Que de misérables vont périr éternelle-
ment, si le fils de Dieu prolonge l'attente de sa
manifestation ! Qu'il vienne donc à l'aurore des
temps, notre malheur l'implore et l'harmonie
de l'œuvre divine le réclame; car comme Tou-
vrage de la nature commence par la perfection

de Dieu créateur, il est juste que l'ouvrage de


'ra surnature réparée commence par la perfec-

tion du Verbe fait chair, plein de grâce et de

vérité. Cependant les jours, les années, les

siècles s'écoulent et se renouvellent, les fils

d'Adam s'égarent, s'avilissent et se perdent, le

monde se bouleverse, et le fils de Dieu ne vient


pas. Quel est donc ce mystère? Est-ce la négli-

gence de l'amour qui met en défaut la sagesse?

Est-ce la sagesse qui retarde l'amour?


Telles sont. Messieurs, les questions que se

pose le grand maître dont nous suivons l'ensei-


lA PLÉNITUDE DES TEMPS. 233

gnement*- Écoutez sa réponse, c La sagesse de

Dieu, dit saint Thomas, règle toutes ses œuvres;

les temps sont en sa main, elle y met à propos


les événements. Nous devons donc croire qu'elle
a choisi pour le plus important, le plus sublime,

le plus mystérieux des événements l'époque la


plus convenable. Notre courte sagesse voudrait
le commencement des temps, la sagesse infinie
attend leur plénitude, selon cette parole de
saint Paul aux .Galates : At ubi venu ylenitudo
îemporis misit Deus filium suum factum ex mu-
liere ^- d La plénitude des temps! expression
lumineuse et profonde qui nous indique le mo-
ment précis où il était opportun que s'accom-
plissent les desseins de Dieu. Quand le Verbe se
fait chair les temps sont pleins, c'est-à-dire

\. Voy. Summ. TheoL, III p., quœst. 1, a. 5. Utrum

conveniens fuerit Deum incarnari ab initio mundi? Vide-


tur quod, etc 1, 2, 3.

2. Sed contra est, quod dicitur At ubi venit pîe-


Gai. iv.
nitudo temporis, misit Deus filium suum factum ex muliere,
factum sub lege. Ubi dicit Glos. quod plenitudo temporis
est, quod praefinitum fuit à Deo patre, quando mitterel

filium suum. Sed Deus sua sapientia omnia definivit. Ergo


convenientissimo tempore Deus est incarnatus. Et sic con-
veniens non fuit, quod a principio humani generis Deus
iacarnaretar. {Summ Theol., 111 p., quœst. 1, a. 5.)
234 LA PLÉNITUDE DES TEMPS.

que Dieu les a comblés de ses préparations. C'est


une coupe prête à déborder qu'il donne à boire
à son Christ, lequel en épuise l'amertume et la

lie, le lait et le miel. — Je m'explique. Dieu devait


le long délai de l'incarnation à notre liberté et

à notre orgueil ; voilà pourquoi les temps sont


pleins des erreurs, des crimes et des désirs de
l'humanité. — Dieu devait le long délai de l'incar-
nation à la majesté de son fils; voilà pourquoi
les temps sont pleins de promesses, de prodiges,
de solennelles et bienfaisantes catastrophes.

Méditons aujourd'hui ces deux pensées.

€ L'homme avait péché par orgueil, dit saint

Thomas, il convenait qu'il fût humilié jusqu'à


reconnaître qu'il avait besoin d'un libérateur.
Voilà pourquoi Dieu le laisse d'abord aux mains
de son libre arbitre dans la loi de nature. La loi

de nature ne suffisant pas à empêcher ses dé-


faillances Dieu lui donne la loi écrite, et, malgré
la loi écrite, les défaillances ne faisant que s'ag-

graver il faut bien que l'homme, à bout de forces,

réclame le divin médecin qui le doit guérir de


LA PLÉNITUDE DES TEMPS. 235

ses maux*, d Telle est, Messieurs, quant à ce

qui nous regarde, la divine économie du dou-


loureux retard qui a suspendu, pendant plus de
quarante siècles, l'exécution du décret éternel de
l'incarnation. J'y reconnais la touche d'un Dieu

sage et bon jusque dans ses sévérités. Nous


avions méprisé ses premiers bienfaits, il ne veut
plus nous imposer aucune grâce. Il propose; et
respectant cette liberté dont nous avons abusé
pour l'offenser, il veut attendre son acceptation
et ses demandes.
D'autre part, l'orgueil qui nous a fait choir
n'était point encore brisé par l'expérience, et les

fils de celui qui s'était aveuglé sur sa propre


excellence, jusqu'à croire qu'elle lui était due,

1. Non stalim post peccatura conveniens fuit Deum incar-


nari. Primo quidem, propter conditionem humani peccati,
quùd ex superbia provenerat. Unde eo modo erat homo 11-

berandus, ut humiliatus recognosceret se liberatore indi-


gere. Unde super illud Galat. m. Ordinata per angelos in
manu mediatoris, dicit Glos. Magno Dei consilio factum
est, ut post hominis casum nonillico Dei filiusmitteretur.
Reliquit enim Deus prius hominem in libertate arbitrii in

iege naturali, ut sic vires naturae suae cognosceret : ub»


cum deficeret, legem accepit, qua data, invaluit morbus
non legis, sed naturae vitio : ut ita cognila sua infirmitate,
clamaret ad medicum, et gratiae quaererel auxilium. {Summ.
TheoL, III p., quaest. 1, a. 5.)
236 LA PLÉNITUDE DES TEMPS.

pouvaient se méprendre sur la nature d'une répa-


ration trop promptement offerte. L'empresse-
ment de Dieu à exalter notre nature aussitôt

après sa chute ne paraîtrait-il pas, à cette pre-


mière génération encore vigoureuse et enivrée

des fumées de la superbe, commandé par une


nécessité à laquelle le Tout-Puissant ne pouvait
se soustraire, et au lieu de se précipiter, con-
fuse et repentante, aux pieds du Verbe incarné
n'eût-elle pas relevé fièrement la tête pour
admirer en lui sa propre perfection et se

repaître de cette sacrilège pensée : Vous serez


comme des dieux : Eritis sicut dii? La ten-
tation eût été d'autant plus forte que l'homme
déchu, privé de cette abondante lumière qui
découlait de la justice primitive, eût mesuré
moins sûrement la distance qui sépare sa na-
ture amoindrie de la perfection infinie.
Mais ne me trompé-je pas? L'orgueil humain
au lieu de se méprendre sur le don de Dieu
l'eût peut-être dédaigné; car, dans le principe,
la nature ignorait encore la profondeur de sa
chute, et se sentait trop de jeunesse et de force
pour pressentir les égarements et les crimes
dont elle était capable. Semblable à ces ma-

/
Là PLENITUDE DES TEMPS. 237

kdes présomptueux qui portent dans leur sein


un germe de mort, et qui cependant repoussent
les secours de l'art, tant qu'ils ne sont pas com-
plètement abattus, l'humanité pécheresse pou-
vait méconnaître l'efficacité du remède divin, et

rendre inutiles les avances de son Dieu avant


de savoir combien elles sont désirables.

Quoi qu'il en soit, Messieurs, de l'attitude


prise par l'orgueil devant une rédemption hâtée,
il était nécessaire de nous convaincre que Dieu
est maître de ses dons, et que ces dons sont
indispensables à notre régénération. Or, quel
plus sûr moyen pour nous amener à cette

conviction que l'expérience? L'expérience qui,


en nous démontrant que nous ne sommes, par
nous-mêmes, que misère, démentirait les rêves

insensés de notre imagination exaltée par la

superbe; Texpérience qui, en nous révélant


notre faiblesse intellectuelle, nous ferait sentir
le besoin d'un maître abreuvé des lumières du
ciel; l'expérience qui, en mettant à nu notre
corruption morale, nous forcerait d'implorer le

secours et les soins d'un divin médecin; l'ex-

périence qui accepterait le bienfait de Dieu avec


d'autant plus d'empressement et de foi qu'il
238 LA PLÉNITUDE DES TEMPS.

serait plus impatiemment attendu ; Texpérience


qui, sans nous faire mériter ce bienfait, nous
en rendrait moins indignes, en nous permettant
d'expier, par nos humbles désirs, l'orgueil qui

fut le principe de nos malheurs.


Indubitablement la justice, la sagesse et la

bonté de Dieu devaient vouloir cette expé-


rience ; voilà pourquoi le mystère de l'incarna-
tion réparatrice est retardé jusqu'à ce que les

temps soient pleins de nos erreurs, de nos


crimes et de nos désirs.
Si vous étiez tentés, Messieurs, de ne voir
en ces raisons des délais de la Providence que
des hypothèses subtiles imaginées par la théo-
logie pour expliquer une incompréhensible
négligence du gouvernement divin, prêtez

l'oreille, je vous prie, aux orgueilleuses cla-

meurs que pousse aujourd'hui la raison après

plus de dix-huit siècles de lumières et de


grâces. — Est-ce qu'elle ne réédite pas, à son
profit, l'oracle perfide et menteur qui trompa
nos premiers parents : Eritis sicut dii? Est-ce
qu'elle ne prétend pas que les seules évolutions

de la nature ont amené l'infini à prendre con-


science de lui-même dans le fini? Est-ce qu'elle
LA PLÉNITUDE DES TEMPS. 239

ne ravale pas la sublime réalité de nos mys-


tères à la condition d'un pur symbole des pro-
grès qu'elle réalise par ses propres forces?
Est-ce qu'elle ne se croit pas capable de
prendre possession de toute vérité et d'accom-
plir par elle-même toute espèce de bien? Est-ce
qu'elle ne considère pas toute approche dt
Dieu, toute révélation de Dieu, toute rédemp-
tion par Dieu comme superflue, inutile, humi-
liante pour la dignité humaine? Prodigieux
aveuglement qui, ainsi que je vous le faisais

remarquer l'an dernier \ profite, sans vouloir

en tenir compte, de la pénétration des lumières


et des grâces de l'incarnation dans les milieux
où s'exercent actuellement nos facultés intel-

lectuelles et morales, et qui oublie en même


temps la longue et honteuse expérience que
l'humanité a faite de son impuissance. Je n'ex-
cuserais pas, mais je m'expliquerais cet aveu-
glement si la nature avait encore à faire l'essai

de ses forces. L'essai étant fait, je n'ai qu'à me


souvenir, et les prétentions du rationalisme

1. Voy. vingt-quatrième conférence : L'Action de la


grâce; 1" partie.
t40 LA PLENITUDE DES TEMPS.

sonnent à mon oreille comme un sinistre per-

siilage à l'adresse du genre humain. Si vous

voulez savoir ce donl l'homme est capable,


sortez de la contemplation de vous-mêmes, ô
fiers rationalistes, remontez les siècles jus*

qu'au jour béni où les anges annoncent au


monde la grande nouvelle, plongez vos regards
dans l'abîme des temps, — qu'y voyez-vous? —
Ah! l'Apôtre a bien dit : Les temps sont pleins.

At uhi venit plenitudo temporis misit Deus

filium Simm.
Les temps sont pleins d'erreurs. — Les su-
blimes leçons de l'Éden n'ont pu contenir, que
pour un âge, la raison impatiente de secouer le

joug de l'enseignement divin et de courir, toute


seule, les aventures périlleuses d'une libre re-

cherche.Pendant que la notion du vrai Dieu s'obs-


curcit et que l'ombre se fait autour des connais-

sances fondamentales de nos origines, de notre


nature, de nos devoirs, de nos destinées, pendant
que le peuple se repaît en tous lieux de tradi-

tions défigurées, la science s'efforce de ressaisii

la vérité qu'enténèbrent les passions. Elle veut

se faire un Dieu ; mais ce Dieu c'est un mélange


confus de tous les êtres, un embrassement ridi-
LA PLÉNITUDE DES TEMPS. Ml

cule de toutes les contradictions : un esprit qui

est matière, une infinité qui progresse, une im-


mensité qu'on mesure, une éternité qui passe,
une perfection suprême qui endosse la respon-
sabilité de tous les crimes. Ce Dieu c'est un
principe impuissant qui partage avec le mal
éternel le souverain empire des choses. Ce Dieu
c'est une monade solitaire et abstraite, un
nombre aride dont l'esprit ne peut concevoir

les mystérieuses évolutions. Ce Dieu c'est une


cause réduite qui travaille la matière sans pou-
voir lui donner l'être. Ce Dieu c'est un mo-
narque égoïste qui s'enferme pour jouir dans
le palais de sa gloire et laisse aller le monde
aux caprices du hasard. Ce Dieu c'est un destin
impitoyable qui étouffe la liberté et ferme l'o-

reille aux supplications de la misérable huma-


nité. Ce Dieu c'est l'être de raison qu'on appelle
la nature. Ce Dieu c'est la matière infinie, éter-
nelle, subsistant par elle-même, et tirant de son
'^
vaste sein toutes les existences.

D'où vient l'homme? — Qui le sait? Les tra-

ditions lui donnent un père dont les dieux eux-


mêmes ont reçu la vie. — Mais le Dieu-tout est
Infini dans ses manifestations; mais l'Océan est
CARÊiiii 1877, — 16
242 LA PLÉNITUDE DES TEMPS.

une féconde matrice qui porte en soi les germes


de toutes choses; mais le tourbillon éternel est

chargé d'atomes où le hasard opère d'heureuses


rencontres.
Qui sommes-nous? — Ici des brutes, là des
parcelles de l'infini. Aujourd'hui l'homme n'a
qu'une âme, demain il en a trois. Pour celui-ci

l'âme est un esprit, pour celui-là une agrégation


d'atomes, pour un autre un feu subtil dont la ten-
sion est indéfinie. Soit qu'il sorte de la tête, de

la poitrine, du ventre ou des jambes d'un dieu,


soit que l'aveugle destin ou la capricieuse for-

tune l'aient divisé, le genre humain se compose


de castes distinctes et jalouses qui ne doivent
jamais se mêler.
Que devons-nous faire ? — Celui-ci veut que
je contemple le beau; celui-là, que je me laisse
aller aux volontés du destin ; l'un me demande
de favoriser la tension du feu subtil ; un autre

me conseille de mettre de l'ordre dans mes


sensations, de mesurer le plaisir à la force de

mon tempérament, de faire consister toute ma


morale dans la volupté. La plus sage philosophie
exagère l'honneur de la vertu au profit de l'or-
gueil, pendant que la voix populaire m'invite à
.

LA PLÉNITUDE DES TEMPS. 243

imiter les dieux que la passion a fabriqués.

Où allons-nous ? — Nous perdre sans souve-


nir et sans conscience de nous-mêmes dans l'in-
fini ? — Peut-être. — Rouler sans fin d'un corps
à un autre, toujours poursuivis dans nos trans-

migrations par nos imperfections? — Peut-


être. — Prendre possession d'un paradis sen-
suel qui ne sera que la prolongation de nos
félicités terrestres? — Peut-être. — Nous
éteindre misérablement dans l'abîme du
néant? — Peut-être? — Peut-être! alors à
quoi bon tant poursuivre la vérité. Tout est

raison d'affirmer ou de nier. Ne pouvant rien

savoir, doutons de tout, doutons de notre doute


même '

sainte vérité, comme te voilà torturée, mu-


tilée, défigurée! Cependant, Messieurs, ne
croyez pas qu'elle soit bannie du monde. Dieu
lui a donné un asile chez son peuple, le génie
lui fait une part dans ses élucubrations, et,

même aux lieux où elle est le plus couverte de


souillures et de plaies, l'âme droite, et simple

1. Voyez pour le développement de ces erreurs : Introduc-


tion au dogme catholique, tome I ; Appendice : Covf d'œil
$ur les principales erreurs philosophiques.
S44 LA PLÉNITUDE DES TEMPS.

peut recorlnaître encore quelques-uns de ses


traits divins. Elle subsiste pour accuser au tri-

bunal de Dieu les lâches et les insensés qui l'ont

abandonnée, mais elle ne règne plus. Laissé à


lui-môme l'esprit humain a fait triompher l'er-

reur dont les temps sont pleins.


Le crime enfante l'erreur, et l'erreur appelle

le crime. Aussi, Messieurs, les temps pleins d'er-


reurs sont-ils également pleins de crimes.
Regardez ce que vous montre l'histoire. Le
Maître des maîtres, le Seigneur des seigneurs,
le Créateur et la Providence du monde, ne ren-
contrant partout que des religions inhospita-
lières. A sa place les idoles. Non-seulement les

astres innocents qui nous prodiguent leur lu-

mière, les créatures violentées qu'un culte sa-


crilège arrache à leur repos et à leur obéissance

naturelle, mais les vices élevés sous des figures


humaines aux honneurs de l'apothéose, les vices

encensés et adorés; l'adultère, l'inceste, la dé-


bauche, l'intempérance, le vol, la fraude, l'or-
gueil, la colère, la violence, la cruauté, autant

de dieux qu'il y a d'exécrables passions dans les


entrailles de l'homme, autant de dieux que l'on

implore pour en obtenir une criminelle assis-


LA PLÉNITUDE DES TEMPS. 245

tance', autant de dieux que l'on glorifie par


une honteuse imitation de leur infamie*. La
théurgie, la magie, les arts lugubres, les su-
perstitions ténébreuses et malsaines partout en

1. Voici quelques spécimens de prières adressées par le»


païens à leurs dieux : c Oh! si de belles funérailles allaienl
enfin emporter mon oncle, si j'entendais craquer sous mou
râteau une cassette pleine d'argent, si je pouvais biffer Iw
nom de cet enfant à défaut duquel je dois hériter, il est
infirme, bilieux, que ne meurt-il donc ? >
si

EbuUit patrui prseclarum funus I Et o si

Sub rastro crepet argenti mihi séria, dcxtro


Hercule I Pupillumve utinam quem proxiraus hxref
Impello, expungam I namque est scabiosus et acri
Bile tumetl
(Perse, Sal. il, De bond mente.)

C Belle Laverne, donne-moi de paraître juste et saint. Jett^


un nuage sur mes tromperies, une épaisse nuit sur mes
fraudes. >
Pulchra Laverna,
Da mihi fallcre, da justo sanctoque videri ;

Noctera peccatis et fraudibus objice nubem.


(Horat., I Ep., XVI.,

Primo fero vota, et cunctis notissima templis,


Divitise ut crescant, ut opes, ut maxima toto

Nostra sit arca foro.


(Juvenal, Sat. x. Vota.)

2. f Ce qu'a Dieu qui ébranle de son tonnerre ki


fait le

voûte des cieux, tromper une femme, moi pauvre petit


homme je me serais abstenu de le faire. Je le ferai et avec

grande joie. >


Fucum factum multeri
At quem Deum ? qui templa cœli summa sonitu concutit
Ego homuncio hoc non faxim I Ego vero illud fecerim ac lubeoa.
{Tereni.. Munuch., Act. III, k. VI.)
lA PLENITUDE DES TEMPS

honneur. L'ombre des initiations et des mystères


sanctifiant l'orgie et la prostitution. A la place

des boucs et des génisses, l'homme égorgé par


^on semblable sur l'autel des célestes buveurs
àe sang, l'ennemi, devenu hostie, sacrifié dans
les hécatombes. Les prêtres trompant le peuple
pendant que les philosophes lui cachent la vé-
rité. La nature chaque jour et en tous lieux
outragée par des impuretés dont on ose à

peine évoquer le souvenir, et écrire le nom sur


les pages insensibles de l'histoire. Dans la fa-

mille: — Le père transformé en tyran ; la femme


oubliée, trahie, déshonorée, maltraitée, répu-

diée, vendue selon les caprices d'un maître sans


respect pour sa dignité de mère ; l'enfant qui

vient de naître lâté comme un animal, et, s'il

ne promet d'être un robuste rejeton, impitoya-


blement condamné à mort par le brutal citoyen

à qui il doit la vie; l'esclave, traité comme une


bête de somme, à la merci de la mauvaise hu-
meur ou de l'ivresse mal cuvée qui l'envoie à

l'abattoir, aux gémonies ou aux viviers. Dans la

société : — La guerre, sans droit des gens, li-

vrant aux vainqueurs des nations entières et


légitimant à leur éo:ard toutes les barbaries:
LA PLÉNITUDE DES TEMPS. 247

incendie et destruction des villes, dévastation


des campagnes transformées en déserts, mas-
sacre des enfants, viol des femmes, boucherie
des prisonniers, esclavage des rois, traînés, la

chaîne au cou, derrière le char des triompha-


teurs; l'orgueil de caste prenant plaisir à hu-
milier et à opprimer les petits; la concussion

épuisant les provinces; l'usure dévorant l'épargne


du citoyen, le salaire de l'artisan, le pain du
pauvre; le pauvre méprisé, haï et balayé comme
une immondice; la richesse sans mesure près
de la misère sans espoir; l'invite à la débauche,
impudente, jusqu'à prendre les proportions d'un
monument; le peuple avide de combats san-
glants, devenus pour lui des parties de plaisir;
et, par-dessus tout, les rois que ne rassasie pas
une domination sans contrôle et sans frein, les

rois sacrilèges usurpateurs du pouvoir et des


honneurs qui ne sont dus qu'à Dieu, les rois

demandant de l'encens et ordonnant un culte


pour leurs statues. — Que de crimes, bon Dieu !

— Et le pire, Messieurs, c'est que ces crimes ne


sont pas des accidents contre lesquels protes-
tent les mœurs générales; mais des habitudes
passées dans le sang des nations et se dévelop-
248 LA PLÉNITUDE DES TEMPS.

pant à l'aise sous le triple patronage de l'opinion,


des lois et de la religion.

Dans ces abîmes d'iniquités, le peuple juif a


jeté ses prévarications. Dieu l'a séparé des Gen-
tils et lui a donné sa loi sainte pour le pré-

server de la corruption. Toujours protégé,


toujours béni, toujours consolé, toujours sauvé,
il multiplie ses ingratitudes. Il murmure, il

se plaint, il oublie les promesses, il méprise


les menaces, il mêle son sang au sang des
étrangers, il déserte le temple, il court aux
bois sacrés, il sacrifie sur les hauts lieux,
il immole ses enfants aux divinités cruelles, il

imite les infamies des nations et, après avoir

pleuré les saints rois, il se jette aux bras des


monstres que les prophètes maudissent et que
la loi excommunie. On voudrait pouvoir reposer
sur lui son regard attristé, et se consoler en le

contemplant de l'effroyable spectacle qu'offre

le genre humain; mais, non, il comble la mesure


et il faut s'écrier: Ohl oui, les temps sont pleins

de crimes.
Soyez donc fiers après cette expérience, et
croyez encore à la toute-puissance de la raison!
C4ependanl vous me demandez si Dieu ne s'est
LA PLÉNITUDE DES TEMPS. 249

pas trompé, si, en voulant donner une leçon à


notre orgueil, il n'a pas poussé l'humanité jus-

qu'au désespoir. Non, Messieurs. Il y a toujours


au fond de l'âme humaine un reste de droiture
qui l'éclairé sur sa misère et l'invite à s'humilier.
Les promesses divines et les traditions aidant,

elle peut, dans l'universel naufrage, étreindre,


par le désir, le câble sauveur qui la doit retirer
des abîmes de l'erreur et du vice. L'espérance
d'un libérateur est tombée du ciel en même
temps que la malédiction qui condamnait la
femme à des enfantements douloureux. C'est à
cette espérance que se rattachent les âmes épou-
vantées par les ombres de mort qui planent
sur le genre humain. Adam, Noé, Abraham,
Isaac, Jacob, tous les patriarches désirent voir

le jour du Seigneur*. Les vrais Israélites se


penchent avec une pieuse angoisse vers l'avenir
et font entendre leurs cris suppliants. Surpris
par la mort ils ne se croient pas trompés, mais
ils s'endorment avec la douce confiance qu'un
jour l'envoyé de Dieu, le libérateur, viendra vi-

i. Abraham exultavit ut rideret diem meum (Joan, cap.


m. àô.)
250 LA PLÉNITUDE DES TEMPS.

siter leurs tombeaux, et toucher d'une main


bienfaisante leurs os flétris, leurs cendres ou-

bliées. Prêtez l'oreille aux humbles et touchantes


expressions de leurs désirs : « Seigneur, disent-
ils, nous attendrons celui qui doit nous sauver *,

fais appel à ta puissance et viens nous délivrer »,

— Montre-nous ta face adorable et nous serons


sauvés ». — Aie pitié de nous, nous t'attendons *.

— Regarde, nous sommes ton peuple ^ — Que


ne déchires-tu les cieux! que ne descends-tu

vers nous\ — Cieux répandez votre rosée et


que les nuées pieu vent le juste'. — Que la

terre s'entr' ouvre et germe le Sauveur*. — En-


voie, ô Jéhovah, l'Agneau dominateur de la

1. Salutaretuum expectabo Domine. (Gen., cap. xlix, 18.)


2. Excita potentiam tuam et veni, et salvos facias nos.
(Psalm. Lxxix.)
3. Ostende faciem tuam et salvi erimus. (Ibid.)
4. Miserere nobis, Domine, miserere nobis. (Tob., cap. viii,

10.) Domine miserere nostri, te enim expectavimus. (Isai.,

cap. xxxiii, 2.)


5. Ecce respice,populus tuus omncs nos. (Ibid., cap.LXiv,

9.)
6. Utinam dirumperes codIos et detcenderes. (Ibid., cap.
LXIV, 1 .)

7. Rorate cœli desuper et nubes pluant justum. (Ibid.,

cap. XLV, 8.)


8. Aperiatur terra et germinet salvalorem. (Ibid.)
LA PLÉNITUDE DES TEMt-S. 251

terre*. — Ah! il va venir, il ne tajdera pas*.


— C'est notre Dieu ; nous l'avons attendu, il nous
sauvera ^ » Semblables à ces murmures, à ces
bruits, à ces explosions de voix qui animent la

nature aux approches de l'aurore, les prières de-


viennent plus pressantes à mesure que les temps
s'avancent. Les désirs sont au comble à l'heure

où le vieux Zacharie entonne son Benedictus.


Ne croyez pas. Messieurs, que ces désirs

soient tellement propres au peuple de Dieu que


le reste de la terre les ignore. Israël espère
mieux, c'est vrai, parce que ses promesses sont
plus certaines et plus précises ; mais on peut
voir chez tous les peuples une agitation sainte,

ils comptent sur les siècles à venir. L'Orient et


l'Occident appellent un sauveur. Les grandes
villes, les steppes barbares, les forêts sauvages,
les îles égarées et les lointains continents
attendent sa venue. Les Chinois regardent
l'Occident d'où doit venir « le véritable

saint envoyé de Dieu, le saint qui saura toutes

1. Emilte agnum, Domine, dominatorera terrae. (Isai.

cap. XVI, 1.)


"2. Veniet et non tardabit. (Habac.,cap. ii, 3.)
3. Expectavimus eum et salvabit nos. (Isai., cap. xxv, 9.)
252 LA PLÉNITUDE DES TEMPS.

choses et aura tout pouvoir sur le ciel et sur la

terre '. i Les Indiens comptent sur une incar-


nation de Vichnou pour réparer les maux faits

par Kaly l'ancien dragon *. Les Égyptiens


saluent de loin le fils de la femme qui doit

éteindre la rage de Typhon '. Les Perses, en-


seignés par les mages, tendent l'oreille vers la
parole qui vient du premier principe et dont le

nom est/e suis. C'est Mithra le médiateur entre


Ormuzd dont il reçoit les ordres et les hommes
qui sont confiés à ses soins, Mithra vainqueur
du mauvais principe Ahriman, Mithra le libéra-

teur qui naîtra d'une vierge *. Les Mexicains et

lés Scandinaves, pour tromper l'attente, scul-


ptent dans la roche vive et sur les monuments
la figure du Dieu qui doit écraser le grand ser-
pent*. Les druides de la Gaule élèvent une statue

1. L'Invariable milieu, traduit par M. Rémusat, note


p. 144-145. — Morale de Confucius, n» 196.
2. Dubois, t. III, 3" partie, p. 433.

3. Plutarque, De Isis et Osiris, n" 24.


Anquetil-Duperron, Système mythologique des mages;
4.
Mémoires de l'Académie des inscriptions, t. LXI, p. 298-
Î99. — Plutarque, De Isis et Osiris, n" 41, 42, 43. —
D'Herbelot, Bibliothèque orientale, article Zardascht.
5. A. de Humboldt, Vue des Cordillères, t. I, p. 235-
336. — Mallet, Voyage en I^onvège-
LA PLÛNITUDE DES TEMPS 253

et un autel & la vierge dont le fils est attendu.

La Grèce espère en un rejeton d'Apollon qui


amènera le règne de la justice \ en un Dieu,
cher fils d'un père ennemi, qui s'offrira pour
succéder aux souifrances de Prométhée, figure
*
du genre humain châtié par la colère divine

Pendant que les poètes avivent cette espérance


le sublime Platon la confirme. « Il faut attendre,

dit-il, par la bouche de Socrate, que quelqu'un


vienne nous instruire de la manière dont nous
devons nous conduire envers les dieux et en-
vers leshommes; » à quoi Alcibiade répond :

<iQuand viendra ce temps? qui nous enseignera


ces choses? j'ai un désir ardent de connaître ce
quelqu'un '• » Enfin, sur le seuil du nouvel âge.

1. Boulanger, Recherches sur l'origine du despotisme


oriental, sect. X, p. H 6.
Promélhée enchaîné. Plutarque, dans sa Vie
2. Eschyle,

de Pompée, nous a conservé le vers de la 3* partie de la tri-


logie d'Eschyle, Prométhée délivré, où ce dernier appelle
son sauveur : ce cher fils d'un père ennemi.
3. Socrate... A'va7xaîov oîv tmi Trtpi^evHt tiç èôv Tt fxâ9^
ù>ç Stî irpiç Qtolç xotl Trpôç àv9/)W7ro(ç Stay.tïoBxt.

Alcibiade. nôrt oSv irajOEarat ô yçiô-joç ovtoç, m Swx/iaTSç;


xaî TÎç ô traiiîtÛCTWv f,Stara yip av poc Ww
Hm toStov xÔv av9/3W7rov tîç laxu.
^Platon. Alcibiade U.)
254 LA PLÉNITUDE DES TEMPS.

Virgile chante en ces termes l'espoir de Tuni-


vers :

t Les temps annoncés par l'oracle sont arrivés.


L'ordre immense des siècles se renouvelle

Un nouveau-né est envoyé des cieux.


Il prendra vie au sein de la divinité,

Il verra les héros mêlés aux dieux et sera lui-

même distingué par eux.


Il gouvernera l'univers apaisé par les vertus

de son père.
L'heure est sonnée, viens prendre tes grands
honneurs,
Viens, cher fils d'un dieu, grand rejeton de
Jupiter !

Regarde devant toi, le globe s'incline et le


salue.

La terre, la mer immense, le ciel profond,


Regarde, tout est en joie à l'approche du siècle
qui vient *. k

1 . Ultima Cumaei venit jam carmini» aetas


Magnus ab integro saeclorum nascitur ordo,
Jam nova progenies cœlo dimittitur alto...
Ille Deum vitam accipiet, divisque videbit

Permixtos heroas, et ipse videbitur illis;

Facatumque reget palriis virtutibus orbeofi...


LA PLÉNITUDE DES TEMPS. 255

Le but de Dieu est atteint, Messieurs. Il

voulait humilier notre orgueil par une longue


expérience de nos misères intellectuelles et
morales, et faire concourir notre liberté, par
le désir, à l'accomplissement de son œuvre
réparatrice. Il lui fallait du temps pour cela;

il a pris quarante siècles. Ce n'est pas à notre


infirme sagesse qu'il appartient de contester
ses mesures et de dire : l'expérience a trop
duré, le Libérateur s'est trop fait attendre. Nous
devons croire que la sagesse divine conduit
comme il faut ses calculs. Les temps sont
pleins d'erreurs; Dieu va éclairer le genre
humain. Non pas qu'il rende l'erreur impos-
sible ; mais la doctrine de son Verbe répandra
un tel éclat que, partout où elle aura pénétré,
les ombres de mort seront dissipées, et l'erreur

ûB se pourra plus produire sans prendre un


caractère révoltant d'insanité et de malice qui
'empêchera de prescrire et de s'universaliser.

Aggredere o magnos, aderit jam tempus, honores,


Gara Deum soboles, magnum Jovis incrementum !

Adspice convexo nutantem pondère mundum,


Terrasque, tractusque maris, coelumque profuadum;
Adspice venlura laetentur ut omnia saeclo.
(Virgil., Egiog. iv ad PoUionem.)
256 LA PLÉNITUDE DES TEMPS.

Les temps sont pleins de crimes; Dieu va guérir


le monde malade. Non pas qu'il enchaîne toutes
les passions et étouffe leurs coupables explo-

sions; mais la loi sainte de son fils, ses exem-


ples, les vertus de ses justes, en purifiant l'at-

mosphère morale oi!i respire la conscience et

se meut la liberté, pèseront avec une telle au-


torité sur les mœurs publiques qu'elles enlève-
ront au crime la triple protection qui l'avait
installé dans les habitudes des nations. Les

temps sont pleins de désirs ; Dieu va les satis-

faire. Non pas qu'il y soit obligé autrement que


par la vertu de ses promesses; mais il daigne
avoir égard aux humbles supplications des mi-
sérables qui l'implorent. En nous faisant désii'er

son incarnation, le Verbe libérateur nous révèle


îa grandeur du don de Dieu; en laissant à l'er-

reur et au crime le temps de se multiplier, il

nous prépare une manifestation de sa puissance


et de son amour. C'est assez pour justifier la

conduite de la Providence. Mais je veux. Mes-


sieurs, que cette justification soit complète.
Méditons donc ensemble cette seconde pensée :

Dieu devait le délai de l'incarnation à la majesté


de son fils ; voilà pourquoi les temps sont pleins
LA PLÉNITUDE DES TEMPS. 257

de promesses, de prodiges, de solennelles et


bienfaisantes catastrophes.

U
Nous remarquons, dit saint Thomas, que les

actes typiques par lesquels Dieu amène les

choses à leur point suivent un ordre progressif


qui va du moins parfait au plus parfait ^ La
création ne s'est point faite tout d'un coup; à
la matière confuse a succédé la matière or-
donnée, dans la matière ordonnée la vie est
éclose, et la vie, rudimentaire et obscure dès le

principe, a été peu à peu développée et perfec-

tionnée pour former les règnes, les embran-


chements, les familles, les genres, les espèces.

Bien que la science n'ait pu mesurer encore


d'une manière exacte le temps de l'action créa-

trice, ni définir tous les maniements qu'a subis


le monde avant que Dieu le jugeât digne d'être
le palais du roi des créatures, elle ne nous laisse

1. Non fait conveniens statim post peccatum Deum incar-


\ nari propter ordinem promotionis in bonum secundum
quem ab imperfecto ad perfectum proceditur. {Summ.
Theol., III p., quaest. i, a. 5.)

CAEÊilE 1877. — 17
258 LA PLÉNITUDE DES TEMPS.

aucun doute sur la vérité d'une longue et pa-

tiente opération qui a mesuré sagement les dé-

lais pour nous faire suivre et admirer ses pro-


grès. Tout est bien quand l'homme va paraître,

tout est parfait quand il prend possession du


monde Cuncta
: sunt valdè bona.
Or, Messieurs, si Dieu, par égard pour la di-
gnité de l'homme, a cru devoir procéder lente-
ment à la préparation de sa demeure, si, dans
un monde oii personne ne pouvait contester
l'empire du maître, le Tout-Puissant s'est plu à
multiplier et à grandir petit à petit les essais et

comme les promesses de cette vie plus haute et

plus noble qui était appelée à régner sur les


autres vies, s'il a pensé que les cataclysmes
étaient nécessaires pour asseoir le trône et
étendre la domination de sa créature privilégiée,
que ne devait-il pas à la majesté de son fils?

L'introduire dans le monde par une surprise,

c'était méconnaître sa grandeur non moins que


Tordre accoutumé des actes providentiels. A la

venue du Verbe incarné, il fallait une prépara»


tion en harmonie avec la dignité de sa personne
et avec l'importance de l'œuvre qu'il devait
accomplir. Comme le soleil de la nature est
LA PLÉNITUDE DES TEMPS. 259

précédé d'une aube timide, qui blanchit l'hori'

zon, et d'une aurore souriante, dont la pourpre


colore les nuages du ciel et la crête des mon-
tagnes, le soleil de la grâce devait être précédé

d'une aube, l'ère patriarcale, d'une aurore, l'âge


prophétique. Quand les rois de la terre font

marcher devant eux courriers et hérauts et


s'avancent à la suite d'un pompeux cortège, le
Roi du ciel ne se pouvait produire qu'après
avoir averti le monde de son approche par des
figures et des oracles, et envoyé sur sa route un
long cortège de personnages illustres, recevant
de la grâce comme des teintes qui présagent
l'incomparable grandeur de celui qui vient sur
leurs pas. Enfin, puisque le monde matériel a
été si longuement et si puissamment manié, pour
être digne de recevoir l'homme-roi à qui il a été
dit : Dominamini,subjicite^ comment CToire que
le monde moral n'ait eu à subir aucun travail pour
passer sous la domination de l'Homme-Dieu à
qui le Seigneur a dit : Je te donnerai les nations
pour héritage : Dabo tibi gentes hœreditatem
tuant •
?

i. Psalm. IL
260 LA PLÉNITUDE DES TEMPS.

A ne considérer la majesté du Fils de Dieu


qu'en elle-même, elle nous explique suffisam-
ment le délai de l'incarnation *
; mais si nous la

mettons en rapport avec notre raison, la néces-

sité d'un retard dans la venue de l'Homme-Dieu,


et d'une préparation longuement et habilement
conduite, nous apparaît plus pressante. Il fau-

dra, en effet, imposer au genre humain la foi en


un mystère profond et incompréhensible que les
humiliations, les souffrances, la mort du Ré-
dempteur rendront plus profond, plus incom-
préliensible encore, et, disons-le sans crainte,

plus répugnant. Une apparition subite, un té-

moignage inattendu suffiront-ils à cette œuvre


difficile? J'entends bien que Dieu n'est pas à
court de ressources et qu'il peut secrètement
émouvoir les âmes pour les attirer à son fils;

mais je comprends mieux qu'il respecte la liberté

de l'homme et qu'il offre à sa raison une preuve


saisissante qui, sans lui faire comprendre le

i . Non fuit conveniens statim post peccatum Deum in-

carnari... Propler dignitatem Verbi incarnati quia super


illud Galat.4 : At ubi venit plenitudo temporis dicit Glossa
(Aug. Tract. 31 in Joan. ante med.) : Quanto major Judex
veniebat, tanto prœconnm senes longior prœcedere debe-
bat. (Summ. Theol., lii p., quaisi. 1, a. 5.)
i

Ui PLENITUDE DES TEMPS. 26

mystère, lui donne l'assurance que c'est un fait

accompli. De cette manière il engage fortement


notre responsabilité soit dans l'acceptation, soit
ians la résistance, et son fils ne risque pas une
fausse entrée qui compromettrait sa sainte ma-
jesté.

Or, Messieurs, cette preuve saisissante, qui


doit convaincre la raison avant que la foi la

prosterne devant le mystère adorable que lui


propose l'incarnation réparatrice, le délai seul

de cette incarnation permet à Dieu de la pré-

parer. Dans le vaste champ des siècles il sème


les oracles, il dirige et fait converger vers son

fils le mouvement sacré de l'inspiration. Ce


mouvement progresse à mesure que le temps
s'avance, et quatre siècles avant l'heure bénie

de l'apparition il ne nanque rien au tableau


prophétique de la personne, de la vie, de l'œuvre,
des triomphes du Verbe rédempteur. L'humanité
attend une manifestation grandiose. Si le Fils de
Dieu n'est pas reconnu il ne faudra s'en prendre
qu'à l'aveuglement des passions; car, de son
côté, Dieu a fait tout ce qu'il était possible de
faire pour introduire dans le monde une si
grande majesté. Les oracles sont nombreux ;
,

262 LA PLÉNITUDE DES TEMPS.

tant mieux leur confrontation avec la réalité pro-


:

mise n'en sera que plus convaincante. Les oracles


sont placés à de longues distances sur l'échelle
des âges; tant mieux: il sera plus impossible de
découvrir dans leur admirable liaison des at-
taches naturelles. Pour empêcher leur émiette-
ment, Dieu, par de continuelles et merveilleuses

interventions , conserve le peuple à qui il en a


confié le dépôt. Pour les répandre il permet des
conflits, des désastres, des bouleversements, qui
mêlant aux nations les enfants de Jacob leur
donnent l'occasion d'éclairer les trop vagues dé-
sirs et de redresser les traditions défigurées Enfin, .

pour assurer l'accomplissement de ses promesses


il fait succéder à tous les grands empires la do-
mination universelle du peuple dont la capitale

deviendra la tête du royaume de son Promis.


Encore une fois, Messieurs, regardez les
temps. Par égard pour la dignité de son fils.

Dieu les a remplis de ses préparations. Ils sont

pleins de promesses, pleins de prodiges, pleins

de solennelles et bienfaisantes catastrophes.


Saint Paul dit en parlant de ses aïeux :

fiOmma infiguris contingehant illis '


: Tout ce

1. 1 Cor., cao. x. H-
LA PLÉNITUDE DES TEMPS. 263

qji leur arrivait était figure. » Les hommes, les


femmes et les enfants, les prophètes et les

thaumaturges, les prêtres et les rois, les guer-


riers et les législateurs, les opprobres et les

gloires, les esclavages et les délivrances, les


monuments et les sacrifices, tout est figure
dans l'histoire hébraïque, tout est animé d'un
souffle étrange, tout prophétise. — Le juste

Abel, première victime de la haine jalouse d'un


frère, c'est le grand juste immolé par le peuple
auquel il a emprunté son sang, parce que Dieu
a- mis en lui toutes ses complaisances. Noé,

constructeur de l'arche et sauveur du genre


humain, c'est le fondateur de l'Église, ouverte à
tous ceux qui veulent échapper au déluge d'ini-
quités qui submerge le monde. Melchisédech,
dont on ne peut raconter la naissance et qui
offre à Dieu le pain et le vin en sacrifice, c'est

le prêtre éternel dont la génération se perd


dans le sein de Dieu, et qui substitue aux
hosties sanglantes un pain et un vin mystérieux,

transformés en sa chair et en son sang glorifiés.


A-braham, père d'une race innombrable, c'est le

Christ, souche divine de la famille chrétienne.

Isaac, chargé du bois de son sacrifice, c'est le


264 LA PLÉNITUDE DES TEMPS.

Sauveur ployé sous le faix de sa croix. Jacob,


fort contre Dieu, c'est le médiateur dont la

toute-puissante intercession fléchit le courroux


divin. Joseph, trahi, vendu par ses frères et
sauveur d'un peuple étranger, c'est le doux Jésus
trahi et vendu par un des hommes de sa paix,
et appelant les Gentils en compagnie des siens
pour partager l'héritage du salut. Moïse, sauvé
des eaux, législateur de la nation sainte, le plus
grand des prophètes de la loi antique, c'est le

divin enfant qu'une mère vierge préserve des


fureurs d'un roi jaloux, le Verbe rédempteur,
l'auteur de la nouvelle alliance, le maître qui

fait descendre des cimes de son humanité sainte


une loi immaculée, le Messie prophétisé et plus
que prophète. Aaron, chef du sacerdoce, c'est

le prêtre auguste des mains duquel le sacerdoce


catholique reçoit son bienfaisant et redoutable
pouvoir. Samson, triomphant dans la mort,
c'est le crucifié du Golgotha vainqueur, par son
sang, du péché et de l'enfer. David élevé de l'ab-

jection à la splendeur du rang suprême, c'est

celui dont l'Apôtre a dit : (c Vidimus Jesum per


passionem gloriâ et honore coronatum ». Nous
i. ÎSeo., cap. n, 9.
LA PLENITUDE DES TEMPS.

voyons Jésus couronné, par sa passion, de gloire


et d'honneur. » Les prophètes, martyrisés pour
leur témoignage, c'est l'élernel témoin des
mystères de Dieu payant de sa vie la prédica-
tion de la vérité. Les victimes que l'on immole,
l'autel abreuvé de leur sang, le feu qui les con-
sume, leur chair que l'on distribue au peuple,
c'est Jésus-Christ et sa croix, et son sang, et
son amour, et les largesses qu'il fait de sa chair
adorable. Israël éprouvé par les plus cruelles

infortunes et toujours relevé par d'admirables


espérances, c'est l'Église, peuple et royaume
de Jésus-Christ. Tout vit pour l'avenir, tout
parle de l'avenir, tout figure l'avenir : Omnia
in figuris contingebant illis.

Mais les figures ne sont que des promesses


imparfaites, on ne les voit en pleine lumière
qu'après l'apparition de la réalité. Toutes seules
elles ne peuvent remplir les siècles. Voici les

oracles. Non pas des prédictions incertaines,


équivoques qu'on n'entend qu'à de rares in-
tervalles ; mais des prédictions certaines, pré-
cises, continues, qui saisissent à l'avance et

fixent en traits lumineux toute la vie du libé-

rateur attendu Le premier de tous, le père du


266 LA PLÉNITUDE DES TEMPS.

genre humain entend une parole d'espérance.


Le serpent est maudit, le fils de la femme
triomphera de ses embûches, le Promis de
Dieu sera un enfant de la race humaine*. —
En toi et en ta descendance seront bénies toutes
les nations de la terre, est-il dit à Abraham, à
Isaac et à Jacob*. — C'est bien, les peuples

ont renié la lumière, désormais le Promis sera


pressé sur le cœur d'un peuple fidèle, — mais
quelle tribu dans ce peuple héritera de la pro-

messe? — Juda, tes frères te loueront, car de


toi sortira celui qui doit être envoyé \ — C'est
bien encore, le Promis sera fils de Juda; mais
donnez toujours de la lumière, ô divin Esprit,

qui inspirez les prophètes, dites-nous quelle

famille en Juda fera passer son sang dans les


veines sacrées de Celui qui doit venir. — « Je

l'ai juré sur mon saint des saints, est-ce que je


mentirais à David? Son royaume demeurera
éternellement \ — Je susciterai à David un
descendant plein de justice et son nom sera

1. Gen., cap. m, 15.


2. Ibid., cap. xn, 3; — cap. XXVI, 4; — cap. xxvra, 14.
3. ibid., cap. XLix, 8 et seq,
4. Psalm. îxxxvili.
LA PLÉNITUDE DES TEMPS. 267

Jéhovah notre juste '. d Tout est dit sur la des-

cendance. Le Promis sera fils de l'humanité,


de la race choisie des patriarches, de la tribu
bénie de Juda, de la famille royale de David.
— Mais encore de la lumière, ô saints pro-

phètes, encore, encore. Quand le Promis vien-


dra- t-il? — Écoutez, Messieurs : « Le sceptre
ne sortira pas de Juda, ni le chef de sa race
jusqu'à ce que vienne le Messie, et celui-là

sera l'attente des nations ^ » — Le second


temple sera témoin de sa présence et de ses
œuvres'. — Comptez soixante-dix semaines
d'années à partir de l'édit des Perses pour la

reconstruction du temple de Jérusalem, ar-


rêtez-vous trente-trois ans avant la moitié de
la dernière semaine, et tombez à genoux près
d'un berceau; c'est là que repose l'envoyé de
Dieu\ — Où donc est-il ce berceau? ce toi,

Bethléem, tu es une toute petite ville en Juda,


de toi cependant sortira le dominateur d'Israël

qui vient de l'éternité \-^ — Il naît à Bethléem,

1. Jerem., cap. xxiii, 5,6.


2. Gen., cap. XLix, 10.
3. Agg., cap. II, 4, 10.
4. Daniel, cap. ix, 21 e» seq
5. Mich., cap. v, 2 et seq.
268 LA PLÉNITUDE DES TEMPS.

mais comment naît-il? « Merveille inouïe, la

femme toute seule portera l'homme en son


sein! ' — Voici que la Vierge concevra et en-
fantera un fils que l'on appellera Emmanuel *. 3
— Que deviendra ce prodigieux enfant? « Dieu
envoie son ange devant lui pour préparer sa
voie^ — Il fait entendre pour la première fois

aux confins de Zabulon et de Nephtali sa parole


bénie *. — Il vient accomplir la volonté de celui

qui l'envoie ^ — Il ne brise point le roseau


déjà froissé, il n'éteint point la mèche assom-
brie». — Il prêche les préceptes du Seigneur',
— il est le docteur de la justice*, — il passe
avec Dieu un nouveau contrat d'alliance'. — Il

fait voir les aveugles, entendre les sourds, mar-


cher les boiteux, parler les muets, il fortifie les

mains languissantes et soutient les genoux

1. Jerem., cap. xxi, 22.


2. Isai., cap. vu, 13 et seq.

3. Malach., cap. m, 1.

i. Isai., cap. ix, î, 2.


5. Psalm. XXXIX.
6. Isai., cap. XLii, 2, 3.
7. Psalm. a.
8. Joël, cap. n, 23.
9. Jerem., cop. xxxi, 31 Pt se?.
LA PLÉNITUDE DES TEMPS.

tremblants*. — Il réveille ceux qui dorment


du sommeil de la mort ^ 11 est prophète comme
Moïse, qui n'eut point son pareiP. — Il est trahi

par les siens*, — ceux qu'il aime se déclarent


ses ennemis % — il est pris dans leurs filets

comme l'oiseau que guette le chasseur \ — Il

tend la joue à ceux qui le frappent et se laisse


rassasier d'opprobres ^ — On a pesé trente
deniers pour la récompense de celui qui l'a

livré', et ses ennemis ont dit : Condamnons-le


à la mort la plus infâme — servons- nous du
',

bois pour le fairemourir*". — a son Il livré

âme, et il a été mis au nombre des scélérats *'.

— On a percé ses pieds et ses mains, on a


compté tous ses os *^ — On lui a donné du fiel

I. Isai., cap. xxxv, 3 et seq.


8. Ibid., XXVI, 19.

3. Deut , cap. xvni, 15 et seq.; cap. xxiv, 10.


L Psalm. XL et liv.

5. Ibid., cvui.

8. Jerem. Thren., cap., m, bi; cap. IV, 20,


7. Jerem., cap. m, 30.
8. Zach., cap. xi, 12, 13
9. Sap.,cap. u, 20.
10. Jerem., cap. xi, 19.
II. Isai., cap. lui, 12.
12. Psalm. XXI.
-

870 U. PLENITUDE DES TEMPS.

pour nourriture, et dans sa soif on l'a abreuvé


de vinaigre*. — Ceux qui le voient l'insul-
tent ^ — Mais lui prie pour les violateurs de
la loi\ — Il est le dernier des hommes, i\

connaît tous les secrets de la souffrance*. —

Mais Dieu lui donnera le prix de ses douleurs,


il justifiera un grand nombre de ceux dont il a

porté les iniquités, le Seigneur lui départira

une nombreuse postérité, parce qu'il s'est livré

à la mort \ — Son sépulcre sera glorieux «. —


Dieu ne permettra pas que son saint voie la

corruption \ — Mais il le retirera des portes


de la mort et lui dira : Asseyez- vous à ma droite».
— Il est le prince de la paix'. — Sa domina-
tion s'étend d'une mer à l'autre mer, et jus-
qu'aux extrémités de la terre'". — Dieu Ta
donné pour chef et pour précepteur aux Gen-

4. Psalm., Lxxiii.
2. Ibid,, XXI.
3. Isai., cap. lui, 12

4. Ibid.,cup. LUI, 2 et sei{.

5. Ibid.

6. ibid., cap. xi, 10,

7. Psalm., XV.
8. Ibid., ix-cxix.
9. Isai., cap. ix, 6.

10. Zach., cap. ix lû.


LA PLÉNITUDE DES TEMPS. 271

tils^ — Son empire se multiplie % et les idoles

s'écroulent devant \m\ — Son royaume du-


rera depuis maintenant jusqu'à toujours*.» —
saints prophètes, quel homme prodigieux
vous nous annoncez! — Taisez-vous, ce n'est
pas un homme, « sa génération est dans le prin-

cipe et dès l'éternité", qui pourra la raconter *?


— Dieu lui a dit dans un aujourd'hui qui n'a

ni commencement ni fin : Tu es mon fils, je

t'engendre à présent, demande-moi et je te

donnerai les nations pour héritage \ — C'est

l'Admirable, le Conseiller, le Dieu tout-puis-


sant, le Père de l'éternité, Emmanuel ou Dieu
avec nous*. — C'est Jéhovah notre justes y>

Messieurs, est-ce une histoire que je raconte?

1. Isai., cap. LV, 4.


2. Ibiii., cap. ix, 7.

3. Ibid., cap. ii, 18.


4. Ibid., cap. ix, 7.

5. Mich., cap. v, 2.
6. Isai., LUI, 8.

7. Psalm.,ii.

8. Isai., cap. ix, 6.

9. Jerem., cap. xiii, 6.

mon Introduction au
Je prie le lecteur de se reporter à
dogme catholique, conférences seizième et dix-septième,
où ces prophéties sont développées et expliquées.
272 LA PLÉNITUDE DES TEMPS.

Non , tout est prophétie. Voilà les oracles dont


les temps sont pleins. Un siècle à l'avance, un
seul prophète aurait pu les lancer sur le monde
tels que vous venez de les entendre, c'eût été

une merveille digne de la majesté du fils de


Dieu, mais, pour renforcer la preuve qu'en doit
tirer notre raison et se prémunir contre les

discussions de l'orgueil et de la mauvaise foi,

l'industrieuse Providence les sème à travers de


longs âges, afin qu'après avoir rassemblé tous
les fragments épars de cette mosaïque nous ne
puissions plus, sans folie ou sans crime, refuser
de reconnaître comme l'envoyé du ciel, le libé-

rateur du genre humain, le Dieu sauveur, celui


qui en reproduira dans sa personne, sa vie et
son œuvre l'exacte ressemblance.
Encore faut-il qu'aucune pièce de cette mo-
saïque prophétique ne se perde. Soyez tran-
quilles, un peuple protégé la garde avec un soin
jaloux, et, aux heures où l'oubli envahit sa
mémoire, les merveilleuses interventions de la

toute -puissance divine lui rappellent le dépôt


qui lui est confié. Est-ce que depuis Abraham,
le père des croyants, jusqu'à ces Machabées qui
préservèrent leur nation d'une suprême apos-
LA PLÉNITUDE DES TEMPS. 273

tasie, les temps ne sont pas pleins de prodiges?


— Prodige, la vie des patriarches dont l'âme
religieuse converse avec le ciel, dont les pas

sont guidés par fange du Seigneur, dont la


tente voyageuse est partout respectée. Prodige,
l'exaltation de Joseph à la cour des Pharaons.
Prodiges, la vocation de Moïse, les plaies d'E-
gypte, la marche triomphale des fils de Jacob
entre les murs humides de la mer Rouge, l'en-

gloutissement des Égyptiens. Prodiges, les fléaux


qui punissent les murmures et les blasphèmes.
Prodiges, la manne et les eaux jaillissantes qui

apaisent la faim et la soif d'une multitude mou-


rante. Prodige, le long pèlerinage au désert.
Prodiges, les éclairs et les foudres du Sinaï, la
gloire de Moïse, et la loi sainte gravée par les

chérubins sur des tables de pierre. Prodiges,


l'écroulement des murs de Jéricho sous les fan-
fares des trompettes sacrées, et l'obéissance du
soleil qui s'arrête, au commandement, pour
donner à Josué le temps de la victoire. Prodiges,
les triomphes de Gédéon et les exploits de
Samson. Prodige, le courage de ces femmes
hardies qui tuent l'ennemi et sauvent leur peu-
ple. Prodiges, la grandeur de David et la sagess»^
CAEÊME 1877. — 18
274 LA PLÉNITUDE DES TEMPS.

de Salomon. Prodige, les armées exterminées


par les anges. Prodiges, les délivrances qui suc-
cèdent aux esclavages. Prodige, le mystérieux
attendrissement qui saisit le cœur des rois, et

qui permet aux enfants de Juda de relever les


murs et le temple de la triste Jérusalem. Pro-
diges, la sainteté, les héroïques efforts et les

victoires des Machabées. Prodiges dans le ciel,

prodiges sur la terre, prodiges spirituels, pro-


diges temporels Les temps sont pleins de pro-
diges.

Du même pas que les prodiges , qui conser-


vent les oracles, marchent les catastrophes, qui

les répandent. Le peuple juif est puni de ses


infidélités, mais ce n'est pas toujours le même
ennemi qui s'abat sur son corps mutilé; au-

tour de lui les grands empires ont aussi leurs


destins. La vieille Egypte si fière de la fertilité

de ses champs et de la richesse de ses villes, de


la science de ses prêtres et de la gloire de ses
Pharaons, grands jusque dans la mort, de la
sagesse de ses institutions et de la puissance
de ses armes, qui ont épouvanté les rivages de
rindus, « la vieille Egypte, dit Bossuet, finit

par marcher enivrée, étourdie et chancelante.


LA PLÉNITUDE DES TEMPS. 27S

parce que le Seigneur a répandu Tesprit de


vertige dans ses conseils : elle ne sait plus ce
qu'elle fait, elle est perdue*, y> et devient suc-

cessivement la proie facile d'un Sabacon et d'un


Cambyse. Sur les bords du Tigre Ninive est
bâtie, c'est l'héritage du fils de Nemrod. Mar-
chez, Ninus, à la tête de votre million de guer-
riers, ravagez dans vos promptes expéditions
l'Inde et l'Egypte, agrandissez votre capitale
aux quinze cents tours, donnez à son enceinte
trois journées de marche! Et vous, illustre Sé-
miramis, bâtissez les villes et taillez les monts!
Viennent ensuite des rois valeureux, tout cela
va finir par un voluptueux qui d'avance a
gravé sur son tombeau cette épitaphe impie :

« Passant , écoute le conseil de Sardanapale,


fondateur des cités : mange, bois, jouis, tout le

reste n'est rien. » L'empire ninivite tombe aux


mains d'Arbace et de Bélésis qui se le parta-
gent. Mais Ninive s'écroule bientôt sous les
I coups de Babylone sa rivale. La voyez-vous
cette ville superbe dont le nom passera à la
postérité la plus reculée pour signifier immen-

i . Discours sur l'histoire universelle, 3» partie, ch. viii


Î76 lA PLÉNITUDE DES TEMPS.

site, splendeur et corruption! Gomme elle est

fièrement assise sur les bords de son Euphrate


qui la traverse et l'entoure de ses bras protec-
teurs ! Comme elle est pleine de merveilles que
rien n'égale, ni n'égalera jamais peut-être!

Comme elle se glorifie de ses palais, de ses

temples, de ses jardins suspendus, de ses bois


sacrés, de ses énormes murailles, de la multi-
tude qui s'agite en son vaste sein, du génie
de ses rois, de l'audace de ses capitaines, de la

vaillance de ses soldats, de la science de ses de-

vins, de la protection de ses dieux ! Le grand


Nabuchodonosor contemple avec orgueil tant
de splendeurs; de la terrasse de son palais, il

insulte à la fortune des nations, à la majesté

de Dieu lui-même. Regarde bien vite, roi in-

sensé! Balthasar est dans ton sang et Gyrus est


prédit. Il ne faudra qu'une nuit pour faire

passer ton empire aux mains des Perses. Les


Perses triomphent : maîtres de l'Asie ils por-

tent en Afrique leurs armes victorieuses. Un


instant ils espèrent la conquête de l'Europe et
du monde entier; mais la Grèce commencée
user leurs forces. Unifiée par l'astuce de Phi-
lippe, elle remet ses destinées aux mains d'un
LA PLÉNITUDE DES TEMPS. - Î77

héros. Les jours de la Perse sont comptés.


Bien que Darius soit juste, vaillant, courageux,
aimé de ses peuples, il ne peut tenir pourtant
contre une audace que dirige le génie et que
pousse en avant une ambition démesurée
Alexandre, vainqueur sous les murs d'Issus et
dans les champs d'Arbelles, triomphe à Babylone
et poursuit sa marche jusqu'aux rivages de l'In-

dus. La terre stupéfaite ne répond à ses vic-

toires que par son silence. Mais voilà qu'il

s'éteint dans une orgie, avec lui s'éteignent sa

race et son empire. Toutes les bêtes de la vision


prophétique se sont mangées l'une après l'autre.
Le dernier festin reste à la dernière bête que
Dieu prépare depuis sept siècles. Rome s'élance.

Dans ses bras de fer, elle étouffe, l'un après

l'autre, les royaumes agonisants et couverts


encore des plaies saignantes que leur a faites sa
rude épée. Plus vorace que les animaux qui
l'ont précédée sur le chemin des siècles, elle

prend tout; les chefs-d'œuvre, les lois, les cou-


tumes, les hommes, les dieux. — Elle est maî-

tresse. Les temps sont pleins de catastrophes.


Messieurs, une philosophie vulgaire ne veut
voir dans ces catastrophes que les jeux des
278 Là PLÉNITUDE DES TEMPS.

passions et de la fortune ; une philosophie plus


haute et plus saine y adore les coups de la
justice divine ; les voyants, que la foi éclaire, y

admirent les préparations de Dieu dirigeant Jes


révolutions du monde vers l'arrivée du Promis.
Remarquez, je vous prie, que ces grands em-
pires, qui se succèdent, heurtent tour à tour

contre le peuple de Dieu, le brisent et le dis-

persent. L'Egypte a déjà reçu la visite d'A-

braham et des fils de Jacob. Ses armées victo-


rieuses viennent prendre des captifs en Israël,

et, après la ruine de Jérusalem, le vieux Jérémie

va pleurer sur les bords du Nil avec ses com-


pagnons d'infortune. Jonas prêche à Ninive,
Salmanazar y emmène en exil les dix tribus sé-

parées, et les rois d'Assyrie contemplent avec


admiration les vertus des Tobie . Nabuchodo-
nosor prend ce qui reste du peuple juif. Ezé-
chiel et Daniel prophétisent au cœur de son
empire, et sur les bords des fleuves babyloniens
les enfants de Sion pleurent leurs infortunes et
chantent leurs espérances. Gyrus commence la

délivrance; Assuérus épouse la belle Esther.

Alexandre s'arrête pénétré de respect devant

la majesté du granH nrêtre Jaddus, et va au


LA PLÉNITUDE DES TEMPS. 279

temple de Jérusalem adorer Jéhovah; un de


ses successeurs fait traduire en grec les livres

samts. Enfin Rome passe un traité d'alliance

avec les Machabées. Dispersés par les cata-


strophes, les Juifs ont laissé partout des frères
qui les rappellent, de là cette fièvre des voyages,

ces allées et venues qui remplissent les deux


derniers siècles. Les enfants de Jacob ont leurs
quartiers jusqu'au centre de Rome. Avec eux,
ils emportent leurs oracles, les Gentils peuvent
en prendre connaissance, réveiller leurs souve-

nirs, corriger leurs traditions et s'unir à l'espé-


rance du Libérateur. C'est donc avec raison que
j'ai appelé les catastrophes solennelles et bien-
faisantes. D'autant, Messieurs, qu'en opérant la

diffusion des promesses divines elles préparent

leur accomplissement. Tous ces peuples écrou- V


lés sont comme des stratifications sur lesquelles
s'appuie l'universelle domination du peuple-roi.
Les lumières de la civilisation ,
partout répan-
dues, vont entourer le Libérateur d'une auréole
qui ne permettra pas à l'impiété des siècles
futurs de contester son existence. L'univers,
ployé sous un seul pouvoir, comprendra mieux
l'universel pouvoir du Christ sur les esprits
280 A PLÉNITDDE DES TEUPS.

Les grands chemins, ouverts par les généraux


et les proconsuls, serviront aux apôtres de
la bonne nouvelle. Et l'empire lui-même,
l'empire converti un jour dans son chef, pro-
clamera le règne du Sauveur et lui cédera
sa capitale. Toute chair verra le salut de
Dieu : Videhit omnis caro salutare Dei \
mon Dieu! vous pouviez nous écraser sous
le poids d'un mystère impénétrable; mais non,
votre bonté nous permet de comprendre et

d'expliquer les retards de votre Providence. En-


voyez Celui qui doit venir. Les temps sont pleins
de promesses, qu'il les accomplisse; les temps
sont pleins de prodiges, qu'il les couronne par
cette merveille inouïe qu'annonçait Jérémie;
les temps sont pleins de catastrophes, qu'il
en profite pour établir son royaume de paix.

Tout est prêt. Seigneur; le monde moral, si

longuement et si profondément manié par


votre toute-puissance, n'attend plus que votre
parole créatrice; prononcez-la. Non plus celle

des premiers jours — Faisons l'homme à


: notre

image et ressemblance, — mais autre cette

1. Luc, cap. m, 6.
.

LA PLÉNITUDE DES TEMPS. 281

plus mystérieuse et plus remplie d'amour :



Faisons Dieu à l'image et à la ressemblance de
l'homme.
Voyez-vous clair, Messieurs? N'y a-t-il pas
encore dans vos esprits une préoccupation qui,
comme un nuage lugubre, intercepte la lumière
des explications que vous venez d'entendre. La
gloire du Verbe incarné ne doit point être sé-

parée du salut des âmes. Or, le délai de l'incar-

nation ayant pour effet de suspendre sa vertu ré-


paratrice. Dieu perd nécessairement, en sacri-

fiant des multitudes immenses, qui ne peuvent


être rachetées, tout l'honneur qu'il semble ga-
gner par la solennité de ses préparations. Si

telle est votre pensée, détrompez-vous. L'effica-

cité de la rédemption précède l'apparition du Ré-


dempteur. « Le Christ est hier et aujourd'hui, et

dans tous les siècles' î, dit l'Apôtre. «L'Agneau


est virtuellement immolé dès l'origine du
monde et commence dès lors son livre de vie *.

C'est en vue de ses mérites futurs que toute

1. Christus heri, et hodie, ipse et in sœcula. (Hebr.,


cap. XIII, 8.)
2. In libro vitae agni qui occisus est ab origine mundi
(Apoc, cap. xiii, S.)
LA PLENITUDE DES TEMPS.

Ime reçoit la grâce du salut, depuis le jour où


le péché entre dans le monde jusqu'au jour où
se consomme le sacrifice du Calvaire. La foi

explicite, qui nous est demandée, n'était point

nécessaire aux générations qui vivaient dans


Tattente du Libérateur. Il leur suffisait de
croire en un Dieu qui récompense ceux qui le

cherchent avec sincérité ', et d'espérer de sa


bonté la délivrance des misères du péché ^ Or,
malgré les erreurs et les crimes du genre hu-
main, personne n'était incapable de celle foi el

de cet espoir ; « car à personne, dit saint Tho-


mas, la grâce ne manque; elle se communique
6 tous autant qu'il est en elle \ y> Dieu, en retar-
dant la venue de son Promis, n'a sacrifié le salut

d'aucune âme, croyez-le bien. Il a multiplié les

4 . Credere enim oportet accedentem ad Deum, quia est,

et inquirentibus se remuaerator sit. (Heb., cap. xi, 6.)


2. Si tamen salvati fuerunt quibus revelatio non
qui
fuit facta, non fuerunt salvati absque fide mediatoris; quia
si non habuerunt fidem explicitam, habuerunt tamen fldem
implicilam in divina providentia, credentes Deum esse libe-
ratorem hominum secundum modos sibi placitos, et secun-
dum quod aliquibus veritatem cognoscentibus spiritus
re velasset. (Summ. TheoL, II II» p.,quaest.
3. Deus vult omnes homines salvos fieri, et ideo gratia
nuUi deest, sed omnibus, quantum in se est, se commu'
nicat. (In Epist. ad Heb., cap. X" Lect 3.)
IX PLÉNITUDE DES TEMPS. 283

leçons de sa justice pour avertir les pécheurs;


il a veillé à ce que les traditions et le désir du
Libérateur fussent partout conservés ; il a per-
mis que son peuple fût agité, comme un vase,

par les révolutions et les catastrophes pour


répandre sur les Gentils le parfum de ses

croyances, de ses promesses et de ses espé-


rances. Fouillez la terre funéraire des empires,

partout vous trouverez les ossements d'Israël


mêlés aux ossements des nations. La pénétra-
tion des oracles était prévue. Le vieux Jacob
l'annonçait en mourant à ses enfants *. Elle fut

si large et si profonde qu'un des derniers pro-


phètes ne craint pas d'appeler Celui qui doit
venir le Désiré des nations *, et que les auteurs
païens eux-mêmes nous montrent tout l'Orient
imbibé de la croyance que le dominateur des
peuples viendrait de la Judée'. Et puis, que
savez-vous des opérations secrètes de la Provi-
dence dans les âmes? Non, Messieurs, non la

1. Et ipse erit expectalio gentium. (Gen., xlix, 10.)


2. Et veniet desideratas cunctisgeniibus. (Agg., ii, 8.)
3. Percrebruerat oriente toto vêtus et constans opinio,
esse in fatis uteolempore Judaea profecti rerum potirentur.
(Sueton., De duode'^, Cœsar. Lib. VIII. Vespasian.^ c. 4.)
284 LA PLÉNITUDE DES TEMPS.

longueur des préparations divines n'a pas nui


au salut des âmes, et Dieu, en contentant sa

justice et sa sagesse, n'a jamais imposé silence


à sa bonté. Soyez bien persuadés que ceux qui
se sont perdus n'attribuent pas à l'heure qu'il

est leur éternelle infortune au retard de la ré-

demption, mais à la mauvaise volonté qui les a


empêchés de profiter des préparations de Dieu.
N'est-ce pas ce qui arrive tous les jours et à
vous-mêmes, Messieurs, qui êtes pourtant plon-

gés dans le sang de la rédemption ? Chaque


année l'ÉgHse vous répète ce solennel avertisse-
ment: «Voici le temps favorable, voici les jours

de salut \ préparez les voies du Seigneur*.»


Qu'en faites-vous ? — Et cependant les temps
sont pleins. Ils sont pleins des illusions et des
erreurs de votre jeunesse dont la raison mûrie
reconnaît la vanité et la folie ; ils sont pleins
de fautes, peut-être de crimes, dont votre con-
science lassée voudrait déposer le fardeau ; ils

sont pleins des désirs d'une paix que le remords


rend impossible; ils sont pleins des promesses

i. Ecce nunc tempus acceptabile, ecce nunc dies salulis.

(11 Cor., cap. VI, 2.)

2. Parate viam Domini. (isai., cap. XL, 3 )


LA PLÉNITUDE DES TEMPS.

d'une délivrance que l'Église ne cesse de vous


proposer; ils sont pleins des prodiges de ten-
dresse et de dévouement spirituel dont vous
êtes l'objet de la part de vos femmes, de vos
enfants et de vos amis; ils sont pleins des ca-
tastrophes bienfaisantes qui n'ont attristé vos
foyers que pour vous rappeler à Dieu ; et vous
ne voulez pas encore recevoir Celui qui vient à
vous î Ah mon
1 Dieu, convertissez donc vous-
même, et à l'heure présente, toutes ces âmes
que je ne puis toucher, et' permettez-moi de
leur dire bientôt, en leur donnant votre Verbe
anéanti dans le sacrement de son amour : La
plénitude des temps est arrivée pour vous. Dieu
vous envoie son fils. At ubi venit plénitude
temporùy misit Deus filium suum.
TRENTIÈME CONFÉRENCE

LE PARADiS DE L'INCARNATION
TRENTIÈME CONFERENCE

LB PARADIS DE l'iNCARNATION.

Éminentissime Seigneur, Messeigneurs ', Messieurs,

Dieu pour honorer la majesté de son fils a


longuement préparé le monde moral à sa venue
comme il avait longuement préparé le monde
physique à l'apparition de l'homme, roi des
créatures. L'œuvre de réparation qui doit sauver
le genre humain est, dans un ordre supérieur,
la répétition de l'œuvre de la création. D'un
côté, comme de l'autre, nous voyons se succéder
les figures, les promesses, les prodiges, les cata-
clysmes, et arriver la plénitude des temps. Cela
ne doit point nous étonner. Les opérations de
la puissance divine sont toujours réglées par une
même sagesse dont les lois simples s'appliquent

l.SonÉminence le cardinal Guibert, Mgr Ravinet, ancien


évêque de Troyes, et Mgr Gliarles Motschi, abbé niitré de
l^ariastein (Suisse).

CARÊME 1877. — 19
990 LE PARADIS DE L'INCARNATION.

à la production de tout bien. L'ordre le veut

ainsi, dit saint Thomas Hoc fit propter ordinem


:

promotionis inbonum\ Suivons cet ordre jus-

qu'au bout et achevons le parallèle commencé.


Après avoir préparé le monde, Dieu n'y

place point au hasard le fils de son amour. 11

avait planté, dès le commencement de la pé-


riode d'apaisement, un lieu de délices où la

nature plus ardente et plus féconde prodiguait


ses dons pour ravir le regard et flatter les sens.

Une même source s'y épandait en quatre cou-


rants dont les flots paisibles roulaient lente-

ment l'or mêlé aux pierres précieuses de leurs


Hts. C'est dans ce paradis que Dieu mit l'homme
pour qu'il en fût, ensemble, le gardien et l'ou-
vrier. Posuit eum in paradiso voluptatis ut
operaretur et custodiret illum^. C'est là que
notre premier père chanta l'hymne de ses noces
avec la vierge os de ses os, chair de sa chair.
Figure noble et charmante du lieu béni où
Dieu devait mettre la dernière main à la pléni-

tude de ses préparations. Pour le Verbe incarné,


nouvel Adam, il fallait, dans le monde préparé,

1. Summ. Théol., III, p., quaut. i, o. 6.

3. Gen., cap. ii, 8-15.


LE PARADIS DE L'INCARNATION. 131

on paradis; non plus une terre fertile dont il

prendrait possession après avoir été créé, mais


une demeure vivante où se formerait sa chair
adorable, un sanctuaire plein de mystère et de

grâce où se célébreraient les noces inénarra-


bles de la nature humaine et de la nature
divine. Et parce que le Verbe, Dieu éternel,
précède son paradis, parce qu'il l'a choisi avec
son père, dès l'origine des siècles, parce qu'il le

préfère à toutes les créatures et concentre en

cet unique objet les plus tendres complaisances

de son amour, il lui appartient, avant que d'y


entrer, de le protéger contre toute invasion du
péché, et d'y accumuler toutes les beautés et
toutes les richesses de la nature et de la grâce.

Vous avez devancé l'explication de ma pensée.


Messieurs, et vous avez dit dans vos cœurs :

Le paradis de l'incarnation, c'est Marie'. Oui,

1, Proclus de Conslantinople (344) appelle Marie :

< L'inaccessible sanctuaire de l'innocence... le paradis vir-


ginal fermé au péché, où doit se former le second Adam. »

AÙttj tô aiSuvaTov TÏiÇ à-jafxaprriaixç CEpôv... èx toû TzàpBvHMxt


-ttÔXiv icXàTTeraj ircu>âSu<7<iv 6 Sevrepo^ AScèfx. (In orat. VI in
Deipara.)
L'Église dans son office salue Marie en ces termes : « Ave
amœnissimus et rationalis Dei paradisus. > (2 noct. off. de
Ylmtnac. ConceiA.)
Mt 18 PAAADIt) DE L'INCARNATION.

c'est Marie dont je suis heureux et fier de pu-


blier les grandeurs, devant la plus belle assem-

blée de chrétiens qui soit au monde. Je serais

un fils ingrat si je ne vous rendais, en ce jour,


louanges pour bienfaits, ô ma mère! Il est mille

fois doux à mon cœur de vous payer solennelle


ment cette dette d'amour reconnaissant, et de
faire servir à votre gloire les bénédictions que
vous avez données à ma parole.

On nous reproche parfois, Messieurs, d'exa-

gérer notre admiration, notre amour, notre


culte à l'égard de la sainte Vierge et de mécon-
naître, sur ce point, l'austère tradition des pre-

miers siècles de l'Église. Ce reproche suppose


l'ignorance compliquée d'une méprise : igno-

rance de la tradition et de notre véritable en-


seignement, méprise qui nous attribue les

extravagances d'une piété mal éclairée. Nous


(le sommes point responsables de ces extrava-

gances, mais seulement de nos principes et des


conséquences que nous en tirons. Or, il est un
principe fécond que la théologie exploite depuis

plus de dix-huit siècles, et qu'elle exploitera


jusqu'à la fin des temps pour stimuler la foi

et l'am^'v du chrétien* Ce priirJpe le voici :


18 PARADIS DE L'INCARNATION. 293

Marie est mère de Dieu. A ce titre elle est si

hautement placée dans le plan divin, si profon-


dément engagée dans le mystère de l'incarna-
tion réparatrice, si intimement liée à l'œuvre
et aux destinées de son fils qu'on ne saurait ni
assez l'admirer, ni assez l'aimer, ni assez l'ho-
norer. Une fois pour toutes, remarquez bien, je

vous prie, le sage procédé de la théologie et la

haute raison de l'enseignement catholique.


Nous n'allons point chercher la maternité
divine à travers des grandeurs et des privilèges
imaginaires; mais sur ce fait unique, prodigieux,
inexprimablement noble et beau : Marie est
mère de Dieu, nous construisons tout l'édifice

de sa gloire.

Cette gloire, il nous sera donné de la saluer

encore au cours de notre exposition. Pour le

moment, demeurons attachés à l'idée générale


qui a réglé cette année le cours de nos confé-
Irences, et contemplons en Marie la plénitude

des préparations divines. Marie est le paradis de


rincarnation. Demandons à l'éternel gardien et

au parfait ouvrier qui doit venir l'habiter ce

qu'il a fait pour préserver sa demeure de toute


souillure, et comment il l'a embellie de ses dons.
ti94 LB PARADIS DE L'INCARNATION.

Vous connaissez, Messieurs, la loi qui pèse


sur notre nature déchue, loi de mort en vertu
de laquelle tout rejeton de la race humaine naît
privé de la sève surnaturelle qui animait origi-

nairement notre premier père, et devient uq


enfant de péché. Cette loi n'excepte personne,
si ce n'est le Dieu qui, en prenant notre chair,
écarta de sa conception la puissance active pat
laquelle toute chair est engendrée. Quiconque
naît de cette puissance en reçoit la mort en
même temps que la vie. Marie n'était point

exempte par nature de ce funeste héritage. En-


veloppée, comme toute créature humaine, dans

le courant de la génération, elle devait fatale-

ment être saisie par le courant du péché. Quand


je lis sa généalogie, je crois entendre comme un
bruit sinistre, semblable à celui d'un fleuve fan-

geux dont les flots se précipitent, après avoir


mêlé à l'onde pure qu'ils reçoivent des blanches
neiges le limon des champs par eux dévastés.
Je tremble pour le cher paradis de l'Homme-
Dieu. Comment éviterez-vous, ô Vierge sainte.
LE PARADIS DE L'INCARNATION. 295

renvaAissement de l'universelle corruption? Ce


n'est pas qu'il n'y ait des saints parmi les cri-

minels dans la liste de vos ancêtres, et que les

vénérables vieillards dont vous serez le fruit

tardif ne soient remplis de la grâce de Dieu.


Mais les saints aussi bien que les criminels ont
subi la loi commune. Depuis Adam jusqu'à

Joachim, chaque nom de votre généalogie,


comme une vague plaintive, murmure ces

paroles des saints livres : « Ecce enim in iniqui-


tatihus conceptus sum et in peccatis concepit

me mater mea j'ai été conçu dans


*
. Voici que
liniquité et ma mère m'a conçu dans le péché.
— Par un seul homme le péché est entré dans
le monde, et par le péché, la mort. Per unum
hominem peccatum in hune mnndiim intravit

et per peccatum înors V ï) loi terrible du péch4


la nature veut que vous triomphiez!
Mais écoutez. Messieurs, j'entends venir du
ciel le fleuve de la rédemption. Appelé par l'es-

pérance et pénétré d'une vertu réparatrice qu'il

doit aux mérites futurs du Verbe incarné, il est

allé jusqu'au berceau du genre humain à ia

t. Psalm. L.

2. Rom., cap. V, 1'*


S96 LK PARADIS DE L'INCARNATION.

rencontre du péché. Toutefois il a laissé jus-


qu'ici la loi de mort s'exécuter en chaque géné-
ration, attendant que le sacrement de foi lui

ouvrît la porte des âmes. Va-t-il attendre


encore, lorsque tant de motifs le pressent de
prévenir dans l'âme de Marie l'invasion du
péché?
Dieu a choisi éternellement cette enfant de
notre race maudite pour introduire dans le

monde le Libérateur, et, prévenant ses destinées

glorieuses, il l'a associée au culte anticipé que

les choses et l'humanité rendaient à son fils

pendant les longs siècles qui ont précédé sa


venue au culte silencieux
: et ignoré des figures,
au culte éloquent et public des prophéties. Le
buisson ardent de Moïse inondé de la gloire de
Dieu et conservant au milieu des flammes l'hu-
ûaidité de sa sève, la fraîcheur de sa verdure, le

parfum de ses fleurs '


; n'est-ce pas Marie
épousée par le Dieu d'amour, véritablement
mère du Verbe fait chair, et conservant dans
l'honneur de la maternitéla sève, la fraîcheur,
le parfum de sa virginité? La verge d'Aaron

1. Exod., cap. III.


Ll PARADIS DE L'INCARNATION. 297

fleurissant dans les solitudes du tabernacle ^


;

n'est-ce pas Marie qui au moment où les mères


d'Israël espèrent donner le jour au Messie,
semble renoncer à cette gloire insigne, et qui,

pourtant, dans le silence et la retraite, engendre


la fleur prophétisée? L'arche d'alliance où se
conservent, près des tables de la loi, les souvenirs
des bienfaits de Jéhovah; n'est-ce pas Marie

tabernacle de la loi vivante, sanctuaire véné-


rable du plus grand des bienfaits, l'incarnation ?

Et cette courageuse Débora, cette fière Judith

qui combattent pour le peuple de Dieu, cette


belle et timide Esther qui fléchit la colère d'un

roi jaloux de sa gloire, et ouvre aux enfants de


Jacob le chemin de la patrie ; n'est-ce pas la
Vierge puissante à laquelle l'humanité régénérée
doit dire un jour : Secours des chrétiens, porte
du ciel, priez pour nous?
Préparée, comme son fils, par les figures,

Marie prend place auprès de lui dans les pro-


phéties. Dieu la montre à nos premiers parents
alors que, navrés de leur malheur, ils cherchent

un point d'appui pour leur espérance. C'est sur

i.NuiB., eip. xYii.


298 U PARADIS DE L'iNCAnNATION.

cette seconde Eve et sur son fruit béni que le

çerpent concentre toute sa haine, c'est elle qui


doit lui écraser ia tête : Et ipsa conteret caput
tuum\ Elle est encore enveloppée de l'ombre

des temps, mais peu à peu la lumière se fait

autour d'elle. David entrevoit sa beauté, et de


sa langue prophétique, plus rapide que la plume
d'un scribe qui se presse, il salue avec les
charmes triomphants du Roi des rois la majesté

de la reine qu'il voit assise à ses côtés, a Écoute,


fille du Très-Haut, lui dit-il, écoute, oublie ton

peuple et la maison de ton père; le roi convoite


ta beauté, et ce roi c'est ton Dieu, celui que

tout le monde adorera; et, toi, tu verras les filles

de Tyr t'apporter des présents, et les peuples


puissants s'incliner en priant devant ta face^ »

1. Gènes., cap. ui., 15.


2. Lingua mea calamus scribae velociter scribeiftis. —
Speciosus forma prœ filiis hominum... specie tua et pul-
chritudine tua, intende, prospère procède et régna. — As-
titit regina a dextris tuis in vestitu deaurato circumdata
varietate. — Audi,
filia, et vide, et inclina aurem tuam; et

obliviscere populum tuum, et domum patris tui. Et —


coDcupiscet Rex decorem tuum quoniam ipse est Dominus
:

tuus, et adorabunt ernn. — Et filiae Tyri in muneri-


bus : vultum tuum deprecabuntur omnes divites plebis.
(Psalm. xuv.)
LB PARADIS DE L'INCARNATION. 299

Dans la vision multiple où lui apparaissent en-


semble les épouses mystiques du Verbe et de
TEsprit-Saint, Salomon chante, et l'humanité
du Sauveur, et l'Église, et l'âme sanctifiée, et
Marie, la plus belle des femmes, l'aurore de la
rédemption, l'astre radieux qui reçoit avant tous
les baisers du soleil éternel, la colombe, la

bien-aimée'. Plus rapprochés de la plénitude


des temps, Isaïe et Jérémie, après avoir con-
templé la source même des grandeurs de Marie,
sa divine maternité, annoncent au monde le

grand signe des miséricordes, la nouvelle et


unique merveille de la toute-puissance de
Jéhovah, la Vierge qui concevra et enfantera
l'Emmanuel ^,la femme par excellence, qui toute

seule, et sans autre secours que la vertu du


Très-Haut, sera mère de l'homme attendu '. Et
dès lors on entend circuler parmi les peuples
des bruits mystérieux, le nom d'une femme se
mêle à la tradition partout répandue du Ré-

1. Cant.
2. Propter hoc dabit Dominus ipse vobis signum. Ecce
virgo concipiet, et pariel filium, et vocabitur nomen ejus
Emmanuel. (Isai., cap. vn, 14.)

3. Creavit Dominus novum super terram ; femina circura-


dabit virum. (Jerem., xxxi, 22.)
900 LE PARADIS DE L'INCARNATION.

dempleur, la Vierge qui doit enfanter reçoit les

hommages de nos vieux druides, et la voix har-


monieuse des poètes invite l'enfant divin, en qui

^e monde espère, à reconnaître sa mère par un


sourire'.

Ainsi donc, Marie est aimée et choisie par

Dieu de toute éternité. Elle est préparée dans


le temps conjointement avec son fils, elle reçoit,

en sa compagnie, le culte anticipé des figures et


des oracles. A ce culte doit succéder le culte
présentiel d'obéissance et d'amour que le fils

de Dieu lui-même rendra à sa mère, les

louanges et les bénédictions de l'humanité chré-


tienne, les éternels cantiques des anges et des

élus. Admirable chaîne, dites-vous, dont les

deux extrémités se perdent dans le sein de la

divinité! — Ne vous hâtez pas d'admirer, Mes-


sieurs. Si la Vierge prophétisée doit subir la loi

commune et être envahie, comme tout enfant

de la race humaine, par le péché originel, la


chaîne est rompue; ses tronçons désunis s'en
vont de côté et d'autre dans les deux ères qui

1. Incipe, parve puer, risu cognoscere matrem.


(ViRGIL., Eglog. IV.)
LB PARADIS DE L'INCARNATION. 301

partagent le temps, nous n'apercevons plus


dans la conduite de Dieu, à l'égard de celle qu'il

a séparée du reste des créatures par tant de


privilèges, le caractère révélateur de sa parfaite
sagesse : l'unité. Car, si prompt qu'il soit à pu-
rifier l'âme de Marie, il n'en est pas moins vrai
que pendant un temps elle est souillée, pendant
un temps elle est odieuse à son créateur, pen-
dant un temps tout hommage doit cesser devant
elle, pendant un temps il y a solution de conti-
nuité entre l'ère de préparation et l'ère de grâce.

grand Dieu ! prenez garde à votre sagesse !


Prenez garde aussi à votre dignité! Elle est
menacée par cette longue suite de pécheurs qui

précède la mère de votre fils. Le Verbe, que


vous engendrez éternellement, va devenir, en
prenant chair, le fils d'une femme. Vous, l'incréé,
l'infini, vous vous appelez le père; une créature
finie s'appellera la mère. Père et mère d'un
même fils, d'un même Dieu. Mon fils Jésus!
direz-vous tous les deux. père immaculé je !

ne puis comprendre cette mystérieuse et inef-


fable communauté d'autorité et d'amour entre
votre essence éternellement pure et un être
plongé, ne serait-ce qu'un instant, dans le fleuve
302 LB PARADIS DE L'INCARNATION.

du péché. Si, dans l'association d'une fille de


l'humanité à votre acte générateur, si, dans
l'harmonie des rapports qui permettent que le

créateur et la créature s'expriment de la même


façon à l'égard du même fils, il ne peut y avoir
de part et d'autre égalité de perfections, c'est

bien le moins, ce me semble, qu'il y ait simili-

tude de pureté et d'innocence, et que la dignité

du père ne soit jamais offensée par l'indignité


de la mère.
Cette haute convenance se fortifie de la con-

sidération du moyen que Dieu emploie pour


associer Marie à sa paternité. Ce n'est point du
commerce vulgaire de la chair avec la chair

que doit naître l'humanité du Sauveur. Elle est

conçue par une divine et toute chaste opération.


Épouse mystique de l'Esprit de Dieu, Marie ne
peut appartenir qu'à lui. II ne faut pas que ses
noces sacrées soient troublées par un souvenir
amer, et qu'à l'heure où l'Esprit de lumière
prendra dans son sang le sang de la rédemption,
l'esprit de ténèbres puisse lui dire : Un jour celle

que tu épouses était mon esclave.

Mais pourquoi tant tarder, Messieurs, d'en


appeler à celui-là même que Marie doit nom>
LE PARADIS DE L'INCARNATION. 303

mer son fils. Éternel et incorruptible gardien,


vous voyez le fleuve d'iniquité qui s'achemine

vers le paradis de votre incarnation. Pouvez-

vous empêcher qu'il ne soit submergé? Et si

vous le pouvez, le voulez- vous? Je ne vous dirai

pas que la honte de la mère rejaillit sur le fils,

et qu'il va de votre honneur de ne prendre chair


que dans une chair toujours exempte de souil-

lure. Je demande à votre amour filial de sauver


l'honneur de votre mère. Un jour, après que

vous aurez ouvert les portes du ciel , vous vous


pencherez vers cette triste terre et vous direz à
la Vierge exilée : « L'hiver de la douleur a passé,
la pluie des tribulations ne tombe plus, les

nuages de l'épreuve se dissipent, voici l'éternel

printemps. Lève-toi, ma bien-aimée, et viens,


viens, tu seras couronnée. Jam hiems tram-
Ut^ imher abiit^ et recessit; surge, arnica mea,
et veni veni^ coronaberis^ . > De sa tombe,

vierge de corruption, la bien-aimée s'envolera

vers les cieux. Vous viendrez au-devant d'elle,


vous la prendrez par la main pour la conduire
au trône de sa gloire. En traversant les hiérar-

i. Gant., oap. n, 11, 13; cap. iv, 8.


304 LE PARADIS DE l'lNCÂRNATION.

chies célestes vous leur donnerez ce comman-


dement : Anges, prosternez- vous ; voici votre

reine. Les anges sont vos humbles serviteurs.

Cependant s'ils allaient vous répondre : Pour-


quoi notre reine? Verbe divin, vous avez choisi
pour racheter le genre humain une nature plus
petite que la nôtre. Nous l'avons adorée quand
votre père, déchirant sous nos yeux les voiles de
l'avenir, nous l'a montrée couverte d'opprobres,
sanglante et défigurée. Mais en portant les pé-
chés du monde elle était immaculée, et vous
étiez là ; nous pouvions sans déchoir lui rendre
nos hommages. Impossible aujourd'hui de nous
humilier davantage. Celle qui vient a enfanté
votre chair, c'est vrai ; mais n'aurions-nous pas
pu, si vous l'aviez permis, vous faire un corps
pétri des plus purs éléments? Regardez-la et re-
gardez-nous. Elle est née d'un sang corrompu,
nous sommes sortis de la bouche du Très-Haut;
elle a été souillée par le péché, jamais il n'a

flétri notre très-pure essence ; un jour elle vous


fut odieuse, jamais nous n'avons cessé de trou-
ver grâce devant vos yeux. Qu'elle règne sur les
humains qui ont subi comme elle la loi du
péché; mais pourquoi notre reine? Dans cet
IK PARADIS m L'INCARNATIM. 306

étrange renversement qui soumet à une nature


déchue des natures toujours saintes, où est votre

sagesse? où est votre justice?


cher fils de Marie! il faut, en vous épar-
gnant ces reproches, épargner à votre mère ce
suprême affront. Encore une fois, sauvez son
honneur. Vous l'aimez avant qu'elle soit conçue,
et Dieu vous a constitué le gardien de ce pa-
radis qui vous est destiné. N'allez-vous pas dé-

tourner, du lieu où il doit éclore, les flots qui ap-

portent à toute génération le funeste héritage


du péché, et le faire apparaître, au milieu du
monde dévasté par la mort, comme une île fer-

tile, riante, embaumée, de toutes parts baignée


par le fleuve de la rédemption ? Vous pouvez ce
prodige, car vous êtes le souverain dispensateur

de vos mérites, vous le devez à votre amour


filial, vous le devez à notre foi. Ne faut-il pas
que nous sachions jusqu'où s'étend l'efficace de
votre incarnation réparatrice? Et comment le

saurons-nous si elle ne produit quelque part la

justice originelle, si elle ne remporte en quelque


vie humaine une complète victoire sur le profa-

nateor des naissances? Assez de régénérations


tardivesl II est temps; les préparations de Dieu
CAKÊME 1877. — 20
306 LE PAIUDIS DE L'INCARNATION.

sont au comble. Commandez. Arrière le péché qui


déshonore les germes de l'humanité! En avant
les flots qui purifient! Que votre bien-aimée soit,

dès le premier instant de sa conception, toute


belle et sans tache ! Que tout soit vie, pureté et

grâce dans le paradis de votre incarnation !

S'il en est ainsi, Messieurs, tout est bien:


l'incarnation réparatrice égale l'acte créateur.

En suivant la marche de la chute elle renverse,

il est vrai, l'ordre primitif du couple humain,


puisqu'elle fait sortir le nouvel Adam de la

nouvelle Eve; mais, en même temps, elle

l'imite, puisqu'elle prend pour point de départ


la justice originelle. Tout est bien : Marie n'a
plus rien à envier aux anges, son immaculée
conception assure les droits de sa maternité
divine à l'universelle royauté. Tout est bien : le

Fils de Dieu reçoit d'une nature préservée et

intègre le sang précieux qui doit couler dans

ses veines sacrées. Tout est bien : l'époux divin

possède sans partage et sans reproche la

vierge que fécondera sa mystérieuse et très-

chaste opération. Tout est bien : le Père


éternel n'a point à rougir de la mère très,

pure qui dit avec lui : Mon fils. Tout est bien :
LE PARADIS DE L'INCARNATION. 307

le culte anticipé et le culte présentiel de Marie


se soudent dans le même mystère, le culte an-
ticipé se complète; toutes les figures s'expli-

quent, toutes les prophéties s'accomplissent. La


toison de Gédéon, tantôt trempée par la rosée

du ciel au milieu d'un sol aride, tantôt intacte

sous les torrents de pluie qui tombent autour


d'elle '
; c'est Marie, inondée de la grâce de
Dieu dès le premier instant de sa conception
quand toute créature humaine en est privée,

préservée du péché quand il se précipite en

toute âme vivante. La bien-aimée toute belle et


*
sans tache, le jardin fermé, la fontaine scellée

du Cantique des cantiques ; c'est Marie imma-


culée, aimée plus que tous les enfants des
hommes et préservée par son divin gardien des
approches du péché.
Tout est bien : c'est-à-dire, Messieurs, que
tout nous semble bien, car vous m'objecterez,
avec raison, que la sagesse humaine est sujette

à l'erreur quand elle entreprend de sonder le

l.Judic, cap. VI, 36-40.


{. Tota pulchra es, arnica mea, et macula non est in te.
Hortus conclusus, soror mea sponsa, hortus conclusus, ions
sigoatus. (Gant., cap. iVj 7, 18.)
308 LS PARADIS DE L'INCARNATION.

mystère des voies de Dieu et de découvrir la


règle de ses actions; que certaines spéculations
théologiques peuvent bien n'être que des chi-
mères, et qu'il s'agit de savoir si les conve-
nances, par nous rêvées, s'accordent avec les

faits. Bref, vous me demandez si la très-sainte

Vierge, paradis de l'incarnation, a été réelle-


ment préservée du péché originel, si l'Imma-
culée Conception est un dogme de foi. Écoutez
l'Église enseignante parlant dans la personne
de son chef infaillible, à toute la chrétienté :

« Nous déclarons, prononçons et définissons que


la doctrine qui affirme que la bienheureuse
Vierge Marie a été, dans le premier instant de
sa conception, par une grâce singulière et un
privilège du Dieu tout-puissant et en vue des
mérites de Jésus-Christ, sauveur du genre hu-
main, préservée et totalement exemptée de la

tache du péché originel, est une doctrine révé-


lée, et que, par conséquent, elle doit être fer-

mement et constamment crue par tous les

fidèles *. )»

1. Auctoritate Domini Nostri Jesu Ghristi, beatorum


Apostolorum Pétri et Pauli, aciNostra declaramus, proniin*
ciamus et definimus. doctrinam. auœ tenet beatissimam
LE PARADIS DE L'INCARNATION. 309

La lumière de cette définition se projette sur

les considérations qui la précèdent, et nous pou-


vons dire maintenant avec assurance : Tout est

bien. Méprisons les interprétations burlesques

de l'ignorance protestant contre l'arrêt doctri-

nal que vous venez d'entendre. L'Église n'a ja-


mais eu l'idée de faire de Marie une divinité, ni

même d'assimiler sa conception à celle de


Jésus-Christ. Sa définition ne canonise pas non
plus les fables dont une mystique trop ardente
entoure les origines de la mère de Dieu. Elle ne

nous oblige pas de croire que les lois de la gé-


nération humaine ont été modifiées pour elle,

ni que les forces génératrices auxquelles elle doit

la vie n'ont aucunement subi dans leur union


l'influence du péché \ mais, purement et sim-

Virginem Mariam in primo instant! suae Conceptionis fuisse


siiigulari omnipotentis Dei gratia et privilegio, intuitu me-
ritorum Christi Jesu Salvatoris humani generis, ab omni
originalis culpae labe praeservatam immunem, esse a Deo
revelatam, atque idcirco ab omnibutî fidelibusfirmitereons-
lanterque credendam. (Bulle Ineffabilis.)
Sciendum est corpus Marianum more solito conceptum
1.

et formatum fuisse, fingere enim ridiculosa et patribus in-


cognita miracula, quibusdam novatoribus placentia, non
decet; nec euim fîctitiis et phantasticis eget honoribus iiU'
310 LE PARADIS DE L'INCARNATION.

plement, l'Église enseigne qu'à l'instant même


où Marie est devenue par l'infusion d'une âme
raisonnable une personne humaine, elle a reçu
l'efficace de la rédemption et, par conséquent,
possédé une nature innocente et pleine de
grâce, à la place de cette nature déchue et
pécheresse que les hommes se transmettent '.

Rien de moins compliqué, rien de plus aisé


à comprendre que cette doctrine. La définition

qui l'impose à notre foi est nouvelle, j'en con-


viens. Mais la chose définie a toujours été crue,
sans quoi l'Église eût gardé le silence. Sa
mission n'est pas de transformer en dogmes les
spéculations de l'esprit humain, mais de con-

server avec soin et prudence le dépôt sacré des

mensa Mariae gloria, quae veris abundat. (Contenson, Ma-


rialogia. Theol. lib. X, dissert. VI, cap. i.)

Beata virgo fuit concepta secundum carnis concupiscen-


tiain ex commixlione maris et feminge. {Summ. Theol. , III

p.,quaest. 27, a. 2, ad. 4.)


i. Sane velus est Christifidelium erga ejus beatissimam
Matrem Virginem Mariam pistas sentenlium, ejus animam
in primo instanti creationis, atque infusionis in corpus
fuisse speciali Dci gratia et privilegio, intuitu meritorum
Jesu Chrisli ejus Filii, humani generis Redemptoris, a ma-
cula peccati originalis praeservatam imraunem. (Paroles
d'Alexandre Vil citées dans la bulle Ineffabilis.)
LE PARADIS DE L'INCARNATION. 311

vérités. que Dieu lui a confiées. Les dogmes ont


leur racine dans la révélation, la tradition est le

canal par où s'écoule, à travers les générations


chrétiennes, leur sève divine, et, lors même que
les livres saints ne nous fournissent que des in-
dications vagues, la voix des apôtres, des doc-
teurs et du peuple chrétien doit être considérée

comme un écho de la voix de Dieu. Or c'est


un apôtre, André, frère de saint Pierre, dont

les paroles ont été pieusement recueillies, qui


disait aux fidèles de la primitive Église : « Le
premier homme ayant été créé d'une terre sans
tache, il était nécessaire que d'une vierge imma-
culée naquît l'homme parfait par lequel le Fils

de Dieu, créateur de l'humanité, devait nous


rendre la vie éternelle perdue par Adam '
. » Ce
sont les docteurs qui, soit en commentant
l'oracle du paradis ou la salutation angélique,

soit en s'adressant à la piété du peuple, ensei-


gnent de Marie qu'elle est plus sainte que les

1. Et propterea quod ex immaculata terra creatus fuerat


primus homo, necesse eratutex immaculata virgine nasce-
homo, quo filius Dei, qui ante condiderat
retur perfectus
hominem, vitam aeternam quam perdiderant homines per
Adamum repararet. {Martyr. S. Andreœ apost. apud
'
Morcelli.)
312 LB PARADIS DE L'INCARNATION.

anges, plus élevée que les cieux, plus pure que


le soleil. -- Que la nature s'est arrêtée trem-
blante attendant que la grâce eût produit en elle

son effet*. — Qu'elle seule, mère de la vie,

partage avec Eve, mère de la mort, le privilège

de l'innocence originelle*. — Qu'elle est

exempte de toute tache'. — Qu'on ne doit


jamais prononcer son nom quand il s'agit du
péché*. — Mais puis-je vous citer tous les

témoignages recueillis par cette grande enquête


que prescrivit le Saint-Siège avant de définir"?

i . Quoniam futurum Anna


erat ut Dei genitrix et virgo ex
fœtum antevertere minime ausa est
oriretur, natura gratiae :

erum tantisper expectavit donec gratia fructum suum pro-


duceret. (Joan. Damasc, orat. IV. De Virgine Maria.)
2. Quae duae feminae innocentia et simplicitate floruerunl
Maria et Eva, altéra salutis, altéra nostrae mortis origo
fuit. (S. Ephrem Syr., Serm. exeget. ad Genesim.)
3. Virgo per gratiam ab omni intégra labe peccati. (S.

Ambros. in Psalm. cxviii, serm. 22, n» 30.)


4. Excepta sancta Virgine Maria, de qua propter honorera

Domini nuliam prorsus, cum de peccato agitur, haberi volo


quaestionem. (S. Aug., lib. De natura et gratia, CAp. xxxvi,
n» 42.)
5. Avant de prononcer sa définition, le Souverain Pontife
Pie IX a voulu que l'on fît une enquête dans toute la chr»

tienté. A son encyclique, datée de Gaëte (2 février 1849),


620 archevêques et évoques ont répondu. Quatre seulement
se sont prononcés contre la définition, en attestant cepen-
LE PARADIS DE L'INCARNATION. 313

— L'Église grecque est unanime dans les

louanges publiques qu'elle a données de tout


temps à son immaculée. L'Église latine ne s'est

pas tue lorsque la scolastique égarée peut-être


par une physiologie erronée, certainement
moins attentive à la tradition qu'à de fausses
raisons théologiques, s'est fait une opinion qui
l'isolait de la croyance populaire '
. Je n'essayerai
pas ici de justifier noire grand docteur saint
Thomas d'Aquin à qui l'on attribue la paternité
de cette opinion. Il est mon guide dans la

science, il n'est pas la règle de ma foi. Quoi


qu'il ait dit ailleurs, je m'en tiens à ces paroles

doctorales tombées de sa plume : c Talis fuit

dant que la croyance et la dévotion à l'Immaculée Concep-


tion étaient générales dans leur clergé et leur peuple. Et
encore, de ces quatre opposants, trois se sont promptement
rétractés.
i. Dans le temps où saint Bernard semblait combattre
comme une nouveauté l'Immaculée Conception dans sa
Lettre aux chanoines de Lyon (n" 7, 8), Arnold de Char-
tres, son ami et son biographe, écrivait : € Spiritu sancto
obumbrante, incendium originale (in Maria) extinctum est;
ideoque innoxiam affligi non decuit; nec sustinebat justitia
ut illud vas electionis communibus taxaretur injuriis, quo-
niam plurimum à caeteris différons, natura communicabat,
non culpa. (Arnold. Carnot., De cardinalibus Christi ope-
ribus.)
314 LE PARADIS DE L'fNCARNATION.

^ritas beatœ virginis, quœ peccato originali


et actuali immunù fuit \ Exemption du péché

originel et du péché actuel, telle fut la pureté


«le la bienheureuse Vierge *. o L'Eglise a permis
les disputes d'école sans dissimuler sa croyance,
hautement manifestée par des fêtes et des pri-

vilèges \ Elle attendait, car rien de plus propre

1. In ILib. Sent., dist. U, § 3, a. 3.


2. Voyez, pour l'opinion de saint Thonnas et de son
école, VIndex de cette conférence à la fin du volume.
3. Le Souverain Pontife Pie IX énumère, dans la bulle

Ineffabilis, tout ce qu'ont fait ses prédécesseurs en faveui


de la croyance à l'Immaculée Conception : «Enimvero Pras-
decessores Nostri vehementer gloriati sunt Apostolica sua
auctoritate festum Conceptionis in Romana Ecclesia insli-
tuere, ac proprio officio, propriaque missa, quibus praero-
gativa immunitatis ab hereditaria labe manifestissime asse-
rebalur, augere, honestare, et cultumjam institutum omni
ope promovere, amplificare, siveerogatis indulgentiis, sive
facultate tributa civitatibus, provinciis, regnisque, ut Dei-
param sub titulo Immaculatae Conceptionis patronam sibi

deligerent, sive comprobatis Sodalitatibus, Congregationi-


bus, Religiosisque Familiis ad Immaculatae Conceptionis ho-
norem institutis, sive laudibus eorum pietati delatis, qui

monasteria, xenodochia, altaria, templa sub Immaculati


Conceptus titulo erexerint, aut sacramenti religione inter-
posita Immacuiatam Deiparae Conceptionem strenue pro
pugnare spoponderint. Insuper summopere laetati sunt de-
cernere Conceptionis festum ab omni Ecclesia esse habendum
eodem censu ac numéro, quo festum Nativitatis, idemque
Conceptionis festum cum octava ab universa Ecclesia celo-
LK PARADIS DE L'INCARNATION. 315

à déraciner une croyance erronée, rien de plus


propre à confirmer une croyance qui vient de
Dieu que les discussions savantes des théolo-
giens. L'Église, toujours sage, attendait donc, et

la foi aidée de la science montait, montait tou-


jours, tandis que la négation timide et respec-
tueuse n'osait plus sortir des enceintes réservées.
Enfin le jour arriva où, cédant aux instances
des évêques, des rois et des peuples chrétiens,
l'Église tira, par une définition triomphale, le

dogme si longtemps vénéré des limbes où la

prudence le tenait enseveli. Alors on entendit

brandum, et ab omnibus inter ea, quœ praecepta sunt, sancte


colendum, ac Pontificiarn Capellam in Patriarchali Noslra
Liberiana Basilica die Yirginis Gonceptioni sacro quotannis
esse peragandam. Atque exoptantes in fidelium animis
quotidie magis fovere hanc de Iramaculata Deiparae Con-
teplione doctrinam, eonunque pietatem excitare ad ipsam
Virginem sine labe originali conceptam colendam, et ven^
randam, gavisi sunt quam libentissime facultatem tribuere,
ut in Lauretanis Litaniis, et in ipsa Missee praefatione Ira-
maculalus ejusdem Yirginis proclamaretur Conceptus, atque
adeo lex credendi ipsa supplicandi lege statueretur. Nos
porro tantorum Prœdecessorum vestigiis inhserentes non
solum quœ ab ipsis pientissime sapientissimeque fuerant
constituta probavimus, et recepimus, verum etiam memores
proprium de Immaculata Gonceptione
institutionis Sixti IV,
officium auctoritRte Nostra munivimus, illiusque usum uni-
versx Ecclesias Isetissimo prorsus animo concessimus. c
S16 LE PARADIS DE L'INCARNATION.

partout des cris d'allégresse. Le monde catho-


lique s'illumina, et des fêtes pompeuses accueil-

lirent, d'un pôle à l'autre, le dogme de l'Imma-


culée Conception. Vous avez été témoins de ce
spectacle. Messieurs. Il rappelait à notre siècle,

où l'on croyait la foi mourante, l'attendrisse-


ment et Tenthousiasme de l'Église d'Éphèse
dont les fidèles s'embrassaient en criant : Marie
est mère de Dieu! après que les Pères du
concile eurent condamné Nestorius. Mais ici

la définition de la maternité divine naissait,

comme d'ordinaire, de l'imminence d'un péril.

De nos jours, par un privilège inouï, la défi-

nition de rimmaculée Conception est née de


l'exubérance de la foi. C'est le cas où jamais
d'appliquer cet axiome théologique : <r Dans lés

questions de foi le sentiment commun du


peuple chrétien est du plus grand poids '. î Vous
étiez pour la plupart de ce peuple chrétien. Mes-
sieurs, vous en êtes encore. Vous croyez avec moi
que le Verbe de Dieu a fidèlement gardé son para-
dis, et j'ai la conviction de réjouir votre foi en

1. In quaestioiM fldei, eommunis ûdelis populi sensus no&


ievem facit fidem. (HelchiorCano, De locis theologicis, lib.V,

cap VI.)
LB PARADIS DE L'INCARNATION. 317

VOUS entretenant de ce mystère qui prépare si

bien les grands dogmes que nous aurons à étudier


bientôt. Encore quelques mots pour couronner
cette première partie de notre conférence.
Marie a été préservée de la souillure origi-

nelle ; comment croire après cela que les ronces,


les épines, les plantes honteuses et malsaines
dont nos âmes sont déshonorées aient pu
germer dans son âme'^ L'honneur de Dieu,
avec qui elle devait avoir des rapports si

intimes, exigeait qu'elle fût exempte d'un péché


volontaire seulement dans la désobéissance de

nos premiers parents, pouvait-il permettre


qu'elle devînt jamais coupable par un acte de
sa propre volonté? Les anges immaculés ne
pouvaient reconnaître pour leur reine une créa-
ture déchue par une loi fatale, combien moins
une créature qui se serait librement déshonorée.

Et puis, d'où serait venu le péché dans une


àme où les passions soumises subissaient sans
murmure l'empire de la raison, où la grâce
attentive préparait sans relâche la demeure de
la sagesse éternelle? Non, point de fautes si

légères qu'elles puissent être, il faut que l'oracle


ait raison jusqu'au bout, que la bien-aimée de
318 LE PARADIS DE L'INCARNAUON.

Dieu soit toute belle et sans tache : Tota pulchra


es arnica mea et macula non est in te\
Et voyez jusqu'où va la délicatesse du divin

gardien. La vierge innocente pourrait être

soupçonnée d'un crime à l'heure où s'accom-


plira le prodige de sa maternité; il ne faut pas
que la faiblesse humaine, abusée par les appa-
rences, trouble, de ses injustes accusations, la

paix du lieu béni que va ombrager la vertu du


Très-Haut et féconder l'Esprit-Saint. De chastes

noces couvriront ce mystère d'un voile protec-


teur. Le Verbe incarné consentira, pour l'hon-

neur de sa mère, à être appelé le fils de l'ou-


vrier Joseph, et le peuple chrétien apprendra,

de la Vierge et de son époux, que l'amour pur,


l'union des cœurs, la communauté de dévoù-
ment, l'émulation des vertus donnent au ma-
riage sa véritable dignité plutôt que la ren-
contre vulgaire des passions et des sens *.

Reposons-nous un peu. Messieurs, avant de

i. Cf. Summ. Theol., III p., quaest. 27, a. i. Utrum


per sanctificationem (B. Virgo) fuerit consecuta ut nun-
qvam peccaret ?
2. Cf. Summ. Theol., III p., quaest. 29, a. i. Utrum
Christus nasci debuerit de virgine desponsata f
LB PARADIS DE L'INCARNATION. 319

contempler le travail du Fils de Dieu dans son


paradis.

II

Je vous ai dit en quoi consiste la raison for-

melle du péché originel. C'est une privation de


la justice et de la sainteté dont Dieu avait pri-

mitivement doué la nature humaine, et un


retour de cette nature à ses principes essentiels.
D'où il suit qu'une créature ne peut être pré-
servée du péché originel que par l'infusion
d'une grâce qui la rétablisse en l'état privilégié

du premier homme lorsqu'il sortit des mains


du Créateur. Garder et embellir sont deux actes
connexes du Verbe de Dieu préparant sa de-
meure terrestre, et toutes les beautés de ce
paradis se présentent comme un épanouisse-
ment de la première grâce de l'immaculée
conception, laquelle est due aux influences an-
ticipées de ia maternité divine.
N'attendez pas, Messieurs, que je vous dé-
crive, sous tous ses aspects, la terre vierge et

fertile où doit naître le Fils de Dieu fait homme.


C'est un monde de perfections qu'il faut visiter
320 LE PARADIS DE L'INCARNATION.

ongtemps, avec un guide spirituel, pour en


3ien connaître et apprécier les merveilles.

Nous devons nous contenter d'un rapide regard


Qui suffira, je pense, à nous donner une idée
des infinies ressources et délicatesses de la

sagesse divine dans la préparation du grand


mystère de rincarnation.
Toutes les beautés de Marie sont en germe
dans une première grâce d'innocence et de
sainteté dont nous devons considérer briève-
ment l'excellence, l'efïusion sur la nature, Té-

panouissement surnaturel, la précoce et per-


sévérante action.
L'excellence de la première grâce dont le
divin ouvrier embellit son paradis vivant se

peut mesurer sur l'intimité de leurs rapports,


« Il est manifeste, dit saint Thomas, que plus
un être se rapproche du principe dont il reçoit

ses propriétés, plus il participe à l'efficacité de

ce principe. Les anges ne sont mieux doués


que les hommes que parce qu'ils sont plus rap-
prochés de la source de tout bien. Mais plus
rapprochée que les anges est la Vierge bénie
qui doit revêtir le Verbe de Dieu de noti-e na-
ture et l'appeler son fils; à elle donc une grâce
LE PARADIS DE LINCAUNATION 321

plénière qui l'emporte sur toute grâce '


; » à
elle de devenir le chef-d'œuvre des opérations
surnaturelles de Dieu. Si nous comparons le

seul germe de sa sainteté aux perfections mul-


tiples que le créateur a répandues dans son

œuvre, il les contient toutes. L'étemel et juste

distributeur des grâces a condensé, en quelque

sorte, tous les dons qu'il a faits et fera à ses


saints, pour qu'ils devinssent le premier orne-
ment de la plus chère des prédestinées *. C'est

toute la puissance de la rédemption qui la


saisit en son premier instant ', et lui confère

1. Quanto aliquid magis approptnquatpriricipio in quo-


libet génère, tanto magis participât effectum illius principii.
Unde Dion, dicit (4 cap. Cœl. hier.) Quod angeli qui sunt
Deopropinquiores, magis participant de bonitalibus di-
vinis, quam homines. Christus autem est principium gra-
tise, secundum divinitatem quidem auctoritative, secundum

humanitatem veroinstrumentaliter unde et Joan. i dlci-


:

Gracia et Veritas perJesumChristumfactaest.Be&ttk


tnr,
autem virgo Maria propinquissima Christo fuit, secundum
humanitatem; quia ex ea accepit humanam naturam. Et
deo prse caeteris majorem debuit à Christo gratise pleniva-
dinem obtinere. {Summ. Theol., III p., quaest. 27, a 6.)
2. Quidquid creator singulis distributor justus conl.ilit,

Marise adornandaî congessit. (Arnold. Carnet.)


3. Redempturus humanum genus, pretium uulversum
contulit in Mariam. (S. Bernard., Serm. De Aqueductu.'t
CARÊME 1877, — 21
322 LE PARADIS DE L'INCARNATION.

une telle plénitude que les splendeurs du ciel

et de la terre s'effacent devant sa splendeur*.

De cette créature bien-aimée, dont il va devenir


l'image en prenant chair, Dieu voudrait faire
comme une image infinie de son infinie bonté ^
;

c'est pourquoi, dit un pieux théologien, il lui

donne une première grâce qui commence Ik

où toutes les autres finissent; une première


grâce plus élevée, plus parfaite, plus intense
que la grâce de chacun des êtres raisonnables
qui furent depuis le commencement, et qui

seront jusqu'à la fin des siècles ; une première


grâce qui écrase sous le poids de son excel-
lence les hiérarchies célestes, la foule des pré-
destinés et le chœur immense des créatures
qu'embellit la justice '.

1. Virgo inter animas sanctorum et angelorum choroR


supereminel, mérita singulorum et omnium titulos antece-
dit, et sic spirituum hebetat dignitatem, ut sint quasi non
sint. (S. Petr. Damian. serm. De Assumptione.)
2. Fecit hanc Deus bonitatis suaa infinitam imaginera.
(S. Thom. opusc. De Charitate.)
3. Quas certè prima gratia tanta fuit, ut crediderim Ma-
rias primam gratiam ibi incepisse, ubi aliorum omnium gra<
tiae desinunt ; ita ut primitivus Marianie gratis gradus fuerit
major, perfectior, et intensior, quàm gratia omnium Ange'
lonun et bominum quotquot fuerunt ab origine mundi, ei
LB PARADIS DE L'INCARNATION. 323

Celte grâce éminente opère en toute la na-


ture de Marie l'effet que produisait en Adam la

justice originelle, source des privilèges de l'inté-

grité. Elle illumine l'intelligence, et si elle ne lui


communique pas cette singulière pénétration,

cette science universelle des choses naturelles

que devait avoir le premier homme pour er>

seigner et gouverner le genre humain \ elle la

ad finemusque futuri sunt. Unde Maria novem Angelicarum


Hierarchiarum, et totius praedestinatorum turbae, quam di-
numerare nemo potest, dona gratiae quasi in arca quadam,
sed cum muilo prorsus cumulo primo die conceptionis ha-
buit ; et totus contra Mariam sigillatim justorum
etiam si

appendatur chorus, invenietur trutina gratiarum ponderibus


à Mariae parte depressa. (Gontenson, Theolog. mentis et
co/'dis, lib. X, dissert. vi. Marialogia, cap. i, specul. 2.)
L'Église exprime la môme pensée dans la bulle de défi-
nition de l'Immaculée Conception, t Quapropter illam longe
ante omnes Angelicos Spiritus, cunctosque Sanctos cœles-
tiuBQ omnium charismatum copiade thesauro divinitatis de-
orompta ita mirifice cumulavit, ut ipsa ab omni prorsus
oeccali labe semper libéra, ac tota pulchra et perfecta eam
nnocentiae et sanctitatis plenitudinem prae se ferret, qua
najor sub Deonullatenus inlelligitur, et quam praeter Deum
Qcmo assequi cogitando potest. »
1. Quantum ad notitiamrerum supernaturaliumettheolo-

^corura majorem habuit B. Virgo quam Adam. Quantum


vero ad notitiam rerum materialium et civilium, majorem
iiabnit Adam quam Beata Virgo; quia inter eas res plures
suul quas B. Virginem scirc nihil referebat, et quae in ea
324 LE PARADIS DS L'INCARNATION.

prépare à de plus hautes révélations et à une


plus profonde connaissance des mystères éter-
nels ; elle lui donne plus de fermeté dans la

contemplation des choses surnaturelles, plus


d'aptitude à l'intimité divine ; elle lui rend plus
faciles et plus douces les délicates et parfaites

opérations de la vie mystique; elle la prédispose


à de plus fréquentes extases et à de plus su-
blimes ravissements; elle l'établit plus inébran-
îablement dans la possession de la vérité contre
les assauts des fantômes intérieurs, causes de
nos illusions, de nos erreurs et de nos décep-
tions. Elle fortifie la volonté, la dirige et lui fait

prendre ses pentes vers des vertus qui ne seront


jamais égalées. Elle affranchit la liberté ; elle

enchaîne les puissances inférieures, les soumet à


l'empire absolu de la raison, leur défend de pré-
venir ses desseins, de troubler ses conseils, de

résister à ses commandements, d'empêcher au-


cun des mouvements par lesquels l'esprit et le

fuissent superfluae, ut sunt plures artes quse sunt propriae


viris, V. g. militise, inercaturae, navigationis, cementariae,elc.
Item ea quae spectant populorum gubernationem ad quam
non erat deslinala B. Virgo. (S. Antonin., Théo!.., part. IV,
(it. XV, c. X.)
LE PARADIS DE L'INCARNATION. 325

cœur s'élèvent vers les choses célestes pour les

contempler et les goûter. En un mot, elle fait

de l'âme de Marie la plus parfaite qui soit ja-

mais sortie des mains de Dieu.


A cette âme, il faut une demeure où tant de
perfections soient à l'aise, un instrument exquis

dont de si excellentes facultés puissent se servii

sans effort pour leurs nobles opérations. Aussi,


Messieurs, tandis que la grâce travaille l'âme de
Marie, du même coup elle pétrit, elle sculpte *

pour elle, selon l'expression d'un pieux auteur,


un corps virginal, où la vie va faire jaillir les

sources immaculées de ia rédemption un corps


;

digne d'être fécondé par la vertu de l'Esprit-


Saint et de servir de temple à la majesté du
Verbe anéanti; un corps qui pénétrera de sa vie,

qui revêtira de ses charmes et de ses grâces le


plus beau des enfants des hommes ; un corps
dont la voix mélodieuse, dont les pieuses palpi-

tations et les saints tressaillements chanteront,

mieux que la harpe des séraphins, les louanges


du Très-Haut ; un corps dont la mystérieuse ei

chaste beauté, reflétant les perfections de l'âme

1. Sculpta a Dee ipso statua. /Andrfleas Hierosolviu.)


326 LE PARADIS DE L'iNCAUNATlON.

et la gloire même de son hôte divin, fera rêveries

poêles, inspirera les artistes, séduira les vierges

et ravira les saints; un corps dont les élémenls


incorruptibles résisteront, dans la tombe, aux
forces de destruction qui décomposent toute

chair, et la réduisent en une aride poussière.


— Mais pourquoi la tombe? La grâce maria-
nique est-elle donc moins forte que cette pri-

mitive justice qui conférait au père du genre


humain les privilèges de l'impassibilité et de
l'immortalilé? — Non, Messieurs. C'est à dessein

que la chair immaculée de Marie reste ouverte


aux envahissements de la souffrance et de la

mort. Mais la souffrance ne sévira, plus sensible


et plus profonde en cette nature d'éhte, que pour
devenir une source féconde de gloire et de mé-
rite qui s'ajouteront au trésor de la rédemption ;

mais lamort n'entrera que sur l'appel de l'amour,


et ce sera un plus grand honneur pour la Vierge
de la vaincre, parrincorruptibilité et uneprompte
résurrection, que de l'avoir évitée.

La nature est parfaite. Et maintenant —


f germes divins obéissez aux ordres de la sagesse
éternelle, fleurs épanouissez-vous, remplissez de
vos parfums ce saint paradis, parez-vous de pré-
LE PARADIS DE L'INCARNATION. 327

cieux rameaux, et chantez la gloire de Dieu dan?

le plus beau de ses ouvrages. Ohaxiditemedivim


(ructus... florete flores... et date odorem et fron-

dete 171 gratiam et collaiidate canticum et bé-

nédicité Dominum in operibus suis^.i> La voix

de Dieu est entendue, Messieurs. La grâce pro-


duit son fruit dans l'âme de Marie et, par une
plénière effusion, les dons de l'Esprit-Saint per-

fectionnent son ouvrage à mesure qu'elle opère.


Toutes ensemble les fleurs montent, s'entr'ou-
vrent et envoient au ciel leurs parfums^. Voici
la foi, nourrie de la lecture et de la méditation
des livres saints, abreuvée des lumières de la

contemplation, affermie par la conversation des


anges et les communications intimes de la sa-

gesse divine; la foi, que ni l'incrédulité des

hommes, ni les voiles dont se couvrira la ma-


jesté de Dieu, ni l'obscurcissement de ses per-
fections dans le grand scandale de la croix ne
pourront ébranler ou troubler. Voici l'espé-
rance, qui s'empare des promesses de Dieu et
concentre, dans le plus fervent des désirs, tous

i. Eccli., cap. XXXIX, 17, 19,


2. In beatâ Virgine debuit apparere omne illud quod fuit
perfectionis. (S. Thom. in IV Sent,, dist. 30. quœst.â, a. 1.)
d28 LE PARADIS DE l'INCARNAIION.

les désirs de l'humanilé affamée de rédemption ;

l'espérance, déjà préparée à résister aux épreuves

et aux abandons qui assureront le triomphe de


la malice des hommes. Voici la charité, qui ne
veut s'attacher qu'au céleste bien-aimé, qui se
donne à lui sans réserve, qui embrasse toutes
les créatures pour les lui offrir ; la charité, qui

creuse, à l'avance, dans le cœur de notre future

mère ces abîmes de miséricorde oîi viendront

se réfugier tous les pécheurs de la terre. Voici

la prudence, si délicate qu'elle peut se troubler

à l'approche des anges et hésiter devant les glo-

rieuses propositions du ciel . Voici la justice, pros-

ternée devant Dieu dans une continuelle adora-


tion, docile à tous ses commandements, souple
à toutes ses inspirations, tendrement aban-
donnée à la sage conduite de la Providence,
prête à tous les devoirs jusqu'à l'oubli de tout
repos, miroir le plus fidèle de cette éternelle
justice qui sait donner libéralement à toutes les

créatures la part du festin auquel la divine

bonté les convie. Voici la force, magnanime e(

invincible sous les voiles de la faiblesse, la îorce^

qui s'essaye dans l'ombre aux combats de l'ad-


versité, la force qui saura, quand le temps sera
LE PARADIS DE l'LNCARNATION. 329

venu, se tenir debout sur le Golgotha, recevoir,


sans nnurmure, de la colère divine les coups des-
tinés aux pécheurs, et faire d'une vierge timide
la reine des martyrs, du cœur de la plus tendre
des mères l'autel où sera immolé, d'abord, le plus
aimable des fils. Voici la tempérance, qui se dé-
tache de toute joie terrestre pour ne goûter que
les chastes plaisirs de la grâce, et qui marchera
bientôt d'un pas allègre «t ferme dans les saintes

voies de la pauvreté.

Autour de ces vertus héroïques, fleurs royales

du plus beau des jardins spirituels, se pressent les

toufles des mille vertus aimables auxquelles nous

devons ce charmant portrait, que nous a tracé


la plume de saint Ambroise dans son livre des
Vierges. — a Marie était humble de cœur et pru-
dente d'esprit, grave dans ses discours, sobre dans
ses entretiens, pudique et réservée dans ses moin-
dres paroles, appliquée à la lecture des Saintes-
Lettres, attentive à toutes ses œuvres, accoutu-

mée à s'en rapporter au jugement de Dieu plutôt


qu'au jugement des hommes, ne blessant per-
sonne, voulant du bien à tous, respectant ce qui
est grand et surtout la sainte majesté de l'âge...

Rien d'alTecté dans le regard à la fois modeste et


330 LE PAnADIS DE L'INCARNATION.

franc de ses beaux yeux, rien de hardi dans sa pa-

role, rien d'inconvenant dans ses actions, son


geste, son pas, sa voix, tout était harmonie, et son
corps était si bien l'image de sa belle âme qu'on
croyait voir en elle l'incarnation de l'honnêteté...

Imposante et vénérable dans sa démarche et son


abord, elle n'avait pas de meilleur gardien qu'elle-
même, et l'on cherchait à sa suite non pas tant
la trace de son pied virginal que le degré de
vertu qu'elle venait de franchir. Tout ce qu'elle
faisait était la règle même. Pratiquer la vertu,

c'était moins un exercice pour elle qu'une leçon


qu'elle donnait au monde.* d

De qui ce portrait, Messieurs? De la mère


admirable dont la sainteté fut accrue et confir-

1. Eral Maria corde huinilis, verbis gravis, animi prudens,


loquendi parcior, legendi studiosior, intenta opcri, vorc-
cunda sermoiie, arbilrum mentis solita non hominem, sed
Deum quaîrere, nullum laedere, benè velle omnibus, assur-
gere majoribus.... Nihil torrum in oculis, nihil in verbis
procax, nihil in actu inverecundum, non geslus fractior,
non incessus solution, non vox petulantior ; ut ipsa corporis
species siniulacrum fuerit mentis, figura probitalis.... Nullo
meiiore custode sui quàm seipsa, quae incessu, aOatuque
venerabilis non tam vcsligiura pedis tolleret, quàm gradura
virtulis attolleret; quia quidquid egerit, disciplina est. Sic
Maria implebat virtutis officia, ut non tam disceret, quam
doceret. (S. Ambros., lib, II De Virûinibus.)
LE PARADIS DE L'INCARNATION. 331

mée par les attouchements sacrés de la divinité ?

— Non, mais de la Vierge cachée qui attendait


l'accomplissement des promesses faites au genre
humain. La grâce précoce se fit sentir en elle

dès le matin de ses jours*. Eut-elle conscience


de son action à cette époque ténébreuse où l'en-

fant, bercé dans le sein de sa mère, sommeille


encore et reçoit passivement tous les bienfaits

de la vie? Je ne veux pas pénétrer ce mystère.


Il me suffit de savoir qu'elle était mûre à l'âge
où les autres âmes s'éveillent à peine, et qu'au

moment de sa présentation au temple sa raison

de trois ans était capable de concevoir de ma-


gnanimes desseins et de dicter à sa volonté d'hé-
roïques résolutions. Pendant que les filles

d'Israël convoitent l'honneur de la maternité,

dans l'espoir de donner le jour au Messie, elle

veut être vierge \ Son bien-aimé n'est pas de


cette terre, et déjà la grâce fait chanter à son

cœur ces paroles du Cantique : « Je vous adjure,


fdles de Jérusalem, si vous avez trouvé celui
|u'aime mon âme, dites-lui que je languis d'a-

1. AdjuvabJt eam Deus manè dilnculo (Psalm. XLV.)


"2. Cf. Summ. Theol., 111 p., quœst. 28, a. 4. Utmm
nater Dei virginitatetn voverit f
332 LE PARADIS DE l'INCARNATION.

mour '. — Je suis à lui et il est h moi ce bien-


aimé qui se nourrit au milieu des lis : Ego di-

lecto meo, et dilecttis meus mihi qui pascitur


inter lilia '
. d

Elle est bien à lui! Son esprit, son cœur, sa


chair immaculée, tout lui appartient. Le travail

commencé par celui qu'elle a choisi pour son


unique partage, s'unissant à la persévérance de
ses efforts, va, de jour en jour, accroître la plé-

nitude primitive de sa sainteté. Ces heures sté-


riles pendant lesquelles notre nature s'oublie afin
de réparer ses forces sont pour sa vertu des
heures fécondes. Son cœur veille pendant que
son corps repose! car le sommeil n'a point la

force d'enchaîner l'activité de son amour, ni

d'arrêter les incalculables progrès de la grâce,

qui toujours opère en elle, et toujours ajoute la


perfection à la perfection '.

sage et tout-puissant préparateur! vous

1. Adjuro vos, filiœ Jérusalem, si inveneritis dilectm/i


raeum.ul nuntietis ei quia amore langueo. (Gant., cap. v, 8.)
2. Gant., cap. vi, 2.
3. Illic nulla iatermissa tempora :dormiendi Don priai
cupiditas, quam nécessitas fuit; ut tamen dum quiesceret
corpus vigiîaret animus. (S. Ambros., lib. Il tk Virgi
nibus.)
LS PARADIS DE L'INCARNATION. 333

pouvez venir, votre paradis vous attend. Oasis


au milieu du triste désert auquel le fleuve delà
rédemption va bientôt rendre la vie, il sourit à

tout ce qui l'entoure et annonce l'approche des


jours désirés. Les temps sont pleins de ténèbres

et d'erreurs, mais là tout est lumière et vérité;

les temps sont pleins de vices et de crimes, mais


là tout est vertu, perfection et sainteté ; les temps
sont pleins de désirs inquiets, mais là tous les
désirs du genre humain se concentrent en une
aspiration fervente et paisible qui semble dire :

Voici venir le jour du Seigneur : Eccevenietdies


Domini; les temps sont pleins de promesses,
mais là germent, dans la pureté, la chair et le

sang du Promis; les temps sont pleins de pro-


diges, mais là va bientôt éclore le prodige su-

prême; les temps sont pleins de catastrophes,

mais là tout est repos pour recevoir le roi de


paix.

La terre, honorée d'une si grande merveille,


exerce sur le ciel une attraction mystérieuse; le

Verbe va descendre du sein de son père. Ce qui


l'attire plus que les fervents désirs de sa bien-
aimée, plus que le parfum des lis qui s'exhale
de sa virginité, c'est son humilité profonde. Se-
334 LK PARADIS DE l'INCARNATIOK.

luisante vertu que l'humilité 1 Elle ne tempère


l'éclat du génie que pour nous faire plus ardem-
ment rechercher ses lumières, elle ne cache les
bonnes œuvres que pour nous les rendre plus
précieuses et plus chères, elle ne dissimule la
sainteté que pour lui donner plus de relief. Nous
l'aimons et, à cause d'elle, nous aimons mieux
les perfections qu'elle couvre de son ombre. En
cela. Messieurs, nous imitons celui qui a menacé
les superbes de sa foudre et promis aux humbles
les préférences de sa bonté. Plus on se rap-
proche, par des abaissements volontaires, des
rivages du néant, plus on est près des merveil-

leuses opérations de sa touLe-puissance. La der-


nière touche de ses préparations, c'est l'humilité

de celle qu'il a choisie. Marie, comblée de tant de


dons, semble ignorer sa perfection \ — ce Vierge
mère, fille de ton fils, s'écrie Dante, plus haute
et plus humble qu'aucune créature M » — En ef-
fet, elle est si humble que dans le temple, où elle

t. Beata virgo expressam fidem habebat incarnationis


futurae; sed cum esset humilis non tara alla de se sapiebat.
iSumm. TheoL, 111 p., quaest. 30, a. 1, ad. 2.)
2. Virgiiie madro, figlia del tuo figlio,

Uiuile ed alla piu che creatura.


{Parad., \x\m,i,}
LB PARADIS DE L'INCARNATION. 837

s'est retirée, elle veut servir tout le monde, si

humble que, nuit et jour, elle demande à Dieu,

comme la plus grande des faveurs, d'être l'esclave


soumise et dévouée de l'heureuse femme qui va
devenir la mère du Messie. Ah! Seigneur qui

avez fait de rien toutes choses, cet anéantisse-


ment est pour vous le plus grand des charmes
Déchirez les deux et descendez! votre heure est

venue.
Écoutez, Messieurs, voici l'harmonieuse con-
tre-partie du drame de la chute. — « En ce
temps-là, dit l'évangéliste, l'ange Gabriel fut
envoyé par Dieu dans une ville de Galilée ap-
pelée Nazareth, vers une vierge épousée par un
homme de la maison de David, et le nom de
cet homme était Joseph ; le nom de la vierge,

Marie*. y> — La chute a commencé par un


ange de ténèbres, la réparation commence par

un ange de lumière *. L'ange de ténèbres est

î. In mense autem seito, missus est Angélus Gabriel à

Deo in civitatem Galilieae, cui nomen Nazareth, ad Virginem


desponsatam viro cui nomem erat Joseph, de dorao David,
et nomen virginis, Maria. (Luc, cap. i, 2G, 27.)
2. Aptum humante restauralionis ut angélus a Deo mitte-
retur ad virginem parlu consecrandam divino, quia prima
perditionis humanœ fuit causa, cum serpens à diabolo mit-
336 LE PARADIS DE L'LNCARNATION.

la ruse même, l'ange de lumière est la noble,

franche et sainte force de Dieu, Gabriel; l'ange


de ténèbres sort de terre et monte en serpen-
tant sur l'arbre de la science, l'ange de lumière

descend des cieux et se présente sous une forme


digne de sa parfaite nature, de la haute ma-
jesté du Dieu qu'il représente et de la mission
qu'il doit remplir'; l'ange de ténèbres débute
par une question insolente, assaisonnée de men-
songe : — « Pourquoi Dieu vous a-t-il défendu de
manger de tous les fruits du paradis? » — L'ange
de lumière s'annonce par une respectueuse salu-
tation qui exprime toute la vérité des prépara-
tions divines: — « Salut, pleine de grâces, le

Seigneur est avec vous, vous êtes bénie entre


toutes les femmes » . — Eve devait se défier de la
question et du mensonge, mais, trop sûre d'elle-
même, elle veut contenter son avide curiosité;

lebalur ad raulierem spiritu superbiae decipiendam. (V. Beda,


Homil. infesto Annimciationis.)
1. Cf. Summ. Theol, 11.1 p., quœst. 30, a. 3. Utrum an-
gélus annuntians debuerit B. Virgini visione corporali
apparcre f
2. Et ingressiis Angeliis ad eam dixit : Ave, gratia plena :

Dominas tecum : B«aedicla lu in roulieribus. (Luc, cap. i,

S8.)
U PARADIS DE l'INCAB.NATION. 337

Marie se trouble des paroles qu'elle entend, et


son humilité se refuse à croire qu'elle mérite
tant de respect. Il faut que l'ange la rassure et

lui rappelle les promesses divines. — « Ne crai-

gnez pas Marie, car vous avez trouvé grâce devant


,

Dieu. Voici que vous concevrez et enfanterez

un fils que vous nommerez Jésus. Il sera grand,

on l'appellera le fils du Très-Haut, le Seigneur


Dieu lui donnera le trône de David, son père, il

régnera éternellement sur la maison de Jacob,


et son règne n'aura point de fin *.ï> — Eve, tentée
par ie démon, se met en face du commande-
ment de Dieu qu'elle n'aura pas le courage de
respecter; Marie, recevant les propositions du
oiel, se rappelle la libre promesse qu'elle a faite

d'être vierge, et veut être assurée que cette piO'


messe ne sera pas violée '. Satan achève sa sé^

1. Quae cura audisset, turbata est in sermone ejus, et co<

gitabat qualis esset ista salutatio. Et ait Angélus el : Ne


timeas, Maria, invenisti enim gratiam apud Deum : Ecce
conc^)ifts in utero, et paries filium, et vocabis nomen ejus
Jesdm. Hic erit magnus, et Filius Allissimi vocabitur, et
dabit illi Dominus Deus sedem David patris ejus : et re-
^nabit in domo Jacob in seternum; et regni ejis non erit
finis. (Luc, cap. i, 29, 30, 31, 32, 33.)
2. Dixit autem Maria ad Angelum : Quomode fiât istud,

qaoniam virum non cognosco? (Ibid., cap. i, 34.)

CAfiÊM£ 1S77. — 22
338 LE PARADIS DE L'INCARNATION.

(luction par une négation hardie et une promesse


insensée: — «Non, vous ne mourrez pas, mais

vous serez comme des dieux » ;


— Gabriel décide
le consentement de Marie par une dernière ré-

vélation des desseins cachés de Dieu, de ses

chastes opérations et de la sainteté de leur fruit :

— « L'Esprit-Saint surviendra en vous et la

vertu du Très-Haut vous couvrira de son ombre;


c'est pourquoi le saint qui naîtra de vous sera ap-
pelé le fils de Dieu *. » — Eve, enivrée d'orgueil,
porte une main audacieuse sur le fruit défendu,

c'est son fiât bientôt suivi des hontes et des

misères du genre humain; Marie, toujours

humble, s'écrie : « Je suis la servante du Sei-

gneur, qu'il me soit fait selon votre parole *. t>

— Et alors, Messieurs, ce mensonge de Satan,


eritis sicut dii, se retourne contre lui. Nous
sommes vraiment comme des dieux. Gomme
des dieux, car une enfant de l'humanité est ap-
pelée à représenter les créatures dans le contrai

1. Et respondens Angélus dixit ei : Spiritus sanctus su-

perveniet ia te, virtus Altissimi obumbrabit tibi. Ideoque el

quod nascetur ex te Sanctum, vocabitur Filius Dei. (Luc.

cap. I, 35.)
% Ecce ancilla Domini, flatmihisecuaduniYerbumtuum.
Obid., 38.)
LE PARADIS DE L'INCARNATION. 339

sublime des noces de la nature divine avec la

nature humaine; comme des dieux, car une


bouche humaine prononce un fiât qui décide

une merveille plus grande que celle de la créa-

tion; comme des dieux, car une fille des


hommes, conjointement avec le Père éternel,
appellera Dieu : mon fils; comme des dieux, car
Dieu devient semblable à nous : Le Verbe se

fait chair : Et verbum caro factum est.

Le Verbe se fait chair. mystère adorable!


nous nous arrêtons près de vos sublimes pro-
foudetn's, attendant pour y entrer que la Vierge
qui fut si bien préparée daigne préparer nos
esprits. Vierge incomparable, admirable mère,
doux paradis de l'incarnation, pardonnez-moi
si je n'ai pas parlé assez dignement de vos per-
fections. Mon amour avait rêvé mieux, mais il

a été li'ahi par les langueurs de mon esprit.

Tenez compte de la pureté et de la ferveur de


mes hitentions, plutôt que de Timperfeclion de
mon cantique. Et, puisque vous avei promis
de récompenser tous ceux qui publient votre
gloire, obtenez-moi la grâce, que je désire par-

dessus toutes les grâces, de voir ceux qui ont


écouté ma parole, prendre part au mystère de
340 LE PARAWS DE l'iNCARNATION.

votre divine maternité. Que je les voie tous,

tous sans qu'il en manque un seul, s'appro-

cher bientôt de la table sainte, et que leur âme


purifiée s'ouvre comme un paradis pour rece-

voir la majesté anéantie de votre cher fils.


INDEX
INDEX

DES PRINCIPALES ERREURS


CONTRAIRES AUX DOGMES EXPOSÉS DANS CE VOLUMK

^INGT-CINQUIÈME CONFÉRENCE

(Voy. ad fînem
Nécessité de Vlncarnation.)
:

Saint Thomas traitant de la nécessité de l'incarna-


tion distingue soigneusement la nécessité absolue de
la nécessité de convenance. Absolument l'incarnation
n'était pas nécessaire à la réparation du péché. Mais à
supposer que Dieu ait voulu employer le moyen le
plus propre à opérer notre salut et le plus convenable
à la manifestation de ses perfections, l'incarnation
était nécessaire'. Pour n'avoir point fait cette distinc-
tion, plusieurs hérétiques se sont attiré cette verte ré-
plique de saint Augustin : « Ils sont insensés ceux qui
disent que Dieu, dans sa sagesse, ne pouvait pas dé-
livrer les hommes autrement qu'en prenant notre
nature, en naissant d'une femme et en souffrant tous

1. Summ. Theol. III p., quaest. 1,^, 2.


3ii INDEX.

les maux que lui ont fait endurer les pécheurs. Certes,
si, il le pouvait. Mais, s'il avait fait autrement, cela dé-
plairait encore à votre sottise '
. »

Wiclef, conséquemment à son principe que tout


arrive par nécessité et que Dieu lui-même ne peut
rien produire en lui ni hors de lui qu'il ne le produise
nécessairement, est obligé d'admettre que le Verbe
devait indispensablement se faire chair, souffrir et
mourir pour nous. Basnage a la mauvaise grâce de
prétendre, pour excuser Wiclef, que la plus saine
théologie enseigne qu'il était nécessaire que Jésus-
Christ mourût afin que nos crimes fussent expiés. La
saine théologie subordonne toujours la nécessité de
l'incarnation à cette condition que Dieu voulait libre-
ment une satisfaction parfaite.

Saint Anselme, dans son ouvrage Cur Deus homo,


en recherchant la raison de l'incarnation, nous paraît
s'être placé à un point de vue trop étroit, et avoir exa-
géré l'argument qu'il tire de la justice.
(( Le péché, dit-il, enlève à Dieu l'honneur qui lui
appartient Aussi longtemps que le pécheur ne res-
titue pas ce qu'il a enlevé, il demeure dans le péché;
et il ne suffit pas de restituer ce qui a été enlevé, il
faut rendre quelque chose de plus, pour réparer l'in-
jure causée. C'est la satisfaction que tout pécheur doit
à Dieu... Pardonner par pure miséricorde serait, en
définitive, laisser l'injustice impunie, ce qui serait un
désordre; or il ne convient pas que Dieu laisse quelque

1. Sunt stuiti qui dicunt Non poterat aliter sapientia Dei ho>
:

mines liberare nisi susciperet hominem et nasccretar de fcemina,


«t a peccatoribus omnia illa pateretur. Quibus dicimus Poterat :

omnino, sed si aliter faceret, similiter vestrc stoltitisB displieeret.


(De Agon. CMH., cap. u, 9).
INDBX. 345

chose de désordonné dans son royaume K.. Et comme


l'homme ne peut payer à Dieu la dette du péché... Il
faut qu'un Dieu, revêtu de notre nature, offre à Dieu,
au nom de l'humanité coupable, la satisfaction réclamée
par la justice souveraine, iv

Cet argument, si on
conclut à la nécessité
le presse,
absolue de l'incarnation réparatrice. Car, si l'on s'en
tient à la rigueur des termes, non-seulement Dieu ne
peut pas pardonner gratuitement sans laisser un dé-
sordre dans son œuvre; mais, ce désordre, il l'intro-
duit lui-même en sacrifiant sa justice à sa miséri-
corde. Il donc absolument que cette justice ail
faut
une D'où la nécessité absolue
satisfaction digne d'elle.
des expiations du Verbe incarné. Nous ne pensons
pas que saint Anselme ait voulu cette conclusion;
il a évidemment donné une mauvaise tournure à son

argument. Une moindre beauté dans l'œuvre de Dieu


n'est point un désordre. Or l'unique manifestation de
la miséricorde au détriment de la justice ne peut être
qu'une moindre beauté dans l'œuvre de Dieu. Mani-
fester la justice à l'égal de la miséricordre est faire
œuvre plus parfaite, mais non prévenir un désordre.

Raymond Lulle s'est placé à un point de vue qu'onl


adopté après lui plusieurs optimistes modernes. En
admettant que l'incarnation n'est pas, dans un sens
absolu, nécessaire à Dieu, car on ne saurait sans im-
piété affirmer le contraire, il soutient néanmoins que,
la création du monde étant donnée, il fallait que l'in-

i. Sic non eat aliud quam non punire, et


dimittere peccatum
quoniam peccatum cum satisfaclione non est riisi
recte ordinare
punire, si non punitur inordinatum dimitlitur... Deum vero non
ilecet aliquid in suo regno inordinatum dimittere. (Cur Deta
homo, lib. l, cap. xu.)
346 INDEX.

carnation en d'autres termes, Dieu ne pou-


la suivît;

vait pas décréter la création, sans en même temps dé-


créter l'incarnation, parce qu'il était tenu de décréter
la meilleure et la plus parfaite espèce de création,
laquelle suppose l'union d'une nature créée avec une
personne incréée.

Viva ex^trime le même sentiment dans son Traité de


^Incarnation (p. VI, disp. i, quœst. 2, art. 2). « Datur
in Deo inclinatio, seu moralis nécessitas, ad optimum,
atque adeo ad Incarnationem ponendam. Nécessitas
hsec est potius metaphorica : cum non imbibât diffi-
cullatem in oppositum; sed solum fundet, judicium
prudens de optimo ponendo, et imprudentissimum ac
inopinabile de eo non ponendo. »

Malebranche, dans son Système de la nature et de la


grâce, se place à un point de vue analogue, par suite
de son désir ardent de se débarrasser de ce qu'il ap-
pelle les volontés occasionnelles de Dieu, et il dé-
clare que la création forme, dans un certain sens, un
tout indivisible avec le Verbe incarné.
A cela les Thomistes répondent avec Billuart Dieu :

ne fait pas et n'est pas tenu de faire toujours ce qui


est mieux, plus parfait et plus convenable, autrement
il de procéder à l'infini dans la perfection
serait obligé
créée, mais il fait, et il n'est tenu de faire que, ce qui
convient le mieux à sa volonté qui est la source et la
règle de toute rectitude et de tout bien eu égard aux fins
qu'il s'est proposées avec une pleine liberté. « Deus non
semper facit aut débet facere id, quod est melius, per-
fectius et convenientius ex parte operis; alias deberel
facere mundum
perfectiorem, et perfectiorem in infi-
nitum sed quod suae voluntati, quae est fons et ré-
:

gula totius reclitudinis maoris cop«^ruit in ordine ad


INDEX. 34';

fines quos liberrime sibi constituit. > (De Incarn.,


Diss. III, art. 2, sect. 1.)
En général défions-nous rie toute idée et de toute
expression tendant à engager la liberté de Dieu. Cer-
tains auteurs, pour mieux faire accepter à la raison le
mystère de l'incarnation, cherchent dans la nature
divine et dans la nature humaine des preuves rigou-
reuses qui ne sont propres qu'à nous faire oublier la
parfaite gratuité du bienfait divin, et à nous donner
une idée fausse des rapports nécessaires du fini et de
l'infini. A les entendre, « il faut que l'action infinie

aille jusqu'au bout de sa tendance, sans quoi elle serait

imparfaite. —
Le vœu de la force divine l'appelle à
montrer en existence ce qu'elle est en représentation.
Le Verbe seul est l'organe du cemmerce vouhi entre
l'œuvre de la création et le règne divin. Ce commerce
est voulu parce qu'il faut que Dieu reconnaisse et ren-
contre dans l'ouvrage de sa puissance la réalisation,
l'équivalent de l'infini, et que l'acte par lequel il pro-
duit le monde tend à lui faire contracter en existence
l'infinité qu'il La tendance natu-
a en représentation.
relle de l'homme à l'infinité doit être comblée par son
incorporation au Christ, personne divine, d D'où il suit,
'contrairement à l'enseignement théologique, « que la
•aison soupçonne ce que la foi révèle... qu'un philo-
jophe, s'il pense avec profondeur, se trouvera conduit k
un point d'approximation où ses idées prendront telle-
ment la forme de la foi, que la connaissance de la révé-
lation, loin de troubler son entendement ou de l'inter-
rompre dans ses recherches, ne fera, pour ainsi dire,
qu'achever son travail, lui articuler son objet, et com-
pléter ce que raison avait ourdi et crayonné au fond
la

de ses faibles p*. incertaines lumières. »


(Voir le livre des Pensées snr la philosophie de la
foi, passim.)
848 INDEX.

VINGT-SIXIÈME CONFÉRENCE

(Voy. P* partie . Création de la femme.)


Voltaire n'a voulu voir dans le récit de Moïse, nous
racontant la création de la femme, qu'une simple allé-
gorie, (c C'est, dit-il, une belle et touchante leçon
de
concorde inaltérable et de l'afîection qui doit tenir
les âmes des époux inséparablement unies. Telle j>

fut aussi l'opinion du savant cardinal Cajetan. « Qui


tmpêche, dit-il, que les objets se soient présentés
de la sorte à Adam pendant son mystérieux sommeil,
comme ils se présentent à nous dans les illusions d'un
Eonge? )) —
« Rien, sans doute, répond M. Darras, ne
g'y opposerait si la parole de Moïse n'était parfaitement
claire et précise et ne déterminait l'action de Dieu,
non pas comme une apparence fantastique, mai»
comme une réalité substantielle et efficace. Nous ne
comprenons donc pas l'insistance avec laquelle l'école
allemande de nos jours reprend cette théorie, à nou-
veau, et voudrait la faire revivre. > Les paroles des
saints Pères sont positivement contraires à l'allégorie, et
les objections tirées de l'anatomie du corps humain
sont vraiment trop peu sérieuses pour qu'on les prenne
en considération. Théoriquement, il parait moins diffi-
cile de transformer la substance d'Adam en celle de
la femme, que de transformer l'argile en un corps
ivant, en une créature humaine.
(Cf. abbé Darras Histoire générale de l Eglise tome I,
:

1** époque, chap. m.)


INDEX. 349

(Voy. Ibid., Unité de l'espèce humaine.)


La question de l'unité de l'espèce humaine est, ainsi
que nous l'avons fait remarquer au commencement de
cette conférence, des plus importantes, puisque toute
l'économie des dogmes chrétiens et, on peut dire,
l'histoiredu monde en dépend. Ce n'est point l'avis
de M. Cousin. Voici avec quelle légèreté il s'exprime
sur ce sujet dans son Introduction à Ihistoire de la
philosophie (neuvième leçon) « N'y a-t-il qu'un peuple
:

une seule race, et par conséquent


primitif, c'est-à-dire
ane seule langue, une seule religion, une seule philo-
sophie, qui, sorties d'un seul centre et d'un foyer
unique, se répandent successivement sur toute la sur-
face du globe; de telle sorte que la civilisation se
fasse par voie de communication, et que l'histoire en-
tière ne soit qu'une tradition; ou bien l'histoire n'a-t-
elle d'autre fond que la nature humaine, la nature
qui nous est commune à tous, et qui partout la même,
mais partout modifiée, se développe partout avec ses
harmonies et ses différences? Telle est la première
question que rencontre sur son chemin la philosophie
de l'histoire selon moi, cette question est encore
;

plus embarrassante qu'importante. »


Nous ne donnerons pas à M. Cousin d'autre réponse
que celle du savant historien César Cantu « La ques-
:

tion de l'unité de l'espèce humaine nous paraît d'une


importance capitale, non-seulement dans l'ordre spiri-
tuel, pour fournir la preuve du péché originel et, par
suite, de la rédemption, mais encore dans l'ordre his-
torique, puisque de cette connaissance dépend le fait
de savoir si l'espèce humaine, ce mélange de tant de
misères et de tant de grandeur, est déchue d'un paradis
ou s'est élevée de la condition du singe; si nous devons
rechercher seulement le développement de la matière
dont le oerfectionnement aurait produit toute chose.
350 INDEX.

ou bien célébrer l'élévation successive de l'esprit en


croyant l'homme l'humanité destinés à se racheler
et
et à s'améliorer par le rétablissement de l'harmonie
dans la conscience; si, enfin, ceux qu'une politique
sans piété appelle nos ennemis naturels sont ou non
nos frères. De là seulement nous pourrons déduire les

règles de la justice, qui doit être le fondement de l'his-

toire. Combien
jugements d-e l'historien ne seront-
les
ils pas modifiés, Moïse, Mahomet, l'empereur Chris*
si

tophe, Iturbide, Tamerlan, sont à ses yeux des êtres


aussi étrangers que le renne ou l'éléphant. Quelle im-
pression différente produiront sur lui les institutions
de Manon et les poèmes de Kalidaça, les infortunes des
Incas ou de Montézuma jetés au bûcher par les Espa-
gnols, la triste condition des nègres dont les Anglais
font trafic, s'il voit en eux des êtres d'une autre race
que la nôtre! » {Hisloire universelle, liv. I, chap. m",

Unité de Vespèce humaine.)

(Voy. Ibid., Polygénistes.)


Les polygénisteSf ainsi que nous l'avons vu, admet-
tent la multiplicité d'espèces dans l'humanité. On peut
les diviser en plusieurs classes.
La première est celle de?, polygénistes bibliques, qui,
pour expliquer certaines difficultés du texte sacré, ont
enseigné que Dieu avait créé une race d'hommes avant
Adam , race à laquelle ils ont donné le nom depréadamite.
Photius a relevé cette erreur dans les Hypotyposes
de Clément d'Alexandrie. Mais n'est-il point tombé sur
un exemplaire altéré par les hérétiques? Rufin le
pense. Photius le soupçonnait lui-même, puisqu'î.
dit, en parlant de cette erreur et de plusieurs autres
a soit qu'elles viennent de l'auteur lui-même ou de
quelque autre qui a emprunté son nom. > Tillemont,
dans ses Mémoires (tome II, p. 191 et suiv.) dit qu il
.

INDEX. 351

y a tout lieu de croire que le livre des Hypotyposes a


été supposé sous le nom de Clément d'Alexandrie.
L'invention des préadamites est plus justement at-
tribuée à /saac Lo Peyrère, gentilhomme calviniste, qui
fit en 1655 imprimer en Hollande un livre intitulé :

Systema theologicum ex Preadamitarum hypothesi.


<i.Dans ce livre, fort curieux et remarquable pour
l'époque, dit M. de Quatrefages, La Peyi'ère s'efforce
de démontrer que l'histoire d'Adam et de ses descen-
dants n'est autre chose que l'histoire des Juifs seuls,
et non celle des hommes en général. Partant des deux
récits de la création qui se trouvent dans la Genèse et
se fondant sur les différences qu'on a de tout temps
signalées entre eux, il regarde le premier comme se
rapportant à la création des Gentils, le second à l'ori-
gine du peuple que Dieu avait choisi entre tous les
autres. Les Gentils, créés les premiers, au sixième
jour de la grande semaine, en même temps que ies
animaux, appartiendraient en quelque sorte à la créa-
tion générale. Ils auraient été formés comme tous les
autres êtres et tirés comme eux de la matière du chaos.
Ils auraient apparu en même temps sur la terre en-

tière, et aucun d'eux n'aurait jamais pénétré dans le


paradis terrestre. Adam, le premier juif tiré du limon
de la terre, ûve formée avec une côte d'Adam, n'au-
raient vu le jour qu'après le repos du septième jour.
Seuls ils auraient habité le jardin d'Éden, seuls, par
conséquent, ils se seraient rendus coupables du péché
œnire la loi en violant la défense qui leur avait été
faite. Les autres hommes, innocents à cet égard, n'en
étaient d'ailleurs pas moins coupables de péchés na-
turels. L'auteur trouve cette distinction confirmée par
un passage de saint Paul '

1. Rom., cap. v, IS, 13 et 14.


352 INDEX.

« A l'appui de son hypothèse fondamentale, La Peyrère


n'invoque pas seulement le texte même relatif aux pre-

miers jours du monde; ses arguments les plus précis


sont tirés surtout de l'histoire d'Adam et de sa famille.
Jusqu'à l'âge de cent trente ans, la Genèse ne donne à
celui qu'on est habitué à regarder comme le premier
homme pas plus de trois fils, et les paroles qu'il pro-
nonce lors de la naissance de Seth ne peuvent laisser
de doute à cet égard. Plus lard seulement il a des fils
et des filles. Or, après le meurtre d'Abel, Seth n'étani
pas encore venu au monde, la famille d'Adam ne
comptait que trois personnes. Cependant Caïn, chassé
par Dieu et condamné à errer sur la terre, témoigne
la crainte d'être tué par quiconque le trouvera. Dieu
met en conséquence un signe sur Caïn, et déclare que
celui qui le tuera sera puni au septuple. Caïn pouvait
donc rencontrer des ennemis? —
Caïn en s'éloignanl
emmène sa femme. D'où venait cette femme? Jusqu'à
cette époque, Adam n'avait eu d'autres enfants que
celui qui fuyait après son crime et celui qui en avait
été la victime... Il fallait bien qu'il y eût d'autres fa-
milles à côté de celle d'Adam. —
Enfin à peine Caïn
a-t-il eu un fils qu'il bâtit une ville. Il fallait donc
qu'il eût trouvé des compagnons pour la construire,
pour la peupler. —
De tous ces faits, l'auteur conclut
qu'il existait des hommes en dehors de la famille ada-
mique ou juive, etque ces hommes, répandus dès lors
sur toute la terre, n'étaient autre chose que les Gentils,
ces premiers vemjs de la grande création, et toujours
si nettement distingués du peuple de Dieu, des Juifs.

« La Peyrère interprète au même point de vue un


grand nombre d'expressions générales employées dans
la Bible. La terre, dont il est si souvent question, n'est
pas pour lui la surface entière de notre globe, mais
seulement la Terre-Sainte, celle que Dieu avait des-
INDEX. 353

tinée à son peuple. en précise les limites et en donne


Il

une carte peu mais assez juste pour le temps.


détaillée,
C'est à elle seule qu'il applique les récits relatifs au
délua:e biblique, déluge qu'il compare aux autres
grandes inondations partielles dont diverses nation?
ont conservé le L'histoire de Noé devient
souvenir.
ainsi le pendant de d'Adam. Ce patriarche est
celle
resté le seul représentant, non pas de l'humanité en-
tière, mais des Juifs seulement. C'est contre ces der-
niers que s'élail allumée la colère céleste. Dieu n'a

jamais eu l'intention de détruire les Gentils


« Il est bien difficile de ne pas être frappé de la
ressemblance et souvent de l'identité des doctrines de
La Peyrère avec des opinions souvent et encore tout
récemment émises; mais qu'on ne s'y trompe pas: La
Peyrère n'est nullement un libre perrseur, un esprit
fort; c'est un théologien, un croyant, qui admet comme
vrai tout ce qui est dans la Bible, et les miracles en
particulier. Seulement, il leur applique son système
comme à tout le reste. Pour lui, ces miracles ont tou-
jours été en quelque sorte personnels, et lors même
que semble le plus positivement affirmer que
le texte

les lois générales de la nature ont été bouleversées, il


admet que ces lois n'ont été suspendues que locale-
ment. Toujours il trouve dans le livre qui lui sert de
guide quelque raison à l'appui de son interprétation
En un mot, on trouve partout chez La Peyrère un mé-
lange de foi complète et de libre critique. » (M. de
Quatrefages, Histoire naturelle de lliomme. Unité de
l'espèce humaine. Revue des Deux Mondes , 15 dé-
cembre 1860.)
Le livre de La Peyrère fut réfuté par Desmarais, pro-
fesseur de théologie à ^'université de Groningue. L'au-
teur fut condamné en Flandre par l'Inquisition, mais
il appela de la sentence de ce tribunal à Rome où il
CAKÊME 1877. — 23
354

fut reçu par le pape Alexandre VII avec une si tou-


chante bouté qu'il se fil catholique, publia une rétrac-
tation de son livre et se relira à Notre-Dame-des-
Vertus, où il mourut pieusement.

La seconde classe des polygénisles est celle des


antibibliques. Elle secompose des philosophes du
animés par un parti pris que con-
xviiie siècle qui, plus
vaincuspar leurs observations superficielles, ont admis
la multiplicité d'espèces dans l'unique but de contre-
dire l'enseignement monogéniste delà sainte Écriture.

La troisième classe est celle des polygénistes prati-


ques. Elle distingue plusieurs espèces dans l'humanité
afin de justifier l'esclavage. Nous la rencontrons dans
la Grèce civilisée et dans l'ancienne Rome où l'esclave,
méprisé et cruellement maltraité, était considéré
comme d'une autre nature que le citoyen et appelé
animal à face humaine avSpoTCpoo-wuo;. De nos jours, et
en pleine lumière du christianisme, les Américains
n'ont pas craint de recourir à ce procédé des anciens
pour excuser leur honteux trafic de chair humaine et
leurs cruautés.
ftOnsait, dit M. de Quatrefages,comment l'esclavage,
après avoir été accepté par toutes les nations chré-
tiennes comme une institution régulière, a été juste-
ment proscrit par la plupart d'entre elles. On sait com-
ment l'Angleterre, poussée par des motifs très divers,
se mit à la tète de la croisade antislavisle, et com-
ment presque toutes les puissances adhérèrent succes-
sivement aux traités qu'elle proposa en vue de mettre
fin à la traite et d'émanciper la race nègre. On sait
aussi comment ses propositions à ce sujet furent tou-
jours repoussées par les États-Unis, où la question de
l'esclavage touche à d'immenses intérêts. Or en 1844
INDEX. 355

l'Angleterre, appuyée cette fois par la France, revenait


à la charge, et M. Galhoun. alors ministre des affaires
étrangères, ne savait trop que répondre aux noies que
lui adressaient les puissances négropliiles lorsqu'il en-
.endit parler des travaux de M. Gliddon sur les races
africaines. 11 manda sur le champ cet auteur, qui à
son tour l'engagea à se mettre en rapport avec M. Mor-
lon, le chef reconnu des anthropologistes américains.
Une correspondance s'engagea entre le ministre et
l'auteur des Cranta americana. Le résultat de cette
association fut une note daos laquelle M. Galhoun re-
poussait toute modificationà l'ordre de choses établi
dans l'Union américaine, en se fondant sur les diffé-
rences radicales qui séparent les groupes humains.
Cette manière d'argumenter déconcerta le ministre
anglais, qui se hâta de répondre qu'il n'entendait in-
tervenir en rien dans les institutions domestiques des
autres nations. Après avoir raconté cette anecdocte,
M. Nott se félicitehautement des ennuis que la véri-
table ethnologie, franchement introduite par M. Galhoun
dans les relations internationales, a causés à la diplo-
matie philanthropique !

« Ainsi en Amérique la question anthropologique se

complique de celle de l'esclavage, et à lire la plupart


des écrits qui noua viennent d'outre-mer, il paraît
qu'on y est avant tout antislauiste ou slaviste ; mais
aux États-Unis il faut toujours être biblique, et de là
viennent les nuances particulières qui distinguent cer-
tains ouvrages anthropologiques américains. Les anti-
slavistes sont d'ordinaire franchement monogénistes et
acceptent le dogme d'Adam tel qu'il est généralement
entendu. Telle est aussi la profession de foi d'un cer-
tain nombre de slavistes. Ceux-ci, pour justifier leur
conduite envers leurs frères noirs, recourent à l'Iiis-

loire de Noé et de ses fils. Gham, disent-ils, a été


356 i&ùEX.

maudit par son père, il a été condamné à être le ser-


viteur de ses frères; les nègres descendent de Cham
rtonc, en les réduisant à l'esclavage, on ne fait qu'obéir
au livre saint. Mais l'Amérique compte en outre des
slavistes polygéiiistes. Ceux-ci ont remis en honneur,
sous des formes diverses et en l'étayant du savoir mo-
derne, la doctrine de La Peyrère. Tout en proclamant
hautement l'inspiration divine de l'Ancien et du Nou-
veau-Testament, ils se sont efforcés de démontrer, par
des recherches linguistiques, géographiques ou histo-
riques, que les récits bibliques relatifs à l'origine et à
la fdiation des hommes s'appliquaient exclusivement

aux populations blanches. Ainsi mis à l'aise, ils ont


regardé les divers groupes comme autant d'espèces
distinctes; ils ont rapproché le plus possible le nègre
des singes, et conclu comme l'avait fait M. Calhoun. »
(M. de Quatrefages, loc. cilat.)
L'effroyable collision du nord et du sud de l'Amé-
rique a tranché la question de l'esclavage. Les poly-
génisles pratiques n'onl plus de raison, d'être.

Mais il reste les pobjgénistes scientifiques, qui font


profession de regarder toutes les traditions comme
non avenues, et de ne prononcer aucune affirmation
qui ne soit justifiée par les observations de la

science.
Laissant de côté toute question d'origine, ne tenant
aucun compte des ressemblances fondamentales qu'on
rencontre partout dans la nature humaine, ils s'ap-
pliquent à saisir les différences extérieures les plus
tranchées des races humaines, et font de ces diffé-
rences autant de signes caractéristiques des espèces
humaines se rapportant à divers centres de produc-
tion. Mais tous ne s'accordent pas dans leurs classifica-
tions.
INDEX. 357

Bory de Saint-Vincent divise le genre humain en


dont voici le tableau
]iiatorze espèces, :

t Leiotriques, aux cheveux lisses

* De l'ancien continent,

[16 espèce. — Japhétique.


A. Gens togata, —
portant toujours des habits longs, et de-
venant chauves ilu front.
a. Race Caucasienne (occidentale).
b. Race Pélasgienne (méridionale).

B. Gens braccata, —
dont toutes les variétés adoptèrent de?
vêtements courts, et deviennent chauves du sinciput.
c. Race Celtique (occidentalo).
d. Race Germanique (septentrionale).
l'o variété. — Teutonique.
2o variété. — Esclavonne.
Ile espèce. — Arabique.
a. Race Atlantique (occidentale).
b. Race Adamique (orientale).
IFle espèce. — Indienne.
IVo espèce. — Scythiqoe.
Ve espèce. — Chinoisk.
** Communes à l'ancien et au nouveau continent.

Vie espèce. — Hyperboréenne.


Vil» espèce. —
Neptunienne.
Race Malaise (orientale).
a
b. Race Océanique (occidentale).
c. Race Japonaise (intermédiaire).

nil8 espèce. —
Australasienne.

*** Propres au nouveau continent.

IXe espèce. — Colombienne.


X« espèce. — Américaine.
Xle espèce. — Patagone.

tf Ellotriques, aux chevtux crépus.

XII« espèce. — Éthiopienne.


XlII» espèce. — Cafre.
XlVe espèce. — Mlla.me.nn/ .
.

358 INDEX.

f^-j* Hommes monstrueux.


a. Crétins.
b. Albinos.

Selon DesmoUins il y a seize espèces dans l'huma-


nité.

Iro espèce. — Scythique.


a. Race- Iiiilo-Gcrmaine.
b. r«ace Finnoise.
Race Turque.
c.

n^ espèce. —
Caucasienne.
ni« espèce. — Sémitique.
a. Race Arabe.
b. Race Elrusco-Pélasgietmo.

c. Race Cellique.
IV^ espèce. — Atlantique.
Ve espèce. — Indienne.
Vie espèce. — Mongolique.
Race Indo-Chinoise.
0.
Race Mongole.
b.

c. Race Hyperborcenne.

VU» espèce. — KOURILIENNE.


— Ethiopienne.
VIII» espèce.
IX» espèce. — Ehro-Africaine. Nègres d© Moiambique, Ca-
fres, etc.
X" espèce. — Austro-Africaine.
Race Hollentote.
a.
Race Bosjenianne.
b.

XI» espèce. —
Malaise ou Océanique.
1. Caroliniens.
2. Dajaki el Déadjous de Roméo, et plusieurs Araforas

et Alfourous des Molnques.


3. Javasiens, Sumatriens, Timoriens et Malais.
A. Polynésiens.
5. Ovis de Madagascar.
XII" espèce. — Papouane.
Xin» espèce. — Nf.gro-Ooéanioue.
1 MoU ou Moiées de la Cochinchine.
2. Samangs, Dajaks, montagnes de Malacca,
etc., des
3. Peuples de la Terre de Diémen, de la Nouvelle-Calé
donie et de l'archipel du Saint-Esprit.
'\. Vifiùrobaris des montagnes de Madagascar.
INDEX. 359

XlVe espèce. — ArSTRALASlENNE.


XVe espèce. — Coi.omdif.n.xe.
XVI» espèce. — Américaine.
1. Omagnas, Guaranis,'' 'rondos, Puris, AUovrcs.Oio-
mackis, etc.
2. Botucadis et Guaiace$.
3. Mbayas, Sciarrouai
4. Araucaniens, Pouelsques, Teulettes ou Patagons
5. Pelscheres, indigènes de la Terre de Feu.

Les progrès de la science ont promptement fait vieil

lir ces classidcations. Un naluralisie contemporain,


M. Aga.ssiz, moins prodigue que ses devanciers, ne re-
connaît que huit espèces, qu'il groupe en autant de
centres principaux ou royaumes zootogiques. Ce sont
les royaumes arctique, mongol, européen, américain,
nègre, hottentot, malais, australien. Chacune de ces
divisions géographiques correspond, d'après lui, à
une espèce d'homme différente, qui a été créée à part
surle sol qu'elle occupe, ou plutôt, pour conserver à
son langage sa forme scientifiquement matérialiste
qui a élé le produit d'une force locale. Cette théorie
s'est présentée à M. Agassiz comme la conclusion, ap-
pliquée à l'homme, des faits constatés par l'histoire
naturelle à l'égard des végétaux et des ariimau.x. Il est
en effet reconnu, comme
M. de Qualrefages, que
!e dit

ces deux règnes présenteut des grands centres de créa-


lion, caractérisés par certains types, comprenant un
nombre plus ou moins considérable d'espèces et de
genres, types qui leur sont propres, ou sont à peine re-
présentés ailleurs, en sorte que les animaux et les végé-
taux ont apparu à l'origine sur des points différents,
dans des centres de création multiples; « et quiconque
reconnaîtra l'autorité de la science en pareilles ma-
tières, devra admettre que les choses se sont passées
ainsi * >. Nous n'avons pas besoin de faire remar-

1 M. de Quatrefages, Unité de l'esmce humaine.


360 INDEX.

quer que Moïse avait sur ce point devnncé ia science.,


et que, d'après la Genèse, les vcgélaux et les animau:,
ont réellement été créés par grandes masses, quand
Dieu dit « Que la terre produise les herbes, les
:

plantes verdoyantes et les arbres; que la terre produise


les êtres vivants, animaux, reptiles, bêtes de toutes
sortes ». On ne trouve ici ni pour la faune, ni pour la
flore, ni pour la zoologie, de type primitif unique qui
serait devenu la tige génératrice de chacune des es-
pèces actuellement vivantes. La multiplicité simultanée
a donc été le mode de création des végétaux et des
animaux, et M. Agassiz en a conclu, par analogie,
qu'elle avait dû être aussi la loi de création pour
l'homme. (Cf. abbé D&Tr&SfHist. générale de l'Eglise.
I" époque, chap. m*.)
Nous ferons remarquer à M. Àgassiz que l'analogie
qu'il invoque aurait besoin d'être appuyée sur des
faits plus solides que la différence des types. Ce n'est
point cette différence qui détermine la science à recon-
naître plusieurs centres de création pour le règne
végétal et animal, mais bien l'essence de la flore et de
la faune paléontologiques. Où est la faune qui nous ré-

vèle la création divisée du couple humain? En son ab-


sence l'analogie doit céder le pas à l'histoire, surtout
quand celte histoire est justifiée par la science.
Le dernier travail fait en France en faveur de la

doctrine poiygéniste date de 1864. Il a pour auleui'


Georges Pouchet, tîls du partisan quand même dei
générations spontanées. Son ouvrage est intitulé : Plu-
ralilé des raceshumaines.
M. dans soa Diclionnaire de médeci?ief main-
Littré,
tient encore la division du genre humain en sept es-
pèces, subdivisées en une multitude de races.
Le meilleur argument à opposera ces classifications,
toujours un peu fantaisistes, uni ne reposent que sur
INDEX. 361

des ac'ideats sous lesquels la nature humaine reste


partout la même, est celui donl nous nous sommes
servi à la fin de notre I" partie l'argument de la fé-
:

cundité indéfinie entre les races les plus variées du


genre humain.
Les savants modernes croient n'avoir plus besoin du
polygénisme pour combattre les vieilles théories reli-
gieuses, ils ont le transformisme. Or, le transformisme
est à la fois polygéniste et monogéniste. Polygéniste
en ce sens que l'humanité peut provenir de cinq ou
six paires de singes transformés; nionogénisles jus-
qu'à la monstruosité, puisque les principes du transfor-
misme nous remonter jusqu'aux monères informes
font
d'où procède tout le règne animal y compris l'homme.
Nous renvoyons nos lecteurs pour la réfutation de
celte doctrine au 111° volume de notre Exposition (13°
et 16^ conférences. Index de ces mêmes conférences),

(Voy. IP partie Elat piimitif du genre humain.)


:

Nous avons fait remarquer que ceux qui nous donnent


pour ancêtre le sauvage s'aveuglent, comme à plaisir,
sur cet être dégradé. Voici une belle et énergique pein-
ture de Joseph deMaistre, qui justifie notre remarque :

a On ne saurait fixer un instant ses regards sur le


sauvage sans lire l'anathème écrit, je ne dis pas seule-
ment dans son âme, mais jusque sur la forme exté-
rieure de son corps. C'est un enfant difforme, robuste
et féroce, en qui la flamme de rintelligcnce ne jette
plus qu'une lueur pâle et intermiltenle. Une main re-
doutable appesantie sur ces races dévouées efface en
elles les deux caractères dislinctifs de notre grandeur,
la prévoyance et la perfectibilité. Le sauvage coupe
l'arbre pour cueillir le fruit; il dételle le bœuf que les
missionnaires viennent de lui confier, et le fait cuire
avec le bois de la charrue. Depuis plus de trois siècles
862 INDEX.

il nous contemple sans avoir rien voulu recevoir de


nous, excepté la poudre pour tuer ses semblables, et

Teau-de-vie pour se tuer lui-même; encore n'a-l-il ja-


mais imaginé de fabriquer ces choses: il s'en repose
sur notre avarice, qui ne lui manquera jamais. Comme
les substances les plus abjectes et les plus révoltanle?
sont cependant encore susceptibles d'une certaine dé-
génération, de même les vices naturels de l'humanité
sont encore viciés dans le sauvage. 11 est voleur, il est
cruel, il mais il l'est autrement que nous.
est dissolu,
Pour être criminels, nous surmontons notre nature :

le sauvage la suit; il a l'appétit du crime, il n'en a

point les remords. Pendant que le fils tue son père


pour le soustraire aux ennuis de la vieillesse, sa femme
détruit dans son sein le fruit de ses brutales amours
pour échapper aux fatigues de l'allaitement. Il arrache
la chevelure sanglante de son ennemi vivant; il le dé-

chire, il le rôtit, et le dévore en chantant; s'il tombe


sur nos liqueurs fortes, il boit jusqu'à l'ivresse, jusqu'à
la fièvre, jusqu'à la mort, également dépourvu de la

raison qui commande à l'homme par la crainte, et de


l'instinct qui écarte l'animfll par le dégoût. Il est visi-

blement dévoué; il est frappé dans les dernières pro-


fondeurs de son essence morale; il fait trembler l'ob-
servateur qui sait voir: mais voulons-nous trembler
sur nous-mêmes et d'une manière très-salutaire? son-
geons qu'avec notre intelligence, notre morale, nos
sciences et nos arts, nous sommes précisément à
l'homme primitif ce que le sauvage est à nous. » (Soirées
de SauU-Pétersbourg, I^ entretien.)
Uécole éclectique, partant de ce principe formulé
par M. Cousin :

«Il en est du genre humain comme
de l'individu, » au lieu de mettre à la tète de l'huma-
inté l'homme parfait, muni d'une science supérieure
communiquée par Dieu lui-même, l'homme que nous
INDEX. 363

montre si clairement la Bible et qui nous apparaît con-


fusément dans toutes les traditions, nous fait partir do
l'ignorance, de la spontanéité, de l'inslincl.
(( Les époques les plus reculées, dit M. Jouffroy, sont
aussi celles où l'humanité, nous paraît la plus voisine
de l'ignorance absolue. Nous voyons cette ignorance se
dissiper un peu à mesure qu'elle s'éloigne de son ber-
ceau... Il semble suivre de là que l'ignorance absolue
a été le point de départ de l'intelligence humaine, et
que la science absolue est le terme vers lequel elle as-
pire el auquel il est de sa destinée d'aboutir. Ces deux
inductions sont vraies, sauf quelques restrictions. On
trouve dans l'intelligence humaine des notions que
Fexpérience n'a pu lui donner; et, quand on examine
la nature de ces notions, on s'aperçoit que sans elles

nous ne pourrions rien comprendre aux clioses que l'ex-


périence nous révèle. Il résulte invinciblement de
cette double observation que ces notions n'ont point
été a»;quises par l'intelligence humaine, mais lui ont
été d(mnées en même temps que les facultés par les-
quelles elle concevait... L'intelligence humaine n'est
donc pas partie de l'ignorance absolue; elle n'a pas
été poussée en face du monde avec la faculté de le con-
naître pour toute arme; elle portait aussi en elle les
notions premières indispensables pour le comprendre,
notions qui lui ont successivement apparu à mesure
que l'occasion s'est présentée. Ces notions innées com-
posent ce qu'on appelle la raison et constituent l'être
raisonnable... L'homme n'est capable d'apprendre et
de savoir que par elles. » {Nouveaux Mélanges philo-
sophiques, p. 9-10.)
Les notions innées dont parle ici M. Jouffroy ne peu-
vent pas être appelées des connaissances. L'enfant qui
vient de naître les possède sans qu'il connaisse encore
quoi que ce soit. Tout en repoussant l'ignorance ab-
364 IN'OKX-

soiue,M. Jouiïroy professe en réalité qu'elle fui le poinl


de dépari de l'iiumaiiilé.
La religion, donl nous recevons les plus haules idées
sur Dieu, notre nature et nos destinées, a précédé la
philosophie parce qu'elle lui est inférieure. Elle pro-
cède de la spontanéité, la philosophie procède de la
réflexion.
« La spontanéité... est le phénomène qui donne
naissance immédiatement à la religion, et qui, indi-
rectement et par la réflexion, qui s'appuie sur elle,
contient et engendre la philosophie'. » « La re- —
ligion et la philosophie sont donc les deux grands
faits de pensée humaine... La religion précède, vient
la
ensuite la philosophie. Gomme la réflexion a pour base
l'inluilion spontanée, de même la piiilosophie a pour
base la religion; mais, sur cette base, elle se développe
d'une manière originale*. >
Tout développement intellectuel commence par un
pur instinct, instinct moral et religieux, essentiellement
confus, caractère de l'enfance du genre humain, ainsi
que le prétend M. Saisset. a L'instinct moral et reli-
gieux, dit-il, l'instinct du divin, voilà ce qu'il y a de
primordial dans l'homme, ce qui est antérieur et supé-
rieur à toute religion et à toute philosophie, ce qui de-
vient l'aliment et le fondement de toute croyance reli-
gieuse et de toute spéculation philosophique... Si
l'homme se contentait de cet instinct confus, il reste-
rait plongé dans une éternelle enfance, il manquerait
sa destinée, il rendrait inutile le don le plus parlai!
que Dieu ait fait à Providence y a
la créature ; la
pourvu. Il est dans la nature de l'instinct
moral et
religieux de se développer avec énergie. Le premiei

1. M. Cousin, Cours d'hitt. de la philos,, IV^ leçon.


i. Ibid., Ii« leçon.
t

INDEX. 365

produit de ce développement, c'est ce qu'on appelle


une religion '. j>

Et un peu plus loin : «. L'hypothèse d'une religion


parfaite, antérieure à la civilisation, ne soutient pa?
l'examen. Quels sont les dogmes de celte religion? Un
Dieu spirituel, unique, intelligent, libre et bon, qui
aime également tous les hommes. Or, il est clair qu'a-
vant le cliristianisme les hommes ne connaissaient pas
ce Dieu. Nous ne trouvons partout que des dieux na-
tionaux et limités. Le Jéhovah du mosaïsme lui-même
est un dieu local, n
Si M. Saisset avait un peu plus ou un peu mieux lu
la Bible, il aurait reconnu que le Dieu spirituel, unique,
intelligent, libre et bon, n'est point une invention de la
philosophie, et que le Jéhovah des Juifs était adoré
comme le Dieu de tous les peuples et de toutes les
créatures.
Triste fortune des systèmes, ou plutôt juste chtâtiment
de Dieu. Cette philosophie orgueilleuse, qui croyait
s'emparer de l'avenir et donner sa marque à l'esprit
humain, est accablée aujourd'hui des mépris qu'elle
prodiguait à la religion. L'école matérialiste tourne en
dérision ses prétentions, ses idées, ses procédés, sa
méthode. Elle prétendait substituer la réflexion à la
spontanéité, aujourd'hui l'observation scientifique sup-
plante Ce n'est plus l'homme ignorant qu'il
la réflexion.

faut mettreau point de départ de l'histoire humaine.


Le sauvage lui-même est pour nous un trop noble an-
cêtre; l'humanité commence par le singe

(Voy. Ibid., Innocence et intégrité d'Adam.)


i" Pelage, partant de ce principe que la grâce n'est
point différente de la nature et de la loi, enseignait que

1. WI SainMt. Reime ¥« Deux Mondes, mars 1845.


366 INDEX.

lepremier homme a été créé dans l'état où nous nais-


sons aujourd'hui. L'élal surnaturel, l'intégrité de la
nature sont de vains mots. Adam méritait par les forces
originales de la nature, il était comme nous passible
et mortel.

2° Luther convient qu'Adam était juste, saint, heu-


reux dans le paradis; mais la justice, la sainteté, la
félicité lui étaient dues comme des appendices néces-
saires de sa nature. « Cet hérésiarque, dit Mœhler,
sembla prendre à tâche de contredire l'Écolo sur tous
les points. Contre les scolastiques qui voyaient un
attribut accidentel dans la justice primitive, il avança
que cette prérogative appartenait à la nature de
l'homme, formait une partie de son essence, esse de
nalura,de essenlia hominis; et niant égaleiiunl qu'elle
lui eût été donnée comme un don surnaturel, par la

grâce, il prétendit qu'elle était simplement l'œuvre de


ses facultés naturelles, le fruit de ses efforts. L'homme
encore pur, disait-il, possédait, dans l'heureuse con-
dition de son origine, tout ce qui pouvait le rendre
agréable à Dieu. Par une vertu qui lui était propre,
son corps se trouvait dans une harmonie parfaite avec
la raison, et tout son être dans un rapport intime avec
le ciel.Ses facultés religieuses, surtout, devaient se
développer au plus haut degré; par cela seul qu'il les
possédait dans son être, il avait la connaissance de
Dieu, l'amour de Dieu, la confiance de Dieu; si bien
qu'il pouvait de lui-même, sans aucun secours surna-
turel, se mettre en rapport avec son Créateur, accom-
plir la loi divine et pratiquer toutes les vertus '. » {Sym-
bolique, liv. I, ch. I, § 2.)

3° Calvin et les autres chefs de la Réforme profes«


INDEX. 'ibl

sèrent, touchant la justice originelle, les mêmes


erreurs que Luther.

4" Baïus ne voulait pas qu'on appelât grâce l'inté-


grité du premier homme, elle était due à la nature :

« bitegritas printœ crealionis non fuit indebita


humanœ naturœ exallalio, sed naluralis ejus condi-
tio. » Cette proposition a été condamnée par Pie V,
Grégoire XIII et Urbain VIU.

(Voy. Ibid., Paternité et Adam.)


Avant de répondre à cette question Utrum in :

slalu innocentiœ fuisset generaliu pui œïlum? saint


Thomas remarque que quelques anciens docteurs, uni-
quement préoccupés des misères actuelles de la chair
et des hontes de la concupiscence, ont pensé que dans
l'état d'innocence la génération ne devait pas se faire

par le commerce charnel de l'homme et de la femme.


Par quel prodige la toute-puissance divine aurait-elle
mis en rapport les forces active et passive de la géné-
ration? Ils ne le disent pas. Voici en quels termes saint
Thomas expose leur opinion. « Quidam antiquorum
doctorum considérantes concupiscenliae
fœditatem,
quse invenilnr in coïtu in posuerunt quod
isto statu,
in statu innocenliae non fuisset generatio per coïtum.
(Jnde Gregorius Nissen. dicit in lib. quem fecit de
homine, quod in paradiso aliter fuisset multiplicatum
genus humanum, sicut multiplicati sunt angeli absque
concubitu per operationem divinse virtutis. Et dicit,
quod Deus ante peccatum fecit masculum, et fœminam,
respiciens ad modum generationis, qui futurus erat
post peccatum, cujus Deusprescius erat. »
L'angélique docteur affirme carrément que cette opi-
nioc es*. dérai?«nnable, <r Sed hoç non 4v*.itur raîio-

nabiliter. » La raison qu'il en donne, c'est qu'elle est


,'PS INDEX.

en ronlradiction formelle avec la nature. T,es foroei


active et passive doivent concourir par leur union pliy-
sique à la génération, c'est la loi. Dans l'état d'inno-
cence cette loi eût reçu son naturel accomplissemenf
sans les désordres de la concupiscence qui n'existai!
pas. Sine ardore et illecebroso stimulo, cum tranquil-
litate animœ et corporis; ainsi que l'enseigne saint
Augustin. (Lib. XIV De civil. Dei.,c3ip. xxvi,anie rned.)

m
^INGT-SRPTIÈME CONFÉRENCE

(Voy. I" partie, Existence, péché, action des dé-


mons.)
i° Le ralionnlisme, renouvelant l'erreur des épicu-
riens et des sadducéens, nie l'existence des esprits
supérieurs. Il ne veut voir dans les bons anges que la
personnification du bien, dans les démons que la
personnification du mal. Satan est un être de pure
fantaisie, une figure symbolique dont l'imagination des
peuples s'est servie pout- peindre le mal tel qu'elle le
voyait. Le moyen âge, bercé par les légendes et affligé
par le spectacle des moines dissolus, « ne sortait jamais
en traitant du démon du grotesque et du fan-
la figure
tastique. Satan, pour les miniaturistes, resta toujours
une sorte d'arlequin burlesque, affublé d'un capucbon
et d'un masque difforme, ou bien une vision aérienne
une sorte de cauchemar miroitant dans l'espace ; con-
ception qui ne manquait pas d'une certaine originalité,
mais d'où il n'y avait rien à tirer pour le sentiment
nioraL )>

Ainsi parie M. Renan dans sés Etudes d'histiore


INDEX. 369

religieuse où il apprécie le tableau d'Ary SchefTer:


la Tentation du Christ.
Plus loin il « Les symboles ne signifient que
écrit :

ce qu'on leur ordonne de signifier. Le mal serait


banni de ce monde, qu'il faudrait permettre à l'artiste
de le conserver comme un personnage mythologique
et une excellente fiction. De tous les êtres autrefois
maudits que la tolérance de notre siècle a relevés de
leur anathème, Satan est sans contredit celui qui a le
plus gagné au progrès des lumières et de l'universelle
civilisation. Il s'est adouci peu à peu dans son long
voyage depuis la Perse jusqu'à nous; il a dépouillé
toute sa méchanceté d'Àhrimane. Le moyen âge, qui
n'entendait rien à la tolérance, le fit à plaisir laid,
méchant, torturé, et, pour comble de disgrâce, ridi-
cule. Milton comprit enfin ce pauvre calomnié, et com-
mença la métamorphose que la haute impartialité de
notre temps devait achever. Un siècle aussi fécond que
le nôtre en réhabilitations de toutes sortes ne pouvait
manquer de raisons pour excuser un révolutionnaire
malheureux, que le besoin d'action jeta dans les entre-
prises hasardées. On pourrait faire valoir, pour atténuer
sa faute, une foule de motifs contre lesquels nous
n'aurions pas le droit d'être sévère. Mais j'aime mieux
attribuer notre tolérance à une cause meilleure, et
supposer que, si nous sommes devenus indulgents pour
Satan, c'est que Satan a dépouillé une partie de sa
méchanceté, et n'est plus ce génie funeste, objet de
tant de haines et de terreurs. Le mal est évidemment
de nos jours moins fort qu'il n'était autrefois, et notre
tolérance même n'est- elle pas la meilleure preuve que
le bien a triomphé? » (Ernest Renan, Etudes d'histoire
religieuse : la Tentation du Christ.)
M. Renan en prend à son aise avec le démon et avec
la croyance religieuse des Deunles. Quand le moyen
CARÊME 1877. — 24
970 INDEX.

âge voulait peindre les vices dont il était le témoin, il


ne manquait pas de figures originales et bizarres, mais
ces figures ne doivent jamais être confondues avec
celles dont les artistes se servaient pour représenter le
génie du mal. Ils n'avaient point assurératmt l'intention
de donner un corps à celui qui est esprit, mais ils ne
se contentaient pas non plus de symboliser des actes.
Ils exprimaient une doctrine et représentaient un être
réel et vivant. Sous quels traits vaut-il mieux repré-
senter cet être? C'est affaire de goût; mais, quelle que
soit l'image, ce serait mentir à la croyance des peuples
chrétiens de n'y voir que ia pare allégorie d'un être de
raison.

2° Les manichéens enseignaient que les démons sont


mauvais par nature. C'était la conséquence de leur
théorie des deux principes du bien et du mal. Le dé-
mon, enfanté par un principe éternellement et essen-
tiellement mauvais, ne peut qu'être mauvais par na-
ture. Saint Thomas les réfute dans son Traité des anges
(Summ. Theol., I p.,qu3est. 63, a. 4). « Un être, dit-il,

en tant qu'il est et qu'il a une nature, tend naturelle-


ment au bien, parce qu'il ne peut tenir son existence
que d'un principe bon, et que tout effet représente son
principe. S'il arrive qu'à un bien particulier un mal
soit uni, cela ne peut être pour le bien universel qui
ne souffre mélange d'aucun mal. Donc, par cela
le
qu'elle est ordonnée à un bien particulier, une nature
peut tendre au mal, non en tant que mal, mais par ac-
cident, c'est-à-dire en tant que ce mal est uni à quelque
bien. Par exemple, le feu échauffe ; mais il brûle et dé-
truit aussi. Mais si une nature est ordonnée au bien
universel, elle ne peut avoir de tendance à aucun mal.
Or, il est manifeste que toute nature intellectuelle est
ordonnée au oien universel qu'elle peut atteindre parce
37]

qu'il est l'objet propre de sa volonté. Donc les dé-


mons, substances intellectuelles, ne peuvent avo;r
aucune inclinaison naturelle vers aucun mal. Donc
ils ne sont pas naturellement mauvais. (Omne quod —
est, in quantum est, et naturam habet aliquam, in

bonum aliquod naturaliter tendit, utpote ex principio


bono existens quia semper effectus convertitur in
:

suum principium. Contingit autem alicui bono parti-


culari aliquod malum esse adjunctum sicut igni :

conjungitur hoc malum, quod est, esse consumptivum


aliorum. Sed bono universali nuUum malum potest
esse adjunctum. Si ergo aliquid sit, cujus natura
quidem ordinetur in aliquod bonum parliculare, potest
naturaliter tendere in aliquod malum, non in quantum
malum, sed per accidens, in quantum est conjunctum
cuidam bono. Si vero aliquid sit, cujus natura ordinetur
in aliquod bonum secundum communem boni ratio-
nem, hoc secundum suam naturam non potest tendere
in aliquod malum. Manifestum est autem, quod quae-
libet natura intellectualis habet ordinem in bonum
universale, quod potest apprehendere, et quod est
objectum voluntatis. Unde cum daemones sinl subs-
nuUo modo possunt habere in-
tantiœ intellectuales,
clinationem naturalem in aliquod quodcumque malum.
Et ideo non possunt esse naturaliter mali.) »
démons ne sont pas naturellement mauvais,
Si les
le mal ne peut être en eux que l'effet de la volonté.
Il passerait, n'était l'obstination qui le lixe et l'éter-
nisé.

30 Vers le milieu du xiii* siècle des professeurs de


l'Université de Paris enseignèrent un certain nombre
de propositions malsonnanles qui furent censurées par
l'évêque Guillaume. Une entre autres disait que les
anges avaient péché dans le premier instant de leur
37% INDEX.

création. Saint Thomas la réfute dans sa Somme théo-


logique (I p., quaest. 63, a. 5).

i° Origène a pensé que la volonté des créatures, à


cause delà flexibilité naturelle du libre arbitre, ne pou-
vait jamais être fixée, soit dans le bien, soit dans le mal.
Il fait une exception pour l'âme du Christ en raison de

son union avec le Verbe. (Lib. I, Periarch., cap. vi).


<i Cette opinion, dit saint Thomas, renverse la vérité

de la béatitude des anges et des élus qui ne peuvent


êtreheureux que parce que leur vie est à jamais fixée
dans son terme. Elle répugne à l'autorité des Saintes-
Lettres Il faut la rejeter comme erronée, et croire
fermement la doctrine catholique, qui nous enseigne
que la volonté des bons anges est confirmée dans le
bien, la volonté des démons, obstinée dans le mal.
L'ange jouit d'une si parfaite connaissance qu'il fixe sa
volonté d'une manière immobile dès le premier acle.
« Hœc positio tollit veritatem beatitudinis a sanctis
angelis, et hominibus quia stabilitas sempiterna est
:

de ratione verae beatitudinis. Unde et vita œterna no-


minatur. Répugnât etiam auctoritati Scripturœ sacrae,
quae dsemones, et homines malos in supplicium aeter-
num mittendos, bonos autem in vitam œternam trans-
ferendos pronunciat. Unde haec positio est tamquam
erronea reputanda et tenendum est firmiter secundum
:

fidem catholicam , quod voluntas bonorum angelo-


rum confirmata est in bono, et voluntas dsemonum
obslinata est in malo Angélus apprehendit immo-
bililer per inlcUeclum : sicut et nos immobililer ap-
prehendimus prima principia, quorum est intellectus :

homo veroperralionem apprehendit niobiliter, discur-


rendo de uno ad aliud, liabons viam procedendi ad
utrumque oppositorum. Unde et voluntas hominis
adhœret alicui mobiliter, quasi potens etiam ab eo
INDEX. 373

discedere, et conlrario adhaerere : voluntas autem an-


geii adhncret fixe, et immobiliter. Et ideo si conside-
retur ante adliscsionem, potost libère adhserere, et huic
quaî non naturaliter vult.
et opposite, in his scilicet,
Sed postquam jam adhaesit, immobiliter adliaeret. r
{Summ. TheoL, Ip., quaest. 64, a. 2.)

5" Decker, minisire protestant, dans son livre du


Monde enchanté, a entrepris de prouver que les esprits
ne peuvent agir sur les corps, que tout ce qu'on dit
de leurs apparitions, opérations et possessions, est in-
venté par l'imagination en délire, ou par l'imposture
qui cherche à tromper l'ignorance. Le démon, depuis
sa chute, est renfermé dans les enfers d'où il ne peut
sortir pourloiirmenler ou tenter les hommes. La ten-
tation du paradis est donc, selon lui, une pure fable.
Becker, condamné par le consistoire d'Amsterdam et
interdit de ses fonctions, fut encore réfuté par plusieurs
protestants. Us lui firent voir qu'il torturait le sens de
l'Écriture pour l'accommoder à son système, qu'il ac-
cusait d'imposture les personnages les plus respecta-
bles, enfin que ses principes touchant l'influence des
esprits sur les corps allaient droit au matérialisme; ce
qui n'empêcha pas que Beckerne trouvàtdes imitateurs
et des défenseurs en Hollande et en Allemagne.
Les philosophes spiritualistcs de nos jours sont de
l'avis de ce prolestant. Ils rejettent comme fables tout

ce que l'Eglise enseigne de l'action des démons sur les


corps, et cependant ils admettent l'action de l'âme, qui
est esprit, sur le corps humain. Singulière contra-
diction.
(Cf. Bergier, Dict. théolog., art. Démon.)

(Voy. IP partie : Tentation et chute de V homme.)


1° Partant de ce principe, que c'était la coutume des
374 INDEX.

sages orientaux d'enseigner la vérité sous des figures,


quelques commentateurs entendent dans un sens allé-
gorique tout ce qui est dit dans l'Ecriture du paradis
et de la tentation de nos premiers parents,
€ Qui peut croire, dit Origène, que Dieu, comme
un jardinier, ait planté un jardin, qu'il y ait placé
réellement un arbre de vie, qu'on pût acquérir la con-
naissance du bien et du mal en mangeant du fruit
d'un autre arbre; que Dieu se soit promené dans ce
jardin et qu'Adam, pour fuir son regard, se soit caché.
On ne peut douter que toutes ces choses ne doivent
être prises au figuré et non à la lettre, d
D'après Pkilon, exposant la doctrine des Esséniens,
l'Éden est un jardin spirituel. Adam est l'esprit, Eve
la chair, le serpent la volupté. Par la chair le plaisir
des sens trompa l'esprit, l'homme devint criminel et

perdit son innocence et son bonheur.


J'ai rencontré des chrétiens qui se croient l'esprit
fort et que l'interprétation littérale du récit biblique
de la chute de l'homme fait sourire. Ils ont trouvé,
pensent-ils, la véritable interprétation. Point de ser-
pent, point d'arbre, point de dialogue, point de pro-
messes, point de séduction. L'objet de l'épreuve était
tout simplement la privation des rapports sexuels entre
l'homme et la femme, pendant un certain temps. La
mauvaise pensée de devancer le terme assigné pai
Dieu se glissa dans le cœur d'Eve comme un serpent;
elle séduisit son mari. La désobéissance fut consom-
mée. Voilà tout le mystère.
Il faut vraiment n'avoir pas lu l'Écriture pour iraa-

giner cette explication saugrenue. Les détails du récit
mosaïque sont tellement précis qu'il est impossible de
ne pas voir en chacun d'eux une réalité. On les retrouve
plus ou moins défigurés, mais parfaitement reconnais-
iables, dans les plus antiques traditions. Toutes ont
INDEX- 375

leur légende paradisiaque. (Voy. Dœllinger, Paganisme


etJudaïsme.)
Les Parsis nous représentent la terre exempte de
tout mal sous le règne bienheureux d'Jima, fils de
Vivanghvat. Alors il n'y avait ni variation de tempé-
rature, ni ténèbres, ni mort. Dans un paradis construit
sur l'ordre d'Ormuzd, les hommes, à l'abri de la cor-
ruption, menaient une vie délicieuse.
Chez les Indiens, c'est le mont Meroii, avec son jar-
din magnifique baigné par quatre fleuves, demeure de
Shiva et d'Indra, que fréquentent les esprits bienheu-
reux nourris de l'arbre d'immortalité.
Même tradition des Chinois, d'un jardin où jaillit la
source d'immortalité divisée en quatre fleuves. De ce
paradis est sortie la vie.
Le paradis des Egyptiens est une.île où est né Osiris,
Isis, sa sœur et sa femme.
qui l'habite avec
L'Edda des Germains nous raconte l'âge d'or pen-
dant lequel les hommes innocents vivent dans un
intime commerce avec les dieux.
Cet âge d'or se retrouve chez les Mexicains, il est
contemporain de leur premier père Quetzolcoat. Il a
été décrit par Hésiode et par les poètes latins, Ovide,
Virgile, Juvénal, Tibulle, Lucrèce. Dans cet âge point
de douleurs, point de décrépitude. La nature est en
fête et prodigue ses biens sans culture, l'homme, chéri
des dieux, domine toutes les créatures.
L'arbre de vie se retrouve comme le paradis à l'ori-
gine des vieilles théogonies. C'est le Pei-to des Chinois
qui donne à Ça Kya la suprême béatitude après qu'il
l'a contemplé pendant sept jours; le Hôma indou dont
la jeunesse est éternelle quiconque a goûté de son
;

fruit ne meurt jamais; V ambroisie d'Homère et d'Hé-


siode le népenthès de la mythologie qui avaient le
,

pouvoir de transmettre l'immortalité.


376 INDEX.

Près de l'arbre de vie, nous voyons encore l'arbre de


la sciencedu bien et du mal et le serpent.
Le serpent, c'est VAhrimane des Perses, qui, jaloux
du bonheur de Meschia et Meschiane le premier ,

homme première femme, les aborde sous la forme


et la

d'une couleuvre et leur présente un fruit trompeur; le


Typhon des Égyptiens, serpent ailé (anguipedem alatis
humeris typhona fitrentem) qui remplit de maux la
mer et la terre; le Tchi-eou, dragon superbe des Chi-
nois, premier auteur de la révolte de la terre contre le
ciel; fils de Loke des Scandinaves, serpent énorme
1-e

qui enveloppe le monde et le pénètre de son venin; le


Python des Grecs, destructeur de la vie. Dans les tra-
ditions japonaises le serpent est enroulé autour d'un
arbre. Les monuments mexicains représentent le pre-
mier homme et la première femme séparés par un
arbre; la femme Cihiia-Cohualt (femme au serpent),
tient des fruits dans sa main. Selon les Mongols, le
Schima, plante blanche et douce comme le sucre, a
séduit l'homme qui consomma son malheur en en
mangeant. Enfin, la mythologie grecque nous repré-
sente Pandore, femme vierge du grand coupable Pro-
méthée, répandant tous les maux sur la terre.

En rassemblant tous ces souvenirs traditionnels il

de construire un récit de la chute de


n'est pas difficile
l'homme, semblable à celui de l'Ecriture. Nous avons
prouvé, dans notre conférence, que tous les détails de
notre récit pris à la lettre sont parfaitement raison-
nables. Cependant Cajelan interprète dans un sens
méthaphorique la présence et l'action du serpent. Ses
ruses et ses discours ne sont que des suggestions.
Cette interprétation est contraire à l'opinion de saint
Thomas, qui enseigne que l'âme de nos premiers pa-
rents était fermée aux suggestions intérieures du dé-
mon. Quelques thé(rV)giens ont vivement blàraé l'ex-
INDEX. 377

plicalion de Cajetan. Malgré cela, cette explication n'a


pas été censurée par TÉglise.
(Cf. Hettinger, Apologie du christianisme, tome III,

cliap, VI, notes additionnelles.)


Darras, Histoire générale de l'Eglise, 1" époque,
cliap. m, Paradis terrestre. Aug. Nicolas, Etudes phi-
losophiques sur le christianisme, liv. II, chap. iv.)

2° M. Janet, dans un article intitulé Philosophie et


religion (Revue des Deux Mondes, 15 mai 1869) nous
reproche d'expliquer la chute par la concupiscence, la
concupiscence par la chute.
« Gomment le péché originel, dit-il, eût-il été pos-
sible sans tentation, sans passions, c'est-à-dire sans
vices? C'est l'orgueil, dit-on, c'est la curiosité indis-
crèle, c'est l'esprit de la révolte, c'est la complai-
sance de l'homme pour femme. Qu'est-ce que tout
la

cela, si ce n'est la concupiscence? La concupiscence,


que l'on considère comme une des conséquences du
péché, en est donc en réalité la source; c'est elle qui
l'explique au lieu d'être expliquée par lui. »
Il n'est pas nécessaire de recourir à la concupis-

cence pour expliquer la chute originelle. Berti, dans


son grand ouvrage des Disciplines théologiques, expose
celte objection que M. Janet emprunte aux pélagiens :
« Eve a désiré manger du fruit défendu, mais ce désir
est la concupiscence la concupiscence a donc précédé
:

la prévarication. > Et le savant théologien répond ;

« La mauvaise volonté qui détermina Eve à croire aux


mensonges du serpent précéda la concupiscence: la
mauvaise concupiscence qui l'entraîna à désirer le
fruit défendu fut l'effet de la mauvaise volonté. Tel est
aussi l'argument que saint Augustin oppose aux péla-
giens. —Ultima objectio eliditur respondendo praeces-
sisse in Eva inalam voîuntatem qua serpenti subdolo
378 IND.

crederet, et conseculam malam concupiscentiam, qiia


cibo inhiaret illicito. » (S. August., lib. IV, Opéra imp.,
cap. Lvi.)
(Cf. Berti, De theolog. DiscipL, lib. XII, cap. xuî-
Méric, opuscule Raison et Foi.)

VINGT-HUITIÈME CONFÉRENCE

(Voyez première et seconde partie Existence et :

nature du péché originel.)


i° Les pélagiens, dont nous avons raconté l'hisloire
et exposé les erreurs (Index des 18* 23% 24* et
26' conférences) ne reconnaissant point l'état surna-
turel et n'admettant même pas l'intégrité primitive de
la nature humaine, niaient le péché originel.
« L'homme, selon exempt de toute
leur doctrine, naît
souillure et les enfants qui meurent sans baptême ont
droit, en vertu de leur innocence, à la vie éternelle. La
concupiscence n'est point, dans l'état actuel, un signe
de notre déchéance, mais une condition normale de la
nature et un moyen d'épreuve. Les infirmités de la
vie ne sont point le châtiment du péché, mais de pures
pénalités ayant pour but d'exercer notre patience. La
mort est l'accident fatal par lequel doit se terminer, en
tout état, la vie humaine. » —
Nous avons parlé des luttes
acharnées que soutinrent les docteurs du v* siècle, et
en particulier saint Augustin, contre le pélagianisme,
ainsi que des définitions des conciles qui écrasèrent
successivement cette hérésie. Le concile de Trente a
tout résumé, enseignement des docteurs et définitions
379

des conciles, dans les canons que nous avons cités au


commencement de cette conférence.

2* Le pélagianisme fut le précurseur de cette uni-


verselle hérésie qui répudie tous les dogmes de la révé-
lation, pour exalter la nature et lui attribuer le pouvoir
de connaître toute vérité et de faire tout bien par ses
propres forces.
Le rationalisme repousse avec indignation le dogme
de la déchéance. L'homme ne naît point dégradé et
pécheur. S'il y a en lui des tendances vers le mal et
des infirmités, elles sont le résultat de la composition
de sa nature et doivent lui servir d'épreuve et d'exercice.
« Cette doctrine de l'Eglise, dit Strauss *, qui fait

retomber les suites du péché d'Adam sur toute sa pos-


térité, a quelque chose de si révoltant, pour le senti-
ment et la raison, qu'elle a été de bonne heure com-
battue. Qu'avait donc de si étrange et de si inattendu
le péché du premier homme, pour bouleverser toute
l'économie primitive du plan divin? L'homme avait
été ainsi fait qu'il pouvait pécher ou ne pas pécher.
En péchant il faisait, il est vrai, ce qu'il ne devait pas,
mais néanmoins ce qu'il pouvait faire. Pourquoi au-
rait-il perdu la liberté qu'il avait reçue de vouloir ou de

ne pas vouloir? S'il est vrai qu'en faisant usage de sa


liberté Adam ne pouvait raisonnablement pas attirer
sur lui personnellement une telle déchéance, com»
ment, à plus forte raison, pouvait-il entraîner toute sa
^ce dans l'abîme, et cela pour l'éternité ?... Que dirait
la raison de la conduite d'un prince qui, pour punir ud

rebelle, augmenterait en lui ainsi qu'en ses descen-


dants le penchant à la révolte?... Qui a jamais eu

1. Glaubenslehre , II, p. i52, cité par Ileltinger, Apologie du


chrislinnismc.
380

l'idée de faire peser sur une conscience innocente le

poids d'une culpabilité étrangère?... Ce qui reste donc


à dire, c'est que l'état de perfection primitive dont
aurait joui Adamque sa chute et sa déchéance
ainsi
ne sont que des fictions et des mythes imaginés pour
expliquer l'origine du mal dans l'humanité, et non
dans un couple primitif dont nous ignorons jusqu'à
l'existence. »
Étr-inge manière de juger une doctrine que de se
placer à un tout autre point de vue que celui qui l'en-
seigu-*. Si Adam avait été créé avec le pouvoir pur et

simple de pécher ou de ne pas pécher, sans une grâce


qui élevait sa nature à un état supérieur, il n'y aurait
pas, en effet, passage d'un état à un autre état, par
conséquent point de déchéance; mais, pour entendre
le dogme du péché originel, il faut partir de l'idée de

la justice primitive telle que nous l'avons définie- Que


cette justice soit une fiction, c'est ce qu'il faut
prouver. L'école éclectique française parle à peu près
comme le rationalisme allemand. « Qu'est-ce que la
douleur? dit M. Damiron. Est-elle, comme le pense
M. de Maistre, la conséquence et la punition du péché
originel? Oui, si l'on admet avec lui le péché origi-
nel; mais admettre le péché originel, c'est admettre
un mystère, c'est-à-dire une chose inexplicable et in-
compréhensible... Et pour en venir au péché originel,
s il est pris dans toute la rigueur du sens mystique,
il reste un objet de foi, le croit qui peut; mais ce
n'est plus un fait scientifique, et le philosophe qui
le donne pour base à son système
n'établit qu'un système
ruineux ; en est réduit à poser en principe
car enfin il

que l'enfant est coupable du crime de son père or :

c'est ce qui rationnellement ne peut lui être accordé.


{Essai sur rhislotre de la philosophie au xix* siècle,
tome I, p. 242.)
INDEX. 381

« Le dogme du péché originel n'effrayerait même pas


l'éclectisme, pourvu qu'en place d'un mysîère il y trou-
vât une connaissance de haute philosophie; la connais-
sance d'une force qui, créée non pas coupable mais
imparfaite, non pas méchante mais faible, aurait pour
iestinée non l'expiation mais l'épreuve, non le châti-
ment mais l'exercice. » {Ibid., Inlrod., p. 26, 27.)
que l'Eglise devrait changer l'idée que
C'est-à-dire
Dieu donnée de l'homme primitif pour celle que
lui a

s'en fait M. Damiron.


M. Janet, dans un article vigoureusement réfuté par
l'abbé Méric (opusc. Raison et Foi, 1869), réédite les
récriminations de Strauss. —
«Je comprends, dit-il, le
silence, l'humiliation de l'esprit et de l'âme devant des
problèmes insondables. Je comprends l'impérieux be-
soin d'espérer et de croire, acceptant l'impossible pour
ne pas dire plus; mais nous présenter cet impossible
comme la lumière, c'est nous demander plus que ne
peut accorder un esprit libre, qui n'a aucun goût mal-
sain pour la révolte, qui ne peut cependant, sans ab-
diquer, renoncer à tous les droits de la conscience et
du bon sens. » — Or, cet impossible qui révollo
M. Janet, ce sont les principaux dogmes du christia-
nisme la trinité, la prédestination, la grâce, et surtout
:

le péché originel. Ce péché ravale à ses yeux l'idée de

justice, et trouble sa conception touchant la responsa-


bilité. Ecoulons-le: — « Quant à celte justice, qui punit
les innocents pour les coupables, et qui déclare coupable
celui qui n'a pas encore agi, c'est la vendetta barbare,
ce n'est pas la justice des hommes éclairés. Elle n'cî-t
pas au-dessus de mon idée de justice, elle est au-des-
sous. Sur ce point, soyez-en sûrs, nous avons aussi une
foi, une foi aussi ferme que la vôtre. » Et ailleurs :

fi Si la responsabilité dépend de la liberté, comment
puis-je être responsable d'une action que non-seulement
382

je n'ai pas faite librement, mais que je n'ai même pas


du tout?
faite

A moins d'admettre ou la préexistence des âmes


i>

ou une sorte de panthéisme humanitaire, comment


comprendre cette expression théologique, que tous les
hommes ont péché en Adam? Si je puis être respon-
sable d'un péché qui m'est transmis par une action à
laquelle je ne puis avoir volontairement contribué, car
je n'ai pas contribué à ma naissance, pourquoi ne
serais-je pas responsable, selon les idées des matéria-
listes, des fatalités de mon cerveau et des impulsions
maladives de mon organisation? C'est de part et d'autre
remplacer la responsabilité morale par la responsabilité
physique ; c'estde part et d'autre le règne de la fatalité. »
Si M. Janet voulait étudier sérieusement l'essence du
péché originel, la loi d'hérédité et la solidarité qu'elle
implique, et qu'il accepte assurément dans l'apprécia-
tion des faits particuliers dont il est journellement le
témoin, il comprendrait peut-être comment tous les
hommes ont péché en Adam.
On voit, par les citations que nous venons de faire,
que les rationalistes, pour écarter la doctrine de l'Eglise,

lui attribuent des erreurs qu'elle n'a jamais enseignées.


A savoir Que Vhomme a perdu par le péché la liberté
:

quil avait reçue de vouloir ou de ne pas vouloir; que


Dieu pour punir le premier homme rebelle augmente
en lui, ainsi qu'en ses descendants, le penchant à la ré-
volte, qu'il fait peser sur une conscience innocente le
poids d'une culpabilité étrangère; que Vhomme est créé
coupable et méchant, qu'il est responsable de l action
d'un autre comme s'il en avait été le complice, quoiqu'il

n'y ait aucunement participé. Il suffit de se reporter


aux explications que nous avous données pour réfuter
ces assertions. Toute la question entre le rationalisme
et l'Église se concentre en un fait qu'il faut accepter
INDEX. 383

ou rejeter. L'homme a-t-il été créé dans un état d'in-


nocence et de justice surnaturelles d'où découlaient les
privilèges de l'intégrité? Si oui, nous sommes mani-
festement déchus. Si non, nous sommes d'accord avec
le rationalisme, puisque nous avons admis la possibilité

de la pare nature. Mais nous avons une histoire divine


appuyée par la tradition universelle. Cette histoire
éclaire admirablement notre état présent. Le rationa-
lisme est réduit à des suppositions en désaccord avec
l'enseignement traditionnel. Ces suppositions, au lieu
de nous apporter la lumière, rendent plus ténébreux et
plus difficile à résoudre le problème de nos misères.
Il n'est aucun esprit droit qui ne se décide pour l'his-

toire divine, s'il veut réfléchir sérieusement.

L'infernale logique de l'erreur a poussé le rationa-


lisme jusqu'à des affirmations qui révoltent le sens
moral. Selon Fourier et son école, «l'homme est doué,
par nature, d'une bonté si parfaite que toutes ses pas-
sions sont pures et saintes et ont droit à leur libre déve-
loppement La tâche des hommes publics consiste à les
harmoniser pour faire de la terre un Eden. » S'il —
n'y a pas dans cette théorie une aberration d'esprit
dont il faut avoir pitié, c'est par le mépris et le dé-
goût qu'il faut la réfuter.

Une nouvelle école, peu contente des solutions don-


nées au problème de nos misères par l'éclectisme et le
fouriérisme, a ressuscité la vieille erreur de la préexis-
tence des âmes. Platon avait professé cette erreur pour
expliquer les idées innées, Origène l'enseigna comme
lui; mais d'autres philosophes s'en servirent pour
éclairer l'origine de nos erreurs, de nos faiblesses, de
nos infirmités. Cicéron, dans son Hortcnsius, fait allu-

sion à cette singulière doctrine. * Les erreurs et les


384 INDEX.

calamités de la vie humaine, écrit-il, ont fait dire aux


anciens devins, ou interprètes chargés d'expliquer aux
initiés les mystères divins, que nous n'étions nés dans
cet état de misère que pour expier quelque grand crime
commis dans une vie supérieure; et il me paraît qu'ils
ont vu quelque chose de la vérité à cet égard. — Ex
qiiibus Immanœ vilœ erroribus et œrumnis fil , ut
inlerdum veleres illi sive vates, sivein sacris initiisque
îradendis divinœ mentis interprètes, qui nos ob aliqaa
scelera suscepta in vita superiore, pœnarum- luendarum
causa natos esse dixerunt, aliquidvidisse videantur... »
MM. Jean Reynaud {Terre et Ciel), Pierre Leroux
(De l'Humanité) et le Belge Laurent {le Christianisme)
s'en font donc accroire quand ils nous présenlent
comme une nouveauté cette friperie intellectuelle des
vieilles écoles. Ils reconnaissent hautement la dégra-
dation de l'humanité, mais ils l'expliquent par une
théorie inadmissible. « Cette théorie, en effet, dit
M. Laforet, est contraire à l'observation et à la raison,
et de plus immorale. Elle est contraire à l'oh-
elle est
servation, car n'est personne qui se souvienne
il

d'avoir existé et péché dans une vie antérieure. Elle


est contraire à la raison, car, si nous sommes punis
en cette vie pour des fautes commises ailleurs, ce doit
être évidemment pour les expier et nous en corriger;
mais comment, si nous n'en avons aucun souvenir?
Elle est immorale, car elle conduit à cette conséquence
que l'on ne doit avoir aucune pitié du malheur, parce
qu'il est une juste punition, qu'il faut adorer le succès
quand même, parce qu'il est une juste récompense. >
(Cf. Laforet, les Dogmes catholiques, tome II, liv. IX,
ch. V.)

3° La doctrine di". proteslcuuisme surle péché ori-


ginel est l'inverse de celles que nous venons d'expaser.
INDEX. 385

Non-seulement le proteslanlisme reconnaît l'existence


tiu péché d'origine, mais il en fait un désordre mons-

trueux qui proteste contre toutes les perfections di-


vines. « Voici toute la doctrine protestante, dit Moeh-
1er Le péché orijrinel a changé fondamentalement la
:

ïature humaine; principe négatif et [lositif à la fois, il


,1détruit les facultés religieuses et morales pour y subs-
tituer une essence mauvaise; il a arraché la raison
supérieure et le libre arbitre du fond de notre être
s])irituel, et fait de la concupiscence aveugle et bru-

tale une partie intégrante de nous-mêmes; à la place


de l'image de Dieu, il a profondément empreint dans
nos âmes l'image de Satan. » (Symbolique, liv. I,
chap. II, § 6.) Cela devait cire puisque la justice pri-
mitive, selon Luther, n'était pas un don surnaturel,
mais une qualité essentielle à la nature consistant dans
la faculté de connaître et d'aimer Dieu. Détruisez la

justice ainsi conçue, il ne reste plus qu'une radicale


impuissance de la raison et de la volonté pour la con-
naissance et l'amour. L'homme possède encore une
certaine liberté pour les choses de ce monde, mais il
n'est plus, selon le formulaire de la Reforme, qu'un
bloc de sel, un tronc, une pierre, une statue sans vie
qui ne peut plus faire usage de ses yeux, de sa bouche,
de ses sens, de son cœur dès qu'il s'agit des choses
spirituelles et divines concernant le salut. In spiri-
lualibus et divinis rébus, quœad animœ salulem spec-
tant, homo est instar slaluœ salis, imo similis Iruncu
et lapidi, acstatuœ vita carenti, quœ neque oculorum,

oiis aut uUorum sensuum cordisve usum habet. {De-


clar., art. i, pag. 544.) L'apologie de la confession
d'Augsbourg enseigne que l'homme est entièrement
privé du libre arbitre dans les choses spirituelles Li- :

bère arbilriu in rébus spiritualibus omnino destiluta


est humana voluntas. Donc il faut dire avec Mélan-
CARCiie 1877. — 25
386 INDEX.

chthon que les vertus des Gentils sont de vrais vices,


fruits d'un arbre maudit. « Virtutes Genlium vera
vitia et arboris maledictse fructus. > (Loc. theoL, éd.
princ. 1521, fol. 16, ad. 6.) Bref, le péché n'est plus
un accident dans l'homme déchu, il est son essence
même. An non sicut ponis justitiam non fuisse de
essentia hominis, ila sequitur peccalum, quod succes-
sif, non esse de essentia hominis? dit Luther argu-

mentant contre les catholiques. Matlhias d'illyrie va


plus loin encore. Le péché originel est pour lui une
corruption de la substance même de l'âme raisonnable.

Calvin, dans ses Instiluliuns, tergiverse. Tantôt il


entre en plein dans le sentiment de Luther, l'homme
n'est plus pour lui qu'un chien enragé \ tantôt il lui
reconnaît quelque reste de force religieuse et morale.
Mais dans- son livre III* il est évident qu'il considère la
concupiscence comme un péché.
Victorin Sirigel ayant voulu mitiger les principes de
ia Réforme et reconnaître à l'homme une certaine apti-
tude et capacité pour les choses spirituelles (modum
agendi capacilalem, aplitudinem) fut en butte aux co-
,

lères des prolestants rigides. Le Livre de la concorde


répudia sa doctrine en ces termes Repudianiur qui
:

docenl hominem ex prima sua origine adhuc aliquid


boni, quant ulnmcum que eliam ci qunm exiguum atque
tenue id sit, reliquum habere: capacilalem vidclirel et
aptitudinem et vires aliquas in rébus spiritualibus.
(Lib. declar.,I de lib. arbit., § 21.)
Par ses exagérations le protestantisme jette l'homme
entre les bras de la fatalité et fait de Dieu un tyran.

Le péché originel, essence de l'homme, est une résur-


rection du mauvais principe manichéen.
(Gf. Laforel, les Bo£imes catholiques, tomeII,liv.IX,
^h. IV.)
Le protestantisme moderne a rompu avec les exagé-
387

rations de ses pères. Avec M. Guizol il s'arrête à peu


près à l'idée orthodoxe du péché originel, avec M. Co-
qiierel tombe dans le naturalisme pur. Le péché ori-
ii

ginel n'est pluspour lui qu'une chimère, un dogme


barbare, « use erreur aussi contraire à l'Evangile qu'à
la conscience et à la raison ».
(CF. Athanas. Coquerel, Un Dogme nouveau, sermon
prêché dans le temple de l'Oratoire le 12 nov. 1854.
Paris, Joël Cherbuliez.)

4° Bains, dont nous avons raconté l'histoire et exposé


les erreurs (voir Index des 23^ et 24^ conférences), est
d'accord avec Luther sur ce principe que la justice
originelle est essentielle à l'homme; il l'appelle natu-
relle dans cette proposition Falsa est doctorum sen-
:

tentia, primum hominem potuisse a Deo creari et insti-


tut sine justitia naturali. Ce qui a fait dire au théologien
Claude Montagne que Baïus est pélagien en ce qui
concerne l'état primitif de l'homme. El de fait, pour le
protestantisme, le baianisme et le pélagiaiiisme le
point de départ est le même
c'est la nature. Mais Pe-
:

lage nie résolument


péché originel; pour lui, la na-
le

ture est restée ce qu'elle était dans le principe. Luther


et Baïus admettent la chute de l'humanité, d'où cette
inévitable conséquence que la nature est altérée dans
son essence même. Il ne faut donc pas s'étonner d'en-
tendre Baïus dire, pommelés apologistes de la confes-
sion d'Augsbourg, que le libre arbitre est incapable
d'éviter le péché Pelagianus est error dicere, quod
;

liberum arbitrium valet ad ullum peccalum vitandum;


avec MélanchthoR, que toutes les œuvres des infidèles
sont des péchés, ei les vertus des philosophes des \ices :

Omnia opéra infideliumsunt peccata, etphilosophornm


virtulessunt vitia. (poou^s rjaninatœ aPio V, Greg. XIII.
Urban. VUl.)
388 INDEX.

5° De nos jours un théologien catholique allemand,


successivement professeur aux universités de Munster
et de Bonn, Hermès, en réfutant les adversaires du

catholicisme Kant et Fichte, avança un certain nombre


de propositions qui furent vivement contestées et le
firent accuser d'hérésie. Protégé par le comte Spiegel,
archevêque de Cologne, et chaleureusement défendu
par ses disciples, il tint tête à l'orage et mourut à Bonn
en 4831 en possession de sa chaire de professeur. Ses
disciples formèrent une école appelée Hermesianisme.
Dans un ouvrage du maître, la Dogmatique chrétienne
catholique (Christ-katholische Dogmatik), qu'ils firent
imprimer à Munster en 1834, on remarque cette pro-
position « Pour moi, je place le péché originel dans
:

la sensualité désordonnée ; que si ce mot ne paraît pas


suffisant, qu'on y substitue une corruption inconnue de
la nature. » (Page 174.) Plus haut l'auteur affirme que
le péché originel consiste « dans une disproportion hé-
réditaire et désordonnée entre la raison et la sensua-
lité. (Page 163.) C'est se rattacher au protestantisme,
j>

qui place le péché originel dans la concupiscence, et


se mettre en opposition avec la doctrine du concUe
de Trente.

6° Dans notre I" partie, nous avons éliminé plu-


sieurs opinions erronées dont nous n'avons pas nommé
les auteurs.
Pigfii et Calharin ont enseigné que le péché originel
n'était autre chose que l'imputation purement exté-
rieure du péché actuel d'Adam.
Roffens,Altissiodore et Durand placent l'existence de
ce péché in reatu pœnœ.
Grégoire de Riez, Richard, Henri etquelques anciens
ont cru que la dégradation de la nature était une ma-
ladie due à la transfusion d'un virus morbide mêlé aux
INDEX. 389

fermes actifs de la génération. Cette opinion abandon-


née des écoles semble avoir été reprise par Leihiutz,
Wolf et Canzius, qui ont imaginé des animalcules
comme imprégnés du p-'-.ihé de notre premier père el
descendant d'une génération à l'autre par Du Vigier,
;

^|ni attribue la propagation du péché d'origine à une

chaîne ininterrompue de corpuscules élaborés dès le


connnencement.

(Voy. 111° partie: Transmission du péché originel.)


1° Vivement pressés par les docteurs catholiques qui
leur oppob^aient la tradition de l'Église touchant le

péché originel, les pélagiens ont eu recours au subter-


fuge que nous avons, signalé au commencement de
cette partie de notre conférence. Aux paroles de saint
Paul, qui affirme que par un seul homme le péché esf
entré dans le monde, ils répondaient c'est vrai; mais
:

ils les interprétaient à leur manière. Adam nous a


donné l'exemple, nous faisons comme lui, donc son
péché se propage réellement mais par imitation. Nous
avons répondu à cette interprétation.

2° Pour expliquer la transmission du péché originel


plusieurs auteurs catholiques ont prétendu que l'âme
d'un enfant émane de l'âme de son père et naît ex
traduce, d'où traducianisme. Pendant longtemps
le
saint Augustin pencha vers cette erreur, parce qu'elle
lui paraissait commode pour expliquer la propagation

du péché originel mais il ne s'y attacha jamais réso-


;

lument, et paraît l'avoir abandonnée dans son dernier


ouvrage contre les pélagiens. On conçoit difficilement
comment une suhstance simple émane d'une substance
simple. Aussi la croyance générale de la théologie
catliolique et de la philosophie spiritualiste est-elle que
Dieu crée l'âme humaine au moment même où elle
390 INDEX.

doit animer le corps. « Simiil creantur cum corporibus


infunduntur, dit saint Thomas. {Summ. TheoL, I p.,
qusest. 110, a. 3.)
Plus grossier et non moins inconcevable que le tra-
àncmmme, \e génératiauisjuc wUvihuù à l'acte généra-
teur ce pouvoir de produire l'âme. Saml Thomas, pour
le réfuter,oppose à la verlu active de la matière l'im-
matérialilé de l'effet produit, à la force inférieure de
la semence la transcendance du principe intellectuel.

Ilfait remarquer que l'àme intelligente subsiste en

elle-même et peut exercer sans le corps les actes vitaux


qui lui sont propres, par conséquent son existence ne
peut dépendre de l'acte matériel de la génération; enfin
il conclut que poser en principe que l'àme est produite
par l'acte générateur, c'est affirmer qu'elle n'est pas
subsistante en elle-même et que par conséquent elle
peut se corrompre avec le corps. Donc, ajoule-t-il, il est
hérétique de dire que l'àme est transmise par la se-

mence. « Impossibile est virtutem activam, quaî est in


materia, extendere suam aclionem ad producendum
immalerialem effectum. Manifestum est autem, quod
principium intellectivum in homine, est principium
transcendens materiam. Habet enim operalionem, in
qua non communicat corpus. Et ideo impossibile est,
quod virtus quse est in semine, sit productiva intellec-
tivi principii. Similiter etiam quia virtus quœ est in
semine, agit in virtute animœ secun-
generantis,
dum quod anima generantis est aclus corporis utens
ipso corpore in sua operatione. In operatione autem
intellectus non communicat corpus. Unde virtus intel-
lectivi principii prout intellectivum est, non pofest
ad semen pervenire. Et ideo Philosophas in libre de
generatione animalium dicit Relinquitur intellectus
:

solus deforis advenive. Similiter etiam anima iaiellec-


tiva, cum habi at operalionem vitse sine corpore, est
INDEX. 391

subsislens, ut supra habilum est. Et ita sibi debetur


esse et fieri. Et cum sil iinmaterialis substantia, non
potest causari per generationem, sed solum per crea-
tionem a Deo. Ponere ergo animam intellectivam a gé-
nérante causari, nihil est aliud quam ponere eam non
subsistenlem, et per consequens corrumpi eam cum
corpore. Et ideo licereticum est dicere, quod anima
intellecliva fraducalur cum semine. » {Siimm. Theol., I
p., quaist. H8, a. 2.)

Le traducianisme et le généralianisme ont reparu


de nos jours en Allemagne.
Il n'est pas besoin de recourir à ces erreurs. L'hé-

rpdité appliquée au péché originel, tel que nous l'avons


défini, nous explique suffisamment sa transmission.

TRENTIÈME CONFÉRENCE

(Voy. I" partie : Immaculée Conception.)


i' 11 va sans dire que ceux qui nient le péché ori-
ginel repoussent le dogme de l'Immaculée Conception.
Dans sa brochure intitulée Un dogme nouveau...
:

sermon prêché dans le temple de l'Oratoire le 12 nov.


185-i, le pasteur réformé Athanaso Coquerel déclare
que la doctrine de l'Immaculée Conception « est une
erreur entée sur une autre erreur î>. A ce propos
Mgr Pie, évêque de Poitiers, fait ressortir judicieuse-
ment l'opportunité de la définition de l'Eglise, qui, en
protestant solennellement contre le naturalisme, oblige
l'hérésie à éclairer les âmes de bonne foi, en leur
montrant jusqu'à quels excès le principe du libre
examen a conduit le protestantisme. « Au moment où
il réclame le plus haut une place au sein de la société
chrétienne, il confesse qu'il n'est plus chrétien. Car
s'il n'y a pas de péché originel, il n'y a pas de rédemp-
192

lion, il n'y a pas de Christ, il n'y a pas de régénéra-


tion baplismale et pas un seul des éléments du chris-
tianisme ne subsiste.
(Cf. Œuvres de Mgr l'évèque de Poitiers, tome IL
Homélie prononcée dans réglise de Noire-Dame, le
8 décembre 1854.)

2° Saint Thomas a-t-il enseigné une doctrine con-


traire à riinmaculée Conception?
« Il est certain, dit Mgr Maloii, que dans la contro-

verse relative au privilège de l'Immaculée Conception


les cliampions des deux opinions contraires ont in-
voqué l'autorilc de l'Ecole.
j Le grand docteur est hésitant. Dans son commen-

taire sur le premier livre des Sentences il admet le


privilège de la très-sainte Vierge en termes formels...
mais l'ensemble de ses doctrines conduit à la négation
du privilège, et les passages qui nient l'Immaculée
Conception sont postérieurs à ceux qui l'affirment. »
Faut-il, comme quelques-uns l'ont fait, supposer
une interpolalion? Celte sup|*usilion n'est pas sérieuse.
Le R. P. Spada, procureur général de l'ordre des
Frères Prêcheurs, combat de front l'affirmation de
Mgr Malou, et, marchant sur les traces du vén. Séra-
phin Capponi et de plusieurs savants théologiens do-
minicains, partisans du privilège de la très-sainte Vierge,
il entreprend de justifier l'angélique docteur. Tout ce

que la dialectique a de souplesse, tout ce que l'amour


filial a de zèle, il le déploie dans cette controverse.
n. Il est difficile de persuader, dit-il, que l'ange de
l'Ecole soit grossièrement tombé dans une contradic-
tion honteuse en traitant les questions théologiques. i>

Le devoir du critique est donc de mellie d'accord avec


lui-mènic un si grand génie.
Et d'abord^ rien de plus faux que l'eusemble des
INDEX. 393

principes de saint Tlioinas conduise à la négation du


priviicge de Marie.
Parlant de l'exemption du péché il pose ce princip:^

général L'accroissement de la pureté est on raison


: a
directe de l'éloignement de son contraire. AugmeiUum
purilatis est sccundiimrccessum a contrario. j)(lnl lih.

Sent., dist. 17, quajst. 2, a. 4, ad. 3.) Et il continue :

c El parce que dans la Bienheureuse Vierge il y eut


ÉPURATION DE TOUT PÉCHÉ, elle atteignit le comble
(le la pureté, au-dessous de Dieu cependant, en qui

ne se trouve pas la puissance de faillir qu'on ren-


contre en toute créature prise en elle-même. El —
quia in B. Virgine fuit dcpuralio ab umni peccato,
idco pervenil ad summum puritatis; sub Deo tamen,
in quo non est aliqua potentia deficiendi, quae est in
qualihel creatura quantum in se est. » Ailleurs il

répète le même Purilas intendilur per


principe :

recessiini a suo contrario. En voici la conclusion :

<rEl telle a été la pureté de la Bienheureuse Vierge,


qui fut exempte du péché originel et du péché actuel.
— Et talis fuit puritas B. Virginis, quœ peccato origi-
nali et actuali immunis fuit. » (I Sent., dist. 4, qusest.
l,a. 3, ad. 3.)
Or ces principes de l'angélique docteur nous les re-
trouvons dans la Somme : « La bienheureuse Vierge,

par cela qu'elle est Mère de Dieu, possède une certaine


dignité infinie qu'elle tient du bien infini, qui est Dieu ;

et à ce titre rien ne peut être créé qui soit meilleur


qu'elle, comme rien ne peut êlje qui soit meilleur que
Dieu : —
Beata Virgo, ex hoc quod est Mater Dei,habet
quamdam dignitatem infinitam ex bono infinito, quod
estDeus; et ex hac parte non potest aliquid fieri me-
lius, sicut non potest aliquid melius esse Deo. » (I P.,

quaest. 25, a 6, ad. 4.)


« Plus une chose se rapproche de son principe en
d94 INDEX.

chaque genre, plus elle participe à l'efTcl de ce prin-


cipe. D'où saint Denys dit, au quatrième chapitre de
la Hiérarchie céleste, que les anges, qui sont plus près

de Dieu, participent aux trésors de ses perfections di-


vines plus que les hommes or le Christ est le principe
;

de la grâce, selon la divinité comme auteur, et selon


l'humanité comme instrument. Ce qui fait dire à saint
Jean, chap. i La grâce et la vérité sont faites par
:

Jésus-Christ. La Bienheureuse Vierge Marie ayant été


LA PLUS PRÈS du Christ selon l'humanité, puisque
c'est d'elle qu'il a reçu sa nature humaine, plus que
les autres elle a donc dû obtenir du Christ une plus
grande plénitude de grAce. —
Quanto aliquid magis
appropinquat prinripio in quolibet génère tanto magis
participât etîectum illius principii. Unde Dionysius
dicit, 4. c, Cœl.Hier., qnod angeli, qui sunt Deo pro-
pinquiores, magis participant de bonitatibus divinis
quam homines. Christus autem est principium gratiae,
secundum divinitatem quidem secundum
auctoritative;
humanitatem vero instrumentaliter unde et Joan,
;

I diciturGratia et veritas
: per Jesum Christum facta
est. Beata autem Virgo Maria propinquissima Christo
fuit secundum humanitatem quia ex ea accepil humanam

nataram, et ideo prae cœteris majorem debuit a Christo


gratiae plenitudinem obtinere. » (III p., qusest. 27, a.
5,c.)
Identité de principes, donc identité de conclusion.
Voici notre raisonnement, dit le R. P. Spada : « Si la
Bienheureuse Vierge, <à raison de sa maternité, s'est
trouvée tellement près de l'Homme-Dieu qu'elle ait

été placée par là dans une sorte de dignité infime; si,


à raison de cette proximité, elle a dû, plus que tous
les autres, obtenir du Christ une plus grande plénitude
de grâce, il est évident que l'abondance ou l'excel-
lence de plénitude a dû s'élever à un degré comme
tsnEx. 395

infini, c'est-à-dire à la sainteté entièro, perpétuelle et


parfaite, excluant le péché, de quelque genre qu'il
soit. »

Toujours dans la troisièmo partie de sa Somme, saint


Thomas onsei!i;ne que la Bienheureuse Vierge surpasse
les anges par la plénitude de la grâce, qui est plus
grande en elle qu'en aucun ange. Bcala Virgo —
excessif angelos... in pleniludine gratiœ, qiiœ magis
(St. in B. VirgUie quam in aliquo angelo. (III p.,
quœst. 30, a. 2, ad. 1.) Or supposée la tache originelle
dans iMarie, comment peut-on expliquer sa plénitude
de grâce au-dessus des anges qui n'ont jamais eu au-
cune espèce de péché?
Ajoutons que tous les principes de saint Thomas
pour prouver que Marie a dû être exemple de péché
actuel l'honneur du fils de Dieu, rafliiiitô avec le
:

Christ, qui a pris d'elle sa chair, etc., s'appliquent à


l'exemption du péché originel.
Conclusion Il est faux que l'ensemble des doctrines
:

de l'ange de l'Ecole conduiseà la négation du privilège


de la très-sainte Vierge.
Le Pi. P. Spada coiirirme cette conclusion par une
excursion dans plusieurs ouvrages de saint Thomas.
Puis il s'efforce d'expliquer ces expressions de l'angé-
lique docteur : La Bienheureuse Vierge a été conçue
dans le péché originel... le péché ori-
elle a contracté
a été soumise au péché origiîiel. --Il suffit
ginel... elle
pour cela de reconnaître que saint Thomas a distingué
la coulpe (culpam) de la dette à la coulpe (debitum ad
culpam); de sorte que, selon lui, le péché originel ren-
ferme deux choses l'infection de la chair ou la dette,
:

et dans l'âme la coulpe. Et, bien que saint Thomas ne


reconnaisse point la vraie raison du péché dans l'in-
fection de la chair, il l'appelle pourtant quelquefois ie
péché, suivant en cela l'apôtre saint Paul. Amsi donc.
396 INDEX.

supposées dans Marie la dclte et la nécessité au péchô


originel, quoi d'étonnant que l'angclique docteur ail
dit que la Bienheureuse Vierge a été conçue dans le
péché originel... qu'elle a contracté le péché originel...
quelle a été soumise au péché originel, et d'autres
choses semblables? Puisque saint Thomas a expressé-
ment enseigné que la Bienheureuse Vierge a été
exempte du péché originel; puisqu'il a répété plusieurs
Ibis que dans Marie il n'y avait absolument aucun
péché, et quelle avait atteint le sommet de la pureté;
puisque les principes de sa doctrine universelle con-
duisent à affirmer l'exemption du péché originel, il faut
nécessairement, d'après les lois de l'herméneutique,
entendre les expressions rapportées plus haut dans le
sens de la dette au péché originel, et non dans celui de
la coulpe.
Suarez fait la même distinction : « Il faut, avant
\o\il,absolument et simplement avouer que la Bien-
heureuse Vierge a péché en Adam; secondement, la
Bienheureuse Vierge, par la force de sa conception, a
été sujette au péché originel; en d'autres termes, elle
eût dû le contracter, si la grâce divine ne l'en eût
empêchée, ce dont nous parlerons plus bas. Cette con-
clusion résulte aussi bien du fondement posé au com-
mencement, que de la conclusion précédente; et on la
prouve premièrement, par ce que nous avons dit La :

Bienheureuse Vierge a péché en Adam, dont elle est


née, comme d'une racine infectée par sa naturelle
origine. Mais c'est là toute la raison de contracter le

péché originel, qui existe par la force de la concep-


tion, à moins que la grâce de Dieu ne le prévienne. >j

« Dicendum ego censeo primo, absolute, et simplicitei


latendum esse B. Virginem in Adam peccasse... Dico
secundo Beatissima Virgo ex vi suœ conceptionis
:

fuit obnoxia peccalo oriainaii. seu debitum habuii


INDEX. 397

cù7itrahendi illud, nisi divina gratia fnisset impedita


de quo infra dicitur. Ilœc conclusio sequitiir lam ex
fundamento in principio posito quam ex praecedenli
conclusione. Ef probatur primo ex dictis quia B. Virgo
peccavit in Adamo, ex quo tanquam ex radice infecta
per seminalein ralionem est orta; sed hgec esl tola
ratio contrahemli pcccatum originale, quod est ex vi
inceptionis; nisi gratia Dei praeveniat. » (In III p.,
24, q. 27, art. 2, disput. 3, sect. 2.)
Il est bien vrai que saint Tbomas dit dans son com-
mentaire sur le troisième livre des Sentences : « La
sanctification de la Bienlieureuse Vierge n'a pu conve-
nablement avoir lieu avant l'infusion de l'âme, parce
qu'elle n'était pas encore capable de la grâce, ni même
à l'instant même
de celle infusion, afin que par cette
grâce, alors infuse, elle fût conservée et n'encourût
point la coulpe originelle; car il n'y a que le Christ
qui dans le genre humain, ce privilège unique et
ait,

singulier de n'avoir point besoin de rédemption, parce


qu'il est notre chef, et qu'il convient que tous soient
rachetés par lui. — Sanctificatio B. Virginis non poluit
esse decenter ante infusionem animaî, quia gratiae
capax nondum erat : sed nec eliam in ipso instanti
infiisionis, ut scilicet pergratiam tum infusam conser-
varetuf, ne culpam originalem incurreret. Ghrislus
enim hoc singulariter in humano generi habet, ut re-
demptione non egeat, quia caput nostrum est, sed
omnibus convenit redimi per ipsum. d (D. 3, q. 1,
art. 1, q. 2.)
Celle difficulté n'est pas telle qu'on ne puisse y ré-
pondre. Lorsque l'angélique docteur nie la sanctifica-
tion de B. V. dans l'instant même de l'infusion, il
la

doit être entendu de la purification du vice de nature,


purification qui eût exempté Marie de la dette, ce qui
en effet ne pouvait convenir au'au Christ rédempteur.
398 INDEX.

Saint Thomas dit encore dans sa Somme que Iw

sanctification de la sainle Vierge a eu lieu seulement


après son animalion : — Uude relinqniinr quodsanc-
lificalio IL Virijinis fueril posi ejus nuimaliouciii.
(III p., qusest. 27, a. 2. c.) Mais cet après doit s'en-
tendre d'une postériorité de nature, et non d'une
postériorité de temps. Marie n'a été sanctifiée que
lorsqu'il y a eu en elle un sujet de sanctification, c'est-
à-dire une personne douée d'un corps et d'une âme :

B. Virgo non fuit sanclificata, nisi postquam cuncla


ejiis perfecla sunt, scilicet corpus et anima. Mais s'il

est nécessaire que le sujet précède logiquement sa


propre sanctification, il n'est pas nécessaire qu'il la
précède dans un instant de temps. Donc \epost anima-
tionem désigne une postériorité de nature et non une
postériorité de temps.
Tels sont, en substance, les principaux arguments
du R. P. Spada.
Que conclure de cette" controverse? 1" Que le —
R. P. Spada est doué d'une merveilleuse érudition et
d'un immense talent de dialecticien et de critique.
2" Qu'il a raison contre celte affirmation excessive de
Mgr Malou que a. l'ensemble des principes de l'angé-
lique docteur conduit à la négation du privilège de
l'Immaculée Conception. » Mais on peut répondre à
l'éminent controversiste que ses distinctions et expli-
rtations s'appliquent malaisément à certains textes de
ï.aint Thomas qu'il n'aborde pas de front. Saint Tho-
mas dit enque « tous doivent être rachetés par le
effet

Christ. Or cela ne se pourrait pas s'il se trouvait une


seule âme qni n'eût jamais été infectée du péclié ori-
ginel, c'est pourquoi cela n'a été accordé ni à la Bien-
heureuse "Vierge ni à aucun autre excepté au Christ.
Omnibus convenit redirai per ipsum. Hoc autem esse
non posset, si alla anima invenirciur, puce nunquam
INDEX. 399

originaJi fiiisseî infecta et ideo nec B. Virgini née

alicui prœler Christ uni hoc concessum fuit. » (Jllsent.,


dist, 3. q. 1, a. 1, q, 2.) Le saint docteur dit encore :

« Si Vdmi' de la sainte Vierge n'avait jamais été souillée


de la conlat/ion du i)éclié originel cela dérogerait à la
dignité du Christ, en tant qu'il est Tuoiversel Sauveur
de tous les hommes. —
Si mmquam anima Virginis
fuisset coNTAGio originalis peccali inquinata, hocdero-
garct dignitali Christi, secimdum quam est univei\
salis omnium Salvator. 7> {Summ. Theol.,Ul p.,
quiEst. 27, a. 2, ad. 2.) Sans doute ces expressions
être conçu danspéché originel, être soumis au péché
le

le péché originel, sont suffisam-


originel, contracter
ment expliquées par l'idée de di'Ite; mais ces expres-
sions infcclion et souillure de l'âme ne se peuvent dire
qur de la coulpe. En outre, l'angélique docteur nous
enseigne que le fomes peccali résultant de la souillure
originelle n'a pas été éteint quant à son essence, mais
seulement lié. {Loc. cit., art. 3.) D'après l'énoncé et la
tournure de son 6^ article (q. 27) Utrnm sic sancti-
ficari fuerit proprium beatœ Virgini? il met la très-
sainle Vierge dans la même classe que les présanctifiés
Jean-Baplisle et Jérémie, tout en lui accordant une
plus grande grâce de sanctification. Ne semble-t-il pas
écarter par là le privilège de l'Immaculée Conception?
Uniquement préoccupé de l'unité de son plan de la
rédemption, il oublie sans doute, dans un enseignement
ultérieur, son premier enseignement, ou il n'en lient
pas compte. Si la pensée est la même dans la Somme
que dans le commentaire du premier livre des Sen-
tences, comment croire que ce grand ami de la clarté et
de la précision ait négligé de faire ressortir cet accord
par les distinctions faciles de dette et de coulpe, de
postéiiorilé de nature et de postériorité de temps?
Comment croire que l'enseignement d'un si grand
400 INDEX.

nombre de ses disciples n'ait été qu'une longue et


grossière méprise?
Toutefois, si saint Thomas
trompé, son erreur
s'est
est parfaitement ne nuit ni à sa sainteté
innocente et

ni à son génie. Il reste l'ange de l'Ecole et le maître


des maîtres. Mais tout génie humain est faillible; iJ
n'y a qu'un maître infaillible Dieu enseignant par la
:

bouche de son Eglise.

Monseigneur Malou écrit encore : « On peut direque


l'ordre des Frères Prêcheurs a été hostile à l'Imma-
culée Conception en corps et d'une manière constante. »
Le R. P. Rouard de Gard relève cette seconde accu-
sation dans un opuscule 'm[\[u\é -.L'Ordre des F?^ères
Prêcheurs et V Immaculée Conception. Sa victoire était
facile, elle a été complète. Les allégations gauches et
injustes de l'évêque de Bruges sont réfutées l'une après
l'autre.
1° Il n'est pas vrai que dans une éclatante dispute
Duns Scot ait écrasé les théologiens de l'Université de
Paris, irrité l'ordre de Saint-Dominique, qui adhérait
avec une profonde conviction à l'opinion contraire à
l'Immaculée Conception et provoqué de la part de cet
ordre un recours au Saint-Siège. Aucun historien sé-
rieux ne relate cette fable.
2° Il n'est pas vrai que l'ordre entier de Saint-Do-
minique ait pris fait et cause pour Jean de Monleson
qui en 1373 soutint dans ses thèses que la croyance
à l'Immaculée Conception était une hérésie. L'Univer-
sité dans ses actes parle de l'appel de J. de Monteson
au Saint-Siège, elle ignore la connivence de l'ordre
Elle Dupin est le seul historien qui l'aftirme, et il appuie
son dire sur des raisons dont la fausseté est évidente.
3° Il n'est pas vrai que saint Antonin ait nié l'im-
roaculée CoDception parce qu'il avait subi l'influença
INDEX. iOt

de l'ordre, car on pourrait dire aussi que le B. Thau-


l(>re et saint Vincent Ferrier, qui vivaient à la même

époque, ont défendu ce dogme parce qu'ils ont subi


1 influence de l'ordre.

40 II n'est pas vrai que l'ordre ait jamais accepté


l'office composé par Vincent Bandelli en l'honneur de

la sanctification de la sainte Vierge dans le sens res-


trictif, l'autorité de l'ordre ne s'étant jamais prononcée

à cet égard.
5° Il n'est pas vrai que pour donner un sens
l'ordre,
restrictif à la sanctificationde Marie, ait soutenu que
la sanctification est de sa nature le passage de l'état
de péché à la sainteté. Saint Thomas enseigne positive-
ment le contraire, et l'ordre a toujours été attaché à la
d()ctrine de saint Thomas.
6° Il n'est pas vrai les prélats de l'ordre de
que
Saint-Dominique se soient opposés dans le concile de
Trente à la définition de l'Immaculée Conception, car
vingt-cinq évêques dominicains ont demandé avec le
cardinal Pachecho que la question fût terminée par une
définition dogmatique, et ce nombre vingt-cinq est à
pou près celui des évêques de l'ordre, présents au con-
cile. En outre, on comptait parmi les théologiens de la

sainte assemblée Ambroise Calharin et Dominique


Soto, deux défenseurs du privilège de Marie.
7° Il n'est pas vrai que le décret de la congrégation

de l'Index (20 janvier 1644), qui réservait ie titre


d'Immaculée à la très-sainte Vierge et défendait de
l'attribuer à sa conception, ait été secrètement préparé
par les Dominicains qui abusèrent de leur position
pour le faire porter. La composition et les consulta-
tions de la congrégation ne permettent
de l'Index
point le triomphe d'une action clandestine de quatre
de ses membres. Or quatre membres seulement de
l'ordre d^ Saint-Dominique font partie de cette congre-
(ja:;ê:.ii: 1S77. — 2G
402 rtaax.

gation. Le commissaire du Saint-Office et son socius,


le maître général de l'ordre et le maître du Sacré
Palais.
A ces réponses, à ces principales allégations de
l'évêque de Bruges le R. P. Rouard ajoute une énumé-
que ja-
ration des fails les plus décisifs qui établissent
mais l'ordre des Frères Prêcheurs n'a été opposé à
rimmaculée Conception.
1° Absence de tout document contraire à l'Immaculée
Conception dans les actes des chapitres et les décrets
des maîtres généraux de l'ordre des Frères Prêcheurs.
2° Petit nombre des auteurs dominicains qui ont
attaqué l'Immaculée Conception. Saint Liguori en
compte 92, Strozzi les réduit à 22, le père Alva à 8.
3° Grand nombre des théologiens domi-
et autorité
nicains qui ont défendu
l'Immaculée Conception.
Saint Liguori en compte 137, le père Alva 280, Strozzi
et le P. Pacifici un plus grand nombre encore.
Parmi eux, tous les saints canonisés, excepté saint
Antonin. (Nous avons vu saint Thomas, dans son
commentaire sur le I" livre des Sentences, affirmer
d'une manière formelle le privilège de Marie.) Le —
plus grand nombre de nos bienheureux, entre autres
le B. Jourdain de Saxe, le B. Jacques de Voragine, le
V. Thaulère. Des hommes illustres et des savants :

Benoît XIII, le cardinal Hugues de Saint-Cher, Pierre


Paludanus, patriarche de Jérusalem, les évêques du
concile de Trente, Vincent de Beauvais, Ambroise
Catharin, Dominique Soto, Louis de Grenade, Jean de
saint Thomas, le vénérable Séraphin Capponi de
Porrecta, Noël Alexandre.
4° Serment imposé par les universités et souscrit
par les Frères Prêcheurs. D'après le calcul du P. Paci-
fici, religieux franciscain, depuis 4497, vingt et un
mille dominicains ont dû prêter le serment de défendre
j

INDEX. 403

rimmaculée Conception. Et qu'on dise après cela,


empruntant les paroles du P. Plazza, que
s'écrie-l-il,
le savant ordre des Frères Prêcheurs repousse le sen-
timent commun des fidèles sur l'Immaculée Concep-
tion!
5" Les nombreuses institutions, associations, œuvres
de piété en l'honneur de l'Immaculée Conception éri-
gées par les Frères Prêcheurs.
Couvents de Cabra (Andalousie), de Zacatra (Mexique)
consai'rés à l'Immaculée Conception. — Chapelle dans
l'église de Saint-Pierre martyr à Naples. —Inscrip-
tions du couvent principal des Frères Prêcheurs à
Madrid :Deiparœ Virgini sine labe conceptœ. —
Confréries en l'honneur de l'Immaculée Conception
dans les couvants de Bruxelles, de Séville, de Saint-
Pierre à Naples (1356). — Fondation dans le couvent
de Lintz d'une messe chantée tous les samedis en
l'honneur de l'Immaculée Conception (1648).
6° Témoignages positifs rendus à l'Immaculée Con-
ception par l'ordre des Frères Prêcheurs dans les actes
de ses chapitres et de ses maîtres généraux. Valladolid
(1605), Rome (1656), Bénévent (1653). Demande
adressée par Jean de Marinis, général de l'ordre, à
Alexandre Vil pour obtenir la définition du dogme.
7° Liturgie des Frères Prêcheurs. C'est une maxime

que .a loi de la prière est une règle de la foi. Legen


credeadi statuât lex supplicandi. Or la liturgie domi-
nicaim- a toujours suivi celle de l'Eglise dans le déve-
loppemtAt du dogme de l'Immaculée Conception, el
bien des fois elle a eu l'honneur de la devancer.
Le R. P. Rouard a raison, et il est en droit de ré-
pondre àraccusation injuste deMgr Malou Non, l'ordre
:

des Frères Prêcheurs n'a jamais été opposé en corps


et d'une manière constante, à la vérité de l'Immaculée
Conception.
404 INDEX.

Nous avouerons sans difficulté que les champions de


l'opinion contraire à l'Immaculée Conception, bien
qu'on les rencontre dans tous les ordres, même chez les
franciscains, ont été plus nombreux dans l'ordre des
Frères Prêcheurs à cause de l'autorité de saint Thomas ;
mais leur opinion ne doit point être imputée à l'ordre
tout entier. Leurs luttes théologiques n'ont été que des
engagements de francs tireurs, la grande armée do-
minicaine n'a jamais donné avec ensemble dans cette
question, comme le prétend l'évêque de Bruges. Pour
apaiser les discussions, les souverains pontifes Sixte IV,
Pie V, Paul V, Grégoire XV, Alexandre VII sont suc-
cessivement intervenus. L'ardeur du combat s'est peu
à peu apaisée, et la voix des opposants était presque
éteinte alors que tout le monde entier attendait la dé-
finition de Pie IX.
Termmons par cette juste plainte d'un de nos frères,
le révérendissime Père Gaude, depuis cardinal Je : «:

ne sais par quelle fatalité l'opinion que les religieux de


noire ordre et les disciples de notre école sont les ad-
versaires du sentiment de l'Immaculée Conception s'est
répandue dans le public. Et ce bruit accusateur, qui a
su faire son chemin, e.st tellement accrédité dans plu-
sieurs esprits, qu'il n'est rien de plus commun
de et
plus ordinaire que de l'entendre répéter. Pour dé- le
truire et le ruiner rien n'a réussi ni ceux de nos au-
:

teurs qui ont professé clairement leur croyance à ce


privilège, ni la foule asse^ nombreuse de nos théolo-
giens qui l'ont enseigné et dont on cite soit les paroles
soit les noms, ni les panégyriques prononcés sur c«
mystère, ni l'expression d'Immaculée Conception elle-
même introduite dans la liturgie, ni cent autres excel-
lentes raisons. >
(Cf. Malou, évèque de Bruges : L'Immaculée Concep-
tion de ta bienheureuse Vierge Marie comme dogme
INDEX. 105

de foi. —
R. P. Spaila ; Esame critico sulla dottrina
del angelico dotlore S. Tommaso d'Aguino circa il

peccato originale, relativamenle alla Bealissima Vir-


gine Maria (Rom., 1855). —
Aimnadvcrsioncs qna
proponit P. Fr. Marianus Spada in opus U, ac RR.
D. J.B. Malou. Traduit en français sous ce titre ; Sainl
Thomas et rimmaculée Conception, par le R. P. Sicard.
— RR, Rouard de Gard, L'Ordre des Frères Prêcheurs
et l'bnmaculée Conception. Lettre à Mgr Malou, évéque
de Bruges.)
amvi
TABLE ANALYTIQUE DES MATIÈRES

VINGT-CINQUIÈME GONFÉRENGS
LE PLAN DE L'INCARNATION,

Résumé des vingt-quatre précédentes conférences. Elles


contiennent un dessein complet sur lequel Dieu pourrait
arrêter notre croyance. —
Ce dessein n'est, en réalité, qu'une
portion du plan grandiose conçu par l'éternelle sagesse. —
On commence dans cette conférence l'étude de ce plan. —
Idée générale de cette année : Préparation de l'incarnation.
— Dans la présente conférence, exposition du plan de ce
grand mystère. — I. Dieu se propose trois choses dans son
œuvre : i' Pousser à l'extrême la tendance à se communiquer
qu'il tient de sa suprême bonté. — Dans l'incarnation, cette
tendance va jusqu'au bout de son naturel mouvement. Elle
fait la créature divine. Dieu ne peut pas aller plus loin. —
2» Dieu veut manifester au dehors ses infinies perfections
dans toute leur splendeur. — Dans l'incarnation sa puis-
sance comble l'abîme qui sépare l'inflni du fini. — Sa sa-
gesse fait la parfaite unité de toutes choses dans un Dieu
fait homme. — Son amour donne bien suprême en per-
le

sonne. — 3° Dieu veut donner à son ouvrage plus haut te

degré de beauté et de gloire qu'il soit capable de recevoir.


— Par l'incarnation monde le dans son fond
est divinisé et
dans ses — Hypothèse du Verbe apparaissant ao
actes.
commencement du monde. — Ce point tout plan
n'est là le

de Dieu. — L'analyse précédente ne nous rend pas tota-


II.

ietneat compte da plan divin de l'incarnation. U lui manqua


ilO TABLE ANALYTIQUE DES MATIÈRES.

une circonstance qui décide de tout; cette circonstance, c'es!

le péché. — L'incarnation doit être réparatrice. — Dans


celle incarnation : i" Dieu se montre plus grand. — nous I!

fait entendre le grand jeu de ses perfections. — Sa puis-


sance se montre plus merveilleuse. — Sa sagesse plus pro-
fonde. — Son amour plus magnifique. — Deux perfections,
qui eussent été à peine connues dans une création imma-
culée présidée par le Verbe incarné, viennent renforcer le
choeur de la puissance, de la sagesse et de l'amour : c'est

ia miséricorde et la justice. — 2" Le Verbe se montre plus


beau. 11 porte la double couronne du vainqueur et du sau-
veur. — Ce mystère est plein de bienfaits pour nous.
3" —
Conclusion Il n'y a pas d'autre plan de l'incarnation que
:

celui de l'incarnation réparatrice. Tout le reste est hypo-


thèse. — Retour au Verbe incarné de toutes les vérités ex-

posées jusqu'ici. point de départ de


11 est le celles qui se-

ront exposées dans — L'incarnation


la suite. est un bienfait
éminemment gratuit 3

VINGT-SIXlÉME CONFÉRENCE
l'humanité dans ADAM.

Pour quel péché l'incarnation? — Péché origineL — Deux


questions préliminaires avant l'étude de ce péché — L'hu- : !•

manité est-elle contenue dans Adam son premier et unique


ancêtre? 2" Quel était, dans la personne de cet ancêtre, son
état primitif? — L Récit biblique de la création de la

femme. — Conclusion de ce récit : Adam est l'unique prin-

cipe de toute son espèce comme Dieu est l'unique principe


de tout l'univers. — Los polygénistes. — Destruction do
leur argumentation tirée ; t' De la variété des types humains;
2» de la différence des langages ;
3' des difficultés du peuple-
ment de l'univers aux époques où il a dû se faire. — Argu-
TABLE ANALYTIQUE DES MATIÈRES. 4il

ment décisif contre le polygénisme tiré de la notion de


respèce supposant la fécondité continue, — Les variétés
sont des races. — Comment se sont formées les races. —
II. En quel état l'humanité était-elle en Adam? — Trois
états de création : 1» Pure nature, 2° nature iiUègro, 3° état
d'innocence, de justice originelle, de sainteté. — Doctrines
des philosophes. — Contre ces doctrines enseignement de
l'Église catholique. — L'humanité a été créée en per- la

sonne de son premier père dans l'état d'innocence, de jus»


tice originelle, de sainteté. — Description de — cet état.

Beauté du corps. — Immortalité. — Plénitude surnaturelle


dans l'âme. — Perfection de l'intelligence, de la volonté,
du domaine sur les créatures, de la génération. — Conclu-
sion à la fraternité humaine. — Comment elle est comprise
par le chrétien 57

VINGT-SEPTIEME CONFERENCB
LA GHOTE.

L'humanité a été créée parfaite. — Pourquoi ses hontes


et ses misères?— Elle est déchue dans la personne de son
premier père. — Adam a été soumis à l'épreuve, pourquoi'
— Il est tombé, comment? — C'est cette chute que l'on

étudie dans cette conférence. — Trois choses : 1» Prologue,


2» action,3° dénoùment du triste drame de la chute. —
L Le prologue est dans les cieux. Les anges leur per- — :

fection, leur épreuve — Chute de Lucifer et des mauvais


anges. — Cause de cette chute ; orgueil et envie. — Consé-
quences de cette chute : attachement au mal et vengeance.
— Un mot aux esprits forts que cette vengeance fait sou-
rire.— Action du drame. — Le mauvais
11. esprit entre en
scène. — Pourquoi sous forme du serpent? — la 11 s'adresse
à la femme, à cause de sa faiblesse et de son pouvoir. — Il
412 TABLE ANALYTIQUE DES MATIÈRES.

interroge.— Puissance de rinterrogalion. — Sur quoi porte


Sur
celte interrogation? de l'épreuve. — L'arbre de
l'objet

lascience. — Sa grandeur. — Réponse d'Eve. — Négalion


du démon. — Force de négation. — Le démon l'appuie
la

d'une promesse insensée : Vous serez comme des dieux. —


Cette promesse nous pousse encore à l'e-vtravagance. —
Orgueil de femme. — Sa chute. — Rien
la encore; n'est fait

pourquoi?— L'homme succombe, tout perdu. — Ué- est III.

noûment du drame. — Paroles de Milton. — Accomplisse-


ment terrible de cette menace emphatique : Morte morie-
ris, dans la femme et dans l'homme. — Ironie de Dieu. —
Explication de saint Augustin. — Les dernières révélations
de la mort. — Conclusion : Méditer cette terrible sentence :

Morte morieris, et à la lumière de cette divine parole ne


plus chercher le paradis que dans les hautes et pures
régions de l'éternité 115

VINGT-HUITIÈME CONFÉRENCE
LA CHUTE DANS l'HUMANITÉ.

La déchéance d'Adam n'est pas un fait personnel, toute


l'humanité est déchue en sa personne. — Doctrine du con-
cile de Trente. — Opposition du rationalisme. — Par suite
de ces oppositions, préjugés, préventions, défiances qu'il

faut dissiper en disant : 1» Ce que le péché originel n'est


pas, 2° ce qu'il est, 3" comment il se transmet. — I. 1» Le
péché originel n'est pas une corruption de la substance
même de l'âme; — 2» ce n'est pas l'imputation de l'acte
d'Adam ; —
3° ce n'est pas un acte de notre volonté (com-
ment le péché originel est volontaire); i' ce n'est pas —
une pure accumulation de peines; 5" ce n'est pas un —
virus mêlé aux éléments de la génération; — 6° ce n'est

pas la concupiscence ;
— 7' ce n'est pas l'infection radicale
TABLE ANALYTIQUE DES MATIÈRES. 413

3e toutes nos facultés. — Définition générale de saint Tho-


mas, qui doit être éclaircie dans la seconde partie. — II.

Coup d'oeil sur l'état de pure nature. — Cet état est pos-
sible. — Ce n'est point l'état primitif de l'humanité. —
Quelques mots sur l'état surnaturel de notre création. — Par
suite de ces considérations, définition du péché originel. —
C'est une privation; laquelle? — Comme privation, le péché
originel mérite les noms qu'on lui donne et produit les effets
qu'on lui attribue. — Remarque importante pour répondre
aux théologiens pessimistes. — Réponse aux apologistes
chrétiens qui croient pouvoir prouver philosophiquement
le péché originel. — Ce que vaut leur preuve. — III. Le
péché originel se transmet. — 11 s'agit d'une véritable
transmission. — Cette transmission ne scandalise que parce
qu'on la regarde beaucoup plus avec l'imagination qu'avec
la raison. — Il suffit pour l'expliquer d'appliquer à la race
humaine la loi d'hérédité. — Comment? — Rien dans cette
loi ne blesse les perfections de Dieu. — Une C'est : 1° loi

de solidarité, et comme telle, elle est conforme à la justice

divine; 2° une loi d'harmonie, et comme telle elle est con-


forme à la sagesse divine; 3° une loi d'effusion, et comme
telle elle est conforme à la bonté divine 4° une; loi de haute
moralité, et comme telle elle est conforme à la sainteté di-

vine. — Réponse à deux objections de tirées la création des


âmes etdu des
sort — Conclusion
enfants. 167

VINGT-NEUVIÈME CONFÉRENCE
LA PLÉNITUDE DES TEMPS.

Pourquoi le délai de l'incarnation? — Réponse de saint


Thomas Dieu devait attendre
: la plénitude des temps. —
Que signifie cette expression? — Deux propositions. — Dieu
devait le long délai de l'incarnation à notre liberté et à
m TABLE ANALYTIQUE DES MATIERES.

notre orgueil ; voilà pourquoi les temps sont pleins des er-
reurs, des crimes et des désirs de l'humanité. — Dieu de-
vait le long délai de l'incarnation à la majesté de son fils;

voilà pourquoi les temps sont pleins de promesses, de pro-


diges, de solennelles et bienfaisantes catastrophes. —
1. Comment l'orgueil pouvait se méprendre sur une rédemp-
tion hâtée ou la mépriser. Il lui fallait l'expérience; voilà
pourquoi Dieu permet :
1° Les erreurs. — Exposition de ces
'erreurs. — La vérité n'est cependant pas bannie du monde.
— 2"> Dieu permet les crimes. — Exposition de ces crimes
chez les Gentils. — Pré'^arications du peuple juif. — 3» La
raison n'a pas le droit d'être fière après cette expérience.
Cependant elle ne doit pas s'abandonner au désespoir; elle

peut se rattacher à l'espérance d'un libérateur. — Désirs du


peuple juif. — Désirs du genre humain. — Le but de Dieu
est atteint : il a humilié notre orgueil par une longue expé-
rience de nos misères intellectuelles et morales et fait con-
courir notre liberté, par le désir, à l'accomplissement de
son œuvre réparatrice. — IL Ce que Dieu a fait pour pré-
parer le monde physique à recevoir l'homme, roi des créa-
tures. — Il ne devait pas moins à la majesté de son fils;

d'où nécessité d'une préparation du monde moral et par


conséquent d'un retard dans l'incarnation. Comment ce —
retard est nécessaire pour offrir à notre raison une preuve
saisissante qui, sans lui faire comprendre le mystère, lui

donne l'assurance que c'est un fait accompli. — Cette preuve


est celle des promesses conservées par les prodiges et ré-
pandues par les catastrophes. — 1* Promesses par les

figures. — Plus claires par les oracles. — Exposition des


oracles. — On croirait une histoire. — 2° Aucune pièce de
la mosaïque prophétique ne doit se perdre. — Expositiou
des prodiges conservateurs. — 3° Du même pas que les
prodiges, qui conservent les oracles, marchent les catastro-
phes, qui les répandent. — Rapide tableau de la succession

des empires. — Le Deuole mêlé à tous


iuif est les peuples
TABLE ANALYTIQUE DES MATIÈRES. 415

qui se succèdent. — Pourquoi? — En opérant la diffusion

des promesses divines les catastrophes préparent leur en-


tier accomplissement. — Réponse à une objection sur le

délaide l'incarnation. — Conclusion pratique Gomment : la

lénitude des temps se fait en nous 231

TRENTIÈME CONFÉRENCE
LE PARADIS DE L'INCARNATION.

Dieu préparant le monde physique pour recevoir l'homme


y crée un paradis. —
Ainsi dans le monde moral pour re-
cevoir son Verbe incarné. —
Le paradis de l'incarnation
c'est Marie. —
Un mot sur le principe fondamental des
grandeurs de Marie. —
On n'examine dans cette conférence
que cotte proposition : Marie est le paradis de l'incarnation,
et on demande à l'éternel gardien et au parfait ouvrier qui
doit venir l'habiter : 1» Ce qu'il a fait pour préserver sa
demeure de toute souillure; 2° comment il l'a embellie de
ses dons. —
1. Loi du péché originel. Marie n'est point —
exempte de ce funeste héritage. Cependant la raison —
nous dit qu'elle doit en être préservée. 1° A cause de son —
élection et de sa préparation dans lesquelles Dieu imite
l'élection et la préparation de son fils. — 2» A cause do la
communauté d'autorité et d'amour établie entre elle et le
Père éternel. — 3° A cause de ses chastos noces avec l'Es-
prit-Saint. — 4° A cause de son fds dont l'honneur doit être
sauvé et qui doit sauver l'honneur de sa mère vis-à-vis des
hiérarchies célestes dont Marie doit être la reine. — Ces
raisons de convenance s'accordent-elles avec les faits? Oui,
— Définition de l'Église. — Sens de cette définition. —
Gomment elle a été préparée et promulguée. — Marie, pré-
servée de la souillure originelle, devait être exempte de tout
péché actuel. — Tout soupçon devait être écarté de sa par-
416 TABLE ANALYTIQUE DES MATIERES.

faite innocence. — Comment? — II. Garder et embellir


sont deux actes connexes du Verbe de Dieu préparant sa
demeure. — Toutes les beautés de Marie sont en germe
dans une première grâce d'innocence et de sainteté dont on
considère brièvement :
1" L'excellence. — Elle est plus
élevée, plus parfaite, plus intense que toutes les grâces ac-
cordées aux créatures. — 2" Son effusion sur la nature. —
Elle fait de l'âme et du corps de Marie les plus parfaites
créations qui soient jamais sorties des mains de Dieu. —
3° Son épanouissement surnaturel. — Elle produit toutes
les vertus béroiques. — Portrait tracé par saint Ambroise.
— 4" Sa précoce et persévérante action. — Elle se fait sentir

dès le matin de la vie, elle n'est point interrompue par le


repos de la nature, elle opère toujours et ajoute toujours la

perfection à la perfection. — La terre honorée d'une si

grande merveille exerce sur le ciel une attraction mysté-


rieuse, le Verbe va descendre. — Ce qui l'attire, c'est l'bu-

milité de Marie. — Attrait de l'humilité. — Combien elle

est grande en la très-sainte Vierge. — Mystère de l'annon-


ciation ; c'est la contre-partie harmonieuse du drame de la

chute, retournant contre Satan le mensonge des premiers


jours : Vous serez comme des dieux. — Invocation à la

très-sainte Vierge 289

INDEX
Index des principales erreurs contraires aux dogmes
exposés dans ce volume 343

FIN DE LA TABLE

490-24. — Imiuimerie des Orphelins d'Auteuil.


40, rue La Fontaine, Paris.
BX 1751 .n65 V.5 SMC
Nonsabre, Jacques Marie Loui
Exposition du dogme
catholique : carême 1873-189
47086050

Vous aimerez peut-être aussi