Glottopol Jan 07 Ameriques
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n° 9 – janvier 2007
Francophonies américaines
SOMMAIRE
Comptes rendus
Régine Delamotte-Legrand : Aliyah Morgenstern, 2006, Un JE en construction. Genèse de
l’auto-désignation chez le jeune enfant, Bibliothèque de Faits de Langues, Paris,
Ophrys, 176 p.
Danièle Latin : Equipe IFA- Sénégal, 2006, Les mots du patrimoine : le Sénégal. AUF/EAC,
Paris, 599 p.
Aurélie Lefebvre : Michel Beniamino, Lise Gauvin (dirs.), 2005, Vocabulaire des études
francophones. Les concepts de base, Presses Universitaires de Limoges (PULIM),
coll. Francophonies, 210 p.
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SUZANNE LAFAGE NOUS A QUITTES
Ambroise Queffelec
Université de Provence
Robert Fournier
Carleton University
Marc Picard étudie le fonds patronymique francophone et décrit la façon dont les noms de
famille que portaient les premiers immigrants français en Nouvelle-France aux XVIIe-XVIIIe
siècles se sont développés et répandus, d’abord au Québec et en Acadie, puis à travers
l’Amérique du Nord.
Pour sa part, Michel Chevrier voit dans le théâtre franco-ontarien des années 1980-1990
un moment de transition qui reflète le passage de la disparition de la culture traditionnelle
franco-ontarienne à son intégration dans un Ontario nouvellement pluraliste et hétérogène.
Jane Smith et Cynthia Fox font le point sur les analyses qu’elles ont déjà produites
jusqu’ici, notamment la situation du franco-américain à l’heure actuelle, l’implantation des
dialectes franco-canadiens et acadiens et le maintien ou la perte de leurs traits d’origine ; les
conséquences linguistiques du contact avec l’anglais et de l’emploi réduit du français ; et
enfin le franco-américain à l’intérieur du dynamisme du français nord-américain.
En finale, je propose mon interprétation mi-sarcastique mais très sérieuse d’une petite
histoire des Français d’icitte, de Jacques Cartier jusqu’à Vaudreuil, père et fils, en passant par
Donnacona et les frères Kirke !
Bibliographie
CHAUDENSON R., 1995, « Les français d’Amérique ou le français des Amériques ? Genèse
et comparaison », dans R. Fournier, H. Wittmann (dirs.), Le français des Amériques,
Revue québécoise de linguistique théorique et appliquée, vol. 12. Trois-Rivières :
Presses universitaires, pp. 3-19.
VALDMAN A., AUGER J., PISTON-HATLEN D. (dirs.). 2005, Le français en Amérique du
Nord. Etat présent, Les Presses de l’Université Laval.
ORIGINES ET EVOLUTION
Marc Picard
Université Concordia
1. Introduction
La grande majorité des noms de famille du Québec à l’heure actuelle sont d’origine
française, et on en trouve aussi un grand nombre en Acadie. Hormis les Huguenots qui se sont
établis ici et là aux Etats-Unis aux XVIIe et XVIIIe siècles, c’est à partir de ces deux grandes
régions que les noms francophones se sont répandus à travers l’Amérique. Dans la plupart des
cas, ils sont les produits des patronymes que portaient les immigrants qui se sont établis en
Nouvelle-France au début de la colonie1. Au bout de quelque 400 ans, il n’est pas étonnant de
retrouver des différences importantes tant au niveau linguistique que distributionnel entre les
noms de famille que l’on retrouve en France et ceux du Nouveau Monde (voir Annexes 1 et
2). En effet, on peut soutenir que la divergence entre les deux fait de la recherche
onomastique en Amérique du nord un domaine tout à fait indépendant qui, étonnamment, n’a
reçu que très peu de considération si on compare tout le temps et l’effort qui ont été consacrés
à l’étude généalogique de ces noms.
Du point de vue linguistique, on peut séparer en deux catégories les noms de famille de
ceux qui sont ou qui ont été des locuteurs autochtones du français canadien (FC) :
1. ceux qui sont d’origine française, c’est-à-dire qui sont arrivés en Amérique du nord
portés par des colons de France et, dans quelques cas, de Belgique (Wallonie) et de Suisse
(Suisse romande) ;
2. ceux qui ne sont pas d’origine française, bien qu’ils aient pu provenir de territoires qui
font maintenant partie de la France (Bretagne, Pays basque, Alsace-Lorraine).
Chacune de ces catégories peut à son tour se subdiviser en deux groupes :
1. (a) les noms français qui n’ont subi aucun changement orthographique ou
phonologique en FC ;
1
Pour les détails sociohistoriques et sociolinguistiques sur les débuts de la colonisation française en Amérique
du nord, voir Fournier (2001), Mougeon et Beniak (1994), et les références qui s’y trouvent. Les deux sources
généalogiques principales pour cette période sont Jetté (1983) pour le Québec et White (1999) pour l’Acadie.
7
(b) les noms français qui ont subi des changements orthographiques ou phonologiques
idiosyncratiques en FC, ou qui ont été créés de toutes pièces2.
2. (a) les noms étrangers qui n’ont subi aucun changement orthographique ou
phonologique sauf ceux d’adaptation en FC3 ;
(b) les noms étrangers qui ont subi des changements orthographiques ou
phonologiques idiosyncratiques en FC.
De plus, en termes de transparence étymologique des patronymes qui font l’objet de la
présente étude, il y a trois scénarios différents qui se présentent. Ainsi, si on exclut (2a) qui se
situe hors du domaine de l’anthroponymie canadienne-française proprement dite, on se
retrouve devant les situations suivantes pour chacune des catégories de noms qu’on aura à
traiter (1a, 1b, 2b) :
Type I
· certains noms ont une étymologie claire, évidente et sans équivoque ;
Type II
· certains noms ont une étymologie plutôt obscure ou ont plus d’une source possible, mais
il existe de fortes indications sous une forme ou une autre (linguistique, généalogique,
géographique, historique, etc.) qui supportent une origine en particulier ;
Type III
· certains noms ont une étymologie opaque qui semble irrécupérable.
2
Ceci ne comprend pas les noms qui ont été transformés, certains jusqu’à en être méconnaissables, en
conséquence de l’émigration au 19e siècle de plusieurs Canadiens-français vers le Canada anglais et surtout vers
les États-Unis, en particulier la Nouvelle-Angleterre. Pour un aperçu du sujet, voir Lapierre (1991) et Whitebook
(1994).
3
Les changements phonologiques adaptatifs sont ceux que tous les mots et noms propres étrangers, qu’ils soient
lexicalisés ou utilisés à l’occasion, subissent normalement lorsque les locuteurs autochtones les prononcent.
Ainsi, en FC, toute forme d’origine anglaise se voit accentuée sur la dernière syllabe, p. ex. Johnsón, Blackbúrn,
Shephérd, et devient régulièrement sujette à des processus phonologiques segmentaux tels que l’effacement de
/h/, p. ex. Halifax /ælifæks/ (< /hæl*fæks/), la défricativisation de /+ ,/, p. ex. Smith /sm.t/ (< /smi+/), la
dévélarisation de /ɫ/, p. ex. Hull /0l/ (< /h0ɫ), etc. Pour différents aspects de la phonologie des emprunts du FC,
voir Picard (1983, 1997), Picard et Nicol (1982a, 1982b) et Paradis et Lebel (1997).
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2.1 Les noms sans modifications qui ne se trouvent pas dans les dictionnaires
On peut illustrer le premier scénario ci-dessus à l’aide des noms Arès et Sansfaçon (Type
I), Patenaude et Côté (Type II), et Charle(s)bois et Robitaille (Type III). Arès est un
patronyme qui nous provient de Jean Arès dit Sansfaçon4, qui venait d’Agen dans le
département de Lot-et-Garonne (cf. Fournier 2001), et puisque c’est le nom d’une localité
dans le département adjacent de la Gironde (les deux se trouvant en Aquitaine), son origine ne
fait aucun doute. Quant au surnom Sansfaçon que portaient non seulement Jean Arès mais
plusieurs autres immigrants, ce n’est qu’une agglutination de l’expression sans façon, c’est-à-
dire ‘ouvert, honnête, non affecté’.
A première vue, Patenaude paraît complètement obscur mais puisque nous savons que le
porteur original du nom se dénommait Nicolas Patenaude or Patenostre et que trois de ses fils
s’appelaient Patenaude ou Patenotre, on peut facilement en déduire qu’il s’agit d’une forme
altéree de Pateno(s)tre, un surnom de fabricant de chapelets dérivé du latin Pater Noster
‘Notre Père’. En revanche, Côté semble totalement transparent mais le problème provient du
fait qu’on s’imagine mal à quoi côté aurait pu se rapporter. Comme c’est souvent le cas,
cependant, une variante orthographique peut nous servir de guide. Le premier colonisateur à
porter ce nom fut Jean Côté ou Costé, et la possibilité que cette dernière épellation soit une
altération du nom Costy s’accroît lorsqu’on considère (1) que l’origine de ce dernier est
l’ancien normand costi (correspondant à l’ancien français costil) ‘côteau’ (cf. Morlet 1997,
Pégorier 1997), et (2) que Jean Côté ou Costé était originaire de Mortagne-au-Perche en
Normandie5.
Le patronyme Charle(s)bois semble être une simple agglutination de Charles bois, c’est-à-
dire ‘le bois de Charles’. Il a tout l’air d’un nom de lieu mais on ne trouve rien de la sorte sur
le site web de l’Institut géographique national (IGN)6. Ceci n’est pas tellement surprenant,
cependant, lorsqu’on considère qu’une telle forme serait morphologiquement anormale en ce
sens que la juxtaposition d’un nom propre suivi d’un élément topographique n’est pas un
processus de formation anthroponymique en français (bien que l’ordre inverse soit assez
commun). Comme alternative, on peut envisager la possibilité qu’on a affaire à un cas
d’étymologie populaire et que Charle(s)bois est une altération de Chalbos qui est dérivé de la
forme régionale chalb ‘chauve’. Voici quelques arguments qui semblent militer en faveur
d’une telle hypothèse.
Tout d’abord, Chalbos est porté surtout dans le sud de la France et Jean Charlebois dit
Jolibois et Joly était originaire de l’Aquitaine. Deuxièmement, l’étymologie populaire est un
processus qui a affecté d’autres patronymes, p. ex. Courtemanche qui n’est pas courte manche
mais une modification du nom de lieu Courdemanche. Troisièmement, d’autres noms de
4
On trouvera des explications sur les noms dits à <francogene.com/quebec/nomsdits.php> et une longue liste de
ces sobriquets à <www.boisfrancs.qc.ca/~lucette/dit.htm>. Ainsi, le patronyme Picard que je porte est justement
un de ces noms dits du fait que je descends de Philippe Destroismaisons dit Picard qui portait bien son nom
puisque sa famille provenait du hameau Les Trois Maisons en Picardie. Un de mes ancêtres a laissé tomber le
Destroismaisons mais d’autres branches de la famille ont fait le contraire. Ils sont maintenant les seuls à porter ce
nom car il n’existe plus en France selon le répertoire de plus de 1 300 000 noms que l’on retrouve sur le site web
La France de votre nom de famille à <geopatronyme.com>.
5
On trouvera la provenance et la destination de tous les immigrants français en Amérique du nord jusqu’à 1865
sur le site web <francogene.com/migrants>. Un indice additionnel que Costé pourrait constituer une
modification singulière et isolée de Costy provient du fait que personne portant ce nom (aussi bien que son
dérivé moderne Côté) n’est signalé sur <geopatronyme.com> tandis que Costy se retrouve toujours en
Normandie.
6
On peut retrouver le nom de tous les toponymes de la France à l’aide du moteur de recherche de l’IGN à
<ign.fr/affiche_rubrique.asp?rbr_id=741&lng_id=FR>, ce qui en fait une source d’information beaucoup plus
complète que le Dictionnaire national des communes de France bien que ce dernier fournisse des
renseignements plus complets sur les localités qui s’y trouvent. Pour l’étymologie des noms de lieux français,
voir Dauzat et Rostaing (1983) et Nègre (1990).
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famille d’origine occitane ont été francisés de façon similaire. Chèvrefils, par exemple, paraît
signifier ‘le fils de Chèvre’ mais il a lui aussi une structure aberrante étant donné que la
filiation ne s’exprime jamais de cette façon en français mais plutôt au moyen des particules
de, d’, du, à, (p. ex. Depaul, D’Amour(s), Dujean, Ageorges). Tout indique qu’il s’agit là
d’une tentative de traduire Chabrefy (ou Chabrefit) qui signifie littéralement ‘figue de chèvre’
et qui désigne la figue sauvage ou caprifigue7. Or ce nom est particulièrement répandu en
Dordogne (où on retrouve le hameau Chabrefie), et c’est précisément la région d’où provenait
François Chèvrefils dit Lalime. En somme, bien qu’on ne puisse pas démontrer sans l’ombre
d’un doute que Charle(s)bois provient de Chalbos, la possibilité mérite d’être envisagée
sérieusement, surtout si on considère que Charle(s)bois ne semble pas avoir existé en France
avant l’arrivée récente d’immigrants d’outre-mer (Martinique, Canada).
Enfin, on peut citer Robitaille comme exemple d’un nom dont l’origine demeure tout à fait
obscure (cf. Tosti 2006). Ce n’est pas un nom de lieu et on ne peut lui attribuer aucune
signification en français à quelque époque que ce soit. Ce sont les frères Pierre, Jean et
Philippe Robitaille du Pas-de-Calais qui en sont la source, et le patronyme se rencontre encore
dans cette région ainsi que les variantes Robitail, Robitaillie (qu’Herbillon et Germain (1996 :
698) qualifient de « N[om de]F[amille] obscur »), Ropitail et Ropital. On serait tenté de faire
le découpage morphologique robit+aille puisque -aille est un suffixe assez commun en
français, p. ex. fer/ferraille, gris/grisaille, mais ceci donne lieu à deux problèmes
insurmontables : -aille n’est pas un suffixe anthroponymique et robit semble n’avoir aucune
signification.
7
Phonologiquement, Chabrefy se termine en /fi/ et Chèvrefils en /fis/ mais à l’époque où on aurait d’abord
orthographié ce dernier, fils se serait couramment prononcé /fi/. Comme le fait remarquer Pope, « [t]he modern
pronunciation of fils, with sounded s, appears to have only begun in Paris in the eighteenth century »
(1952: 223). Pour une analyse de l’adaptation des noms d’origine dialectale en français, voir Dauzat (1977 : 284-
292).
8
Tremblay et Gagnon représentent presque deux pour cent de tous les noms de famille québécois (cf. Duchesne
2001), et la façon dont chacun est parvenu à cette position est un fait qui ne manque pas d’intérêt. Pierre
Tremblay est le seul immigrant à avoir porté ce nom mais ses quatre fils qui se sont mariés ont eu entre sept et
neuf fils chacun, ce qui les a évidemment avantagés dès le départ. Par contraste, il a fallu quatre Gagnon – trois
frères et un cousin – pour faire proliférer ce patronyme dans le Nouveau Monde.
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de l’IGN de trouver toutes les localités du nom de Le Tremblay, on découvre qu’il n’y en a
pas moins de dix dans le seul département de l’Orne. Parmi ceux-ci, cinq sont dans
l’arrondissement de Mortagne-au-Perche où se situe Randonnai, à savoir ceux des communes
de Colonard-Corubert, de Condé-sur-Huisne, de Courgeon, d’Irai et de Sainte-Céronne-lès-
Mortagne9. Des recherches plus poussées pourraient nous révéler laquelle est la plus proche
de Randonnai, quoique ceci ne garantirait pas que ce soit forcément le lieu de provenance des
ancêtres de Pierre Tremblay.
Selon Morlet (1997), Ga(i)gnon aurait deux sources possibles. Dans la région du Massif
central, il pourrait représenter l’ancien occitan ganhon ‘jeune porc’. Toutefois, puisque les
Gagnon qui ont émigré en Nouvelle-France provenaient de la Basse-Normandie10, une telle
origine s’avère peu probable. L’autre étymologie qu’elle propose est l’ancien français
gaignon ‘mâtin, dogue’, un surnom conféré à un homme méchant, hargneux. On a tout lieu de
se méfier d’une telle étymologie, cependant.
Tout d’abord, ceci isole étrangement Gagnon de Gagne, qui provient de l’ancien français
gaaigne ‘terre labourable’, ainsi que de ses nombreux dérivés dont la plupart signifient
‘laboureur’. Morlet (1997 : 438) cite Gagnant, Gagné, Gagnaire, Ga(i)gneux, Gagneur,
Gagneor, Ga(i)gnoux, Gagnadour, Gagnedour, Ga(i)gn(i)er, Gagneron, Gagneret,
Ga(i)gnerot, Gagnereau, Gagneraud, Gagnot, Ga(i)gnet, Gagneau, Gaigneaud, Gagnault,
Gagn(i)ère, Gagnerie, et il en existe sûrement d’autres. Or étant donné que -on est un suffixe
très productif, p. ex. Berger/ Bergeron, Vache/Vachon, Pierre/Perron, Georges/Georgeon,
Taille/Taillon, etc., l’absence de Gagnon dans la famille de noms ci-dessus paraît suspecte.
De plus, tel que noté plus haut, les premiers Gagnon étaient originaires de la Basse-
Normandie, la même région d’où venaient les Gagné11, ce qui semble indiquer que les deux
patronymes étaient à l’origine des surnoms de laboureurs.
9
Les districts administratifs de la France sont en ordre ascendant la commune, l’arrondissement, le canton, le
département et la région. Pour exemple, mon ancêtre Philippe Destroismaisons dit Picard (voir la note 3) était
originaire de la commune de Bazinghen dans l’arrondissement de Boulogne-sur-Mer, le canton de Marquise, le
département du Pas-de-Calais et la région (ou anciennement, la province) de la Picardie.
10
Plus spécifiquement, les frères Mathurin, Jean et Pierre Gagnon, qui ont émigré vers le Canada avec leur mère
un peu avant 1640, et leur cousin cadet Robert, qui s’y est rendu séparément quelques années plus tard,
provenaient de La Ventrouse dans l’Orne.
11
Louis Gagné et son frère Pierre étaient originaires d’Igé dans l’Orne. Gagné est le dixième nom le plus
commun au Québec (voir l’Appendice 1).
12
Ceci comprend les cas où deux versions différentes d’un nom, à savoir la forme originale (ou quelque chose de
très semblable) et une forme dérivée, ont été consignées dès l’arrivée d’un colon. Par exemple, les patronymes
modernes Demers, Hurtubise, Galarneau et Coutu sont accompagnés des variantes respectives Dumets,
Heurtebise, Galerneau et Cottu au tout début.
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l’origine13. On doit aussi se mettre à la recherche d’autres indices, tels des formes
potentiellement connexes et donc apparentées dont on connaît l’étymologie ou des toponymes
qui se situent dans les régions d’origine des immigrants.
13
Jetté (1983) est une source des plus fiables à cet égard mais le problème est qu’il ne tient compte des arrivées
que jusqu’en 1730. Pour les arrivées ultérieures, on peut consulter le site web du PRDH (Programme de
recherche en démographie historique) à <genealogie.umontreal.ca> qui se rend jusqu’à 1765 mais les données
anthroponymiques qui s’y trouvent sont truffées d’erreurs et doivent toujours être collationnées avec d’autres
sources autant que possible. Parmi celles-ci, on peut citer Fournier (1995, 2001) ainsi que quelques sites webs
tels le Fichier origine à <fichierorigine.com/liste.htm>, Les Grandes familles à <grandesfamilles.
org/alpha.html>, Nos ancêtres à <genealogie.org/ancetres>, Nos ancêtres d’hier à aujourd’hui à <geninfo.
org/fr/index.php> et Généalogie des Français d’Amérique du nord à <francogene.com/genealogie-
quebec/999/index.php>.
14
En fait, Antoine Emery dit Coderre était originaire de Sarrazac en Dordogne et comme il y a un Le Coderc
dans cette commune, il semble à peu près sûr que c’est de celui-là que provient le patronyme. Il n’est pas
surprenant de trouver autant de hameaux qui portent ce nom dans cette région de la France vu que coderc
signifie ‘pâturage communal’ en occitan (cf. Pégorier 1997). On peut le comparer au français pré que l’on
retrouve littéralement dans des milliers de noms de lieux.
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transparente ou facile à expliquer du fait que leur forme originale se retrouve habituellement
dans un des ouvrages de référence usuels. Ainsi, bien qu’on puisse rester songeur devant des
noms tels que Dépôt, Hévey or Déziel au premier abord, on parvient à trouver sans trop de
difficulté qu’ils proviennent respectivement de Delepeau (< de l’Epeau, le nom de trois
hameaux dans la Loire-Atlantique), de Devé (< ancien français desvé ‘fou, furieux, forcené’)
et de Delguel (< Le Guel en Aquitaine).
17
En fait, tout ça a mené à une prolifération de variantes graphiques telles que Aspirault ~ Aspireault ~ Aspirot,
Boudrault ~ Boudreau ~ Boudreault, Journault ~ Journeau ~ Journeault ~ Journeaux, Naud ~ Nault ~ Neault,
Prénovault ~ Prénoveau ~ Prénovost, etc.
18
Ainsi, on ne trouve que la variante Saint(e) dans Jetté (1983), Fournier (1995, 2001) et White (1999), par
exemple, mais St(e) a gagné tellement de terrain au cours des siècles que certains noms n’ont presque pas ou
carrément plus de représentants avec la forme originale, comme le révèle n’importe quel bottin téléphonique
québécois.
19
On retrouve des vestiges de cette fluctuation dans des mots comme nuit, bout, lit, debout, quand, fait, plat
(dans le sens de ‘ennuyeux’), droit (prononcé /d76t), froid (prononcé /f76t/) qui se prononcent encore
couramment avec un /t/ final en FC tandis qu’ils se terminent obligatoirement par une voyelle finale en Europe.
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comme lorsqu’un Leureau vide de sens s’est transformé en L’Heureux ou qu’un Dagory s’est
changé en Gadoury sous l’influence de Gaboury, la plupart des modifications ne semble rimer
à rien. Voici un échantillon de noms qui illustre cette panoplie de substitutions, d’effacements
et d’insertions vocaliques, consonantiques et syllabiques :
au Québec peu après si on en juge par le fait que son premier enfant y est né en 1694. Son fils
unique Jean-Baptiste a francisé son nom à Emond, et la plupart de ses descendants semble
l’avoir modifié à Hémond.
Les patronymes anglais qui ne ressemblaient aucunement à des noms français ont pu
aboutir à des formes totalement originales. Dans certains cas, les modifications ont été
mineures, comme lorsque Dicker s’est vu transformer à Dicaire, Stebbens à Stébenne, et
Casey à Caissie/Caissy/Quessy. D’autres changements ont été plus radicaux. Ainsi, bien que
les variantes Hains/Haince /Hainse/Hince/Hins/Hinse ne semblent pas trop éloignées de
l’anglais Haynes du point de vue orthographique, le changement phonologique de /heynz/ à
/e;:s/ en est un d’envergure. La métamorphose la plus complète, cependant, est probablement
celle qu’a subie Farnworth /fa<nw*<+/ qui est graduellement passé de Farneth à Fanef à
Faneuf pour aboutir à Phaneuf.
20
Cette transformation d’apparence fantaisiste est en fait solidement documentée. On sait pertinemment qu’un
certain Traugott Leberecht Behzer de Varsovie s’est embarqué à bord du navire Brittania partant de Rotterdam
en 1773 et qu’il s’est retrouvé éventuellement au Québec sous le nom de Liveright Piuze. Il a épousé Marie-
Anne Aubut à Ste-Anne-de-la-Pocatière en 1786 et ils ont eu 14 enfants. Le patronyme Behzer n’est pas attesté
dans Bahlow (2002) ou nulle part ailleurs, apparemment, de sorte qu’il pourrait s’agir d’une cacographie de
Betzer.
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16
modifications ultérieures, dont Hangrion à Angrignon, Bellec à Bélec, Gour à Gourd, Bourhis
à Boulerice.21
Quant aux noms basques, tous ceux qui ont laissé leur trace en FC avaient déjà subi un
certain degré de francisation avant leur arrivée au Canada. Ainsi, Basterretxe avait été modifié
à Bastarache, Bidegarai à Bidegaré, Beica (< Beiza < Beiça) à Béique, Arruzabal à Darosbil
(et de là à Delarosbil), Etxeverri à Etcheverry/Detcheverry, Garibay à Gariépy, Ostigi à
Ostiguy, Iturbide à Turbide, Azpiroz à Aspirot (et plus tard Aspirault/Aspireault).
5. Conclusion
Si l’étude des noms de famille canadiens-français est envisagée comme une branche de
l’anthroponymique française, c’en est une qui s’avère tout de même bien distincte. Le passage
de quelque 400 ans depuis que des colonisateurs arrivés de France ont commencé à arriver sur
la côte est du Canada – Port-Royal a été fondé en 1605 et Québec en 1608 – a entraîné des
changements majeurs dans l’orthographe et la prononciation de plusieurs des patronymes
qu’ils portaient. L’addition à ce fonds d’un bon nombre de noms autres que français au cours
des siècles – certains de la France même, certains d’ailleurs – a aussi contribué à faire de
l’anthroponymique francophone nord-américaine un domaine de recherche unique en son
genre.
Dans cette vue d’ensemble, j’ai essayé de présenter l’essentiel de cette entreprise qui est
encore à ses débuts étant donné que, tel que mentionné précédemment, elle n’a pas su faire
l’objet de recherches systématiques jusqu’à présent. Un aspect de ce travail de recherche que
j’ai tenté de mettre en évidence tout au long de cette étude, ainsi que dans Picard (2004), est
l’importance capitale de tirer parti autant que possible des données généalogiques
considérables dont on dispose, que ce soit dans des ouvrages traditionnels ou sur Internet.
Prenons le cas des noms en Saint(e)/St(e) dont il a été question dans la section 3.2.1, par
21
Certains parmi ceux-ci, ainsi que d’autres qui n’avaient subi aucun changement à l’origine, en sont venus à
développer des variantes. Par exemple, Kirouac est devenu Kéroack, Kérouack, Kirouack tandis que Arcouet et
Cadoret ont évolué à Arcouette et Cadorette (voir 3.2.2).
22
En fait, tout indique que Ipperciel/Ippersiel provient de van Niepenzele où la chute de la préposition a entraîné
avec elle la nasale initiale du toponyme. L’altération de ce nom est bien documentée (cf. Herbillon et Germain
1996), ayant engendré une série de variantes telles que Hypersiel, Hypersier, Ipersiel, Ipercielle, Ypersiel,
Ypersielle, Ypersier, Yperzeele, Yperzielle, Yppersiel, etc.
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17
exemple. Comme Morlet le fait remarquer, « les noms de famille commençant par saint
représentent presque tous des n[oms] de localités » (1997 : 874). C’est aussi le cas,
cependant, que « [l]e terme saint a été apposé (dans un but ironique) à un nom de baptême,
un n[om] d’origine, à un sobriquet ou représente des noms dont la syllabe initiale a été
modifiée sous l’influence de saint » (874).
Il est évident que si on ne savait rien des antécédents des immigrants qui portaient ces
genres de noms, on serait incapable de déterminer laquelle de ces étymologies s’applique dans
des cas particuliers (bien qu’il y aura toujours des cas qui demeureront inexpliqués à cause du
manque de données pertinentes). Si on considère le patronyme Saint-Gelais/St-Gelais, par
exemple, il ne peut faire aucun doute qu’il dérive d’un nom de lieu puisqu’il n’existe qu’un
seul Saint-Gelais en France et qu’il est situé dans le département des Deux-Sèvres dans le
Poitou-Charentes, précisément là d’où provenait Simon Pradet dit Laforge et Saint-Gelais.23
Par contre, malgré le fait qu’il existe au-delà de 100 localités qui portent le nom de Saint-
Antoine en France, le patronyme nord-américain est sans conteste dérivé du prénom Antoine
puisque c’était justement celui des trois colons qui portaient le surnom, à savoir Antoine
Beaudoin dit Saint-Antoine, Antoine Pagé ou Lepage dit Saint-Antoine, et Antoine Vacher dit
Saint-Antoine (cf. Jetté 1983).
Un cas des plus intéressants est celui de Saint-Germain/St-Germain, le sobriquet d’une
quinzaine de colons qui ont laissé une progéniture, du fait qu’il présente les deux types de
scénarios. D’une part, on retrouve Germain Gauthier dit Saint-Germain, et de l’autre, cinq
individus originaires de la commune de Saint-Germain-en-Laye près de Paris et un de Saint-
Germain-de-Montbron en Charente. Une recherche plus poussée ne manquerait sûrement pas
de mettre d’autres toponymes à jour vu qu’il existe environ 200 Saint-Germain simples et
composés à travers la France, auxquels on pourrait probablement ajouter des centaines si ce
n’est des milliers de paroisses du même nom.
En plus des cas comme les précédents où des renseignements d’ordre généalogique
peuvent nous aider à déterminer de façon plus précise l’origine d’un patronyme, il y en a
d’autres où ce genre d’information peut nous éviter de proposer des étymologies erronées.
Trois exemples qui illustrent bien une telle situation sont Boire, Bourque et Veilleux que l’on
retrouve dans Morlet (1997), entre autres. Pour Boire, elle maintient que c’est un mot du sud-
ouest de la France qui signifie ‘buse’, et que ç’aurait donc été le surnom d’un homme à
l’esprit obtus. Bourque est censé être une contraction de Bourrique, un dérivé du latin burrus
‘brun fauve’ qui aurait désigné un homme aux cheveux et à la barbe brune. Enfin, Veilleux est
selon elle un ancien équivalent de Veilleur et, partant, le sobriquet de quelqu’un qui faisait le
guet la nuit.
Or il serait tout à fait fallacieux d’avancer que les patronymes Boire, Bourque et Veilleux
ont les mêmes origines en FC que celles mises en avant ci-dessus. Les données généalogiques
dont on dispose indiquent clairement que les individus que portent le nom Boire descendent
de Nicolas Beauher dit Laruine de Rennes dans l’Ille-et-Vilaine en Bretagne. Autrement dit,
le Boire en question résulte de la francisation du nom breton Boher (cf. Deshayes 1995 : 177).
Quant à Bourque, à l’époque où Antoine Bourg a émigré vers l’Acadie à partir de Martaizé
dans le département de la Vienne dans le Poitou-Charentes au milieu du XVIIe siècle, son
nom se prononçait /bu?k/ que l’orthographe modifiée Bourque visait à représenter. En ce qui a
trait à Veilleux, tout indique que c’est une altération phonologique du nom porté par Nicolas
23
En fait, il venait de Niort dans les Deux-Sèvres de sorte qu’il est toujours possible que son sobriquet soit issu
d’une paroisse nommée Saint-Gelais à cet endroit vu que ceci constitue une source connue de noms dits. Par
exemple, Jean-Baptiste Birabin dit Saint-Denis provenait d’une paroisse du même nom à Paris, Jean Gossain ou
Gaussin était dit Saint-Germain à cause de sa paroisse d’origine à Bordeaux, et Emmanuel Vidricaire dit Saint-
Hilaire était originaire de la paroisse Saint-Hilaire à Givet dans les Ardennes.
GLOTTOPOL – n° 9 – janvier 2007
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18
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Annexe 1. Les cinquante noms les plus courants au Québec comparés à leur
classement en France24
Fréquence Fréquence
Nom Nom
Québec France Québec France
Tremblay 1 2613 Lapointe 26 3470
Gagnon 2 3696 Lefebvre 27 13
Roy 3 76 Poulin 28 1821
Côté 4 1343 Nadeau 29 2353
Bouchard 5 511 Martin 30 1
Gauthier 6 39 St-Pierre 31 3363
Morin 7 44 Martel 32 227
Lavoie 8 4636 Grenier 33 323
Fortin 9 436 Landry 34 961
Gagné 10 2737 Lessard 35 3965
Pelletier 11 156 Leclerc 36 95
Bélanger 12 4065 Bédard 37 4044
Bergeron 13 997 Bernier 38 367
Lévesque 14 1114 Couture 39 1614
Simard 15 2872 Richard 40 6
Girard 16 20 Michaud 41 169
Leblanc 17 159 Desjardins 42 1534
Boucher 18 116 Hébert 43 217
Ouellet 19 4750 Blais 44 1540
Caron 20 80 Turcotte 45 4750
Beaulieu 21 1341 Savard 46 3844
Poirier 22 123 Lachance 47 4750
Dubé 23 3872 Parent 48 332
Cloutier 24 4491 Demers 49 4728
Fournier 25 19 Gosselin 50 409
24
Les sept noms en caractères gras (14 pour cent du total) sont les seuls qui figurent dans les deux listes. La liste
des noms français provient de <http://www.geopatronyme.com/cgi-bin/carte/hitnom.cgi?periode=5> tandis que
la liste des noms québécois se trouve à <http://www.stat.gouv.qc.ca/donstat/societe/demographie/struc
_poplt/noms_famille_rang.htm>. Duchesne (2001) contient des statistiques additionnelles du même genre.
Annexe 2. Les cinquante noms les plus courants en France comparés à leur
classement au Québec
Fréquence Fréquence
Nom Nom
France Québec France Québec
Martin 1 30 Vincent 26 197
Bernard 2 107 Muller/Müller 27 2200
Thomas 3 446 Lefèvre 28 3600
Petit 4 434 Faure 29 5000
Robert 5 79 André 30 1000
Richard 6 40 Mercier 31 58
Durand 7 234 Blanc 32 2000
Dubois 8 71 Guérin 33 314
Moreau 9 126 Boyer 34 295
Laurent 10 1400 Garnier 35 2700
Simon 11 707 Chevalier 36 443
Michel 12 580 François 37 1000
Lefebvre 13 27 Legrand 38 1900
Leroy 14 2600 Gauthier 39 6
Roux 15 616 Garcia 40 860
David 16 388 Perrin 41 2000
Bertrand 17 120 Robin 42 1100
Morel 18 442 C1ément 43 283
Fournier 19 25 Morin 44 7
Girard 20 16 Nicolas 45 1100
Bonnet 21 4600 Henry 46 592
Dupont 22 183 Roussel 47 344
Lambert 23 90 Mathieu 48 177
Fontaine 24 100 Gautier 49 5400
Rousseau 25 75 Masson 50 534
Paul Laurendeau
Université York (Canada)
<<Ben moé, je trouve quelqu’un qui parle mal eh... qui va avoir un méchant langage,
premièrement en... en sacrant ou eh... des mots des fois qui... y vont parler mal. Y vont
parler autant... ché pas, y... y... y a un méchant langage là, hein.>>
(ESTRIE-VI-157-125-26)
(2)
A : Maintenant au sujet de la langue, est-ce que vous connaissez des gens qui
parlent bien, selon vous ?
B : Y sont plus rare.
(3)
A : Euh t’es-tu d’accord quand on corrige ton langage ?
B : Oui.
A : Tu trouves pas ça un peu énervant des fois ?
B : Non.
A : Pis euh les mots que tu peux pas dire, c’est c’que tu m’as dit tantôt là comme les
sacres,les moé,
B : Ouain.
A : toé les choses comme ça ? ça ça t’es... est-c’que ça t’es défendu... à peu près... de dire
ces choses là ? Oui ?
B : Oui.
(VILLE DE QUEBEC- F53MEPH - 003396C/Y)
(4)
B : ...le langage joual va diminuer, tu sais. J’aimerais bien ça, pis ç’a déjà commencé, tu
sais les gens parlent mieux.
(ESTRIE-III-145-111-31)
(5)
B : ...je parle joual. Je sais pas bien m’exprimer parce que chez nous on parlait pas bien.
Alors disons qu’à l’école on apprend à bien parler un petit peu. On est... on est toujours
sur eh... sur la clôture. Un moment donné c’est joual, un moment donné...on s’efforce de
bien parler là... ça réussit pas toujours.
(ESTRIE-I-135-106-19)
Avant d’accuser trop directement l’instruction publique de ce misérabilisme ouvertement
culpabilisateur et contrit, mentionnons l’existence d’une puissante attitude lumpen-normative
chez les locuteurs interrogés. Dans le cadre de cette option idéologique, moins on est instruit,
plus on réclame des normes. Tout se passe alors comme si le français normé était, comme le
luxe et le confort matériel, une réalité faisant l’objet d’un fort souhait d’appropriation.
L’acrolecte est valorisé.
(7)
A : Mais qu’est-ce que c’est pour vous bien parler ?
B : Là je peux pas le définir, mais ché qu’est-ce que c’est bien parler. Parce que quand
quelqu’un... on parle avec quelqu’un qui parle bien là eh... je veux dire ça ça nous
impressionne. Moi ché ben que... je veux dire un Français là qui va avoir un... un accent
pis eh... qui parle bien là, c’est beau.
A : Pis vous-même, qu’est-ce qui vous fait dire ça que vous parlez pas bien ?
B : Ben, je parle... on... j’ai jamais pris de cours de... de langage. Ché ben que j’ai été au
couvent assez longtemps pour eh... chus pas... chus pas dans une qui parle le mieux mais
j’essaye... j’essaye de me... de parler comme y faut. Ché que j’parle pas eh... je parle pas
bien mais j’essaye de parler bien.
(ESTRIE-VI-177-181-13)
(8)
A : Par exemple, vous, vous écoutez le hockey là eh... monsieur Lecavalier qui eh... qui
eh... commandite le hockey là, est-ce que vous trouvez ?
B : Oui. C’est un... c’est un type qui parle bien... à mon point de vue.
A : Oui. Vous trouvez ça. Qu’est-ce qu’y a qui eh... qu’est-ce qui vous fait dire qu’y parle
bien ?
B : Ben qu’y parle bien... tu sais ça... sais pas, si eh... Je pourrais dire, en terme... vous
pour... vous voulez dire vous là de... correctement, en terme... bien précis ou ce que c’est
que c’est nous autres des fois qu’on le prend mieux peut-être...
A : Oui, oui
B : Parce que c’est nous autres. Des fois un autre peut ben dire ah ! J’aime pas à
l’entendre, quelque chose de même. Peut-être pas parler... ça j’ai jamais remarqué ça...
pour dire là, vous dire si c’est ben correct, je peux pas donner d’opinion là dessus...
A : Mais est-ce vous remarquez ça chez les gens, par exemple une personne qui parle
bien, est-ce que vous allez la remarquer ?
B : Oui, naturellement que... ça... ça marque ça... ça nous frappe un peu...
A : Pourquoi vous trouvez qu’elle parle bien, par exemple une personne là... ?
B : Ben c’est... c’est... c’est que l’expression est bonne... ça me plait, quelque chose de
même tu sais, à moi. Je le sais pas si... revenir à l’autre, mais tu sais pas si l’autre le
trouve eh...
A : Pis vous est-ce que vous trouvez que vous parlez bien le francais ?
B : Ah ! Non, moé je sais que je parle pas bien. Je suis pas... je me cultive pas assez...
A : Pourquoi ? Vous... vous pensez que bien parler c’est... Y faut être cultivé pour bien
parler ?
B : Ben c’est... faut toujours... c’est comme une... y a toujours une pratique un peu là
dedans hein. Et pis des fois on est pas dans... on est pas dans le genre, dans le milieu ou
quelque chose de même, des fois ben on... ça dépend du... des gens pis des fois du groupe
qu’on va arriver mais... (rire).
A : Ça dépend du milieu où on est, c’est bien sûr.
(ESTRIE-II-147-83-9)
(9)
A : Qu’est-ce qui te fait dire qu’une personne parle bien ?
B : Sa prononciation.
A : Oui.
B : C’est important, pis les... l’emploi des termes justes.
A : Oui ?
B : Oui.
A : Pis, est-ce... toi, est-ce que tu considères que tu parles bien ?
B : Non.
A : Pourquoi ?
B : Parce que la prononciation pis les termes justes, je les ai pas tout le temps.
A : Quand tu dis prononciation, est-ce que tu veux dire une prononciation qui se
rapproche de la prononciation française ?
B : Ah pas le langage des français, pis comme l’accent des français, là.
A : Hum, hum.
B : Moé, c’est pas ça bien parler. C’est eh... prononcer le mot tel qu’y doit être
prononcé. Les français y prononcent pas... pas si identique que ça... Pis y ont un accent
français, comme nous autres on a un accent canadien. Si y peuvent garder l’accent
canadien tu sais, sans imiter les Français. Y vont avoir une bonne prononciation.
(ESTRIE-III-145-111-7)
Même si on ne peut pas le définir, le bon parler impressionne (voir (7)). Il est associé à un
bon corps comportemental et a à voir avec le fait d’avoir été dans un bon milieu (comme on
disait jadis bon usage ou bel esprit - voir (8)). Mais (mais suprême !) de longue date dans ce
domaine sociolinguistique particulier et ce, malgré ce qu’en ont dit de multiples
commentateurs, le modèle épilinguistique du bon parler du Québec n’est pas un modèle
français. On affirme qu’il faut prononcer le mot tel qu’il doit être prononcé, sans s’aligner sur
des modèles extérieurs (voir (9)). Il y a là une très ancienne quadrature déontologique qui
révèle en fait que, fondamentalement, les Québécois ne rejettent pas leur langue vernaculaire.
(10)
B : Bien parler. Ben je pense qu’y a pas seulement qu’une façon... une façon de bien
parler. Quoi, on a été élevés avec une langue, avec un langage ; comme y en a qui vont
dire canard là pour une bouilloire y en a d’autres qui vont dire une bombe ou quoi, pis
c’est naturel. Moi, toute personne qui parle naturellement, je trouve pas qu’a parle mal.
A parle avec ce... ce qui nous a été montré. On a grandi avec ça. C’est pas parler mal.
Ben y en a qui parlent vulgairement... parler mal, parler vulgaire... y a des termes qu’on
emploie pas en tout cas, si on les cite pas mange de la marde, des affaires comme ça,
mais quand même une personne ordinaire... une personne... un habitant, quoi de même va
parler... Moé, je trouve ça beau quelqu’un qui parle comme il l’a appris pis avec ses...
ses mots jouals des fois un peu. Je trouve pas que c’est mal parler moé.
(ESTRIE-III-246-201-9)
(11)
A : Maintenant là au sujet de la langue, est-ce que vous connaissez des gens qui parlent
bien ?
B : Nous autres on a toujours parlé un petit peu joual les gens de la Beauce. C’est c’est...
ça parle beauceron comme on dit. Comme mon père est né... de la Beauce... on a appris à
parler d’eux autres. Et puis on a pas été aux études assez avancées pour apprendre à
parler. Mais tout simplement avec les gens, on s’habitue, on a notre langage eh...
(ESTRIE-I-232-132-1)
(12)
A : Et puis eh... selon vous, est-ce que vous parlez bien, vous-même ?
B : Je parle bien le canadien (rire), le canadien-français, pas le le français, le canadien-
français.
A : C’est une belle langue, le canadien-français !
(ESTRIE-VI-192-247-16)
Comme on a notre langage, et qu’on parle bien le canadien-français, le beauceron, le
joual... il devient assez vite non avenu de chercher à nous instiller un lecte qui ne s’impose à
nous ni par besoin ni par choix. Conséquemment, on finit par rencontrer le groupe de
locuteurs qui dévalorise la strate acrolectale.
B : Non (rire).
A : Pourquoi tu dis ça ?...
B : Non, c’est eh... Franchement c’est... c’est vrai (rire).
A : Pourquoi tu dis que non ?
B : C’est parce que je me compare à d’autres, pis eh...
(ESTRIE-III-235-189-10)
(14)
A : Pour vous, quelqu’un qui parle bien, c’est quelqu’un qui prononce bien ?
B : Oui qu’on entend bien.
A : Est-ce qu’y a d’autres... qualités aussi ?
B : Bien... quelqu’un qui parle bien ?
A : Hum, hum.
B : Mais c’est quelqu’un la... la voix assez forte et pis qui mâche pas ses mots.
A : Oui. D’accord ! Et pis vous, selon vous, est-ce que vous trouvez que vous parlez
bien ?
B : (Rire). Je pourrais ben parler mieux. Qu’est-ce que vous en pensez, vous ?
A : Moi, je pense qu’on est à peu près tous pareils.
B : Eh... l’instruction y fait beaucoup.
A : Peut-être.
B : Je... Non, j’aime pas quelqu’un qui va sortir les mots qu’on sait pas. J’aime mieux
quelqu’un qui... même si y est instruit, qui va essayer de d’être égal à... à tout le monde,
que nous sortir des choses qu’à moitié du temps qu’y savent même pas eux autres qu’est-
ce que ça veut dire.
A : Ah ben, c’est juste pour épater.
B : Oui.
(ESTRIE-V-154-73-13)
Dans un dosage subtil de sa soumission aux normes élitaires et de sa fierté vernaculaire,
notre commentateur épilinguistique aspire à rester dans le milieu avec une bonne diction. Ce
fantasme du dosage fait la synthèse du carré de tendances diamétrales déjà observées.
A : Hum, hum.
B : Pas employer eh... les termes... vous allez prendre si un dentiste vient là... ou un
médecin, qui commence avec les termes médicaux ou les affaires... latins ou autres. On
peut pas dire qu’y touche à la masse dans ce temps là.
A : Non.
B : Ça leur dira pas rien, hein. S’agit de parler dans le langage courant. Parle pas de...
utiliser le joual non plus.
(ESTRIE-VI-182-195-16)
(16)
A : Qu’est-ce que c’est, pour vous, bien parler ?
B : Mais c’est bien des choses... c’est parler le plus naturellement possible, sans sans
trop parler joual là, parler, un bon parler français.
A : Considérez-vous que vous parlez bien ?
B : Non.
A : Pour quelle raison ?
B : Ben disons que j’ai pas... j’ai pas suivi de cours là pis eh... j’ai pas été école assez
longtemps.
(ESTRIE-VI-176-169-6)
(17)
B : Je sais qu’y n’a un, v’la pas longtemps qu’y est venu, c’est un spécialiste dans la
langue. Y a raison de bien parler. Mais je trouve comme Lisette Gervais, Alain Stanké,
c’est des personnes... ah c’est certain qu’y vont faire des erreurs mais eh... à première
vue là...
A : Pis qu’est-ce qu’ils ont de particulier ?
B : Je trouve qu’y a un accent qui est pas eh... qui est pas forcé. Y ont un bel accent.
C’est pas français de France, c’est pas eh... pas québécois eh... joual. C’est eh... je trouve
qu’y ont un accent naturel.
A : Et puis vous-même, selon vous, est-ce que vous parlez bien ?
B : Quand je veux (rire). Ça dépend des gens qu’on... qu’on côtoie. Pis eh...
A : Ouais, ça dépend du milieu ?
B : Oui.
(ESTRIE-I-181-32-8)
(18)
A : Eh... qu’est-ce que c’est pour toi bien parler ?
B : Bien parler, c’est quelqu’un... qui parle sa langue correctement avec... naturellement,
les... les idiomes de l’endroit où est-ce qu’y sont mais eh... qui emploie les mots à bonne
place pis les verbes à bonne place pis qui... qui interchange pas. Et pis eh... c’est pas mal
tout, parce que c’est pas eh... c’est pas nécessairement la... la façon de parler comme la
façon où est-ce qu’on place nos mots. Mais eh... bien bien bien parler là... faut pas
exagérer (rire).
A : Considères-tu que tu parles bien, toi ?
B : Non, pas moi. Moi, je parle... dans la bonne moyenne. Au Québec, je me débrouille
très bien mais quand je sors, je m’aperçois qu’y faut que je fasse bien attention à ce que
je dis. En France, on se fait pas ben ben comprendre. Y faut faire attention à ce qu’on dit.
A : Bon, d’accord.
B : Mais ici, c’est correct.
A : Mais eh... qu’est-ce que... pourquoi tu me dis ça que... justement tu parles dans la
grosse moyenne ?
B : C’est parce qu’ici...
A : Qu’est-ce que tu as eu à améliorer, justement ?
B : Eh... absolument rien ici, parce qu’ici c’est très facile de se faire comprendre. Mais
quand on... quand on parle avec quelqu’un, peut-être quoi, peut-être une personne qui
visite d’un autre pays, ou quelqu’un ou... qu’on va voir quelque chose, y faut faire bien
attention parce... si on parle comme on parle là... c’est ben de valeur, y a bien des choses
qui va leur échapper.
A : Oui.
B : Pis... ça c’est le point de vue... ben des fois, c’est le point de vue expression aussi,
mais bien des fois, c’est parce qu’on prononce pas assez bien.
(ESTRIE-III-107-1-17)
On remarquera l’acuité de la conscience variationniste des informateurs. Il faut en fait faire
attention, parce qu’en France, ils ne nous comprennent pas trop trop. Entre nous, ça va
parfaitement, mais il faut considérer la question de la communication hors du cercle. L’affaire
est d’autant plus sensible que lorsqu’on demande à l’informateur s’il détient ce fameux
mésolecte bien tempéré qu’il favorise, la réponse imperturbable est quasi intégralement que
non... Mais qu’il faut aspirer à ce dosage entre la culture française du Nouveau Monde et celle
de l’Ancien Monde. Il faut y tendre au mieux... Tant et tant qu’en (19), bien parler c’est à mi
entre les deux, moitié canadien, moitié français.
(19)
A : Pis eh... eh... qu’est-ce que c’est pour toi bien parler ?
B : Bien parler... c’est... c’est pas pour eh... la plupart des canadiens-français en tout cas
(rire). Par bien parler j’entendrais... pas comme les français non plus mais à peu près... à
mi entre les deux, moitié canadien moitié eh... français. Parce que français y
comprennent... on... on entend rien de ce qu’y disent.
A : (rire) Eh... Est-ce que tu considères que tu parles bien ?
B : En en... en... généralement là ?
A : Oui, oui.
B : Non.
A : Non. Pis eh... pourquoi tu me dis ça ?
B : C’est parce que... ben moé que c’est que j’entends là, par bien parler, je considère
que je parle pas bien.
(ESTRIE-III-109-17-7)
Comme en (19), en (20) on fait observer, avec toute la fermeté requise, que les Français
sont difficiles à comprendre. L’informatrice tire ici sa conclusion d’une expérience concrète
de contact avec le français hexagonal qui la pousse – conclusivement et en toute impartialité –
vers le juste milieu du mésolecte.
GLOTTOPOL – n° 9 – janvier 2007
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(20)
A : Qu’est-ce que... justement, disons vous avez un enfant, vous le reprenez sur certaines
choses là, ça va être quel... quel genre de choses que... tu sais eh...
B : Bien... le le... nous autres pour dire qu’on pratique bien ça ici... C’est ça, je trouve ça
ben de valeur parce que c’est beau quelqu’un qui parle bien. Mais eh... comme dire
« bien » au lieu de dire « ben », comme... hum... toi, moi.
A : Hum, hum.
B : Pis eh...
A : Mais... vous, est-ce que vous considérez que vous parlez bien.
B : Non.
A : Mais pourquoi vous, vous trouvez que vous parlez pas bien ?
B : Ben on... on... voyez vous, on on s’est laissé aller, on... on parle pas le... je trouve
qu’on... on aurait pu... Y en a qui s’habituent à parler mieux que ça, plus...
A : Mais eh... disons bien parler le français là, qu’est-ce que ça implique ?
B : Bien pas dire de mots anglais.
A : Oui.
B : Puis les dire... tel que comme je vous dis là... « bien » au lieu de dire « ben »...
A : Prononcer comme le français de France ?
B : Oui. Ben peut-être pas comme les Français de France parce que les Français de
France réel... tel que les Français là...
A : Hum, hum. Voua aimeriez pas qu’au Québec on parle comme en France, c’est ça ?
B : Bien les vrais vrais Français sont difficiles à comprendre, hein.
A : Oui, oui.
B : Parce qu’on va à un théâtre français là, pis je me rappelle anciennement là qu’y avait
des vues françaises là. Même encore si on a ces vieilles vues là en français là, sont
difficile à comprendre. Pas parce que le langage est... est vilain ou... c’est pas... c’est pas
beau comme... Un Canadien qui parle très bien là le le français, c’est mieux qu’un
Français qui parle... J’aime mieux ça moi, toujours.
A : Oui, oui. D’accord.
(ESTRIE-VI-121-65-23)
Profondément senti comme la pierre de touche de la doctrine normative de la culture
vernaculaire québécoise, ce mésolecte à mi entre les deux est un objet intégralement fantasmé.
Il n’y a pas plus de français mésolectal stabilisé au Québec qu’il n’y a de langue standard
nulle part ailleurs. C’est que l’option mise de l’avant est moins celle d’une stratégie
linguistique que celle d’une tactique discursive et interactionnelle. Il faut ne pas exagérer
dans les deux directions et surtout, naviguer à vue, c’est-à-dire surveiller le co-énonciateur en
une sorte de pragmatique continuellement renouvelée des postures et des positions (Goffman
1987 : 133-166).
(22)
A : Qu’est-ce que c’est pour vous que bien parler ?
B : Bien disons que, premièrement, je crois que c’est pas parler comme on peut dire
complètement le... le slang. Si vous voulez comme on pourrait dire : « Espère-moé su le
corner, je vas comebacker dans une demi-heure ». Ça c’est un peu forcé. Maintenant je
pense que le langage canadien eh... c’est un... On est pas obligé de parler comme les
Français de France. J’ai rien à leur envier parce qu’eux autres mêmes selon chaque
région ont des... des langages assez pittoresques. Y ont le patois pis et cetera. Et puis
c’est quelqu’un qui a une bonne prononciation eh... assez et puis, disons, qui peut
s’exprimer clairement pour que les personnes de leur entourage le comprennent.
A : Est-ce que vous considérez que vous parlez bien ?
B : Je dirais pas eh... peut-être que non parce que je me laisse aller assez souvent à eh...
d’anglicismes ou d’autres choses dans le genre.
(ESTRIE-III-22-177-16)
A : Hum !
B : mais si vraiment mal parler c’est, c’est... c’... parler joual, c’est pas s’respecter là, je
l’crois pas.
A : Pis le slogan là, le dernier qui a été lancé par le... parti québécois, c’est « moi, mon
français je l’parle par cœur », j’sais pas si vous avez vu des annonces
B : Non, moi j’ai vu ça ça
A : ou euh... à ‘télévision.
B : Excuse, j’vas aller fermer l... j’vas aller fermer, mais n’empêche, Madeleine, en
parlant de langage là,
A : Hum ! Hum !
B : y a rien d’plus facile que d’abîmer ton langage, t’as rien qu’à te tenir à peu près un
mois d’temps avec des gens qui parlent pas très très bien pis tu vas faire exactement
pareil, tiens-toi un autre mois avec des gens qui parlent très très bien, pis tu vas
recommencer à bien parler, moi j’dis qu’le parler, ça y fait beaucoup dans le milieu où tu
es
A : Hum ! Hum !
B : moi la première, j’suis sûre sûre sûre que si j’tombe avec des gens qui respectent
énormément leur langage là pis qui font bien attention, j’vais prendre l’habitude de faire
exactement la même chose, ça, ça déteint sur toi, pis mal parler, c’est exactement pareil,
j’en suis sûre, ça doit être bien difficile de garder un très très beau français si tu vis
durant des années avec des gens qui parlent un français ni plus ni moins euh... a là,
regarde, tu vas voir des gens qui s’en vont, qui parlent comme toi et moi, qui s’en vont en
France pour deux ans, regarde quand i reviennent, c’est c’est pl... c’est plus fort que
nous autres j’pense, tu l’prends ça sans l’vouloir, si t’apprends à parler anglais, dans...
ça dé... ton anglais est bon d’après l’contexte où tu l’apprends aussi, ça y fait beaucoup
le milieu qu’tu fréquentes, sur ton parler. Tu vois souvent des groupes un moment donné,
A : Excusez
B : tu vois des groupes un moment donné là pis y en a un nouveau qui arrive puis euh... i
parle pas d’la même façon qu’toi, i parle pas d’la même façon qu’toi, mais au bout de six
mois tiens, tu vas voir l’évolution qu’y a fait un moment donné, i s’met à parler comme
tous les autres, c’est remarquable, le parler c’est ça.
(VILLE DE QUEBEC- F62MEPH - 004001D-004003D)
(25)
A : Eh... qu’est-ce que c’est pour toi bien parler ?
B :Eh... on peut envoyer les mots très joual puis bien parler. C’est se faire comprendre.
C’est s’adapter à la personne à qui on veut communiquer...
A : Bon d’accord. Eh... est-ce que tu considères que toi-même tu parles bien d’abord,
selon cette conception là ?
B : Non. J’essaie de m’adapter à qui c’est que je veux parler. Vu... vu... vu que mes
parents étaient des Beaucerons, ben je peux aller dans Beauce (rire) pis communiquer
plus facilement peut-être.
(ESTRIE-III-120-43-8)
(26)
A : Vous trouvez que ç’a une tendance à toujours aller de moins en moins bien [la langue
française - P.L.] ?
B : Bien ça dépend là de... des gens là. Y... y en a qui vont très bien le parler mais y
pourront pas l’écrire pour qu’on le comprenne. Et pi y a ben des mots qui se diront pas
comme les nôtres hein, comme ceux qu’on a appris. Nous autres on a appris un jargon
français ni plus ni moins. Je pense que nos mots sont plutôt jargon. Les eh... d’ici trois
quatre générations, on comprendra paut-être pas les mêmes mots que... qu’y nous disent.
(ESTRIE-IV-138-111-23)
Conceptualisée sous des notions riches parce que non dégrossies ou délavées par une
science – comme le concept de jargon en (26) –, la version québécoise de l’épilinguistique
variationniste est articulée dans la doctrine à axiologie d’action résumée préalablement en
(25). Bien parler, c’est se faire comprendre. C’est s’adapter à la personne avec laquelle on
veut communiquer. Il est clair que par cette conception, le locuteur exprime haut et fort sa
résistance à l’élite épilinguistique de sa société.
(28)
A : Mais justement, qu’est-ce que c’est pour vous bien parler ?
B : Ben, bien parler là, j’entends par bien parler c’est l’idée que... une personne va bien
prononcer ses mots. Ensuite de ça, ben tu sais, y... y dira pas n’importe quoi.
A : Est-ce que vous, vous considérez que vous parlez bien ?
B : Pas toujours.
A : Non, pourquoi faire vous dites ça ?
B : Ben des fois, on trouve que je parle trop vite.
(ESTRIE-VI-222-333-16)
A : Pis d’après vous, est-ce que vous même vous parlez bien ?
B : Quand je fais attention.
(ESTRIE-I-133-167-1)
(30)
A : Pis qu’est-ce que ça veut dire pour vous bien parler ?
B : Bien parler pas dire toujours des... des petits maudits ici pis eh... des calikes pis
toutes sortes de petits mots là eh... prononcer bien ses mots.
A : D’après vous, est-ce que vous même vous parlez bien ou eh... ?
B : Chus dans la moyenne, sans parler trop bien ni trop mal.
(ESTRIE-V-163-91-10)
B : Tandis qu’d’autres ben si tu... comment j’pourrais dire donc, entrer dans les détails
à, ben disons i vont comprendre mieux qu’d’autres. Moi j’ai pour mon dire que bien
parler bien euh... c’est toujours mieux compris que mal parler d’après moi. (rire).
A : Hum, hum. Pis là y en eu un avec le P.Q. là, « Moi mon français, je l’parle par
cœur ». J’sais pas si vous avez vu des affiches dans les écoles
B : Oui ça j’ai vu ça oui
A : Bon
B : Mais moi disons chuis pas séparatiste ça (rire)
A : Non, non ben c’est pas c’que j’vous demande. Mais trouvez-vous que euh...
Qu’est-c’que ça veut dire là, ce slogan-là ?
B : Vous vous dites comment bien... ?
A : « Moi mon français, moi mon français, je le parle par cœur ». Y a un coeur là sur les
affiches.
B : Oui ça je l’ai déjà vu. Oui, oui, oui, oui, j’ai déjà vu ça.
A : Est-c’que vous vous êtes attardée là
B : Disons...
A : ...pour savoir qu’est-c’que c’est ?
B : Moi disons euh... moi j’trouvais que, euh... ça moi, t... moi personnellement, moi
j’pensais que eux, i faisaient ça pour euh... détruire l’anglais. Je l’sais pas là disons,
mon, mon point d’vue d’abord hein ! eux euh... l’anglais pré..., disons i sont pas
beaucoup pour l’anglais disons, i sont obligés d’en, d’en accepter un peu mais par
contre... Pis moi j’pensais que, disons, en écrivant ça là disons que ça voulait dire que
c’était seulement qu’le français que le, le, i voulaient pas entendre parler du tout
d’anglais.
A : Hum, hum.
B : Moi j’l’ai pris comme ça.
A : Ouais.
B : Mais par contre... si réellement c’est comme ça qu’c’est pensé là, je l’sais pas si c’est
ça qu’ça veut dire exactement. Mais moi, moi c’que j’pense moi, c’était pour euh... disons
que les gens pensent seulement qu’en français, et non en anglais.
A : Ouais. les campagnes publicitaires-là là, est-c’que, à qui vous pensez qu’ça
s’adresse ?
B : Moi j’dis qu’ça s’adresse à... à un groupe de gens disons euh... comment j’dirais ben
ça donc euh..., qui... i... comment j’pourrais dire donc, ceux qui... qui sont faciles de..., i
sont naïfs, qui prennent tout euh... tsé i lisent ça pis eux autres « Ah mon doux Seigneur »
tout suite eux autres « Ah ben c’est certain, on... », tsé qui..., qui prennent tout euh...
comment j’pourrais dire donc, euh... ptêt. Eux autres i l’ont, i, i voient ça là, « Ah ça du
bon sens ça, c...,
A : Oui
B : ben oui on veut pas, « tsé i... J’trouve c’est des, i prennent les gens naïfs moi avec ça,
d’après moi les gens qui prennent.
A : Vous, là, est-c’... est-c’que vous vous sentez concerner par ces campagnes
publicitaires-là ?
B : Non, moi j’me suis, moi d’abord j’me dis euh... euh... moi je, je, du côté euh...
Français, je, chuis canadienne-française, pis je renie pas ma race, mais chuis
canadienne.
A : Hum
B : chus pas québécoise, chus canadienne.
A : Oui, oui.
B : (Rire) Pis euh... chus québécoise dans un sens mais disons tsé, du côté J’trouve que
moi là, par ces p..., ces campagnes publicitaires-là que, euh... i veulent trop euh... le...
fran..., euh... disons se francise... seulement qu’le français et puis détruire... le
capitalisme comme on dit, les anglais. Et pis j’trouve que disons on a besoin d’l’angalis,
que i faudrait pas seulement que, c’pas seulement qu’avec euh... les p..., les p’tits
français qu’on pourrait vivre.
A : Hum.
B : Parc’que disons du côté français, qui commence par euh... l’enseigner comme i faut
l’français, pis après ça ben, i, i l’en mettront des, des campagnes publicitaires.
(VILLE DE QUEBEC- F60MEPH - 003857G-003859G)
(33)
A : Eh... Qu’est ce que ça veut dire ça, pour vous, bien parler ?
B : Eh... bien parler d’abord eh... c’est être capable de bien articuler, hein... Ensuite ben,
c’est d’être capable de s’exprimer en... Etre capable... être capable de dire... tout ce que
vous voulez exprimer, tout ce qu’une personne ressent, dans les mots appropriés.
A : Est-ce que vous considérez que vous, vous parlez bien ?
B : Eh... non (rire).
A : Mais pourquoi... pourquoi vous nous dites non, justement ?
B : C’est parce que... je trouve qu’y m’en manque beaucoup. C’est-à-dire que... y me
manque du français, hein.
(ESTRIE-II-131-33-18)
(34)
A : Maintenant, qu’est-ce que c’est pour vous bien parler ?
B : Bien parler. Ça c’est un peu dur à expliquer. Bien parler... c’est une personne qui a
un peu d’instruction, plus que moé toujours. Et pis... qui sait... qu’on peut bien parler
mais que ça veut pas dire, des fois, des grands choses, mais y en a d’autres qui vont dire
quelques mots, pis ça va être bien parler ça va vouloir dire... ça va vou... valoir un
discours... d’après moé c’est... C’est ça qui est bien parler.
(ESTRIE-II-242-255-6)
(35)
A : Mais eh... pour toi justement là, qu’est-ce que c’est bien parler surtout ?
B : Oh bien parler c’est... c’est de savoir ce que quelqu’un dit. Y en a qui parlent pour
rien dire mais y en a d’autres qui parlent pis qui veulent dire de quoi, sont intéressants à
entendre parler. Comme René Lecavalier, on... on va l’entendre parler tu sais y est pas
tout le temps mêlé... mélangé comme je peux l’être dans ça là. Et pis (rire) ça avance son
affaire tu sais. Y est... y est pas à dépourvu de mots et pis eh... ça va bien.
A : Mais comme ça toi, est-ce que t’es... est-ce que t’es satisfait ou est-ce que tu
considères que tu parles bien ?
B : Non, parle bien, ch... chus pas un gars qui parle ben ben.
A : Eh... pour quelle raison ?
B : Ben disons qu’y en as qui sont... on peut dire qu’y en a qui sont pires que moi mais y
en a beaucoup qui sont meilleurs (rire). Disons que je peux être dans moyenne.
A : Mais qu’est-ce que c’est qui... qui te fait dire que...tu parles pas, disons parfaitement
ou eh... ?
B : Ah ça, ah ça parfait, ça y en a pas qui parlent parfaitement ! Parce que le parfait ça,
c’est assez dur à obtenir. Mais disons qu’on a été dans un milieu tu sais pour eh... pour
être dans moyenne, disons, on est pas pire que les autres.
(ESTRIE-III-112-29-15)
(36)
A : Pis qu’est-ce que c’est pour vous bien parler ? Qu’est-ce que ça veut dire ?
B : Je trouve c’est... Bien parler... de bien prononcer premièrement puis eh... de pouvoir
répondre à une personne mais avoir l’esprit présent puis pouvoir répondre à une
personne sans avoir à dire eh... eh... eh... pis pouvoir enchaî... enchaîner ses mots. Puis il
faut surtout répondre à une personne qui... qui te prend comme ça au hasard pis tu sais
que tu ne bafouilles en fin de compte, que tu saches... faire une bonne phrase bien
construite, calme et calmement surtout (rire).
A : D’accord. Est-ce que vous considérez que vous-même, vous parlez bien ?
B : Eh... mais je trouve que je... je parle un peu trop vite. Je... je trouve, d’après moi, je
parle un peu trop vite. Quand je prend mon temps pour bien parler, je suis capable de
bien parler mais... c’est parce que je voudrais trop parler trop vite puis je le sais pas. Je
trouve que je parle un peu trop vite.
(ESTRIE-III-140-81-8)
(37)
A : Qu’est-ce que ça veut dire, pour vous, bien parler ?
B : Ben pour bien parler, y faut être assez instruit.
A : Oui, vous pensez.
B : On a toujours plus de chances, oui, toujours plus de chances de mieux parler. Mais,
c’est surtout parler avec bon sens.
A : Pis pensez-vous que vous-même, vous parlez bien ?
B : Ah non, ça pourrait être pas mal mieux que ça.
A : Qu’est-ce qu’y aurait, disons, à améliorer pour que vous parliez bien ?
B :Ah faudrait que je m’appliquerais premièrement. Faudrait s’appliquer passablement
pour eh...
A : Pis en vous appliquant, est-ce que vous parlez bien ?
B : C’est amélioré.
(ESTRIE-IV-137-89-12)
(38)
A : Au sujet de la langue, est-ce que vous connaissez des gens qui parlent bien, des gens
que... on voit à la télévision par exemple, des gens qui...
B : Je trouve qu Michèle Tisseyre, qu’a parle bien.
A : Pourquoi, qu’est-ce qui vous fait dire que elle parle bien ?
B : Disons qu’elle emploie les termes exacts et puis qu’a n’hésite pas. A parle pis c’est
courant.
A : Est-ce que tu considères que toi tu parles bien le français ?
B : Non.
A : Pourquoi ?
B : Parce que je trouve que j’ai pas la parole assez facile.
(ESTRIE-V-114-17-1)
(39)
A : Qu’est-ce qui vous fait dire que... cet homme là parle bien ?
B : Sa manière de s’exprimer, sa... sa routine habituelle. C’est un... c’est un gars qui...
qui a une routine de ce genre-là. C’est un gars qui aime à bien faire les choses.
charbonnier pas assez intelligent pour bien parler. Dans ce cas, le commentaire est
suffisamment déroutant pour que l’enquêteur sorte de sa réserve.
(41)
A : Mais si je vous demandais qu’est-ce que c’est pour vous bien parler, qu’est-ce que
vous me diriez ?
B : Ben quelqu’un qui parle pas... qui parle pas trop joual là. Comme on pourrait dire,
un assez bon... sans trop faire le... le fantasque comme on peut dire, sans trop faire son...
son fin là.
(ESTRIE-IV-170-255-8)
(42)
A : Qu’est-ce que c’est pour vous bien parler, qu’est-ce que ça veut dire ça pour vous ?
B : Ben vois-tu... ça veut dire ça montre une bonne marque tu sais, de... qu’un homme, tu
sais, qui... qui... qui a étudié, qui est instruit tu sais. Pis eh... est intelligent, tu sais,... y
parle bien, tu sais. Y sait quoi dire tu sais...
A : Oui d’accord. Est-ce que vous, vous considérez que vous-même vous parlez bien ?
B : Hum... non. Pas tr... parle pas très bien mais...
A : Mais pourquoi vous me dites ça que vous parlez pas bien ?
B : C’est par rapport qu’on parle pas le vrai français. On parle... des fois on dit des mots
mais on parle comme le joual, tu sais... des mots qu’on prononce à l’anglais hein.
(ESTRIE-VI-104-27-16)
(43)
A : Eh... maintenant, eh... qu’est-ce que ça veut dire ça, pour vous, bien parler ?
B : C’est parler eh... pour que les gens nous comprennent. Pis... toute personne qui est
eh... distinguée quand on dit que... elle parle bien.
A : Hum, hum. Et puis eh... est-ce que vous considérez que vous vous parlez bien ?
B : Non.
A : Non. Pis pourquoi vous... vous pensez que vous parlez pas bien ?
B : C’est parce que j’ai pas... les capacités eh... voulues.
A : Comment ça ?
B : J’ai pas... mon intelligence n’est pas développée à... à ce point.
A : Ça me surprend comme réponse. Eh... disons eh... qu’est-ce... qu’est-ce que vous
auriez dans votre façon de parler actuelle là, qu’est-ce qu’y faudrait que vous amélioriez
pour que vous parliez... pour que ce soit un bon langage, d’après vous ?
B : Là, je saisis pas, là.
A : Mais eh... disons, vous dites vous parlez pas bien. Mais pour bien parler là, qu’est-ce
que... quelles sont les choses qui devraient changer dans votre façon de parler actuelle ?
B : Le vocabulaire.
A : La vocabulaire ?
B : Oui.
A : Vous trouvez que vous avez pas suffisamment de vocabulaire, c’est ça ?
B : Oui.
A : Ah bon ! D’accord. Je comprends mieux maintenant.
(ESTRIE-VI-108-49-10)
(45)
A : Qu’est-ce que c’est pour vous bien parler ?
B : Avoir une bonne prononciation, premièrement, pour être comprenable du monde.
Puis è... pas être trop mal engueulé (rire).
A : Et puis est-ce que vous considérez que vous parlez bien ?
B : Non.
A : Vous avez dis non...
B : Non parce que... ché que je peux pas... j’ai pas une bonne prononciation,
premièrement... Je mâche mes mots un peu. Je veux parler trop vite, c’est un peu ça.
(ESTRIE-II-234-237-11)
(46)
A : Avez-vous en tête par exemple un animateur ou... quelqu’un que vous trouvez qu’y...
vous même, qu’y parle bien ?
B : Tous les animateurs on pourrait dire... que y... y sont plutôt... des affaires comme ça...
des fois y se font des drôles de farces là.
A : Ouais. Vous trouvez que c’est un peu déplacé ?
B : Ben disons déplacé... Ça... ça dépend... ça dépend des programmes pis eh... ben des
affaires là-dedans.
A : Pis qu’est-ce que ça serait pour vous, une personne qui parle bien ?
B : Ah ben... la même expression. Ben une personne qui parle bien, disons, c’est une
personne qui parle le français de la grammaire, qui fait pas trop de fun, là...
A : Est-ce que ça se rapprocherait, selon vous, du français de France ?
B : Ben pas nécessairement. Parce que c’est pas nécessairement à parler le français de
France que...
A : Ouais. Mais quand même, à ce qu’on ait quelque chose de particulier à nous autres
ici ? Une langue...
B : Je sais pas trop trop.
(ESTRIE-II-155-97-7)
(47)
A : Mais si je vous demandais qu’est-ce que c’est pour vous bien parler, qu’est-ce que
vous me diriez ?
B : Ben quelqu’un qui parle pas... qui parle pas trop joual là. Comme on pourrait dire,
un assez bon... sans trop faire le... le fantasque comme on peut dire, sans trop faire son...
son fin là.
(ESTRIE-IV-170-255-8)
(48)
A : Est-ce qu’y en a qui vous déplaisent particulièrement ?
B : Le père Gédéon
A : Le père Gédéon, vous aimez pas ça ?
B : J’ai... je... pour le... pour une farce c’est pas pire, mais lui y déparle (rire).
A : Oui, vous trouvez.
B : Mais c’est son mé... métier, on peut pas y en vouloir, c’est son métier. Y gagne sa vie
comme ça, mais...
A : Qu’est-ce que c’est pour vous bien parler ?
B : Ah pour bien parler c’est de savoir eh... parfait son français.
(ESTRIE-V-224-183-13)
Le problème fondamental ici, en conclusion, est que c’est pas seulement le père Gédéon
qui déparle. Le savant aussi déparle... Il déparle pas seulement parce qu’il parle en termes,
comme un dentiste. Il déparle aussi pour des raisons plus unitaires, tenant au contenu de son
propos. Le savant déparle parce qu’il se sépare de son objet en séparant les locuteurs de leur
idiome. Or son programme militant de savant socialement bien intentionné est compromis par
l’inadéquation de ses analyses. Le fond de l’affaire est pourtant limpide : tant que les
locuteurs auront le sentiment que la norme grammairienne est indissolublement chevillée à la
décence comportementale la plus élémentaire, ils n’accepteront pas aisément de s’en
affranchir...
Si le problème du locuteur est qu’il a un trop méchant langage, notre problème à nous c’est
peut-être qu’on a de trop gentilles théories. La plus gentille et la plus aseptisée de toutes, c’est
encore la linguistique structurale, dont il faut impérativement dire qu’elle a dévidé son objet
de sa charge sociale, en cherchant à le construire comme un artéfact scientifique. Il faut dire et
redire cela, sur tous les tons et dans tous les forums. Et ce ne sont pas des paroles sans
importance qui s’énoncent alors ; il n’y a qu’un linguiste pour les négliger (Goffman 1987 :
153).
Corpora
CORPUS DE L’ESTRIE : Série de cent (100) enquêtes orales effectuées en 1971-1972
dans la région de Sherbrooke (province de Québec, Canada) sous la direction de Normand
Beauchemin et Pierre Martel. Les principales caractéristiques sociolinguistiques de ce corpus
sont décrites dans Boisvert et Laurendeau 1988 : 247-249. On en retiendra la répartition par
tomes suivante. Tome I : seize femmes au foyer ; tome II : seize cultivateurs ; tome III : huit
hommes et huit femmes hautement scolarisés ; tome IV : seize hommes de toutes les autres
origines sociales ; tome V : seize femmes de toutes les autres origines sociales ; tome VI : dix
hommes et dix femmes d’origine sociale modeste. Ce corpus est publié sous les titres suivants
(en dépôt au Département de Recherches Linguistiques de l’Université Paris VII) :
Bibliographie
BOISVERT L., LAURENDEAU P., 1988, « Répertoire des corpus québécois de langue
orale », Revue québécoise de linguistique, Université du Québec à Montréal, vol. 17,
n° 2, pp. 241-262.
GOFFMAN E., 1973a, La mise en scène de la vie quotidienne, 1. La présentation de soi,
Paris, Editions de Minuit.
GOFFMAN E., 1973b, La mise en scène de la vie quotidienne, 2. Les relations en public,
Paris, Editions de Minuit.
GOFFMAN E., 1974, Les rites d’interaction, Paris, Editions de Minuit.
GOFFMAN E., 1987, Façons de parler, Paris, Editions de Minuit.
GOFFMAN E., 1991, Les cadres de l’expérience, Paris, Editions de Minuit.
LABOV W., 1978, Le parler ordinaire, Paris, Editions Minuit.
LAURENDEAU P., 1985, « La langue québécoise : un vernaculaire du français », Itinéraires
et contacts de cultures, vol. 6, Paris - Québec, L`Harmattan, pp. 91-106.
LAURENDEAU P., 1987, « JOUAL - Chronique du TLFQ (XXII) », Québec français, n° 67,
octobre 1987, pp. 40-41.
LAURENDEAU P., 1988, « Théâtre, roman et pratique vernaculaire chez Michel Tremblay »,
Présence francophone, n° 32 (Actes du colloque Oralité et littérature : France-
Québec, tome II), pp. 5-19.
LAURENDEAU P., 1990, « Joual populi, joual dei ! : un aspect du discours épilinguistique
au Québec », Présence francophone, n° 37, pp. 81-99.
LAURENDEAU P., 1992, « Socio-historicité des ‘français non conventionnels’ : le cas du
Joual (Québec 1960-1975) », Grammaire des fautes et français non conventionnels,
Paris, Presses de l’Ecole Normale Supérieure, pp. 279-296.
LAURENDEAU P., 1994, « Le concept de PATOIS avant 1790, vel vernacula lingua », dans
Mougeon, R., Beniak, E. (dirs.), Les origines du français québécois, Presses de
l’Université Laval, coll. Langue française au Québec, pp. 131-166.
LAURENDEAU P., 2004, « Joual - franglais - français : la proximité dans l’épilinguistique »,
dans Eloy, J.-M. (dir.), Des langues collatérales - Problèmes linguistiques,
sociolinguistiques et glottopolitiques de la proximité linguistique, Paris, L’Harmattan,
coll. Espaces discursifs, tome II, pp. 431-446.
1. Introduction
Les dialectes du français se distinguent les uns des autres grâce à une multitude de
différences lexicales, phonologiques et grammaticales. Alors que certaines différences sont
très saillantes (par exemple, la paire weekend/fin de semaine qui distingue le français
européen et le français canadien ou la diphtongaison des voyelles longues en français
québécois dans des mots comme père ou chose), d’autres sont beaucoup plus subtiles. Il s’agit
parfois de différences de fréquence d’usage, comme dans le cas des mots miroir et glace (le
premier est le mot le plus employé au Québec, alors que l’usage de glace est répandu en
France) ou dans l’affrication qui caractérise des mots comme dire et tulipe, de différences de
sens (par exemple, le plancher qui peut être recouvert de tapis ou de linoléum au Québec), ou
du caractère unique d’une construction syntaxique dont la particularité n’est pas reconnue par
les locuteurs (par exemple, les infinitives hypothétiques du français québécois : Avoir su, je
l’aurais pas fait ; cf. Villiard 1982, Martineau & Motapanyane 1996, 1997).
La réalisation du schwa dans des mots comme chemin, creton ou dans des suites de
pronoms du type je le savais constitue une différence intéressante entre le français québécois
et le français hexagonal. Si la métathèse apparente du schwa dans la prononciation [k*@tA;]1
constitue une caractéristique très saillante d’un français québécois rural ou plus ancien, le fait
que le schwa soit souvent absent dans des mots comme cimetière ou depuis en français
parisien mais que cette absence soit beaucoup plus rare en français québécois (Charette 1991 :
31) ou que certains schwas aient tendance à être réalisés dans des positions différentes dans
une séquence de clitiques comme je me prépare ([Bm*p@epa@]) en français québécois vs.
[B*mp@epa@] en français hexagonal (Delattre 1949b : 46) constitue une différence beaucoup
plus subtile. De plus, la réalisation de schwa contribue à distinguer les variétés de français
canadien. Ainsi, le français québécois se distingue du français acadien dans son traitement du
schwa dans des mots qui, en français standard, se terminent par une obstruante suivie d’une
1
Nous utilisons le symbole [*] pour des raisons purement pratiques, tout en reconnaissant que de nombreux
collègues représentent le même son à l’aide du symbole [œ].
50
liquide et d’un schwa (par exemple, autre). Si le français québécois familier simplifie ces
groupes finaux de façon quasi catégorique (par exemple, autre [ot]), le français acadien, du
moins dans la variété du sud-est du Nouveau-Brunswick, permet une métathèse apparente :
d’autres [dot*r] filles ou entre [D;t*r] les deux bouchées.
Peu d’analyses examinent en détail la distribution de schwa en français en général et en
français québécois en particulier. Si les travaux de Charette (1991), Côté (2000) Côté &
Gingras (ms.), Eychenne (2003), Mezzetta (2002), Morin (1974, 1982) et Picard (1974,
1991a) fournissent des informations précieuses sur la distribution de schwa en français
québécois, les études quantitatives sont, à notre connaissance, peu nombreuses. Par exemple,
Durand & Eychenne (2004) étudient différentes positions dans un petit corpus de la ville de
Québec, alors que Côté (2006) se penche sur la syllabe initiale de mots comme cerise et
demander. Une étude détaillée et quantitative de schwa en français québécois s’impose donc,
et pour bien rendre compte de la complexité du phénomène, elle devrait prendre en compte la
position du schwa dans le mot, le type de mot, le contexte syntaxique et/ou prosodique, le
caractère sous-jacent ou dérivé de la séquence de consonnes permise, ainsi que le nombre et la
nature des segments adjacents au schwa (voir, en plus des auteurs cités ci-dessus, Dell 1977 et
Tranel 1981). Notre objectif dans le présent article est de contribuer à cet objectif en étudiant
la réalisation de schwa dans les monosyllabes grammaticaux du français québécois.
Cet article présente les résultats d’une analyse préliminaire de la réalisation de schwa dans
deux variétés de français québécois, le français saguenayen et le français montréalais. Ces
deux variétés sont contrastées avec le picard, une langue gallo-romane proche parente du
français. Une analyse de schwa dans les mots grammaticaux monosyllabiques sera
développée dans le but de fournir des éléments de réponses à deux questions importantes : (i)
ces mots grammaticaux sont-ils tous des clitiques qui se combinent avec leur hôte de la même
façon, et (ii) peut-on proposer une analyse uniforme du schwa qui apparaît de façon variable
dans ces formes ?
2
Cette explication ne convient cependant pas au schwa réalisé en fin de mot en français hexagonal (par
exemple : Bonjour-e !) ; cf. Carton 1999 et Hansen & Hansen 2004, par exemple.
3
Côté (2006) note la possibilité de [*d] dans le verbe demande en français québécois. Nous sommes d’accord
que cette forme est possible dans un contexte comme je me demande mais nous n’avons observé aucun exemple
comme Paul demande [*dmD;d] ta réponse dans nos corpus.
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51
Sur la base de distributions de ce type, certains chercheurs proposent des règles qui
décrivent les conditions dans lesquelles un schwa présent dans la structure sous-jacente peut
être effacé, alors que d’autres rendent compte de cette alternance en termes d’insertion. Selon
Côté (2000), de nombreux chercheurs admettent maintenant que les deux analyses sont
appropriées pour différents schwas. Si les deux types de schwas existent, une des questions
centrales de la phonologie française consiste à déterminer quels schwas sont sous-jacents et
quels schwas résultent d’un processus d’épenthèse. Côté, qui souscrit à cette analyse, pose
que les schwas à l’intérieur des morphèmes (par exemple, demain) sont présents dans la
structure sous-jacente et qu’ils peuvent être effacés dans des contextes phonologiques
favorables, alors que les schwas présents en frontière de morphème ou de mot sont
épenthétiques. Elle pose également que certains schwas intérieurs ne sont pas soumis à la
règle d’effacement ou d’insertion. Précisément, un schwa qui n’est jamais effacé a été, dans
son analyse, réanalysé et est devenu un /œ/ stable, semblable à la voyelle de la première
syllabe du mot jeunesse, alors que les schwas qui ne sont jamais réalisés, comme dans le mot
samedi, sont absents de la forme sous-jacente.
3. Notre étude
Les données de notre étude sont tirées de deux types de corpus : un corpus de français oral
du Saguenay obtenu au moyen d’entrevues sociolinguistiques laboviennes, et un corpus issu
de deux séries télévisées québécoises représentant le français familier et populaire parlé à
Montréal. Le corpus de français du Saguenay a été élaboré par Claude Paradis au début des
années 1980 et est décrit en détail dans Paradis (1985). Les données orales de quatre locuteurs
du corpus Paradis sont utilisées pour la présente étude : deux femmes âgées respectivement de
20 et de 41 ans, et deux hommes âgés respectivement de 28 et 42 ans. Quarante-cinq minutes
d’enregistrement ont été analysées pour chaque locuteur. En ce qui concerne les données du
français de Montréal, elles sont extraites de la version DVD des séries télévisées québécoises
La Petite Vie, diffusée de 1993 à 1999, et Les Bougon en ondes à Radio-Canada depuis 2004.
Les données orales de huit épisodes d’environ 30 minutes chacun sont utilisées pour chaque
série. Des données complémentaires tirées du corpus Montréal 1984, ainsi que quelques
exemples recueillis par les auteures de cet article, sont citées à l’occasion4.
4
Nous remercions Claude Paradis et Pierrette Thibault de nous avoir si gentiment donné accès à leurs corpus
pour cette étude.
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Tous les cas où une suite d’au moins deux clitiques du type C* apparaît devant consonne
ont d’abord été recensés. Les occurrences ont ensuite été classées en fonction du contexte
phonologique (post-consonantique vs. post-vocalique), de la présence ou de l’absence du
schwa et de son lieu d’apparition. Pour les suites de deux clitiques, nous avons donc obtenu
les types de séquences suivants :
C1 + C2, sans schwa (ex. Est-c’qu’ça va être long ? ; étant donné qu’d’la céramique)
schwa + C1 + C2 + schwa (ex. comme e-j’te disais ; quand e-j’te dis [kD;t*Ht*dzi] )
C1 + schwa + C2 (ex. Ben, je l’sais pas ; i vont te l’dire)
C1 + C2 + schwa (ex. Moman, j’te parle là ; avec c’que ça nous rapporte)
C1 + schwa + C2 + schwa (ex. c’est que je veux faire bouger les choses)
L’analyse d’Auger révèle l’existence de deux types de [e] en picard : si certains font partie
de la forme sous-jacente des mots et peuvent causer l’application de certaines règles
phonologiques ou les subir, la plupart sont au contraire insérés lorsque des séquences de
consonnes trop complexes ne peuvent être syllabifiées. Les /e/ sous-jacents déclenchent
généralement la palatalisation de la consonne précédente5 comme en (6)a, et ne peuvent être
effacés que dans quelques mots très fréquents, comme en (6)b. Les [e] épenthétiques, pour
leur part, sont soumis à une alternance régulière entre leur présence et leur absence et ils ne
déclenchent pas la palatalisation, comme on peut le voir en (7).
5
Des exceptions existent. Par exemple, les /e/ qui apparaissent dans des contextes pouvant constituer des cas de
métathèse et ceux qui correspondent à un /a/ français ne déclenchent pas la palatalisation, comme on peut le voir
en (i) et (ii). De plus, certaines exceptions lexicales existent, comme le mot qué ‘quel’, tel qu’illustré en (iii).
Voir Dawson (2003, 2004) pour plus de détails.
(i) guérnier ‘grenier’
(ii) quérbon ‘charbon’
(iii) qué plaisi ‘quel plaisir’
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Une analyse détaillée de l’épenthèse vocalique dans les différents contextes révèle que des
contraintes phonologiques conditionnent l’insertion vocalique et que ces conditions varient
légèrement d’un domaine à l’autre. Ainsi, l’épenthèse est déclenchée dans tous les cas par la
nécessité d’autoriser la réalisation de consonnes qui excèdent ce que permet la structure
syllabique du picard. Par exemple, [e] est inséré devant une séquence de consonnes qui ne
constitue pas une attaque acceptable, comme c’est le cas de [dd] ou [Hl] en (8), et qu’aucune
position consonantique n’est disponible pour syllabifier la consonne qui pose problème.
Cependant, il faut reconnaître l’existence de deux schémas différents (le schéma CCeC
caractérise les frontières de mots, comme on peut le voir en (8), alors que le schéma CeCC
constitue le schéma de base dans les groupes clitiques, comme en (9)a,b) et le rôle de
certaines contraintes qui est limité à certains domaines (par exemple, la contrainte contre les
mauvais contacts syllabiques est active dans les groupes clitiques mais pas aux frontières de
mots, ce qui fait que l’on obtient le schéma CeCC en (9)c,d) (voir Auger 2003).
Une fois ces différences de domaine identifiées, le rôle de la contrainte qui défavorise les
mauvais contacts syllabiques reconnu, et les mécanismes d’autorisation des consonnes
compris, le comportement de l’épenthèse vocalique en picard du Vimeu devient parfaitement
régulier. Elle affecte tous les groupes consonantiques qui posent problème de la même façon
et le choix du schéma CeCC ou CCeC est tout à fait prévisible. En contraste, la distribution du
schwa en français est beaucoup plus complexe et, nous le soupçonnons, ne peut recevoir un
traitement unique semblable à celui proposé pour le picard.
sépare les deux consonnes, comme on peut le voir en (13). De plus, le mot rien est très
souvent précédé d’une voyelle, tel qu’illustré en (14). Finalement, on voit en (15) que la
variation entre [l] et [ll] dans le pronom accusatif de troisième personne du singulier dans les
deux variétés s’accompagne de variation dans la présence d’une voyelle par défaut.
(10) a. Quante éj vo dis “vue sur mér” j’én vo mins point. (PV ; Chl’autocar 41)
‘Quand je vous dis ‘vue sur mer’ je ne vous mens pas’
b. Un chien saucisse, e-j’vois pas l’rapport. (FQ, Petite Vie)
(11) a. i s’a coér értornè (PV, Chl’autocar 54)
‘il s’est encore retourné’
b. J’imagine qu’ils doivent ertourner voir les mêmes (FQ, Montréal, sujet 2)
(12) a. Bè j’té trouve jolimint tchurieux pour un jonne honme (PV ; Chl’autocar 44)
‘bien je te trouve joliment curieux pour un jeune homme’
b. Ben non. J’te niaise ! (FQ ; Petite Vie)
(13) a. Ah oui ! J’él connoais, li (PV, Chl’autocar 33)
‘Ah oui ! Je le connais, lui’
b. Mais lorsque j’en ai l’occasion, je l’fais (FQ, Saguenay, BM)
(14) a. Ch’n’étoait point pour é-rién qu’il avoait yeu chl’idèe lo. (PV ; Chl’autocar 65)
‘ce n’est pas pour rien qu’il avait eu cette idée-là’
b. Tu m’fais parler pour e-rien (FQ ; Petite Vie)
(15) a. J’l’ai rmértchè pu d’un coup (PV ; Chl’autocar 87)
b. Jé ll’ai djo vu au Picardy d’Amiens (PV ; Chl’autocar 56)
c. après ça j’l’ai r’pris pour faire les sandwiches (FQ ; Petite Vie)
d. J’l’imagine, je ll’imagine [BlimaB.n / B*llimaB.n] (FQ, Fortier)
En outre, des différences importantes distinguent les deux variétés linguistiques. Ainsi, par
exemple, le schéma C#eCC qui caractérise les frontières de mots en picard affecte toutes les
consonnes qui posent un problème de syllabation de la même façon. En français québécois,
nous avons vu plus haut que le schéma C#*CC est fréquemment observé avec des mots qui
commencent par /@C/ et avec le pronom sujet je. Par contre, il n’est observé avec les
occlusives que de façon exceptionnelle6 ; dans ces cas, on obtient le schéma C.C*.C, tel
qu’illustré en (16b). Si le schéma C.# *C.C est permis avec le déterminant le, il est beaucoup
moins fréquent dans nos données que le schéma C.#C*C ; voir (17). De plus, certaines
combinaisons de clitiques placent la voyelle épenthétique dans des positions différentes en
picard et en français québécois, comme on peut le voir en (18). Finalement, alors que le picard
exige l’insertion d’une voyelle épenthétique dans toutes les séquences de trois consonnes qui
ne peuvent être syllabifiées, le français québécois permet l’épenthèse mais il permet aussi à
certaines séquences d’être réalisées sans voyelle épenthétique, comme l’illustre (19) (Picard
1974 ; Côté 2000).
6
Voici les exemples recueillis dans notre corpus :
(i) dans l’ouest de [w6st*d*] Montréal (Pierre Bruneau, nouvelles de TVA)
(ii) selon les contacts [*] qu’t’avais (Saguenay, AG)
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55
7
Même si peu de Picards se sont installés en Nouvelle-France, rendant un lien de filiation direct entre le picard
et le français québécois peu probable, les nombreuses similarités entre le picard et le normand peuvent expliquer
les ressemblances entre les deux variétés. De plus, le Vimeu étant accolé à la Normandie, on peut penser que les
ressemblances entre le picard décrit ici et le normand, et, par conséquent, avec le français québécois, sont encore
plus nombreuses.
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Il est donc essentiel d’examiner chacune de ces questions de façon indépendante à l’aide de
critères appropriés.
La question du statut grammatical des clitiques français continue de diviser les chercheurs
pour de nombreuses raisons. D’une part, la variation importante qui caractérise les différents
registres de langue nous oblige à bien délimiter notre objet d’étude. Par exemple, si le
redoublement des sujets et les pronoms sujets résomptifs dans les propositions relatives sujet,
illustrés en (20), sont fréquents dans de nombreuses variétés familières et populaires, ces
constructions sont exclues du français de référence. De plus, l’inversion des clitiques sujets
qui caractérise le français de référence, voir (21), est soit entièrement absente en français
hexagonal familier, voir (22), soit restreinte aux clitiques tu et vous en français familier
québécois, comme en (23). D’autre part, le caractère variable de plusieurs des critères
invoqués en faveur d’une analyse affixale incite une réaction de prudence de la part de
certains linguistes qui voient dans les structures non standard des indices de
grammaticalisation possible mais qui refusent d’y voir un processus complété.
(20) a. toute la famille elle se rassemblait aux mêmes places (Montréal, 118-71)
b. j’étais pas une personne que j’avais beaucoup d’amis (Montréal, 15-71)
(21) a. Parle-t-il français ?
b. Pierre parle-t-il français ?
(22) a. Il parle français ? (français hexagonal familier)
b. Est-ce qu’il parle français ?
(23) a. Parles-tu français ? (français québécois familier)
b. Elle/il/on/je parle-tu français ?8
Le statut de marque d’accord des clitiques sujets en français québécois familier demeure, à
notre avis, l’analyse qui permet le mieux de rendre compte du fait que la présence d’un
pronom sujet est permise dans tous les contextes où un verbe s’accorde avec un sujet. Par
contre, la conclusion mise en avant par Auger (1994), parmi tant d’autres, qu’il s’agit
d’affixes verbaux nous paraît moins solide. Si l’on prend les arguments d’Auger (1994) au
sérieux, l’analyse du statut morphophonologique des pronoms faibles doit être basée sur des
critères essentiellement phonologiques : si les pronoms faibles sont des affixes, ils doivent se
comporter comme des préfixes et des suffixes et être affectés par les règles phonologiques
lexicales. Or, nous verrons que ce n’est pas toujours le cas.
6.1 L’affrication
L’affrication fournit un premier indice du statut non affixal des pronoms faibles du français
québécois. En français québécois, /t, d/ sont affriqués sans exception devant /i, y, j, L/ à
l’intérieur des mots et de façon variable aux frontières de mots (voir Dumas 1987 : 4, par
exemple) comme on peut voir en (24) et (25). Si tu, dans sa variante [t], et te étaient des
affixes, on s’attendrait à ce qu’ils soient toujours affriqués lorsqu’ils sont employés avec un
verbe ou un pronom qui commence par une voyelle antérieure fermée. Au contraire, nos
intuitions de locutrices natives indiquent que l’affrication dans un tel contexte est variable9,
tel qu’illustré en (26), comme c’est le cas aux frontières de mots en français québécois. Cette
variation est d’autant plus intéressante que, selon Dumas (1987 : 5)10, l’affrication est
catégorique dans les cas d’inversion des pronoms sujets ; voir (27).
8
Voir Picard 1991b à propos du tu interrogatif en français québécois.
9
La présence d’une frontière morphémique ne bloque pas l’affrication à l’intérieur d’un mot : par exemple,
irrésistible, crédible, débattiez et droiture sont toujours prononcés avec des affriquées.
10
Walker (1984 : 107) considère que l’affrication est variable dans part-il et parle-t-il ; nos intuitions de
locutrices natives correspondent toutefois à celle de Dumas. Cette différence entre proclitique et enclitique
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Puisque les pronoms faibles ont un comportement morphophonologique qui n’est pas celui
des affixes lexicaux, il semble que l’étiquette de clitiques qui leur est souvent associée soit
appropriée. Comme le français comporte de nombreux mots grammaticaux monosyllabiques
qui font preuve d’un manque d’autonomie phonologique et syntaxique11, on peut se demander
si tous ces éléments forment une classe uniforme. L’affrication variable qui caractérise la
combinaison de la préposition de avec un mot qui commence par /i/ ou /y/, par exemple,
confère à cette idée une plausibilité accrue ; voir (28).
reflète sans doute le fait que l’enclise est plus ancienne que la proclise en français (Vance 1989). Certains
linguistes posent que les clitiques sujets postverbaux entretiennent un lien morphologique avec leur hôte, alors
que les clitiques sujets préverbaux ont un lien syntaxique avec le verbe (Sportiche 1999). En français québécois
soutenu, l’affrication obligatoire avec les clitiques postverbaux pourrait donc être due au statut affixal de ces
éléments.
11
Par exemple, comme c’est le cas avec les pronoms faibles, on ne peut pas utiliser la préposition de ou le
déterminant le seuls et leur voyelle disparaît lorsqu’ils sont combinés à un mot à initiale vocalique.
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58
contextes où le [t] peut être syllabifié comme coda de la syllabe précédente, comme en (29)b.
Lorsque le pronom est précédé d’une consonne, l’épenthèse est requise. En effet, même s’il
devrait être possible de prononcer [tyn.tra.m6;.tø], les données démontrent que l’épenthèse est
requise, tel qu’illustré en (29)c. On peut attribuer ces données au fait que le picard restreint la
création d’attaques complexes au niveau lexical et l’interdit dans les groupes de clitiques et
aux frontières de mots (voir Picard 1991a pour la même observation en français québécois).
De ce point de vue, les groupes clitiques et les frontières de mots ont un comportement
uniforme. Cependant, les deux contextes se distinguent en ce qui concerne le lieu d’insertion
de la voyelle épenthétique. En effet, le schéma obtenu en (29)c, [C.CeC], est le schéma
caractéristique des groupes clitiques, alors que le schéma [CeC.C] observé en (29)d est
typique des frontières de mot en général. Etant donné leur dépendance phonologique et
grammaticale, on s’attendrait à ce que les monosyllabes grammaticaux autres que les clitiques
pronominaux (par exemple, d et qu) soient caractérisés par le schéma typique des groupes
clitiques. Cependant, c’est plutôt le schéma [CeC.C] qui est observé, comme on peut le voir
en (29)d et (29)e. Si les deux contextes ont en commun l’impossibilité de créer une attaque
complexe, les différences de lieu d’insertion de la voyelle épenthétique nous forcent
néanmoins à distinguer deux types de clitiques sur le plan morphophonologique.
Un autre aspect de l’épenthèse vocalique en picard renforce la conclusion selon laquelle les
pronoms faibles et les autres monosyllabes grammaticaux constituent deux types d’éléments
différents. Dans les groupes de clitiques pronominaux, la contrainte contre les mauvais
contacts syllabiques détermine le lien d’insertion du [e], comme nous l’avons illustré en (9).
Cette contrainte ne joue cependant aucun rôle pour la préposition de ou pour le
complémenteur que. En effet, même si [d.r] constitue un mauvais contact syllabique en (29)d
et même si ce mauvais contact pourrait être évité si on disait bél air dé rintrer au lieu de bél
air éd rintrer, on obtient le schéma [CeC.C] typique des frontières de mots.
En français, les monosyllabes grammaticaux je, te, me, se, le, de, ce, que sont tous des
clitiques, c’est-à-dire des éléments qui ne peuvent s’employer seuls, et ils permettent tous une
alternance entre une forme avec ou sans schwa. Côté (2000 : 81) pose que la forme sous-
jacente de tous ces éléments ne contient qu’une consonne et que la présence variable d’un
schwa peut être attribuée à un processus d’insertion. On pourrait donc s’attendre à y observer
des schémas de variation semblables dans la réalisation du schwa. Cependant, des différences
importantes caractérisent les différents clitiques. Ainsi, la fréquence avec laquelle schwa est
réalisé varie considérablement d’un clitique à l’autre. Dans son étude du français de référence,
Delattre (1949a : 458) observe que le schwa est plus souvent omis que réalisé avec je, ce, se,
le, ne et me, qu’il n’est absent que dans 50 % des cas avec de et dans 33 % des cas avec que et
te. Dans leur étude du français de la ville de Québec, Durand & Eychenne (2004) confirment
la tendance à l’absence du schwa avec les fricatives mais ils observent qu’il est rarement
absent dans le déterminant le (2/19, soit 10,5%). Côté (2000) attribue les différences entre les
différents contextes d’effacement à des contraintes séquentielles qui capturent l’idée que
certaines consonnes moins perceptibles ont davantage besoin d’être adjacentes à une voyelle
(par exemple, les occlusives) et que les séquences de consonnes semblables sont défavorisées.
Dans la hiérarchie qu’elle propose, les fricatives favorisent l’effacement de schwa et elle
attribue la très grande fréquence d’absence de schwa dans des mots comme regarder au fait
que /@/ se comporte comme une fricative en début de mot. Dans l’analyse de Côté, les
différences quantitatives entre je et que, par exemple, sont donc attribuables à la nature des
consonnes en question et ne constituent pas nécessairement un indice que ces deux éléments
appartiennent à des catégories grammaticales différentes.
Un indice plus important de statuts différents pour les pronoms faibles et les autres
monosyllabes grammaticaux provient de la réalisation du schwa dans des suites de clitiques.
Le schéma d’effacement ou d’insertion de schwa varie d’une combinaison de clitique à l’autre
et d’un dialecte à l’autre. Selon Delattre (1949b), le français de référence emploie je
m’prépare plutôt que j’me prépare dans 90 % des cas. De plus, « [o]n entend toujours que j
tombe mal, jamais qu je tombe mal. [... et] les deux groupes j te et c que [...] favorisent le
deuxième e » (46). Comme le français de référence, le français québécois réalise le deuxième
schwa dans les groupes j’te et c’que, comme on peut le voir en (30)a,b. De plus, le français de
référence et le français québécois favorisent tous deux le premier schwa dans le groupe je le ;
voir (30)c. En français de référence, Delattre 1949b estime que je l’ est observé dans 90 %.
Dans notre corpus, c’est la seule forme observée de façon régulière dans tous les cas où le
verbe commence par une seule consonne ou par une attaque branchante légitime ; le schéma
j’le est pour sa part observé lorsque le verbe commence par un groupe consonantique qui ne
constitue pas une attaque complexe possible en français québécois, comme on le voit en
(30)d. Nos données révèlent cependant des comportements différents dans la réalisation de
schwa en français québécois. Ainsi, alors que Delattre 1949b estime que le français de
référence marque une préférence très forte pour la prononciation je m’, le français québécois
utilise j’me de façon quasi catégorique ; voir (31). Une autre différence potentielle entre le
français québécois et le français de référence se trouve dans la combinaison que je. Comme le
français de référence, le français québécois marque une forte préférence pour la réalisation du
premier schwa, comme l’illustre (32)a ; cependant, le français québécois permet aussi
qu’aucun schwa ne soit réalisé, comme on le voit en (32)b et c.
(30) a. Tu veux j’te [Ht*] parle de mes vacances que j’viens d’passer ? (Saguenay, CG)
b. tu savais c’que [sk*] tu valais (Saguenay, MJ)
c. Ben j’imagine, si je l’ [B*l] vendais (Saguenay, BM)
d. J’le [Bl*] r’grettais assez, en tout cas ! (Saguenay, LB)
(31) a. quand t’es arrivée, j’me [Bm*] préparais pour le finir justement là (Saguenay, LB)
b. J’me [Bm*] sens solide, là, c’t’effrayant. (Thérèse, Petite Vie)
(32) a. parce que fallait que j’fasse [k*Hf] un p’tit trou dans l’tissu (Saguenay, LB)
b. ça veut dire que faut qu’j’fasse [kHf] attention quand même (Saguenay, LB)
c. Fait trois réparations qu’j’mets [kBm] d’dans (Saguenay, BM)
dans cette variété de français qu’en picard. De plus, comme [Bm] n’est pas plus acceptable
que [Bl] comme attaque complexe, les contraintes de structure syllabique ne peuvent pas
rendre compte de la différence entre [B*l] et [Bm*] non plus.
La différence entre les pronoms faibles et les autres monosyllabes grammaticaux en
français québécois est de nature subtile. Comme on peut le voir dans le tableau ci-dessous,
toutes les combinaisons de pronoms faibles pour lesquelles nous avons recueilli suffisamment
de données pour observer une tendance claire marquent une préférence (quasi-)catégorique
pour un site d’épenthèse vocalique précis lorsque le verbe qui suit commence par une seule
consonne ou par une suite de consonnes qui constitue une attaque légitime (obstruante +
liquide ou semi-voyelle).
je + me [Bm*] 58/5812
je + te [Ht*] 32/32
je + le [B*l] 52/52
me + le [m*l] 9/9
te + le [t*l] 14/14
(33) a. M’as essayer d’me faire maigrir les os un peu. (Junior, Bougon)
b. T’es-tu en train de m’traiter d’gros ? (Junior, Bougon)
(34) a. j’viens d’le voir (Popa, Petite Vie)
b. J’ai pas l’temps de l’mettre (Popa, Petite Vie)
(35) a. aussi ben d’se tirer une balle dans’ tête, hein. (Paul, Bougon)
b. On va arrêter de s’conter des pipes... (Mononque, Bougon)
(36) a. ça fait qu’le peu d’vie qu’on a, on peut-tu... (Paul, Bougon)
b. tant que l’gouvernement en place décide de pas vous l’taxer (candidat, Bougon)
Peut-on attribuer les différences entre les pronoms faibles et les autres monosyllabes
grammaticaux à la nature des consonnes en présence ? Ce type d’explication paraît peu
plausible pour les exemples ci-dessus, qui contiennent tous un groupe clitique en position
post-vocalique. Par contre, une explication de ce type est plausible pour certaines variations
12
Nous avons recueilli deux exemples de je m’ dans une entrevue du corpus Montréal 1984 :
(i) a. Je m’disais tout l’temps euh... i l’mérite (Montréal 1984, sujet 2)
b. Tsé je m’dis... que... tu rgardes toute ça les gars euh... (Montréal 1984, sujet 2)
13
Le français acadien du sud-est du Nouveau-Brunswick se distingue sur ce point. On y entend en effet souvent
[s*k] :
(i) jusqu’à ce qu’sa mère arrive (DB, 5/6/06)
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qui semblent être dues à la structure phonologique des mots en présence. Ainsi, si un schwa
est réalisé dans la combinaison que je, c’est, dans nos corpus de français québécois, toujours
le premier, comme on le voit en (37)a, à moins que je ne soit suivi d’une suite de consonne
qui ne constitue pas une attaque possible, tel qu’illustré en (37)b. De ce point de vue, la
séquence que je se comporte comme les séquences de pronoms faibles ; voir (30)c,d. Nos
données concernant de te sont insuffisantes pour nous permettre de conclure à une influence
du contexte phonologique précédent, mais nous observons trois exemples de d’te après
voyelle et quatre exemples de de t’ après consonne, une alternance qui est illustrée en (38). Il
est intéressant de constater que dans notre petit corpus, le site du schwa dans la séquence de te
est dicté davantage par la structure syllabique du contexte (d’te après voyelle et de t’ après
consonne) que par la volonté d’éviter une séquence de consonnes semblables, tel que proposé
par Côté (2000). De plus, la différence entre te le, d’une part, et de le et que le, d’autre part,
est particulièrement intéressante : comme les trois séquences contiennent une occlusive suivie
d’une liquide, il est difficile d’attribuer cette différence à la nature des consonnes en présence,
ce qui nous amène à favoriser l’hypothèse d’un lien morphophonologique distinct unissant les
pronoms faibles et autres monosyllabes grammaticaux à leur hôte.
(37) a. parce que fallait que j’fasse [k*Bf ] un p’tit trou dans l’tissu (Saguenay, LB)
b. Ça arrivait pas souvent qu’je r’cevais [kB*@s] (Saguenay, LB)
(38) a. t’es t-en train d’te détruire [tt*d] (Paul, Bougon)
b. Es-tu capable de t’faire [d*tf] accrère que t’es beau ? (Paul, Bougon)
Dans notre corpus, nous observons une autre différence entre les pronoms faibles et autres
monosyllabes grammaticaux. Les séquences de monosyllabes grammaticaux se distinguent
des pronoms faibles par la possibilité de créer des séquences de trois ou même quatre
consonnes, comme l’ont déjà fait remarquer Picard et Côté. Cette différence est peut-être due,
par contre, à la nature des consonnes en jeu. En effet, Picard a observé que ces séquences
contiennent toutes une fricative en position médiale.
(39) a. I faudrait pas qu’j’me trompe [kBm] parce qu’i va entendre. (Saguenay, CG)
b. Ça m’dérange pas d’y dire qu’c’t’un [rkst] beau têteux (Réjean, Petite Vie)
Cette tendance à prononcer le schwa après la liquide est d’autant plus intéressante qu’elle
constitue peut-être une innovation en français québécois familier. La Follette (1960) rapporte
que les exemples de [*l] sont nombreux dans les contes de la région de Charlevoix qu’il a
analysés. Cette tendance est confirmée par le Glossaire du parler français au Canada, qui
contient une entrée el’ pour le déterminant et donne l’exemple El’ fils à Jacques. Une
tendance semblable est observée par Côté (s.d.) : « [l]’insertion d’un [œ] à l’initiale se fait
surtout avec les liquides [r,l], moins avec les fricatives [...] et encore moins avec les
occlusives ».
Sur la base des données décrites ici, nous proposons donc une analyse préliminaire où la
plupart des schwas réalisés dans les monosyllabes grammaticaux sont épenthétiques.
Cependant, nous proposons que le déterminant le contient pour sa part un schwa sous-jacent.
Notre raisonnement va comme suit. Si l’on peut attribuer la différence de taux de réalisation
de schwa avec /@/ et /l/ à la nature des consonnes en question, suivant Côté (2000), la
différence de lieu de réalisation de schwa présente un défi intéressant. Etant donné la
fréquence relative du schéma [*C], voir (44) et (45), et la rareté du schéma [C*] avec les
fricatives et avec /@/, nous posons, comme le fait Côté (2000), que les clitiques je, se et autres
pronoms faibles ne contiennent pas de schwa dans leur forme sous-jacente, et nous attribuons
sa réalisation variable en début de mot à l’insertion d’une voyelle épenthétique. La fréquente
réalisation du schwa et le schéma [C*] qui caractérise que et de sont attribués par Côté (2000)
au besoin des occlusives d’être suivies d’une voyelle, ce qui est toujours compatible avec une
analyse qui traite le schwa comme une voyelle épenthétique : la nature des consonnes
détermine le lieu d’insertion de la voyelle : avant /@,l/ et après une occlusive. Nous posons
que la forme sous-jacente du déterminant le est /l*/, ce qui rend compte de la fréquence plus
élevée de schwa14 et de la position de la voyelle. Les formes occasionnelles du type [*lC],
voir (41), peuvent être attribuées à une combinaison de l’effacement variable de schwa et de
l’épenthèse. Même si cette solution peut sembler peu économique du point de vue
phonologique, elle est attestée en picard, comme on peut le voir avec le mot déjeu ‘déjà’ et
avec le déterminant chol ‘la’, illustrés en (46) et (47).
(44) a. Moman, là, r’tiens [*@tj6;] -moi là, r’tiens-moi ! (Popa, Petite Vie)
14
Voir Côté (2000 : 108) pour l’idée que les schwas sous-jacents sont plus souvent prononcés que les schwas
épenthétiques.
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7. Conclusion
L’étude préliminaire que nous avons présentée ici soulève probablement plus de questions
qu’elle n’apporte de réponses. Etant donné notre objet d’étude, la réalisation de schwa en
français québécois, cette constatation n’est guère surprenante. La diversité des contextes
phonologiques et prosodiques, la lexicalisation de formes avec ou sans schwa sous-jacents et
la situation diglossique qui caractérise le français au Québec ne sont que quelques-uns des
facteurs qui contribuent à créer une situation des plus complexes.
Notre examen des monosyllabes grammaticaux en français du Saguenay et en français de
Montréal révèle plusieurs schémas très réguliers concernant la réalisation du schwa dans les
séquences de pronoms faibles et une variation importante dans les autres types de séquences.
De ce point de vue, nos données diffèrent en partie de la position de Picard (1991a : 46) :
« Les variantes j’le veux, je viens d’le faire et c’est mieux qu’le café ne sont pas typiquement
québécoises. [...] De façon générale, il faut savoir distinguer ce qui est usuel en québécois de
ce qui est acceptable en français ». Nos données confirment la rareté de la variante j’le veux
en français québécois. Par contre, elles indiquent que les formes du type je viens d’le faire et
c’est mieux qu’le café sont attestées et sont presque aussi fréquentes que les variantes en de l’
et que l’. Nous attribuons cette différence entre les deux le à deux sources : d’une part, la
présence d’un schwa sous-jacent dans le déterminant, d’autre part, le lien moins serré qui unit
les monosyllabes grammaticaux autres que les pronoms faibles et leur hôte. Si l’affrication
variable que l’on observe dans les pronoms faibles du français québécois nous force à
remettre en question l’idée que ces formes sont des affixes lexicaux, les schémas d’épenthèse
plus rigides que nous observons dans ces mêmes formes nous amènent à penser que la
morphologisation des pronoms faibles est plus avancée que celle des autres monosyllabes
grammaticaux et que les liens morphophonologiques qui unissent les pronoms faibles les uns
aux autres et à leur hôte sont plus serrés que ceux qui unissent les autres monosyllabes
grammaticaux les uns aux autres et à leur hôte.
L’analyse esquissée dans cet article devra être approfondie de plusieurs façons. D’une part,
des données plus nombreuses sur les monosyllabes grammaticaux sont nécessaires pour
renforcer les conclusions tirées à partir d’un corpus relativement restreint. D’autre part, une
étude quantitative plus générale qui prend en compte les autres contextes de réalisations du
schwa devra être entreprise. Finalement, une comparaison avec d’autres variétés québécoises
et avec le français acadien permettra d’établir le degré de régularité qui caractérise les variétés
canadiennes.
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Patrice Brasseur
Centre de recherche interdisciplinaire sur la langue et l’identité culturelle,
Université d’Avignon
Introduction
Ces observations portent sur la communauté francophone de la côte ouest de Terre-Neuve,
dans la presqu’île de Port-au-Port (L’Anse-à-Canards, Maisons-d’Hiver, La Grand-Terre, Le
Cap Saint-Georges). Elles reposent sur trois corpus. Le premier est constitué d’enquêtes
orales, que j’ai moi-même enregistrées de 1981 à 1998 pour le Dictionnaire des régionalismes
du français de Terre-Neuve auprès de locuteurs âgés à l’époque de plus de 40 ans, souvent
même de plus de 60 ans. Tous étaient des francophones natifs et très à l’aise dans la pratique
de leur vernaculaire. Pour recueillir ces données, je suis parti de simples conversations et de
quelques contes enregistrés auprès d’un premier groupe d’informateurs de L’Anse-à-Canards.
J’ai ensuite administré aux locuteurs un questionnaire lexicographique sur les realia. Enfin,
j’ai longuement et systématiquement recueilli les commentaires métalinguistiques sur les
mots du corpus déjà recueillis, parfois volontairement déformés, de façon à en tester la
validité. Cette longue enquête, pour laquelle je suis revenu maintes fois sur le terrain, est donc
d’inspiration dialectologique. Je reconduisais ainsi une méthode d’enquêtes déjà utilisée dans
le même but à Saint-Pierre et Miquelon. Son succès dans les deux régions est largement dû
aux qualités exceptionnelles de plusieurs informateurs. Elle a permis, parallèlement, de
recueillir les opinions de 56 informateurs dans des entretiens souvent informels et d’observer
leur pratique linguistique quotidienne.
Le premier corpus est complété par une série d’extraits d’enregistrements d’étudiants et de
chercheurs en folklore de l’Université Memorial de Saint-Jean de Terre-Neuve, effectués pour
la plupart dans les années 1980 ; je les ai dépouillés sur place au Centre d’Études Franco-
Terre-Neuviennes.
Le troisième corpus est constitué par une enquête de terrain de septembre 2000 à l’école
française Sainte-Anne de La Grand-Terre. Avec l’aide d’une enseignante locale, j’ai alors
soumis un questionnaire écrit à l’ensemble des élèves (41 au total) des classes de 7e, 8e, 9e,
67
10e, 11e et 12e, présents à l’époque de mon séjour1. Les élèves y ont répondu en ma présence,
chacune des 5 feuilles du questionnaire étant distribuée successivement après le remplissage
de la précédente2 (voir l’annexe).
La population franco-terre-neuvienne de la presqu’île de Port-au-Port possède une double
origine : acadienne et bretonne, comme en témoignent les patronymes : Benoît (et Bennett),
Cormier ou Leblanc (et White), d’un côté, Bozec, Kerfont ou Letacanou de l’autre.
L’apparentement de ces derniers avec les familles de Saint-Pierre et Miquelon, revendiqué par
certains aujourd’hui, n’est cependant pas certain. A ma connaissance, les noms de famille sont
différents dans ces deux parties de l’Amérique francophone. L’apport normand, par exemple,
n’est pas décelable à Terre-Neuve. Ces « Français », comme on appelait les derniers
immigrants, étaient probablement tous originaires de Bretagne celtique, bretonnant encore
eux-mêmes jusque dans les années 1950. C’est ce fait qui doit être souligné, car il entraîne
une conséquence sur la nature de la langue parlée par ces hommes : ils avaient été scolarisés
en français, mais ne le parlaient très probablement que comme langue seconde. Le dernier
modèle linguistique des Franco-Terre-Neuviens a ainsi été un français appris (et non acquis),
scolaire, sans marques dialectales.
Ces Terre-Neuvas, souvent déserteurs de la grande pêche sur les Bancs, les tout derniers
immigrants dans cette région3, se sont installés dans des villages où existait déjà une
population francophone, largement d’origine acadienne. Ils ont ainsi régénéré le français
acadianisé installé dans ces lieux depuis plusieurs générations, puisque les premières
installations à Codroy datent probablement de la période qui a suivi le Grand Dérangement
des Acadiens. Au cours des enquêtes que j’ai menées dans cette région, il m’a paru
impossible d’identifier deux groupes de locuteurs caractérisés par l’une ou l’autre des
composantes linguistiques originelles. Je considère donc le franco-terre-neuvien comme une
variété spécifique, ce qui n’exclut pas, bien sûr, une certaine variation « micro-dialectale »
non attribuable aux origines.
A une période plus récente, longtemps après le rattachement de Terre-Neuve au Canada
(1949), quelques liens se sont tissés avec le standard régional peu à peu élaboré par les
Québécois et aujourd’hui largement diffusé. Mes enquêtes ont montré que le franco-terre-
neuvien de la presqu’île de Port-au-Port (désormais FTN) s’est éloigné de sa base acadienne,
même s’il en conserve les principaux traits lexicaux et morphologiques. Quant aux contacts
avec le français de France, ils sont maintenant presque nuls, se limitant à quelques échanges
avec Saint-Pierre et Miquelon, dont la langue est peu représentative du standard international
(Brasseur-Chauveau 1990).
1
Le nombre de sujets enquêtés est relativement faible. Mais nous ne pouvions mieux faire, puisque notre
enquête était exhaustive dans la population de la péninsule de Port-au-Port scolarisée en français.
2
Au cours des jours suivants, j’ai fait lire à chacun des élèves individuellement une suite de phrases de ma
composition contenant les principaux traits phonétiques spécifiques du franco-terre-neuvien. 40 élèves sur les 41
ont enregistré ce texte, en ma seule présence. Les élèves le découvraient avant de le lire, sans véritablement
pouvoir en prendre connaissance et ne pouvaient pas l’emporter avec eux. Les enregistrements de ce texte, qui ne
sont pas exploités dans cet article, montrent la nette influence phonétique de l’anglais sur les prononciations de
ces jeunes locuteurs, y compris chez beaucoup de ceux qui vivent au sein de familles francophones.
3
En effet, la France a perdu ses droits sur la « côte française », au début du 20e siècle.
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(1) Mon père, ton grand-père, et pis le… le vieux Tacanou, et… Job, ben c’est toute
des… des Français de France là, pis c’est toute du monde qui tait instruit tu sais là ; il
aviont une bonne éducation (AC)4
Ces Français, que seul un petit nombre d’anciens ont connu, étaient sans doute Bretons
pour la plupart, puisqu’un bon nombre de pêcheurs venant de Bretagne celtique s’étaient
établis dans les différentes communautés côtières, surtout à L’Anse-à-Canards et au Cap-
Saint-Georges ; leurs origines précises, qui reposent sur la tradition orale, ne sont pas toujours
assurées :
(2) Mon grand-grand-père, non mon grand-grand-grand-père, a venu de… a venu
de Saint-Malo (MH).
Quant à la langue bretonne, totalement inconnue des Franco-Terre-Neuviens
d’aujourd’hui, elle a nécessairement été parlée sur la presqu’île au début du siècle
(3) A La Grand-Terre, y a plusieurs français aussi. Ici y avait Bolloche, i parlait
breton lui (MH).
Le vague souvenir de ces conversations est parfois évoqué ; un locuteur pouvait même
encore citer quelques mots entendus dans son enfance, qu’il m’a répétés à quelques mois
d’intervalle :
(4) Je sais ène couple de mots en breton : kik and bara, bara o kik (GT).
Kig signifie ‘viande’ et bara ‘pain’. Ces deux mots sont coordonnés, dans le premier
segment par l’anglais and, dans le second par le breton o ‘et’. Il reste de cette époque le
souvenir d’une langue « secrète » utilisée par les parents et qui est morte avec eux, assez
fortement stigmatisée par les non-celtisants, comme en témoigne le dicton :
(5) Parle beurton, je te chierai entre le nez et le menton! (GT).
Pour ce qui est de l’Acadie, elle est, plus ici qu’ailleurs, le pays de nulle part. La
dénomination est familière à nos informateurs, mais ne leur évoque rien de précis, en tous cas
pas la Nouvelle-Écosse, que beaucoup connaissent pourtant :
(6) Ces… Acadiens, là, ç’a venu … de l’Acadie. Yù-ce qu’est l’Acadie en France je
ne sais pas! (GT).
Mes informateurs savent que les francophones ne sont pas les premiers habitants de Terre-
Neuve. Les Mimacs et les Béothuks, populations amérindiennes regroupées dans l’appellation
générique « les Sauvages » ou « les Savages » étaient d’ailleurs encore présents dans la
presqu’île au début du 20e siècle. Ils bénéficient d’un bon capital de sympathie :
(7) Les Blancs les a fait mal, les Blancs les a tout détruits, les Sauvages. Péché,
ça ! (GT).
(8) Y avait des vieux par ici. I tiont bons aussi. Des manières de Savages. I faisiont
leus médecines (MH).
Des mots comme machecoui ‘écorce de bouleau’, moyac ‘eider’, pimpina ‘plante,
Viburnum edule’, cacaoui ‘harelde, Clangula hyemalis’, empruntés aux langues
amérindiennes, sont présents en FTN. Mais on sait qu’ils sont aussi connus d’autres parlers
acadiens et ne constituent pas nécessairement des emprunts directs. On ne s’étonnera
cependant pas que l’origine de quelques mots obscurs soit, à tort ou à raison5, attribuée par
nos informateurs aux langues autochtones :
4
AC : L’Anse-à-Canards. MH : Maisons-d’Hiver. GT : La Grand Terre. LC : Le Cap Saint-Georges.
5
On comprend que l’étymologie, qui est largement le domaine de spécialistes, échappe aux informateurs, mais la
pénétration de l’anglais, au niveau lexical, est telle que l’on oublie souvent à quelle langue on a affaire : « Ça
c’est un mot qu’est pas usé beaucoup asteure le pearl ash [prononcé porlache] Tout est motié anglais asteure ».
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(9) Gavignerie, ça c’est pas un mot français, ça c’est un mot… savage aussi (AC)6.
(10) Le mocauque ça je crois que c’est ène parole indien (AC)7.
Les anciens rappellent volontiers que certains habitants de la péninsule étaient issus de
couples mixtes. Ces unions donnaient naissance à des jackatars8, dénomination péjorative
équivalant au français bâtard :
(11) Un jackatar ça c’t un enfant qui tait êné avec un Écossois ou un Anglais ou de
quoi de même, vois-tu. Pis ça il appeliont ça des jackatars. Il avait pas… Ses parents i
tiont…. différents, différentes nations (AC).
Mais, par une spécialisation de son emploi, ce mot ne s’applique guère, en anglais régional,
qu’aux Franco-Terre-Neuviens issus du métissage avec les populations amérindiennes.
(12) [A propos du métissage des Acadiens]. Pis les enfants tiont à moitié français à
moitié indiens pis… c’est ça qu’i appeliont des jackatars (AC).
Une de mes informatrices ne manquait pas d’évoquer, à chacune de mes visites, son rude
profil de « savagesse », qu’elle attribuait à ses origines métisses. La fierté qu’elle en éprouvait
contraste nettement avec le discours péjoratif attribué aux anglophones (ici ‘les gens venus de
l’est’) :
(13) J’appelions le monde de l’est des poules, et ieusses nous appelaient des
jackatars (AC).
2. Le bilinguisme actuel
Les Franco-Terre-Neuviens nés vers 1900 ou avant n’ont appris l’anglais que tardivement.
On les décrit souvent comme de piètres locuteurs de l’anglais, voire même des unilingues
francophones :
(14) Mon défunt père lui i parlait un… i pouvait se déhaler9 en anglais, mais ma
défunte mère, y a ien que passé un an là, qu’i va avoir dans ce mois-ici qu’alle est morte,
nous autres on ne l’a jamais entendu parler anglais (LC).
(15) Pis i parlait manière de drôle, vous savez, en anglais ! (MH).
Mais, très vite, la nécessité de parler anglais va devenir vitale, comme le montre l’histoire
plaisante intitulée « we three », rapportée par G. Thomas (1983 : 361). En résumé :
(16) « Trois jeunes gars […] s’aviont décidé d’aller charcher de l’ouvrage. Mais
dame asteure10, i parliont français, pas un mot d’anglais ». Ils apprennent chacun un
membre de phrase : “we three” [‘nous trois’], “lookin for a job” [‘cherchons du travail’]
et “quicker de better” [‘le plus vite sera le mieux’]. Au cours de leur voyage, ils trouvent
un cadavre. Ils examinent le couteau qui est planté dans son dos. Un policier les
surprend et leur demande : « Oo killed that man ? » [‘Qui a tué cet homme ?’] Le
premier dit : « we three ». « Why did you kill im ? » [‘Pourquoi l’avez-vous tué ?’]. Le
second répond : « lookin for a job ». Le policier lui dit : « But you’re gonna be hung »
[‘Mais on va vous pendre !’]. Et le troisième ajoute : « quicker de better ».
6
Gavignerie ‘gaspillage’, dérivé de gavigner, n’est enregistré que sous la forme gavagner ‘gaspiller’ au Canada
(Dionne ; GPFC ; Poirier ; Boudreau ; Naud), en Louisisane (Ditchy ; Daigle) et à SPM (Brasseur-Chauveau).
Cette forme est originaire du Poitou, de l’Aunis ou de la Saintonge, où elle a le même sens (FEW 4, 2a *GABA).
7
Mocauque ‘airelle canneberge ou atoca’ est effectivement un emprunt amérindien.
8
Pour l’étymologie de ce mot, voir Brasseur 2001.
9
Se déhaler ‘se débrouiller’.
10
Asteure ‘maintenant’ (« suggère la pertinence de l’énoncé qui le comporte au point du discours où on est
parvenu » [TLF 11, 190a]).
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70
A cette époque, Terre-Neuve est encore une colonie anglaise. L’enseignement, est alors
exclusivement donné en anglais. Comme l’a souvent été ailleurs l’usage des parlers
minoritaires, le français est prohibé dans l’enceinte scolaire et même souvent durement
réprimé par les enseignants, tous anglophones :
(17) A l’école faulait pas parler français. Si tu parlais français, eh bien… ce tait ène
douille11, et pis pas ène petite (AC).
Dans des conditions pénibles pour tous, les élèves désertaient l’école dès les premiers
beaux jours pour se rendre utiles auprès des parents dans le travail de la morue ; parfois aussi
les enseignants, probablement démoralisés par l’ampleur de la tâche et par l’isolement, à trois
jours de train de Saint-Jean, renonçaient bien avant la fin de l’année scolaire. On comprend
donc que l’apprentissage de l’anglais se soit fait « sur le tas » et n’ait pas concerné tous les
individus de la même manière. Mais, dès les années 1920, l’incapacité à s’exprimer en anglais
commence à constituer, de facto, un véritable handicap. Les contacts de plus en plus
nécessaires avec l’environnement anglophone engendre une insécurité linguistique qui mène
au processus de déculturation/acculturation. Le code-mixing devient la règle pour beaucoup
de locuteurs :
(18) I aviont joliment un mélange de français pis anglais. Je ne sais pas yù-ce qu’il
aviont… s’il aviont ramassé ça après qu’il avont té ici ou… (MH).
(19) Ici là, notre parler, nous autres, c’est motié anglais pis motié français ! (AC).
De ce fait, la génération suivante s’efforcera de maîtriser l’anglais, nécessaire à toute
ascension sociale, même si quelques-uns refusent obstinément de s’abandonner à la langue
dominante :
(20) … ici bien, faulait que nus autres parlaient les deux langues, pour vivre, anglais
et pis français (GT).
(21) Oh! J’haïssais assez à entendre l’anglais que je pouvais pas m’endurer! (GT).
En 1940, l’implantation d’une base militaire américaine à Stephenville, distant d’une
cinquantaine de kilomètres, crée de nombreux emplois salariés pour lesquels la connaissance
de l’anglais est nécessaire. Cette ville apparaît rapidement comme un pôle d’attraction
essentiel et, comme l’écrit G. Thomas (1983 : 47), « si l’Église ni l’école n’avaient pu
imposer l’usage de l’anglais, la prospérité économique entourant la vie américaine faillit
réussir à le faire ». La situation du français devient alors critique, car ce nouvel épisode fait
suite à la colonisation du village de Lourdes (préalablement Clam Bank Cove) en 1935, sous
la conduite d’un prêtre irlandais, le père O’Reilly (Thomas 1983 : 46). Le gouvernement avait
alors concédé des terres à une trentaine de familles de pêcheurs anglophones originaires de la
côte sud-est de Terre-Neuve. L’assimilation menace. Aux maux qu’elle préfigure sont
attribuées des causes douteuses et on ne craint pas de rejeter la faute sur les mêmes boucs
émissaires, comme c’est toujours le cas en pareilles circonstances :
(22) [Les habitants de l’Anse-à-Canards] Il avont tenu leur langue ieusses. Tandis
que La Grand-Terre et Trois-Cailloux, La Grand-Terre pis le Cap avont marié joliment
des Anglaises, …des femmes qui parlaient français et anglais, et ça… ça a mêlé le
langage (AC).
Les relations avec ces nouveaux venus d’origine irlandaise, pourtant catholiques eux aussi,
n’ont pas toujours été excellentes, au début de cette colonisation. Les critiques et les
plaisanteries se focalisaient alors sur le caquetage linguistique incompréhensible de ces
voisins que les Francophones surnommaient « les poules ». Une histoire traditionnelle illustre
bien le cloisonnement des deux communautés :
11
Douille ‘correction, volée de coups’.
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71
(23) Y a un farmier qui s’en allait avec une… une charge de patates, avec son
cheval. En chemin, il a renvarsé sa… sa charrette. Ses patates tiont pas en sacs ni rien…
Pis là i s’en vient un Anglais. L’Anglais arrive à lui, i dit : - Good day ! Le fermier y dit :
- Oui ! J’ai renvarsé ! L’Anglais y dit : - What’s that ? - Oh oui i dit, avec mes patates !
L’Anglais y dit : - Go to hell ! - C’est ça je fais, je trie les pus belles ! (AC)
Mais ces chicanes sont maintenant oubliées. Il n’en reste que quelques plaisanteries et l’on
n’y résiste pas, fussent-elles quelque peu absconses :
(24) Y a un lac là, ici là, pis c’est plein de… de petits poissons comme ça de long
hein, des pigassoux. I nous demandiont, les Anglais i nous demandiont : what’s that in
english ? - killick drunk… (rires) une pigasse12 saoûl ! (AC).
L’instauration du bilinguisme officiel, sous le gouvernement de Trudeau, permettra aux
francophones minoritaires de retrouver leur pleine citoyenneté, avec l’affirmation nouvelle de
leurs droits linguistiques. Ces mesures n’améliorent certainement pas, à elles seules, la qualité
du français mais redonnent confiance à la population. C’est pourquoi l’insécurité linguistique
vis-à-vis de l’autre langue disparaît rapidement dans les années 1990, avec la prise de
conscience de la légitimité du français, qui retrouve ainsi sa place première, dans le discours
en tous cas. En témoignent ces deux énoncés proférés doctement par l’un de nos
informateurs :
(25) Les Anglais avont volé ce mot-là de les Français : binocles13, pis il avont
mis… binoculars (GT).
(26) Les Anglais les avont pris dans les Français, c’est ène mug14. Les Anglais i
avont pris ça sus les Français ! (GT).
Mais l’évolution sera lente, car les dénominations anglaises, bien implantées et concernant
largement la vie quotidienne, subsistent avec ou sans équivalents français :
(27) Y a ène tapée d’affaires que je nommons ien que français pis d’autres affaires
c’est ien qu’anglais (LC).
(28) Nous autres j’appelons ça un walk [angl. ‘allée’], mais ça c’est une pavure : tu
peux le faire en bois, tu peux le faire en ciment […] (AC).
(29) Je disons pas en toute ! No way c’est en anglais ça! (GT).
(30) Nis autres je disons les eaves15 mais c’est pas des eaves, je sais pas comment
que t’appelles ça en français (GT).
Bien sûr, l’insécurité n’a pas toujours totalement disparu, notamment vis-à-vis des autres
variétés de français, parfois jugées, a priori, plus prestigieuses :
(31) Vous croirez p’t-être c’est des bêtises, mais non c’est notre parlement ! (AC)
Cependant, la plupart des locuteurs franco-terre-neuviens expriment aujourd’hui leur fierté
retrouvée malgré l’analphabétisme, qu’ils reconnaissent sans complexes :
(32) Quand que je suis entour ici là, avec ieusses, avec les X et… ces gars-là pis les
enfants d’ieusses, ça parle pas anglais. C’est français (GT).
(33) J’avons tiendu à parler français. Sans pour ça j’arons pardu notre français. Si
j’avons tiendu avec les Anglais, j’arons pardu toute notre français pis j’arons pas moyen
de dire… p’t-ête un mot ici et là mais… y ara pus d’anglais dedans que ça sera autre
chose (GT).
12
Un pigassoux est un petit poisson d’eau douce. Une pigasse est une sorte de grappin de fabrication locale, lesté
avec une pierre.
13
Binocles ‘jumelles (instrument)’.
14
Mug ‘grande tasse’.
15
Eaves ‘dessous de toit, débord de toit’.
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72
(34) Mais moi je crois, pour aouèr pas d’école, et pas d’école ni rien di tout, je crois
que le monde a bien fait : i ont tiendu leur langue (GT).
Le français québécois
Le français québécois est devenu, de fait, le standard régional, du fait de la circulation plus
facile des personnes, les médias nationaux francophones ne jouant qu’un rôle très restreint,
voire quasiment nul. Il est bien identifié par les francophones de la péninsule de Port-au-Port :
(43) L’alouette, c’est ça que j’appelions les ortolans16 nous autres… c’est ça que les
Canadiens appellent l’alouette (AC).
(44) [Les Québécois] I disont contre à yù-ce que nous autres je disons à la
rencontre (GT).
(45) I disont le mur ieusses. C’est pas le mur, c’est le rambris (GT).
Mais, pour toutes sortes de raisons que nous n’aborderons pas ici, dues en partie aux débats
concernant la souveraineté québécoise ainsi qu’aux relations des années passées entre les
provinces de Terre-Neuve et du Québec, le français québécois est souvent stigmatisé dans le
discours des anciens. Tous les arguments sont bons et cette stigmatisation prend la forme
d’une allégeance supposée à l’anglais par un calque comme we ‘nous’ (46) ou de l’usage d’un
vocabulaire grossier (47) :
(46) Dans Québec, i disont nous sommes […] à-you-ce que nous autres je disons je
sons, we are, en anglais (GT).
(47) A Québec i disont friser la tête, pis ça c’est un vilain mot. Friser17 c’est un
vilain mot. Mais c’est… curler qui devront dire (GT).
16
En FTN, l’alouette est un petit limicole, probablement le bécasseau. Dans les autres parlers du Canada, ce mot
a le sens générique d’oiseau des rivages (ALEC 1498), quoi qu’il puisse désigner localement, par exemple, les
bécasseaux, les pluviers, la bécassine ou la maubèche (ALEC 1499, 1500, 1501, 1502, 1503 ; Naud 1999) ;
ortolan dénomme l’alouette cornue, Eremophila alpestris, en FTN, à Saint-Pierre et Miquelon (Brasseur-
Chauveau 1990), comme dans beaucoup de parlers français du Canada (ALEC 1531).
17
Friser ‘effectuer l’acte sexuel’ se dit à Terre-Neuve.
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74
Seuls, sans doute, la proximité géographique et le sentiment des origines permet aux
répondants d’envisager le français parlé au Nouveau-Brunswick et en Nouvelle-Écosse
comme plus proche du leur. Lorsque je les ai invités à préciser les différences du FTN avec le
français parlé au Québec (question 23), ils les ont repérées, dans l’ensemble, comme étant le
fait des Franco-Terre-Neuviens19 :
- Différences d’accent, de prononciations (9 réponses, mais peu de précisions sont
données). Exemples :
(52) A moi la seule différence est l’accent.
(53) Les Quebecoi on une differant axent.
(54) Oui comme chœur mais c’est coeur il y a beaucoup d’autre.
(55) Oui il y a des différences comme coeur, guitare, chaud20, vien ici21 etc...
- Différences lexicales (7 réponses). Exemples :
(56) Il y a des differente mots qui veux dire d’autre choise.
(57) Le français de Terre-Neuve est unique. On invente notre propre mot.
(58) A Quebec les accents se sont plus forts parce que ici on appele les chenille
comme chenille mais à Quebec ils l’appele libillule.
- Différences dans le débit, le français québécois étant considéré comme plus rapide (10
réponses). Exemples :
(59) Les français du Québec parles vraiment plus vite que les français de Terre-
Neuve.
18
Cette possibilité de réponse manquait sans doute de pertinence, les élèves étant très peu exposés aux médias
francophones. Elle a donné lieu à un pourcentage élevé de non-réponses, ce qui, a contrario, tend à montrer la
fiabilité de l’enquête.
19
Un seul ne « trouve pas vraiment une grande différence » et deux ne donnent pas de commentaires.
20
Prononcés respectivement [tHø7], [dBita7] et [Hho] en FTN.
21
[isIt] en FTN et en québécois.
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(60) Oui parce que le français du Quebec est parler vite et celui de Terre-Neuve à
mon dire est parler lentement.
Enfin, parmi les jugements de valeur tranchés, cinq sont nettement favorables au français
du Québec ; en particulier, les répondants font observer que les Québécois n’utilisent pas
d’anglicismes.
(61) Plus élégant.
(62) Leur français sont plus avancé, il prononce leur mot plus facilement.
(63) Les Quebequoise a une vraiment bon accent et nous autre n’a pas.
(64) Les Québecois utilisent moins d’anglais que les Terre-Neuviens.
(65) Ici a Terre-Neuve ont parle avec les mots que des personne dit qu’on a canger
d’anglais, mais les Québécois il parle vraiment bonne français avec même le bonne
grammaire.
D’un autre côté, un seul jeune locuteur se prononce tout aussi catégoriquement en faveur
du FTN :
(66) Oui, ben les gens de Québec parle moins claire avec trop de mots bizarre. Ici à
Terre-Neuve nous parlons clairement et c’est amusante parce qu’on est plus ouvert.
Nous laisserons la conclusion, dans ce domaine, à une élève de 12e année, pour qui la
meilleure pratique du français au Québec tient à l’« expérience ». Elle ajoute pertinemment,
en mettant l’accent sur la situation des Franco-Terre-Neuviens :
(67) En Québec, les gens étaient né pour parler français. Mais à Terre-Neuve,
c’était notre choix.
22
C’est-à-dire la génération des grands-parents et arrière-grands-parents des élèves.
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(70) C’est entre leur français et anglais et c’est différente que maintenant.
(71) on parle dimi français puis demi anglais et ici on dit fait du goging puis eux ils
disent fait de la cours.
(72) de temps en temps on utilise des mots français et anglais au même.
- Francisation de l’anglais parlé par les Franco-Terre-Neuviens : 2 répondants remarquent
pertinemment l’ajout d’un [*] à la finale des mots anglais.
En revanche, les deux tiers des jeunes pensent ne pas avoir eux-mêmes d’accent en
français (24 non et 17 oui à la question 17). Deux d’entre eux portent même un jugement
nettement favorable sur leur français, sans rapport avec la réalité de leurs performances
écrites :
(73) C’est une accent plus claire et les mot sont dits correctement.
(74) Les personne qui savent juste un peu de français parle pas comme nous.
Quatre élèves ont conscience d’avoir un accent franco-terre-neuvien, comme le montrent
les deux citations suivantes. Ceci vient corroborer l’observation que nous avons faite plus
haut :
(75) J’ai un accent français, mais par la prononciation de certains mots, des
personnes le trouve évident que je suis terre-neuvienne.
(76) on parle avec un gros accent fort.
Enfin, deux élèves évoquent l’influence possible du standard québécois :
(77) une mélange des vieux franco-T-Nien et avec le nouveau français du Québec.
(78) Moi même j’utilis un accent de Québec quand je parler au téléphone avec un de
mais amis.
Comme je l’ai montré ailleurs (Brasseur, à paraître), il est clair, pour tous ces collégiens,
que l’école est le lieu par excellence de diffusion du français écrit. Mais aucun modèle
phonétique scolaire ne leur est véritablement proposé, puisque les enseignants proviennent de
multiples origines (Franco-Terre-Neuviens, Acadiens, Québécois, Français de France). Leur
français oral est composite, ce qui n’est certainement pas sans poser de problèmes de
compréhension.
Conclusion
(79) Entour ici y en a ène tapée qui peut parler français pis anglais (GT).
Est-ce à dire que les Franco-Terre-Neuviens se dirigent vers un bilinguisme équilibré ? Je
ne pense pas que ce soit le cas actuellement. En effet, le français reste cantonné dans un usage
local voire même familial et l’anglais conserve une place de choix, aisément constatable dans
les familles. Le cas de la télévision, qui est un facteur non négligeable d’exposition
linguistique, est éloquent : 17 élèves de l’école Sainte-Anne déclaraient ne jamais regarder les
émissions françaises, 14 rarement et 9 parfois (au moins 1 fois par mois). Un seul, fils
d’enseignant, disait les regarder quotidiennement. Pendant mes enquêtes sur le lexique, au
cours desquelles j’ai personnellement visité à maintes reprises une vingtaine de familles
francophones, le poste de télévision était très souvent en marche, mais jamais sur un canal
francophone, car, tout simplement, les informateurs affirmaient mieux comprendre le
vocabulaire abstrait (les « gros mots », selon l’expression locale) en anglais qu’en français.
Les bouleversements entraînés récemment par l’institution de la norme scolaire auprès des
jeunes provoquent une nouvelle insécurité chez certains locuteurs de la vieille génération.
Cette phrase d’une octogénaire francophone de La Grand-Terre, qu’il ne faut pas considérer
comme une simple boutade pourrait servir de conclusion, provisoirement, espérons-le :
(80) Je sus tournée assez du français, et je voudrais qu’i me parleront tout anglais
(GT).
Bibliographie
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régions voisines, Atlas linguistique de l’est du Canada, Editeur officiel, Québec.
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THOMAS G., 1986, « French family names on the Port-au-Port Peninsula, Newfoundland »,
dans Onomastica canadiana, 68-1, pp. 21-33.
23
Ce mot n’était pas compris des élèves et a dû être expliqué.
Marie-Odile Magnan
Annie Pilote
Université Laval
Selon Fernand Dumont (1997 : 454), « la prise de conscience et la définition d’une entité
canadienne-française dans sa spécificité ne se sont produites que dans les dernières
décennies » du 19e siècle. Depuis cette époque, la signification donnée au Canada français
s’est effritée, si bien qu’à l’aube du 21e siècle l’on parle plutôt de francophonies multiples
(Boudreau et Nielsen, 1994). Dans la foulée de ces transformations, un désir de préservation
des communautés francophones minoritaires s’est manifesté principalement à travers des
luttes juridiques pour l’existence et la gestion de l’école française. L’éducation, qui a structuré
l’être collectif des francophones minoritaires, est considérée comme l’institution centrale
permettant la sauvegarde de la langue et de la culture françaises.
Cet essai se penche sur une des « références propres » que se sont données les
communautés francophones minoritaires : la francophonie ontarienne. Cette dernière y est
examinée comme un laboratoire à l’avant-garde des transformations sociales qui guettent
l’ensemble des francophonies canadiennes où la régionalisation de l’immigration est
maintenant considérée comme une solution au déclin démographique (Belkhodja, 2005).
L’accroissement de la diversité culturelle qui est tributaire de l’immigration soulève des
préoccupations du côté des organismes communautaires francophones qui cherchent à se
positionner face aux transformations qu’il entraîne au plan de l’identité collective. C’est
pourquoi, selon Gallant et Belkhodja (2005), la question de l’immigration soulève l’enjeu de
l’arrimage difficile entre diversité culturelle et dualité linguistique et qui s’exprime selon des
modalités différentes à travers les francophonies canadiennes.
Dispersée sur le territoire, comprenant de plus en plus d’immigrants (notamment en milieu
urbain), la francophonie ontarienne (et particulièrement ses écoles) fait donc ressortir de
nouveaux enjeux en ce qui a trait au projet collectif de sa minorité. En effet, l’école de la
minorité franco-ontarienne, évoluant dans un contexte politique prônant le multiculturalisme
et les droits individuels, doit-elle remettre en question son projet collectif initial ? Comment
doit-elle accueillir les anglophones, les jeunes bilingues, les Acadiens, les « minorités
visibles », les Québécois et les allophones dans ses écoles originellement destinées à la
préservation de la culture franco-ontarienne ?
Dumont (1997 : 462) résume bien cette remise en question que vivent les élites
francophones de l’Ontario : « comment édifier un réseau institutionnel qui rejoigne une
81
population française diversifiée, tentée par l’assimilation ou par un bilinguisme qui dérive, en
fait, vers une nouvelle identité ? ». Afin de répondre à ces questions, une brève introduction à
l’entité canadienne française sera présentée, puis la communauté franco-ontarienne sera
décrite, notamment à travers son système scolaire et sa clientèle estudiantine hétérogène.
L’essai débouchera finalement sur une réflexion portant sur l’enjeu que le multiculturalisme
(véhiculé surtout par le Canada anglais) représente pour le projet collectif de la minorité
nationale francophone.
sont remises en cause systématiquement par le Canada anglais et sont perçues « en ennemies
par le nationalisme québécois » (Denis, 1996 : p. 195).
La « référence fragile » du Canada français s’effritera graduellement au cours du XXe
siècle. Dumont (1997 : 197) décrit ainsi cette transformation : « D’une part, la culture et
l’infrastructure politique se sont transformées ou même sont disparues. D’autre part, les
diverses communautés se sont données des références propres, une mémoire et un projet :
l’Acadie, les Franco-Américains, le Québec, l’Ontario, les provinces de l’Ouest canadien ».
Dumont suggère alors la fin du Canada français comme entité – une entité qui serait reconnue
officiellement, mais qui ne se retrouverait pas concrètement dans la vie quotidienne. Les
populations francophones se dispersent sur le territoire, la cohésion culturelle s’effiloche par
le biais de la mobilité sociale, le taux d’assimilation s’accélère, le bilinguisme devient un
élément de l’identité et les structures politiques passent du Canada français vers les
communautés. Les communautés francophones se trouvent « noyées dans le
multiculturalisme », mentionne Dumont (1997 : 462). Frenette (2004) ajoute que l’éclatement
du Canada français ne s’explique pas principalement par l’émergence d’une identité
québécoise, mais plutôt que « les jeux se sont faits beaucoup plus tôt, en fait dès le moment où
les Canadiens français se sont installés à l’extérieur du Québec » (p. 10).
A l’aube du XXIe siècle, les francophones du Canada prennent donc un virage identitaire
(Frenette, 2004). En effet, la francophonie minoritaire canadienne ne constitue plus un fait
social global, cohérent, homogène et uniforme ; il est désormais question de francophonies
multiples ayant chacune leurs spécificités historiques, linguistiques, socio-politiques et
démographiques propres (Boudreau et Nielsen, 1994). Les francophones, demeurant au sein
de la société canadienne-anglaise, sont de plus en plus invisibles alors qu’ils se trouvent dans
des environnements urbanisés et multiethniques. Frenette (2004) rappelle néanmoins, en bon
historien, que les « les francophonies canadiennes n’ont jamais connu d’âge d’or et que les
mutations identitaires en sont la base depuis 400 ans » (p. 14).
Même si elles se trouvent dans un contexte canadien anglais prônant le multiculturalisme,
les francophonies minoritaires démontrent une volonté de préservation, de développement et
d’émancipation. L’enjeu est donc le suivant : comment maintenir l’identité et les droits
collectifs de francophonies minoritaires fragmentées dans un contexte valorisant les droits
individuels ?
Cette importance accordée au système d’éducation s’est concrétisée par diverses luttes
juridiques menées par les élites des communautés francophones minoritaires, luttes qui se
révélèrent fructueuses. En effet, dans la foulée du rapport de la Commission sur le
bilinguisme et le biculturalisme (la commission Laurendeau-Dunton), une reconnaissance
politique de la dualité nationale canadienne et donc du droit à l’éducation et au système
scolaire pour les francophones minoritaires a été octroyée par l’Etat fédéral (Thériault, 2002).
L’article 23 de la Charte canadienne des droits et libertés (adoptée en 1982) reconnaît le droit
à l’instruction dans la langue de la minorité ; elle accorde aux parents le droit à des écoles
homogènes françaises pour leurs enfants ainsi que le droit de gestion de ces dernières.
D’après le juge en chef de la Cour suprême du Canada, cet article a pour but de « maintenir
les deux langues officielles du Canada ainsi que les cultures qu’elles représentent et à
favoriser l’épanouissement de chacune de ces langues, dans la mesure du possible dans les
provinces où elle n’est pas parlée par la majorité» (cité dans Cormier, 2004 : 56).
Suite à l’article 23, néanmoins, les minorités francophones ont dû multiplier les actions
juridiques pour clarifier son application et établir leurs droits fondamentaux dans ce domaine
(Clarke et Foucher, 2005). Les affaires Mahé (1990) et Arsenault-Cameron (2000) sont donc
venues donner un cadre interprétatif à l’article 23 et ont permis la constitution d’un réseau
d’éducation publique francophone à travers le Canada. Ce n’est que dans les années 1990,
donc, que les élites francophones ont obtenu la pleine gestion de leurs écoles. Il faut
néanmoins mentionner que les différentes provinces ont dû mener chacune leurs luttes
juridiques dans le but d’obtenir la pleine gestion de leur système scolaire respectif.
Maintenant forte de ses acquis juridiques et de la reconnaissance politique officielle du
gouvernement canadien, la communauté désire maintenant concentrer ses efforts sur le
développement global de l’éducation (Landry et Allard, 1999 ; Landry et Rousselle, 2003).
Toutefois, les attentes formulées par les élites envers l’école francophone minoritaire ne
sont-elles pas démesurées ? Landry et Allard (1999) reconnaissent en partie les limites de
l’école qui se situe dans un contexte fortement anglicisé, voire un contexte de mondialisation
des rapports sociaux où les frontières culturelles se côtoient au quotidien. Cormier (2004)
résume ainsi les limites de l’institution scolaire : « le questionnement relatif à sa capacité
d’offrir un refuge contre le milieu social, l’hétérogénéité de sa clientèle, sa difficulté de
répondre au complexe de minoritaire, la fatigue de ses acteurs et ses maigres ressources »
(p. 55). Dubé (2002) rappelle, pour sa part, que l’école française évolue dans une société
postmoderne où prennent place une culture populaire télévisée et une société de
consommation ; il doute que l’école française puisse se distancier et se distinguer de l’école
majoritaire en ce qui a trait à sa configuration idéologique. Il faut également ajouter que selon
Martel (2001), seulement 64,1% des « ayants droit »1 francophones décident de fréquenter le
système scolaire de la minorité francophone. Plusieurs parents choisissent donc d’envoyer
leurs enfants dans les écoles anglaises ou dans les écoles d’immersion française qui sont
gérées par les élites anglophones. L’école française ne peut donc pas être un lieu rassemblant
l’ensemble de la communauté.
Le passage d’une entité canadienne française à celle de francophonies multiples et les
enjeux liés à l’éducation ayant été expliqués, nous nous pencherons maintenant sur une des
références propres que se sont données les francophonies minoritaires au Canada : la
francophonie ontarienne. Après une brève présentation de cette communauté, nous décrirons
son système scolaire ainsi que le pluralisme qui s’y installe désormais.
1
Le terme « ayant droit » sera explicité dans les sections qui suivent.
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84
2
Dans la foulée de cette agressivité envers les francophones, les mouvements suivants se mettent en place : le
Canada First (1868) et l’Equal Rights Association (1889) (Dumont, 1997).
3
La définition de l’hybridité que donne Dallaire (2003) est la suivante: « Hybridity […] points to the
combination of two subjectivities/identities within the cultural identity category, notably the merging of
francophone and anglophone subjectivities » (p. 166).
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« il n’est pas rare que […] l’anglais devienne la langue d’usage avec les enfants, ce qui
occasionne un transfert linguistique important vers l’anglais » (Gérin-Lajoie, 2004 : n.p.).
L’arrivée d’un nombre grandissant d’immigrants contribuera également à l’émergence de
multiples communautés d’appartenance au sein de la francophonie ontarienne : « Dans les
centres urbains, en particulier, l’apport de francophones de minorité visible venus de
plusieurs pays a grandement transformé les composantes de cette communauté en lui
insufflant une pluriethnicité raciale et culturelle » (Berger, 1997 : 115). Des francophones de
l’Europe, de l’Afrique, de l’Asie et des Caraïbes font partie des nouveaux arrivants.
Réparties inégalement sur le territoire, 499 689 personnes de langue maternelle française
demeurent en Ontario d’après le recensement de 1996, ce qui constitue 4,7 % de la population
provinciale (Gilbert, 2002). En 2001, 62 070 personnes de langue maternelle française
résident à Toronto, soit 1,34 % de la population totale torontoise (Guillaume et Guillaume,
200). Cette proportion diminue à 0,48 % lorsque l’on considère les personnes parlant le
français à la maison, l’explication de ce phénomène résidant dans les mariages mixtes avec
des conjoints qui utilisent la langue anglaise couramment (Guillaume et Guillaume, 2003).
Par ailleurs, plus de 90 % de la population francophone torontoise peut être considérée
bilingue (Guillaume et Guillaume, 2003).
Entre 1996 et 2001, la population de langue maternelle française de Toronto a augmenté de
18,6 % alors que ces proportions se situent à 9,8 % pour l’ensemble de la population et à
12,8 % pour les allophones (Guillaume et Guillaume, 2003). Cet accroissement important de
la population francophone torontoise s’explique principalement par l’apport de l’immigration.
En effet, déjà en 1996 22,5 % de la population francophone de Toronto appartenait à une
minorité raciale (Gérin-Lajoie, 2004). En fait, la population francophone de l’Ontario voit sa
« population de souche » décroître (Duquette et Morin, 2003) : « Elle compte dans ses rangs,
et depuis longtemps, des Québécois, des Acadiens et quelques Francophones issus d’autres
provinces, mais aussi des immigrants venus d’horizons très divers qui appartiennent, pour
une fraction non négligeable, à des minorités visibles » (Guillaume et Guillaume, 2003 : 51).
En 1996, 20 % de la communauté franco-torontoise est constituée de Torontois de naissance,
20 % de Franco-Ontariens, 19 % de Québécois, 6 % d’Acadiens et 5 % de Français
(Guillaume et Guillaume, 2003) ; les 30% restant comprenant des immigrants et des
francophones provenant d’autres provinces canadiennes.
La francophonie ontarienne passe donc d’une communauté homogène sur le plan
linguistique et culturel à une communauté diversifiée en ce qui a trait à ses « pratiques
langagières et culturelles » (Gérin-Lajoie, 2004, 171). Confrontée à une réalité hétérogène,
soumise aux impératifs de la mondialisation et se voulant davantage le reflet de la
Francophonie mondiale, il lui est davantage difficile d’établir un sentiment d’appartenance et
une descendance commune (Landry et Allard, 1999). Selon Gérin-Lajoie (2004), les
francophones de l’Ontario doivent alors procéder à une redéfinition de leur communauté au
sein de la francophonie canadienne et au sein de la francophonie mondiale. Heller (2003)
indique que les francophones ontariens doivent résoudre la contradiction entre adhérer à un
passé commun qui contribue à les mobiliser et construire une nouvelle façon d’être un
francophone au sein d’un village global. Selon elle, « the old guard of militant, mobilized
Franco-Ontarians has to face the possibility of sharing newly won powers in newly formed
institutions » (p. 212).
Ces enjeux liés à la redéfinition même de la communauté se retrouvent particulièrement au
sein de l’école française, le bastion de la langue et de la culture françaises et souvent, « le seul
endroit où les enfants font l’expérience du français dans leur vie quotidienne » (Gérin-Lajoie,
2001 : n.p.). Depuis toujours, l’école française a été un agent mobilisateur de première
importance pour la communauté franco-ontarienne (Gérin-Lajoie, 2001). Or, que devient le
rôle de l’école dans un contexte où l’identité est remise en question ? Avant d’aborder les
enjeux liés au pluralisme dans les écoles françaises, néanmoins, une brève description du
système scolaire franco-ontarien sera d’abord présentée.
4
Gérin-Lajoie (2001) précise que les écoles françaises se retrouvent encore principalement au sein du système
confessionnel (i.e. catholique) alors qu’un nombre grandissant d’écoles font partie du système non-confessionnel
(i.e. public).
5
Depuis les trente dernières années, cependant, le nombre d’élèves dans les écoles primaires et secondaires de
langue française a diminué, passant de 115 514 en 1971-72 à 93 309 en 2000-2001 (Duquette et Morin, 2003 :
32).
6
Il est important de mentionner que malgré le caractère bilingue de ces institutions, certains programmes ne sont
dispensés qu’en français.
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Pluralisme dans les écoles françaises : école d’en bas et école d’en haut
L’école française de l’Ontario, puissant agent mobilisateur des Franco-Ontariens, émerge
d’un contexte politisé. Elle a été obtenue à l’arrache pied par le biais de luttes juridiques
menées pour l’obtention des droits à l’enseignement en français. Elle se situe dans un
« rapport de minorité-majorité, francophone-anglophone, nous-eux. Elle est conçue comme
lieu privilégié de reproduction d’une langue et d’une culture homogènes, françaises,
canadiennes-françaises, franco-ontariennes, francophones… » (Heller, 1999 : 131). Ainsi, la
mission de l’école se répercute jusque dans les événements qu’elle organise, événements qui
mettent l’accent sur les origines canadiennes-françaises de l’école et la mémoire qui s’y
rattache : « These are schools which carry a huge political and emotional charge, reflected in
their organisation, their curriculum, their recruitment practices, their pedagogy, their
relationship to extracurricular activities, and their relationship to the community. Everything
is oriented towards a ‘projet de société’ » (Berger et Heller, 2001 : 132). Dans ce contexte,
les enseignantes et les enseignants jouent le rôle d’agents de reproduction linguistique et
culturelle auprès des élèves.
Or, la diversité de la population franco-ontarienne, explicitée plus haut, se répercute
présentement au sein même des écoles françaises et vient remettre en question le projet de
société de l’école francophone minoritaire (Gérin-Lajoie, 2004). Le système scolaire de la
minorité francophone (et particulièrement ses enseignants) doit donc faire face à plusieurs
défis, dont la multiplicité des groupes qu’il accueille, les compétences langagières
hétérogènes de sa clientèle et les différentes identités véhiculées par ses élèves.
L’école française est fréquentée par quatre groupes principaux, les anglo-dominants7, les
franco-dominants, les bilingues et les divers groupes ethnoculturels (i.e. les immigrants
allophones et les minorités visibles) (Duquette et Morin, 2003). La plupart des élèves dits de
minorité visible proviennent d’Haïti, du Liban, de la Somalie francophone et d’autres régions
africaines de langue française (Berger et Heller, 2001). Heller (2003) relate l’expérience
d’une étudiante d’origine haïtienne du secondaire : « She was not prepared for the complex
relations that existed among English, Canadian, French vernaculars, standard Canadian
French, standard European French and other mother tongues spoken by members of the study
body » (p. 220). Il faut également ajouter que plusieurs élèves québécois8 et acadiens sont
admis dans l’école de la minorité franco-ontarienne.
Les compétences langagières au sein de l’école française sont donc variées. D’une part, les
élèves qui répondent aux critères d’admissibilité de l’article 23 de la Charte canadienne des
droits et libertés, communément appelés les « ayants droit »9, peuvent posséder différents
niveaux de connaissance du français – les habiletés en français ne constituant pas un critère
d’admission (Gérin-Lajoie, 2001). Ainsi, les « ayants droit » peuvent être soit des élèves qui
maîtrisent bien le français lors de leur arrivée à l’école (i.e. des franco-dominants), soit des
élèves dont les compétences en français sont limitées, voire inexistantes (i.e. des anglo-
7
L’expression « dominant » désigne ici la langue habituellement parlée par l’élève.
8
Gérin-Lajoie (2004) relate que la majorité francophone québécoise a un impact certain dans le fonctionnement
de l’école franco-ontarienne ; plusieurs manuels scolaires proviennent du Québec et plusieurs enseignants sont
originaires du Québec.
9
Selon l’article 23 de la Charte canadienne des droits et libertés, les « ayants droit » sont « (1) les citoyens
canadiens : a) dont la première langue apprise et encore comprise est celle de la minorité francophone ou
anglophone de la province où ils résident, b) qui ont reçu leur instruction, au niveau primaire, en français ou en
anglais au Canada et qui résident dans une province où la langue dans laquelle ils ont reçu cette instruction est
celle de la minorité francophone ou anglophone de la province, ont, dans l’un ou l’autre cas, le droit d’y faire
instruire leurs enfants, aux niveaux primaire et secondaire dans cette langue. (2) Les citoyens canadiens dont un
enfant a reçu ou reçoit son instruction, au niveau primaire ou secondaire, en français ou en anglais au Canada
ont le droit de faire instruire tous leurs enfants, aux niveaux primaire et secondaire, dans la langue de cette
instruction » (Clarke et Foucher, 2005 : 31).
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dominants). D’autre part, les élèves qui ne sont pas considérés comme des « ayants droit » par
l’article 23 peuvent être admis dans les écoles françaises par l’entremise d’un comité
d’admission. Les élèves qui sont admis de cette façon peuvent être soit des anglophones
canadiens de parents dont la langue maternelle n’est pas le français, soit des élèves de parents
ayant immigré au Canada. Pour ces enfants d’immigrants, le français peut être soit leur
première, deuxième ou troisième langue ; toutefois, ils possèdent généralement bien la langue
française. Ainsi, différents niveaux de connaissance du français peuvent s’observer à
l’intérieur des murs de l’école française ; l’on y entend notamment le joual, le chiac, le
franglais, le français international, le français canadien, etc. Cette diversité linguistique
représente un défi pour l’enseignant qui doit livrer sa matière à une clientèle dont les
compétences langagières sont hétérogènes. Heller (2003 : 217) résume bien le pluralisme
langagier que l’on retrouve chez les élèves :
What does one do with students who are culturally legitimate Franco-Ontarians
or Québécois or Acadiens, but who speak vernacular varieties of French (whether they
call them bilingue or joual or chiac) ? What does one do with African or Haitian students
who speak French as a second language, but who speak no English, and who may master
the written variety better than the oral or vice versa ?
Ce pluralisme se répercute sur les identités que véhicule la clientèle estudiantine, une
clientèle métissée sur le plan culturel et linguistique. Ainsi, « le sens d’appartenance au
groupe n’est pas le même pour tous » (Gérin-Lajoie, 2004 : 175). Tel que le mentionne Pilote
(2004 : 19), « il y a différentes manières de se définir et d’exister en tant que membre d’une
communauté minoritaire ». Certains élèves ne se considèrent pas uniquement francophones,
mais se réclament plutôt d’une identité bilingue (Pilote, 2004 ; Gérin-Lajoie, 2003). Plusieurs
enseignants dans les écoles françaises, provenant de milieux francophones minoritaires,
déclarent également posséder une identité bilingue.
Ainsi, tel que nous l’avons vu, plusieurs frontières linguistiques et identitaires se côtoient
quotidiennement à l’intérieur même de l’école de la minorité francophone. Cette
hétérogénéité représente un défi de taille pour le système scolaire franco-ontarien, défi qui
vient remettre en question sa mission initiale (i.e. celle de reproduire la langue et la culture
françaises). L’école française doit donc réaliser deux objectifs qui semblent difficiles à
articuler : « profiter de l’enrichissement que représente la pluriethnicité et maintenir la
promotion de l’éducation en langue française en milieu minoritaire » (Berger, 1997 : 130).
Heller (1999) suggère que l’école vit une crise identitaire « née de la contradiction entre une
mission historique basée sur une vision homogénéisante de la francophonie, les aspirations
globalisantes de la nouvelle classe moyenne qui l’a créée, et la réalité d’une clientèle
estudiantine de plus en plus diversifiée » (p. 130). L’école française ne constitue donc plus un
lieu de rassemblement où ses membres ont les mêmes visées ; en effet, les élèves ne partagent
pas tous la même langue et la même culture. L’école devient-elle alors un lieu de production
sociale plutôt qu’un lieu de reproduction sociale (Gérin-Lajoie, 2004) ?
Évoluant dans un contexte canadien où les idéologies de la démocratie et du pluralisme
sont véhiculées, l’école franco-ontarienne glisse vers une redéfinition de sa mission et de ses
pratiques : « Il s’agit surtout de la construction d’une idéologie pluraliste en termes
ethnoculturels, et d’une appropriation du concept de la francophonie internationale » (Heller,
1999 : 130). Bien que dans plusieurs écoles franco-ontariennes les concepts d’éducation
égalitaire et d’inclusion de la pluriethnicité soient récents, il reste qu’un virage identitaire est
en train de s’effectuer au sein du système scolaire de la minorité francophone : « There is…a
commitment to openness, and to tolerance of diversity which is necessarily a part of the
schools’ own political claims » (Berger et Heller, 2001 : 132)10. Heller (1999) explique cette
transformation par plusieurs facteurs dont l’appui du gouvernement au discours antiraciste et
l’émergence de discours contestataires provenant principalement de la race noire en Amérique
du Nord. Malgré l’émergence d’une nouvelle définition de la mission de l’école francophone
minoritaire, il reste que des contradictions perdurent alors que la vision d’inclusivité
véhiculée ne résout pas l’opposition entre la cause franco-ontarienne et celle de la
francophonie internationale.
Quelques chercheures s’intéressant au pluralisme dans les écoles de la minorité franco-
ontarienne prennent position face aux changements qui s’opèrent au sein du système scolaire.
Gérin-Lajoie (2004) par exemple, croit que la mission de l’école française doit être repensée à
la lumière de la nouvelle réalité ontarienne : « Même s’il est essentiel qu’à l’intérieur de ses
murs, elle se donne un caractère francophone et qu’elle conserve son mandat de contribuer
au maintien de la langue et de la culture françaises, l’école d’aujourd’hui doit tenir compte
du fait qu’elle a affaire à une clientèle scolaire très hétérogène sur le plan linguistique et
culturel » (p. 177). Berger et Heller (2001), pour leur part, croient qu’il est crucial de
reconnaître la diversité de la population estudiantine et de reconnaître que l’accueil de
nouveaux francophones peut être bénéfique pour la minorité franco-ontarienne. Selon elles,
les écoles franco-ontariennes doivent refléter les réalités culturelles diverses des étudiants,
tant dans leurs activités que dans l’ambiance générale qu’elles contribuent à promouvoir.
L’adoption d’une approche ethnocentrique doit être évitée. L’équité raciale et ethnoculturelle
doit être mise de l’avant par les écoles de la minorité francophone, tant dans la façon
d’enseigner que dans les politiques d’embauche du personnel. Selon Heller (2003), le système
scolaire franco-ontarien « must unite francophones against the influence of dominant society,
and tie them to some common notion of what it means to be francophone. At the same time, it
must ensure that all its students are treated equally » (p. 215).
Que devons-nous retenir des prises de position adoptées par ces chercheures ? Quelles sont
les implications qui découleraient d’une école favorisant l’inclusion, l’équité raciale et la
francophonie mondiale ? Si l’on considère que l’école est cruciale dans la formation des
identités collectives modernes, dans la socialisation à une culture seconde11 (réf. Dumont),
dans la production d’une communauté nationale et d’identités sociétales (Thériault, 2002),
qu’advient-il alors du projet de société des Franco-Ontariens si ses élites prônent une école
française démocratico-libérale, voire une école de la tolérance et du pluralisme ?
Thériault (2002) fait la distinction entre l’école d’en haut et l’école d’en bas, l’école d’en
haut étant une école « qui impose à tous et à toutes les mêmes normes, les mêmes savoirs, les
mêmes valeurs au nom d’une norme généralisable, soit la Nation, la République, le savoir
universel, qu’il soit humaniste ou technique » (n.p.) et l’école d’en bas étant une école « de la
tolérance […] du pluralisme […] qui sied mieux […] à la conception contemporaine du
multiculturalisme, conception qui vise […] à arrimer l’éducation à la communauté de vie de
l’enfant » (n.p.). La pleine réalisation d’une école d’en haut donnerait lieu à une école
totalitaire alors que la pleine réalisation d’une école d’en bas mènerait à une fragmentation
anarchique sans noyau identitaire.
Thériault (2002) considérerait probablement la position adoptée par Berger et Heller
(2001) comme en étant une qui glisse vers « une conception d’en bas, essentiellement
communautaire » (n.p.) où la culture serait plutôt réduite à l’environnement immédiat de
l’individu « perdant par le fait même toute référence seconde, toute dynamique structurante
10
Par exemple, dans les rapports du Conseil scolaire du district du Centre-sud-ouest de l’Ontario, il est précisé
que le conseil démontre une ouverture à toutes les cultures et les religions, voire une ouverture qui s’étend à la
francophonie mondiale (Guillaume, 2003a).
11
Thériault (2002) explique ainsi la culture seconde : « culture qui s’institue justement par une mise à distance
de la culture première, cette dernière étant le fait des réseaux empiriques de socialisation » (n.p.).
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Conclusion
Le projet de société de la minorité francophone nationale – dont le principal vecteur est
l’école – se trouve dans une société globale qui prône des normes libérales, individualistes et
démocratiques. La politique du multiculturalisme s’inscrit d’ailleurs parfaitement dans cette
idéologie du pluralisme démocratique, idéologie confortant le Canada anglais « en suscitant
un attachement à l’Etat fédéral » (Lacombe, 2004 : 599). Se trouvant dans une « société des
identités », pour reprendre les termes de Beauchemin (2004), la minorité nationale possède
des objectifs qui sont en contradiction avec le projet englobant du Canada anglais (i.e. la
partie qui s’est prise pour le tout) (Lacombe, 2004). Comme le relate Dumont (1997 : 459),
« en quoi le multiculturalisme, désormais consacré par le gouvernement fédéral, ne contredit
pas dans les faits le statut d’une minorité nationale privilégiée jusqu’à maintenant ». Il y a
non seulement une tension entre l’identité francophone minoritaire et la citoyenneté commune
à tous les Canadiens (Pilote, 2004), mais aussi entre les tendances à l’individualisme et au
communautarisme qui traversent les francophonies canadiennes (Pilote, 1999).
Or, à l’aube du XXIe siècle l’idéologie du multiculturalisme vient remettre en question le
projet de société (i.e. l’école d’en haut) de la communauté franco-ontarienne à l’intérieur
même de ses écoles. Par la mise en place graduelle de politiques d’équité raciale, d’inclusion
et de valorisation de la francophonie mondiale, par l’hétérogénéité des clientèles étudiantes,
l’idéologie canadienne individualiste moderne menant à un relativisme culturel voire même à
une dévalorisation des cultures selon Bibby (1990) et Bissoondath (1995) infiltre les écoles de
la communauté franco-ontarienne – ses écoles, on le rappelle, représentant le bastion de la
langue et de la culture françaises. Qu’adviendra-t-il, donc, du projet collectif de la minorité
franco-ontarienne ? Les élites doivent-elles favoriser une école d’en haut ou une école d’en
bas ? Un compromis serait-il possible ? Comment reproduire la culture et la langue des
francophonies canadiennes tout en accueillant la diversité des clientèles estudiantines ?
Existe-t-il un projet d’en haut pouvant rallier tous les membres d’une communauté franco-
ontarienne éclatée ? Jusqu’à quel point la minorité franco-ontarienne peut-elle se reconstituer
en une référence propre ?
Bibliographie
BEAUCHEMIN J., 2004, La société des identités : éthique et politique dans le monde
contemporain, Outremont, Athéna éditions.
BELKHODJA C., 2005, « Le défi de la régionalisation en matière d’immigration :
L’immigration francophone au Nouveau-Brunswick », Canadian Issues/Thèmes
Canadiens, Printemps 2005, pp. 76-79.
BERGER M.-J., 1997, « Vers l’inclusion de l’évaluation égalitaire et de la pluriethnicité dans
la communauté francophone minoritaire », Revue du Nouvel Ontario, n° 21, pp. 115-
133.
BERGER M.-J., HELLER M., 2001, « Promoting Ethnocultural Equity Education in Franco-
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BIBBY R. W., 1990, Mosaic madness : the poverty and potential of life in Canada, Toronto,
Stoddart.
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91
Michel Chevrier
Carleton University
Depuis les années 1970, le théâtre franco-ontarien a radicalement changé. Au début des
années 1970, l’Ontario francophone subit une renaissance culturelle dont le théâtre fut le
noyau. Suscité par des artistes semi-professionnels fortement liés à la communauté, ce théâtre
affirme une nouvelle identité franco-ontarienne en affichant et en célébrant sa collectivité
minoritaire. Il s’agit d’un théâtre alternatif : un drame décentralisé et corporel joué dans des
lieux scéniques non-traditionnels pour un public rural et francophone. Beddows (2001 : 49-
68) nous explique que le théâtre des années 1970 a dressé la frontière qui a rendu possible un
nouveau théâtre professionnel qui se produit actuellement dans les lieux scéniques
permanents de Sudbury et d’Ottawa.
Ce nouveau théâtre professionnel se distingue de ses racines alternatives par le fait qu’il est
une réflexion des changements socio-culturels qu’a subis la communauté franco-ontarienne
durant les trois dernières décennies. La migration des Franco-Ontariens vers les centres
urbains et l’émergence des diverses communautés migrantes et immigrantes de langue
française remettent en question l’idée d’une communauté francophone uniforme et close.
Paul-François Sylvestre, par exemple, explique qu’« aux artistes de souche ou tricotés serrés,
sont venues s’ajouter des forces vives en provenance du Québec et de l’Acadie, bien entendu,
mais également de l’Afrique noire, du Maghreb, des Antilles et de l’Europe » (Sylvestre
1999 : 547). De plus, une meilleure éducation ainsi que l’acquisition de la langue anglaise
procurent aux Franco-Ontariens un pouvoir socio-politique tel qu’ils sont maintenant forts des
liens de partenariat dans une vaste communauté pluraliste et hétérogène.
Mais, à mi-chemin entre le théâtre alternatif des années 1970 et le nouveau théâtre
professionnel d’aujourd’hui, une dramaturgie franco-ontarienne a surgi qui reflète le temps de
transition entre ces deux périodes. Dans Le chien de Jean Marc Dalpé ainsi que dans French
Town et Requiem de Michel Ouellette, les auteurs mettent en scène les épreuves des
personnages lorsqu’ils sont déplacés de leur milieu rural et traditionnel. Ces épreuves
constituent ce que les anthropologues appèlent des « rites de passage », ce qu’Arnold van
Gennep (1909 : 1-5) a défini comme des rites qui accompagnent chaque changement de lieu,
d’état, de position sociale et d’âge. Faisant partie des modèles mythologiques, les rites de
passage correspondent aux notions cycliques où les individus, tout comme les communautés,
doivent subir une désagrégation afin de se reconstituer.
Arnold van Gennep met en évidence, tout d’abord, le schéma cyclique des rites de passage
avec les sub-divisions de « séparation », « marge » et « réintégration. » Dans le premier stade,
94
les néophytes se détachent de leur position antérieure dans la communauté, et dans le dernier
ils y retournent transformés et, par la suite, prêts à entreprendre les tâches correspondant à
leur nouvelle position. La période de marge, ou ce que Victor Turner appelle la période
« liminaire », correspond au passage de seuil. Par conséquent, cette période échappe au réseau
des classifications ordinaires. Comme Turner (1990 : 96) nous l’explique, « les entités
liminaires ne sont ni ici ni là ; elles sont dans l’entre deux ». Durant cette période, le
néophyte subit souvent une désagrégation de son nom, de son statut social, de sa propriété et
de sa position dans un système de parenté (Turner, 1990 : 96). L’intention, selon van Gennep,
est de lui faire perdre toute mémoire de sa vie antérieure de telle manière que « le passé [est]
séparé de lui par un intervalle qu’il ne pourra jamais repasser » (van Gennep, 1909 : 107).
La période de marge constitue d’abord la mort symbolique de la vie antérieure du néophyte
où, lorsqu’elle est achevée, l’individu est prêt à subir une transformation telle qu’il se procure
un nouveau rôle dans sa communauté.
La désignation des personnages de Dalpé et de Ouellette en tant que néophytes, ou plus
précisément en tant que variante théâtrale de la parabole judéo-chrétienne « le fils prodigue »,
est très évidente au premier abord. Ce qui est d’ailleurs intéressant pour notre propos sont les
procédés par lesquels les personnages subissent leur désagrégation et leur transformation
spirituelle au cours du deuxième stade de leur trajet (le stade liminaire) et la façon dont ce
stade symbolise la période de transition subie par les Franco-Ontariens entre 1980 et 1990.
Dans Le chien de Jean Marc Dalpé, le retour du fils prodigue constitue l’intrigue
principale. Jay, le fils, retourne chez-lui après sept ans de pérégrinations afin de se réconcilier
avec son père, tandis que le père, trop endurci par ses souvenirs amers, refuse de se
rapprocher de son fils. Toutefois, des retours en arrière, juxtaposés en tant que mises en
abyme, servent à retarder la progression du récit et à faire éclater la chronologie du présent
afin de révéler la genèse et les causes des conflits familiaux. En outre, le discours de Jay
révèle le processus par lequel le protagoniste subit une transformation spirituelle qui l’incite à
retourner chez lui.
En effet, c’est durant ses pérégrinations, soit le stade liminaire de ses épreuves, que Jay est
dépossédé de son nom, de son statut social et de sa position familiale. Il est dépouillé de son
nom propre lorsqu’on s’adresse à lui par une épithète : « Tout le monde m’appelait
“Frenchie” de toute façon. Fait que moé j’m’en crissais pas mal de c’qu’y pouvaient
penser. » (Dalpé, 1990 : 41). Ensuite, il semble précipiter la désagrégation de son identité
franco-ontarienne dès qu’il est associé à un personnage marginal inspiré du cinéma
populaire : « Free spirit ostie ! James Dean Easy Rider sacrament ! C’est ça que je suis
moé. » (Dalpé, 1990 : 43). Finalement, Jay efface les liens de famille et assume une identité
nomade à partir du moment où il se procure une motocyclette qui lui ouvre la possibilité de se
déplacer librement.
Mais, il affirme que son existence marginale est peu satisfaisante : « Sauf après le bicyc’,
j’ai comme envie de faire autre chose, de pus toujours être entre deux villes ou entre deux
projets de construction. » (Dalpé, 1990 : 43). Alors, Jay décide de retourner chez lui et c’est
pendant le trajet de retour en automobile, qui dure deux jours et deux nuits, que Jay a une
révélation par laquelle il découvre que c’est justement « chez lui » qu’il trouvera son identité
véritable : « J’y avais même pas pensé avant [...] Pis ça me surprend ça “chez nous” ; j’ai
dit : “chez nous” pis, au fond j’sais que je l’ai toujours pensé » (Dalpé, 1990 : 44).
Peu après, inspiré peut-être par le remords, Jay demande pardon de son père : « J’veux tu
me dises que j’suis correct !/J’veux tu m’dises que tu maimes !/J’veux tu m’serres dans tes
bras, Pa ! » (Dalpé, 1990 : 48). Mais le père refuse de lui pardonner, trop amer et trop endurci
après des années d’alcoolisme et de violence, « C’est trop tard » lui répond-il. Ainsi, au lieu
de fêter le retour du fils prodigue, le père rejette le fils retrouvé et empêche toutes résolutions
du conflit. Quoique que le schéma des rites de passage reste intact, le processus n’aboutit pas.
Jay ne peut se faire réintégrer dans la communauté car le père, toujours emprisonné dans sa
rancœur, lui refuse le pardon nécessaire.
Dans Requiem de Michel Ouellette, le schéma tripartite et circulaire des rites de passage
est présenté en deux séquences. Comme dans Le chien, la première séquence se termine d’une
façon inachevée à cause des conflits irrésolus entre le père et le fils. Mais dans ce cas, c’est le
fils, Pierre-Paul, et non le père qui prolonge le malentendu. A vingt-deux ans, Pierre-Paul part
en voyage en Europe après avoir tenté de se libérer de son passé, en brûlant le Petit Larousse,
puisque le dictionnaire a toujours symbolisé un espace de fuite devant un père qui le
maltraitait. Toutefois, ses périples, ainsi que l’autodafé du symbole de sa jeunesse s’avèrent
futiles car ces gestes ne suffisent pas à opérer une transformation dans la vie de Pierre- Paul.
Au contraire, et à la différence du « fils prodigue » de Dalpé, Pierre-Paul ne ressent pas de
remords et il ne revient pas chez lui pour se rapprocher de son père, mais plutôt pour régler
ses comptes avec lui. Enfin, c’est Cindy sa sœur qui lui explique que son père aurait voulu lui
pardonner et le réinscrire au sein de la communauté :
« T’es revenu pour le provoquer, p’pa [...] tu voulais qu’y te batte. Mais lui
voulait pas. Pas vraiment. Y aurait été prêt à te parler. Y voulait te faire entrer au
Moulin. Avec lui. Y voulait t’aider. Mais t’a craché sur sa main. » (Ouellette, 2001 : 44).
Tandis que les premières épreuves de Pierre-Paul s’avèrent inutiles, cette séquence, qui se
termine par la violence, sert néanmoins de catalyseur car elle incite Pierre-Paul, à son insu, à
faire un deuxième trajet de type néophyte. En effet, il quitte la maison une deuxième fois et
jure de n’y retourner qu’après la mort de son père. Cette deuxième séparation de la famille
constitue le véritable stade liminaire car c’est alors que Pierre-Paul subit une transformation
spirituelle. Ironiquement, cette prise de conscience arrive au moment où il se rend compte de
la désagrégation de sa propre vie antérieure : « Il y a pas longtemps. J’ai quitté la hiérarchie.
Ma situation s’est dégradée. Je suis sans fonction. Je suis le fils de personne. Le frère de
personne. Personne. » (Ouellette, 2001 : 51). Cette expérience lui permettra de se reconstituer
en tant que personnage autonome, tel le fils prodigue qui, grâce à une expérience épiphanique,
vient à comprendre l’importance de la famille qu’il a quittée. Malgré tout, fidèle à sa parole,
Pierre-Paul ne revient chez lui qu’après la mort de son père.
L’absence du père constitue le manque fondamental dans le système tripartite des rites de
passage. Alors que Pierre-Paul revient chez lui pour effectuer un rapprochement avec sa
famille, le pardon d’un père déjà mort est impossible et donc, les conflits issus de ce stade
liminaire ne peuvent se résoudre et Pierre-Paul se suicide.
Dans le contexte du Chien et de Requiem, le thème des rites de passage se manifeste selon
des scénarios différents, mais chaque œuvre cerne une relation problématique avec le père, la
figure symbolique de la loi paternelle. Tandis que les rites de passage entraînent les valeurs de
la communauté, ces deux textes symbolisent l’effacement de ces valeurs. Par conséquent, la
relation problématique avec le père mènerait directement à la disparition définitive du
système de valeurs traditionnelles qui gouvernait auparavant la communauté franco-
ontarienne. Les aventures du néophyte franco-ontarien deviennent avant tout, un espace
liminaire de conflits irrésolus.
Tandis que ces deux exemples semblent démontrer que la reconstitution spirituelle de
l’individu reste impossible, un troisième exemple qu’on retrouve dans French Town de
Michel Ouellette, se termine autrement. Ici nous constatons que le schéma cyclique de
séparation, marge et réintégration est enfin bouclé, grâce à Martin, le frère cadet de Pierre-
Paul. Les procédés rituels du passage obligatoire d’un stade à un autre sont déclenchés tout de
suite, après la mort du père, lorsque Pierre-Paul prend en charge son frère cadet. En premier
lieu, Martin est séparé de la communauté lorsqu’il est placé dans une école privée à Toronto.
Ensuite, durant l’étape liminaire, il subit l’effacement symbolique de son identité antérieure
lorsqu’il est façonné à l’image de son frère aîné. Comme il l’explique plus tard à Pierre-Paul,
« L’école privée, l’université, les vêtements, même mon avenir. A toi. » (Ouellette, 1994 : 75).
Par la suite, il reconnaît les liens profonds qui le lient à son père, et par analogie à son
héritage franco-ontarien puisque le père est le symbole même de cet héritage :
« Mais moi, je suis fier de mon père. Depuis que je travaille avec les gars du
moulin, je comprends mieux qui il était...Pis je te laisserai jamais m’enlever son
héritage. » (Ouellette, 1994 : 105).
Finalement, alors que le pardon du père est toujours impossible, Martin réussit néanmoins
à se réintégrer à la communauté en devenant le maire du village. Ainsi, les trois mouvements
des rites de passage, séparation, marge, réintégration sont réalisés.
Ces trois exemples nous permettent de constater l’importance de l’étape liminaire, car c’est
seulement avec l’effacement symbolique de leur identité antérieure que les personnages
peuvent se transformer et se reconstituer. Tandis que Martin réussit à franchir les étapes du
processus, les deux autres personnages, Jay et Pierre-Paul, ne réussissent pas. En effet, Jay et
Pierre-Paul finissent leur périple dans l’étape liminaire, à mi-chemin entre l’ordre traditionnel
et le nouvel ordre.
Les questions thématiques soulevées par la notion du liminaire dans ces pièces ont des
répercussions importantes sur le théâtre franco-ontarien. Une analyse des différents trajets
menés par les multiples protagonistes scéniques de cette période nous permet de constater que
l’évolution psychique de chaque personnage est possible seulement après la purgation d’une
identité antérieure. Ainsi, on peut constater qu’entre les années 1980 et 1990, les dramaturges
franco-ontariens mettaient en scène la purgation symbolique d’un passé collectif afin de
pouvoir passer à l’étape suivante de leur développement artistique.
Certains critiques ont suggéré que le théâtre franco-ontarien des années 1980 et 1990 est
symbolique de la fin inévitable d’une culture. Par exemple, François Paré (2000 : 85) constate
que « tôt ou tard, la culture franco-ontarienne devra déclencher le discours de sa propre
disparition dans l’histoire ». Cependant, à notre avis, il nous paraît plus juste d’affirmer que
ce théâtre représenterait une des étapes du cycle qui oriente l’évolution de la culture franco-
ontarienne. Ne faudrait-il pas conclure que ce théâtre constitue, avant tout, une pratique
liminaire, celle qui s’inscrit entre les pratiques alternatives des années 1970 et le nouveau
théâtre professionnel, celui qui annonce une renaissance franco-ontarienne nourrie de sa
propre diversité émergente ? Etant donné l’effervescence actuelle du théâtre franco-ontarien ,
la réponse ne s’est pas fait attendre.
Bibliographie
BEDDOWS J., 2001, « Tracer ses frontières : vers un théâtre franco-ontarien de création à
Ottawa », dans H. Beauchamp et J. Beddows (dirs.), Les théâtres professionnels du
Canada francophone : entre mémoire et rupture, Ottawa, Le Nordir, pp. 49-68.
DALPE J.- M., 1990, Le Chien, Sudbury, Prise de Parole.
GENNEP A. VAN, 1909, Les Rites de passages, Paris, Librairie Critique Emile Nourry.
OUELLETTE M., 1994, French Town, Ottawa, Le Nordir.
OUELLETTE M., 2001, Requiem suivi de Fausse route, Ottawa, Le Nordir.
PARE F., 2000, « Le théâtre franco-ontarien et la dissolution de l’espace public » , dans A.
Fortin (dir.), Produire la culture, produire l’identité ?, Sainte-Foy, Québec, La presse
de l’université Laval, pp. 69-85.
SYLVESTRE P.-F., 1999, « La Culture en Ontario français : du cri identitaire à la passion de
l’excellence », dans J. Y. Thériault (dir.), Francophonie minoritaire au Canada,
Moncton, Les Editions d’Acadie, pp. 537-551.
Edith Szlezák
University of Regensburg
1. Introduction
‘Franco-Americans’ is a term sometimes used to refer to all Americans of French descent ;
in New England, i.e. in the six north-eastern U.S. States Maine, Vermont, New Hampshire,
Massachusetts, Connecticut and Rhode Island, however, it denotes a special group of
immigrants. A Franco-American is hereby defined as a permanent New England resident of
French-Canadian ancestry, and, possibly but not necessarily, of Catholic religion and French
mother tongue. In other words, the term does not refer to someone of « direct » French
descent, and neither to French-Canadians who come to live and work in New England for a
limited time only, since their attitude concerning language maintenance is, of course, a quite
different one. Although not equally accepted among all1, the term ‘Franco-American’
includes Quebeckers and Acadians alike.
Starting in the early 19th century, the bad economic situation in Canada along with a
growing industrialization in the U.S. made many French-Canadians leave their farms to come
to work in the textile mills of New England. Between 1840 and 1940 an estimated 1,000,000
French-Canadians had moved to New England (cf. Galopentia, 2000 : 266), the majority of
them to the most industrialized New England State – Massachusetts. Once settled down,
French-Canadian immigrants were eager to follow the motto of the Catholic Church at the
time – « qui perd sa langue, perd sa foi » –, i.e. to build a parochial school next to the church
in the heart of their all French-Canadian quarters, also called Little Canadas. Within these
quarters, social clubs were established ; newspapers and insurance companies were founded,
French-Canadian lawyers and doctors settled down. French was the language of instruction at
school, of mass at church, and of daily conversation everywhere. After the economic crisis of
1929, however, immigration numbers dropped drastically, and people were forced to spread
to find work (cf. Chartier, 2000 : 1-252). Also, after World War II, « Franco-Americans […]
took part in […] [a] postwar phenomenon – the exodus from the city to the suburbs »
1
Acadians tend to reject the term ‘Franco-American’ as well as ‘French-Canadian’ (cf. D’Entremont, 1973 : 25-
28).
99
(Chartier, 2000 : 254). Other immigrant groups, mostly Hispanics, moved into the former
French-Canadian tenement houses and took over the quarters, including the churches and
schools.
Although, in Massachusetts, most Franco-Americans are still found in traditional areas of
French-Canadian immigration, they are quite dispersed within these areas nowadays ; a factor
which, among others like the pressure of English-Only in American society and the lack of
bilingual programs in public as well as in private schools, has contributed to a negative
attitude toward language transmission and a gradual loss of the French language, with
considerable intra-linguistic consequences.
2. Code-Switching
2
The term ‘code’-switching basically allows for considerations on all levels of language, i.e. it cannot only refer
to switching of languages or varieties, but also to switching of registers within a conversation. In this context,
however, such cases will not be taken into account.
3
Although code-switching does not necessarily include only two languages, it is by far the most common
constellation and the only one relevant in this context ; furthermore the types of switching and their possible
implications do not depend on or change with the number of languages involved.
4
All examples, unless otherwise marked, are taken from the corpus MASSFrench (2003/04), which is based on
392 questionnaires and 87 interviews with 143 participants (examples from the questionnaires are marked w –
written –, examples from the interviews are unmarked) from different areas within Massachusetts ; participants :
Acadians and Quebeckers of both sexes, different social classes and different age groups (but about 72 % of
them older than 60 years), including four immigrant generations. The examples used in this article are coded as
follows : I = Interviewer ; A = of Acadian origin ; Q = of Quebec origin ; C = grown up in Canada, 1st immigrant
generation ; U = grown up in the U.S., 2nd immigrant generation ; UU = parents grown up in the U.S., 3rd
immigrant generation ; UUU = grandparents grown up in the U.S., 4th immigrant generation ; figures give the
respective participant’s age. One period within the examples marks a one-second pause. The examples have not
been analyzed quantitatively but illustrate very obvious and common tendencies among the survey’s participants.
5
Most linguists (Appel/Muysken, 1987 : 118 ; Myers-Scotton, 1993 : 24 ; Thomason, 2001 : 132) agree on what
‘inter-sentential switching’ denotes ; however, it should be mentioned here that some (e.g., Romaine, 1989 : 112-
114) subsume under this term the switching between sentences and clauses, which I find contradictory with
regard to ‘inter-sentential’. Although it must be admitted that it is not always possible to clearly determine a
sentence boundary in spoken language (which is why often the more neutral term ‘utterance’ is used instead),
and although it might be true that intra-sentential code-switches at clause boundaries do not require the same
bilingual competence as intra-sentential code-switches within the clause boundary or even within the word
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boundary, they still seem closer to me than intra-sentential code-switches at clause boundaries and inter-
sentential code-switches, regarding structural similarity as well as the degree of the speaker’s bilingual
competence.
6
Note that Muysken (cf. 2000 : 121) counts tag-switching among alternation, which will not be adopted here.
His concept, however, is very useful to distinguish the possible implications of code-mixing.
7
This type of switching is mentioned to complete the picture but will not be given any further consideration in
this article.
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In some cases, however, the switch can precede it. In a sentence like Nous avons habité IN
NEW YORK the upcoming English place name is responsible for the use of the English
preposition ; Clyne (cf. 1967 : 86) calls this kind of triggering anticipational. Except for
Muysken’s congruent lexicalization Clyne’s framework is the only one which tries to analyze
the way certain items cause or at least facilitate a switch and to explain the basic principles of
this facilitation.
There has been some controversy on whether code-mixing requires most fluency from the
speaker since there is a risk of violating the morphosyntactic rules of either language or
whether it is, quite on the contrary, an indicator of a restricted level of bilingualism (cf. Clyne
2003 : 89). Whereas Weinreich (1967 : 73) claimed that « the ideal bilingual switches from
one language to the other according to appropriate changes in the speech situation
(interlocutors, topics, etc.), but not in an unchanged speech situation, and certainly not within
a single sentence », more recent surveys have claimed that all three types of switching
mentioned above occur among bilinguals. Especially code-mixing is « a sensitive indicator of
bilingual ability » (Poplack, 1980 : 581) since the speakers must master the syntactic and/or
morphological structures of both languages involved. Under certain circumstances, however,
code-switching can be considered as an indicator of language loss, as will be demonstrated in
the following.
8
According to Myers-Scotton (1992 : 39-40) code-switching can either be a marked or an unmarked choice. If a
language is unmarked, it is the one that would be most expected in a given conversation. An unexpected change
in language that is not due to situational features such as a new topic or a new participant in the conversation, but
rather for instance a means of negotiating a change in the social distance between the conversation participants,
is called a ‘marked choice’. Without denying that marked switching commonly occurs, only the unmarked code-
switching is the one considered relevant in this context.
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e) The referential function. There are two very different ways in which code-switching can
serve the referential function. Firstly, a switch may be topic-related. An expression or a whole
passage may seem more appropriate in one language than in the other because the concept or
object it refers to are part of this one language and its cultural background rather than of the
other one. The reason why something is better expressed in one language may be obvious or,
quite on the contrary, very subjective. Secondly, code-switching can serve as a means to
bridge the gaps in the speakers’ knowledge of one language, especially in the area of lexis.
Since the speakers are in need of a word, i.e. looking for an expression, before they switch,
this is the type of switching they are usually most aware of. Although some exclude this
function from « true » code-switching, like for instance Poplack (1980 : 601) who says that
« code-switching is used for purposes other than that of conveying untranslatable items », it is
generally considered a common and very important function of code-switching – within a
broad definition of the term ‘code-switching’, of course.
9
Examples illustrating inter-sentential code-switching as well as code-mixing (section 2.4) and tag-switching
(section 2.5) have not yet been analyzed as to their frequency and distribution within the corpus. Although most
of the phenomena mentioned here are expected – after a detailed analysis – to be found more frequently among
rusty and semi-speakers or, in other cases, more frequently among lower-class participants, they still have been
found to appear regularly (even if possibly not to the same degree) in the speech of all age groups, both sexes, all
immigrant generations and among members of various social classes.
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addition, set up criteria for what she calls « unskilled » (1980 : 601), i.e. code-mixing that
lacks sufficient fluency by the speakers10. « True » code-mixes require that
a) there is a smooth transition between the switched element and the elements it is
embedded in, « unmarked by false starts, hesitations or lengthy pauses » (Poplack, 1980 :
601),
b) the switch is not accompanied by a metalinguistic comment or question, i.e. the speaker
is not or at least seems not aware of the switch, and
c) the switch does not constitute a repetition of the preceding segment, nor is it repeated by
the following segment.
I would like to adapt her concept but include single-word items11 and call the kind of code-
mixing that serves the function to fill a lexical gap or to repeat an item due to the speaker’s
insecurity as to its meaning evasive code-mixing since the speakers evade the problem of
lacking knowledge by switching into the other language12. When taking a look at the
MASSFrench corpus, the majority13 of code-mixes are accompanied exactly by these signs of
deficient bilingualism, as show the following examples including multiword and single-word
switches or, in Muysken’s terminology, alternations and insertions.
Examples of false starts :
(14) QC72 : non. i savent pas comment transl/trans..TRANSLATE IT. OKAY ?
ça les gêne
(15) QC72 : au commencement c’était pour les dames qui appartenaient au
club. après ça i ont monté un grand..amon/euh AMOUNT OF
MONEY pour euh
(16) QC83 : le plus vieux il nous a fait plaisir. il est arrivé sur le/um dans
la/ON THE ROLL..à CHICOPEE HIGH. on était bien content pour
lui
(17) QU42 : on parlait les deux ensemb’ mélangés ou disons séparemment des
fois seulement en anglais et des fois seulement en français. ça dép/ça
dépen/IT WAS DEPENDING
(18) QU51 : ça m’aide dans/comme ça. puis euh. là je travaille pas. je/je/I
GOT LAID OFF OKAY ?
(19) QU67 : ils ont discon/euh...DISCONTINUED. ils ont/ils ont um. i ont pas
de messe maintenant
(20) QUU60 : j’sais pas pourquoi ou pour um. quelle raison que ma grand-mère
est venue. mais elle a/SHE MET MY GRANDFATHER HERE
Examples of hesitation and lengthy pauses :
10
Excluding her criterion that code-switches may not be single other-language items. See reference 11.
11
There has been a lot of controversy on whether alien single-word items can be considered as code-mixes (cf.
Gardner-Chloros, 1987 : 102 ; Mougeon/Beniak, 1987 : 344 ; Myers-Scotton, 1993 : 182) or should rather be
classified as (nonce-) borrowings (cf. Poplack/Meechan, 1998 : 135-137). In this case, they will be subsumed
under code-mixes because a) they resemble the ones in Turpin’s corpus of French, of which even
Poplack/Meechan (1998 : 135) say : « She [Turpin] finds that patterns consistent with English grammar are
most common in lone English-origin nouns which, on independent analysis, do not show the extralinguistic
characteristics of loanwords (i.e. recurrence, diffusion, and dictionary attestation), and which had in addition
been uttered by speakers also showing high rates of unambiguous (multiword) codeswitches to English. These
facts, taken together, make it likely that at least some of the lone English-origin nouns in French discourse are
also codeswitches » ; and b) because I agree with Muysken (2000 : 75) in that, in general, « there is not a single
borrowing process, just like there is no single code-mixing process ».
12
In theory, inter-sentential code-switching could equally be called evasive code-switching if it serves to evade
French as the language of conversation ; but, as mentioned above, it is much harder – if not impossible – to
prove for inter-sentential switches that the speakers chose one language because they are unable to find their
words in the other.
13
There were also cases of « skilled » mixes which are, however, not of interest in this context.
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(21) QC83 : j’ai dit ben je vais voir ma fille au Texas je l’ai pas vue
depuis...NINETEEN NINETY-FOUR. au Texas
(22) QC83 : c’est une personne. faut qu’il ait un/un/un euh…um. um BELT
euh. BELT YOU KNOW
(23) QU44 : un p’tit peu. euh i comprend. mais i parle pas trop mais…HE
UNDERSTANDS MORE THAN HE SPEAKS IT
(24) QUU60 : i y a/ i y a ben des Polonais i y a ben des Irlandais. i y a ben
du/du monde du village du…FROM THE SPRINGFIELD AREA
THAT ARE MOVING INTO THIS AREA AND IT’S/IT’S MORE
DIVERSIFIED I GUESS
(25) QUU60 : c’était fou pour euh une coup’ d’années et puis j’ai jamais jamais
um…TOOK THE TIME TO TEACH THEM. YOU KNOW. BUT UM
I JUST NEVER DID. LIKE I SAID I HELPED THEM IN HIGH
SCHOOL BUT OTHER THAN THAT. THAT WAS ABOUT IT. YOU
KNOW BUT UH…mais ma fille elle peut dire euh. quelques mots.
elle peut/euh elle comprend
(26) AU42 : ça/ça a pas pris longtemps pour um..BECOME AN AMERICAN
CITIZEN
(27) AU76 : oui. mais elle parlait l’anglais. chez nous on parlait l’anglais pas
mal et quand…WE WERE TAUGHT UH FRENCH/UH I MEAN
ENGLISH BUT IT WAS ALMOST THE SAME THING YOU KNOW
Examples of questions and metalinguistic comments (including laughing since it indicates
that the person is aware of the switch and possibly embarrassed by it) :
(28) QC83 : elle enseigne..OH HOW DO THEY CALL IT ?........c’est pour les
um..les gardes-malades..AND UM..c’est/c’est pour les..OH I
FORGET THAT NAME..c’est pour la langue des..LIKE A
SHORT/SHORT/UH SHORT
(29) QU47 : euh mon père est venu ici um. peut-êt’ cinq six ans avant euh. la
famille parce que i travaillait ici comme euh..CARPENTER ?..
(30) QU51 : la/la..la sœur elle/elle parlait toujours le français. même quand
que euh l’église où on/où i y avait la moitié de les messes en français
et puis de temps en temps en…LATIN (LAUGHING)
(31) QU59 : je n’ai/je n’ai jamais euh..euh…euh enseigné en français
seulement um je n’sais pas comment dire ça le SUB/SUBSTITUTE
TEACHER j’ai fait une année de ça
(32) QU67 : elle demeure à/à Nicolette. c’est un euh c’est un/comment tu dis ?
ON THE OUTSKIRTS. euh jusque le bas de/de Drummondville
(33) QUU58 : la première raison que j’ai décidé de prend’ cette um…euh…ste
mot-là j’ai/j’ai jamais…euh…CHALLENGE. t’sais. um…c’est parce
que j’aime le français. puis j’ai toujours aimé écrire puis euh la
grammaire
(34) QUU75 : et puis j’étais un…ALTAR BOY comment dit-on ça..um..j’ai dû
apprendre mes/mes prières en français pour être. un enfant de
chœur. c’est ça. enfant de chœur (LAUGHING)
(35) AC87 : mon parents/mon père était un..un char/charpenterie.
CARPENTER ?14
14
This example could also be considered as a « false start ».
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106
into further detail as to the functions of individual discourse markers since their respective
functions are not of importance in this context – other than their general characteristics of
invariability and polyfunctionality, which make them a predominant feature of informal oral
discourse. Before I come to discuss that in 2.6.3, however, I want to take a look at several
theories on why discourse markers are switched.
Muysken summarizes different approaches, all of which lack sufficient proof, one of them
saying that since language shift affects different domains at different speeds, « discourse
linkers could belong to a domain (that of discourse structure) affected earlier by language
shift than that of the sentence itself » (Muysken, 2000 : 112). The counterarguments, however,
are that there are cases of borrowed discourse markers without language shift, and that
language shift can occur without the switching of discourse markers. Muysken favors Rooij’s
theory : « Discourse markers must be highly salient within the discourse which they help
structure. There is a pragmatic advantage in taking them from another language, since the
foreign character of an element heightens its saliency » (Muysken, 2000 : 114). That sounds
as if awareness or even purpose was implied when people use alien discourse markers. But
discourse markers are probably the feature of oral language most unconsciously used, which
shows in the fact that, in formal speech, people try deliberately to avoid using them. And if
there was a pragmatic advantage why are discourse markers never borrowed in monolingual
speech communities, i.e. in situations other than that of close language contact ?
Mougeon/Beniak (cf. 1987 : 342) follow Thomason/Kaufman by taking a look at the
extralinguistic correlates, discovering a connection between lower social class and the use of
so in French. Lower class people, however, are known to generally use discourse markers
more frequently, so the question remains to be answered whether the lower class participants
in Mougeon/Beniak’s study also use more French discourse markers in French and more
English discourse markers in English than upper class people.
Finally, Chevalier (cf. 2000 : 92) suggests that the use of well in the south east of New
Brunswick was due to the marker’s functional specialisation with regard to the French
alternative ben. This explanation may be true for this particular marker but is it generally true
for all switched markers, i.e. do all switched markers functionally specialize with regard to
their recipient language equivalents ? Well is a free form, polyfunctional and without inherent
semantic meaning, and therefore more apt to switching than other markers. Although I agree
that multifunctional discourse markers will probably be switched earlier and more often than
the ones whose use is restricted, and although they may well specialize after being used
frequently in competition with their native-language counterparts, I do not think that specific
functions of individual discourse markers are the cause of their being switched. Rather I
suggest to basically follow Clyne (cf. 2003 : 225-228), who thinks the use of alien discourse
markers to be caused by the habitual use of another language.
may say that they are a sign of fluency in a language (although a discourse marker itself might
of course be used as a hesitator in an individual conversation). For learners of a foreign
language, for example, discourse markers are among the last things to be acquired, mainly
because the « structuring » of a conversation based on discourse markers requires the ability
to spontaneously have a conversation, i.e. without planning its structure with regard to
grammar or vocabulary. So the use of discourse markers in general can be seen as a sign of
fluency in a variety or language that is used for informal oral communication.
Switched discourse markers seem to be a phenomenon of language contact situations19, at
least an example of a monolingual community that uses switched and/or borrowed other-
language discourse markers could not be found (which seems obvious with regard to the fact
that, in contrast to other possible core loans like for instance nouns and verbs, they carry little
or no lexical meaning). To be more specific, switched discourse markers seem to be a
phenomenon of language contact situations in which the language that is the source of the
switched markers is used to a considerable extent for every-day conversation. So the simple
knowledge of a language is not enough for this language to be the source of switched
discourse markers. Canada is a good example for that criterion. In those parts of Canada,
where English and French are used regularly, English discourse markers appear frequently in
French (cf. e.g., King, 2000 : 110-115 ; Mougeon 2000 : 32 ; Perrot : 234-236 ; corpus
Wiesmath). In Quebec (except for Montreal), an area known for its resistance against English,
they rarely do (cf. e.g., Mougeon 2000 : 32 ; Meney, 1999), regardless of the high percentage
of « Knowledge of Official Languages ».
Canadian Census 200120 Mother Tongue French Mother Tongue English Knowledge of both
Novia Scotia 3.8 % 92.9 % 10.1 %
New Brunswick 32.9 % 64.7 % 34.4 %
Quebec 81.2 % 8.0 % 40.8 %
Knowing a language, even fluently, does not necessarily imply using it for daily oral
communication. Discourse markers, however, are predominantly – although not exclusively –
a feature of oral, and especially of informal oral communication, because « [they] are
stylistically stigmatized and negatively evaluated […]. They are deplored as a sign of
dysfluency and carelessness » (Brinton, 1996 : 33 ; cf. also Schiffrin, 1987 : 310). Therefore a
language which is mainly used for written or formal oral communication is supposedly not a
source of switched discourse markers.
But why switch and/or borrow discourse markers at all ? Most of them are definitely core
loans, i.e. « unnecessary » with regard to language economy21. Different bilingual
communities switch and/or borrow them to different extents and with different implications. It
has been pointed out that the fact that discourse markers are free forms, i.e. easily integrable,
polyfunctional, with no or little meaning, has often been claimed to be the reason for their
switching and/or borrowing. But these characteristics can more or less be applied to all
discourse markers, i.e. to the native-language ones as well. The fact that discourse markers
have these special forms and functions explains why they are predominantly a feature of
informal oral communication but it does not explain their switching. In my opinion there
19
They need, however, not occur in every language contact situation (cf. Muysken, 2000 : 113).
20
Cf. Knowledge of Official Languages, 2001 Counts for Both Sexes, for Canada, Provinces and Territories, and
Mother Tongue, 2001 Counts for Both Sexes, for Canada, Provinces and Territories, at : http ://www.statcan.ca
(02/15/2005).
21
Cf. for instance Chevalier (2000 : 88) on well : « il ne remplit pas un vide dans la langue emprunteuse », but
has become functionally specialized compared to its French equivalent ben. So in some cases a functional
specialization may occur but it has most certainly developed after the frequent switching/borrowing ; the basic
assumption is for alien discourse markers to have the same functions as their native-language equivalents when
being switched.
GLOTTOPOL – n° 9 – janvier 2007
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112
seems to be a more general explanation for the switching and/or borrowing of discourse
markers independent of their functions and implications ; an explanation that is based on the
different language constellations within a speech community.
For a bilingual community that switches or borrows (depending on the frequency)
discourse markers, I could imagine the following constellations of the languages involved.
a) It might be a community where we find diglossia with bilingualism (cf. Fishman, 1971 :
288-294), i.e. where the two varieties/languages involved are functionally separate and where
most members of the community master both varieties or languages. In such a linguistically
(relatively) stable community there are again different possible constellations :
a)1 A community in which the varieties/languages involved are both used for every-day
conversation but restricted to different social settings or conversation partners (cf. Fishman,
1972 : 96). In many African or Asian countries (cf. e.g., Lim, 2004 : 117-119), for instance,
the languages of the former colonial intruders serve not only as the high variety for written
discourse but also as a lingua franca because of the diversity of the native dialects/languages.
So if discourse markers are switched in such a context, it is often bidirectional – because due
to the situational separation no language is the dominating one in oral discourse – and may
simply indicate the fact that the two varieties/languages involved are both used regularly, in
one way or the other, in informal conversation.
a)2 A community in which one variety/language is clearly the high variety and therefore
restricted to formal conversation and written use, and the other one the low variety used
predominantly for informal conversation, like it is the case in the Swiss-German cantons. In
such a community discourse markers will be switched only rarely, namely when the
variety/language commonly restricted to formal occasions comes to be (exceptionally) used in
an informal situation. In such a case the use of switched markers would be unidirectional, i.e.
from the low variety into the high variety. So the use of switched discourse markers may
indicate a lack of fluency or practice in the variety/language that is commonly used for other
purposes than that of every-day conversation. It does not, however, indicate a lack of fluency
or practice in the variety/language when used for the purpose which it is predominantly used
for, such as written communication for example, nor does it act as an indicator of a language
shift, of course.
b) It might be a community where we find bilingualism without diglossia, i.e. where there
is no strict functional or situational separation but where the members of the community (need
to) speak two varieties/languages, as it is often the case with immigrant groups. Again there
are two situations possible, both of which might not be stable but just different stages of the
same development, i.e. language shift. The development of Spanish in the U.S. has given way
to the assumption that b)1 is a stable situation – which in fact it is not (cf. Swarns, 2004 : 5) ;
it is rather the first phase of assimilation and monolingualism. For the moment let’s suppose
that the situations described remain stable at least for a certain time.
b)1 Both varieties/languages are used for every-day conversation, but their use has a
tendency to occur in certain social settings or with certain conversation partners ; therefore a
bidirectional use of switches is possible. So we could say that although there is no diglossia
within the society itself, there is a functional or at least situational differentiation of the
varieties/languages within the speech community22, as it is the case with Spanish in the U.S.
Many Hispanics speak Spanish within their families or with other Hispanics but English at
school or with monolingual English friends. The switching of discourse markers is
bidirectional, and it may simply indicate the regular use of both varieties/languages in every-
day conversation.
22
Cf. Lüdi (1990 : 310) : « il [Fishman] parle aussi de diglossie dans des cas où seul un segment de la population
emploie deux langues ».
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b)2 If, on the other hand, the varieties/languages (start to) compete with each other, and
their use loses its restriction to different conversational situations and partners, which can be
the case when one variety/language is the one that dominates the bigger social context, i.e. the
country of immigration, this one variety/language may also become the dominating one in
oral conversation. In this case this would show in the unidirectional use of switched markers.
Now if, as in a)2 and b)2 the use of other-language discourse markers is unidirectional, it
can be claimed that it indicates a lack of fluency or at least of practice in the embedding
language, notwithstanding the general bilingualism of the speakers. This is also indicated by
the facts that discourse markers rarely act as trigger-words for code-mixes23, and that users of
alien discourse markers do not necessarily use other switches or loanwords from the language
of the discourse markers (cf. Chevalier, 2000 : 89-90). If one language is constantly used in
every-day conversation, it seems more than natural that it is the predominant features of
every-day conversation, i.e. discourse markers, which are the first items to be switched when
speaking another language that is not used as often for this particular purpose. As already
mentioned this does not necessarily imply a shift, of course, but within a situation of
competing languages it might do so, especially in an asymmetric situation, i.e. in a situation
where one of the two competing languages exists mainly or only as a spoken variety whereas
the other one serves in oral and written communication. If functional or situational separation,
which is clearly given in a)2 but which lacks in b)2, is eliminated, i.e. if one variety/language
can be exchanged against the other one in any given situation and for any given purpose, it is
only according to the law of linguistic economy that it will sooner or later be eliminated. The
use of other-language discourse markers may be a first step in that direction. This is supported
by the fact that the more speakers use both varieties in their private life (often the only
remaining area of use for the dominated language), the more often they apply discourse
markers from the dominating language (cf. Mougeon, 2000 : 31). Also, the use of alien
discourse markers by older members of a b)2-type speech community speaks in favor of this
theory. In such a setting, young speakers rarely make use of alien discourse markers because
for them the dominated variety/language has already become one that is mainly taught in
school and not used in every-day life any more. These younger speakers are not strictly
bilingual any more but rather behave like learners of a foreign language, i.e. their language is
highly affected by the influence of the standard variety they were taught at school, free of
(alien) discourse markers and in general unaffected by switches or loanwords (cf. Mougeon,
2000 : 36).
For many immigrants in the U.S. English is the language that dominates their lives,
abruptly or step by step, depending on whether they are dispersed or live in ghettos, which
allows them to continue speaking their native tongue at least for a while. Most Franco-
23
Cf. for instance Chevalier (89), who says that, for the region of southern New Brunswick, « en aucun cas well
ne marque-t-il le point de départ d’un passage à l’anglais ».
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Americans are confronted with the following situation : English has become the language
important for their professional career, it is the language of the peer group, i.e. it is the
language everyone starts to speak sooner or later, so that there are rare or no occasions to
practice French ; and, most important, there is simply no need to do so. Despite the fact that
many Franco-Americans of the first and second generation born in the U.S. still remember
their French and might even use it sometimes at home, the lack of conversational practice is
quite obvious, which explains their frequent and sometimes exclusive use of English
discourse markers. In summary I assume the following :
1) discourse markers, multifunctional and free of morphological and syntactic constraints,
are a sign of fluency and regular use of a language as a spoken variety in informal
conversation,
2) switched discourse markers indicate in general that a language other than the embedding
one is used to a considerable extent in every-day conversation,
3) reinforced by the setting (bilingualism without diglossia with one overly dominating
language), discourse markers that are switched exclusively unidirectionally in spite of the fact
that the two languages involved are both used for informal oral communication indicate a
language shift.
I do not claim to be able to empirically prove the above considerations for that would
require an analysis of several corpuses of different speech communities. And of course the
frequency of switched markers, their proportion to native-language markers, the types of
switched markers and their respective functions surely depend on very variable community-
specific factors such as sex, social status, and education, and probably on the area of residence
and its respective linguistic situation. Also, these considerations do not explain why certain
discourse markers are switched more often than others (cf. also Clyne, 2003 : 228) ; to explain
this, one would indeed have to take a look at the respective markers and their specific
function, and the social setting of the switching speech community. I only claim that there is
one possible explanation for the use of other-language discourse markers among bilinguals in
general : discourse markers are the predominant feature of informal oral discourse and
therefore often the common denominator of two languages (that may be different as to
grammar, syntactic structure, and lexis) ; if switched they are taken from a language that is
either more important or at least as important – depending on the frequency of use of
embedded markers with regard to markers from the embedding language – for informal oral
communication as the language they are embedded in. That is why they may be a sign of less
fluency or practice in one and therefore a sign of dominance of the other language, an
imbalance which – need not but – can finally lead to language shift.
3.1 Calques
Here, a selection of loan translations (on the lexical as well as on the morphosyntactic
level) will be given to illustrate the English influence on Franco-American French. A very
common phenomenon is preposition stranding in relative clauses :
‘THE WOMAN I TALKED TO YESTERDAY’
(54) QU55(w) : la femme que j’ai parlez avec hier
24
Borrowings are not considered in this context : although there are possibly many English loanwords in Franco-
American French, there is neither a dictionary of this variety nor a corpus large enough to determine the
frequency and degree of integration of English items, which is why all ambiguous items, i.e. not attested
loanwords in Quebecker or Acadian French, are considered as code-mixes here.
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25
This expression can be found in Quebecker French as well, with the vowel [a] (à) lengthened, probably a
result of a contraction of à and la. In Franco-American French, this allongement lacks completely, which
suggests the influence of the equivalent English expression ‘at home’.
26
This case may simply be a loan translation but it may also show that the deep structure of French is affected by
interference.
27
And, possibly, typical of other varieties of French exposed to English to a comparative extent, like for example
Louisiana French.
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therefore gives way to the assumption that the words have the same meaning(s) – but they do
not at all (total false friends) or at least not in parts (partial false friends). So, for instance, an
English demonstration is also a démonstration in French, but a manifestation in a political
context (partial false friend).
It is important to keep such cases of interference in mind to understand in how far the
following phenomenon is different. Franco-Americans sometimes use English-origin words
that are perfectly integrated into French in all respects. These words are therefore not code-
mixes, but they are not borrowings either due to their frequency and distribution (they are
single occurrences only28). In fact, the speakers do not seem to perceive the words as loans,
i.e. coming from English, but rather assume that they are French. Such words could be called
lexical false friends (in accordance with the terminology used with sham loans). « Normal »,
i.e. semantic, false friends tempt speakers to assume a meaning that the word has in one but
not in the other language, like in the following example in which the participant meant to say
bibliothèque but chose librairie (‘book store’) due to the English library :
(64) QC73 : Elle euh travaille dans DARTMOUTH COLL/UH UNIVERSITY. et
elle travaille dans la librairie [‘LIBRARY’]
In the case of lexical false friends, however, a whole word (or rather its form, including its
meanings) is thought to exist in a language but does not, in fact, which is why they are
defined as follows : lexical false friends are words of a language A which, based on the fact
that their form is similar – phonetically as well as morphologically – to words in a language
B, give way to the false assumption that they also exist in a language B, including one or
several meanings they have in a language A. To give an example :
(65) QC83 : et puis on voit un gros improuvement [‘IMPROVEMENT’]
Improuvement does not exist in French but the bilingual speaker assumed it did : the
phonetic form is similar, English [.mpruPv] – French [!pruv], and the morpheme –ment is
used for word formation in both languages (and is also phonetically similar).
Other examples of this kind :
(66) QUU75(w) : c’est un disappointement [‘DISAPPOINTMENT’]
(67) QU51 : j’ai l’abilité de parler deux langue [‘ABILITY’]
(68) QUU58 des voyelles euh. puis les consonants [‘CONSONANTS’]
(69) QC82 : i voulait la convenience de/de le/des parents à moitié en français
et anglais. oui [‘CONVENIENCE’]
The similarities as for pronunciation as well as for word formation affixes are obvious. In
some cases, the words could be semantic loans or false friends, since they also exist in
French. However, the semantic distance (which is especially obvious in example 72, where
the French noun relative ‘relative clause’ can hardly take on a semantic loan meaning ‘family
members’, nor possibly be a false friend) rather suggests that they are lexical false friends as
well :
(70) QU41 : c’est triste parce que l’gouvernement um fait des accommodations à
ceux qui parlent en espagnol [‘ACCOMMODATIONS’]
(71) QC55 : c’est pas juste que. pour toutes les nationalités qu’i ont dans le pays
qu’i donnent. seulement une translation. on veut dire tu vas à l’hôpital
à SPRINGFIELD c’est en anglais c’est en espagnol
[‘TRANSLATION’]
(72) QC70 : les uns disent Lauri-enne les aut’ disent Lauri-ane. mais pour toutes
mes relatives c’est Lauri-ane [‘RELATIVES’]
28
Such words, however, may become part of a language or variety if used frequently by a sufficient number of
speakers.
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Cases like examples 66-72, which by the way are typical of learners of foreign languages,
could not be found in Canadian Quebecker or Acadian French, and seem to be, just like the
other interference phenomena illustrated above, specific of varieties like Franco-American
French, i.e. of varieties or languages fully exposed to English-dominated surroundings.
4. Conclusion
Despite the fact that the analysis of the MASSFrench corpus has not yet been completed, it
can be concluded from the above examples – as well as from the results of the questionnaires
which cannot all be mentioned in this context – that the majority of the (overly older)
participants is able to have a conversation in French ; but their abilities are limited with regard
to topics of conversation as well as to linguistic competence and flexibility. Most speakers
can probably be classified as rusty or semi-speakers (cf. Sasse, 1992 : 15-23), with both types
showing considerable linguistic deficits, from lacking vocabulary to loss of grammatical
structures. Among Franco-Americans of all ages, both sexes and all immigrant groups, French
has come to be replaced by English in almost all situations, even within the family.
Interference phenomena are unidirectional only29, which, in addition to the fact that they are
reduced to the function of filling lexical gaps, is a strong indicator of language loss.
Bibliography
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bilingualism », in Journal of Social Issues, Vol. XXIII, N°2, pp. 29-38.
29
The copying of French structures into English like in Louisiana (« Cajun English », cf. Stäbler, 1995 : 33) has
not been found in Massachusetts.
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118
Cynthia A. Fox
University at Albany
Jane S. Smith
University of Maine
Introduction
En 2001 nous avons entrepris un projet de recherche en sociolinguistique portant sur le
français des Franco-Américains1. Malgré sa présence de longue date dans de nombreuses
communautés du nord-est des Etats-Unis, il s’agit d’une variété du français nord-américain
dont nos connaissances étaient particulièrement lacunaires2. De plus, le nombre de locuteurs
de même que leur taux d’utilisation de la langue ont gravement baissé depuis les cinquante
dernières années (Veltman, 1987 ; Giguère, 1997). Ainsi, en constituant un corpus
d’enregistrements pour représenter le franco-américain tel qu’il est parlé aujourd’hui, nous
avions un objectif double : obtenir des données susceptibles de combler de nombreuses
lacunes dans nos connaissances de cette variété d’une part, et créer des archives permanentes
d’une variété aujourd’hui « menacée » sinon « moribonde » de l’autre.
Le corpus que nous avons créé est basé sur les entretiens faits entre 2002 et 2004 auprès de
plus de deux cent cinquante locuteurs francophones répartis selon l’âge et le sexe dans huit
localités en Nouvelle-Angleterre. Il fournit une richesse de données qui nous permettra
éventuellement d’explorer à fond plusieurs questions liées les unes aux autres : 1) la situation
du français franco-américain à l’heure actuelle ; 2) l’implantation des dialectes franco-
canadiens et acadiens dans le nord-est des Etats-Unis et le maintien ou la perte de leurs traits
d’origine par la suite3 ; 3) les conséquences linguistiques du contact avec l’anglais et de
1
Ce projet a été subventionné entre 2001 et 2005 par la National Science Foundation, subventions BCS-0003942
(Fox) et BCS-0004039 (Smith).
2
L’histoire de l’implantation du français dans le nord-est des Etats-Unis et de l’évolution de la communauté
franco-américaine, ainsi qu’un inventaire du petit nombre d’études faites sur la variété entre 1887 et 2004 se
trouvent dans Fox et Smith (2005).
3
Nous employons le terme « franco-canadien » car le terme « français québécois » comporte certaines valeurs
identitaires et politiques qui ne s’appliquent pas aux Franco-Américains, dont la vaste majorité sont arrivés aux
121
Description du corpus
Les huit communautés ayant une population franco-américaine que nous avons ciblées
pour ce projet sont : Van Buren, Waterville et Biddeford (Maine), Berlin (New Hampshire),
Southbridge et Gardner (Massachusetts), Bristol (Connecticut) et Woonsocket (Rhode Island).
Selon les statistiques censitaires disponibles lors de leur sélection, ces communautés
partageaient les traits suivants : au moins 20 % de la population était d’ascendance française
ou canadienne-française et un minimum de 1 000 personnes parlaient le français au foyer4. De
plus, à l’exception de Waterville, aucune des communautés n’avait fait l’objet d’une étude
linguistique auparavant.Le choix de ces communautés s’est également fait en considérant
l’hypothèse de Fox et Charbonneau (1998), selon laquelle il existe en français franco-
américain une variation linguistique intercommunautaire qui repose sur deux axes
géographiques. Le long d’un axe est-ouest, elle serait le résultat de la « migration en chaîne »
qui a donné naissance à la franco-américanie et ferait ainsi écho aux grandes divisions
dialectales franco-canadiennes et acadiennes. Le long d’un axe nord-sud, elle serait le fruit de
la diversité des situations du français car les études démographiques suggèrent que le degré du
Etats-Unis avant que la révolution tranquille n’ait eu lieu au Québec dans les années 1950 et 60 et que la
dénomination n’ait pris son acception actuelle.
4
Les résultats du recensement fédéral de l’an 2000 en ce qui concerne l’ascendance et les langues parlées au
foyer n’ont été livrés au public qu’au mois de juin 2002. Pour cette raison, nous avons dû baser la sélection des
communautés sur les données du recensement de 1990.
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122
Acadie
Waterville 17 096 39 % Québec oriental, 13 %
Haut Saint-Jean
Biddeford 20 710 60 % Centre du Québec, 32 %
Haut Saint-Jean
Woonsocket 43 877 55 % Québec occidental 20 %
Gardner 20 125 37 % Québec occidental, 10 %
Acadie
Sud
Notons toutefois que la comparaison des statistiques censitaires les plus récentes avec
celles de 1990 révèlent que le pourcentage de la population qui déclare une ascendance
française de même que le nombre de personnes se servant du français au foyer ont diminué
dans toutes les communautés. Par conséquent, le pourcentage des francophones par rapport à
la population totale s’échelonne aujourd’hui entre 75 % à Van Buren (-1 point de
pourcentage) et seulement 5 % à Gardner (-5 points), Southbridge (-4 points) et Bristol (-2
points). Ces changements, que nous présentons dans le Tableau 2 (page suivante),
représentent une continuation des tendances vers le délaissement du français observées depuis
plusieurs décennies (cf. Veltman, Giguère).
L’interview typique dure entre 60 et 90 minutes et comprend une série de questions sur
l’histoire familiale et les rapports avec la langue et la culture francophone. En plus,
l’enquêtrice ou l’enquêteur demande à l’interviewé de traduire oralement de l’anglais au
français une série de phrases cherchant à évoquer certaines structures ou formes irrégulières
qui apparaissent peu souvent dans la conversation que déclenchent les questions de l’enquête
sociolinguistique.
5
Notons qu’à la différence des autres localités ciblées, la communauté franco-américaine de Van Buren ne s’est
pas formée par l’immigration. En effet, l’établissement de la frontière entre le Maine et le Nouveau-Brunswick
en 1842 a eu comme effet de diviser la population francophone habitant la Vallée Saint-Jean entre les Etat-Unis
et le Canada.
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123
Biddeford 32 % 21 % -11
Berlin 38 % 32 % -6
Woonsocket 20 % 10 % -10
Southbridge 9% 5% -4
Sud
Gardner 10 % 5% -5
Bristol 7% 5% -2
Tableau 2 : Le français au foyer en 1990 et en 2000
Au total, nous avons interviewé 275 personnes. Un certain nombre de celles-ci (n = 19) n’a
pas été retenu pour l’échantillon sociolinguistique, soit parce que l’individu n’avait qu’un
faible rapport d’appartenance à la communauté ciblée, soit parce que la conversation se
déroulait largement en anglais. Celles qui ont été retenues (n = 256) se divisent presque
également selon la région (dont 129 de la Nouvelle-Angleterre-Nord, 127 de la Nouvelle-
Angleterre-Sud) et selon le sexe (dont 126 hommes et 135 femmes). La distribution de l’âge
de nos informateurs va de six ans (un garçon de Van Buren) jusqu’à 98 ans (une femme de
Bristol), mais 84 % (n = 214) ont 50 ans ou plus. Nous présentons la distribution du nombre
d’informateurs selon la communauté et l’âge dans le Tableau 3.
Nord
Distribution par groupe d’âge
0-19 20-29 30-39 40-49 50-59 60-69 70-79 80 + Total
Waterville 2 0 0 1 6 10 12 3 34
Berlin 1 0 4 4 5 12 5 3 34
Biddeford 0 0 1 3 7 10 8 3 32
Van Buren 3 0 1 9 2 7 5 2 29
Total 6 0 6 17 20 39 30 11 129
Sud
Distribution par groupe d’âge
0-19 20-29 30-39 40-49 50-59 60-69 70-79 80 + Total
Southbridge 0 0 0 1 8 5 11 10 35
Bristol 0 1 0 4 8 3 9 2 27
Gardner 0 0 2 2 6 14 2 5 31
Woonsocket 0 1 1 1 6 7 14 4 34
Total 0 2 3 8 28 29 36 21 127
Tableau 3 : Le nombre d’informateurs selon la communauté et l’âge
La situation du français
Alors que les analyses linguistiques de nos données devaient attendre que la transcription
des entretiens soit terminée, l’analyse de la situation du français a pu être amorcée dès la fin
du travail sur le terrain. La discussion qui suit s’appuie sur Bagate, Lemery, Martin, Stelling
et Wyvekens (2004) ; Stelling (2004) ; Smith et Todorova (2004) ; Fox et Smith (2005), Fox,
Fortin, Stelling et Martin (à paraître, 2007) et Fox (à paraître, 2007) pour résumer ce que les
propos des informateurs nous ont révélé à ce sujet.
Le transfert linguistique
De manière générale, nos recherches confirment que le transfert à l’anglais se produit dans
toutes les communautés. Si le pourcentage de nos informateurs ayant moins de 50 ans ne
monte qu’à 16 % (n = 42), c’est parce que le français ne se transmet que rarement aux jeunes
générations. Le délaissement du français s’explique par un ensemble de facteurs dont les plus
importants sont les mariages exogames ou exolinguistiques, la peur que l’apprentissage du
français aurait un effet négatif sur l’apprentissage de l’anglais et sur la réussite scolaire et
sociale des enfants, et le sentiment que le français manque d’utilité dans le contexte américain
contemporain.
Nos recherches confirment également que le transfert est plus avancé dans le sud de la
Nouvelle-Angleterre que dans le nord. Par exemple, plus de la moitié des informateurs âgés
de 70 ans et plus (58 %) résident dans les communautés du sud. De plus, c’est dans une de ces
communautés, Southbridge, que nous avons eu les plus grandes difficultés à recruter des
Franco-Américains se déclarant capables de parler encore le français. Parmi nos informateurs
originaires de cette ville, il n’y en a que trois ayant moins de 70 ans qui sont capables de
soutenir une conversation en français. Pareillement, dans les villes du sud où nous avons
réussi à trouver des locuteurs ayant moins de 40 ans qui parlent la langue couramment (c’est-
à-dire Bristol et Woonsocket), ceux-ci ne pouvaient identifier personne d’autre de leur âge qui
parle français et qui y habite encore. Enfin, à Gardner et à Bristol, une partie importante de
nos informateurs sont des immigrants de la première génération. Arrivés du Canada
francophone lors des vagues migratoires des années 1950-60, leur présence voile l’état avancé
du transfert chez les Franco-Américains issus de la « grande migration » de 1840-1930 qui
ont fondé la communauté et qui en constituent le noyau.
6
Notons toutefois qu’il existe un programme bilingue dans deux des écoles élémentaires publiques dans la vallée
Saint-Jean du Maine, l’une à Van Buren et l’autre à Madawaska.
7
En effet, l’emploi du français est entièrement au gré du prêtre. A Gardner, par exemple, un groupe de
paroissiens a réclamé la messe en français mais le prêtre, bien que francophone, n’a pas exhaussé leur souhait.
Dans une des paroisses de Southbridge, par contre, un nouveau prêtre a réintroduit la messe en français après une
« pause » de dix ans.
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passent en français d’abord, puis que les membres n’aient aucune connaissance de la langue,
enfin qu’ils soient de souche française. Quant aux médias, la presse de langue française a
complètement disparu dans toutes les communautés ciblées, mais dans certaines on peut
toujours écouter à la radio une ou deux émissions hebdomadaires en français.
Traits VB WA BI BE GA SO BR WO
(Nord) (Nord) (Nord) (Nord) (Sud) (Sud) (Sud) (Sud)
Ouïsme acadien
p.e. notre [mts'q(] + - - - + - - -
Palatalisation acadienne et
beauceronne de /t, d/ et de /k, g/ + + - - + - - -
p.e. tenait [sR?mD] dire [cYhq]
Aspiration acadienne et
beauceronne des fricatives /R, Y/ + + - - - - + -
p.e. acheter [`Rçsd] jour [Yçtq]
Tableau 5 : Le phonétisme du franco-américain : traits acadiens et beaucerons
En ce qui concerne l’ouïsme et la palatalisation de /s, c/ et de /j, f/, on les trouve comme
traits acadiens à Van Buren et à Gardner. La palatalisation se trouve aussi à Waterville grâce à
une population d’origine beauceronne, mais elle est assez rare parmi nos informateurs. Par
contre, plusieurs d’entre eux nous en ont parlé quand nous leur avons demandé si tous les
francophones de Waterville parlaient le français de la même manière et c’est la raison pour
laquelle nous l’incluons dans le tableau. Ce même commentaire s’applique aussi à l’aspiration
de /R, Y/, qui se trouve aussi chez quelques locuteurs de Van Buren mais de façon assez rare.
Comme nous l’avons fait pour l’acadien, nous avons entamé notre étude des traits du
franco-canadien en choisissant les cinq traits les plus faciles à repérer : diphtongaison,
relâchement des voyelles fermées, ouverture de /D/ en position finale absolue, affrication de /s,
c/, articulation d’un /≤/ dorso-uvulaire ou grasseyé.
Exception faite de Van Buren, la diphtongaison s’entend dans toutes les communautés
grâce à une population entièrement ou partiellement d’origine franco-canadienne. On trouve
aussi les variantes relâchées des voyelles fermées dans toutes les communautés, y compris
Van Buren. En effet,Van Buren se situe dans une zone de transition entre l’acadien et le
québécois et on y repère quelques traits typiquement québécois (ou franco-canadiens), dont
les voyelles fermées relâchées, l’ouverture du /D/ en finale absolue et dans certains mots,
l’affrication très légère de /s, c/. Ceci n’est vrai que pour quelques-uns de nos informateurs et
de façon assez limitée.
L’ouverture de /D/ en /`/ s’entend régulièrement à Biddeford, à Gardner, à Southbridge, et
à Woonsocket. Il est rare à Berlin et à Waterville, où c’est un informateur originaire de Van
Buren qui prononce /`/. Le dernier trait, /≤/ dorso-uvulaire, remplace le /q/ apical roulé dans
les régions de l’ouest du Québec où celui-ci a longtemps dominé (Ostiguy et Tousignant,
1993). Ce /≤/ est pourtant rare dans toutes les communautés. A Woonsocket, il y a une
locutrice dont l’articulation du /≤/ est dorso-uvulaire, articulation qui lui a été transmise par
ses parents et dont les ancêtres ont émigré de Rivière-du-Loup, au Québec. Dans le nord, les
seuls à le prononcer sont des personnes qui ont eu un contact prolongé avec des locuteurs du
français de référence, dont un à Waterville et deux à Berlin et à Biddeford. A Waterville, par
exemple, l’informateur en question a travaillé pendant dix ans en Algérie et tandis qu’il
prononce souvent un /≤/ grasseyé, sa femme, qui y a vécu avec lui mais qui n’a pas travaillé
en dehors de la maison, continue à toujours articuler un /q/ apical roulé.
Un autre trait typique du français québécois mais qui ne figure pas dans le tableau est la
désonorisation, parfois même la syncope, des voyelles fermées. Ce trait est assez rare dans
notre corpus. Nous l’avons remarqué à Van Buren dans quelques mots tels que visiter,
complications, et politiciens, mais le cas le plus intrigant est la désonorisation de la voyelle /u/
du mot anglais supervisor, ce qui représente le transfert à un emprunt d’une prononciation
française.
Un dernier trait mérite notre attention mais fait rarement partie des études des traits
typiquement franco-canadiens ou québécois. Il s’agit du yod /j/ qui se réalise comme [ô] et
parfois [f] dans des mots comme fille et travail / travaille. Nous le trouvons dans toutes les
communautés du sud et dans le nord à Waterville et à Berlin. A Biddeford ce phénomène est
peu fréquent et à Van Buren, il est encore plus rare.
Traits VB WA BI BE GA SO BR WO
(Nord) (Nord) (Nord) (Nord) (Sud) (Sud) (Sud) (Sud)
/r/ apical (Acadie, Montréal +) + + + + + + + +
Comme au Canada français, dans toutes nos communautés le t latent se prononce dans le
mot fait.
Traits morphologiques
Parmi les traits morphologiques du franco-américain, nous nous concentrons dans le
présent article sur les suivants : troisième personne du pluriel de être et de avoir en sontaient
et ontvaient à l’imparfait ; régularisation des formes verbales au présent de l’indicatif ;
pronoms disjoints en -autres ; a / alle pour elle ; perte du féminin à la troisième personne du
pluriel ; et, désinence à la troisième personne du pluriel en -ont [n}] de l’acadien .
Traits VB WA BI BE GA SO BR WO
(Nord) (Nord) (Nord) (Nord) (Sud) (Sud) (Sud) (Sud)
Imparfait de la 3pp de être ou
de avoir en sontaient, + + - + + + + +
ontvaient
Régularisation des formes
verbales irrégulières, p.e. vais + + + + + + + +
[u`], continue [jn}srhmxr]
Pluriel des pronoms disjoints
en -autres (nous-autres, etc.) + + + + + + + +
A l’imparfait, la forme sontaient, troisième personne du pluriel de être, est plus fréquente
que son homologue ontvaient du verbe avoir. Nous les classifions ensemble selon leur
structure, c’est-à-dire, radical formé à partir du présent de l’indicatif plus désinence de
l’imparfait. Dans le cas de ontvaient évidemment, il s’agit aussi de l’épenthèse de [u]
(Golembeski et Rottet, 2004). Il est aussi attesté au Missouri (Chaudenson, Mougeon et
Beniak, 1993, cité dans Papen, 2004) et dans le français des Métis de l’Ouest canadien
(Papen, 2004). Comme en Louisiane (Golembeski et Rottet, 2004), ontvaient sert de verbe
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auxiliaire ainsi que de verbe principal. Voici deux exemples de leur emploi, le premier est tiré
de l’entretien avec un informateur de Berlin, le deuxième, avec une informatrice de Van
Buren.
(1) Ils ont appris les deux langues quand-qu’ils sontaient à l’école catholique. (BE-
H-04)
(2) Les écoles se sont aperçu qu’ils ontvaient fait une trompe. (VB-F-06)
La régularisation des formes verbales fait partie de la structure de toute variété de français
nord-américain et le franco-américain ne fait pas exception. La forme vas pour vais est
omniprésente et nos informateurs régularisent d’autres formes aussi. Quelques verbes en –er
se terminant par une voyelle au singulier du présent de l’indicatif attestent l’addition d’une
consonne à la troisième personne du pluriel et au présent du subjonctif, p. e. jouent = jousent,
joue = jouse. Aller se régularise aussi au présent du subjonctif : aille = alle8.
Quant au système pronominal, un autre trait morphologique qu’ont en commun les
dialectes du français nord-américain, c’est l’emploi des pronoms disjoints composés : nous-
autres, vous-autres, eux-autres. Ce trait se trouve dans toutes les communautés de notre
corpus. On trouve fréquemment aussi les formes [a] et [al] au singulier du système des
pronoms sujets, celle-ci s’employant parfois mais non de façon obligatoire devant un verbe
qui commence par une voyelle. Au pluriel, les formes du féminin ont disparu de la langue
orale de la vaste majorité des Franco-Américains et les formes du masculin les remplacent.
Dans nos entretiens, elle et elles s’entendent rarement dans la conversation spontanée mais
apparaissent régulièrement dans le contexte structuré de la traduction.
En dernière analyse, nous avons aussi remarqué l’emploi par quelques-uns de nos
informateurs des adjectifs démonstratifs en [rs`] cette et [rsd] ces, formes qui ont reçu
l’attention d’autres linguistes (Léard, 1978, entre autres) travaillant sur le québécois. Il existe
aussi plusieurs occurrences d’une forme de la première personne du singulier de être qui se
termine par un [t], comme dans l’exemple ci-dessous.
(3) Moi [mwe] je suis [Rs] un fleuriste. (VB-F-29)
La distribution précise de ces derniers n’a pas encore été établie.
8
L’emploi du subjonctif à Waterville a fait l’objet d’une étude de mémoire de maîtrise que nous résumons plus
loin (Todorova, 2005).
9
Cinq des informateurs sont nés à Gardner. Ils sont soit de souche québécoise (n = 2), soit de souche acadienne
(n = 2) ou de souche « mixte » (n = 1). Puis, quinze informateurs sont d’origine canadienne, dont neuf sont nés
dans les villages du sud-est du Nouveau-Brunswick, trois à Saint-Basile au nord-ouest de la province, deux dans
l’ouest du Québec et un en Nouvelle-Écosse. Enfin, l’échantillon inclut également deux locuteurs qui sont nés
dans d’autres communautés franco-américaines de la Nouvelle-Angleterre. L’informatrice originaire de
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occurrences des formes aux temps en question. Le taux d’emploi de la forme acadienne varie
de 0 % à 89 % selon le locuteur et sa distribution ne peut s’expliquer par l’ascendance seule.
Fox suggère que la réponse à la question du nivellement morphologique a une dimension
temporelle liée au fait qu’à Gardner, l’implantation de la langue s’est faite à deux périodes
distinctes et de nature différente. Par exemple, la tendance générale chez les informateurs
issus de la migration de 1865-1930 dont les immigrants venaient soit du Québec ou du
Nouveau-Brunswick, lui semble assez clairement dirigée vers le remplacement des formes
verbales acadiennes par les formes verbales franco-canadiennes. Etant donné que les formes
franco-canadiennes correspondent aux formes non marquées, et que les immigrants québécois
ont atteint un statut social supérieur à celui des immigrants acadiens, un tel changement serait
peu étonnant. De plus, le fait que les formes acadiennes ne sont pas attestées dans les autres
communautés ciblées où les Acadiens côtoyaient les Québécois la mène à supposer que le
même remplacement s’est produit ailleurs en Nouvelle-Angleterre. Or, l’arrivée à Gardner
d’une deuxième vague de francophones, uniquement en provenance du Nouveau-Brunswick
cette fois-ci, a eu comme conséquence linguistique la modification de la nature des rapports
entre la variété franco-canadienne et la variété acadienne. Pour ce qui est des formes verbales
à la troisième personne du pluriel, la tendance vers le remplacement des formes acadiennes
par les formes franco-canadiennes s’est arrêtée, l’emploi des formes acadiennes a augmenté,
et une nouvelle tendance vers le remplacement des formes franco-canadiennes par les formes
acadiennes a commencé.
Selon Fox, la distribution des formes verbales acadiennes suggère que la variété acadienne
jouit d’un « prestige voilé » (covert prestige) à Gardner aujourd’hui. Elle avance l’hypothèse
selon laquelle leur emploi serait un signe de solidarité et d’appartenance à la communauté
francophone, voire franco-américaine, de la ville.
Traits VB WA BI BE GA SO BR WO
(Nord) (Nord) (Nord) (Nord) (Sud) (Sud) (Sud) (Sud)
Particule interrogative –tu et/ou + + + + + + + +
–ti, p.e. Tu as tu d’ autres
questions ?
Post-position des pronoms + + + + + + + +
objets à l’impératif négatif, p.e.
Donne-moi pas de misère
Tableau 9 : Traits syntaxiques.
Il est à noter que la nature de l’entretien fait en sorte que les formes impératives et
interrogatives ne s’emploient que rarement par les informateurs. En effet, ces formes
syntaxiques sont ressorties surtout lorsque nous leur avons demandé de fournir des traductions
d’un certain nombre d’ordres et de questions en anglais et, par conséquent, quand ils prêtaient
une attention particulière à leur façon de parler. En ce qui concerne les questions, les
informateurs se servaient aussi de la tournure est-ce que et de l’inversion du pronom sujet.
Rumford, Maine, est de souche acadienne. Elle est venue à Gardner en 1936 à l’âge de 18 ans. L’informateur
originaire de Greenville, New Hampshire, est de souche québécoise et habite à Gardner depuis 20 ans.
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L’influence de l’anglais
Aborder le sujet de l’influence de l’anglais, c’est se trouver devant une question délicate.
D’un côté, les locuteurs du français de référence (et parfois les anglophones aussi) puristes et
non spécialistes de langue, dénigrent injustement la qualité de la langue française en
Amérique du Nord à cause des mots et des structures qu’ils considèrent comme des
anglicismes. D’un autre côté, les linguistes et les francophones amateurs de leur langue
maternelle luttent contre cette notion de la dominance de l’anglais et de son influence
indomptable. Bien que les langues influent les unes sur les autres dans tout contexte de
langues en contact, il est vrai qu’il ne faut pas tout attribuer à l’influence de l’anglais en ce qui
concerne le lexique et la structure du français nord-américain.
Au Québec en particulier, la vaste majorité des francophones peuvent vivre leur vie en
français. C’est le français qui domine dans tous les domaines : commerce, éducation, culture,
médias, sport, etc. Beaucoup d’entre eux ont ou peuvent avoir très peu de contact avec
l’anglais. Dans le contexte franco-américain par contre, ce n’est plus le cas. Quoique les
« petits Canadas » aient joué un rôle clé dans la survivance de la langue et de la culture
francophone jusque dans les années 1950 ou 60, les Franco-Américains vivent aujourd’hui
dans un monde entièrement anglophone et ceux qui parlent français ne le font en général que
dans des contextes restreints avec un nombre diminuant d’intimes (voir plus haut). Bien que
la majorité des participants à ce projet de recherche soient bilingues, pour la plupart d’entre
eux l’anglais est devenu la langue principale et il est possible de voir son influence dans la
structure de leur français.
Sur le plan lexical on trouve des anglicismes de sens, mots français employés au sens
anglais, comme dans les deux exemples en (5) et (6).
(5) Elle lisait le papier (= journal). (BI-H-10)
(6) Lorsqu’on s’introduit (= se présente), lorsqu’on dit nous sommes franco-
américains de la Nouvelle-Angleterre, ils disent, « Qui ? ». (BI-H-11)
Des mots composés d’un radical anglais et d’un affixe français surviennent de temps à
autre ; nous en présentons plusieurs exemples en (7).
(7) travelage = voyage
dispatchage = envoi en urgence du personnel paramédical
renter = louer
10
runner = poser sa candidature
complainer = se plaindre
impresser = impressionner
électer = élire
whacker = frapper
financiellement = financièrement
Ces mots existent à côté d’autres emprunts que l’on entend aussi au Canada francophone, p.e.
feeler (se sentir), slacker (se ralentir, laisser flotter les rênes), checker (vérifier) et canner
(mettre en conserves). Nous avons aussi trouvé ce que nous croyons être des innovations
faites à partir d’un radical français plus un affixe français. Nous nous demandons si ce n’est
pas le résultat d’une influence du gérondif anglais, p. e. choosing, traveling, moving, cooking.
(8) choisissage (=choix)
On s’est mariés à Notre Dame […] il y a pas de choisissage pas dans ce temps-
là […] On se mariait dans l’église de la fille. (SO-H-13)
10
Comme en anglais cet emprunt a plusieurs significations : runner ‘conduire’ les trucks au moulin (=usine),
runner ‘faire fonctionner’ une pompe.
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voyageage (=voyage)
Pi il y avait du voyageage et pi ça fait je m’ai décidé de rester ici à Waterville.
(WA-F-07)
déménageage (=déménagement)
Lui il a commencé une entreprise de démenageage en dix-neuf-cent-et-sept.
(BE-M-23)
(faire le) cuisage (= cuisine)
Oui c’est moi […] qui fais tout le cuisage. (VB-H-30)
L’anglais agit aussi sur le choix des prépositions.
(9) sur le téléphone, sur la radio (au téléphone, à la radio), sur la rue (dans la rue)
par l’âge de (avant l’âge de)
La structure de l’anglais s’impose parfois au niveau de la syntaxe et nous trouvons dans les
données de toutes les communautés des calques, dont quelques exemples sont présentés ci-
dessous. Dans la première phrase, le locuteur emploie le verbe être à la place de avoir et dans
l’expression perdre le compte, il omet l’article défini. La locutrice qui est la source de la
phrase en (b) se sert de être suivi du participe passé, dont l’effet est de considérer le fait
d’avoir grandi comme un état. Dans l’exemple suivant, la locutrice crée un verbe à partir du
substantif comme on le fait souvent en anglais. Le dernier exemple, quant à lui, révèle non
seulement un calque mais aussi un mot emprunté. Dans l’ensemble, nous avons remarqué la
forte influence de l’anglais sur le vocabulaire quand nos informateurs parlaient de tout ce qui
se rapporte aux études.
(10) a. Jacob il est près de quatre ans ou cinq ans, j’ai perdu compte. (BE-H-01)
‘Jacob is nearly four or five, I’ve lost count.’
b. Après que les enfants étaient grandis … (BE-F-03)
‘After the children were grown …’
c. Nous avons expériencé ça. (BI-F-14)
‘We experienced that.’
d. J’ai pris le français à high school. (BE-F-17)
‘I took French in high school.’
L’influence de l’anglais sur la structure du franco-américain figurera de façon importante
dans nos recherches maintenant que la transcription des entretiens est finie.
Dynamisme du franco-américain
Suite à l’étude des questions d’ordre sociolinguistique présentées ci-dessus, l’analyse de
quelques traits à l’intérieur de certaines communautés a été entamée, à savoir : la forme et la
fréquence du subjonctif à Waterville (Todorova, 2005), et l’effet de la chute du l des articles
et des pronoms personnels à Van Buren (Smith, 2005). Une étude préliminaire de l’emploi du
marqueur du discours là à Van Buren (Smith, 2006) tombe dans le domaine de l’analyse du
discours. Voici en bref les résultats de ces analyses.
Le subjonctif à Waterville
En s’entretenant avec les Franco-Américains on remarque parfois la régularisation des
formes verbales et cela tant au subjonctif qu’à l’indicatif. Todorova (2005) relève les formes
suivantes dans son étude de l’emploi du subjonctif à Waterville par 30 francophones, dont
quinze femmes et quinze hommes : que j’alle (aller), que je sois prononcé [sejg] ou [seij], que
je faise (faire), que je jouse (jouer), que je peuve (pouvoir). La phrase en (11) présente un
exemple tiré des données de Waterville.
(11) Oh non, le Canada il faut qu’il soit [sej] toujours comme les Etats-Unis, on est
pas séparés. (WA-M-17)
Elle observe que le subjonctif s’emploie au taux de 56 % dans la conversation dirigée de
l’entretien ainsi que dans la tâche de traduction anglais-français. Les contextes dans lesquels
le subjonctif s’avère le plus fréquent sont les suivants : après l’expression il faut et le verbe
vouloir ainsi que les conjonctions telles que pour que et avant que. Quant aux facteurs
sociaux qui influencent son emploi, il n'y a que l'âge du locuteur qui y joue un rôle de manière
significative, c'est-à-dire les personnes âgées s'en servent plus souvent.. Ni le sexe ni le niveau
de scolarité n’influe sur son emploi dans cet échantillon.
La chute du [l] dans les pronoms personnels et les articles à Van Buren
L’effacement du /l/ se manifeste dans toutes les variétés du français nord-américain (Jory,
1987, Poplack et Walker, 1986, Sankoff et Cedergren, 1976, Pupier et Legaré, 1973, entre
autres). Smith (2005) étudie ce phénomène dans les données de Van Buren. Elle trouve que le
clitique sujet masculin possède trois formes, et cela au pluriel comme au singulier, à savoir,
[i] qui est marqué tout simplement par l’effacement du /l/, une variante palatalisée en [j], et
une deuxième variante palatalisée qui garde aussi la voyelle [i], donnant ainsi [ij]. Au
singulier, les formes du féminin sont a/alle, celles-ci se trouvant devant une voyelle11. Le l
tombe aussi dans les pronoms compléments d’objet et les articles.
En (12), on voit un exemple de la chute du l des pronoms sujets ; en (13), le l tombe dans
les pronoms complément d’objet direct12 et indirect, et en (14), le l tombe dans les trois
formes de l’article défini.
(12) Y a eu un, un moulin pour faire de la farine. (VB-F-08)
Mais a pouvait nous comprendre plus. (VB-H-30)
(13) … pour pouvoir le [!] parler, le français (VB-H-09)
Je pense, « Comment je vas lui [ji] dire ça là sur le téléphone ? » (VB-F-29)
(14) A dit le bonhomme va se casser le [!] cou avec ça. (VB-H-09)
Durant la [a] journée nous-autres on volunteer à part de ça. (VB-M-30)
… comme nous-autres là dans les [dãe] quarante ans là … (VB-F-29)
En adoptant les notions de « l’unité de parole » (speech unit) et du continuum de
synthétisme mises en l’avant par Schwegler (1990)13, Smith (2005) fait une analyse des
critères sémantiques, morphosyntaxiques et phonologiques et propose qu’il existe une
dynamique du synthétisme et de l’analytisme dans cette variété de français qui diffère de celle
11
Comme nous l’avons indiqué dans la discussion des traits dialectaux, la distinction du genre se perd dans la
langue orale de la vaste majorité des Franco-Américains.
12
Lors du dépouillement des données, il n’y avait aucune attestation de la chute du l du pronom féminin la.
13
Schwegler (1990) propose la notion de « l’unité de parole » (speech unit) ainsi qu’une classification des unités
de parole comme analytique ou synthétique. En outre, il avance la thèse que l’unité de parole se déplace vers
l’une ou l’autre des extrémités d’un continuum de synthétisme en fonction des changements dans sa structure
sémantique, phonologique, morphologique et syntaxique.
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du français standard informel par certaines particularités. Par exemple, la mobilité des
clitiques objets est moindre dans cette variété de français grâce à leur position figée à
l’impératif, trait qui rend le syntagme verbal plus synthétique par rapport à la langue standard.
La chute du l sert à renforcer la cohésion des syntagmes nominal et verbal et fait en sorte que
ces unités de parole se trouvent aussi plus près du côté du synthétisme sur l’axe Synthétique-
Analytique.
D’un autre côté, dans les syntagmes prépositionnels on trouve que l’amuïssement du /l/ et
l’ajout de la voyelle /a/ de l’article à la préposition ou l’allongement compensatoire de la
voyelle de la préposition a pour effet de créer des enclitiques qui n’existent pas en français de
référence, à savoir, sur la [sya] table, à la [a :] maison, dans la [dã :] rivière. Il arrive de
temps en temps que l’article tombe complètement du syntagme : sur le [sy] chemin de fer.
Les liens sémantique, morphologique, syntaxique et phonologique entre les éléments d’une
unité de parole étant nécessaires pour le synthétisme, Smith suggère que la rupture entre le
nom et le déterminant que crée l’enclise ou la chute de l’article entier favorise donc
l’analytisme du syntagme nominal à l’intérieur du syntagme prépositionnel.
L’approche traditionnelle de la question du synthétisme porte surtout sur la langue écrite,
et selon Smith, une telle analyse semble moins valable dans le cas d’un dialecte dont l’emploi
se limite largement à l’oral. Les critères proposés par Schwegler permettent un traitement de
cette question d’un point de vue plus convenable au contexte du franco-américain.
Nous avons aussi remarqué une grande variation dans le taux de son emploi. Dans un
groupe de dix-sept locuteurs, celui qui s’en sert le moins est un homme âgé de 42 ans (VB-H-
30), avec un taux de huit occurrences en 438 lignes d’entretien transcrit (1 :54,8) et celle qui
s’en sert le plus est une femme de 81 ans (VB-F-07), qui emploie là 85 fois en 231 lignes de
texte, ce qui représente un taux de 1 :2,7. Il nous reste à faire une étude variationniste d’un
plus grand nombre de locuteurs afin de découvrir le rôle que jouent les facteurs sociaux tels
que l’âge, le sexe, et la scolarité dans l’emploi de là.
Nous comptons aussi faire une analyse d’un autre phénomène qui a attiré notre attention.
Dans le français de certains locuteurs avec un taux d’emploi de là peu élevé, nous avons
remarqué une prosodie fortement influencée par l’accentuation de l’anglais, tandis que la
prosodie de ceux qui se servaient plus du marqueur là nous semblait plus française. C’est une
question à laquelle nous répondrons par des analyses futures dans le contexte de l’influence
de l’anglais sur la structure pragmatique ou informationnelle du français chez les locuteurs
bilingues.
En guise de conclusion
Comme le titre du présent article l’indique, nos recherches sur le franco-américain
sont toujours « en cours ». En effet, les cinq dernières années ont été largement consacrées au
travail sur le terrain et à l’informatisation des entretiens, et la plupart des analyses que nous
avons présentées ici sont de nature préliminaire. De plus, étant donné la taille de notre corpus
et la richesse des données que l’on y trouve, il est difficile d’imaginer une fin précise à ce
travail.
Or, tout ce qu’il nous reste à faire ne devrait pas ombrager le progrès que représente ce
que nous avons accompli jusqu’à présent. D’abord, nous avons maintenant des archives
permanentes informatisées d’un échantillon représentatif d’une variété unique du français
nord-américain. Ensuite, nous avons une compréhension détaillée de la situation du franco-
américain à l’heure actuelle et une vue d’ensemble de la structure de la langue par rapport à
certains traits dialectaux d’origine et, quoiqu’à un degré beaucoup moindre, à la nature de
l’influence de l’anglais sur cette variété. Enfin, nous avons complété un petit nombre
d’analyses détaillées sur des aspects précis de la langue. Ainsi, nous avons commencé déjà à
combler les nombreuses lacunes qui existent dans la recherche sur le franco-américain, et à
mieux situer la variété pour qu’elle puisse contribuer à l’étude générale du français nord-
américain.
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Peggy Pacini
Université de la Sorbonne Paris IV
« C’est en octobre 1941 que commença mon affiliation avec les religieuses, les
sœurs de la Présentation de Marie, les “capucines noires” de notre enfance.
Religieuses par vocation, éducatrices par tradition, elles provenaient de la
maison mère à Saint-Hyacinthe, au Québec. Elles s’entouraient d’enfants et se
complaisaient à les soutenir de leurs efforts d’apprentissage : l’histoire, l’histoire sainte,
la grammaire, les mathématiques, l’écriture, le catéchisme et la littérature. Le tout était
soumis aux dictées d’une éducation bilingue, française et anglaise ». (Beaupré, 1999 :
92)
Les Franco-Américains ont donc toujours considéré la préservation de la langue comme
souci majeur dans le maintien de leur culture. La survivance s’opérait par deux moyens, la
religion catholique et la langue française — la religion par la langue, la langue pour la
religion. Normand Beaupré raconte l’éducation reçue par son père et l’appel zélé de « la
langue et la foi » : « pour nous la belle langue française (n’a-t-on jamais dit la langue
“laite”) était garante de la religion pour un peuple émigré loin de la sauvegarde de valeurs
telles que la terre et la paroisse » (Beaupré, 1999 : 108). En dehors de l’école, le milieu
familial jouait lui aussi un rôle décisif dans la préservation du français.
Dès les années 1940, les structures du passé s’écroulent les unes après les autres. Les élites
canadiennes-françaises s’inquiètent de la diffusion de l’anglais dans les familles. Chez les
migrants de la première génération, ceux des années 1870-1900, on parlait le français, langue
maternelle, au foyer. Aux deuxième et troisième générations, la perspective était toute
différente. Les veillées du passé, qui avaient contribué puissamment à maintenir les traditions
et la pratique de la langue, s’effacèrent progressivement au profit d’autres distractions,
comme le cinématographe dans les années 1920. Jack Kerouac, fils d’immigrants canadiens-
français, montre, dans son Doctor Sax, ce passage de la culture canadienne-française orale à la
culture populaire cinématographique et radiophonique américaine, notamment le rôle joué par
le comics The Shadow. Dans son Petit Mangeur de fleurs, Normand Beaupré évoque la
passion que nourrissait son père pour la radiodiffusion de ce comics : « Mon père manifestait
un grand intérêt pour les histoires diffusées à la radio, pour la lecture de bons livres et
surtout pour les films américains. L’émission radiophonique favorite de mon père était
diffusée le dimanche soir, à cinq heures : The Shadow » (Beaupré, 1999 : 114).
La langue populaire se nourrissait toujours davantage d’anglicismes ; le français chez les
jeunes générations, facteur de stigmatisation ethnique, se voyait peu à peu oublié au profit de
l’anglais. Dans Deux Femmes, Deux Rêves, Normand Beaupré raconte le conflit générationnel
que pouvait soulever un tel choix linguistique et identitaire :
« Jean-Marie, le“jeune homme à la parlette de femme”, comme l’avait désigné
Aurélien, s’était intéressé de plus en plus à l’anglais et aux filles yankees à l’autre bout
de la ville. Il avait voulu que ses parents suivent des cours d’anglais, le soir, afin de
mieux apprendre les idiomes et surtout de polir leur prononciation. La mère était prête à
se plier aux supplications de Jean-Marie et s’avouait disposée à faire l’effort. Par contre,
Aurélien refusait carrément : “J’suis pas pour faire rire de moi et désapprendre mon
français,” avait-il protesté […] Le fils avait parlé longuement des avantages de la
naturalisation, des bénéfices qui, sans doute, surviendraient dans l’avenir, d’un sens de
patriotisme pour le pays adopté et du fait que la famille devait être américaine comme les
autres puisque ses membres vivaient aux Etats-Unis. Aurélien avait répondu avec toute
l’indignation que pouvait manifester un “canayen”. La famille était canadienne, elle
resterait canadienne ». (Beaupré, 2005 : 99)
française en Nouvelle-Angleterre. Dans son introduction, elle présente cette littérature comme
une littérature naissante qui ne comprend pas de grand chef d’œuvre, dont les auteurs ne se
consacrent pas uniquement à l’écriture et qu’on amalgame souvent à la littérature canadienne
française. Jusqu’en 1940, presque toutes les parutions sont en langue française. Cette
littérature en langue française était conditionnée par une idéologie bien précise, celle de la
survivance. Dans certains de ces romans, souligne Louise Péloquin, la langue française
apparaît même presque comme un personnage à part entière : une langue que l’on doit chérir,
protéger, soigner, enseigner, etc. Cette littérature est la voix d’exilés qui vivent en symbiose
avec le Québec, principalement de journalistes impliqués dans la lutte pour la promotion et la
survivance du fait français en Amérique du Nord. J.-André Sénécal précise à ce sujet qu’il
faut rattacher directement cette littérature à la construction de l’identité nationale québécoise,
« un projet auquel elle apporte un ajout historique essentiel » (Sénécal, 1995 : 256).
Profondément engagée et centrée sur les thèmes liés à la survivance, cette littérature élitiste
est fortement influencée par les débats que suscitent, au Canada français, le phénomène de
l’émigration et, aux Etats-Unis, le processus d’intégration des immigrants à la société
américaine. Traditionalisme et conservatisme sont les maîtres mots de cette littérature qui fait
la part belle aux mœurs ainsi qu’aux trois piliers de la culture canadienne-française. La
plupart de ces romans laissent transparaître une volonté inébranlable de demeurer fidèle à
l’héritage canadien-français.
Entre 1878 et 1938, vingt-trois romans sont publiés dont quinze seulement traitent de la
Franco-Américanie. La production littéraire de l’époque est intimement liée à celle de la
presse. Les journalistes sont à compter parmi les premiers romanciers canadiens-français
(citons, entre autres, Honoré Beaugrand ou Rémi Tremblay) et, les romans paraissent sous
forme de feuilletons dans la presse canadienne-française. C’est le cas, entre autres, des deux
romans de Louis Tesson, Le Sang Noir et Une idylle acadienne, publiés en novembre et
décembre 1891 dans Le Messager de Lewiston dans le Maine ; de Contre le courant de Rémi
Tremblay publié dans L’Indépendant de Fall River dans le Massachusetts ; de Jeanne la
fileuse d’Honoré Beaugrand dans La République de Fall River dans le Massachusetts ; du
roman d’Anna-Marie Duval-Thibault, Les Deux Testaments, paru en 1888 dans
L’Indépendant de Fall River ; de celui d’Adélard Lambert, L’Innoncente Victime dans Le
Droit d’Ottawa, ou encore de celui de Camille Lessard-Bissonnette, Canuck, qu’elle publie
dans Le Messager de Lewiston.
En 1938, avec la parution du roman de Jacques Ducharme, The Delusson Family, premier
roman écrit en anglais par un Franco-Américain, un tournant significatif dans l’évolution du
roman franco-américain est marqué. Les auteurs de la deuxième génération d’immigrants
ressentent maintenant le besoin de décrire la vie franco-américaine pour leurs concitoyens
anglo-américains. Des auteurs comme Gerard Robichaud (1961, 1965), Robert Cormier
(1960, 1963, 1965), Richard Belair (1964) mais aussi Grace Metalious (1960, 1963) et surtout
Jack Kerouac se font la voix de cette génération entre-deux pour qui l’anglais, langue
d’écriture, devient une nécessité. Michel Lapierre dira d’ailleurs que nul mieux que Jack
Kerouac n’a su exprimer cette profonde identité franco-américaine qui subsiste malgré
l’abandon de la langue française. Les écrits de cette nouvelle génération ne sont plus des
modèles à suivre, mais l’expression d’un malaise, du vide identitaire qui touche cette
génération : une littérature qui traduit une difficulté d’être au pluriel. Au lieu de reproduire les
schémas, ce nouveau courant les casse. On est en présence d’une littérature qui recherche un
espace de définition, d’une littérature qui reflète la scission avec l’enclos communautaire et le
désir d’intégrer la nation américaine. Pour Sénécal, d’ailleurs :
« La littérature de langue anglaise, elle, participe à la construction de l’identité
nationale des Etats-Unis, une identité multi-ethnique dont un thème essentiel est la
symbolique du melting-pot, l’expérience de l’ethnicité dans le contexte du devenir
américain ». (Sénécal, 1995 : 258)
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142
Sénécal évoque bien deux réalités fort distinctes concernant ce qu’il appelle « une
survivance sur le plan de l’imaginaire » :
« Aujourd’hui, si l’on parle des suites de l’immigration québécoise aux Etats-
Unis, d’une survivance sur le plan de l’imaginaire, il faut évoquer deux réalités fort
distinctes : une Franco-Américanie de langue française, révolue, dont on trouve l’éthos
essentiel dans des écrits qui ont paru entre 1870 et 1960 ; une conscience ethnique, qui
s’exprime en anglais et qui survie à la Franco-Américanie ». (Sénécal, 1995 : 257-258)
A partir des années 1970, en réaction à la Révolution Tranquille au Québec et aux
mouvements de fierté ethnique aux Etats-Unis, la littérature issue de cette communauté
franco-américaine cherche à se réapproprier, en anglais et en français, un patrimoine et une
fierté ethnique perdus. C’est le thème principal du roman de Robert Perreault, L’héritage,
publié en 1983, le premier à réinvestir le français comme langue d’écriture après quarante-
cinq ans de romans franco-américains en langue anglaise.
raffiné, qui ressemble peu au français qu’ils pratiquent quotidiennement. On retrouve cette
dialectique mise en avant dans It Stops With Me de Charleen Touchette à deux reprises :
« [la]langue was French, either Québécois with its peculiar accents frozen in the
style of the early 1600s, or Parisien, learned from the French nuns at École Jésus
Marie » (2005 : 21)
« Mwi and twi was the Canuck pronunciation of me and you favored by the
majority in Woonsocket. Moi and toi was the Parisian pronunciation adopted by the
middle and upper class mill owners […] her children would not be called Canucks.
Speaking with a Parisian accent was the first step » (Ibid. 22)
Cette stigmatisation du français ou « canuckois », comme l’appelait Jack Kerouac, se veut
le reflet de l’image de la langue française véhiculée à la fois par les élites socioculturelles
canadiennes-françaises mais aussi par l’Autre américain. Cette stigmatisation du français des
Franco-Américains, doublée des difficultés de publication, est peut-être à compter parmi les
causes de la perte de cette langue française comme langue d’écriture.
L’intrusion du français dans les romans franco-américains en langue anglaise se détache
toujours du texte par sa mise en relief typographique (italiques, commentaires en apposition
ou entre parenthèses, notes de bas de page). Elle isole des mots intraduisibles pourrait-on dire,
non pas tant faute de traduction que pour l’évocation que ceux-ci procurent dans la langue
maternelle, pour les voix familières qu’ils réveillent et font renaître. Dans Wednesday’s Child,
Rhea Côté Robbins a rarement recours au français bien qu’elle ait été élevée dans la
communauté canadienne-française de Waterville dans le Maine. Les seules incursions qu’elle
s’autorise sont étroitement liées à la sphère de l’intime, cette sphère où le français parlé
primait sur le français standard. Ces fragments de phrases ou de discours s’insèrent souvent
dans des dialogues, des conversations qui renvoient à un contexte familial ou communautaire.
« We used to roll his and uncle Clem’s cigarettes on Sunday afternoons when
mémère was still alive and the whole family would get together to drink beer, talk, smoke
cigarettes and lament, as maman would say.
“Les moudgits lamenteux.” Maman would say. “Moudgits lâche. Ça sait pas
faire rien. Et ses sœurs la même moudgits chose. Lamenteuses.” » (1997 : 39-40)1
Ces fragments prennent possession de l’espace textuel anglophone, l’interrompant parfois
pour laisser parler une voix : « Salt pork is everywhere. Fresh string beans in the pressure
cooker with salt pork thrown in pour donner d’bon goût » (Côté Robbins, 1997 : 53). Le plus
souvent, ces bribes de français sont une redite puisqu’elles reprennent le segment qui les
précède :
« I always meant to come back and tell you of the different kind of piecing my
women, women of my French culture and women of other cultures, have had as a way of
life. A serious way of life ; an honorable employment. Hard working people. Ça
travaillait forte c’monde là ». (Ibid. 27)
Pour Rhea Côté Robbins comme pour les autres auteurs, il s’agit bien plus que d’un simple
procédé de traduction puisque l’apposition de ce segment en français n’apporte rien au récit
en tant que tel. C’est plutôt ce qu’elle évoque, voire même qui elle évoque qui importe à
l’auteur. David Plante, par exemple, se permet quelques incursions de français dans les
dialogues quand il fait parler son père, un homme somme toute silencieux dont les
interventions sont rares, ou encore sa tante, Matante Cora, la sœur de son père. Est-ce une
coïncidence si ces deux personnages auxquels l’auteur laisse la parole en français ont tous
deux un lien bien particulier avec la religion catholique, un lien presque mystique ? L’excipit
d’American Ghosts est une sorte de révélation, d’épiphanie, de communion avec Dieu — la
1
On a souligné ici les mots qui figuraient en italique dans le texte de Rhea Côté Robbins.
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résolution d’un mystère que l’auteur a cherché à percer tout au long de sa vie : la prière en
français transmise par la grand-mère paternelle de l’auteur au père de l’auteur.
« Not I, but someone else near enough for me to hear him, someone I didn’t know
and didn’t want to know, prayed to God. I doubted that he himself believed in God any
more than I did, but he did pray to God, as if he could pray only to a god he didn’t
believe in. whenever I heard him, he was, very quietly, praying in French.
Dans votre noir, Dieu,
Aidez-moi voir
Le [sic] carafe d’eau, le verre,
Les lunettes posées sur le livre ouvert,
Et l’oreillier sur le lit défait ». (Plante, 2005 : 288)
Dans The Country, le second volume de sa Trilogie Francoeur, David Plante avait déjà
évoqué l’intimité de ce français ancien et de la religion :
« Their religion was my religion, the religion of a God who spoke an old
parochial French, who said “moué” and “toué” for “moi” and “toi”, “ben” for “bien”,
“à c’t’heure” for “maintenant”, “broyer” for “pleurer”. In his old French, God talked
to us about sin, ashes, the devil and hell. In English, he was strange. But not in French.
When I thought about him and his religion in French, he and his religion were familiar. I
prayed to my Canuck God ». (1981 : 134)
Enfin, dans ces romans, la langue française apparaît en arrière plan, comme une langue
seconde, voire comme une langue refoulée, dont on ne se permet plus que l’incursion de
bribes de mots, d’expressions mises en relief par la typographie qui rendent bien compte de la
marginalisation de cette langue. Une langue dont on s’est efforcé de perdre l’accent jusqu’à en
perdre les mots et ne plus pouvoir s’exprimer dans sa langue maternelle sans en éprouver une
certaine culpabilité. Dans The Country, Daniel Francoeur, l’alter-ego de David Plante,
confesse qu’il a perdu l’aisance qu’il avait avec son français : « I don’t think I could write in
French » (1981 : 76).
2
Voir, entre autres, les romans Doctor Sax, Maggie Cassidy, Visions of Cody, Visions of Gerard, ou encore,
Satori in Paris.
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Jack Kerouac lui-même évoquait dans son roman Maggie Cassidy l’irruption spontanée du
français dans sa pensée et son caractère intraduisible : « These thoughts were all in French,
almost untranslatable » (1991 : 91). Dans American Ghosts, David Plante se remémore ses
débuts d’écrivains et sa recherche scripturaire :
« I began to write down images. I wrote in English.
But behind my English was the French that was my native language as taught by
the Mothers. And that native French was so much the language of our religion that my
first reading book—Mon premier livre de lecture […] made us believe that the very
letters of our language had been given baptismal names ». (Plante, 2005 : 58)
Quelques années auparavant, définissant la nature de son français et son travail d’écrivain,
David Plante constatait : « ma langue maternelle est un français ancien, mais j’écris dans
l’absence de cette langue et, aussi, dans l’absence d’une tradition littéraire héritée de mes
ancêtres » (Plante, 1997 : 132).
Que ce soit chez les auteurs franco-américains écrivant en anglais ou chez les auteurs
franco-américains écrivant en français, ce français ancien qui a subi bien des influences
extérieures est avant tout un symbole identitaire, un trait distinctif qui isole cette communauté
francophone d’une mère patrie qui serait le Québec et d’une mère linguistique qui serait la
France. C’est avant tout la voix d’un peuple que l’on entend par-delà ces individualités, il est
donc normal que cette voix s’exprime ainsi ; on peut donc transposer ici les propos de Michel
Tremblay (1976) concernant son recours au joual : « C’est pour décrire un peuple. Et le
monde parle de même icite ! ».
Réfléchissant à son parcours et à son choix de langue d’écriture, Normand Beaupré évoque
avec fierté mais non sans une pointe d’amertume le « petit Franco en [lui] » :
« I will never stop writing, at least that’s the way I feel now. In spite of what I
keep hearing about my works, directly or indirectly, that they are written in a language
that may be at times polluée or anglicisée, it’s my language et le français n’appartient
pas seulement à la France, pas même au Québec, mais à nous tous francophones! I
must admit that I am still affected by criticism that deals with my use of the language and
that’s probably the petit Franco en moi. Why is it that I am constantly being plagued by
self-doubts suscités par les autres surtout les autres dans le cercle du pouvoir
linguistique ? »3
3
Cette citation est extraite d’un texte bilingue écrit par l’auteur et non publié, une sorte de journal de bord de ses
années d’écriture.
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146
Discours métissé
Les romans de Perreault et de Beaupré incarnent la réalité linguistique à laquelle se sont
trouvés confrontés les auteurs franco-américains contemporains : cette dialectique langagière
du bon et du mauvais français :
« Avec le temps, l’enfant enregistre dans sa mémoire toute une gamme de mots.
Les uns viennent de la famille, du voisinage, d’autres des jeux ou de l’école. A l’école, on
enseigne au petit Franco-Américain à franciser davantage sa langue, à ne pas la
parsemer de mots “canayens” et de mots anglais comme si son parler tel quel n’avait pas
assez de mérite. Nous y mettions trop de couleur locale, peut-être : “J’ te l’dis qu’y a du
fun à ramancher ses véreux d’truck.” “Laite comme a yé pis atriquée comme ça, qu’a
rise don’ d’elle avant qu’a rise des autres.” […] Des mots comme “moé”, “be’ don”,
“ramancher et “ écrapoutir”, issus de notre patrimoine québécois, furent très souvent
proscrits de ce qu’on aime à désigner le “bon” français, le français châtié, le français de
France d’où émanait pour nous, rejetons, le charme du mot correct. Il faut donc parler
C-O-R-R-E-C-T-E-M-E-N-T CORRRRRRECT. Le français du “parler bien” ». (Beaupré,
1999 : 142-143)
Deux niveaux de langues se voient juxtaposés : une langue soutenue (un français standard
et littéraire ou « français expurgé », comme le nomme Normand Beaupré, qui sert la trame
narrative et le déroulement de l’action) ; et, une langue orale réservée plus particulièrement
aux dialogues ou aux discours imités. Défendre ce choix d’écriture c’est préserver un
patrimoine, mais aussi une histoire, une réalité engendrée par cette double réalité linguistique,
par les diverses phases de colonisation de la langue :
« Les mots, il y en a qui sont forgés expressément pour tel ou tel sens, nets,
francs, bien frappés. D’autres se donnent facilement à l’alchimie du verbe et se
transforment en métaphores, en calembours, en locutions, ou en toutes sortes d’allures
imagées. Sens propre, sens figuré : cœur et saigner, manger et boire. Puis les
canadianismes et les canadianismes-franco-américanismes : “Avoir les yeux à la
gadelle – avoir les yeux en guedelle”, “un petit bonnet d’enfant – une capine”, et tous les
mots anglais prononcés à la québécoise/franco-américaine […] il y a les anglicismes, ces
tournures invétérées d’une collectivité francophone à trait d’union entre deux cultures,
accusés de mauvais français. Quel tour de force que de se servir des mots de la culture-
mère, de la culture-fille ainsi que de la culture-petite-fille ! ». (Beaupré, 1999 : 173-174)
Dans Le Petit Mangeur de fleurs, Beaupré entreprend une vraie réflexion sur cette langue
française de la Nouvelle-Angleterre, une langue riche et connotative qui lui a sûrement inspiré
cette passion des mots qu’il nourrit :
« Les mots sont à la fois nourriture, outils, transparence, provocation,
embêtement et magie. Caméléons de nos acquis en tant qu’humain, les mots changent de
couleurs selon la vivacité et la tonalité de l’usage que l’on en fait. Ils étincellent du feu de
la pensée engagée, prête à les cracher. Les mots ils sont tous là pour nous : inventés,
métamorphosés, multipliés et passés de bouche à oreille, de la graphie à la vue. A nous
de les utiliser, d’en cultiver la passion ». (Beaupré, 1999 : 159)
Ce français banni des livres qui ne survit de génération en génération que par la seule
transmission orale a, néanmoins, pour l’auteur, un pouvoir évocateur bien plus grand qu’un
mot de signification proche en français standard. Les mots de cette langue orale sont
extrêmement imagés, ils s’emparent des détails et forcent la nuance :
d’énergie à cette survivance du passé, la jeune fille abandonne et laisse comme seule trace de
sa quête un journal de bord que son frère Denis, le narrateur, retrouve et qui va changer son
propre rapport au passé. Lui qui avait perdu son accent pour se conformer à l’accent parisien,
va redécouvrir son identité franco-américaine :
« Sans doute certains doivent-ils se demander si je suis venu à bout de résoudre
mes difficultés concernant la fierté ethnique et le parler populaire des nôtres. Ai-je repris
l’accent des miens ? – J’cré ben que oui, pis j’en suis fier étou, à cause qu’autrement,
j’me serais pas câssé la caboche à écrire c’te longue histoire icitte ». (Perreault,
1983 : 206)
Dans cet épilogue à L’héritage, sous le couvert du narrateur, Denis Ladouceur, Perreault
réitère donc son attachement à la langue populaire de ce peuple transplanté. C’est ce qu’a
aussi entrepris de faire Normand Beaupré avec son dernier récit publié en 2006, un
monologue sur scène intitulé La Souillonne.
Conclusion
L’histoire de l’évolution ou plutôt de la disparition du français comme langue d’écriture
chez les auteurs issus de la communauté franco-américaine de la Nouvelle-Angleterre est non
seulement le reflet de l’oubli dans lequel sont tombés ces auteurs et leurs écrits, mais aussi la
résultante d’une stigmatisation et d’un dénigrement des formes dérivées et populaires du
français. Qu’ils écrivent en français ou en anglais, ils se sont tous trouvés confrontés au
problème du français, langue d’écriture, mais aussi et surtout langue du récit et par
conséquent, langue de l’oralité. C’est cette oralité qui, pour beaucoup, témoigne de leur
identité et de leur héritage culturel et linguistique francophone. Il n’est alors pas étonnant de
constater qu’il n’y a pas de terme consacré pour désigner cette forme dialectale du français.
Une des appellations retenues par Jack Kerouac pour désigner cette langue parlée au sein des
Petits Canadas dans les villes industrielles de la Nouvelle-Angleterre me semble refléter assez
justement la marginalisation dont est victime cette langue populaire. Faisant écho au terme
« Canucks », terme péjoratif par lequel étaient désignés les immigrants canadiens-français,
Jack Kerouac appelait cette langue le « canuckois », une façon pour lui de rendre compte de
l’intimité de la langue et de l’identité mais aussi de la stigmatisation et de la marginalisation
dont ils étaient victimes. On peut alors se rappeler les paroles de Robert Guy Scully (1974)
sur les récits de Jack Kerouac : « C’est Kerouac qui a écrit — en joual au Massachusetts et en
anglais — les pages les plus vraies et les plus émouvantes sur le destin manqué de la
Nouvelle-France ». Pourtant, Jack Kerouac est avant tout resté célèbre parce qu’on le croyait
Américain et non Franco-Américain, parce qu’on avait lu On the Road et non Doctor Sax ou
Visions of Gerard. Alors, on comprend mieux qu’écrire pour un Franco-Américain, c’est
exprimer un certain exil culturel et identitaire mais surtout linguistique, c’est exprimer,
comme a tenté de le faire Normand Beaupré avec sa Souillonne, le destin de cette diaspora
canadienne-française en Amérique du Nord.
Bibliographie
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Pascal Lepesqueux
Université de Rouen, Laboratoire DYALANG
Pourquoi vouloir s’intéresser au présent à une langue qui a cessé d’être pratiquée depuis
longtemps ? Le français, vernaculaire disparu à la Nouvelle-Orléans, c’est l’implacable
constat généralement fait, avec raison, par les spécialistes de la question (Valdman, Ancelet,
Dubois, Binder…). Pourtant, paradoxalement, à cette absence de français parlé répond, dans
le paysage de la ville, une surabondance de signes à caractère francophone, omniprésents et
multiformes. C’est justement ce paradoxe entre absence de pratique et revendication
symbolique que cet article se propose d’étudier. A travers une analyse des fonctions actuelles
du français à la Nouvelle-Orléans, il tentera d’éclairer le processus de mythification,
d’instrumentalisation qui ont permis à ce français, finalement, de résister, de perdurer, sous
certaines formes, jusqu’à nos jours.
1
Source : U.S. Census Bureau, Detailed Tables, 2000. Données : Age by languages spoken at home for the
population 5 years and over. Universe : Population 5 years and over. Consultable sur le site www.census.gov.
Statistiquement, la paroisse d’Orléans et la ville de la Nouvelle-Orléans se confondent.
2
Seuls 8,9 % des adultes et 6,2 % des jeunes ont déclaré parler une autre langue que l’anglais à la maison (ibid.).
3
Comme pour le vietnamien, les pourcentages élevés concernant l’espagnol semblent refléter plus sûrement les
effets de l’immigration récente, plutôt qu’une quelconque survivance linguistique coloniale.
4
Par ailleurs, on ne recense plus que 299 locuteurs quotidiens de créole à base de français, dont certains
certainement d’origine haïtienne récente (ibid.).
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5
Le cens américain comporte une rubrique où les personnes recensées peuvent indiquer leurs origines familiales.
Source : U.S. Census Bureau, Summary File 3, sample data PCT16, Ancestry (first ancestry reported), universe:
total population, Detailed Tables, 2000.
6
U.S. Census Bureau, PCT10, Age by language spoken at home for the population 5 years and over, Detailed
Tables, 2000.
7
Le rapport est de un ancêtre cajun déclaré pour six français dans la paroisse de Lafayette contre un pour trente à
la Nouvelle-Orléans (déclarations d’ascendance comparées des paroisses de Lafayette et d’Orléans, ibid., 2000).
8
Si l’on tenait, malgré tout, à estimer l’importance de la communauté francophone endogène, principalement en
extrayant des statistiques les francophones exogènes (immigrés récents français et européens, haïtiens, africains,
canadiens et vietnamiens...), celle-ci ne devrait dépasser les 2000 individus. Cette francophonie résiduelle,
forcement hétérogène, ne constitue vraiment plus qu’une goutte d’eau dans l’océan américanophone.
9
La ville est pourtant, depuis ses origines, fortement métissée (voir, entre autres auteurs, Dominguez, 1986).
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Mais, au delà du décor, partie la plus visible et la plus directement appréciable par les
touristes, à quelles autres fonctions plus intimes ce français répond-il ?
10
Les acceptions en italiques sont issues directement du corpus « francophone » de la Nouvelle-Orléans.
11
Par ailleurs, de grands placards de faïences, datant de l’époque espagnole, se contentent de traduire le nom
français originel, ce qui laisse à supposer que les Espagnols n’ont pas tenté d’imposer leur culture.
12
L’un des panneaux d’information historique est daté (1982) et émane du Departement of culture, recreation
and tourism. Difficile à cerner, ce phénomène de francisation du paysage (public et privé) serait, cependant,
relativement récent. Le Dr Egea-Khune, de l’Université de Louisiane, évoque les célébrations de 1999
commémorant le tricentenaire de la fondation de la Louisiane par la France comme un des moments forts
d’apparition de ces signes.
13
Difficile de distinguer ethniquement qui produit ces signes, faute d’une enquête systématique, à mener.
14
Ainsi Nick Foxe, chroniqueur touristique : « The French Quarter is a living museum, a time capsule visited by
the present. It is also the closest you can get to Europe without needing a passport ». Nick Foxe, Beyond
Bourbon Street: seeking the real New Orleans, 2004, http://www.bootsnall.com/travelstories/na/feb04nola.html.
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s’en attirer les bonnes grâces, mais c’est aussi le cas, plus contemporain, de cette étonnante
série des rues « napoléoniennes » : une avenue Napoléon est encadrée de rappels des
principales victoires impériales, les rues Austerlitz, Marengo, Jena, Cadix… coupant une des
principales artères de la ville. A cela s’ajoute, dans un autre quartier, une évocation des
Maréchaux d’Empire, Murat, Ney, Bernadotte et Cambronne17. Par contre, certaines séries,
encore plus récentes, auraient une origine plus « terre à terre » : d’après l’auteur d’un livre sur
New Orleans18, la compagnie qui a construit une partie des lotissements de l’est de la ville
aurait trouvé l’inspiration dans un guide touristique français, du type du guide Michelin,
recopiant par l’index le nom des villes du guide pour en baptiser ses rues. Ce qui expliquerait,
à l’est de la Nouvelle-Orléans la présence de toute une série de rues Cherbourg, Toulon,
Granville, Calais … On observe une double évolution : géographiquement, si ces rues
d’origine française sont en général assez concentrées, au gré des héritages, des promoteurs ou
de l’inspiration des fonctionnaires, elles se raréfient à mesure que l’on s’éloigne du centre
historique français. On observe également une évolution chronologique des thèmes, à mesure
que la ville s’étend dans l’espace, les références francophones se font de plus en plus
contemporaines, même si, hormis pour le Général de Gaulle drive, inauguré à la suite d’une
visite du général en 1959, peu s’étendent jusqu’au XXe siècle. On observe surtout un
changement dans les motivations : au choix éminemment politique qui avait présidé au
baptême des rues du French Quarter on substitue des dénominations qui semblent de plus en
plus « fantaisistes » à mesure que l’éloignement de la sphère culturelle francophone
s’accentue. Ces noms de rues semblent symptomatiques d’un schéma d’acculturation,
classique de la Nouvelle-Orléans, mais aussi d’un mouvement identitaire conservateur :
originellement de culture française dominante, la ville hérite de certains « marqueurs » de
cette culture, comme les noms des rues. Bien que non francophone, les générations qui
suivent baignent dans cette atmosphère. Désormais « décisionnaires », ces nouvelles
générations déclinent à leur tour, comme une tradition, mais sans la compréhension des
enjeux qui prévalaient à l’époque première, cette originalité de donner des noms français aux
rues de la ville. On prend désormais un atlas, on décline des noms de vins… bref, on récupère
une culture, dont on est désormais éloigné et qu’on ne comprend plus que partiellement, pour
réutiliser, à des fins très pratiques, une particularité à l’origine très politique. On a donc
comme un mouvement de simplification, mais certainement aussi la marque certaine
d’affection pour un passé francophone considéré glorieux, ainsi qu’un attachement à ce qui
peut nous distinguer, et nous rend différent, unique. D’autres éléments non graphiques mais
ayant un rapport direct avec la culture française, comme la statue dorée de Jeanne d’Arc,
trônant sur la place de France et honorant la protectrice de la Nouvelle-Orléans, mais
également des éléments architecturaux comme une fontaine parisienne, une colonne Morris,
dons de la ville de Paris…. ont contribué, justement, à faire qualifier New Orleans de « Petit
Paris »19. Mais, parmi les signes graphiques les plus forts rappelant et alimentant cette illusion
de présence française, on a ces drapeaux français, dont la ville est parsemée.
17
La Louisiane fut un lieu de refuge pour les partisans de Napoléon (De La Souchere-Delery, 1973).
18
Il s’agit de Buddy Stall, que j’ai rencontré (Stall, 1991).
19
Paris inspire d’ailleurs certains noms d’enseignes : Fleur de Paris, Le petit Paris restaurant, Galerie rive
gauche, Le chat noir… même si les spécialistes nous disent que l’architecture du quartier français est
principalement d’inspiration espagnole et locale (Geronimi, 2003 : 79-80 ; Garvey, 2001 : 57).
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La fonction identitaire
leurs proches, pour des tombes en français, alors que celles des personnes nées après la guerre
civile privilégient l’anglais. On observe même parfois, gravé dans la pierre des tombeaux, ce
basculement linguistique au sein d’une même famille. On remarque également, autour des
années 1900-1930, une période très intéressante au cours de laquelle certaines tombes
mélangent le français et l’anglais dans une même inscription, comme si les graveurs eux-
mêmes s’efforçaient de recopier les modèles français précédents mais se voyaient obligés de
combler leurs lacunes linguistiques par des mots anglais. Ce qui est plus surprenant encore,
c’est le fait que, même encore aujourd’hui, une partie de la population de la ville s’entête à
conserver ses tombes rédigées en français. Ce sont principalement les trois groupes suivants :
les vieilles familles créoles, certains ordres de nonnes23, souvent d’origine française, mais
aussi de nouveaux arrivants qui veulent s’intégrer à la culture dominante en imitant une
tradition locale. Cette inscription illustre toutes ces tendances :
« Commander Vladimir Matthew Von Der Friede
Né St. Petersburg
En Russia 1895
Décédé 20 avril 1966, À la Nouvelle Orléans »,
Sûrement marié à une Créole :
« Selika Adrienne Mazerat Von Der Friede
Décédée le 9 Oct. 1968
Agée de 79 ans »24
On le constate ici, choisir une inscription en français n’est pas forcément synonyme de
maîtrise orale ou écrite de la langue, mais cette étude des inscriptions funéraires marque, une
nouvelle fois, un aspect de l’attachement à la culture francophone.
Le français de protestation
Le français peut avoir une autre fonction, très contemporaine, qui est celle de marqueur
d’une non-intégration latente à la société américaine. C’est le cas des Cadiens (« Cajuns ») et
des Créoles de couleur, longtemps rejetés par cette même société américaine et qui trouvent
dans le français prétexte à afficher leurs qualités et leurs différences (Smith-Thibodeaux,
1977 ; Le Menestrel, 1999 ; Dubois, 2000). Mais cela se traduit aussi, parfois, lors de
manifestations carnavalesques, où le français intervient en jeu de mot dans les titres des chars
ou des banderoles. Ainsi, la très délurée Krewe du Vieux25, qui s’est faite une spécialité des
défilés à connotation anti-puritaine a-t-elle baptisé sa dernière parade : C’est Levee !26, un
char y réclamant même le rachat de la Louisiane par la France, l’Etat fédéral n’ayant pas été à
la hauteur des évènements ! Plus sérieusement, une partie de cette population bohème du
Quartier Français se conforme mal au modèle américain de société qu’on veut lui imposer27.
Utiliser le français, c’est plaider, peut-être, pour un monde différent, une ouverture d’esprit.
C’est, certes, une utilisation mineure du français, mais qui apparaît régulièrement. Enfin,
23
Ainsi, la tombe la plus récente en français que j’ai retrouvée est celle d’une nonne décédée en 2000, à l’âge de
95 ans (monument des « Little sisters of the poor », cimetière St-Louis n° 3).
24
Remarquez la différence de qualité du français entre l’inscription du mari et celle de la femme (St Louis n° 3).
25
Il y a rime entre « krewe » et « vieux », car le nom est prononcé « à l’américaine » : [kruw duw vuw].
26
France Amérique, 18 février 2006. La levée est le nom traditionnel de la digue protégeant la Nouvelle-
Orléans.
27
Elle est d’ailleurs poussée hors du Vieux Carré par les promoteurs, s’installant vers les proches Faubourg
Marigny ou « Bywater ».
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l’emploi du français permet d’ordonner, d’imposer mais de manière plus douce. Ainsi,
peindre ou afficher des signes tels que Apprenez-leur le caniveau ou Défense de stationner
plutôt que leurs équivalents en anglais, offre l’avantage d’offrir des avertissements
suffisamment explicites graphiquement pour être compris, tout en étant adoucis, humorisés
par l’emploi du français28.
28
Signes relevés par la photographie dans le Quartier français. Ce jeu de reprise en français s’inspire beaucoup
des initiatives officielles.
29
Source : Bell South Corp., Bell South Yellow pages, Greater New Orleans, valables de mai 2004 à mai 2005.
30
Une enseigne se voit attribuer un « caractère francophone » quand au moins un élément de son signe reprend
un vocabulaire, une syntaxe, ou une image, évoquant un lien culturel direct avec la France ou la langue française.
S’appuyant sur les ‘Pages jaunes’, souvent lacunaires sur le type de magasin ou sa localisation, on reste bien sûr,
tributaire de la manière dont les noms d’enseignes ont été retranscrits, comme pour ce Beau coup treasures ou
Rine shapeoux’. J’ai néanmoins décidé d’accepter la graphie des pages jaunes car bien qu’imparfaites, ses listes
semblent convenir à une première approche thématique et syntaxique.
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31
Les numéros de centaines identiques indiquent le même « block ».
32
Sur Magazine on trouve des enseignes françaises au numéro 401, puis un alignement aux 2101, 2122, 2130
puis aux 3116 et 3129, rien jusqu’au 3426 et 3434, puis, encore deux doublés aux 3646 et 3650, 3713 et 3719,
rien au block 3800, puis on en retrouve au 3912 puis aux 4226 et 4238 ; 4505 et 4526, 4866, 5414 et 5521.
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Bien sûr, les noms d’enseignes sont choisis pour valoriser les produits ou le savoir-faire
proposés (Dumont, 1998 : 24). De quelle manière le français peut-il remplir cette fonction ?
Or, les utiliser a, également, l’avantage de « franciser » le nom facilement, et de rendre les
enseignes facilement authentifiables comme « françaises ». Le boutique’ Maille, magasin de
mode sur l’avenue St Charles illustre une combinaison de ces différentes tendances. On y
retrouve l’imposition d’un article défini dont on aurait pu se passer, une erreur de genre (le
pour la), l’usage d’un mot apparenté : « boutique » et la présence après boutique d’un accent
qui n’a pas lieu d’être et que je qualifierais d’hypercorrection.
Mais, à ce schéma classique s’opposent des exceptions, comme ce magasin ‘Le jouet’,
proposant des jouets et des vélos sur Airline drive, loin des centres touristiques, et qui illustre
le fait que ce ne sont pas uniquement des restaurants ou des hôtels de luxe qui optent pour un
nom français. Par contre, il faut également admettre que des pans entiers de l’économie sont
tout à fait vierges de français, tels la musique, la technologie, l’électronique… ainsi que tout
ce qui est maintenance, industrie lourde ou de pointe. Finalement, le français reste utilisé à
des fins assez romantiques, et très peu technique, comme si son image s’était figée au temps
des mythes du passé, plutôt qu’au présent des réalités modernes...
33
Plus qu’un jugement de valeur, cet écart à la norme peut permettre de tirer des conclusions quant à l’influence
que les langues anglaises et françaises peuvent exercer sur leur clientèle réciproque. Par « qualité » du français
utilisé, on parle d’écart à la norme. La norme étant le français standard, tel qu’accepté dans les dictionnaires.
34
Cette hypothèse serait à prouver par une étude systématique, on ne donne ici que des pistes de recherches.
35
Mon questionnaire a suivi le protocole suivant : que signifie votre enseigne, comment la prononcez-vous, est-
ce de l’espagnol, de l’italien ? Non, c’est du français, qu’est-ce qu’elle signifie? Enfin, pourquoi avoir choisi un
nom en français ? suivi d’un historique du nom ou d’un mini entretien informel avec les gens présents. J’ai
effectué cette démarche pour une trentaine d’enseignes.
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- Valeur de prestige +
Registres locaux d’anglais
40
Il y aurait ainsi, dit-on localement, six façons de prononcer ‘New Orleans’, chacune correspondant à une
origine sociale ou un quartier de la ville.
41
Ce qu’on constate chez les populations hispanisantes ou vietnamisantes récemment immigrées, par exemple.
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L’ultime révérence ?
Est-ce là l’ultime rôle du français avant sa disparition éventuelle ? Faute de n’être plus
parlé que par une part très marginale de la population de la ville, le français, et l’attachement
de certains néo-orléanais à leurs racines culturelles francophones, réelles ou rêvées, se fait
uniquement par l’intermédiaire de l’écrit.
Ce français écrit réintroduit, parfois, un peu de français dans la langue orale locale. C’est
un français prononcé à l’américaine au détour d’une conversation où on parle d’un café au
lait, du mardi gras, d’un nom de rue ou de restaurant, d’articles dans un magasin, d’un jeu de
mot. Mais c’est l’usage ponctuel d’un français écrit qui domine, une utilisation limitée, d’un
français assez simplifié : rarement plus de quelques mots, placés çà et là dans un texte, sur
une enseigne, via un graffiti. Cependant, cela reste un phénomène assez fréquent. Son
écriture, d’ailleurs, on l’a vu, ne respecte pas toujours très bien les canons de la langue de
Molière, mais souvent s’adapte à la typographie ou à l’accent local. Et cet usage du français,
même purement artificiel ou décoratif, n’a aucune réelle raison pratique d’être. L’anglais peut
de manière tout à fait satisfaisante répondre à tous les besoins linguistiques, la culture
américaine répondre à tous les besoins d’évasion. Utiliser le français c’est donc une utilisation
de choix. Substituer du français à l’anglais répond à plusieurs motivations. Ce peut-être de
viser l’appropriation commerciale ou touristique de qualités supérieures garanties par les mots
français et qui encourageraient un certain type de vente. Ce peut être un cas d’emploi hérité,
traditionnel et juste reconduit. Mais, au-delà de ces emplois « classiques », il y a, parfois, un
choix des termes qui relèvent d’autre chose. Comme si le français disposait d’une force
d’évocation supérieure et entendue, pouvant répondre à des fonctions sociales assez
surprenantes, bien au-delà du simple attrait touristique ou commercial. A travers le français et
son usage ponctuel, on retrouverait les enjeux même de la société néo-orléanaise. Enjeux
parfois anciens, aussi anciens que le français de la ville même. Qu’il s’agisse de protester, de
se définir comme les créoles de couleur, ou de se distinguer comme pour la haute société, à sa
façon, l’antique français serait toujours un reflet des enjeux modernes de la ville.
Ces derniers liens véritables, pour ténus et déformés qu’ils soient, existant encore entre la
Nouvelle-Orléans et la culture française sont-ils en danger de disparition ?
Si l’on en croit les visions les moins optimistes, un siècle aurait suffit pour faire passer le
français du statut de langue de prestige à celui d’une langue uniquement décorative, paysagère
(Geronimi, 2003). Doit-on également se demander, comme Cécyle Trépanier (1989), et pour
reprendre sa réflexion sur les Cadiens, si, conséquence d’une « commercialisation de la
culture »42, cette interrogation linguistique identitaire ne court pas le risque de transformer ce
français en une langue «folklorique», à visée uniquement touristique ? On peut aussi
s’interroger sur l’impact du passage récent de l’ouragan Katrina sur les populations locales :
cette tendance parfois avouée au communautarisme, si elle a permis aux différents groupes
concernés, Créoles blancs et noirs, Cadiens… de préserver à travers le temps un peu de leur
culture francophone, ne constitue t-elle pas, désormais, un luxe au-dessus de leurs moyens ?
Enfin, et surtout, le français à la Nouvelle Orléans reste, on l’aura vu, une parfaite
illustration de la différence entre réalité d’une culture et d’attachement à sa légende, ainsi que
du rôle que peut continuer de jouer la langue, même après sa disparition comme vernaculaire,
dans toute société attachée à ses racines.
42
C’est le sous-titre de sa thèse, La Louisiane française au seuil du XXIe siècle, 1989 ; M. Geronimi parlant, elle,
de « Paysages imaginaires » (Geronimi, 2003).
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Robert Fournier
Carleton University
CARTIER
Cartier, Cartier, ô Jacques Cartier,
Si t’avais navigué à l’envers de l’hiver,
Cartier, Cartier, si t’avais navigué
Du côté de l’été, aujourd’hui on aurait
Toute la rue Sherbrooke bordée de cocotiers
Avec, perchés dessus, des tas de perroquets
Et tout le Mont-Royal couvert de bananiers
Avec des petits singes qui se balanceraient.
Au bord du St-Laurent, on pourrait se baigner
Tout nus en plein hiver et puis se faire bronzer.
C’était en 1534. 2500 ans après que des premiers visiteurs phéniciens auraient navigué sur
le Fleuve Saint-Laurent ; 500 ans après que des moines irlandais se seraient établis au Cap-
Breton. Cartier, imagine le chanteur et maître-brasseur de l’unibroue1 québécoise Charlebois,
*
icitte est la prononciation archaïsante de l’adverbe ici, telle qu’on peut l’entendre dans la plupart des variétés de
français des Amériques.
1
Marque de commerce, vendue à l’ontarienne Sleeman Brewerie (avril 2004), et récemment (août 2006) aux
Japonais ! Broue est le nom populaire donné à la bière au Québec. Aux premiers temps de la colonie, les
habitants fabriquent déjà leur propre bière. Même les Jésuites y construisent une brasserie en 1647, des Belges ?
171
s’il avait navigué à l’envers, aurait pris possession du territoire au nom du Roi de France plus
au Sud. Qu’à cela ne tienne, cette prise de possession allait s’étendre sur une large portion de
l’Amérique du Nord pour devenir le plus vaste territoire de l’Empire colonial français outre-
mer : la Nouvelle-France. Mais pour cela il faudra attendre encore un peu.
Au Xe siècle, les Vikings, ces hommes du Nord, sur leurs drakkars un peu étranges avec le
gouvernail sur l’étrave tribord arrière, partis à la recherche du Groenland, découvrent un
Vinland, sorte d’île fantastique sur la côte Est américaine, qui pourrait bien être les Iles-de-la-
Madeleine, Martha’s Vineyard, l’Anse-aux-Meadows à Terre-Neuve, ou un lieu quelconque
quelque part dans la baie de l’Ungava, les archéologues n’en sont pas certains. C’est la saga
d’Erik Thorvaldsson, dit le Rouge, qui nous l’a raconté.
C’est souvent par erreur, poussés par des conditions atmosphériques et de mer favorables,
que tous ces voyageurs découvraient tour à tour l’Amérique. L’erreur s’est sans doute répétée
à de nombreuses occasions. Mais avec le temps et une meilleure maîtrise et connaissance de
la navigation maritime Est-Ouest, l’erreur se précise. Au XVe siècle, la Conquête de l’Espace,
c’est la quête due au manque d’espace. L’Europe déborde, est malade, les Empires s’y
entrechoquent, on manque de tout, y compris la cannelle et le gingembre pour la préparation
de boissons douces. Les épices, c’est le pétrole du temps ! Une denrée aux multiples facettes
d’une valeur inestimable pour la préparation et la conservation de la nourriture, mais aussi en
médecine et en pharmacopée. Et il y a l’or aussi comme toujours, ce précieux métal qui sert
d’étalon, que la mythologie enseigne qu’il doit bien exister quelque part en quantité à assurer
la totale suprématie.
C’est dans ce contexte que vint le téméraire vice-amiral Christophe, qui avait finalement
pu, à force de séduction, se faire sponsoriser par Isabelle, même si Ferdinand2 n’était pas trop
chaud pour le projet, sous prétexte que, la Terre étant ronde, on pouvait trouver une route plus
directe pour les East Indies. Après quelques allers-retours sur une route maritime somme
toute assez peu compliquée, que n’importe quel badaud-navigateur, GPS ou pas, peut faire
aujourd’hui sur un seul tack, tribord-amures, grand-largue, allures portantes, la nouvelle ne fut
pas longue à se répandre qu’il y avait du monde là-bas, et qu’on pourrait bien un jour
exploiter des Club Meds en West Indies. Graine-temps après, dans le nouveau siècle qui fit
jour et le suivant, les euro-bateaux ont commencé à mouiller, toutes origines, tout côté, toute
bagaille, pesle-méli-meslées, pavillon bleu-blanc-rouge, onè-fratènité-rèspè, pavillon jaune-
rouge como ehta uhted ?, pavillon vert-rouge obregado !, pavillon croix-dessus croix-dessous
Gi me fif cents, un vrai golden-rush, avec à-bord toutes qualités ti-blancs, zorteilles, zoreilles,
malfras, zinglindos, futurs ti-békés-gros-devant, accompagnés bien entendu par la crème
jésuite des formateurs du-temps. Mission : exploiter et sortir de l’obscurantisme ces
énergumènes ! Les Caraïbes, oh ! ils avaient aussi bien d’autres noms : arawack, taïnos,
caciques, galibis..., qui n’étaient pas des sauvages, ont très vite commencé à comprendre puis
à parler le baragouin des Blancs.
Les choses n’ont pas tardé à se gâter. Mis au travail forcé, sans compter qu’ils étaient mal
nourris, qu’on ne se gênait pas avec leurs blondes, et qu’ils étaient plutôt sensibles aux
streptocoques des Blancs, ces fainéants d’Américains se sont révoltés, on les a massacrés.
Il a bien fallu les remplacer, les Africains étaient à côté ; la main d’œuvre de masse, c’était
la technologie de l’époque. C’est alors que quelqu’un eut l’idée pas-si mauvaise de charteriser
de la main d’œuvre outre-mer qu’Henri I, II, III ou IV, des Castillans, avait repéré siècles-
temps-plus-tôt sur la Côte Ouest en descendant. Petit hic, il fallait les transporter sans leur gré
2
Isabelle, reine de Castille (1474-1504), avait épousé (1469) Ferdinand d’Aragon.
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et avec force. Et pis, ces gars-là, il y avait des filles aussi et des enfants, ça parlait toutes
sortes d’idiomes dans toutes sortes de langues.
C’est comme ça qu’on s’est retrouvé avec une partie du continent africain multilingue sur
les bras en pleine Amérique sauvage encore à évangéliser.
Ainsi donc, Colomb, cherchant sa route vers les Indes pour y ramasser or et épices,
trébuche sur l’Amérique. Pardon ! redécouvre par erreur ce continent, un 12 octobre, celui de
1492. Il y reviendra encore trois fois. Porté par des vents d’alizés favorables, c’est aux
Caraïbes qu’il débarque, là même où Charlebois aurait souhaité voir arriver Cartier, moins de
50 ans plus tard. Se croyant aux Indes, il s’empresse d’y développer un chantier
terminologique : les habitants sont des Indiens, le maïs du blé d’Inde, le cobaye un cochon
d’Inde, il y identifie un coq d’Inde et du bois d’Inde.
A strictement parler, Colomb n’a découvert que les Caraïbes (San Salvador, la
Guadeloupe, Cuba, Haïti, etc.), alors que Cartier a (déc)ouvert la connaissance de l’Amérique
du Nord. Amerigo Vespucci, un navigateur italien y serait déjà aussi passé, d’où l’Amérique.
Cartier a voyagé par la route de l’Atlantique Nord, trajet beaucoup plus périlleux que la route
des alizés qui longe la côte d’Afrique pour dériver ensuite vers les Antilles, celle qu’a suivie
Colomb, la route de la Course du Rhum, quoi ! Facile facile !
performance remarquable, Cartier traverse l’Atlantique d’Est en Ouest, par le Nord, de Saint-
Malo (France) au Cap Bonavista (Terre-Neuve). Du 10 mai, date de son arrivée, jusqu’au 15
août 1534, date de son départ pour Saint-Malo, il se déplace de ce premier pied-à-terre pour
arriver à l’Île-des-Oiseaux (Funk Island), puis à la Baie des Châteaux (Détroit de Belle-Isle),
puis à Blanc-Sablon, sur la côte Nord du Golfe Saint-Laurent, puis à Saint-Servan (Baie-des-
Homards) : une première croix ! Ensuite, l’île Brion dans l’archipel des Iles-de-la-Madeleine
(aujourd’hui sous l’administration politique de la province (nation ?) du Québec), à l’Ile-du-
Prince-Edouard, à la pointe Escuminiac au Nouveau-Brunswick. Tout naturellement, remonte
la côte et arrive en Gaspésie, à Port-Daniel.
« Napou tou daman asurtat »3, lui crient les premiers Amérindiens rencontrés, à la fois
réjouis, étonnés et craintifs, devant ces envahisseurs Blancs-France. C’était le 7 juillet 1534,
premier troc commercial documenté entre Français et Habitants de ce continent, des Micmacs.
L’été 1534 devait être magnifique ! Sans relâche, à la recherhce d’un passage vers la Chine
(sic !), Cartier explore la Baie-des-Chaleurs, et met pied à terre à la Pointe-de-Penouille, où il
sent le besoin de prendre possession du pays, sans la permission des natifs-natals : une
nouvelle croix ! La Nouvelle-France vient de naître. Vive le Roi ! Avant de repartir pour
Saint-Malo, Cartier se fait copain avec Donnacona, le chef des Micmacs, et le convainc de lui
laisser deux de ses fils, qu’il promet de ramener à son prochain voyage : enlèvement ? On les
francisera. Nos premiers truchements ! En sortant de Gaspé, il contourne l’île d’Anticosti,
puis Blanc-Sablon encore une fois, sans se douter qu’il est à l’entrée d’un long fleuve, ce qu’il
apprendra plus tard de la bouche de Domagaya et Taignoagny, les deux fils de Donnacona.
L’existence d’un pays mystérieux aussi, le Royaume du Saguenay, réputé d’une grande
richesse.
Une seconde expédition – mieux préparée celle-là, un meilleur financement de François
er
1 , encouragé par les récits sans doute exagérés des Micmacs, trois caravelles : la Grande
Hermine, la Petite Hermine, l’Emérillon, plus d’une centaine d’hommes – ramènera Cartier
en Canada, vers le 7 juillet 1535, où il mettra encore une fois pied à terre à l’’île des Oiseaux
(Terre-Neuve). Cette fois, la traversée fut beaucoup plus mouvementée, plus de 50 jours,
vents et tempêtes, dispersion des navires, des icebergs aussi près des bancs de Terre-Neuve, le
Titanic y coulera le 15 avril 1912 ! On se retrouve tous finalement le 26 à Blanc-Sablon, pour
entreprendre la remontée du fleuve, suivant les indications des Micmacs. On oublie
aujourd’hui trop souvent que c’est en grande partie grâce à ces premiers explorateurs qu’on
peut naviguer sur le Fleuve Saint-Laurent jusqu’aux Grands Lacs, sans sombrer ! C’était il y a
475 ans, sans cartes, ni tables des courants et marées, ni profondimètre ! Vents contraires,
tempêtes, fortes marées, halte au Havre Saint-Nicolas, trente kilomètres à l’ouest de
Natashquan : encore une grande croix de bois ! Dieu ou amer ? On en plantera des milliers de
ces croix, dans les quatre siècles qui suivront, à d’innombrables carrefours de routes rurales ;
manière de marquer un lieu et de glorifier le Créateur, de prendre possession aussi !
Le Canada, c’est vers Hochelaga !
Suivant donc les conseils de Domagaya et Taignoagny, devenus guides et truchements,
Cartier entreprend, à bord de l’Emérillon et de deux petites barques, la remontée du grand
Fleuve (Saint-Laurent) qui mène à Hochelaga (Montréal). Ce qui lui donnera l’occasion
d’apercevoir l’entrée du Saguenay, de visiter l’Île-aux-Coudres, l’Ile-de-Bacchus (Ile
d’Orléans), et Stadaconé, futur site de la ville de Québec, pour le moment encore la bourgade
de Donnacona et de son peuple. Forcé d’abandonner temporairement l’Émérillon, à la tête du
Lac Saint-Pierre, le lac qui ressemble à une mer est pourtant peu profond et le chenail
navigable difficile à trouver, c’est sur deux barques que Cartier et ses hommes atteignent
Hochelaga, le 2 octobre 1535. Ce ne sont pas les célèbres tam-tams du Mont-Royal qui les
3
« Ami, ton semblable t’aimera ! »
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accueillent ce jour-là, ce rituel ethno-urbain dominical ne prendra place qu’environ 450 ans
plus tard, mais ceux d’un groupe d’un millier de personnes fort enthousiastes qui réservent
aux Français une réception grandiose, digne de chefs d’Etats : musique, clameurs, trompettes,
échanges de cadeaux, nourritures et boissons. Au retour, laissant à regret la recherche de ce
mythique Eldorado du Saguenay, c’est vers l’Ouest, lui rappellent les guides, où se trouvent
quantités de sites de métaux précieux, Cartier note l’embouchure de la rivière de Fouez
(Rivière Saint-Maurice). Encore une croix ! Voilà c’est fait : l’axe Québec – Trois-Rivières –
Montréal de la vallée laurentienne est maintenant connu, et balisé. Un jour, on y pavera deux
autoroutes. Mais entre-temps, le Canada, ce sera cela, pour un bon moment encore !
L’hiver 1535-1536 est terrible pour ces découvreurs français, le froid cinglant de Québec
du bord du Fleuve, et cette mortelle maladie, le scorbut : 25 des 110 hommes d’équipage en
meurent ; ils seront ensevelis sous la neige. Par chance, la pharmacopée amérindienne
permettra aux autres de survivre et de rentrer en France témoigner de toutes ces découvertes et
de ce nouveau pays en devenir ; l’annedda : une infusion composée de feuilles et d’écorce
d’épinette blanche. Le docteur Jacques Masquelier, un scientifique français, en découvrira la
synthèse, lors d’un séjour au Canada, dans les années 1940, le pycnogenol.
Début mai 1536, au moment du départ, Cartier ne peut résister à la tentation de planter une
ultime croix à Stadaconé ; on pouvait y lire, même si c’était en latin : « Sous le règne de
François Premier, par la grâce de Dieu, roi des Français ». Peut-on imaginer plus facile façon
de prendre possession d’un territoire ! Pas un seul tir de mousquet ! Les Amérindiens venaient
d’être dépossédés, faute de comprendre la langue de Cicéron ! Cartier coupera par le Détroit
de Cabot, maintenant c’est bien connu, c’est la route la plus directe pour passer du Golfe à
l’Océan. Oui, c’est le même Cabot, on le prénomme aussi Jean.
Ce territoire nouvellement conquis, il faudra bien l’occuper. A défaut de donner la
citoyenneté française aux Indigènes, on immigrera des Français. Des spécimens Iroquois sont
embarqués pour la France, dix en tout, qu’on promet de ramener dans douze lunes, le chef
Donnacona fait partie des séquestrés. Il en passera soixante, de lunes, avant que Cartier ne
remette les pieds en Canada, sans les Amérindiens !
A son retour à Saint-Malo, en 1536, Cartier reçoit en cadeau la Grande Hermine de
François 1er, qui à ce moment se livre à la guerre des empires contre le très puissant Charles
Quint, tout en signant des traités d’alliance avec le Portugal, dont l’un limite sévèrement tout
projet d’exploration outre-mer. La trêve de Nice de juin 1538 ramène la paix en France et la
possibilité de reprendre des voyages vers de nouvelles terres. Cartier est désigné capitaine
général et maître pilote de tous les navires et vaisseaux de mer qui doivent se rendre dans ces
régions à découvrir dans les Amériques. Les missions d’exploration s’accompagnent aussi de
l’objectif de christianiser ces peuples sauvages qui vivent sans la connaissance de Dieu.
Mission double qui, pour des raisons de stratégie politico-religieuse, et de magouillages de
Cour, mènera François 1er à nommer un sieur de Roberval, Jean-François de la Rocque,
protestant, avec tous les pouvoirs sur les hommes et les navires, y compris Cartier. L’objectif
est de s’établir dans ces régions, de gré ou de force, d’y imposer une présence humaine, civile,
militaire, religieuse, et politique. Le temps presse, les autres empires d’Europe, Angleterre,
Hollande, Espagne et Portugal, lorgnent de ce côté également. Les plans sont d’y construire
forts, églises, et villes. Pour peupler ce pays d’une présence civile, on visite les prisons de
France : la libération contre l’exil. Mais attention, aucun prisonnier qui se serait rendu
coupable de crime d’hérésie, de lèse-majesté divine ou humaine, ni faux-monnayeurs. Il
faudra toutefois vendre ses biens pour payer les frais de la traversée et la nourriture pour les
deux prochaines années. La bonne affaire ! Les prisonniers, devenus colons, sont conduits au
port, enchaînés ! Parmi les civils se trouvent également des gentilshommes, soldats et
matelots.
CHAMPLAIN
Le XVIe siècle ne verra pas d’autres tentatives de colonisation par la France, c’est partout
la guerre en Europe de l’Ouest ; la religion : catholiques contre protestants. Il y a toujours
cette obsession de trouver une route pour la Chine, vers l’ouest, par le nord. C’est ainsi que,
chemin faisant, l’Angleterre prend possession de Terre-Neuve ; Martin Frobisher laisse son
nom à une profonde baie dans la partie Est du Labrador, il en retira des tonnes de caillou, pas
un miligramme d’or ; John Davis explore le détroit (de Davis !) entre le Groenland et la Terre
de Baffin. L’octant, l’ancêtre du sextant, c’est lui !
La pêche sur les bancs de Terre-Neuve est toujours aussi populaire, et miraculeuse ! S’y
retrouvent des marins français, espagnols, basques, portugais, anglais, des Micmacs aussi. Un
Banc de Babel, tout ce qu’il faut pour une nouvelle lingua franca !
Tout ce qu’il faut aussi pour mettre le feu aux poudres, une guerre mondiale sur les bancs ;
l’enjeu économique du temps : la morue, le morse aussi, son cuir, sa graisse, l’ivoire de ses
défenses.
En France, les rois se succèdent ; le dernier en lice, Henri IV, protestant et catholique (!), le
premier de la branche des Bourbons, distribue des monopoles pour la traite des fourrures en
Nouvelle-France à des copains, ce qui bien entendu ne fait pas plaisir à tous. Aymar de Chaste
est l’un de ces bénéficiaires. Il demande à Samuel de Champlain (de Brouage), jeune et
brillant géographe, de se joindre à une nouvelle expédition en Nouvelle-France. François
Gravé du Pont, qui a déjà exploré le Fleuve Saint-Laurent jusqu’aux Trois-Rivières, fera aussi
partie du groupe. Le 24 mai 1603, près de Tadoussac, à la Pointe-de-Saint-Mathieu, les
nouveaux maîtres du territoire de la vallée du Saint-Laurent, des Montagnais, leur réservent
un grand festin ; les Iroquois en avaient été chassés, des guerres là aussi ! Les Montagnais
pointent du doigt en direction du nord : en remontant cette rivière (Saguenay), un lac ; plus au
nord encore, une mer salée ! L’ancre est levée, direction « où l’eau se rétrécit », changement
de maîtres, nouveau toponyme, de l’algonquien « gepeg », c’est celui qu’on retiendra,
Champlain y fondera une future ville à l’occasion d’un autre voyage dans cinq ans. Remontée
du Fleuve jusqu’à la rivière des Iroquois (aujourd’hui Richelieu ; idem pour la toponymie).
Les Amérindiens, qu’on ne manque pas de questionner systématiquement – en quelle langue ?
– parlent d’un grand lac au bout de cette rivière, puis une autre rivière, qui mène en Floride :
ce sera la route suivie par de nombreux plaisanciers au XXe siècle ! Champlain y repassera
plus tard.
Pierre du Gua de Monts, à la tête d’une compagnie de marchands, reçoit de Henri IV, pour
une durée de 10 ans, le monopole de commerce sur tout le territoire compris entre le 40e et le
46e degré de latitude nord, la longitude n’est pas précisée. Un coup d’oeil sur la carte, on
comprend la générosité ! De Monts n’en visitera pas le dix millième ! En échange : fonder un
établissement en Acadie, avec de bons citoyens, et des vagabonds si nécessaire ! L’affaire est
bonne pour les deux parties : le Roi octroie un territoire qu’il ne possède pas même de droit,
les commerçants doivent y établir les sujets du Roi, et peut-être vont-ils s’y enrichir ! En mars
1604, 120 personnes émigrent en Acadie, de tous métiers, Champlain, le géographe-
cartographe, est du voyage. Il visite la Baie de Fundy (anc. Baie française), la Baie Sainte-
Marie, et un havre si beau, si vaste et agréable pour les activités portuaires, qu’il baptisera
Port-Royal, sur l’une des rives du Fleuve Annapolis ; Port-Royal changera de rive et de nom
en 1632 . De Monts lui préfère la Rivière Saint-Jean, celle qui mène à Fredericton, pour ses
qualités de défense et d’établissement, mais se ravisera en août 1605 : tout le monde
déménage à Port-Royal. L’Acadie a un nouveau chef : Jean de Biencourt de Poutrincourt, un
ami de De Monts, se fait concéder Port-Royal par une commission royale. Et pourtant !
L’Acadie, une histoire qu’il faudra reprendre à partir de zéro, puisqu’en octobre 1607, tous les
habitants de Port-Royal ont regagné la Nouvelle-France. Nouvel échec !
Au cours de l’hiver de 1605-1606, Champlain visite la côte de la Floride ; des dizaines de
milliers de « snow birds » québécois l’imiteront au cours du 20e siècle.
Ce qui intéresse le géographe, c’est la colonie laurentienne, où il devra trouver l’endroit
idéal, pour l’établissement d’une habitation4, la traite des fourrures, et aussi la défense. De
plus, le Fleuve Saint-Laurent, c’est peut-être la route de l’Asie ? On mettra beaucoup de
temps à se défaire de cette obsession. Accompagné de vingt-huit hommes, tous des « gars de
la construction », menuisiers, charpentiers, scieurs de planche, Champlain dé-barque5 au pied
d’une falaise, ce sera Québec, le 3 juillet 1608, une date que tous les écoliers francophones du
Canada finiront peut-être par retenir. Le premier hiver est terrible – ils le sont toujours à
Québec ! –, 20 morts, scorbut et dysenterie. Avant de retourner en France, départ commandé
par De Monts, le lieutenant-général de la Nouvelle-France, Champlain obtient l’autorisation
d’explorer. Il baptise des rivières : Sainte-Anne-de-la Pérade, Batiscan, Sainte-Suzanne
(rivière du Loup, Louiseville), rivière du Pont (Nicolet), rivière de Gennes (Yamaska),
remonte à canot la rivière des Iroquois (Richelieu), dont il avait visité l’embouchure quelques
années plus tôt, découvre un immense lac, lui donne son nom, on entre chez l’ennemi, plus
tard, on dira nos voisins du Sud. C’est là qu’on y laisse aujourd’hui les voiliers, pavillon
canadien, achetés à l’étranger ; ni taxes ni douanes à payer ! Au bout du lac, une autre rivière,
un autre découvreur, anglais celui-là, y donnera aussi son nom, la Hudson. A l’autre bout, la
Nouvelle-Hollande. Le but de cette exploration n’est pas que touristique, militaire aussi : la
chasse aux Iroquois. Premières victimes d’une arquebuse, les Iroquois, désormais ennemis
4
Habitation désignait au XVIIe siècle un établissement fait dans une colonie.
5
C’est en effet sur une barque qu’ils arrivent à Québec, Champlain ayant préféré laisser son vaisseau, le Don-de-
Dieu (également une autre marque de bière de Unibroue) à Tadoussac.
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mortels, ne seront pas prêts d’oublier cette alliance des Algonquins, Hurons et Français. De
nombreuses autres expéditions guerrières et meurtrières surviendront de part et d’autre.
Champlain y participera.
Quelques allers-retours Tadoussac-Honfleur, un mariage, Hélène Boullé, 12 ans (!),
Champlain poursuit ses expéditions vers l’île de Montréal, nomme la Place Royale, et l’île
Sainte-Hélène, organise la traite des fourrures, démonopolisée, et conclut d’autres ententes de
coopération guerrière avec les Hurons, visite l’Outaouais, pays des Algonquins, s’arrête
devant les chutes de la rivière Rideau, sans se douter qu’en face de lui un jour s’y trouvera sur
la rive droite, l’ambassade de la Grande-Bretagne, sur la gauche, celle de la France, les deux
ennemis séculaires, voisine de la résidence du Premier Ministre du Canada, rue Sussex,
Boulevard de la Confédération, pas très loin derrière, Rideau Hall, résidence du (de la)
Gouverneur(e) Général(e) du Canada, et la nôtre, le 25 rue Mackay ! Il remontera l’Outaouais
jusqu’à l’Ile-des-Allumettes, – objets de la future fortune de Eddy Match Co. Ltd –, en face,
de nos jours, la base militaire de Petawawa, un peu plus au nord, Deep River, Mike et AlexBF
y reboiseront le sud de l’erreur boréale. Etienne Brûlé, un coureur des bois, y était déjà passé,
connaissait bien la Huronnie, leur langue aussi, avait atteint la Baie Georgienne, les Grands
Lacs. Jean Nicollet, le polyglotte, il connaît les langues iroquoise, huronne et algonquine, s’y
est arrêté, lui aussi, sur l’Ile, en route pour le pays des Hurons, à la recherche du passage pour
la Chine (sic again !), lui aussi, 1634.
La traite des fourrures, c’est payant ! pour les Européens, bien sûr ! Pour les Amérindiens,
des bricoles, plus tard, des fusils, de l’eau-de-vie. Les guerres, meurtrières. Faut penser à
peupler aussi, construire un pays, l’habiter. Quelques-uns y viendront. Parfois, en famille,
Louis Hébert, un grand laboureur, quel labeur ! D’autres, en solitaire, des aventuriers, pour y
courir les bois, par oisiveté et gains faciles. Dans les octrois d’exclusivité aux compagnies de
traite, le contrat stipule d’y encourager la venue et l’établissement de colons. Des religieux
aussi, tous ces sauvages à christianiser ! Mais le pays est dangereux, ces sauvages justement !
Les hivers y sont terribles, et longs, voyez à Québec, et les maladies, et les moustiques,
intenses, ça c’est l’été seulement, mais si bref ! Le recrutement est difficile. Avant 1650, peu
de succès ! Les compagnies de traite de fourrure se succèdent. Les monopoles changent de
main et d’agents. Québec se développe trop lentement.
6
Des centaines d’institutions et d’entreprises portent aujourd’hui le nom de ce personnage, de la Nouvelle-
Ecosse à la Colombie-Britannique ; une marque de porter également dans les années 1960-80 (P. Groulx, 2004).
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TALON
Louis XIV, le Roi-Soleil, qui recherche la prédominance française dans le monde, assisté
de son grand administrateur et contrôleur général des finances, Jean-Baptiste Colbert,
imaginent pour la Nouvelle-France une nouvelle stratégie de peuplement et de colonisation. Il
faut d’abord exterminer les Iroquois, menace quotidienne aux habitants de la colonie, dont il
est nécessaire de grandir le nombre ; il faut aussi sortir les Hollandais des Antilles. Sans
rapport ? Oui et non. Des troupes, dépêchées aux Antilles, se rassemblent avec d’autres,
parties de La Rochelle, tout un régiment, celui de Carignan-Salières, totalisent 1200 soldats,
armés de fusils à platine, la technologie de la guerre évoluant. Les Iroquois, rusés,
s’inquiètent, veulent négocier la paix. Un nouvel intendant, Jean Talon, propose plutôt la
guerre. Ce qu’on fera. Des officieux valeureux, plus tard des villes, Tracy, Chambly, Saurel,
se font remarquer. Partout, des fortifications, sur le Richelieu, aux point stratégiques. Le
régiment passera à 1000, les Iroquois et le froid tuent. 400 seulement se transformeront en
colons, une fois la paix fumée avec les ennemis, juillet 1667. Talon leur concédera des terres.
Ils sont la partie mâle de 90 % de l’arbre généalogique du Canada français. De 1608 à 1660,
une vingtaine d’immigrants par année seulement, des gens de métier, engagés pour 3 ans, des
trente-six mois. Encore quelques centaines entre1663-1665. Beaucoup de gars, en majorité
célibataires, peu de filles. Il faut contrer l’attrait pour les Amérindiennes : on enverra 200
filles à marier, patronnées par des communautés religieuses, les bonnes soeurs ne choisissant
pas n’importe laquelle, que des immigrantes sans reproche. Si tôt arrivées, si tôt fait, le
mariage ! C’est trop peu ! de 1663 à 1673, le Roi en commanditera 800, les filles du Roy, des
indigentes, orphelines, recrutées à la Salpêtrière de Paris, éduquées, savent lire, elles
transmettront cette connaissance, écrire aussi sans doute, tricoter, broder, pratiquantes. Sitôt
arrivées, sitôt fait ! Soldats et habitants sont ravis. Les célibataires endurcis paieront une
amende, édit du Roi. Neuf mois plus tard : un colon de plus, des petits créoles pure-laine !
Voilà nos premiers, lointains, et seuls ancêtres en Canada. De 1666 à 1672, la population
double : de 3200 à 6700. La stratégie du berceau, l’intendant jubile. Le Roi avait établi un
système incitatif d’allocations familiales pour encourager la natalité, 10 enfants : 300 livres,
12 : 400. De quoi rester pauvres ! Bien plus tard, ces quelques centaines de Françaises et de
Français deviendront 6 millions de Canadiens français, par la seule magie du berceau, et des
allocations familiales, l’adjectif marquera la langue, bien plus que l’origine. L’effort de
colonisation de la Nouvelle-France par l’immigration française est terminée. Multipliez-
vous !
Le Roi avait finalement décidé de prendre la gestion de la colonie en main, les compagnies
davantage préoccupées d’affaires commerciales n’ayant pas rempli la partie de leur contrat
stipulant de peupler la colonie. Ou si peu ! Mars 1663, la Nouvelle-France devient donc
colonie royale. Un Conseil supérieur, royal, de Québec, est institué. Gestion, justice,
commerce, défense, tout devient royal. Les commissions d’enquête en Nouvelle-France sont
elles aussi, royales. Colbert n’est pas d’accord, insiste, convainc le Roi : une nouvelle
Compagnie, celle des Indes Occidentales, la West Indies, héritera de la Nouvelle-France pour
les affaires commerciales, – territoire concédé : du Cap-Vert au Cap-de-Bonne-Espérance,
beaucoup de mal à l’époque à concevoir les dimensions des continents – le Roi gardera le
contrôle de l’administration. Jean Talon, un bon copain de Colbert, devient le grand
intendant : justice, police, finances. Il s’oppose à l’existence de la West Indies : Elle perdra
ses privilèges en Nouvelle-France, 30 ans avant la fin prévue de l’accord. La colonie au
service de la métropole, non l’inverse. C’est encore comme ça aujourd’hui dans les DOM-
TOM de Guadeloupe-Guyane-Martinique. Il ne saurait être question de dépeupler le Royaume
pour en peupler un autre, le Canada, incertain. Dommage ! Un autre royaume y verra. 1673,
les colonies anglaises de l’Amérique comptent déjà plus de 120 000 habitants, des âmes.
Talon, en défricheur, développeur, organisateur, planificateur, est le premier, le grand
architecte du Canada, qu’il quittera en novembre 1672, toujours célibataire ! Qui s’en
souvient ?
FRONTENAC
Au cours du XVIIe siècle, les Français marchent l’Amérique, entrevoient et rêvent
virtuellement ses dimensions, l’arpentent, nomment dix milles lieues, courent ses bois,
naviguent ses eaux, gravissent ses collines, fraternisent avec ses indigènes, les affrontent
aussi, la disputent à d’autres empires... et la perdent lamentablement ! Très peu de Français
sont devenus canadiens. Et ceux-là ont vite cessé d’être français. Seul l’idiome a survécu.
Les prises de possession au nom du Roi de France, loufoques : je plante une croix, chante
un Vexilla Regis, un Te Deum, sculte ses armoiries, inscris son nom, en latin toujours, c’est la
langue universelle, les Amérindiens n’ont qu’à fréquenter l’école des jésuites ou autres
eudistes, trois décharges de fusils, vive le Roi ! Le territoire revendiqué est beaucoup trop
vaste, trop peu d’habitants, des âmes, pour l’habiter, n’ont jamais empêché les Anglais de
remplir les espaces vides, et même de prendre possession, au nom d’un autre Monarque, outre
Manche celui-là, de territoires usurpés par les Français aux natifs-natals Américains.
A force de vouloir chercher la route de la Chine par le Nord et vers l’Ouest, Anglais et
Français ont fini par parcourir tout le Canada, ad mare ! Vivent les Rois !
Louis Jolliet, un sieur, et Jacques Marquette, un jésuite, affrontent tous les dangers, glissent
sur le Mississipi jusqu’en Arkansas ; Cavalier de La Salle, lui, jusqu’à son embouchure, prend
possession de l’endroit au nom de Louis XIV, 1682, Vexilla Regis et tout le bazar, le nomme
Louisiane en son honneur, découverte que Sa Majesté jugera bien inutile( !). Pour les
Français, La Louisiane, une mythologie. Le French Quarter de la Nouvelle-Orléans, plus
espagnol que français ; Bourbon Street, plus américain que français. La Salle tente d’y
revenir, par mer, deux ans plus tard, se fait assassiner. Toute fin 19e siècle, Pierre Le Moyne
d’Iberville fonde un établissement, rive Est du Mississipi, Biloxi. L’époque encore de la traite
des esclaves : des négriers y marchandent des Africains, sans gré et avec force. Des colons
français ? Très peu ! Des émigrés de Saint-Domingue fuyant la Révolution haïtienne, 1793-
1804, ou française, 1789-1794, c’est la même. Des milliers d’âmes, blanches mais noires
surtout. Biloxi Blues, Louis Armstrong. La Louisiane, française, espagnole, c’est selon
Bonaparte, puis encore française, enfin étatsunienne, 80 millions de francs, même en U$, si
peu ! Un si vaste territoire ! Des Cajuns aussi, des milliers, déportés, par l’autre histoire,
l’acadienne, Évangéline, Zachary Richard. Qui fait qu’on parle un français aujourd’hui là-bas.
Le CODOFIL, un noble effort, une goutte d’eau dans le Golfe du Mexique !
C’est que, tout est fonction ici en Amérique de ce qui se passe, ou ne se passe pas, en
Europe.
Janvier 1667, la France et L’Angleterre de nouveau en guerre.
Est ravi par Québec, mais la trouve désordonnée, la future capitale d’un futur grand
Empire, rêve-t-il ! 2001 : Bernard Landry y rêve aussi ! À des Canadiens, des Français, fait
prêter serment de fidélité au Roi, encore Louis XIV, toujours Colbert. Obéissance absolue
aussi à son représentant, Lui, Frontenac. Des Hurons et des Abénaquis, enchantés par la
cérémonie du serment, veulent en faire autant. Pourquoi ne pas franciser les autochtones
puisqu’on les évangélise ? Colbert gronde Frontenac. Et si ces Canadiens finissaient par
revendiquer leur indépendance du Royaume ?
Le problème de l’heure : la vente de l’alcool aux Amérindiens et les coureurs des bois, qui
font du désordre, banditisme, hors-la-loi, sont insolents, trop indépendants, c’est que
l’aventure est payante, très. De nombreux petits postes de traite illégaux, à l’insu de
l’administration coloniale, donc royale. Le Roi ordonne leur surveillance étroite : défense aux
habitants de la colonie de quitter leurs maisons, sous peine de vie, de mort ? De galère à
perpète ! Ils cesseront de courir, tôt ou tard. L’alcool aux Amérindiens est resté jusqu’à ce
jour un problème de l’heure !
On commence à noter le caractère particulier des Canadiens, qui s’accorde mal avec la
subordination. La fréquentation des Indigènes et les vastes espaces, sans doute !
Les Français veulent déloger les Anglais installés à la Baie d’Hudson, le contrôle de la
traite des fourrures, toujours. Ils y parviennent : la Hudson’s Bay Co. est temporairement
démantelée. Français et Anglais s’y affronteront encore à quelques reprises. Autre souhait du
Roi : exterminer les Iroquois, alliés des Anglais et ennemis des Hurons et des Outaouais, ces
derniers, alliés des Français ; la petite vérole y parviendra en partie, guerre bactériologique ?
Les prisonniers iront ramer sur ses galères, avec les Sénégalais. Son dilemme : rester en paix
avec la Nouvelle-Angleterre.
1689 : La guerre reprend entre la France et l’Angleterre, Louis XIV combat aussi
l’Espagne, la Bavière, les Pays-Bas, beaucoup de pain sur la planche !
Les Anglais d’Albany poussent les Iroquois à attaquer la colonie française. Lachine : 1500
Iroquois, mousquets, poudre, plombs, hachettes, couteaux, tout est made in British ; 120
enlèvements, 200 assassinats, une vraie boucherie ! Génocide ? Epuration ethnique ? On
retiendra massacre. Oeil pour oeil, les Français appuyés de leurs alliés, riposte sur la
Nouvelle-Angleterre : Corlaer (Schenectady) plutôt qu’Albany ; Salmon Falls, près de
Portsmouth ; Casco (Falmouth, Portland, Maine). Les Anglais crient : « Canada must be
reduced ». D’abord, prendre Port-Royal, ce sera facile, l’autre histoire ; puis assièger Québec,
la nôtre. Une première tentative d’invasion, William Phips en tête, 34 vaisseaux de guerre,
échoue : l’hiver précoce de Québec, il l’est toujours, a raison de la flotte de Phips, qui
retourne à Boston, penaud ! A cette occasion aussi, la réponse célèbre de Frontenac, qui avait
repris ses fonctions entre-temps, à l’émissaire de Phips, « par la bouche de mes canons », que
tout écolier francophone au Canada a appris, mais confondu Wolfe avec Phips, Frontenac
avec Montcalm, qui viendront plus tard.
VAUDREUIL
En Europe, la guerre reprend de plus belle : tous les Empires, et leurs monarques,
Angleterre, Hollande, Danemark, Autriche, Allemagne, versus la France, se disputent la
succession du trône d’Espagne.
Ce qui finit par se savoir en Amérique du Nord, dans les Empires en construction,
destruction ? Raids et barbaries de part et d’autre, la chasse aux ennemis, scalps français et
chevelures anglaises ont un prix, les Iroquois restent neutres, les Abénaquis, moins.
Philippe de Rigaud de Vaudreuil, un marquis, vieille noblesse du Sud de la France,
succède à Callière. Joseph Dudley, gouverneur de Boston, juge les Canadiens cruels, il n’a
pas totalement tort, Vaudreuil a la même opinion des Anglais, n’a pas tort non plus !
Et pourquoi d’ailleurs, interroge-t-on non sans raison, tolérer des voisins gênants comme
ces Français, une population si faible, qui contrôlent un si grand territoire, et qui grèvent notre
commerce, par leurs trafics, astuces et alliances avec les Sauvages ? Soumettre le Canada à la
Couronne. Port-Royal tombe, encore une fois, l’autre histoire, octobre 1710, sous l’offensive
de Francis Nicholson, par ordre de Sa Reine Majesté Anne, d’Angleterre, Annapolis-Royal.
Une nouvelle tentative d’invasion de Québec échoue, 12 000 hommes dans l’entreprise, dont
plusieurs femmes aussi, le masculin l’emportant en ce temps sur le féminin, des intentions
hostiles, certes ! Cette fois, récifs, l’Ile-aux-Œufs, brouillards courants marées vents
contraires, incompétence des pilotes, 1290 naufragés, ont raison de la puissante flotte
britannique. Nicholson, furieux, en piétine sa perruque ! Ils reviendront. Chez les Français de
Québec, jubilation, protection divine, Te deum et actions de grâce fusent.
1712 : Traité d’Utrecht, Pays-Bas. France et Angleterre mettent fin aux hostilités. Terre-
Neuve, Acadie (Nouvelle-Ecosse), Baie d’Hudson deviennent britanniques, les Iroquois aussi.
La Nouvelle-France est tout à coup moins vaste, mais les frontières demeurent floues. Seuls
restent aux Français la rivière qui mène à Québec, l’Ile Saint-Jean (Ile-du-Prince-Edouard),
l’Ile-du-Cap-Breton, où se réfugient bon nombre d’Acadiens, d’autres demeurent sous tutelle
anglaise à Plaisance (Terre-Neuve).
Devant ces pertes de territoire, les Français fortifient le Canada, toujours la peur d’un
revirement avec les Anglais. Juste prémonition/précaution ! 1720-1740 : Louisbourg, sur l’Ile
Royale (Cap-Breton), une forteresse, un véritable Gibraltar ; 1730 : Montréal ceinturée d’un
mur de pierre ; Québec, Citadelle et bastions, même époque. L’autre grande voie d’accès
aussi, d’invasion, la Rivière Richelieu : un fort à Chambly (Québec), un autre dans la région
du Lac Champlain, zone frontalière disputée, Pointe-à-la-Chevelure (Crown Point), Fort
Frédéric. La région des Grands Lacs aussi, zone imprécise du traité d’Utrecht, où comme de
raison Anglais et Français se fortifient et s’affrontent, Vaudreuil y plante un fort à Niagara.
C’est que la Nouvelle-France, malgré quelques incisions au Nord et à l’Est, est encore vaste
au Sud : garder la route ouverte et sécuritaire de Québec à la Louisiane, telle est l’étendue
encore, pour un temps.
La quête de la route de la Chine n’a pas été oubliée non plus : Les La Vérendrye, père et
fils, y verront, en route vers la mer de l’Ouest, vermeille, de l’ocre, où ils ne parviendront
jamais. Malgré tout : Rivière Rouge, Assiniboine (Winnipeg), Dakota Nord, Les Rocheuses
(1743), la rivière Saskatchewan.
Carillon, plus tard Ticonderoga, sud du lac Champlain, y est défaite par Montcalm, dernière
grande victoire française en Amérique. Au même moment, James Wolfe re-prend Louisbourg.
Encore ? Oui, encore ! Enragé, il veut aussi Québec, ce qu’il aura bientôt, William Pitt,
premier ministre de la Grande-Bretagne, lui accordant 12 000 hommes pour son projet, dans
sa campagne contre l’Amérique française de 1759. Pitt fera aussi prendre le Fort Niagara, la
route Nord-Sud de la Nouvelle-France est définitivement coupée.
Il ne reste que Québec, qui a beaucoup souffert de la famine, ces dernières années,
mobilisation générale, l’ennemi est en approche dans le Golfe, 14 navires de l’avant-flotte
d’invasion se trouvent déjà à la hauteur de Saint-Barnabé, près de Rimouski. Ce qui vient
derrière, terrifiant ! Les Anglais, une armée redoutable. Anéantir les Canadiens pour vaincre
les Français, stratégie douteuse ! Pitt l’avait promis : la guerre se gagnera en Amérique, non
en Europe. Les Canadiens n’avaient qu’à rester neutres, avait proposé Wolfe. La belle
affaire ! Qui est Français ? Qui est Canadien ? Cruelle question qu’on n’aura plus à se poser,
bientôt !
« Les Anglais ne sont pas venus pour ruiner et détruire les Canadiens, mais pour leur faire
goûter les douceurs d’un gouvernement juste et équitable » pourvu que les Canadiens
« rendent les armes et demeurent chez eux en repos », déclare le commandant en chef des
troupes de Sa Majesté. Ce que s’efforceront de faire les uns et les autres dans les deux siècles
suivants que racontera l’histoire du Canada. Ile d’Orléans, Lévis, Chute Montmorency, les
Anglais assiègent Québec. 12 juillet, et pendant deux mois, bombardement, 15 000 boulets,
Bang ! La guerre doit se dérouler en toute humanité, a promis Wolfe. Pas de scalps, ni
chevelures. Il y en aura pourtant, et beaucoup, de part et d’autre. Wolfe, Montcalm, un
assaillant, un assailli, un Anglais, un Français, la guerre canadienne, deux stratégies, l’armée
britannique, ordonnée, bataille rangée, tuer l’ennemi proprement, l’armée canadienne, des
miliciens, habitués à se battre à l’amérindienne. Gigantesque cafouillage sur les Plaines
d’Abraham, ce 13 septembre, c’est qu’on a mis beaucoup de temps à débarquer, vite, l’hiver
de la ville de Québec s’en vient, redoutable, 30 minutes, court mais intense affrontement qui
passera à l’Histoire, la canadienne, non la française, Wolfe est mortellement blessé, Montcalm
agonise. Le 17, Québec, démolie, désertée, capitule.
MURRAY
Vaudreuil et autres notables et évêques se sont réfugiés à Montréal, qui avec ce qui reste de
la colonie en passant par Trois-Rivières, est encore sous domination française. Lévis,
l’homme, tentera de reconquérir Québec, sans l’aide de la France, ne répond plus, hélas ! Le
Roi ne veut plus payer. L’a-t-il déjà fait ? Ne peut plus payer ? La France, la banqueroute. On
retiendra abandon. Plus encore, c’est la ruine en Canada. James Murray, nouveau Gouverneur
Général de Québec et du pays conquis, fonce vers Montréal, néglige Trois-Rivières, brûle
Sorel, se poste à Longueuil. Ses généraux, Amherst, sur l’Ile Perrot, puis à Lachine ;
Haviland, à Laprairie.
8 septembre 1760, Montréal, qui transformera avec le temps en noms de rues tous ces
généraux et autres illustres lieutenants anglais, ultime bastion de la colonie, un jour, 24 juillet
1967, un général français, le con ! y viendra beaucoup, beaucoup, beaucoup trop tard, crier
très fort du haut d’un balcon, met bas les armes. La Nouvelle-France n’est plus ! l’autre
France, l’Ancienne, n’ayant pas fourni les efforts nécessaires pour soutenir cette partie de son
Royaume en Amérique. D’autres noms de rues en conserveront le souvenir.
Le lendemain, 9 septembre, s’installe pour 3 ans un régime militaire. Les conditions de la
reddition, plusieurs articles, que Sa Majesté très chrétienne et Sa Majesté britannique devront
ratifier, ce qu’ils feront à Paris dans un Traité, 10 février 1763. Il ne restera à la Nouvelle-
France, et aux Français, que quelques cailloux, des bouts zilets, deux au froid, Saint-Pierre et
Miquelon, quelques autres au chaud, Guadeloupe DOM-TOM et cie. Est-ce que Robert
Charlebois sait que dans les pourparlers menant au Traité de Paris, les Français ont hésité
entre le Canada et la Guadeloupe ? Réparer l’erreur de Cartier ?
Ici s’achève la petite histoire des Français d’icitte, le reste de l’histoire socio-politique
n’est que prologue, la véritable suite étant celle des CF, leur survie, leur religion, leur langue.
Des CF, non pas des Canadiens qui sont des Français, mais des Canadiens qui parlent
français, la minuscule seule est importante, dans les deux cas ais donne [a]. Et qui ont
conservé quelques habitudes de prononciation de Louis « cé moé le roé » XIV, beau langage
de la Cour, jusqu’encore bien tard au 20e siècle, Maurice « toé, té-toé ! » Le Noble Duplessis,
langage châtié du parlement québécois, et le ti-cul « té qui toé, là ? », du coin, simple langage
de la rue d’icitte-là. Pas la place ici pour cette matière...
C’est à ce point qu’apparaissent au Canada deux solitudes, les uns et les autres plus ou
moins inégalement sujets du Roi : des Canadiens anglais, rulers du nouveau pays,
télégouverné par l’Angleterre pour un temps, jusqu’en 1867, une Constitution canadienne ;
des CF livrés à eux-mêmes dans la plus formidable aventure de survie qu’un peuple puisse
imaginer : la création d’une nation d’origine française, francophone, autonome, en Amérique.
Y réparer l’erreur de la France, l’Ancienne.
Welcome to the new Province of Quebec !
Parmi les accords du Traité de Paris, 27 articles rédigés en français, la liberté de la religion
catholique aux habitants du Canada ; tous les Français qui le désirent peuvent retourner en
France, ou où ils voudront, ils ont 18 mois pour s’exécuter, date limite : 10 août 1764. Très
peu le feront, moins de 300 : quelques militaires de carrière, dirigeants de la colonie, et leurs
familles.
Les Anglais ont intérêt à se multiplier ! Peupler la province et dépasser en nombre les CF,
afin qu’un jour, le temps agissant, ceux-ci finissent par être totalement assimilés, conséquence
naturelle de la Conquête. En attendant ce jour, qui n’est toujours pas arrivé, une infime
minorité anglaise contrôlera le sort d’une majorité de CF grandissante. Le défi : rendre ces CF
fidèles à la Grande-Bretagne, et à Ses Majestés.
En rétrospective, l’erreur anglaise : leur tolérance religieuse, confirmée dans l’Acte de
Québec, 1774, et plus tard. Accorder aux habitants de la province de Québec le libre exercice
de la religion de l’Église de Rome, c’est assurer du même coup leur survie en tant que race, et
garantir la survie de leur langue, ces trois ingrédients très fortement liés, s’alimentant l’un et
l’autre. Les Anglais l’apprendront à leurs dépens.
Join, or die ! 1775 : Invasion américaine (lire : étatsunienne) du Québec. Invitation lancée
au peuple canadien de se joindre aux troupes des treize Colonies rebelles d’Amérique, contre
la tyrannie britannique. Plusieurs le feront. Etatsuniens et Anglais se font face. Cessionnistes
contre Royalistes. Même sang !
Libérer le Québec, souhaitent les Yankees. Echec !
La France, son souci, affaiblir la puissance britannique partout où elle peut, appuie les
révolutionnaires des treize colonies, une alliance, 20 mars 1778 ; ne songe pas à reconquérir
elle-même son ancienne colonie, préfère aider les Américains à le faire. Maudits Français !
Consternation chez les CF : demeurer fidèles au conquérant britannique, ou unir la province
de Québec aux Etats-Unis et rêver d’un retour à la France. Dilemme ! Qui se résoudra par le
traité de paix entre l’Ancienne et la Nouvelle, Angleterre, 3 septembre 1783. Les Canadiens
demeureront sous tutelle britannique.
Les Etats-Unis devenus indépendants, des contingents de réfugiés, loyalistes, fidèles à la
mère-patrie, envahissent la province de Québec. Naissance des townships. Des milliers de ces
loyalistes prennent possession de terres québécoises, certaines vacantes, d’autres non.
Mésatisfaits des lois et coutumes un peu trop françaises à leur goût de cette colonie, ces
envahisseurs obtiennent un nouveau district judiciaire, de Pointe Beaudette, N45º.11.823’ /
W074º.19.287’, aujourd’hui un light-house abandonné, beaucoup de beaux chalets et de belles
maisons, une grande baie pour s’ancrer à l’abri des noroîts, sur le lac Saint-François, Fleuve
Saint-Laurent, à l’Ouest vers Niagara, avec Kingston comme chef-lieu. Une frontière voit le
jour, la province de Québec est divisée, viendra une autre province, l’Ontario, en attendant,
Bienvenue en Upper-Canada. Lois françaises d’un côté, anglaises de l’autre. Langue française
d’un côté, anglaise de l’autre. Dans le QC traditionnel, quelques isolats d’anglophones. A
Québec, Montréal, des marchands, des petites communautés subsistent. Trois-Rivières, la plus
francophone des Amériques, très peu. Quelques bastions d’anglophones dans certains
townships, les Eastern par exemple, plus tard l’Estrie, Lennoxville, Cookshire, Eaton Corner,
qui finiront par avoir la frousse, des référendums sur l’indépendance du Québec, 1980, 1995,
le FLQ aussi, et fuir en Ontario rejoindre leurs cousins. En Ontario, à l’inverse, des francos
chez les anglos, venus y chercher travail et subsistance, bois, chemins de fer, mines, fin XIXe-
début XXe siècles. On en trouve dans tous les racoins de la province, parfois en majorité,
comme à Hawkesbury, le plus souvent en minorité ou en phase d’assimilation irréversible, les
mariages hétérolinguistiques faisant des ravages. Idem pour les States : Les tisserands du
pouvoir, une épopée terrible : plus d’un million y sont passés à la même époque. Combien
seraient les francos du QC aujourd’hui sans toutes ces émigrations ? 12 millions, estiment les
démographes. Sans doute davantage ! Et cela c’est sans compter, au XXe siècle, les snow
birds devenus citoyens permanents de la Floride, ni Marcel et Jeanne D’Arc, précédés par
cousins et beaux-frères, émigrés dans l’Ouest canadien, à la recherche de travail et prospérité.
Français canadiens, n’ont plus voulu être des Français, ne veulent plus aujourd’hui être des
Canadiens, les Québécois en tous cas, n’était-ce le pouvoir de « l’argent et le vote ethnique »,
dit tout haut ce que chacun savait tout bas un soir de référendum le premier ministre Pariseau,
au travers du brouillard de l’alcool.
L’Acte constitutionnel de 1791, sanction royale : 10 juin, God save the King !, entrée en
vigueur : 26 décembre, modifie l’Acte de Québec de 1784, divise la province de Québec en
deux Canadas, le Haut et le Bas. Les francophones, 150 000 sur 160, forment la majorité ;
l’anglais sera pourtant la seule langue légale pour la Chambre d’Assemblée et le Conseil
législatif, ordonne Londres. On se battra pendant des décennies pour qu’il n’en soit pas ainsi :
une lavalasse de lois linguistiques pour protéger les droits du français en cette partie de
l’Amérique, quels droits ? ; des nombres qui ne veulent rien dire : 69, 22, 101. Le dernier-né,
2001, la citoyenneté et la langue : Le français, une langue pour tout le monde.
CARLETON
Sitôt l’oreille à la sortie du débarcadère de Mirabel ou de Dorval7, les Français, avec leur
manière bien particulière, arrogante, se plaignent de ne rien comprendre à la façon de parler
des Québécois. « Putain, sympas ces mecs, mais quel accent ! ! ! »
« Comme sils en avaient pas un, eux-autres, un accent, st... ! »
Les Anglais du Canada, qui en ont les moyens, c’est le cas de plusieurs, et les immigrants
fortunés assimilés à ce groupe linguistique, préfèrent envoyer leurs enfants dans les Collèges
privés français, des lycées, à Montréal, Toronto, Ottawa, Quebec City, afin qu’ils puissent
apprendre le français français, dit international, standard, correct, pur, sans accent, et autres
semblables qualificatifs stéréotypés, plutôt que le français local d’icitte, jugé douteux, impur,
bâtard, incompréhensible, de peu d’envergure, et autres chevaux semblables, bourré de sacres
et d’anglicismes, que commettre d’autre ?
Les Français, jusqu’à tout récemment, ne voyaient ici que « ma cabane au Canada » et des
Indiens à plumes derrière chaque arbre. Beaucoup de Québécois préfèrent maintenant le vin
chilien ou argentin au vin français, jugé prétentieux et hors de rapport qualité-prix.
Que s’est-il donc passé depuis le départ des Français en 1763 ? Le français des Français a
évolué... le français des Canadiens a évolué... Un peu comme le romain des Gaulois a
évolué..., et le romain des Romains a évolué..., pour donner, le premier, le français des
Français, les Francs de Charlemagne, l’Allemand, y sont pour assez peu dans cette évolution,
le vieux fonds celte et gaulois, beaucoup plus, bien sûr ; et pour donner le second, l’italien,
aux multiples dialectes du Nord au Sud. En France, la Révolution de 1789 changera la norme
de « cé moé le roé ! » à « cé plus toa le roa », le prestige passant de la langue de l’un à celle
des autres, révolution oblige ! Au Canada, après la conquête britannique, le français d’icitte,
isolé de sa maman-patrie, se tricotera de plus en plus serré avec la langue victorieuse ; les
7
Pierre Eliot-Trudeau est le nouveau nom donné à l’aéroport de Dorval. Qui se souvient de Saint-Scholastique,
PQ ? Apparemment, personne !
GLOTTOPOL – n° 9 – janvier 2007
http://www.univ-rouen.fr/dyalang/glottopol
188
effets linguistiques de la Révolution française ne se feront sentir ici que deux siècles plus tard,
au moment d’une autre Révolution, tranquille celle-là !
Un 24 juillet 1967, un Général français en visite, du haut d’un balcon de l’Hôtel de Ville :
« Vive le Québec... Vive le Québec... Vive le Québec... liiiibre ! ». Il aura fini par le cracher...
l’adjectif ! Les Québécois y songeaient depuis un temps déjà ! Charles de Gaulle aussi !
Naissance de mouvements néo-indépendantistes, séparatistes, autonomistes, le Parti
québécois. Révolution culturelle, religieuse, politique, sociale, tranquille, mais aussi
linguistique. Les descendants français canadiens redécouvrent la France, et la France cette
ancienne colonie d’irréductibles francophones, des Gaulois en Amérique ! Ici, des politiques
linguistiques visant à franciser, non, à re-franciser ce que l’envahisseur avait anglicisé :
création d’un Office de la langue française avec tout son barda de commission de ceci, et
commission de cela8 : Mission : épuration terminologique. Mission d’épuration visant
essentiellement à déchouquer les mots anglais des domaines techniques : lexiques de la
plomberie, de la construction, de la fabrication de la chaussure, de la métallurgie, du bois, et
la tralée ... Mais aussi de l’affichage commercial : accommodation devient dépanneur9, snack
bar & fries devient pataterie, and so on... Les Québécois apprennent à dire pare-brise plutôt
que windshield, freins plutôt que brakes, shampooing plutôt que shampoo, peu importe que
les deux soient proprement anglais, mais conservent fin de semaine, jugé plus français que le
week-end des Français. Hambourgeois et racinette10, sentis ridicules, ne passeront jamais à
l’usage courant. Des lois et règlements sur la fréquentation des écoles également : intégration
de tous les immigrants aux écoles françaises, les descendants britanniques pouvant continuer
à fréquenter les écoles anglaises ou aller où ils voudront. En Ontario, par exemple !
Tout ceci, et bien d’autres tracas, contenu dans un document d’une extrême officialité,
connu sous le nom de Charte de la langue française, 26 août 1977, où on peut lire dans le
préambule, et au chapitre un :
(Préambule)
Langue distinctive d’un peuple majoritairement francophone, la langue française
permet au peuple québécois d’exprimer son identité.
L’Assemblée nationale reconnaît la volonté des Québécois d’assurer la qualité et
le rayonnement de la langue française. Elle est donc résolue à faire du français la langue
de l’Etat et de la Loi aussi bien que la langue normale et habituelle du travail, de
l’enseignement, des communications, du commerce et des affaires.
L’Assemblée nationale entend poursuivre cet objectif dans un esprit de justice et
d’ouverture, dans le respect des institutions de la communauté québécoise d’expression
anglaise et celui des minorités ethniques, dont elle reconnaît l’apport précieux au
développement du Québec.
L’Assemblée nationale reconnaît aux Amérindiens et aux Inuit du Québec,
descendants des premiers habitants du pays, le droit qu’ils ont de maintenir et de
développer leur langue et culture d’origine.
Ces principes s’inscrivent dans le mouvement universel de revalorisation des
cultures nationales qui confère à chaque peuple l’obligation d’apporter une contribution
particulière à la communauté internationale. SA MAJESTÉ, de l’avis et du consentement
de l’Assemblée nationale du Québec, décrète ce qui suit :
(Chapitre 1)
1. Le français est la langue officielle du Québec. (1977, c. 5, a. 1)
8
Plus exactement un Conseil de la langue française, un Office de la langue française, une Commission de
surveillance, une Commission de toponymie, et de nombreuses Commissions de terminologie.
9
Domont, à Saint-Elie d’Orford, a fait l’inverse !
10
Pour hamburger et root beer.
GLOTTOPOL – n° 9 – janvier 2007
http://www.univ-rouen.fr/dyalang/glottopol
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Ce que les linguistes appellent dans leur jargon : phonologie, morphologie et syntaxe.
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Comprenons-nous bien : joual est un terme péjoratif, dépréciatif, ce qui ne devrait pas être le cas de créole,
terme réservé à un groupe de langues qui ont émergé dans des conditions socio-historiques bien particulières,
mais victime lui-même d’une certaine mystification (R. Fournier2006). Joual est la prononciation populaire du
mot cheval. Le terme a d’abord été médiatisé par le journaliste André Laurendeau dans Le Devoir, en 1959, pour
dénigrer le langage parlé par les Québécois. Repris immédiatement par Jean-Paul Desbiens sous le pseudonyme
de Frère Untel (1960) dans la même optique, ce terme a malheureusement eu la vie trop longue. Périodiquement,
défenseurs et pourfendeurs relancent le débat qui, très émotif, mène toujours nulle part. A titre indicatif
seulement : Jean-Marcel Paquette, 1973 ; Georges Dor, 1996 ; Marty Laforest, 1997. Pour un point de vue
particulièrement lucide sur cette question, voir Paul Laurendeau, 1992.
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Il s’agit bien du même Carleton, prénommé Guy, un baron, qui succéda à Murray, et qui fut nommé
lieutenant-gouverneur puis gouverneur en chef de la Province of Québec. Une municipalité et une université
portent également son nom dans la région d’Ottawa.
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Bibliographie
DESBIENS J.-P., sous le pseudonyme de Frère Untel ; 1960, Les insolences du Frère Untel
Québec, Ed. de l’homme.
DOR G., 1996, Anna braillé ène shot. Essai sur le langage parlé des Québécois, Québec,
Lanctôt.
FOURNIER R., 2006, « Le mythe créole » dans : Carlo A. Célius (dir.), Situations créoles,
Pratiques et représentations, Québec, Nota Bene, pp. 23-48.
GROULX P., 2004, « Se voir dans la peau de Champlain », dans R. Litalien, D. Vaugeois
(dirs.), Champlain, la naissance de l’Amérique française, Sillery & Paris, Septentrion
& Nouveau monde éditions, pp. 335-346.
LAFOREST M., 1997, Etats d’âme, états de langue. Essai sur le français parlé au Québec,
Québec, Nuit Blanche.
LAURENDEAU P., 1992, « Socio-historicité des français non conventionnels : le cas du
JOUAL (Québec 1960-1975) », Grammaire des fautes et français non conventionnels,
Paris, Presses de l’Ecole Normale Supérieure, pp. 279-296.
PAQUETTE J.-M., 1973, Le joual de Troie, Québec, Editions du Jour.
PELLEPRAT P. (R.P.), 1655, Relation des Missions des PP. de la Compagnie de Jésus dans
les Isles et dans la Terre firme de l’Amérique méridionale, Paris, Cramoisy.
WITTMANN H., 1973, « Le joual c’est-tu un créole ? », La Linguistique vol. 9, n° 2, pp. 83-
93.
Régine Delamotte-Legrand
Université de Rouen – FRE 2787 DYALANG
Equipe IFA- Sénégal, 2006, Les mots du patrimoine : le Sénégal. AUF/EAC, Paris, 599 p.
- ISBN : 2- 914610-33- 5
Danièle Latin
Université de Liège
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Equipe IFA (J. Blondé, G. Canu, J.-P. Caprile, J .R. Delteil, P. Dumont, R. Efoua-Zengue, S. Faïk, D. Gontier, F.
Jouannet, S. Lafage, G. Mendo-Ze, G. N’Diaye-Corréard, A. Queffélec, C. Queffelec, D. Racelle-Latin
(Coordonnatrice), J.-L. Rondreux, J. Schmidt, S. Shyirambere, J. Tabi-Manga) , Inventaire des particularités
lexicales du français en Afrique noire, Introduction par Willy Bal, Présentation des travaux par Danièle Racelle-
Latin., EDICEF/AUF, 2004. (1° édition, AUPELF, 1983 ; 2° édition EDICEF-AUPELF, coll. « Universités
francophones » - UREF, 1988 ; 3° édition, AUF, EDICEF, 2004). Là où les règles de l’actuel ouvrage rejoignent
celles qui ont présidé à la structuration de l’Inventaire général IFA, nous renvoyons le lecteur à la présentation
de l’un et l’autre ouvrages.
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pour ce qui touche au corpus lexical du Sénégal. Ensuite, parce que l’investissement
scientifique nouveau que manifeste l’actuelle réalisation permet de prendre une mesure très
positive de la capacité acquise à ce jour au Sénégal dans l’entreprise qui consiste à décrire une
variété lexicale de français dans sa portée globale.
A ce double égard, le présent travail constitue un modèle du genre : loin de se limiter à
constituer un nouveau venu dans la série des Inventaires de particularismes de seconde
génération, il inaugure une écriture lexicographique d’un niveau supérieur qui, sur de
nombreux points, atteint pleinement la hauteur dictionnairique.
Le travail d’actualisation
L’actualisation a consisté à reprendre les corpus lexicaux antérieurement réalisés2 et à en
vérifier la survivance, ou, au contraire, l’obsolescence, ainsi qu’à y noter tout changement
fonctionnel en tenant compte des traits retenus dans la structure lexicographique. Cet aspect
du travail, qui est loin de saturer l’intérêt de l’ouvrage, est toutefois extrêmement précieux
pour l’avancement général de la recherche lexicographique appliquée aux français d’Afrique
car elle présente une systématicité sans faille et permet de ce fait de prendre une mesure
exacte du changement linguistique intervenu depuis les années 1970-80.
Pour les lexies qui étaient déjà attestées au Sénégal dans la nomenclature de l’IFA et qui
n’ont subi aucun changement observé, les auteurs reprennent la définition de l’ouvrage de
référence collectif et le citent par la mention (IFA). Mais, le plus souvent, le nouveau relevé
enregistre des modifications, lexématiques (maître de langue devenu maître-langue), des
changements d’état de langue (maison-ballon, vx) ou l’apparition de sens nouveaux. Enfin,
les définitions préexistantes ont été modifiées lorsque la visée de l’actuelle description, qui est
d’approfondir l’étude du lexique au plan national sénégalais, entraînait l’exigence d’une autre
formulation (maire-indigène).
La nomenclature
La nomenclature est solidement étayée par une recherche sociolinguistique autorisée et qui
délimite clairement ses critères et seuils critiques d’acceptabilité des items : niveaux
diastratiques du français (le mésolecte étant essentiellement ciblé), intégration phonétique,
graphique des emprunts, etc. (cf. Présentation). Les quelque 3500 lexies-vedettes répertoriées
ne donnent pas une idée suffisante du volume lexical de l’ouvrage car, en raison de
l’importante polysémie des articles, souvent longs et bien documentés, l’on peut estimer que
le nombre de lexies correspondant à une unité de sens est doublé par rapport à cette première
estimation objective. Ainsi, pour une centaine d’articles dans la lettre A, 34 sont
polysémiques et regroupent à eux seuls 111 unités de sens. Pour quelque 195 articles compris
dans la lettre B, 49 sont polysémiques et mobilisent 131 unités de sens. Dans les 480 articles
2
Pour rappel, ont été respectivement réalisés dans les années 1979-83 deux enquêtes débouchant sur la
publication d’un Inventaire des particularités lexicales du français au Sénégal, l’un réalisé par l’Equipe de
Geneviève N’Diaye Corréard du Département de Linguistique générale et Linguistique africaine (1979), l’autre
réalisé par l’équipe du Centre de Linguistique Appliquée de Dakar, alors sous la direction de Pierre Dumont
(CLAD et NEA/EDICEF, 1979). Ces deux nomenclatures parallèles, dont les entrées se limitaient généralement
à de simples acceptions, et ne se recoupaient que partiellement, furent alors synthétisées par les équipes réunies
pour être ensuite traitées et intégrées dans un interclassement général et interafricain par la coordonnatrice de
l’Inventaire des particularités lexicales du français en Afrique noire (IFA, 1983). L’actuelle actualisation
reprend en compte ces trois corpus dont le corpus de synthèse du lexique sénégalais incorporé dans l’Inventaire
général représente l’état lexicographique le plus structuré et le mieux validé.
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de la lettre C, 67 selon notre estimation, sont polysémiques et représentent 148 unités de sens
supplémentaires par rapport à la nomenclature des lexies-vedettes pour cette lourde lettre
alphabétique, dont 413 correspondent à une lexie monosémique. Et ainsi de suite. Cette
polysémie nouvelle par rapport aux corpus antérieurement inventoriés, est le premier signe
d’une appropriation évidente, voire d’une « naturalisation » du français au patrimoine culturel
du Sénégal, ainsi que le souligne à juste titre l’illustre préfacier de l’ouvrage.
Par ailleurs, la tendance centripète que nous venons d’identifier dans le regroupement des
unités lexicales, de nature sémantique, trouve son correspondant sur le plan syntagmatique
dans les très nombreux cas de formation par composition, co-occurrences non soudées,
locutions verbales ou idiomatiques, qui sont toutes traitées en entrées verticales sous leur
lexie-mère, conformément à la règle lexicographique qui veut que l’on ne considère le mot
composé comme un lexème propre que s’il comporte un trait d’union (auquel cas il fait l’objet
d’une entrée-vedette indépendante dans la nomenclature). A titre d’exemples, l’article
boubou comprend selon cette règle les sous-entrées : boubou anango - boubou bazin -
boubou basin - boubou camisole - boubou court - boubou « haoussa » - boubou
« jacquard » - boubou khartoum - boubou ndokette - boubou « ndokette » - boubou
« palman » - boubou trois pièces - boubou 3 pièces - boubou wolof. Cette façon de faire
présente de multiples avantages, notamment celui d’approfondir la portée spécifique de
certaines compositions de base lexicale française : par exemple, dans l’entrée brisure et la
série subordonnée de composés : brisure de maïs - brisure de mil - brisure de riz, le
regroupement permet de mettre en exergue de l’article brisure un sens spécifique à valeur
générique dans la variété : « masse de grains cassés ». Le travail métalinguistique ainsi opéré
est révélateur de nouvelles unités sémantiques, ce qui confère plus d’autonomie à la variété
qui est décrite dans sa logique lexicale propre.
Par delà les regroupements classiques de locutions utilisées avec les verbes avoir, être ou
faire et relevées un peu partout en Afrique grâce à l’IFA, l’on notera avec intérêt pour le
champ sénégalais des formules nouvelles, tantôt inspirées du français, tantôt provenant des
langues locales telles faire du baara yeggo, faire du bana-bana, faire du clando (2 sens),
faire du Colobane, faire du dibi-dibi, faire du faux-lion, qui témoignent de la vitalité de la
fonction expressive en français courant entre Sénégalais à partir de notions usuelles en
langues et enracinées dans les réalités les plus locales, patrimoine commun à la communauté
des locuteurs. Elles attestent parmi tant d’autres ce « va-et-vient » (Abdou Diouf) entre les
langues du patrimoine et le français, devenu, lui aussi de ce fait, langue sénégalaise. Les
métaphorisations dues à l’humour, plus nombreuses que par le passé, vont dans le même sens,
tel le cas de aile de dinde, aile-de-dinde (1. « Enseignant sans formation, recruté à une
période où l’on trouvait sur les marchés de Dakar des ailes de dinde importées, en grande
quantité et à bon marché ». 2. « Voiture d’occasion importée d’Europe ».).
En tenant compte du point de vue fonctionnel (différentiel) qui préside au départ à
l’identification du trait lexical, les auteurs et leur Directrice (à qui revient le choix de
l’économie du texte lexicographique) ont adopté une politique précise pour les entrées
composées qui sont répertoriées sous le premier élément sauf si ce mot n’est pas une
particularité. Ainsi, dans l’article boubou, les composés grand boubou et petit boubou font
l’objet d’un renvoi à grand boubou et petit boubou. Dans la locution faire sa toilette, l’article
est renvoyé à toilette mais faire ses besoins (« Vaquer à ses occupations, s’occuper de ses
affaires ») est entré sous faire. Les locutions verbales figurent sous le verbe et un renvoi est
fait, s’il y a lieu, à l’entrée sous le nom. Dans la locution faire kaw-kaw (du wolof kaw-kaw
« villageois ») « Imiter les paysans », l’entrée se fait sous kaw-kaw.
La tendance d’appropriation centripète est par ailleurs équilibrée dans le corpus
lexicographique retenu par une tendance centrifuge dont rend compte clairement la
nomenclature, riche en séries de composés et de dérivés néologiques issus de mêmes familles
3
Cette typologie est définie dans le volume de l’IFA. Elle distingue une catégorisation en quatre points : a)
particularités lexématiques (formations nouvelles ou emprunts ; b) particularités sémantiques (transferts,
restrictions, extensions de sens, métaphorisations) ; c) particularités grammaticales (changements de catégorie,
de genre, de construction, etc.) ; d) particularités qui tiennent à des différences de connotation, à des différences
de fréquence, à des différences de niveaux ou d’états de langue. (Cf. Danièle Racelle-Latin, Cordonnatrice
« Présentation de l’Inventaire des particularités lexicales du français en Afrique Noire », Ed. 2004, XXVII).
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Sans pour autant les souligner par des renvois onomasiologiques (V.), lesquels existent mais restent rares.
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indigotier n.m. (Indigofera tinctoria) Plante (fam. papilionacées) à petites fleurs rouges
et à gousses rougeâtres, qui fournit l’indigo. [...]
La microstructure
L’ordre des informations linguistiques dans la microstructure est sensiblement inchangé
par rapport au modèle de l’Inventaire IFA dont l’ouvrage procède dans sa portée
d’actualisation (on se reportera pour le détail à la présentation de l’ouvrage et à son protocole
d’abréviations et de signes conventionnels). Mais le souci d’enrichissement encyclopédique
(culturel), déjà observé, se répercute dans des options diverses qui touchent aussi bien à
l’exigence didactique des définitions (notamment pour les noms de langues dont la famille ou
le groupe scientifique sont toujours fournis), par l’adjonction (déjà signalée) d’entrées
lexicales relevant de spécialités (ainsi des lexies didactiques telles que baobab des chacals,
baobab-cimetière et baobab-tumulus viennent s’ajouter à la définition (renouvelée) de
baobab qui se voit assortie elle-même d’un important développement encyclopédique
(didactique) sur les utilités sociales de l’arbre).
Il convient aussi de souligner que la mention de l’origine de la lexie, très souvent formulée,
constitue une des précieuses richesses de l’ouvrage.
Un inventaire ou un dictionnaire ?
Le propre d’une langue étant de s’adapter, les diverses formes de la variation linguistique
sont le fait spontané de la vitalité de l’usage de cette langue mais l’unité d’une langue de
culture est nécessairement le fruit d’une construction métalinguistique des grammairiens et
lexicographes qui en dégagent les règles lexico-logiques à partir de l’analyse des corpus
observés, règles qu’ils codifient alors dans la langue-mémoire, lexique ou dictionnaire. Et ce
qui est vrai de la langue se vérifie pour la description de ses variétés lorsque celles-ci ont pris
corps dans la communauté sociale.
Les mots du patrimoine : le Sénégal se situe dans l’axe logique de cet aménagement
lexicographique entre l’IFA, comme inventaire des variétés du français en Afrique noire
francophone, et le projet d’un futur dictionnaire linguistique et culturel du français en Afrique
subsaharienne, dont il réalise un premier modèle pour le Sénégal. Outre l’importance de
l’enjeu immédiat, qui n’échappe à personne, cette réalisation a le mérite de prouver par
l’exemple qu’entre l’une et l’autre étapes il n’y a pas de solution de continuité, pas de
différence de nature mais seulement une différence de visée, de systématicité et d’envergure
dans le travail de traitement de la langue. A cet égard, l’actuel travail, à l’instar de ceux qui
l’ont précédé dans le cadre des recherches partagées du Réseau « Etude du français en
francophonie » de l’AUF, témoigne du pur souci scientifique de la recherche fondamentale. Il
garantit la sereine objectivité d’un savoir lexicographique de première main dont on espère
toutefois qu’il trouvera à inspirer de nombreuses applications.
Pour conclure, voilà un inventaire qui a l’ouverture d’un dictionnaire et un dictionnaire qui
fait oublier, grâce à sa grande qualité, les limites contraignantes du genre et qui offre, comme
l’écrit le Président Abdou Diouf dans sa préface s’adressant à la communauté sénégalaise, une
« véritable anthologie des productions langagières de nos écrivains, de nos universitaires, de
nos journalistes comme des francophones anonymes de notre pays ». Ajoutons pour
l’ensemble de la communauté francophone que voilà un livre fondateur, qui prend la mesure
de la mémoire d’un peuple dans « l’image vivante » de son langage et où, dans la description
stricte des mots de la langue sociale d’aujourd’hui résonnent les traditions vibrantes de
plusieurs héritages : historique (de l’époque héroïque précoloniale jusqu’à la démocratie
contemporaine), socio-culturel (lié à l’importance des clans et des ethnies, des familles, mais
aussi des identités, des langues et de l’esprit voire de l’humour de l’intercommunication
moderne), politique (lié à la vie des partis à l’époque couverte par l’enquête), spirituels
(concernant musulmans et chrétiens et autres traditions), scientifiques, techniques,
sociologiques, ces derniers vocabulaires, issus de la modernité, et appropriés par le génie
sénégalais.
Beniamino Michel, Gauvin Lise (dirs.), 2005, Vocabulaire des études francophones.
Les concepts de base, Presses Universitaires de Limoges (PULIM), coll. Francophonies,
210 pages. - ISBN : 2842873645
Aurélie Lefebvre
Université de Rouen – FRE 2787 DYALANG
Ce qui apparaît après la lecture de cet ensemble d’articles est que les théories qui se sont
essayées à l’analyse des littératures francophones se sont confrontées à deux questions
centrales et problématiques : d’une part, la question de la langue d’écriture, et plus
précisément la question des rapports entre langue(s) et littérature et, d’autre part, la question
des rapports entre littérature française et littératures francophones.
201
Cependant, il ne faudrait pas croire qu’il s’agisse seulement pour les écrivains de dénoncer
ces conditions. Au contraire, ils les dépassent en prenant la diglossie comme support pour la
construction d’une esthétique d’écriture. Ainsi, R. Grutman (loc. cit.) souligne justement que
la diglossie littéraire « est devenue une dynamique d’écriture visant à dédramatiser les conflits
linguistiques ».
L’enjeu de la question linguistique mise en scène par les écrivains est également un indice
de ce que Lise Gauvin appelle leur « surconscience linguistique » (pp. 172-174). En proposant
« une réflexion sur la langue et sur la manière dont s’articulent les rapports langues/littérature
dans des contextes différents » (L. Gauvin, op. cit. : 172), les écrivains francophones
témoignent d’une « sensibilité plus grande à la problématique des langues » (ibid. : 173). Leur
« surconscience linguistique » est également nettement perceptible dans les différents
concepts qu’ils ont eux-mêmes élaborés afin d’inscrire leurs pratiques dans une réflexion
construite. Il est remarquable que tous leurs concepts problématisent cette question de leur
rapport à la (aux) langue(s).
Effectivement, l’idée de la « bi-langue » d’Abdelkebir Khatibi, ou celle du « voleur de
langue » de Jacques Rabemananjara par exemple, montrent bien ce qu’il y a de problématique
à posséder plusieurs langues pour n’écrire que dans l’une d’elles, notamment lorsqu’elle est
considérée comme langue seconde ou étrangère.
Pour Khatibi (1981 : 8), la « bi-langue » illustre le fait que « la langue maternelle est à
l’œuvre dans la langue étrangère. D’une langue à l’autre se déroulent une traduction
permanente et un entretien en abyme, extrêmement difficile à mettre au jour ». Cette pensée
des relations qui existent entre les langues de l’écrivain (qui ferait de lui un cas particulier
d’individu bilingue) donne lieu à ce que Lise Gauvin appelle à juste titre une « écriture
palimpseste » (L. Gauvin, « Bi-langue », pp. 27-29 ; p. 28). Ainsi, la « bi-langue » est un
exemple de ce que peuvent être l’hybridité et/ou le phénomène d’interlangue en littérature
(voir supra), qui renvoie aussi à l’image de l’écrivain « passeur de langues » (J.-L. Joubert,
« Passeur de langue », pp. 149-150) : « Le passeur de langues se fixe comme projet de réaliser
un métissage, ou plutôt une alchimie particulière : transmuer d’une langue dans l’autre ce qui
semblait devoir rester irréductible, ce qui normalement ne passe pas » (op. cit. : 150). Pour
expliciter sa pensée, J.-L. Joubert développe la métaphore du « contrebandier » (ibid. : 149)
ou de la « contrebande langagière » (ibid. : 150), exprimant ainsi l’idée que l’écriture bilingue
n’est pas que traduction d’une langue à l’autre, mais « va et vient permanent entre les deux
langues » (ibid. : 149).
Cette métaphore de l’activité secrète et surtout illicite est également à l’œuvre dans l’image
du « voleur de langue » développée par le poète Malgache J. Rabemananjara lors de son
intervention au Deuxième Congrès des Ecrivains et Artistes Noirs : « Notre Congrès, à la
vérité, c’est le Congrès des voleurs de langue. Ce délit, au moins, nous l’avons commis ! » (J.
Rabemananjara, 1959 : 70). Il rejoint par là l’image du « butin de guerre » de Kateb (1994 :
132) : « notre usage du français peut devenir une arme » (). Mais, bien plus qu’un simple
« vol de langue », il s’agit pour Kateb d’une véritable conquête, voire d’une lutte : « Ecrire en
français, c’est presque, sur un plan beaucoup plus élevé, arracher le fusil des mains d’un
parachutiste ! Ça a la même valeur. » (op. cit. : 56).
Pourtant, il ne suffit pas de se battre pour la langue, il faut aussi conquérir la légitimité de
son utilisation : « Nous nous sommes emparés d’elle, nous nous la sommes appropriée, au
point de la revendiquer nôtre au même titre que ses détenteurs de droit divin » (J.
Rabemananjara, op. cit. : 70). Du coup, avec ces écrivains, la langue française va dire ce
qu’elle n’avait jamais dit : « Les mots, par le miracle de la transmutation, ont pris sur nos
lèvres et sous notre plume un contenu qu’ils n’ont pas et n’auront jamais acquis chez leurs
usagers. » (ibid. : 76).
Pour conclure, nous dirons que l’approche des littératures francophones n’est jamais
simple, comme le montrent bien les rédacteurs, en émettant parfois des réserves et des mises
en garde sur les problèmes sous-jacents à certaines approches.
Néanmoins, l’ouvrage parvient à montrer quelles sont les différentes entrées en matière
que l’on peut adopter quand on est face à un texte francophone. Mais il s’avère aussi être une
bonne synthèse des différentes approches, qui sont pourtant parfois récentes et, par
conséquent, encore en élaboration. Il se montre donc à la hauteur de ce qu’il annonce en étant
« à la fois une présentation de la recherche dans le domaine des études francophones et un
outil de référence permettant d’“entrer” dans le domaine […] » (Quatrième de couverture).
Bibliographie
CASANOVA P., 1999, La République mondiale des Lettres Paris, Seuil.
DELEUZE G., GUATTARI F., 1975, Kafka. Pour une littérature mineure, Paris, Minuit.
KATEB Y., 1994, Le Poète comme un boxeur. Entretiens 1958-1989, Paris, Seuil.
KHATIBI A., 1981, « Lettre préface », dans Marc Gontard, La violence du texte. Etudes sur
la littérature marocaine de langue française, Paris, L’Harmattan.
Comité de rédaction : Mehmet Akinci, Sophie Babault, André Batiana, Claude Caitucoli,
Robert Fournier, François Gaudin, Normand Labrie, Philippe Lane, Foued Laroussi, Benoit
Leblanc, Fabienne Leconte, Dalila Morsly, Clara Mortamet, Alioune Ndao, Gisèle Prignitz,
Richard Sabria, Georges-Elia Sarfati, Bernard Zongo.
ISSN : 1769-7425