L'école, Instrument de Sauvegarde Des Langues Menacées - Table

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Presses

universitaires
de
Perpignan
L’école, instrument de sauvegarde des langues
menacées ? | Chrystelle Burban, Christian Lagarde

Table ronde
p. 391-407

Texte intégral
1 Une table ronde – dont, pour des raisons purement
techniques, nous regrettons de ne pouvoir publier les
débats – a réuni, pour conclure le colloque, un certain
nombre de participants autour du thème : « Les enjeux
de l’enseignement des langues à l’école ». Il était
initialement prévu que cette table ronde se déroule dans
un lieu public et ouvert de la ville de Perpignan, dans le
cadre d’une « Festa des langues » qui n’a finalement pas
pu se tenir en parallèle au colloque1. Pour inciter le
public non-spécialiste – mais néanmoins locuteur – à
s’exprimer et à échanger avec l’aréopage de spécialistes
réunis, il était entendu que les interventions
prendraient une tournure moins académique, plus liée
au vécu des intervenants prévus et espérés (en tant que
débatteurs spontanés), et à des expériences de
militantisme partagé en faveur de la défense des
langues menacées et de la promotion de la diversité
linguistique. Ainsi, chacun s’exprimerait de la « place »
qui est la sienne, et l’on obtiendrait, en complément des
communications jusqu’alors prononcées, des éclairages
dignes d’intérêt et surtout propices, la réunion terminée,
à alimenter la réflexion de tous.
2 Il nous en reste le texte enregistré et transcrit de cinq
interventions, dont la publication, de par les
perspectives offertes, nous est apparue opportune. Dans
un premier temps, Pierre Boutan, spécialiste de
l’histoire de la didactique des langues (jusqu’à tout
récemment, maître de conférences à l’IUFM de
Montpellier et membre actif de l’équipe Didaxis de
l’Université Paul-Valéry Montpellier III, co-organisateur
des « Journées Pierre-Guibbert » d’étude des manuels
scolaires) nous invite à approcher la problématique des
langues menacées en maintenant un certain niveau de
rigueur scientifique. Il plaide pour que, même militant,
l’on se défasse d’un certain nombre de stéréotypes qui,
parce qu’ils risquent de décrédibiliser le discours tenu,
n’apportent guère au bout du compte à la défense de ces
langues. À la suite, Marie-Jeanne Verny, professeur
agrégée très active au département d’occitan de
Montpellier III, auteur d’une thèse sur l’écrivain
contemporain « bilingue » Roland Pécout, intervient ici,
en tant que militante occitaniste, secrétaire générale de
la FELCO (Fédération des Enseignants de Langue et
Culture Occitane). Elle témoigne avec lucidité de
l’énergie à déployer face aux nombreux obstacles qui se
dressent au quotidien devant qui s’engage à sauver une
langue menacée – dans ce cas une « langue régionale »
ou « langue de France »– entre institutions peu
disposées à coopérer, une opinion publique assez
largement indifférente et des stratégies associatives
parfois maladroites.
3 Joëlle Cordesse , agrégée d’anglais, joignant
compétence théorique (en sémiotique peircienne) et
engagement militant, est l’auteur d’une thèse sur
l’éducation au multilinguisme. Elle anime avec
dynamisme la section perpignanaise du Groupe
Français d’Éducation Nouvelle (GFEN), qui agit dans les
quartiers en faveur de la reconnaissance de l’égalité des
langues et de leurs locuteurs. Elle montre ici comment
on peut s’y prendre pour intervenir auprès des
minorités linguistiques confinées dans des structures
scolaires « adaptées » et valoriser ce capital (et par là
même les locuteurs, enfants et parents) en le portant sur
la place publique, entre autre dans le cadre du concept
de « Festa des langues ».
4 Avec Charles Pepinster, ancien inspecteur de
l’éducation belge, militant du Groupe Belge d’Education
Nouvelle, nous avons un témoignage à la fois actuel et
rétrospectif des complexités d’un bilinguisme
institutionnel mais peu pratiqué. Il se traduit en effet
par une cohabitation où le rapport de force
interlinguistique qui sommeille est toujours prêt à
rallumer la « guerre des langues ». Son épouse, Eugénie
Éloy, qui milite dans la même organisation, évoque une
autre facette de leurs activités, à savoir leurs
interventions sur le terrain du Tiers-Monde,
concrètement ici, en Bolivie. En l’occurrence, elle nous
explique comment des militants altermondialistes bien
intentionnés peuvent voir leur action instrumentalisée
par des enjeux géopolitiques et socio-économiques qui
leur échappent ; comment l’action sur des langues
menacées peut, en fin de compte, servir des intérêts
d’une tout autre nature et mus par des motivations
parfaitement opposées.
5 Pierre Boutan : Compte-tenu que les historiens ne
connaissent rien au domaine de la linguistique, étant
linguiste je me suis intéressé à l’histoire, en me disant :
on verra bien si ça fonctionne mieux dans ce sens. Je
voudrais poser tout de suite qu’il est assez facile de
comprendre que, quand on a affaire à des gens
méchants, forts et bêtes, effectivement on n’a aucune
chance de gagner. Le problème, c’est qu’ils peuvent être
forts, mais que ceux qui ont été contre les langues
minoritaires ne sont pas forcément méchants ou bêtes ;
ni l’un ni l’autre. Ils ont aussi été intelligents, et ils
avaient des raisons de faire cela. C’est un peu cette
problématique, celle de l’historien au fond, qui consiste
à essayer de comprendre pourquoi les événements se
sont produits d’une certaine façon et comment, que j’ai
essayé pour ma part d’appliquer à l’histoire de
l’enseignement du français. Dans ce cadre-là, j’annonce
tout de suite que je vais dire du bien d’Ernest Renan, de
Jules Ferry. Je vais évoquer les environs du 25 août 1879.
C’est à l’occasion de l’exposition universelle
qu’environ 1 500 instituteurs sont rassemblés dans le
grand amphithéâtre de la Sorbonne. Il y a là le ministre,
Bardou, et arrive – il n’était pas annoncé parce qu’il
n’était pas certain de son intervention – un professeur
au Collège de France nommé Michel Bréal. Bréal fait un
discours sur la façon dont il perçoit les problèmes de
l’enseignement du français, avec toute une série de
propositions particulièrement douteuses aujourd’hui –
par exemple, qu’on fait trop de grammaire, qu’il faut
arrêter de faire autant de dictées. Au bout d’un moment,
il en arrive à une autre question : il dit aussi qu’on ne
s’intéresse pas suffisamment à l’enseignement des mots.
Michel Bréal, pour ceux qui ne sont pas linguistiques, a
inventé, ou plutôt, c’est le premier à qui l’on attribue
l’invention de la sémantique. Il en arrive alors à un
passage de son discours que je vais vous lire :
6 « Ceci m’amène à toucher une question sur laquelle je
ne sais pas si je serai de votre avis [il s’adresse aux
instituteurs] : c’est la question des patois, question très
difficile, parce qu’on y a mêlé des éléments étrangers à
l’éducation, l’esprit de parti s’en est emparé, la politique,
la mauvaise politique, elle peut embrouiller les choses
les plus claires. Mais je me placerai uniquement au
point de vue de l’enfant, et à ce point de vue je dois dire
que je suis un ami des patois par devant un ministre
et 1 500 instituteurs. Voici comment je comprends les
rapports du français et du patois : deux frères sont nés à
la campagne ; l’un, plus entreprenant ou conduit par les
événements, s’en va à la ville. Il y apprend beaucoup de
choses nouvelles, fait des voyages, se met en contact
avec une foule d’hommes et de choses, entre dans la vie
politique, écrit, devient député, ministre. Il retourne
ensuite dans son village et il y retrouve son frère, qui a
labouré son champ, élevé sa famille, a ressenti le
contrecoup des événements politiques ; il est toujours
resté sur son domaine, faisant valoir ses propriétés et
par là servant à sa manière son pays. Ces deux hommes
ne parleront plus la même langue ; il est évident que
l’un possédera une foule de mots, une foule d’idées que
l’autre n’aura pas. Il est certain aussi que le frère resté
dans la maison paternelle, aura l’esprit un peu fermé,
qu’il aura des préjugés, des superstitions. Mais d’autre
part, il se peut qu’il ait du bon sens, du naturel, de la
finesse, et que, pour les sentiments intimes du cœur, il
soit au moins son égal. Est-ce que ces deux hommes ne
s’aimeront pas autant parce qu’ils ne parleront pas la
même langue ? Est-ce que le citadin va dédaigner son
frère ou lui prêcher le dédain de la vie qu’il a menée ? Je
crois qu’il devra tâcher de l’élever jusqu’à lui, mais en
prenant pour point de départ ses connaissances et ses
habitudes. Il respectera tout ce qu’il y a de bon, de sain
dans le développement naturel de cet enfant de la
campagne. Voilà comment je comprends les rapports du
patois et de la langue littéraire ; ce ne sont pas des
ennemis. Si la guerre s’établissait entre eux, ce serait
pour le dommage de l’un et de l’autre. Au point de vue
pédagogique, je crois que c’est toujours une chose
dangereuse d’apprendre à l’enfant à mépriser ce qu’il
doit à la maison, [applaudissements]. C’est une chose
dangereuse aussi dans la vie intellectuelle des nations
comme dans celle des individus de provoquer des
solutions de continuité. Quand elle se produit, c’est
toujours un malheur. S’il y a des enfants qui ont parlé
patois jusqu’à l’âge de douze ans, vous défendez
subitement ce langage, si vous traitez le patois comme
un paria, l’esprit de l’enfant deviendra incertain, et il
n’est pas sûr qu’il puisse remplacer ce que vous l’obligez
à abandonner. [...] ».
7 Je passe sur le fait qu’il s’adresse à des instituteurs pour
leur dire que, évidemment, ils ne vont pas leur
apprendre le patois à l’école, mais qu’ils vont s’en servir
pour la langue française ; qu’ils ne vont pas le mettre en-
dehors de l’école, qu’il y aura une place. Nous sommes
au mois d’août 1879. Jules Ferry arrive au ministère, et
dans les jours qui suivent, il invite Michel Bréal à en
prendre une Direction. Quand on lit les discours de Jules
Ferry, il n’y a pas un mot sur cette question. Quand il fait
une tournée en septembre 1879, dans le sud, à
Perpignan, pour inaugurer la statue de François Arago,
il en raconte les étapes à sa jeune femme qui a vingt de
moins que lui, et qui publiera cette correspondance
en 1914, bien après les événements de Jules Ferry. Tous
les soirs il lui écrit, il lui raconte ses différentes étapes.
Voici celle de Toulouse, il y a cinq mille personnes ; je
passe sur les circonstances (Jules Ferry a tout d’un coup
acquis une notoriété importante, parce qu’il a ajouté
dans un de ses textes de loi un article 7 qui était destiné
à interdire à un certain nombre de congrégations la
possibilité d’enseigner). Donc, il rencontre un succès
énorme ; le parti républicain se mobilise pour lui, il y a
cinq mille personnes pour l’accueillir à la gare
Matabiau. On a dû savoir qu’il était amateur de bel canto
et voici ce qui se passe. En fait d’art, il ne va pas à
l’opéra, il ne va pas au Capitole, à Toulouse ; il y a un
chœur d’ouvriers qui vient devant le Rectorat, et qu’est-
ce qu’on chante ? Tolosa mon païs. Et il rend compte de
ça, et je le montre à une experte, et moun païs, il l’écrit
en langue mistralienne. Quand il arrive à Perpignan, là,
il y a dix mille personnes, évidemment Étienne l’amène
à Rivesaltes et voilà ce que raconte Ferry : ce qu’il dit
n’est évidemment pas un discours de circonstance ; il
écrit à sa femme et a priori jamais cela n’aurait dû être
publié : « J’ai trouvé le brave homme à quelques lieux de
Perpignan, à Rivesaltes ; il haranguait les paysans en
catalan, chantait à tue-tête des chansons catalanes,
gambadait avec des vieilles femmes ses contemporaines
et proposait aux jeunes de danser des danses du cru. »
Ça change un peu notre vision. Trop simple. Le débat
existait. Il a été vif entre ceux qui reprenaient en gros la
position de l’abbé Grégoire, mais qui, pour l’essentiel
réalistes, savaient que cela n’était pas possible, en raison
de la forte implantation des langues locales, et ceux qui
disaient qu’il fallait s’en servir pour apprendre le
français, et qui par la suite se sont demandé pourquoi
ces langues n’auraient pas leur place à l’école, un peu
plus tard. Évidemment toutes ces considérations n’ont
plus de valeur aujourd’hui ; évidemment, je simplifie
massivement, et je m’en excuse.
8 Juste un mot sur Renan. Renan dit des choses très
importantes là-dessus. Je sais ce qu’il a pu dire par
ailleurs sur les races etc. Mais il dit quelque chose de
très fort sur la nation, de très, très fort, dans Qu’est-ce
qu’une nation ?, en 1882 : qu’une nation, ce n’est ni une
unité de race, ni une unité de religion, ni une unité de
langue, vous le savez, qu’une nation, c’est une entité
politique. C’est le fameux « plébiscite de tous les jours ».
Tant que les gens veulent vivre ensemble, ils sont une
nation. S’ils ne veulent plus, ils se séparent. Mesurez ce
que cela veut dire dans le cadre de la Troisième
République, et comprenez pourquoi la Troisième
République n’a jamais produit – sauf en 1925, dans des
circonstances sur lesquelles je n’ai pas besoin de
m’appesantir – de texte central disant qu’il fallait
combattre les patois. La raison en est simple : si la
Troisième République disait qu’il fallait une unité de
langue – et c’est bien ce qui caractérise la nation –, elle
légitimait du même coup le fait que les Prussiens aient
occupé et annexé l’Alsace et la Lorraine, où on ne parlait
pas français et où il y avait un enseignement bilingue,
pour l’essentiel. Voilà, les choses sont plus compliquées
que ce qu’on a raconté à ce sujet. Il faut bien
comprendre que beaucoup d’arguments, bien entendu,
qu’on nous ressort aujourd’hui, sont des arguments de
cette époque, mais en général sans que l’on ait le débat
qui a eu lieu sous cette Troisième République.
9 Premier dilemme : apprendre la langue française est-ce
détruire les patois ? Il y a eu un débat, et il ne faut pas
croire que la position de Grégoire était la position
générale. D’abord pour des raisons réalistes : on ne
pouvait pas, parce que les gens continuaient à parler les
« patois ».
10 Deuxième perspective : est-ce qu’on pouvait apprendre
le français sans détruire les patois ? C’est ce que pensait
une partie non négligeable de l’opinion ; parce que,
quand même, parmi les félibres il y avait pas mal
d’instituteurs, un certain nombre, etc. Parmi ceux qui
défendaient ces langues, il y avait aussi des instituteurs,
pas seulement pour le « patois », mais aussi pour le
breton etc. Je ne vous dis pas les difficultés
insurmontables qu’on a rencontrées, soit dans le Pays
basque soit en Bretagne, quand on a voulu mettre en
place, au motif d’améliorer l’enseignement du français,
des maîtres qui ne connaissaient pas la langue locale. Il
a fallu renoncer. On a d’ailleurs pris des mesures
spécifiques pour ces deux régions, et le débat a été
permanent jusqu’après la première guerre mondiale.
11 Troisième perspective : apprendre l’idiome local à côté
du français. C’est tout-à-fait important de sauvegarder
ces langues, dès lors qu’on trouve des locuteurs pour le
vouloir. Et là, tous ceux qui défendent ces langues ont
un rôle à jouer : s’il n’y a plus de locuteurs pour parler
une langue, la langue disparaitra, en tout cas, sous sa
forme orale. Elle sera intéressante dans ce cas pour les
linguistes qui s’intéresseront à l’histoire. Donc, pour
« apprendre l’idiome local à côté du français » (je
reprends les termes), malheureusement il faudra
attendre 1951, date de leur reconnaissance ; et au
passage, dérision de l’histoire, vous savez bien que les
premiers à les reconnaître, c’était l’État français de
Pétain. Voilà, les choses ne sont jamais simples...
12 Cela ne m’empêche d’être de ceux qui pensent qu’il faut
faire tout ce qu’on peut pour sauvegarder ce patrimoine.
Et ce patrimoine, pour le sauvegarder, il n’y a qu’un seul
moyen : qu’il y ait des gens qui le parlent.
13 Marie-Jeanne Verny : Pour ma part, je vais me placer
sur un plan d’actualité militante. C’est vrai que parfois,
quand on est militant, on a tendance à bâtir notre
militance sur des mythes et des choses un peu
simplistes, mais je crois qu’on n’a pas intérêt à cela,
qu’on a intérêt à faire preuve de savoir critique, ne
serait-ce que pour être plus efficace et crédible en tant
que militant.
14 Je me fonde sur le présent, sur ce que j’observe comme
praticienne et comme militante. Malheureusement, en
France nous sommes devant un champ de ruines.
Quelles que soient les conquêtes récentes, quels que
soient nos efforts, quelles que soient les avancées
pédagogiques, les réflexions, l’argent mis ici et là par des
collectivités territoriales, quel que soit le cadre législatif
très, très frêle que nous avons, quand on voit le nombre
de locuteurs, les mille étudiants bilingues en occitan – si
je ne me trompe pas – et les dix mille petits gamins qui
sont passés par le système bilingue breton, dont on sait
bien qu’ils ne deviennent pas tous des usagers, il faut se
rendre à l’évidence : nous sommes devant un champ de
ruines. Face à ce constat, c’est vrai qu’on a parfois des
jours de pessimisme, mais comme on croit à ce que l’on
fait, cela compense le pessimisme. Mais il est indéniable
qu’on est quand même devant un état sinistré, en partie
parce que – Pierre, tu disais à l’instant même « encore
faut-il que la société le demande » – la société,
majoritairement, ne demande rien. Parce que, ce qui est
très grave dans ce pays, c’est que l’interdit a été
intériorisé ; et c’est d’ailleurs une des objections qu’on
nous fait très souvent : « mais les gens n’ont pas envie
de... » ou « tes propres parents t’ont appris le français
parce qu’ils pensaient que c’est par le français que tu
arriverais quelque part ». Je veux dire par là que la
société est arrivée à un stade où la demande sociale
n’est pas suffisante, même si parfois elle se fait forte,
quand la mort de la langue est très proche ou quand la
mort est là.
15 Comment remonter ce champ de ruines ? Je ne sais pas.
Je suis optimiste encore une fois, mais ce n’est pas facile,
d’autant plus dans le contexte d’un service public
sinistré. On le sait bien dans les établissements scolaires,
que lorsque les proviseurs sont confrontés à une
dotation réduite, ils ont totalement tendance à retirer ce
qui dépasse, tout ce qui ne sert à rien : ce sera la
musique, le dessin, ce sera l’occitan, le breton etc. Nos
enseignants du second degré étant souvent bivalents, on
essaie autant qu’on peut de leur faire enseigner autre
chose que la langue régionale, enseignement pour
lequel ils sont pourtant nécessaires. Je me demande ce
que l’on peut faire par rapport à cela. Pour ce qui
concerne la FELCO, nous avons un parti pris, qui n’est
pas toujours compris, accepté, voulu par tout le monde,
le parti pris du partenariat ; c’est sortir le plus possible
du « bocal » dont parlait Jean-Marie2 ; parce que la
tendance du minoritaire c’est de se sentir bien entre
minoritaires, de se tenir chaud, de se créer des moments
de connivence linguistique, de connivence idéologique,
de ne pas s’affronter à l’autre, l’autre étant toujours
vécu, senti, pensé comme l’ennemi. Or l’autre est
souvent ennemi, c’est vrai, mais l’autre est la plupart du
temps indifférent, et quand il est ennemi, c’est parce
que, à mon avis, nous n’allons pas assez au débat – et là
je suis dans l’autocritique. Ce n’est pas facile, quand on
sort du cadre de notre petit contexte de professeur de
langue, de l’association, ce n’est pas facile d’aller
ailleurs ; dans mon syndicat, ce n’est pas toujours drôle.
J’ai pris le parti de faire autant de travail dans mon
syndicat que dans mon association, parce que les débats
se mènent là aussi. Le partenariat se fait avec les
associations de parents – je pense qu’on ne peut pas
l’éviter –, partenariat avec les associations de linguistes ;
par exemple, pour la FELCO, nous avons décidé
d’adhérer depuis vingt ans à une association de langues
vivantes, qui regroupe des enseignants de langues
étrangères. Entre parenthèses, je signale qu’ils veulent
créer une commission « langues de France », mais qu’ils
n’y arrivent pas parce qu’il n’y a dedans à s’être signalés
comme professeurs de langue que des Occitans, et c’est
bien dommage. Moi, je m’y implique par conviction,
parce que je défends toutes les langues. À ce titre-là, la
FELCO a été invitée à une rencontre ministérielle où
nous avons été reçus par un des trois chefs de cabinet
du ministère de l’époque. Parmi les intervenants, il y
avait le président de l’A.P. L.V., le président de
l’association des professeurs d’allemand et moi-même
qui représentais la FELCO. À cette volonté de travailler
avec les autres, il y a deux raisons : l’une, utilitaire, je le
dis sans fausse honte : quand on est militant, si ce qu’on
fait n’est pas utile, si ce n’est pas bien conçu, on perd du
temps ; et également par conviction.
16 Il y a d’autres choses qui m’interpellent – et je suis
consciente de poser là plus de questions que je
n’apporte de réponses. Par exemple, celle de savoir quel
est l’espace de pouvoir et de contre-pouvoir auquel on
se réfère. Robert Lafont l’a analysé pour l’occitan à
propos de ses références esthétiques dirais-je ; il a ainsi
développé le concept d’Arcadie. L’Arcadie, cela peut être
le refuge dans la ruralité, ou le refuge dans le passé ou
la nostalgie. C’est vrai que souvent on voudrait réduire
les langues régionales au registre affectif : le cocon, la
famille, la ruralité, le passé. Ce réflexe arcadique, je me
demande si on ne l’a pas parfois en tant que militant.
J’ai l’impression que parfois on se réfugie dans la région
ou dans l’Europe parce qu’on ne veut pas se confronter
au réel qui est encore, qu’on le veuille ou non, le
français. Attention ! je ne dis pas qu’il n’y a pas des
choses à faire avec la région ou avec l’Europe. Je crois
qu’il faut penser tous les espaces de pouvoir, mais n’en
privilégier aucun et surtout, me semble-t-il, ne pas
croire que parce qu’on change d’espace on va résoudre
la question. Si les régions se rendent compte demain
que, selon leur couleur, selon leur philosophie, selon
leur orientation politique, que l’enseignement du breton
ou de l’occitan ne leur rapporte pas un sou, ils ne vont
pas se battre pour ça. Je suis très sceptique sur
l’attachement réel des politiques à la langue qu’ils
défendent. S’il semble que c’est porteur, fort bien ; mais
je voudrais voir ça sur une durée un peu plus longue...
En tout cas sans contre-pouvoir, il est clair qu’on n’y
arrivera pas. Quant à l’Europe, pardonnez-moi
d’aborder un débat récent, mais je ne suis pas persuadée
que, quelle que soit la conception qu’on en ait, elle aille
forcément vers la diversité linguistique. Quel argent
l’Europe est-elle disposée à mettre pour que toutes les
langues, que ce soit celles des états ou les minoritaires,
aient leur place dans le contexte des débats européens ?
J’ai un tout petit doute, ne serait-ce que pour des raisons
pragmatiques. On est dans un système où l’argent a
encore un peu (c’est un euphémisme !) tendance à
gouverner le monde. Je le regrette, ce n’est pas ma
conception, mais elle est encore là.
17 C’est pour cela que je pense qu’il faut utiliser tous ces
contextes mais n’en fuir aucun, et surtout de se penser
en pouvoir et contre-pouvoir ; et moi je n’ai pas du tout
envie d’évacuer le cadre français pour des raisons qui
en plus, tiennent à l’espace occitan qui est très
compliqué. Quand on est Catalan, cela veut dire quelque
chose en termes de nationalité : le terme ne me gêne
pas. Pour la Bretagne, je ne sais pas si on parle de
nationalité de façon globale, mais au moins la région
Bretagne est une entité, dont on discute certes les
contours, mais qui existe quand même. On peut y faire
coller globalement langue et région. Mais l’Occitanie
n’est pas un concept socialement abouti. On s’y est
employé dans les années 1970 ; on a essayé de le poser,
mais je suis bien consciente qu’autant le terme occitan
fait à peu près consensus dans les couches que je dirais
éclairées, autant le concept « Occitanie » ne fait
absolument pas consensus auprès des populations, il ne
fonctionne pas. J’ajoute à ceci que les politiques
régionales sont totalement disparates chez nous. Vous
avez pu vous rendre compte des avancées dans les
Pyrénées-Atlantiques. M. Giry3 a bien dit que la Région
Aquitaine avait à son tour pris le train en marche ;
j’étais témoin le jour où le président Rousset a annoncé
un plan révolutionnaire pour le développement du
basque et de l’occitan pour sa région. Il y a là des
avancées conséquentes, mais dérisoires pour ce qui
concerne l’occitan, par rapport à ce qui est accordé au
basque. À Toulouse et Montpellier, on avance. Il y a
effectivement en Languedoc-Roussillon une structure
dans laquelle les acteurs ont été appelés à développer ce
qu’ils voulaient et il semblerait que l’on puisse aboutir à
un plan de développement. J’ai des doutes sur l’ampleur
de ce plan-là. Par contre, Olivier Giry a bien dit hier qu’il
y a des régions tout entières de l’espace occitan, comme
le Limousin et l’Auvergne, qui restent complètement à
l’écart. C’est très dommageable parce que ce sont là des
régions où la langue vit encore, parlée certes par les
plus de cinquante ans, mais en Limousin et en
Auvergne, l’occitan est encore une langue vivante.
Paradoxalement, c’est là qu’il y a le moins d’écoles
bilingues et le moins de volonté politique des locuteurs.
Comme quoi, ce n’est pas aussi facile que cela. Ce n’est
pas parce qu’il y a des locuteurs qu’il y a une demande.
Quant à la Provence, certains savent bien à quel point ça
fait problème. Le président de région est poussé par un
lobby – très fort en termes d’activisme, même si
socialement il ne l’est pas – qui voudrait faire séparer le
provençal du reste de l’occitan. Tout cela pour vous dire
que, devant cet espace linguistique, économique,
géographique aussi immense qu’est celui de l’occitan, on
ne peut pas avoir de réponse simpliste et qu’on est
constamment en train d’essayer de recoller les
morceaux, d’essayer d’analyser la disparité de
situations, de voir comment on peut y répondre.
18 Je voudrais quand même terminer sur une note
optimiste. Depuis quelque vingt-cinq ans que je suis
militante de langue régionale, je constate quand même
que, même parmi les militants, l’interrogation critique
sur les pratiques, le rapport à l’autre, à l’altérité, a
fortement augmenté. Je l’ai fait observer hier à Alain Di
Meglio. Le travail qu’il a fait sur la réflexion critique des
enseignants par rapport aux pratiques langagières des
élèves, le passage de la langue de la communauté à la
langue mise en commun, ce sont des concepts qui
avancent, comme le fait qu’on parle de citoyenneté, le
fait qu’on parle de la langue comme d’un vecteur pour
aller vers l’autre, cela montre qu’on ne s’enferme plus
dans l’identitarisme. Et cela, humainement,
intellectuellement, ça me satisfait. Je nous trouve plus
présentables maintenant, mais puisque nous sommes
plus présentables, allons vers l’autre, ne restons pas
entre nous. Et je pense – je m’adresse ici à mes amis
occitans –, que nous ne le faisons pas encore assez, que
nous n’avons pas encore ce réflexe d’aller dans les
syndicats, au G.F.E.N., à l’A.P. L.V., dans les lieux où il y a
d’autres militants, avec lesquels nous avons des choses à
partager, pour leur dire que nous, militants des langues
régionales, ce pour quoi nous nous battons, ce n’est pas
contre vous, et si vous êtes contre nous, c’est que vous
n’avez pas tout compris. Nous avons des choses en
commun ; voyons ce que nous avons en commun pour
avancer ensemble. Cessons de voir constamment l’autre
comme un étranger.
19 Joëlle Cordesse : On m’a demandé d’intervenir sur la
base du travail qui est fait depuis le secteur associatif,
pour faire état des possibilités d’actions multilingues
qu’on peut y développer. Je vais évoquer ici la
réalisation de Festa des langues qu’on a commencée
en 2001, inspirée d’un projet qui vient de Toulouse et de
la philosophie de Félix-Marcel Castan. Chaque fois qu’on
fait une Festa des langues, on reprend sur tous nos tracts
une phrase de lui qui est : « Toutes les langues sont
égales entre elles comme les citoyens d’une même
république ». Je crois que la forme que prend notre
Festa, c’est justement un peu ce lien retrouvé entre les
langues minorées, les savoirs populaires et cette
dimension d’exclusion. Moi, j’ai porté ce projet-là très
fort parce que j’y ai vu la possibilité de porter sur la
place publique une contre-institution destinée à
instituer les savoirs populaires. Par l’intermédiaire des
langues, on saisit l’occasion de montrer un visage
plurilingue, multilingue de la ville. L’idée, c’est d’avoir
une journée où on réunit tous les gens qui veulent bien
apporter leur langue, à qui on fournit un stand, à
égalité ; et c’est donc symboliquement très clair que
chaque personne qui se dit porteuse d’une langue,
quelle qu’elle soit, sans qu’on lui demande de prouver
qu’elle a des locuteurs, a le droit à un stand à égalité
avec les autres langues, grandes ou petites. C’est la
première condition. La deuxième, c’est qu’on se
rencontre dans nos langues, c’est-à-dire qu’on fait vivre
la possibilité d’aller dans la langue de l’autre par
effraction, avec des pratiques de création : on va la
parler, l’écrire, la comprendre. Pas seulement la
comprendre : je pense que c’est une erreur de vouloir
démontrer qu’il y a une intercompréhension des
langues romanes. C’est sans doute une bonne idée, ça
fait avancer, mais c’est dommage d’en rester là, parce
que la parole dans la langue de l’autre, c’est quelque
chose qui est tout aussi possible ; l’intercompréhension,
ça peut aller bien au-delà des langues romanes. Cette
idée-là, c’est celle de la rencontre de l’autre à l’intérieur
et dans le plus intime de nous-mêmes. La rencontre de
l’autre, c’est donc la deuxième condition. La troisième,
c’est le débat public. On a failli faire ça cet après-midi,
mais on n’a pas pu ; on a dû reporter la Festa des
langues, parce qu’on n’était pas prêts et qu’on n’a pas eu
les financements nécessaires. Il faut que vous sachiez
que le projet de départ était de faire cette table ronde en
public, avec la Festa des langues autour de nous. L’idée,
c’est qu’à la Festa des langues, il y a toute sorte de gens
qui y viennent : ça peut être des étudiants, ça peut être
des sans-papiers, etc., pour vous dire que tous les statuts
sociaux peuvent y cohabiter, car l’égalité des langues,
c’est aussi l’égalité des hommes, symbolique à ce
moment-là, qui y est affirmée. L’idée, c’est que
déghettoïser, c’est faire exister les langues ; en tout cas,
faire exister les langues pour déghettoïser, et comme on
dit quelquefois, déghettoïser sans poser la question des
langues mais la mettre en scène. C’est ça, le débat public.
20 J’insiste sur une autre chose : la fois précédente, on a
réussi à préparer ça avec Joëlle et Christian4, de telle
façon qu’on mettait tout le monde en situation d’écriture
et d’élaboration de pensée ; pas seulement d’aller parler
devant le public et le peuple : il s’agit d’aller travailler
ensemble. On avait donc proposé des ateliers d’écriture,
de rédaction, et ça a abouti à un texte qui est à votre
disposition et que je vous invite à lire. Vous verrez, il est
d’un excellent niveau ; je trouve qu’il est d’une grande
richesse et qu’il devrait faire plaisir aux militants des
langues qui sont dans la salle. C’est un texte qui a été
écrit en mettant à contribution différents étages, et
même si finalement on été trois à en peaufiner la
rédaction, énormément de gens y ont participé. C’est
donc ça aussi, l’idée de reconquérir un espace
intellectuel pour tous. Il n’y a pas de raison de mettre les
intellectuels d’un côté et ceux qui font la fête de l’autre.
La fête de la pensée, ça concerne tout le monde, et ça,
c’est une de mes grandes bagarres. C’est une bagarre de
l’Éducation nouvelle, l’Éducation nouvelle qui a
rencontré là le combat des Occitans. Pour moi, ça a été
la prise de conscience d’une confiscation ; je suis
professeur d’anglais, et je me suis rendue compte
qu’enseigner l’anglais c’était confisquer les langues.
Pour ce qui est des ateliers multilingues, on a trouvé
que, dans le cadre de la Festa des langues, il était difficile
de développer des pratiques comme celles qu’on sait
organiser, celle du « tous capables » en particulier. On
ne le faisait pas suffisamment vivre et, comme situation
de recherche, c’était un peu limité. Alors, on a eu l’idée
d’une rencontre de classes reliée à cette Festa. Ce qui
était intéressant, c’était aussi – pour nous, et pour moi
qui suis professeur par exemple – l’idée de créer une
institution populaire dans la ville, c’était un détour par
la ville pour transformer l’école, pour apporter quelque
chose à l’école qui puisse la faire bouger. Parce que de
l’intérieur, on ne change pas grand-chose à l’école, on la
change peut-être parfois de l’intérieur mais il faut aussi
qu’il y ait un détour par l’extérieur pour modifier, pour
être en dynamique. L’idée d’avoir une institution
extérieure dans la ville, c’était cette force de détour. Et
on est en train de revenir vers l’école par l’intermédiaire
de cette rencontre de classes, qui réunit pour une
journée aussi des ateliers de création, mais qui implique
en fait un travail en amont et un travail en aval. On
travaille ainsi avec des classes de CLIN – dont on a déjà
parlé5 – donc avec des primo-arrivants, qui apportent le
richesse de leur langue maternelle, avec plusieurs
classes de la filière bilingue catalan, avec une classe
d’étudiants étrangers, avec des classes de ZEP ce qui leur
permettent aussi de mettre leur langue en scène (car il y
a beaucoup d’enfants qui sont d’origine étrangère et
plusieurs classes de ZEP participent chaque année) ;
évidemment aussi des classes ordinaires, avec des
enseignants qui se posent la question de comment
enseigner les langues vivantes à l’école, des classes de
collège, des classes de lycée. Ce sont d’une façon
générale les langues minoritaires scolaires qui sont
intéressées, par exemple des classes de portugais des
lycées, des gens qui n’arrivent pas à trouver un public
pour enseigner l’allemand etc.
21 Tous ces gens se réunissent et on fait vivre les ateliers à
tout le monde, mélangés : multiâge, multilangues, des
ateliers de création multilingues où se mélangent les
âges, de la maternelle, 4 ans, jusqu’aux adultes,
accompagnateurs, enseignants, parents..., tout le monde
est dans les mêmes ateliers et on peut vivre des
démarches de création poétique ou autre. C’est un temps
de partage, de création où vraiment les langues existent,
pas forcément les langues des gens qui sont présents.
Moi, j’ai fait des ateliers d’écriture avec vingt-cinq
langues. L’important c’est de penser qu’on fait effraction
dans la langue de l’autre, qu’en fait ça fait exister les
langues de chacun, que ça leur donne une place. Alors,
on a constaté des effets en retour extraordinaires dans
les classes. Il y a en effet un deuxième aspect
intéressant, c’est que les enfants apportent des ateliers
eux-mêmes. La deuxième année, ils ont préparé,
apporté des ateliers dans lesquels ils présentent leurs
langues. C’est préparé en amont, par exemple lors
d’exposés sur les langues romanes. Dans une classe de
CLIN, j’ai une amie qui fait vivre des choses sur des
recettes de cuisine dans plusieurs langues romanes et
après les enfants amènent des recettes en berbère ; et à
partir de là, les langues se mettent à dialoguer entre
elles. Pour résumer, on entend dire qu’il y a des choses
importantes qui se passent par la suite : qu’il y a des
enfants qui travaillent dans la langue berbère ; il y a eu
un collège qui a monté un projet autour d’une classe de
CLIN comme centre du collège, et tout le monde s’est mis
à travailler sur comment enseigner l’allemand etc. ; ils
ont créé des situations de travail, des jeux etc. en venant
à la CLIN pour s’alimenter en idées. Il se produit des
choses comme ça, comme se mettre à chercher sur
Internet comment la langue berbère s’écrit et on ramène
ça à la classe.
22 Quand on parle de redonner confiance dans sa propre
langue, voilà comment ça se concrétise, parce que ce
sont toutes les langues du monde qui sont mises en
partage pour tous les enfants qui sont là. Il n’y a aucune
discrimination, il n’y a pas de retour à la barbarie ou
quoi que ce soit, on apporte sa pierre à la richesse
collective, ils y sont sensibles et ils le comprennent tout
de suite. On a ainsi un travail intéressant, pour lequel on
demande des financements. On aboutit à un travail
privilégié pour lequel l’année dernière on a mis à notre
disposition le Palais des Rois de Majorque. C’est un
endroit magnifique, symboliquement important, où le
catalan était un peu la langue hôtesse qui accueillait
toutes les autres langues, et on en était fiers.
L’inspecteur d’académie est venu voir ce qui s’était
passé, accompagné d’inspecteurs et responsables de la
formation. Du coup, cette année on a obtenu deux
journées de formation pour les enseignants sur ces
questions du multilinguisme dans le cadre de la
formation des enseignants (les 22 et 23 mai). C’est la
première fois qu’on arrive enfin à entrer dans la
formation des enseignants en tant que mouvement
militant. Nous avons aussi créé une structure qui
s’appelle le Labo de Babel, pour lequel nous avons créé
un comité de parrainage scientifique, parce qu’on s’est
dit qu’il fallait une autorité, dont des enseignants de
l’université font partie. Le Labo de Babel a un projet de
publication : l’idée, c’est qu’on crée là des situations
d’observation, de phénomènes qu’on n’a jamais pu
observer, parce que quand on observe le comportement
linguistique des personnes en individuel, on n’a pas les
mêmes données que quand on observe les effets
d’événements comme celui-là sur la pensée des enfants,
leur comportement etc. Donc, on pense que c’est un
projet de recherche qui peut aller assez loin si on arrive
à le mener. Mais tout ça n’est pas institué ni
institutionnel, c’est en dialogue avec les institutions et
en partenariat que ça advient.
23 Charles Pepinster : Après cette évocation du travail qui
est mené sur Perpignan, pour ma part, je vais vous
parler de la situation en Belgique, mon pays, telle que je
la connais. Il faut dire que la Belgique est un État
fédéral, et que c’est un état bilingue. En fait, la plupart
des Belges sont bilingues : les Flamands, qui sont
majoritaires, le sont presque tous en français et
néerlandais, plus leurs patois locaux ; les Bruxellois sont
pour la plupart bilingues, et dans la partie
germanophone, tout à fait à l’est, les gens sont
également parfaitement bilingues français-allemand ;
les gens du sud-est (la région de Arlon-Luxembourg)
sont aussi bilingues. Il n’y a qu’un foyer d’unilinguisme,
c’est celui dans lequel nous habitons, la Wallonie.
Depuis très longtemps, on est assez peu perméables à
l’apprentissage d’autres langues que la langue française.
On a considéré pendant tout un temps qu’apprendre le
néerlandais, ce n’était pas important, mais maintenant
ça commence à changer un peu. Je reprends : la
Belgique a cent septante-cinq ans, elle a vingt-cinq ans
de fédéralisme et se compose linguistiquement de trois
régions : une région flamande, une wallone et une
germanophone. Pourtant, au début elle était
officiellement unilingue. Après la révolution de 1830 qui
a chassé les Hollandais, la déclaration a été très claire :
on parlera le français partout, et toutes les écoles et
toutes les universités ont enseigné en français. Pour que
vous compreniez mieux la situation, je vais vous citer
une anecdote personnelle, de quand j’avais quinze ans.
Un de mes professeurs est venu me trouver en me
demandant si je voulais bien être un élève d’échange :
j’irais trois semaines en Flandres et un Flandrien, un
Flamand viendrait trois semaines chez moi. J’ai dit que
moi je voulais bien si mes parents étaient d’accord et ça
s’est fait. Quand je suis arrivé dans le pays flamand, je
ne connaissais à peu près rien. J’avais appris le flamand
comme on apprenait le latin ou le grec, c’est-à-dire une
langue morte. Je me suis étonné d’entendre des gens qui
parlaient cette langue-là, comme si je m’étais étonné
d’entendre parler le grec ancien. Et au premier repas, le
soir, on m’a demandé de trancher la question suivante :
« nous discutons, mais nous ne voulons pas aller voir
dans le dictionnaire, pour savoir si "moustiquaire" est
masculin ou féminin ». C’était leur préoccupation, à
table, et c’était des Flamands. Vous voyez à quel point ils
étaient... parce qu’ils avaient fait leur école en français.
Les parents étaient tous les deux instituteurs, ils avaient
fait leur école normale en français. C’est seulement
en 1951 que la Constitution a été traduite en flamand ;
auparavant elle n’était qu’en français. Tout ça s’explique
par la transformation économique qui a entraîné des
transformations consécutives : les Flamands étaient
pauvres et les Wallons étaient riches à cause de
l’exploitation des terrains miniers et de l’industrie
lourde qui occupait la partie wallone. Quand cette
industrie est tombée en désuétude, la pétrochimie a pris
la place en Flandres, et donc la Flandres est devenue
beaucoup plus riche. La montée en puissance des
revendications linguistiques a accompagné cet
enrichissement. Déjà, à partir de 1910, les Flamands
avaient obtenu la promesse qu’il y aurait égalité des
langues, mais c’est seulement au fur et à mesure des
années que cela s’est traduit dans les faits. Actuellement,
il y a donc presque parfaitement unilinguisme en
Wallonie, et multilinguisme en Flandres et à Bruxelles et
dans la partie germanophone.
24 Les patois et langages particuliers ont à peu près
disparu dans le sud, la partie francophone, à ce propos,
voici une deuxième anecdote. Quand j’étais gamin – je
suis le septième d’une famille de dix –, mes grands-
parents ont dit à mes parents « t’en as dix, nous on est
vieux, on a une vache, un veau, des cochons, des poules
etc., prêtes-nous-en un, il sera notre bâton de
vieillesse », et le sort est tombé sur moi. Je suis allé à
l’école. Stupéfaction : tous les gamins parlaient le
wallon, et l’instituteur leur apprenait le français. Ça a
complètement disparu et il n’y a pas eu du tout de
mouvement pour la réhabilitation du wallon à l’école,
par l’école et dans la société. Il y a des sociétés
culturelles qui entretiennent certains parlers wallons,
mais il faut bien dire que le wallon n’existe pas, ce sont
des wallons qui sont très différents les uns des autres, de
la même manière qu’en Flandres les Flamands ne se
comprennent d’un bout à l’autre de la Belgique. C’était
la même chose chez nous. Ça veut dire que les Wallons
sont indifférents et que l’indifférence générale n’a pas
créé une mentalité qui revendiquerait des lois qui se
traduiraient finalement dans des actes de promotion des
langues en voie de disparition. Elles disparaissent, tout
simplement. En Flandres, c’est la même chose, sauf que
là les Flamands continuent à la maison à se parler
abondamment dans leur langue traditionnelle. Ils
parlent le flamand venu de Hollande et entre eux ils se
parlent des dialectes. En général, c’est comme ça que ça
fonctionne.
25 Eugénie Éloy : Tu as peut-être oublié de dire que le
français, à la création de la Belgique, a été imposé par la
France, qui a été avec l’Allemagne et l’Angleterre à
l’initiative de la création de la Belgique. Le français était
imposé par la France et c’était la langue des riches, et le
flamand était la langue des pauvres. Avec la révolution
économique, les Flamands sont devenus riches, donc
maintenant la langue des riches c’est le néerlandais,
c’est le flamand, et la nôtre c’est la langue des pauvres.
Nous sommes dans les plans Marshall pour le moment,
pour remonter la Wallonie.
26 Nous allons prendre l’avion maintenant, pour vous
raconter comment nous, Belges, avons été amenés à
intervenir en Bolivie dans un projet que le
gouvernement bolivien appelle le projet EIB (Éducation
Interculturelle Bilingue). Comment nous sommes-nous
retrouvés mêlés à cela, alors que nous ne sommes ni
linguistes, ni professeurs, ni experts, ni rien ? Tout
simplement parce que, en travaillant au Nicaragua, nous
avions rencontré des personnes, des Belges également,
qui travaillaient dans le secteur de l’éducation, et que les
pratiques d’éducation nouvelle les avaient séduits. Ils
ont donc fait appel à nous pour aller travailler dans ce
projet. Il n’est évidemment pas question d’apprendre
aux Boliviens comment ils doivent apprendre le
quechua ou l’aymara ou le guarani ou le guarayu ou
d’autres langues encore, comme le chiquitanía, qui a été
inventé par les jésuistes pour rassembler les populations
des forêts amazoniennes dans les missions. Non, nous
n’avons pas compétence à ça, mais nous avions été
interpellés, nous nous étions demandé : qu’est-ce qui
leur prend ? Pourquoi un projet interculturel bilingue ?
Le quechua et aymara sont bien parlés par la majorité
des Boliviens, parce que la densité de population
indienne est très grande dans ce pays, mais c’est la
langue des pauvres. Qu’est-ce qui leur prend ? Et puis,
on a appris alors que c’était un projet à l’initiative de
l’Allemagne, qui avait mis un milliard de deutschmarks
pour réaliser un projet appelé PROIBANDE, c’est-à-dire
PROjet Interculturel Bilingue des ANDEs, qui impliquait
la Colombie, la Bolivie, l’Équateur, le Pérou et le Chili.
On s’était aperçu – ça c’est la voix officielle – qu’il y
avait 30 à 35 % des enfants qui n’allaient pas à l’école
au-delà de l’âge de huit ans, parce qu’ils étaient en
situation d’échec, étant alphabétisés immédiatement en
castillan – ou espagnol. Donc, pour lutter contre cette
perte-là, il fallait alphabétiser les enfants dans leur
langue maternelle. Nous, on avait déjà appris, en
travaillant dans les pays d’Amérique latine, à être
extrêmement questionnants sur les dessous cachés.
Pourquoi est-ce qu’ils veulent faire ça ? Quelles sont
leurs intentions ? Pourquoi est-ce que l’Allemagne met
un milliard de deutschmarks dans l’affaire ? Pourquoi
est-ce que la Belgique met des coopérants pour ce
projet ? Pourquoi est-ce que le Danemark finance très
cher des revues sur des langues amazoniennes payées
par quelque deux cents personnes ? Nous n’avons
toujours pas la réponse, mais nous avions à l’époque
beaucoup de questionnements. Ce qui nous préoccupait,
nous, c’était que cet apprentissage, cette alphabétisation
dans la seconde langue ne soit pas une raison, à
nouveau, de mieux sélectionner, parce que l’école, telle
qu’elle est actuellement en Bolivie, c’est une machine à
exclure. Alors on s’est dit : s’ils y arrivent avec le
quechua ou l’aymara, en espérant s’en sortir, ils vont
encore être exclus, et qu’est-ce qu’il leur restera ? Même
plus la confiance de leur communauté. Ça nous a semblé
quelque chose de très grave. On a donc travaillé avec les
enseignants – plus ou moins deux cents personnes –, qui
étaient engagés dans une licence interculturelle
bilingue, et nous, nous avons travaillé la pédagogie.
Dans quel contexte est-ce qu’on va alphabétiser les
enfants ? Comment organiser la classe ? Comment
introduire la communauté dans la classe ? C’était
quelque chose qui ne se faisait pas, puisque les parents
n’ont pas accès à l’école, qu’ils ne parlent pas l’espagnol,
dans les Andes, et que donc ils n’avaient accès ni à
l’école ni à rien. Donc on a travaillé avec eux
essentiellement sur des pratiques pédagogiques
alternatives, sur des projets, sur l’ouverture aux
communautés bien sûr, sur l’utilisation du lire-écrire
dans l’apprentissage de la lecture, sur des productions
de contes. On a travaillé beaucoup de secteurs,
principalement ceux de la recherche, de la création, de
la construction de l’apprentissage par les enfants avec
les enseignants. C’est ce que nous avons fait.
27 Mais il nous reste aujourd’hui quand même pas mal de
questions. Notre idée, c’était la recherche, la
responsabilisation, l’autonomie et la richesse des
Anciens. Comme constat, on peut dire que cette
dimension pédagogique s’est bien intégrée dans le projet
gouvernemental, qu’on a eu un impact sur plus ou
moins deux cents enseignants. On y est allés quatre fois
un mois sur quatre années consécutives ; trois ou quatre
enseignants du programme dans lequel nous avons
travaillé ont été depuis lors désignés eux-mêmes comme
formateurs dans l’Éducation Interculturelle Bilingue ; ça
signifie qu’ils se prennent donc en charge et que nous,
nous n’avons plus besoin d’aller là-bas. Nous pensons
que les stratégies linguistiques pour l’apprentissage des
langues telles que le quechua et l’aymara – qui sont les
deux langues principales, le quechua étant beaucoup
parlé dans les Andes et l’aymara plus du côté de La Paz,
du lac Titicaca –, c’est l’affaire des linguistes boliviens, il
y en a et même de très bons. C’est donc à eux qu’il
appartient de travailler à partir de leur école telle
qu’elle est.
28 Les questions qui nous restent, c’est deux inquiétudes :
d’abord, nous ne savons toujours pas les dessous cachés.
Sachant que cette population indienne, en Bolivie, c’est
la population contestataire, celle qui bloque les routes,
celle qui empêche de privatiser l’eau, celle qui empêche
de vendre les hydrocarbures, nous nous demandons –
mais ce n’est qu’une hypothèse – si par hasard ce ne
serait pas là le moyen de maintenir le plus longtemps
possible les enfants à l’école et d’éviter ainsi de les
maintenir dans ces foyers contestataires des
communautés linguistiques, l’école étant en revanche
extrêmement répressive, extrêmement autoritaire,
comme au dix-neuvième siècle. C’est une hypothèse.
29 Une autre inquiétude : ce sont les parents. Ils rejettent ce
projet. Ils disent que le gouvernement veut, en
apprenant à leurs enfants le quechua et l’aymara, les
enfermer dans leur communauté. Ils disent que c’est un
moyen d’interdire à leurs enfants d’accéder à une
langue espagnole bien construite. Donc, les premiers
ennemis de ce projet, ce sont les parents. Les
enseignants n’arrivent pas à comprendre comment les
parents refusent et rejettent ce qui leur paraît à eux être
une promotion. Voilà donc. Vous n’ignorez pas les
enjeux de l’Amérique latine, et de la Bolivie en
particulier qui est assez riche. Ce sont des enjeux
internationaux, et ce n’est pas pour rien qu’on y met
autant d’argent. Le bilinguisme, c’est en principe
quelque chose qui peut être magnifique, mais là, je ne
sais pas véritablement dans quel jeu on joue.
Notes
1. Cf. intervention de Joëlle Cordesse, infra
2. Cf. Jean-Marie, Comiti, « le corse à l’école ou le syndrome du
bocal »
3. Olivier Giry a présenté une communication dont le titre était
« L’articulation de la place des langues régionales dans
l’enseignement et la vie publique sur un territoire départemental ».
Elle n’a pas pu être incluse dans ce volume (NDE)
4. Il s’agit de Joëlle Rhétoré et de Christian Lagarde, professeurs,
respectivement d’anglais et d’espagnol à l’Université de Perpignan
Via Domitia. (NDE),
5. Cf. Thao Tran-Minh, « Enseigner les langues minoritaires à l’école
française : la parole aux enseignants » (NDE).

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contraire.

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Référence électronique du chapitre


Table ronde In : L’école, instrument de sauvegarde des langues
menacées ? [en ligne]. Perpignan : Presses universitaires de
Perpignan, 2007 (généré le 03 décembre 2023). Disponible sur
Internet : <http://books.openedition.org/pupvd/31477>. ISBN :
9782354124007. DOI : https://doi.org/10.4000/books.pupvd.31477.

Référence électronique du livre


BURBAN, Chrystelle (dir.) ; LAGARDE, Christian (dir.). L’école,
instrument de sauvegarde des langues menacées ? Nouvelle édition
[en ligne]. Perpignan : Presses universitaires de Perpignan, 2007
(généré le 03 décembre 2023). Disponible sur Internet :
<http://books.openedition.org/pupvd/31157>. ISBN : 9782354124007.
DOI : https://doi.org/10.4000/books.pupvd.31157.
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L’école, instrument de sauvegarde des


langues menacées ?

Ce livre est cité par

(2016) Revitalising Language in Provence: A Critical


Approach. Transactions of the Philological Society, 114. DOI:
10.1111/1467-968X.12088

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