Marie-Dominique Chenu - La Théologie Au Douzième Siècle (1966, Vrin) PDF

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ÉTUDES DE PHILOSOPHIE MÉDIÉVALE

Directeur : É tienne GILSON


XLV

LA THEOLOGIE

AU DOUZIÈME SIÈCLE
DU MÊME AUTEUR
PAR

M.-D. CD EN U, o. p .
La T héologie comme science au xm e siècle . 1957, 3' éd. revue et augmentée.
in-8 de 112 pages.
I ntroduction a l 'E tude de saint T homas d'A quin . 1954, nouvelle édition,
in-8 de 306 pages.
P r é fa c e d ’É t i e n n e G il s o n ,

de VAcadémie française

DEUXIÈME ÉDITION

PARIS
LIBRAIRIE PHILOSOPHIQUE J. VRIN
6, P l a c e d e la S o r b o n n e , Ve

1966
PRÉFACE

L’unité d’inspiration de l’ouvrage que nous avons l’honneur d’accueillir


dans cette collection est si évidente qu’il serait superflu de la souligner.
Quant à l’objet précis des études dont il se compose, ainsi qu’à l’esprit
dans lequel il y est étudié, l’auteur lui-même l’a dit si clairement, et avec
tant de force, qu’on ne ferait qu’affaiblir ses paroles en essayant de
les rapporter. Nous ne pouvons donc, sur ces points, que renvoyer le
lecteur aux avant-propos de chacune des deux parties, non toutefois
sans nous permettre d’insister auprès de lui pour qu’il le fasse. Dans ce
qu’y dit le R. P. Chenu, en la langue drue et si personnelle qu’on lui
connaît, sur la réalité historique définie qu’il a voulu reconnaître, com­
prendre et décrire, c’est l’inspiration profonde de sa recherche que l’on
verra pour ainsi dire à nu. On ne peut rien ajouter à ce que lui-même en
a dit.
Peut-être n’est-il pourtant pas inutile de dire quelques mots sur la
genèse de ce travail. Depuis plusieurs années déjà nous tourmentions le
R. P. Chenu pour qu’il nous permît de rassembler, en un ou plusieurs
volumes, les nombreux articles d’érudition que sa générosité a dispersés
dans une multitude de revues diverses en France et à l’Étranger. Souhait
purement égoïste de notre paR, justifié néanmoins par la pensée que ce
qui nous eût rendu service aurait répondu au vœu de beaucoup d’autres.
Bien peu d’historiens, de professeurs et de lecteurs ont sous la main les
collections de revues dont il faut disposer si l’on veut se reporter à tant
d’études auxquelles on doit souvent revenir pour les consulter ou les citer.
Ce recueil que nous demandions, avec une importunité qu’excuse seule
l’amitié, il ne nous a jamais été promis ni refusé. En fait, nous ne l’avons
toujours pas, car il reste encore dans les revues françaises, italiennes,
anglaises et allemandes, beaucoup d’études historiques du R. P. Chenu
qui n’ont pas été accueillies dans cet ouvrage. Ne désespérons pas
de les voir quelque jour réunies en d’autres volumes qui viendront compléter
celui-ci. Le point principal que nous désirons souligner ici, c’est qu’en ne
nous accordant pas exactement ce que nous demandions, le R. P. Chenu
ne nous a pas donné moins, mais beaucoup plus et, à vrai dire, quelque
chose d’autre, dont nous voudrions suggérer le prix.
Parmi les travaux déjà publiés qu’il pouvait réunir, notre historien
© Librairie Philosophique J. VRIN, 1957 a choisi ceux qui se rapportaient à l’étude du mouvement théologique
8 PRÉFACE PREFACE 9
du x n e siècle, assurant ainsi à son recueil l’unité d’objet que marque leur du maître lui-même, velut quaedam impressio divinae scientiae, quae est
titre. En soumettant ces articles à un travail de révision, leur auteur les una lex simplex omnium.
a parfois modifiés, et souvent enrichis d’additions considérables. Enfin et Le R. P. Chenu a souligné cette unité, sous tous ses aspects, dans sa
surtout les études déjà publiées ont été doublées d’une autre série d’articles magistrale Introduction à l'étude de Saint Thomas d'Aquin, mais il n’est
inédits portant sur le même objet général et soumettant à l’examen pas impossible que les présentes études sur la théologie au x n e siècle
certains de ses aspects qui n’avaient pas encore été étudiés. Il s’agit donc aident à mieux comprendre ce trait qui, aux yeux de leur auteur, est
ici d’un ouvrage vraiment nouveau dans son inspiration générale comme inséparable du thomisme véritable. On a souvent observé qu’il y a déjà
dans son contenu. de la scolastique dans la théologie du x n e siècle. Il est aussi important
Chacun de ses lecteurs y trouvera ce que ses propres intérêts histo­ de noter qu’il y a encore de la patristique dans la scolastique du x m e siècle.
riques, philosophiques et théologiques l’inviteront à y chercher, mais il Disons plutôt que, présentée sous une forme neuve, toute la patristique
est une leçon générale que tous auront avantage à retenir. Un des fléaux du x n e siècle, et bien davantage, est passée dans les grandes synthèses
de l’histoire est l’obligation de se spécialiser et de particulariser son objet doctrinales du siècle suivant. Les études qui constituent ce volume
qui pèse sur tout historien. Le moyen âge en a souffert au moins autant suggèrent souvent à l’esprit du lecteur l’image d’une théologie scripturaire
que les autres périodes, mais le plus grave est qu’ici on hésite à corriger qui, précisément parce qu’elle annonce en bien des points l’œuvre des
trop radicalement les perspectives reçues, par crainte de perdre, en le grands scolastiques, s’insère d’avance dans sa texture. Rien ne pourra
faisant, autant de vérité ancienne qu’on en gagnerait de nouvelle. Beau­ jamais l’en déloger.
coup d’études récentes invitent à diminuer la profondeur de la coupure, D’un point de vue plus vaste encore, il semble désormais certain qu’on
traditionnellement marquée par le tome 217 de la Pairologia lalina de Migne, doive renoncer au schéma historique longtemps reçu : fin de la patristique,
entre la fin de la basse patristique et le commencement de la grande scolastique, Renaissance. Non que ce schéma soit faux, mais il est trop
théologie scolastique dont les œuvres rempliront le x m e et le xive siè­ simple. A bien des égards, le x n e siècle se présente comme le temps d’un
cles. Il est bien rare que les évidences massives de ce genre ne recèlent ample mouvement théologique, dont certaines tendances se développent
aucune vérité, ou, pour mieux dire, qu’elles ne soient pas fondamen­ en scolastique pendant que d’autres, refoulées par l’extraordinaire
talement vraies. Nul ne pense à les récuser, mais il est également vrai que, fécondité de la théologie du x m e siècle, entrent dans une sorte de demi-
soucieux de donner à ces distinctions un sens aussi précis que possible, sommeil, ou simplement peut-être deviennent moins visibles, en atten­
on les durcit souvent plus que de raison. dant le retour offensif qu’elles prononceront au xive siècle. Il ne fait pour
Faute de prendre garde à ce péril, on risquerait de se méprendre sur nous aucun doute que la devotio moderna, dont le sens nouveau est d’être
la portée de ces diverses études. Par toute son habitude de pensée autant une réaction contre la scolastique du x m e siècle, continue simplement
que par sa vocation religieuse le R. P. Chenu se trouve naturellement un courant plus ancien opposé d’avance à des méthodes théologiques
chez lui dans le climat de la théologie thomiste. Ceux qui se réclament dont, même vers la fin du x n e siècle, le développement futur n’était pas
de traditions différentes sentent difficilement à quel point la théologie encore prévisible.
de Saint Thomas concentre en soi les réponses qu’un seul et même O si tantam diligentiam adhiberent morum aedificationi quantam appo­
esprit peut attendre à tous les plans de la vie de l’esprit. Pour un fils de nunt nocturnae lucubrationi !
Saint Dominique surtout, ce que l’on nomme « thomisme » est, ensemble 0 si ita pallerent prae desiderio patriae caelestis, quantum pallent pro
et indivisément, une philosophie, une théologie, une spiritualité et une vehementi animi applicatione, dum circa verborum cavillationes
mystique, le tout germant du sein de la parole de Dieu, s’en nourrissant tempus et aetatem consumunt !
et l’éclairant à son tour de sa lumière. Mais ce qui est un dans la vie se Subtilitates quas assequi nequeunt, examussim comprehendere volunt....
divise par force dans l’enseignement et, trop souvent, se sépare dans 0 vanitas ostentationis ! 0 laudis ambitus ! 0 inutilis curiositas !
l’histoire. Il semble que, dans ses principaux travaux, le P. Chenu soit
guidé par le souci de préserver l’unité de la théologie thomiste, et non Qui parle ainsi ? Ce n’est pas l’auteur de l’Imitation du Christ ; c’est
sans raison, puisque lui permettre de se défaire en disciplines séparées, simplement Alexandre Neckham, dont le traité Sur la nature se place
c’est la laisser se détruire. En effet, la théologie de Saint Thomas n’est exactement à la fin du siècle dont le R. P. Chenu décrit ici l’effort théolo­
pas une composition de disciplines diverses. Plutôt, elles les inclut toutes gique. Ainsi, comme en récompense de la justesse de son regard, l’historien
éminemment dans son unité transcendante, étant, selon la grande parole retrouve la continuité de l’histoire réelle sans rien sacrifier de sa diver­
sité. Ajoutons qu’ici le mot « histoire » ne doit pas faire illusion. Par la
10 PRÉFACE

parole de Dieu dont elle vit, la théologie échappe au temps de manière


analogue à la scientia Dei dont elle est en l’homme une image. Les esprits
avertis du problème ne perdront pas un instant de vue cette vérité en
lisant des études si profondément soucieuses de relier la doctrine sacrée
aux corps sociaux dont les aspirations la portent, et qu’elle dirige. Ce qui
est toujours en jeu, dans l’histoire de la théologie, c’est la théologie elle- AVANT-PROPOS
même. C’est même pourquoi les leçons de son histoire sont valables pour
tous les temps.
Étienne Gilson ,
de l’Académie française. La moitié des études ici présentées ont été jadis publiées ; elles sont
recueillies pour satisfaire la confiance d’exigeantes amitiés. Cependant
cette confiance même nous incitait non seulement à réviser de près une
première rédaction, mais à en poursuivre le fil dans autant de secteurs
voisins, afin de donner plus de corps à l’interprétation proposée de l’his­
toire de la théologie au x n e siècle.
Ce n’est donc là qu’un recueil de monographies, sans la prétention de
parvenir à une histoire organique de ce grand siècle théologique. Elles
entrent toutes cependant dans un projet qui les unifie étroitement, celui
de dégager les méthodes, et sous les méthodes enseignées, les mentalités
implicites, qui, au delà des systèmes et des controverses, déterminent
l’évolution de ce siècle, unanimement considéré comme la charnière du
moyen âge occidental, dans ses institutions comme dans sa religion.
La volonté de se tenir à ce dessein se traduit dans le libellé même des
titres, dont aucun ne comporte référence à l’un des maîtres de ce temps,
d’Abélard à Guillaume d’Auxerre, de saint Bernard à Joachim de Flore,
non plus qu’à l’une ou l’autre des doctrines majeures explorées dans les
controverses, du nihilisme christologique à la définition des sacrements,
de la querelle des universaux à la condamnation d’Amaury de Bène.
C’est dire que ces travaux n’existeraient pas sans les remarquables ouvra­
ges qui, depuis trente ans, ont renouvelé, notamment par recours aux
manuscrits encore enfouis dans les bibliothèques, le champ de la théologie
et de ses soubassements philosophiques. Le lecteur devra donc se référer
sans cesse aux grandes entreprises d’A. Landgraf et de dom Lottin,
d’É. Gilson et de dom Leclercq, sans oublier le pionnier de l’histoire
littéraire, le P. de Ghellinck.
Ce dessein délibéré dépasse d’ailleurs la simple répartition des besognes.
L’histoire, croyons-nous, doit atteindre les sous-sols des textes, des contro­
verses, des systèmes, des génies eux-mêmes, s’il est vrai que le génie est
celui dont les paroles ont plus de sens qu’il ne pouvait leur en donner
lui-même. Elle prétend, pour être digne de son objet, surtout si cet objet
est la pensée et la vie du peuple chrétien, dégager les lois internes qui
déterminent le climat du siècle et la foi des fidèles ; elle manifeste alors,
dans ce climat et dans cette foi, les lucidités collectives qui composent,
à travers les plus disparates conjonctures, l’unité et les tensions des géné-
12 AVANT-PROPOS AVANT-PROPOS 13

rations au travail. Les couches géologiques diversement inclinées ne théologie entre alors volontiers dans la constatation si féconde de la
divisent pas les productions du sol qu’elles constituent, mais en expliquent cohérence des phénomènes de civilisation, puisque son objet divin est
l’originale et multiple fécondité. donné, élaboré et garanti par une Église, société incarnée dans une insti­
Il ne faut certes diminuer en quoi que ce soit le rôle des génies et de tution visible. C’est désormais un lieu commun, que le réveil évangélique
leurs si personnelles intuitions, à l’origine des systèmes et des institutions. des fraternités mendiantes trouve son contexte humain dans l’essor des
La conversion de saint Bernard est, même théologiquement, un fait majeur corporations et des confréries, dans les nouvelles générations urbaines
dans la mesure où la théologie est qualifiée par la puissance de la foi, et qui composent sa clientèle et fournissent ses recrues, dans les écoles uni­
où l’institution cistercienne commanda, au delà de maints saluts indi­ versitaires où ses promoteurs s’installent en maîtres de science et en
viduels, l’histoire de l’Église elle-même. Mais précisément ces maîtres en apôtres de catholicité. La pauvreté de saint François ne peut être définie
pensée ou en institution ne sont intelligibles que dans les ensembles contem­ dans sa spiritualité originale et dans son problème institutionnel qu’à
porains, disons, puisqu’il s’agit de théologie, dans la communauté d’Église l’intérieur d’une évolution sociale qui tend à déclasser l’ancienne pauvreté
qui les porta. L’historien ne peut se résoudre à juxtaposer les vicissitudes monastique liée au régime féodal. Le symbolisme exégétique et liturgique
des psychologies individuelles ; il a l’ambition de saisir les corps sociaux resterait fermé à qui ne lui sous-tendrait pas la vision cosmique qu’intro­
eux-mêmes, les conditions de leur fonctionnement, mental ou institution­ duit alors dans les esprits, par delà le moralisme classique de saint Grégoire,
nel. C’est tout le corps social de l’Église qui, au x n e siècle, entre dans le la diffusion des thèmes dionysiens. Le geste de Dieu artisan du cosmos,
mystère chrétien par une lecture renouvelée de l’Évangile ; c’est tout le au portail de Chartres, est inconcevable dans un monde qui croirait à
peuple des clercs qui, dans l’essor inouï des écoles urbaines, élabore doctri­ l’éternité des essences ; et, dans ce même haut-lieu spirituel et esthétique,
nalement et moralement le contenu de la Parole de Dieu, par un emploi l’homme, double du Christ, est une audacieuse transposition plastique de
plus conscient du symbolisme, d’ailleurs constitutif dans l’herméneutique Vimago Dei que l’Écriture imposait à la plus raide cosmogonie platoni­
biblique et dans la tradition patristique. cienne.
Au x n e siècle précisément, nous sommes à l’âge où, en Occident, le Les genres littéraires eux-mêmes prennent un sens dans ce renouveau
peuple chrétien, grâce à l’extension de la culture, plus encore à un éveil des méthodes. Il n’est pas sans signification que revive, fût-ce médiocre­
apostolique sensationnel, prend conscience collectivement de l’économie ment, le dialogue platonicien. Quant au développement de la quaestio, et
dans laquelle il est engagé et cherche à se la rendre intelligible. Les contro­ à la mise en œuvre de la dialectique qu’elle comporte, il est évident qu’ils
verses ne portent plus tant, comme au ive siècle, sur la formulation dogma­ commandent toutes les formes d’expression homogènes à cette « science »
tique de tel ou tel mystère, que sur les comportements mentaux ou insti­ divine que va être la théologie scolastique.
tutionnels. Ce n’est pas tant l’erreur d’Abélard sur les appropriations Retrouvent enfin leur apparentement en profondeur les domaines que
trinitaires ou l’absolution pénitentielle que combat saint Bernard, mais les historiens ont trop longtemps séparé en histoire de la théologie d’une
sa prétention orgueilleuse à pénétrer le mystère par les voies de la dialec­ part et histoire de la spiritualité d’autre part. Les domaines ont certes
tique. Si les disciples de Gilbert de la Porrée rencontrent l’opposition des techniques différentes, des « styles » irréductibles, et leurs maîtres
des magislri augustiniens, c’est que l’Occident éprouve une instinctive ne sont pas toujours les mêmes. Reste qu’il serait insensé de faire l’histoire
répulsion pour la vision du monde et pour l’anthropologie des Pères de la théologie sans parler des Spirituels, de considérer péjorativement
Grecs ; procès de tendance qui a, pour la pensée chrétienne, une signifi- Richard de Saint-Victor comme un « mystique », de mesurer l’influence
. cation plus décisive que les incidents du concile de Reims. La formation de saint Bernard à son rôle très mince dans la scolastique, d’ignorer
si disparate et si homogène à la fois, des fraternités évangéliques, de chez le dialecticien Abélard son dialogue spirituel avec Héloïse. Et com­
Pierre Valdo à François d’Assise, représente, en histoire de la théologie, ment faire l’histoire théologique de l’Église sans l’histoire de l’Évangile
un épisode d’une toute autre importance que la condamnation du nihilisme dans l’Église?
christologique par Alexandre III. La joie de saint François a plus d’intérêt
que la déposition de Jean sans Terre, non seulement pour le succès de Ces différents engagements, dans l’unité d’une histoire, et d’une his­
l’Église, mais pour le progrès de la connaissance du Christ. toire religieuse, amènent évidemment à dépasser l’exégèse des textes ou
Ainsi considérons-nous comme étroitement solidaires l’histoire pro­ le récit des épisodes. Rien n’existerait sans cette exégèse ou cette analyse,
prement intellectuelle et l’histoire institutionnelle. Les faits sont pleins dont la probité est la loi élémentaire de la vérité historique. Mais la con­
d’idées, et les faits d’Église plus encore que les autres, puisque, à la mesure naissance historique tend à l’intelligence intérieure des faits et des textes,
de leur authenticité, ils sont des expressions de la Parole de Dieu. La au delà même de ce que leurs auteurs en ont sur le moment explicitement
14 AVANT-PROPOS AVANT-PROPOS 15

perçu et exprimé. On a décidément fait le procès du positivisme, en his­ de discerner des écoles où s’édifieront de grands systèmes de pensée.
toire comme dans les autres disciplines, où il aboutit à une dégradation Il est par contre rempli d’une sève qui monte dans des tissus nouveaux ;
de i’esprit dans un montage réputé objectif. maintes tentatives échoueront, ou révéleront des rares équivoques, mais,
Nous avons délibérément tenté, au bénéfice de cette intelligence en sous-œuvre, les intuitions de départ conservent leur lumière, que ne
intérieure, une interprétation des faits et des textes, non certes par un saura pas toujours retenir, littérairement et doctrinalement, le grand
transfert idéologique au service d’une thèse ou d’un système, mais par siècle suivant. L’histoire générale vient confirmer le regard de l’historien
une recherche passionnée des liaisons internes, des apparentements à de la théologie.
demi-conscients, des déterminismes institutionnels ou spirituels. Les
objets eux-mêmes d’ailleurs, quelle que soit l’originalité des esprits qui En pareil projet, il n’y avait pas à reprendre, même sous prétexte
les ont traités, ont leur déterminisme : une fois mise en circulation, à d’inventaire complet, les acquisitions récentes du travail en cours depuis
Chartres, puis lors de la crue de l’aristotélisme à la fin du siècle, l’idée de trente ans. Contre cette tentation, qui conduirait à une autre entreprise,
nature, les échéances jouent, en pro et contra, par-dessus la poussière des nous avons maintenu, y compris avec ses limites, le caractère monogra­
incidents et des confusions. C’est de quoi nous amener à presser de ques­ phique de ce recueil. Il n’y avait pas non plus à assurer la bibliographie
tions les textes et les faits, alors même que vingt fois ils ont été analysés coutumière qu’on saura trouver dans les répertoires qualifiés ; et il nous
par les érudits qualifiés. est arrivé, pour appuyer un trait significatif, de citer un simple article
Le risque est tout proche d’une interprétation subjective, qui intro­ de revue, sans nous croire obligé de donner en même temps référence
duirait dans la réalité des rapports inobservables, peut-être fantaisistes. aux ouvrages majeurs bien connus. Nous y renvoyons une fois pour
Mais ce risque vaut d’être couru, s’il est vrai que l’histoire doit construire toutes, tant aux histoires littéraires, aux traités doctrinaux, qu’aux
et pas seulement retrouver. Aussi bien ne peut-il en être autrement, et monographies institutionnelles ou personnelles.
les historiens positivistes « interprétaient » inconsciemment, dans les Ces études sont réparties en deux séries, dont le dispositif, espérons-
catégories mentales de l’Aufklaerung, dont on sait qu’elles dissolvent nous, manifeste le nœud même de l’évolution de la théologie de ce siècle.
d ’avance l’irréductible originalité du phénomène religieux. Le moyen âge Il ne s’agit pas tant de répartition chronologique, que d’émergence de
fut parmi les victimes les plus accablées de cette « interprétation ». Nous nouveaux courants spirituels et doctrinaux, par-dessus des méthodes et
n’en sommes pas encore guéris, et la probité érudite d’un Prautl ou d’un des systèmes dont le capital continue, dans une atmosphère renouvelée, à
Hauréau maintient une vision inintelligente — c’est le moins qu’on puisse alimenter une « science » théologique en même temps qu’une foi maîtresse
dire — des doctrines médiévales. Toute la lecture du x n e siècle a été désé­ d’elle-même. En tête de la seconde série, nous préciserons les traits de ce
quilibrée par les préjugés rationalistes de la philosophie des lumières ; renouveau, évangélique et doctrinal à la fois, à l’heure des Mendiants,
nous consentirions à la rigueur à son exaltation d’Abélard, qu’elle traitait des Pères Grecs, des magistri de l’Université, sous la haute présidence
naïvement en ancêtre, mais nous tenons ferme, contre elle et contre ses romaine d’innocent III.
séquelles, que les procédés symboliques de l’expression religieuse ont au
moins autant d’importance et certainement plus d’efïicacité chrétienne
que les procédés dialectiques. Les risques d’une interprétation contraire
ne sont après tout que ceux d’une affectueuse communion avec le dérou­
lement de cette histoire, lue d’abord, bien sûr, dans la nudité des textes
et l’analyse des techniques.
Plus que les autres, l’histoire de la théologie appelle cette connaissance
dans la mesure où elle implique une communion de la foi. Dans la mesure
surtout où elle a pour objet une tradition vivante. Ainsi, en quelque
manière, l’histoire de la théologie est intérieure à la théologie même.
Une histoire parfaite de la théologie aboutirait, s’il en existait une, à une
théologie de l’histoire.
Le x n e siècle de la théologie occidentale est un admirable terrain pour
une pareille histoire. Il ne compte pas, il est vrai, de génies de la taille des
docteurs du siècle suivant, et sa production broussailleuse ne permet pas
i

LA NATURE ET L ’HOMME
LA RENAISSANCE DU XIIe SIÈCLE
TiflR-Tnf
Dans la mesure même où elle commande notre histoire de la civili­
sation occidentale, la catégorie de « renaissance » appelle un examen
rigoureux qui en écarte tant un jugement dogmatique qu’une trop facile
(X |) y-c wa&
al S c o wx^ ^ ^ abstraction. Créée au service de considérants théoriques sur l’évolution de
la culture en Occident, dérivant alors d’une conception déterminée du
rôle de l’Antiquité, elle a imposé par suite en réplique la catégorie de
« moyen âge ». Mais, depuis les définitions de Burckhardt et de Voigt, elle a
subi une pertinente critique, là en particulier où une meilleure connaissance
du millénaire médiéval en révélait les graves équivoques. Le fait même qu’on
l’ait en quelque sorte repliée sur les épisodes majeurs de cet âge moyen,
qu’on ait parlé de « renaissance carolingienne », puis de « renaissance du
x n e siècle », qu’on ait enfin exprimé le destin de ce moyen âge dans le
schéma d’une renaissance de l’Antiquité en trois étapes dont le Quattro­
cento italien serait l’accomplissement1, nous amène aujourd’hui, au-delà
de ces répartitions quelque peu opportunistes, à un discernement plus
profond des conditions spécifiques de ces diverses étapes, qualifiées avec
tant de relativisme, du nom commun de renaissance.
Certes les médiévaux eux-mêmes, pour autant qu’ils ont pris conscience
de leur place dans les dissensions historiques du monde, fournissent justi­
fication à pareille perspective : ils définissent leur culture par une trans­
latio studii qui, à l’instar de la translatio imperii en politique, rend raison
de leur capital spirituel12. Mais, contreposée à la Renaissance, la dénomi­
nation moderne de moyen âge, ne serait-ce que par sa neutralité gramma­
ticale, prive ces «translations» de leur ouverture sur l’avenir, et trahit le

1. Cette vision historique d’un moyen âge en assimilation progressive de la culture


antique (M a n d o n .n e t , G i l s o n , H a s k i n s , P a e t o w ) a éliminé la conception de la
Renaissance popularisée par B u r c k h a r d t (1860) et V o ig t (1859). On en trouve le
pressentiment chez J.-J.-A. A m p è r e , Histoire littéraire de la France, Paris, 1848, t. III,
p. 33 : « La première [renaissance] date de Charlemagne, la seconde tombe à la fin
du xi* siècle, la dernière est la grande renaissance du xve et du xvi* siècle ».
2. Cf. infra, c h a p . III. Et E. G i l s o n , L'humanisme médiéval, d a n s Les idées et
les lettres, Paris, 1932, p. 132-185.
20 LA PREMIERE SCOLASTIQUE
LA NATURE ET L’HOMME 21

terme même de « renaissance », qui n’exprime plus alors, sinon à l’intérieur d’Ovide n’est que le bréviaire — s’il est vrai que les commentaires du
d’un comportement « antique », l’aptitude du renouvellement permanent Timée sont le moyen de satisfaire une pensée avide de connaître la genèse
qui caractérise la Chrétienté occidentale. du cosmos, plus que de se livrer à une exégèse scolaire. La curiosité litté­
Que si nous considérons le développement de la connaissance religieuse, raire, avec tout son équipement, vient servir une découverte de la nature
sous ses différentes formes, littéraires et doctrinales, en particulier les et de l’homme. Le retour aux Anciens féconde certes toujours un huma­
disciplines théologiques, il est assez surprenant que cette catégorie de nisme historique, dont la philologie est l’instrument, et l’humaine sym­
« renaissance » ait servi de critère majeur pour discerner le rythme et les pathie que nous contractons alors ne se sépare pas d’une certaine distinc­
périodes d’une évolution dont la règle est évidemment intérieure à la foi. tion aristocratique. Mais l’Antiquité peut être évoquée sous un autre
Une renaissance, littéraire ou philosophique, de l’Antiquité ne doit appa­ climat que le sien, et, fut-ce au prix de la vérité historique, naître à une
remment affecter la croyance chrétienne que dans son instrumentation vie nouvelle, dans une assimilation spirituelle qui ne laisse rien perdre
technique. En tout cas, il est à prévoir que l’inspiration religieuse modi­ de l’aliment ancien dans cet organisme nouveau. La remise à jour de la
fiera intrinsèquement, transubstantiera en quelque manière, la matière matière antique n’est point la cause suffisante ni le signe décisif d’une
antique, là même où son imitation est le plus séduisante et le plus agréée1. telle promotion de la culture ; elle n’est que le premier effet de l’àme en
Le fait « renaissance » ne se réduit pas à une imitation passionnée des appétit : c’est en elle que s’accomplit le joyeux renouvellement, et les
chefs-d’œuvre littéraires, esthétiques, scientifiques, philosophiques, de sources qu’elle vient alors de découvrir étaient peut-être accessibles depuis
l’Antiquité gréco-romaine, imitation qui, à la limite, s’accomplirait dans longtemps, mais depuis longtemps aussi infécondes en l’absence de l’esprit
une restitution archéologique. Il comporte à la lettre, avec toute la rela­ que les eaux ne portaient pas encore.
tivité des temps, des lieux et des personnes, une re-naissance, une exis­ Sans doute suffirait-il pour débloquer une conception trop courte de
tence nouvelle, une initiative d’autant plus irréductible à son alimentation la restitution des valeurs antiques, en ce x u e siècle comme en d’autres,
antique qu’il s’agit d’une initiative de l’esprit. L’imitation est alors au d’évoquer, sur ce haut-lieu même de Chartres, la cathédrale qui s’y cons­
service de l’invention, là même où elle la nourrit. Le sens des démarches truit dans une ferveur créatrice et s’y décore des plus réalistes scènes de
de ce réveil en est retourné, et donc aussi, chez l’historien, de la qualifi­ la vie contemporaine, au moment où Gilbert de la Porrée glose Boèce ;
cation des contextes, géographiques, économiques, sociaux, politiques,
ou encore le grand thème du Graal chez un Chrétien de Troyes, par
religieux, qui ne sont plus seulement les conditions extérieures d’une
ailleurs curieux de matière antique ;
restauration — au sens pesant que la politique elle-même donne à ce mot —
mais les engagements intérieurs d’une découverte jusque-là inimaginée. ou encore l’essor des Communes et l’ordre corporatif urbain, dont les
Le cas de l’École de Chartres, au cours de la « renaissance » du x n e meneurs feront bientôt un accueil empressé à la Politique d’Aristote ;
siècle, est significatif à souhait, s’il est vrai que la lecture d’Euclide et la ou encore de mesurer chez Jean de Salisbury l’irréductible part de son
traduction de YAlmcigesle y sont l’effet d'un éveil autochtone à la décou­ expérience politique déjà moderne, au milieu des éléments archaïques
verte scientifique de l’univers, et non une curiosité de bibliothécaire en dont l’immense érudition de son Polycralicus s’est nourri.
mal de souvenirs antiques — s’il est vrai que l’amour courtois est l’expres­
sion d’une sensibilité neuve aux puissances de la passion, dont l’Ars amandi
La découverte de la nature1
1. Ces catégories d’Antiquité et de Moyen âge sont d’ailleurs solidaires d’un euro­
péocentrisme qui en idéalise prématurément les conditions, et nous fait tenir hors les Découverte de la nature : il ne s’agit pas là du seul sentiment de la
prespectives de la civilisation des blocs entiers de valeurs humaines. Ibn Klialdun,
l’historien arabe (xiv« s.) ne manifestait-il pas déjà une intelligence plus réaliste en
nature, qu-’éprouvèrent çà et là, sous les artifices allégoriques à la mode,
observant que le cycle géo-historique de l’Antiquité, que ce soit en Égypte, en Chaldée, les poètes du temps, ni de la seule expression plastique que lui donnèrent
autant que dans le bassin méditerranéen, comportait à la base les rapports pasteurs les sculpteurs aux portes et aux chapiteaux des cathédrales. C’est la prise
nomades - agriculteurs sédentaires ? de conscience qui s’effectua alors, dans ces hommes du x n e siècle, qu’ils
Sur le concept historique de «renaissance «, cf. \V. K. F e r g c s o n , The Renaissance avaient affaire à une réalité extérieure, présente, intelligible, efficace,
in hislorical thought: Fiue centuries of interprétation, Boston, 1948, trad. française,
Paris, 1953. Pour ce qui est de son application au x u e siècle, dernier état de la contro­
verse dans les articles de E. M. S a n f o r d , The tœelflh Century : Renaissance or Proto- 1. On ne manquera pas de se reporter à l'exposé qu’a fait, de son côté, plus
Renaissance, et V. T. H o l m e s , The idea of a tœelflh Cenlury Renaissance, dans Speculum, copieux et plus documenté, T. G r e g o r y , Anima mundi. La filosofia di Guglielmo di
26 (1951), p. 635-64-2, 643-651. Conches e la scuola di Chartres, Florence, 1955, chap. IV : L’idea di natura, p. 175-246.
22 LA PREMIÈRE SCOLASTIQUE LA NATURE ET L’HOMME 23
comme à une partenaire (et de fait ils l’hypostasièrent dans leurs allégo­ la signification cosmique, au milieu des multiples usages sémantiques
ries), dont les forces et les lois appelaient composition ou conflit, au contemporains (logique, juridique, social, intellectuel). Ce n’est pas la
moment même où, par un choc parallèle, ils se rendaient compte qu’eux- première fois que, au cours de l’histoire des sciences, l’idée d’un monde
mêmes étaient pris dans ce jeu de la nature, qu’ils étaient eux aussi une un et consistant se forme par et dans la religion. Percevoir ce monde comme
pièce de cet univers qu’ils s’apprêtaient à dominer. un tout, c’est découvrir déjà son architecture profonde, le monde des
Toujours est-il qu’il faut évoquer ici — sans plus —, comme un climat formes au-delà de la collection des phénomènes visibles et sensibles. La
très révélateur, les perceptions neuves et fraîches que lettrés, artistes, totalité pénètre ainsi chacune de ses parties : c’est un univers ; Dieu l’a
sculpteurs proposaient à la sensibilité de leurs contemporains, comme conçu comme un vivant unique, et son modèle intelligible est un Tout1.
aussi les tournures profanes que sociologues et politiques donnaient aux Inutile de rappeler le titre de Bernard Silvestre, « De universitate
institutions jusqu’ici sacralisées : toute la nature, depuis sa flore et sa mundi », qui prend alors tout son sens. Honoré d’Autun est le témoin
faune jusqu’aux formes du corps humain, depuis les instincts de l’amour prévu de cet emploi du mot universilas-unixers2. Mais aussi le trouvons-
jusqu’aux comportements de la vie collective ; nous passé spontanément dans la langue de tous, là où ils envisagent
la strophe de Guillaume d’Aquitaine sur le printemps, et l’Ève char­ l’homogénéité des phénomènes de la nature : Gerhoch de Reichersberg3,
nelle de la cathédrale d’Autun ; Hugues de Saint-Victor4, Arnaud de Bonneval5, Adam le Chartreux6, etc.7.
les carnets de dessins de Villard de Honnecourt, et la casuistique amou­ De cet univers, et parce qu’il est un tout, l’harmonie est éclatante,
reuse de Chrétien de Troyes ; par la diversité même des êtres qui la constituent. « Est mundus ordinata
les petits métiers fixés dans la pierre des chapiteaux, et le goût réaliste collectio creaturarum »8. L 'universitas est un cosmos ; sa contemplation
du destin des hommes chez les grands chroniqueurs ; est délectable9. Il est comme une immense cithare, dont les cordes compo-
la psychologie politique de Jean de Salisbury, et l’anticléricalisme du
second Roman de la Rose ;
modum ». Expos, in Hier cael., c. 4, 6 ; éd. Dondaine, Arch. hisl. doct. liil. du m. â.,
la réduction des droits des clercs en matière profane par Philippe- 18 (1950-51), p. 264.
Auguste ou saint Louis, et le recours aux preuves rationnelles en justice 1. Cf. P l a t o n , Timée, 30 d. 2-5 : « Donc le Dieu, ayant décidé de former lo monde
plutôt qu’aux moyens mystiques de l’ordalie ; etc. le plus possible à la ressemblance du plus beau des êtres intelligibles et d’un Être
parfait en tout, en a fait un Vivant unique, visible, ayant à l’intérieur de lui-même
Tout un monde « sur-naturel » qui projetait son mirage sur les choses tous les vivants qui sont par nature de même sorte que lui ».
et sur les hommes, dans l’art roman comme dans les mœurs sociales, 2. H o n o r i u s d ’A u t u n , Liber X I I quaesl., 2, P. L., 172, 1179 : « Summus namque
s’estompe dans les imaginations ; c’est par d’autres voies que la nature, opifex universitatem quasi magnam citharam condidit ». Ibid., 1180, 1184, 1185, 1190 ;
Expos, in Cant., c. 5, 172, 432.
découverte dans sa réalité profane, prendra sa valeur religieuse et conduira 3. G e r h o c h d e R e i c h e r s b e r g , De aedificio Dei. 1, P. L., 194, 1103 : «Tota
à Dieu. universitatis structura convenienter ornata ».
Comment les théologiens entrèrent-ils dans cette délicate évolution? 4. H u g u e s d e S a i n t - V i c t o r , Expos, in Hier, cael., 2, P. L., 175, 980 : « Nihil in
La plus rudimentaire, mais non la moins significative expression de universitate est, quod a summo bono participationem non trahat». Ibid., 3 (1003)
cette découverte fut la perception de l’univers comme un tout. On se « Non singulis quibusque, sed hierarchiae, idest universitati, bona illa manifestata
dicuntur, ita tamen ut a singulis in universitate imitationis studio exerceantur ».
rappelle que c’était là, chez les Anciens déjà, une position capitale : la De sacr., 1, 2, 2, P. L., 176, 206 : « In universitatis compage... ». Ibid., 188, 202, 207,
voici reprise. L’indice en est décisif : la diffusion du mot universitas, 264. De arca morali, 4, 6, 176, 672 : « Hanc machinam universitatis... ». Ibid., 753 ; etc.
employé absolument et abstraitement (et non universitas rerum), pour 5. A r n a u d d e B o n n e v a l , Hexaemeron, in init., P. L., 189, 1516 : « Sub distinctio­
désigner « l’univers », dans les descriptions ou dans les réflexions systé­ nibus et formis universitatis implexio indissolubili connexione in illa mente divina,
ab aeterno astricta ».
matiques. Sans doute cet usage est-il provoqué par la lecture de 6. A dam le C h a r t r e u x , Episl. ad. Praemonslr. P. L., 198, 793 D.
Scot Érigène, dont le vocabulaire comporte le terme avec ce sens carac­ 7. Ps. H u g u e s , Quaest. in Ep. Pauli, ad. Rom., q. 34, P. L., 175, 440 : » In magni­
téristique1 ; mais cette origine précisément nous invite à en reconnaître tudine universitatis notatur divina potentia, in pulcritudine sapientia, in utilitate
bonitas ».
Liber de stabilitate animae (milieu monastique, vers 1130), c. 7, P. L. 213, 917 :
1. S cot É r i g è n e , De div. nal., II, 1, P. L., 122, 524 : * Omne enim quod in ipso « Cum enim universitatis pulcritudinem, caeli terraeque machinam, opus mirabile
[Deo] et ex ipso est, pie et rationabiliter de Deo praedicari potest, sed intelligibili delectabileque homo inspicit... ».
quadam universitatis contemplatione, universitatem dico Deum et creaturam ». * Dum 8. G u i l l a u m e d e C o n c h e s , Glossa in Timaeum, éd. Parent, La doctrine de la
ceteri auctores... quinquiformem universitatis condite dividunt naturam [entia, création dans l'école de Chartres, Paris, 1938, p. 146.
viventia, sentientia, rationabilia, intellectualia], ... iste magister quadripartitum delinit 9. H o n o r i u s d ’A u t u n , Elucidarium, I, 12, P. L., 172, 1117 : « Omnis itaque
24 LA PREMIERE SCOLASTIQUE LA NATURE ET L’HOMME 25
sent, dans la distinction des sons, un étonnant accord, dans le respect Timée1, et d’autre part, représenté par Hugues de Saint-Victor, le sens
des lois propres de chaque être jusque dans l’opposition de la matière concret d’une histoire où les libertés, divine et humaine, jouent au-delà
et de l’esprit. des déterminismes de la nature2.
Summus namque opifex universitatem quasi magnam citharam condidit, in qua
Que cette vision du monde dépasse le lieu commun poétique ou ora­
veluti chordas ad multiplices sonos reddendos posuit, dum universum suum opus in toire, la preuve en est qu’elle embraye, dans ces milieux cultivés, sur une
duo, vel duo sibi contraria, distinxit. Spiritus enim et corpus quasi virilis et puerilis curiosité scientifique de plus en plus active. Ce n’est sans doute pas encore
chorus gravem et acutum sonum reddunt, dum in natura dissentiunt, in essentia boni le choc que produira à la fin du x n e siècle et au x m e la découverte de la
conveniant... Similiter corporalia vocum discrimina imitantur, dum in varia genera, ia science aristotélicienne et arabe ; mais déjà on se met à lire les ouvrages
varias species, in individua, in formas, in numeros separantur ; quae omnia concorditer
consonant, dum legem sibi insitam quasi tinnulos modulis servant. Reciprocum sonum des anciens sur la nature, tant la nature vivante que la nature des astres ;
reddunt spiritus et corpus, angelus et diabolus, caelum et infernus, ignis et aqua, aer et l’on sait que, à Chartres, le quadrivium, cadre encyclopédique des
et terra, dulce et amarum, molle et durum, et sic caetera in hunc mundum1. * sciences, est cultivé à l’égal du trivium, cadre encyclopédique des lettres,
si l’on peut ainsi dire en langue moderne. Absalon de Saint-Victor, bon
Sans doute de pareilles réflexions pourraient ne pas dépasser le banal représentant de la crise « mystique » de son abbaye, protestera contre
lieu commun ; ici cependant, tant par la fermeté de l’expression, que par ces curiosités pour « la conformation du globe, la nature des éléments,
les références à l’idéalisme platonicien, et par les options qu’elles impli­ l’emplacement des étoiles, la nature des animaux, la violence du vent,
quent dans l’interprétation de l’univers de la Genèse, par exemple, ces la vie des plantes et des racines ». Si les imagiers des bestiaires symboliques
réflexions décident d’un non banal rationalisme optimiste, dans cette et monstrueux sont concurrencés, aux chapiteaux des cathédrales, par
vision de l’ordre du monde. Arnaud de Bonneval (abbé dudit lieu, près les naturalistes qui y sculptent désormais de petites scènes animales ou
Chartres, f v. 1156), cet ami de saint Bernard, sensible aux influences humaines, c’est que déjà, dans les écoles et dans la vie, les esprits ont été
chartraines et à la beauté de la nature, amateur du grand thème de l’Unité, éveillés au réalisme de ces observations.
lit le premier chapitre de la Genèse avec cette ferveur : On pourra se reporter aux histoires des diverses sciences, pour le détail
Quasi magni corporis membra, rerum naturas, distinguens propria loca et nomina, de ces lectures (par exemple les Quaestiones naturales de Sénèque, mises en
congruas mensuras et officia (Deus) assignavit, Nihil apud Deum confusum, nihil circulation de manière étendue, pour la première fois, par Guillaume de
informe in illa antiquitate fuit, quia rerum materia, ubi facta est, statim in congruas Conches, et dont Jean de Salisbury légua un exemplaire à son église
sibi species est formata... Complectitur omnia, intra solidans, extra protegens, supra
fovens, infra sustinens, arte investigabili ligans diversa, temperatura mirabili astringens de Chartres), comme pour les œuvres que ces lectures alimentent (telle
in pacem et in unum jungens contraria, premens levia ne effluant, sustinens ponderosa VImago mundi d’Honorius d’Autun) ; ce qu’il importe de relever ici, c’est
ne ruant.... Cujus (Dei) moderamine diversa et contraria in unitatem pacis conveniunt, l’esprit qui les met en œuvre au-delà de leur lettre. Ces hommes se mettent
et immobilia et errantia ad certum ordinem revocantur ; nec intumescunt maxima, à la recherche des causes ; c’est là la plus aiguë et la plus typique des
nec minima consumuntur ; nec tota illa mundi fabrica sine ulla ruinae formidine ex activités de la raison, face à la nature dont la raison découvre et la néces­
tam dissimilibus partibus uniformis, ex tam diversis una, ex tam contrariis quieta,
et solida et concors in sua lege perseverat et ordine2. sité et la fécondité : acte propre de la science, qui provoque un rude choc
dans la conscience religieuse, dont l’acte propre, à elle, est de viser de
Arnaud en arrive à refuser d’imaginer le chaos primitif, prenant à son suite à la Cause suprême, fût-ce, dans l’inexpérience première, au prix
compte l’opinion vigoureusement exprimée par Guillaume de Conches, des causes secondes. Saint Thomas réagira fermement contre ce dédouble­
qui proteste contre ceux qui, sous prétexte d’exalter la puissance et la ment : « Detrahere ergo perfectioni creaturarum est detrahere perfectioni
sagesse d’un Dieu introduisant de son gré l’ordre dans l’univers, esca­
motent le jeu simple des lois de la nature qui suffisent à rendre compte
de cet ordre. Très significative controverse : non pas certes querelle d’exé­ 1. Timée 30 a, où le cadre historique n’est qu’un anthropomorphisme : «... Prenant
la masse visible dans l’état où il la trouvait, semblable à un chaos secoué de mouvements
gètes sur un verset de la Bible, mais choc de deux mentalités, l’idéalisme convulsifs et désordonnés, [le Démiurge] l’a fait passer du désordre à l’ordre ». Cf.
naturaliste de Chartres d’une part, retrouvant d’instinct la position du A. J. F e s t u g i è r e , La révélation d'Hermès Trismegiste, I, Paris, 1948, p. 111 : «Le
monde est éternellement un cosmos, un ordre ; l’état chaotique de la masse visible
Dei creatio consideranti magna est delectatio, dum in quibusdam sit decor, ut in avant que Dieu ne l’ait ordonnée, est un état supposé ». C’est en vertu du cadre épique
floribus, in aliquibus medicina, ut in herbis, in quibusdam pastus, ut in frugibus, in qu il a choisi que Platon présente son exposé à la manière d’une cosmogonie, impliquant
quibusdam significatio, ut in vermibus et avibus. » passage du chaos à l’ordre.
1. H o n o r i u s d ' A u t u n , Liber X I I quaestionum, c. ‘2 P. 172, 1179. 2. Cf. M.-D. C h e n u , Nature ou Histoire? Une controverse exégétique sur la création,
2. A r n a u d d e B o n n e v a l , De operibus sex dierum, prol. P. L., 189, 1515-1916. au XI I * siècle, dans Archives d'hist. doctr. tilt, du m. â., XX ( 1 9 5 3 ),' p. 25-30.
26 LA PREMIÈRE SCOLASTIQUE LA NATURE ET L’HOMME 27

divinae virtutis ». C’est, à la lettre, l’expression qu’employait déjà A ce moment même, Adélard de Bath, tout plein de la science et de
Guillaume de Conches1 ; et le choc est non moins vif dans les générations l’esprit de ses maîtres arabes, énonce dans les mêmes termes la même
du xiie siècle. Guillaume proteste avec une ironie amère contre ceux qui protestation, et dans ses Quaestiones naturales, professe avec la même
condamnent cette recherche des causes : « Ignorant les forces de la nature, vigueur, contre les prétentions de l’autoritarisme intellectuel, la valeur
ils veulent que nous restions liés à leur ignorance, nous refusent le droit de la raison pour découvrir les lois internes des choses : c’est par là que
de recherche, et nous condamnent à demeurer comme des rustauds dans nous sommes des hommes1. Que si nous négligions de connaître l’admi­
une croyance sans intelligence »2. Le recours à la toute-puissance de Dieu rable beauté rationnelle de l’univers où nous habitons, nous mériterions
n’est que vaine rhétorique, la vérité nue requiert plus de sueur3. A qui d’en être éjectés, tout comme un hôte incapable d’apprécier la demeure
oppose les images du récit biblique sur les origines de l’homme, il répond : où on le reçoit2.
Chercher la «raison» des choses et les lois de leur genèse, c’est gjand Cette désacralisation de la nature — et de l’esprit qui étudie la nature —
œuvre de croyant, que nous devons mener dans l’association fraternelle provoque évidemment une crise, tant dans l’usage des ressources symbo­
de nos curiosités4. Aussi bien, la Bible n’a pas à nous enseigner la nature liques d’une certaine contemplation de la nature, que dans la réduction
des choses, qui relève de la philosophie5. C'est la nature des choses, décla­ du merveilleux. La critique du symbolisme, qui devrait se répercuter sur
rait déjà Honorius d’Autun, qui nous éclaire sur la manière dont se tout le champ du sacramentalisme, demeurera en fait en grande part
construit l’univers (universitas)6. bloqué par les conformismes littéraires et cultuels, d’autant plus que la
différence radicale entre l’explication et la signification, dans l’inter­
1. G u i l l a u m e d e C o n c h e s , Philosophia mundi, I, 22, P. L., 172, 56 : « Dicet prétation des phénomènes de la nature, demeure très délicate : elle sera
[aliquis] hoc esset divinae potestati derogarç.... Quibus respondemus e contrario id peu élaborée, même en plein x m e siècle. Au contraire la critique du miracle
conferre ei, quia ei attribuimus et talem rebus naturam dedisse, et sic per naturam s’amorce dès maintenant, malgré l’inclination permanente des esprits
operantem corpus humanum creasse ». Id., Glossa in Boetium : « At dicet aliquis : vers le merveilleux, dans la nature et dans la vie sociale. On n’a pas encore
Nonne hoc est opus Creatoris quod homo ex homine nascatur ? Ad quod respondeo :
Nihil detraho Deo... » (ms. Troyes 1381, f. 60 r. cité J. M. P a r e n t , La doctrine de rassemblé les traits de cette évolution des esprits, où interviennent d’ail­
la création..., p. 92). Cf. S. T h o m a s , Contra Gentiles, III, 69. leurs les poussées d’un anticléricalisme moral et politique; il serait extrê­
2. G u i l l a u m e d e C o n c h e s , Philosophia mundi, I, 23, P. L., 172, 56 : « Quoniam mement suggestif de les dégager pour eux-mêmes. Ce n’est pas par une
ipsi nesciunt vires naturae, ut ignorantiae suae omnes socios habeant, nolunt eos allusion à la cantonade qu’un maître de Chartres proteste contre l’impiété
aliquid inquirere, sed ut rusticos nos credere nec rationem quaerere... Nos autem
dicimus, in omnibus rationem esse quaerendam... Si inquirentem aliquem sciant, illum de certains qui dénient à Dieu le pouvoir de modifier le cours des lois de
esse haereticum clamant, plus de suo caputio praesumentes quam sapientiae suae la nature3. Dans une de ses lettres, Jean de Salisbury rapporte les propos
confidentes ».
3. Ibid., II, praef. et c. 3 : « Quamvis multos ornatum verborum quaerere, paucos
veritatem scire cognoscamus, nihil de multitudine, sed de paucorum probitate glo- 1. A d é l a r d d e B a t h , Quaestiones naturalis, 4 : « Deo non detraho ; quicquid enim
riantes, soli veritati insudabimus : maluimus enim promittere nudam veritatem, quam est, ab ipso et per ipsum est ». Et, c. 6, cette tirade, que reprendra plus tard Roger Bacon :
palliatam falsitatem... Miseri ! Quid miserabilius quam dicere istud, est 1 quia Deus « Ego enim aliud a magistris arabicis didici ratione duce, tu vero aliud auctoritatis
illud facere potest, nec videre sic esse, nec rationem habere quare sic sit, nec utilitatem pictura capistrum captus sequeris. Quid enim aliud auctoritas est dicenda quam
ostendere ad quam hoc sit. Non enim quidquid potest Deus facere, hoc facit. Ut autem capistrum ? Ut bruta quippe animalia capistro quolibet ducuntur, nec quo nec quare
verbis rustici utar : potest Deus facere de trunco vitulum : fecitne unquam ? ». ducantur discernunt, restemque quo tenentur solum sequuntur, sic nec paucos vestrum
4. Ibid., I, 22, P. L., 172, 56 : «Sed isti vicinos multos habentes domui suae bestiali credulitate captos ligatosque auctoritas scriptorum in periculum ducit ».
conjunctos, ex superbia nolunt aliquem convocare, maluntque nescire quam ab alio 2. I d., Aslrolabium, Praef. [Dédicace à Henri II Plantagenet, alors enfant, celui
quaerere ; et si inquirentem aliquem sciant, illum esse haereticum clamant, plus de à qui plus tard Guillaume de Conches dédiera le Moralium dogma) : « Dicis enim ut
suo caputio praesumentes, quam sapientiae suae confidentes ». in domo habitans quilibet, si materiam eius et compositionem, quantitatem et quali­
5. Id., Glos in Boetium: «Sed cum moderni divini hoc audiunt, quia in Libris tatem sive districtionem ignoret, talis hospicis dignus non est, ita si qui in aula mundi
ita scriptum non inveniunt, obstrepunt statim, hoc ignorantes quod auctores Veritatis natus atque educatus est, tam mirande pulcritudinis rationem scire negligat, post
philosophiam rerum tacuerunt, non quia contra fidem, sed quia ad aedificationem discretionis annos indignus, atque si fieri posset ejiciendus est-» (cité d’après le ms.
fidei, de qua laborant, non multum pertinebat ; nec volunt quod aliquid supra id McClean 165 du Fitzwilliam Museum de Cambridge, fol. 81, par Ch. H. H a s k i n s ,
quod scriptum est inquiramus, sed ut rusticius ita simpliciter credamus » (cité d’après Siudies in the History of Mediaeval Science, Cambridge Mass., Harvard Univ. Press,
le ms. 27 de la bibl. municipale d’Orléans, f. 20 a, par C h . J o u r d a i n ; Des commentaires 1924, p. 29).
inédits de Guillaume de Conches et de Nicolas Trevelh sur la Consolation de Boèce, dans 3. « Nemo itaque impie cogitet, sicut quidam impii cogitaverunt, nihil contra
Notices el extraits des manuscrits..., XX, 1862, II). naturam, scil. contra solitum cursum naturae, provenire posse, cum ex quibusdam
6. H o n o r i u s d ’A u t u n , Libellus V I I I quaestionum, 5, P. L ., 172, 1190 : «Porro causis occultis, quae in mente creatoris ab aeterno sunt absconditae, ad ostensionem
natura rerum exigit, ut quae in universitate discrepantia, per sibi contrarium vel gratiae Dei multa contra solitum naturae cursum proveniant, non contra naturam,
simile fiant consonantia ».
LA NATURE ET L’HOMME 29
28 LA PREMIERE SCOLASTIQUE
de Saint-Thierry à saint Bernard contre cet inventeur d’une « philosophie
de qui traitait les miracles de Thomas Becket de « figmenta hominum »x ; nouvelle », qui explique la création du premier homme « non a Deo, sed
et le roi de Jérusalem, Amaury Ier (1162-1175), demande à Guillaume de a natura, a spiritibus et stellis » ; quant à la création de la femme « ex
Tyr des preuves de raison pour l’immortalité de l’âme, car les arguments costa Adae », G. « irridet historiam divinae auctoritatis... ; physico illud
scripturaires ne le satisfont pas2. La chronique de Laon raconte avec
sensu interpretans, arroganter veritati historiae suum praefert inventum,
dérision la vision originelle du mouvement des Capuciés, au Puy (v. 1170)3;
parvipendens magnum sacramentum »L Physicisme contre symbolisme.
et, à Paris, l’évêque Manassès II d’Orléans, dans une scène burlesque,
Ce n’est cependant pas là un patrimoine exclusif de l’école de Chartres.
manifeste un scepticisme grossier sur les reliques de sainte Geneviève
A ce moment même, Abélard distingue lui aussi avec rigueur l’opération
(116-). Abélard avait été chassé de Saint-Denis pour avoir marqué des
proprement créatrice de Dieu et les forces de la nature, qui, sans préjudice
réserves sur la réalité du corps de l’Aréopagite révéré à l’abbaye.
pour cet acte créateur, mais aussi sans miracle, sont autonomes2. A
Au-delà de ces constrictions psychologiques, on verra se formuler
Saint-Victor, André déclare que, avant de recourir au miracle (« ad mira­
progressivement, en savoir théologique, la distinction capitale entre le
cula confugere »), il faut d’abord épuiser toutes les ressources des expli­
miracle et le surnaturel de la grâce, qui de soi n’a rien à voir avec le mer­
cations naturelles ; vieux principe augustinien, mais dont l’application
veilleux ; les grands maîtres du x m e siècle la pourront établir lorsque,
prend dès lors des allures provocantes, comme dit B. Smalley3. Et ainsi
grâce à Aristote, la notion de nature aura acquis sa pleine densité.
voit-on, dans les Hexaemeron du temps, un recours constant aux théories
Saint Thomas construira tout son traité du « gouvernement divin »,
cosmologiques en cours ; les plus fâcheux concordismes ne font que
comme on dit alors, hors la zone propre du miracle, expressément déli­
souligner le naturalisme des exégèses.
mitée en marge des lois normales de la conduite du monde et de l’Église
La mention d’André de Saint-Victor nous invite à rappeler, dans la
elle-même. Nous n’en sommes pas encore là au x n e siècle, ni chez les
ligne de notre recherche, son rôle capital dans l’exégèse « naturaliste »,
philosophes, ni chez les historiens, ni chez les spirituels.
où l’histoire elle-même, et non plus seulement la nature, doit être considérée
Là où se fait sentir davantage ce discernement, c’est dans l’exégèse de
dans sa teneur immédiate et son littéralisme4. Nous rejoignons même ici,
l’Écriture, sinon dans le secteur de l’économie historique du salut, du
à l’opposé de l’idéalisme cosmique des platonisants chartrains, mais
moins dans sa description de la nature. Le récit de la création, dans la
recoupant son naturalisme, la réaction historiciste d’Hugues de Saint-
Genèse, est à interpréter selon le jeu naturel des éléments, qui suffît à
Victor contre l’allégorisation prématurée des textes scripturaires, et son
rendre compte de l’organisation du monde ; non certes absence de Dieu,
principe majeur du fondement historique de toute réflexion sur l’économie
mais ce sont ces lois mêmes de la nature qui révèlent sa présence et son
action. Le De mundi universitate de Bernard Silvestre ne fait que reprendre biblique5. Ainsi le voyions-nous ci-dessus accepter le chaos primitif,
dans une œuvre personnelle la méthode mise en œuvre de constante conforme à la lente montée des êtres de la nature ; ainsi professe-t-il, contre
manière par les Chartrains au plan du commentaire ; et hors mise la forme
exégétique de ces Hexaemeron, Alain de Lille exprimera plus fortement
encore ce rôle de la nature4. On connaît la fameuse lettre de Guillaume 1. G u i l l a u m e de Sa in t-T h ie rr y , De erroribus Gulielmi de Conchis, P. L., 180,
340.

quae est voluntas Dei ». Liber de eodem secundus (d'un disciple de Thierry de Chartres), 2. A b é l a r d , Expos, in Hexaemeron, De secunda die, P. L., 178, 746 : « Forte et
édit. Parent, p. 213. hoc aliquis requirit... qua vi naturae id factum sit. Ad quod primum respondeo nulla­
1. Lettre i n é d i t e de J ea n d e S a l i s b u r y , alors évêque de Chartres (1176-1180), tenus nos modo, cum in aliquibus rerum effectis vim naturae vel causas naturales
p u b l i é e p a r R. F o r e v i l l e , d a n s Rev. hisl. Église de France, XXII (1936), p. 179-185.
requirimus vel assignamus, id nos facere secundum illam priorem Dei operationem in
2. G u i l l a u m e de T yr, L'Esloire d'Eracles [ t r a d . en v i e u x fra n ç a is] , Hisl. occid.
constitutione mundi ubi sola Dei voluntas naturae efficaciam habuit in illis tunc
des Croisades, I, p. 886-888. creandis. ... Deinceps vim naturae pensare solemus... ut ad quaelibet sine miraculis
En plein x i n * siècle, R o l a n d d e C r é m o n e , le premier maître dominicain à l’Uni­ facienda illa eorum constitutio vel praeparatio sufficeret ».
versité de Paris (avant 1230), dira encore : « Quoniam multi sunt qui credunt animam 3. Il s’agit d’un commentaire d ’ANDRÉ d e S a i n t - V ic t o r sur 1'Aperli sunt caeli
humanam esse corruptibilem et simul mori sum morte sui organi, necnon plerique qui d'Ezech. I, 1 : « [Videre] an ratio rerumque natura fieri sinat quod assere contendit ;
hoc dubitant, nonnulli vero qui in suis cordibus hoc esse impossibile dicunt sola fide sin autem ad hoc confugerit ut dicat non per naturam, sed per divinam potentiam
suffulti, alii vero et ratione, idcirco visum est nobis utile... philosophiae ponere factum... Verumtamen in scripturarum expositione cum secundum naturam res de
rationes... » Expos, in Job, I (Ms. Paris Nat. Lat. 405, fol. 1). qua agitur nullatenus fieri potest, tunc demum ad miracula confugienda noverit ».
3. Chron. anon. Laudunensis, dans Rec. Hisl. Gaules, XVIII, p. 705-706. Cf. B. S m a l l e y , The study of the Bible in Ihe middle ages*, Oxford, 1952, p. 144, 388-
389.
Guyot de Provins exploitera cette satire dans sa Bible, au début du x in e siècle.
4. Cf. G. R a y n a u d d e L a c e , Alain de Lille poêle du X J I e siècle. Montréal-Paris,
4. Cf. B. S m a l l e y , op. cil., ch. IV : Andrew of SI Victor.
1951 ; chap. III : Nalure, son aspect cosmologique. 5. Cf. infra, chap. VIII.
30 LA PREMIERE SCOLASTIQUE LA NATURE ET L’HOMME 31

l’antique tradition de la création simultanée, la progression temporelle Sous 1’afTabulation aux assonances païennes, la perception est vala­
du cosmos dans sa genèse1. blement religieuse. En vérité, exalter ces pouvoirs de Nature, ce n’est
point déroger arrogamment à la toute-puissance de Dieu (comme s’en
défendait déjà Guillaume de Conches, ci-dessus, p. 26) ; elle-même le
Dame Nature proclame, dans un lyrisme auquel la métaphysique donne concision et
émotion :
Son opération est simple, la mienne est multiple ;
Au confluent de pareilles pressions spirituelles, et sous l’ivresse de Son œuvre se suffit à elle-même, la mienne se défait ;
cette conscience nouvelle, la notion de nature se charge d’une densité Son œuvre est admirable, la mienne est fragile.
inouïe, et se déplace alors, dans les esprits la pointe de la curiosité, même Il fait, je suis faite.
Il est l’ouvrier, dont je suis l’œuvre, l’œuvre de cet ouvrier.
religieuse : ce ne sont plus les phénomènes extravagants qui les intéressent, Il opère de rien, je mendie la matière de mon travail.
ces mirabilia qui séduisaient leurs aînés et les conduisaient à une provi­ Il opère en son nom, j’opère sous son nom.
dence d’autant plus réelle à leurs yeux qu’elle était capricieuse ; ce sont ... Ma puissance est impuissance au regard de sa science1.
au contraire les séquences régulières et déterminées, spécialement dans
les phénomènes de la vie. La nature existe. Disons alors Nature, avec une Lors même que, renforcé et désacralisé par la philosophie aristotéli­
majuscule, car la voici personnifiée, telle une déesse, par une fiction litté­ cienne, ce sens de la nature animera, un siècle plus tard, le Roman de la
raire à la mode du temps, mais qui exprime ici une véritable valeur philo­ Rose de Jean de Meung, cette intensité religieuse persistera2. C’est dire
sophique : qu’elle n’était pas le fait de quelques écolâtres, mais l’acquit collectif de
O Dei proies genilrixque rerum... ces générations3.
En témoignage de la profondeur doctrinale de ces thèmes littéraires, le
Ainsi commence l’ode d’Alain de Lille, comme un hymne religieux12. long article que consacre Alain de Lille au mot Natura dans son diction­
Déjà Bernard Silvestris, dans son De mundi universitate, avait allégori­ naire théologique, est aussi explicite que possible4. Les onze significations
quement représenté Nature associée à Noys pour ordonner le chaos ; selon lesquelles il classe le contenu de la notion couvrent des domaines
Alain exploite l’allégorie dans les métaphores pédantes du De planclu disparates, révélés d’ailleurs par les sources idéologiques auxquelles il
Naturae, dont le crédit survivra à la crise de l’aristotélisme comme à se réfère, depuis la métaphysique de Boèce jusqu’au vocabulaire médi­
l’essor poétique des siècles suivants. C’est que ces artifices littéraires ne cal et à la langue religieuse de saint Paul ; mais ce concordisme n’est pas
rendaient pas caduque l’intelligence authentique qu’ils recouvraient : artificiel, et une véritable homogénéité, dans l’accent et dans la mentalité,
émerveillement de ces esprits qui, émergeant du merveilleux des Bes­ montre que le « naturalisme » d’Alain était plus encore qu’une pièce théo­
tiaires et des Lapidaires, comme de l’infantilisme social et intellectuel rique d’un système de pensée, un trait de son esprit.
du servage, découvrent la puissance harmonieuse de la vie, ses instincts,
ses lois et sa liberté, le rythme des saisons et le cycle des biologies :
O Dei proles genitrixque rerum,
Vinculum mundi, stabilisque nexus, 1. A la i n d e L i l l e , De planctu Naluræ, P. L., 210, 445 (traduction de G. Raynaud
Gemma terrenis, speculum caducis,
de Lage).
Lucifer orbis. 2. Cf. G. P a r é , Les idées et les lettres au X I I I e siècle. Le Roman de la Rose, Montréal,
Pax, amor, virtus, regimen, potestas, 1947.
Ordo, lex, finis, via, dux, origo, 3. Non, certes sans des virtualités fort différentes, selon le crédit des formules
Vita, lux, splendor, species, figura, augustiniennes, plus encore, selon le recours aux états concrets de l’histoire et de l’an­
Regula mundi. thropologie biblique. Exemple, cette analyse des sens du mot, dans une glose sur les
Sentences de Pierre de Poitiers, II, 19 (ms. Erfurt, Amplon., cod. Q, 117) : « Nota :
1. H u g u e s d e S a i n t - V i c t o r , De sacramentis, lib. I, pars 1, c. 3 (P . L., 176, 188) : Naturale multipliciter dici. Naturale, quod a prima infuit conditione, ut innocentia
« Nobis autem videtur (excepto eo quod nihil in hac re temere diffinire volumus) omni­ in Adam. Naturale : sine quo non potest homo subsistere, ut ratio, memoria. Naturale :
potentiae Creatoris in nullo derogari, si per intervalla temporis opus suum ad consum­ sine quo non potest diu subsistere, ut spirare, comedere. Et hoc quandoque a natura
mationem perduxisse dicitur... In omnibus faciendis illum praecipue modum servari corrupta, sicut nos ; quandoque a natura non corrupta, ut Adam. Quandoque naturale,
debuit [Deus], qui ipsius rationalis creaturae commoditati ac causæ magis congruus quod non est contra usum, ut coitus maris cum femina ; innaturale, quod est contra
fuit ». usum ».
2. A la in d e L i l l e , De planctu Naluræ, P. L., 210, 447. 4 . A la i n d e L i l l e , Distinctiones, P . L., 210, 871.
32 LA PREMIÈRE SCOLASTIQUE
IA NATURE ET L’HOMME 33

C’est aussi à cette profondeur philosophique qu’il faut situer le curieux profondes des rapports de Dieu et du monde, et du plan de Dieu sur le
succès qu’eut, pendant cinquante ans, la théorie de l’âme du monde, monde, y compris dans son désordre.
au service précisément de cette haute intelligence de la Nature : l’univers Il n’est pas étonnant que nous retrouvions au xiie siècle l’ànie du
a lui aussi un principe animateur, une « entéléchie »x. Saint-Victor se monde, pièce essentielle de la philosophie cosmique du Timée. Nous la
méfie, et Clteaux dénonce cette idée païenne. Mais Chartres trouve là retrouvons consacrée dans sa valeur primitive par un concordisme, assez
grande inspiration, et renouvelle, à travers d’incertaines explications, la incertain de lui-même d’ailleurs1, avec la conception chrétienne d’une
vision cosmique et religieuse du Timée. « Il n’y a plus une opposition radi­ présence de l’Esprit dans le monde ; si bien que un Hugues de Saint-Victor,
cale du sensible à l’intelligible. Le monde concret est relié aux Idées par un Arnaud de Bonneval, tout en repo-'.ssant l’erreur des « philosophes »,
l’intermédiaire de l’Ame. En effet, ce monde, tel un grand être vivant, acceptent cette « occulta vis naturae, quae universa invisibiliter nutrit
est doué de mouvement autonome : ce qui suppose une Ame. Et le mou­ et vegetat »-, En vérité le concordisme était bien extérieur, et il ne devait
vement du monde, du moins dans la région céleste, est un mouvement pas résister à l’examen critique mené tant par les physiciens que par les
régulier, qui manifeste un plan, une raison : ce qui suppose que l’Ame théologiens. Toujours est-il que l’anima mundi, intelligence intérieure
motrice de l’univers est une Ame intelligente. De fait, l’Intellect du monde du cosmos, opérant sûr le corps du monde, lui confère, en réfraction de sa
contemple le bel ordre idéal, et c’est en vertu de cette contemplation contemplation du Bien, sa vérité, son ordre, sa beauté, sa bonté. L’opti­
qu’il imprime à l’univers un mouvement ordonné. Dès lors le monde est misme intellectualiste de Chartres est à l’opposé d’une interprétation
vraiment un ordre, un Kosmos. Certes, le désordre y trouve place : non mécaniste de l’univers.
plus cependant comme un mal essentiel, mais seulement comme un moindre A ce point, où se manifestait à nouveau le parallélisme entre l’homme-
bien. Dès là qu’il n’y a point d’ordre sans êtres multiples, donc limités, microcosme et l’univers-macrocosme, la thèse platonicienne va se trouver
ni sans êtres divers, donc plus ou moins riches de bien, il s’ensuit néces­ relayée bientôt par le thème dionysien et érigéniste de la « continuité »
sairement qu’à ne considérer qu’une partie de l’ensemble on y découvre des (continuitas) de l’homme et du cosmos. Ici nous ne sommes plus solidaires
défauts de bien, des désordres : mais c’est qu’on ne considère qu’une de la physique, plus ou moins périmée, d’un univers animiste, mais d’une
partie ; on n’a pas regard au Tout. Si l’on s’efforce d’embrasser d’une vision métaphysico-mystique d’une toute autre portée : celle de la
seule vue tout l’ensemble, le désordre désormais s’efface, il trouve son hiérarchie de Denys. L’explication « hiérarchique » de l’univers va exercer,
explication dans l’ensemble, il se résorbe dans l’ordre. Avoir toujours à partir du milieu du siècle, une séduction analogue à celle qu’exercera
regard au Tout : telle sera donc la maxime de cette sagesse volontai­ au xixe siècle le mythe scientifique de l’évolution. La clef de l’intelligence
rement optimiste »12. Si le P. Festugière trouve l’intelligence et la gran­ de l’univers, et de l’homme dans l’univers, est la liaison ordonnée, dyna­
deur des médiocres sectes hermétiques de la période hellénistique dans mique, progressive de tous les êtres, considérés comme une « théophanie »,
cette vision platonicienne, nous pouvons consentir à y reconnaître à où la causalité et la signification coïncident. Blocage risqué mais très
notre tour le sol toujours fécond où, dans les cloîtres des cathédrales suggestif, en une seule des deux voies de l’intelligence : le symbolisme va
et pour le peuple turbulent des écoles des Communes du xiie siècle,
les maîtres de Chartres et de Paris purent conduire à maturité leur pro­ 1. G u i l l a u m e d e C o n c h e s a noté les divers essais et interprétations, Philos,
pre découverte de la nature et de l’homme. Les formes littéraires mundi, I, 15, P. L., 172, 46. Pour l’histoire de cette doctrine au xii° siècle, ses contextes,
qu’emprunte cette vision chez nos chrétiens médiévaux, la faiblesse de ses sources, ses variantes, cf. T. G r e g o r y , Anima mundi. La fil»sofia di Guglielmo
di Conches e la scuola di Chartres, Florence, 1955, chap. 3.
leur armature philosophique, ne doivent pas nous dissimuler l’ivresse qui 2. H ugues de S a in t -V icto r, à propos du « Mens agitat molem » de Vireile,
les saisit, tels les sculpteurs des cathédrales (songez au Christ sauveur du Ênéide, VI, 6S8 : « ... Quamvis in his verbis illum potius errorem probare videatur
monde, au portail de Chartres), et qui, ici et là, leur procura des perceptions [poeta], qui mundum hunc sensilem quasi anima constans ex anima et corpore, ipsam-
que ejus animam spiritum esse cuncta moventem asseveret. Sed, quomodolibet
opinio errantium exponatur, nos sano intellectu spiritum pergentem in omnia et in
1. T. G r e g o r y (Anima mundi, p. 152), souligne justement la liaison entre l’idée circulos suos revertentem occultam naturae vim accipere possumus, quae universa
de nature et l’idée d’âme du monde. Ainsi l’observaient d’ailleurs les médiévaux. invisibiliter nutrit et vegetat ». Hom. in Eccles., hom. 2 ; P. L., 175, 136.
« [Naturam] eodem nomine vocare possumus, quo Plato significans mundi animam A r n a u d d e B o n n e v a l , Liber de operibus cardinalibus Christi, 12 ; P. L., 1S9,
vocat •, dit H e r m a n n d e C a r i n t h i e , De essentiis, éd. Alonso, 1946, p. 63 ; et 1072 : « Hanc vitam, hunc motum, hanc rerum essentiam, animam mundi philoso phi
J e a n d e S a l i s b u r y , De septem septenis, 7, P. L., 199, 962, rapproche natura de Trisme­ vocaverunt ».
giste, anima mundi de Platon, et divina dispositio des théologiens. A b é l a r d fait le même rapprochement, avec réserve lui aussi ( Inlrod. ad tkcol.,
2. A.-J. F e s t u g i è r e , La révélation d’Hermès Trismégisle. II, Le Dieu cosmique, P. L., 178, 1024, 1080). S. B e r n a r d , là aussi, pousse trop loin sa critique, De error. Abel.,
Paris, 1949, p. xii-xm. 4, 16 (P. L., 182, 1062), et le concile de Sens ne maintiendra pas son accusation.
3
34 LA PREMIÈRE SCOLASTIQUE LA NATURE ET L’HOMME 35
jouer un rôle cosmique, et l’univers revêtir une valeur sacrale, au risque ne se pose en style augustinien. Il est extrêmement curieux de voir l’augus-
d’un télescopage entre l’explication, procurée par la science des causes, tinien Hugues de Saint-Victor commenter la Hiérarchie céleste (P. L., 175) :
et la signification, qui prolifère en symboles. Nous ne sommes plus à non seulement il la doit purger de ses relents d’émanatisme, mais il mène
Chartres, mais dans les zones de diffusion de Denys et de ses succédanés, un effort désespéré pour tenir à la fois son naturalisme ontologique et
en particulier à Saint-Victor ; et nous allons voir que le microcosme de l’intériorité augustinienne consommée dans un rapport personnel, libre,
Godefroy de Saint-Victor est d’une autre inspiration que celui de gratuit, de l’âme avec Dieu.
Bernard Silvestre. Cependant la hiérarchie dionysienne vient renforcer à Si Hugues de Saint-Victor corrige rudement l’interprétation érigéniste
sa manière le sens de la nature et des natures. Pour obscur qu’il soit, de Denys, ce sont les Porrelani qui porteront à ses conséquences, contre
et de plus en plus à mesure que nous avançons vers la fin du siècle, le Érigène, la cosmogonie dionysienne. Dans l’ambiguïté du platonisme,
syncrétisme qui s’élabore étend les ressources de cette rencontre de enclin à considérer la matière comme une puissance positive de désordre,
l’homme et de la nature. Érigène avait considéré que la descente créatrice n’allait pas, dans l’inten­
tion divine, jusqu’à la matière corruptible, effet ultérieur d’une déchéance ;
et l’homme n’aurait eu qu’un corps spirituel, sans besoins animaux.
L’homme microcosme Contre cette portée cosmique du péché, nos maîtres du x n e siècle, récapi­
tulant l’interprétation chartraine du Timée et la hiérarchie dionysienne
L’univers est donc une unité admirablement ordonnée (cf. ci-dessus proclament que la participabilité de la réalité divine va expressément
l’emploi du mot universitas à partir d’Érigène). La cohérence des êtres, à jusqu’à la matière ; et cette immense unité se noue dans l’homme, à la
jonction paradoxale de la matière et de l’esprit : le composé humain,
la fois ontologique et noétique, dans cette hiérarchie, comporte une
comme on dira plus tard, consacre la solidarité de l’homme et de l’univers.
« continuité » dont la loi est non seulement statique, mais dynamique :
de l’un à l’autre, selon leurs degrés, joue une connexion selon laquelle Il est dans la nature de l’homme d’inclure la matière. C’est même pour
cela qu’il a été créé. « Decens enim fuit, dit Alain de Lille en réponse à la
la densité de l’être supérieur polarise l’être inférieur, l’exhausse à son
question pourquoi l’homme a été créé, ut tam corporea quam incorporea
niveau, de sorte que son accomplissement et, s’il est esprit, sa béatitude,
natura divinae bonitatis particeps fieret, et ea frueretur, et feliciter
se réalisent dans cette connexion. Nous sommes à l’opposé d’un univers
viveret »L
discontinu où les êtres n’ont qu’en eux-mêmes leur dynamisme et leur
On ne sera pas surpris que le protagoniste de cette thèse naturaliste
intelligibilité. L’homme peut donc être en discontinuité métaphysique
avec l’univers matériel, il demeure en continuité biologique. Cette conti­ soit Honorius d’Autun, face à l’un des thèmes spirituels de la théologie
monastique2. A plusieurs reprises, et avec ténacité, il dénonce l’élucubra­
nuatio ne compromet pas d’ailleurs la loi propre de chaque degré, l’auto­
tion traditionnelle (S. Grégoire) ; pour lui, la création se réalise dans un
nomie de chaque être ; elle ne trouble pas la pureté des essences1. On sait
univers dont la diversité des natures assure l’harmonie ; c’est dans cette
comment, un siècle plus tard, saint Thomas concevra l’architecture même
cohérence qu’est la grandeur du plan de Dieu.
de sa Somme théologique dans cette vision néo-platonicienne, dont les
La thèse d’Honorius devait l’emporter, appuyée sur un syncrétisme
répercussions ouvrent l’univers aristotélicien (« essentiae sunt sicut
légitime où la « hiérarchie » dionysienne, et peut-être, vers la fin du siècle,
numeri ») à la transcendance de Dieu, à la gratuité de la grâce, à l’histori­
l’influence des écrits hermétiques3, confirmaient, dans la « continuité »
cité d'une économie religieuse, à une anthropologie cosmique. Aussi bien,
des êtres, l’autonomie de leur nature. La matière a un sens dans l’univers
sous des formes très diverses, ce sera là un élément essentiel de 1’imago
chrétien, et c’est l’homme qui le lui donne. L’ambiguïté du platonisme
mundi des maîtres latins du x m e siècle12.
était levée, et l’inquiétude d’Augustin surmontée.
Nous reconnaissons ainsi dans l’homme un processus de sublimation
des puissances animales et sensibles qui n’est pas que l’effet d’une ascèse
1. A la in d e L i l l e , Contra hærelicos, I, 14, P. L., 210, 319. C’est en conclusion
psychologique et morale ; bien plus l’être humain est défini, matière et d’une assez obscure, mais très significative controverse des premières décades du siècle
esprit, sens et intelligence, à la jonction de ces deux mondes, dans sa qu’Alain fait cette déclaration. Cf. infra, Cur homo? Le sous-sol d'une controverse.
condition métaphysique, avant que le drame psychologique de la liberté 2. H o n o r i u s d ’A u t u n , Elucidarium, I, 11, P. L., 172, 116 ; Liber X I I quaestionum,
I, ibid., 1178; Liber V I I I quaestionum, ibid., 1185; Expos, in Canl., c. 5, ibid., 432.
R u p e r t d e D e u t z , venu prendre part aux controverses en cours, à Laon (1117), fait
1. Cf. infra, chap. XIII. assez longuement état du problème, P. L., 169, 265.
2. Ainsi chez saint T h o m a s , tant par l’influence des « philosophes » (arabes) que
3. H e r m è s , a u d é b u t d e VAsclépius, c. 2, p a r t d u p r i n c i p e d e la « c o n t i n u i t é »
par celle de Denys. Cf. De Veril., q. 2, q. 6 ; q. 10, a, 5 ; q. 14, a. 1, ad 9 ; q. 19, a.l. e n t r e t o u s les g e n r e s d ’ê t r e d a n s l ’u n iv e r s.
36 LA PREMIERE SCOLASTIQUE LA NATURE ET L’HOMME 37
L’homme, dans la Nature, est donc nature. Qu’il soit esprit, et donc des sources antiques, soit grâce à une sensibilité neuve au déroulement
nature douée de liberté, qu’ainsi il soit engagé dans l’histoire du salut effectif de l’histoire récente1.
où sa liberté rencontre la liberté divine, ne ruine pas cette base, au niveau On la peut observer dans une eschatologie naturaliste, en ce sens que
de la création. C’est que le jeu même de cette liberté embraye sur les lois l’avènement du Christ est décrit dedans un « âge d’or » (Virgile), où
de la nature : Nattira est non seulement maîtresse de l’Univers et de ses « l’homme nouveau » sera accompli2.
générations, elle est aussi modératrice de la vertu. Ne pleure-t-elle pas On la peut observer aussi, cette mentalité nouvelle, à la transformation
sur les infidélités des hommes à l’idéal qu’elle enseigne dans ses lois ? des traités de morale des princes : depuis l’époque carolingienne, ils se
Le De planctu Naturae d’Alain de Lille étend à l’univers moral sa doctrine composaient de centons de textes empruntés à la Bible et aux Pères ;
de la nature. « L’apothéose de l’homme parfait se confond avec la glorifica­ désormais, et de plus en plus, ils recourent aux autorités profanes de
tion de Nature et des Vertus qui firent ce héros »L La vie morale humaine l’Antiquité, tel le De instructione principum de Giraud de Barri (lre partie
est un cas particulier de la vie universelle ; l’univers de la liberté suppose vers 1177-1180), et le Polycralicus de Jean de Salisbury contient déjà toute
avant lui l’univers de la nature, et comble un voeu de celui-ci12. une philosophie politique. Nous sommes évidemment encore loin d’une
théologie élaborée des rapports de la nature et de la grâce dans l’action
Pour originale que soit, chez Alain, cette extension à l’ordre moral de humaine, et tous ces maîtres, Alain compris, ne mettent pas en cause les
la philosophie cosmique de Chartres, elle n’est pas sans trouver un terrain grands thèmes augustiniens de la nécessité de la grâce et de la dépression
homogène, disons presque complice, dans l’évolution alors en cours de de la nature ; ils sous-tendent cependant leur augustinisme, même à
la mentalité chrétienne. Cette évolution on la peut observer dans le Saint-Victor, d’une analyse plus ou moins autonome des ressources et
développement, intellectuel et scolaire, d’une morale profane, basée sur des comportements où la grâce trouve sa matière.
la loi naturelle, à côté de la morale surnaturelle : à deux pôles différents,
un Abélard et un Guillaume de Conches, en sont les témoins, non moins C est dans ce contexte de re-naissance — où l’inspiration prime l'imi­
que la diffusion des textes des moralistes païens3. tation, où aussi les ressources antiques nourrissent les initiatives de l’esprit
On la peut observer à la manière dont on commence à décrire l’orga­ nouveau — que se développe le thème littéraire, esthétique, doctrinal,
nisme des vertus à partir des catégories des philosophes, laissant à leur des rapports de l’homme et de la nature : l’homme est un « microcosme ».
registre spirituel et inconceptualisable les vertus évangéliques, humilité, Ce qui frappe tout d’abord c’est la presque soudaine, et en tout cas
chasteté, piété, pauvreté, ou les réduisant, comme Alain, à des chefs générale diffusion de ce thème dès les premières décades du x n e siècle3.
naturels, la chasteté à la tempérance, l’humilité à la force, la piété à sa Il est vrai que, au cours du ixe siècle, Scot Érigène en avait proposé à
définition cicéronienne4. l’Occident des expressions vigoureuses, dont nous aurons à faire état.
On la peut observer dans les tentatives sinon de remplacer les caté­ Mais, sur ce point comme sur plusieurs autres, l’Érigène était resté comme
gories bibliques de l’histoire (aetates), du moins d’y réintroduire les un monolithe à 1entrée du moyen âge, dans cette première renaissance
catégories profanes d’une histoire du monde, soit par la mise en œuvre dite carolingienne, comme si sa grandeur avait été prématurée dans une
humanité encore inapte à assimiler sa métaphysique sacrée. Il vécut

1. Depuis le mot fameux de B e r n a r d d e C h a r t r e s : « Nous sommes des nains


1. G. R a y n a u d d e L a g e , Alain de Lille poète du X I I e siècle, Montréal-Paris, montés sur les épaules des géants, et nous voyons plus loin qu’eux » (rapporté par
1951, p. 85. Jean de Salisbury, Métalog., III, 4), jusqu’au discernement des «états • variés de la
2. Ainsi, au siècle suivant, la philosophie morale de saint Thomas sera une morale Chrétienté selon les conjonctures historiques. Cf. A n s e l m e d e H a v e l b e r g et sa théorie
de type cosmique, non une morale purement reflexive. Cf. J. M a r i t a i n , De Bergson à évolutionniste, Dialogi, I, 2, P. L., 188, 1144 (entre 1136 et 1149}. Et toute la litté­
Thomas d’Aquin, Paris, 1947, p. 72. rature historique du temps; cf. J. d e G h e l l i n c k , L'essor de la litléralure latine nu
3. Cf. les travaux en cours de Ph. D e l h a y e , en particulier : La place de l’éthique X I I e siècle, 1946, t. II, p. 39-103.
parmi les disciples scientifiques au X I I e siècle, dans Miscellanea A. Janssen, Louvain, 2. Ainsi A la i n d e U l l e , dans YAnliclaudianus. Cf. G. R a y n a u d d e L a g e , op. cil.,
1948 t. I, p. 29-44 ; L’enseignement de la philosophie morale au X I I e siècle, dans p. 98.
Mediaeval Studies, 11 (1949), p. 77-99 ; Une adaptation du «De officiis » au X I I e siècle :
3. On pourrait sans doute recueillir une liste de textes sur le microcosme, du x e au
Le « Moralium dogma philosophorum », dans Rech. Ihéol. anc. méd., 16 (1959), p. 227-
x n e siècle ; mais ce sont là des infiltrations sommaires et passives, qui n’accrochent
258 ; 17 (1950), p. 5-28. pas la réflexion philosophique ou religieuse, ni n'alimentent consciemment la contem­
4. Ct. R a y n a u d d e L a g e , op. cit., p. 86. Il faudrait observer ici l’évolution d u
plation spontanée de la nature ; simples traces de lieux communs relayés le plus sou­
d is p o s itif e t de l ’i n s p i r a t i o n d e s t r a i t é s De virtutibus et vitiis.
vent par les écrivains chrétiens, tels S. G r é g o i r e (Nom. 29 in Evang., P. L., 76, 1214).
38 LA PREMIÈRE SCOLASTIQUE LA NATURE ET L’HOMME 39

plus, dans les générations suivantes1, par les traces de ses polémiques sur des arts de Paris pendant tout le x m e siècle1. Bernard Silvestre, entre
la prédestination ou l’eucharistie, que par le sous-sol de sa haute philo­ 1145 et 1153, compose son De mundi universitate, hommage à la nature,
sophie. en deux parties contenant respectivement la description de l’univers-
C’est précisément par celui qu’a remis en circulation active, au début macrocosme et de l’homme-microcosme2.
du x n e siècle, quelques-uns des éléments de la philosophie érigénienne On serait surpris de retrouver la physique du microcosme, bien loin
que nous voyons apparaître efficacement le thème de l’homme-microcosme : de Chartres, dans les milieux cisterciens, si l’on ne savait que
le mystérieux Honorius d’Autun, dès son Elucidarium, œuvre de jeunesse, Guillaume de Saint-Thierry (cistercien en 1135, t 1148), l’adversaire
qui sera traduite en huit ou dix langues, et en vieil anglais dès 1125, sans de Guillaume de Conches et de Gilbert de la Porrée, avait fréquenté
parler de ses répercussions dans la prédication, l’art sacré, la poésie, est fructueusement Origène et Grégoire de Nysse, et s’en était là même inspiré
le premier témoin notable de cette diffusion12. On en sentira l’originalité dans son De natura corporis et animae8.
si l’on observe que, ni chez saint Anselme, le maître vénérable de ces Les nouvelles générations, autour de 1150, ont décidément assimilé
générations, ni à l’école de Laon, où avait résidé jadis Érigène, et qui et vitalisé cette doctrine. Dans sa théologie augustinienne, peu sensible
était alors l’un des grands centres scolaires, la physique de l’homme- aux valeurs du cosmos, Pierre Lombard ne lui fait pas place dans ses
microcosme ne tient aucune place. Sententiae4, et, par là, ne lui donne pas occasion d’être, au cours des
C’est un autre centre scolaire, Chartres, qui va être la terre longuement siècles suivants, scolairement et officiellement commentée, avec ses
féconde de cette doctrine, dans la mesure même où est devenu matière Sentences. Mais la géographie spirituelle de sa diffusion s’étend bientôt
capitale de son enseignement le Timée, bâti, on le sait, sur le parallélisme à tous les centres de culture et à toutes les mentalités.
entre microcosme et macrocosme. C’est le premier âge d’or du platonisme A Saint-Victor, où maître Hugues (t 1141) ne lui avait pas fait grand
de Platon, dans l’Occident, qui trouve là une physique, une anthropologie, sort, c’est Godefroy (entré à S. V. vers 1155-60, f 1195) qui illustre le
une métaphysique, et déjà une haute doctrine spirituelle. L’inventaire thème, traité amplement et originalement dans son Microcosmos, écrit
est en cours des nombreux commentaires du Timée, alimentés sur ce peut-être hors son abbaye alors dominée par l’anti-intellectualisme du
point comme ailleurs par le commentaire de Chalcidius3 ; le plus connu prieur Gautier5.
est celui de Guillaume de Conches (t v. 1154), témoin explicite, déjà L’extraordinaire moniale Hildegarde de Bingen (f 1179) utilise tant
personnel, et longtemps accrédité, de cette tradition4. Gilbert de la Porrée dans la construction de ses images que dans l’explication théologique
(enseigne à Chartres de 1124 à 1137) enregistre le thème dans son Liber de ses visions, la physique du macrocosme et du microcosme, propice
de sex principiis, destiné à si grande fortune, et livre de texte à la faculté
1. De là le thème passera dans la littérature en langue vulgaire : Le Roman de
Fauvel, éd. Langfors, Paris, 1914-19, vers 1837 ss., 2993 ss. ; éd. Langfors, Paris, 1914-19
p. 69, 107 :
L’auctour de Sex Principes dit
Et Raison pas ne le desdit
Que le monde a nom Macrocosme
Et homme si est Microcosme...
1. Dans la génération immédiate, fut sensible l'emprise des thèmes érigénistes.
Pour le thème du microcosme, voir : A l m a n n e (f 889 environ), disciple et peut-être 2. B e r n a r d S i l v e s t r e , De mundi universitate, éd. Barach, Innsbruck, 1876, « In
.élève de Scot (cf. A. W i l m a r t , La lettre philosophique d'Almanne, dans Arch. hisl. docl. hujus operis primo libro qui Megacosmus dicitur, id est major mundus... In minori
litt. du. m. â., III, 1928, p. 285-319 ; voir p. 300, 314) ; mundo, homine Physis intelligit non errandum, si majoris mundi similitudinem sibi
R é m y d ’A u x e r r e ( f 908), qui observe la concordance entre microcosme et macro­ sumpserit exemplum », loc. cit., p. 5 et 64. Cf. É. G i l s o n , La cosmogonie de Bernardus
cosme tout au long de son œuvre : commentaire sur Prudence, comm. sur la Genèse, Silvestris, dans Arch. hisl. doclr. litt. du m. â., III, 1928, p. 5-24.
comm. sur le De consol. de Boèce (cf. P. C o u r c e l l e , Elude critique sur les Commentaires 3. P. L., 180, 695-726. Cf. J. M. D é c h a n e t , Œuvres choisies de Guillaume de Sainl-
de Boèce, dans Arch. hisl. doclr. litt. du m. â., XII, 1939, p. 15, 42, 60). Thierry, Paris, 1944, p. 60.
H u g u e s d e F o u i l l o y (prieur d’une abbaye près Corbie en 1153) est tout proche
2. La Clavis physicæ (inédite) d’Honorius démarque le De divisione naluræ d ■
Jean Scot. de G. par ses sources, et peut-être sa rédaction : De medicina animae, P. L., 176, 1183-
Sur l’homme microcosme, cf. Elucidarium, I, 11, P. L., 172, 116; Liber VI I I 1202; microcosme, col. 1183.
quaesl., ibid., 1185 c, 1186 BD, 1189 CD, 1190 B ; etc. 4. Non plus d’ailleurs que la Glose, ni Gratien. L’occidentalisme de ces trois textes
3. C h a l d i c i u s , Comm. in Timæum Platonis, c. 200 ; cf. M u llac h , 1867, p. 224.
de base, dans les écoles, fait face aux importations de la théologie grecque.
5. Cf. Ph. D e l h a y e , Godefroy de Saint-Viclor. Microcosmos, I, Texte I I, Étude
4. Cf. J. M. P a r e n t , La doctrine de la création dans l'école de Chartres, Paris-Ottawa,
théologique, Lille, 1951.
1938 ; p. 137-177 : Les gloses de Guillaume de Conches sur le Timée, notices et extraits.
40 LA PREMIERE SCOLASTIQUE LA NATURE ET L’HOMME 41

à tous les symbolismes1. Herrade de Landsberg, abbesse de Sainte-Odile Les premières ressources du parallélisme microcosme-macrocosme sont
(t 1195) l’illustre de même dans son Hortus deliciarum, y compris par de type rationel, disons môme d’abord scientifique. Comme le cosmos,
l’image’. l’homme est fait des quatre éléments, et leur distribution originale dans
Que les Porrelani aient adopté et exploité le thème, on n’en sera pas la structure supérieure du corps humain ne dénature pas leur réalité
surpris après avoir constaté sa principale diffusion à Chartres ; et leur physique et physiologique1. Bagage scolaire de médiocre qualité que cette
«naturalisme» y trouvait riche inspiration. Alain de Lille (t 1203) est science, malgré sa densité primitive platonicienne- ; mais il avait de quoi
bon disciple de Guillaume de Conches, de Bernard Silvestre, de Gilbert, surexciter l’attention de Guillaume de Saint-Thierry comme celle des
et sa lecture de 1’Asclepius ne pouvait que renforcer de tradition hermé­ Ghartrains, et, même sous l’allégorisation menaçante (Bernard Silvestre,
tique les éléments venus du Timée ou du De divisione naturae123. Alain de Lille), il comporte une vision organique de l’homme et du monde
Nous voici au x m e siècle. La crue aristotélicienne va submerger et le prégnante de science et de contemplation. Les chrétiens désormais porte­
platonisme du Timée, et la métaphysique d’Érigène, et le symbolisme ront intérêt au monde, et estimeront, dans cet intérêt au monde, connaître,
de Saint-Victor, et les révélations du Trismegiste. Le thème du microcosme en partie du moins, leur propre destin, s’il est vrai que l’homme est un
survivra, non sans appui explicite chez Aristote d’ailleurs4, mais engagé sujet voué au monde, et qu’en connaissant le monde, c’est lui-même que
alors dans une physique et dans une anthropologie naturaliste d’une toute l’homme connaît3.
autre densité. On le trouvera chez les théologiens, Albert, Bonaventure, En tout cas, c’est toute une psychologie, enracinée dans la contexture
Thomas d’Aquin, comme dans la littérature profane de langue française, même des éléments du monde, qui est mise en éveil. Les nombreux
où Jean de Meung en est un bon témoin5. traités De anima qui honorent le x n e siècle, même saturés d’intériorité
Il n’y a pas lieu d’analyser ici les sources de nos auteurs ; les ayant augustinienne, amalgament ces données physiques et ces perspectives
relevées au passage, observons seulement que, au capital philosophique « matérialistes ». On a pu, récemment, pour observer l’évolution des caté­
ancien, sont venus se superposer, tout au cours du x n e siècle, le regain gories psychologiques utilisées dans la classification des facultés de l’àme,
des œuvres d’Érigène, puis la lecture des Pères Grecs, entre autres fixer entre 1130 et 1150 la première invasion de notions anatomiques et
Grégoire de Nysse, déjà présent en Érigène, enfin les écrits hermétiques, — physiologiques qui, chez le cistercien mystique Guillaume de Saint-Thierry
superposition qui aboutit à un syncrétisme indéchiffrable à l’historien, comme chez le chartrain philosophe Guillaume de Conches, revigorait de
mais très significatif. L’antique capital, de contenu philosophique, réalisme physique l’analyse moralisante où se cantonnaient les spirituels.
s’imprégnait à chaque fois de valeurs religieuses, qui, déjà dans le monde Là-dessus, Jean de Salisbury, le plus fin des Chartrains, bloque expressé­
pré-chrétien, l’avaient fait mûrir en spiritualité cosmique6, et, dans ment ensemble la tradition philosophique des Anciens et la doctrine des
l’Occident chrétien, allaient se développer dans un humanisme qui, Pères, éminement représentées par le De natura hominis de Némésius
comme tout humanisme, était ambivalent, entre la Nature et Dieu. (récemment traduit par Alfano, f 1085)4.
L’homme est simultanément, dans une antinomie, image du monde (thème
philosophique) et image de Dieu (Genèse). Précisément, c’est la conjonc­ 1. « Unde corporalis [substantia, in hominis creatione] ? De quatuor elementis,
ture du x n e siècle qui décidera de sa consistance et de son orientation, unde et microcosmus, idest minor mundus dicitur ; habet namque ex terra carnem,
selon les milieux, hors mis évidemment le milieu augustinien résistant ex aqua sanguinem, ex acre flatum, ex igne calorem ». H o n o r i u s d ’A u t u n , Elucida-
(cf. Hugues de Saint-Victor, Pierre Lombard). rium, I, 11 (P. 172, 1116).
2. Cf. A. R i v a u d , Introduction à la traduction du Timée, dans la collection Budé,
Platon, t. X, Paris, 1925.
1. Cf. H. L i e b e s c h u t z , Das allegorische Wellbild der hl. Hildegard von Bingen. Leip­ 3. « In homine quodammodo sunt omnia [ = microcosmus] ; et ideo secundum
zig, 1030 ; chap. 2 : Macrocosme el microcosme. modum quo dominatur in his quæ in seipso sunt, secundum hunc modum competit ei
2. P h . D e l h a y e , op. cil, II, p. 165, montre l’expresse liaison entre le texte d’Ho- dominari aliis ». S. T h o m a s , P Pars, q. 96, f. 2. Et, en tête d’un traité de politique :
norius d’Autun et la description (miniature reproduite) d’Herrade. « In homine, qui ob hoc minor mundus appellatur, quia in eo invenitur forma universali6
3. Voir, entre autres, dans son dictionnaire théologique, la somme Quoi modis, regiminis... » De reg. principium, I, 12.
l’article Mundus [P. L., 210, 866). 4. J ean d e S a l i s b u r y , Melalogicon, IV, 20, éd. Webb, p. 187 : « Qui vero naturam
4. A r i s t o t e , Phijs., VIII, 2, 252 b 26. anime diligentus investigare voluerint, non modo Platonis, Aristotilis, Ciceronis, et
5. J ea n d e M e u n g , Roman de la rose, v. 19041-19043. Cf. G. P a r é , Les idées el veterum philosophorum scripta revolvant, sed Patrum qui veritatem fidelius expres­
les lettres au X I I e siècle, Montréal, 1947, p. 75. serunt... Quod si quis non potest evolvere, vel Prenonphisicon legat, librum de anima
6. Cf. A. J. F e s t u g i è r e , La révélation d'Hermès Trismegiste, II, Le Dieu Cosmique, copiosissime disputantem ». Il s’agit du De nalura hominis de Némésius, qu’Alfano
Paris, 1949; P. A l l e r s , Microcosmus (rom Anaximandros lo Paracelsus, dans Traditio, avait, dans sa traduction, ainsi intitulé (Premnon physicon), parce que, dit-il, la doctrine
II (1944), p. 318-407. de la nature de l’homme est la branche, « stipes naturalium », d’où sont sorties toutes
les sciences de la nature.
42 LA PREMIERE SCOLASTIQUE LA NATURE ET L’HOMME 43

Ces ressources physiques et métaphysiques de type rationnel furent conscience chrétienne, les autres (Gilson) l’intrépide croyance biblique
curieusement exploitées et tournées en expressions symboliques. Avec une utilisant ingénieusement la cosmogonie antique pour l’intelligence de sa foi.
grande perspicacité, M. Ph. Delhaye, nous restituant récemment la Accordée cette ambiguïté, le thème du microcosme a de quoi nourrir
personnalité de Godefroy de Saint-Victor1, a justement réagi contre le et construire d’authentiques valeurs religieuses. Les Pères, Origène,
concordisme dans lequel on rapprochait le microcosme du Victorin de la Grégoire de Nvsse, Némésius, l’avaient montré en zone chrétienne, comme
cosmogonie des Chartrains. « Bernard Silvestre, dans son De mundi uni­ les philosophes au cours de l’âge hellénistique. Platon sera toujours le
versitate, part d’une cosmologie pour aboutir à une anthropologie ; père d’une vraie philosophie religieuse. Au x n e siècle, non seulement
Godefroy commence par une psychologie et termine par une théologie ». Guillaume de Saint-Thierry, témoin trop en marge de ce platonisme
Il n’élimine pas la considération du corps en relation avec l’univers ; optimiste du Timée, mais les Porrétains eux-mêmes, selon leur filiation
mais sa perspective n’est plus celle du physicien ou du naturaliste, c’est chartraine, sont les protagonistes d’une théologie et d’une spiritualité
celle des Pères, pour qui, par la solidarité même entre le sort de l’univers qui eurent toujours, sous des formes diverses, droit de cité en Occident.
et le destin de l’homme — thème familier aux Pères grecs —, le monde est Le chrétien, dans sa contemplation du monde, est divisé par un double
le symbole des réalités spirituelles. Bernard Silvestre avait utilisé, il mouvement : atteindre Dieu par ce monde dont l'ordre révèle le créateur,
est vrai, et au-delà de toute mesure, l’allégorie ; mais le symbolisme est, renoncer au monde dont Dieu est radicalement séparé. Déjà le platonicien
tant dans sa facture littéraire que dans sa projection mentale, tout autre était saisi par cette dialectique : le Banquet définit la conception dualiste,
chose que l’allégorie, produit intellectuel raffiné, qui n’est ni populaire, ni le Timée la conception moniste, « moniste, en ce sens que Dieu y est plus
religieux, sinon peut-être dans les mythes qui le soutiennent. Au contraire, ou moins identifié au monde, optimiste, en ce sens, que, le monde étant
le symbolisme de Saint-Victor, quelles que soient ses maladresses et ses bon, la vue de l’œuvre bonne mène à la connaissance de l’Ouvrier »x.
contaminations, est une immédiate nourriture spirituelle, puisée dans la Le monde, plein d’idées, est là même plein de Dieu. Et ce Dieu est grand ;
sacramentalité de l’univers ; avant même d’être regardée par l’homme, il est vrai. Les admirables « définitions » que les X X I V Philosophi mettent
la nature est pleine de Dieu. Aussi bien, malgré son opposition à une alors sous le patronage du Trismégiste, tout comme la construction
interprétation symbolique du monde, la connaissance physique de la axiomatique de l’économie chrétienne proposée par Alain de Lille, relèvent
nature demeure ouverte à la zone obscure des réalités, cosmiques et de la grande théologie2.
humaines, où le symbole est le moyen approprié à l’expression du mystère. Le platonisme chartrain et porrétain, voire celui de Saint-Victor, est
L’optimisme de Godefroy, qui tranche avec les tendances reçues à un beau produit, dans l’Occident médiéval, de ce mysticisme intellectuel
Saint-Victor, montre que, dans un climat différent de Chartres, il avait qui, dans son naturalisme optimiste, ne va pas sans danger pour l’équilibre
compris et exprimé les valeurs du parallélisme entre l’àme et le cosmos. d’une conscience chrétienne, peut-être même pour son orthodoxie, mais
De même, et avec son tempérament extravagant de visionnaire, qui conduit à une haute « sagesse ». Équipée des instruments de la logique
Hildegarde transforme la physique érudite qu’elle emploie en matière de Boèce, férue de formulaires et d’analyses mathématiques (ce qui est
symbolique, ainsi amenée à exprimer l’économie historique du Christia­ encore très platonicien), s’exprimant tantôt dans la concision d’une
nisme plus que l’univers statique des Grecs. Ainsi sa contemporaine architecture d’axiomes tantôt dans l’intarissable imagerie de l’allégorie,
Hadewijch transposait en mystique chrétienne les thèmes de la poésie cette sagesse ne trouvera pas au x n e siècle sa stature définitive, dans la
courtoise des troubadours. confluence de la sagesse d’Augustin et de la sagesse d’Aristote ; elle aura
Enfin, les ressources proprement religieuses. Nous éprouvons ici cependant belle figure, et de fait on lui fera belle figure dans ces représen­
l’ambiguïté du syncrétisme platonicien, corsée encore en terre chrétienne tations où Dieu apparaît sous les apparences de la Philosophie3.
lorsque Platon est appliqué à la Genèse pour expliquer la création ; car
l’axe de la spiritualité qu’il développe passe alors non par le don de la 1. A. J. F e s t c g i é r e , op. cil., p. 585.
grâce, mais par l’acte de la création, gratuit aussi, mais dans une toute 2. Texte du Liber X X I V philosophorum publié par Cl. B a e u m k e r , Dos pseudo-
hermetische « Buch der vierzundzwanzig Meisler, dans Studien und Charakleristiken zur
autre liberté divine. Bernard Silvestre est l’illustration parfaite de cette Gesch. d. Philos. (Beilr. z. Gesch. d. Phil. u. Theol. d. Mitt., XXV, 1), Munster, 1928,
ambiguïté : on sait que les historiens sont en désaccord sur le sens de son p. 207-214, A l a in d e L i l l e , Begulæ theologicæ, P. L., 210.
œuvre, les uns (Curtius) y voyant l’empire d’une pensée païenne sur une 3. Nouvelle étape d’une longue histoire iconographique, en Occident, depuis
Alcuin et Scot Érigéne, le lieu commun en est la présentation de la Sagesse de Dieu
sous les traits de la Philosophie de Boèce. Cf. M. Th. d’ALVERNY, La Sagesse et ses sept
1. Ph. D elh a y e, Godefroy de Sainl-Viclor. Microcosmos. I, Texte I L Étude théo­ filles. Becherches sur les allégories de la philosophie et des arts libéraux du I X e au X I I *
logique, Lille, 1951. siècle, dans Mélanges F. Grat, I, 1946, p. 245-278.
44 LA PREMIÈRE SCOLASTIQUE
LA NATURE ET L’HOMME 45
Dans son histoire de la technique, L. Mumford, réhabilitant les pre­
miers efforts de l’humanité avant l’ère moderne, souligne l’importance
L’homme maître de la nature des progrès accomplis au moyen âge, et il introduit sa description par une
Ars et natura évocation où, dans l’éveil des sens de la nature, artiste et artisan sont
solidaires1. « Dans les fraîches sculptures naturalistes des églises du
x m e siècle, on peut constater le premier mouvement du dormeur gêné
De cette solidarité, physique et spirituelle, de l’homme et de l’univers, par la lumière du matin. L’intérêt de l’artisan pour la nature fut d’abord
de ce nouvel équilibre de la grâce et de la nature, ce ne sont pas d’ailleurs confus ; petit à petit, l’artiste sculpta délicatement des feuilles de chêne
les théologiens qui, à l’École, furent les protagonistes. Du moins ils n’en ou des rameaux d’aubépine, tout en continuant à créer d’étranges
énoncèrent les lois qu’à partir de la vie même de l’Église qui, spirituelle­ monstres, des gargouilles, des chimères, des bêtes légendaires. Mais
ment et pastoralement, se construisait en ce x n e siècle, dans les formes l’intérêt pour la nature s’élargit progressivement et devint plus absor­
et des états nouveaux. La fameuse querelle entre moines et chanoines bant ». Nous entrons volontiers dans la suggestion de Mumford, à laquelle
réguliers, puis, débordant la réforme canoniale, les mouvements aposto­ souscrivent d’ailleurs les historiens de l’art : nous pensons que l’essor des
liques inspirés du pur Évangile, impliquaient non seulement des institu­ techniques est le signe et le moyen d’une vraie découverte, d’une décou­
tions nouvelles, mais des attitudes inédites dans la dialectique du monde verte active de la nature, en même temps que l’homme se révèle en quelque
et de l’Évangile, par où se définit la tension intérieure du chrétien. Dans sorte à lui-même, en maîtrisant ainsi la nature. Révélation subconsciente
un double et unique réflexe, ce retour à la uila aposlolica primitive, hors d’abord, mais qui se manifeste bientôt par des curiosités où les emprises
le féodalisme monastique, appelait et procurait une présence au monde ; physiques du travail débouchent dans la vie de l’esprit, pour équilibrer
il ne s’agissait plus de polariser la vie parfaite par l’idéal monastique sagement les griseries dialectiques ou les intériorités illusoires.
consommant sur terre une ébauche de la cité de Dieu, mais de jeter le Le x n e siècle est, là encore, dans la civilisation médiévale, le pivot d’une
levain dans un monde où émergeait, hors de l’appesantissement féodal, transformation qui en bouleverse les conditions matérielles ; on a pu parler
une nouvelle civilisation. Non pas donc seulement des purifications de « révolution technique ». A la faveur de l’éclatement de la féodalité
morales, inspirées de bonnes volontés réformatrices, comme en était déjà et de son exclusivisme terrien, à la faveur de l'émancipation économique
rempli le x n e siècle, mais la réfraction des vérités évangéliques dans une et politique des artisans urbains, organisés en corporations, à la faveur
économie sociale déterminée. Rencontre de l’Église et du monde, qui d’une circulation active des biens et des personnes dans une économie
s’accomplit dans un témoignage pur et abrupt, mais tout sensible aux de marché, la mise en œuvre et l’extension de nouvelles techniques
valeurs d’un homme nouveau, plus que dans l’appareil d’une Chrétienté modifient profondément non seulement la vie matérielle, mais, dans la
puissante — et compromise — par son établissement. On ne sera donc vie de l’esprit, certains modes de perception, de sensibilité, de représenta­
pas surpris que ce soit parmi ces évangéliques que se recruteront, dans tion. Aristote n’avait-il pas appuyé son analyse du devenir et de ses
les générations suivantes, les théologiens de cette nouvelle Chrétienté, où facteurs sur l’analogie de la fabrication par l’artisan2?
la raison elle-même, cette fine pointe de la nature humaine, entrera dans « Peut-on considérer les objets fabriqués par l’homme, des chaussures,
la construction terrestre de la science de Dieu. La scolastique, comme on du fromage, et autres produits de ce genre, comme des œuvres de Dieu? »,
dira plus tard, est la plus haute application de l’axiome : « Gratia non se demande maître Gilbert. Question de théologien, et non plus considéra­
tollit naturam, sed perficit ». tion philosophique à la manière d’Aristote : sous le caractère simplet
Puisée dans une intelligence apostolique du monde, cette sensibilité de sa formule, elle exprime une première conscience du rôle de l’économie
nouvelle répercute au plan de la vie sociale et de ses évolutions la décou­ humaine dans le plan religieux du monde ; et cela porte plus loin que la
verte de la nature. Avant d’analyser cette répercussion1, et nous en tenant réponse, non sans intérêt d’ailleurs, dans laquelle Gilbert distingue, dans
aux réalités profanes, poursuivons notre diagnostic dans le sous-sol le grand œuvre de Dieu, l’action créatrice, les opérations de la nature,
modeste de la vie terrestre. La rencontre de l’homme et de la nature les fabrications de l’homme, situées ainsi dans la qualification religieuse
ne s’accomplit en effet que lorsque l’homme s’empare de cette nature et du « gouvernement » du monde3.
la met à son service : ainsi le veulent l’ordre même des natures, et, pour
le chrétien, l’ordre créateur, exprimé aux premières pages de la Bible. 1. L. M u m f o r d , Technique et civilisation, Paris, 1936, p.
Le x n e siècle illustre à ce point cette loi. 2. Sur cette analogie entre té/ vt) et oûa-.ç, cf. I I Phys., 1, 139 a 32-36; 2, 194 a 21.
3. Note super Johannem sec. mag. Gilb[erlum], ms. Londres, Lambeth Palace 360,
fol. 32 rb : « De artificialibus quæritur utrum a Deo facta sunt, sicut caseus, et sotu-
1. Cf. infra, chap. X : Moines, clercs, laïcs. Au carrefour de la vie évangélique.
46 LA PREMIERE SCOLASTIQUE
LA NATURE ET L’HOMME 47

Ce n’est pas là réflexion de circonstance, mais métaphysique religieuse causes secondes, jouait d’ailleurs à l’intérieur d’une vision symbolique
consciente et organique, selon laquelle Yhomo artifex se définit par réfé­ du monde, où l’explication des phénomènes par leurs causes immédiates
rence à Yopus Creatoris et à Yopus naturae ; la première référence confère tendait à disparaître au bénéfice d’une signification que, légitimement
à l’activité humaine sa dimension religieuse, la seconde lui donne sa d’ailleurs, en valeur sacrale comme en valeur poétique, on pouvait leur
mesure et sa vérité terrestres. Cette analyse prend pied dans le commen­ donner, dans une référence à leur suprême destin. Les divers néoplato­
taire de Chalcidius sur le Timée, c. 23 (« Omnia enim quae sunt vel opus nismes en cours conféraient à ces représentations la densité d ’une réflexion
Dei sunt, vel naturae, vel naturam imitantis hominis artificis ») ; mais philosophique de haute qualité, malgré les infantilismes qu’elles pou­
elle s’amplifie jusqu’à founir une totale vision du monde et une définition vaient comporter. Nous rejoignons ici le développement des doctrines
par ailleurs observé.
de l'homme, voire les impératifs d’une économie.
Jean de Salisbury, plus sociologue, observe la place que tiennent
Ostenso quod nihil est sine causa, subjungit quid contrahat effectus ex efficiente. dans la Cité les corps de métier, corps du monde rural ou métiers méca­
Sciendum est enim quod omne opus vel est opus creatoris, vel est opus nature, vel
artificis imitantis natura. Et est opus creatoris prima creatio sine prejacente materia,
niques, dont la spécialisation croissante, au bénéfice du bien commun,
ut creatio elementorum vel spirituum, vel ea que vidimus lieri contra consuetum cur­ ne permet guère au législateur de formuler pour chacun les conduites
sum nature, ut partum virginis, etc. Opus nature est quod similia nascantur ex simi­ de leurs innombrables fonctions1. Alexandre Neckham (f 1217), succes­
libus ex semine vel ex germine, quia est natura vis rebus insita similia de similibus sivement maître en droit, en médecine, en théologie, et sensible aux
operans. Opus artificis est opus hominis, quod propter indigentiam operatur, ut diverses méthodes constructives de divers savoirs, a composé, outre son
vestimenta contra frigus, domum contra intemperiem æris ; sed in omnibus que agit
naturam imitatur ; cum enim facit vestem, juxta naturalem membrorum dispositionem De naturis rerum, une espèce de dictionnaire de l’outillage et des instru­
facit eam ; in compositione vero domus considerat quod in planis remanet aqua putre­ ments domestiques, De nominibus utensilium, qui applique ainsi à la
faciens ligna, ex convallibus vero descendit et mundificat ; unde concavam facit domum1. mécanique le goût contemporain pour la lexicographie2.
L’essor des techniques dépasse, en volume et en qualité, ces consciences
Dans ce discernement de trois types d’action, où nous reconnaissons professionnelles ou religieuses, encore primitives, de leur rôle. La produc­
un thème chartrain caractéristique, il importe de donner toute sa portée tion de l’énergie fait des progrès bouleversants avec l’extension et le
à la distinction entre les œuvres proprement divines, création, miracle, perfectionnement des machines à capter les forces de l’eau et à produire
et les œuvres de la nature, divines elles aussi en causalité suprême, mais des mouvements circulaires : moulins, roues hydrauliques (un cheval
accomplies selon les lois d ’un ordre autonome en sa consistance. La spiri­ au lieu de 25) ; moulins à vent, dont les premières traces en Europe occi­
tualité diffuse du chrétien était alors commandée par la représentation dentale remontent à 1105; démultiplication de force par des appareils
augustinienne d'un univers où la toute-puissance de Dieu se révélait aussi de levage ; industries de guerre, qui disqualifient l’ancienne chevalerie
bien par les floraisons du printemps que par le verdissement de la verge (le concile de Latran de 1139 interdit l’arbalète récemment apparue).
d’Aaron, autant par la production du vin de la vigne que par le miracle Les moyens de transport et de circulation libèrent l’homme de plus en
de Cana, autant par la naissance quotidienne des enfants que par la résur­ plus : l’invention du collier d’épaule pour l’attelage transforme la vie
rection d’un mort. Ce blocage religieux, dans lequel étaient dévaluées les rurale; le gouvernail fixe date de 1180; la boussole permet la grande
navigation, favorise le mercantilisme où la bourgeoisie commerçante
lares, et hujusmodi quæ dicuntur esse opera hominis non Dei. — Omnia quidem a Deo
facta sunt tanquam ab auctore ; quaedam tamen ejus opera dicuntur, sicut sunt, illa
quae per se operatur ita scii, quod nec naturae similitudine, nec alicujus ministerio, ut 1. J e a n d e S a l i s b u r y , Polycraticus, VI, c. 20 : Qui sint pedes reipublicæ et de
caelum et terram. Alia dicuntur opera naturae, quae a Deo ita creantur quod ad alterius cura eis impendenda [c’est déjà l’image qu’exploitent, parmi les sociologues modernes,
similitudinem, ut quod grana ex granis, et equis ex equo, et similia ex similibus. Alia les théoriciens organicistes] : « ... In his [officiis] quidem agricolarum ratio vertitur,
quae hominis ministerio facit, hominum dicuntur. Unus ergo omnium auctor Deus, qui terræ semper adhærent, sive in sationalibus, sive in consitivis, sive in pascuis, sive
diversæ tamen operandi rationes, et auctoritatis et ministerii, quorum alterum homo in floreis agitentur. His etiam aggregantur multae species lanificii, artesque mecha­
dicitur auctor, alterum vero Deus. Similiter usualiter dici solet de aliquo divite quod nicae quæ in ligno, ferro, aere metallisque variis consistunt... Haec autem tot sunt ut
multa fecit edificia, quæ eadem singulariter fecit et carpentarius, sed alter auctoritate respublica non octipedes cancros, sed et centiped s pedum numerositate transcendat...
sola et jussu alter ministerio ». Tam variae figurae sunt ut nullus unquam officioruem scriptor in singulas species eorum
1. G u i l l a u m e d e C o n c h e s , Glossa in Timaeum, 28 a (éd. Parent, p. 147). Cf. specialia praecepta dederit ».
Dragmalicon, éd. Gratorolus, p. 31. Ce thème s’imposera même à l’augustinien R o b e r t 2. A l e x a n d r e N e c k h a m , De nominibus utensilium, éd. Wright, A volume of voca-
d e M e l u n , Sentenlie, I, 1, 21, éd. Martin, p. 224-227. : De distinctione operationum et bularies, p. 96-119, et S c h e l e r , dans Jahrbuch für englische und romanische Lileratur,
de hoc quod alio quodam modo Deus hec operatur que opéra nature dicuntur quam VII, p. 58-74, 155-173. Cf. Ch. H. H a s k i n s , Studies in lhe hislory of mediæval science,
1924, p. 359-363.
ipsa natura.
48 LA PREMIERE SCOLASTIQUE LA NATURE ET L’HOMME 49
supplante la noblesse évincée, concourt au déplacement vers l’Atlantique et le mécanique, se purge des imageries infantiles de l’animisme et des
du courant des affaires en Méditerranée. En 1188, on construit le pont fausses divinisations du merveilleux ; le sacré qu’il profanise dans cette
d’Avignon, en dix-huit arches de pierre. L’horloge mécanique commence exploitation n’avait pas de valeur religieuse authentique. Il connaît
à rationaliser le temps, dont la régularité mesure la civilisation machi­ mieux son rôle dans l’univers. Ces médiévaux sont hantés par l’automate,
niste, car « la pendule ne garde pas seulement la trace des heures, mais qui déshumaniserait utilement tant de banales activités ; mais l’emprise
synchronise les actions humaines » (L. Mumford) ; les cloches de la tour de l’homme sur la matière introduit cette réalité opaque et inerte dans
de l’horloge commandent la vie urbaine : la machine est omniprésente, une économie qui, à son terme suprême, dans les cieux nouveaux et la
donnant un nouveau « milieu » à l’existence, qui n’est plus commandée terre nouvelle, divinise cette fois pour de bon l’univers de la nature.
par les rythmes humains, mais par un temps mécanique. La riche parure Nicolas d’Amiens le professe expressément (cf. infra, p. 58) : ce n’est pas
des horloges est l’expression de cette novation saisissante dans l’esprit chez lui qu’une déduction a priori. Aussi bien, jadis, les Ioniens, penseurs
populaire. et artisans, avaient, loin des dieux d’Hésiode, construit une nouvelle
Dans cet univers mécanique, l’homme sort de l’empirisme confus, cosmogonie, où l’intelligence et l’outil révélaient la nature.
dépersonnalise son action, devient sensible à la densité objective et à Ars ei natura : là encore Aristote procurera aux maîtres du x m e siècle
l’articulation des choses sous la domination des lois naturelles. L’ordre une élaboration philosophique beaucoup plus mûre, que d’ailleurs leur
n’est plus seulement le schéma d’une imagination esthétique ou d’une dialectique n’exploitera pas à fond1. Mais déjà la réflexion des hommes
conviction religieuse; il est éprouvé, soutenu par une méthode : la nature du x n e siècle, moins enclose dans l’École, avait perçu tout ce que l’art,
est pénétrable, prévisible. La science de l’homme embrasse la connaissance en forçant la nature, peut révéler sur l’homme, en même temps que la
de cette maîtrise de la nature. Le quadrivium, science des res, a valeur découverte de la nature donnait consistance à une métaphysique de
éducatrice autant que le Irivium, science des verba, qui fabrique trop de l’univers et à de nouvelles méthodes de penser.
rhéteurs et de dialecticiens. Gilbert de la Porrée conseille aux étudiants
fanatiques de dialectique « d’apprendre le métier de boulanger ». Et les Ars et nalura : mais c’est déjà un affrontement, et l’amorce d’une
artisans de la cathédrale de Chartres n’étaient-ils pas des hommes de la opposition. L’homme « en face » de l’univers, n’accepte pas seulement
môme taille qu’Abélard1? Hugues de Saint-Victor donne large place, le monde extérieur, il le change, et, avec ses outils, en veut composer un
dans son Didascalion, aux arts mécaniques, « lanificium, armaturam, monde humain ; il n’accepte pas seulement ses besoins animaux, il les
navigationem, agriculturam, venationem, medicinam, theatricam (les refuse en quelque manière, du moins leur libre cours, pour les éduquer
loisirs ne sont pas oubliés, dans cette heureuse économie!) »12; et Godefroid (ars = disciplina). Double lutte, immédiatement tournée alors en thème
de Saint-Victor, établissant la carte des métiers par leur fonction sociale, chrétien, de la Genèse à la mystique paulinienne, dans un monde de péché
récusera la définition qui en était donnée par une étymologie fâcheuse, que l’homme ne sait plus régir. La nature embraye sur l’histoire. L’autre
mais qui survivra jusque dans le français classique : « Scientiae mechani­ branche du platonisme ambigu apporte sa sève, fut-ce, là aussi, après de
cae, idest moechiae seu adulterinae », c’est-à-dire qui adultèrent dans la sévères corrections. Augustin rattache le péché originel à la génération,
matière la dignité spirituelle de l’homme3. grand œuvre de la Nature, sans parler de ses autres gestes.
Cet homo artifex, créateur de formes, distingue désormais entre l’animé Par le dégagement même des pressions qui faisaient peu à peu émerger
la notion de nature, nous avons consciemment cédé à une présentation
1. Guillaume de Conches, au dire de J ean d e S a l i s b u r y (Melalog., III, 10, éd. unilatérale des remous doctrinaux et spirituels du x n e siècle ; mais, à
Webb, p. 161) comparaît à l’art du dialecticien le travail d’un certain Ascelin, maître- chaque instant, ces mêmes pressions engrènent spontanément et saine­
forgeron fameux : « Hescelinus faber, sicut magister Willelmus referebat, illorum morem ment sur la « vie intérieure » qu’appelle, dans le microcosme, au titre
sequebatur, qui nichil in disputationibus certum appetunt, et sic rem fabrilem, sicut
même de sa nature, l’emprise intellectuelle et mécanique sur le macro­
hii expediunt dialecticam, exercebat ».
2. H u g u e s d e S a i n t - V i c t o r , Didascalion, II, c. 20-23. C’est d'ailleurs là l’effet cosme. Saint Bernard n’est guère sensible à ce parallélisme ; mais
de son ouverture d’esprit et de sa culture livresque des Anciens, plus que du spectacle Guillaume de Saint-Thierry sait faire bénéficier la grâce cistercienne qui
des artisans de son temps. l’a touchée, d’une anthropologie nourrie, par delà Augustin, du sens
3. G o d e f r o i d d e S a i n t - V i c t o r , Microcosmus, 55-57. Cf. Ph. D e l h a y e , Le Micro-
cosmus de Godefroid de Sainl-Viclor. Élude théologique, Lille, 1951, p. 115, qui note
justement le sens de cet humanisme technique. M.-D. C h e n u , Arls * mécaniques » et 1. Ces maîtres, tant les hommes de science que les lettres, sont en outre très sensi­
œuvres serviles, dans Rev. sc. ph. lh., 29 (1940), p. 313-315, où est observé le lien entre bles aux défaillances des arts et métiers par rapport aux réussites de la nature. Cf. à
cette conception du travail et le servage féodal. propos de Jean de Meung, G. P a r é , op. cil., p. 65-68.

4
l a p r e m iè r e s c o l a s t iq u e
50 LA NATURE ET L’HOMME
51
cosmique des Grecs, et sa Physica animae, traité de l’image de Dieu en mais c’est en définitive une bienfaisante crise de croissance. Au portail
l’homme, n’est pas seulement un traité de la connaissance de soi-même, de Chartres, le Christ reste le sauveur de la création.
mais, selon son titre1, une investigation de la « physique » de l’âme, sou­ Aussi bien, la théologie en tire profit, dans une promotion rationnelle,
tenue par les naturalistes et les docteurs ecclésiastiques (Grégoire de au sein même de sa foi. C’est le même Alain de Lille, ce maître de nature,
Nysse, De hominis opificio, dans la traduction de Scot Érigène). qui est aussi le théoricien des « règles de la théologie », c’est-à-dire de la
Pareils recoupements sont frêles, mais très significatifs ; ils se multi­ méthode selon laquelle, comme toute discipline de l’esprit, la connais­
plieront d’ailleurs de plus en plus, et, avec l’entrée d’Avicenne à la fin sance de foi s’organise, se bâtit, grâce à des principes internes qui lui
du siècle, sur des territoires nouveaux, où l’on peut croire un instant que donnent tournure et valeur de science1. Alain ne contrepose pas plus
le philosophe arabe serait le réacteur synthétique des pressions de Denys raison et foi que profane et sacré : il les distingue pour les unir. « Non
(Érigène), d’Augustin, d’Aristote12. Recoupements significatifs : non seule­ adversa, sed diversa sentimus »2, fait-il dire à Nature, soucieuse de la
ment de l’aiïlux de sources hétérogènes, non seulement des interactions dignité suprême de la Théologie. Certains spirituels s’inquiéteront de
permanentes et contrastées des courants de pensée, mais de la liaison pareille confiance dans la raison; le siècle d’Albert le Grand, de Bona-
interne, en authentique esprit chrétien, de ces deux valeurs disparates : venture, de Thomas d’Aquin leur donnera tort.
la découverte de la nature et le conlemplus mundi. Leur tension non seule­ Il nous est apparu que, sans détriment pour le contemptus mundi
ment définit l’état du chrétien dans le monde, mais aussi commande son de Cîteaux, ni pour la théologie monastique qui le supporte, la grandeur
travail théologique, en même temps que sa vie personnelle. Il est inévitable du xiie siècle comportait aussi, sans qu’un génie, hélas! lui ait donné une
et il est normal, que cette tension aboutisse à des options différentes suprême expression encore, ni un plein équilibre, cette découverte reli­
dans la réflexion théologique comme dans la sensibilité spirituelle et les gieuse de l’univers, dans une nature qui, selon le mot du très profane
engagements apostoliques. Cîteaux, à plusieurs reprises, s’opposera publi­ Jean de Meung, est la chambrière de Dieu. Aussi bien, Alain de Lille
quement, on le sait, aux maîtres de Chartres, et les Porrelani relèveront devait terminer ses jours à Cîteaux, — au moment où saint Dominique
les faiblesses de l’augustinien Pierre Lombard. Quand il ne cède pas à relayait les Cisterciens défaillants dans la prise en charge évangélique
son mythe de la Nature, Alain lui-même débite les formules d’Augustin d ’une nouvelle civilisation, que définira humainement et théologiquement
sur le péché originel. C’est que la nature de l’homme ne peut, à elle seule, saint Thomas d’Aquin.
définir l'homme dans son existence et dans sa conduite ; cette nature est
engagée dans des conditions historiques, dans des étals, comme disait 1. A l a in d e L i l l e , Theologicae regulae, P. L., 210, 621-684.
Augustin, qu’une philosophie des essences, ignorante de l’histoire, finit 2. Id., De planctu Naturae, P. L., 200, 446 : « Nec mirum si in his Theologia suam
par négliger, car elle ne peut les déduire de la nature. mihi familiaritatem non exhibet, quoniam in plerisque non adversa sed diversa sen­
Toute « philosophie du monde » (Guillaume de Conches), il est vrai, timus. Ego ratione fidem, illa fide comparat rationem ; ego scio ut credam, illa credit
tend légitimement à saisir la totalité de son objet, et ce serait erreur ut sciat ; ego consentio sciens, illa sentit consentiens *.
autant que maladresse de ménager à son dépens et au prétendu bénéfice
de l’àme religieuse, une zone de mystère, refuge du sacré ; toute la nature
relève de la science profane. Mais aussi toute la nature recèle des valeurs
sacrales : c’est l’angle de vision qui change ; science et mystique doivent
naturellement se l’accorder. Instaurer la Nature, c'était bien, en vérité,
mettre fin à une certaine conception chrétienne de l’univers, comme
c’était mettre fin à une certaine Chrétienté que combattre, idéologique­
ment et politiquement, le Saint-Empire. Les années 1200 mèneront de
front cette double et unique opération, dont Jean de Salisbury, tout
violent qu’il soit à soutenir Thomas Becket, n’est pas sans fournir les
prodromes. Laïcisme et scientisme y introduisent quelque fièvre maligne ;

1. C’est le titre de la deuxième partie de son De nalura corporis et animæ.


2. CI. par exemple, la tentative concordiste du Liber de causis primis et secundis.
Ct. infra.
cur homo ? 53
de base? ou bien l'histoire, une certaine histoire (ici l’histoire primitive
de la Genèse, à partir des libres vouloirs de Dieu), entre-t-elle dans sa
constitution et dans son destin?
Le cercle de la controverse, et donc les lieux spirituels dans lesquels
II fut posé le problème, se déterminent assez aisément : il s’agit des milieux
touchés par l’école de Laon, et en dépendance d’hypothèses proposées
quelque temps aupravant par saint Anselme. Les Sententiae divinae
CUR HOMO ? paginae l’un des plus notables recueils de Laon, présentent ainsi, dans
LE SOUS-SOL D ’UNE CONTROVERSE la série des « questions » alors en éveil, les données de la discussion et
leur source immédiate.
Solet queri quare non ex angelis [sunt] restaurandi, alii angeli, sed ex hominibus.
Et est summa causa beneplacitum Dei. Cur autem sic ei placuerit, penes ipsum sit.
Cur Deus homo ? Ce fut, on le sait, par cette question posée au cœur In libro tamen qui intitulatur Cur Deus homo, habentur inde due coniecture, quarum
de l’économie chrétienne, que le grand œuvre de la théologie fut entrepris prima est talis. Si Deus restauraret numerum angelorum ex angelis, hoc videretur
au x n e siècle, par le génie de saint Anselme : prototype de cet acte majeur contrarium priori creationi rerum. Quod nec ipse evidenter explanat, nec nos aliud
du chrétien, qu’est, dans un savoir pourvu de sa technique rationnelle, percipimus, nisi quod Deus omnia in perfectione creavit, et ita angelum qui cecidit ;
1’intellectus fidei, dont la racine nourricière est précisément la recherche ille autem qui restauraret locum eius, maioris dignitatis videretur esse quam qui cecidit,
in hoc scilicet quod nec caderet sicut et ille. Sed hec coniectura debilis est, cum idem de
des causes. homine coniectari possit. Alia coniectura est talis, quod qui in locum illius restitueretur,
A la même époque, et de la même manière, selon le même registre deberet esse illius beatitudinis ad quam ille, si stetisset, pervenisset; angelus autem
de causalité, fut posée une autre question, à la frange seulement de l’éco­ ille qui post crearetur, non esset sine terrore precedentis casus ; et ita non esset eiusdem
nomie chrétienne, cette fois : Cur homo ? Pourquoi Dieu créa-t-il l’homme ? beatitudinis, et ita non ex angelis debuit restitui locus ille. Sed eadem oppositio fieri
de homine potest.
Quelle est sa place, quel est son rôle dans l’univers? Pour être de moindre Cum autem ex hominibus restaurentur angeli, potest queri an propter restaura­
envergure théologique, cette question n’en est pas moins d’importance, tionem angeli tantum factus sit homo, an etiam propter se. Si autem angelus et homo
en elle-même et dans ses répercussions sur les problèmes de la nature et simul creati sunt, secundum auctoritatem Qui uivit [in elernum, creavit, omnia simul,
de la grâce. Elle se présente en tout cas, à l’entrée du x n e siècle, sous la Eccli., 18, i], non est ratio quod homo pro restauratione illa sit factus, cum ante casum
angeli fuerit creatus.
même forme que la première, et elle sera comme elle traitée par l’appareil Dicunt quidam quod fuit quedam preparatio, cum previdisset casurum. Si autem
dialectique désormais mis en œuvre, dans l’élaboration des quaestiones. post formatus est, tunc est verisimile, sed non cogens.
Item sunt alie coniecture, quod non ideo tantum. Si enim ideo tantum homo factus
esset, homo sciens se non pervenisse ab beatitudinem nisi ille cecidisset, gauderet de
casu angeli, et ita non maneret in dilectione proximi et ita Deus non bene consuluisset
La controverse creature sue, cum sibi tam difficile posset cavere. Item, cum plures angeli remanserint
quam ceciderint, et tot sint ascensuri de hominibus quot remanserunt, apparet quod
non tantum pro restauratione ; quia si tantum pro restauratione, tunc non plures asen-
L’homme a-t-il été créé pour lui-même? et donc selon la densité derent quam ceciderant1.
originale d’une certaine nature, conduite selon certaines lois, dans un
environnement d’êtres et de choses à lui référés, où il trouve son contexte Le théologien laonnais se réfère donc expressément à la thèse et aux
vital et la matière de ses entreprises. Ou bien ne fut-il pas, dans la genèse rationes que, dans son Cur Deus homo, saint Anselme avait proposées,
de l’univers, dont l’Écriture nous apprend qu’une catastrophe en boule­ sur les instances de Boson et malgré la digression ainsi imposée hors son
versa l’idée première, par le péché et la déchéance d’un certain nombre de sujet, pour rendre raison de la création des hommes : « Deum constat
créatures angéliques, une suppléance admirable et paradoxale : une autre proposuisse ut de humana natura, quam fecit sine peccato, numerum
type d’esprits, engagés ceux-là dans la matière terrestre, et destinés à angelorum qui ceciderunt restitueret »2. Ainsi était repris, mais avec le
remplacer autour du Créateur, dans un monde restauré, les anges déchus?
Sous la référence au récit biblique, se dessine implicitement la tension 1. Sententiae divinae paginae, ed. Bliemetzrieder, Münster, 1919, p. 18. Nous avons
interne de toute réflexion anthropologique : l’homme se doit-il juger utilisé l’appareil critique de l’éditeur pour améliorer son texte.
comme une nature dans l’univers qui l’entoure et qui détermine ses lois 2. S. A n s e l m e , Cur Deus homo, 1, 16-18. Ratio cur numerus angelorum qui ceci­
derunt, restituendus sit de hominibus. P. L., 158, 381-385.
54 LA PREMIERE SCOLASTIQUE CUR HOMO ? 55
traitement d’une argumentation dialectique, le thème, jadis présenté Dei, Cantique de Moïse, 32, 8) dont la version hiéronymienne à partir
par saint Grégoire, des hommes créés en suppléance des anges déchus. de l’hébreu fournit un texte tout différent. Pour son compte, en marge
Anselme inclinait même à penser que les hommes sont destinés non seule­ de l’opinion reçue (« Soient plerique... »), et pour éviter l’anthropomor­
ment à remplacer les anges déchus, mais à compléter le peuple des esprits phisme d’un Dieu délibérant successivement sur les étapes d’un plan
angéliques. Il accordait ainsi, à l’intérieur de l’unité totale de ce peuple créateur, il préfère subordonner toute l’œuvre créatrice à la perspective
céleste, que la nature humaine valait d’être créée pour elle-même, comme de l’Incarnation, fin suprême de l’entreprise. Rupert est en elfet de ces
toute nature, fût-elle celle d’un vermisseau, et non pour la seule substi­ esprits qui envisagent les rapports concrets, historiques, des êtres dans
tution des individus déchus d’une autre nature ; dans l’intention divine, le libre et mystérieux propos divin, plus que les coordonnées rationnelles
les anges furent créés en nombre imparfait, pour laisser place aux hommes1 et abstraites des natures.
Un autre recueil de Laon, les Sententiae Anselmi, enregistre sommai­ Solent plerique arbitrari quod si omnes angeli perstitissent, nullaque ruina facta
rement, mais comme une position reçue, la même doctrine : fuisset ex eis, non crearetur neque fuisset causa cur deberet homo creari. Quod si conce­
Homo loco perditorum angelorum factus dicitur, non quin factus esset etiam si ditur, cavendum est ne ita pueri simus, ut existimemus Deum nullum ante ruinam
non cecidissent, sed cum in gloriam quam illi perdiderunt homo suscipitur, quasi angelorum de homine creando habuisse propositum, sed postquam casus ille contigit,
tunc demum illi venisse in mentem consilium hujusmodi, scilicet facere genus nostrum
locum illorum subintrare videtur*.
ob recuperandam multitudinem domus seu familiae suae quae cecidit. Rectius ergo di­
citur quia non homo propter angelos, imo propter hominem quemdam angeli quoque
Rupert de Deutz, venu prendre part aux controverses en cours au facti sunt sicut et caetera omnia, testante Apostolo cum dicit : Decebal enim propter
moment où Anselme de Laon mourut (1117), fait assez longuement état quem omnia, et per quem omnia1.
du problème de la création de l’homme ; mais, selon sa tendance coutu­
mière, il demeure réservé dans la recherche curieuse de « raisons », redoute Mais lç plus curieux témoin de la question et de la controverse est
leur anthropomorphisme, et veut avant tout ménager le mystère du dessein Honorius d’Autun. Sa prise de position est très significative, car, dans
de Dieu. son écrit de jeunesse, l’Elucidarium (vers 1115), il avait fait mention
Cum legimus quia formavit Dominus hominem de limo terræ, non discutiendum du problème sans marquer son option12 ; dans son Liber X II quaestionum
nobis est cur ita fecerit, sed potius illud timendum unicuique nostrum de seipso, ne vas au contraire, il est catégorique, et, qui mieux est. fonde sa solution sur
quod fecit ipse, dissipetur in manibus ejus, et, hoc abjecto, faciat aliud vas, sicut placuit une vision métaphysique et historique du monde, dont l’ample perspective
in oculis ejus ut faceret. Attamen sobrie quaerere, id est mirare, licet , cur Deus posset est d’autant plus remarquable qu’elle est provoquée par une toute mince
ruinas angelorum novis angelis reaedificare, et totidem quot ceciderunt simul creare
et in cælum levare, ut unius generis esset plebs cuncta, omnisque nobilitas caelestis chicane, sans commune mesure avec pareil problème3.
patriae ? cur homines alterius naturae vel conditionis fecit, quos reponeret pro angelis, Dans un petit prologue en effet, Honorius, dédiant son opuscule à
et non cunctos aut multos simul, sed unum tantummodo plasmavit, de quo propaga­ un certain Thomas « rayonnant de l’éclat de la sagesse », fait état d’une
rentur caeteri ?... Unde et hoc in praesenti reponsum accipimus, quo dignum est ut controverse entre un moine et un chanoine, chacun revendiquant la pré­
contenti simus, quia quod habuit hoc de thesauro cordis sui protulit omnium artifex
éminence, le moine parce qu’il a pour seigneur et maître un ange, Michel,
Deus*.
préposé au Paradis, tandis que le chanoine se place sous le patronage de
Cependant, dans un autre de ses ouvrages, le De glorificatione Tri­ saint Pierre, chef de 1 Église et portier du ciel. On sait que c’est là un thème
nitatis, ayant longuement résumé la doctrine de saint Grégoire, il conteste classique dans cette période du moyen âge où le réveil tic la vie canoniale
sinon le fond, du moins l’un des appuis scripturaires allégués, un verset assaisonnait sa haute et originale qualité de ces naïves querelles de pres­
du Deutéronome (Constituit terminos gentium juxta numerum angelorum tige. Ici l’épisode prend, dans l’esprit d’Honorius. une ampleur doctrinale

1. Id., 18 : « Sed et si perfectio mundanae creaturae non tantum est intelligenda in 1. R u p e r t d e D e u t z , De glorificatione Trinitatis. 111, 20 ; P. L. 169, 72.
numero individuorum, quantum in numero naturarum, necesse est humanam naturam 2. H o n o r i u s d ’A u t u n , Elucidarium, I, 11 : «Nonne casus malorum minuit nume­
aut ad complementum ejusdem perfectionis esse factam, aut illi superabundare, quod rum bonorum ? — Ita ; sed ut compleretur electorum numerus, homo decimus est
de minimi vermiculi natura dicere non audemus. Quare pro seipsa ibi facta est, et non creatus». P. L., 172, 1116. L'expression «homo decimus» se référé au schéma de
solum pro restaurandis individuis alterius naturae. Unde palam est quia etiamsi angelus saint Grégoire, selon lequel, après les neuf ordres angéliques les hommes, en suppléance
nullus periisset, homines tamen in caelesti civitate suum locum habuissent». P. L., des anges déchus, constitueront un dixième ordre. * Porro hunc numerum [electorum]
158, 384. voluit [Deus] constare ex angelis et hominibus ; ipsum autem numerum determinavit
2. Senlenliæ Anselmi, édit. Bliemetzrieder, Miinster, 1919, p. 55. in decem, novem quidem ordinibus angelorum, et decimo hominum ». Ibid., 1113. Cf.
3. R u p e r t d e D e u t z , De Trinilale et operibus ejus, Comm. in Genesim, II, 20 infra.
P. L., 167, 265. 3. H onorius, Liber .XII qiueslionum, P. L., 1177-1 186.
56 LA PREMIÈRE SCOLASTIQUE CUR HOMO ? 57
imprévisible. Patronage angélique, patronage humain? Cessons de com­ l’un des textes célèbres dans l’histoire de la .méthode de la théologie au
parer et de contreposer des réalités non comparables : l’univers, tel une moyen-âge : la raison (théologique) doit mettre à l’épreuve de sa critique
cithare aux cordes harmonisées, est composé d’êtres divers, et l’harmonie l’autorité.
de leur coexistence exige que chacun soit traité selon sa valeur propre : Discipulus. Vellem mihi certa auctoritate monstrari, ac firma ratione probari,
l’homme est un homme, l’ange est un ange. Et nous voici entraînés dans utrum homo crearetur si angelus in cælo perstitisset. Cum enim auctoritas cujusdara
une vision cosmique de grande allure, qui fait le fond de la pensée et des magni dicat : « Ut impleretur electorum numerus, homo decimus creatus »*. videtur
ouvrages d’Honorius, et dont son Imago mundi est le déploiement dans ad hoc solum facta multiplicitas hominum, ut impleretur imminuta numerositas ange­
lorum ; et sic consequenter ruina angeli fuit causa conditionis hominis.
le temps et dans l’espace. Vision dont l’optimisme est le trait majeur,
Magister. Nihil est aliud auctoritas quam per rationem probata veritas ; et quod
à partir de cette position principielle selon laquelle chaque être a une auctoritas docet credendum, hoc ratio probat tenendum. Evidens scripturae auctori­
dignité propre, qui est sa vraie mesure. Optimisme cosmique donc, qui tas clamat, et perspicax ratio probat : si omnes angeli in caelo permansissent, tamen
se répercute en un humanisme, dont la formule alors, alimentée des textes homo cum omni posteritate sua creatus fuisset. Iste quippe mundus propter hominem
du Timêe, soutiendra de hautes spéculations sur l'homme « microcosme » est factus ; mundus autem est caelum et terra, et universa quae ambitu continentur ;
et valde absurdum credi videtur ut, stantibus angelis, is non crearetur propter quem
solidaire du « marcroeosme » de l’univers. nniversitas creata legitur.
Honorius développe sa thèse, ou mieux, comme il dit, cette « evange-
lica quaestio» (col. 1177), en douze points, fort exactement enchaînés, Valde absurdum : le mot est un peu raide, mais la conclusion qu’il
malgré quelques digressions, à la lumière de deux grands principes : la ratifie est excellente, en raison théologique : la cohérence de la création
création doit être conçue à partir des idées exemplaires dans la pensée de l’homme avec l’ensemble du plan de Dieu, tel que le révèle la consi­
divine (chap. i) ; et voilà qui élimine l’anthropomorphisme d’une succes­ dération de l’univers, et non des mythes imaginés en marge du récit sacré.
sion épisodjque dans le plan de Dieu, en même temps que sont fixées pour L’allégorisme scripturaire de saint Grégoire2 ne devait pas se relever
elles-mêmes les diverses natures. Deuxièmement, cette création se réalise de la critique de la raison théologique : le thème de l’homme créature de
dans un univers où cette diversité des natures assure l’harmonie (chap. 2). remplacement disparaîtra de l’enseignement. La Summa Senlenliarum,
Ainsi, écartant comme étrangères à l’Écriture les élucubrations en cours quelque dix ans après, l’enregistrera pour mémoire ; Pierre Lombard,
sur les anges (chap. 5, col. 1180), Honorius engage les données bibliques toujours un peu mou et passif, ménagera, tout en l’écartant, une certaine
dans une philosophie du monde qui le conduit à une véritable systémati­ liaison conséquente entre l’existence de l’humanité et le destin des anges3.
sation théologique. On en peut discuter l’architecture ; toujours est-il Ses commentateurs trouveront là, pendant deux siècles, l’occasion d’ex-
qu’elle élimine les hypothèses gratuites — rationellement et scripturai-
rement — reprises alors de sain! Grégoire dans l’opinion commune des
théologiens contemporains (« Plerique arbitrantur hominem hac sola
1. On reconnaît le schéma de saint Grégoire, qui servait d’autorité de base dans
causa conditum ut per eum instauretur lapsus angelorum » coi. 1178). cette controverse : les hommes constitueront dans le royaume céleste un dixième ordre
Sicut nullum genus pro altero, sed pro seipso sit conditum, ita homo non pro apos­ après les neuf ordres angéliques.
tata angelo, sed pro seipso sit conditus ; et ideo si nullus angelus cecidisset, homo tamen S. Grégoire avait appuyé ce schéma sur un commentaire allégorique de la parabole
suum locum in universitate habuisset (chap. 3',. des dix drachmes et de la drachme retrouvée [Luc, 15, 8) : « Decern dragmas mulier
Electi homines non pro apostatis aneelis sed pro seipsis in cælum assumantur habuit, qui novem sunt ordines angelorum, sed ut compleretur electorum numerus, homo
(chap. 4). decimus est creatus... Superna illa civitas ex angelis et hominibus constat, ad quam
tantum credimus humanum genus ascendere, quantos illic contigit electos remansisse,
Comme il sait devoir se heurter à une opinion tenace, Honorius reprend sicut scriptum est : Constituit terminos gentium juxta numerum angelorum Dei ». Hom.
in Evang., II, 34 ; P. L., 76, 1249 ss. C'est la valeur et le texte même de cette autorité
en fin de traité : « Sed quia hoc durius quibusdam dictum videtur, tota scripturaire qu’avait déjà contestés Rupert de Deutz. Cf. supra.
Scriptura clamante, numerus angelorum electis hominibus redintegran­ 2. On sait combien fragiles sont, dans le récit de la création, les bases de l'angé-
dus, enucleatius ratione duce elucidetur». De fait, dans un nouvel opus­ lologie de saint Grégoire. Rupert de Deutz l’observait déjà : « Sacræ scriptor historiæ,
cule, en huit questions cette fois, il devra reprendre le problème, sur les imo qui per illum scripsit digitus Dei, ea sufficere judicans quae ad rationes pertinent
generis humani, fere nihil de angelorum conditione, reprohorumque spirituum praeva­
instances de son disciple invoquant l’autorité de saint Grégoire, et, à ricatione narravit ». De victoria Verbi Dei, II, b ; P. L. 169, 1248. C'f. Ibid., I, 28.
travers lui, de l’Écriture1. C’est à cette occasion qu’Honorius énonce 3. P ierre Lomrard, Sent. lib. II, c. 5 : « De homine in Scriptura interdum repe-
son grand principe sur les rapports de la raison et de l’autorité, qui est ritur quod factus sit propter reparationem angelicae ruinæ. Quod non est ita intelli-
gendum, quasi non fuisset homo factus, si non peccasset angelus ; sed quia inter alias
causas, ut præcipuas, hæc etiam nonnulla exislit ».
1. H o n o r i l s , lAbellus Y 111 quæstionurn, c. I, P. L ., 172, 1189.
58 LA PREMIERE SCOLASTIQUE CUR HOMO ? 59
primer leur pensée. Tenons-nous en à saint -Thomas1 qui, mettant en
œuvre à la fois l’anthropologie cosmique des Grecs (il recourt simulta­ La signification de la controverse
nément à la Physique, à la Métaphysique et au De anima d’Aristote)
et l’analyse dialectique des fins complexes de toute réalité, établira :
l’homme est la fin de l’univers, situé qu’il est au confluent de toutes les Cette controverse sur le Cur homo ne serait qu’un épisode bref et
natures du macrocosme ; il a donc en lui, absolument parlant et sans curieux, sans autre intérêt que d’illustrer d’un nouveau cas la méthode
autre référence, la raison, et, éventuellement, la perfection de son destin ; de la première génération des maîtres en théologie, si, au témoignage
d’autres utilités conséquentes peuvent cependant se greffer sur cet ordre d’Honorius d’Autun, elle n’était l’indice et l’effet d’un âge nouveau de
des êtres, telle, pour l’humanité, la réparation de la déchéance des anges ; l’homme qui, à l’aurore d’un nouveau « moyen âge », découvrant la Nature,
le tout conçu dans un régime de participation selon lequel Dieu est la fin se découvre lui-même comme nature.
suprême de toute création, au delà des ordres autonomes à l’intérieur Nous avons observé que les douze questions d’Honorius prennent
du cosmos. occasion d’une piètre dispute de préséance entre un moine « angélique »
Si, au xiie siècle, la raison théologique élimina ainsi rapidement et et un chanoine « humain ». Derrière cette candide affabulation, c’est l’un
efficacement les « histoires » de la création au bénéfice d’une considération des grands thèmes de la spiritualité monastique qui se révèle : le moine
objective de l’univers, c’est que s'éveillait alors dans la conscience humaine mène sur la terre la vie angélique, et il trouve dans cette reproduction
à la faveur d’une évolution sociale et culturelle, une sensibilité toute neuve les lois profondes de son état. Ce n’est pas par une simple curiosité archéo­
à la réalité de la nature, à sa densité, à ses lois, à son rôle et donc au rôle, logique que des historiens et des spirituels ont repris récemment — par­
aux lois, à la densité de la nature humaine dans cet univers. L’École de dessus l’humanisme ultérieur d’un certain idéal monastique, et contre
Chartres, nourrie des spéculations du Timée, et plus sensible que Laon la critique corrosive d’un semi-rationalisme reléguant dans l’inconnu
à cet éveil du nouveau siècle, trouvait là l’élan d’une réflexion philosophi­ le monde angélique — des spéculations spirituelles nourries d’ailleurs des
que et théologique, qui, un siècle plus tard, avec la physique d’Aris­ plus beaux textes des Pères de l’Église1.
tote, s’achèvera en saint Thomas. La liaison n’est pas directe, bien sûr, ni nécessaire, entre ce grand thème
Entre temps, les disciples de Gilbert de la Porrée, le grand maître de la vie angélique du moine, et la question disputée de savoir si les
chartrain, en avaient fait l’une des thèses de leur philosophie chrétienne hommes ont été créés pour remplacer, dans l’univers des créatures angé­
du monde. Nous avons eu l’occasion de citer Alain de Lille en analysant liques préalablement créé, ceux qui avaient déchu. Mais l’historien n’a
Yimago mundi du siècle12 : il enregistre expressément cette controverse pas seulement à observer les enchaînements de causalité, entre les idées
Cur homo pour définir la place et la nature de l’homme. L’homme ne vient
pas suppléer l’ange défaillant ; sa raison d’être est de donner tous ses et brutis. Ergo aliquid oportuit esse, quod haberet cum omni re aliquid commune
niveaux à la cité cosmique, ultérieurement à la Jérusalem céleste : la ratione necessitatis ad illam gloriam capessendam... Opportunum fuit de vilissima
materia rem illam fuisse plasmandam... Ergo de terra formatus est homo rationalis
matière elle-même y participera ainsi à la divinité3. C’est dans cette ut angelus, cum inanimatis vivens ; et constat ex quatuor elementis supremam glo­
ligne que Nicolas d’Amiens, de même famille chartraine et porrétaine, riam suscepturus »
enseigne dans un de ses « théorèmes », que Dieu, voulant étendre à tout 1. Qu’on lise, par exemple, le chapitre sur la vie angélique dans l’ouvrage du
son amour et sa participation, même à la matière, ne pouvait le faire sans P. B o u y e r sur Le sens de la vie monastique, Turnhout-Paris, 1950. « Pour toute l’anti­
créer un être spirituel, certes, seul capable d’amour, mais lié à la matière, quité chrétienne, l’homme est essentiellement, en vertu même du dessin le plus primitif
de sa création, un ange de remplacement. L’appeler à la vie angélique, ce n’est donc
qui, par lui et en lui, entrerait dans le rayonnement de sa gloire4. pas du tout l’appeler à une mutilation; c’est au contraire lui rappeler sa vocation inté­
grale, la seule qui lui permette de s’achever entièrement » (p. 49). « Dieu voulant sauver
1. S. T h o m a s , Comm. in I I Seni., dist. I, qu. 2, art. 3 : Utrum omnia sint facta le monde déchu sous l’empire du diable va donc simplement donner à la création du
propter hominem. monde un prolongement inattendu des anges, et leur préparer ainsi une découverte
2. Ci-dessus, p. 30. plus confondante encore » (p. 54). « On voit comment, dans l’univers, l’homme était
3. A la in d e L i l l e , Conira hærelicos, I, 14 : * Non propter supplendam ruinam apparu tel un ange de remplacement. Nouveau Lucifer, il devait reprendre la place
[angelorum] tantum, sed potius ad caelestem Hierusalem exornandam, et ex diverso­ laissée vide au chœur de l’universelle eucharistie par le premier » (p. 56).
rum graduum civibus, quasi ex diversis parietibus, componendam, homo creatus est •. On trouvera dans La vie parfaite. Points de vue sur l'essence de l'étal religieux, de
4. N icolas d ’A m i e n s , Ars calholicæ fidei, I I , 13; P. L., 210,'607 : «Cum enim Dom J. L e c l e r c q (Turnhout-Paris, 1948), chap. 1 : La vie angélique, un copieux
per praemissa caritatem Dei ad omnia protensam esse habeamus, oportuit quod omni recueil de textes patristiques, monastiques et liturgiques, ne dépassant pas d’ailleurs
rei, aut alicui habenti cum omni re communem naturam, etiam gloriam suam commu­ le plus souvent la comparaison pieuse, en moralisme cultuel et ascétique, et cependant
nicaret. Sed omni non debuit hoc facere ; gloria enim Dei inutilis esset in insensatis quelque peu déclassés pour la spiritualité nouvelle du x ii * siècle.
CUR HOMO ? 61
60 LA PREMIÈRE SCOLASTIQUE
menace du rationalisme grec. La théologie nouvelle comportera désormais,
ou entre les faits ; il discerne aussi les implications de certaines continuités, au bénéfice même d’une foi plus pure en ses sources, une anthropologie
mentales ou institutionnelles, qui donnent un soutien à des aspirations où l’économie chrétienne s’éclairera de la connaissance de la nature et
spirituelles. Si la perfection humaine, que réalise le moine, se mesure à de l’homme.
son assimilation à la vie angélique, nous voici sensibilisés à la curiosité
de savoir si ces hommes angéliques n’entreront pas de fait dans cet univers
où ils ont cherché, sur terre, leur prototype.
L’occasion de cette curiosité avait pu être purement dialectique, dans
un jeu d’école, ou exégétique, sur un texte abusif de saint Grégoire ; en
vérité elle se présenta à une génération de penseurs qui s’éveillaient au
problème de l’homme , de sa nature, du destin historique — histoire
divine — qui commande cette nature. Le x n e siècle, en Occident, est le
temps où l’économie de la création est repensée à partir d’une découverte
de la nature et d’une prise de possession de ses forces. Réveil vigoureux,
qui toujours dans l’histoire provoqua et provoquera un sursaut violent,
ébranlant les mythologies trop courtes de l’âge précédent. Au x n e siècle,
se mêleront dans une pâteuse confusion les descriptions de cette physique
de l’univers, les explications causales qu’on élabore ou qu’on emprunte
aux Anciens, et les significations spirituelles qu’on en peut dégager, y
compris par le jeu difficile des symboles. Ainsi chez Honorius d’Autun.
Le détail de cette contamination entre l’explication scientifique du cosmos
et sa signification religieuse est très lourd dans son infantilisme ; il n’em­
pêche que la curiosité cosmique suscite un sens nouveau du rôle de l’homme
dans l’univers, et, au delà, dans l’histoire religieuse de cet univers1.
L’homme n’est pas une créature de remplacement, mais le démiurge de
ce monde, qui, en se révélant, révèle l’homme à lui-même. Dès lors,
l’antique référence à la vie angélique perd son fondement et ne peut plus
définir doctrinalement l’état monastique ; la comparaison n’est plus que
la matière d’une pieuse élévation, sans mordant ni structure, insuffisante
à soutenir un pareil humanisme eschatologique.
L’histoire d’ailleurs devait donner raison au « chanoine » d’Honorius,
ou mieux aux nouvelles équipes, canoniales et autres, qui, dans l’Église
prendront en charge simultanément ces deux opérations apparemment
antithétiques : le mouvement évangélique d’une part et, d’autre part,
l’intégration dans la pensée chrétienne de la raison grecque et d’une
philosophie de la nature. Les « moines », malgré leur ferveur, et même
dans l’admirable essor cistercien, n’avaient su affronter, dans le monde
du x n e siècle, ni la poussée bibliste des Albigeois et des Vaudois, ni la

1. C’est ce que n’a pas compris Y Histoire littéraire de la France, t. XII, p. 180, qui
recensant le Liber X I I quæslionum d’Honorius d’Autun, conclut : « Honoré, pour
résoudre une question aussi futile, entreprend d’établir douze points métaphysiques,
à la fin desquels on est à peu près aussi avancé qu’auparavant •. P. L., 172, 23.
CONSCIENCE DE l/H ISTO IR E 63
de l’enseignement de l’Écriture, dont Yhistoria était la base de la formation
des clercs. Et sans doute seront-ils, dans la seconde moitié du siècle,
beaucoup plus proches du réveil évangélique de l’Église que les maîtres
III à philosopher, enfermés avec leur dialectique dans les écoles.
Il reste d’ailleurs que, en ce siècle et pour longtemps encore, il n’est
pas question d’inscrire au programme des écoles, dans la pédagogie des
CONSCIENCE DE L ’HISTOIRE
clercs non plus que dans la pédagogie profane, des lectiones portant sur
ET THÉOLOGIE le temps de l’Église, faisant suite au temps d’avant le Christ. Carence
significative, mais qui n’est point particulière à ce cycle de civilisation :
ches les peuples comme chez les individus, la contemplation et la spécu­
Verilas, filia lemporis lation précèdent la curiosité historique, fruit des âges réflexes. Le x n e
B ernard de C hartres siècle fut déjà un âge réflexe, y compris en expérience de la foi ; mais si
une histoire post-biblique est prise en considération, c’est par l’initiative
L’attention des historiens de la théologie, plus sensible aux éclats des privée d’esprits devenus attentifs à la vie des hommes dans leurs collec­
polémiques doctrinales, légitimement attachée aux formes institutionnelles tivités et dans la suite de leurs générations. Jean de Salisbury cite copieu­
et littéraires des pédagogies, ne s’est pas suffisamment portée sur un sement les historiens anciens1, et son ami Pierre de Blois, recensant les
domaine alors étranger au programme des écoles, mais essentiel à l’équi­ sources de sa culture, donne une liste des historiens qu’il déclare avoir lus
libre général de la pensée chrétienne : celui de l’histoire, comme expression fréquemment, hors les écoles, pour le bénéfice de son esprit et de sa vie
du Christianisme économie temporelle du salut. Ce n’est cependant pas morale2. A la fin du siècle, Alexandre Neckham inscrit les «historio­
la moindre grandeur du x n e siècle d’avoir vu naître, dans la Chrétienté graphes » à son programme d’éducation libérale3.
occidentale, une conscience active de l’histoire humaine. De ces esprits si nous cherchons le milieu excitant, ce n’est pas dans
Certes, dans cette concurrence de grands esprits, le premier plan est les écoles que nous le discernerons, mais dans ces lieux, spirituels à leur
occupé par les disciplines qu’exalte la découverte de la nature, alimentée manière, où l’histoire se fait plus visiblement, en ces temps du moins :
par une lecture passionnée et méthodique du Timêe et de ses succédanés, dans l’entourage des princes et des empereurs. Ces écrivains sont souvent
provoquée plus encore, en sous-œuvre de cette culture littéraire, par la des moines, il est vrai, et hors des écoles urbaines4 ; mais, par l’efficacité
perception des conditionnements physiques de l’homme et des liaisons même d’une tradition dont la haute culture avait engendré les « chroni­
effectives entre la vie sociale et les rythmes de la nature. De là naquit, queurs », beaucoup de ces moines historiens vivaient de fait, en maîtres
chez les Chartrains surtout, une anthropologie où l’homme apparaissait spirituels d’une puissante Chrétienté temporelle, dans l’ambiance des
comme un « microcosme » dont la nature n’était intelligible que par la
connaissance du grand univers. Philosophie cosmique, qui devait aboutir, 1. J ea n d e S a l i s b u r y , Policralicus, cf. éd. Webb, I, p. x x i -x l v i i i .
chez un Alain de Lille par exemple, à camper en hypostase une Nature, 2. P i e r r e d e B l o i s , Episl. 101, P. L., 20 7, 314 : « Prêter ceteros etiam libros qui
vicaire de Dieu, certes, comme il dit, et comme le répétera Jean de Meung celebres sunt in scolis, profui mihi frequenter inspicere Trogum Pompeium, Josephum,
Suetonium, Hegesippum, Quintum Curcium, Cornelium, Tacitum, Titum Livium,
au x m e siècle, mais insensible au temps de l’homme en même temps qu’à qui omnes in historiis quas referunt multum ad morum ædficationem et ad profectum
une économie des œuvres divines. La création elle-même sera détempo- scientiae liberalis interserunt ». A la vérité, on soupçonne Pierre d’avoir copié la liste
ralisée, comme désexistentialisée, contemplée qu’elle est alors dans les donnée par son maître J e a n d e S a l i s b u r y , Policralicus, 8, 18; car il est coutumier
« idées » divines plus que dans les six jours de la Genèse. du fait.
3. A l e x a n d r e N e c k h a m , Sacerdos ad allare, édité par Ch. H. H a s k i n s , Sludies
Mais, dans ce même x n e siècle, des hommes, les mêmes parfois, s’enga-
in mediaeval science, Cambridge (Mass.), 1924, p. 372.
gaient dans une tout autre voie, en portant leur curiosité et leur talent 4. « Ironie de l'histoire : rejetée par un écrivain lettré comme Pierre Damien
sur l’humanité elle-même, dont les œuvres et les actes, sous la providence du programme des activités dignes d ’un moine, ridiculose vani annales, inepta nugarum
de Dieu — du Dieu de la Bible, et non plus du Dieu de la Nature, du anilium inepla recitatione, c’est presque uniquement par les moines que l’histoire
Dieu rédempteur et non de l’Un —, composent un autre « univers » que arrive à prendre vie au moyen âge et par eux à atteindre sa pleine efflorescence ». J. de
G h e l l i n c k , L'essor de la littérature latine au X11* siècle, t. II, Bruxelles, 1946, p. 90.
l’univers physique, l’univers humain de l’histoire sainte. On a trop souvent Le fait prend consistance et portée, si nous observons que les maîtres scolastiques
traité ces auteurs comme de simples érudits, en marge des courants du n’utilisent à peu près pas les grands textes historiques du De civilale Dei, que méditent
siècle, alors qu’en vérité ils élaborent une théologie, étroitement solidaire au contraire les écrivains monastiques.
64 LA PREMIÈRE SCOLASTIQUE CONSCIENCE DE L’HISTOIRE 65
chefs de peuple et sous le coup des luttes politiques. Orderic Vital mène de brièveté, Hugues recense là, à travers Isidore (Etym., I, 5, 4), la
une vie uniforme dans son abbaye de Saint-Evroult, « pépinière de lettrés classification des grammairiens antiques, en particulier ces fabulae et
actifs » (J. de Ghellinck), mais ses origines familiales saxonne et normande historiae, comme arles aptes, hors la philosophie, art suprême, à préparer
mêlées l’acclimatent aux vicissitudes passionnantes de l’épopée normande l’esprit (appendicia artium... ut sunt tragediae, comediae, satirae..., fabulae
en Angleterre, en Italie, en Aragon. La cour des Plantagenets trouvera quoque et historiae, III, 4) à la haute culture. A passer à l’histoire divine,
dans les centres monastiques, de Guillaume de Malmesbury à Matthieu comme il dit, nous changeons d’objet et de méthode, malgré la similitude
Paris, les plus brillants héraults de ses entreprises comme de son rayonne­ de la forme littéraire. L'historia désigne alors et le contenu de cette
ment culturel. Othon de Freising, petit-fils par sa mère de l’empereur économie religieuse dans le temps, et la méthode originale qui s’impose
Henri IV et oncle de Frédéric Barberousse, entre à Cîteaux (abbaye de pour construire en une discipline scientifique un pareil objet, livré dans
Morimond), mais n’y oublie certes pas la mystique impériale, non plus un texte, selon la lettre.
d’ailleurs que sa culture parisienne. Le terme historia enferme donc l’ambiguïté même qu’il conserve dans
Il n’est point dans notre propos de refaire un chapitre, déjà bien nos langues modernes, où il désigne à la fois les faits comme matière
établi, de l’historiographie du x n e siècle1 ; nous voudrions dégager les d’histoire (sens objectif) et la discipline intellectuelle qui les traite (sens
traits d’une curiosité en éveil et ses conditions psychologiques, dans le subjectif). C’est ce que* confirme l’usage du mot dans les livres IV et V
contexte de la pensée théologique en travail. du Didascalicon, surtout là où Hugues en vient à exposer, selon l’origina­
lité vigoureuse de sa pensée personnelle, l’articulation de la théologie en
deux pièces : la lectio historiae et la construction de 1’allegoria. Historia
D ’Hugues de Saint-Victor à Anselme de Havelberg est à la fois le contenu littéral du récit par opposition à l’investigation
mystique de l’allégorie, et la méthode appropriée à cet objet sacré,
méthode toute autre que celle des disciplines profanes, soit philosophie
A consulter VIndex verborum du Didascalicon où Hugues de Saint- proprement dite, soit ensemble des sept arts propédeutiques à cette
Victor a organiquement exposé, selon son expérience majeure, et sa philosophie1.
méthode de pensée et sa classification des disciplines de l’esprit, on observe On ne sera pas surpris que cette perception de l’histoire se développe
que le terme historia y est employé aussi souvent que le terme logica, et à l’intérieur d’une connaissance religieuse. C'est une des constantes bien
plus que dialectica-. De cet indice tout matériel, la signification n ’est pas connues de l’histoire des civilisations que les valeurs religieuses sont
négligeable ; de fait, nous ne l’observerions ni chez Abélard, ni parmi les propices à la découverte des réalités qui ne s’organisent pas dialectique­
Ghartrains ses contemporains. ment en système de l’esprit, mais dans le temps, selon une succession
Cette signification prend corps, et aussi limite, quand nous remarquons d ’événements, exprimée dans une series narrationis, comme dit Hugues.
que, à l’inverse de logica et de dialectica, cet emploi d'historia se fait Nous en avons là un nouveau cas, à l’un des tournants de l’histoire
presque totalement dans la seconde tranche du traité (livres 4 et 5), occidentale. A naître ainsi en climat et sur des objets religieux, l’histoire
consacrée aux disciplines sacrées, « studium divinarum scripturarum » : reste évidemment marquée ; ce n’est que peu à peu que se dégagera une
hisloria désigne le contenu, et, à partir de ce contenu, le mode de penser, histoire profane, après une floraison de « théologie » de l’histoire2.
d’une économie religieuse. La religion du Christ est à base non de logique,
mais de faits enregistrés dans une histoire, histoire qu’on devra « lire »
— au sens technique de la lectio médiévale — selon une méthode appro­ 1. « Historia dicitur a verbo græco [oTopéco, quod est video et narro, Propterea
quod apud veteres nulli licebat scribere res gestas nisi a se visas, ne falsitas admisce­
priée, non selon l’architecture dialectique d’un système. retur veritati peccato scriptoris plus aut minus aliter aut dicentis. Secundum hoc pro­
Le fait est d’autant plus notable que, dans les disciplines profanes, prie et districte dicitur historia. Sed solet largius accipi, ut dicatur historia sensus qui
Yhisloria existe aussi, comme l’une des parties de la grammatica, au titre primo loco ex significatione verborum habetur ad res ». De scripturis el scriptoribus
de genre littéraire, à côté des « proses », des « mètres », des « fables » sacris, c. 3; 175, 12. «Historia est rerum gestarum narratio, quae in prima signifi­
(liv. II, c. 19). Énonçant ces catégories sans les expliquer, pour cause catione litterae continetur ». De sacramentis, prol., 4 ; 176, 185. Repris à la lettre par
R o b e r t d e M e l u n , Sentenlie, I, 1, 6, éd. Martin, p. 171.
La définition, courante au moyen âge, est d’Isidore, qui la tient des grammarien9
. I f Qu’il suffise ici de r e n v o y e r à l’excellent chapitre de J. de G h e l l i n c k , L'essor latins commentateurs de Virgile : « Historia est narratio rei gestae per quam ea quæ
de la Uttéralure latine au X I I e siècle, Bruxelles, 1946, t. II, chap. 5, p. 89-163. in praeterito facta sunt, dinoscuntur ». Etym. I, 41.
2. CI. YIndex de l ’é d i t i o n d u Didascalicon, p a r Ch. H. B u t t i m e r , Washington, 2. « Ce n’est pas la tradition classique mais le message biblique qui a ouvert les
1939. yeux sur l’avenir comme horizon d’une consommation future... Par suite de l’attente
66 LA PREMIÈRE SCOLASTIQUE CONSCIENCE DE L HISTOIRE 67
Mais pour être religieuse, voire théologique, cette histoire reste histoire. de salut1. Dès lors, entrent en composition, dans ces événements comme
On le verra bien, tant par la résistance qu’Hugues rencontrera à vouloir dans l’intelligence de leur contenu, le temps et le lieu2. Réalités négli­
tenir cette réalité fondamentale de Yhisloria avant toute construction geables ? Mais qui les méprise, perd en vérité consistance de l’esprit3.
théologique1, que par l’envahissement de la spéculation en théologie, Dans sa réalité profonde, et en définitive mystérieuse, cette series
au cours du x m e siècle, lorsque les quaestiones (et leur produit les Sommes) est l’effet d’une économie, d’une disposition voulue, en vue d’une fin
s’émanciperont de la leclio (historique) des textes sacrés. La scolastique préconçue, réalisée au cours du temps, ce pourquoi le temps en est, à
se détachera de l’histoire sainte. La tentative du Victorin de construire l’encontre des idées éternelles, une essentielle condition. Dispensatio, ce
un système allégorique sur un fondement historique sera d’ailleurs vouée mot par lequel les Occidentaux traduisent l’obcovorzia des Pères Grecs4,
à l’échec, et saint Thomas rejettera —■dans la fonction scientifique de prend toute sa portée chez Hugues et chez les esprits de sa lignée5.
la théologie, s’entend — le dualisme de ces deux pièces, disparates malgré Le temps n’est donc pas seulement une durée cosmique, mais une succes­
le lien de la typologie biblique. sion historique d’événements, un processus saeculi : la conjonction des
Il reste que la « didascalie » victorine est propice à une prise de cons­ deux mots mundus et saeculum souligne la dimension humaine, voire
cience du donné chrétien comme une série d’événements, et donc à une religieuse, « decurrentibus temporibus usque ad finem saeculi », de cet
perception des valeurs'humaines et divines de l’histoire. De fait, malgré ordre mystérieux et intelligible, embrayant sur l’ordre du cosmos physique
le blocage des routines mentales et l’opposition des dialecticiens, Hugues et géographique : «... Ut agnoscamus appropinquare finem saeculi, quia
présente un certain nombre d’éléments qui témoignent de cette sensibilité rerum cursus jam attigit finem mundi »6.
nouvelle. Bien sûr, il y a beau temps que les « chroniqueurs » rapportent
les événements anciens et récents, et Bède, avait eu, trois siècles aupara­ 1. Series narrationis, series temporum, expressions caractéristiques d’Hugues. «Si
vant, les qualités qui relèvent du bon historien ; mais aujourd’hui, c’est hoc diligenter in his omnibus secundum seriem temporum et successiones generatio­
une conscience réflexe qui s’éveille, pour constituer un savoir proprement, num ac dispositionem pneceptorum inquirimus, summam totam divinarum scriptu­
dit. Nrotons-en les indices, laissant ici de coté, car elle vaut d’être traitée rarum fidenter nos attigisse pronuntiamus ». De sacr., I, 1, 29 ; 17G, 204. « ,... Per totam
pour elle-même, l’application de ce sens historique à l’exégèse de la Bible narrationis seriem» In Eccles., prol., 175, 115 AB. «In serie rerum gestarum ordo
temporis invenitur ». De arca Noe morali, IV, 9 ; 176, 678 D ; De sacr., I, 10, 6 ; 176,
elle-même, où, on le sait, André de Saint-Victor, «nouveau Jérôme», 336 ; Excerp, alleg., I, lib. 4, initium ; etc.
sera un maître de grande envergure2. 2. « In operibus restaurationis tribus modis ordo consideratur : secundum locum,
Premier détail significatif : series narrationis est une expression favorite secundum tempus, secundum dignitatem... Ordo autem loci et ordo temporis fere per
d’Hugues de Saint-Victor, dans laquelle il fixe le trait caractéristique omnia secundum rerum gestarum seriem concurrere videntur ». De arca Noe morali,
IV, 9 ; 176, 677.
d’une histoire par opposition à la connexion logique des disciplines 3. « Haec enim quatuor praecipue et in historia requirenda sunt : persona, negotium,
théoriques : c’est une series, une succession, et une succession organisée, tempus et locus... Noli contemnere minima haec. Paulatim deficiunt, qui minima
une contiuité articulée, dont les liaisons ont un sens, qui est précisément contemnunt ». Didascalion, VI, 3 ; 176, 799.
l’objet de l’intelligibilité de l’histoire ; non pas des idées platoniciennes, 4. Et déjà S. Augustin : « Hujus religionis sectandae caput est historia et prophetia
dispensationis temporalis divinae providentiae, pro salute generis humani, in aeternam
mais des initiatives de Dieu dans le temps des hommes, des événements vitam reformandi et reparandi ». De vera religione, 7, 13 ; 34, 128.
5. « Illis [Judaeis] nuntiatus fuit qui electi erant quasi ministri per quos dispensatio
salutis omnium ageretur». De vanitate mundi, IV; 176, 733. «Sequitur aliud genus
praeceptorum quae mobilia vocantur, quoniam naturalibus mandatis secundum
historique du salut, nous avons une conscience historique moderne, futuriste, qui est dispensationem ad tempus superaddita sunt ». De sacramentis, I, 12, 9; 176, 360. Le
tout aussi chrétiennement motivée qu’elle est non chrétiennement ou même anti- mot est appliqué aussi à la création : « Haec autem dispensatio Creatoris magnae fuit
chrétiennement orientée... Notre conception moderne de l’histoire universelle jaillit machinationis principium ». De vanitate mundi, III ; 176, 721.
en s’évadant (ent-springt) de la foi en un événement de salut ». K. L o w i t h , résumant Le développement, les étapes de cette économie, comportent accommodations et
lui-même son ouvrage Meaning in hislory, Chicago, 1949, dans L 'IIisloire universelle ajustements ; le mot rejoint alors le sens canonique : « Ita de Gentibus Judaeos, de
el l’événement du salut , dans Dieu virant, 18 [1951], p. 59-77. Judaeis autem Christianos fecit, et paulatim subtrahendo, et transponendo, et dispen­
Sur le sens et la qualité historique de cette conception médiévale de l’histoire, cf. sando, quasi furtim ab idolorum cultura ad legem, a lege autem... ad perfectionem
Ë . G i l s o n , L’esprit de la philosophie médiévale, t. II, Paris, 1932, ch. 9. Evangelii pedagogice et medicinaliter deduxit, et tandem subtracta omni dispensa­
1. « Scio quosdam esse qui statim philosophari volunt; fabulas pseudoapostolis tione, omnem perfectionem Christianae legis edocuit ». A n s e l m e d e H a v e l d e r g ,
relinquendas aiunt. Quorum scientia formæ asini similis est. Noli hujusmodi imitari ». Dialogi, I, 5; 188, 1147.
Didascalicon, Vi, 3. 6. De arca Noe morali, IV, 9 ; P. L., 176, 677 : « ... Ut ea quae in principio saeculi
2. Cf. W. A. S c h n e i d e r , Geschichle und Geschichlsphilosophie bei Hugo von SI. facta sunt, in Oriente quasi in principio mundi fierent, tandemque decurrentibus
Victor, Münster, 1933. temporibus usque ad finem saeculi rerum suinma ad Occidentem descenderet, hoc est
68 LA PREMIÈRE SCOLASTIQUE CONSCIENCE DE L’HISTOIRE 69
Il y a donc des étapes dans la réalisation de ce plan. Il y a des constantes d’Hugues à la thèse d’Abélard exigeant même des justes de l’Ancien
et des lois, tel ce curieux destin d’une civilisation humaine, et même d’un Testament la connaissance explicite de l’incarnation du Christ : l’unité
empire politique, qui se déplace de l’Orient vers l’Occident. Les événe­ de la foi requiert l’identité de son contenu à travers les âges ; « tempora
ments profanes eux-mêmes prennent un sens religieux, dans leur connexion variata sunt, non fides », avait dit S. Augustin1. « Le Christ viendra »,
matérielle avec l'économie divine, au delà de L’intention des exécutants. « le Christ vient », « le Christ est venu » : c’est la même vérité, le coefficient
Les historiens professionnels, nous le verrons, élaborent toutes ces don­ temps ne la modifie que du dehors, comme une simple circonstance.
nées ; le théologien Hugues les propose fermement, soit dans sa mise en Le Lombard et bien d’autres, on le sait, utilisant ici la théorie des Nomi­
ordre théologique ( De sacramentis), soit dans ses écrits spirituels, où nalistes sur l’identité logique des propositions énonçant en fait des actions
elles sembleraient devoir s’estomper1. temporellement différentes, désexistentialisaient en quelque sorte les faits
C’est sous la pression de cet esprit qu’Hugues récuse respectueusement majeurs de Ia dispensatio, sous couleur d’assurer, à travers le temps,
l’interprétation, alors classique, du récit de la création selon saint l’unité de la foi et du salut. Hugues de Saint-Victor dénonce les consé­
Augustin. Dans son idéalisme, et pour rendre raison de la nature des choses quences insensées de cette évacuation de l’histoire, de son progrès, de
par leurs « rationes aeternae » dans la pensée divine, Augustin ne voit ses étapes, de ses novations successives2.
dans les six jours de la Genèse qu’un classement hiérarchique des diffé­ En définitive c’est sur le plan même de leur entreprise théologique que
rentes natures, telles qu’elles sont connaissables en Dieu, vrai lieu de leur se répercute la différence d’esprit entre Abélard le dialecticien et Hugues.
connaissance (cognitio matutina), et non dans leur existence temporelle Tandis que l’analyse théorique du premier l’amène à répartir la matière
(cognitio vespertina) ; la réalité des «jours » est volatilisée dans ce mane et de la doctrine sacrée en trois catégories, valides certes pédagogiquement
vespere, et la succession temporelle évacuée. Hugues estime, avec les Grecs, mais établies hors tout déroulement historique, fides, caritas, sacramentum
contre cette « distribution mystique », que la création progressive dans (dogme, morale, sacrement, dirions-nous aujourd’hui et on le dit encore !),
le temps ne déroge point à la toute-puissance du Créateur et est plus Hugues, lui, moule son plan sur 1'historia dispensationis temporalis divinae
conforme au mode d’action de l’homme, en lequel se répercute l'action providentiae3. Abélard, il est vrai, rejoint des éléments de la critique
divine2. historique dans son traitement des autorités contradictoires ; mais ce
Nous retrouvons le même réalisme temporel dans la vive opposition n’est que comme un moyen, entre plusieurs, de parvenir par la « concordia
discordantium » à une cohérence spéculative.
ad finem raundi ». De vanitate mundi, II ; 176, 720. Mundus-saeculum : cette conjonction Quoique Hugues de Saint-Victor observe jusqu’après le Christ, comme
dénote, jusque dans les mots, la perception très significative de la cohérence du temps nous le verrons, ce mouvement de l’histoire dans l’économie sacrée selon
cosmique et du temps historique, de la géographie et de l’histoire. L’économie même
du salut comporte cette double dimension : « In operibus restaurationis, tribus modis les conjonctures terrestres, il ne s’est point attaché au temps de l’Église,
ordo consideratur : secundum locum, secundum tempus, secundum dignitatem [= den­ au développement du dogme, dirions-nous. Son contemporain au contraire,
sité religieuse] » De arca Noe morali, IV, 9 ; P. L., 175, 677. Aussi bien, Hugues a
composé, outre une Chronica, une Mappa mundi. 1. S. A u g u s t i n , Tract, in Joan, 45, 9 ; P. L. 35, 1722. Thèse d’Abélard, Introd.,
1. Les plus copieuses expressions de ces perspectives historiques se trouvent II, 6, et Theol., IV; P. L., 178, 1056 et 1285.
précisément dans des opuscules dits spirituels : De arca Noe morali, IV, 9 et De vanitate 2. De sacramentis, I, 10, 6 : An secundum mutationes temporum mutata sit fides.
mundi, IV ; P. L., 176, 677-680, 732-734. Sur cette controverse, cf. M.-D. C h e n u , Contribution à l’histoire du traité de la foi,
2. « Nobis autem videtur (excepto eo quod nihil in hac re temere diffinire volumus) dans Mélanges thomistes, Paris, 1923, p. 123-140. Ainsi la scolastique était, dès sa
omnipotentiae Creatoris in nullo derogari, si per intervalla temporis opus suum ad naissance, soumise à une double tentation d’évacuer le temps, la tentation de l’idéa­
consummationem perduxisse dicitur... Omnipotens etenim Deus... in eis omnibus lisme platonicien (cf. ci-dcssus), la tentation de la logique, chez Abélard et chez les
faciendis illum praecipue modum servare debuit, qui ipsius rationalis creaturae commo­ Nominales (Bernard de Chartres), avec leur théorie de la vérité intemporelle des propo­
ditati ac causae magis congruus fuit ». De sacr., I, 1, 3 ; 176, 188. — S. T h om as dira, sitions « Eventus perpetui sunt ; quia Petrum modo sedere, hoc verum fuit a princi­
en un temps où la théologie construira les vérités disparates de l’exemplarisme et de pio mundi, et verum etiam post diem judicii me sedisse hic », Sententiae Parisienses
l’existence des choses : «.... Introductum est ab Augustino hac necessitate ut posset (abélardien), édité par A. L a n d g r a f , Écrits de l'école d'Abélard, Louvain, 1934, p. 22.
ponere ea quae in sex primis diebus facta leguntur, sine successione temporum esse 3. Selon le mot de saint Augustin, ci-dessus cité.
completa ». De veritate, q. 8, a. 16. C’est dans cette ligne que se situe P i e r r e C o m e s t o r avec son Historia scolaslica,
C’est une autre forme de l’idéalisme platonicien — la forme génuine, dans le Timée —
dont le rôle est de même calibre, dans la pédagogie du x n e siècle, que celui des Senten­
que récuse le même H u g u e s d e S a i n t - V i c t o r , pour tenir l’historicité des œuvres de
tiae du Lombard. C’est expressément la Bible vue comme une histoire, selon l’intention
Dieu, et une évolution progressive de l’univers, dans son interprétation du récit de
même de Comestor, voulant retrouver, face au morcelage des gloses, la veritas historiae,
la Genèse, contre le platonisme chartrain de Guillaume de Conches. Cf. Annot. in
et recourant pour cela aux histoires des païens eux-mêmes. Cf. son prologue. Cf.
Genesimi c. 4 ; P. L., 175, 33-34. B. S m a l l e y , The sludy of the Bible in lhe middle âges, 2e éd., 1952, chap. 5.
70 LA PREMIÈRE SCOLASTIQUE CONSCIENCE DE L’HISTOIRE 71
chanoine régulier lui aussi, à Prémontré, Anselme de Havelberg, a à un progrès de l’amour —, la conscience réfléchie d’une historicité de
exprimé avec vigueur, dans les textes fameux, la mobilité et les variations la Bible, et donc de l’homme religieux, dont le principe est la maîtrise
du royaume de Dieu dans l’Église elle-même. Tout à l’opposé d’Abélard, de Dieu non seulement sur le cosmos, mais sur les événements. Ces événe­
prônant une unité abstraite de la foi dans les propositions logiquement ments alors ne sont plus seulement la matière de symbolismes vite allégo-
identiques, Anselme observe les faits, à l’intérieur desquels est ensuite risés, dans lesquels leur réalité se dissoudrait : ils existent, avec cette
définie l’unité de la foi à travers la diversité successive des temps, dans densité nécessaire et irréductible que le temps procure à toute réalité
une « Église » qui va d’Abel au dernier des bienheureux. Les faits : ce sont humaine, plus encore et tout autrement qu’aux réalités cosmiques.
d’abord les grandes « mutations » de l’ancienne et de la nouvelle alliance, Ce n’est d’ailleurs pas par le seul fait de la méditation religieuse sur
puis de la consommation finale ; mais aussi, commandés par elles, de une économie sacrée que, au cours du x n e siècle, théologiens et historiens
génération en génération, des institutions, des formes sociales, des sym­ seront sensibilisés au temps d’une économie en marche : le progrès général
bolismes rituels, des règles morales et disciplinaires, se modifient, s’adap­ de la conscience, de son régime mental, soutient cet éveil dans une civilisa­
tent, cèdent aux appesantissements ou surmontent les conformismes tion en essor. L’évolution des genres littéraires manifeste ce progrès.
vénérables, avancent à petits coups, comme furtivement, selon les précau­ Certes les féodaux avaient toujours manifesté intérêt au passé et agrément
tions pédagogiques et curatives d’un Dieu qui connaît et adopte la men­ à l’entendre conter ; mais ils chantaient les hauts faits des aïeux, et leur
talité des hommes1. L’histoire sainte ne se termine pas avec l’avènement imagination traduisait en épopée l’exaltation de ces souvenirs. Nos
du Christ ; elle continue dans l’Église, par la présence de l’Esprit. hommes de la seconde moitié du x n e siècle restent sensibles à la séduction
De cette étonnante sensibilité à l’histoire, la cause en est sans doute dramatique et lyrique des chansons de geste, qu’ils surchargent d’épi­
chez Anselme dans les exigences de sa controverse avec les Grecs, dont sodes ; mais la « fermentation épique », comme disait Gaston Paris, ne
il ne pouv'ait surmonter l’immobilisme doctrinal et institutionnel que par travaille pas sur la matière contemporaine, celle des croisades par exemple,
un évolutionisme consenti, à l’intérieur d’une unité transcendante de la qui se serait prêtée à la même célébration. Ils commencent à distinguer
foi ; mais plus encore dans sa participation personnelle et combattive la description du réel et la pure évasion littéraire : hors la littérature de
à une très active transformation des états de vie dans l’Église occidentale, fables et de rêves, et fût-ce sous la contamination de la légende, « la
hors, de la tradition monastique12 : la tension entre un réformisme moral véritable histoire, peu à peu, prend, dans la mémoire collective, la place
traditionaliste et une effervescence créatrice, assez désordonnée, devait de l’épopée »L Prise de conscience qui dépasse l’homme isolé pour s’étendre
provoquer cette conscience des novations que comportent le temps et à la société elle-même, pour qui les affaires humaines deviennent sujettes
la marche du royaume de Dieu. à la réflexion.
En soulignant ces traits chez deux théologiens professionnels, nous ne De longue date, il y avait eu des narrateurs d’événements humains,
voulons pas prétendre à la constitution d’une théologie de l’histoire, et, dans le domaine religieux, des écrivains peuvent à bon droit être, pour
encore moins à une philosophie ; mais nous croyons notable et efficace, leur temps, traités de maîtres ; mais, si qualifiés soient ces esprits, ils
à côté du labeur des historiens de métier — et dans une autre lignée que ne débordent guère, outre les biographies individuelles (vitae), le genre
la méditation d’un saint Bernard, pour qui toute Yhistoria Verbi se ramène des « annales » et des « gestes des rois » ; ces dénominations mêmes
montrent que nous sommes encore loin de l’histoire, voire de la «chronique»
dont le produit est resté jusque-là médiocre. Tels les peintres qui, jusque
1. A n s e l m e d e H a v e l b e r g , Dialogi, lib. I, De unitate fidei et multiformitate
vivendi ab Abel justo usque ad novissimum electum, c. 5 : «.... Et ita de gentibus
dans leurs scènes historiques, sont incapables de sentir de façon également
Judaeos, de Judaeis autem Christianos fecit, et paulatim subtrahendo, et transponendo, aiguë et la réalité du passé et son éloignement. Voici maintenant qu’on
et dispensando, quasi furtim ab idolorum cultura ad legem, a lege autem, quae quidem analyse les sentiments, qu’on observe les enchaînements et les causes,
ad perfectum non duxit, ad perfectionem Evangelii pedagogice et medicinaliter deduxit, qu’on relie les ensembles. De Sigebert de Gembloux ( | 1112) à Jean de
et tandem, subtracta omni dispensatione, omnem perfectionem Christianae legis Salisbury (f 1180), d’Othon de Freising (f 1157) à Mathieu Paris (f 1259),
edocuit... Neque etiam facilis erat transpositio eorum quae longa consuetudine et
prolixo tempore in venerationem devenerant ; ideoque tanquam ab infirmis evangelica nous pouvons suivre le développement de cette conscience historique
et salubris pharmacia paulatim suscepta est, arte divina benignioribus medicinaliter d’une Chrétienté, soucieuse de connaître, dans les événements de son
commista». P. L., 188, 1147-1148. existence plus encore que dans des définitions abstraites, la- conduite de
Cf. M. v a s L e e , Les idées d'Anselme de Havelberg sur le développement des dogmes,
d a n s Anal, praemonslralensia, XIV ( 1938), p. 5-35 ; G. S c h r e i b e r , Anselm von Havelberg
und die Oslkirche, d a n s Zeilsch. Kirchengesch., LX (1941), p. 354-411. 1. M. B l o c h , La Société féodale. Paris, 1939, tome I, p. 168; et le chap. III sur
2. Cf. infra, chap. X. « la mémoire collective ».
72 LA PREMIERE SCOLASTIQUE CONSCIENCE DE L’HISTOIRE 73
Dieu sur elle et les lois internes de sa vie terrestre, inquiète parfois des contemporaine alimentée de témoignages1. Aussitôt d’ailleurs que,
indices d’une étape terminale qui lui semble devoir être proche dans le « quittant le sûr abri de la littérature, l’écrivain était réduit à s’informer
vieillissement du monde. Non pas curiosité gratuite, mais désir de trouver lui-même, le morcellement de la société venait borner ses connaissances ;
là, avec une active intelligence du contenu de la foi, des leçons fournies si bien que, fréquemment, par un contraste singulier, la narration, à
par le passé (exempla)1, et, aux heures où le symbole de l’Église primitive mesure qu’elle progresse, à la fois s’enrichit de détails et, dans l’espace,
nourrira les réveils évangéliques, les exigences majeures de sa vie inscrites restreint sa vision. Ainsi la grande histoire des Français, élaborée dans
dans sa première histoire. un monastère angoumois par Adémar de Chabannes, aboutit, d’étape en
étape, à n’être guère plus qu’une histoire d’Aquitaine »2.
Dans cette perspective, on conçoit que les grandes entreprises de
Les dimensions du temps Chrétienté qui se développent alors dans les croisades, soient extrêmement
propices non seulement au récit d’aventure, mais à la conscience historique
des destins en cause. De fait, les historiens des croisades, Guillaume de
C’est en effet le premier indice de l’avènement de l’histoire, dans Tyr en tête (Hisloria hierosolymilana, 1169-1184), fourniront les plus
un cycle culturel donné, que la conscience, dans une vue universelle ou efficaces contributions à la théologie réflexive comme au genre littéraire
quasi universelle, de la geste des hommes considérée comme un tout. de l’histoire. Il faudra cependant le choc des expansions missionnaires
Élargissement quantitatif déjà notable en lui-même, mais qui en outre du x m e siècle, par les ordres mendiants, pour atteindre à un universalisme
amène, au delà de la description des faits, au delà du « récit » — vitae, total, y compris un universalisme profane.
gesla, annales — à la considération, ingénue encore, mais grosse d’intelli­ C’est en effet, bien sûr, un capital originel de l’Église chrétienne que
gence, des liaisons entre les faits. Les causalités historiques deviennent la sensibilité à l’universalisme de l’humanité ; ce qu’ajoutent nos auteurs,
perceptibles à la mesure des consciences sociales. c’est la conscience de cette solidarité dans le temps : sens de la continuité ;
De ce passage à l’universel, la chronique d’Orderic Vital (f 1143) est dégagement de causes constantes, en deçà de la Providence transcendante,
très significative : son Hisloria ecclesiastica, conçue d’abord comme soit dans le déterminisme des phénomènes naturels, causalités géogra­
l’histoire d’une abbaye, se développe peu à peu, au prix d’une composition phiques par exemple, soit dans le jeu des libertés humaines, par exemple
défectueuse, en une histoire générale. Quant aux historiographes anglais, déchéance constante des efforts humains, face à la nature, et dans la
l’un des traits de leurs œuvres est l’élargissement de leur horizon au-delà société ; lignes de développement de la civilisation ; observation des
des frontières jusqu’en Orient. « Le souci de rendre sensible, derrière la groupes et peuples meneurs de cette civilisation : peuple juif, sages grecs,
minute présente, la poussée du grand fleuve des temps était si vif que empire romain, etc.
beaucoup d’auteurs, parmi eux même dont l’attention se portait avant
tout sur les événements les plus proches, jugeaient néanmoins utile de
Puisqu’il y a une séquence sans retour, à l’encontre du mythe antique3,
procéder, en guise de préambule, à une sorte de vue cavalière de l’histoire
ce déroulement se produit selon des étapes. Nos historiens trouvaient
universelle»12. Ainsi les voyons-nous remonter candidement jusqu’à
chez les anciens écrivains chrétiens, et à partir de l’économie biblique,
l’Incarnation, et leur composition présente alors un contraste sensible
des catégories depuis longtemps reçues : ils vont les exploiter, et mani­
en passant des époques anciennes décrites à coups de lectures, à la période
festent dans la détermination des époques, des âges, aetates, l’une des
ressources majeures de l’intelligence de l’histoire, comme autant d’articu­
1. Art pratique pour améliorer les mœurs : c’est la conception de l’histoire léguée lations du progrès du temps4.
par l’Antiquité (en même temps qu’exposé susceptible d’ornement pour l’instruction Naturellement, la chronologie profane est ramenée aux temps sacrés
de l’homme). A l e x a n d r e N e c k h a m (fin x n e siècle) recommande à son élève la lecture de l’Écriture, qui fournit par une utilisation symbolique de quelques-uns
des historiens, « ut vicia etiam in minori etate addiscat esse fugienda et nobilia gesta
eroum desideret imitari » (prol. du Sacerdos ad altare, cité par Ch. H. H a s k i n s , Studies
in mediaeval culluri, Cambridge, 1924, p. 372). S. Thomas dira que l’histoire d’Abraham, 1. Ainsi H e n r i d e H u n t i n g d o n (f c. 1155) distingue « quae in libris veterum
d’Isaac et de Jacob n’entre pas comme élément principal dans la doctrina sacra, mais legendo reperimus » et « quae videndo scimus » (cité J. de G h e l l i n c k , op. cil., II, 154).
«in exemplum vitae, sicut in scientiis moralibus» (I* Pars, q. 1, a. 2, ad 2). Cette 2. M. B l o c h , op. cil., p. 142.
conception durera jusque bien au-delà de la Renaissance : Michelet sera nommé au 3. Il est connu des médiévaux. Cf. au x i i * s., H u g u e s d e S a i n t - V i c t o r , In Eccles.,
Collège de France avec le titre de « professeur de morale et d’histoire », et il prendra hom. 19, P. L., 175, 144.
ce titre à son compte. 4. « Per quosdam articulos temporum tanquam aetatum proficit accessibus ».
2. M. B l o c h , La société féodale, Paris, 1940, t. I, p. 141. S. A u g u s t i n , De civit. Dei, X, 24.
74 LA PREMIÈRE SCOLASTIQUE CONSCIENCE DE L’HISTOIRE 75

de ses textes, repères et divisions. Ainsi les quatre empires de la vision de David, exil de Babylone, avènement du Christ1. Cette répartition est
emblématique et extrahistorique de Daniel, chap. 7, Babylone, Médo- d’ailleurs mise en œuvre et recoupée par d’autres dispositions de la
Perse, Macédonien, Romain, sont, à la suite d’Eusèbe, de Jérôme, matière historique, telle celle de Richard de Saint-Victor qui introduit
d’Augustin, d’Orose, et de la Glose qui véhicule leurs textes, projetés dans ces âges quatre « successions », que l’histoire accepte encore
dans la succession des temps, et de telle manière alors que le dernier de aujourd’hui : l’ère des patriarches, l’ère des juges, l’ère des rois, l’ère des
ces empires, le Romain, est, au terme de cette succession, l’immédiate prêtres2.
préparation à l’avènement du Christ. On sait qu’Othon de Freising Plus que ces variantes, serait à noter le glissement fréquent de cette
nourrira là son idéologie impériale, dont il sera, pour une Chrétienté notion d'âge du sens cosmique à la croissance de l’homme : ce ne sont
définie comme Saint Empire Romain, le plus copieux des théologiens- plus les six jours génésiaques mais les âges de l’homme, de la première
historiens. enfance à la vieillesse. Augustin avait déjà proposé ce transfert, que
La division la plus commune est cependant celle que procure l’utilisa­ reprennent les médiévaux, d’Honorius d’Autun à saint Thomas d’Aquin3,
tion, symbolique elle aussi, des jours de la semaine, proposée depuis et qu’illustrent les enluminures du Liber Floridus (1120) dans leur parallé­
longtemps, comme la première, par les Pères, et qui prévaudra jusqu’à lisme entre l’univers et le microcosme humain4. Ce ne sont d’ailleurs pas
la Renaissance1. Le symbole est ici emprunté à la nature ; si la semaine les computations chiffrées qui importent, glose saint Thomas, mais le sens
est la figure du déroulement du temps, si le septénaire de la Genèse signifie du progrès ; réflexion qui vaut encore pour nous qui comptons par « siècles »
le temps total, c’est que spontanément l’homme rapproche le rythme comme s’ils étaient des entités historiques.
de l’histoire du rythme du cosmos, là même où la contingence des événe­ Cette référence à la croissance de l’homme, qui rompt évidemment
ments de la Révélation échappe au déterminisme des cycles naturels. l’antique parallélisme symbolique entre le temps de la nature et le temps
Hugues de Saint-Victor note expressément la correspondance entre la suc­ de l’histoire, favorisait la conception pédagogique d’une économie dans
cession des jours de la création et les étapes de la restauration rédemptrice laquelle Dieu commence par traiter l’humanité comme un enfant, parallé­
dans le temps biblique : Sex dies = sex aelales : autant d’interventions lisme dont les théologiens utiliseront l’intelligibilité féconde, mais dont
majeures de Dieu, de part et d’autre ; le septième jour sera le jour de les historiens tireront, même pour la Chrétienté, une perpsective évolutive
repos, dans la béatitude définitive de l’éternité. « Opus conditionis in sex des états et des situations5. Cette conception aboutit aussi à montrer
diebus factum est... Opus restaurationis hominis sex aetatibus perfici
potest. Sex tamen sunt contra sex, ut idem cognoscatur esse Redemptor,
1. Parmi les innombrables énoncés de ces «périodes », lire l’un des plus tournés
qui et creator »12. en doctrine, par G a r n i e r d e R o c h e f o r t , Sermo 19, P. L. 205, 695-699.
La computation courante de ses six interventions majeures de Dieu 2. Ibid., IV, 1 ; P. L., 177, 215 : « Item quinque praecedentes aetates ab Adam
s’établit ainsi : création d’Adam, loi de Noé, vocation d’Abraham, royauté usque ad Christum per quatuor successiones dividuntur : prima successio patriarcharum
fuit ab Adam ad Moysen, secunda Judicum, a Moyse usque ad David, tertia Regum
a David usque ad transmigrationem Babylonis, quarta Sacerdotum a transmigratione
Babylonis ad Christum ».
3. S. A u g u s t i n , De civit. Dei, X, 14 : « Sicut unius hominis, quod ad Dei populum
1. Cette division passe d’Augustin à Isidore (Chronica, P. L., 83, 1018), à Bède, et pertinet, recta eruditio per quosdam articulos temporum tanquam aetatum profecit
commande la plus élémentaire réflexion des historiens et des théologiens. Elle comporte accessibus ».
d’ailleurs des variantes et des subdivisions de tout genre, inspirées le plus souvent H o n o r i u s d ’A u t u n , De imagine mundi, II, 75 ; P. L., 172, 156 : « Sunt sex aetates
par la mystique des nombres. Cf. H. de L u b a c , Catholicisme, 1938, p. 104-106, en a hominis : prima, infantia ad septem annos ; secunda, pueritia ad quatuordecim annos ;
recueilli les principaux spécimens. Naturellement a pesé, là comme ailleurs, la tenta­ teria, adolescentia ad viginti et unum annos ; quarta, juventus ad quinquagesimum
tion typologique, tournant en millénarisme le symbole de la semaine, ce qui en ruinait annum ; quinta, senectus ad septuagesimum annum ; sexta, decrepita ad centum annos
la qualité historique. vel usque ad mortem. Sunt nihilominus sex aetates mundi : prima ab Adam ad Xoe... ».
Sur les o rig in e s juives d e ces six âg es, cf. W. W. G r e e n , Augustine on lhe leaching S. T h o m a s , In episl. ad Heb., 9, lect. 5 : «Aetates mundi accipiuntur secundum
of history, d a n s Univ. of California Publications in class. philol., XII (1944), n. 18, aetates hominis, quae principaliter distinguuntur secundum statum proficiendi, non
p. 322 avec n o tes . secundum numerum annorum ».
2. R i c h a r d d e S a i n t - V i c t o r , Exceptiones allegoricae, II, 1 ; P. L., 177, 203. 4. Dans les mss. de Chantilly et de Leyde du Liber Floridus de Lambert de
H u g u e s avait dit de même : « Opera conditionis sunt quae in principio mundi sex Saint-Omer, se trouvent figurés le macrocosme (mundus major et elates secutorum) et
diebus facta sunt ; opera vero restaurationis quae a principio mundi propter repara­ le microcosme (mundus minor, idest homo et elales eius). Cf. M. T. d’ALVERNY, Le
tionem hominis sex aetatibus fiunt *. De sacramentis, I, 1, 28 ; P. L., 176, 204. L’idée cosmos symbolique..., dans Arch. hisl. docl. lilt. du m. â., 20 (1953), p. 78, note.
cosmologique de création n’a jamais joui, dès l’A. T. d’ailleurs, d’une existence indé­ 5. Cf. H u m b e r t d e R o m a n s , Opusc. tripartitum de tractandis in concilio Lugdunensi
pendante de son idée solèriologique. 1274, à propos de l’évolution des institutions, alors vivement discutée : «Secundum
76 LA PREMIÈRE SCOLASTIQUE CONSCIENCE DE l ’HISTOIRE 77

l ' i n s u f f i s a n c e d e la c o m p u t a t i o n d e s s i x â g e s , q u a n d l ’h i s t o i r e n o u s a m è n e là sa philosophie pessimiste d’une continuelle décadence, dans un monde


a u t e m p s d e l ’É g l i s e ; c e t t e aelas sexla, q u i dure sou s n o s y e u x , serait-il « exhalant, pour ainsi, dire, le dernier soupir de l’extrême vieillesse »x.
l ’â g e d e la v i e i l l e s s e ? c o m m e n t y i n t é g r e r le d é r o u l e m e n t m o d e r n e q u i n e Ambiguïté de l’histoire, que manifestent clairement la grandeur et la
s e m b l e p a s p r è s d e fin ir ? responsabilité des puissants : thème biblique et inspiration augustinienne
composent chez Othon la grandeur de sa vision dramatique de l’histoire.
U n e a u t r e r é p a r t i t i o n d u t e m p s d e l ’h i s t o i r e r e l i g i e u s e , t r a d i t i o n n e l l e Anselme de Havelberg présente au contraire, comme tous les esprits
e l l e a u s s i , p r é v a u t a lo r s e n p r o f o n d e u r : le t e m p s a n t é r i e u r à la L o i sensibles à la marche de l’histoire, un optimisme triomphant, au milieu
( d e M o ïs e ) , le t e m p s d e la L o i , le t e m p s d e la G r â c e : ante legem, sub lege, même des luttes, des persécutions, des défaillances de l’Église ; et il
sub gratia1. D ég a g ée de to u t p rod écé sy m b o liq u e, situ ée hors to u te réfé­ encadre la description de ses sept états successifs, dans l’ère moderne,
r e n c e c o sm iq u e , c e t t e r é p a r titio n a u n e v a le u r d irecte de t h é o lo g ie de d’une double déclaration solennelle de la « jeunesse de l’Église » renouvelée
l ’h i s t o i r e , p u i s q u ’e lle e x p r i m e le d i s p o s i t i f m ê m e d e l ’é c o n o m i e d u s a l u t : d’âge en âge, dans la croissance de la vérité : « Sancta Ecclesia pertransiens
m a i s la m a t i è r e h i s t o r i q u e r i s q u e d e d i s p a r a î t r e s o u s c e s c a t é g o r i e s s p i r i ­ per diversos status sibi invicem paulatim succedentes, usque in hodiernum
tu elles. Su rtou t cette rép artition laisse sans d éterm in a tio n , après la diem, sicut juventus aquilae renovatur et semper renovabitur »2. De
plenitudo temporis d e l ’I n c a r n a t i o n (I C or., 1 0, 11), t o u t le t e m p s d e manière plus sommaire, un Adam Scot, un Jean Beleth, sont les témoins
l ’É g l i s e , le slatus praesens e t s a d u r é e . d’une confiance en la paix florissante de l’Église, dans un troisième temps
L e t e m p s e n e f f e t c o n t i n u e d e se d é r o u l e r ; il y a, m a l g r é c e t t e plenitudo qui succède au temps de l’essor créateur, puis au temps de la lutte pour
d e l ’I n c a r n a tio n , u n incrementum temporis2 ; c o m m e n t e n c o n c e v o i r le la vie3, tandis qu’Hugues de Rouen était plus sensible à Yanguslia
c o n t e n u , d o n t la m a t i è r e s ’é t i r e e n c o r e s o u s n o s y e u x , s a n s q u e v i e n n e temporis4.
le s e p t i è m e j o u r d e la fm d u m o n d e ? D è s q u ’ils d é p a s s e n t la s i m p l e L’intérêt des « états » historiques successifs d’Anselme de Havelberg
ch ro n iq u e des événem ents, nos h isto rien s-th éo lo g ien s am orcent une était dans la conscience d’une aetas moderna dans le temps de la grâce
r é f l e x i o n s u r c e t t e d u r é e m y s t é r i e u s e . L e c l i c h é d e s â g e s d e l ’h o m m e les et de l’Église, conscience à laquelle Othon de Freising et les autres
a m è n e n t à e n v i s a g e r c e t t e èr e p r é s e n t e c o m m e u n v i e i l l i s s e m e n t : i n t e r ­ fournissait matière. De même aboutissait-on, à Saint-Victor, où, avec
p r é t a t i o n p e s s i m i s t e , q u i r e j o i n t la p e r s p e c t i v e d e la p r o x i m i t é d e la fin Hugues, on avait souci d’analyser, avant toute construction allégorico-
d u m o n d e . Il e s t v r a i , d ir a s a i n t T h o m a s , q u e la v i e i l l e s s e d e l ’h o m m e p e u t théologique, les contenus historiques, à en membrer l’évolution en
durer lo n g tem p s, de 60 à ... 1 2 0 a n s 3 ! M a is O t h o n d e F r e i s i n g c o n f i r m e périodes cohérentes, malgré les ruptures modernes de l’Empire : après
l’histoire sainte (d’Adam au Christ) et l’histoire profane antique (des
sucessiones temporum et varietates causarum, Christianitas varios status habet, sicut premiers empires à l’Empire romain), l’ère de l’Incarnation était ainsi
et puer crescendo antequam veniat ad senium habet varios status » (éd. Brown, divisée : les premiers empereurs romains, de Trajan à Constantin, de
Londres, 1690, p. 192).
Sur la révélation conçue comme une pédagogie, cf. S. T h o m a s , II4, II4e q. 1, a. 7,
ad. 2. 1. O t h o n d e F r e i s i n g , Chronica, V, prol. : « Mundum... jam deficientem et tan-
1. Augustin est la source permanente de ces considérations ; entre autre Enchiridion, quam ultimi senii extremum spiritum trahentem cernimus ».
118; P. L., 40, 2S7. Natura, Lex, Gratia, et, au terme Patria: exposé majeur de ces 2. A n s e l m e d e H a v e l b e r g , Dialogi, I, 6.; P. L., 188, 1149.
grandes catégories historico-doctrinales, H u g u e s d e S a i n t - V i c t o r , De sacr. legis natur, 3. A dam S c o t , De triplici sanctae Ecclesiae statu, Sermo 8 in adventu Domini,
et scriptae, P. L., 176, 32 ; De sacramentis, I, 8, 11 ; P. L., 176, 312-313. Combiné souvent P. L., 198, 144 : « Quid jam superest, nisi at dum ei pacis tranquillitas indulta est, a
avec les six âges, I d ., De scripturis et scriptoribus sacris, 17, P. L., 175, 24 ; R o b e r t d e nomine quod est Jacob, in quo laboriosa ejus expressa est lucta, ad nomen illius pacis
M e l u n , Sententiae, I, 1, 14 et 17. insigne prae se ferens conscendat quod est Jérusalem ? » Voici les trois états, avant la
2. S. T h o m a s , Comm. in Heb. 1, 1 : « Multifarie mullisque modis olim Deus.... vision céleste : « Ecce quadripartitem sanctae Ecclesia insigne, quia primo spiritualibus
Tangit (Paulus) tempus traditionis hujus doctrinae, quod est tempus praeteritum, videns oculis Redemptorem et redemptionem suam surgit et ad Deum suum se conver­
quia olim, idest non subito, quia tam magna erant quae de Christo dicebantur, quod tit. Secundo adversarios lucrando ad fidem salubriter eos supplantat. Tertio a laboriosa
non poterant credi, nisi cum incremento temporum prius didicissent ». lucta jam libera effecta et paci reddita, vineam plantat in montibus, dum sacram expo­
3. S. T h o m a s , ibid. IX , lect. 5 : «... Ita prima aetas fuit ante diluvium, in qua nit Scripturam in verbis sublimibus. Quarto exultât in die Domini, dum in Charitate
lex scripta, nec punitio, sicut infantia. Alia a Noe usque ad Abraham ; et sic de aliis, laetatur beatae et beatificantis visionis » (ibid.).
ita quod ultima aetas est status praesens, post quem non est alius status salutis, sicut Cette sécurité terrestre d’une Chrétienté établie est, à l’opposé des sensibilités
nec post senium. Sicut autem in aliis aetatibus hominis est numerus annorum deter­ d’Anselme de Havelberg, un thème commun, q u e diffusera J ea n B e l e t h , Rationale
minatus, non autem in senio, quia senium incipit a sexagesimo anno et aliqui vivunt per divinorum efficiorum, 22 ; P. L., 202, 33 et 60. Cf. textes cités par H. de L u b a c , Médi­
tation sur l'Eglise, 1953, p. 145-146.
centum et viginti annos, ita non est determinatum quantum iste status mundi debeat
durare, tamen est consummatio saeculorum, quia non restat alius ad salutem ». 4. H u g u e s d e R o u e n , De fide catholica, P. L., 192, 1345.
78 LA PREMIÈRE SCOLASTIQUE CONSCIENCE DE L’HISTOIRE 79

Constantin à Zénon, de Zénon à Charlemagne, puis, embrayant sur les la condition du royaume universel du Christ. Les facteurs terrestres de
Francs, de l’origine des Francs à Charles le Simple, et aux Normands1. l’unité du genre humain sont les promoteurs providentiels — fussent-ils
On reconnaît là le cliché alors constitué de la dévolution de l’Empire païens et persécuteurs — de l’économie chrétienne1.
en la personne de Charlemagne, roi des Francs, devenu empereur des Quant à l’aggrégation ultérieure des Barbares, qui jadis avait fait
Romains. Le mythe historique relayait le mythe de la Rome antique et problème au théologien devant l'effondrement de l’Empire, la théorie de
de la Rome chrétienne bloquées. la dévolution de l’Empire aux Germains (Iranslalio imperii) la résolvait
paisiblement pour nos gens du x n e siècle, en même temps qu’elle les
enfonçait dans le mythe d’une Empire renaissant en Saint Empire2.
C’est en effet, chez nos médiévaux, le premier élément de leur théologie Byzance faisait les frais de l’opération.
de l’histoire, alimentée d’ailleurs aux anciennes réflexions des écrivains C’est là que nos théologiens observent et formulent une autre loi de
chrétiens occidentaux, depuis Augustin. Cette théologie tient pour l’histoire : le mouvement de la civilisation d’Est en Ouest. Le lieu,
une pièce essentielle le destin, la prédestination de l’Empire romain. avons-nous noté, selon Hugues de Saint-Victor, entre avec le temps dans
On en connaît le contenu, qu’élabore magistralement Othon de Freising, la composition de l’histoire, loca simul et temporaz ; or le concours du
au moment où la naissance des nationalités amène d’autres historiens, lieu et du temps, de la géographie et de l’histoire, s’exprime par l’avancée
tel Orderic Vital, à disjoindre l’histoire chrétienne de cette monopolisation vers l’Occident : « Per divinam providentiam videtur esse dispositum,
politique. Cf. infra. ut quae in principio temporum gerebantur in Oriente, quasi in principio
Il reste que tous sont d’accord pour situer au terme de la succession mundi gererentur, ac deinde ad finem profluente tempore usque ad Occi-
des Empires antiques, l’Empire romain, comme préparation providentielle, denten rerum summa descenderet, ut ex ipso agnoscamus appropinquare
au plan de l’histoire comme de la géographie du salut, de l’âge du Christ. finem saeculi, quia rerum cursus jam attingit finem mundi »4. L’Empire
On sait assez combien pèse toujours sur l’idéologie de Chrétienté cette romain, au bout du monde (mundus) est l’épisode décisif au terme de
interprétation théologique de l’histoire. Le point le plus expressif de ce la marche de l'histoire (saeculum). Quand l’homme franchira la ceinture
destin est le rôle que joua l’Empire dans l’unification du genre humain de l’Océan, l’histoire, et pas seulement la géographie changeront ; le
ouvert à la grâce. C’est l’une des pages les plus significatives de cette moyen âge sera fini.
théologie que l’explication du transfert terrestre subi par l’économie du Othon de Freising trouve alors le moyen de prolonger le thème d’Orose,
salut, passant du royaume prédestiné de la Judée à la terre de Rome décrivant d’après Daniel la suite des empires : il montre l’autorité passant
victorieuse des Juifs eux-mêmes. Répondant à son disciple intrigué par providentiellement de Rome aux Grecs (d’Orient), des Grecs aux Francs,
ces «concussiones et fluctuationes», Hugues de Saint-Victor expose des Francs aux Lombards, des Lombards aux Germains, tout comme la
doctoralement les raisons historico-morales de cette dévolution : A consi­ culture d’ailleurs5.
dérer de près l’état de l’univers, il apparaît que l’avènement du Christ
trouvait son lieu autant chez les Gentils que chez les Juifs qui pourtant
détenaient l’héritage prophétique : il revendiquait le royaume juif comme imperium, et Roma vietrix super regna omnia superbo fastu caput extulisset. Tunc
ergo dominante superbia humilis venit, ut in sua humilitate celsitudinem mundi
sien, il se soumettait l’empire, qui lui fournissait par son rassemblement sterneret... ».
des peuples un domaine stable et robuste ; il attendit donc cette concentra­ 1. Cette «théologie» de l'Empire romain est soutenue chez beaucoup — et
tion du monde sous une Rome orgueilleuse, pour la dominer par son pervertie — par la croyance à son rôle eschatologique. Cf. J . A d a m e k , Vom rômischen
humilité12*.Ainsi l’unité de l’Empire, en réalisant l’unité du monde, réalise Endreich der millelallerlichen Bibelerklarung, München, 1938.
2. La théorie sera enregistrée dans les actes officiels des pontifes romains. Ainsi
Innocent III dans sa fameuse Declaratio super facto imperii (1200) et dans la décrétale
Venerabilem, la tournent à son bénéfice : le choix de l’empereur regarde le pape,
1. R i c h a r d d e S a i n t -V i c t o r , Exceptiones allegoricae, dispositif des livres 6, 7, 8, puisque c’est par lui et pour lui que l’Empire a été transféré de Grèce en Allemagne.
9, 10, avec dernier chapitre consacré aux Normands, P. L. 177, 239-284. Cette histoire a un sens providentiel et ecclésial.
2. H u g u e s d e S a i n t - V i c t o r , De vanitate mundi, IV, P. L., 176, 732-733 : « Tamen 3. H u g u e s d e S a i n t - V i c t o r , De arca A'oe morali, IV, 9 ; P. L ., 176, 677 : « ... Loca
si diligenter statum universitatis attendimus, non minus adventum illius [Domini] simul et tempora, ubi et quando gestae sunt, considerare oportet ». Sur cette composition
ex regno gentium quam Judaeorum intelligi posse manifesta ratione invenimus. Quia de la géographie et de l'histoire, cf. supra, p. 000.
enim ille et Judaeorum regnum quasi suum vindicare, et Gentiam regnum quasi 4. I d., ibid.. 678. Cf. De vanitate mundi, II, in fine; P. L., 176, 720.
contrarium expugnare et sibi subjicere venit, idcirco et in Judaea alienigenam regnan­ 5. O t h o n d e F r e i s i n g , Pistoria, prol. : « Regnum Romanorum, quod in Daniele
tem, et in Gentibus (collectis quasi in unum viribus) regnum stabile ac robustum propter totius orbis bello domiti singularem principatum, quam Graeci monarchiam
invenire voluit.... Idcirco expectavit donec mundus totus in urium vires suas conflasset vocant, ferro comparatur, ex tot alternationibus maxime diebus nostris, ex nobilissimo
80 LA PREMIÈRE SCOLASTIQUE
CONSCIENCE DE L’HISTOIRE 81
Le rôle de ces événements profanes et de leurs lois, en même temps croyant lui-même, de même que l’ordre politique de l’Empire est autonome
qu’une connaissance plus étendue des civilisations non-chrétiennes, pose face aux prétentions unitaires du Sacerdoce. Othon de Freising avait
à nos théologiens le problème de ces temps et de ces espaces païens, qui d’avance revendiqué là-contre l’unité de l’histoire, dont l’avènement de
semblent être restés, au moins pour un temps, hors de l’économie chré­ Constantin avait marqué la réussite ; le dualisme des deux cités était
tienne, unique cependant à récapituler l’histoire. Comment le temps du résolu, la cité terrestre était désormais à l’intérieur de l’Église : « A partir
monde, le temps païen, entre-t-il dans leurs catégories religieuses? N’est-il de ce temps-là (Constantin), étant donné que non seulement tous les
pas indépendant des événements chrétiens? hommes, mais même les empereurs, à quelques exceptions près, furent
Le choc missionnaire du x m e siècle, avec sa découverte des civilisations catholiques, il me semble que j ’ai écrit l’histoire non de deux cités, mais
non-bibliques d’Extrême-Orient, posera un problème à la Chrétienté, pour ainsi dire d’une seule, que je nomme l’Église. Car encore que les
jusqu’alors adéquate à la surface du monde, malgré la rupture de l’Islam. élus et les réprouvés soient dans une seule demeure, je ne peux pourtant
Au x n e siècle, l’absolu de la Chrétienté demeure intact, et c’est pour le plus appeler ces cités deux, comme j ’ai fait plus haut [on sait que le titre
seul passé que la question se pose, plus vivement à mesure que s’affirme de son ouvrage est Historia de duabus civitatibus] ; je dois dire qu’elles
une renaissance de l’Antiquité. La Bible favorisait elle-même la réponse, n ’en sont proprement qu’une, encore qu’elle soit mélangée, car le grain
en situant dans son histoire tant les empires orientaux que l’Empire y est mêlé avec l’ivraie. Non jam de duabus civitatibus, sed de una paene
romain. De même que toute la culture antique, cataloguée dans l’ency­ civitate, sed permixta, historiam texuisse »L Augustinisme politique —
clopédie des sept arts, est considérée comme une propédeutique à la infidèle à Augustin! — à quoi répondait et répondra l’augustinisme cul­
doctrine sacrée, de même l’histoire antique, sous ses diverses formes, turel, pour qui les sciences et les lettres humaines ne sont que des moyens
est une préparation à 1’aelas sexla, à l’ère de l’Incarnation1. Dans l’âme de la Chrétienté.
d’un Frédéric II, ce sera, sous deux formes parallèles, le même problème Ce réveil de l’Antiquité amène en tout cas nos historiens à éprouver
qui se posera : la culture profane a une valeur propre dans l’esprit du plus vivement, avec la rénovation qu’il provoque, la « modernité » de
leur époque. Raoul de Diceto (1148-1202), dans le prologue de ses Abre-
factum est pene novissimum, ut juxta poetam vix magni stet nominis umbra. Ab vialiones chronicum, distingue les événements en vetustissima, en vetera
Urbe quippe ad Grecos, a Grecis ad Francos, a Francis ad Lombardos, a Lombardis depuis l’ère chrétienne, et en moderna depuis sa propre époque, c’est-à-
rursum ad Teutonicos Francos derivatum, non solum antiquitate senuit, sed etiam ipsa
nobilitate sui veluti levis glarea hac illacque aquis circumjecta sortes multiplices ac
dire depuis 1148; tandis que Walter Map dénomme modernitas, dans
defectus varios contraxit » (éd. Hofmeister, p. 7). un présent toujours mobile, les cent dernières années2. En fait, la plupart
i Et sicut supra dixi [prol.], omnis humana potentia vel sapientia ab Oriente ordiens considèrent implicitement comme moderne la période pour laquelle ils
in Occidente terminari cepit. Et de potentia quidem humana, qualiter a Babiloniis ont pu apprendre par des témoins, directs ou indirects, au lieu d’avoir,
ad Medos et Persas, ac inde ad Macedones, et post ad Romanos, rursumque sub Romano comme pour les périodes antérieures, à recourir à des livres : « Hucusque,
nomine ad Grecos derivatum sit, sat dictum arbitror » (ibid ., p. 227).
R o l a n d d e C r é m o n e , Expos, in lob, prol. : « Prius enim magi Pharaonis, et ante
dit Othon, en tête de son livre VII, ex libris lecta, quae secuntur a proba­
philosophos Egipti Caldei, et ante Caldeos Indi, quia de Oriente ad Caldeos, de Caldeis bilibus viris tradita vel a nobis ipsis et visa audita ».
ad Egiptios, et de Egiptis ad Grecos, et de Grecis ad Latinos amor processit sapientie... »
(Ms. Paris, Nat. lat. 405, fol. 1 v). Nous avons intentionnellement laissé de côté une dernière répartition
Le thème de cette translatio demeurera classique. R ic h a r d d e B u r y , au xive siècle, et qualification des étapes de l’histoire, établies à partir d’une appropria-
le tirera en sa faveur, puisque la Grande-Bretagne est encore au-delà des Allemands
de l’Empire et des Francs de Paris. « Minerva mirabilis nationes hominun circuire
videtur, et a fine usque ad finem attingit fortiter, ut seipsam communicet universis.
Indos, Babylonicos, Aegyptios atque Graecos, Arabes et Latinos pertransisse iam 1. O t h o n d e F r e i s i n g , Historia, VII, p ro l. Cf. A. P a s s e r i n cI’E n t r è v e s , Ollone
cernimus. Iam Athenas deseruit, iam a Roma secessit, iam Parisius praeterivit, iam di Frisinga e la sloriografia dei medio euo, dans Rio. internaz. (ilos. dir., 20 (1940),
ad Britanniam, insularum insignissimam, quim potius microcosmum, accessit feliciter ». p. 360-367.
Philobiblion (1344), 9, éd. Thomas, p. 89. 2. W. M a p . De nugis curialium (entre 1180-1192), éd. James, p. 59 : »... Nostra
1. O t h o n d e F r e i s i n g , Historia, lib. III, prol. : «... Paulatim crescente ac profi­ dico tempora modernitatem hanc, horum scilicet centum annorum curriculum, cuius
ciente tam ex societate hominum simul commanentium quam ex collatione eorundem ad adhuc nunc ultime partes extant, cuius tocius in his que notabilia sunt satis est recens
leges condendas sapienta philosophorumque mediante doctrina, cum, ut dixi, jam et manifesta memoria, cum adhuc aliqui supersint centennes, et infiniti filii qui ex
totus mundus tam virtute Romanorum inclinatus quam sapientia philosophorum patrum et avorum relacionibus certissime teneant que non viderunt. Centum annos
informatus fuisset, essentque hominum ingenia ad altiora vitae praecepta habilia capes­ qui effluxerunt dico nostram modernitatem, et non qui veniunt, cum eiusdem tamen
senda, Salvatorem omnium in carne apparere novasque mundo leges condere decuit » sint racioms secundum propinquitatem ; quoniam ad narracionem pertinent preterita,
[ibid., p. 133). ad divinacionem futura ».
82 LA PREMIÈRE SCOLASTIQUE CONSCIENCE DE L’HISTOIRE 83
tion à chacune des personnes de la Trinité : l’âge du Père, répondant à alors aux choses de l’univers une certaine valeur symbolique, pour en
l’Ancien Testament, l’âge du Fils, inauguré par l’Incarnation, l’âge de définir la nature profonde. Dans l’un et l’autre cas, l’opération est sca­
l’Esprit, réalisant la promesse du Christ. Cette supervision, construite breuse. L’historien, tout saisi qu’il soit par le réalisme de son récit, est
sur des éléments solidement traditionnels, et déjà énoncée par les plus en effet alors enclin à jouer du symbole, tenté qu’il est de transférer
perspicaces des Pères de l’Église, présente une grande densité théologique; analogiquement au temps de l’Église la typologie qui était la loi de l’éco­
mais elle nous éloigne décidément des catégories historiques et nous nomie ancienne, et qui de fait cédait alors lourdement à une interpré­
n’aurions qu’à en énoncer, au x n e siècle, des témoins exprès, de haute tation allégorique de l’histoire biblique. Spôrl a justement mis en relief
qualité d’ailleurs, et dans les mentalités les plus opposées alors, Rupert cette perspective et cette méthode symbolique des historiens du x n e siècle ;
de Deutz, dans les milieux monastiques conservateurs, et Anselme de il a eu tort de la réserver à ceux d’entre eux qui auraient été doués, par
Havelberg, dans les milieux canoniaux en évolution1. Mais cette vision opposition à la scolastique rationnelle, d’un tempérament germanique,
théologique de l’économie prendra soudain, dans le dernier quart du siècle, un Honorius d’Autun, un Hugues de Saint-Victor, un Hildegarde de
par une extrapolation violente qu’opérera Joachim de Flore, une valeur Bingen ; c’est une mentalité commune, en histoire comme en cosmogonie.
historique considérable, matérialisant dans des espaces chronologiques Bien sûr, ni un Orderic Vital, ni un Jean de Salisbury, ne céderont
les données bibliques primitives. On sait quelle séduisante et déconcer­ à une systématisation futuriste, et la perspective eschatologique ne
tante élucubration amena Joachim et ses disciples à considérer l’âge de commande que de haut, sans le dissoudre, le tissu de l’histoire ; ils évo­
l’Esprit comme devant succéder prochainement à l’âge du Fils, décidément quent cependant efficacement la fin religieuse de cette histoire, et le
périmé et clos. C’était rompre l’unité de l’économie de l’Incarnation, symbolisme est le procédé littéraire accommodé à cette dimension extra-
et ruiner le temps de l’Église. L'évangélisme des années 1200 trouvera là, temporelle du temps chrétien. Il ne faut donc pas traiter comme simple
au milieu de valeurs authentiques, un ferment corrupteur qui travaillera décor littéraire, ni comme imagerie infantile, ni comme théologie désuète,
pendant plus d’un siècle les générations des « Spirituels ». Il nous fallait l’usage qu’ils font du thème de l’Antéchrist, de la parabole des ouvriers
au moins mentionner, dans les diverses théologies de l’histoire, cette de la onzième heure, des signes catastrophiques de la nature, des persé­
conception à la lettre révolutionnaire12. cutions, de l’allégorie elle-même des deux cités. On ne doit certes pas
bloquer avec les visions de Césaire de Heisterbach1, avec les rêveries des
Cet eschatologisme nous amène à reconnaître un dernier trait carac­ millénarismes populaires, avec les invectives des prédicateurs, les traits
téristique de nos historiens : ils recourent au symbolisme pour exprimer interprétatifs de nos historiens ; mais on ne peut pas non plus durcir le
le déroulement de l’histoire. A tenir pour définitive l’œuvre de Constantin, progrès rationnel de leur conscience historique, qui précisément s’exprime
à considérer l’Église comme installée dans une paix triomphante (cf. p. 77) elle-même en intégrant, jusque dans le tissu des événements, une pers­
à identifier le royaume de Dieu et l’Église, un Othon de Freising tendait pective messianique et eschatologique. Aussi bien, Othon de Freising
à clore sans nuance la perspective messianique et eschatologique du achève son Historia (livre VIII) par un traité des fins dernières, avec
royaume. Mais il est notable que, à chaque reprise de conscience du temps, l’Antéchrist, la consommation finale, la résurrection, la fin de l’histoire.
du temps collectif, les apocalypses trouvent un regain de faveur, tenant Nous retrouvons là l’une des constantes de l’esprit chrétien, engagé
ouvert l’avenir, avec ses possibilités toujours nouvelles. L’excès de par les textes mêmes de l’Ecriture dans un récit historique, et sensible
Joachim n’était que l’exaspération de cette sensibilité, qui s’exprimait dès lors au développement d’une économie sacrée, mais aussi menacé
chez les historiens les plus attachés aux faits : les faits sont engagés dans dans sa fidélité même à la Bible, de se bloquer sur une histoire passée,
cette perspective, à mesure même qu’ils sont traités en événements de de se détacher de l’histoire présente. « Dieu n’est plus, au sens propre, le
l’économie ; pour exprimer cette dimension, dans leur relation avec le Dieu de l’histoire — c’est-à-dire Celui qui toujours vient —, lorsqu’il
plan éternel, les historiens y discernent une signification que les procédés n’est plus saisi comme tel dans le présent, mais qu’on se borne à lire le
courants du symbolisme traduiront, tout comme les naturalistes accordent récit de ses révélations dans le passé. L’histoire est, pour ainsi dire, arrêtée..
Dieu ne suscite plus de prophètes ni de rois dans le présent ; il n’accorde
1. R u p e r t d e D e u t z , De Trinilale et operibus ejus, Prol. ; P. L., 167, 199-200;
les trois âges appropriés au Père, au Fils, à l’Esprit, dans l’unique conduite de Dieu,
composent le plan de l’ouvrage. A n s e l m e d e H a v e l b e r g , Dialogi, I, 6, P. L ., 188, 1. Qui donne un rôle messianique aux princes capétiens, dans la période prépara­
1147-1148. toire au règne des derniers jours. « Regi Francorum subjicientur omnia regna, et filio
2. Cf. l’important ouvrage de W. K a m l a h , Apokalyse und Geschichlslheologie.
ejus,qui erit in tempore Spiritus sancti et non morietur». Dial. miraculorum, éd. Strange,
Die millelallerliche Auslegung der Apokalypse vor Joachim von Fiore, Berlin, 1935. I, 305.
84 LA PREMIÈRE SCOLASTIQUE
CONSCIENCE DE L’HISTOIRE 85
d é c i d é m e n t à la c a t é g o r i e d e s m y t h e s f a u s s e m e n t c la i r s , q u i e x e r c e n t
plus son Esprit et ne le répandra à nouveau qu’à la fin des temps »\
u n é t r a n g e p o u v o i r d e f a s c i n a t i o n s u r l ’h u m a n i t é e n m a r c h e 1.
D’où ce recours, pour le salut espéré, au jour qui, par delà l’avenir tempo-
D e u x é l é m e n t s f o n d a i e n t c e rô le s a c r é : l ’E m p i r e a m a i n t e n u la p a i x
rellement historique, achèvera enfin cette histoire sainte. L’eschatologisme
p o u r q u e l ’É v a n g i l e se r é p a n d e s a n s p e i n e ; l ’E m p i r e p a r s o n u n i v e r s a l i s m e
ne peut, pour l’histoire de la terre, qu’être équivoque ; l’interprétation
a f a i t le l i t d ’u n e É g l i s e q u e b l o q u a i t le n a t i o n a l i s m e j u i f . G r a n d e t h é o ­
allégorisante est l'effet littéraire de cette équivoque.
l o g i e d e l ’h i s t o i r e , m a i s n o n s a n s u n g r a v e r e l a t i v i s m e : l ’i l l u s i o n d ’u n e
p a i x « p o l i t i q u e » t o u c h a , n o u s l ’a v o n s v u , n o s t h é o l o g i e n s 2, e t l ’u n i v e r ­
Positions et tendances s a l i s m e c a t h o l i q u e se r a p o u r l o n g t e m p s m i s e n é c h e c p a r le m y t h e d e
l ’u n i t é d ’u n S a i n t E m p i r e : e n p l e i n x v i e s i è c l e , B o d i n le d é n o n c e r a , c o n t r e
Attachés à l’histoire de la théologie, nous n’avons pas à analyser ici M é l a n c h t o n t o u t i m p r é g n é d ’u n a u g u s t i n i s m e t o u r n é a u p r o f i t d u g e r m a ­
le contenu de ces livres d’histoire, ni même l’évolution de l’historiographie. n ism e.
Il importe seulement en terminant de dégager ses lignes de forces qui
commandent la croissance de cette conscience historique, à un moment Q u e l ’E m p i r e a i t é t é a lo r s le m o y e n d ’e m b r a s s e r le d e s t i n d e l ’h u m a ­
où les événements du monde mettent en cause les événements de l’histoire n i t é e n t i è r e e n u n e s e u l e s i g n i f i c a t i o n h i s t o r i q u e , la r u p t u r e m ê m e d e
sacrée, ou du moins la conception qu’on s’en faisait en Occident depuis l ’a c c o r d d e n o s h i s t o r i e n s s u r ce p o i n t c a p i t a l le p r o u v e . A u s s i e s t - i l l é g i ­
Augustin et Orose. Là encore, grandeur assez troublante de ce x n e siècle, t i m e d e r e c e n s e r s u r c e t t e i n t e r p r é t a t i o n le u r s p o s i t i o n s e t l e u r s o p t i o n s ,
dont la théologie rencontrait non seulement la pensée antique en renais­ qui ne fu ren t p as q u e p olitiq u es.
sance, mais non moins vivement une humanité politique en transforma­ O t h o n d e F r e i s i n g e s t le h é r a u t d u S a i n t - E m p i r e : f o r m e t e r r e s t r e d e
tion. Leg solutions, dans l’un et l’autre cas, s’avérèrent fort différentes ; la c i t é d e D i e u , il r é s o u t e n lu i, m a l g r é s e s q u e r e l l e s a v e c le S a c e r d o c e ,
en voici, très brièvement, la recension12. u n d u a l i s m e d e p o u v o i r s q u i d é c h i r e r a i t la C h r é t i e n t é . P l u s q u e le s t h é o ­
A plusieurs reprises, nous avons eu à noter que le pivot de la réflexion l o g i e n s d e m é t i e r , c e t h i s t o r i e n , p e r s p i c a c e p a r s o n o b s e s s i o n d e l ’e m p i r e
historique s’établissait sur le fait et le rôle de l’Empire romain. L’Écriture, u n iv ersel e t so n g o û t des en trep rises d é m e su r é e s, professe u n a u g u stin is m e
dans la vision de Daniel authentiquait d’avance en quelque manière p o l i t i q u e o ù , s a n s le s d i s c e r n e m e n t s d A u g u s t i n , l ’o r d r e p o l i t i q u e n ’e s t
celte considération. L’histoire devait donner corps à la justification d’un p l u s q u ’u n m o y e n d u r o y a u m e d e D i e u e t d u p r i n c i p a t d e l ’É g l i s e . S o n
lien entre l’économie du salut et la puissance de l’Empire : l’épisode des b l o c a g e v a si lo i n q u e c e t e m p i r e c h r é t i e n l u i - m ê m e r e s t e lié à s e s f o r m e s
persécutions fut tourné en moralisation, cas majeur de la superbe vaincue f é o d a l e s — e t d o n c a u s s i la C h r é t i e n t é q u ’il s u p p o r t e — , i n s e n s i b l e a u x
enfin par l’humilité, et la conversion de Constantin devint la base d’une t r a n s f o r m a t i o n s é c o n o m i q u e s e t d é m o c r a t i q u e s q u ’i m p o s e d é j à c e p e n d a n t
consécration définitive dans une Église en paix sur la terre. La thèse l ’é v o l u t i o n d e s v i l l e s i t a l i e n n e s . N e f û t - c e q u e p a r là, le t e m p s d é c l a s s e
de la translatio imperii aux Germains sauva la doctrine en la pliant à v i t e la t h é o l o g i e d ’O t h o n . Ce n ’e s t p a s h a s a r d si la L o m b a r d i e se r a b i e n t ô t
l’évolution des faits — l’Empire aux Barbares! —, non sans détriment l ’u n d e s l i e u x d e la r é a c t i o n é v a n g é l i q u e c o n t r e c e t t e C h r é t i e n t é .
d’ailleurs, doctrinal et institutionnel, par la rupture entre l’Orient et O r d c r ic V i t a l , lu i , n ’e s t p a s n é e n te r r e d ’E m p i r e , n i g é o g r a p h i q u e m e n t
l’Occident ; à travers quoi le couronnement de Charlemagne maintint ni s p i r i t u e l l e m e n t . A n g l o - n o r m a n d , il la i s s e C h a r l e m a g n e à s o n g l o r i e u x
l’éclat du mythe de Rome. 0 Roma nobilis, orbis et domina3. Frédéric p a s s é , e t o b s e r v e l ’é m e r g e n c e s u c c e s s i v e d e p e u p l e s n o u v e a u x à la d i r e c ­
Barberousse fera canoniser Charlemagne (1168). L’Empire demeure t i o n d u m o n d e , N o r m a n d s e n t ê t e , d o n t l ’é p o p é e c o u v r e le s t e r r e s e t le s
l’organe de la Chrétienté. L’histoire profane entre dans l’histoire sainte.
Othon de Freising le professe expressément. La notion d’empire appartient 1. Cf. R. F o l z , L'idée d'Empire en Occident du V e au X I V * siècle, Paris, 1953.
Ainsi toute la théologie politique sera axée pour longtemps, malgré la réaction des
nouvelles équipes évangéliques au x m e siècle [infra, chap. XI), sur le destin de Rome :
1. Nous utilisons ici les expressions de R. B u l t m a n n , Le christianisme primitif, valorisation de la Rome antique, Pax romana, exaltation d’Auguste, réincarné en
tr. franç., 1950, p. 51, décrivant ainsi la liaison de la Communauté juive à son histoire Constantin, théologie constantinienne du Dieu-Roi, etc. L’Empire apparaît «comme
passée et présente. une manière d’être du monde, nécessaire, supérieure aux accidents historiques »
2. Cf. J. Sp Ori., Grundformen hochmitlelallerlicher Geschichtsanschauung. Studien (E. Lavisse).
zum Wellbild der Geschichtsschreiber der 12. Jahrhunderls. München, 1935. 2. Cf. ci-dessus, p. 77. I I a y mo n d ’H ai . b e r s t a d t , In Gant., P. L., 117, 320 :
3. Premier vers d’un poème composé entre le ixe et le x ie siècle. Cf. L. T r a u b e , « Subjectis principibus catholicae fidei, Ecclesia, quae antea premebatur, coronatur et
O Borna nobilis. Philologische Untersuchungen aus dem Mittelalter, dans Abhandl. Münch. gloriatur in Christo, sicut factum est tempore Constantini, quando illo converso
Akad., XIX (1892), p. 299-395. Cf. au x i i * siècle, le récit du pèlerin dans les M ira­ mirabiliter glorifica est Ecclesia ».
bilia Urbis Romae.
86 LA PREMIÈRE SCOLASTIQUE CONSCIENCE DE L’HISTOIRE 87
mers, soutient la croisade, prolifère en vie monastique : grands événements des foules, y compris les instincts chrétiens, composent aussi la conscience
de la civilisation et de l’Église à la fois, dont on sent qu’il les a vécus, de l’histoire. Attendons-nous donc à des perceptions sommaires, à des
dans sa solitude ouverte et cultivée de Saint-Evroult, sans les référer du incohérences mentales, à des mythes imaginatifs, à un genre littéraire
tout à une quelconque mystique impériale. Il est le témoin d’une autre déconcertant, à des hérésies doctrinales. Mais ce ne sont pas là raisons
Europe en gestation, et d’une autre philosophie de l’histoire. suffisantes pour traiter ces pesées collectives comme des corps étrangers
Jean de Salisbury peut être choisi comme le type d’une troisième dans la pensée chrétienne et dans l’Église ; cette aspiration messianique
attitude. Lui aussi est hors de l’Empire ; il est même contre un empire a pu être éprouvée dans une dislocation perverse de l’économie chrétienne,
supranational, chargé de l’unité et de la paix du monde. Né anglais, formé elle reste fondée en vérité, et elle entre dans la sensibilité chrétienne à
dans les écoles françaises (comme Othon de Freising d’ailleurs), lié à tous la marche du temps, à l’historicité de l’Église, à la fin du monde, sensibi­
les maîtres du monde scolaire avant de l’être aux princes, évêque de lité que développe précisément, et parfois surexcite la corruption du
Chartres où il avait puisé son premier capital intellectuel, il est plus monde.
philosophe qu’historien ; son Policralicus nous fait connaître, plus que Deux catégories d’esprits sont les témoins de cette pullulation ano­
son Historia pontificalis, sa conception de l’État, dont il mesure les valeurs nyme. D’une part, les réformistes, qui, dressés contre les défaillances
proprement séculières. Ce n’est certes pas, comme en témoigne sa fidélité sociologiques de l’Église, font appel à son destin eschatologique pour
combattive pour Thomas Becket, qu’il réduise les pouvoirs de l’Église ; la dégager des liens terrestres : de Geroch de Reichersberg (f 1169) à
mais, tout comme en philosophie de la nature et en discipline de l’esprit, Giraud de Barry (t 1223), ils trouvent argument dans les apocalypses ;
digne disciple des Chartrains, il fait pressentir l’évolution qui, au x m e Anhchrisli tempus appropinquat, dit Orderic Vital lui-même, se lamentant
siècle, avec l’entrée d’Aristote, proclamera l’autonomie des formes de la sur la corruption de son temps. D’autre part les apostoliques, qui, sous les
nature, des méthodes de l’esprit, des lois de la société. C’est bien lui le pires infantilismes révolutionnaires ou doctrinaux, tendent implicitement
« moderne » de ce x n e siècle, parmi les historiens comme parmi les huma­ à exclure l’Église de l’histoire, sous prétexte de la purifier en la dépossé­
nistes. Doué de la maturité politique des princes angevins, il dépasse le dant de ses institutions temporelles, même les plus sacrées. Il faut recon­
moralisme des « miroirs des princes », pour amorcer une science du pouvoir, naître que, dans la critique justifiée de ces erreurs populaires, les profes­
dans un État conçu comme un corps objectif, dans une administration sionnels des écoles n’ont pas toujours su maintenir à vif les espérances
à base de fonctions plus que d’hommages féodaux, dans une procédure messianiques qui auraient donné à leur spéculation la totale dimension
débarrassée des «jugements de Dieu» encore en pratique courante chez du royaume de Dieu, selon le style de l’Écriture et les indications des
les Germains. Par son développement politique, le royaume anglo-nor­ Pères.
mand avait fourni belle matière, plus belle matière que la féodalité impé­
riale, à la réflexion théologique de Jean de Salisbury, sensible en bon Si nous avions à suivre dans sa trajectoire l’éveil de la conscience
historien à la valeur des causes secondes. historique, il nous faudrait maintenant tenir grand compte des écrivains
De même que, ci-dessus, classant les ressources générales de l’histo­ en langue populaire : en histoire plus qu’ailleurs, leur entrée, à la fin du
riographie, nous avons fait état, brièvement, du jeu des valeurs eschato- siècle, tant en France qu’à la cour des Plantagenets, a une signification
logiques chrétiennes dans les perspectives et les expressions des historiens, décisive, bien au delà de sa portée linguistique et littéraire : elle implique
de même ici, dans le recensement des diverses mentalités, devons-nous selon l’expression du Ch. H. Haskins, une sécularisation et une populari­
signaler au moins les perceptions qui, dans le peuple chrétien, empiètent sation de l’histoire1. Des clercs, écrivant en latin, à l’intérieur de très
en quelque sorte sur l’accomplissement de l’histoire, et versent plus ou
moins dans un messianisme temporel. Conscience collective, qui entretient 1. Ch. H. H a s k i n s , The Renaissance of lhe iwelflh cenlurij, Cambridge (Mass.),
autant que la permanence du passé, l’imprégnation du futur, pour inter­ 1927, p. 275 : « By 1200 vernacular historv had corne to stay, and ihis fact is one of more
préter le présent ; car elle se construit autant dans l’avenir qu’elle escompte than linguistic or literary significance, since it involved ultimately the secularization
que par l’héritage qu’elle assume. L’homme n’est-il pas en marche, viator ? and popularization of historv ». Un G o d e f r o i d df . V i t e r r e d’ailleurs (auteur du
Memoria saeculorum, dédié à Henri II Plantagenet, 11S5; grand voyageur, chargé de
et l’Église elle-même, dans une perspective messianique ouverte? Nous mission deux fois en Sicile, trois fois en Provence, une fois en Espagne, souvent en
sortons, il est vrai, de l’histoire comme genre littéraire, et ce prophétisme France, quarante fois d’Allemagne à Rome, comme chapelain de l’Empereur) se plaît
est gravement ambigu. Aussi bien ce ne sont plus directement des maîtres à présenter les résultats de ses observations de manière à populariser les connaissances
et théologiens qui sont le lieu des effervescences, mais le petit peuple historiques, en attirant le public laie.
chrétien, dans des mouvements le plus souvent désordonnés. Les instincts Un des cas majeurs : VHistoire de la Guerre sainte, poème de plus de 12.000 vers,
composé avant 1195 par un certain Ambroise, sans doute un jongleur de la région
d’Évreux. témoin oculaire, de la s u i t e rte R i r h n r H r v r . n r h » t irm «n t «,™
88 LA PREMIÈRE SCOLASTIQUE CONSCIENCE DE L’HISTOIRE 89

fo rtes tr a d itio n s m e n t a le s , n e p o u v a ie n t ressen tir ni e x p r im e r , d a n s leur Puisque cette société divine de l’humanité est terrestre, elle inclut,
t o t a l i t é d i r e c t e , l e s f a i t s e t l e s c a u s e s d e la m a r c h e t e r r e s t r e d e l ’h u m a n i t é . dans sa totale et unique finalité, et pour sa pleine intelligence, la réalité
L e s c o u r s p r in c i è r e s v o n t f o u r n i r le s c a d r e s e t le s h o m m e s , l e s v i l l e s la des événements humains eux-mêmes, autrement que comme une matière
c o n sc ie n c e p o p u la ir e , de ce n o u v e l essor. amorphe et neutre ; au x n e siècle, il n’y a pas encore d’histoire « profane »,
A n o u s e n t e n i r a u r ô le d e la t h é o l o g i e d a n s c e t é v e i l , n o u s p o u v o n s , mais, fût-ce sous des théologies différentes, voici que sont prises en con­
à l ’i n t é r i e u r m ê m e d e ce n o u v e a u d e s t i n , r e c u e i l l i r a i n s i le s é l é m e n t s d e sidération les causes secondes, comme on dira bientôt, et comme déjà
sa féco n d ité. le montre le dualisme de Jean de Salisbury. L’Empire romain est la
E t d ’a b o r d , n o u s o b s e r v o n s , d a n s la g e n è s e d ’u n e t h é o l o g i e t o u r n é e grande cause seconde ; mais le sort en est désormais contesté, sous la
d é s o r m a i s e n s a v o i r o r g a n i s é , l ’e f f i c a c i t é s c i e n t i f i q u e , p e u t - o n d ir e , d ’u n e pression de faits nouveaux qui mettent en cause le Saint Empire.
v isio n du m onde co n çu c o m m e u n e é c o n o m ie se d év elo p p a n t dans le Charlemagne ne répercute plus le rôle de Constantin.
t e m p s , a u t o u r d e s f a i t s , q u i e n c o m m a n d e n t le c o n t e n u e t le s e n s : é v é ­ Nos théologiens sont donc amenés, plus ou moins consciemment, à
n e m e n t s d ’u n e « d i s p e n s a t i o s a l u t i s », q u e D i e u r é a li s e g r a t u i t e m e n t , m a i s se situer eux-mêmes et leur temps dans ce déroulement, dans ce « sixième
q u i t r a n s f o r m e le s o l m ê m e s u r l e s q u e l s s ’a v a n c e n t le s g é n é r a t i o n s . A âge», plus long décidément qu’on l’aurait prévu, avant une parousie dont
l ’h e u r e o ù v o n t s ’e x e r c e r la p r e s s i o n e t la s é d u c t i o n d ’u n e p h i l o s o p h i e l’angoisse saisit par moment le petit peuple depuis les terreurs dites de
d u m o n d e , e t d ’a b o r d d e s d i v e r s e s p h i l o s o p h i e s p l a t o n i c i e n n e s , q u i t e n d l’an mil, mais qui ne trouble point la construction sereine de la théologie
à é l i m i n e r le t e m p s e t l ’h i s t o i r e , n o u s a v o n s là u n c a s m a j e u r d e la p e r m a ­ des écoles. Ils se situent donc à un moment dont ils ont eu la curiosité de
n e n t e i r r é d u c t i b i l i t é d u C h r i s t i a n i s m e it i n é r a i r e d i v i n d e l ’h o m m e , à u n e rechercher les coordonnées, tant par rapport aux Anciens que dans la
c o n c e p t i o n c y c l i q u e d ’u n c o s m o s s a n s c o m m e n c e m e n t n i c o n s o m m a t i o n . marche de la civilisation vers l’Occident1.
H u g u e s d e S a i n t - V i c t o r f u t , a u x n e s i è c l e , le m a î t r e d e c e t t e p e r c e p t i o n De ces « translations », dont l’Université de Paris va être la conscience
t r a d i t i o n n e l l e , d e l a q u e l l e n a î t la c o n s c i e n c e d e l ’h i s t o i r e , a lo r s q u e le s éclairée, les causes et les effets prennent consistance, et par le fait même
c o m m e n ta te u r s ch rétien s du Timée à C hartres c é d a ie n t im p lic it e m e n t à prêtent à des interprétations différentes. Germains, Normands, Français,
l ’i n c l u s i o n d e la n a t u r e e t d u d e s t i n d e l ’h o m m e d a n s le m a c r o c o s m e . en tout cas, construisent leur univers de plus en plus en marge des ves­
L e s m a î t r e s d u x m e s i è c l e a u r o n t à fa ir e l ’a c c o r d d e l ’i d é a l i s m e g r e c e t tiges orientaux de l’ancien empire, dont Charlemagne avait tiré à lui la
d ’u n p r o v i d e n t i a l i s m e c o m m a n d é p a r l e s l i b r e s v o u l o i r s d e D i e u , s o i t , mémoire, pour un nouveau prestige de Rome, tandis que l’Islam bloquait
là d e d a n s , la s y n t h è s e d u n a t u r a l i s m e d e s e s s e n c e s e t d e la l i b e r t é d e s les frontières géographiques et spirituelles de la Chrétienté, en ce x n e
grâces in d iv id u e lle s e t c o lle c tiv e s du S eign eu r. siècle même. L’Occident existe, jusque dans les mots. Tout en discernant
D e c e « g o u v e r n e m e n t d i v i n », n o s t h é o l o g i e n s - h i s t o r i e n s observent là une renaissance, nos théologiens éprouvaient fort la nouveauté inédite
n o n s e u l e m e n t le s d e s s e i n s r é v é l é s , d a n s l ’h i s t o i r e s a i n t e , m a i s l e u r r é a l i ­ de leur âge, que peut être nous dissimule encore le vocable équivoque de
s a t i o n e n c o u r s , d a n s le s « é t a t s » s u c c e s s i f s d e l ’h u m a n i t é : c e t t e h u m a n i t é , « moyen âge ».
e lle e s t , s e l o n l e m o t d e s a i n t A u g u s t i n 1, r e p r is s o u s la f o r m e d u c l i c h é Ainsi le Christianisme prend conscience, au x n e siècle, de son devenir
d e s « â g e s » d e l ’e n f a n c e à la v i e i l l e s s e , s e m b l a b l e à u n h o m m e u n i q u e historique. C’est un trait majeur, et qui, à lui seul, ferait de ce siècle un
s ’a v a n ç a n t v e r s sa p e r f e c t i o n , d a n s u n p r o g r è s c o l l e c t i f e t r é g u l i e r , c o m ­ grand siècle, s’il est vrai que les prises de conscience collectives décident
m a n d é par des in te r v e n tio n s d é fin itiv e s de D ieu . La r é a c tio n v io le n te non seulement de la transformation intérieure des mœurs, mais de l’évo­
c o n t r e J o a c h i m d e F l o r e , a p r è s la s é d u c t i o n é t o n n a n t e d e s o n é v o l u t i o - lution des esprits2. Que cette conscience ne se soit pas éveillée dans les
n i s m e s p i r i t u e l , m a r q u e le p o i n t c r i t i q u e d e c e t t e v i s i o n , e n m ê m e t e m p s écoles, c’est après tout normal, car pareille conscience est provoquée,
q u ’e ll e e n d é f i n i t l ’o r t h o d o x i e . L e c o n c i l e d e L a t r a n , q u i c o n d a m n e c e t périodiquement dans l’Église, par les contacts avec le monde, le monde
é v o l u t i o n n i s m e , a v a n t m ê m e q u ’il s é v i s s e c h e z le s S p i r i t u e l s , e s t e n m ê m e de la nature ou le monde de la pensée ; et ces occasions de croissance sont
t e m p s le t é m o i n d e c e t t e s e n s i b i l i t é a u p r o g r è s d e l ’É g l i s e e n s e s é t a t s belle matière d’une théologie de la « Cité de Dieu », — De peregrinante
t e r r e s t r e s , c o m m e l ’a v a i t c o m p r i s A n s e l m e d e H a v e l b e r g . Civitate Dei3 — dont Augustin éprouvait déjà qu’elle déborde les institu­
tions terrestres de l’Église.
1. S. A u g u s t i n , De vera religione, 27, 50 ; P. L., 34, 144 : « Sic proportione univer­
1. Nous renvoyons u n e fois de plus au chapitre d’E. G i l s o n , dans L'esprit de la
sum genus humanum, cujus tanquam unius vita hominis est ab Adam usque ad finem
philosophie médiévale, Paris, 1932 : Le moyen âge el l'histoire.
saeculi, ita sub divinae providentiae legibus administratur, ut in duo genera distributum 2. Cf. W. Kamlaii, Chrislenlum und Geschichllichkeil. Unlersuchungen zur Enlsle-
appareat ».
hung des Chrislums und zu Augiislins « Bürgerschafl Golles ». Stuttgart, 1951.
3. C’est le titre du traité de H e n r i d e Ma r c y , abbé de Clairvaux (1177), P. L., 204.
GRAMMAIRE ET THÉOLOGIE 91
A l l é g o r i e e t d o c t r i n e , c e p r o b l è m e a é t é é t u d i é e n l o n g et e n la r g e p o u r
le p l u s i m p é t u e u x d e s s e p t a r t s , la d i a l e c t i q u e , d o n t A b é l a r d f u t le h é r a u t .
Il se p o s e en t e r m e s a n a l o g u e s p o u r la g r a m m a i r e . P l u s m o d e s t e p e u t - ê t r e ,
il e s t n o n m o i n s u r g e n t ; e t l ’h i s t o i r e d u x i i e s i è c le l ’il l u s t r e a u t a n t q u e le
p r e m i e r , s ’il e s t v r a i q u e le t h é o l o g i e n s c o l a s t i q u e e s t g r a m m a i r i e n t o u t
IV
c o m m e il e s t d i a l e c t i c i e n . L a m ê m e h i s t o i r e m o n t r e q u e le t r i o m p h e d e la
t h é o l o g i e a c o n s i s t e p r é c i s é m e n t à t r a i t e r la g r a m m a i r e — com m e la
GRAMMAIRE ET THÉOLOGIE d i a l e c t i q u e , c o m m e la m é t a p h y s i q u e — n o n e n e s c l a v e a s s e r v i e , e n t e n d e z ,
e n s i m p l e o u t i l l a g e , m a i s e n d i s c i p l i n e m a j e u r e , d o n t le s luis e t le s m é t h o d e s
s o n t d ’a u t a n t p lu s v a l a b l e s r e l i g i e u s e m e n t , e n e x p r e s s i o n d e la p a r o l e d e
D ie u , qu e leur h u m a in e v é r it é e s t lo y a l e m e n t rec o n n u e .
Pagina sacra non vult se subdere legi N a y a n t p a s à fa ir e ic i l ’h i s t o i r e d e la g r a m m a i r e e l l e - m ê m e , é v o q u o n s
Grammatices, nec vult illius arle regi. s e u l e m e n t ., p o u r s i g n a l i s e r l ’e x t e n s i o n d e s o n t e r r i t o i r e :

C e t t e p r o t e s t a t i o n e n f a v e u r d e la t r a n s c e n d a n c e d e la t h é o l o g i e , q u e
1 é c o l e d e C h a r t r e s , u n e fo is d e p lu s , a v e c s o n grammaticus Bernard
(en seig n e 1 1 1 4 - 1 1 2 1 ) , à la célébrité duquel il s u f f ir a i t d ’a v o i r form é
n o u s t r a n s m e t J e a n d e G a r l a n d e ( 1 er t i e r s d u x m e s i è c l e ) 1, é v o q u e d ’a b o r d
J e a n d e S a l i s b u r y , q u i lui r e n d si b e a u t é m o i g n a g e 1 ;
le c o n f l i t q u e le s g r a m m a i r i e n s m é d i é v a u x e u r e n t à r é s o u d r e e n t r e le l a t i n
le c o m m e n t a i r e s u r P r i s c i e n d e P ie r r e H é l i e ( v . 1 1 4 0 - 1 1 5 0 ) , q u i r e p r é ­
c l a s s i q u e d e s a u t e u r s p a ï e n s e t le l a t i n b a r b a r e d e la B i b l e o u d e s a u t e u r s
s e n t e a s s e z b i e n le s l i m i t e s d e la r e n a i s s a n c e e n c o u r s ;
c h r é t i e n s . L e s t h é o l o g i e n s n ’a d m e t t a i e n t p o i n t q u e D o n a t en r e m o n t r â t
à la l a n g u e d i v i n e : « D o n a t u m n o n s e q u i m u r , q u i a f o r t i o r e m in d i v i n i s
le Doctrinale d ’A l e x a n d r e d e V i l l e d i e u ( 1 1 9 9 ) , q u i , d a n s s e s 2 0 0 0 v e r s ,
e n f e r m e p r e s q u e t o u t e la m o r p h o l o g i e g r a m m a t i c a l e , à b a s e d e P r i s c i e n
s c r i p t u r i s a u c t o r i t a t e m t e n e m u s »1
2.
( e t d e V u l g a t e : « C u m s i n e C h r is t ic o la , n o r m a m n o n e s t m i h i c u r a d e
M a is la p r o t e s t a t i o n p o r t e p l u s l o i n , e t n o u s i n t r o d u i t , à m e s u r e q u e
p r o p r i i s f a c e r e q u a e g e n t i l e s p o s u e r e » , v . 1 5 5 9 - 6 0 ) , e t d o n t l ’i n v r a i s e m ­
p r o g r e s s e la t h é o l o g i e d u s i è c l e , a u c œ u r d u p r o b l è m e d ’u n e s c i e n c e d i v i n e
b l a b l e s u c c è s , j u s q u ’e n p l e i n x v i e s i è c le ( 2 9 6 é d i t i o n s , d o n t p l u s d e c e n t
p a r l a n t la l a n g u e d e s h o m m e s , t o u t c o m m e e ll e e n e m p l o i e la r a i s o n , la
a v a n t 1 5 0 0 ) e n d i t l o n g s u r le g o û t d e c e s s i è c l e s ;
r a i s o n g r a m m a t i c a l e , p e u t - o n d ir e , c o m m e la r a i s o n d i a l e c t i q u e e t la r a i s o n
e n f i n J e a n d e G a r l a n d e , d u n o m d e la r u e q u ’il h a b i t e à P a r i s ( 1 er t i e r s
m é ta p h y siq u e . D iso n s, pour poser ce p ro b lèm e en term es c o n tem p o ra in s,
d u x m e s i è c le ) , d o n t la f e r v e u r h u m a n i s t e r é a g i t v i v e m e n t , d a n s s o n
q u e le s « s e p t a r t s », e n e n t r a n t a u s e r v i c e d e la sacra doctrina, y apportent,
Morale scholarium, c o n t r e l ’a b a n d o n d e s t r a d i t i o n s c l a s s i q u e s , a lo r s q u ’il
l e u r s l o i s e t l e u r d y n a m i s m e , c e q u i le s a m è n e à r é c l a m e r u n j o u r , j u s q u e
c è d e à u n e a l l é g o r i s a t i o n m a s s i v e d a n s s o n c o m m e n t a i r e d ’O v i d e .
d a n s le p l u s f id è le s e r v i c e , l ’a u t o n o m i e d e le u r s d é m a r c h e s e t d e le u r s
C e s t q u e , d a n s l ’é v o l u t i o n d e c e t t e r e n a i s s a n c e , la l e c t u r e d e s A n c i e n s
m é t h o d e s . L a d o c t r i n e s a c r é e s ’e n i n q u i é t e r a . P o u r s a u v e r sa t r a n s c e n ­
e t 1 a n a l y s e l i t t é r a i r e d e s t e x t e s a v a i e n t p e u à p e u c é d é le p a s à d e s p r o ­
d a n c e , e ll e se r a t e n t é e d e t r i c h e r a v e c e u x , o u . p o u r p a r le r a l l é g o r i e , d e
c é d é s d i a l e c t i q u e s , d o n t le s o u c i n ’é t a i t p l u s la d e s c r i p t i o n e t l ’i m i t a t i o n
c o u p e r le s c h e v e u x d e c e s b e l l e s c a p t i v e s d a n s s o n r o y a u m e t r i o m p h a n t 3.
d e s m o d è l e s , m a i s la r e c h e r c h e t h é o r i q u e d e s c a u s e s e t la d é d u c t i o n d e s
r è g le s d u l a n g a g e . D a n s la « b a t a i l l e d e s s e p t a r t s », c o m m e d ir a a l l é g o ­
1. Cité par Ch. T h c r o t , Notices et extraits de divers manuscrits latins pour servir
à l'histoire des doctrines grammaticales au moyen âge. Dans Notices et extraits des m a n u s­ r i q u e m e n t H e n r i d ’A n d e l i (1 2 5 0 ) , le s d i a l e c t i c i e n s d e P a r i s l ’e m p o r t a i e n t
crits de la B i l l . Im périale , XXII, *2, Paris, 1868, p. 526. Cf. ibid., p. 204 : « ... Dicemus s u r le s h u m a n i s t e s d ’O r l é a n s f id è le s a u x auctores.
divinam paginam non subiacere regulis artis huius ». O r l é a n s , P a r i s : la g é o g r a p h i e d e s é c o l e s c o n f i r m e l ’h i s t o i r e d e la d o c ­
2. I.e propos est de Smaravdus, abbé de Saint-Michel, au ixe siècle. Cf. T h u r o t , t r i n e . D e la l e c t u r e d e s « a u t e u r s » e t d e la m é t h o d e l i t t é r a i r e d e s C h a r t r a in s ,
op. cil., p. SI. Ht, cet autre : « Donat dit que les mots scalæ, etc., ne s'emploient qu au
n o u s v o i c i à la g r a m m a i r e s p é c u l a t i v e d e P a r is . L e r è g l e m e n t q u e d o n n e
pluriel ; mais nous ne le suivrons pas, car le Saint-E-prit les a employés au singulier ».
Cité, dans son texte latin, par T h u r o t , De la logique de Pierre d'Espagne, dans Beu. à 1 U n i v e r s i t é R o b e r t d e G o u r ç o n ( 1 2 1 5 ) y m a i n t i e n t c e r t e s l ’i n s c r i p t i o n
arch., 1864, p. 273, n. 1. de P riscien au p ro g ra m m e, m ais t o u t e la ratio studiorum c o n f i r m e le
3. Allégorie traditionnelle au moyen ûge, sur la base de Deutéronome 21, 12, pou" p r i m a t d e la d i a l e c t i q u e , e t e ll e a b o u t i r a , d a n s l ’a n é m i e d e la c u l t u r e
signifier les conditions dans lesquelles la théologie use des disciplines profanes. Elle sera l i t t é r a i r e , à la m u l t i p l i c a t i o n d e s t r a i t é s De modis significandi. É c h e c de
encore reprise dans la fameuse lettre de Grégoire IX à l’université de Paris, en 1228,
Charl. Univ. Paris, I, p. 114. Cf. J. de Ghellinck, Le mouvement théologique du A I I e
siècle, 2e éd. Bruges, 1948, p. 94-95. 1. J ean de Salisbury, Melalogicon, III, 2, éd. Webb, p. 124-127.
92 LA PREMIERE SCOLASTIQUE
GRAMMAIRE ET THEOLOGIE 93
l ’h u m a n i s m e , o b s e r v a i t d é j à P ie r r e d e B l o i s , a u b é n é f i c e d e s « v e r s u t i a e
l o g i c o r u m » ( e p i s t . 1 0 1 , P . L . , 2 0 7 , 3 1 2 j . Il e s t v r a i . D u m o i n s e s t - o n p a s s é
Les temps dans le verbe
d e l ’a n a l y s e l i t t é r a i r e d e B e r n a r d d e C h a r t r e s à la p s y c h o l o g i e d e la c o n n a i s ­
s a n c e d ’A r i s t o t e , t o u t c o m m e o n p a s s a i t d e la concordia t e x t u e l l e d ’A b é ­
la r d à la m é t a p h y s i q u e d e s G r e c s. A f f r o n t a n t le d i l li e il e p r o b l è m e d e la p r e s c i e n c e d e D i e u , d e l ’a c c o r d
e n t r e s o n i m m o b i l e s a v o i r e t la s u c c e s s i o n d e s c h o s e s d a n s le t e m p s (« O l im
D a n s l ’a p p l i c a t i o n d e s r è g le s d e la g r a m m a i r e à l ’i n t e l l i g e n c e d u t e x t e s c iv it D eu s h u n c h o m in e m n ascitu ru m , qui n a tu s est, m od o non s c it eu m
s a c r é , u n e p r e m i è r e s u r f a c e d e p r o b l è m e s se p r é s e n t e . L e s g r a m m a i r i e n s n a seitu ru m ... I t e m s c i v i t m u n d u m e s s e c r e a n d u m , m o d o n o n s c it e u m
exégètes, non con ten ts d ’o b s e r v e r le s s o l é c i s m e s b i b l i q u e s , p r é t e n d e n t esse crea n d u m » I Seni., d. 4 1 , c. 3 ) , P ie r r e L o m b a r d r e c o u r t à u n e s o l u t i o n
a p p l i q u e r à la B i b l e le s p r o c é d é s d e l e u r a r t , a n a l y s e r le s t e r m e s e t le s e m p r u n t é e à la t h é o r i e d e s g r a m m a i r i e n s c o n t e m p o r a i n s s u r le t e m p s d u
p r o p o s i t i o n s , e n d é f i n ir le s e n s p a r r é f é r e n c e a u x lo is d e P r i s c i e n e t de v e r b e d a n s u n e p r o p o s i t i o n : le v e r b e , d a n s u n e p r o p o s i t i o n , é n o n c e d e u x
D o n a t, e m p lo y e r leu r th éorie des iropi à m e s u r e r i m p i t o y a b l e m e n t le s c h o s e s , l ’a c t i o n d a n s sa s u b s t a n c e , n a î t r e , c r é e r , p u is le t e m p s d a n s l e q u e l
i m a g e s d o n t s ’e n c h a n t a i e n t le s i n t e r p r è t e s m y s t i q u e s . L ’o p p o s i t i o n fu t se f a i t c e t t e a c t i o n , p a s s é , p r é s e n t , f u t u r ; ce t e m p s é n o n c é n ’e s t q u ’u n e
t e n a c e c o n t r e c e s s c i e n c e s s é c u l i è r e s : il f a l l a i t r é s i s t e r à c e r a t i o n a l i s m e , « c i r c o n s t a n c e », q u i n e m o d i f i e ni la r é a l i t é , ni la v é r i t é d e l ’a c t i o n e n
e t P ierre D a m ien s ’e m p o r t e con tre le « g r a m m a t i c o r u m v u l g u s »b La c a u s e ; la p r o p o s i t i o n , u n e fois v r a i e , e s t t o u j o u r s v r a i e , p a r c e q u e le t e m p s
m é t h o d e g r a m m a t i c a l e p o u r lire la B i b l e p r o v o q u a e n s o n t e m p s le s n ’e s t q u ’a d j a c e n t à la s i g n i f i c a t i o n p r o p r e d u v e r b e , « q u o d s e m e l v e r u r n
m ê m e s a n a t h è m e s q u ’a u x x e s i è c l e la m é t h o d e h i s t o r i q u e . U n d e m i - s i è c l e est, sem p er e st v e r u m »l .
e n c o r e a p r è s , G u i l l a u m e d ’A u v e r g n e , q u e sa r h é t o r i q u e v e r b e u s e e t s o n P o u r a p p u y e r s a s o l u t i o n , P ie r r e L o m b a r d se r é fè r e a lo r s à u n c a s
t e m p é r a m e n t fid éiste in c lin a ie n t p eu à fa v o riser ces su b t ile s d iscip lin es a n a l o g u e , o ù j o u e d e m ê m e c e t t e t h é o r i e d e l ’i d e n t i t é l o g i q u e d e s p r o p o ­
r a t i o n n e l l e s , s ’e m p o r t a i t a v e c s a v i v a c i t é co u tu m ière con tre ceux qui sitio n s é n o n ç a n t en fa it des a c tio n s t e m p o r e l l e m e n t d i f f é r e n t e s : c ’e s t
« sub p ra e te x tu th eo lo g ico ru m , q u a eru n t g ra m m a tica lia » (De virlulibus, le c a s d e la fo i e t d e s e s é n o n c é s , foi i d e n t i q u e lo r s m ê m e q u ’e ll e p o r t e su r
c. 11) ; e t , à O x f o r d , F i s h a c r e se p l a i n t , d a n s le s t e r m e s d e l ’a u d a c i e u s e un o b je t, par e x e m p le la n a i s s a n c e d u C h r is t , d ’a b o r d futur, devenu
m é ta p h o r e b ib liq u e des se r v a n te s ( c i - d e s s u s ) , q u e l ’a m o u r d e s s c i e n c e s e n s u i t e p r é s e n t p o u r c e r t a i n s , e n f i n p a s s é p o u r d ’a u t r e s . « C r e d o C h r i s t u m
s é c u l i è r e s c a p t i v e à c e p o i n t c e r t a i n s m a î t r e s q u ’ils r e t a r d e n t j u s q u ’à l ’â g e n a s c i t u r u m , n a s c i , n a t u m e s s e » : s o u s d e s f o r m u l a t i o n s d i f f é r e n t e s , c ’e s t
d e la d é c r é p i t u d e i m p u i s s a n t e , le b a i s e r d e la d i v i n e s a g e s s e 2. s u b s t a n t i e l l e m e n t le m ê m e é n o n t i a b l e 2.
M a is il s ’a g i t là p l u s d ’u n e h i s t o i r e d e l ’e x é g è s e , q u e d ’u n e h i s t o i r e d e L a p o s i t i o n g r a m m a t i c a l e a d o p t é e p o u v a i t , d u f a i t q u ’e ll e é v i n ç a i t
la t h é o l o g i e , d ’u n e t h é o l o g i e se c o n s t r u i s a n t e n u n s a v o i r o r g a n i s é , p a r le t e m p s d e l ’e s s e n c e d e s p r o p o s i t i o n s , ê t r e e x p l o i t é e e n t h é o l o g i e d a n s les
r e c o u r s p r é c i s é m e n t a u x d i s c i p l i n e s r a t i o n n e l l e s . G’e s t c e t t e s c i e n c e t h é o ­ d e u x c a s où u n e i n t e r f é r e n c e d u t e m p o r e l d a n s l ’é t e r n e l l e v é r i t é s e m b l a i t
l o g i q u e d o n t n o u s v o u d r i o n s o b s e r v e r la g e n è s e , d a n s le s e c t e u r o ù elle d e v o i r t r o u b l e r la p s y c h o l o g i e n o r m a l e d e la c o n n a i s s a n c e : o u b i e n e n
r e c o u r t a u x t h é o r i e s d e s g r a m m a i r i e n s , à la g r a m m a i r e « s p é c u l a t i v e »,
p o u r a v o ir m eilleu re in te llig e n c e de so n o b je t d iv in , e t n o n p lu s s e u le m e n t
1. P i e r r e L o mi s ar d , / Sent., d. 41, c. 3 : «Scit Deus semper omnia quæ aliquando
d u t e x t e s a c r é , p u i s q u e , p a r l a n t la l a n g u e d e s h o m m e s , la p a r o l e d e D ie u
scit... Idem de nativitate huius hominis et mundi creatione nunc etiam scit, quod
p a r le a v e c d e s n o m s , d e s v e r b e s , d e s a d v e r b e s , d e s a d j e c t i f s , e t le r e s t e . sciebat antequam fierent, licet tunc et nunc hanc scientiam eius exprimi diversis verbis
L a p r o t e s t a t i o n d e G u i l l a u m e d ’A u v e r g n e n e v i s e d ’a il le u r s p a s t a n t le s oporteat. Nam quod futurum tunc erat, nunc praeteritum est ; ideoque verba commu­
a n a l y s e s t e x t u e l l e s g r a m m a t i c a l e s , q u e le s s p é c u l a t i o n s d i a l e c t i q u e s s u r tanda sunt ad ipsum designandum ; sicut diversis temporibus loquentes, eandem diem
le s modi significandi d a n s la c o n c e p t u a l i s a t i o n t h é o l o g i q u e . 21 modo per hoc adverbium cras dum adhuc futura est, designamus, modo per hodie,
dum prresens est, modo per heri, dum pnvterita est. Ita antequam crearetur mundus,
sciebat Deus hunc creandum ; postquam creatus est, scit eum creatum. Nec est hoc
scire diversa, sed idem omnino de mundi creatione... » On ne peut plus ingénument
1. Cf. dans son opusc. XIII, chap. 11 : De monachis qui grammaticam discere ignorer i existence !
gestiunt. La même solution est adoptée pour la question exactement parallèle : « Utrum
2. R i c h a r d F i s h a r c e , Sententiae, prol. : « Sed fateor, mirabile est de quibusdam Deus semper possit omne quod potuit »,ibid., d. 44, c. 2 : «Verba diversorum temporum,
hodie qui tam delectantatur in amplexibus vilis pedisseque, quod non curant de domina diversis prolata temporibus et diversis adiuncta avderbis, eundem faciunt sensum ».
quamvis sit inestimabilis pulcritudinis... Illi sunt qui, vix cum caligant oculi, a sa;cu- 2. I d., ibid. : « Nec est hoc scire diversa, sed idem omnino... ; sicut antiqui patres
laribus scientis, hoc est ancillarum avelluntur, et tunc amplexibus domine se offerunt, crediderunt Christum nasciturum et moriturum, nos autem credimus cum iam natum
cum pre senectute generare nequeunt » (ms. Londres, Brit. Mus., 10 B. VII, f. 2 c). et mortuum ; nec diversa tamen credimus nos et illi, sed eadem. Tempora enim, ut
ait Augustinus, variata sunt, et ideo verba mutata sunt, non fides ».
94 LA PREMIÈRE SCOLASTIQUE GRAMMAIRE ET THEOLOGIE 95
D ie u , sc ie n c e im m u a b le des ch o se s v a r ia b le s, ce q u i p a r a ît c o n tr a d ic to ir e , r é a c t i o n s , e t d è s a v a n t 1 1 7 5 , P ie r r e d e P o i t i e r s e u t à d é f e n d r e so n m a î t r e
o u b i e n e n n o u s , v é r i t é s i m m u a b l e s d e la r é v é l a t i o n d a n s d e s e s p r i t s liés c o n t r e la m a l v e i l l a n c e d e s e s a d v e r s a i r e s : « T e m p o r a e n i m v a r i a n t u r e t
au t e m p s , ce q ui p a r a ît im p o ssib le . D e u x ca s in v erses, m a is p r o b lè m e v e r b a , s e d fid e s m a n e t e a d e m e t s i g n i f i c a t i o ; e t a li u d m o d o d i c i t u r h o c
s e m b l a b l e , p o u r l e q u e l o n r e c o u r a i t a u x b o n s o ff ic e s d e s g r a m m a i r i e n s : p r o p o s i t i o n e , a l i u d d i c e b a t ur illa p r i u s ; q u i a u n a e t e a d e m v e r i t a s d i v e r s i s
p r e m i e r c a s , la s c i e n c e d i v i n e e s t i m m u a b l e , q u o i q u e p o r t a n t s u r d e s v erb is p ro la tis s e c u n d u m d iv e r s ita t e m t e m p o r u m d iv ersis p r o p o sitio n ib u s
é n o n c é s s u c c e s s i f s a u gré d e s t e m p s q u i e n v e l o p p e n t t o u t e c h o s e ; d e u x i è m e Nec insultet aliquis huic solutioni donec inlcllexerit, ne potius ex
d ic i t u r .
c a s , la c o n n a i s s a n c e d e la r é v é l a t i o n p a r le s h o m m e s à t r a v e r s t o u s le s odio et invectione quam ex animi judicio videatur quod dictum est contem­
t e m p s e s t d e m e u r é e i d e n t i q u e , q u o i q u e le s p r e m i e r s n ’e n a v a i e n t p e r ç u nere » (1 Sent., c. 4, P. L., i c l l . 8 4 9 ) .
le c o n t e n u q u ’a u f u t u r (le M e s s ie v i e n d r a ) et q u e le s a u t r e s le perçoivent C ’e s t q u ’o n c o n s t e s t a b i e n t ô t la t h é o r i e , a in s i m i s e e n œ u v r e , d e P urifié
au p a s s é (le M e s s ie e s t v e n u ) . L e t e m p s (« c o n s i g n i f i é » d a n s le v e r b e : s é m a n t iq u e du v e r b e , th éo rie d ite des Nominales. A i n s i e n e f f e t , o n a pu
f u t u r , p r é s e n t , p a s s é ) n ’e s t q u ’u n e v a r i a n t e e x t é r i e u r e à l ’o b j e t c o n n u : l e r e m a r q u e r , s o n t e x p r e s s é m e n t d é s i g n é s le s t e n a n t s d e c e t t e p o s i t i o n ,
« T e m p o r a v a r i a t a s u n t , e t i d e o v e r b o m u t a t a , s e d n o n f i d e s » 1. L a foi d a n s le t e x t e d e P ie r r e d e C a p o u e , d a n s le r e l e v é d e s o p i n i o n s p a r P r é ­
d e m e u r e u n e , d a n s s a c o n n a i s s a n c e d e D i e u ( res d i v i n a ) , p a r c e q u e la v o stin et G u illa u m e d ’A u x e r r e . Q u i s o n t , d a n s l ’é v o l u t i o n d e s é c o l e s
v a r ié t é s u c c e s siv e de ses fo rm u la ire s (enunliabilia) à t r a v e r s le s â g e s n e e t d e s d i s c i p l i n e s , c e s g r a m m a i r i e n s d it s Nominales ?
t r o u b l e n t p a s l ’u n i t é s é m a n t i q u e d e s o n e x p r e s s i o n m ê m e . L e s f o r m u l a i r e s
n e s o n t q u e le s v é h i c u l e s d ’u n e p e r c e p t i o n réelle, qui seu le a v a le u r , et
s e u l e d o n c a s s u r e l ’i m m u t a b i l i t é d e la foi. Les Nominales
T h é o r ie g ra m m a tica le et so lu tio n th éo lo g iq u e sem b len t avo ir été
c o m m u n é m e n t a d o p t é e s , s u r t o u t p o u r le s e c o n d c a s . R o b e r t d e M e lu n ,
P i e r r e d e P o i t i e r s , P i e r r e d e C a p o u e , P r é v o s t i n , G u i l l a u m e d ’A u x e r r e e n N o u s e n r e t r o u v e r o n s la t r a c e , v o i r l ’i d e n t i t é n o t o i r e , d a n s u n l o n g

t é m o i g n e n t t o u r à t o u r , à l ’o c c a s i o n d e la q u e s t i o n , a lo r s i m p l i q u é e , d e e x p o s é q u e f a i t J e a n d e S a l i s b u r y d ’u n e t h é o r i e d e B e r n a r d d e C h a r tr e s .

s a v o i r si l ’o b j e t d e la f o i e s t la res d i v i n e o u l ’cnontiabile h u m a i n i n s c r i t C ’e s t là l a s o u r c e d e t o u t e s n o s s p é c u l a t i o n s , d a n s u n m i l i e u d e c u l t u r e

d a n s le C r e d o 2.
1 M a is il s e m b l e q u e t r è s t ô t c e t t e a p p l i c a t i o n d u p r i n c i p e o ù la t h é o r i e g r a m m a t i c a l e t r o u v e u n c o n t e x t e p l e i n d ’a t t r a i t . Q u ’il suffise
i c i d e r é s u m e r le t e x t e .
d e l ’u n i t é d e s é n o n t i a b l e s a u p r o b l è m e d e l ’u n i t é d e la foi a i t p r o v o q u é d e s
D é m o n tr a n t, d an s son Melalogicon, la n é c e s s i t é e t le s b i e n f a i t s d e la
l o g i q u e , J e a n d e S a l i s b u r y e n a r r iv e , a u li v r e t r o i s i è m e , à l ’é l o g e p a r t i c u l i e r
1. C’est un mot de saint A u g u s t i n , In Joan., tr. 45, n. 9, P. L., 35, 1722, mais d e c h a c u n d e s l i v r e s d ’A r i s t o t e q u i e n c o m p o s e n t le s t a t u t 1. L e li v r e d e s
qui n’a évidemment pas chez lui la portée technique qu’on lui attribue par cette théo­
logie grammaticale.
Catégories f o u r n i t le s é l é m e n t s , à c o m m e n c e r p a r c e c l a s s e m e n t g é n é r a l
2. R o b e r t d e M e l u n , Quæsl. de divina pagina, q. 91, éd. Martin, p. 46 : « Queritur d es term es : » Q u e c u m q u e p red ica n tu r a u t e q u iv o c e , a u t u n iv o c e , a u t
utrum eadem fides sit hominum temporis gratie et hominum qui fuerunt tempore d e n o m in a tiv e suis a p p lica n tu r su b iectis. Equivoce q u i d e m , si n o n e o d e m
legis, Habrae videlicet et ceterorum Augustinus : Tempora variata sunt, fides est eadem. sensu ; univoce, si e o d e m ; denominative, si n o n p r o r s u s e o d e m , n c c p r o r s u s
Illi crediderunt Christum venturum, nos venisse. Ergo aliquid crediderunt ipsi quod
a li o , se d a d ia cen te si b i v i c i n i t a t e quadam in tellectu verborum , sicu t
non credimus... Solutio. Eadem credidit Habraam que et nos, etsi alio modo, quia de
iisdem rebus ». P i e r r e d e P o i t i e r s , I I I Sent., c. 21, P. L., 211, 1090. m a n e n t e c o n f o r m i t a t e v o c u m . S ic a b o n i t a t e b o n u s , a f o r t i t u d i n e f o r t is
P i e r r e d e C a p o u e , S u m m a , ms. Munich, Staalsbibl. lat. 1450S, fol. 39 : « ... Posset d i c i t u r ». C ’e s t s u r l ’a n a l y s e d e s p r o c é d é s d e c e t t e « d é n o m i n a t i o n » q u e
dici secundum opinionem N o m i n a l i u m , quod Abraam nunquam credidit Christum B e r n a r d d e C h a r t r e s é t a b l i t s a t h é o r i e s e l o n l a q u e l l e le s modi significandi,
esse venturum, nam Christum esse venturum est ipsum modo esse venturum, quod f l e x i o n s d e s c a s, d e s g e n r e s , s u f f i x e s i d é o l o g i q u e s (ou consignificaliones),
non creditit Abraam ». q u i m o d i f i e n t le m o t d a n s sa s t r u c t u r e g r a m m a t i c a l e (vox), n e v a r i e n t
P r é v o s t i n , S u m m a , III® pars, ms. Bruges 237, fol. 52c-53a. « Quid sit fidei arti­
culus Quidam respondent quod enuntiabilia sunt articuli fidei, ut Christum esse natum ; que du dehors, de m a n ière a d ja cen te, u n e s i g n i f i c a t i o n d u nomen q u i
et secundum hoc videtur quod alii sunt modo articuli fidei quam fuerunt tempore d e m e u r e id e n tiq u e sou s ces v a r ia tio n s. A i n s i albus, alba, album, s e l o n
antiquorum [En passant réfute l’opinion des N o m i n a l e s ]... Alii dicunt quod illa non l ’e x e m p l e c o u r a n t , s o u s d e s f l e x i o n s d i v e r s e s , c o n s e r v e n t la m ê m e s i g n i f i ­
sunt articuli, sed eventus sunt articuli, ut nativitas, passio... ». cation : blanc, p a r c e q u ’ils d é s i g n e n t la m ê m e c h o s e . L e m ê m e « n o m »
G u i l l a u m e d ’A u x e r r e , S u m m a , lib. I, c. 9, q. 2, éd. Pigouchet, fol. 22a : * De
scientia [divina] enuntiabilium non est verum, quia secundum R e a l e s cum Deus inci­
pit scire aliquod enuntiabile, desinit scire ejus contradictorie oppositum... Sed secun­
dum Nominales, qui dicunt : quod semel est verum semper erit verum, Deus nihil 1. J e a n d e S a l i s b u r y , Melalogicon, III, 2 : De categoriarum utilitate et instru­
mentis (éd. Webb, p. 123-127).
incipit vel desinit scire. Et hoc magis concordat Augustino et Magistro in Sententiis ».
96 LA P R E M I E R E S C O L A S T IQ U E GR AM MAIRE E T T H E O L O G I E 97

(«nomen ipsum pro substantia subjectum albcdinis, pro qualitate signifie.,!, le rend justiciable de la critique philosophique. Quel est le rapport entre
colorem albentis subjecti ») désigne Ia même res sous des prédicats a d ja ­ le verbe dans sa structure grammaticale (vox--vox incomplexa d’abord,
cents. Ce que Bernard développe dans une métaphore réaliste, seh.ni L le nom, puis vox complexa, la proposition, puisque les cas sont analogues,
manière qui rendait si vivant son enseignement1. dans les consignifications du verbe) et la signification dans sa valeur
De cette unité sémantique du «nom», les grammairiens passmii < intentionnelle au regard de la chose signifiée? Les formes de significations,
l’unité sémantique du verbe dans la proposition : la conjugaison, et p a rti­ produites par nos modes d’appréhension et de jugement (modi signifi­
culièrement le temps qu’elle exprime, ne le modifient pas plus qim la candi , en suite de nos modi inlelligendi) n’imprègnent-elles pas à ce point
déclinaison ne modifiait le nom. les mots que leur substance grammaticale en soit modifiée, et leur unité
Jean de Salisbury se fait l’écho des polémiques soulevées par c.ff,- sémantique diversifiée ? Le mot abstrait peut-il être identifié au mot
théorie de Vunitas nominis : « Habet haec opinio sicut impugnaturas, sic concret, s’il est vrai que ces deux modi significandi , abstrait, concret,
defensores suos», et, malgré sa révérence pour Bernard, il ne croit pas consubstantiels au langage humain, en modifient la signification concep­
pouvoir autoriser d’Aristote cette logique de la signification proposée par tuelle, maigre 1identité de la chose signifiée (res)? Que si nous passons
le maître chartrain. Quant au fond, il pense, lui, que « denominafiva non de là au jugement en valeur de permanente vérité, le temps, catégorie
eundem his a quibus denominantur intellectum significant, nec in ennd.un dans laquelle nécessairement notre esprit l’énonce, n’est-il pas facteur
rem descendit animus his auditis ; nec eorundem appellativa sunt ». essentiel ? Une psychologie de la signification ne noue-L-elle pas les quan­
C’est à la lumière de ces polémiques qu’il faut comprendre la genèse des tités linguistiques aux valeurs logiques ?
positions fameuses de Gilbert de la Porrée, qui, avec l’interférence de En tout cas, étant donnée la théorie des grammairiens alors enseignée,
la philosophie boécio-aristotélicienne des formes, transposera en épistém o­ l’on comprend que, dans une transposition simpliste, mais inspirée par
logie, et jusqu’en théologie, l’analyse des modi significandi du m aître une juste conviction de l’intemporalité de la science divine, des théologiens,
chartrain. plus nourris de grammaire que de philosophie, aient cherché là une solution
Nous ne sommes cependant ici encore qu’à la première étape, celle à leur difficulté. Si en effet les énoncés de la science humaine ne portent
de la spéculation grammaticale (Pierre Hélie, bientôt), à mettre en (ouvre pas dans leur substance même, et indissolublement liés à leur forme, le
ultérieurement par Pierre Lombard et les théologiens. L’élaboration philo­ temps et ses éléments successifs, on peut à partir de cette science humaine
sophique de la signification reste élémentaire, et nous demeurons encore concevoir une science divine dont l’éternité enveloppe tous les temps
loin (avant Gilbert de la Porrée) d’une considération psychologique ou sans y être asservie. L’épuration conceptuelle à opérer pour transposer
épistémologique du problème, même dans les élucubrations superposées en Dieu la psychologie de la science, est rendue facile. Et de même Prévostin
à la théorie initiale du nomen. A chaque étape, on va bloquer toute en refusant, contre les Porrétains, de transférer de quelque manière en
l’attention sur la res, rejetant hors cause tout ce qui dans la significat ion, Dieu les modi significandi et inlelligendi (« notions » trinitaires) cédait à
dans les procédés de signification, aurait introduit un rôle du sujet la facilité. Que Pierre Lombard, qui se servait sans audace des procédés
connaissant. On nous tient dans le domaine le plus humble de la grammaire : dialectiques, ait usé de cette facilité, on en peut conclure que son artifice
les Nominales sont des grammairiens, et s’ils font de la philosophie, c’ot n’engageait à son gré qu’une inoffensive théorie de grammairiens.
sans le savoir, et en s’enfermant dans le réalisme verbal du gram m airien, Structure grammaticale et vérité logique se rencontrent et s’impliquent,
qui confère aux catégories grammaticales une espèce d’objectivité on le voit, comme deux faces d’un même et unique problème1. Grammaire
abstraite. et dialectique se réconcilient ainsi, fort sagement, s’il est vrai que la
Mais c’est tout de même faire de la philosophie, et, sans s’en rendre science des concepts et des jugements est solidaire de la science des signes
compte, le grammairien s’est engagé dans un problème psychologique qui

I. J e a n d e S a l i s b u r y , ibid. : «... Idem principaliter significant denominativa


et ea a quibus denominantur, sed consignificatione diversa. Aiebat Bernardus Garno- 1. Grammairiens et logiciens ont d’ailleurs conscience de l’autonomie de leur
tensis quia albedo significat virginem incorruptam, albet eandem introeuntem aut méthode propre dans cette rencontre, comme en témoignent leurs vocabulaires diffé­
cubantem in thoro, album vero eandem, sed corruptam. Hoc quidem quoniam albe..'» rents. Outre cette rencontre entre la théorie (grammaticale) de la consignificalio et
ex assertione eius simpliciter et sine omni participatione subiecti ipsam significat la thèse (logique) de 1’enuntiabile, voici quelques exemples : où le grammairien dit oralio,
qualitatem, videlicet coloris speciem, disgregativam visus. Albet autem eandem prin­ le logicien dit propositio ; où le grammairien dit impositio, le logicien dit inlentio ; le
cipaliter, etsi participationem persone admittat... A lb u m vero eandem significat quali­ logicien dénomme suppositum et significatum les éléments du nom que le grammairien
tatem, sed infusam commixtamque substantie et iam quodammodo corruptam... »• appelait substantia et qualitas (et. infra) ; etc.
7
98 la pr e m iè r e sc o l a stiq u e GRAMMAIR E E T T H É O L O G I E 99
verbaux qui les doivent, exprimer1. On comprend que les théologiens aient de leur significat principal. Or les mots (voces) sont des signes ( voces
cherché à en faire leur profit. significativae) ; et dès lors la logique déborde des lois de la grammaire.
C’est tout le traité Péri Ilerrneneias qui passe1.
L’éviction des grammairiens, du moins de la théorie des Nominales, Si, à la rigueur, le «nom» a une certaine consistance autorisant une
va cependant se faire, grâce à une psychologie de la connaissance et à unité grammaticale2, le verbe, lui, comporte essentiellement le temps dans
un juste discernement du rôle du sujet, pensant dans les procédés de la signification même de l’action qu’il veut exprimer. Verbum consignificat
signification — meme pour parler de Dieu ! — , en logique premièrement, tempus 3. Dès lors une proposition dont le verbe, exprimant l’action et
mais aussi en grammaire. Témoignage menu, mais révélateur, de la ses modes objectifs ou subjectifs, constitue le pivot, est nécessairement
pénétration décisive de la philosophie aristotélicienne, avec Boèce : la solidaire du temps, tant, dans sa structure logique que dans sa valeur
psychologie de la « signification » — mots et concepts — dans les premiers de vérité. On ne peut en faire abstraction. Jean de Salisbury l’avait
chapitres du Péri Ilerrneneias va porter son fruit12, et, en théologie, à la justement observé, notant en outre la source augustinienne de cet espèce
dialectique grammaticale se substitue l’appareil de toute une philosophie. d’éternisme, selon lequel l’intemporel serait seul vrai4.
C’est en effet par une référence au Philosophe, et à son interprète Pourquoi en définitive ? C’est ici qu’entre en jeu de plus en plus
Boèce, que tour à tour Gilbert, Jean de Salisbury, et jusqu’à saint Thomas explicitement, en ressource aristotélicienne, toute une psychologie de
au x m e siècle, entamment leur réfutation de la théorie de l’unité séman­ l’activité de l’esprit en oeuvre de connaissance, contre le réalisme du pur
tique des catégories grammaticales. La substance, est-il dit au traité des grammairien qui tendrait à établir directement des équivalences entre
Prédicaments, est apte à devenir successivement le sujet d’attributs les mots et les choses. Cette équivalence n’existe que dans et par la percep­
contraires : un homme s’assseoit, un homme se lève, ou d’attributs succes­ tion du sujet connaissant, laquelle affecte donc nécessairement les concepts
sifs : Socrate court, Socrate a couru. Si donc dénominations et énoncés et les mots. Si ce sujet connaissant est un Dieu éternel, il connaîtra les
se réfèrent à la substance, ils doivent comme elle s’accommoder à ces choses temporelles elles-mêmes sous un mode intemporel, dans un regard
variations3. C’est dire que l’esprit, pour se tenir dans la vérité, devra embrassant tous les temps5 ; mais s’il s’agit de l’homme, intelligence liée
suivre cette souplesse des choses (iïzv.-c/.y. vcbv evxv-rttov), soit dans ses un temps dans la complexité du jugement et des procédés rationnels, les
expressions, soit dans ses pensées. « Eadem oratio vera et falsa esse vérités les plus immuables devront se revêtir de ces modes humains, et
videtur». L’unité de signification est relative, noms ou verbes, et il les plus hautes intelligibilités, telle celle de la foi, ne le libéreront pas de
faudrait pouvoir faire abstraction de leur valeur de signification, c’est-à- cette structure mentale. Et puisque cette intelligence est liée aussi à
dire les traiter comme de purs entités grammaticales, pour leur refuser la dichotomie de l’abstrait et du concret, l’homme (sauf à avoir un super-
ces significations annexes (consignifcaliones) intrinsèquement solidaires
1. L’analyse de la signification s’établit alors selon l’ordre de trois éléments essen­
1. I.e réalisme spontané des penseurs médiévaux les a d’ailleurs conduits trop tiels, ainsi présentés par A la in d e L i l l e , dans leur relativisme progressif, S um m a,
ronnnunément à donner une valeur logique aux catégories grammaticales, et à faire n. 9 : « Item sciendum tria esse : rem, intellectum, sermonem. Intellectus propter rem
pénétrer dans la logique, la technique de la grammaire. Cf. un texte significatif de celebratur, sermo vero propter intellectum instituitur. Sed cum hec tria sint, rei natura
J ean d e S a l i s b u r y , Meialogicon , I, 14 : Quod gramatica, etsi naturalis non sit, natu­ in se amplior est et diffusior quam intelligentia ; plus enim est in re quam possit capi
ram imitatur. Sans bien connaître la controverse des Anciens sur les origines du langage motu intelligentie, ita quod citra rem remanet intellectus. Intellectus vero amplior et
(Varron ; cf. J. C o i .l a r t , Varron grammairien lalin , Paris, 1954), ils suivent la thèse diffusior quem sermo ; plus enim intellectu percipimus quam explicare possumus ».
de l’origine conventionnelle (Aristote), non la thèse naturaliste (Stoïciens). 2. D’où une légitime autonomie du grammairien, dans son impositio nominis, en
2. J ea n d e S ai . i s b c h v est le témoin qualifié et clairvoyant de ce rôle d’Aristote, face du logicien et de son intentio vueis expressiva.
et très précisément par rapport aux théories grammaticales en cours : «Voces primo 3. Cf. la définition même du verbe, Péri Herrn., 16 b 6. Sur la position de Pierre
significativas, idest sermones incomplexos, de gramatici manu accipiens, differentias Hélie, la grande autorité, cf. Ch. T h c r û t , Notices et extraits..., toc. cil, p. 182-183.
et vires eorum diligenter exposuit, ut ad complexionem enuntiationum et inveniendi 4. J e a n d e S a l i s b u r y , Meialogicon, IV, 32 : «... Ex hoc autem veritatis ratio­
judicandique scientiam facilius accedant», Métal., II, 16. Jean de Salisbury connaît nisque consortio, quibusdam philosophantibus visum est semper esse verum quod
évidemment mieux le nouvel Aristote (pie Bernard de Chartres. semel est verum ; quibus videtur suffragari ratio quam Augustinus inducit ». Ainsi
3. A r i s t o t e , Caleg., 5, De substantia, 4 a 22-28. Voici le texte latin en circulation tenait-il, contre son maître Bernard : « Quia motus non est sine tempore, nec verbum
au moyen âge : « ... Nisi quis forsitan instet dicens : orationem et opinionem contra­ esse potuit sine temporis consignificatione ». Ibid., I, 14.
riorum esse suseptibilia ; eadem enim oratio vera et falsa esse videtur, veluti si vera 5. Ainsi le paragraphe du Péri Hermeneias sur la connaissance des futurs contin­
sit oratio, sedere quemdam, surgente eo illa eadem oratio falsa erit ; similiter autem gents deviendra un lieu théologique pour la question de la prescience de Dieu. Cf.
et de opinione ; si quis enim vere putat sedere aliquem, surgente eo, ille idem falso J. I s aac , Le Péri Hermeneias en Occident de Boèce à saint Thomas, Paris, 1953, p. 47-
putabit eamdem habens de eodem opinionem ». 51.
100 LA P R E M I E R E S C O L A S T IQ U E GRAMMAIR E ET T H E O L O G I E 101

intellect libéré de l’abstraction, et spécifié comme faculté du divin) devra du traité des « noms divins ». C’est-à-dire que, avant la critique méta­
surmonter cet échec pour atteindre la réalité qui, par définition, ne la physique des dénominations de Dieu que suscite et alimente en Occident
peut supporter. Ce fut l’épreuve de Gilbert : la deilas n’est pas Deus. la doctrine de Denys, avant même la critique dialectique, ou mieux à
Autrement dit, les lois de la vérité, dans notre esprit, ne s’établissent l’intérieur de cette dialectique elle-même, s’est développée une critique
pas seulement à partir de la réalité et des diverses réalités ; elles s’établis­ grammaticale, dont le x m e siècle ne gardera que quelques vestiges, mais
sent aussi, et nécessairement, à partir de l’esprit lui-même et de ses qui, au début du x n e siècle, représente la première réflexion rationnelle
modalités psychologiques ( rnodi inlelligendi), dont les plus radicales et de l’esprit humain sur ses procédés de signification et d’expression des
les plus lourdes de conséquences sont, dans la composition et la division, réalités divines.
le procédé abstractif et la temporalité du jugement. Componendo ci Ainsi, sur cet autre point, les règles de la grammaire furent avant
dividendo cointelligit lernpus. Ainsi — pour reprendre l’exemple reçu, dont les lois de la pensée, le premier instrument appliqué par les théologiens
la simplicité ne doit pas dissimuler la portée — la course de Socrate à la critique des textes sacrés et à l’élaboration du donné révélé. L’agnos­
(Socrates currit) est une seule et même réalité ; mais selon qu’il la connaît ticisme auquel aboutissent ces théologiens nous invite à lire aujourd’hui
passée, présente où future, l’esprit en forme des conceptions différentes, avec attention leur critique du langage ; élémentaire par beaucoup d’en­
et des vérités successives et diverses1. droits, elle a procuré aux esprits du temps un sens du relativisme qui
est à la fois un trait d’humanisme et un témoignage de valeur religieuse.
A faire réflexion sur l’évolution accomplie depuis Pierre Lombard, on Nous nous abstiendrons d’entrer dans les détails de ces théories, et
se rend compte de la très étroite solidarité qui lie la science théologique nous nous contenterons d’en dégager l’armature. Ce sera suffisant pour
au progrès de ses instruments rationnels, de la modeste grammaire à la fixer le contexte dans lequel se développe la critique des « noms divins »,
haute philosophie. Aussi bien, grammaire impliquait philosophie, f û t - c e au temps où Abélard dénonce avec rigueur les anthropomorphismes,
philosophie rudimentiare ; et les théologiens ne l’ont évincée qu’en assu­ pieux et dialectiques à la fois, d’Ulger, l’écolàtre d’Angers ( 1 1 1 3 - 1 1 2 6 ) :
mant sa psychologie du langage dans une psychologie de la pensée. « ... Qui in Andegavensi pago magni nominis magister viget, in tantam
La résistance qu’avaient rencontrée jadis les premiers grammatici en proripere ausus est insaniam, ut omnia creaturarum nomina ad Deum
mal d’exégèse biblique était le premier choc normal d’un confit qui devait, translata [dans la Bible ? ou ceux des philosophes ?] ipsi quoque Deo
aux xiie-xm e siècle, engager Aristote en théologie. Le rôle de la gram­ convenire velit» ( Theol. christ., I V , P. L., 1 7 8 , 1 2 8 5 ) .
maire s’en trouva en définitive confirmé, puisqu’il fut légitimé par la loi
même de l’esprit. Discerner les « genres littéraires » de la Bible, c’est faire C’est évidemment à Priseien qu’il faut recourir. « Nominis est pro­
de bonne théologie. prium, dit-il, significare substantiam cum qualitate » (Grammatica, I I , 5).
Mais c’est à Priseien lu et interprété par des esprits nourris des Catégories
d’Aristote : Pierre Hélie est tout proche, et Boèce depuis longtemps
Les « noms » humains de Dieu activement exploité.
Sous ces patronages, ia jonction de la grammaire et de la logique
L’application à la théologie de la théorie grammaticale de Bernard de s’amorce ainsi. Ces mots (dictio), qui sont des sons animés portant signi­
Chartres sur 1'unitas nominis s’est développée selon les étapes d’un fication (vox significativa), se divisent en plusieurs catégories ou parties
passage de la grammaire à la logique, puis de la logique à la psycho­ du discours (partes orationis) ; autrement dit, la ratio significativa, par
logie et à l’épistémologie, y comprise l’épistémologie sacrée. Le même quoi se définit la dictio en général, se spécifie selon divers modi signifi­
phénomène s’est produit sur un terrain analogue, où la grammaire, ou candi (ainsi Boèce ; Priseien dit proprietates significationum), qui consti­
plus exactement la critique grammaticale a été, pendant un certain tuent autant d’espèces : nom, pronom, verbe, adverbe, etc. Dolor, doleo
temps, l’instrument approprié d’une spéculation théologique : la définition sont deux voces signifiant la même chose, mais avec référence à des modes
grammatico-philosophique du nom substantif fut la première base technique d’être différentes ; en saisissant ces manières d’être, l’intelligence confère
aux mots leur modus significandi propre : dolor signifie par manière de
1. On trouvera la suite de cette histoire, ici ouverte en perspective, se continuant chose permanente, doleo par manière d’action s’écoulant. Tandis que la
chez Albert le Grand, Bonaventure, Thomas d’Aquin, dans la première rédaction de valeur de signification du verbe porte sur une action, celle du nom procède
cette étude, Grammaire et théologie aux X I I e et X I I I e siècles, dans Arch. hisl. dod. donc à la manière dont est exprimée une chose ayant telle forme, telle
lilt. m. d., 10 (1935-1936), p. 5-28. qualité ; signification constituée par conséquent par un double élément :
102 LA P R E M I È R E SC O L A S T IQ U E GRAMMAIR E ET T H E O L O G I E 103

s u b s ta n c e e t q u alité, subslanlia cum qualilale. N o n p a s q u e le n o m d é s i g n e être qui n’est pas par soi, il y a composition : quod est désigne le sujet
tou jou rs une « su b stan ce » en vérité ex ista n te com m e telle, selon les même qui a telle forme ou qualité (à commencer par la forma essendi),
p r é d i c a m e n t s o n t o l o g i q u e s ; m a i s la c h o s e q u ’il d é s i g n e , il l ’e x p r i m e à la quod est désigne cette forme par quoi le sujet est tel (ou est simplement).
m a n i è r e d ’u n e s u b s t a n c e . A i n s i la b l a n c h e u r n ’e s t p a s u n e s u b s t a n c e , Ainsi homo et humanitas. Le nom concret signifie en quod, puisqu’il se
m a i s u n a c c i d e n t ; g r a m m a t i c a l e m e n t , le m o t b l a n c h e u r s i g n if i e c e p e n d a n t réfère à un être subsistant ; le nom abstrait signifie en quo, puisqu'il
à la m a n i è r e d o n t u n e s u b s t a n c e e s t s i g n if i é e ; e t e n o u t r e s o n c o n t e n u se réfère à la forme qui subsiste, non proprement à sa subsistance. Ce
i m p l i q u e u n e f o r m e , u n e q u a l i t é , p a r l a q u e l l e la c h o s e e s t d i t e b l a n c h e . dédoublement de modus significandi est à la base des lois commandant
T e l e s t le modus significandi du nornen, qui à cause d e c e la est d it l’usage des mots abstraits et îles mots concrets. La philosophie intervient
substantivum1. légitimement pour rendre raison psychologiquement de cette abstraction,
L e s l o g i c i e n s d u x n e s i è c l e d o u b l è r e n t d ’e x p r e s s i o n s p r o p r e s h le u r qui est fabricatrice de dénominations purement formelles, sans référence
d i s c i p l i n e le v o c a b u l a i r e d e s g r a m m a i r i e n s 2,
1 e t d i s t i n g u è r e n t d a n s le n o m : nécessaire à une existence réelle. L’on pressent assez par où la théologie
le suppositum q u i r é p o n d à la substantia d e P r i s c i e n , e t le significatum va se trouver exploiter cet appareil grammatico-philosophique, quand,
qui répond à qualitas ; c e à q u o i e s t a p p l i q u é la d é n o m i n a t i o n , c ’e s t le pour désigner Dieu et signifier ses perfections, elle analysera ces instru­
suppositum , ce par quoi v a u t la d én o m in a tio n , c ’e s t le significatum. ments linguistiques et critiquera leur portée.
L e p h i l o s o p h e , lu i, d i s t i n g u a la forme (significatum) e t le sujet (suppo­
situm). A l b e r t le G r a n d o b s e r v e r a p l u s t a r d la p a r a l l é l i s m e d e s t r o i s La critique théologique des « noms » de Dieu — qu'ils soient tirés du
v o c a b u l a i r e s e t d e s t r o i s d i s c i p l i n e s : « D u o s u n t a t t e n d e n d a in n o m i n e , texte sacré (au x u e siècle, on n’élimine pas encore du traité de Dieu ses
s c il. f o r m a s i v e r a t i o a q u a i m p o n i t u r , e t i l l u d c u i i m p o n i t u r ; e t h a e c noms bibliques), ou construits par notre raison — va donc trouver son
v o c a n t u r a q u ib u s d a m (lo g icien s) significatum e t suppositum, a gram m a­ appui en ceci : un nomen qui perdrait sa qualitas perdrait son modus
ticis a u te m v o c a n tu r qualitas et subslanlia » (I Seni., d. 2 , a. 11, so l .) . proprius significandi, autant dire perdrait son sens, n’aurait plus de
N ous v o ici d on c to u t proches de l ’a n a l y s e p h i l o s o p h i q u e , a v e c le s portée ; il serait vraiment — et l’on voit sur quel parallélisme solide, en
r i s q u e s d ’u n p a s s a g e i n d u d e la l o g i q u e , t o u t e c o n c e p t u e l l e , à l ’o n t o l o g i e , analyse de Boèce, se fonde cette comparaison — comme une réalité sans
i m p r é g n é e d e r é a l i s m e ( G i l b e r t d e la P o r r é e ) . L e v o c a b u l a i r e d e B o è c e « forme », un horno sans humanitas, ou tout au moins, à l’extrême, une
i n t r o d u i t c e t t e m é t a p h y s i q u e , d ’i n s p i r a t i o n a r i s t o t é l i c i e n n e : u n e r é a l i t é essence sans existence, sans forma essendi, une abstraction. Un nom, pour
q u e l c o n q u e se d é c o m p o s e e n quo est et quod est, c ’e s t - à - d i r e q u e , e n t o u t avoir valeur, doit signifier substantiam curn qualitate; c’est sa définition
même.
1. Cette théorie est élaborée par les grammairiens sur la base de Boèce, De inter­ Or qu’observons-nous de prime abord dès que nous voulons donner
pretatione, et en concordance avec les textes d’Aristote (Categ., début du Péri H erm .). des « noms » à Dieu ? Impossible de trouver en lui, même par analyse
On trouvera un résumé de cette élaboration grammaticale dans T h c r o t , op. ci t ., p. 149- abstractive, une composition quelconque de « substance » et de « qualité »,
164, avec de nombreux extraits (insuffisamment distingués dans leur progrès chrono­
logique). Voir en particulier l’exposé de Michel de Marbaix (xim s.), où le thème gram­ de quod est et de quo est, de sujet et de forme. Dieu est simple. Il est,
matical est exploité et modifié par une critique philosophique explicite : « Duo sunt tout court. C’est pourquoi, radicalement, il est innommable. La contexture
modi essentiales ipsius nominis, sicut dicunt nostri doctores gramatice, scii, modus même de nos procédés d’expression (modi significandi) est volatilisée :
significandi substantie sive quietis vel habitus sive permanentis, quod idem est, et le découpage verbal, avant même le découpage conceptuel, trahirait la
modus significandi qualitatis sive determinati vel distincti, quod similiter idem est.
P rim o ergo ostenditur quod modus significandi substantie vel permanentis sit eius
tonte première condition de Dieu : son absolue simplicité. Le langage
modus significandi ; et hoc specialiter patet ex dictis antiquorum sane tamen intellec­ nous enferme en nous-mêmes ; nous ne pouvons transférer à Dieu nos
tis, quia ipsi communiter in hoc consentiunt et dicunt quod ipsum nomen significat noms et nos prédicats1, sinon par artifice et en métaphore, — ou alors
substantiam. Quod sine dubio non est intelligendum de substantia vera existente in par une volatilisation de toute forme dans sa suréminence essentielle,
predicamento ipsius substantie. Non enim nomen, unde nomen est, significat huius- au-delà de tout « mode » : la grammaire prépare, et déjà rejoint Denys
modi substantiam veram... Propter quod intelligendum est ipsum nomen substantiam
significare pro tanto quod ipsum significat quidquid significat, sive fuerit substantia et ses négations mystiques. Ainsi chez Alain de Lille, expressément
sive accidens sive habitus sive privatio sive motus, sive transmutatio, sub modo essen- (Summa, n. 9).
di vel proprietate permanentis sive habitus sive quietis, qui quidem est modus subs­
tantie, eo quod quidquid permanet per naturam substantie permanet... Secundo simi­
liter ostenditur quid modus significandi qualitatis vel determinati vel distincti, quod
idem est, sit modus significandi eiusdem nominis... » (loc. cil., p. 160-162). 1. Ni non plus les verbes, disait-on, puisqu’ils impliquent essentiellement temps.
2. Sur ces doublets, cf. ci-dessus p. 97. Cf. notre première partie.
104 LA P R E M I È R E S C O L A S T IQ U E GR AM MAIRE E T T H É O L O G I E 105

Cur quaeris nomen, quod est mirabile? Ce texte biblique1 illustre à Comment Alain a-t-il alors échappé à l’agnosticisme radical, sur ce
merveille les conclusions de tous les traités que pendant un siècle les Dieu « innommable » (c’est là qu’il cite, avec Platon et Trismegiste, Denys
théologiens vont produire sur la « translation » des noms humains à Dieu, et ses incornpaclae affirmationes, n. 9)? La denominatio, dit-il, ne peut
substantifs, adjectifs, verbes, adverbes, etc. La pénétration de Denys. jouer en expression des réalités divines, mais seulement la trans-norninalio,
puis la philosophie d’Aristote, en élèveront peu à peu le niveau à la cri­ opération grâce à laquelle nous échappons aux lois des catégories humaines,
tique proprement métaphysique, mais dès lors, à cet âge de la critique à commencer par la disjonction entre le sujet (quod denominatur) et la
grammaticale, des rnodi significandi, la réflexion des maîtres porte loin. qualité (a quo denominatur) : en Dieu, ipsa deitas est Deus1. «Ainsi les
Alain de Lille, entre plusieurs, en est un bon témoin, dans son œuvre noms de Dieu sont ineffables, non parce qu’on ne pourrait ni ne devrait
de jeunesse, la Summa (vers 1160), où l’inlluence de Denys et d’Érigène les proférer, comme quelques-uns l’imaginent, mais parce qu’ils signifient
demeurent occasionnelles. Cette application à Dieu de la théorie des rnodi l’ineffable »2.
significandi, il la soutient, il est vrai — et c’est là son originalité par Alain mène alors, tant dans sa Sumrna que dans les Regulae, son
rapport aux Lombardiens — par la philosophie boécienne de la forme, opération de trans-lcj.io sur tout le champ des catégories du langage :
à la suite de Gilbert ; mais c’est bien une matière grammaticale qui est catégories nominales de qualité, de quantité, d’action, de nombre, de
élaborée. passion, de temps, de lieu, de relation ;
Le cas majeur en est précisément la règle (régula : c’est le vocabulaire pronoms, « qui significant substantiam sine qualitate » (n. 9 et 9 a),
des grammairiens, transféré en théologie) qui domine tout son traité, et ce pour quoi « omne pronomen demonstrationem cadit a sua demonstra­
qu’il reprendra expressément dans ses futures Regulae : « Omne nomen tione in divinis » (Regula 36, P. L., 210, 638 ; cf. reg. 27).
datum a forma, in divinam praedicationem sumptam, cadit a forma » adjectifs (n. 10 b), participes (n. 58) ;
(reg. 17). La forma, c’est, dans le nom (substantia cum qualitate), la dénomination et définition de persona (n. 34 et ss.), inventé par
qualitas, par quoi le nomen a sa puissance de significatio. Si la forma est l’« humana inopia » (Augustin) pour répondre aux hérétiques (n. 36 c),
mise en échec, le nomen le sera aussi, et donc la denominatio. C’est là un si obscur dans son transfert à Dieu que certains lui attribuent des
rude agnosticisme grammatical. « Cum Deus omni caret forma, est enim significations disparates (n. 36 d), où il faut distinguer significatio et
causa sine causa, quia causa causalissima, et forma sine forma, quia consignificalio (36 d) ;
forma formalissima, omne autem nomen ex forma datum sit, liquet le verbe existentiel est, à propos surtout du texte fameux de l’Exode :
nullum nomen Deo proprie convenire »12. Admirable expression métaphy­ « Ego sum qui sum » (9 b). « Deus proprie est, quia immutabiliter est...
sique du mystère de Dieu ! Cur quaeris nomen meum, quod est mirabile? Quod autem hec dictio est minus improprie dicitur de Deo quarn alia,
Vingt ans avant, Abélard, le rationaliste Abélard, avait déjà défendu hac ratione inspiciendum : cum haec dictio est specialiter ad rei existen-
l’inaccessible mystère de Dieu contre l’anthropomorphisme grammatical tiam pertinet, sola vero existentia divina immutabiliter sit, ei minus
d’Ulger : « Indignum vehementer existimo ut verba caelestis oraculi improprie hec dictio quam alia convenit (ibid.). Est et essentia ont
restringam sub regulis Donati ». De fait, c’était bien les règles de Donat même significatio, mais diffèrent dans le modus significandi (n. 57). De
et de Priscien qu’Ulger prétendait appliquer à Dieu : pour comprendre Dieu à la créature, est n’a pas le même sens (n. 10).
comment lui appartenaient la justice, la sagesse, la force, l’écolâtre d’An­
gers faisait jouer la théorie de Priscien sur le nom, substantia cum quali­ C’est dans ce contexte, grammatical à la base, qu’il faut situer et
tate3. comprendre la grande controverse sur Deus-deiias et sur l’axiome Quid­
quid de Deo dicitur est Deus. Gilbert, dont l’une des idées majeures est
l’absolue simplicité de Dieu, de Dieu-Un, face à toute créature composée
1. Juges, 13, 18, que citent tel ou tel de nos théologiens, au cours de leur traité
des noms divins.
2. A la i n d e L it.l e , Sumrna, 9, éd. Glorieux, p. 140.
3. A b é l a r d , Inlrod. ad iheol., II, 8, P. L., 178, 1057 ; et Theol. christ., IV, P.
178, 1285 : «Quorum etiam unus qui in Andegavensi pago magni nominis magister 1. A l a in d e L i l l e , S u m m a , 9 b : « I n naturalibus ubi denominationes fiunt, aliud
viget, in tantam proripere ausus est insaniam, ut omnia creaturarum nomina ad Deum est quod denominatur, aliud a quo denominatur... In Deo vero non habet locum deno­
translata, ipsi quoque Deo convenire velit, ex quibusdam formis diversis essentialiter minatio, quia Deus est ipsa Deitas. Cum ergo Johannes Damascenus transnominatio-
ab ipso Deo sicut et in creaturis, veluti cum dicitur Deus justus sicut et homo justus, nem removet a divinis, non translationem sed denominationem intelligere voluit ; trans-
ita justitiam ab ipso Deo essentialiter diversam intelligit sicut ab homine ; et similiter nominative enim pro denominative dixit. Transnominatio locum habet in divinis sed
cum dicitur Deus sapiens, Deus fortis... Quod maxime ex eo astruere nititur quod ait non denominatio ».
Priscianus proprium esse nominis substantiam et qualitatem significare ». 2. I d ., ibid., n. 9, in fine.
106 LA P R E M I E R E S C O L A S T IQ U E GR AM MAIRE ET T H E O L O C I E 107
de forme et se sujet, quo est et quod est — « Diversum est esse et id quod dans lesquelles il ne voit qu’un artifice du langage, les Porrétains y voient
est » (Boèce) — professe que, en ce sens, Dieu n’a pas de forme1, ou plutôt un moyen valable pour exprimer les relations distinctes « formellement »
que l’esse, forme suprême et essence même de Dieu, est seul et unique, les de la nature, selon que nous signifions par abstrait et concret.
esse des créatures n’étant esse que par une dénomination extrinsèque,
puisqu’il ne leur appartient pas. C’est là proprement la condition de créa­ Fonction du temps dans le verbe, définition du nom : ces deux thèmes
ture. Il n’y a donc pas pour Gilbert, dans la réalité divine la composition spéculatifs des grammairiens, introduits en théologie, y furent, comme on
substantia cum qualitate des noms que je lui applique, mais esse simple et le voit, un ferment de critique rationnelle très actif et fécond, même après
absolu, qui est un quod est. C’est nous, qui nommant Dieu, devons nous le développement d’une métaphysique de l’analogie. Quelles qu’aient été
soumettre aux catégories humaines, à la loi grammaticale des noms, les solutions adoptées, les excès de dialectique ou les confusions de méthode
substantia cum qualitate. Tel est notre modus significandi, notre modus il reste que les théologiens, en principe et en instrumentation technique,
intelligendi, loi du sujet pendant donc, non loi de la réalité divine. Aussi prirent conscience de la légitimité et de la valeur d’une discipline qu’une
Gilbert avait-il réagi avec la même vivacité qu’Abélard contre l’anthro­ certaine mysticité de la foi avait longtemps répudiée.
pomorphisme d’Ulger, transférant en Dieu les compositions formelles de Les règles de Donat ne commandent pas en théologie, car le mystère
notre langage12. Gilbert, grammairien au départ, avec Bernard de les met en échec ; la doctrina sacra les emploie comme des « servantes »,
Chartres, élabore sa position grammaticale en psychologue aristotélicien, comme des moyens, pour pénétrer dans la parole de Dieu. Mais plus la
avec Boèce, avec les éléments aristotéliciens de Boèce. Ainsi donne-t-il théologie est fidèle à son objet transcendant, plus, chez elle, la grammaire
valeur limitée, mais valeur, aux modi significandi de nos concepts3. C’est joue selon ses lois propres. Ainsi dans la parole de Dieu elle-même. Au
ici que joue son « réalisme » — entendez par là le primat intelligible de x n e siècle, ce sont ceux qui pratiquèrent le meilleure critique gramma­
la forme4 —, et non en ce qu’il mettrait en échec la très simple unité ticale, qui avaient chance d’être les meilleurs théologiens.
intérieure de Dieu. Aussi bien, les Porrétains, ses disciples, repoussent
non seulement des « formes » en Dieu, mais même les « idées » augusti-
niennes ; seules existent les propriétés personnelles de la Trinité.
C’est là précisément la matière d’une seconde controverse, non moins
vive pendant la fin du siècle et au-delà, sur les noms trinitaires, entendez
sur les « notions » par lesquelles sont dénommables les personnes : pater­
nité, filiation, procession, innascibilité, etc. Comment ces notions dénom­
ment-elles quelque chose en Dieu? Sont-elles valables comme modi
significandi? Question à base de grammaire. Alors que Prévostin, toujours
de même trempe que le Lombard, rejette en bloc la théorie des notions,

1. A la in d e L i l l e , S u m m a , n. 3, éd. Glorieux, p. 123 : «Quia ergo universalis


rerum causa omnimodam habet in se simplicitatem, et ita in se nullam retinet formam,
nec mensura intellectus concipi potest ». Ibid., n. 9, éd. Glorieux, p. 140 : « Cum Deus
omni careat forma, est enim causa sine causa, quia causa causalissima, et forma sine
forma quia forma formalissima ; omne autem nomen ex forma datum sit, liquet nullum
nomen Deo proprie convenire ».
2. Car sans doute est-ce à Ulger que songeait Gilbert dans son Alter prologus :
« Primo vero [capitulo] non se et alios catholicos aiebat percelli, sed fantasiastas quales
sunt antropomorfite et similes, qui divine simplicitati derogantes Deum putant com­
positioni esse obnoxium, et formis vel substantialibus vel accidentalibus subiacere »
( J ea n d e S a l i s b u r y , Hisl. pontif., 13, éd. Poole, p. 30).
3. Ainsi d’après O t h o n d e F r e i s i n g e n , Gesta Frederici, c. 57, éd. M. G. H., p. 384 :
« Unde adhuc a probatioribus eiusdem episcopi [Gilberti] auditoribus tenetur, ne ratio
ibi discernat in intelligendo, sed tantum in dicendo ».
4. A l a i n d e L i l l e , Summa, n. 8 b : « Intellectus enim celebratur aminiculo forme,
que in Deo non potest esse ».
L E S PL A T O N IS M E S AU X I I e S I È C L E 109

(Chartres) du texte même de Platon ; mais ceux-là mêmes, soit par Macrobe,
soit par le concordisme aristotélico-platonicien de Boèce, engagent la
vérité platonicienne dans des contextes différents. Le déplacement est
d’autant plus sensible que, dans tout ce siècle, comme nous l’avons vu,
hormis ce Timée et quelques autres fragments, le Platon de l’histoire,
V celui du Banquet et des Lois, celui du Bien (République, VI) et de l’Un
(Parménide), reste inconnu. La plus forte dose de tradition platonicienne
LES PLATONISMES DU XIIe SIÈCLE
passe de fait par les auteurs du Bas-Empire, et surtout par les docteurs
chrétiens.
Cet intermédiaire chrétien confirmera fortement le second trait majeur
du néoplatonisme : son orientation religieuse, qui, chez les non-chrétiens,
Peut-être pourrait-on mesurer la puissance d’un esprit à la prolifé­ était allé jusqu’à la théurgie. C’est d’ailleurs là la raison première du
ration des systèmes, variés jusque dans l’homogénéité de leur inspiration, crédit spontané de tous les platonismes, chez les Chrétiens, que leur
qu’engendra, plus ou moins directement, dans l’histoire, sa propre cons­ aptitude à exprimer les valeurs religieuses de la pensée et de l’action morale,
truction. Aristote portera Thémistius, Averroès et Thomas d’Aquin ; même celle de la religion chrétienne. En témoignaient — et en témoignent
Descartes alimentera Malebranche et A. Comte ; Hegel engendrera Marx au xiie siècle1— tant les aveux d’Augustin sous la séduction des plalonici,
et Croce ; en théologie, Augustin vivra authentiquement dans la double que les affinités, spontanées ou cultivées, des spirituels avec Denys2.
et différente fidélité de S. Bonaventure et de S. Thomas, tandis qu’il sera Ces deux traits s’expriment dans quelques-unes des pièces maîtresses
compromis par Jansénius. Le fait n’est pas si paradoxal qu’il paraisse, de toutes les doctrines du x n e siècle, ou plutôt dans les intuitions comma-
s’il est vrai que les intuitions maîtresses de l’esprit ne trouvent jamais
leur totale expression dans une unique construction conceptuelle, et 1. Le crédit de Platon est, en tous milieux, incomparable :
prêtent donc à des déplacements de force, pouvant aller jusqu’à l’infidélité A délard d e B a t h , De eodem et diverso (avant 1116), éd. Willner, p. 4 : a principe
avouée à travers d’indéniables apparentements. philosophorum ;
A b é l a r d , Theol. christ., I, P. L., 178, 1144 A : ille maximus philosophorum Plato ;
Platon est ici le cas majeur, et les historiens ont quelque peine à
Ibid., 1155 A : summum philosophorum Platonem; Dial., I, 2, éd. Cousin, p. 205 :
classer les courants de pensée qui se réclament de lui. Les néo-platonismes primum totius philosophiae ducem ;
eux-mêmes, de siècle en siècle, composent une famille assez peu cohérente, J ea n d e S a l i s b u r y , Potier., VII, 6, P. L., 199, 647 c : philosophorum princeps
malgré d’intenses perceptions originellement communes. Plato ; cf. VII, 5, 645-646, éloge de sa doctrine ; (cependant Aristote « nomen philosophi
Notre xiie siècle occidental nous offre, en platonisme précisément, pre ceteris meruit », Métal. IV, 7 ; mais nous sommes là précisément, axee Jean de
S., à l'un des moments de l’évolution, lors de la première pénétration massive d’Aristote) ;
le spectacle des apparentements les plus assurés et les plus confus à la I saac DE S t e l l a , Sermones, 24, P. L., 194, 1679 c : magnus ille gentium theologus
fois ; une indéniable communauté de perceptions laisse à leur jeu des (Citeaux fait dependant jouer contre lui, autant que contre Aristote, son antiphiloso­
options disparates, dont les constructions révéleront l’incompatibilité phisme : « Quid ergo docuerunt vel docent nos apostoli sancti ? Non piscatoriam
dans un syncrétisme indéchiffrable. Que si des valeurs religieuses, elles- artem..., non Platonem legere, non Aristotelis versutias inversure », S. B e r n a r d , In
festo Aposl. Petri, sermo 1, 3, P . L., 183, 407).
mêmes fort variées, entrent dans ce jeu, comme elles étaient entrées déjà Richard de Cluny met en circulation, sans sa Chronica, la légende de Platon trouvé
d’ailleurs dans le platonisme antique, il devient impossible de faire la dans un tombeau, « super ejus pectus laminam auream in qua scriptum fuit : Credo
géographie spirituelle de ces générations. Le porrétain Alain de Lille, in Christum nasciturum de virgine » ; elle passera dans M a r t i n P o l o n u s (M. G. H.,
nourri à la fois du Timée et de Proclus, finira ses jours chez les disciples 55, XXII, 461), chez B acon (M elaph., de vitiis contractis in theol., éd. Steele, p. 9),
de saint Bernard : cela fait plusieurs « conversions ». Le néoplatonisme chez S. T homa s (IIa IIae, q. 2, a. 7, ad 3, sans le nom de Platon).
La qualification de theologus était communément employée chez les écrivains
d’Augustin se révèle incompatible avec le néoplatonisme de Denys, chrétiens : « Plato theologus, Aristoteles logicus » (lettre de Théodoric [= Cassiodore]
depuis Hugues de Saint-Victor jusque dans la trame serrée du système à Boèce). Division des épithètes qui sera mise en question dans le dernier tiers du
de saint Thomas. Encore plus avec celui d’Avicenne, malgré la géniale xiP siècle, par la découverte du De causis et de la Théologie d'Aristote, sous le nom
construction de Duns Scot. du Stagirite
Cf. C. B a e u m k e r , Der Platonismus im MUtelaller (Beilr. z. Gesch. d. P hit. u. Theol.,
Deux éléments composent les traits communs de leur physionomie. XXV, 1-2), p. 147.
Tous, d’abord, sont à situer dans la famille de ceux que l’histoire appelle 2. Sur l’ensemble du néoplatonisme chrétien, contenu, tendances, variantes, cf.
néo-platoniciens. Sans doute, le Timée alimente fortement certains groupes R. Arnou, art. Platonisme des Pères, dans Dicl. Th. Calh., t. 12 (1925), col. 2258-2392.
110 LA PREMIÈRE SCOLASTIQUE LE S P L A T O N IS M E S AU X I I e S I È C L E 111

nérnent consenties sous des élaborai ions ultérieurement très variées. On I m i s e s e t la c r é a t i o n d i r e c t e , e t , a u r e t o u r , l ’i m m é d i a t e a s s i m i l a t i o n à D ie u ,


peut les retrouver partout, de Chartres à Citeaux, de Tolède aux écoles j Ce q u i s ’é t a i t p r o d u i t c h e z P l o t i n se r e p r o d u i t a u x n e s i è c le , p l u s p a r t i c u -
de Paris, sans parler de Byzance, dans les commentaires de Denys comme | l i è r e m e n t a v e c le s q u e l q u e s in f iltr a t io n s d e l ’h e r m é t i s m e , o u s o u s l ’in f l u e n c e
dans les expositions du Timée. Ce sont : l’opposition des deux mondes j d e la p h i l o s o p h i e a r a b e .

intelligible et sensible, — la transcendance du Démiurge créateur, — sa S L a « h i é r a r c h i e » d i o n y s i e n n e , a v e c le p r e s t i g e d e s o n a u t e u r , é t a i t u n e


présence à toute réalité dans son être même, — l’assimilation à Dieu t e n t a t i o n p lu s f o r t e ; m a i s il s u f f i s a i t là d ’e x p l i c i t e r , c o n t r e l ’é q u i v o q u e
comme sommet de l’activité humaine, — et, dans le domaine de l’expres­ p o s s i b l e , l ’i n t e r p r é t a t i o n , é c l a i r c i e d é j à c h e z S c o t Ê r i g è n e , s e l o n l a q u e l l e
sion. l'image de la lumière, universellement et complaisamment reprise, j il s ’a g i t n o n d ' u n e h ié r a r c h i e d ’ê t r e s , m a i s d ’u n e m u l t i p l i c a t i o n d ’a c t i v i t é s
aussi bien par les esprits mathématiques que chez les littéraires1. A quoi j « f o r m a t r i c e s ) ) . D è s les a n n é e s 11-10, le c o m m e n t a i r e d e la f a m e u s e défi-
il faut ajouter un double effort permanent, commandé par l’orthodoxie j n i t i o n d e la h i é r a r c h i e (Hier, cael., c a p . 3) é t a i t f i x é , d e la p l u s o r t h o d o x e
chrétienne, contre les pesées inhérentes à tout néoplatonisme : réaction e t c l a s s i q u e m a n i è r e , p a r H u g u e s d e S a i n t - V i c t o r 1. Il n ’y a p l u s d e p ro-
contre le rôle accordé à des êtres intermédiaires entre Dieu et l’homme, i b lêm e.
affirmation du caractère absolu de la création vis-à-vis de la matière elle- | L ’é m a n a t i s m e a r a b o -p la to n icien a p p ela it lu i, une résistan ce p lu s
même. j d i r e c t e . G o n d i s a l v i n ’y a v a i t - i l p a s c é d é d a n s s o n De unitate2 ? L e Liber
Il importe d’observer ces incidences communes, traditionnelles en i de causis prinus et secundis r e p r e n d r a b i e n t ô t s a n s c r i t i q u e s u f f i s a n t e le
milieu chrétien, mais alors explicitement élaborées, avant de dégager j s c h é m a a v i c e n n i e n 3. A l a i n d e L il le , c o m m e le Liber X X I V philosophorum,
les caractères particuliers de chacun des courants platoniciens, selon les j a ccep te, en tè te de ses Regulae, le s a x i o m e s d e la m o n a d e s u p r ê m e ; « U n i -
étapes très significatives de leur influence. « Tous les platonismes commu­ , t a s d e se g e n u i t u n i t a t e m », s a n s d o u t e s o u s l ’i n f l u e n c e d e s l i b e l l é s de
niquent, dit É. Gilson, les échanges entre groupes ne sont pas rares, mais j l ’h e r m é t i s m e a lo r s e n c i r c u l a t i o n ; m a i s il e n d é t o u r n e a u s s i t ô t les c o n s é -
ce serait un progrès que de les distinguer »12. ! q u e n c e s é i n a n a t i s t e s : d ’a b o r d p a r u n e r e p r is e d e la t r a n s p o s i t i o n t r i n i-
j t a i r e j a d i s o p é r é e p a r le s d o c t e u r s c h r é t i e n s — « le P è r e (Unitas) engendre
j le F i l s d a n s l ’é g a l i t é ( Aequalitas) » — , e t il e n d é v e l o p p e a v e c u n e b e lle
Communes réactions chrétiennes
| a m p l e u r m é t a p h y s i c o - m a t h é m a t i q u e le s r e s s o u r c e s d ’e x p l i c a t i o n d u d o g m e ,
j à p a r t i r d ’u n e f o r m u l e a u g u s t i n i e n n e 4 ;
Refus des intermédiaires d’abord, non pas logoi, esprits, puissances,
\
du platonisme moyen que nos médiévaux ignorent, ni logos de type ori- \

géniste, mais degrés des êtres selon le système plotinien. Dès là qu’on j 1. H u g u e s d e S a i n t - V i c t o r , Expos, in Hier, cael., IV (P L., 175 992). Dès le
s’engage dans la dialectique de l’Un et du multiple, avec le sens de l’in­ | début du commentaire, intervient la formatio, concept typique, pénétré d’ailleurs
violable et immobile absolu de l’Un, on est amené à ne concevoir leur j chez Hugues, de sens augustinien. « Propter hoc ergo unum lumen in multa se lumina
i participatione profudit, ut multos illuminatos ad unum lumen reformaret, ut dum
rapport que sous la forme d’une émanation décroissante, où sont coinpro- | illud participando multi acciperent, in illius forma omnes unum apparerent». II, init.
| (175, 937'. C’était là d’ailleurs être fidèle cà la doctrine originelle de Denys. Cf. R. Reçues
1. Image qui est loin de n’être qu’un procédé littéraire : elle est l’expression adé­ = L ' Univers dionysien, Paris, 1954, chap. 3. L’activité hiérarchique,
quate de la métaphysique de l’émanation selon laquelle, non seulement les intelligences, j 2. G u n d i s a l v i , De umlale : « Prima enirn et vera unitas, quae est unitas sibi ipsi,
mais la nature même, remplies de la lumière de l’Un suprême et immobile, s’assimilent i creavit aliam unitatem, quæ esset infra eam » (éd. Correns, p. 5).
à lui dans la contemplation, explicite ou inconsciente. | Cf. infra. Schéma avicennien au c. 4 : Quod primum causatum est intelligentia
Les concordisines avec la lumière biblique, depuis la religiosité du soleil dans j (éd. de Vaux, p. 97-102).
l’Ancien Testament jusqu’au Logos lumière des hommes, est l'un des plus solides j 4. A l ai n d e L i l l e , Begulæ, reg. 1 : « Unitas de se gignit unitatem, de se profert
lieux communs des chrétiens, dans la théologie alexandrine comme dans la liturgie j aequalitatem. Sic Deus a nullo, quilibet ab ipso ; sic gignit alterum se, idest Filium ;
(Sol salulïs), chez Augustin (Dieu soleil des esprits; illuminalio) comme chez Denys. t de se profert aequalem sibi, idest Spiritum Sanctum ». Et toute la reg. 4 : « In Patre
Tout ce capital joue en permanence au moyen âge. Cf. FL B u l t m a n n , Z ur geschichle Unitas, in Filio Aequalitas, in Spiritu Sancto Unitatis Aequalitatisque connexio »
der Lichtsymbolik ira Alterturn, dans Philologus, 97 (1948), p. 1-36; F. J. D o e l g i .r , (P. L., 210, 623-525). C’est, à la lettre, sauf la variante connexio-concordia, le texte de
Sol salutis. Gebe.l und Gesang im christliche Alterturn, Münster, 1925 ; O. S e m m e l r o t h , saint Augustin, De doclr. christ., I, 5 (P. L., 34, 21).
Golles ausstrahlendes Licht. Z u r Schoepfungs- und Offcnbarungslehre des Ps.-Dionysius C’est là d’ailleurs la reprise des formules et de la spéculation des Chartrains, pour
Areopagita, dans Scholastik, 28 (1953), p. 481-503. exprimer, à l’image du deroulement éternel de l’Unité première, le déroulement tem­
2. Ê. G i l s o n , La philosophie au moyen âge, Paris, 1944, p. 380. Ce sont ces dis­ porel : les êtres émanés existent, ont leur forme, æqualilas essendi, selon le modèle de
tinctions et ces échanges que nous voudrions discerner ici, dans la perspective du la sagesse divine, le Verbe, æqualilas Unilalis. L’appropriation trinitaire augustinienne
x i i f siècle, plus que dans la teneur originelle des systèmes. Cf. M. d e G a n d i l i . ac , Le trouvait là évidemment une densité cosmique imprévue, qui devait choquer
platonisme au X I P - X I I I e siècle, dans Actes du Congrès Budé, Poitiers, 1953. . Guillaume de Saint-1 hiéry ; et. sa lettre à S. Bernard contre Guillaume de Couches,
112 LA P R E M I E R E S C O L A S T IQ U E L E S P L A T O N IS M E S AU X I I e S I È C L E 113
e n s u i t e p a r u n e a n a l y s e d u p a s s a g e d e l ’U n a u m u l t i p l e , b a s é e su r la materiam, et archetypas ideas ; nostri vero unicum ponunt principium,
d if f é r e n c e e n t r e Vallerilas o ù s o n t i n t r o d u i t s le m o u v e m e n t e t u n e c e r t a i n e et hoc Deum solum »h Et, vers la même époque, Hugues de Rouen :
v a r i a b i l i t é (c a s d e s a n g e s ) , e t la pluralitas (cas d es êtres terrestres, livrés « Fuerunt homines suis opinionibus sua sensa probantes, tria esse coae­
à t o u t e s le s m u l t i p l i c i t é s ) 1. O n r e c o n n a î t là, s o u s u n v o c a b u l a i r e d e t y p e terna dicentes, Deum scilicet, atque materiam, et formas omnes, Deum non
b o é c i e n , l ’é m a n a t i s m e d e la p r e m i è r e In te llig e n c e a y a n t en e lle -m ê m e creatorem sed opificem aestimantes, qui materiam et formas minime
u n p r i n c i p e d e d i v i s i o n , p u i s q u e d ’u n e p a r t e lle e s t u n e n a t u r e i n t e l l e c ­ creasset, sed conjungere nosset et simul aptare potuisset»2. Pierre Lom­
t u e l l e p a r t i c i p a n t d ’u n e c e r t a i n e f a ç o n à la n é c e s s i t é d e D i e u e n le c o n n a i s ­ bard fixera pour les siècles ce procès de Platon : « Moyses... a Deo creatore
s a n t , e t d ’a u t r e p a r t e ll e e s t c r é é e , e t d o n c s e u l e m e n t p o s s i b l e d e soi. L a mundum factum refert, elidens errorem quorumdam plura sine principio
t h é o r i e d e la p r e m i è r e h y p o s t a s e ( P l o t i n , De causis, A v i c e n n e p l u s ta r d ) fuisse principia opinantium. Plato namque tria initia existimavit, Deum
e s t c h r i s t i a n i s é e à p e u d e frais. scilicet, exemplar, et materiam, et ipsam increatain sine principio, et
T o u s n o s a u t e u r s b é n é f i c i e n t là d e la v i g o u r e u s e r é a c t i o n d ’A u g u s t i n Deum quasi artificem non creatorem »3.
l u i - m ê m e , q u i n ’é t a i t p a s s e u l e m e n t u n e d é f e n s e d e l ’o r t h o d o x i e , m a i s Alain de Lille réagit avec plus de vivacité : « Item qua insania ductus
l ’e f f e t d ’u n e v i e s p i r i t u e l l e t o u t e c o m m a n d é e p a r c e t t e i n c o m m u n i c a b l e Plato asseruit quandam inordinatam materiam mundi provenisse exor­
i n t i m i t é d e D i e u e t d e l ’â m e , q u ’a u r a i t m i s e n é c h e c u n q u e l c o n q u e i n t e r ­ dium » ; il dénonce en effet « quidam inter modernos » prétendant que la
m é d i a i r e , e t p l u s q u e t o u t a u t r e u n i n t e r m é d i a i r e c o s m i q u e ; la v i s i o n matière primordiale, bien que procédant de Dieu, existe ab aelemoi.
i m m é d i a t e d e D i e u e s t l ’o b j e t m ê m e d e s o n e s p é r a n c e . C i s t e r c i e n s , C h a r ­ Abélard avait déjà reproché à un théologien contemporain d’affirmer que
treu x , V i c t o r i n s , t o u s r é p e r c u t e n t là e t a m p l i f i e n t c e t t e r i g o u r e u s e e t Dieu n’est pas temporellement antérieur au monde5.
sa in te e x ig e n c e de leu r c o m m u n m a îtr e . Nous retrouvons ainsi, en plein moyen âge chrétien, la controverse
historique provoquée, tout au long des siècles platoniciens, par Timée
L e p r o b l è m e d e la c r é a t i o n d e la m a t i è r e é t a i t n o n m o i n s u r g e n t p o u r 28 b, qui de fait, sinon dans son texte immédiat, du moins par le poids
un c h rétien , en m ê m e te m p s q u e p lu s in térieu r au s y s t è m e p la to n ic ie n du système, incline à mettre hors de l’action du Démiurge la matière, dès
e t à ses ra d ica les o b sc u r ité s. L es c o m m e n t a ir e s a n c ie n s a v a ie n t t o u s b u té , lors considérée comme éternelle. Ainsi Galien et Proclus : il y a une genèse
de C h alcid iu s a u x H e r m é tis te s , à c e tte hylè éq u iv o q u e. N o s m é d ié v a u x causale, non une genèse temporelle du monde ; Philopon s’était opposé
é p r o u v e n t la m ê m e d if f ic u l t é , c o r s é e p a r le s r e q u ê t e s d e l e u r o r t h o d o x i e 2 ; là-dessus à Simplicius. C’est à Chartres évidemment qu’on est sensible
il s o p p o s e n t là u n e e x p l i c i t e r é s i s t a n c e à la p e s é e du s y s t è m e , m a i s n o n au problème. Bernard, Thierry, repoussent la théorie de la matière
san s de lab orieu ses et sig n ifica tiv es recherches. coéternelle à Dieu ; Guillaume de Conches, tant dans son interprétation
L e s y s t è m e a v a i t é t é a lo r s s t y l i s é , s a n s a u t r e d i s t i n c t i o n d e s d i v e r s de Platon que dans son commentaire de Boèce, présente une analyse
p l a t o n i s m e s , d a n s la t h é o r i e d e s t r o i s p r i n c i p e s c o é t e r n e l s , c o m m e e x p l i ­ remarquable des divers modes de durée, et, au terme d'un examen plein
c a t i o n d e l ’o r i g i n e d u m o n d e : D i e u , la m a t i è r e , les i d é e s . C ’e s t , h o r m i s de précautions, entend disculper Platon des erreurs qu’on lui attribue,
l ’i d e n t i f i c a t i o n du D ém iu rg e à D ie u (Opifex), du P la t o n a u t h e n t iq u e enregistrant par ailleurs les ressources fournies par Boèce dans sa distinc­
( Tiniée, a v a n t l ’U n d e P l o t i n ) . L à - d e s s u s , r u p t u r e c a t é g o r i q u e : « I n h o c tion entre «perpétuité» (du monde) et «éternité» (de Dieu) (De consol.
d iffe r u n t a u c to r e s n o stri a p h ilo so p h is, d écla re H u g u e s de S a in t -V ic to r , phii, éd. Peiper, p. 139, 141 ; vocabulaire de Proclus, In Tira., éd. Diehl,
q u o d p h i l o s o p h i D e u m o p i f i c e m t a n t u m , e t tr i a p o n u n t p r i n c i p i a : D e u m , p. 238)6. Mais il allait alors à l’encontre de Chalcidius, le commentateur

P. L., 180, 333-340. Cf. J. M. P a r e n t , La doctrine de la création dans l'école de Chartres, 1. H ugues de S a i n t - V i c t o r , Expos, in Heplaleuchon, 4 (P. L., 175, 33). Cf.
Paris-Ottawa, 1938, p. 55, 76-78. De sacramentis, I, 1, 1 (P. L., 176, 187).
1. I d., reg. 2 : « In supercælisti unitas, in cadesti alteritas, in subcælisti pluralitas... 2. H u g u e s d e R o u e n , Tract, in Hexameron (c. 1141), I, 10 ; P. L., 192, 1251. Voir
Cæleste est angelus, in quo primo est alteritas, quia est primus a Deo creatus, et primus tout ce paragraphe.
post Deum mutabilis factus ; hic tamen non tantam dicitur habere veritatem, quantam 3. P i e r r e L o m b a r d , I I Sent., d. 1, c. 1.
habet subcæleste. Unde quia alteritas prima est pluralitas, in eo non dicitur esse plura­ 4. A la in d e L i l l e , S u m m a « Quoniam homines
», ms. Londres, Brit. Mus., 9 E XII,
litas, sed sola alteritas ». t. éd. Glorieux, p. 128-129.
169;
2. A d é l a r d d e B a t h exprime cette difficulté ressentie par ses contemporains : 5. A b é l a r d , Theol. chrisl., IV (P. L., 178, 1286).
« In hac enim difficultate tractandi de Deo, de noy, de yle, de simplicibus formis, de 6. Beau cas pour observer le jeu des ressources platoniciennes et l’interférence
primis elementis disserendum est, que sicut propriam naturam compositorum excesse­ des divers systèmes. 1. Timée: l’exégèse est habilement conduite de manière à ménager
runt, ita et de eis disputatio alias omnes dissertationes et intellectus subtilitate et la perspective de Platon, tout en présentant une interprétation bienveillante, où, grâce
sermonis difficultate precellit ». Quaesi, naturales (après 1126), in fine. à de subtiles formules (création non in tempore, mais cum tempore) est écarté en vérité
8
114 LA P R E M I E R E S C O L A S T IQ U E L E S P L A T O N IS M E S AU X I I e S I È C L E 115

attitré du Tirnée, qui, à Chartres même, avait déterminé l’exégèse de des choses se pose dans les termes du dualisme de la matière et de l’idée :
quelques maîtres, et les avait amenés à sa solution d’une matière à la fois la forme ou l’idée organise le chaos primitif en un cosmos; le temps n’a
créée et éternelle1. Ainsi l’auteur d’une glose anonyme sur la Consolatio rien à voir dans cette fabrication comme telle. Pour l’Ancien Testament,
de Boèce : « Eterna vero dicuntur ante tempus et cura tempore et post pour la métaphysique biblique, si l’on peut dire, le monde n’est pas saisi
tempora, idest que nunquam habuerunt principium nec finem habebunt, comme analogue à l’œuvre d’un art manuel ; le problème des rapports de
sicut Deus pater tagaton, et noys idest mens, et materia illa unde factus la forme et de la matière n’apparaît pas ; les notions de cosmos et de nature
est mundus... Mundus autem dicitur eternus secundum philosophos quan­ sont absentes. Création n’est pas fabrication, ni éclatement de l’Cn idéal
tum ad materiam, perpetuus vero quantum ad formam»-. Ainsi peut-être dans le multiple matériel ; la création implique temporalité. L e devenir
Bernard Silvestris qui, dans son De mundi universitate, ne dit mot de la hébreu, à l’inverse du devenir grec, comporte la coexistence du temps et. de
création de la matière dans un contexte qui appellerait un énoncé exprès, l’éternité ; le Créateur n’a besoin de rien, et il est seul éternel dans cette
sans doute parce qu’il estime l’éternité de la matière conciliable avec l’idée totale suffisance, mais l’éternité divine n’élimine pas le temps, non plus
de création3. que le temps ne dissout la vérité des choses. C’est à contre fil de cette
Jean de Salisbury est à sa manière le témoin de ces audaces, quand, historicité biblique que le métaphysicien du x m e siècle disjoindra temps
exposant longuement la position de son maître Bernard de Chartres, et création, pour accepter la possibilité d’une création ab aelerno ; c’est
« perfectissimus inter Platonicos seculi nostri », en faveur de la création à contre fil de cette historicité que Jean de Salisbury donne un chaleureux
ex nihilo de la matière, selon la tradition d’Augustin, il laisse entendre consentement, et comme une ferveur religieuse, au thème platonicien
que d’autres acceptent son existence ab aelernoi. Peut-être meme ces (et augustinien) que seules sont vraies les réalités éternelles, v e r e sunl,
quidam admettent que la matière, comme les idées, sont ab aeterno mais « que nec incursionum passionumve molestiam metuunt, non potestatis
non pas éternelles, au sens de vie immuable de par sa plénitude5. injuriam non dispendium temporis, sed semper vigore condicionis sue
Sous la subtilité verbale de cet énoncé, c’est une recherche légitime eadem perseverant »L L’ambiguïté du De mundi universitate de Bernard
qui s’exprime, et qui tend à surmonter l’irréductible rupture entre la Silvestris vient de là2, et sa justification platonicienne de la Genèse est
mentalité biblique et la pensée grecque. Saint Thomas, on le sait, reprendra une entreprise paradoxale, jusqu’en sa légitimité théologique. Hors
la tentative avec d’autres moyens que les Chartrains, mais non sans la Chartres, tous les maîtres du x n e siècle tiennent l’historicité de la création,
même vive opposition de ses pairs. Pour les Grecs, le problème de l’origine comme le critère d’une création ex nihilo, matière comprise.

un temps imaginaire antérieur à la création. 2. B o è c e : pour qui Platon est partisan de


l’éternité du monde ; les Chartrains utilisent avantageusement l’analyse différentielle Présence d ’Augustin
de elernilas et perpetuitas, empruntée par B. à Proclus, et décidément classique. 3.
A u g u s t i n , en fin de compte, l’emporte avec son historicité biblique contre l’intem­
porel grec, et à l’intérieur d’un appareil idéologique et technique relevant pourtant Autant nous devons, pour déceler les ressorts secrets de l'évolution
du platonisme de Boèce.
1. C h a l c i d i u s , Comm. in Tirnæurn, 23 (Script. Græc. Bibl., 55, p. 185) : « Et. mun­
de la théologie du x n e siècle, être sensibles à la diversité des platonismes
dus sensibilis opus Dei. Origo igitur ejus causativa, non temporaria. Sic mundus sensi­ progressivement en effervescence, autant nous devons aussi maintenir la
bilis, licet corporeus, a Deo tamen factus atque institutus, æternus est ». Cf. B of,c e , présence permanente du platonisme d’Augustin, comme le commun déno­
De eonsol. phil., V, n. 6. minateur de tous les syncrétismes. Son prestige absolu s’exerce, au point
2. Glose s u r la consolatio, Paris, Bibi. Nat. 15104, foi. 193 (citée dans J. M. P a r e n t ,
infra).
qu’il ne viendra à l’esprit d’aucun des maîtres ou des spirituels, comme
3. Pour ces positions, tendances, variantes des Chartrains, cf., avec textes inédits, il adviendra au x m e siècle, la pensée de discerner chez lui ce qui relève
J. M. P a r e n t , Là doctrine de la création dans l'école de Chartres, Paris-Ottawa, 1938 : du docteur chrétien et ce qui provient de l’influence directe des philosophes
Création de la matière, p. 40-43 ; Création et temps, p. 96-106. païens, et donc prête à la liberté de la discussion. Ainsi ce que nous avons
4. J e a n d e S a l i s r u r y , Melalogicon, IV, c. 35 (éd. Webb, p. 204-207). dit de son crédit religieux vaut équivalemment de son crédit philosophique;
5. I d . : « Quidam tamen, licet ab elerno concedant esse vera, ea tamen negant esse
elerna, dicentes nichil esse eternum, nisi quod vivit, eo quod eternitas, teste Augustino,
c’est seulement dans leur critique de la théorie des idées que les Porrétains,
status est interminabilis vite ; (ib id ., p. 207).
Bernard disait les Idées éternelles, mais non pas coéternelles à Dieu : « Ideam vero, 1. J e a n d e S a l i s b u r y , Melalogicon, IV, 35 (éd. Webb. p. 204).
quia ad hanc parilitatem non consurgit, sed quodammodo natura posterior est et 2. É. G i l s o n , La cosmogonie de Bernardus Silvestris, dans Arch.
hisl. doclr. lill.
velut quidam effectus manens in archa consilii, extrinseca causa non indigens, sicut du m. â., III (1928), p. 5-24, qui souligne fortement le christianisme du fond sous le
eternam audebat dicere, sic coeternam esse negabat » (ibid., p. 206). paganisme de la forme.
116 LA P R E M I E R E S C O I A S T I Q U E L E S P L A T O N IS M E S AU X I I e S I È C L E 117

dans la seconde moitié du siècle, amorceront un discernement : Alain la clef de cet ordre est dans la distinction et l’agencement de deux
de Lille, pour le disculper de complaisance fâcheuse envers Platon, allé­ inondes dans cet univers, le monde intelligible et le monde sensible ;
guera les cinq manières de parler qui n’engagent pas toutes également, la vraie réalité est celle du monde intelligible, le seul immuable, le
dans les références aux pensées d’autrui1. seul vrai par conséquent ; nominalistes et réalistes, par une dialectique
Certes l’influence d’Augustin sera très diversement distribuée : inverse, se réclameront les uns et les autres du même August in ;
Pierre Lombard ne retiendra de la « philosophie » de son maître que de Dieu, auteur de cet univers et de cet ordre, est la source de toute
vagues perspectives générales, tandis que le De causis primis et secundis réalité, comme de toute vérité ; comme tel, il est transcendant, et c’est
intégrera expressément des données systématiques dans son syncrétisme cette transcendance qui fonde son omniprésence ;
avicennisant. Saint Bernard, tout pénétré qu’il soit d’Augustin, en dissou­ l’homme composé d’un corps et d’une âme, est par là-mêine entre ces
dra jusqu’au vocabulaire dans son expéricence personnelle, tandis que deux mondes ; mais l’âme est par elle-même, une, substantielle, raison­
Guillaume de Saint-Thierry respectera davantage la physionomie des nable, individuelle, lors même qu’elle régit un corps ; et cette définition
thèmes augustiniens dans les plus originales transvaluations. L’absorption détermine toute la philosophie médiévale, malgré la crue de l’aristoté­
inconsciente ira, à peu près universellement, sauf chez les Porrétains, lisme ;
jusqu’au concordisme permanent entre les éléments dionysiens et les ce dualisme se répercute sur les voies et moyens de la connaissance :
éléments augustiniens les plus irréductibles, et cela au bénéfice des fibres l’âme a deux faces, l’une tournée vers le monde intelligible, l’autre vers
augustiniennes. Les Causae primordiales des dionysiens seront, hors de le monde sensible ; l’expérience chrétienne favorisera en permanence
leur contexte, bloquées sur les raliones aelernae d’Augustin, comme le cette noétique, contre les nouveautés aristotéliciennes ;
voulait déjà Scot Érigène d’ailleurs. Les symbolismes cosmiques de Denys l’intériorité est donc pour l’homme la loi suprême de la perfection et
interféreront dans l’imagerie du rhéteur africain. Bernard Silvestris du bonheur, quitte à ce que l’existence dans un corps reste assez énigma­
tissera ensemble les textes de la Genèse d’Augustin et ceux du Timée. tique, quitte aussi à ce que l’ouverture vers la société ou la nature soit
Ce n’est que vers la fin du siècle que sans toujours se l’avouer, les théolo­ compromise ;
giens devenus plus attentifs aux techniques et aux structures de l’esprit, le mal a sa racine dans le non-être originel de la créature ; seul l’Ëtre
sinon à la position des problèmes, seront acculés à percevoir les incompa­ immuable est vrai et bon; la mobilité, le devenir est une tare, en vérité et
tibilités des courants de la pensée grecque et de la mentalité latino- en bonté ; et cela vaut pour l’homme, où ce mal devient, dans sa volonté,
augustinienne (cf. chap. 12 et 13). un péché.
La diffusion universelle du vocabulaire philosophique d’Augustin est
Quoiqu’il ait eu accès au platonisme par des voies plotiniennes»
déjà significative. A des doses diverses, selon les tempéraments, selon les
Augustin ne cristallise pas ses éléments autour d’une spéculation sur l’Un
genres littéraires, nous trouvons chez tous nos écrivains le mundus inlelli-
mais sur la théorie des idées. Or, pour unifiées que soient ces idées en Dieu,
gibilis, les raliones aelernae, l’intense valeur de mens , la dialectique de la
dans le Verbe de Dieu, et malgré l’identité proclamée de l’un et de l’être,
formalio tant pour la genèse des êtres que pour les lois de l’esprit et la
cette option ontologique, à l’intérieur de la cohérence Un-Idées où les uns
connaissance de Dieu. Le mot même de philosophia, que ce soit chez
et les autres se tiennent1, n’est pas tant un choix philosophique que l’ex­
Abélard ou chez saint Bernard, conserve, sous des accents différents et
pression d’un tempérament religieux qui, à la limite, se révélera inconci­
malgré la tendance déjà sensible à se profaniser2 face à la doclrina sacra
liable avec une autre famille d’esprits, platonicienne aussi bien mais
(theologia), son sens totalitaire de sagesse chrétienne.
pénétrée de la mystique de l’Un. Tandis que Denys et les siens engagent
Les thèmes philosophiques du platonisme augustinien qui composent
le bien commun des théologiens sont aisément reconnaissables au milieu le cosmos dans la dialectique même qui aboutit à l’extase au-delà de l’in­
telligible, Augustin, chrétiennement infidèle à Plotin, inverse le processus
des syncrétismes :
de l’ascension vers Dieu, qu’il découvre, lui dans les profondeurs intimes
les choses composent un ordre (ce qui n’est point une hiérarchie »)3;

1. Les Chartrains ne sentent pas encore l’option ontologique qui s'imposera, après
la crue néoplatonicienne du milieu du siècle, entre l’Un et l’Être. Un commentateur
1. A l a i n d e L i l l e , S u m m a , op. cil., fol. 169 ; éd. Glorieux, p. 129. du De Trinitate de Boèce adopte simultanément, en termes excellents, le thème de
2. Le terme philosophi désigne ainsi, à l’encontre de philosophia, les philosophes l’Unité, et, citant le mot fameux de l’Exode, la théologie de Dieu-Etre. Cf. le texte
païens comme tels. cité par P a r e n t , op. cil., p. 183 (Unité) et 195 (Être). De même T h i e r r y d e C h a r t r e s ,
3. Cf. infra, § sur Denys. L ib r u m hunc, éd. Jansen, p. 9-10.
118 LA P R E M I E R E SC O L A S T IQ U E L E S P L A T O N IS M E S AU X I I e S I È C L E 119

de l’esprit, délivré de la dispersion des créatures et de l’angoisse du devenir. Chalcidius avait dès longtemps révélé aux Latins le Timée1, qui fonde
Le mens n’est pas le voug grec du Tirnée ni de Denys. Pareille intériorité, l’estime des médiévaux pour Platon, puisque ses autres œuvres leur furent
pour laquelle les objets ne sont plus que des occasions, favorise une théo­ pratiquement inaccessibles. Au x n e siècle, c’est ce dialogue qu’on trouve
logie de la grâce où la liberté des bons vouloirs divins joue, dans une ren­ dans les bibliothèques, monastiques ou épiscopales ; c’est lui que citent,
contre personnelle, en dehors des dispositions et des intelligibilités de la Abélard, Saint-Victor, Jean de Salisbury, Alain de Lille ; Adélard de Bat h
nature, qui n’est plus qu’un champ d’expérience. Le dualisme platoni­ emprunte consciemment le titre de son opuscule De eodem cl diverso à
cien en vient ainsi à nourrir une distinction de la grâce et de la nature, un de ses paragraphes. Mais la version de Chalcidius, ne fournissant pas
dans un sens fort différent du super-naluralis des dionysiens. De même la partie du texte concernant l'homme (elle ne contient que 17-53), l’équi­
l’augustinisme répercute dans la spiritualité chrétienne l’indifférence libre du traité se trouve déplacé vers sa matière cosmologique ; il appa­
radicale de Tourna platonicienne au monde des choses concrètes de l’exis­ raissait ainsi comme une étude des origines et de Tordre du monde : « Unde
tence dans laquelle nous vivons. L’historicité biblique, plus vivement possumus dicere, commence Guillaume de Conches, quod materia hujus
éprouvée chez les évangélistes de la fin du siècle, jouera à l’encontre, inter­ libri est naturalis justitia vel creatio mundi »2. C’était restreindre encore
férant alors curieusement avec une mentalité aristotélicienne, prête à la perspective du système platonicien ; mais c’était là même fournir un
une critique des idées platoniciennes. Le réalisme de l’Incarnation favo­ aliment exceptionnel à des esprits devenus sensibles à la nature et aux
risera la mise en place théologique des causes secondes, dans le temps et problèmes que posaient sa création et ses rapports avec Dieu.
l’espace. Le commentaire de Chalcidius pouvait être sans génie, comme tous
les commentaires ; il apportait du moins, avec ses clartés prosaïques,
Le platonisme du Timée et de Boèce une précieuse information sur l’histoire féconde du traité (il avait derrière
lui le commentaire de Jamblique, de Prophyre surtout, t 305), et pro­
curait des instruments lexicographiques efficaces dans cette période
Plus nous observons ainsi les ressources qu’Augustin tire de son pla­
créatrice de vocabulaire philosophique. Il est d’ailleurs important de
tonisme au bénéfice de la grâce chrétienne, plus notre curiosité est en
noter que Chalcidius apporte là non pas les formes et la méthode propre
éveil sur les éléments du même platonisme qui vont engendrer et nourrir,
de la spéculation plotinienne, mais la conception hellénistique du monde
en théologie, dès avant l’entrée d’Aristote, le sens de la nature et de ses
dans la recherche des harmonies du cosmos (Posidonius, lui-même commen­
causalités sous la liberté divine de la grâce. Car nous sommes au point où
tateur du Timée , embrassant dans sa philosophie, avec la continuité
la dialectique entre le Dieu inconnu du mystère et le Dieu cosmique, inté­ dynamique des choses, les harmonies de l’homme et de la nature). Il
rieure à tout platonisme, va travailler la plus évangélique réflexion chré­ maintient donc, dans fout le x n e siècle, et sous les submersions néoplato­
tienne, elle-même tendue entre les deux contemplations dès la première niciennes successives, une bonne part du capital primitif platonicien3.
page de la Bible, où les deux récits de la création (Gen., c. 1 et 2) sont
ainsi différemment accentués. Le texte du Timée fournit la matière, lit­
téraire et doctrinale, de cette perspective, que Boèce avait déjà lati­ filos, ilal., 1955, p. 346-384, et à J. M. P a r e n t , La doctrine de la création dans l'école de
Chartres, Paris-Ottawa, 1938.
nisée en concurrence de l’expérience augustinienne. Sur cette copieuse littérature de commentaires, tant de la Consolatio que du Timée,
L’étroite rencontre du Timée et de Boèce, dans Tune des plus actives cf. P. C o u r c e l l e , Êtude critique des commentaires sur la Consolatio Philosophiae de
zones philosophiques du x n e siècle, n ’est pas fortuite ; le beau poème de Boèce du I X e au X V e siècle, dans Arch. d'hisl. doclr. lilt. du m. â., XII (1939), p. 5-140 ;
la Consolatio, livre III, metr. 9, n ’est-il pas un résumé, en vingt-huit vers, R. K libansky, The continuily of lhe plalonic tradition during the middle âges, Londres,
du traité platonicien? et les manuscrits anciens de la version du Timée 1939.
1. La traduction de Cicéron, qu’utilisait, saint Augustin, semble n’avoir pas été
portaient en marge de nombreux passages de Boèce. Les maîtres de couramment utilisée au x n e siècle.
Chartres devaient trouver là non seulement une source commune d’inspi­ 2. G u i l l a u m e d e C o n c h e s , Comrn. in Tim eum , ms. Paris, B. N. 14065, f. 53r
ration, mais le statut scolaire de leur enseignement : préludant aux pro­ (cité Parent, op. cit., p. 142). Sur ce que Guillaume croyait de l’origine de la version
grammes des universités du x m e siècle, ils commentent à la fois le dialogue de Chalcidius, cf. (sous attribution à Honorius d’Autun) P. L., 172, 247-248.
3. Cf. S w i t a l s k i , Des Chalcidius Commentar zu Plalos Tim àus (Beilrüge d e Bæum-
platonicien, la Consolatio, et en outre, ce qui est notable, l’opuscule bué- ker, III, 6), Munster, 1902.
tien De Trinitate1. Noter que, chez Augustin et par lui, sont présents aussi des éléments remontant
au platonisme moyen, et que la lecture de quelques œuvres des Cappadociens procurera
1. Nous renvoyons une fois pour toutes au riche exposé, à base d’inédits, de de même des éléments antérieurs au stade néo-platonicien. Ainsi le terme plalonici,
T. dans Giorn. crit. délia
G r e g o r y , Noie e tesii per la storia del platonismo medievale, au moyen âge, implique inégalement la confusion entre le platonisme originel et le
120 LA P R E M I È R E SC O L A S T IQ U E L E S P L A T O N IS M E S AU X I I e S I È C L E 121

Rappelons la matière platonicienne ainsi proposée, dont l’élaboration l’homme, centre de cet univers, en répercute en lui tous les éléments,
est entreprise, par Guillaume de Couches entre autres, non plus dans un « microcosme », mais pour le dominer par son intelligence (le christianisme
vague commentaire doctrinal, mais à partir d’une exégèse littérale serrant des commentateurs transforme profondément cette donnée, par le thème
de près le texte1 : augustinien de l’imago Dei) ;
le monde est ordre et beauté; il se présente, dans sa multiplicité et enfin nos auteurs puisent dans le Timée les éléments d’une physique
au-delà des générations particulières, comme un tout (Boèce renforce (sphères célestes, éléments, espace, etc.), qui va se trouver en concurrence
cette considération, assez éloignée d’Aristote ; le terme fréquemment avec les théories de Ptolémée, que les traducteurs, dès le début du siècle,
employé d’universitas l’exprime jusque dans le vocabulaire)2 ; font entrer en circulation.
il est nécessairement fait d’après un modèle, exemplaire immobile et Trois points de fermentation, outre la théorie des idées, se révéleront
éternel, le Vivant en soi, comprenant toutes les essences (on sait avec dans les esprits et dans les écoles :
quelles variantes est traité le grand thème platonicien) ; Premièrement, l’identification du démiurge (opifex) à Dieu : elle
la construction de ce monde (création, disent les commentateurs chré­ bouleverse profondément l’économie du système, fort bien perçue et
tiens) est 1 œuvre d’un Ouvrier, cause efficiente, démiurge, qui agit par énoncée par nos médiévaux dans la théorie des trois principes coéternels,
sa bonté expansive (les commentateurs du x n e siècle ne lisent pas dans qu’ils rejettent évidemment (cf. supra) ; cette identification de Dieu à
leur texte l’émanatisme, que réveillera le courant dionysio-érigéniste) ; VOpifex du Timée fournissait de belles ressources spéculatives ; elle com­
ce monde a une âme, principe ordonné de ses mouvements et cause portait aussi des équivoques, que la critique d’un Simon de Tournai entre
de la vie ;
autres tentera de lever.
la matière est le substrat de l’organisation de ce monde (créée, elle Deuxièmement, à la jointure du scénario biblique et du Timée, le
aussi, disent les commentateurs ; cf. supra) ; déroulement effectif de la création : avec respect, mais fermement, est
écarté, tant par Hugues de Saint-Victor que par les Chartrains, et déci­
dément par Pierre Lombard lui-même, l’idéalisme d’Augustin, considérant
néo-platonisme. Il semble qu’il se fixera peu à peu sur les philosophes partisans des
idées séparées. comme purement mentale la succession des jours : l’historicité de la Bible
— Dans la même zone, est à signaler Macrobe (fin ive s.), lecteur fervent des et le réalisme physique de Platon concourent à cette élimination ;
Ennéades comme du Timée, à travers Porphyre (Comm. sur le Timée) qu’il suit avec puis, quant à la genèse même du cosmos, controverse assez aiguë, et
une vénération d’adepte. Auteur de second plan, il fait cependant figure de source, très significative, sur le chaos primitif, les uns, fondés d’ailleurs sur le
pour le néoplatonisme médiéval, avec son Comrn. in som niu m Scipionis. Ce sont ses texte du Timée et l’interprétation de Chalcidius, en même temps que sur
propos sur l’àme (énumération des définitions de l’âme, I, 14, 19), sur son incorporalité
et son immortalité qui lui valent ce crédit ; il est de ces païens chez qui Abélard découvre la lettre biblique, admettant le désordre initial1, les autres (Guillaume de
l’enseignement du Christ et on s’appuiera sur lui pour tenir l’immortalité personnelle Conches), dans un naturalisme décidé, enseignant que dès le début jouèrent
contre des textes équivoques d’Avicenne (Guillaume d'Auvergne). Il est aussi de ceux les lois de la nature selon leur déterminisme ordonné, et non selon un bon
qui servent d’autorité en faveur de l'ûme du monde. Il est le véhicule de considérations vouloir arbitraire de la Divinité2.
pythagoriciennes sur les propriétés des nombres (In som nium Scipionis, I, 5 et 6) ; et
par lui sera connue et diffusée l’analyse plotinienne du progrès des vertus, utilisée par Troisième point, la théorie de l’Ame du monde : adoptée par Abélard
les théologiens pour rendre compte des expériences spirituelles. et ses disciples, par l’ensemble des maîtres chartrains, avec une gamme
1. Guillaume de Conches distingue expressément le «commentaire » solam senten­ d’interprétations que résume à point Guillaume de Conches3, elle fut
tiam exequens et la « glose >
<attachée à la continuatio liilcræ : « ... quia commentatores assez rapidement éliminée, non tant peut-être par le refus abrupt de
litteram nec continuantes nec exponentes soli sententiae serviunt ». Cf. le début de sa
glose sur le Timée, cité P arent, op. cil., p. 19 et 138.
9. Ce n’est pas là une donnée secondaire, mais une pièce essentielle de la vision 1. Timée, 30 a. C h a l c i d i u s , Platonis Tim aeus interprete Chalcidio cum ejusdem
platonicienne du monde (« Le Démiurge a ainsi combiné, d’abord pour que le Tout commentario, éd. Wrobel, 1876, ch. 123, p. 188 : « Post enim Chaos, quem Graeci hylen,
fût autant que possible un Vivant parfait, formé de parties parfaites, et en outre pour nos silva vocamus... ».
qu’il fût unique » 33a). Le commentateur médiéval l’a parfaitement compris : « Plato 2. Cf. M.-D. C h e n u , Natu re ou histoire? Une controverse exégélique sur la création
enim non de creatione alicujus rei in mundo contente egit, sed de ipso universo in au X I I e siècle, dans Arch. hist. docl. litt. du m. â., XX (1953), p. 25-30.
quo omnia continentur. Unde per hoc omne instituendum, nec hoc nec illud voluit 3. G u i l l a u m e d e C o n c h e s , Philosophia m undi, I, 15, P. L. (sous attribution à
significare, sed ipsam universitatem, que in suo genere, idest in genere rerum sensi­ Honorius d’Autun), 172, 46. Trois interprétations : c’est une énergie naturelle conférée
bilium, optima est et perfectissima ». In Timeum, ms. Paris, B. N. 14522, fol. 25rv. par Dieu aux choses ; c’est une substance incorporelle animatrice de l’univers et
(cité Parent, op. cit., p. 65). Et Guillaume de Conches : « Dixit [Plato] omne, quia présente à ses parties ; c’est le Saint-Esprit. Cf. T. G r e g o r y , A n im a m undi. La plosofla
mos fuit antiquorum mundum quoddam omne vocare ». In Timeum, éd. Parent, p. 149. di Guglielmo di Conches, Florence, 1955.
122 LA PREMIÈRE SCOLASTIQUE L E S P L A T O N IS M E S AU X I I e S I E C L E 123
Cîteaux1 ou de polémistes étroits, que par la réflexion organique des théo­ expliquer l’extension chez Platon1. Abélard y voit une exigence de la
logiens ; de fait, elle est l’un des thèmes païens le plus dillicilement conci­ philosophie elle-même, dès lors qu’elle veut exprimer des réalités mysté­
liables avec la mentalité biblique, pour autant qu’elle réduit l’économie rieuses12 ; et Alain de Lille voit dans ces « couleurs » (c’est le terme de la
historique de l’Esprit à l’évolution du cosmos ; Augustin cependant ne rhéforiqucrpour ces integumenta) l'effet d’une nécessaire pudeur de l’esprit3.
l’avait pas repoussée, et saint Basile avait accepté le concordisme Esprit Mais ni les uns ni les autres n’ont mesuré en profondeur ce rôle du mythe
Saint-Ame du monde ; tant était grande la séduction de Platon pour platonicien. Abélard, sous prétexte de disculper Platon d’un animisme
l’intelligence du mystère chrétien. grossier, ne voit que métaphore dans cet involucrum4. A Chartres, le mythe
Aussi bien, par delà le fallacieux concordisme des trois hypostases est tourné en allégorie décorative ; et l'exégète doctrinal est. alors amené
plotiniennes (l’Ame du monde étant la troisième) et de la Trinité, Platon à une interprétation tendancieuse, qui prétend trouver dans le texte une
présente ici de vraies valeurs spirituelles contre Aristote. « Aristote a solution rationnelle au problème de l’origine du monde5.
pour ainsi dire rayé l’âme de son image de l’univers ; les moteurs des Le second élément est plus important encore, touchant à l’inspiration
deux sont des intelligences ; l’âme n’apparaît que dans les corps vivants même de Platon, à ce que nous pourrions appeler son socratismc, c’est-à-
sublunaires, à titre de forme du corps, notion tout intellectuelle d’un dire la présence sous la construction du Philosophe, de l’initiative spiri­
physiologiste qui cherche le principe des fondons corporelles ; l’âme, tuelle de son maître, qui procure à sa pensée, sinon à son système, un
comme siège de la destinée, a disparu »-. Chez les platoniciens au contraire, goût pour la conscience, une sensibilité aux valeurs, un caractère existen­
partisans de l’unité substantielle du cosmos et de la sympathie de ses tiel, toutes richesses qui l’auraient rendu ouvert malgré tout à l’idée
parties, les âmes ont une fonction cosmique; elles ont une destinée, jouant de création, et qu’Aristote ne conservait pas. Les médiévaux ignorent
dans le détail du gouvernement des choses le même rôle que Pâme du avec le génie de Socrate, cet éveil humain de la philosophie. L’augusti-
monde dans l’ensemble ; l’âme est l’intermédiaire entre le monde intelli­
gible et le monde sensible. De fait, les Pères avaient fait une critique
1. G u i l l a u m e d e C o n c h e s , Comrn. in Boet. de Corisol., ms. Orléans, 274, f. 37 a :
sévère de la définition aristotélicienne de l’âme. Le Ps.-Grégoire de Nysse * Quod Plato voluisset omnes animas simul creatas fuisse, nusquam invenitur ; sed
(Némésius) est le pivot de cette résistance en plein moyen âge : cette impositas esse stellis et descendere per planetas, hoc quidem invenitur. Sed di ct u m
définition est un danger mortel pour la substantialité de Pâme, et donc est hoc in O qui perpetua per integumentum, et hoc idem ostendemus, Deo annuente
pour son immortalité (De natura hominis, P. G., 40, 560). L’entrée de vitam, super Platonem ».
2. A e é l a r d , Inlrod. ad theol., I, 19, P . L., 178, 1022 : « Semper philosophia arcana
Denys, dont la Hiérarchie ne fait pas place à l’Ame du monde, ménagera sua nudis publicare verbis dedignata sit, et maxime de anima et de diis per fabulosa
avantageusement ces valeurs platoniciennes de la continuité cosmique quaedam involucra loqui consueverat ». Cf. Theol. « S u m m i boni », éd. Ostlender, p. 14.
des âmes ; en les adoptant, saint Thomas rompra avec l’architecture du 3. A l ai n d e L i l l e , De planctu Naturae, P . L ., 210, 452 : « Nolo enim ut prius
cosmos d’Aristote. plana verborum planitie explanare proposita, vel profanis verborum novitatibus pro­
fanare profana ; verum, pudenda aureis pudicorum verborum phaleris inaurare,
variisque venustorum verborum coloribus investire ». Et l’interlocuteur de Nature
Au cours de ces exégèses et dans ces efficacités théologiques du Timêe, 1’interroge alors sur le contenu de ces métaphores qui ne le satisfont pas : » Quamvis
enirn plerique auctores sub integumentali involucro aenigmatum, ejus naturam depinxe­
deux éléments de la méthode platonicienne font problème. Un élément rint, tamen nulla certitudinis notus reliquerunt vestigia ». Ibid., 454.
littéraire, mais de grande portée philosophique : l'affabulation des mythes, 4. Ar.Oi a r d , Inlrod. ad theol., I, 20, P. L., 178, 1023 : « Clarum est quae a philoso­
et tout d’abord du mythe de la eosmogenèse, du Démiurge lui-même, par phis de anima mundi dicuntur, per involucrum accipienda esse. Alioquin summum
quoi il est rendu compte des ambiguïtés de ce qu’on appelle la théologie philosophorum Platonem summum stultorum reprehenderemus. Quid enim magis
du Timée. Nos médiévaux ont observé judicieusement le rôle du mythe. ridiculosum quam mundum totum arbitrari unum animal esse rationale, nisi per hoc
integumentum sit prolatum ? » Cf. Theol. « S u m m i boni », toc. cit., p. 15-10. Sur l’emploi
Guillaume de Conches, après l’avoir noté chez Boèce, s’est proposé d’en significatif d ’involucrum, cf. M.-D. C h e n u , Involucrum. Le mythe selon les théologiens
médiévaux, dans Arch. hist. doclr. lill. du m. â., 22 (1955), p. 75-79.
5. Boèce en était déjà là, voire Proclus, dans son commentaire du Timée. Les
dieux, chez Platon, relèvent de l’ordre du mythe et de l'existence, ils sont causes du
1. A r n a u d d e B o n n e v a l , l’ami de saint Bernard, De operibus sex dierum, P. devenir. Désormais, le Bien, les idées (créatrices), voire l’Etre, se posent à titre de
1S9, 1515 ; la Dispulalio altera adversus Abaelardum, P. L., ISO, 3‘21-3*g'2 (On sait que causes de l’essence, au-delà de l’essence, mais dans son prolongement dialectique et
cette « seconde » dispute ne peut être attribuée à Guillaume de Saint-Thierry ; elle sur la même ligne. Boèce parlera là une langue abstraite, et ses figures ne seront que
fut composée par un abbé bénédictin, à la prière d’Hugues de Rouen'. des allégories. Et ainsi tout le moyen âge. La cosmogonie de Bernard Silvestris n’échappe
2. E. B r é h i e r , Histoire de la philosophie , I, 2 : Période hellénistique et romaine, pas à ce sort du platonisme. Alain de Lille en donne un parfait exemple dans sa des­
Paris, 1948, p. 458. cription allégorique de Nature et d'Amour, loc. cil.
124 LA P R E M I E R E SC O L A S T IQ U E L E S PL A T O N IS M E S AU X I I e S I È C L E 125
n ism e ne v ie n t p as c o m p e n se r , en d o ctrin e p h ilo so p h iq u e , sin on en vie intellectuelles, aussi impérieuses qu’inconciliables de fait, dans la concep­
sp iritu elle, cette lacu n e : nos com m en tateu rs du Timée d é v e lo p p en t tion de l’univers, selon que sa vérité est située dans la stabilité d’essences
f i d è l e m e n t e t u n i l a t é r a l e m e n t le u r « p h i l o s o p h i e d u m o n d e », s a n s q u e la identiques à travers les multiples individus, ou dans la réalité concrète
c o n n a i s s a n c e d e s c h o s e s s u s c i t e u n e r é f l e x i o n m a j e u r e su r la c o n n a i s s a n c e expérimentée et seule existante. Bernard de Chartres adopte le dessein
d e soi ; e t le D i e u o m n i p r é s e n t , forma essendi d e t o u t e c r é a t u r e , q u ’e n s e i g n e de son maître ; mais Jean de Salisbury, dont la finesse prévaut sur la
T h ie r r y de C hartres, ou p lu s tard YUn d e s P o r r é t a i n s , n ’a a u c u n d e s rigueur systématique, dit avec humour qu’il était bien difficile de reconci­
a c c e n t s d u D i e u d e s S o l i l o q u e s . D ’A u g u s t i n ce s o n t les d i v e r s t r a i t é s su r lier après leur mort deux hommes qui furent en désaccord pendant leur
la G e n è s e q u ’ils l i s e n t e t r e l i s e n t , e n v u e d ’u n c o n c o r d i s m e p e r s é v é r a n t : vie1.
le s c h é m a d e s « m o d i u n i v e r s i t a t i s » e n c a d r e le s « s e m i n a l e s r a t i o n e s », e t En fait, Boèce platonise; s’il demeure fidèle à Aristote dans la logi­
la « p o s s i b i l i t a s a b s o l u t a » définit, la « m a t e r i a i n f o r m i s » d ’A u g u s t i n ; p o u r que et la méthodologie du savoir, il cède à un réalisme métaphysique où la
p l a t o n i c i e n q u e s o i e n t le s d e u x v o c a b u l a i r e s , ils s o n t é v i d e m m e n t d if f é ­ philosophie aristotélicienne des formes substantielles retourne à la seule
r e n t s 1. vérité des essences pures2 ; l’absence chez lui de la pièce essentielle de
l’intellect agent est significative. Écoles et maîtres, qui ignorent avec lui
cette pièce, poursuivent tous, au x n e siècle, jusque dans leurs solutions
Si l’on peut parler de l’augustinisme de Boèce, si donc l’auteur de contraires, nominalistes et réalistes, cette expérience, saisissant effet de
la Consolatio a pu contribuer à une lecture augustinienne du Timée (dont l’ambiguïté du système ; les Porrelani, après leur maître Gilbert, la mènent
les vocabulaires susdits sont précisément des traces), il reste qu’il lisait avec le plus fidèle respect, et non sans sauver une forte dose d’aristoté­
les ouvrages platoniciens avec d’autres yeux qu’Augustin, plus scolaire- lisme, même lorsque les infiltrations massives de néoplatonisme à la
ment fidèles, et sans la transsubstantiation religieuse et philosophique du Proclus élargiront le premier syncrétisme. La théorie trinitaire de Gilbert
docteur chrétien. De fait, Boèce, jusque dans ses hautes aspirations spiri­ manifeste, d’efficace manière, jusqu’en théologie, le déterminisme des
tuelles, reste un homme formé à l’École—- celle d’Ammonius d’Alexandrie, positions de Boèce.
qui le met, parmi les écoles néoplatoniciennes, dans le sillage de Proclus12— Chez les spirituels, l’absolue primauté augustinienne ne laissait place
et il en conserve l’érudition, les techniques, les méthodes. Il est loin à Boèce et à sa scolastique que pour soutenir, ici ou là, avec quelques
cependant de manquer de personnalité, dans sa curiosité, dans ses options, éléments de vocabulaire ou de définition, un certain conceptualisme qui
dans ses convictions intériorisées, dans sa noblesse ; son succès extra­ teinte d’humanisme leur mystique. Ainsi chez un Alcher de Clairvaux
ordinaire, dans le moyen âge latin3, nous en impose en tout cas l’indiscu­ et surtout un Richard de Saint-Victor. Mais la « philosophie*» de la
table témoignage. Voici en bref les éléments et qualités qu’il apporte au Consolatio ne pouvait que paraître trop profane aux auteurs monastiques,
syncrétisme platonicien du x n e siècle, et, au-delà, à toute la mentalité comme elle le sera effectivement pour les évangéliques de la fin du siècle.
philosophique médiévale.
1. D’abord un dessein délibéré, quoique non réalisé dans son pro­ 1. J e a n d e S a l i s r u r y , Melalogieon, II, 17 (éd. Webb, p. 94) : « Egerunt operosius
gramme, de concilier Platon et Aristote : « Aristotelis Platonisque sen­ Bernardus Carnotensis et auditores ejus ut componerent inter Aristotelem et Platonem,
tentias in unam quodammodo revocare concordiam, eosque non ut sed eos tarde venisse arbitror et laborasse in vanum ut reconciliarent mortuos qui,,
quamdiu in vita licuit, dissenserunt ».
plerique dissentire in omnibus, sed in plerisque et his in philosophia Seule l’entrée des œuvres d’Aristote, au x m e siècle, bloquera sans l’anéantir, ce
maximis consentire demonstrem »4. Propos d’un disciple dont l’admiration dessein de concordisme, permanent du x n e. Hermann le Dalmate observe le désaccord
ne consent pas à choisir entre deux maîtres, entre deux vérités de ses des deux définitions de l’âme, mais esquisse leur coordination (De essentiis, en 1143 ;
maîtres ; mais aussi expression, dans cet esprit modeste, de deux exigences ms. Oxford, Corpus Chr. Coll. 243, p. 102v, 106, cité Haskins, Sludies in mediaeval
science, p. 61) ; Hugues de Saint-Victor réduit la division platonicienne des sciences
(formule de Boèce) à celle d’Aristote, Disdacalion, II, 2 (P. L., 176, 752) ; etc. Augustin
1. Observons ce concordisme des deux langages (augustinien et platonico-boécien) exprimait déjà, après Porphyre, cette confiance en une philosophie unique : « Non,
dans les divers traités chartrains, tels celui de Clareinbaud d’Arras sur le De Trinitate, defuerunt acutissimi et solertissimi viri, qui docerent disputationibus suis Aristotelem ac
éd. Jansen, p. 64, le Liber de eodem secundus. Cf. Parent, op. cil., p. 207-213. Platonem ita sibi concinere, ut imperitis minusque attentis dissentire videantur; multis
2. Cf. P. C o u r c e l l e , Les lettres grecques en Occident, Paris, 1943 : Boèce, p. 257- quidem saeculis multisque contentionibus, sed tamen eliquata est, ut opinor, una
312, qui, en démontrant B. disciple d’Ammonius, a fort éclairé son néoplatonisme verissimae philosophiae disciplina » Contra Academicos, III, 19, 42 (P. L., 32, 956).
originel. 2. G u i l l a u m e d e C o n c h e s l’avait bien observé : «Boetius vero in utroque fuit
3. Cf. ci-dessous, Aetas Boetiana. nutritus : in aristotelica, in dialectica et logica ; in platonica, in philosophia ». In
4. Boèce, De interpretatione, Ed. sec., éd. Meiser, p. 79. Boetium de Consol. (2e rédaction), ms. Paris B. N. 6406, fol. 9 v.
126 LA P R E M I E R E S C O L A S T IQ U E L E S PL A T O N IS M E S AU X I I e S I È C L E 127
I

2. Premier effet de ce concordisme : la vie de l’esprit se développe radicale de Yousia platonicienne au monde des choses concrètes actuelle­
à deux niveaux, irréductibles sous leurs échanges permanents ; le plato­ ment existantes dans lesquelles nous vivons. Jean de Salisbury discernera
nisme d’ailleurs, en définissant la réalité la plus profonde comme indépen­ parfaitement cette opération, face au platonisme augustinien1. C’est là
dante des formes limitées où l’intelligence connaît les choses, appelait non seulement une opération philosophique, mais la base d’une religion,
déjà ce dédoublement. Boèce est, pour le monde latin, le créateur d’une d’une théologie, d’une spiritualité alors très nouvelles. Quant au pan­
des expressions les plus accréditées de ce dualisme noétique : il y a, avec théisme d’Amaury de Bène, tout appareillé qu’il soit de vocables boétiens,
deux ordres d’objets, les intellectibilia (la Divinité toujours une et identique il ne sera possible que par une extrapolation grossière de la doctrine.
au-delà de toute voie d’accès sensible) et les intelligibilia (esprits créés, 4. Les sciences de la nature ont donc leur statut autonome : Boèce est,
âme humaine, accessibles par la similitude du sensible), deux types de et demeurera jusque chez un saint Thomas [Comm. in De Trin., qu. 5 et 6),
connaissance, relevant l’un de Y intellectus, l’autre de la ratio ; dans ce le grand maître de la méthodologie d’un savoir différencié selon ses objets.
second registre, passe toute la noétique aristotélicienne1. Autant que les La théologie, assurée sa transcendance, use pour se construire de concepts
professionnels de l’École, ce sont ici les spirituels qui suivent Boèce, pour rationnels, valables selon leur structure propre à l’intérieur de la foi,
rendre compte de leurs expériences. Les nombreux traités De anima, et mesurables en topique théologique. Là aussi, au terme d’un siècle de
cisterciens ou autres, recoupent, sous des vocabulaires variés, ces caté­ commentaires, saint Thomas tirera grand parti de l’œuvre de Boèce,
gories. Richard de Saint-Victor y appuie son analyse des degrés de la et le mot célèbre, « Locus ab auctoritate est infirmissimus » (Ia, q. 1, a. 2,
contemplation. L’« intelligence » a de soi valeur religieuse ; elle seule ad 2), reprend le critère de ses jugements de valeur. Ce n’est point l’heureux
prouve Dieu ; c’est la faculté proprement théologique (Thierry de Chartres), effet de sa seule qualité de logicien, si Boèce forme nombre de concepts
alors que l’entendement (ratio) est la faculté de l’être prédicamental et destinés à devenir le capital commun des théologiens (nature, personne,
nombrable. substance, éternité, providence, etc.), mais confiance religieuse dans le
3. Les influences métaphysiques de Boèce ont été plus décisives encore, travail rationnel. La Consolatio, expressément construite sur des valeurs
au niveau des énoncés qui devinrent classiques, au point que souvent un proprement rationnelles, est le cas-limite de cette confiance théologique ;
saint Thomas en devra tourner les formules plutôt que les écarter. De fait, elle n’est pas une œuvre profane, « païenne » : aucun des médiévaux,
avant l’entrée active d’Aristote lui-mcme (texte de la Métaphysique vers même le plus antiintellectualistes, ne la tiendra pour telle. En ce sens,
1240), Boèce règne dans les écoles, partout où l’analyse métaphysique et sur les fondements susdits, Boèce est le premier des scolastiques, ce
de la condition de créature nourrit la contemplation de Dieu, telle que qu’on ne peut certes pas dire d’Augustin; il réussit à employer la logique
lui-même l’avait exercée dans ses opuscules théoîogiques. Composition d’Aristote en un domaine où elle n’était pas habilitée à pénétrer : l’Être
de l’être créé, simplicité de l’Être divin : c’est le thème central, néoplato­ premier et les esprits purs.
nicien dans la mesure où il a comme clef de voûte la primauté de l’Un, Tel est donc, très différent de celui d’Augustin, le néoplatonisme de
mais aristotélicien dans son traitement à partir de la notion de forme : Boèce : la ligne de partage se prolongera subtilement mais efficacement
Dieu est forme pure, les êtres sont composés de forme (quo est, esse) et au x n e siècle, et le moindre épisode la révélera, telle la correspondance
de sujet (quod est). L’interprétation réaliste de cette distinction entraînera de Nicolas de Clairvaux et de Pierre de Celles se querellant sur la primauté
Gilbert de la Porrée au-delà de l’exégèse boétienne de ses congénères de l’unité (type platonicien) et de la simplicité (type augustinien)2. La
chartrains, et, théologiquement, compromettra sinon l’orthodoxie, du clientèle des deux docteurs est bien différente. L’augustinisme de Boèce,
moins l’équilibre de sa doctrine trinitaire. Si Dieu est la forma essendi y compris dans son De Trinitate, que les théologiens lisent à côté du
de toùte créature (et là les énoncés boétiens recoupent les idées augusti- De Trinitate d’Augustin, relève plus des lieux communs du néoplatonisme
niennes), les êtres créés ne sont cependant pas que des reflets incarnés (à teinte Proclus), que de ses accents personnels. Les concordismes tentés
du monde intelligible, des épiphanies de Dieu ; ils ont une consistance sont à la fois légitimes et contestables. Sa philosophie de la liberté, sa
propre, et l’activité divine ne se substitue pas plus à leur activité que théologie de la prescience divine, seront efficacement mises en œuvre par
la forme divine ne se substitue à leur forme unie à la matière. Aristoté­ l’École, et, avant beaucoup d’autres, saint Anselme, dans sa Concordia
lisme de Boèce, là même où il affirme la présence ontologique de Dieu praescientiae cum libero arbitrio, utilisera, en concurrence de saint Augustin,
dans les êtres. Il a ainsi, sans exclure les idées-formes, vaincu l’indifférence
1. Ainsi, entre autres observations, Mêlai., II, 20, éd. Webb, p: 115.
1. Enoncé de base : Comm. in Isag., I, 3, éd. Brandt, p. 8-9. « Ratio humani 2. Cf. M.-D. C h e n u , Plalon à Clleaux, dans Arch. hisl. lill. docl. du m. â., 21 (1954),
tantum generis est, sicut intelligentia sola divini ». ConsoL, V, pr. 5, 4. p. 99-106.
LES PLATONISMES AU XIIe SIÈCLE 129
128 LA P R E M I E R E SC O L A S T IQ U E

le fameux passage de son commentaire du Péri hermeneias, ch. 9, sur


la contingence ; mais elles ne pourront jamais devenir homogènes à L’entrée de Denys
l’accent chrétien ni à la qualité spirituelle du De gratia et libero arbitrio
d’Augustin, répercuté dans le De gratia et libero arbitrio de saint Bernard.
Du Timèe qui l’alimenta, Boèce réalise l’une des plus intelligentes L’Un, le Bien, l’Étre : c’est autour de ces trois dénominations indisso­
transpositions qui furent dans l’histoire. Non seulement, il résorbe, comme ciables de la réalité suprême que se différencient les variantes du néopla­
tous les chrétiens, la théorie des trois principes (cf. supra), mais il pousse tonisme, dans un glissement permanent de l’une sur l’autre, dont le
très loin la christianisation de la providence du Dieu-démiurge : la fameuse syncrétisme amenuise la rigueur plotinienne de la suprématie de l’Un
strophe O qui perpetua ( Consol., III, 9), est d’une haute densité religieuse, au-delà de l’Étre1. Les Chartrains en avaient fourni, dans le style de Boèce,
malgré le naturalisme original de l’expression1. Dans le champ du néopla­ et avant les traductions nouvelles de Denys, d’excellentes formules, sur
tonisme même, son insistance sur l’Unité le classe dans une tradition qui, les deux thèmes plus ou moins consciemment bloqués, de l’Un et de l’Être.
différente de celle des Idées (Augustin), exercera périodiquement sa La lecture de Denys, devenue très active à partir du second tiers du
pression, renforcée bientôt par Denys, sur les théologiens et les mystiques12. x n e siècle, introduit une expression originale de la doctrine de l’Un et
Dernier trait : Boèce est un latin, alors que Proclus avait engendré du Bien, sur le fond deux fois latinisé par Augustin et par Boèce. Un
par ailleurs Denys. Son platonisme, plus abstrait, élimine les ressources incommunicable accent, un vocabulaire surfait, l’ambiance cosmique des
du symbolisme3, inclus cependant dans la portée de Platon, en faveur concepts les plus éthérés, nous arrivent d’un autre univers — celui de
d’une dialectique conceptuelle qui sera plus en faveur dans l’École, où Proclus — que celui des sensibilités intérieures d’Augustin comme des
une science théologique ne peut que résorber de plus en plus la métaphore, assonances de sa rhétorique spirituelle. Contemplatio se renforce de l’aura
y compris les « noms divins » de la Bible, traités comme des anthropomor­ mystique de la theoria, nescientia des ténèbres de la via negativa, mens,
phismes vulgaires. La théologie occidentale contractera là une méfiance malgré sa profondeur originale, se charge de la densité divine de l’intra­
constante contre l’Orient, et l’allégorisme qu’elle cultivera abusivement, duisible vouç. Hugues de Saint-Victor en est à sa manière, dès la première
en exégèse, en liturgie, en analyse sacramentaire, en pastorale, ne sera heure, le témoin, lui qui, malgré la contrainte textuelle d’un commentaire,
qu’une déformation intellectualiste et aristocratique des mystères symbo­ non seulement rejette telle ou telle doctrine jugée aberrante et mise sur
liques chrétiens. le dos d’Érigène, mais ramène sans cesse vocables, concepts, systèmes,
dans les catégories augustiniennes demeurées la charpente de sa théologie.
C’est le thème de la hierarchia qui est la clef du système, le parti
architectural qui en commande les éléments et l’esprit. Ordo sacer : la
1. O qui perpelua m u n d u m ratione gubernas... transposition latine rend bien mal la puissance métaphysique et religieuse
Ratio perpetua: c’est la raison éternelle de Dieu, qui, modèle suprême de tous les de la notion dionysienne, qui allait exercer, malgré cela, une étonnante
êtres du monde, les gouverne de par sa pensée même ; car le modèle est la vie du monde. séduction, même lorsqu’on en atrophiera l’appareil : communication du
La préexistence éternelle dans l’exemplaire divin rend raison de l’existence terrestre,
reflet de l’existence véritable. Accordé le caractère philosophique de la Consolatio, il divin, dans une dégradation, entendons, dans une émanation de degré
reste que le texte de Boèce était ouvert à une interprétation chrétienne de plus en en degré, composant une multiplicité de formes de l’être, en participation
plus ferme. Ainsi en fut-il chez tous les commentateurs du x n e siècle, et déjà chez immédiate (ce qui écarte l’émanatisme de Proclus mais ne purge pas en
Scot Erigène. Cf. P. C o u r c e l l e , Étude critique sur les Commentaires de la Consolation fait la menace d’une théorie des intermédiaires) de Dieu dont est par là
de Boèce ( I X e- X V e siècles), dans Arch. hisl. docl. lill. du m. â., 12 (1939), p. 5-140
On a justement reconnu l’inspiration, et jusqu’à l’expression de la strophe de manifestée la richesse2. Vision grandiose, dont Denys est enivré, et dans
Boèce, dans le beau poème d ’Alain de Lille sur la Nature : »O Dei proles genitrixque
rerum... », De planctu Naturae. Cf. p. 30.
2. La métaphysique de l’Un nourrit le thème mystique de la solitude de Dieu.
1. Boèce inspire aussi bien la tradition de l’Un que celle du Bien. Dans le De hebdo­
« Unitas non inceperat : simplex, intacta, solitaria, ex se in se permanens, infinibilis
et aeterna » : l’incontestable densité religieuse de pareil énoncé ( B e r n a r d S i l v e s t r i s , madibus, il présente la genèse des êtres comme un « fluxus a prima bonitate » (P. L. 63,
3 1 1 1 ) ; mais l’un de ses premiers axiomes est : «Omne quod est idcirco est quia unum
De m u n d i universitate, éd. Barach, p. 61), sourd profondément de la métaphysique
boécienne de l’école de Chartres. Cf. G i l b e r t d e la P o r r é e , Comm. in lib. de Trin., est ». In Porphyrium, P . L., 64, 83. En prenant place dans la collection des opuscules
P . L ., 64, 1269 : « ..Vere est [Deus] unum, et adeo simplex in se, et sine his quae adesse
de Boèce, le De Unitate de Gondisalvi infléchit la tradition en faveur de l’Unité.
A l ai n d e L i l l e (Regulae) suit la même pente.
possunt solitarium, ut recte de hoc Uno dicatur quod de ipso principio cujus ousia
est dicitur, scilicet est id quod est ». 2. ORDO, H I E R A R C H I A : exemple parfait de vocables très différents — d’ori­
3. Comme il élimine aussi les mythes, cf. supra, p. 123, note 5. gine, de mentalité, de complexe idéologique et sociologique — là. même où ils vont
9
130 LA P R E M I E R E SC O L A S T IQ U E
L E S P L A T O N IS M E S AU X I I e S I È C L E 131
l a q u e l l e l ’u n i v e r s e t l ’h o m m e , D ieu e t le C h r is t , le s s a c r e m e n t s e t la au vulgaire, aux non-initiés. Le « signe » d’Augustin et le « symbole » de
c o n t e m p l a t i o n , le c o r p s e t l ’â m e , !a l u m i è r e e t le s t é n è b r e s , le s s y m b o l e s Denys relèvent de deux platonismes différents.
e t le s n é g a t i o n s , t r o u v e n t le u r p l u s h a u t e e x p l i c a t i o n . T e l l e a u j o u r d ’h u i, Denys demeure pleinement fidèle au néoplatonisme qui est essentielle­
h y p o t h è s e t o t a l e , la t h é o r i e d e l ’é v o l u t i o n . ment une méthode pour accéder à la réalité intelligible, non une explication
La hierarchia s u p p o s e é v i d e m m e n t la t h è s e p la to n ic ie n n e classiq u e du sensible par cette réalité. Mais chez lui cette méthode est conçue
d e s d e u x m o n d e s , i n t e l l i g i b l e e t s e n s i b l e , m a i s e ll e la t r a n s p o s e p r o f o n d é ­ comme une ascension à partir du dernier degré matériel où l’intelligence
m e n t e n c o n s i d é r a n t l ’u n i v e r s s e n s i b l e c o m m e un c h a m p de sy m b o les. humaine trouve un objet à elle connaturel, dont la valeur de connaissance
C ’é t a i t là c e r t e s u n e r e s s o u r c e o r i g i n e l l e d u p l a t o n i s m e , m a i s s o n a m p l i f i ­ — de connaissance sacrée — provient non de son épaisse nature sensible,
c a t i o n m o d i f ie l ' a t m o s p h è r e d u s y s t è m e , e t lui p r o c u r e , d a n s s o u i n t e r f é ­ mais de sa capacité symbolique, ; anngogie qui est non seulement toute
r e n c e avec, le s y m b o l i s m e s a c r a m e n t e l c h r é t i e n , u n e d e n s i t é r e l i g i e u s e à autre que le procédé de la métaphore employée par l’Écriture ou par les
la fo is f é c o n d e e t a m b i g u ë ; le s y m b o l i s m e s o u s t r a i t le s v é r i t é s d i v i n e s poètes1, mais aussi, au niveau de la connaissance philosophique, est fort
différente tant de l'imago augustinienne (plus tard cistercienne, ou victo-
rine) que de l’abstraction du sensible d’Aristote. L’une et l’autre d’ailleurs
à la rencontre l'un de l’autre; tous les deux admirables, que le juridisme, hélas! a
atrophiés. Schématiquement. : rendront peu intelligibles aux Latins anagogie et théophanie dionysiennes.
Composantes d ’ORuo : Cette anagogie, cette conversion, cette activité hiérarchique se déve­
sens sociologique général : le bon ordre de la Cité, avec référence particulière à loppent selon trois opérations, à la fois graduées et simultanées : purifica­
la justice ; tion, illumination, perfection. On sait le succès universel et de la doctrine
constitué en droit, dans la « république » (vocabulaire juridique romain) : et de la formule, lieu commun des théologiens et plus encore des spirituels,
institutionnalisé dans les groupes (ordines: politiques, économiques, religieux;
ordo militaris, arda equeslcr ) ;
assez avachi d’ailleurs dans la langue latine où les fonctions de l’initiation
selon les fonctions ( officia) qu’ils remplissent («Diversitas ordinum secundum dionysienne se réduisent souvent au moralisme des incipientes, proficientes,
officia », S. Thomas, Ia pars, q. 108, a. 2), ou les prérogatives, droits, franchises dont perfecti, vocables désacralisés, tournant en loi ascétique ce qui relevait
ils jouissent (dans leur « état », slalus, en droit féodal, bientôt en droit urbain) ; d’une opération divine transcendante (le latin traduit par l’unique lex
exprimant alors la discipline intérieure (ordo = regula; «ordo regulae », Tcrtul- v ’j’ioc, et (kerpop). Cette rançon du succès ne disqualifiait cependant pas
lien, De praescr., 27 ; « ordo disciplinae ») ;
approprié par l’Église pour ses fonctions et ministères (ordo monasticus , ordo l’analyse fonctionnelle par laquelle Denys avait organiquement défini
canonicus ; le sacrement de YOrdre par excellence) ; les ressources religieuses de la philosophie de Proclus.
et même pour ses cérémonies et rites (ordo missae, ordines et consecrationes ; Élément structural qui va être de croissante importance pour rompre
" ordonner » un chevalier, dans l’adoubement). le substantialisme aristotélicien : cette vision « hiérarchique » brise le
La HiFHAitcHiA implique :
au premier chef, valeur sacrée (iera-archè) ; schéma métaphysique qui enferme chaque nature dans son périmètre onto­
en vertu d’une émanation procédant de la divinité ; logique ; les natures sont ouvertes par en haut à l’influence causale de
ayant valeur ontologique, en nature, et non par volonté ou décision juridique l’être supérieur, et cela dans une homogénéité normale, au point que
des hommes ; l’action du supérieur embraye sur l’acte naturel lui-même. Cette « sympa­
réalisée selon un ordre (Iaxis, avec un sens mystique essentiel : disposition thie », cette continuatio, comme disent nos Latins, est bien dans la ligne
sainte de Dieu, « harmonie suressentielle »} ;
à caractère dynamique ; de la construction plotinienne de la participation; elle revêt ici les qualités
où le sens religieux déborde le juridique, et le plan divin les règles morales et d’une mystérieuse parenté, imprégnant de sens religieux l'ordre unique
sociales. de l’Univers, émanant de l’Un.
Avec la philosophie (aristotélicienne) de la nature , nouvelle valeur : la « nature » De cette conception « hiérarchique » découle la valeur sacrée de la
est ordre, en elle-même, dans son dynamisme de perfection fardo ad finem), dans ses
déterminismes, dans ses lois. connaissance, fidèle à ces lois, et alors science des « parfaits ». L’idéal grec
Hierarchia perdra sa sève dionysienne dès le x m e siècle, y compris en terre sacrée. de rè-ruaT-çp.-/; est, selon la tradition néoplatonicienne, réalisé dans l’opéra­
Augustin — et tant d’autres depuis — reste romain jusque dans l’usage religieux tion cathartique et mystique d’une Ostopia, terme que les spirituels latins,
cVorda
N. B. : Ni l’un ni l’autre des deux vocables n’ont de qualité évangélique
1. Denys ne relève pas de la poétique, ni de la rhétorique. Il traite les images
Cf. R. Ropuns, L 'U nivers dionysien. Structure hiérarchique du monde selon le
scripturaires comme des symboles ontologiques, non comme des expressions littéraires,
Pseudo-Denys, Paris, 1954, en particulier chap. 1er : Le monde comme ordre : vocabulaire
matière d’une exégèse grammaticale et psychologique. Profonde différence avec la
e t sources, H. K r i n g s , Ordo. Philos.-hisl. Grundlegung einer abendlàndische Idée,
culture monastique occidentale, son humanisme, sa propédeutique biblique des sept
Halle, 1941. arts.
132 LA PREMIERE SCOLASTIQUE LES PLATONISMES AU XIIe SIÈCLE 133
sinon les scolastiques, transcriront tel quel dans leur langue, en face de préside à cette économie, et la science qu’on en peut avoir procède donc
scienlia resté chez eux le plus souvent profane. Beaucoup cependant d’une révélation, sagesse de Dieu qui est la seule vraie « philosophie ».
puiseront là une confiance en l’intelligence contemplative, dont l’opti­ Le grec Apollophane a raison de traiter Denys de parricide, qui dépossède
misme contrastera avec l’empirisme ascétique de certains réformateurs. les Grecs de leur sagesse (Epist. 7 ; P. G., 3, 1080).
Si cette contemplation divinise, c’est d’ailleurs qu’elle voit en vérité dans Par contre le néoplatonisme menace, dans la contemplation intelligible
les êtres des théophanies, et dans l’Univers une cascade d’illuminations, de Denys, l’irréductible originalité chrétienne de l’Incarnation, ramenée
à partir de Dieu, en lui-même invisible1; non point donc panthéisme, à la procession du multiple à partir de l’Un, sous la diffusion généreuse
mais émanatisme mystique, à base d’agnosticisme, qui va être en Chré­ du Bien ; il menace tous les éléments du « mystère », dont les sacrements,
tienté l’une des expressions originales les plus séductrices et les plus eucharistie comprise, sont moins des participations à l’humanité du Christ
inquiétantes de la philosophie de la participation. que des rites symboliques d’union à l’Un Parfait ; il menace de réduire
Trait le plus saillant de la « hiérarchie », par lequel elle christianise l’histoire religieuse de l’humanité pécheresse à une chute dans le multiple,
le schéma néoplatonicien, mais réduit en même temps l’originalité de suivie du retour à l’unité divine.
l’économie chrétienne : y sont bloquées la cosmologie et la sotériologic, Nous voici à l’opposé d’Augustin, dont la conversion chrétienne n’a
le Dieu créateur et le Dieu sauveur, dualisme qui au contraire caractérise rien de commun non seulement avec la conversion plotinienne, mais
la tradition latine, sous le patronage d’Augustin, et imprègne en totalité même avec la conversion « hiérarchique » de Denys. Expérience intérieure,
la distinction majeure de la nature et de la grâce. Ce n’est certes point que les Latins rapprocheront du pati divina de Denys parlant à Hiérothée,
que Denys soit naturaliste, ni que la divinisation soit liée au progrès en une expression magnifique mais isolée. Aussi bien, Yanagogia de Denys
cosmologique ; il est au contraire, jusque dans le sous-sol moral, tout se développe dans un ordre métaphysique et dans un jeu symbolique,
théocratique, et il semble transporter en Chrétienté la prière théurgique où est complètement évacuée et méprisée Vhistoria, y compris l’histoire
de Jamblique. Mais la loi de la divinisation n’engage l’intériorité et la sainte, dont l’objet n’est plus alors de nous apprendre des récits de faits,
liberté des âmes que par et dans l’ordre objectif et comme extérieur des mais de nous « initier », à travers les symboles, à la TeXsacocnç de la Vie
actes hiérarchiques ; les prédéterminations des vouloirs divins n’ont là divine. La seconde génération des Porrelanÿ chez qui l’influence de Denys
rien de commun avec l’impromptu des grâces augustiniennes. Géniale corsera le thème néoplatonicien de Boèce sur l’Unité, éprouveront cette
transposition chrétienne de la métaphysique platonicienne de la partici­ répugnance des idéologies platoniciennes pour les contingences, même
pation, par quoi sera forgée la notion d'analogia, nouveau carrefour d ’un sacrées, de l’histoire, et contracteront là leur hargne contre le pauvre
syncrétisme idéologique, où la vision de Denys risquera d’être dévaluée, augustinisme du Lombard.
submergée à la fois par le conceptualisme aristotélicien et par le surnatu­ Boèce est loin de Denys, en particulier dans son humanisme logique,
ralisme augustinien. Le réalité psychologique de la grâce et du libre pédagogique, de saveur aristotélicienne ; chez lui les sciences humaines
arbitre, des deux libertés, l’humaine et la divine, que la controverse ont leur propre teneur, hors l’anagogie hiérarchique à laquelle ils pourraient
pélagienne installera pour toujours en Occident, ne trouve d’ailleurs que être une propédeutique valable. Sa philosophie de l’Unité devait cepen­
difficilement sa place dans cette synergie de la destinée hiérarchique des dant servir, dans une rencontre efficace, à acclimater l’Un dionysien et ses
êtres ; le chrétien Denys cède ici au néoplatonisme et à ses médiations axiomes. Bien plus la critique des Idées, des « Noms divins », combinera
contraignantes. Érigène sera le bouc émissaire de cette incoercible tendance fructueusement l’épistémologie boécienne avec la théologie négative de
où il n’était pas permis de compromettre le prestige de Denys. Denys : c’est de quoi réhabiliter le syncrétisme, au delà de ses concordismes
Là où Denys rompt avec Proclus et retrouve le Dieu-Personne du faciles.
christianisme, c’est par une juste conception de la transcendance imparti- La critique des Noms divins est sans doute chez Denys le plus beau
cipable du principe suprême, qui est à la fois Un, Être, Vie, Intelligence. fruit chrétien de la méthode néoplatonicienne : il y est à la fois fidèle
« L’Un qu’il ne faut même pas encore appeler de l’être », avait dit à ses maîtres grecs et créateur d’une «théologie» chrétienne. ' La via
Jamblique. L’émanatisme et les hénades de Proclus sont éliminés. C’est negativa du traité De nominibus divinis transfère en Occident, y compris
l'effort décisif de tous les néoplatonismes chrétiens. Ici, dans l’ordre des par un effort sans cesse repris de création verbale, tout le capital de la
transcendantaux, le Bien devient la qualification suprême ; Dieu est l’è'pcu:; dialectique platonicienne de 1’inefTable, Iraxeiva tyjç oüaîaç (Bép., 509 b),
unique et simple, qui étend son action jusqu’au dernier des êtres et le déjà répercutée dans Plotin et dans Proclus; génération après génération,
ramènee à soi. Bonum diffusivum sui : l’axiome latin témoigne partout pendant trois siècles, les maîtres s’en nourriront, de Scot Érigène à
de l’influence de Denys. Influence décidément chrétienne, car la grâce saint Thomas, d’Hugues de Saint-Victor à Eckhart, lui donnant des
134 LA P R E M I E R E S C O L A S T IQ U E L E S PL A T O N IS M E S AU X I I e S I È C L E 135

e x p r e ss io n s s y s t é m a t i q u e s e x t r ê m e m e n t v a riée s, ju s q u e s e t y c o m p r is d a n s centre, e tc.), com m e m oyens de traduire l ’é m a n a t i o n à partir de la


u n e t r a n s p o s i t i o n d e la l o g i q u e a r i s t o t é l i c i e n n e o r i g i n e l l e m e n t f e r m é e au M onade ;
t r a n s c e n d a n t . A e ll e s e u l e , c e t t e f é c o n d i t é t é m o i g n e à la fois d e la g r a n d e u r c o m p l a i s a n c e p o u r d e s f o r m u l e s c o n c i s e s , a x i o m a t i q u e s , se d é d u i s a n t
r e l i g i e u s e d e D e n y s , e t d e l ’e f ï i c a c i t é d ’u n e p r o b l é m a t i q u e n é o p l a t o n i c i e n n e e t se r e c o u p a n t , j u s q u e d a n s le u r s a l l i t é r a t i o n s v e r b a l e s ; ce n ’e s t p a s par
e n t h é o l o g i e c h r é t i e n n e , d e la c a p a c i t é d ’u n e foi a d u l t e à s ’e x p r i m e r d a n s u n e f i c t io n a b u s i v e q u e le Liber A A / V Philosophorum p lace ses ad m irab les
u n e c u l t u r e e t à s ’i m p l a n t e r d a n s u n e p e n s é e h u m a i n e s a u t h e n t i q u e s ' 1. d é f i n i t i o n s d e D i e u s o u s le p a t r o n a g e d u T r i s m e g i s t e ;
a c c e n t religieu x p é n é t r a n t i n t i m e m e n t le s v o c a b l e s le s p l u s m é t a ­
C ’e s t le lieu d e s i g n a l e r , au b é n é f i c e d e c e t t e m y s t i q u e d u D i e u i n c o n n u , p h ysiq u es.
e t d a n s le m ê m e s i ll a g e d u n é o p l a t o n i s m e , q u o i q u e v e n a n t d ’u n t o u t D u c a p i t a l d e l ’h e r m é t i s m e , n e p a s s e g u è r e la m y s t i q u e d e la r é g é n é ­
a u t r e h o r i z o n , le s i n f i l t r a t i o n s d e t e x t e s o r i g i n a i r e s d e l ’h e r m é t i s m e . L e s r a t i o n , d e la c o n n a i s s a n c e p a r i n t r o v e r s i o n , d e la p i é t é a r i s t o c r a t i q u e du
p r e m i è r e s e n s o n t p e r c e p t i b l e s d a n s le Liber de sex rerum principiis, vers s a l u t t h é u r g i q u e 1. C ’e s t q u e , à l ’e n c o n t r e d e D e n y s e t d e B o è c e . les é c r i t s
1 1 3 5 - 1 1 4 7 , e n c o r e t é n u e s , c o n f u s e s , b r o u i l l é e s a v e c d e s é l é m e n t s d ’a s t r o ­ h e r m é t i q u e s , q u i n e p r é s e n t e n t d ’a il le u r s a u c u n e c o h é r e n c e s y s t é m a t i q u e ,
l o g i e a r a b e , r e li é e s a u x o u v r a g e s d u « n a t u r a l i s t a s » ( A d é l a r d d e B a t h ) ; n e c i r c u l e n t a lo r s q u ’e n é n o n c é s is o lé s de le u r s c o n t e x t e s , et se p r é s e n t e n t
p u i s e n t là B e r n a r d S i l v e s t r i s , J e a n d e S a l i s b u r y , p lu s t a r d 2.
1 A u to u r de p lu s com m e des p ro p o sitio n s en seign ées que com m e des d e sc r ip tio n s
1 1 6 0 , le u r p r é s e n c e e s t p l u s c o r s é e , p r é c i s é m e n t d a n s le s m i l i e u x p é n é t r é s d ’e x p é r i e n c e s .
ta n t ô t de B o èce, ta n t ô t de D en y s, en m êm e te m p s que réticen ts v is-à -v is E n f i n , e n l i g n e n é o p l a t o n i c i e n n e , lo in de d i s c e r n e r le D i e u p r i n c i p e
d ’A u g u s t i n ; a in s i le Liber X X I V Philosophorum, la Summa d ’A l a i n d e d e l ’o r d r e c o s m i q u e e t le D i e u Id ée su p r ê m e , seu le réalité vra ie, nos
L i l l e , e t c 3. a u t e u r s b l o q u e n t le s d e u x v o i e s , au b é n é f i c e d ’u n e t h é o l o g i e i d é a l i s t e de
N ou s som m es à nouveau d e v a n t u n e m é t a p h y s i q u e d e l ’U n , m a i s la c r é a t i o n e t d ’u n e h a u t e i n t e l l i g e n c e de la t r a n s c e n d a n c e d a n s l ’i m m a ­
a v e c le s a c c e n t s p a r t i c u l i e r s d u Corpus Hermelicum : nence m êm e.

p e r c e p t i o n a i g u ë d e la t r a n s c e n d a n c e d e p a r c e t t e U n i t é m ê m e ; d a n s
c e t t e t o t a l e e t a d é q u a t e p r é s e n c e à s o i, l ’U n e s t I n t e l l e c t (nous), a m ovens Le néoplatonisme arabe
i m m o b i l i s » ; Ê t r e , C a u s e , il e s t V i e ;
I n t e lle c t e t V ie, c e t t e U n it é e n g e n d r e en e lle -m ê m e , c o m m e d a n s u n
e n f a n t e m e n t d i v i n , t o u t a u t r e q u e l ’a c t e é m a n a t e u r d e s ê t r e s ; e n q u o i U n n o u v e l a f f l u e n t d e v a i t a l i m e n t e r e n c o r e le c o u r a n t d u n é o p l a t o ­
n o s m é d i é v a u x se p l a i s e n t à r e c o n n a î t r e u n p r e s s e n t i m e n t d e la T r i n i t é n i s m e : h é r it ie r e t d é p o s i t a i r e d e p u i s t r o i s s i è c l e s d e la s c i e n c e et d e la
ch rétien n e ; p h i l o s o p h i e g r e c q u e s , le m o n d e m u s u l m a n a l l a i t d é v e r s e r s o n c a p i t a l d a n s
g o û t p o u r le s é n o n c é s e t le s f ig u r e s m a t h é m a t i q u e s ( c e r c le , s p h è r e , la C h r é t i e n t é o c c i d e n t a l e , e n c r o i s a d e r e l i g i e u s e c o n t r e lu i, m a i s s e n s i b l e
à ses fro n tières a u x rich esses et a u x v é r it é s de so n a d v ersa ire. A tra v ers
la c u l t u r e a r a b e , le n é o p l a t o n i s m e m a n i f e s t e u n e fo i s d e p l u s , d e m a n i è r e
1. Cf. E. von I v a n k a , La signification historique du Corpus Areopagiticum, dans ru d im en ta ire encore, m ais déjà saisissab le, au c o n f l u e n t si d i s p a r a t e
Rech. de sc. relig., 36 (1949), p. 5-20.
d ’A u g u s t i n , d e D e n y s , d ’É r i g è n e , d e B o è c e , l ’h o m o g é n é i t é d e s o n i n s p i r a ­
2. Th. S i l v e r s t e i n vient de publier ce texte, avec une analyse de son contenu,
de ses sources, de son influence, dans Arch. hist. doclr. tilt, du m. â., 22 (1955), p. 217. 301. t i o n . L e d e r n ie r ti e r s d u x n e s i è c le m e t e n œ u v r e , d a n s la s o u p l e s s e i n d é ­
Traces : B e r n a r d S i l v e s t r i s , De m undi universitati (v. 1145-47) ; J e a n d e S a l i s b u r y , fin ie d e c e s v a r i a n t e s , m é t a p h y s i q u e s e t r e l i g i e u s e s , u n p r e m i e r l o t d ’œ u v r e s
De septem septenis, 7, P. L., 199, 960-962. arabes, passées p a r le la b o r a t o i r e d e s t r a d u c t e u r s d e T o l è d e : p rem ier
A relever aussi, vers le même temps : la traduction (inédite, ms. Paris, Bibl. nat.
é p i s o d e d ’u n e l o n g u e c r is e d o n t le d é n o u e m e n t s ’a c c o m p l i r a , g r â c e a u x
lat. 13951, fol. 1-31) de l’opuscule «de principalibus rerum causis» d’Apollonius par
H u g u e s d e S a n t a l l a : Hermetis Trismegesli Liber de secretis naturae et occultis rerum a s s i m i l a t i o n s e t a p r è s le s s o u b r e s a u t s d u m o y e n â g e , à la n a i s s a n c e d e s
causis, ab Apollonio translatus (Analyse par F. N a u , Revue de l'Orient chrétien, 12 « t e m p s m o d e r n e s ». L a c o n d a m n a t i o n de 1 2 1 0 m a n i f e s t e d e m a n i è r e a u s s i
(1907), p. 99-106); traces chez H e r m a n n d e C a r i n t h i e , De essentiis (1143); c o n f u s e q u e c e q u ’e ll e d é n o n c e , la p r is e d e c o n s c i e n c e d e c e t t e p o u s s é e
et la traduction du traité astrologique de Thabit par A d é l a r d d e B a th : Liber i d é o l o g i q u e , d o n t l ’é m a n a t i s m e a r a b e , c h a r p e n t é d e n é o p l a t o n i s m e , s e m b l e
presligiorum Thebidis secundum Ptolemeum et Hermeiem (Cf. Ch. H. H a s k i n s , Studies
in the hislory of mediaeval science, Cambridge (Mass.), 1924, p. 30. Mais ce sont là élé­ a v o i r é t é le p i v o t .
ments astrologiques, secondaires et décomposés, de la philosophie hermétique.
3. Autre thème hermétique : la vierge-mère; trace et allégorisation dans G a r n ie r 1. Cf. A.-J. F e s t u g i è r e , La révélation d'Hermès Trismégisle, en part. t. IV, Le
de R o c h e f o r t , Sermo 32, P. L., 205, 775.
Dieu inconnu et la gnose, Paris, 1954.
136 LA P R E M I E R E S C O L A S T IQ U E L E S PL A T O N IS M E S AU X I I e S I È C L E 137
L e p e tit traité De causis, p r o m is à u n gra n d d e stin , e n tr e en c ir c u ­ v i c e v e r s a , q u e p a r u n e m é d i t a t i o n p r o f o n d e d e l ’é t e r n i t é ; le De statibus
l a t i o n v e r s les a n n é e s 8 0 : c ’e s t la t r a d u c t i o n l a t i n e , p a r G é r a r d d e C r é m o n e hominis e n t i r e r a p r o f i t d a n s sa d e s c r i p t i o n d e s p é r é g r i n a t i o n s d e l ’â m e
( f 1 1 8 7 ) , d ’u n t e x t e a r a b e , r e m o n t a n t p r o b a b l e m e n t a u i x e s i è c l e 1 ; t r a n s ­ v e r s la b é a t i t u d e . C ’e s t q u e , d a n s c e t t e t r a n s p o s i t i o n a r a b e d e YElemenlatio
p o sitio n con cise e t o rig in a le de l ’Elemenlatio
theologica d e P r o c l u s , il theologica, D i e u e x i s t e , e t n o n p a s l ’U n a v e c le s h é n a d e s : e n c o n c e n t r a n t
c i r c u l e s o u s le t i t r e Liber Aristotelis de expositione bonitatis purae, q u i e n L u i le s r é a l i t é s t r a n s c e n d a n t a l e s , Il d e v i e n t s i n o n u n e p e r s o n n e , du
t é m o i g n e u n e fo is d e p l u s du b l o c a g e s o u s l e q u e l A r i s t o t e se p r é s e n t e à m oin s une ex isten ce, un esse ( p r o p o s . 4 ) . N o u s s o m m e s lo i n cependant
ce m o m e n t e n O c c i d e n t , a p r è s l ’A r i s t o t e p u r l o g i c i e n d u h a u t m o y e n â g e . des «d éfin itio n s» du Liber X X I V philosophorum, a d m i r a b l e ex p ressio n
Si p e u n o m b r e u s e s q u e s o i e n t e n c o r e s e s t r a c e s , c h e z u n A l a i n d e L i l l e , d e la m é t a p h y s i q u e m y s t i q u e d e n o t r e x n e s i è c l e .
d a n s le De fluxu entis ( i n t i t u l é a u s s i De causis primis et secundis)1 2, d a n s M a is c ’e s t p a r la t r a n s p o s i t i o n d e la « p r o c e s s i o n » e n c r é a t i o n q u e le
le De statibus hominis interioris3, d a n s le Speculum speculationum De causis r e n d a s s i m i l a b l e a u x t h é o l o g i e n s le n é o p l a t o n i s m e t r a d i t i o n n e l .
d ’A l e x a n d r e N e c k h a m ( e n t r e 1 2 0 4 e t 1 2 1 3 ) , le De causis r é v è l e à t r a v e r s L a C ause prem ière, d e v e n u e p lé n itu d e d es p erfectio n s tr a n s c e n d a n ta le s ,
le s s y n c r é t i s m e s q u i le d é s i n d i v i d u a l i s e n t , u n e e f f ic a c i t é d o c tr in a le et u n , b ien in te llig e n c e , â m e , e t u n iq u e form e su p r ê m e u n iv e r se lle , e s t ca u se
litté r a ir e d i g n e d ’ê t r e d é g a g é e . Il f a u d r a a t t e n d r e s a i n t T h o m a s p o u r créatrice : selon u n e form u le q u i d ev ien d ra classiq u e, « P rim a rerurn
d é c h if f r e r , a v e c l ’é n i g m e d e s e s o r i g i n e s , la c h a r p e n t e d e s a c o n s t r u c t i o n 4 ; creataru m e st e s s e » (propos. 4), e t c e t esse, form e p rem ière de to u te
d è s 1 1 8 0 c e p e n d a n t o n p e r ç o i t le s r e s s o u r c e s q u ’il p r é s e n t e p o u r u n c h r é ­ r é a l i t é , d é f i n i t la d é p e n d a n c e r a d i c a l e d e c e t t e r é a l i t é p a r r a p p o r t a u
t i e n c h e r c h a n t à e x p u r g e r la m é t a p h y s i q u e d e l ’U n d e s o n é m a n a t i s m e . « p r i m u m e s s e ». M a is le s m a î t r e s d u x n e s i è c l e , t o u t m o d e l é s p a r la t h é o r i e
A u s s i b i e n e s t - i l s a n s d o u t e l u i - m ê m e le p r o d u i t d ’u n e s p r i t q u i v e u t g a u ­ d e la formatio, t y p i q u e d e l ’i d é a l i s m e p l a t o n i c i e n , a u s s i b i e n d a n s le De
c h i r v e r s la d o c t r i n e j u d é o - m u s u l m a n e d ’u n D i e u c r é a t e u r la sé r i e d e s causis q u e c h e z A u g u s t i n e t B o è c e , c h e z P r o c l u s e t A v i c e n n e , n ’e n s a v e n t
h y p o s t a s e s de P ro clu s. p a s e n c o r e d é g a g e r la creatio p r o p r e m e n t d i t e , c a u s e d e la t o t a l i t é e x i s ­
P r e m i è r e r e s s o u r c e : le De causis p r o p o s e u n s y s t è m e c o m p l e t d ’e x p l i ­ ten tielle. Le De causis primis a m o r c e c e d i s c e r n e m e n t 1, m a i s l u i - m ê m e
c a t i o n d u m o n d e , d a n s u n e s u i t e d e t h é o r è m e s d o n t le s f o r m u l e s t r è s ne rom pt p a s a v e c la t h è s e d u De causis s u r le c o n c o u r s d e p l u s i e u r s
d e n s e s , d é l e c t a b l e s à l ’i n t e l l i g e n c e , m a n i f e s t e n t u n e a u t h e n t i q u e v i r t u o s i t é p r i n c i p e s c r é a t e u r s s e l o n le s d é t e r m i n a t i o n s f o r m e l l e s , d a n s la p r o d u c t i o n
m é t a p h y s i q u e d a n s l ’a n a l y s e d e s g r a n d e s c a t é g o r i e s , l ’u n e t le m u l t i p l e , d e s ê t r e s . A c e p o i n t d e v u e , B o è c e f o u r n i t , s e m b l e - t - i l , u n p l u s a c t i f fer­
l ’i m m o b i l e e t le m o b i l e , la c a u s e e t l ’e f f e t , le t o u t e t la p a r t i e , l ’ê t r e , l ’i n ­ m e n t d e r é f l e x i o n m é t a p h y s i q u e , p a r s o n a r i s t o t é l i s m e g r â c e a u q u e l il
t e l l i g e n c e . J a m a i s m a n u e l n é o p l a t o n i c i e n n ’a v a i t s u i v i , ic i c o m m e c h e z d o n n a i t a u x ê t r e s l e u r d e n s i t é o n t o l o g i q u e à l ’i n t é r i e u r m ê m e d e l e u r
P r o c lu s, u n e m é t h o d e au ssi d é d u c tiv e , h o m o g è n e à son id é a lism e . p a rticip a tio n au tra n scen d a n t.
L a n o tio n de cau se e s t m ise é v id e m m e n t en p lein e v a le u r : richesse
m é t a p h y s i q u e q u e n ’a v a i t e n c o r e p r o c u r é n i A u g u s t i n , n i m ê m e D e n y s C ’e s t le m ê m e s c h é m a m é t a p h y s i q u e , p r o b l è m e e t s o l u t i o n , q u e v i e n t
d a n s sa « v o i e d e c a u s a l i t é ». r e n f o r c e r la c o n n a i s s a n c e d ’A v i c e n n e , a lo r s r é v é l é à l ’O c c i d e n t p a r les
A l o r s q u e c h e z D e n y s le s c h é m a n é o p l a t o n i c i e n e s t a n i m é p a r le d y n a ­ t r a d u c t e u r s d e T o l è d e . R é v é l a t i o n d e s p l u s s o m m a i r e s e n c o r e : si G u n d i s -
m i s m e d e la h ié r a r c h i e c o m m e loi o n t o l o g i q u e e t c o m m e t e n s i o n r e l i g i e u s e , s a l i n u s , d a n s s o n m i l i e u , e n a u n e b o n n e v u e d ’e n s e m b l e , le s u t i l i s a t e u r s
ic i le s n i v e a u x d ’ê t r e r e s t e n t f ig é s s a n s o u v e r t u r e , c h a q u e r é a l i t é c o n d e n s a n t d e s a u t r e s c e n t r e s n ’e n s a i s i s s e n t , h o r s d e s l i e u x c o m m u n s n é o p l a t o n i c i e n s ,
e n e lle s a p a r t i c i p a t i o n a u x r é a l i t é s s u p é r i e u r e s . L a v i e s p i r i t u e l l e , si q u e le s é l é m e n t s c o s m i q u e s e t p s y c h o l o g i q u e s le s p l u s v o y a n t s . Sans
se n sib le ch ez P lo tin , d isp a ru e c h e z P r o c lu s, e s t c e p e n d a n t sa u v é e ta n t par d o u t e f a u t - i l in s c r ir e a u c o m p t e d e s p r e m i è r e s i n f i l t r a t i o n s d e c e t a v i -
la p e r c e p t i o n d e l ’i m m a n e n c e d e la C a u s e p r e m i è r e d a n s s e s e f f e t s e t c e n n i s m e le s « c o m m e n t a A r i s t o t e l i s » d é n o n c é s e n 1210 e t rapprochés
d ’A m a u r y d e B è n e .
D a n s l ’a p p o r t n é o p l a t o n i c i e n t r a d i t i o n n e l , l ’in f l u e n c e d ’A v i c e n n e f a i t
1. Il nous paraît moins probable que le De causis arabe soit l’œuvre d’un chrétien p r é v a l o i r , s a u f c h e z G u n d i s s a l i n u s , la C a u s e s u r l ’U n e t s u r le B i e n . A i n s i
arabisant de Tolède au x n e siècle (Théry, Alonso).
c h e z le s d e r n ie r s P o r r é t a i n s ( R a o u l d e L o n g c h a m p , c o m m e n t a i r e d e l ’ Anli-
2. Édité et présenté par R. d e V a u x , dans Notes et textes sur l'auicennisme latin
aux confins des X I 1 - X I 1 I e siècles, Paris, 1934. claudianus, d ’A l a i n , v e r s 1 2 0 5 ) , d a n s le De causis primis t e n t a n t u n
3. C’est le titre que nous donnons au traité anonyme et acéphale sur les pérégrina­ sy n crétism e très in sta b le d ’A u g u s t i n , d u De causis, a v e c
d ’É r i g è n e ,
tions spirituelles et cosmiques de l’âme, publié et analysé par M. T. d ’A l v e r n y , dans
Arch. d'hist. doctr. et lilt. du m. â., 13 (1940), p. 239-299.
4. Cf. l’introduction et l’édition de Sancti Thomae de Aquin o super L ib r u m de
causis Expositio, par H. D. S a f f r e y , Fribourg-Louvain, 1954. 1. Cf. dans l’édition de Vaux, p. 124-125.
138 LA P R E M I E R E S C O L A S T IQ U E LES PL A T O N IS M E S AU X I I e S I E C L E 139

Avicenne, dans le De slalilus hominis, plus proche encore littérairement


et fidèle à la hiérarchie avicennienne des êtres.
Nos auteurs ne mettent pas encore en œuvre la thèse fameuse de Ces n éo p la to n ism es m éd iévau x ne so n t-ils que des p ro lo n g em en ts
l’accidentalité de l’existence, non plus que la métaphysique de la contin­ s o m m a i r e s e t t r o u b l e s d e s g r a n d e s œ u v r e s d e P l a t o n , d e P l o t i n , d ’A v i ­
gence essentielle et pas seulement temporelle ; ils ne disposent pas, dans c e n n e ? L ’i g n o r a n c e d ’u n e g r a n d e p a r t i e d e le u r s o u v r a g e s , la t r a n s m i s s i o n
les bribes du Shifa qu’ils lisent, de la très fine analyse de l’acte créateur, in d irecte et fra g m en ta ire des t e x t e s et d e s d o c t r i n e s , la f a i b l e s s e d e s
liée d’ailleurs au subtil vocabulaire arabe, intraduisible dans la raideur- v e r s i o n s et, la p a u v r e t é d u v o c a b u l a i r e la t i n , le s y n c r é t i s m e e m p i r i q u e où
latine. Aussi manipulent-ils de manière assez primaire, Arnaury surtout, le s s y s t è m e s le s p l u s c o n s t r u i t s se d is s o lv e n t ., a f f e c t e n t g r a v e m e n t l ’a u t h e n ­
la notion d’esse à laquelle Avicenne avait appliqué la dialectique classique t i c i t é e t la q u a l i t é d e c e s n é o p l a t o n i s m e s . O n a c e p e n d a n t r é a g i j u s t e m e n t
du néoplatonisme, à la manière du De causis1. Ils commencent cependant, c o n t r e u n d i s c r é d i t e x c e s s i f , q u i m a s q u e l ’o r i g i n a l i t é d e c e p l a t o n i s m e
grâce à lui, à reconnaître que la diversité des êtres ne provient pas de la l a t i n d u x n e s i è c l e e t n ’y v e u t v o i r q u ’u n s o u s - p r o d u i t 1. A u c u n g é n i e , il
limitation de l’émanation, mais de la connaissance de la Cause première, e s t v r a i, n ’a r e c r é é p a r l ’i n t é r i e u r u n s y s t è m e n o u v e a u is s u d e l ’i n s p i r a t i o n
ce qui est faire échec à l’émanatisme pur en ménageant l’irréductible d e P l a t o n , c o m m e il e n se r a d ’A r i s t o t e a u x m e s i è c le d a n s l ’œ u v r e de
vouloir créateur. sain t Thom as d ’A q u i n . Ce fut encore m oin s une re-n aissan ce, à la
Le De immortalitate animae de Gundissalinus, le De anima à lui attri­ m an ière des reco n stitu tio n s h istoriq u es du Q u attrocen to. L a c u rio sité
bué, le De statibus hominis fournissent la première présentation occidentale s p i r i t u e l l e e t le l o n g t r a v a i l d e s m a î t r e s d u x n e s i è c l e o n t c e p e n d a n t
de la métaphysique avicennienne de l’âme, avec les analyses qui en p r o c u r é u n i t é e t p h y s i o n o m i e à la m a t i è r e p l a t o n i c i e n n e q u ’ils t r a i t a i e n t ,
découlent pour la théorie de la connaissance (intellect agent, intellectus à l ’é c o l e o u d a n s l e u r m é d i t a t i o n .
adeptus) ; le tout est encadré dans une physique du monde (astres, cieux C h r é t i e n s , l e c t e u r s d e la B i b l e , t h é o l o g i e n s , c e s m a î t r e s o n t c h e r c h é
animés, etc) qui a frappé les imaginations, à en juger par les reconstitu­ à d o m i n e r , d a n s u n p a r t i p r is d e c o n c o r d i s m e , l ’a n t i n o m i e c o n s t a m m e n t
tions graphiques qui illustrent les manuscrits12. Là encore, de curieux r e n c o n t r é e e n t r e la r e l i g i o n « s é m i t e » e t l ’i n t e l l e c t u a l i s m e h e l l é n i q u e , e n t r e
recoupements avec les descriptions des spirituels chrétiens, y compris l ’É v a n g i l e e t le n a t u r a l i s m e g r e c . L e s P è r e s le u r a v a i e n t c e r t e s o u v e r t
à Cîteaux3, donnent quelque vérité au syncrétisme des théoriciens ; telle la v o i e ; P h i l o n c h e z le s J u i f s , A v i c e n n e c h e z le s A r a b e s , le s a v a i e n t p r é c é d é
la doctrine des deux faces de l’âme (sens augustinien chez Gundissalinus, d a n s c e t e f f o r t p o u r u n if ie r le D i e u d e la N a t u r e e t le D i e u d e l ’H i s t o i r e e t
distinction intelleclus-inlelligentia dans le De anima). d u L i v r e . A t r a v e r s b i e n d e s t â t o n n e m e n t s e t d e s é c h e c s , ils p o r t e r o n t c e t t e
D’Avicenne aussi ont eu raison de se nourrir ceux qui donnent et e n t r e p r i s e a u n i v e a u d ’u n s a v o i r t h é o l o g i q u e , d o n t le g r a n d œ u v r e p r é c i ­
donneront un accent religieux à leur dialectique transcendentale ; le s é m e n t e s t d e c o n s t r u i r e d e l ’i n t é r i e u r , a v e c le s r e s s o u r c e s d e la r a is o n ,
philosophe arabe est ici d’une autre trempe que Proclus, dont la dévotion la fo i a u m y s t è r e d e D i e u . Œ u v r e t o u j o u r s r e p r is e , d e s i è c le e n s i è c l e ,
théurgique demeure étrangère à ses manuels métaphysiques ; c’est un q u i t r o u v e u n i t é e t v a l e u r m o i n s d a n s le m a t é r i e l p h i l o s o p h i q u e q u e d a n s
mystique, et la conceptualisation de son système ne va pas sans référence l ’a f f r o n t e m e n t d e c e m a t é r i e l a v e c le s d o n n é e s e t la l u m i è r e d e la r é v é l a t i o n
à une expérience. Au moment où il dénoncera ses « deliramenta », Guil­ c h r é tie n n e . L es m a îtr e s du x n e siècle s o n t in t e ll e c t u e lle m e n t e t in s t it u ­
laume d’Auvergne n’échappera pas à l'influence religieuse de ce t i o n n e l l e m e n t d e s t h é o l o g i e n s , n o n d e s p h i l o s o p h e s : l ’h i s t o r i e n d e la p h i l o ­
« si grand philosophe »4. La theoria dionysienne recoupera là encore, plus s o p h i e n e p e u t le s v o i r d e f a c e . D é s e x i s t e n t i a l i s e r la c r é a t i o n , s i t u e r l ’h i s ­
aisément que dans l’emploi du De causis, la vision des choses en Dieu t o i r e d e s â m e s d a n s l ’o r d r e é t e r n e l d e s c h o s e s , c o m b l e r l ’a b î m e e n t r e u n e
appelée par l’analyse avicennienne de leur être fragile. o n t o l o g i e p l a t o n i c i e n n e d e l ’e s s e n c e e t la t h é o l o g i e d e l ’h i s t o i r e : c i n q
g é n é r a t i o n s s ’a t t a c h è r e n t a v e c t é n a c i t é à c e t t e e n t r e p r i s e g i g a n t e s q u e , où
1. A ce point de vue, le blocage entre le vocabulaire technique de Boi-ce et celui
l ’a n t i q u e p l a t o n i s m e , d é j à d i v e r s e m e n t p r o l i f i q u e , t r o u v a u n e n o u v e l l e
d’Avicenne sur e s s e ( f o r m a , q u o e s l ) se fait au détriment de l’originalité du philosophe
arabe ; et cela jusque chez Albert le Grand. Saint Thomas renversera cette influence, f é c o n d i t é . E n t é m o i g n e la r é s i s t a n c e m ê m e q u e c e t t e e n t r e p r i s e r e n c o n t r a ,
vocables et doctrines, au bénéfice d’Avicenne. n o n s e u l e m e n t d a n s la t h é o l o g i e m o n a s t i q u e d ’u n R u p e r t d e D e u t z o u
2. Reproduction dans M. T. d ’A lvf .r n y , op. cit., p. 268. à C î t e a u x , m a i s c h e z c e r t a i n s p r o f e s s i o n n e l s d e la t h é o l o g i e ; R o b e r t d e
3. Ainsi observe-t-on des assonances frappantes entre le D e a n i m a (dernier cha­ M e l u n d é n o n c e e n e ll e u n é c h e c à la p u r e t é d e la d o c t r i n e e t d e la l a n g u e
pitre, cf. de Vaux, l o c . c i l . , p. 172, 175) et I saac d e S t e l l a .
4. G u i l l a u m e d ’A u v e r g n e , D e l e g i b u s (éd. Orléans, t. I, p. 54 a) : « Cujus damnatio
tanto justior quanto ista deliramenta tantus philosophus magis videre potuit et videre 1. Cf. R. K l i b a n s k y , The continuily of the plalonic during lhe middle âges, London,
neglexit ». 1939.
140 LA P R E M I E R E S C O L A S T IQ U E L E S P L A T O N IS M E S AU X I I e S I È C L E 141

b i b l i q u e e l l e - m ê m e (n e f u t - i l p a s , a u c o n c i l e d e R e i m s , u n d e s a d v e r s a i r e s utilisent cette réalité intelligible suprême pour expliquer le sensible, et


d e G i l b e r t d e la P o r r c e ? ) : « Q u o d a u t e m d i x i s c r i p t u m e s s e Rationes rerum ; pas seulement pour remonter à ce qui est en soi sans rapport avec le
infra creatorem esse et supra creatorum, n e c s c r i p t u r a m in q u a h o c rep e r ir i j monde. Les Porrétains unissent la mystique cosmique des Pères Grecs
p o s s i t a u t c e r t o v o c a b u l o d e s i g n a r i a u d i v i , n e c in a l i q u a s c r i p t u r a , in | au rationalisme épistémologique de Boèce. Hugues de Saint-Victor, tout
q u a n t u m v a l e o , le g i. V e r b a v e r o h a e c Rationes rerum infra creatorem sunt i augustinien qu’il soit, dressera le plan d’un ordo disciplinae, qui bientôt
et supra creaturam, p la to n ic a m d isc ip lin a m m agis red o len t q u a m eccle­ i confluera dans le naturalisme aristotélicien, découvert dès 1200 par les
s i a s t i c a m A . Il f a l l a i t q u ’A u g u s t i n i n t e r v i e n n e , a v e c la t r a n s m u t a t i o n d e î médecins. Mais l’entrée d’Aristote provoquera une violente réaction, non
s o n e x p é r i e n c e g é n i a l e , ou D e n y s , a v e c le c r é d i t de sa m y s t i q u e e t d e sa i seulement dans l’orthodoxie mais dans la sensibilité des chrétiens.
l é g e n d e . P ie r r e L o m b a r d , i n s e n s i b l e a u n é o p l a t o n i s m e , ig n o r e D e n y s e t | Le platonisme serait-il alors la seule philosophie homogène au théolo-
a p p a u v rit A u gu stin . | gien? Saint Thomas montrera que non. La foi en œuvre d’intelligence
L e s c h r é t i e n s r e n o u v e l a i e n t d o n c à le u r m a n i è r e , s e l o n le s n é c e s s :té s i recourra chez lui à Aristote, à son anthropologie, à la métaphysique, à sa
p e r m a n e n t e s q u i d o m i n e n t le s p l u s s o u p l e s d é m a r c h e s , la t e n s i o n i n t e r n e | méthode, pour se construire en une « science », ce que ni l’inspiration ni
d u p l a t o n i s m e I u i - m ê i n e e n t r e le D i e u c o s m i q u e (T irnée) e t le D i e u i n c o n n u I les techniques platoniciennes n’autorisaient1. Réussite paradoxale pour
( P l o t i n , H e r m è s ) , e n t r e u n e v i s i o n o p t i m i s t e d u m o n d e e t le d u a l i s m e | le génie aristotélicien qui ne prend pas le transcendant pour son objet ;
p e s s i m i s t e d e la m a t i è r e e t d e l ’e s p r i t , e n t r e la t h é o l o g i e r a t i o n n e l l e e t le s i c’est qu’il fournit les moyens de mesurer la portée et d’établir les méthodes
m y s t è r e ? t h é u r g i q u e s , e n t r e la v o i e q u i v a d u m u l t i p l e à l ’U n e t la v o i e I de la raison terrestre, fût-ce pour atteindre l’Être premier, alors que le
q u i v a d e l ’U n a u m u l t i p l e . A l a i n d e L il le e n e s t u n b o n t é m o i n . L e r é a ­ ] platonisme les récuse au bénéfice de méthodes indépendantes des structu-
l i s m e d e l ’h i s t o i r e c h r é t i e n n e , l ’i r r é d u c t i b l e p e r s o n n a l i s m e d e la g r â c e , i res de l’humaine intelligence-,
le s m y s t è r e s i n v i o l a b l e s d u d e s s e i n d i v i n , f a i s a i e n t à la fo i s l u m i è r e e t | Réussite subtile : elle ne ruinera pas le « spiritualisme » platonicien,
é c r a n p o u r u n e d é c i s i o n p l a t o n i c i e n n e d e la t h é o l o g i e . A u g u s t i n e t D e n y s | qui restera le climat spontané du chrétien, non sans échec pour son évan-
se c o n c i l i a i e n t m a l , B o è c e p a r a i s s a i t t r o p c o u r t . L e s u n s r e f u s a i e n t c e t t e ! gélisme natif, son réalisme historique, son efficacité terrestre. Elle ne
in te llig e n c e trop ration n elle, les au tres séd u its versaien t à l ’h é r é s i e | disqualifiera pas non plus la grandeur et la vérité du néoplatonisme du
( A m a u r y ) . P l a t o n c o n d u i s a i t e n v é r i t é le s u n s a u m é p r i s d e s c h o s e s s e n ­ i x n e siècle, qui nous empêche de dresser dans un dyptique sommaire,
s i b l e s , le s a u t r e s à la j o i e e x u b é r a n t e a u c o n t a c t d e la n a t u r e , à l ’i n t é r ê t | l’« aristotélisme de la scolastique » face au « platonisme des Pères », division
p o u r le s s c i e n c e s e t le s a r t s . I l s c é d a i e n t t o u s à la d u a l i t é d e l ’e s p r i t ! erronée en histoire et équivoque en théologie.
h u m a i n , d o n t la f a c e s u p é r i e u r e é t a i t t o u r n é e v e r s l ’e x t a s e , s ’é c a r t a n t
a i n s i d u m o n i s m e b i b l i q u e , o ù le d r a m e d u p é c h é e t d e la g r â c e s a i s i t
j 1. Cf. É. G i l s o n , Le Christianisme et la tradition philosophique, dans Rev. sc. ph.
l ’h o m m e d a n s t o u t e sa r é a l i t é c o n c r è t e , o ù l ’a c t i o n de D i e u s ’i n c a r n e p o u r i th., 30 (1941-42), p. 249-266. Et sur la double polarité des traditions théologiques
r é c a p i t u l e r la c r é a t i o n d a n s sa m a t i è r e m ê m e . | chrétiennes, A. v o n I v a n k a , Arislolelismus und P lalonismus im lheologischen Denken.
C ’e s t q u e , d u n é o p l a t o n i s m e , q u e l l e s q u ’e n s o i e n t le s v a r i a n t e s , « d e s ­ j Weslliche and ostliche Théologie, dans Scholaslik, 14 (1939), p. 373-396.
î 2. « Si Aristote se voit dépassé, il n’est pas trahi. On pourrait aller jusqu’à dire
c r i p t i o n d e s p a y s a g e s m é t a p h y s i q u e s o ù l ’â m e se t r a n s p o r t e p a r u n e s o r t e
i que la logique d’Aristote, telle qu’il l’a élaborée, demeure intacte, puisqu'elle reste
d ’e n t r a î n e m e n t s p i r i t u e l » (E . B r é h i e r ) , c ’e s t p r é c i s é m e n t sa. v a l e u r r e li­ au fond la seule logique dont la valeur soit positive et rigoureuse et qu’elle ne s’étend
g i e u s e q u i le s a t t i r e : il l e u r e s t u n e m é t h o d e , à l ’é c o l e o u d a n s l e u r c e l l u l e | pas au-delà du monde des substances sensibles où Aristote lui-même l’employait. Ce
De causis primis et secundis 1 que saint Thomas y ajoute, ce n’est pas une nouvelle logique, c’est l’emploi sous forme

I
p o u r a c c é d e r à la r é a l i t é i n t e l l i g i b l e . L e est,
j u s q u ’e n s e s m a l a d r o i t s c o n c o r d i s m e s , u n e œ u v r e t h é o l o g i q u e , n o n u n négative de l’unique logique d’Aristote en un domaine où elle n’avait pas pénétré :
celui des esprits purs et de l’Être premier.
t r a i t é a v e n t u r e u x d e m é t a p h y s i q u e . A i n s i c o n s i d è r e n t - i l s la c o n n a i s s a n c e ,
i Mais puisque cette extension se fait négativement, la logique d’Aristote ne se trouve
la c o n t e m p l a t i o n , c o m m e u n e d i g n i t é o n t o l o g i q u e : q u e l l e e x a l t a t i o n p o u r pas totalement abandonnée. Elle demeure présente à titre de fondement permanent
la foi ! N o u s s o m m e s lo i n d e l ’i n t e l l e c t u a l i s m e a r i s t o t é l i c i e n , d e P l a t o n i de nos efforts les plus hardis en vue d’exprimer la nature des substances séparées et
lu i-m ê m e . La n otion de c r é a tio n e s t relig ieu se, D ieu n ’e s t p a s q u ’u n | de Dieu. En sorte que la connaissance négative, telle que l’entend saint Thomas, loin
a r c h i t e c t e ; la s e u l e m é t a p h y s i q u e n ’e n s a i s i t d e f a i t q u e le s a n t i n o m i e s ;
j de renier la primauté, quoad nos, de la connaissance du monde sensible et de notre
savoir rationnel, l’implique au contraire comme son caractère le plus essentiel •.
e l l e e s t u n e o r i g i n a l i t é d e la p e n s é e h é b r a ï q u e . L. B. G e i g e r , L a participation dans la philosophie de saint Thomas d'A q u in , Paris,
P l u s i e u r s c e p e n d a n t , n o u r r is d e la Consolatio e t p lu s p r o c h e s d u Timèe, 1942, p. 449.
Il reste que les lois, l’existence même de cette connaissance négative du mystère de
Dieu, ne sont pas que la résonance d’un état affectif du sujet humain, mais une exigence
1. R obert de Mel u n , Sententiae, i, XI, 12 (éd. Martin, p. 269).
structurale de la lutte de la raison du théologien pour s’emparer de l’objet divin. Le syn­
crétisme trop court des néoplatoniciens du x n e siècle ne sera qu’un échec momentané.
AETAS BOETIANA 143
recueil des tr a ité s f o n d a m e n t a u x , da n s u n ordre d id a c t iq u e en co re im p a r ­
fait : Isagoge, Catégories, Caleg. X, De definitionibus ( M a r i u s V i c t o r i n u s ,
s o u s le n o m d e B o è c e ) , Topiques d e C ic é r o n , De interpretatione, Peri Ilerm.
d u P s . - A p u l é e , De top. diff., Antepredicarnenla, De divisione, De ratione
uli d e G e r b e r t , Inlrod. in cal. sgll., De hypol. syllogismis. T h i e r r y d e
VI C h a r t r e s , d a n s s o n Ileplaleuchon, r é u n i s s a n t les p r i n c i p a u x m a n u e l s d e s
a r t s l i b é r a u x , p r é s e n t e , le p r e m i e r , v e r s 1 1 4 0 , la t r a d u c t i o n d e la Logica
nova ( s a u f II Anal.), e t d i s p o s e les t r a i t é s d a n s u n o r d r e s t r i c t e m e n t
AETAS BOETIANA
l o g i q u e . Ce s o n t là d e s c o r p u s - t y p e s , d o n t le s h o m o l o g u e s , s o u s d i v e r s e s
v a r ia n te s, d o n n e n t a v e c e u x une p la ce a c t iv e a u x m o n o g r a p h ie s de B o è c e ,
c o n t r e le s t r a i t é s é l é m e n t a i r e s j u s q u e - l à a c c r é d i t é s .
A m a i n t e s r e p r is e s , n o u s a v o n s o b s e r v é , au c o u r s d u x i i e s è V R , h C e t e n s e m b l e d e la Logica vetus e t des m o n o g r a p h ie s fu t n o n plu s
p r é s e n c e e t l ’e l l i c a c i t é d e B o è c e . Il n o u s a p a r u o p p o r t u n de p n o m t .-r- s im p le m e n t glosé, c o m m e jad is, m ais e x p o s é et c o m m e n té , d an s c e tte
d e m a n i è r e o r g a n i q u e le s l i e u x s p i r i t u e l s d e c e t t e p r é s e n c e e t l es r a i - . , r i ­ p r e m i è r e m o i t i é d u x n e s i è c le , a v e c i n t r u s i o n d e t r a i t é s c o n t e m p o r a i n s
d e c e t t e e l l i c a c i t é : ce sera d o n n e r u n s e n s p r é c is e t h i s t o r i q u e au <-lirh<'- o ù se r é p e r c u t a i t la c o n t r o v e r s e d e s u n i v e r s a u x , a in s i q u ’il a d v i n t p a r
«Boèce le p r e m i e r d e s s c o l a s t i q u e s » . O n a a p p e l é le x u e s i è c le ae[r,< e x e m p le d a n s u n co r p u s de F le u r y (m s. O r l é a n s 2 6 6 ) q u i c o n t i e n t le
ovidiana ; o n le p e u t q u a li f i e r n o n m o i n s j u s t e m e n t , p o u r sa m e n t a l i 1!* De generibus et speciebus d e J o s c e l i n d e S o i s s o n s ( é v ê q u e d e 1 1 2 5 à 1 1 5 1 ).
p h ilo so p h iq u e , aelas boeliana. C ’e s t su r c e t t e s u r f a c e t e x t u e l l e q u e s e c o n s t r u i t l ’œ u v r e d ’A b é l a r d ,
à c o m m e n c e r par so n in te r p r é ta tio n c o n tin u e des te x t -b o o k s cla ssiq u es
(Logica Ingredienlibus, et Nostrorum petitioni sociorum) , p u is sa Dialectica,
Diffusion de ses œuvres e t sa d octrine p erso n n elle. C ’e s t su r ce ca p ita l, textu el et d octrin al,
q u ’H u g u e s d e S a i n t - V i c t o r d o n n e p l a c e d ’h o n n e u r à B o è c e d a n s l ’i n v e n ­
t i o n d e la l o g i q u e ( Didascalion, I, 11), e t t r a n s m e t sa c l a s s i f i c a t i o n d e s
C o n tr a ir e m e n t à u n e v u e trop so m m a ir e du d év elo p p em en t de la
scien ces ( ibid.). G i l b e r t d e la P o r r é e se q u a li f i e r a à ce p o i n t , e n f id é lit é
l o g i q u e au m o y e n â g e , il e s t n o t a b l e q u e les œ u v r e s d e B o è c e , tant, s r -
c o m m e n t a i r e s q u e s e s œ u v r e s p e r s o n n e l l e s , n ’en f u r e n t l ' a l i m e n t q u e d a n -
tech n iq u e, que son De sex principiis e n t r e r a d a n s le c o r p u s d u m a î t r e .

u n e r é s u r g e n c e f o r t ir r é g u liè r e . S o n c o m m e n t a i r e d e s Catégories lu i-m èrn . .


L a q u e r e l l e d e s u n i v e r s a u x r e t i e n t le s e s p r i t s su r le s Catégories, t r o p ,
a u d ir e d e J e a n d e S a l i s b u r v ( Metalog., I I I , 3 , in f i n e ) ; le Péri Ilerm.,
c o n c u r r e n c é p a r le m é d i o c r e Categoriae decem du P seu d o -A u g u stin , re­
n o t a b l e m e n t c o p i é , m a i s a s s e z p e u c o m m e n t é , n e p é n è t r e g u è r e d a n s le s
p a r u t q u ’e n fin d u x e s i è c le . Ce s o n t se s œ u v r e s t h é o l o g i q u e s ( O p u s c u l a )
c e r c l e s t h é o l o g i q u e s q u e p a r le t e x t e f a m e u x d u c h a p . 9 s u r les f u t u r s
ou p ara -th éo lo g iq u es (Consolatio) q u i f u r e n t , au i x e s i è c l e , les p lu s .-11:
con tin g en ts (S. A n s e l m e ; e t , d è s le x i e s i è c l e , l ’a n t i d i a l e c t i c i e n P ie r r e
c a c e s . Cf. infra. A i n s i t é m o i g n e - t - i l q u e la c u r i o s i t é p o u r la lo g i q u e é t a i i
réd u ite e t in e x p é r im e n té e .
D a m ien ). Le De divisione a t o u j o u r s e u g r a n d c r é d i t (cf. J e a n d e S a l i s -
bury, Metalog., I I I , 9).
Il f a u t a t t e n d r e G e r b e r t ( e n s e i g n e à R e i m s e n t r e 9 7 2 - 9 9 1 ) p o u r o b s e r v i ­
C e p e n d a n t , v e r s le m i l i e u d u siè c le , la m i s e e n c i r c u l a t i o n d e la s e c o n d e
t a n t u n e l e c t u r e r é g u li è r e d e s t r a i t é s d e la Logica velas a v e c le s o m i i n o i -
p artie de ïOrganon (Anal., Top., Soph. elenchi) d ép lace et, p our une
t a i r e s d e B o è c e , q u ’u n e é t u d e d e s e s m o n o g r a p h i e s (Dialectica). Le c o r p u -
p art, r éd u it — au regret des th é o lo g ie n s c o n s e r v a t e u r s 1 — la d if f u s i o n
d e s m o n o g r a p h i e s e n t r e e n c i r c u l a t i o n a u c o u r s d u X I e s i è c le ( M o n t - C a s s in ,
d e B o è c e , d o n t le s m o n o g r a p h i e s , r e m p l a c é e s p a r le s t r a i t é s d ’A r i s t o t e ,
F l e u r y , C h a r t r e s , C l u n y , S a i n t - G a l l , e t c . ) , d e s o r t e q u e ce sera seulement
p a s s e n t à l' a r r i è r e - p l a n , s a u f le De div. e t le De top. diff. C ’e s t ce n o u v e a u
a u d é b u t d u x n e s i è c l e q u e n o u s r e n c o n t r o n s d a n s les m a n u s c r i t s un
c o r p u s q u i s e r v i r a d e b a s e à t o u s le s m a î t r e s d u x m u siè c le . A ce m o m e n t ,
e n s e m b l e o r g a n i q u e c o m p o r t a n t , a v e c le s t r a i t é s de la Logica velus, les
la logica modernorum, c o m p o s é d e n o u v e a u x m a n u e l s , t e l l e s le s Summulae
m o n o g r a p h i e s c o m m e s u c c é d a n é d e la s e c o n d e p a r t i e d e VOrganori, encore
logicales d e P ie r r e d ’E s p a g n e , r é d u ir a e n c o r e la p l a c e d e s t e x t e s p e r s o n n e l s
in co n n u e.
C h a r t r e s e s t à la t è t e d e c e t t e d i f f u s i o n 1 : le m s . 100 ( x e s.) p r é s e n t e un
1. O d on d e T o u r n a i (f 1116) réagit contre ceux qui «nihil aliud quaerentes
nisi ut dicantur sapientes, in Porphyrii Aristotelisque libros magis volunt legi suam
1. Chartres, école urbaine, mais non certes au détriment des écoles monastiques, adinventitiam novitatem, quam I3oethii caeterorumque antiquorum expositionem ».
comme en témoigne, entre tant d’autres, le ms. de Fleury (auj. ù Orléans, 2G6). P. L., 180, 42.
144 LA P R E M I E R E S C O L A S T IQ U E AETAS BOET1ANA 145

d e B o è c e , q u i n e c o n s e r v e r a u n e i n f l u e n c e c o n t i n u e q u e p a r se s c o m m e n ­ Le troisième opuscule, Quomodo subslanliae in eo quod sini bonae sinl,


t a i r e s , a u s e r v i c e d ’A r i s t o t e 1. cum non sinl subslanlialia bona, sera en outre transmis et diffusé séparé­
ment, sous le titre De hebdomadibus, ainsi qu’y invitait son intérêt parti­
La Consolatio, e ll e , a v o n s - n o u s d i t , a v a i t a c t i v e m e n t p é n é t r é d è s le culier, observé plus encore au x in e siècle, en face de l’aristotélisme.
i x e s i è c l e , e t le s c e n t a i n e s d e m a n u s c r i t s q u i s u b s i s t e n t a t t e s t e n t q u ’e lle
fu t co p iée con stam m en t dans tou t l ’O c c i d e n t la tin ; rares f u r e n t le s
b i b l i o t h è q u e s q u i n ’e n p o s s é d a i e n t p a s u n e x e m p l a i r e ; e ll e e s t t r è s fré­ Créateur de vocabulaire
q u e m m e n t c i t é e , t r è s t ô t t r a d u i t e d a n s le s l a n g u e s p o p u l a i r e s , e t u n e
t r a d i t i o n i c o n o g r a p h i q u e i l l u s t r e c e c r é d i t 2.
1 D e f a i t elle e s t c l a s s i q u e d a n s
Le grand œuvre de Boèce, dans son projet de révéler aux Latins les
l ’e n s e i g n e m e n t l u i - m ê m e , a in s i q u ’il e s t m a n i f e s t e p a r u n e s é r i e d e c o m m e n ­
richesses de la culture grecque, fut la traduction des textes des maîtres,
t a i r e s q u i j a l o n n e n t , p r e s q u e s a n s i n t e r r u p t i o n , la p r o d u c t i o n p h i l o s o -
menée avec un grand souci d’exactitude : « Ea quae ex graecarurn opulentia
p h i c o - r e l i g i e u s e d u i x e a u x v e s i è c l e , d e l ’é c o l e d ’A u x e r r e à A r n o u l G r é b a n
litt erarum in romanae orationis thesaurum sumpta conveximus ». Ce
e t à l ’h u m a n i s t e J o s s e B a d e 3. propos, énoncé dès son Arilhmelica (init., P. L., 63, 1079;, il en vint à
M a is l ’â g e d ’o r d e sa d i f f u s i o n p lu s e n c o r e e n p r o f o n d e u r q u ’e n e x t e n ­
en mieux concevoir les exigences de précision et d’intrégité, lorsqu'il
s i o n , f u t le x n e s i è c l e , e t s o n lie u p r i v i l é g i é l ’é c o l e d e C h a r t r e s , o ù , t e x t e
traduisit, au lieu de les paraphraser, les ouvrages logiques d’Aristote :
d e b a s e d a n s l ’e n s e i g n e m e n t , e ll e e s t l ’o b j e t d ’u n e e x é g è s e d o c t r i n a l e m e n t
« ... In his scriptis in quibus rerum cognitio quaeritur, non luculentae
s e r r é e 4. L e c é l è b r e c h a n t 9 d u l i v r e I I I , « O q u i p e r p e t u a m u n d u m r a t i o n e
orationis lepos, sed incorrupta veritas exprimenda est. Quocirca multum
g u b e r n a s », e s t , e t d e m e u r e r a le lie u p a r e x c e l l e n c e d e la c o n t e m p l a t i o n
profecisse videor, si philosophiae libris latina oratione compositis per
t h é o l o g i q u e d e la c r é a t i o n . L ’i m i t a t i o n d e s e s f o r m e s l i t t é r a i r e s c o n f i r m e
integerrimae translationis sinceritatem nihil in graecorum litteris amplius
le c r é d i t p h i l o s o p h i q u e e t s p i r i t u e l d e s e s t h è m e s d o c t r i n a u x .
desideretur »'. Ainsi se décide-t-il, pour son edilio secunda du commentaire
sur VIsagoge, à retraduire personnellement Porphyre pour remédier aux
R ém y d ’A u x e r r e a v a i t a u s s i c o m m e n t é , a u i x e s i è c l e , le s Opuscula défauts de la version de Marius Vicforinus.
sacra, d o n t l ’a u t h e n t i c i t é n e f u t p a s c o n t e s t é e a u m o y e n â g e , n o n p l u s Ce souci de vérité littérale, fût-ce au prix de l’élégance (« luculentae
q u e le c r é d i t , m a l g r é le s s u s p i c i o n s c o n t r e le « p h i l o s o p h e » B o è c e . D es orationis lepos »), allait être observé, et consciemment adopté, par les
c i n q t r a i t é s , c ’e s t le De Trinilale q u i , au x n e s i è c le , e s t le p l u s r é p a n d u traducteurs du x n e siècle. Hermann de Carinthie, en tête de sa traduction
e t le p l u s lu ; s ’il n e p e u t faire f a c e à l ’œ u v r e d ’A u g u s t i n , d o n t il e s t arabo-latine de 1’Introductio in aslrologiam d’Albumazar (vers 1140),
d ’a i l l e u r s c o n s c i e m m e n t t r i b u t a i r e , il d o n n e c e p e n d a n t a u x t h é o l o g i e n s confirme sa coutume d’être fidèle à la « sententia Boecii »2. Burmindio de O
u n e m a t i è r e e t u n e m é t h o d e c o n c u r r e n t e s , q u ’u n A b é l a r d e t u n R i c h a r d d e Pise, maître en ces opérations, place sous le patronage de Boèce son
S a i n t - V i c t o r n e n é g l i g e r o n t c e r t e s p a s . G i l b e r t d e la P o r r é e e s t u n e fois principe de traduire « de verbo ad verbum »3. Jean Sarrazin, autre grand
d e p l u s le t é m o i n d ’u n e g r a n d e e f f ic a c i t é d o c t r i n a l e , e t s o n c o m m e n t a i r e
d e l ’o p u s c u l e p é n é t r e r a à l ’a b b a y e d u B e c d è s 1 1 6 0 , q u o i q u e s o n a u t e u r Gilbert de la Porrée sur le D e hebdomadibus v i e n t d'être édité par N. M. H a r i n g ,
a it été co m p ro m is à R e i m s p o u r s e s « p r o f a n a e n o v i t a t e s », e n t e n d e z d e dans T r a d i t i o , 9 (1953), p. 177-211.
l a n g a g e e t d e m é t h o d e , p l u s q u e d e d o c t r i n e 5. 1. B o è c e . I n I s a g o g è , ed. secunda, I, 1, P . L . , 64, 71.
2. H e r m a n n d e C a r i n t h i e , préface au L i b e r i n t r o d u c t o r i u s i n a s l r o l o g i a m A l b u -
m a z a r , où il rapporte les paroles de son ami Robert de Keten : « Quanquam equidem
1. Nous avons résumé ici A. V an d e V y v e r , Les étapes du développement philosophi­ nec tibi pro more tuo, mi Hermanne, nec ulli consulto aliene lingue interpreti in rerum
que du haut moyen âge, dans Rev. belge de philol. et d'hist., 8 (1929), p. 425-452, et translationibus a Boecii sententia quadam ullatenus divertendum sit, ita tamen... »
J. I s a a c , Le Péri llermeneios en Occident de Boèce à S . Thomas. Histoire littéraire Cité dans Ch. H. H a s k i n s , S t u d i e s i n l h e h i s l o r y o f m e d i a e v a l s c i e n c e , Cambridge (Mass.),
d'un traité d'Aristote, Paris, 1953. 1924, p. 46.
2. Cf. H. R. P a t c h , The tradition of Boethius. A siudy of his importance in médiéval 3. B u r g u n d i o , préface à sa traduction du Commentaire de S. Jean Chrysostome
culture, New York, 1935. «de verbo ad verbum transferens »: «Sed ut Boetius clarissimus philosophus Porphirium
3. Cf. P. C o c r c e i . e e , Étude critique sur les Commentaires de la Consolation de
et Aristotelem in Categoriis et Periermeniis, in Topicis et Elenchis, et Nichomachum
Boèce ( I X e- X V e siècles), dans Arch. d'hist. dort. tilt. du. m. à., 12 (1939), p. 5-140. Arismeticis transferens de verbo ad verbum ex greca latine reddidit lingue ». Et comme
4. Cf. J. M. P a r e n t , La doctrine de la création dans l'école de Chartres, Paris- jadis Boèce lui-même (loc. cil.,), Burgundio légitime par le respect du texte et de sa
Montréal, 1938. vérité propre ce mot-à-mot qui va contre le précepte d’Horace (« Nec verbum verbo
5. Sur la diffusion des Opuscules , cf. W. J a n s h n , Der Kommentar des Clarenbaldus
curabis reddere fidus interpres », Ars poetica, 133). Extraits de la préface de Burgundio,
von Arras zu Boethius « De Trinitate », Breslau, 1926, p. 15-31. Le commentaire de dans H a s k i n s , op. cil., p. 151.
146 LA P R E M I E R E S C O L A S T IQ U E
AETAS BOETIANA 147
trad u cteu r, fera d e m ê m e . A i n s i f u t - il c o n s i d é r é m ê m e p a r le d if f ic i le R i c h a r d d e S a i n t - V i c t o r , o ù il p e r m e t t r a d e d é f i n ir l ’o b j e t e t les lo is d e
B a c o n , c o m m e le t r a d u c t e u r m o d è l e 1. A sa m a n i è r e , l ’h u m a n i s t e V a lla la c o n t e m p l a t i o n p u r e d u « t h é o l o g i e n »h
c o n f i r m e r a ce j u g e m e n t e n d é c l a r a n t q u e B o è c e f u t le p r e m i e r à e n s e i g n e r
A u t r e c a s f a m e u x : la d i s t i n c t i o n perpeluilas-aeternilas, d an s la q u elle
l ’O c c i d e n t à p a r le r le la t i n « b a r b a r e ». se fix e , à l ’o c c a s i o n d e la c o n t r o v e r s e s u r la g e n è s e c a u s a l e m a i s n o n
P a r e i l l e e n t r e p r i s e , t o u j o u r s d é l i c a t e , d e v a i t ici, d a n s le d o m a i n e d e t e m p o r e l l e d u m o n d e , l ’a n a l y s e d e la d u r é e in f in i e fa c e à l ’é t e r n i t é r é s e r v é e
la p h i l o s o p h i e e t d e s e s t e c h n i q u e s , p r e n d r e g r a n d e a ll u r e , d a n s la m e s u r e à D ieu : en co re s y n o n y m e d a n s VIsagoge, le s d e u x m o t s se p r é c i s e n t d a n s
o ù la l a n g u e l a t i n e é t a i t , d e l ’a v e u d e t o u s , e t d e B o è c e l u i - m ê m e , fo r t le s Opuscula, p u is se co n trep osen t ex p ressém en t dans la Consolatio2.
d é p o u r v u e . C ic é r o n j a d i s s ’y é t a i t e m p l o y é ; B o èce a lla it, p lu s en co re D e m ê m e q u a l i t é e s t l ’a n a l y s e d e la c o m p r é h e n s i o n d u c o n c e p t A'aevum,
s a n s d o u t e q u e p o u r ses c o n t e m p o r a i n s , p r o c u r e r au m o y e n â g e l ’o u t i l l a g e face à tempus. E t encore allerilas-pluralilas.
v e r b a l n é c e s s a i r e à s e s s p é c u l a t i o n s : le qnod est et esse en est, en m é t a ­ L ’u n d e s a x e s d o c t r i n a u x d e c e t t e s é m a n t i q u e e s t la c o n c u r r e n c e d e
p h y siq u e , un parfait e x e m p le . Il i n t r o d u i t d e s c o n t e n u s i m p o s s i b l e s à la m é t h o d e a r i s t o t é l i c i e n n e d e l ’a b s t r a c t i o n a v e c u n e p h i l o s o p h i e d e la
in v en to rier, des d y n a m is m e s s é m a n tiq u e s o b scu rs ; et, en m ê m e t e m p s, p a r tic ip a tio n . L e r éa lism e p la to n ic ie n d es fo rm es favorise e t tr o u b le à
e n p a r f a i t e h o m o g é n é i t é a v e c sa n o é t i q u e d e la forma, il a m è n e r a les la fois le j e u d e s t e r m e s a b s t r a i t s e t c o n c r e t s , c o m m e e n fera l ’e x p é r i e n c e
m a î t r e s d e l ’É c o l e à p a r le r formaliler. e n t h é o l o g i e G i l b e r t d e la P o r r é e 3.
P a r m i le s c o n c e p t s a in s i m i s e n c i r c u l a t i o n , u n p r e m i e r l o t p r o v i e n t E n f i n B o è c e e s t le c r é a t e u r e t le d i f f u s e u r d ’u n a p p a r e i l t e c h n i q u e q u i
d ’u n s i m p l e t r a n s f e r t d u g r e c , s e l o n d i v e r s p r o c é d é s e t à d i v e r s d e g r é s é q u i p e r a l o n g t e m p s la l o g i q u e m é t a p h y s i q u e . L e c a s - t y p e e n e s t la d o u b l e
de la tin isa tio n . A in si proportio t r a d u i t à v a À o y fa d e P o r p h y r e {In Isag.,
I I , 6, é d . B r a n d t , p. 9 4 ) ; figurae a/rçj.0'.':a, a u li e u d e genera q u e p r o p o s a i t
V icto rin u s ( ibid ., I, 12, p. 3 4 ) . Contingens t r a n s p o s e l ’Èv<ky6u.£vov
d ’A r i s t o t e , f û t - c e à t r a v e r s u n e e r r e u r d ’i n t e r p r é t a t i o n . Ratio h é r i t e , s a n s
e n g a r d e r la l u m i n o s i t é , d u c a p i t a l c o m p l e x e d e Aoyoç, l i a n t s é m a n t i q u e ­ 1. « N oyjtx, inquam, quoniam latino sermone nunquam dictum repperi, intellec­
tibilia egomet mea verbi compositione vocavi. Est enim intellectibile quod unum atque
m e n t le s v a l e u r s d e c a u s a l i t é , d ’a r g u m e n t a t i o n (« A r g u m e n t u m e s t r a t i o
idem per se in propria semper divinitate consistens, nullis unquam sensibus sed sola
rei d u b i a e f a c i e n s f i d e m », Diff. top., I, P. L., 6 4 , 1 1 7 4 ) , à c e ll e d e d é f i n i t i o n tantum mente intellectuque capitur quae res ad speculationem Dei atque ad animi
(« D e r a t i o n e , i d e s t d e d e f i n i t i o n e q u a m G r a e c i >.oyov d i c u n t », De inlerpr., incorporalitatem considerationemque verae philosophiae indagatione componitur; quam
I, 1, 5 , é d . M eiser, p. 7 2 ). D e la m ê m e m a n i è r e , e t a v e c le m ê m e a p p a u ­ partem Graeci GeoXoyiav nominant. Secunda vero est pars inlelligibilis, quae primam
v r i s s e m e n t , la f o r t u n e p h ilo so p h iq u e d e eZSog se r a t r a n s f é r é e à t o u t le
intellectibilem cogitatione atque intelligentia comprehendit ». In Isag., I, 3, éd. Brandt,
p. 8.
m o y e n â g e e t a u - d e l à p a r le v o c a b l e forma, a u d é t r i m e n t d ’a u t r e s é q u i v a ­ Cf. H u g u e s d e S a i n t - V i c t o r , Didascalion, II, 2 (Ia théologie dans la classification
l e n t s p o s s i b l e s , q u i se r e t r o u v e r o n t , p a r e x e m p l e , d a n s specificus, in co n n u des sciences) ; R i c h a r d d e S a i n t - V i c t o r , B enja m in major 1, 7, P. L. 196, 72 )les six
a u l a t i n c l a s s i q u e e t c r é é p a r B o è c e p o u r r e p r é s e n t e r , d a n s l ’a n a l y s e d e s genres de contemplation).
n a t u r e s , le g r e c etSo-rro'.or. A i n s i f i x a - t - i l a u s s i le v o c a b u l a i r e d e s a s s e n ­ 2. In Isag., éd. Brandt, p. 257 ; Opuscula, éd. Peiper, p. 158 ; Consul., éd. Peiper,
p. 139, 141 P r o cuu s avait déjà expressément distingué infinie durée et éternité, In
tim en ts. Tim ., éd. Diehl, I, p. 238.
D e p l u s g r a n d i n t é r ê t s o n t les v o c a b l e s c r é é s p a r B o è c e s o u s la p r e s s i o n 3. La création d’une langue abstraite, avec un vocabulaire sobre et sévère, est un
d e la r é f l e x i o n d o c t r i n a l e . T e l f u t le c o u p l e intcllectibile-inlelligibile (ou fait de grande importance, dont Boèce est alors le maître. Ce fait est d’autant plus
intetlectus-intelligenlia, intellectus e t ratio,
r e n f o r ç a n t la d i s t i n c t i o n e n t r e notable qu’il joue, tant chez Boèce que chez ses disciples médiévaux, à l’intérieur —
et à rebours, pour le bénéfice d’ailleurs des définitions — du système néoplatonicien.
à p a r t i r d ’u n s e n s s t r i c t d u g r e c voùg), d a n s l e q u e l s ’e x p r i m e t o u t e la
« Dans un système où la réalité est conçue comme venant d’un ineffable auquel elle
n o étiq u e p la to n icien n e, à base de d u a lism e ép istém o lo g iq u e a u ta n t que retourne sans s’en être jamais complètement séparée, les concepts exprimant cette
m é t a p h y s i q u e ; il r e c o u p e le v o c a b u l a i r e a u g u s t i n i e n , d u a l i s t e lu i a u s s i, réalité, ont nécessairement en eux-mêmes un élément irrationel d’imprécision, puisque
m a i s p l u s m o b i l e e n s o n e x p r e s s i o n . A i n s i p é n é t r e r a - t - i l t a n t c h e z les l’accent est mis sur la présence, en tout être défini, d’une réalité affranchie de toute
m a îtres de l ’é c o l e que chez le s p sy ch o lo g u es sp iritu els, com m e
détermination. C’est là le tribut d’un système philosophique qui veut mettre en son
centre la mystique » (P. A u b i n , L’i image » dans l'œuvre de Plotin, dans Ftech. sc. rel.,
41, 1953, p. 348). A l’encontre de celle de Boèce, la langue d’Augustin comporte cet
élément irrationel, non seulement par l’expérience qu’elle exprime, mais par l’effet de
cette philosophie de la participation.
La théologie de Gilbert de la Porrée répercute ce3 antinomies dans un vocabulaire
1. R. B a c o n , Opus lerlium, éd. Brewer, p. 91 : « Nullus scivit linguas nisi Boethius psychologique et épistémologique très significatif, selon les ressources profondes du
de translatoribus famosis ». platonisme chartrain.
148 LA P R E M I E R E S C O L A S T IQ U E AET AS BO ET IA NA 149

d istin ctio n esse - id quod est et quo est - quod est, q u i fin ira p a r p o r t e r B o è c e p o u r la l o g i q u e f o r m e l l e , d o n t la v a l e u r t e c h n i q u e e s t i n d é p e n d a n t e
d e s a n a l y s e s d é p a s s a n t l ’i n t e n t i o n p r e m i è r e d e B o è c e 1. d e s o p t i o n s m é t a p h y s i q u e s . O n s a i t q u e l se r a la d i f f u s i o n i n s t i t u t i o n n e l l e
d e s e s œ u v r e s d a n s le s u n i v e r s i t é s .

A u d elà des v o c a b u la ir e s , B o è c e p rocure au m o y e n âge u n c erta in C ’e s t d ’a i l l e u r s à p a r t i r d e sa p o s i t i o n q u e le s s c o l a s t i q u e s , à c o m m e n c e r


n o m b r e d e d é f i n i t i o n s q u i d e v i e n d r o n t c l a s s i q u e s j u s q u e d a n s le u r f o r m u l e , p e r c e u x d u x n e s i è c l e , d é t e r m i n e r o n t u n a n i m e m e n t la p l a c e d e la l o g i q u e
r e m a r q u a b le e n fa it par leu r d e n sité . L es p lu s fa m e u se s, ce lle s de nalura d a n s la c l a s s i f i c a t i o n d e s s c i e n c e s : i n s t r u m e n t g é n é r a l d e t o u t s a v o i r ,
et de persona s o n t so lid a ires de l'effort de d é te r m in a tio n p o u r su iv i p e n d a n t m a i s , d ’u n e c e r t a i n e m a n i è r e a u s s i b r a n c h e s p é c i a l e d e la p h i l o s o p h i e ;
les c o n t r o v e r s e s d o g m a t i q u e s d e s v e e t v i e s i è c l e s ( Opusc. V , Liber contra (In Porph., 1 ; cf. H u g u e s d e
t e l l e la m a i n d a n s l ' o r g a n i s m e d u c o r p s
Eutychen et Nestorium, q u i c i r c u l e au m o y e n â g e s o u s le t i t r e Liber de Didasc., II , 2 8 : D e l o g i c a q u a e e s t q u a r t a p a r s p h i l o s o p h i a e ) .
S a in t-V icto r,
persona et duabus naturis), e t r e p r is a v e c t é n a c i t é , u n p l a n t h é o l o g i q u e , Ars et scientia p a r c o n s é q u e n t : c o n c o r d i s m e q u i lu i a t t r i b u e s i m u l t a n é ­
p e n d a n t le x n e s i è c l e , s u r la b a s e p r é c i s é m e n t d u v o c a b u l a i r e d e B o è c e : m e n t , q u o i q u e a v e c d e s i n s i s t a n c e s d i f f é r e n t e s , le s p r o p r i é t é s d e s d e u x
substantia, hypostasis, essentia, subsistentia, m ais n o n sans concurrence ni d i s c i p l i n e s d e l ’e s p r i t . B o è c e e s t ic i l ’i n s p i r a t e u r e t le g u i d e d e l ’o p é r a t i o n
c o n t e s t a t i o n 2.
1 Il a r r iv e m ê m e que cette d o m in a tio n de B o èce b lo q u e m a j e u r e q u i, a u x n e s i è c l e , f a i t p a s s e r le s e s p r i t s d u r é g i m e e m p i r i q u e
q u e l q u e p e u l ’e n t r é e e t l ’i n t e l l i g e n c e d e s v o c a b l e s g r e c s à c e m o m e n t e t i n f a n t i l e d e s s e p t a r t s (la dialectica d a n s le trivium) à une con cep tion
m i s e n c i r c u l a t i o n ( c o n t r o v e r s e s p o r r é t a i n e s ; c i. le Liber de diversitate o r g a n i q u e d u s a v o i r , s u r la b a s e d e s o b j e t s e t d e le u r n a t u r e , q u e ce s o i t
naturae et personae3). E n t o u t c e l a , l ’i n s p i r a t i o n t h é o l o g i q u e c o m m a n d e , e n P l a t o n o u e n A r i s t o t e , o ù la l o g i q u e t r o u v e sa d e n s i t é t o t a l e : « s c i e n t i a
m a i s s a n s d é t é r i o r e r la q u a l i t é p h i l o s o p h i q u e , m ê m e si, c o m m e l ’o b s e r v e r a i n v e n i e n d i e t s c i e n t i a j u d i c a n d i », n o n p l u s s e u l e m e n t t e c h n i q u e d e d i s ­
s a i n t T h o m a s , u n c e r t a i n o p p o r t u n i s m e a n t i - h é r é t i q u e d é t o u r n e le s lo is c u s s i o n , m a i s m é t h o d e d e t r a v a i l c r é a t e u r . J e a n d e S a l i s b u r y a s s i m i l e là
d e la g r a m m a i r e . e t t r a n s m e t le c a p i t a l d e B o è c e ( Melalog., I I , 5 ; le s auctores q u ’il a l l è g u e
A u t r e s d é f i n i t i o n s f a m e u s e s : c e l l e d u li b r e a r b it r e , q u ’o n c o n t r e p o s e Top., 2 c o m m e n t é p a r B o è c e , P. L., 6 4 , 1 0 4 4 s s .,
s o n t , à la l e t t r e , C ic é r o n ,
à la d é f i n i t i o n a u g u s t i n i e n n e , c o m m e é t a n t la d é f i n i t i o n d e s « p h i l o s o p h e s »; e t B o è c e l u i - m ê m e , Comni. in TJorph., I, ibid., 7 3 ss .). Cf. le s é v o l u t i o n s
c e l l e s d e l a p r o v i d e n c e , d u d e s t i n , d e la b é a t i t u d e , d e l ’é t e r n i t é . C a p i t a l c o m p l e x e s d u m o t dialectica. Ce n ' e s t p a s e n t h é o l o g i e q u e c e t t e o p é r a t i o n
d e g r a n d p r ix , p o u r q u i le t r a v a i l d e l ’e s p r i t c o m p o s e u n e c h a s s e à la aura le m o i n s d ’i m p o r t a n c e 1. H u g u e s de S a i n t - V i c t o r , il e s t v r a i , e t
d é f i n i t i o n 4. J e a n d e S a l i s b u r y a d o p t e n t e n c o r e les c a d r e s d e l ’e n c y c l o p é d i e d e s s e p t
a r t s ; m a i s , à t r a v e r s c e t t e r o u t i n e , ils r é p e r c u t e n t a c t i v e m e n t le s p r i n c i p e s
m é t h o d o l o g i q u e s d e B o è c e , q u i f e r o n t d e c e s i è c l e , c o m m e n c é s o u s le
Maître de logique
s i g n e d e la d i a l e c t i q u e , l ’à g e d ’u n h u m a n i s m e t o t a l , d a n s la c u l t u r e p h i l o ­
s o p h i q u e e t r e l i g i e u s e c o m m e d a n s la c u l t u r e li t t é r a i r e .
Si la scolastique peut être caractérisée par le rôle majeur et explicite T a n d i s q u e J e a n d e S a l i s b u r y a d o p t e e x c l u s i v e m e n t l ’é p i t h è t e ratio­
qu’y joue la logique, Boèce est bien le maître immédiat de la méthode nalis d e B o è c e p o u r q u a li f i e r c e t t e s c i e n c e d e la r a i s o n (Metat., I I , 5 ) ,
scolastique, dont la technicité est, y compris en théologie, un trait notoire. H u g u e s d e S a i n t - V i c t o r , a p r è s A b é l a r d , la d é c l a r e à la fo i s sermocinatis
« Subtilissimus fuit », dira-t-on de lui, à Chartres, au sens originel de (v o c a b u la ir e d es s e p t a rls) e t rationalis, s e l o n , d i t - i l , le d o u b l e s e n s d u
l’épithète, pour désigner la qualité propre du logicien5. Ceux mêmes qui m o t grec logos, q u i s i g n if i ie à la fo is m o t e t c o n c e p t (Didasc., I, 11). D e
contesteront la validité du système aristotélicien, resteront tribulaires de fait, g r a m m a ir e e t lo g iq u e so n t, au x i i e siècle, é t r o i t e m e n t so lid a ires, en
c o m m u n a u té de m é lh o d e e t de te c h n iq u e , c o m m e s o n t solid aires voces
1. Cf. H.-J. B r o s c h , D e r S c i n s b e g r i f f b e i B o e t h i u s , Innsbrück, 1931 ; et res, d a n s l e u r l i a i s o n o b j e c t i v e . « R e s s e m p e r c u m p r o p r ia s i g n i f i c a t i o n e
M.-D. R o l a n d - G o s s e l i n , L e «D e e n t e e t e s s e n t i a » d e S . T h o m a s d ' A q u i n , Le Saulchoir- co n ju n ctae s u n t » (In Catcg., I, P. L., 6 4 , 162). T o u s les v e r b a l i s m e s e t
Paris, 1926, p. 142-145 (Boèce), 173-199 (Albert le Grand, Thomas d’Aquin). t o u s le s « r é a l i s m e s » p e u v e n t p a s s e r p a r là ; l ’É c o l e , d e se s g r a m m a i r i e n s
2. Cf. J. d e G h e l l i n c k , L ' e n t r é e d’essentia, substantia, e t a u t r e s m o t s a p p a r e n ­
t é s , d a n s l e l a t i n m é d i é v a l , dans A r c h . l a l . m é d . æ v i , 16 (1942), p. 77-112.
j u s q u ’à s e s m é t a p h y s i c i e n s , d e m e u r e r a s o u s l ’e m p r i s e d e c e t t e p h i l o s o p h i e
3. Cf. i n f r a , chap. sur la découverte de la théologie grecque. d u l a n g a g e , o ù l o g i q u e ( B o è c e ) e t g r a m m a i r e ( P r i s c i e n , P ie r r e H é l i e ) se
4. A porter aussi au capital boécien, des formules et axiomes, dont les énoncés n o u e n t d a n s u n m ê m e c o m p l e x e , o ù B o è c e c e p e n d a n t p r o c u r e à la l o g i q u e
répercutent jusque dans les mots la valeur technique et pédagogique ; par ex., « Talia
erunt praedicata qualia subjecta permiserint » [ D e T r i n . , 4, P . L . , 64, 1252).
5. Commentaire anonyme du De T r i n i t a t e de Boèce, ms. Paris Nat. lat. 14489, 1. Cf. infra, dans le chap. sur La « science » théologique, p. 323, la portée de cette
f. 25 r (cité par J, M. P a r e n t , op. cit., p. 196). évolution.
150 LA PREMIERE SCOLASTIQUE AETAS BO ETIANA 151
l ’a p p a r e i l et l ’e s p r i t d e s e s lo is p r o p r e s . Cf. l ’h i s t o i r e d e la « g r a m m a i r e e t r é a l i s t e s , o n v i e n t d e le v o i r , s ’a u t o r i s a i e n t n o n s a n s r a i s o n d e lu i,
s p é c u l a t i v e ». d é p a s s é p a r l ’i n c o e r c i b l e t e n s i o n d o n t l u i - m ê i n c é t a i t t r a v e r s é e n t r e P l a t o n
D e c e c o m p l e x e o n p e u t o b s e r v e r le c a s d a n s l ’u n d e s p l u s b e a u x et A risto te :
c h a p i t r e s d e la « s c i e n c e » t h é o l o g i q u e au x n e s i è c le : la c r i t i q u e d e s A s s i d e t B o e t h i u s , s t u p e n s d e h a c li t e ,
c a t é g o r i e s g r a m m a t i c a l e s e t l ’a n a l y s e d e s modi significandi, p o u r le t r a n s ­ A u d i e n s q u i d h ic e t h ic a s s e r a t p e r it e ,
fe r t à la d i v i n i t é d e s c o n c e p t s e t d e s t e r m e s h u m a i n s , e n t r e n t d a n s la E t q u i d c u i f a v e a t n o n d i s c e r n i t r it e ,
t r a m e d u t r a i t é « d e s n o m s d i v i n s ». E f f o r t d i a l e c t i q u e , a u g r a n d s e n s d u N e c p r a e s u m i t s o l v e r e l i t e m d e f i n i t e 1.
m o t , o ù l ’a n a l y s e g r a m m a t i c a l e s o u s - t e n d le j e u d e s t e c h n i q u e s l o g i q u e s .
B o è c e f o u r n i t là, c u r i e u s e m e n t e t e l l i c a c e m e n t , d e s i n s t r u m e n t s à u n e T o u t en o p t a n t d e f a it p o u r A r i s t o t e , il se r é c u s e e n i n t e n t i o n , d é c l a ­
c o n t e m p l a t i o n s p é c u l a t i v e q u e s u r e x c i t e la m é t a p h y s i q u e d e D e n y s . rant q u e la d é c i s i o n r e l è v e d ’u n e r e c h e r c h e d é p a s s a n t le n i v e a u de la
L ’e f ï i c a c i t é e s t p l u s d ir e c t e e n c o r e d a n s le d é g a g e m e n t e t l ’e x p r e s s i o n logiq u e : « A ltis s im u m e n im n e g o tiu m est, e t m ajoris e g e n s in q u isitio n is »
l o g i q u e d e s p r i n c i p e s f o r m e l s d e s c h o s e s , s e l o n l ’i d é o l o g i e p l a t o n i c i e n n e (lue. cil.). C e t t e a b s t e n t i o n o n t o l o g i q u e a u t o r i s e d u m o i n s la p a r t d e
d e s « f o r m e s », e n m ê m e t e m p s q u e p a r les p r o c é d é s a r i s t o t é l i c i e n s d e v é r i t é d e la p o s i t i o n m é t h o d o l o g i q u e d ’A b é l a r d : les u n i v e r s a u x ne r e l è v e n t
l ’a b s t r a c t i o n . E s t a p p l i q u é là, j u s q u e d a n s le m y s t è r e d e D i e u , l ’a p p a r e i l p a s d ’u n e s c i e n c e d u r é e l, m a i s d e la l o g i q u e serrnocinalis scientia. C ette
a n t i n o m i q u e d e s c a t é g o r i e s d e l ’e s s e n c e e t d e s c a t é g o r i e s d e l ’e x i s t e n c e , science des term es fo n d a m en ta le pour le s esp rits m é d i é v a u x 2.
1 B oèce
d e la n a t u r e e t d e la p e r s o n n e , d e l ’a b s t r a i t e t d u c o n c r e t , t e l q u e B o è c e co n trib u era c e p e n d a n t par son o p tio n a risto té lic ie n n e à transférer peu à
l ’a v a i t é q u i p é p o u r le s L a t i n s , s u r le p i v o t d ’u n e m é t a p h y s i q u e s e l o n p e u la t e n s i o n p l a t o n i c i e n n e e n t r e id é e e t e s s e n c e , à la t e n s i o n i n t é r i e u r e
l a q u e l l e le s ê t r e s r é e ls s o n t r a m e n é s à c e s e s s e n c e s i n t e l l i g i b l e s q u e s o n t a u m o n d e , e n t r e l ’u n i v e r s e l e t le p a r t i c u l i e r .
le s f o r m e s . L a c o n t r o v e r s e s u r Deus-divinilas, o ù G i lb e r t d e la P o r r é e Il r e s t e à s i g n a l e r d e u x z o n e s o ù B o è c e j o u e u n rôle n o t a b l e . A m e s u r e
c o m p r o m i t s o n c r é d i t ( c o n c i l e d e R e i m s , 1 1 4 8 ), n ’e s t q u e la m a n i f e s t a t i o n q u e , d a n s la s e c o n d e p a r t i e d u s i è c l e , se d é v e l o p p e n t , s u r laleclio d e b a s e ,
v o y a n t e d ’u n e e x p l o i t a t i o n é t e n d u e d u c h a m p e n t i e r d e la t h é o l o g i e , o ù le s quaestiones, n a î t la disputatio ; e t c e t a r t , lié à la s c i e n c e d e la d é m o n s ­
1’« e r r e u r » r é a l i s t e é t a i t a u t a n t c h e z le s a d v e r s a i r e s r é if ia n t le s d i s t i n c t i o n s t r a t i o n — c ’e s t t o u t e la logica nova -— , t r o u v e s e s lo is d a n s le s Topiques,
q u e c h e z le s c o m m e n t a t e u r s g i l b e r t i n s d e B o è c e 1. c e u x d e C ic é r o n e t c e u x d ’A r i s t o t e , d o n t B o è c e e s t l ’i n t r o d u c t e u r q u a li f i é .
S e l o n la m ê m e d i a l e c t i q u e d e l ’a b s t r a i t e t d u c o n c r e t , B o è c e e s t a u s s i J e a n de S a lisb u r y té m o ig n e a v e c ch aleu r de c e tte d é c o u v e r te , Métal..
le p è r e d u f o r m a l i s m e , d e c e t t e t e n d a n c e à r e n d r e r a is o n d e t o u t e s c h o s e s I I I , 5-6.
p a r d e s s é r i e s d e f o r m e s d é t e r m i n a n t e s , san.^ s ’o c c u p e r d e le u r e x i s t e n c e R ô l e e n f in d e B o è c e d a n s le s e s s a i s a lo r s e n t r e p r i s d e c o n s t r u i r e u n e
c o n c r è t e . T a n t p a r l ’a b u s d e l ' a b s t r a c t i o n q u ’à c a u s e d ’u n i d é a l i s m e s a n s t h é o l o g i e d é d u c t i v e à p a r t i r d ’a x i o m e s , p r é a l a b l e m e n t d é f i n is . A l a i n d e
c e s s e r e n f o r c é a u x n e s i è c l e p a r le s d i v e r s e s i n f l u e n c e s n é o p l a t o n i c i e n n e s , L i l l e , l ’a u t e u r d u p l u s r e m a r q u a b l e d e c e s e s s a i s , a e x p r e s s é m e n t r a t t a c h é
c e r t a i n e s c o l a s t i q u e c é d a à c e t e x c è s , q u e d é n o n c e r a p lu s t a r d T h o m a s so n e n trep rise à B o è c e , en p articu lier à so n o p u sc u le De hebdomadibus,
d ’A q u i n , r e v e n d i q u e n t c o n t r e le s « l o g i c e i n q u i r e n t e s » e t le u r u n i v e r s c u r ie u s e m e n t in terp rété De dignilalibus (dignilas Vaxioma
d e B o è c e , c ’e s t

a b s t r a i t c o n s t r u i t p a r d é f i n i t i o n s , l ’i r r é d u c t i b l e o r i g i n a l i t é d u r é e l ’. d ’A r i s t o t e ) , e t à sa t h é o r i e d e s « c o m m u n e s a n i m i c o n c e p t i o n e s », v o c a b l e

A u d é p a r t d e t o u t e s c e s p e s é e s , c ’e s t b i e n la « q u e r e l l e d e s u n i v e r s a u x ». sto ïcien des p rin cip es su p rêm es. Cf. Regulae de sacra theologia, praef.
O n a e u t o r t d e r a m e n e r l ’h i s t o i r e p h i l o s o p h i q u e d u x n e s i è c l e à c e c o n f l i t ; L a th éo lo g ie, b â tie à partie de ces th é o r è m e s, de ces regulae, c o m m e o n
il r e s t e q u e ç ’en f u t l ’u n d e s r e s s o r t s . C ’e s t , o n le s a i t , u n t e x t e d e B o è c e d ira alo r s , sera d a n s t o u t e la fo r c e d u t e r m e , u n ars fidei ( t it r e d e l ’o u v r a g e

q u i e n f u t le lie u li t t é r a i r e e t d o c t r i n a l , In Isag. Porphyrii , ed. II, 1 ; et d ’A l a i n , o u d e N i c o l a s d ’A m i e n s ? ) . B o è c e f o u r n i r a d e f a i t q u e l q u e s - u n e s


d e s m e i l l e u r e s d e c e s f o r m u l e s a x i o m a t i q u e s , e t l ’œ u v r e d ’A l a i n , t a n t les
t o u t e sa p h i l o s o p h i e l ’a l i m e n t a , p a r s o n a m b i g u ï t é m ê m e . N o m i n a l i s t e s
Regu lae q u e l ’/ l r s fidei, f u t p a r f o i s d a n s le s m a n u s c r i t s p l a c é e e x p l i c i t e ­
m e n t sous son patron age.
1. Cf. M. E. W il l ia m s, T h e l e a c h i n g o f G i l b e r t P o r r e l a on lh e T r i n i h j a s f o u n d in
h is c o m m e n la r ie s on B oelhius, Home, 1951.
2. S. T h o m a s , I n M e t a p h . , XII, lect. 1, n. 2423 : « Moderni, scil. platonici, dicunt
universalia magis esse substantias quam particularia. Dicunt enim genera, quæ sunt
universalia, magis esse principia et causa* substantiarum quam particularia. Et hoc 1. G o d e f r o i d de S a i n t -V i c t o r , cité dans J. H. L o iîw e, D er K am pf zw isch en
q u i a l o g i c e i n q u i r e b a n t d e r e b u s . Universalia enim, quae secundum rationem sunt abs­ B e a lism u s u n d N o m in a lism u s im M itle la lle r, sein U rsprun g u n d sein V erla u f, Prague,
tracta a sensibilibus, credebant etiam in rerum natura abstracta fore, et principia 1876, p. 30.
particularium ». 2. Cf. P. V ignaux , L a p en sée au m o y e n âge, Paris, 1938, p. 48.
152 LA P R E M I E R E S C O L A S T IQ U E AET AS B O E T I AXA 153
L a d i a l e c t i q u e v a u d r a - t - e l l e e n c o r e , e t c o m m e n t , p o u r le s n o t i o n s le s p l u s
u n i v e r s e l l e s l ’ê t r e , le v r a i , le b i e n ? L e n é o p l a t o n i s m e ic i j o u e , c h e z B o è c e
Maître de méthode e t d a n s la t h é o d i c é e d e s e s d i s c i p l e s , c o n t r e la l o g i q u e a r i s t o t é l i c i e n n e .
Il e s t n o t a b l e q u e c e t t e p o s i t i o n é p i s t é m o l o g i q u e d e B o è c e s o i t é n o n c é

S i ie f o r m a l i s m e m e n a c e la s c o l a s t i q u e b o é t i e n n e , d u m o i n s n ’e s t - c e
le p l u s e x p l i c i t e m e n t d a n s le De Trinitate, o p u scu le p ro p rem en t th é o ­
lo g iq u e , où par c o n s é q u e n t ce d is c e r n e m e n t des m é t h o d e s e st éla b o ré à
là q u e la r a n ç o n d ’u n e é p i s t o m o l o g i e o ù l ’a b s t r a c t i o n f o u r n i t le p r i n c i p e
l ’u s a g e d e s t h é o l o g i e n s : si la foi e n g e n d r e u n e s c i e n c e t h é o l o g i q u e , c e t t e
e t la r è g le d ’u n e a u t o n o m i e d e s d i v e r s e s s c i e n c e s , s e l o n l e u r o b j e t p r o p r e
q u e p r é c i s é m e n t l ’a b s t r a c t i o n a d é g a g é . C e t t e fo is, c ’e s t A r i s t o t e q u i est s c i e n c e se c o n s t r u i r a d a n s le c a d r e e t s e l o n le s lo is d e s d i s c i p l i n e s h u m a i n e s ,

e x p l i c i t e m e n t le m a î t r e d e B o è c e , e t q u i , g r â c e à lu i, c o m m e n c e à m o d e l e r
lo r s m e m e q u ’e ll e le s t r a n s c e n d e (la sapientia a u g u s t i n i e n n e r e p r e n d ici

la m é t h o d e e t les m é t h o d e s d e s p h i l o s o p h e s d u x u e s i è c l e , d è s a v a n t q u ’ils s e s d r o it s ) : il y a u n e m é t h o d e s p é c i f i q u e d e la t h é o l o g i e . B o è c e e s t le

p u i s s e n t lire p a r e u x - m ê m e s le De anima, la Métaphysique, e t m ê m e le s g a r a n t d e c e t t e p r o c l a m a t i o n d ’A l a i n de L i l l e , d é j à d e G i l b e r t d e la P o r r é e ’ .

Analytiques. B o è c e t r a n s m e t n o n s e u l e m e n t la c l a s s i f i c a t i o n d e s s c i e n c e s L o r s q u e s a i n t T h o m a s , à s o n t o u r , c o m m e n t e r a ce m ê m e De Trinilale,
à p a r t i r d e s d e g r é s d ’a b s t r a c t i o n , m a i s a u s s i le s e n s p r o f o n d d e s n i v e a u x il y c o m p o s e r a s o n d i s c o u r s d e la m é t h o d e .

d ’i n t e l l i g i b i l i t é q u i s ’i m p o s e n t à la v i e d e l ’e s p r i t h u m a i n . L e s a u g u s t i -
n i e n s e u x - m ê m e s , d o n t la m e n t a l i t é t o t a l i t a i r e r é p u g n a i t à c e s a u t o n o m i e s
n o é t i q u e s , l a i s s è r e n t s ’e n f o n c e r c o m m e u n c o i n d a n s le d u a l i s m e m a t i è r e - Le platonicien
e s p r i t q u i s o u t i e n t l e u r s p i r i t u a l i s m e , c e s r è g le s m a j e u r e s d e d i s c e r n e m e n t
e t d e m é t h o d e . H u g u e s d e S a i n t - V i c t o r , d e s p r e m i e r s , o b s e r v e l ’apport,
B o è c e n ’e n a p a s m o i n s f a i t p e n d a n t l o n g t e m p s f ig u r e d e d i s c i p l e d e
d e B o è c e d a n s c e q u ’il a p p e l l e la discretio artium ( Didasc., I I , 1, in fin e ;,
P l a t o n . T o u s le s C h a r t r a i n s , n o u s l ’a v o n s v u , le c o m m e n t e n t à c ô t é d u
et son Didascalicon, si é t r a n g e r q u ’il s o i t à la t h é o r i e d e l ’a b s t r a c t io n , en
Timce, e t c o m m e n t e n t p a r lui le Timée. L es d iscip les du P o rréta in , fu s se n t-
e n r e g i s t r e q u e l q u e s r é s u l t a t s d a n s s o n d i s p o s i t i f e n c y c l o p é d i q u e . M a is les
il s u n j o u r o u v e r t s à D e n v s , lu i d e m e u r e n t fidèles-, d e t e x t e e t d e p e n s é e .
h é r a u t s d e c e t t e é p i s t é m o l o g i e , o n le c o n ç o i t , f u r e n t le s c o m m e n t a t e u r s
c h a r t r a i n s de B o è c e 1, e t , à le u r s u i t e , le s P o r r é t a i n s , f a c e au s u r n a t u r a ­
Il se t r o u v e à la s o u r c e d u g r a n d t h è m e « De fluxu bonitatis », a u t a n t q u e
l i s m e d u L o m b a r d e t d e s e s d is c i p l e s .
d e c e lu i d u «Z)e unitate)). Le De causis primis et secundis, q u e s u b m e r g e n t
le s d i v e r s n é o p l a t o n i s m e s , r e p r e n d à so n c o m p t e , à l ’o c c a s i o n d e la t h è s e
C ’e s t p a r B o è c e q u ’e s t c o l p o r t é , c o m m e le p r é c e p t e s u p r ê m e d e la
c l a s s i q u e su r le m o u v e m e n t e t la m a t i è r e , l ’é p i t h è t e j a d i s e m p l o y é p a r
c u l t u r e , le p r o p o s o ù A r i s t o t e a v a i t c o n d e n s é s o n e s p r i t : « O p t i m e d i c t u m
v id e t u r , d it B o è c e (De Trinitate, c. 2 ) : E r u d i t i e s t h o m i n i s u n u m q u o d q u e ,
É rigèn e : maqnifîciis Boecius (c. 5 , é d . d e V a u x , p. 1 0 3 ; cf. É r i g è n e , De
u t i p s u m e s t , ita d e eo f i d e m c a p e r e t e n t a r e ». P r é c e p t e q u i p o r t e h la fois
div.nal, P. L., 1 2 2 , 5 0 3 ) .
I, 61 ;
O n p e u t t o u t e f o i s p r é v o i r q u ’é m e r g e r o n t b i e n t ô t , à t r a v e r s s o n c o n c o r -
s u r la d i v e r s i t é d e s s a v o i r s , s u r l ’a u t o n o m i e d e s m é t h o d e s , su r l ’é c h e l l e
d i s m e c o n s c i e n t , le s é l é m e n t s a r i s t o t é l i c i e n s . E f f e t d e l ’é v o l u t i o n g é n é r a l e
d e s a s s e n t i m e n t s 2.
1 A u t a n t d e h a u t e s v a l e u r s , q u i p r é s u p p o s e n t la c o n s u b ­
d e la p e n s é e , e n m ê m e t e m p s q u e la d é c o u v e r t e d e s é c r i t s d ’A r i s t o t e .
s t a n t i a l i t é h y l é m o r p h i q u e de l ’h o m m e , e t q u e n e p o u r r o n t j a m a i s a s s i m i l e r
B o è c e se r a a lo r s t r a i t é c o m m e u n b o n i n t e r p r è t e d u S t a g i r i t e . A l e x a n d r e
le s d i v e r s s p i r i t u a l i s m e s a u g u s t i n i e n s .
N e c k h a m ( f l'Z l7 ) p r o t e s t e r a c o n t r e q u i o s e lu i c o n t e s t e r c e t t e q u a l i t é 2.
B o è c e le n é o p l a t o n i c i e n f o u r n i t là le r e s s o r t d ’u n e c r i t i q u e d e la d i a ­
L e x m e s i è c l e le c l a s s e r a d a n s la l i g n é e d ’A r i s t o t e .
l e c t i q u e , e t d e t o u s les r a i s o n n e m e n t s q u i u t i l i s e n t la p a r t i c i p a t i o n c o m m e
m o y e n de d éco u v erte : l ’é l é m e n t s u b j e c t i f q u ’y i n t r o d u i t l ’a b s t r a c t i o n S u r le s r e s s o u r c e s n é o p l a t o n i c i e n n e s d e B o è c e , m i s e s e n œ u v r e au

c o n d a m n e le p a s s a g e h o m o g è n e d u l o g i q u e au réel ; o n ne p e u t rie n c o n c l u r e x n e s i è c l e , cf. c h a p . p r é c é d e n t .

su r ce r é e l e n i n t e r r o g e a n t la s e u l e s t r u c t u r e f o r m e l l e d e n o s c o n c e p t s 3.

1. Bon exemple dans le commentaire du D e T r i n i l a l e , du ms. Paris, Bibl. Nat.


1 1489, cité dons P a r e n t , o p . c i l . , p. 183, 185.
2. Sur la diversité et l’autonomie des méthodes, cf. entre autres, C o m m . d e T r i n i l a l e 1. G i l b e r t d e la P o r r é e , C o m m . i n l i b . D e T r i n . , P . L . , 64, 1255-1257, 1268 c ;
du ms. Paris, Nat. lat. 14489, éd. Parent, op. c i l . , p. 183, 185. Sur l’analyse des assen­ A lain n i: L i l l e , U e g u l æ d e s a c r a t h e o l o g i a , p n e f ., P . L . , 210, 621-622.
timents ( o p i n i o ) , G u i l l a u m e d e C o n c h e s , G l o s s a i n T i m æ u r n , éd. Parent, p. 171. 2. A l e x . N e c k h a m , D e n a t u r i s r e r u m , c. 173 (ed. Wright, p. 299) : « Quidam vir,
3. Boèce, C o t i s a i . , V, pr. 4, 75 : « : « Omne quod cognoscitur non secundum sui vim, tempore suo magnus, ausus est publice in scholis suis dicere aut Boetium non intelle­
sed secundum cognoscentium potius comprehenditur facultatem ». Cf. L. B. G e i g e r , xisse Aristotelem, aut si intellexit indignatum imitari ».
L a p a r l i c i p a l i o n d a n s l a p h i l o s o p h i e d e s a i n t . T h o m a s , Paris, 1942, p. 302-307.
154 LA PREMIÈRE SCOLASTIQUE AETAS B O E T I ANA 155
Lombard, la reprennent, et la reprendront jusqu’en plein xine siècle1.
Le théologien
Avec l’appesantissement habituel à ce genre d’incrimination, on en viendra
à classer Boèce parmi ces hommes qui se livrèrent au démon pour appren­
P lu s tô t , e t p lu s g é n é r a le m e n t q u e ses o u v r a g e s lo g iq u es, a v o n s - n o u s dre en un instant les sciences, la logique en particulier et l’astronomie-.
d it , f u r e n t lu s e t u t i l i s é s s e s Opuscula theologica. B o è c e e s t - i l d o n c a lo r s C ’e s t su r sa d é f i n i t i o n d e la p e r s o n n e q u e se c r i s t a l l i s e c e r e p r o c h a .
traité c o m m e un t h é o lo g ie n ? R i c h a r d d e S a i n t - V i c t o r , o n le s a i t , e n é la b o r e r a u n e a u t r e , p o u r é c h a p p e r
S a l é g e n d e à e lle s e u l e , a c c u e i l l i e p a r t o u s le s m é d i é v a u x , p o r t e t é m o i ­ a u x c a t é g o r i e s a r i s t o t é l i c i e n n e s é q u i v o q u e s ; il ne d é n o n c e p a s d ’a il le u r s ,
g n a g e d e s o n c r é d i t r e l i g i e u x , p a r d e là sa p h i l o s o p h i e , r é s e r v é e a u x i n t e l ­ c h e z B o è c e , u n e e r r e u r , m a i s u n e i n s u f f i s a n c e 3. C e p e n d a n t c ’e s t , e n d é f i­
l e c t u e l s 1. M a is A b é l a r d q u i la r a p p o r t e , c o m m e t o u t le m o n d e , d é c la r e n i t i v e , u n e s u s p i c i o n d e n a t u r a l i s m e q u i r é d u i t alo r s , e n c e r t a i n s m i l i e u x ,
d ’a b o r d : h B o eth iu s f i d e m . . . n o s t r a m e t s u a m , n e in a l i q u o v a c i l l a r e t , . . . le c r é d i t t r a d i t i o n n e l d e s Opuscula theologica. E n v érité, B o è c e a a m orcé
i n e x p u g n a h i l i t e r a s t r u x i t » ( Theol. christ., I, P. L ., 178, 1 1 0 5 ). Ce n ’e s t là, e n a c t e e t d é j à e n r é f l e x i o n m é t h o d o l o g i q u e , l ’e n t r e p r i s e d ’u n s a v o i r
p a s là u n e o p i n i o n a v e n t u r é e , m a i s , a u d é b u t d e ce si è c le , le s e n t i m e n t t h é o l o g i q u e o ù la foi s ’é q u i p e d e « r a is o n s », d a n s u n e c o n f i a n c e e n la n a ­
c o m m u n . Ici o u là , q u e l q u e c o n f l i t a v a i t p u m e t t r e en c a u s e B o è c e ; a i n s i , t u r e d e l ’e s p r i t , q u i s u r p r e n d l ’a b s o l u t i s m e d e c e r t a i n s c r o y a n t s . Il e s t
a u c o u r s d ’u n e c o n t r o v e r s e su r l ’à m e u n i v e r s e l l e , a u IX e s i è c le , R a t r a m n e b i e n , e n t h é o l o g i e a u s s i , le p r e m i e r d e s s c o l a s t i q u e s . S a n s t o u j o u r s se d é fin ir
a v a i t d û le d é f e n d r e d ’h é r é s i e ( s o n p l a t o n i s m e f a v o r i s e le m o n o p s y c h i s m e ) - ; à e u x - m ê m e s c e t t e d if f é r e n c e , le s m a î t r e s q u i l i s a i e n t s i m u l t a n é m e n t le
a in s i, p l u s t a r d , à c a u s e d e s o n a r i s t o t é l i s m e ( i n d i v i d u a t i o n p a r la m a t i è r e (, De Trinitate d ’A u g u s t i n e t le De Trinitate d e B o è c e , s e n t a i e n t q u e l c l i m a t
l ' u t i l i s e r a - t - o i i p o u r c o m b a t t r e l ’i m m o r t a l i t é d e l ’à m e . M ais ce s o n t là d ifférent le s en v elo p p a it. M êm e l o r s q u ’ils reprennent la rg em en t se s
i n c i d e n t s is o lé s e t m o m e n t a n é s ; le s a n t i d i a l e c t i c i e n s d u x i e s i è c le e u x - c o n c l u s i o n s o r t h o d o x e s , ils é p r o u v e n t le c a r a c t è r e r a t i o n n e l d e sa d é m a r ­
m ê m e s , t o u t e n l ’e n g l o b a n t d a n s le u r r e f u s d e la p h i l o s o p h i e , n e le fo n t c h e : si N e s t o r i u s e t E u t y c h c s o n t erré, c ’e s t p a r c e q u ’ils n ’o n t p a s su
p a s s a n s lu i m a r q u e r q u e l q u e r e s p e c t 3.
21 d é fin ir le s t e r m e s d e n a t u r e , d e p e r s o n n e , d e s u b s t a n c e ; si le s O c c i d e n ­
C e p e n d a n t , d a n s la s e c o n d e m o i t i é d u x n e s i è c l e , o n v o i t a p p a r a î t r e t a u x o n t c é d é à l ’h é r é s i e , c ’e s t p a r c e q u e n ’o n t p a s é t é d é t e r m i n é e s les
u n e é p i t h è t e c h a r g é e d e r é s e r v e s , p o u r q u a li f i e r B o è c e : « M a g is fu it p h i ­ é q u i v a l e n c e s e n t r e v o c a b l e s g r e c s e t v o c a b l e s l a t i n s ; le s d é n o m i n a t i o n s
l o s o p h u s q u a m t h e o l o g u s ». Philosophus : d a n s la b o u c h e d e s c r o y a n t s , t r i n i t a i r e s s o n t d i s t i n g u é e s d e s a t t r i b u t s d i v i n s p a r le u r r é f é r e n c e à la
le m o t n ’a p a s l ’h o n o r a b i l i t é i n t e l l e c t u e l l e q u i lu i sera c o n f é r é e à p a r t i r s u b s t a n c e b e a u c o u p p l u s q u e p a r le m y s t è r e d e la v i e d i v i n e . A i n s i e s t - c e
d u x m e s i è c le ; il d é s i g n e a lo r s l ’h o m m e q u i n e j o u i t p a s d e s l u m i è r e s d e la d a n s l ’u t i l i s a t i o n d e s o n p r é c i e u x a p p a r e i l c o n c e p t u e l , p l u s q u e d a n s s o n
foi, o u q u i s ’e n t i e n t a u x c o n c l u s i o n s a u t o n o m e s d e sa r a i s o n , e n m a r g e in sp ira tio n , q u e B o è c e e st a ccréd ité.
d e sa f o i 4. D e f a i t , c ’e s t d a n s le s m i l i e u x a u g u s t i n i e n s , n é g a t e u r s d e s a u t o ­ P e u t - ê t r e p o u r r a i t - o n t r o u v e r l ’i n d i c e le p l u s r é v é l a t e u r d e ce « r a t i o n a ­
n o m ie s ra tio n n e lle s, q u e B o è c e e st a ffecté de c e tt e q u a lific a tio n critiq u e. l i s m e » t h é o l o g i q u e d a n s la r è g le f a m e u s e q u i d é n o n c e , p a r m i les v a l e u r s

P ie r r e d e P o i t i e r s , P r é v o s t i n et to u te la filière d e s c o m m e n t a t e u r s d u d ’a s s e n t i m e n t , la f a i b l e s s e d e l ’a r g u m e n t d ’a u t o r i t é : « L o c u s ab a u c t o -

1. «Ad hoc respondemus quod Boecius potius locutus est ut philosophus quam
ut theologus », dit un disciple de Prévostin, Summa du ms. Val. lat. 10754, fol. 12 v.
1. Boèce est vénéré comm e un martyr de la persécution de Théodoric : «Constat P r é v o s t i n déclare que son œuvre ne fait pas autorité : « ... Cum iile liber non sit authen­
hunc egregium senatorem rom anum ... in illa persecutione Christianorum qua in Ioan- ticus » (Summa, ms. Bruges 237, fol. 3 v.}.
riem paparn ceterosque Christianos Theodoricus saeviit una cum prauiicto Symmacho T homas d ’Y o r k dira encore, au milieu du x m e siècle : « Adjiciam nunc descrip­
occubuisse ». A h éi .a rd , Theol. christ., I ; P. L ., 178, 1165. F.t D a n t e , Paradiso, X, 125. tiones Dei quas dixerunt philosophi... Sit igitur prima Boethii, qui, quamvis fuerit
Cf. Acia Sanctorum, Mati, VI (1688), p. 702-710. de catholicis, tamen quia sermo suus sapit philosophiam, ideo inter philosophos ipsum
2. Cf. Pli. D m .h a y e , Une controverse sur l'âme universelle a u / . V e siècle (Anal, connumero » (cité par E. Longpré, dans Arch. Franç. Hist., 1926, p. 898).
med. Xamurcensia, \), Namur, 1050. 2. Nous avons la trace de cette incrimination chez Boland de Crémone (l’un des
3. f.f. O t u o n ne S a i n t -F. m m e r a n , Dial, de tribus qurnst., prol. P . /.., 146, 62 : premiers maîtres dominicains, v. 1232). Cf. L. A i .f o n s i , Boczio in Rolundo di Cremona,
« Major cura mihi est legendo vel scribendo, sequi sanctorum dicta (piam Platonis vel dans Riv. fil. neoscol., 37 (1945), p. 275-277.
Aristotelis, ipsiusque etiam Boetii dogmata. Qui, licet in dictis plurimis orator fuerit 3. «Sed nostri theologi plerique non habent illam definitionem [Boecii] pro authen­
excellentissimus, in quibusdam tamen errasse invenitur. Inter quae illud est quod, tica, quia magis fuit philosophus quam theologus, et magis ad probabilitatem locutus
ex persona philosophiae loqueris, Lucanum gentilem et infidelem familiarem suum est quam ad veritatem ». P i e r r e d e P o i t i e r s , I SenL, c. 32 ; P. L., 211,922. Réflexion
appellat ». de R ic h a r d d e S a i n t - V i c t o r , De Trin., IV, c. 18, 22 ; P. L., 196, 941-942, 945.
4. Cf. M.-D. C h e n u , Les «philosophes » dans la philosophie chrétienne médiévale, Sa définition du libre arbitre, « liberum de voluntate judicium », est donnée comme
dans Peu. sc. phil. théol., 26 (1937), p. 27-40. celle des « philosophes », et contreposée à celle des « théologiens ».
156 LA P R E M I E R E S C O L A S T IQ U E AETAS B O ETI ANA 157

r i t a t e e s t i n f i r m i s s i m u s » ( Com. in lop. Ciceronis, 6 , De diff. top.. 3 ; P.


6 4 , 1 1 6 6 C, 1 1 7 4 , e t c . ) . C e r t e s B o è c e n e p a r l e là , à la s u i t e d e C ic é r o n , (p u ­
L ’humaniste, dans la Renaissance du XIIe siècle
d e s d i s c i p l i n e s r a t i o n n e l l e s , n o n d u d o m a i n e d e la foi ; c e p e n d a n t , a ss u r -•••
l ’a u t o r i t é d e la p a r o le d e D i e u , il r e s t e q u e , d a n s la c o n s t r u c t i o n d e la f hé<>-
l o g i e , d a n s s a t o p i q u e , d a n s s e s « d i s p u l a t i o n s », le s r a i s o n s j o u e n t , S i l ’h u m a n i s m e , d u m o i n s l ’h u m a n i s m e o ccid en ta l, a c o m p o rté de
p e i n e , c o m m e d ira s a i n t T h o m a s , d e la i s s e r l ’e s p r i t v i d e , r é d u it par h- f a i t u n e r é f é r e n c e m a j e u r e à la c u l t u r e a n t i q u e , m i e u x q u ’u n e r é f é r e n c e ,
r e f u s d e p e n s e r à u n e o b é i s s a n c e s t é r i l e 1, s a n s r a c in e d a n s la v é r it é . u n e m ise en œ u v r e ré n o v a tr ic e e t n o v a tr ic e — y co m p r is e n p h ilo so p h ie
c h r é t i e n n e — d u c a p i t a l l i t t é r a i r e , s c i e n t i f i q u e , p h i l o s o p h i q u e d e l ’A n t i ­
La Consolatio philosophiae a d e q u o i a c c r o î t r e la r é s e r v e d u c r o y a n t q u i t é g r é c o - r o m a i n e , q u e l rê>le p o u v o n s - n o u s a t t r i b u e r là à B o è c e , d e q u i
sur c e tte « p h ilo so p h ie » . O n sa it q u elles co n tr o v e r se s se s o n t d év elo p p ées, c e f u t p r é c i s é m e n t le d e s s e i n e n s o n t e m p s ? e t s a m é d i a t i o n f u t - e l l e a u t h e n ­
e t se d é v e l o p p e n t e n c o r e s u r le c h r i s t i a n i s m e d e B o è c e , s ’il e s t v r a i qu*- t i q u e , p a r m i le s t r a n s m e t t e u r s d e la b a s s e l a t i n i t é q u e le s h i s t o r i e n s a u j o u r ­
la Consolatio é l i m i n e t o u t é n o n c é c h r é t i e n , p o u r s ’e n t e n i r a u x seule-, d ’h u i r é h a b i l i t e n t ?
c o n s o l a t i o n s d e la p h i l o s o p h i e . N o s m é d i é v a u x o n t é t é p l u s s e n s i b l e s au O n l ’a c o n t e s t é : B o è c e a é c h o u é d a n s s o n d e s s e i n d e r e n d r e a c c e s s i b l e
s e n s r e l i g i e u x q u i , e n v é r i t é , p é n è t r e t o u t l ’o u v r a g e , q u ’à l ’a b s e n e e ib- a u x L a t i n s la p e n s é e d e P l a t o n e t d ’A r i s t o t e ; i n a c h e v é e d ’a i l l e u r s , s o n
référen ce e x p lic ite au m y s tè r e c h r é t i e n ; il s l ’o n t c o m m e n t é sans rms e n t r e p r i s e a é t é « le p o i n t d e d é p a r t , n o n d ’u n e i n t e l l i g e n c e c o m p l è t e d e
s c r u p u l e s 2.
1 l a p h i l o s o p h i e a t h é n i e n n e , m a i s , c o m m e il a d v i e n t a v e c le s d e m i - r é v é l a ­
L e p r o b l è m e d e la c r é a t i o n , d e l ’e x i g e a n t e n o t i o n d ’u n D i e u c r é a t e u r , t i o n s , d ’u n e m é s i n t e l l i g e n c e d u r a b l e . D ’u n e œ u v r e a c h e v é e e û t p u s o r t ir
e t p a s s e u l e m e n t d é m i u r g e p r o v i d e n t , se p o s a i t c e p e n d a n t a u x c u im m i:- u n e R e n a i s s a n c e ; d e l ’œ u v r e i n a c h e v é e s o r t i t la S c o l a s t i q u e . . . L e c r é d i t
t a g e u r s c h a r t r a i n s , c o m m e n o u s l ’a v o n s v u . Ils a d o p t e r o n t délibérément d o n t j o u è r e n t s e s c o m m e n t a i r e s e x p l i q u e e n p a r t i e le s d i v a g a t i o n s d u
u n e e x é g è s e f a v o r a b l e , a p p u y é s d ’a i l l e u r s s u r u n e t r a d i t i o n é t a b l i e d<'-s p r e m i e r M o y e n A g e s u r la p h i l o s o p h i e g r e c q u e ». M o t i f s : il a t r a h i A r i s t o t e ;
l ’é c o l e d ’A u x e r r e , a u i x e si è c le . A u s s i B o è c e e s t - i l c o n s i d é r é là, m ê m e p a r m i s e s s y m p a t h i e s p o u r le n é o p l a t o n i s m e l ’o n t c o n d u i t à u n é c l e c t i s m e d é f o r ­
le s « p h i l o s o p h e s », c o m m e « t o t u s c a t h o l i c u s »3. m a n t ; s e s t r a d u c t i o n s , a p p u y é e s q u ’e ll e s s o n t d e c o m m e n t a i r e s p e r s o n n e l s
La Consolatio a p p o r t a i t d ’a i l l e u r s , a u - d e l à d e s q u e s t i o n s p roprem ent, s o n t l e s m o i n s s û r e s e t l e s m o i n s f i d è le s ; s o n i n t e r p r é t a t i o n d ir i g é e sa c r ifie
th é o lo g iq u e s , d es resso u rces très v a la b le s de cu ltu r e c h rétien n e. Les h i s ­ le r e s p e c t d u t e x t e . Il t r a v a i l l e e n p h i l o s o p h e p l u s q u ’e n h i s t o r i e n 1.
torien s o n t la r g e m e n t a n a ly sé le s m a n i f e s t a t i o n s e t l ’e f f ic a c i t é de cet Ce j u g e m e n t p a r t d ’u n e c e r t a i n e c o n c e p t i o n d e l ’h u m a n i s m e , q u i e n
h u m a n i s m e , d a n s l e c a p i t a l d e la C h r é t i e n t é m é d i é v a l e t o u t e entière. e x p l i q u e l ’i n j u s t e s é v é r i t é . S i l ’h u m a n i s m e e s t u n e r e s t i t u t i o n « h i s t o r i q u e »
Il s u f f it d e r e n v o y e r à le u r s n o m b r e u x t r a v a u x 4.* d e la c u l t u r e a n t i q u e , g r â c e à u n é q u i p e m e n t p h i l o l o g i q u e e t a r c h é o l o ­
g i q u e , a u b é n é f i c e a r i s t o c r a t i q u e d ’u n e r é c u p é r a t i o n t o u t e o b j e c t i v e d e
s o n c o n t e n u , c o m m e il e n s e r a a u c o u r s d e la R e n a i s s a n c e d u Q u a t t r o c e n t o ,
B o è c e en effet n e p r é se n te pas, sin o n d a n s ses tr a d u c tio n s très v a la b le s,
l e s q u a l i t é s r e q u i s e s . M a is si l ’o n a c c o r d e q u e le r e t o u r a u x A n c i e n s p u i s s e
ê t r e , a u d e l à d e l u i - m ê m e e t d e s o n o b j e c t i v i s m e h i s t o r i q u e , u n e r e -n a is-
1. S. Thomas cite la règle de Boèce, en faveur de la fonction «argumentative »
polymorphe de la science théologique, 7a p a r s , n. 1, a 8, ad 1 et 2. « Oportet rationihu-' s a n c e , u n e a s s i m i l a t i o n p e r s o n n e l l e , a v e c le s r i s q u e s q u ’e ll e c o m p o r t e e n
inniti investigantibus veritatis radicem... ; alioquin, si nudis auctoritnbibus magister f i d é li t é l i t t é r a l e , a lo r s B o è c e r e n t r e m o d e s t e m e n t d a n s la l i g n é e d e s h u m a ­
quaestionem determinet, certificabitur quidem auditor quod ita est, sed niti il scienti.t- n i s t e s ; il e s t t o u r n é v e r s le m o y e n â g e o ù l ’i n v e n t i o n c r é a t r i c e l i b é r e r a
vel intellectus acquiret, et vacuus abscedet ». Quodl. IV, 18 a. l ’i m i t a t i o n d e s o n p r o p r e p o id s . M o d e s t e m e n t , d i s o n s - n o u s , c a r B o è c e e s t
2. Cf. P. C o u r c k l l k , o u v r a g e cité.
s a n s g é n ie , e t s a m é d i a t i o n r e l è v e , y c o m p r i s e n p h i l o s o p h i e , d e s é l é m e n t s
3. J a c q u e s d e V i t r y , S e r m o a d s c h o l a r e s : « Ex philosophis autem qua-dam posui­
mus assumere ad commodum causæ nostræ. Boethius quidem De consolatione t o t u s t r a n s m i s s i b l e s d ’u n e t e c h n i q u e e t d ’u n e m é t h o d e , p l u s q u e d ’u n e m a î t r i s e
catholicus et moralis. Alii autem multa falsa et vana dixerunt... »(cité parM. G ra hmax n,
I d i v i e l i e c c l e c i a s l i c i d i A r i s t o t e l e s o l l o I n n o c e n z o I I I e G r c g o r i o I X , dans Miscellam-a
historia- pontifie»;, V, 1, Rome, 1941, p. 82).
4. On connaît le titre significatif de l’ouvrage d’E. K. RaNd, qui range Boèce
parmi les F o u n d e r s o f l h e M i d d l e A g e s , Cambridge (Mass.), 1928, p. 135-180. Cf. entre
autres, P. C o u r c e l i . e , Les l e t t r e s g r e c q u e s e n O c c i d e n t , Paris, 1943 : L’Orient au secours I. P. R e n u c c i , L'aventure de l'humanisme européen au Moyen Age (I V e- X I V 8
de la culture profane : Boèce, p. 257-312. siècle). Paris, 1953, p. 19-20.
158 LA P R E M I È R E S C O L A S T IQ U E

originale de l’esprit. A ce niveau, qui n’est pas sans profondeur, on peut


dire qu’il a réalisé au x n e siècle ce qu’il avait voulu faire au vie.
II est vrai que son propos de concilier Platon et Aristote était assez
chimérique. Belle chimère, qui hantera les esprits jusqu’à la fin des temps !
Ce n’est point là mol éclectisme. Le néoplatonisme de Boèce ne va pas
sans concordisme, et nous en avons noté les points de suture. Il est cepen­ V II
dant valable, à son niveau, dans le concert des néoplatonismes chrétiens
qui composèrent le sol philosophique du x u e siècle.
LA MENTALITE SYMBOLIQUE

« In superficiali litterae cortice falsum resonat lyra poetica, sed interius


auditoribus secretum intelligentiae altioris eloquitur, ut exteriore falsitatis
abjecto putamine, dulciorem nucleum veritatis secrete intus lector inve­
niat». C’est ainsi qu’Alain de Lille énonce le principe de son art, selon
lequel la métaphore, et plus encore le mythe — le mythe de la nature, le
mythe de la Fortune, le mythe de Vénus —, qui en étend le jeu à un long
récit, ne sont pas seulement un procédé littéraire (tropus) pour évoquer
poétiquement une réalité spirituelle, mais un moyen homogène pour
signifier le contenu intérieur des choses : non pas par conséquent jeu psy­
chologique d’esthète, même si l’élégance littéraire («elegans pictura », ibid.)
y joue un rôle, mais discernement, dans l’épaisseur des êtres, de leur
vérité profonde et secrète, par ce moyen révélée1.
Nous aurions pu recueillir pareil énoncé, au niveau des pédagogies,
chez l’un ou l’autre professionnel des « arts poétiques », mieux encore, le
dégager des œuvres d’un Chrétien de Troyes ou des romans arthuriens :
la quête du Graal ne fournit-elle pas le plus beau thème à cet art? Nous le
prenons, ce principe, chez un théologien et philosophe, auteur il est vrai
de poèmes allégoriques, enclin par métier à discerner les raisons profondes
des choses et la mesure des comportements concrets, y compris dans les
modes d’expression inventés par les hommes. Alain de Lille définit donc,
dans sa fin et dans ses moyens, l’art poétique qui présida aux grandes
œuvres du siècle. On peut certes ne pas partager cette conception de l’art :
utilisation de la fiction poétique pour exprimer la vérité spirituelle, de
telle sorte que l’art devient comme une branche mineure de la recherche

1. C’est dans la bouche de Dame Nature qu’Alain place ce développement sur


l’usage du mythe : De planclu N a lu ræ , P. L., 210, 451 CD, et aussi 452 D. A propos
de quoi G. Raynaud de Lage juge exactement : « On devine que l’auteur a pris plaisir
à la difficulté de la transposition [de la métaphore], et l’on peut penser qu’il a réussi.
Non pas que nous nous proposions d’évoquer, en regard de son ingéniosité, l’aisance
et l’invention platoniciennes ; la confrontation serait écrasante pour un auteur du
xne siècle ; mais il faut reconnaître à l’écrivain lillois un certain talent dans le parti
difficile qu’il a choisi pour transposer sa doctrine ». Alain de Lille, poêle du X I I e
giècle, Montréal-Paris, 1951, p. 117.
160 LA P R E M I E R K SC O L A S T IQ U E LA M E N T A L IT E SY M BO L IQ U E 161

da vrai ; du moins y doif-on reconnaître l’effet d ’une vision du monde son langage, c’est-à-dire, outre son vocabulaire, ses genres littéraires ou
se développant sur un double registre, dont le second, en profondeur, didactiques, ses maximes, ses divisions et répartitions, ses «lieux», bref
devient accessible par une transposition, par une « métaphore » du premier. tout son appareil scolaire1. Nous en viendrons immédiatement à ce que
Le transfert symbolique est l’admirable moyen que nous avons d’entrer nous avons appelé la mentalité, cette imprégnation plus ou moins cons­
dans l’épaisseur mystérieuse des êtres — ceux de la nature et ceux de ciente des modes et tours de pensée, cette coloration des notions les plus
l’histoire, fût-elle sainte —, d’atteindre « par delà l’écorce, le noyau savou­ communes, cet ensemble de postulats, rarement exprimés, par tous et
reux de la vérité ». La poésie est au service de la sagesse, philosophique ou partout consentis, difficiles à découvrir2. Écolàtres et mystiques, exégètes
théologique1. et naturalistes, profanes et religieux, écrivains et artistes, les hommes du
Si de suite nous donnons ainsi leur portée philosophique aux formes x n e siècle, entre tous les médiévaux, ont en commun, imposée par leur
littéraires et esthétiques du x n e siècle, c’est que nous n’avons pas ici à milieu et réglant leur jugement dans une table innée des catégories et des
les décrire pour elles-mêmes, et nous renvoyons, pour ce faire, aux historien> valeurs, la conviction que toute réalité naturelle ou historique, a une
des lettres et des arts figurés. Il importe cependant de les savoir présentes, signification qui délgorde son contenu brut, et que révèle à notre esprit
car les procédés symboliques que nous allons observer, tant dans la recher­ une certaine densité symbolique. Rendre raison des choses, ce n’est pas
che des phénomènes naturels que dans la lecture des textes sacrés et l’inter­ seulement l’expliquer par ses causes internes, c’est découvrir cette mysté­
prétation des rites, ne sont historiquement intelligibles que dans l’ambiance rieuse densité.
des œuvres poétiques et figurées du siècle. Ce sont les mêmes hommes qui
lisent la queste du Graal et les homélies de saint Bernard, qui sculptent L ’extension du symbolisme
les chapiteaux de Chartres et composent les bestiaires, qui allégorisent
Ovide et scrutent les sens typiques de la Bible, qui nourrissent leur contem­
plation christologique des sacrements par les symboles naturistes de l’eau, Tandis qu’ils prêtaient attention et valeur à l’essor de la dialectique
de la lumière, du repas, du mariage. Ils ne confondaient certes ni les plans sous l’influence d’Abélard, les historiens rationalistes n’ont pas traité
ni les objets; mais ils bénéficiaient, à ces divers plans, d’un dénominateur sans mépris, même en théologie, les zones littéraires où le symbolisme
commun dans le jeu subtil des analogies, selon le mystérieux rapport du était le procédé commun de la recherche et de l’expression. Ce jugement
monde physique et du monde sacré. Comment faire l’histoire des doctrines de valeur, que les pires excès de l’allégorisme ne légitiment pas, ne peut en
chrétiennes — sinon celle de la science théologique —, sans prendre en tout cas dissimuler cette immense surface littéraire qui, des miroirs cos­
considération les ressources du symbolisme qui, dans la nature, dans miques aux typologies bibliques, présente ses produits les plus divers.
l’histoire, dans la pratique du culte, continûment les alimenta? Dans toute sa culture, le moyen âge est l’âge du symbole, autant et plus
Il serait alors opportun de recenser les techniques de ce symbolisme, que celui de la dialectique. Tout comme pour la dialectique, est mis ici
à la fois unique et si mobile selon ses champs d’application, et d’abord en œuvre, ainsi que nous le remarquions, un appareil d’expressions, de
vocables techniques, qui sont les instruments communs de ee mode de
1. Les hommes du x u e siècle tirent consciemment les conséquences de cette subor­ penser ; et on peut observer, à côté des procédés logiques élaborés par les
dination de la «puerilis disciplina poeticae» au «senior tractatus philosophia* » (Alain,
ibid.). La «lyre poétique » résonne alors en terme de vérité, tandis que sa fiction (fig­
mentum), élégante sans doute, serait mensonge, à nous complaire en elle comme en 1. Faute de travail d’ensemble, recourir aux monographies qui analysent, outre
une valeur propre. Les poètes sont menteurs. «Mendacia poetarum inserviunt veritati», les créations des arts plastiques, les formes et techniques littéraires du De mundi uni­
versitate de Bernard Silvestris, des œuvres poétiques d’Alain de Lille, des romans des
dit Jean de Salisbury, Polycr., ed. Webb, I, 186. C’est la doctrine commune, que repren­
dra saint Thomas d ’Aquin : « Poetæ non solum in hoc, sed in multis aliis mentiuntur, divers cycles, des cosmographies philosophiques, des exégèses typologiques de la Bible,
sicut dicitur in proverbio vulgari », Comm. in Met., I, ed. Cathala, n. 63. fit Jean de des liturgistes, des homélies pastorales avec leurs artes praedicanti. Sur quelques caté­
Salisbury encore, Entheticus, 183 ss. : gories élémentaires, cf. E. R. C u rt i u s , Europdische Lileratur und lateinisches îXIillel-
aller, Berne, 1948, spécialement chap. 7, Melaphorik. Voir aussi, en sous-œuvre, les
...Insta
Arles poelicæ; cf. E. F a k a l , Les arts poétiques du X I I e et du X I I I e siècles, Paris, 1923.
Ut sit Mercurio Philologia comes,
Non quia numinibus falsis reverentia detur, 2. A dépasser évidemment les langages et les techniques, la mentalité d'une époque
Sed sub verborum tegmine vera latent. n’en livre cependant pas entièrement l'esprit, là même où elle porte. On ne peut réduire à
ce comportement mental le message irréductible d’un saint Bernard ou d’un Gilbert de
Vera latent rerum variarum tecta figuris,
la Porrée. Nous recourons à ces catégories historiques telles que les a formulées
Nam sacra vulgari publica jura vetant.
J. G u i t t o n , d a n s son livre sur Le temps et l'éternité chez Plolin et saint Auqustin, Paris,
Dégradation des formes et de la méthode platoniciennes ? Les symboles, si la
métaphore ne joue, ne sont que vains artifices, et trahissent la réalité. 1933.
162 LA P R E M I E R E S C O L A S T IQ U E
LA M E N T A L IT E SY M B O L IQ U E 163
Analytiques et les Topiques, des raisonnements, extrêmement variés, à qu’elle devait porter1. Pour les êtres vivants, en particulier, le Phtjsiologus,
base de traitement symbolique. « Symbolum, dit Hugues de Saint-Victor, traité composé à Alexandrie au IIe siècle, demeure le répertoire classique,
est collatio, idest coaptatio visibilium formarum ad demonstrationem rei déjà monnayé par l’encyclopédie d’Isidore. L’antique réserve du Decre­
invisibilis propositarum «L Raisonnements dont le jeu ne fait pas preuve : tum Gelasianum, qui le classe parmi les apocryphes (entendez d’abord :
la demonstratio d’Hugues n’est certes pas la « démonstration » aristoté­ ouvrage dont l’auteur est inconnu, et, à ce titre, suspect), est reprise par
licienne, et doit se traduire plutôt par monstrance ; ce sera, dans une grave Hugues de Saint-Victor (Didascalicon, IV, 15), mais sans détriment
confusion des genres, leur échec que pareille conceptualisation, car le jeu effectif pour son crédit. Au commencement du siècle, le poète anglo-
symbolique n’est pas la projection d’un acte rationnel préalable, mai.-, normand Philippe de Taon l’avait traduit en français, comme devait le
l’expression première d’une réalité que la raison n’atteint pas, et même faire encore, un siècle après, Guillaume de Normandie. Hugues de Fouilloy
après coup, ne peut conceptualiser. Ces symboles cependant prétendent l’utilise expressément dans son De natura avium (v. 1166). La plupart
déceler des liaisons curieuses — depuis la qualité psychologique des cou­ des gloses bibliques sur les noms d’animaux le copient, autant que l’ex­
leurs jusqu’aux gestes sociaux religieusement sublimés, et aux théopha­ ploitent les sermonnaires.
nies de la divinité dans la nature —, que l’art de la vérité multiforme ne A Chartres, l’étude de la nature s’allie aux traditions symbolistes,
peut manquer de recueillir. Sans doute est-ce même là le premier motif dans les lettres comme dans les arts ; les développements allégoriques du
de la réaction provoquée, au x n e siècle et au-delà, dans les milieux conser­ De universitate mundi de Bernard Silvestris sont homogènes à la cosmo­
vateurs, par la séduction de la dialectique et par la diffusion de la logique gonie de Thierry, et contemporains de la faune et de la flore réalistes des
aristotélicienne, que le discrédit, dès lors croissant, des formes symbo­ chapiteaux sculptés. Neckham, dans son De naturis rerum, ne récuse pas
liques de la pensée et du rôle de la métaphore dans la connaissance l’univers de Raban Maur ; et, s’il bénéficie de l’essor du naturalisme,
religieuse du monde. Abélard avait été le contemporain de l’allégorisme s’attachant alors aux propriétés vraies des choses, il fait sienne cependant
systématique de Rupert de Deutz (fl 138) et du symbolisme sotériologi- la perspective méfaphysico-symbolique qu’alimente la référence des
que de la cosmologie d’Hildegarde de Bingen (fl 179). natures à leur Créateur2.
Ce discrédit ultérieur nous dissimule sans doute encore l’étendue et la Les couleurs, entre toutes les réalités de la nature, sont toujours
qualité du champ immense dans lequel, au x n e siècle, en expression matière apte à une signification supra-physique, à la limite du spirituel.
organique des siècles antérieurs, se développa le symbolisme, — depuis Lieu commun de tous les temps, ce symbolisme est ici mis en œuvre plus
l’utilisation infantile d’une connaissance rudimentaire de la nature, encore par les liturgistes que par les poètes ; cf. le cliché classique chez
jusqu’à ces valables « monstrances » poético-théologiques que définit Innocent III, De sacro altaris ministerio, I, 32.
Hugues de Saint-Victor, depuis l’idéalisation de la « dame » dans l’amour Les nombres sont comme des pensées de Dieu, et, à les déchiffrer, nous
courtois jusqu’aux métaphores à référence cultuelle de la Queste du Graal, découvrons le secret d’un monde, qui trouve son harmonie « in mensura et
depuis l’imagerie eschatologique de Joachim de Flore jusqu’à l’univers numero et pondere» (Sap., 11, 21). Isidore avait, là comme ailleurs,
évangélique des premiers franciscains. rassemblé les éléments traditionnels, dans son Liber numerorum. A recueil­
Le capital le plus élémentaire alors mis en œuvre est celui des lapi­ lir les allégories numérales d’Hugues de Saint-Victor, on reconstituerait
daires et des bestiaires. Le genre littéraire en remonte à l’Antiquité non- à peu près tout le capital des spéculations d’Augustin. Sacramentaires
chrétienne, et, dans sa matérialité, n’est qu’une misérable suppléance de et commentaires bibliques combinent les chiffres avec autant de subtilité
l’ignorance des lois de la nature, inanimée ou vivante : sous couleur de
référence aux valeurs spirituelles, les propriétés des choses ne sont plus
objets de science, mais images des vertus de l'homme ; ainsi la terre, le 1. Nous ne faisons ici qu’évoquer, dans leur extension, les champs immenses couverts
par la végétation luxuriante des symboles. Cf. entre beaucoup, en France, pour les
roc, le sol, et, évidemment, la lumière, les ténèbres, les étoiles ; ainsi lettres, Ch. V. L a n g l o i s , La vie en France au moyen âge, 4 vol., Paris, l920-2y, et
l’herbe, l’épi, la paille, la semence ; ainsi le lion, l’onagre, le passereau, pour les arts, E. M a l e , L'arl religieux du X I I I e siècle en France, Paris, 1902 : Le miroir
le scorpion. A la limite, emporté par son jeu, le symbolisme allégorise, et, de la nature, Le miroir de la science, Le miroir moral, Le miroir historique.
pour se satisfaire, crée des êtres mythiques, phénix, griffon ou licorne, où, 2. A l e x a n d r e N e c k h a m , De naluris rerum, proh, ed. Wright, p. 2 : « Decrevit

sous pareil artifice, la nature n’est même plus présente à ia signification itaque parvitas mea quarumdam rerum naturas scripto commendare, ut proprietatibus
ipsarum investigatis ad originem ipsarum, ad rerum videlicet opificem, mens lectoris
recurrat, ut ipsum admirans in se et in creaturis suis, pedes Creatoris, justitiam scilicet
et misericordiam, spiritualiter osculetur. Nolo tamen ut opinetur lector me naturas
1. H ugues de S a i n t - V i c t o h , Expos, in Hier, cæl., III, init., P. L., 175, 960. rerum fugere, volentes investigare velle philosophice aut physice, moralem enim libet
instituere tractatum ».
LA MENTALITÉ SYMBOLIQUE 165
164 LA P R E M I E R E S C O L A S T IQ U E
Alexandre Neckham, sans doute, a repris à son compte, dans son Sciniil-
que de complaisance. Eudes de Morimond compose une Analylica nume­ lariiim poetarum (ou Mithologia), la mythographie de Fulgence. Le De
rorum in lheographiam. Tous savent qu’ils exploitent là un filon des nuptiis Mercurii et Philologiae de Marcianus Capella, texte de base de la
« philosophes », entendez des païens ; mais ils surchargent les spéculations pédagogie médiévale des sept arts, vulgarisait la méthode, tout en
pythagoriciennes de calculs bibliques, et sacralisent les calculs cosmiques dépouillant totalement sa matière de son caractère païen, l’allégorie
par le mystère chrétien1 : la Trinité est évidemment une occasion éminente ; n’impliquant alors aucune réalité des faits et des personnages. Pas
les septénaires se multiplient, et sacrements, vertus, dons du Saint-Esprit, plus que Rémy d’Auxerre, commentateur de Martianus, au ixe siècle,
péchés capitaux rejoignent les planètes, les périodes célestes, les tons de Bernard Silvestris, Alain de Lille et les autres ne donnent la moindre
la musique dans le « pervirgo septenarius » ; Raoul Glaber parle de la consistance à Minerve, à Vénus ou à la Fortune ; c’est l’invention méta­
« divine quaternité » des éléments des saisons, des âges de la vie, des tem­ physique qui crée et exploite le mythe, fût-ce sous une médiocre allégorie1.
péraments. C’est le même procédé qui joue dans la personnification des vertus, où
Les noms étaient eux aussi, pour les philosophes, des signes efficaces Prudence, avec sa Psychornachia, est le maître, comme Physiologus l’était
des réalités qu’ils désignaient (cf. le Cratyle de Platon). Là encore la pour le symbolisme naturel. Poètes et sculpteurs, moralistes et théolo­
croyance sémitique de la Bible relaie la conviction des Grecs. Ce devient giens, ont tour à tour, sans discontinuer, usé du procédé, quitte à le
un système chez nos médiévaux, nourris d’ailleurs des «étymologies» renouveler et à le construire en quelque manière, par le thème de l’échelle
d’Isidore. La théorie analogique de Denys donnera bientôt une qualité de Jacob (cf. Honorius d’Autun, Scala caeli, P. L., 172, 1239 ; Speculum
quasi-métaphysique au procédé grammatical de la denominatio. L’alphabet Ecclesiae, ibid., 869), ou celui de l’arbre des vertus (cf. Hugues de
lui-même sera utilisé, dans la composition des lettres du nom : Adam, Saint-\ ictor, De fructibus carnis et spiritus, P. L ., 176, 997), ou celui
en lettres grecques, se dénombre 46, le chiffre de l’homme parfait (Honorius du voyage cosmique (Cf. Alain de Lille, Anliclaudianus, lib. V et VI),
d’Autun, Sacrarnentarium, P. L., 172, 741) ; et le Semina scripturarum métaphores dont les ressources plastiques pouvaient rendre vie à tous
attribué à Joachim de Flore comporte une symbolique complète de ces clichés abstraits.
l’alphabet (ms. Vat. lat. 3819, fol. 1-10). Delà était née une méthode d’exégèse, pour la lecture des poètes anciens,
dont le contenu, idolatrique ou licencieux, aurait été inacceptable ; y
Ap rès la nature, l’homme lui-même, avec son histoire et son destin. voir, sous figure, des leçons de morale, les sauvait. Ainsi déjà les stoïciens.
De prime abord, ce semblerait un domaine peu propice au symbole ; les On «moralise» en particulier Ovide (Arnulf d’Orléans, suivi par tant
mythes cependant, dans toutes les civilisations, furent l’expression collec­ d’autres), et le succès de l’opération — Dante lira ainsi Virgile, comme
tive de visions symboliques de l’histoire, en même temps que des caté­ déjà Bernard Silvestris2 — soutint et étendit le genre jusqu’à la Renais­
gories religieuses fondamentales ; leur interprétation naturaliste ulté­ sance et au-delà. Ce genre prit d’ailleurs un nom spécifique : ce fut la
rieure, comme dans l’évhémérisme, pouvait ruiner leur prétention reli­ méthode de Vintegumentum ou de 1’involucrum, applicable aux mythes,
gieuse, mais en tournait alors les épisodes en signification de moralité. Le (ce qui rendit le mot même suspect, pour les autres domaines). « Integu­
moyen âge chrétien, après les Pères, qui avaient joué d’Evhémère contre mentum, dit expressément Bernard Silvestre, est genus demonstrationis
les faux dieux, utilisa les mythographes, dont le prototype était pour sub fabulosa narratione veritatis, involvens intellectum, unde et involu­
eux Fulgence avec ses Mylhologiae (seconde moitié du ve siècle). crum dicitur» (Comm. super Eneidem, ed. Riedel, 1924, p. 3, 18) ; ainsi
Sigebert de Gembloux observe fort bien le mécanisme de l’opération12, et rassembla-t-on les Integumenta Ovidii, Virgilii. Il est même à présumer
que l’interprétation typologique de la Bible favorisa, par contagion,
1. Cf. par exemple, R u p e r t d e D e u t z , De divinis officiis , VII, 14, P. L., 170,
194 : «Ternarius numerus, qui apud saeculares quoque philosophos insignis habetur,
1. Tandis que F. v o n B e z o l d , Das Fortleben der anliken Gôller im millalterlichen
pro eo quod imparium, et eorum qui præter unitatem nullam aliam recipiunt sectionem,
Humanismus, 1922, insiste sur la persistance de la matière antique, nous sommes plus
primus est numerorum, apud nos longe amplius præclari nominis, imo primæ ac divinae
sensibles au transfert d’une allégorisation consciemment menée. Les procédés litté­
est auctoritatis, tam propter ipsam essentiam sanctae et individuae Trinitatis, quam
raires et, comme nous disions, la « mentalité » platonicienne de Bernard Silvestris ne
pro eo quod salvator noster tertia die resurrexit a mortuis ».
réduisent pas son esprit chrétien.
Parmi la bibliographie extraordinairement copieuse de cette symbolique des nom­
2. B e r n a r d transpose toute l’Énéide en une vaste allégorie morale : les six pre­
bres au moyen âge, cf. V. F. H o p p e r , Médiéval number symbolisai, New York, 1938.
2. S i g e b e r t d e G e m b l o u x , Liber de scriptoribus ecclesiasticis, 28, P. L., 160, miers livres figurent les six âges de la vie. Ce que reprend J e a n d e S a l i s b u r y : « Hoc
554 : « Hic certe omnis lector expavescere potest acumen ingenii ejus, qui totam fabu­ ipsum divina prudentia in Eneide sua sub involucra ficticii commenti innuisse visus
larum seriem, secundum philosophiam expositarum, transtulerit vel ad rerum ordinem est Maro, dum sex etatum gradus sex librorum distinctionibus prudenter expressit »
(Polycralicus, 8, 24, éd. Webb, II, 415).
vel ad humanae vitae moralitatem ».
166 LA P R E M I È R E S C O L A S T IQ U E LA M E N T A L IT É SY M BO L IQ U E 167
l’allégorisation du païen, en même temps que la morahsatio se constituait, tielle, que les ensembles mineurs où tout l’appareil rituel est une figuration
littérairement et pédagogiquement, en un genre authentique d’exégèse en exercice du mystère sacré, jadis accompli par le Christ et continué
sacrée. Érasme fera encore le rapprochement1. eilicacement dans l’Église. Le x n e siècle est ici l’organisateur, en traités
C’est ici que se présente, en histoire sainte, cette fois, l’interprétation méthodiquement construits, pour l’école, la méditation ou le culte, d’une
de la Bible, où l’histoire (littera) est le support d’une transposition continue floraison jusque-là désordonnée de symbolismes multipliés, recoupés,
à des réalités supra-historiques que les événements terrestres figurent. raffines, conceptualisés, allégorisés. L’analyse de la quadriformis species
C’est toute la doctrine des quatre sens de l’Écriture. Ce n’est plus là, en sacramentorum par les canonistes et les théologiens est un bel exemple
économie chrétienne, un procédé littéraire ; la nature même de la révé­ de cette mise en ordre des formes symboliques, jusque là laissés à leur
lation judéo-chrétienne appelle la continuité progressive qui fonde une exubérance rituelle et littéraire1.
telle herméneutique. Inutile de s’étendre sur le principe ; ce sont les Ce n’est plus seulement la littérature écrite qu’il faut étudier, mais
applications, en étendue et en modalité, qui, dans une typologie généra­ tout le comportement du peuple chrétien, chefs et fidèles, dont la validité
lisée, déterminent le symbolisme scripturaire du moyen âge. Ne relevons n’est pas affaiblie par les excès des théoriciens, et fournit des racines
ici, comme conséquence capitale, que le parallélisme, spontanément et religieuses à la spéculation la plus raffinée. C’est là que nous trouvons le
méthodiquement poursuivi, entre l’Ancien Testament et le Nouveau : terrain le plus favorable, humainement et chrétiennement pour déter­
enlumineurs, sculpteurs, illustrent plastiquement ce que les théologiens, miner les lois du symbolisme.
les spirituels, les moralistes, les prédicateurs font avec une assiduité qui
va jusqu’au jeu littéraire12. Ce ne sont plus seulement les grands éléments Observons enfin, au terme de cette géographie des métaphores, l’art
du mystère révélé qui composent une suite historico-prophétique ; les de nos théologiens pour construire en valeur de pensée des images qui
moindres détails, et les mots eux-mêmes, sont transposés dans une allé- sembleraient ne devoir être que des illustrations de concepts préalables.
gorisation permanente. Pierre de Celle rassemble, classe et interprète Certes, dans la littérature des exempta, comme dans la rhétorique des
allégoriquement tous les textes où il fait mention du pain (De panibus, artes praedicandi, le jeu symbolique se déploie à l’aise, en simple expres­
P. L., 202, 927-1046) ; et si l’auteur nous semblait être, par ses excès sion des valeurs chrétiennes ; mais, au xne siècle particulièrement, le sym­
d’ailégorisation, un original, il faut croire que ses contemporains n’en bole, cette coaptation consciente et constructive des formes sensibles à la
jugeaient par ainsi, puisque Jean de Salisburv homme judicieux et huma­ manifestation des réalités invisibles, comme dit Hugues de Saint-Victor, est
niste équilibré, lui demanda un traité du même genre sur la vigne. La traité comme apte à des «démonstrations» (au sens susdit), au-delà de
littérature des Distinctiones, ces dictionnaires biblico-théologiques dont sommaires agencements imaginatifs. La métaphore des deux arbres des
nous aurons à parler, est l’un des fruits typiques de ce travail. On sait assez vertus et des vices suscite et pénétré l’analyse psychologique du régime
quels exemples et quelles ressources fournissaient les Pères de l’Église ; moral, où la racine des vertus est l’amour, la racine des vices la convoitise,
maintenant on organise en système et en pédagogie leur pratique spon­ où les vertus sont connexes comme des branches. La nudité d’Adam
tanée3. signifie efficacement la maîtrise physique et psychologique par laquelle
se révèle l’homme en état de nature parfaite. La liaison « allégorique »
Inutile aussi d’inventorier cet autre immense domaine, dont la matière par laquelle Alain de Lille, après d’autres, rapproche, sous la catégorie
même est expressément constituée par des symboles, non plus seulement métaphorique de temple en lequel s’offre le Christ à son Père, le temple de
parlés ou écrits, mais agis : le culte sacramentel, tant les sacrements son corps, le temple matériel du culte, l’Église terrestre, la cité céleste,
proprement dits dont les théologiens définissent alors la structure essen­ fournit une intelligence vraie des éléments uns et divers de l’économie
chrétienne organisée (cf. Liber sententiarum, 16, P. L., 210, 236).
1. Lrasme, Enchiridion, ed. de Leyde, 1706, V, 7 : « Uti divina scriptura non La métaphore, en certains cas, tourne en « analogie » — mot grec qui
multum habet fructus, si in littera persistas haeresque, ita non parum utilis est Home­ va prendre un sens technique, dans le climat dionysien de la fin du siècle -—,
rica Yirgilianaque poesis, si memineris eam totam esse allegoricam ».
2. Cf. L. R e a u , Iconographie de ia r t chrétien, Introduction générale, Paris, 1955,
selon un transfert de l’esprit prenant pied dans les formes sensibles pour
c. 4 : Le symbolisme typologique, ou la concordance des deux Testaments. percevoir les réalités spirituelles : fondée en nature, cette opération prend,
3. Ce qui amène à poser techniquement le problème des rapports entre l'histoire
(littera) et sa signification (allegoria ). L’intervention littéraliste d'André de Saint-
Viclar trouve là son contexte, et la tentative d’Hugues de Saint-Victor l’une de ses 2. Cf. J. d e G h e l l i n c k , Hugues de Sainl-Viclor et la « Species quadriformis sacra­
mentorum » des canonistes et des théologiens, dans Le mouvement théologique du X I I e
raisons profondes, au cours de l’évolution de la théologie symbolique à l’exégèse sco­ siècle, 2e éd., Bruges-Paris, 1948, p. 537-547.
lastique. Cf. ci-dessous, chap. VIII.
168 LA P R E M I E R E S C O L A S T IQ U E LA M E N T A L IT E SY M B O L IQ U E 169
dans la connaissance religieuse, dans la foi biblique plus encore, une inten­ Dans cette pullulation de formes, plus ou moins élaborées, il est aisé
sité admirable. Le symbolisme est alors conjointement l’une des formes de discerner deux grandes catégories, selon que le symbolisme prend son
naturelles de la poétique et un accès à la connaissance du mystère des objet dans la nature ou dans l’histoire. Les procédés littéraires, figuratifs,
choses, divines et humaines. De fait, c’est là maintenir aux anthropo­ idéologiques peuvent être identiques dans les deux cas, la matière qui
morphismes la place qu'incessamment leur donne l’Écriture. En des soutient le transfert métaphorique impose de profondes variantes. La
styles différents, Citeaux et Saint-Victor sont maîtres en cette matière ; nature, physique, végétale, animale, terrestre ou astrale, comporte, dans
la mentalité ici révèle l’esprit, dans « la liberté absolue, la fraîcheur et la sa référence au Créateur une puissance de représentation moins haute,
délectation avec lesquelles la foi sait utiliser l’analogie métaphorique. mais très ferme de contour par son déterminisme ; prise dans ses ensembles,
Toute la création, toute l’histoire biblique lui sont devenues transparentes. elle présente des harmonies, un ordre, certains diront : une « hiérarchie »
Elle s’attarde, elle s’enivre, à lire, à découvrir, à deviner, au ccnur des dynamique, aptes à alimenter, poétiquement ou métaphysiquement, dans
plus humbles choses et des plus simples faits, les signes, les invitations, une <fanagogie », une vision du monde intensément religieuse. Les docteurs
les messages exprès qui lui viennent des profondeurs les plus cachées de grecs, de mieux en mieux connus, fourniront à certains de nos médiévaux
l’amour». Ainsi les sermons de saint Bernard, ainsi les deux Benjamin de quoi expérimenter ce cosmos symbolique, soit dans des poèmes, soit
de Richard de Saint-Victor, ainsi les nombreux commentaires du Cantique dans des spéculations, voire dans des représentations figurées1. Augustin
des Cantiques. Hugues, nous l’avons vu, avait trouvé dans Denys la par ailleurs fournit à nos théologiens le vocable technique qui définit,
définition, les lois, la vérité, la beauté de ces coaptations, de ces propor­ face à l’imago Dei qu’est l’homme, les vestigia de l’univers physique :
tions, du sensible et du spirituel : « Symbolum [est] collatio, idest coaptatio deux catégories devenues classiques. De même entre en circulation le
visibilium formarum ad demonstrationem rei invisibilis propositarum ». terme speculum, désignant le monde et ses éléments comme un « miroir »
Les « noms divins » sont un cas éminent de ces analogies métapho­ de Dieu. Speculum nalurale, speculum historiale, dira plus tard, selon un
riques — entendez : les noms bibliques, feu, lumière, lion, roi, non les titre de livre fréquent aux x u e et x m e siècles, Vincent de Beauvais2.
propriétés transcendantales en termes d’essence. De ces métaphores, L’histoire, elle, est une matière plus haute, comportant les libres
l’analyse scientifique des théologiens mesurera bientôt les limites, inhé­ destins des hommes sous le libre vouloir de Dieu. Mais, à cause de cela
rentes à leur constitution même ; elles recèlent cependant, dans une même, elle ne se prête à une signification ultérieure de son contenu, que
dialectique de correspondance et de rupture, la liaison interne du matériel grâce à une cohérence temporelle et prophétique qui relève du dessein
et du spirituel, ainsi unis dans un même mouvement de pensée. La facture de Dieu, maître de l’histoire (à moins de la traiter en mythe, comme les
poétique des expressions, bibliques ou naturelles, ne doit pas rendre fables des dieux, ce que la foi évidemment ne peut envisager). L’énoncé,
suspecte, mais manifester cette énergie congénitale du symbole, que la chez nos théologiens, en est d’ailleurs explicite, sinon déjà élaboré : la
connaissance abstraite ne contient plus. La « théologie » du x u e siècle est
saturée de ces ressources, où elle trouve, à travers ses soucis pédagogiques 1. « Nihil enim visibilium rerum corporaliumque est, ut arbitror, quod non incor­
et spéculatifs, le moyen d’entretenir, sans détriment pour l’entendement, porale quid et intelligibile significat » (S cot L r i g è n e , De divis, nat., V, 3) : grand
la qualité vive des textes sacrés et la fraîcheur de sa foi. Spontané et thème dionysien qui, au x n e siècle, transformera en une métaphysique sacrée l’imagerie
infantile des lapidaires et des bestiaires. Cf. M. Th. d ’ALVERNY, Le cosmos symbolique
traditionnel, l’usage des noms métaphoriques deviendra l’objet d’une du X I I e siècle, dans Arch. hisl. doclr. lilt. m. â., 20 (1953), p. 31-81.
conscience critique que l’entrée de la métaphysique dionysienne portera Il est dans la logique de cette conviction de considérer alors la symbolique comme
soudain à un haut degré d’analyse1. une pièce essentielle de la connaissance du monde, et donc de la situer dans une classifi­
C’est dans cette perspective qu’il faut suivre le développement de ce cation des sciences. Le cistercien G a r n i e r d e R o c h e f o r t (f 1202) le fait expressément,
qu’on appelle les preuves de l’existence de Dieu. Le traité s’en constitue et, dans un contexte saturé de formules dionysiennes, l’introduit ingénument comme
un degré de savoir à l’intérieur de la classification tripartite des Grecs, physique,
dans la seconde moitié du siècle, et il tend à n’user plus que des analyses mathématique, théologie. Concordisme corrupteur, mais qui transforme l’épistémo­
conceptuelles de la raison métaphysique ; il conserve encore cependant logie naturaliste des philosophes en une théorie dynamique de la contemplation reli­
cette assiette, imaginative et biblique, de la connaissance métaphorique. gieuse (ascensio per gradus contemplationis). Cf. Sermo 23, P. L., 205, 730 : » Nam vel
Ainsi, entre plusieurs cas, dans la ferme et savoureuse élévation sur la mathematice speculatur visibiles rerum visibilium formas, vel physice invisibiles rerum
visibilium causas, vel symbolice colligit et coaptat formas visibiles ad invisibilium
nature « livre » et « figure » de Dieu, que nous lisons, annexe au Didascalion demonstrationem [c’est la définition d’Hugues de S.-V.], vel theoloyiee contemplatur
d’Hugues de Saint-Victor (lib. VII, P. L., 176, 811-898). invisibiles substantias et invisibilium substantiarum invisibiles naturas ».
2. Sur la valeur de cette catégorie dans la théologie médiévale, cf. H. L e i s e g a n g ,
La connaissance de Dieu au miroir de l'âme et de ta nature, dans Rev. hist. phil. rel., 1937,
1. Cf. chap. XIII : Orientale lurnen, et déjà ci-dessous, p. 187.
p. 145-171.
170 LA P H E M 1ER E S C O L A S T IQ U E LA M E N T A L IT É SY M B O L IQ U E 171

tropologie joue ici par la dimension figurative que prennent les personnes Nature, histoire : les deux plans jouent enfin ensemble pour composer
et les événements, re.s, sans commune mesure avec les voccs du récit, liltcra ; la structure du symbolisme sacramentel ; d’où l’on peut présumer, et
les significations sont liées, bien sûr, mais se développent à deux niveaux comprendre, sa complexité radicale : représentation rituelle du mystère
différents, ce que ne voient d’ailleurs pas toujours les maîtres du x n e siècle. et des actes du Christ, le sacrement — du baptême au moindre geste
Pour définir les sens de l’Écriture, son « allégorie » coessentielle, ils en sacré — est en même temps réalisé dans un élément de la nature, eau,
creuseront peu à peu le principe : ayant pour auteur Dieu, maître des pain, huile, sel, cendre, etc. L’interaction constante de ces deux ressources
événements, le Livre sacré, radicalement différent en cela des livres symboliques, originellement, objectivement, méthodologiquement dispa­
humains, significatifs par les seuls mots, voces, signifie en outre par les rates, sera le lieu intelligible des infinies modulations auxquelles se livrent
événements, res, qu’il raconte1. L’histoire est, dans cette « allégorie », alors théologiens et liturgistes : on ne peut lire intelligemment leurs élucu­
expression de l’esprit : elle a un sens spirituel. Mais l’allégorie, l’usage brations, parfois déconcertantes, qu’en consentant à faire jouer avec eux
des Pères en fait exemple, débordera l’histoire, et, cédant à son jeu, ce double système de signification. L’allégorisation en peut être contes­
tournera abusivement en symbole ce qui n’était qu’élément littéraire du table, telle celle du sacrifice de la messe, renouvelée d’Amalaire ; encore
récit : l’allégorisation méthodique, au x n e siècle, universellement, malgré est-il qu’elle trouve là sa clef. Les sacrarnentaires sont alors pleins de
quelques réactions, dissoudra le tissu littéral de l’Écriture. Erreur sur .œns, tout comme les comportements du peuple chrétien qu’ils inter­
la nature du symbolisme, que nous aurons à observer : elle couvre une prètent ; si ces sens sont si fréquemment dépourvus de cohérence, c’est
surface extrêmement étendue de la production dans tous les domaines que leur substrat naturiste et la sacrarnentalité du temps ecclésial sont
du savoir théologique. des matières symboliques irréductibles, au nœud même de l’économie
Il reste que l’accès à la connaissance de Dieu et de ses desseins se fait chrétienne.
et par la nature et par l’histoire : ce sont, dit-on alors, les deux « livres ». Les interférences indéfinies qui jouent ainsi, à travers les domaines
dans lesquels Dieu nous enseigne, car la création est à sa manière, méta­ de la nature, de l’histoire sainte, du sacramentalisme — qu’on songe au
phoriquement, un livre, comme elle est un miroir. symbolisme de l’eau, du feu, du pain, du repas, du baiser, de l’amour,
Omnis mundi creatura, se développant sur ces trois plans — composent une amplification mentale
Quasi liber et pidura, et verbale, où la polyvalence native du symbole aboutit à d’inextricables
Nobis est et speculum. enchevêtrements, littéraires et figurés.
Tels sont, en étendue et en complexité, les champs d’expression de
Ainsi Alain de Lille (Rylhmus, P. L., 210, 579) ; et déjà Hugues de ce que nous avons appelé la mentalité symbolique de ce siècle1. C’est déjà
Saint-Victor : « Universus mundus iste sensibilis quasi quidam liber est de quoi la définir, dans le commun exercice de l’imagination chez les
scriptus digito Dei... », et la suite (texte publié en supplément du Didasca- hommes et chez les chrétiens2.
licon, P. L., 176, 814)12. La cosmologie de Bernard Silvestris est une mise Dans son Ars versificaloria, Mathieu de Vendôme (avant 1175) exalte
en œuvre métaphysique de ce grand thème sacré : « Illic exarata supremi le rôle et l’éminente qualité de la métaphore, métaphore simple ou méta­
digito dispunctoris textus temporis, fatalis series, dispositio seculorum » phore prolongée : « Iste siquidem tropus quadam speciali praerogativa
{De universitate mundi, éd. Barach, p. 13, 160) L’analogie des dionysiens, inter ceteros tropos singularem obtinet praeminentiam, et maxime a
en son néoplatonisme, jouera bien plus à partir de ce symbolisme cosmique
que dans les contingences de l’histoire sacrée.
1. H ugues de S a i h t - V ic tor les avait recensés à sa manière, dans ces catégories :
res, personas, numerus, factum, tempus, locus. Cf. De scripturis et scriptoribus sacris,
14-16, P. L., 175, 20-24. La base de son recensement est plus historico-biblique que
1. Entre tant d’expression de ce principe, citons celle-ci qui a l’avantage de provenir naturaliste ou esthétique.
du grand bibliste Étienne Langton et de se référer à Hugues de Saint-Victor, le maître 2. Mentionnons au moins le développement du symbolisme et du mythe dans la
théoricien des méthodes : « Dicit magister Hugo Sancti Victoris : tanta est sublimitas littérature arabe contemporaine : chez Ibn Sina, l’allégorie du destin, le mythe de
sacre pagine super alias disciplinas quod significata aliarum sunt significantia in theo­ l’oiseau, le poème intitulé An Nafs (l’ilme) ; chez Ibn Tofaîl, le mythe d’Hay-ben-Yaq-
logia ; illa enim que sunt res nominum et verborum in aliis facultatibus sunt nomina zan (i.e. le vivant fils du vigilant), dans le roman philosophique ainsi intitulé, étayant
in theologia ». Glossa in Proph., ms. Cambridge Trinity College B II, 26, fol. 14 c, cité pour objet l’accord de la religion et de la philosophie ; Hay représente l’intellect actif.
par B. S m a l l e y , The sludy of the Bible in lhe rniddle ages, sec. edit., Oxford, 1952, p. 199. Usage constant aussi, évidemment, chez les mystiques musulmans.
2. Capital augustinien. « Liber sit tibi pagina divina, ut haec audias ; liber sit tibi On connaît le problème de la transmission aux Occidentaux des thèmes symboliques
orbis terrarum, ut haec videas. In istis codicibus non ea legunt nisi qui litteras norerunt ; arabes, comme de leurs doctrines philosophiques ; en particulier le thème du voyage,
in toto mundo legat et idiota ». Enarr. in ps. 45, 7, P. L., 36, 518. ascension ou descente, véhicule commun des imageries cosmiques platoniciennes.
172 I A P R E M I E R E S C O L A S T IQ U E
LA MENTALITE SYMBOLIQUE 173
versificatoribus debet frequentari : praecipuam enim metricae modulationi
venustatem accommodat » (éd. Faral, p. 173). Cette observation du maître disciples médiévaux, par deux pratiques pesantes : celle de l’exégète
de l’art littéraire vaut, au delà de l’esthétique formelle, dans tous les grammairien, qui, commentant verset par verset, applique minutieuse­
domaines de l’expression de la pensée, comme en témoignent en philoso­ ment à chaque fragment séparé le jeu allégorique ; puis celle du rhéteur
phie religieuse un Bernard Silvestris et un Alain de Lille. latin, qui, ignorant les lois originales des langues sémitiques, à commencer
par la loi majeure du parallélisme hébraïque, bloque les images, pour lui
obscures, ayant un sens figuré mais littéral, telles les paraboles, et les sens
spirituels allégorisants, confusion qui jouera constamment au moyen âge,
Inspiration et sources môme dans la systématisation des quatre sens.
Ce sens caché des mots et des textes est recherché avec complaisance,
comme si l’obscurité même était à la fois un gage et un attrait de la vérité,
Là comme ailleurs, saint Augustin est l’inspirateur et le maître. Il dont le mystère provoque la curiosité : « Nemo ambigit et per similitudines
l’est expressément par les leçons explicites qu’il donne dans le De doclrina libentius quaeque cognosci et cum aliqua difficultate quaesita multo
chrisliana, exposé des principes de son herméneutique sacrée à base d’une gratius inveniri » (De docl. christ., 2, 6). Occasion magnifique alors, poul­
philosophie des signes : tous nos médiévaux connaissent sinon son texte, ie chrétien, si toute la révélation du Nouveau Testament est mystérieu­
du moins ses énoncés majeurs ; le Didascalicon d’Hugues de Saint-Victor sement « cachée » dans l’Ancien : ce n’est plus seulement une condition
en est comme une refonte complète et fidèle. Il l’est plus encore sans d’intelligence textuelle, mais une matière de complaisance à la fois
doute par sa pratique, où le transfert symbolique de la lettre scripturaire esthétique et religieuse. Point donc alors prétention scientifique, mais
est en quelque sorte incorporé à son mode de penser, tant dans ses sermons occasion délectable et gratuite du verbe : « Noverint tamen qui me
populaires quo dans ses traités savants. En voici l’enseignement, de tous tanquam de otiosa et non necessaria explanatione sugillant, déclare
reçu au moyen âge, Dante compris, qui en fait profession explicite et saint Bernard, non tam intendisse exponere evangelium, quam de evan-
le pratique génialement. gelio sumere occasionem loquendi quod loqui delectabat » (Hom. super
Tout est figure : c’est la loi fondamentale, portant non seulement sur Missus est, Excusatio, P. L., 183, 86).
les ensembles de l’économie, mais sur tous ses éléments, un par un, non Ainsi domine, dans le symbolisme d’Augustin, le procédé littéraire,
seulement pour la substance doctrinale et morale de l’enseignement révélé, tant celui du grammaticus adonné à l’interprétation de son texte, que
mais, et plus encore, pour ce qui n’a pas trait à la foi et aux mœurs : celui du croyant adonné à la lecture de la Bible. La polysémie à laquelle
« Quidquid in sermone divino neque ad morum honestatem, neque ad alors il aboutit, et qui est la loi des exégètes du x n e siècle, relève donc
fidei veritatem proprie referri potest, figuratum esse cognoscas » (De dod. de causes complexes, où jouent à la fois la mentalité des lettrés de la
chrisl., 3, 10, P. L., 34, 71). Tout est sacramentum, c’est-à-dire, au sens décadence romaine, le sens poétique de la nature, la juste référence à
technique, signe d’une chose cachée. Dieu de toute réalité, même profane, l’intelligence des rites généraux et
La translatio verborum est donc une opération normale, bien plus, particuliers du sacramentalisme chrétien, la théorie proprement augusti-
nécessaire à l’intelligence du texte sacré, qui comporte ainsi non seulement nienne de l’illumination, avec son contexte néoplatonicien, la philosophie
des signa propria (les mots), mais des signa translata, nous disons aujour­ des signes comme ressources de l’esprit et du langage, le tout dans l’authen­
d’hui un sens figuré. Le De doclrina chrisliana a précisément pour objet tique foi en l’unité progressive et spirituelle des deux alliances de l’écono­
de fournir les moyens d’éclaircir ces « verborum translatorum ambigui­ mie chrétienne. Le moyen âge, celui des théologiens, mais aussi celui des
tates'» (3, 5-37 ; 2, 11-14). En sous-œuvre de ce travail du bibliste croyant, poètes et celui des petites gens, illustre à point de quelles praefiguratione s
on sent ici, à chaque instant présente, sans détriment d’ailleurs pour sa multiples et constantes se nourrit un symbolisme, que tant d’analyses
théologie du sens spirituel, la méthode reçue, chez lui comme chez les critiques ont aujourd’hui désagrégé1.
grammairiens scs contemporains, pour commenter les auteurs profanes. De cet héritage augustinien, saint Grégoire multiplie et monnaye
Dans cette perspective, le recours à l’allégorie est régulier, jusques et l’efficacité, spécialement dans la moralisaiio, dont il est le maître incontesté.
y compris la facilité qu’il procure. Elle joue constamment chez Augustin,
non seulement dans son interprétation de la Genèse, mais dans la cons­ 1. Sur cette herméneutique symboliste d’Augustin, cf. II. I. M a r r o u , Saint Augus­
truction de sa pensée, puisque sa conversion s’y appuie pour échapper tin et la fin de la culture antique, Paris, 1938, p. 422-430, 478-498, avec la mise au point
aux objections des Manichéens (Conf., 6, 3-4). de sa Retractatio, 1949, p. 646-651. Pour son influence au moyen âge, renvoyons une
Cette allégorisation est renforcée, et elle le sera de même chez ses fois de plus à B. S m a l l e y , The sludy of lhe Bible in the middle âges, sec. edit., Oxford,
1952.
LA M E N T A L IT E SY M B O L IQ U E 175
174 LA P R E M I È R E S C O L A S T IQ U E

Ses Moralia in Job, conçus tout entiers sur la base de la tropologie. tion esthétique, mais sur la nature même des choses, qui sont, de par leur
suscitent, non sans l’appesantissement de la vulgarisation, une littérature émanation sacrée, les représentations démultipliées de l’inaccessible Dieu-
abondante, au point que, bientôt, plusieurs écarteront respectueusement Un. Cette montée, cette anagogê, se définit précisément par le dynamisme
mais expressément, pour un retour à l’interprétation littérale, une trans­ naturel de ces symboles, dans lesquels l’image du transcendant n’est pas
position morale décidément affadie. C’est d’ailleurs nommément contre un supplément gracieux, mais, de par la «ressemblance dissemblable» des
saint Grégoire que Richard de Saint-Victor avait revendiqué selon la degrés hiérarchiques, leur réalité même et leur raison d’être. Le symbole
tradition de son école, la valeur première et irremplaçable du sens littéral ; est la voie d’accès homogène au mystère, et non un simple signe épistémo­
il le faut toujours rechercher, et non se livrer « négligemment » aux prin­ logique, plus ou moins conventionnel.
cipes faciles (ce sont ceux mêmes d’Augustin !), tant celui d’un s e n > Par là même, l’anagogie est une nécessité radicale pour l’intelligence
symbolique dans les textes littéralement inintelligibles ou inconvenants, vraie des choses ; car les choses ne sont vraies, dans leur être, que par
que celui d’une multiplicité de sens comme résultat bienfaisant de l’obscu­ cette référence ontologique à Dieu. C’est alors dans une connaissance
rité de la lettre. Les Victorins sauvent ainsi non seulement le réalisme sacrée, dans une « initiation », qu’on les connaît ; à s’arrêter à elles, par
de l’histoire, mais la vérité du symbolisme1. passion ou par égoïsme, mais aussi par science, c’est manquer à la fois
Saint Ambroise alimente le même courant, mais avec une densité à la (vraie) science et à la sainteté. Le symbolisme est consubstantiel à
allégorique qui nous réfère à Origène. Car, en sous-œuvre, c’est la vision l’expérience mystique, en même temps qu’il est un moyen excellent de
origéniste qui commande les usages et les méthodes : ia lectio divina, tic la voie négative, puisqu’il impose à l’esprit fidèle son propre dépassement.
la collati.on monastique à l’enseignement scolaire, et saturée du « spiri­ Ces principes valent éminemment pour l’Écriture, qui paradoxalement
tualisme » du docteur alexandrin. Les œuvres de l’exégèse littéral.- enseigne les mystères divins dans un langage humain incapable de les
d’Antioche sont citées ici ou là, mais sans qu’on ait pris conscience de contenir ; c’est prévoir qu’une permanente transposition s’impose, non
leur ligne originale12. Malgré ses avatars, et non sans le bénéfice d’un seulement à cause de la faiblesse de notre intelligence, mais par la condition
équilibre procuré par la pratique de l’Église, Érigène est, par delà le même de cette Écriture. La lire dans son sens terrestre, comme un texte
prestige augustinien, l’inspirateur de la mentalité symbolique du moyen humain, sans « anagogie », c’est à la lettre la prolaniser, alors qu’elle n’est
âge. qu’une pédagogie pour entrer dans le silence de Dieu, dans une contem­
plation totalement purifiée.
Mêmes principes, et plus encore, pour les sacrements, actes spécifiques
Un autre maître cependant va apporter, ou du moins renforcer <-l de la « hiérarchie », réalisant dans et par leur symbolisme, la purification,
construire les ressources d’un symbolisme assez différent : la diffusion l’illumination, la perfection, qui consomment en nous l’exister divin.
croissante, dans la seconde moitié du siècle, du grand œuvre de Drny>, Réalisme mystique, qui donne aux symboles, non seulement dans les
avec son contexte érigémste, introduit une pratique et une théorie du sept sacrements catalogués, mais dans les ensembles cultuels, une efficacité
symbole, d’un tout autre accent que cedes de la tradition latine. C’e.-t qu’il faut dire physique, dans la corrélation naturelle entre symbole et
la condition même de l’homme dans l’univers, dans la « hiérarchie » d<- mystère.
l’univers, qui commande la condition de sa connaissance, spécialement C’est de quoi mesurer la distance entre « signe » augustinien et
de sa connaissance de Dieu : connaturelle à la matière, l ’i n t e l l i g e n c e « symbole » dionysien : ce sont deux philosophies, deux théologies diffé­
humaine doit passer par la matière pour atteindre aux réalités transcen­ rentes du symbolisme, bien que l’une et l’autre relèvent de la même
dantes, de soi inconnaissables, dans une opération qui comporte paradoxa­ inspiration néoplatonicienne. De cette commune inspiration procèdent
lement un consentement passionné et un dépassement austère. Tension chez l’une et l’autre : une certaine dévaluation du contenu physique des
qui se fonde non sur un simple transfert psychologique ou une interpréta réalités, naturelles ou historiques, — une référence essentielle au transcen­
dant, par laquelle toute réalité est affectée d’un coefficient religieux, —■
1. Entre autres textes où Richard exprime cette vive réaction, cf. le prologue a une prévalence de la signification, qui exprime cette référence, sur l’expli­
son commentaire de la vision d’Ézéchiel, P. L., 196, 597-598 ; ibid., 569 (« negligenter cation, qui s’en tient aux causes internes des phénomènes et aboutit à
præterire »). De même dans son Expositio difficultatum in expositione tabernaculi fu'drris.
ibid., 211 : « Qui igitur certitudinis suae testimonium allegoricæ expositioni tam lidcn-
la science, — une irréductibilité technique et psychologique de la signifi­
ter dat, historicae denegat [il s’agit de Bède], patenter innuit quod in illa sua expositione cation avec son jeu symbolique, à l’explication, qui relève de la raison, —
nec sibi ipsi satisfecerit ». enfin un certain lyrisme poétique, en résonance de ces qualités religieuses.
2. L’application au sens historique, dans le secteur privilégié de l’Hexaméron, sera Tout cela est effectivement la conséquence psychologique et épistémolo­
sauvée par la tradition des Cappadociens (S. Basile), expressément exploitée. gique d’une vision néoplatonicienne de l’univers.
176 LA P R E M I E R E SC O L A S T IQ U E LA M E N T A L I T É SY M B O L IQ U E 177

Mais, comme nous l’avons vu, l’inspiration platonicienne prolifère nance, juridique autant que mystique, à une société visible. L’ecclésiologie
dans des systèmes et des mentalités fort disparates ; nous retrouvons ici du XIIe siècle sera une ecclésiologie sacramentaire, autant que politique'.
les différences profondes observées entre le néoplatonisme d’Augustin et Avec Denys, ce n’est pas le sujet croyant qui donne son sens aux
le néoplatonisme de Denys. Dans le domaine du symbolisme -— naturel, signes, ce sont préalablement les éléments même qui, de nature, sont des
historique, scripturaire, sacramentel —, l’observation de ces différences représentations, des « analogies ». Le symbole est l’expression vraie de
est d’autant plus urgente que, au x n e siècle et pendant tout le moyen âge, la réalité ; bien plus, c’est par lui que cette réalité s’accomplit. La réali­
elles se croisent continûment dans d’inextricables réactions, comme on sation immédiate du mystère fonde l’objectivisme culturel. Pour Augustin,
le peut observer dès avant 1150 chez Hugues de Saint-Victor, maître point de sacrement sans « verbe » humain : « Accedit verbum ad elemen­
sacramentaliste, sensible déjà aux catégories dionysiennes, quoiqu’il tum, et iit sacramentum» : axiome sacramentaire médiéval, qui. traduit
demeure profondément augustinien1. Le signe augustinien est conçu au en catégories aristotéliciennes, produira l’hylémorphisme scolastique uni­
niveau et selon les ressources de la psychologie de la connaissance, comme versellement accepté, y compris dans le vocabulaire pastoral et doctrinal
l’instrument d’une expérience spirituelle couvrant tout le champ du de l’Église. Dans le symbolisme dionysien, cette conceptualisation n’a
langage, mais aussi les divers modes d’expression figurés. C’est donc le pas à jouer, saisi qu’il est par la mystagogie : lieu de l'initiation, le symbole
sujet connaissant qui en est le principe et la règle ; c’est lui qui lui confère est irréductible à l’analyse, comme le mystère qu’il rend présent. Objecti­
sa valeur, par delà un objectivisme fondé dans la nature des choses, mais visme qui donne aux ensembles cultuels, voire même à l’institution
toujours extérieur à l’ânie. En signification chrétienne, par conséquent, ecclésiastique, une densité transcendante, à laquelle nous avons accès par
l’intériorité, et d’abord la foi, seront premières : sans la foi, plus d’intelli­ une action théurgique, ce qui n’a rien à voir avec l’allégorisation scriptu­
gence de la parole de Dieu ; sans la foi, plus de sens spirituel de l’histoire raire ou sacramentelle.
sainte ; sans la foi, plus de sacrement efficace. A cette fonction spirituelle D’emblée il apparaît que le grand œuvre théologique du x n e siècle
de la signification, répond une mystique de l’intériorité, celle dont le sur les sacrements est commandé de bout en bout par le concept augus­
De magistro pose le principe méthodologique ; les éléments extérieurs, tinien de signe, non par le cmu.ooXov de Denys ; et la survivance du vieux
même les plus autorisés, ne sont que des excitants et des adjuvants ; mot traditionnel mysterium n’en peut dissimuler une certaine désaffecta­
la philospphie augustinienne de l’illumination est ici prégnante, et, dès tion, jusque dans le titre des traités désormais courant De sacramentis.
avant Y Imitation de Jésus-Christ, une certaine attitude individualiste A elle seule le manifeste cette grande opération théologique et ecclésiale
menace la pratique sacramentaire. que fut le dégagement des sept sacrements majeurs : la mystagogie ne
Ces signes sont dès lors construits, en théologie augustinienne, sur une l’appelait pas, pas plus qu’elle n’alimentait la dialectique augustinienne,
analyse psychologique : le plus beau chapitre en est la théorie du res et spécialement dans l’Eucharistie, entre réalisme et symbolisme. De même,
sacramentum, qui devint l’une des bases de la théologie des x n e et sera-ce hors du climat apophatique que va s’introduire, pour analyser
x m e siècles1 2. En théologie sripturaire, Hugues de Saint-Victor et son l'efficacité sacramentelle et définir son originalité, la notion philoso­
école présenteront la construction de l’Écriture — allégorie sur fondement phique d’instrument, qui certes ménage la potentialité de la nature en
historique — selon les lois d’une technique psychologique de la double représentation, mais la disjoint du contenu mystérieux et du sacré natif
signification des uerba et des res3. Le signe fait connaître ; il peut être qu’elle recèle ; aussi bien, ce seront les aristotélisants qui, au siècle
secret, mystérieux, mais son intention va vers la visibilité : Sacramentum suivant, élaboreront le précieux concept d’instrument.
visibile invisibilis formae ; il dé-signe, il inscrit, il est ad placitum, selon Enfin la symbolique cosmique de Denys, tend à laisser au second plan
une part de convention, et donc appelle nécessairement une intervention toute référence à l’histoire, y comprise l’histoire sainte, aux actes du
institutionnelle ; il a une valeur sociale ; à la limite il est acte d’apparte­ Christ, que représentent pourtant les sacrements. Reste alors embryon­
naire l’élaboration, si caractéristique aux xiie-xm e siècles, des trois
valeurs d’expression des symboles cultuels, selon qu’ils sont référés, dans
la suite de l’économie messianique, au passé qu’ils commémorent, au
1. Cf. H. W e i s w e i l e r , Sakrament a!s Symbol und Teilhabe. Der Einfluss des Ps.- présent qu’ils vivifient, au futur qu’ils présagent. Augustin au contraire
Dionysius au} die allyemeine Sakramenllehre Hugos von St. Viklor, dans Scholastik, procure aux médiévaux matériaux et méthodes pour alimenter une
27 (1952), p. 321-343.
2. Cf. H. M. F é r e t , Sacramentum, Res, dans la langue théologique de saint Augustin,
dans Rev. se. th. ph., 22 (1940), p. 218-243. 1. Cf. J . C h a t i l l o n , Une ecclésiologie médiévale: Vidée de VÉglise chez les théolo­
3. Cf. chap. VIII. giens de Saint-Viclor au X I I e siècle, dans Irénikon, 22 (1949), p. 115-138, 395-411.
178 LA PREMIERE SCOLASTIQUE LA MENTALITE SYMBOLIQUE 179

symbolique qui soit un moyen de saisir le temps —- le temps chrétien fraîcheur de la grâce chrétienne prolifère, dans la Queste du Graal, ce
précisément en ceci que les événements, liés du passé au présent et au futur roman de la grâce, en un symbolisme innombrable, jusqu’à l’équivocité.
selon les étapes de l’A. T., du N. T., du royaume final, non seulement L’amour courtois alimente de son expérience inédite un régime de méta­
préparent, mais préfigurent le futur dans le présent : les événements, res, au- phores que le goût de l’allégorie ne pourra dévitaliser. Les arts plastiques,
delà du récit, verba, signifient. La conquête de Canaan est l’entrée dan., !a plus encore, sont, tant en expression de la nature qu’en représentation
terre promise ; la captivité de Babylone symbolise l’espoir de la libération ; de l’histoire sainte, soulevés par une imagination créatrice de formes, que
l’éclat de l’aurore, c’est l’avènement du Messie, puis l’irruption du salut les modèles anciens n’immobilisent pas. Le symbolisme médiéval est,
eschatologique ; la manne signifie d’avance l’eucharistie ; la circoncis, ui dans ces diverses conjonctures, le témoin et l'effet d’un sens du sacré
figure le baptême, dans la constitution progressive d’un peuple qui va en pleine fécondité.
« d’Abel au dernier des élus » (titre des Dialogi d’Anselme de Havelberir. Sens sacré de la nature, nous l’avons vu. La curiosité naturiste, il
P .L ., t. 188) ; Jérusalem est la figure de l’Église, elle-même en perspective est vrai, a peu à peu dissous une certaine vision symbolique de l’univers ;
de la Jérusalem céleste. Etc. etc. C’est, doctrinalement et pastoralement, mais cette explication par les causes, cette profanisation ne contredit
le tissu même de la théologie sacramentaire et scripturaire de tout le qu’accidentellement la signification donnée aux choses. Pour Guil­
moyen âge occidental, y compris les érigénistes, et chez Joachim de Flore laume de Conches, le plus naturaliste des philosophes chartrains, l’uni­
lui-même. Augustin, Origène sont les docteurs de ce sens spirituel de vers le mieux expliqué reste là même un sacrement de la pensée divine ;
l’histoire beaucoup plus que Denys, plus sensible à l’ordre de l’émanation Dieu est toujours le principal habitant de la terre. Les réalités de la
créatrice. nature, qui seraient sans dignité ni utilité, ont du moins une valeur
Il reste que, autour de cette théologie augustinienne et à son b é n é f i c e , symbolique, et par là sont belles et bonnes1.
la lecture de Denys-Érigène développera un sens profond du mystère, et Disons, en passant au plan chrétien, sens sacramentel de la nature.
cela à raison même d’une des données maîtresses de sa théologie : la Le rituel continue à intégrer dans les ensembles cultuels des images et
création est une théophanie, et le symbolisme est le moyen approprié des pratiques empruntées à la religion naturelle suscitée, non sans dégra­
pour exprimer pareille opération, en cela même que, dans une dialectique dation, par les éléments et les phénomènes de la nature. Ce n’est pas par
de rupture et de manifestation, il est révélateur de la transcendance de spéculation scolaire, mais à partir d’une expérience effective qu’Hugues de
Dieu. Aussi bien les grandes cosmogonies appellent toujours l’extrapolation Saint-Victor enregistre, après les canonistes, dans les formes sacramen­
des symboles. Plus tard, dans l’enseignement universitaire du moins, telles une série de symbolismes, « ad exercitationem », les qualifient-ils,
l’allégorisation intellectualiste éliminera ce mystère, en même temps que où prennent place des gestes de sacralisation de réalités profanes. Les
le formalisme cultuel dénaturera l’initiation chrétienne en une pédagogie formules les plus stéréotypées de bénédiction ne peuvent dissimuler la
rationnelle. perception modeste des significations inscrites dans les créatures.
Expression symbolique aussi des valeurs sacrales que recèle la vie
collective, dans ses pressions anonymes comme dans ses pouvoirs publiques.
Les lois du symbolisme On sait assez que, simples fidèles ou théologiens, nos médiévaux procla­
ment le caractère sacré de l’autorité; le sacre des princes est un exemple
Autant que l’Antiquité païenne sur la «renaissance» du x n p siècle. suffisant de cette source vive, où d’ailleurs le merveilleux se mêle à l’au­
l’Antiquité chrétienne, source vive certes et base pédagogique de la théolo­ thentique religion du pouvoir. Mais les banquets corporatifs eux-mêmes
gie médiévale, semble avoir cependant pesé sur une culture où souvent ne vont pas sans provoquer des gestes sacrés2.
l’inspiration ne peut dépasser les formalismes de l’imitation. Cela est On aurait tort enfin de dédaigner, dans cette fécondité symboliste,
particulièrement vrai des valeurs symboliques que contient toute intelli­ le rôle du merveilleux. Nos gens, les intellectuels compris, en demeurent
gence cultuelle, scripturaire, naturelle de l’économie du mystère chrétien. friands ; les théologiens ne détermineront que lentement les critères
Nous ne minimiserons pas cet échec. Il ne doit cependant pas nous,
dissimuler les puissances d’expression qui, dans la doctrine et la mentalité, 1. «Omnis itaque Dei creatio consideranti magna est delectatio, dum in quibus­
répercutèrent alors un authentique sens du mystère. Le x n e siècle, à ce dam sit decor, ut in floribus, in aliquibus medicina, ut in herbis, in quibusdam pastus,
ut in frugibus, in quibusdam significatio, ut in vermibus et avibus ». H o n o r i u s d ’A u -
point de vue, est sans doute, jusque dans le domaine profane, le plus t u n , I, 12, P. L., 172, 1117.
fécond en sensibilité et en expression du sacré. Les mythes de la matière 1. Cf. R. Co o r n a e r t , Les ghildes médiévales, V e- X I V e siècles, dans Rev. hisl. rei.,
antique pèsent sur l’imagination de Chrétien de Troyes ; mais toute la 1948, p. 22-55, 208-243.
180 LA PREMIERE SCOLASTIQUE LA MENTALITE SYMBOLIQUE 181

opportuns pour discerner les propriétés pures du mystère de la grâce tarissait chez eux, ou intellectualisait prématurément la perception
(supra naturam) et les traits différents du miracle, réel ou imaginaire poétique. Par ailleurs, la figura de l’herméneutique biblique met en jeu
(praeter naturam). Quoi qu’il en soit de cette confusion, le goût du mer­ les ressources de la signification augustinienne, bien plus que l’anagogie
veilleux excite, lui aussi, l’emploi des transferts métaphoriques et des dionvsienne ; aussi bien Denys est le maître de la symbolique métaphy­
svmboles, là même où il risque de ne pas respecter la transcendance de sique, point de la typologie historique de l’Écriture. Retenons du moins
Dieu, qui authentiquerait la qualité littéraire et religieuse de ces symboles. que vaut — et vaudra même après l’avènement de la théologie scien­
tifique — la continuité épistémologique entre l'imagerie symbolique de
Ce ne sera donc pas par une simple transcription des Anciens, chré­ type scripturaire, pour dénommer Dieu ou décrire ses mystères, et l’ana­
tiens et païens, que les médiévaux énonceront et pratiqueront les lois du logie conceptuelle, comme moyen technique de connaître les réalités et
symbolisme : leur expérience, leur authentique sens religieux, réaniment, les vérités transcendantes. Le Dieu d’Alain de Lille est accessible par
parfois retrouvent les principes jadis posés par leurs ancêtres. Il arrive l’une et l’autre voie, homogènes en définitive sous leur appareil différent.
même assez souvent que leur pratique spontanée n’a pas suscité, sauf En liturgie, terre privilégiée du symbole en action, la défaillance est
au plan littéraire, chez les auteurs d’Artes, une conscience réflexe suffisante plus sensible encore, car les éléments les plus réalistes, l’eau, la lumière,
pour une analyse explicite des lois de leur travail ; nous devrons nous réfé­ le feu, le repas, la table, sont traités beaucoup plus comme matière à
rer, avec eux d’ailleurs, à Denys ou à Augustin pour énoncer ces lois et instruction allégorique que comme puissance de représentation du mys­
dégager la théorie de leur écriture figurée. tère pour ses initiés. Ainsi la messe tend à devenir une figuration savante
C’est de Denys que nos médiévaux tiennent la loi première du symbo­ et compliquée des épisodes de la Passion, plus qu’un repas de sacrifice.
lisme : le ressort essentiel de sa dialectique, de sa demonslralio, semble Denys n’a guère pénétré les divers De officiis divinis de la fin du siècle, ni
bien être l’épreuve du hiatus apparemment infranchissable que notre même la théologie sacramentaire des Victorius.
esprit perçoit entre deux réalités par ailleurs apparentées ; les joindre
alors, par le jeu du symbole, c’est établir en nous, non sans un sursaut On voit mieux encore la réduction de cette tension symbolique, à
d’exaltation intérieure, en tout cas dans une décharge affective qui provo­ l’usage fait alors de la loi, dionysienne elle aussi, selon laquelle les symboles
quera la création poétique, une relation secrète avec la réalité transcen­ les plus grossiers sont les plus aptes à signifier le mystère. Plus la matière
dante. Loi de l’intelligence, nous l’avons vu ailleurs, aux prises avec une y est pesante, plus elle provoque le sursaut anagogique, contre la menace
participation où transcendance et immanence jouent simultanément ; anthropomorphique, que favoriseraient des symboles trop ressemblants,
loi aussi et processus de l’expression symbolique, qui au-delà de l’imagi­ contre l’illusion d’une lumière valable du sensible, contre l’attachement
nation, atteint les sources de la poésie. Cette demonstratio ne procède pas passionné aux fictions poétiques. Nos médiévaux observent certes, dans
en effet à la manière des prémisses du dialecticien, puisque aussi bien il l’Écriture et dans la liturgie, la pesanteur du langage, des images, des
n’est pas de continuité logique entre ces deux réalités, mais à partir d’une rites ; mais ils la tournent en fait en leçon d’humilité, soit pour admirer
similitude contrastée, dont elle éprouve le sursaut. Double registre donc la condescendance de Dieu, soit pour dénoncer la misère de l’homme asservi
d’une même captation de la « ressemblance dissemblable », selon le mot là-même à la matière. Ils donnent ainsi une interprétation moralisante
fameux de Denys1, et avec les mêmes symtômes. à ce qui est d’abord une exigence physique de la connaissance symbolique.
Autant les théologiens du x n e siècle ont perçu et énoncé, comme loi La question alors classique « de necessitate sacramentorum » s’oriente
de l’intelligence du transcendant, la « ressemblance dissemblable », autant, expressément dans ce sens.
malgré l’étroit apparentement des deux anagogies, a été peu élicitée la
loi parallèle de l’expression symbolique. Le principe d’Alain de Lille, Sans toujours comporter cette pesanteur intentionnelle, le symbole
que nous avons présenté au début de cette analyse, ne l’invoque que de fait appel, pour l’efficacité de son transfert, à une matière dont la réalité
très loin. Bien plus, nos auteurs, tel Bernard Silvestris, dans son poème ne se dissolve pas dans le processus de signification, que ce soit la réalité
philosophique, ne pratiquaient ce choc de la dissemblance que médiocre­ des éléments naturels, que ce soit la réalité de l’histoire en typologie
ment, sans doute parce que l’allégorisation permanente des métaphores biblique, que ce soit la réalité du matériau en action liturgique. Sur plu­
sieurs points, les maîtres du x n e siècle réagirent fermement en faveur de
1. D e n y s , Hier, cæl, 2, P. G., 3, 137, 140, 141. Cf. R . R o q u e s , L'univers dionysien, cette loi des valeurs symboliques : ces valeurs ne jouent que dans la mesure
Paris, 1954, p. 115, 207. Les deux termes anagogie et symbole sont liés : *Oportet sursum où la res garde consistance sous le signum. A tourner la réalité en pure
erigi ad anagogicus et symbolicas formas ». figure, la tropologie s’anémie elle-même. Ce fût là, nous le verrons, la
182 LA PREMIÈRE SCOLASTIQUE LA MENTALITE SYMBOLIQUE 183

grande opération, non seulement exégétique, mais théologique, menée est, qualifiée, et réglée par les lois internes des choses. « A la conception
par Hugues de Saint-Victor, revendiquant la nécessité première du plotinienne qui tolérait l’image dans la mesure où elle constituerait un
fundamentum avant 1'allegoria, la vérité de 1’hisioria avant les Iropi. La symbole intellectuel, qui lui imposait de figurer tous les détails sur un
moralisatio, fût-ce dans le chef-d’œuvre de S. Grégoire commentant Job, seul plan par le refus de la profondeur — qui est la matière —, succède
finit dans une abstraction évanescente, en dissolvant sa matière, naturelle une esthétique fondée sur une observation de la nature b1. Ce que
ou historique, comme elle avait jadis dissous les mythes des païens. P. Francastel dit du symbole plastique, vaut pour le symbole doctrinal.
En même temps qu’est rendue attention à la lettre de l’Écriture, est De même que les artistes qui couvraient les chapiteaux de trèfie, de
réhabilitée la valeur des choses, dans les divers champs symboliques. Si plantain, de fougère, aimaient la nature pour elle-même, de même les
paradoxal que ce soit, un certain naturalisme assure le contenu du jeu théologiens chartrains honorent le Créateur dans la dignité de sa création
symbolique, et, de soi, son souci d’explication par les causes ne nuit pas même. De même que l’Été n’est point une gracieuse déesse, mais un rude
à la signification des réalités ultérieurement référées au transcendant. moissonneur qui peine à la tâche, de même la construction du monde
Après tout, les progrès de la connaissance de la nature, au x n e siècle, en n’est plus contemplée ni réalisée comme une série de mirabilia, mais comme
purgeant les esprits des enfantillages des bestiaires et des lapidaires, une coopération active et valable à l’œuvre créatrice.
alimentèrent la vision d’un cosmos symbolique d’une toute autre enver­ Aristote, au x n e siècle, n’est pas encore révélé, du moins sous cette
gure. L’évolution des représentations plastiques, dans les chapiteaux dimension ; mais d’une part Boèce y introduisait, à travers son intention
sculptés, illustre excellemment la transformation de la mentalité religieuse, éclectique, une dose notable de réalisme ; bien plus, Denys lui-même,
y compris chez les théologiens. d’autre part, détournait déjà, par son sens religieux, l’idéalisme plato­
C’est de quoi nous faire réfléchir sur les ressources des diverses philo­ nicien vers une qualification des réalités sensibles (au point qu’on le
sophies sous-jacentes à la mentalité symbolique du siècle. Augustin, rapprochera parfois d’Aristote dans une concordia auctoritatum). Par
Denys : ce sont les philosophies de type platonicien qui semblent le plus ailleurs, nous l’avons vu, l’univers apparait de plus en plus comme un
connaturelles au symbolisme, littéraire, esthétique, religieux, culturel. ensemble de natures, ayant consistance et lois. Les réflexions occasionnelles
Les choses sont, et sont vraies, belles, dans la mesure où, symboles, elles des maîtres sur la valeur pédagogique des images et figures, montrent que,
représentent de manière mobile, périssable, l’immobile et éternelle per­ sans connaître la noétique aristotélicienne, ils ont, même sous les pressions
fection des idées ; toute réalité est théophanie. « Le symbolisme est l’ex­ efficaces de la tradition platonicienne, observé la condition réaliste du
pression esthétique de la participation ontologique b1. L’univers est un jeu symbolique2.
système de symboles, plus qu’une série d’effets. Mais les ressources de ce Dans la même perspective, ils n’ont pas acquiescé sans réserve à la
système comportent un déséquilibre facile : la valeur symbolique tend à pesée augustinienne qui amenait à considérer les sacrements comme les
évacuer la res dans sa densité terrestre, densité ontologique et densité remèdes réparateurs d’un monde déchu, qui n’auraient pas existé dans
conceptuelle. Tel le symbole dionysien de l’erds, tel le signum tantum des un régime de nature intègre, où, la matière étant soumise à l’esprit,
augustiniens, telle l’allégorie de l’amour dans le Cantique, telle la mora­ l’intelligence n’avait plus à prendre pied dans la matière pour rendre un
lisatio de l’histoire sainte, telle la tentation permanente de l’eschatolo- culte à Dieu. Dans le symbolisme réaliste au contraire, Denys compris,
gisme en économie chrétienne. Tout le x n e siècle peut illustrer cette l’action symbolique est une pièce normale du dynamisme cosmique en
menace de déséquilibre, que dénoncent d’ailleurs, dans son secteur hiérarchie vers Dieu. La sacralisation des saisons, les hymnes sur le jour
Hugues de Saint-Victor, ou Pierre Comestor dans sa critique du Job de et la nuit, la multiplication des bénédictions d’objets profanes, sont alors
saint Grégoire.
Avec Aristote, les idées sont dans les choses. La valeur de représenta­
tion des choses, si le trancendant existe, sera à chercher dans les choses, 1. P. F rancastee , Peinture et société, Paris, 1954, p. 57.
2. Nos auteurs conservent certes, imposée par les textes augustiniens qu’ils lisent,
selon leur nature sensible. Le « naturalisme » est la conditin élémentaire la conception d’une obscurité pédagogique du mystère, obscurité qu’ont pour but
du symbolisme. Le pur expérimentalisme aristotélicien élimine le symbo­ d’entretenir la métaphore, la parabole : les formes voilées excitent la curiosité, le secret
lisme, sans profit pour une science des définitions ; mais si la noétique provoque l’attrait, qu’une facile clarté avilirait (cf. II.-I. Marrou, S. Augustin et la fin
aristotélicienne est un jour ouverte sur le transcendant, alors, par une de la culture antique, Paris, 1938, p. 487-494). De ce goût de l’arcane, le moyen âge
conserve la tradition. Mais de plus en plus est professée la valeur positive, illuminative,
réintégration des idées, du verbe, dans le monde créé, la voie symbolique d’une image prenant densité dans son continu sensible. Il serait aisé de colliger les
textes où, dans un réflexe spontané, les philosophes et les théologiens énoncent cette
1. E. De Bruyne, L'esthélhique du moyen âge, Louvain, 1947, p. 93. sensibilité.
184 LA P R E M I E R E S C O L A S T IQ U E LA MENTALITE SYMBOLIQUE 185

autant d’efîets d’une prise de conscience de la loi profonde du symbolisme, Ce n’est pas là chez eux simple amplificat ion littéraire, oratoire, dévofieuse,
de son efficacité humaine, de son équilibre doctrinal et littéraire. mais bien la conviction d’une valeur d’intelligence, d’argumentation
(la demonslralio d’Hugues de Saint-Victor) exploitable dans ces coapta­
Le caractère le plus constant, mais non le moins déconcertant, du sym­ tiones ( ibid.) ainsi multipliées et ajustées1. Pareille sémantique est, en
bole, est son développement polymorphe, à ce point consubstantiel à son architecture mentale, aussi éloignée de la logique aristotélicienne (« Avoir
jeu que le réduire, au bénéfice d’une clarté conceptuelle, serait d’avance plus d’un sens, c’est ne rien signifier », Aristote) qu’elle est proche de la
en tarir la fécondité, en même temps qu’en dessécher l'effervescence ; littérature biblique et de la polysémie orientale. On peut prévoir qu’elle
ainsi de nature, le symbole est-il ambigu. Le feu réchauffe, éclaire, purifie, posera des problèmes épistémologiques à une théologie organisée en une
brûle, régénère, consume ; il signifie aussi bien la concupiscence et le science avec son instrumentation logique. Au x n e siècle, elle ne fait pas
Saint-Esprit1. Le pain eucharistique réalise simultanément la manne du problème, d’autant plus que les textes bibliques demeurent la matière
désert, le rite pascal juif, le dernier repas du Christ, le banquet céleste, immédiate du théologien. Si philosophes et théologiens se livrent à un
sans parler de l’alimentation naturelle ; et chacun de ces symbolismes effort critique, c’est, comme nous l’avons vu, pour classer, organiser ces
est démultiplié en éléments à leur tour significatifs. Jérusalem, la cité significations, non seulement dans les sens scripturaires, fondés sur l’éco­
historique des Juifs, c’est l’état d’innocence d’Adam, c’est l’Église cité nomie même de l’histoire sainte, mais dans l’appareil cultuel et dans l’ob­
mystique, c’est l’àme chrétienne, c’est l’Église triomphante (collective­ servation des phénomènes de la nature.
ment prise), c’est la béatitude (individuelle). Ilérode, qui signifie «revêtu
de peau » (pelliceus), c’est le démon, dont les artifices ont contraint le Ainsi se dégage, sinon toujours en méthode explicite, du moins en exer­
pécheur à se dépouiller de la tunique d’immortalité pour s’affubler de ces cice effectif, une logique du symbole dans son traitement théologique, tout
vêtements de peau qui sont le signe de sa mortalité et de sa déchéance12. comme est reprise ailleurs une logique des propositions. Ce serait grave
Les seins de l’épouse, dans le Cantique (« Meliora sunt ubera tua vino ») erreur, historique et théologique, de rejeter en marge du développement
signifient tour à tour la chasteté et l’humilité, les bras de l’amour qui, de la théologie au x n e siècle, comme si elles relevaient du seul art oratoire
chez la Vierge, s’attachent au Christ comme Dieu et comme homme, la ou poétique, les œuvres qui, en plus grand nombre qu’au siècle suivanl,
chair et l’àme, la faute charnelle et les sophismes de la concupiscence3. élaboreront ainsi le donné révélé et le capital traditionnel de la foi. Leurs
Le mystère de l’Église nous devient intelligible par la considération du argumentations, il est vrai, sont bâties à partir des schémas de signifi­
bâtiment (fête de la dédicace), du temple de Jérusalem (référence au passé), cation imaginative, non sur les divers procédés des explications causales
de la demeure céleste (référence à l’avenir), de l’habitat de Zachée (épi­ ou formelles, à base d’abstraction ; mais si le coefficient de certitude
sode évangélique), en même temps que par l’ample thème mystique de rationnelle en est par là réduit, leur valeur de représentation n’en est
l’épouse du Christ. La Femme, dans Apoc. 12, est à la fois Ève, la Commu­ point négligeable.
nauté d’Israël, la Vierge, l’Église ; polysémie profondément exploitée, Hugues de Saint-Victor, avons-nous vu, emploie pour désigner ces
dans la cohérence mystique de l’économie : en Marie, culmine la maternité opérations, le mot demonslralio, comme effet d’une collalio, terme extrê­
d’Israël, car tout engendrement, en Israël, tend vers l’enfantement du mement générique (il va jusqu’à signifier un simple colloque), employé
Messie ; et Marie est la cellule germinale de l’Église, laquelle est mère alors à partir de sources idéologiques très complexes, et pour dénommer
engendrante du Christ. des opérations mentales fort disparates. Il précise par l’équivalent coap-
Les exemples surabondent ; bien plus ils sont l’effet d’un traitement lalio, qui, lui, ne relève pas d’un vocabulaire spécialisé, mais introduit,
méthodique, dont les lois sont énoncées, voire tournées en recettes faciles. de manière un peu plus précise, à l’acte propre du symbolisme : la Iransla-
Les maîtres du x n e siècle ont pratiqué jusqu’à l’excès ces lois, tant dans
l’observation de la nature, que dans les sens de l’histoire sainte et dans 1. Ces polysémies sont d’ailleurs souvent fondées sur l’économie biblique, telles
les interprétations des rites liturgiques ; ils se sont complus dans cette par exemple les grandes images scripturaires qui s’appliquent aussi bien à la vie spiri­
tuelle individuelle qu’au dessein de l’Église comme telle, voire à la Vierge Marie, expres­
multiplication et dans cette ambiguïté des significations symboliques. sions de l’unique Mystère, intériorisé dans l’âme individuelle, institutionnalisé dans le
peuple de Dieu, consommé un jour dans la gloire. Mais de ces références au Christ ou à
ses sacrements le passage est fréquent, même chez un saint Bernard, à de simples des­
1. Cf. A l a i n d r L i l l e , Dislincliones dictionum, s. v . Ignis, P. L., 210, 815. criptions psychologiques ou morales, relevant de catégories littéraires, où l’ingéniosité
2. Cf. R i c h a r d d e S a i n t - V i c t o r , Sermo super Acl. 12, P, L., 141 (parmi les œuvres
multiplie ses jeux profanes, au-delà de la grande allegoria religieuse. Cf. sur ce discer­
de Fulbert de Chartres), 277-306.
nement et ces valeurs, H. d e L u b a c , La doclrine du « quadruple sens », dans Mélanges
3. Cf. A l a i n d e L i l l e , Elucidalio in Cani, cani., P. L., 210, 54, 62, 79, 98, 100. F. Cavallera, Toulouse, 1948, p. 347-366.
186 LA PREMIÈRE SCOLASTIQUE LA MENTALITÉ SYMBOLIQUE 187
lio, transfert du visible à l'invisible par le truchement d’une image emprun­ exprime1. Mais le rapport du type à l’antitype est qualitatif : ce qui
tée aux réalités sensibles. C’est notre «métaphore», mais spécialisée ici, déclanche et mesure la translatio au mystère, c’est la qualité par laquelle
surtout dans la théologie dionysienne, par les exigences d’un objet trans­ la relation est définie, ou mieux éprouvée. La participation au transcen­
cendant : pareil objet requiert, dans la translatio, un rejet (via negativa) dant n’est pas sentie comme une représentation d’identité (terme idéal
du contenu propre des images employées, grâce auquel cette translatio d’une logique du logos rationnel), mais par une dialectique du semblable-
est habilitée à procurer une certaine représentation du mystère. C’est dissemblable, dedans une « figure », dedans la coexistence du sensible et
toute la translatio nominum en Dieu, y compris les noms imaginatifs, du spirituel2. Le même acte attache et libère l’intelligence, parce que la
qui précisément abondent dans l’Écriture. matière symbolique est maintenue dans sa pesanteur concrète. Le discours
Nos maîtres emploient volontiers ce terme, mais son insullisance rationnel peut certes lui aussi traduire la tension entre le terrestre et le
latine les amène à transcrire tel quel le mot grec, véhiculé chez eux par transcendant, mais c’est par de tout autres moyens. Cf. le traité des noms
les traductions de Denys, anagôgè1. Un esprit aussi rétif que Robert de divins, dans la Sumrna d’Alain de Lille.
Melun aux ^catégories grecques, y a recours, sans grande intelligence, il Pour n’avoir pas rassemblé en traité de méthode les diverses recettes
est vrai, et uniquement à l’intérieur de la fameuse classification des quatre de cette opération, les théologiens cependant en eurent conscience, au-delà
sens scripturaires, où il le replie sur Vallegoria en général12. de la simple théorie scripturaire de la tropologie. L’un des signes en est
Le traitement théologique et pas seulement exégétique du symbolisme qu’ils ont peu à peu distingué, là même, la figure purement littéraire et
conjugal (cf. tous les commentaires du Cantique), du symbolisme de la le transfert symbolique, ce que n’avait pas fait eri rhéteur qu’il était,
demeure (cf. les allégories du tabernacle, élaborées en vrais traités)3, du saint Augustin, pourtant théoricien de la significatio3. Le Didascalion
symbolisme du banquet, du peuple, et de tant d’autres, dont son saturés d’Ilugues de Saint-Victor dépasse là le De doctrina chrisliana.
les exégèses, les liturgies, les homiliaires, présente dans ces matières incon-
ceptualisables, des procédés constants, allant de la simple allitération
verbale jusqu’à l’analogie doctrinale proprement dite, en passant par la
dialectique d’un argument basé sur la pars pro loto : revêtir une robe
blanche au baptême est un acte symbolique où ne joue, dans l’objet 1. Ainsi chez Guillaume de Saint Thierry, sensible aux influences grecques, Vimage
sensible, que sja propriété de blancheur, non son tissu, ni sa forme, ni même psychologique d’Augustin est corsée de réalisme anagogique. Cf. J.-M. D é c h a n e t ,
sa finalité première de vêtir. Là et ailleurs, ce n’est cependant pas par Œuvres choisies de Guillaume de Saint-Thierry, Paris, 1946, p. 135, 251-252.
2. La définition trop concise du symbole par Hugues de Saint-Victor (« Coaptatio
abstraction qu’alors on procède ; la réalité reste concrètement présente visibilium formarum ad demonstrationem rei invisibilis propositarum », cf. supra)
et visible, car le symbole contient de quelque manière la réalité qu’il révèle alors une étonnante densité, comportant, à la jonction des imageries métapho­
riques et de la critique platonicienne du concept, une unique dialectique du symbole.
Opération qui nous paraît être le ressort le plus profond de la pensée du siècle. Ne
pouvant nous y attarder ici, donnons du moins quelques références.
Un texte de R i c h a r d d e S a i n t - V i c t o r d’abord, In Apocal., I, P. L., 196, 689 :
1. De cette insufiîsance latine, Jean de Salisbury fournit le témoignage, lui si « Omnis figura tanto evidentius veritatem demonstrat, quanto per dissimilem simili­
curieux de textes dionysiens, lorsque, exaltant la logique nouvelle d’Aristote, il résume tudinem figurat se esse et non veritatem probat, atque nostrum animum in hoc magis
le livre des Topiques («quasi a morte vel sornmo excitatus », Mêlai., III, 5). Prenant dissimiles similitudines ad veritatem reducunt, quo ipsum in sola similitudine manere
à son compte la condamnation de la métaphore comme radicalement inapte à procurer non permittent ».
une définition (lib. VI), il fait porter le poids de cette incapacité sur le terme translatio Puis, après Saint-Victor, et dans u n tout autre climat, le cistercien G a r n i e r d e
(la traduction dite boécienne portait metaphora ; Érigène traitait en synonyme translate R o c h e i o r t ( f 1202), dont les énoncés finissent par sentir le procédé : Sermo 9, P. L .,
et metaphorice). Cf. Melalogicori, III, 8, éd. Webb, p. 148. Saint Thomas, conscient, lui, 205, 630 ; Serrno 35, ibid., 794. Poussant a son terme dionysien cette dialectique, G.
de l’opposition Denys-Aristote, maintiendra la position de Denys sur le rôle et les lois distingue la contemplation par figures et similitudes (speculatio ænigmatica, theopha-
du symbolisme dans la connaissance de Dieu (De Ver., q. 10, a. 8, obj., et resp. 10). nia) et la contemplation proprement «anagogique», au-delà de toute similitude :
Tronslulio prend donc, chez Salisbury, place et sens dans une logique de la connais­ Sermo 23, 730 B ; sermo 31, 765-766 ; « fides anagogica », sermo 37, 812 D.
sance, au-delà de son sens littéraire, chez les grammairiens et les rhétheurs. Il n’a pas 3. On connaît le texte de S. Augustin, embarrassé par le « mensonge » de Jacob
le sens dionysien, validant en vérité l’analogie, la métaphorique comme la concep­ (Liber contra mendacium, c. 10) : «Jacob, quod matre fecit auctore, ut patrem fallere
tuelle, dans la ligne de l 'anagôgè, comme le fait Alain de Lille dans su Summa. Enfin, videretur, si diligenter et fideliter attendatur, non est mendacium, sed mysterium.
le sens scripturaire : il procède d’une autre veine encore (Cassien), fort distante de la Quæ si mendacia dixerimus, omnes etiam parabolae et figurae significandarum qua­
métaphysique de Denys, et expression systématisée de l’cschatologisme chrétien. rumcumque rerum, qua? non per proprietatem accipiendae sunt, sed in eis aliud ex alio
2. R o b e r t d e M e l u n , Sentenlie, I, 1,6, éd. Martin, p. 173. est intelligendum, dicentur esse mendacia ; quod absit omnino. Nam qui hoc putat,
3. Cf. chap. VIII. tropicis etiam tam multis locutionibus omnibus potest hunc importare calumniam ».
188 LA P R E M I E R E SC O L A S T IQ U E LA M E N T A L IT É SY M B O L IQ U E 189

signification. Ce n’est plus tant l’arche comme type de l’Eglise qui est
L ’allégorisation prise en considération, mais chaque détail de sa construction, ses poutres,
sa forme, sa longueur, etc. Avec ses sept couleurs, la panthère figure le
prêtre se préparant au sacrifice, et s’équipant de vêtements pour le combat1
A plusieurs reprises, au cours de notre analyse, nous avons observé Ce n’est plus la libération de saint Pierre, comme fait évangélique, qui
la tendance des médiévaux à tourner la métaphore en allégorie ; chacune figure la libération du péché ; ce sont les quatre gardiens représentant les
des lois du jeu symbolique favorisait, semble-t-il, pareille propension. quatre passions, les deux chaînes que sont l’habitude et le désespoir, ses
De fait, l’allégorie a à peu près complètement recouvert les champs d’ex­ sandales qui signifient la perfection, et sa tunique la justice2. Le fait de
pression que nous avons parcouru : nature, histoire, rite, comme aussi elle la résurrection de Lazare n’est, plus que l’occasion de décrire les divers
a envahi tous les genres littéraires : commentaires bibliques, homélies, actes du sacrement de pénitence, où l’homme, d’abord en état de péché
liturgies, formulaires dogmatiques, poésies, et les textes juridiques eux- mortel, se repentant, puis absous, ressuscite après trois jours3. Et ainsi
mêmes, profanes et sacrés. C’est la forme littéraire la plus universelle. de suite. « Il ne faut s’occuper du texte que pour s’élever à l’allégorie »,
C’est aussi, à distance, l’élément décidément déclassé, depuis les abstrac­ disait un programme biblique4, avec un excès que contrecarrent d’ailleurs
tions personnifiées du De planclu Naturae jusqu’aux exégèses du rituel les Victorins. Les personnages allégoriques s’allégorisent de plus en plus :
lévitique dans les traités sur la Loi ancienne. Alain de Lille présente Dame Nature moins dans sa grandeur cosmique
La complaisance avec laquelle un Bernard Silvestris, un Alain de Lille, que par ses traits accessoires, par les broderies de ses vêtements repré­
un Chrétien de Troyes personnifient les forces de la nature, ou les vertus, sentant les divers êtres; Chrétien de Troyes décrit la science d’Erec en
ou les Idées, ou les sciences, ne fut pas le seul effet d’une imitation de dessinant sur sa robe les quatre arts du quadrivium5.
l’Antiquité où ce genre avait sévi, de Prudence à Boèce, c’était aussi
l’expression d’un goût personnel, même s’il ne revalorisait que très insuffi­
1. H onorius d ’A u t u n , Sacramenlarium, seu de causis et significationibus rituum,
samment les clichés anciens. c. 29 : De vestibus presbyterii : «Panthera bestia habet colores septem : nigrum, album,
De même n’était-ce pas par simple fidélité aux docteurs de l’Antiquité griseum, croceum, viridum, aerium, rubeum. Quæ panthera varias herbas comedit,
chrétienne qu’ils multipliaient les applications pluralistes de la tropologie constans in petra, languentes ad se venientes flatu suo a morbo sanat. Per pantheram
biblique. Pour un saint Bernard, qui les animait de sa grâce, combien presbyter intelligitur, qui habet septem vestes et septem virtutes... Diversæ herbæ,
diversæ sententias Scripturarum ; petra Christus ; languidae bestiae homines peccatis
d’autres les systématisaient, les étendaient, les matérialisaient, les appe­ aegri... Presbyter dum se praeparat, quasi duellum cum diabolo pro Ecclesia inchoat :
santissaient, par rapport aux fécondités créatrices d’un Origène ou d’un humerale ponit in capite, id est spem pro galea ; albam, i. e. fidem pro lorica ; cingulum,
Augustin. Les Allegoriae d’Isidore les tenaient toutes prêtes en un réper­ i. e. castitatem pro baltheo ; stolam, i. e. obedientiam vel justitiam pro lancea vel
toire. funda » P. L., 172, 762.
2. Cf. R i c h a r d d e u a i n t - V i c t o r , Sermo super Aci. 12, P. L., 141 (parmi les œuvres
Enfin, dans le culte liturgique, les actions symboliques, primitivement de Fulbert de Chartres, 277-306. La comparaison entre la libération de saint Pierre
destinées à re-présenter les mystères, sont traitées comme des « expli­ et la libération du péché est un trope traditionnel ; mais Richard l’allégorise.
cations », détaillées et intellectualisées, comme on le peut voir en parti­ 3 . Cf. entre autres, A n s e l m e d e L a o n ( Trente pièces inédites, dans Rech. théol. anc.

culier pour le repas eucharistique. On sait assez d’ailleurs quelle décadence méd., II, 1930, p. 70), d’après un cliché mis en circulation par Ps.- A u g u s t i n , De vera
de la liturgie sanctionnait cette déviation. et (alsa pænileniia, P. L., 40, 1122.
L’allégorisation se prête évidemment à la pression des polémiques, des contextes
Ce ne fut pas là excès occasionnel, mais, à la limite, méconnaissance historiques, des procès de tendances. La typologie scripturaire tourne au millénarisme
du caractère propre de la métaphore comme image, et, par là, de la diffé­ (schéma de la semaine, mythe du paradis). La compraison des deux glaives couvre les
rence entre symbole et allégorie. Dans cert ains cas, tel le cas, majeur il est pires ambiguïtés, dans l’ecclésiologie théorique et pratique. La théologie de la croisade
vrai, du Cantique des cantiques, le blocage des deux genres, ou le passage guerrière s’alimente de la grande allégorie du peuple de Dieu dans l’ancienne alliance.
L’allégorisation favorise aussi ce repli du Nouveau Testament sur l’Ancien (cf. chap. IX)
continu d’un jeu à l’autre, était légitime, et fondé d ’ailleurs en tradition ; qui va à l’encontre du caractère progressif de l’économie sacrée, et alourdit théologi­
mais la confusion devait se produire avec l’étalement, institutionnellement quement l’esprit évangélique par le légalisme et le lévitisme de l’Ancienne Alliance.
pratiqué, de l’allégorie. Alors que dans la métaphore, ou la parabole, on On réduit la messe aux catégories de l’Exode, de l’Agneau pascal, alors que agneau et
développe une image qui, par sa ressemblance dissemblable, et donc selon exode n’étaient que la figure de la mort et de la rédemption du Christ.
son ensemble, nous introduise à l’intelligence de la réalité spirituelle ainsi 4. Publié dans M a r t è n e , Thés, anecd., I, p. 487-490.
5. Cf. G. R a y n a u d d e L a g e , Alain de lille, poète du X I I e siècle, Paris-Montréal,
figurée, l’allégorie est la description analytique d’une idée à partir des 1951 : Structure et formes littéraires, p. 109-121. Alain note parfois les limites de l’allè-
éléments morcelés et abstraits d’une image, dont chaque détail prend gorisation ; commentant la vision d’Isaïe, il observe qu’elle comporte des éléments
190 LA P R E M I E R E S C O L A S T IQ U E

Symbole, allégorie : le symbolisme émane d’une adhésion de notre


être, et sa clarté se cache en quelque sorte, au cours de l’expérience spiri­
tuelle, à l’intérieur des images elles-mêmes, médiatrices de mystère ; d’où
leur intensité et leur valeur, même esthétiques. L’allégorie, elle, procède,
non de cette opération esthétique à l’état pur, mais de son exploitation
critique, pour en extraire des pensées abstraites et parvenir à un exposé VIII
didactique. A la limite, l’explication a submergé la signification. « De
causis et significationibus », disait Honorius d’Autun, bloquant deux LA THÉOLOGIE SYMBOLIQUE
valeurs disparates (titre de son Sacramenlarium, ci-dessus cité). Tel est le
genre favori de nos médiévaux. Ce qui, chez les Pères, gardait vivante
sève, même lorsque le jeu tropologique recourait à des catégories hellé­
nistiques ou autres, est devenu, au x n e siècle, un procédé technique, La remise en valeur d’un christianisme conçu comme une économie
conceptuel, abstrait, vidé de cette anagôgè psychologique et religieuse de salut, la conscience plus aiguë des profondeurs de l’histoire, et, quand
dont Denys avait posé le fondement métaphysique. elle est sacrée, de son mystère, ont suscité, dans l’étude de la théologie
Il reste que l’allégorie, comme telle et en son lieu, est un mode d’ex­ comme dans les âmes évangéliques, un intérêt, imprévisible il y a vingt
pression congénital pour une économie où la valeur figurative des choses ans, pour l’intellience «spirituelle » de l’Écriture, récit de cette économie
et des événements est une composante de son histoire sainte. Le peuple de Dieu dans l’histoire. Voici alors, en conséquence de cet éveil, une curio­
de Dieu, dans l’ancienne alliance, ne prépare pas seulement l’Église, il la sité renouvelée non seulement pour l’exégèse typologique des Pères, mais
préfigure ; et l’Église terrestre prépare et préfigure la Jérusalem céleste. pour les méthodes élaborées par les écrivains du moyen âge occidental,
Les formes terrestres de la vérité et de la beauté ne sont pas des images travaillant sur cet héritage patristique. Ce n’est pas seulement Origène
fugaces, mais les analogies valables, intelligibles, analysables de l’ineflable qui retrouve crédit, mais l’histoire de l’exégèse latine tente de dégager
beauté et de l’unique vérité. « Ce que les modernes, pour exprimer l’his­ du fatras des gloses et des commentaires les valeurs et les œuvres qu’a pu
toire, cherchent dans la théorie de l’évolution, les anciens le demandaient compromettre l’appesantissement des routines scolaires, mais qui, pen­
à la méthode allégorique. Elle fut l’expression d’un prophétisme du dant un millénaire, ont efficacement nourri non seulement les fidèles, mais
progrès » (E. Caird). une théologie née de l’Écriture1.
Aussi bien, l’allégorie est-elle un genre littéraire humain, dont la Au centre de ces problèmes, pour le discernement des vérités à dégager
critique reconnaît les lois. Dante en sera bientôt le génial exemplaire. et des échecs à enregistrer, l’allégorie constitue, en doctrine et en technique
« L’allégorie est pour lui l’une des formes les plus naturelles et satisfaisantes une pièce majeure ; entendons d’abord l’allégorie au sens général, procédé
de la rhétorique, ou, si l’on veut, de la poétique ». Il avait reçu de Donat typologique appliquant, au delà de la lettre du texte, la valeur symbo­
cette idée féconde que tout bon esprit lisant Virgile y devait chercher un lique des réalités historiques préparant et figurant à distance les divers
sens allégorique : un poème a une double fin, disait le Grammairien : delecta­ contenus du royaume de Dieu, ses croyances (mystère, sens « allégorique »),
tio. utilitas ; c’est exactement ce que se propose toute allégorie dantes­ sa morale (sens tropologique), son accomplissement final (sens analo­
que : diletto et ammaeslramenlo (Convivio, 1, 11 , 17 et II, i, 3)1. Sans le génie gique) ; entendons surtout l’allégorie au sens spécifique, dénommant le
de Dante, les maîtres du x n e siècle, les poètes, mais aussi les théologiens, transfert par lequel lse réalités bibliques préparent et signifient la doctrine,
les liturgistes, les moralistes, mettaient en œuvre cette doctrine et cette le «mystère», qu’a révélé la suite de l’économie du salut. Littera gesta docet,
méthode. quid credas allegoria2. Nous verrons précisément la densité nouvelle que
va prendre au x n e siècle, dans l’édifice théologique, cette fonction doctri­
purement décoratifs : « Caetera quæ aliter haberi dicuntur, non ad prophetiam, sed ad nale de l’allégorie, acte éminent delà typologie biblique. Le rappel, ou
picturam referenda sunt », De sex alis Cherubim, P. L., 210, 171 ; mais il avait déjà
amplement allégorisé. 1. Deux ouvrages sont venus fournir à point à ce travail son indispensable ins­
1. Cf. A. P ézard, Dante sous la pluie de feu, Paris, 1950, p. 345-347. trument : B. S m a i . l e y , The sludy of lhe Bible in lhe middle âges, Oxford, 1941, 2e éd.,
refondue, 1952; C. S p i c q , Esquisse d'une histoire de l'exégèse au moyen âge, Paris, 1944.
2. Cf. H. d e L u k a c , Typologie et allégorisme, d a n s Rech. sc. relig., 34 (1947), p. 180-
224 ; Sur un vieux distique : La doctrine du « quadruple sens », d a n s Mélanges F. Cavallera,
Toulouse, 1948, p. 347-3G6.
192 LA P R E M I E R E S C O L A S T IQ U E LA T H E O L O G I E S Y M BO L IQ U E 193

plus exactement la définition expresse de sa base historique lui donnera interprétation allégorique, Josèphe pour les nombreux renseignements
alors son statut propre et la dégagera vivement de la pratique pesante et qu’il fournit. Il aura recours aussi —- et voici de quoi situer cette corres­
maladroite en cours pendant les quatre premiers siècles du moyen âge. pondance dans le contexte du grand problème scripturaire du temps —
C’est cet épisode, assez peu observé, de la pratique et de la définition du aux solutions de « cujusdam honesti et docti viri... cujus et vitam religio­
sens spirituel, dont nous voudrions ici illustrer et situer l’importance. sam et doctrinam non ignoro fuisse catholicam », et qui semble très qualifié
pour découvrir la rei gestae veritas. De fait, sur bon nombre des sujets
abordés, Adam citera longuement et textuellement ce vir disertus, ce
« magister quidam peritissimus inter alios », dont le littéralisme critique,
La controverse du Tabernacle. si l’on peut dire, appuyé à l’exégèse de Josèphe et des Juifs, tranche sur
la glose allégorique de Bède. Il s’agit de magister Andréas (le nom est donné
\e rs les années 1175, Jean de Kelso, vénérable abbé du monastère une fois), maître André de Saint-Victor, dont nous connaissons par des
de ce nom, près de Dryburgh, au district de Berwick, dans la principauté travaux récents les œuvres, la doctrine exégétique et la grande influence1.
de Galloway (Écosse), écrivait à son «fils» Adam, prémontré, résidant De cette influence, et de l’opposition qu’elle rencontra, voici donc un
à l’abbaye voisine de Dryburgh (dont il allait devenir l’abbé, vers 1184, nouveau témoignage. L’interprétation purement historique de la pro­
avant de passer à la Chartreuse de Witham), pour lui demander d’entre­ phétie de l’Emmanuel (Isaïe 7) avait, on le sait provoqué contre maître
prendre, sans attendre un loisir hypothétique, une étude approfondie des André une réaction catégorique, à Saint-Victor même2, et amené un rai­
chapitres de l’Exode où est minutieusement décrit le plan de la construc­ dissement contre le littéralisme de l’exégèse juive, mos judaicus3. La
tion du sanctuaire à bâtir, selon les prescriptions de Yahweh à Moïse question du tabernacle fut un second point d’achoppement, dans une
(Exode 25-27). En effet, dit Jean, les anciens Pères, malgré l’ampleur de matière de choix, puisque le sanctuaire de Moïse est, au milieu du cycle
leurs travaux, ont laissé aux modernes plusieurs domaines de l’Écriture éminemment typologique de l’Exode, — sortie d’Egypte, traversée de
à explorer, heureuse occasion pour eux de ne pas céder à la tentation d’une la mer Rouge, séjour au désert, entrée dans la terre promise, — le thème
stérile philosophie. Parmi les problèmes demeurés ouverts, l’un des plus favori d’une interprétation allégorique, comme type très expressif de
intéressants est celui de ce « tabernacle » de Moïse : n’est-il pas une très l’Eglise.
Parmi les grandes métaphores scripturaires qui déterminèrent, dans
suggestive figure de l’Église? Le vénérable Bède, il est vrai, et le juif
le dessein divin sur l’humanité, son essentiel aspect collectif et institu­
Josèphe en ont bien traité ; mais leur manière de faire ne satisfait pas
tionnel—-peuple de Dieu, épousailles, corps, cité—-, cette image du temple,
notre curiosité. Reste encore un beau travail. Et Jean en dresse le pro­
d’un édifice architecturalement construit, s’est en effet imposée comme
gramme : qu’une première partie analyse de près, dans une attention
l’une des plus efficaces en doctrine. « Je bâtirai mon Église » : cette parole
immédiate au détail du texte, la facture du fameux sanctuaire, ses élé­
du Christ récapitule et condense, dans la nouvelle alliance, l’immense
ments extérieurs et intérieurs, son dispositif, sa décoration ; dans une
matière ancienne dont les descriptions, copieuses jusqu’à la minutie, se
deuxième partie, sur la base d’un dessin préalablement établi, sera élaborée
présentaient alors comme une figure inépuisable, propice à des transferts
la signification symbolique de chacun des éléments ; une troisième partie
de sens, exploitables non seulement par la dévotion monastique de la
en tirera enfin les applications morales opportunes. Jean insiste sur la
lectio divina, mais dans la construction d’une théologie systématique par
première partie, recherche exhaustive des données historiques et archéo­
logiques, qui devront être le fondement nécessaire de l’édifice, fabrica,
dans lequel l’allégorie révélera « les mystères de l’histoire ». Deux questions 1. On trouvera cette correspondance de Jean de Kelso et d’Adam le Préinontre
en tête du traité d’Adam De tripartito tabernaculo (P. L., 198, 609-792;. On recueillera
particulières, de pure archéologie, tracassent le bon abbé : la place et le aisément les citations du quidam disertus, expressément nommé Andréas, col. 635
rôle de la sixième tenture (Ex. 26, 9), le dispositif de la grille d’airain C. 15. S mal ,i .ey avait déjà relevé, avec ces citations, l’influence d’André de Saint-Victor
dans l’autel (Ex. 27, 4) ; questions vivement dicutées, à en juger par le sur Adam : The School of Andrew of St. Victor, dans Rech. théol. anc. méd.XI (1939,
ton de Jean qui adjure Adam de bloquer enfin les injures faites à l’Écriture : p. 163. Sur André lui-même, cf. Andrew of St. Victor, ibid., X (1938), p. 358-373.
Sur Adam le Prémontré, cf. A. W i i . m a i i t , Maqister Adam Cartusiensis, dans
indice d’une polémique assez amère, sur ces détails archéologiques, par Mélanges Mandonnel, II, 1930, p. 145-161. Le contexte historique du De tabernaculo
suite d’une inattention à leur authentique teneur littérale. est donné p. 514-155.
Adam le Prémontré, en « fils dévot », et avec une humilité prolixe, 2. R i c h a r d d e S a i n t - V i c t o r , De Emmanuele, P. L., 196, 601-666.
répondit qu’il acceptait et le travail et le programme. Il utilisera, sur les 3. Cf. C. Spicq, Pourquoi le moyen âge n'a-l-il pas davantage pratiqué l'exégèse
questions controversées en particulier, Bède et Josèphe, Bède pour son littérale, dans Rev. phil. théol. 30 (1941-42), p. 169-179.
13
194 LA PRExMlÈRE S C O L A S T IQ U E
LA THEOLOGIE SYMBOLIQUE 195
des magistri ayant à définir scientifiquement les institutions du salut. ipso Patrum auctoritati derogasse... »l. Mais, poursuit Richard, le maître
Aussi bien, le développement concret de l’Eglise, au x n e siècle, dont traditionnel en la matière, Bède lui-même, avait (précisément à propos
Innocent III donnera les formules suprêmes, imposait et nourrissait une du détail de la sixième courtine) avoué son incertitude et, après avoir
réflexion qui, avec un appétit surexcité, allait chercher ses aliments dans poussé son interprétation allégorique, reconnu l’ambiguïté préalable du
l’Ancien Testament, exploité alors non seulement dans la grande vision texte littéral. Contre un traditionalisme étroit, nous sommes donc
métaphorique du temple, elle-même toujours plus suggestive que maintes invités à l’initiative de la recherche2. D’un bout à l’autre, la consultation
définitions abstraites, mais dans les détails allégoriques d’une construction de Richard se tient sur le terrain d’une exécèse strictement littérale, et
matérielle et rituelle, décrite à minuties dans l’Exode et ailleurs. l’allégorie ne recouvre jamais l’histoire. Tout en limitant fermement l’auto­
Dans cette immense matière biblique, trois ensembles fixaient une rité de Josèphe, « qui n’a pas vu le tabernacle », il reçoit volontiers ses
attention privilégiée, pour un enseignement établi sur la lecture directe avis là où le texte sacré ne le contredit pas. C’est donc, quoique avec
des textes sacrés : la description de l’Exode (chap. 25-27), objet immédiat discrétion, dans la ligne de son confrère André qu’il s’avance.
de l’allégorie, comme nous venons de le voir, la construction du temple Déjà dans une note récapitulative ajoutée à son Benjamin major
de Salomon (I Rois, chap. 6-8), enfin la vision d’Ézéchiel (chap. 40-48), (P. L., 196, 191-202), Richard s’était livré à l’allégorie, sons parler du
d’un tout autre style, où la description architecturale et mobilière est chapitre de ses Allegoriae, III, 9 (P. L., 175, 661-663). Enfin, réagissant
à l’extrême « idéalisée » dans la perspective eschatologique d’un culte contre l’interprétation purement allégorique d’Ézéchiel (S. Grégoire), et
parfait dans un sanctuaire parfait, bâti sur une terre parfaite. Télescopage constatant assez brutalement l'insuffisance des exégèses des Pères,
séduisant et scabreux, où la restauration prochaine après la captivité, Richard avait proposé dans la ligne de la méthode historique de Saint-
l’avènement messianique, l’accomplissement apocalyptique sont super­ Victor, une longue explication des visions prophétiques (P. L., 196, 527-
posés sans distinction, dans un blocage qui ne pouvait que résister tant 608).
aux définitions d’une théologie institutionnelle concrète, qu’aux déga­ De tripartito tabernaculo : le titre d’Adam le Prémontré manifeste à
gements d’une succession historique : rude épreuve pour une méthode lui seul, dans cette controverse, le parti adopté : tenir, avant toute trans­
allégorique, par ailleurs spontanément opportune, puisqu’elle se trouve, position allégorique, 1'historiale tabernaculum (626 A), dans sa fabrica
plus qu’ailleurs encore, congénitale à un pareil objet, expressément typo­ littérale, qui ne doit pas être traitée en simple matière occasionnelle ;
logique. consentir ensuite aux efflorescences d’un symbolisme polyvalent, cosmique,
L’interprétation de la vision symbolique d’Ézéchiel, chez les théolo­ moral, rituel, eschatologique. Ainsi le problème est-il situé exactement
giens médiévaux, demanderait une enquête spéciale, y compris dans dans la ligne de la doctrine d’Hugues de Saint-Victor sur le rapport à
d’importantes gloses inédites. A nous en tenir ici au thème descriptif du tenir entre l’allégorie et l’histoire. Aussi bien Adam s’y réfère expressé­
tabernacle, nous avons déjà copieuse matière, sur la base des œuvres ment : au chapitre 8 de la deuxième partie de son traité, consacrée, selon
patristiques, dont Bède s’était fait, à l’entrée du moyen âge, le compi­ le programme prévu, à l’allégorie, il expose la théorie des quatre sens
lateur de plus en plus accrédité (De tabernaculo, P. L., 91). Au x n e siècle, sous le patronage de « maître Hugues » (697 D) dont il reprend l’énoncé
les traités se multiplient. Au moment précisément où, vers les années 1175, de base. S’il n’utilise pas là l’image toujours sous-jacente de la construc­
Adam le Prémontré entreprenait de dirimer la controverse en cours — tion de l’Écriture comparée à la construction d’un édifice, nous la retrou­
signe d’une prise de conscience critique du problème et de la méthode —, vons ailleurs, dans la préface d’un recueil d’Allegoriae, préface dont Adam
Pierre de Celles (fl 183), dans les milieux monastiques, composait un est très probablement l’auteur : Quisquis ad sacrae scripturae notitiam
opuscule «mystique)) De tabernaculo Moysis (P. L., 202, 1047-1084), et, desiderat pervenire ; tout le passage, à l’instant signalé, du De taberna-
aux écoles de Paris, Pierre de Poitiers (enseigne de 1167 à 1193) publiait
ses AVegoriae super tabernaculum Moysis (édit. Ph. S. Moore et J. Corbett,
1938). Adam lui-même, ayant satisfait à la requête de l’abbé Jean, envoie
1. R i c h a r d d e S a i n t - V i c t o r , Exposilio difficultatum suborienlium in expositione
son travail à ses confrères de Prémontré (lettre d’envoi, P. L., 198, 609- tabernaculi, prol., P. L., 196, 211.
624). 2. I d., ibid. : « Non est ergo magnum vel mirum, si in uno aliquo aliquid possumus
Comme pour la prophétie d’Isaïe, la position d’André de Saint-Victor addere, quod ad majorem evidentiam vel planiorem intelligentiarn possit proficere.
provoque parmi ses confrères une réaction directe. Richard intervient Haec propter illos dicta sunt, qui nil acceptant nisi quod ab antiquissimis patribus
une seconde fois : « Rogatus ab amicis aliqua in explanationem taberna­ acceperunt. Sed qui assidue producit novos fructus ad recreationem hominis exterioris
nunquam credendus est nullos de cætero scientiae profectus impertiri ad innovandos
culi scribere, timui, fateor, eorum petitioni satisfacere, ne viderer in eo sensus interioris hominis ? »
196 LA PREMIÈRE SCOLASTIQUE LA THEOLOCIE SYMBOLIQUE 197

culo II, 8, y est repris, puis suivi de la comparaison de l'édifice, dans des travail à l’usage des opérations décidément classiques dans les écoles.
termes empruntés au Didascalion d’Hugues, tel que Jean de Kelso lui- Ces genres littéraires sont sans doute des formes mineures, dans la litté­
même en avait cités1. rature théologique du moyen âge, et la production d’un chef-d’œuvre ne
Ainsi le symbolisme du tabernacle (et du temple) devait tout particu­ les illustre pas, comme il en sera pour les Sententiae ou les Quaestiones,
lièrement provoquer réflexion et critique sur la méthode propre à inter­ dont plusieurs Sommes consacreront le genre pour la postérité. Il les faut
préter selon l’allégorie les textes typologiques, et à construire ultérieure­ cependant analyser et inventorier, par probité d’abord bien sûr, et aussi
ment, grâce à elle l’édifice de la théologie : quid credas allegoria (doccl). pour récupérer les valeurs ultérieurement dispersées sous d’autres
C’est cependant toute la surface de l’ficriture qui fournit matière à ces rubriques.
transpositions, entendons toute sa surface historique. Car il va de soi que Nous voudrions, parmi elles, dégager deux séries d’ouvrages dont la
les grands symboles de l’A. T. étaient d’emblée matière à allégorisation formule semble s’être fixée, pédagogiquement parlant, dans la seconde
doctrinale : tel le symbolisme nuptial, présent d’un bout à l’autre du moitié du x n e siècle, les Allegoriae et les Distinctiones. Périmées aujour­
Livre, où la métaphore des épousailles donne sa pleine mesure au fait d’hui, déconcertantes même, elles eurent cependant une notable efficacité
et à la notion d’alliance. Les nombreux commentaires du Cantique, que dans la construction de la théologie « scolastique ». La preuve en est que,
ce soit par manière d’homélie monastique (S. Bernard), que ce soit dans le grand édifice de l’àge d’or du x n e siècle, dans les Sommes les plus
en exégèse scolaire (Honorius d’Autun), que ce soit en compilation fameuses et les plus classiques, telle celle de saint Thomas, des blocs
patristique (Guillaume de S. Th.), sont évidemment, au x n e siècle, une entiers subsistent, qui sont désormais comme effondrés, et ne retiennent
expérience de choix pour la symbolique doctrinale, y compris par les plus l’intérêt des théologiens ; déclassement fort explicable sans doute,
amplifications de l’allégorie. C’est là d’abord qu’il faut chercher un traité mais dont il importe de prendre conscience, car il est lui-même plein de
de la charité, plus que dans les commentaires des Sentences du Lombard. sens pour la théologie d’aujourd’hui.
Mais aussi se développe systématiquement une allégorisation de toute
la matière biblique, jusque sur la base des mots eux-mêmes, dont les Allegoriae : il s’agit évidemment de ce type d’exégèse qui, fondé sur
usages disparates, dans tous les genres bibliques, invitent les scholares à le processus figuratif de l’économie du salut, fut exploité activement dès
construire, après collation, une sémantique religieuse des réalités maté­ la catéchèse primitive et dans les traités patristiques. Mais ce travail se
rielles. Nous avons eu l’occasion d’en signaler un exemple typique, le fixe alors dans un genre déterminé, et dans une entreprise où cette allé­
traité De panibus de Pierre de Celle, rassemblant les textes où il est fait gorie devient le nerf de la construction doctrinale, pour une théologie
mention du pain, et classant, par une allégorisation systématique, les organique de la parole de Dieu. La controverse du tabernacle nous a
divers sens possibles du mot. Au milieu d’une telle fantaisie, alors univer­ révélé un labeur d’une toute autre consistance méthodologique que celle
selle, la controverse du tabernacle est extrêmement significative, et, par de la catéchèse, de l’homélie patristique, ou de la lecture monastique,
delà son épisode, la doctrine d’Hugues de Saint-Victor qui l’inspire : que d’ailleurs ce labeur mettait en œuvre. On était passé de la pastoration
pendant toute la seconde moitié du siècle, cette doctrine soutient la au travail d’école.
recherche d’une méthode allégorique, dont la discipline garantira la valeur Nous présenterons comme type du genre les Allegoriae de
contre le fatras, et tentera d’établir, par les ressources traditionnelles Richard de Saint-Victor : le nom de leur auteur les accrédite, mais aussi
de la typologie, une théologie scripturaire. leur notable diffusion, et surtout l’usage qui en fut fait pendant un demi-
siècle dans l’enseignement. Car voici ce qui s’était produit et que de
récentes recherches ont mis en lumière1. Richard, dans un volumineux
Allegoriae et Distinctiones recueil, compilé en 24 livres sous le titre d'Exceptiones allegoricae, avait
présenté, comme seconde partie, des Allegoriae in Velus et Novum Testa­
Cet immense travail exégétique, le valable et le fatras, devait non mentum (10 et 4 livres) dont le titre signifie assez l’objet et la méthode,
seulement prendre corps dans des gloses, textuelles ou systématiques, dans et qui sont sans doute la matière d’un enseignement consacré à l’explication
des commentaires, mais aussi se développer dans des traités spéciaux,
soit expressément bâtis sur l’allégorie, soit équipés en instruments de 1. J. C hatillon (Le contenu, l'aulhencité, la date du Liber exceptionum el des
Sermones centum de Richard de Sainl-Viclor, dans Rev. du moyen âge latin, IYr, 1948,
p. 23-52, 343-366) a excellemment débrouillé l’écheveau littéraire, après que Ph. M oore
1. Ce prologue méthodologique allait être l’un des principaux instruments de (The aulhorship of lhe Allegoriæ super V el N. T., dans New Scholaslicism, IX, 1935,
diffusion de la doctrine victorine. Cf. infra. p. 209-225) eût établi l’authenticité ricardienne et le dispositif des Allegoriæ.
198 LA PREMIÈRE SCOLASTIQUE LA THEOLOGIE SYMBOLIQUE 199

des sens multiples de l’Écriture1. Au cours de divers avatars, dont les des mots y est établie non seulement à partir de la lettre et de l’histoire
éditions portent le témoignage, ces Alleyoriae furent détachées, et, bibliques, comme le demandait Hugues de Saint-Victor (cf. infra), mais
circulant ainsi, furent adjointes à ï Historia scolastica de Pierre le Mangeur, aussi à partir des propriétés naturelles des choses : petra, est définie,
qui elle s’en tenait délibérément au sens littéral12 : non pas simple hasard, analysée, « distinguée », non seulement par l’évocation des thèmes symbo­
mais combinaison consciente certes, qui superposait à l’interprétation liques de la pierre, au cours des textes sacrés, mais aussi par les propriétés
littérale et historique de Comestor l’interprétation spirituelle à base que les lapidaires attribuent dans la nature aux pierres. Blocage séduisant
d’allégorie. Le très grand nombre des manuscrits composés de cette pour l’allégoriste, pratiqué d’ailleurs dès longtemps, mais dont on voit
manière témoigne de la diffusion et de l’autorité de cette combinaison enfin la maladresse, s’il aboutit à confondre dans une typologie équivoque,
très significative. Le ruissellement des allégories de Richard n’était pas les sciences de la nature avec le sens mystérieux de l’histoire sainte. Il
l’effet d’une fantaisie pieuse, mais l’élément d’une construction délibérée serait donc profitable de dresser un inventaire de ces curieux dictionnaires
de l’interprétation de l’Écriture3. biblico-théologiques. Mentionnons du moins les principaux.
La Sumrna quae dicitur Abel, ainsi intitulée, à cause du premier mot
Avec le De panibus de Pierre de Celle, nous avons un exemple du qu’elle présente, est l’œuvre de Pierre le Chantre (professeur à Paris dès
même travail, mais par monographie, sur un objet déterminé. Nous 1169, f 1197 ; dans le sillage des Victorius) ; elle a joui, avec ses 1250
passons alors du genre littéraire des Allegoriae aux recueils appelés « distinctions » d’une très ample diffusion.
Distinctiones. Ce type de composition relève, lui, de ces instruments de Les Distinctiones d’Alain de Lille (entre 1175 et 1195), concises et
travail que se constitue, selon ses besoins et sa mentalité, chaque géné­ copieuses, contiennent des traces de l’esprit philosophique de leur auteur.
ration. Il s’agit ici de répertoires dans lesquels sont classés, le plus souvent P. L., 210, 685-1012.
par ordre alphabétique, les divers mots et vocables de l’Écriture, pour Sous le titre Allegoriae in universam Scripturam, c’est encore en
chacun desquels sont « distingués » — d’où le titre Distinctiones — les réalité un répertoire de ce genre qui a été publié sous le nom de Raban Maur
sens symboliques, illustrés chacun par quelques textes scripturaires. P. L., 112, 849-1088, mais qui est en fait très différent des travaux du
Exemple : domus se dit d’un bâtiment (sens littéral), de l’âme (sens tropolo- premier moyen âge, et doit être certainement restitué à cette période
gique), de l’Église (sens allégorique), de la gloire céleste (sens anagogique) ; exégétique1.
tabernaculum se dit « eleganter » de l’Église militante qui n’est que campée Placée en tête de ces Allegoriae, la pièce méthodologique que nous
sur terre, de la nature humaine du Christ, du corps humain, du siège de avons déjà signalée, Quisquis ad sacrae scripturae notitiam desiderat
l’esprit, de la fragile construction du bonheur terrestre ; et autant de pervenire, se retrouve en préface des Distinctiones du cistercien Garnier
textes viennent illustrer ces divers sens4. Le titre et le genre Distinctiones de Rochefort (évêque de Langres 1192-1199, t 1202).
ne sont d’ailleurs pas propres à la production théologique, et leur diffusion Les Distinctiones monasticae, d’origine anglaise, ne font, elles, que
comme catégorie pédagogique est aussi générale que variée ; mais ils ranger par ordre alphabétique les applications aux vocables bibliques des
recouvrent ici une classification sémantique tout à fait originale. descriptions du Physiologus, parfaitement étrangères au fondement histo­
Cette littérature des Distinctiones est un produit typique, quoique rique de l’Écriture.
très partiel, du réveil scripturaire qui anime la seconde partie du x n e siècle Prévostin, à la fin du siècle, poursuit une entreprise semblable sur le
et les premières décades du x m e. Elle en révèle d’ailleurs expressément Psautier. Et ainsi de suite2.
les contextes ambigus, dans la mesure même où la sémantique spirituelle L’emploi de ces répertoires dépassait d’ailleurs l’enseignement scolaire
de la théologie et s’étendait à la composition des sermons destinés à la
chaire, entendons des sermons didactiques appropriés aux clercs des
1. Ces A l l e g o r i æ se trouvent dans P . L . , 175, 635-752, 751-774, 7S9-828.
2. Etienne L a n g t o n , l’observera, dans cette même perspective, en tète de sa
G l o s a i n H i s l . s c o l . : «Tribus omissis [les trois sens spirituels], agit Magister de sola
historia ». Ms. Paris Nat. lat. 14414, fol. 115 a (cité par G. L a c o m b e , S t u d i e s o n l h e
c o m m e n l a r i e s o f C a r d . S I . L a n g t o n , dans A r c h . h i s l . d o c l r . l i f t . m . â . , V , 1938, p. 43). 1. Cf. A. W i l m a r t , N o t e s u r l e s p l u s a n c i e n s r e c u e i l s d e D i s t i n c t i o n e s b i b l i q u e s ,
3. Nous ne citerons pas ici les A l l e g o r i a ; i n P a u l u m { P . L . , 175, 879-924), non seu­ dans M é m o r i a l L a g r a n g e , Paris, 1940, p. 339, complétant et précisant L e s A l l é g o r i e s
lement parce que nous en ignorons l’origine (cf. A. L a n d g r a f , C o l l e d . F r a n c i s c a n a , s u r V É c r i t u r e a t t r i b u é e s à R a b a n M a u r , dans R e v . b é r i é d . , 32 (1920, p. 47-56.
1946-47, p. 186-200), mais surtout parce que, malgré le titre, l’ouvrage ne relève pas 2. On trouvera un premier inventaire de ce genre littéraire dans G. L a c o m b e ,
du statut allégorique de l’exégèse, du moins tel que nous l’envisageons ici. L a v i e e t l e s œ u v r e s d e P r é v o s t i n , Le Saulchoir-Paris, 1927, p. 117-130. Gf. B. S m a l l e y ,
4. A l a i n d e L i l l e , D i s t i n c t i o n e s , s. v. Tabernaculum, P . L . , 210, 964-965. o p . c i l . , p. 236-249.
200 LA PREMIERE SCOLASTIQUE LA THEO LOCI E SYMBOLIQUE 201

écoles, non au petit peuple chrétien. Là encore nous passons de la pastorale a claire conscience de se heurter à une tradition fortement enracinée, et
à l’enseignement’. qui n’allait pas sans se prévaloir de l’autorité des Pères (S. Grégoire).
Pierre de Poitiers, dans la question du tabernacle précisément, maintiendra
le propos de ne considérer l’histoire que brièvement et occasionnellement1.
La décision d ’Hugues de Saint-Victor Robert de Cricklade, contemporain de Richard de Saint-Victor, proteste
contre l’attention donnée à la matérialité du temple2. De fait, l’allégorisme
continuera ses excès, jusque bien au-delà du moyen âge d’ailleurs.
C’est dans ce contexte, littéraire et doctrinal, au milieu de cette Le principe victorin devait cependant s’imposer : non seulement
ambiguïté universelle de la pratique allégorique, que prend sens et vigueur André de Saint-Victor allait audacieusement le mettre en œuvre dans
l’intervention d’Hugues de Saint-Victor, en rupture avec une méthode à un historicisme consciemment pratiqué, non seulement Richard entre­
ses yeux condamnables : contre une allégorisation prématurée, il réagit prendra de combler les brumes de l’interprétation de saint Grégoire, mais
catégoriquement en faveur de Vhistoria et de son irremplaçable valeur ; les grands maîtres de la sacra pagina, Pierre le Mangeur (f v. 1169),
hors de la lettre, prise comme fondement, on bâtirait à vide12. Escamoter Pierre de Chantre (t 1197), Étienne Langton (cesse d’enseigner en 1206),
ce plan et sa première technique, ce serait ressembler à qui veut être allaient, malgré les relents de la routine, en diffuser les effets dans les
grammairien sans connaître l’alphabet3. Les réalités historiques de l’Écri­ écoles de Paris. L 'Historia scolastica de Comestor manifeste, par un succès
ture ( res), et non seulement les mots ( voces), sont significatives : l’allégorie auquel seul peut être comparé le crédit des Sentences du Lombard, le
est l’opération éminente par laquelle ces réalités typologiques sont triomphe de la méthode historique de Saint-Victor. La préface Quisquis
transférées à leur antitype, parce qu’elles en préfigurent le mystère ; ad sacrae scripturae notitiam desiderat pervenire est transerite et diffusée
mais ce transfert impose que d’abord soit traitée selon sa valeur première dans les manuscrits comme l’expression de la méthode désormais reçue3.
la réalité historique. C’est ce que répétait Adam le Prémontré : « Quanto Si les historiens n’ont pas suffisamment observé ce succès, c’est que
fortius, ut ita loquamur, in domo libri nostri fundamentum suppositum de fausses attributions, telle celle des Allegoriae à Raban Maur (cf. ci-
est, tanto securius ejus et parietes erigi et tectum valeret superponi » dessus), troublaient la juste perspective de ce développement de l’exégèse.
(631 D). On s’attachera donc non seulement à suivre le sens courant Mais on peut observer le chemin parcouru dans la définition et le rôle
du texte, mais à fixer la signification précise des mots, « non tantum de l’allégorie en comparant l’énoncé du quadruple sens chez Bède (P. L.,
rerum gestarum narrationem, sed illam primam significationem cujuslibet 91,410 ; et aussi son exégèse du tabernacle) et dans Hugues de Saint-Victor
narrationis, quae secundum proprietatem verborum exprimitur », avait ou la préface Quisquis. Sans même remonter si haut, il suffit de lire les
dit Hugues4. commentaires de Gilbert de Nogent (fl 121), qui, tout en présentant la
A lire son exposé très animé, non seulement dans le Didascalion5, mais forme des autres œuvres, brasse une matière assez différente, beaucoup
plus encore dans ses Prolégomènes à l’Écriture6, il apparaît que le Victorin moins établie sur les relations typologiques des deux Testaments dans

1. Du succès de cette nouvelle méthode, voir le témoignage chez Pierre, prieur primam lilteræ significationem ignorant. Nos, inquiunt, Scripturam legimus, sed non
de la Trinité, Aldgate, qui la décrit après avoir entendu dans un synode un sermon bâti legimus litteram ; non curamus de littera, sed allegoriam docemus. -— Quomodo ergo
sur des d i s l i n c l i o n e s , par Gilbert Foliot. Cf. R. W. H unt, E n g l i s h l e a r n i n g i n l h e l a i e Scripturam legitis, et litteram non legitis ? Si enim littera tollitur, Scriptura quid est ? »
I w e l f t h c e n l u r y , dans T r a n s a c t i o n s o f l h e r o y a l h i s l o r i c a l s o c i e t y , 19 (1936), p. 33-34. Et la suite, De scripturis et scriptoribus sacris prænotatiunculæ ; P. L., 175, 13.
2. « Fundamentum autem et principium doctrinal sacrae historia est, de qua quasi 1. P i e r r e d e P o i t i e r s , Alleg. super tabernaculum, ed. Moore-Corbett, 1938, p. 82 :
mel de favo veritas allegoriae exprimitur ». D i d a s c a l i c o n , 6, 3. « Quod sub terra est « In his omnibus non historiam prosequi proposuimus, sed spiritualem sensum, nisi
fundamentum figurare diximus historiam, fabricam quæ superaedificatur allegoriam quod interdum breviter historiae insistere oportet, ut sit super quo spiritualis sensus
insinuate ». I b i d . , 6, 4. innitatur ».
3. « Noli contemnere minima haec... Si primo alphabetum discere contempsisses, 2. R o b e r t d e C r i c k l a d e : « Hinc stultitia delirantium aperte deprehenditur, qui
nunc inter grammaticos tantum nomen non haberes ». I b i d . , 6, 3. edificium illud putant materialiter posse componi sive depingi, quod non solum editi­
4. D i d a s c a l i o n , VI, 3 ; P . L . , 176, 801. cium est, sed etiam civitas ». Ms. Cambridge, Pembroke College 30, fol. 145a (cité
5. « Sic mihi videtur. Cui me in hoc imitari placuerit, libens accipio ; cui visum B. S m a l l e y , op. cil., p. 110).
fuerit non ita oportere fieri, faciat quod placuerit, non contendam. Scio enim plures 3. Cette préface est publiée en tète du recueil des Allegoriæ attribuées faussement
hunc morem in discendo non servare ; sed quomodo quidam proficiant, rursus non à Raban Maur (P. L., 112, 849). Le ms. Poitiers 23, f. 1, l’attribue expressément à
gnoro » D i d a s c a l i o n VI, 5 ; P . L . , 176, 805. Adam le Prémontré. On la trouvera aussi éditée par G. L a c o m b e , La vie et les œuvres de
6. « Cum igitur mystica intelligentia non nisi ex iis quae primo loco littera proponit Prévoslin, Le Saulchoir-Paris, 1927, p. 118-119, dans un texte amélioré, à propos du
colligatur, miror qua fronte quidem allegoriarum se doctores jactitant, qui ipsam adhuc recueil de Garnier, à qui L. l’attribue à tort.
202 LA PREMIERE SCOLASTIQUE LA THÉOLOGIE SYMBOLIQUE 203

leur déroulement temporel, que sur le maniement allégorique des « signifi­ L’édifice de la pensée chrétienne, ainsi bâti en textes scripturaires,
cations » littéraires et scientifiques1. s’élève, se « fabrique » par la méthode allégorique. Qu’en est-il ? Il s’agit
de mettre en œuvre, selon les lois appropriées, cette très particulière
propriété que détient l’Écriture, de posséder une double signification : non
seulement les mots sont, comme en tout texte, des instruments de signifi­
La construction de la théologie
cation, mais les choses aussi, exprimées par les mots, ont à leur tour,
dans la trame de l’histoire sainte, une signification, d’une beaucoup plus
Ce caractère novateur de l’exégèse de Saint-Victor est désormais bien haute valeur, parce qu’elle est l’expression de la conduite de Dieu sur
établi et connu. Ce sur quoi nous voudrions insister, c’est sur la construc­ les choses et sur les événements. Événements et choses sont les symboles,
tion de la théologie qu’Hugues et ses disciples proposent à partir de cette les types de réalités spirituelles qui composent l’économie du salut. C’est
méthode historique. Le Didascalion n’est pas seulement un iter legendi donc la thèse classique, formulée plus ou moins adroitement d’âge en
(VI, 1) rappelant les lois de l’exégèse de l’Écriture selon les catégories âge, depuis les premiers Pères de l’Église jusqu’aux plus récents théolo­
traditionnelles, historia, allegoria, tropologia, anagogia12 ; il propose une giens : elle est consubstantielle à la notion même de l’économie d’une
méthodologie des sciences, de la science sacrée comme des sciences pro­ révélation qui embraye sur l’histoire de l’humanité, tout en s’exprimant
fanes, donc d’une théologie organisée, bâtie, construite. L’image qui se dans l’écriture humaine de la Bible. La signification est une catégorie
présente constamment sous la plume des Victorins, ce n’est plus l’évocation essentielle de la connaissance biblique. C’est par un déchiffrement de
de trois fleuves qui, au premier âge du monde, selon le mythe primitif, l’histoire (et de la création) que le prophète est prophète. A redire cela,
fécondaient le sol et en répartissaient les richesses3, c’est l’image d’une Hugues n’est qu’un témoin de la tradition ; ce qui est original chez lui,
construction architecturale, fabrica spiritualis (VI, 4), dont précisément c’est la place faite à cette typologie des figures pour construire une théo­
la controverse du tabernacle corsait la représentation. L’Écriture n’est logie organique : le symbolisme en est l’instrument et en fournit les lois,
pas seulement une suite de récits, de propositions, d’enseignements ; elle aussi délicates que nécessaires. L’histoire biblique, dont la signification
a une structure, et elle doit, pour être lue intelligemment, apparaître est un élément essentiel, nourrit, par ce symbolisme, la théologie, dans
dans sa construction. « Nam et ipsa [Scriptura] structuram habet »4. la mesure même où la théologie est une élaboration du donné scripturaire1.
C’est pour diriger efficacement le jeune théologien dans cette « fabrica
spiritualis », qu’Hugues entreprend sa somme De sacramentis, résumé de
1. Cf. sa préface méthodologique (P. L., 156, 21-32), non seulement le passage doctrine qui servira d’introduction à ce second enseignement, secunda
classique sur les quatre règles de l’Écriture, « quibus quasi quibusdam rotis volvitur
omnis sacra pagina » (25), mais aussi le texte où il insiste sur la difficulté de la s i g n i f i ­ eruditio quae in allegoria est. Le De sacramentis s’intercale donc entre
c a t i o n u m c o g n i t i o : «... Tamen, licet eis qui valenter sacræ paginas scientiam habent, une prima erudilio, qui consiste in hislorica leclionc, et une secunda bâtie
summopere hoc genus exercitii valeat, praesumendum nulli est, nisi ad plenum variis d’allégorie2. «Tandis que le cours de texte est lié à l’ordre du récit, à
modis locutionum, sub una eadem se, diversitatibus significationem longo usu didicerit, la succession de l’histoire avec ses contingences et ses impedimenta,
allegorias solere composi» (29). Pareil maniement sémantique est bien loin de la méthode l’étude allégorique, libérée de cette servitude et garantie par une ferme
historique des Victorins.
2. Catégories traditionnelles, mais Hugues fait de l’histoire, de l’allégorie, de la
tropologie trois disciplines distinctes et coordonnées, grâce auxquelles se construira
la doctrine sacrée. « Ces divers sens ne sont pas seulement des classifications de l’inter­
prétation du texte, mais des disciplines distinctes, ayant leurs méthodes particulières
qui constituent comme une pédagogie de l’enseignement scripturaire ». C. S p i c q , 1. A sa manière très originale, Hugues met en oeuvre la fonction que traditionnel­
E s q u i s s e d ' u n e h i s t o i r e d e l ' e x é g è s e l a t i n e a u m o y e n â g e , Paris, 1944, p. 99.
lement les Pères attribuent, dans les catégories scripturaires, à l’allégorie : elle fournit
3. Cf. Et. L a n g t o n , Prologue de ses M o r a l i l a l c s s u p e r H i s t o r i a m s c o l a s l i c a m , publié,
en profondeur l’intelligence doctrinale de la Révélation. Cf. H. d e L u b a c , L a d o c t r i n e
d u q u a d r u p l e s e n s , dans M é l a n g e s C a v a l l e r a , Toulouse, 1948. A ce moment même,
d’après le ms. Paris Nat. lat. 1414, f. 115, dans G. L a c o m b e , S l u d i e s o n t h e c o m m e n l a r i e s
H u g u e s d e R o u e n (f 1156) répète ce thème classique : «Historias quidern et parabolas
o f c a r d . S t . L a n g t o n , dans A r c h . h i s t . d o c l . l i t t . m . â . , t. V, 1930, p. 42-43. Et, vers 1180,
dans une lettre, Guy de Bazoches, faisant l’éloge de l’île de la Cité où siègent les écoles etiam ineruditi et infideles passim referendo, persaepe legendo numerant ; allegoriam
de Paris, écrit : « Hic fons doctrinae salutaris exuberat, et, quasi tres rivos ex se limpi­ vero doctores pro intellectus altitudine mensurant ; fideles autem et etiam simplices
dissimos ad prata mentium irriganda producens, dividit tripliciter intellectum sacrae moralitatem pie praeponderant». D i a l o g i , VII, 11; P. L . , 192, 1243.
paginae spiritalem, in historicum, allegoricum et moralem ». C h a r t . U n i v . P a r i s . , I, 56. 2. D e s a c r a m e n t i s , prol. « Cum igitur de prima eruditione sacri eloquii quae in
4. H u g u e s d e S a i n t - V ictor , D i d a s c a l i o n , 6, 4. L’image, le mot même, de s t r u c t u r a , historia constat lectione, compendiosum volumen prius dictassem [il s’agit sans doute
étaient en usage, à partir de textes de saint Jérôme, E p i s l . 108, n. 26, éd. Hilberg, de sa C h r o n i c a , M o n . G e r m . H i s t . , S S . , XXIV, p. 86-97], hoc nunc ad secundum erudi­
II, p. 344. tionem quae in allegoria est introducendis praeparavi ». P. L., 176, 183.
204 LA PREMIÈRE SCOLASTIQUE LA THÉOLOGIE SYMBOLIQUE 205
didactique des mystères (De sacramentis) autorise l’ordre doctrinal»1. peut, s’accommoder sa théorie de l’allégorie constructive, et qui de fait
Les Sommes se situent donc ainsi, pédagogiquement et méthodologique­ la rendrait inconcevable1. L’allégorisation scripturaire en effet se présen­
ment, entre l’étude historique de la Bible et son étude allégorique, cons­ tait depuis longtemps en Occident comme la mise en œuvre de symbo­
truction suprême du théologien. La théologie non seulement naît dans lismes cà base littéraire ou (pseudo-) scientifique : les pierres, les animaux,
l’Écriture, mais s’achève en elle. les couleurs, les parfums, les nombres, se prêtaient à des « significations »
A un siècle de distance, saint Bonaventure renouvellera la même suggérées par leurs formes, leurs propriétés, vraies ou fausses, leurs
entreprise : son Breviloquium est, comme son titre l’indique, un résumé fonctions, leurs ressources poétiques. Lapidaires, bestiaires, et tous autres
doctrinal très concis, devant servir d’instrument à une lecture organique répertoires, compilés à partir des résidus de la science antique, tel le
et approfondie de l’Écriture (et non vice versa, comme certains le pense­ fameux Physiologiis, ou sous le couvert de sommaires observations, four­
raient aujourd’hui), car l’Écriture est opaque comme une forêt où l’on nissaient les clichés littéraires qu’on appliquait aux mots de la Bible,
pourrait se perdre. En tête, dans un éloge raffiné de la Sacra Scriptura quels que soient leur contexte, et encore plus la trame historico-doctrinale
quae theologia dicitur, dont la largeur, la longueur, la sublimité et la dans laquelle leur sens littéral prenait place. Sans doute la grande typologie
profondeur disent les richesses, Bonaventure reprend le thème classique de l’économie de l’Ancien Testament demeurait en sous-œuvre, mais elle
de la « multiplicitas mysticarum intelligentiarum », dans laquelle l’Écriture était submergée par cette surcharge artificielle et hétérogène. La renais­
trouve sa profondeur, appelée tant par son objet et son auteur que par sance carolingienne avait fourni cette technique, cette pseudo-technique,
son lecteur et sa fin (Prol., 4). La lettre demeure, comme pour Hugues, de tout un appareil emprunté à la grammaire, à son traitement des
la base de cette intelligence spirituelle, sous peine d’échec (ibid., 6, l) 12. figures et des tropes ; on connaît ces traités classiques De schematibus,
Mais, en 1250, le temps a marché ; l’équivalence Sacra Scriptura = De tropis, alors mis en circulation2. L’intention était bonne, mais l’appli­
theologia est débordée, et les « Sommes », longues ou brèves, ont pris cation déplacée. Le type de cette exégèse fut Bède, grand maître par
consistance et autonomie ; l’exégèse s’est fixée dans un cours textuel, ailleurs, y compris en histoire, dont le bon sens et le sens chrétien parvin­
tandis que la construction doctrinale s’élabore décidément selon la méthode rent à donner valeur au procédé et à ses résultats. Mais procédé et résultats
toute différente et la dialectique des quaestiones, définitivement détachées pesèrent bien lourd sur les siècles suivants. C’est contre eux que s’élève
des commentaires. Il ne s’ensuit pas que s’effondre entre les deux une Hugues de Saint-Victor, revendiquant la primauté catégorique de Vhistoria,
théologie à base scripturaire, une théologie biblique, comme nous dirions non seulement première en elle-même, mais comme fondement de toute
aujourd’hui. allégorisation. Construire une « doctrine » sacrée avec une pareille tech­
nique serait proprement dépourvu de sens ; ces allégories n’ont aucun
Les deux âges de l ’allégorisme lien organique avec le déroulement temporel de l’économie, qui, lui, peut
être le fondement d’un édifice doctrinal. Certes les événements et les
choses signifient, mais en tant que contenus dans une trame historique
Dans son Didascalion, Hugues ne présente pas un catalogue abstrait dont on ne peut les abstraire pour les traiter à coup de tropes littéraires
des lois de cette allégorisation méthodique ; mais avec une insistance qui ou naturistes. Avec le x n e siècle, précisément, et sa nouvelle culture, on
ne redoute ni les répétitions ni les objurgations, il dénonce le trouble et le sait3, lapidaires, bestiaires et autres répertoires, malgré les séquelles
les erreurs auxquels cette méthode aboutirait si elle n’était pas d’une de leur succès, sont périmés, comme aussi toute la technique rudimentaire
part appuyée solidement sur la lettre historique, et d’autre part constam­ des De tropis, du moins pour cette génération qui sort de l’ère féodale
ment contrôlée par les références aux principes de la foi. La vigueur de et de ses comportements pédagogiques. C’est un autre monde, en théologie
son texte laisse entendre qu’il réagit, non seulement contre telles ou telles biblique comme dans les autres domaines.
maladresses propices à l’erreur, mais contre un usage courant dont ne Hugues n’a certes pu libérer entièrement ni lui-même, ni ses contem­
porains, ni ses successeurs, du poids de cette exégèse carolingienne ; du
1. G. P a r é , A.B r u n e t , P. T r e m b l a y , La Renaissance du X I I e siècle, Paris-Ottawa, moins a-t-il vigoureusement énoncé un principe, qui va soutenir techni­
1939, p. 264. On trouvera là les contextes du programme victorin : chap. 5, l’enseigne­ quement dans les écoles le renouveau évangélique populaire qui ramènera
ment scripturaire, p. 218-227, 258-264.
2. Tant l’équilibre méthodologique du Breviloquium lui-même, que la doctrine
bonaventurienne des rapports de l’Écriture et de la théologie, sont difficiles à établir : 1. Cf. les textes ci-dessus cités, p. 200.
Cf. G. T a v a r d , La théologie d'après le Breviloquium de S. Bonaventure, dans Année 2. Sur cette littérature, cf. J. d e G h e l l i n c k , Le mouvement théologique du
théol., 10 (1949i, p. 201-214. X I I * siècle, 2e éd., Bruges, 1948, p. 13 ; et ci-dessus, chap. VII.
3. Cf. ci-dessus, chap. I.
206 LA PREMIÈRE SCOLASTIQUE LA THEOLOGIE SYMBOLIQUE 207

bientôt dans l’Église, avec une réforme institutionnelle, le goût de la actions des hommes ne sont plus que le support extrinsèque d’arabesques
lecture directe de l’Écriture sous le fatras des gloses allégoriques. Nos imaginatives, parfois suscitées par de simples consonances verbales. Un
livres liturgiques, hélas! en sont restés encombrés1. Telle est l’exacte tissu se forme, homogène à son plan, une « intelligentia spiritualis », où
situation historique, pédagogique et doctrinale de nos Allegoriae. les plus superficielles accommodations débordent les grands thèmes
figuratifs et prophétiques du peuple de Dieu, de l’Alliance, du châtiment,
Quel est donc alors le statut de l’allégorie victorine, sinon dans le du rachat. Ainsi se constituent, au-delà de ïhisloria, que composera
détail de ses lois (il les faudrait dégager de leur usage effectif), du moins un Pierre Comestor par exemple, des Allegoriae qui, d’un bout a l’autre
dans ses lignes générales ? Et quel en sera le sort dans la théologie du texte, reprendront à l’étage symbolique les données d’abord traitées
biblique de l’École au x n e siècle ? au rez-de-chaussée en matériaux historiques.
D’abord, et c’en est le principe même, posé par Hugues comme il Bien plus, chaque mot, chaque nom, chaque épithète, est saisi par
le sera par saint Thomas, le symbolisme fait partie intégrante de l’Écriture cette dialectique d’un nouveau genre, et traité selon les catégories de
et de la doctrina sacra qui en émane. Il n ’est pas une illustration extrin­ ce symbolisme plural. Jérusalem : oui, la ville historique est bien la figure
sèque à son objet, une divagation littéraire, une interprétation pieuse, de l’Église (allégorie), de l’âme fidèle (tropologie), de la cité céleste
mais bien un principe constructeur, émanant de cette plus-value de sens (anagogie) ; mais domus ? Et de même, l’eau, et le pain, et la vigne, et
que comporte le texte d’une histoire divine. Le sens spirituel, dira David, et Rahab, et Suzanne. Les Distinctiones cataloguent et illustrent
saint Thomas, est «de necessitate sacrae Scripturae» (Quodl. VII, a. 15, ces significations enchevêtrées. Intellectualisme raffiné et enfantin, qui
obj. 5). sévit ainsi dans des genres littéraires où, par ce doublage artificiel du récit,
Ce symbolisme essentiel porte sur l’ensemble de l’économie selon ses l’esprit devenait décidément hétérogène à la lettre. On n’était pas loin
étapes, en quoi précisément elle est « histoire » : Ancien Testament figu­ de rejoindre Bède, malgré le principe qui l’avait écarté.
rant (et non seulement préparant) le Nouveau qui réalise les promesses Nous discernons aujourd’hui expressément, en principe du moins,
de l’Ancien, Royaume céleste qui consommera les « sacrements » de les authentiques valeurs typologiques et ces transpositions allégoriques.
l’Église terrestre du Christ. C’est pourquoi la conjonction entre VHisloria de Les médiévaux héritaient, eux, de la confusion où déjà les anciens avaient
Comestor et les Allegoriae de Saint-Victor n ’est pas un phénomène littéraire bloqué les lois religieuses d’une économie de la parole de Dieu avec les
bizarre, mais une opération parfaitement cohérente. C’est pourquoi aussi catégories de la culture hellénistique, utilisées par Philon et Origène, et
les magistri in sacra pagina se sont mis alors à « lire » la Bible de bout avant eux déjà par les auteurs païens interprétant leurs fables et leurs
en bout, s’il est vrai que la sensibilité à l’histoire se manifeste dans l’obser­ mythes1. Cet alourdissement explique l’échec de leur entreprise, avec
vation des continuités, des ensembles, des séquences, des causalités. Tels l’effondrement de la littérature copieuse qu’elle suscita, avec la dislocation
furent le programme et la matière de Pierre le Mangeur, de Pierre le des genres littéraires qu’amènera la constitution d’une science théologique
Chantre, d’Étienne Langton12. basée sur la lettre de l’Écriture. C’est précisément dans cette perspective
que prend son sens aigu la décision expresse de saint Thomas de rejeter
Cependant sur cette grande trame incontestable, le détail des événe­
le sens spirituel — et donc l’allégorisme victorin — hors de la « construc­
ments démultiplie dans le temps et dans les conjonctures quotidiennes
tion » d’une théologie. « Ex [solo sensu litterali) potest trahi argumentum,
l’immense et unique dessein de Dieu. Faut-il leur étendre, un à un, la por­
non autem ex his quae secundum allegoriam dicuntur» (7a Pars, q. I,
tée et les lois de la figuration ? Omnia in figuris contingebant illis, répond
art. 10, ad i). Le programme d’Hugues de Saint-Victor, si attentif fût-il
saint Paul. Après les anciens, les médiévaux prennent à la lettre ce texte
à maintenir en fondement ïhisloria était écarté2. En ce sens, il n’y a pas,
de l’apôtre, coupé de son contexte. Et voici, que sur la base de l’histoire,
dans la doctrina sacra, une théologie symbolique.
bien sur, les transferts symboliques se multiplient : chaque chose, chaque
événement, chaque geste, chaque détail du tabernacle de Moïse, ont un
1. S u r c e t t e c o n t a m i n a t i o n d e la t y p o lo g ie b i b l i q u e p a r l ’allég o rism e p h ilo n ien ,
sens, sont le type d’une réalisation future. Une super-histoire se constitue cf . les t r a v a u x d u P . D a n i é l o u , l ’a r ticle de P. G u i l l e t , L ' e x é g è s e d ' A l e x a n d r i e e t
peu à peu, dont les connexions ne relèvent plus des enchaînements terrestres d ' A n t i o c h e , d a n s R e c h . d e s c . r e l i g . , X X X I V , (1947), p p . 257 -302, e t celui d ’H. d e L u u a c ,

des récits, mais de jeux symboliques, où les propriétés des choses et les « T y p o l o g i e » et « A l l é g o r i e », i b i d . , 1947, p. 180-226. Ainsi p e u t - o n p a r l e r de l ’a l e x a n ­
d r i n i s m e d e l ’ex ég èse m é d i é v a l e . Cf. l ' H i s t o i r e d e l ' e x é g è s e l a t i n e d u m o y e n â g e , de
C. S p i c ç , P a r i s , 1944.
1. De fait, il faudrait observer ici, dans le champ de la liturgie, le même phénomène 2. Cf. J. G r i b o m o n t , L e l i e n d e s d e u x T e s t a m e n t s s e l o n l a t h é o l o g i e d e s a i n t T h o m a s ,
que dans le domaine théologique, et dresser un inventaire des De officiis parallèle à d a n s E p h . t h e o l . l o v . , 1946, p. 70-89 ; en p a r t i c u l i e r les p a g e s s u r les d e u x c o n c e p t i o n s
celui des Allegoriae, d’Amalaire à Durand de Mende. d e la ty p o lo g ie, H u g u e s d e S a i n t - V i c t o r e t s a i n t T h o m a s .
2. Cf. B. S m a l l e y , op. cil., chap. 5 : Masters of the sacred page.
208 LA PREMIERE SCOLASTIQUE LA THÉOLOGIE SYMBOLIQUE 209
Il faut accorder d’ailleurs que le transfert de ces sens spirituels du page le commentaire de saint Matthieu par saint Thomas, par exemple,
champ pastoral dans l’enseignement scolaire (que nous avons intention­ pour noter les « Mystice considerandum est... Aliquid mystice hic praeten­
nellement souligné au passage) posait des problèmes dont on ne pouvait ditur... Per istam occasionem significatur... ». Et 1’admirable Itinerarium
immédiatement mesurer les conséquences : ce n’est pas seulement le mentis de saint Bonaventure construit, avec une ingéniosité égale à son
genre littéraire qui est différent, à passer de la leclio divina (catéchèse, euphorie littéraire, une vision hiérarchique de l’univers où le symbolisme
homélie, collatio monastique, etc.) à la doctrina sacra, ce sont, avec le des textes scripturaires illustre décorativement le symbolisme naturel des
genre littéraire, les fonctions mêmes, s’il est vrai que l’explication théolo­ êtres. Les recueils de Distinctiones demeurent l’outillage de ces interpré­
gique {ratio, quaestiones) est d’une autre nature que la signification tations.
typologique. Explication et signification doivent certes demeurer en C’est ainsi que cette pauvre littérature des Allegoriae et des Distinc­
continuité, mais passer de manière abrupte de l’une à l’autre ne pouvait tiones survit dans ces chefs-d’œuvre, contribuant à nous rendre intelli­
se faire sans traumatisme. gibles, tant dans leur technique que dans leur inspiration, des blocs
Ces excès cependant ne doivent pas compromettre, ni au plan de entiers de textes, que l’évolution moderne de l’enseignement et des
l’interprétation textuelle, ni au plan de la théologie biblique, la vérité méthodes ont éliminé, ou du moins rejeté, non sans appauvrissement,
de la signification figurative de l’Ancien Testament, et même l’espèce de hors de la science théologique.
polarisation qu’exerce sur les récits la perspective de la réalité à venir, L’une des conséquences de cette haute méthode scripturaire fut la
aujourd’hui réalisée. Une exégèse théologique se doit d’intégrer l’une et définition de l’allégorie dans l’ensemble de la typologie biblique. Certes,
l’autre, dans une doctrina sacra que ne doivent pas submerger les quaes­ dès le début, dans la répartition de ces valeurs symboliques, le vocable
tiones et leur modus ratiocinativus. Jérusalem est bien la figure de l’Église, (paulinien d’origine) d’allegoria désignait, à côté des applications morales
la figure de l’âme fidèle, la figure de la cité céleste. C’est de quoi définir (tropologia) et éschatologiques (anagogia), le contenu doctrinal des mys­
et juger l’exégèse « scolastique », dont le sort dépassera d’ailleurs largement tères préfigurés ; mais cet énoncé restait vague1, et les termes n’en
les x n e et xm e siècles1 ; c’est aussi le moyen de rendre compte des blocs prendront corps que le jour où l’allégorisation sera définie comme une
de théologie symbolique qui demeurent à l’intérieur des Sommes les plus opération déterminée dans la construction d’une théologie symbolique.
rationnelles. Nous avons déjà fait allusion aux questions que, dans la Ce que fijt Hugues de Saint-Victor. L’allégorie devenait simultanément
/ a / / ae, saint Thomas consacre à la loi ancienne, en particulier à la très la loi d’une interprétation profonde, « spirituelle », de l’Écriture, et le
longue question (102) sur ses éléments cultuels, qui à elle seule comporte, ressort d’une construction (fabrica) théologique.
pour ses six articles, 64 colonnes, alors qu’un article ne comporte habituel­ Nous éprouvons ainsi, dans le refus d’une allégorisation naturaliste,
lement que 2 ou 3 colonnes. D’un bout à l’autre, saint Thomas pratique et dans l’énoncé vigoureux — sinon toujours efficace — de la distinction
la double interprétation, dont Hugues de Saint-Victor avait fait la théorie : radicale entre la Nature et l’Histoire, la qualité religieuse de l’intuition
tout acte cultuel avait eu son sens historique immédiat et efficace, aujour­ de Saint-Victor sur le fondement historique de l’économie chrétienne,
d’hui périmé ; il avait aussi son sens figuratif, jusque dans ses détails non seulement selon l’exigence de la foi dans les faits de Dieu, mais pour
et rubriques, depuis la cendre de la combustion de la vache rouge (art. 5, la construction d’une théologie. L’Esprit est dans l’Histoire — c’est la
obj. 5) jusqu’à l’ensevelissement des déchets (art. 6, obj. 10). Contre leçon qui, d’Origène, patron de tout allégorisme, demeure valable2 — ;
l’allégorisation radicale, saint Thomas avait d’ailleurs revendiqué la et tous les réveils bibliques ont fait de cette conjonction la loi de leur
valeur de la réalité historique pro suo tempore, valeur efficace et préalable mystique comme de leur méthode.
à toute figure (7a/ / ae, q. 102, art. 2) : principe posé lui aussi jadis par
Hugues de Saint-Victor. 1. C'est l'influence de saint Grégoire qui explique le « quid credas allegoria ». Sur
En outre, les commentaires de l’Écriture, qui, on le sait, sont le fruit les divers équilibres et dispositifs des sens typologiques, cf. H. d e L u b a c , L a d o c t r i n e
de l’enseignement normal des magistri, puisqu’ils sont la rédaction de d u q u a d r u p l e s e n s , dans M é l a n g e s C a v a l l e r a , Toulouse, 1948, p. 351.

leur cours principal (et non pas leurs sommes), sont eux aussi tissés 2. Cf. H. d e L u b a c , H i s t o i r e e t E s p r i t . Paris, 1950. Conclusion.
d’interprétations spirituelles, entendez de ces transpositions symboliques
superposées au sens littéral direct. Il suffit d’ouvrir à n’importe quelle

1. Nous avons essayé de le faire dans un chapitre de notre I n t r o d u c t i o n â l'étu d e


de sa in tT h o m a s , Paris, 1950, sur les commentaires scripturaires.

14
L’A. T. DANS LA THÉOLOGIE MÉDIÉVALE 211

étendu1. Une deuxième enquête peut élargir et corroborer ces résultats :


observer la manière dont les théologiens du x n e siècle utilisent de fait,
sans théorie expresse et par le jeu spontané de leur mentalité biblique,
tels et tels éléments, épisodes, conduites, maximes, lois de l’A. T., en
donné constructif pour une théologie tant soit peu systématique. D’une
IX
certaine manière, ce recours spontané à l’A. T. est plus significatif et plus
efficace, dans son inconscience même, qu’une théorie abstraite ; ainsi
L ’ANCIEN TESTAMENT mettons-nous constamment en œuvre images, comparaisons, symboles
avant d’avoir théorisé sur les images et les symboles. Le jeu délicat de
DANS LA THÉOLOGIE MÉDIÉVALE la typologie A. T.-N. T. n’a été défini théoriquement que longtemps après
avoir mis été en œuvre2.
Nous limiterons cependant notre exploration à une partie du champ
Dans une théologie qui, non seulement par ses bases, mais par ses de cette recherche : quelques cas représentatifs dans lesquels les théologiens
du temps ne recourent pas à l’A. T. expressément comme à une étape
visées et ses techniques, est encore une méditation de la pagina sacra,
dépassée ou périmée de l’économie divine, mais au contraire replient en
il est à prévoir que l’Ancien Testament tiendra une place majeure, tant
quelque sorte les éléments de la nouvelle alliance sur l’ancienne, afin
comme terrain de travail que comme perspective doctrinale. Quoique,
de les éclairer, de les élaborer, par ce recours au passé. Maniement légitime
en plein x m e siècle, la Bible servît encore de base textuelle à l’enseigne­
ment de la théologie, la leclio était en fait de plus en plus cernée par de la typologie A. T.-N. T., mais qui ne va pas sans poser des problèmes
de principe et de résultat, puisque la continuité des deux alliances est
les quaesliories, et l’intelligence directe de l’Écriture débordée par la
utilisée à contresens de leur développement et de la marche de l’histoire.
déduction de conclusions théologiques. Au x n e siècle, ce travail était
Novum in Veteri latet, sans que soit aussi vivement rappelé l’autre volet
au contraire subordonné à la doctrina sacra comme telle, non seulement
du dyptique : Vetus in Novo patel. L’Ancien Testament pèse sur le
dans les commentaires, mais dans les ouvrages élaborés au-delà de la
Nouveau. Il exerce sur son interprétation, pourrait-on dire, une pression
lettre. Il est donc nécessaire, pour être fidèle, à l’esprit de ce temps, d’en
judaïsante. C’est de quoi pénétrer dans le sous-sol d’une théologie que
faire l’histoire non pas tant à partir des controverses retentissantes, qu’en
les réveils évangéliques du dernier tiers du siècle vont secouer, dans le
analysant les méthodes et les résultats de l’étude de la Bible1.
curieux mélange d’une allégorisation violente de l’A. T. et d’un eschatolo-
D’excellents travaux récents ont rétabli ce juste équilibre des recher­
gisme parfois dissolvant pour le Nouveau3.
ches12. Nous voudrions ici non seulement les utiliser, mais pousser de près
l’analyse d’un des éléments essentiels d’une doctrina sacra ainsi élaborée
sur la base d’une économie se développant en deux temps : l’ancienne
et la nouvelle alliance, le premier temps étant à la fois la préparation 1. A. L a n d g r a f , D ie G n aden okon om ie des A ltcn Bundes nach der Lehre der

et la figure du second. Selon la manière dont seront conçus les rapports F rü h sch o la stik , dans Z e i t s c h . k a t h . T h e o l . , 57 (1933), p. 215-253.
2. Les ouvrages scolaires portent surtout sur Genèse, Job, Psaumes, Cantiques,
de l’Ancien et du Nouveau Testament, la théologie sera, par sa matière Prophètes; mais il importe de recourir aussi aux homélies, aux collations monastiques,
même, et différemment équipée et différemment construite. aux documents pastoraux, aux ouvrages spirituels, où les références scripturaires de
Deux voies complémentaires s’ouvrent à pareille enquête : d’abord les toute origine entrent jusque dans le tissu du texte.
textes où les magistri eux-mêmes, explicitement et doctrinalement, ont 3. A nous limiter à cet aspect du problème, nous risquons de l’isoler et d’en exa­
gérer la portée. Pour l’étudier dans son ensemble, il faudrait procéder d’abord à des
exprimé la conception qu’ils se faisaient des relations Ancien Testament- monographies sur la « théologie de l’A. T. » selon les maîtres, théologiens ou biblistes,
Nouveau Testament : Mgr Landgraf a sur ce point présenté un inventaire un Abélard, un Hugues de Saint-Victor, un Pierre Comestor, un Gratien aussi. Des
ouvrages de second ordre, mais significatifs, devraient être lus, tel le D e p e r e g r i n a n l e
C i v i t a t e D e i d’Henri de Marcy (f 1188), dont la première partie a pour objet la « prae­
paratio materiae Civitatis Dei » (P. L . , 204, 253). Les historiens devraient être consultés
1. Sur le sens intensif du terme p a g i n a s a c r a , cf. J. d e G h e l l i n c k . « P a g i n a » et autant que les écolâtres. Cf. chap. III : C o n s c i e n c e d e l ' h i s t o i r e e t t h é o l o g i e .
« S a c r a P a g i n a » H i s t o i r e d ' u n m o t e t t r a n s f o r m a t i o n d e l ’o b j e t p r i m i t i v e m e n t d é s i g n é , Plusieurs secteurs doctrinaux entreraient en ligne de compte, non seulement les
dans M é l a n g e s A . P e l z e r , Louvain, 1947, p. 23-59. traités D e c e s s a t i o n e l e g a l i u m de la polémique antijuive, mais aussi les théories sur la
2. Mentionnons à nouveau le principal, B. S m a l l e y , T h e s l u d y o f t h e B i b l e i n l h e valeur des sacrements de l’A. T., la théologie du prophétisme, les réflexions sur la
m i d d l e â g e s , Oxford, 1940, deux. éd. 1952.
lettre et l’esprit, chez les moralistes, les spirituels, les eschatologistes.
212 LA PREMIERE SCOLASTIQUE L’A. T. DANS LA THÉOLOGIE MÉDIÉVALE 213

Avant d’analyser quelques cas particuliers, et pour les bien situer, érémitique réalise, contre la vie de cité avec Caïn, l’idéal de la vie pastorale
il faut évoquer l’ambiance dans laquelle ils se produisent. Nos théologiens, d’Abel1. Simple illustration imaginative par un orateur prolixe? non pas :
les professionnels comme les autres, sont remplis son seulement de réfé­ « Ecce de canonicis qui dicuntur saeculares, ut potuimus, secundum um­
rences à l’A. T., mais de réminiscences littéraires, d’illustrations imagi­ bram veritatis, idest veterem legem, locuti sumus ; quid de his etiam
natives, d’allusions à la fois vagues et pénétrantes à l’histoire du peuple secundum ipsam veritatem, quae Christus est, dicemus... Ecce dum in
de Dieu, et cela avec la consistance que donne à cette histoire sainte sa umbra futurorum bonorum, idest in veteri lege, canonicos vel levitas
valeur typologique diffuse, bien au-delà des types objectivement catalo­ sacerdotesque istius temporis adumbratos fuisse quaerimus, et post illam
gués. Mentionnons, à titre exemplaire, en des secteurs différents : umbram veritatem sequimus, ille noster Jésus nobis ad memoriam revo­
la vision de l’ancienne alliance que présente YHorius deliciarum d’Her- catur » (op. cil., coi. 847, 837). Umbra-ueritas : 1’ancienne alliance ne four­
rade de Landsberg (f 1195), nit qu’une ombre, certes, selon l’expression des typologues, mais ombre
le parrallélisme continu que proposent les « bibles moralisées » (par dont la consistance idéologique ne cède pas devant la vérité advenue.
ex. : le Christ bénissant les apôtres, comme réplique de la bénédiction On sait d’ailleurs quel aliment solide et excitant 1'ordo monasticus a trouvé
de Jacob par Isaac ; l’Église procédant du côté du Christ, comme Ève et continue alors de trouver dans la «figure » des prophètes, autant sans
extraite du côté d’Adam), doute que dans le cliché spirituel des moines successeurs de la commu­
les thèmes iconographiques, au portail des cathédrales, bloquant nauté apostolique.
par le truchement de l’allégorie, des scènes de l’A. et du N. T., Que si nous passons à l’équipement sacré des clercs et aux instruments
les clichés littéraires empruntés à l’imagerie biblique, non seulement du culte, les références se multiplient, dans un curieux mélange de
dans les homélies ou les collations monastiques, mais dans le plus banal rubriques minuscules et d’allégories destinées à les rendre importantes.
échange épistolaire, non seulement en matière sacrée, mais dans les récits Ainsi l’interprétation minutieuse des caeremonialia, dans le traité de la
de l’histoire contemporaine, non seulement en explication rituelle, mais Loi ancienne, que comporteront les sommes du x m e siècle (cf. les longs
en analyse psychologique profane. articles de saint Thomas, Ia IIae, q. 102), joue normalement dans le sens
Certes, nous ne devons pas oublier la Concordia Veleris et Novi Testa­ d’une figuration des rites de la nouvelle alliance ; mais aussi l’explication
menti de Joachim de Flore, qui, à l’extrême opposé, loin de rétrograder des cérémonies et observances chrétiennes se fait, non seulement par
sur «l’âge du Père)), le déclare aboli; mais l’opération est à double sens, référence au Christ et à ses mystères, ou tout bonnement par recours aux
dans l’équivoque de l’allégorisme, et de fait l’A. T., garde une présence symbolismes naturels, mais, en surcharge envahissante, par référence aux
active dans la fluidité permanente des symboles, telle que l’illustre et, gestes et aux coutumes les plus périmées du passé lévitique. Les moines
en quelque sorte, la visualise son Liber figurarum : «Multiplex est et invo­ ont consciemment réintroduit dans la liturgie chrétienne de nombreux
lutum scripturarum mysterium, et veluti de altera forma in alteram rites repris à l’A. T., spécialement au Code sacerdotal. Yves de Chartres,
ac si cera liquida commutatur «h dans le De significationibus indumentorum sacerdotalium (sermon 3, P. L.,
C’est dans ce climat que s’élaborent de véritables argumentations, 162, 519-527), qui, à travers Hugues de Saint-Victor, deviendra classique,
soit polémiques, soit constructives, dont la qualité rationnelle serait quasi pousse à un raffinement déconcertant ce symbolisme par repli sur l’éco­
inconsistante hors la mentalité typologique qui imprègne leur tissu, et nomie ancienne.
dont nous voudrions, à partir de cas significatifs, dégager les lois. La consécration de la table eucharistique s’exprimera dans des gestes
et des formules de l’A. T., comme si elle était un autel analogue à ceux
Commençons par un cas où le recours à l’A. T. est d’autant plus impré­ de l’ancienne alliance (ce qui n’existait pas dans la liturgie romaine des
vu qu’il est utilisé pour illustrer l’évolution des états de vie dans l’Église, premiers siècles). Et de même la dédicace des églises, comme si elles
à une heure où leur novation prête à la critique du traditionalisme monas­ étaient des temples.
tique. L’auteur très perspicace du De diversis ordinibus in Ecclesia (entre Alors que, dans la confection du saint chrême, l’emploi n’en est envi­
1125 et 1130), analysant ces ordres nouveaux, les définit et les légitime sagé que pour la consignation des néophytes, on étend l’usage de l’huile
en quelque sorte à partir de prototypes empruntés à l’A. T. : les moines à la consécration du prêtre, puis à celle du prince ; et alors, par une sorte
répondent aux prophètes, les chanoines réguliers ont pour modèles les
Caathites, les chanoines réguliers de type urbain les Gersonides, et la vie
1. D i d i v e r s i s o rd in ib u s E cc lesia e, P . L ., 213, col. 814, 828, 834, 810-811. Cf. ci-
I. J o a ch im d e F l o r e , E x p o s , i n A p o c a l y p s i m (cité par M. E. R e e v e s , T h e L i b e r
dessous, chap. X.
figurarum o f J o a c h i m o f F i o r e , dans M é d i é v a l a n d R e n a i s s a n c e S l u d i e s , 2 (1950), p. 67).
214 LA PREMIERE SCOLASTIQUE l ’a . t . d a n s LA t h é o l o g i e m é d ié v a l e 215

de scrupule, on fabrique une huile autre que le « saint » chrême : or cela vernent de ses biens, que comme le sacrifice unique du Christ s’offrant
est suggéré par la lecture des livres de Moïse L- lui-même une fois pour toutes à son Père1. L’A. T. n’est plus le témoin
La théologie du baptême, au cours du x n e siècle, se surcharge de du Christ à venir, mais le Christ un cas particulier des lois rituelles du
longues élaborations poursuivies par référence à la circoncision. Le parallé­ Lévitique. Même le rite grossier du bouc émissaire tire à lui la qualité
lisme, valable en principe, pèse bientôt au détriment de l’équilibre interne toute spirituelle du sacrifice de la Croix.
et original du sacrement chrétien. La législation morale et sacramentelle du mariage est, entre toutes,
La théologie, spécialement la théologie rituelle du sacrifice eucharis­ appesantie par ces références à l’A. T. L’obligation de l’abstinence conju­
tique subit plus encore les effets de ces surcharges. Dans l’A. T., toute gale avant la réception de l’Eucharistie est une application explicite des
une part du ritualisme était, en contrepoids pédagogique, établi dans des observances de pureté dans la loi ancienne ; Jean Beleth se référé ainsi
formes rivalisant avec les cultes sanglants idolatriques vers lesquels à l’épisode de I Reg. 21 pour fonder le décret conciliaire : « Quod decretum
inclinaient les Juifs ; loin de voir là des accommodations d’une économie sumptum est ex libro Regum... » (Rationale diu. off., 120, P. L., 202, 124).
progressive, nos médiévaux traitent ces formes comme des règles toujours De même est-ce sur une résurgence du lévitisme qu’est unanimement
valables, quitte à en dissoudre les éléments dans une allégorisation géné­ enseigné l’interdiction de l’eucharistie après la pollution nocturne.
ralisée. Cette extension minutieuse de l’allégorie disloque alors l’ensemble La femme violée sans son consentement n’est pas coupable et peut
constitué par le double rite proprement chrétien du repas et du sacrifice, être consacrée, selon ce que dit Deut. 22. Cf. Rupert de Deutz, Liber de
au profit d’une transposition archaïque. Par exemple, l’entrée de l’évêque laesione virginitatis, 17, P. L., 170, 560. Et ainsi de suite.
et de ses assistants au milieu du peuple rassemblé est traité comme l’entrée La vie matrimoniale est considérée dans la ligne de la procréation,
triomphale du roi, revenant à Jérusalem, après ses victoires, contre les plus que dans celle de l’amour conjugal, et la femme est l’instrument de
Philistins ; l’introït représente les fanfares guerrières ; etc.2. Certes la procréation plus qu'une personne objet d’amour. Par-dessus le N. T
Yves de Chartres {De ecclesiasticis sacramentis et officiis, P. L., 162) réagit où s’accomplit la promotion de la femme, dans la virginité et dans le
contre les allégories incohérentes d’Amalaire ; mais, par cette unification mariage, pèsent là aussi les conceptions et la législation de l’A. T.
même, il renforce le principe de l’allégorisation scripturaire continue : L’évolution des ordalies, tant dans la sensibilité collective que dans la
dans la messe, nous avons les antitypes des sacrifices de la Loi ; le sacrifice législation canonique, est en partie commandée par la pratique des juge­
de la Loi nouvelle, s’explique, jusqu’en son détail rituel, par les sacrifices ments de Dieu dans l’A. T. Lorsque Gratien en traite (causa 2, q. 5), il y
de la Loi ancienne. Rupert de Deutz amplifie ce jeu. Le De sacro altaris a en sous-œuvre, dans l’histoire en cours, un conflit de civilisation, Ger­
mysleris d’innocent III fixera, en contenu et en crédit, les résultats de mains pour, Romains contre ; mais aussi sont mises en œuvre les « auto­
cette méthode. rités » de l’A. T., et ses procédures sont inspirées des épisodes de l’économie
Dans un tel parallélisme, avec les sacrifices de l’A. T., la messe se pré­ juive ; par ex., si l’ordalie justifie l’accusé, l’accusateur subit le sort qu’il
sente beaucoup plus comme un sacrifice offert par l’homme dans un prélè-12 voulait provoquer, selon Daniel dans la citerne aux lions. Les textes de
l’Lcriture sont si impressionnants que Gratien met en doute le caractère
1. Louis VII, dans une charte pour l’église de Paris (1143), déclare : « Nous savons général de la prohibition des ordalies par le droit ecclésial2.
que, par aulorilé de l'Ancien Testament, et encore de nos jours par l’institution de Dans la morale sociale, abondent les formes préceptives qu’appuie
l’Église, seuls les rois et les évêques [sacerdotes] sont consacrés par l’onction du saint la législation de l’A. T. Le cas le plus caractéristique est l’interdiction
chrême. Il convient donc que ceux qui sont associés au-dessus des autres par l’onction,
s’occupent à leur procurer... ». T a r d i f , M on. Hisl., n. 465.
Le roi d’Israël est la figure du Christ. Son institution se fait par une effusion d’huile 1. Le phénomène est d’ailleurs complexe, car d’autre part l’évolution en cours
sur la tète ; c’est là le signe de la légimité. Mais ce sacramentum unctionis joue typolo­ depuis le ixe siècle, aboutit à présenter la messe comme le don de Dieu aux fidèles
giquement dans les deux sens, en signe du futur, mais aussi en rétroaction. Innocent III (mise en évidence de la consécration, attentu a à la part du prêtre plus q u ' à celle des
devra alors imposer une distinction entre Ponction épiscopale sur la tête avec le chrême, fidèles, assistance plus que participation, <ic.) plus que comme le don des fidèles,
et l’onction royale sur le bras avec l’huile des catéchumènes. Réflexion significative, l’offrande ecclésiale à Dieu. Mais c’est encore là du lévitisme.
pour bloquer ce retour à A. T. : « Non judaizat Ecclesia ». Decret., I, 1, 15 ; P. L., 215, Pour les éléments et la portée de cette évolution, cf. entre tous J.-A. J u n g m a n n ,
286. M i s s a r u m s o l l e m n i a , E x p l i c a t i o n g é n é t i q u e d e l a m e s s e r o m a i n e , t. II, Paris, 1952, chap.
2. Pour H o n o r i u s d ’A u t u n , renchérissant sur Amalaire, la messe est la bataille sur l’offertoire.
contre le démon ; l’évêque est prince avec sa couronne, la mitre, son sceptre, la crosse ; 2. Le cas de Gratien est d’autant plus significatif de cette mentalité, qu’il est non
il entre sur son char au milieu des fidèles, « Currus Dei decem millibus multiplex, un doctrinaire, ni un spirituel, mais un institutionnaliste, sensible à la fois à la stabilité
millia laetantium... » (P s . 67). Ce qui sera repris par J ea n B e l e t h (f 1162), puis du droit et à l’animation de l’Écriture. Cf. G. L e B r a s , L e s É c r i t u r e s d a n s l e D é c r e t d e
par S ic a r d d e C r é m o n e (f 1215). G r a t i e n , dans Z e i l s c h . f . R e c h t s g e s c h i c h t e , Kanon. Abt. 27 (1938), p. 47-80.
216 LA PREMIÈRE SCOLASTIQUE l ’a . t . dans la t h é o l o g ie m é d ié v a l e 217

du prêt à intérêt : le peuple de Dieu, libéré de fait (sortie d’Égypte) et taient pas les seuls à être docteurs de la Loi, mais aussi des hommes des
d’esprit (en application du symbole) ne doit plus opprimer ni exploiter, autres tribus, surtout de la tribu de Siméon1.
ni les siens ni les étrangers (Ex. 22, 25 ; Leu. 25, 35 ; üeul. 23, 19). Cepen­ La conception générale de l’Église comme réalisation du royaume
dant, pour tout un secteur, les éléments de l’économie patriarcale sur annoncé, est la plus affectée par la référence à l’ancienne alliance, puisque
lesquels reposait la législation mosaïque, se trouvent mis en échec au cette alliance ancienne est la première étape, préparation et figure à la
xiie siècle ; à l’encontre des siècles précédents où le monde occidental fois, de la nouvelle. La Synagogue est la figure de l’Eglise ; c’est donc que
vivait dans une économie analogue, le réveil commercial en effet déclasse l’Église trans-figure la Synagogue ; mais là aussi la typologie joue de telle
économiquement et moralement la législation mosaïque, et on entreprend manière que l’Église cherche dans son « passé » une conduite sur laquelle
alors de déterminer les cas où autoriser l’usure. modeler son présent. Dialectique de toute typologie, puisque, continuité
En doctrine spirituelle, la théologie de la souffrance bloque sans discer­ et dépassement à la fois, des étapes se déroulent à l’intérieur de l’unité
nement historique les textes du N. T. sur le Dieu d’amour et l’imitation temporelle de l’économie, « d’Abel à la consommation du siècle » (titre
du Christ, avec les « autorités » de l’ancienne économie (elle-même en des Dialogi d’Anselme de Havelberg).
évolution d’ailleurs, cf. Job) où la souffrance est liée à la faute personnelle La théologie de l’Église au x n e siècle trouve là son pivot, non seulement
où les épreuves sont des punitions de la main de Dieu. théologie explicite et systématique, mais plus encore théologie impliquée
C’est toute l’éthique de la volonté de Dieu qui, dans des courants dans les institutions, les conduites, les décisions, les tempéraments. Notons
psychologiques et des théologies spirituelles différents, va déterminer un seulement quelques points de repère.
équilibre différent selon que joueront les « exemples » de l’A. T., selon la Dans la mesure où les cadres mêmes de la société politique sont deve­
vision qu’on se fait du rôle historique de la Loi, à partir de laquelle s’éta­ nus chrétiens, juridiquement et politiquement chrétiens, le royaume du
blissent les critères de la fidélité religieuse. Dans l'A. T., la fidélité se juge Christ récupéré en quelque sorte les ressources de cette société politique
entre une loi extérieure rigidement méticuleuse et des interventions de dont les premières générations chrétiennes n’avaient pas joui, et ainsi,
Dieu de type prophétique ; dans l’économie chrétienne, elle est intériorisée,' avec elles, les comportements et les droits du peuple de Dieu organisé
et la loi est la grâce même de l’Esprit. Les textes allégués en faveur d’une en société politique dans l’A. T. C’est une chrislianilas, comme on
pure morale de l’obéissance, de la volonté de Dieu objectivement donnée commence alors à dire ; et reprennent vigueur en elles les termes de
dans des commandements sont pris de l’A. T. Nous voici à la fois au regnum, imperium, gladius, de pleniludo poleslalis2, voire de curiaz. L’idée
cœur du réveil évangélique de l’Esprit, à la fin du siècle, et devant la mosaïque de séparation contrarie, ici et là, la sensibilité à Luniversalisme
problématique de l’action morale que commencent alors à poser les philo­ de l’incarnation, que saint Grégoire avait défini en termes évangéliques :
sophies. « A nie dictum fuerat : In viam Gentium ne abieritis ; nunc autem dicitur :
Praedicate omni creaturae » (Hom. 29 in Evang.).
Très significatif est, dans ce repliement antitypologique, le recours
C’est évidemment dans les éléments sociétaires évolutifs du royaume aux rois de l’A. T. comme idéal du vrai prince chrétien : Charlemagne est
de Dieu que se fait sentir le plus cette pesanteur des structures anciennes.
Sous la pression du Lévitique, la théologie du sacerdoce se bâtit fortement
sur 1'ordo ad cullum, dont la validité certes est capitale ; mais le caractère 1. Encore en plein x m e siècle, Hugues de Saint-Cher devra répondre à cette
apostolique, dans lequel les évêques, successeurs des apôtres, sont comme objection : * Laici praedicare possunt, quia non solum levitae, qui significant clericos,
erant doctores in Lege, sed etiam alii de aliis tribubus, et maxime de tribu Simeon ;
tels la charpente de l’Eglise, reste juxtaposé, dans la série des « autorités », sed illi alii de tribubus aliis gerunt typum laicorum. Ergo ». Quaest de beneficiis, q. 1,
au sacerdoce rituel de l’ancienne alliance, où les .prophètes ont un rôle obj. 1 (éd. Stegmiiller, Hislorisches Jahrbuch, 72 (1953), p. 185).
extra-lévitique. On ne parlera que plus tard de la prière « sacerdotale » 2. Cf. G. L a d n e r , dans Sacerdozio e Regno da Gregario V II a Bonifacio VI I I
du ChrisL (Jean, 15-16). [Congrès international de Rome, 1953], Rome, Univ. Grégorienne, 1954.
3. « Quod nunc dicitur curia romana, quae antehac dicebatur ecclesia romana », dit
Le portrait de l’évêque pasteur est inspiré plus de l’A. T. que du N. T. ; avec amertume G e r h o c h d e R e i c h e h s b e r g , De investigatione Anlichrisli (1161-1162),
et l’accent y est mis sur la morale plus que sur la mission doctrinale et dans MGH, Libelli de lite, III, p. 355 sq., 384 ; Comm. in Ps. 64, De ecclesiasticis negotiis
prophétique. (1146), prol. P. L., 194, 9-10. Sur l’expression dans la langue de saint Bernard, cf.
M. J. C o n g a r , L ’ecclésiologie de S. Bernard, dans Anal. Ord. Cislerc., 9 (1953), p. 184.
Par ailleurs, ici et là, dans les controverses soulevées par l’action « Le mot curia a été transposé du vocabulaire impérial au vocabulaire papal au cours
apostolique des groupes évangéliques, on légitimera la prédication des du xi« siècle... D’abord rare et occasionnel, il devient un terme technique, régulièrement
laïcs en observant que, dans l’A. T., les lévites, entendez les clercs, n’é­ employé, à l’époque d’Urbain II et de Pascal II (f 1118) ».
218 LA PREMIERE SCOLASTIQUE l ’a . t . d a n s la t h é o l o g ie m é d ié v a l e 219
Josias ; David, Salomon sont les prototypes sacrés ; dans le binôme rex- Ainsi pouvons-nous dessiner ce que fut, au x n e siècle, la théologie
sacerdos, Saül est le type du roi, comme Samuel l’est du prêtre1. Le vrai de l’A. T., en un temps où la construction de la science de Dieu se tenait
modèle de la société politique est fourni par l’A. T. ; ses textes et ses récits tout proche du texte continu de l’Écriture.
alimentent les « miroirs des princes » ; ce n’est qu’avec Jean de Salisbury Et d’abord l’histoire de l’A. T. était considérée comme fournissant une
qu’une analyse proprement politique, à base profane, s’introduit dans série d'exempla. Il faut donner à ce mot le sens fort qu’il avait alors dans
l’idéologie morale. l’organisatjon de la pensée, religieuse ou profane : les « exemples » ne sont
La croisade, entreprise caractéristique de toute chrétienté, trouve pas seulement des illustrations à l’usage des écoliers ou des simples, mais
évidemment dans l’A. T. son inspiration, son fondement, ses règles, avec des actions types, aptes à être la règle efficace, par leur contenu concret,
les équivoques du messianisme temporel, normalement inclus dans des actions humaines, que par ailleurs dirigent les principes généraux.
l’imagerie des prophètes. Le « Dieu des armées » est alors le triomphateur, Saint Ambroise déjà soumettait la raison morale des philosophes à la
non seulemen mystique, mais terrestre de cette guerre sainte. révélation, qui donne des « exemples ». On n’a pas assez relevé, non seule­
En tout cas, prévaut, dans le statut de cette Église puissante, peuple ment dans la morale courante des prédicateurs, mais dans la morale
choisi parmi les gentils plus que corps mystique du Christ, l’idée de sépa­ théorique des docteurs, ce rôle consciemment actif des exemples bibliques,
ration vis-à-vis du monde ; elle est le parti de Dieu ; ici et là on pourrait dût-on, pour les exemples fâcheux, tel l’adultère de David, recourir à
reconnaître les réflexes qui, dans le judaïsme, devaient caractériser les l’allégorie. Il est à remarquer d’ailleurs que nous rejoignons là la concep­
Pharisiens, les « séparés ». tion, alors générale tant en tradition chrétienne qu’en pédagogie antique,
Si cette Église, par la malice des hommes, cède à la division, la défi­ de l’histoire et de ses fins : donner des exemples ; morale et histoire colla­
nition de ce schisme, de ses conditions, de ses remèdes, sera empruntée borent dans l’éducation.
au schisme des dix tribus d’Israël. Mais le cas de l’histoire biblique a sa loi spécifique, qui donne à ses
Plus que des traits précis — que la théologie des grands maîtres équi­ exemples une densité religieuse totalement originale : cette histoire com­
libre alors par les textes du N. T. —, ce sont des manières de présenter porte, selon le plan divin, des étapes dont il faut tenir simultanément la
les arguments, les imprégnations stylistiques et mentales, les contours continuité et les ruptures. Continuité : «Je ne suis pas venu abolir la Loi... » ;
psychologiques, qui révèlent cet enveloppement du N. T. dans l’Ancien, rupture : « Et moi je vous dis... ». Dialectique qui est intérieure au progrès
Novum in Veteri latel ; le jeu de l’allégorie appesantit ce recours, normal de l’économie, surtout à un progrès qui prépare ses dénouements par des
en typologie, et, ici ou là, renverse le sens d’une démarche que, dans son pré-figurations de l’avenir. A ce point de vue, le moyen âge, à la suite des
progrès, l’économie historique appelait.
Pères, a eu un sens plus aigu que nous de la typologie essentielle de l’Ecri­
Redisons-le cependant : le sens des progrès irréversibles demeure
ture. Dans cette dialectique, s’exerce naturellement une double tendance :
efficace ; nos médiévaux reconnaissent et proclament la cessatio legalium :
tantôt on est plus sensible à la nouveauté inconditionnée des événements
face à l’Église au virage ouvert et rayonnant, la Synagogue se présente
survenus, tantôt on s’attache à en comprendre le sens par une harmoni­
comme une reine déchue, la couronne tombante, le visage voilé, ou un
sation des deux alliances. Tantôt on christianise l’A. T., tantôt on judaïse
bandeau sur les yeux. Cette allégorie popularise dans l’art le thème des
le NT., comme observait Innocent III. De cette tension, la législation du
polémiques antijuives ; la plénitude de la Nouvelle Alliance dissout les
dimanche fournit un cas significatif : la loi ancienne du sabbat détermine
dispositions désuètes, les cérémoniels grossiers, les tolérances transitoires
une partie de son contenu, tandis qu’on enregistre la déclaration du Christ
(polygamie, divorce, vengeance, etc.). « In veteri lege multa permitte­
sur la liberté des enfants de Dieu dans les observances.
bantur, quae hodie perfectione gratiae abolita sunt » (Gratien, c. XV,
qu. 3). L’équilibre d’un juste jugement sur la Loi ancienne ne sera assuré Ainsi l’histoire passée demeure présente, présence « mystique » disent,
qu’au x m e siècle, dans la liberté évangélique de la Loi nouvelle ; mais à la suite des Pères, nos théologiens. La mémoire du passé n’est pas seu­
dès maintenant, malgré beaucoup d’inconséquences, le principe en est lement une mémoire historique, mais, hors le développement successif
affirmé, et sur un vitrail de Saint-Denys, Suger inscrit la devise : « Quod dans le temps, une mémoire « archétypale », comme on dit aujourd’hui,
Moyses velat, Christi doctrina revelat ». par laquelle se définit le temps chrétien. La typologie est, en théologie,
l’art de construire ces types : la théologie du x n e siècle s’est exercée abon­
damment à cette construction. Si l’allégorisation désaxa souvent ce tra­
vail, elle n’en compromet pas le principe.
1. Cf. J. Samuel und Saul in der Slaalslehre des Mittelallers, dans
F u n k estein ,
Arch. f. Rechls- und Sozialphilos., 48 (1952), p. 129-140. Nous avons eu l’occasion de décrire ces valeurs religieuses de l’histoire,
220 LA PREMIÈRE SCOLASTIQUE

et la limite délicate de leur mise en œuvre1. A n’ètre que le sixième âge


de l’économie, l’histoire de l’Église risquait d’être traitée en simple pro­
longement des cinq premiers âges ; et le désir de trouver dans l’Ecriture
une réflexion sur l’Église comme société in slalu praesenti recélait des
équivoques. C’est à partir du x n e siècle que, par réflexion sur la durée
de ce sixième âge-, s’exprime une conscience plus vigoureuse de l’origi­
nalité des conduites du N. T., et, par là, la nouveauté de l’irruption de
l’Évangile.

1. Cf. chap. VIII : La théologie symbolique.


2. Cf. chap. III : Conscience de l’histoire et théologie, p. 70-77.

DEUXIÈME PARTIE

RÉVEIL ÉVANGÉLIQUE ET SCIENCE THEOLOGIQUE


AVANT- PROPOS

Cette seconde série d’études ne s’établit pas matériellement sur une


répartition chronologique des textes et des faits, même si textes et faits
se situent effectivement dans les dernières décades du x n e siècle, et dans
la perspective du IVe concile du Latran (1215), pris comme une référence
capitale, en doctrine et en action, pour ce siècle de l’Église médiévale. On
voudrait manifester l’émergence de courants de pensée qui vont, sans
détriment pour les développements en cours, introduire des éléments
jusqu’alors en jachère, pour un nouvel équilibre des méthodes et des
mentalités.
Le plus souvent, de ce développement des doctrines on a affirmé
surtout les facteurs philosophiques, et la querelle des universaux apparaît
comme la trame des controverses et le critère des systèmes. Nous ne
réduirons pas le rôle de ces éléments rationnels, qui précisément, dès le
milieu du siècle, débordent l’efficacité de la vieille dialectique des sept arts,
et s’expriment dans un véritable essor métaphysique. Nous observerons
cet éveil, depuis ses premières lucidités jusqu’au statut scientifique que
les magistri, dans l’Université nouvelle, à Paris surtout, donnent à la théo­
logie ; leur vocabulaire même témoigne du passage de la divina pagina
à la doctrina sacra pédagogiquement autonome (chap. XIV-XVH).
Mais ni la querelle des universaux, ni l’entrée d’Aristote, ni la pression
des divers platonismes, ne peuvent être les causes propres et immédiates
du progrès d’une théologie dont le principe est la lumière de la foi. Avant
ces ressources rationnelles, et les mettant d’ailleurs bientôt en œuvre,
commandent deux richesses intérieures de la foi et de son donné : la
découverte accélérée de la tradition grecque, procurant aux Latins mal
préparés YOrientale lumen (chap. XIII), et, à la faveur d’une profonde
transformation institutionnelle, un réveil évangélique dont les valeurs
seront efficaces non seulement en ferveur pratique, mais en renouveau
doctrinal, selon l’homogénéité normale du théologal et du théologique,
comme l’observe le P. Cayré (chap. X, XI). On voit assez que la décision
victorine de faire prévaloir en théologie l’économie historique de l’Écri­
ture sur l’ordre de la nature (ci-dessus, chap. VIII), interviendra à chaque
instant dans ce nouveau climat.
Dom Wilmart, grand expert en la matière, déclarait que l’initiative
224 A V A N T-PRO PO S

de la spiritualité moderne se situait au x n e siècle ; et, à l’autre bout des


comportements humains, dans le domaine des évolutions économiques,
Marc Bloch confirmait ce diagnostic, significative expression de la nature
de l’homme, âme et corps consubstantiels1. Nos études ratifient entière­
ment la conclusion de ces maîtres. Elles voudraient en éclairer de plus près
X
les raisons, voire même, dans la courbe de ce siècle, situer plus précisément
l’innervation des forces nouvelles, à l’heure où, entre 1160 et 1180,
Pierre Valdo se lève à Lyon, où Jean Sarrazin traduit Denys pour son MOINES, CLERCS, LAÏCS
ami Salisbury, où le De causis alimente, avec Avicenne déjà, l’intelligence
de la foi chez les magistri in sacra doctrina. Au carrefour de la vie évangélique

1. « Eliminer une bonne fois la notion d ’une économie médiévale conçue comme
un tout: elle marque la grande coupure du x u e siècle, une des plus profondes qui aient A qui fora un jour l’histoire de la théologie de la grâce dans l’Église
jamais marqué l’évolution des sociétés européennes ». Annales d'hist. écon. soc., 1936, du xxe siècle, ce n’est certes pas quelque controverse entre un paléo­
p. 582. thomiste et un néo-moliniste qui présentera le contenu réel et intéressant
de cette théologie ; il le faudra saisir dans la position des problèmes de la
nature et de la grâce renouvelés par la naissance et l’évolution de l’Action
catholique, ou par les essais sur la théologie de l’histoire.
Ainsi en irait-il d’une histoire de la théologie de la grâce au x n e s.,
qui se contenterait de dresser un inventaire des opinions et des contro­
verses entre les magistri célèbres. On observerait chez Abélard un souci
de marquer la continuité de la nature et de la grâce, qui ne va pas sans
un semi-pélagianisme latent ; chez Pierre Lombard au contraire, la tra­
dition augustinienne s’appesantit dans un pessimisme un peu court ;
tandis que plus en profondeur, les implications platoniciennes d’un
Hugues de Saint-Victor l’amèneraient à concevoir nature et grâce comme
des participations de la vie divine plutôt que comme des formes distinctes.
Toutes observations significatives, certes, mais trop détachées du compor­
tement effectif des chrétiens et de leur conscience collective, dans une
Église en profonde évolution. L’économie du salut ne se définit pas seule­
ment dans l’intelligence réflexe et raisonneuse de quelques penseurs
patentés, mais aussi dans les décisions concrètes, dans les états de vie
adoptés, dans les idéaux de sainteté, dans le travail évangélique, que
l’Église, dans sa tête et dans ses membres, approuve, suscite, promeut,
ou définit.
Cette référence sociologique de la pensée, lumineuse en tout temps,
semble particulièrement opportune dans ce x n e siècle où les chrétiens,
avant de se définir, se trouvèrent engagés dans des options spirituelles
conscientes, dans lesquelles précisément le problème permanent des rap­
ports de la nature et de la grâce, du « monde » et de l’Évangile, fut moins
l’objet de débats théologiques que l’expression inquiète, ou discutée, ou
audacieuse, d’une rencontre avec une société nouvelle dans laquelle ils
avaient à prendre pied, apostoliquement et spirituellement. Certes, d’une
importance capitale fut le recours à une philosophie de la nature que leur
15
226 RÉVEIL ÉVANGÉLIQUE ET SCIENCE THÉOLOGIQUE
MOINES, CLERCS, LAÏCS 227
procurait la lecture des Anciens, — à Chartres par exemple, où le Tirnée
« théologie monastique », au sens d’une certaine manière et méthode de
allait nourrir plusieurs générations d’écolàtres, ou à Paris, à la fin du siècle,
définir les composantes essentielles de l’économie chrétienne du salut.
où Avicenne allait curieusement charpenter des mentalités augustiniennes ;
A 1entrée de notre x n e siècle, au moment où, comme nous le verrons,
mais ce recours érudit et livresque était lui-mème commandé, puis ali­
certains éléments de cet état monastique sont mis en cause par l’évolution
menté, par un appétit plus profond, né de la vision même de l’univers et
de la société et de l’Lglise dans cette société, se produit précisément une
de l'évolution de la société. Ainsi lorsque, au siècle suivant, S. Thomas
prise de conscience extrêmement aiguë des ressources et des fins de cet
d’Aquin, consacrant ce haut effort doctrinal, fera intervenir dans la théo­
« état » dans l’Église, à mesure même que cette double évolution suscite
logie. de la grâce la notion aristotélicienne de nature, sa théologie
une réflexion critique. Ainsi rencontrons-nous alors, dans la ligne continue
ne sera pas le seul effet d’une admirable spéculation, mais le beau
de la littérature rnonasl ique, et plus encore par la pression concurrente
fruit d’une conscience chrétienne éclairée dans sa foi par la découverte
des chanoines réguliers, alors en vive reprise, une zone où les auteurs
de la nature et de l’homme. développent systématiquement à la fois le thème du retour aux sources
Il faut d’ailleurs se garder de reporter entièrement le bienfait de ce
évangéliques et historiques comme garantie d’authenticité, et celui de la
labeur doctrinal sur le terrain de la philosophie, d’une « philosophie du
permanente valeur de leur état face à un monde nouveau.
monde », comme on disait à Chartres, ou d’une connaissance de l’homme,
Dans ces années 1100, Rupert, moine de St-Laurent à Liège, abbé de
comme on disait à Saint-Victor, ou même à Citeaux. C’est proprement
Deutz en 1119-1120, mort en 1130, peut être choisi comme un témoin
la théologie, c’est-à-dire la science de Dieu, et, dans la science de Dieu,
particulièrement conscient, par ailleurs qualifié, abondant aussi, de ces
la science du salut, qui est promue là ; car c’est un réveil évangélique,
préoccupations1 : son commentaire de la Règle de S. Benoît, sa corres­
fertile en ses péripéties comme en ses formes, qui tout au long de ce siècle,
pondance, ses consultations touchant les rapports de la vie monastique
travaille les intelligences autant que les volontés, et le retour à la vie
avec le monde et avec l’Église contemporaine, constituent un bon dossier,
primitive de l’Église, à la « vie des apôtres », vila aposlolica, est la lumière
auquel on joindra, malgré des doutes sérieux sur son authenticité, le traité
intérieure qui suscite, avec de nouveaux « états de vie », une conscience
au titre très significatif De vita vere aposlolica2, dont la couleur tradition­
nouvelle des implantations de la grâce dans le sol de la nature.
nelle ne diminue pas l’accent d’actualité. Dr cette actualité les contextes
sont lucidement analysés dans le remarquable Liber de diversis ordinibus
el professionibus quae sunt in Ecclesia, composé dans le même temps, entre
1125 et 1130, probablement par un chanoine liégeois, Raimbaud, prévôt
L ’évangélisme monastique de la collégiale St-Jean3.
De vila vere aposlolica : thème traditionnel en effet, et fondamental,
que celui de la vie monastique, comme réalisation de la « vie apostolique »,
On ne peut évidemment ramener l’histoire chrétienne du haut moyen c’est-à-dire comme imitation de la vie menée par les apôtres eux-mêmes ;
âge occidental à un prototype unique de spiritualité. La figure de S. Benoît, l’adverbe vere dénote l’accent apologétique et critique que l’auteur contre-
il est vrai, domine institutionnellement et mentalement , ces quatre siècles, pose à l’incoercible évolution des institutions de l’Église autant qu’à la
et, mis à part Scot Lrigène, dont le sort posthume se jouera au x n e siècle contestation des contemporains. Vie apostolique : écartons de cette expres­
et non au ixe, la ligne du développement doctrinal est homogène, jusque sion le sens qu’aujourd’hui nous lui donnons spontanément; il ne s’agit
dans ses controverses (prédestination, eucharistie), presque toutes engagées pas de 1’« apostolat », prédication de la parole de Dieu dont les apôtres
sur des positions ou des formules de S. Augustin ; mais les temps et les
espaces composèrent , dans une Lglise qui passait de l’Lmpire romain aux 1. Anselme1de Havelberg, son adversaire, et le théoricien de l'évolution des états
nations barbares, des institutions, des climats, des conceptions fort varies. de vie dans 1 Eglise, dit de lui : « In ordine Gluniacensiurn, Mupertus abbas Tuitensis,
Il reste que le dynamisme inférieur de cette Église était, a peu près totius pene Veteris ac Novi Testamenti expositor illustris, ordinem illuni aureum
entièrement commandé par l’idéal et les inspirations de la vie monastique, tanquam topazius exornat ». Liber de ordine canonicorum, c. 29, P. L., 188, 1111.
dans laquelle en fait se recrutèrent aussi bien ses maîtres à penser que ses 2. P. L ., 1/6, 611-664. A dater d’apres 1121. Dum G. Mom.x (L'idéal monastique,
Maredsous, 1931, p. 66-67) maintient l'attribution à lîupert ; d’autres pensent à un
grands administrateurs et ses missionnaires. Les étapes et les variations, victorin, défenseur des thèses canoniales. Cf. les suggestions de Ch. D e r e i n k , L'éla­
les déformations, les divisions même de cette vie monastique ne font boration du statut canonique des chanoines réguliers spécialement sous Urbain II, dans
qu’en souligner l’unité profonde, non seulement, dans scs formes et son Pev. hist. eccl., 46 (1951), p. 550.
esprit, mais dans sa doctrine aussi. C’est à juste titre qu’on parle d’une 3. P. L., 213, 807-S50. Cf. Ch. D u i u u m :, Les origines de Prémontré, dans Beu.
hist. eccl., 42 (1947), p. 359-360.
228 RÉVEIL ÉVANGÉLIQUE ET SCIENCE THÉOLOGIQUE MOINES, CLERCS, LAÏCS 229
furent les prototypes, dans la fondation de l’Eglise, de par la mission reçue Mais ce retour à l’Église primitive impliquait une conscience aiguë
pour enseigner et baptiser les peuples. Il s’agit de la vie intérieure des des problèmes posés à l’état monastique par une présence nécessaire à
premières communautés chrétiennes, préfigurant et réalisant, par leur ces temps nouveaux. La «vie commune» ne peut être le seul fait de sain­
fraternité, les premiers des monastères. Non pas donc une fonction, tetés, de pauvretés individuelles juxtaposées ; ce doit être une institution,
officium, si digne soit-elle, mais un genre de vie, vila. L’Église a été insti­ et la vie monastique, fût-elle pépinière de saints et de pauvres dans le
tuée en vie monastique : « Si vis omnia Scripturarum consulere testimonia, Christ, était institutionalisée dans un régime temporel qui ne pouvait se
nihil aliud videntur dicere quam Ecclesiam inchoasse a vila monastica »L modeler sur la petite communauté fraternelle des inspirés de Jérusalem.
Les législateurs ultérieurs, tel S. Benoît, n’ont fait que formuler les règle­ Le temps avait marché, et 1'ordo monasticus était devenu une puissance —
ments d’une institution dont les fondateurs, les « auteurs » sont les apôtres. une puissance spirituelle, bien sûr, mais aussi une puissance temporelle —-
La regula monastique est en vérité la regula aposlolica'1. Les apôtres furent dans la Chrétienté du x n e siècle, produit et soutien à la fois du régime
des moines123 ; et donc les moines sont les authentiques successeurs des féodal. Il le faut voir, et c’est merveille de le voir, secoué par l’appel évan­
apôtres. « Vilam et regulam monachorum tanta auctorilale Evangelio et gélique au sein des structures féodales dans lesquelles peu à peu, à longueur
dignilali aequiparavi apostolorum »4. L’Évangile, la dignité des apôtres de siècles, et très opportunément, il s’était installé. Rupert de Deutz
(aposlolica perfectio, aposlolica dignitas) sont devenus le trait typique, éprouve à la fois cet élan et cette gêne, et sa revendication évangélique
la « propriété » des moines, puisqu’eux seuls en adoptent la pleine réalité : met en cause les formes mêmes, depuis les plus solennelles jusqu’aux
vie commune, dans le renoncement à toute propriété privée. De cette menus détails, dans lesquelles la Règle monastique s’est fixée.
réalité nous trouvons le statut dans la description de la première commu­ La pauvreté est précisément la première à poser des problèmes, elle
nauté chrétienne à Jérusalem, A cl. Apost., IV, 32, texte de base, depuis qui est la base économique et spirituelle de la vila communis. L’économie
toujours, de l’idéal évangélique. Partout où se fondèrent, partout où se monastique se trouvait en effet solidaire de services temporels de grande
fonderont des églises, se reproduira ce prototype. L’expansion monastique envergure, qui étaient l’effet normal, visible, triomphant, de l’implanta­
rythme l’expansion de l’Église. tion de l’Église dans sa vie profane. La fécondité civilisatrice du monas­
Vila aposlolica — vila communis : l’équation n’est cependant pas tère n’était pas seulement la résultante d’une morale prestigieuse et d’un
seulement une formule banale du cénobitisme traditionnel. Elle est forte­ exemple permanent ; elle s’exercait dans des institutions — dîmes, services
ment marquée par le choc de la réforme entreprise dès le début du x ie hospitaliers, répartition alimentaire, aide aux voyageurs, soin des malades
siècle, et au service de laquelle Hildebrand et Pierre Damien devaient — dont la gérance était assurée par les moines. Bien plus, des structures
particulièrement s’attacher. Contre la décadence des clercs le grand remède juridiques et administratives, des justices autonomes avec leurs tribunaux
est la vila communis : le mot se charge d’une densité nouvelle, que les et leurs sanctions, des services d’impôts avec leurs fonctionnaires,
moines prennent à leur compte, dans une émulation vive avec les clercs s’étaient constitués, sous cette tutelle monastique. Comment ne pas
et les chanoines réguliers, en face desquels ils revendiquent leur titre de éprouver, à l’éveil du sens évangélique et par comparaison avec la
primauté, dans le temps et en séculaire expérience. Tous les éléments de première communauté apostolique, le choc d’une grave discordance ?
l’ascèse traditionnelle : pauvreté du vêtement, de la nourriture, de l’habi­ L’auteur du De diversis ordinibus in Ecclesia se fait le témoin de ce pro­
tat, modestie des mœurs, support fraternel, pénitence du travail blème, qu'il traite d’ailleurs avec une parfaite discrétion. Il devenait
manuel, etc. prennent figure renouvelée, dans cette sainte provocation cependant de plus en plus aigu, à mesure que se désagrégeait l’antique
contre le relâchement général et les coutumes établies. Ce renouveau, régime qui avait fondé en valeur religieuse ses charges séculières. Le De
c ’est l’appel à la primitive Eglise, vita communis, exemplo primilivae diversis ordinibus note en effet particulièrement le phénomène d’émanci­
Ecclesiae, disait Hildebrand dès 10595. pation des serfs, lesquels, pour échapper à la vindicte de leurs anciens
maîtres, cherchent refuge et statut légal dans le domaine temporel et
1. De vila vere aposlolica, IV, 4 ; et l’auteur allègue Philon sur l’origine des monas­ jurisdictionnel des églises1. L'ordo monasticus allait se trouver, par son
tères d’F.gypte. rôle social même, en porte à faux dans son aspiration à retrouver la «vie
2. Ibid., III, 15. apostolique ». Rupert est le témoin de cette tension, dont les âmes subis-
3. Ibid., IV, 11 : Quod omnes apostoli vere fuerunt monachi. Cf. P i e r r e de C e l l e
(clunisien, f 1183), en tète de sa Disciplina clauslralis : « Quid dicam de monachis istis,
videlicet apostolis ? ». P. L., 202, 1102.
4. Ibid., prol.
5. Au concile de Home. Texte dans M a b i l l o n , Annales Ord. S. Benedicli, t. IV,
1. Liber de diversis ordinibus, 26, P. L., 213, 821-822.
Paris, 1707, p. 680.
230 REVEIL ÉVANGÉLIQUE ET SCIENCE THÉOLOGIQUE
MOINES, CLERCS, LAÏCS 231
saient le contre-coup, dans une inquiétude que la ferveur ne faisait ce qui rend plus normal encore qu’ils vivent de l’autel (In Regulam, III,
qu’exaspérer. Solide barrière contre la corruption des clercs appesantis 11 ; col. 51Sn). Rupert est une fois de plus un bon témoin des problèmes
par la vie privée, la monastère est en même temps la cellule d’une cité posés. Saint Benoît, dit-il, n’a presque pas parlé de la célébration des
terrestre où l’organisation des biens économiques est commandée par des messes, mais les fanatiques du travail manuel (« qui in opere manuum fere
fins spirituelles. lotam spem suam ponunt » c. 517i>) doivent reconnaître l’éminente dignité
Établi dans cette économie dont la bienfaisance lui procurait des du sacrifice de l’autel où sont préfigurées les délices du repas céleste.
revenus assurés, le monastère nanti n’avait plus à vivre au jour le jour Les temps sont changés, et l’état de l’Église appelle cette multiplication
du travail de ses mains, selon l’antique ordonnance dans laquelle des prêtres, maintenant que, dans une Chrétienté victorieuse, princes et
saint Benoît voyait une forme concrète de la perfection « apostolique ». rois comblent de richesses, dans les cités et les villages, les églises et les
Rupert mesure la portée d’une pareille transformation, qui atteint à la monastères (c. 519-520). Paul et Antoine, les pères du monachisme, ne
fois toute la surface des occupations quotidiennes et le comportement furent pas prêtres ; mais l’accès au sacerdoce, c’est la « perfection aposto­
spirituel. Il consacre le livre III de son commentaire de la Règle à recon­ lique » (c. 517e ), et, en cela, au titre de la fonction, sinon du mérite,
naître, à légitimer, à orienter cette évolution : « Quelle est la position le clerc est plus près de l’apôtre que le moine. Voilà donc, par un autre
la plus fondée : travailler manuellement selon l’ordination de S. Benoît, biais, que le contenu des mots apostolus, vita apostolica, se déplace, non
et vivre ainsi la perfection apostolique ? ou bien servir le culte du Seigneur sans ambiguïté1.
en vivant de l’autel ? » (chap. 4). Il ne s’agit pas pour S. Benoît, répond- Que si maintenant entrent en ligne de compte les fonctions aposto­
il, d’un précepte, mais d’une occupation autorisée, pour combattre l’oisi­ liques non seulement cultuelles, mais prédicantes et sanctifiantes vis-à-vis
veté, sinon pour subvenir aux besoins ; mais prévaut la sainte et plus des fidèles, prédication, baptême, et toutes œuvres de conversion (c’est
digne occupation des autels, où nous tient la méditation du mystère du aujourd’hui la pointe expresse de 1’« apostolat »), l’ambiguïté s’étend, et
Christ. Point ne faut, certes, mépriser la pauvreté volontaire, mais bien s’impose la tâche de coordonner les valeurs très différentes que comporte
proclamer la grandeur du service des autels. Aussi bien, c’était là la vie cette vita apostolica. Le De vita vere apostolica, ici, tourne court, et déclare
des apôtres, dont on ne dit pas qu’ils eussent habituellement travaillé que la vie des apôtres n’est pas dans la seule prédication et administration
de leurs mains ; au contraire, abandonnant aux diacres le service des des sacrements, car ce qui fait l’apôtre, ce n’est pas prêcher et baptiser,
frères, ils se sont consacrés à la parole de Dieu (A d ., VI). mais être vertueux, et en particulier vivre plus que quiconque dans
Cette répartition nouvelle des occupations monastiques n’en comporte l’humilité2.
pas moins de profondes répercussions, non seulement dans le train de Ce dernier trait, où perce une grave insensibilité au prosélytisme —
la vie extérieure, mais dans l’équilibre et la mentalité des moines. Les apostolique et évangélique cependant ! — nous amène à dessiner la figure
besognes économiques sont dévaluées dans cette domination absolue des d ’ensemble de cette vita apostolica de l’état monastique. Ce n’est pas
fonctions sacrales, plus précisément des actes de religion, dont le prestige seulement le modèle (un sociologue dirait aujourd’hui : le mythe) de la
aristocratique donne à cette cité terrestre l’allure d’une cour céleste, première communauté de Jérusalem qui fonde son évangélisme, c’est
accordée aux chœurs des anges, en avant-goût du paradis. Mais aussi bien sa doctrine et ses principes. Ils sont vigoureusement rappelés, et
ce prestige refoule-t-il inconsciemment la misérable vie terrienne dans l’accent que leur donnent les perspectives contingentes de la réforme
une condition où humilité et pénitence deviennent le refuge d’un évangé­ grégorienne ne réduit pas la portée de leurs énoncés. Ici ou là, sans doute,
lisme non clérical. La réaction de certaines réformes monastiques, en le retour à l’Évangile se dilue dans les minuties d’un réformisme infantile
attendant les poussées laïques de la fin du siècle, révèle le refus de pareille et mesquin ; mais il est presque toujours d’une haute tenue spirituelle,
disjonction entre cette haute religion cultuelle et un nouvel évangélisme celle même du moine Ilildebrand : « conversion » qui ouvre l’accès du
plus proche des réalités profanes en même temps que libéré des splendeurs royaume de Dieu et qui se fixe dans un code austère de vie pénitente ;
féodales. Les longues controverses autour du travail manuel des religieux,
déjà en cours au temps de Rupert, trouvent là leur raison profonde
1. Rupert est un témoin d’autant plus qualifié que, pour son compte, il avait
au-delà des chicanes mineures des personnes et des institutions. Dès ce longtemps refusé d'accéder au sacerdoce. Cf. De gloria el honore Filii hominis, X I I ;
moment, s’amorce dans l’expression vita apostolica un significatif dépla­ P. L., 108, 1601-1602. C’est le cas de citer ce mot : « Monachus qui dignus est ordinari
cement de sens. non fiat sacerdos nisi coactus » (M a r t è n e et D u r a n d , Thesaurus novus anecdotorurn,
Une évolution convergente vient renforcer ces innovations : l’état t. V, Paris, 1717, Dialogus, col. 1626).
2. « Nam non facit apostolum praedicare, baptizare et miracula facere, sed virtutes
monastique s’ouvre de plus en plus à la cléricalisation de ses membres, habere, et prae caeteris seipsum humiliare » (op. cil., II, 15, P. L., 176, 632).
232 RÉVEIL ÉVANGÉLIQUE ET SCIENCE TüÉOLOGIQUE MOINES, CLERCS, LAÏCS 233

béatitudes qui en sont les lois, à ce point intériorisées, qu’elles relèvent Boniface, à Augustin, le droit de prêcher1. Mais les points d’insertion
de la liberté de l’amour plus que des préceptes ; souci de prendre à la effective de cet appel et de cette légitime prétention, demeurent bloqués
lettre les règles évangéliques, particulièrement celles de la pauvreté et dans cette « cité » paramonastique, sans la rencontre des réalités profanes
de la fraternité, âme et charpente à la fois de toute vita communis, et qui, qui conditionnent la conquête apostolique ; les revendications des fonc­
malgré l’exaltation de l’oftice choral, sont présentées comme la loi première tions apostoliques restent courtes, et comme imprégnées de ressentiment2.
de la vie d’un monastère. Cinq à six siècles d’expérience avaient ratifié la Oue se présente une occasion, désormais imprévue, de cette proclamation
vérité et la fécondité de cet idéal1. du royaume au delà de ses frontières, le moine sera surpris, déconcerté
Cependant, à la faveur et par le succès même de cet évangile monas­ peut-être, comme le seront les cisterciens lancés par Rome dans une
tique, l’identification s’est faite explicitement entre communauté chré­ mission parmi les Albigeois et les Cathares. On ne peut pas ne pas rappro­
tienne et monastère, de sorte que la communauté chrétienne n’est plus cher la réduction, chez Rupert, de Vacle apostolique à la sainteté person­
guère conçue, ou du moins imaginée, que par et dans une « sacralisation » nelle, et le vain appel des pontifes romains, pendant la seconde moitié
enveloppant tous ses éléments, y compris ses éléments profanes et ses du siècle, à une campagne missionnaire pour l’évangélisation du petit
services publics. Le mirage de la communauté primitive de Jérusalem peuple en effervescence et d’un monde déchristianisé3. Pessima lacilumilas,
vient confirmer, mais aussi rétrécir le grand thème augustinien de la dira Pierre le Chantre4. Certes des individus maintiendront avec éclat
« Cité de Dieu » : le monastère réalise cette cité, au détriment des dimen­ la tradition des Boniface et des Augustin : le seul nom de S. Bernard
sions historiques, cosmiques, eschatologiques de la vision d’Augustin. remplit l’Église ! mais l’institution semble, à cause de son triomphe même,
De fait, l’opposition des deux Cités, pièce essentielle de la vision se reposer sur la Chrétienté qu’elle a bâtie et où le peuple de Dieu n’a
augustinienne, en arrive à disparaître, dans une Église qui a absorbé le plus qu’à vivre sur lui-même. La uila aposlolica, enfin réalisée, laisse
monde12, dans une humanité où règne la sérénité triomphante du monas­ hors sa réflexion institutionnelle l’affrontement au monde, que requiert
tère, splendor monachici ordinis3. Le chrétien parfait, le chrétien tout l’Évangile.
court, c’est le moine, chrétien qui est mort au monde. La vocation chré­
tienne n’est que le germe de la vocation monastique. La « règle », c’est La nouvelle Chrétienté
l’Évangile. Cela au moment où le monachisme a pris en charge, et parce
qu’il a pris en charge, non sans scrupule, mais dans une séduction théocra-
tique, les besoins et services principaux de l’humanité. L’humanité, on Cet éclatement de la vila aposlolica, il s’inscrit cependant alors dans
en veut faire un monastère joyeux, actif, vivant dans l’attente du céleste les faits, et jusque dans les mots. A ce moment même, en moins de
bonheur. trente ans5, vila aposlolica. change de sens et de contenu. Ou mieux, les
A la limite, dans cet univers sacralisé, dans une terrestre cité de Dieu réalités de l’Église primitive qu’il désigne se polarisent autour d’un axe
totale, le prosélytisme de la parole de Dieu, le minisleriurn verbi inler
genles, deviendrait sans objet et sans raison. Cas chimérique ; en fait, le 1. R u p e r t , Allercalio monachi el clerici, quod liceal monacho praedicare, P. L.,
monde monastique, en ce début du x n e s., est secoué par un puissant 170, 5 3 7 - 5 4 2 ; Epistola el Everardum (ibid., 5 4 1 - 5 4 4 ) ; Epistola ad Lizelinum (ibid.,
appel à l’apostolat, et il revendique, avec de glorieuses références à 6G3-668).
2. Après avoir tenu le grand thème de l’identité de la « vie apostolique » des
premiers chrétiens et de la vie monastique, dans la mort au monde, Rupert renverse
l’argument pour dire au clerc-apôtre que cette mort au monde, elle n’est pas le fait
1. Dom J. Leclercq, dans La vie parfaite. Points de vue sur l'essence de l'étal reli­ du seul moine, désormais coupé du monde (« Monachus non habet docentis officium,
gieux, Turnhont-Paris, 1948, en énonçait encore récemment les éléments traditionnels sed lugentis », dit S. Jérôme), mais de tout baptisé, même au milieu du monde (cf.
au chap. 3. La vie apostolique, p. 82-105. Ainsi déjà, avec une extrême finesse, loc. cil., col. 537 d ).
Dom G. M o r i n , L'idéal monastique el la vie chrétienne des premiers jours, Maredsous, 3. Cf. P. M a n d o n n e t e t M.-H. V icaip . e , Saint Dominique. L'idée, l homme el
1912. l'œuvre, t. II, Paris, 1938, p. 41-42.
2. Très significative est la réflexion de ce grand seigneur monastique qu’était 4. P i e r r e l e C h a n t r e , P. L ., 205, 189.
Olhon de Freising, dans son ouvrage cependant intitulé Historia de duabus civitatibus : 5. Nous n’avons pas à faire ici l’histoire antérieure du mot. E. D e l a r u e l l e vient
« A partir de ce temps-là [Constantin], étant donné que non seulement tous les hommes, d’en signaler le sens chez Jonas d’Orléans, au ix e siècle, où il exprime J’idéal du pasteur
mais même les empereurs, à quelques exceptions près, furent catholiques, il me semble dans Yordo episcoporum (En relisant le t De institutione regia » de Jonas d'Orléans, dans
que j ’ai écrit l’histoire non de deux cités, mais pour ainsi dire d’une seule, que je Mélanges Halphen, Paris, 1950, p. 185-192). Pour l’ensemble, cf. L. M. D e w a i l l y ,
nomme l’Église » (Historia, VII, prol.). Noies sur l'histoire de l'adjectif «apostolique », dans Mélanges de science religieuse, V
3. R u p e r t , Altercatio monachi el clerici, P. L., 170, 540 a . (1948), p. 141-152.
234 RÉVEIL ÉVANGÉLIQUE ET SCIENCE THÉOLOGIQUE MOINES, CLERCS, LAÏCS 235

nouveau. Tandis que Rupert et ses semblables construisent ces réalités duquel jamais je n’ai entendu de toi un mot aimable) ; ils péricliteront
autour de la vita communis1, tout un groupe d’autres évangéliques, expri­ à leur tour, tandis que s’élèveront de nouvelles formes encore modestes.
mant une aspiration de plus en plus générale, les tendent et les organisent Comparaison fausse et injurieuse, entre le monachisme du royaume de
vers la puissance de prosélytisme que contenait la vie des apôtres. La Dieu, et ces royaumes monstrueux destinés au feu »h
prédication, la prédication itinérante — à l’opposé de la stabilité monas­ Exclu pareil radicalisme, l’évolution s’inscrivait cependant dans les
tique, et en différence de la prédication épiscopale — est le pivot de cette faits : la réforme de Cîteaux posait expressément les problèmes de struc­
nouvelle vita apostolica. C’est l’apostolat qui fait l’apôtre. Vila v e r e ture (entre autres, affranchissement des liens féodaux) par delà les correc­
aposlolica. Ce retournement de vocabulaire, avec tous les flottements et tions de moralité ; le renouveau de l’érémitisme, dont on a souligné
croisements inhérents à pareille évolution, a été parfaitement signalé. récemment l’importance et la signification, pénétrait les statuts monas­
Nous n’avons ici qu’à le confirmer12. tiques (Vallombreuse, Chartreuse, Grandmont, etc. — sans parler d’une
On reprend donc les textes évangéliques de toujours : Actes, IV, 32 pullulation malsaine, où passait cependant la crudité évangélique).
et Luc. X, 1-12 ; mais c’est Luc qui prime et devient régulateur, car, pour L’évolution s’inscrivait déjà dans les textes. Une bulle du pape Urbain II,
lui, le régime de pauvreté est expressément commandé par la mission de peu antérieure (adressée à l’église de Raitenbuch, en Bavière, en 1092)
apostolique3. La « vie commune » par la dépossession des biens privés, est l’enregistrait et devenait la charte d’un dualisme institutionnel désormais
donc bien toujours la base économique et spirituelle de la vita aposlolica ; consacré dans l’Église : vie monastique, vie canoniale sont deux formes
mais elle est saisie et transformée par un dynamisme nouveau. « Ceux-là de vie apostolique (aposlolicae instituta disciplinae, in primordiis ecclesiae
seuls sont aptes à Vofficium praedicationis qui ne possèdent le bénéfice sanctae exorta) ; de la vie canoniale Augustin est le législateur et Jérôme
d’aucune richesse de la terre, et qui, parce qu’ils n’ont rien à eux, possèdent le docteur, et « non minoris pene aestimandum est meriti vitam hanc
tout, en commun », disait Pierre Damien, le héraut du mouvement4. Ecclesiae primitivam, aspirante et prosequcnle Domini Spiritu suscitare,
Le choc fut tel que, pendant un temps, cet officium praedicationis parut quam florentem monachorum religionem ejusdem Spiritu perseverantia
devoir se détacher du pouvoir des clercs, pour dépendre de la seule custodire »2. Sous l’extrême variété des conjonctures de ce réveil de l’an­
imitation des apôtres. Quoi qu’il en soit de cette erreur constitutionnelle, cienne voie des chanoines réguliers, et malgré les croisements constants
le renversement psychologique et sociologique des éléments traditionnels entre les moines assumant des charges pastorales et les collégiales emprun­
amenait un déclassement de 1'ordo monasticus de type féodal, tel que nous tant des observances monastiques3, une ligne cependant se dégage au
l’avons décrit. Rupert y est très sensible, et il se défend vigoureusement bénéfice de l’actualité des formes canoniades de l’idéal évangélique. La
contre l’interprétation évolutionniste que certains en tirent. « Je me formule d’Urbain II est significative : « ... Non minoris meriti... aspirante
souviens, dit-il à son partenaire, d’un certain propos que tu m’as tenu, et prosequenle Spiritu suscitare, quam ejusdem Spiritu perseverantia custo­
et dont je vois mal de quel esprit il procède. Tu m’as dit : Le royaume dire » ; non certes que le moine Urbain déprécie son état, mais c’est être
de Babylone s’est formé, a atteint son apogée, puis a périclité ; il a sup­ également fidèle à l’Esprit de ressusciter chez les chanoines la ferveur
planté le royaume des Perses, qui a périclité à son tour ; puis est venu perdue, comme de l’entretenir chez les moines qui l’ont conservée.
le royaume de Macédoine. Ainsi en va-t-il, as-tu ajouté, de la grandeur L’initiative de l’Esprit (suscitare) : Anselme de Havelberg, le défen-
des régimes monastiques qui ont eu cours, surtout de Cluny (sur le compte
1. R upert, In regulam S. Benedicti, IV, 13, P. L., 170, 535.
1. L’équation vita apostolica = vita communis demeure clichée depuis Hildebrand : 2. P. L., 151, 338-339. L’article cité ci-dessus de Ch. D er ei n e , publie, avec cette
« Rogantes monemus ut ad apostolicam, scilicet communem, vitam summopere per­ bulle, les autres documents qui montrent la continuité des contextes et des énoncés.
venire studeant» (Cone, de Rome, 1063; M a n s i , t. XIX, 873), et passe chez tous les Le P. Vicaire (op. cit., p. 178) observe : « Il est remarquable que cet historique, où l’on
tenants de la réforme grégorienne. Ainsi à chaque pas chez Gerhoch dA Reichcrsberg. aperçoit l’exposé même de Pierre Damien, ne reconnaît la vita primitivae ecclesiae
Cf. A. M o u r a u x , La « vie apostolique » à propos de Rupert de Deuiz, dans Rev. liturg. que dans la vie canoniale, et non pas dans la vie monastique. Or, ce petit historique
et monasl., 21 (1931), p. 71-78, 125-141. a grand succès. On le rencontre isolé du privilège originel (P. L., 151, 535). Il consti­
2. Cf. P. M a n d o n n e t e t M.-H. V i c a i r e , Saint Dominique. L'idée, l'homme et tue une formule de chancellerie à l’intention des chanoines et apparaît comme tel
et l’œuvre, t. II, p. 167-192 (La règle de S. Augustin maîtresse de vie apostolique) ; dans la bulle de fondation de Prémontré. Il intervient fréquemment dans les polé­
Ch. D e r e i n e , Vie commune, règle de S. Augustin et chanoines réguliers au X I e siècle, dans miques... ».
Rev. hist. eccl., 41 (1946), p. 365-406. 3. Sur ces diversités et ces croisements, et sur la prudence à observer dès lors
3. C’est le grand texte de la mission apostolique : « Et misit illos binos ante faciem dans les jugements d’ensemble, cf. Ch. D e r e i n e , art. Chanoines réguliers dans Dict.
suam in omnem civitatem... Nolite portare sacculum, neque peram... ». hist. et géogr. eccl., t. XII, col. 353-405, e t J. C. D i c k i n s o n , The origins of the Auslin
4. P i e r r e D a m i e n , Contra clericos regulares proprietarios (P. L., CXLV, 490). Canons and their introduction inlo England, Londres, 1950.
236 RÉVEIL ÉVANGÉLIQUE ET SCIENCE THÉOLOGIQUE MOINES, CLERCS, LAÏCS 237

seur des formes nouvelles contre le conversatisme de Rupert, en a claire là le nœud de la crise que nous détectiuns, en cette heure d’une nouvelle
conscience1. La déclaration de principe qui ouvre ses Dialogi (1145), rencontre entre l’Évangile et le monde.
sous le titre significatif : De unitate fidei et multiformitate vivendi ab Abel Le De diversis ordinibus n’introduit pas la distinction clers-laïcs
usque ad novissimum electum, est un manifeste en faveur de l’évolution comme moyen de classement des formes nouvelles de vie dans l’Église.
des états de vie dans l’Église : « Beaucoup s’étonnent, et font problème, De fait, la part des laïcs dans cette effervescence est partout présente.
engendrant scandale pour eux et pour les autres ; ils interrogent en inqui­ Après coup, aujourd’hui, l’historien parvient à démêler, dans l’entrelacs
siteurs calomnieux : Pourquoi toutes ces nouveautés dans l’Église de de toutes ces ferveurs, ce rôle qui, facilement équivoque dans son statut,
Dieu ? Pourquoi ces ordres nouveaux ? Qui peut compter tant d’ordres n’en est pas moins significatif ; initiative adulte, toute différente de la
de clercs ? Qui ne s’étonne de tant d’espèces de moines ?... Bien plus, position des moines « laïcs », c’est-à-dire non-clercs, de l’antique ordo
qui ne méprisera une religion chrétienne soumise à tant de variations, monasticus. Les laïcs furent ainsi parmi les plus efficaces promoteurs de
changée par tant d’inventions, ballottée par tant de nouvelles lois et par la vila aposlolica dont la réforme canoniale était loin d’épuiser l’idéal et
des coutumes presque chaque année innovées ?... Tous ces gens, parce les exigences1.
qu’ils ne font rien, posent de telles questions, troublent les âmes simples, Il y à la comme une logique interne de pareille évolution. Si le réveil
disant qu’une religion est méprisable qui est ainsi changeante. Car, disent- évangélique se produit non par une révision institutionnelle des formes
ils, comment un sage s’attacherait-il à imiter ce qui est si mobile, si existantes, mais par un retour à l’Évangile par-delà ces formes, il est à
variable, si instable ? sa variabilité même prouve qu’il n’y a là rien à prévoir que les principes de son effervescence ; témoignage de la foi,
prendre12». On sait quelles controverses se développèrent entre moines et amour fraternel, pauvreté, béatitudes, joueront plus spontanément et
chanoines, sur l’authenticité de la vila aposlolica précisément ; nous inté­ plus promptement chez les laïcs que chez les clercs, tenus dans le réseau
ressent ici, au-delà des épisodes et des passions3, les implications spiri­ des institutions. Le risque peut être grand — et il fut grand en effet —
tuelles qu’elles comportent dans une sociologie de l’Église, et qu’Anselme de voir le laïc abuser gravement de sa liberté évangélique, lorsque, engagé
perçoit si vivement. dans les voies de l’imitation des apôtres, il prétendra en tirer le droit
Le De diversis ordinibus enregistre une observation très lucide de cette d’enseigner ; il sera difficile de discerner le témoignage public du fidèle
prolifération de formes nouvelles, déconcertantes pour les anciens, fran­ de la fonction d’enseignement. Innocent III, à la fin du siècle, parviendra
chement acceptées par notre auteur. Il a quelque peine à en dégager, sur à fixer dans un statut organique ce discernement capital et extrêmement
le moment, les constantes et les variantes, les éléments essentiels et les fécond2. Toujours est-il que, sous cette ambiguïté, pendant tout le cours
opportunismes locaux ; mais il est notable que pour les mettre quelque du siècle, dès avant l’aventure de Pierre Valdo et la réussite de
peu en ordre, il recourt au critère de leur insertion dans le monde, de leur saint François, les laïcs furent de très actifs agents de la vie apostolique.
voisinage (ou de leur éloignement) des groupements humains4. C’est bien Loi permanente de l’Église en de semblables conjonctures, où, retrouvant
le sol terrestre de son action, elle a recours aux laïcs qui connaissent et
1. Anselme de Havelberg est pour la nouvelle «vie apostolique » un témoin aussi
conscient que Rupert l’était pour l’ancienne. C’est sans doute pourquoi ils se dressèrent
l’un contre l’autre. Avant de lui rendre hommage (Liber de ordine canonicorum, c. 29, omnino... segregantur ; alii juxta homines positi sunt ; alii inter homines habitent »
cité ci-dessus), Anselme avait dit de Rupert : « Nescio cujusdam Roberti doctrinam [ibid., 827). Comme témoignage de l’étonnement provoqué par cette nouvelle forme
adnectis, cujus auctoritas, quia in Ecclesia ignoratur, ea facilitate contemnitur qua de vie religieuse, noter la défiance de beaucoup devant la conversion de Guillaume de
probatur ; fortasse tamen apud vos magnus habetur, non ob id quod aliqua magna Champeaux s’installant aux portes de Paris, à Saint-Victor, comme chanoine régulier :
scripsit, sed ob hoc quod monachorum abbas exstitit ; ego sane quaedam scripta « De conversione ipsius vehementer susurrare [fere omnes discipulos], quod videlicet
illius, fateor, curiosa novitate legi, ipsum etiam novi et vidi, sed pulchre dictum apud a civitate minime recessisset ». A b é l a r d , Hisl. catam., P. L., 178, 120.
Graecos proverbium in illo verum reperi : Pinguis venter non gignit tenuem sensum » 2. Cf. H. G r u n d m a n n , Eeligiose Bewegung im Mitlelalter, Berlin, 1935 ;
(Epist. ad abbatem Ecberlum, P. L., 188, 1120). P. Mand on ne t et M.-H. V icaire , op. cit., t. II, p. 183-192 : Le mouvement apostolique.
Sur l’usage du mot vita aposlolica chez Anselme, cf. ibid., P. L., 188, 1119 d , 1123 b , 3. Cf. infra, chap. XI. Dès 1156, cette juste définition : «Omnis homo habens
1142 d , 1154 d , etc. Contre le blocage vita monastica = vita Ecclesiae primitivae, cf. intellectum, illud scii, talentum quod nequam servus fodit in terram, si non est soli­
ibid., 1119 cd . tarius, si habitat cum hominibus, officium habet docentis, quia debet fratrem suum
2. A nselme de H avelberg , Dialogi, lib. I, c. 1, P. L., 188, 1141. quem videt errare a veritatis vel morum via, ad rectam viam docendo reducere... Sed
3. Entre autres épisodes et passions, notons, puisque nous avons mis en scène officium praedicandi, id est publice docendi, non habent nisi missi, id est episcopi et
Rupert de Deutz, sa vive opposition à Norbert le Prémontré, P. L., 170, 791. presbyteri in ecclesiis suis, et abbates in monasteriis suis, quibus commissa est cura
4. Liber de diversis ordinibus, 8, P. L., 213, 814 : « ... Quorum alii a turbis omnino animarum » (Martène et D ur a n d , Thesaurus novus anecdolorum, t. V, Paris, 1717,
segregati..., alii juxta homines in civitatibus et castellis et villis positi*; 31 : «Alii a turbis Dialogus, coi. 1621-1622).
MOINES, CLERCS, LAÏCS 239
238 RÉVEIL ÉVANGÉLIQUE ET SCIENCE THÉOLOGIQUE

peuplent ce sol, et non d’abord aux clercs qui l’ont plus ou moins aban­ en elle-même que cette vie se définit, hors la spécialité de tel ou tel état.
donné. Le monastère n’est plus la « cité de Dieu » à laquelle on ramène le monde ;
Le même Urbain II qui avait énoncé et appuyé l’inspiration de l’Esprit le monde existe, et des chrétiens y vivent ; c’est leur vocation. Les états
dans le renouveau de la vie canoniale, observe aussi, et en des termes de vie profanes sont matière de grâce et de salut. Hors la profession
saisissants, la « vie commune » de ces laïcs, selon « la forme éminente de monastique, hors la cléricature, le baptême est déjà renoncement au
l’Église primitive ». Bernold de Constance, qui rapporte cette bulle, et démon et au « monde ». « Qui in baptismo abrenuntiavit diabolo et omni­
décrit le mouvement spirituel qu’elle ratTiait, parle de 1’innumerabilis bus pompis ac suggestionibus ejus, etiamsi nunquam fiat clericus vel
mulliludo virorum et feminarum, multitude répandue jusque dans le monde monachus, mundo tamen renuntiasse convincitur... ut, sive divites sive
rural, comportant non seulement des fidèles renonçant au mariage, mais miseri, nobiles ac servi, mercatores et rustici, et omnino cuncti qui Chris­
tiana professione censentur, illa respuant quae huic inimica sunt nomini,
des gens mariés1.
et ea quae sunt apta sectentur. Habet enim omnis ordo, et omnino omnis
Trait commun, quoique variable en ses applications : dans cette
professio in fide catholica et doctrina apostolica suae qualitati aptam
poussée hors des formes reçues, le rejet des « règles », des conformismes
en cours, et l’appel au seul Évangile. Vraie regula du chrétien, il suffit regulam, sub qua legitime certando poterit pervenire ad coronam »L
Ce n’est pas par hasard que cette revendication de la valeur chrétienne
à faire des croyants des regulares. Jacques de Vitry, bon observateur,
— disons, dans notre vocabulaire, « apostolique » — de toute condition
dans son Historia, des mouvements de son temps, et lui-même prédicateur
humaine (Judices, mililes, praefecti vectigalium, mercatores, rustici aposlo-
populaire (f 1240) déclarera : «Non solum eos qui saeculo renunciant et
licam regulam sequuntur) est présentée par Gerhoch de Reichersberg
transeunt ad religionem, regulares judicamus, sed et omnes Christi fideles
(t 1169), l’un des représentants des nouvelles collégiales apostoliques, peu
sub evangelica regula Domino famulantes, et ordinate sub uno summo
suspect par ailleurs de favoriser les idées nouvelles. Ce Gerhoch est l’auteur
Abbate viventes, possumus dicere regulares »12.
d’un Liber de aedificio Dei où, selon le titre, il décrit les lois et requêtes
Il s’ensuit que, loin de rabattre sur la vie monastique la définition
de la construction de l’Église. Deux espèces de matériaux entrent dans
de la vie chrétienne, comme nous le voyions chez Rupert, c’est au contraire
cette construction : la matière proprement dite, ce sont les hommes,
destinés à la cité céleste ; mais aussi entre dans l’édifice, au titre d’instru­
1. Bulle d’Urbain II, en 1091 (P. L., 151, 336) : « Quosdam accepimus morem ment, l’ensemble de l’univers, toia universitatis structura, dont aucun
vestrorum coenobiorum corrodentes, quod laicos saeculo renuntiantes et se suaque élément, si modeste soit-il, n’est vain. Ainsi doit-on distinguer, dans
ad communem vitam transferentes, regendos in obedientia suscipitis. Nos autem eamdem l’économie du salut, la « cité de Dieu », finale et définitive, en cours
conversationem et consuetudinem, sicut oculis nostris inspeximus, laudabilem, et eo
perpetua conversatione dignissimam quo in primitivae Ecclesiae formam impressa est
d’édification dès ici-bas, et la construction terrestre, engageant toute
judicantes, approbamus, sanctam et catholicam nominamus, et per praesentes litteras créature, liée, elle, au temps et à l’espace, nous dirions aujourd’hui,
apostolica auctoritate confirmamus ». l’existence historique de l’Église2. Ce discernement, auquel s’exerce tou­
Voici le contexte, fourni par B ernold de Constance , Chronicon (P. L., 143, jours le théologien en conjoncture analogue, reste sommaire ; il est, en
1407-1408, et M. G. H, SS, V, 453) : « His temporibus [circa 1091] in regno teutoni- 1130, très significatif.
corum communis vita multis in locis floruit, non solum in clericis et monachis religiossis-
sime commanentibus, verum etiam in laicis, se et sua ad eandem communem vitam Nous sommes là, une fois de plus, en ce x n e s., à l’un des grands
devotissime offerentibus ; qui etsi habitu nec clerici nec monachi viderentur, nequaquam virages de l’histoire de la spiritualité chrétienne occidentale, au commen­
tamen eis dispares in meritis fuisse creduntur... Quadropter invidia diaboli contra cement de «la religion des temps nouveaux» (Dom Wilmart). Le destin
eorumdem fratrum probatissimam conversationem quosdam emulos incitavit, qui
eorum vitam malevolo dente corroderent, quamvis ipsos ad formam primitivae Eccle-
1. G erhoch d e R e i c h e r s b e r g , Liber de aedefïcio Dei, c. 43, P. L., 194, 1302.
ciae communiter vivere viderent... [Berthold cite alors la bulle d’Urbain II, puis
Titre du chapitre : Quomodo praefecti vectigalium judices, milites, aliique, qui propriis
continu^]. Non solum autem virorum sed et feminarum innumerabilis multitudo his
renuntiare nolunt, apostolicam regulam sequantur.
temporibus se ad hujusmodi vitam contulerunt, ut sub obedientia clericorum sive 2. C’est le thème du chap. 1 du Liber de aedificio Dei. « ... Haec est ilia magna
monachorum communiter viverent, eisque ancillarum quotidiani servicii pensum totius mundi fabrica et quaedam universalis officina, in qua, Deo mirabiliter operante,
devotissime persolverent. In ipsis quoque villis filiae rusticorum innumerae, conjugio quoddam aedificium fabricatur, quo peracto, et malleus confringetur et ipsa fabrica,
et seculo abrenunciare et sub alicujus sacerdotis obedientia vivere studuerunt; sed secundum statum quem nunc habere videtur, omnino destruetur. Civitas autem Dei,
et ipsi conjugati nichilominus religiose vivere et religiosis cum summa devotione non quae est in electa rationabili creatura, neque nunc neque tunc destruetur, sed nunc
cessaverunt obedire. Hujusmodi autem studium in Alemannia potissimum usquequaque aedificatur irrevocabili profectu et tunc stabit sine defectu. Verum quia constat
decenter effloruit». Cf. Mand on n et -V icaire , op. cit., t. II, p. 186. de futura et permansura istius civitatis stabilitate, nos de temporali statu ejus
2. Jacques de V itry , Libri duo, quorum prior Orientalis... alter Occidentalis Historiae
agamus... » (Ibid ., 1189).
nomine inscribitur, Douai, 1597, p. 357.
240 RÉVEIL ÉVANGÉLIQUE ET SCIENCE THÉOLOGIQUE MOINES, CLERCS, LAÏCS 241
sera long de cette conscience nouvelle de la condition chrétienne. Elle laquelle se tiennent trois personnages : au centre, un prêtre, en manteau
s’inscrira bientôt explicitement dans la théologie, où la notion de vocation rehaussé de pourpre, tient un glaive dans la main droite; à sa gauche,
sera étendue, selon la providence de Dieu, aux états de vie profane, sans un chevalier armé d’un glaive, à sa droite un moine pleurant. Ce sont là,
exclusivité1. Elle s’inscrira dans la pastorale, où l’on élaborera, pour ces selon la doctrine commune, les trois «ordres» de l’Église : l’ordre sacer­
divers états, et jusqu’aux corps économiques, les lois de la morale évan­ dotal, portant le glaive spirituel, la chevalerie, ordo elle aussi, portant le
gélique. Honorius d’Autun, dans son Speculum Ecclesiae (avant 1121), glaive temporel, l’ordre monastique, dont la seule arme est la prière.
propose un sermon ad milites, ad mercatores, ad agricolas12, et, au x m e s., On assiste maintenant à une curieuse évolution des termes ordo et
Humbert de Romans, qualifié entre tous parmi les Mendiants, produira status, dans un chassé-croisé où valeurs profanes et valeurs religieuses
un recueil de sermons-types pour les divers états de vie3. Ven sera pas interfèrent. Ordo, vocable emprunté à l’Antiquité, ne suggérait point,
excepté l’état de commerçant (ad mercatores), devenu l'un des ressorts dans ses premiers emplois, une assimilation avec les ordres sacrés : un
de l’économie de circulation, alors qu’il était considéré, au temps des ordo était une division de la société, temporelle aussi bien qu’ecclésias­
stabilités terriennes, économiques, sociales du régime féodal, comme une tique, mais une division régulière, conforme au plan divin1. Cependant
profession sans noblesse, ignobilis mercatura4, ne vivant pas de la terre, le contenu, mental et institutionnel, dans cette société chrétienne médié­
échappant aux cadres assermentés et aux règles du vasselage. « Omnium vale, tendait à se sacraliser. Le cas majeur fut celui du chevalier, fonction
nationum ministri estis », dit maintenant Honorius d’Autun, tout en signa­ profane, passant de plus en plus, en rite et en spiritualité, sous la sacrarnen-
lant les graves dangers que courent les hommes d’affaires. talisation de l’Église. C’est autour de l’an 1100 que, selon le langage
Sans doute est-il des hommes qui, dans le mépris des biens terrestres, usité, on ne « fait » pas quelqu’un chevalier, on 1’« ordonne »2. Nous
dans le total dévouement fraternel, ou par une vocation apostolique, sommes dans le régime des hautes valeurs féodales ; et le mot ordo s’éten­
donnent un éclat extraordianire à la grâce de Dieu. Mais il en est aussi dra ainsi religieusement à d’autres fonctions. Mais la fonction de mercator,
qui, petites gens simples, observant sans héroïsme les préceptes communs, affranchie des liens personnels, dégagés des « servitudes » du fief, manipu­
ne font point de mal à leurs frères, donnent aide aux malheureux, accom­ lant la monnaie sans travailler, était suspecte au régime et donc dans la
plissent leur tâche quotidienne : non seulement ils font leur salut, mais Chrétienté que ce régime incarnait ; elle ne constitue pas un ordo ; elle
ils sont la parure de l’Église. C’est Godefroid de Saint-Victor qui manifeste déconcerte le réflexe conformiste d’une morale insensible à la nouvelle
pareille estime pour la vie séculière5. économie de marché ; et en vérité le prêt à l’intérêt, 1’« usure », posait des
Ainsi se trouve déclassé l’image qu’on s’était faite jadis de l’Ëglise- problèmes bien difficiles, dont la littérature casuistique va être encombrée3.
société. Un manuscrit monastique (ms. Troyes 43, du x n e siècle, conte­ Les équipes évangéliques, brutalement sévères dans leur pauvreté contre
nant les Moralia in Job) la représentait comme une tour crénelée sur l’argent pervers, seront celles qui entreprendront de porter jusque
dans l’âme des négociants la règle apostolique ; ils seront les chapelains
1. Cf. N. P a ul us , Die Wertung der welllichcn Berufe im Mitlelalier, dans Hist. nés des corporations de métiers4. Ne se recrutent-ils pas d’ailleurs, en
Jahrbuch, 3 2 ( 1 9 1 1 / , p. 7 2 5 - 7 5 5 ; I d ., Der Berufsgedanke bei Thomas von A quin, dans bonne partie, de Pierre Valdo à François d’Assise, dans les milieux
Zeilsch. kath. Theol., 5 0 ( 1 9 2 6 ) , p. 4 4 5 - 4 5 4 . nouveaux, et puissants, et ouverts, et cultivés, du négoce ?
2. H onorius d ’A u tu n , Speculum Ecclesiae, Sermo generalis, P. L., 172, p. 865- Les gens mariés, au contraire, sont dignes d’être classés dans un ordo.
866 .
3 . H umbe rt de R omans , Sermones (dans Bibi, m axim a Patrum, t. XXV) : De modo
Promotion religieuse normale, dès qu’on prend conscience de la valeur
cudendi sermones circa omne hom in um el negotiorum genus. sacramentelle de l’amour conjugal. Nous sommes précisément à l’avène-
4. Dans la Vita de S. Guidon d’Anderlecht {A A . SS., Sept. t. IV, p. 42), texte du
x ie siècle. Cf. G r a t i e n , Decretum, Ia pars, dist. 88, c. 11 : «Mercator vix aut nun­ 1. S. T h o m a s , / ft Pars, q. 108, a. 2 : « Diversitas ordinum secundum diverso officia
quam potest potest placere Deo ». La formule ne doit cependant pas être pressée. et actus consideratur, sicut patet quod in una civitate sunt diversi ordines secundum
Dans sa première œuvre, VElucidarium (avant 1110), Honorius d'Autun exprimait diversos actus, nam alius est ordo judicantium, et alius pugnantium, et alius laboran­
l’opinion traditionnelle : « Quam spem habent mercatores ? Parvam, nam fraudibus, tium in agris ».
parjuriis, lucris omne quod habent acquirunt... Quid de agricolis dicis ? Ex magna 2. Cf. M. B l o c h , La société féodale, t. I I : Les classes el le gouvernement des hommes,
parte salvantur, quia simpliciter vivunt, et populum Dei suo sudore pascunt ». II, 18, Paris, 1940, p. 49-52.
P. L., 172, 1148-1149).
3. G. L e B r a s , art. Usure, dans Dicl. théol. calh., t. XV, col. 2150-2200.
Au contraire Godefroid de Saint-Victor, vers 1185, dans son éloge des métiers, 4. Sur le «marchand chrétien », l’exacte mise au point et la juste perspective de
dira : « Ex commerciis mercatorum merces suas de terris in terras transportantium J. L e G o f f , Marchands et banquiers du moyen âge, Paris, 1956. Les nouveaux ordres
adjuvatur inopia terrarum », 57. seront les théologiens de l’économie de marché (p. 95), comme de l’état de mariage
5. G o de fr o id d e S a i n t -V icto r , Microcosmus, c. 196, éd. Delhaye, p. 216. (cf. infra). Réalisme de la grâce, dans la théologie évangélique.
242 RÉVEIL ÉVANGÉLIQUE ET SCIENCE TIlÉOLOGIQUE M O IN ES, C L E R C S, LAÏCS 243
ment de cette pleine conscience sacramentelle, dans ce cas profane, s’il Dieu tendait à réduire la vérité et la causalité des choses à n’être que des
en est. Jasques de Vitry, dans son Histoire de l’Occident, déjà citée, symboles ou des occasions de la grâce, et donc leur usage à une concession,
Robert de Sorbon, déclarent expressément que les gens mariés constituent la référence évangélique ménagera, bien plus, favorisera, dedans le régime
un « ordre ». Le dominicain Guillaume Péraud, dans sa Summa virtutum de la grâce, la découverte des lois de la nature, la conscience des exigences
et viliorum qui sera la lecture unanime du siècle, énumère douze motifs de la raison, la valeur des structures de la société : régime unique de la
de pareille dignité. Le mineur Berthold de Ratisbonne va jusqu’à dire : grâce, toujours, où la nature, la raison, la société serviront d’autant
« Dieu a sanctifié le mariage plus qu’aucun ordre au monde, plus que les mieux la foi et la grâce, qu’elles le feront non plus sous une tutelle infan­
frères déchaux, les frères prêcheurs ou les moines gris qui, sur un point, tile, mais dans l’autonomie de leurs méthodes1.
ne peuvent se comparer au saint mariage. On ne peut se passer de cet Les conséquences de cette évolution seront certes lentes à jouer,
ordre; Dieu l’a donc commandé, les autres, il les a seulement conseillés»1. doctrinalement et structuralement : Dante sera encore le témoin d’une
Le mot status au contraire, souvent synonyme d’ordo, reste cependant hiérarchie statique où les « états du monde » demeurent comme en sous-
une catégorie profane. L’usage s’en multiplie alors, avec le nouveau régime, sol d’une société sacrale. Elles se répercutent cependant déjà sur tout le
de par l’essor des groupes et conditions sociales qui obtiennent la définition comportement chrétien :
juridique de leurs libertés et prérogatives, de leur « estât ». Status ne — le régime de l’office monastique est évidemment inadapté à l’état
débouchera qu’au xve siècle dans la notion politique abstraite, aujour­ de ce chrétien parvenu, dans le monde, à la majorité et à la culture ;
d’hui prévalente ; il signifie encore « condition », « situation », « position ». la communauté liturgique cède sous la pression de la masse des fidèles,
Ces conditions profanes ne prêtent plus à la sacralisation, même sous le et l’office monacal ou canonial devient chose de spécialiste du culte ; on
serment ; elles relèvent cependant de la morale, et, avant la morale, de assiste à une prolifération touffue de formes populaires de prière : chapelets,
l’Évangile ziu chrétien. Saint Thomas en proposera une définition en rosaires, joies, etc., y compris des formes contemplatives;
recourant aux notions juridiques anciennes et au contenu des états — le système pénitentiel se transforme, dans un nouvel équilibre
contemporains de servitude et de liberté ; et c’est dans cette catégorie psychologique et institutionnel de la confession sacramentelle ; l’analyse
sociologique qu’il disposera, pour autant qu’elle est systématisée, sa morale des Summae confessorum (genre littéraire qui s’amplifie après le
morale sociale (Summa theol., IIa IIae, q. 183)1 2. concile de Latran, 1215, et trouve ses maîtres parmi les Mendiants) se
Ce déplacement de frontière entre le profane et le sacré ne désaffecte substitue aux tarifs grossiers des pénitentiels du haut moyen âge;
cependant pas le Royaume de Dieu de son universalisme terrestre, cons­ — traditionnellement, la vie monastique était considérée d’abord dans
tante de la foi sans ces divers conditionnements sociologiques ; il rend sa valeur de pénitence, voire comme un substitut de la pénitence publique ;
au contraire, à l’intérieur de cet universalisme, leur densité propre et désormais la vie religieuse n’est plus conçue premièrement comme une
leurs fonctions singulières aux activités terrestres désormais conscientes conversio à un état de pénitence ;
de leur objet et de leurs lois. Sans détriment pour la vocation spéciale — la distinction, délicate malgré sa fermeté évangélique, entre les
de qui se voue exclusivement, comme le lévite, au service du Seigneur, conseils et les préceptes, suscite chez les théologiens comme chez les pas­
le laïc chrétien est chrétien de plein exercice, et, même « divisé » (I Cor., 7, toraux une réflexion prolongée, qui se fixera dans les sommes et les
33), il est un agent actif pour la construction du Royaume de Dieu dans questions disputées du x m e siècle ;
le monde. Le fameux texte de Gratien sur les « deux genres de chrétiens » — l’évolution de la morale, à laquelle nous avons plusieurs fois fait
avait défini canoniquement le statut et la mentalité d’une Chrétienté, allusion, appellerait une longue attention, particulièrement pour la cons­
qu'i de fait n’allaient pas sans dépréciation pour la qualité, les fonctions, titution d’un corps doctrinal profane, « laïc », de morale, à l’intérieur
les initiatives du simple croyant3. Tandis que la référence monastique à d’une économie religieuse ; les recherches en cours de M. Ph. Delhaye
montrent l’importance et les problèmes de cette entreprise, poursuivie
1. Cf. G. L e B r a s , art. Mariage, dans Dict. Ihéol. calh., t. IX, col, 2180-2102;
N. P a l l u s , Mittelallerliche Stimmen über den Eheorden, dans Hisl. polit. Blalter, 1908,
t. CXLI, p. 1008-1024. et orationi, ab omni strepitu temporalium, cessare convenit, ut sunt clerici, et Deo devoti,
2. Cf. A. O. M e y f . r , Zur Geschichle des Works Slaal, d a n s Welt und Geschichle, videlicet conversi. KXîjpoç enim graece, latine sors. Inde hujusmodi homines vocantur
1950, t. X, p. 229-239 ; G. d e L a g a r d e , Ockham el son temps, Paris, 1942, chap. 2 : clerici, id est sorte electi... Aliud vero est genus Christianorum ut sunt laici. Aaoç enim
Structure de la société civile, p. 67-131 ; A. R o b i l l i a r d , Sur la notion de condition est populus. His licet temporalia possidere, sed non nisi ad usum. His concessum est
(status) en S. Thomas, dans Beu. sc. phil. théol., 1936, t. XXV, p. 104-107. uxorem ducere, terram colere, inter virum et virum judicare, causas agere... ».
3. G r a t i e n , C. 7, c. XII, q. 1 (Freidberg, 1, 678) : « Duo sunt genera Christianorum. 1. Perspective historico-théologique d e cette évolution dans M .-J . C o n g a r , Jalons
Est autem genus unum, quod mancipatum divino officio, et deditum contemplationi pour une théologie du laïcal, Paris, 1953 : chap. 1, Moines, clercs et laïcs, p. 19-45.
244 RÉVEIL ÉVANGÉLIQUE ET SCIENCE THÉOLOGIQUE
MOINES, CLERCS, LAÏCS 245
tout au cours du siècle1. A elles seules, sont extrêmement suggestives les les institutions qui prétendent à la « vie apostolique » et à la perfection
analyses doctrinales et les orientations pastorales qu’appela l’ajustage chrétienne, Yordo monasticus, nous l’avons vu, avait trouvé dans ce régime
objectif et subjectif des vertus « chrétiennes » (par ex. le dispositif des avec l’assiette de son succès temporel les limites de son efficacité, même
« septénaires » évangéliques : pauvreté, mansuétude, componction, pureté, spirituelle, le jour où ce régime s’appesantirait sur lui-même. Tout de
miséricorde, etc.) et du classement des vertus cardinales (justice, pru­ même et plus encore que les hiérarchies épiscopales, les monastères avaient
dence, force, tempérance) d’origine et de qualification profanes. coulé leurs formes administratives, en même temps que leur sainteté,
Nous voici amenés à ce paradoxe d’une prise en charge, par ces fameux dans la vie économique, sociale, politique, organisée entre le seigneur et
évangéliques dressés contre le « monde », de toute une conscience humaine son domaine : prédominance de la terre et de sa culture, stabilité des lieux
en essor, introduisant et exaltant des valeurs profanes, depuis les requêtes et des personnes, fidélité des serments, régime des bénéfices, servage, etc. ;
de la vie conjugale et des affaires jusqu’à une philosophie de la nature en plein x n e siècle encore, les granges nouvellement établies par
et de la raison12. Ne sont-ils pas les pionniers d’un nouvel équilibre de les abbayes pour la gestion et la collecte de leurs revenus, sont elles-
la grâce et de la nature, dans leur expérience apostolique avant de l’être mêmes transformées en exploitation de type seigneurial. Cîteaux, qui
dans leur théologie ? refuse les dîmes, les églises incorporées, ne réussit à dé-féodaliser ni les
institutions ni les esprits. Or, à mesure que les nœuds vitaux se déplacent,
que les villes se constituent économiquement et politiquement, que les
Le nouvel équilibre de la nature et de la grâce marchés créent, avec une classe de commerçants, une circulation per­
manente, qu’un plus grand nombre d’hommes échappent aux liens féodaux,
que la culture se développe hors des anciennes écoles monastiques, que
On ne peut mesurer dans ses virtualités l’équilibre de l’économie
s’éveille, avec les solidarités fraternelles des confréries, le goût de la
chrétienne par la seule opposition aux excès et aux erreurs qui, à droite liberté, les voies et moyens d'influence des monastères ne rencontraient
ou à gauche, le compromettent. Les poussées de naturalisme ou de laï­
plus les besoins des âmes, en même temps que prélats et abbés se révé­
cisme qui se manifestèrent, de sources très variables d’ailleurs, au cours
laient pour la plupart insensibles aux bouleversements qui s’accomplis­
du x n e siècle, et ultérieurement au x m e siècle où le fameux syllabus de saient, doucement ou violemment, sous leurs yeux.
1277 les barra sans discernement3, suscitèrent, bien sûr, la réaction doc­
C’est par contre dans ces contextes sociaux que l’évangélisme aposto­
trinale, pastorale et institutionnelle de l’Église. Mais c’est aussi à l’inté­
lique trouve la plupart du temps et ses animateurs, et ses solidarités, et
rieur de l’Église, dans les limites de son orthodoxie comme de son authen­
ses initiatives. Il ne faut certes pas transformer, comme certains ont cédé
tique régime, que cet équilibre s’avère variable, et comme malléable aux
à la tentation de le faire, ces mouvements de très haute qualité religieuse
situations temporelles de l’humanité. Les nouveautés institutionnelles et
en épisodes secondaires d’une crise de civilisation1 ; ce serait méconnaître
spirituelles que nous venons d’évoquer en sont un éclatant témoignage.
les vraies causes du mouvement apostolique, sous prétexte d’en souligner
Pour en mesurer la qualité et la profondeur, il nous faut maintenant
les conditions : c’est bien la découverte de l’Évangile qui est à la base de
en discerner les causes dans les conjonctures humaines qui les introdui­
l’évolution de la Chrétienté, et chacun des promoteurs de ce réveil en porte
sirent, comme par en bas, sous les inspirations et les conduites de la grâce.
le plus candide témoignage. Mais ces conditions ne sont pas non plus des
De ces conjonctures humaines la plus visible et la plus générale est
phénomènes adjacents, sur lesquels se poserait une réforme tombée du
la mise en question des formes et des coutumes que les organismes de
ciel des inspirations privées ; elles entrent dans la contexture de cette
l’Église tenaient du régime féodal. Sur le terrain de notre enquête, dans
nouvelle Chrétienté, s’il est vrai que la grâce entre dans la nature et se
coule dans ses formes, sans que sa transcendante gratuité en soit offus­
1. A lui seul, le succès, en texte et en traduction, du Moralium dogma philosopho­
rum (ou Moralis philosophia de honeslo et ulili) {P. L ., 171) est significatif. Cf. entre quée. A mesure qu’elles se constituent, les nouvelles équipes religieuses
autres, Ph. D e l h a y e , La place de l'éthique parmi les disciples scientifiques du X I P siècle s avéreront solidaires, dans leurs structures internes comme dans leur
dans Miscellanea moralia A. J. Janssen, Louvain, 1948, t. I, p. 29-44 ; I d . L'ensei­ efficacité pastorale, des éléments et des clientèles de ia nouvelle civili­
gnement de la philosophie morale au X I I e siècle., dans Mediacual Sludies, 11 (1949), sation. Leur entrée, un jour spontanément accomplie, dans les corpora­
p. 77-99.
2. Sur cette conjonction d’une réforme (évangélique) et d’une renaissance (ration­
tions universitaires, y compris pour les fils de saint François, suffit ici
nelle), cf. G. L a d n e r , Die mitlelalterliche Reform-Idee und ihr Verhàltnis zur Idee der
Renaissance, dans Miti. d. Insl. f. Oester. Gesch., LX (1952), p. 31-59.
1. Cf. H. G rundmann, Religiôse Rewegung im Mitlelaller, Berlin, 1935, p. 34-35,
3. Chartularium Univ. Parisiensis, t. I, n. 473 (219 propositions condamnées). 157-168.
246 RÉVEIL ÉVANGÉLIQUE ET SCIENCE THÉOLOGIQUE MOINES, CLERCS, LAÏCS 247
à illustrer ce fait majeur, non seulement en histoire de la civilisation, mais matiques. Ce réalisme physique s’applique à l’homme, « microcosme »
en histoire de la grâce, si l’on peut dire. C’est pour son assurance et sa dans lequel se répercutent les lois et les motions du grand univers. Ana­
vérité que l’Église se plante dans le monde. tomie et physiologie se substituent au pseudo-spiritualisme moralisant
Une autre conjoncture, plus profonde, en sous-sol de ces ruptures dans les traités De anima, qu’ils proviennent du cistercien mystique
économico-sociales, dans la curiosité des intelligences cette fois, semble Guillaume de St-Thierry ou du naturaliste chartrain Guillaume de Conches.
devoir élargir ces contextes. Dans le cours de ce même x n e siècle, nous La vie morale elle-même s’organise dans une nature, dont les lois sont
assistons à 11 formation d’une sensibilité de plus en plus vive aux phéno­ règles du bien et assurance du bonheur ; ce qui n’est point soustraire à
mènes de la nature : l’absolu pouvoir de Dieu, puisque cette nature, maîtresse de l’Univers,
à l’harmonie du cosmos, est l'expression, et comme dit alors le disciple de Gilbert de la Porrée,
à la place de l’homme dans cet univers où sa liberté réagit au milieu Alain de Lille, la «vicaire» du Tout-Puissant1.
des déterminismes mêmes qu’il observe, Le contemptus mundi de S. Bernard ne contredit point la valeur chré­
où il est lui-même une nature, tienne de ces attitudes ; sans doute même y trouve-t-il son équilibre,
où il tente d’exercer sa maîtrise dans la conscience de sa raison d’être, dans cette Chrétienté de toutes parts violente. Les images de Chartres
où l’autonomie de ses démarches est éprouvée comme la condition sont les garants de la densité religieuse de cette découverte de la nature.
de sa perfection morale, voire de sa valeur religieuse. Il sera certes nécessaire de dénoncer le semi-rationalisme moral des
« Esi mundus ordinata collectio creaturarum », dit le chartrain Porrelani, les intempérances laïques des communes émancipées, les per­
Guillaume de Conches (f v. 1154)1 ; le monde n’est plus une série inco­ versions de l’Ars amandi d’Ovide répandu dans toutes les bibliothèques,
hérente de phénomènes et d’événements, que l’âme pieuse réfère sommai­ l’avarice usuraire des grands marchands et bourgeois : excès, désordres,
rement à la mystérieuse et implacable volonté d’un démiurge ; c’est un erreurs homologues dans l’évolution en cours. Les églises installées maudi­
ensemble organique, homogène, dont l’observation est non seulement ront ces désordres et ces excès ; ceux qui les affrontent, ce sont les « pauvres
possible, mais efficace, et délectable, dans une vive et fine opération de du Christ », qui, par leur présence au monde, en découvrent les besoins,
l’intelligence. Avant même que la philosophie s’en nourrisse, l’imagina­ en mesurent les valeurs, communient à ses aspirations, au moment même
tion s’en émerveille, et tandis qu’au siècle précédent, elle se complisaait où leur intransigeance évangélique témoigne contre ses erreurs. Erreurs
dans les termes épiques et les visions monstrueuses de l’iconographie et excès ne sont que les pointes inverties de cet esprit nouveau dont nous
romane, elle reproduit maintenant dans les cathédrales gothiques les voyons les accointances dans l’évolution des institutions le plus profon­
images élémentaires de la toute proche nature, de sa flore, de sa faune, dément chrétiennes, au niveau même du réveil évangélique et de sa ferveur
de ses saisons, de sa banalité quotidienne ; puis ce sont les hommes, le créatrice.
menuisier, le charron, les vvaidiers d’Amiens, le laboureur surtout, bref Dans la controverse qui, voilà vingt ans, se développa autour du
l’homme dans ses métiers prenant possession de la matière et du monde. concept ambigu de « philosophie chrétienne », les historiens du moyen
« L’iconographie du x m e siècle renonce à la fois aux visions, à l’épopée, âge ont fortement mis en relief l’efficacité de la Révélation chrétienne
à l’Orient, aux monstres. Elle est évangélique, humaine, occidentale et qui, hors sa fécondité sacrée, éveille l’intelligence à des problèmes en
naturelle. Elle fait descendre le Christ presque au niveau des fidèles... ; eux-mêmes rationnels et profanes ; non pas seulement rectification ab
sans doute siège-t-il toujours dans les hauteurs du tympan, présidant extra des maladresses d’une spéculation philosophique, mais animation
au réveil des morts et aux sanctions éternelles : même alors il reste le positive de l’esprit que la foi nourrit, en raison non moins qu’en art ou
Christ des Évangiles et conserve sa douceur d’humanité »12. en culture, pour lui faire produire une vue du monde. Ni l’hétérogénéité
Ce n’est pas hasard si Chartres réalise hardiment dans ses portails essentielle de la religion et de la philosophie, ni, pour le théologien, la
les thèmes de la création et de l’origine de l’homme : c’est aux écoles de transcendance de la foi, ne s’opposent à cette fécondité d’un exercice
Chartres que s’élabore une « philosophie du monde »3, que s’amplifie, chrétien de la raison, sans que pour autant la foi supplante la raison ou
parmi les sept arts, la culture du quadrivium et de ses ressources mathé­ pervertisse la texture de ses systèmes.
Or, cette « présence » d’une action exercée sur le développement de
1. G u i l l a u m e d e C o n c h e s , Glossa in Timaeum, extraits édités dans J.-M. P a r e n t ,
La doclrine de la création dans l'école de Chartres, Paris-Ottawa, 1938, p. 146.
2. H. F o c i l l o n , Arl d'Occident, Paris, 1947, p. 212. 2. Cf. G. P a r é , Les idées et les lettres au X I I I e siècle. Le Roman de la Rose. Mont­
3. G u i l l a u m e d e C o n c h e s , Philosophia mundi, P. L., 171 ; B e r n a r d S i l v e s t r e , réal, 1947, chap. 5 : « La confession de Nature » et « L’allégorie de Nature », p. 327-
De universitate mundi, ed. Barach, 1876. 346 ; et ci-dessus, chap. I.
248 RÉVEIL ÉVANGÉLIQUE ET SCIENCE THÉOLOGIQUE MOINES, CLERCS, LAÏCS 249

la pensée par la Révélation chrétienne, n’est nullement limitée au domaine du moine historien Mathieu Paris (1195-1259) devant les ordres mendiants,
de la connaissance théorique. L’art et les lettres et la culture éprouvent sont la contre-épreuve de cette nécessaire communion.
la même solidarité dans la même autonomie des méthodes. Toutes les Le paradoxe alors s’éclaire de voir les évangéliques devenir les théo­
valeurs profanes passent par là, et elles y passent surtout, comme la logiens de cette nouvelle Chrétienté : le mineur saint Bonaventure, le
philosophie d’ailleurs, à l’heure où elles émergent dans une évolution prêcheur saint Thomas d’Aquin seront, en des styles fort différents
qui suscite des problèmes plus qu’elle n’apporte de solutions. C’est dire d’ailleurs, ses maîtres à penser. Car de ces valeurs profanes, qui n’en
que nous observerons cette passionnante interaction aux époques où sont pas moins reconnues et aimées pour être saisies par l’Évangile, la
l’homme découvre, en lui et autour de lui, par une prise de conscience première et la plus capiteuse est en définitive la raison, cette raison
collective, des valeurs nouvelles jusqu’alors silencieusement vécues. Il maîtresse de la nature et règle de la pensée. La dialectique de l’Évangile
ne s’agit pas seulement d’une manière de contrôle moral exercé du-dehors, et du monde atteint ici, par delà l’action apostolique, le tréfonds de la foi,
par une foi susceptible, sur l’essor scabreux d’une civilisation, mais bien et détermine en elle une vigueur constructive. Il ne s’agit plus seulement
d’une animation positive conditionnée seulement par une sensibilité de de commenter les textes sacrés, de les expliquer dans des homélies, des
la foi — ajoutons évangéliquement : de l’espérance et de l’amour — aux catéchèses ou des gloses, de les ordonner dans une cohérence rationnelle
réalités d’un monde en transformation. qui rendra intelligible l’histoire sainte ; ni même, comme on faisait à
C’est cette sensibilité évangélique que nous voyons au x n e siècle en Saint-Victor, de bâtir sur le fondement de cette histoire l’édifice d’une
travail dans l’Église, à la faveur et à chaque occasion d’une rencontre allégorie doublant d’une interprétation typologique les événements
de l’Église et du monde. Comme toujours, c’est dans un témoignage, pur sacrés du passé. La foi désormais veut, sous sa lumière et en pleine posses­
et abrupt, que cette rencontre s’accomplit, plus que dans l’appareil d’une sion du donné révélé, se construire du dedans, et penser humainement
Chrétienté puissante — et compromise — par ses établissements. L’Évan­ la parole de Dieu. Incarnant la vérité divine dans le tissu même de notre
gile, c’est le levain dans la pâte ; le levain, à force d’être pétri, semblait esprit, elle n’est pas un charisme extraordinaire que sa transcendance
s’être dissous dans l’ancienne pâte ; le voici qui reprend sa virulence tiendrait hors notre mode humain de penser; elle met en œuvre les diverses
première. La pauvreté consomme la rupture nécessaire, car elle est, en ressources de la raison, ainsi introduite dans le mystère de Dieu. En engen­
même temps que le refus des avarices et des orgueils du monde nouveau, drant une théologie, elle est dans la logique de sa perfection.
la libération des assurances temporelles et déclassées du régime ancien. La théologie s’équipera donc en discipline scientifique, et les plus
Premier acte de la présence de l'Esprit : il s’exprime dans un discernemet fortes curiosités rationnelles s’exerceront dans la lumière de la foi, tout
aigu des conjonctures humaines d’une nature dont les propres structures comme les promotions sociales des Communes et des corporations seront
déterminent les voies et moyens de l’incarnation de la grâce. Non pas prises en charge spirituellement par les nouveaux ordres religieux, double
donc seulement des purifications morales, inspirées de bonnes volontés et unique réussite temporelle de la grâce, couronnée dans les universités,
réformatrices, comme en était déjà rempli le x n e siècle, mais la réfraction où la théologie sera reine des sciences. La théologie, la science théologique,
des vérités évangéliques dans une économie sociale déterminée.. La n’est concevable et réalisable que par et dans une foi à laquelle suffirait,
fidélité fervente de Rupert de Deutz n ’est pas, en soi, de moindre qualité la plus fruste obéissance à la parole de Dieu et à ses organes autorisés ;
que les violences itinérantes de Norbert de Prémontré, ni la vie rude des mais elle n’a sa stature parfaite que si cette foi, munie d’instruments
Cisterciens moins renoncée que celle des Pauvres de Lyon ou des Humiliés rationnels techniquement élaborés, s’exerce selon sa perfection. Éclatante
de Lombardie : mais celles-ci se plantent tout simplement dans une effusion de l’Esprit, en ces hommes dont la théologie donne ainsi à la
autre humanité, en communion de laquelle d’abord il faut vivre, pour lui raison droit de cité en pleine vie religieuse. La théologie est une science.
parler la parole de Dieu. Les invectives d’Etienne de Tournai, grand L’Evangile engendre une « scolastique ». Les tares ultérieures ne pourront
abbé de Ste-Geneviève à Paris (1198-1203), contre les gens des Communes compromettre sa valeur chrétienne ni sa vérité scientifique. Non plus ne
autant que contre les nouveaux théologiens1, la réserve décontenancée la condamnera son imperméabilité aux univers nouveaux, car c’est qu’alors
elle aura été infidèle à sa naissance.
1. É ti enn e de T o u r n a i , E p i s l . 205 : «Tria sunt murmurantia super terram, et Il n’est pas plus question de rejeter au passé la « théologie monastique »,
quartum quod facile non quiescit : communia rusticorum dominantium, cetu3 femi­
narum litigantium, grex porcorum ad unius clamorem grunnientium, capitulum diversa
vota sectantium. Cum primo pugnamus, secundum irridemus, tercium contempnimus,
studia litterarum, dum et discipuli solis novitatibus applaudunt, et magistri... novas
quartum sustinemus ; a primo et quarto, libera nos, Domine » (éd. D e s i l v e , Paris,
recentesque summulas et commentaria firmantia super theologia passim conscribunt,
1893, p. 256).
quibus auditores suos demulceant, detineant, decipiant» (P. L., 211, 516).
Episl. 251 ad papam : «Lapsa sunt apud nos in confusionis officinam sacrarum
250 RÉVEIL ÉVANGÉLIQUE ET SCIENCE THÉOLOGIQUE M O I N E S , C LE R C S, LAÏCS 251
que tout à l’heure de céder à cet adversaire de Ruperl dont l’évolution­ tique de l’Évangile et du monde, qui joue dans le chrétien selon le réflexe
nisme radical désaffectait 1’ordo monasticus. Ses valeurs sont inaliénables; d’un retour à l’Évangile et d’une présence au monde : double et unique
une scolastique qui les mépriserait — comme il arriva parfois — couperait réflexe, à en juger par l’histoire, puisque c’est le retour à l’Évangile qui
ses propres racines. Toujours valent, sous son traditionalisme trop court, arantit la présence au monde, et cette présence au monde qui procure

te
les requêtes de Rupert, allant sur place à Laon combattre les maîtres des 1efficacité de l’Évangile. Chaque fois que dans ce monde, s’accomplit
nouvelles écoles, Guillaume de Champeaux et Anselme1, et revendiquer, une découverte de la nature ou un cycle de l’histoire, l’Eglise du Christ
dans le problème du mal, contre leurs explications raffinées la permanence prend pied dans cette nature et dans cette histoire — comme une première
du mystère et l’aveu ingénu de la foi en la Bonté du Père des eieux12. Tou­ fois à l’âge apostolique — grâce à sa pureté et à sa liberté évangéliques.
jours valent, malgré leurs inventions passionnées, les adjurations de Lorsque saint Thomas d’Aquin déterminera la transcendance de la
saint Bernard contre la prétentieuse et trop intelligente dialectique grâce en recourant à la notion aristotélicienne de nature, ce ne sera pas
d’Abélard, négligeant la mystérieuse via negativa de toute théologie. le fait d’une option rationnelle en faveur du Philosophe; ce sera l’expres­
Toujours vaut le rappel des conservateurs du concile de Latran (1215), sion suprême de cette Chrétienté où le retour à l’Évangile a procuré
les mêmes qui se défiaient des effervescences évangéliques et des nouveaux au croyant une présence au monde, au théologien une sensibilité parfaite
ordres religieux, déclarant que le rapport des créatures au Créateur ne à la nature, et à l’apôtre une intelligence efficace de l’homme.
comporte pas un tel rapprochement qu’une plus profonde dissemblance
n’en réserve, contre tout intellectualisme, le mystère3. La théologie est
une sagesse plus véritablement qu’une science ; et le théologien ne peut
jamais n’être qu’un « professeur ». Triomphe et échec de la théologie.
La fonction scientifique est nécessaire à l’architecture spirituelle et tem­
porelle d’une Chrétienté : ainsi triompha-t-elle au x m e siècle ; mais elle
ne se peut accomplir que si elle reste évangélique, portant toujours la
Parole de Dieu comme un message, fréquentant assidûment les anciens
témoins, résistant à l’objectivation du mystère dans un scientisme incons­
cient, conservant la libre intimité de la foi au milieu des plus rigouresuses
explications.

L’évolution des états de vie — moines, clercs, laïcs —- dans l’Église des
x n e et x m e siècles nous a amené à repérer les lignes d’un réveil évangé­
lique qui, en un siècle, à travers les plus délicates tensions, réalisa la courbe
de sa perfection, jusqu’à l’âge adulte d’une théologie. A mieux voir la
cohérence du début et du terme, nous sommes à même de dégager les lois
qui, au x n e siècle, régirent dans le temps la construction de l’Église en
même temps que sa pensée. Dans l’un et l’autre cas, sous l’identité de
sa mission et de son gouvernement, le royaume de Dieu ne se développe
pas selon un dessin unilinéaire, dans une intemporelle abstraction ; son
« incarnation » fait partie de son essence, sans qu’en soit réduite sa trans­
cendance.
Le nœud de cette paradoxale situation, nous le voyons dans la dialec-

1. Ru p e r t , In regulam S. Benedicti, I (P. L., 170, p. 482-483).


2. Io., De voluntate Dei, 2 (P. L., 170, 438) ; De omnipotentia Dei, 23-24 (ibid.,
473-474).
3. « Inter creatorem et creaturam, non potest tanta similitudo notari, quin inter
eos major sit dissimilitudo notanda ». Cap. 2 ( D enzinger , n° 432).
L E R E V E I L EVAIMCELIQUE 253

plein x n e siècle, face à une Église possédante et politique, toujours prête


aux rôles diplomatiques ou même militaires, Othon de Freising, bien
placé pour observer la situation, se demande lequel est préférable, pour
l’Église, de l’humilité et de la pauvreté des premiers temps ou de sa
grondeur présente : Le premier état, répond-il mélancoliquement, est
XI le meilleur, mais le second est plus heureux1 ! Qu’Othon, théologien du
Saint, Empire fît cette réponse, cela était normal ; mais une génération
allait se lever qui ne donnerait pas son consentement à une Église « heu­
LE RÉVEIL ÉVANGÉLIQUE reuse », et rêverait de lui rendre sa qualité première. Pareille espérance
ne devait pas seulement nourrir un réformisme moral, mais provoquer
une intelligence intérieure du mystère chrétien, pour le progrès de la
théologie.
« Si on vous demande à quel Ordre vous appartenez, dites à celui de
l’Évangile, qui est la base de toutes les règles. Que ce soit votre réponse
à tous ceux qui enquêtent la-dessus. Quant à moi, je ne souffrirais pas Les contextes apostoliques et sociaux
d’être appelé soit moine, soit chanoine, soit ermite : ces titres sont si
hauts et si saints, ils impliquent une telle mesure de perfection, que je
ne présumerai pas de me les appliquer»1. Ce propos d’Étienne de Muret Depuis près d’un siècle déjà, sous l’impulsion de Grégoire VII, ce réveil
(t 11^4), modeste patron d’un groupe de « pauvres » du Christ qui devien­ évangélique tendait à prendre forme institutionnelle, portant ses exigences
dra l’ordre de Grandmont, ne devait trouver son efficacité institutionnelle au-delà deQa correction morale, jusque sur le plan des conditions écono­
en Chrétienté qu’un siècle plus tard, après bien des épisodes, lorsque miques et politiques de la société. Le réformisme liturgique lui-même se
François d’Assise, se présentant à Innocent III tenu par le concile de réalisait à la fois dans un retour aux gestes chrétiens primitifs et dans la
Latran à ne plus admettre de nouveaux ordres religieux, lui répondit : libération des servitudes sociologiques jusque-là acceptées.
De règle nouvelle je n’ai point ; ma seule règle est l’Évangile. Ainsi La réforme canoniale relançait, au x n e siècle, ce programme, dans
l’Évangile affirmait-il son irréductible originalité, tant dans l’organisaton un contexte social et ecclésial qui non seulement en assurait l’elficacité,
du savoir humain que dans les institutions même religieuses. Inspiration mais en faisait saillir les dimensions intellectuelles et institutionnelles,
commune de tout chrétien, dans tous les temps, dans tous les milieux, encore peu sensibles chez les Grégoriens. Elle trouvait son expression
mais dont le rappel abrupt provoque périodiquement dans la Chrétienté significative dans le thème de la vila apostolica, formule juridique et spi­
un sursaut spirituel et institutionnel, sur lequel sans doute il convient rituelle à la fois, qui enlevait à l’état monastique sa traditionnelle pri­
de mesurer le rythme et les critères de la vie de l’Église. mauté, sur le point précisément du ressourcement à l’Église primitive, et
Cette réouverture d’un temps évangélique s’affirme dans une extrême dans une rencontre cordiale avec une société nouvelle qu’il fallait baptiser.
sensibilité à la figure et aux formes de la Communauté primitive. Dans sa Ce prosélytisme transsubstantiait l’idéal grégorien. La liste des fonda­
pauvreté et son humilité, la conversatio primitivae ecclesiae devient alors, tions, en cinquante ans, manifeste et l’extension et la variété de ce renou­
au service d’un réformisme souvent violent, parfois déséquilibré, le proto­ veau.
type idéal et comme un mythe enivrant pour les énergies en travail12. En Cette réforme devait elle-même être relayée et trouver virulence par
la-prolifération de groupes laïcs qui, solidaires de la société nouvelle en
même temps qu’en rupture avec le monde, allaient, au risque de mettre
1. É t i e n n f . d e M u r e t , Sermo de uriilale diversarum regularum, d a n s M a r t è n e ,
De antiquis Ecclesiae ritibus, Venise, 1783, IV, p. 308. en question les institutions fondamentales de l’Église, proclamer la valeur
2. Entre tant de faits et de témoignages, sufiit le texte particulièrement qualifié absolue de l’Évangile dans sa teneur littérale. On connaît cette histoire,
de J a c q u e s d e V i t h y , le témoin et l’historien de cette période (Historia occidentalis, qui, au bénéfice de la Parole de Dieu, devait aboutir à la fondation de
où se trouve la fameuse description des mouvements apostoliques), qui déclare dans plusieurs ordres de « pauvres », à la veille du concile de Latran, et bientôt
un sermon prototype destiné à la catégorie des canonici regulares: «... Tempore sci­
licet primitivae Ecclesiae et Apostolorum ; in eis [ordinibus] enim ad statum priorem des Mendiants, dans l’heureux équilibre non seulement de l’Évangile et
Ecclesia reformatur, quando omnia temporalia tanquam stercora reputabant ». Cité
dans P. M a n d o n n e t -M .- H . V i c a i r e , S. Dominique. L'idée, l'homme et l'œuvre, Paris,
1938, I, p. 236, et II, p. 197-198. 1. O t h o n de F r eisin g , Chronica, IV, prol.
254 RÉVEIL ÉVANGÉLIQUE ET SCIENCE THÉOLOGIQUE LE RÉVEIL ÉVAiNCÉLIQUE 255

de l’Église, mais, au plan de la doclrina sacra, de la « lecture» biblique et çants qui ont rompu toute attache avec les servitudes foncières, clients
de la construction théologique. spontanés de ces prédicateurs ambulants qui,.eux aussi, ont rompu toute
Si nous rappelons cette conjoncture, c’est qu’elle recèle en effet un attache avec les bénéfices ecclésiastiques, y compris la possession d’églises.
potentiel doctrinal provenant précisément des lieux nutritifs de la foi Leur pauvreté mendiante se définit précisément par cette rupture, et
elle-même, et non pas tant de la prise en charge par cette foi des instru­ la quête de leur subsistance n’est que la manière de prendre pied dans
ments rationnels capables de l’équiper, dans la renaissance profane en les groupements humains accommodés à leur nouveau genre de vie. Ainsi
cours, philosophique et culturelle. Ce n’est pas Aristote qui commande le mouvement apostolique des laïcs se développe dans cette nouvelle
premièrement le développement de la doctrine sacrée, pas plus que ce classe urbaine, liée à l’économie de marché et de circulation, non sans
n’est, chez un François d’Assise, une aspiration sociale et politique qui ressentiment contre la féodalité : cadets sans terre, enfants qui, dans la
détermine le mouvement apostolique laïc, là même où, la prenant en surpopulation du x n e siècle, n’ont pu trouver statut ni domaine et ont
charge, il l’évangélise. De cette conjoncture, rappelons donc sommaire­ organisé leur vie en marge, salariés vivant de l’échange, « pieds poudreux »,
ment les traits, qui donnent une assiette institutionnelle à l’annonce de sont le milieu homogène de ces pauvres du Christ. Pierre Valdo est un
la Parole de Dieu. commerçant de Lyon, et François est le fds d’un tisserand d’Assise, de
Le point d’impact est évidemment la pauvreté, traitée non pas seule­ ces tisserands dont la corporation est la plus encline à l’esprit critique,
ment comme une ascèse morale, dans une communauté fraternelle des y compris avec une pointe d’anticléricalisme contre les prélats féodaux
biens, mais comme la condition institutionnelle du royaume de Dieu et les riches monastères.
dans ce monde. Pareille perspective n’est pas sans équivoque, comme Des nobles et des grands entrent d’ailleurs dans le jeu, à l’encontre
les faits le montrèrent ; mais elle nous situe d’emblée au delà des procé­ de la plupart des seigneurs domaniaux, laïcs ou prélats, qui cherchent à
dures politiques du concordat de Worms (1122), qui, distinguant dans les purger leur Chrétienté de ces réformistes dangereux. Les uns le font par
investitures le temporel et le spirituel, ménageait de droit, au bénéfice une conversion bouleversante, d’autres non sans politique contre leurs
de leur liberté, l’assiette des églises et équilibrait les exigences grégorien­ adversaires dans les luttes locales ; ensemble ils brûlent ce qu’ils avaient
nes dans le régime féodal accepté pour l’Église elle-même. Les « pauvres » adoré. Les milieux intellectuels sont particulièrement touchés, plus préci­
eux, cherchent la liberté de l’Église, non plus dans la discrimination des sément la clientèle des écoles urbaines en plein essor, dont l’Université;
instances féodales, mais dans le désétablissement d’un régime où les de Paris va devenir, autour de 1200, le prototype. Cette jeunesse est,
institutions « apostoliques » avaient pris les formes, et, avec les formes, comme toujours, le lieu de la plus active fermentation, où haute culture
la mentalité d’une société temporelle. Innocent III, ce féodal, les soutient et spiritualité nouvelle se combiennt jusque dans des formes instituées :
et les qualifie, fût-ce après correction, dans une Église où les seigneurs- l’ordre du Val des Écoliers est fondé en 1201 par Guillaume Langlois
évêques avaient jadis lutté contre la réforme de Grégoire VII ; il récon­ et trois docteurs de l’Université de Paris, avec trente-sept étudiants, sur
cilie les Humiliés, communautés comportant, avec quelques prêtres, des la base d’un refus rigide de toute propriété et de toute seigneurie
frères artisans, il autorise les Pauvres Catholiques de Durand de Iluesca, temporelle.
il protège à Milan Bernard Prim contre le clergé local, « sub beati Petri La pauvreté se révèle donc être, au-delà de son contenu ascétique,
protectione ». une force de désintégration de cet aggloméré social qu’était, la Chrétienté
Aussi bien cette conjonction de la pauvreté et de la liberté chrétienne féodale ; et de fait l’Église protégeait par des interdits le régime féodal dont
trouve son terrain et son efficacité dans la clientèle apostolique de l’Église, elle est bénéficiaire. Ce n’est point que les pauvres du Christ s’attaquent
où les pauvres redeviennent l’objet privilégié de son ministère. Tous ces à des problèmes sociaux ; c’est leur pureté évangélique qui détermine
nouveaux apôtres, de Robert d’Arbrisselles (fl 117) à François d’Assise leur intention, dont les effets temporels, si puissants soient-ils dans la
adressent leur prestigieux évangile au petit peuple des ateliers et des civilisation en cours, ne règlent point leur inspiration. Ce qui n’einpêchait
sous-sols (« in cellariis et textrinis et hujusmodi subterraneis domibus »), pas cette pauvreté d’être redoutable et équivoque, comme l’expérience
aux misérables sans feu ni lieu, aux paysans serfs de la glèbe (« Iste le montra, tant le refus des économies terrestres est un efficace dissolvant.
[Robertusi revera pauperibus evangelizavit, pauperes vocavit, pauperes Ainsi, à travers des démarches apparemment mal cohérentes, la politique
collegit », P. L., 162, 1055). des pontifes romains présente une admirable capacité de discernement,
Ce n’est d’ailleurs pas seulement d’une pauvreté économique qu’il pour l’équilibre et la pureté même d’un réformisme évangélique, dont
s’agit, mais, au-delà, de la pauvreté sociale de gens qui, à des titres divers, les éléments antisociaux menaçaient l’Église autant que la société civile.
vivent en marge de la société, entendez de la société féodale à base et Le trait le plus aigu et le plus homogène de cette pauvreté était la
stabilité territoriales, donc des hors-la-loi, à commencer par ces commer­
256 RÉVEIL ÉVANGÉLIQUE ET SCIENCE TIlÉOLOGIQUE LE RÉVEIL ÉVANGÉLIQUE 257
sensibilité à la détresse des pécheurs, pauvres entre les pauvres devant infrangile entre i’Esprit-Saint et l’Église* visible : on attribue à l’Esprit,
le Seigneur. Là encore évangélisme intégral. Vital de Mortain (ermite par delà les appareils terrestres, le réveil évangélique, dans une Église
prédicant, de la première moitié du x n e siècle) a la spécialité de ramener désormais purgée de ses tares temporelles et tendue vers les derniers
à la vertu les femmes de mauvaise vie ; et Henri de Lausanne, dont temps annoncés. Comme jadis dans l’Ancien Testament, les « pauvres »
saint Bernard signale l’ascendant, exhorte ses auditeurs à les épouser pour sont les prophètes-nés du Royaume messianique ; et, dans le Nouveau,
les sauver. Foulques de Neuilly ( f l204) consacre une partie de son aposto­ le livre de l’Apocalypse nourrit espérances et curiosités, les bonnes et les
lat au relèvement des courtisanes. malsaines, non pas tant en prédictions (tentations millénaristes) que par
Au cours de ce réveil évangélique, et en déterminant les modalités les ressources d’un jugement d’éternité sur les contingences du temps :
spirituelles et sociales, l’annonce de la Parole de Dieu : c’est la vila aposlo- dans le plan de Dieu, les moyens les meilleurs ne doivent pas devenir
lica, au sens nouveau du terme (cf. ci-dessus, chap. X), qui décide de des fins, ni les formes extérieures être servies pour elles-mêmes. De
toute l’opération, de son inspiration comme de ses organisations. La Pierre Damien et la réforme grégorienne à François d’Assise et les ordres
réaction réussit, que la papauté demandait avec une instance dramatique, mendiants, une tradition prophétique continue tient les esprits dans le
depuis un demi-siècle : enfin le peuple chrétien entend l’Évangile. Pierre le refus de composer, comme dans la résistance aux formalismes ; et les
Chantre avait dénoncé la pessima lacilurnilas des pasteurs (P. L., 205, premières générations franciscaines et dominicaines revendiqueront à leur
189), et Innocent III ces « canes muti non valentes latrare » (P. L., 214, profit les annonces de Joachim de Flore. Mais le nom seul du moine
904). De fait, ni le corps épiscopal, ni les ordres monastiques, pas même calabrais, illustre l’ambiguïté de cet attribut prophétique des « pauvres
Cîteaux, n’avaient goût ni moyen de prendre en charge cette « mission » du Christ », ainsi que le discernement de l’Église romaine qui,, respectueuse
à mener. L’épisode est bien connu, voire même symboliquement grossi, des saintetés personnelles, sauvera contre les spiritualismes dévergondés
de frère Dominique relayant la mission cistercienne de Narbonnaise, et les institutions transmettrices authentiques de la Parole de Dieu et des
l’établissant, à l’encontre de l’appareil des prélats et de leurs procédés sacrements du Christ'.
politiques, sur le programme évangélique de saint Luc : « agissant et
prêchant à l’exemple du Maître, allant à pied, sans or et sans argent,
imitant en toutes choses la forme des apôtres ». Ce n’était pas seulement La théologie évangélique
ni toujours, chez ces prélats et ces moines, tiédeur ni ignorance, mais une
espèce d’incapacité à prendre langue avec ce peuple chrétien, au milieu De ces pressions apostoliques et de ces ressources fonctionnelles, ce
desquels ces féodaux se trouvaient déconcertés comme dans une terre sont les implications doctrinales que nous avons ici à dégager, là où,
nouvelle, alors que les nouveaux apôtres portaient leur témoignage dans les personnes et les institutions, la foi va s’élaborer en une théologie
dedans des solidarités humainement contractées et spirituellement consciente et déjà organique. En vérité, c’est elle qui est en cause, dans
éprouvées. le message évangélique et dans ses tensions : ces pauvres du Christ, si
Non moins significatives, en contexture apostolico-sociale, sont les peu enclins qu’ils soient en général à l’intellectualité, vont renouveler les
formes institutionnelles dans lesquelles se cristallise plus ou moins rapi­ ressources du sol théologique, jusque dans les écoles. Ce sont eux qui
dement le mouvement apostolique. Leur variété, la mobilité de leurs demain vont être les maîtres de l’Université, laissant à son destin le
expériences, ne se prêtent guère à un classement ; on peut cependant traditionalisme monastique, créant dans l’Église une nouvelle méthode
discerner, dans l’ensemble, et malgré les croisements, deux types de de théologie, en même temps qu’un nouvel exemplaire de sainteté.
fondation, sur le plan de l’action de l’Église : d’une part, la reprise en Si la vila aposlolica, au sens spécifique du mot, est la force décisive
Chrétienté, de l’institution féodale de la chevalerie : chevaliers du Temple, et déjà la forme de ces nouvelles compagnies, c’est que la Parole de Dieu
chevaliers du Saint-Sépulcre, sont, aux frontières intérieures ou extérieures, prend dans leur esprit comme dans leur zèle la primauté de droit. Alain de
des milices du Christ, qu’approuve et soutient déjà saint Bernard; d’autre Lille, dans son bref traité sur fors praedicandi, rédigé sans doute à partir
part, les fraternités, des ordines de paenilenliae, à base de pauvreté insti­ de son expérience missionnaire en pays cathare (après 1185), situe au
tutionnelle, sans hiérarchie autoritaire, sans équipement, désaffectés des sommet de l’échelle de la perfection, comme septième degré, au-delà de
appareils, voire des rites traditionnels, peu enclins à entrer dans les
formes classiques.
Dernier trait, plus équivoque encore, dans ce désétablissement social I. Bibliographie de nombreux travaux sur les hérésies «apostoliques» dans
Sludi recenti suile cresie medievali ( 1 9 3 9 -1 9 5 2 ), dans Rivisla slor. ilal.,
L. S o m m a r iv a ,
de l’Église, et compromettant gravement parfois la vérité même du lien
64 (1962), p. 237-26G.
17
258 RÉVEIL ÉVANGÉLIQUE ET SCIENCE THÉOLOGIQUE LE RÉVEIL ÉVANGÉLIQUE 259
l’« inquisitio dubiorum » (5e degré) et de 1’« expositio Scripturae » (6e degré), bientôt mettre en chantier une traduction complète d’après lu révision
la « praedicatio », situation imprévue pour qui connaît les habituelles du texte latin qu’elle venait d’achever en 122G.
catégories de l’échelle classique'. Notons d’ailleurs, pour l’équilibre de ces principes, que l’annonce de
Ce réveil de la prédication, à la fin du x u e siècle, et jusqu’à la fonda­ l’Évangile, parce qu’elle est pastorale, est liée aux conditions concrètes
tion d’un « ordre de prêcheurs », est d’autant plus saisissant qu’on pèse de la pastoration, c'est-à-dire qu’elle passe autant et plus, en ce x n e siècle,
le silence mortel, dans l’Église, au cours des décades antérieures, malgré par la parole parlée, par l’image, par le spectacle liturgique, que par le
les appels tragiques de Rome. Il n’est pas que l'effet du zèle — les Cister­ texte écrit et lu. Ainsi l’évêque de Paris, Maurice de Sully publie, entre
ciens ne manquaient certes pas de ferveur —, mais l’irréductible ellieacité 1168 et 1175, les homélies, bientôt diffusées en français et en d ’autres
du témoignage évangélique comme tel, selon que la lettre y est la garante langues, qu’il a prononcées chaque dimanche en commentaire de l’Évangile
de la violence de l’esprit. L’Évangile, pour saint François, est, absolument au préalable résumé1.
parlant, la règle de sa fraternité religieuse, et il la faut lire et pratiquer Il reste que les instances des pontifes sur l’urgence de l’enseignement
sine glossa, c’est-à-dire sans ces explications qui énervent le sens pour sacré n ’est pas à interpréter étroitement au sens de la fondation d’écoles,
en accommoder le contenu aux conditions terrestres2. Le témoignage est mais, comme il apparaît de toute part, et typiquement dans l’affaire des
le seul véhicule homogène à cette communication ; il n’existe que par et Humiliés, au sens d’une proclamation évangélique que viennent servir
dans une communion, où l’assiette sociologique est la condition du dialogue des organismes de préparation2. La « théologie » y est au service de la
humain. L’évolution de la prédication, au cours de ce siècle, hormis Parole du Christ au peuple chrétien, ce qui nous ramène encore à la vila
les génies qui en dépassent les conjonctures, est en grand style l’expression aposlolica, devenue plus consciente de ses engagements parce qu’existe un
de cette loi ; on aurait tort de ne s’attacher qu’aux épisodes, au gré des peuple chrétien désormais plus conscient de ses besoins dans son accès
chroniqueurs et des hagiographes, sans en mesurer, avec la valeur institu­ à l’écriture.
tionnelle, la densité théologale. Aussi bien, dans les documents officiels Autre indice, dans une autre clientèle, de cette curiosité et de ces
comme dans les adjurations des meneurs du jeu, les termes mêmes de besoins : le crédit de 1'Historia scolaslica de Pierre Comestor (t c. 1179),
l’Évangile retrouvent leur acuité première comme leurs exigences. Les dans sa rédaction latine, diffusée sous diverses formes, puis dans ses tra­
lettres apostoliques d’innocent III contiennent, sous leur formule cano­ ductions. Cette « histoire » consacre et étend dans l’usage courant de
nique, des éclats aussi puissants que les appels de saint Bernard ou les l’école et de la prédication, la méthode historico-littérale de Saint-Victor :
« prophéties » de Joachim de Flore. elle va être, autant que les Senlenliae et sans la contestation qui toujours
Ce sont ces exigences de la Parole qui, pour sa vérité apostolique, affecta l’œuvre du Lombard, le livre de base du siècle ; point ne faut
provoquent non seulement la diffusion matérielle des textes bibliques, disjoindre le Magisler historiarum et le Magister senlenliarurn. On le peut
mais leur traduction, au moins partielle, dans la langue du peuple chrétien.
On a longuement étudié l’histoire de ces versions3 ; le fait, que symbolise
sait d’autre part de l’attitude ouverte d’innocent III (cf. G f c j n d m a n n , Religiôse
la traduction faite par Pierre Valdo et présentée au pape en 1179, n’est Bewegungen im Miüelalter, 1935, p. 70-72,-87, 100, n. 55, 114, n. 89, 129} montrent
ici rappelé que pour le principe spirituel, apostolique, doctrinal qu’il que le P. L. Hardick a raison d’y lire une sorte de joie intérieure et de disposition
implique, beaucoup plus signifîcativement qu’un énoncé de droit sur la d’accueil {L'ranziskus die Wcndc der millelalterlichen Frommigkeit, dans Wissenschafl
lecture de la Bible. Innocent III l’enregistre olîiciellement, dans sa portée, und Weisheil, 1950, p. 135).
dans ses conditions ecclésiales contre tous procédés des conventicules : Il serait facile d’illustrer le jugement d’innocent III sur le danger de ces couven-
ticule8 où un ignorant se constituait docteur, par des témoignages du temps. Voir
sa lettre aux fidèles du diocèse de Metz (1199) prendra valeur universelle par exemple le Débal d'Yseul el de Sicard, cité par P. A l p h a n d é r y , Les idées morales
par son insertion dans les Décrétales4. L’Université de Paris devait chez les hétérodoxes latins au X I I e siècle, Paris, 1903, p. 91. Les Vaudois, qui portaient
leurs fidèles à apprendre par cœur l’Écriture, les incitaient aussi à prêcher en invoquant
1. A la in d e L i l l e , Summa de arle praedicaloria, praei'., P. L., 210, 111. la parole de Jacques, 4, 17 ; cf. G. d e L a g a h d e , Naissance de l'esprit laïque..., t. J,
2. « Ut non mittant glossas in regula nec in istis verbis [testamenti], dicendo : p. 120-121 ». Jalons pour une théologie du laïcat, Paris, 1953, p. 437.
« Ita volunt intelligi », sed sicut dedit mihi Dominus, simpliciter dicere et scribere 1. C. A. Rorson, Maurice de Sully and the médiéval vcrnacular homily, with lhe
regulam et ista verba, ct cum sancta operatione servetis usque in finem ». Testament lexl of Maurice's french humilies, from a Sens cathédral chapler Ms., Oxford, 1952.
de saint François. 2. Excommuniés par Lucius III en 1184, les Humiliâtes, de même inspiration
3. Il suffît de signaler ici H. Host, Die Dibcl im Miüelalter. Beitràge zur (leschichle en Haute Italie que les Vaudois en France, furent réconciliés en 1201 par Innocent III,
und Bibliographie der Bibel. Augsburg, 1930. qui donna le pouvoir de prêcher, même aux laïcs, du moins en matière de témoignage
4. I n n o c e n t III, P. L., 214, G95 ; Décrétales de G r é g o i r e IX, C. 12, X, VII, 5. (distinction entre articuli fidei et verbum exhortationis), ce pour quoi ils organisèrent
« Les termes mêmes de ce texte juridique, commente le P. Congar, et tout ce qu’on des écoles de formation. Cf. infra.
260 RÉVEIL ÉVANGÉLIQUE ET SCIENCE THKOLOGIQLL LE RÉVEIL ÉVANGÉLIQUE 261

voir, entre tant d’autres, chez Antoine de Padoue (t 1231), qui, dans ses Chrétienté, les maîtres de la nouvelle Université1. La transformation
sermons, malgré les contaminations allégoriques, cite fréquemment, et opérée dans le même temps à l’intérieur de l’intelligence scripturaire
utilise plus encore, VHistoria de Comestor. La réforme biblique des (nous dirions aujourd’hui : la théologie biblique) est plus subtile, mais
Victorins fut ainsi, en sous-œuvre scientifique, le support du mouvement non moins significative. Le pivot en est le rapport essentiel entre le sens
évangélique ; elle fournit des éléments de transition entre l’interprétation littéral fondamental et le sens spirituel construit, tel que l’avait défini,
monastique de la Bible, dans la collalio, et la théologie scripturaire des contre l’idéalisme allégorique si agréable à la mentalité monastique, la
Mendiants, dans la leclio de leurs magistri. réforme victorine2 ; plus précisément, et à partir de là, c’est la détermina­
Car ce n’est pas de plain pied que le magister in sacra pagina relaie tion de la qualité propre, de l’usage et des limites du sens spirituel. Tous
Yabbas, dont saint Grégoire demeurait le prototype vénéré. Certes la évidemment le considèrent comme consubstantiel à l’intelligence de
continuité des objets et de la foi scripturaire est explicite, mais non sans l’Écriture, dans son histoire et dans sa doctrine ; mais, tandis que dans
une évolution parallèle au passage de la théologie monastique à la théologie la collatio monastique, l’allégorie est plus ou moins la voie d’une initiation
scolastique. Philippe de Harvengt (f 1182-3), l’abbé de Bonne Espérance, secrète et aristocratique à un sens mystérieux, à la manière des Alexandrins,
s’adressant aux étudiants de Paris, ne semble pas avoir perçu cette évolu­ la primauté de la lettre est respectée et garantie dans l’appareil peu à
tion, et il leur donne les mêmes directives qu’à des moines : « schola peu constitué par les nouvelles générations de scholares.
claustrum alterum dici debet >3 ; mais Robert de Courson (rédige sa Le magister — nom commun, chez les évangéliques, au professeur de
Summa entre 1204 et 1207), maître aux écoles de Paris, déclare que l’école et au chef d’une équipe apostolique3 — doit pour une totale mise
« qui legit publice sacram scripturam iter maioris perfectionis arriquit en œuvre de la Parole de Dieu, accomplir trois opérations : legere, dispu­
quam aliquis clarevallensis »12. Le réveil évangélique de la vita apostolica tare (élaborer des quaestiones), praedicare. Ainsi Pierre le Chantre (t 1197),
interfère ici, à la suite du labeur des chanoines réguliers et des entreprises dont le Verbum abbrevialum est la somme de la théologie pastorale et
doctrinales des trois grands maîtres, Pierre Comestor, Pierre le Chantre, institutionnelle de cette fin du siècle, a-t-il énoncé cette répartition fonc­
Étienne Langton. La Parole de Dieu, retrouve là aussi, sous des formes tionnelle, dans une formule qui demeurera classique4. Il ne la faut pas
diverses selon les clientèles diverses, la populaire et la scolaire, le dyna­
misme du dialogue avec le monde auquel elle s’adresse, soit en proclama­
1. Cf. le chap. précédent.
tion évangélique, soit en controverse avec l’hérétique3, soit dans la prise 2. Alors que saint Grégoire demeure le grand patron de l'exégèse monastique
en charge théologique de la raison. La persistance des genres littéraires (« Gregoriana dicta, in quibus artis hujus potissimum reperiuntur claves », G u i b e r t
et des traditions mentales, valables d’ailleurs, dissimule en partie ce d e N o g e n t , De vita sua, I, 17; P. L., 156, 874), R i c h a r d d e S a i n t - V ic t o r ne se

nouveau dynamisme; ses effets cependant ne vont pas sans répercussion prive pas de souligner les insuffisances de sa méthode {In visionem Ezechielis, prol.
P. L., 196, 527 ; cf. Expositio difficultatum, prol., ibid., 211), quoique Hugues prenne
sur le traitement de la Parole de Dieu en travail dans l’esprit des fidèles.
à son sompte l’éloge traditionnel, Didasc., I, 7, init.
3. Ce nom est traditionnel au x u e siècle pour désigner le chef des compagnies de
Nous avons déjà observé la cohérence profonde entre le mouvement prédicateurs itinérants : Robert d’Arbrisselles, Norbert de Prémontré, Bernard de
évangélique et l’effiorescence des quaestiones dans la tectio biblique, abou­ Thiron. Cernai appelle Diego d’Osma et son compagnon Dominique « praedicationis
tissant à la théologie scolastique, cas majeur du rapport de la grâce et principes et magistri ». S. Dominique sera officiellement qualifié de « prior et magister
de la nature, chez ces apôtres théologiens : ce n’est pas par hasard que praedicatorum ». De saint François lui-méme, Jacques de Vitry, son contemporain,
dit : «Vidimus primum ordinis fundatorem magistrum cui tanquam summo priori suo
les Mendiants vont être en même temps que les hérauts de la jeune omnes alii obediunt » (Historia occidentalis, c. 32, éd. Douai, 1597, p. 352). Cette déno­
mination avait l’avantage de n’être pas solidaire, à la différence des titres de seigneur,
1. P h i l i p p e d e H a r v e n g t , P. L . , 203 , 31 , 160, 1589 : « Volo te non tam littera- dominus, ou d’abbé, d’un contexte de puissance et de charges temporelles. « Praelatum
liter quam spiritualiter erudiri ». «... Sic Scripturas capere, ut internam illarum dul­ suum magistrum tantummodo vocabant, nam neque dominus, neque abbas vocitari
cedinem diligas experiri ». « Habes quod ad refocillandum animam expedire perhi­ solebat », est-il dit de Robert d’Arbrisselles [Vita, par Baudry de Dol, P. L., 162, 1052).
betur, divinae series lectionis ». Cf. P. M a n d o n n e t -M .-H . V i c a i r e , op. cit., I, p. 53, 130.
2. R o b e r t d e C o u r s o n , Summa, ms. Paris Nat. lat. 14524, f. 74, cité par 4. P i e r r e l e C h a n t r e , Verbum abbrevialum, P. L., 205, 25 « : In tribus igitur
Ch. D i c k s o n , Le Cardinal Robert de Courson, sa vie, dans Arch. hisl. doclr. litl. m. à., consistit exercitium sacrae Scripturae : circa lectionem, disputationem et praedica­
IX (1934), p. 73. tionem... Lectio autem est quasi fundamentum et substratorium sequentium, quia
3. Analyser les voies et moyens, l’esprit, la technique, les contextes, des rencontres per eam ceterae utilitates comparantur. Disputatio quasi paries est in hoc exercitio
de saint Dominique avec les hérétiques, dans le midi de la France. Les récits des chro­ et aedificio, quia nihil plene intelligitur, fldeliterve praedicatur nisi prius dente dispu­
niques sont théologiquement plus significatifs que le Conlra haereticos d’Alain de Lille, tationis frangatur. Praedicatio vero, cui subserviunt priora, quasi tectum est tegens
presque contemporain de temps et de lieu. fideles ab aestu et a turbine vitiorum ».
262 R ÉV EIL ÉVA N G ÉLIQ U E ET SC IEN CE TH ÉO LO G IQ U E LE R É V E I L ÉVANGÉL IQUE 263

prendre comme un pieux ajustage : en vérité, dans les œuvres des maîtres cette réalisation intensive d’intelligence littérale, s'effectue un dépérisse­
de ce temps, il est difficile de distinguer la leclio des deux autres exercices, ment de l’antique allégorie et des antiques moralités »h Le symbolisme
et la ligne de partage entre leclio et praedicalio est à peine dessinée1. décadent submergera encore trop souvent, dans une espèce de monophy­
Ce que nous devons éprouver dans cette formule institutionnelle, c’est, sisme scripturaire, et la leclio des écoles par l’allégorisation, et la prédica­
donc, autant que la spécification des fonctions (très notables d’ailleurs tion des fidèles par la moralisation (tropologie)2 ; mais ce double poids
dans le nouveau statut de l’enseignement et dans la diversité de ses mort n’aura pas bloqué l’initiative retrouvée de l’Évangile, tant dans la
méthodes), leur pleine et nécessaire cohérence pour une totale et active vie apostolique de l’Église que dans sa réflexion théologique. Programme
intelligence de la Parole de Dieu : la vraie « maîtrise » in sacra pagina théologique et programme apostolique se recouvrent, se définissent l’un
comporte la prédication ; la théologie de la Parole de Dieu n’est accomplie par l’autre, dans la primauté fonctionnelle de la Parole de Dieu.
que dans la transmission du message. Exégèse, dogmatique, prédication En cette conjoncture, l’axe de la théologie pastorale, comme la surface
sont solidaires pour qui veut comprendre l’Évangile, car cette compré­ de la pastorisation même, se trouve modifié. Malgré son crédit intact
hension ne se réalise pleinement que par une participation à l’action quant au fond, Grégoire le Grand, jusqu’alors le grand maître (Régala
présente de la Parole. Alain de Lille ne considérait-il pas la prédication pastoralis), en même temps que l’inspirateur de la collaiio monastique,
de la Parole de Dieu comme l’acte suprême du chrétien consommé dans est submergé par une réflexion dont on trouvera un exemple dans le
la perfection ? Nous sommes loin du programme monastique, non seule­ Verbum abbrevialum de Pierre le Chantre, plus encore par le rythme
ment par l’introduction délibérée des quaestiones, mais par le traitement spirituel des nouveaux apôtres.
d’une Parole de Dieu qui se présente comme une parole aux hommes.
Un nouvel équilibre alors va s’établir que la réforme victorine n’avait La foi est l’assentiment à cette Parole de Dieu : dans cette Parole,
pas réalisé. Elle ne l’avait pas réalisé en fait : le cas est typique de l’œuvre elle est alors l’acte premier et éminent du chrétien. Ce n’est sans doute
d’Étienne Langton dont le crédit n’est assuré que par le développement pas par hasard que, selon leur coutume de revigorer les vocables évangé­
des quaestiones d’une part, et la prolifération des moralilales d’autre part, liques, ces fidèles s’appellent éminemment et techniquement, pourrait-on
sans bénéfice pour le sens de l’histoire sainte en lui-même élaboré ; mau­ dire, des credenles, selon la mulliludo credenlium delà première communauté
vaise scolastique biblique, qu’on n’arrivera pas à purger, même en prédi­ chrétienne (Actes, 4. 32)3. A elle seule cette dénomination qualifie l’idéal de
cation. Cet équilibre, elle ne l’avait sans doute pas non plus réalisé en
principe, et son échec était inscrit dans sa position même : on ne construit
pas une intelligence scientifique de l’Écriture, dira Saint Thomas, à partir studentium qui nimis sunt intenti circa studium scripturarum. Dicunt m o r a l e s : Non
du symbolisme des sens spirituels. est bonum in theologia tot questiones implicare. Dicunt q u e s l i o n i s l e : Non est bonum
L’équilibre nouveau, ce sont les Mendiants qui vont l’entreprendre. tot moralitates fingere. Et quilibet reprehendit quod necsit ». P o s t i n B i b l i a m , éd.
Il est tout entier signifié et réalisé par ces deux données : saint François Paris, 1530-45, VI, fol. 86.
1. B. S m a l l e y , T h e s l u d y o f t h e B i b l e i n t h e m i d d l e a g e , 2* éd., Oxford, 1952, p. 284.
proclame, en action et en pensée, l’intelligence littérale du mystère du On trouvera là, spécialement dans les chapitres sur les trois maîtres, Comestor, le
Christ, et, à Saint-Jacques, la première génération des Prêcheurs organise, Chantre, Langton, et sur les Mendiants, la matière de l’évolution que nous évoquons
à la surprise tant des « moralistes » que des « questionistes », comme on en bref ici.
dit alors12, une étude directe de l’Écriture dans son donné textuel. «Devant C’est là précisément que s’établit la continuité entre les évangéliques avec leur
littéralisme et les exégètes fidèles à la lettre historique contre l’allégorisation grégorienne
traitant cette « histoire » de superficielle. « Leétio sancti evangelii, quam modo audistis
1. Cf. B. S m a l l e y , T h e s l u d g o f t h e B i b l e i n t h e m i d d l e â g e s , 2 e éd. Oxford, 1952, [Madeleine allant au sépulcre du Christ], valde in superficie historica est aperta, sed
p. 209 ; analyse le genre littéraire de la S u m m a s u p e r P s a l t e r i u m de Prévostin, qui fut ejus nobis sunt mysteria sub brevitate requirenda. Maria Magdalena, cum adhuc
sans doute « prêchée », des D i s t i n c t i o n e s s u p e r P s a l t e r i u m de Pierre le Chantre et de tenebrae essent, venit ad monumentum : juxta historiam notatur hora ; juxta intellec­
Pierre de Poitiers. tum vero mysticum requirentis signatur intelligentia ». S. G r é g o i r e , H o m . 2 2 i n E v a n g .
Devant cette conjonction apostolique des trois fonctions théologales du m a g i s t e r 2. Maurice de Sully, évêque de Paris (f 1196), reprend dans ses homélies en fran­
il faudrait faire l'histoire de la prédication pendant cette période. Il est à présumer çais les A l l e g o r i a e de Richard de Saint-Victor. Mais bientôt, à Assise, frère François
qu’elle révélerait, à côté d’une prédication populaire, un genre littéraire presque entiè­ parle la langue évangélique.
rement perverti par la dialectique, au détriment de la rhétorique sacrée. Cf. 3. « On a attribué peut-être trop aisément le nom de c r e d e n t e s donné aux fidèles
Th. M. C h a r l i e r , A r t e s p r a e d i c a n d i . C o n t r i b u t i o n à l ' h i s t o r i q u e d e l a r h é t o r i q u e a u m o y e n Cathares, au fait que leurs apôtres prêchaient une foi nouvelle, distincte de la catholique,
â g e , Paris-Ottawa, 1936. et l’on rejette de ce chef l'affirmation des chroniqueurs qui, à peu près tous, attribuent
2. H u g u e s d e S a i n t -C h e r , le m a î t r e d e c e t t e o p é r a t i o n de g r a n d e e n v e r g u r e , des c r e d e n l e s aux Vaudois lesquels n’étaient pas hérétiques ». P. M a n d o n n e t -
signale la d o u b l e o p p o s i t i o n q u e r e n c o n t r e n t les f rères : « Hi s u n t r e p r e h e n s o r e s f r a t r u m M .-H . V i c a i r e , S. D o m i n i q u e , V i d é e , l ' h o m m e e l l ' œ u v r e , Paris, 1938, p. 187.
264 RÉVEIL K VA NG É L I Q U K E T S C I E N C E T H É O l.O G IQ l E LE R É V E I L ÉVANGÉL IQUE 265

la vie apostolique par rapport à la réforme canoniale : le pivot de son potius praecipiendum et laborandum exset, ut Evangelium observaretur, cui nunc
action, dans la pauvreté itinérante, est la puissance du témoignage, sans pauci obediunt...
[Et après avoir cité les paroles du ChrLL contre le légalisme des Juifs, les textes
distinction de clerc ou de laïc, tandis que les autres réformateurs étaient de saint Paul contre les judaïsants] Non relinquas spiritum litterae vivificantem,
des clercs retrouvant vertu et efficacité par des communautés organisées propter traditionem, determinationem, vel remotam alicujus expositionem'.
et observantes ; et la différence des pauvretés — celle qu’il y a entre une
moralisation de l’avarice et un refus désinvolte des structures écono­ De fait les nouveaux « mouvements » apostoliques répugnent à endos­
miques1 — soulignait la différence des inspirations et des prosélytismes12. ser les formes classiques de la vie religieuse ; les Humiliés se défendent
A ce niveau théologal, le réformisme moral se trouve sinon dévalué, d’une législation trop organisée, et François d’Assise ne consent pas
du moins subordonné, et son appareil disciplinaire prête facilement à « ut ad vitam monasticam seu heremiticam diverteret »2. C’est Innocent III
la critique. Dans un chapitre étonnamment ferme Contra traditionum qui les fera sagement évoluer vers une vie plus institutionnelle. En tout
onerositatem et multitudinem, Pierre le Chantre, citant le mot des Actes état de cause, la « règle » de saint François est d’un autre type que la
sur r« onus importabile quod neque nos neque patres nostri potuerunt Règle de saint Benoît, et 1’Expositio quattuor magistrorum sur l’interpré­
portari » (15, 10), proclame la primauté de l’Évangile et de sa liberté tation de la regula relève d’une mentalité inconnue du paternalisme
spirituelle, contre la multiplication des préceptes, si utiles fussent-ils ; et monastique3. Sans détriment pour le terme classique regula, l’élaboration
il dresse une longue liste de ces appesantissements, spécialement dans la des Consuetudines (ou Institutiones) des Prêcheurs, ne se présente pas
vie monastique. Saint Antoine, rappelle-t-il, à des disciples qui lui deman­ comme un commentaire d’une Règle préétablie.
daient une règle et des observances, s’était contenté de leur présenter Dans l’interprétation des textes, plus encore dans les comportements
l’Évangile. quotidiens de leur application, est expérimentée une dialectique de la
lettre et de l’esprit, par laquelle, dans l’Église en acte apostolique, se
Sunt et aliae [traditiones] licitae, nullumque offendiculum mandatis divinis résout le problème de la continuité entre mystère et institution, dans
parientes, et tamen prae multitudine sua gravant constituentes, et inobedientes illis
transgressores, nisi in parcitate et paucitate, et nonnisi pro manifestissima causa et l’unité de l’Esprit. Le littéralisme, apparemment assez grossier, des lec­
ntili instituendae essent. Obicem videntur praebere divinis praeceptis. Hae evacuant tures évangéliques chez les apostoliques (coutume d’aller deux par deux,
evangelicam libertatem... manger ce que l’on vous donne, nombre douze, etc. ; formules allu­
Vide Apostolum nonnisi paucas traditiones honestas et mysticas instituisse... sives dans les observances et les pédagogies ; application rigoureuse des
Antonius etiam eremita quibusdam religiosis quaerentibus ab eo regulam et formam
religiose vivendi, tradidit eis codicem Evangelii. In Lateranensi etiam concilio [an n o
paradoxes évangéliques sur la pauvreté, le pardon, la fraternité) est
1179], sedentibus Patribus ad condenda nova decreta, ait Joannes Carnotensis [Jean curieusement donné, et effectivement réalisé, comme la garantie du
de Salisbury ] : Absit, inquit, nova condi, vel plurima veterum reintigi et innovari! sens spirituel le plus absolu, s’il est vrai que le sens spirituel est dedans
Multitudine etiam inventorum praegravamur, cum dicat auctoritas, quia etiam la lettre. Ainsi toujours l’intelligence de l’Écriture a procédé pour coor­
de utilibus aliqua post ponenda sunt, ne multitudine utilium gravemur. Imo ideo donner la lettre et l’esprit, dans des ambiguïtés exégétiques durcies
souvent par l’allégorisation des détails, mais non pas dans pratiques
1. Chez un saint Bernard, la critique de l’avarice si sévère moralement, ne rencontre surérogatoires. La littérature des apostoliques des xiie-xm e siècles est
pas en fait la nouvelle économie, ses conditions monétaires, son commerce, qu’elle un nouvel exemplaire de cette loi ; et, dans les institutions, la genèse
condamne comme pervers ; elle n’avait sa vérité efficace que dans un régime féodal
agraire, dont le moine reste solidaire. La pauvreté nouvelle traduit la rupture évangé­
lique avec ce régime, ce qui l’habilite à dénoncer les désordres du nouveau. 1. P i e r r e l e C h a n t r e , Verbum abbreviulum, c. 79 ; P. L., 20b, 233-239.
2. « Tandis que chez les clercs réformés l’entrée dans l’ordre augustinien, et la vie 2. T h om as d e C e l a n o , Legenda prima, p. 33-34. On connaît la scène fameuse où,
de pauvreté qu’elle impliquait, était le moyen propre de parvenir à la vie des apôtres prenant par la main le cardinal Hugolin qui le pressait de recourir à la législation de
elle n’avait nullement pour les masses venues des mouvements apostoliques cette saint Benoît ou de saint Augustin, François le conduisit en silence devant ses frères,
signification. Chez eux, la pratique de la vie commune et de la pauvreté était anté­ et, de toute son ûme, s’écria : « Mes frères, mes frères, le Seigneur m’a appelé, par la
rieure à la fondation de la vie régulière augustinienne. La constitution d’un organisme voie de la simplicité et de 1’liumilité. 11 m’a montré cette voie comme étant la vraie,
juridique n’ajoutait rien à leur imitation de la primitive Église. La vie régulière n’était et pour moi et pour ceux qui veulent me croire et m’imiter. Ne me parlez donc pas de
pas tant pour eux un progrès religieux qu’une stabilisation sociale et, pour l’Église, la règle de saint Benoît, ni de celles de saint Augustin et de saint Bernard, ni d’aucune
une récupération, dans le mesure où cette stabilisation sauvait ces masses vagabondes autre forme de vie que celle que le Seigneur m’a miséricordieusement montrée et
de l’anarchie ou môme de l’hérésie. L’immense succès du mouvement apostolique, donnée» (Leg. antiqua, p. 114; Thomas de Celano, Leg. sec., 188).
sa grande valeur chrétienne, joints à son inquiétante évolution, donnaient néanmoins 3. Au cours d’une crise très significative, quatre maîtres en théologie furent offi­
à cette récupération une grande valeur ». P . M a n d o n n e t -M .- H . V i c a i r e , op. cil., ciellement appelés en consultation. Cf. L. O l i g e r , Expositio quattuor magistrorum
p. 190. super Regulam Fralrum Minorum, Home 1950.
26 G R ÉV EIL ÉVA N G ÉLIQ U E LT SL IU N LL TIIÉO L O G IQ U L LE R É V E I L ÉVANGÉL IQUE 267
laborieuse de l’ordre de saint François, le drame des Spirituels —■au nom l’Église romaine, d’assurer à l’intérieur de l’authenticité juridique et
si significatif, eux qui objectivaient la lettre au service d’une spiritualisa­ sacramentaire l’essor évangélique, très vite décomposé chez les dissidents.
tion scabreuse —, devaient illustrer non seulement, les risques de cette C’est là en particulier l’histoire de la première fraternité franciscaine,
opération, mais aussi sa vitalité subtile, au plus profond de la loi de grâce. après sa préhistoire chez les Pauvres de Lombardie. Le point crucial en
C’est de fait toute une théologie de la loi, de son rôle, de son intério­ est la législation et les directives pratiques peu à peu élaborées pour la
rité à la grâce, qui émane de ces comportements de pensée et, d’action. prédication de la Parole de Dieu, où la puissance évangélique de la foi
Indice topique : tandis que dans saint Benoît la transgression de la Règle ne peut s’exercer que dans le magistère apostolique. Les Pauvres de
constitue une faute, les lois, chez les Prêcheurs, et bientôt chez d’autres, Lombardie (Humiliâtes), après les Vaudois, se virent refuser toute auto­
n’obligent pas comme telles en conscience, non obligant ad culpam sed risation, si bien qu’ils se trouvèrent hors la communion de l’Église (décret
ad paenarn1, et Dominique déclarera, en pleine période législative (1220), de Lucius III, 1184) ; mais, en 1201, à une bonne partie d’entre eux,
que « si l’on devait croire le contraire, il irait lui-même, sans discontinuer, réconciliée, Innocent III accorda la permission de «prêcher)), en distin­
par les cloîtres, gratter toutes les règles avec son couteau «h Les réforma­ guant explicitement la prédication doctrinale [articuli fidei et sacramenta,
teurs grégoriens n’avaient pas imaginé pareille rupture dans l’organisme selon la formule du temps) réservée, et l’expression du témoignage de
obligatoire de la loi, comme ils n’avaient pas suscité l’allégresse évangé­ foi et mœurs (verbum exhortationis) L Fn 1207, des Vaudois, sous la conduite
lique de l’obéissance des nouveaux Frères. Lorsque saint Bernard avait de Durand de Huesca, convaincus par Dominique qu’ils pourraient pour­
été interrogé par les Chartreux de Saint-Pierre (1140) sur la question de suivre à l’intérieur de l’Église leur ancienne manière de vivre, puis, en
savoir si toutes les règles du monastère obligent en conscience, il leur 1210, un autre groupe de clercs et de laïcs, avec Bernard Prim, réconciliés
avait répondu que les unes obligent gravement, les autres légèrement, à leur tour, bénéficient d’un régime analogue, licentia exhortandi2 ; de fait
mais n’avait point émis l’idée qu’il en soit dont la violation serait exemple ils exercent chaque dimanche ce verbum exhortationis3. La même année,
de toute faute123. les compagnons de saint François jouissent du même droit, subordonné
à la seule autorisation de François lui-même, sans recours à l’évêque :
Ce n’est pas par conjoncture purement empirique que les mouvements « Dedit eidem licentiam praedicandi ubique paenitentiam ac fratribus
apostoliques, à la grande différence des réformistes grégoriens et des suis, ita tamen quod, qui praedicaturi erant, licentiam a beato Francisco
chanoines réguliers, saissisent autant, sinon plus, les fidèles laïcs que les obtinerent... Quicumque ex ipsis spiritum Dei habebat, sive clericus, sive
clercs : le choc évangélique en effet, de soi, toucha la totalité du corps laicus, dabat ei licentiam praedicandi »4. Sous des formules diverses, c’est
ecclésial, à tous les points de son insertion dans le monde, plus encore la même directive, qui n’est pas seulement une solution casuistique, mais
aux points où le laïc porte témoignage dans le monde profane. Pierre Valdo un discernement substantiel, dans les lois et les titulaires de la transmission
et François d’Assise sont des laïcs ; les Humiliâtes forment des commu­ apostolique de la foi à l’intérieur du magistère institutionnel.
nautés mixtes de prêtres et de laïcs ; les Pauvres Catholiques établissent Au-delà de ces formations laïques intérieures au mouvement aposto-
(1212) des maisons religieuses où il y aura des clercs, des hommes et des
femmes. La cléricalisation des fraternités franciscaines qui incorpore leurs
membres à la hiérarchie ecclésiastique (1210) ne se fait pas sans résistance,
ni sans scrupule pour frère François. Les Ordines de paenilenlia se répan­ 1. «... Singulis diebus dominicis ad audiendum Dei verbum in loco idoneo conve­
nire, ubi aliquis vel aliqui fratrum probatae fidei et expertae religionis, qui potentes
dent, dans leur évolution sporadique, en « troisième ordre » dans le siècle. sint in opere ac sermone, licentia diocesani episcopi verbum exhortationis proponent
Du choc apostolique en effet, le principe et les lois se situent au-delà iis qui convenerint ad audiendum verbum Dei, monentes et inducentes eos ad mores
de la distinction clercs-laïcs, et les Pontifes légifèrent expressément pour honestos et opera pietatis, ita quod de articulis fidei et sacramentis Ecclesiae non
la construction d’une Église où les dispositifs apostoliques ne sont pas loquantur. Prohibemus autem ne quis episcopus contra praescriptam formam impe­
limités à l’appareil sacramentel et clérical, dans lequel par ailleurs ils diat hujusmodi fratres verbum exhortationis proponere, cum secundum Apostolum,
non sit Spiritus extinguendus ». T irab osc iii , Vetera Humiliatorum Monumenta, Milan,
trouvent leur statut orthodoxe. Ce fut là, on le sait, le long travail de 1766, II, p. 133-134.
2. I n n o c e n t III (juin 1210), Episl. 94, P. L., 216, 293.
3. « Singulis diebus dominicis exhortationis verbum convenient audituri ». Cf.
1. Constitutiones Ord. Praed., prol. H u mb er t d e R omans (op. infra cil.) fait H . G r u n d m a n n , Religiose Bewegungeri ini Millelaller, Berlin, 1935, p. 112.
remonter cette disposition à saint Dominique lui-même, dès le chapitre de 1220. 4. Légende des Trois Compagnons, Acta Sanctorum, p. 737, 738.
2. H u m b e r t d e R o m a n s , Opera de vita regulari, éd. Rerthier, Rome, 1S88, I I, p. 46. Cf. H . F e l d e r , Geschichte der wissenschaftlichcn Studien im Franziskanerorden
3. S. B e r n a r d , De praecepto et dispensatione, P. L., 182, en part. col. 861. bis um Mille des 13. Jahrhunderts, Freiburg-i-Br., 1904, p. 33-57.
268 R É V E IL ÉV A N G ÉLIQ U E ET SC IE N C E T H É O L O G IQ l'E L E R É V E I L ÉVANGÉLIQUE 269
lique et à son témoignage autorisé1, les confréries et fraternités sont le français, avec le consentement de Louis IX (1246), exprimera la même
lieu d’expression religieuse et sociale de cette nouvelle Chrétienté. Institu­ prétention.
tions anciennes, elles sont alors engagées dans l’évolution générale de A travers ces polémiques, qui alimentent confusément d’idéologie par­
l’économie temporelle et spirituelle, qui trouvent en elles un terrain privi­ tisane et de foi sincère les querelles diplomatiques et les entreprises
légié : toujours elles s’étaient établies sur la double pente du sacré au guerrières, se redistribuent, non parfois sans détriment pour 1orthodoxie,
profane et du profane au sacré ; maintenant, la corporation de métier les frontières du sacré et du profane. L’évolution des conjonctures poli­
puise dans le réveil de la fraternité évangélique une inspiration religieuse tiques (les nouvelles nations face au Saint Empire, par exemple) et une
homogène à ses solidarités temporelles et à ses plus profanes préoccupa­ philosophie naturaliste de l’homme (y compris de 1 homme-en-société) se
tions. L’Église rencontre là, hors d’un droit canon peu adapté, les soutiennent ainsi, plus ou moins consciemment, l’une l’autre : même
conditions concrètes et la satisfaction d’une communion appelée par le autonomie des causes secondes dans l’économie temporelle du Royaume
métier, dans l’entraide et jusque dans les délassements collectifs. Confré­ de Dieu. On n’en fait certes pas encore un principe exprès, soit en philoso­
ries, gildes, charités, frairies, organisent dans leur règlement corporatif, phie de la Cité, soit en théologie de l’Église ; il est notable cependant
des réunions autonomes « qui dérangent l’ordre ordinaire des églises » qu’une analvse serrée des documents officiels d’Alexandre III (llo9-
et élèvent « dans chaque église autel contre autel i> (concile de Rouen 1181) et d’innocent III (1198-1216), au milieu même de leur lutte contre
1189)12. les princes, aboutisse à un discernement, délicat et décisif, des éléments
qui, dans l’Église, relèvent d’une Chrétienté : Chrislianitas, le mot est
C’est dans ce contexte qu’il faut donner leur consistance collective désormais chargé d’un sens concret, avec ses éléments cosmique, ethnique,
aux formes, ci-dessus signalées3, dans lesquelles s’expriment désormais la culturel, politique1.
prière, la pénitence, la charité fraternelle, la morale, du peuple chrétien, Les fraternités évangéliques sont sensibles, jusqu’à la susceptibilité,
tant celui qui s’organise activement dans les groupements confessionnels à ces temporalités. D’instinct d’ailleurs, et par le jeu même de leur insertion
de sa profession, que les petites gens chantés par Chrétien de Troyes spirituelle, le Pontife romain, en leur adressant ses directives, se trouve ne
dans la complainte des tisserands. C’est dans ce contexte surtout, plus plus employer le vocabulaire de la «Chrétienté», puisque cette Chrétienté
que dans quelques pointes de scepticisme doctrinal, qu’il faut observer, n’est pas leur lieu apostolique2. Nouvelles frontières du profane : les fra­
assez violentes parfois, et s’affirmant au x m e siècle, les poussées d’un ternités disqualifient de quelque manière l’antique répartition plus ou moins
anticléricalisme tantôt réformiste (utilisé parfois publiquement par sacrale des corps de la Cité, en clercs, chevaliers, paysans3, où d’ailleurs
l’Église), tantôt antiecclésiastique dans sa critique des appesantissements elles ne trouvaient point, pour leurs clients, d’assiette, sociologique ou
sociologiques de l’Église. Le grand thème du retour à la Communauté religieuse (les mercatores, les artisans urbains). Elles ne répugnent pas à une
primitive, à sa pauvreté et à son humilité, n’alimentait pas seulement certaine désacralisation de l’autorité, si divine soit-elle dans son principe
la réforme canoniale et les créations des mouvements apostoliques ; il transcendant ; dans leur régime électoral, il n’est nulle question de consa­
était aussi, dans son ambiguïté, utilisé par Arnauld de Brescia, par les crer leur «prieur», comme jadis on consacrait l’«abbé» du monastère. A
Patarins ; Frédéric II (empereur 1212) déclarera un jour, dans sa lutte l’autre horizon, et comme en réplique, si le sacre des rois garde certes, avec
avec le pape, son propos de ramener les clercs de tous ordres, et surtout son prestige polit ique, son profond sens religieux, la papauté s’efforce de le
les plus grands, à ce qu’ils étaient dans l’Église primitive, et le baronnage désacramentaliser : Innocent III, au terme d’une évolution à laquelle
contribuèrent canonistes et symbolistes (liturges ou théologiens), malgré les

1. Seraient à considérer aussi les œuvres composées par des laïcs pour la défense
de la foi, au milieu même des équivoques du mouvement apostolique, telles la D i s p u ­ 1. Cf. J. R u p p , L 'id ée de C h rétien té dans la pensée pon tificale , des orig in es à
t a t i o i n t e r c a t h o l i c u m e t p a l e r i n u m de Georges, le L i b e r s u p r a s t e l l a de Salvo Burci, etc.
Innocent III. [Thèse présentée à l’Université grégorienne de Rome]. Paris, 1939 ;
2. Cf. G. L e B r a s , Les confréries chrétiennes. Problèmes et propositions, dans Rev. G. B. L a d n e r , T h e c o n c e p t s o f Ecclesia a n d Christianitas, a n d l h e i r r e l a t i o n lo l h e i d e a
hisl. du droit français et étranger (1940-41), p. 310-363, en part. p. 324, 331 : «La o f p a p a l plenitudo potestatis, f r o m G r e g o r g V I I to B o n i f a c e V I I I , dans M i s c e l l a n e a
confrérie remplit dans l’Église une fonction supplétoire, et, l’on peut dire, dans la H i s t o r i a e p o n t i f i c i a e , XVIII, Rome, Univ. Gregoriana, 1954, p. 49-77.
mesure où elle répond avec déférence aux conseils évangéliques, une fonction auxiliaire ». 2. Faisant le relevé méthodique rie C h r i s t i a n i t a s et des vocables adjacents, J. R u p p
Repris dans le recueil Études de sociologie religieuse, t. II, Paris, 1956, p. 423-462. se trouve en effet n’avoir mentionné aucun des textes pontificaux adressés aux frater­
Pour cette période en particulier, genèses et formes analysées par E. C o o r n a e r t , nités et aux nouveaux ordres. Ni saint François ni saint Dominique ne figurent au
Les ghildes médiévales, V *-X IV e siècles, dans Rev. hisl. rel., 1948, p. 22-55, 208-243. dossier de la « Chrétienté »
3. Cf. chap. X, p. 243.
3. Selon la description reçue d’Adalbéron de Laon.
270 R ÉV EIL EV A N G ELIQ U E ET SC IE N CE T H É O LO G IQ U E LE R É V E I L ÉVANGÉL IQUE 271

croyances populaires1 et malgré la pression des textes de l’Ancien Testa­ puissance impliquent la définition d’un Empire qui soit désafTecté de
ment, donnera officiellement un sens discriminatoire à la différence des sa « sainteté » fonctionnelle et politique, tandis que les juristes impériaux
onctions, royale sur le bras avec l’huile des catéchumènes (poteslas prin­ revendiquent un rôle sacré pour leur Souverain. Le jeu des textes, au cours
cipis), épiscopale sur la tète avec le saint chrême (auclorilas pontificis)-. des polémiques les plus compliquées, est extrêmement significatif : l’auto­
L’adoubement du chevalier, « sacrement » de la société féodale, tourne nomie du temporel est, en sous-œuvre, le commun dénominateur de la
au formalisme de la pompe liturgique, dans la mesure où la fonction désacralisation de l’Empire et de la dépolitisation du Pontificat1. L’abso­
sociale du chevalier a cédé la place au privilège : rite d’accès à une caste lutisme évangélique des Mendiants réalise, avant même qu’elle soit définie,
(« O Dieu qui a constitué dans la nature entière trois degrés parmi les cette relation d’un nouveau type, où les principes grégoriens trouvent
hommes... », Pontifical de Besançon, xie siècle), et non plus sacralisation leur assiette sociologique en même temps que leur théologie.
d’une valeur sociale. Cette prise en relai par le sacré du privilège périmé Les conséquences vont jouer. N’en évoquons qu’une seule ici, au plan
est le péché de la Chrétienté, dont le rite, vidé de valeur religieuse, survit politique, mais religieuse au fond : les monarchies naissantes s’émancipent
au symbole, vidé de contenu humain. Pendant ce temps, les mercatores, non seulement des prétentions impériales, mais du mythe pseudo-religieux
méprisés, suspects à la sociologie morale et religieuse, demeurent profanes d’une unité politique du monde, qu’imposerait l’unité catholique des
selon leur naissance, dans la société nouvelle. Chrétiens. Le Ludus de Antichristo, où le roi de France se soumet enfin
Le serment de vasselage ( = sacramentum), pivot institutionnel de à l’Empereur dans l’Église triomphante, pouvait se jouer autour de 11G0 ;
la société féodale, de la moralité sociale {fuies, la vertu de fidélité) et d’une mais lorsque Frédéric II voudra en revigorer le thème, la prétention
société sacrale, se trouve peu à peu désaffecté de son triple contenu ; sa mystique des Staufen sera anachronique dans une Église désormais animée
mise en échec touche ici au scandale, pour les théologiens traditionalistes, par les Mendiants et non plus par le féodalisme monastique. L’universa­
et parce que l’émancipation se fait par une infidélité au serment, et parce lisme de l’Église est libéré du conditionnement politique, un moment
que la société se tisse maintenant par des engagements non sacralisés. opportun, dans lequel on avait prétendu le réaliser, par un Empire conçu
Les nouvelles formations — corporations, communes, fraternité -— substi­ comme la Respublica Christianitatis. Les relations d’innocent III avec
tuent à la fidélité verticale et paternaliste un engagement horizontal et les monarchies émancipées peuvent relever des conjonctures du moment
fraternel, pris non dans un rite religieux, mais dans une solidarité des ou d’options politiques personnelles ; elles s’expriment bientôt en vérité
« frères » et une délibération démocratique. Les évangéliques témoignent dans des énoncés théologiques, au bénéfice de la liberté du Royaume de
avec éclat, à la stupeur des féodaux ecclésiastiques, que le nouveau régime Dieu. Les séquelles du Saint Empire traîneront longtemps encore chez
n’est pas moins propre à la foi, à la Bonne Nouvelle, à l’amour de charité. les juristes, voire chez les poètes, sans parler des partisans ; les théologiens
C’est à l’ordre politique lui-même que s’étend cette désacralisation. n’en conserveront, ici et là, que des traces verbales et archéologiques.
La réduction de Ponction impériale est l’indice liturgique d’une réduction Des nombreux indices de ce déplacement des frontières, à l’avantage
de l’idée même de Sacrum Imperium. Au moment où le Pontife atteint de la foi apostolique, le moins significatif n’est pas la mise en échec du
avec Innocent III au sommet de sa puissance, réalisant en quelque manière mythe de Constantin, relayé, en Allemagne surtout, par le mythe de
le programme de Grégoire VII, au moment, où dans ses comportements Charlemagne, avoué de l’Église, protecteur du Christianisme selon l’idéal
il fait jouer en faveur de son autorité, vis-à-vis des princes, les structures du chevalier. Papauté héritière de l’Empire romain, Empire mandaté et
d’un régime féodal, au moment donc où il semble prêter à un blocage consacré par sa mission religieuse ; de l’imbrication idéologique, mystique,
théocratique du profane et du sacré, les plus solides expressions de sa politique, de ces deux données, Constantin était le symbole, après en
avoir été l’auteur ; ce symbole, la liturgie l’enregistrait — le pape recevait
le jour de son élection, en signe d’investiture, la chlamyde de pourpre
1. Cf. M. B i .o c h , L e s r o i s l h a u m a l u r g e s , Paris, 1921. Les Grégoriens avaient échoué offerte par Constantin à Sylvestre —, et la théologie officielle de l’Empire
dans leurs attaques contre la croyance populaire au pouvoir surnaturel de la royauté. l’élaborait jusqu’à l’allégorie12. Tous les réformateurs, saint Bernard
O t h o n d e F r e i s i n g parle encore, à l’occasion du sacre de Frédéric I«r (1152)
du s a c r a m e n t u m u n c t i o n i s et de l’empereur « Christ du Seigneur ». G e s t a F r i d e r i c i
II, 3, éd. Simson, p. 103-104
2. I n n o c e n t II I, bulle D e s a c r a u n c t i o n e , P . L . , 215, 284; insérée aux Décrétales, 1. Pour faire bref, renvoyons à l’histoire de L ' i d é e d ' I ^ m p i r e e n O c c i d e n t d u F e a u
1, 1, 13. Même si on maintient la synonyme entre p o t e s l a s et a u c t o r i t a s , que la formula­ X I V e sièc le, de IL F o l z , Paris, 1953. Cf. aussi entre tant d’autres, A. D f.m p f , S a c r u m
tion du texte semblerait écarter. C’est le vocabulaire reçu depuis Gélase : « Duo quippe I m p e r i u m , Munich, 1929 ; P. E. S c h r a m m , S a c e r d o t i u m u n d R e g n u m i m A u s l a u s c h

sunt, imperator auguste, quibus principaliter hic mundus regitur, auctoritas sacrata i h r e r V o r r e c h l e , dans S l u d i G r e g o r i a n i , II, Rome. 1947

pontificum et regalis potestas » (E p i s l . 12, à l’empereur Anastase, P. L . , 50, 42). 2. Cf. par exemple, H o n o r é d ’A u t u n , G e m m a a n i m a e , IV, 58, 60, P . L . , 172,
272 RÉVEIL EV A N G ELIQ U E ET SC IE N CE TllÉ O L O G IQ l E L E R É V E I L ÉV ANGÉL IQUE 273

compris (« In his succedisti non Petro, sed Constantino », reproche-t-il à la venue de l’Ksprit. Dans les déclarations et les programmes, dans les
Eugène III)1, dénonceront cette équivoque ; ies apostoliques la traiteront approbations pontificales, dans les sermons, dans les polémiques, dans les
avec mépris, et Joachim de Flore tournera en prophétie s<m anathème chroniques, ces thèmes scripturaires de l’ère messianique sont utilisés
contre le premier corrupteur de l’Église spirituelle. Ainsi le mouvement pour traduire chaleureusement une espérance en cours de réalisation.
apostolique vient mêler ses instincts évangéliques à la controverse des L’allégorisation de l’histoire, pour coutumière qu’elle soit, n’est pas une
deux glaives2. amplification littéraire; c’est nous l’avons vu1, un moyen d’exprimer le
temps du Royaume de Dieu en marche, avec ses ét apes et son accomplis­
Dernier trait de cette théologie, disons de cette politique rie la grâce sement. La voie peut être ouverte aux interprétations d’un messianisme
et de la nature : le réveil évangélique comporte enfin une sensibilité plus délirant2; du moins est-ce une toute autre eschatologie, qui commande un
vive aux perspectives eschatologiques du Royaume de Dieu. Réaction retour sur le déroulement de l’histoire, et qui procure intelligence et ani­
normale : la réussite de la Chrétienté monastique induisait les esprits à mation du présent par le futur3.
une subtile tentation, se livrer dans la paix, et comme en avant-goût de Comme saint Pierre à la Communauté de Jérusalem (AcL, 2, 14-21),
la gloire, à la contemplation céleste : l’Église a réussi à sacraliser le monde. les chefs des mouvements apostoliques reprennent le texte de Joël sur
« Quid jam superest, nisi ut dum ei (Ecclesiae) pacis tranquillitas induit a le jour du Seigneur : «Je répandrai mon Esprit sur toute chair. Et vos fils
est, a nomine quod est Jacob, in quo laboriosa ejus expressa est lucta, et vos filles prophétiseront. Vos vieillards auront des songes, et vos jeunes
ad nomen illius pacis insigne prae se ferens conscendat, quod est Jérusa­ gens des visions... ». Cette qualité de prophètes, classique d’ailleurs dans
lem » : ainsi Adam Scot, dans une élévation sur les trois états de l’Église la tradition, et ferme dans la liturgie de l’onction, prend pour ces généra­
dans l’histoire3. Une ère de paix sacrée, princes temporels compris, a été tions une particulière vigueur ; c’est, que l’enseignement, ministère de
inaugurée avec Constantin (Othon de Freising, Historia de duabus civi- la Parole, sous mandat de l’Église, s’exprime chez elles en forme d’un
latibus, VII, prol.) ; elle s’accomplit maintenant, dans l’Église rayonnante. témoignage, qui lui donne un accent prophétique. Ce n’est pas verbalisme
Dans une admirable illusion, en devenant terrestre, cet idéal eschato- pieux si Honorius III appelle les Prêcheurs «prophètes». Il ne s’agit pas
logique se détend, inattentif au drame du monde, à l’appel d’une Église de prédictions de l’avenir, même si, dans les chroniques franciscaines et
en péril et en expansion. Le mouvement apostolique, lui, renouvelle l’espé­ dominicaines, le goût du merveilleux en tourne ainsi la formule ; mais
rance messianique, cherchant à déceler les signes avant-coureurs de la d’une perception de foi qui donne à l’enseignant l’aptitude à présenter
consommation des temps, du moins de l’urgence que dès maintenant elle dans son urgence l’exécution en cours du plan de Dieu, surtout lorsqu’on
impose. Ferment trouble, une fois de plus, où le pire se mélange au plus l’éprouve dans l’attente du retour du Seigneur. L’interprétation des évé­
pur, dans la critique d’institutions apparemment trop bien établies. Pere­ nements, dans une telle perspective, prête alors, comme toujours, à des
grinamur a Domino. Voici venir les ouvriers de la onzième heure, qui vont fantaisies, scabreuses ou infantiles ; elle demeure, sous ces broussailles,
relayer les premières équipes défaillantes. Voici le vrai peuple d’Israël, la manifestation d’un charisme, intérieur, chez un François ou un Domi­
décidément libéré des servitudes terrestres. Voici la Jérusalem nouvelle, nique, au magistère commun de l’Église. Ce sont toutes les chroniques
triomphant des antéchrists annoncés par les apocalypses. Voici proche et légendes qu’il faudrait analyser ici : elles sont à leur manière, contenu
et genre littéraire, de bons témoins théologiques et apostoliques, au milieu
710-711, où est présenté dans le plus fantaisiste symbolisme, au fil des textes du des appesantissements sociologiques contemporains.
septième dimanche après la Pentecôte, le parallélisme Salomon-Constantin. Ainsi peut se définir ce réveil évangélique, par une présence de l’Évan­
Adam lf. P rémontrC, De tripartito tabernaculo II, 13, P. L., 198, 713, exaltation gile, non seulement du fait qu’on en reprend le texte dans sa lecture directe
de la conversion de Constantin et de son extraordinaire efficacité. et sa densité littérale, mais aussi et solidairement parce que la Parole
1. S. B e r n a r d , De consideratione, IV, 3, 6, P. L., 182, 776, à Eugène lit, en train de Dieu est annoncée comme actuelle, par l’action de l’Esprit, dans une
de louvoyer entre le Sénat et l’Empereur. L’algarade était d’ailleurs, chez l’abbé
de Cîteaux, plus morale qu’institutionnelle. Eglise maîtresse, et dans une théologie renouvelée.
2. Sur les contextes de cette évolution — économiques, sociaux, politiques d’une
part, doctrinaux d’autre part —, cf. G. d e L a g a r d k , reprenant l'expression quelque
1. Cf. chap. III, p. 82.
peu anachronique d’il. P i r e n n e (Les villes au moyen âge, 1927, p. 201-202), La nais­ 2. Quelques exemples dans P. A l p h a n d é r v , Notes sur le messianisme médiéval
sance de l'esprit laïque au déclin du moyen âge. Vol. I : Bilan du X I I I e siècle. 2° édit., latin ( X I e-X I I e siècles), dans le rapport de l’École pratique des Hautes-Études de
Paris, 1956.
1912, Paris, p. 1-29.
3. A dam S cot , Sermo 8 in adventu Domini, de triplici Ecclesiae statu, P. L., 198, 3. Le De triumphis Ecclesiae de Jean de Garlande (première moitié du xm 6 s.)
144. Cf. ci-dessus, chap. III, p. 77.
n’a évidemment pas cet accent eschatologique des Mendiants.
18
l ’en trée de la th é o l o g ie grecque
275

religieuse. S’il y eut, de 1150 â 1250, une crue de l’aristotélisme, on peut


dire qu’il y eut aussi, à la faveur des mêmes curiosités en éveil par la décou­
verte et la traduction des textes anciens, une crue de la théologie grecque,
qui provoqua, à sa manière, et, il est vrai, sans le même succès, un ensemble
de réactions vives dans le développement des doctrines religieuses.
X II
Nous n’avons pas ici à dresser la carte de cette occupation spirituelle
de l’Occident par l’Orient. Elle serait d’ailleurs, croyons-nous, beaucoup
L’ENTRÉE DE LA THÉOLOGIE GRECQUE moins définissable que celle de l’occupation aristotélicienne, laquelle nous
apparaît elle-même, avec les travaux de 1’Aristoteles latinus, de plus en
plus complexe, et comme broussailleuse, dans une diffusion extrêmement
variable, jusque chez les mêmes écrivains. Ainsi, et plus encore, en va-t-il
Les historiens du moyen âge s’accordent pour reconnaître comme un pour la diffusion des écrits et la pénétration des théologies des Docteurs
événement majeur, dans l’évolution des doctrines philosophiques, la grecs. Du moins pouvons-nous fixer quelques points de repère, dans cette
pénétration soudainement accélérée des œuvres d’Aristote, au cours du occupation et dans les résistances qu’elle suscita en une terre couverte en
x m e siècle. Cette « crue de l'aristotélisme », par la diffusion des traductions entier par les floraisons et par le prestige incontesté de saint Augustin1.
et l'effort des curiosités, a recouvert successivement, avec les réactions Ce n’est pas qu’il s’agisse d’une soudaine révélation, pas plus que pour
que l’on sait, le domaine de la logique (logica nova : Analytiques et Topi­ Aristote. Tout un capital antérieur était acquis, et notoirement intégré
ques, autour de 1160), puis celui de la physique et de la métaphysique à la théologie occidentale. Pour nous en tenir au x n e siècle, les grandes
dès les années 1200, de l’anthropologie, enfin, à partir de 1250, de la morale œuvres des premières décades, celles d’Abélard, d’Hugues de Saint-Victor,
et de la politique. Ce fut là non seulement l’apport sensationnel d’un capi­ de Pierre Lombard, manifestent quel bon profit en fut tiré; l’analyse des
tal antique jusqu’alors inconnu, ou connu seulement par d ’insuffisants divers florilèges confirme cette influence. La tradition Denys-Érigène
intermédiaires, mais, dans l’évolution générale des mentalités, une ligne joue dès lors assez activement, comme en témoignent l’évolution doctrinale
de partage, de chaque côlé de laquelle, pendant des siècles, se polarisent d’un Honorius d’Autun ou le commentaire de la Hiérarchie céleste
les tendances, les problèmes, les solutions. d’Hugues de Saint-Victor. Autour de ce cas majeur, et à lui seul suffisant,
Les historiens de la théologie ont donné grande attention à ce phé­ des influences mineures s’exercent : lecture d’extraits d’Origène, textes de
nomène philosophique, qui évidemment exerça de profondes répercus­ Grégoire de Nazianze, copies ici et là d’œuvres entières, sans parler de la
sions dans le domaine des connaissances religieuses, non seulement au circulation des traductions de Rufin qui rendaient accessibles dès long­
titre pédagogique d ’instruments dialectiques, comme il en était jusqu’au temps, avec les homélies d’Origène et les discours des Cappadociens, les
xiie siècle, mais encore dans la construction intérieure de la théologie Sentences d’Évagre, la Regula de saint Basile, ïllistoire des moines, etc.
s’organisant en une science. Ainsi a-t-on, non sans grand excès, divisé en Un saint Ambroise, par ailleurs, véhiculait pour son compte bien des res­
deux âges le millénaire médiéval, le premier où en continuité avec les sources exégétiques et spirituelles d’Origène. Cîteaux, à lui seul, révélerait
Pères, sous des formes variées, régnait Platon, le second, à partir du la densité de ses influences ; le traditionnel Lombard lira des premiers la
x m e siècle, et plus intégralement « scolastique », où dominait Aristote, traduction récente de Jean de Damas, et Gratien lui-même laisse passer
malgré de notoires pressions platoniciennes.
L'influence de cette crue ne doit certes pas être réduite ; mais peut- 1. Pour le détail, se reporter aux monographies existantes, qui seraient à poursuivre
être a-t-elle monopolisé, en histoire de la théologie, une attention qui aurait à divers niveaux : multiplication, diffusion, itinéraire des ms. ; catalogue des biblio­
dù la situer à l’intérieur des phénomènes religieux proprement dits, ce thèques ; pénétration dans les florilèges et recueils de sentences ; exégèse de l’Écriture ;
qui en modifie les comportements et l’équilibre — saint Thomas ne sera après quoi seulement imprégnations doctrinales. Cf. comme cadre général, J. de
G h el li x t . k , L e m o u v e m e n t I h é o l o g i q u e a u X I I e s i è c l e , 2e édition, Bruxelles-Paris, 1948,
pas un simple Aristote « baptisé » —, une attention aussi qui aurait dù qui traite spécialement de l’entrée de Jean de Damas. Pour les milieux et entreprises
se porter de plus près sur un phénomène analogue, non point toujours de traduction, Ch. H . H a s k i n s , S t u d i e s i n t h e h i s t o r y o f m e d i a e v a l s c i e n c e , Cambridge
parallèle, ni en chronologie ni surtout en doctrine, ni sans doute en (Mass.), 1924, e s t d é j à ancien, mais reste valable. A. S i e g m c n d , D i e U e b e r U e f e r u n g
extension, mais plus directement intéressé «à l’évolution de la théologie, d e r g riec h isc h e n ch risltich en L itera lu r in d e r la lein isch en K irch e b is z u m XII. Ja h rh .,
Munich, 1949, s’arrête malheureusement à l’entrée du x i i * siècle. J. T. M uckle,
s’il est vrai que le savoir théologique, même constitué en système scienti­ G r e e k w o r k s i r a n s l a l e d d i r e c t l y i n l o L a t i n b e f o r e 1 3 5 0 , dans M e d . S t u d i e s , 4 (J942),
fique, trouve son inspiration et sa règle dans une tradition proprement p. 39-42, 5 (1943), p. 102-114
276 RÉV EIL ÉV A N G ÉLIQ U E ET SC IE N C E TIIÉO U O G IQ V E l'entrée UE LA T H É O L O G I E G K EC Q CE 277

quelques textes cueillis dans les florilèges en circulation. La fréquence l’indice des deux faits importants. D’abord Scot Érigène, 1'interpres, reste
des termes grecs, tant chez un Rupert de Deutz que chez l’historien lié au crédit de Denys jusqu’à la crise de 1210-1225 ; ici et là se sont bien
Orderic Vital (f v. 1143) ou le poète-théologien Alain de Lille, suffirait exprimées contre lui de fortes suspicions', mais les admirateurs du De divi­
à manifester un goût qui ira bientôt jusqu’au caprice de la mode, par sione naturae ne furent pas bloqués pour cela, ni écarté le secours de son
exemple dans les titres d’ouvrages, Didasealicon d’Hugues de Saint-Victor, interprétation textuelle. On amollira telle formule moniste, on blâmera
Dragmalicon de Guillaume de Conches, Melnlogicon de Jean de Salisbury, telle opinion risquée, comme celle qui présente la distinction des sexes
et déjà Liber pancrisis en tête du recueil de sentences anciennes et mo­ comme une suite du péché ; mais on ne tentera pas l’impossible entreprise
dernes (école de Laon). Enfin et surtout, Gilbert de la Porrée (t 1148) de dissocier les thèmes érigéniens de leur base dionysienne.
se complaisait dans l’intelligence des Grecs, et le trait décisif de son école Deuxièmement, Scot fournit à l’interprétation de Denys, qui va y
sera une attention, inexperte souvent mais presque jalouse, aux textes trouver une assiette opportune, entre une latinisation nécessaire et une
des Grecs. authenticité abrupte, un riche contexte littéraire et doctrinal. D’une part
Ce trait, précisément, fortement marqué, nous amène à percevoir, en effet, il procure aux lecteurs dionysiens un commentaire de la Hiérar­
dans la seconde moitié du siècle, une croissance notable de la crue ; les chie céleste, et surtout une construction personnelle du système dans son
divers afflux antérieurs s’élargissent, pour atteindre des rivages de plus en De divisione naturae, dont les éléments vont imprégner l’exégèse de Denys,
plus étendus, au moment où l’expansion des écoles multiplie les moyens et même pénétrer par fragments dans les gloses courantes de certains
d’investigation et dilate la surface des domaines de la haute culture. corpus ; c'est d’ailleurs le temps d’une multiplication des manuscrits de
Hugues de Saint-Victor commentait la Hiérarchie, mais ni Abélard, ni l’œuvre elle-même, alors que Hugues de Saint-Victor n’en connaissait que
saint Bernard, ni le Lombard ne citaient utilement Denys ; et l’anthropo­ les premiers paragraphes, en circulation sous le titre De decem categoriis
logie cappadocienne n’émergeait pas sous les lieux communs augusti- in Deum2. C’est dire le rôle d’Érigène, s’il est vrai qu’il « n’est pas un com­
niens. Nous voici au point où, vers 1160, l’accroissement quantitatif de mentateur docile, mais un penseur de première grandeur, égal à Denys »3,
la connaissance des textes, détermine en qualité mentale la conscience D’autre part, sa version véhicule souvent avec elle, depuis le IXe siècle,
d’une originalité doctrinale des Grecs. Orientale lumen. le précieux capital dont l’avait entouré, dès 875, Anastase le Bibliothé­
caire, par sa traduction des scolies de Maxime (en réalité de Jean de
On pourrait prendre pour témoin, une fois de plus, Jean de Salisbury, Scythopolis et de Maxime) et par des gloses personnelles. Bon nombre de
dont la correspondance avec Jean Sarrazin (avant 1166) nous informe à mss de la version érigénienne, au x n e siècle, dérivent de ce travail
point sur un épisode important de cette révélation grecque : la lecture d’Anastase et en diffusent les profits4. Se constitue ainsi, comme il arrive
renouvelée et intensive de Denys . La traduction de Scot Érigène était, dans la transmission des œuvres maîtresses de l’Antiquité, un corpus,
il est vrai, en circulation et Jean Sarrazin lui-même, comme Hugues de
Saint-Victor et avant lui (sans doute vers 1140), avait entrepris déjà un 1. H o n o r i u s d ’A u t u n , en tète de su Clavis physicae, note : «In quo opere quaedam
commentaire de la Hiérarchie céleste. Mais cette entreprise lui avait fait minus ratione exercitatis videbuntur absona ». H u g u e s d e S a i n t - V ic t o r réagit vive­
éprouver l’obscurité du mot à mot de Scot, et son zèle s’était attaché — ment («Tollant ergo phantasias suas», P. /.., 175, 955) contre l'interprétation des
comme jadis Boèce, après la même expérrience sur la logique d’Aristote — théophanies dionysiennes. J ean S a r ra z in dit quelles précautions il va prendre dans
à la besogne modeste de constituer en vocabulaire latin les concepts décon­ sa traduction, vis-à-vis de son prédécesseur. L’expression la plus significative est celle
de Guillaume de Malmesbury ( f v. 1142', défendant Scot contre les « rumeurs sinistres »
certants de Denys, « ut Francis suis beatus Dionysius plenius innotescat »'. qui circulent à son sujet : « Composuit etiam librum... propter perplexitatem quarun-
Si, de fait, la version nouvelle ne supplanta pas celle d’Érigène, et n’exerça dam quaestionum solvendam bene utilem, si tamen ignoscatur ei in quibusdam, quibus
son efficacité singulière que vers le milieu du siècle suivant, elle demeure a Latinorum tramite deviavit, dum in Graecos acriter oculos intendit ; quare et here-
significative des curiosités ouvertes et des besoins ressentis, que révèlent ticus putatus est ». De geslis pontificum anglurum, 5, 240, P. L., 179, 1652).
2. H u g u e s d e S a i n t - V i c t o r , Didascution, IU, 2 : «Theologus... nostri temporis
par ailleurs à ce moment la multiplication et la circulation intensifiées de Joannes Scotus de decem categoriis in Deum ». Sur la multiplication des mss au
la version érigénienne. x n e siècle, cf. M. C a p p u y n s , Jeun Seal Êrigéne, Louvain-Paris, 1935, et les travaux
Ce relatif échec est du reste, dans ce premier secteur gréco-latin,1 du P. Théry sur la transmission de Denys au moyen âge.
Ajouter la diffusion très notable de l’homélie sur le prologue «le S. Jean, cf. C a p ­
p u y n s , i b i d ., p. 231-232.
1. C’était le vœu de J ean d f . S a l i s b u r y , P. L., 199, 162. Cf. G. T h é r y , Documents 3. H. D osD A iyE, ouvr. cité in/ra.
concernant Jean Sarrazin réviseur de la traduction érigénienne du corpus dionysiacum, 4. Sur les neuf mss dérivant en droite ligne «le ce travail, six datent du xn* siècle.
dans Arch. hisl. docl. tilt. M. A., XVIII (1950), p. 45-87 Cf. H. D o n d a i n e , i n f r a c i t ., p. 35.
278 UK Y C IL l ' \ A N G » i u y i i ; ET SC IE N CE TH É O L O G IQ l E l ’ e N TK É E UE LA T H É O L O G I E C K E C ^ U E 279

dont l’importance ne saurait être ménagée, dès là qu’on veut observer, pologie, son analyse de l’action humaine en particulier, passèrent davan­
au niveau des textes, les évolutions doctrinales commandées de près par tage, mais à l’intérieur des textes et doctrines de Némésius, qu’il avait
un si riche appareil exégétique. De ce corpus dionysien, dans la seconde pris à son compte1.
moitié du siècle, toute la substance appartient à la pensée grecque, alors Si Maxime est accessible aux Latins, c’est dans l’ambiance de G r ég o i -
que, au x m e siècle, s’en constituera un nouveau, enregistrant les essais h e d e X a z i a n z e (qu’il avait commenté dans les Ambigua —, traduits

occidentaux pour latiniser Denys1. et révélés par Érigène, une fois de plus, mais peu répandus) : Denys,
On peut mesurer l’élargissement de l’influence dionvsio-érigénienne Grégoire « le théologien », Maxime, ce sont par excellence les « Grecs »,
en comparant les citations faites par les Sentenliae divinae paginae (école dont on commence à sentir, malgré l’effritement textuel des florilèges,
de Laon, vers 1120) à l’exploitation massive par le De fluxu enlis (fin du l’originalité. « Summis theologis Dionysio, et Gregorio atque Maximo
siècle), — en observant l’admirable élaboration du traité des «noms probantibus », dit. déjà Honorius d’Autun, dans sa Clavis physicae, farcie
divins », chez un Alain de Lille par exemple, — en passant des citations d’Érigène2. La trilogie est significative, et historiquement valable ; elle
décoratives et pieuses du cistercien Isaac de l’Étoile (f v. 1169)12 au trau­ joue très légitimement, tant en tonalité générale que dans les domaines
matisme doctrinal d’Amaury de Bène, le condamné de 1210. de la christologie et de la théologie trinitaire. La « réalisme » platonicien,
Cette condamnation de 1210-1225, provoquée autant par la résistance dans cette coulée (Maxime, Grégoire) est profondément modifié, détourné
des « latins » que par les risques graves de la pensée érigénienne, devait du primat de l’idée (forme) réalisant l’abstraction, vers le sens de l’indi­
peu à peu rendre Scot très suspect, sans qu’il cessât d’être séduisant ; vidu dans son unité concrète.
des blocs entiers continueront de passer sous le couvert du nom de Maxime3 Grégoire de Nazianze était certes depuis toujours connu et cité ; mais
Le crédit de Denys, disciple de saint Paul, demeurera inviolable, couvrant un Nazianzenus latinisé, dans l’excellente version de Rufin qui moulait
d’ailleurs des éléments valables de son interprète, décidément assimilés. la pensée du Grec dans les catégories latines, au point de la fondre parfois
Malgré la crue de l'aristotélisme, l’Aréopagite commande la théologie du avec celle de Grégoire le Grand. Quoiqu’elles soient les indices d’une
x m e siècle. curiosité renouvelée, la traduction demandée à l’évêque de Salerne,
Alfano, par Guillaume II de Sicile (f 1166), ou la mise en circulation du
Maxime pénétrait donc, par les scolies d’Anastase, dans le sillage de cinquième discours sur le Saint-Esprit (absent de Rufin), n’apportaient
Denys et d’Érigène : c’est là seulement que le x n e siècle le fréquente, pas un capital effectivement plus étendu. C'est plutôt sur place, à Constan­
dans les traités surtout où il se trouvait être le seul commentateur, les tinople même, et à la faveur des controverses sur le Filioque, que les
Noms divins entre tous, ce qui lui vaudra d’être appelé, jusqu’en plein théologiens latins en résidence et en activité auprès des Comnènes, tel
x m e siècle, le Commenlaior. C’était de quoi nourrir la théologie négative ; un Hugues Éthérien, éprouvèrent par leur lecture directe et captivante
c’était de quoi infléchir vers le créationisme les formules émanatistes l’originalité des docteurs cappadociens, Grégoire et Basile en particulier.
d’Krigène (mais Lrigène, traducteur et admirateur de Maxime, ne les Plus ou moins consciemment ils bénéficièrent du bel équilibre spirituel
iniléchissait-il pas lui-même?); ce n ’était pas de quoi rendre efficaces les et rationnel de leur théologie, ainsi que de leur équipement conceptuel ;
positions personnelles de Maxime, en particulier les éléments aristotéli­ et c’est là que, expressément ils trouvèrent aliment pour une « théorie »
ciens de sa vision du monde ou ses options christologiques, pas plus que (6cwpia, à la fois spéculative et contemplative) du mystère de Dieu et de la
la traduction du De caritate par Cerbanus4 ne pouvait sensibiliser le Trinité. A lire la correspondance de Hugues de Honau et de Pierre de
Lombard à l’origénismc (modéré) de notre théologien oriental. Son anthro­ Vienne avec Hugues Éthérien3, qui a abouti à la composition du Liber de
differentia naturae et personae (Éthérien) et du Liber de diversitate naturae
et personae (Honau), comme aussi à voir le ton si animé du Liber de vera
1. H. D o n d a i n e , L e Corpus d i o n y s i e n d e l ' U n i v e r s i t é d e P a r i s a u X I I I e s i è c l e , philosophia, on se rendra compte de l’intelligence lucide et passionnée
Home, 19;>3, a débrouillé les étapes et les éléments de cette suggestive évolution. avec laquelle ces Latins lisent les textes où s’exprime une conception
“2 . Cf. A. FnAciieLiouD, L e P s e u d o - D e n y s l ' A r é o p a g i l e p a r m i l e s s o u r c e s d u c i s t e r c i e n -
I s a a c d e l ' É t o i l e , dans C o l l e c t a n e a O r d . C i s l e r c . R e f . , IX (1947), p. 328-341 ; X (1948).
p- 19-34. 1. Cf. H.-A. G a u t h i e r , S. M a x i m e l e C o n f e s s e u r e t l a p s y c h o l o g i e d e l ' a c t e h u m a i n ,
3. 102 pièces, représentant environ 40 colonnes de Migne, et recueillant en fait dans R e c h . Ih. a n c . r n é d . , XXI (1954), p. 51-100.
tous les thèmes érigéniens, composent ce Pseudo-Maxime. Cf. H . D o n d a i n e , o p . c i l . , 2. Cité par M. T. D’Alverny, d’après le ms. Paris Nat. laL. 6734, p. 7, dans L e
p. 84-89. c o s m o s s y m b o l i q u e d u X I I e s i è c l e , dans A r c h . h i s l . d o c l . l i l l . d u m . û . , XX (1953), p. 4/.

4. Cf. J. d e Gnnt.Li.vcK, L e m o u v e m e n t I h é o l o g i q u e d u X I I e s i è c l e , Bruges-Paris, 3. Éditée et commentée par A. D o n d a i n e , H u g u e s E s l h è r i e n et L é o n T o s c a n , dans


1948, p. 394-405. A r c h . h i s l . d o c l . l i l l . d u m. à . , 19 (1952), p. 67-134.
28U m;\r.n. i;\ axglliqi i; et science théologiqie l ’ entrée de la th éo lo g ie grecque 281
jusqu’ici mal connue chez eux de la vie trinitaire. Un certain maître C’est sur ces divers traités grecs que travaillèrent Guillaume de Saint-
Adhémar, chanoine de Saint-Ruf (Valence), ami précisément de l’auteur Thierry (D e natura corporis et a n im a e ), le Pseudo-Hugues de Saint-Victor
du Liber de vera philosophia, ne cessa de scruter les textes et de recueillir (D e m edicina a n im a e ), Richard de Saint-Victor ( B e n ja m in m in o r et
les autorités contre les « nouveautés » sabelliennes des Latins1. m a jo r), et tant d’autres ; à la fin du siècle. Godefroid de Yiterbe, par ses
En fait, aucune grande œuvre n’en sortira en Occident; du moins la citations dans les trois éditions de sa M em o ria saeculorum (ou P antheon.
constitution de llorilèges nouveaux ne cessera plus de mettre en question 1180-1187), répercutera le crédit de Némésius. On en peut suivre l’usage
(en « questions disputées ») la théologie traditionnelle des Latins. En à la trace des vocabulaires grecs qui. dans ce domaine psycho-physique,
plein x m e siècle, pour satisfaire aux besoins de la controverse sur la passent alors en néologismes dans la langue latine, scolaire ou spirituelle :
vision béatifique (autour de 1240-1250), Richard Rufus, à Oxford, dressera r~'Z'Lrj')iv.rj'>-principale m entis, G'yj.TZ/.z.a'.z-conforrnaho. etc.1, sans parler
un long catalogue d’autorités12 ; et saint Thomas, on le sait, recourrera d’affluents nouveaux pour a n a lo g ia , a n im u s, nalura.
à ces dossiers, tant dans sa réfutation des Grecs (Contra errores Graeco­ Saint J e a n C h r y s o s t o m e ne présente pas la même densité spécula­
rum) que pour une exégèse plus nourrie de l’Gvangile (Calena aurea). tive ; mais ses homélies sur saint Matthieu et sur saint Jean, pour la tra­
G r é g o i r e d e N y s s e se rattache lui aussi à cette théologie ; mais son duction desquelles le pape Eugène III sollicita un manuscrit du patriarche
influence personnelle fut décisive dans un autre domaine, renforcée d’ail­ d’Antioche a l’usage de Burgundio (Matt., 1151 ; Jean, 11/3), eurent une
leurs par la traduction (Burgundio) et la diffusion d’un ouvrage, à lui très active circulation jusqu’en pleine scolastique2. Quelques textes sur
faussement attribué, mais à point animé du même esprit, le De natura l’incompréhensibilité de Dieu (homélies sur Jean), lus avec une ferveur
hominis de Némésius, doublant l’authentique De formatione hominis : sans scrupule au x n e siècle, dans le voisinage de Denys, firent bientôt
c’est le domaine de l’anthropologie, surnaturelle et naturelle à la fois. question, quand la querelle de la vision béatifique exigera une analyse
L’homme, sujet de la grâce, est constitué selon les lois d’une nature, entre technique3.
Dieu et la matière, et la prise en considération de cette nature nous intro­
duit à l’intelligence du statut et du dynamisme de la grâce, coulée dans O r i g è n e posait, comme toujours, plus de problèmes. Sa réputation
cette nature. Expression physique du Nosce leipsutn. Il y a une physica compromise limita sans doute la lecture de ses œuvres, mais ne bloqua
animae que le théologien doit connaître. Némésius relayait ainsi les ana­ pas l’attrait que toujours il exerça, y compris par son « suavissimum
lyses aristotélicienne et stoïcienne, plus ou moins adroitement amalgamées. eloquium » (Pierre de Celles, Episi. 167, P. L., 202, 610). Si Arnaud de
Alfano (avant 1150) avait jadis traduit l’œuvre du Ps.-Grégoire, qui Bonneval (Hexaemeron, P. L., 189, 1522) répercute, comme tout le monde,
circule alors sous le titre de Premnon physicon : « Si vous voulez une la traditionnelle condamnation de sa théorie de l’incarnation des esprits
bonne vue d’ensemble de la doctrine théologique de l’âme selon les doc­ et de l’apocatastase finale, Cîteaux semble avoir conservé grand goût
teurs chrétiens, dit Jean de Salisbury, lisez le Premnon physicon3 ». Bur­ à la lecture de ses œuvres4 et l’accusation de Bérenger le scolastique incri-
gundio en faisait à ce moment même une nouvelle traduction (1155).
1. O n n o t e r a q u e p l u s i e u r s r e l è v e n t d e la p h i l o s o p h i e s t o ï c i e n n e , q u i a v a i t si a i g u
1. Ce « m a g i s t e r A. » p a r c o u r u t p e n d a n t t r e n t e a n s les b i b l i o t h è q u e s d e F ra n c e , l e s e n s d e l ’u n i t é c o s m i q u e . L ’^ y s r u o v i x o v s t o ï c i e n d e v i e n t , che z, l e s P è r e s , l e l i e u d e
d ’E s p a g n e , d ’Italie , de G rèce « l e g e n d o e t r e le g e n d o i n n u m e r a b i l i a v o l u m i n a » , p o u r l ' i m a g e d e D i e u , la c a p a c i t é h u m a i n e d e l a g r â c e , l ’o r g a n e d e s e x p é r i e n c e s m y s t i q u e s .
d é m o n t r e r q u e le f a m e u x a x i o m e t r i n i t a i r e d es L a t i n s : « Q u i c q u i d in Deo es t, D eu s 2 . C f . L . T h o p i a , La Iradnzione di Burgundio Pisano delle omilie. di S. Giovanni
e s t » é t a i t i n c o n n u des Pores. Il c o m p o s a u n e Collet lin e n 24 d is t i n c t i o n s , q u ’il e n v o v a Crisnstomo sopra Malleo, d a n s Aevurn, 2 6 ( 1 9 5 2 ) , p . 1 1 3 - 1 3 0 .
e n t r e a u t r e s au p a p e A l e x a n d r e e t à l ’a u t e u r d u De vera philosophia. Cf. F. P e l s t e r , Des extraits d ’un P s e u d o - C h r y s o s t o m e , h o m é l i e s s u r le S y m b o l e ( e n r é a l i t é un
q u i i d e n t i f i e A d h é m a r de S a i n t - H u f , é c r i v a n t v e r s 1180, Die anonyme Verieidigunys- é v ê q u e J e a n , du v i e siècle), ont é té m is en c ir c u la tio n p ar A bélard, d a n s u n d o ssier
schrift der Lehre hilberls von Poitiers irn Cad. Val. 5 6 1 , d a n s Studia mcdiaevalia... s u r là p r o c e s s i o n d u S a i n t - E s p r i t ( Theol. Christ., P. L., 178, 1 3 0 2 -1 3 0 3 ), qu i a lim e n te r a
R . J. Martin , B ru g es, 1948, p. 113-146.
e n s u i t e le L o m b a r d e t b e a u c o u p d ’a u t r e s . E n r é a l i t é le b a g a g e p a t r i s t i q u e g r e c d ' A .
2. B ic u a r d H e r e s , Cumin, in Sent., ms. O x f o rd , Balliol 62, fol. l ô v - i G ; cité d em eu rait très c o u r t. C f. A. Conlra graecos, Premiers écrits polémiques
D ond a in e,
e t r é s u m é H. D o n d a i .n k , Le Corpus dionysien de V Université de Paris au
des Dominicains d'Orient, Arch. Fralr. Praedic., 2 1 ( 1 9 5 1 ) , p. 3 9 5 - 3 9 9 .
dans
X I I P siècle, H o m e, 1933, p. 110, note.
3. Cf. H. D o n d a i n e , L'objet et le medium de la vision béatifique chez les théologiens
3. J LA.x df . S a i . i s ü u r y , M clalotjicon, IV, 20 : « Q u o d si q u is n o n p o t e s t ev o lu e r e
du X I I I e siècle, d a n s Rech. th. anc. méd., 19 ( 1 9 5 2 ) , p . 6 0 - 1 3 0 ; p . 1 0 0 - 1 0 2 , é d i t i o n d u
[les n o m b r e u x t r a i t é s d es d o c t e u r s de l ’Eglise], vel Prenonphisicon leg at, l i b r u m d e
t e x t e d e B u r g u n d i o , s u r l ’i n c o m p r é h e n s i b i l i t é d e D i e u .
a n i m a c o p io sis sim e d i s p u t a n t e m ». Premnon physicon, c ’e s t le l i t re sig n ificatif q u ’a v a i t
Saint Bernard et Origène d'après un ms. de Madrid, d a n s Rev.
4 . C f. L . L e c l e r q ,
d o n n é A l l a n o à sa t r a d u c t i o n ; cela signifie, dit-il d a n s son p r o lo g u e , Stipes naturalium,
bénédictine, 59 (1949) p.1 8 3 - 1 9 5 ; Origène au X I I e siècle, d a n s Irenikon, 2 4 ( 1 9 5 1 ) ,
c ’e s t - à - d i r e q u e la d o c t r i n e d e la n a t u r e d e l'âme e s t la b r a n c h e p r i n c i p a l e d ’où s o n t
p. 4 2 5 - 4 3 9 ; Nouveaux témoignages sur Origène au X I I e siècle, d a n s Mediaeval Studies,
so rties les sciences de la n a t u r e .
15 ( 1 9 5 3 ) , p . 1 0 4 - 1 0 5 .
282 RÉVEIL ÉVANGÉLIQUE ET SCIENCE TIIÉOLOGIQUE L’ENTRÉE DE LA THÉOLOGIE GRECQUE 283
minant saint Bernard d’avoir plagié Origène (Apologelicus, P. L., 178, gique), cette pratique spontanée des spirituels, des écolâtres, des prédi­
1863) est pleine de signification, tout comme les murmures que provoqua cateurs’. Le x n e siècle aura mené là, sur les Schémas et sous l’inspiration
un jour parmi ses moines à Cîteaux une mention de l’Alexandrin (Dr d ’Origène (en concordisme d’ailleurs et en concurrence avec les formules
diversis, sermo 34, P. L., 183, 632). Elisabeth de Schônau estime que la latines provenant de saint Grégoire) une expérience fort enchevêtrée,
profondeur de l’exégèse d’Origène compense largement ses erreurs, rede­ mais très profitable. Il importerait — beau travail à faire — de déceler,
vables à sa trop grande ferveur plus qu’à la malice1 ; la moniale visionnaire sous les surcharges et les blocages d’exégèses disparates, les fils de cette
ne disait évidemment pas cela d’elle-même, et ne faisait que répercuter interprétation origéniste, dans le réveil évangélique du siècle.
le sentiment de beaucoup, tel celui de ce maître anonyme qui, décrivant
l’équipement d’une bonne interprétation de l’Ecriture, déclare trouver L’entrée de J e a n d e D a m a s présente, malgré le c h o c provoqué, un
chez Origène « de magnifiques roses parmi ses épines et de belles grappes caractère plus homogène avec le labeur scolastique du siècle, car son De
au milieu des ronces »12. fide orthodoxa est une œuvre didactique et systématique spontanément
De fait, par delà les opinions particulières désormais classées, y com­ assimilable à la clientèle des écoles et au but professionnel du théologien.
pris avec le relai de Jean Scot au début du x n e siècle, Origène ne cesse De cette entrée, on a longuement décrit les épisodes et les effets2. Rappe­
d’être le maître d’un certain type d’interprétation scripturaire, que saint lons seulement qu’une première version, sans doute attribuable à Cerbanus,
Ambroise avait jadis, non sans sa lourdeur romaine, acclimaté en Occi­ le traducteur du De caritate de Maxime, avait eu quelque diffusion autour
dent. Son exégèse « mystique », particulièrement pour le Cantique des de 1150; mais c’est la traduction de Burgundio, entreprise (1148-1150)
cantiques, ses principes du « sens spirituel », non seulement ne seront à la requête d’Eugène III, qui présenta le Damascène à l’Occident. Les
jamais évacués du capital chrétien où ils font partie de la science de 26 citations du Lombard — les autres « Grecs » sont loin d’avoir ainsi
l’Ecriture, mais retrouveront spontanément écho et vigueur, comme il place chez lui — symbolisent l’accueil fait aux « sentences » du Grec, et
en fut chez un saint Bernard. Les excès de l’allégorie alourdissent péni­ assurent son crédit, malgré l’humeur de quelques Latins et jusque dans
blement, à chaque fois, méthode et interprétation, et, dans la seconde leur milieu. Ce crédit couvrira peu à peu tout le champ de la théologie, y
partie du siècle, ils firent problème à tout un courant scripturaire3 ; mais compris le secteur des analyses anthropologiques (nomenclature des actes
aussi, comme en toute renaissance évangélique, se renouvellera cette humains, libre arbitre, dont la définition est contreposable à celle
séduction, fondée sur l’ambiguë et paradoxale dimension « spirituelle » d’Augustin ne faisant là d’ailleurs souvent que compiler les éléments et
grâce à laquelle l'Écriture assure sa continuité historique et prophétique, les catégories de Némésius, à travers S. Maxime)3 et cosmoloqiques (élé­
là même où est menacée, par une intériorisation abusive, sa perspective ments dionysiens, polarisés par Maxime) ; cependant le secteur privilégié
sociale et eschatologique4. De l’exégèse monastique de Rupert de Deutz de l’influence de Jean de Damas, et quasi-unique avant 1215, est la chris­
au prophétisme extravagant de Joachim de Flore, on ne peut lire les tologie (19 citations sur 26 chez le Lombard), où l’équilibre du dualisme
commentateurs de l’Écriture au x n e siècle, sans tenir la présence, directe chalcédonien, confirmé et élaboré par Maxime, dans la lignée de qui tra­
ou indirecte, d’Origène. Le jeu subtil de la théorie des quatre sens scrip­ vaillait le Damascène, décida de l’inspiration et de la construction de la
turaires, exprime alors techniquement, scolastiquement, dans diverses christologie scolastique du x m e siècle, malgré les apports cyrilliens qui
formules (dont saint Thomas construira la meilleure en bon ordre théolo­ interviendront4. Ces hautes valeurs modèleront jusqu’au vocabulaire, en

1. E l i s a b e t h d e S c h o n a u , Liber II visionum, c. 5 : « ... Quoniam error Origenis 1. Cf. IL de L ubac , Sur un vieux distique: la doctrine du « quadruple sens de
'non ex malitia erat, sed magis ex nimio fervore, quo sensum suum immersit profun­ l’Ecriture, dans Mélanges F. Cavallera, T o u l o u s e , 1 9 4 8 , p . 3 4 7 - 3 6 6 .
ditatibus scripturarum sanctarum » (E. W. R o t h , Die Visionem der hl. Elisabeth von 2. J. de G h e i .l i n c k , Le mouvement ihéologique du X I I e siècle. 2 e é d i t i o n , B r u g e s -
Schonau, 1884, p. 63). Paris, 1948, c h a p . 4 : L ’enlrée de Jean de Damas dans le monde littéraire occidental,
2. « Nonnunqunm tamen ad opera Origenis, et alia consimilia, in quibus interdum p. 3 7 4 -4 1 5 .
cerastes in semita tanquam explorator accedat, et ibi margaritas in lecto, et uvas in 3. Cf. R .-A . G a u th ier , S. Maxime le Confesseur et la psychologie de l'acte humain,
labruscis, et rosas inter spineta quaerere discat ». Episl. Anonymi ad Hugonem de dans Rech. Th. anc. méd., X X I (19 5 4 ), p. 5 1-100.
modo legendi S. Scripturam, P. L., 213, 716. Par contre, un plan (anonyme, vers 1170) 4. A i n s i , a l o r s q u e , c o m m e n t a n t le L o m b a r d , s a i n t T h o m a s u t i l i s e c o n s t r u c t i v e ­
d’étude scripturaire se termine par le conseil de ne pas lire Origène ; cf. Ch. T r o c h o n . m e n t , e n c h r i s t o l o g i e , u n e v i n g t a i n e d e « s e n t e n c e s » g r e c q u e s , il e n e x p l o i t e , d a n s l e
Essai sur l'hisloire de la Bible, Paris, 1878, p. 36-38. t r a ité p a r a llè le d e la S o m m e , p lu s d e 1 2 0 : d é p l a c e m e n t d e s p r o b lè m e s , r e c o u r s à d e s
3. Cf. chap. VIII. prin cip es m é ta p h y s iq u e s ou p sy c h o lo g iq u es, a r tic u la tio n des parties, v o c a b le s tech­
4. Cf. H. d e Lu b a c , Histoire et Esprit. L 'intelligence de l'Ecriture d’après Origène, n iq u e s, c o n n a is s a n c e p récise d es h érésies n e sto r ie n n e s e t m o n o p h y s ite s , to u t e s t sou s
Paris, 1050. l ’i n f l u e n c e d é t e r m i n a n t e d e s G r e c s : c e l l e d u D a m a s c è n e , d i r e c t e m e n t , c e l l e d e s c h a î n e s
2<s.b
284 RÉVEIL ÉVANGÉLIQUE ET SCIENCE TIlÉOLOGIOUE l ’e n t r é e de la t h éo l o g ie grecque

langue trinitaire et en langue christologique, dans l’imbroglio des influen­ Un Burgundio exprime excellemment les profits techniques, culturels,
ces philosophiques. théologiques de cette situation; son entreprise de traduction ne prend sens,
comme elle n’a eu son efficacité, qu’à l’intérieur des échanges, des voyages,
des goûts, des modes, qui ont créé une sensibilité collective, chargée de
curiosité. La scolastique porrétaine elle-même, en plein chanlier théolo­
On réduirait maladroitement la portée de ccs diverses iniluences et
gique occidental, ne peut être comprise que dans ce climat. On aurait
infiltrations, si on ne considérait que leur champ technique, autour de quel­
donc grand tort de ne relever, dans cette rencontre orientale, que les
ques personnalités de haute culture ou de spécialistes de l’enseignement. traités polémiques entre Grecs et Latins sur la procession du Saint-Esprit.
Elles pénétraient la mentalité générale, au niveau des courants anonymes,
Les témoins de cette communion abondent. Anselme de Havelberg,
où les théories se diffusent, non sans se dégrader d’ailleurs, en perceptions
lui-même amateur de textes et de thèmes orientaux, note, dès 1136, à
vagues, en jugements généraux, en colorations imaginatives, composant
propos du débat public avec Nicétas sur le Filioque, la présence de
ainsi un climat spirituel extrêmement enveloppant. On le peut percevoir
« tres viri sapientes, in utraque lingua periti », le pisan Burgundio, le
dans les diverses zones parathéologiques, où les formes littéraires et esthé­
vénitien Jacques, l’italien Moïse de Pergame1. Guillaume le Mire, médecin
tiques rendent accessibles les plus hautes réalités religieuses au peuple
avant d’entrer au monastère de Saint-Denis (abbé 1172-1186), rapporte
chrétien, depuis les poèmes d’un Alain de Lille, les encyclopédies d’un
de son voyage en Syrie un paquet de livres grecs, et rend à l’exégète
Neckham, les satires goliardiques d’un Walter Map, les récits des chroni­
Herbert de Bosham, soucieux de sources antiques, le service de lui traduire
queurs, le roman spirituel du Liber Balaam (qui circulait sous le nom de
des textes grecs, « belle besogne, dit-il , et pas difficile pour moi »2. Léon
Jean Damascène), jusqu’aux images des sculpteurs et aux enluminures
le Toscan, pour satisfaire les émotions religieuses d’un chevalier catalan
des miniaturistes, sans parler des formules de dévotion.
en résidence à la cour de Manuel, traduit la messe de saint Jean Chrysos-
Ainsi donnera-t-on intérêt aux représentations figurées dont tel manus­
tome (vers 1180), et Nicolas d’Otrante celle de saint Basile, pour répondre
crit de la Clavis physicae d’Honorius d’Autun (où, nous l’avons vu, est
au désir de son archevêque (avant 1198)3. Sicard de Crémone, qui ignorait
décrit l’univers d’Érigène et de Maxime), présente à l’imagination reli­
la liturgie byzantine dans son Milrale (v. 1185-1190), en fera état dans ses
gieuse le cosmos symbolique des docteurs grecs chrétiens1. On aurait tort
œuvres ultérieures, profitant de son service auprès du légat Pierre de
de ne pas discerner là, sous une physique infantile, une représentation
du monde qui, malgré sa vulgarisation, nourrit le commun des esprits de Capoue en Orient. Et ainsi de suite.
hautes valeurs religieuses. La carrière, le crédit, les œuvres de Hugues Éthérien (à Constantinople,
avec son frère Léon Toscan, avant 1166, jusqu’en 1180) couvrent au mieux
C’est d’ailleurs toute une ambiance qui s’est développée à la faveur des
les divers champs de travail et d’échange, qui sont alors en pleine fécon­
échanges Orient-Occident, alors multipliés du fait des croisades, et, à
dité, depuis la défense de l’orthodoxie de la foi jusqu’à la documentation
travers leurs avatars dramatiques, par les relations de plus en plus fré­
des maîtres occidentaux devenus friands de la grande tradition grecque4.
quentes entre les cours impériales. Avec la fin de l’Empire romain et les
Joachim de Flore enfin, dont le destin et l’inspiration furent pour une
invasions, l’Occident et l’héritage antique s’étaient effondrés ; l’Orient
grande part déterminés par son séjour à Constantinople (vers 1158),
byzantin et musulman en avaient conservé les richesses, et les pouvaient
ajoute un domaine extraordinaire à celte géographie spirituelle des
proposer à l’Ouest. Tout le moyen âge est ainsi sous l’expansion culturelle
de l’Orient. Mais, avec le x n e siècle, à mesure que les Chrétiens s’emparent échanges entre les deux Chrétientés.
Il n’est pas juqu’à l’évolution des institutions monastiques qui ne
de la mer et, avec elle, du trafic, des liens se tissent, et le mirage de Constan­
soit marquée par cette communion. Ce n’est pas arbitrairement qu’on
tinople s’exerce sur les «barbares». L’empereur Manuel Comnène (1143-
1180) entretient avec complaisance cette atmosphère cosmopolite, et a observé les apparentements orientaux des formes cénobitiques nouvelles
accueille avec faveur les Latins, les maîtres comme les ambassadeurs. et de l’érémitisme, lorsque l’idéal des Pères du désert créa une mauvaise
conscience à la splendeur de Cluny. Le lien n’est certes pas accidentel,
bibliques peu à peu mises en circulation à partir du x n e siècle, celle des conciles orien­
taux. D’où la clarification théolojnque des « trois opinions » du Lombard sur l’union 1. A n s e l m e d e H a v e l m e r g , Dialogi, II, I, P. L., 188, 11G3.
hypostatique [III Seul., d. 6, c. 2), la thèse de 1'horno assumplus ; d’où aussi le redresse­ 2. Cf. B. Smai.ley, A commcnlary on the Hebraica hy Ilerberl uf Bosham, dam
ment des réactions rnonophysit.es des Alexandrins. Cf. 1. B a c k e s , Die Christologie llech. théol. anc. méd., 18 (1951), p. 38-'10.
des hl. Thomas von Aquin und die griechischen Kirrhenvdter, Paderborn, 1931. 3. Cf. note suivante.
1. Cf. M.-Th. cI ' A l v e r n y , Le cosmos symbolique du X I I e siècle, dans Arch. hist. 4. Cf. A. D o n d a i n e , Hugues Libérien el Léon Toscan, dans Arch. Hisl. duel. lill.
doclr. lill. du m. â., XX (1953), p. 31-81. du m. d., 19 (1952), p. 67-134.
2 80 CENTRÉE U E L A THÉOLOGIE GRECQUE 287
HEV K,II, EYANGKLiyi/E ET SCIENCE TIIKOLOGIQI'E

chez ces spirituels, entre l’ascétisme anachorétique et la Oecopia, divine, Hugues de Honau et de Hugues Éthérien (avant 1179)'. En tout cas,
dont la commune réviviscence apparaissait au cluniste Matthieu d’Albano les « Latins » éprouvent désormais humeur et irritation contre ces «<Grecs »
comme une nouveauté présomptueuse de ces « sectatores novitatis » intrus dont s’offusque, non sans raison, leur docilité augustinienne.
(Orderic Vital, Hist. ecclec., III, 13, 4), contre la tradition cénobitique de Scot Érigène le constatait déjà : c’est au nom d’Augustin que la résistance
l’Occident. C’est précisément Guillaume de Saint-Thierry, bien placé s’organisait contre les doctrines « de Grégoire le théologien, de Maxime,
institutionnellement et spirituellement au noeud de ces évolutions, qui d’Ambroise » (De div. nat., 5 ; P. G., 122, 880, 987, 990, 1015). De fait
employa cette expression Orientale lumen : « Ils apportent, déclare-t-il c’est là l’un des points de cristallisation de l’opposition entre disciples du
(1145), en parlant des Frères du Mont-Dieu, dans les ténèbres de l’Occident Lombard et Porrétains.
la lumière de l’Orient, dans la froidure des Gaules la ferveur de l’antique A partir du concile de Reims (114S) qui avait révélé jusque sur le
Égypte », et ils les soutient fermement contre leurs adversaires qui plan oilieiel de l’Église le conflit des auctoritates, les résistances s’affirment
«impuissants à obscurcir l’évidente lumière de la vérité, recourent à la contre les autorités nouvellement introduites, entendez les textes des
raillerie, et du seul mot de nouveauté font l’argument de leur critique » docteurs grecs. Robert de Melun, l’un des meneurs du concile, en
(Episl. ad fratres de Monte Dei, init., P. L., 184, 307). On a eu raison entreprend le procès dans son manifeste — car telle est la fameuse préface
de rapprocher de cette querelle monastique la réaction philosophique et de ses Sententiae (entre 1152-1160) —, tantôt attaquant de face méthode,
théologique des augustinienslatins contre l’entrée de la théologie orientale1. et conclusions, tantôt tournant en décision ces greculi dont il se flatte
d’ignorer la langue. « Qua ratione, quo fructu, me qui linguam grecam
omnino ignoro, ad fidei cognitionem promovendam greca locutione id
agere malunt quam latina ? » (éd. Martin, p. 38).
Eberhard de Bamberg, dans sa controverse avec Gerhoch de
Autant que par les points et les volumes de pénétration, c’est par ces Reichersberg sur les problèmes christologiques (avant 1169), déprécie lon­
résistances que nous pouvons mesurer la conscience progressive qu’ont guement les écrits grecs invoqués par son correspondant : « Minus authen­
pris les Occidentaux de l’originalité doctrinale de leurs partenaires orien­ ticum est quod a Graecis vos accepisse dicitis » [Episl. 16, P. L., 193,
taux. Voyageurs et traducteurs, un Anselme de Ilavelberg, un Burgundio, 555). Hugues de Fouilloy (v. 1160) refuse d’employer «des expressions
avaient certes le sentiment de découvrir des richesses, sous le mirage grecques, ou barbares et inusitées, qui troublent les simples » (P. L., 176,
toujours puissant de Constantinople ; ils n’avaient pas l’expérience des 1131).
tensions possibles entre les doctrines. Honorius d’Autun, disciple de Gautier de Saint-Victor, on n’en sera pas surpris, dénonce « les erreurs
saint Anselme, avait ultérieurement adopté à la lettre des textes de Denys- et les hérésies» de Jean de Damas (1178); il dresse violemment «la
Érigène, sans dénoncer un changement d’univers. Guillaume de Trinité d’Augustin contre la fausse Trinité de Jean Damascène qui le
Saint-Thierry, très accessible à l’anthropologie grecque, critique vivement contredit radicalement » [Contra quatuor labyrinthos Franciae, Addit.,
Gilbert de la Porrée, grand amateur des Grecs, sans que leur opposition éd. Glorieux, p. 315-316), et demande ce que peut faire, face aux autorités
se manifeste sur le terrain de la rivalité Orient-Occident. Pierre Lombard orthodoxes, ce «nescio quis Johannes Damascenus» [ibid., III, 13, p. 265).
fut des premiers, dès ses Collectanea (1142), à enregistrer des textes de Un adversaire d’Abélard (Ps.-Guillaume de S. Th.) s’en était pris jadis de
Jean de Damas, sans que son augustinisme éprouvât le moindre scrupule, même à saint Maxime, traité comme responsable des erreurs du dialec­
et, dans les Sentences, il combat vivement la thèse de Gilbert par une ticien : « Id trahere videtur a quodam Maximo, quem puto graecum
série d’« autorités » de saint Augustin, sans pressentir le sous-sol grec de fuisse, quem et Joannes Scotus usque ad haeresim imitatus est» [Dispu­
son adversaire. tatio altera adversus Abaclardum, I, P. L., 180, 288).
Mais les scrupules s’éveillent bientôt avec les sensibilités. Le concor- Les disciples du Lombard, pendant la fin du siècle, tel Prévostin
disme Augustin-Denys entrepris par le De fluxu entis ne va pas sans un critiquant ces « quidam quibus placet graeccisare » [Summa, ms. Paris
effort conscient et grossièrement habile. Les disciples de Gilbert cultivent Nat. lat. 14526, fol. 18 rb), continuent une opposition que ne parviendra
avec passion les Grecs, dans le juste sentiment qu'ils trouvent là, pour pas à purger la condamnation répétée de Scot Érigène (1210, 1225).
défendre leur maître, des autorités qualifiées ; cf. la correspondance de devenu le bouc émissaire, non sans juste motif des « erreurs » grecques.
Il est à présumer que la crise de 1242, en plein essor de la théologie à
1. Cf. J. Al. Dben a s e t , Aux sources de la spiritualité de Guillaume de Sainl-Thierry,
Bruges, 1940, chap. III : Orientale lumen. Et Ch. Derei.nk, Odon de Tournai el la crise
du cénobitisme au X I I e siècle, dans fieu, du moyen âge latin, 1948, p. 82. 1. É d i t é e e t c o m m e n t é e p a r A. D o n d a in e, loc. cit.
288 i œ n i .i l k \ a v ;k u o v i . kt s c i i .m u . t h k o i . cm. i q i i ;

l’Université de Paris, trouve là, sur toute une série de positions, sa raison
profonde, dans les milieux précisément des Ordres mendiants, que le
réveil évangélique avait sensibilisés à certaines inspirations des docteurs
orientaux1. Par delà les humeurs et les maladresses, ce ne sont pas là
simples épisodes, mais en profondeur l’épreuve de deux théologies qui,
à l’intérieur de l'orthodoxie, abordent et expriment le même mystère de X III
Dieu et de son économie, dans une foi identique, mais par des voies
différentes, s’il est vrai que ce mystère ne peut être totalement énoncé
et construit par la raison théologique. ORIENTALE LUMEN

1. Cf. M.-D. C h en c , Le dernier avatar de la Ihéulogic orientale en Occident au


X I I I e siècle, dans Mélanges A. Pelzer, Louvain, l‘.M7, p. 109-181.
C’est sans doute par une rencontre fortuite que, pendant les premiers
sursauts des mouvements évangéliques, se développe, dans le secteur de
la haute culture doctrinale, une vive et efficace curiosité pour le capital
de la Chrétienté orientale, en voie de découverte. De fait, des interférences
vont jouer dans les esprits, et dessiner jusque dans les écoles une carte
spirituelle fort complexe. C’est, il est vrai, saint Augustin qui, en Occident,
a été communément l’inspirateur des mouvements de réforme dans
l’Église, et 1es instigateurs des réveils évangéliques trouvèrent en lui des
énoncés doctrinaux et institutionnels qui charpentaient leur prophétisme.
Ainsi en fut-il encore dans cette fin du x n e siècle. Mais, là même, et non
sans une dialectique subtile où l’augustinisme fixait les conservatismes
mentaux, la séduction des formes orientales allait jusqu’à fomenter de
fraternelles controverses.
Quoi qu’il en soit, un concours de circonstances, extérieures (relations
des deux cours impériales, croisades, rôle de la Sicile, etc.) et intérieures
(traductions, connaissance multipliée de la langue grecque), va introduire
sur le marché un bon nombre d’œuvres, parfois déjà connues, mais exer­
çant soudain un attrait qui va des simples apparentements jusqu’aux
appareils techniques de travail. On peut, disions-nous, situer autour des
années 1100 les pressions croissantes de cet apport, en observant toutefois
que son efficacité, littérale et plus encore doctrinale, ne joue que lentement,
après les entreprises de traduction, et ne se manifeste longtemps que par
des infiltrations mal discernables dans les incohérences ou dans les
concordismes.
De fait, il est impossible de dégager les lignes organiques d’un système
qui aurait trouvé inspiration et armature dans une assimilation explicite
des docteurs orientaux. Le ferait-on que ce serait fausser la réalité des
faits et trahir la tension intérieure des esprits, qui, enveloppés soudain
par des perceptions imprévues, mais n’en calculant pas les coordonnées, les
exploitaient curieusement à l’intérieur du capital reçu de leur formation
latine. Ce ne sont pas seulement telle et telle thèse dont la nouveauté
s’ajustait mal à leur tradition locale ; c’est le climat même de leur curiosité
qui donnait une impalpable lumière à leurs conclusions, et jusqu’à leur
19
290 RÉVEIL ÉVANGÉLIQUE ET SCIENCE THÉOLOGIQUE
291
ORIENTALE LUMEN

style — la langue de Guillaume de Saint-Thierry contient des assonances gique, beaucoup plus qu’un remède de guérison. Ainsi l’histoire de l’homme
dionysiennes inconnues à celle de saint Bernard —, alors qu’ils semblaient n’est intelligible en sa totalité qu’à l’intérieur de cette prédestination
simplement recourir, comme tout bon sententiaire, à des « autorités » divine de l’univers, sublime entreprise d’une expansion de la Divinité
recrutées dans l’autre moitié de la Chrétienté. Ainsi est-ce un courant de sous la pression de son amour, jusques et y comprise la réalité de la matière.
pensée, à la fois prégnant et volatile, dont il faut détecter les indices, C’est tout le sens de la coulée méfaphysico-théologique des Regulae
à travers les ouvrages littérairement très divers, et sous la broussaille de d’Alain de Lille, comme de l’intelligence du « fluxus entis » dans le Liber
médiocres controverses. L’obscure résistance qu’il rencontra, et qui le de causis primis et secundis ; le premier cependant recourt à une forme
devait enfin mettre en échec, montre à sa manière la densité de ses res­ axiomatique de type boétien et hermétiste, le second met en œuvre
sources, si difficilement réductibles à la synthèse homogène dont rêve comme moyen terme la notion de cause. Nous sommes dans un autre
toujours la foi chrétienne en travail de mystère.
univers mental que celui du manuel scolaire du Lombard. C’est aussi le
Ce n’est donc pas par telle ou telle opinion particulière, si grave soit- sens du paradis que, dans l’arabisant De slalibus hominis interioris, les
elle, qu’il convient de commencer cette analyse, mais par un projet âmes atteignent au terme de leurs pérégrinations. Vision optimiste, où
partout présent et toujours implicite, à partir duquel toute opinion réper­ l’antique « procession et retour » du néoplatonisme est repris, dans la
cute, au plan de l’école^de la polémique, une option spirituelle très exi­ « hiérarchie » dionvsienne, non pas comme une hypothèse cosmologique
geante. Orientale lumen : c’est l’heureuse expression par laquelle
pour expliquer le monde1, mais comme le principe certain et nécessaire
Dom Déchanet qualifie ces influences, en reprenant le mot très caractéris­ mis en œuvre par la théologie dans une foi consciente de son objet, pour
tique de Guillaume de Saint-Thierry1. Ce projet, dont la lumière monte
une intelligence divinement vraie de l’univers. Vision séduisante, comme
de la théologie d’un Grégoire de Nazianze, d’un Denys, d’un Maxime,
l’est, au xxe siècle, la théorie de l’évolution, avec l’assurance que la qualité
les trois grands « grecs », envisage l’économie chrétienne dans son unité
religieuse de cette intelligence est profondément liée à sa valeur cosmique2.
suprême, où les vicissitudes de l’histoire, y compris celles de l’histoire
sainte, y compris l’événement central de l’incarnation, s’inscrivent, telles
les libertés humaines, dans les déterminismes cosmiques. L’accomplisse­
1. Encore moins comme une fantaisie allégorique, ainsi que la traiteront la plupart
ment surnaturel des promesses divines ne vient pas se surimposer à une des théologiens occidentaux, à partir du xvie siècle.
trame par ailleurs établie, et soudain défaillante ; il s’insère, par sa trans­ 2. Parmi les expressions techniques de cette vision unitaire et pluraliste, on relèvera
cendance même et sa gratuité, dans un univers consistant et solide, très l’usage du mot continuitas, continuatio, qui traduit le auyyîvr(ç, ou la ouvscysix des
différencié dans ses niveaux d’être et de participation divine, mais Grecs, et qui énonce la conséquence du principe platonicien de la participation, reli­
homogène en sa « hiérarchie », principe sacré et sacralisant de ces niveaux gieusement consentie plus encore que métaphysiquement élaborée.
Laissons de côté le sens très particulier que prend le mot dans les méthodes péda­
autant que de cette unité. L’homme, à son haut niveau de liberté, peut, gogiques du xiic siècle (Continuatio est, dans l'étude d’un texte à ses trois niveaux,
de par cette liberté défaillir ; la grâce qui le répare ne fera que rétablir littera, sensus, sententia, la seconde opération de l’analyse de la littera, comportant
sa dignité primitive ; son heureuse perfection est le retour au « paradis d’abord le constructio des mots ( H u g u e s d e S a i n t - V i c t o r , Didasc., 6, 9) ; terme
terrestre », à l’Unité dont il était sorti12. La grâce est une réalité ontoîo- technique des glossateurs, chez les commentateurs de Boèce, pour exprimer le fil de
l’argument).
C’est l'usage philosophique du mot qui nous intéresse ici, à partir de la traduction
erigénienne de Denys, dans laquelle on le peut considérer comme élément de son voca­
1. Dom D é c h a n e t , citant l'Episl. ad Fralres de Monte Dei, P. L. 184, 307, dans
Aux souces de la spiritualité de Guillaume de Saint-Thierry, Bruges, 1940, chap. III : bulaire caractéristique. Il reste lié cependant, même en ce contexte, au sens que les
Orientale lumen. scientifiques lui donnent pour exprimer la continuité des phénomènes de la nature
Nous écartons donc ici une analyse monographique des œuvres ou des auteurs ; dans l’univers ; ainsi A d é l a r d d e B a t h , Quaest. à propos de la pression de l’air sur
et nous n’évoquerons les controverses techniques que pour reconnaître les options qui l’eau.
les commandent. Ce sens cosmique est pénétré de saveur métaphysique, selon les principes de la
2. Cf. les «quaestiones » posées et bâties sur l’interférence de l'histoire du premier vision dionysienne du monde. Le premier de ces principes est explicite à souhait :
homme (récit de la Genèse, mis en forme doctrinale par Augustin dans la théorie des Les êtres inférieurs touchent par leur sommet la portion moins parfaite des êtres
états de l’homme) et de l'idéal théorique d’une image de Dieu, dont l’état primitif supérieurs.
historique n’est que le reflet phénoménal (thèse des Cappadociens, avec pointes origé- Dans la nature humaine, se réalise un cas majeur : la conjonction de l’âme et du
nistes). C’est très exactement de même intérêt que l’interférence du récit de la création corps. Continuité jadis énoncée parle Ps.- G r é g o i r e d e N y s s e ( N é m é s i u s ), De natura
et de la spéculation du Timée. Ainsi sont significatives, sous leur appareil périmé, hominis, c. 1, et q u ’ISAAC. I s r a ë l i , Liber de definitionibus, 1, expose à ses lecteurs
les questions sur l’arbre de vie, sur la sexualité, etc., soit dans leur tournure érigénienne, du xiie siècle.
soit sous la réduction augustinienne qui s’imposera au x m e siècle. Les rapports des sens et de l’intellect vont ainsi être analysés dans cette perspective.
Les philosophes arabes, à la fin du siècle, fourniront là des ressources qui ne cesseront
292 RÉVEIL ÉVANGÉLIQUE ET SCIENCE TüÉOLOGIQUE ORIENTALE LUMEN 293

C’est tout le génie de Denys, équilibré par la santé de la théologie Joachim de Flore, non sans référence aux docteurs orientaux, la vision
cappadocienne, mis en forme par l’intellectualisme aristotélicien de cosrnico-religieuse des « Grecs » demeure pénétrante. L’école de Chartres,
Maxime. Il est, pour nos Occidentaux, ressaisi, transformé, construit, par travaillant sur la seule surface du T im ée, malgré quelques références à
Scot Érigène (traducteur, commentateur, auteur du De divisione naturae), Érigène, avait certes vigoureusement défini l’homme comme un « micro­
à la fois original et foncièrement fidèle, là même où il en pousse les risques cosme » dans le grand univers ; elle était restée en deçà des théophanies
jusqu’aux plus scrabreuses extrapolations spéculatives. Nos théologiens dionysiennes, comme de l’inventaire des traités orientaux; et sa théologie,
furent submergés par cette métaphysique ruisselante de sacré, et chacun même lorsqu’elle lisait la Genèse, était demeurée solidaire de la médiocre
en absorbera des éléments et des doses disparates, d’autant plus que encyclopédie latine des sept arts1.
jouaient candidement en eux, en concordisme et en antinomie, les thèmes
classiques augustiniens, et que, d ’autre part, interféraient les pressions La première conséquence de cette vision unitaire et dynamique fut
des réveils mystiques de l’Église contemporaine. Du simple résumé de reporter en second plan, avec le dualisme de la nature et de la grâce,
d’Honorius d’Autun (Clavis physicae, compilant le De divisione naturae), la division d’une théologie en deux pièces, où la divinisation se superpose
dans l’intelligence duquel s’affrontent pour la première fois la tradition à une préalable nature. Naluralia-gratuita : ce binôme se fixe précisément
augustinienne et la révélation dionysienne, jusqu’à la subversion panthéiste à cette heure, jusque dans le vocabulaire technique des écoles2, et Saint-
d’Amaury de Bène, les composantes sont extrêmement variées ; que ce
soit avec le rationalisme de Boèce, comme chez Alain de Lille, que ce 1. Cette intelligence religieuse de l’univers va nourrir une théologie de la création,
soit avec l’émanatisme d’Avicenne, comme dans le syncrétisme sommaire à la fois dégagée d’une connotation historique, de la temporalité (à l’encontre d’Augustin
du De fluxu entis, que ce soit avec les formules hermétistes du Liber X X IV et purgée de l’assimilation à la fabrication humaine (Timée). La création sera conçue
comme une pure relation de la créature à Dieu. Relation qui n’est pas réciproque.
philosophorum, que ce soit même avec l’évolutionnisme trinitaire de Mais tandis que, selon la logique de l’analyse grecque, une fois écarté l’émanatisme,
une sorte de priorité ontologique de la créature par rapport à la création, fonde et
d ' ê t r e e x p lo ité e s ; s a i n t T h om as u tilise r a e n co re, p o u r r e n d r e c o m p t e d e ces r a p p o r t s , souligne l’indépendance de la créature (cf. plus tard saint Thomas), dans l’augusti­
les t e r m e s e x p ress ifs de continuatio, reflexio, applicatio. nisme, par une perspective inverse, l’insistance porte sur la dépendance de l’être par
D é c r i v a n t les d i v e r s g e n r e s d e c o n t e m p l a t i o n , à l ’i n t é r i e u r de l’as c e n s i o n de l ’i n t e l ­ rapport à la relation qui la constitue. Cf. C. C o u t u r i e r , Structure métaphysique de.
ligen ce, R ic h a r d d e S a i n t - V ic t o r a u r a le so u c i de m a r q u e r l e u r c o n t i n u i t é , selon l'être créé d'après saint Augustin, dans Rech. de philos., 1 (1955), p. 57-84.
le se n s f o r t d e ce m o t . Ainsi le nom divin de Dominus, « Seigneur de l’univers », qui, vocable temporel
Et ainsi de suite. Deux conceptions de la grâce de plus en plus discernables, l’une face à l’immutabilité divine, avait laissé Augustin incertain, sera élaboré grâce à une
où elle est conçue comme une forme, selon la catégorie aristotélicienne, l’autre comme métaphysique de la relation (réelle du côté du créé ; de raison, du Créateur à la créature)
une action divine par continuatio, à la manière de la participation platonicienne. selon laquelle le créé tient du Créateur une pleine réalité, en même temps que sa densité
Le Liber X X I V philosophorum, dans une de ses définitions de Dieu, transférant objective garantit une activité propre de connaissance à l’intelligence, même sous
le traditionnel nom du Saint-Esprit nexus, connexio, chez les Grecs, l’appelle continuatio : 1’« illumination » divine. Cf. IL Kusch, Der Titel Gottes Dominus bei Augustinus und
« Deus est mens, orationem generans, continuationem perseverans » (prop. 3). Thomas von Aquino, dans Fesischrift Fr. Dornseiff, Leipzig, 1953, p. 184-200. A l a in
L’Église comporte, dans l’Esprit qui en est l’âme, une continuité qui en construit L il l e (Summa, n. 61, éd. Glorieux, p. 206-210) est un bon témoin, dans la ligne porré-
l’unité. taine (« Iste relationes, vel potius collationes, nec in Deo sunt, nec in Deo aliquid
C ’e s t d o n c t o u t e u n e imago mundi, o ù s ’e x p r i m e le th è m e , u n i q u e e t d iv e r s, de ponunt, sed quasi extrinsecus affixe », p. 208), de l’ambiguïté des textes augustiniens,
la h i é r a r c h ie de D e n y s , d e la r é g é n é r a t i o n d ’AscLÉ P ius-HER M È s, d e la p s y c h o lo g ie de 1’amorce d’une métaphysique de la relation, et d’une doctrine de la consistance
d ’AvicE NNE e t d e s n é o p l a t o n i c i e n s a r a b e s ( t r a i t é d ’AvEMPACE, De continuatione ontologique du créé.
intellectus cum homine). La pression de la pensée grecque s’exprimera, pendant les premières décades du
La pointe de cette commune philosophie, au x n e siècle, est sans doute dans le x m e siècle, dans une spéculation aiguë sur la creatio pqssiva, c’est-à-dire la consistance
dynamisme de D e n y s , puisque cette continuatio est la condition même de Vanagogè de la relation de créature à Créateur, face à la creatio activa, relation du Créateur à
et de {'analogia, bases de tout le système, en métaphysique et en religion : tout être la créature. Les Latins condamnèrent, avec plusieurs autres pièces de la théologie
agent a deux actions, une selon sa nature, une selon sa continuité avec la nature grecque, celte proposition : « Primum nunc et creatio-passio potest non esse creata »
supérieure. Nous sommes à l’opposé de l’univers statique d’Aristote où chaque nature (liste des erreurs condamnées en 1241, prop. 8 ; Chart. Univ. Paris., I, n. 128). Échéance
est enfermée dans la définition de son périmètre ontologique. de la controverse : S. B o n a v e n t u r e , In I I Sent., d. 1, p. 1, a. 3, q. 2 ; S. T h o m a s ,
Nous sommes aussi éloignés des mystiques de l’intériorité, attachés à l'irréductible I* Pars, q. 45, a. 3.
relation de personne à personne entre l’âme et Dieu, maître intérieur, en présence 2. « Naturalia dicuntur illa quae habet homo a nativitate sua, unde dicuntur
d’amour. «Tu autem eras interior intimo meo» (S. A u g u s t i n , Confess., III, 6, 11. naturalia, ut ratio, ingenium, memoria, etc... Gratuita sunt illa quae naturalibus
L’irruption de l’expérience dans la hiérarchie comporte toujours un aspect de soudai­ superaddita sunt, ut virtutes et scientiae ». P ierre de P oitiers , Sent., II, 20, P. L.
neté, d’étrangeté, de rupture, difficilement compatible avec la régularité et la continuité 211, 1025. Cf. ibid., II, 9 ; III, 17. Cf. G arnier d e R ochefort ( f 1202), Sermo 26,
des opérations hiérarchiques » (R. R o q u i e s , op. cil., p. 328). P. L., 205, 744. Le binôme est bien une expression constitutive de la révélation chré-
294 R É V E IL ÉV A N G ÉLIQ U E ET S C I E N C E T I D É O L O G IQ U E O R IE N T A L E LUMEN 295
Victor systématise sa pensée autour des deux pôles creatio (ou conditio) La re-création ne se fait pas alors par une reformatio amenant l’homme
et. re-crealio (reparatio)1. Alain de Lille, dans sa Somme, conserve bien à un état plus élevé que celui d’Adam (5. Augustin, De Genesi ad litt.,
sûr cette répartition : « Nos ergo rerum ordini tractatus ordinem confor­ VI, 19-28), mais par un retour au régime paradisiaque, état idéal et
mantes, primo ad creatorem, secundo ad creature creationem, tertio ad vraie « nature » de l’homme, point de départ du mouvement cosmique
eiusdem recreationem styli vertamus ofllciuin » (prol.) ; mais aussitôt il autant que lieu où a été commis le péché ; au terme, c’est la réintégration
remplit ce cadre des catégories cosmiques de la tradition dionysio-érigé- de tout le genre humain dans l’unité primordiale. C’est dans cette perspec­
nicnne : theologia apolhetica et ypolhetica, thesis et extasis, apotheosis et meta- tive que se trouvent posées certaines « questions » sur la contemplation
morfosis, toutes catégories qui de soi font abstraction d’un épisode immédiate de Dieu chez Adam, sur l’immortalité, sur la condition corpo­
historique de re-création après une chute. Bien plus, dans la théologie relle, sur la justice primitive. C’est sans doute aussi face à la problématique
déductive de ses Regulae-, où d’ailleurs les axiomes de l’hermétisme orientale que prend signification la controverse alors poursuivie : l’homme
durcissent les ensembles hiérarchiques dionysiens, la continuité onto­ a-t-il été créé d’abord in puris naturalibus ? Le Lombard avait, dans son
logique de l’économie créatrice et providente rend plus dérivée encore la histoire du premier homme, répondu affirmativement, et son opinion
division psychologique et temporelle entre la nature et la grâce. faisait loi, jusqu’à ce que Prévostin, augustinien lui aussi, mais éprouvant,
comme jadis saint Anselme, les difficultés de la théologie augustinienne
tienne ; mais il a besoin, dans la différenciation des théologies, d’étre défini de prés. de la justice primitive, retournât la solution. La théologie orientale est
« Multipliciter enim omnia dicuntur naturalia : vel quia data homini a natura, id est totalement étrangère au postulat de ce débat scolastique, comme à toute
ab origine ; vel quia sine eis humana natura subsistere non potest ; vel contra gratuita spéculation sur un état de nature pure1.
dicuntur aliqua naturalia ». A l a i n d e L i l l e , Summa, 152, éd. Glorieux, p. 293. C’est La deificalio des Grecs ne se définit donc pas immédiatement en liaison
sur lui que se fixe en interprétation théologique le doublet biblique imago (naturalia)-
similitudo (gratuita) ; Cf. infra. aveeoin épisode historique, humain ou divin, et la grâce se présente sous
A partir de là, naissent les quaestiones. Telle : « Utrum naturalia fiant gratuita », l’aspect d’une réalité objective plus que comme une disposition bienveil­
pour définir le lien dynamique de la nature et de la grâce. E t i e n n e L a n g t o n classe lante du cœur de Dieu, au cours de son libre rapport personnel avec
déjà les deux opinions contraires reçues, Summa, ms. Cambridge, St John’s Coll. 57, l’homme. Elle est alors en nous comme une nature, selon laquelle l’homme
f. 165.
Tel encore le problème de la condition historique du premier homme : « Utrum est imago Dei. Suivre cette nature, c’est s’assimiler à Dieu. Guillaume de
simul collata fuerunt naturalia et gratuita, an primo naturalia et postea gratuita », Saint-Thierry, dont on connaît les perceptions orientales, est un bon
où Anselme avait pris position contre Augustin, Cf. infra. témoin de cette position, lors même qu’il lui superpose l’analyse augusti­
Et aussi, commandant la théologie du péché originel, les interprétations différentes nienne2. Créé à l’image de Dieu, l’homme aime naturellement Dieu, et
delà célèbre formule : «Vulneratus naturalibus, spoliatus gratuitis », libellée par allé-
gorisation de la parabole du Samaritain {Luc, 10). La plupart des théologiens renvoient
Dieu aime l’homme tant que l’image de Dieu s’exprime en lui ; le semblable
à la Glose ; saint Thomas renverra à Bède. Le texte ne se trouve expressément ni désir naturellement son semblable : c’est un principe grec3. Mais en même
chez Bède [In Luram, 3, 5, P. L., 92, 468), ni dans la Glose [P. L., 114, 286, où l’éditeur temps Guillaume voit l’image divine dans la memoria, qui est en nous
renvoie à Augustin : en effet Quest. euangelicae, II, 19). La formule semble donc avoir comme le centre secret de l’àme, où elle engendre l’intelligence et l’amour,
été stylisée au x n e siècle, heureuse expression de la mentalité augustinienne. R i c h a r d comme le Père engendre le Fils et le noue dans l’Esprit.
d e S a i n t - V i c t o r en fournit une rédaction très proche, Alleg. in Nou. Test., IV, 12,
P. L., 175, 814 ; elle se trouve à la lettre dans VInstructio sacerdotis de B e r n a r d l e Ainsi s’entrecroisent une analyse psychologique engagée dans les
C l u n i s i e n , vers 1150 (parmi les œuvres de S. Bernard, P. L., 184, 775), dans le Serrno 35 démarches d’une théologie trinitaire, 'et une référence à la création de
de G a r n i e r d e R o c h e f o r t , alors abbé de Clairvaux, vers 1190, P. L., 205, 791.
C'est dans ce contexte — qui n’est plus entièrement homogène à ses origines —■
que s’étend alors l’usage du mot super-naturalis. Entré dans la langue théologique 1. Cf. J. B. K o r s , La justice primitive el le péché originel d'après S. Thomas, Le
par les traducteurs de Denys au ixe siècle, il n’eut pas hors de là de diffusion ; les Saulchoir-Paris, 1922.
Sententiaires l’ignorent, comme S. Anselme et S. Bernard, jusqu’à ce que le réveil 2. D’ailleurs, même sous la pression du thème dionysien de la thensis, le vocable
dionysien le remette en circulation. Un beau spécimen : « Supernaturalia Dei naturalia biblique d 'imago Dei demeure plus courant, plus traditionnel, chez nos Latins. Theosis-
humanae naturae ad imaginem suam facta, nec corrumpunt nec excludunt ». deificalio (ou apotheosis) reste peu fréquent. A l ai n d e L i l l e , Regulae, reg. 99 ; P. L.,
A r n o d e R e i c h e r s b e r g , Liber conPa Folemarum, P. L., 194, 1535. Cf. H . d e L u b a c , 205, 549 ; P i e r r e l e C h a n t r e , Verbum abbrev., éd. ait., P. L., 205, 549.
Surnaturel, Paris, 1946, 3e partie : Aux origines du mot «surnaturel ». 3. Cf. Doin D é c h a n e t , Le « Naturam sequi » chez Guillaume de Saint-Thierry,
1. H u g u e s d e S a i n t - V i c t o r , De sacramentis, prol., 2, P. L., 176, 183 ; et passim. d a n s Collectanea Ord. Cist. Ref., 7 (1940-45), 141 ss. ; É. G i l s o n , La théologie mystique
Ce que reprend, entre beaucoup d’autres R o b e r t d e M e l u n , Sententiae, I, 1, 18 : De de saint Bernard, Paris, 1934, pp. 122 note, 150.
differentia operis conditionis et reparationis. Sur l’énoncé dionysien de ce principe d’assimilation, cf. R . R o q u e s , L'Univers
2. A l a i n d e L i l l e , Regulae, reg. 99 ; P. L., 210, 673. dionysien. Structure hiérarchique du monde selon le pseudo-Denys, Paris, 1954, pp. 57,
205.
296 RÉVEIL ÉV A N G ÉLIQ U E E T SC IE N CE TIlÉO L O G IQ U E ORIENTALE LUMEN 297

l’homme. Mais, chez le Lombard et ses disciples, l'imago Dei n’est qu’une fions trouble la pureté des essences, au cours même des intégrations dési­
qualité de l’âme, hors le cadre d’une vue totale de l’univers, hors le plan rées. De même que Maxime, par son aristotélisme, avait garanti la hiérar­
des natures. Aussi bien, alors que, pour le Latin, la sanctification est chie de Denys contre le danger des émanatismes ou des origénismes, de même
initiative de la personne transformant ensuite la nature, le Grec envisage en Occident, chez nos maîtres du x n e siècle, Boèce sera — fait très signi­
d’abord la déification de la nature humaine, plérôme de tous les individus, ficatif — par son aristotélisme, le garant de la consistance des natures,
au risque de ne plus traiter la rencontre de connaissance et d’amour là même où elles entrent dans l’Unité1. C’est là tout Alain de Lille. L’influ­
comme un nouveau type de relation. ence avicenniste menacera cet équilibre, ainsi qu’il apparût crûment dans
Imago-similitudo : c’est en utilisant ce doublet biblique ( Gen., 1, 26), le De fluxu enlis ; quant à Amaury de Bèno, sa métaphysique sommaire
on le sait, que les Grecs avaient cherché à exprimer la tension dynamique le conduira à la confusion panthéiste, où Érigène sera compromis.
de cette nature en nous qu'est l’image. Les uns (Grégoire de Nysse)
unifiaient les deux expressions, les autres (Irénée, Origène) les cont.re- Les infiltrations grecques sont plus ténues dans le domaine de l’anthro­
posaient; mais, sous des vocabulaires différents, le sens et les conclusions pologie, où les textes d’Augustin, chargés d’une admirable expérience
de leur démarche étaient les mêmes, pour l’intelligence de la restauration chrétienne, et relus alors dans toutes les écoles avec une attention renou­
de l’homme en son intégrité divine. Nos Latins reprennent le thème, dans velée, demeurent religieusement et théologiquement décisifs, là même où
un inextricable concordisme avec les descriptions augustiniennes, adoptant seraient contestée sa psychologie de la constitution de l’homme. Aussi
en fait la dualité des deux termes, en particulier à Citcaux1. Il n’est pas bien, la tradition dionysienne incline à développer une dialectique de la
impossible cependant de déceler chez ceux que touche Denys, le caractère connaissance peu propice à l’analyse des comportements psychiques, de
physique de cette og.o(coaïc, ressemblance croissante qu’accomplit la sorte que nous voyons fréquemment juxtaposés à une noétique imprégnée
conversion hiérarchique, selon une loi interne dont l'effort moral n’est que d’augustinisme des développements dionysiens sur les « mouvements » de
le déploiement : réalisme de la participation, qui est d’une veine spirituelle l’àme2, ou bien mis en œuvre simultanément la memoria totalitaire
différente tant de l’efficacité causale (du côté de Dieu) que de l’imitation d’Augustin et les catégories analytiques de Denys, essenlia, virtus, operatio3
(du côté de l’homme). En tout cas, ce réalisme demeurera, jusque chez tout comme sont bloqués à chaque instant le mens latin et le voog grec,
saint Thomas (7a Pars, q. 93) ; ce n’est que plus tard qu’il s’effacera entre non sans détriment pour le Tcvs’jp.a évangélique4.
une aristotélisation de l’anthropologie thomiste et le piétisme augustinien
des spirituels12.
1. Cf. M. H. V ic a ir e, Les Porrélains et l’avicennisrne avant 1215, d a n s Rev. sc. ph.
En tout cela, pas le moindre naturalisme. L’immanence de la création
lh., 26 (1937), p. 461-464.
en Dieu, l’existence de Dieu dans la création, qui fondent cette haute 2. Les mouvements direct, circulaire, hélicoïdal, De divinis nominibus, 44, P. G.,
dzcopia, ne sont conçues que dans le sentiment aigu de l’inviolable trans­ 3, 704-705, 916.
cendance ; et cet optimisme cosmique n’a rien de la psychologie péla- 3. D e n y s , Hier. Cet., c. 11. Le mens {-memoria) d’Augustin est irréductible aux
gienne, même s’il écarte les jugements péjoratifs d’Augustin. Est inconceva­ distinctions essence-faculté ; d’où les controverses du x m e siècle, où Denys sera appelé
à la rescousse d’Aristote, contre les augustiniens. Cf. S. T h o m a s , D Pars, 9, 77, a. 1,
ble en effet, dans cette vision, une nature autonome réelle, préalable à la et ad 1, ad 5.
participation à la vie divine, puisque la vérité de cette nature est dans 4. Mens traduit couramment voue;, selon la langue des néoplatoniciens occiden­
sa situation «hiérarchique» (Denys), sans que la continuité des participa- taux : « ... Mentem, quam Graeci voov appellant », dit M a c r o b e , In somnium Scipionis,
I, 2, 14 (éd. Eisenhardt, p. 482), texte constamment fréquenté par les maîtres du
x n e siècle (par ex. A b é l a r d , Inlr. ad theol., I, 9 ; Theol. christ., IV ; P. L., 178, 991,
1. A lain de L ill e donne l’expression courante de cette dualité : « [Imago dicitur] 1307), et-utilisé d’ailleurs selon la ligne des Pères. Cf. A. H. A r m s t r o n g , The plolinian
naluralia ; quia, quamvis admittat similitudinem, id est gratuita, tamen in imagine, doctrine of vouç in palrislic theology, dans Vigiliae chrislianae, 8 (1954), p. 234-235.
id est in naturalibus, pertransit ». Distincliunes, s. v. Imago, P. L., 210, 815. Les différences avec anima sont expresses, pour plusieurs raisons et par de mul­
2. Cf. L. M a l e v e z , La doctrine de l’image et de la connaissance mystique chez tiples contextes. La plus ferme provient du schème néoplatonicien de l’Anima mundi
Guillaume de Saint-Thierry, dans Rech. de sc. rel., 22 (1923), p. 178-205, 257-279 ; émanant du Mens-Nous. Cf. entre tant d’autres, Bernard Silvestris.
M.-J. d e B e a u r f .c u e i l , L ’homme image de Dieu selon saint Thomas d’Aquin dans Quant à mens-spirilus, c’est l’un des lieux les plus sensibles de l’opposition entre
Éludes et Recherches. Cahiers de théologie et de philosophie (Ottawa-Paris), 8 (1952), le vocabulaire biblique et le vocabulaire philosophique grec. Le jeu de cette opposition
p. 45-82. se développe ici du fait que le voüç comporte deux fonctions : la connaissance des intelli­
Pour autant que passent les textes des Antiochiens, le caractère cosmique de l’image gibles, voTQvà, mais aussi l’union à Dieu au-delà de l’intellection, à-v&Tjrov. Tandis que
est accentué ; car, à l’encontre des Alexandrins, ils voient l’image de Dieu en l’homme bon nombre de docteurs chrétiens utiliseront alors spiritus pour cette connaissance
non dans sa vie psychologique invisible (de quoi rencontrer Augustin), mais dans sa supra-intellectuelle (cf. infra), la philosophie grecque considérait reveOga comme
domination sur la création. Cf. S. J e a n C h h y s o s t o m e , Hom. in Gen., 9, 2. entaché de matérialité. Cf. A. J. F e s t u g i è r e , L u Révélation d’Hermès Trismégisle, IV,
Le Dieu inconnu, Paris, 1954, p. 138-139, 263.
298 ORIENTALE LUMEN 299
RÉVEIL ÉVANGÉLIQUE ET SCIENCE TIlÉOLOGIQL’E

C’est cependant déjà de quoi assimiler, en style néoplatonicien, la de l’acte humain, spécialement en domaine affectif, au x m e siècle ; ce
connaissance (et l’amour de Dieu) aux opérations naturelles, alors que sont des catégories de type origéniste, traduites sans cohérence par les
les augustiniens trouvent à l’intelligence une' originalité qu’ils expliquent Latins, telles :
par une spéciale illumination divine. Dans la copieuse littérature De anima anima (^’j / c ), animus (voZz). spiritus (-vsoua)
(ou titres analogues), le sens de l’intériorité l’emporte le plus souvent, vita animalis ('jrjx'.xôg), rationalis (yvcoavixo;), spiritualis
mis en forme conceptuelle dans une théorie de l’illumination : par exemple (—veouaTExciç).
dans le De spirilu et anima d’Alcher de Clairvaux (f après 1165), destiné Citeaux, Saint-Victor, utilisent avec souplesse ces vocables, dont la
à devenir, sous l’abusif patronyme d’Augustin, le manifeste de la noétique mobilité les sert, et qui ménagent l’anthropologie tripartite de la Bible1.
augustinienne. Ici et là cependant, sous le vocable vigoureux de « physique Il y a là d’avance un échec à une psychologie rationnelle des facultés,
de l’àme »*, sont amorcées des explications basées sur l’analogie entre mais c’est au bénéfice d’une analyse phénoménologique, mieux accommo­
les opérations de la nature et les opérations de l’Esprit. Chez Isaac de dée à l’expérience chrétienne, non dépourvue d’ailleurs de qualité scien­
l’Étoile (f 1169), l’influence de Denys, voire de Boèce (avec Gilbert de tifique. Les croisements cependant ne manquent pas, non seulement en
la Porrée) introduit, assez faiblement d’ailleurs, dans la spiritualité mora­ climat spirituel, mais même en énoncé technique ; par exemple, la notion
lisante de certains milieux cisterciens, une densité métaphysique particu­ religieuse de synderesis, de facture gréco-chrétienne, complétant les caté­
lièrement sensible dans une théologie de l’essence en Dieu et dans la gories philosophiques des facultés (texte de base, S. Jérome, In hzcch.,
formule caractéristique des « théophanies » (alors qu’il conserve, avec I, 1), sera accouplée à la notion latine et profane de conscientia, jouant
Yilluminatio, le dualisme de l’esprit intellectus-ratio de type augustinien) : en valeur subjective.
mystique spéculative, disent les historiens dans des catégories peu
médiévales. Si l’homme se définit, humainement et religieusement, par sa situation
La nature de l’esprit est de même en cause sous l’appareil d’une des hiérarchique dans le cosmos et par le devenir métaphysique de sa nature,
plus scolastiques disputes : dans les questions concernant le péché de l’économie temporelle du salut ne va-t-elle pas se résorber dans une con­
l’ange, c’est une profonde opposition qui joue entre la conception biblico- templation intelligible et unifiante, principe interne du retour de Dieu ?
augustinienne de la liberté faillible de la créature, et la philosophie grecque de sorte que la sainteté hérite de la dignité que le rationalisme grec attri­
de l’intelligence en acte dans une substance séparée. Pour le Lombard, buait au savoir. Les Grecs sont évidemment plus préoccupés de contem­
s’abritant derrière Augustin, et suivant Hugues de Saint-Victor, il y eut plation cosmique que d’histoire, au détriment de l’aspect positif et histo­
dans l’ange, entre sa création et sa chute, un instant où, en état d’inno­ rique de l’Ancien Testament, du Nouveau Testament lui-même, et de sa
cence, il eut liberté, donc faillibilité, et mérite ou démérite (II Sent., suite dans la vie sacramentelle de l’Église. Les trois faits majeurs de
d. 3 et 4). Mais, en philosophie de l’intellect, c’est là une vue fausse tant l’économie, déchéance primordiale, incarnation rédemptrice, retour à
de la structure que du temps de l’esprit : il n’y a pas en lui d’intervalle l’unité originelle « sont moins considérés comme une histoire temporelle
continu et mesurable ; les deux « instants », les deux moments de l’histoire que comme les états essentiels de l’être historique de l’homme et du monde,
de l’ange, en conversion toute intuitive, sont sans délai intermédiaire ; mystérieusement présents dans le devenir et lisibles en lui ». A la limite,
la bonté naturelle indéfectible du premier instant, le choix libre du second, les symboles liturgiques ne sont plus qu’un point de départ, non le lieu
sont différents par leurs objets, non par leur succession. Le débat se déve­ stable de l’accomplissement du salut2.
loppera à mesure qu’on connaîtra la théorie platonicienne des substances
séparées, jusqu’en plein x m e siècle, au delà même du syllabus parisien 1. Ainsi Guillaume de Saint-Thierry, en particulier dans son commentaire
de 1241 contre la théologie grecque2. Cantique (théorie des amours : animal, rationnel, spirituel), alors que les abelardiens
Si les analyses augustiniennes rencontrent quelque concurrence, ce ne observent la synonymie de spiritus et anima. « Duo haec nomina, sc il. spiritus et anima,
sont pas encore les énoncés aristotélisants de Jean de Damas (et, à travers non magnam habent in significatione discrepantiam ». Ysagoge in theologiam, III,
éd. Landgraf., p. 257.
lui, de Maxime) qui entrent en jeu, comme il en sera dans la psychologie12 Confluent d’ailleurs des courants d’origine fort différente. I.e succès, ofiicialisé
dans les programmes universitaires, du De differentis spiritus et animae, attribué à
Costa ben Luca et traduit à Tolède par Jean d’Espagne, est significatif.
1. Titre de la deuxième partie du De natura corporis et animae de Guillaume de — De même, Guillaume abandonne, sous l’influence grecque, l’explication augus­
Saint-Thierry. tinienne et occidentale de la trinité mens, notitia, amor. Cf. note ci-dessus sur mens.
2. Cf. H. F. D on d a i n e , Le premier instant de l'ange d'après saint Thomas, dans 2. Sur cette anthropologie, dont Denys et Maxime sont les maîtres, cf. U. v o n
Rev. sc. ph. ih., 39 (1955), p. 213-227. B a l t h a z a r , Liturgie cosmique. Maxime le Confesseur, Paris, 1947 (p. 127-128, que nous
300 RÉVEIL ÉVANGÉLIQUE ET SCIENCE THÉOLOGIQUE ORIENTALE LUMEN 301
On se rendra compte de la disjonction des deux théologies, grecque damentale de l’histoire, comme chez les Pères Grecs, mais avec un
et latine, en plein x n e siècle, en lisant, du même Alain de Lille, d’une part absolutisme qui télescopait les structures terrestres du royaume de Dieu.
les questions de sa Summa, bâties sur l’analyse augustinienne des «états» Dans cet évangélisme nouveau, 1’« Évangile éternel », tout le système
de l’homme à la suite des « événements » de la chute et de la rédemption, grec était comme inverti, là même où il avait fourni les éléments du
d’autre part la série de ses Regulae où ces événements sont intégrés dans problème. Le grand thème des trois âges avait dependant déjà manifesté
la déduction des œuvres de Dieu à partir de son Unité féconde. sa valeur constructive chez les Grecs (Grégoire de Nazianze).
Même schéma, dans un autre secteur, celui de la psychologie de l’intelli­
gence, dont la structure et le destin sont décrits à l’intérieur de la proces­ Hormis cette subversion joachimite, l’idéalisme néoplatonicien de
sion des êtres, y compris la distinction de l’intellect en puissance et de Denys est, à la suite d’Erigène, et de plus en plus au x n e siècle, dans les
l’intellect en acte, et les rapports du sens et de l’intelligence. Dans le secteurs de son influence, heureusement infléchi par le réalisme christo-
De fluxu enlis, la psychologie d’Avicenne, la métaphysique du De causis, logique et anthropologique de Grégoire de Nysse et de Maxime, familiers
les thèmes d’Augustin, sont juxtaposés et utilisés, au sens médiocre du à Érigène. Si l’individu n’est toujours considéré qu’à l’intérieur de la nature
mot, à l’intérieur et au service du même appareil porrétain qu’Alain, humaine, plérôme de tous les individus, et, pour le chrétien, sujet premier
quoique sans la haute qualité systématique des Regulae. De même, malgré de la déification, les Pères Grecs insistent sur l’unité concrète des indivi­
l’imagerie des pérégrinations, le néoplatonisme du De statibus hominis dus. La personne est un sujet, un sujet qui n’est cependant pas extérieur
interioris nous propose un paradis et un enfer plus métaphysiques que à ses relations de nalure. Sans doute y a-t-il, chez les Cappadociens,
bibliques. une perception anthropologique déterminée par leur sens chrétien, qui
Dans l’un et l’autre cas, nous constatons, au x n e siècle comme dans modifie ainsi très profondément l’influence historique platonicienne
l’Antiquité chrétienne, la situation paradoxale du théologien qui, exploi­ (et aristotélicienne), tout en qualifiant leur élaboration en valeur philo­
tant les indéniables apparentements de la religion chrétienne et de la sophique1.
mentalité platonicienne, se heurte à une métaphysique religieuse toute C’est sur ce terrain de philosophie chrétienne que va se développer,
commandée par la résorption du temps et de ses épisodes historiques, qui, au xiie siècle, toute une partie de la controverse des universaux, contro­
de la création à la rédemption, initiatives absolues de Dieu, sont l’objet verse de philosophie pure, bien plus, de logique grammaticale, mais
de la foi. transférée là, selon les exigences normales et bienfaisantes d’une science
A partir de cette antinomie interne du platonisme chrétien, on peut théologique, dans le domaine des objets de foi, Dieu, trinité des personnes,
mesurer l’originale et subversive puissance d’une des plus curieuses opé­ natures du Christ. Les philosophies diverses vont alors jouer, en technique
rations de la théologie chrétienne : la violente réfraction dans l’histoire et en mentalité, conduisant à des théologies différentes, à l’intérieur de
de la vision supra-temporelle de l’économie divine, qui soutenait la pensée l’orthodoxie, mais portant chacune ses risques, que ce soit ceux du réa­
grecque : Joachim de Flore, sous la mouvance de l'orientale lumen, mais lisme ou ceux du nominalisme, dressés l’un contre l’autre jusque dans
exalté par l’eschatologisme évangélique, va projeter dans l’histoire, en les assemblées conciliaires. Disons même que vont jouer, en sous-œuvre,
un règne successif du Père, du Fils et de l’Esprit, les trois temps « spiri­ les lois grammaticales du langage, comme en témoignent les longues
tuels » de l’Ecriture, dont le progrès se définissait mystiquement chez disputes sur l’abstrait et le concret, sur les lois de la dénomination et de
les Grecs par le passage de l’ombre de l’Ancien Testament à la réalité la signification, du pluriel et du singulier, du substantif et du verbe, etc.2.
du Nouveau, image elle-même, «type», de la seule vérité suprême de Disputes subtiles, pour nous déconcertantes, elles révèlent d’une part
l’Esprit, déjà présente. Le symbolisme cosmique de Denys se dissolvait la formation très poussée de nos théologiens en grammaire spéculative,
alors dans un symbolisme scripturaire radical, où l’histoire, comme
hypostasiée, était « esprit ». La parousie demeurait une catégorie fon-
1. Cf. S. G o n z a l e z , El realismo platonico de S. Gregorio de Nixa, dans Gregorianum,
20 (1939), p. 189-206 ; A. L i e s k e , Zur Théologie der Christus-myslik Gregors von Nyssa,
citons, p. 231-242), e t R. R o q u e s , L'univers dionysien. Structure hiérarchique du monde dans Scholastik, 14 (1939), p. 412-425.
selon le Pseudo-Denys, Paris, 1954 (p. 123, 336, et passim). 2. Définition du nom, substantia cum qualitate; noms appellativa et propria; appel­
1. Comment le platonisme des Idées désexistentialise la notion de création, cf. latio et significatio ; consignificatio ; masculins et neutres, quis-quid, alius-aliud ; etc.
chap. V, conclusion. Aussi bien chez P r é v o s t i n que chez A lain d e L i l l e : noms substantifs et noms
Quant à la rédemption, les médiévaux n’ont pas perçu l’originalité de la théologie adjectifs pour dénommer Dieu ( A l a i n , Régula 24); le masculin désigne la personne,
grecque, conception « physique » selon laquelle l’assomption par le Christ de la nature le neutre, « genre informe », l’essence (Reg. 27) ; jeu de la signification et de l’appellation
humaine cause de soi, pour ainsi dire, sa justification et sa divinisation. (Summa, éd. Glorieux, n. 55-56).
302 RÉVEIL ÉVANGÉLIQUE ET SCIENCE THÉOLOGIQUE ORIENTA LE LUMEN 303

appuyés qu’ils sont sur la conviction du parallélisme entre la constitu­ tradition grecque pour signifier soit la substance première (concrète,
tion des mots et la signification des concepts ; et de fait la grammaire hypostase), soit la substance seconde (abstrait, nature spécifique) révèle
joue un grand rôle en science théologique, à commencer par la haute l’ambiguïté des termes et des notions. Le mot res sortira de son neutra­
théologie des « noms divins ». Ces controverses nous permettent d’autre lisme (chose) pour désigner, grâce à l’allitération de la formule technique
part de déterminer leur assiette théologique, dans un très curieux concours res n a turae-natura rei, la densité réelle d’une chose concrète existante,
du sens intérieur de la foi (chez un saint Bernard, par exemple, critiquant en équivalence d’hypostasis1.
Gilbert de la Porrée, au concile de Reims, 11 18), et des requêtes ration­ L’utilisation très poussée du vocabulaire de Boèce, qualifié d’ailleurs
nelles d’une élaboration spéculative du donné dogmatique, telles que tant par sa définition de la personne (à partir de substantia, précisément,
les exprimeront les magistri, en profonde divergence entre eux selon et malgré ses variations;2, que par la théologie de ses Opuscuta sacra,
leurs tendances philosophiques. Les historiens de la théologie ont fâcheu­ interviendra là activement, tantôt pour établir un excellent status quae-
sement laissé ce terrain de controverse aux historiens de la philosophie, iionis, tantôt au contraire pour obscurcir une problèmatique différente
braqués sur le problème des universaux ; ils ont ainsi méconnu la valeur empruntée par le Lombard et ses disciples à la théorie augustinienne3.
religieuse de ces conflits scolastiques. C’est alors qu’un certain affaiblissement du concept de personne, en
Ce n’est pas le lieu de suivre le cours de toutes ces controverses, mais lui-mème et dans son transfert à Dieu, provoquera chez les anti-lombar-
seulement de celle qui, alimentée par la pénétration de la théologie grecque, diens, attachés au réalisme concret de cette notion, une incrimination
va se porter, en doctrine trinitaire et christologique surtout, sur les con­ tenace de sabellianisme4.
cepts de nature et de persone, impliquant le rapport de l’abstrait (quo est) Quoi qu’il en soit de cette spéculation trinitaire ou christologique,
et du concret (quod est) dans les êtres existants, et par là introduisant la métaphysique de la personne dépassera à la fois le sens j u r i d i q u e latin
tacitement des références philosophiques de type platonicien. L’insis­ de persona, les catégories essentialistes (ousia) de l’arbre de Porphyre,
tance des Pères Grecs sur l’unité concrète des individus, dont nous avons le psychologisme d’Augustin. Le terme hypostasis symbolise cette efli-
souligné l’originalité chrétienne à l’intérieur du platonisme des Pères,
va se trouver reprise avec une efficacité de plus en plus grande au x n e s.,
1. Cf. A la in d e L i l l e , Regulae, ree. 32, 117, P. L., 210, 636, 682; et la controverse
à travers l’influence d’Érigène, qui véhicule, au-delà de l’idéalisme pla­ trinitaire, P i e r r e L o m b a r d , Sent., I, 34, 1, a partir d ’u n texte de saint Hilaire. Hors
tonicien de Denys, la vision plus équilibrée de Grégoire et de Maxime. d'usage aujourd’hui, cette expression avait gardé vigueur chez les maîtres du x i i i ® s.
Vue profonde sur l’immanence mutuelle de la nature (humanité) et du Alexandre de Halés, Albert le Grand, S. Thomas.
sujet (cet homme), distingués comme des réalités d’ordre différent, mais 2. Cf. M. N é'.d o n c e l l e , Les variations de Boèce sur la personne, dans Rev. des sc.
intimement liés, la nature « formant. » le sujet (suppôt subsistant en une rel., 29 (1955), p. 201-238.
3. Ainsi qu’il apparaît jusque dans le vocabulaire de cette théorie, à commencer
nature donnée), le sujet portant et réalisant la nature (nature existant en par le mot persona. Alain de Lille résorbe élégamment (« satis eleganter solvi possunt »)
ses suppôts)1. Jeu philosophique de l’abstrait et du concret; mais nous les oppositions provenant d’une série de textes d'Augustin ; l’un d’eux cependant
sommes bien au-dessus de la querelle des universaux12. il l’avoue, est irréductible, à moins d’accorder que la langue d’Augustin est équivoque.
La non-cohérence des vocabulaires latin et grec, accrue encore par Cf. Summa, II, tr. 1, c. 36b (éd. Glorieux, p. 177-178).
4. Sur cette incrimination, passionnée chez Geroch de Reichersberg, corsée de
la mobilité des traductions, ousia, ousiosis, hypostasis, substantia, natura, vigoureuse analyse chez les Porrétains, cf. J. d e G h e i .l i n c k , Le mouvement théolo­
essentia, persona, subsistentia, troublera gravement, comme au cinquième gique au A'.IIe siècle, 2e éd., p. 255-238. C’est leur connaissance des Grecs qui amena
siècle, les données déjà si délicates du problème, spécialement en théo­ Gilbert et ses disciples à élaborer contre une tradition sabellianisante les formules de
logie trinitaire3. A lui seul, le cas de ousia-subslantia, employé dans la Boèce. Cf. M. E. W i l l i a m s , The leaching of Gilbert Porreta on the Trinilg as found iu
his commentâmes on Boethius, Rome, 1951. Le Liber de vera philosophia est très lucide
dans sa brutale dénonciation des Latins.
Les controverses sur deilas-Deus, plus encore la divergence des opinions dans
1. Cf. H. D o n d a i n e , S. Thomas, Somme théologique. La Trinité, t. I, Paris, 1912, l’élaboration (à partir des Grecs, Cappadociens et Jean Damascène) de la théologie
p. 192, à propos de saint Thomas dont la problèmatique, et, pour une part, les solutions trinitaire des « notions », propriétés distinctes de chaque hypostase divine, paternitas,
reposent sur ce travail du x n e siècle.
filiatio, spiratio, innascibilitas, sont à comprendre non seulement comme affaire de
2. « Quod ergo dicit Johannes Damascenus, non ita occipiendum ut universalia grammaiiien (modi significandi), ou de logicien (modi inlclligendi), mais comme la
et individua ita accipiantur sicut in philosophis disciplinis ; sed per similitudinem mise en œuvre théologique d’une métaphysique de la personne, « évoquant d’emblée
eorum locutus est ». P i e r r e d e P o i t i e r s , Sent., I, 33 ; P . L., 211, 924.
le réel subsistant comme tel, et seulement en second, la nature qui lui vaut ce mode
3. « Ad hanc notitiam... vocabulorum subdivisionibus pervenitur, quibus magis éminent et cette dignité » (II. D o n d a i n e , op. cil., p. 191). Cf. A la i n d e L i l l e , Summa ,
Graeci quam Latini abundant », dit E b e r h a r d d e B a m b e r g , Epist. 16 ; P. L., 193,
555.
I, 2, n. 62-67, éd. Glorieux, p. 210-217.
304 RÉVEIL ÉVANGÉLIQUE ET SCIENCE TïlÉOLOGIQUE ORIENTALE LUMEN 305

cacité de la métaphysique grecque chrétienne, et son histoire au x n e s. que rarement sous la plume de Guillaume de Saint-Thierry (De nal. et
nous ferait éprouver, avec sa subtilité, sa haute valeur d’intelligence dign. amoris, 4, 10 ; P. L., 184, 386) ; mais il pénétrera à Cîteaux et à
théologique1. Saint-Victor1, et deviendra, en cette fin du siècle, presque un mot commun
en théologie ; Alain de Lille l’inscrit dans son dictionnaire (Distinctiones,
Plus encore que dans le domaine de 1’« économie », où son idéalisme P. L., 210, 971 ; cf. 780). Ce n’est qu’au x m e siècle, avec le discrédit
crée une insensibilité à l’histoire, et dans l’anthropologie, où la pression du système, qu’il sera suspect2, et saint Thomas l’évitera habituellement.
augustinienne bloque son originalité, Yorientale lumen est efficace dans Incognoscibilité de Dieu, vérité de ses manifestations, — et donc,
la « théologie » (au sens précis du mot grec). Ici, on la peut suivre infailli­ création conçue comme révélation, divinisation, illumination, contem­
blement à la trace du vocabulaire, si caractéristique, des docteurs grecs, plation (theoria) comme acte suprême de perfection3 : ces thèmes majeurs,
de Denys en particulier. Le terme theophnnia est précisément le plus en doctrine systématique et en expression des expériences spirituelles,
notable, et peut servir de test à la séduction comme à la réalité de cette sont commandés par la théophanie ; c’est dire l’extension de l’influence
pénétration. De fait, avec les théophanies, apparition de l’invisible dans grecque4. Elle suscite, là comme ailleurs, des positions de problème très
sa créature, divinisée, nous touchons le fond même du système érigénien. aigües, dans les quaestiones, telle la fameuse dispute sur la vision béatifique,
Non enim essentia divina Deus solummodo dicitur, sed etiam modus ille quo se où elle se heurtera à la tradition augustinienne5, et qui est déjà en pleine
quodammodo intellectuali et rationali creaturae prout est capacitas uniuscuiusque effervescence quand Alain écrit sa Somme (vers 1160) : « Hanc contro­
ostendit, Deus saepe a Sacra Scriptura vocitatur. Qui modus a Graecis theophania, versiam sub breviloquio dirimentes... » (I, c. 8 b ; éd. Glorieux, p. 136).
hoc est, Dei apparitio solet appellari... Non ergo ipsurn Deum per semetipsum vide­ Par ailleurs, à mesure que. par Boèce d’abord, puis directement, on
bimus, quia neque angeli vident : hoc eniin omni creaturae impossibile est..., sed quas­
dam factas ab eo in nobis theophanias contemplabimur {De div. na!., I ; P. L., 122, voudra penser la théophanie dans les cadres de la noétique aristotéli-
446, 448).
1. Cas significat:: à Cîteaux, C. a l n u .h or. R o c h e f o r t , neuvième abbé de Clairvaux
Erigène, c’est une fois de plus, selon ses allégations mêmes, Denys (-j- 1202), dans ses Sermones. Cf. entre autres, son Sermo 35 au chapitre général, P. L.,
et Maxime ; mais, en explicitant ses maîtres, sur plusieurs points et par 205, 794-797 ; son Sermo 9, ibid., 630 ; ibid., 730.
de nouvelles catégories, il « déplace l’équilibre de leur pensée : ce qui 2. A l b e r t l e G r a n d s’oppose vivement aux «calomniateurs» de Denys, qui ne
chez eux restait mystère à peine touché, devient la clef d’un système comprennent pas ce qu’il faut entendre par théophanie. In I I Sent., d. 4, a. 1, q. 2,
puissant, mais tombe avec lui sous les prises de la discussion »2. éd. Borgnet, 27, 105b.
3. En dépendance de la théophanie, on mesure l’originalité grecque de la theoria:
Non moins que le système, la mystique qui l’anime s’infiltre dans sa note intellectualiste, son caractère d’initiation, sa double fonction de purificatio
les mentalités, là même où le système provoque des oppositions. Theo­ et d ’anagogia, jouent jusque dans les sacrements, s’accomplissant dans Vexlasis. Cela
phania ne fait pas partie du vocabulaire de saint Bernard, et ne vient face au schéma de la tradition monastique latine, lectio, meditatio, contemplatio, caté­
gories familières de la spiritualité occidentale. Cf. C. B u t l e r , Western mysticism,2e éd.,
1927.
]. Comme belle pièce de ce dossier, voir l’analyse sémantique et historique Mais la theoria, la theorelica uita, était plus facile à désaffecter de son contexte
d’ALAiN d e u l l e , Summa, I I , tr. 1, c. 33 (éd. Glorieux, p. 170-172;, avec cette réflexion : originel, pour entrer ainsi en concordisme avec les formes latines, à Cluny, à Citeaux,
• Quia latinitas penuriosa est... -. à Saint-Victor, chez les ermites (beaucoup moins, naturellement, dans les mouvements
Ce n’est cependant que de très loin encore que s’amorce, au-delà de l’appareil évangéliques à base biblique). Cf. S. B e r n a r d , In Cant. sermo 23, 3 et 9 ; P. L., 183,
platonico-aristotélicien des essences, et malgré l'apport des Docteurs Grecs, la per­ 885, 888 ; G u i l l a u m e d e S a i n t - T h i e r r y , De nat. et dign. amoris, 4, 10; P. L., 184,
ception de l’existence personnelle; elle ne prendra corps, qu’à la faveur de la distinction 386 ; P i e r r e l e V é n é r a b l e , Epist. 1, 20 ; P. L., 189, 96 ; R i c h a r d d e S a i n t - V i c t o r ,
explicite entre essence et existence, chez saint Thomas. La définition nouvelle de Benj. minor, c. 75 : De supereminentia spiritualium theoriarum, et c. 75, P. L., 196,
persana, proposée par Richard de Saint-Victor («divinae naturae incommunicabilis 53, 54 ; G a r n i e r d e R o c h e f o r t , Serrno 23, P. L., 205, 730, et passim (mais avec un
existentia »), répond à une requête de la position grecque du problème trinitaire (évo­ contexte plus dionysien). etc. A lain d e L i l l e emploie le sens profane (theoria =
quer directement l’origine, ex, qui distingue les personnes), mais ne provient pas d’une speculatio) pour désigner les «théorèmes» des mathématiques, Regulae, prol., P. L.,
réflexion sur l’existence. 210, 621.
Parmi les méditations sur le texte capital « Je suis celui qui suis », qui décida de Sur le contenu dionysien du mot, cf. R. R o q u e s , op. cit., Index, s. v. theoria.
la philosophie de l’acte d’exister — la métaphysique de l’Exode (É. Gilson) —, on lira 4. Il serait curieux d’observer les zones et les intensités de diffusion. Richard de
celle d ’ALAiN d e L i l l e , Summa, I, 1, c. 9 (éd. Glorieux, p. 141-143) : «... Curri haec Saint-Victor ne laisse passer ni theophania (à peine theologia), ni causae primordiales,
dictio est specialiter ad rei existentiam pertinet, sola vero existentia divina immuta­ ni analogia, ni apophasis.
biliter sit, ei minus improprie haec dictio quam alia convenit ». Etc. 5. Cf. H. D o n d a i n e , L'objet et le medium de la vision béatifique chez les théologiens
2. H. D o n d a i n e , L ’objet et le medium de la vision béatifique chez les théologiens du X I I I e siècle, dans Rech. th. anc. méd., 19 (1952), p. 60-130; Les deux traditions,
du X I I I e siècle, dans Rech. th. anc. méd., 19 (1952), p. 65. les voies d’accès de la tradition grecque, p. 61-74.
Î0
306 RÉVEIL ÉVANGÉLIQUE ET SCIENCE THÉOLOGIQUE O R IE N T A L E LUMEN 307
cienne, on s’engagera dans des opérations qui devaient en évacuer et spirituelle et théologie spéculative. Ln fait, chez les magistri, l’intro­
la nison d’être et la notion originale. On a même pu, non sans vraisem­ duction progressive de l’épistémologie aristotélicienne à travers Boèce,
blance, voir dans la démarche d’Amaury de Bène, la logique perver­ aboutira à la construction d’un savoir théologique organisé, dont la dis­
tissante d’une pareille tentative1. L’entreprise cependant était légitime, cipline rationnelle, commandée par l’analyse des objets, sera différencié
et eUe sera reprise durement et magnifiquement au x m e siècle, lorsqu'on de l’expérience spirituelle et de ses expressions subjectives. Cf. infra,
transformera profondément la logique et la langue d’Aristote pour chap. XV. Le mot même de theophania, avons-nous vu, s’effacera.
exprimer humainement les relations ontologiques de la créature. Tout De la conception unitaire et transcendante de Denys, procéderont
le traité de la iranslalio terminorum a naturalibus ad theologica, pour cependant deux importantes conséquences. Premièrement, dans la
de « merveilleuses significations », chez un Alain de Lille (cf. le manifeste classification des sciences, dont diverses formules seront présentées au
du prologue de sa Surnma, éd. Glorieux, p. 119), un Simon de Tournai, x n e siècle, la théologie, jusque-là plus ou moins incardinée, fût-ce au
et les autres12, est soutenu, grâce à l’aristotélisme de Boèce (l’aristoté­ titre de reine, dans le régime des sept arts, est dégagée de cet appareil,
lisme de Maxime n’a pas été discerné, évidemment), par une pareille au titre de discipline émanant expressément du mystère, dans l’illumi­
ambition. Mais la théophanie ne pouvait fournir la clef technique de nation de la foi. D’où le principe de I’anagogie1.
l’analogie, comme loi du transfert, quoique Denys en fournisse les Deuxièmement, ce savoir, « mystique » là même où il utilise des
ressorts3. instruments rationnels, ne peut donc se construire qu’à l’intérieur et
sous la lumière de la foi. Au x m e siècle, on légitimera, de surplus, cette
De cette architecture spirituelle et de ces fonctions de la théophanie, exigence méthodologique par des arguments empruntés à l’épistémo­
procède une conception de la théologie qu'il importe de souligner forte­ logie aristotélicienne (théorie de la subalternation des sciences)2 ; mais
ment, au moment où, chez les magistri, s’élabore une théologie « sco­ elle joue déjà, dès le x n e siècle, par l’imprégnation de la theoria diony-
lastique ». Dans cette vision dionysio-érigénienne, l'élaboration théo- sienne, où sera inconcevable une disjonction entre une foi contemplative
logique de la révélation de Dieu ne peut se concevoir qu’à l'intérieur de ses objets divins et une élaboration rationnelle des mystères. Le théo­
de la théophanie ; elle n’est que la théophanie elle-même en exercice logien reste un initié, et la transmission de son enseignement ne se peut
dans l’esprit de l’homme. La séparation entre contemplation et spécu­ faire que dans un témoignage de foi. Le bienfait de la méthodologie de
lation — l’unique vocable theoria sera précisément chez les Latins, cassé Boèce, à l’œuvre chez les magistri, surtout chez les disciples de Gilbert
peu à peu (pas encore au x n e siècle) en deux significations : contemplatio
et speculatio4 — y est inconcevable, comme l’opposition entre théologie culat'o dans cette conjonction avec contemplatio, est spécifiquement différent de medi­
tatio : In Ps. 113, P. L., 196, 342.
Dans cette équivalence speculalio-conlemplalio, les trois parties de la philosophie
1. J. M. A lonso , Teofania y visiôn beata en Scotn Erigena, dans Rev. esp. de teol., « théorique » (physique, mathématique, théologie), sont reprises pour définir les trois
10 (1950), p. 361-389 et 11 (1951), p. 255-281 ; texte eité, p. 268. genres de contemplation. Est alors introduit Boèce, transmetteur des catégories grec­
2. Dans leur langue et dans leur méthode, Iranslalio, transferre conservent toute ques ; ainsi le moine W ol b é ron ( f 1167), abbé de S. Pantaléon de Cologne, dans son
la vigueur technique qu’ils avaient, tant chez Avicenne que chez Erigène, pour expri­ commentaire du Cantique, décrit les trois parties de la contemplatio ou speculatio:
mer la transposition d’un ternie ou d’une doctrine à un objet auquel ils ne s’appli­ naturelle, intelligible, intellectible ; P. L., 195, 1071. Dans la langue de Boèce, les
quaient pas de soi. Cf. A v i c e n n e , Melaph., IV, 1, éd. Venise, 1508, fol. 84ra, 84va ; intellectibilia, suprême objet du seul mens relèvent d’une speculatio qui constitue la
IV, 3, fol. 86ra ; É rigène, chez qui ils désignent la méthode d’« analogie », De diu. theologia. « Sola tantum mente intellectuque capitur, quae res ad speculationem Dei
nat., I, 15, P. L., 463; I, 16, ib., 465; I, 21, ib., 468; I, 37, ib. 480; I, 62, ib. 504; etc. atque ad animi incorporalitem considerationemque verae philosophiae indagatione
Translate, figurate, symbolice, metaphorice sont chez lui synonymes. componitur ; quam partem Graeci theologiam nominant ». In Isag. Porph., I, 3, éd.
3. Cf. R. R o q u e s , op. cil., p. 61-66; V. L o ss k y , La notion des «analogies » chez Brandt, p. 8. Cf. A. R o r i l l i ar d , Les six genres de contemplation chez Richard de
le Pseudo-Denys l'Aréopagile, dans Arch. hisl. docl. lit!, m. â., 5 (2930, p. 279-309. Saint-Victor et leur origine platonicienne dans Rev. sc. ph. th., 28 (1939), p. 231.
4. Ainsi cette « théologie » va-t-elle de la deificalio à la disputatio. Deificalio: Au x m e siècle, speculatio prendra un sens presque péjoratif par opposition à
« Per hanc speculationem [intelligentiae, par opposition à intellectus] quodammodo devotio. Cf. S. B o n a v e n t u r e , Itinerarium, proh, 4 ; et son texte fameux où il carac­
horno deificatur». A lain d e L i l l e , I, 2, éd. Glorieux, p. 121. Disputatio : «Veniamus térise les Prêcheurs « principaliter intendunt speculationi et postea unctioni », tandis
ad fastigium disputationis seu speculationis hujus ». G uil la ume de S a i n t - J a cq u es , que les Mineurs « principaliter unctioni et postea speculationi ». In Hexaemeron, coli.
De Trinitate (vers 1157), c. 24 (cité par J. L ec l er cq , Arch. hisl. docl. lilt. m. â., 1950-51, 22, éd. Ouarachi, V, 440. S. T h o m a s réduit la specutaiio (per speculum) à la medilalio,
p. 97). II», II»e, q. 180, a. 3, ad 2.
Serait à analyser ici le vocabulaire de saint B e r n a r d . Et aussi celui de R ic hard 1. Sur cette émergence progressive de la théologie dans la classification des
d e S a i n t -V ictor , apparemment plus « spéculatif » ( ? ) . « Quamvis contemplatio et sciences, cf. M. G r a b m a n n , Geschichte der scholaslischen Melhode, b. II, Freiburg, 1911.
speculatio per invicem poni soleant...», dit-il, Benj. major, V, 14, P .L ., 196, 187. Spe- 2. Cf. M.-D. C h e n u , La théologie comme science au X I I I e siècle, Paris, 1957.
308 RÉVEIL ÉVANGÉLIQUE ET SCIENCE THÉOLOGIQUE

de la Porrée, s’inscrit à l’intérieur de cette haute exigence de la doctrine


de Denys, où science (divine) et contemplation sainte sont consubstan­
tielles. C’est l’illumination de la foi qui opère la nécessaire anagogie1.
L’expérience mystique, si elle est authentique, est intellectuellement
«objective », et non effet subjectif de l’amour autour d’une vérité spécula­
tive12. Cette inspiration, plus encore que la théorie aristotélicienne de la XIV
science, parcourera, comme un filon ininterrompu toutes les réflexions
de ce siècle sur la méthode et les fonctions de la théologie. L ’ÉVEIL MÉTAPHYSIQUE

C’est enfin une pièce essentielle de la théologie des Grecs que l’usage
du symbolisme, non pas comme la ressource littéraire d’une imagerie
extérieure en définitive aux objets en cause, mais comme une pièce Orientale lumen : c’était avant tout, de fait et d’intention, une lumière
organique de la méthode pour connaître Dieu. Le jeu des symboles est religieuse, mais saturée d’implications métaphysiques. Quand donc la
aussi nécessaire, et pour les mêmes raisons, que la formation des concepts théologie grecque s’introduit, les valeurs religieuses sont les premières
et la trame des discours. Le symbole est même, au service de l’anagogie, perçues et assimilées; elles ne prendront cependant leur pleine efficacité
l’acte le plus caractéristique de la dialectique de la révélation du mystère, que dans la mesure où vont peu à peu être traités en eux-mêmes les
de la divinisation théarchique. Et cela, qu’il s’agisse du symbolisme éléments philosophiques, dont les précisions intellectuelles n’avancent
verbal de l’Écriture, du symbolisme des actions sacramentelles, comme pas du même pas que les perceptions religieuses. Les consultations byzan­
du symbolisme fondamental des réalités créées. Le symbolisme de la tines d’un Hugues Éthérien procurent certes des témoignages et compor­
lumière — et de la ténèbre — est, comme dans le néoplatonisme, le plus tent des options, dans la tradition chrétienne reconnue polymorphe ; elles
expressif et le plus employé ; sa valeur poétique n’est là que l’efTet de ne seront constructives que par la mise en œuvre de spéculations ration­
sa capacité d’expression métaphysique. Nous avons ailleurs analysé nelles, provenant de la philosophie de Boèce, du De causis, d’Avicenne.
l’efficacité et la réduction de cette métaphysique sacrée chez les maîtres L’œuvre de Denys-Érigène se diffuse particulièrement dans les milieux
occidentaux. monastiques ; mais c’est dans les centres scolaires, avec leur équipement
technique, que, par delà l’imprégnation mystique, se décidera le sort de
1. Cf. R. R o qu es , op. cil., p. 234-244, et Noie sur la notion de « théologie » chez le la méthode de l’analogie et de la construction érigénienne. La théorie
Ps.-Denys, dans Rev. asc. mysl., 25 (1949), p. 200-212. Et sur la transmission de la des idées se prête religieusement à toutes les élévations spirituelles et à
théologie, op. cit., p. 118-119. toutes les malléabilités concordistes, tant que sa qualité religieuse n’est
2. La théologie ultérieure mettra en vedette, plus que le x n e siècle, qu; le cite
assez peu, le pali divina de Denys, Noms divins, c. 2 ; P. G., 3, 648 : «Non St’um pas élaborée par une critique de la connaissance.
discens, sed et patiens divina ». Mais elle l’incurvera vers une interprétation psycho­ Il ne s’agit cependant pas d’introduire ici, dans une histoire de la
logique, au détriment de sa densité objective, parfois de sa fonction théologique. théologie, un chapitre d’histoire de la métaphysique, dont l’ajustage se
ferait mal avec l’évocation des réveils évangéliques en cours ; mais il
faut mesurer la pénétration rationnelle de notions et de principes à l’inté­
rieur et au service d’une foi en travail, mieux encore en discerner l’exact
lieu d’implantation.

La notion de cause est sans doute le cas le plus significatif, s’il est vrai
que la recherche des causes est l’acte majeur de la science, y compris une
théologie en état de science. On en pourrait suivre la diffusion dans les
divers traités alors en voie de constitution, grâce précisément à cette
notion capitale, telle la définition de la création à distinguer tant de
l’émanation que de la fabrication (progrès sur les maîtres chartrains) ;
tel encore le traité des sacrements, où Pierre Lombard est des premiers
à introduire le terme causa pour déterminer le rôle des signes cultuels
310 RÉVEIL ÉVANGÉLIQUE ET SCIENCE THÉOLOGIQUE l ’é v e i l m é t a p h y s i q u e 311

qu’on tendait auparavant à ne considérer que comme les conditions de quelque temps encore étranger au commun des théologiens, chez qui le
la grâce, dont la seule cause homogène était Dieu. Mais il suffit d’observer, terme theologia couvre l’étude de Dieu-cause et des attributs de cette
avec l’intensification de son emploi, la mise en place explicitement pro­ cause première (A l a in ) ; mais son analyse de la contingence, sa classifi­
posée, dans les grandes oeuvres théoriques. Alain de Lille, ayant énuméré cation des causes — internes et «essentielles», maleria-forma, extrinsèques
et expliqué les « règles » constructives de la théologie, en arrive, après et « existentielles », efficiens-finalis, à l’encontre de la juxtaposition aristo­
la 115e, à une série de règles relevant, dit-il, du savoir profane, mais télicienne for malis-finalis — alimentent non plus seulement le médiocre
valables en théologie ; or ces règles 116 à 125 ont toutes pour objet l’ex­ concordisme du De fluxu enlis, mais les disputes constructives de Guillaume
pression par voie de causalité de la connaissance des choses divines (P. L. d’Auxerre (Surnma, vers 1215-1220). L’élaboration d’un discernement
210, 681-684). L’Ars fidei commence sa série d’apophtegmes par ces deux entre cause formelle proprement dite et cause formelle exemplaire va
énoncés : « Quidquid est causa causae, est causa causati », et « Omnis contribuer à dissiper les équivoques delà métaphysique néoplatonicienne.
causa subjecti est causa accidentis» (P. L., 210, 597). Le titre courant En tout cela, entreprise d’objectivité, où les choses, y compris les choses
du De fluxu enlis est « De causis primis et secundis », ce qui de fait définit divines, sont traitées, jugées, définies selon leur contenu, et non plus selon
à point le thème central de l’opuscule. C’est de quoi nous référer au les ferveurs et les utilités subjectives ; la science, science par les causes,
fameux De causis, dont la mise en circulation et l’efïicacité caractérisent objective ainsi la foi, si l’on peut dire.
la spéculation philosophico-théologique de la fin du siècle1. Se proposant En tête de l’Ars ftdei, ce n’est pas seulement la notion de cause qui est
de donner une définition de Dieu, le premier des Vingt-quatre philosophes mise en vedette, mais tout l’appareil des notions métaphysiques : substan­
(Liber X X I V ph ilosophorum) en énonce une «secundum imaginationem tia, forma, materia, accidens, motus et ses six espèces (catégories grecques :
primae causae », et plusieurs des autres définitions sont rendues intelli­ generatio, corruptio, augmentum, diminulio, mutatio localis, allevatio) ; le
gibles par une réduction technique à la cause première12. Jean de Salisbury prologue du traité les énumère et les définit, ce qui est fort significatif en
avait d’ailleurs excellemment enseigné, tant à partir des Analytiques tête d’un « ars fidei», puis suivent, dan-, leur «artificioso successu», les
(ci. Metalogicon, IV) qu’à partir d’Hermès Trismégiste (De sex principiis, théorèmes : « Cujuslibct substantiae est triplex causa, scilicet materia et
cf. De septem septenis, c. 7, P. L., 199, 960-962), que la connaissance par forma, et earum compago, quarum trium eadem est causa », et la suile
les causes est le nerf de la science ; et Simon de Tournai, en tête de ses (P. L., 210, 597 et 599).
Institutiones, analyse de plus près que ses prédécesseurs la définition La métaphysique de la forme était alors portée par une histoire
aristotélicienne de la science, connaissance par les causes, jusque en théo­ plus complexe, plus copieuse, plus subtile encore que la métaphysique de
logie. la causalité. Les Chartrains en avaient fait, grâce surtout à Boèce, nous
Ce n’est pas là simple curiosité élémentaire du pourquoi des choses et l’avons vu, l’une des bases de leur spéculation, tant sur la création que
des événements : on dépasse évidemment le sens banal de causa, expres­ sur la divinisation, tant dans le domaine du connaître que dans celui de
sion confuse de causalités disparates ; on dépasse aussi l’application rudi­ l’être. « Omne esse ex forma est » : axiome de base, qui fondait non seule­
mentaire, mais déjà suggestive, des catégories grecques antiques, causa ment une ontologie et une noétique, mais aussi une vision mystique de
materialis, formalis, motiva, finalis, telle qu’on la voit faire par un l’univers1. Mais, en donnant ainsi une admirable expression à la doctrine
Robert de Melun (toc. cil.) ; on atteint le discernement particulièrement chrétienne de l’image de Dieu dans l’homme, cette haute philosophie
valable de la causalité formelle et de la causalité efficiente (par ex., perdait pour une part sa rigueur théorique2 ; elle allait la récupérer, à la
A l a in , Contra haereticos, P. L., 210, 311), grâce à quoi on dégage les deux fin du siècle, à mesure que l’on connaissait mieux, directement ou par les
pivots d’intelligibilité, interne et externe, des êtres et de l’être (équiva­ intermédiaires arabes, l’hylémorphisme aristotélicien. La pénétration
lence ralio-causa, si significative de l’intellectualisme grec).
Le rôle d’Avicenne va être là prépondérant. Son vocable aristoté­ 1. Cf. ci-dessus, chap. V.
licien melaphysica pour désigner la science de l’être et de ses causes restera 2. Ainsi, grandeur et limite, dans ce beau texte de G u ill au me de S aint - T h i e r r y :
« Haec oninia anima intellectu conspiciens, non jam tantum delectatur in sua formo­
1. Ainsi peut-on observer chez Hobert de Melun, qui lui, ignore le De causis, un sitate quam in forma formatrice [similitude trinitaire], cui intendendo semper efïleitur
emploi du concept de cause qui n’atteint pas une haute technicité métaphysique. formosior. Ipsum enim intendere, formari est. Quidquid enim ad Deum aflicitur, non
Cf. Sentenlie, I, 2, 1, éd. Martin, p. 264, 270-273, d’après Boèce. est suum, sed ejus a quo afficitur». De nal. corp., P. L., 180, 722.
2. Observer de même le développement des preuves de l’existence de Dieu par S. B er n a rd lui-même dénomme forme, et la distinguant du sujet dont elle est
la causalité. Avec l’apport capital de Denys, tenant que considérer Dieu comme cause la forme, tout en en étant inséparable, la capacité de l’âme à participer à la vie divine.
Cf. É. Gilso n , La théologie mystique de saint Bernard, Paris, 1934, p. 70.
n’est pas le connaître en lui-même.
312 RÉVEIL ÉVAÎNGELIQUE ET 8CIENCE THÉOLOGIQUE l ’é v e i l m ét a ph ysiq u e 313

d’Avicenne, en syncrétisme avec Érigène et 1a- tradition boécienne, donne sophie1. Cependant, introduite alors par le De causis, maintenant en circu­
alors à forma une densité spécifique qu’on n’aurait pu trouver chez lation, la distinction amorcée entre formatio et creatio (cf. De fluxu entis,
Abélard. c. 9, éd. de Vaux, p. 124) prépare une meilleure intelligence de l’esse, à
Par ailleurs, les controverses sur la signification des mots abstraits et laquelle va contribuer l’avicennisme si sensible à la contingence radicale
des mots concrets, base logico-grammaticale de la querelle des universaux, de l’existence. Le dégagement de la notion de cause efficiente, que nous
révélaient de plus en plus leurs implications métaphysiques, et, au-delà, observions à l’instant, et qu’implique la doctrine chrétienne de la création
leurs incidences théologiques (Deus-deitas, de Gilbert de la Porrée, au con­ — implication évidente, mais lente à expliciter techniquement — conduira
cile de Reims, 1148) : la notion de forma soutenait, selon les écoles, parfois à la distinction de l’essence et de l’existence (saint Thomas) ; dès la fin
dans la même école, de par la dialectique équivoque des concepts, tantôt du x n e siècle, cette opération de grande envergure place nos théologiens
un réalisme des idées et des essences, tantôt une doctrine des objets au seuil de la métaphysique. Guillaume d’Auxerre en recueillera déjà
formels à base d’abstraction. Les formae nalivae de Gilbert répercutent magistralement les premiers fruits.
la dualité interne de l’aristotélisme, et l’histoire ne fait ici que développer La maturation lente de la doctrine de l’analogie de l’être peut être ici
dans le temps une ambiguïté latente dès l’origine1. Le syncrétisme décou­ prise comme critère. C’est l’un des points où l’on va constater la curieuse
rageant de cette période ne pourra s’éclairer, au siècle suivant, que par le et féconde interférence d’Aristote et de Denys, qui sera l’une des premières
déblocage d’écrits pseudo-aristotéliciens (De causis, Théologie d'Aristote) observations du jeune Thomas d’Aquin. Aristote, si peu explicite sur les
et par des options rigoureuses sur la composition métaphysique de l’être. exigences du transcendant, fournira bientôt les coordonnées logiques et
La métaphysique de l’acte et de la puissance d’une part, encore faible métaphysiques permettant d’en établir le statut conceptuel (puissance
alors, la théorie de l’intellect agent d’autre part, ignorée de la tradition et acte) ; mais c’est Denys qui, dès maintenant, en impose avec éclat
boécienne du x n e siècle, assureront ces progrès. l’existence. Le mot même d’àvaXoyia (les latins n’éprouvent pas toujours
Un progrès analogue sera aussi nécessaire et aussi neuf sur les notions le besoin de traduire par proportio) entre en circulation ; et, quant au
d’esse et d’essenlia. De langue et de pensée, Boèce avait fourni aux Char- fond, certaines expressions des Porrétains sembleraient fonder la dialec­
trains un capital de grande valeur, dont un Anselme, malgré sa profondeur, tique de l’immanence et de la transcendance. Mot et doctrine restent liés
ne disposait pas. Mais parce que l’esse est conçu comme une forme, la cependant, chez Denys, à la structure « hiérarchique » du réel, et à ses
signification même du terme esse est, chez Gilbert, identique à essentia, obscures implications2.
indice d’une analyse où sont bloqués sur la forme et la nature des êtres Pour le montent, l’identification des notions de matière et de puissance
et leurs aclus exislendi1
2. Tout l’essentialisme grec va commander la philo- (possibilitas, dans la langue du temps), dans le binôme maleria-forma, et
de là dans la théorie du mouvement3, confirme que la métaphysique de
l’acte et de la puissance reste confuse, quand elle n’est pas absente de ces
1. «Réalistes et nominalistes du moyen âge, pour leur donner leurs noms tradi­ spéculations : leur syncrétisme, d’origine et de doctrine, ne leur permettait
tionnels, n’avaient pas tort de se réclamer pareillement d'Aristote, bien qu’ils l’inter­
prétassent, comme l’on sait, en deux sens diamétralement opposés, car les réalistes guère une si difficile « subtilité », comme on disait alors. Par l’excès même
déféraient aux exigences platoniciennes de la doctrine, et les nominalistes suivaient de son monisme, David de Dinant manifeste du moins que cette notion
au contraire la pente si forte qui l’entraîne sans cesse vers le réel concret. L’ontologie de matière était expressément située au niveau proprement métaphysique,
du 70 7Î 7]v eÏvx'. conduit naturellement au réalisme de l’essence et de l’espèce, celle et non dans l’empirisme élémentaire d’un « matérialisme ». De fait, plus
du t > ou de Vhoc aliquid aboutit non moins naturellement ‘au nominalisme du
terme universel et au réalisme de l’individuel concret. Ce débat, intérieur à l’aristoté­
que d’autres encore, elle était explicitement reconnue par les lecteurs de
lisme lui-même, ne faisait donc que développer au cours du temps une opposition qui,
latente dès l’origine, éclaire l’histoire qu’elle engendre ». É. G ilso n , L'être et l'essence, 1. On a vu (à propos du platonisme au xn® siècle, ci-dessus, chap. V, p. 123) que
Paris, l')48, p. 57. les mythes existentiels de Platon furent alors tournés en simples allégories, et, par cette
2. « Ablatis formis quoquomodo a rebus formatis, nihil nisi possibile esse remanet, désexistcntialisation intellectualiste, ramenés à une expression figurée de la loi méta­
scilicet possibilitas suscipiendi formas. Formis etenim ablatis, deperit actus exislendi physique des essences.
rerum ; omne namque esse ex forma provenit ». Liber de eodem secundus (école de 2. Sur la signification et la portée du Corpus areopagilicum, cf. ci-dessus, chap. V.
Chartres), éd. Parent, p. 209. Aclus exislendi est déjà passé dans la langue de R o ber t 3. C’est toujours la langue et la doctrine de Chartres. « Sunt autem duo, actus
d e M e l u n , Sententiae, I, 2, 4, éd. Martin, p. 272. scilicet et possibilitas, velut extrema et quedam elementa; et unum ab altero descen­
Un anonyme Comm. in Boelium de Trin., ms. Berlin, Staatsbibl. lat. 817, 66 b dit idest possibilitas ab actu. Possibilitas namque est mutabilitas, quam philosophi
(cité dans T. G r e g o ry , Noie e lesli per la sloria del plalonismo..., loc. cil., p. 383) : appellant materiam primordialem ; actus vero est immutabilitas et perfecti essendi,
« Actus enim possibilitatis perfectio, perfectio vero omnis ex forma est. Actus igitur que a philosophis vocatur absoluta necessitas. Sed ab immutabilitate descendit muta­
forma ». bilitas ». Comm. anonyme du De Trin. de Boèce, éd. Parent, p. 196.
311 RÉVEIL ÉVANGÉLIQUE ET SCIENCE TüÉOLOGlQUE l ’é v e i l m ét a ph ysiq u e 315
l’Écriture, comme typiquement philosophique, sans parallèle avec les gique analogue aux sciences des autres « facultés », comme l’avait posé
vocables sacrés. « Ylè, quae secnudurn philosophos est, sed nequaquam en principe Gilbert de la Porrée ; le théologien prend à son compte, dans
aliquid est »U la construction organique de sa sagesse, des objets que lui fournissent les
disciplines rationnelles, sciences de l’univers et de ses lois, sciences de
Plus que la diffusion qualifiée de ces concepts métaphysiques, c’est l’homme et de ses facultés, blocs entiers qui ne concernent pas de soi le
leur exact point d’eflicacité, en construction de la théologie, que nous mystère chrétien, et que ne prévoyait pas la distribution biblique du
devons observer, pour mesurer l’éveil métaphysique de ce siècle. Il y a donné révélé. Les « règles » d’Alain de Lille sont bien autre chose que des
beau temps en effet que la recherche de la causalité s'exerçail en théologie règles méthodologiques, à la manière du Didascaiicon d’IIugues de Saint-
et la tournait en savoir organique. Saint Anselme et toute la Fides quaerens Victor ; elles sont un ensemble de données rnétaphysico-religieuses
inlelleclum, Abélard et sa dialectique, Chartres et ses commentaires du constitutionnellement introduites dans la science de Dieu. Un jour, chez
Timée, sont dès le début du siècle les créateurs de la méthode scolastique, un saint Thomas, nous aurons toute une anthropologie dans son traité
comme on dit. Toute l’amplification pédagogique de la leclio à la quaestio théologique de l’homme, et, dans son traité du gouvernement divin,
détermine dès lors le progrès de cette théologie. Certes. Mais, si, d’Anselme toute une vision de l’univers ; ce sera un péché mortel de les éliminer de
et d’Abélard aux grands maîtres du x m e siècle, la pénétration de la méta­ sa théologie sous prétexte que l’une et l’autre sont matière philosophique1.
physique est continue, il importe néanmoins de déterminer de cette Pour autant qu’on peut dater pareille évolution, qui ne trouvera son
pénétration deux zones assez différentes, malgré leur conjonction. L’une accomplissement qu’après l’assimilation d’Aristote, nous observons pen­
dont Abélard apparaît le patron, est la mise en œuvre, dans la construction dant les années 1170-1215, une première mise en œuvre, sous régime mental
de la théologie, des méthodes dialectiques, instruments profanes de soi, platonicien, des notions de cause, de substance, de forme, de mouvement,
utilisés alors parce qu’on en reconnaît la valeur dans le domaine sacré de puissance, et, en anthropologie, des concepts de fin, d’intention, de
lui-même ; on sait quelle résistance rencontre déjà cette prétention, ce liberté, de vertu, de justice. Les sommes vont comporter non seulement
« rationalisme », chez tous ceux pour qui la raison et ses méthodes n’ont l’analyse biblique et augustiniennc des « états » historiques de l’homme,
pas consistance valable dans la vocation divine de l’esprit. Mais se dégage mais une philosophie de sa « nature », une psychologie, une morale, indé­
peu à peu une autre zone où ce ne sont plus seulement les procédés du pendamment de l’économie divine concrète. Ainsi tandis que le Lombard
raisonnement qu’on introduit dans la méditation de la parole de Dieu, n’introduit un traité des vertus qu’à la faveur d’une question sur les
mais de nouveaux objets, récemment acquis dans la découverte du monde vertus existant dans le'Christ, un traité du péché qu’à l’occasion du péché
et de la nature des choses. II ne s’agit plus seulement de référer à Dieu, originel (II Sent., d. 35), ou encore Alain de Lille un traité du libre arbitre
par voie dialectique ou symbolique, les réalités créées, dont la finalité à l’occasion de sa corruption en Adam (Surnma, n. 164), voici que se cons­
suprême dévaluerait le contenu, le comportement, l’usage terrestres ; il truisent, au dehors ou au dedans des sommes, des traités des vertus, dont
y a de ce monde et de l’homme une connaissance autonome, valable en les références constructives se font par le « moralium dogma philosopho­
son ordre, efficace en vérité de spéculation et d’action, laquelle est trans­ rum » (titre du fameux opuscule attribué à Guillaume de Conches). En
férable en science théologique. Ainsi, on utilisait depuis longtemps déjà théologie sacramentaire, tandis que prédomine encore la copieuse et savou­
la distinction matière-forme pour analyser la structure des symboles sacra­ reuse description phénoménologique de la species quadriformis sacramen­
mentels ; maintenant, et c’est évidemment une toute autre besogne, on torum, recueillant à partir des textes patristiques, liturgiques, homilé-
découvre la vérité métaphysique de l’hylémorphisme, on considère l’homme tiques, les données directes de l’expérience chrétienne, voici que s’amorce
comme une forme liée à une matière, on se fait une vision de l’univers ainsi
constitué, on définit la matière comme entité des choses. De même, on ne 1. Cf. M. J. Congar, article Théologie, dans Dicl. Ihéol. calh., XV, col. 375 : « On
se satisfait plus de qualifier les actions humaines par l’impérat if de l’amour avait bien appliqué à la théologie, discours humain sur les choses de Dieu, la logique,
de Dieu, on les mesure dans une philosophie des vertus définies comme la grammaire et la dialectique, mais une telle application n’introduisait dans le domaine
sacré aucun contenu propre, aucun objet proprement dit. La nouveauté de 1’« entrée »
des habitus spécifiés par leurs objets. d’Aristote [cela vaut déjà pour Platon, au x n e siècle]..., c’est l’application, en théologie,
Ce ne sont plus là seulement des quaestiones qui, grâce à une technique de la physique, de la métaphysique, de la psychologie et de l’éthique d’Aristote,
empruntée aux disciplines profanes (« ancillae » de la doctrine sacrée), application engageant un certain apport de contenu et d’objet dans la trame même
élaborent la matière scripturaire, et constituent ainsi un savoir théolo­ de la science sacrée. Dès lors, Aristote n’apportera pas seulement, de l’extérieur, une
certaine organisation des objets révélés, mais encore, dans le domaine môme des objets
du savoir théologique, un matériel idéologique qui intéressera non plus seulement les
1. G i l b e r t d e la P o r r é e , Comm. De hebdomadibus, P. L., 64, 1302. voies, mais le terme et le contenu de la pensée ».
316 RÉVEIL ÉVANGÉLIQUE ET SCIENCE THÉOLOGIQUE l ’é v e i l m ét a ph y siq u e 317

une métaphysique du symbole, liée à une vision dionysienne de l’univers, On connaît les décisions prises à l’encontre d’Amaury de Bène et de David
et où on tentera de définir en elle-même la causalité originale des symboles de Dinant, deux maîtres dont le premier, à Paris, passé de la faculté des
et signes1. Le De fluxu enlis, œuvre d’un théologien cependant, introduit arts à la faculté de théologie, avait suscité une troupe de disciples, tant
de longs chapitres sur les structures de l’intelligence, à partir d’Avicenne, parmi les clercs que dans les milieux laïcs, dont l’autre fait figure, dans
entreprise maladroitement menée, sans doute, mais toute autre que là ses écrits, de philosophe, mais qui paraît ne pas devoir être considéré
mise en ordre de catégories bibliques dans une prétendue psychologie des comme un simple maître es arts1. Les travaux du P. Théry ont décidément
facultés à partir de l’action de l’Esprit ou des désordres de la concupiscence. disjoint les doctrines de ces deux maîtres, que le hasard d’une conjoncture
Les périgrinations mystiques de l’àme, dans le De statibus hominis interio­ conciliaire avait réunis dans une même condamnation. David a développé,
ris, présentent du paradis et de l’enfer des descritions plus métaphysiques dans son De tomis, une philosophie moniste dite matérialiste, à base de
qu’évangéliques, à base du même Avicenne et des cosmogonies arabes12. catégories aristotéliciennes. Amaury (fl206 ou 1027) se place à l’inter­
On comprend l’extrême intérêt de la conscience nouvelle que prennent férence d’un émanatisme érigénien et d’un évangélisme joaehimite, ce qui
alors, dans les écoles, les maîtres, observant et la spécificité et la liaison explique le caractère mystique et la diffusion quasi populaire de sa méta­
de leurs divers objets, comme l’enregistrait déjà Gilbert, dans un discerne­ physique de l’esse. Tous les deux cependant, chacun dans sa voie, ont
ment qui dépasse l’humanisme libéral d’Hugues de Saint-Victor. La défailli dans la foi en élaborant une métaphysique, dont l’erreur théolo­
notation que nous relevions, chez Alain de Lille, sur la liaison entre gique ne fait que manifester le mordant. On dirait presque que, à l’entrée
« faculté de théologie » et « facultés naturelles », y compris dans le recours d’une période de haute spéculation, ils ont, à leur tour, renouvelé les
aux principes de la «physique de la nature» (reg. 115), se doit situer à tentatives et les erreurs, sinon le génie, des premiers (méta)physiciens,
ce niveau, non à celui des simples accommodations méthodologiques que louait Platon et que critiquait Aristote.
ou psychologiques. De tornis, id est De divisionibus : le titre de l’opuscule de David de
De même signification et portée est désormais la référence de plus en Dinant, qu’on a tant bien que mal reconstitué2, est à lui seul significatif :
plus consistante aux philosophi, comme régime d’« autorités » adventices, nous sommes devant un dessein métaphysique dont le principe et la
disons, comme lieu théologique, qu’on les traite avec défiance ou avec méthode consistent à réduire à l’unité les « divisions » de l’être pour en
sympathie3. Les recueils de textes empruntés aux seuls philosophes se avoir l’intelligence. Dessein sans cesse repris, et dont Érigène ( De divisione
multiplient. On observe les définitions qu’ils donnent, eux, face aux naturae), inspiré surtout par S. Maxime, avait transmis le schéma à
définitions sacrées, telles les définitions du libre arbitre, de l’éternité, de l’Occident. Cette réduction — resolutio, c’est le mot propre, que discerne
la vérité ; et ils sont appelés en témoignage aux côtés des divini sapientes bien Albert le Grand — se fait à trois in-divisibles et irréductibles : ce
et des legales (introduction du De statibus hominis interioris). Abélard, il sont hylè (materia), voüq ou mens, Deus, qui, de fait, constituent toutes
est vrai, les honorait déjà ainsi, mais plus parce qu’il les situait de quelque les réalités ramenées à trois grands genres, les corps, les âmes, les essences
manière dans l’orbite de la révélation, que pour leur valeur propre. éternelles. David introduit ici une dialectique de l’être, selon laquelle la
seule réalité absolue (eniitas), et donc la seule vérité, est l’esse, simpli­
cissimum et primum ; les différences ne relèvent que de « formes » ulté­
rieures, qui ne sont pas des réalités vraies (eniitas rata et vera), mais des
éléments accidentels, auxquels l’être ne peut être attribué que par signi­
Tandis que l’augustinien Prévostin dénonçait, après plusieurs, le fication, dans notre estimation (quod apparet verum significanti secundum
danger de ces philosophi, se développaient de fait des élucubrations méta­ aestimationem et sensum). On reconnaît le domaine de la doxa platonicienne
physiques qui avaient de quoi surprendre l’orthodoxie, et qui allaient (opinio — aestimatio — sensibile), dont l’objet est le mouvant et le
provoquer, au concile épiscopal de Paris (1210), une réaction catégorique. sensible. Cf. édition Théry, p. 136, frag. 1.
En réalité, tout est un ; la diversité est purement formelle. Dialectique
1. Cas typique de concurrence entre une analyse descriptive (cf. J. de G h e i .l i n c k , parménidienne (Albert le Grand, en renvoyant à Parménide, se trompe
La « Species quadriformis sacramentorum » des canonistes et des théologiens, dans Le
mouvement théologique au X I I e siècle, 2e éd., p. 537-547), une philosophie néoplatoni­
cienne du symbole, et ultérieurement, des catégories empruntées à la théorie hylémor- 1. Texte du décret de 1210 dans Chari. Univ. Paris., I, p. 70.
phique de la nature. 2. Le P. Théry a reconstitué, autant qu’il est possible, à partir des fragments
cités à plusieurs reprises (Summa de creaturis, Sententiae, Summa theologica) par
2. Cf. ci-dessus, chap. V, p. 136.
3. Et aussi l’usage du terme renforcé philosophantes. Cf. É. G i l s o n , Les « Philo­ Albert le Grand, le texte des « quaternuli » de David, dénoncés par le concile de 1210.
Autour du décret de 1210. David de Dinant (Bibliothèque thomiste, VI), Le Saulchoir, 1925.
sophantes », dans Arch. hist. doct. litt. du m. â., 19 (1952), p. 123.
318 RÉVEIL ÉVANGÉLIQUE ET SCIENCE THÉOLOGIQUE l ’é v e i l m é t a p h y s i q u e 319

sur les sources historiques de David, mais non sur la structure de sa qu’on peut simplifier, en vérité d’ailleurs, et comme le fera saint Thomas
pensée) : elle se développe, à partir des « trois principes » du platonisme (Ia Pars, q. 3, a. 8), les deux positions métaphysiques de 1210. C'est aussi
(materia, exemplar, opifex, dans Timée), à contre-sens du néo-platonisme, une métaphysique de l’être, et de l’identité de tout dans l’être ; mais
dans un immobilisme absolu, sans émanation, ni procession, sans ce fluxus l’être est forme : toute réalité, dans l’être, a donc la forme de Dieu. Nous
enlis qu’enseigne à ce moment même le De causis primis et secundis. C’est ne connaissons pas mieux Amaury que David, et moins encore les textes
donc par la forme que les êtres diffèrent ; qui n’a pas de forme, ne peut d’Amaury, si même il a écrit, car le décret de 1210 ne parle de « quaternuli »
être différencié, sinon en estimation terrestre. Or les trois premiers prin­ que pour David de Dinant ; mais Amaury fit école, ou plutôt éveilla une
cipes simples, hylè, mens, Deus, n’étant pas composés, n’ont pas de forme : équipe de disciples, dont les chroniqueurs donnent les noms, et qui nous
ils sont entité absolue. Ils sont donc identiques. Si les choses, elles, sont font connaître, dans leur procès canonique, avec les outrances verbales
différenciées en matérielles, mentales (spirituelles), divines, c’est qu’elles et les pesanteurs compromettantes des disciples, l’inspiration et la position
ont des formes, substantielles et accidentelles, qui, les actuant, les situe de leur maître (f 1206 ou 1207)1.
d’une certaine manière hors de 1’« être », in parlem enlis (éd. Théry, L’inspiration est ici expressément chrétienne : ce n’est pas tant un
p. 135, fr. 5). Dieu, lui, est pur être, et donc sans aucune forme ni acte : panthéisme, qu’un panchristisme, par une extrapolation extravagante de
il est puissance à tout, comme la matière première, antérieure à tout la doctrine paulinienne du corps mystique. L’interférence du thème des
mouvement, incorruptible au-delà de tout devenir, immobile et éternelle, trois âges, du Père, du Fils et de l’Esprit, alors en circulation avec
par quoi tous les êtres « sont », alors que leurs formes sont inhérentes, y Joachim de Flore, le rejet des sacrements et de l’institution ecclésiastique,
compris la corporéité. Et de même le voue par rapport aux êtres animés. confirment les apparentements de la secte avec les courants mystiques
Deus, hylè, mens sont ainsi métaphysiquement identiques, puisqu’ils et prophétiques du temps; la Chronique de Cologne (continuation, pour
sont la réalité absolue (enlilas), et donc unique. Les réalités sensibles les années 1209-1213) appellent les Amauriciens beggini. D’où la curieuse
ne sont, comme disait Platon, que l’image sensible de Dieu, grâce à la diffusion populaire et le fanatisme illuminé des disciples. Il n’en faut pas
limitation et à la différenciation des formes. David ignore évidemment la réduire pour autant, dans la secte, le rôle de l’intellectuel Amaury. Sans
métaphysique boécienne et gilbertine de la forme. doute même ne fut-il pas qu’un dialecticien, transférant grossièrement,
Dans son opposition violente à pareille métaphysique, Albert le Grand au texte sacré le verbalisme grammatico-logique d’un Adam du Petit-
la réfère au matérialisme d’Alexandre d’Aphrodise, l’interprète pervers Pont. Dieu est l’esse des choses, or les choses sont par leur esse, donc
d’Aristote. Il y a là un blocage de doctrines erroné, non seulement parce les choses sont Dieu : cette transposition du Deas omnia omnibus de
que David ne semble pas avoir connu Alexandre, mais parce que le maté­ saint Paul (/ Cor., 15, 28) ne peut pas ne pas évoquer, malgré sa pauvreté
rialisme empirique du grec n’a, de soi, rien de commun avec la métaphy­ métaphysique, l’érigénisme alors diffus2 ; et les propositions condamnées
sique de la matière première selon David. Si Aristote, par personne recoupent en fait certains thèmes du De divisione nalurae. La séduction
interposée et par bribes de textes, a alimenté David, c’est dans les notions erigéniste des années 1200 donne ainsi consistance à l’aventure des
de forme et de matière, utilisées à contresens, au service d’une dialectique Amauriciens, à leur fruste métaphysique comme à leur fanatisme mys-
de l’être, dans une métaphysique statique où ni l’individu ni le mouvement
n’ont de réalité propre (enlilas). L’aristotélicien Albert le Grand, empi­
riste de surcroît et naturaliste, a de quoi s’irriter de pareille perversion, 1. L ’i n t e r p r é t a t i o n d e la d o c t r i n e d ’A m a u r y e s t t r è s d i s c u té e . Cf. d e r n i e r é t a t d u
p r o b l è m e , p a r M. T. d ’ALvr.RNY, Un fragment du procès des Amauriciens, d a n s Arch.
non seulement comme croyant, mais comme interprète d’Aristote ; sa
hisl. docl. lill. du m. d., 18 (1950-51), p. 325-336.
dispute avec un certain Beaudouin, disciple de David, le fait conclure 2. Et, évidemment, les spéculations de Chartres, où ces thèmes « panthéistes »
à la stupidité métaphysique : « Et hoc concessit (l’identité absolue de avaient été traités avec les discernements requis. « Nemo tamen aestimet quod, quia
l’être indéterminé) ille stultissimus, qui nunquam aliquid vere et bene Deus est omnia, ideiro vel lapis sit, vel lignum, vel consimilia. Dictum enim superius
intellexit » (Comm. in I Seni., d. 1, a. 5). Mais cette perversion de l’aristo­ est, quod, licet forma divina omnes sit formae, non tamen est humanitas ; et dictum
est quare. Eodem igitur modo illatio refellitur sophistica, si quis Deum lignum esso
télisme, qui nous ramène aux erreurs des premiers physiciens, nous concludat, vel lapidem, eo quod ipsum esse concedimus omnia ». Librum hunc, éd.
ramène aussi au premier éveil de la métaphysique ; fût-ce dans une erreur Jansen, p. 21 *.
grossière, c’est là un autre niveau que celui des « sept arts libéraux » et Rien ne dit d’ailleurs qu’Amaury n’observait pas ces discernements métaphysiques,
de leur médiocre humanisme. lui qui était mort en paix. Et si ses disciples répercutaient en mysticisme sommaire
une position métaphysique, c’est peut-être qu’Amaury en avait accentué, plus que
Chartres et dans le climat mystique de 1200, les conséquences proprement chrétiennes,
Amaury de Bène procède d’une inspiration contraire, pour autant en pleine Université de Paris.
320 RÉVEIL ÉVANGÉLIQUE ET SCIENCE THÉOLOGIQUE l ’é v e i l m é t a p h y s i q u e 321

tique. C’est en tout cas le souvenir que semblent en avoir gardé les contem­ mais enseignée dans les années 1210) plus sensible à la dimension méta­
porains, si nous en jugeons par la chronique d’AIbéric des Trois-Fontaines physique des problèmes de la théologie.
(ad annum 1225), qui défend Érigène d’avoir engendré ces perversions. En tout cas, cette dimension métaphysique apparaît si nous situons
nos théologiens parmi ceux de leurs pairs que n’a pas piqués la même
Nec libri Aristotelis de naturali philosophia, nec commenta, legantur curiosité : ceux qui demeurent attachés à la pagina sacra (entendez la
Parisius, publice vel secreto : c’est le troisième point du décret de 1210. Bible avec ses gloses, elles-mêmes glosées), Pierre Comestor, Pierre le
Les historiens sont d’accord aujourd’hui, à la suite des enquêtes menées Chantre, Étienne Langton, dont le succès et la diffusion dépassent et
par VAristoteles lalinus dans les dépôts de manuscrits, pour situer dès dépasseront de beaucoup les autres entreprises1, — ceux qui, avant tout
avant 1200, avec la pénétration d’un certain nombre de versions, une pasteurs, livrent leur doctrine dans des homélies, — enfin ceux que l’évan­
nouvelle crue de l’aristotélisme, spécialement dans le domaine de la philo­ gélisme apostolique tait renoncer au luxe de l’intelligence comme au luxe
sophie de la nature, métaphysique comprise. Ce n’est donc pas tant comme de l’argent, premiers Prêcheurs et Mineurs compris, même lorsqu’ils
contexte de David que les libri Aristotelis sont désignés et condamnés, occuperont des chaires (bibliques) d’enseignement, du moins à en juger
mais pour les doctrines elles-mêmes qu’ils diffusent, soit dans les ouvrages par leurs sermons contre la philosophie et sur la résistance que rencontrera
du Stagyrite mis en circulation, soit dans les commenta et les summae, le jeune Albert le Grand parmi les siens.
parmi lesquelles il semble que tienne le premier plan Avicenne. Le De Le décret de 1210, dont la compilation est décidément disparate,
fiuxu entis évoque à point cette atmosphère, avec son syncrétisme demande, après l’interdiction des livres d’Aristote, que les ouvrages reli­
d’Érigène (cf. Amaury) et d’Avicenne, tout comme les références à la gieux (et traductions bibliques) en langue romane soient livrés aux
Physique et au De anima fréquemment observables dès ces années1. évêques, sous peine d’hérésie2. Défiance contre les évangéliques, avons-
Le libellé du décret de 1210 confirme que l’éveil métaphysique des années nous vu. C’est de quoi nous inciter à considérer dans toute sa complexité
1180-1200, fût-il néoplatonicien en substance (thèmes de l’Un, de l’être, l’effervescente vie de la théologie, en ces années 1200, dans le peuple
de la forme), comporte aussi dans ses ressources un apport croissant de chrétien comme dans ses magistri.
l’aristotélisme. Il convient en tout cas de porter dès maintenant au compte de cet
Ajoutons que, en visant expressément les écoles et leur enseignement, essor métaphysique l’expression vigoureuse dans laquelle est énoncée
le décret nous remet en mémoire l’essor universitaire qui, à ce moment alors la transcendance de Dieu, là même où son immanence nous le révèle
même, à Paris surtout, mais aussi en Angleterre, et même en Italie, donne dans sa créature. « Inter creatorem et creaturam non potest tanta simili­
aux courants de pensée une assiette institutionnelle, dans l’autonomie tudo notari, quin inter eos major sit dissimilitudo notanda » : c’est le
progressive d’une faculté des arts où la lecture des philosophes est la loi concile même du Latran (Denzinger, 432), qui enregistre ainsi dans un
du travail, où les ouvrages de physique et de psychologie vont être inscrits, texte solennel, une formule élaborée et communément enseignée à la fin
par-dessus les classiques des sept arts, dans les textes au programme. du siècle. Nous la trouvons à Saint-Victor comme chez Alain de Lille,
La reprise solennelle du décret épiscopal par le légat Robert de Courçon, comme le beau fruit d’un éveil métaphysique intérieur à une foi devenue
dans son grand règlement de l’Université de Paris, en 1215 (avec la consciente jusqu’en ses expressions, de ses requêtes divines3.
variante rédactionnelle ci-dessus mentionnée : commenla-summae), est
1. On le sait assez pour Comestor. D’Etienne Langton, les commentaires bibliques
très significative. Cf. Chart. Univ. Paris., I, p. 79. extrêmement répandus, passeront de plus en substance dans les Posiillae d’Hugues de
Quoi qu’il en soit des perversions ainsi dénoncées, les théologiens, Saint-Cher, dont on s a i t le rôle. Cf. M.-B. d e V a u x S a i n t -C y r , Les deux commentaires
nous l’avons vu, ont, en méthode, en catégories, en doctrine, fait bon d'Étienne Langton sur Isaïe, dans Rev. sc. ph. lh., 39 (1955), p. 228-236.
profit de cet essor métaphysique. Nous en pourrions observer les effets 2. Chart. Lriiv. Paris., I, p. 70 : « De libris theologicis scriptis in romano, preci-
pimus quod episcopis diocesanis tradantur, et Credo in Deum et Pater noster in romano
sur un cas majeur, dans une comparaison entre la Summa de Prévostin prêter Vitas sanctorum, et hoc infra Purificationem, quia apud quem inveniuntur, pro
(vers 1190-4), restée, malgré ses amplifications spéculatives, dans la ligne heretico habebitur ».
du Lombard, et la Summa de Guillaume d’Auxerre (publié après 1215, Cette défense se trouve illustrée précisément par les Amauriciens, qui récitaient
et diffusaient une formule du Pater en français, dans une version plus que tendancieuse.
Cf. M. T. d ’A l v e r n y , toc. cil., p. 330.
3. G u i l l a u m e d e S a i n t - T h i e r r y . Epist. ad fratres de Monte Dei, II, 3, 16,
1. Cf. J. Van S t e e n b e r g h e n , Siger de Brabant, II, Louvain, 1942, p. 389-408 ; P. L., 184, 348 : «... Et sicut semper sibi indissimilis Deus indissimiliter dissimilia in
D. Ga ll u s , Introduction of arislolelian learning lo Oxford, dans Proc, of Brit. Acad., 29 creatura operatur ».
(1943). R ichard de S a i n t -V ictor , In Apocal., I, P. L., 196, 689 : « Omnis figura tanto
21
322 RÉVEIL ÉVANGÉLIQL’E ET SCIENCE TUEOLOGIQUE

C’est le néoplatonisme, et très expressément le néoplatonisme de Denys


(cl. entre autres, Hier, cael., 2 ; P. G., 3, 137, 140), qui est la source vive
de cette haute intelligence, dans la « translatio terminorum ad theolo­
giam ». Dissimilis similitudo, similis dissimilitudo : l’allitération verbale
traduit jusque dans les sons la dialectique de dépassement qui travaille
à l’intérieur des ressemblances. Si, comme nous l’avons dit. ces disciples XV
médiévaux de Denys n’ont pas construit une théologie de l’analogie, du
moins observons-nous là, sur ce cas majeur, quelle densité la perception
religieuse procurait à la métaphysique dans sa dialectique de purification, LES MAGISTRI. LA « SCIENCE » TÉLÉOLOGIQUE
en même temps que la métaphysique préparait une armature à la moins
conceptualisable des connaissances religieuses.
« Maintenant encore je ne me souviens pas sans étonnement du voyage
evidentius veritatem demonstrat, quanto per dissimilem similitudinem figurat se esse que j’entrepris, à dos d’âne, pour aller, dans un pays lointain, attaquer
et non veritatem probat, atque nostrum animum in hoc magis dissimiles similitudines
ad veritatem reducunt, quo ipsum in sola similitudine manere non permittunt... chez eux deux magistri fameux, qui avaient verbe et talent, et dont le
[Développement, avec référence explicite à Denys]... Quamvis namque creatura ratio­ prestige ne pouvait que m’accabler. La dispute fut acerbe... ». Rupert,
nalis ad imaginem et similitudinem sui facta Creatoris, magna enim differentis est devenu vieux, et abbé de Deutz (depuis 1119-1120), raconte ainsi, avec
inter creaturam et Creatorem, et deficit comparatio ejus ad illum ». une complaisance encore pleine d’animosité, le voyage qu’il avait entre­
I d ., De Trin., VI, 1, P. L., 196, 967 : « Possumus in hoc divinae imaginis speculo...
discernere quid ibi sit vel pro similitudinis ratione approbandum, vel pro ratione
pris en 1117, alors moine de Saint-Laurent de Liège, pour aller combattre
dissimilitudinis improbandum ». sur place, en dispute publique, les deux célébrités de l’école de Laon,
G a r n ie r d e R oche for t (cistercien) présente de longs développements, jusqu’au Guillaume de Champeaux, évêque de Laon, et Anselme, plus fameux
jeu des allitérations verbales («per similem similitudinem, dissimilem similitudinem, encore, qui mourait d’ailleurs à ce moment même1.
similem dissimilitudinem), Sermo 35, P. L., 205, 795 ; déjà sermo 31, 765-766. La controverse durait depuis longtemps déjà, et Rupert n’avait ménagé
A lain d e L i l l e , Summa, 10 a (éd. Glorieux, p. 146) : « Sciendum quod [njulla
veri nominis similitudo est inter Deum et hominem. Quamvis enim homo dicitur esse ni sa peine ni sa plume : Comment expliquer l’existence du mal sous une
creatus ad ymaginem et similitudinem Dei, quia et Deus rationalis et homo rationalis..., providence toute-puissante de Dieu, ou plutôt, par quelles voies et
tamen non est ibi veri nominis similitudo secundum rationem... cum Deus ita sit ra­ méthodes faut-il résoudre ce troublant problème2. Les deux «maîtres»
tionalis quod ipsa rationalitas ». avaient élaboré une distinction, introduite dans les vouloirs de Dieu,
Ainsi leur commune méditation les conduit-elle à prendre à leur compte l’enoncé
de Platon, Timée 28 c : « Deum tam difficile est invenire quam inventum profari ».
entre une voluntas permittens (malum) et une volunlas approbans. Dis­
Cf. A lain d e L i l l e , Summa, n. 8 ; S im o n d e T o u r n a i , Dispulalioncs, d. 91, q. 1 ; tinction qui deviendra classique et qui, au delà de son jeu dialectique,
P ie rr e de Ce l le, Episl. 66, P . L ., 202, 508. reposait sur une analyse des modes effectifs de la volonté humaine. Si
peu technique qu’elle fût encore, cette analyse d’une volonté « permi-
sive », appuyée sur les catégories philosophiques agere et pâli, engageait
nettement l’esprit dans une toute autre voie que celle de l’Écriture :
le livre de Job ne s’embarrasse pas de ces trop habiles concepts humains.
Rupert, grand commentateur de l’Écriture, ardent contemplatif au
demeurant, dont la foi se complaît dans le mystère, ne peut supporter
ce déclassement de la perspective sacrée. Pareille distinction, fabriquée
par les maîtres ès arts, entendez par une science profane, est scandaleuse,
jusque dans les mots inventés par la raison. Sous sa substance incohé­
rente et vaine («tam inertem divisionem », loc. cil., col. 437), n’aboutit-

1. R u pe r t de D eu tz , In regulam sanci Benedicti, I ; P. L., 170, 481-483.


2. É p is o d e s h i s t o r i q u e s e t p o sitio n s d o c t r i n a l e s en s o n t r a p p o r t é s d a n s les d e u x
t r a i t é s de R u p e r t , De volunlaie Dei e t De omnipotentia Dei, e n t r e 1115 e t 1117; P . L.,
170.
324 RÉVEIL ÉVANGÉLIQUE ET SCIENCE TIlÉOLOGIQLE LA SCIENCE TUÉOLOCIQUE S io

elle pas à ce blasphème de dire que Dieu veut le mal! Ne parlez pas de même temps dans la vieille société, parfois conseillers des princes, petits
permission de Dieu, mais bien, comme l'Ecriture, de patience de Dieu, et grands, ils étaient ouverts à toute curiosité comme à toute aventure,
d’une patience qui n’est pas une «. espèce » de volonté du mal, mais bien impatients de toute liberté, du corps et de l’esprit. Rainald de Dassel,
une bonté, une longanimité, une bienveillance, tous mots synonymes et le chancelier de Frédéric Barberousse, est un ancien élève des écoles
riches de sève biblique. Je n’ai pas suivi les écoles de dialectique, conti­ de Paris, et aussi Étienne Langton, l’archevêque de Cantorbery, à la
nue Rupert, mais, en aurais-je toute la science, je n’en userais pas, car tête du baronnat anglais révolté contre Jean sans terre ; Arnauld de
elle aboutit à la pire des incohérences, et elle n’alimente en rien « la sainte Brescia se présente comme disciple d’Abélard. Des antiques écoles monas­
et simple vérité divine » ; mieux vaut que les arguties des philosophes tiques, nous passons avec eux dans les écoles urbaines, où ces clercs, sous la
la parole simple des bergers et des pécheurs que fréquentait le Christ1. juridiction des évêques, donnent satisfaction aux besoins et aux aspirations
Et Rupert se joue, avec une ironie cinglante, de ses adversaires qui le de leurs congénères, clientèle inassimilable aux abbayes, intellectuelle­
veulent acculer par leur dilemme à nier la toute-puissance, alors que, ment autant qu’économiquement. Non plus des claustrales, mais des
avec toute l'Écriture, de la Genèse à l’Apocalypse, il proclame que la scholares, des scholastici1.
main de Dieu s'étend à tout. « Quidquid extra hanc Scripturam sanctam Schola : saint Benoît avait dès longtemps transféré au service de
cogitari, vel argumentando potest confingi, sicut expers rationis est, ita Dieu et à l’avantage du monastère, le contenu et les formes de 1’«école»,
nullatenus pertinet ad laudem vel confessionem omnipotentiae Dei où désormais le Christ est le «maître» ; dominici schola servitii (Regula,
Tel est 1’absolutisme scripturaire de Rupert, conséquence d’une foi qui proh). A Citeaux, le mot est repris avec insistance, et sa tradition acti­
ne veut avoir qu’en elle-même l’intelligence de son objet. La théologie vement élaborée : c’est qu’on le pousse, en vive concurrence avec les
se nourrit de foi, non de « raisons », à la manière des maîtres d’école, nouvelles écoles et leurs magislri profanes, vers un sens exclusif, où la
scholares. comparaison tourne en antinomie ; la schola primitivae ecclesiae, l’idéal
de la réforme (Exordium magnum ord. cisterc., 1 ,2 , P. L., 185, 998),
n’était évidemment pas une école, mais un mode de vie évangélique.
L’avènement des « maîtres »
Le monachus n’est pas un scholasticus. Rupert, faisant l’éloge de
Sigefroid de Laon, laisse échapper ce mot : c’était un grand « scolastique »
On reprochait précisément à Rupert de n’avoir pas fréquenté les quoiqu’il fût moine {In regulam s. Benedicli, I ; P. L., 170, 496). On
écoles. Loin de céder au reproche, le vieil abbé se fait gloire de n’avoir pressent là l’ambiguïté, valable d’ailleurs, de deux types de haute culture
pas circulé de ville en ville, en quête de science et de culture, et d'être chrétienne, théologie comprise, la monastique et la scolastique.
resté dès son adolescence à la maison, dans le monastère, où « la source Le premier de ces magislri, en style nouveau, l’ancêtre magister magis­
vive du Christ nourrit mieux que les fontaines des hommes »123. trorum, du moins celui à qui la qualification est publiquement attribuée,
Rupert n’était donc pas de cette génération nouvelle dont les jeunes semble être Manegold de Lautenbach (f après 1103) : « Manegoldus
élites cherchaient dc-ci de-là, tel Abélard, l’audience des maîtres en presbyter, modernorum magister magistrorum », dit l’anonyme de Melk
vogue. Les magistri : une nouvelle catégorie sociale apparaissait en effet., {De scripl. eccl., 105 ; P. L., 213, 9S1). En tout cas, c’est dans les premières
hors les cadres de la vieille féodalité, ecclésiastique ou laïque, loin des décades du siècle que le mot désigne une qualité fonctionnelle et accré­
chevaliers belliqueux et privilégiés, sans lien le plus souvent avec les ditée : magister Yvo Carnotensis, magister Anselmus Laudunensis,
monastères jusqu’alors promoteurs de la culture et de l’éducation. Habi­ magister Bernardus Carnotensis, magister Abelardus, magister Gilbertus,
tant les villes, solidaires des bourgeois qui dans les Communes s’éman­ magister Hugo de Sancto Victore, magister Petrus, qui va être le « magis­
cipaient, non sans violence, comme il en avait été à Laon précisém ent, ter Sententiarum », etc.
détachés des économies terriennes pour s’intéresser aux affaires et négoces, Au-delà des personnes, le titre vaut, pour le contenu même de sa
dans une mobilité qui les enrichissait, les exaltait et les déclassait en doctrine et de ses expressions : voici les magislri appelés en témoignage,
pour fournir, à côté des Pères, une interprétation qualifiée du donné
1. I d ., De omnipolcnlia Dei, 23 ; P. L., 170, 473. révélé. Le Liber Pancrisis (école de Laon, second tiers du siècle), est
2. Ibid., 27 ; P. L., 170, 477.
3. « Non circuivi mare et aridam, sicut divites negotiatores illi quorum apud cogi­
tationes pauper sum... Ierunt enim in longinquum, et apud magistros inclytos pere­ 1. Sur le sens fort e t l ’évolution d e c es t e r m e s , cf. G. P a r é , A. B r u n e t , P. T re m ­
grinati sunt... Hinc ego apud cogitationes illorum pauper et contemptibilis; et dixe blay, La renaissance du X I I * siècle, Paris-Ottawa, 1933, p. 50-60 (scolaris), 69-72
runt : Quis est hic ? ». In regulam sancti Benedicti, I ; P. L., 170, 430. (scholasticus).
326 RÉV EIL ÉV A N G ÉLIQ U E E T SC IE N CE TH ÉO LO G IQ U E LA S C IE N C E T H É O LO GIQUE 327
l’exemple de ces nouveaux répertoires où les opinions des maîtres xie de la foi1 : longue est la liste des maîtres de la seconde moitié du
viennent s’ajouter aux «sentences» des Pères; sont déjà nommés ici siècle ainsi touchés, à tort ou à raison, par une pareille suspicion, publi­
Guillaume de Champeaux, Yves de Chartres, Anselme de Laon et son que ou privée. Au concile de Reims (1148), Gilbert de la Porrée est
frère Raoul’. Honorius d’Autun se propose explicitement de bâtir son ainsi incriminé, par ses partenaires théologiens d’ailleurs, plus que par
Elucidarium (vers 1110) sur les quatre colonnes des prophètes, des apôtres, les évêques docteurs de la foi. La théorie des appropriations en théologie
des commentateurs bibliques, des « maîtres »12. Après avoir fait l’éloge trinitaire, potentia, sapientia, bonitas, traditionnelle en son fond, est
des Anciens, Pierre de Celles (abbé de Saint-Rémy, 1162-1180) recom­ dénoncé par Guillaume de Saint-Thierry, tandis que Robert de Melun
mande : «Si nova placent, ecce magistri Hugonis, ecce sancti Bernardi. en innocente Abélard2. La proposition « Utrum Christus sit aliquid »
ecce magistri Gilleberti, et magistri Petri [Comestoris] scripta, in quibus suscite pendant trente ans une controverse chargée d’anathèmes, en une
nec rosae, nec lilia desunt» (Episl. 167 ; P. L., 202, 610). Jean de Cor­ matière qui, dans son expression même, se situe manifestement à
nouailles, dans son Eulogium, répertoire de textes concernant les diverses l’intérieur d’une élaboration technique et de la liberté des opinions
théories sur l’Incarnation (1177), cite concurremment les deux sources, dedans une foi orthodoxe3. Appesantissements qui sont à leur manière
«ut fortissimis sanctorum cuneis, etiam doctorum hujus temporis levior un témoignage de la densité et du crédit attribués désormais aux opé­
armatura praeludatur », et fournit après les « auctoritates sanctorum » rations « magistrales ». Le cas de Pierre Lombard illustre à point cette
(cap. 2) les « auctoritates magistrorum» (cap. 3 et 4) (P. L., 199, 1046). situation, tant dans ses condamnations que dans son crédit, tant dans
Othon de Freising, décrivant l’évolution géographique de la culturi' ses « opinions » théologiques que dans ses témoignages d’orthodoxie :
d’Orient en Occident, se réfère à eux comme les protagonistes de la aucun théologien ne fut tant discuté, comme en fait foi la liste croissante
dernière étape : « ... Ac post ad ultimum occidentem, idest ad Galiias des « positiones in quibus Magister non tenetur », aucun ne fut tant accré­
et Hispanias, nuperrime a diebus illustrium doctorum Berengarii, dité, puisque ses Sententiae seront jusqu'au xvie siècle et au-delà la base
Managoldi, et Anselmi translatam [sapientiam] apparet » (Chron., éd. de l’enseignement théologique4.
Hofmeister, p. 227). Ainsi vont-ils prendre place officielle, quoique leur- Bien plus, en institution même, les magistri s’émanciperont de la
propositions ne soient pas considérés comme « authentiques », c’est-à-dire pure et simple tutelle administrative de l’évêque. Le scholasticus était,
ayant valeur de décision autoritaire. Cf. chap. XVI : Authentica et M a­ dans le chapitre épiscopal, un fonctionnaire désigné et révocable par
gistralia, l’Ordinaire du lieu ; si son enseignement se développe en une école, le
A mesure cependant que prennent corps les écoles et que leur règle­ chancelier de l’évêque en est automatiquement le supérieur et admi­
ment s’impose, la licentia docendi est l'examen requis pour une qualification nistrateur. Mais que se multiplient les magistri et leurs écoles, comme
devenue officielle3. Titre non seulement pédagogique, mais théologique, cela se fait peu à peu dans les grandes villes, et ils s’organisent entre eux,
désignant une valeur, jusque là imprévue, et de facture épistémologique non seulement pour la distribution de tâches de plus en plus différenciées,
différente, en marge de l'évêque docteur de la foi. Le rôle dans l’Lghse dans les sept arts, en droit, en leçons bibliques, mais pour l’autonomie
en sera délicat à déterminer, à mesure que la théologie s’organisera en de leurs démarches. Ainsi à Paris, où, jusqu’aux dernières années du siècle,
un savoir, ayant ses lois propres, à l’intérieur de la foi et de son donné, les écoles du cloître Notre-Dame restent sous la juridiction de l’évêque :
mais selon des critères relevant de la structure intelligible des objets en dès avant 1212 les artiens émigrent sur la rive gauche de la Seine. La
cause, non des besoins et opportunités de la pastoration, ni de pieuses lutte est engagée ; le droit corporatif en est l’enjeu, avec ses privilèges
intentions subjectives. Il y aura des erreurs « théologiques », alors que de gestion, à la manière des autres corps de métier. Théologiens et juristes,
jusqu'ici le terme iiérésie dénommait suffisamment les échecs à l’orthodo- pour échapper aux exigences du chancelier, et garantir leurs droits recon­
nus par le Saint-Siège, rejoindront bientôt les artiens sur leur nouveau
1. Sur l’avènement de ces magistralia, cf. infra , p. 351 ss.
u ’A u t u n , Elucidarium, prol., P . L., 172, 1110 : «Fundamentum
2. H o n o r iu s 1. Le mot lui-même continuera d’ailleurs à désigner toute erreur, même l’erreur
igitur opusculi supra petram, idest Christum, jaciatur, et tota machina quatuor firnus impliquée inconsciemment dans une pratique (simoniaca haeresis), et ne sera spéci­
columnis fulciatur. Primam columnam erigat prophetica auctoritas, secundam sta­ fique que bien plus tard, avec les controverses méthodologiques du xvie siècle.
biliat apostolica dignitas, tertiam roboret expositorum sagacitas, quartam ticat 2. Cf. R . M. M a r t in , Pro Pelro Abelardo, Un plaidoyer de Robert de Melun contre
magistrorum solers sublimitas ». saint Bernard, dans Rev. sc. ph. th., 12 (1923), p . 3 0 8-333.
3. Cf, G. P o s t , Alexander III, Ihe licentia docendi, and the rise of Ihe u n i v e r s i t i e s . 3. Cf. R . F’. S t u d e n y , John of Cornwall an opponent of Nihilianism. A sludy of
dans Anniversary Essays in médiéval history... Ch. H. Haskins, Boston, 1929, p. 255 the chrislological conlroversies of the twelfth century, W ie n , 1939.
278. 4. Cf. J. d e G h e l l in c k , article Pierre Lombard, dans Dicl. théol. calh., t. XII.
328 R É V E IL ÉV A N G ÉLIQ U E E T SC IE N CE TH É O LO G IQ U E LA S C IE N C E T H E O LO GIQUE 329

territoire, brisant le conservatisme de l’école Notre-Dame. L’histoire l’enseignement. Dès avant 1250, Albert le Grand dira, au cours des con­
révélera la portée de l’épisode, acte de naissance intellectuelle et insti­ troverses sur le péché originel : « Quod tamen ego non credo, licet sus­
tutionnelle, de 1’« Université »L tineam propter Magistrum» (In I I Sent., d. 24, a. 1, sol.). La réflexion
Tel est le contexte dans lequel prennent, consistance, en marge désor­ est significative.
mais des authentica des Anciens12, les interventions des magistri, de plus
en plus décisives dans le mouvement intellectuel de la Chrétienté :
consultations privées ou publiques (l’archevêque de Cantorbery, De la sacra pagina à la sacra doctrina.
Thomas Becket, dans son conflit avec Henri II ; Pierre de Blois, consulté,
renvoie son correspondant aux écoles de Paris)3 ;
enregistrements d’acquis pédagogiques, littéraires, scientifiques ; défi­ En tout domaine du savoir, le magister, on le peut prévoir, introduit
nitions, recettes, etc., à commencer par de simples étymologies («Magistri les ressources de ce qui est désormais, de par sa fonction et selon sa
Parisienses dicunt cassilide a casse, quod est relhe », contre des « qui­ compétence, un métier. La science de Dieu n’aura pas à se dérober à
dam » qui interprètent capsa-sedile)4 ; ce progrès : la foi en effet ne répugne pas à bénéficier des techniques
déclarations officielles par lesquelles ils prennent position dans un du travail de l’esprit, en cela même qu’il croit. « La théologie est la pre­
débat (réprobation de dix erreurs, par le chancelier et les maîtres de mière grande technique du monde chrétien »L Le x n e siècle est, en
Paris en 1241)5 ; Occident, le lieu de cette entreprise, avant son parfait accomplissement
enfin, et de plus en plus, au x m e siècle, formation d’une communis dans les grandes œuvres du x m e siècle, d’Albert le Grand, de Bonaven-
opinio magistrorum après une période de libre controverse, grâce h quoi ture, de Thomas d’Aquin, de Scot. Ars fidei : cette expression qui intitule
est éliminée une explication, apparemment valable mais reconnue par le traité de Nicolas d’Amiens (dédié à Clément III, 1187-1191), s’applique
trop inadéquate, d’une donnée de la foi ; sans que cependant cette opinion excellemment, dans son sens direct, à tout le projet de ce siècle2 : la foi
soit sans appel (« Via magistrorum communis est... Nobis autem videtur.. », s’élaborant en une « science » ; dans la langue pré-aristotélicienne encore
dit Prévostin, sur les rapports de la nature et de la grâce)6. en cours, et avec le vocabulaire de l’encyclopédie des sept « arts », ars
De ce crédit des magistri on peut trouver le symbole dans la légende et scientia demeurent proches, avec un coefficient indicatif de disciplina
des trois frères : Pierre Lombard, Gratien, Pierre Comestor, entendez : pour le mot ars3.
les auteurs des trois grandes œuvres magistrales qui, en théologie, en Il y a certes beau temps que les techniques, celles de la grammaire
droit, en histoire biblique, furent les classiques de l’enseignement dès la et de la rhétorique (tropi et schemata, dès le temps de la renaissance caro­
fin du siècle, étaient frères7. Sous cette formulation naïve, c’est une lingienne), puis celles de la dialectique (controverse bérengarienne,
observation que l’histoire ultérieure devait entièrement ratifier. En théo­ Abélard), sont mises en œuvre au service de l’intelligence du texte sacré
logie en particulier, le crédit du Lombard devait s’affirmer, plus encore et de sa formulation en concepts doctrinaux. Mais, dans la seconde
que dans les opinions reçues, dans les institutions mêmes, puisque ses moitié du siècle, la raison et ses diverses disciplines ne fournissent plus
Sententiae deviendront, comme nous l’avons vu, non sans grave détri­ seulement un équipement de travail à la lecture de la Bible, sacra pagina ;
ment pour l’alimentation scripturaire de la théologie, le livre de texte de elle entre en quelque manière artificioso successu (Nicolas d’Amiens,
dans son Ars fidei) dans l’élaboration de la foi elle-même. C’est précisé­
ment ce que refuse Rupert de Deutz, lui, qui consent à tous les artifices
1. Cf. G. P ost , Parisian masters as a corporation 1200-1246, dans Spéculum, 9 de la rhétorique, les fables comprises4. De cette intériorité, la découverte
(1934), p. 421-445 ; Chr. T h o o z e l l i e r , L'enseignement et les universités, dans La Chré­
tienté romaine (Histoire de l'Église, de Fliche et Martin, t. 10), 1950, p. 349-355.
2. Cf. infra, chap. XVI, Authentica el magistralia, p. 351. 1. J. M a r i t a i n , Les degrés du savoir, Paris, 1932, p. 583.
3. Charl. Unie. Paris., I, n. 21 (nov. 1169) ; n. 29 (après 1175) : «... Parisius, ubi 2. N i c o l a s d ’A m i e n s (?), De arle fldei, P. L., 210, 595-628. Le prologue est une par­
difficilium quaestionum nodi intricatissimi resolvuntur ». faite expression de ce projet : « Ars fldei... In modum enim artis composita, [editio]
4. A l e x a n d r e N eck h am , Sacerdos ad altare, init., ms. Cambridge, Cuius Coll. 385, diffinitiones, distinctiones continet, et propositiones artificioso successu propositum
f. 15, cité par Ch. H. H a sk i n s , Mediaeval science, Cambridge (Mass.), 1924, p. 364 note). comprobantes ».
5. Charl. Univ. Paris , I, n. 128. 3. Lieu classique de ces notions : H u g u e s d e S a i n t - V i c t o r , Didasc., II, 1. «Ars
6. P r é v o s t i n , Summa, ms. Todi 71, fol. 89, cité par J. B. K ors , La justice primi­ dici potest scientia, quae artis praeceptis regulisque consistit [Isidore] ».
tive el le péché originel, Le Saulchoir-Paris, 1922, p. 61. 4. R u p e r t d e D e u t z , De Trin. el operibus ejus, De Spir. sancio, VII, 11 ; P. L.,
7. Cf. J. de G h e l l i n c k , Le mouvement théologique du X I I e siècle, 2e éd., Bruges- 167, 1765 : « Schemata, tropos prosain, metra, fabulas, historiam describere ac distin­
Paris, 1948, p. 214, 285. guere praesentis negotii non est; verumtamen haec in illa [Scriptura] contineri vel
330 R É V E IL ÉV A N G ÉL IQ U E ET SC IE N C E TU É O L O G IQ U E LA S C IE N C E T H É O L O G IQ U E 331

des Analytiques et des Topiques, tant appréciés par Jean de Salisburv, quand le transfert est correct (les lois en seront recherchées), avec grand
comme aussi la pratique de la resolutio néoplatonicienne, fournissent profit, au contenu religieux de la foi et à la connaissance de Dieu. Les
sans doute le dispositif nécessaire et fécond ; mais la réflexion de la foi historiens de la théologie, après les historiens du dogme, ont étudié ces
sur elle-même, soit pour se défendre (De fide catholica conlra haereticos transferts dans le domaine spéculatif : introduction des concepts sub­
d’Alain de Lille), soit pour se construire (Regulae d’Alain, Summa de stantia, essentia, persona, natura, etc. On se reportera à ces études, en
Prévostin, de Guillaume d’Auxerre, et de tant d’autres), la fait advenir veillant à bien situer ces opérations et leurs subtiles controverses au
à une maturité rationnelle, mieux : à une fécondité rationnelle, que la plan des théologies proprement dites, non plus au niveau des formules
seule dialectique d’Abélard ne comportait pas encore. Saint Anselme, dogmatiques ; car, en science théologique, ces concepts rationnels enga­
il est vrai, avait entrepris d’établir les rationes necessariae par lesquelles gent tout un appareil, qui ne peut qu’aboutir -— on le voit assez chez
nous serait procuré 1’intellectus fidei ; mais ce propos génial, comme s’il nos magistri — à des dilîérences d’opinions à l’intérieur des définitions
était encore instransmissible, n ’avait point trouvé son statut, que devait de la foi. Quoiqu’il en soit, le chapitre De translatione nominum de naturali
seulement organiser les techniques de l’énontiable, de la définition, de facultate ad theologicam, qu’il s’agisse des dénominations naturelles de
la « probabilité », de la démonstration. la divinité, qu’il s’agisse des vocables scripturaires, est une pièce classique
— et remarquable — de la théologie des magistri de la fin du siècle. Nous
Dès le traitement du texte scripturaire, comme d’ailleurs de tout avons eu ailleurs l’occasion d’en analyser quelques éléments, en particu­
texte à commenter, le maître manifeste son exigence propre : en analyser lier ceux que la métaphysique néoplatonicienne de la participation
selon sa contexture la lettre même, avant d’en extraire le contenu idéo­ contribua à élaborer.
logique. Définissant son propos, en tête d’un commentaire du Timcc, Observons en outre que ce transfert s’étend au-delà de ces controverses
maître Guillaume de Conches déclare : « Etsi multos super Platonem spécialisées, jusqu’aux modes communs de penser, de sentir, de réfléchir,
commentatos esse, multos glosasse non dubitemus, tamen quia commen­ dans tous le domaine de la foi et des mœurs. Décrivant les sentiments
tatores litteram non continuantes nec exponentes, soli sentcnlie serviunt... de l’âme à l’égard de Dieu, saint Bernard, dans son commentaire du
rogatu sociorum proposuimus... »L Sans doute pouvons-nous déceler Cantique, classe ces affectiones par les relations qu’elles déterminent cha­
là une application de la méthode de lecture dont maître Bernard de cune avec Dieu, et, pour ce faire, il exploite exclusivement des catégories
Chartres (1115 et suiv.) fut, pour les textes des auctores, le pionnier, de empruntées au langage biblique et à l’expérience : timor définit l’état de
sensationnelle manière, au jugement de Jean de Salisburv, méthode servus, spes l’état de mercenarius, obedienlia de discipulus, honor de filius,
de scholasticus au sens original du mot2. amor de sponsaL Les magistri, eux, vont réduire ces descriptions plénomé-
En matière scripturaire, cette exigence jouera de manière à distinguer nologiques à des catégories élaborées par les philosophes dans leur analyse
l’exégèse avec ses techniques historico-littérales, non seulement de la objective des passions, limor, spes, amor, etc. Ainsi Raoul Ardent (fin x ne s.)
construction systématique, mais même de l’établissement du sens doc­ s’efforce à établir une classification rationnelle et cohérente des vertus
trinal : la littera est préalable au sensus et à la sententia, selon les trois composant la force (Speculum universales, 10)2. Le terme affectus, affectio
épaisseurs du texte, ainsi discernées par Hugues de Saint-Victor. Ce sera délaissé, non par méconnaissance de son contenu, mais pour le mot
furent, nous l’avons dit, la méthode et l’esprit des magistri de Saint- passio emprunté aux philosophes. De même les degrés de la charité,
Victor ; et les mettra en œuvre Pierre Comestor, le « magister historiarum », l’échelle de l’humilité, ne seront plus déterminés par des données scriptu­
dans un style biblique tout autre que celui de la collatio monastique. raires plus ou moins artificiellement ajustées, mais établis sur les propriétés
Deuxième opération : le recours à des catégories empruntées à l’analyse des objets en cause. Pareilles opérations, c’est bien clair, ne se font pas
rationnelle des réalités profanes, et transférées, non sans risque, mais, sans quelque carambolage sémantique, à l’interférence des deux genres
d’analyse, chacune valable en son domaine, et, en principe du moins,
aptes à une opportune coordination. Lorsque Guerric d’Igny parle de la
observari usque adeo verum est ut fabulam quoque non praetereat ». Et De victoria justice pour former le goût des vérités éternelles3, il s’agit évidemment
Verbi Dei, XI, 2; P. L., 169, 1444 : «Omnes modi vel tropi sive schemata, omnes
omnino ornatus locutionis, de quibus quasi auctores gloriati sunt saeculares magistri,
sparsim in divinis inveniuntur scripturis, et prius erat quam hi qui horum putantur 1. S. B e r n a r d , In Cani., VII, 2; P. L., 183, 807.
inventores, fuissent nati •. 2. Cité par R. A. G a u t h i e r , Magnanimité, Paris, 1951, p. 273 et 286, d’après le
1. G u il la u m e d e Co n c h e s , Comm. in Timeum, prol., ms. Vat. Urbin. lat. 1389, ms. Paris Nat. lat. 3240, fol. 54v.
fol. 1. 3. G u e rr ic d’I cny, Sermo 3 in Epiph., 17; P. L., 185, 941 : « Per haec tria fldem,
2. Cf. la chaleureuse description de son « usus legendi «, Melalog., I, 24. justitiam atque scientiam, proficiat ad sapientiam, idest saporem et gustum aeter­
norum ».
332 R É V E IL ÉV A N G ÉLIQ U E ET SC IE N C E TIlÉ O L O G IQ U E LA S C IE N C E T H E O L O G IQ U E 333

de la vertu biblique de justice, non de la vertu spécifique que les magistri pu construire ainsi — sera d’ailleurs soutenue par un éveil de la conscience,
définissent par les lois de la société terrestre. Le moindre résultat n’est dans le peuple chrétien, peu à peu éduqué, dans sa promotion culturelle
pas la mise en ordre de vertus et de sentiments que la ferveur évangélique et par l’affinement de ses mœurs grossières, à la prière personnelle, à
avait présentés dans un ensemble de références et de critères religieux, l’examen intérieur, à la critique morale, dans un régime où le matérialisme
et qui maintenant sont classés et différenciés selon les facultés intérieures tarifé des pénitentiels, dénoncé par Abélard, cède la place au jugement
du sujet humain. Cf. les classifications psychologiques et morales de vertus, des « sommes de confession ». La pastorale du sacrement de pénitence
scolairement formelles parfois, mais où s’inscrivent des ressources (conc. de Latran, 1215) trouvera à point ses promoteurs, dans une solidarité
d’intelligibilité précieuses pour une spiritualité plus consciente en lumière significative, à la fois chez les nouvelles équipes apostoliques et chez les
et en action ; elles trouveront leur accomplissement dans la partie morale disciples des magistri1.
des grandes sommes du x m e siècle.
A ce point de vue, le x n e siècle présente un progrès dont on n’a peut- S’il est vrai que la définition est le terme de la recherche intelligible,
être pas assez apprécié la qualité en savoir théologique : les maîtres ont il est à prévoir que le succès topique des magistri sera de faire agréer
alors élaboré une science psychologique du sujet humain, qui va relayer comme valables des définitions qu’ils ont élaborées. De fait auront cours
et organiser l’expérience spirituelle accumulée par la tradition et enre­ et crédit, en fin du siècle et au-delà, un certain nombre de definitiones
gistrée par les Pères, puis par les auteurs monastiques. L’initiateur de magistrales, entrées désormais dans le capital des écoles, lors même qu’elles
cette anthropologie théologique est maître Abélard, qui, en liaison pro­ provoquent contestation. Telles sont les définitions de la vérité (« Verum
fonde d’ailleurs avec sa théorie de la connaissance, met en valeur les est indivisio esse et ejus quod est », à partir d’un texte d’Avicenne), du
facteurs subjectifs de l’action humaine, y compris l’action surnaturelle. caractère sacramentel (« Character est distinctio a charactere aeterno
Ses conclusions peuvent être ici et là discutables ; mais leur risque même impressa animae rationali...), de la personne («Ypostasis proprietate
souligne les nouveautés de sa méthode. Ainsi proclame-t-il le primat de distincta »), etc.
l’intention, dans l’acte bon comme dans le péché, et donc du jugement Peut-être observerons-nous le mieux le labeur proprement théologique
de conscience sans lequel cet acte ne saurait exister ; des magistri dans la mise en question par laquelle des énoncés reçus,
d’où l’importance donnée à la contribution, dans la pénitence, au appuyés même par les plus sûres autorités, Pères et docteurs, font tout
détriment de l’absolution, purement déclaratoire ; à coup problème, en face des exigences nouvelles de la « scientia fidei ».
d’où sa notion du péché originel, dans lequel l’absence de vouloir La longue querelle de VAssumptus homo en est le plus notable cas. Des
personnel élimine la coulpe proprement dite ; trois opinions, auxquelles Pierre Lombard, dans un schéma immédiate­
d’où sa position antiaugustinienne sur la naturalité du plaisir sexuel, ment classique, ramène les recherches en cours sur le mode de l’union
que l’intention seule contamine ; hypostatique dans le Christ, la première, soucieuse de maintenir intacte
d’où sa thèse, condamnée au concile de Sens (1140) sur la conscience la plénitude humaine du Christ, sa perfection concrète en entière indivi­
droite des bourreaux du Christ ; dualité et liberté, définissait cette humanité comme un homo assumptus ;
d’où encore son analyse de la foi, où, comme dans le consensus moral, et elle pouvait recourir pour cela à une série d’« autorités » qualifiées,
1'assensus intérieur est la valeur suprême ; depuis saint Athanase (qui parlait d'homo dominicus) jusqu’aux théolo­
d’où, plus généralement, son approfondissement doctrinal de la nature giens récents. Or, à mesure que s’exerçait la réflexion théologique, cette
de la vertu. Beau cas de travail théologique, Où les options rationnelles position devient discutée, suspecte, bientôt expressément rejetée comme
sont parfaitement cohérentes, lors même que leur portée est mal mesurée fausse, voire hérétique, par les maîtres du xiïie siècle. Du plan de la tradi­
dans les conclusions, donnant alors prise à une critique d’orthodoxie ; tion patristique, où jouent des formulaires différents, qui se complètent
aussi bien, les adversaires eux-mêmes, de Pierre Lombard à plus qu’ils ne s’opposent, parce qu’ils usent de notions plus spontanées,
Guillaume d’Auxerre, en conservèrent le principe1. Cette théologie de
moins systématiques, nous passons à l’âge adulte de la théologie ration­
l’action humaine — que la seule leciio scripturaire n’aurait évidemment
nelle, où les expressions traditionnelles prennent, selon les systèmes qui
les scrutent et les assument, une consistance intelligible, une densité
I. Cf. O. L o t t i n , L'inlenlion morale de Pierre Abélard à Saint Thomas, dans P sy­
chologie et morale au X I I e siècle et au X I I I e siècle, t. IV, chap. 22, p. 307-466.
Contemporaine et de même calibre est l’action institutionnelle et spirituelle d’au­
tres magistri, les maîtres en droit canonique, qui élaborent la distinction entre for 1. Les nouvelles Summae de paenitenlia seront composées par les Mendiants,
interne et for externe, au bénéfice des droits de la conscience, et de l’intériorité de Dieu. avec les ressources de leurs écoles universitaires, telle l’une des premières, par les
frères de Saint-Jacques, à l’Université de Paris.
334 R É V E IL ÉV A N G ÉLIQ U E ET SC IE N CE T H É O LO G IQ U E LA SCIENCE THÉOLOGIQUE 335

métaphysique propre, autrement précise et définie. A ce point de maturité, décrire les méthodes et les résultats de ce haut labeur, dont l’un des
les trois opinions révélent des différences implicites, qui obligent à opter pivots d’évolution a été la réaction de maître Hugues de Saint-Victor.
pour l’une ou l’autre, sans préjudice d’ailleurs pour des orientations Là encore, il ne s’agit pas d’une orthodoxie à établir ou à discuter mais
différentes à l’intérieur d’une orthodoxie plus exigeante dans ses énoncés. d’un savoir théologique, où les options et les conclusions sont libres et
Il y a là non seulement un problème de manipulation critique des « auto­ discutables. On sait que la théorie symboliste d'Hugues de Saint-Victor
rités » (par ex. la pression d’une traduction latine des actes du concile admirable effort pour « fonder » sur une littera solidement élaborée un
d’Éphèse), mais une œuvre de belle intelligence spirituelle1. édifice allégorique, capte d’incontestables valeurs traditionnelles sur le
Opération analogue dans une autre controverse qui, elle aussi, n’aura sens spirituel ; elle sera cependant expressément écartée, en doctrina
son dénouement équilibré, sinon uniforme, qu’avec la génération des sacra, un siècle plus tard, par maître Thomas d’Aquin.
maîtres du x m e siècle : la vision béatifique, objet de notre espérance, De cette théologie biblique, les éléments sont copieux et les modes
comporte-t-elle la connaissance de la divine essence elle-même, immé­ variés. Citons, pour exemple, pris au plus haut niveau d’élaboration
diatement? Cette fois, la tradition patristique se présente comme tendue spéculative, les considérations sur l’état primitif de l’homme au paradis
entre deux exigences inaliénables, formulées par l’Écriture même : Dieu terrestre. A suivre les recherches et les controverses, on observera com­
est invisible, les saints le verront tel qu’il est. Les docteurs grecs sont ment jouent non plus les variantes d’interprétations textuelles, mais
plus sensibles à la transcendance de Dieu invisible, et ne veulent pas des présupposés sur la nature de l’homme, sur les lois de l’esprit, sur la
déroger à ce principe, même en parlant de vision face à face ; les docteurs nécessité de la grâce. Les critères de vérité ne sont plus pris seulement
latins posent, d’entrée de jeu, la vocation de l’homme à voir Dieu, et de la règle de la foi dans le donné révélé, mais de la cohérence rationnelle
c’est dans cette perspective qu’ils envisagent une invisibilité de Dieu. de propositions empruntées à une philosophie de l’homme, et utilisées
L’accès désormais ouvert aux sources grecques a provoqué, chez les ici comme mineures de raisonnement. Sans doute pourrait-on définir
maîtres occidentaux, nous l’avons vu, un saisissement d’admiration et l’humanisme du x n e siècle par le portrait qu’il se fait d’Adam. Tandis
de réserve ; le heurt s’est répercuté sur toute la surface du travail théo­ que Prévostin opine que l’homme a été créé d’emblée en état de grâce,
logique, et la controverse de la vision en est l’un des épisodes critiques. pour la rectitude de sa nature et dans le personnalisme de l’amour gratuit,
Là encore, dans le foisonnement croissant des conclusions, la foi devient Guillaume d’Auxerre sera le patron de ceux qui dégagent la notion de
de mieux en mieux maîtresse de son objet, dans une orthodoxie plus justice originelle comme don de nature, transmissible avec la nature1.
lucide, tandis que les systèmes théologiques cèdent librement à des ten­ Ces décisions sont certes de grande portée, en intelligence de la foi, mais
dances légitimes, selon les insistances spirituelles ou les mentalités philo­ les constructions qui les soutiennent n’ont pas l’appui direct de l’Écriture
sophiques. L’intervention des magistri de Paris, en 1241, restera, fût-ce ni de ses interprètes officiels, là même où elles sont l’effet d’une analyse
au service de l’orthodoxie, affectée d’un latinisme peu ouvert aux pro­ démonstrative.
blèmes et aux inspirations des docteurs orientaux les plus qualifiés’. Sans aller jusqu’à pareilles constructions, et déjà pour une première
intelligence du texte, le maître, dans son commentaire introduit des
Un certain nombre de ces problématiques théologiques prennent notions grâce auxquelles le tissu biblique est, jusqu’en ses détails verbaux,
intellectualisé. Pierre le Mangeur, cette historien, commentant le fiai
pied dans l’interprétation des textes mêmes de l’Écriture : dès qu’on veut
de la création dans ses variantes grammaticales, glose ainsi les versets
rendre intelligible leur contenu, non seulement dans la littera, non seu­
de la Genèse : « Cum dicitur fiat, ad praesentiam [vel praescientiam]
lement dans la sententia, mais dans la charpente de leur récit et dans la
Dei refertur ; fecit, ad opus in materia ; facium est, ad opus in essentia »z.
portée de leur perspective historico-doctrinale, se lèvent en effet des
Rencontre-t-on le mot oblatio, on analyse les quatre conditions requises
problèmes imprévus des interprètes anciens. De cette théologie biblique
pour une offrande ; le mot timor, on rappelle les différentes espèces de
(le mot est à prendre dans son sens profond et constructif), les magistri
crainte. La préposition per dénote une causalité indirecte ; la conjonction
du xiie siècle furent des artisans qualifiés, et il serait très profitable de12
ut le rapport du moyen à la fin. Etc. On aboutit ainsi à un genre littéraire
fort différent des commentaires patristiques et monastiques : c’est la
1. P i e r r e L o m b a r d , Sententiae, lib. III, dist. 6. Ct. A. G a u d e l , La théologie de
l’Assumptus homo. Histoire et valeur doctrinale, dans Rev. des sc. relig., 17 (1937), 1. Cf. J. B. K o r s , La justice primitive et le péché originel d'après saint Thomas.
p. 64-90, 214-234 ; 18 (1938), p. 45-71, 201-217 ; H. D o n d a i .n e , recension dans Bull. Les sources. Le Saulchoir-Paris, 1922, p. 61-66.
thomiste, 1939, p. 674-679. 2. P i e r r e l e M a n g e u r , Hisl. scolaslica, Gen., 4 ; P. L., 198, 1058.
2. Cf. infra.
336 R ÉV EIL ÉV A N G ÉLIQ U E ET SC IE N C E THÉO LO G IQ LF. LA S C IE N C E T H É O L O G IQ U E 337

leclio universitaire, qui n’est certes pas une exégèse au sens où nous mais, saisi par l’ivresse intellectuelle de sa foi, sobria ebrietas, il se livre
1entendons aujourd’hui, et qui constitue proprement, au fil du texte à une spéculation dont l’architecture conceptuelle elle-même est comme
et dans une conceptualisation continue, une lecture théologique ; lecture produite par la pression de sa vie mystique.
donc encore de la pagina sacra, mais élaborée dans ce qu’il convient Les Regulae d’Alain de Lille sont une tentative, quasi unique en
d’appeler une exégèse « scolastique ». C’est selon les lois de ce genre litté­ Occident, de couler les libres vouloirs de Dieu et les divers m o m e n t s de
raire, y compris la loi du symbolisme typologique et allegorisant (cf. l’économie du salut dans une déduction axiomatique relatant la produc­
chap. VIII), qu’il faut lire, comprendre, estimer les commentaires des tion de l’Lnité divine dans la multiplicité des réalités créées, et la réca­
magistri, parmi lesquels ceux de maître Thomas d’Aquin au x m e siècle'. pitulation causale de toutes par le Christ et les sacrements.
Avec Guillaume d’Auxerre, au temps du concile de Latran, nous avons
A plusieurs reprises, nous avons souligné la variété des opinions à un prototype des sommes classiques du x m e siècle, où chaque élément
laquelle, consciemment d’ailleurs2, aboutit ce savoir théologique. Mais du donné révélé est mis en « question » (cf. infra), et traité selon les diverses
plus dignes encore d’intérêt sont les différences observables dans les figures du raisonnement, pour dégager les liaisons internes et les convain­
méthodes mêmes de cet intellectus fidei : le x n e siècle présente ici une cantes convenances des objets de foi ; la théologie, dans cette voie, va
opulente fécondité que nous dissimule fâcheusement l’uniforme de la prendre de plus en plus les formes et procédés de la scientia aristotéli­
scolastique postridentime. cienne.
Saint Anselme, avec une exaltante virtuosité dialectique et à la fois
dans une parfaite maîtrise contemplative, avait entrepris de découvrir Les genres littéraires
les profunda fidei, c’est-à-dire leurs rationes necessariae, grâce auxquelles
notre foi progresse vers la vision béatifiante : éminente dignité d’une
théologie, qui n’est pas un luxe hétérogène de l’esprit, mais la loi orga­ Dans une doctrina sacra semblablement intrépide sous ces diverses
nique de l’intelligence croyante, à laquelle on ne saurait se soustraire formes, la curiosité rationnelle de la foi va en effet s’exercer particulière­
sans négligence : « Negligentia mihi videtur, si postquam confirmati ment dans une technique renforcée désormais, au delà de la simple dia-
sumus in fide, non studemus quod credimus intelligere ». lectiqun des artiens, par la méthode aristotélicienne, mais vitalement
Dans la bouche d’Abélard le mot « dialectique » recouvre une opé­ amorcée dans le nouveau type de lectio biblique, où l’interprétation intro­
ration très différente : il s’agit de mettre en état scientifique les dossiers duit bientôt une « mise en question » des éléments du texte commenté.
de la tradition, dressés en sic et non, qu’Anselme, dans ses monographies, La quaestio est l’acte typique, en même temps que la forme littéraire,
laissait délibérément, comme l’Écriture elle-même, en sous-œuvre d’une de la théologie des scolaslici.
contemplation personnelle ; puis, après cette besogne d’investigation Le commentaire, leclio, expositio, reste le genre littéraire de base,
positive et critique, d’appliquer « les analogies de la raison humaine aux en théologie comme dans les autres disciplines, lettres (les auctores),
principes de la foi» (Ilisl. calani., 9), dans une lucidité audacieusement sciences, philosophie, etc., avec en plus le coefficient intensif d’un texte
conceptuelle où le goût du mystère risquait de s’atrophier. reçu et lu dans la foi, régulateur décisif de toute construction ultérieure.
Hugues de Saint-Victor, à l’encontre d’Abclard et d’Anselme, saisit Le cours magistral demeurera, jusque en plein x m e siècle, la leclio scrip­
le mystère chrétien dans son histoire sainte, fondement indispensable, turaire : la Bible est le texte de base de l’enseignement, et les Sommes
religieusement et intellectuellement, avant une extrapolation où la cons­ ne seront que des œuvres personnelles, hors la discipline scolaire publique.
truction allégorique procure une espèce de surintelligence intemporelle Cependant, sans détriment pour ce statut institutionnel et scientifique,
à base de symbole. bien plus, de par le progrès même de cette explication de texte, naît la
Richard de Saint-Victor, comme Anselme, n ’est pas tellement sou­ quaestio. Elle naît d’abord à fleur de texte, spontanément, devant les
cieux des témoignages scripturaires et les Pères sont loin de le satisfaire ;1 difficultés littérales ou doctrinales que le texte présente. Ainsi depuis
longtemps, et déjà chez les Pères, chez qui s’était développée une litté­
1. Cf. M.-D. Chenu, I n t r o d u c t i o n à l ’é t u d e d e s a i n t T h o m a s d ' A q u i n , Paris, 1950, rature de quaestiones et responsiones. Mais, avec le x n e siècle, cette levée
chap. 7. spontanée devient méthodique, c’est-à-dire que, par une généralisation
g. Ainsi Pierre Lombard, au dire de J e a n d e C o h n o u a i u . e s , dans ses positions
christologiques : « Mihi, et omnibus auditoribus suis qui tunc aderant, protestatus est, qu’alimente la curiosité de la foi et qu’instrumentalise l’usage de la dia­
quod haec non esset assertio sua, sed opinio sola quam a magistro acceperat ». h u l o - lectique, le leclor pose techniquement, artificiellement, des questions sur
g i u m , 3 ; P . L . , 199, 1053. chacune des propositions, ou du moins sur les points importants de son
22
338 RÉV EIL ÉV A N G ÉLIQ U E ET SC IE N C E TIlÉ O L O G IQ U E LA SCIENCE THEO LOCIQUE 339

texte. Progrès capital, constitutif de la scolastique, tant dans sa men­ Nil habent quaestionis praeter formam : la question n’est plus l’inter­
talité foncière que dans son comportement rédactionnel. Ainsi voyons- rogation spontanée devant un point obscur rencontré dans un texte ou
nous un jeune homme naître à la vie de l’esprit, lorsque, dans sa puberté dans une doctrine, c’est une technique consciemment et méthodiqement
intellectuelle, il se trouve « mettre en question » (au sens susdit) ce que appliquée, là même où il n’y avait pas en principe de difficulté rencontrée.
jusqu’ici il portait passivement. Nous sommes à l’âge adulte de la raison Formalisme scolaire, avec le risque tout proche de prendre cette technique
occidentale, y compris en théologie. Désormais, le professeur n’est plus pour une fin en soi, sans plus regarder les objets réels, dans les textes ou
seulement un exégète, c’est un maître, qui, selon l’expression bientôt à travers les textes. De fait — et Roger Bacon s’en plaindra amèrement —
reçue, « détermine » les questions non plus par le jeu des autorités qui le goût des quaestiones fera peu à peu négliger la lecture immédiate des
laisserait, fùt-ce dans l’obéissance et la certitude, l’intelligence vide, textes, y compris du texte sacré. Déjà au x n e siècle des résistances s'affir­
mais par des « raisons » qui découvrent à l’esprit la racine des choses1. ment, non seulement chez un Guillaume de Saint-Thierry, qui écarte
Jean de Salisbury décrit excellemment cet épisode majeur de l’histoire de son commentaire des Épitres les « quaestionum molestiae » (In epist.
de l’enseignement, de l’histoire de la théologie, en attribuant le premier ad Rom., P. L., 180, 547), mais dans l’École même, tantôt bornées, tantôt
éclat, du moins en dialectique, à son maître Albéric : « Quorum alter intelligentes, chez ceux mêmes qui, redoutant religieusement l’efiîcacité
;AIbericusj, ad omnia scrupulosus, locum quaestionis inveniebat ubique, de la raison à l’intérieur de la foi, récusent pédagogiquement une irres­
ut quamvis polita planities offendiculo non careret, et, ut aiunt, ei cir- pectueuse manipulation des autorités. Étienne de Tournai dénonce au
pus non esset enodis ; nam et ibi monstrabat quid oporteat enodari » pape (entre 1192 et 1203) cette scandaleuse indiscrétion : « Disputatur
(.Melalog., II, 10). publice contra sacras constitutiones de incomprehensibili deitate... Indi­
Cette référence à maître Albéric de Reims nous situe aux écoles de vidua Trinitas et in triviis secatur et discrepitur... » (Episi. 251, P. L., 211,
Paris, vers l’année 1136. Mais la référence, si exacte soit-elle, doit être 516). Il est notable que, dans 1’appareil complet de sa méthodologie,
élargie, et sans doute reportée aux décades antérieures. Les maîtres de au Didascalion, Hugues de Saint-Victor ait à peine fait allusion à la
Chartres, lecteurs des auctores, du Tirnée, de Boèce, de la Bible, furent disputatio1.
sans doute les metteurs en œuvre de la nouvelle méthode. Gilbert de la Mais les jeux sont faits : par une conséquence normale, la question
Porrée en donne la première formule : se détache peu à peu du texte qui l’avait suscitée et se constitue en un
E* affirmatione et ejus contradictoria negatione questio constat... Non omnis
genre autonome en dehors de la lectio. Telles sont déjà les Quaestiones
contradictio quaestio est. Cum enim altera[ pars] nulla prorsus habere argumenta de divina pagina de Robert de Melun (vers 1145), les Quaestiones d’Odon
veritatis videtur... aut cum neutra pars veritatis et falsitatis argumenta potest habere, de Soissons (vers 1164), les Disputationes de Simon de Tournai (vers 1201).
tune contradictio non est quaestio. Cujus vero utraque pars argumento veritatis Bien plus, dans les textes non-scripturaires, comme les Sentences de
habere videtur, quaestio est1. Pierre Lombard, dès qu’ils commencent à être de lecture courante dans
Clarembault d’Arras, chartrain lui aussi, au terme de cette évolution, l’enseignement, les Hic quaeritur posés en marge font prévoir la sub­
en définira le résultat : mersion par les questions du texte commenté. Autonomie littéraire qui
est le signe extérieur de l’autonomie des démarches doctrinales et de
Quid quaestio sit videtur esse commemorandum... In eo autem quod dixit
[Aristoteles] : ulrosque idem uirisque opinari, illud genus quaestionum voluit intelligi,
la curiosité scientifique. Problèmes et solutions ne sont plus solidaires
quod de certis propositionibus constituitur, ut est hoc : utrum margarita sit lapis necne. d’un texte. Les Sommes vont se construire.
Quare in eodem Topicorum tractatu, sed alio in loco [I, 3], de omni propositione Nous n’avons pas à décrire ici le champ et les modes d’application
problema posse fieri commemorat. Sed illae quidem quaestiones, quae de certis propo­ de cette méthode, valable différemment en théologie et dans les autres
sitionibus constituuntur, nil habent quaestionis praeter formam123.

1. C’est ainsi, à la lettre, que, au zénith de cette méthode, saint Thomas définira et mandavit litteris. Dedit enim praedictae quaestioni formam, utramque partem ejus
la fonction du théologien, dans la disputatio magistralis : « ... Alioquin si nudis aucto­ per ordinem disponens et utrique parti rationem qua posse probari videbatur subjun­
ritatibus magister quaestionem determinet, certificabitur quidem auditor quod ita gens, deinde vero hujus quaestionis nodum solvens, eam partem quam catholici defen­
sit, sed nihil scientiae vel intellectus acquiret, et vacuus abscedet». Quodl. IV, a. 18. dunt theologicis rationibus confirmando, el Arianorum partem improbando ».
2. G i l u e r t d e la P o r r é e , Comm. in Boetium de Trin., P. L., 64, 1253, 1258. A lui émar d e S a i n t - R u f , Comm. in Boetium a ' Trin. (vers 1180), prol. (cité par
3. [ C l a r e m b a u l t d ’A r r a s ], Der Komrnenlar des Clarenbaldus von Arras zu F. P e l s t e r , dans Mélanges... Martin, Bruges, 1948, p. 45).
Boethius de Trinitate, hrsg. v. W. Jansen, Breslau, 1926, p. 34. Boèce fournit, à juste 1. Le mot n’a chez lui que le sens élémentaire, selon la langue de Boèce, à peine
titre, la régulière occasion de définir cette « forme » de la question. « Hanc autem renforcé pour définir la dialectique, «disputatio acuta verum a falso distinguens».
quaestionem Boetius, sicut ipse in hujus operis prologo dicit, rationibus formavit Didasc., II, 30, in fine.
340 R ÉV EIL ÉV A N G ÉLIQ U E ET SC IEN CE TH ÉO LO G IQ U E LA S C IE N C E T H É O L O G IQ U E 341

disciplines, y compris chez les canonistes et les romanistes, ni à devancer, victorins ou porrétains, trouvent-ils bonne occasion de professer les
en notre x n e siècle, la nouvelle étape de son essor dans la quaeslio dispu­ niveaux de certitude, lorsqu’ils commentent la règle d’or de Boèce, en
tata, dont le qualificatif dit assez l’extension à un dialogue pour et contre, tête des commentaires du De Trinitate : « Eruditi est hominis unumquod­
entre maîtres, dans un acte public ; ce sera au x m e siècle l’opération pro­ que, ut ipsum est, ita de eo fidem capere tentare »'.
pre et singulièrement efficace des maîtres à l’Université : la disputatio Entre en jeu d’ailleurs, chez nos maîtres, en échec pour la technique
magistralis1. Mais nous devons insister sur la puissance d’intelligibilité aristotélicienne, l’usage capital du procédé symbolique, appelé par le
qu’elle recèle, en particulier dans les disciplines spéculatives, où elle traitement d’une matière disposée, dans l’Ecriture, en enchaînement
fournit un instrument homogène aux lois de l’esprit. Du moins à certaines typologique. L’agencement extérieur prend souvent figure rationnelle :
lois, et pour certaines formes de pensée. La quaestio scolastique est diffé­ en vérité la valeur profonde de l’argument procède selon une autre trame
rente de l’interrogation socratique, de la réduction platonicienne, du que celle de la science, et ce serait la pervertir que d’y chercher une
doute cartésien, et de la dialectique hégélienne ; au moyen âge même, <( preuve ». Sans doute est-ce là la raison pour laquelle d’Hugues de Saint-
elle laisse subsister d’autres voies, inductives et déductives. Elle est Victor, on n’a retenu que les éléments de coupe scolastique, au détriment
cependant prépondérante, et, acte majeur de Vintellectus fidei, elle four­ de cette scolastique même, pour laquelle aussi Richard de Saint-Victor
nira, dans les Sommes, le schéma de Varliculus, comme unité de travail et bien d’autres nous déçoivent par ce que nous considérons maladroi­
(summa quaestionum). tement comme un manque de rigueur. Il faut y voir, même si nous les
C’est reconnaître aussitôt, et à simple lecture, que cette unité n’est contestons en science théologique (saint Thomas), des voies d’approche
pas uniformité. La pression d’un certain aristotélisme amènera un jour du mystère, perçu dans ses analogies temporelles. L’éventail des procédés
quelques scolastiques à bâtir en forme syllogistique la quaestio médié­ des magistri ne va pas, il est vrai, sans une confuse interférence des types
vale : c’était réduire gravement la multiple souplesse de ses formes, car logiques et allégoriques de recherche ou de raisonnement ; il a du
elle n’ignorait ni le mouvement circulaire de Denys, ni la resolutio dont moins l’avantage de nous rendre sensibles la variété et la mobilité, dans
le mouvement platonicien, dans l’analyse du transcendant, ne pouvait cette période créatrice, des voies et moyens de l’inlelleclus fidei.
se couler dans l’univocité du syllogisme. Les maîtres du x n e siècle ne C’est dans ces contextes que la quaeslio va se corser, pour l'intelligence
parcourent pas consciemment tout le champ des activités discursives. de son objet divin : du simple problema dialecticum (cf. Jean de Salisbury,
Lors même que la forme syllogistique est adoptée, elle est parfois osten­ Mêlai., II, 15 ; ed. Webb, p. 88), où elle n’avait mis en œuvre que l’appa­
sive plus que démonstrative, dans la prise de conscience d’une réalité reil des arts du trivium, renforcé par la logica noua d’Aristote, elle passera
dès l’abord présente, non dans une progression positive et visible. à l’investigation des causes, où elle sera alors, dans la trame même de
De cette souplesse le cas principal est celui des arguments que plus la « science » théologique, au x m e siècle, l’instrument d’une métaphysique,
tard on qualifiera d’arguments de convenance. Jean de Salisbury certes
d’une psychologie, d’une éthique2.
a mesuré l’efficacité de la dialectique du probable et perçu la valeur de
la démonstration selon les Analytiques ; Alain de Lille distingue perti­
Ce n’est pas seulement dans et par chacune des questions que les
nemment la démonstration « ad quid » et la démonstration « quoniam »
magislri se procurent cette intelligence de la foi : ces questions, devenues
(« quando per effectum probatur causa »), laquelle n’aboutit pas à une
autonomes, ils les rassemblent et les construisent dans des sumrnae :
science pleine, ainsi pour Dieu12. Mais, en théologie, ni Alain de Lille,
la construction du donné révélé est, plus encore peut-être, sera en tout
dans la rigueur axiomatique de ses Regulae, ni Richard de Saint-Victor
cas au x m e siècle, le grand œuvre des magislri.
dans l’ivresse — sobria ebrietas — de sa spéculation trinitaire, n’ont
Ce ne fut d’abord qu’un recueil : détachées de leur texte de base, les
fait réflexion sur la qualité et les limites épistémologiques des « demons­
questions sont rassemblées sans autre ordre que le fil désormais rompu
trationes » qu’ils présentent, pas plus que saint Anselme n’avait calculé
du texte qui les avait suscitées. Mais très tôt, c’est à partir des objets
l’expression de ses « rationes necessariae ». Tout au plus nos magistri,
en cause et de leurs connexions intelligibles qu’on les organise. La summa
1. Avec S imon d e T o u r n a i ( f v. 1201), nous sommes déjà à la d i s p u t a t i o . Le
statut de Robert de Courçon à l’Université de Paris (1215, C h a r l . U n i v . P a r . , I, n. 20) 1. B o è c e , D e T r i n i t a t e , c. 2 Principe, disions-nous ci-dessus (ch. VI, p. 152), qui
réglemente cet exercice des maîtres ce qui suppose déjà une longue pratique. Sur ce porte à la fois sur la diversité des savoirs, sur l’autonomie des méthodes, sur l’échelle
point de l’évolution de la q u a e s t i o , cf. l’édition des D i s p u t a t i o n e s de Simon, par des assentiments. Ce fut proprement l’œuvre et l’honneur des m a g i s l r i de le réaliser
J . W a r i c h e z , 1932, introduction. dans les disciplines théologiques.
2. A l a i n d e L i l l e , S u m m a , éd. Glorieux, p. 136, 282. 2. C’est ce qu’on a appelé la «troisième entrée » d’Aristote. Cf. M.-J. C o n g a r ,
Article T h é o l o g i e , dans D i c l . I h é o l . c a t h . , XV, col. 375-378.
342 R É V E IL ÉV A N G ÉLIQ U E ET SCIE NCE . T H É O L O G I Q U E LA SCIENCE THEOLOGIQUE 343

des maîtres a certes pour but d’embrasser la totalité du savoir sacré : scilicet, caritas et sacramentum » (Inlrod. ad theol., P. L., 178, 981 ). Quand,
« Quid enim surnma est, dit Robert de Melun, nonnisi singulorum brevis selon le schéma platonicien de Denys, on envisage l’incarnation comme
comprehensio... Siquidem summa est singulorum compendiosa collectio » le moyen de notre retour à Dieu, c’est là non seulement une prise de
(Sententia, praef., éd. Martin, p. 3) ; mais bien plus est-il de donner à ce position sur une thèse particulière, mais l’entrée dans une perspective
savoir l’ordre interne qui engendrera sa suprême intelligibilité. La où, des missions divines à la sacramentalité, le champ entier de la théo­
Summa sententiarum (début du second tiers du siècle) n’est plus seulement logie est éclairé. L’histoire des plans des sommes est l’un des plus impor­
une compilation de témoignages des Pères, mais une collection organique tants chapitres de l’histoire de la théologie elle-même ; la première tâche
et élaborée, quoique proche encore des textes qu’elle coordonne. C’est, en est le discernement des articulations des traités, et de ces traités m ê m e s
de quoi mesurer l’avantage des magistri en théologie sur les maîtres les charnières de leur construction. L’uniformité qu’imposait le succès
canonistes : chez eux le pressentiment de l’harmonie des règles n’aboutit des Sentences du Lombard ne tiendra pas, précisément devant les exi­
pas aux architectures savantes des théologies ; on a en vain cherché gences d’une vision plus organique des objets de la théologie. Saint
un ordre doctrinal (celui du septénaire sacramentel) dans la Concordia Thomas, insatisfait à plusieurs titres des cadres du commentaire dus
de Gratien, dont le dispositif ne relève peut-être que de l’accidentelle Sentences, composera une somme. Dès le xn° siècle, chez le même maître,
exploitation des sources ; l’agencement intérieur des sommes canoniques Alain de Lille, la Surnma et les Regulae, si différentes de plan et de struc­
reste d’une insigne maladresse1. ture, sont un exemple saisissant de l’importance majeure de la cons­
De plus en plus le terme summa se charge d’un potentiel nouveau, truction en théologie. Le plan de la Surnma de Guillaume d’Auxerre est
où l’effort de systématisation a une fécondité parallèle au travail de plein de signification pour la problématique de son temps.
conceptualisation ; à la limite, il va signifier la synthèse dans laquelle
l’investigation initiale se fixe, avec l'efficacité pédagogique d’un ordo
disciplinae, dans un système de pensée. De la portée de ce nouveau genre Un âge nouveau
littéraire, où conceptualisation et systématisation vont de pair pour Théologie monastique, théologie scolastique
imposer des summae, Étienne de Tournai, dans sa violente opposition,
est parfaitement conscient : il dénonce ces magistri, qui, dans leur jeune
pétulance, usurpent un titre, un enseignement, une méthode, réserves Dispositif rationnel de la quaeslio, construction de la surnma : à elles
aux docteurs « authentiques »2. seules, les formes littéraires des magislri, sans parler de leur contenu et
Il va de soi que les magistri vont, à ce titre aussi, construire, dans de leurs buts, nous emportent loin des œuvres des claustrales, des théo­
l’unité de la foi, des sommes différentes, non seulement par le champ de logiens qui, à l’intérieur institutionnel et spirituel de l’état, monastique,
travail qu’ils adoptent, par exemple une somme de pénitence, dont le élaborent, selon leurs fins propres, la parole de Dieu, la pagina sacra. De
titre dit assez l’objet et le but, mais par les options maîtresses qui com­ la théologie monastique à la théologie scolastique, nous passons à un
mandent l’organisation de leur œuvre. Abélard bâtira sa théologie sur âge nouveau.
trois éléments qui lui paraissent tenir tout l’essentiel du salut : « Tria La collatio monastique a une longue histoire, et il serait vain de
sunt, ut arbitror, in quibus humanae salutis summa consistit : fides l’enfermer dans un genre littéraire déterminé : sa loi n’est-elle pas de n’en
point avoir? tout comme la conversation du père avec ses enfants. Elle
1. Cf. G. L e B ras, H islo ire du d r o it et d e s in stitu tio n s de l'É g lis e en O ccid en t. I.
n’était d’ailleurs pas, et de loin, la seule expression organique de la lecture
P ro lég o m èn es.Paris, 1955, p. 81, 89, 95. et de la méditation de l’Ecriture dans le monastère. Au x n e siècle, nous
9. É t i e n n e d e T o u r n a i , E p i s l . ‘251, ad papam (entre 1192-1203), P . /.., 211, avons, non seulement les traités d’Anselme de Contorbéry, dont nous
516 : «... Novum volumen ex eis compactum et in scolis solemniter legitur et in foro dirons la transcendance littéraire, mais les formes variées des sermones,
venaliter exponitur, applaudente cetu notariorum, qui in conscribendis suspectis
opusculis et laborum suum gaudent imminui et mercedem augeri. Ve duo predicta dont saint Bernard nous fournit le chef-d’œuvre. L’abbé cistercien a
sunt, et ecce restat tertium ve : facultates quos liberales appellant, amissa libertate une autre forme et un autre ton que le clunisien, ne fût-ce que par un
pristina, in tantam servitutem devocantur, ut comatuli adolescentes earum magisteria réflexe d’humeur contre l’exégèse scolastique naissante ; l’évolution de
impudentes usurpent, et in cathedra seniorum sedeant imberbes, et qui nondum norunt Guillaume de Saint-Thierry, passé à Cîteaux, en est un vivant témoignage1.
esse discipuli laborant et nominentur magistri. Conscribunt et ipsi summulas suas
pluribus salivis effluentes et madidas philosophorum sale nec conditas. Omissis regulis
artium abjectisque libris autenticis, artificum muscas inanium verbulorum sophis­ 1. Cf. P. D u m o n t i e r , S a i n t B e r n a r d et la B ib l e . Bruges-Paris, 1953. Avec index
matibus suis tanquam aranearum tendiculis includunt ». du vocabulaire.
341 REVEIL EV A N G ELIQ U E ET SC IE N C E T H É O LO G IQ U E LA SCIENCE THÉOLOGIQUE 345

Q u o i q u ’il e n s o i t d e c e s v a r i a n t e s , la l e c t u r e m o n a s t i q u e e s t é t r o i t e m e n t et de mes expériences. La répugnance de Rupert pour les écoles nouvelles,


s o l i d a i r e d e l ’id é a l m o n a s t i q u e ; c ’e s t lui q u i se r é p e r c u t e d a n s la d i s t r i ­ face à la scola Christi, procède, plus ou moins consciemment, mais vigou­
b u t i o n d e s o p é r a t i o n s s e l o n l e s q u e l l e s e lle se d é v e l o p p e : leclio, meditatio, reusement, de cette non-intériorité de la leclio magistrale. De fait, les
oratio (o u contemplatio), v o c a b l e s a u x q u e l s il n e f a u t p a s m e s u r e r , m a l g r é œuvres de son adversaire Anselme, valables ou non, n’ont rien de l’ani­
le u r m o b i l i t é c o n c e p t u e l l e , l ' e f f i c a c it é t e c h n i q u e , d a n s le c l i m a t c a p i t e u x mation des commentaires sacrés de l’abbé de Deutz et de ses semblables.
d u m o n a s t è r e . P ie r r e le V é n é r a b l e ( f 1 1 5 6 ) e s t , j u s q u e d a n s s a n o n - o r i g i ­ Les Sentences du Lombard auraient pareillement provoqué son scandale.
n a lité, u n t é m o in é m i n e n t n o n s e u l e m e n t de ces e x p é r ie n c e s sp iritu elles, L’objectivité scolastique désapproprie la meditatio traditionnelle de ses
m a i s d e le u r e x p r e s s i o n r é f l é c h i e 1. U n e a t t e n t i v e c o m p a r a i s o n a v e c les fins et de son dynanisme. Même chez un Richard de Saint-Victor, où
a n a l y s e s d ’u n R i c h a r d d e S a i n t - V i c t o r r é v é l e r a i t o p p o r t u n é m e n t le s d i f f é ­ la ferveur intellectuelle est irrésistible, la raison théologique demeure
r e n c e s d ’a c c e n t e t d e c a t é g o r i e s . E n c o r e p l u s a v e c les magistri en pré­ objectivement communicable comme telle. La pression de la foi, sa
d i c a t i o n , t e l s u n P ie r r e L o m b a r d , u n P ie r r e C o m e s t o r , u n M a u r ic e d e lumière de grâce, sont certes partout présentes, mais elles le sont scien­
S u l l y , u n É t i e n n e L a n g t o n , d e v e n u s p a s t e u r s e n s e i g n a n t a u p e u p l e la tifiquement, et au bénéfice de la lucidité scientifique. Les sommes seront
p o r o l e d e D i e u 2.
1 les chefs-d’œuvre de cette lucidité.
S ’il f a l l a i t c a r a c t é r i s e r la leclio d u m a î t r e , f a c e à la collatio d u m o i n e 3, C’est à l’intérieur de cette objectivité que jouent des noétiques diffé­
n o u s p o u r r i o n s d ir e q u ’e ll e e s t a v a n t t o u t u n e e x é g è s e , c ’e s t - à - d i r e u n e rentes : les maîtres du x n e siècle, mettant en œuvre une métaphysique
i n t e r p r é t a t i o n v i s a n t à d é t e r m i n e r le c o n t e n u o b j e c t i f d u t e x t e , q u e l s néoplatonicienne, soit à travers Augustin, soit à travers Denys, conservent
q u e s o i e n t le s b e s o i n s e t le s p r o f i t s s u b j e c t i f s . A i n s i le r e q u i e r t la t r a n s ­ une température plus spontanément religieuse que les maîtres postérieurs,
m i s s i o n s c o l a ir e o r g a n i s é e d u d o n n é r é v é l é ; c ’e s t p o u r q u o i e ll e a b o u t i t équipés d’Aristote, comme maître de raisonnement, bientôt comme
t ô t o u t a r d à u n e s c i e n c e , s ’é c a r t a n t d e p l u s e n p l u s d e la c o n t a g i o n maître de connaissance de la nature et de l’homme lui-même. Nouvelle
p er so n n e lle et a ffe c tiv e du t é m o ig n a g e . L a P a r o le de D ie u e s t traitée tension, à l’intérieur de la scolastique, cette fois, dont on sait la portée
c o m m e u n « o b j e t » , d o n n é c e r t e s d a n s la foi, m a i s a u - d e l à d e m a f e r v e u r et les causes, dans l’histoire de la pensée chrétienne ; mais, sous ces diver­
sités, la théologie des magistri répond toujours à un autre besoin et
1. Sur l'histoire et la densité de ces catégories, cf. C. B u t l e r , Western mysticism, prend d’autres formes que la collatio monastique. Ce serait esquiver ce
2 e éd. 1927. besoin et dissoudre ces formes que de les ramener à une différence de
Il est notable qu’H u g u e s d e S a i n t - V i c t o r , reprenant dans sa pédagogie, ces tempérament.
catégories, et arrivant, après un long exposé sur la leclio, à la meditatio, déclare qu’il
n’en parlera pas, — parce qu’il y aurait trop à dire de cette « res valde subtilis et simul
jucunda ». Didasc., VI, 13. Au plus profond de cette différence, comme l’a manifesté la genèse
J e an d e S a l i s b u r y abandonne lui aussi le cliché monastique : «Qui ad philo­ de la quaestio, il y a, au service d’un intellectus fidei, la recherche des
sophiam aspirat, apprehendat lectionem, doctrinam, et meditationem ». Melalog., I, I, 23, causes et des raisons. C’est là qu’achoppe la foi de Rupert : chercher des
éd. Webb, p. 52. Ces substitutions et glissements sont très significatifs.
2. Entre tant d’exemples, le P. d e G i i e l l i n c k si gnal e le contraste entre les ser­
raisons, c’est manquer à la révérence vis-à-vis de Dieu qui parle. La seule
mons d’un Geoffroi Babion et ceux de Comestor, dans b; transformation des méthodes raison, si nous voulons employer ce mot trop humain, non scripturaire
et des buts de l’exposé exégétique. Le mouvement théologique du X I I e siècle, 2e éd., en tout cas, c’est le bon plaisir de Dieu ; et donc la seule référence à Dieu
1948, p. 175. est valable, non ces causes secondes que notre terrestre raison introduit,
3. Les maîtres aussi tiendront des collationes, dès le xne siècle. Cf. J e a n d e et dont les vocables eux-mêmes échouent dans leur prétention à signifier.
S a l i s b u r y , Melalog., I, 24, éd. Webb, p. 56. Mais le mot précisément passe par
des sens équivoques : Qu’allons-nous boire aux citernes, quand est là la source vive1?
ancien sens monastique, encore chez A b é l a r d (« Lectio sacra minus, sed [dus Naturalisme : c’est le reproche que feront un Guillaume de Saint-
collatio prodest ; haec petit ut quaeras, quod petis illa docet », Carmen ad Aslrula- Thierry, un Guillaume de Saint-Jacques, aux magistri, soit qu’ils élaborent
bium) et chez H u g u e s d e S a i n t - V i c t or (De arca Noe morali, P. L., 176, 617) ; une critique des noms divins, soit qu’ils appliquent aux actes de Dieu
sens d’allocution pieuse en milieu scolaire ( J e a n d e S a l i s b u r y , toc. cil. ; devenu
réglementaire à l’Université de Paris au xm e siècle) ;
des distinctions empruntées à la psychologie humaine, soit qu’ils réduisent
se ns p h i l o s o p h i q u e c o m m u n d e r a i s o n n e m e n t (cf. M.-D. C h e n u , Collectio, colla­ aux schémas des philosophes le régime évangélique des vertus. Fausse
tio. Note de lexicographie philosophique médiévale, d a n s Rev. sc. ph. th., 16 (1927),
p. 435-446);
procédé de travail entre étudiants comme exercice scolaire, pratiqué à Chartres, 1. « M a g i s a c m a g i s u s u ip s o e x p e r i a r , q u ia b a l n e i s s i v e c i s t e r n i s h o m i n u m v iv a
d'après J e a n d e S a l i s b u r y , Melalog., I, 24, éd. Webb, p. 56 (où il est employé dans f o n t i s C h r is t i f l u e n t a j u g i t e r m a n a n t i a m e lio r a s u n t ». R u p e r t d e D e u t z , In regulam
cette page avec deux sens différents) ; cf. III, 10, éd. Webb, p. 163. s. Benedicti, I ; P. L., 1 7 0 , 4 8 1 .
346 RÉV EIL ÉV A N G ÉLIQ U E ET SC IE N C E TH É O LO G IQ U K LA S C IE N C E T H E O L O G IQ U E 347
ivresse, dit dans son intransigeance Geroch de Reichersberg, jouant sur la foi y demeure maîtresse, et ses parures terrestres la glorifient sans la
la règle de la sobria ebrietas : elle détourne les « lectores sobrii » du sens compromettre. Les raisons et les catégories au contraire ne respectent
de Dieu1. Lorsqu’il entrera à l’abbaye de Jumièges, vers 1180, maître pas sa pureté, et, selon leur densité propre, ne peuvent pas la respecter
Alexandre remettra sur pied l’école, alors déchue, du célèbre monastère; à la manière des sept arts : par leur autonomie méthodologique, elles
mais, ancien maître aux écoles de Paris, il n’en détournera pas la tradition développent, plus encore que la dialectique d’Abélard, une curiosité qui
vers les courants nouveaux dont pourtant il procurait à la bibliothèque dissout le mystère : « De praescientia Dei contra curiosos », s’intitule
des produits typiques, 1'Historia scolaslica de Pierre Comestor, expression un traité attribué (à tort) à Alexandre de Jumièges. Le syllogisme n’a
de la nouvelle lectio historique de la Dible, l’Ars fidei de Nicolas d’Amiens, pas cours dans l’école du Christ, disait Rupert, mais l’adoration lucide
expression de la nouvelle théologie, 1’Expositio symboli de Simon de et amoureuse. Et le vénérable abbé de Saint-Rémy, Pierre de Celles,
Tournai, le critique du grand thème augustinien des idées divines12. rappelle avec émotion à son ami Jean de Salisbury, ce grand et intelligent
Cîteaux, il est vrai, sera l’un des milieux de diffusion des œuvres, remises lecteur d’Aristote, que la « détermination des questions » n’est à attendre
en circulation, de Denys-Érigène ; mais ces infiltrations, si valables et que de « l’école du Christ »h
significatives soient-elles, relevaient de la théophanie mystique, non des Aussi bien la théologie monastique se construit à l’intérieur du monde
architectures métaphysiques de l'orientale lumen. Les Porrétains au sacré que constituent les ensembles cultuels ; c’est à travers le symbo­
contraire, maîtres en théologie par excellence, polarisent suspicions et lisme liturgique que les réalités cosmiques entrent dans le jeu, tout comme
attaques, dans la mesure où, à l’exemple de leur maître, ils se font les les réalités de l’histoire par le traitement allégorique : en l’un et l’autre
théoriciens d’une méthode rationnelle3. cas, sacralisation où la matière première, nature ou histoire, est transfi­
Profanae novitates (I Tim., 6, 20) : ces nouveautés sont deux fois gurée, grâce à un transfert mental où ne joueront plus les lois autonomes
suspectes, comme nouveautés et comme profanes : elles désacralisent la de sa densité terrestre. Le monde où vit le moine n’est qu’un cosmos
pagina sacra. Pierre de Blois s’était fait rabrouer par un prieur de ses symbolique ; le tissu scripturaire n’est lieu théologique que dans son
amis pour avoir introduit dans une exhortation à ses collègues des maté­ imprégnation liturgique, et la collatio demeure une pièce de l’appareil
riaux et des procédés des disciplines profanes4 : c’est qu’il présentait de Pollice divin. Les maîtres de Saint-Victor réagiront là, nous l’avons
la parole de Dieu à l’école, non dans un chapitre de moines. Les moines, vu, et tenteront de ne construire une symbolique que sur le fondement
il est vrai, avaient magnifiquement cultivé et mis en œuvre les sept arts de l’histoire.
profanes, mais après les avoir purgés de leur suffisance, et, selon l’image En fait, l’allégorisation monastique, celle de la nature et celle de
courante, réduits en servitude5 : humanisme parfait, celui-là, parce que l’histoire, est la réfraction littéraire et exégétique d’un état de vie entiè­
rement commandé par la perspective eschatologique, télescopant les
1. en tête du De gloria el honore Filii
G e r o c h d e R f. i c h e r s b f . r g , Episl. dédie.,
causalités et les durées terrestres. L’anagogie dionysienne ménageait,
hominis, P. L., 194, 1074 : « Si autem lectores ebrii, scolastico potius quarn theolo­ dans son « analogie », la réalité physique du cosmos ; mais, malgré les
gico vino ultra modum potati offenduntur in scriptis meis, ignoscendum est illis ». infiltrations grecques, le romain Grégoire reste le maître de l’exégèse et de la
2. Cf. M.-D. C h e n u , Culture et théologie à Jumièges après l'ere féodale, dans théologie monastiques. Le moine mène sur terre une vie céleste : thème
Jumièges. Congrès scientifique du X IIIe centenaire, Rouen, 1954, p. 775-781. Et, constant, qui couvre chez lui la pensée autant que les mœurs, la lecture
ibid., p. 785, Ph. D e l h a y e , Alexandre de Jumièges.
3. Cf. M.-D. C h e n u , Un essai de méthode théologique au X I I e siècle, dans Rev. sc. de l’Écriture comme la connaissance de l’univers, sa conception de l’Église
ph. ih., 24 (1935), p. 258-267. comme son jugement sur les royaumes terrestres2. Ordre bénédictin du
4. P i e r r e d e B l o i s , Episl. 8 ; P. L., 207. monde, a-t-on dit, qui fut et demeure l’alphabet spirituel de l’Europe
5. Ainsi, après tant d'autres (cf. J. d e G h e l l i n c k , Le mouvement théologique du cultivée3.
X I I e siècle, 2e éd., p. 93-96 : Le programme scolaire et le rôle propédeutique des sept
arts), R u p e r t , De Trinitaie, De operatione Spiritus Sancti, VII, 10 ; P. L., 167, 1764 : En pareille perspective, le labeur théologique se développe sous l’aspi­
Ingressae sunt septem artes liberales tanquam famulae in sacrum et reverendum domi­ ration et dans le climat d’un olium spirituel, mot savoureux, d’usage
nae suae triclinium, et quasi de triviis licentiosis ad districtum et severum verbi caractéristique, mieux, expression d’une loi interne. Ce n’est pas qu’on
Dei magisterium dispositae et assidere jussae sunt. Vagabantur enim prius per cir­
cuitum, lascivae, garrulae et verbosae puellulae, nihil operantes, et curiose agentes
solummodo ». Une fois de plus s’exerce la verve sainte de Rupert ; mais elle utilise 1. P i e r r e de C elles, Episl., P. L., 202, 519 (en 1164).
une imagerie unanimement reçue, forme et fond. Transférée à la philosophie et à la 2. Cf. textes présentés et commentés par J. L e c l e r c q , La vie parfaite. Points de
raison, cette imagerie n’est évidemment plus valable, et les magistri la désaffectent vue sur l'essence de l'étal religieux, Turnhout-Paris, 1948 ; L. B o u y e r , Le sens de la
vie monastique, Turnhout-Paris, 1950.
de sa valeur et de son efficacité.
3. C’est le mot de F’. H e e r , L'héritage Europe, dans Dieu vivant, 27 (1955), p. 32.
LA S C IE N C E T H É O L O C IQ U E 349
348 R É V E IL ÉV A N G ÉLIQ U E ET SC IE N CE TH ÉO LO G IQ L E

la continuité de ces divers intellectus fidei. On peut certes récuser, avec


méconnaisse l’austérité des exercices de la leclio-medilalio ; mais on
les magistri, le thème grégorien d’une humanité qui, créée en suppléance
affirme le primat d’une totale gratuité, dans le désintéressement des
des anges déchus, se définit sur terre par cette vie céleste : thème classique
utilit és terrestres, même apostoliques. Théologie contemplative pure :
de la théologie monastique (saint Bernard compris), selon lequelles
vacare Deo, dans un sabbatum mystique où les activités de la semaine
contenus terrestres de l’Église, de l’homme, de la nature, de la raison,
cessent enfin ; l’activité rationnelle, elle aussi, cède la place au quies
ne sont plus que des occasions et des symboles1. Mais l’autonomie de la
de l’esprit. Là encore, le moine mime sur terre la vie céleste : cette théo­
raison, de la nature, de l’homme, dans le nouvel humanisme du x n e s.,
logie est une anticipation du paradis, où toute dialectique sera dérisoire,
ne disjoint ni l’unité de la foi, en théologie, ni l’unité de l’Église, en
où la sagesse absorbera toute science, même sacrée.
institution ; foi et Église comportent seulement une pluralité de demeures,
A ce point, et de toutes manières, s’affirme avec éclat, chez les claus­
la monastique et la scolastique, la canoniale, l’apostolique. La continuité
trales, la radicale originalité de la vérité révélée, irréductible aux lois
y peut-être observée alors sur toutes les lignes de développement, en
de l’esprit, comme le fait chrétien est sans commune mesure avec les
histoire, en spéculation, en allégorisation, en contemplation. Le grand
données de l’histoire : « Divina scriptura non subjacet regulis Donati ».
thème du silence de Dieu, ou de sa solitude, ou de sa totale suffisance,
Les magistri, eux, risquent de la traiter comme un cas, majeur mais encore
n’est certes point affaibli par la métaphysique platonicienne de l’Un.
homogène, de leurs catégories abstraites : nature (humaine du Christ), La traditionnelle contemplation trinitaire par les appropriations potentia,
vertu (habitus), matière et forme (du symbole sacramentaire), essence
sapientia, bonitas, se retrouve chez Abélard et chez Hugues de Saint-
(de Dieu), etc., puisque délibérément ils abordent le mystère par les Victor, sans avoir perdu sa nutrition biblique. La description expéri­
éléments, par les rationes, que le mystère peut posséder en commun avec mentale des vertus, à Cluny et à Cîteaux, alimente les nouvelles caté­
les choses de la nature et avec les lois de l’esprit ; ils devront poursuivre gories empruntées aux psychologues et moralistes profanes.
avec acharnement l’effort de dégager la suréminence des vérités divines ; De même, le primat de l’Écriture n’est point renversé : lorsque
nous avons vu avec quelles ressources, dès la fin du siècle, ils entreprirent Hugues de Saint-Victor construit son théologique De sacramentis, ce
de formuler les lois et méthodes de cette éminence. Les claustrales n’ont n’est pas qu’il soumette les textes scripturaires à une construction où
pas à élaborer et à mettre en œuvre une méthode de l’analogie, au service ils ne seraient plus que les instruments d’une raison théologique ; l’Écriture
de la transcendance du mystère : d’emblée, sous les grandes images reste la fin de son entreprise et de sa théologie : la somme De sacramentis
bibliques, et à leurs divers niveaux tropologiques, ils pensent et vivent s’intercale expressément (cf. son prologue) comme une étape rationnelle
dans le mystère, tout comme, encore sur terre, ils vivent monastiquement entre le cycle de Yhistorica lectio de la Bible et le cycle suprême qu’est
déjà dans la cité céleste. Admirable théophanie1. Rupert en demeure le l’intelligence doctrinale de l’Écriture (secunda eruditio, quae in allegoria
témoin toujours valable. C’est la théophanie même de l'Écriture et de
[doctrinali] est)2.
ses événements divins, par lesquels Dieu inscrit dans notre histoire sa Plutôt que continuité dans cette évolution disons mieux coexistence,
volonté ; ne la détournons pas en une théodicée rationnelle des attributs et coexistence toujours opportune. La théologie monastique n’est pas
divins'12. une valeur dépassée, déclassée;-elle exprime, tout comme 1'Ordo monas­
ticus lui-même, des valeurs permanentes, en Église et en humanité. On
Théologie monastique théologie scolastique sont-elles alors des théo­ le verra bien, lorsque dans une décadence provenant de leur autosuffi-
logies disparates? Certaines querelles, en soulignant les points possibles sance, les magistri, un jour, se complairont, comme des professeurs,
de rupture, dans les méthodes de pensée comme dans les institutions, théoriciens de Dieu et non plus théologiens (Grégoire IX), dans leurs
pourraient le laisser croire, — et peut-être la manière dont intentionnelle­ constructions, sans plus entretenir vitalement leurs racines dans le sol
ment nous les avons enregistrées. Mais l’évolutionnisme radical d’An­ scripturaire, patristique, monastique. Ce n’est pas sans raison que Gré­
selme de Havelberg, qui scandalisait Rupert, ne vaut pas plus en théo­ goire IX adressera aux maîtres de Paris, en pleine gloire de leur jeune
logie qu’en institution ; les procès de tendance ne doivent pas masquer Université, une adjuration solennelle à ne pas « profaniser », dans une

1. Théophanie : ainsi le mot, qui n'est pas grégorien, pénétrera-t-il dans la langue
monastique. Cf. chap. XIII, p. 305.
2. Sous une facture extrêmement personnelle, de style et de pensée, c'est évidem­ 1. Cf. ci-dessus, chap. II : Cur homo?
ment encore la ligne de fond de la théologie de saint Bernard. Cf. entre autres, 2. Cf. G . P a r é , A. B r u n e t , P. T r e m b l a y , La Benaissance du X I I e siècle, Paris-
E. K l e i n e i d a m , Wisscn, Wissenschafl, Théologie, hei Bernhard von Clairvaux, dans Ottawa, 1933, p. 264. Et ci-dessus, chap. VIII, La théologie symbolique.
Bernhard von Clairvaux Mônch und Mysliker, Wiesbaden, 1955, p. 128-167.
350 RÉV EIL ÉV A N G ÉLIQ U E ET S C I E N C E T I lÉ O L O C . I Q U E

vaine ostentation, leur sagesse sacrée, « transposant par une nouveauté


profane les termes définis par nos Pères h1.
Anselme, Abélard, créateurs de la scolastique : ce cliché — trop
sommaire — des historiens a du moins le mérite de signifier, dans leur
protagoniste, deux comportements essentiels de l’École, en permanente
XVI
interférence. Anselme est le plus beau fruit de la théologie monastique ;
il en déborde même, jusque dans ses procédés (par exemple : il n’aflecte
pas ses développements de références à l’Écriture), les méthodes et les AUTHENTICA ET MAGISTRALIA
cadres, comme un génie dépasse toute classification. Maître Abélard
n’habite évidemment pas le monastère du Bec, cependant la dialectique
de son Sic et Non, et le conceptualisme qui s’en nourrit, recoupera de
fait les rationes necessariae d’Anselme, dans un croisement fécond de Sic et Non : l’audacieuse formule d’Abélard n’est pas la proclamation
curiosité et de contemplation, d’où naîtra la science théologique du x m e d’un coup d’état intellectuel renversant le régime théologique jusqu’alors
siècle. établi, mais l’énoncé, incisif d’ailleurs, des requêtes internes d’une méthode
Les statues de Reims ne pourraient être logées dans le tympan de parvenant à la conscience de sa double fonction : inventaire méthodique
Vézelay, non plus que les magistri dans les cours claustrales. Mais les du contenu de la foi en la parole de Dieu sous ses formes diverses, intelli­
deux chrétientés de Vézelay la féodale et de Reims l’urbaine, composent gence critique d’un tel objet par les ressources rationnelles de l’esprit à
une unique Église, chacune selon les voies propres de sa représentation l’intérieur de cette foi. De fait, historiquement la démarche abélardienne
et de son intellectus fidei. est le résultat d’une organisation progressive de la defloratio des textes
patristiques et traditionnels, en même temps que l’énoncé des principes
1. G r é g o i r e IX, aux «magistris in theologia Parfeius regentibus », 7 juillet 1228. d’une critique littéraire, idéologique, voire historique, des sententiae,
Charl. Univ. Paris,, n. 59. Cf. M.-D. C h e n u , Vocabulaire biblique et vocabulaire Ihéo- imposée par l'incohérence de leur contenu brut. Plus est intègre alors
logique, dans Nouv. rev. thèol., 74 (1952), p. 1029-1041. l’investigation dans le premier temps, plus cette probité est, dans le
second, provocatrice d’une vigoureuse dialectique. En pareil traitement
des « autorités », autorité et raison sont, dès ce niveau élémentaire, dia­
lectiquement solidaires : la « scolastique » commence dans la manipulation
des dossiers que le théologien a rassemblés, permière technique que le
x iie siècle va constituer à partir des principes abélardiens.
La surface même des textes nous manifeste, d’un bout à l’autre,
cette élaboration, s’il est vrai qu’un texte scolastique se présente, dans
son dispositif même, comme un tissu de citations répétées et de discus­
sions minutieuses, où, faute de connaître les lois de ce traitement tech­
nique, le lecteur moderne est déconcerté, tant par ce goût de la citation
révérencieuse que par les libertés prises avec son contenu originel. A
connaître concrètement cette technique, on évitera le jugement préma­
turé de qui verrait là, dans une mutuelle corruption, les textes auto­
ritaires dissous par la raison et la raison tenue sous la tutelle abusive
des textes compilés. De ce comportement à la fois littéraire et doctrinal,
il importe donc de voir les motifs et de mesurer la portée.
Trois observations préalables en fournissent le contexte. Tout d’abord,
cette manipulation technique des textes n ’est pas le fait de la seule théo­
logie. Dans la pédagogie médiévale, de plus en plus consciente au x n e
siècle, toutes les disciplines, les scientifiques comme les littéraires ou
les philosophiques, se construisent à partir de textes de base, reconnus
352 R ÉV EIL ÉV A N G ÉLIQ U E ET SC IE N CE T H É O LO G IQ U E
A U T H E N T IC A E T M A G ISTR A LIA 353
comme contenant la matière à élaborer. Pédagogie commune à toute clercs : la civilisation naît dans l’Église, non certes par captation cléri­
transmission scolaire du capital culturel, mais en outre, dans cette période cale, mais selon des conditions matérielles et morales que la conjoncture
de renaissance active, de découverte des œuvres antiques, curiosité explique fort bien. Que ce soit à la cour de Charlemagne, dans les écoles
avide, qui, sous la séduction des modèles anciens, suscite une imitation monastiques du haut moyen âge, dans les écoles communales du x n e
à la fois candide et raisonnée. De Donat en grammaire à Aristote en siècle, ou dans les universités du x m e, l’initiative et l’inspiration viennent
métaphvsique, la culture se fera sur des textes, considérés comme les des gens d’Église ; l’enseignement est polarisé par les fins religieuses,
maîtres du bien penser et du bien dire : ils sont des « autorités », et leurs bien mieux il est suscité et confirmé, jusque dans la variété de ses objets
énoncés sont « authentiques ». C’est par une méthode nouvelle de lecture (les sept arts de la disciplina antique), par la puissance spirituelle d’une
des «auteurs» classiques (lectio auctorum) que Bernard de Chartres conception chrétienne de l’homme et du monde. Il est donc normal que
acquiert sa célébrité et séduit ses élèves1. Le mot auclor est d’ailleurs, la théologie soit la science suprême, étant la première et suprême curiosité
pour une part, spécialisé pour désigner les poètes12. Et c’est de la faculté de ces esprits. Or la théologie est la science d’un livre, le livre des livres,
des arts que sont transférées en théologie certaines techniques du trai­ la Bible. Elle l’est de droit, car, science de Dieu, elle trouve dans ce livre
tement des textes. la parole de Dieu, la révélation de Dieu ; elle le fut de fait, car l’enseigne­
Interfère ici, précisément, l’appesantissement de la defloratio, procédé ment s’en établit spontanément et continûment sur le texte de cette
du florilège (flores) grâce auquel, dans la lente accession du monde parole de Dieu, sur la collation des textes d’une tradition qui l’interprète
barbare à la culture, les esprits avaient, depuis quatre siècles, trouvé en s’agglutinant autour de lui. L’autorité, les « autorités », sont la loi
aliment : des recueils de textes choisis (sententiae), des collections de de son travail. Ainsi, à partir de la théologie, premier savoir constitué,
recettes spirituelles et de décisions canoniques, des compilations peu se compose une pédagogie qui, sans aboutir à un autoritarisme de principe,
à peu organisées en florilèges d’auteurs ou en dossiers doctrinaux, trans­ accoutume l’intelligence à procéder de semblable manière dans les autres
mettaient d’autorité un bon capital, mais aussi habituaient les esprits enseignements, et, dans cette fâcheuse contagion, risque de dégrader
à ce genre littéraire primitif, où les formules hors contexte revêtent une l’autonomie de leur méthode.
espèce de dignité juridique qui en impose : ce sont des «autorités ». Simple La complexité même des origines d’une telle pédagogie invite ainsi
accoutumance matérielle, à ce plan, lorsque se dégageront les personna­ à ne pas la réduire à une espèce d’infantilisme, y compris dans son goût
lités et s’imposeront les autonomies scientifiques ; il en faut cependant de la citation purement décorative. C’est pour avoir ignoré la très souple
mesurer la surface et reconnaître les formalismes. Aussi bien ce genre signification et la technique subtile de ces auctoritates que l’on a fait
si modeste a-t-il produit son chef-d’œuvre, éminemment représentatif, de ce régime un faux épouvantail. L’analyse de son développement au
le Liber Sententiarum de Pierre Lombard, ainsi bien nommé, et situé x n e siècle va nous éclairer à souhait.
précisément à ce point où des textes habilement choisis et organisés
composent un corps doctrinal digne de devenir classique, comme il advint
en effet. Et l’on en doit dire autant de Gratien3. Auctoritas
Troisième composante. Pendant le moyen âge, la mise en route de
tout enseignement et tous les cadres de la culture s’organisent par des
Le mot auctoritas1, et son répondant authenticus, entrèrent dans la
langue médiévale chargés de tout un passé, où l’on voit déjà implicite­
1. Cf. J e a n d e S a l i s b u r y , Melalogicon, I, 24, qui décrit les procédés de cette
explication de textes. ment marquées les variantes de sens qui se développeront dans la suite,
2. Les écoles d'Orléans étaient ainsi célèbres dans la lecture des auctores = poètes.
« Parisius logicam sibi iactitet, Aurelianis auctores, elegos Vindocinense solum », dit 1. Quoi qu’il en soit des étymologies objectives, les grammairiens médiévaux
Matthieu de Vendôme (f v. 1200). Cf. L. P ae t o v v , The baille of lhe seven arts, Berkeley, (ce sont ici les bons témoins), s’appuyant sur les orthographes, construisent ainsi les
1914, p. 17-18, et, sur la signification de poète, p. 37. étymologies et les sémantiques. E v r a r d d e B é t h u n e ( f 1212), dans son Grecismus,
3. Sur ces compilations d 'auctoritates, leurs divers genres, leurs procédés, leur qui sera le manuel de tout le x m e siècle, résume ainsi (cap. 11) les données de la tra­
appesantissement, cf. J. d e G h e l e i n c k , Le mouvement théologique du X I I e siècle, dition des glossaires :
2e éd., Bruxelles-Paris, 1948, p. 113-203. Cf. aussi le matériel rassemblé par Auclor ab augendo nomen trahit, ast ab agendo
M. G r a b m a n n , Geschichle der scholaslischen Methode, Freiburg, 1913, t. II. Sur les Actor. Ab autentim, quod grecurn est, nascitur aulor.
recueils canoniques et la genèse de la Concordia de Gratien, cf. la classique Histoire Défait P r i s c i e n (Inst. g ra m .,\, 20) a v a i t d é j à eu recours à aùOsvTTjç, e t H u g u c c i o
des collections canoniques en Occident depuis les Fausses Décrétales fusqu'au Décret de f t 1210) rattachait aulor à aù0évT7]<; a u sens de : digne de crédit ou d’obéissance.
Gratien, d e P. F o u r n i e r et G. L e B r a s , Paris, 1931-1932. H o n o r i u s d ’A u t u n avait observé déjà le sens polyvalent d 'auclor: « Sic et auclor

23
354 RÉVEIL ÉVANGÉLIQUE ET SCIENCE THÉOLOGIQUE A U T H E N T IC A ET M AG ISTR A LIA 355
où aussi apparaît imprégnant ces variantes la signification nette et que. Naturellement cette signification vaudra au premier chef pour les
caractéristque du sens juridique. L'auctor en effet., chez les Latins, était documents officiels : les rescrits des princes, plus tard les lettres des papes,
celui qui prenait l’initiative d’un acte, et, plus proprement, en droit privé, seront des auclorilales ; et par opposition aux exempla, le Code de Justinien,
celui qui transmettait à titre onéreux à une personne un droit dont il comme le pape Grégoire, parleront des aulhenlica alque originalia res-
se portait garant : ainsi le vendeur à l’égard de l’acheteur. \d auclorilas cripla1. Mais déjà on voit que, par une nouvelle métonymie, le texte
était cette garantie, dont pouvait se donner répondant un secundus lui-même est directement appelé auclorilas, et non plus seulement qua­
aucfor, selon les titres divers par lesquels il était auclnrabilis, comme lifié comme ayant autorité. Une autorité, c’est le texte même qu’on
on dira dans la basse latinité. Cette valeur juridique du mot, qui persis­ invoque.
tera à travers le moyen âge, pesait sur le sens commun de auctoritas = C’est avec cette ultime signification que le mot circule dans tout
dignité, pour en renforcer la portée précise, dans l’emploi qu’en devait le haut moyen âge chez les compilateurs de sentences, d’auclorilales :
faire la langue théologique1. Vaudorilas Gregorii, Augustini, ne signifie pas la valeur personnelle de
Utilisant les documents surabondants et le classement habile du Grégoire, d’Augustin, mais désigne un texte de Grégoire, d’Augustin2.
Thesaurus linguae lalinae, nous pouvons dégager ainsi le développement Par ce rappel de la terminologie classique, on voit que si le mot auclo­
sémantique du mot. Que auclorilas soit pris dans son sens juridique ou rilas, comme auclor lui-même, comme authenticus, marquent à ia fois,
dans le sens large de dignité, il signifie d’abord la qualité en vertu de de par leur étymologie, l’idée d’origine et l’idée d’autorité3, c’est en fait
laquelle un homme — magistrat, écrivain, témoin, prêtre —- est digne le second qui l’emporte, du moins dans les formules stéréotypées ou
de crédit, de considération, de créance. Par métonymie, l'auclorilas techniques, sur lesquelles la signification juridique s’est plus ou moins
désigne ensuite la personne même possédant cette qualité ; puis bientôt, étendue. Et alors la reconnaissance légale — dans le cas de la recon­
par transposition du sujet humain à son acte extérieur, l’écrit, la pièce naissance ecclésiastique — est ce qui en dernier ressort, authentique
où s’exprime l’avis ou la volonté du sujet : cet instrument revêt une le texte invoqué et lui donne officiellement droit de cité dans l’argu­
autorité, ou, ce qui est la même chose, est considéré comme authenti- mentation théologique4.
C’est bien en fonction de cette valeur que historiens, juristes, maîtres
d’école, théologiens, au moyen âge, parlent, chacun selon leur objet,
est aequivocum... Est auctor civitatis, idest fundator, ut Romulus Romae ; est et de leurs sources « authentiques ». Les philosophes (entendez : les païens)
auctor sceleris, idest princeps et signifer, ut Judas Christi mortis; est quoque auctor
libri, idest compositor, ut David Psalterii, Plato Thymaei. Est etiam auctor commune
nomen, ab augendo dictum ». Expos, in Cani., prol., P. L., 172, 348. 1. Cod. J ust., 1, 23, 3 : «Authentica ipsa atque originalia rescripta et nostra manu
S i m o n d e T o u r n a i écrit : « De Deo vero cum dicitur, non prédicat motus actionem subscripta, non exempla eorum ». S. G r é g o i r e , Episl. 9, 46 : « Ipsas faciemus authen­
ab agendo dictam sed au[c]loritaem ab authentico ». S u m m a , ms, Paris Nat. lat. 3114 a , ticas [opp. : exemplaria] »
fol. lld. 2. Exemples : «Quod [peccatum originale] sit culpa, auctoritates testantur quod
Ainsi répartit-on, en durcissant les orthographes (perceptibles encore malgré concedere oportet», Ps.- H u g u e s , Quaesi, in E p . ad Rorn., q. 104, P. L., 175, 460.
les confusions des scribes), les divers contenus sémantiques : a c t o r , c'est l’auteur ><... Item dicit auctoritas [= Glossa] quod Deus non considerat quantum sed ex
d’un ouvrage, selon le sens, ici précisé, de aliquid agere ; a u c t o r , c’est celui qui, grâce quanto », A lai n d e L i l l e , S u m m a , n. 197, éd. Glorieux, p. 346.
à une reconnaissance ofîicielle, civile, scolaire, ecclésiastique, voit son avis, sa pensée, 3. Augeo (cf. supra), croître : l’idée de croissance se développe sous deux formes,
sa doctrine authentiques, au point qu’ils doivent être accueillis avec respect et accep­ selon qu’on prend la croissance à son début : c’est produire, ou selon qu’on la prend
tés avec docilité ; à l’idée d’origine, se joint l’idée d’autorité, de dignité ; le mot prend à son terme : c’est parfaire, accomplir. Le mot concret (auteur) se réfère au premier
ainsi la couleur juridique de tout le système de vocabulaire qui, dès l’antiquité, s’était cas, le mot abstrait auclorilas se réfère au second, où la croissance parfaite amène à
développé autour du concept û'auclnritas. A u t o r ( o u a u t h o r ) raccroche explicitement être un modèle.
l’épithète autenticus (ou authenticus'. 4. Circulait cependant, et circulera, une définition de Vauctoritas-icxie, qui n’envi­
Cf. M.-D. C h e n u , Auctor, ador, autor, dans Arch. lat. medii aevi (Bull. Du Cangc), sageait pas comme élément essentiel l’appui extrinsèque à la vérité rationnelle en élabo­
1927, p. 81-86. ration, mais la traitait tout bonnement comme la vérité rationnelle même, toute
1. Cf. Thesaurus linguae lalinae , s. v. Auctor, Auctoritas; D a r e m b e r g - S a g i . i o , trouvée, avec cette seule nuance qu’elle était transmise du passé. « Nihil aliud est
Dictionnaire des antiquités grecques et romaines, s. v. Auctor. Et Du C a n g e , naturelle­ auclorilas quam per rationem probata veritas ; et quod auctoritas docet credendum,
ment, t. I, éd. Henschcl, p. 478. hoc ratio probat tenendum ». H o n o r i u s d ’A u t u n (Libellus V I I I questionem, 1, P. L.,
La tension entre pouvoir spirituel et pouvoir temporel, dans la Chrétienté occiden­ 172, 1185), comme plus tard A l b e r t l e G r a n d («Nihil aliud est auclorilas quam
tale, animera une élaboration, imprévue des Romains, des deux concepts auctorilas- rationis reperta veritas, ob posteritatis utilitatem scripto commendata », I n Seni.,
potestas, qui confirme l’exacte perspective d 'auctoritates. «... Ut ostendatur quanta lib. III, d. 23, a. 19, obj. 4; et ibid., prol., éd. Borgnet, p. 11), tient cette définition
sit differentia inter auctoritatem pontificis et principis potestatem », dira I n n o c e n t III, de Scot Érigène {De div. nal., P. L., 122, 513), chez qui elle condense sa théologie de
Episl. ad Bulgaros (1204), P. L., 215, 284 (reprise dans les Décrétales, De sacra unctione). l’autorité.
AUTHENTICA ET MAGISTRALIA 357
356 RÉVEIL ÉVANGÉLIQUE ET SCIENCE TIlÉOLOGIQUE

seront eux aussi, en leur matière, des « autorités ». Ainsi Abélard allé­ comme les textes authentiques, alors que, ainsi extraites de leur contexte,
guera, à côté des Pères, les assertions des infidèles : « ... philosophorum elles sont inévitablement déformées : « Non est glossa auctoritas, nec
infidelium assertiones, sicut et sanctorum Patrum, quasi in auctoritatem auctoritati aequipollens, licet ex auctoritate assumpta videatur ». Même
induximus » (Inirod., II, init. ; P. L., 178, 1035) ; ainsi Alain de Lille, si le sens du texte original est respecté, elles n’ont pas sa valeur, car
pour faire honte aux mauvais chrétiens, ira demander le témoignage une auctoritas comporte, avec le sens, les termes mêmes qui l’expriment :
« Nulla namque earum glossarum auctoritas esse judicanda est, que in
des Gentils : « Ad auctoritates gentilium philosophorum stylum verta­
verbis distant ab ipsis auctoritatibus, licet etiam auctoritatis sententiam
mus, ut erubescant christiani » (Contra haereticos, I, 30, P. L., 210, 332).
contineant, eo quod non solum sensus auctoritas appelatur, sed verba
En ces conditions, on comprend le souci qu’ont les maîtres, et, entre
in eodem accepta sensu quo ab auctore sunt prolata »’.
tous, étant donné leur objet propre, théologiens et canonistes, de se
munir d’autorités, de textes « authentiques », au sens ainsi défini. Au Cette protestation en faveur de l’intégrité des auctoritas, contre les glos­
x n e siècle, dans la curiosité des découvertes textuelles comme dans sae corruptrices, dénonce la facilité avec laquelle on étendait la valeur
l’eflervescence des dialectiques, ce souci se fait plus conscient. « Quia de l’original aux extraits le plus maladroitement découpés ou exploités
antiqua sunt dogmata, non novis elaborandum est inventis, sed ratio­ à tort et à travers. Il suffit de parcourir les Sentences du Lombard pour
nibus ovbiandum authenticis », déclare Alain de Lille (Contra haereticos, trouver en foule de ces autorités, recueillies dans les gloses, ordinaires
proh, P. L., 210, 308). Le De fluxu entis, avec une insistance significative, ou autres, et dont on a quelque peine à retrouver la source. Mises en
qualifie d’« authentiques » les textes disparates d’Augustin, d’Avicenne, circulation, elles font loi cependant, et, dans l’édition des sommes, y
de Denys, d’Érigène, qu’il met en concorde pour appuyer sa doctrine compris celle de saint Thomas, on peut voir d’assez nombreux textes,
aventureuse : « Is autem modus quo iam certificavi te est modus auten- faisant fonction d’autorités, qui ne peuvent être identifiés qu’à travers
ticus, cui non licet contradicere, et nos scimus quoniam veritas est in les déformations des glossae.
ipso » (éd. de Vaux, p. 138). Si tels sont le sens, la genèse, l’usage, l’excès menaçant aussi, des
Ce souci naturellement imposait le discernement des ouvrages authen­ auctoritates, si ce sont de telles coutumes qui en ont provoqué la pratique
tiques de ceux qui ne l’étaient pas — ce qui en principe ne faisait pas généralisée, il apparaît qu’on ne peut y voir exactement l’équivalent
question1 —, mais aussi allait introduire le problème de savoir si, en cas médiéval de ce que nous appelons, depuis le xvie siècle, l’argument de
de recours aux florilèges, un simple extrait d’un auctor conservait hors tradition, c’est-à-dire l’établissement d’un consensus de témoins venant
de son originale (c’est-à-dire de ses contextes primitifs) la qualité d’au- déposer unanimement à travers les siècles en faveur d’une doctrine de
Ihenlique. Le cas se pose toujours, en critique littéraire et çn critique his­ foi. Ici, la plupart du temps, on allègue un auteur, on apporte un texte,
torique ; il se posait alors, entre tous les florilèges en circulation, pour hors le temps et l’espace, sans souci du dossier à établir. La citation
les glossae, qui, véhiculant en pièces détachées toutes prêtes le capital faite oscille d’ailleurs entre le témoignage de la foi comme telle et la
traditionnel, étaient d’un usage très pratique, mais pouvaient aussi simple illustration d’une thèse au préalable élaborée. Ne cherchons pas
entrer en concurrence pédagogiquement et doctrinalement, avec les là de la « théologie positive », comme on dit aujourd’hui, sinon par élé­
textes authentiques de base. Dans le procès qu’il fait à l’emploi des ments sporadiques et à l’occasion de polémiques explicites, telle la polé­
gloses, Robert de Melun proteste légitimement, fût-ce à travers des mique avec les Orientaux sur le Saint-Esprit ; l’usage de 1'auctoritas
animosités personnelles, contre le crédit à elles accordé : on les traite est à la fois plus étendu et plus sommaire — et l’on y peut discerner
à côté de références réelles et positives (utilisables, certes, en documen­
tation théologique), des recours purement dialectiques et de simples
1. Pour l’Écriture et la liste des livres canoniques, au moyen âge, cf. C. S p i c q ,
Esquisse d'une histoire de l'exégèse au moyen âge, Paris, 1941.
citations décoratives. C’est dire assez le relativisme du procédé2.
A partir du ix e siècle, était entré dans les collections canoniques le Decretum de
libris recipiendis et non recipiendis, sous le nom du pape Gélase (en réalité d’origine
privée) ; Hincmar, vers 875, invoque sa « descriptio authenticarum scripturarum »
(P. L., 126, 376-377), et, à la fin du x ie siècle, Yves de Chartres, recopiant le catalogue,
l’annonce sous le titre : « De libris authenticis quos recepit Ecclesia » (P. 161, 268 ;
ibid., 1044). 1. Lire la diatribe, verbeuse mais fondée, de R o b e r t d e M e l u n , dans la fameuse
Sur la classification et les critères des livres «authentiques», au x n e siècle, voir préface de sa Somme, édit. Martin, p. 9-25, surtout p. 19, 22-24.
en particulier H u g u e s d e S a i n t - V i c t o r , Didascalion, IV', 1-2, 14, R o b e r t d e M e l u n , 2. Cf. J. d e G h e l l i n c k , Palrislique el argument de tradition au bas moyen âge,
Summa, praef., éd. Martin, p. 19-21. Cf. J. d e G h e i .l i n c k , Le mouvement théologique dans Aus der Geisleswell des Mitlelallers (Beilr. z. Gesch. d. Phil. u. Theol. d. Mitt.,
au X I I e siècle, 2e édition, Bruxelles-Paris, p. 474-477. Suppl. III, 1), p. 403-426.
358 REVEIL ÉVANGÉLIQUE ET SCIENCE THÉOLOGIQUE A U T H E N T IC A ET M AG ISTR A LIA 359

chez les Pères, et l’avis des moderni devient un lieu digne d’être inventorié :
Jean de Cornouailles, dans son Eulogium, répertoire de textes concernant
Authentica, Magistralia les diverses explications de l’Incarnation, cite concuremment les deux
sources, « ut fortissimis sanctorum cuneis, etiam doctorum hujus temporis
C’est dans ce contexte que, pour satisfaire au renouvellement et à levior armatura praeludatur », et fournit après les « auctoritates sancto­
l’élargissement des problèmes posés par le progrès de la spéculation, on rum » (cap. 2) les « auctoritates magistrorum » pro et contra (cap. 3 et 4,
commença, dans le second tiers du x n e siècle, à recueillir, puis à citer, P. L., 199, 1046). Un peu plus tôt, Jean de Salisbury, écrivant à Pierre
à côté des dits « authentiques » des Pères, des senlenliae modernorum de Celles, lui demande, avec les lettres de saint Bernard, « flores aliquorum
magistrorum. Nouveau relativisme. Le cas typique en est alors le recueil verborum ejus, et vestrorum, et cantoris trecensis » (Epist. 97, P. L.,
connu sous le titre de Liber Pancrisis : « Incipit liber Pancrisis, idest 199, 87) ; et déjà l’auteur de la Summa sententiarum, qui ne trouvait pas
totus aureus, quia hic auree continentur sententie vel questiones sanc­ réponse à toutes ses questions parmi les auctoritates, déclarait devoir
torum patrum Augustini, Iheronimi, Ambrosii, Gregorii, Ysidori, Bede, recourir « ubi certa deest auctoritas, his... qui maxime auctoribus acce­
et modernorum magistrorum Willelmi catalaunensis episcopi, Ivonis dunt », c’est-à-dire, comme il explique ensuite, aux « nostri temporis
carnotensis episcopi, Anselmi et fratris eius Radulfi »T : Guillaume de sapientes» (Praef., P. L., 176, 42). Ce sera donc un procédé depuis long­
Champeaux, Yves de Chartres, Anselme de Laon et son frère Raoul temps reçu qu’adopteront les théologiens du x m e siècle : « Secundum
entrent donc dans l’École, et leurs opinions, de plus en plus répandues expositionem antiquorum sanctorum, et etiam secundum expositionem
après leur mort, auront quelque valeur d’argumentation à côté de celles magistralem, peccatum in Spiritum Sanctum potest dici... », dira
des Anciens. Werner de Saint-Biaise (| 1174) décrira ainsi son recueil : saint Thomas (De malo, q. 3, a. 14, ad i).
« Hic liber Defloratio, idest excerptio, Patrum praenotatur, quia ex Ce qui faisait ainsi la qualité du magister, c’est qu’il a reçu officielle­
authentica doctrina Patrum, Gregorii, Hilarii, Augustini, Isidori, Hiero­ ment, du moins à partir du x n e siècle, une mission canonique par la
nymi, Bedae, Remigii, aliorumque qui modernis temporibus catholici collation de son titre de maître ou de docteur ; sa licence d’enseigner,
atque orthodoxi magistri fuere, syntagmatizatur » (P. L., 157, 726). conférée après examen, fondait vraiment à son avantage un droit, qui
Des recueils indépendants se forment même bientôt : le ms. lat. 277 de s’exerçait dans la « détermination », comme on dira bientôt, c’est-à-dire
la Bodléienne (Laud.), fin du x n e siècle, contient des «sententiae magis­ dans la solution qu’il donnait doctrinalement, doctoralement, peut-on
trales » ; le cistercien Odoin, prieur du Val Sainte-Marie, au début dire, à la question posée. Le développement de l’institution universitaire,
du x m e siècle, rassemble des « magistralia super quatuor evangelistas... au début du x m e siècle, dégagera et élargira Ce droit de détermination
secundum lectiones magistri Petri Manducantis, et magistri Heldwini, et du maître, que n’a à aucun titre le bachelier1.
magistri Herberti, pernecessaria scolaribus »12 ; le commentaire de Ce ne sont pas seulement des personnalités éminentes qui, en vertu
Pierre de Poitiers sur les psaumes circule sous le titre « magistrales dis­ de leur haute science, acquièrent du crédit et méritent de déterminer
tinctiones » (ms. 46 de la bibl. d’Évreux, fol. 2). Des disciples fervents l’assentiment des théologiens postérieurs, ce sont les magistri en corps,
introduisent dans les répertoires les témoignanges de leur maître, si lorsque peu à peu une unanimité relative s’est établie parmi eux sur une
modeste fût-il : «Ad manifestationem singulorum praenominatorum per question disputée, sur une définition. Leur avis alors, souvent anonyme
ordinem possunt induci auctoritates scripturarum et sententie magistrorum, prévaut : c’est l’opinion « reçue », sans que pourtant elle s’impose comme
et specialiter dicta magistri Gulielmi de Montibus » (ms. Paris Magazine, s’imposerait une « autorité ». Ainsi parle-t-on désormais de sententia
lat. 774, fol. 13)3. magistralis, de definitio magistralis, de glossa, de via magistralis, et même,
Ainsi les sententiae des maîtres s’alignent à la suite des flores cueillies par une transition qui amène presque un abus de mot, d'auctoritas magis­
tralis. C’est en particulier à ce moment que rentrent en circulation une
série de « définitions magistrales », qui, par leur qualité technique, contre­
1. Ms. 425 A, de la bibl. de Troyes, fol. 95-148 ; et, avec une variante dans le titre, balanceront le crédit des définitions reçues de la tradition ancienne,
ms. 19 de la bibl. d’Avranches.
2. Titre d’un recueil contenu dans le ms. 41 de la bibl. d’Évreux (XIII) : « Magis­ telle celle de la personne (« Ypostasis proprietate distincta »), de la vérité
tralia super quatuor evangelistas que Oynus prior Sancte Marie de Valle excepit »(fol. 1).
Le Val Sainte-Marie était une abbaye cistercienne du diocèse de Paris, au nord de 1. Cf. G. P ost , Alexander III, the licentia docendi, and the rise of lhe universilies,
Pontoise. — Même recueil et titre analogue dans le ms. de Paris, Bibl. Nat. lat. 446, dans Anniversary essays in médiéval hislory by sludents of Ch. H. Haskins, Boston,
fol. 35 ; ms. provenant de l’abbaye cistercienne de Bonport, au diocèse d’Évreux. 1929, p. 255-278 ; Ph. D e l h a y e , L ’organisation scolaire au X I I e siècle, dans Traditio, 5
3. G u i l l a u m e d e s M o n t s , enseigne à Paris vers 1170-1180, f 1213. (1947), p. 211-268 : La licence d’enseignement, p. 253-268.
360 r é v e il é v a n g é l iq u e et s c ie n c e t h é o l o g iq u e AUTHENTICA ET MAGISTRALIA 361

(« Verum est indivisio esse et ejus quod est »), de la piété (« Pietas est de citations, traitent leurs « autorités ». « Auctoritas cereum habet
ex benignae mentis dulcedine omnibus auxiliatrix affectio »), de nasum, idest in diversum potest flecti sensum », disait plaisamment
l’aumône, du caractère sacramentel, etc. C’est dans ce contexte que, dès Alain de Lille1, et il conclut à la nécessité d’une intervention de la raison
la fin du siècle, le crédit du Lombard se manifestera dans la qualification dans le travail théologique. Ses contemporains en concluent aussi que
de « magister sententiarum » ; son adversaire Geroch de Reichersberg les auclorilales ne peuvent entrer toutes brutes dans l’édifice théolo­
parlait déjà des « sententiis magistralibus a Petro Longobardo collectis » gique, et qu’elles doivent être « interprétées ». Sans spéculer sur la rela­
(De gloria et honore Filii hominis, P. L 194, 1141). tivité des textes, ils savent parfaitement qu’une proposition, si sèche
Nous sortons là évidemment du domaine qualifié des auclorilales : soit-elle, est malléable ; que d’ailleurs, dans le cas, tout énoncé, pour être
les magislri n’ont pas le crédit des sancti, et, tandis que Yauctoritas faisait recevable par le théologien, doit se ramener à la tradition, suprême critère
loi, fût-ce sous un traitement approprié, les dicta magistralia pouvaient en l’occurrence, et en subir le contrôle.
être discutés et rejetés sans crupule. Rejetant une opinion d’Hugues de Cette intelligence, habile sinon toujours discrète, des autorités n’est
Saint-Victor et de Pierre Lombard, Prévostin déclare : « Et verba prae­ point du reste provoquée au hasard ni appliquée au petit bonheur ;
dicta auctoritatis non sunt verba, sed verba magistralia » (Summa, ms. consciemment, et par principe, peut-on dire, les théologiens s’efforcent
Vat. lat. 1174, fol. 19 va). à traiter ainsi les textes « authentiques », citations des Pères, décrets
des conciles, lettres des pontifes, à en adoucir les contours grossiers, à en
affiner le vocabulaire, à redresser leurs impropriétés, à préciser leurs
Technique des « autorités » solutions : cela s’appelle exponere reverenter, acte de respect qui, dans
l’exégèse concrète, dépassait de beaucoup cette bienveillante sympathie
que tout auteur est en droit d’attendre de son interprète. Exponere reve­
L ’auclorilas devait donc être acceptée, et, dans l’argumentation renter : il ne faut pas se faire illusion sur ce pieux euphémisme : il s’agit
théologique, elle fournissait un appui traditionnel de soi décisif. Mais vraiment de retouches efficaces, de redressements visibles, de discrets
comment traiter ce «lieu» théologique, comme on dira bientôt? car nos coups de pouce. Aussi bien ne sont-ils pas dupes du procédé ; ce n’est
théologiens se rendaient bien compte que ce lieu n’était pas toujours en pas par naïveté que le De fluxu enlis rapproche Avicenne d’Augustin,
état d’usage efficace : textes laconiques, vocabulaire flottant, termes ou qu’Alain de Lille explique Denys par Boèce.
impropres, énoncés plus imaginatifs qu’intellectuels, imprécisions graves Convenons que les modernes, moins attentifs, se laissent parfois
parfois, sans parler des oppositions si faciles à dénoncer entre ces propo­ prendre au jeu, et, non sans précipitation, découvrent en ces délicates
sitions isolées de leur contexte littéraire et historique. Abélard avait concordances de textes une uniformité que les penseurs de x m e siècle
brutalement mis en relief la difficulté de manier ces autorités, et leur n’y avaient point vue. Robert de Melun avait compris parfaitement —
impuissance à résoudre seules les questions théologiques posées, puisque, et avec mauvaise humeur! — que les témoins grecs de la foi, révélés
trop souvent, elles répondaient à volonté Sic et Non. alors à l’Occident, bousculaient sa théologie, C’est sortir de leur menta­
Ce n’est d’ailleurs pas seulement les exigences du progrès doctrinal lité que de soutenir, en leur nom, comme seule exégèse historiquement
touchant les vérités de foi, qui révèlent l’imperfection de nombreuses exacte, une interprétation qui, de leur propre aveu et intention, était
autorités. C’est aussi, c’est surtout l’élaboration de ces vérités de foi en au service de leur synthèse personnelle, et, le cas échéant, au service
théologie, en système théologique, qui requiert (même étant sauve de la vérité de foi maladroitement exprimée, ici ou là, par tel ou tel Père.
l’homogénéité substantielle) des précisions, bien plus des éléments Saint Thomas fera bientôt la philosophie, disons mieux, la théologie
nouveaux : nouvelle et plus claire insuffisance des autorités. Et alors du cas.
vont jouer les tendances personnelles des théologiens, les exigences systé­ Nous voici à même de comprendre le maniement de leur documenta­
matiques d’une construction homogène en face de données fragmentaires, tion, et les règles qui le commandent, règles plus précises qu’il paraît
les rivalités d’écoles, etc. de prime abord, et qui, sans être toujours formulées explicitement, se
Pressés que nous sommes tant par la méthode historique, basée sur
la lecture objective des textes, que par la méthode théologique, qui
entoure de révérence les témoins de la parole de Dieu, nous ne pouvons 1. A l a i n d e L i l l e , De fide calholica, I, 30, P. L., 210, 333. Le mot restera. A la
fin du X V e siècle, à l’aurore de la Réforme, Geiler de Kaisersberg l’appliquera à l’Écri­
pas ne pas être surpris aujourd’hui par la liberté, voire par la désin­ ture : « Die heilige geschrift ist wie ein waehserne nase, man bügt es war man will »
volture dialectique, avec lesquelles les médiévaux, par ailleurs si friands (cité dans S. B e r g e r , La Bible au X V I e siècle, p. 32).
362 RÉVEIL ÉVANGÉLIQUE ET SCIENCE THÉOLOGIQUE A U T H E N T IC A E T M A G ISTR A LIA 363
révèlent générales dans leur usage et décisives dans la pratique. L’opé­ qui est original : modus loquendi, c’est-à-dire sa grammaire, son imagerie,
ration d’Abélard avait été vigoureusement menée ; la pratique de ses sa conceptualisation, tout son genre littéraire. On sait quelle ressource
successeurs non seulement donnera corps aux principes qu’il avait posés, a tiré de la théorie des genres littéraires l’exégèse moderne, tant biblique
mais tissera le réseau des lois grâce auxquelles peuvent être déterminées que philosophique. Si sommairement que ce soit, les théologiens du
les diverses relativités des textes « authentiques ». De la concordia aucto­ x n e siècle ont utilisé cette ressource, y compris dans l’interprétation
ritatum, tant celle des théologiens que celle des canonistes, on passait de l’Ecriture. Alain de Lille, analysant les textes sur la volonté divine
à l’élaboration d’une méthode théologique. La critique est, en fin de face à la liberté humaine, observe que l’Ecriture parle souvent par méta­
compte, le plus vrai témoignage de respect accordé 5 un texte ; et l’expo­ phore, « qui modus loquendi sepe reperitur in sacra pagina » {Summa,
sition « révérentielle » n’est pas toujours une concession à la facilité. Quel n. 95, éd. Glorieux, p. 237). En pareil cas, tant pour les figures de pensée
que jugement qu’on ait à porter sur telles ou telles exégèses textuelles il que pour les figures de mots (tropi), il faut mesurer l’extension de l’image,
importe en tout cas d’en connaître le jeu de plus en plus conscient. même valable, non y céder : « Tropi sustinendi sunt, non extendendi »
Prenons comme cadre général les règles proposées par Abélard1. (ibid., n. 119, p. 253).

1. «Facilis plerumque controversiarum solutio reperietur, si eadem 3. Jouent activement, dans les énoncés, leurs divers contextes, psy­
verba in diversis significationibus a diversis auctoribus posita defendere chologiques, et pas seulement littéraires : d’abord la personnalité de
poterimus » : on connaît ce fameux texte qui, dans la préface du Sic et l’auteur ; puis les partenaires auxquels il s’adresse ou qu’il combat, et
Non12, énonce la règle la plus féconde de la méthode abélardienne. Est qui déterminent ses réactions ; la fin qu’il poursuit et qui donne à ses
ici proclamée systématiquement, et éclairée par des considérations de expressions des couleurs très différentes ; enfin l’objet même de son
grammaire, de rhétorique, de psychologie, de pédagogie, l’application discours, qui appelle un genre littéraire approprié. « In auctoritatibus
de la philosophie du langage à l’interprétation des textes : phénomènes sanctorum notandum quis loquatur, et contra quem loquatur, et de quo
de polysémie auquel s’attache la sémantique moderne, étymologie com­ loquatur, et ad quid loquatur... propter multas causas, ubi non debemus
prise3. Tout l’art scolastique part de là. « Sed hoc multiplicitor dicitur... » : attendere verborum proprietatem» {ibid., n. 53 b, p. 193). Saint Paul
telle est la formule désormais courante. Pierre Lombard, pris dans la « exagère » intentionnellement quand il se voue à l'anathème pour exalter
contradiction de deux textes, dit : « Ut istam quae videtur repugnantiam l’amour fraternel. Ainsi ïintenlio auctoris est le nœud de bien des obscu­
abigamus, dicimus quod Hieronymus aliter accipit nomen ingeniti, et rités apparentes à la surface du texte.
aliter Augustinus » (I Sent., d. 13, c. 6). Les exemples abondent ; les
vocables majeurs de chaque traité sont soumis à ce travail de discerne­ 4. Ce discernement de l'inlenlio auctoris peut aller jusqu’à vider son
ment : «Communiter... proprie... propriissime dicitur». énoncé de sa valeur positive : 1'auctor, parfois, ne fait que rapporter une
opinion sans la faire sienne. « Quod dicit Ieronimus, aliorum referendo
2. Plus encore que les mots et les concepts, c’est le style d’un auteur opinionem, non asserendo dicit» {ibid., n. 25, p. 162). « Hoc autem quod
Augustinus dicit, forte dictum est recitando opinionem alterius, non
assertive ) {ibid., n. 5 b, p. 128). Et voici cinq formes de langage qui
1. Voici, sommairement rappelées, selon l’ordre du texte (Sic et Non, P. L., 178,
1339-1349), les considérations et les règles proposées par Abélard pour la solution des décident du niveau d’affirmation d’Augustin : « Loquitur enim quinque
antinomies observées entre autorités : modis Augustinus : aliquando inquisitive, inquirendo quid asserendum
Emploi des mots dans un sens inusité ou dans des significations différentes ; sit de aliquo ; aliquando infirmative, infirmando opinionem alicujus ;
Inauthenticité des œuvres, état corrompu des textes ; aliquando recitative, alterius sententiam recitando ; aliquando retractive,
Passages où l’auteur est simple rapporteur des opinions d’autrui, ou dans lesquels illud in quo erravit corrigendo ; aliquando asserendo» (ibid.).
il s’accommode des idées courantes ;
Passages où il parle sous forme d’exhortation, de conseil, ou par manière de dis­
pense ; 5. L’authenticité du texte peut être mise en cause. « Quod vero
Variété du sens des mots selon des auteurs différents ; dicitur : Quicquid est in Deo Deus est, auctoritas non est, sed quasi
Prévalence de l’autorité la plus qualifiée, si la divergence est irréductible.
2. P. L., 178, 1344.
ex diversis auctoritatibus conflatum» {ibid., n. 63, p. 213).
3 . Devant un mot insuffisant d’Augustin, Maître M a r t i n déclare : « Augustinus
tantum etimologiam et sonum vocis attendit » (cité par M. G r à b m a n n , Geschichte der 6. Ainsi, le plus souvent, « auctoritates satis eleganter solvi possunt »
schol. Methode, t. II, p. 529). {ibid., n. 36 b, p. 177). Mais parfois elles résistent à ces traitements :
364 R ÉV EIL ÉV A N G ÉLIQ U E ET SC IE N CE T H É O LO G IQ U E
AUTHENTICA ET MAGISTRALIA 365
« Ultima tamen auctoritas qua Augustinus videtur velle quod hoc nomen
persona significet substantiam, ad solvendum difficilior est » (ibid., n. 36 b, elle-même que l’on supposait y être contenue. Un auteur authentique,
p. 178) ; il les faut alors exponere reverenter, c’est-à-dire, non pas dissi­ comme on disait alors, ne peut ni se tromper, ni se contredire, ni suivre
muler leurs insuffisances, leurs imprécisions, leurs divergences, ni non un plan défectueux, ni être en désaccord avec un autre auteur authentique.
plus les taxer d’ignorance et d’erreur, au cours d’une recherche diligente On avait recours aux artifices de l’exégèse la plus forcée pour accommoder
du mystère, mais les interpréter pieusement. « Scio quosdam sanctorum la lettre du texte à ce que l’on considérait comme la vérité1 ». On voit
quelles nuances il faut apporter à ce jugement vrai, mais un peu som­
patrum... quasi adversa quaedam super hoc inquisitione scripta reli­
maire. Saint Thomas avait plus exactement observé ces nuances, et
quisse... Ego puto viros sapientiae in rebus tam obscuris et dubiis... nec
légitimé pour le théologien, par un recours au développement historique
temere asseruisse quod nescierint, neque in his quae asseruerunt prae­
des doctrines, cette méthode de lecture des auteurs authentiques : « Quod
sertim tanta diligentia probatis, errare potuisse. Illud magis crediderim
autem aliqua in dictis sanctorum inveniantur, quae modernis dubia esse
sub assertionis forma inquisitionis studium aliquando fuisse. Qui sic dicta
videntur, ex duobus aestimo provenire. Primo quidem, quia errores circa
sanctorum pie interpretari voluerint, nec falsa credendo in errorem inci­
fidem exorti occasionem dederunt sanctis Ecclesiae doctoribus ut ea
dunt, nec vera reprehendendo elationem » (Hugues de Saint-Victor,
quae sunt fidei, majori circumspectione traderent, ad eliminandos errores
De sacramentis, lib. I, p. 1, c. 2, P. L., 176, 187).
exortos ; sicut patet quod sancti doctores, qui fuerunt ante errorem Arii,
Les cas abondent. « Simili modo exponenda est Boecii auctoritas »
non ita expresse locuti sunt de unitate divinae essentiae, sicut doctores
(Alain de Lille, Summa, n. 63, p. 213). « Omnes auctoritates que contra
sequentes ; et simile de aliis contingit erroribus, quod non solum in di­
nos facere videntur, uno modo exponimus dicentes... » (ibid., n. 65, p. 216).
versis doctoribus, sed in uno egregio doctorum Augustino expresse apparet.
«Similiter cetere auctoritates exponi possunt» (ibid., n. 141, p. 278).
Nam in suis libris quos post exortam Pelagianorum haeresim edidit,
« Et si reperiatur auctoritas que hoc dicat determinanda est, non simpli­
cautius locutus est de potestate liberi arbitrii quam in libris quos edidit
citer concedenda » (ibid., n. 130, p. 269). Exponere : le terme a une valeur
ante praedictae haeresis ortum... Et ideo non est mirum si moderni
technique, qu’il ne faut pas dissoudre dans un euphémisme. Aussi bien,
fidei doctores, post varios errores exortos, cautius et quasi elimatius
ce n’est pas habileté opportuniste d’un théologien, mais la règle commune,
loquuntur circa doctrinam fidei, ad omnem haeresim vitandam. Unde
à la faculté des arts aussi, pour lire Priscien et Boèce. C’est surtout procédé si aliqua in dictis antiquorum doctorum inveniuntur quae cum tanta
de juristes, qui, des premiers, avaient pratiqué cette réduction au béné­ cautela non dicantur quanta a modernis servatur, non sunt contemnenda
fice de la concordia auctoritatum1. aut adjicienda ; sed nec etiam ea extendere oportet, sed exponere reve­
Un cas typique nous est fourni par Simon de Tournai : de deux impro­ renter »2.
priétés de termes, graves d’ailleurs, mais exactement parallèles, l’une est
acceptée et redressée, exponenda, parce que appuyée sur une autorité,
l’autre est purement et simplement condamnée : « Prima improprietas 1. Ch. T h u r o t , Extraits de divers manuscrits latins pour servir à t'histoire des
doctrines grammaticales au moyen âge, Paris, 1869, p. 103-104.
auctentica est, et ideo conceditur ; secunda vero non est auclenlica, et ideo 2. S. T homas , Contra errores Graecorum, Prooemium.
non conceditur quod sunt unum spirans Spiritum. Improprietates enim,
si inveniuntur, sunt exponendae, sed non extendendae ad alia ob eamdem
causam. Licet enim dicatur : pratum ridet, cum hoc auctenticum inve­
niatur, eo quod sit causa ridendi, non tamen ob eamdem causam dicetur :
capra ridet, licet sit causa ridendi, quia auctenticum non invenitur »
(Quaestiones, disp, 5, q. 1).
Analysant ces procédés révérentiels à la faculté des arts, Ch. Thurot
conclut : « En expliquant leur texte, les glossateurs [de Priscien] ne cher­
chent pas à entendre la pensée de leur auteur, mais à enseigner la science

1. C’est ce que dit Liber de vera philosophia contre qui opposerait des autorités
aux siennes : « Compendiosam collectionem aliquarum auctoritatum predictam doctri­
nam corroborantium, concordando more librorum jurisperitorum, rogamus, adnectas ».
Prologus, ms. Grenoble 290, fol. 3 v.
L E VO CA B U LA IRE T H É O L O G IQ U E 367

serait certes un beau chapitre de l’histoire de la pensée au moyen âge


mais d’observer, in actu exercito, la fabrication d’un langage comme
expression de la vie de l’esprit, spécialement en valeur technique, dans
le domaine, d’ailleurs très différencié des disciplines philosophiques et
théologiques.
XVII Aussi bien, nos auteurs nous invitent à cette observation par l’atten­
tion qu’eux-mêmes ont donnée à leur travail. La lecture des textes de
base, comme loi de l’enseignement dans les écoles, les avait amenés, à
LE VOCABULAIRE THÉOLOGIQUE partir de la multiplication des gloses (glossalio) à distinguer dans l’épais­
seur intelligible des mots trois couches dont la détection était requise
pour comprendre un texte. Hugues de Saint-Victor, chez les théologiens,
Ut arislolelica tuba proclamai, qui virlulis nominum surit ignari,.cito en avait fixé le contenu dans une formule célèbre : littera, sensus, sen­
paralogizantur. Ce propos d’Alain de Lille, en tête de sa Somme, n ’est tentia : le pivot de l’opération est la détermination de la signification
pas un simple lieu commun sur les rapports du langage et de la pensée, immédiate des mots (sensus), à partir de leur dispositif littéral (littera),
mais l’expression d’une conviction éprouvée dans l’élaboration effective et qui commande toute interprétation du contenu doctrinal (sententia) \
d’un vocabulaire philosophique et théologique, au cours de ce x n e siècle1. La formule devint classique et l’évolution de la lectio à la quaestio trou­
Ce n’est pas là d’ailleurs l’expression isolée d’un disciple de Gilbert de vera son assiette dans la mise en œuvre institutionnelle de cette péda­
la Porrée, dont l’école s’équipait consciemment d’instruments tech­ gogie philosophique. La pédagogie littéraire de Bernard de Chartres, que
niques pour construire leur savoir ; on trouverait des réflexions analogues décrit avec complaisance Jean de Salisbury (Mêlai, I, 24, éd. Webb,
chez tous les magistri, tel, dans un camp adverse, Robert de Melun, qui, p. 55-57), manifeste, pour un autre domaine et dans un appareil analogue,
dans la fameuse préface de sa Somme, rappelle, avec son humeur habi­ la même attention et les mêmes exigences.
tuelle, qu’avant de prétendre à la vérité de la pensée, il est urgent de Non moins significatif est le principe posé par Abélard, dans la fameuse
s’appliquer à la discipline initiale des mots12. préface de son Sic et Non, parmi les moyens de concilier les textes :
C’est sans doute l’indice des grandes périodes de la philosophie, « Facilis autem plerumque controversiarum solutio reperietur, si eadem
comme aussi des grandes époques de la poésie, que la création d’un verba in diversis significationibus a diversis auctoribus posita defendere
langage, dont la prolifération ne va pas sans artifice, sans verbalisme, polerimus » (P. L., 178, 1344). Principe sémantique élémentaire, mais
sans dislocation grammaticale, sans dépérissement, sans monstres ver­ ici pour la première fois méthodiquement énoncé et systématiquement
baux, mais qui manifeste, avec cette énergie sémantique, le travail pratiqué ; non seulement il sera, pour la théologie, d’une extrême fécon­
interne de l’esprit dans la manipulation matérielle des sons et des mots, dité. mais il témoigne d’une conscience technique de la vie des mots.
épreuve dont il triomphe dans la mesure où ces mots deviennent les cel­ La constitution de vocabulaires professionnels pour mettre en œuvre
lules vivantes de con corps de pensée. Ainsi pourrait-on faire une histoire ces principes sémantiques révèle un souci analogue en tous domaines.
de la philosophie par l’histoire de ses vocabulaires. Le x n e siècle nous On sait le succès très étendu des Derivationes d’Huguccio (f 1203), dont
fournit un cas singulier de pareille expérience, et de ce travail nous vou­ le but est de relever les « significationum distinctiones, derivationum
drions ici fixer les trait originaux, les succès et les limites. Il ne s’agit origines, ethimologiarum assignationes », comme déjà son prédécesseur
pas d’analyser les théories du langage que tel ettel éloborèrent en ;e temps : Osbern de Gloucester (Panormia instar vocabularii). La critique de
philosophie du signe, conventionnel ou naturel, valeur de l’étymologie, Roger Raron contre ses «insanités» ne passe pas celle qu’ont parfois
rôle des figures de mots, unité ou pluralité des langues humaines, etc,., ce qui mérité nos philologues.
Cette attention se porte évidemment en premier lieu sur les lois de
1. A lain de L i l l e , Summa, prol. (éd. G lo rieu x , p. 119). P r e u v e d ’efiicace c o n v i c ­
la signification à partir de Vimpositio nominis : d’Abélard à Robert de
tio n , A l a i n r e p r e n d ce p r o p o s en t i t r e d u d i c t i o n n a i r e b i b lic o -th é o lo g iq u e , où il en
réalise p o u r s o n c o m p t e les e x ig en ces : Distinctiones dictionum theologicarum, prol., 1. H u g u e s d e S a i n t -V icto r , D i d a s c a l i o n , I I I , 9 ; P. L. 176, 771 : « E x p o s i t i o
P. L., 210, 687. t r i a c o n t i n e t : l i t t e r u m , se n s u m , s e n t e n t i a m . Littera e s t c o n g r u a o r d i n a t i o d i c t i o n u m ,
2. R o ber t d e M e l u n , Summa, p ra e f . (éd. M a rt i n , p. 37-38). P i e r r e de P o i t i e r s , q u a m e t i a m c o n s t r u c t i o n e m v o c a m u s . Sensus e s t facilis q u a e d a m e t a p e r t a sig n ificatio ,
Sent., lib. I, c. 16 : « I g n o r a t a v i r t u t e n o m i n u m e t v e r b o r u m , necesse e s t nih il e o r u m q u a m l i t t e r a p r i m a f r o n t e p r a e f e rt . Sententia e s t p r o f u n d i o r in t e l l i g e n t i a , q u a e nisi
intellig i q u a e ho c i n q u i r a n t u r ». e x p o s i ti o n e vel i n t e r p r e t a t i o n e n o n i n v e n i t u r ».
368 RÉV EIL ÉV A N G ÉLIQ U E ET SC IE N C E TIlÉ O L O G IQ U E
L E VO CA B U LA IRE T H É O L O G IQ U E 369

Melun, d’Hugues de Saint-Victor à Prévostin, cet « art » grammatical ne veut nullement dire que la langue d’un saint Bernard manque de corps;
est pratiqué, parfois jusqu’au raffinement, lorsqu’on découvrira le déca­ et le mystique Richard de Saint-Victor a employé, et même créé, des
lage entre la matière verbale et la signification (vox et significatio, desi­ catégories à la fois spirituelles et spéculatives admirablement expressives
d’une contemplation théologique. Mais si le propre de l’intelligence
gnatio ou appellatio et significatio, etc.y)1.
Enfin les réactions que provoquera chez plusieurs la novitas verbo­ humaine est d’être une raison procédant par abstraction, soit pour la
rum — detestabilis, dit Robert de Melun (Summa, praef., éd. Martin, détermination de ses concepts, soit pour l’agencement de ses raisonne­
p. 38) — nous aideront à déceler, dans un monde linguistique imprévu ments, le théologien sera amené à constituer, au service de sa science,
mieux : au service de sa foi en œuvre de science, un vocabulaire rationa­
pour des théologiens traditionalistes12, les points les plus sensibles d’une
création verbale, appelée par des inventions de l’intelligence et des lisé, dans une affabulation «sans parfum et sans joie» (Iléraclite), dont
la sévérité sera la rançon de sa précision, de sa « subtilité », comme on
méthodes nouvelles de raisonnement.
disait alors, sans la manie péjorative que l’on met aujourd’hui dans ce
Trois traits majeurs caractérisent, sous les variantes des écoles et mot1. Cette objectivation pose certes un problème, en épistémologie reli­
des tempéraments, cette prolifération de vocabulaire, dans le domaine gieuse ; elle s’impose en tout cas pour réaliser un savoir théologique
philosophique et théologique, selon la consubstantialité de la pensée et transmissible dans une pédagogie sociale.
Si l’abstraction est la loi de ce travail et de ce vocabulaire, il est à
de ses signes.
Premièrement, nous assistons à l’invention et à la mise en place d’une prévoir en effet — c’est le second trait — que le jeu de cette exigence
langue abstraite. C’est, il est vrai, la conséquence du développement sera très délicat dans le domaine religieux, particulièrement dans la foi
des écoles, et de leur inévitable pesanteur pédagogique. Mais c’est aussi, chrétienne, où le réalisme de la communion personnelle ne peut être
et en cela môme, la loi d’une exigence de la pensée, arrivée à un certain évacué, puisqu’il est, dans cette foi, intérieur au travail théologique.
stade de son élaboration. Nous y sommes ici, en théologie particulièrement. La preuve en est dans l’intensité spirituelle de certains textes, de certaines
et si la grande division de l’histoire de la pensée chrétienne occidentale formules abstruses — telles les vingt-quatre propositions du Liber X X I V
en période patristique et période scolastique est trop sommaire, il n’en philosophorum —, comme aussi dans l’éclat d’une émotion intellectuelle
est pas moins Vrai que la construction en un corps de doctrine, plus qui rompt l’austérité de la réflexion, — telle l’ivresse de Richard de Saint-
précisément en une « somme », comme on dit alors, des données de la Victor en train de spéculer sur les notions trinitaires. Mais plus que cette
révélation chrétienne, impose une technique d’expression imprévisible irréductibilité de la lumière de foi à un vocabulaire abstrait, c’est l’objet
au premier stade de la perception, là même où elle était le plus dense e t même de la foi qui fait problème au grammairien. Radicalement mys­
le plus qualifiée. Il serait sot d’incriminer les Pères d’imprécision par térieux, il transcende toute parole, substantif, adjectif, verbe, singulier,
rapport à la science théologique du moyen âge ; mais il serait maladroit pluriel, tout comme il transcende tout concept et toute catégorie : il est
de déprécier, au nom des intuitions de la foi, les analyses techniques de* ineffable. «Tam invenire difficile est, quam inventum digne profari»,
magistri. La scolastique se présente d’abord comme une langue, face répètent-ils, prenant à leur compte le mot de Platon2. Comment alors
à la théologie «monastique», où la sève expérimentale et la tonalité transférer les mots humains à la réalité divine? La denominatio ne peut,
biblique entretiennent, jusque dans son expression technique, une ani­ et ne doit, qu’échouer, dans cette translatio3. Le traité des « noms » divins,
mation subjective qui écarta, et écartera méthodiquement, une « science < > nous l’avons vu, comporte, sous son effort métaphysique, une distension
théologique. La résistance des « moines » à la langue scolastique, tel des vocables eux-mêmes, qui ne signifient plus alors sur leur simple
Rupert de Deutz à l’école de Laon3, est significative et normale. Cela
1. « Fere omnium huius temporis doctorum singulare studium est, ut in verbis
quadam subtilitate facundie sint sapientes». R o be rt de M e l u n , Summa, praef.,
1. Cf. par exemple Alain de Lille, Summa, n. 58, éd. Glorieux, p. 203 (» aliud est. éd. Martin, p. 33.
substantivum voce et significatione,... aliud substantivum significatione et non voce,... 2. P la to n , Timée 28 c. Cité entre autres par A lain d e L i i .i .e , n. 8, éd. Glorieux,
aliud adjectivum voce et significatione»); n- 9> P- 141 («secundum primam institu­ p. 135 ; S imon d e T o u r n a i , Disputationes, disp. 91, éd. Warichez, p. 2G1 ; P i e r r e d e
tionem naturalia designant, secundum vero translationem divina significant ») ; n. 53 c, C e l l e , Episl. 66, P. L., 202, 508 ; etc.
p. 195 (« aliud significant, aliud appellant »). 3. « In Deo non habet locum denominatio, quia Deus est ipsa deitas. Cuin ergo
2. Cette traditionalité des mots est d’ailleurs l’un des signes de la « consonance • Johannes Damascenus transnoininationem removet a divinis, non translationem sed
religieuse requise : «Ad hoc ut aliqua locutio in theologia recipiatur, quatuor concur­ denominationem intelligere voluit ; transnominative enim pro denominative dixit.
runt :... ut a veritate usus non dissonet, ut rei sermo sit consonus, profane etiam verbo­ Transnominatio locum habet in divinis, non denominatio ». A lain de L i l l e ,
rum novitates vitande sunt ». A lain d e L i l l e , Summa, n. 10 a, éd. Glorieux, p. 118. Summa, 9 b, éd. Glorieux, p. 143.
3. Cf. chap. XV. Les Magislri, p. 323.
24
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vigueur sémantique, «unica prolatione»5. Le théologien impose au Faisons d’abord la part de la traduction, c’est-à-dire d’une imitation-
grammairien une paradoxale expérience, celle de la parole de Dieu. copie par transfert verbal. L’essor de la pensée philosophique et reli­
Enfin, troisième trait, troisième ressort de ce labeur sémantique : gieuse du siècle, dans les écoles surtout, mais non point seulement, est
la conviction de la valeur des mots fondée sur le parallélisme entre mois ponctué par l’ingestion de textes nouveaux, fournis, de divers horizons,
et concepts. Le mot est, pour nos médiévaux, l’expression naturelle, le par des équipes de traducteurs; et l’appétit avec lequel ces traductions
dévoilement d’une essence, La théorie d’une correspondance native sont désirées et accueillies témoigne que leur intervention n’est pas un
entre la langue et la pensée, d’un déterminisme primitif des structures accident extérieur à la vie de l’esprit. En grammaire, en science, en philo­
verbales sur les structures mentales, est sans doute plus que simpliste ; sophie, en théologie, dès le début du siècle, des textes entrent en circu­
elle est alors universellement reçue, tant au titre philosophique (Platon) lation et l’on peut noter les zones de leur pénétration progressive à la
qu’au titre biblique (Genèse, 2, 19), et elle suscite, chez les théologiens diffusion des termes caractéristiques de leur style et de leur doctrine.
comme chez les autres maîtres, une attention soutenue à la liaison entre Toute histoire de la littérature du x n e siècle comporte un premier chapitre
denominatio et significatio. Grammaire et logique sont indiscernablement consacré à ce phénomène de récupération.
liées. Dénommer un être, c’est le connaître, entrer en communion avec Pour le théologien, sans parler de la mise en plus active circulation
lui ; les mots ont leur mystère2. de textes latins anciens (Ambroise, certaines œuvres d’Augustin, etc.)
ou de traductions (Rufin), l'épisode majeur est la diffusion des versions
de Denys, celle de Scot Érigène, multipliée en manuscrits avec son appa­
Traduction et création reil de gloses, celle de Jean Sarrazin qui, sans déposséder son aînée, péné­
trera peu à peu à mesure qu’on mettra en cause l’interprétation de
l’Aréopagite. Jean de Damas, Chrysostome, Grégoire de Nysse, etc.,
Ce qui frappe d’abord à la lecture de nos textes théologiques ou
puis les philosophes profanes, Platon, Aristote, Hermès, Galien, Avicenne,
philosophico-religieux, c’est la mise en œuvre, dans les efforts les plus
décuplent le capital de notions et d’expressions à la disposition des pro­
originaux, d’un vocabulaire préexistant, reçu d’une autre ère de civi­
fessionnels de la pensée, fût-ce par le truchement de premières trans­
lisation, procédant même pour une bonne part d’une traduction ancienne
fusions déjà plus ou moins assimilées (intermédiaire de Boèce, de Victo-
ou récente, non d’une langue « maternelle », puisant en tout cas sa vigueur
rinus, de Cl. Mamert).
dans des catégories antiques. Indice premier, dans la langue même, d’une
Cet effort de transposition est conscient à mesure même qu’on se rend
renaissance, expressément proclamée d’ailleurs par ses protagonistes,
compte de la différence des vocables, non seulement dans leur forme
qui basent leur travail sur la lecture des auctores, non seulement comme
matérielle, parfois intraduisible, mais dans leur ambiance spirituelle, plus
maîtres de culture, mais comme modèles de grammaire, de style, de pensée.
précieuse encore et plus équivoque pour l’esprit latin. Jean Sarrazin,
Si fondé soit-il, ce premier sentiment ne va pas sans équivoque. La
entreprenant de traduire Denys, après avoir tenté de le commenter, est
protestation des renaissants du Quattrocento, dénonçant cette langue
conduit par le souci d’une transposition qui latinise son auteur, et compte
« barbare », et visant, eux, à une restituton authentique, fût-elle l’authen­
ainsi son seulement perfectionner la version d’Erigène, mais écarter les
ticité d’une langue morte dans son aristocratisme, invite, malgré sa
interprétations à son avis fâcheuses1. Hugues Éthérien n’est pas seulement
partialité, à éclairer le sens de cette renaissance de la langue latine, plus
un helléniste de qualité, comme Burgundio de Pise ; il mène son entre­
précisément, pour ce qui nous concerne ici, à peser les doses d ’emprunt
prise de traduction dans le dessein explicite de fonder sur la lecture des
et d’inspiration créatrice, qui composent le capital sémantique du x n e s.12
Grecs une théologie (celle de Gilbert de la Porrée) qui lui permette de
dirimer les controverses latines2. On peut ainsi suivre, sur les mots
1. « Utrum aliquod nomen unica sui prolatione creatori et creature vere possit eux-mêmes, l’occidentalisation la théologie orientale. A ce point de vue,
attribui ». A lain d e L i l l e , Summa, 9 c, éd. Glorieux, p. 144-146.
2. C’est la thèse du Cralyle, 426 c-427, où Socrate enseigne, contre la théorie le travail de glose verbale est à suivre de près, comme on observe le tra­
conventionnelle du langage, que les mots sont déterminés selon la nature même des vail incessamment repris, au siècle suivant, du transfert des textes aris­
choses. Ce fut l’objet d’une controverse constante parmi les grammairiens anciens. totéliciens. Le succès du principe de la traduction ad litteram, posé
IsiDonn enseigne à tout le moyen âge latin : « Nomen dictum quasi notamen, quod
nobis vocabulo suo res notas efliciat. Nisi enim nomen scieris, cognitio rerum perit ».
Elyrn., I, 7, 1 ; P. L., 82, 82. Saint T homas dira : « Nomina debent proprietatibus 1. Cf. G. T h é r y , Documents concernant Jean Sarrazin réviseur de la traduction
rerum respondere... Nomina autem singularium hominum semper imponuntur ab érigénienne du Corpus dionysiacum, dans Arch. hist. docl. lill. m. â., 18 (1950), p . 45-8 7 .
aliqua proprietate ejus cui nomen imponitur » I I P pars, q. 37, a. 2. 2. Cf. A. D o n d a in e , Hugues Ethérien et Léon Toscan, ibid., 19 (1952), p . 6 7 -134.
372 RÉVEIL ÉVANGÉLIQUE ET SCIENCE THÉOLOGIQUE LE VOCABULAIRE THEOLOGIQUE 373
jadis par Boèce au cours d’une expérience devenue régulatrice, confirme dans la dialectique dionysienne, ne passera pas, et le terme se fixera sur
l’intérêt conscient donné à une entreprise de tous côtés poursuivie1. Tune des voies de la tropologie scripturaire, dans un contexte exégétique
Quels en furent les résultats, non dans leur extension, que nous n’avons vidé de la substance dionysio-érigénienne. Potentia traduira Sûvapug,
pas à parcourir ici12, mais dans la méthode? Premier effet3, tout empirique tant celle de Denys que celle d’Aristote, et n’aura que des recoupements
peut-être parfois, mais parfois aussi justifié : certaines transpositions de synonymie avec virtus. Symbolum, lié à toute la mentalité orientale, en
réussissent, d’autres échouent et ne survivront pas. Apalheia, qu’emploie métaphysique et en perception religieuse, sera à peine repris, et, en fait,
Guillaume de Saint-Thierry, ne passera pas, malgré son crédit patristique ; recouvert, surtout dans la théologie sacramentaire, par le latin signum,
ni principatum (ou principale mentis) qui traduisait l’^yepov.xôv stoïcien, typique dans la langue d’Augustin, et expressif d’un néoplatonisme tout
repris par Origène et Grégoire de Nysse, en désignation de la cime de l’ùme ; différent de celui du « symbole ». Credulitas traduit assez fréquemment
c’est apex mentis (plus encore que mentis acumen, Scot Érigène) qui fixera la 7ucmg grecque et fait alors doublet avec fides, en même temps que,
cette notion si précieuse pour le chrétien. Theosophia, chez les Latins, en lignée aristotélicienne d’ailleurs, il signifie, à partir des versions arabo-
restera ésotérique, à côté de theologia décidément reçu. Synderesis, qui latines d’Avicenne, à Tolède, «jugement» par opposition à «concept»;
n’est pourtant même pas une traduction, sera conservé, pièce originale l’interférence de l’analyse philosophique des assentiments, au niveau
et importante, en face du conscientia latin. Phronesis, si suggestif en grec, de Yopinio, le dévaluera par rapport à la foi chrétienne. Et ainsi de suite.
est un instant utilisé mais ne demeure pas entre prudentia et sapientia, A établir des listes de mots, on voit se former des familles où, malgré
en commun hypostasiés par les allégoristes ( Anliclaudianus). Phantasia d’incessantes interférences, les imprégnations originelles demeurent avec
gardera au contraire consistance, en face d'imaginatio, qui, par le hasard les déterminismes d’une vie interne. Denys en est le cas majeur, à com­
des traductions, couvrira des réalités fort différentes, puisque, dans les mencer par son intraduisible hierarchia, dans des transferts qui révèlent
versions arabo-latines des philosophes, il exprime la première opération l’inaptitude du latin à exprimer les réalités transcendantales. Le très
de l’intelligence. Cet afflux des versions arabo-latines, déjà à Tolède au caractéristique préfixe super- est d’un usage de plus en plus courant, et
milieu du siècle, et massivement à la fin, avec l’entrée d’Avicenne (De le terme supernaluralis, idéologiquement implanté dans le sol chrétien,
fluxu entis), enrichit rapidement le vocabulaire psychologique et moral ; va devenir sémantiquement technique, à partir de la version érigénienne.
mais il demeure à la merci de toutes les incohérences, et, même en plein
x m e siècle, après l’entrée d’Aristote, bon nombre des notions et vocables Mais déjà dans ce travail des traducteurs, et malgré leur souci de
grecs ne survivront pas, peut-être par des inaptitudes mentales à les littéralité, on aura observé l’espèce de régénération, de re-naissance, qui
enregistrer. donne aux mots une vie nouvelle, ici et là explicitement consentie. Phé­
Analogia, de Denys, qui avait son répondant proportio, n’a pas été nomène commun, sans doute, mais qui est alors plus organique que de
conservé en vain, car, même appauvri de la métaphysique de l’Aréopagite, coutume, tant pour les traductions du grec antique que pour le grec
il imprègne de son climat natal la théorie de la translation des noms patristique (le mot supernaluralis, à l’instant mentionné, en est un
humains à la divine transcendance, que Yanalogia logique d’Aristote exemple éminent), ajoutons, pour l’utilisation, en ce nouveau climat,
était inapte à alimenter. Anagogia, lui, pourtant étroitement solidaire des anciens vocables latins.
Le cas à la fois le plus homogène et le plus efficace, est celui de la
1. Cf. chap. VI : Aelas boeliana, p. 145. langue d’Augustin, qui, sous la plume d’une Guillaume de Saint-Thierry,
2. Rappelons le vœu de E. K. R a n d . demandant que soit écrite une histoire de
la langue philosophique latine, de Cicéron à Thomas d’Aquin, Founders of the middle d’un saint Bernard plus encore, présente la parfaite et vitale intégration
âges, Cambridge (Mass.), 1928, p. 313. d’une tradition augustinienne indiscutée dans une expérience personnelle.
3. Notons auparavent par curiosité, quelques accidents de transfert dont l’in­ Étudier les sources de la langue (comme de la doctrine) des Cisterciens,
congruité même ne fut pas sans signification. Dans la controverse des universaux, les serait en révéler à la fois l’authenticité augustienne et l’irréductible
aristotélisants traitent les idées séparées de monstra, à partir de la version boétienne originalité. Contentons-nous de renvoyer à l’étude de la Théologie mys­
des Analytiques (Post. Anal. Jnlerpr., 18, P. L. 64, 733), qui avait lu Tepa-ria^aTa
yàp écm, au lieu de TepETiopaTa, qu’une version ultérieure traduira cicadaliones. tique de saint Bernard (Paris, 1934) où M. Gilson a pris soin de noter, sous
Cf. J ea n d e S a l i s b u r y , Metat., II, 20, éd. Webb, 100, 111 ; A l e x a n d r e N e c k h a m , l’analyse doctrinale, les densités spirituelles des mots eux-mêmes. Cf.
De nat. rerum, éd. Wright, 291. table.
Les traducteurs du De causis, prop. 9, ne comprenant pas le mot arabe koullyah, De même qualité, et cependant assez différent, est l’enrichissement de
qui signifie universalité, le transcrivirent sous diverses défigurations, hyleachin,
hylialhim ; ce qui fit songer à üXtj, et amena les commentateurs à disserter sur la
la langue psychologique des maîtres de Saint-Victor : plus construite,
matière. plus technique même, elle développe son jeu dans un carambolage de
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catégories phénoménologiques que la rigidité formelle de l’École résorbera se sont introduits, comme en toute période de renaissance antique, des
chez plusieurs, au x m e siècle, mais qui survivront chez un saint Bona- vocables païens; s’y répercutent les sensibilités diverses de la piété popu­
venture par exemple, ou dans des manuels de vie intérieure. laire, devenue très active à la fin du siècle ;
La sensibilité chrétienne, soit dans son vocabulaire scripturaire, soit le registre des termes apocalyptiques, animés, comme toujours, mais
dans ses témoins majeurs, est le ferment de cette régénération. Deux avec violence chez un Joachim de Flore, par le style du prophète qui les
domaines sont particulièrement travaillés. L’un, le plus original, est emploie, difficiles à réduire aux exigences de l’École, émasculés par l’allé-
celui de l’analyse expérimentale et doctrinale du péché, dont la notion gorisation ;
même est toute neuve par rapport à 1’àuxpTÎx grecque. C’est le registre enfin la conscience en éveil de la culture sociale et politique, qui, chez
de la concupiscentia, s’étendant jusqu’aux catégories reçues chez les un Jean de Salisbury (Polycraticus) ou chez les historiens-théologiens,
Anciens, telle la faculté platonicienne de cupiditas ; c’est celui de l’è'oco;, anime de personnelle expérience la lecture des modèles anciens.
en dialectique permanente avec l’àyâTry;, que le doublet latin amor-caritas En tout cela, l’usage et la construction des mots ne procède pas d’une
renouvellera, malgré le décalage de la traduction, et 1’« amour courtois », simple connaissance de leur loi grammaticale et sémantique, mais d’une
en ce x n e siècle, n’y inscrit-il pas lui-même ses consonances profanes? invention qui les traite avec une liberté imprévue des grammairiens1.
Phénomène de même envergure, au plan psychologique, que celui de la
régénération de la langue démiurgique du Timée par la notion biblico-
chrétienne de la création, ou de la métaphysique essentialiste d’Aristote, Usage et technique
par l’immanence de l’esse divin (cf. langue de Gilbert de la Porrée, à
travers Boèce).
L’autre secteur est, lui aussi, anthropologique, au sommet de la vie Le rapport entre invention et tradition joue de manière différente,
de l’esprit : lieu d’etïicacité assez désordonnée, mais là aussi plein d’expé­ parfois inversée, dans l’essor d’un vocabulaire religieux développant en
riences nouvelles, est la traduction du grec voür, lui-même polyvalent, lui, à partir d’un usage empirique, vital, nutritif, voire, pour une part,
d’origine et de contenu, et auquel l’hébreu biblique n’a rien qui corres­ régulateur, en qualité de foi, un régime de formes techniques, requises
pond, sinon de biais le terme cor. Recouvert le plus souvent par le mens par les curiosités rationnelles, quasi-scientifiques, de l’intelligence de
augustinien, le concept qui en émane est constamment lié à des contextes cette foi. Création, d’un»; certaine manière, de nouveaux signes, tant en
idéologiques et sémantiques dont il est urgent de tenir compte, pour une faveur d’une analyse précise que pour les besoins d’ensembles systéma­
exacte intelligence. Mais intervient aussi la densité si mobile de spiritus, tiques ; mais aussi recours permanent à des énoncés de base, pour un
que le biblique Trvcûpa alimentait bien plus que le vocable biologique contrôle, parfois défiant, de ces nouveautés scolastiques. Pour une con­
ou philosophique des Anciens. naissance religieuse plus encore que pour une connaissance profane, le
De même, après l’avoir emporté sur la traduction specics-zlSoç, passage de la puissance expressive de la foi à une valeur conceptuelle
(vocabulaire de Cicéron, S. Hilaire), le mot forma, qui est peut-être le techniquement élaborée et. pédagogiquement communicable, est une
mot le plus caractéristique de la spéculation, logique et métaphysique, épreuve délicate non seulement en continuité d’intelligence, mais, pour
au cours de ce siècle. La métaphysique aristotélicienne n’a pas encore le croyant, en fidélité d orthodoxie. Alain de Lille, à partir de l’usage
introduit malgré les infiltrations boéciennes, son analyse critique dans précisément et sou.-' sa pression, observe pertinemment les lois du langage
ce nœud de la philosophie platonicienne et de la théologie augustinienne théologique : « Ad hoc ut aliqua locutio in theologia recipiatur, quatuor
(cf. infra) ; il garde d’ailleurs, selon l’emploi des Pères, et même de la concurrunt : ut subsit veritas ; ut a veritate usus non dissonet ; ut rei
Vulgate (I Pelr. 5, 3), le sens légitime de modèle normatif ; forma serrno sit consonus, profanae etiam verborum novitates vitandae sunt ;
humititalis, forma cognitionis, forma fidei. L’emploi du mot par saint
Bernard, ici ou là, manifeste cette indécision technique. La controverse
porrétaine sur l’énoncé d’une composition en Dieu d’un sujet et d’une 1. Mentionnons enfin une L<briraUon. parfois fantaisiste, de mots nouveaux, par
forme, n’est pas qu’une application métaphysique, oui ou non valable, utilisation sommaire des racines, par dérivation verbale, par néologisme de complai­
mais une spéculation que suscite et soutient une recherche religieuse en sance ; un Alain de Lille est coutumier du fait. Cela se produisit surtout dans les
domaines littéraires, mais aussi en philosophie ; chez un styliste de la qualité de
Dieu. Jean de Salisbury, on trouve des terme* éphémère* et rares (cf. index de Webb dans
Il faudrait enfin mentionner, parmi les facteurs de cette effervescence : son édition du Melalogicus), dont 1 un ou I autre n*e*t pas sans valeur, tel inferentia,
l’efficacité de la langue liturgique, dans le champ de laquelle d'ailleurs employé déjà par Abélard.
376 RÉVEIL ÉVANGÉLIQUE ET SCIENCE THÉOLOGIQUE LE VOCABULAIRE THÉOLOCIQUE 377

et ut causa dicendi evidens sit et aperta »L De fait, en ce siècle, les «erreurs » inefficace en Occident ; le mot dispositio, assez fréquent en traduction
théologiques, ici et là blâmées chez les magislri, un Gilbert de la Porrée, à.'oeconomia, n’y a plus que le sens banal de la langue courante.
un Pierre Lombard, ne sont nullement des hérésies (malgré l’emploi abusif, L’une des critiques les plus vives de saint Bernard contre Abélard
alors fréquent, du mot), mais des échecs dans la conceptualisation tech­ portait sur sa définition de la foi comme aestimatio (ou existimatio). On
nique des énoncés de la foi. La vivacité des controverses qui accom­ est d’accord aujourd’hui pour reconnaître qu’il y avait maldonne : le
pagnent cette conceptualisation revèle combien délicat est le passage terme abélardin exprimait correctement l’originalité de l’adhésion de foi
du mot-expression — au niveau des perceptions vives, des énergies pre- par rapport aux connaissances d’acquisition rationnelle (scientia, qui est
sonnelles —, au mot-signe — à l’usage d’une connaissance objective «de apparentibus»); il signifiait sa condition inférieure («de non appa­
théorique, avec ses strictes et savantes conventions. Le lexique philo- rentibus »), mais ne la réduisait nullement à Vopinio. Encore fallait-il
sophico-religieux du x n e siècle fournit, à travers ces accrocs, un capital lui donner le sens précis reçu à l’Ecole dans l’analyse des divers assen­
définitif qu’exploita l’École, et qui, pour une part, la définit dans les timents, non le sens vulgaire d’opinion incertaine (employé par
multiples modes d’expression de la foi. Hugues de Saint-Victor, et dans la synonymie des traducteurs)1.
Premier type d’opération : dans un même mot, on dégage de son Avec cette intensité sémantique des termes techniques, s’introduisent
usage courant, « vulgaire », mais suggestif dans son extension, un sens les options des systèmes ou des mentalités. Resolutio est saturé de saveur
technique, qui l’habilite à dénommer une réalité précise. Exemple, de platonicienne ; memoria inclut tout le spiritualisme augustinien, sans
grande portée : le terme philosophia, qui, tant dans la langue patristique commune mesure avec le phénomène vulgaire de la mémoire ; designatio
que par l’apport antique, tendait au sens de sagesse totale, et donc, pour comme détermination de l’individu trahit une source philosophique
le chrétien, de science de Dieu ; l'effort mené pour aboutir à la distinction arabe. Le même mot n’a pas la même vibration chez Saint-Victor et dans
formelle entre philosophie et théologie requérait, au service d’une réflexion le Liber X X I V Philosophorum ; et ce n’est pas chez Pierre Lombard
méthodologique sur les objets, une rigueur verbale capable de maîtriser que nous lirons pour décrire la vie trinitaire : « Deus est mens, orationem
des usages valables en leur temps. Le terme philosophi finira par désigner generans, continuationem perseverans » (ledit Liber, prop. 4).
les penseurs non-chrétiens comme tels — cf. le Moralium dogma philo­ Bien plus le même terme acquiert des technicités disparates : Inlenlio
sophorum —, alors que certains continueront de prôner la sagesse chré­ (mentis) est d’inspiration augustinienne, tandis qu’inlenlio (rei), pro­
tienne comme seule philosophia valable12. venant des traductions arabo-latines, relève du vocabulaire d’une philo­
Theologia ne prendra que lentement son sens spécifique de connaissance sophie de l’abstraction2.
organisée et savante des données de la révélation. Abélard est des premiers, Précision technique de même ordre, pour les doublets, dont la syno­
comme on le pouvait présumer, à spécialiser ainsi le mot, alors que, en nymie primitive cédait lorsque l’un des deux était de plus en plus réservé
particulier sous la pression des Pères Grecs, de Denys surtout, persistera, pour dénommer une réalité précise. Ainsi, dans l’exemple cité, opinio-
par-dessus toute distinction d’objets, de sujets, de méthodes, le sens exislimatio ; de même imaginalio-phanlasia, virlus-polenlia, etc. L’his­
général, tout religieux, voire mystique3. Par contre la division classique toire de animus-anima nous entraînerait à la fois dans les systèmes les
des Grecs theologia-oeconomia, distinguant le domaine du mystère du plus construits, y compris dans les hypostases néo-platoniciennes, et
Dieu en lui-même et celui de son plan historique, demeura techniquement dans le jeu incessamment mobile de la vie intérieure. Differenlia-diver-
silas, dont la synonymie, dans l’usage courant et en philosophie, est
sans importance, devront en théologie être affinés, car, appliqué à la dis­
1. A l a i n d e L i l l e , Summa, 10 a, éd. Glorieux, p. 148. Alain observe là les deux
tinction des personnes en Dieu, diversitas, enclin à signifier la pluralité
facteurs de cette élaboration technique : l’usage courant (usus) qui dépasse la signi­
fication pure (virlus significationis), et le transfert du mot en domaine religieux substantielle, devient un mot suspect (Alain de Lille, Summa, n. 116).
(analogia). «Analogia rationis scienda, usus vero emutandus », dit-il plus loin, n. 20. Cette diversification technique s’exerce particulièrement dans l’ana­
Dans le lieu parallèle des Regulae (reg. 34), même doctrine, dans une rédaction meilleure lyse de la vie de l’esprit, où, sous le flux des vocables disparates arrivant
(cf. infra).
2. Cf. E. R. C u r t i u s , Zur Geschichle des Worles Philosophie im Miltelaller, dans
dans Romanische Forschungen, 57 (1943), p. 290-309 ; M.-D. C h e n u , Les « philosophes » 1. Cf. M.-D. C h e n u , La psychologie de la foi dans la théologie du X I I I e siècle,
dans la philosophie chrétienne médiévale, dans Rev. sc. ph. lh., 26 (1937), p. 27-40. dans Éludes d'histoire littéraire et doctrinale, I I , Paris-Ottawa, 1939, p. 167-170 ;
3. Cf. J. R i v i è r e , Theologia, dans Rev. sc. relig., 16 (1936), p. 47-57 ; R . R o q u e s ,
J. C o t t i a u x , La conception de la théologie chez Abélard, dans Rev. hisl. eccl., 28 (1932),
Noie sur la notion de « théologie » chez le Ps.-Denys, dans Rev. asc. myst., 25 (1949), p. 288-291.
p. 20 0-212. Et déjà, P. B a t i f f o l , Theologia, theologi, da ns Eph. lheol. lov., 5 (1928),
2. Cf. A. H a y e n , L'intentionnel selon saint Thomas, 2e édit., Bruxelles, 1954,
p. 196.
p. 205-220.
378 RÉVEIL ÉVANGÉLIQUE ET SCIENCE THÉOLOGIQUE LE VOCABULAIRE THÉOLOCIQUE 379
des sources les plus diverses, chrétiennes et philosophiques, systématiques au xiie siecle, jusqu à l’excès : quiddilas, anitas, alielas, alteritas, essen-
ou populaires, chacun prit soin de fixer les discernements nécessaires, tialitas, formalitas, enlitas, socracitas, et même onitas, pour désigner
au service d’ailleurs de présupposés théoriques. Ainsi, de divers côtés, 1 être absolu, à partir du grec cov, ce qui, pour un affreux barbarisme, est
utilisa-t-on la significative distinction boécienne entre inlelleclus-inlelli- plein de sens1. Il est ainsi suggestif de voir s’établir une critique gramma­
gentia (intelleclibile-intelligibile), alors que, chez Abélard par exemple, ticale des vocables théologiques trinitas, deitas.
intelligere couvre confusément tous les niveaux d’intelligence. Spiritus, En outre, se constitue tout un appareil de pur outillage, destiné à
malgré la haute spécificité biblique du mot, ne sortira jamais de l’équi- enregistrer, jusque dans des allitérations verbales, les distinctions-types
vocité multiple de l’usage, si favorable à l’équivocité et à la ferveur des fabriquées par l’analyse. Ainsi, particulièrement chez les Porrétains,
spiritualismes. Libertas et liberum arbitrium servirent de base séman­ sensus quem faciunt verba et sensus ex quo fiunt; res nominis et ratio
tique, chez saint Bernard autant que dans les disputes anthropologiques, nominis, d'où l'appropriation nomine et re ou nomine et non re ; res generis
pour définir et la nature de la liberté et les diverses conditions de l’homme et genus rei; res naturae et natura rei, dont nous avons déjà signalé
pécheur. l’intérêt ; motus ex et in et motus in et non ex ; procedere in aliquo et proce­
La recherche tenace d’une désignation, pour des réalités chrétiennes dere ad aliquem ; cognitio in termino et cognitio ad terminum ; etc. Vocabu­
imprévues des grammairiens profanes, conduit à crééer des expressions laire «scolastique », s’il en fut, mais bon instrument, en particulier pour
qui seraient pour eux très grossières : opus operans-opus operatum est exprimer les tensions à l’intérieur des relations entre les choses ; les
évidemment entièrement commandé par l’action sacramentelle, irré­ phénoménologues contemporains ont là de bons ancêtres.
ductible aux catégories de l’action humaine ; res naturae (par opposition
à natura rei), où un sort est fait au si neutre latin res, est un beau produit Dans sa définition des lois du langage théologique, Alain de Lille,
de la spéculation trinitaire, contrainte de contreposer l’existence person­ on l’aura noté, observe, outre la « consonance » des mots aux choses, une
nelle à la nature abstraite1. Il est d’ailleurs curieux d’observer que la double loi de l’usage comme règle du bien parler : l'usage chrétien, contre
langue théologique a conservé le premier de. ces barbarismes, et laissé les nouveautés profanes, l’usage humain, grâce à quoi la théologie est
tomber le second. Peut-être était-il devenu inutile après l’enrichissement intelligible, ouverte, aux humains2. Or l’usage chrétien, qui est régula-
progressif de persona, dont les bases philosophiques, même chez Boèee,
avaient d’abord été jugées trop étroites pour le personnalisme chrétien ;
1. Ainsi Arnaud de Bonneval, pour énoncer ce qu’est l’Un : « Trahit autem etymo­
pareil mot ne pouvait être utilisé, dans son transfert en langue de théo­ logicum de graeco, et dicitur Unitas quasi onitas, idest enlitas sive essentialilas ; unde
logie trinitaire ou christologique, qu’après une minutieuse élaboration, et apud Graecos cov, idest substantialis, videlicet in se et per se solum immutabiliter
non seulement parce qu’il était non-biblique, mais parce qu’il engageait semper subsistens, Deus vocatur ». In ps. 132, hom. 1, 5, P. L. 189, 1572. Je cite ce
tout le problème de l’expression de la transcendance de Dieu, tant dans texte non seulement à cause de ses redoublements de vocabulaire, mais aussi comme
sa déité que dans son économie ; le Lombard (I Sent., d. 23, c. 1) et témoignage de l’impuissance, verbale et conceptuelle, à discerner l’ordre de l’existence
et l’ordre de l’essence.
Alain (Simma, 36 a) reprennent le mot d’Augustin. Pourquoi pareil mot? Ailleurs on fabriqua le mot essens à partir de esse, pour signifier le subsistant
pour dire quelque chose, « magna prorsus inopia humanum laborat concret existant, comme subsistens à partir de subsistere. Dans son effort pour débloquer
eloquium ». Le raffinement des analyses grammatico-logiques semble le substantia équivoque du latin (encore chez son maître Boèee), G i l b e r t , selon son
cependant parfois ne plus respecter le silence du mystère et l’ingénuité analyse du quo est-quod est, et pour fixer le jeu de l’abstrait et du concret en théologie
de la foi. Dans cette ligne le mot subsistentia devait toutefois prendre pro­ de Dieu, distingue dans le terme substantia le sens abstrait (essentia qua est) et le
sens concret (essens quod est) ; le Père, en Dieu, est substance au sens d 'essens (sive
fitable et valable consistance. Et ainsi de plusieurs autres termes, noms subsistens). Cf. Conirn. in Opusc. Quomodo substantiae, P. L., 64, 1304. Le mot passera
et adjectifs, adverbes, imposés par le transfert au transcendant des dans son école; cf. A d h é m a r d e S a i n t - R u e , Comm. in De Trin. (vers 1180), ms.
expressions terrestres, telle voluntas antecedens-consequens. Vatican 561, fol. 173 va : « Humanitas facit Socratem esse et subsistere, et ideo nomi­
Signalons enfin deux traits communs à tout développement du lan­ natur essens et subsistens ».
2. A lain d e L i l l e , Theol. regulae, reg. 34, P. L . 21 0, 637 : « Omnis sermo théolo­
gage technique. D’abord la formation de termes abstraits par l’adjonction
giens debet esse... usitatus, quia profanas verborum novitates Ecclesia devitat ; gene­
de la désinence -tas, comme jadis Cicéron avait fait qualitas : ils abondent ralis, ut ab hominibus intelligentibus recipiatur... ; ut etiam intellectu sit perceptibilis,
debet enim verborum involucra cavere catholicus ; ut etiam rei, de qua loquimur, sit
consonus, debet enim theologus habere sermones cognatos rebus de quibus loquitur ».
1. « In naturalibus, ubi aliud est res nalurae, aliud natura rei, cum proprie habeat C f. supra, p. 368.
supponere rem naturae, aliquando improprie supponit naturam rei ». A lain de L i l l e , Noter le terme involucrum, qui a le plus souvent, au x n e s., un sens péjoratif,
Regulae, reg. 31, P. L. 210, 636. tant involucrum rerum que involucrum verborum. Guillaume de Saint-Thierry reproche
380 RÉVEIL ÉVANGÉLIQUE ET SCIENCE. THÉOLOGIQUE LE VOCABULAIRE THÉOLOGIQUE 381

teur des énoncés de la foi, fait précisément problème, quand les « nou­ qui non seulement pratiquent la typologie, mais, à partir des usages
veautés » de la langue scolastique affrontent ses valeurs traditionnelles : patristiques, composent des tables de significations figuratives, au delà
les magislri, qui ont pour base de leur enseignement la lettre biblique, de la sémantique littérale. Telle est l’origine de ces dictionnaires et
toute en images, en récits, en perceptions, en langue populaire, en style autres recueils de Dislinclion.es, où sont relevés et classés les sens typo­
prophétique, en réalisme évangélique, se livrent sur ce texte, tant dans logiques des mots, dans un curieux emmêlement avec les classifications
leurs commentaires que dans leurs sommes, à un permanent effort de et définitions littérales. De ce genre littéraire, aujourd’hui sans usage
conceptualisation et de définition. Il est inévitable que cette intellec­ et sans crédit, le x n e siècle a produit de nombreux exemplaires, dont
tualisation rencontre une résistance, non seulement dans les esprits de l’un des moins inconnus est celui d’Alain de Lille1, dans lequel on
trempe évangélique ou monastique (rappelons-nous la protestation de trouve, au milieu du lexique biblico-allégorique, des notices profanes
Rupert de Deutz), mais aussi dans les objets eux-mêmes. Tout au long « transgressant les frontières sacrées », tels les termes nalura, persona,
du siècle, et plus tard, de saint Bernard à Grégoire IX adjurant les maîtres ratio, res, silua ( = materia, absent), spiritus, subslanlia, sum, usiosis.
de l’Université de Paris, se manifeste une permanente réserve contre En tout cas, l’hétérogénéité est complète, et d’ailleurs normale, entre
cette « fermentation corruptrice du langage humain », cette « trans­ cette échelle biblique de significations et les critères ordinaires du langage
position par une nouveauté profane des termes définis par les Pères », technique des disciplines humaines.
contre cette « transgression des frontières sacrées par la langue Sans doute est-ce pour n’avoir pas respecté cette hétérogénéité de
des hommes »b méthode, que, dans ces dictionnaires comme dans toute la pratique
Par ailleurs, dans son irréductible originalité, le texte sacré appelle courante, exégètes et théologiens cèdent à un déséquilibre permanent
un double régime de significations, pour lequel le grammairien profane de la typologie de l’histoire sainte : par une allégorisation généralisée
n’est aucunement équipé, et auquel se heurte la conceptualisation du des mots, et non plus des événements, s’opère un transfert fâcheux et
savoir théblogique : l’Écriture, en effet, outre son sens littéral historique, pesant de la signification des choses (rei ad rem) à la signification des
comporte, de par la continuité de la divine économie, un sens ultérieur, mots, inversion de la loi sacrée qui au contraire portait sur les valeurs
figuratif, typologique : les événements eux-mêmes ont un sens, dans les représentatives des choses et des événements, en respectant le sens litté­
étapes de l’histoire sainte. Fait majeur, dans l'intelligence chrétienne ral des mots. Grammaticalement, l’allégorisation est, par une intellec­
de la parole de Dieu, dont les Pères ont toujours affirmé la valeur et tiré tualisation des figures, le détournement de la vérité tropologique2.
les conséquences exégétiques. Nos maîtres enregistrent cette loi en termes Il reste que les dictionnaires et autres œuvres des magislri garantissent
de grammaire : il y a deux registres de significations, « una vocurn ad res, en principe l’authenticité scripturaire de leur travail technique, ainsi
alia rei ad rem»2. Enoncé classique qui sert de base à l'herméneutique enveloppé dans le donné immédiat de la parole de Dieu : ils restent des
sacrée, mais pose un problème difficile à la science théologique ; c’est magislri in sacra pagina. Si contestable que soit telle ou telle application,
celle du x m e siècle qui en prendra conscience. l’expérience menée au x n e siècle est de grand style, dans ce concours
C’est ici l’occasion de signaler la fréquente entreprise des m a g islri à la fois nécessaire et fragile, dans la langue théologique plus qu’ailleurs,
entre l’usage (biblique, traditionnel) comme source vive et règle du lan­
gage, et l’intelligence technique en œuvre de science.
à Abélard d’employer ce mot ésotérique, à la suite de Scot Trigène (chez qui cependant
on n’a pu le trouver) : « Quod autem temporalitatis hujus cursum vocat innducrum
Joannem Scotum sequitur, qui frequentius hoc inusitato vocabulo usus, et ipse pro
sua subtilitate de haeresi notatus est ». P. L., 180, 232. Cf. M. Th. d ’A r v r i i N V , I.e Abstraction et participation
cosmos symbolique du X I I e siècle, dans Arch. hisl. dort. lill. m. â., 20 (1953), note p. 33.
1. « Nos ergo qui théologie profitemur militiam, ex sanctorum patrum auctorita­
tibus firinanenta sumentes, cum sancto Moyse circa montes sacre scripture terminos Si l’ensemble du travail sémantique se présente comme un effet de
statuamus ultra quos nemini qui civis theologicus est concedatur progressus ». A lai n dk l’abstraction, opération caractéristique de l’intellect humain en œuvre
L i l l e , Summa, proh, éd. Glorieux, p. 120. Cette image des frontières à ne pas franchir
sera confirmée lorsque, les universités étant constituées, elle prendra une valeur institu­
tionnelle, entre facultés profanes (artes) et faculté de théologie. Cf la bulle solennelle 1. Voici comment Alain définit son programme : « Dignum duximus theologicorum
Parens sciendarum de Grégoire IX à l’Université de Paris (1228), le décret du légat verborum significationes distinguere, metaphorarum rationes assignare, occultas
à la même Université (1247). Chart. Univ. Paris., I, p. 114, 206. troporum positiones in lucem reducere ». Distinctiones dictionum iheologicalium, prol.
2. Cf. par. ex. prologue de la Summa de Simon de Tournai (cité M. G r a b m a n n , alter, P. L. 210, 687. Sur le développement de ce genre littéraire, cf. ci-dessus, p. 198.
Geschichte der scolastische Théologie, II, p. 536).
2. Cf. chap. VII, p. 204 ss.
382 RÉVEIL ÉVANGÉLIQUE ET SCIENCE THÉOLOGIQUE LE VOCABULAIRE THÉOLOCIQUE 383

de science, et loi nécessaire de l’esprit, jusques et y compris dans le discer­ à part (praecisive) de cette référence au transcendant, traitée comme
nement des objets formels pour un ordre total des diverses disciplines intérieure, bien plus, comme constitutive de l’être créé, dont la forme
du savoir, il est à présumer que seront favorisées et utilisées, dans ce constitue Vessenlia (essentia — esse, chez Gilbert). Ainsi la forma essendi —
travail sémantique, les philosophies pour qui l’abstraction est une pièce selon le mot barbare alors mis en circulation —, forme première de toute
essentielle de leur anthropologie. De fait, Boèce a été au x n e siècle le réalité, est plus divine que terrestre, en ce Dieu créateur qui est au-delà
maître principal de la fabrication d’un vocabulaire technique, lors même de toute forme. L’esse, l’être pur et simple des choses, est l’être divin
que la lecture intensive des Pères d’une part, des expériences chrétiennes lui-même, dont ces choses reçoivent leur dénomination d’existence ;
majeures d’autre part, maintenaient un régime d’expressions concrètes l’esse aliquid est leur être propre1.
provenant d’une intériorité vive de la foi et de la théologie. Quoi qu’il en soit de cette distinction fameuse et de la métaphysique
Il ne sera cependant pas trop subtil de rechercher l’influence des qui la créa, il faut, chez Gilbert nourri de Boèce (« Omne esse ex forma
philosophies, ou mieux d’une mentalité philosophique, où, dans la vision est», De Trin., 3, P. L., 61, 1250), la juger à partir de son intention
religieuse de l’univers, la continuité des êtres1 résiste à des expressions profonde, qui est religieuse, expression d’une recherche de Dieu dans les
basées sur leur séparation, sur l’autonomie de leurs divers plan d’intelli­ choses, grâce à une vision des choses en Dieu. Tel est le contexte de la
gibilité, sur leur définition. Les néoplatonismes alors prévalents, basés proposition qui définit la démarche première du théologien comme tel :
sur une métaphysique de la participation, ne pouvaient manquer de com­ « Theologi,... esse dictum intelligunt quadam extrinseca denominatione
mander un certain mode de dénomination, où la rigidité de l’abstraction ab essentia sui principii » (Gilbert, toc. cil.), alors que le philosophe considère
et de ses distinctions devait céder à une dialectique intérieure dans laquelle dans les choses leur être propre. On a fait bonne justice de l’interprétation
le modus inlelligendi (abstraction) de notre intellect se dénoncerait lui- de ceux qui, parlant une autre langue, la langue d’une philosophie de
même pour sauvegarder dans son expression (modus significandi) le l’abstraction, lisaient là en contresens une proposition panthéiste. Le
modus essendi des réalités, entendons des réalités transcendantes de la vocabulaire cependant reste ambigu, de par sa nature, et la théologie
Divinité12. qu’il sert est facilement déséquilibrée, comme on le peut voir dans le
Deux champs lexicographiques sont propices à l’observation d’une De fluxu entis, dont la faiblesse se révèle jusque dans ses expressions
telle résistance : celui où sont à exprimer les éléments de la causalité malsonnantes, alourdissant l’un par l’autre l’idéalisme erigénien et la
exemplaire, autour du mot forma, puis, en suite de cela, le domaine où psychologie d’Avicenne. Un Alain de Lille et un Simon de Tournai accen­
se développe Vanagôgè, comme méthode d’accession à la theôria, contem­ tuaient au contraire l’aristotélisme de Boèce2.
plation de l’inaccessible Divinité. Le terme forma, dont l’usage au C’est précisément là que l’on peut fixer l’axe du travail des magisiri
xiie siècle, à la fois unitaire et très complexe, commande toute la tech­ du xiie siècle. Séduits d’abord par la puissante construction d’Érigène
nique néoplatonicienne, n’énonce, en métaphysique de la participation, (déjà Honorius d’Autun), qui donnait des termes et des textes de Denys
la causalité formelle qu’en dépendance de la causalité exemplaire. A une intelligence organique, ils éliminèrent peu à peu les entités grâce
l’encontre donc du sens aristotélicien qui prévaudra plus tard (les forma- auxquelles le théologien carolingien avait tenté de déterminer les struc­
litales, et le loqui formaliler de l’École), son contenu ne peut être défini tures de la participation en acte émanateur, en particulier ces étranges
causae primordiales, cette nalura creala et creans. Tout un régime d’ex­
pressions ne trouvait son accent que dans ce contexte : incommutabiles
1. Conlinuilé au sens fort ci-dessus défini, p. 291.
2. « La terminologie et tributaire du caractère essentiellement dynamique du
rationes, archetypus (terme grec repris par Jean Sarrazin, tandis que Scot
système philosophique qu’elle exprime : l’ontologie et la psychologie des Ennéades avait traduit exemplar ou forma), tempus generale et locus generalis (De
sont constituées par des courants continus de vie intellectuelle, qu’un vocabulaire
trop rigide dénaturerait en les figeant. L’intensité du réel variant sans discontinuité,
le même mot change souvent profondément de sens suivant le niveau hypostatique
où on l’utilise. 1. On connaît le texte où, commentant l’axiome (régula) de Boèce, «Diversum
De plus, dans un système où la réalité est conçue comme venant d’un ineffable est esse et id quod est », Gilbert de la Porrée crée un vocabulaire caractéristique, et
auquel elle retourne sans s’en être jamais complètement séparée, les concepts exprimant en détermine l’usage diversifié selon les diverses disciplines du savoir : « Hic notandum
cette réalité ont nécessairement en eux-mêmes un élément irrationnel d’imprécision, videtur quod diversorum philosophorum, in diversis facultatibus, usu diverso, esse et
puisque l’accent est mis sur la présence, en tout être défini, d’une réalité affranchie esse aliquid diversum dicuntur. Nam in theologia [facultate], divina essentia... omnium
de toute détermination. C’est là le tribut d’un système philosophique qui veut mettre creatorum dicitur esse... » Comm. in lib. De hebdomadibus, P. L. 64, 1318.
en son centre la mystique ». P. A u b i n , L'image dans l'œuvre de Plolin, dans Fiech. sc. 2. Sur les b a s e s d o c t r i n a l e s de ce v o c a b u l a i r e , cf. M. H. V i c a i r e , Les Porrélains
rel., 41 (1953), p. 348. el l'avicennisme avant 1215, d a n s Rev. sc. ph. lh., 26 (1937), p. 449 -482 .
384 RÉVEIL ÉVANGÉLIQUE ET SCIENCE TüÉOLOGIQUE LE VOCABULAIRE THÉOLOGIQUE 385

div. nat., P. L., 122, 483)1, la différence coordonnée, dans notre esprit et en faire de Vanagôgè, et le mot lui-même d’anagôgè1, vont peu à peu être
réalité, entre causa et substantia (ibid., 867), l’axiome « Quaeeumque bona minés, dissous, par le progrès de l’épistémologie de l’abstraction, contre
sunt, participatione per se boni bona sunt » (ibid., 616), etc. Concepts et la métaphysique de la participation. Ainsi la conversion dionysienne sera
termes qui seront déclassés à mesure que, dans la notion de cause peu à transmuée jusque dans ses expressions, images ou concepts ; on le peut
peu désenchevètrée, seront réparties les valeurs d’enicienee et les valeurs voir dans les commentaires de Denys, où la latinisation, plus ou moins
formelles, au détriment d’un exemplarisme absolu, qui ne permet!ait consciente dénaturera certains éléments de la théologie grecque. L 'analogia
pas de mesurer le rôle du sujet connaissant, modus intelligendi, dans la ou méthode des ruptures de similitude dans la similitude elle-même, en
dénomination des réalités transcendantes selon leur modus csscndi. La est le cas majeur, à étudier de très près, dans l’évolution sémantique des
métaphysique grammaticale des Porrétains, pour légitimer subtilemeni contextes2.
les modi significandi de notre infirme langage, répond à cette position Ce n’est pas seulement le néoplatonisme de Denys qui est ainsi en
du problème, problème de théologie technique, mais soutenue par une cause, mais aussi la langue augustinienne ; sous un mode différent, mais
haute aspiration religieuse. En réintroduisant le sujet, y compris sa non moins prégnant, au plan psychologique, elle obéit à la même loi,
grammaire, Gilbert transformait profondément le platonisme (de Denys et répugne aux limites et aux décisions de la définition. Le mot mens
en même temps qu’il restreignait le platonisme de Boèee1 2) pour qui la en est le cas typique, dans un ensemble de termes dont la densité fluide
dialectique était dans les choses. résistera aux catégories aristotéliciennes3. La memoria manifeste, jusqu’à
De même portée, chez les magistri, est l’appareil des distinctions qu’ils l’équivocité, la différence des vocabulaires.
appliquent aux concepts et énoncés platoniciens, et qui, dans le terme Sans doute doit-on enfin reconnaître comme une conséquence des
conservé, modifie sa compréhension originelle. Ainsi sont énervés bien philosophies de la participation la densité originale qui fait passer les
des textes de Denys par leurs glossateurs latins3. symboles qu’elles affectionnent des valeurs d’expression poétique à une
En dépendance de ces problèmes, se présente un second champ lexico- signification ontologique, dans la conversion des êtres. Ainsi l’image de
graphique, celui de la méthode d’ascension vers Dieu, en harmonie avec la lumière dépasse de beaucoup, en langue platonicienne, la simple compa­
la condition humaine, Vanagôgè, ou remontée des intelligences vers leur raison sensible : la lumière est une réalité métaphysique, si l’on peut dire,
principe. Elle joue à l’intérieur des similitudes, des apparentements, de et l’illumination est une activité théarchique4. De même les termes
la « continuité » des êtres dans leurs degrés ontologiques, et grâce à cette descensus, reditus, proximitas, dans l’analyse des mouvements de l’âme
« continuité »4, — qui précisément n’est pas perceptible par la méthode et des situations des êtres sont dégagés de leur sens local, et la métaphore
d’abstraction, puisqu’elle s’attache, elle, aux autonomies de ces degrés. primitive est sublimée en description de Vanagôgè.
La langue d’Aristote ne fournit pas spontanément des termes pour une Les aristotéliciens seront dans la logique de leur esprit, en considé­
relation ontologique si étrangère à l’aristotélisme. Ainsi tout le vocabu- rant le symbolisme, et plus généralement le style platonicien, de la banale
image jusqu’au mythe, comme une infirmité, puisque, pour eux, l’abs­
traction est la condition scientifique du langage, comme elle est la loi
1. Vocable latin d ’Érigène, pour traduire le concept de Denys (et Produs) d’une
durée intermédiaire entre notre temps successif, spatialisé, et l’éternité divine : èlernüc-
de l’intelligence humaine.
temporelle, temps-éternel, dans la vie incorruptible, état nouveau où nous serons sem­
blables aux anges, Cf. R. R o q u e s , L'univers dionysien, Paris, 1954, p. 163-194. l e
terme aevum, transcription latine d’aîcov, durée propre des intellectus (Boèee), prévaudra
sur le mot d’Érigène. 1. La catégorie scripturaire de «sens anagogique » ne recoupe que verbalement
2. Lequel Boèee, par ailleurs, fournissait des ressources aristotéliciennes à l’opéra­ le terme platonicien.
tion (degrés d’abstraction, à partir de l’intelligence du sujet). 2. C’est tout le thème, doctrinal et sémantique, de la similis dissimilitudo, à l’essen­
3. Dans un établissement critique des catégories en Dieu, le transfert de la distinc­ tielle conjonction de Vanagôgè et de 1'analogia. Cf. ci-dessus, p. 322. Base dionysienne
tion des noms abstraits et concrets (cas majeur des modi significandi, pour distinguer de cette dialectique, cf. R. R o q u e s , op. cit., p. 115, 207-208; V. L o s s k y , La-notion
forme et sujet d’existence) était mis en échec par cette métaphysique de la participation, des « analogies » chez le Pseudo-Aréopagite, dans Arch. hist. doct. lill. m. â., 5 (1930)
peu propice à la disjonction entre le modus intelligendi (condition de notre pensée' p. 279-309. Les textes abondent ; cf. A la in d e L i l l e , Surnma 10 a, éd. Glorieux,
et le modus essendi (condition du réel). D’où les controverses sur Deus-deilas, Pater- p. 146-147, avec l’analyse par des catégories d’école (similitudo naturalis, imaginaria,
palernilas, les « notions » trinitaires, que Prévostin refuse, que Gilbert « réalise », imitatoria, nuncupationis), « similis Dei... longe dissimiliter ».
donnant valeur absolue aux modes de signification de nos concepts. Cf. cliap. XXI, 3. L’aristotélicien saint Thomas enregistrera cette résistance en observant que
Orientale lumen, p. 303. mens désigne l’âme, par delà la distinction essence-puissance : «essentia,., in quantum
4. Cf. le mot àvccyorfr,, à l’index de R. R o q u e s , L ’univers dionysien, Paris, 1954; ex ipsa nata est effluere talis potentia ». De Ver., q. 10, a. 1.
et aussi auYyevrjg. En particulier, p. 106. 4. Cf. chap. VII : La mentalité symbolique.
25
TRADITION ET PROGRES 387
et discipuli solis novitatibus applaudunt, et magistri gloriae potius invigilant quam
doctrinae, novas recentesque summulas et commentaria firmantia super theologia
passirn conscribunt, quibus auditores suos demulceant, detineant, decipiant, quasi
nondum suffecerint sanctorum opuscula patrum1.
XVIII
Dans le domaine de la philosophie et des sciences, Adélard de Bath,
TRADITION ET PROGRÈS avait protesté contre le vice congénital de ses contemporains qui récu­
saient toute découverte, et l’obligeaient à camoufler sous des autorités
pseudonymes ou sous le patronage des Arabes l’énoncé de ses recherches.
Quasi nani super giganlium humeros
longius quam ipsi speculamur. Habet haec generatio ingenitum vitium, ut nihil quod a modernis reperiatur putent
B ernard de Chartres. esse recipiendum ; unde fit ut si quando inventum proprium publicare voluerim, per­
sonae id alienae imponens, inquam : Quidam dixit, non ego2.

« Je ne cache pas que quelques-uns, par une prétendue révérence A mesurer les courants spirituels et doctrinaux que nous avons décrits
ne veulent pas reconnaître les insullisances des Pères, de peur de paraître dans les chapitres précédents, on s’explique fort bien la réaction d’esprits
présomptueux vis-à-vis des anciens. En fait, c’est leur inertie qu’ils qui, sous couleur d’attachement à la tradition, ne perçoivent plus les
dissimulent ainsi, et leur paresse qu’ils excusent. Alors l’ardeur des autres, ressources de renouvellement que cette tradition comporte ; et cette
dans la recherche et dans l’invention de la vérité, ils la tournent en dérision, réaction souligne à son tour la vigueur des courants spirituels et doctri­
la traitent de folie et de vanité. Mais c’est le Seigneur qui les tournera en naux. Si les magistri construisent en quaestiones, puis en summae orga­
dérision et les livrera à la vanité ». Ainsi Richard de Saint-Victor, en tète nisées, le contenu de la parole de Dieu, c’est qu’ils croient homogène à la
de son commentaire de la vision d’Ézéchiel, lieu classique d’exégèse foi cette intelligence théologique, contre qui redoute l’humaine préten­
patristique, jusqu’ici sous le patronage incontesté de saint Grégoire1. tion de cette intelligence. Si l’inventaire plus étendu des « autorités »,
Cette vive réaction du Victorin est certes l’effet d’une curiosité per­ déjà porteur d’une observation critique de leur sic et non, introduit en
sonnelle, que les difficultés du texte biblique, l’insuffisance des interpré­ outre les éléments disparates de la vision et de la mentalité des Grecs,
tations traditionnelles, la passion d’intelligence théologique tiennent on conçoit l’émoi de qui est habitué aux positions acquises et à la cohérence
constamment en éveil. Mais une aussi amère expression fait supposer de la théologie latine. Si le réveil évangélique et le littéralisme scriptu­
des partenaires dont l’immobilisme mental bloque précisément la plus raire mettent en question des formes appesanties de l’allégorie tout comme
saine curiosité de la foi. De fait, les textes abondent qui, à ce moment des conformismes institutionnels, il est à prévoir que, pris dans leur
même, autour des années 11CO, témoignent d’un climat de hargneuse conditionnement sociologique, de bons esprits redouteront des initiatives
résistance. Dans la préface de ses Senlenliae, Robert de Melun longue­ enclines à des ruptures équivoques. C’est de quoi donner, de part et
ment exhale la protestation de son conservatisme : d’autre, leur sens à des réflexions spontanées, qui, sans s’expliciter encore
Est novum docendi genus exortum, iinmo puerile recitandi studium, populari en une théorie, manifestent une significative sensibilité aux phénomènes
favore quorundam folia fructum tegentia querentium immoderate elevatum.......Aut de « renaissance », où, à la surprise de qui est convaincu du vieillissement
forsitam nova et inaudita estimari docere exoptant, eo quod inaudita et detestabili du monde, interfèrent curieusement une nouvelle jeunesse de l’Évangile
quadam verborum novitate quid in voto contineant divulgare non formident12. et la découverte de la raison antique.
Étienne de Tournai, dans une lettre au pape (entre 1192 et 1203;,
dénonce sans nuance les nouveautés d’une théologie alléchante et cap­
tieuse, le même qui, logique dans ses perspicacités, blâme les disputes Les témoins du progrès
publiques des magistri et s’oppose aux nouvelles institutions commu­
nales3 :
Ce n’est pas une boutade occasionnelle, provoquée par la difficulté
Lapsa sunt apud nos in confusionis officinam sacrarum studium litterarum, dum
spéciale de la vision d’Ezéchiel, si Richard de Saint-Victor exprime la
1. R i c h a r d d e S a i n t - V i c t o r , In visionem Ezechielis, prol. ; P. L., 196, 527.
2. R o b e r t d e M e l u n , Senlentie, praef., éd. Martin, p. 4, 38. Robert vise ici ceux 1. Episl. 251, P. L. 211, 516.
qui introduisent en Occident des éléments de la théologie grecque. 2. A d é l a r d d e B a t h , Quaestiones nalurales (v. 1135), prol., dans Mar tène
3. Cf. supra, chap. XV, p. 312. et D u r a n d , Thés, anecd., I, 291.
388 RÉV EIL ÉV A N G ÉLIQ U E ET SC IE N CE TIlÉO L O G IQ U E
TRADITION ET PROGRES 389
réaction que nous avons rapportée ; c’est chez lui une attitude générale :
« Haec propter illos dicta sunt qui nihil acceptant nisi quod ab antiquissi­ des textes aux implications mal définies, imposaient de plus en plus ce
mis patribus acceperunt », dit-il ailleurs1. Bien plus, c’est l’effet du renou­ principe du progrès. On situe, on délimite, on caractérise, chacun des
veau des méthodes scripturaires, à Saint-Victor, où André en a établi Pères, ce qui relativise leur témoignage. Augustin lui-même, malgré
expressément les principes, revendiquant, à travers les formules de sa l’universalité de sa doctrine et de sa stature, est mis en cause1 ; l’intro­
modestie, les droits d’une permanente découverte (inventio) à l’intérieur duction de dossiers grecs exerce, nous l’avons vu, une pression dont la
de la plus tranquille possession de la foi. Fm voici l’une des déclarations conscience va croître, depuis Gilbert de la Porrée déjà incriminé pour
le plus harmonieuses, jusque dans le style. ses «profanae novitates»-, jusqu aux conflits embarrassés des magistri,
au début du x m e siècle, autour des « nouveautés » de Scot Érigène123.
Si otiosum vel temerarium vel presumptuosum esse, post patres qui explicandi-;
evigilaverunt scripturis, ei rei veritatis investigande gratia studium et operam adhibere Nouveauté signifie évidemment, en tout cela, non les doctrines récentes,
iudicaret, nunquam vir sapiens, industrius, et bonus, et qui bene meminisset scriptum mais des opinions non accoutumées dans le train de l’enseignement.
esse : « Tempori parce », tantam huic studio operam impenderet, totamque in eo C’est la même sensibilité que nous avons observée chez un Anselme de
etatem consumeret. Novit certe, novit vir eruditus, novit, inquam, et optime novit, Havelberg, se portant alors non sur l’interprétation de l’Écriture, mais
quam abstrusa sit veritas, quam alte subsederit, quam procul a mortalium oculis se
in profundum demerserit, quam paucissimos admiserit, quanto labore ad eam pene­
sur la vie même de l’Église, en marche progressive. De ce mouvement
tratur, a quam paucis vel potius nullis ad eam pervenitur, quam difficiliter et minuta- de l’histoire, Anselme pénètre à la fois son analyse des institutions et sa
tim eruitur... Sic a diligenter querentibus invenitur, ut item si diligenter quesita fuerit recherche doctrinale. Aussi bien cette analyse et cette doctrine sont-elles
inveniatur. Nemini tota contingit ; particulatim, et ut ita dictum sit, frustratim . parfaitement homogènes à sa vie et à son engagement ecclésial, hors la
eruitur. Sic eam invenerunt parentes et avi, ut nepotibus et filiis superesset quod tradition monastique, chez les chanoines réguliers. Elles s’expriment non
invenirent. Sic semper queritur, ut semper supersit quod queratur. Sic semper invenitur,
ut semper supersit quod inveniatur. Non est ergo quippiam derogare, non est presu- seulement dans des réflexions occasionnelles, mais dans les énoncés orga­
mere, non est perperam agere, non est otiosum vel superfluitas, quia maiores nostri niques d’une vision totale de l’économie divine, « ab Abel justo usque ad
in sancti expositione eloquii vacaverunt, eiusdem investigationi in scripturarum novissimum electum », commandé en définitive et comprise par l’appro­
explanatione nos minores invigilare*. priation aux trois personnes de Dieu-Trinité des grandes étapes de l’his­
Rupert de Deutz lui-même d’ailleurs, le maître de l’exégèse monastique toire du salut.
dans la première moitié du siècle, ayant à répondre aux mêmes objectants, Les progrès et les renouveaux du Christianisme sont donc observables
revendiquait le même droit de découvrir la vérité, sans mépris ni préjudice dans la succession de ses institutions. Déjà Honorius d’Autun discernait
pour le travail des Anciens. tout comme dans l’ancienne alliance, cinq âges dans l’Église, d’après le
rôle des apôtres, des martyrs, des pères, des moines, de l’antéchrist ;
Sed dicet aliquis : Jam satis est quod alii meliores et sanctiores nihilominus et
doctiores invenerunt atque scripserunt. Illicitum est, temerarium est, adjicere quid-
et les historiographes prennent comme points de repère de l’histoire les
piam ad ea quae a nominatis catholicisque patribus dicta sunt, atque ita fastidium
legentibus facere, augendo multitudinem commentariorum.
Ad haec inquam : Nimirum sanctarum spatiosus ager scripturarum omnibus 1. Ainsi déjà R u p e r t d e D e u tz , Epist. dédie, ad Cunonem, en tête de son commen­
Christi confessoribus communis est, et tractandi illas nulli jure negari potest licentia, taire sur saint Jean, dans une matière où Augustin était l’interprète incontestable
dummodo, salva fide, quod sentit dicat aut scribat. Quis namque recte indignetur eo et incontesté. « Quia vox Christianae legis et organum catholicae fidei, pater Augustinus,
quod in eadem possessone post unum aut duos puteos quos foderunt patres praeceden­ vocali atque dulci evangelium Joannis tractatu declaravit, reprehensionem vel deroga­
tes, plures proprio fodiant labore filii succedentes*. tionem illius esse somniant quod idem evangelium, idest ipsum Dei verbum, post
tantum doctorem ruminare praesumpsi, multumque indignantur quasi novo homini,
Aussi bien, une fois introduite, fût-ce au service de leur concordia, quod antiquae nobilitati inserere vel etiam praeferre per superbiae spiritum ausus
sim. Ego autem testem me habere Deum in animam meam ». P. L., 169. 202.
la critique des « autorités », le principe du progrès au-delà de leur accep­ Et, à qui le diffame pour avoir abandonné une opinion d’Augustin : « Ejus rei
tation passive, était posé. La multiplication des florilèges, leur mani­ necessitas me compulit ut dicerem non esse in canone scripta beati Augustini, non
pulation didactique dans les écoles, les interprétations rivales devant esse illi per omnia confitendum sicut libris canonicis... At illi me ex hoc diffamare
ceperunt, tanquam haereticum, qui dixissem non esse in canone beatum Augustinum ».
Iri regulam S. Benedicti, I, ante finem, P. L., 170, 496.
1. R ichar d d e S a in t -V icto r, Expos. Tabernaculi foederis, tr. I, prol., P. L., 196, 2. Cf. J ean d e S a l i s b u r y , Hisl. Pont., c. 8 ; O t h o n d e F r e i s i n g , Gesla, c. 52.
211 . 3. «Quia idem liber [Perifisis], sicut accepimus, in nonnullis monasteriis et aliis
2. In Isaiam, prol., ms. Mazarine 175, fol. 40, cité dans
A n d r é d e S a in t -V icto r,
locis habetur, et nonnulli claustrales et viri scolastici novitatum forte plus quam
B. S m a l l e y , The Bible in middle âges, 2e éd., p. 378. expediat amatores, se studiosius occupant dicti libri, gloriosum reputantes ignotas
3. R upert de D eutz, In Apoc., prol., P. L., 169, 826. proferre sententias, cum Apostolus profanas novitates docent evitare... ». Lettre
d’Honorius III (1225), Charl. Univ. Pans., I, p. 107.
390 RÉV EIL ÉV A N G ÉLIQ U E E T SC IE N CE TH É O LO G IQ U E TRADITION ET PROGRES 391

fondations d’ordres1. Les formes imprévues que prend rapidement, en la culture est en décadence, le monde marche sur la tête, les aveugles
fin de siècle, le mouvement apostolique, dans son difficile équilibre, accé­ conduisent d’autres aveugles, qui tous versent dans l’ornière, les oiseaux
lèrent cette prise de conscience, en même temps qu’une référence explicite s’élancent avant de savoir voler, les valets de ferme s’engagent comme
au rôle de l’Esprit-Saint, le même qui jadis inspirait les Pères. Nous en chevaliers, etc. Les Pères de l’Eglise, Grégoire, Jérôme, Augustin, Benoît,
avons décrit la prolifération, depuis l’institution polymorphe des cha­ le père des moines, on les trouve à l’auberge, devant le tribunal ou au
noines réguliers et la genèse des « nouveaux et insolites »ordres mendiants-, marché aux poissons. Marie n’aime plus la vie contemplative, et Marthe
jusqu’aux sectes désordonnées dans leur hérésie, qui seront appelées n ’aime plus la vie active ; Léa est stérile, Raehel a l’œil chassieux, Caton
«de novo spiritu». De cette aspiration, Hadewijeh d’Anvers (lere moitié fréquente les gargotes, Lucrèce devient, une fille1. A l’encontre. Joseph
du x m e siècle), à l’origine du mouvement des béguines qui émerveillaient d’Exeter, dans l’introduction de son épopée troyenne (De bello Iroiano, I,
l’évêque de Toulouse Foulques, mais que le bénédictin Gauthier de Coincy 15, 23), se fait, comme jadis Horace (Episi., II, 1, 7G-89), Tardent défen­
tournait en ridicule, est un témoin candide, dans un chant où elle annonce seur de la jeunesse contre les vieilles gens ; et Jean de Banville comme
un printemps nouveau dans une vie renouvelée123. Ovide (Ars amandi, III, 121) (Th. Wright, The anglo-latin salirical poels,
1872, I, 242) se rejouit d’être un modernus.
Dans l’École, ce renouveau s’inscrit dans la classique querelle des Ainsi en va-t-il en philosophie. Nous adoptons encore aujourd’hui
anciens et des modernes : de cette rivalité périodique, les moderni du la distinction entre logica velus et logica modernorum (logica nova), entre
xiie siècle nous fournissent en Occident le premier épisode consistant4. lesquelles la frontière de la modernité, littéraire et doctrinale, se déplace
L’Antiquité fournissait les premiers clichés de ce permanent conflit des selon la découverte des textes et des méthodes, jusqu’en plein x m e siècle.
générations ; et il est curieux d’en retrouver, pour ou contre le bon vieux De même en fut-il dans l’essor de la grammaire, de la poétique, de la
temps, les arguments et les types chez nos médiévaux, ainsi soumis à jurisprudence, de la morale, de la métaphysique. Pierre Hélie (c. 1140-
leurs modèles antiques. Une pièce des Carmina Buraria nous donne une 1150) est le modernus qui introduit en grammaire les catégories spécula­
parfaite expression de ces lieux communs, en lamentation générale sur tives d’Aristote au lieu de la méthode descriptive traditionnelle de
l’époque et sur le monde renversé : la jeunesse ne veut plus rien apprendre, Priscien. Geoffroy de Vinsauf (entre 1208 et 1213) légifère dans sa Poetria
nova, à partir de 1'Ars du «moderne » Matthieu de Vendôme (avant 1175)
et des poèmes de Gautier de Châtillon (autour de 1180). Alain de Lille
1. Cf. J. S p ô r l , Das Aile und im Mittelalter. Studien z. Problem des miltelallerlichen critique la modernorum ruditas de cette nouvelle poétique (Anticlaudianus
Forslchrittbewaslseins, dans Hist. Jahrb., 50 (1930), p. 297-341, 498-524 ; cf. p. 336-341. prol., P. L., 210, 487) face à l’humanisme des auctores (poètes antiques),
2. « Isti duo ordines [Minorum et Praedicatorum] cum magno gaudio propter
conversacionis novitatem, ab ecclesia et populo sunt recepti, et ubique ceperunt tandis qu’Alexandre de Villedieu (Doctrinale, 1199) va jusqu’à rejeter
praedicare nomen Christi. Ad quorum ordines multi nobilium et juvenum sophistarum, comme «vétustes» les normes de l’accent tonique. Les commentateurs
propter novitatem insolitam, transierunt, in tantum quod in pauco tempore terram de textes renoncent aux antiques procédés de l’analyse littéraire pour
repleverunt ». Ex Annalibus Normannis, ad annum 1215, M.G.S.S., XXVI, p. 516. ) employer des catégories des quatre causes, mises en vogue par les philo-
3. Le récent traducteur et annotateur des poèmes d’Hadewijch observe que : sophes (« In libris explanandis septem antiqui requirebant : auctorum,
« la prédilection de notre auteur pour cet adjectif [nuwe, nouveau] est digne de retenir
l’attention », non sans rapport avec le nom que se donnait en Souabe la secte du « nouvel | titubum operis, carminis qualitatem, scribentis intentionem, ordinem,
esprit ». Hadewijeh d'Anvers. Poèmes des Béguines traduits du moyen-néerlandais par
Fr. J.-B. P., Paris, 1954, p. 62, 109. Voici la strophe d’un de ces poèmes (p. 62) : i 1. Le poème commence ainsi (Carmino Burana, éd. Hilka-Schumann, I Bd., I, Die
Que Dieu nous donne le sens nouveau j moralischsalirischen Dichlungen, Heidelberg, 1930) :
d'un amour plus libre et plus noble : j Florebat olim studium,
qu’en lui notre vie renouvelée Nunc vertitur in taedium ;
reçoive toute bénédiction ; Jam scire diu viguit,
que le goût nouveau donne la vie nouvelle, Sed ludere praevaluit...
comme l’amour peut le donner dans sa pure fraîcheur ; Cf. citations et résumé dans E. R. C u r t i u s , La littérature européenne et le moyen âge
l’amour est puissante et nouvelle récompense latin, trad. franç., Paris, 1956, p. 117. Et sur le thème des anciens et des modernes,
de ceux dont la vie se renouvelle pour lui seule. ibid., p. 306-310 : « L’opposition entre les temps modernes et l’Antiquité tant païenne
Vous qui nouvellement désirez connaître, que chrétienne, n’a jamais été aussi vivement ressentie qu’au x n e siècle... Nous y
au printemps nouveau, le nouvel amour. trouvons la claire conscience d’un tournant historique, plus exactement la Conscience
4. Sans préjudice pour l’âge de la renaissance carolingienne : saeculum modernum, du début des temps nouveaux, en comparaison de quoi tout ce qui est antérieur est
ancien ».
disait en son temps W a l a f r i d , Poetae lalini aevi Carolini, II, 2/1.
392 R ÉV EIL ÉV A N G ÉLIQ U E ET SC IE N CE TH É O LO G IQ U E TRADITION ET PROGRÈS 393
numerum librorum, explanationem ; sed moderni quatuor requirenda
censuerunt : operis materiam, scribentis intentionem, finalem causam
et cui parti philosophiae subponatur quod scribitur » Conrad de Hirsau, Les tenants de la tradition
Dialogus super auctores, ed. Schepss, p. 27). Comme les moralistes de tous
les temps, Gautier de Châtillon se plaint de ce que « Nescimus vestigia
Pour satisfaire sa passion hargneuse, pour dénoncer le Lombard,
veterum moderni » (Moralische-salirische Gedichle, éd. Strecker, p. 97).
après Abélard et Gilbert de la Porrée, Geroch de Reichersberg ne pouvait
Mais c’est en théologie même que le terme moderni prend le plus
donner à son pamphlet titre plus significatif à son gré que Liber de noui-
d’extension et de sens, puisqu’il affecte, à sa naissance scolaire, la quali­
lalibus hujus temporis (1156)h Pour lui, la nouveauté est matière propre
fication technique des magislri, par rapport aux Anciens. Manegold de
de condamnation, et l’invitation au silence que lui adresse Alexandre III,
Lautenbach (f après 1103), nous l’avons vu, est considéré comme le
au milieu des éloges (lettres du 22 mars 1164), ne modère pas son ardeur.
maître des moderni magislri1, et le Liber Pancrisis recueille, des premiers,
Le refus de cette damnable nouveauté avait amené Odon de Tournai
à côté des sentences des Pères, les opinions des moderni magislri, enten­
(f 1116) à récuser l’interprétation directe de Porphyre et d’Aristote à
dons Guillaume de Champagne, Yves de Chartres, Anselme de Laon et
l’encontre du commentaire traditionnel des antiqui, Boèce en particulier2.
son frère Raoul, ceux-là que vient combattre sur place le vieux Rupert
Profanae vocum novitates devitans : le précepte de saint Paul (/ Tim.,
de Deutz2. Cf. supra.
6, 20) est évidemment Vauctoritas scripturaire décisive pour fonder la
Selon la loi même du mot, d’ailleurs, et par le flux des générations,
valeur de la tradition contre les nouveautés, et son énoncé vise expressé­
les modernes deviennent à leur tour des anciens : les glossateurs du
ment, par delà les doctrines, les vocables eux-mêmes. Alain de Lille,
Lombard, le magisler par excellence, relèveront bientôt contre lui les
nous l’avons vu, en fait une loi première du travail théologique3. L’Ysa-
opinions des moderni34.
goge in theologiam, écrit abélardien composé vers 1150, insiste longuement
Car il n’y a pas de moderne en soi, et la modernilas, matériellement
sur la « forme des mots » :
du moins, est une valeur mobile. Walter Map compute assez ingénieuse­
ment le laps de temps pendant lequel on reste moderne : l’espace d’une Quoniam in hac divinorum summa sophia falso commenticio et ostentatorie
novitati nullus est locus, tractatum potius vetera dissipata contrahentem quam novum
centaine d’années, dit-il, où le récent passé demeure encore présent dans aliquod inopinatumve credentem expectare debes. Videmus enim nonnullos... modo
les mémoires, parfois par des survivants. Il observe d’ailleurs que Yanli- inaudita nulloque auctoritatis presidio nixa edicere, modo iam dicta infanda verborum
quilas demeure prestigieuse, de génération en génération et que de tout commutatione sibi arrogare. Divina vero pagina non solum opiniones erroneas, verum
temps la modernilas a été suspecte, toute proche de son discrédit, jusqu’au etiam inanthenticorum formam verborum a suo eliminat sacrario... Doctrine enim
jour où l’auréole de l’antiquité réhabilite ces anciens modernii. sue auctoritatem nititur demere, qui veterum rationes verborum novitate laborat
efferre *.

1. « Manegoldus presbyter modernorum magister magistrorum #. Anon. M e l l i- Scot Érigène heurtera autant par son langage que par ses opinions,
c e n s isDe script, eccl., 105; P. L., 213, 9S1.
, et certains mots deviendront comme le test de l’hérésie5. Le Liber de
2. Liber Pancrisis (école de Laon), dans ms. Troyes 425.
3. Ainsi le glossateur du ms. Luxembourg, Nat. lat. 65. « Satis probavit magister
vera philosophia fait jouer la novitas contre les erreurs « sabelliennes »
quod Christus in illo triduo fuit homo. Sed modernis creditur qui dicunt quod non
fuit homo hoc corpus, sed cadaver » (In I I I Sent., d. 32, c. 4, n. 154, fol. 59v). « Hic
dicunt moderni quod omnes baptizati a Johanne sunt denu« baptizati » (In I V Seni., 1. G e r o c h de R eichersberg, Liber de novitatibus hujus temporis, M. G. H.,
d. 2, c. 6, n. 22). « Moderni contrahunt in quinto gradu » (In IV Sent., d. 41, c. 9, n. 377, Libelli de lite, III, p. 288-306.
fol. 88). D’après A. L a n d g r a f , Friihscholastische Abkiirzungen der Senlenzen des Lom- 2. « Nihil aliud quaerentes nisi ut dicantur sapientes, in Porphyrii Aristotelisque
barden, dans Studia mediaevalia... R. Martin, 1948, p. 197-198. libris magis volunt legi suam adinventitiam novitatem, quam Boethii caeterorumque
4. W. Ma p , De nugis curialium (entre 1180 et 1192) : « Nostra dico tempora moder- 'antiquorum expositionem ». Protestation ù ’O d o n rapportée par Hermann, l'historien
nitatem hanc, horum scilicet centum annorum curriculum, cuius adhuc nunc ultime de Saint-Martin de Tournai, P. L., 180, 42.
partes extant, cuius tocius in his que notabilia sunt satis est recens et manifesta memo­ 3. A la in d e L i l l e , Regulae, reg. 34 : « Omnis sermo theologicus debet esse...
ria, cum adhuc aliqui supersint centennes, et infiniti filii qui ex patrum et avorum usitatus, quia profanus verborum novitates Ecclesia devitat ». Cf. De planctu naturae,
relacionibus certissime teneunt que non viderunt. Centum annos qui effluxerunt dico P. L., 210, 452.
nostram modernitatem... ». Ed. M. R. J a me s , p. 59. « ... Scio quid fiet post me. Cum 4. Ysagoge in theologiam, prol., éd. Landgraf, Écrits de l'école d’Abélard, 1934,
enim putuerim, tum primo sal accipiet, totusque sibi supplebitur decessu meo defectus, p. 64.
et in remotissima posteritate mihi faciet auctoritatem antiquitas, quod tunc ut nunc 5. En exemple, la réaction de Guillaume de Saint-Thierry devant l’«inusitatum
vetustum cuprum prefertur auro novello... Omnibus seculis sua displicuit modernitas, vocabulum » involucrum, qu’il lui attribue, P. L., 180, 322.
et quevis etas a prima preteritam sibi pretulit », p. 158.
394 RÉVEIL ÉVANGÉLIQUE ET SCIENCE THÉOLOGIQUE T R A D IT IO N ET PR O G R È S 395

des Latins sur la Trinité1. Guillaume de Saint-Thierry avait rejeté la


philosophie de Guillaume de Conches, cette philosophia nova, avec ses
novilalum vanitates1 2 ; et il multiplie contre Abélard les épithètes accu­ La tradition vivante
satrices de nouveauté.
A urger l’expression du précepte paulinien, les biblistes traditiona­ Les plus conservateurs de ces théologiens et de ces institutionalistes
listes vont parfois se heurter aux magistri, dont le vocabulaire technique ne manquent cependant pas de consentir parfois à cueillir ces faits nou­
est évidemment inédit, trangressant ces frontières scripturaires «ultra veaux, ou, pour parler comme la parabole, à extraire de leur trésor nova
quos nemini qui civis theologicus est concedatur progressus3 ». Critère et vetera [Mail., 13, 52). « Quoniam omnis scriba doctus similis est in regno
de haute qualité, mais assez délicat : il jouera comme un frein contre les caelorum patrifamilias qui profert de thesauro suo nova et vetera, vete­
indisciplinatas quaestiones (expression d’Alexandre III, au concile de rum testimoniis addamus nova temporibus nostris edita » : ainsi Geroch
Sens, à propos des débats christologiques, en 11644, et qui reviendra de Reichersberg, établissant contre Folinar un dossier sur l’incarnation1.
fréquemment dans les directives pontificales), mais aussi, dans certains
L’ Ysagoge, si soucieuse d’éliminer les vocables non-authentiques, bloque,
milieux, il entretiendra la suspicion contre les maîtres théologiens et
comme « noms de la divinité » les dénominations des chrétiens et des
leurs catégories rationnelles, et même bloquera-t-il, sous l’égide du texte
païens, Fils et voue, Esprit et âme du monde1. Étienne de Tournai prend
de saint Paul, la fécondité verbale du travail théologique. Les « novateurs »
à son compte les classifications nouvelles des sacrements, « si vocabulorum
sont des rationalistes ; à la racine des erreurs de Gilbert, comme sous les
novitatem non abhorres »3. Alain de Lille ne pense pas être infidèle au
réserves provoquées par les argumentations conceptuelles, c’est la profa-
précepte de saint Paul en définissant selon les principes et les vocables
nisation des méthodes qu’on incrimine. La théologie monastique, demeurée
gilbertins les « règles » de la théologie.
intérieure à une expérience religieuse autant qu’à l’ambiance du cloître,
répugnait en effet à rompre le contact verbal avec le texte sacré. Clunv Q u a eritu r an om nes vocum novitates sint vitandae.
S o lu tio . N o n , q u i a n o n o m n e s s u n t p r o f a n a e , u t hoc i p s u m n o m e n C h r i s t i a n u m
d’ailleurs, au plan des institutions, ne traitait-il pas déjà de «nova­ homoousia, m a n d a t u m novum, e t t e s t a m e n t u m novum, e t c a n t i c u m novum, n o v i ­
teurs » les réformistes de Cîteaux, ceux-là mêmes qui étaient sensibles à t a t e s v o c a n t n o n p r o f a n a s , sed s a c ra s e t relig io n i c o n g r u e n t e s . Hypostasis a u t e m
Yorientale lumen5 ? t e m p o r e h a e r e t i c o r u m n o t a b a t p r o f a n a m n o v i t a t e m , q u o n o m i n e h a e r e tic i u t e b a n t u r ,
n u n c in s ig n if ic a tio n e p e r s o n a e , n u n c in s ig n if ic a tio n e s u b s t a n t i a e , a d d e c e p t i o n e m
s i m p lic iu m ... N u n c a u t e m h o c v o c a b u l u m n o n n o t a t p r o f a n a m n o v i t a t e m , q u i a r e d a c ­
t u m e s t ad s i g n i f i c a t i o n e m p e r s o n a e . U n d e c o n c e d i m u s m o d o si m p l i c i t e r T r i n i t a t e m
esse t r e s h y p o s t a s e s , e t n o n u n a m , q u o d n o n e r a t c o n c e d e n d u m sine d e t e r m i n a t i o n e
o lim , q u a n d o a d h u c r e t i n e b a t m u l t i p l i c e m s i g n if ic a tio n e m .

Le Pseudo-Hugues présente ici4, dans le domaine de la théologie


1. Liber de vera philosophia, prol., éd. Fournier, 1886, p. 394 : « Ex quo [concilio
Remensi] ceperunt hujusmodi novitates crebescere... Videbatur enim sibi istud ver trinitaire où la création de vocables nouveaux, persona, hypostasis, sub­
bum [« Quidquid est in Deo, Deus est »] esse causa et origo fere omniurn novitatum, sistentia, était un fait patent, inévitable, gravement ambigu, mais aussi
ex quibus videbatur haeresis sabelliana proculdubio ressuscitari ». bienfaisant, des observations fondées en histoire, en méthode, en doctrine :
2. G u i l l a u m e d e S a i n t - T h i e r r y , Contra errores Guilelmi de Conchis, P. les vocables les plus suspects perdent, par le bon travail des théologiens
180, 333. Et contre Abélard qui « nova docet, nova scribit ; et libri ejus transeunt
maria, transiliunt Alpes ; et novae ejus sententiae de fide, et nova dogmata per pr o ­
précisément, leur ambiguïté, et deviennent d’utiles instruments pour
vincias et regna deferuntur ». P. L., 182, 531. la solution des problèmes nouveaux. Le terme persona est le cas majeur,
3. C’est la formule d’Alain de Lille, Summa, prol., éd. Glorieux, p. 120. Cf. ci-
dessus, p. 380. 1. G eroch d e R e i c h e r s b e r g , Liber de gloria Filii hominis, XVI, 10 ; P. L . ,
4. Cf. Annales Reicherspergenses, a. 1164; M. G. H., 55, t. XVII, p. 471.
194, 1131.
5. Cf. la lettre du cardinal M a t t h i e u d ’A l b a n o , ancien prieur de Saint-Martin-
2. Ysagoge irt theologiam, lib. III, éd. Landgraf, p. 257-258.
des-Champs, aux abbés réunis à Reims; publiée par U. B e r l i è r e , Documents inédits,
3. É t i e n n e d e T o u r n a i , Sumrna super Decret, (entre 1158-1162], éd. von Schulte,
pour servir à l’histoire ecclésiastique de la Belgique, t. I, Maredsous, 1894, p. 94-102.
p. 260.
«Qu’est-ce donc que cette loi nouvelle ? Qu’est-ce que cette doctrine nouvelle? D’où
4. Ps.- H u g u e s d e S a in t - V ictor , Quaesi, in Episl., In I Tim., q. 38 ; P. L., 175,
vient cette nouvelle doctrine ? D’où vient cette nouvelle règle ? D’où vient enfin
602 .
si j’ose dire, cette présomption nouvelle et inouïe ? ». O r d e r i ç V it a l (Hisl. eccles.
Hypostasis, au temps de sa nouveauté, contenait du poison, selon l’expression
VIII, 25, XIII, 4 ; P. L., 188, 640, 935), R o b e r t d e T o r i g n y (De immutatione mona­
chorum, I ; P. L., 202, 1309) sont les porte-paroles des conservateurs.
de S. Jérôme, « veneni suspicio », comme le rappelle R i ch ard d e S a i n t - V ictor , De
Trin., IV, 4, P. L., 196, 932.
TRADITION ET PROGRES 397
396 RÉVEIL ÉVANGÉLIQUE ET SCIENCE THÉOLOGIQUB
de fait sa portée. L’énoncé du reste ne porte pas seulement sur le fait
universellement observé et décidé, non seulement quant à sa légitimité, d’une varietas temporum, mais sur le constat proprement religieux d’une
mais dans sa définition, diversement élaborée. Devant subsistenlia, économie progressive du plan de Dieu dans l’histoire, comme jadis l’obser­
désormais employé, Richard de Saint-Victor préfère des termes moins vait Anselme de Havelberg.
savants, mais il ne le récuse pas à l’usage des spécialistes1. Tous soupèsent Le concile de Latran est précisément, à la fin de ce siècle, dans la variété
rectifient, discernent, définissent ces novitates vocum. de ses interventions et décisions, et jusque dans ses réactions, un bon
Dans la mesure où les maîtres soumettent à leur analyse les aucto­ témoin de cette tradition vivante, équilibrée en définitive par la continuité
ritates les plus qualifiées, et où, d’autre part, ils organisent conceptuelle­ entre l’unité de la foi et les conditions rationnelles de ses expressions théo­
ment le donné révélé, ils sont amenés à dégager les lois de la continuité logiques.
vivante de leur foi en travail, et, à la suite d’Abélard, ils mettent en accord par la cohérence entre les « restaurations » des institutions monastiques
le Devita profanas nativitates de saint Paul et le Nova ei vetera de la para­ et la jeunesse imprévue du mouvement apostolique,
bole. par la tension entre la constitution inviolable de l’Église et les formes
Pierre de Blois, répondant à des critiques envieux, déclare que c’est sociologiques d’une Chrétienté en transformation.
sa fréquentation même des Anciens qui l’amène, telle une abeille indus­ Contre le dérèglement hétérodoxe et l’anarchie spirituelle de certains
trieuse, à donner dans une construction organique (junctura) force et groupes évangéliques, le concile détermine vigoureusement, en doctrine,
ornement aux doctrines traditionnelles. « Nous sommes comme des nains en législation, en pastoration, l’essentielle structure sacramentaire et
montés sur les épaules de géants ; nous voyons plus loin qu’eux ; et les la constitution apostolique de l’Église. Les prélats, originaires de l’aristo­
formes de leur pensée, que la vétusté avait dévitalisées, nous les revivi­ cratie romaine pour beaucoup, hantés par les souvenirs de la commune
fions par une certaine nouveauté de leur contenu »12. de Rome (Arnauld de Brescia), pénétrés du prestige de l’ordre monastique,
Des nains montés sur les épaules de géants : l’image est pleine de sens. marquèrent une expresse réserve contre les nouvelles formations apos­
C’est Bernard de Chartres, on n’en sera pas surpris, qui, dans le premier toliques et interdirent la fondation d’ordres nouveaux (can. 13). Mais à
tiers du siècle, l’avait mise en circulation3. Elle visait dans son esprit ce moment même, Innocent III, contre leur pression, soutenait
le progrès de la culture dans l’humanité ; elle exprime aussi bien la loi de François d’Assise et les prêcheurs de Dominique dans leur entreprise
la tradition et du progrès chez les théologiens. d’évangélisation1.
Le concile urgea disciplinairement les lois de la pastorale sacramentaire,
« Non debet reprehensibile judicari, si secundum varietatem temporum en particulier pour la pénitence et l’eucharistie, contrôlées par le « pro­
statuta quandoque varientur humana, praesertim cum urgens necessitas prius parochus », selon la territorialité des juridictions. Mais en même
vel evidens utilitas id exposcit, quoniam ipse Deus, ex hiis quae in Veteri temps sont favorisées et organisées les confréries, liées aux Communes,
Testamento statuerat, nonnulla mutavit in Novo ». Nous avons observé indépendantes du corps paroissial ; fraternités volontaires, à caractère
une homogénéité constante, du moins dans les ensembles, entre les orien­ démocratique, elles font front aux hérésies populaires, dans un juste
tations doctrinales et le mouvement des institutions. Ce décret du concile équilibre entre la liberté et l’institutionalisation.
de Latran (can. 50), porté sur une matière assez menue (suppression d’un Très méditerranéen dans son personnel, en l’absence non seulement des
empêchement de mariage), énonce un principe intentionnellement général, Orientaux mais aussi des prélats germaniques, le concile reste sous le
et son enregistrement dans les Décrétales (lib. 4, tit. 14, c. 8) généralisera prestige de Rome, de la Rome impériale et pontificale, en même temps
que dans une défiance expresse contre Constantinople et dans le souci
1. R ichard d e S a i n t -V icto r , De Trin., IV, 4 ; P. L., 196, 932-933 : « ... Nomen actif de mener la croisade contre l’Islam. Mais à ce moment l'expansion
personae in ore omnium, etiam rusticorum, versatur; nomen vero subsistentiae nec missionnaire travaille la Chrétienté, en direction des Slaves, de l’Asie,
ab omnibus etiam litteratis agnoscitur ». de l’Islam lui-même ; des équipes se forment à l’Université de Paris,
2. P i e r r e de B lois , epist., 92; P. L., 205, 290 : «Nos quasi nani super gigantium
humeros sumus, quorum beneficio longius quam ipsi, speculamur, dum antiquorum
tractatibus inhaerentes elegantiores eorum sententias, quas vetustas aboleverat, 1. Cf. entre autres le témoignage qualifié du moine M a t t h i e u P a r i s : « Quod
hominumve neglectus, quasi jam mortuas in quamdam novitatem essentiae susci­ spretis beatissimi Benedicti pleni spiritu omnium sanctorum et magnifici Augustini
tamus ». disciplinis, contra statutum concilii [Latran, 1215] sub gloriosae memoriae Innocen-
3. J ean d e S a l i s b u r y , Melalog., III, 4, éd. Webb, p. 136 : * Dicebat Bernardus tio III celebrati, tot viri litterati ad inauditos ordines subito convolarunt » (Chron.
Carnotensis nos esse quasi nanos gigantium humeris insidentes, ut possimus plura maj., ad ann. 1215, M. G. H., 55, 38, p. 248). Il signale par ailleurs leur essor « favente
eis et remotiora videre ». Cf. R. K l i b a n s k y , « Standing on the soulders of giants », papa Innocentio » (Hist. Anglorum, ad annuin 1207, ibid., p. 397).
dans Isis, 26 f 1936), p. 147-149.
398 RÉV EIL ÉVA N G ÉLIQ U E ET SC IE N CE T H É O LO G IQ U E

Jean de Matha fonde l’ordre de la rédemption des captifs, qu’approuve


Innocent III, Mineurs et Prêcheurs partent par centaines dans toutes les
directions.
En théologie, il est vrai, les Latins triomphent : l’éloge de
Pierre Lombard est sans doute d’abord une déclaration d’orfhodoxie TABLE DES AUTEURS CITÉS
contre ses adversaires, mais il implique aussi, comme en pareil cas, une
consécration de sa théologie, dont l’augustinisme et les formes latines
barreront désormais la pénétration des Grecs.
Innocent III domine de haut cette évolution et cet équilibre. Grand A r é l a r d , 13, 14, 29, 33, 69, 101, 104, 109, A n s e l m e d e L a o n , 189.
seigneur féodal, il couvre cependant de son autorité prudente et auda­ 113, 123, 154, 2 9 7 , 3 27, 3 32, 336, 342, A r is t o t e , 40, 45, 98, 102, 125, 182, 185,
cieuse les groupements apostoliques qui, dans leur liberté évangélique, 350, 362-364, 367. 320, 341.
A bsalon de S. V icto r , 25. A rmstrong (A. H.), 297.
s’étaient émancipé des cadres féodaux du monachisme et de l’épiscopat. A dam l e C h a r t r e u x , 23 , 77, 192-195, A r n a u d d e B o n n e v a l , 23 , 24, 33, 122,
Pénétré pour son compte de la spiritualité traditionnelle (cf. son De con- 201, 272. 2 8 1 , 379.
iempiu mundi), il est tout sensible à l’esprit de François d’Assise et aux A d a m e k (J.), 79. A rno d e R e ic h er s bf .rg , 2 9 4 .
projets de Dominique ; sa vision du Latran, soutenu contre une ruine A d él ar d d e B a t h , 27, 109, 112, 134, A rnou (R.), 109.
menaçante par l’un ou l’autre de ces hérauts, exprime parfaitement sa 387. A u bin (P.), 147, 382.
A d hé mar d e S. R u f , 280, 339, 379. A u g u s ti n (S.), 50, 67, 73, 76, 88, 94,
réflexion et ses décisions. A lain d e L i l l e , 28, 30, 31, 35, 36, 37, 110, 115-118, 125, 172-174, 287, 293,
Son action, voire sa doctrine, restent commandées par les principes 40, 43, 51, 58, 99 , 103-106, 111, 112, 297, 363, 373, 389.
féodaux, par le mythe impérial des deux pouvoirs, par une papauté 113, 116, 123, 128, 153, 159, 167, 170, A v i c e n n e , 137-138, 171, 306, 310, 320.
héritière de l’empire romain. Mais, au moment où la victoire française 184, 187, 198, 199, 258, 293, 294, 295,
296, 2 97, 300, 301, 303, 304, 306, 310, B ackes I, 284.
de Bouvines (1214), «le plus grand événement politique du x m 0 siècle » 322, 337, 340, 355, 356, 361, 363, 364, B acon , cf. R oger B.
(J. Pirenne), met en échec le Saint Empire germanique, Innocent rompt 366, 368, 369, 375, 376, 378, 380, 381, B a e u m k e r (C.), 109.
avec les traditions politiques du Saint-Siège et, consentant, à travers les 385, 393. B althasar (von U.), 299.
jeux incertains, à l’indépendance temporelle des jeunes monarchies, non A l r é r ic , 338. B atif fol (P.), 376.
sans problème critique pour le pontife romain, il donne des gages à une A lbe rt le G r a n d , 102, 305, 318, 355. B e a u r e c u e i l (M. J. de), 296.
A lcher de C l a ir v au x , 298. B è d e , 194.
Chrétienté nouvelle, sortant peu à peu de l’ère théocratique1. Ce serait A l e x a n d r e d e J u m i è g e s , 346, 347. B er n a rd (S.), 12, 49, 70, 109, 116, 264,
une hypothèse gratuite d’imaginer une évolution d’innocent III, car A l e x a n d r e N e c k h a m , 9, 47, 63, 72, 266, 272, 282, 311, 331, 348.
« ce grand politique est très loin d’avoir eu l’intention de toutes les choses 153, 163, 3 28, 372. B er n a rd d e C h a r t r e s , 37, 91, 95, 114,
qu’il a faites » (E. Jordan) ; plutôt pourrait-on comparer le pape au roi A l e x a n d r e d e V i l l e d i e u , 91 , 391. 330, 352, 396.
A l f a n o , 41, 279. B er n a rd le C l u n i s i e n , 294.
Philippe-Auguste, très moderne par certains côtés, lors même qu’il pense
A lfonsi (L.), 155. B er na rd S i l v e s t r e , 23, 39, 114, 128,
féodalement. Il préside en tout cas, gouverne, anime, une Église qui, au A llers (P.), 40. 165, 170, 246.
terme d’une crise aiguë, entre, en Occident, dans le siècle le plus glorieux A lonso (J. M.), 306. B er n o ld d e C on st a n ce , 238.
de son histoire, tant par son ardeur évangélique que par la confiance A l m a n n e , 3S. B ezold (F. von), 165.
rationnelle de sa théologie, tandis que sa puissance politique est en baisse. A lphandéry (P.), 259, 273. B loch (M.), 71, 72, 73, 223, 241, 270.
A lv ern y (M. T. d’), 43, 75, 136, 169, B o è c e , 102, 118, 123, 124-128, 129, 133,
1215 : cette année du concile œcuménique de Latran est en même temps 279, 284, 319, 321, 380. 142-158, 303, 307, 341, 382.
l’année de la première législation de l’Université de Paris (statut pro­ A maury d e B è n e , 306, 318-320. B o n a v e n t u r e (S.), 204, 293, 307.
mulgué par Robert de Courcon), et l’année de l’approbation publique A mbroise (S.), 174, 282. B o u y e r (L.), 59.
des Mineurs et des Prêcheurs : deux faits nouveaux, qui définissent authen­ A m p è r e (J. J.), 19. B r é h i e r (E.), 122, 140.
A n d r é d e S. V ic to r , 29, 66, 193, 195, B rosch (II. J.), 148.
tiquement le progrès de l’Église, au milieu du millénaire médiéval.
386. B r u n e t (A.), 204.
A ns e lm e (S.), 53, 336, 350. B ultmann (IL), 83, 110.
1. Cf. Fr. K e m p f , Papslnm und Kaiseriurn bis Innocent III. Die geisligen und A n s e l m e d e H a v e l b e r g , 37, 67, 70-71, B u r g u n d i o , 145, 280, 283, 285.
rechtlichen Grundtagen seiner Thronslreilpolilik, Horna, 1954. 77, 82, 227, 236, 285, 389. BuTLEn (C.), 305, 344.

Les simples mentions des auteurs médiévaux ne sont habituellement pas relevées.
400 T A B L E DES A U T E U R S C IT E S T A B L E DES A U T E U R S C IT E S 401

C allus (D.), 320. j É ra sm e , 166. G ribomo nt (J.), 207. 185, 2 0 0 -2 0 9 , 2 77, 294, 329, 336, 344,
C a p p u y n s (M.), 277. É tif .n n e L ang to n , 170, 198, 201, 202, G ru nd m an n (H .), 237, 2 45, 259, 267. 367.
Carmina Burana, 390, 391. 294. G u er ri c d ' I g n y , 331. H ugu es d e S a n t a l l a , 134.
C a ss i o d o r e , 109. É t i e n n e d e Mu r e t , 252. G u ib e r t d e N o g e n t , 261. H u g u c c io , 353, 367.
C a y r é (F.), 223. É t i e n n e de T o u r n a i , 248, 339, 342, 386. G u il l a u m e d ’A q u it a i n e , 22. H u mb e rt d e R o m a n s , 75, 240, 266.
C e r b a n u s , 278. E u de s d e Mo ri m o n d , 164. G u il l a u m e d ’A u v e r g n e , 92 , 138. H unt (R. W.), 200.
C é s a i r e d e H f. i s t e r r a c h , 83. E vrard d e B é t h u n e , 353. G u il l a u m e d ’A u x e r r e , 94, 335.
C h a l c i d i u s , 38, 46, 113, 119, 121. G u il l a u m e d e C h a m p e a u x , 237. I bn T o f a il , 171.
C h arr ie r (Th. M.), 262. F aral (E.), 161. G u il l a u m e d e C o n c h e s , 2 3 , 24, 26, 33, I n n o c en t III, 79,
163, 214, 237, 256, 258,
C h a t i l i .on (J.), 177, 197. F e l d e r (II.), 267. 46, 48, 50, 113, 119, 120, 121, 123, 125, 259, 267, 270, 354, 397, 398.
C h en u (M.-D.), 25, 48, 69, 123, 127, 154, F e r g u s o n (W. K.), 20. 152, 2 46, 330. I saac (J.), 99, 144.
288, 307, 336, 344, 346, 354, 377. F e s t u g i è r e (A. J.), 25, 32, 40, 43, 135. I saac d e l ’É t o i l e , 109, 138, 298.
G u il l a u m e deM a l m e s b u r y , 277.
C h r é t i e n d e T r o y e s , 21, 189. F ocillon (H.), 246. I saac I s r a ë l i , 291.
G u il l a u m e M o n t s , 358.
des
C la rem ba ud d ’A rr a s , 124, 338. F olz (R.), 85, 271. I s i d o r e , 65, 74.
G ui ll a u me P é r a u d , 242.
C ollart (J.), 98. F r a ch e bo u d (A.), 278. I v a n k a (A. vois), 134, 141.
G u il l a u m e d e S a in t - J a c q u e s , 306.
Cong ar (M. J.), 217, 243, 258, 315, 341. F ranca ste l (P.), 183.
G u il l a u m e d e S a in t - T h ie r r y , 29 , 39,
C onra d d e H ir s a u . 392. F ulgf .n c e , 164. 49, 111, 187, 2 8 6 , 2 90, 2 9 5 , 311, 321, J acques d e V it r y , 156, 238, 2 52, 261.
C o o r n a e r t (E.), 179, 268. F u n k e s t e i n (J.), 218. 339, 393, 394. J a n sen (W.), 144.
C o st a ben L u c a , 299. J ean B e l e t h , 77, 210.
G ui ll a u me d e T y r , 28, 73.
Cotti aux (J.), 377. G andillac (M. de), 110. G u il l e t (P .), 2 07. J e a n (sa in t) C h r y s o s t o m e , 281, 296.
C o u r c e l l e (P.), 38, 119, 124, 128, 144, G a r n i e r d e R o c h e e o r t , 75, 134, 169, J e a n d e C o r n o u a il l e s , 326, 359.
G u yot d e P r o v in s , 28.
156. 187, 199, 293, 294, 305, 322. J e a n (sa in t) d e D a m a s , 283, 2 87, 302.
Co u t u r i e r (C.), 293. G a u d e l (A.), 334. J e a n d e G a r l a n d e , 90, 91, 273.
H a d e w ij c h , 390.
C u r t iu s (E. R.), 42, 161, 376, 391. G a u t h i e r (R. A.), 279, 283, 331. J ean de K el so , 192, 193.
H a r d ic k (L .), 2 59.
G a u t h i e r d e C h a t il lo n , 392. J ean d e M e u n g , 31, 40.
G a u t h i e r d e S. V icto r , 287.
H aring (N. M.), 145.
D a n t e , 154, 165, 172, 190, 243. J ean d e S a l i s b u r y , 21 , 28, 3 2 , 37, 41,
H a s k in s (Ch. H .), 27 , 47 , 72, 87, 134,
D avid d e D î n a n t , 313, 317-318. G e i g e r (L. B.), 141, 152. 47 , 48, 50, 63, 86, 91, 95, 96 , 98, 99,
145, 275.
D e B r u y n e (E.), 182. G eo ffr o i d e V i n s a u f , 391. 106, 109, 114, 115, 125, 143, 160, 186,
H a y e n (A .), 377.
De causis, 136, 137, 138, 312, 313, 372. G e r b e r t , 142. 2 76, 280, 310, 330, 3 38, 341, 352, 375.
G eroch R eichersberg, 23, 87, 217, H a y m o n d ’H a l b e r s t a d t , 85.
De causis primis et secundis, 50, 111, 136, de J ean S ar ra z in , 276.
137, 140, 153, 291, 310. 234, 239, 346, 393, 395. H eer (F.), 347.
J ean S cot É r i g è n e , 2 2 , 169, 2 7 6-279,
G h el l in ck (J. de), 11, 37, 63, 64, 73, H enri d ’A n d e l i , 91.
D é c h a n e t (S. M.), 31, 286, 290, 295. 2 8 7 , 2 92, 301, 304, 3 0 6 , 319, 355, 372,
D e l a r u e l l e (E.), 235. 90, 148, 167, 205, 210, 275, 278, 283, H e n r i d e H u n t in g d o n , 73.
384.
D e l h a y e (Ph.), 36, 39, 40, 42, 48, 154, 303, 316, 327, 328, 344, 352, 357. H e n r i d e M a r c y , 89, 211.
J o a c h im d e F l o r e , 82, 164, 2 12, 300.
243, 244, 346, 359. G i l b e r t F oliot , 200. H er b e r t d e B osham , 285.
J o n a s d ’O r l é a n s , 233.
D e m p f (A.), 271. G i lb e r t d e la P o r r é e , 12, 38, 45, 100, H e r m a n n d e C a r in t h ie , 32 , 129, 134,
J o S C E L IN DE SO ISSO N S, 143.
D en y s l ’A r é o p a g i t e , 129, 174-178, 292, 106, 128, 144, 147, 153, 276, 312, 314, 145.
JUNGMANN ( J . A.), 215
296, 297, 304, 307, 313, 372. 338, 379, 383, 384. H e r r a d e d e L a n d s b e r g , 40, 212.
D e r e i n e (Ch.), 227, 235, 286. G il s o n (E.), 11, 19, 39, 43, 66, 89, 110, H il d e b r a n d , 2 28.
K a m l a h (W.), 82, 89
De statibus hominis interioris, 136, 137, 115, 141, 295, 311, 312, 316, 373. H il d e g a r d e d e B i n g e n , 39.
K e m p f (F.), 398.
138, 291, 316. G ir a u d d e B a r r y , 37, 87. Histoire de la Guerre Sainte, 87. K l e in e id a m (E.), 348
D ew ai u ly (L. M.), 233. G odefroid de S. V ic to r , 39, 42, 48, 151, H olmes (V. T.), 20. K l ib a n s k y (R.), 119, 139, 396.
D i C K i N S O N (J.-C.), 235. 240. H onorius d ’A u t u n , 23, 24, 26 , 35, 38, 41, H ors (J.-B.), 295, 335.
D ickson (Ch.), 260. G o d e fr o i d de V i t e r b e , 87, 281. 55-57, 60, 75, 179, 189, 2 1 4 , 240, 271, K r in g s (H.), 130.
Distinctiones monasticae, 199. G o n d i s a l v i , 111, 129, 138. 277, 284, 3 26, 353, 355. K u sc h (H.), 293.
D o el g er (F. X.), 110. G onzalez (S.), 301. H oppk r (V. F.), 164.
D o na t , 190. G rabmann (M.), 307, 352. H u g u e s Ë t h é r i e n , 2 7 9 , 2 8 5 , 371. L acombe (G.), 198, 199, 201.
D o n d a i n e (A.), 279, 281, 285, 302, 371. G r a t ie n , 39, 215, 218, 240, 242, 328, 352. H u g u e s d e F o u il l o y , 39, 163. L a d n e r (G.), 217, 244, 269.
D o n d a i n e (H.), 277, 278, 280, 281, 298, G rf . en (W. \V .), 74. H u gu es d e H o na u , 279. L aga rd e ( d e G.), 242, 259, 272.
303, 334. G r é g o ir e (S.), 54, 57, 173, 182, 261, 263. H u gu es de R o u e n , 73, 113, 203. L an d g ra f (A.), 11, 69, 198, 211.
D u m o n ti er (P.), 343. G r é g o ir e IX, 90. H u gu es de S a i n t -C h e r , 2 1 7 , 262. L anglois (Ch. V.). 163.
G régoire de N azianz e , 279. H ugu es de S a i n t -V icto r , 23 , 29, 33 , 35, L avis se (E.) 85.
E berhard de B a m be rg , 287, 302. G r é g o ir e de N y s s e , 50, 301. 48, 64-6 9 , 74, 76 , 78, 79, 88 , 111, 112, L e B ras (G.), 215, 241, 242, 268, 342, 352.
É l i s a be th de Sc h onau, 282. G re g o ry (T.), 21, 32, 33, 118, 121, 312. 147, 149, 152, 162, 168, 171, 172, 176, L eclercq (J.), 11, 59, 232, 281, 306, 347
26
402 T A B L E DES A U TE U R S C IT E S T A B L E DES A U T E U R S C IT E S 403
L e e ( van M.), 70. O r d eric V it al, 7 2 , 8 5 , 3 9 4 . R ém y d ’A u x e r r e , 38, 144. S m a l le y (B .), 2 9 , 6 9 , 1 7 0 , 1 7 3 , 1 9 1 , 1 9 3 ,
L e G off (J .), 2 4 1 . O r ig è n e , 174, 188, 2 8 2 , 2 9 6 , 2 9 9 . R e n u c c i (P.), 157. 199, 262, 263, 285.
L e i s e g a n g (H.), 169. O s b o r n d e G l o u c e s t e r , 367. R i c h a r d d e B u r y , 80. S m a r a g d u s , 90.
L é o n l e T o s c a n , 285 Othlon d e S aint- E m m era n , 154. R i c h a r d d e C l u n y , 109. S o m m a r iv a ( L . ) , 2 5 7 .
Liber floridus, 75 O t h o n d e F r e i s i n g , 77, 78, 79, 80, 81, R i c h a r d F i s h a c r e , 92. S p i c q (C.), 191, 193, 20 2, 356.
Liber pancrisis, 3 2 5 , 3 5 8 83, 85, 106, 232, 253, 270, 326. R ic h a r d R u f u s , 280. S porl ( J .), 8 3 , 8 4 , 3 9 0 .
Liber de sex rerum principiis, 134. O v id e , 165, 2 4 7 . R i c h a r d d e S a i n t - V i c t o r , 74, 78, 147, St u d e n y (R . F .), 3 2 7 .
Liber de vera philosophia, 3 0 3 , 3 6 4 , 394. 174, 184, 187, 189, 193, 195, 197, 321, SwiTALSKI, 1 1 9 .
Liber X X I V philosophorum, 4 3 , 1 3 4 , 135, P a et o w (L .), 3 5 2 . 336, 386, 388, 395, 396.
137, 292, 310, 369. P a r é ( G .) , 3 1 , 4 9 , 2 0 4 , 2 4 7 . R iv a u d (A.), 4 L T a v a r d ( G .) , 2 0 4 .
L i e s k e (A.), 301 P a r e n t (J.-M .), 38, 112, 114, 117, 119. R i v i è r e ( J . ) , 376. T habit, 134.
L o e w e ( J .- H .), 151. P a s s e r i n d ’E n t r è v e s (A.;. 81. R o b e r t d e C o u r s o n , 260. T h é r y ( G .) , 2 7 6 , 3 1 7 , 3 7 1 .
L o s s k y ( V .) , 3 0 6 , 3 8 5 . P atc h ( H . R .) , 1 4 4 . R o b e r t d e C r i c k l a d e , 201. T h i e r r y d e C h a r t r e s , 117.
L o t t in (O.), 11, 332. P aulus (N .), 2 4 0 , 2 4 2 . R o b e r t d e M e l u n , 46, 65, 76, 94, 140, T h o m a s ( s a i n t ) d ’A q u i n , 2 8 , 3 4 , 4 1 , 5 8 ,
L o w i t h (K .), 66. P e l s t e r ( F .) , 2 8 0 . 186, 287, 294, 310, 312, 342, 356, 357, 72, 75, 76, 109, 114, 122, 127, 136, 141,
L u ba c ( H . d e ) , 7 4 , 7 7 , 1 8 5 , 1 9 1 , 2 0 3 , 2 0 7 , PÉZARD (A.), 190. 366, 368, 386. 148, 150, 156, 160, 186, 206, 207, 2 0 8 ,
282. P h i l i p p e d e H a r v e n g t , 260. R o b e r t d e S o r b o n , 242. 241, 251, 283, 293, 296, 338, 365, 385.
Ludus de Anlichrislo, 271. P i e r r e d e B l o i s , 63, 92, 346, 396. R o b e r t d e T o r i g n y , 394. T homas d e C e l a n o , 2 6 5 .
P i e r r e d e C a p o u e , 94. R o b i l l i a r d (J.- A .), 242, 307. T h o ma s d ’Y o r k , 155.
M a c r o b e , 120, 297. P ie rr e de C elles, 127, 166, 1 94, 198, R o b so n ( A . ) , 2 5 9 . T h o u z e l l i e r (Ch.), 328.
M a l e ( E .) , 1 6 3 . 228, 281, 326, 347. R o g e r B a c o n , 109, 146, 339. T h u r o t ( C h .) , 9 0 , 9 9 , 1 0 2 , 3 6 5 .
M a l e v e z (L.), 296. P ierre le Chantre, 199, 2 3 3 , 2 6 1 , 2 6 2 , R o l a n d d e C r é m o n e , 28, 80. T r a u b e (L.), 84.
M a n d o n n e t ( P .) , 2 3 3 , 2 3 4 , 2 3 7 , 2 5 2 , 2 6 1 , 263, 264. R o l a n d - G o s s e l i n (M.-D.), 148. T r e m b l a y (P.), 204.
263. P i e r r e D a m i e n , 92, 234. Roman de Fauvel, 39. T r o c h o n ( C h .) , 2 8 2 .
M a n e g o l d d e L a u t e n b a c h , 325 , 392. P i e r r e d ’E s p a g n e , 143. Roman de la Rose, 22. T r o p i a (L.), 281.
M a r i t a i n (J.), 36. P i e r r e H é l i e , 91, 99, 101, 391. R o q u e s (R.), 111, 130, 29 2, 29 5, 300, 305,
Marrou ( H . L ), 1 7 3 , 1 8 3 . P ierre L ombard, 39 , 5 7 , 93 , 113, 2 5 9 , 306, 308, 384. U l g e r , 101, 104, 106.
M a r t i a n u s C a p e l l a , 165. 283, 286, 295, 298, 309, 327, 333, 334. R ost ( H . ) , 2 5 8 . U rbain I I , 2 3 5 , 238.
M a r t in ( R . M .), 3 2 7 , 3 6 2 . P ie rre le Ma n g e u r , 6 9 , 1 9 8 , 2 5 9 , 3 2 8 , R u p e r t d e D e u t z , 54, 55, 57, 82, 164,
M a r t i n P o l o n u s , 109. 335. 215, 22 7-233, 235, 236, 25 0, 323 -325 , V a n S t e e n b e r g h e n ( J .) , 320.
M a t t h i e u d ’A l b a n o , 3 9 4 . P ierre de P o itier s, 9 4 . 9 5 , 155, 194, 2 0 1 , 329, 345, 346, 388, 389. V a n d e V y v e r ( A .) , 1 4 4 .
Ma t t h ie u P a r is, 3 9 7 . 293, 302. R u p p (J .), 2 6 9 . V aux (R . d e ), 1 3 6 .
M a t t h i e u d e V e n d ô m e , 171. P i e r r e l e V é n é r a b l e , 344.
V a u x S a i n t -C y r (M . B . d e ) , 3 2 1 .
M a u r i c e d e S u l l y , 263. P i r e n n e (H .), 272. Sa ffr e y (H .-D .), 136. V i c a i r e (M . H . ) , 2 3 3 , 2 3 4 , 2 3 5 , 2 3 7 , 2 5 2 ,
M a x i m e ( S .) , 2 7 8 - 2 7 9 , 2 8 3 , 2 8 7 , 2 9 9 . P l a t o n , 2 3 , 2 5 , 4 3 , 109, 118-124, 3 2 2 , S alvo B u r c i , 268. 261, 263, 264, 297, 383.
M e y f .r (A . O.), 2 4 2 . 369, 370. S a n f o r d ( E . M .), 2 0 . V i c t o r i n u s , 146.
M i c h e l d e M a r b a i x , 102. P o r p h y r e , 141. S c h n e i d e r (W . A.), 66. VlGNAUX ( P .) , 151.
M o ï s e d e P e r g a m e , 285. P o sid o n iu s, 119. S d l R A M M (P . E .) , 2 7 1 . VlLLARD DE HONNECOURT, 22.
Moore (P h .), 197. P ost ( G .) , 3 2 6 , 3 2 8 , 3 5 9 . S c h r e i b e r (G.), 70. Vin c en t de B e a u v a i s , 169.
M o r in ( G .) , 2 2 7 , 2 3 2 . P r év o stin , 9 4 , 9 7, 106, 155, 199, 2 6 2 , 2 8 7 , S cot É r i g è n e , c f . J e a n .
M o u r a u x (A.), 234. 295, 316, 328, 335.
S e m m e l r o t h (O.), 110. W a l t e r M a p , 81, 392.
M u c k l e ( J . T .) , 2 7 5 . P r i s c i e n , 101, 353. S É N È Q U E , 25. W a riche z (J .), 3 4 0 .
M u m f o r d (L.), 45, 48. P roclus, 113, 129, 131, 136, 147. Senlentiae Anselmi, 54. W e i s w e il e r ( H .), 1 7 6 .
P r u d e n c e , 165. Senlentiae divinae paginae, 53. W er n er d e S a in t-Bla ise, 3 5 8 .
N au (F.), 134. S i c a r d d e C r é m o n e , 285. W il l ia m s (M . E .), 1 5 0 , 3 0 3 .
N é d o n c e l l e (M.), 303. R a i m b a u d d e L i è g e , 227. S i e g m u n d (A.), 275. W il m a r t ( A . ) , 3 8 , 1 9 3 , 1 9 9 , 2 2 3 .
N e m e s i u s , 41, 122, 280, 281, 291. R and (E . K .) , 156, 3 7 2 . S ig ebert de G em blo u x, 164. W olbéron, 307.
N ic ola s d ’A m i e n s , 58, 151, 329. R a o u l A r d e n t , 331. SlLVERSTEIN ( T h . ) , 1 3 4 .
N ic o la s d e C l a i r v a u x , 127. R a o u l d e D i c e t o , 81. S imo n d e T o u r n a i , 341, 354, 364, 380. Y'sagoge in theologiam, 393, 395.
N icola s d ’O t r a n t e , 285. R a o u l G l a b e r , 164. S i m p l i c i u s , 113. Y ves de Chartres, 2 1 3 , 356.
R a o u l d e L o n g c h a m p , 137.
O d o in d u V a l , 3 5 8 . R a y n a u d d e L a g e (G.), 28, 36, 37, 189.
O d on d e T o u r n a i , 143, 393. R éa u (L.), 166.
O l i g e r (L.), 265. R e e v e s (M.-E.), 212.
TABLE ANALYTIQUE DES MATIÈRES

Il parait opportun de présenter, en tête de celle table analytique, les lignes organiques
de la conception de la théologie au X I I * siècle, objet de cet ouvrage.
L a t h é o l o g i e s e c o n s t i t u e e n u n s a v o i r o r g a n is é e t s y s t é m a t i q u e à p a r t ir d ’u n r é v e i l
é v a n g é l i q u e , d ’u n e l e c t u r e r e n o u v e l é e d e l ’É c r i t u r e ; la « s c o la s tiq u e • p r o c è d e d ’u n
té m o ig n a g e d e to i (c h a p . X I ; p . 2 4 9 -2 5 0 ).
C a r la g r â c e t e n d d e s o i à r e s t a u r e r la n a tu r e , à r e s titu e r à la n a t u r e la v é r ité
d e s e s l o i s p r o p r e s , à l a r e - n a t u r e r ; e t d o n c a u s s i , d a n s la n a t u r e h u m a i n e , à d o n n e r
s a v i g u e u r à la r a i s o n , q u i e s t , d a n s l ’h o m m e , la f o r m e s p é c i f i q u e d e l ’i n t e l l i g e n c e
(p . 2 4 9 , 2 5 1 , 4 4 , 5 1 ) .
L ’i n t e l l i g e n c e j o u e d o n c d a n s la f o i. Intellectus fidei. E lle jo u e s e lo n to u te s ses
r e s s o u r c e s , d o n t n n r e g i s t r e t r è s é t e n d u e s t c o n s t i t u é p a r le s p r o c é d é s e t le s c o m p o r t e ­
m e n t s d e la r a i s o n ( p . 3 3 0 - 3 3 4 , 3 3 7 - 3 4 1 ) .
A i n s i e s t - i l n o r m a l q u e la t h é o l o g i e , i n t e l l i g e n c e d e la f o i , c o m p o r t e u n e f o n c t i o n
s c ie n t ifiq u e (p . 2 0 7 , 2 4 9 , 3 0 7 , 3 1 5 , 3 2 9 , 3 4 4 , 3 5 0 , 3 6 9 ).
E l l e m e t a lo r s e n œ u v r e d e s p h i l o s o p h i e s d if f é r e n t e s , s o i t d a n s le u r i n s p i r a t i o n s o i t
d a n s le u r c o n s t r u c t i o n . L e s v a r i a n t e s in t e r n e s d e c e s p h ilo s 'o p h ie s , p a r e x . le s p l a t o ­
n i s m e s , s e r é p e r c u t e n t s u r l e s in s p i r a t i o n s e t l e s s y s t é m a t i s a t i o n s t h é o l o g i q u e s (p . 3 0 1 ,
3 3 6 -3 3 7 , 3 4 5 ).
C e tte e n tr é e d e s v a le u r s p h ilo s o p h iq u e s d a n s le d o m a in e r é v é lé n e se f a i t p a s s a n s
h e u r t n i s a n s c o n t r ô le (p . 3 2 8 -3 2 9 , 3 8 3 ).
D é jà a u p la n d e s v o c a b u la ir e s e u x - m ê m e s (p . 3 6 9 , 3 7 1 , 3 7 4 , 3 7 7 , 3 8 0 ).
A u p l a n d e s c o n c e p t s , c e t t e ir r u p t i o n r a t i o n n e l l e p e u t p r o v o q u e r d e s d é v i a t i o n s
d u d o n n é r é v é lé , s o it a u p la n d e s o n a u t h e n t ic it é d o g m a tiq u e , s o it a u p la n d e s é la b o r a ­
t i o n s t h é o l o g i q u e s (p . 3 1 6 - 3 2 0 , 3 2 7 - 3 2 8 , 3 8 0 ) .
C e t t e m i s e e n œ u v r e d e la r a is o n p a r la f o i s e f a i t à d e u x n i v e a u x : a u t i t r e d ’i n s t r u ­
m e n t d e tr a v a il e t d e p r o c é d é m é th o d o lo g iq u e , u lté r ie u r e m e n t c o m m e a p p o r t a n t ses
o b j e t s p r o p r e s , d a n s s a v i s i o n d u m o n d e e t d e l ’h o m m e ( p . 3 1 4 - 3 1 5 ) .
De ce p lu r a lism e th é o lo g iq u e , deux grandes fa m ille s se dégagent : th é o lo g ie
m o n a s tiq u e , th é o lo g ie s c o la s tiq u e , to u t e s d e u x e n intelleclus fidei, m a i s à p a r t i r d ’i n i t i a ­
t i v e s e t d a n s d e s s t r u c t u r e s d i f f é r e n t e s (p . 5 9 , 2 2 7 , 2 5 0 , 3 4 3 - 3 5 0 , 3 6 8 ) .
A u n a u t r e p l a n , la t h é o l o g i e g r e c q u e e t la t h é o l o g i e l a t i n e s o n t f o r t d i f f é r e n t e s ;
le u r r e n c o n t r e e s t t o u j o u r s h e u r t é e ( c h a p . X I I I ; p . 1 2 8 , 2 8 0 , 2 8 6 - 2 8 7 , 3 8 5 ) .

C e n e s o n t p a s s e u l e m e n t l e s p r o c é d é s r a t i o n n e l s d e l ’e s p r i t q u i p r o c u r e n t u n e
i n t e l l i g e n c e d e la f o i, m a i s a u s s i l e s r e s s o u r c e s d e la r e p r é s e n t a t i o n s y m b o l i q u e . N o n
p a s s i m p l e im a g e r i e d é c o r a t i v e , m a is l o i i n t e r n e d e l ’i n t e l l i g e n c e h u m a i n e , s e l o n l e s
p h ilo s o p h ie s p la t o n ic ie n n e s (c h a p . V I I I ; p . 1 6 8 , 3 0 8 ).
V a le u r s e t lim it e s d e c e t t e t h é o lo g ie s y m b o liq u e (p . 2 0 7 , 3 3 5 , 3 4 1 ).
S y m b o l i s m e d e la n a t u r e , s y m b o l i s m e d e l ’h i s t o i r e (p . 1 6 9 - 1 7 0 , 1 7 3 ).
S y m b o le (d io n y s ie n ) , s ig n e ( a u g u s t in ie n ) (p . 1 7 2 -1 7 3 e t 1 3 1 , 1 7 7 ).

L a l o i i n t e r n e d e l ’é c o n o m i e d u s a l u t c o n d u i t à r e c o n n a î t r e e t à m e t t r e e n v a l e u r ,
d a n s l ’É c r i t u r e , u n s e n s t y p o l o g i q u e d e l ’h i s t o i r e s a i n t e . L e s y m b o l i s m e é la b o r e t h é o ­
lo g iq u e m e n t c e c o n t e n u s a c r é (p . 2 0 2 -2 0 4 ) .
406 TABLE ANALYTIQUE DES MATIERES TABLE ANALYTIQUE DES MATIÈRES 407

L ’a llé g o r ie e s t à la f o i s l é g i t i m e e t p r o m p t e m e n t p é r i l l e u s e , r i s q u a n t d ’i n t e l l e c ­ N o tio n s tr in ita ir e s , 1 0 6 . Sacerd oce, 216.


t u a l i s e r le s y m b o l e (p . 2 0 4 - 2 0 9 , e t 1 6 6 , 1 7 2 , 1 8 0 , 1 8 8 - 1 9 0 , 1 9 6 , 2 0 9 ) . O r d a lie s , 2 1 5 . S e n s s c r ip tu r a ir e s , 1 6 6 , 1 7 0 , 2 6 1 , 2 8 2 , 3 8 0 .
L a f o i c o m m e l u m i è r e , l ’É c r i t u r e c o m m e d o n n é , c o m m a n d e n t d e b o u t e n bout P a r tic ip a tio n (P h ilo s o p h ie de la ) 147
T e c h n iq u e , 4 4 -5 1 .
t o u t e c e t t e é la b o r a t i o n , s y m b o l i q u e o u s c i e n t i f i q u e , d e la P a r o l e d u D i e u . P a r c e t t e 152, 381.
T h é o lo g ie , 3 7 6 .
p r i m a u t é a c t i v e , e s t m a i n t e n u e e t e n t r e t e n u e la t r a n s c e n d a n c e d u m y s t è r e (p . 2 5 0 , P a u v re té , 229, 254, 264.
— s c ie n c e , 2 0 7 , 2 4 9 , 3 0 7 , 3 1 5 , 3 2 9 , 344,
2 5 9 , 3 4 8 , 3 8 0 ). P l a t o n i s m e , 3 2 , 3 3 , 3 5 , 3 8 , 4 3 , 1 0 8 -1 4 1
350, 369.
L 'anagogia e s t l ’o p é r a t i o n m a j e u r e d e la f o i a i n s i e n q u ê t e i n t e l l i g i b l e d e s o n o b j e t 300.
— a x io m a tiq u e , 1 5 1 .
(p . 1 3 1 , 1 3 3 , 1 7 5 , 1 8 0 , 1 8 6 , 3 0 8 , 3 4 7 , 3 8 2 , 3 8 4 - 3 8 5 ) . — ( V a le u r r e l i g i e u s e d u ) , 1 4 0 -1 4 1 .
— n o u v e lle , 248, 273, 386, 389, 393,
S a d i a l e c t i q u e d e la r e s s e m b l a n c e d i s s e m b l a b l e (p . 1 8 0 , 1 8 7 , 3 2 1 - 3 2 2 ) . Porretani, 3 5 , 5 0 , 106, 107, 125, 133, 141,
395.
L a c r i t i q u e d e s « n o m s d i v i n s » (p . 1 3 3 , 1 8 6 , 3 0 6 , 3 3 1 ) . 152, 247, 285, 346, 384.
P r ê t à in t é r ê t, 2 1 5 . — m o n a s tiq u e , 3 4 3 -3 5 0 .
D é j à a u n i v e a u d e la g r a m m a i r e e t d u v o c a b u l a i r e (p . 1 0 1 - 1 0 6 , 1 5 0 , 3 6 9 ) .
— e t c o n te m p la tio n , 3 0 6 , 3 0 8 .
L a t h é o l o g i e n e p e u t s e s é p a r e r d e la c o n t e m p l a t i o n , theoria (p . 3 0 6 , 3 0 8 ). P r o fa n e e t sa cr é , 2 7 , 2 4 2 , 2 6 8 , 2 6 9 , 2 7 0 ,
L e « m a ît r e » e n t h é o l o g i e c o m m e n t e d o n c la P a r o le d e D ie u ( p . 2 6 0 - 2 6 3 ) . I l la p r ê c h e 347. — e t g r a m m a ir e , 9 0 - 1 0 7 .

R a is o n , 2 5 -2 7 , 5 1 , 155. — e t h i s t o i r e d e la t h é o l o g i e , 14.
(p . 2 6 1 ) .
E n p o s a n t d e s « q u e s t i o n s », e n c h e r c h a n t d e s « r a is o n s », à la P a r o l e d e D i e u , s a — e t in t e llig e n c e , 126. — et A n c ie n T esta m en t, 2 1 0 -2 2 0 .
f o i s o r t d ’u n e p u r e e t v i d e o b é i s s a n c e (p . 1 5 6 ). -— e t g r a m m a ir e , 9 2 . — ( U n it é d e la ), 8 .
— e t m ir a c le , 2 7 - 2 8 . — ( M a ît r e e n ) , 2 6 1 , 3 2 4 - 3 2 8 , 3 5 9 .
L a t h é o l o g i e n ’e s t p a s s a n s é p r o u v e r l e s c o n d i t i o n s s o c i a l e s , é c o n o m i q u e s , e s t h é ­
R e n a is s a n c e , 1 9 -2 1 , 1 5 7 , 3 7 3 . T h é o p h a n ie , 3 4 8 .
t i q u e s , d e s o n é l a b o r a t i o n (p . 1 5 , 4 4 , 1 6 0 , 2 7 1 , 2 8 5 , 3 8 6 , e t c h a p . X ) .
R e s s e m b la n c e d is s e m b la b le , 180, 187, U n i v e r s a u x ( Q u e r e lle d e s ) , 1 5 0 -1 5 1 , 301.
D ’o ù le p a r a llé lis m e des fo r m e s m e n ta le s et des fo r m e s in s tit u tio n n e lle s , dans
3 2 1 -3 2 2 . V o c a tio n , 2 4 0 .
l ’h o m o g é n é i t é d ’u n e c i v i l i s a t i o n (p . 1 2 , 2 4 3 , 2 4 6 , 2 4 8 , 3 9 0 , 3 9 4 ) .

A b s tr a c t io n et p a r tic ip a tio n , 147, 152, C r é a t io n , 2 9 3 , 2 9 6 .


381. C r o is a d e , 2 1 8 .
A llé g o r is a t io n , 128, 166, 172, 180, 188, Devotio moderna, 9.
190, 196, 209, 381. E m p ir e r o m a in , 7 8 , 8 4 , 8 9 .
A m e du M onde, 32, 121. — (S a in t), 2 7 1 , 3 1 8 .
A n a g o g ie , 131, 133, 175, 180, 186, 308, E r ig é n is m e , 2 7 6 -2 7 8 , 2 9 2 , 2 9 4 , 3 0 4 .
347, 382, 3 8 4 -3 8 5 . Exempla, 72.
A n a lo g ie , 3 0 6 , 3 1 3 , 3 8 5 . E x is t e n c e , 3 0 4 , 3 1 2 , 3 1 3 .
A n c ie n s e t m o d e r n e s , 3 9 0 -3 9 2 . F o r m a lis m e , 150.
A n tic lé r ic a lis m e , 2 6 8 . Form e, formatio, 3 1 1 -3 1 2 , 3 7 4 , 3 8 2 .
A p o s to liq u e (V ie ), 2 2 7 -2 2 8 , 2 3 1 , 2 3 3 , 2 3 7 , G r a m m a ir e e t lo g iq u e , 97, 102.
256, 260. H e r m é tis m e , 1 3 4 -1 3 5 .
A r is to té lis m e , 4 5 , 2 7 4 , 3 1 1 , 3 2 0 , 3 4 1 . H ié r a r c h ie , 3 3 , 1 1 1 , 1 2 9 - 1 3 2 , 1 3 6 , 1 7 4 .
-— e t s y m b o l i s m e , 1 8 2 , 1 8 3 , 1 8 5 , 3 8 5 . J o a c h im is m e , 8 2 , 2 1 2 , 2 5 7 , 2 7 2 , 3 0 0 , 3 1 9 .
— e t n a tu r a lis m e , 4 9 . L a ïc s, 216, 237, 253. 266.
— e t tr a n scen d a n ce, 3 8 4 . L ettr e et e s p r it, 265.
— d e B o èc e , 124, 131, 151, 153. M arch an d s, 241.
— d e D a v id d e D in a n t, 3 1 8 . M a r ia g e , 2 1 5 , 2 4 1 - 2 4 2 .
A r t, 159. M a t iè r e , 3 5 , 4 9 , 1 1 2 , 3 1 3 , 3 1 8 .
A u g u s tin is m e , 8 1 , 1 1 5 -1 1 8 , 15 2 , 2 3 2 , 2 9 7 . M e r v e ille u x , 1 7 9 , 2 7 3 .
— e t r é f o r m is m e , 2 8 9 . M ic r o c o s m e , 3 4 -4 3 , 293.
— et s y m b o lis m e , 172, 173, 175, 183, M o r a le , 3 6 , 2 4 3 .
385. — e t A n e . T e s t., 2 1 5 .
— e t th é o lo g ie g r e c q u e , 2 8 7 . M y th e s, 122, 128, 159, 164.
— d e B o è c e , 127, 128. N a tu r e , 2 1 -3 1 , 3 6 , 4 9 , 2 4 6 .
A u to r ité , 2 7 , 127, 155. — e t g râ ce, 2 4 3 , 2 4 4 -2 5 0 , 2 8 0 , 2 9 0 , 2 9 3 -
A v ic e n n is m e , 1 3 7 -1 3 8 , 311. 295.
A x io m e s , 151. — e t s y m b o lis m e , 1 7 9 , 1 8 2 -1 8 3 , 199.
C a u s a lité , 3 0 9 -3 1 1 . — e t te c h n iq u e , 4 4 -4 9 .
C h a r tr e s (É c o le d e ), 2 0 -4 3 , 2 4 6 . Nominales , 6 9 , 9 5 -1 0 0 .
C h r é tie n té , 2 1 7 , 2 3 3 , 2 4 2 , 2 4 5 , 2 4 8 , 2 5 1 , N o m s d iv in s , 1 0 1 -1 0 6 , 1 3 3 , 1 5 0 , 1 6 8 , 1 8 6 ,
256, 269. 306, 331.
TABLE LEXICOGRAPHIQUE

Aestimatio, 3 7 7 . Intellectus, 1 2 6 , 1 3 8 , 1 4 6 .
Affectus, affectio, 3 3 1 . Intentio, 3 7 7 .
Alteritas, 1 1 2 , 1 4 7 , 3 7 9 . Involucrum, 1 2 3 , 1 6 5 .
Anagogia, 1 3 1 , 1 7 5 , 1 8 6 , 3 7 1 , 3 8 5 . Magister, 2 6 1 , 3 2 6 , 3 5 9 .
Analogia, 1 3 2 , 3 7 2 , 3 8 5 . Mens, 2 9 7 .
Anitas, 3 7 9 . Moderni, modernitas, 8 1 , 3 9 0 - 3 9 2 .
Apophasis, 3 0 5 . Modi significandi, 9 5 , 9 6 , 9 7 , 1 0 1 , 102,
Apotheosis, 2 9 4 , 2 9 5 . 103, 382.
Auctoritas, 3 5 3 - 3 5 5 . Nomen, 9 6 , 1 0 1 - 1 0 2 .
Authenticus, 3 5 5 . Onitas, 3 7 9 .
Christianitas, 2 1 7 , 2 7 1 . Ordo, 1 3 0 , 2 4 1 .
Collatio, 1 8 5 , 3 4 4 . Pagina sacra, 2 1 0 .
Commentum, 1 2 0 . Perpetuitas, 1 4 7 .
Consignificatio, 9 5 , 9 8 , 9 9 , 1 0 5 .
Philosophantes, 3 1 6 .
Continuitas, continuatio, 3 3 , 3 4 , 1 3 1 , 291. Philosophi, 1 1 6 , 1 5 4 , 1 5 6 , 3 7 6 .
Creatio activa, passiva, 2 9 3 . Principale mentis, 2 8 1 , 3 7 2 .
Credentes, 2 6 3 .
Proportio, 1 4 6 , 3 7 2 .
Credulitas, 3 7 3 .
Quaestio, 3 3 8 - 3 4 0 .
Curia, 2 1 7 .
Quo est, quod est, 1 2 6 - 1 3 8 , 1 4 6 , 148, 3 0 2 .
Demonstratio, 1 6 2 , 1 8 0 , 1 8 5 .
Ratio, 1 4 9 .
Denominatio, 1 0 5 , 3 6 9 .
Res, natura rei, 3 0 3 , 3 7 8 .
Dignitas, 1 5 1 .
Disputatio, 3 3 9 . Resolutio, 3 4 0 , 3 7 7 .
Diversitas, 3 7 7 . Sacra doctrina, 3 2 9 .
Esse, 3 1 2 , 3 8 3 . Sermocinalis, 1 4 9 .
Essens, 3 7 9 . Speculatio, 3 0 7 .
Exempla, 7 2 , 2 1 9 . Spiritus, 2 9 7 , 2 9 9 .
Exhortatio, 2 6 7 . Status, 2 4 2 .
Exponere, 3 6 4 . Subsistentia, 3 7 8 .
Forma, 1 0 4 , 1 4 6 , 3 1 1 , 3 1 2 , 3 7 4 . Summa, 3 4 2 .
Glossa, 1 2 0 . Supernaturalis, 2 9 4 , 3 7 3 .
Hierarchia, 1 2 9 - 1 3 0 . Synderesis, 2 9 9 .
Historia, 6 4 - 6 5 . Tempus generale, 3 8 3 .
Hyliachin, 3 7 2 . Theologia, 3 7 6 .
Hypostasis, 3 0 3 . Theophania, 3 0 4 , 3 0 5 , 3 4 8 .
Impositio nominis, 9 9 , 3 6 7 . Theoria, 3 0 5 , 3 0 6 .
Integumentum, 1 2 3 , 1 6 5 . Transnominatio, 1 0 5 .
Intellectibile, 1 2 6 , 1 4 6 . Universitas, 2 2 - 2 3 , 2 6 .
NOTE BIBLIOGRAPHIQUE

TABLE DES MATIÈRES

Sept chapitres de ce recueil reprennent, après refonte documentaire et


rédactionnelle, des études publiées antérieurement :
La nature et l'homme : cf. Arch. d’hisl. docl. et liti. du moyen âge, XIX P r é f a c e .............................................................................................................................. 7
(1952), p. 39-66 ; et Cahiers d'histoire mondiale, II (1954), p. 313-325. A v a n t - p r o p o s .................................................................................................................. 11
Cur homo? Cf. Mélanges de science religieuse, X (1953), p. 195-204.
Conscience de l’histoire et théologie: cf. Arch. d’hist. docl. et lilt. du
P R E M IÈ R E P A R T IE : L A P R E M I È R E SC O L A ST IQ U E
moyen âge, XXI (1954), p. 107-133.
Grammaire et théologie: cf. Arch. d’hist. docl. et lilt. du moyen âge, X C h a p it r e p r e m i e r . — L a n a tu re e t l ’h o m m e . L a R e n a issa n c e du
(1935-36), p. 5-28. X I I e s iè c l e ................................................................................................................... 19
La théologie symbolique : cf. Théologie symbolique et exégèse scolastique L a d é c o u v e r te de la n a t u r e ........................................................................... 21
aux X I I e- X I I I e siècles, dans Mélanges de Ghellinck, Louvain, 1951, D a m e N a tu r e ............................................................................................................ 30
p. 509-526 ; et Les deux âges de l’allégorisme scripturaire au moyen âge, L ’h o m m e m ic r o c o s m e .......................................................................................... 34
dans Rech. de théol. anc. méd., XVIII (1951), p. 19-28. L ’h o m m e m a îtr e de la n a tu re. A r s et N a t u r a ...................................... 44
Moines, clercs, laïcs. Au carrefour de la vie évangélique: cf. Revue C h a p . II. — Cur h o m o ? L e s o u s -s o l d ’u n e c o n tr o v e r se ............................ 52
d'hist. ecclès., LI (1954), p. 59-89. L a c o n tr o v e r s e ......................................................................................................... 52
Authentica et Magistralia: cf. Divus Thomas (Piacenza), XXVIII Sa s ig n ific a tio n ........................................................................................................ 59
(1925), p. 257-285.
C h a p . I I I . — C o n scien ce de l ’h isto ire e t t h é o lo g ie ................................... 62
D ’H u g u e s de S a in t-V ic to r à A n se lm e d e H a v e lb e r g ......................... 64
L es d im e n sio n s du t e m p s ................................................................................ 72
P o sitio n s e t t e n d a n c e s ........................................................................................ 84

C h a p . IV . — G ram m aire e t th é o lo g ie ............................................................... 90


L es te m p s d a n s le v e r b e ..................................................................................... 93
L e s N o m in a l e s ........................................................................................................... 95
L es « n o m s » h u m a in s de D ie u ......................................................................... 100

C h a p . V . — L es p la to n ism es du X IIe s iè c l e ...................................................... 108


C om m u n es r é a ctio n s c h r é tie n n e s ................................................................. 110
P ré sen ce d ’A u g u s t in ............................................................................................ 115
Nihil obslat Imprimi potest L e p la to n ism e du T im é e e t B o è c e ............................................................. 118
C h. V . H é r is , m ag. S. T h. V . D ucattillon,
L ’en tré e de D e n y s ................................................................................................ 129
A. D uval, le c t. S . T h . pr. p r o v .
L e n é o p la to n ism e a r a b e .................................................................................... 135
Imprimatur, P a r is iis 4 décem bre 1956
C h a p . V I. — A e ta s B o e tia n a ................................................................................ 142
f Jacques L e Co r d ie r .
D iffu sio n d es œ u v r e s de B o è c e .................................................................... 142
C réateur de v o c a b u la ir e .................................................................................... 145
M aître de lo g iq u e .................................................................................................. 148
412 TABLE DES MATIÈRES TABLE DES MATIÈRES 413

Maître de méthode................................................................................. 152 Authentica, M agistralia ...................................................................................... 358


Le platonicien........................................................................................... 153 T e ch n iq u e d es a u to r ité s ..................................................................................... 360
Le théologien............................................................................................ 154
L’humaniste dans la Renaissance du x n e siècle.......................... 157
Ch a p. XVII. — Le vocabulaire théologique................................................. 366
T r a d u c tio n e t c r é a tio n ........................................................................................ 370
Ch a p . VIL — L a mentalité symbolique.......................................................... 159 U sa g e e t t e c h n iq u e ................................................................................................ 375
L’extension du symbolisme.................................................................. 161 A b str a c tio n e t p a r tic ip a tio n ........................................................................... 381
Inspiration et sources............................................................................ 172
Les lois du symbolisme......................................................................... 178
Ch a p. XIX. — Tradition et progrès................................................................ 386
L e s té m o in s du p r o g r è s..................................................................................... 387
L’allégorisation......................................................................................... 188
L es t e n a n ts d e la tr a d itio n ............................................................................. 393
Chap . VIII. — La théologie symbolique................................................ 191 L a tr a d itio n v iv a n t e ............................................................................................ 395
La controverse du Tabernacle.............................................................. 192
T a b le d es a u te u r s c i t é s ............................................................................................. 399
A lle g o ria e et D is tin c tio n e s .................................................................... 196
T a b le a n a ly tiq u e d es m a tiè r e s .............................................................................. 405
La décision d’Hugues de Saint-Victor............................................. 200
T a b le le x ic o g r a p h iq u e ................................................................................................. 409
La construction de la théologie......................................................... 202
N o te b ib lio g r a p h iq u e ................................................................................................... 410
Les deux âges de l’allégorisme........................................................... 204
T a b le d es m a tiè r e s ....................................................................................................... 411
Chap . IX. — L ’Ancien Testament dans la théologie médiévale___ 210

DEUXIÈME PARTIE
RÉVEIL ÉVANGÉLIQUE ET SCIENCE THÉOLOGIQUE

A vant - propos ........................................................................................ 223


Chap . X. — Moines, Clercs, Laïcs. Au carrefour de la vie évangélique . 225
L’évangélisme monastique............................................................. 226
La nouvelle Chrétienté................................................................... 233
Le nouvel équilibre de la nature et de la grâce............................ 244
Chap . XI. — Le réveil évangélique .................................................. 252
Les contextes apostoliques et sociaux......................................... 253
La théologie évangélique............................................................... 257
Chap . XII. — L ’entrée de la théologie grecque..................................... 274
Chap . XIII. — Orientale lumen ................................................................. 289
Chap . XIV. — L ’éveil métaphysique................................................. 309
Chap . XV. — Les Magistri. La « science » théologique ........................ 323
L’avènement des «maîtres».......................................................... 324
De la sacra pagina à la sacra doctrina....................................... 329
Les genres littéraires...................................................................... 337
Théologie monastique, théologie scolastique. .............................. 343
Chap . XVI. — Authentica et Magistralia ........................................ 351 Josep h FLOCH, M a îtr e -I m p r ir r e u r à M a y en n e
Auctoritas.......................................................................................... 353 2 2 J u in 1966 - n° 2 5 9 7

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