La Phénoménologie Du Sacré Selon Rudolph Otto: Une Conciliation Impossible
La Phénoménologie Du Sacré Selon Rudolph Otto: Une Conciliation Impossible
La Phénoménologie Du Sacré Selon Rudolph Otto: Une Conciliation Impossible
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Introduction et problématiques :
1) Dans quelle mesure la perspective historique de Rudolph Otto de passer de l’idée d’une
perception, chez l’homo religiosus, du numineux – soit un sentiment non-rationnel de créature où
le divin est immédiatement vécu comme le Tout-Autre, le non-sens - à une perception du sacré
comme catégorie a priori venant ordonner rationnellement notre expérience intime religieuse,
revient-t-elle à poser le problème de savoir ce qui précède toute perception dans la
phénoménologie religieuse et donc à réengager la problématique de l’universalité de l’a priori
corrélatif husserlien ?
2) En quoi l’héritage kantien revendiqué par Otto en parlant du sacré comme d’une catégorie de
l’entendement a priori est-il un coup de force théorique problématique dans le cadre d’une
phénoménologie et d’un idéalisme religieux ?
3) Faut-il entendre le sacré comme une évolution naturelle et rationnalisée du numineux, ou au
contraire comme une expérience radicalement différente dans le projet du « faire-sens » de toute
phénoménologie religieuse ?
4) Comment cette conception de l’expérience religieuse se veut-t-elle phénoménologique, c’est-à-
dire établissant un rapport entre un sujet transcendantal et un apparaissant irréductible à
l’apparaitre occultant l’étantité de l’objet ?
1. Comment penser une phénoménologie dont les cadres de perception ne sont communs qu’à un
type d’individu et d’être ? Une métaphysique du sentiment ?
2. Merleau Ponty, la perception de l’art et la perception religieuse : étude comparative entre le
sacré et l’art du cinéma dans Le cinéma et la nouvelle psychologie.
1
R. Otto, Le sacré, l’élément non rationnel dans l’idée du divin et sa relation avec le rationnel, Payot et Rivages,
2015, trad. André Junt.
1
Introduction
2
Idem, chap.1, §1
2
numineux, sentiment non-rationnel, c’est-à-dire non pas sujet à pathologie mais excédant les catégories
de la raison, et le sacré dont la provenance est entièrement logée dans l’entendement kantien. Plus
encore, est-ce vraiment un passage, une évolution, à laquelle nous avons à faire, ou bien le dévoilement
de deux expériences radicalement différentes dont il faudra choisir lequel est le plus authentique ? De
cette décision dépend en effet la véritable teneur de ce projet phénoménologique qui entend concilier
l’universalité des facultés du sujet transcendantal et l’historicité, la singularité, du contenu perceptif de
l’homo religiosus. C’est donc dans cette perspective que nous étudierons dans quelle mesure le projet
de la phénoménologie religieuse est légitimement rapporté ou non par Otto à la tradition allemande en
passant de Kant et son idéalisme à Husserl et sa théorie de la perception, en centrant notre réflexion tout
d’abord sur l’explication nuancée d’Otto sur le sentiment du numineux puis sur le sacré, et en comparant
par la suite ces théories au projet universel de la phénoménologie et de sa métaphysique afin de
comprendre la légitimité d’une telle démarche néo-religieuse-kantienne.
Tout d’abord, il nous faut comprendre dans toute sa complexité ce qu’Otto entend par « sentiment du
numineux » afin de déterminer le cadre de l’expérience religieuse et ce qu’elle sous-tend de
phénoménologique afin de comprendre les différences d’avec la perception commune et donc l’a priori
de corrélation universel husserlien. En ce sens, il nous faut déterminer ce qu’est un sentiment du point
de vue métaphysique et phénoménologique d’une part, et d’autre part il nous faut relier cette conception
du sentiment à celle de l’expérience des données sensibles et intelligibles pour comprendre en quoi celle-
ci reconduit, tout en le modifiant voire en l’inversant, le schème sujet/objet ainsi que le système de la
perception phénoménale où toute apparition est irréductible dans son apparaitre à l’apparaissant et même
en occulte la présence principale. De cette façon nous expliquerons en détail pourquoi le non-sens est
partie intégrante d’une théorie phénoménologique du phénomène comme tel et de l’épochè, et pourquoi
la perception du divin a à voir avec la théorie du « sublime ». Paradoxalement, cela nous amènera à
comprendre toute la difficulté de faire de la phénoménologie religieuse une phénoménologie comme les
autres.
En premier lieu, il est primordial d’expliquer que le numineux n’est pas une expérience rationnelle
dont le but serait de prouver logiquement l’existence de Dieu via des expériences de pensée comme
l’avait fait Saint Anselme en montrant que Dieu « est rien de ce qui ne peut être pensé de plus haut »3.
Otto y insiste dès le début de son ouvrage : « toute conception théiste, et d’une façon exceptionnelle et
prédominante l’idée chrétienne de Dieu, a pour caractère essentiel de saisir la divinité avec une claire
précision et de la définir à l’aide de prédicats tels que ceux d’esprit, de raison, de volonté téléologique,
de bonne-volonté, de toute-puissance, d’unité d’essence et d’autres termes semblables. Ces notions
claires sont le pendant de la foi, par opposition à ce que nous étudions : le pur sentiment.4 » Le-la est
donc directement donné : c’est du sentiment qu’il s’agira pour nous d’étudier et non de la raison comme
recherche métaphysique de l’objet « Dieu ». Le sentiment a ceci de particulier qu’il est ce qui détermine
une certaine appréhension des phénomènes. C’est une démarche, une disposition, qui est dite « non-
rationnelle » par opposition à l’irrationnel. Pour Otto, en effet, il s’agit de montrer que le non-rationnel
n’est pas l’irrationnel car l’irrationnel est ce qui, voulant s’inclure dans la raison et utiliser ses concepts,
amène à un raisonnement absurde, tandis que le non-rationnel est seulement ce qui ne se laisse pas
réduire ni comprendre par les catégories de la raison. En d’autres termes, le non-rationnel est ce qui
s’extrait du domaine de la raison pour établir son terrain propre, c’est-à-dire un champ de pensée
3
Saint Anselme de Cantorbery, Proslogion, chapitre II, GF flammarion, trad. Bernard Pautrat, 1993
4
Idem, chap.1, §2, p.17
3
irréductible à « l’orthodoxie des prédicats simples, clairs, et distincts 5». Préalablement donc, Otto
définit justement le sentiment comme une expérience qui ne peut pas se laisser expliquer par de la
métaphysique mais bien par du métaphysique, soit une certaine disposition devant l’objet. Ainsi montre-
t-il que la perception du numineux (qui vient de numen, la lumière divine en latin) n’est pas une
perception demandant une opération intellectuelle permettant de faire sens. C’est une sensation
immédiate dont le contenu noétique est tout à fait incompris et méconnu. Dieu m’apparait et je me sens
soudain comme écrasé par sa puissance, qui me fascine et m’émeut tout à la fois, si bien que cette idée
divine se phénoménalise comme une idée purement négative, dont je ne saisis aucunement le sens. Le
numineux, dans cette perspective, est un pur non-sens. Il ne me révèle aucun prédicat, aucune
connaissance puisqu’il s’agit d’une émotion et d’un jugement esthétique. Se rapprochant des
expériences mystiques, dont Otto dit ne suivre que le principe de base sans en déduire les mêmes
conséquences, l’auteur propose donc en premier lieu une phénoménologie centrée directement sur le
sentiment éprouvé par la créature, soit un sentiment de pure négativité dont la caractéristique principale
est de saisir les datas sensibles sans jamais les convertir en data eidétiques, à tel point que la créature est
entièrement passive dans ce processus et se laisse modifier, envahir par le phénomène divin.
Evidemment, Otto entend exemplifier cette expérience religieuse originaire par des exemples bibliques :
l’éblouissement d’Ezéchiel devant Elohim dans le livre du Deutéronome ou encore la fascination
ambivalente de Moise devant l’arbuste de Dieu au Mont Sinaï ; ces exemples tendent à révéler pour Otto
un sentiment que seul le religieux peut comprendre car il est d’une singularité primordiale au sens
d’originaire. Cette compréhension de l’expérience religieuse comme arationnel met en relief une donnée
fondamentale de cette apparition : elle est athéologique, et elle est immédiate. Ce qui veut dire par-là-
même qu’elle ne peut produire du sens par un processus d’intellection que le sensible lui demanderait à
extraire. D’une part parce que le sujet, foudroyé par la présence divine, est dépossédé de ses moyens
premiers d’intelliger quoi que ce soit, d’autre part parce que l’arationnalité de sa structure d’apparition
provoque une occultation perpétuelle. Dieu me fait peur en apparaissant car je ne peux justement rien
en tirer ni le connaitre, il est comme occulté et la chose en soi nous reste inaccessible. D’où alors on
peut déduire que cette expérience est ab-surde mais surtout, reprend l’idée, à proprement parler
phénoménologique, que tout apparaitre ne peut se laisser réduire à son apparaissant devant la conscience.
Plus encore, ici, c’est l’apparaissant lui-même de l’objet qui ne se laisse pas bien distinguer du tout.
Même le phénomène visible et premier apparaissant à la conscience, est comme interdit d’analyse. Si
on peut en premier lieu arguer que la démarche d’Otto promeut un irrationalisme peu justifié aux
contours théoriques flous, il faut comprendre cependant toute l’originalité de cette conception qui a cela
de novatrice qu’elle adopte d’abord un discours volontairement négativiste dans le but de coller et d’être
fidèle à l’expérience-même du non-sens qu’est le numineux et qu’ensuite elle remet en doute
l’expérience de la conscience intentionnelle chez Husserl. En effet, de par sa non-rationalité, nulle visée
de l’objet ne peut être faite comme dans l’expérience de l’encrier 6 où le sujet transcendantal recompose
de lui-même l’objet visible en recouplant les datas sensibles aux datas eidétiques afin de construire
l’objet noétique « encrier ». Ici le sujet ne peut pas faire preuve d’une conscience intentionnelle qui
serait la médiation vers la connaissance de l’objet car il est justement envahi par l’objet qui l’altère.
5
Idem, chap.1, §6, p.22
6
Husserl, Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, PUF, 2009
4
de l’encrier où le sujet procède à une réduction phénoménologique de l’objet et construit le data
eidétique et noétique de l’encrier depuis son contenu sensible, faisant du sujet la source de toute
perception et de toute postulation d’un monde en dehors de soi, l’expérience du numineux procède à
quelque chose de bien contraire. En effet, l’idée du divin s’impose à la créature de manière impérieuse
et suppose donc une soumission complète du sujet de l’expérience. La divinité m’apparait sans que je
puisse rien faire ni construire à son égard. Il ne s’agit pas de construire quel qu’objet que ce soit, auquel
cas le sentiment ne serait pas sentiment de créature et le Dieu ne serait pas le Tout-autre. Le Tout-Autre
est justement une pure altérité qui ne peut se laisser saisir par un sujet au travers d’intellections diverses
et variées (comme la « variation eidétique » chez Husserl qui consiste à imaginer un objet tel qu’il ne
pourra jamais m’apparaitre afin de comprendre paradoxalement l’essence de l’objet), et son apparition
altère le sujet de telle sorte que ce n’est plus tant la créature qui est sujet et la divinité l’objet d’une
perception, mais bien le Dieu lui-même qui est sujet d’une expérience que la créature, comme objet de
la création, subit dans sa pure négativité. En ce sens, le contenu immédiat de cette perception, dont le
schème sujet/objet est inversé, remet en cause l’idée d’une connaissance possible de l’objet par le sujet
transcendantal. La conscience intentionnelle est comme empêchée dans ce processus phénoménologique
où l’apparaitre est certes la réalité-même (le Dieu absolu) mais une réalité qui se donne comme absolue
et originaire de tout bien qu’inconnue. Le principe du Tout-Autre permet dans cette mesure de réagencer
l’ordonnancement de la perception dans l'expérience de l'homo-religiosus, puisque le phénomène
suppose toujours en son sein, en son derrière, pourrait-on dire, une réalité en soi, un monde. Il faut en
ce sens comprendre que le Tout-Autre est Tout-Autre parce qu’il n’est pas la créature du tout, il est son
altérité-même, une altérité inconnaissable bien que présentifiée dans son absence, dans sa négativité.
L’idée d’une expérience , c’est-à-dire pour reprendre la définition kantienne de la Critique de la Raison
pure7, un « enchainement de perceptions » et non la perception elle-même, par l’immédiation du
sentiment, ne consiste pas dans une mise en relation du sujet à un objet quelconque, mais consiste bien
au contraire et paradoxalement dans la destruction pure et simple de ce sujet submergé au sens propre
par ce qui apparait à lui de manière irréductible et indubitable. Le Dieu est une évidence, mais pas une
évidence cognitive dont l’essence m’est révélée, seulement une évidence dans son apparaitre-même
comme ce qui n’est pas moi mais me change, modifie mon être. En ce sens, respectueux de tout
fondement phénoménologique, Otto fait du numineux et de la perception du phénomène divin, quelque
chose cachant irrémédiablement une étantité objective mais intraçable, ce qui revient à dire que toute
phénoménologie est aussi, dans ce cas, une métaphysique. Bien qu’ici nous ayons à faire à ce qui
s’apparenterait à une métaphysique du sentiment. L’émotion religieuse participe donc paradoxalement
d’une non-saisie de l’objet, d’un « mysterium » comme aime à le rappeler Otto, dont le mouvement
rétrospectif nous fait croire être une irréalité car cette émotion, remplie d’elle-même et des négativités
phénoménales, croit avoir « rêvé et présentifié des réalités imaginaires là où elle était en contact avec la
chose en soi »8 nous dit Otto. C’est donc tout un mouvement rétrospectif de la perception qui se met en
place puisque le sujet croit avoir imaginé et agit alors que c’était bien l’absoluité de la divinité qui s’était
imposée à lui comme monde en dehors de soi. Schéma qui, nous le verrons bientôt, sera étrangement
remis en question avec l’apparition de la catégorie du sacré comme forme a priori de l’entendement
rationnalisant le numineux et inversant le schéma de l’apparition métaphorique de la divinité. Ce qui
nous amènera à la question de savoir si la phénoménologie d’Otto se fonde sur le numineux ou au
contraire sur le sacré, question essentielle pour comprendre ce que la phénoménologie religieuse a en
propre et ce qu’elle a d’universelle.
7
Kant, Critique de la raison pure, Esthétique transcendantale II, PUF, trad. A. Tremaseygues et B. Pascaud, 2012
8
Otto, Idem, chap.4, Le Mysterium, p. 100.
5
On a donc vu que le numineux était une certaine apparition provoquée par une disposition du sujet à
recevoir la phénoménalisation de l’idée divine, mais nous avons vu plus encore les modalités de cette
structure d’apparition, à savoir ce qui en négatif détruit les facultés du sujet de l’expérience et le modifie
ontologiquement dans son être. Si bien que la réalité lui apparait directement, sans médiation, par des
moyens spéciaux dont le « sanctum » (idée de sainteté absolue) ou encore le « mirum » (la vision
aveuglante de la divinité), le tremendum et le fascinans, sont les principaux acteurs. Par-là même le
numineux a une tendance particulière à se manifester et à montrer son non-sens plutôt que son sens en
aveuglant le sujet et en mettant à mal ses facultés cognitives par l’entremise d’un sentiment trop fort
pour être dégagé et objectivé au dehors. Cela amène alors Otto à un premier rapprochement théorique
d’avec la philosophie kantienne : le domaine esthétique. Nous verrons en temps venu que ce
rapprochement, en tout point justifié, est cependant complètement contraire au rapprochement entre le
sacré et les catégories de l’entendement que viendra faire Otto pour asseoir la réalité phénoménologique
de l’expérience religieuse, ce qui rendra problématique toute l’architecture de sa pensée du « faire-
sens », soit de l’herméneutique propre à sa phénoménologie. Ce rapprochement théorique entend
montrer une sorte de connivence entre le sublime kantien et le numineux, étant entendu que le sublime
est de deux sortes : le sublime kantien9 en effet, en une filiation qui semble renvoyer exclusivement à
Burke, se présente comme l’objet impossible à contenir dans une représentation, trop grand ou trop fort
pour pouvoir être seulement imaginé, mais non seulement trop positif mais aussi bien trop terrible. Le
sublime écrase notre pouvoir de représentation (au lieu que le beau s’harmonise avec lui) par sa grandeur
(sublime mathématique) et sa force (sublime dynamique) toutes deux proposées dans leur ambivalence
nécessaire : est sublime la montagne ou l’océan (mathématiquement entendus), l’orage et la tempête
(dynamiquement), et en tant que je puis m’y perdre et que ces spectacles se font aussi bien craindre de
moi, ce qui peut aller jusqu’à la terreur, que susciter une admiration sans repère. Ajoutons que selon
Kant, c’est la nature qui est sublime, l’art ne pouvant qu’en restituer de pâles imitations ; c’est elle qui
commande l’admiration, le respect et la terreur à la fois. Le sublime apparaît donc comme l’effet du
rapport esthétique au sacré et comme une loi d’association des sentiments où une tension graduelle
imperceptible est à l’œuvre – le numineux en ce sens est de l’ordre de l’imperceptible, ce qui pose la
question de savoir comme édifier une phénoménologie sur du rien, sur du non-percevoir. Ce rapport va
prendre chez Kant la forme exacte d’un monde infini devant lequel nous restons en un sentiment de
respect, d’admiration, de vénération, sans doute teinté de quelque crainte (liée éventuellement à notre
finitude). Ajoutons enfin que la contemplation à l’égard du sublime devient évidemment quelque chose
de foncièrement ambivalent, au sens où la motion d’identification, que l’admiration pourrait en effet
porter, se teinte immanquablement d’une répulsion, d’un effroi qui nous anéantit plutôt que de nous
hausser à un plan d’être supérieur. Le spectacle sublime attire et repousse, il est fascinans et tremendum.
D’où alors il est possible de comprendre cette première filiation revendiquée par Otto afin d’asseoir un
projet phénoménologique dont le caractère sous-jacent n’est pas de proposer une recherche intellectuelle
mais tout au contraire son envers : une esthétique. Cette oscillation et cette ambivalence du numineux,
qui est à la fois trop positif, qui m’infinitise, et qui est en même temps trop négatif et me détruit en tant
que sujet, si bien qu’il est paradoxalement négatif par son trop-plein de positivité, s’accordent
pleinement avec l’expérience du sublime. Pourquoi ce rapprochement est-il essentiel ? Pour une large
partie parce qu’il tente d’universaliser la démarche en la rendant phénoménologique d’une part par un
appui théorique non des moindres et d’autre part en montrant que l’expérience religieuse,
analogiquement semblable au sublime, est paradoxalement et de quel que bord que nous soyons (athée
ou religieux) une expérience commune à tous les hommes. Si en effet le numineux est le sublime, alors
tous les hommes ont déjà vécu une expérience de type religieuse et la phénoménologie d’Otto peut ainsi
revendiquer une universalité des cadres perceptifs et aperceptifs. Revenant à l’universalisme husserlien,
9
Boileau, Réflexions critiques sur Longin, (mises en tête de sa traduction dans la grande édition de ses œuvres
en 1713 ) ; Silvain Traité du sublime, 1732 ; Burke Recherche philosophique sur nos idées du sublime et du beau,
1757 ; Kant Critique de la faculté de juger (Analytique du sublime, éd. G. F., p. 225-324)
6
Otto peut prétendre à une description universelle qui prétende concurrence l’idée de l’a priori corrélatif
puisqu’ici, il n’est pas question d’a priori et de préperception mais d’apparition non-conditionnée. Ce
rapprochement mène cependant à une sorte de contradiction puisqu’au début du chapitre III de son livre
Otto écrit : « Nous invitons le lecteur à fixer son attention sur un moment où il a ressenti une émotion
religieuse profonde et, autant qu’il est possible, exclusivement religieuse. S’il en est incapable ou s’il
ne connait même pas de tels moments, nous le prions d’arrêter ici sa lecture »10 Ainsi Otto refuse-t-il de
parler avec le non-croyant, ce qui pose le problème d’une phénoménologie ne traitant qu’une catégorie
historique du domaine de la perception et remettant en cause le fondement universel de la perception
husserlienne.
Afin de réussir à fonder son projet et de le rendre justifiable, Otto va donc procéder à l’analyse d’une
sorte d’évolution historique du numineux en le rationnalisant petit à petit et en le renommant « le sacré ».
Ce numineux, appréhension immédiate des phénomènes, devient dès lors une catégorie a priori de
l’entendement kantien, le sacré, permettant à l’homo religiosus de vivre une expérience médiatisée grâce
à une disposition et une faculté connaissante. Le problème qui va nous permettre de poursuivre notre
enquête est alors le suivant : quoiqu’en dise l’auteur, le sacré n’est en aucune mesure la possible
évolution du numineux car le champ de son action, effectué dans une relation de type connaissante, est
radicalement différente d’une perception immédiate et négative de la divinité. C’est alors comme si Otto
hésitait entièrement à choisir entre deux modes pré-perceptifs (a priori) et perceptifs : soit une
métaphysique du sentiment, soit une phénoménologie idéaliste de la perception.
Pour discuter ces deux positions, il nous faut d’abord expliquer par étapes ce qu’est le sacré en
commençant par comprendre le processus de rationalisation historique de la catégorie du numineux. Le
numineux, en effet, d’après Otto est au départ un sentiment confus du divin qui peu à peu va s’objectiver
via des formes à la fois esthétiques, morales et épistémologiques multiples. Cette rationalisation va tout
de suite poser la question fondamentale de savoir si nous appréhendons les phénomènes d’une telle
manière parce que c’est le sujet historique qui, en évoluant, modifie ses manières de percevoir et
rationnalise ce qu’il a déjà vu auparavant, auquel cas on se rapprocherait d’une vision comtienne de
l’histoire qui va de l’âge théologique à l’âge positif en passant par l’âge métaphysique, ou si c’est la
divinité elle-même qui apparait de plus en plus clairement et distinctement à l’homme, comme en
témoigne l’apparition humaine du Christ sur terre. L’objectivation du subjectif va en ce sens poser autant
la problématique de l’origine de toute perception et donc de ce qui est pré-perceptif, c’est-à-dire la
structure-même qui nous permet de percevoir les phénomènes plutôt que la perception elle-même, que
la problématique de son origine (intrinsèque aux facultés humaines ou extrinsèque ?) A l’instar de tout
processus intellectif qui passerait du sensible à l’intelligible, le numineux se phénoménaliserait
pleinement dans des forces autant sensibles qu’intellectuelles. Otto en donne beaucoup d’exemples au
travers de l’étude du Nouveau Testament, de l’Ancien Testament et du protestantisme luthérien
(chapitres XIII, XIV, XV), à savoir les expériences où Dieu apparait sensiblement dans une chair comme
lorsque face aux accusations de Job envers Dieu au chapitre 38, Elohim apparait pour plaider sa propre
cause en personne, diffusant ainsi les éléments objectifs du « mirum » (la divinité est présente au sens
10
Otto, Idem, chap.3, §1, « le sentiment de l’état de créature ou la réaction provoquée dans la conscience par le
sentiment de l’objet numineux. »
7
de la vue) et du « augustum » (de la divinité émane une puissance sacrée). D’autres exemples pourraient
être donnés à travers l’histoire avec le protestantisme luthérien qui entend faire de Dieu le lieu même du
cœur comme faculté connaissante. « Avoir un Dieu ne signifie pas autre chose que de le laisser connaitre
par son cœur. » dit Luther dans le Grand Catéchisme, et chez Pascal ce sera le « deus absconditus » qui
sera promulgué comme ne pouvant faire l’objet d’une recherche de la raison mais de la faculté du cœur,
ce qui amènera l’idéalisme allemand comme Schleiermacher à dire que « toute intuition religieuse existe
pour soi. Elle ne reconnait ni liaison ni connexion logique. » La divinité passe donc du monde des choses
en soi au monde des phénomènes pour reprendre la terminologie kantienne et devient objectivable par
des facultés autant métaphysiques que physiques (l’infinitésimal par exemple est chez Leibniz rapporté
à la construction parfaite et en détail du monde par Dieu, d’où sa soumission aux lois de l’entendement).
Empruntant cette voie d’une rationalisation du non-rationnel, Otto suggère donc dans une certaine
mesure l’évolution des cadres de perception, voire des paradigmes de l’appréhension des phénomènes
religieux. Il ne s’agit plus de faire l’expérience mystique de Saint Paul tombant de son cheval et étant
ébloui par la lumière divine, mais plutôt de rendre compte de la présence divine via des lois de la
perception bien distinguables et, surtout, universelles. L’ancrage, dans l’histoire, d’une telle
problématique rend cependant difficile le passage de l’homo religiosus à l’universel parce que
l’expérience religieuse devient l’affaire même de ceux qui ne croient pas mais définissent
rationnellement des attribut au phénomène du divin. Comment expliquer, dès lors, une perception qui
serait changeante dans l’histoire alors que même que cette perception d’ordre phénoménologique,
entendait au départ rendre compte d’une expérience originaire et propre à un seul type d’être humain ?
Deux réponses seront alors avancées par Otto pour se sortir d’une telle contradiction : d’une part il faut
faire une distinction entre l’universel et le commun, c’est-à-dire que le numineux est une expérience
sensible universelle et non commune se rationnalisant et révélant en puissance une capacité de tous les
hommes à recevoir ce genre d’expérience perceptive, d’autre part la manifestation des expériences
sensibles du numineux ne sont pas une fin en soi mais préparent la découverte du sacré comme catégorie
a priori résidant en nous sur le plan logique et non sur le plan chronologique. Otto contourne donc le
problème de l’historicité de la connaissance religieuse face à la connaissance universelle à laquelle tend
toute phénoménologie en utilisant des outils théoriques de plus en plus constructivistes et rationalistes.
Le numineux n’est plus une fin en soi mais n’est plus qu’une étape dans le processus historique de la
perception vouée à être universelle en puissance et à devenir une faculté a priori de la connaissance,
c’est-à-dire primordiale dans l’ordre logique, d’où le fait que sa découverte soit à retardement dans
l’histoire. « La disposition du numineux devient très vite recherche de son fondement épistémologique :
le sacré »11 nous dit Otto.
C’est ici alors qu’entre en jeu le problème de l’héritage kantien. Car en effet, Otto procède à un coup
de force théorique en adoptant la terminologie kantienne et en faisant du sacré, forme rationnalisée du
numineux, une catégorie a priori de la connaissance logée plus particulièrement dans l’entendement. Ce
qu’entend par là l’auteur, c’est de démontrer que toute expérience religieuse ne peut être réalisée qu’à
partir d’une disposition du sujet à recevoir une telle émotion, et un protocole à partir duquel l’expérience
peut être réussie et ressentie comme telle (exemple : allumer un feu pour réveiller les esprits et entrer en
contact avec eux avant de rentrer dans une grotte peuplée d’ancêtres 12.) Cet héritage kantien, le deuxième
11
Otto, idem, chap. 18, le sacré comme catégorie a priori.
12
Exemple tiré de l’ouvrage de Geneste et Valentin, Si près si loin : pour en finir avec la préhistoire, où les deux
historiens se disent surpris de voir que des aborigènes d’Australie allument un feu avant de rentrer dans la grotte
de Lascaux à laquelle ils ont été invités afin de réveiller les esprits, avant d’expliquer que cet acte leur avait
montré cuisamment leur incapacité d’historiens à percevoir phénoménalement ce que les animistes
8
revendiqué par Otto après la mention du sublime, montre bien l’attachement de l’auteur à une certaine
tradition métaphysique lui permettant d’édifier une phénoménologie du sacré et une métaphysique du
sentiment. Le sentiment n’est plus élément théorique sans fondement, il est ce qui, converti en une
catégorie de la connaissance, permet un apparaitre de la divinité et donc la transposition d’un monde
sacré à même un monde profane. Il est donc un moteur cognitif et sensible indispensable à toute
perception métaphorique du phénomène religieux. Dans une certaine mesure, cette théorisation quelque
peu osée d’Otto permet d’articuler l’idée d’un a priori corrélatif universel – l’universel sacré étant en
puissance et non en acte chez tous les hommes comme dans la philosophie husserlienne l’attitude
phénoménologique est déjà en puissance dans l’attitude naturelle – l’apparition en second lieu d’un sens
puisque le sacré fait sens, c’est-à-dire crée des relations non seulement émotionnelles mais aussi
cognitives entre le sujet et l’objet contrairement au numineux qui était un sentiment confus, et une
occultation toujours prégnante de la chose en soi entendue dans le sens kantien comme chose
inconnaissable mais postulable par l’idée régulatrice de la raison. Comprenons bien que ce processus
est en tout point problématique par rapport à l’expérience du numineux car Otto le présente comme sa
continuité logique et historique. Si bien que son discours en vient à interchanger les deux expériences.
Or, nous l’avons bien vu, l’expérience de la phénoménalité numineuse et ce qu’elle demande d’outils
en termes de théorie de la perception est absolument incompatible avec le schéma du sacré comme
catégorie a priori. Pourtant Otto ne s’en explique pas, se contentant de dire que le numineux subsiste à
travers le sacré et coexiste car l’un est à l’origine de la découverte de l’autre. Mais cette conception n’est
tout de même pas satisfaisante car elle ne règle à aucun moment le problème de la légitimité de la
phénoménologie religieuse : peut-t-on soutenir que l’apparition d’un phénomène métaphorique tel que
la divinité soit à la fois le résultat et le fruit d’une catégorie a priori permettant cet apparaitre tout en
soutenant par le même temps l’apparition du numineux comme imposition au sujet d’une réalité
absolue ? Cette tension parait difficilement conciliable car d’une part, nous avons à faire à un système
kantien où c’est le sujet qui prescrit paradoxalement ses lois à la nature, si bien que je vois l’espace et
le temps comme sacrés parce que ma disposition me le permet, et d’autre part s’oppose un système
expérientiel où c’est le monde en soi, l’objet, qui s’impose à la créature passive comme réalité
indépassable. D’une part donc, la construction du sujet, d’autre part, sa destruction. On peut postuler en
ce sens que ni le numineux n’est du sacré, ni le sacré du numineux, si bien que ce sont des expériences
radicalement de nature différente. La seule chose qui réside intacte entre ces deux expériences, c’est
l’idée que nous ne connaitrons jamais la chose en soi et que nous ne remontrons jamais véritablement,
et ce bien que nous le vivions, aux origines et aux choses-mêmes, ce qui marque déjà un contrepoint par
rapport au projet husserlien du retour aux choses-mêmes et de la recherche grecque de l’être en tant
qu’être. La seule réponse dont Otto nous fait part, car sachant bien le problème de son système, est que
la catégorie a priori du sacré révèle l’illusion de l’expérience numineuse : ce n’est pas la divinité qui
apparait comme telle pour nous foudroyer, c’est notre disposition qui permet cette apparition hautement
négative. Mais, une fois la catégorie du sacré projetée sur le monde, il se réalise un phénomène rétroactif
où c’est le monde qui s’impose comme existant en soi, nous faisant oublier que c’est nous-même qui
avons construit métaphoriquement cette réalité avant de la projeter sur les objets. Mais cette défense, on
le comprend bien, est encore insuffisante car quoiqu’elle rende compte du problème de la perception
comme relation délicate entre le sujet et l’objet, elle ne décide jamais de la véritable expérience
religieuse par excellence. Est-ce celle du sacré ou du numineux ? Selon la réponse qu’aurait apporté
Otto, c’est la légitimité de la phénoménologie religieuse et de sa quête métaphysique qui aurait été
justifiée.
percevaient : un monde animé et considéré comme le réel-même. En ce sens, ils disent n’avoir pas été des bons
historiens car n’ayant pas essayé d’entrer en contact et de comprendre la phénoménalité et le fonctionnement
de toute expérience sacrée. Car le phénomène est toujours travail collaboratif de l’apparition et du sujet
transcendantal le faisant apparaitre.
9
3. Entre universalisme et historicité excluante : le problème de la démarche phénoménologique
d’Otto.
Car en effet, si le choix n’est pas réalisé, c’est aussi certainement car cette conceptualisation du sacré
est problématique en elle-même en faisant des phénomènes religieux la porte d’accès à une réalité
absolue – le réel-même des choses – tout en faisant de cette disposition une qualité exclusive à certains
êtres du monde : l’homo religiosus. Paradoxalement, l’universel ne serait réservé qu’à certains, d’où une
absurdité théorique puisque l’universel est justement ce qui concerne tout le monde. Le sens n’est pas
exclusif à certains car il est justement le sens-même des choses, expérience qui devrait donc être
objectivable par n’importe quel esprit normalement constitué. Le sujet transcendantal n’est pas un
modèle modifiable à propos selon les spécificités du vécu, il est un modèle épistémologique, et son vécu
lui-même est objectivable bien que sous certaines conditions non-objectivantes. Face à cette tension
irrésolvable entre universalisme et historicité excluante, Otto donne la réponse que nous avons déjà
donnée : l’universel n’est pas le commun, et le sacré comme catégorie a priori existe universellement en
puissance dans chaque sujet transcendantal. Le sacré serait donc universel en puissance chez tous les
sujets tandis que l’expérience commune serait une expérience partagée par tous sans pour autant
permettre l’accès à un degré de réalité supérieure. Outre une distinction assez peu intelligible entre
commun et universel, car on se demande bien ce qui peut être commun sans être universel, et ce qui peut
être universel sans être commun – la causalité par exemple est-t-elle une catégorie a priori commune et
non universelle du fait qu’elle ne permet pas l’accès au monde en soi mais seulement au monde construit
des phénomènes ? – Otto ne rend pas compte de la possibilité de produire une théorie phénoménologique
de la perception en en considérant seulement les facultés religieuses. En effet, s’en tenir seulement au
sacré comme seule faculté de projection métaphorique, c’est oublier en quelque sorte les modalités
propres de cette réalité. Par exemple comment le temps et l’espace sont-t-ils représentés dans cette réalité
divine ? Si on doit admettre une catégorie a priori sacrée, on ne peut pour autant pas admettre que celle-
ci irait seule. Il lui faudrait à son tour une catégorie a priori du temps sacré, de l’espace sacré, de la
causalité sacrée, afin de construire une autre réalité homogène dans sa manifestation sensible. Il faudra
attendre quelqu’un comme Mircea Eliade13 pour remarquer l’inaboutissement de la théorie du sacré chez
Otto et de sa nécessaire réélaboration. Cependant, même avec Mircea Eliade, une telle démarche
phénoménologique rencontre le même problème : comment postuler un sacré universel en puissance
alors même que le sacré entendu comme lien avec le divin est certainement exclusif à une catégorie de
personnes ? Le seul moyen de résoudre un tel problème serait de « profaner » ou de moderniser en
quelque sorte le concept de sacré en le séparant dans sa totalité de la substance du divin, et en le joignant
à une expérience commune telle que l’expérience du jugement esthétique, ou encore l’expérience de la
transcendance politique. Si Otto s’y risque de temps à autre – on l’a vu avec le rapprochement
numineux/sublime – le rapprochement n’est jamais qu’analogique et ne se sépare jamais de l’idée du
divin qui, elle, est propre à l’homo religiosus et ne peut donc fonder sérieusement une phénoménologie
comme retour aux choses-mêmes et à l’en soi de l’objet. Cependant, si nous séparons le sacré du divin,
celui-ci peut devenir une expérience universelle et l’accès au réel-même entendu comme l’accès à une
réalité essentielle et non une divinité occulte. Je ferais ainsi par exemple l’expérience subjective de la
prétention au Beau par la contemplation esthétique comme chez Kant et voudrais partager cette réalité
commune avec mes pairs, le sacré étant dès lors une forme résiduelle plus quotidienne et non religieuse
mais universalisable. C’est ainsi, certainement, que pourrait s’édifier une véritable phénoménologie du
sentiment. L’apparaitre aurait alors pour particularité que son apparition serait toute entière partageable
tout en gardant le principe d’une objectivation du subjectif puisque la contemplation est elle-même
sujette à une forme de subjectivité construisant une certaine prétention à juger du Beau et non le fruit
d’un apparaissant se donnant tout entier pour vrai. Cela motiverait d’autant plus une métaphysique
13
M. Eliade, Le sacré et le profane, folio essais, 1987.
10
limitative du sentiment où l’apparaissant ne se laisse pas réduire à ce qui apparait, motivant une
recherche de ce qui est caché derrière le sentiment.
Cette réflexion critique nous amène à notre dernière démarche qui permettra de mettre en avant la
prétention en partie justifiée d’Otto de promouvoir une phénoménologie religieuse. Mais avant
cela deux choses sont à rappeler : le numineux, en tant que tel, n’est pas le sacré, et le sacré n’est pas le
numineux, bien qu’il puisse en tirer quel qu’origine. Mais les deux sont pourtant des outils pré-perceptifs
et perceptifs phénoménologiques qui ont droit de cité dans les développements modernes de la
phénoménologie. Il va s’agir donc de montrer cela et de tisser des liens entre la phénoménologie depuis
Husserl – plus particulièrement celle développée par Merleau-Ponty dans Le cinéma et la nouvelle
psychologie, petit essai contenu dans Sens et non-sens assez dense pour résumer sa théorie de la
perception et de l’expérience esthétique – et la phénoménologie religieuse. Peut-être même pourrons
nous comprendre en chemin ce qui lie véritablement le numineux et le sacré au travers de la théorie
merleau-pontienne du sens et du non-sens.
1. Comment penser une phénoménologie dont les cadres de perception dont dits numineux et
sacrés ? Une métaphysique du sentiment par le numineux ?
« Si au contraire nous observons les mêmes assiettes à travers un écran percé d’un trou, aussitôt l’une
d’elle nous parait grise et l’autre blanche, et même si nous savons que ce n’est là qu’un effet d’éclairage,
aucune analyse intellectuelle des apparences ne nous fera voir la vraie couleur des assiettes. La
permanence des couleurs et des objets n’est donc pas construite par l’intelligence, mais saisie par le
regard en tant qu’il épouse ou adopte l’organisation du champ visuel. »14. La théorie de la perception
par Merleau-Ponty peut nous aider à comprendre un peu mieux ce que serait, dans le champ
phénoménologique, le numineux. Ecartant la distinction sujet/objet dans la plupart de ses écrits,
Merleau-Ponty en effet tente de redéfinir la perception comme une certaine immédiateté du rapport du
sujet à son vécu, environné et entouré par les objets qui l’enlacent plutôt que mis face à eux, devant eux,
comme la conception cartésienne de la vision appelait à l’être. 15 Chez Merleau-Ponty un acte de
réduction au monde de la vie, comme régression au monde originaire contre les idéalités, va être effectué
pour faire retour au monde vécu composé d’actes non-objectivants, dont le numineux pourrait bien faire
partie. Il s’agit de faire apparaitre que les choses échappent à la connaissance. Ceci implique une attitude
naturelle qui est un engagement dans le monde de la vie car les idéalisations faites ensuite dans ce sol
ont pour sol une attitude naturelle. La phénoménologie, chez Merleau Ponty, doit en d’autres termes
elle-même pouvoir s’enraciner dans ce sol qui est le tout de la vie car le monde de la vie est aussi le
monde de ma vie. Cependant, cette vie quoiqu’originairement non-intellectuel, n’est pas aveugle
absolument, elle comporte en germes des actes réflexifs. En ce sens, le sujet est comme envahi tout
entier par un monde qui le submerge et l’empêche d’objectiver les objets comme il le voudrait, si bien
que le regard épouse les formes plutôt qu’elle ne construit son objet. « Quand je perçois, je ne pense pas
le monde, c’est le monde qui s’organise devant moi. » nous dit l’auteur sur la même page. Et lui de
revenir : « le corps et l’âme d’un homme ne sont que deux aspects de sa manière d’être au monde. »
(p.16). A ce stade-là on comprend que la démarche phénoménologique merleau-pontienne consiste à la
fois dans une suppression de l’intelligence comme actrice majeure de la perception et aussi dans un
gommage ou plutôt une redéfinition de la distinction sujet/objet qui n’a que peu de sens puisque l’un
comme l’autre sont les deux faces d’une même pièce si bien que je sens sentant, pensant et que je me
sens sentir, ce qui amène à la théorisation de la chair chez Merleau-Ponty comme acte de connaissance
subjectif des réalités inobjectivables. Cette analyse est, dans une certaine mesure, l’exact schéma du
numineux comme expérience de l’inobjectivable et du mystère. On peut retenir en effet comme point
14
Merleau-Ponty, Le cinéma et la nouvelle psychologie, p.12, folio plus, 1996.
15
Descartes, Dioptrique, œuvres complètes : essais, Gallimard, 1990.
11
commun le renversement de la problématique sujet/objet, ainsi que la destitution de l’intelligence
comme matrice première permettant la perception. Pour Merleau-Ponty, nul a priori corrélatif de la
perception ne permettrait de rendre compte de la réception de la phénoménalité comme telle. La nouvelle
psychologie, telle que l’entend Merleau-Ponty est une saisie du monde et de sa prose depuis un canal
sensible, celui du sentiment, dont la caractéristique est de n’être ni un jugement ni un acte de réflexion
mais bien un accès au monde-même. Ici comme chez Otto, le sentiment est donc réévalué comme un
moyen d’accès aux choses-mêmes et à leur mystère, sans jamais oublier que la chose-même ne se laisse
pas découvrir comme telle mais toujours se résorbe, voire se dérobe, jusqu’à prolonger et renouveler
sans cesse la découverte des objets. C’est pourquoi, dans une perspective phénoménologique, percevoir
n’est aucunement penser au sens cartésien de la res cogitans. Car penser sous-entend déjà une relation
particulière d’objectivation de l’objet tandis que la perception n’objective rien, elle rend plutôt
impossible l’objectivation du subjectif, si bien que s’établit une sorte de métaphysique du sentiment où
le sensible n’est pas recensé comme le miroir de l’intelligible car « la perception n’est pas une sorte de
science commençante. ». D’où alors il est possible de comprendre ce qu’entendait Rudolph Otto quand
il parlait de « non-rationalité » comme ce qui ne se laisse pas prendre par les approches scientifiques et
rationalistes. Merleau Ponty comme Otto entendent une incommensurabilité entre la perception des
choses objectivables et la perception des inobjectivables qui relèvent d’une phénoménalité souvent
inenfermable dans des carcans interprétatifs mais relevant en revanche de faits psychiques comme
pourraient l’être les expériences numineuses provoquant terreur, fascination, colère. Par-là- même c’est
toute une théorie de la perception émotionnelle que réfléchissent Merleau Ponty et Otto, allant à
l’encontre de la perspective husserlienne selon laquelle le sujet transcendantal objective tout ce qu’il
rencontre et convertit des datas sensibles en des data eidétiques, noétiques. Plus encore, pour le
numineux comme pour l’exemple de l’éclairage ou pour des réalités inobjectivables comme l’amour
chez Merleau-Ponty, il ne s’agit jamais de reconduire un acte d’observation purement intérieure, mais
de comprendre cette observation intérieure comme un comportement en corrélation perpétuelle avec le
monde. « Chaque fois que j’arrive à des remarques intéressantes sur l’amour, c’est que je ne me suis pas
contenté de coïncider avec mon sentiment, c’est aussi que j’ai réussi à l’étudier comme un
comportement, comme une modification de mes rapports avec autrui et avec le monde. » (p.14) Ni
approche objectiviste ni approche subjectiviste, le numineux se comprendrait donc bien mieux comme
une structure de la perception à mi-chemin entre le sentiment et ce que ce sentiment provoque en moi,
dans une dialectique toujours complexe avec le monde qui m’entoure et dans lequel je baigne. Plus
encore, la négativité du numineux, qui fait de lui une expérience originaire de rencontre avec le Tout-
Autre - qui est aussi un rien, un néant à tel point qu’il en devient lourd de ce rien, présence du rien -
semble être une forme de néantissement qui permet postérieurement le sentiment et la compréhension,
dans le monde vécu, d’une autre perception du monde, perception en tout point phénoménologique et
aussi en partie connaissante quoique relevant bien plutôt d’un acte non-objectivant : celle du sacré. Si
bien que le numineux s’accorde au sacré non en tant qu’il est son état le plus bas épistémologiquement
mais en tant que le numineux n’est pas sentiment sinon Pré-sentiment. C’est-à-dire ce qui permettra
ultérieurement au sentiment sacré d’advenir. Du négatif de l’expérience pré-sentimentale de la rencontre
avec le Tout-Autre qui est aussi monstration d’un Tout-Autre-Monde, on passera ainsi au positif de la
vie sacrée et de l’expérience humaine qu’elle compose. Ainsi l’expérience du numineux est-elle une
expérience que nous faisons en vue de pressentir ce que nous sommes (pour reprendre la distinction
opérée par Patochka dans Le Platonisme négatif) : des homines sacri, capables de s’émouvoir et de se
disposer phénoménologiquement face au monde ou plutôt face à ce que ma conscience absolue me
donne de percevoir dans ce monde, et qui est proprement une originarité saisissante au sens propre -
nous allons le voir avec l’expérience esthétique comme ce qui capte ma perception, la saisit dans son
mouvement. Reste par conséquent à savoir ce en quoi cette expérience phénoménale du sacré consiste
si on l’entend comme sentiment séparé du divin et qui révèle à l’homme son attitude phénoménologique
plutôt que naïve puisque le sacré demande une compréhension de l’étantité et de son donné partiel dans
le sensible, amenant à s’insatisfaire de cette partialité pour réapprivoiser le Tout. Bien qu’en réalité, on
pourrait se questionner sur le fait de savoir si le sacré n’est pas une des rares expériences
phénoménologiques, révélant ce que nous sommes, qui ne demande pas à l’homme de perdre sa totale
naïveté face au plan mondain des étants et qui continue de saisir le sensible sans se rendre compte qu’il
le dépasse puisque cette expérience ne relève pas d’un acte objectivant d’une part, et que d’autre part
elle se caractérise par un lâcher prise qui n’entend pas rendre compte d’elle-même, ni à s’expliquer,
mais bien à jouir du moment de sa survenue comme moment émotionnel et non véritablement
connaissant de rencontre avec l’Etre, si on puit reprendre la détermination du dasein chez Heidegger.
L’émotion serait ainsi ce canal qui n’est ni le sensible dont il faut s’arracher car il ne révèle pas tout du
12
donné, ni le plan noétique qu’il s’agit d’atteindre dans une phénoménologie de type husserlienne, mais
permettrait d’accéder au Tout du monde. Pour cela nous allons faire une comparaison afin de faire se
rejoindre l’expérience du sacré et celle du jugement et de la contemplation esthétiques.
2. Merleau Ponty, la perception de l’art et la perception sacrée : étude comparative entre le sacré et
l’art du cinéma dans Le cinéma et la nouvelle psychologie.
Reste donc à établir que l’expérience du sacré ne peut être une expérience universelle perceptive qu’à
condition de respecter une certaine structure universelle de la perception et un partage commun de cette
expérience. Comment comprendre les modalités d’une telle chose ? Si nous avons établi le lien entre
l’expérience du numineux, et la théorie de la perception chez Merleau-Ponty, nous allons désormais
tenter de comprendre l’expérience du sacré depuis une expérience universalisable ainsi que tenter de
comprendre son véritable lien, qui est d’ordre structurel, avec le numineux : celle de l’art du cinéma
comme emblème de la nouvelle psychologie, c’est-à-dire de la nouvelle théorie de la perception en
rupture avec le cartésianisme à l’âge classique. Pour cela nous allons partir d’une analyse d’un film que
Merleau-Ponty produit afin d’amener à une nouvelle définition de l’expérience sacrée comme catégorie
a priori. Nous nous appuierons sur le texte suivant : « De la même manière il y a toujours dans un film
une histoire, et souvent une idée (dans l’étrange sursis par exemple : la mort n’est terrible que pour qui
n’y a pas consenti) mais la fonction du film n’est pas de nous faire connaitre les faits ou les idées. Kant
dit avec profondeur que dans la connaissance l’imagination travaille au profit de l’entendement, tandis
que dans l’art l’entendement travaille au profit de l’imagination. C’est-à-dire que l’idée ou les faits
prosaïques ne sont là que pour donner au créateur l’occasion de leur chercher des emblèmes sensibles
et d’en tracer le monogramme visible ou sonore. Le sens du film est incorporé à son rythme comme le
sens d’un geste est immédiatement lisible dans le geste, et le film ne veut rien dire que lui-même. (…)
Le film ne se pense pas, il se perçoit. »16 Ce geste merleau-pontien de ramener la perception et
l’expérience filmique, artistique, à une perception des formes emportant avec elle l’idée elle-même et à
une collaboration de l’entendement pour stimuler les formes de l’imagination entendent ici faire de
l’expérience esthétique une expérience sensitive et ressentie comme immédiate seulement possible dans
la mesure où l’entendement est comme prédisposé à projeter dans l’imagination des idées stimulant les
formes (son, image), si bien que c’est la forme elle-même du film, son contenu sensible, qui est idéelle.
Plus de forme séparée du fond, donc, dans l’art du cinéma, et dans l’expérience esthétique d’un tel
phénomène. Le film est tout entier déjà pensant sentant et pensé senti. Ce chiasme perceptif est la
mesure-même de la perception et, qui plus est, dans l’expérience esthétique – que Merleau Ponty ne
choisit évidemment pas par hasard car elle est certainement la seule à comprendre les enjeux de la
contemplation – l’expression d’une singularité subjective : le sujet se sent tout entier comme transporté
dans la réalité où les sons, les images qui font sens tout autant qu’elles ne font pas sens car tout est
volontairement embrouillé, immanent, profond, alors qu’à l’origine c’est bien l’entendement qui a
travaillé au profit de l’imagination, de la même manière que dans une expérience sacrée c’est la catégorie
de l’entendement qui a permis la projection d’un monde métaphorique et, donc, une expérience
subjective. C’est donc plus qu’à un rapport d’analogie auquel nous pensons entre l’art et le sacré, mais
bien un rapport d’identité. Tout art authentique semble respecter un fonctionnement de la perception, si
bien que la manifestation de son contenu nous projette directement et immédiatement dans une forme
temporelle unie – le film – où « l’image est transformée par le voisinage du son et l’idée est informée
par le contenu sensible de l’action » (p.20). Par-là même l’art poursuit un dessein qui n’est « pas fait
pour exposer des idées » et donc s’engager – d’où une portée métaphysico-politique de cette analyse –
mais bien pour faire de ses idées et même les créer à même l’immanence d’une phénoménalité, d’une
manière d’être, d’un style. Par voie de conséquence, l’art est une projection sacrée, un imaginaire
subjectif et métaphorique dont les lois sont vécues et perçues par tous les êtres au moins une fois dans
16
Idem, p.22.
13
leur vie. Plus encore, cette équivalence posée entre art et sacré dans l’expérience fait comprendre
d’autant mieux ce que nous n’arrivions pas à saisir plus haut : le lien entre le sacré et le numineux. Car
en effet, l’expérience du cinéma semble renvoyer à une médieté de l’entendement où une certaine
disposition à la sacralité nous permettrait de jouir de l’œuvre d’art rétroactivement vécue comme
immédiate et naturelle, spontanée. Or, ces deux étapes font partie d’un même processus mais ce
processus n’est pas, comme le faisait valoir Otto historico-logique, si bien que mon bon sens me fera
découvrir à un moment ou un autre que le numineux n’était que la face cachée d’une catégorie appelée
« sacré », mais au contraire un processus logique nécessairement occulté par le sentiment et non originé
par lui. On voit donc que le détour par la théorie de la perception dans le cadre d’une expérience
esthétique du sens et du non-sens chez Merleau-Ponty nous a permis d’informer encore mieux le
phénomène du numineux et du sacré chez Rudolph Otto, approfondissant ainsi les carences théoriques
qui guettaient ce livre dont la principale erreur est certainement de faire concorder le sacré et le divin.
Car le sacré est bien universel contrairement au divin qui peut être une idée commune à une
communauté, et son expérience ne s’épuise jamais dans les considérations religieuses et théologiques
du sens et du non-sens car auquel cas, son étude ne permettrait pas l’établissement d’une
phénoménologie, aussi singulière soit-elle. A l’inverse, elle réduirait la portée du phénomène à une
communauté d’hommes et oublierait son occultation première – l’Etre inépuisable dans l’apparu -,
détruisant la possibilité de toute métaphysique.
Conclusion
En définitive, notre recherche était fondée sur le problème de l’incompatibilité entre le sentiment
purement religieux et la prétention à l’universalité de la phénoménologie, ce qui impliquait la difficulté
de penser une phénoménologie religieuse, dont on a vu qu’elle devrait en fait s’appeler phénoménologie
du sacré car le sacré ne s’épuise pas dans le divin et n’est pas celui-ci. Après une analyse de l’expérience
du numineux et du sacré comme catégorie a priori, nous avons évoqué les tensions internes inscrites
dans les décisions théoriques du livre d’Otto et nous en avons critiqué les aboutissements avant de voir
enfin comment, une fois repensée, cette phénoménologie pouvait s’universaliser à la théorie de la
perception et de l’expérience esthétique, bien que notre approche ait l’inconvénient de ne pas être
exhaustive puisqu’elle s’appuie majoritairement sur un seul auteur : Merleau-Ponty. Toutefois, Merleau-
Ponty revendiquant lui-même le statut universel de la perception et des actes non-objectivants telle qu’il
les décrit dans sa nouvelle psychologie, nous avons justifié ce rapprochement entre les deux auteurs en
faisant prévaloir et en présupposant la justesse de l’un et la carence à résoudre de l’autre. Ainsi, nous
avons pu tenter de résoudre le problème de l’universalité du sacré et du véritable fonctionnement de
toute préperception religieuse dans sa fonction du faire-sens en réinsérant le propos d’Otto dans une
histoire des concepts de la phénoménologie husserlienne et post-husserlienne.
DYLAN SROUSSI
14
BIBLIOGRAPHIE
Œuvre principale :
Otto, Le sacré : l’élément non rationnel dans l’idée du divin et sa relation avec le rationnel, Berlin,
Payot et Rivages, 2015, trad. André Junt.
Œuvres annexes :
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15