Vivier, Circuit, 2 Kopernicus.
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Circuit
Musiques contemporaines
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Tous droits réservés © Les Presses de l’Université de Montréal, 2008 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation des
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Prélude
Nous nous proposons, dans le cadre de cet article, d’examiner l’un des aspects
les plus significatifs de l’univers de Claude Vivier, le sacré. Notre approche
prend appui sur des éléments biographiques, les écrits, et l’œuvre en général
du compositeur. Elle est une mise au point dans une recherche beaucoup
plus large visant l’imaginaire en musique à partir de l’opéra « rituel de mort »
Kopernikus. Seront envisagés deux aspects du sacré : le numineux et le mer-
veilleux. Agni, le double du compositeur, personnage central et le seul nom-
mément désigné dans l’opéra, évoque le numineux associé au concept de
sacrifice. Alice, l’ombre d’Agni, symbole de l’imagination constamment sol-
licitée, représente le merveilleux associé au concept d’extase. Entre le numi-
neux et le merveilleux, le sacrifice et l’extase, l’existence et l’œuvre, s’installe
un vide qu’il reviendra à la musique de combler.
Par de fréquents mouvements d’aller-retour, c’est ainsi que seront révélés
peu à peu au lecteur les effets du sacré dans l’existence et l’univers musical
de Vivier à partir de Kopernikus. L’orientation du discours provenant plutôt
louise bail
d’une sensibilité théorique qu’empirique, aucune section de l’œuvre ne sera
à proprement parler soumise à l’analyse. Notre propos passera du général (le
sacré) au particulier (l’œuvre), tout en proposant un détour par l’existence
de Vivier.
9
fait naître en lui des sentiments d’effroi, de crainte, de terreur sacrée. À ces
sentiments négatifs s’ajoute une contrepartie, celle d’une attraction irrésisti-
ble vers quelque chose de mystérieux, de merveilleux et de solennel. C’est
ainsi que le prisme émotionnel du numineux imprègne la conscience d’états
ambivalents, la faisant osciller entre l’attraction extatique et le retranchement
coupable, chacun de ces pôles pouvant mener à la mort. Les effets peuvent
être secourables ou dévastateurs.
Chez Vivier, le numineux, ou cet arrachement hors de sa conscience,
10 prend la forme d’un appel du cosmos, d’un voyage vers l’au-delà ; c’est une
louise bail
(c. 1981) aux stades successifs de séparation, de marge et d’agrégation, qui
forment la structure tripartite des rites de passage. L’expression, aujourd’hui
consacrée, a permis à son auteur d’unifier et d’expliquer l’ensemble des phé-
nomènes qui rythment le déroulement de la vie humaine, « du berceau à
la tombe ». Les rites de passage servent à marquer une transition entre un 11
louise bail
distille tantôt d’exaltantes envolées mystiques, tantôt de dévastatrices pensées
peur peur peur peur
castratrices, la naissance du nénuphar dans le limon ne peut manquer, d’une
peur peur peur
part, de référer aux traumatismes subis par Vivier dans son enfance et, d’autre peur »
part, de couvrir de tabous les circonstances de sa mort horrible.
13
tout raffiner, trouver cette voix de l’enfant solitaire voulant embrasser le monde de
son amour candide - cette voix que tous entendent et veulent habiter éternellement.
Comme c’est étrange. Malgré tout ce que je t’ai dit sur l’adulte que j’étais devenu,
la seule voix qui perce en moi, c’est celle de l’enfant qui parle doucement aux anges
le soir ! Tout autour de moi, c’est le silence.
(Fondation Vivier)
À l’âge de onze ans, l’enfant est violé (Desjardins, 2007, 21 mai). Cette
expérience ne sera pas sans plonger la fragile personnalité dans des sentiments
14 équivoques et troubles qu’exacerbera plus tard une homosexualité prohibée
dans une société aux interdits réducteurs. Il écrira :
dans des écrits où il se voit comme un « transmetteur », c’est-à-dire un mes- « Quand le fils du Père descendit sur
la terre, écrit Paulo Coelho, il apporta
sager, comme un prêtre. Le choix d’Agni comme personnage principal de l’amour. Mais puisque l’humanité ne
Kopernikus n’est pas innocent : Agni, dans la religion védique, est le dieu du peut comprendre l’amour que comme
souffrance et sacrifice, on finit par le
feu, celui qui préside au sacrifice, l’« intercesseur » auprès des dieux. Il est le
crucifier. Sans cela personne n’aurait
bouc émissaire qui est censé recueillir sur lui toute l’impureté des actes com- cru en son amour, car tous les hommes
mis en secret ou perçus sans doute comme répréhensibles. Illustre notre pro- étaient habitués à vivre chaque jour de
leurs propres passions » (1996, p. 69).
pos cette phrase d’Antonin Artaud que Vivier reprend à son compte : « être
Dans la très catholique province de
comme des suppliciés que l’on brûle et qui font des signes sur leur bûcher » Québec, ce symbolisme prend une
(Duguay, p. 295), ou encore cette autre : « la première démarche de l’homme couleur bien particulière. L’agneau
est de se sentir crucifié, et c’est un peu cela, la crucifixion de l’homme, se n’était-il pas, aux temps de Vivier, le
blanc symbole des Canadiens français
sacrifier pour attirer l’attention sur ce qui ne va pas » (p. 296). qui se pressaient le long de l’itinéraire
Agni n’est pas que le symbole du sacrifié9, il est aussi celui qui préside au qu’empruntait le défilé de la Saint-Jean-
Baptiste, emblème de leur abattement
sacrifice en tant qu’« intercesseur » et celui qui reçoit les offrandes. C’est ainsi
et de leur pusillanimité ? N’est-il pas
que le numineux se transforme en sacré. Comme Agni, Vivier est celui par d’usage que des feux, lors de la Saint-
qui arrive le sacrifice ; comme le Christ, il prend sur lui les péchés du monde Jean, soient allumés le long des rives
du Saint-Laurent (toponyme du fleuve
et les siens en particuliers. C’est ainsi que Vivier assume les trois fonctions qui tire son origine du saint qui mourut
divines dans l’acte du sacrifice. Le feu du sacrifice est le symbole de l’amour. martyrisé sur le gril) ?
Le feu est associé à Agni. Le feu est ce qui consume l’offrande du sacrifice. « Après le Jean Baptiste comme patron
national, qui eut la tête coupée,
Le sacrifice est l’action par excellence du sacré. L’extrait ci-dessous, cité dans
symbolique fut aussi ce petit mouton
nombre de discours sur Vivier, demeure un texte-clé pour la compréhension à la laine frisée qu’on promenait sur
de son imaginaire. L’esprit de ce texte ne deviendra jamais caduc. Ce que un char allégorique le 24 juin, animal
louise bail
totémique par excellence de l’être
Vivier écrit en 1978 est ce qu’il écrira jusqu’à la fin de sa vie. C’est un esprit
identitaire québécois, peu vindicatif,
qui se love implacablement sur lui-même. bon à être saigné en veille pascale.
Agneau de Dieu qui rachète les péchés
Je veux que l’art soit sacré, la révélation des forces, la communication avec ces forces. du monde. En forme de gigots et de
Le musicien doit organiser non plus de la musique mais des séances de révélation carrés rôtis sur broche » (Beaulieu, 15
[ ] Devenir prêtre, organiser des cérémonies dédiées, trouver l’âme de l’humanité, 2006, p. 128).
Après avoir été exclu de la communauté des frères Maristes, sous un pré-
texte fallacieux probablement lié à son homosexualité ou à un irrépressible
10. Règles qui pourtant deviendront besoin de faire de la musique (besoin diagnostiqué plus fort par les autorités
le moteur « rythmitisé » de sa musique
que celui de vivre « en religion » et d’en suivre les règles10), Vivier aura à subir
et la scansion ritualisée de son style
formel. bien d’autres rejets, de nature professionnelle, certes, mais surtout de nature
11. « Écoutez-moi ! Écoutez-moi, passionnelle. La vie de Vivier est émaillée de rejets liés à son incommensu-
Koydja ! Vous savez que j’ai toujours rable besoin d’aimer et d’être aimé. Vivier arrivait mal à concilier l’amour
voulu mourir d’amour. Mais comme
c’est étrange, cette musique qui ne
physique et l’amour spirituel qu’il aurait voulu continuer d’éprouver dans
bouge pas… Je n’ai jamais su aimer, les ordres, et qu’il a désespérément continué d’appeler de ses vœux11. Mais
oui. Parle, chante-moi une chanson la musique suscitait tout autant chez lui cet amour-passion, dévorant, amour
d’amour : My lov’ my love My lov’
my love… » (Extrait de Crois-tu en tel qu’il l’empêchait parfois de composer (Circuit, p. 125). « De toutes les
l’immortalité de l’âme ?) manières que l’homme a trouvées de se faire du mal à lui-même, l’amour est
12. Coelho ajoute encore : « Nous le pire12 » (Coelho, p. 68). L’amour, qui exprime toutes les nuances fortes de
souffrons toujours pour quelqu’un qui
l’affection, est un thème central de l’existence et de la musique de Vivier, au
ne nous aime pas, pour quelqu’un qui
nous a quittés, pour quelqu’un qui ne cœur de ses réflexions sur l’art. Cette partie de lui-même, asphyxiante, Vivier
veut pas nous quitter. Si nous sommes cherche à l’apaiser dans cette autre, plus fluide et rafraîchissante, dans l’eau
célibataires, c’est que personne ne nous
aime ; si nous sommes mariés, nous
de son imagination, une eau qui, constamment sous ébullition, ne pouvait
transformons le mariage en esclavage. que s’évaporer.
C’est vraiment terrible » (p. 68). Comme ces fleurs magnifiques et « subtiles », les nénuphars, Vivier flotte
13. Trois textes (Circuit), parmi ceux
sur l’existence, cherchant quelque illusoire identité qui ne saurait prendre
où le compositeur s’exprime sur le
temps, ont particulièrement retenu forme que dans l’au-delà. Le merveilleux chez Vivier a couleur d’éternité.
mon attention : « Imagine » (p. 123-125), Kopernikus baigne dans une solution chimique qui fait virer le blanc pur au
« Pour Gödel » (p. 125-126) et « Que
bleu mélancolie. Mais cela relève d’un autre discours.
propose la musique ? » (p. 129-130).
J’ai délaissé intentionnellement ceux
qui traitent de procédés proprement Le temps 13
techniques et compositionnels au profit
de ceux qui sont d’esprit philosophique,
C’est par la musique que Vivier s’essaie à la réalité. C’est par le temps, « le
susceptibles d’alimenter notre réflexion paramètre le plus important de la musique14 », qu’il cherche à théoriser sa
c i r c u i t v o lu m e 1 8 n u m é r o 3
sur l’imaginaire du compositeur. réflexion sur le sens de l’existence, dont sa manière d’être au monde (le Dasein
14. Vivier ajoute « sans celui-ci [le
de Heidegger) est la musique. Kopernikus a servi de modèle à cette représen-
temps], la musique n’existe pas ». Dans
l’imaginaire de Vivier que j’essaie de tation existentielle.
cerner, je pense pouvoir suggérer qu’ici « À cause de leur conscience assez primaire, les humanoïdes » ne distin-
la musique pourrait être considérée
comme une muse, la mère à laquelle
guent du temps qu’un seul de ses aspects, celui dans lequel évolue leur maté-
le compositeur ne cessait de rêver, rialité, la « linéarité directionnelle » (Circuit, p. 125). Pétrie aux formes du
l’élément femelle (l’œuf) qui a besoin passé-présent-futur, la conscience, selon Jean-François Lyotard (2007, p. 92),
d’être fécondé par l’élément mâle, le
temps. est flux de vécus qui sont tous au présent. Or, ce ramassis, ce concentré de
16 vécus n’est que traces laissées dans notre mémoire, souvenirs d’un passé qui
louise bail
nie » (Circuit, p. 123). Lonely Child, l’épuration elle-même a
Les deux dimensions existent dans Kopernikus. La première, celle du produit sa propre richesse. Alors que
temps mesurable, objet de prédilection de notre esprit orgueilleux qui cher- dans l’opéra, j’ai une épuration qui ne
produit pas sa propre richesse. Je n’ai
che à coloniser le monde, est représentée munie de ses attirails mathémati- pas travaillé avec un système d’addition
ques et techniques. La mesure établit des lois : loi de la vitesse, de la lumière, de fréquences. » 17
louise bail
nous l’avons déjà vécu. Dans chaque pli de notre conscience se cache un
souvenir d’intense éblouissement tout prêt à ressurgir au moment opportun.
Cette aptitude que nous possédons, nous l’exploitons grâce à notre faculté
d’émerveillement. Ces moments, nous cherchons à les recréer sans cesse.
19
dans la nuit, car tout en bas se trouve le petit enfant (La Bible, Mt 1-12), n’est-
ce pas se laisser aller à l’attendrissement ? Être sous la délicieuse emprise de
Noël, comme Vivier au moment de ce qu’il décrit être ses premières émo-
tions musicales, n’est-ce pas troublant ?
Ainsi l’étoile, dans la conscience de Vivier, symbolise-t-elle le merveilleux.
L’œuvre devient le moyen par lequel l’étonnant opère. Elle est l’écrin. Le
compositeur y dépose ce qu’il a de meilleur. Le merveilleux est un exorciseur
à double effet. Il suscite en premier lieu l’étonnement, puis un état anticipé,
20 l’admiration (Aristote, Poétique). Telle l’étoile qui monte au ciel au fur et à
louise bail
Comment décrire autrement l’ineffable ? La fin du texte intelligi-
ble confirme le passage qu’Agni a dû préalablement franchir à l’invi-
tation de Mozart, le « plus haut gradé » des guides spirituels (tableau
L’Ultime Initiation). N’est-ce pas lui, Mozart, dans l’œuvre modèle, qui
avait imaginé l’intronisation au Temple du Soleil des Tamino-Pamina et 21
(Coelho, p. 121)
louise bail
dans l’acte 1, Agni est invitée à intégrer la communauté des morts et non à se
séparer de celle des vivants. Le rituel est celui de l’Agrégation. Puis Agni se
met à flotter, en quelque sorte, dans la Voie lactée, à la recherche du secret
de sa quête existentielle : elle prie et médite. Tout se fait en douceur. C’est ce
23
élaboré sur une gestuelle simple, très esthétique et surtout jamais prosaïque ;
car l’action se passe en un lieu non terrestre, en un lieu privilégié et lié au
spirituel » (Fondation Vivier, notes de mise en scène).
L’univers de Kopernikus est un puits sans fond. En nous y engouffrant, nous
risquons de ne plus en finir avec les références culturelles, les archétypes, les
mythes, les féeries, les fables et les symboles de toutes sortes. De l’œuvre
en effet, s’échappent des nervures qui s’enchevêtrent à l’infini, à la mesure
de notre propre imagination et des déploiements culturels auxquels nous
24 convie notre recherche. Dans le halo des ondes qu’elle propulse, l’œuvre de
Vivier amorce un jeu complexe de corps spirituels et conceptuels dont les
Postlude
Pour clore cette réflexion sur le sacré autour de l’opéra Kopernikus, nous
soumettons aux lecteurs de Circuit le verbatim d’une entrevue que Claude
Vivier nous accordait le 15 novembre 1981, alors que le Conseil canadien de
la musique venait de lui décerner le titre de compositeur de l’année. Ces pro-
pos résument les idées de Claude Vivier sur l’opéra. Je crois qu’ils autorisent
l’approche que nous avons élaborée dans cet article.
Ce qui m’intéresse dans l’opéra, c’est la tradition prémozartienne. C’est beau-
coup moins finalement l’opéra à partir de Mozart, quoique j’aime Mozart, pour
moi Mozart est un énorme exemple. Mozart est le premier compositeur d’opéra
moderne. Mais ce qui m’intéresse beaucoup, c’est avant Mozart, toute cette période
de Monteverdi jusqu’à Gluck, où est-ce que l’opéra n’a pas acquis complètement
ses lettres de noblesse, où est-ce que l’action dramatique n’était pas inexistante mais
presque pas existante — elle ressemblait beaucoup au théâtre de l’époque où est-ce
que c’était toujours des dieux qui étaient mis en scène — Mozart a effectivement
coupé cette mise en scène des dieux sur une scène pour les remplacer par des êtres
humains. Les dieux pouvaient chanter sur une scène d’une part, d’autre part les
hommes, les êtres humains et les femmes regardaient l’action. C’est pour cela qu’à
l’époque, il y avait beaucoup de chœurs. Les chœurs regardaient l’action des grands
drames qui se passaient chez les dieux. Transposé aujourd’hui, on ne peut pas penser
l’opéra de cette façon-là. C’est impossible : on n’a plus cette « mythicité » en nous.
Ce que je recherche dans un opéra, c’est aussi un état, un état d’être opera et qui
n’utilise pas nécessairement une action dramatique théâtrale, une histoire, mais qui
se sert du théâtre comme étal majestueux d’état d’être, d’état presque olympien du
mot, mais aussi dans le sens très très intime du mot. Une sorte de mélange de Duras
et d’Olympe, si je puis m’exprimer ainsi.
(Bail, 15 nov. 1981)
louise bail
bi blio g ra phie
BAIL, Louise (1981), « Le Compositeur de l’année » [émission radiophonique], Musique de
Canadiens, Chaîne culturelle, Société Radio-Canada.
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25
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