Dante Baudelaire
Dante Baudelaire
Dante Baudelaire
MÉMOIRE
PRÉSENTÉ
PAR
OLIVIER BELLEAU
AOÛT 2011
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REMERCIEMENTS
RÉSlTMÉ vii
INTRODUCTION 1
CHAPITRE 1
iv
CHAPITRE 2
DÉJÀ JAMAIS 45
CHAPITRE 3
CONCLUSION 109
BIBLIOGRAPHIE 113
1. OUVRAGES DE DANTE
2. AUTRES
Ody. L'Odyssée:
Homère, L'Odyssée. Trad. Philippe Jaccotlet. Paris: La Découverte Poche, coll.
« Littérature et voyages », no. 87, 2004 [1982], 435 p.
Éné. L 'Énéide :
Virgile, L'Énéide. Trad. Jacques Perret. Paris: Gallimard, coll. « folio classique »,
no. 2225,1991 [1977],491 p.
RÉSUMÉ
Dans L'écriture et l'expérience des limites, Philippe Sollers affirme que Dante
représente à la fois le symbole de la reprise de l'antiquité et celui de l'annonce des
temps modernes. Outre Sollers, d'autres interprétations historiques comme celle de
Jacqueline Risset dans Dante écrivain ont montré que La divine comédie présentait de
nombreux avatars quant à ses sources antiques, sa position dans le temps et son
influence sur la littérature qui lui succède. Ce mémoire a pour but d'approfondir cette
hypothèse en étudiant la nature, le sens et les enjeux de la relation problématique
entre Dante et le temps, car elle anticipe selon moi la conception baudelairienne de la
modernité, où il s'agit de« tirer l'éternel du transitoire ».
Avec La divine comédie, Dante aurait, cinq siècles avant son invention,
compris le sens baudelairien du terme « modernité» en exprimant, à la manière de
l'auteur des Fleurs du Mal, la beauté qui émane de l'holTeur, le sublime camouflé
dans « la flore délaissée du Mal et de la Mort» (Claude Roy). Évidemment, il ne
s'agit pas de faire le procès de Dante en prouvant qu'il a plagié le «kiosque bizarre»
de Baudelaire, mais plutôt, de se soustraire aux obstacles factuels de la linéarité
temporelle, le temps d'étudier la Comédie à partir d'une perspective plus moderne.
Dans ce mémoire, il s'agit conséquemment de repenser l'œuvre poétique de Dante et
son rapport au temps à pal1ir de l'idée de « plagiat par anticipation» élaborée par
Pierre Bayard, avec laquelle il est possible d'envisager la littérature comme un réseau
qui ne fonctionnerait pas à partir d'une logique causale ou linéaire, mais qui serait
plutôt constitué d'un enchevêtrement onmidirectionnel de liens.
Ossip Mandelstam
2 1bid.,p.16.
S'il en est ainsi, c'est parce que le poème de Dante est moderne, trop moderne. Le
choix de la langue vulgaire face au noble latin, l'unité parfaite du long poème grâce à
l'enchaînement réglé au quart de tour de la terza rima (tierce rime), la symétrie parfaite de la
construction du poème autour du nombre trois, le savant mélange de mythologie et de
christianisme, la précision des mécanismes subversifs des représentations de l'au-delà ainsi
que l'introspection mélancolique du poète sont tous des éléments sur lesquels je reviendrai
plus tard et qui expriment le caractère dissonant de la modernité de Dante. Ces éléments sont
trop modernes pour le lointain XIVe siècle du poète et ce constat a suscité de nombreuses
hypothèses chez les commentateurs de toutes les époques. Ce qui revient le plus souvent est
l'aspect prophétique et visionnaire de l'écriture de Dante. Jacqueline Risset établit d'ailleurs
un lien entre l'horreur de l'Enfer et ~a période la plus sombre de notre ère. « En fait,
['imagination créatrice de Dante est si puissante, et si précise, qu'elle semble décrire par
avance, parfois, l'inimaginable horreur moderne (Shoaht» Cette relation problématique
entre la Comédie et le temps constitue le point de départ de ce mémoire, car elle permet de
penser la place de l'œuvre de Dante dans ['histoire littéraire autrement.
4 Ibid., p. 7.
5 Charles Baudelaire, « La Voix », dans Œuvres complètes. Paris: Robert Laffont, coll.
6 Sophie Rabau, L'inlerlexlualité. Paris: Flammarion, coll. « Corpus/Lettres », no. 3059, 2002,
p.14.
3
Ainsi, la bibliothèque de Baudelaire est sombre parce que le poète la perçoit, non pas comme
une série de livres alignés sur des tablettes, mais plutôt comme un ensemble de livres qui
seraient tous connectés jusqu'à un certain point. L'intertextualité nous permet de penser
l'œuvre littéraire comme « j'élément d'un vaste système textuel 8 » ou encore d'un réseau,
constitué d'un enchevêtrement omnidirectionnel de liens. Du coup, il est désormais possible
de « penser la littérature comme un système qui échappe à une simple logique causale et
même à la linéarité du temps humain 9 ». Et c'est parce que l'œuvre littéraire n'est plus régie
par le temps humain que je suis en mesure d'étudier la Comédie à partir d'une perspective
totalement nouvelle dans le cadre de ce mémoire.
C'est dans cette même optique que Pierre Bayard, dans son récent ouvrage intitulé Le
plagiat par anticipation, démontre l'étendue des possibilités offertes par une perception
historique affranchie des obstacles factuels de la linéarité temporelle. Car Bayard va
beaucoup plus loin que Rabau. On dira même que Bayard prône une réécriture complète de
l'histoire littéraire, car selon lui, l'intertextualité fonctionne également à rebours. C'est ce
renversement intertextuel qu'il a baptisé « le plagiat par anticipation» et qu'il définit de
manière précise comme étant le «fait de s'inspirer, en le dissimulant, des œuvres d'un
écrivain postérieur Jo ». Évidemment, Bayard est pleinement conscient de j'impossibilité d'un
tel mouvement dans une réalité régie par le temps humain comme la nôtre. Ce qu'il propose,
7 idem.
8 ibid., p. 15.
9 idem.
10 Pierre Bayard, Le plagiat par anticipation. Paris: Les Éditions de Minuit, coll. « Paradoxe »,
2009, p. 154.
4
c'est de faire abstraction de cette linéarité temporelle. C'est d'ailleurs ce qu'il nomme la
séparation entre « 1'histoire événementielle Il » et « l'histoire littéraire 12 ». En d'autres mots, il
s'agit d'adopter une posture herméneutique afin de réussir à confronter des œuvres qui, dans
l'histoire traditionnelle de type téléologique, ne pourraient jamais se rencontrer. Une telle
idée permet de poser un regard neuf sur des œuvres qui croulent sous la masse des travaux
critiques, comme, par exemple, La divine comédie. Dès lors, il est possible d'étudier la
modernité dissonante de l'œuvre de Dante dans le cadre d'une comparaison avec une œuvre
poétique « moderne », au sens de la modernité poétique telle que nous la connaissons
aujourd'hui. Et c'est Baudelaire qui, en 1863, dans le cadre d'un commentaire sur le
dessinateur Constantin Guys (Le Peintre de la vie moderne), forge le terme « modernité» en
affirmant qu'il « s'agit de dégager de la mode ce qu'elle peut contenir de poétique dans
J'historique, de tirer l'éternel du transitoire'3 ». Donc, à partir de la posture bayardienne du
« plagiat par anticipation », j'émets l'hypothèse qu'avec la Comédie, Dante aurait, cinq
siècles avant son invention, compris le sens baudelairien du terme « modernité» en créant
une épopée poétique atemporelle qui s'inspirerait librement des Fleurs du Mal sans le
consentement de Baudelaire. Ainsi, c'est le Baudelaire « fondateur» de la modernité
poétique qui m'intéresse ici, car si la modernité de Dante est dissonante, il convient alors de
découvrir jusqu'à quel point elle l'est en la comparant avec une modernité « pure », telle
qu'on la retrouve dans les poèmes des Fleurs du Mal.
12 « Histoire qui tente de situer les œuvres littéraires les unes par rapport aux autres, sans tenir
compte de la chronologie traditionnelle. » idem.
13 Charles Baudelaire, Écrits sur l'art. Paris: Librairie Générale Française, coll. « Classiques de
passé en présent et en futur; le dernier classique et tout à la fois le premier moderne '4 ».
Janus est un dieu issu de la mythologie romaine que nous reconnaissons aujourd 'hui par son
visage double. Dans ses Métamorphoses, le poète antique Ovide demande à Janus pourquoi
« il est les seul qui voie et devant et derrière lui. [ ... ] Arbitre de la paix et de la guerre, et
présidant d'ailleurs aux portes du palais des dieux, il a reçu deux visages, pour ne pas perdre
l5
de temps à détourner la tête ». Mais au XIVe siècle, Dante porte déjà le masque de Janus.
Philippe Sollers affirme d'ailleurs que la Comédie représente le
l7
Par conséquent, Dante est lui aussi un « homme charnière » et un « grand échangeur de la
l8
poésie ». Pour construire sa modernité, Dante aurait plagié Baudelaire, car cette force
dialectique à l'œuvre dans la Comédie, cette tension entre l'ancien et le nouveau, le passé et
le futur, « l'éternel» et le « transitoire », appartient en réalité au XIX e siècle des Fleurs du
Mal.
Dans les deux premiers chapitres de ce mémoire, je montre comment cette force
dialectique anachronique fonctionne dans la Comédie de Dante. D'abord, dans le premier
chapitre, j'explore l'Enfer de Dante en remontant jusqu'à ses racines antiques. Il s'agit de
montrer que toute la construction de l'Enfer, du thème du voyage aux enfers jusqu'à la
question de la mémoire chez les damnés et en passant par les origines du « personnel» de
14 Claude Pichois, « Préface », dans Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal. Paris: Gallimard,
15 Victorine de Chastenay (Madame), Du génie des peuples anciens, ou, Tableau historique et
liUéraire du développement de l'espriJ humain chez les peuples anciens: depuis les premiers temps
connus jusqu 'au commencement de l'ère chrétienne. Tome 4. Paris: Maradan, 1808, p. 435.
18 idem.
6
l'abîme dantesque ainsi que de son architecture, repose en fait sur la reprise de la tradition
littéraire antique de l'épopée. Du coup, l'Enfer de Dante est tourné vers le passé, vers
l'ancien et « l'éternel ». Mais il s'agit aussi, dans ce premier chapitre, de montrer que Dante
ne se contente pas de reprendre des éléments appartenant à ses prédécesseurs, en l'occurrence
Virgile et Homère, sans leur avoir fait subir au préalable un important travail de
transfonnation. Dante réactualise les matériaux antiques qu'il emprunte à la tradition épique
en les conjuguant avec les mythes fondateurs du christianisme. L'Enfer est orienté vers le
passé, mais vers un passé où la dialectique baudelairienne entre l'ancien et le nouveau est
déjà à l'oeuvre.
Que ce soit par le constant mélange d'éléments anciens et nouveaux dans la Comédie
ou encore par cette tension entre le passé de l'Enfer et l'avenir du Paradis, l'œuvre de Dante
contient une indicible tension qui ne correspond pas à l'époque de son auteur, mais appartient
e
plutôt au XIX siècle des Fleurs du Mal. Reste à démontrer dans un troisième chapitre
comment Dante arrive à plagier Baudelaire, alors que ce dernier se trouve cinq siècles en
amont de lui.
Si Dante réussit à copier Baudelaire, c'est parce que les deux poètes se rencontrent en
un point précis de l'histoire littéraire. Car si Baudelaire trouve la première moitié de sa
modernité, « le transitoire », dans les dessins de Constantin Guys sur le Paris du XIX e siècle,
c'est dans les toiles illustrant les grands poètes épiques d'Eugène Delacroix qu'il trouve
l'autre moitié, « l'éternel ». Pour Baudelaire, la peinture stimule l'introspection au cœur de la
mémoire, au plus profond des souvenirs intimes afin d 'y trouver la source cachée de l' œu:,re.
La peinture représente la clé de la mémoire baudelairienne. Et pour le poète, la mémoire est
une faculté qui permet à l'homme de se déplacer dans le temps ou encore de s'en extraire.
20
C'est pourquoi la mémoire baudelairienne est une mémoire « résurrectionniste ». El1e lui
permet de ressusciter les modèles épiques nécessaires à la création des Fleurs du Mal. En
d'autres mots, la peinture de Delacroix, et plus précisément le plafond circulaire de la
bibliothèque du Luxembourg, permet à Baudelaire de retourner dans le passé, vers cet « âge
d'or» de la poésie, c'est-à-dire au temps des grandes épopées antiques. Et c'est à ce moment
précis que Baudelaire rencontre Dante.
Comme je le montre dans le premier chapitre, Dante se tourne vers ce même « âge
d'or» de la poésie pour écrire son Enfer. Il y trouve alors des modèles tels qu'Homère,
Virgile, Ovide, Lucain et Horace, tous des poètes présents dans le premier volet de la
Comédie et que l'on retrouve dans l' œuvre de Delacroix. C'est à ce point précis de l'histoire
littéraire que Dante arrive à anticiper la modernité poétique de Baudelaire. Il s'en approprie
« l'éternel », qu'il conjugue au « transitoire» de son époque. En d'autres mots, c'est en allant
vers l'arrière et non vers l'avant que Dante plagie Baudelaire. C'est ce que Pierre Bayard a
baptisé « modèle de l'éternel retour ». Pour en expliquer le fonctionnement, je construis dans
20 Cette expression sur laquelle je reviendrai appartient à Gérald Froidevaux. JI la développe dans
Baudelaire: représentation et modernité.
8
21 « Forme de critique littéraire visant à étudier l'influence, sur les textes, des événements et des
textes à venir. » Pierre Bayard, op. cil., p. 153.
CHAPITRE 1
MÉMOIRE(S) DE L'ENFER
Erich Auerbach
Pour y arriver, je montrerai en premier lieu comment l'idée du voyage aux enfers
appartient à la tradition littéraire antique de l'épopée. Plus précisément, il sera question de la
récupération par Dante des principaux enjeux qu'implique un voyage aux enfers dans la
littérature. Ensuite, il s'agira d'identifier les différents matériaux antiques se retrouvant dans
22 Dans le premier tome du Génie du Christianisme, Chateaubriand décrit l'Enfer chrétien à partir
des représentations littéraires de Dante, Milton, Le Tasse et quelques autres. Il fait à quelques reprises
des comparaisons entre ces auteurs et des auteurs antiques à partir de point bien précis de leurs
représentations, comme c'est le cas dans le XIVe chapitre, où il compare l'entrée de l'Aveme antique
avec la Porte de l'Enfer de Dante. Chateaubriand, le Génie du Christianisme, tome 1. Paris: Gamier
Flammarion, coll. « Grand Format », no. 104, 1966, p. 345.
10
Mais il s'agira également de montrer que Dante ne se contente pas de reprendre des
éléments du passé sans les réactualiser. En d'autres mots, si l'Enfer est tourné vers le passé,
c'est vers un passé complexe qui, par le travail de transformation que lui fait subir le poète,
contient également le présent tout en annonçant l'avenir. Il sera d'ailleurs question de cette
complexité du temps dantesque dans les deux prochains chapitres de ce mémoire.
Le thème de la descente aux enfers représente la première trace du passé dans l'Enfer
de Dante. Sans remonter jusqu'aux sources premières de ce thème, qui sont antérieures à
25
l'époque ainsi qu'à la culture du poète florentin , je veux montrer que le périple de Dante
s'inscrit dans une tradition littéraire bien ancrée dans l'antiquité grecque et romaine. Bien
avant Dante, de nombreux personnages mythologiques ont emprunté le chemin du gouffre
pour de multiples raisons, allant du désir de revoir un être cher (Orphée) à la consultation
25 « Ce n'est guère qu'à travers le thème des descentes aux enfers que l'Antiquité grecque et
romaine a apporté quelque chose à l'imagerie chrétienne de l'au-delà. Ce thème - que l'on retrouvera
avec le Christ - est fréquent dans l'Antiquité grecque: Orphée, Pollux, Thésée, Héraklès sont
descendus au séjour des ombres. Une des plus célèbres de ces catabases est celle d'Ulysse au livre XI
de l'Odyssée. » Jacques Le Goff, La naissance du Purgatoire. Paris: Gallimard, coll.
« Folio/Histoire », no. 31, 1981, p. 36.
11
d'un oracle (Énée) et en passant par l'exécution d'une mission sacrée (Héraklès 26 ). Mais il
existe une constante unissant les précurseurs de Dante qui est constitutive de la tradition
littéraire de la descente aux enfers. Il s'agit, suivant Pierre Brunei, de la conscience de la
27
« transgression d'un interdit » chez les voyageurs d'outre-tombe. Les vivants n'ont rien à
faire dans le royaume des morts et ceux qui osent s'y aventurer risquent gros. D'où
l'inquiétude de Dante, dont il fait part à Virgile, son guide, avant de pénétrer dans le royaume
souterrain.
o muses, ô grand esprit, aidez-moi à présent,/ô mémoire qui écrivis ce que j'ai vu,/c'est
ici que ta noblesse apparaîtra./Je commençai: « Poète qui me guides,/vois bien si ma
vertu est assez forte,/avant de me confier à ce voyage ardu'/Tu dis que le père de Silvius
(Énée),/quand il était encore dans l'état corruptible,/entra dans le monde éternel, avec son
corps.![ ... ] Mais moi, pourquoi venir? qui le permet ?/Je ne suis ni Énée ni Paul ;lni moi
ni aucun autre' ne m'en croit digne.!Aussi je crains, si je me résous à venir,/que cette
venue ne soit folie. » (Enf. II, 7-35)
À ce point du récit, Dante est inquiet. Il invoque les muses antiques, il questionne son
courage ainsi que sa valeur et il se compare à ses prédécesseurs. Mais cette appréhension
n'est pas nouvelle. Avant lui, Énée est ressorti de la caverne de la Sibylle de Cumes « le
visage affligé, les yeux baissés, [... ] roulant au fond de lui-même dans son cœur ces
événements obscurs» (Éné. VI, 157-159) que lui a décrit la Sibylle à propos du périple aux
enfers qui l'attend. Avant Énée, Ulysse sentit son « cœur éclater» (Ody. X, 496) lorsqu'il
apprit de la bouche de Circé qu'il devrait visiter l'Hadès. Et c'est cette même inquiétude qui
revient lorsqu'Ulysse questionne la déesse sur son périple: « 0 Circé, qui nous guidera dans
ce voyage ?lNul vaisseau n'est encore parvenu chez Hadès ... » (Ody. X, 501-502). Suivant
ses prédécesseurs, Dante est conscient du danger auquel s'expose un vivant descendant chez
les morts. Mais cette inquiétude semble mettre en marche un mécanisme de défense chez le
voyageur d'outre-tombe. « Craignant, précisément, de violer un interdit, le héros va se
chercher des modèles exemplaires. Le mythe ne sera plus alors simple reprise d'un rite, mais
27 Pierre Brunei, L'évocation des morts et la descente aux Enfers: Homère - Virgile - Dante
Claudel. Paris: Société d'Enseignement Supérieur, 1974, p. 48.
12
répétition d'un autre mythe, mythe héroïque ou divin 28 . » Par exemple, lorsqu'il demande à la
Sibylle de le guider, Énée tente de justifier son périple de manière très précise en rappelant
les origines divines des voyageurs d'outre-tombe venus avant lui.
Du fils, du père aie pitié, vénérable, je t'en prie - car tu as tous pouvoirs, Hécate ne
t'as pas en vain faite maîtresse du bois de l'Averne -, s'il est vrai qu'Orphée put
rappeler les mânes de son épouse, fort d'une cithare thrace et de cordes mélodieuses,
si Pollux en mourant à son tour racheta son frère, s'il fait et refait tant de fois ce
chemin. Que dirais-je du grand Thésée, et d'A [ci de ? Moi aussi je descends du
souverain Jupiter. (Éné. VI, 117- 124)
Dès lors, l'Enfer s'inscrit dans une tradition littéraire de la mémoire qui se définit par
le rappel des héros épiques, car suivant Ulysse et Énée, le poète florentin évoque les
voyageurs venus avant lui afin de justifier son passage en Enfer. Par exemple, au deuxième
chant de l'Enfer, Dante se compare à Énée et à Pau1 29 . Plus encore, Dante place quelques
récits de descente à l'intérieur de son poème. Au neuvième chant, un messager du ciel vient
30
en aide à Dante et Virgile qui sont bloqués aux portes de la cité de Dité par les trois Furies 31
infernales. Ce mystérieux messager leur crie: « À quoi sert de heurter contre le
destin ?Notre Cerbère, autant qu'il vous souvienne,/en porte encore la gorge et le menton
28 ibid., p. 51.
29 Paul raconte son voyage dans l'au-delà dans l'Épître aux Corinthiens.
30 « Dité: du nom ge Dis, Pluton, le dieu des Enfers en latin. La ville de Dité contient les 4
derniers cercles de l'Enfer. » Jacqueline Risset, « Notes », dans Dante. La divine comédie: L'Enfer.
Trad. Jacqueline Risset. Paris: Flammarion, coll. « Bilingue », no. 725, 1992 [1985], p. 324.
31 « Ce sont les Érinnyes, qui tourmentent ceux qui ont violé des tabous fondamentaux; elles sont
ici ministres de la vengeance céleste. » Idem.
13
32
pelés» (Enf. IX, 97-99). Il est ici question du sort de Cerbère lors de la douzième épreuve
d'Héraclès, la Descente aux Enfers, qui consistait à « ramener le chien de garde des Enfers,
33
des portes du royaume d'Hadès ». Au vingt-sixième chant de l'Enfer, Dante convoque
également la figure d'Ulysse, qui a visité l'Hadès dans l'Odyssée. Mais plutôt que de punir
4
Ulysse pour avoir transgressé le monde des morts, Dante le punie pour s'être aventuré dans
le monde «inhabité» avec son équipage, c'est-à-dire au-delà des colonnes posées par
Héraclès dans le détroit de Gibraltar. Ce paradoxe permet de rapprocher Dante et Ulysse.
Dante est un Ulysse qui réussit, parce que la « folle hardiesse » qui est celle d'Ulysse
- et qui est amour « excessif» de la connaissance - est en lui transformée, baignée par
le regard de Dieu à travers la bénignité de Béatrice. [... ] « Ulysse est un miroir de
Dante », écrit Borges, « parce que Dante sentait que lui aussi aurait mérité ce
châtiment»; dans cette mesure où écrire le poème, c'était aussi « violer les
mystérieuses lois de la nuit, de Dieu, de la Divinité »35.
En d'autres mots, le sort d'Ulysse dans l'Enfer montre que Dante est pleinement conscient de
32 Selon le mythe, « Hercule l'enchaîna [... ] et l'arracha du trône de Pluton sous lequel il s'était
réfugié », lui râpant ainsi le cou en le traînant sur terre. Pierre Commelin, Mythologie grecque et
romaine. Paris: Garnier Frères, coll. « Classiques Garnier », 1963, p. 229.
34 Au huitième cercle de l'Enfer, Ulysse se trouve pour J'éternité dans une flamme brûlante en
compagnie de Diomède.
35 Jacqueline Risset, Dante écrivain: ou l'lntellete d'amore. Paris: Seuil, coll. « Fiction & Cie. »,
no. 51, 1982, p. 135.
14
Le Christ lors de sa descente aux enfers en a tiré une partie de ceux qui y étaient
enfennés, les justes non baptisés parce que antérieurs à sa venue sur terre, c'est-à-dire
essentiellement les patriarches et les prophètes. Mais ceux qu'il a laissés y resteront
jusqu'à la fin des temps. Car il a scellé à tout jamais l'Enfer avec sept sceaux 38 .
37 À partir de la page 118, je montre à l'aide de l'idée d' étemel retour comment le temps de la
Comédie semble marqué par la circularité et la récurrence.
Il tira l'ombre de son premier aïeul,/d'Abel son fils et de Noé,/et de Moïse, légiste et
obéissant ;1 Abraham patriarche et David roi,/Israël avec son père et ses enfants'/et
Rachel, pour laquelle il fit tant ;let beaucoup d'autres, qu'il emmena au ciel. (Enf. IV,
55-61)
Ce récit de Virgile constitue une preuve supplémentaire de la présence du Christ dans les
voyageurs d'outre-tombe rappelés par Dante, joignant ainsi une nouvelle figure chrétietU1e à
celle de saint Paul au sein de cette tradition de héros épiques anciens.
En reprenant le thème de la descente aux enfers, Dante s'inscrit dans une tradition
littéraire remontant à l'antiquité et fonctiotU1ant à partir de la conscience de la « transgression
d'un interdit» chez le héros. Mais chez Dante, cette conscience est également présente chez
l'auteur. Du coup, le héros et l'auteur tentent de justifier leurs actions en évoquant des
modèles du passé. D'où la présence simultanée de héros épiques tels qu'Énée et Ulysse et
d'auteurs antiques tels que Virgile et Stace dans la Comédie. Cela crée un modèle temporel
fonctionnant sous forme de boucles. Un modèle marqué par la récurrence d'une
transgression. C'est pourquoi les figures d'Orphée, Héraclès, Thésée, Énée ou Ulysse
reviennent constamment hanter le voyageur s'apprêtant à affronter le gouffre. C'est aussi
pourquoi la tradition littéraire de la descente aux enfers semble fonctiotU1er telle une chaîne,
passant d'Homère à Virgile et de Virgile à Dante. Ainsi, en descendant vers « l'abîme de
douleur », Dante plonge la première partie de sa Comédie dans l'obscurité du passé. Mais le
poète ne se contente pas d'inscrire son œuvre dans une tradition littéraire sans la
révolutiotU1er au préalable en confrontant le temps mythologique de l'épopée avec celui des
mythes fondateurs du christianisme.
Le persotU1el de l'Enfer représente une autre trace importante du passé dans le poème
de D,ante. J'entends ici par « persotU1el 39 » les persotU1ages du premier volet de la Comédie
39 J'emprunte cette idée à Philippe Hamon, pour qui « le personnage en général, et indépendamment
du roman (de tout roman) dans lequel il apparaît, indépendamment de son état civil, de son hérédité,
de ses qualifications individuelles, physiques, patronymiques, psychologiques, de son destin propre et
de ses modalités de participation à l'intrigue, est conditionné à distance par un acte de lecture
16
qui, à un certain point de la descente en Enfer de Dante, lui viennent en aide ou lui nuisent.
Du coup, « le personnage [. 00] est "fonction", voire "fonctionnaire", plutôt que fiction, est
personnel, plutôt que personne 40 ». Le personnel de l'Enfer, c'est Minos, Cerbère, Pluton, les
Érinyes, les Centaures et les Géants, tous des symboles du passé issus de la tradition de
l'épopée. Ces personnages, conditionnés par l'acte de lecture, se retrouvent à « fonctionner»
dans le système infernal de Dante. Mais l'idée de « fonctionnaire» prend un sens nouveau
dans la Comédie, car le poète transforme l'Enfer en un « amphithéâtre gigantesque 41 » où
sont réactualisées les figures mythologiques énumérées ci-dessus en monstres infernaux au
service de la justice divine.
Les employés, quant à eux, comprennent une série de figures d'origine païenne, et en
particulier virgilienne, mais transformés, repétris justement comme monstres - non
plus divinités infernales, tels Minos et Pluton -, non plus êtres indépendants,
incarnation de forces autonomes, tels qu'ils étaient dans la littérature antique, mais
créatures subalternes, fonctionnaires d'un monde qui contre sa volonté obéit aux lois
d'un Dieu qu'ils ont vainement renié 42 .
particulier ». Philippe Hamon, Le personnel du roman: le système des personnages dans les Rougon
Macquart d'Émile Zola. Genève: Droz, coll. « Titre courant », vol. 12, 1998, p. 22.
40 Idem.
42 Ibid., p. 129.
43 Ibid., p. 130.
17
2.1.1.Figures individuelles
L'importance du sens symbolique des animaux dans les textes du Moyen-Age n'est
44
pas négligeable . C'est pourquoi la première phase de la transformation des figures
mythologiques revêt une grande importance quant à l'aspect allégorique du poème de Dante.
45
La première figure à être animalisée est Minos , le juge des enfers. S'il n'est jamais question
d'une physiologie animale dans les récits antiques et dans les dictioru1aires mythologiques, le
Minos dantesque est pourvu d'une queue, avec laquelle, lors du jugement des âmes, il
46
s'entoure du nombre de fois correspondant au chiffre du cercle attendant le damné . La
figure mythologique du juge des enfers est donc animalisée, car désormais flanquée d'une
queue qu'il mord lors d'épisodes de colère bestiale. La seconde figure est Cerbère. Comme le
47
Minotaure du douzième chant, cette figure est déjà animalisée dans sa forme mythologique .
Dante reste d'ailleurs assez fidèle au portrait du chien de garde des enfers en le décrivant
comme « une bête étrange et cruelle,l[qui] hurle avec trois gueules comme un chien » (Enf.
VI, 13-14). Mais Dante insiste davantage sur l'aspect sauvage de la bête. Il ajoute que «ses
yeux sont rouges, sa barbe grasse et noire,lson ventre large, ses mains onglées ;/[et qu'] il
griffe les esprits, les écorche et [les] dépèce» (Enf. VI, 16-18). Plus encore, si Homère et
Virgile placent Cerbère à la porte de l'A verne antique dans leurs épopées respectives, Dante
le place comme gardien des Gourmands, car il est « symbole de voracité 48 ».
44« Pour le Moyen-Âge, dit Gevaert, l'univers entier fut un symbole. » Dans Louis Charbonneau
Lassay, Le Bestiaire du Christ: La mystérieuse emblématique de Jésus-Christ. Paris: Albin Michel,
2006,p.15.
45 Minos est le fils de Zeus et d'Ew-ope. Michael Grant et John Hazel, op. cit., p. 250.
46 « J'entends que quand l'âme mal née/vient devant lui, elle se confesse toute :/et ce connaisseur
de péchés (Minos)/voit quellieu lui convient dans l'enfer ;Ide sa queue il s'entoure autant de fois/qu'il
veut que de degrés l'âme descende.» (Enf. V, 7-12)
47 Il est représenté comme « un chien à trois têtes, au cou hérissé de serpents [avec] des dents
noires, tranchantes, [qui] pénétraient jusqu'à la moelle des os, et injectaient dans lew- morsure un
poison mortel ». Pierre Commelin, op. cit., p. 229.
49
La troisième figure est Pluton , dieu des enfers antiques et maître de Cerbère.
Comme Minos, cette figure ne présente aucun aspect animal dans les représentations
antiques. Pourtant, Dante en parle comme d'une « bête cruelle» (Enf. VII, 15), alors que
Virgile le traite de « maudit loup» (Enf. VII, 8). De plus, Pluton semble avoir perdu la
faculté du langage, car il répète de sa voix enrouée « Pape Satàn, pape Satàn aleppe ! » (Enf.
50
VII, 1), ce qui constitue un vers inintelligible dont « les interprétations sont innombrables ».
Ce langage « incompréhensible et donc contre-nature, puisque la nature du langage est d'être
51
transparent et communicatif », prouve « l'animalisation» de Pluton, car si le langage des
mots est le propre de l'homme, alors cette figure n'est pas différente d'un animal dans son
incapacité à se faire comprendre de ses semblables. La quatrième figure du persolU1el de
l'Enfer est Géryon 52 . Dans la mythologie classique, il est souvent représenté sous la forme
d'un « monstre à trois têtes, ou même à trois COrpS53 ». Géryon représente probablement
l'exemple le plus flagrant de « l'animalisation » des figures mythologiques. Dante le décrit
amsl:
Voici venir la bête à la queue aiguë,/qui passe les monts, qui brise armes et
murs,/voici celle qui infecte le monde. [... ]/Et cette hideuse image de fraude/s'en vint
et hissa la tête avec le buste,/mais sans traîner sa queue jusqu'à la berge./Sa face était
celle d'un homme juste,/tant elle avait l'apparence bénigne,/et le reste du corps était
d'un serpent ;feUe avait deux pattes velues jusqu'aux aisselles ;fIe dos et la poitrine et
les deux flancs/étaient peints de nœuds et de roues. (... ]/Toute sa queue s'agitait dans
le vide,/en tordant vers le haut sa fourche vénéneuse/qui en armait la pointe comme un
scorpion. (Enf. XVll, 1-27)
49 Pluton, ou Dis, ou encore Hadès, est le frère de Zeus, de Poséidon, d'Héra et de Déméter.
Michael Grant et John Hazel, op. cit., p. 163.
52 Géryon est le fils de Chrysador et de l'Océanide Callirrhoé. C'est son troupeau de bœufs, sur
l'île d'Érythie, qu'Héraclès doit voler pour le dixième de ses travaux et c'est à ce moment qu'il tue
Géryon à coup de flèches. Michael Grant et John Hazel, op. cil., p. 159.
53 Idem.
19
Géryon devient alors un étrange assemblage de parties animales. Le monstre à trois têtes se
transfonne en un hybride formé d'un corps de serpent, de pattes velues, d'une queue de
scorpion et, plus inquiétant encore, d'un visage d'homme «juste ». De toutes les
transfonnations évoquées jusqu'à maintenant, celle de Géryon représente la plus importante
quant au sens allégorique. Car «Dante, en lui ajoutant des éléments apocalyptiques et
figuratifs médiévaux, fait [de Géryon] l'allégorie de la fral)dé 4 », punie dans le huitième
cercle dont il a la garde.
2.1.2.Figures de groupe
Les figures suivantes à être animalisées sont des « figures de groupe 55 ». Pour
Jacqueline Risset, cette sous-section comprendrait les figures des Érinyes 56 et des
57
Centaures . Mais à mon avis, Risset en oublie une troisième, celle des Géants. Dans la
mythologie classique, les Érinyes sont « des divinités infernales chargées d'exécuter sur les
coupables la sentence des juges [et] elles doivent leur nom à la fureur qu'elles inspirent 58 ».
Elles ont fonne humaine, à l'exception d'Alecto, car «il n'est point de fonne qu'elle
n'emprunte pour trahir ou satisfaire sa rage [et] elle est représentée année de vipères, de
torches et de fouets, avec la chevelure entortillée de serpents 59 ». Dante les reprend au
nombre de trois pour en faire les « ministres de la vengeance célestéO ». Par contre, tout en
55 Idem.
56 Les Érinyes, ou les Euménides antiques, ou encore les Furies infernales. Elles sont au nombre
de trois: Mégère, Tisiphone et Alecto. « Elles étaient nées des gouttes de sang qui tombèrent sur GaJa,
la Terre, lorsque Cronos mutila Ouranos. »Michael Grant et John Hazel, op. cil., p. 140.
57 « Ils avaient pour père Centauros, un fils d'Apollon et de Stilbé, ou bien Ixion qui les aurait
engendrés d'une nuée à laquelle Zeus avait dOMé l'apparence d'Héra, pour le tromper.» Ibid., p. 81.
59 Ibid., p. 234.
insistant sur leur aspect bestial, il ajoute la coiffure de serpents d'Alecto aux deux autres
Et il dit autre chose, mais je l'ai oublié ;/car mes yeux m'avaient tout entier
entraîné/vers le sommet embrasé de la tour,/où en un point tout à coup se
dressèrent/trois furies infernales, couleur de sang ;/elles avaient forme et gestes
féminins,/pour cheveux des serpents et des guivres,/qui entouraient leurs fronts
farouches. (Enf. IX, 34-42)
Les Centaures sont la seconde « figure de groupe ». Évidemment, par leur nature même, ils
sont animalisés avant le travail de réactualisation de Dante. Dans la mythologie classique, ils
sont en effet des « êtres monstrueux ayant le corps et les jambes d'un cheval, et le torse, la
tête et les bras d'un homme, [et] ils se nourrissaient de chair et avaient des mœurs brutales et
61
paillardes ». Dante reste fidèle à cette description, mais toujours en insistant sur la colère
bestiale animant ces bêtes sauvages.
Je vis une ample fosse tordue en arc,/car elle embrassait toute la plaine,/comme l'avait
expliqué mon escorte ;fentre le fleuve et la falaise, en file indienne,/couraient les
centaures, annés de flèches,/tout comme, sur terre, ils allaient à la chasse. [... ]/Autour
de la fosse ils vont par milliers,/en perçant de flèches toute âme qui sort/du sang plus
que sa faute ne l'assigne. (Enf. XII, 52-75)
62
Oubliée par Risset, la dernière « figure de groupe» est constituée des Géants . Dans la
tradition mythologique, rien ne laisse croire que les Géants pouvaient avoir une apparence
animale alors que Dante les compare à des « éléphants et [à] des baleines» (Enf. XXXI, 52).
Plus encore, le poète affirme que «Nature eut certes bien raison de renoncer/à l'art de
fabriquer ces animaux» (Enf. XXXI, 49-50). Après avoir été animalisées, les figures
individuelles et les figures de groupe sont subordonnées.
62 Plus précisément, il s'agit des habitants du Puits des Géants du chant XXXI: Nemrod,
Éphialte, 8riarée et Antée. Les Géants « furent enfantés par Gaia (la Terre), fécondée par le sang qui
coulait des organes génitaux d'Ouranos, tranchés par Cronos. En même temps qu'eux naquirent les
Érinyes ».lbid., p. 158.
21
2.2.I.Figures individuelles
Minos s'y tient, horriblement, et grogne :/il examine les fautes, à l'arrivée/juge et
bannit suivant les tours./J'entends que quand l'âme mal née/vient devant lui, elle se
confesse toute :let ce connaisseur de péchés/voit quel lieu lui convient dans J'enfer
[... ]lElles se pressent en foule devant lui/et vont l'une après l'autre au
jugement :/elles parlent, entendent et tombent. (Enf. V, 4-15)
Malgré l'apparence prestigieuse de sa fonction, Minos est subordonné dans l'Enfer de Dante.
S'il trône dans le siège le plus élevé du tribunal du Champ de la Vérité dans les enfers
antiques, il est rétrogradé au rang de simple « fonctionnaire» dans l'Enfer dantesque, au sens
où il perd tout pouvoir décisionnel. Il ne juge plus, il ne fait que pointer la direction que doit
prendre les damnés, devenant ainsi une « fonction» du système infernal de Dante. Car dans
l'Enfer chrétien, le sort réservé aux âmes appartient à une instance beaucoup plus élevée.
Minos est alors condamné à appliquer le jugement d'un autre pour l'éternité. La seconde
64 « Le tribunal est placé dans un endroit appelé le Champ de la Vérité, parce que ni le mensonge
ni la médisance n'en peuvent approcher: d'un côté il aboutit au Tartare, de l'autre aux Champs
Élysées. Les juges sont au nombre de trois: Rhadamanthe, Éaque et Minos. Les deux premiers
instruisent la cause, et prononcent ordinairement la sentence; en cas d'incertitude ou d'indécision,
Minos, qui occupe le siège le plus élevé entre les deux autres juges, intervient comme arbitre, et son
verdict est sans appel. » Idem.
65 Dans l'Odyssée, Ulysse voit« Minos, le splendide fils du grand Zeus/assis, portant un sceptre
d'or et rendant la justice/aux morts» (Ody. Xl, 568-570), et dans l'Énéide, le tribunal est décrit ainsi:
« ce séjour n'est pas concédé sans la décision d'un jury et d'un juge: Minos instruit ['affaire; il
préside au tirage, convoque le conseil des silencieux, examine et les vies et les accusations. » (Éné. VI,
431-434).
22
garde des enfers et animal de compagnie personnel du dieu de l'Hadès se transforme, chez
Dante, en un simple gardien d'une des nombreuses régions de l'Enfer. Son statut est
relativisé, il devient à son tour « fonctionnaire» du système infernal dantesque. Mais c'est
surtout dans la manière dont Dante et Virgile évitent la bête que l'on remarque à quel point le
fameux monstre mythologique n'est plus à la hauteur de sa dangereuse réputation. Pour le
douzième de ses travaux, Héraclès dut enchaîner et traîner Cerbère grâce à sa force
surhumaine alors que dans l'Énéide, Énée dut utiliser un gâteau magique spécialement
préparé par la Sibylle de Cumes pour endormir la bête. Mais dans la Comédie, le guide de
Dante se contente de distraire le gigantesque monstre comme on se débarrasserait d'un
vulgaire cabot à l'aide d'une pièce de viande.
Lorsque Cerbère nous vit, ['énorme ver,/il ouvrit ses bouches, et nous montra les
dents ;/il n'avait pas un membre qui ne frémît/Alors mon guide étendit ses
paumes,/prit de la terre, et à pleines poignées/la jeta dans les gueules goulues./Tel un
chien aboyant et vorace/qui se calme quand il a sa pâtée sous la dent/car il s'acharne
et s'évertue à dévorer,/telles se firent les trois faces bestiales/du démon Cerbère qui
étourdit si fort/les âmes, qu'elles voudraient être sourdes. (Enf. VI, 22-33)
67 Dans l'Odyssée, Ulysse fait référence aux enfers comme étant « les demeures d'Hadès» (Ody.
XI, 69), «la maison d'Hadès» (Ody, XI, 571) ou encore «la forte prison d'Hadès» (Ody. XI, 277).
Dans l'Énéide, il est question des « murs du noble Dis» (Éné. VI, 541) et des « palais vides de Dis et
[de] son royaume d'apparences» (Éné. VI, 270-271).
23
2.2.2.Figures de groupe
Les Érinyes sont la première « figure de groupe» à être subordonnée par Dante. Ces
divinités infernales, qui existeraient depuis l'origine du monde, avaient dans la mythologie
classique le pouvoir d'exercer leur justice dans les enfers comme sur la terre. Leur cruauté
était si grande qu'elles étaient même redoutées par le dieu des enfers lui-même. Pourtant,
dans l'Enfer de Dante, elles sont recluses dans le royaume souterrain et elles sont
subordonnées au système judiciaire chrétien. Lorsqu'elles bloquent et menacent Dante et
Virgile aux portes de la cité de Dité, Virgile semble désespéré. Pour la première fois, le
puissant guide, commandé par les plus hautes instances divines, semble impuissant face à
l'hostilité des lieux. Dante le décrit ainsi:
La couleur que lâcheté peignit sur mon visage/quand je vis mon guide revenir sur ses
pas/lui fit recouvrir plus tôt la sienne'/Il s'arrêta, tendu, comme un homme qui
écoute,/ne pouvant porter son regard au-delà,/à travers l'air obscur et la brume
épaisse./« Il nous faudra pourtant gagner cette bataille »,/commença-t-il, « sinon ...
telle aide s'est offerte./O comme j'ai hâte qu'un autre arrive ici! » (Enf. IX, 1-9)
24
68
Cet « autre» qu'attend Virgile avec impatience est en fait un mystérieux messager du ciel
qui n'a qu'à se montrer pour faire taire les trois Furies et ouvrir le portail d'un coup de
baguette, « sans rencontrer de résistance» (Enf. IX, 90). Les Érinyes, si puissantes et si
cruelles, s'inclinent alors devant un représentant du ciel. Les Centaures représentent la
deuxième « figure de groupe» à être subordormée. Comme pour les Érinyes, Dante choisit
minutieusement trois représentants du peuple Centaure qu'il rencontre sur son chemin. Il est
question « de Nessus, qui mourut pour la belle Déjanire, et qui vengea lui-même sa propre
mort» (Enf. XII, 67-69), de « Pholus, qui fut plein de rage» (Enf. XII, 72) et surtout, du
« grand Chiron qui nourrit Achille» (Enf. XII, 71). Chiron est bien différent
Les Centaures, comme les autres gardiens de l'Enfer, bloquent Dante et Virgile dans leur
progression. Mais Chiron, après avoir écouté les motifs des deux voyageurs, ordorme à sa
troupe d'escorter Dante et Virgile jusqu'à la prochaine fosse. D'une certaine manière, les
68 Il rappelle aux trois Furies l'épisode où Héraclès tire Cerbère des profondeurs de l'Enfer pour
le douzième de ses travaux. La plupart des critiques, dont Jacqueline Risset, pensent que ce messager
est en fait l'archange saint Michel. Jacqueline Risset, « Notes », dans L'Enfer, op. cil., p. 324.
D'autant plus que cette «frénésie excessive» ne s'applique pas à la dernière « figure de
groupe», les Géants, dont Risset ne tient pas compte. Ces derniers sont immobiles,
littéralement plantés au fond du Puits des Géants. D'ailleurs, Dante croit apercevoir des tours
formant une étrange cité la première fois qu'il les voient: « À peine avais-je tourné la tête de
ce côté/que je crus voir plusieurs très haute tours ;/et moi: "Maître, dis-moi, quelle est cette
cité ?" » (Enf. XXXI, 19-21). Aucune agitation de leur part. Mais les Géants sont tout de
même subordonnés par Dante. Lorsqu'il arrive avec son guide à cet endroit, Virgile ordonne
à l'un des Géants, Antée, de les déposer plus bas.
Nous poursuivîmes alors notre chemin/et vînmes à Antée, qui se dressait/de cinq
aunes hors du puits, sans compter la tête./« 0 toi [... ]/pose-nous en bas, et fais-le sans
dédain/là où le Cocyte est serré par le gel./Ne nous envoie ni à Tityre ni à
Typhée :/cet homme-ci peut donner ce qu'on désire ici ;/penche-toi donc, ne tords pas
le museau./[ ... ]» (Enf. XXXI, 115-126)
Comme Géryon et les Centaures, les Géants sont alors relégués au rang de moyen de
transport. « L' animalisation » et « la subordination» de ces figures entraînent le troisième et
dernier facteur du processus de réactualisation, « l'opacité».
Cette nouvelle texture permet de penser « l'opacité» des figures réactualisées à partir
d'un second angle. Depuis la publication de l'Enfer, le « personnel» de Dante a généré une
71
quantité impressionnante de représentations graphiques. Des illustrations de Botticelli
jusqu'aux adaptations cinématographiques 72 datant du début du siècle dernier, les
« fonctionnaires» de l'Enfer de Dante ont suscité l'intérêt des artistes qui ont à leur tour tenté
d'insuffler un peu de vie dans ces traces du passé. Et c'est dans la comparaison entre les
représentations antiques de ces figures et les illustrations de la Comédie que « l'opacité» des
constructions de Dante semble la plus évidente.
Par exemple, dans la mythologie classique, Minos est presque toujours représenté
sous la forme d'un homme siégeant sur un trône avec un sceptre à la main. Mais depuis
l'Enfer, le juge possède de nouveaux attributs. Gustave Doré le représente tel un géant
couronné et pourvu d'une gigantesque queue, alors que Michel-Ange en fait un démon cornu
aux prises avec le même appendice. Bref, depuis Dante, ce n'est plus le trône ou le sceptre
qui est représenté, mais cette fameuse queue, invention dantesque symbolisant la justice. De
la même manière, Géryon est représenté dans la mythologie classique comme un soldat à
trois corps, en armure, derrière un bouclier. Pourtant, grâce à Dante, Géryon devient une
créature fabuleuse. Chez Gustave Doré, on retrouve un inquiétant visage d'homme trônant
sur le corps d'un lion et volant grâce à de larges ailes de chauve-souris, en plus d'être flanqué
d'une énorme queue de scorpion. Chez William Blake, le soldat antique devient un buste
d'homme monté sur une paire d'énormes pattes velues et, encore une fois pourvu de
l'appendice du scorpion. Dans tous les cas, les modifications apportées par Dante aux figures
désormais les figures antiques réactualisées par Dante. Ces figures du passé, souvent
72 Notamment: Giuseppe de Liguoro, L 'lnferno. Film 35 mm, noir et blanc, 68 min. Naples:
Hélios, 1911. Ce film s'inspire des gravures de Gustave Doré.
27
représentées de manière assez rudimentaire sur des objets tels que des amphores ou des vases,
obtiennent un second souffle grâce à Dante. Transformées en monstres médiévaux au service
de la justice divine, elles reviennent continuellement hanter le lecteur de l'Enfer de toutes les
époques, qui est constamment confronté à des constructions allégoriques et symboliques
dérangeantes qui frappent l'imagination.
74
Malgré ces distinctions, le poète florentin construit un espace d'une précision surprenante ,
où chaque cercle et chaque cours d'eau tire son origine des récits mythologiques de
l'Antiquité.
74 En fait, la représentation de l'Enfer de Dante est si précise qu'au XVIe siècle, Galilée prononce
une série de conférences devant l'élite florentine à propos des mesures « réelles» de j'Enfer chrétien.
Galilée se base sur Je poème de Dante ainsi que sur les travaux des dantologues Antonio Manetti et
Alessandro Vellutelo. Galilée, Leçons sur L'enfer de Dante. Trad. Lucette Degryse. Paris: Fayard,
2008, 174 p.
76 « Tout ce que tu vois ici est foule misérable et sans sépulture; ce passeur est Charon; ceux que
le flot transporte ont été inhumés. Il n'est pas possible de les faire passer entre ces bords effrayants, par
ces rauques courants, avant que leurs os n'aient reposé dans une demeure. » CÉné. VI, 324-330)
29
l'idée de suspension se retrouve dans un autre concept de l'eschatologie chrétienne, celui des
Limbes, que l'on retrouve chez Dante. Le poète innove en construisant ce lieu à l'intérieur de
son Enfer, plutôt qu'en marge, comme le conçoit traditionnellement la doctrine chrétienne.
Dante y place les esprits qui n'ont pas reçu le baptême et ceux qui ont vécu avant la loi
chrétienne, tel que Virgile. Comme dans l'Érèbe antique, les esprits hantant ces lieux
souffrent de l'absence d'un rituel, mais celui du baptême remplace désormais celui de la
sépulture. Chez Dante, les esprits habitant les Limbes subissent une double suspension, dans
le temps et dans le désir. Si les âmes de l'Érèbe antique doivent patienter pendant cent ans
avant de traverser l'Achéron, celles de l'Enfer doivent attendre le jour du Jugement.
Évidemment, la durée est ici symbolique et l'idée de suspension prédomine sur l'exactitude
de la durée de la peine. Ensuite, et de manière beaucoup plus significative, l'idée de
suspension se manifeste au sein même du châtiment des âmes enfermées dans les Limbes
dantesques. Car ces derniers n'ont d'autre peine que le « désir éternellement insatisfait de
voir Dieu?? ».
Et là, à ce que j'entendis,lil n'était pas de pleurs, seulement des soupirs,lqui faisaient
trembler l'air éternel ;lcela venait de douleur sans torture/subie par ces foules,lqui
étaient grandes,ld'enfants, de femmes et d'hommes.lMon bon maître me dit: « Tu ne
demandes pas/quels sont les esprits que tu vois ?/Or je veux que tu saches, avant
d'aller plus loin,lqu'ils furent sans péchés; et s'ils ont des mérites,lce n'est pas assez,
car ils n'ont pas eu le baptême,lqui est la porte à la foi que tu as ;let s'ils vécurent
avant la loi chrétienne,lils n'adorèrent pas Dieu comme il convient :/je suis moi-même
un de ceux-là.lPour un tel manque, et non pour d'autres crimes,lnous sommes perdus,
et notre unique peine,lest que sans espoir nous vivons en désir ». (Enf. IV, 25-42)
Bref, Dante récupère le concept de suspension de l'Érèbe antique en construisant les Limbes
chrétiens à l'intérieur de son Enfer. D'ailleurs, Dante lui-même fait référence au concept de
suspension lorsqu'il déclare, après les explications de Virgile: « [... ] je compris que de très
grands/étaient suspendus dans ce limbe» (Enf. IV, 44-45). Mais les Limbes dantesques ne
contiennent pas seulement la région de l'Érèbe, elles comprennent également les Champs
Élysées.
Nous parvînmes au pied d'un noble château/sept fois entouré de hauts murs/et défendu
par une belle rivière./Nous la passâmes comme terre dure ;let par sept portes j'entrai
avec ces sages (Homère, Horace, Ovide, Lucain et Virgile)/arrivant en un pré à la
fraîche verdure./Des gens s'y trouvaient, aux yeux lents et graves/avec un air de
grande autorité :/ils parlaient peu, et d'une voix suave./Nous nous mîmes ainsi sur j'un
des côtés/en un lieu ouvert, lumineux et haut,/si bien que de là nous pouvions les voir
tous./Et là en face, sur l'émail vert/nous furent montrés les esprits magnanimes/dont
la vue m'exalte en moi-même. (Enf. IV, 106-120)
Ici, les esprits ne hurlent pas de douleur, ils parlent « d'une voix suave» et plutôt que d'être
humiliés par d'horribles tounnents, ils sont tranquilles, « avec un air de grande autorité ». Ici,
il n'y a pas non plus de rivière de sang ou de fleuve de fientes, il n'y a qu'une « belle
rivière », bordée par « un pré à la fraîche verdure ». L'obscure caverne de la première région
l'idée selon laquelle Dante aurait réactualisé le « paradis» antique dans son Enfer semble
Tout ceci une fois accompli et leur hommage rendu à la déesse, ils parviment enfin
aux espaces riants, aux aimables prairies de bois fortunés, les demeures bienheureuses.
Là un éther plus large illumine les plaines et les revêt de pourpre; ils ont le soleil et
leurs astres. Les uns s'exercent en des palestres gazonnées, ils se mesurent par jeu et
luttent sur le sable fauve. D'autres frappent du pied le rythme d'un chœur et chantent
des poèmes [... ]. À quelque distance il (Énée) admire les armes des guerriers, leurs
chars où ils ne montent plus; leurs lances retournées sont fichées en terre, leurs
chevaux dételés paissent ça et là par la plaine [... ]. (Éné. VI, 637-653)
Bien que les âmes semblent plus détendues que chez Dante, la description physique des
les plaines, les prairies, le gazon vert, la douce lumière ainsi qu'une source d'eau. Pierre
Brunei semble d'ailleurs abonder en ce sens:
31
On ne peut s'empêcher de penser que Dante garde quelque chose de cette tradition
avec cet autre château de Chronos qu'est le « noble château» du Limbe où il place les
« gens illustres» qui « ne subissent pas la condition des autres» : les grands poètes de
l'Antiquité, mais aussi les héros. La « prairie de fraîche verdure », la lumière qui
bagne le lieu rappellent la description virgilienne des Champs-Élysées. Si l'on garde
le sens étymologique du mot « paradis» (= jardin, verger) c'est bien d'un paradis qu'il
s'agit 78 .
Bref, l'épisode du « noble château» montre qu'il « peut y avoir un paradis en Enfer, même
C 'h
hez un poete ' . comme D ante 81 ».
c retlen
L'Enfer des méchants était le lieu redoutable de toutes les expiations: c'est là que le
crime subissait son juste châtiment, là que le remords rongeait ses victimes, là enfin
que se faisaient entendre les lamentations et les cris aigus de douleur. On y voyait tous
les genres de torture. Cette région affreuse, dont les plaines n'était qu'aridité, les
montagnes que roches et escarpements, renfermait des étangs glacés et des lacs de
souffre et de poix bouillante, où les âmes étaient successivement plongées, et
subissaient tour à tour les épreuves d'un froid ou d'une chaleur extrêmes. Elle était
entourée de marécages bourbeux et fétides, de fleuves aux eaux croupissantes ou
embrasées formant une barrière infranchissable, et ne laissant aux âmes aucun espoir
de fuite, de consolation, ni de secours 82 .
Comme dans le Tartare, on retrouve d'abord les Géants antiques à l'entrée du neuvième et
84
dernier cercle de l'Enfer de Dante. Ensuite, « c'était la prison des dieux ». Mais puisqu'il
n'y a qu'un seul Dieu dans le christianisme, la prison des dieux devient chez Dante la prison
des anges. Plus précisément, la dernière région de l'Enfer dantesque, le neuvième cercle,
constitue la prison du plus beau des anges, Lucifer. Comme les dieux antiques enfermaient
leurs ennemis dans le profond Tartare, le Dieu « victorieux» du christianisme a projeté son
grand ennemi dans les profondeurs de l'Enfer. Ainsi, le « palais du roi des Enfers» antiques
correspondre à celles de la prison de l'ange déchu, qui se trouve exactement au point central
de la terre, « l'éloignant autant de la surface de la terre, que celle-ci était éloignée du ciel ».
L'Achéron, comme le Styx, était un fleuve que les ombres passaient sans retour. En
grec son nom exprime la tristesse et l'affliction. [... ] La nymphe Styx présidait à une
fontaine d'Arcadie dont les eaux silencieuses formaient un ruisseau qui disparaissait
sous terre, et par suite allait couler dans les régions infernales. Là ce ruisseau devenait
un fleuve fangeux qui débordait dans d'infects marécages couverts d'une sombre nuit.
[... ] Le Phlégéton, autre affluent de l'Achéron, roulait des torrents de flamme
sulfureuse. On lui attribuait les qualités les plus nuisibles. Son cours assez long, en
sens contraire du Cocyte, entourait la prison des méchants. [...] Le Cocyte, aux
Enfers, est un affiuent de l'Achéron. [... ] C'était le fleuve des gémissements; il
entourait la région du Tartare, et son cours n'était formé, dit-on, que par les
abondantes larmes des méchants~5.
83 Ibid., p. 218.
84 Idem.
85 Ibid., p. 219.
34
On verra également que dans l' Énéide, Virgile reprend ces quatre fleuves infernaux.
Dans l'Énéide, Virgile fait du premier fleuve un « gouffre mêlé de fange» qui « bout
et rejette en hoquetant tout son sable dans le Cocyte» (Éné. VI, 296-298). Suivant Virgile,
Dante reprend ce fleuve pour en faire la « triste rivière d'Achéron» (Enf. III, 78). En fait,
l'épisode de l'Enfer tournant autour de l'Achéron est une réécriture du même passage de
l'Énéide. Dante emprunte premièrement à Virgile la figure du passeur de l'Achéron. Il s'agit
de Charon, que Virgile décrit ainsi:
Un passeur effrayant monte la garde près de ces flots mouvants, Charon, sale, hérissé,
terrible; des poils blancs foisonnent incultes sur son menton, ses yeux fixes sont de
flamme; un manteau sordide est noué sur ses épaules et pend. Il pousse lui-même la
barque avec une perche, sert les voiles et dans sa gabare noircie transporte les corps
[... ]. (Éné. VI, 298-316)
Et voici s'avancer vers nous dans un bateau/un vieillard blanc d'antique poil,lcriant :
« Malheur à vous, âmes méchantes/n'espérez pas voir un jour le ciel :/je viens pour
vous mener à l'autre rive/dans les ténèbres éternelles, en chaud et en gel. [... ] »!Je vis
alors s'apaiser les joues laineuses/du nocher du marais infernal,lqui avait autour des
yeux des roues de flamme (Enf. III, 82-99)
Plus encore, lorsqu'il décrit les âmes qui attendent Charon pour passer de l'autre côté du
fleuve, Dante emprunte à Virgile une métaphore sur la saison de l'automne. Virgile décrit
ainsi les ombres sur les rives de l'Achéron:
Aussi nombreux que dans les bois au premier froid de l'automne les feuilles se
détachent et tombent, ou que, volant du large vers la terre, se serrent nombreux les
oiseaux lorsque la saison froide les chasse au-delà de la mer et les pousse aux pays du
soleil. (Éné. VI, 309-312)
Et Dante, encore une fois, reprend ce passage presque mot pour mot:
35
Bien que Dante s'inspire abondamment de l'Énéide de Virgile pour construire le passage de
l'Achéron, le premier fleuve de l'Enfer n'a pourtant pas la même fonction pour les deux
poètes. Dans son épopée, Virgile reste fidèle au concept classique en faisant des rives de
l'Achéron le lieu d'errance des âmes sans sépultures. Chez Dante, cet espace en devient un de
punition. Les Esprits neutres et lâches qui « vécurent sans infamie et sans louange» (Enf. III,
36) se retrouvent en ce lieu perdu, car « les cieux les chassent [... ]/et le profond Enfer ne veut
pas d'eux» (Enf. III, 41). En d'autres mots, Dante réactualise les rives de l'Achéron à partir
de la doctrine chrétienne du péché. Et comme le concept d'errance des âmes sans sépultures
n'existe pas à proprement parler dans le christianisme, Dante transforme cet espace en un lieu
de châtiment terrible.
Ces malheureux, qui n'ont jamais été vivants,/étaient nus et harcelés sans cesse/par
des mouches et des guêpes qui étaient là./Elles leur rayaient le visage de sang,/qui,
mêlé de pleurs, tombait à leurs pieds/où le recueillaient des vers immondes. (Enf. 111,
64-69)
Suivant Virgile et son Énéide, Dante reprend le fleuve Styx sous la forme d'un
marais fangeux. Par contre, suivant l'architecture médiévale, Dante place le Styx autour des
remparts de la cité de Dis, créant ainsi une douve et transformant du coup la cité en un
étrange château fort. Plus encore, chez Dante, le Styx devient le symbole allégorique du
péché capital qui y est puni, c'est-à-dire la colère. À la manière des gardiens des cercles de
l'Enfer, le Styx représente l'inverse du péché qu'il réserve à ses victimes. Ceux qui de leur
vivant ont été aveuglé par la colère sont transformés en « mangeurs de boue» (Enf. VII,
129).
86 Loi du talion.
36
Et moi qui regardais très fixement'/je vis des gens boueux dans ce marais,/tous nus, et
à l'aspect meurtri./Ils se frappaient, mais non avec la main,/avec la tête, avec la
poitrine et avec les pieds,/tranchant leur corps par bribes, avec les dents. [... ]/Plantés
dans la boue ils disent: « Nous étions tristes/dans l'air doux que le soleil réjouit,/ayant
en nous les fumées chagrines :/à présent nous nous attristons dans la boue noire. »
(Enf. VIl, 109-124)
Je me tournai alors et je vis devant moi/et sous mes pieds un lac à qui le gel/donnait
l'aspect du verre, et non de l'eau./Jamais en hiver le Danube autrichien/ni le Tanaïs là
bas sous un ciel glacé/ne couvrirent leur cours d'un voile aussi épais/qu'il était ici, et
si le Tambernic/ou la Pietrapana étaient tombés dessus,lmême sur le bord ils
n'auraient pas fait crac./Et comme la grenouille se tient pour coasser/le museau hors
de l'eau, alors que rêve/souvent la paysanne qu'elle s'en va glaner,llivides, jusqu'au
point où la honte se voit,lles ombres dolentes étaient dans la glace,lclaquant des dents
comme font les cigognes./Chacune avait la face vers le bas ;lIa bouche donnait pénible
témoignage/du froid, les yeux du cœur endolori. (Enf. XXXII, 22-39)
Plus encore, chez Dante, la glace devient instrument de torture. Dans ce même cercle, Dante
rencontre deux damnés qui sont pris ensemble dans la glace, car leurs larmes qui se
transforment en gel les resserrent toujours un peu plus fort l'un sur l'autre. Le poète décrit
d'ailleurs ce piège en affirmant que «jamais crampon de fer ne serra bois sur bois/si fort»
(Enf. XXXII, 49-50). Mais l'exemple le plus éloquent de la torture par la glace se trouve dans
le pacte que Dante fait avec le frère Alberigo de Manfredi. Ce dernier demande au poète
d'arracher la glace qui relie son visage à la surface du lac gelé, glace provenant de ses propres
larmes. Dante accepte à condition que le damné décline son identité.
Là les larmes même empêchent de pleurer,let la douleur, qui trouve obstacle sur les
yeux,lse retourne au-dedans et fait croitre l'angoisse./Car les premières larmes font
une masse,let comme des visières de cristal,lremplissent toute la coupe sous les cils.
(Enf. XXXIII, 94-99)
Pourtant, Dante ne remplit pas sa part du contrat. Cet épisode a d'ailleurs fait couler
beaucoup d'encre chez les commentateurs qui ne s'expliquent pas cette cruauté de la part du
poète. Mais cette glace constitue également la prison de Lucifer, le traître suprême. Elle
enserre l'ange déchu au niveau de la taille et le garde prisonnier au fond de l'abîme. Ainsi, le
dernier fleuve infernal est réactualisé en une prison de glace pour les Traîtres, qui sont
torturés à même les barreaux de leurs cellules.
enfers antiques servent désormais à pUnir les coupables de la loi chrétienne à partir du
« contrapasso ».
multitude de damnés. À première vue, toutes ces rencontres peuvent sembler déconcertantes
pour le lecteur moderne. Certains chants de l'Enfer ressemblent parfois à une longue liste de
noms propres. Pourtant, chaque nom utilisé par le poète possède une importante fonction
allégorique, en ce sens où chaque damné illustre, par le lien entre son histoire et son
châtiment, le «contrapasso ». Jacqueline Risset insiste d'ailleurs sur l'importance
symbolique des noms dans la Comédie.
Dans toute l'œuvre de Dante les noms occupent une place très chargée: leur
agglomération ou leur disparition est pleine de sens [... ); et leur effet se révèle
toujours double: à la fois formules magiques - concentrés de sens et d'expérience à
déchiffrer, - et emblèmes, par leur aspect de phonèmes hors sens, de l'extériorité pure,
87
signe du choc imprévisible du réel à la conscience .
Outre l'aspect phonétique, l'idée de « choc» mentionné par Risset se retrouve également
dans le mélange hétérogène des noms propres. Tout au long de l'Enfer, Dante confronte des
époques distinctes en plaçant leurs représentants côte à côte dans son abîme. Par exemple,
dans le cercle des Luxurieux, Dante place Francesca da Rimini (XIIIe siècle) aux côtés de
e
Didon (g e siècle av. l-C.), Sémiramis (g siècle av. l-C.) et Cléopâtre (l er siècle av. l-C.).
Mais ce n'est pas dans le mélange des damnés que se trouve la plus grande trace du passé
dans l'Enfer de Dante. C'est plutôt dans la rencontre entre le poète et ceux-ci. Dans la plupart
des cas, Dante sélectionne les âmes avec lesquelles il désire s'entretenir. C'est ainsi que le
poète demande à son guide s'il peut parler à Francesca da Rimini. «Poète, volontiers/je
parlerais à ces deux-ci (Francesca et son amant, Giovanni Malatesta) qui vont ensemble,let
qui semblent si légers dans le vent.» (Enf. V, 73-75) Ces entretiens donnent lieu à des
rencontres où, l'espace d'un instant, les morts reviennent à la vie en prenant la parole grâce à
Dante.
La rencontre n'a pas lieu dans cette vie-ci, où les hommes sont toujours vus dans un
état accidentel, sous un seul aspect de leur être, et où l'intensité même de l'existence,
aux moments les plus cruciaux, rend difficile la prise de conscience de soi, et presque
impossible la rencontre. Elle n'a pas lieu non plus dans un au-delà où la part la plus
intime du personnage serait effacée par les ombres de la mort, et où ne subsisterait
qu'une mémoire terne, voilée ou indifférente de la vie. L'au-delà dantesque n'est
nullement le domaine de la mort, mais celui de la véritable vie; les âmes puisent les
données concrètes de leur histoire et de leur atmosphère caractéristique dans leur
existence terrestre d'autrefois, mais montrent ces données dans une intégralité, un
synchronisme, une présence et une actualité qu'elles ont rarement atteints pendant leur
séjour terrestre, et qu'elles n'ont certainement jamais révélés à aucun observateur88 .
Ces rencontres se transfonnent en de véritables confessions, où les damnés livrent les secrets
de leurs existences dans un esprit de contrition absolue. Dante devient alors un médiateur à
l'image du prêtre, mais plutôt que de gérer le rapport entre le damné et Dieu, le poète gère le
rapport entre le damné et l'histoire par le biais de son écriture. Dante donne la chance aux
ombres dolentes de se faire entendre et, par le fait même, de revivre éternellement grâce à la
plume du poète. D'une certaine manière, en étant vivant dans le royaume des morts, Dante
et le présent pour en faire un temps littéraire ouvert sur l'avenir et qui n'est plus régi par la
linéarité de 1'histoire.
Dans ses Écrits sur Dante, Auerbach insiste sur l'opacité poétique qu'obtiennent les
88 Érich Auerbach, Écrits sur Dante. Trad. Diane Meur. Paris: Macula, coll. « Argô », 1998, p.
151.
40
Plus encore, ces rencontres sont des symboles du passé, car la mémoire y Joue un rôle
fondamental. Lorsque Dante donne la parole aux damnés de son Enfer, c'est pour qu'ils
racontent leur histoire, ce qu'ils ont fait pour se retrouver en pareille situation dans l'au-delà.
Du coup, les damnés plongent au cœur de leur mémoire afin de revivre grâce à la plume de
Dante. Ils peuvent donner leur version de l'histoire et ainsi tenter de se repentir. Par contre, il
ne s'agit pas de se repentir du point de vue du christianisme, car on est en Enfer et chez
Dante, il n'y a ni issue ni espoir. fi s'agit plutôt de se repentir au point de vue de l'histoire, de
faire en sorte de ne pas être oublié et parfois, comme dans le cas d'Ugolino, de réaffirmer la
véracité de l'histoire une dernière fois. En d'autres mots, les damnés de l'Enfer de Dante ne
sont qu'une série d'ombres, des noms propres alignés sur une page, jusqu'à ce qu'ils
prennent la parole et se souviennent, et qu'ils retrouvent ainsi leur épaisseur.
Aucune évocation mimétique d'événements en cours ne peut être plus réelle et plus
essentielle que ne ['est la mémoire dans l'au-delà dantesque. [... ] La quintessence de
l'être que met au jour la mémoire des âmes dans leur éternel séjour relève rarement de
ce que les modernes appelleraient « l'atmosphère» ou le « milieu ». Le souvenir porte
presque toujours sur un acte ou un événement déterminé, à partir duquel commence
seulement à rayonner l'aura de l'être représentëo.
En replongeant dans leur mémoire, les ombres dolentes reconstruisent leur identité peu à peu.
Mais il y a un prix à payer pour accéder à cette mémoire.
Pour les damnés de \' Enfer, la mémoire est synonyme de souffrance. Le retour dans
le passé est souvent beaucoup plus douloureux que le châtiment physique qu'ils endurent.
C'est le cas d'Ugolino. Vers la fin du trente deuxième chant, Dante et Virgile arpentent le lac
89 Ibid., p. 163.
90 ibid., p. 160.
41
de glace du fond de l'Enfer où ils remarquent « deux gelés dans un seul troU» (Enf. XXXII,
125). Ugolino s'y tient en dévorant doucement la tête de son compagnon de cellule,
l'archevêque Ruggiero. Face à cet horrible spectacle, Dante demande au comte Ugolino de
lui expliquer les raisons d'une telle barbarie. Ce dernier répond:
Tu veux que je ravive/le désespoir qui serre encore mon cœur/rien qu'en y pensant,
avant d'en parler./Mais si mon récit peut engendrer/quelque fruit d'infamie au traître
que je ronge/tu me verras parler et pleurer à la fois. (Enf. XXXIIl, 4-9)
Tu es bien cruel si tu ne souffres pas/en pensant à ce que pressentait mon cœur ;let si
tu ne pleures pas, de quoi donc pleures-tu? (Enf. XXXIII, 40-42)
On remarque premièrement la douleur qui anime Ugolino avant d'entamer son horrible récit,
ainsi que la violence de la réaction de Dante. On observe ensuite les motivations qui
poussent le comte à replonger au cœur de si tristes souvenirs. Ugolino désire la justice du
point de vue de l'histoire, il espère qu'elle se souviendra de l'archevêque pour sa traîtrise
envers lui et sa famille. Et comme Francesca da Rimini, Ugolino est inconnu du lecteur
moderne, plus encore de celui qui n'est pas familier avec la culture italienne. Ugolino était
gibelin de naissance, mais en 1289, il est assassiné pour avoir traité avec les guelfes. C'est
pourquoi il se retrouve piégé dans la glace du neuvième cercle de l'Enfer avec les autres
Traîtres. Mais ce n'est pas cette version de l'histoire que retient le lecteur de l'Enfer. Comme
le remarque Auerbach, Dante cible un passage bien précis du passé du damné pour construire
l'identité de ce dernier. Pour Ugolino, il s'agit du passage de la Tour de la Mue, où il est
enfermé avec ses quatre fils.
42
Quand je fus éveillé, avant le jour,/j'entendis pleurer dans leur sommeil mes fils,/qui
étaient avec moi; ils demandaient du pain. [... ]/Ils étaient éveillés, l'heure était
proche/où d'habitude on apportait la nouniture,/et tous étaient anxieux, à cause d'un
rêve ;/j'entendis clouer la porte du bas/de l'horrible tour; et sans parler/je regardai
mes enfants au visage./Moi je ne pleurais pas, mais j'étais pétrifié. [... ]JQuand un
faible rayon eut pénétré/dans l'affreux cachot, et que je découvris/mon propre aspect
sur leur quatre visages,/de douleur je mordis mes deux mains ;/et eux, pensant que
c'était par désir/de manger, se levèrent aussitôt/et dirent: « Père, nous souffririons
bien moins/si tu nous mangeais; tu nous as vêtus/de ces pauvres chairs; enlève-les
nous. » [... ]/Quand nous fûmes venus au quatrième jour,/Gaddo se jeta étendu à mes
pieds,/et dit: « Père, ne viens-tu pas à mon secours? »1Il mourut là, et comme tu me
vois'/je les vis tomber tous les trois, un par un,/avant le sixième jour; et je me mis
alors,/déjà aveugle, à me traîner sur chacun d'eux,/les appelant pendant deux jours
après leur mort./Et puis ce que la douleur ne put, la faim le put. (Enf. XXXIII, 37-75)
Grâce à ce passage, Ugolino reconstruit son identité. Il n'est plus le traître qui a trahi les
siens, mais ce père qui a vu mourir ses enfants à cause de la traîtrise d'un autre. Plus encore,
grâce au génie poétique de Dante, U golino est devenu ce père qui a peut-être dévoré ses
enfants. En un seul vers, « Et puis ce que la douleur ne put, la faim le put », Dante ressuscite
le comte U golino dans l'histoire littéraire. Car depuis la publication de l'Enfer en 1314, la
critique n'a jamais cessé de débattre à savoir si le comte a oui ou non mangé ses enfants.
C'est Borges, dans ses essais sur Dante, qui résume le mieux la situation poétique de ce vers.
« Il est moins terrible de nier ou d'affirmer le monstrueux délit d'Ugolin que de le
91
soupçonner . » Grâce à cette ambiguïté volontaire de la part de Dante, le récit d'Ugolino
devient un mystère poétique qui suscite les passions, car tout simplement insoluble. Cette
hésitation frappe de plein fouet l'imagination du lecteur, qui peut ainsi créer sa propre
histoire. Pour Borges, il s'agit justement de ce qui fait la différence entre le temps réel et le
temps de l'art.
Dans le temps réel, historique, chaque fois qu'un homme est amené à choisir entre
plusieurs solutions, il opte pour l'une d'elles et il élimine et perd les autres. Il n'en va
pas de même dans le temps ambigu de l'art, qui ressemble à celui de l'espérance ou à
celui de l'oubli. Hamlet, dans cette sorte de temps, est à la fois sain d'esprit et fou.
Dans les ténèbres de sa Tour de la Faim, Ugolin dévore ou ne dévore pas ses cadavres
aimés, et cette oscillante imprécision, cette incertitude, est l'étrange matière dont il est
91 Jorge Luis Borges, Neuf essais sur Dante. Trad. François Rosset. Paris: Gallimard. coll.
« Arcades », 1982, p. 57.
43
fait. Ainsi ['a rêvé Dante, avec deux agonies possibles, et ainsi le rêveront les
générations à venir92 .
***
Les quatre idées traitées dans ce chapitre, c'est-à-dire le voyage dans l'au-delà, le
«personnel» et l'architecture de l'Enfer, ainsi que la question de la mémoire, montrent que
l'Enfer de Dante est orienté vers le passé. Mais dans chaque cas le poète ne se contente pas
seulement d'intégrer des éléments du passé dans son poème. Dante effectue au préalable un
important travail de réactualisation sur les éléments empruntés à ses prédécesseurs. Dans le
cas du voyage en Enfer, Dante intègre une dimension chrétienne à la dimension épique en
confrontant des voyageurs d'outre-tombe antiques et chrétiens tels qu'Énée et Paul. Pour ce
qui est du « personnel» de l'Enfer, le poète soumet les figures mythiques du passé qu'il
sélectionne à un triple processus de réactualisation afin d'en faire des « fonctionnaires» dans
son Enfer. Il en va ainsi pour les matériaux qu'il emprunte aux représentations antiques.
Dante les transforme afin qu'ils servent la loi chrétienne, ce fameux « contrapasso» dont j'ai
parlé plus tôt. Mais c'est vraiment le travail que le poète fait subir à la mémoire qui est le
plus symbolique dans le cadre de cette recherche.
L'importance de la mémoire chez Dante est telle qu'elle modifie la linéarité du temps
dans la Comédie. En effet, bien que tourné vers le passé, la mémoire dantesque permet de
penser le temps autrement, grâce aux nombreux récits des ombres dolentes. Dante arpente
l'Enfer linéairement, mais chaque fois qu'il rencontre un damné, et que ce dernier plonge
dans sa mémoire pour raconter son histoire, le temps du poème fait une boucle, suspendant le
déroulement du temps pour un instant ou deux. Et cette faille ou suspension contient
justement l'intégralité du temps, à savoir le passé, le présent et le futur. Car les damnés, qui
racontent leurs souvenirs, ont aussi le don de c1airvoyance93 Les événements à venir n'ont
93 Plusieurs damnés annoncent à Dante des événements qui ne se sont pas encore produits en
1300 - mais qui, dans le temps de l'histoire, relèvent du passé - concernant des faits politiques ou des
données biographiques sur le poète même. Au Xe chant, Dante questionne un damné sur la nature de
44
pas de secret pour eux. « Chaque récit joue ainsi le rôle d'un passeur [... ] » et « il donne jour
à ce que nous appelons le passé, mais c'est un passé qui se trouve orienté vers l'avenir,
manifestant le présent et sa présence, ses possibilités toujours vives 94 ». Le temps de l'Enfer
est donc un temps marqué par la récurrence. Un temps qui, en se déplaçant vers l'arrière par
la mémoire des damnés, annonce aussi l'avenir du Paradis, ce dont il sera question dans le
prochain chapitre.
cette préscience : « Il semble qu'avant l'heure, si j'entends bien,/vous puissiez voir ce que le temps
apporte,/mais que pour le présent vous ayez autre usage.l"N ous voyons, comme ceux qui n'ont pas de
bons yeux",/dit-il, "les choses qui sont lointaines ;/c'est ainsi que Dieu nous donne sa lumière.lNotre
intellect est vain pour tout ce qui est proche/ou présent; et si nul ne vient nous parler,/nous ignorons
tout de l'état humain.lTu comprends ainsi que notre connaissance/sera toute morte à partir de
j'instant/où sera fermée la porte du futur."» (Enf. X, 97-108)
95
DÉJÀ JAMAIS
Erich Auerbach
Si l'Enfer est tourné vers l'arrière, vers le passé, le Paradis, lui, est tourné vers
l'avant, vers l'avenir. Le Paradis est résolument moderne et cela semble de plus en plus
évident depuis que les grands lecteurs de Dante des XX e et XXl siècles 96 ont renversé la
e
tradition en se concentrant sur le dernier volet de la Comédie plutôt que sur l'Enfer, comme
l'a fait le XIX e siècle français. De nos jours, « Umberto Eco et Philippe Sollers proposent de
commencer notre lecture par le Paradis, estimant qu'il s'agit de la partie la plus novatrice du
poème97 . » C'est qu'avec le Paradis, Dante ne s'inscrit plus dans une tradition littéraire. Il
n'essaie plus, comme c'est le cas avec l'Enfer, de surpasser ses prédécesseurs en reprenant là
où ils ont laissé. Lorsqu'il s'envole du mont Purgatoire, « il n'y a plus maintenant de défi,
mais la certitude de la nouveauté absolue 98 ».
95 Dante utilise cette expression (Già mai) dans le premier chant de l'Enfer. Il s'agit selon moi de
l'un des meilleurs exemples de la tentative de Dante de constamment repousser les limites du langage
afin d'exprimer l'inexprimable. Dans le cas présent, le temps de l'au-delà.
96 Notamment Ezra Pound, T. S. Eliot, James Joyce, Samuel Beckett, Ossip Mandelstam et Jorge
Luis Borges. Voir bibliographie.
97 Jean-Pierre Ferrini, Lectures de Dante - un doux style nouveau. Paris: Hermann, coll.
« Lectures », 2006, p. 2.
atteint son climax, car le poète est confronté à l'indicible. Dès lors, Dante doit dire ce qui ne
99
peut être dit. Il désire « dire [de Béatrice] ce qui jamais ne fut dit d'aucune », ce qui
implique d'aller au-delà de tout ce qui a déjà été dit, et « tirer de l'état de misère les vivants
lOO
dans cette vie et les conduire à l'état de félicité ». Ou en d'autres mots, révéler les
insondables mystères du christianisme. C'est parce que le Paradis tente d'exprimer
l'inexprimable qu'il est moderne.
J'expliquerai dans un premier temps comment Dante s'y prend pour traduire
l'indicible vision du Paradis chrétien en un poème accessible au commun des mortels. Plus
précisément, je tenterai de montrer comment le poète réussit à rendre compte de l'inconnu en
adaptant sa vision à l'aide de la théorie de la traduction se trouvant dans ses différents écrits
l02
et ensuite, en inventant - ou plutôt en rénovant - une langue capable de supporter l'éclat du
Paradis. Dans un deuxième temps, je montrerai que Dante, en arrivant à mettre au jour sa
vision, fait un bond dans le temps de plus de quatre siècles grâce au « sublime» à l'œuvre
dans son poème. Car Dante développe une esthétique anachronique en construisant son
poème à partir d'une conception du sublime appartenant à une époque postérieure à la sielme.
Dante l'affirme lui-même, lorsqu'au XXII" chant, il déclare que « le poème sacré doit faire un
saut» (Par. XXII, 62) dans le temps pour se réaliser. Bref, comme les lecteurs modernes de la
Comédie l'ont fait, il s'agira dans ce deuxième chapitre de tirer Dante en avant, mais peut
99 Dante Alighieri, Vita Nova. Trad. Louis-Paul Guigues. Paris: Gallimard, coll. « Poésie », 1974,
p.IOO.
102 « L'idée que le poète fit à l'Italie le cadeau de sa langue repose sur un fait linguistique
incontestable. [... ] Cela suppose surtout d'inventer une langue nouvelle, que Dante appelle le "vulgaire
illustre" dans le De Vulgari Eloquentia. » Patrick Boucheron, « "II a inventé une langue" : Entretien
avec Jacqueline Risset », dans L'Histoire: « Dante, le génie de l'Italie », no. 322. Juin 2008. p. 60-63.
47
l03
être un peu plus loin cette fois. Più avante (plus avant), comme disent Paolo et Francesca
(Enf. V, 138).
Les modèles du passé vers lesquels Dante se tourne pour écrire l'Enfer n'existent pas
pour le Paradis. Et Dante en est bien conscient. C'est pourquoi il déclare avant d'entamer la
dernière partie de son périple que « la mémoire ne peut l'y suivre» (Par. J, 9), car pour un tel
voyage, il n'est plus question de retourner en arrière. Il faudra toujours aller plus loin en
avant, vers l'inconnu. Au deuxième chant, Dante met d'ailleurs le lecteur en garde par
rapport au fait que le Paradis représente un lieu inexploré.
o vous qui êtes en une petite barque,/désireux d'entendre, ayant suivi/mon navire qui
vogue en chantant,/retournez revoir vos rivages/ne gagnez pas le large, car peut
être/en me perdant vous seriez égarés.lL'eau que je prends n'a jamais été
parcourue,/Minerve souffle, Apollon me conduit/et neuf Muses me montrent les
Ourses. (Par. II, 1-9)
En fait, chez Dante, le Paradis est beaucoup plus dangereux que l'Enfer. Et si le poète dût
transgresser les lois régissant le voyage aux enfers dans le premier volet de la Comédie, il
doit maintenant « outrepasser» les limites de la poésie et du langage pour arriver à rendre
compte de l'indicible du Paradis. Cette nouvelle transgression entraîne de nouvelles
difficultés. Au xvue chant, l'aïeul Cacciaguida met d'ailleurs le poète en garde: Dante devra
tout dire, peu importe les conséquences. « Néanmoins, écartant tout mensonge,/porte au jour
ta vision tout entière,/et laisse gratter là où est la gale» (Par. XVII, 127-129).
103Cette idée que les lecteurs du XX e siècle ont lu le Paradis de Dante en avant, ou plus en avant
(più avante), appartient à Jean-Pierre Ferrini et à ses Lectures de Dante (p. 3).
48
grâce aux théories modernes de la traduction '04 ainsi qu'aux travaux de Jacqueline Risset sur
le sujet, ce problème devient une solution. Il existe une théorie de la traduction chez Dante,
mais comme l'a montré à plusieurs reprises Jacqueline Risset '05 , el1e est paradoxale. Dans
son Banquet, Dante dresse paral1èlement au portrait de la connaissance et de la philosophie
de son époque sa perception du langage. Le poète y résume ainsi sa pensée sur la traduction:
Et à ce propos, sache tout venant que nulle chose harmoniée par liens musiques ne se
peut tresmuer de sa parlure en une autre sans rompre toute sa douceur et harmonie ,06
(Ban. l, VII)
À partir de cet extrait, il semble que Dante s'oppose à la traduction, et surtout lorsqu'il est
question de poésie, car selon lui, le passage d'une langue à l'autre détruirait les « liens
musiques }}, qui correspondent à la fluidité générale du poème. Mais la position du poète sur
la traduction n'est pas aussi catégorique. Elle est paradoxale pour deux raisons.
Premièrement, parce que Dante s'est beaucoup adonné à la traduction pour écrire la Comédie.
Ensuite et surtout, parce que le Paradis est lui-même une traduction orchestrée par Dieu.
Dans ses Lectures de Dante, Jean-Pierre Ferrini fait d'ailleurs référence au Paradis en tant
que l' « ombre du règne heureux 108 }}. Le Paradis est inaccessible, il est beaucoup trop beau,
104 Voir les travaux d'Antoine Berman (L'épreuve de l'étranger: culture et traduction dans
l'Allemagne romantique (1984), Pour une critique des traductions (1994), La traduction et la lel/re,
ou. L'auberge du lointain (1999), L'âge de la traduction: la tâche du traducteur de Walter Benjamin
(2008)) et de Roman Jakobson (Essais de linguistique générale, vol. 1 (1963) et Six leçons sur le son
et le sens (1976)) sur le sujet.
105 Notamment dans l'introduction à sa traduction de La divine comédie (1985), mais aussi dans
Dante écrivain ou ['lntellete d'amore (1982) et surtout dans Traduction et mémoire poétique: Dante,
Scève, Rimbaud, Proust (2007).
106 André Pézard traduit les œuvres complètes de Dante à l'aide d'un français archaïque.
trop «sublime» pour les sens fragiles de l'âme qui dépend encore de son corps. C'est
pourquoi Dante a seulement accès à une version édulcorée du Paradis. Le meilleur exemple
réside dans l'ordonnance des degrés de béatitude des bienheureux. Une telle hiérarchisation
du Bien n'existe pas dans le Paradis chrétien. «Tout est paradis au paradis l09 . » Pourtant,
Dante nous les présente à partir d'un système gradué à l'image de celui qui régit l'Enfer.
Plutôt que de descendre de cercle en cercle, Dante s'envole de ciel en ciel. Plus précisément
au travers de dix ciels, qui ont pour fonction de répartir les bienheureux selon leur degré de
béatitude" o. Cette construction a pour but d'épargner Dante, de lui éviter le choc terrible
d'une vision entière et immédiate que ses sens mortels ne pourraient supporter. Mais elle a
aussi pour fonction de traduire les insondables mystères du christianisme en une versIOn
intelligible, afin que le poète puisse à son tour les traduire pour ses lecteurs futurs.
Ce qu'il voit dans son voyage - et que nous voyons à travers son écrit - n'est pas le
Paradis tel qu'en lui-même: c'est une mise en scène, aimablement destinée par le ciel
à rendre le Paradis accessible aux faibles facultés d'un homme, c'est une fête
organisée pour lui le long de son voyage. [... ] Ainsi, Dante, décrivant le Paradis à ses
lecteurs, applique la méthode que Dieu a appliquée avec lui: il traduit. Le Paradis
n'est abordable qu'en traduction. La saisie directe, comme le rire de Béatrice, ferait
lil
mal .
1la 1. Le ciel de la Lune: les âmes qui n'ont pu accomplir leurs vœux - 2. Le ciel de Mercure: les
bons esprits qui ont été actifs pour que la gloire et l'honneur les suivent - 3. Le ciel de Vénus: les âmes
soumises à l'amour - 4. Le ciel du Soleil: les esprits inspirés de sagesse - 5. Le ciel de Mars: ceux qui
ont combattu pour la foi - 6. Le ciel de Jupiter: les esprits justes et pieux - 7. Le ciel de Saturne: les
esprits des contemplatifs - 8. Le ciel des étoiles fIXes: le triomphe du Christ - 9. Premier mobile:
Dieu et les anges - 10. Empyrée: la cour céleste.
maintes reprises la démonstration. Mais elle ne fait pas le lien entre l'acte de fondation de la
Lorsque vient le temps d'écrire son long poème, Dante est déjà depuis longtemps
passionné par la question de la langue. Vers 1304, le poète rédige un petit traité intitulé De
l'éloquence en langue vulgaire 112 qui a pour but de faire l'éloge de la langue italienne. Cet
ouvrage est rédigé en latin et s'adresse par le fait même à un public d'érudits. Mais Dante
interrompt la rédaction de ce traité pour entamer le Banquet, qu'il compose cette fois en
langue vulgaire. Bref, le poète est confronté à un choix lorsque vient le temps de commencer
à écrire la Comédie: le latin ou le vulgaire.
Le choix s'avère évidemment risqué. D'autant plus que Dante vise la recolU1aissance
historique en écrivant la Comédie. Car en se plaçant parmi les grands poètes de l'antiquité
dans son Enfer 114 (Enf. IV, 102), Dante exprime ce désir de ne pas être oublié. Et la
prédiction de son aïeul au XVII" chant du Paradis (Par. XVII, 127-135) sur le succès
intemporel qu'obtiendra son poème confirme l'appétit du poète pour l'immortalité. Pourtant,
le poète choisit le vulgaire « périssable » pour écrire la Comédie. L'explication de ce choix
trouve des ramifications dans la plupart des ouvrages de Dante où l'on retrouve les
différentes parties de sa théorie linguistique, mais on peut tout de même la résumer à ceci que
l15
Dante désire s'adresser à tous les hommes • Le vulgaire est potentiellement plus accessible
112 « [... ] ce traité que l'on peut regarder comme Je creuset et Je microcosme de son grand œuvre
(La divine comédie), comme sa fiction génétique, sa matrice formelle ... » Philippe Sollers, L'écriture
et l'expérience des limites, op. cil., p. 25.
113 Jacqueline Risset, Dante écrivain: ou f'lntellete d'amore, op. cit., p. 69.
114 Au IVe chant de l'Enfer, Dante affirme qu'il est le « sixième parmi ces sages» : Virgile
Homère - Horace - Lucain - Ovide.
115 « Si Dante a une ambition politique c'est qu'il est convaincu qu'il faut s'adresser à tous les
hommes. C'est au fond le message Je plus fondamental qu'il retient du christianisme, qu'il tente de
51
que le latin, parce qu'il serait pur - au sens de naturel - et, donc, plus à même de rendre
compte de l'expérience du Paradis.
De ces deux langues, la vulgaire est la plus noble: aussi bien parce qu'elle fut la
première dont usât le genre humain, et parce que le monde entier jouit de semblable
fruit, bien qu'elle soit partagée entre maintes façons de choisir les mots et de les
prononcer; et encore parce qu'elle nous est naturelle, alors que l'autre est faite plutôt
par art. (dELV.l, 1)
Mais jusqu'ici, on ne peut à proprement parler de traduction. Dante fait simplement un choix
linguistique pour l'écriture de son poème. Par contre, à l'époque du poète, le vulgaire ne
constitue pas une langue à part entière. Il s'agit plutôt d'une multitude de dialectes
géographiques. « Puisque le vulgaire des Italiens sonne en tant de formes diverses, mettons
nous en quête d'une langue entre toutes sans reproche, le parler illustre d'Italie ... » (dELY. l,
XI) Le projet linguistique de Dante, c'est justement d'unifier ces dialectes afin de créer une
seule et même langue susceptible de toucher tous les hommes. Cet effort de remaniement du
langage représente le troisième facteur de cette théorie de la traduction que l'on retrouve chez
Dante. Les langues de l'époque ne sont pas à la hauteur de l'ambitieux projet poétique que
représente la Comédie, alors le poète invente sa propre langue, le « vulgaire illustre», qui
sera en mesure de traduire l'indicible du grand poème et surtout du Paradis.
concilier avec l'idéal d'universalité de la philosophie aristotélicienne.» Patrick Boucheron, loc. cif., p.
60-63.
52
Il (le vulgaire illustre) sera neuve clarté, soleil neuf qui se lèvera là où l'ancien soleil
se sera couché, et il prêtera flambeau à ceux qui sont en ténèbres et obscurité, par le
fait de J'ancien soleil qui pour eux ne luit plus. (Ban. l-Xlll)
Enfer ou au Purgatoire? Parce que c'est au Paradis que la langue de Dante fonctionne à son
plein potentiel. Tout comme dans l'eschatologie chrétienne le Paradis représente le berceau
rien d'autre que ce lieu de la première parole, et ce "première", sans doute, n'indique pas
seulement une dimension du tempsll7. » Pour Dante, le mythe de la « première parole» est
fondamental. Le poète consacre d'ailleurs la première partie de son traité sur la langue
Paradis.
Ore, étant d'avis, non sans raisons tirées des choses célestes et terrestres, que le
premier homme (Adam) adressa la parole à Dieu même pour commencer, j'ai tout lieu
de dire que ce premier parlant, aussitôt après avoir reçu le souffle de la Vertu qui
l'animait, sur-Je-champ se prit à parler. Car je crois que le besoin de se faire entendre
est plus vif dans l'homme que le besoin d'entendre, pourvu qu'il se fasse entendre et
qu'il entende comme seul peut faire l'homme. (dELV. l, V)
C'est cette idée d'une « première parole », d'une parole vierge et innocente qui motive son
choix de la langue vulgaire face au latin. Si le vulgaire possède ce caractère originel parce
116 « Roberto Benigni, par exemple, dans ses lectures publiques, commence par commenter les
passages qu'il va lire - c'est-à-dire en éclaircit les points obscurs. Ceux-ci ne sont presque jamais dus
au vieillissement de la langue, mais au nombre et à la variété des références que Je discours de Dante
travaille. Il est étranger à l'archaïsme comme à l'attardement narcissique: il n'a pas le temps pour
cela. » Patrick Boucheron, ibid., p. 60-63.
117 Philippe Sollers, L'écriture el/'expérience des limites, op. cit., p. 20.
53
qu'il est la première langue de l'homme, il témoigne également d'une innocence qu'on ne
peut retrouver selon Dante que chez les très jeunes enfants.
[... ] j'appelle langue vulgaire celle à quoi les petits enfants sont coutumés par ceux
qui les entourent, quand premier ils commencent à former divers sons; ou pour le dire
plus brièvement, j'entends par langue vulgaire celle que nous parlons sans aucune
règle, imitant notre nourrice (dELV. 1, 1).
[... ] au fur et à mesure qu'il avance dans son parcours, et donc qu'il se trouve en
possession d'une maturité de plus en plus grande, de plus en plus sûre, les images par
lesquelles Dante désigne son propre personnage en marche dans l'au-delà désignent
un enfant de plus en plus petit l18 .
Au Paradis, et de plus en plus vers les derniers chants, le rapport avec Béatrice prend
la forme de celui d'une mère avec son enfant nourrisson. Et le poète qui achève sa
traversée, s'approchant de la vision insoutenable, se sent proche du discours « d'un
enfant qui baigne encore la langue au sein» (Par. XXXIII, 108)119.
Si le Paradis est le lieu de la « première parole» et que pour Dante la langue la plus pure est
celle de l'enfance, alors le dernier volet de la Comédie représente définitivement la partie du
long poème où l'importance de la question de la langue prédomine. C'est d'un retour vers le
langage originel dont il est question dans le Paradis de Dante. Jacqueline Risset distingue
d'ailleurs trois différents niveaux de langue à partir des trois règnes de l'au-delà décrit par
119 Idem.
54
En premier lieu, si la langue du Paradis anticipe la modernité poétique qui nous est
contemporaine, c'est parce que Dante pense la langue au moment même où il l'écrit. Le
dernier volet de la Comédie est marqué par la réflexion du poète sur sa propre écriture, et plus
précisément sur les possibilités ainsi que sur les limites de son écriture.
120 Cité dans Philippe Sollers, La Divine Comédie: Entretiens avec Benoît Chantre. Paris:
121 J'ai déjà donné dans le premier chapitre plusieurs exemples de représentations de l'Enfer
postérieures à celle de Dante. Pour ce qui est du Purgatoire, on peut retenir notamment La Passion de
Perpétue et Félicité (vers le Ile siècle), les textes de Clément d'Alexandrie et d'Origène (vers le Ille
siècle), et finalement La cité de Dieu d'Augustin (413), que Jacques Le Goff reconnaît d'ailleurs
comme étant « le vrai père du Purgatoire ». Pour l'histoire du Purgatoire, on lira l'ouvrage de Jacques
Le Goff: La naissance du Purgatoire. Paris: Gallimard, coll. « folio/histoire », no. 31, 1981,486 p.
profond que Dante entretient avec J'écriture. La Divine Comédie va donc être pour
nous un texte en train de s'écrire, et plus encore le premier grand livre pensé et agit
123
intégralement comme livre par son auteur .
Afin d'écrire le Paradis, Dante repense ['acte d'écriture dans son rapport au temps.
Les deux premiers volets de la Comédie sont construits à partir d'une temporalité
minutieusement détaillée. Par exemple, au septième chant de L'Enfer, Virgile dit à
Dante: « Descendons à présent vers la plus dure angoisse ;/déjà déclinent toutes les étoiles
qui montaient/quand je partis, et s'arrêter longtemps est interdit» (Enf. VII, 97-99), ce qui
l24
revient à dire «qu'il est à présent à peu près minuit du vendredi saint ». Ou encore, au
Purgatoire, Dante raconte en temps réel que « [l]a belle planète qui invite à aimer/faisait
sourire tout l'Orient/en voilant les Poissons qui l'escortaient» (Pur. l, 19-21) et qui cette fois
signifie qu'il reste précisément «deux heures avant le lever du soleil 125 ». Mais au Paradis,
Dante n'indique plus le temps.
123 Philippe Sollers, L'écriture et l'expérience des limites, op. cit., p. 15.
125 Jacqueline Risset, « Notes », dans Dante. La divine comédie: Le Purgatoire. Trad. Jacqueline
Risset. Paris: Flammarion, coll. « Bilingue », no. 724, 1992 [1988], p. 315.
Pour réussir, Dante doit faire en sorte que « la route s'ajuste avec le temps» (Par.
XXIX, 129), comme lorsque Béatrice lui rappelle au vingt neuvième chant qu'il ne doit
jamais cesser d'avancer. Déjà, au septième chant, le poète fait preuve d'une impatience
nouvelle. « Je doutais et disais: "Dis-lui, dis-lui!"/"dis", me disais-je, "à ma dame,/qui me
désaltère par sa douce rosée."» (Par. VII, 10-12) Et lorsqu'il décrit les mouvements de
Béatrice, c'est encore cette excessive rapidité qui revient. « Béatrice est celle qui conduit
ainsi/de mieux en mieux, et si soudainement,/que son acte n'entre pas dans le temps. » (Par.
X, 37-39) Mais cette nouvelle vitesse n'est pas sans risque. Bien que Dante essaie de tout
dire, il doit désormais faire des choix et sacrifier certains passages du Paradis. « Aussi ma
plume saute, et je ne l'écris pas :/car l'imagination, non la seule parole,/pour de tels plis a des
couleurs trop vives. » (Par. XXIV, 25-27) Cette conscience exacerbée des limites de la parole
et qui s'exprime à même le texte représente donc un symbole de modernité poétique.
Tout le Paradis est scandé par la réflexion de Dante sur ce qu'il écrit, et aussi sur
l'impossibilité d'écrire le Paradis. Et c'est là, précisément, dans ces zones réflexives,
mais d'une réflexivité directe, transparente, interrogative, que réside la plus étonnante
modernité de sa poésie 127 .
Dante ne s'en tient pas au simple constat des limites de l'écriture. Il agit. Bien que
conscient qu'il ne pourra tout dire, il entreprend de repousser les limites du langage afin
l28
d'ajuster sa plume à la vitesse du Paradis, d'où « sa passion du néologisme ». À partir de
Questions de poétique de Roman Jakobson, Michèle Aquien énumère trois réactions
possibles chez le lecteur confronté à un néologisme.
Déjà, dans La vie nouvelle, Dante utilise un néologisme lorsqu'il annonce la nature du grand
projet poétique de la Comédie: « Je ferais en parlant enamourer les gens» (Farei parlando
innamorar la gente) (VN. XIX, Canzone l) .. Dante s'en sert à quelques reprises dans l'Enfer
et dans le Purgatoire, mais c'est vraiment avec le Paradis que l'utilisation des néologismes
prend tout son sens. Dès le premier chant du Paradis, on peut lire le néologisme le plus
important de toute l'œuvre de Dante: « Trasumanar» (outrepasser l'humain, transhumaner).
Aucune expression ne pourrait mieux définir l'écriture du Paradis, car pour y arriver, Dante
doit « outrepasser l'humain» (Par. l, 70) par les mots. Paradoxalement, Jacqueline Risset
traduit ainsi le néologisme en question. Plutôt que de respecter la vitesse de l'écriture de
Dante en conservant la forme fusionnelle du néologisme, comme elle fait d'ailleurs avec tous
130
les autres néologismes de l'œuvre, elle découpe le fameux « Trasumanar» en trois mots:
« outrepasser l'humain ». Peut-être est-ce voulu par la traductrice, histoire de mettre l'accent
sur ce premier néologisme qui au fond, explique tous ceux qui suivront. Mais certains auteurs
de traductions plus anciennes, tels qu'Henri Longnon l31 et Monsieur le Chevalier Artaud de
Montor '32 , qui ne respectent pratiquement jamais la construction des néologismes, ont
pourtant traduit « Trasumanar » par « transhumaner ».
131 La traduction originale d'Henri Longnon date de 1959. Pour cette recherche: Alighieri, Dante,
La divine comédie. Trad. Henri Longnon. Paris: Éditions Garnier Frères, coll. « Chefs-d'œuvre
étrangers », 1962, 698 p.
132 La traduction originale d'Artaud de Montor date de 1811. Pour cette recherche: Alighieri,
Dante, La divine comédie. Trad. M. Le Chevalier Artaud de Montor. Paris: Librairie Garnier Frères,
coll. « Classiques Garnier », 1930,433 p.
58
Cela permet ainsi, comme c'est le cas avec le texte dans sa langue d'origine,
d'obtenir la réaction décrite plutôt par Aquien lorsque le lecteur est confronté à une
construction langagière hors du commun. D'une certaine manière, on peut dire que le
néologisme devient le moyen de transposer la réflexion de Dante sur son écriture - réflexion
qui est constitutive de sa modernité - à son lecteur. Mais le néologisme dantesque, par sa
construction-même, redéfinit également notre conception linéaire du temps. Plus que la
simple fusion de deux mots, Dante utilise des combinaisons à l'aide d'adverbes lui
permettant « d'outrepasser» les limites du temps et, plus précisément, d'égaler la vitesse
effrénée du paradis.
Cela produit une langue très complexe et hardie (... ]. Par exemple, lorsqu'il invente le
verbe indovarsi que l'on peut traduire par « prendre lieu », mais qui est composé de la
préposition in et de l'adverbe dove, signifiant donc littéralement « se mettre dans le
où» - une façon de suggérer le mystère de l'incarnation - et dont l'équivalent français
serait s'innoùer 133 .
exemple, au vingt-quatrième chant de l'Enfer, Dante utilise plus de huit vers pour décrire la
transformation des voleurs de la septième bolge lorsqu'ils sont mordus par des serpents:
Soudain sur un damné qui était près de nous/un serpent se jeta, qui le transperça/à
l'endroit où le cou se rattache à l'épaule./En moins de temps qu'on n'écrit 0 ou Ilil
s'alluma, et il brula,lpuis il tomba tout entier en cendres ;let quand il fut à terre ainsi
détruit,lla poussière se rassembla d'elle-même/et recomposa la forme précédente.
(Enf. XXIV, 97-105)
134 « De même pour les pères de ceux-là/qui, chaque fois que vaque votre église,ls'engraissent en
siégeant au consistoire'/L'outrecuidante espèce qui s'endragonne/derrière celui qui fuit, et s'apaise
comme agneau/devant qui lui montre les dents ou la bourse, (... ] » (Par. XVI, 112-117)
59
On remarque pourtant que Dante tente d'accélérer la transformation avec le vers « En moins
de temps qu'on n'écrit 0 ou 1 », mais la vitesse du néologisme reste inégalée. Une telle
rapidité n'est possible qu'au Paradis. Et quelquefois, les néologismes de Dante prennent le
temps pour sujet. Par exemple, au dix septième chant du Paradis, lorsque l'aïeul Cacciaguida
prophétise sur l'avenir de Dante, il utilise le néologisme « s'infutura », que Risset traduit par
«s'enfuture ». On peut donc lire: «N'envie pas, pourtant, tes concitoyens,/car ta vie
s'enfuture au-delà/du châtiment de leurs perfidies» (Par. XVII, 97-99). Ce néologisme, pris
dans le contexte d'une prophétie - qui d'ailleurs se réalise -, traduit une vitesse qui bouscule
les limites du temps.
Cette langue « moderne» que Dante invente au fur et à mesure qu'il écrit le Paradis
possède une fonction bien définie: supporter l'insoutenable vision du Paradis. Le dernier
règne de l'au-delà visité par Dante est insupportable, car beaucoup trop beau, trop sublime.
Évidemment, on retrouve également du sublime dans les deux premiers volets de la
Comédie, et particulièrement dans le premier.
137 Yvon Le Scanff, Le paysage romantique et l'expérience du sublime. Seyssel: Éditions Champ
Vallon, coll. « Pays / Paysages », 2007, p. 31.
61
réflexif, d'une appréhension immédiate, non pas sur l'objet, mais sur la relation du
sujet confronté à l'objet 138 ...
La « tension» dont il est question dans cette définition, c'est celle entre la « petitesse» de
Dante et « l'incommensurabilité» du Paradis, celle entre les limites de l'écriture et
Dante et son désir d'aller toujours un peu plus loin (più avante 1), de se rapprocher un peu
plus de Dieu. Le sublime dantesque se trouve justement dans cette relation entre le sujet - le
Traité du sublime. Au XX e siècle, Samuel Monk affirmait encore que le Traité du Sublime
l39
représente « la source capitale de toutes les idées sur le sujet ». D'ailleurs souvent comparé
à la Poétique d'Aristote pour son importance, ce court traité qui aurait été écrit vers le début
l40
de l'Empire romain et qui est attribué à un certain Longin ou Longinus possède encore
l41
aujourd'hui le statut de « texte fondateur» du sublime .
139 Pierre Hartmann, Du Sublime (de Boileau à Schiller). Strasbourg: Presses Universitaires de
Strasbourg, 1997, p. 13.
140 La véritable identité de l'auteur du Traité du sublime est inconnue. Longin est en fait un
pseudonyme, c'est pourquoi on lit souvent « pseudo-Longin » plutôt que « Longin ». « L'apparition au
1er siècle de notre ère de ce Grec inconnu tient du miracle. » Citation d'Ernst Robert Curtius, prise
dans: Michel Deguy, « Le Grand-Dire », dans Du Sublime, Paris: Éditions Belin, coll. « Belin
Poche », 1988, p. 10.
En soi, le traité de Longin se veut moderne, car il rompt avec la tradition classique en
dissociant la notion de sublime du style sublime.
Il faut donc savoir que par Sublime, Longin n'entend pas ce que les orateurs appellent
le style sublime: mais cet extraordinaire et ce merveilleux qui frappe dans le discours,
et qui fait qu'un ouvrage enlève, ravit, transporte. Le style sublime veut toujours de
grands mots; mais le Sublime se peut trouver dans une seule pensée, dans une seule
l43
figure, dans un seul tour de paroles .
c'est parce qu'en « parlant du Sublime, il est lui-même très sublime '45 ». Je retiens de ce texte
trois grandes idées qui me permettront de montrer qu'en réalité, le Traité du Sublime n'est
pas encore assez « moderne» pour traduire le sublime du Paradis de Dante.
Premièrement, dans son traité, Longin circonscrit de manière précise le sublime dans
le cadre d'un système théorique propre au discours. Ensuite, il associe le sublime à une
certaine élite intellectuelle « divine ». D'ailleurs, pour présenter la source la plus importante
l46
du sublime, Longin parle « d'élévation d'esprit naturelle », de « noble orgueil 147 » et de
« présent du ciel 148 ». Dans le même ordre d'idée, Longin prône la « noblesse '49 » dans le
143 Nicolas Boileau, « Préface », dans Traité du Sublime. Paris: Librairie Générale Française,
coll. « Le Livre de Poche: Bibliothèque classique », no. 713, 1995, p. 70.
144 Francis Goyet, « Introduction », dans Traité du Sublime. Paris: Librairie Générale Française,
coll. « Le Livre de Poche: Bibliothèque classique », no. 713, 1995, p. 6.
146 Longin, Traité du Sublime. Paris: Librairie Générale Française, coll. « Le Livre de Poche:
Bibliothèque classique », no. 713, 1995, p. 84.
discours. « Il ne faut pas en effet, dans le sublime, descendre jusqu'aux saletés et aux choses
méprisables 150. » Finalement, Longin ne fait pas la distinction entre le sublime et le beau. À
l51
l'époque du Traité, le sublime « n'apparaissait guère que comme un superlatif du beau ».
Ces trois idées s'avèrent être des principes fondamentaux de la théorie du sublime de Longin.
Ensuite, l'affinnation de Longin comme quoi le sublime serait le propre d'une élite
intellectuelle « divine» va à l'encontre des principes intellectuels de Dante, qui est toujours
du côté de l'universalité et de la démocratisation de l'art. « [... ] rien ne lui paraît méprisable:
lS3
l'esthétique et l'éthique classique tremblent » face à son style. Et Longin ne fait pas la
distinction entre sublime et beauté, alors que toute l'expérience sublime de Dante relève
d'une esthétique des sensations fondée sur l'insoutenable tension entre la réussite et l'échec,
annonçant en cela celle de Burke au XVIIIe siècle.
150 Longin, Du Sublime. Trad. Jackie Pigeaud. Paris: Rivages, coll. « Petite Bibliothèque », no.
105,1991, p. 123.
philosophe utilise justement ce débat pour faire la distinction entre le sublime et le beau, en
mettant « la poésie du côté du sublime, et la peinture plutôt du côté du beau 154 ». Finalement,
parce que chez Burke, le sublime n'est plus seulement la« résonnance d'une grande âme l55 ».
Burke défend « la parfaite égalité des hommes quant au goût: les assises du goût sont
communes à tous les hommes et constituent donc un fondement suffisant pour des jugements
décisifs l56 ». À partir de Burke, nous nous trouvons «donc fort loin [... ] de cette conception
l57
normative et élitiste du goût » que l'on retrouve chez Longin. Il est donc possible de
rapprocher ce démocratisme du goût du principe d'universalité aristotélicien à l'œuvre dans
la Comédie. Bref, Burke rompt avec la tradition classique, essentiellement représentée par le
Traité du sublime de Longin. «[Si], dans sa préface de 1757, Burke se réfère bien à
"l'incomparable discours de Longin", mais pour noter aussitôt que l'auteur du Traité du
sublime "a compris des choses extrêmement différentes les unes des autres sous le terme
commun du sublime,,15~ », il renverse les conceptions élaborées par Longin pour placer une
fois pour toute le sublime du côté de l'esthétique et des sensations.
Il n'est d'ailleurs guère douteux que l'ambigüité inhérente aux thèses de Longin n'ait
favorisé une telle promotion, jusqu'au moment où de nouveaux impératifs, à la fois
esthétiques et moraux, exigeront d'une théorie du sublime qu'elle fasse une part plus
large à l'exaltation des sentiments et à la figure du génie. Les bornes que Longin s'est
ingénié à édifier pour contenir le sublime dans et par le discours finiront par céder
devant une problématique neuve, qui fera précisément de leur franchissement l'une
des caractéristiques majeures du caractère sublime. Place sera faite alors pour une
autre sensibilité, qui ne sera plus fondée sur la mesure et l'équilibre, mais sur
l'exaltation et l'oubli de soi devant la manifestation impétueuse d'une force
étrangère 159.
154 Baldine Saint-Girons, « Avant-propos », dans Recherche philosophique sur l'origine de nos
idées du sublime et du beau. Trad. E. Lagentie de Lavaïsse. Paris: Librairie Philosophique 1. Vrin,
coll. « Sciences de l'homme », 1973, p. 25.
157 Idem.
Si Dante est plus près de Burke que de Longin, c'est parce que Burke propose une
théorie où le sublime est pensé comme « catégorie universelle de l'expérience subjective '6o ».
Tout le Paradis est tourné vers l'expression des sensations, vers la tension entre l'expérience
poétique et l'expérience « physique» du poète voyageur. Le meilleur exemple se trouve
certainement dans les derniers vers de la Comédie, où Dante est confronté à « l'Essence
infinie ».
Tel est le géomètre attaché tout entier/à mesurer le cercle, et qui ne peut trouver/en
pensant, le principe qui manque,/tel j'étais moi-même à cette vue nouvelle :/je voulais
voir comment se joint/l'image au cercle, comment elle s'y noue ;/mais pour ce vol
mon aile était trop faible :/sinon qu'alors mon esprit fut frappé/par un éclair qui vint à
son désir. (Par. XXXIII, 133-141)
Ici, le poète et le voyageur ne font qu'un. Le poète tente désespérément de trouver les mots
pour décrire l'expérience du voyageur, mais sans succès. Cette dernière lumière est trop
éclatante pour un simple mortel. Les commentateurs de la Comédie parlent souvent du long
poème de Dante comme d'un long « voyage initiatique » étant donné ses épreuves
nombreuses. En Enfer et au Purgatoire, Dante affronte plusieurs menaces et nous serions
tentés de croire qu'il n'en est pas ainsi dans le dernier règne de l'au-delà, car le Paradis
chrétien est supposé être « pâle et bleuté» et rythmé par la « placidité des anges et le repos
des élus 161 ». Ce n'est pourtant pas le cas.
Mais au Paradis les épreuves ne sont pas terminées. Le parcours initiatique atteint, au
contraire, ses étapes décisives: tout d'abord, ce lieu du bonheur parfait que Dante
traverse, est-il capable d'en supporter simplement la vue? : le paradis est
insupportable, telle est la découverte qui change le signe de l'image ordinaire, laquelle
est image statique, génératrice de révérence et d'ennui; le Paradis de Dante est le
contraire de la staticité ; s'il est insupportable, c'est par tension excessive, excès
d'émotion, d'énergie, de perception l62 .
162 Ibid., p. 7.
66
Tension excessive, excès d'émotion, d'énergie, de perception. C'est parce que le Paradis est
ainsi construit que le sublime dantesque semble dissonant par rapport à la théorie de Longin.
On doit alors chercher plus loin en avant. D'où l'anachronisme que représente l'étude du
sublime dantesque à l'aide de la théorie de Burke. C'est bien chez ce philosophe du XVIIIe
siècle qu'il faut se tourner, car dans sa Recherche philosophique, il tente justement de saisir
cette « tension excessive» en opposant deux sensations primaires, le plaisir et la douleur.
Pour Burke, il existe trois différents états qui pennettent d'identifier la nature du
sublime: le «plaisir », 1'« indifférence» et la «douleur ». L'« indifférence» représente
simplement l'état intennédiaire et neutre entre le « plaisir» et la « douleur» et par
conséquent, il ne peut produire le sublime. Burke le définit d'ailleurs comme étant un état
l63
« exempt de douleur et de plaisir », mais qui pennet de ressentir de manière plus intense le
passage de cet état de « tranquillité» à un état de « plaisir» ou de « douleur ». Ensuite, Burke
pose des principes quant aux deux autres états qui s'avèrent fondamentaux pour sa théorie.
Premièrement, le «plaisir» et la «douleur» ne fonctionnent pas selon une relation de
dépendance mutuelle. Le « plaisir» ne naît pas de l'absence de « douleur» et vice-versa. Ces
deux états sont totalement indépendants l'un de l'autre et ils sont tous les deux à même de
produire le sublime. Deuxièmement, le « plaisir» et la « douleur» sont tous les deux positifs.
Contrairement à ce qu'on pourrait être porté à croire, le « plaisir» n'est pas plus positif que la
« douleur» lorsqu'il est question du sublime. Plus encore, la «douleur» représente pour
Burke l'état le plus susceptible de produire le sublime.
163 Edmund Burke, Recherche philosophique sur l'origine de nos idées du sublime el du beau.
Trad. E. Lagentie de Lavaïsse. Paris: Librairie Philosophique 1. Vrin, coll. « Sciences de l'homme »,
1973, p. 58.
67
Burke affirme que le « plaisir », «lorsqu'il a parcouru sa carrière, nous laisse à peu
près au même point où il nous a trouvés 164 ». En effet,
[tJout plaisir est rapide, et dès qu'il est passé, nous retombons dans
l'indifférence, ou plutôt nous nous abandonnons à une douce tranquillité, teinte des
. bl es d
cou 1eurs agrea e al "
premlere . 165 .
sensatIOn
Il n'en est pas ainsi pour la « douleur », qui agit sur une durée beaucoup plus importante.
Après avoir terrassé, elle continue d'agir sur le lecteur en le laissant dans « un état de
suspension empreint d'un sentiment de crainte; dans une sorte de tranquillité sombre, voisine
de l'horreur '66 ». Burke décrit ainsi les réactions physiques engendrées par la « douleur» :
La physionomie et l'attitude du corps sont alors si confonnes à cet état de l'âme, que
toute personne étrangère à la cause de notre affection, bien loin de s'imaginer que
nous jouissions de quelque espèce de plaisir, nous croirait plongés dans la
consternation. [... J Car, lorsque nous avons souffert quelque émotion violente, l'âme
demeure comme suspendue dans la même situation après même que la cause a cessé
d'agir. Ce sont les vagues de la mer agitées encore quand la tempête s'est calmée l67 .
est d'abord contrainte, emprise, blessure '68 ». Il affirme ensuite que « la terreur est dans tous
les cas possibles, d'une façon plus ou moins manifeste ou implicite, le principe qui gouverne
165 Idem.
166 Idem.
le sublime [et qu'] à chaque instant, rend dérisoire les succès, menace l'acquis et multiplie les
risques 169 ». Une conception pareille place le sublime du côté de la « douleur» et Burke a
baptisé cet état de grande inquiétude le « délice ».
S'il en est ainsi, c'est parce que le concept de « délice» est en lien direct avec l'idée
de « conservation de soi ».
L'hypothèse générale de Burke quant à la source du sublime se résume donc à ceci que tout
ce qui est susceptible d'évoquer une forme de menace dans l'esprit d'un individu relève du
sublime. Mais Burke résout immédiatement la question du danger « réel ». Pour susciter le
sublime, les passions relatives à la « conservation de soi» doivent menacer à partir d'une
distance raisonnable, car « lorsque le danger et la douleur pressent de trop près, ils ne peuvent
produire le "délice" ; ils sont simplement terribles: mais à certaines distances, et avec
certaines modifications, ces affections peuvent devenir et deviennent réellement
délicieuses '7 ! », comme c'est souvent le cas dans le Paradis de Dante.
Parce qu'il est inconnu, le Paradis constitue en lui-même une idée hautement
sublime. Car suivant Burke, ce qui est inexploré, mystérieux ou obscur, est susceptible de
produire le sublime de manière abondante. Le Paradis représente depuis toujours un véritable
mystère. Et si l'imaginaire populaire a su meubler l'Enfer depuis son invention, il n'en va pas
ainsi avec le Paradis. Et particulièrement avec le Paradis de Dante, car il renverse déjà le peu
de concepts existant à l'époque de rédaction du poème.
Pour le Paradis, plus encore que pour les deux autres règnes, Dante renverse les
représentations de l'époque, qui opposaient à un Enfer en feu un Paradis pâle et
bleuté, à la frénésie des diables et à la tension des supplices la placidité des anges et le
repos des élus. Dans ce poème-ci le repos a été délégué à la forêt-jardin du deuxième
royaume. Le Paradis est, quant à lui, mouvement incessant, rapidité extrême, vol de
lumières à la limite des possibilités de perception. Et tandis que l'Enfer s'enfonce dans
la glace où est pris Lucifer, le Paradis est danse de flammes, éblouissant et
dangereux 172.
Avec Dante, le lecteur se trouve littéralement dans un état de nouveauté absolue. Car le
Paradis, «jamais voix ne l'a dit, ni encre écrit,/et jamais l'imagination ne l'a conçu» (Par.
XIX, 8-9). Et cet inconnu représente une grande source de sublime pour Burke. « C'est notre
ignorance des choses qui cause notre admiration, et qui surtout excite nos passions 173. » Plus
encore, le Paradis est sublime par sa nature, car il est un lieu construit à partir des idées
d'« éternité» et d'« infinité », alors que comme Burke l'écrit,<< [I]es idées de l'éternité et de
l'infinité sont de celles qui nous affectent le plus profondément; et il n'est rien peut-être que
J74
nous comprenions moins que l'éternité et l'infinité • » On comprend l'importance de ces
deux concepts dans le dernier chant du Paradis, d'ailleurs probablement le plus important de
la Comédie. Dante fait comprendre à son lecteur le sens de l' « infinité» et de l' « éternité»
du Paradis lorsqu'il risque de se perdre dans l'étendue illimitée du ciel au moment où il
contemple l'éternelle lumière divine.
Je crois, par l'acuité que je sentis alors/du vivant rayon; que si mes yeux/s'en étaient
détournés, je me serais perdu./Et je me souviens que je fus plus hardi/par cela même à
résister, jusqu'à unir/mon regard avec la valeur infinie (vaiore infinito). (Par. XXXIII,
76-81 )
174 1dem.
70
o grâce très abondante qui me fit présumer/de planter mes yeux dans le feu éternel
(Dieu),1tant que j'y consumai la vue! (Par. XXXIII, 82-84)
Pour Étienne Gilson, le vers « tant que j'y consumai la vue» signifie justement « tant que
75
j'employai ma vue jusqu'à la limite des possibilités' ». Ce lieu sans frontières spatiales ou
temporelles provoque une sensation omniprésente de vertige chez le lecteur qui se trouve,
comme Dante, dans un état de suspension. « L'infinité tend à remplir l'esprit de cette sorte
d'horreur délicieuse qui est l'effet le plus naturel et l'épreuve la plus infaillible du
sublime l76 . » Mais de manière plus concrète, le Paradis est sublime parce qu'il s'attaque
constamment aux sens du poète voyageur.
Comme je l'ai montré plus tôt dans ce chapitre, la vitesse du Paradis représente un
aspect fondamental de la modernité de la Comédie. Mais cette vitesse relève également du
sublime. D'ailleurs, les néologismes ou les «combinaisons impossibles» de mots, qui
symbolisent chez Dante l'accélération du langage, représentent pour Burke une source de
nouveauté et de sublime.
[... ] il est en notre pouvoir de faire au moyen des mots des combinaisons impossibles
de toute autre manière. Avec ce pouvoir de combiner, nous réussissons à donner à
l'objet simple, par l'addition de quelques circonstances bien choisies, une vie et une
force nouvelle. Il n'est pas de belle figure gue nous ne puissions représenter par la
peinture, mais il n'est pas possib le de lui donner ces touches animées qu'elle peut
recevoir des mots 177
175 Jacqueline Risset, «Notes», dans Dante. La divine comédie: Le Paradis. Trad. Jacqueline
Risset. Paris: Flammarion, coll. « Bilingue », no. 726,1992 [1990], p. 374.
Cependant une lumière telle que celle du soleil, agissant immédiatement sur l'œil,
comme elle a plus de force que de sens, est une très grande idée. Une lumière d'une
intensité inférieure, si elle se meut avec une grande célérité, a le même pouvoir. Je
prends l'éclair pour exemple; son apparition excite une ~lande idée, mais la principale
cause en est dans l'extrême vélocité de son mouvement l 9
Tout au long du Paradis, Dante rappelle au lecteur la vitesse extrême à laquelle il est
confronté. Pour donner une image de cette vitesse inégalée, Béatrice mentionne au poète dès
le premier chant du Paradis que « la foudre, en fuyant son séjour,/court moins vite que [lui] »
(Par. l, 92-93). Plus d'une fois Dante utilise des comparaisons terrestres, provoquant ainsi un
effet de démesure quant à la vitesse du Paradis.
Ou encore:
La douce dame me poussa derrière eux,ld 'un seul geste, sur cette échelle,ltant sa vertu
vainquit ma nature ;/jamais ici-bas, là où on monte et on descend/naturellement, on ne
vit mouvement si rapide/qu'il put s'égaler à mon aile. (Par. XXII, 100-) OS)
Pour traduire la vitesse de ses mouvements au Paradis, Dante choisit une métaphore terrestre
l80
bien précise. À plusieurs reprises dans le dernier volet de la Comédie, le poète compare la
vélocité de ses déplacements à celle d'une flèche décochée par un arc. Cette métaphore est
179 idem.
180 Dante utilise la métaphore de l'arc huit fois dans le Paradis: 1. Chant II. - 2. Chant II. - 3.
Chant V. -4. Chant VIII. - S. Chant XV. - 6. Chant XVII. -7. Chant XXVI. - 8. Chant XXIX.
72
lourde de sens, car Dante utilise l'élément le plus rapide de son époque, la flèche, pour
traduire la vitesse du Paradis. Le lecteur peut alors comparer la rapidité des mouvements de
Dante dans le dernier règne de l'au-delà avec l'image d'une flèche voyageant à une vitesse
dépassant la capacité de perception de l'œil humain. Par exemple:
Déjà mes yeux étaient refixés au visage/de ma dame, et avec eux mon âme,/qui s'était
détachée de toute autre pensée./Elle ne riait pas ; mais, « Si je riais »,/dit-elle, « tu
deviendrais pareil/à Sémélé réduite en cendres :/car ma beauté, qui s'accroît à
mesure,/par les degrés du palais éternel,/que je monte plus haut, comme tu as vu,/si
elle ne se voilait, brille si fort/que tes sens mortels, à son éclat,/seraient feuillage que
la foudre brise. » (Par. XXI, 1-12)
À partir d'une telle mise en garde, il est aisé de croire que Dante se trouve dans un état de
« terreur» supportable provoqué par la connaissance du danger que renferme toute cette
beauté. C'est cet état, « où nous avons une idée de douleur et de danger, sans y être
82
actuellement exposé1 », que Burke a baptisé « délice ». Et plus d'une fois, Dante s'avoue
Comme nous sommes du côté de la « vision» chez Dante, c'est la vue qui est le plus
violemment sollicitée dans le Paradis. Dante place le lecteur dans un état constant
d'inquiétude en parsemant le dernier volet de la Comédie de passages où le poète abdique,
incline la tête et cesse de regarder.
« Je n'en supporterai pas l'éclat» (Par. l,58) - « [ ... ] que mes yeux d'abord ne purent
l'endurer» (Par. III, 129) - « [ ... ] mes yeux qui, vaincus, ne purent le soutenir! » (Par.
XIV, 78) - « En me vainquant par la lumière d'un sourire» (Par. XVIII, 19) - « [ ... ]
son visage flamboyait,/et elle avait les yeux si pleins de joie/qu'il me faut passer outre
sans en parler» (Par. XXIII, 22-24) - « [ ... ] la substance brillante, si claire/dans mon
regard, qu'il ne pouvait la soutenir» (Par. XXIlI, 32-33) - « [ ] mes yeux/qui là
n'étaient pas assez puissants pour toi» (Par. XXIII, 86-87) - « [ ] mes yeux pourtant
n'eurent pas la puissance/de suivre la flamme couronnée» (Par. XXIlI, 118-119) - «
[... ] si ardents qu'ils faisaient baisser mon visage» (Par. XXV, 27) - « [... ] la beauté
divine qui m'éblouit» (Par. XXVII, 95) - « [ ... ] une lumière/si aigue que le regard
qu'il brûle/doit se fermer à son éclat trop vif» (Par. XXVIlI, 16-18) - « [ ... ] planter
mes yeux dans le feu étemel,/tant que j'y consumai la vue! » (Par. XXXIII, 83-84)
Quelquefois, Dante fait même référence à l'acte de regarder comme relevant d'un véritable
combat. « [ ... ] je me rendis encore/à la bataille de mes faibles cils. » (Par. XXIII, 77-78)
Mais d'une certaine manière, le poète risque également la folie. Dans ce lieu où tout relève de
l'inconnu et où « beauté» est synonyme de « douleur», les frontières entre la réalité et la
fiction ont tendance à s'estomper plus facilement. Au septième chant, Dante affirme que le
sourire de Béatrice est « si rayonnant/qu'il rendrait un homme heureux dans le feu» (Par.
VII, 17-18). C'est donc bel et bien dans un état de « délice» que se trouve Dante, jusqu'au
moment où le danger frappe de trop près.
Au vingt cinquième chant, saint Jean apparait à Dante entouré d'un manteau de
lumière éclatante. Et malgré les avertissements, le poète tente désespérément de percer la
Tel est celui qui regarde et s'efforce/de voir le soleil s'éclipser un peu,/et qui, pour
voir, devient non voyant,/tel je devins devant ce dernier feu,/tandis qu'une voix disait:
« Pourquoi t'éblouis-tu/pour voir une chose qui n'est pas ici? » (Par. XXV, 118-124)
Il s'agit là d'un passage profondément sublime, au sens où Burke l'entend quand il écrit
qu'« une lumière telle que celle du soleil, agissant immédiatement sur l'œil '83 , » représente
une idée d'une puissance terrible. Burke ajoute que « la rapide transition de la lumière aux
ténèbres, et des ténèbres à la lumière, a un effet plus grand encore 184 ». La lumière entourant
saint Jean se transforme, pour le poète trop curieux, en ténèbres inquiétantes. La tension entre
les « ténèbres» et la « lumière» est donc à même de produire le sublime.
De grandes clartés, en éblouissant la vue, effacent les objets, et par leurs effets
ressemblent aux ténèbres. Après avoir fixé le soleil pendant quelques moments, deux
points noirs, seule impression qu'il laisse, semblent se mouvoir devant nos yeux.
Ainsi deux idées aussi opposées qu'on puisse l'imaginer, sont réunies par leurs
extrêmes, et toutes deux, malgré leur nature contraire, concourent à produire le
l85
sublime .
On pourrait croire que Burke parle ici de Dante, mais en réalité, il commente un passage du
Paradis perdu de Milton 186 : «Ton trône paraît obscurci par un excès de clarté ». De son
côté, Dante se tourne vers Homère pour son Enfer, mais pour son Paradis, il se tourne vers
l'avant, vers Burke et par conséquent, vers Milton, dont le « sublime sombre» appartient à la
fin du XVIIe siècle. Mais la vue n'est pas le seul sens du poète à être constamment menacé au
Paradis. Au vingt et unième chant, Dante questionne Béatrice à savoir pourquoi les élus ne
chantent plus et elle répond: «Tu as l'ouïe mortelle comme la vue» (Par. XXI, 61). Burke
s'exprime ainsi quant à la question du son:
186« De même que Longin se fondait sur l'épopée homérique, Burke fonde la plupart des
remarques importantes de sa théorie sur une lecture attentive du poème de Milton. » Yvon Le Scanff,
op. cil., p. 33.
75
L'œil n'est pas le seul organe de sensation qui puisse porter dans l'âme une passion
sublime. Les sons exercent une grande influence sur ces passions, comme sur la
plupart des autres. [... ) Un bruit excessif suffit seul pour intimider l'âme, pour
suspendre son action, et pour remplir de terreur J87
On retrouve également cette idée d'un « bruit excessif» au vingt et unième chant du
Paradis :
Elles vinrent s'arrêter autour de la première/et lancèrent un cri d'un ton si haut/que
rien ne pourrait s 'y comparer ici ;/je ne le compris pas, le tonnerre me vainqui t. [ ... )
Oppressé de stupeur, du côté de mon guide/je me toumai, comme l'enfant qui
recourt/là où toujours il se confie le plus ... (Par. XXI, 138 - XXII, 4)
Cet épisode est sublime parce que le « bruit excessif» suspend l'action et remplit le poète de
terreur. Il se dit lui-même « oppressé de stupeur ». Et pour Burke, la « stupeur» représente
l'apogée de la « terreur ». En fait, la sensation décrite par le poète s'applique peut-être trop
parfaitement à ce que Burke nomme « astonishment l88 », et qui symbolise l'état ultime du
sublime. « [... ] c'est à dire un état de l'âme dans lequel tous ses mouvements sont suspendus
par quelque degré d'horreur I89 • » Ce cri relève également du sublime parce qu'il est de nature
inconnue, il ne se compare à rien de terrestre et du coup, rejoint l'idée de Burke sur le
pouvoir sublime potentiel des choses dont nous ignorons la nature. Et comme pour la vue,
Dante s'avoue vaincu par ce cri excessif qu'il compare au tonnerre, probablement parce qu'à
l'époque du poète, rien ne pouvait résonner plus fort.
***
Si Dante réussit à faire du Paradis le lieu d'une inquiétante modernité, c'est parce que
« beaucoup est permis là, qui ne l' est pas ici» (Par. I, 55). Et cela vaut également pour
l'écriture de Dante, qui réussit à ajuster sa plume sur le rythme effréné du Paradis en
188 Ce terme est souvent traduit en français par le mot« étonnement », qui n'arrive pas à rendre à
l'expression originale toute sa puissance. « Stupéfaction» le serait probablement plus.
inventant sa propre langue. Une langue qUi se réinvente continuellement grâce aux
possibilités génératrices de la tierce rime. Une langue qui est en constante fusion et qui
projette le lecteur toujours un peu plus loin en avant grâce aux nombreux néologismes dont
elle est construite. Bref, cette langue traverse les frontières linguistiques et temporelles grâce
à un but bien précis: soutenir l'insupportable vision du Paradis. Et si cette langue est si
moderne, c'est parce que Dante la pense au moment même où il l'écrit.
[... ] de temps en temps [Dante] s'arrête, dans son voyage merveilleux, pour penser au
livre encore à écrire, se demandant s'il aura la force de soutenir la bouleversante
vision finale, et comprenant tout à coup, dans une pensée foudroyante, que le seul
moyen de soutenir l'expérience insoutenable est d'y entrer encore plus, et de
l'écrire I9o .
Si le Paradis est tourné vers l'avant, c'est aussi parce qu'à partir de ce point, Dante
transforme son voyage initiatique en une expérience sensorielle où il tente de traduire
l'indicible beauté par l'expression de ses sensations. Dans le Paradis de Dante, la tranquille
béatitude à laquelle on devrait normalement s'attendre dans le dernier lieu sacré du
christianisme se transforme en un état constant d'angoisse. Le Paradis est dangereux parce
qu'il est trop beau, trop sublime pour le regard humain. Mais sublime et danger ne formaient
pas un couple à l'époque du poète. Il faut attendre le XVIIIe siècle pour voir une conception
où le sublime se trouve du côté des sensations et plus spécifiquement Edmund Burke pour
que le sublime soit perçu comme quelque chose «qui, bien loin de résulter de nos
l91
raisonnements, les anticipe, et nous enlève par une force irrésistible ».
Burke insiste sur la puissance contraignante du sublime [... ]. C'est que le sublime,
nous ravissant dans un monde qui n'obéit plus aux lois communes, semble parfois
participer d'une puissance divine ou démoniaque l92 .
« dissonance» est décuplée par l'aspect prophétique du Paradis de Dante et plus précisément
par le passage où le poète rencontre son aïeul.
Car si ta voix sera déplaisante/au premier goût, ensuite elle laissera/une fois digérée,
nourriture de vie.!Et ton cri fera comme le vent/qui heurte plus fort les plus hautes
cimes/et cela n'est pas petit sujet d'honneur. (Par. XVII, 130-135)
Il semble donc logique, dans le dernier chapitre de ce mémoire, d'essayer de tirer Dante un
peu plus loin en avant et du coup, d'essayer de comprendre cette étrange conception
temporelle qui caractérise la place du poème de Dante dans notre littérature contemporaine.
CHAPITRE 3
L'Enfer de Dante est tourné vers le passé alors que le Paradis est orienté vers
l'avenir, contribuant à créer une puissante tension entre l'ancien et le nouveau qui n'est pas
sans rappeler la dialectique baudelairienne entre « l'éternel» et le « transitoire », et plus
précisément, celle des Fleurs du Mal qui, en s'inscrivant dans cette « logique des
l93
contraires », présente un « alliage "bizarre" [... ] de respect et d'audace, de tradition et
d'innovation, de thèmes modernes et de formes anciennes '94 ».
Il s'agira donc, dans ce troisième chapitre, de tirer Dante le plus loin possible en
avant, aux limites de la perception, en tentant d'approfondir cette « impression d'étrangeté»
causée par la ressemblance entre l'œuvre de Dante et celle de Baudelaire. Comme toute la
poétique de Dante est construite à partir de cette idée de dépassement des limites, il est temps
d'envisager la place de son œuvre dans l'histoire littéraire à partir de la notion de
« trasumanar », qui permet justement au poète d'outrepasser les limites du temps pour
193 Selon Claude Roy, le projet poétique de Baudelaire est « d'opérer une création par la logique
des contraires ». Claude Roy, « Préface », dans Charles Baudelaire, Œuvres Complètes. Paris: Robert
Laffont, coll. « Bouquins »,1980, p. XVIII.
194 Claude Pichois, « Préface », dans Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal, op. cit., p. 12.
79
exprimer l'inexprimable, d'où l'idée d'une relation intertextuelle à rebours entre Dante et
Baudelaire. Plutôt que de faire la simple analyse de l'influence de la Comédie sur Les Fleurs
du Mal 195 , je propose de montrer que Dante, trop en avance sur son temps, a plagié
Baudelaire. Mais pour arriver à imaginer cette relation, où Dante est le plagiaire et Baudelaire
le plagié, on doit avant tout repenser notre conception du déroulement de l'histoire littéraire
l96
et les clés d'un tel « acte de refondation » se trouvent dans l'œuvre de Pierre Bayard.
Je montrerai dans un premier temps en quoi Baudelaire est important pour Dante. Je
dresserai Je portrait de la relation intertextuelle existant entre les deux poètes et j'insisterai
sur les aspects de la modernité baudelairienne qui se retrouve dans la Comédie de Dante.
Ensuite, je développerai à partir d'un commentaire de Jules Barbey d'Aurevilly ce qui
constitue une forme de « critique d'anticipation ». Cette opération me permettra d'identifier
les éléments constitutifs du plagiat par anticipation. Ensuite, il s'agira d'aller un peu plus loin
que Barbey, en découvrant quel texte entre Les Fleurs du Mal et la Comédie représente le
«texte majeur» quant à l'idée de modernité poétique. Ainsi, l'ordre du plagiat qui
m'intéresse sera fixé et je serai en mesure d'en faire la démonstration grâce au modèle
bayardien de «l'éternel retour ». Je montrerai notamment que grâce à la peinture de
Delacroix, Baudelaire retourne vers 1'« âge d'or» de la poésie afin d'y ressusciter des
modèles antiques. Ces modèles constituent la moitié de la modernité de Baudelaire, c'est-à
dire « l'éternel ». Mais en retournant vers ce passé antique, Baudelaire croise Dante sur son
chemin. Or ce dernier se tourne vers les mêmes modèles pour composer son Enfer. Dante
peut ainsi anticiper la moitié de la modernité baudelairienne, « l'éternel », et la conjuguer au
« transitoire» de son époque. C'est donc en retournant vers l'arrière que Dante arrive à
plagier Baudelaire. C'est pourquoi il s'agit, pour le poète florentin, d'un retour vers le futur.
195 Ce type d'exercice a déjà été fait à de nombreuses reprises, notamment dans Baudelaire et
l'expérience du gouffre de Benjamin Fondane, Dante de T. S. Eliot, Les Œuvres et les Hommes de
Jules Barbey d'Aurevilly, Les Fleurs du Mal: Un romantisme fondateur de la modernité poétique
d'Anne-Marie Amiot panni plusieurs
198« En fait, des trois parties du poème, c'est le Paradis qui se révèle certainement pour un
lecteur contemporain le plus proche et le plus "moderne". Aucune monotonie: un récit astronomique,
une aventure scientifique où la vitesse de traversée produit une sorte de vent dans les sphères, où la
puissance érotique des regards échangés entre les deux cosmonautes - Dante et sa compagne-capitaine,
Béatrice, variant à chaque instant en tendresse et en intensité, empêchent toute coagulation en récit
édifiant. » Jacqueline Risset, Dante écrivain: ou l'Intellete d'amore, op. cit., p. 179.
199 « À la différence de l'Enfer et du Purgatoire, dont la topographie était une invention dantesque
à partir des légendes populaires remaniées, le Paradis s'appuie étroitement sur les données
scientifiques - précisément astronomiques - de l'époque. » Ibid., p. 177.
201 Idem.
81
Les Fleurs du Mal sont un livre étoile. Point irradiant, « explosant-fixe », aurait dit
Breton, de cet unique recueil baudelairien, écrit durant 20 années. Poèmes dont la
dissémination engendre une galaxie. Poussières d'étoiles, dont la présence influence
très précisément l'idéologie, l'esthétique, la thématique ou la poétique de quiconque
se dit artiste ou poète de la fin du XIX· au XXI e204
203 Idem.
Baudelaire n'est donc pas le premier à réfléchir à la modernité poétique. Malgré tout, ce sont
ses définitions du concept qui font encore aujourd'hui autorité. Dans Le peintre de la vie
moderne (1863), Baudelaire en donne trois définitions successives 206 . La première et la plus
célèbre: « il s'agit [... ] de dégager de la mode ce qu'elle peut contenir de poétique dans
207
l'historique, de dégager l'éternel du transitoire ». La seconde, où les choses se précisent un
peu plus: « la modernité, c'est le transitoire, le fugitif, et le contingent, dont l'autre moitié est
20s
l'éternel et l'immuable ». Et finalement, la troisième, qui semble fusionner les deux
premières dans une ultime tentative de définition: « en un mot, pour que toute modernité soit
digne de devenir antiquité, il faut que la beauté mystérieuse que la vie humaine y met
209
involontairement en ait été extraite ». Ce qui ressort de cette triple définition, c'est « qu'il y
a eu une modernité de l'Antique comme il y a une antiquité du Moderne: à l'artist~
contemporain de s'en saisir à l'exemple des meilleurs artistes anciens 2IO ». En d'autres mots,
la modernité pour Baudelaire, c'est l'acte par lequel l'artiste arrive à saisir les instants
importants du présent - du transitoire -, et à les fixer à tout jamais dans J'histoire - dans
l'éternel. Du coup, ces instants précis issus du présent vont se répéter d'époques en époques,
pour ainsi devenir antiquité. Voilà ce que Baudelaire veut dire lorsqu'il parle de « dégager
l'éternel du transitoire ». Et si la définition de Baudelaire est moderne en elle-même, c'est
parce qu'elle sous-entend une conception alinéaire du temps de l'histoire. C'est également
ainsi que Jean-Pierre Bertrand et Pascal Durand perçoivent la modernité baudelairienne :
Le désir d'échapper au temps, corset oppressif, est, dans l' œuvre baudelairienne, un
thème dominant qui se trouve immédiatement associé à l'idée de bonheur. L'unité
entre l'homme et les choses n'est accessible qu'à la condition que l'homme parvienne
à arrêter le cours du temps et à transcender la linéarité de 1'histoire 2l2 .
'
Pour le poete, 1e T emps est « un Joueur
"d aVI e213 », « un d leu' "
sinistre214 »au « gosier. de
216
métal 215 » qui « mange la vie ». C'est pourquoi Baudelaire doit absolument se défaire de
l'emprise du Temps, s'en extraire, pour arriver à créer, à « tirer l'éternel du transitoire 217 ». Et
particulièrement dans le cas de Baudelaire, pour qui « l'âge d'or (... ] se situe avant le péché
originef J8 », donc, dans un passé lointain. Mais on n'y accède seulement qu'en se « situant
dans un ailleurs de l'histoire, en quittant le règne du temps219 ». D'où l'importance
212 Gérald Froidevaux, Baudelaire: représentation et modernité. Paris: José Corti, 1989, p. 123.
213 Charles Baudelaire, « L'horloge », dans Œuvres complètes, op. cit., p. 59.
214 Idem.
215 Idem.
216 Charles Baudelaire, « L'ennemi », dans Œuvres complètes, op. cit., p. 12.
219 Idem.
84
fondamentale de la mémoire pour Baudelaire, car pour le poète, cette faculté possède
La mémoire baudelairienne est une faculté imaginative; elle transporte le moi dans un
au-delà du temps qui ne s'exprime qu'accidentellement par une résurrection du
220
passé
Cette mémoire résurrectionniste représente le moyen pour le poète de revivre le passé idéalisé
« l'éternel ». Pour Baudelaire, « la refondation d'un Nouveau Monde passe par une
résurgence brute du passé, plus que par son examen critique. Il y cherche des modèles, qu'il
221
ressuscite . » Et ces modèles, ou ces traces du passé, se retrouvent partout dans Les Fleurs
du Mal. Contrairement à ce que l'on pourrait être porté à croire, tout n'est pas nouveau chez
Baudelaire, ou plutôt, le nouveau baudelairien n'est pas constitué que de nouveauté.
Car il n'est pas en art de tradition plus antique que celle de la modernité, ni d'éclosion
plus ancienne que celle des Fleurs du Mal. La beauté de l'horreur a une longue
histoire. La séduction de la mort et du macabre a dû être ressentie dès l'origine par les
premiers vivants. Depuis les âges les plus reculés, l'alliance si naturelle de l'amour
avec la haine, l'étreinte de la jeune femme nue et du squelette sarcastique sont des
lieux communs de la songerie des hommes 222 .
Par exemple, Albert-Marie Schmidt a réussi à retracer les différents visages de « Baudelaire
223
avant Baudelaire » jusque dans la France du XVIe siècle. Dans sa préface des Fleurs du
Mal, Claude Roy va plus loin encore en faisant remonter le « baudelairisme » à la poésie
223 Schmidt retrace l'origine des grands thèmes baudelairiens : La mort des amants: Jean Auvray,
1628 - L'amour de l'ombre et de la nuit: Gilles Durant de la Bergerie, 1593 - La confusion de la
volupté et du poison, du désir et du venin: Charles Coipeau d'Assoucy, 1650 - L'attirance de la Vénus
noire, l'éloge de « la Dame de Couleur » : Vion Dalibray; Urbain Chevreau; Tristan L'Helmite ;
Claude de Malleville, entre 1600 et 1660 - Les miroirs de la mémoire: René Bouchet d'Ambillon,
1609 - etc. Ibid., p. VIII.
85
latine de la fin de l'Empire et des « siècles barbares ». Bref, le recueil des Fleurs du Mal
présente une « profondeur chronologique» permettant d'affirmer que l'œuvre de Baudelaire
s'inscrit dans une tradition littéraire ancienne. Il y a du Baudelaire dans le passé, comme il y
a du passé dans Baudelaire.
Comment Baudelaire réussit-il à retourner vers ce passé idéalisé, vers cet « âge
d'or», pour en imprégner ses Fleurs du Mal? En d'autres mots, à l'aide de quel moyen
Baudelaire arrive-t-il à se déplacer dans le temps de l'histoire littéraire? La « machine» du
poète, c'est la peinture. C'est par les tableaux de ses contemporains que le poète réussit à
s'extraire hors de ['emprise du Temps. Ils sont la clé de sa mémoire résurrectionniste. Les
trois Salons (1845-1846-1859) et la critique d'art témoignent clairement de l'intérêt de
Baudelaire pour la peinture. Mais « Baudelaire n'est pas seulement amant de la peinture, il
224
est aussi l'ami des peintres ». Durant sa vie, le poète côtoie notamment Émile Deroy,
Auguste Préault, Paul Chenavard, Gustave Courbet, Eugène Delacroix, Constantin Guys - dit
Le peintre de la vie moderne -, Édouard Manet et plusieurs autres. Plus encore, Baudelaire
« est lui-même, en secret, un dessinateur remarquable - et modeste 225 », et Daumier affirmait
même que s'il « eut appliqué à la peinture les facultés qu'il a consacrées à la poésie, il eût été
26
aussi grand peintre qu'il a été poète distingué et originat2 ». L'intérêt de Baudelaire pour la
peinture s'illustre dans sa poésie versifiée probablement plus que dans n'importe quel autre
de ses écrits, comme en témoigne le poème Les Phares. Baudelaire y parle successivement de
Rubens, Léonard de Vinci, Rembrandt, Michel-Ange, Puget, Watteau, Goya et Delacroix.
225 Idem.
226 Idem.
86
l'observe de manière différente. Le poète ne recherche pas dans un tableau la même chose
que les autres critiques d'art. Ce qui l'intéresse, c'est la « source cachée» de l'œuvre, ses
« racines» ou sa « mémoire », si l'on veut.
Pour Baudelaire, la peinture, ou pour être plus précis le tableau, représente un moyen
d'introspection, un moyen permettant de retrouver la genèse de l'œuvre par les souvenirs
intimes qu'il suscite. C'est un peu comme si le tableau représentait une porte sur le temps que
le poète peut ouvrir sur n'importe quel moment de l'histoire en plongeant dans « l'espace du
229
dedans », dans la « vie intérieure ». Pour Claude Roy, tout le « projet philosophique» de
qu'elle nous permet de penser, c'est la nature de l'incursion de Baudelaire dans le passé.
227 Claude Pichois, « Notice », dans Baudelaire. Œuvres complètes. Tome 1. Paris: Gallimard,
coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1975, p. 851.
229 Idem.
230 Idem.
87
231 Charles Baudelaire,« Le Voyage », dans Œuvres complètes, op. cit., p. 100.
232 William Blake, Le Mariage du Ciel et de l'Enfer. Trad. André Gide. Paris: Charlot, coll.
« Poésie et Théâtre », 1922, p. 36.
233 Jean Prévost, Baudelaire: essai sur l'inspiration el la création poétiques. Paris: Zu\ma, 1997,
p.56.
234 Claude Pichois, « Avant-propos », dans Baudelaire: essai sur l'inspiration et la création
poétiques. Paris: Zulma, 1997, p. II.
235 Claude Pichois, « Préface », dans Baudelaire. Œuvres complètes, op. cit., p. XVII.
88
Abondant dans le même sens, Claude Roy affirme que le Don Juan aux Enfers de Baudelaire
24
est né du « téléscopage visuel ! » de la lithographie de Guérin et du tableau de Delacroix.
Cette idée de « téléscopage » illustre d'ailleurs parfaitement l'hypothèse voulant que
Baudelaire se déplace dans le temps littéraire en se servant de l'œuvre de Delacroix. Mais si
le Dante et Virgile aux Enfers inspire Baudelaire, ce n'est pas cette peinture de Delacroix qui
stimule le lointain voyage de l'auteur des Fleurs du Mal au-delà de Dante, vers ce passé
idéalisé qui s'avèrera être commun aux deux poètes. Le plafond de la Bibliothèque du
Luxembourg le stimule encore plus.
236 En 2004, pour son exposition intitulée Dante et Virgile aux Enfers d'Eugène Delacroix, le
Musée du Louvre a rassemblé 28 œuvres de Delacroix en lien avec Dante.
237 Eugène Delacroix, Dante et Virgile aux Enfers. Huile sur toile: 189 x 241 cm. Paris: Musée
du Louvre, 1822.
238 Eugène Delacroix, Ugolin dans la tour. Huile sur toile: 50 x 61 cm. Copenhague: Musée
d'Ordrupgaard, 1860.
Limbes pour Dante, qui en fait un lieu de béatitude inspiré des représentations antiques, mais
possède une grande importance pour Baudelaire également. D'ailleurs, Les Fleurs du Mal ont
La substance vivante du livre s'est lentement formée depuis plus de quinze ans; à
partir de 1846, le poète en annonçait la prochaine publication sous des titres
successifs: Les Lesbiennes, Les Limbes. On attribue à Hippolyte Babou, dans une
conversation de café, la trouvaille du titre décisif: Les Fleurs du MaP42
Ce titre préliminaire a fait couler beaucoup d'encre. Plus que le sens catholique du terme, de
243
nombreux commentateurs de Baudelaire y ont vu une signification socialiste , et d'ailleurs,
comme le mentionne Pichois, ce serait justement pour cette raison que le poète en aurait
abandonné l'idée. Déjà, les Limbes sont importants aux yeux du poète. Du moins assez pour
envisager nommer ainsi son plus grand travail poétique. Mais si Baudelaire s'intéresse tant à
242 Édouard Maynial, « Préface », dans Charles Baudelaire. Les Fleurs du Mal. Paris: Les Belles
Lettres, coll. « Les Textes Français », 1952, p. XIII.
243« Car Jean Pommier, qu'a suivi Michel Butor, nous apprend que les "périodes limbiques"
constituent "l'âge de début social et de malheur industriel" qui précèdc l'organisation de la Société dite
hannonienne. » Claude Pichois, « Préface », dans Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal, op. cil., p.
15.
90
Je ne ferai pas à E. Delacroix l'injure d'un éloge exagéré pour avoir si bien vaincu la
concavité de sa toile et y avoir placé des figures droites. Son talent est au-dessus de ces
choses-là. Je m'attache surtout à l'esprit de cette peinture. 11 est impossible d'exprimer
avec de la prose tout le calme bienheureux qu'elle respire, et la profonde harmonie qui
nage dans cette atmosphère. Cela fait penser aux pages les plus verdoyantes du
Télémaque, et rend tous les souvenirs que l'esprit a emportés des récits élyséens. Le
paysage, qui néanmoins n'est qu'un accessoire, est, au point de vue où je me plaçais
tout à 1'heure, - l'universalité des grands maîtres -, une chose des plus importantes. Ce
paysage circulaire, qui embrasse un espace énonne, est peint avec l'aplomb d'un peintre
d'histoire, et la finesse et l'amour d'un paysagiste. Des bouquets de lauriers, des
ombrages considérables le coupent hannonieusement; des nappes de soleil doux et
unifonne donnent sur les gazons; des montagnes bleues ou ceintes de bois font un
horizon à souhait pour le plaisir des yeux. Quant au ciel, il est bleu et blanc, chose
étonnante chez Delacroix; les nuages, délayés et tirés en sens divers comme une gaze
qui se déchire, sont d'une grande légèreté; et cette voûte d'azur, profonde et lumineuse,
fuit à une prodigieuse hauteur 244 .
Cette peinture suscite chez Baudelaire une intense réaction qu'on pourrait probablement
résumer par ceci que l'œuvre circulaire de Delacroix « rend tous les souvenirs que l'esprit a
emportés des récits élyséens ». Elle permet au poète de mélanger ses propres souvenirs avec
ceux du passé idéalisé dont il était question plus tôt, car « ne l'oublions pas, l'excitation que
Baudelaire reçoit du peintre anime, vivifie et organise ses propres rêves et ses propres
245
souvenirs » afin de lui permettre de « tirer l'éternel du transitoire ». Grâce à cette peinture,
Baudelaire plonge dans le passé, pour se joindre à la compagnie des cinq. Et si Dante « fult]
le sixième parmi ces sages» (Enf, IV, 102), Baudelaire en est certainement le septième.
Mais quels sont ces modèles du passé que Baudelaire ressuscite et à quoi servent-ils?
En fait, les modèles de Baudelaire sont à peu près les mêmes que ceux de Dante, montrant
que les deux poètes n'ont pas seulement une source commune, mais plutôt un ensemble de
Louvre, qui est le lieu de culte de la lointaine mémoire, Baudelaire a accès à quelques-uns de
ces poètes épiques. Patrick Labarthe en fait mention dans son ouvrage sur Baudelaire:
Si la dialectique entre premier plan et lointain est, avec le primat du point de vue, ce qui
fonde le paysage, nous avons ici un paysage à la fois réel et mental où le Louvre,
réceptacle d'images s'il en est, joue le rôle de lointain mémoriel: Andromaque et Ovide
y vivent dans la mémoire des peintres imprégnés de Racine, de Virgile et d'Homère,
246
paradigmes glorieux de leurs doubles saillants et trivialisés sur l'avant-scène urbaine .
Pour ce qui est d'Horace, Jean Prévost en remarque la présence dans Les Fleurs du Mal:
Baudelaire connaît, comme son ami Gérard, le roman d'Apulée, qui résume pour nous
les Fables milésiennes, mélange de Grèce et d'orient; il connaît Pétrone; bon latiniste,
il se permet une paraphrase de l'ode d'Horace à Thaliarque. Et il se souviendra plus
aisément des Martyrs; il reprendra, en même temps que l'ode d'Horace sur le départ de
Virgile, l'hymne en prose de Chateaubriand: « Légers vaisseaux de l'Ausonie »247.
Plus encore, Baudelaire semble porter un grand intérêt à Stace, le poète qui prend le relais de
Virgile pour guider Dante au sommet du mont Purgatoire. Le poète français en fait mention
dans son projet de préface de 1862: « Note sur les plagiats. - Thomas Gray. Edgar Poe (2
246 Patrick Labarthe, Baudelaire et la tradition de l'allégorie. Genève: Librairie Oroz, coll.
« Histoire des idées et critique littéraire », vol. 380, 1999, p. 338.
248 André Guyaux, Baudelaire: un demi-siècle de lectures des Fleurs du Mal, 1855-1905. Paris:
Presses Paris Sorbonne, coll. « Mémoire de la critique », 2007, p. 152.
249 Charles Baudelaire, Œuvres complètes. Tome 1. Paris: Gallimard, coll. « Bibliothèque de la
Pléiade », 1975, p. 184.
92
représentent une importante source d'inspiration pour Baudelaire. Ils lui permettent de
mélanger l'ancien et le nouveau au sein même de sa poésie, comme en témoigne d'ailleurs
L'invitation au voyage, qui « garde un lointain reflet des Silves de Stace; des textes de
Térence, de Virgile, d'Ovide, de saint Jérôme se mêlent à ceux de Malherbe, de Racine, de
Cazotte et de Joseph de Maistre, de Thomas Gray, de Lewis, de Byron, de Longfellow et
d'Edgar Poe [... f50 ».
Mais ce jeu complexe d'influences sert un but bien plus grand, celui de la
«restauration de la Haute-Poésie 251 », de la résurrection de l'épopée dans une forme
moderne. Grâce à Baudelaire, « "l'épopée" renaît de ses cendres, méconnaissable dans son
avatar romantique 252 . » En plongeant dans le passé grâce à Delacroix, Baudelaire s'inspire
des grands poètes de l'antiquité pour reconstruire le genre épique. Et comme le mentionne
Anne-Marie Amiot, l'évolution du genre se découpe en trois grands âges: l'héroïque
(L'Iliade), la théologique (La Divine Comédie), et la «moderne », «philosophique» et
« spéculative », « où c'est l'homme pris en général qui fait le sujet de l' épopée 253 ».
Baudelaire participe de ce dernier modèle, car il mélange dans sa poésie l'intime 254 et le
collectif, le« transitoire» et« l'éternel », le nouveau et l'ancien.
254 Je reviendrai plus tard sur le « je» baude1airien, car il témoigne de cette importance du sujet
Au fil du temps, les innombrables commentateurs ont réussi à fixer le poète florentin
255
comme le « Dante-théologien » alors que le poète français est rapidement devenu le
« Baudelaire-athée 256 ». À première vue, une perception pareille semble anéantir les
possibilités d'une relation intertextuelle entre les deux poètes. Qu'est-ce qu'un théologien et
un athée, « satanique» de surcroît, peuvent avoir en commun? La Divine Comédie n'est pas
qu'une autre Somme Théologique et la place qu'occupe Dante aujourd'hui dans l'imaginaire
257
culturel occidenta1 en est la preuve. En fait, cette perception est tout simplement fausse.
Qui se réclame de [Baudelaire] ? à peu près tout le monde, pour des raisons diverses:
satanisme, symbolisme, décadence, etc., même au prix d'incroyables contre-sens. Au
point que la vision d'un Baudelaire athée a parfois prévalu. Or, plausible à propos de
poèmes isolés de l'ensemble, cette lecture, sur le strict plan textuel, ne tient pas la route.
Car Baudelaire, dans ses notes de Défense, ne cesse de réclamer une lecture
contextuelle, fondée sur le principe même des Correspondances, où « le Tout est dans
la partie et la partie dans le Tout ». [... ] Baudelaire, dans l'ensemble de son œuvre, [... ]
ne cesse d'affirmer son appartenance au catholicisme 258 .
257 Dante est bien plus qu'un simple théologien. S'il n'était que cela, sa Comédie n'aurait jamais
pu se frayer un chemin au travers des sept siècles qui nous en séparent afin d'exercer une influence
majeure dans tous les domaines de la culture d'aujourd'hui, qu'elle soit savante ou populaire. Au
cinéma: Saint-John ofLas Vegas (2009) de Hue Rhodes, Dante 01 (2008) de Marc Caro, End ofDays
(1999) de Peter Hyams, What Dreams May Come (1998) de Vincent Ward, Se7en (1995) de David
Fincher, Batman (1989) de Tim Burton, Apocalypse Now (1979) de Francis Ford Coppola, etc. À la
télévision: Supernatural (2005) de Eric Kripke, Criminal Minds (2005) de Jeff Davis, Sopranos
(1999) de David Chase, Millenium (1996) de Chris Carter, etc. Dans Je domaine de l'animation:
Dante 's Inferno (2007) de Sean Meredith, Full Metal Alchemist (2003) de Hiromu Arakawa, Futurama
(1999) de Matt Groening, etc. Dans les jeux vidéo: Dante's Inferno (2010) de Visceral Games, Devi!
May Cry (2001) de Capcom, Final Fantasy X (2001) de Square Enix, etc. En littérature: The Dante
Club (2003) de Matthew Pearl, ln the Hand ofDante (2002) de Nick Tosches, Cielo di Dante Alighieri
(2000) de Giulio Leoni, etc. Dans les arts de la scène: L'Enfer (2009) de Roméo CasteIJucci, La
Divine Comédie (2006) de Emio Greco, Tutto Dante (2006) de Roberto Benigni, etc. En musique:
Mister Mystère (2009) de -M-, Dante (2008) de Abd al Malik, Dante XXI (2006) de Sepultura, etc.
Comme Jean-Paul Sartre et Georges Bataille, je me contenterai d'évacuer cette idée d'un
Baudelaire-athée, car « l'athée ne se soucie pas de Dieu, parce qu'il a décidé une fois pour
toutes qu'il n'existait pas 259 ». Ce qui n'est clairement pas le cas de l'auteur des Fleurs du
Mal, car il ressort de son œuvre un important questionnement spirituel - voire « une vision
philosophico-religieuse26o » - sur l'origine du Mal, mais qu'elle soit « de Satan ou de Dieu,
qu'importe 261 », « [de l'] Enfer ou [du] Ciel, qu'importe 262 ».
En 1956, James S. Patty déclare dans un article 263 sur Baudelaire que la relation entre
l'auteur des Fleurs du Mal et Dante représente la comparaison la plus fréquente de l'histoire
de la critique baudelairienne, immédiatement derrière celle entre Baudelaire et Pascal. Plus
encore, Patty affirme que la relation Dante-Baudelaire se retrouve dans pas moins du
cinquième des cent trente ouvrages recensés pour sa recherche, ce qui lui permet de tirer la
conclusion suivante: « À partir de ce point, il est raisonnable d'affirmer que la relation
Dante-Baudelaire constitue un véritable leitmotiv dans l'ensemble des travaux critiques
consacrés à Baudelaire 264 ». Cette analyse date des années cinquante, mais la tendance des
259 Citation de Jean-Paul Sartre, prise dans Georges Bataille, La lilléralure el le mal. Paris:
Gallimard, coll. « Folio / Essais », no. 148, J957, p. 27.
260 « Dans la vision philosophico-religieuse du poète, on dirait que ce n'est pas ['image d'un
Sauveur possible qui le séduit le plus, mais l'hypothèse d'une explication mythique de l'existence du
Mal, et de son existence malheureuse: le péché originel, c'est une théorie qu'on ne peut "fonder en
raison", mais qui satisfait la raison de Baudelaire. [... ] C'est le point central d'où Baudelaire peut,
intellectuellement, dominer (ou croire avoir dominé) son propre destin, et celui de l'humanité. »
Claude Roy, op. cit., p. XVI.
261 Charles Baudelaire, « Hymne à la Beauté », dans Œuvres complètes, op. cil., p. 18.
263 James S. Patty, « Baudelaire Knowledge and Use of Dante », dans Studies in Philology, vol.
53, no. 4 (Oct., J 956), p. 599-61 J.
264 Idem. « On this basis, it is reasonable to cali the Dante-Baudelaire rapprochement a veritable
leitmotiv in the body of critical work devoted to Baudelaire. »
95
commentateurs identifiée par Patty n'a pas cessé de se manifester depuis. En témoigne
265
probablement la présence de Dante dans les préfaces des Fleurs du Mal de Claude Pichois
et de Claude Roy, ou encore dans des chapitres de livres sur l'œuvre de Baudelaire, tels que
Baudelaire et l'expérience du gouffre de Benjamin Fondane et Les Fleurs du Mal: Un
romantisme fondateur de la modernité poétique d' A1U1e-Marie Amiot.
C'est dans le tumulte causé par la publication complète des Fleurs du Mal (1857) que
naît la relation en question. Plus précisément, la fameuse comparaison apparaît pour la
première fois dans un article d'Édouard Thierry publié dans Le Moniteur Universel quelques
semaines seulement après la publication du recueil de Baudelaire.
S'il (Baudelaire) l'appelait .la Divine Comédie, comme l'œuvre de Dante, si ses
pécheresses les plus hardies étaient placées dans un des cercles de l'Enfer, le tableau
même des LesbielU1es n'aurait pas besoin d'être retouché pour que le châtiment fût
assez sévère. Du reste, et c'est par là que je termine, j'ai déjà rapproché de Mirabeau
l'auteur des Fleurs du mal, je le rapproche de Dante, et je réponds que le vieux
florentin reconnaîtrait plus d'une fois dans le poète français sa fougue, sa parole
effrayante, ses images implacables et la sonorité de son vers d'airain. Je cherchais à
louer Ch. Baudelaire, comment le louerais-je mieux? Je laisse son livre et son talent
sous l'austère caution de Dante 266 .
à la morale publique et aux bonnes mœurs 267 », c'est à l'œuvre de Dante que l'avocat du
poète, Me Gustave Chaix d'Ange, compare Les Fleurs du Mal dans sa plaidoirie du 20 août.
265 Dante est présent dans les différentes préfaces de Claude Pichois, que ce soit pour la
publication des Fleurs du Mal chez Gallimard dans la collection Poésie (qui est d'ailleurs la même
dans la collection folio classique) ou pour la publication des œuvres complètes de Baudelaire dans la
Pléiade.
266 Édouard Thierry, « Les Fleurs du Mal, par M. Ch. Baudelaire », dans Le Moniteur Universel,
14 juillet 1857.
267 Joseph Vebret, Les fleurs du mal: L 'œuvre de Baudelaire condamnée. Paris: Librio, coll.
« Les grands procès de la littérature », no. 911, 2009, p. 9.
96
Et d'abord le poète vous prévient par son titre, qui est là comme en vedette pour
annoncer la nature et le geme de l'œuvre; c'est le mal qu'il va vous montrer, la flore
des lieux malsains, fruits des végétaux vénéneux, son titre vous le dit, - comme L'Enfer
lorsqu'il s'agit de l'œuvre du Dante - comme il va vous montrer tout cela, Eour le
flétrir, pour vous en donner l'horreur, pour vous en inspirer la haine et le dégoût 2 8.
Et c'est toujours cette même logique défensive que l'on retrouve dans le célèbre commentaire
sur la relation Dante-Baudelaire de Jules Barbey d'Aurevilly. Cependant, contrairement aux
deux autres, le commentaire de Barbey laisse flotter un étrange sentiment de malaise ou de
269
dissonance quant à la place des deux poètes dans l'histoire littéraire.
En fait, le texte de Barbey contient tous les éléments nécessaires à l'identification d'un
plagiat par anticipation de la part de Dante sur Baudelaire.
Il Y a du Dante, en effet, dans l'auteur des Fleurs du Mal, mais c'est du Dante d'une
270
époque déchue, c'est du Dante athée et moderne, du Dante venu après Voltaire, dans
un temps qui n'aura point de saint Thomas. Le poète de ces Fleurs, qui ulcèrent le sein
sur lequel elles reposent, n'a pas la grande mine de son majestueux devancier, et ce
n'cst pas sa faute. Il appartient à une époque troublée, sceptique, railleuse, nerveuse, qui
se tortille dans les ridicules espérances des transformations et des métempsychoses; il
n'a pas la foi du grand poète catholique, qui lui donnait le calme auguste de la sécurité
dans toutes les douleurs de la vie. Le caractère de la poésie des Fleurs du Mal, à
l'exception de quelques rares morceaux que le désespoir a fini par glacer, c'est le
trouble, c'est la furie, c'est le regard convulsé et non pas le regard, sombrement clair et
limpide, du Visionnaire de Florence. La Muse du Dante a rêveusement vu l'Enfer, celle
des Fleurs du Mal le respire d'une narine crispée comme celle du cheval qui hume
l'obus! L'une vient de l'Enfer, l'autre y va. Si la première est plus auguste, l'autre est
peut-être plus émouvante, Elle n'a pas le merveilleux épique qui enlève si haut
l'imagination et calme ses terreurs dans la sérénité dont les génies, tout à fait
exceptionnels, savent revêtir leurs œuvres les plus passionnées. Elle a, au contraire,
269 Au sens où Pierre Bayard l'entend, c'est-à-dire une « impression d'étrangeté que donne un
texte ou un fragment de texte qui semble appartenir à une autre époque que celle où il a théoriquement
été écrit», Pierre Bayard, op. cif., p, 153.
270 J'ai montré aux pages 100 et 101 que Baudelaire n'est pas athée.
97
d 'horribles réalités que nous connaissons, et qui dégoûtent trop pour permettre même
l'accablante sérénité du mépris 271 .
271 Jules Barbey d'Aurevilly, Les Œuvres el les hommes (Ii:re série) - IlJ. Les Poèles. Paris:
Amyot, 1862, p. 380.
273 Pour Bayard, il s'agit d'une « forme de critique littéraire visant à étudier l'influence, sur les
textes, des événements et des textes à venir ». Ibid., p. 153.
280 Idem.
282 Idem.
283 Idem. Il est ici question de saint Thomas d'Aquin (XIIIe siècle), auteur de la Somme
Théologique (Summa Theologica), dans laquelle on retrouve l'ensemble de la doctrine chrétienne,
simplifiée sous la fonne de questions et de réponses. La Somme Théologique est également reconnue
pour sa conception du temps qui, reprenant celle de saint Augustin dans le Livre Xl de ses
Confessions, propose « qu'il n'y a point eu de temps avant la création du monde» (Livre Xl, Chap.
XlII) et que « J'éternité de Dieu ne se mesure pas par le temps» (Livre Xl, Chap. XI), comme dans le
Paradis de Dante. Saint Thomas reprend ces deux idées de saint Augustin dans la Somme
Théologique, Parlie 1, Question XLVI, Arlicle 3 et Parlie 1, Question XLll, Arlicle 2.
99
284
Bayard en séparant « 1'histoire événementielle » de « 1'histoire littéraire 285 » afin de
permettre aux œuvres et à leurs auteurs de se déplacer plus librement dans le temps.
En fait, Jules Barbey d'Aurevilly fonde déjà, en 1857, une véritable « critique
d'anticipation », sauf qu'il ne le sait pas encore. De son lointain XIX e siècle, il n'arrive qu'à
exprimer les éléments fondamentaux du plagiat par anticipation, sans réussir à réellement
outrepasser les limites d'une conception classique du temps littéraire. Il n'arrive pas à
a ffiIrmer que SI. 1e « majestueux
. devancler
. 286 »et « V'lSlonnalre
. . de FI orence 287 »provoque une
e
si forte impression de dissonance sur le lecteur du XIX siècle, c'est tout simplement parce
qu'il a plagié Baudelaire. Ce qu'il faut retenir de cette « critique d'anticipation », c'est qu'un
contemporain de Baudelaire nous fournit dès la publication des Fleurs du Mal les preuves
nécessaires pour affirmer que nous sommes en présence d'un plagiat par anticipation.
284 « Histoire traditionnelle, fondée sur une conception classique de la chronologie. » Pierre
Bayard, op. cil., p. 153.
285 « Histoire qui tente de situer les œuvres littéraires les unes par rapport aux autres, sans tenir
compte de la chronologie traditionnelle. » idem.
287 idem.
289 idem.
100
Pour Bayard, la distinction entre « texte majeur» et « texte mineur» s'inscrit dans un
Il ne s'agit donc pas de déterminer qui, entre Dante et Baudelaire, représente l'auteur le plus
important. Ce dont il est ici question, c'est plutôt de découvrir quel est le « texte majeur»
entre La Divine Comédie et Les Fleurs du Mal par rapport au thème de la modernité poétique.
Et il apparaît évident qu'en matière de modernité, c'est le recueil de Baudelaire qui se
démarque quant à l'originalité de la découverte littéraire. Les Fleurs du Mal serait donc le
« texte majeur» et la Comédie le « texte mineur ».
Comme je l'ai montré dans le second chapitre de ce mémoire, un des aspects les plus
importants de la modernité dantesque réside dans le désir de l'auteur de constamment
repousser les limites. Mais cette « "expérience des limites", caractéristique de la Modernité,
29
trouve son origine chez Baudelaire \ » et non chez Dante. Plus encore, si Les Fleurs du Mal
représente le « texte majeur» par rapport à la Comédie, c'est parce que la modernité de
Baudelaire modifie de manière inédite l'histoire de la littérature ainsi que sa perception.
« Depuis Baudelaire, la modernité forme l'enjeu de toutes les révolutions esthétiques et entre
dans une spirale sans fin, quitte à se voir relayée, à chaque fois, par une concurrente plus
292
inédite encore . » Et si Dante marque l'histoire littéraire - d'ailleurs probablement plus que
Baudelaire - ce n'est pas pour sa modernité, autrement dit son Paradis, mais plutôt pour son
Enfer qui est, comme je l'ai montré dans le premier chapitre, une réécriture du passé antique.
Ce qui explique pourquoi Dante a toujours pu s'en tirer quant à son délit envers Baudelaire.
Bref, même si la modernité baudelairienne est à l'œuvre dans la Comédie, jamais Dante ne
l'appuie par une définition concrète dans ses textes théoriques comme l'a fait Baudelaire avec
sa critique d'art. C'est grâce au poète français que « la modernité [... ] opère une redéfinition
293
de l'esthétique » qui modifie à jamais le concept même de littérature. La modernité de
Dante n'a pas - encore - cette force transformationnelle. Les conditions nécessaires à cette
e
révolution appartiennent au XIX siècle.
Avec le concept de modernité, Baudelaire a mis fin à une pensée reposant sur des
certitudes métaphysiques inébranlables; aussi, la réflexion critique qu'il appelle ne
saurait-elle se cloîtrer dans une seule discipline ou dans un discours bien délimité. Une
des découvertes fondamentales de Baudelaire consiste dans le fait que l'art est
94
désormais l'expression du monde, mais d'une vision du mondi .
Bref, c'est parce qu'il réussit à théoriser la notion et du coup, à révolutionner la littérature et
l'art en général, que Baudelaire surpasse Dante quant à l'originalité et l'importance du
295
concept de modernité. Comme le disait T. S. Eliot, qui a d'ailleurs écrit sur Dante , l'œuvre
de Baudelaire est « le plus grand exemple de poésie moderne, dans quelque langue que ce
fût 296 ».
292 G era
. Id FroI'd evaux, op. clt.,
. p. 9 .
295 L'essentiel de ce qu'a écrit T. S. Eliot sur Dante est rassemblé dans une plaquette: T. S. Eliot,
Dante. Trad. Bernard Hoepffner. Castelnau-le-Lez: Éditions Climats, coll. « Micro-Climats », 1991,
94 p.
296 Les paroles de T. S. Eliot sont rapportées par Hugo Friedrich dans Structure de la poésie
moderne. Trad. Michel-François Demet. Paris: Librairie Générale Française, coll. « Livre de Poche /
Références Littérature », 1999, p. 6.
102
Plus encore, Dante emprunte à Baudelaire son fameux « Je ». Plus qu'un simple
pronom, le «je» baudelairien renferme le monde. D'ailleurs, si les commentateurs ont perçu
Baudelaire comme une étoile, une comète ou un météore, il est possible de penser qu'avec ce
« je », le poète serait comme un trou noir, une ouverture béante aspirant tout sur son passage
et où le temps n'existerait plus.
Le « je» de Dante est très semblable, en ce sens où il renferme également un monde. Dans ce
« je» tient toute l'histoire de l'homme, son désir constant de s'élever, d'aller toujours un peu
plus haut vers la lumière, mais aussi son attirance mystérieuse vers le bas, vers l'obscurité.
En fait, c'est « l'insistance du "je", sa présence intensément concrète, corporelle, qui guide en
298
quelque sorte le chemin d'une lecture moderne de la Comédie ». Et s'il en est ainsi, c'est
parce que le « je» dantesque, comme le « je» baudelairien, représente le symbole de cette
tension entre « l'éternel» et le « transitoire ».
Cette tension entre le Bien et le Mal, c'est aussi celle entre « l'éternel» et le
« transitoire ». Patrick Labarthe pense d'ailleurs que c'est le « je» baudelairien qui pennet de
penser cette tension entre l'ancien et le nouveau.
Le poème « Le Cygne» représente probablement le plus bel exemple de cette tension entre
« l'éternel» du passé antique et le « transitoire» du présent, tel qu'on la trouve chez Dante.
Dans ce poème, Baudelaire oppose une figure antique, Andromaque, au perpétuel
changement de la ville, plus précisément Paris. Andromaque est issue de « l'âge d'or» de la
poésie, tel que le conçoit Baudelaire, car « [i]l est révélateur que ce soit plus à l'Andromaque
virgilienne que réfère la veuve du " Cygne" qu'à son répondant racinien 3OO ». Et lorsqu'il
parle de Paris, Baudelaire met l'accent sur le caractère « transitoire» de la ville en affirmant
que « [l]e vieux Paris n'est plus », car « la fonne d'une ville/Change plus vite, hélas! que le
1
cœur d'un mortet3° ». Et c'est précisément le « je» du poème qui guide le lecteur dans ce
mélange « d'éternel» et de « transito ire». Or, c'est ce même « je » que l'on retrouve dans la
Comédie.
301 Charles Baudelaire, « Le Cygne », dans Œuvres complètes, op. cil., p. 63.
104
espace anhistorique où « tout a été dit, mal dit, mais dieo2 », et où le sentiment de la fin se fait
douloureusement sentir. Le temps de Baudelaire équivaut à celui des Limbes. De manière
plus précise, Baudelaire se situe entre le romantisme et le symbolisme, dans un temps marqué
par le formalisme des parnassiens. Presque tous ses prédécesseurs proches l'ont déçu - à
l'exception d'Hugo et d'un roman de Sainte-Beuve (Voluptëo 3 ) -, d'où son profond désir de
rompre avec la tradition, de « plonger au fond du gouffre, [... ] au fond de l'Inconnu pour
trouver du nouveau 304 ».
Les poètes avant lui avaient célébré le Bien; il allait donc illustrer le Mal. Ils avaient
chanté la louange de Dieu; il développerait les « Litanies de Satan ». Ils avaient exalté
le pur amour. Il analyserait l'impur amour, la cruauté sadique confondue avec le désir
chamel. Ils avaient donné à respirer les roses de la vie; il proposerait la puanteur des
charognes. Ils avaient poursuivi la beauté du Beau; il s'appliquerait à atteindre la
beauté de l'horrible, une « beauté du diable» véritablement satanique. Puisqu'on avait
avant lui cultivé toutes les espèces de fleurs, il se cantonnerait à faire éclore, dans les
serres étouffantes d'un jardinier inquiétant, la flore délaissée du Mal et de la Morf° s.
La conception cyclique du temps à ('œuvre dans Les Fleurs du Mal s'exprime parfois
de manière très simple, comme dans un bon nombre de poèmes du recueil. Comme l'a
montré Jean-François Hamel, la conception baudelairienne du temps s'exprime aussi de
manière beaucoup plus complexe par le biais d'une idée plus vaste, comme celle du spleen.
302 Claude Pichois, « Préface », dans Les Fleurs du Mal, op. cil., p. 10.
303 Ibid., p. 8.
304 Charles Baudelaire, « Le Voyage », dans Œuvres complètes, op. cil., p. 100.
Le spleen baudelairien, élaboré tout au long des Fleurs du mal, peut être lu comme une
critique radicale des récits archéologiques et téléologiques en ce qu'il met au jour le
ressassement mélancolique qui les anime. Le spleen offre en effet la figuration d'une
réification du sujet de l'histoire [... ]306.
À partir de ce constat, il est possible de penser qu'il existe chez Baudelaire une théorie de
l'éternel retour. Gérald Froidevaux semble d'ailleurs abonder en ce sens:
L'histoire commence pour Baudelaire, proche ici des penseurs conservateurs du XIX e
siècle, avec le péché originel qui entraine l'ordre des choses dans un glissement
cyclique et infini. Le péché originel inaugure le règne de l'histoire, mais l'humanité ne
progresse pas. Ce n'est pas parce qu'une civilisation suit une autre dans le cours du
temps qu'elle est plus avancée. L'âge d'or baudelairien se situe avant le péché originel,
mais on ne l'atteint ni en remontant le cours de l'histoire ni en peignant par anticipation
un bonheur futur. On y accède en se situant dans un ailleurs de l'histoire, en quittant le
règne du temps307
Et c'est parce qu'il existe une pareille conception dans son œuvre que Baudelaire
s'expose au plagiat par anticipation. Car contrairement à ce que l'on pourrait être porté à
croire, ce n'est pas en allant vers l'avant, vers l'avenir, que Dante a plagié Baudelaire. C'est
plutôt en allant vers l'arrière, dans le passé, qu'il réussit à plagier son successeur. En
recherchant cet« âge d'or» de la poésie, Baudelaire effectue un saut dans le passé, jusqu'aux
poètes épiques de l'antiquité. Il y trouve alors la moitié de sa modernité, «l'éternel », qu'il
conjuguera avec le « transitoire» de son époque. Et comme je l'ai montré, pour construire
son Enfer, Dante retourne également dans le passé, dans ce même « âge d'or» de la poésie.
C'est à ce point précis que Dante rencontre Baudelaire. Il peut ainsi s'en inspirer librement,
sans crainte d'être pris.
Nous sommes ici face à ce que Pierre Bayard appelle « l'influence rétrospective »,
« la création aléatoire» ou « dans la pensée de l'autre », qui laisse surgir le principe de
« l'éternel retour ». Et « [l]e moins que l'on puisse dire est que la notion d'éternel retour est
loin d'être claire, et que ses acceptions sont multiples, aussi bien chez Nietzsche que chez ses
308
commentateurs .» Bayard propose d'ailleurs trois grandes lectures permettant de mieux
saisir les implications théoriques d'une telle notion. D'abord, Bayard reprend la lecture de
Walter Benjamin, qui perçoit la notion comme on
Mais cette première lecture pose problème, car la reproduction du même, de l'identique,
semble aller à l'encontre de la philosophie de l'éternel retour. Bayard construit d'ailleurs sa
deuxième lecture à partir des commentaires de Gilles Deleuze et de Jean-François Hamel,
pour qui « cette [première] lecture est un contresens absolu, puisque la notion d'éternel retour
est dépendante d'une philosophie générale du devenir et du renouvellement, et qu'elle saurait
310
donc en aucun cas marquer le retour du même ». Dans un temps marqué par l'éternel
retour, chaque retour, par son mouvement même, serait susceptible de créer du changement,
de provoquer du « devenir », engendrant ainsi une sorte d'évolution dans le temps. À ces
deux lectures, Bayard en ajoute une troisième, moins théorique cette fois, à partir de Lou
Andréas Salomé, « pour qui l'éternel retour est la manière dont Nietzsche conseille de se
représenter la vie pour la vivre pleinemene ll », car le retour permanent des éléments négatifs
309 idem.
310 idem.
d'une vie représente quelque chose d'effrayant en soi. De ces trois lectures ressort l'élément
Peu importe au demeurant l'interprétation que l'on donne de cette notion impossible,
qui semble échapper à toute définition rigide et appeler les lectures les plus
contradictoires. Ce qu'elle permet de penser, à titre de métaphore ou de « fiction
narrative », c'est l'idée de cycle, c'est-à-dire une conception non-linéaire du temps, qui
ne se laisse plus alors représenter sous la forme convenue d'une ligne horizontale, mais
sous celle d'un cercle, ou de toute autre figure marquée par la récurrence 312 .
C'est ainsi que le plagiat par anticipation, conjugué à « l'éternel retour », fonctionne
à partir d'une temporalité cyclique se défilant sous fonne de boucles. Comme Dante et
l'antiquité, il est alors possible de trouver une - ou cinq - source commune aux deux poètes,
modernité poétique. En d'autres mots, grâce à Delacroix, Baudelaire peut ressusciter les
modèles antiques dont il a besoin pour créer ses Fleurs du Mal. Mais pour y arriver, il doit
retourner dans le passé, où il se retrouve dans la même boucle temporelle que Dante, qui
tente alors de construire son Enfer à partir des modèles antiques. En visitant les mêmes
Limbes que Baudelaire, le poète florentin a ainsi été en mesure d'anticiper la modernité des
Fleurs du Mal, qui se concrétise ici par la tension entre l'ancien et le nouveau, entre
« l'éternel» et le « transitoire ». « Ainsi est-on à peu près assuré [... ], et pour peu qu'on
laisse s'écouler un écart de temps assez long, de plagier ses successeurs en copiant ses
prédécesseurs 313 . »
312 Idem.
***
En retournant vers le passé antique afin d'y trouver des modèles pour construire son
Enfer; Dante tombe nez-à-nez avec Baudelaire. Ce dernier se trouve sur ce point de l'histoire
littéraire pour les mêmes raisons que le poète florentin, c'est-à-dire pour ressusciter des
modèles antiques de « l'âge d'or» de la poésie pour ses Fleurs du Mal. Baudelaire y cherche
la moitié de sa modernité, « l'éternel », qu'il conjuguera avec le « transitoire» de son époque
afin de réussir à créer une modernité qui « soit digne de devenir antiquité 314 ». C'est
précisément cette tension entre « l'éternel» et le « transitoire» que Dante emprunte à
Baudelaire en retournant vers le passé.
Dante?
Une irréalité?
et d'irréel?
Witold Gombrowicz
Car si la Comédie est pratiquement toujours étudiée dans le cadre de son époque de
rédaction, j'ai voulu ici la déplacer en bousculant la linéarité de l'histoire littéraire. Et si j'ai
pu, le temps d'un mémoire, extraire le poème de Dante de son époque afin de l'éclairer d'une
lumière plus neuve, c'est grâce à l'idée du plagiat par anticipation développée par Pierre
Bayard. Bien entendu, Bayard est inacceptable d'un point de vue logique, mais c'est
justement ce qui le rend intéressant par rapport à Dante. Car la Comédie ne fonctionne pas à
partir d'une logique, elle ne se plie pas aux règles d'un genre ou aux obstacles imposés par
une conception linéaire du temps. Le poème de Dante est au-dessus de toute tentative de
classification. Plus encore, il les transcende. C'est pourquoi j'ai tenté de comprendre la
modernité dissonante de Dante en la comparant avec la plus «moderne» des modernités
poétiques, c'est-à-dire celle développée par Baudelaire dans Les Fleurs du Mal.
Si j'ai choisi Baudelaire, c'est parce qu'il est l'auteur des défmitions qui font encore
aujourd'hui autorité dans le domaine des études littéraires. Mais j'ai aussi choisi Baudelaire
parce qu'il existait déjà une importante relation intertextuelle entre lui et Dante, entre Les
Fleurs du Mal et La divine comédie. Cette relation est née dans un esprit de justification et de
110
défense dès la publication complète du recueil de Baudelaire en 1857. Et c'est grâce à l'un
des plus célèbre commentaire de cette époque, celui de Jules Barbey d'Aurevilly, que j'ai
réussi à fonder une « critique d'anticipation ». Déjà, en 1857, Barbey rassemble les quatre
éléments permettant d'identifier un plagiat par anticipation dans le cadre d'un commentaire
d'où il ressort un profond sentiment d'étrangeté par rapport à l'ordre dans lequel se déroule la
relation intertextuel1e entre Dante et Baudelaire.
À partir de ce point, j'ai pu tirer Dante un peu plus loin en avant, en distinguant le
« texte majeur» du « texte mineur» entre les deux poèmes en question. Pour Bayard, il ne
s'agit pas ici de hiérarchiser les auteurs quant à leur importance dans l'histoire littéraire. S'il
en était ainsi, la Comédie serait probablement le « texte majeur» étant donné son influence
majeure sur la culture en général depuis maintenant plus de six siècles. Il s'agit plutôt
d'identifier l'auteur le plus original quant à un thème en particulier au sein d'une ou de
plusieurs œuvres. Dans le cas qui m'intéresse, le thème est bien entendu la modernité
poétique. Et comme je l'ai montré, l'influence de Baudelaire sur ce thème est bien plus
grande que celle de Dante. Surtout parce que contrairement à Dante, Baudelaire théorise la
notion dans sa critique d'art en plus de la mettre en œuvre dans sa poésie. Du coup, Dante
apparait comme le plagiaire et Baudelaire, comme le plagié.
J'ai ensuite pu montrer comment cette modernité était à l'œuvre dans la Comédie de
Dante. Le poète florentin emprunte d'abord à Baudelaire son goût pour l'expérience des
limites. Avec Les Fleurs du Mal, Baudelaire repousse quantité de limites, tant littéraires que
morales. Dante fait de même avec la Comédie, et particulièrement avec le Paradis. Le poète
y repousse les limites du langage, de l'expression ainsi que celles du temps en créant un volet
« trop» moderne pour son époque. Ensuite, Dante emprunte à Baudelaire son « je» qui est
constitutif de sa modernité poétique. Ce « je » fonctionne tel un trou noir, aspirant en même
temps « l'éternel» et le « transitoire» afin de créer une modernité susceptible de transcender
le temps. C'est ce « je» qui permet au lecteur de Dante et de Baudelaire de se tenir en
équilibre entre l'ancien et le nouveau, entre le passé et le futur, entre « l'éternel» et le
« transitoire ». En d'autres mots, c'est cette tension que Dante emprunte à Baudelaire par le
biais du plagiat par anticipation.
111
Avec les deux premiers chapitres de ce mémoire, j'ai montré comment cette tension
était à l'œuvre dans la Comédie, comment elle s'exprimait à l'intérieur comme à l'extérieur
du poème. À l'intérieur, parce que tout au long de la Comédie, Dante mélange l'ancien et le
nouveau. Par exemple, l'union de la mythologie et des mythes fondateurs du christianisme, la
tension entre la mortalité du poète voyageur et l'éternité des lieux qu'il traverse, l'alliance du
passé et du futur dans la relation entre le poète et les damnés, la transformation du Paradis
chrétien en un lieu d'une violence insupportable. Et à l'extérieur de l'oeuvre, parce que
l'Enfer est tourné vers le passé alors que le Paradis est orienté vers l'avenir. En effet, j'ai
montré dans le premier chapitre que le premier volet de la trilogie reposait sur des fondations
antiques 315 que Dante transforme afin d'appliquer la conception baudelairienne de la
modernité à son Enfer. Le deuxième chapitre a permis de révéler la modernité du Paradis en
insistant d'abord sur la question de la langue et ensuite, sur la conception du sublime
dantesque qui semble appartenir au XVIIIe siècle d'Edmund Burke. Du coup, j'ai montré
avec ces deux chapitres la nature de cette tension entre l'ancien et le nouveau, entre
« l'éternel» et le « transitoire» au sein de la Comédie. Cette tension explique que Dante a
réussi à plagier Baudelaire, malgré les cinq siècles qui l'en séparent.
Paradoxalement, c'est en allant vers l'arrière et non vers l'avant, que Dante a plagié
Baudelaire. Car selon Bayard, si l'on s'inspire de ses prédécesseurs, on finit éventuellement
par s'inspirer de ses successeurs. Dans le cas de Dante, c'est en retournant vers le temps
d'Homère et de Virgile, afin de s'inspirer de leurs oeuvres pour construire son Enfer, qu'il
rencontre Baudelaire. Ce dernier, pour créer ses Fleurs du Mal, voyage vers cette même
époque, vers cet «âge d'or» de la poésie. Il est donc possible que Dante ait rencontré
Baudelaire en ce point précis de l'histoire littéraire et à partir de là, qu'il ait anticipé la
modernité poétique de Baudelaire, ou plus précisément cette tension entre «éternel» et
« transitoire» qui la caractérise. Et si le poète français est capable de voyager aussi loin dans
le temps de J'histoire littéraire, c'est grâce à sa mémoire «résurrectionniste », à partir de
laquelle il peut ressusciter les modèles du passé. Bref, si le plagiat par anticipation est ici
315 Plus précisément, le thème du voyage aux enfers, le personnel sélectionné par Dante,
l'architecture des lieux et la question de la mémoire chez les damnés, sont tous des éléments empruntés
à la tradition antique de l'épopée.
112
possible, c'est parce que les deux poètes se tournent vers les mêmes sources antiques pour la
création de leurs œuvres respectives, œuvres qui fonctionnent à partir d'une temporalité
circulaire plus que linéaire, ce qui permet de penser le délit de Dante à l'égard de Baudelaire.
« [... ] Dante n'est pas seulement - dans son lointain XIVe siècle - très proche; il est aussi, ce
qui est difficile à exprimer, et peut-être pas encore tout à fait exprimable, en avant de
nous 316 .» Et c'est justement l'idée d'éternel retour, au sens nietzschéen, qui permet de penser
cette transcendance.
316 Jacqueline Risset, « Traduire Dante », dans Dante. La divine comédie: L'Enfer. Trad.
Jacqueline Risset. Paris: Flammarion, coll. « Bilingue », no. 725, 1992 [1985], p. 21.
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Maradan, 1808, 510 p.