L'Entrepreneuriat en Action
L'Entrepreneuriat en Action
L'Entrepreneuriat en Action
Économie et gestion
Cet ouvrage est un outil pédagogique destiné à celles et ceux qui veulent créer
une entreprise technologique ou qui s’intéressent à cette question. Il propose
Philippe Mustar
des analyses qui leur permettront de mieux comprendre le processus de
l’innovation entrepreneuriale, et ainsi de le mettre en œuvre plus solidement.
25 euros
Presses des Mines
ISBN : 978-2-35671-609-5
Cette publication a bénéficié du soutien de l’Institut Carnot M.I.N.E.S. et de la Fondation MINES ParisTech.
Tous droits de reproduction, de traduction, d’adaptation et d’exécution réservés pour tous les pays.
L’ENTREPRENEURIAT EN ACTION
Philippe Mustar a publié :
Student Start-ups. The New Landscape of Academic Entrepreneurship, avec Mike Wright et
Donald Siegel, World Scientific, Singapore, 2020.
Academic entrepreneurship in Europe, avec Mike Wright, Bart Clarysse et Andy Lockett, Edward
Elgar, Cheltenham, UK, 2007.
Débordements, Mélanges offerts à Michel Callon, avec Madeleine Akrich, Yannick Barthe et
Fabian Muniesa (dir.), Presses des Mines, Paris, 2010.
Key Figures on Science and Technology, avec Laurence Esterlé, Economica, Paris, 2006.
Research and Innovation Policies in the New Global Economy. An International Comparative
Analysis, avec Philippe Larédo (Eds), Edward Elgar, Cheltenham, UK, 2001 et 2003.
The Strategic Management of Research and Technology, avec Michel Callon et Philippe Larédo
(Eds), Economica International, Paris, 1997.
Les chiffres clés de la Science et de la Technologie, Economica, Paris, 2001, 2000, 1998, 1997.
Science et innovation. Annuaire raisonné de la création d’entreprises par les chercheurs, Econo-
mica, Paris, 1996.
L’ENTREPRENEURIAT EN ACTION
***
Cet ouvrage a reçu le soutien de la Fondation Mines ParisTech qui accompagne
et encourage le développement de l’entrepreneuriat à Mines-Paris PSL.
Introduction
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Introduction
de rupture (les pouvoirs publics les qualifient de deep tech3). Pour expliquer
le travail des créateurs de ces entreprises, ces récits démarrent bien avant
la création de leur start-up et conduisent le lecteur jusqu’au moment où
elles arrivent à définir et mettre en adéquation un produit et un marché. Ils
racontent le chemin, à chaque fois long et sinueux, suivi par ces projets pour
tenter de réaliser ce que le langage des start-ups appelle le product/market fit4.
Ces histoires soulignent que la création d’une entreprise innovante est un
processus expérimental pour lequel personne ne sait à l’avance ni quels
seront les résultats ou le point d’arrivée, ni même quelles connaissances et
compétences sont nécessaires pour mener à bien cette expérimentation5.
À la différence de nombreux récits et « cas » de création d’entreprises,
où ces tests et ces essais-erreurs sont oubliés, où l’on présente la maison
terminée sans les échafaudages qui ont permis de la construire, la lectrice
ou le lecteur sont ici invités à entrer dans ces expériences (avec non
seulement leurs réussites mais aussi leurs impasses et leurs échecs), et dans
la fabrication du contenu technique ou économique de ces innovations
(contenus qui, on le verra, sont inextricablement liés).
Ces récits montrent également comment les créateurs de ces entreprises
sont constamment confrontés à un enchevêtrement de choix possibles
et de décisions à prendre qui sont autant techniques, économiques,
financières, managériales, organisationnelles, partenariales… tout cela
dans un océan d’incertitudes au sein duquel ils doivent naviguer. Ces choix
sont toujours importants : le recrutement d’un stagiaire, le choix d’un
3 Le terme deep tech est utilisé, notamment par Bpifrance, pour qualifier des projets, des
entreprises ou des laboratoires qui proposent des produits ou des services technologiques
basés sur des innovations de rupture.
4 L’idée largement partagée dans le monde des start-ups est que l’entreprise qui a trouvé
son product/market fit n’est plus la même. Il y aurait ainsi un avant et un après. Avant de le
trouver, tout l’objectif de l’entreprise est de mettre au point un produit qui aura une valeur
pour un type d’utilisateur. Elle doit définir le produit, la valeur qu’il apporte et à qui. Cela
demande généralement du temps. Après, une fois le product-market fit trouvé, c’est-à-dire
lorsque le produit séduit un type d’utilisateur qui l’achète ou l’utilise de façon régulière,
l’objectif de l’entreprise est de grandir, d’accroître ses ventes et le nombre de ses clients.
5 Cette notion d’expérimentation associée à l’entrepreneuriat se retrouve à la fois dans
l’approche Lean Startup popularisée par Éric Ries (The Lean Statup. How Today’s Entrepre-
neurs Use Continuous Innovation to Create Radically Successful Businesses, New-York, Crown
Business, 2011) et dans des textes académiques tels Kerr W., Nanda R., and Rhodes-
Kropf M., 2014, “Entrepreneurship as Experimentation”, Journal of Economic Perspectives,
Volume 28, Number 3, Summer, pp 25-48.
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L’entrepreneuriat en action
matériau, d’un fournisseur, d’un premier client, d’un partenaire, etc. Tous
engagent l’entreprise sur une trajectoire qui peut être irréversible ou dont
le changement coûtera temps et argent.
Les créateurs de ces entreprises ne sont pas seuls, la création d’une
entreprise est un acte collectif. Ce collectif dépasse l’équipe des créateurs.
Dans ces histoires, des acteurs très divers apparaissent qui s’enrôlent ou
qui sont enrôlés dans l’aventure (financeurs, conseils, salariés, nouvelles
recrues, actionnaires, sous-traitants, fournisseurs, clients, prospects,
agences publiques, laboratoires de recherche, incubateurs, etc.). Tous
participent, tous ont un rôle : l’action entrepreneuriale est distribuée.
Chaque entreprise étudiée est une somme d’associations d’éléments,
matériels et immatériels, multiples et hétérogènes. Avec une focale plus ou
moins fine et un angle de vue plus ou moins large, chacun des chapitres
restitue et étudie ces assemblages, ces réseaux qui mêlent êtres humains,
brevets, brins d’ADN, financements, matériaux composites, savoir-faire,
algorithmes, pouvoirs publics, communiqués de presse, technologies,
modèles d’affaires, instruments, etc. Il aurait été possible d’écrire une
histoire « non technique » (c’est-à-dire de ne jamais rentrer dans le contenu
même de leurs innovations) de chacune de ces trois entreprises, comme il
aurait été possible de proposer une histoire exclusivement « technique » de
l’algorithme de Criteo, du siège d’Expliseat ou de la synthèse enzymatique
de DNA Script. Mais cela reviendrait à percer deux tunnels de chaque côté
d’une montagne, sans que ceux-ci ne se rejoignent jamais.
12
Introduction
Pourquoi ce livre ?
Ce travail est le résultat d’une insatisfaction et d’un manque. La pédagogie
de mes enseignements en entrepreneuriat est principalement basée sur
l’apprentissage par l’expérience : les étudiantes et étudiants partagent des
idées, constituent des équipes, construisent des prototypes et des projets
d’entreprise. Elles et ils posent des hypothèses, rencontrent des utilisateurs,
testent leur prototype souvent grossier – c’est-à-dire observent comment
les utilisateurs visés le reçoivent et réagissent à ses fonctionnalités –, le
retouchent, et répètent ces opérations.
Dans toutes les grandes institutions d’enseignement supérieur, cette forme
pédagogique, (l’experential learning dans le monde anglo-saxon) a remplacé
les cours d’entrepreneuriat classiques qui mêlaient études de cas formatées
et réalisation de business plans (ces derniers étant généralement composés
d’une étude économique et d’une analyse du marché du projet, et de son
étude financière, avec bilan prévisionnel, compte de résultat prévisionnel,
plan de trésorerie, tableau de financement, etc.).
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L’entrepreneuriat en action
6 Wright M., Mustar P. and Siegel D., 2020, Student Startups: the new landscape in academic
entrepreneurship, Singapore, World Scientific, 183 p.
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Introduction
7 Le premier cours d’entrepreneuriat aurait été donné à Harvard en 1947 : “It has been
more than 50 years since Myles Mace taught the first entrepreneurship course in the
United States. Held at Harvard’s Business School in February 1947, it drew 188 of 600
second-year MBA students” Source : Katz, J. A., 2003, “The Chronology and Intellec-
tual Trajectory of American Entrepreneurship Education: 1876-1999”, Journal of Business
Venturing, 18, 283-300.
8 Morris, M. and Liguori, E. 2016. Annals of Entrepreneurship Education and Pedagogy, Chel-
tenham: Edward Elgar, 2nd Edition.
9 Les résultats des travaux sur les effets des formations à l’entrepreneuriat restent ambi-
gus même si la plupart soulignent un impact positif sur l’attitude entrepreneuriale et la
création d’entreprises. Les effets sont différents suivant les contextes, différents à court
ou à moyen termes et différents suivant les méthodes pédagogiques utilisées. On consul-
tera avec profit les revues de la littérature suivantes :
Pittaway L. and Cope J., 2007, “Entrepreneurship Education: A Systematic Review of the
Evidence”, International Small Business Journal, 25(5), 479-510.
Rideout E. and Gray D., 2013, “Does Entrepreneurship Education Really Work? A Re-
view and Methodological Critique of the Empirical Literature on the Effects of Uni-
versity-Based Entrepreneurship Education”, Journal of Small Business Management, 51(3),
329-351.
Martin B., McNally J. and Kay M., 2013, “Examining the Formation of Human Capital in
Entrepreneurship: A Meta-Analysis of Entrepreneurship Education Outcomes”, Journal
of Business Venturing, 28(2), 211-224.
Nabi G., Liñán F., Fayolle A., Krueger N. and Walmsley A., 2017, “The impact of entre-
preneurship education in higher education: A systematic review and research agenda,”
Academy of Management Learning and Education, 16(2), 277-299.
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Introduction
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Introduction
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Introduction
Un regret, parmi les trente-cinq entreprises créées ces dix dernières années
par des jeunes ingénieurs, quatre seulement l’ont été par des ingénieures,
dont trois bien après le démarrage de mon projet, et la quatrième en Afrique
– ce qui rendait un suivi rapproché difficile23. Cette entreprise Nest for All,
créée par Khadidiatou Nakoulima au Sénégal offre des services médicaux
de qualité et à moindre coût à des femmes enceintes qui n’y avaient pas
accès. La création d’entreprise, malgré les efforts déployés pour soutenir
les ingénieures, reste très majoritairement masculine.
Les trois entreprises choisies montrent de nombreux points communs
que, mis à part les deux premiers, je n’avais pas imaginés au démarrage de
mon travail.
- Elles sont créées, je l’ai déjà noté, par un trio composé de deux
ingénieurs diplômés de MINES ParisTech et un troisième d’une
autre école d’ingénieurs (l’École des Ponts et Chaussées pour l’un,
Polytechnique et Agro-ParisTech pour un autre, et Supélec pour le
troisième).
- Elles n’ont pas pour point de départ les résultats des travaux d’un
laboratoire de recherche. En cela, elles sont différentes des sociétés
issues de la recherche (les spin-offs académiques) que j’avais bien
étudiées par ailleurs.
- Leurs innovations sont non seulement techniques mais aussi de
business model.
- À chaque fois, il faudra aux créateurs plusieurs années
d’expérimentation entre la création et le product-market fit, entre la
création de l’entreprise et ses premières ventes.
- Ces années ont un coût et les trois projets ont dû trouver des
investisseurs pour le financer : l’un par du capital-risque dès le départ ;
un autre grâce d’abord à des business angels, suivis par des sociétés de
capital-risque ; et le troisième par des business angels mais sans capital-
risque. Tous les trois ont également reçu des soutiens financiers
importants des pouvoirs publics.
- Un autre point commun est que ces trois projets ont été incubés
chez Agoranov, incubateur parisien aujourd’hui localisé dans le
sixième arrondissement, tout comme l’École des Mines (le Jardin du
Luxembourg les sépare). C’est là que deux des créateurs de Criteo ont
23 De plus, l’entreprise est loin des deep tech que je voulais étudier dans ce volume.
21
L’entrepreneuriat en action
24 ParisTech, dont fait partie MINES ParisTech, est un des membres fondateurs
d’Agoranov.
25 Le Corps des ingénieurs des mines est un grand corps de l’État. Ses membres par-
ticipent à la conception, à la mise en œuvre et à l’évaluation des politiques publiques.
Les ingénieurs du Corps des mines sont très majoritairement des polytechniciens, recru-
tés parmi les quinze premiers du classement de sortie de l’École polytechnique ; y sont
également admis deux élèves ingénieurs civils de MINES ParisTech ou de Télécom Paris-
Tech et un ou deux des Écoles normales supérieures. Chaque année la promotion compte
une vingtaine « d’ingénieurs-élèves ».
22
Introduction
Éclectisme méthodologique
Mon dispositif d’enquête tient, pour reprendre l’expression de Nonna
Mayer, de l’éclectisme méthodologique. Pour suivre l’histoire de ces
entreprises, ma méthode est donc une forme d’ethnographie au long
cours qui est rétrospective pour Criteo et diachronique pour DNA Script
et Expliseat. Elle repose sur des entretiens longs avec les créateurs de
ces entreprises, la méthode relève ainsi de l’histoire orale mais aussi de
l’analyse de sources diverses. J’ai demandé aux porteurs de ces projets, s’ils
accepteraient de me recevoir régulièrement, de répondre à mes questions
et de me fournir des informations sur l’avancement de leur démarche pour
que je puisse écrire une histoire de leur société dans le cadre d’un travail sur
la création d’entreprises par des élèves ingénieurs ou des jeunes diplômés.
Tous m’ont donné leur accord. Et tous ont supporté mes intrusions
pendant des années où je les ai interrogés, écoutés, où j’ai pris des notes,
accumulé des informations et de la documentation. J’ai aussi passé du
temps dans leurs entreprises ou dans des réunions qu’ils ont organisées
(cela plus particulièrement pour Expliseat et DNA Script). Les trois récits
sont construits à partir de l’analyse et la mise en ordre de tout ce matériau.
Au démarrage de ce travail, un des cas sélectionnés est déjà une réussite
exceptionnelle et les deux autres sont des projets de start-ups dont on ne
savait pas si elles allaient réussir ou échouer (je les ai rencontrées avant leur
création juridique). L’idée d’écrire des monographies d’entreprises m’est
venue au début des années 2010.
Notamment avec l’exemple de Criteo, dont deux des trois fondateurs,
diplômés de MINES ParisTech (le troisième, plus âgé, est ingénieur de
Supélec) étaient, à ma demande, venus plusieurs fois, entre 2009 et 2013,
présenter leur expérience à mes élèves et notamment la première phase de
la vie de l’entreprise (la longue recherche de son product-market fit), c’est-à-
dire de la période 2005-2008 avant l’accélération très forte de ses revenus
et du nombre de ses salariés. Dans les années qui ont suivi, j’ai revu ces
deux anciens élèves plusieurs fois sur cette question et sur d’autres qui
sont traitées dans le chapitre consacré à leur entreprise. Les autres sources
que j’utilise sont citées dans le texte. L’essentiel du chapitre sur Criteo
résulte donc d’un travail ex-post, d’interviews et de données diverses
(conférences, livres, articles de presse), sur une histoire passée.
23
L’entrepreneuriat en action
Pour les deux autres projets choisis, ma démarche a été différente, moins
historique et plus ethnographique. Pour DNA Script et Expliseat, mon
travail s’est fait « en temps réel ». Les créateurs de DNA Script viennent me
présenter leur projet en novembre 2013 (la société sera créée six mois plus
tard), et depuis cette date je les ai revus régulièrement jusqu’à la rédaction
finale du chapitre qui leur est consacré. La démarche a été exactement
la même avec Expliseat dont j’avais rencontré les créateurs au début de
l’année 2011. Je ne savais pas ce qu’allaient devenir Expliseat et DNA
Script. À l’époque, la plupart de ceux à qui leurs créateurs présentaient
leurs idées étaient à tout le moins dubitatifs si ce n’est sceptiques. Peu
nombreux étaient ceux qui pouvaient imaginer qu’elles allaient avoir la
trajectoire que l’on connait aujourd’hui et un avenir aussi prometteur que
le leur.
24
Introduction
27 Dès 2004, Per Davidson dans son ouvrage Researching Entrepreneurship (New York,
Springer) critique cette séparation et insiste sur l’imbrication des phases de découverte
et d’exploitation. Il critiquera également âprement cette notion d’opportunité. Une autre
critique importante s’attaque à la préexistence d’opportunités qui seraient découvertes
par les entrepreneurs, Sharon Alvarez et Jay Barney défendent l’idée que les opportunités
sont construites par les entrepreneurs et qu’elles n’existent pas indépendamment d’eux.
Pour cette perspective constructiviste les opportunités ne peuvent pas exister en dehors
de l’imagination de l’entrepreneur de son futur monde.
Alvarez S. A. et Barney J. B., 2007, “Discovery and Creation: Alternative Theories of
Entrepreneurial Action”, Strategic Entrepreneurship Journal, 1: 11-26.
28 Pour la sociologie des sciences et des techniques, je recommande le livre de
Madeleine Akrich, Michel Callon, Bruno Latour, Sociologie de la traduction, Textes fonda-
teurs, Paris, Presses de mines, 2006, 401p.
29 Pour ce sujet, je me réfère principalement à l’ouvrage très didactique Effectual Entre-
preneurship, de Stuart Read, Saras Sarasvathy, Nick Dew, Robert Wiltbank et Anne-Valérie
Ohisson (Routledge, New York, USA, 2011, 228 p) dont une deuxième édition a été
publiée en 2016 chez le même éditeur. Le lecteur non anglophone pourra lire avec intérêt
le livre de Philippe Silberzahn, Effectuation. Les principes de l’entrepreneuriat pour tous, Paris,
Pearson, 2014, qui a fortement contribué à la diffusion de ces travaux en France.
25
L’entrepreneuriat en action
30 Pour une histoire complète de Criteo, on lira avec intérêt l’ouvrage de Jean-Baptiste
Rudelle, cofondateur de l’entreprise que je cite plusieurs fois dans le chapitre consacré à
cette entreprise.
26
Introduction
31 Les différentes focales ne font pas que rapprocher ou éloigner les éléments d’une
même prise de vue (et donc modifier leur taille), elles changent aussi l’angle de vue, c’est-
à-dire la distance entre les différents objets sur une même photo.
27
1
DNA Script.
La co-construction d’une entreprise
et de son innovation
L’entrepreneuriat en action
Créée à Paris en 2014, DNA Script est une start-up qui développe une
technologie de synthèse d’ADN utilisant des enzymes naturelles et non
pas un procédé chimique. Son objectif est de rendre facile l’écriture du
code génétique ; et par là, d’augmenter la productivité des équipes de
recherche en biologie. Sa technologie pourrait avoir un impact majeur sur
les sciences de la vie. Voilà pourquoi la jeune entreprise a déjà levé plus
de cinquante-huit millions d’euros en trois tours de financement auprès
de sociétés de capital-risque et d’entreprises renommées du secteur des
sciences de la vie et obtenu près de huit millions d’euros de financement
public. Les créateurs de DNA Script sont trois ingénieurs, Sylvain Gariel,
Thomas Ybert et Xavier Godron (deux d’entre eux étant encore élèves à
l’École des mines lors de la création juridique, le troisième polytechnicien,
venant de terminer une thèse). En juillet 2019, leur entreprise emploie près
de cinquante personnes dont quarante dans son département de recherche
et développement (R-D). L’originalité de ce projet est qu’il ne repose pas
sur une technologie née et brevetée dans un laboratoire pour laquelle ses
inventeurs sont en quête d’une application ou d’un marché. Ce projet part
d’un problème identifié par ses promoteurs : les limites de la technologie
chimique standard disponible pour produire des constructions génétiques
à façon.
Ce chapitre relate la création et le développement de la société. Un de
ses objectifs est de souligner que la création d’une entreprise n’est pas
le point de départ du processus entrepreneurial mais le point d’arrivée
d’un long travail. Dans tout ce processus, les entrepreneurs n’attendent pas
d’apprendre pour agir : c’est en agissant qu’ils apprennent. Et leur action
commence bien avant la création administrative de l’entreprise. En suivant
un processus que je décompose en différentes étapes qui se succèdent,
je montre comment chaque étape apporte des éléments nouveaux, tant
aux entrepreneurs qu’aux investisseurs, ces derniers, rassurés sur les
chances de succès du projet, finançant l’étape suivante. Enfin, un dernier
objectif est de tirer de cette histoire quelques éléments d’analyse utiles
non seulement à la compréhension de ce cas particulier mais pouvant être
des éléments de réflexion pour celles et ceux qui souhaitent créer une
entreprise. Ce chapitre comporte trois parties.
La première présente le problème rencontré par les créateurs de l’entreprise
et la solution qu’ils ont imaginée et qu’ils développent pour le résoudre.
La longue deuxième partie s’intéresse au processus de création et de
développement de DNA Script. Elle est construite en cinq périodes qui
30
1 - DNA Script.
Le problème et sa solution
Ce projet ne part pas d’une technologie née dans un laboratoire de
recherche, mais d’un problème constaté par les créateurs de l’entreprise :
les limites de la technologie chimique standard pour produire de l’ADN de
synthèse. C’est de « manière théorique, en chambre » comme ils disent, qu’ils
31
L’entrepreneuriat en action
32 Ces entreprises ont généralement pour point de départ des résultats scientifiques
produits au sein d’un laboratoire par des enseignants-chercheurs, des thésards, des post-
docs… et la création d’une entreprise est le moyen de transférer ce résultat vers un marché.
33 D’autres analystes considèrent ces chiffres comme une estimation haute.
32
1 - DNA Script.
33
L’entrepreneuriat en action
34 Pour m’expliquer de façon très simplifiée, comment l’ADN fonctionne, Xavier dresse
un parallèle entre la génétique et l’informatique : « Les cellules sont un peu comme des ordi-
nateurs, elles ont besoin d’un code pour fonctionner. Un ordinateur, si on ne lui met pas de
code, il ne peut rien faire, il a juste des capacités. Avec le code informatique, des 0 et des 1,
on peut lui faire faire des tas de choses différentes (Facebook ou des calculs sophistiqués).
Pour la biologie, c’est un peu pareil, les cellules sont comme des ordinateurs sans code, en
leur donnant de l’ADN (A-C-T-G à la place des 0 et des 1) tu peux leur faire faire de mul-
tiples choses (par exemple, transformer des bactéries pour qu’elles produisent du biocarbu-
rant) ». Xavier poursuit le parallèle : « la différence entre ceux qui font de la bio et ceux qui
font du software, est dans la rapidité des cycles d’itération. En informatique, on écrit une
ligne de software, tu appuies sur Compute et tu vois si c’est bon ou pas. Pour l’ADN, il y a la
même étape au début de création intellectuelle où tu écris le code mais ensuite tu ne peux
pas computer facilement, il faut synthétiser la molécule, la mettre dans la cellule et ensuite
seulement tu peux voir l’effet du code que tu as écrit. Avec DNA Script, nous essayons de
rendre la manière de travailler en biologie plus proche de celle du software ».
34
1 - DNA Script.
Aujourd’hui, l’écart est toujours grand entre d’un côté ces promesses
techno-scientifiques et les marchés qui leur sont liés et, de l’autre, la
technologie et les marchés en construction de la start-up. Mais, comme
toute entreprise, nouvelle ou ancienne, DNA Script doit mettre en forme
un récit pour capter l’attention de ses partenaires. Pour mener à bien à tel
projet, les entrepreneurs doivent, par ce récit de leur innovation, susciter
l’enthousiasme chez de futurs alliés, les enrôler dans leur réseau.
35
L’entrepreneuriat en action
Ce travail continu de description que la start-up réalise sur son projet, donc
sur elle-même, est important car performatif ; c’est-à-dire qu’il produit –
en partie – la réalité qu’il décrit. Assez rapidement, DNA Script réussit à
convaincre des alliés diversifiés de la suivre : tant un laboratoire de l’Institut
Pasteur que des sociétés de capital-risque de premier plan (telles Sofinnova
Partners, Kurma Parners, Idinvest Partners, Life Sciences Partners, BPI
France), des fonds d’investissement liés à des entreprises expertes dans ces
domaines (telles Illumina ou Merck) ou encore de financements publics
nationaux ou européens très compétitifs (qui nécessitent pour être obtenus
de convaincre de nombreux experts académiques). Leur soutien, résultat
d’une évaluation généralement approfondie, est une forme de validation
de son projet, mais aussi ce qui le fait exister, ce qui le renforce et lui
permet d’avancer.
36
1 - DNA Script.
coup, et ce chercheur doit, dans la plupart des cas, remodifier cet ADN.
Cette nouvelle étape de conception prend à nouveau une ou plusieurs
semaines, le chercheur renvoie ses nouvelles spécifications au fabricant,
qui après quelques semaines, lui retourne la nouvelle séquence. Et ainsi
de suite. Bref, les biologistes perdent beaucoup de temps à attendre les
constructions génétiques qu’ils programment. Beaucoup de temps, mais
aussi beaucoup d’argent, des sociétés telle Amyris où travaillait Thomas à
San Francisco, dépensent plusieurs millions d’euros en ADN synthétique
tous les ans.
C’est à ce problème que les créateurs de DNA Script s’attaquent : comment
produire facilement, rapidement et à un coût peu élevé une molécule
d’ADN synthétique qui permettra aux chercheurs de reprogrammer les
systèmes biologiques.
Si les enjeux sont si importants (les études parlent d’un marché
« de milliards de dollars ») pourquoi n’y a-t-il pas eu depuis trente ans
d’amélioration de la synthèse d’ADN ? Pourquoi la technologie a-t-elle si
peu évolué ? Aujourd’hui, tout l’ADN synthétique proposé et consommé
dans le monde est produit grâce à une technologie chimique qui existe
depuis une cinquantaine d’années. Elle consiste à effectuer des synthèses
d’oligonucléotides avec un procédé chimique complexe. Cette technologie
est efficace mais montre ses limites lorsqu’il s’agit de synthétiser de grandes
quantités ou de grands fragments d’ADN. Ces opérations ne peuvent
pas être réalisées rapidement et à faible coût car l’étape élémentaire de la
réaction chimique prend du temps (décrire un seul nucléotide – une perle
ACTG – nécessite environ dix minutes). Cette technologie a connu des
améliorations marginales qui ne permettent pas de dépasser ses limites.
Les services proposés par la firme américaine IDT (Integrated DNA
Technologies, leader du domaine) ou par la française eurofins Scientific
sont basés sur cette méthode. Parmi les autres concurrents sur ce marché,
on compte Eurogentec ou Twist Bioscience.
Alors que les technologies de lecture du code génétique ont fait des progrès
considérables qui font qu’aujourd’hui lire le génome d’une bactérie coûte
cent dollars et prend une journée37. Synthétiser ce même génome de la
même bactérie coûte plusieurs millions de dollars et prend un an. Cela
37
L’entrepreneuriat en action
38 La synthèse en milieu aqueux a deux avantages majeurs : elle est facile à automatiser
et à placer chez le client (rien de dangereux, moins de traitements de déchets, pas de
contrôles de l’environnement) ; elle est compatible avec la majorité les outils de la biologie
moléculaire (elle n’attaque pas, à la différence d’un solvant chimique l’ADN, les fluoro-
phores, et d’autres enzymes…).
38
1 - DNA Script.
Encadré 1
39
L’entrepreneuriat en action
40
1 - DNA Script.
39 C’est-à-dire les cinq ou six premiers mois de la deuxième année d’une scolarité qui
dure trois ans.
40 Thomas, dans sa thèse en Cifre chez Sanofi, s’interrogeait sur la production d’anticorps
monoclonaux dans un système d’expression de la levure. « Ma thèse consistait à produire
des protéines, exprimer des protéines avec un aspect fermentation, donc avec un aspect
processus fort, c’est vraiment un truc d’ingénieur. Au cours de cette thèse, je comprends
que c’est plus difficile de reproduire une levure pour faire une petite molécule comme de
l’éthanol que de faire une protéine. Je me suis dit : c’est le truc que je veux faire après la
thèse. J’avais envie de comprendre comment une levure se transforme en une matière pre-
mière simple comme du glucose. Après la thèse je ne veux plus travailler sur les protéines, je
veux travailler sur les molécules. La thèse obtenue, je postule dans plein d’endroits. Je rentre
chez Total qui cherchait un spécialiste de la levure qui avait envie de faire de l’ingénierie
métabolique ».
41 Les Cifre – Conventions Industrielles de Formation par la Recherche – sont un
dispositif par lequel le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche subven-
tionne les entreprises qui embauchent un doctorant dans le cadre d’une collaboration de
recherche avec un laboratoire public. Ces travaux doivent aboutir à la soutenance d’une
thèse en trois ans.
41
L’entrepreneuriat en action
42
1 - DNA Script.
43
L’entrepreneuriat en action
44
1 - DNA Script.
« Oui, c’est une bien meilleure idée de faire des pelles plutôt que d’essayer
de creuser. Il vaut mieux vendre des pelles que d’être chercheur d’or parce
que la probabilité que tu trouves un filon est extrêmement faible. Alors
que tu es sûr de vendre des pelles à tous ceux qui cherchent un filon. Oui,
faisons un outil qui va permettre à tous les chercheurs d’or de creuser plus
vite, plus profond et de trouver plus facilement » (Sylvain).
« Quand j’entends ça, je me dis oui c’est exactement ce qu’il faut faire. C’est
sûr, il ne faut absolument pas essayer de faire la énième boîte qui tente
de faire des biocarburants, de l’ingénierie métabolique ou telle ou telle
molécule. Non, il faut être, comme le dit Sylvain, une boîte qui développe
une technologie pour les chercheurs, qu’ils soient dans les biocarburants
ou ailleurs. Petit à petit, nous sommes arrivés à la conclusion qu’il valait
mieux faire un outil et on a commencé à en discuter » (Thomas).
45
L’entrepreneuriat en action
Le projet qui allait devenir DNA Script est notamment lancé parce que
depuis longtemps Thomas et Sylvain ont envie de « faire quelque chose
ensemble ». Mais ils ont chacun leur motivation propre. Thomas ne
part pas avec la volonté de créer une entreprise, explique Sylvain : « il
n’avait pas vocation à être entrepreneur, mais plutôt une frustration de
chercheur ». Thomas a été envoyé en Californie pour bénéficier de l’esprit
entrepreneurial et de l’esprit d’innovation qui y règnent. À San Francisco,
son rôle est de proposer des nouvelles molécules et des nouvelles façons
de les créer biologiquement :
46
1 - DNA Script.
« J’adorais cela. J’ai fait des demandes d’invention, des demandes de brevets
pour des choses très concrètes. J’étais assez productif. Mais au bout d’un
moment, j’ai arrêté parce que quand tu proposes quinze idées et qu’on te
dit, c’est super et qu’il ne se passe rien ensuite, tout employé se démotive ».
Sylvain commente :
« de retour, à Paris, Thomas est frustré par l’organisation de la grande
entreprise qui a bien d’autres préoccupations que ce que fait l’équipe où il
travaille. Par contre, son intérêt pour la question de la production d’ADN
à façon va croissant ».
Pour les deux ingénieurs, Illumina43 est un modèle car elle a transformé le
monde de la recherche en génétique.
« On veut faire un projet ensemble », poursuit Thomas, « mais faire une
boîte, on ne se l’est jamais dit ». C’est en fait bien plus tard, quand il a fallu
vraiment créer l’entreprise qu’ils doivent résoudre des questions auxquelles
ils n’avaient pas pensé car ils n’en avaient jamais vraiment discuté entre
eux : quel rôle attribuer à chacun, et comment se répartir le capital… Très
vite, ils ont dû apporter des réponses. Thomas commente :
« Je rencontre beaucoup d’entrepreneurs qui ne voient que ces aspects : qui
va être le CEO, comment on va se répartir les parts… tout cela en réalité
c’est accessoire, comme le logo ou le nom de la boîte. Ce qu’il faut avant
tout c’est le concept et la motivation, il faut se mettre d’accord sur un
projet de vie professionnelle ensemble : est-ce vraiment ce qu’on a envie
de faire ? Pourquoi ? Quelles sont nos motivations ? Quel est l’engagement
de chacun dans le projet ? Et c’est seulement après qu’on voit les détails,
les pourcentages, les trucs divers. Il est important de très bien faire cela,
d’avoir un processus même pour le faire ».
43 Par ailleurs, Illumina est aussi une entreprise qui a connu une réussite exception-
nelle : créée en 1988, elle a aujourd’hui une capitalisation boursière de plus de 41 milliards
de dollars en progression constante.
47
L’entrepreneuriat en action
1re étape (du début 2013 à l’été 2014) : du test des hypothèses à la création
de la société et à l’accord avec l’Institut Pasteur
Chez Total, Thomas n’est plus au laboratoire mais dans une tour à la
Défense où il est chargé d’évaluer les collaborations scientifiques du grand
groupe. Cette activité est loin de le passionner d’autant plus qu’elle ne
semble pas centrale dans la stratégie de la grande entreprise très organisée
au sein de laquelle il travaille maintenant. Bref, son envie d’autres horizons
le pousse à s’investir dans leur projet de production d’ADN de synthèse.
44 Thomas rentre de Californie chez Total à Paris où il travaille de janvier 2013 à juin 2014.
48
1 - DNA Script.
Objectifs
Début 2013, leur objectif est de tester l’hypothèse à laquelle ils réfléchissent
depuis plusieurs mois : l’utilisation d’une technologie biochimique plutôt
que chimique pour produire de l’ADN à façon. Pour le duo d’ingénieurs,
un des points clés est de trouver la bonne enzyme pour réaliser un tel
processus. C’est une polymérase qui fera l’affaire. Mais alors que la plupart
des polymérases sont des enzymes qui synthétisent un brin d’ADN en
utilisant un brin complémentaire comme matrice, celle dont ils ont besoin
doit être capable de synthétiser de l’ADN sans brin de matrice.
Moyens
Résultats
45 Contrairement aux polymérases qui recopient de l’ADN à partir d’un brin matrice.
49
L’entrepreneuriat en action
Après avoir expliqué leur projet, Thomas et Sylvain posent deux questions
aux chercheurs de Pasteur. La première :
« Avez-vous pensé à créer une technologie de synthèse d’ADN avec cette
enzyme qui a des capacités totalement extraordinaires du point de vue des
polymérases ? ».
46 Thomas m’explique que François Rougeon a été un « très grand supporter du projet.
C’est la personne qui la première au monde a cloné le facteur de croissance. Il aurait pu
créer Genentech… Il a 81 ans et est toujours excité par les nouveaux projets ».
50
1 - DNA Script.
que cela leur paraît possible mais ils ajoutent « de plus, cela nous semble
extrêmement intéressant ». À partir de là, plusieurs rencontres ont lieu
entre Sylvain, Thomas et les chercheurs. Ces derniers leur proposent une
collaboration : « On a un peu de place dans un labo, venez vous y installer
et faire les premières manips ». Les deux parties se mettent d’accord sur
une collaboration dont les termes devront être discutés entre l’embryon de
DNA Script et le service de valorisation de l’Institut Pasteur.
Forts de ces résultats, Thomas et Sylvain créent DNA Script, qui est
immatriculée au registre du commerce et des sociétés le 20 mars 2014. Au
cours des deux années qui ont précédé, ils ont rencontré un grand nombre
de personnes, parmi elles, certaines ont proposé d’investir dans leur société
une fois qu’elle serait créée ou les ont mis en contact avec de potentiels
investisseurs individuels. C’est ainsi que Sylvain et Thomas trouvent des
business angels47 qui investissent 150 000 euros dans DNA Script.
Cet argent permettra dans un premier temps, avant la signature de
l’accord avec l’Institut Pasteur en janvier 2015, de déposer deux brevets
qui appartiennent totalement à DNA Script et qui protègent son idée et
lui reconnaissent une antériorité sur cette technologie. Le premier, en
avril 2014, porte sur le procédé qui permet la réalisation automatisée du
processus de synthèse48.
« On se réunit souvent avec Sylvain, c’est une période de grand foisonnement.
Il y avait deux questions : quelle enzyme choisir et quel procédé de synthèse
mettre au point pour l’utiliser ? Comment ça va marcher ? Là, nous
réfléchissons beaucoup ensemble, je me souviens nous avons passé de
nombreuses séances de travail de quatre ou cinq heures dans l’appartement
de Sylvain. On savait bien qu’il fallait utiliser une polymérase, on comprenait
son intérêt énorme qui était de faire l’addition beaucoup mieux que
n’importe quel réactif chimique, de prendre le nucléotide de l’ajouter sur la
chaine croissante d’ADN mais il y avait toujours un truc qui clochait… Je
n’arrêtais pas d’y réfléchir et de me dire : “il faut que l’on prenne avantage
du fait qu’on est en milieu aqueux pour que cela se passe sans chimie”. Un
matin, je me réveille plus tôt que d’habitude et je gribouille un truc ce qui
allait jeter la base de notre premier brevet sur le procédé » (Thomas).
51
L’entrepreneuriat en action
52
1 - DNA Script.
53
L’entrepreneuriat en action
Objectifs
Quels sont les objectifs des créateurs pour cette deuxième étape ?
« À partir du moment où on s’installe chez Pasteur, l’objectif est encore
flou si ce n’est de démontrer qu’avec une enzyme de type polymérase et
avec des nucléotides modifiés on est capable de synthétiser de l’ADN et
que cet ADN-là est identique à de l’ADN synthétisé de façon chimique ».
Ils veulent aboutir à une preuve du concept scientifique, c’est-à-dire
montrer que l’on peut utiliser la polymérase choisie avec des nucléotides
modifiées tout en contrôlant la synthèse ; puis réaliser la première synthèse
de séquences extrêmement courtes mais significatives pour le monde de
la synthèse d’ADN. « On ne met pas de barre en termes de nombre de
nucléotides, ce qu’il faut que l’on prouve, c’est qu’il y a vraiment de la
synthèse ».
Cet objectif évoluera pendant la période. Car les objectifs et moyens ne sont
pas totalement figés, au cours d’une même étape, ils peuvent se transformer
ou s’enrichir. C’est le cas ici puisqu’au début, il s’agit d’incorporer un
nucléotide ; et ensuite, trois : « Cela montrera que l’on sait faire un codon51,
que l’on sait itérer. Cela peut aussi convaincre des investisseurs de nous
suivre ». Car un autre objectif partagé par ceux qui participent à l’aventure,
est bien de trouver des financements qui permettront, si les buts de la
période sont atteints, de recruter une équipe pour la poursuite du projet
dont le développement demandera des ressources sans commune mesure
avec celles mobilisées jusque-là.
Moyens
54
1 - DNA Script.
plus sophistiquées que celles qu’il avait réalisées jusqu’ici. Autrement dit,
l’entreprise a accès à l’infrastructure et à la base de connaissance de Pasteur.
Coopérer avec Pasteur est aussi un label de qualité pour le projet, une
reconnaissance de son intérêt et de sa pertinence. Mais cette collaboration
– qui sera longue et difficile à négocier – a un prix important pour la start-
up. Grâce aux financements de ses business angels, DNA Script paie tous
les coûts de recherche ; c’est-à-dire les consommables spécifiques pour
ses expériences mais aussi une partie des frais généraux du laboratoire,
ce qui constitue un apport d’argent frais non négligeable pour ce dernier.
En échange de l’accès à l’infrastructure et à la base de connaissance du
laboratoire, Pasteur recevra cinquante pour cent de la propriété du brevet
qui doit découler de la collaboration et DNA Script aura une option pour
une licence exclusive.
Des ressources humaines. En juin 2014, Thomas quitte son emploi chez Total.
Il obtient un congé pour création d’entreprise d’un an, renouvelable une
fois, qui lui laisse la possibilité de réintégrer Total à son terme, mais il
n’est plus payé. Il perçoit rapidement un salaire proche du SMIC financé
par l’argent levé. Il s’installe à l’Institut Pasteur, travaille maintenant à
temps plein sur le projet et a accès aux compétences de techniciens ou de
scientifiques expérimentés. À cette époque, le duo se pose de nombreuses
questions : à quoi la technologie va-t-elle servir ? Quel sera le premier
produit de DNA Script ? Quelle sera la prochaine étape ? Ils savent que le
seul travail, même à temps plein, de Thomas n’est pas suffisant pour aller
plus loin.
Une des questions concerne l’imprimante à ADN. Ce concept, présent
dès l’origine du projet contient deux aspects interreliés : le premier est
enzymatique, le second concerne le hardware. Comment faire pour produire
une machine qui permettra de mettre en œuvre le procédé enzymatique ?
Thomas pense qu’il apportera plus à la société en se concentrant sur la
biologie, il ne se sent pas compétent pour développer du hardware. DNA
Script doit très vite recruter quelqu’un pour y réfléchir. Une autre activité
est nécessaire : participer aux nombreux concours de création d’entreprises.
Pour les financements qu’ils peuvent apporter mais aussi pour le label
de qualité qu’ils donnent au projet. « On se dit qu’on va rechercher un
stagiaire qui sera un ingénieur, intéressé par la microfluidique qui pourra
avancer sur ces deux chantiers ».
C’est ainsi que, à la fin de l’année 2014, le duo des fondateurs rencontre
Xavier Godron qui va devenir, le troisième cofondateur de DNA Script.
55
L’entrepreneuriat en action
56
1 - DNA Script.
Avant la fin de son stage, en juillet 2015, il signe un CDI pour le poste
responsable du développement de l’automatisation et devient cofondateur
de l’entreprise. « Je ne sais plus trop comment ça s’est fait, ça se passait
bien, je me suis bien senti avec les deux, c’est une alchimie et tout s’est fait
assez naturellement ». Parallèlement à son travail chez DNA Script, Xavier
suit des cours en microfluidique à PSL pour acquérir des compétences
nécessaires au développement du prototype de l’outil qui permettra de
réaliser le cycle de synthèse. Cet outil n’existe pas et la start-up va devoir
le créer. Xavier est aussi en charge de la réflexion sur les premiers modèles
d’affaires et des premières recherches de financement.
57
L’entrepreneuriat en action
53 Alexandria Real Estate Equities, Inc. est une agence immobilière cotée au New York
Stock Exchange qui depuis 1994 loue de tels locaux sur ou près des sites scientifiques
et technologiques, notamment le Grand Boston, San Francisco, New York, San Diego,
Seattle, Maryland et le Research Triangle Park.
54 L’IPGG fédère les activités de recherche en microfluidique du campus de la
Montagne Sainte-Geneviève à Paris. Il héberge dans le 5e arrondissement quinze
équipes de recherche, soit 165 chercheurs permanents, des post-doctorants, des doc-
torants et des étudiants en master 2.
58
1 - DNA Script.
À celles du départ, notamment apportées à l’été 2014 par les business angels,
s’ajoutent plusieurs prix liés à des concours. En juillet 2014, Thomas
est un des 117 lauréats régionaux de la catégorie Émergence de i-Lab,
le concours national de création d’entreprise qui apporte 36 000 euros
au projet. En décembre 2014, Thomas et Sylvain remportent le prix
du Potentiel Technologique au Concours du Génopole. Ce prix de
45 000 euros comprend une partie seulement en numéraire, l’autre prenant
la forme d’un accompagnement, d’un hébergement à Génopole, et d’une
étude de marché, éléments qui sont peu utiles au projet déjà accompagné
par Agoranov. Enfin, au début de l’année 2016, Thomas est lauréat du
Prix Norbert Ségard qui récompense les ingénieurs créateurs d’entreprises
technologiquement innovantes et DNA Script reçoit 15 000 euros.
Résultats
59
L’entrepreneuriat en action
60
1 - DNA Script.
Encadré 2
61
L’entrepreneuriat en action
Au départ de cette étape, le projet n’est que « dans nos têtes et sur des
centaines de croquis dans nos cahiers », commente Thomas à qui je
présente ma périodisation. Il ajoute :
« au cours de cette étape, nous en avons fait une vraie preuve de concept,
une preuve scientifique. C’est-à-dire que l’on concrétise réellement
tout ce que l’on avait imaginé dans des tubes à essai avec des données
scientifiques qui prouvent que ce que l’on avait pensé a une chance de
fonctionner ».
57 Dès que l’équipe a eu sa preuve de concept, elle a cherché à lever des fonds auprès
de sociétés de capital-risque. « C’est l’horreur, raconte Thomas. Nous allons voir des tas
de personnes et on n’avance à rien. Les gens nous prenaient au sérieux, on répondait à
toutes les questions, mais ça ne débouchait pas, on ne voyait jamais le bout du tunnel…
Je me souviens que dans une de ces sociétés – liée à un acteur public –, nous avons eu six
ou sept réunions. Dans les trois ou quatre dernières nous avons, à chaque fois, refait la
même réunion : on déroulait notre pitch, la personne en face de nous racontait toujours
la même chose, et terminait en disant : bon, et bien on se revoit et on se reparle, mais ça
n’avançait pas, c’était horrible. Avec Sofinnova et les autres, ça a été différent, parce que
c’étaient des gens différents dans l’esprit ».
62
1 - DNA Script.
58 Aujourd’hui, Xavier insiste régulièrement sur le fait que c’est une chance pour l’éco-
système entrepreneurial français d’avoir des investisseurs prêts à prendre des risques
importants, tels Sofinnova Partners et Kurma Partners.
63
L’entrepreneuriat en action
Objectifs
Moyens
64
1 - DNA Script.
59 Le CIR est calculé sur la base d’une assiette qui est le montant total des dépenses
de R-D engagées par l’entreprise. Le crédit est généralement de 30 % pour la plupart des
dépenses, mais peut être multiplié par deux pour certaines telles les collaborations avec
un laboratoire de recherche publique. Les subventions publiques reçues pour les projets
de recherche ouvrant droit au CIR doivent être déduites des bases de calcul du crédit.
Ainsi si DNA Script gagne un million d’euros à un concours, celui-ci ne figure pas dans
l’assiette.
65
L’entrepreneuriat en action
60 Jalons.
61 La bonne voie, la bonne piste.
66
1 - DNA Script.
Résultats
Les trois créateurs ont plusieurs discussions avec leurs investisseurs, mais
gardent, sans le claironner, l’objectif d’avoir dix nucléotides pour la fin de
l’année 2016. Pour cela, ils ont embauché deux personnes qui travaillent
avec Thomas à Pasteur :
« On bossait jour et nuit pour essayer d’obtenir dix nucléotides, on n’y
arrivait pas. J’aimais discuter avec Ludovic, un chercheur de l’équipe
de Pasteur. Il est ultra-rigoureux, avec vraiment un esprit de chercheur
parfait. Il y a un truc qui m’avait frappé : je le voyais souvent à son bureau
feuilleter son cahier de manip. Je lui demande pourquoi ? Il me répond :
“C’est fondamental, il faut régulièrement revoir son cahier de laboratoire”.
C’est ce que j’ai fait, et à la fin de l’année 2016, je m’aperçois qu’on est
complètement passé à côté d’un résultat, à côté d’un mutant d’enzyme
que j’avais développé quelques semaines auparavant et que j’avais mal
interprété le résultat obtenu. Du coup, on utilise ce mutant. Au début on
voit une amélioration pas géniale mais on continue. »
Thomas et ses deux salariés travaillent durement. Ils font toutes les
synthèses à la main :
« On faisait les dix cycles, chaque cycle durait près d’une heure et demie
et comptait une quinzaine d’étapes. C’était comme une course de relai, on
arrivait à la fin de journée épuisés, et on allait dans cette salle triste à Pasteur
pour passer nos résultats au scanner. Les résultats apparaissaient ligne
par ligne et à chaque fois on voyait qu’on n’avait pas les dix nucléotides.
Je disais ok les gars, rentrez chez vous, on se revoit demain matin et je
refaisais un plan de bataille ».
67
L’entrepreneuriat en action
68
1 - DNA Script.
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L’entrepreneuriat en action
Encadré 3
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1 - DNA Script.
Le procédé de DNA Script est lui totalement aqueux et n’a plus besoin
de produits chimiques. Il serait en fait très simple d’usage, exactement
comme une imprimante papier qui serait équipée de quatre cartouches
A C T G, « on appuie sur Print et ça produit le brin d’ADN ».
L’histoire que souhaite écrire DNA Script s’est déjà passée dans le
séquençage, c’est-à-dire dans la lecture de l’ADN. Au tout début, le
séquençage était réalisé dans les laboratoires, via un processus très
compliqué (mais utilisant également des machines : les premiers
séquenceurs) qui a été externalisé vers des entreprises spécialisées,
exactement comme pour la synthèse d’ADN. Ensuite, il a été ré-
internalisé dans les laboratoires de recherche quand Illumina a
développé ses instruments dotés d’une technologie plus pratique. Et
là le marché a explosé parce que c’était d’un usage très simple. (Sylvain
et Thomas)
Objectifs
71
L’entrepreneuriat en action
Moyens
72
1 - DNA Script.
de toutes les données d’ADN acquises dans le monde le sont sur des
machines Illumina ; c’est la technologie d’Illumina qui a permis de faire
le séquençage du génome humain. Tous les hôpitaux sont équipés de
centres de séquençage utilisés pour le diagnostic. Grâce à ces technologies,
les chercheurs en biologie ont une compréhension du monde du vivant
beaucoup plus poussée que celle qu’ils avaient il y a quinze ans.
Si Illumina fait la lecture du génome, DNA Script rêve de faire son écriture.
Les deux technologies ont des points communs. L’équipe de DNA Script
est fière d’attirer l’attention et l’investissement d’Illumina. La levée de
fonds est d’ailleurs faite plus rapidement que la précédente, notamment
parce qu’Illumina connait ce secteur et que sa due diligence a été rapide. Les
pouvoirs publics apportent eux aussi des moyens importants. En mars
2018, DNA Script reçoit 4,5 millions d’euros, dont 2 millions de Bpifrance
via le Concours mondial d’innovation et l’Aide pour le développement de
l’innovation, et 2,5 millions de la Commission européenne dans le cadre
du programme Horizon 2020. Ces financements mêlent subventions
et avances récupérables. Mais les obtenir n’apporte pas seulement des
ressources financières ; ils sont aussi une validation projet (notamment
Horizon 2020 qui est particulièrement compétitif) et un label de qualité.
L’ensemble de ces ressources financières permet à DNA Script de recruter
de nouveaux employés. En novembre 2017, l’équipe qui compte alors
onze personnes réparties entre Pasteur et l’IPGG se regroupe dans des
locaux communs. « Ça n’a pas été du tout une bonne chose que de nous
retrouver écartelés entre l’Institut Pasteur pour certains et l’IPGG pour
d’autres. Ça a créé beaucoup de complications d’avoir deux groupes
séparés ». C’est dans les locaux spacieux et lumineux de la pépinière de
l’hôpital Cochin que l’entreprise peut s’installer. Ces fonds permettent
également d’investir dans des équipements coûteux mais indispensables
à l’avancée des développements du procédé. Les sommes levées et les
soutiens publics permettent à la start-up de fonctionner jusqu’en mai
2020 : son burn rate67 est, suivant les mois de 350 000 à 500 000 euros. La
moitié de cette somme est consacrée à la masse salariale, et l’autre aux
équipements, réactifs et consommables. Un rapport très différent de celui
que l’on trouve chez les start-ups de l’Internet qui, moins consommatrices
de matériel, ont une part des salaires beaucoup plus élevée.
67 Désigne le budget que l’entreprise doit dépenser tous les mois pour fonctionner. Il permet
de calculer le laps de temps maximum avant le lancement d’une nouvelle levée de fonds.
73
L’entrepreneuriat en action
74
1 - DNA Script.
Sylvain poursuit :
« En fait, le board peut ne servir à rien ou être extrêmement utile. Cela
dépend aussi de la façon dont les entrepreneurs le gèrent. Gérer un board,
c’est compliqué ; le dirigeant peut vouloir qu’il ne s’oppose surtout pas à
ses décisions car il veut décider seul, et faire tout pour cela. Une autre façon
d’agir, et de vouloir que ses membres jouent leur rôle et qu’ils apportent
le plus possible à l’entreprise. C’est le parti que nous avons pris. C’est en
fait très dur parce que ça implique de passer énormément de temps à
leur expliquer les choses. Cela veut aussi dire qu’il faut accepter d’arriver
avec une idée et de ressortir avec une autre, et parfois même de mettre
en place des choses dont on ne comprend pas très bien l’intérêt de prime
abord. De plus, nous devons gérer une complexité liée au fait que deux
membres du board sont sur la côte Ouest des États-Unis. C’est aussi pour
ça que les capital-risqueurs de la Silicon Valley ne veulent pas investir dans
des entreprises en Europe. C’est parce que l’alchimie ne se crée pas de la
même manière selon que l’on est en face à face physique ou au téléphone.
Pour que ça fonctionne avec eux, il faut être disponible au téléphone hyper
tard le soir. Je sais que je peux avoir l’attention de Nick entre minuit et une
heure du matin. Là, hier soir, on a échangé dix mails sur un sujet, donc il y
avait une espèce de ping pong ».
75
L’entrepreneuriat en action
76
1 - DNA Script.
68 L’acide ribonucléique (ARN) est une molécule biologique présente chez pratique-
ment tous les êtres vivants.
69 Le ciseau moléculaire CRISPR-Cas9 a été découvert en 2012 par deux chercheuses :
la Française Emmanuelle Charpentier (Max Planck Institute for Infection biology), et
l’Américaine Jennifer Doudna (Berkeley University). Cette technique permet de découper
l’ADN pour le réparer. Elle est aujourd’hui utilisée par plusieurs milliers de laboratoires
à travers le monde et suscite à la fois espoirs pour le traitement de nombreuses maladies
et craintes liées à des utilisations abusives.
77
L’entrepreneuriat en action
Depuis plus d’un an, tout le travail pour DNA Script consiste à passer
du technological push à un market pull (de la poussée technologique aux
demandes et contraintes du marché). Comprendre comment accorder ses
technologies à un marché, voilà le défi auquel fait face la société.
La réflexion menée pendant des mois se conclut par la décision de ne
pas tenter de passer d’abord sur une niche avant d’attaquer le marché
de l’ADN de synthèse, mais de concentrer directement tout le business
model de l’entreprise sur ce marché principal. La proposition de valeur
choisie est de permettre aux équipes de recherche en biologie de mener
leurs tests et leurs expériences en ayant accès en quelques heures à l’ADN
synthétique dont ils ont besoin. « C’est maintenant la thèse unique :
vendre une imprimante à ADN et ses cartouches de réactifs » (Xavier, été
2019). L’option de la création d’une usine qui, comme dans le processus
actuel, produirait de l’ADN de synthèse à la demande et l’enverrait à ses
destinataires par la poste n’est pas retenue. Autrement dit, l’option de la
vente du produit et de ses consommables est préférée à celle du service.
En définitive, le trio reprend l’idée initiale qu’avait proposée Thomas. Idée
qui en 2017 suscitait encore le scepticisme :
78
1 - DNA Script.
« Quand on annonçait que l’on voulait faire une box, c’était une chose
tellement nouvelle que nos interlocuteurs se disaient “mais qu’est-ce que
c’est que ce truc ?”. Certains capital-risqueurs que l’on avait vus, nous
disaient : “Ce n’est pas top comme idée votre box ; mais comme vous
développez une technologie de synthèse enzymatique, discuter avec vous
nous intéresse”. Puis, en un an, on a vu les choses changer ».
79
L’entrepreneuriat en action
70 “Dr. Geoff Smith joins DNA Script as Chairman of the Scientific Advisory Board.
Dr. Smith is a world expert in genomic technologies and their applications. He spent
more than 10 years working at Solexa/Illumina, where he led the development of many
aspects of the core SBS sequencing chemistry, workflows and platforms, becoming Vice
President leading technology development globally and clinical product development for
cell-free DNA testing in pregnancy (NIPT). After leaving Illumina, Dr. Smith was CEO
of Cambridge Epigenetix, a spin-off from Cambridge University, and he now works as
an advisor to a broad portfolio of companies in the genomics space”. (Source : commu-
niqué de presse de DNA Script).
71 “Dr. Robert Nicol joins DNA Script as Scientific Advisor. Dr. Nicol is director of
the Technology Labs at the Broad Institute of MIT and Harvard. Under Dr. Nicol’s guid-
ance, the Technology Labs serve as an advanced R&D group within the institute, inte-
grating capabilities in molecular biology, bioengineering, synthetic biology, microfluidics,
bioinformatics and industrial process design to meet the needs of the Broad community.
Dr. Nicol is also cofounder of the MIT–Broad Foundry for Synthetic Biology. Robert
joined the Whitehead Institute/MIT Center for Genome Research in 2001 to apply in-
dustrial process design to genome sequencing and directed the Sequencing Operations
and Technology Development groups at the Broad for over 12 years, designing and
implementing multiple generations of high-throughput DNA sequencing processes”.
(Source : communiqué de presse de DNA Script).
80
1 - DNA Script.
81
L’entrepreneuriat en action
À quoi est destinée cette nouvelle levée de fonds ? Elle doit permettre
à la société de rendre possible l’exploitation de sa technologie pour
commercialiser d’ici deux ans une imprimante enzymatique à ADN.
Thomas résume son objet principal par l’expression Turn technology into
product (transformer la technologie en un produit) :
« Pendant les cinq premières années de l’entreprise, nous avons transformé
une idée, un concept sur le papier en une technologie qui fonctionne au
sens où dans nos laboratoires on fait vraiment de l’ADN qui est utilisable
dans des expériences. Mais ça ne veut pas dire que tout soit fini, on doit
continuer à la développer et à l’améliorer. Maintenant nous devons passer
de cette technologie à un produit. C’est le second étage de la fusée ».
Pour cela, l’entreprise devra recruter avant la fin 2020, près de soixante
cadres, et donc grâce à cette série B, passer de trente-sept salariés à une
centaine. Multiplier par trois ses effectifs en un peu plus d’un an est un
défi majeur. Une partie de ces recrutements sera affectée à l’équipe de
recherche parisienne. Ce qui oblige, début juillet 2019, DNA Script à quitter
la pépinière Paris Santé de l’hôpital Cochin pour des locaux plus vastes
au Kremlin-Bicêtre, de l’autre côté du périphérique parisien. Une autre
partie de ces recrutements, quinze à vingt personnes, constituera l’équipe
américaine de DNA Script qui ouvre une filiale à San Francisco. Elle
sera en charge du développement de produit et de sa commercialisation.
Sylvain, en septembre 2019 s’installe en Californie pour la créer.
Pour Sylvain, il y existe une double croyance dans ce milieu des sciences
du vivant. La première est qu’il est difficile de réussir pour une nouvelle
entreprise du secteur des « life science tools and diagnostics » si elle n’est pas
américaine.
« Globalement toutes les boîtes qui réussissent sont plutôt là-bas. L’Europe
ne représente que 25 % du marché mondial, et les États-Unis 50 %.
S’implanter aux États-Unis est quasi-obligatoire, sinon tu te prives de la
moitié du marché. De plus, les gens qui aiment les nouvelles technologies
et qui ont envie d’en adopter sont, en général, plutôt les Américains que
les Européens. Donc en fait, on est un peu comme les Israéliens : si tu n’as
pas de marché intérieur, tu es condamné au grand export ».
82
1 - DNA Script.
La société – qui est toute tournée vers la R-D – doit dans les dix-huit
mois qui viennent passer de la recherche au produit. « C’est notre gros
switch en ce moment. Il faut prendre la techno, la mettre dans un produit
et le pré-commercialiser » dit Sylvain au cours de l’été 2019 confirmant ses
déclarations à La Tribune :
« Nous étions jusqu’ici concentrés sur la technologie. Nous devons
désormais nous intéresser au produit : développement, manufacture,
marketing et ventes » (Entretien avec Sylvain Gariel, La Tribune, 16 mai
2019).
83
L’entrepreneuriat en action
Cette dernière phrase n’est pas neutre. Elle indique qu’à côté du marché de
la fourniture d’ADN de synthèse aux biologistes, les investisseurs croient
pour la technologie de DNA Script, à moyen ou long terme, en d’autres
marchés, beaucoup plus larges que ceux de la recherche, notamment dans
les domaines de la médecine prédictive et du diagnostic personnalisé (ainsi
la technique de la biopsie liquide qui à partir du prélèvement d’une simple
goutte de sang permet de suivre l’évolution d’une tumeur, nécessite pour
être personnalisée de la synthèse d’ADN).
84
1 - DNA Script.
Ce sont ces utilisateurs qui vont dire à DNA Script : « voilà ce qu’on
peut faire avec votre technologie, qui diront telles applications ne sont
pas intéressantes, mais telles autres, oui, on prend ». Sylvain rappelle que
souvent dans ce milieu72 les utilisateurs ont un rôle actif :
« c’est ce qui s’est passé pour la société 10x Genomics qui a proposé
une application principale de sa technologie à laquelle était accolée une
seconde qui leur paraissait nettement moins utile. Résultat : la première
n’a intéressé personne, mais la seconde (qui grosso modo permettait de
“taguer” des morceaux de génome) a été utilisée pour tout autre chose que
ce que l’entreprise avait imaginé (pour “mettre des sortes d’étiquettes” sur
des cellules uniques) ».
Ces testeurs sont ceux que Geoffrey Moore, dans Crossing the Chasm73,
auteur auquel se réfère DNA script, qualifie d’innovateurs et d’adopteurs
72 Sylvain qui rappelle que quand le séquençage du génome humain a été terminé en
2003, une grande partie de la communauté scientifique internationale disait « c’est super,
maintenant nous avons une idée de ce qu’il y a dans le génome humain, passons à autre
chose ». Et lorsque des sociétés sont créées avec pour objectif de développer et de com-
mercialiser la technologie pour séquencer le génome rapidement et à un coût très faible,
le marché est extrêmement sceptique et beaucoup pensent que ça ne sert absolument à
rien. Pourquoi séquencerait-on des tas de génomes humains, c’est toujours plus ou moins
la même chose, avec quelques petites différences. Bref, quel est l’intérêt. Les entreprises
qui se sont lancées dans ce domaine, n’avaient pas non plus une idée très précise de
quelles seraient vraiment les applications. Et ce sont des utilisateurs précoces, passionnés
de technologie, qui aiment l’idée de pouvoir faire facilement quelque chose qui était com-
pliqué qui vont eux trouver les premières applications du séquençage.
73 Moore soutient que le cycle d’adoption des produits innovants et des nouvelles tech-
nologies ne suit pas une courbe de croissance continue allant des premiers adopteurs
au marché de masse. Reprenant le travail d’Everett Rogers sur la diffusion des innova-
tions qui divise le marché en cinq segments : les innovators (les précurseurs ou techno-
enthousiastes), les early adopters (adopteurs précoces, visionnaires), la early majority (majorité
85
L’entrepreneuriat en action
86
1 - DNA Script.
74 Cf. introduction.
75 Dans la pratique, la stratégie est un compromis entre modèles délibéré et émergent,
compromis qui penche plus d’un côté que l’autre, en fonction de la configuration dans
laquelle l’entreprise se trouve à un moment donné et de la culture de ses décideurs.
87
L’entrepreneuriat en action
76 Read S., Sarasvathy S., Dew N., Wiltbank R. et Ohisson A-V., 2011, Effectual Entrepre-
neurship, New-York, Routledge, 2011, 228 p.
77 « Who I am, what I know, and who I know ». Qui je suis : mon caractère, mes capaci-
tés et qualités ; ce que je connais : mon éducation, expérience et expertise ; qui je connais :
mon réseau social (op. cit. p. 73).
78 Von Hippel, E., 1986, “Lead users: a source of novel product concepts”, Management
science, 32(7), 791-805.
79 Von Hippel, E., Democratizing Innovation, Cambridge : MIT Press, 2005.
80 Pour cet auteur, l’innovation par les utilisateurs se produit lorsque des individus ou
des entreprises qui utilisent réellement un produit ou un service développent ce dont
ils ont besoin pour eux-mêmes. Il montre comment les utilisateurs de produits ou de
services sont de plus en plus capables d’innover pour eux-mêmes.
88
1 - DNA Script.
81 Shah, Sonali and Mary Tripsas, “When Do User-Innovators Start Firms? A Theory of
User Entrepreneurship”, in Dietmar Harhoff and Karim Lakhani, Revolutionizing Innovation:
Users, Communities and Open Innovation, Cambridge, MA, MIT Press, 2016, 285-307.
82 Concept qui capture l’idée que l’activité entrepreneuriale des utilisateurs est bien plus
développée qu’on ne le pensait, et que de plus en plus souvent les utilisateurs-innovateurs
créent des entreprises pour commercialiser eux-mêmes leurs innovations.
83 Read S. et al., op.cit., page 82.
89
L’entrepreneuriat en action
90
1 - DNA Script.
91
L’entrepreneuriat en action
La recherche
Les incubateurs
92
1 - DNA Script.
aide publique significative86. Pour les créateurs, cela est lié au fait que le
projet n’est pas issu d’un laboratoire de recherche, ce qui est à la fois un
avantage : « on est moins lié en termes de brevets, les négociations de la
propriété intellectuelle sont plus faciles », et un inconvénient : « on part
d’une feuille blanche et arriver à une première preuve de concept sur ce
type de technologie, est hyper compliqué ».
Cette particularité du projet explique que les financements publics n’ont
pas été faciles à obtenir car ces derniers sont formatés pour les sociétés
issues de la recherche. « Pourtant, tous les projets deep tech ont besoin de
beaucoup d’argent, et pour nous les débuts ont été difficiles ». Après l’entrée
le tour de financement d’amorçage de 2,5 millions d’euros en mai 2016, la
société obtiendra plus facilement des financements publics importants qui
prennent des formes variées : subventions, contrat de recherche, avances
remboursables, crédits d’impôt… À l’été 2018, c’est plus de huit millions
d’euros de financement public – crédit d’impôt recherche non compris –
dont a bénéficié, depuis sa création, DNA Script. Le rôle des financements
publics aura donc été et est déterminant dans le processus de création de
l’entreprise.
Les investisseurs
Parmi les acteurs du réseau, il faut ajouter les business angels du départ et les
sept sociétés de capital-risque qui ont apporté les ressources financières
indispensables au développement de l’entreprise : Sofinnova Partners,
Kurma Partners, Idinvest Partners pour les financements d’amorçage, puis
Illumina Ventures et Merck Ventures pour la série A, et enfin LSP (Life
Sciences Partners) et le fonds Large Venture de la BPI pour la série B.
Leurs rôles ne sont pas les mêmes.
« Ainsi, les deux investisseurs de la série A (Merck Ventures et Illumina
Ventures87) sont des entreprises du domaine qui nous apportent des choses
86 Avant sa première levée de fonds, en juillet 2014, Thomas Ybert lauréat régional de la
catégorie émergence du Concours i-Lab a perçu une subvention de 36 000 euros.
87 Merck Venture n’a qu’un seul LP (Limited Partner) qui est Merck, alors qu’Illumina
Venture en a plusieurs : Illumina, mais aussi des investisseurs institutionnels, un fonds
souverain et des individus qui marient des objectifs autant financiers que stratégiques.
Limited Partner : dans un fonds de capital-risque, il y a à la fois des investisseurs (LPs pour
Limited Partners) qui mettent de l’argent dans le fonds, et des gestionnaires de fonds (GPs
pour General Partners) qui l’investissent en prenant des parts dans les entreprises.
93
L’entrepreneuriat en action
L’extension du réseau
Il poursuit :
« Dans notre domaine, il y a quelques centres qui vont démontrer la
crédibilité de la technologie et de l’entreprise à tout le marché et donc ce
sont ces gens-là qu’il faut avoir. C’est ce qu’on appelle les “KOL” (pour
Key Opinion Leader) dans la pharma. Et notre problème aujourd’hui, c’est
justement ça, c’est d’être plus ancré sur des universités-clés aux États-Unis
et c’est ce qu’on va devoir faire maintenant » (Sylvain).
94
1 - DNA Script.
Un processus social
95
L’entrepreneuriat en action
Plus tard, dans le tour de série A, c’est Illumina Venture, qui investira. Pour
Sylvain, « une entreprise ou un produit ne se construisent pas seulement
avec une bonne idée, ça se construit aussi avec des relations ». Cela a été le
cas pour DNA Script. Ses créateurs ont depuis l’origine rencontré un grand
nombre de personnes qui pouvaient avoir un effet ou une utilité dans leur
développement. « Tout s’est fait parce que l’on a créé des liens avec des
gens qui allaient avoir un impact dans le processus ». Des personnes qui
les ont soutenus, qui les ont mis en relation avec d’autres, qui ont investi…
Ainsi, le trio des créateurs s’accorde pour penser que :
« le product/market fit va plus vite quand on connait bien l’environnement et
qu’on a des relais, des gens qu’on peut appeler pour comprendre quelque
chose, pour tester une idée. En fait, ce réseau-là, si on ne l’a pas au début,
il faut le construire. Si ça n’existe pas dans ton écosystème, il faut aller le
chercher dans un autre, à l’étranger ».
Les relations et les dialogues avec les investisseurs ont eu une influence
forte sur la trajectoire de l’entreprise. Ils participent à sa construction,
tant pour la stratégie générale que pour des choix plus précis. À l’automne
96
1 - DNA Script.
2017, Thomas et Sylvain ont une réunion très difficile à San Francisco où
les partners d’Illumina Venture leur disent : « On a mis beaucoup d’argent
dans la société en juin 2017, et nous sommes en octobre. Comment votre
effectif a-t-il évolué ? ». Ils répondent :
« Eh bien, on a embauché une personne. Là, on s’est pris une énorme
douche froide sur la tête de la part des investisseurs américains qui nous
ont dit : “Eh, les amis get moving !”. Ça a été dur, mais c’est ce qu’il nous
fallait. Nous avons alors commencé à exécuter littéralement, et dans les
règles, le plan prévu. Cela veut dire que l’on s’est organisé pour arriver
à atteindre les objectifs fixés. Nous avons commencé à structurer
énormément les choses. Par exemple, à faire un point sur les embauches
toutes les semaines. Quand on arrive à ce rendez-vous, il faut pouvoir
expliquer ce qui a avancé par rapport à la semaine précédente ».
C’est ainsi que DNA Script passe de sept personnes à l’été 2017, à trente-
deux en juin 2018. L’apport des capital-risqueurs dans leurs interactions
avec l’équipe de DNA Script, est très large, il dépasse les questions de
financement, il concerne l’orientation de l’entreprise, sa stratégie, les
façons de faire… Ils ne rentrent pas dans le management au quotidien
de l’entreprise, mais ils rappellent régulièrement à l’équipe dirigeante les
choses importantes.
L’équipe de DNA Script s’accorde sur le fait que leurs capital-risqueurs
leur ont aussi appris à interpréter des signaux faibles :
« Ça se joue à pas grand-chose, c’est quelqu’un qui à un moment dit un
mot au détour d’une phrase, ou fait une allusion dans un e-mail… qui
déclenche notre réflexion. Moi, je vois bien comment fonctionnent nos
VCs américains de temps en temps, ils m’appellent en me disant : “tu as
réfléchi à ça… je pensais que… j’ai vu quelqu’un qui me disait… voilà, il
faut que tu regardes ce sujet…”. Ce qui me permet de comprendre qu’en
fait il est en train de se passer un truc que l’on n’avait pas vu ». (Sylvain)
Enfin, un investisseur ne vient pas seul, il vient avec ses compétences, avec
son réseau, avec son histoire. Ainsi, plusieurs anciens cadres d’Illumina
font partie de l’équipe Illumina Ventures. « Ils ont été dans des tas de
boîtes qui ont développé des technologies user-ready et qui nous apportent
des compétences de gens qui ont été dans des entreprises industrielles »,
compétences cruciales pour DNA Script. Sylvain ajoute :
« De plus, nous avons la chance d’avoir au board le patron d’Illumina Ventures,
Nick Naclerio, qui est un type qui a fait une carrière assez remarquable. Au
départ, il était chercheur au département de la défense américain, puis il
97
L’entrepreneuriat en action
a été chez Motorola, puis il a créé des boîtes qu’il a revendues plusieurs
dizaines de millions. Il a aussi été dans des entreprises dont les histoires
ont été beaucoup plus compliquées, il en a coté certaines en bourse. Il a
été recruté par Illumina pour monter une activité de Ventures ».
C’est de toute cette expérience que bénéficient les entrepreneurs quand ils
discutent avec lui.
Depuis ses premiers jours, DNA Script connait, comme toutes les start-
ups de nombreuses difficultés qui concernent tant son organisation, que
son réseau ou sa technologie. Sur ce dernier point, j’ai noté l’abandon en
2017 de la microfluidique choisie à l’origine de la société pour développer
son procédé. Pourquoi ce choix technique initial ? Lors de ses premiers
tests biochimiques à l’Institut Pasteur, Thomas obtient des résultats
encourageants.
« Il faut automatiser tout ça. Mais, le problème est que les réactifs employés
coûtent cher, très cher. Nous nous sommes donc dit : utilisons-les dans
de tout petits volumes, des volumes de l’ordre du microlitre avec des
techniques de microfluidique ».
98
1 - DNA Script.
99
L’entrepreneuriat en action
100
1 - DNA Script.
88 C’est un principe que Saras Sarasvathy a baptisé : The lemonade principle : leverage surprise
(soit le principe de La limonade ou plutôt citronnade : tirer parti des surprises). Le mot
surprenant de lemonade dans ce contexte vient de la maxime « When life gives you lemons, make
lemonade » qui encourage une attitude optimiste face à l’adversité. La traduction française
qu’en donne Wikipedia est « Faute de grives, on mange des merles » qui reprend l’idée
qu’il faut faire ce que l’on peut avec ce que l’on a. Autrement dit, l’entrepreneur doit
tenter de tirer parti de ces surprises plutôt que de rester fermement attaché aux buts qu’il
s’est fixés.
101
L’entrepreneuriat en action
Le futur
L’idée est ici de dire que le futur du projet ne peut être ni prédit, ni trouvé
mais qu’il est fabriqué. Il dépend en partie des actions de l’entrepreneur.
S’il veut que le futur se réalise, qu’il soit comme il le souhaite, il doit
travailler avec ce qui est sous son contrôle – dans un premier temps dans
son environnement proche – et avec les personnes, ses alliés, qui peuvent
l’aider à co-créer l’avenir. L’entrepreneur ne découvre pas de nouveaux
mondes, il les crée aussi en agissant. L’idée est ici que l’action est plus forte
que l’inaction, que leurs choix et leurs décisions déterminent le résultat, que
rien n’est inéluctable, que rien n’est écrit. L’avenir dépend de leurs actions,
la logique effectuale est une logique créatrice. Ainsi, Thomas, Sylvain et
Xavier ne se demandent pas si un jour, chaque laboratoire sera équipé
d’une imprimante ADN pour écrire des séquences d’ADN sur demande.
Ils n’essaient pas d’estimer la probabilité que cela se fasse un jour, mais
ils fabriquent une imprimante à ADN pour les laboratoires. L’action ne
vient pas après l’analyse, action et analyse sont mêlées. En produisant cette
machine, les trois entrepreneurs transforment le monde. S’ils ne le font pas
rien ne se passera (ou il se passera quelque chose ailleurs). Le futur qu’ils
souhaitent (un futur où chaque laboratoire est équipé de leur imprimante à
ADN) dépend en partie de leurs actions, ils font tout pour qu’il se réalise.
Les actions qu’ils mènent aujourd’hui auront des conséquences sur le
futur. Par exemple signer dès le début du processus un accord avec Pasteur
leur permet de contrôler une partie de leur avenir. Tous trois ne sont pas
passifs, essayant de déterminer le timing parfait ou la meilleure opportunité.
Ils sont les pilotes actifs du processus.
Je présente à Sylvain cette idée – proche de la performativité – que ce sont
eux, qui construisent le futur en mettant au point l’imprimante, en pensant
qu’il y en aura une dans chaque laboratoire, en arrivant à convaincre leur
réseau des avantages que leur innovation apportera à toutes les parties…
bref l’idée que l’équipe de DNA Script construit le futur. Comment réagit-
il ?
« Oui, je suis d’accord. Cette idée que c’est l’entrepreneur qui prend cette
décision. C’est-à-dire que s’il est suffisamment puissant, il peut imposer
une idée. Il peut décider que ça va se faire de telle façon à partir de
maintenant. Et j’ai l’impression qu’un des trucs qui peut faire basculer
la vision, c’est la conviction de l’entrepreneur qui peut arriver à dire,
comme ça a été le cas pour Illumina : “Oui, vraiment les gens vont avoir
des machines de séquençage dans leur labo”. Parce que les machines de
102
1 - DNA Script.
Un processus risqué ?
Je retrouve Thomas chez DNA Script pour un entretien alors qu’il sort
d’une conférence qu’il a donnée à des étudiants, doctorants et post-docs à
l’Institut Pasteur. Il m’explique :
« Je leur ai expliqué que je travaillais chez Total et que j’ai démissionné pour
être à temps plein sur DNA Script. Un gars est venu me voir à la fin. Il avait
l’air vraiment touché et me dit : “Comment c’est possible ? Tu quittes ton
boulot ! En plus tu avais un CDI dans une grande entreprise”. La plupart
des post-docs sont en CDD, pour eux le CDI c’est le Graal. En vérité, chez
Total, j’ai pu prendre un congé pour création d’entreprise. C’est génial que
ça existe en France. Si on explique ça à des Américains, ils ne comprennent
pas. Le sabbatical existe dans leurs entreprises mais c’est très contraignant, il
faut avoir vingt ans d’ancienneté. En France, je crois que c’est au bout de
trois ans dans l’entreprise que tu peux avoir un an renouvelable une fois.
En deux ans, il peut se passer beaucoup de choses. Pour moi, deux ans
c’est pile le moment où notre levée de fonds allait se faire, donc la question
du retour ne s’est pas posée ».
103
L’entrepreneuriat en action
104
1 - DNA Script.
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L’entrepreneuriat en action
106
2
Expliseat.
La construction du siège d’avion
ultra-léger et de son marché,
un tissu sans couture
L’entrepreneuriat en action
Expliseat est une entreprise créée en mars 2011 par trois jeunes ingénieurs
alors qu’ils sont encore étudiants à l’École des mines de Paris pour deux
d’entre eux et à l’École des Ponts pour le troisième. Son objectif est de
produire un siège d’avion trois fois plus léger que les sièges qui équipent alors
les Airbus et Boeing. À l’époque, ces sièges sont composés de centaines de
pièces assemblées sur une structure en aluminium et pèsent près de douze
kilos. Pour limiter ce poids, les trois fondateurs conçoivent un siège fait d’une
structure en composite et titane qui ne compte que trente pièces. Il pèse
quatre kilos et est le plus léger du marché. Il permet aux compagnies aériennes
d’alléger le poids de leurs avions (de 2,2 tonnes sur un A321), de réduire leurs
coûts de carburant (de 400 000 dollars par an et par appareil) et de diminuer
leurs émissions de CO2 (de 800 tonnes par an et par avion). Au début de leur
aventure, ces jeunes ingénieurs ne connaissent rien ni aux sièges d’avion, ni
au secteur de l’aéronautique. Pendant ses premières années, leur projet suscite
scepticisme et moquerie. Benjamin Saada, l’un des créateurs, rappelle :
« À chacune des étapes, nous avons entendu le même argument : “ Vous n’y
arriverez jamais ! ”. “Votre concept est génial mais vous n’arriverez jamais
à alléger le poids du siège !”. Quand nous l’avons fait, on nous disait “C’est
super ” en ajoutant : “mais vous n’arriverez jamais à le faire certifier”.
Quand nous avons réussi la certification, c’était : “Vous ne réussirez jamais
à produire des sièges en série, surtout pas en France”. Et ça, nous l’avons
aussi réussi alors que tous les sièges de classe économique sont produits
dans des pays à bas coûts de main d’œuvre ».
108
2 - Expliseat.
109
L’entrepreneuriat en action
91 De nombreux détails techniques, qui sur le fond n’en sont pas, ont volontairement été
omis ou transformés pour des raisons de confidentialité. De même, les noms de fournis-
seurs, sous-traitants, ou partenaires n’ont pas tous été donnés, certains ont été transformés.
110
2 - Expliseat.
111
L’entrepreneuriat en action
Les ingrédients d’un bon pitch sont là : une « douleur », au sens premier
du terme puisqu’ici physique ; et une « promesse » : la réalisation d’un siège
d’avion plus confortable. Cette façon de présenter le début de l’histoire
n’est pas fausse, mais elle résume un processus plus riche et complexe.
Pour comprendre pourquoi Benjamin s’est intéressé au siège d’avion,
mais aussi de quelles compétences il dispose avant de créer l’entreprise,
il faut remonter au début de ses études aux Mines où la scolarité mêle
enseignements théoriques et expériences pratiques en entreprise, qui se
révéleront utiles pour la suite de l’histoire.
En fin de première année, son goût pour l’industrie le pousse à choisir
l’option « Système de production et logistique » (dite « SysProd »), mais c’est
112
2 - Expliseat.
113
L’entrepreneuriat en action
92 Un siège peut coûter 500 000 dollars en première classe (First) et 50 000 dollars en
classe affaires (Business).
114
2 - Expliseat.
C’est euphorique que Benjamin présente dès l’été 2010 son idée à Jean-
Charles. À l’époque, ce dernier rentre d’une année de césure et démarre un
MBA au Collège des Ingénieurs en parallèle à sa dernière année à l’École des
Ponts. Déjà à quatorze ans il codait et vendait des sites Internet, activité qu’il
a continué pendant son stage ingénieur à Shanghai. Lui aussi veut créer une
entreprise et a déjà plusieurs idées mais plutôt dans le secteur de la santé.
Benjamin expose aussi son projet à Vincent, qui après Normale Sup
est entré au Corps des Mines. Il prépare une thèse et n’a pas l’intention
115
L’entrepreneuriat en action
Quelques mois plus tard, le 23 mars 2011, la société est enregistrée avec
un capital de 50 000 euros. Benjamin et Jean-Charles obtiennent un crédit
étudiant et prêtent de l’argent à Vincent qui a déjà un prêt à rembourser
pour le studio qu’il a acheté pour se loger près de la Gare du Nord. Ses
amis souhaitent en effet qu’il ait autant de parts qu’eux dans la société et
qu’il n’y ait pas trop d’écart dans le pacte d’actionnaires qui les lie.
Avant la création de l’entreprise, Benjamin, Jean-Charles et Vincent
savent qu’ils ne pourront s’investir avec la même énergie dans le projet
car chacun a des contraintes spécifiques liées à ses stages, à sa scolarité, à
ses examens. Benjamin suit ses cours aux Mines et il sera à partir d’avril
2011 en Californie chez EDF pour son stage de fin d’études. Dès l’été
2010, il consacre tout son temps libre au projet et reste tard le soir sur les
ordinateurs du Boulevard Saint-Michel. Comme lui, Jean-Charles vient de
terminer une année de césure. Il a passé six mois au Crédit Suisse dans le
domaine des fusions-acquisitions dans les secteurs de la santé, du transport
et de l’énergie puis six mois chez Weinberg Capital Partners, un fonds de
Private Equity qui investit dans de grosses PME.
« Là, j’ai découvert plusieurs business models sur lesquels j’ai beaucoup
réfléchi. J’avais même commencé à monter mon projet pour faire la
clinique de demain. Mais cet été-là, Benjamin est venu me voir en me
parlant de sièges d’avion ! ».
116
2 - Expliseat.
117
L’entrepreneuriat en action
C’est une telle conception d’ensemble de leur siège d’avion que vont
développer dès le départ Benjamin, Jean-Charles et Vincent.
Dès que l’équipe commence à réfléchir au siège d’avion elle se pose la
question de son marché et de son environnement concurrentiel. Benjamin
et Jean-Charles étudient le secteur et sa dynamique. Ce marché annuel de
trois milliards d’euros se décompose à parts égales en deux segments. Le
premier, dit de première monte, est la vente directe de sièges aux avionneurs
pour leurs appareils neufs. Le second, de renouvellement, concerne la
vente aux compagnies aériennes qui remplacent les sièges de leurs avions
en général tous les cinq ou six ans. La segmentation du marché concerne
aussi le type de sièges : ceux de la classe affaires des long-courriers étant
différents de ceux de la classe économique des long ou moyen-courriers.
Très vite, Jean-Charles et Benjamin concluent que c’est au siège de classe
économique pour moyen-courriers qu’il faut s’attaquer. Ces moyen-
courriers appartiennent aux familles B737 et A320, et ce marché annuel des
sièges de classe économique représente 1,5 milliard d’euros. « On voulait
faire du volume et cela représentait 70 % des sièges qui volaient ». De
plus, les statistiques prévoient une croissance importante du nombre des
avions de ce segment : de 7 % par an pendant les dix prochaines années. Le
marché est d’autant plus attractif que plusieurs des compagnies rencontrées
signalent qu’elles ont des difficultés à se fournir en sièges, les équipementiers
n’arrivant pas à répondre à la forte demande. L’environnement concurrentiel
est aussi étudié. Trois principaux fabricants se partagent plus de 80 % du
marché : Zodiac Aerospace (devenu Safran Seats en 2018), B/E Aerospace
(devenu Rockwell Collins) et Recaro. Les deux premiers occupent plutôt le
118
2 - Expliseat.
segment des sièges de classe affaires, le troisième est très présent sur celui
des sièges de classe économique moyen-courrier. De nombreuses petites
sociétés tentent d’exister dans ce secteur, celles qui innovent font souvent
l’objet d’une acquisition par l’un de ces trois leaders.
C’est décidé, le siège d’Expliseat sera un siège pour la classe économique
des moyen-courriers. La différence avec celui de ses futurs concurrents,
c’est qu’il devra être ultra léger pour réduire la consommation de carburant.
Ce siège devra aussi être extrêmement simple : « Au départ, notre siège est,
grosso modo, basé sur la chaise de Starck qui était dans mon appartement :
une chaise en plastique transparente ». L’objectif est de produire du siège
de classe économique, le plus simple et le plus léger possible. Une des
premières préoccupations de la jeune équipe est de breveter ses idées.
« Là, on a commencé à faire pas mal d’analyses de brevets, notamment
Vincent qui avait déjà une expérience de rédaction et de dépôt d’un
brevet. Je me souviens des soirées où on lisait ensemble des dizaines et
des dizaines de brevets ». Très tôt, le trio cherche aussi à répondre à la
question : « Comment vend-on le siège ? ». Jean-Charles qui travaille sur le
business model se pose dès le départ la question de la valeur de l’économie
de carburant que représente un siège allégé : « à combien le kilogramme
d’économie de poids peut-il être valorisé ? ». Il conclut qu’il ne faut pas
vendre un siège, mais qu’il faut vendre une économie. « Ça, c’est arrivé très
vite, deux ou trois mois après nos premières discussions ».
En définitive, peu de temps après sa constitution, l’équipe produit une
représentation commune de ce qu’elle proposera pour quel marché. Elle se
résume à l’époque par le slogan : « un siège, une pièce, un kilo ». « Faire un
siège d’une seule pièce et d’un kilo. C’était la représentation sur laquelle il
fallait travailler ». Pour cela, ils réalisent notamment des simulations sur les
ordinateurs de l’École des mines. Leur conception du siège (« d’une pièce et
d’un kilo ») et de son business model (« on ne vend pas un siège, on vend une
économie »), s’accompagne dès le départ d’une préoccupation : comment
sera-t-il produit ? Là également, très vite, le trio décide qu’il ne développera
pas pendant des années dans son coin un prototype qu’il cherchera ensuite
à industrialiser. Dès le début, les trois entrepreneurs rencontrent des sous-
traitants du secteur pour comprendre les matières premières, leurs qualités
respectives et les méthodes de production du secteur. Pour son option,
Benjamin lit des ouvrages sur le lean manufacturing, un principe de conception
qu’il va tenter de mettre en œuvre. « C’est pour cela que l’on a réduit le
nombre de pièces, on a regardé vraiment très loin : comment faire quelque
119
L’entrepreneuriat en action
120
2 - Expliseat.
En 2011, les créateurs d’Expliseat démarrent avec ces principes qu’ils ont
défini pour leur siège et avec cette vision d’ensemble du système dans
lequel il va s’insérer. Tout paraît alors facile. Mais très vite viennent les
difficultés, qui les obligent à revoir très profondément ce qu’ils avaient
imaginé au départ.
Compétences et organisation
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L’entrepreneuriat en action
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2 - Expliseat.
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L’entrepreneuriat en action
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2 - Expliseat.
siège n’est plus fait en une seule pièce comme prévu mais qu’il compte
trente pièces. Ce qui est incroyable c’est que les investisseurs nous aient
suivis avec seulement ça. Avec le recul, à l’époque j’étais persuadé que
c’était bon, mais avec l’expérience, c’est hallucinant qu’ils y aient cru ».
En fait, ce n’est pas ce dessin que financent les business angels mais bien
l’équipe que forme Benjamin, Jean-Charles et Vincent : comme le déclare
Christian Streiff à un journaliste de La Tribune qui lui demande, en 2013,
pourquoi il fait partie de la dizaine de business angels qui financent le projet :
« Pourquoi j’y suis allé ? parce que ce sont trois jeunes géniaux »97.
Cette première levée de fonds s’effectue très vite alors que Benjamin est à
San Francisco, Jean-Charles chez Gaz de France et Vincent en thèse. Au
premier tour de table, cinq personnes participent au capital de la start-
up dans laquelle elles investissent des sommes importantes en laissant la
majorité des parts aux trois créateurs. Toutes ont été rencontrées par le trio
lorsqu’il testait ses idées (« on n’est pas allé les voir pour de l’argent mais
pour des conseils ») et toutes leur ont dit :
« “Bon, si vous vous structurez, si vous créez une entreprise, dites-le-moi,
j’aimerais investir”. Certains ont investi plus que d’autres, mais tous étaient
ultra convaincus dès le départ. On avait des gens qui y croyaient à 100 %.
On a fait un point d’honneur à toujours leur dire les écarts, les échecs… la
transparence était une valeur cruciale pour nous. On se sentait suivis, on
avait des conseils pertinents ». (Benjamin).
125
L’entrepreneuriat en action
reporting et des choses qu’on n’a pas envie de faire à ce stade, alors que l’on
est obsédé par notre business. »
Une des premières questions que se posent les membres de l’équipe est :
« comment faire le siège le plus léger et le plus simple possible ? ». Reprenant
les principes du lean design, ils se demandent « ce qui sert vraiment et ce qui
est accessoire dans un siège d’avion tel qu’il existe aujourd’hui ? ». Un siège
a une double fonction : c’est, d’une part, une structure qui est l’interface qui
relie le passager au sol de l’appareil et, d’autre part, une assise qui assure
le confort du passager. S’il n’y a que ces deux fonctions, pourquoi les
constructeurs le conçoivent-ils avec tant de pièces ? Après mûre réflexion,
Benjamin dans sa volonté de simplification propose que la structure
englobe l’assise ; et l’équipe fait ce choix technique : le siège sera fait d’une
seule pièce, il n’y aura plus de distinction entre structure et assise. Pendant
plus d’un an, elle travaille sur ce concept : « la structure, c’est l’assise ». Cette
démarche, c’est celle de Philippe Starck avec la chaise Louis Ghost. Starck
a conçu et réalisé un siège très solide en polycarbonate qui est fabriqué en
une seule pièce par moulage par injection. Le trio part sur ce concept et
projette de faire asseoir les passagers sur un siège fait d’une seule pièce,
très solide pour réussir les tests de sécurité.
98 Oseo, qui finançait les PME a, en 2013, fusionné avec la CDC Entreprises (Caisse
des Dépôts et Consignations) et le FSI (Fonds stratégique d’investissement) pour créer la
Banque publique d’investissement, la BPI.
99 En 2012, Expliseat a tenté d’implanter la majorité de son équipe en région Aquitaine
c’est-à-dire près de l’industrie aéronautique et de sa sous-traitance. Deux aides régionales
– des avances remboursables – d’un montant de 400.000 euros lui ont été attribuées.
Mais l’entreprise ne semble pas avoir trouvé localement les partenaires industriels qu’elle
recherchait. Moins de deux ans plus tard, elle a rapatrié son équipe à Paris et a remboursé
la Région. « À l’époque, nous n’étions pas attractifs pour recruter en région. Les candidats
préféraient les grands groupes, alors qu’à Paris on avait des dizaines de candidatures tous
les mois ».
126
2 - Expliseat.
127
L’entrepreneuriat en action
creuse. Le siège d’Expliseat sera donc formé d’une structure légère en tube
faite d’une seule pièce. Elle sera creuse, c’est-à-dire qu’elle n’aura pas les
surfaces pleines et lourdes des concurrents. Les creux de cette architecture
tubulaire seront recouverts par une enveloppe extérieure en textile pour
accueillir le passager.
Dès le départ, dans leur volonté simplificatrice, nos concepteurs ont opéré
un autre choix technique : ils ont supprimé la possibilité d’inclinaison du
dossier des sièges : « elle n’a pas grand sens pour un vol court, plus personne
ne s’incline sur un vol de deux heures », « ça ne sert à rien, c’est un héritage
du temps où il y avait de la place dans les avions ». Ce choix technique
d’avoir un dossier fixe (« à l’époque, il n’y avait quasiment aucun siège au
monde qui l’avait ») élimine de nombreux problèmes de maintenance que
génère cette fonction.
L’équipe cherche à proposer le plus de confort possible pour des vols
court et moyen-courriers. « Il est important que le siège soit ergonomique
et que le passager soit dans une position confortable avec un espace bien
réfléchi ». Si elle pense être capable de modéliser la structure du siège, elle
n’a aucune compétence sur la question du confort passager. Le trio se fait
accompagner par des professionnels de cette question. Un ami du père d’un
des créateurs est chercheur dans un laboratoire de biomécanique appliquée
à Marseille. C’est un laboratoire de l’Ifsttar (l’Institut français des sciences
et technologies des transports, de l’aménagement et des réseaux) avec
lequel un contrat est passé100. Ses chercheurs sont plus particulièrement
chargés de déterminer la courbe du dossier. La coopération dure près
d’un an. Elle permet d’obtenir une « courbe du dos parfaite » qui permet un
déploiement de toutes les vertèbres du passager et évite ainsi les douleurs
dorsales. C’est un optimum pour le plus grand nombre de passagers.
Expliseat travaille aussi avec un designer pour le « rendu » de siège : « c’était
une relation familiale de Vincent dont on avait bien aimé les travaux qui
faisait les rendus du siège et qui travaillait sur nos modèles 3D ».
Dès son démarrage, la start-up définit et étudie en détail le problème
auquel elle va s’attaquer, le segment de marché qu’elle vise puis propose
une solution. Solution pour laquelle elle opère autant des choix techniques
qu’économiques (un siège fait d’une seule pièce, une structure tubulaire
creuse, des dossiers non inclinables…). Elle est également capable
100 On trouve son intitulé sur le site de ce laboratoire d’ergonomie : « Protection des
occupants d’un aéronef – Expliseat, 2011-2012 ».
128
2 - Expliseat.
129
L’entrepreneuriat en action
101 Notamment pour des raisons de secret industriel, mais aussi pour ne pas alourdir
une description déjà longue, il manque à ce processus certaines étapes, certains détails et
choix techniques.
130
2 - Expliseat.
bon exemple d’un objet injecté, fait d’une seule pièce. Mais l’étude tant
technique qu’économique menée sur la fabrication par injection donne
vite des résultats négatifs. Techniquement l’injection pour de très grandes
pièces est possible mais difficilement industrialisable : fabriquer une pièce
de la taille d’un siège pour trois personnes nécessiterait pour injecter et
pousser la matière tant qu’elle est liquide des forces de pression colossales.
Si la fabrication d’un siège de cette façon est possible, elle demanderait
plusieurs moules articulés avec un grand nombre de points d’injection.
Le prix d’un tel moule, demandé à des sous-traitants italiens, explose avec
sa taille. La voie de fabrication d’un siège d’une pièce par injection est
abandonnée.
Le rotomoulage
Plus tard, une fois que l’équipe a fait le choix d’une architecture tubulaire, elle
se pose la question de la production de ces tubes. Elle interroge le professeur
de matériaux de l’École des mines qui la met sur la piste du rotomoulage.
Le procédé de mise en forme des matières plastiques par moulage en rotation
est utilisé pour fabriquer des objets creux. Il a notamment été employé pour
fabriquer le canapé Bubble, signé lui aussi Philippe Starck, chez l’éditeur
Kartell. Il est fait d’une seule pièce de polyéthylène. Durant l’été 2011, les
créateurs se rendent à Lyon au Salon du Plastique où sont présents les acteurs
français du rotomoulage. Ces derniers leur apprennent que les matériaux
utilisables pour le rotomoulage ne sont pas compatibles avec les « normes
feu » d’une cabine d’avion. Mais aussi que les formes imaginées par Expliseat
sont également incompatibles avec le rotomoulage. Bref, « on avait tout faux.
Rien n’était aligné ! ». Jean-Charles résume la situation :
« On a commencé à travailler sur le rotomoulage, plusieurs mois, avant
la création de l’entreprise. Ça a été un échec assez cuisant : il fallait des
grands moules dans lesquels on injecte du plastique : on s’est aperçu que
les plastiques qui étaient assez liquides pour cela n’auraient jamais les
tenues mécaniques pour passer les crash tests de l’aéronautique. De plus,
les moules pour de grandes pièces coûtaient une fortune et demandaient
des enveloppes d’investissement sans commune mesure avec les moyens
d’Expliseat ».
131
L’entrepreneuriat en action
C’était un peu dur. Mais on s’est dit que ça ne pouvait pas être impossible,
qu’il y avait bien un moyen, on a donc cherché autre chose. »
L’extrusion
102 Le Web of Science est un service en ligne produit par la société ISI – Institute for
Scientific Information de Thomson Scientific, division du groupe canadien Thomson
Reuters. Il donne accès à sept bases de données bibliographiques académiques : Confe-
rence Proceedings Citation Index, Science Citation Index Expanded, Social Sciences
Citation Index, Arts & Humanities Citation Index, Index Chemicus, Current Chemi-
cal Reactions, Conference Proceedings Citation Index: Science and Social Science and
Humanities.
103 Science Direct est un site web géré par l’éditeur Elsevier. Lancée en mars 1997, la
plateforme permet d’accéder à plus de 3 800 revues académiques, ce qui représente plus
de 14 millions de publications scientifiques revues par des pairs.
132
2 - Expliseat.
reste à l’état de prototype. Pour cette société, le projet d’Expliseat est une
occasion à saisir : si une entreprise innovante utilise ce produit, celles qui
sont déjà dans la place pourraient suivre et acheter des volumes importants
de cette nouvelle matière première. Le groupe propose à la start-up de l’aider
à faire ses essais : « pour faire des tubes, l’extrusion est un processus qui a
fait ses preuves, et ça tombe bien car notre centre de recherche européen
dispose d’une extrudeuse » leur annonce-t-on.
Les trois ingénieurs découvrent cette nouvelle technologie. L’extrudeuse
est une machine qui compresse un matériau dans un corps formé d’un
cylindre dans lequel tourne une vis sans fin. Le matériau traverse une buse,
appelée filière, qui a la section de la pièce que l’on veut obtenir. À l’entrée
de la machine, on met du plastique qui ressort par un tout petit filtre. Les
premiers essais ont lieu.
« Mais, il y avait un truc qu’ils ne maîtrisaient pas, ils ont mis des grosses
fibres dans l’extrudeuse mais ce qui devait sortir par le filtre était plus petit
que la taille de ces fibres. Ces dernières ont commencé à se coincer dans
la machine. Comme elles sont très rigides, elles ne se sont pas pliées sous
la pression. Ils ont poussé, poussé, poussé et à un moment la machine a
explosé ! ».
133
L’entrepreneuriat en action
ainsi éviter les blocages. Après plusieurs essais, des premiers tubes sont
produits : « ils ne sont pas géniaux, mais ont l’air pas mal ! ». Mettre des fibres
longues dans une extrudeuse est une première, cela n’avait jamais été fait
auparavant. Les autres professionnels contactés craignaient de tenter une
telle opération qui risquait d’endommager leurs coûteuses machines. Les
tubes qui sont ainsi produits sont par définition droits puisque sortis d’une
extrudeuse. Le trio d’entrepreneurs va devoir les plier comme on le fait
pour les sièges de voiture qui sont réalisés avec des tubes d’acier courbés.
Mais le composite est un matériau dur, qui ne se plie pas facilement. Un
premier essai mené avec un industriel spécialisé dans les sièges de voiture
est un nouvel échec : sa cintreuse – l’instrument qui permet de donner des
formes arrondies à des profilés métalliques – casse les tubes en composite
quand elle tente de les courber.
Benjamin, Charles et Vincent proposent de chauffer le tube pour le rendre
plus malléable. De nouveaux tests sont réalisés, ils fonctionnent pour
les grandes courbures mais dès que l’on resserre l’angle, le tube éclate.
L’équipe, comme à son habitude devant une impasse, cherche à poser le
problème différemment :
« on s’est dit, ce n’est pas grave, peut-on imaginer de faire les choses
autrement et trouver une solution : on garde des tubes droits que l’on sait
faire et on trouvera une autre façon de réaliser des jonctions pour arriver
à construire le siège ».
104 Université Pierre et Marie Curie (ou Paris 6), maintenant Sorbonne Université.
134
2 - Expliseat.
l’équipe Expliseat qui maintenant la connaît bien, l’utilisera plus tard, pour
produire les barres en titane qui seront intégrées à son siège.
135
L’entrepreneuriat en action
Lors de ces discussions, l’équipe d’Expliseat est séduite par cette nouvelle
entreprise. Un des directeurs leur dit : « vous n’avez pas besoin de passer
par lui, nous vous accordons la licence ». C’est ainsi qu’Expliseat signe un
accord de licence avec HTP.
« Leur objectif est bien sûr de vendre la licence de leur technologie et
de toucher des royalties. Ils ont intérêt à ce que l’on produise beaucoup,
car plus on produit, plus ils gagnent. C’est pour cela qu’ils ont une petite
cellule d’aide au démarrage de projets nouveaux » (Vincent).
136
2 - Expliseat.
développement d’une pièce courbée. C’est une pièce très compliquée qui
est imaginée pour tester ce que peut faire la technologie : elle est grande,
avec une longue portion droite, une autre portion avec un rayon de
courbure très petit, suivie par une nouvelle portion droite.
La collaboration entre les trois partenaires : la société HTP inventeur de
la technologie (qui épaule Expliseat pour développer les usages de son
procédé), le fabricant de moules qui, fort de son expérience, sait ce qui est
faisable ou pas dans ce domaine et Expliseat pour les études techniques.
Cette collaboration aboutit à la réalisation d’un premier moule. « Il n’y a
plus qu’à mettre la matière à l’intérieur ». Mais, en septembre 2012, les
premiers essais sont loin d’être concluants.
137
L’entrepreneuriat en action
138
2 - Expliseat.
139
L’entrepreneuriat en action
140
2 - Expliseat.
Ils testent différents paramètres : quel doit être le temps de chauffe, à quelle
température et avec quelle pression. « C’était compliqué de trouver le bon
optimum entre les trois. On n’arrivait pas à comprendre quelles étaient les
relations entre ces variables : par exemple, si tu augmentes la température
mais que tu baisses la pression, quel est le résultat ? ». Au lieu de faire
ces essais sur le gros moule, l’équipe tente de comprendre l’impact de
141
L’entrepreneuriat en action
chaque paramètre grâce à ses deux plaques entre lesquelles elle entremêle
les matières qu’elle a accumulées depuis la première fois où elle est allée au
Salon du composite.
Ils ont en effet pris l’habitude de récupérer auprès des fabricants un grand
nombre d’échantillons très variés. « Il faut comprendre, me dit Amaury,
que ces matières prennent des formes différentes. Certaines sont en fils,
d’autres en feuilles, d’autres en flocons… ». Ils en font des petits carrés
de deux centimètres sur deux – appelés des éprouvettes106 – et les testent
entre leurs deux plaques qu’ils font chauffer. « L’avantage, c’est que
l’observation visuelle de ces petits carrés te permet déjà de savoir si la
résine est bien mélangée avec la fibre ». En sortant les plaques du four, ils
regardent si le résultat semble intéressant ou pas. Et ils continuent à faire
des éprouvettes et des éprouvettes en faisant varier la pression avec laquelle
ils serrent les plaques, la température et de temps de chauffe. Ils réalisent
de vingt à cinquante essais par jour pour essayer de comprendre ce qui
peut fonctionner ou pas, et comment ils peuvent espérer réussir. Ils notent
tout, tels des chercheurs qui réalisent une expérience après avoir fabriqué
leur propre instrumentation et qui accumulent beaucoup d’informations.
Malgré leurs efforts et les journées passées à réaliser ces essais et ces
mélanges, aucun résultat ne convient. Ils choisissent d’utiliser quelque chose
de plus rigide que les nombreux fils de carbone qu’ils ont testés jusque-là,
notamment un des échantillons qu’on leur avait proposé au tout début et
qu’ils avaient très vite écarté « parce qu’il ne nous paraissait pas terrible car
trop rigide, on s’est dit qu’on n’arriverait pas à le tordre et à le tresser ».
Ils reprennent ce carbone, l’éclatent dans un bain de plastique liquide,
ressortent le mélange et l’étalent pour qu’il ait une épaisseur constante, et
lancent le test. « Là, les plaques ont donné des résultats incroyables. Pour
la première fois, on avait un truc qui était vraiment bien ».
Ils sélectionnent les cinq ou six meilleurs échantillons obtenus et les
passent au microscope à balayage électronique pour voir s’ils sont aussi
bons qu’ils en ont l’air :
106 Les éprouvettes sont soit des petites plaques de quelques centimètres carrés, soit
des petits bouts de tube.
142
2 - Expliseat.
« Et, c’est top. C’est la première fois qu’on a un tel résultat. On voyait au
microscope les fibres de carbone bien éclatées et dès qu’on les coupait, il y
avait toujours un peu de plastique qui était autour. Enfin un bon résultat.
Donc là on s’est dit c’est parfait et on l’a choisi. »
143
L’entrepreneuriat en action
de temps en temps des grosses gouttes car la filière était mal réglée. Nous
avons eu tous les écueils normaux de production ».
144
2 - Expliseat.
107 Au centre de la France, perdue dans les montagnes, elle trouve une société qui fait
de l’assemblage de fils pour réaliser des composites : « quand on voyait ses machines,
c’était Balzac, un alignement de trucs complètement rouillés avec des sortes de grandes
roues qui tournent. Un fil qui passe au milieu de la machine avec une bobine qui tourne
autour et puis la bobine enroule et ça se met sur une bobine derrière. Cette machine
servait à faire du fil de costume, l’industriel a modifié les paramètres pour mettre du
carbone ». Elle en contacte une autre en Allemagne qui utilise le même type de machine à
tisser. L’entreprise française produit un résultat « qui n’était pas mal », mais le principe de
mettre du plastique autour du carbone ne suffit pas, ça ne marche pas. Les tests montrent
que ce n’est pas assez stable. La société allemande utilise une technique plus sophistiquée
avec du soufflage d’air pour séparer les fils de carbone et les mêler aux fils de plastique.
Ensuite, elle tire le tout pour que ça s’entremêle mais le résultat n’est pas plus stable.
Une autre société française qui utilise une technologie avec une pression d’air contrôlée
variable échoue également. Tous les coupons obtenus sont testés dans le moule artisanal
de l’entreprise : si à chaque essai, l’équipe constate une progression, celle-ci n’est pas suf-
fisante. « On est loin du compte ».
145
L’entrepreneuriat en action
C’est aussi aux États-Unis en 2013 en visitant plusieurs sociétés qui ont
mis au point des technologies qui permettent de mélanger le carbone et
la résine que Benjamin et Amaury rencontrent une entreprise spécialiste
des fibres et matériaux composites. Elle leur a été recommandée par le
fabricant de moules. Elle dispose d’une technologie sophistiquée et
intéressante. Expliseat lui propose d’essayer de produire la qualité de tresse
qu’elle recherche.
L’équipe d’Expliseat a presque réuni toute la chaîne de production, des
fabricants de matière jusqu’au tresseur qui fait des tubes. Elle en est à la
146
2 - Expliseat.
147
L’entrepreneuriat en action
« C’était un acte courageux, car c’est une très grosse entreprise, puissante et
ils ne s’attendaient pas à ce qu’un petit comme nous leur dise : on arrête le
projet. Ils n’étaient vraiment pas contents. Mais c’est sans doute le meilleur
choix que l’on ait fait » (Amaury). Pendant cette période, la société est seule
pour la fabrication industrielle des tubes tests. Elle récupère son moule, qui
est rapatrié dans le petit centre d’essais de HTP. C’est là que l’entreprise
forte de ses avancées de ces derniers mois produit, à la fin de l’année
2013, quelques tubes avec le carbone et la résine qu’elle a sélectionnés. Des
exemplaires sont envoyés à la grande compétition annuelle de matériaux
composites lors de la JEC World, le premier salon des composites au
monde qui accueille tous les ans plus de 1200 entreprises du secteur.
108 « Quelques jours seulement après la signature de son premier contrat avec la
compagnie Air Méditerranée, la start-up Expliseat vient de recevoir le prix JEC Europe
Innovation pour son siège d’avion le plus léger au monde : le Titanium Seat. Une
récompense méritée et qui lui a été attribuée grâce à son intérêt technique (en composite,
le siège ne pèse que 4kg), ses partenariats industriels (la start-up fait appel à des sous-
traitants de l’automobile et de l’aéronautique principalement basés en France), son impact
financier (les sièges permettent d’économiser 320 000 dollars par an sur un avion) et
enfin son impact écologique (un allégement de 1000 tonnes de CO2) » Expliseat remporte le
JEC Europe Innovation Award, t.o.m.,14/0/2014,
http://www.tom.travel/2014/03/14/expliseat-remporte-le-le-jec-europe-innovation-award/
148
2 - Expliseat.
149
L’entrepreneuriat en action
Produire les tubes est le métier de cette entreprise. Elle est chef de projet sur
le moule dont elle sous-traite l’usinage à un prestataire extérieur. La volonté
d’Expliseat de garder la maîtrise de la chaîne d’approvisionnement en
amont de ce producteur « est sans doute le meilleur choix que l’on ait fait,
parce qu’il y a eu plusieurs fois des renégociations de prix, s’ils avaient eu
150
2 - Expliseat.
la supply chain (la chaîne logistique) en main, ils nous auraient beaucoup
plus tenus ».
Le moule est composé de deux parties, une mâle et une femelle, chacune
ayant la forme d’un demi-cylindre. Le composite qui est livré sous la forme
d’un tuyau d’arrosage tressé (une chaussette), c’est une préforme. Il est posé
dans la partie basse du moule, qui est recouverte par la partie haute. Une
pièce sous pression (comme une baudruche) est introduite à l’intérieur du
tube pour qu’il soit bien plaqué contre les parois du moule. L’ensemble
est chauffé et ensuite refroidi. Une fois que le cycle montée-descente en
température est réalisé, le moule est ouvert, le tube récupéré, il a sa forme
définitive et toutes ses qualités, et on recommence l’opération. Cette
technique est dite du Blader Inflation Molding (moulage par gonflement de la
vessie). Appliquer une pression homogène sur une pièce creuse est un défi
technique, c’est la grande difficulté de ce procédé. L’équipe d’Expliseat
mène les calculs de gestion de la pression ; elle rencontre de nombreux
problèmes, notamment pour les angles. À force d’essais-erreurs, ils sont
surmontés. « Les tubes produits ont maintenant une répétabilité supérieure
à 99,95 %. C’était incroyable ».
Le titane
151
L’entrepreneuriat en action
152
2 - Expliseat.
Conclusion
Partenariats industriels
153
L’entrepreneuriat en action
J’ai voulu montrer toutes les difficultés qu’ont eues les créateurs de
l’entreprise non seulement à trouver des sous-traitants ou des partenaires
mais aussi à les choisir et à les convaincre de les suivre. Vincent me dit :
« Identifier les PME c’est compliqué, mais chercher des PME industrielles
plus encore car elles ne sont pas facilement visibles sur Internet et ne
fonctionnent que par réseau. Toutes celles que l’on a trouvées, ça a été par
le bouche-à-oreille de patrons qui avaient déjà bossés avec elles »109.
Enfin, tout au long du processus décrit, j’ai voulu souligner que l’équilibre
entre faire et faire faire est difficile à trouver. Le trio doit-il faire en
interne ou sous-traiter ? Il s’est souvent posé la question. Dans l’histoire
du composite, il fait les deux. À certains moments, « nous avons pensé
que l’on y arriverait mieux que les autres et nous avons tout fait seuls ».
À d’autres, il se dit : « certains sauront forcément mieux faire que nous,
laissons-les faire ». La sous-traitance est souvent recommandée comme
la solution la plus facile dans cette phase de création d’entreprise. Pour
Amaury, un équilibre subtil doit être trouvé en fonction de la situation :
« On a fait les deux erreurs. Si tu fais tout, tout seul, tu perds du temps et
les années d’expériences des autres, tu refais les mêmes erreurs qu’eux. Si
tu sous-traites tout à l’extérieur, il y a un moment où tu es trop dépendant.
Et là, il faut reprendre la main et faire les choses chez toi. Souvent, nous
n’avons pas sous-traité parce que ça coûtait trop cher, et en définitive, ça
a été un bon choix ».
109 Cf. point développé dans la conclusion sur la « force des liens faibles » de Mark
Granovetter.
154
2 - Expliseat.
Elle est utilisée tant pour la conception de la structure du siège, que pour
sa certification. La frontière entre ces deux activités étant souvent ténue, je
les regroupe dans la partie qui suit.
Dès l’origine, elle fait le choix de développer son siège en utilisant le plus
possible la simulation numérique, domaine dans lequel elle acquiert une
forte expertise (« On simulait jour et nuit dans notre petit bureau »). Elle
155
L’entrepreneuriat en action
La question de la certification
156
2 - Expliseat.
157
L’entrepreneuriat en action
puis, on nous a expliqué que ça ne marchait pas comme ça… Il a fallu que
l’on se forme pour comprendre. Cela ressemble à de la négociation de
marchand de tapis, mais l’expert qui signe à la fin engage sa responsabilité.
On peut le comprendre » (Vincent).
L’étape suivante est celle des tests, non pas du siège, mais des pièces en
composite. Il s’agit de la méthode des blocs de construction (building
blocks) qui consiste à caractériser un échantillon normalisé, puis une pièce
mise en forme, puis un assemblage avant, enfin, de certifier le système
entier. « Ces tests ont été conçus pour les parties de l’avion construites en
composite comme des éléments du fuselage ou des ailes. Mais ce sont les
seuls tests dont disposent ceux qui doivent certifier nos sièges ». Expliseat
produit des tubes en vue de la certification. Les certificateurs veulent par
exemple mesurer leur sensibilité aux chocs : « que se passe-t-il si un chariot
transpalette d’une tonne et demie est lancé sur le siège ».
« De la même façon, on nous posait la question de la réaction du composite
à une tempête de sable ? “Ces questions ont du sens pour le fuselage ou les
ailes, mais pas pour des sièges”, disions-nous à nos interlocuteurs ».
Au début, les créateurs jouent une carte très légaliste : « si ce n’est pas
demandé par les textes, on ne répond pas à la question », mais plane la
menace que l’autorité ne signe pas. Peu à peu, le trio comprend qu’il ne faut
pas répondre à la question posée, mais qu’il faut répondre à l’interrogation
qui est derrière la question.
« Nous disions aux examinateurs : “pour ce point-là, nous comprenons
votre question” et tout le jeu, était de dire “on ne va pas faire le test
parce que par équivalence cela a déjà été fait ici et là”. C’étaient des cas
invraisemblables (comme le choc d’un oiseau sur la structure tubulaire) et
nous devions prouver que le cas était invraisemblable ».
158
2 - Expliseat.
Un des tests que doit passer le siège aura des répercussions fortes non
seulement sur sa structure mais sur toute l’entreprise. C’est le test de
déformation pré-crash qui consiste à déformer le siège latéralement de dix
degrés à gauche et vers le bas et à le projeter sur un mur à 50 km/h. Il doit
permettre de vérifier que le siège résiste à un crash qui se déroule après
une première déformation du sol, c’est-à-dire qu’il ne blesse pas ou ne tue
pas un passager en se décrochant ou se cassant. Vincent me dit :
« Je n’ai jamais compris pourquoi ce test existait. Il y aurait eu un jour un
accident où un avion tombe sur une plage et glisse ensuite jusqu’à percuter
un rocher. Dans ce cas, le sol de l’avion bouge. On teste donc la résistance
d’un siège sur cent mètres. Cela a peu de sens, car si ça se produisait,
l’avion serait désossé bien avant cent mètres. On fait là subir au siège
d’avion de ligne des contraintes qui peuvent se produire pour les sièges de
petits avions de chasse. Et personne ne se demande pourquoi on fait ce
test-là et s’il a encore un sens aujourd’hui ».
Mais Expliseat n’a pas le choix, son siège doit réussir ce test spécifique.
Mais alors que sa structure totalement en composite passe tous les autres
tests sans difficulté, la simulation démontre qu’elle ne résiste pas à celui-là.
Le siège totalement en composite n’obtiendra donc jamais le certificat ;
l’équipe doit retourner à son travail de conception. La solution qu’elle
trouve est de réaliser certaines parties de la structure – les pièces d’angles
d’assemblage des tubes – en métal. C’est le titane qui est choisi (la partie
précédente résume le travail de développement expérimental mené par
l’équipe sur ce point).
159
L’entrepreneuriat en action
Le siège en titane et composite passe avec succès les tests faits pour les
sièges à structure métallique. En 2014, l’Autorité européenne de la Sécurité
Aérienne a donné aux sièges d’Expliseat l’ensemble des certifications
nécessaires pour qu’ils puissent être installés sur les avions moyen-
courriers.
110 ESI Group est une entreprise qui aide les industriels à remplacer leurs prototypes
réels par des prototypes virtuels, ce qui permet de fabriquer puis de tester virtuellement
leurs futurs produits et d’en assurer la pré-certification.
160
2 - Expliseat.
111 À l’époque, il existait des modèles numériques qualitatifs. La différence est qu’un
modèle qualitatif donne une tendance, une allure, ce qui permet de comparer entre elles
deux architectures. Mais il ne peut garantir qu’un critère en valeur absolue est atteint ou
non : si le mannequin ne doit pas subir plus de 1 500 pounds de compression dans le bas
de la colonne vertébrale, la détermination de cette force dans la simulation nécessite un
modèle quantitatif.
161
L’entrepreneuriat en action
Vincent explique que grâce aux moyens de calcul dont dispose l’entreprise
après avoir signé l’accord avec Google, ils ont pu prendre un chemin
opposé :
« On se disait voilà à peu près l’allure des pièces que l’on veut et celle que
l’on ne veut pas. On fait de l’exploration qui est à la fois un peu aléatoire
autour des modifications que l’on souhaite (épaissir une pièce, changer le
tube…) et un peu guidée car on a une vague intuition de là où il faut aller.
Autrement dit, on n’a pas pris le problème en disant quelle va être la forme
idéale, on s’est dit je vais explorer un espace de formes qui est compatible
avec mes moyens. Ce n’est pas très rationnel comme approche ; c’est un
peu au doigt mouillé : là je verrai bien ce truc plus lourd, cet autre plus
léger… On explore le champ des possibles, on en produit un et on lui fait
passer le test numérique ».
162
2 - Expliseat.
Fort des résultats de ses tests numériques, l’équipe se rend avec le siège
physique dans un laboratoire d’essais pour le tester « en réel ». Là, il passe
avec succès les tests dits dynamiques.
« C’était assez magique de réussir ces tests quand on en a jamais fait. Même
le technicien de la certification n’en revenait pas. Le siège avait l’air assez
fragile et puis quand on appuie 10 000 kg, c’est-à-dire qu’on met 10 tonnes
de charge sur le siège, il ne bouge pas. C’est parfaitement conforme aux
résultats de la simulation. Nous sommes allés dans un labo d’essai proche
de l’Allemagne avec notre premier siège monté pour passer le fameux
crash test qui dure 0,3 seconde celui où on projette trois corps humains
avec une accélération de 16g, c’est-à-dire de seize fois la gravité. À seize
fois la gravité, on meurt, mais c’est la norme. Ces tests sont extrêmement
difficiles : on les a réussis du premier coup ! ».
163
L’entrepreneuriat en action
installé à bord des cabines des avions de ligne, et notamment les A320 et
B737. C’est le premier siège en composite à être certifié. En juillet 2014,
c’est la Federal Aviation Administration (FAA) américaine qui certifie que
le siège d’Expliseat répond bien aux standards de sécurité de l’aviation
américaine. Il peut maintenant voler sur toutes compagnies aériennes de
la planète. Dans les deux années qui suivent, les différentes versions du
siège, notamment pour les avions régionaux et les ATR, obtiennent leurs
homologations tant du côté européen qu’américain112.
À côté de ces certifications ETSO – qui garantissent que le siège satisfait
les performances minimales requises pour ce type produit – existe
un deuxième type de certification, plus facile à obtenir, qui concerne
l’installation. C’est la certification STC (Supplemental Type Certificate). Elle
garantit que l’installation des sièges est compatible avec les contraintes
de l’avion : y a-t-il toujours de la place pour la sortie de secours ? Y a-t-
il assez d’espace pour que l’on circule dans les couloirs d’évacuation ?
L’écartement entre les rangées est suffisant-il ? Les masques à oxygène
tombent-ils bien au bon endroit ?
Après avoir obtenu ces certifications d’installation, c’est celle de production
qu’il faut affronter. Expliseat définit très précisément le processus de
production de son composite, du métal et de l’assemblage. Elle décrit
finement la façon dont est fait l’assemblage, dans quel ordre, avec quel
procédé. Si ce processus change, la certification ne sera plus valable.
L’équipe a maintenant un processus de production parfaitement rodé,
avec tout au long de la chaine des machines de haute précision gérées par
des industriels compétents. À la sortie de ce processus, le tube composite
obtenu est parfaitement stable. L’entreprise a montré que les propriétés
de deux tubes issus de lots différents, ne varient pas, ou si peu que « l’on
est meilleur que du métal qui avait des normes plus permissives que les
nôtres ».
164
2 - Expliseat.
Conclusion
165
L’entrepreneuriat en action
113 En mars 2014 quand le siège est certifié, un communiqué de presse d’ESI Group
précise que le Titanium Seat a obtenu cette certification du premier coup, que c’est le
siège d’avion « le plus léger jamais certifié par l’AESA » et qu’« Expliseat a utilisé Virtual
Seat Solution d’ESI pour développer et tester des prototypes de sièges entièrement
166
2 - Expliseat.
virtuels, ce qui leur a permis d’effectuer facilement de nombreuses itérations sans avoir
à créer de nombreux (et coûteux) prototypes réels ». Ce que confirme Vincent dans ce
même communiqué : « Virtual Seat Solution nous a permis de réduire considérablement
le temps de développement habituellement nécessaire pour concevoir un produit nova-
teur, et nous a permis d’augmenter la valeur commerciale de notre société en un temps
record ! », Vincent Tejedor, CTO de la société Expliseat.
Pour le partenariat avec Google, Benjamin indique, dans le communiqué de presse dif-
fusé par Google qui, en août 2015, décerne à Expliseat un prix pour être la première
société aérospatiale à se développer dans le cloud computing : « Tous les calculs pour un siège
d’avion – comment il réagira en cas de collision, toutes les certifications techniques – sont
faits par l’analyse en éléments finis […] Nous allons plus vite avec Google Compute
Engine […] Nos ingénieurs peuvent passer plus de temps sur les résultats que sur les
calculs […] Avant nous faisions deux calculs ou tests en même temps […] Avec Compute
Engine, nous pouvons exécuter un nombre infini en même temps, avec plus de créativité,
plus de personnalisation et par conséquent plus de satisfaction du client. »
167
L’entrepreneuriat en action
Air Méditerranée
114 Expliseat divise par trois le poids du siège avion, L’Usine Nouvelle, 06/04/2013
https://www.usinenouvelle.com/article/expliseat-divise-par-trois-le-poids-du-siege-
avion.N194396
168
2 - Expliseat.
« Ils ont essayé de nous voir mais on ne peut pas les recevoir sur le stand
car il y un monde fou en permanence, on est un peu dépassé… mais je
prends leur carte de visite. Je les recontacte à notre retour et les rencontre
pour leur présenter le siège » (Jean-Charles).
115 Vidéo – Le Titanium seat certifié par les autorités américaines, aeronews.TV, 18/09/2014
http://www.aeronewstv.com/fr/industrie/equipementier-aeronautiques/2028-le-tita-
nium-seat-certifie-par-les-autorites-americaines.html
169
L’entrepreneuriat en action
Tout le travail et l’énergie des ingénieurs sont consacrés à faire que l’usine
de Toulouse qu’ils ont choisie puisse produire une cabine de 224 sièges
identiques. L’équipe a sous-estimé les difficultés liées au passage de
l’assemblage de quelques sièges pour la certification à la fabrication en
usine de sièges en grand nombre. Une de ces difficultés est liée au fait
170
2 - Expliseat.
que ces sièges, ce n’est plus le trio des créateurs qui les fabrique ; ce trio
avec son regard d’ingénieur, habitué à repérer les problèmes, à s’arrêter,
à chercher et à trouver une solution. Les deux cents sièges sont fabriqués
par des opérateurs chez le sous-traitant ; opérateurs qui n’ont jamais vu
le siège, qui ne connaissent pas son histoire, qui le découvrent. Amaury
explique :
« Ils pouvaient faire des trucs comme continuer à coller toute la journée,
parce que c’est la consigne qu’ils ont reçue et qu’ils doivent suivre, alors
que ça ne marche pas. À l’inverse, nous passons des heures à visser les
sièges et les ouvriers nous disent : ce n’est pas comme ça qu’il faut visser,
mais de telle façon, ça marche beaucoup mieux. Industrialiser c’est aussi ça,
c’est passer d’un prototype assemblé par des ingénieurs, qui connaissent
le siège à une armée de personnes qui n’ont pas les mêmes méthodes de
travail et qu’il faut former. Voilà pourquoi c’est difficile de produire cette
première série ».
Les premiers vols de cet Airbus A321 d’Air Méditerranée avec ses sièges
fabriqués et installés par Expliseat ont lieu en décembre 2014. À l’époque,
l’entreprise ne compte que cinq salariés : Benjamin, Vincent, Jean-Charles,
Gilles et Amaury et quelques stagiaires. Mais maintenant, elle peut se
prévaloir, non pas seulement d’un premier contrat, mais surtout d’un
avion équipé de son siège qui vole.
Les pages qui précédent montrent tout le travail et tout le réseau d’acteurs
qui ont été nécessaires pour que cette première transaction entre Expliseat
et un client ait lieu. Quelques semaines après cette première signature,
c’est la CAA (Compagnie Africaine d’Aviation) qui passe un contrat
pour l’équipement de ses quatre Airbus A320 de 174 sièges chacun. Ce
contrat avec cette compagnie de la République Démocratique du Congo
est annoncé publiquement en décembre 2014 alors que les titanium seats
commencent à être installés sur sa flotte. Ils ont la même structure que
les sièges livrés à Air Méditerranée mais comportent quelques adaptations
réalisées spécifiquement pour ce nouveau client.
Air Méditerranée et la CAA sont des early adopters qui jouent un rôle
important dans l’histoire d’Expliseat, mais leurs commandes ne sont
suivies par aucune autre. Expliseat n’équipera qu’un avion parmi la dizaine
que compte la flotte d’Air Méditerranée. En déficit depuis plusieurs
171
L’entrepreneuriat en action
116 Jean-Charles crée ALAN, une société qui propose une assurance santé complé-
mentaire 100 % en ligne (au départ pour les entreprises et travailleurs indépendants,
maintenant pour bien d’autres catégories de clients). Cette société connaît un succès
remarquable.
117 Un pivot est pour une start-up un changement de direction : l’idée initiale des créa-
teurs conduit à une impasse, pivoter consiste alors changer son business model, son
produit ou le segment de marché visé initialement (ou l’ensemble de ces éléments).
172
2 - Expliseat.
118 L’île la plus proche, Moorea, se trouve à 15 km de Tahiti et est reliée en 7 minutes
de vol. La plus éloignée, Mangareva dans l’archipel des Gambier, à 1 600 km de Tahiti et
est reliée en environ 3h30.
173
L’entrepreneuriat en action
174
2 - Expliseat.
175
L’entrepreneuriat en action
Concentrer les efforts de l’entreprise sur les avions régionaux lui permet
très vite de générer des revenus et de dégager des marges notamment
à cause de l’intensité compétitive moins forte de ce marché. Expliseat
devient ainsi rentable en 2016, ce qui était son objectif.
« Au départ, on a changé nos façons de faire, on ne voyage plus pour aller
voir des clients mais on fait des offres commerciales à ceux qui ont vu
notre siège dans des salons. On a développé un système d’information
qui permet de faire des offres, de les suivre, de voir le travail que font les
prospects sur la proposition qu’on leur a envoyée. Si après huit jours, ils ne
l’ont pas ouverte, on les relance ».
176
2 - Expliseat.
121 Les tenants d’une définition classique de l’entrepreneuriat (celle de Shane et Venka-
taramam pour qui l’entrepreneuriat est le croisement entre opportunity recognition et opportu-
nity exploitation) diraient que la demande d’Air Tahiti est une opportunité, qu’Expliseat a su
reconnaître, évaluer et exploiter. Expliseat a su saisir cette opportunité et la transformer
en un marché, elle a su se développer sur ce secteur, y acquérir une notoriété et devenir
un fabricant de sièges.
177
L’entrepreneuriat en action
Bien avant son activité commerciale sur le segment des avions régionaux,
Expliseat élargit son réseau de collaboration et modifie son produit. Ainsi,
pour concevoir sa nouvelle génération de sièges, baptisés Titanium Seat
NEO122, Benjamin recherche un partenaire qui tout en conservant au siège
sa légèreté participera à l’amélioration de son confort et lui donnera un
design conforme à sa volonté de monter en gamme.
122 Ce nom est choisi en référence au nouvel Airbus A320 NEO (pour New Engines
Option) qui est la version remotorisée de l’A320. Ces nouveaux moteurs doivent réduire
la consommation de carburant de 15 % par rapport à la génération actuelle. Expliseat
devra l’abandonner car il avait déjà été pris par d’autres fabricants. En 2018, le Titanium
Seat et Titanium Seat NEO changent de nom pour devenir respectivement TiSeat E1 et
TiSeat E2.
178
2 - Expliseat.
179
L’entrepreneuriat en action
Le TiSeat E2 et Boeing
180
2 - Expliseat.
Expliseat, sept ans après sa création, entre sur le marché des Boeing. Reste
à conquérir celui des Airbus.
La qualification Airbus
Lors de l’édition 2019 du salon Aircraft Interiors et aussi dans un article des
Échos du 2 avril 2019, Benjamin annonce qu’Expliseat démarre le processus
de qualification du TiSeat E2, son modèle de classe économique de moins
de 5 kg, au panel des fournisseurs d’Airbus. « Ce qui signifie que le groupe
nous ouvre les portes de la famille des A320 pour commercialiser nos
sièges directement sur les avions neufs qu’Airbus livre à des compagnies
aériennes dans le monde entier ». Expliseat est en train de devenir un des
fournisseurs de sièges ayant accès au marché en forte croissance des avions
monocouloirs à côté des géants du secteur.
123 SpiceJet effectue en moyenne plus de 400 vols quotidiens qui desservent 52 destina-
tions domestiques et internationales.
124 Texte original : « We are ensuring that our customers have the most comfortable seats when they
fly SpiceJet. The seats that we have ordered are the widest, with the most legroom, and the lightest seats
available today and will help reduce fuel burn ».
181
L’entrepreneuriat en action
125 Le Groupe Bombardier qui est, selon les critères choisis, le troisième avionneur
après Boeing et Airbus ou le quatrième après Embraer.
182
2 - Expliseat.
Le passage par l’équipement des ATR, et plus largement des avions turbo-
propulseurs, appréhendé comme une niche, est devenu pour Expliseat un
véritable marché d’une ampleur non prévue. Mais, la stratégie de Benjamin
reste la même : « la niche finance le main », la formule qui mêle français
et anglais et qui signifie que ce marché de niche permet d’attendre et de
financer l’entreprise jusqu’à ce qu’elle accède au marché principal qui
reste l’équipement des Boeing et Airbus. Mi-2019. Expliseat a équipé des
Boeing (ceux de SpiceJet) mais n’est pas référencé chez ce constructeur,
126 L’autre équipe, appelée in-service, surveille tous les sièges en service et propose des
innovations d’amélioration. « Dès qu’un client appelle pour dire : « j’ai cassé un accou-
doir », on lui en envoie un, c’est garanti ! » Une liste de tous les événements qui se passent
chez les clients à travers le monde est tenue à jour. Liste qui fait l’objet d’une revue régu-
lière qui permet de corriger ou d’améliorer certains éléments du siège.
183
L’entrepreneuriat en action
alors qu’elle rentre chez Airbus mais n’a encore équipé ses avions (mis à
part ceux des compagnies charter qui ont été les premiers acquéreurs de
son siège).
Plus qu’un pivot, le marché des avions régionaux a été un point de passage
obligé pour Expliseat. « Il y a une époque où on parlait des early adopters,
puis ça a été oublié. Avec le recul tout cela c’est vrai. Il y a un parcours à
respecter pour que tout cela aboutisse », constate Benjamin.
« On a mis du temps à l’accepter, il faut franchir les étapes dans un certain
ordre, c’est-à-dire passer par le régional avant d’attaquer le reste. C’est cela
qui a tout changé. Parce qu’une fois qu’on a respecté cet ordre attendu par
les clients, on n’a plus de barrières commerciales, maintenant, on n’a pas
de limites, et on peut signer plus de contrats que ce que notre appareil de
production est capable de livrer ».
En juin 2019, Expliseat n’a qu’un seul commercial car ce sont les clients
qui viennent à l’entreprise.
Les premiers clients d’Expliseat ont été des compagnies aériennes Air
Méditerranée, la Compagnie Africaine d’Aviation puis Air Tahiti. Elles
ont commandé directement des sièges à Expliseat, pour respectivement
leur A321, leurs A320 ou leurs ATR sans passer par l’intermédiaire
des constructeurs de ces appareils. Avec les commandes d’ATR, de
Dassault Aviation, et certainement bientôt d’Airbus, le client n’est plus
une compagnie aérienne mais un constructeur d’avions qui soit intègre
directement le siège dans ses appareils quand il répond à un appel d’offre
ou à une commande, soit le met avec d’autres sièges dans son catalogue où
la compagnie cliente fait son choix.
L’expérience a appris à l’équipe qu’il est plus long et plus difficile de
convaincre un avionneur qu’une compagnie d’acquérir ses sièges. Mais,
quand cela arrive, sa diffusion est amplifiée, notamment si comme
Benjamin l’indique, ce siège permet au constructeur de gagner des appels
d’offre :
« Pour ceux qui l’ont fait, Dassault et ATR, l’intégration du siège dans
des avions qui sont proposés en réponse à des appels d’offre a eu des
effets importants. Grâce au TiSeat E1, Dassault a pu, pour une commande
de Falcon multi-rôles, vendre deux fois plus d’appareils que ce qui était
initialement prévu ». « Le choix d’ATR d’équiper ses appareils avec notre
184
2 - Expliseat.
siège a eu aussi des impacts énormes sur ce constructeur. Car c’est grâce
à notre siège qu’ATR a remporté la vente à Cebu Pacific ce qui représente
pour eux un chiffre d’affaires de plusieurs centaines de millions de dollars ».
Business model
185
L’entrepreneuriat en action
léger que ceux des concurrents « qui sont eux rustiques, lourds, pleins de
vis, de boulons, de plaques estampées… ».
Depuis 2016, ce positionnement stratégique a changé. Le discours tenu aux
compagnies aériennes dit : « nous sommes une entreprise qui vous fait gagner
de l’argent » et non plus « nous sommes une entreprise technologique ». Si
le modèle de vente n’a pas changé (Expliseat vend toujours un allégement
de la cabine qui permet une économie de carburant), c’est maintenant le
retour financier plus que les qualités technologiques du siège qui est mis
en avant. Expliseat ne vend pas seulement un siège, elle vend un résultat :
une économie de carburant. La logique du service pénètre le monde de
l’industrie. Elle se caractérise par une relation étroite entre producteur et
utilisateurs et demande à Expliseat une fine connaissance de ses clients.
Expliseat est gagnante elle aussi : si par rapport aux sièges concurrents, elle
a divisé le poids du sien par deux, elle a aussi multiplié son prix par deux.
« C’est un positionnement plus difficile à cause du prix du siège qui est plus
élevé que celui de nos concurrents et parce qu’il faut que tout le monde
adhère à ça, que les acteurs soient prêts à partager la valeur que nous
apportons, ce dont ils n’ont pas l’habitude » (Benjamin).
Un siège ou un Expliseat
186
2 - Expliseat.
La stratégie mise en place porte ses fruits : « c’est pour cela que notre
chiffre d’affaires et que notre carnet de commandes ont explosé », dit
Benjamin qui ajoute : « Si on exécute bien, nous sommes en train de
prendre une courbe de croissance impressionnante ». En 2019, le carnet
de commandes a atteint les cent millions, contre trente l’année précédente.
La quasi-totalité du chiffre d’affaires d’Expliseat (près de vingt millions
d’euros en 2019) est réalisée hors de France. Avec 7000 sièges vendus en
2018, l’entreprise ne comptait que pour un faible pourcentage du nombre
de sièges vendus dans le monde. Mais, comme ils sont vendus deux fois
plus cher que ceux des concurrents, la part de marché mondial d’Expliseat
en chiffre d’affaires est près plus élevée.
L’objectif de la société est de vite atteindre les dix, puis vingt, puis trente
pour cent.
« Ça va être incroyable. Le produit est compatible avec ces objectifs ;
il s’améliore constamment pour répondre à toutes les demandes et
aujourd’hui, les clients viennent du monde entier, sont ultra-intéressés,
et les constructeurs sont alignés avec nous. On est maintenant sur le
catalogue de nombreux avionneurs : ATR, Bombardier, d’autres en Asie,
bientôt Airbus et Boeing… On retarde les commandes pour pouvoir bien
les livrer ».
187
L’entrepreneuriat en action
Financement
188
2 - Expliseat.
En 2018, un investisseur institutionnel, une banque, est entré, pour une très
faible part, au capital d’Expliseat. « Cela participe à la professionnalisation
du board », commente Benjamin.
189
L’entrepreneuriat en action
190
2 - Expliseat.
Conclusion
Ce chapitre retrace la lente transformation d’un siège bricolé par de jeunes
ingénieurs inexpérimentés en un bien pour lequel des constructeurs d’avion
et des compagnies aériennes sont prêts à payer – et à payer deux fois plus
cher que pour celui des concurrents. Au début de ce processus rien n’est
plus éloigné au monde de l’aéronautique que les croquis approximatifs,
les premiers de tubes qui éclatent ou les compétences et connaissances
128 Benjamin m’explique : « aujourd’hui nous sommes arrivés à une partition de l’entre-
prise avec d’un côté des personnes qui ont de très bonnes conditions de travail, dans
Paris intra-muros, au sein de locaux bien équipés et dans une ambiance sympathique…
Dans cet environnement on leur demande d’être créatifs et ils le sont. De l’autre côté, il
y a ceux qui s’occupent des prototypes, de la fabrication, de l’industrialisation. Ils doivent
souvent se lever à quatre heures du matin, prendre un EasyJet, atterrir à Toulouse stres-
sés, sauter dans une voiture, arriver à l’usine et travailler dans un contexte où ils gênent la
production et l’activité industrielle, et on leur demande en plus aussi d’être créatifs. Sans
le vouloir on a créé une différence de traitement entre nos salariés suivant leur activité.
L’idée est de mettre tout le monde sur le même plan, dans les mêmes bonnes condi-
tions. Pour cela l’activité de manufacturing est transférée à Paris ce qui devrait accélérer la
fabrication de prototypes en faisant travailler ensemble dans le même lieu les personnes
de la conception et de la fabrication. L’idée est de construire ici une chaîne de montage
nécessaire pour faire les prototypes. C’est donc une chaine réduite. Mais pour que cet
investissement soit rentable, on doit pouvoir y fabriquer des sièges en petites séries pour
certains clients. »
191
L’entrepreneuriat en action
Singularisation et innovation129
129 J’utilise ici les travaux de Michel Callon sur l’innovation, sur le marché et sur les
agencements marchands (2017, 2018), notamment ceux qui concernent la notion de sin-
gularisation et le lien entre innovation et singularisation.
Callon et al., 2018, Sociologie des agencements marchands, Textes choisis, Paris : Presses des
Mines, 482 p.
Callon M., 2017, L’emprise des marchés, Comprendre leur fonctionnement pour pouvoir les changer,
Paris, La Découverte, 504 p.
192
2 - Expliseat.
130 Mallard A., 2013, Petit dans le marché : une sociologie de la très petite entreprise, Paris :
Presses des Mines, 264 p.
193
L’entrepreneuriat en action
Processus d’innovation
131 Callon M., L’emprise des marchés, comprendre leur fonctionnement pour pouvoir les changer,
Paris, La Déouverte, 2017, 504 p.
194
2 - Expliseat.
132 Mustar P. et Penan H. (sous la dir. de), 2003, L’encyclopédie de l’innovation, Paris, Eco-
nomica, mai 2003, 749 p.
133 Le dieu grec Kairos est le dieu ailé de l’opportunité, qu’il faut saisir quand il passe.
Il est représenté par un jeune homme qui n’a qu’une touffe de cheveux sur le crâne. Au
moment où il passe à proximité, soit on ne le voit pas, soit on le voit et on ne fait rien,
soit on tend la main et on attrape ses cheveux saisissant ainsi l’occasion, l’opportunité.
134 Callon M., Latour B., 1986, « Comment concevoir les innovations ? Clefs pour
l’analyse socio-technique », Prospective et Santé, 36, hiver, 13-25.
195
L’entrepreneuriat en action
dont on dispose pour composer un mot le plus long possible n’est qu’un
aspect du jeu, l’autre étant de lui trouver l’espace le plus rentable sur le
plateau.
« Pour placer un mot, il faut en effet que le tableau s’y prête. Et le tableau
dépend du jeu des adversaires, des cases libres, de la disposition des cases
qui comptent double ou triple. Un marché est comme un tableau de
Scrabble. Rien ne sert de vouloir placer une innovation qui ne correspond
pas aux possibilités qu’il offre ».
196
2 - Expliseat.
Réseaux et collectifs
197
L’entrepreneuriat en action
136 Les études des sciences et des technologies STS ont mis l’accent sur ces objets,
produits, procédés, que la sociologie de l’innovation a regroupé sous le terme d’acteurs
non-humains. Akrich M., Callon M., Latour B., 2006, Sociologie de la traduction, Textes fonda-
teurs, Paris : Presses des Mines, 401 p.
198
2 - Expliseat.
137 Cette dichotomie innovation/diffusion en économie fait écho à une autre : explora-
tion/exploitation en entrepreneuriat.
199
L’entrepreneuriat en action
138 C’est Mark Granovetter qui a établi la distinction des liens forts et des liens faibles
dans les relations des individus. Les premiers sont les relations avec la famille ou des
amis intimes. Les seconds, des relations sociales plus distantes (par exemple des amis
d’un ami). Ce sociologue montre, en prenant le cas de la recherche d’emploi, que les liens
faibles sont plus efficaces que les liens forts. Les liens faibles donnent accès à un réseau
plus large, donc à des informations souvent non disponibles. Voilà pourquoi Granovetter
a parlé de la force des liens faibles dans son célèbre article : “The strength of weak ties”
publié dans l’American Journal of Sociology en 1973 (Vol. 78, n° 6, May, pp. 1360-1380).
200
2 - Expliseat.
1973). Les liens faibles – ceux que l’on a avec des personnes que l’on
connait peu ou qui sont des relations de relations – s’ils sont diversifiés,
connectent des acteurs qui ne se rencontreraient pas, qui appartiennent à
des sphères différentes, acteurs qui donnent accès à des possibilités qui
étaient inaccessibles.
Les réseaux dont nous avons parlé sont dynamiques, ils évoluent, ils se
transforment, ils enrôlent de nouveaux acteurs alors que d’autres les
quittent. Ainsi sur la seule question du composite, Expliseat a sollicité et
a eu au moins un rendez-vous avec plusieurs dizaines d’entreprises. Parmi
elles, Amaury compte :
« vingt-cinq entreprises qui nous ont donné de la matière, des gens qui
nous ont dit “la matière il faut la mouler comme ça et comme ça”, qui ont
eu un rôle actif. Et dans ces vingt-cinq, là on travaille toujours avec cinq ou
six139. Donc il y en a vingt dont on s’est “servi” à un moment ou un autre ;
mais elles aussi ont appris des choses avec nous ».
139 Pour Amaury, « une fidélité industrielle s’est créée avec nos fournisseurs. Si certains
entrent et que d’autres sortent, nous conservons une base de fournisseurs avec un socle
solide. Ce sont des gens avec lesquels on travaille depuis la création : ainsi les fournisseurs
de composite d’aujourd’hui ce sont les mêmes que ceux de 2013-14, au moment de la
qualification du siège. Cette fidélité est réciproque ; les gens ne nous lâchent pas mais
nous n’avons pas lâché les gens non plus, alors qu’on aurait pu se dire : “maintenant
comme on produit beaucoup plus de sièges on laisse tomber le fournisseur en France et
on va en chercher un en Roumanie”. Et ça on ne l’a pas fait ».
201
L’entrepreneuriat en action
140 Gaston de Lévis, Maximes et réflexions sur différents sujets de morale et de politique, Paris,
Charles Gosselin Libraire, 1825 (en ligne sur Gallica).
202
2 - Expliseat.
141 J’emprunte cette expression à l’historien des sciences et des techniques Reese V.
Jenkins.
142 Pris ici au sens d’agency qui est la capacité d’agir sur le monde et à le transformer.
143 Qui forment un réseau qui lui-même devient acteur et agit (c’est en ce sens que la
sociologie de l’innovation peut parler d’acteur-réseau).
203
3
Criteo.
La création d’entreprise
comme un processus d’innovation
expérimental et collectif
L’entrepreneuriat en action
Criteo est une exceptionnelle success story française144. Créée en 2005, elle
trouve son produit et son business model en 2008, et connaît à partir de
2009 une très forte croissance qui l’amène, en 2013, au Nasdaq, la bourse
des entreprises technologiques à New-York (avec une capitalisation de
plus de deux milliards de dollars). Elle croît ensuite de façon continue :
d’une trentaine de salariés en 2008, elle passe à 800 en 2013, puis à près
de 3000 en 2018.
Ce chapitre étudie le travail concret des créateurs de l’entreprise pour
mettre en adéquation un produit et un marché. Il suit, entre 2005 et 2008,
la série d’essais-erreurs qu’ils doivent réaliser avant de le trouver et de le
faire accepter. Son objectif est de montrer que la création d’une entreprise
innovante est un processus expérimental pour lequel les entrepreneurs, et
ceux qui les financent, ne savent pas à l’avance ni quels seront les résultats
ou le point d’arrivée, ni même quelles seront les connaissances et les
compétences nécessaires pour mener à bien cette expérimentation.
Pour cela, ce chapitre145 s’intéresse principalement aux débuts de Criteo.
Il compte cinq parties et un épilogue.
144 Je remercie infiniment Franck et Romain pour leur disponibilité et le temps qu’ils
m’ont consacré. Merci à Romain d’avoir relu avec une grande attention la dernière ver-
sion de ce texte et en avoir corrigé les erreurs et incompréhensions. Alors que l’essen-
tiel de ce chapitre était rédigé, j’ai ajouté un court épilogue pour signaler un événement
imprévu arrivé à la fin de l’année 2017 et qui bouleverse l’entreprise.
145 Sources : l’écriture de ce chapitre s’étale sur plusieurs années. Au printemps 2009,
j’ai demandé à Franck et Romain de venir présenter à l’École des mines leur entreprise et
leur parcours aux élèves de mon option Innovation et Entrepreneuriat. Ce qu’ils avaient
fait très sérieusement malgré le faible nombre d’auditeurs. Ils sont ensuite revenus de
nombreuses fois aux mines devant un auditoire de plus en plus large m’apportant de
nouvelles informations. Je les ai également rencontrés individuellement plusieurs fois
pour les interroger sur l’histoire de Criteo.
Une part importante des informations sur lesquelles est bâtie la partie 3 est issue d’une de
ces interventions aux Mines : la Conférence Pollen qu’ils ont donnée à mon invitation le
11 décembre 2013 où ils ont traité la période 2005-2008, celle d’avant l’accélération très
forte des revenus et du nombre de salariés de l’entreprise. Elle avait pour titre : « Criteo
ou comment bâtir, en France, une success story mondiale ». Au cours de cette conférence,
Romain a présenté les différents produits que l’entreprise a mis au point. Voilà pourquoi il
est abondamment cité sous la forme : (Romain, Mines). Pour compléter mes informations,
j’ai lu de nombreux documents écrits sur Criteo et ai eu plusieurs discussions avec Franck et
Romain. Je cite également quelques phrases de la conférence donnée plus d’un an plus tard,
par Romain au Wagon qui avait pour titre : « AperoTalk avec Romain Niccoli, cofondateur
de Criteo », qui portait sur le même thème que celle donnée aux Mines ; ces phrases sont
206
3 - Criteo.
Une première partie décrit ce que fait Criteo et quel produit elle propose
à ses clients ; puis, une deuxième, plus courte, raconte comment s’est
constituée l’équipe des créateurs et comment le projet a été financé. La
troisième partie étudie en détail le parcours de l’entreprise de 2005 à
2008 pour répondre à la question : comment Criteo a mis au point ce
que dans le monde des start-ups on appelle le product/market fit, c’est-à-
dire la rencontre entre un produit et un marché. Ce processus, comme
pour la plupart des innovations entrepreneuriales, n’est en rien linéaire.
C’est un chemin long et sinueux qu’a dû suivre, pendant trois années,
l’équipe des créateurs. Avant de connaître le succès, elle a expérimenté
différents business models, différents produits auprès de différents types
de clients146. Dans la quatrième partie, j’analyse la genèse de l’innovation
signalées par : (Romain, Le Wagon). Cette conférence a été mise en ligne sur YouTube le
27 avril 2015.
La seconde moitié de la quatrième partie donne la parole à Franck qui m’a dit au printemps
2017, alors que j’avais déjà rédigé une grande part de ce chapitre : « une question intéressante
serait : D’autres sociétés faisaient la même chose que nous ? Pourquoi c’est Criteo qui a
gagné ? ». Je lui ai retourné sa question : « D’après toi, pourquoi avez-vous réussi ? ». Il m’a
donné lors d’un entretien ses réponses que j’ai ordonnées et mises en forme.
La cinquième et dernière partie – que j’ai ajoutée à mon texte durant l’été 2018 car elle
n’était pas prévue – a pour base les informations que j’ai recueillies lors d’une conférence
que Romain a donnée à l’École des mines le 18 avril 2018 pour les professionnels de
l’Executive Mastère MSIT (Management Stratégique de l’Information et des Technolo-
gies) proposé par HEC Paris et MINES ParisTech à l’invitation de mon collègue Fabien
Coelho. Plusieurs discussions que j’ai eues ensuite avec Romain et sa relecture d’une
première version de cette partie ont été plus qu’utiles pour la rédiger.
Je n’ai pas interrogé directement le troisième fondateur, Jean-Baptiste Rudelle qui
contrairement à Franck et Romain n’est pas un primo-entrepreneur. Son livre, paru le
30 septembre 2015, « On m’avait dit que c’était impossible. Le manifeste du fondateur de Criteo »
(Stock, 2015) répondant aux questions que j’aurais pu lui poser. Je cite quelques phrases
de cet ouvrage qui couvre une période bien plus large que celle à laquelle je m’attache
principalement (j’invite vivement celles et ceux intéressé.e.s par l’histoire de Criteo à lire
ce livre). Franck et Romain m’ont incité à rencontrer Pascal Gauthier qui m’a apporté de
nombreux éléments riches sur l’histoire de Criteo, dont je n’ai pu exploiter que quelques-
uns car ils sortaient de la période étudiée ici.
Il faut signaler enfin, l’existence de centaines d’articles de presse sur Criteo depuis sa
création, certains ont aussi alimenté ce texte. Ils sont à chaque fois cités.
146 Une nouvelle entreprise ce n’est pas qu’un produit, c’est aussi une organisation dont
l’étude dépassait les objectifs de ce chapitre qui donne trop peu d’attention à ces aspects
organisationnels. Cela parce que nous nous intéressons principalement aux années 2005-
2008, années au cours desquelles les problèmes d’organisation seront moins aigus que
ceux qui accompagneront la forte croissance de l’entreprise. Cette question est cependant
abordée dans la quatrième partie par Franck Le Ouay.
207
L’entrepreneuriat en action
208
3 - Criteo.
Cet hiver, j’ai recherché un manteau sur le site Internet de XYZ. Comme
95 % des personnes qui fréquentent un site marchand, je n’ai rien acheté
lors de ma visite. Je suis très vite passé sur d’autres sites tel celui du Monde
où, dès que je l’ai ouvert, s’est affichée une bannière publicitaire pour les
manteaux de la marque XYZ. Cette publicité est apparue sur un site
éditeur grâce ou à cause des algorithmes de Criteo. Ceux-ci permettent
d’afficher une bannière personnalisée avec les produits qu’un internaute
a cherchés (ou avec des produits similaires ou complémentaires) et
qui à un moment donné, correspondent donc à ses intérêts, envies ou
intentions d’achat. Ces dernières n’ont plus de secret pour l’entreprise
qui peut les prédire en temps réel.
Les algorithmes complexes développés par la start-up depuis le milieu
des années 2000 sont capables d’analyser des milliards d’informations
numériques et permettent aux clients de Criteo (généralement des
sites marchands) de proposer aux internautes le ou les produits qui les
intéressent en temps réel. L’objectif est d’améliorer le taux de clic et de
transformation148, c’est-à-dire de maximiser les chances que l’internaute
clique sur la bannière publicitaire, revienne sur le site qu’il a fréquenté et
achète le produit.
« Montrer le bon produit à la bonne personne au bon moment » n’a rien
de nouveau dans le monde de la publicité. C’est ce qu’elle a toujours
essayé de faire. Pour cela, traditionnellement, elle a ciblé les personnes en
209
L’entrepreneuriat en action
210
3 - Criteo.
211
L’entrepreneuriat en action
150 Il existe des accords qui permettent de préempter une enchère si l’on paie un prix
garanti suffisamment élevé ou des accords commerciaux particuliers mais qui sont mar-
ginaux par rapport au modèle dominant des enchères en temps réel.
151 Terme qui désigne un acteur ou un événement qui change la donne et les règles du jeu.
212
3 - Criteo.
213
L’entrepreneuriat en action
Last but not least, l’argument premier de l’entreprise sur ces questions est
moins défensif :
« la publicité est nécessaire à la gratuité d’Internet, on a toujours considéré
que l’on rendait un service aux internautes parce qu’on leur affiche une
publicité au contenu pertinent plutôt qu’une qui ne les intéresse pas
comme ces couches-culottes proposées à ceux qui n’ont pas d’enfant »
(Romain).
152 Comme le montre le livre de Dominique Cardon qui propose au régulateur d’impo-
ser des règles très strictes dans ce domaine : À quoi rêvent les algorithmes. Nos vies à l’heure des
big data, Paris, Le Seuil, La République des Idées, 2015.
153 https://webtracking.wordpress.com/2015/03/06/cnil-vs-publicite-ciblee/
154 Charte de la vie privée : http://www.criteo.com/fr/privacy/corporate-privacy-policy/
155 Jean-Baptiste Rudelle, On m’avait dit que c’était impossible. Le manifeste du fondateur de
Criteo, Paris, Stock, 2015, page 103.
214
3 - Criteo.
Par exemple, c’est Criteo qui a choisi de conserver les données de navigation
au maximum treize mois, ajoute-t-il. Pourquoi treize mois ? « Parce que
cette durée permet à l’entreprise de regarder des cycles annuels ».
Romain indique aussi que Criteo a été la première entreprise à afficher
le petit « i » (information) sur toutes les bannières publicitaires. Il permet
d’arriver sur une page qui explique comment fonctionne le système,
quelles données sont collectées et à l’internaute de refuser le ciblage
publicitaire.
« Criteo l’a fait, dès 2009 je crois, avant que cela ne devienne un standard
du marché. Et même contre l’avis de certains clients qui nous disaient :
“Êtes-vous sûrs de vouloir le mettre ? Cela ne risque-t-il pas de dégrader
les performances”. On leur répondait qu’il faut jouer la transparence
et donner la possibilité de se désabonner. On en était convaincu dès le
début » (Romain).
156 Cette responsable de la protection de la vie privée, sera à partir de 2013, membre
du Comité directeur de la NAI (Network Advertising Initiative) aux États-Unis et de
l’IAB Europe (Internet Advertising Bureau).
215
L’entrepreneuriat en action
protection de la vie privée soit incluse dans le produit, soit intégrée dès
la conception des nouveaux produits jusqu’à leur déploiement ». Cette
responsable de la protection de la vie privée vérifie la conformité de
chaque nouveau produit, dès les premières phases de sa création, aux
règles en cours157 sur ces questions. La nécessité de régulation deviendra,
quelques années plus tard, un argument fort quand Criteo plaidera pour
un Internet ouvert et cultivera sa différence avec les Gafa en demandant
un meilleur contrôle sur la manière dont les données personnelles des
internautes sont utilisées et une meilleure protection de la vie privée des
consommateurs158.
157 En avril 2016, le Parlement européen adopte le Règlement général sur la protection
des données (RGPD) qui renforce « la protection des personnes concernées par un trai-
tement de leurs données à caractère personnel et la responsabilisation de ce traitement ».
Les dispositions ont été applicables dans les 28 États membres en mai 2018. Criteo an-
nonce être en ligne avec le RGPD en matière de protection des données personnelles et
appliquer certaines de ses règles depuis des années.
158 « Internet : “Aujourd’hui, le marché permet de moins en moins à de nouveaux acteurs
indépendants d’émerger” », Le Monde, le 17 juillet 2019, Tribune de Jean-Baptiste Rudelle.
159 Merlino C. 2012, Tous innovateurs ! Nouveaux visages, nouveaux talents, Editions
Autrement, mars, 111 pages.
216
3 - Criteo.
L’équipe
Jean-Baptiste, ingénieur de Supélec est de dix ans leur aîné. Après avoir
travaillé trois ans chez Lucent, il devient consultant chez Roland Berger,
puis en septembre 1999 crée la société k-mobile Kiwee spécialisée dans
la personnalisation de sonneries pour téléphones mobiles, pour laquelle
il réussit à lever des fonds. Au printemps 2004, Jean-Baptiste revend
Kiwee, qui compte une cinquantaine de salariés et présente un résultat
à l’équilibre, pour près de 20 millions d’euros (son chiffre d’affaires
à l’époque). Lorsqu’il fait la connaissance de Franck et de Romain,
Jean-Baptiste a donc l’expérience non seulement de la création et du
développement d’une start-up, mais aussi de la levée de fonds et de la
revente d’une entreprise.
217
L’entrepreneuriat en action
Après une période d’observation qui durera quelques semaines, tous les
trois comprennent la complémentarité de leur profil et de leurs projets :
« Il avait fait l’école d’ingénieurs Supélec, du conseil à Singapour, puis avait
créé en 1998 une start-up (Kiwee) pour le téléchargement de sonneries sur
portable. Une affaire qu’il avait revendue aux États-Unis » (Franck)162, « on
cherchait un associé business » (Romain)163.
Mais une telle association n’est pas donnée. Les deux parties hésitent,
après tout, ils ne se connaissent pas, ils se sont rencontrés par hasard.
Franck et Romain peuvent-ils faire confiance à Jean-Baptiste qui a une
dizaine d’années de plus qu’eux et une forte expérience entrepreneuriale ?
Du point de vue de Jean-Baptiste, Franck et Romain n’ont pas
d’expérience entrepreneuriale, supporteront-ils les affres et les difficultés
de la création d’une entreprise innovante ? Ne lâcheront-ils pas le projet
en chemin ?
Lorsque ceux qui allaient devenir associés abordent la question cruciale
de la répartition du capital. La discussion est tendue et compliquée. Mais
elle aboutit au partage suivant : 50 % du capital ira à Jean-Baptiste et
50 % à Franck et à Romain, soit 25 % chacun. Le premier apporte dans
la corbeille la création et le succès d’une première start-up, et donc l’accès
à des financements à risque pour un nouveau projet. Les seconds, leur
connaissance et leur pratique des technologies indispensables à la réussite
de leur ambition commune. Expérience entrepreneuriale et technologie
sont évaluées comme ayant la même valeur : le capital est partagé à parts
égales entre Jean-Baptiste d’un côté et Franck et Romain de l’autre. « Nous
avons fusionné les deux projets et gardant le nom Criteo, la fusion a eu
218
3 - Criteo.
lieu en novembre 2005 »166 avec « un investissement de 100 000 € »167. Jean-
Baptiste écrit finement :
« Ce jour-là, nous nous sommes quittés le cœur léger, avec néanmoins
ce soupçon d’appréhension, cette petite crainte persistante : et si nous
avions fait une grosse bêtise ? Évidemment, nous ne pouvions pas avoir
conscience que nous venions de prendre ce qui allait devenir pour chacun
de nous la meilleure décision de notre vie professionnelle168. » (Rudelle, op.
cit.,p. 45).
219
L’entrepreneuriat en action
jeunes de vingt ans mais aussi d’autres qui ont plus d’expérience. Cela
permet souvent de voir différents aspects d’un même problème.
Pour Kathleen Eisenhardt, les équipes qui répondent à ces critères sont
celles qui fonctionnent le mieux. C’est le cas pour celle de Criteo qui est
assez nombreuse pour faire le travail et institutionnaliser différents types
de conflits, dont les créateurs ont des compétences et des âges différents,
qui leur permettent de voir les choses de façon variée, deux d’entre eux
ayant même une expérience antérieure commune (Franck et Romain ont
cette expérience commune aux mines puis chez Microsoft) ce qui facilite
la bonne entente.
Mais, ceux qui financent ce projet, ne le font pas seulement pour les
compétences et l’expérience des trois entrepreneurs. Ces derniers
montrent d’autres qualités qui convainquent de les suivre : leur passion,
leur motivation, leur ambition. Les investisseurs savent que ces qualités
permettront à l’équipe de garder le cap et de mieux affronter les
incertitudes, multiples, qui s’annoncent. À un élève qui demandait à un
capital-risqueur quelles sont les trois qualités les plus importantes que
doit avoir un projet pour être financé ; celui-ci a répondu : le premier, c’est
l’équipe, le deuxième, c’est l’équipe, le troisième, c’est l’équipe. Une autre
boutade, commune dans ce milieu, dit que les investisseurs préfèrent
financer une bonne équipe avec un mauvais projet plutôt que l’inverse
(parce qu’une bonne idée portée par une équipe dont les compétences
ne correspondent pas à celles qui sont nécessaires pour la développer a
peu de chances d’aller loin ; alors qu’une bonne équipe pourra toujours
modifier, transformer ou changer une idée initiale de peu de qualité).
La suite de l’histoire montre que ces affirmations, généralement faites
sur le ton de la plaisanterie, s’appliquent particulièrement bien à Criteo
et que ceux qui les formulent, les capital-risqueurs, devront y croire et s’y
accrocher solidement pendant plusieurs années.
220
3 - Criteo.
tour de table170, par des business angels ou par le réseau relationnel des
entrepreneurs. Ce ne fut pas le cas de Criteo qui non seulement a sauté
cette étape, mais qui a réalisé une première levée de fonds relativement
importante de 3 millions d’euros dès 2006.
Franck et Romain avaient commencé à chercher des financeurs pour
leur projet avant leur rencontre avec Jean-Baptiste, ce dernier l’avait fait
également de son côté. Leur association leur permet de lever plus que
ce qu’ils avaient prévu, plus facilement et auprès d’investisseurs qu’ils
ont pu choisir : une équipe complémentaire composée d’un entrepreneur
qui avait déjà levé des fonds et revendu sa première société et de deux
champions de la technologie, passés par Microsoft, constituant la
dream team qu’attendent des capital-risqueurs. Cette première levée de
fonds directe et importante marque l’ambition du projet des créateurs.
Projet qui peut difficilement se réaliser sans capitaux importants. Les
pouvoirs publics, notamment par le Crédit d’impôt pour la recherche ont
également participé au financement de l’entreprise. Comme l’ont indiqué
de nombreux travaux171, et comme le montrent les pages qui suivent, le
financement par le capital-risque n’apporte pas seulement des ressources
financières, il s’accompagne généralement de mises en relation, de
contacts pour le recrutement, d’idées ou de conseils des investisseurs.
170 Un tour de table est une levée de fonds. On parle ainsi d’un premier tour de table
pour une première levée de fonds. Un tour de table réunit plusieurs investisseurs qui
apportent chacun une part d’une augmentation de capital.
171 Colombo M., Luukkonen T., Mustar P., Wright M, « Venture Capital and High
Tech Start-ups: Introduction », Venture Capital, International Journal of Entrepreneurial Fi-
nance, Vol. 12, No. 4, October 2010, p. 261-266.
221
L’entrepreneuriat en action
2e levée en 2008
7M€ avec Index Ventures (4 M€) (Dominique Vidal), Elaia partners et AGF
Private Equity (3 M€ à eux deux).
3e levée en 2009
2 M€ avec les investisseurs du tour précédent. « Cette levée on n’en a
pas eu besoin, mais on l’a faite pour sécuriser la trésorerie ». L’entreprise
n’a pas besoin de liquidités, mais après la crise de 2008, dans un
environnement chaotique, elle décide de la lancer : « il vaut mieux le
faire quand tout va bien, quand on est dans une situation difficile, c’est
plus dur ».
4e levée en 2010
5 M€ d’un VC américain célèbre Bessemer Ventures Partners (là encore,
l’entreprise « n’en a peut-être pas besoin », mais avoir un VC américain
est un atout pour une future entrée en Bourse réussie).
5e levée en 2012
30 M€ avec un tour de table mené par Softbank Capital, principal
investisseur, et Yahoo! Japan, SAP Ventures, Adams Street et Bessemer
Venture Parnters pour financer la croissance. À cette époque, Criteo est
valorisée à 600 millions.
À chaque levée de fonds les parts des trois créateurs sont diluées : elles
passeront ainsi de 50 % du capital pour l’un et 25 % pour les deux autres
à respectivement 10 % et 4,6 % lors de l’entrée en bourse1.
1- Selon le prospectus de cotation sur le Nasdaq, les principaux actionnaires sont les
fonds Index Ventures (23,4 % avant cotation), Idinvest Partners (22,6 %), Elaia Partners
(13,5 %), Bessemer Venture (9,5 %), ainsi que les fondateurs Jean-Baptiste Rudelle (10 %),
Romain Niccoli (4,6 %) et Franck Le Ouay (4,6 %). Source : https://bfmbusiness.bfmtv.com/
entreprise/criteo-lance-introduction-bourse-604968.html
222
3 - Criteo.
L’Internet du milieu des années 2000 est marqué par la multiplication des
informations générées par les utilisateurs : les blogs, les sites, etc. Plongé dans
cette masse croissante de contenus, l’internaute se perd. Comment peut-
il trouver rapidement des informations qu’il jugera utiles ou divertissantes
dans ce magma ? C’est à ce problème que s’attaque Criteo en 2005. Pour
aider les internautes à trouver les contenus qui les intéressent dans l’offre
pléthorique d’informations disponibles sur le Web, Criteo développe une
technologie basée sur l’algorithmique. Son activité est plus proche d’un
travail d’exploration technologique que de la production d’un produit
commercialisable, explique Franck qui travaille sur une famille d’algorithmes
liée au filtrage collaboratif. Il développe des algorithmes de recommandation
de contenus ou de produits qui s’avèrent très vite être plus performants
que ceux qui sont disponibles à l’époque, et qui ont l’avantage, par rapport
à eux, de fonctionner dans des situations réelles et sans nécessiter de très
importantes quantités de données. Une fois ces algorithmes créés, se pose
la question de leur usage. Que peut-on en faire ? Comment les transformer
172 Je rappelle (comme indiqué dans la note 1 qui détaille mes sources) qu’une grande
partie des informations sur lesquelles est bâtie cette partie est issue de la Conférence
Pollen donnée à mon invitation par Franck et Romain le 11 décembre 2013 aux Mines. Ce
dernier m’a également suggéré d’utiliser les propos de la conférence qu’il a donnée bien
plus tard au Wagon. J’indique donc (Romain, Mines) pour la plupart des citations tirées
de la première, et (Romain, Le Wagon) pour les quatre issues de la seconde.
223
L’entrepreneuriat en action
173 Très différent de ce qu’il est aujourd’hui : un site dit corporate dont la vocation est
moins de présenter une offre commerciale que de communiquer sur l’entreprise.
174 B2C ou BtoC pour business to consumer : mise en relation directe des entreprises aux
particuliers. Souvent opposé à B2B (pour business to business ou d’entreprise à entreprise).
224
3 - Criteo.
225
L’entrepreneuriat en action
175 Criteo, le moteur qui choisit pour vous sur Internet, L’Expansion-L’Express,
06/07/2007 https://lexpansion.lexpress.fr/high-tech/criteo-le-moteur-qui-choisit-pour-
vous-sur-internet_1429564.html
176 Le mécanisme de « marque blanche » permet une entreprise de mettre son produit
ou sa technologie à disposition d’une autre qui le ou la commercialise sans citer son pro-
ducteur d’origine.
177 API : une Application Programming Interface en français une « interface de programma-
tion applicative » établit des connexions entre des logiciels différents pour qu’ils puissent échanger des
données. Ces logiciels peuvent ainsi communiquer.
226
3 - Criteo.
178 La longue traine est une stratégie qui consiste à vendre un très grand nombre de
produits, chacun en petite quantité. Lors des premiers développements du e-commerce,
on a considéré que la règle des points de vente physique où 80 % du chiffre d’affaires
d’une entreprise sont réalisés avec 20 % des références du catalogue, allait aussi s’appli-
quer. Mais l’expérience des débuts d’Amazon a montré que l’addition d’un très grand
nombre de livres peu vendus pouvait constituer une part importante du chiffre d’affaires
de l’entreprise. À la différence d’une librairie classique, Amazon peut proposer un très
grand nombre de titres de livres très peu demandés dont la commercialisation s’avère
rentable, cela grâce à la forte diminution des coûts logistiques et à la centralisation de
l’offre que permet Internet.
L’expression « long tail » (longue traîne) a été diffusée par Chris Anderson en 2004 d’abord
dans un article du magazine Wired (où il montre comment Netflix et Amazon appliquent
cette stratégie) puis dans son ouvrage paru en 2006 : The Long Tail: Why the Future of
Business Is Selling Less of More, New York, Hyperion. Notons que pour les biens culturels,
l’effet de la longue traîne est controversé (cf. en ligne les travaux de Pierre-Jean Benghozi
et Françoise Benhamou pour le Ministère de la Culture).
227
L’entrepreneuriat en action
228
3 - Criteo.
181 Un widget est un petit composant Web facile à installer sur un site (il s’agit de
copier-coller d’un petit morceau de code HTML) qui affiche directement une fonctionna-
lité sur le site (par exemple des informations météorologiques ou les cours de la bourse).
229
L’entrepreneuriat en action
230
3 - Criteo.
231
L’entrepreneuriat en action
184 Le Cascading Style Sheets est un langage de style qui définit la présentation des docu-
ments (polices, couleurs, marges, images d’arrière-plan, etc.)
232
3 - Criteo.
Criteo peut prouver à ses clients que sa solution est efficace : « on a augmenté
votre chiffre d’affaires de x % grâce à notre technologie ». Cette capacité de
mesure lui permet d’introduire pour la première fois un business model à
la performance : Criteo facture un pourcentage des ventes incrémentales
que son service amène. Ce pourcentage est négocié en fonction de
l’importance du client. Dans un article de L’Express-L’Expansion, Jean-
Baptiste Rudelle précise que le modèle économique est différent pour les
deux types de clients : dans le e-commerce « qui représente les deux tiers
de notre chiffre d’affaires » il est basé sur un partage de revenus « nous
prenons un pourcentage de 5 % des ventes incrémentales » ; « pour les
portails de contenus et sites médias, nous facturons au millier de pages
vues »185.
Cette version 2 sort à la mi-2007 et est commercialisée pendant six mois.
À la fin de l’année 2007, l’équipe dresse un nouveau bilan : il est bien
meilleur que le précédent notamment grâce aux améliorations sur les
trois points faibles. De deux clients, l’entreprise passe à plusieurs dizaines,
l’accélération est forte. Mais les revenus qu’ils génèrent sont limités.
L’analyse du marché souligne deux nouveaux problèmes. « Le premier est
que ces clients sont plutôt de taille moyenne, ce ne sont pas les gros acteurs
du e-commerce » (Romain, Mines). Si ces derniers sont intéressés, s’ils
disent avoir envie d’acquérir la solution Criteo, ils semblent peu pressés :
« Ce n’est pas un produit qu’ils ont envie d’installer pour hier, c’est quelque
chose qu’ils envisagent mais plutôt pour dans trois ans que dans six mois.
Ce n’est pas un très bon signe » (Romain, Mines). Le second problème est
lié au modèle de rémunération à la performance qui permet à Criteo de
prendre un pourcentage sur les revenus supplémentaires qu’elle a générés
pour les clients. Ce modèle fonctionne bien pour les petits et moyens
clients, mais pas pour les plus gros. Pour ces derniers, ce pourcentage
représente des sommes très importantes qu’ils jugent démesurées ; ils se
disent prêts à acquérir la technologie de Criteo mais à un prix fixe, pas
185 « Criteo, le moteur qui choisit pour vous sur Internet », L’Express-L’Expansion, pu-
blié le 06/07/2007 https://lexpansion.lexpress.fr/high-tech/criteo-le-moteur-qui-choi-
sit-pour-vous-sur-internet_1429564.html
233
L’entrepreneuriat en action
234
3 - Criteo.
L’expérimentation gagnante
187 « Implémenté depuis 2 mois chez Glowria, les résultats sont déjà spectaculaires.
Grâce aux recommandations personnalisées de Criteo, le poids de la longue traine (la
fameuse long tail, soit 10 000 titres les moins loués qui représentent 80 % de l’offre) est
passé de 31 à 50 % des locations de DVD. Concernant la très longue traine (les 7000 titres
les moins loués), l’effet est encore plus net. Son poids double en passant de 12 à 24 % des
locations). » (« Exploitation de la longue traîne : ça marche », Blibliobsesson, 4 juillet 2007).
Source : http://www.bibliobsession.net/2007/07/04/la-longue-traine-ca-marche/
188 Marie Ekeland, « Si Criteo m’était coté », Journal du net, 7 février 2014.
235
L’entrepreneuriat en action
236
3 - Criteo.
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L’entrepreneuriat en action
191 http://www.blog-affiliation.com/index.php/Plateformes-d-affiliation
238
3 - Criteo.
qu’on n’ira nulle part comme ça et que donc il faut changer complètement
la logique, il faut complètement se passer de cet écosystème » (Romain,
Les Mines).
192 Données internes fournies par le compteur sur le site Skyrock.com, le 22 novembre
2009 à 10h40. Source : Wikipedia. https://fr.wikipedia.org/wiki/Skyrock.com
239
L’entrepreneuriat en action
240
3 - Criteo.
193 « Un ordre de grandeur » : l’expression scientifique veut dire une multiplication par
dix, « deux ordres de grandeur » signifie alors « fois cent ».
194 Un ad-server ou serveur de publicité est un logiciel qui stocke des données sur le
contenu publicitaire et les diffuse sur des sites Web et des applications.
241
L’entrepreneuriat en action
La prédiction de la performance
242
3 - Criteo.
Voici décrit, dans ses grandes lignes, le parcours de Criteo de 2005 à 2008197.
À partir de 2008, l’entreprise a appliqué sa technologie de recommandation
à la publicité et a construit pas à pas le business model qui restera le
sien. Une fois ce modèle d’affaires défini et stabilisé, Criteo connaît une
croissance rapide tant de ses effectifs que de ses revenus : si elle comptait
moins d’une trentaine de salariés à la mi-2008, elle double ce nombre tous
les ans. Son chiffre d’affaires explose littéralement et l’entreprise dispose
des ressources suffisantes pour recruter et pour s’internationaliser, deux
195 Entretien avec Pascal Gauthier: « Qu’est-ce que le retargeting ou reciblage publici-
taire ? Quels résultats en attendre ? », Le Journal du Net, avril 2009.
https://www.journaldunet.com/ebusiness/publicite/1038149-qu-est-ce-que-le-retarge-
ting-ou-reciblage-publicitaire/1038153-quels-resultats-en-attendre
196 CRM : Customer Relationship Management (en français : Gestionnaire de Relation
Client).
197 On trouvera dans l’ouvrage de Jean-Baptiste Rudelle (chapitre 3) une présentation
plus courte de ces trois premiers business models qualifiés de : « Ratage numéro un : la
mauvaise idée, mal mise en œuvre » ; « ratage numéro deux : la mauvaise idée, bien mise en
œuvre » ; « ratage numéro trois : la bonne idée, mal mise en œuvre ».
243
L’entrepreneuriat en action
Bien après la période 2005-2008, que j’ai décrite ici, les trois créateurs
de Criteo, à des moments différents, quittent l’entreprise. Franck et
Romain après dix ans de cette aventure d’une forte intensité où il a fallu
tout construire et qui a amené l’entreprise au Nasdaq à New-York, ont eu
« envie d’autre chose ».
Franck Le Ouay quitte ses fonctions de Chief Scientist en octobre 2014.
Jusqu’en décembre 2015, il reste conseiller et « advise top management on tech
& product strategy199 ». Sur sa page LinkedIn, il indique :
“Founded the company in October 2004, Designed core tech
(recommendations, prediction, marketplace), Recruited lots of smart
people, Got the company public on Nasdaq in 2013, Survived hypergrowth
management and technical crises, Made lots of friends and lived an
extraordinary journey”200.
Début 2016, il crée Honestica, renommée Lifen, dont il est CEO. Lifen
une plateforme qui réunit médecins, patients et professionnels de santé
autour d’une seule et même plateforme qui permet de stocker, de partager
et d’analyser les données médicales. En 2019, Lifen emploie une centaine
de personnes et a levé près de trente millions d’euros ; plus de vingt pour
cent des hôpitaux français sont ses clients pour transférer des données
médicales.
244
3 - Criteo.
245
L’entrepreneuriat en action
Le processus d’innovation
Un acte collectif
246
3 - Criteo.
247
L’entrepreneuriat en action
Tous ceux qui rallient l’entreprise ne viennent pas seulement avec leurs
savoir-faire, expertise et compétences, ils apportent aussi leur réseau. Par
exemple, Pascal Gauthier n’arrive pas seul, il entraîne une partie du réseau
Yahoo/Kelkoo208 avec lui. Il présente Dominique Vidal, qui jouera un rôle
déterminant dans l’aventure, à l’équipe de Criteo. Greg Coleman, lui aussi
205 On peut aussi citer un membre indépendant de son conseil d’administration : Toby
Coppel, qui était Chief Strategy Officer de Yahoo! de 2001 à 2007, puis Directeur Général
de Yahoo! Europe & Canada de 2007 à 2009. Ou Greg Coleman qui avant de diriger Criteo
aux États-Unis qui avait notamment été vice-président monde des ventes chez Yahoo.
206 En ce début des années 2000, Yahoo est une société leader de l’Internet.
207 « Le programmatique marketing consiste à réaliser un certain nombre d’actions de
conquête de prospects et de fidélisation de clients via des technologies d’achat d’espace
publicitaire en temps réel (DSP), de gestion de ses données clients (DMP) le tout au travers
de créations publicitaires le plus souvent personnalisées en fonction du comportement de
l’internaute ». Source : https://programmatique marketing.fr/2014/04/24/12/
208 Kelkoo est un site français comparateur de prix créé en 1999 et racheté par Yahoo
en 2004. Son histoire est racontée par Julien Codorniou et Cyrille de Lasteyrie dans Ils ont
réussi leur startup: la success story de Kelkoo (Pearson, 2005).
248
3 - Criteo.
passé par Yahoo, est recruté bien après la période étudiée ; il dit très bien
qui’il vient avec son « contexte » dans un entretien au JDN (le 14/09/12) :
« Mon réseau et mes contacts me permettent d’être l’ambassadeur de
Criteo dans le monde… À mesure que nous mettrons l’accent sur notre
expansion internationale, je serai amené à multiplier les rencontres avec les
différents acteurs locaux209 ».
Les travaux sur les processus d’innovation ont mis à mal l’image d’un
entrepreneur (ou d’un duo ou trio de fondateurs) héroïque et solitaire.
Ils soulignent que les innovations sont toujours le résultat d’une action
distribuée entre des acteurs nombreux et hétérogènes internes et externes
à l’entreprise. Le caractère collectif du processus d’innovation est bien
illustré par la notion de réseau de l’innovation. C’est ce collectif qui donne
existence au projet et qui le solidifie. Ce réseau d’acteurs a, patiemment,
construit, en même temps, Criteo, son produit et son marché. Reconnaître
l’importance de ce collectif au sein duquel se distribuent les actions ne
diminue en rien les mérites du trio des fondateurs ou de l’équipe de
direction de ces premières années. L’innovation entrepreneuriale montre
deux dimensions : la construction d’un collectif qui déborde largement
les frontières de Criteo, et le renforcement d’une « agence210 individuelle »
(au sens d’une entité qui a une capacité d’action), l’équipe de direction,
qui reste la source de l’action, l’architecte du réseau. Cet assemblage et cet
immense travail collectif ont donné lieu à un produit et à une entreprise
uniques, capables de résister à de nombreux concurrents.
Un processus expérimental
209 https://www.journaldunet.com/ebusiness/publicite/1011775-les-editeurs-qui-se-
refuseront-a-faire-du-rtb-se-priveront-d-un-levier-de-croissance-significatif/
210 Notamment utilisé par les auteurs de la théorie de l’acteur réseau (ANT). Ce terme,
fait référence à la notion anglo-saxonne d’agency et renvoie à la notion de « capacité d’ac-
tion ».
249
L’entrepreneuriat en action
250
3 - Criteo.
sur lequel elle veut résoudre un problème ou apporter une solution. Criteo
construit dans le même mouvement son produit et son marché.
Cette histoire est l’histoire d’une quête. La quête simultanée du client et
du produit que la technologie de Criteo va pouvoir réunir. Dans cette
intrigue tout change : le produit, le business model, la technologie, le client.
Ainsi, multiples sont les clients qui se succèdent dans cette histoire au gré
des expériences. Criteo crée même en partie ce client : avant le retargeting
personnalisé et son business model, ce client payait pour mille impressions.
Après, ce n’est plus le même, il a changé : il paie maintenant au clic.
Il est facile, ex post, après trois années de tâtonnement de dire : c’est là
(le retargeting) où l’entreprise aurait dû aller dès le début. Mais sans le
processus décrit, sans ses épreuves, sans ses échecs, sans les connaissances
et compétences développées, les informations et les contacts accumulés
dans ce monde du e-commerce… rien ne dit que l’équipe serait arrivée
à cette conclusion. Le bon marché et le bon produit sont les résultats de
cette trajectoire particulière et chaotique.
251
L’entrepreneuriat en action
ses origines sont multiples), la question l’est au moins tout autant quand
il s’agit de déterminer qui l’a transformée en une activité économique
rentable. Là aussi, c’est rarement une personne seule, c’est une équipe ou
un collectif (qui peut dépasser les frontières de l’entreprise) qui combine
un savoir-faire tant technique que commercial et une capacité d’exécution.
Rôle de la recherche
211 En juin 2018, elle crée à Paris un centre de recherche en intelligence artificielle.
252
3 - Criteo.
Cette activité de recherche sera largement soutenue par les pouvoirs publics
puisqu’entre 2009 et 2013, Criteo bénéficiera de 5,8 millions d’euros au
titre du Crédit d’impôt recherche212. L’activité de recherche-développement
chez Criteo n’est donc pas un point de départ de l’entreprise, mais elle
devient après quelques années un point de passage obligé de sa croissance.
253
L’entrepreneuriat en action
« Un élément de succès ça a été le focus. Une fois que l’on a dit c’est la pub
qui marche et tout le reste on l’oublie, on n’a plus fait que le retargeting »
(Franck).
Pour Franck, comme pour Romain qui lors d’un autre entretien a soulevé
ce même point, le fait que Criteo se soit concentré en 2008 sur un seul
produit, la publicité, est un des éléments de son succès. Ce choix n’était
pas donné, car en 2007 Criteo est connu d’une part pour ses widgets qui
214 Schilling M., 2013, First Movers and Followers – Who Wins? in Strategic Management
of Technological Innovation, McGraw-Hill Higher Education, 320 p.
Markides C.C., Geroski P.A., 2004, Fast Second: How Smart Companies Bypass Radical Innova-
tion to Enter and Dominate New Markets, John Wiley & Sons, 208 p.
254
3 - Criteo.
215 Pendant les dix années qui suivent, Criteo reste concentré sur un seul produit –
même s’il est décliné en différentes variantes – qu’elle connaît parfaitement, sur lequel
elle est très performante, et qu’elle améliore en continu. Ce qui lui a certainement permis
de se différencier et de résister à des compétiteurs puissants dans le monde de la publicité
tels Google ou Amazon.
255
L’entrepreneuriat en action
Plusieurs fois, dans son histoire, l’équipe de Criteo a dû faire des choix
particulièrement difficiles et risqués notamment parce qu’ils avaient un
impact profond sur l’entreprise. Les dirigeants de Criteo ont pris des
décisions dont il est facile de dire aujourd’hui qu’elles étaient les bonnes,
mais à l’époque elles ont été prises dans un océan d’incertitudes. Franck
a déjà signalé une première : la décision de se focaliser sur la publicité et
abandonner les autres produits. Il en souligne un deuxième : la décision
d’alignement des intérêts entre Criteo et ses clients.
Franck et son équipe travaillent assidument à l’optimisation de leurs
modèles. Un jour, il fait une constatation à tout le moins paradoxale :
l’amélioration de la capacité prédictive de Criteo, qui augmente ses gains,
256
3 - Criteo.
Ce choix, qui s’est posé et qui a été fait à un moment stratégique, a eu des
implications importantes sur toute l’entreprise (notamment sur son mode
de rémunération).
« Et c’est là qu’on se rend compte que quand une start-up est en croissance,
c’est plus difficile de faire des changements importants, car là on changeait
tout et je pense que typiquement ça c’est une des clés du succès de Criteo,
c’est que l’on a été capable de prendre des décisions fortes comme ça qui
avaient un impact fondamental sur l’ensemble de l’entreprise. Alors qu’il y
avait déjà un business qui tournait à l’époque et qui faisait plusieurs millions
de chiffre d’affaires ».
257
L’entrepreneuriat en action
Dans son ouvrage Aramis ou l’amour des techniques 216, Bruno Latour
autopsie l’échec d’un projet de métro automatique révolutionnaire qui a
failli être construit, mais qui a été abandonné. Il ne désigne pas de coupable,
mais il reproche à ses créateurs de ne pas s’être assumés comme tels, c’est-
à-dire ne pas avoir assez aimé leur créature. Les modèles de Criteo ont
dans les paroles de Franck une forme d’humanité : ils sont imparfaits, ils
258
3 - Criteo.
sont incertains, ils se trompent, ils apprennent aussi, ils sont des paris sur
l’avenir (« une foi dans le futur », dit-il). Jamais Franck ne leur retire son
soutien, au contraire, il leur donne sa confiance, confiance qui leur apporte
leur vitalité. Et avec son équipe, il travaille à les améliorer. Ces modèles, à
la différence d’Aramis (ou de la créature du Docteur Frankenstein217), ne
manquent pas d’amour. Car aimer ne veut pas dire leur laisser une totale
autonomie et les livrer à eux-mêmes. C’est aussi accepter de les transformer,
construire des compromis technico-économiques ou socio-techniques ;
par exemple, les modèles pourraient être plus performants, mais au
détriment des clients, Franck les borde alors en modifiant leur trajectoire.
Avec son équipe, ils acceptent les aléas de ce processus expérimental qui
fonctionne plus comme un projet de recherche que comme un projet de
développement informatique classique.
Être capable de se concentrer sur un seul produit, faire tout ce que fait
l’entreprise le mieux possible, trouver un bon curseur entre la gestion les
problèmes quotidiens et l’anticipation du futur, ne pas hésiter à prendre des
décisions difficiles et faire confiance à la technologie (au sens où Franck
l’explique), sont loin d’être des recettes qui conduiraient au succès de
toutes les start-ups. Il faudrait être naïf pour le penser. Comme le souligne
Franck, ces points sont spécifiques à l’histoire de Criteo. D’autres peuvent
être ajoutés, liés à sa formidable croissance qui suit la période étudiée.
Pascal Gauthier insiste par exemple sur la très grande ambition de l’équipe
dirigeante, une « ambition calculée » qui se retrouve tant dans leurs objectifs
toujours très élevés de chiffre d’affaires que dans les recrutements de très
haut niveau qu’ils ont faits aux postes de direction de l’entreprise ou à son
conseil d’administration. Être allé chercher des stars de la high tech tel par
exemple Greg Coleman recruté en 2011 comme patron pour les États-
Unis est une des forces de Criteo : « Il fallait beaucoup d’ambition à une
petite entreprise française, certes en croissance, pour réussir à attirer un tel
dirigeant218 ».
217 Réinterprétant le mythe, Bruno Latour notait que, si la créature artificielle du docteur
Frankenstein s’est transformée en monstre féroce, c’est à cause du manque d’amour de son
créateur : « c’est à cause de toi que je suis devenu méchant » dit le premier au second.
218 Pascal Gauthier développe ce point dans l’entretien, en anglais, qu’il donné à Mo-
saic Ventures et qui s’intitule : Building and scaling Criteo with Pascal Gauthier, disponible à
l’adresse suivante, et qui apporte, comme son titre l’indique, d’autres éléments utiles à la
compréhension de la croissance de Criteo :
http://www.mosaicventures.com/mosaicblog/2017/6/1/building-and-scaling-criteo-
with-pascal-gauthier
259
L’entrepreneuriat en action
219 Si la quatrième partie, donnait principalement la parole à Franck Le Ouay. Pour celle-
ci, je suis particulièrement redevable et reconnaissant à Romain Niccoli. Son point de départ
est les informations que j’ai recueillies lors de la conférence qu’il a donnée à l’École des
mines le 18 avril 2018 pour les professionnels de L’Executive Mastère MSIT (Manage-
ment Stratégique de l’Information et des Technologies) proposé par HEC Paris et MINES
ParisTech et co-dirigé par mon collègue Fabien Coelho. Plusieurs discussions que j’ai eues
ensuite avec lui et sa relecture d’une première version de cette partie ont été plus qu’utiles.
260
3 - Criteo.
261
L’entrepreneuriat en action
262
3 - Criteo.
263
L’entrepreneuriat en action
Ces données sur les sessions de navigation et sur tous les affichages passés
alimentent des algorithmes qui permettent de répondre à trois questions
principales :
- la première porte sur le montant de l’enchère que Criteo doit proposer
pour acheter chaque possibilité d’affichage de publicité : à quel prix
acheter tel emplacement particulier ?
- la deuxième concerne le produit que Criteo met dans la bannière :
quel produit proposer qui est susceptible d’intéresser l’internaute ?
- la troisième est liée à la façon de présenter le produit. « Choisir le bon
produit c’est bien, mais s’il est affiché de façon moche ou illisible ça
ne marchera pas ». (Romain).
222 « On ne va pas utiliser l’information de quelqu’un qui vient de regarder une robe
jaune sur le site des Trois Suisses pour afficher la même pour La Redoute. L’information
récupérée sur le site d’un client, n’est utilisée que pour ce client ».
264
3 - Criteo.
265
L’entrepreneuriat en action
223 La conférence et l’entretien avec Romain sur ce thème ont eu lieu en 2018.
266
3 - Criteo.
L’algorithme de recommandation
Autrement dit, plus l’information est précise plus vite elle périme. La
Privacy Policy de Criteo limite la durée de rétention des informations à treize
mois. Après cette période, ces données anciennes sont supprimées.
267
L’entrepreneuriat en action
L’algorithme de présentation
268
3 - Criteo.
Ces algorithmes sont nourris par des données, plus elles sont nombreuses
et riches, meilleur sera le résultat. Imaginons, plusieurs entreprises
concurrentes équipées du même algorithme, celle qui aura le plus de
données devrait, théoriquement, gagner la partie. Voilà pourquoi il est
aujourd’hui très difficile à un nouvel entrant d’avoir le même niveau de
performance qu’un Criteo, installé depuis longtemps sur ce marché.
En effet, la diffusion de la technologie de Criteo obéit à un processus
dynamique d’auto-renforcement qui a pour moteur l’action même d’être
adoptée. Ce processus est expliqué par le concept de rendements croissants
d’adoption, phénomène qui repose sur des externalités de réseau et des
effets de courbe d’apprentissage.
L’externalité de réseau signifie que la valeur du service de Criteo pour
chaque utilisateur augmente avec la taille de la « base installée ». En effet,
plus l’entreprise a de clients, plus ses algorithmes disposent de données
et plus ils sont performants, c’est-à-dire que plus leurs rendements
augmentent, et plus le service de Criteo devient attractif pour de nouveaux
clients (et aussi pour les clients déjà acquis).
Les effets de courbe d’apprentissage expliquent que plus la technologie est
utilisée, plus elle est développée et plus elle devient efficiente et efficace.
Ces effets concernent Criteo en tant que producteur de la technologie :
plus celle-ci est utilisée plus elle génère un chiffre d’affaires important, plus
Criteo peut investir pour améliorer encore ces performances. En 2018, une
part importante de la R-D – plus de sept cents personnes – est consacrée à
l’amélioration continue de ces algorithmes. Voilà pourquoi je disais que si la
recherche n’est pas à l’origine de l’entreprise, la recherche est aujourd’hui un
point de passage obligé. Ces effets de courbe d’apprentissage concernent
aussi les clients de Criteo : plus ceux-ci utilisent son service, mieux ils le
comprennent et plus ils l’utilisent de façon efficace et productive.
269
L’entrepreneuriat en action
270
3 - Criteo.
sera le deuxième prix proposé (en utilisant les probabilités) pour ajuster
leur offre en fonction de celui-ci.
Dans le modèle du deuxième prix, la stratégie d’enchère est simple : les
participants proposent leur prix plafond – sans marge – qu’ils sont sûrs
de ne pas payer. Dans le modèle du premier prix la stratégie est plus
sophistiquée. Comme le prix proposé sera le prix payé, avancer une
enchère élevée, bien plus élevée que la seconde, permet de gagner les
espaces mais renchérit leurs coûts d’acquisition. Si l’enchère est plus basse
que la seconde, l’accès aux espaces est fermé.
Ce passage au premier prix favorise les acheteurs d’espaces, tel Criteo, qui
possèdent des algorithmes sophistiqués capables d’analyser des dizaines
de milliards d’enchères et de prédire, pour une configuration particulière,
quel sera le montant de la deuxième enchère sur la base des enchères
passées. Celui qui fait cela mieux que les autres tient un avantage compétitif.
Voilà pourquoi ce changement de modèle d’enchères a été positif pour
Criteo qui est très bien équipé pour mettre en place ce type d’algorithme
– qui est au cœur de son métier – et pour déployer une nouvelle stratégie
d’enchères sans augmenter l’addition de ses clients.
Un autre événement imprévu arrive alors que je croyais terminée la
rédaction de ce chapitre. C’est une décision d’Apple que je relate dans le
court épilogue qui suit. Cet événement est beaucoup moins favorable à
l’entreprise que le changement de système d’enchères.
Épilogue
Un événement imprévu survient à la fin de l’année 2017, Apple modifie
sa politique de sécurité et décide de fortement limiter les cookies sur son
moteur Safari. Ces cookies sont indispensables à Criteo, ce sont eux qui
permettent de reconnaître un internaute. Sans cookies, c’est-à-dire sans
suivi de la navigation d’un internaute, difficile de lui envoyer des bannières
publicitaires ciblées. Le jour de l’annonce d’Apple, l’action de Criteo
dévisse au Nasdaq, perd un quart de sa valeur en deux séances, et atteint
son cours historique le plus bas. Un an plus tard, la valeur de l’action est
divisée par deux. En juillet 2019, elle ne représente plus que 30 % de son
cours historique le plus haut (17,5 dollars contre 55). Cette chute plus
récente est liée à la crainte que Google suive l’exemple d’Apple. Alors que
pendant des années, l’entreprise montrait une croissance de 30 % de son
271
L’entrepreneuriat en action
chiffre d’affaires, ce dernier reste stable entre 2017 et 2018 (2,3 milliards
de dollars tout de même). La presse qui encensait la licorne française
devient critique : en mars 2018, un long article du JDN titre : « Comment
Criteo a raté le coche de la diversification »227. Les prévisions de croissance
de l’entreprise pour 2019 sont revues à la baisse.
La décision d’Apple, oblige Criteo à réagir, à questionner son modèle,
à diversifier le ou les services que l’entreprise propose à ses clients. Cet
événement a un autre effet important : le retour, en avril 2018, et à la
demande du conseil d’administration, de Jean-Baptiste Rudelle à la tête
de l’entreprise, alors que celui-ci avait quitté Criteo deux ans et demi plus
tôt en ne gardant que des fonctions liées à la stratégie à long terme de
l’entreprise.
« L’événement Apple » contraint l’entreprise à accélérer sa diversification
face à son activité historique du reciblage qui constitue l’essentiel de son
chiffre d’affaires. Son PDG veut faire de Criteo, le champion de l’Internet
ouvert et fournir « aux acteurs indépendants des solutions technologiques
pour rivaliser avec les Gafa 228 ». Ces acteurs visés sont autant les
e-commerçants que les marques à qui Criteo veut fournir des alternatives
à Amazon. Criteo souhaite proposer à ses clients de « maîtriser leur destin
et leurs données ».
En octobre 2019, Criteo annonce que Jean-Baptiste Rudelle quitte ses
fonctions de CEO et nomme à ce poste une spécialiste de la mesure
d’audience, Magan Clarken. Il redevient président non exécutif.
Last but not least, le 14 janvier 2020, c’est Google qui annonce qu’il va
supprimer les cookies sur son navigateur Chrome en 2022. En deux jours,
l’action de Criteo perd près de 25 % (tombant sous les 14 dollars).
Une ère post-cookies est en train de s’ouvrir. Depuis 2018, Criteo
développe de nouveaux produits qui doivent la rendre moins dépendante
de ces cookies. Elle investit vingt millions d’euros dans un laboratoire
d’intelligence artificielle et défend aujourd’hui un « Internet ouvert ».
272
Introduction
229 Je ne développe pas un autre événement imprévu qui, en juillet 2018, pose pro-
blème : Facebook retire à Criteo son accréditation «Facebook Marketing Partner» qui donne
à l’entreprise un statut de partenaire privilégié du réseau social. À l’automne 2019, Criteo
attaque Facebook devant l’autorité de la concurrence.
230 Donato Cutolo and Martin Kenney, The Emergence of Platform-Dependent Entrepreneurs:
Power Asymmetries, Risk, and Uncertainty, Working Paper, 2019.
273
Conclusion
Cet ouvrage démarrait par une liste de questions : Que font les
entrepreneurs ? Comment mettent-ils concrètement au point leur produit
et leur business model ? Comment font-ils se rencontrer une innovation
technologique et un marché ? Quels types de ressources mobilisent-ils pour
réussir cette rencontre ? Quel processus suivent-ils pour faire exister leur
entreprise ? Quels autres acteurs participent à ce processus ? En définitive,
comment de jeunes ingénieurs – au cours de leurs études ou après une
première expérience professionnelle – arrivent-ils à trouver une place avec
une innovation de rupture dans un secteur qui leur est largement étranger ?
Les chapitres qui précèdent où la lectrice ou le lecteur peut suivre le travail
concret que font les entrepreneurs, depuis l’émergence du projet jusqu’à
cette étape qualifiée de product-market fit, auront, je l’espère, répondu ou
apporté des éléments de réponse à ces questions.
Les trois entreprises suivies sont très différentes du modèle de la PME
établie et indépendante qui opère sur un marché sans en être un acteur
dominant, où l’innovation n’est pas au cœur de la stratégie, où le chef
d’entreprise ne vise pas la forte croissance mais la stabilité ou l’augmentation
maîtrisée de son chiffre d’affaires. Ce type d’entreprises constitue la
grande majorité des PME en France et joue un rôle fondamental dans
notre tissu économique. Les entrepreneurs qui figurent dans cet ouvrage
– tout comme ceux qui les financent, que ce soient des business angels pour
Expliseat ou des sociétés de capital-risque pour Criteo et DNA Script –
ont des ambitions toutes différentes. Ils visent l’innovation radicale par de
nouveaux produits ou services, la mise en place d’un business model qui
apportera une forte rentabilité, la rencontre avec un marché international
– et non pas local – et la conquête d’une part importante de celui-ci. Bref,
ils cherchent la forte croissance du chiffre d’affaires, des bénéfices et des
effectifs de l’entreprise.
Dans la première partie de cette conclusion, je reviens sur le processus
entrepreneurial. Processus qui est en définitive la question centrale de
ce livre et qui englobe toutes les autres. Il permet de suivre l’action des
créateurs de ces entreprises et de ceux qui, d’une façon ou d’une autre,
participent à cet ensemble inter-relié d’opérations qui fabriquent à la fois
L’entrepreneuriat en action
l’entreprise, son produit et son marché, mais aussi les entrepreneurs231. Mon
intention est de mettre au jour des caractéristiques communes aux trois
processus d’innovation entrepreneuriale observés dans ce livre. Cela d’une
part pour compléter les éléments d’analyse présentés à la fin de chaque
chapitre – et parfois rappelés ici – par une vision transversale, et d’autre
part, pour apporter, non pas des prescriptions ou des recommandations,
mais plutôt des éléments de réflexion à celles et ceux qui souhaitent créer
une entreprise technologique, ou qui les accompagnent, les financent et les
soutiennent, ou encore à celles ou ceux qui cherchent à comprendre ou
qui enseignent l’entrepreneuriat. Je montre ainsi successivement que ce
processus est fait de nombreuses transformations, qu’il est non planifiable,
qu’il est expérimental, qu’il est rempli d’incertitudes, de choix et de
décisions, qu’il est collectif et que c’est un processus social.
Dans une seconde partie, je m’intéresse à la fabrique des entrepreneurs.
Après avoir mis à mal plusieurs mythes sur les entrepreneurs, je montre
que les entreprises étudiées et leurs entrepreneurs se sont construits dans
le même mouvement. En effet, ces primo-entrepreneurs sont eux aussi
le résultat de ce processus qui ne fabrique pas seulement des produits,
des marchés, des entreprises ; il fabrique également des entrepreneurs, en
l’occurrence ici des nouveaux entrepreneurs. Pour finir, je pose la question
du lien entre leur formation et leur activité entrepreneuriale, question qui
est aujourd’hui au cœur de la recherche sur les étudiants ou les jeunes
diplômés entrepreneurs.
Processus
Un processus long et sinueux, fait de nombreuses transformations
Dans chacun des trois cas, la rencontre de l’innovation et d’un marché (le
product-market fit) est le résultat d’un processus long et sinueux. Long, car
il a nécessité trois années pour Criteo, cinq ou sept ans pour Expliseat232
et semble stabilisé pour DNA Script, six années après la création de
231 Parmi les neuf créateurs de ces trois entreprises, seul Jean-Baptiste Rudelle, cofon-
dateur de Criteo, a une expérience de la création d’une entreprise et n’est pas un primo-
entrepreneur.
232 Cinq pour le marché des avions régionaux, sept pour celui visé au départ des Boeing et
Airbus.
276
Conclusion
277
L’entrepreneuriat en action
permis de les construire. Mais nous savons maintenant que, comme l’écrit
Bruno Latour, « toutes les découvertes importantes naissent inefficaces : ce
sont des hopeful monsters, des monstres prometteurs » (2003, p.11)233.
La force de ces innovateurs est aussi d’être capables de tirer des
enseignements de leurs erreurs, de ne pas les refouler sous le tapis. Cet
apprentissage est crucial pour la suite, car même une fois ce product/market
fit réalisé, une fois les premières ventes réussies, le projet continue à se
transformer ; ce que l’entreprise a appris durant ce processus sera mobilisé
pour créer les nouvelles versions du produit, les nouveaux services, les
nouveaux marchés… L’activité de conception et de re-conception est
permanente, sans fin.
L’entrepreneuriat innovant n’est pas réductible à une « idée géniale », c’est
bien le processus fait de transformations qui compte. Car une idée de
nouveau produit ou service est la chose la plus banale et la plus répandue
au monde. Celles d’un siège plus léger, d’une imprimante à ADN, du
retargeting publicitaire… d’autres les ont eues avant, au même moment ou
peu après les entrepreneurs que j’ai suivis. Ce qui compte c’est moins l’idée
initiale ou la recherche de ceux qui disent l’avoir eue en premier, que le
processus qui la réalise et ceux qui l’accomplissent. De ce point de vue,
le problème n’est pas celui de l’idée, mais bien plutôt celui de la capacité
à l’enrichir, à l’effectuer, à l’exécuter, c’est-à-dire à la transformer en un
service ou produit qui, grâce à un modèle économique viable, rencontrera
les intérêts du plus grand nombre possible d’utilisateurs ou de clients.
Un processus émergent
278
Conclusion
279
L’entrepreneuriat en action
Un processus expérimental
235 Cette situation est très différente de celle où des entrepreneurs cherchent un usage,
un marché, un débouché pour une technologie qui a été développée dans un laboratoire
de recherche.
280
Conclusion
Comme pour toute expérience, le résultat est incertain. Les trois équipes
n’hésitent pas à transformer – parfois plusieurs fois et en profondeur – leur
produit comme le marché visé en fonction de ce résultat. À leur capacité
d’expérimentation est liée une capacité d’apprentissage. Apprendre de
l’expérience se révèle crucial (l’équipe de Criteo nous le montre avec la
version 2 de son moteur de recommandation vendue en marque blanche
qui résout les trois problèmes auxquels était confrontée sa version 1). Si
celle-ci se révèle négative, ils repartent explorer une autre piste.
Comme je l’ai noté plus haut, on pourrait réécrire ces trois histoires en
disant voici ce que ces entreprises auraient dû faire dès le début. Mais sans
les processus expérimentaux décrits, sans leurs épreuves, sans leurs échecs,
sans les compétences et connaissances qu’ils ont permis de développer,
sans les contacts et les informations qu’ils ont permis d’accumuler… rien
ne dit que chaque équipe serait arrivée – après bien des détours – à faire
rencontrer un produit et un marché et à convaincre comme elles l’ont fait
toutes les trois de nombreux investisseurs et clients de les suivre.
Dans ces trois cas, j’ai montré comment les entrepreneurs sont en
permanence confrontés à un enchevêtrement de décisions à prendre ou
de choix à faire : celui d’un stagiaire, d’un matériau, d’un fournisseur, d’un
premier client, d’un partenaire, etc. À chaque fois plusieurs options sont
possibles, laquelle choisir ? Ces choix ne sont jamais neutres, tous engagent
l’entreprise sur une trajectoire qui peut se révéler irréversible ou dont le
changement coûtera temps et argent. Car les incertitudes sont légion, elles
concernent tant la technologie que le marché et même généralement ce
couple produit-marché. Ainsi, le projet DNA Script montre une situation
où se pose la question du choix du marché. Sera-ce un marché de la
technologie (où la start-up accordera des licences de sa future technologie
aux entreprises qui aujourd’hui produisent de l’ADN de synthèse avec les
procédés classiques), un marché du service (où DNA Script deviendra elle-
même un producteur d’ADN pour les laboratoires, concurrent de ceux
qui existent) ou un marché du produit (avec la commercialisation d’une
imprimante à ADN et de ses consommables) ? Chacun de ces marchés
pouvant se décliner ou se combiner. À chacun de ces choix, correspond un
produit différent, une technologie différente et une entreprise différente.
281
L’entrepreneuriat en action
Entreprendre dans la technologie, c’est faire des choix, mais des choix qui
ne sont pas que techniques, qui concernent aussi les usages et les marchés,
l’organisation de l’entreprise… Tous les aspects du projet sont concernés,
tout cela dans un océan d’incertitudes au sein duquel les entrepreneurs,
leurs équipes et ceux qui les entourent doivent naviguer.
Ces multiples incertitudes qui peuplent le processus d’innovation ne sont
pas seulement liées aux choix à faire, elles concernent aussi ceux qui ont
été faits ou les éléments qui semblent acquis : un associé peut choisir de
partir pour un autre projet, une subvention qui semblait promise ne pas
être attribuée, un client faire faillite, une résine se mélanger imparfaitement
à un carbone… Dans les trois cas étudiés, nous assistons à la genèse d’un
alignement surprenant et fragile de forces de natures variées. Alignement
que le réseau – qui construit l’innovation et qu’elle construit dans le même
mouvement – solidifie et renforce. L’économiste Joseph Schumpeter notait il
y a plus d’un siècle dans sa Théorie du développement économique (1911, 1934) que
l’innovation était une combinaison de connaissances existantes ou nouvelles,
de ressources, d’équipements… et que cette activité combinatoire était la
fonction entrepreneuriale, la fonction que remplissent les entrepreneurs. Ces
trois cas ont montré comment les entrepreneurs assemblent des ressources
pour leur projet. Mais ils ne peuvent être réduits à cette fonction. Leur action
a aussi pour objet la fabrication d’un réseau sociotechnique, réseau dont
l’étendue et la force réduiront les incertitudes236 et assureront la solidité au
projet (Callon et Latour, 1991)237.
Face à ces incertitudes, les entrepreneurs sont présentés comme
des personnes qui n’auraient pas peur du risque et qui prennent même
des risques importants. Cependant, le suivi de leur parcours montre que
comme la plupart d’entre nous, ils n’aiment pas le risque, et qu’ils prennent
des risques modérés.
236 Du point de vue de l’économiste, et depuis les travaux de Frank Knight (Risk, Uncer-
tainty and Profit, 1921), le processus d’innovation entrepreneuriale est plus incertain que
risqué : dans sa théorie, il propose une distinction entre risque et incertitude. Le premier
caractérise une situation où la distribution de probabilités des cas possibles est connue, la
seconde où les cas possibles ne sont non seulement pas connus, mais ne peuvent l’être.
Autrement dit, le risque est probabilisable, l’incertitude ne l’est pas.
237 Callon, M. et B. Latour, 1991, « Réseaux technico-économiques et irréversibilités »,
dans R. Boyer, B. Chavanche et O. Godard (dir.), Les figures de l’irréversibilité en économie,
Paris, Éditions de l’EHESS.
282
Conclusion
C’est le cas de ceux que j’ai suivis, qui sont dotés de diplômes cotés, qui
sont au début de leur carrière. Les travaux sur l’effectuation238 utilisent la
notion de « perte acceptable » pour signifier que la démarche des créateurs
d’entreprises est moins fondée sur une estimation des gains que pourrait
leur apporter la réussite de leur projet (gains dont ils n’ont aucune idée)
que sur les pertes qu’ils peuvent accepter en se lançant dans leur projet.
Tous procèdent par étapes, ils avancent, s’ils obtiennent des résultats – ils
continuent pour une autre étape. J’ai longuement développé ce point dans le
chapitre consacré à DNA Script, en essayant de montrer que les fondateurs
de l’entreprise avaient pris des risques modérés ou calculés. Chez les créateurs
de cette entreprise, le risque n’est perçu que comme un coût d’opportunité
c’est-à-dire le coût du temps qu’ils ont consacré à un projet qui peut ne
pas marcher alors qu’ils auraient pu consacrer ce temps à un autre emploi
ou à un autre projet qui pourrait mieux fonctionner. Ces entrepreneurs,
comme généralement tous ceux et toutes celles qui réussissent, travaillent
très durement, ce qui est une façon de limiter le risque. Enfin, ces jeunes
diplômés créateurs de ces entreprises sont aussi conscients de la somme
considérable de compétences et de connaissances qu’ils accumulent dans
ce processus et du large réseau professionnel qu’ils construisent… autant
d’éléments qui seront valorisés dans leur parcours futur si le projet s’arrête.
Sans les créateurs de Criteo, d’Expliseat de DNA Script, sans leurs qualités,
leur ténacité, leur engagement, ces trois entreprises n’existeraient pas. Ces
entrepreneurs sont les architectes de ces projets. Dans les trois cas, très
vite, ils réussissent à convaincre de très nombreuses personnes, entreprises
ou institutions de les rejoindre. J’ai montré la grande variété d’acteurs qui
interviennent dans les trois histoires : conseillers (experts, consultants ou
professeurs, etc.), stagiaires, salariés, laboratoires de recherche, business
angels, capital-risqueurs, agences et programmes publics, futurs clients ou
utilisateurs, prospects, fournisseurs, sous-traitants, collectivités locales…
d’une façon ou d’une autre, tous participent au projet. Dans les processus
étudiés, ces acteurs très divers apparaissent et sont enrôlés ou s’enrôlent
dans l’aventure. Les créateurs ne sont pas seuls, la création d’une entreprise
est un acte collectif qui dépasse l’équipe des fondateurs.
238 Read S., Sarasvathy S., Dew N., Wiltbank R. et Ohisson A-V., 2011, Effectual Entre-
preneurship, New-York, Routledge, 2011, 228 p.
283
L’entrepreneuriat en action
284
Conclusion
Un processus social
285
L’entrepreneuriat en action
240 Alvarez, S.A. and Barney, J.B., 2007, “Discovery and Creation: Alternative Theories
of Entrepereneurship Action”, Strategic Entrepreneurship Journal, 1 (1-2), 11-26.
241 Gartner, W.B., 1989, “Who is an Entrepreneur? Is the Wrong Question”, Entrepre-
neurship Theory and Practice, 13 (4), 47-68.
286
Conclusion
Tous ces travaux sur les traits de personnalité des créateurs d’entreprises
ont cherché à mettre au jour un profil type de l’entrepreneur. S’ils sont
moins nombreux aujourd’hui, ils ont cependant donné naissance à de
multiples mythes ou les ont confortés. L’hypothèse qui préside à ces études
est que ces caractéristiques sont innées. Autrement dit, et c’est là un grand
mythe de l’entrepreneuriat : « Entrepreneurs are born, not made », on ne devient
pas entrepreneur, on naît entrepreneur. Admettre que l’entrepreneuriat
est une affaire de gènes revient à penser que l’entrepreneuriat ne peut
pas s’apprendre. Attaquer ce mythe a été au cœur des formations à
l’entrepreneuriat. Ce que faisait, dès 1985, Peter Drucker dans son ouvrage
précurseur Innovation and Entrepreneurship: «Most of what you hear about
entrepreneurship is all wrong. It’s not magic; it’s not mysterious; and it has nothing to
do with genes. It’s a discipline and, like any discipline, it can be learned 243. »
242 Le locus de contrôle détermine dans quelle mesure les individus croient exercer une
influence sur les événements ou les résultats.
243 « Ce que vous entendez sur l’entrepreneuriat est généralement faux. Ce n’est en
rien magique ; ce n’est en rien mystérieux ; et cela n’a rien à voir avec les gènes. C’est
287
L’entrepreneuriat en action
une discipline et, comme toute discipline, cela peut s’apprendre » in Drucker P. (1985),
Innovation and Entrepreneurship: Practice and Principles, New York, Harper & Row Publishers.
244 La plupart des manuels d’entrepreneuriat anglo-saxons commencent d’ailleurs par
développer et critiquer de longues listes de mythes sur l’entrepreneuriat qui concernent le
comportement et les traits de personnalité des entrepreneurs. C’est ainsi le cas dans deux
ouvrages cités dans cette conclusion : Effectual Entrepreneurship de Stuart Read, Saras Saras-
vathy, Nick Dew, Robert Wiltbank et Anne-Valérie Ohisson, Routledge, New York, 2011
et Entrepreneurship: The Practice and Mindset de Heidi Neck, Christopher Neck et Emma
Murray, Sage, Los Angeles, 2018
245 Wadhwa V., Freeman R., Rissing B., 2008, Education and Tech Entrepreneurship, Kansas
City: The Kauffman Foundation.
288
Conclusion
Un autre mythe, lié à ce premier, est que les entrepreneurs sont des
« doers » et pas des « thinkers », bref des personnes qui font, alors que
d’autres pensent. De tels mythes ont des effets : dans les méthodologies
de création d’entreprise les plus répandues, l’« exécution », le « faire » sont
l’alpha et l’oméga des start-ups. Si la lectrice ou le lecteur de cet ouvrage
sera convaincu de l’importance de l’exécution (Franck faisait de la qualité
de l’exécution une des clés du succès de Criteo), elle ou il l’est aussi, je
l’espère, de la nécessité pour les entrepreneurs d’être capables d’une forte
dose de réflexivité, c’est-à-dire de pouvoir mener un examen approfondi
de leurs actions et de leur démarche. En fait, d’être capables de marcher
et de se regarder marcher. Tous ceux que j’ai suivis montrent une grande
aptitude à analyser leur activité collective ou individuelle. Bien sûr ils font,
mais dans le même mouvement, ils pensent. Ils agissent pour penser. Faire
et penser sont inextricablement liés comme l’envers et l’avers d’une même
pièce.
Les entrepreneurs seraient aussi désordonnés, peu structurés et auraient
un tempérament chaotique, « laissant d’autres mettre les choses sur les
rails ». Voilà un autre mythe banal. Les travaux existants, et pas seulement
les trois exemples étudiés ici, montrent qu’à l’inverse les entrepreneurs
restent fortement impliqués dans tous les aspects de leur entreprise.
La liste pourrait être plus longue : j’ai cité plus haut le mythe de la prise du
risque, celui de l’entrepreneur visionnaire ou de l’idée géniale. Je pourrais
ajouter le mythe de l’épiphanie (le moment magique où tout se révèle)
ou celui de l’entrepreneur héros isolé, franc-tireur qui seul contre tous
change le monde… Ces fables véhiculent une vision romantique de
l’entrepreneuriat qui ne résiste ni au regard des situations décrites dans ce
livre, ni plus largement aux nombreux travaux de recherche du domaine.
Il n’y a pas une condition monolithique de l’entrepreneur. Même au sein du
très petit nombre de primo-entrepreneurs que j’ai interrogé apparaît une
gamme très variée de rapports à l’entrepreneuriat. Ce qui les caractérise,
au-delà de la grande diversité de leurs profils, de leur tempérament, de
leur façon de se comporter, c’est plus une envie de faire, d’apprendre, de
réussir, une grande capacité de travail, d’écoute des autres, de l’ambition…
mais cela n’est en rien propre aux entrepreneurs. On retrouve ces mêmes
envies ou aptitudes chez des salariés, des cadres de grandes entreprises, des
responsables d’associations caritatives, des sportifs, des artistes, etc.
289
L’entrepreneuriat en action
246 Pour certains auteurs en entrepreneuriat, ceux que j’ai étudiés ici seraient passés du
statut de Potential Entrepreneurs (c’est-à-dire d’individus qui croient avoir la capacité et le
savoir-faire pour créer une entreprise sans la charge de la peur de l’échec), à celui de Nas-
cent entrepreneurs (d’individus qui ont créé leur entreprise qu’ils possèdent ou co-possèdent,
qui a moins de trois mois et qui n’a pas encore générée de traitement ou de salaire pour
les propriétaires), puis à celui de New business owners (individus qui ont été nascent entre-
preneurs, qui ont été activement impliqués dans l’entreprise pour plus de trois mois mais
moins de trois ans et demi) et enfin à celui de Established business owners (des personnes qui
sont encore actives dans l’entreprise depuis plus de trois ans et demi). On trouve notam-
ment cette classification – dont on voit le peu de sens qu’elle aurait dans les trois histoires
présentées ici mais que ces auteurs utilisent à des fins statistiques dans : Neck, H.M.,
Neck, C.P., Murray, E.L., 2018, Entrepreneurship: The Practice & Mindset London, Sage.
290
Conclusion
D’ailleurs ceux qui ont quitté ces projets en ont monté d’autres : Franck
Le Ouay, cofondateur de Criteo, quitte ses fonctions opérationnelles de
Chief Scientist en octobre 2014, pour devenir jusqu’à la fin de l’année 2015
conseiller de la direction sur la technologie et la stratégie de produit. Début
2016, il crée Lifen une start-up qui développe une solution pour numériser
les échanges de documents médicaux et leur intégration dans le dossier
médical personnel. Cela en réunissant médecins, patients et professionnels
de santé autour d’une seule et même plateforme qui permet de stocker, de
partager et d’analyser les données médicales. En 2019, Lifen emploie une
centaine de personnes et a levé près de trente millions d’euros ; plus de
vingt pour cent des hôpitaux français sont ses clients pour transférer des
données médicales. Jean-Charles Samuelian, membre du trio des créateurs
d’Expliseat, quitte le projet en 2015 pour créer Alan, une nouvelle assurance
santé digitale qui connaît un fort succès (elle a au milieu de l’année 2019
levé soixante-quinze millions d’euros et emploie cent vingt personnes).
Romain Niccoli qui comme Franck quitte ses fonctions opérationnelles
de CTO (Chief Technology Officer) de Criteo à la fin de l’année 2016 tout
en restant, pendant un an, conseiller pour les questions de technologie
et de produit. En janvier 2017, il est cofondateur, avec notamment Jean-
Baptiste Rudelle, de LESS qui est une plateforme visant à fournir une
alternative moins chère et plus verte que le taxi pour le transport urbain à
courte distance. Le projet ne rencontre pas le succès espéré et la société est
vendue à BlaBlaCar en mai 2018. Durant ces années, Romain est conseiller
de nombreuses startups telles Ledger, Iziwork, SportsRadar. En août 2019,
il est cofondateur avec Éléonore Crespo247 (diplômée des Mines en 2012)
de Strana, un ambitieux projet qui s’intéresse à la gestion du planning
stratégique en entreprise. Ces trois primo-entrepreneurs, Franck, Jean-
Charles et Romain, ont quitté les entreprises dont ils étaient cofondateurs,
et, forts de leur expérience, ont créé de nouvelles sociétés. « C’est à travers
cette expérience que j’ai forgé mes qualités entrepreneuriales », affirme Jean-
Charles interrogé sur Alan et évoquant les premières années d’Expliseat248.
Plus largement, depuis des années, et dans des configurations variées, la
plupart des créateurs des trois entreprises étudiées conseillent des start-
ups, et partagent leur expérience avec d’autres entrepreneurs.
291
L’entrepreneuriat en action
Les processus que j’ai décrits comme les actions des entrepreneurs ne
naissent et ne se déploient pas sur une page blanche : leur émergence dépend
fortement de ce que certains appelleront leur environnement, d’autres leur
écosystème, d’autres encore leur contexte (Autio et al, 2014)249. Ces derniers
sont faits de leurs liens avec de nombreuses institutions, de leur réseau de
partenaires, de la disponibilité de financements qui sont privés ou publics,
d’un cadre institutionnel favorable à l’entrepreneuriat (qui permettra à l’un
de toucher des allocations chômage, à un autre fonctionnaire de participer à
la création d’une entreprise privée, à tel investisseur de bénéficier d’avantages
fiscaux…), des compétences incorporées des personnes recrutées, des
structures de soutien comme les incubateurs… Les entrepreneurs ne
préexistent pas à ce cadre. Ainsi, c’est une fois admise dans un incubateur
que l’équipe de DNA Script dit, par la voix de Xavier : « une fois entré chez
Agoranov, on se sent, pour la première fois, une start-up ». Ces cadres ne
sont pas que des dispositifs au service des entrepreneurs, ils ne sont pas que
des contextes ou des environnements : ils participent à la fabrication des
entrepreneurs et de leur projet.
Le contexte fabrique les entrepreneurs (s’ils avaient créé leur projet dans la
Silicon Valley ou ailleurs, il aurait été et ils auraient été différents). Mais dans
le même mouvement, les entrepreneurs fabriquent aussi leur contexte :
par leurs choix, ils participent à la structuration de leur environnement,
de leur écosystème pour reprendre le terme250 qui fait florès tant dans
la littérature académique que dans le discours politique. Choisir tel
incubateur, tel sous-traitant, tel stagiaire ou tel investisseur… c’est aussi
fabriquer le cadre dans lequel le projet se déploie. Ainsi en décidant de
s’implanter à l’étranger, les entrepreneurs élargissent leur contexte et
changent par là même la trajectoire de leur entreprise. Ils l’ont fait dans
ces configurations différentes. Criteo construit d’abord son market fit et
son business model en France et en Europe puis s’implante aux États-
249 Autio E., Kenney M., Mustar P., Siegel D., Wright M., 2014, “Entrepreneurial in-
novation: The importance of context”, Research Policy, Volume 43, Issue 7, September,
1097-1108.
250 Schématiquement, le terme écosystème a deux principales acceptions. La pre-
mière est celle de Business Ecosystem (écosystème d’affaires) qui porte sur les interactions
diverses entre une (parfois plusieurs) entreprise avec ses partenaires variés. La seconde
est celle d’Entrepreneurial Ecosystem (écosystème entrepreneurial) qui se réfère plutôt à
l’environnement social, économique, culturel qui a un effet sur l’entrepreneuriat, qui
l’encourage, le soutient, le freine… Dans ce sens, on parlera par exemple de l’écosystème
entrepreneurial londonien ou parisien. Ou l’on dira que la Silicon Valley est un écosystème.
292
Conclusion
Questions de formation
Cet ouvrage sur la création d’entreprise par des jeunes ingénieurs serait
inachevé s’il omettait de considérer une question majeure : celle de la
formation des ingénieurs généralistes et notamment de leur formation à
l’entrepreneuriat.
L’École des mines fait partie du contexte, de l’environnement, du réseau de
ces trois projets, cela parce chaque fois le trio des fondateurs compte deux
diplômés qui en sont issus. À l’époque où ils ont démarré, l’École leur a
apporté peu de moyens matériels251, notamment l’accès à des ordinateurs,
des logiciels et des bases de données… Ses apports immatériels ont
été plus nombreux, par exemple des discussions avec des enseignants-
chercheurs, des mises en relation avec différents acteurs, entreprises ou
institutions, l’accès au réseau des anciens élèves, de la reconnaissance
(puisque Expliseat et DNA Script ont été lauréats du Prix Entrepreneuriat
MINES ParisTech Criteo). Mais pour ceux que j’ai suivis, l’essentiel est
ailleurs, il concerne les compétences que l’École apporte.
251 Les choses ont changé depuis l’époque où ont été créées ces trois entreprises. Dif-
férents types de soutiens sont aujourd’hui disponibles (bourses, espace de travail, finan-
cements), cela notamment dans le cadre de l’Université PSL.
293
L’entrepreneuriat en action
D’une part, ces trois entreprises ont pu recruter des jeunes élèves
ingénieurs comme stagiaires (qui sont généralement embauchés après leur
stage) ou comme salariés. Les uns et les autres ont joué un rôle important
dans le développement des trois entreprises concernées. « Le fait d’avoir eu
Henri et Jérôme (qui ont fait leur stage de fin d’études chez DNA Script et
y sont restés ensuite) a énormément aidé l’entreprise », dit Sylvain Gariel.
D’autre part, l’École a joué un rôle important par la formation d’ingénieur
généraliste qu’elle a apportée aux créateurs de ces entreprises. Au cours
de nos discussions, les primo-entrepreneurs252 que j’interrogeais, ont
évoqué, à un moment ou un autre le rôle de leur formation253 d’ingénieur
généraliste dans leur parcours entrepreneurial. Ils s’accordent pour dire que
ce qu’ils ont fait pour créer et développer leur entreprise est « un boulot
d’ingénieur » : identifier un problème, le décomposer ou le modéliser,
prendre des connaissances scientifiques, techniques ou économiques là
où elles se trouvent et les utiliser pour bâtir une solution. Cette formation
combinée à l’expérience acquise lors de stages et souvent d’une année de
césure en entreprise nous a « câblés pour cela », me dit l’un d’eux.
Plus précisément, tous pensent que leur formation leur a apporté une
grande capacité d’apprentissage qui leur a permis d’entrer facilement
dans des domaines scientifiques et techniques qui leur étaient étrangers
tels l’ADN de synthèse, l’équipement des cabines d’avion ou la publicité
sur Internet ; puis de « labourer très vite », comme ils disent, c’est-à-dire
d’acquérir rapidement une bonne connaissance de ce secteur et de devenir
crédible face à des spécialistes :
« On a appris énormément de choses, résume Vincent Tejedor, la création
d’une entreprise est une formation très accélérée ». De son expérience,
Sylvain Gariel, tire la conclusion qu’un ingénieur qui veut créer une
entreprise dans un domaine quel qu’il soit, doit lire énormément et
rencontrer des personnes nombreuses et variées ayant un lien avec le
projet.
252 Je rappelle que sur les neuf créateurs des trois entreprises, huit sont des primo-
entrepreneurs. L’un d’entre eux, Jean-Charles (diplômé des Ponts et Chaussées) a quitté
Expliseat en 2015 et a créé ALAN. Parmi les sept autres, six ont un diplôme d’ingénieur
de MINES ParisTech et un, Thomas, est ingénieur diplômé de l’X et d’Agro ParisTech.
253 Enseignant-chercheur en entrepreneuriat, mais aussi engagé dans un projet de
réforme du cycle ingénieur civil des mines, j’ai été particulièrement intéressé par leurs
points de vue dont je ne restitue ici qu’un résumé.
294
Conclusion
254 Pour reprendre l’expression de Marie Ekeland qui était une des premières à croire et
à financer le projet. Marie Ekeland, « Si Criteo m’était coté », Journal du net, 7 février 2014.
255 Pour celles et ceux qui ont le projet de créer une entreprise, faut-il le faire juste
après le diplôme ou après une première expérience professionnelle ? Cette question est
largement débattue sans qu’il y ait de réponse définitive. Ceux qui défendent la pre-
mière option insistent sur la grande liberté qu’ont souvent les étudiant.e.s juste après leur
diplôme : « ni famille, ni emprunt ». Les tenants de la seconde avancent qu’un premier
emploi apporte des compétences, de la maturité, mais permet aussi de se créer un réseau
professionnel et de disposer de quelques économies.
295
L’entrepreneuriat en action
296
Conclusion
258 « Qu’il s’agisse de se lancer dans une nouvelle entreprise ou d’intégrer la pensée
entrepreneuriale dans la gestion des organisations existantes, une compréhension des
principes de l’entrepreneuriat est indispensable ».
259 Finance entrepreneuriale, management de l’innovation, business model, propriété
intellectuelle…
260 Identifier, créer et saisir des opportunités, gérer l’incertitude, communiquer, consti-
tuer et diriger une équipe, interagir avec des utilisateurs…
261 Soit le niveau L3 à M2 dans la nomenclature LMD.
297
L’entrepreneuriat en action
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303
Table des matières
RemeRciements ..........................................................................................................7
intRoduction ..............................................................................................................9
Un oUtil pédagogiqUe poUr étUdiants-entrepreneUrs ..............................12
poUrqUoi ce livre ? ................................................................................................13
création d’entreprise par les étUdiants ........................................................15
poUrqUoi des start-Ups créées par des jeUnes ingénieUrs ?
et poUrqUoi majoritairement des mines de paris ? .....................................17
poUrqUoi ces trois cas et pas d’aUtres ? ........................................................19
éclectisme méthodologiqUe ................................................................................23
qUelqUes références théoriqUes .....................................................................24
trois récits constrUits différemment .............................................................26
le problème et sa solUtion..................................................................................31
L’importance de la biologie de synthèse et de ses promesses ...............................33
Le problème de la production d’ADN de synthèse ................................................36
La solution DNA Script et ses avantages sur la synthèse chimique .....................38
306
Table des matières
ce qUe fait criteo. qUel prodUit propose-t-elle à ses clients ? ....... 208
Criteo : une innovation dans la façon de faire de la publicité grâce à sa
technologie ............................................................................................................ 209
L’innovation dans le business model ................................................................... 210
Est-ce que ça marche ? .......................................................................................... 212
Innovation et protection des données personnelles ............................................ 214
épilogUe.................................................................................................................... 271
307
L’entrepreneuriat en action
308
Collection Économie et Gestion
Charlotte Krychowski (Dir.), Business models en e-santé. Modèle d’émergence et cas d’application,
Paris : Presses des Mines.
Jamal Azizi, Pierre-Noël Giraud, Timothée Ollivier, Paul-Hervé Tamokoué Kamga, Richesses de la
nature et pauvreté des nations.
Olivier Baly, Léo Cazin, Jane Despatin, Frédéric Kletz, Elvira Periac, Management hospitalier et
territoires : les nouveaux défis.
Blanche Segrestin, Kevin Levillain, Stéphane Vernac, Armand Hatchuel, La « Société à Objet
Social Étendu ».
Sebastien Gand Sebastien, Léonie Hénaut, Jean-Claude Sardas, Aider les proches aidants.
Laurent Brami, Sébastien Damart, Mathieu Detchessahar, Michel Devigne, Johanna Habib,
Frédéric Kletz, Cathy Krohmer, L’absentéisme des personnels soignants à l’hôpital, Comprendre
et agir.
Yves Barlette, Daniel Bonnet Daniel, Michel Plantié Michel, Pierre-Michel Riccio, Impact des
réseaux numériques dans les organisations.
Albert David, Armand Hatchuel, Romain Laufer (coord.), New Foundations of Management
Research.
Marine Agogué, Frédéric Arnoux, Ingi Brown, Sophie Hooge, Introduction à la conception
innovante. Éléments théoriques et pratiques de la théorie C-K.
Albert David, Armand Hatchuel, Romain Laufer (coord.), Les Nouvelles fondations des sciences
de gestion.
Serge Agostinelli, Dominique Augey, Frédéric Laurie (Coord.), Entre communautés et mobilité :
un approche interdisciplinaire des médias.
Armand Hatchuel, Olivier Favereau, Franck Aggeri (sous la direction de), L’activité marchande
sans le marché.
Pierre-Michel Riccio, Daniel Bonnet, Management des technologies organisationnelles.
Erik Hollnagel, François Pieri, Eric Rigaud (editors), Proceedings of the third resilience engineering
symposium.
Erik Hollnagel, Eric Rigaud (editors), Proceedings of the second resilience engineering
symposium.
Économie et gestion
Cet ouvrage est un outil pédagogique destiné à celles et ceux qui veulent créer
une entreprise technologique ou qui s’intéressent à cette question. Il propose
Philippe Mustar
des analyses qui leur permettront de mieux comprendre le processus de
l’innovation entrepreneuriale, et ainsi de le mettre en œuvre plus solidement.
25 euros
Presses des Mines