L'Entrepreneuriat en Action

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C

L’entrepreneuriat en action - P. Mustar


omment de jeunes ingénieurs créent-ils une entreprise dans un secteur qui
leur est étranger ? Comment, avec une innovation de rupture, réussissent-ils
face à des acteurs puissants ?
Ce livre raconte la création de trois start-ups et de leur innovation technique :
DNA Script et son imprimante à ADN, Expliseat et son siège d’avion ultra-léger,
Criteo et ses algorithmes de reciblage publicitaire. Il s’intéresse à ce que font
concrètement les entrepreneurs, au processus entrepreneurial en train de se faire.
Le récit démarre avant la création de ces start-ups et nous conduit jusqu’au
moment où elles mettent en adéquation un produit et un marché. L’auteur a
suivi ces entreprises pas-à-pas pendant plusieurs années et détaille l’ensemble
des opérations qui fabriquent à la fois une technologie, un produit et un marché,
une entreprise mais aussi… des entrepreneurs.

Économie et gestion
Cet ouvrage est un outil pédagogique destiné à celles et ceux qui veulent créer
une entreprise technologique ou qui s’intéressent à cette question. Il propose
Philippe Mustar
des analyses qui leur permettront de mieux comprendre le processus de
l’innovation entrepreneuriale, et ainsi de le mettre en œuvre plus solidement.

Philippe Mustar est professeur d’entrepreneuriat à


l’École des mines de Paris (PSL Research University) et
visiting professor à Imperial College Business School.
Il a publié Student Start-ups : the New Landscape of
Academic Entrepreneurship (World Scientific), Academic
entrepreneurship in Europe (Edward Elgar) ainsi que de L’entrepreneuriat en action
nombreux articles et ouvrages sur l’entrepreneuriat,
l’innovation et les politiques publiques.
Ou comment de jeunes ingénieurs créent des entreprises innovantes

Cet ouvrage a reçu le soutien de la Fondation Mines ParisTech.

25 euros
Presses des Mines

Entrepreuneuriat.indd 1 31/03/2020 11:05


Philippe Mustar, L’entrepreneuriat en action. Ou comment de jeunes ingénieurs créent des entreprises innovantes,
Paris : Presses des Mines, collection Économie et gestion, 2020.

© Presses des MINES – TRANSVALOR,


60, boulevard Saint-Michel
75272 Paris Cedex 06 – France
[email protected]
www.pressesdesmines.com
Couverture : ©Gilles Mustar

ISBN : 978-2-35671-609-5

Dépôt légal 2020


Achevé d’imprimer en 2020 (Paris)

Cette publication a bénéficié du soutien de l’Institut Carnot M.I.N.E.S. et de la Fondation MINES ParisTech.
Tous droits de reproduction, de traduction, d’adaptation et d’exécution réservés pour tous les pays.
L’ENTREPRENEURIAT EN ACTION
Philippe Mustar a publié :

Student Start-ups. The New Landscape of Academic Entrepreneurship, avec Mike Wright et
Donald Siegel, World Scientific, Singapore, 2020.

Academic entrepreneurship in Europe, avec Mike Wright, Bart Clarysse et Andy Lockett, Edward
Elgar, Cheltenham, UK, 2007.

Débordements, Mélanges offerts à Michel Callon, avec Madeleine Akrich, Yannick Barthe et
Fabian Muniesa (dir.), Presses des Mines, Paris, 2010.

Key Figures on Science and Technology, avec Laurence Esterlé, Economica, Paris, 2006.

Research and Innovation Policies in the New Global Economy. An International Comparative
Analysis, avec Philippe Larédo (Eds), Edward Elgar, Cheltenham, UK, 2001 et 2003.

L’encyclopédie de l’innovation, avec Hervé Penan (Dir), Economica, Paris, 2003.

The Strategic Management of Research and Technology, avec Michel Callon et Philippe Larédo
(Eds), Economica International, Paris, 1997.

Les chiffres clés de la Science et de la Technologie, Economica, Paris, 2001, 2000, 1998, 1997.

Tableau de bord de la recherche régionale en Provence-Alpes-Côte d’Azur, Editions Jeanne Laffitte,


Marseille, 1997.

Science et innovation. Annuaire raisonné de la création d’entreprises par les chercheurs, Econo-
mica, Paris, 1996.

La Gestion stratégique de la recherche et de la technologie, avec Michel Callon et Philippe


Larédo (Dir.), Economica, Paris, 1995.

Science et Innovation, Annuaire raisonné de la création d’entreprises technologiques par les


chercheurs en France, Economica, Paris, 1988.
Philippe Mustar

L’ENTREPRENEURIAT EN ACTION

OU COMMENT DE JEUNES INGÉNIEURS


CRÉENT DES ENTREPRISES INNOVANTES
Remerciements

Ce projet a reçu de soutien de la Fondation Mines ParisTech que je


remercie ici chaleureusement, et plus particulièrement Benoît Legait,
Robert Brunck et Antoine Battistelli pour leur engagement en faveur de la
formation à l’entrepreneuriat à l’École des mines de Paris.
Ma reconnaissance est très grande envers ceux qui ont accepté de
participer à cette expérience : Franck Le Ouay et Romain Niccoli pour
Criteo, Benjamin Saada, Vincent Tejedor et Jean-Charles Samuelian
pour Expliseat, Sylvain Gariel, Xavier Gaudron et Thomas Ybert pour
DNA Script. Pendant plusieurs années, ces jeunes ingénieurs primo-
entrepreneurs ont accepté de me voir régulièrement pour répondre à mes
questions, pour partager avec moi tant leurs doutes que leurs moments de
satisfaction ; ils m’ont reçu dans leur entreprise ; ils sont venus dans mes
cours ou conférences présenter les avancées de leur projet ; ils m’ont invité
à des événements qu’ils organisaient. Je les remercie pour leur disponibilité,
pour le temps qu’ils m’ont consacré, mais aussi pour leur confiance.
Leur contribution ne s’arrête pas là, ils ont relu et commenté différentes
versions du chapitre auquel ils avaient contribué, ont débattu avec moi de
mes interprétations, éclairant mes incompréhensions et m’apportant des
idées originales. Merci à ceux qui ont relu la version finale : Romain pour le
chapitre Criteo, Benjamin et Vincent pour Expliseat, Thomas pour DNA
Script.
Je remercie pour leurs précieux avis et commentaires Antoine Battistelli,
Olivier Bomsel et Cécile Méadel ; ainsi que Pierre Bouffort, Louis
Guilhamon, Sacha Lasry et Baptiste Mangel, élèves de 3e année, auprès
desquels j’ai testé ce que j’espère être un outil pédagogique et qui,
utilisateurs pionniers mais non moins avisés, m’ont donné de pertinents
conseils.
Je dédie ce livre à la mémoire de mon ami Mike Wright, professeur
d’entrepreneuriat à Imperial College Business School, formidable
compagnon de route trop tôt disparu.

***
Cet ouvrage a reçu le soutien de la Fondation Mines ParisTech qui accompagne
et encourage le développement de l’entrepreneuriat à Mines-Paris PSL.
Introduction

Comment de jeunes ingénieurs – au cours de leurs études ou après une


première expérience professionnelle – créent-ils une nouvelle entreprise
dans un secteur qui leur est totalement étranger ? Et comment, avec une
innovation de rupture, y trouvent-ils une place face à des acteurs puissants ?
Pour certains, si ces entrepreneurs réussissent c’est parce qu’ils sont
dotés de dispositions spécifiques, d’aptitudes particulières, de qualités
extraordinaires ou de personnalités exceptionnelles… que les autres n’ont
pas. Depuis trente ans, de nombreux travaux ont cherché à mettre à jour
ces qualités intérieures qui caractériseraient ces entrepreneurs héroïques.
Mais aucune étude scientifique ne démontre qu’ils ont des qualités innées
ou un profil particulier. Ceux que je vais suivre ici sont loin d’être des
héros ; avant de réussir, ils essuient de nombreux d’échecs : la technologie
qu’ils essaient de mettre au point ne fonctionne pas, les clients qu’ils visent
ne sont pas intéressés et dans leur projet tout se délite.
Pour d’autres, la réussite de ces entrepreneurs s’explique parce qu’ils ont
eu à un moment donné « une idée géniale ». Parce qu’ils ont reconnu –
notamment grâce aux caractéristiques particulières dont ils seraient
pourvus – une « opportunité » que les autres n’ont pas vue. L’idée de Mark
Zuckerberg lorsqu’il crée Facebook était-elle géniale et originale ? Bien sûr
que non car avant Facebook il existait déjà de puissants réseaux sociaux :
ainsi dès 1996, SixDegrees.com compte 3,5 millions d’inscrits et Myspace
rassemble, trois ans après sa création en 2000, plus de 230 millions de
comptes et est le quatrième site le plus consulté au monde. Les exemples
pourraient être multipliés, de Google à Apple en passant par Tesla : avant
la création de ces entreprises existaient et fonctionnaient des moteurs de
recherche, des ordinateurs personnels ou des voitures électriques.
Au commencement, les idées de produit des trois équipes qui vont être
présentées dans cet ouvrage ne sont pas révolutionnaires. D’autres les
ont eues avant ou au même moment qu’elles. Comme on le dit dans le
monde des start-ups : « ce n’est pas l’idée qui compte, c’est l’exécution ».
C’est-à-dire la transformation de cette idée en un produit ou service qui
intéressera des utilisateurs ou des clients.
L’entrepreneuriat en action 

Cette transformation est un long processus qui dure plusieurs années et


c’est à ce processus que s’intéresse ce livre1. Plutôt que d’étudier le couple
que forme cet être singulier que serait l’entrepreneur et l’idée géniale que
lui seul a repérée, mon approche consiste à regarder de près ce que font
les entrepreneurs.
Que font ces entrepreneurs au cours de ce processus ? Comment mettent-
ils concrètement au point leur produit ? Quels types de ressources
mobilisent-ils pour faire se rencontrer leur innovation technologique et
un marché ? Comment élaborent-ils leur business model ? Comment font-
ils exister leur entreprise ? Quels sont les acteurs qui y participent ? Pour
répondre à ces questions, je propose de suivre le processus qui se déploie
du moment où ils démarrent avec quelques vagues idées à celui où leur
entreprise a mis au point un produit qui rencontre, ou suscite l’intérêt,
d’utilisateurs ou de clients prêts à payer pour l’utiliser.
Ce livre s’intéresse aux jeunes ingénieurs primo-entrepreneurs. Il raconte
la création de trois start-ups technologiques par à chaque fois trois
fondateurs dont deux sont de jeunes ingénieurs de MINES ParisTech2
(encore étudiants, diplômés depuis peu ou ayant juste une première
expérience professionnelle) et le troisième un ingénieur respectivement
diplômé de l’École polytechnique, des Ponts et Chaussées ou de Supélec
(ce dernier étant le seul ayant déjà créé une entreprise).
Il donne à voir, en acte, l’émergence de leurs innovations radicales : un
siège d’avion ultraléger pour Expliseat, une imprimante à ADN pour
DNA Script et le reciblage publicitaire personnalisé sur Internet pour
Criteo. Il suit, souvent à chaud, ce que font concrètement les entrepreneurs
notamment comment ils mobilisent des ressources variées pour mettre au
point ces produits et leur business model, et par là même pour faire exister
leurs entreprises.
Les trois histoires qui suivent reposent sur cette démarche pragmatique,
proche de l’action et du concret. Elles ont pour objectif de mieux
comprendre les processus entrepreneuriaux qui portent des innovations

1 Le titre de cet ouvrage emprunte l’expression « en action » à un livre de Bruno Latour :


Science in Action. How to follow Scientists and Engineers through Society, publié en 1987 par Har-
vard University Press puis, en français, aux éditions La Découverte en 1989 avec le titre :
La science en train de se faire.
2 J’utilise de façon équivalente « MINES ParisTech », « École des mines de Paris » ou
« École des mines ».

10
 Introduction

de rupture (les pouvoirs publics les qualifient de deep tech3). Pour expliquer
le travail des créateurs de ces entreprises, ces récits démarrent bien avant
la création de leur start-up et conduisent le lecteur jusqu’au moment où
elles arrivent à définir et mettre en adéquation un produit et un marché. Ils
racontent le chemin, à chaque fois long et sinueux, suivi par ces projets pour
tenter de réaliser ce que le langage des start-ups appelle le product/market fit4.
Ces histoires soulignent que la création d’une entreprise innovante est un
processus expérimental pour lequel personne ne sait à l’avance ni quels
seront les résultats ou le point d’arrivée, ni même quelles connaissances et
compétences sont nécessaires pour mener à bien cette expérimentation5.
À la différence de nombreux récits et « cas » de création d’entreprises,
où ces tests et ces essais-erreurs sont oubliés, où l’on présente la maison
terminée sans les échafaudages qui ont permis de la construire, la lectrice
ou le lecteur sont ici invités à entrer dans ces expériences (avec non
seulement leurs réussites mais aussi leurs impasses et leurs échecs), et dans
la fabrication du contenu technique ou économique de ces innovations
(contenus qui, on le verra, sont inextricablement liés).
Ces récits montrent également comment les créateurs de ces entreprises
sont constamment confrontés à un enchevêtrement de choix possibles
et de décisions à prendre qui sont autant techniques, économiques,
financières, managériales, organisationnelles, partenariales… tout cela
dans un océan d’incertitudes au sein duquel ils doivent naviguer. Ces choix
sont toujours importants : le recrutement d’un stagiaire, le choix d’un

3 Le terme deep tech est utilisé, notamment par Bpifrance, pour qualifier des projets, des
entreprises ou des laboratoires qui proposent des produits ou des services technologiques
basés sur des innovations de rupture.
4 L’idée largement partagée dans le monde des start-ups est que l’entreprise qui a trouvé
son product/market fit n’est plus la même. Il y aurait ainsi un avant et un après. Avant de le
trouver, tout l’objectif de l’entreprise est de mettre au point un produit qui aura une valeur
pour un type d’utilisateur. Elle doit définir le produit, la valeur qu’il apporte et à qui. Cela
demande généralement du temps. Après, une fois le product-market fit trouvé, c’est-à-dire
lorsque le produit séduit un type d’utilisateur qui l’achète ou l’utilise de façon régulière,
l’objectif de l’entreprise est de grandir, d’accroître ses ventes et le nombre de ses clients.
5 Cette notion d’expérimentation associée à l’entrepreneuriat se retrouve à la fois dans
l’approche Lean Startup popularisée par Éric Ries (The Lean Statup. How Today’s Entrepre-
neurs Use Continuous Innovation to Create Radically Successful Businesses, New-York, Crown
Business, 2011) et dans des textes académiques tels Kerr W., Nanda R., and Rhodes-
Kropf M., 2014, “Entrepreneurship as Experimentation”, Journal of Economic Perspectives,
Volume 28, Number 3, Summer, pp 25-48.

11
L’entrepreneuriat en action 

matériau, d’un fournisseur, d’un premier client, d’un partenaire, etc. Tous
engagent l’entreprise sur une trajectoire qui peut être irréversible ou dont
le changement coûtera temps et argent.
Les créateurs de ces entreprises ne sont pas seuls, la création d’une
entreprise est un acte collectif. Ce collectif dépasse l’équipe des créateurs.
Dans ces histoires, des acteurs très divers apparaissent qui s’enrôlent ou
qui sont enrôlés dans l’aventure (financeurs, conseils, salariés, nouvelles
recrues, actionnaires, sous-traitants, fournisseurs, clients, prospects,
agences publiques, laboratoires de recherche, incubateurs, etc.). Tous
participent, tous ont un rôle : l’action entrepreneuriale est distribuée.
Chaque entreprise étudiée est une somme d’associations d’éléments,
matériels et immatériels, multiples et hétérogènes. Avec une focale plus ou
moins fine et un angle de vue plus ou moins large, chacun des chapitres
restitue et étudie ces assemblages, ces réseaux qui mêlent êtres humains,
brevets, brins d’ADN, financements, matériaux composites, savoir-faire,
algorithmes, pouvoirs publics, communiqués de presse, technologies,
modèles d’affaires, instruments, etc. Il aurait été possible d’écrire une
histoire « non technique » (c’est-à-dire de ne jamais rentrer dans le contenu
même de leurs innovations) de chacune de ces trois entreprises, comme il
aurait été possible de proposer une histoire exclusivement « technique » de
l’algorithme de Criteo, du siège d’Expliseat ou de la synthèse enzymatique
de DNA Script. Mais cela reviendrait à percer deux tunnels de chaque côté
d’une montagne, sans que ceux-ci ne se rejoignent jamais.

Un outil pédagogique pour étudiants-entrepreneurs


Ce livre est destiné aux étudiants-entrepreneurs, aux ingénieurs, et à
celles et ceux qui veulent créer ou participer à la création d’une entreprise
technologique. Il a été conçu pour être un outil pédagogique qui aide le
lecteur à comprendre le processus d’innovation entrepreneuriale. Cela en
suivant comment de jeunes ingénieurs, au cours de leurs études ou après
un premier emploi, ont créé des start-ups innovantes.
Il propose de quitter l’idéologie et les discours normatifs sur « l’esprit
d’entreprise comme condition de performance de l’économie », ou sur « la
start-up nation » pour aller voir comment se fabriquent concrètement des
entreprises innovantes, pour décrire et comprendre la réalité du processus
entrepreneurial.

12
 Introduction

Il n’apporte pas de recettes ou de liste de préconisations, il cherche plutôt


à rendre intelligible des processus et des mécanismes, et par là même à
les rendre plus facilement maîtrisables par ceux qui se préparent à créer
une entreprise. Il a pour objectif de permettre aux étudiants de regarder
différemment le processus entrepreneurial, de leur apporter des éléments
de réflexion et par là de progresser en prenant conscience de l’ampleur des
questions et de la variété des chemins possibles pour leur propre projet.
Car il n’y a pas de one best way, et la route choisie par certains qui ont réussi
peut amener d’autres à l’échec. Dans ce domaine, comme dans beaucoup
d’autres, il n’existe pas de solution universelle ou clés en main, chacune et
chacun doit inventer la sienne propre.
Ce livre devrait être utile à toutes celles et tous ceux qui s’intéressent à
l’entrepreneuriat, avec une définition large de ce terme, au sens de création
d’activités nouvelles dans des contextes variés (start-ups, entrepreneuriat
social, grandes entreprises, institutions diverses), définition qui est celle de
la communauté académique qui travaille dans ce domaine.

Pourquoi ce livre ?
Ce travail est le résultat d’une insatisfaction et d’un manque. La pédagogie
de mes enseignements en entrepreneuriat est principalement basée sur
l’apprentissage par l’expérience : les étudiantes et étudiants partagent des
idées, constituent des équipes, construisent des prototypes et des projets
d’entreprise. Elles et ils posent des hypothèses, rencontrent des utilisateurs,
testent leur prototype souvent grossier – c’est-à-dire observent comment
les utilisateurs visés le reçoivent et réagissent à ses fonctionnalités –, le
retouchent, et répètent ces opérations.
Dans toutes les grandes institutions d’enseignement supérieur, cette forme
pédagogique, (l’experential learning dans le monde anglo-saxon) a remplacé
les cours d’entrepreneuriat classiques qui mêlaient études de cas formatées
et réalisation de business plans (ces derniers étant généralement composés
d’une étude économique et d’une analyse du marché du projet, et de son
étude financière, avec bilan prévisionnel, compte de résultat prévisionnel,
plan de trésorerie, tableau de financement, etc.).

13
L’entrepreneuriat en action 

Les avantages de ces méthodes d’apprentissage par l’expérience sont


nombreux (Wright, Mustar et Siegel, 2020)6 tout particulièrement quand
elles sont complétées par d’autres activités pédagogiques : des cours sur les
théories de l’entrepreneuriat, des ateliers avec des acteurs des écosystèmes
entrepreneuriaux, des rencontres avec des entrepreneurs qui présentent
leur parcours.
J’ai tenté plusieurs fois d’ajouter à cette liste la lecture et la discussion d’un
ou deux cas (ou cases studies). La méthode des cas est utile et intéressante
(elle est interactive, les cas sont liés à un concept du management et choisis
pour être généralisables), mais elle reste très formatée : généralement un
cas pose le problème réel d’une entreprise (décrit en dix ou quinze pages,
suivies d’un ensemble de documents) que les élèves doivent étudier en se
plaçant dans la situation du décideur, et auquel ils doivent apporter une
solution.
Je cherchais pour mon projet pédagogique des narrations plus longues
que ces cas, plus ouvertes, sans « un » problème à résoudre et sans que
les étudiants aient à trouver « la » solution. J’étais aiguillonné par le fait
que dans l’abondante littérature académique existante, peu de travaux
racontent dans le détail et à chaud la création de start-ups technologiques.
Il manquait à mes enseignements des histoires sur le processus de
création de quelques entreprises ; des narrations moins mises en
forme, plus brutes, plus touffues, plus longues, plus près des acteurs
et de ce qu’ils vivent avec de nombreux verbatims des conversations
avec les entrepreneurs ou en entrant dans les contenus techniques de
leurs innovations ; et, construites autour de thématiques qui pouvaient
permettre aux étudiants d’appréhender le processus entrepreneurial dans
toute sa richesse, de mesurer la diversité des questions qui s’y posent,
et celle des réponses possibles. Et en définitive, d’enrichir leur propre
projet. Ces trois récits participeront, je l’espère, à la transmission de
compétences et de connaissances utiles pour développer des projets
ambitieux dans le domaine de l’innovation entrepreneuriale.

6 Wright M., Mustar P. and Siegel D., 2020, Student Startups: the new landscape in academic
entrepreneurship, Singapore, World Scientific, 183 p.

14
 Introduction

Création d’entreprise par les étudiants


Ces vingt dernières années, les formations universitaires en entrepreneuriat
ont connu une croissance exceptionnelle : ainsi aux États-Unis, plus de
trois mille institutions proposent de tels programmes7. Dans les grandes
universités, il n’est pas rare de trouver plus de vingt formations différentes
dans ce domaine (Morris et Liguori, 20168). Cette multiplication des
enseignements touche maintenant l’Europe et la France et devrait se
poursuivre dans les années qui viennent. Elle est liée à la forte croissance
du nombre d’entreprises créées par des étudiants9.
La création d’entreprises par des étudiants et des jeunes diplômés a toujours
existé, mais c’est récemment que ce phénomène a pris de l’ampleur.
Il démarre en France de façon significative au début des années 2000 pour
les écoles de management ou d’ingénieurs et dans les années 2010 pour les
universités. Les pouvoirs publics accompagnent ce mouvement et mettent
en place une infrastructure pour l’encourager et le développer (notamment

7 Le premier cours d’entrepreneuriat aurait été donné à Harvard en 1947 : “It has been
more than 50 years since Myles Mace taught the first entrepreneurship course in the
United States. Held at Harvard’s Business School in February 1947, it drew 188 of 600
second-year MBA students” Source : Katz, J. A., 2003, “The Chronology and Intellec-
tual Trajectory of American Entrepreneurship Education: 1876-1999”, Journal of Business
Venturing, 18, 283-300.
8 Morris, M. and Liguori, E. 2016. Annals of Entrepreneurship Education and Pedagogy, Chel-
tenham: Edward Elgar, 2nd Edition.
9 Les résultats des travaux sur les effets des formations à l’entrepreneuriat restent ambi-
gus même si la plupart soulignent un impact positif sur l’attitude entrepreneuriale et la
création d’entreprises. Les effets sont différents suivant les contextes, différents à court
ou à moyen termes et différents suivant les méthodes pédagogiques utilisées. On consul-
tera avec profit les revues de la littérature suivantes :
Pittaway L. and Cope J., 2007, “Entrepreneurship Education: A Systematic Review of the
Evidence”, International Small Business Journal, 25(5), 479-510.
Rideout E. and Gray D., 2013, “Does Entrepreneurship Education Really Work? A Re-
view and Methodological Critique of the Empirical Literature on the Effects of Uni-
versity-Based Entrepreneurship Education”, Journal of Small Business Management, 51(3),
329-351.
Martin B., McNally J. and Kay M., 2013, “Examining the Formation of Human Capital in
Entrepreneurship: A Meta-Analysis of Entrepreneurship Education Outcomes”, Journal
of Business Venturing, 28(2), 211-224.
Nabi G., Liñán F., Fayolle A., Krueger N. and Walmsley A., 2017, “The impact of entre-
preneurship education in higher education: A systematic review and research agenda,”
Academy of Management Learning and Education, 16(2), 277-299.

15
L’entrepreneuriat en action 

avec les pôles étudiants pour l’innovation, le transfert et l’entrepreneuriat


– PEPITE – et le statut national d’étudiant entrepreneur).
Comparée à la création d’entreprise par les enseignants-chercheurs et les
chercheurs, phénomène plus ancien10, qui a donné lieu à une littérature
académique riche et abondante (Mustar, 200611, Wright, 201412), la création
d’entreprise par des étudiants ou des jeunes diplômés commence seulement
à être l’objet de travaux de recherche. Même si les statistiques disponibles
pour les États-Unis, le Royaume-Uni, la France et d’autres pays montrent
que les entreprises créées par des étudiants ou des récents diplômés sont,
dans ces pays, vingt à trente fois plus nombreuses que celles fondées par
des chercheurs ou des enseignants-chercheurs.
Pourtant, on sait peu de choses de l’ampleur, des causes, des formes et des
conséquences de la création d’entreprise par les étudiants juste après leur
diplôme ou après une première expérience professionnelle. Ce phénomène
reste largement méconnu.
Si en France, les écoles de management et d’ingénieurs ont été les
premières concernées, c’est certainement parce qu’elles ont été pionnières
parmi les institutions d’enseignement supérieur dans la mise en place de

10 À partir de la fin des années 1980, de nombreux chercheurs ou enseignants-


chercheurs des universités, organismes de recherche et grandes écoles créent des entre-
prises sur la base de leurs travaux de recherche. Un ouvrage publié en 1988 présentait
une première analyse de ce phénomène à partir de l’étude de 145 entreprises créées par
des chercheurs et enseignants-chercheurs du secteur public en France (Mustar, 1988).
Dès cette époque, les pouvoirs publics mettent en place des mécanismes pour, si ce n’est
favoriser, à tout le moins, ne pas pénaliser ceux qui s’engagent dans cette trajectoire. Une
dizaine d’années plus tard, en 1999, un ensemble de mesures sont prises dans le cadre
de la loi sur l’innovation et la recherche pour encourager, faciliter et soutenir la création
d’entreprises par des universitaires et des chercheurs. Depuis, quelques dizaines d’entre-
prises sont créées tous les ans en France à partir de la recherche publique.
Mustar, P., 1988. Science et Innovation: Annuaire raisonné de la création d’entreprises technologiques
par les chercheurs en France, An annotated directory of technological companies created by researchers in
France, Paris, Economica, 248 p.
11 Mustar P., Renault, M., Colombo, M., Piva, E., Fontes, M., Lockett, A., Wright, M.,
Clarysse, B. and Moray, N., 2006, “Conceptualising the heterogeneity of research-based
spin-offs: A multidimensional taxonomy”, Research Policy, vol. 35, n° 2, 289-308.
12 Wright, M. 2014. Academic entrepreneurship, technology transfer and society:
Where next?, Journal of Technology Transfer, 39, 322-334.

16
 Introduction

cours et de formations à l’entrepreneuriat (Fayolle, 199913 ; Mustar 200914).


Aujourd’hui, tous les établissements d’enseignement supérieur, notamment
les universités, sont engagés dans ce mouvement : leurs étudiants créent
des entreprises et ces établissements développent, avec l’appui des
pouvoirs publics une infrastructure pour les encourager et les soutenir
(Wright, Siegel, Mustar, 201715). Les trois récits proposés participeront
aussi, je l’espère, à combler le manque de connaissances sur le phénomène
de création d’entreprises par les étudiants ou jeunes diplômés.

Pourquoi des start-ups créées par des jeunes ingénieurs ?


Et pourquoi majoritairement des mines de Paris ?
Pourquoi s’intéresser aux entreprises créées par de jeunes ingénieurs
pendant leur scolarité, juste après leur diplôme ou après quelques années
d’une première expérience professionnelle ? Parmi les étudiants créateurs
d’entreprises technologiques, les ingénieurs sont nombreux. Dans les
principaux accélérateurs et incubateurs de start-ups technologiques,
la figure du jeune ingénieur est omniprésente. Ainsi en 2018, 70 % des
start-ups incubées chez Agoranov (incubateur parisien d’entreprises
innovantes) avaient au moins un ingénieur parmi leurs fondateurs16. Mais la
création d’entreprise par les élèves-ingénieurs ou par des jeunes ingénieurs
fraîchement diplômés n’a pas été étudiée en détail17.
Pourquoi l’École des mines de Paris ? Les trois entreprises que j’étudie
ont pour point commun d’être portées par un trio de fondateurs, dont

13 Fayolle, A., 1999, « L’enseignement de l’entrepreneuriat dans les universités fran-


çaises : analyse de l’existant et propositions pour en faciliter le développement », Rapport
rédigé à la demande de la Direction de la Technologie du Ministère de l’Éducation Natio-
nale de la Recherche et de la Technologie, E.M. Lyon, 102 p.
14 Mustar P. 2009, “Technology Management Education: Innovation and Entrepre-
neurship at MINES ParisTech, a Leading French Engineering School”, Academy of Man-
agement Learning and Education, 8(3), 418-425.
15 Wright M., Siegel D., Mustar P., 2017, “An Emerging Ecosystem for Student Start-
Ups”, The Journal of Technology Transfer, Vol 42, Number 4, August, pp 909-922.
16 Merci à Jean-Michel Dalle, directeur d’Agoranov, de m’avoir fourni ce chiffre.
17 Il faut cependant rendre hommage au travail précurseur d’Alain Fayolle sur un sujet
plus large : L’ingénieur entrepreneur français. Contribution à la compréhension des comportements de
création et reprise d’entreprise des ingénieurs diplômés, Paris, L’Harmattan, 1999, 421 pages.

17
L’entrepreneuriat en action 

deux sont des ingénieurs diplômés de MINES ParisTech, l’établissement


où je travaille, et le troisième un ingénieur également diplômé d’une autre
grande école généraliste. Ce choix me donnait une grande facilité d’accès
au terrain. Ma méthode, détaillée ci-après, a demandé aux entrepreneurs
du temps et de la confiance. Du temps, car le suivi de leur projet s’est
étalé sur sept ou huit années en moyenne, au cours desquelles, je les ai
rencontrés régulièrement. De la confiance, car ils me disaient, si ce n’est
presque tout, énormément sur leur projet, sur leurs succès, sur leurs
difficultés, me dévoilant bien souvent des éléments confidentiels tant sur
leur produit que sur leur marché18. Pour ces raisons, il m’était plus facile
de mener ces enquêtes – principalement mais pas exclusivement – avec
des élèves de MINES ParisTech, même si le risque qu’ils se lassent de mes
questions n’était pas nul.
Pour étudier cette figure de l’élève ingénieur-entrepreneur aujourd’hui, le
cas des Mines de Paris est intéressant pour trois autres raisons.
- La création d’entreprise y est un phénomène ancien. Au début du
XXe siècle, Conrad Schlumberger, professeur de Physique à l’École
des mines de Paris, met au point et brevète en 1912 une méthode
de prospection électrique du sous-sol. Sur la base de ces travaux,
il crée en 1919, avec son frère Marcel, une entreprise à laquelle il
se consacre exclusivement à partir de 1923. En 1926, elle prend le
nom de Société de Prospection Électrique. Cette dernière donnera
naissance, dans les années 1930, à deux entreprises : la société
Schlumberger et la Compagnie Générale de Géophysique. En
1934, la Schlumberger WellSurveying est créée aux États-Unis19. Et en
1957, la holding Schlumberger Limited est cotée à la bourse de
New York. Schlumberger, qui a été fondée sur une technologie de
rupture mise notamment au point dans les caves de l’École des
mines, est aujourd’hui une entreprise présente dans cent pays, qui

18 De nombreux points techniques ont volontairement été omis ou transformés pour


des raisons de confidentialité. De même, les noms des fournisseurs et sous-traitants n’ont
pas toujours été donnés ou ont été transformés.
19 Source : Robin, C., 2003, « Conrad et Marcel Schlumberger : une aventure industrielle
originale », Bulletin de la Sabix, 34, 5-14.
Allaud L., Martin M., 1977, Schlumberger: the history of a technique, Wiley-Interscience Publi-
cation, 333p.
Bowker G.C., 1994, Science on the Run: Information Management and Industrial Geophysics at
Schlumberger, 1920-1940, Cambridge, MA, MIT Press, 191p.

18
 Introduction

réalise 35 milliards de dollars de chiffre d’affaires annuel et emploie


100 000 personnes. Cette réussite exceptionnelle souligne l’ancienneté
de la création d’entreprise à partir des institutions d’enseignement
supérieur et de recherche.
- Depuis les années 1980, l’École des mines connaît un important
développement de l’activité entrepreneuriale de ses personnels ou
diplômés. Ces dix dernières années, une cinquantaine d’entreprises
ont été créées en lien fort avec MINES ParisTech. Une quinzaine
par des chercheurs ou doctorants sur la base de leurs travaux de
recherche, les trente-cinq autres par des ingénieurs (pour les deux
tiers pendant ou juste après leur diplôme et pour un tiers, après une
première expérience professionnelle). Parmi les plus prometteuses :
Expliseat, DNA Script, Toucan Toco, Yespark et Big Blue, sociétés
qui ont été lauréates du Prix Entrepreneuriat Mines ParisTech Criteo
ces dernières années.
- Enfin, depuis deux siècles, l’École des mines forme principalement
des cadres pour un type d’organisation particulier : la grande
entreprise. Elle fournit des cadres dirigeants aux grands groupes et
par là participe à leur pérennisation. Les enquêtes sur l’emploi des
diplômés de sa Direction des études montrent un basculement : à
partir du milieu des années 2000, de plus en plus d’élèves décident de
travailler dans de nouvelles entreprises ou dans de petites structures,
des PME ou des ETI20. Ainsi, en 2005, près de 85 % des élèves
d’une promotion choisissaient un premier emploi dans une grande
entreprise. En 2015, ce ne sont plus que 38 % des diplômés qui font
ce choix.

Pourquoi ces trois cas et pas d’autres ?


Je voulais travailler sur des projets ambitieux, portés en partie par des
élèves des mines et proposant des innovations technologiques de rupture.
Ces trois projets choisis (Criteo, Expliseat et DNA Script) ont en commun
d’être particulièrement ambitieux et de mobiliser des technologies
nouvelles qu’ont dû développer leurs créateurs. Bref, ce sont trois start-
ups que l’on peut qualifier de deep tech.

20 ETI : entreprises de taille intermédiaire.

19
L’entrepreneuriat en action 

Le choix de Criteo, la success story de MINES Paris s’est imposé dès


2009, époque où ses deux créateurs-mineurs21 sont intervenus dans
mon cours. Celui de DNA Script et d’Expliseat est lié aux circonstances,
notamment au fait que j’ai pu suivre l’avancement de ces projets dès
leur origine et qu’ils ont l’intérêt de ne pas appartenir comme Criteo, au
domaine du numérique ou de l’Internet, ce qui offre à cet ouvrage une
variété sectorielle (la publicité sur Internet, l’ADN de synthèse et le siège
d’avion) représentative de la diversité des activités des écoles d’ingénieurs
généralistes.
D’autres entreprises que je connais bien et créées par des élèves de MINES
ParisTech auraient pu être choisies. Elles couvrent une large diversité de
domaines : la logistique, les sous-vêtements féminins à New-York, les
dispensaires et maternités pour femmes enceintes en Afrique de l’Ouest,
en passant par la location de parkings ou la data visualisation… Certaines
devraient faire l’objet d’un autre volume.
La littérature académique internationale sur la question de l’entrepreneuriat
étudiant fait entrer dans la catégorie d’étudiants-entrepreneurs, les jeunes
alumni (les jeunes anciens élèves) qui sont nombreux à créer une entreprise
après une première expérience professionnelle22. Avant de se lancer
dans la création d’une entreprise, ils ont préféré prendre un emploi dans
une société existante construire un réseau professionnel, constituer des
économies ou développer des compétences qu’ils vont réutiliser dans leur
projet. Trente-cinq entreprises ont été, ces dix dernières années, créées par
des jeunes ingénieurs civils des mines : pour les deux tiers pendant ou juste
après leur diplôme (comme dans les cas d’Expliseat et de DNA Script) et
pour un tiers, après une première expérience professionnelle (comme celui
de Criteo).
Ces trois cas sont également représentatifs de la composition des équipes
de créateurs de ces trente-cinq entreprises qui pour plus de soixante-cinq
pour cent d’entre elles ne comptent que des ingénieurs.

21 « Mineur » signifie ici diplômé de MINES ParisTech.


22 À partir de combien d’années peut-on encore considérer les anciens élèves comme
des diplômés récents. La littérature ne tranche pas cette question. Pour certains, c’est
autour de trois ans après le diplôme, pour d’autres après une première expérience pro-
fessionnelle, inférieure à cinq ans, mais qui permet d’acquérir une expertise, notamment
technologique mais pas seulement, qui sera au cœur de leur projet de création.

20
 Introduction

Un regret, parmi les trente-cinq entreprises créées ces dix dernières années
par des jeunes ingénieurs, quatre seulement l’ont été par des ingénieures,
dont trois bien après le démarrage de mon projet, et la quatrième en Afrique
– ce qui rendait un suivi rapproché difficile23. Cette entreprise Nest for All,
créée par Khadidiatou Nakoulima au Sénégal offre des services médicaux
de qualité et à moindre coût à des femmes enceintes qui n’y avaient pas
accès. La création d’entreprise, malgré les efforts déployés pour soutenir
les ingénieures, reste très majoritairement masculine.
Les trois entreprises choisies montrent de nombreux points communs
que, mis à part les deux premiers, je n’avais pas imaginés au démarrage de
mon travail.
- Elles sont créées, je l’ai déjà noté, par un trio composé de deux
ingénieurs diplômés de MINES ParisTech et un troisième d’une
autre école d’ingénieurs (l’École des Ponts et Chaussées pour l’un,
Polytechnique et Agro-ParisTech pour un autre, et Supélec pour le
troisième).
- Elles n’ont pas pour point de départ les résultats des travaux d’un
laboratoire de recherche. En cela, elles sont différentes des sociétés
issues de la recherche (les spin-offs académiques) que j’avais bien
étudiées par ailleurs.
- Leurs innovations sont non seulement techniques mais aussi de
business model.
- À chaque fois, il faudra aux créateurs plusieurs années
d’expérimentation entre la création et le product-market fit, entre la
création de l’entreprise et ses premières ventes.
- Ces années ont un coût et les trois projets ont dû trouver des
investisseurs pour le financer : l’un par du capital-risque dès le départ ;
un autre grâce d’abord à des business angels, suivis par des sociétés de
capital-risque ; et le troisième par des business angels mais sans capital-
risque. Tous les trois ont également reçu des soutiens financiers
importants des pouvoirs publics.
- Un autre point commun est que ces trois projets ont été incubés
chez Agoranov, incubateur parisien aujourd’hui localisé dans le
sixième arrondissement, tout comme l’École des Mines (le Jardin du
Luxembourg les sépare). C’est là que deux des créateurs de Criteo ont

23 De plus, l’entreprise est loin des deep tech que je voulais étudier dans ce volume.

21
L’entrepreneuriat en action 

rencontré le troisième. DNA Script et Expliseat y ont également été


admises – ce qui n’était pas écrit au début de cette enquête (même
si je mets en relation les entreprises créées à MINES ParisTech avec
Agoranov24).
- Ces trois entreprises sont des réussites ; ce que, au démarrage de ce
projet, je savais pour Criteo mais que personne ne pouvait prévoir
pour Expliseat et DNA Script.
Ces trois entreprises montrent aussi des différences.
- Leur trio de créateurs présente des configurations variées : dans un
cas, il est composé de trois primo-entrepreneurs à la fin de leurs
études ; dans un autre de trois primo-entrepreneurs dont deux à la fin
de leurs études et un après une première expérience professionnelle
dans l’industrie ; dans le dernier cas, de deux primo-entrepreneurs qui
ont une première expérience professionnelle et qui s’allient avec un
entrepreneur confirmé (cela est détaillé dans les chapitres suivants).
- La constitution des trois équipes est le résultat de processus
différents : pour une entreprise, elle est la fusion de deux projets, pour
une autre la volonté des créateurs « de faire quelque chose ensemble »
(une partie de l’équipe existe avant le projet), pour la troisième le
porteur d’une idée qui convainc deux amis de le rejoindre (là l’équipe
se constitue, très vite, après l’idée).
- Dans deux des trois projets il y a un ingénieur titulaire d’un
doctorat ; à chaque fois sur des sujets qui ne sont pas liés à ce que fait
l’entreprise. Nous sommes loin de la configuration où un chercheur
ou un doctorant cherchent à valoriser le résultat de leurs travaux.
- Dans deux projets sur trois, il y a un ingénieur du Corps des mines25
(dans un cas c’est un normalien et dans un autre un ingénieur civil
des mines).

24 ParisTech, dont fait partie MINES ParisTech, est un des membres fondateurs
d’Agoranov.
25 Le Corps des ingénieurs des mines est un grand corps de l’État. Ses membres par-
ticipent à la conception, à la mise en œuvre et à l’évaluation des politiques publiques.
Les ingénieurs du Corps des mines sont très majoritairement des polytechniciens, recru-
tés parmi les quinze premiers du classement de sortie de l’École polytechnique ; y sont
également admis deux élèves ingénieurs civils de MINES ParisTech ou de Télécom Paris-
Tech et un ou deux des Écoles normales supérieures. Chaque année la promotion compte
une vingtaine « d’ingénieurs-élèves ».

22
 Introduction

Éclectisme méthodologique
Mon dispositif d’enquête tient, pour reprendre l’expression de Nonna
Mayer, de l’éclectisme méthodologique. Pour suivre l’histoire de ces
entreprises, ma méthode est donc une forme d’ethnographie au long
cours qui est rétrospective pour Criteo et diachronique pour DNA Script
et Expliseat. Elle repose sur des entretiens longs avec les créateurs de
ces entreprises, la méthode relève ainsi de l’histoire orale mais aussi de
l’analyse de sources diverses. J’ai demandé aux porteurs de ces projets, s’ils
accepteraient de me recevoir régulièrement, de répondre à mes questions
et de me fournir des informations sur l’avancement de leur démarche pour
que je puisse écrire une histoire de leur société dans le cadre d’un travail sur
la création d’entreprises par des élèves ingénieurs ou des jeunes diplômés.
Tous m’ont donné leur accord. Et tous ont supporté mes intrusions
pendant des années où je les ai interrogés, écoutés, où j’ai pris des notes,
accumulé des informations et de la documentation. J’ai aussi passé du
temps dans leurs entreprises ou dans des réunions qu’ils ont organisées
(cela plus particulièrement pour Expliseat et DNA Script). Les trois récits
sont construits à partir de l’analyse et la mise en ordre de tout ce matériau.
Au démarrage de ce travail, un des cas sélectionnés est déjà une réussite
exceptionnelle et les deux autres sont des projets de start-ups dont on ne
savait pas si elles allaient réussir ou échouer (je les ai rencontrées avant leur
création juridique). L’idée d’écrire des monographies d’entreprises m’est
venue au début des années 2010.
Notamment avec l’exemple de Criteo, dont deux des trois fondateurs,
diplômés de MINES ParisTech (le troisième, plus âgé, est ingénieur de
Supélec) étaient, à ma demande, venus plusieurs fois, entre 2009 et 2013,
présenter leur expérience à mes élèves et notamment la première phase de
la vie de l’entreprise (la longue recherche de son product-market fit), c’est-à-
dire de la période 2005-2008 avant l’accélération très forte de ses revenus
et du nombre de ses salariés. Dans les années qui ont suivi, j’ai revu ces
deux anciens élèves plusieurs fois sur cette question et sur d’autres qui
sont traitées dans le chapitre consacré à leur entreprise. Les autres sources
que j’utilise sont citées dans le texte. L’essentiel du chapitre sur Criteo
résulte donc d’un travail ex-post, d’interviews et de données diverses
(conférences, livres, articles de presse), sur une histoire passée.

23
L’entrepreneuriat en action 

Pour les deux autres projets choisis, ma démarche a été différente, moins
historique et plus ethnographique. Pour DNA Script et Expliseat, mon
travail s’est fait « en temps réel ». Les créateurs de DNA Script viennent me
présenter leur projet en novembre 2013 (la société sera créée six mois plus
tard), et depuis cette date je les ai revus régulièrement jusqu’à la rédaction
finale du chapitre qui leur est consacré. La démarche a été exactement
la même avec Expliseat dont j’avais rencontré les créateurs au début de
l’année 2011. Je ne savais pas ce qu’allaient devenir Expliseat et DNA
Script. À l’époque, la plupart de ceux à qui leurs créateurs présentaient
leurs idées étaient à tout le moins dubitatifs si ce n’est sceptiques. Peu
nombreux étaient ceux qui pouvaient imaginer qu’elles allaient avoir la
trajectoire que l’on connait aujourd’hui et un avenir aussi prometteur que
le leur.

Quelques références théoriques


Les faits ne parlent pas tout seuls. Ces trois récits ne sont pas des
descriptions neutres ou naturelles des processus que j’ai suivis. Je les ai
construits et rédigés avec un cadre analytique lié à certaines thématiques de
l’entrepreneuriat, discipline académique, et à la sociologie de l’innovation.
Ainsi, ce travail est en ligne avec les problématiques actuelles de la recherche
en entrepreneuriat qui a depuis longtemps abandonné les études sur les
caractéristiques psychologiques ou sociales des créateurs (de nombreux
travaux ont montré les limites de ce questionnement). Je me concentre ici
sur les actions par lesquelles les entrepreneurs construisent leur produit ou
service et leur modèle d’affaires et par là même font exister leur entreprise.
En cela, la façon d’aborder les histoires des chapitres suivants s’inscrit
dans deux des trois grandes thématiques de la recherche contemporaine
en entrepreneuriat telles que Paul Westhead et Mike Wright les définissent :
« Que font les entrepreneurs ? Découvrir et créer des opportunités », et
« Que font les entrepreneurs ? Réunir et mobiliser des ressources pour
exploiter ces opportunités »26. (À ceci près que je défends l’idée que
la découverte ou la création d’opportunités, et l’exploitation de ces

26 “What Do Entrepreneurs Do? Discovering and Creating Opportunities”, et “What


Do Entrepreneurs Do? Assembling and Mobilizing Resources to Exploit Opportunities”
et “How Do Entrepreneurs Think and Learn?” Westhead P., Wright M., Entrepreneurship:
A Very Short Introduction, Oxford University Press, 2013.

24
 Introduction

opportunités ne constituent pas deux moments séparés et se font dans


un seul et même mouvement27). La troisième grande thématique, que
je ne fais qu’aborder dans ce texte concerne les modèles cognitifs des
entrepreneurs : « Comment les entrepreneurs pensent et apprennent ? ».
Ces récits recentrent donc l’attention autour de l’action, sur ce que font
les entrepreneurs. Cette démarche pragmatique est notamment celle de la
sociologie des sciences et des techniques. Voilà pourquoi les analyses que
je propose à la fin des trois chapitres empruntent quelques éléments à
cette sociologie développée à l’École des mines, au Centre de sociologie de
l’innovation – où j’ai passé vingt-huit ans – autour notamment de Michel
Callon et Bruno Latour28. Quand dans ce livre, je parle de sociologie de
l’innovation, je fais référence aux travaux des chercheuses et chercheurs
de ce laboratoire. À ces éléments, j’ai ajouté, notamment dans le chapitre
concernant DNA Script, des principes de l’effectuation de Saras Sarasvathy.
L’effectuation29 est une logique pragmatique de l’entrepreneuriat qui éclaire
de façon originale le processus de prise de décision des entrepreneurs.

27 Dès 2004, Per Davidson dans son ouvrage Researching Entrepreneurship (New York,
Springer) critique cette séparation et insiste sur l’imbrication des phases de découverte
et d’exploitation. Il critiquera également âprement cette notion d’opportunité. Une autre
critique importante s’attaque à la préexistence d’opportunités qui seraient découvertes
par les entrepreneurs, Sharon Alvarez et Jay Barney défendent l’idée que les opportunités
sont construites par les entrepreneurs et qu’elles n’existent pas indépendamment d’eux.
Pour cette perspective constructiviste les opportunités ne peuvent pas exister en dehors
de l’imagination de l’entrepreneur de son futur monde.
Alvarez S. A. et Barney J. B., 2007, “Discovery and Creation: Alternative Theories of
Entrepreneurial Action”, Strategic Entrepreneurship Journal, 1: 11-26.
28 Pour la sociologie des sciences et des techniques, je recommande le livre de
Madeleine Akrich, Michel Callon, Bruno Latour, Sociologie de la traduction, Textes fonda-
teurs, Paris, Presses de mines, 2006, 401p.
29 Pour ce sujet, je me réfère principalement à l’ouvrage très didactique Effectual Entre-
preneurship, de Stuart Read, Saras Sarasvathy, Nick Dew, Robert Wiltbank et Anne-Valérie
Ohisson (Routledge, New York, USA, 2011, 228 p) dont une deuxième édition a été
publiée en 2016 chez le même éditeur. Le lecteur non anglophone pourra lire avec intérêt
le livre de Philippe Silberzahn, Effectuation. Les principes de l’entrepreneuriat pour tous, Paris,
Pearson, 2014, qui a fortement contribué à la diffusion de ces travaux en France.

25
L’entrepreneuriat en action 

Trois récits construits différemment


Les trois récits qui suivent n’ont pas la même construction. Au début de
chaque chapitre, je précise ses objectifs et son plan détaillé ; puis je donne
une description de ce que fait l’entreprise et raconte qui sont ses créateurs,
quel est leur parcours et comment s’est constituée leur équipe. Ensuite, ces
trois chapitres montrent une structure différente.
DNA Script n’a pas encore commercialisé son produit mais a finement
défini et testé les grandes lignes de son product-market fit. Le chapitre qui
lui est consacré propose principalement un parcours diachronique en
cinq périodes, qui s’étalent de l’émergence du projet en 2010 à fin 2019 ;
elles sont notamment rythmées par les différentes levées de fonds de
l’entreprise. Je montre comment les objectifs d’une étape deviennent les
moyens de l’étape suivante. Chaque étape apportant des connaissances
et développant des compétences nécessaires à la poursuite du projet et,
notamment à l’obtention de nouveaux financements.
Le cœur du chapitre Expliseat propose un récit qui lui n’est pas
chronologique. Il expose trois chantiers, qui se chevauchent ou
s’entremêlent dans le temps, les créateurs de l’entreprise les menant
souvent de front. Ils concernent la réalisation matérielle du siège (avec
l’invention du matériau et la mise au point du procédé de fabrication
industrielle), le rôle de la simulation numérique tant dans la conception du
siège que dans sa certification et, enfin, la conquête de ses premiers clients,
le pivot, la nouvelle stratégie et le business model de l’entreprise.
Le chapitre sur Criteo30 étudie, de façon rétrospective et en détail, le
parcours de l’entreprise de 2005 à 2008 pour répondre à la question de la
mise au point de son product/market fit. Puis, un de ses créateurs répond à la
question « pourquoi, de son point de vue, Criteo a gagné la partie face à des
concurrents puissants ? ». Enfin, une dernière partie, grâce à un autre de
ses créateurs, s’intéresse aux algorithmes de l’entreprise et ouvre – comme
cela est fait dans les deux autres chapitres, la boîte noire de la technologie.
Autre point commun, dans chaque chapitre, je donne mon analyse du
processus étudié en utilisant la recherche en entrepreneuriat, la sociologie

30 Pour une histoire complète de Criteo, on lira avec intérêt l’ouvrage de Jean-Baptiste
Rudelle, cofondateur de l’entreprise que je cite plusieurs fois dans le chapitre consacré à
cette entreprise.

26
 Introduction

de l’innovation ou l’effectuation. Ces analyses proposent aux lecteurs une


autre façon de voir les processus étudiés tout comme des objectifs de
focales différentes sur un appareil photo modifient la perception que l’on
peut avoir d’un objet, d’une scène ou d’un paysage31.
Avec chacun leur analyse, ces trois chapitres peuvent être lus de façon
indépendante. Cela correspond à la volonté de faire de ces trois récits
des outils pédagogiques pour de jeunes ingénieurs ou étudiants créateurs
d’entreprises.
Cet ouvrage est une étape. J’invite la lectrice ou le lecteur à se saisir des trois
histoires présentées, à les analyser, à critiquer ce que j’ai manqué, à regarder
différemment tant le processus entrepreneurial en général que leur propre
projet, à en tirer je l’espère ses propres façons de voir l’entrepreneuriat
innovant, et d’acquérir de nouvelles compétences et connaissances. Pour
tous, lectrices et lecteurs, entrepreneurs et auteur, le travail continue sous
d’autres formes…

31 Les différentes focales ne font pas que rapprocher ou éloigner les éléments d’une
même prise de vue (et donc modifier leur taille), elles changent aussi l’angle de vue, c’est-
à-dire la distance entre les différents objets sur une même photo.

27
1
DNA Script.
La co-construction d’une entreprise
et de son innovation
L’entrepreneuriat en action 

Créée à Paris en 2014, DNA Script est une start-up qui développe une
technologie de synthèse d’ADN utilisant des enzymes naturelles et non
pas un procédé chimique. Son objectif est de rendre facile l’écriture du
code génétique ; et par là, d’augmenter la productivité des équipes de
recherche en biologie. Sa technologie pourrait avoir un impact majeur sur
les sciences de la vie. Voilà pourquoi la jeune entreprise a déjà levé plus
de cinquante-huit millions d’euros en trois tours de financement auprès
de sociétés de capital-risque et d’entreprises renommées du secteur des
sciences de la vie et obtenu près de huit millions d’euros de financement
public. Les créateurs de DNA Script sont trois ingénieurs, Sylvain Gariel,
Thomas Ybert et Xavier Godron (deux d’entre eux étant encore élèves à
l’École des mines lors de la création juridique, le troisième polytechnicien,
venant de terminer une thèse). En juillet 2019, leur entreprise emploie près
de cinquante personnes dont quarante dans son département de recherche
et développement (R-D). L’originalité de ce projet est qu’il ne repose pas
sur une technologie née et brevetée dans un laboratoire pour laquelle ses
inventeurs sont en quête d’une application ou d’un marché. Ce projet part
d’un problème identifié par ses promoteurs : les limites de la technologie
chimique standard disponible pour produire des constructions génétiques
à façon.
Ce chapitre relate la création et le développement de la société. Un de
ses objectifs est de souligner que la création d’une entreprise n’est pas
le point de départ du processus entrepreneurial mais le point d’arrivée
d’un long travail. Dans tout ce processus, les entrepreneurs n’attendent pas
d’apprendre pour agir : c’est en agissant qu’ils apprennent. Et leur action
commence bien avant la création administrative de l’entreprise. En suivant
un processus que je décompose en différentes étapes qui se succèdent,
je montre comment chaque étape apporte des éléments nouveaux, tant
aux entrepreneurs qu’aux investisseurs, ces derniers, rassurés sur les
chances de succès du projet, finançant l’étape suivante. Enfin, un dernier
objectif est de tirer de cette histoire quelques éléments d’analyse utiles
non seulement à la compréhension de ce cas particulier mais pouvant être
des éléments de réflexion pour celles et ceux qui souhaitent créer une
entreprise. Ce chapitre comporte trois parties.
La première présente le problème rencontré par les créateurs de l’entreprise
et la solution qu’ils ont imaginée et qu’ils développent pour le résoudre.
La longue deuxième partie s’intéresse au processus de création et de
développement de DNA Script. Elle est construite en cinq périodes qui

30
 1 - DNA Script.

s’étalent de 2010 à la fin 2019 : un préambule est consacré à l’émergence


détaillée du problème et du projet ; une première étape démarre avec
les premiers tests et va jusqu’à la création de la société (ces phases ante-
création sont généralement oubliées dans les histoires d’entreprise) ; une
deuxième de la collaboration avec l’Institut Pasteur à la levée de fonds
d’amorçage ; une troisième de cette première levée à une levée en série A ;
une quatrième de la série A à la série B et une cinquième de la série B au
market-fit. Pour chaque étape, sont présentés ses objectifs, ses moyens et
ses résultats. Je montre comment les objectifs d’une étape deviennent les
moyens de l’étape suivante. Chaque étape apportant des connaissances et
développant des compétences nécessaires à la poursuite du projet.
La troisième partie, empruntant à la sociologie de l’innovation et à quelques
principes de l’effectuation, propose une analyse de ce processus en six
points. Elle souligne d’abord que l’action entrepreneuriale est émergente,
c’est-à-dire non-planifiée. Son point de départ n’est pas ici la construction
d’un programme structuré pour agir ; c’est au contraire, en agissant que les
entrepreneurs construisent leur pensée et leur projet. Ensuite, elle montre
que le processus entrepreneurial est largement collectif, c’est-à-dire qu’il
mobilise des acteurs multiples et diversifiés qui co-construisent DNA Script
et son innovation. Un autre point émerge : ce processus est un processus
social fait d’interactions entre des personnes. Cette partie insiste aussi sur
la non-linéarité du processus entrepreneurial, des choix tant techniques
que de marché sont décidés sur lesquels l’entreprise s’engage et qu’elle doit
plus tard abandonner ; des événements imprévus surviennent qui freinent
ou accélèrent le projet. L’action des créateurs de DNA Script participe
à la construction du futur : en produisant une imprimante à ADN, ils
transforment le monde, le futur qu’ils souhaitent dépend de cette action.
Enfin, les entrepreneurs sont souvent présentés comme des personnes qui
prennent des risques importants ; les différentes étapes de l’histoire de
DNA Script montrent que ces risques sont à chacune d’elles limités et que
ni Thomas, ni Sylvain, ni Xavier n’ont le sentiment d’avoir pris des risques.

Le problème et sa solution
Ce projet ne part pas d’une technologie née dans un laboratoire de
recherche, mais d’un problème constaté par les créateurs de l’entreprise :
les limites de la technologie chimique standard pour produire de l’ADN de
synthèse. C’est de « manière théorique, en chambre » comme ils disent, qu’ils

31
L’entrepreneuriat en action 

ont imaginé une nouvelle technologie enzymatique et non plus chimique.


Ils ont travaillé pendant des mois, notamment sur les bases de données
scientifiques pour identifier des enzymes candidates qui pourraient réaliser
la synthèse de l’ADN. L’une de ces enzymes ayant été découverte par un
professeur de l’Institut Pasteur dans les années 1960, ils ont contacté ce
célèbre institut de recherche et commencé à collaborer avec un de ses
laboratoires. Dans ce projet, la science n’est pas un point de départ du
processus – comme pour de nombreuses spin-offs académiques32 – mais
un point de passage obligé. Pour avancer dans leur processus d’innovation,
les entrepreneurs ont dû faire un détour par un laboratoire de recherche,
car lui seul a les compétences qui permettent de régler un des problèmes
clés rencontrés par le projet.
DNA Script n’est pas la seule entreprise qui développe une technologie
enzymatique de synthèse de l’ADN. Elle a trois concurrents. Le premier,
Molecular Assemblies, à San Diego en Californie, travaille avec le même
type d’enzyme mais avec une approche différente car cette société est
constituée de chimistes. Le deuxième, Nuclera Nucleics, britannique, est
un concurrent plus direct. Le troisième, Ansa Biotech est également en
Californie, à San Francisco. Les créateurs de DNA Script pensent qu’ils
ont pour l’instant un double avantage sur ces sociétés, l’un en matière
de propriété intellectuelle et l’autre, dans leur maitrise de l’ingénierie de
l’enzyme. Ces avantages ont convaincu des investisseurs du secteur de
financer leur projet.
L’objectif de la start-up est de transformer sa technologie de laboratoire,
qui en 2017 a prouvé qu’elle pouvait fabriquer des fragments d’ADN, en
un nouveau standard industriel et de prendre ensuite rapidement une part
importante du marché de la fabrication d’ADN synthétique. Ce marché
de la biologie de synthèse, dominé par la synthèse de l’ADN, est en très
forte croissance. En 2013, il dépassait les 2,5 milliards de dollars, la société
Transparency Market Research (TMR) l’estime à plus de 13 milliards
de dollars en 2019, soit un taux de croissance annuel moyen de près de
33 % sur la période33.

32 Ces entreprises ont généralement pour point de départ des résultats scientifiques
produits au sein d’un laboratoire par des enseignants-chercheurs, des thésards, des post-
docs… et la création d’une entreprise est le moyen de transférer ce résultat vers un marché.
33 D’autres analystes considèrent ces chiffres comme une estimation haute.

32
 1 - DNA Script.

Cette technologie de catalyse enzymatique est la première innovation de


DNA Script. Mais ce n’est pas la seule. La start-up développe aussi une
nouvelle façon pour les chercheurs d’avoir accès à l’ADN de synthèse
rapidement dans leur propre laboratoire. Aujourd’hui, la synthèse
chimique de l’ADN est un procédé trop complexe pour être réalisé dans
un laboratoire de recherche : il nécessite un personnel dédié et spécialisé,
des solvants chers et corrosifs qui de plus se périment vite. Voilà pourquoi
les laboratoires commandent leur ADN synthétique sur Internet à des
sociétés spécialisées qui disposent d’imposants oligo-synthétiseurs
fonctionnant jour et nuit pour de multiples clients. DNA Script, et
c’est sa deuxième innovation, développe un appareil, une imprimante à
ADN, qui pourra être vendue aux laboratoires avec des consommables
et qui permettra aux équipes de recherche de synthétiser elles-mêmes
les fragments de gènes dont elles ont besoin. Les équipes de recherche
dotées de cette imprimante pourront ainsi concevoir, produire et tester
leurs séquences d’ADN elles-mêmes et beaucoup plus rapidement qu’en
passant par des sociétés externes, mais surtout – et cela DNA Script ne
l’avait pas perçu comme un atout au départ – en contrôlant le processus :
« c’est-à-dire commencer quand on veut, avoir le résultat quand on veut,
gérer le processus comme on le souhaite ». Le laboratoire-client ne paiera
plus pour de l’ADN de synthèse reçu par la poste mais pour l’imprimante
et les consommables nécessaires à son fonctionnement. En définitive, ce
n’est pas seulement une innovation technique que propose la start-up, c’est
une innovation de business model. La tâche n’est pas aisée car, une fois
qu’elle aura mis au point cette imprimante, l’entreprise devra convaincre
des utilisateurs, les laboratoires de recherche de changer leurs pratiques en
adoptant cette nouvelle technologie.

L’importance de la biologie de synthèse et de ses promesses

L’ADN (acronyme d’acide désoxyribonucléique) est au centre de tous


les systèmes biologiques. Ce « code de la vie » est une macromolécule
biologique, un long polymère, que l’on trouve dans toutes les cellules. Elle
est composée d’une succession de nucléotides attachés les uns aux autres.
Quatre nucléotides, ou bases, différents existent désignés par une lettre :
A pour adénine, C pour cytosine, G pour guanine et T pour thymine.
On peut comparer l’ADN à un grand collier qui compte quatre types de
perles : A, C, G et T. L’ordre d’enchaînement, ou la séquence, très précis
de ces perles constitue le code génétique, ou le génome, qui permet le

33
L’entrepreneuriat en action 

développement, le fonctionnement et la reproduction des êtres vivants.


L’ADN joue un rôle central dans le vivant ; et la plupart des projets de
recherche en sciences de la vie nécessitent de l’ADN de synthèse34.
Les trois créateurs de la start-up partagent, avec beaucoup d’autres, l’idée
que la prochaine révolution industrielle viendra des biotechnologies.
« La maitrise de l’ADN sera au cœur de cette révolution. Tout comme la
maitrise des semi-conducteurs a été au centre de la révolution industrielle
basée sur les technologies de l’information », insiste Sylvain. Dans leurs
présentations publiques ou devant des investisseurs, ils soulignent que le
champ d’application de l’ADN synthétique – et donc de leur technologie
qui permettra de le produire facilement – est très large car la plupart des
enjeux contemporains en sciences de la vie impliquent de reprogrammer
des systèmes biologiques. Aujourd’hui, les laboratoires utilisent de l’ADN
synthétique dans les secteurs de :
- la santé où l’un des défis de la lutte contre le cancer est l’ingénierie de
protéines thérapeutiques qui n’existent pas dans la nature. De plus
en plus de médicaments sont développés à l’aide de modèles qui
requièrent de grandes quantités d’ADN de synthèse. La santé est le
domaine qui devrait être à court terme le plus consommateur d’ADN
synthétique.
- l’agriculture contemporaine qui tente d’optimiser les espèces végétales
pour qu’elles soient moins utilisatrices d’engrais et aient, par exemple,
une meilleure fixation de l’azote. Le développement de ces graines
et souches de plantes nécessite également des quantités importantes
d’ADN.

34 Pour m’expliquer de façon très simplifiée, comment l’ADN fonctionne, Xavier dresse
un parallèle entre la génétique et l’informatique : « Les cellules sont un peu comme des ordi-
nateurs, elles ont besoin d’un code pour fonctionner. Un ordinateur, si on ne lui met pas de
code, il ne peut rien faire, il a juste des capacités. Avec le code informatique, des 0 et des 1,
on peut lui faire faire des tas de choses différentes (Facebook ou des calculs sophistiqués).
Pour la biologie, c’est un peu pareil, les cellules sont comme des ordinateurs sans code, en
leur donnant de l’ADN (A-C-T-G à la place des 0 et des 1) tu peux leur faire faire de mul-
tiples choses (par exemple, transformer des bactéries pour qu’elles produisent du biocarbu-
rant) ». Xavier poursuit le parallèle : « la différence entre ceux qui font de la bio et ceux qui
font du software, est dans la rapidité des cycles d’itération. En informatique, on écrit une
ligne de software, tu appuies sur Compute et tu vois si c’est bon ou pas. Pour l’ADN, il y a la
même étape au début de création intellectuelle où tu écris le code mais ensuite tu ne peux
pas computer facilement, il faut synthétiser la molécule, la mettre dans la cellule et ensuite
seulement tu peux voir l’effet du code que tu as écrit. Avec DNA Script, nous essayons de
rendre la manière de travailler en biologie plus proche de celle du software ».

34
 1 - DNA Script.

- la biologie synthétique (bioénergie, chimie verte, bio-carburant) avec la


réingénierie de micro-organismes pour produire des molécules pour
les biocarburants ou la chimie des matériaux.
- l’industrie et les biens de consommation avec par exemple la production
in vitro de cuirs synthétiques ou de soie d’araignée.
- et peut-être dans quelques dizaines d’années le stockage de données
sous forme d’ADN35, domaine sur lequel travaillent aujourd’hui les
géants de l’Internet. La promesse futuriste est là de stocker toutes
les données informatiques de la planète dans un volume équivalent à
celui d’un coffre de voiture, sans besoin d’énergie et pour un temps
presque infini ! Dans ce domaine, synthétiser de l’ADN de façon
efficace et à un coût réduit est un point de passage obligé.
Dans un entretien36 publié lorsqu’il a été élu innovateur français de l’année par
la MIT Business Review en juin 2017, Sylvain résume l’ambition de la société :
« L’impact de DNA Script c’est de permettre aux équipes de recherche
d’être beaucoup plus efficaces dans leur processus de R-D. Cela veut dire
de développer des traitements, de la thérapie génétique, des traitements
contre le cancer de façon beaucoup plus rapide et beaucoup moins
coûteuse ».

Aujourd’hui, l’écart est toujours grand entre d’un côté ces promesses
techno-scientifiques et les marchés qui leur sont liés et, de l’autre, la
technologie et les marchés en construction de la start-up. Mais, comme
toute entreprise, nouvelle ou ancienne, DNA Script doit mettre en forme
un récit pour capter l’attention de ses partenaires. Pour mener à bien à tel
projet, les entrepreneurs doivent, par ce récit de leur innovation, susciter
l’enthousiasme chez de futurs alliés, les enrôler dans leur réseau.

35 « En théorie, 1 mm3 suffirait à stocker un milliard de gigaoctets de données… Cela


permettrait de stocker toute la production informatique annuelle du monde dans un
coffre de voiture, explique Thomas Ybert. Alors que chaque data center prend l’équi-
valent d’un stade de foot, et il y en a des milliers dans le monde. Avec une molécule
tridimensionnelle telle que l’ADN, l’information est beaucoup plus compactée qu’avec
les systèmes actuels à deux dimensions », Science & Avenir, du 30 juin 2017 https://www.
sciencesetavenir.fr/fondamental/l-adn-une-piste-serieuse-pour-stocker-nos-milliards-de-
donnees_113820
36 Voir sur YouTube l’interview de Sylvain Gariel, lauréat du prix « MIT Technology Re-
view Innovators Under 35 : French gathering », L’Atelier BNP Paribas, 25 septembre 2017.

35
L’entrepreneuriat en action 

Ce travail continu de description que la start-up réalise sur son projet, donc
sur elle-même, est important car performatif ; c’est-à-dire qu’il produit –
en partie – la réalité qu’il décrit. Assez rapidement, DNA Script réussit à
convaincre des alliés diversifiés de la suivre : tant un laboratoire de l’Institut
Pasteur que des sociétés de capital-risque de premier plan (telles Sofinnova
Partners, Kurma Parners, Idinvest Partners, Life Sciences Partners, BPI
France), des fonds d’investissement liés à des entreprises expertes dans ces
domaines (telles Illumina ou Merck) ou encore de financements publics
nationaux ou européens très compétitifs (qui nécessitent pour être obtenus
de convaincre de nombreux experts académiques). Leur soutien, résultat
d’une évaluation généralement approfondie, est une forme de validation
de son projet, mais aussi ce qui le fait exister, ce qui le renforce et lui
permet d’avancer.

Le problème de la production d’ADN de synthèse

Dans les laboratoires de biotechnologie, les chercheurs utilisent de l’ADN


synthétique pour des tâches simples comme produire des réactions
élémentaires ou identifier la présence d’une séquence dans un échantillon.
Mais aussi pour des activités sophistiquées comme le séquençage ou la
modification du fonctionnement cellulaire par l’apport d’un gène ou d’un
fragment d’ADN. Avec de l’ADN synthétique, ils créent de nouveaux
systèmes biologiques (des souches de levures, de bactéries, d’anticorps)
pour différents secteurs (pharmacie, agronomie, développement
durable, etc.). Ces activités nécessitent, pour une application donnée, de
nombreuses itérations et donc de grandes quantités de gènes synthétiques.
Quel processus doit suivre aujourd’hui un chercheur en biologie
moléculaire qui veut modifier des micro-organismes pour produire par
exemple un biocarburant ? Il travaille à la modification de la séquence
d’ADN d’une bactérie pour qu’elle puisse produire ce biocarburant. C’est
sur son ordinateur qu’il conçoit ces modifications, ce qui peut prendre
des semaines. Une fois qu’il estime satisfaisante la séquence d’ADN
qu’il a définie, ce chercheur doit la faire produire pour qu’il puisse la
tester expérimentalement. Pour cela, il envoie ses données à une société
spécialisée qui va fabriquer, à partir de ses spécifications, la molécule
d’ADN. Cela prend souvent plusieurs semaines, pendant lesquelles il
attend et vaque à d’autres travaux. Une fois sa séquence reçue par courrier,
il peut la tester. Mais, cette séquence fonctionne rarement du premier

36
 1 - DNA Script.

coup, et ce chercheur doit, dans la plupart des cas, remodifier cet ADN.
Cette nouvelle étape de conception prend à nouveau une ou plusieurs
semaines, le chercheur renvoie ses nouvelles spécifications au fabricant,
qui après quelques semaines, lui retourne la nouvelle séquence. Et ainsi
de suite. Bref, les biologistes perdent beaucoup de temps à attendre les
constructions génétiques qu’ils programment. Beaucoup de temps, mais
aussi beaucoup d’argent, des sociétés telle Amyris où travaillait Thomas à
San Francisco, dépensent plusieurs millions d’euros en ADN synthétique
tous les ans.
C’est à ce problème que les créateurs de DNA Script s’attaquent : comment
produire facilement, rapidement et à un coût peu élevé une molécule
d’ADN synthétique qui permettra aux chercheurs de reprogrammer les
systèmes biologiques.
Si les enjeux sont si importants (les études parlent d’un marché
« de milliards de dollars ») pourquoi n’y a-t-il pas eu depuis trente ans
d’amélioration de la synthèse d’ADN ? Pourquoi la technologie a-t-elle si
peu évolué ? Aujourd’hui, tout l’ADN synthétique proposé et consommé
dans le monde est produit grâce à une technologie chimique qui existe
depuis une cinquantaine d’années. Elle consiste à effectuer des synthèses
d’oligonucléotides avec un procédé chimique complexe. Cette technologie
est efficace mais montre ses limites lorsqu’il s’agit de synthétiser de grandes
quantités ou de grands fragments d’ADN. Ces opérations ne peuvent
pas être réalisées rapidement et à faible coût car l’étape élémentaire de la
réaction chimique prend du temps (décrire un seul nucléotide – une perle
ACTG – nécessite environ dix minutes). Cette technologie a connu des
améliorations marginales qui ne permettent pas de dépasser ses limites.
Les services proposés par la firme américaine IDT (Integrated DNA
Technologies, leader du domaine) ou par la française eurofins Scientific
sont basés sur cette méthode. Parmi les autres concurrents sur ce marché,
on compte Eurogentec ou Twist Bioscience.
Alors que les technologies de lecture du code génétique ont fait des progrès
considérables qui font qu’aujourd’hui lire le génome d’une bactérie coûte
cent dollars et prend une journée37. Synthétiser ce même génome de la
même bactérie coûte plusieurs millions de dollars et prend un an. Cela

37 Aujourd’hui, séquencer le génome humain, soit 3 milliards de nucléotides, coûte


1000 dollars.

37
L’entrepreneuriat en action 

parce que les technologies d’écriture de l’ADN restent « lentes et peu


efficaces ».

La solution DNA Script et ses avantages sur la synthèse chimique

Pour rendre le processus d’écriture de l’ADN plus facile, plus performant


et moins cher, les créateurs de la start-up ont cherché à synthétiser
l’ADN « comme le fait naturellement le vivant », en utilisant une
enzyme. L’enzyme est le catalyseur le plus puissant créé par la nature :
les catalyseurs enzymatiques sont à peu près dix mille fois plus puissants
que les catalyseurs chimiques utilisés aujourd’hui. Dans la matière vivante,
les enzymes servent à recopier de l’ADN existant, et sont très efficaces
dans cette tâche de recopie. L’idée de la start-up est d’utiliser ces enzymes
non pas pour recopier une séquence existante mais pour produire une
séquence de novo, à partir d’un fichier informatique qui décrit la séquence
à synthétiser. DNA Script cherche « à dompter certaines enzymes pour
qu’elles fassent le travail qu’on souhaite leur faire faire : la synthèse de
l’ADN ». Synthèse qui serait organisée dans une chambre de réaction, une
sorte d’imprimante à ADN.
Pour les créateurs de DNA Script, la technique enzymatique montre
des avantages déterminants sur la technique chimique en place : elle est
beaucoup plus simple à mettre en œuvre, elle réduit le nombre d’étapes
nécessaires à la production de fragments génétiques plus longs, elle offre un
rendement plus élevé, et permet des opérations plus rapides et à des coûts
plus bas. Enfin, les enzymes agissent dans un milieu aqueux et donc sans
solvants organiques corrosifs et dangereux38. La start-up a pour objectif
de réduire le délai de synthèse des gènes par un facteur 50 et, à terme,
le coût de la synthèse d’un gène par un facteur 10, tout en offrant à ses
clients une meilleure pureté et surtout une maîtrise totale de ce réactif clef
qu’est l’ADN. Dans ce qui suit je montre quel parcours et quels processus
suit l’entreprise pour atteindre ces objectifs techniques et commerciaux.

38 La synthèse en milieu aqueux a deux avantages majeurs : elle est facile à automatiser
et à placer chez le client (rien de dangereux, moins de traitements de déchets, pas de
contrôles de l’environnement) ; elle est compatible avec la majorité les outils de la biologie
moléculaire (elle n’attaque pas, à la différence d’un solvant chimique l’ADN, les fluoro-
phores, et d’autres enzymes…).

38
 1 - DNA Script.

Encadré 1

Ouvrir la boîte noire et entrer dans la technologie

Les compétences les plus importantes développées par DNA Script


sont liées à l’ingénierie de l’enzyme, la polymérase, qui est au cœur de
sa technologie. Cette enzyme doit pouvoir travailler avec la deuxième
brique de cette technologie que sont les nucléotides (les éléments de
base de l’ADN : ACTG). Tout le défi de la start-up est de réussir à maîtriser
le potentiel catalytique de l’enzyme à ajouter un nucléotide sur un brin
d’ADN.
Dans le vivant, la copie de l’ADN s’effectue par des enzymes de
réplication : une enzyme réplique un brin d’ADN en deux brins
complémentaires, ce qui permet à la cellule de se diviser. Les cellules
suivent constamment ce processus par exemple pour faire grandir un
organisme.
En laboratoire, pour faire de la synthèse d’ADN à façon (c’est-à-dire
pour obtenir cette molécule d’ADN dans un tube à essai, à partir
d’une séquence informatique ACTG) le processus est différent car on
ne dispose pas de brin d’ADN qui est justement ce que l’on cherche
à produire. Avec la technologie de DNA Script, l’ADN est synthétisé
par une enzyme très particulière qui peut polymériser un brin d’ADN
sans matrice, en ajoutant des nucléotides au bout de ce brin. Dans la
nature ce processus est totalement aléatoire. La technologie de DNA
Script doit, pour être efficace, contrôler très précisément la séquence
pour obtenir ce qui a été défini.
Le cycle de la synthèse – qui se fait sur un support solide – est alors le
suivant : un brin d’ADN initiateur est accroché par une de ses extrémités
sur le support solide. Avec l’enzyme on lui ajoute un nucléotide, A
par exemple, portant un groupe chimique protecteur pour empêcher
l’enzyme de faire des polyadditions (c’est-à-dire de rajouter le même
type de nucléotides, dans ce cas A, de façon non-contrôlée).
Après son introduction dans la solution avec les nucléotides,
l’enzyme fait son travail : elle ajoute un nucléotide sur le brin d’ADN,
le groupe protecteur l’empêche de continuer et d’en ajouter d’autres.
Ensuite on lave l’enzyme et le nucléotide reste de la solution.
Enfin, dans l’étape de dé-protection, on clive le groupe chimique pour
que l’ADN retourne à un état « naturel ».
Ce cycle est réitéré pour ajouter un nouveau nucléotide et ainsi de suite.

39
L’entrepreneuriat en action 

Les grandes étapes du processus de création


Cette deuxième partie tente de comprendre comment DNA Script s’est
créée et développée. Elle retrace l’action de ses fondateurs, met à jour
leurs façons de faire et montre comment ils mobilisent ceux qui vont les
soutenir ou avec qui ils vont collaborer. Elle propose une partition du
processus de création de l’entreprise en un préambule et cinq étapes :
- préambule (de 2010 à la fin 2012) : de la rencontre entre Sylvain et
Thomas à l’émergence du problème ;
- 1re étape (du début 2013 à l’été 2014) : du test des hypothèses au
projet de création de la société et à l’accord avec l’Institut Pasteur ;
- 2e étape (de l’été 2014 à la mi-2016) : de la collaboration avec l’Institut
Pasteur à la première levée de fonds (dite levée seed) ;
- 3e étape (de la mi-2016 à septembre 2017) : de la première levée de
fonds à la levée en série A ;
- 4e étape (de septembre 2017 à l’été 2019) : de la série A à la série B ;
- l’ouverture d’une 5e étape : de la série B au market-fit.
Pour chacune de ces étapes, je présente successivement ses objectifs,
ses moyens et ses résultats spécifiques. Les pages qui suivent montrent
notamment comment les objectifs d’une étape deviennent les moyens de
l’étape qui suit. Par exemple, synthétiser trois nucléotides est un des objectifs
qu’ont les entrepreneurs au début de la deuxième étape. Il est atteint au
cours de cette étape. Ce qui était alors un objectif devient un moyen pour
les entrepreneurs de lever des fonds d’amorçage. Dans ce cas précis, la
production de trois nucléotides est une première preuve de concept qui va
inciter des investisseurs à financer l’étape suivante. Cette transformation – un
objectif qui devient un moyen – explique le passage d’une étape à une autre.
Une attention particulière est portée aux moyens mobilisés par les créateurs
de DNA Script, depuis ses débuts jusqu’en 2019. Ils peuvent être regroupés
en quatre types : ce sont des personnes et leurs compétences, des informations
(par exemple des articles scientifiques, des rapports, des brevets…), des
ressources financières (investissements privés, soutiens publics, subventions,
aides diverses…) et enfin, des objets techniques (équipements de laboratoire,
une enzyme particulière ou un espace d’hébergement…). Il faut également
noter, même si je développerai plus succinctement ce point, qu’à chaque
étape, une organisation différente se met en place.

40
 1 - DNA Script.

Préambule (2010 à la fin 2012) : de la rencontre entre Sylvain et Thomas à


l’émergence du problème

Revenons d’abord sur la genèse de l’entreprise. Sylvain Gariel intègre


l’École des mines en septembre 2007. À la fin de sa première année, il
choisit – comme un tiers des élèves de sa promotion – d’effectuer son
troisième semestre39 dans une université à l’étranger. C’est au Material Science
Lab du réputé Caltech (le California Institute of Technology) qu’il passe
six mois avant de rentrer à Paris pour poursuivre sa scolarité boulevard
Saint-Michel. Quelques mois plus tard, entre sa deuxième et sa troisième
année aux mines, il opte pour une année de césure. Le voilà qui retourne
au Material Science Lab où, visiting scholar, il travaille sur les propriétés des
alliages métalliques. De retour à Paris après sa césure, il entame sa troisième
année aux mines dans l’option Biotechnologie. De mars à juillet 2010, il
effectue son stage de fin d’études dans le département biotechnologie de
Total, où il fait la connaissance de Thomas.
Thomas Ybert, après l’École polytechnique, obtient un diplôme d’ingénieur
à AgroParisTech, puis effectue une thèse de doctorat40 en biotechnologie
dans le cadre d’une CIFRE41 chez Sanofi-Aventis et à l’École doctorale
de Polytechnique (EDX). En mai 2010, il est recruté dans la toute jeune
équipe de R-D Biotechnologies chez Total. À l’époque, le groupe cherche

39 C’est-à-dire les cinq ou six premiers mois de la deuxième année d’une scolarité qui
dure trois ans.
40 Thomas, dans sa thèse en Cifre chez Sanofi, s’interrogeait sur la production d’anticorps
monoclonaux dans un système d’expression de la levure. « Ma thèse consistait à produire
des protéines, exprimer des protéines avec un aspect fermentation, donc avec un aspect
processus fort, c’est vraiment un truc d’ingénieur. Au cours de cette thèse, je comprends
que c’est plus difficile de reproduire une levure pour faire une petite molécule comme de
l’éthanol que de faire une protéine. Je me suis dit : c’est le truc que je veux faire après la
thèse. J’avais envie de comprendre comment une levure se transforme en une matière pre-
mière simple comme du glucose. Après la thèse je ne veux plus travailler sur les protéines, je
veux travailler sur les molécules. La thèse obtenue, je postule dans plein d’endroits. Je rentre
chez Total qui cherchait un spécialiste de la levure qui avait envie de faire de l’ingénierie
métabolique ».
41 Les Cifre – Conventions Industrielles de Formation par la Recherche – sont un
dispositif par lequel le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche subven-
tionne les entreprises qui embauchent un doctorant dans le cadre d’une collaboration de
recherche avec un laboratoire public. Ces travaux doivent aboutir à la soutenance d’une
thèse en trois ans.

41
L’entrepreneuriat en action 

à se diversifier dans les biocarburants. Des discussions sont engagées


sur une prise de participation dans Amyris, une société californienne
spécialisée dans la biologie synthétique et ses applications industrielles,
notamment dans les biocarburants pour avion.
Durant son stage, Sylvain participe au montage du dossier d’investissement
de Total dans Amyris. Il mène la due diligence42 technique et financière de
l’audit d’acquisition et travaille sur le dossier de collaboration « du côté
business ». Thomas est lui chargé de bâtir le programme scientifique de la
collaboration entre Total et Amyris, dossier sur lequel il travaillera de façon
très autonome pendant près d’une année. Ils travaillent dans les mêmes
locaux, sur un sujet commun, Amyris, mais sur des aspects différents du
dossier.
À la suite de cette due diligence, Total prend une participation de vingt pour
cent au capital d’Amyris et détache Thomas à San Francisco où il prend la
tête d’un des projets de collaboration de recherche entre le grand groupe
français et la PME américaine. Il s’agit de produire du pétrole biologique
grâce à la sélection et à l’optimisation de micro-organismes, notamment
des levures, afin de transformer du sucre en diverses molécules utilisables
pour les carburants.
De son côté, Sylvain, après son stage chez Total, obtient le diplôme
d’ingénieur civil de MINES ParisTech et pose sa candidature au Corps des
mines qu’il intègre en septembre 2010. Au cours de sa nouvelle scolarité
« d’élève-ingénieur des mines », il effectue un stage d’analyste d’affaires
dans le secteur de la santé chez Urgo à São Paulo (de décembre 2011 à
septembre 2012). Du Brésil, il continue à discuter avec Thomas et à aller
le voir à San Francisco.
Chez Amyris, Thomas fait face à un problème récurrent. À la paillasse, il
cherche à modifier des micro-organismes pour obtenir de nouvelles voies
métaboliques.
« En gros, c’est une succession de réactions chimiques dans une cellule
qui sont catalysées par une série d’enzymes. On veut transformer la façon
dont fonctionne la cellule, pour cela il faut modifier des dizaines de gènes
pour pouvoir reprogrammer le métabolisme de la cellule ».

Pour réaliser ces opérations, Thomas – comme les chercheurs qui


l’entourent et des milliers de chercheurs dans le monde – conçoit sur

42 Vérifications ou contrôles préalables.

42
 1 - DNA Script.

ordinateur des constructions génétiques dont il a besoin, les commande,


puis les assemble, les teste, et doit généralement recommencer ce cycle.
Il partage sa frustration avec Sylvain avec lequel il a de nombreux contacts :
« Tu vois ça ne va pas du tout, je passe beaucoup de temps à bâtir l’outil
dont j’ai besoin, puis le travail que j’ai à faire avec cet outil prend très peu
de temps, ensuite pour continuer j’ai besoin d’un outil différent que je dois
à nouveau construire ».

Sylvain, qui rend visite à Thomas dans son laboratoire en Californie,


constate en effet que ce dernier : « pour mener un travail utile et intéressant
de test, qui dure quelques semaines, doit en passer trois à attendre d’obtenir
ses séquences d’ADN, trois semaines pendant lesquelles il exécute des
tâches de biologie moléculaire sans grand intérêt ».
En plus d’être longue, cette production d’ADN, réalisée par des entreprises
extérieures, s’avère très coûteuse.

Logiciel contre biotechnologie

Le projet chez Amyris avance lentement « à cause des outils artisanaux


que nous utilisons pour reprogrammer les systèmes biologiques ». La
frustration de Thomas est d’autant plus forte qu’à San Francisco, il
fréquente de nombreux informaticiens. Il compare les façons de faire :
« Je voyais des informaticiens qui faisaient des programmes. Ils écrivaient
des lignes de code et, en deux ou trois itérations sur leur clavier, ils
obtenaient un résultat. Ils suivaient ce cycle : ils produisaient une première
version, une seconde, il y avait une erreur, et la troisième version était
la bonne. Comme eux, les biologistes font cela aussi toute la journée :
ils pensent à quelque chose, puis réalisent l’expérience pour voir si ça
marche ou pas. Mais pour cette étape, ils ont besoin d’ADN. Quand
ils l’obtiennent, après deux semaines d’attente, ils testent, se rendent
compte que ça ne marche pas, et reviennent à la case départ. Ce cycle
de l’innovation en biotechnologie, Design/Build/Test, est le même que
celui de l’informaticien qui fait un programme. L’informaticien a la
chance de pouvoir faire plusieurs cycles en quelques minutes, il change un
paramètre de sa fonction, il appuie sur la touche Entrée de son ordinateur
et instantanément il obtient un résultat. Il peut le tester, il peut le re-designer
dans sa tête et changer son code sur son clavier et voilà son cycle. Pour un
biologiste le Build est horrible. Le design peut être rapide tout comme le
test, mais le Build est très long, et il n’y a pas moyen de faire autrement ».

Thomas subit avec agacement cette situation.

43
L’entrepreneuriat en action 

Bio-carburant ou synthèse de l’ADN

Cependant, il aime les sujets sur lesquels il s’investit et qui associent


biologie synthétique et développement durable avec l’objectif de produire
des biocarburants. Il est passionné par ces derniers et en parle souvent,
même en dehors du travail, avec sa famille ou ses amis. Pour lui, c’est la
voie à suivre. Mais il sait que la technologie ne permettra pas à l’entreprise
où il travaille d’obtenir les résultats rapides espérés.
« Je savais que la collaboration ne produirait rien à moyen terme car il
faudrait au moins dix ans pour y arriver, alors les gars disent qu’ils vont
réussir en quatre. Il y avait d’autres boîtes qui travaillaient sur le sujet.
Elles allaient toutes dans le mur. J’adorais mes projets, mais lorsque je les
analysais avec un regard critique, je voyais que l’on n’allait pas y arriver,
en tout cas pas avec un niveau de performance nécessaire pour un succès
commercial. Je voyais des dizaines de projets qui cherchaient et rêvaient
de trouver la solution qui permettrait à leur entreprise de développer le
biocarburant et d’atteindre un marché de plusieurs milliards de dollars.
Mais ils ne la trouvaient pas ».

Thomas et Sylvain, inspirés par l’environnement effervescent de San


Francisco, ont de nombreuses discussions sur les projets qu’ils pourraient
développer ensemble. Au départ, Thomas pense qu’il faut lancer un projet
dans les bio-carburants. « Quand je voyais Sylvain, je lui disais ce serait
génial de développer une molécule bio-sourcée attendue par le marché ».
Sylvain tente de comprendre : « Je ne sais pas, regardons et analysons
ensemble l’écosystème ». « C’est ce qu’on faisait », dit Thomas, « et on voyait
que cela n’allait nulle part et que tout cela est voué à l’échec ». Il partage
de nombreuses autres idées avec Sylvain comme faire une molécule pour
du plastique, ou une autre qui rentre dans la composition de tel ou tel
produit : « à chaque fois on réfléchit et on se dit ce n’est pas génial, on va
mettre beaucoup de temps, on va galérer ». À chaque fois, ils ressortent de
leurs discussions sans être convaincus.
Lors de l’une de ces discussions, Thomas avance l’idée de régler le problème
de l’ADN : « un des trucs les plus frustrants de mon job c’est de ne pas
avoir un accès facile à de l’ADN de synthèse ; c’est quand même bizarre
que personne n’ait pensé à changer cela qui est extrêmement limitant ».
Là, Sylvain lui répond : « Oui, ça c’est beaucoup plus intéressant, c’est plus
intéressant de faire un outil que de faire une nouvelle molécule ». Pour
Thomas, Sylvain a débloqué la situation avec cette réponse et en ajoutant :

44
 1 - DNA Script.

« Oui, c’est une bien meilleure idée de faire des pelles plutôt que d’essayer
de creuser. Il vaut mieux vendre des pelles que d’être chercheur d’or parce
que la probabilité que tu trouves un filon est extrêmement faible. Alors
que tu es sûr de vendre des pelles à tous ceux qui cherchent un filon. Oui,
faisons un outil qui va permettre à tous les chercheurs d’or de creuser plus
vite, plus profond et de trouver plus facilement » (Sylvain).
« Quand j’entends ça, je me dis oui c’est exactement ce qu’il faut faire. C’est
sûr, il ne faut absolument pas essayer de faire la énième boîte qui tente
de faire des biocarburants, de l’ingénierie métabolique ou telle ou telle
molécule. Non, il faut être, comme le dit Sylvain, une boîte qui développe
une technologie pour les chercheurs, qu’ils soient dans les biocarburants
ou ailleurs. Petit à petit, nous sommes arrivés à la conclusion qu’il valait
mieux faire un outil et on a commencé à en discuter » (Thomas).

En définitive, Thomas et Sylvain ont identifié un problème : les équipes


de R-D ont des outils qui limitent leur productivité. Problème auquel
ils veulent apporter une solution. Cette dernière sera une nouvelle
technologie permettant de disposer d’ADN de synthèse facilement pour
reprogrammer des organismes de façon efficace.

L’étude de la technologie pour résoudre le problème de l’ADN de synthèse

Thomas se pose maintenant la question : « pourquoi personne n’a mis au


point une machine qui peut créer de l’ADN à façon et qui serait dans
mon labo ». Pour y répondre, il étudie, avec Sylvain, comment l’ADN
de synthèse est produit, question qu’il ne s’était jamais posé lorsqu’il
passait ses commandes. Boulimiques, les deux jeunes ingénieurs dévorent
nombre d’articles sur le sujet et réalisent que 100 % de l’ADN synthétique
est produit de la même façon par réaction chimique. La technologie de
production d’ADN de synthèse qui est utilisée par toute la profession
est basée sur ce procédé mis au point dans les années 1960. Jusqu’à la
fin des années 1970, les laboratoires ont fait eux-mêmes leurs propres
synthèses avec leurs propres réactifs, qui n’étaient stables que quelques
heures ; à cette époque des réactifs plus stables et très efficaces ont été
découverts et le processus a été externalisé à des sociétés spécialisées qui
l’ont automatisé. Depuis, cette technique n’a pas évolué.
« Nous avons essayé de comprendre pourquoi c’est cette technologie
chimique qui est toujours utilisée. La raison est historique. Il y a cinquante
ans, les biologistes qui avaient besoin de synthétiser de l’ADN se tournaient
vers leurs collègues chimistes pour leur demander s’ils pouvaient le faire car

45
L’entrepreneuriat en action 

il n’y avait alors pas de biotechnologie, et on ne savait pas faire autrement


qu’avec de la chimie organique – qui était alors à son apogée » (Sylvain).

Thomas qui travaille principalement maintenant en utilisant des enzymes


est impressionné par leur capacité à réaliser des réactions chimiques avec
une efficacité et une précision sans commune mesure avec que ce l’homme
pouvait réaliser en utilisant la chimie. Il est baigné dans l’idée que les
enzymes sont un catalyseur beaucoup plus efficace que n’importe quel
catalyseur créé artificiellement. En comprenant comment on produit de
l’ADN, il se dit :
« ça n’a pas de sens que de produire de l’ADN par réaction chimique, il faut
absolument le faire avec de l’enzyme. Ce sont les enzymes qui les premiers
ont inventé l’ADN. Pour moi, c’était normal que ce soient des polymérases
qui fabriquent de l’ADN et pas des réactions chimiques… Je me dis c’est
sûr, il faut passer par une technologie qui emploie une polymérase ».

À partir de ce moment, son objectif est de comprendre comment les


polymérases fonctionnent, car ces domaines sont différents de ceux qu’il
a étudiés dans sa thèse.
Les idées d’innovation viennent souvent de la mise en relation de choses
hétérogènes, d’éléments qui, a priori, ont peu de rapport. C’est en mettant
en relation la fascination de Thomas pour les enzymes, sa frustration de
ne pas avoir un outil pour disposer d’ADN rapidement pour concrétiser
ses expériences, et l’argument de Sylvain pour fabriquer un outil plutôt
qu’une molécule qu’est venue l’idée puis très vite la conviction qu’il fallait
développer une technologie de production d’ADN de synthèse en utilisant
des enzymes, plutôt que la chimie.

Créer une entreprise ?

Le projet qui allait devenir DNA Script est notamment lancé parce que
depuis longtemps Thomas et Sylvain ont envie de « faire quelque chose
ensemble ». Mais ils ont chacun leur motivation propre. Thomas ne
part pas avec la volonté de créer une entreprise, explique Sylvain : « il
n’avait pas vocation à être entrepreneur, mais plutôt une frustration de
chercheur ». Thomas a été envoyé en Californie pour bénéficier de l’esprit
entrepreneurial et de l’esprit d’innovation qui y règnent. À San Francisco,
son rôle est de proposer des nouvelles molécules et des nouvelles façons
de les créer biologiquement :

46
 1 - DNA Script.

« J’adorais cela. J’ai fait des demandes d’invention, des demandes de brevets
pour des choses très concrètes. J’étais assez productif. Mais au bout d’un
moment, j’ai arrêté parce que quand tu proposes quinze idées et qu’on te
dit, c’est super et qu’il ne se passe rien ensuite, tout employé se démotive ».

Sylvain commente :
« de retour, à Paris, Thomas est frustré par l’organisation de la grande
entreprise qui a bien d’autres préoccupations que ce que fait l’équipe où il
travaille. Par contre, son intérêt pour la question de la production d’ADN
à façon va croissant ».

Sylvain aborde le projet avec une motivation différente.


« Le truc m’a tout de suite plu. Si l’on peut écrire le code génétique cent
ou mille fois plus vite, cent ou mille fois mieux, si on peut maîtriser une
telle technologie, on peut devenir une entreprise comme ce qu’est Illumina
pour le séquençage. Je me suis dit qu’être à l’origine d’un genre d’Illumina
était unique ».

Pour les deux ingénieurs, Illumina43 est un modèle car elle a transformé le
monde de la recherche en génétique.
« On veut faire un projet ensemble », poursuit Thomas, « mais faire une
boîte, on ne se l’est jamais dit ». C’est en fait bien plus tard, quand il a fallu
vraiment créer l’entreprise qu’ils doivent résoudre des questions auxquelles
ils n’avaient pas pensé car ils n’en avaient jamais vraiment discuté entre
eux : quel rôle attribuer à chacun, et comment se répartir le capital… Très
vite, ils ont dû apporter des réponses. Thomas commente :
« Je rencontre beaucoup d’entrepreneurs qui ne voient que ces aspects : qui
va être le CEO, comment on va se répartir les parts… tout cela en réalité
c’est accessoire, comme le logo ou le nom de la boîte. Ce qu’il faut avant
tout c’est le concept et la motivation, il faut se mettre d’accord sur un
projet de vie professionnelle ensemble : est-ce vraiment ce qu’on a envie
de faire ? Pourquoi ? Quelles sont nos motivations ? Quel est l’engagement
de chacun dans le projet ? Et c’est seulement après qu’on voit les détails,
les pourcentages, les trucs divers. Il est important de très bien faire cela,
d’avoir un processus même pour le faire ».

43 Par ailleurs, Illumina est aussi une entreprise qui a connu une réussite exception-
nelle : créée en 1988, elle a aujourd’hui une capitalisation boursière de plus de 41 milliards
de dollars en progression constante.

47
L’entrepreneuriat en action 

1re étape (du début 2013 à l’été 2014) : du test des hypothèses à la création
de la société et à l’accord avec l’Institut Pasteur

Au cours de cette période, Thomas et Sylvain passent des idées à leurs


concrétisations : « Avant on passait des heures à discuter, des week-ends
entiers à faire de la bibliographie et à faire des milliers de crobards sur des
cahiers. Maintenant on y va ». À la fin l’année 2012, Thomas rentre à Paris,
quelques mois après Sylvain. Ils ont étudié en détail la technologie chimique
sur laquelle repose la production d’ADN à façon, en comprennent les
lourdeurs et les limites. Fort de ses recherches, Thomas a compris que les
enzymes sont des catalyseurs très efficaces pour produire de nombreuses
réactions chimiques. L’ADN naturel est d’ailleurs produit par des enzymes.
De plus, ces enzymes ont l’avantage de travailler à des températures et à
des pH complètement compatibles avec le vivant, c’est-à-dire qu’ils sont
très simples à mettre en place.
Après des mois de recherche bibliographique et de travail Thomas et
Sylvain concluent que la technologie enzymatique et les catalyseurs
biochimiques sont la réponse au problème qu’ils veulent résoudre. Cette
« bonne idée » – l’utilisation d’une technologie biochimique – n’est pas
donnée au départ, elle est bien le point d’arrivée d’un processus, le résultat
de l’expérience et de l’engagement des deux ingénieurs depuis 2011.
« On s’est dit que c’est forcément là qu’on va faire quelque chose. Et on a
beaucoup travaillé, le soir et le week-end, dans nos boulots respectifs sur
cette question. Moi, pendant la dernière année où j’étais chez Total44, dit
Thomas, et Sylvain lui dans sa troisième année au Corps des mines (qui
est une année de cours à l’École des mines, les autres périodes étant des
années de stage). On ne pouvait pas travailler à plein temps mais après
beaucoup d’efforts, nous avions conçu ce qui allait devoir être les premières
expériences à réaliser pour donner naissance à notre technologie ».

Chez Total, Thomas n’est plus au laboratoire mais dans une tour à la
Défense où il est chargé d’évaluer les collaborations scientifiques du grand
groupe. Cette activité est loin de le passionner d’autant plus qu’elle ne
semble pas centrale dans la stratégie de la grande entreprise très organisée
au sein de laquelle il travaille maintenant. Bref, son envie d’autres horizons
le pousse à s’investir dans leur projet de production d’ADN de synthèse.

44 Thomas rentre de Californie chez Total à Paris où il travaille de janvier 2013 à juin 2014.

48
 1 - DNA Script.

À l’époque, quels sont leurs objectifs et de quels moyens disposent-ils ?


Les uns et les autres ne sont pas totalement donnés à l’origine. Ils se
construisent au fur et à mesure que le projet avance.

Objectifs

Début 2013, leur objectif est de tester l’hypothèse à laquelle ils réfléchissent
depuis plusieurs mois : l’utilisation d’une technologie biochimique plutôt
que chimique pour produire de l’ADN à façon. Pour le duo d’ingénieurs,
un des points clés est de trouver la bonne enzyme pour réaliser un tel
processus. C’est une polymérase qui fera l’affaire. Mais alors que la plupart
des polymérases sont des enzymes qui synthétisent un brin d’ADN en
utilisant un brin complémentaire comme matrice, celle dont ils ont besoin
doit être capable de synthétiser de l’ADN sans brin de matrice.

Moyens

Au début du processus, les créateurs disposent de peu de ressources :


principalement leur temps, leurs idées, leurs compétences et connaissances
du secteur et leurs relations professionnelles. Thomas, qui a accès à des
bases de données scientifiques, analyse des publications pour repérer
quelles pourraient être les enzymes candidates susceptibles de polymériser
l’ADN sans brin matrice45, autrement dit de novo. Leurs recherches
bibliographiques montrent que très peu d’enzymes sont capables de
réaliser cette polymérisation. Thomas à partir de sa lecture des publications
scientifiques classe les enzymes repérées pour mener leurs premières
expériences. Pour cela, ils ont besoin d’un laboratoire. Où le trouver ? Là,
à nouveau, ils mobilisent ceux qu’ils ont rencontrés ces dernières années.
Thomas a fait sa thèse en Cifre avec Sanofi qui, « à la suite d’interminables
procédures administratives », lui prête une paillasse pour deux semaines,
pendant les vacances, en août 2013.

Résultats

Les résultats de « cette première campagne d’expériences » sont


encourageants. Ils montrent qu’une technologie à base de catalyse
enzymatique pourrait fabriquer naturellement un ADN plus efficacement

45 Contrairement aux polymérases qui recopient de l’ADN à partir d’un brin matrice.

49
L’entrepreneuriat en action 

que ne le font les catalyseurs chimiques. Parmi les enzymes candidates


identifiées, celle que Thomas a classée en tête semble particulièrement
appropriée. De plus, elle a l’avantage non négligeable d’être en vente sur
le marché. Thomas et Sylvain ont beaucoup de chance, car cette enzyme
qu’ils ont sélectionnée et testée a été découverte dans les années 1960 à
l’Institut Pasteur, par un professeur, François Rougeon46 qui y travaille
toujours en 2013. Son successeur, Marc Delarue, l’a également bien étudiée
puisqu’il a identifié sa structure et mis au jour son fonctionnement. À la
fin de l’année, Thomas contacte François Rougeon. Puis avec Sylvain, ils
rencontrent les deux chercheurs, Rougeon et Delarue, à l’Institut Pasteur
au début 2014 pour leur présenter leur projet et leurs premiers résultats.
« On était effrayés ! On se disait qu’on était sur quelque chose de
vraiment compliqué, et à l’époque, Thomas n’était pas spécialiste de génie
enzymatique ».

Après avoir expliqué leur projet, Thomas et Sylvain posent deux questions
aux chercheurs de Pasteur. La première :
« Avez-vous pensé à créer une technologie de synthèse d’ADN avec cette
enzyme qui a des capacités totalement extraordinaires du point de vue des
polymérases ? ».

La réponse des pasteuriens est : « Non, on n’y a pas du tout pensé, on ne


s’est pas intéressé à ces questions, du coup on n’a jamais réfléchi à ça ».
La deuxième question :
« Repérez-vous des voyants rouges, un vrai problème, une observation qui
ferait qu’on ne pourrait pas arriver à développer une telle technologie ?
Vous qui connaissez très bien cette enzyme, que pouvez-vous nous dire
sur ses capacités pour développer une telle technologie ? »

Les chercheurs leur répondent : « Non, on ne voit pas pourquoi vous ne


pourriez pas y arriver ».
Thomas et Sylvain espéraient cette réponse simple. Ils avaient vu que
des brevets existaient sur ce sujet, que des chercheurs y avaient travaillé.
« Mais si les gars nous avaient dit : « non, mais c’est totalement impossible,
nous y avons déjà pensé mais on n’y est pas arrivé » cela aurait refroidi
leurs ardeurs : « c’était un go no go ». Non seulement les pasteuriens disent

46 Thomas m’explique que François Rougeon a été un « très grand supporter du projet.
C’est la personne qui la première au monde a cloné le facteur de croissance. Il aurait pu
créer Genentech… Il a 81 ans et est toujours excité par les nouveaux projets ».

50
 1 - DNA Script.

que cela leur paraît possible mais ils ajoutent « de plus, cela nous semble
extrêmement intéressant ». À partir de là, plusieurs rencontres ont lieu
entre Sylvain, Thomas et les chercheurs. Ces derniers leur proposent une
collaboration : « On a un peu de place dans un labo, venez vous y installer
et faire les premières manips ». Les deux parties se mettent d’accord sur
une collaboration dont les termes devront être discutés entre l’embryon de
DNA Script et le service de valorisation de l’Institut Pasteur.
Forts de ces résultats, Thomas et Sylvain créent DNA Script, qui est
immatriculée au registre du commerce et des sociétés le 20 mars 2014. Au
cours des deux années qui ont précédé, ils ont rencontré un grand nombre
de personnes, parmi elles, certaines ont proposé d’investir dans leur société
une fois qu’elle serait créée ou les ont mis en contact avec de potentiels
investisseurs individuels. C’est ainsi que Sylvain et Thomas trouvent des
business angels47 qui investissent 150 000 euros dans DNA Script.
Cet argent permettra dans un premier temps, avant la signature de
l’accord avec l’Institut Pasteur en janvier 2015, de déposer deux brevets
qui appartiennent totalement à DNA Script et qui protègent son idée et
lui reconnaissent une antériorité sur cette technologie. Le premier, en
avril 2014, porte sur le procédé qui permet la réalisation automatisée du
processus de synthèse48.
« On se réunit souvent avec Sylvain, c’est une période de grand foisonnement.
Il y avait deux questions : quelle enzyme choisir et quel procédé de synthèse
mettre au point pour l’utiliser ? Comment ça va marcher ? Là, nous
réfléchissons beaucoup ensemble, je me souviens nous avons passé de
nombreuses séances de travail de quatre ou cinq heures dans l’appartement
de Sylvain. On savait bien qu’il fallait utiliser une polymérase, on comprenait
son intérêt énorme qui était de faire l’addition beaucoup mieux que
n’importe quel réactif chimique, de prendre le nucléotide de l’ajouter sur la
chaine croissante d’ADN mais il y avait toujours un truc qui clochait… Je
n’arrêtais pas d’y réfléchir et de me dire : “il faut que l’on prenne avantage
du fait qu’on est en milieu aqueux pour que cela se passe sans chimie”. Un
matin, je me réveille plus tôt que d’habitude et je gribouille un truc ce qui
allait jeter la base de notre premier brevet sur le procédé » (Thomas).

47 Ou « investisseurs providentiels ». Ce sont généralement des personnes physiques qui


investissent à titre individuel au capital d’une entreprise innovante au moment de sa création.
48 « Procédé de synthèse d’acides nucléiques, notamment d’acides nucléiques de grande
longueur, utilisation du procédé et kit pour la mise en œuvre du procédé ». (déposé à
l’INPI le 17.04.2014) Inventeurs Ybert Thomas et Gariel Sylvain, titulaire DNA Script.
Une demande internationale PCT est effectuée le même jour.

51
L’entrepreneuriat en action 

Ce premier schéma ne tombe pas du ciel, il est le fruit de mois de travail


acharné. La première demande de brevet de DNA Script présente la manière
dont toutes les étapes s’enchaînent et comment l’enzyme synthétise les
fragments qui correspondent exactement à la séquence demandée à l’aide
des nucléotides protégés. Ce premier brevet est non seulement un actif
important de l’entreprise – il l’est toujours aujourd’hui – mais il donne
également une grande confiance au duo dans sa technologie mais aussi
en lui-même. Ce dernier point est crucial notamment dans la relation
des entrepreneurs avec des investisseurs qui sont toujours favorablement
impressionnés par une équipe de personnes qui ont confiance en eux et
qui savent répondre à leurs questions avec assurance.
La demande sera déposée bien après la mise au point du procédé car
Thomas doit apprendre comment rédiger un brevet et faire toute la
partie bibliographique. « Je crois que j’ai lu 280 demandes de brevets pour
déposer notre première demande, cela pour trouver l’inspiration, pour
savoir exactement ce qui avait été fait avant nous et pour me dégager
de l’art précédent ». Il se passionne pour les questions de propriété
intellectuelle (PI) et rédigera les quatre premiers brevets de la société. Sa
rédaction initiale sera revue par un cabinet de brevet, principalement pour
les questions de procédure administrative. « Rédiger les brevets m’a appris
énormément de choses, d’ailleurs c’est toujours moi, chez DNA Script,
qui reste le référent pour tout ce qui concerne la PI » (Thomas).
Quelques mois plus tard, en septembre 2014, la société dépose un
deuxième brevet49 qui concerne les structures des nucléotides modifiées.
Elles permettent de contrôler d’une part, qu’à chaque cycle il y a bien un
et un seul nucléotide qui est ajouté et, d’autre part, que ces nucléotides ont
toutes les propriétés nécessaires pour produire de l’ADN structurellement
identique à de l’ADN naturel50. Dans la collaboration avec Pasteur, Thomas
et Sylvain ont besoin d’apporter des éléments pour que le rapport de force,
face au puissant institut de recherche, ne leur soit pas trop défavorable.
Pasteur fournit des locaux, des équipements et son expertise sur l’enzyme.

49 « Nucléotides modifiés pour la synthèse d’acides nucléiques, un kit renfermant de


tels nucléotides et leur utilisation pour la production de gènes ou séquences d’acides
nucléiques synthétiques » (déposé à l’INPI le 02.09.2014). Inventeurs Ybert Thomas et
Gariel Sylvain, titulaire DNA Script. Une demande internationale PCT est effectuée le
même jour.
50 Ce qui intéresse l’équipe c’est de produire de l’ADN naturel car l’ADN modifié n’est
pas reconnu par les êtres vivants.

52
 1 - DNA Script.

Thomas et Sylvain apportent trois éléments dans la collaboration : l’idée,


concrétisée dans les brevets, un financement et des bras pour faire le
travail, ceux de Thomas.
À l’été 2014, ils ont une entreprise, une technologie qui a fait l’objet de
dépôts de brevets, un investissement par des business angels, une collaboration
qui démarre avec l’Institut Pasteur (financée par cet investissement), et un
membre de l’équipe qui travaille à temps plein dans ses laboratoires. Tout
cela n’était pas prédictible au départ. Ainsi, en allant la première fois chez
Pasteur, les deux ingénieurs n’ont ni l’idée qu’ils allaient collaborer avec
cette institution, ni celle que leur projet allait y être hébergé, au cœur du
quinzième arrondissement parisien.
Les résultats de cette étape, vont devenir des moyens pour l’étape suivante.
Ce point d’arrivée sera un moyen pour atteindre de nouveaux buts, pour
agréger de nouveaux alliés, pour obtenir d’autres moyens. Comme cela
sera le cas pour chaque étape décrite dans les pages qui suivent. Xavier
rebondit sur cette idée que je lui présente :
« Oui, c’est comme cela que nous le vivons avec nos investisseurs en
capital-risque (VC dans la suite de ce texte pour Venture-Capital), on parle
de point d’inflexion et de création de valeur. Quand on passe un point
d’inflexion, on a créé de la valeur et ensuite on se sert de ce nouveau
résultat pour viser le point d’inflexion suivant et créer plus de valeur ; et
ensuite on va se servir de cette nouvelle valeur pour aller encore plus loin.
D’ailleurs, les VCs (les capital-risqueurs) disent qu’il faut essayer de lever
de l’argent quand tu as atteint un point de création de valeur. C’est ce
que nous essayons de faire. Car sans nouveaux résultats à montrer, on
n’intéresse pas. Alors que quand on arrive à montrer quelque chose de
nouveau, une avancée, là tu intéresses ».

2e étape (de l’été 2014 à la mi-2016) : de la collaboration avec l’Institut


Pasteur à la 1re levée de fonds (dite levée seed)

L’étape précédente est marquée par trois résultats : l’obtention d’un


financement de 150 000 euros auprès de business angels, une technologie
émergente pour laquelle des brevets ont été déposés, la coopération
engagée, mais non encore signée, avec l’Institut Pasteur et le fait que
Thomas quitte Total en juin 2014 pour s’installer à temps plein à la paillasse
et réaliser les premières expériences. Ces quatre résultats deviennent les
moyens qui permettent au projet d’aborder une nouvelle phase.

53
L’entrepreneuriat en action 

Objectifs

Quels sont les objectifs des créateurs pour cette deuxième étape ?
« À partir du moment où on s’installe chez Pasteur, l’objectif est encore
flou si ce n’est de démontrer qu’avec une enzyme de type polymérase et
avec des nucléotides modifiés on est capable de synthétiser de l’ADN et
que cet ADN-là est identique à de l’ADN synthétisé de façon chimique ».
Ils veulent aboutir à une preuve du concept scientifique, c’est-à-dire
montrer que l’on peut utiliser la polymérase choisie avec des nucléotides
modifiées tout en contrôlant la synthèse ; puis réaliser la première synthèse
de séquences extrêmement courtes mais significatives pour le monde de
la synthèse d’ADN. « On ne met pas de barre en termes de nombre de
nucléotides, ce qu’il faut que l’on prouve, c’est qu’il y a vraiment de la
synthèse ».
Cet objectif évoluera pendant la période. Car les objectifs et moyens ne sont
pas totalement figés, au cours d’une même étape, ils peuvent se transformer
ou s’enrichir. C’est le cas ici puisqu’au début, il s’agit d’incorporer un
nucléotide ; et ensuite, trois : « Cela montrera que l’on sait faire un codon51,
que l’on sait itérer. Cela peut aussi convaincre des investisseurs de nous
suivre ». Car un autre objectif partagé par ceux qui participent à l’aventure,
est bien de trouver des financements qui permettront, si les buts de la
période sont atteints, de recruter une équipe pour la poursuite du projet
dont le développement demandera des ressources sans commune mesure
avec celles mobilisées jusque-là.

Moyens

Les moyens dont va bénéficier le projet sont beaucoup plus importants


que dans l’étape précédente. Ce sont des personnes et leurs compétences,
des informations, des ressources financières et des moyens techniques.
Le laboratoire de l’Institut Pasteur. En plus de son intérêt pour le projet, et la
validation de son potentiel qui se cristallise dans un contrat de collaboration,
Pasteur apporte une grande connaissance de l’enzyme identifiée et un
espace dans le laboratoire pour Thomas. Là, une technicienne assure
sa formation ; grâce à elle, après trois mois de travail intensif, il atteint
un « bon niveau d’expertise » sur cette enzyme et peut mener des manips

51 Un codon est une séquence de trois nucléotides.

54
 1 - DNA Script.

plus sophistiquées que celles qu’il avait réalisées jusqu’ici. Autrement dit,
l’entreprise a accès à l’infrastructure et à la base de connaissance de Pasteur.
Coopérer avec Pasteur est aussi un label de qualité pour le projet, une
reconnaissance de son intérêt et de sa pertinence. Mais cette collaboration
– qui sera longue et difficile à négocier – a un prix important pour la start-
up. Grâce aux financements de ses business angels, DNA Script paie tous
les coûts de recherche ; c’est-à-dire les consommables spécifiques pour
ses expériences mais aussi une partie des frais généraux du laboratoire,
ce qui constitue un apport d’argent frais non négligeable pour ce dernier.
En échange de l’accès à l’infrastructure et à la base de connaissance du
laboratoire, Pasteur recevra cinquante pour cent de la propriété du brevet
qui doit découler de la collaboration et DNA Script aura une option pour
une licence exclusive.
Des ressources humaines. En juin 2014, Thomas quitte son emploi chez Total.
Il obtient un congé pour création d’entreprise d’un an, renouvelable une
fois, qui lui laisse la possibilité de réintégrer Total à son terme, mais il
n’est plus payé. Il perçoit rapidement un salaire proche du SMIC financé
par l’argent levé. Il s’installe à l’Institut Pasteur, travaille maintenant à
temps plein sur le projet et a accès aux compétences de techniciens ou de
scientifiques expérimentés. À cette époque, le duo se pose de nombreuses
questions : à quoi la technologie va-t-elle servir ? Quel sera le premier
produit de DNA Script ? Quelle sera la prochaine étape ? Ils savent que le
seul travail, même à temps plein, de Thomas n’est pas suffisant pour aller
plus loin.
Une des questions concerne l’imprimante à ADN. Ce concept, présent
dès l’origine du projet contient deux aspects interreliés : le premier est
enzymatique, le second concerne le hardware. Comment faire pour produire
une machine qui permettra de mettre en œuvre le procédé enzymatique ?
Thomas pense qu’il apportera plus à la société en se concentrant sur la
biologie, il ne se sent pas compétent pour développer du hardware. DNA
Script doit très vite recruter quelqu’un pour y réfléchir. Une autre activité
est nécessaire : participer aux nombreux concours de création d’entreprises.
Pour les financements qu’ils peuvent apporter mais aussi pour le label
de qualité qu’ils donnent au projet. « On se dit qu’on va rechercher un
stagiaire qui sera un ingénieur, intéressé par la microfluidique qui pourra
avancer sur ces deux chantiers ».
C’est ainsi que, à la fin de l’année 2014, le duo des fondateurs rencontre
Xavier Godron qui va devenir, le troisième cofondateur de DNA Script.

55
L’entrepreneuriat en action 

Xavier a intégré l’École des mines en 2011 où il choisit l’option Innovation


et Entrepreneuriat. Entre sa deuxième et sa troisième année, il effectue un
an de césure. D’abord, de juin à décembre 2013, chez Total New Energies
à San Francisco, sur le solaire résidentiel et les biocarburants. Là, une
partie de son temps est consacré à mener une veille technologique sur les
start-ups de ces secteurs. Détail amusant : en Californie, Xavier travaillait
dans le même bureau et avec les mêmes collègues que Thomas deux ans
plus tôt, sans que cela ait eu semble-t-il un impact quelconque par la suite.
Puis, de janvier à juin 2014, il part à Montevideo dans une jeune entreprise
française Akuo Energy, du domaine de l’énergie éolienne.
Au cours de sa troisième année aux mines, son professeur d’option – qui
rédige ces mêmes lignes – lui propose, pour son stage de fin d’études, de
rejoindre deux ingénieurs avec lesquels il est en contact et qui sont en train
de créer une entreprise dans le secteur des biotechnologies. Une expérience
avec ce duo déterminé et brillant devrait être plus riche d’enseignements
pour Xavier que son projet d’application mobile météo. Xavier rencontre
donc Sylvain et Thomas en novembre 2014. « Je me souviens très bien de
la première fois que j’ai rencontré Xavier, dit Thomas, Sylvain l’avait déjà
vu. Je sors de l’entretien, et comme souvent dans l’histoire de DNA Script
on est d’accord, on se dit : voilà, c’est la bonne personne pour le projet et
on le recrute ». Xavier entre comme stagiaire, pour six mois, chez DNA
Script en janvier 2015 alors que l’équipe n’est pas organisée.
À l’époque, Thomas installé depuis quelques mois à l’Institut Pasteur
s’investit totalement à la paillasse sur l’enzyme et la partie biochimie du
projet. Sylvain, ingénieur-élève au Corps des mines occupe, dans le cadre
de sa scolarité, un poste à la division Énergie de l’Agence des participations
de l’État (où il reste de juillet 2013 à juillet 2016) mais consacre ses
soirées et week-ends au montage de la société, à son business plan et ses
présentations. Xavier travaille sur ces mêmes questions à temps plein
pendant son stage, il prépare également les premiers dossiers pour les
concours. : « On se voyait assez peu. On avait encore surtout une idée plutôt
que des résultats technologiques. D’ailleurs l’un des premiers concours que
l’on a présentés, i-Lab, à l’été 2015, n’a pas marché. Notre projet n’était
pas assez mûr » analyse Xavier. À cette époque chacun travaille dans un
endroit différent. Et c’est le stagiaire, qui prend l’initiative de structurer
le projet en proposant notamment la tenue d’une réunion hebdomadaire.
Tous les lundis soir, elle se tient chez Thomas – c’est lui qui a le plus grand
appartement – autour d’une pizza.

56
 1 - DNA Script.

Après quelques semaines, Xavier propose à Sylvain et Thomas de lancer le


développement d’un démonstrateur basé sur la microfluidique52 pour que
DNA Script puisse prouver qu’elle peut créer des fragments d’ADN long
avec sa technologie. Développement qu’il prend en charge.
« J’ai alors commencé à travailler sur la technologie et notamment
sur l’automatisation de la synthèse, d’abord en faisant des recherches
bibliographiques pour voir comment on pourrait l’automatiser, puis en
parlant à des gens et puis petit à petit en faisant des choses ».

Il y a tant de choses à faire dans l’entreprise que Thomas et Sylvain


confient des responsabilités à Xavier, notamment la préparation avec eux
de la première levée de fonds.
Xavier assume donc des tâches liées à la vision de ce que devrait être
l’entreprise, à la technologie et à la levée de fonds avec Sofinnova. Son
investissement dans le projet est important et son apport devient vite
crucial.
« En fait, Xavier apporte au projet quelque chose de complètement
phénoménal par rapport à ce qu’on attendait. Il doit aussi penser que c’est
un beau projet et que c’est intéressant de continuer l’aventure. Tout cela
s’est fait de manière progressive. Il n’y a pas eu à un moment donné l’envoi
d’un mail ou la tenue d’une réunion pour se demander ou lui demander
s’il allait continuer avec nous. Non, cela est plutôt apparu comme une
évidence : la question est juste de savoir combien de parts de la société on
lui donne ».

Avant la fin de son stage, en juillet 2015, il signe un CDI pour le poste
responsable du développement de l’automatisation et devient cofondateur
de l’entreprise. « Je ne sais plus trop comment ça s’est fait, ça se passait
bien, je me suis bien senti avec les deux, c’est une alchimie et tout s’est fait
assez naturellement ». Parallèlement à son travail chez DNA Script, Xavier
suit des cours en microfluidique à PSL pour acquérir des compétences
nécessaires au développement du prototype de l’outil qui permettra de
réaliser le cycle de synthèse. Cet outil n’existe pas et la start-up va devoir
le créer. Xavier est aussi en charge de la réflexion sur les premiers modèles
d’affaires et des premières recherches de financement.

52 La microfluidique est la science et la technologie qui manipule des fluides à l’échelle


micrométrique. Ce domaine est en plein essor et s’inspire de la nature qui maîtrise par-
faitement ces techniques.

57
L’entrepreneuriat en action 

Un hébergement dans l’incubateur Agoranov, puis dans l’incubateur de l’ESPCI

En juillet 2015, DNA Script intègre Agoranov, incubateur parisien


renommé et très sélectif. « Avant Agoranov, on était un projet. En ayant
là nos premiers locaux, nous sommes devenus une start-up dans l’univers
des start-ups », dit Xavier. Les discussions avec les chargés d’affaires
de l’incubateur sont très utiles pour penser le futur du projet. Intégrer
Agoranov est aussi un label de qualité, qui permet notamment à DNA
Script d’obtenir la subvention Paris Innovation Amorçage (PIA) de la Ville
de Paris, versée par la BPI, de 30 000 euros. Mais chez Agoranov, la start-
up ne dispose pas de laboratoire. En cette fin 2015, elle a besoin pour
son développement de locaux équipés pour ses expériences car à l’Institut
Pasteur il y a peu de place. Sylvain avance :
« C’est un des problèmes de l’écosystème français à Paris on ne dispose
pas de locaux comme les buildings Alexandria53 qui existent dans tous les
grands centres urbains américains de biotech qui sont faits pour recevoir
des labos, tout équipés, bien gérés, le prix de location est élevé mais pas
délirant ».

Pour cette raison, DNA Script quitte le Boulevard Raspail et Agoranov


pour intégrer l’incubateur de l’ESPCI qui occupe un étage dans les
nouveaux locaux de l’Institut Pierre-Gilles de Gennes (IPGG) pour la
microfluidique54 au cœur du cinquième arrondissement de Paris. Là, la
start-up dispose d’équipements pour des manipulations, mais Thomas
reste toujours à Pasteur. À l’IPGG, DNA Script est proche de plusieurs
jeunes start-ups de la microfluidique. Elle collabore avec l’une d’elles, mais
« cela a été difficile », commente Sylvain qui ajoute : « je déconseille à tous
les patrons de start-ups de collaborer avec d’autres start-ups, sauf si elles
sont beaucoup plus matures ».

53 Alexandria Real Estate Equities, Inc. est une agence immobilière cotée au New York
Stock Exchange qui depuis 1994 loue de tels locaux sur ou près des sites scientifiques
et technologiques, notamment le Grand Boston, San Francisco, New York, San Diego,
Seattle, Maryland et le Research Triangle Park.
54 L’IPGG fédère les activités de recherche en microfluidique du campus de la
Montagne Sainte-Geneviève à Paris. Il héberge dans le 5e arrondissement quinze
équipes de recherche, soit 165 chercheurs permanents, des post-doctorants, des doc-
torants et des étudiants en master 2.

58
 1 - DNA Script.

Les ressources financières

À celles du départ, notamment apportées à l’été 2014 par les business angels,
s’ajoutent plusieurs prix liés à des concours. En juillet 2014, Thomas
est un des 117 lauréats régionaux de la catégorie Émergence de i-Lab,
le concours national de création d’entreprise qui apporte 36 000 euros
au projet. En décembre 2014, Thomas et Sylvain remportent le prix
du Potentiel Technologique au Concours du Génopole. Ce prix de
45 000 euros comprend une partie seulement en numéraire, l’autre prenant
la forme d’un accompagnement, d’un hébergement à Génopole, et d’une
étude de marché, éléments qui sont peu utiles au projet déjà accompagné
par Agoranov. Enfin, au début de l’année 2016, Thomas est lauréat du
Prix Norbert Ségard qui récompense les ingénieurs créateurs d’entreprises
technologiquement innovantes et DNA Script reçoit 15 000 euros.

Résultats

Avec ces nouveaux moyens (travail de deux personnes à temps plein,


hébergement, conseils, financements divers…) DNA Script s’attache
à produire une preuve de concept. Atteindre ce but est nécessaire pour
réaliser une première levée de fonds, qui permettra notamment de recruter
une équipe pour accélérer le projet. Le travail de Thomas chez Pasteur a
permis à l’équipe d’acquérir les données qui prouvent que la technologie
peut exister. Cette preuve de concept est obtenue à la fin du deuxième
semestre 2015 : DNA Script arrive à synthétiser trois nucléotides, c’est-
à-dire un codon. Cela donne lieu à de nouveaux dépôts de brevets.
Le troisième brevet55 de la société, est déposé en février 2016, il concerne
l’appareil de microfluidique de synthèse, et plus particulièrement un aspect
très spécifique du design de cet appareil. Il cite trois inventeurs : Thomas,
Xavier et Sylvain. L’autre, le quatrième brevet de la société, protège les
mutations de l’enzyme de polymérisation56. Il a été déposé en juin 2016 et
est partagé entre DNA Script, l’Institut Pasteur et le CNRS. L’entreprise
possède cependant une licence exclusive d’exploitation.

55 « Installation pour la mise en œuvre d’un procédé de synthèse enzymatique d’acides


nucléiques » (déposé à l’INPI le 02.02.2016). Inventeurs Ybert Thomas, Godron Xavier
et Gariel Sylvain, titulaire DNA Script. Une demande internationale PCT est effectuée
le même jour.
56 « Variants d’une ADN polymérase de la famille polx » (déposé à l’INPI le 14.06.2016).
Inventeurs Thomas Ybert et Marc Delarue, titulaire DNA Script, Institut Pasteur, Centre
National de la Recherche Scientifique.

59
L’entrepreneuriat en action 

La coopération entre DNA Script et l’Institut Pasteur est détaillée dans


un contrat de collaboration de janvier 2015 qui indique que la partie de
la propriété industrielle qui concerne l’enzyme sera partagée. Cela parce
que l’Institut Pasteur apporte d’une part, une connaissance de l’enzyme
bien antérieure au projet de DNA Script et, d’autre part, son concours
au projet puisque le directeur de recherche du CNRS (qui a découvert la
structure de la polymérase utilisée par DNA Script) travaille avec l’équipe
sur ces questions. La start-up partage donc la propriété industrielle avec
l’Institut Pasteur. Elle a, au préalable, pré-négocié avec lui l’exploitation de
ce brevet commun au travers d’une licence exclusive (c’est-à-dire le droit
d’exploiter ce brevet). Thomas insiste :
« Pourquoi on l’a pré-négociée, parce que c’est toujours plus facile de
pré-négocier une exploitation avant qu’elle ne rapporte éventuellement
des millions et le copropriétaire ne dise : puisque ça rapporte des millions,
j’en veux un fort pourcentage. Cela n’est pas compatible avec une
exploitation industrielle. Si le partenaire demande des royalties trop élevées,
ça peut totalement tuer une entreprise, l’empêcher de se développer ».

Ce point sera très méticuleusement analysé par les investisseurs « pour


savoir si ce qu’on avait fait tenait la route en termes de licence et d’IP ».
Depuis, la start-up a déposé d’autres brevets qui sont des améliorations de
tous ces aspects : l’enzyme, les nucléotides et plus largement tout ce qui
tourne autour du procédé de synthèse.

60
 1 - DNA Script.

Encadré 2

Briques technologiques de DNA Script :


brevets et propriété intellectuelle

Au total, en juin 2016, la start-up a développé quatre briques


technologiques principales : une enzyme optimisée, des nucléotides
(réactifs) adaptés, un cycle de synthèse enzymatique et un appareil
de synthèse utilisant une technologie microfluidique. Chacune de ces
briques technologiques est protégée par un brevet spécifique (déposé
au cours de la première ou de la deuxième étape). DNA Script n’a pas de
produit, pas d’inventaire, le seul actif qu’elle possède ce sont ses brevets
ou demandes de brevets, le savoir-faire développé et ses résultats
technologiques. La question de la propriété intellectuelle est donc
cruciale pour la start-up.
Le premier brevet déposé est celui sur le procédé, le cycle de synthèse,
c’est-à-dire la façon dont toutes les étapes s’enchaînent, la manière
dont l’enzyme synthétise les fragments qui correspondent exactement
à la séquence demandée à l’aide des nucléotides protégés, procédé
dont DNA Script est propriétaire. Ce brevet s’intitule : « Procédé de
synthèse d’acides nucléiques, notamment d’acides nucléiques de
grande longueur, utilisation du procédé et kit pour la mise en œuvre
du procédé ».
Le deuxième brevet déposé par DNA Script concerne les nucléotides
(les molécules organiques qui sont l’élément de base de l’ADN).
L’enzyme naturelle ne peut travailler avec des nucléotides naturels.
Il  faut donc les modifier pour qu’ils puissent être utilisés dans le
procédé de DNA et réaliser exactement la synthèse de la séquence
demandée. Ces modifications sont réversibles et donc retirées pour
obtenir une forme naturelle d’ADN compatible avec les applications
ultérieures. Pour réaliser l’ingénierie de cette enzyme et réaliser des
couples enzyme/nucléotides, DNA Script travaille avec des chercheurs
de l’Institut Pasteur. Ce brevet a pour titre : « Nucléotides modifiés pour
la synthèse d’acides nucléiques, un kit renfermant de tels nucléotides
et leur utilisation pour la production de gènes ou séquences d’acides
nucléiques synthétiques ».
Le troisième brevet déposé est lié à la mise au point d’un appareil
microfluidique de synthèse pour automatiser les étapes de ce cycle de
synthèse. Pour cela DNA Script s’appuie sur la microfluidique qui est la
science et la technologie des systèmes manipulant des fluides de très
petites dimensions (de l’ordre du micron). Un brevet concerne l’appareil
de microfluidique, il a pour titre : « Installation pour la mise en œuvre
d’un procédé de synthèse enzymatique d’acides nucléiques ».

61
L’entrepreneuriat en action 

Le quatrième brevet déposé concerne l’enzyme de polymérisation


sur laquelle l’équipe a réalisé des modifications génétiques, pour
améliorer ses performances et l’adapter complètement à son procédé
de synthèse. Cette enzyme sans brin matrice – capable de produire de
l’ADN sans recopier un brin complémentaire – est celle étudiée depuis
plusieurs dizaines d’années par les chercheurs de l’Institut Pasteur. Elle
a une capacité de synthèse de fragments d’ADN de plusieurs milliers
de nucléotides en très peu de temps. Cette brique technologique est
protégée par un brevet qui a pour titre : « Variants d’une ADN polymérase
de la famille polx ».
À l’hiver 2019, DNA a déposé 55 demandes de brevets (dans 17 familles).

Au départ de cette étape, le projet n’est que « dans nos têtes et sur des
centaines de croquis dans nos cahiers », commente Thomas à qui je
présente ma périodisation. Il ajoute :
« au cours de cette étape, nous en avons fait une vraie preuve de concept,
une preuve scientifique. C’est-à-dire que l’on concrétise réellement
tout ce que l’on avait imaginé dans des tubes à essai avec des données
scientifiques qui prouvent que ce que l’on avait pensé a une chance de
fonctionner ».

Cette preuve de concept était l’objectif à atteindre ; elle devient maintenant


le moyen d’aller plus loin : la synthèse réussie de trois nucléotides permet à
l’entreprise de lancer sa recherche de financements d’amorçage.

L’entrée des nouveaux investisseurs au capital

Dès septembre 2015, l’équipe de DNA script reprend contact avec


Sofinnova Partners, une société de capital-risque avec laquelle Thomas
et Sylvain avaient déjà été mis en relation au début de leur projet57. Ils

57 Dès que l’équipe a eu sa preuve de concept, elle a cherché à lever des fonds auprès
de sociétés de capital-risque. « C’est l’horreur, raconte Thomas. Nous allons voir des tas
de personnes et on n’avance à rien. Les gens nous prenaient au sérieux, on répondait à
toutes les questions, mais ça ne débouchait pas, on ne voyait jamais le bout du tunnel…
Je me souviens que dans une de ces sociétés – liée à un acteur public –, nous avons eu six
ou sept réunions. Dans les trois ou quatre dernières nous avons, à chaque fois, refait la
même réunion : on déroulait notre pitch, la personne en face de nous racontait toujours
la même chose, et terminait en disant : bon, et bien on se revoit et on se reparle, mais ça
n’avançait pas, c’était horrible. Avec Sofinnova et les autres, ça a été différent, parce que
c’étaient des gens différents dans l’esprit ».

62
 1 - DNA Script.

rencontrent également Kurma Ventures, une autre société de capital-


risque. Avec Xavier ils préparent la levée de fonds indispensable à la
poursuite du projet. Les résultats obtenus à la fin 2015 (la preuve de
concept et les brevets) vont convaincre des investisseurs de financer le
projet. Mais entre l’obtention de ce résultat scientifique et l’entrée de
sociétés de capital-risque au capital de l’entreprise, il faut encore plusieurs
mois de négociations. Après de longues discussions, une première levée de
fonds de 2,5 millions d’euros est signée.
« Nous avons signé en mai 2016 mais on a commencé à préparer la levée
neuf mois plus tôt. C’était très long, on était tous les trois sur ce dossier, ça
a d’ailleurs ralenti le développement technologique… Rétrospectivement,
ces investisseurs ont pris des risques élevés car trois nucléotides ce n’est
pas beaucoup. C’est vraiment une preuve de concept très jeune, de plus il
n’y a que deux personnes et demie dans l’entreprise : Thomas qui fait des
manips, Xavier58 qui est un stagiaire en fin d’études et moi à temps partiel
pour quelques heures par jour » (Sylvain).

Ensemble, tous ces éléments produisent l’entreprise, lui donnent une


existence, construisent progressivement sa réalité. Ils participent également
à l’élargissement du réseau d’interlocuteurs, d’experts, de conseillers
bienveillants.

3e étape (de la mi-2016 à septembre 2017) : de la première levée de fonds


à la série A

C’est en juin 2016 qu’est annoncée une levée de fonds d’amorçage de


2,5 millions d’euros. Les investisseurs de cette série dite « seed » (amorçage
en français) sont Sofinova Partners, Kurma Partners et Idinvest. À partir
de ce moment, les objectifs que se fixe l’équipe et qui sont approuvés
par ses investisseurs deviennent beaucoup plus circonstanciés qu’ils
ne l’étaient au départ du processus. Les incertitudes techniques sont
toujours fortes mais, grâce à la synthèse de trois nucléotides, elles ont
bien diminué.

58 Aujourd’hui, Xavier insiste régulièrement sur le fait que c’est une chance pour l’éco-
système entrepreneurial français d’avoir des investisseurs prêts à prendre des risques
importants, tels Sofinnova Partners et Kurma Partners.

63
L’entrepreneuriat en action 

Objectifs

Cette première levée de fonds est accompagnée d’une liste précise


d’objectifs : constituer une équipe, la réunir dans un laboratoire bien
équipé et améliorer la preuve de concept en passant de la synthèse de
trois à celle de dix ou de vingt nucléotides. Ce plan, les entrepreneurs l’ont
construit pour convaincre des investisseurs. Ces derniers ont participé à
cette construction car ils ont des idées précises – c’est leur métier – sur ce
qui est nécessaire pour que l’entreprise se développe, sur le type d’équipe
et de compétences dont elle besoin, sur un plan de développement, sur un
business model… « Ils sont là pour nous orienter, mais sur le plan purement
technique, c’est à nous de répondre à la question : qu’est-ce qu’il faut pour
arriver à une création de valeur, à un point d’inflexion ». Les discussions
avec les capital-risqueurs ont donné de la cohérence à ce plan. Elles ont été
l’occasion pour les créateurs d’apprendre à discuter avec des investisseurs
qui de leur côté ont pu évaluer la capacité de l’équipe à dialoguer avec eux,
à comprendre leurs attentes. Cette phase de négociation permet aux deux
parties d’aligner leur vision du développement de la société.

Moyens

Les ressources humaines. Les 2,5 millions d’euros de la levée de fonds


permettent de constituer une équipe, d’occuper de nouveaux locaux, et de
poursuivre et d’amplifier le travail entrepris sur la synthèse des nucléotides.
Comme le dit Sylvain : « À partir de là, on peut vraiment commencer à
recruter une équipe et à engager des dépenses ». La société s’organise en
deux branches : biochimie et process. Cette organisation duale existe encore
aujourd’hui même si les appellations ont changé : la biochimie est devenue
la recherche et le process, le développement. En termes de ressources
humaines, la principale nouveauté est le fait que Sylvain rejoint l’équipe
à temps plein en juillet 2016. Il se met en disponibilité de deux ans du
Corps des mines pour création d’entreprise, disponibilité qu’il renouvellera
ensuite pour trois ans. Les fonds levés permettent à la société de recruter
des scientifiques, dont certains sur la partie process dont s’occupait
Xavier qui passe alors à des fonctions de management. Ces recrues sont
généralement des chercheurs assez jeunes qui viennent de finir leur thèse
ou des post-doc qui rentrent de l’étranger et des scientifiques étrangers
qui viennent à Paris. La start-up embauche aussi des jeunes diplômés de
l’École des mines. « Au début, on ne savait pas comment recruter », dira

64
 1 - DNA Script.

Sylvain. « On nous reproche d’être trop conservateurs, de ne pas recruter


assez. On est beaucoup plus économes – cash saving, dit-il – que ne le sont
les Américains. Mais c’est aussi parce que nous avons du mal à attirer des
gens expérimentés. Je pense qu’on recrute des gens que l’on comprend ou
que nous avons l’impression de comprendre ».
Des interlocuteurs et des conseils. L’apport des sociétés de capital-risque n’est
pas que financier. Ces investisseurs apportent avec eux leurs compétences
et leur réseau :
« La première levée de fonds a tout changé ! parce qu’on avait maintenant
avec nous les gens de Sofinnova et de Kurma. On les appelait très souvent.
Ils nous ont mis en contact avec des entrepreneurs qui avaient créé de
nombreuses start-ups et qui pouvaient nous aider à nous développer ».
(Xavier)

Des financements publics complémentaires. Cette première levée de fonds


donne plus de crédibilité au projet qui gagne plusieurs concours sélectifs
et bénéficie de nouvelles subventions, qui sont autant de financements
qui s’ajoutent à ceux apportés par les investisseurs. En juillet 2016,
DNA Script fait partie des cinquante-six lauréats nationaux du concours
i-Lab qui lui apporte cette fois 300 000 euros. En novembre 2016, elle
perçoit 450 000 euros pour son projet, baptisé Alexandria, au Concours
d’innovation numérique dans le cadre du Programme d’investissements
d’Avenir ; et, en 2017, 1,1 million au Concours mondial d’innovation pour
un projet qui est une application de sa technologie. DNA Script reçoit
également de deux avances remboursables (qui sont des prêts à taux
zéro), l’un, en 2016, de 500 000 euros et l’autre, en 2017, de 800 000 euros.
Enfin, DNA Script bénéficie du CIR (le crédit d’impôt recherche), pour
ses activités et les collaborations scientifiques que mène la société avec
divers partenaires. Le montant de ce crédit d’impôt reste limité en 2016 et
2017 car le montant des concours remportés par DNA Script est déduit
de l’assiette du CIR59 ; mais il est plus important en 2018 où il atteint un
demi-million d’euros.

59 Le CIR est calculé sur la base d’une assiette qui est le montant total des dépenses
de R-D engagées par l’entreprise. Le crédit est généralement de 30 % pour la plupart des
dépenses, mais peut être multiplié par deux pour certaines telles les collaborations avec
un laboratoire de recherche publique. Les subventions publiques reçues pour les projets
de recherche ouvrant droit au CIR doivent être déduites des bases de calcul du crédit.
Ainsi si DNA Script gagne un million d’euros à un concours, celui-ci ne figure pas dans
l’assiette.

65
L’entrepreneuriat en action 

La construction d’un récit. En dehors des financements qu’ils apportent à


l’entreprise ; ces concours ont un effet important : à chaque fois la start-up
doit présenter sa stratégie, ses objectifs, dire comment elle va s’organiser
dans les années qui viennent pour atteindre ses objectifs. Ils obligent
l’équipe à structurer ses idées, à mieux les définir – puisqu’il faut les mettre
sur le papier, à construire le récit de leur innovation entrepreneuriale.
Sylvain me répond :
« Au final, oui les dossiers ont un effet positif. Ils forcent à bien formuler
ses idées, et aussi à s’organiser, à structurer les choses même s’ils prennent
du temps. La plupart de ces dossiers demandent une forte mobilisation
pour les monter et ensuite ils sont relativement légers dans la gestion au
quotidien ; cela est moins vrai pour ceux de la Commission européenne.
Mais globalement je dirais que les dossiers et les concours ont un effet
plutôt bénéfique. Il faut dire que nous sommes devenus hyper forts pour
raconter une histoire que les gens vont avoir envie de financer même si
ça prend du temps par rapport à parler à des clients et essayer de bien les
comprendre ».

Un programme ambitieux. À l’été 2016, lors du premier conseil d’administration


avec ses nouveaux investisseurs, les trois créateurs de l’entreprise exposent
ce qu’ils comptent faire dans six mois, dans trois mois, dans un mois…
Le board – le conseil – les écoute poliment. Peu de temps après, un des
investisseurs demande à voir l’équipe pour qu’elle lui représente ses
« milestones60 à un mois, deux mois, six mois ». Lors de la réunion il leur dit :
« Non mais les gars, cela ne va pas du tout, c’est beaucoup trop ambitieux !
Si vous faites deux ou trois des choses que vous annoncez, ce sera déjà très
bien. Calmez-vous, nous allons revoir tout cela à la baisse ». Xavier, Sylvain
et Thomas n’en croient pas leurs oreilles. Ils sont dubitatifs car ce plan
c’est vraiment ce qu’ils veulent faire. « Nous on se sentait comme l’équipe
olympique », commente Thomas, « on y va pour ramener des médailles ;
aller dans l’avion seulement pour participer ça ne nous intéresse pas ! Ce
n’est pas ce que l’on veut ». Pour l’équipe, l’intérêt de l’entreprise, c’est
qu’elle réalise ce programme. « Si on ne l’atteint pas, ou si l’on n’en atteint
pas une bonne partie, on ne sera pas dans le bon track61 ».

60 Jalons.
61 La bonne voie, la bonne piste.

66
 1 - DNA Script.

Résultats

Les trois créateurs ont plusieurs discussions avec leurs investisseurs, mais
gardent, sans le claironner, l’objectif d’avoir dix nucléotides pour la fin de
l’année 2016. Pour cela, ils ont embauché deux personnes qui travaillent
avec Thomas à Pasteur :
« On bossait jour et nuit pour essayer d’obtenir dix nucléotides, on n’y
arrivait pas. J’aimais discuter avec Ludovic, un chercheur de l’équipe
de Pasteur. Il est ultra-rigoureux, avec vraiment un esprit de chercheur
parfait. Il y a un truc qui m’avait frappé : je le voyais souvent à son bureau
feuilleter son cahier de manip. Je lui demande pourquoi ? Il me répond :
“C’est fondamental, il faut régulièrement revoir son cahier de laboratoire”.
C’est ce que j’ai fait, et à la fin de l’année 2016, je m’aperçois qu’on est
complètement passé à côté d’un résultat, à côté d’un mutant d’enzyme
que j’avais développé quelques semaines auparavant et que j’avais mal
interprété le résultat obtenu. Du coup, on utilise ce mutant. Au début on
voit une amélioration pas géniale mais on continue. »

Thomas et ses deux salariés travaillent durement. Ils font toutes les
synthèses à la main :
« On faisait les dix cycles, chaque cycle durait près d’une heure et demie
et comptait une quinzaine d’étapes. C’était comme une course de relai, on
arrivait à la fin de journée épuisés, et on allait dans cette salle triste à Pasteur
pour passer nos résultats au scanner. Les résultats apparaissaient ligne
par ligne et à chaque fois on voyait qu’on n’avait pas les dix nucléotides.
Je disais ok les gars, rentrez chez vous, on se revoit demain matin et je
refaisais un plan de bataille ».

La fin de l’année approche et Thomas, pour des raisons familiales, doit


passer les fêtes aux États-Unis. Noël arrive et avant de prendre son avion,
il donne ses dernières instructions à l’équipe qui devait encore faire deux
ou trois manips avant de terminer l’année.
« On avait un peu d’espoir, parce qu’on avait défini de nouveaux paramètres.
Je monte dans l’avion et j’envoie un dernier SMS à mes collaborateurs qui
leur dit : “dès que vous avez le résultat vous me l’envoyez”. Mon portable
est coupé pendant les douze heures de vol. Quand l’avion atterrit, j’enlève
le mode avion et j’ai un SMS, avec une photo, qui me dit que l’on avait les
dix nucléotides ! J’ai passé le meilleur Noël de ma vie. On avait débloqué le
truc avec ce nouveau mutant ! »

En une année, la petite équipe du laboratoire autour de Thomas, au


prix d’un dur labeur, améliore significativement la preuve du concept en

67
L’entrepreneuriat en action 

réussissant à faire la synthèse d’un fragment de dix nucléotides d’ADN.


Quelques semaines plus tard, elle passe à vingt nucléotides, ce qui est une
borne importante car c’est un primer, une amorce. C’est-à-dire une courte
séquence d’ADN, complémentaire du début d’une matrice qui sert de
point de départ pour la synthèse du brin complémentaire de cette matrice.
Autrement dit, vingt nucléotides est la longueur minimale pour répliquer
de l’ADN. Grâce à ce résultat, la société est en mesure de lancer une levée
de fonds de série A62, c’est-à-dire un nouveau tour de table de financement
qui, s’il est positif, permettra à DNA Script de développer son projet à plus
grande échelle maintenant que la preuve de concept est atteinte. Comme le
dit Sylvain qui commente ce résultat : « On a voulu courir au sommet de la
colline pour y planter un drapeau. On a pris de vitesse tout le monde pour
faire la levée de fonds suivante ».
Un changement technique. Un résultat important de cette étape est l’abandon,
au printemps 2017, de la technologie microfluidique choisie à l’origine
pour des raisons économiques. Mais travailler sur des volumes de l’ordre du
microlitre s’avère extrêmement complexe et moins nécessaire maintenant.
Business model. Un autre résultat de cette période est la définition de plusieurs
business models possibles. Comme je l’ai déjà souligné, la technologie
enzymatique n’est pas la seule innovation de DNA Script. L’entreprise
souhaite aussi l’accompagner d’un nouveau business model qui changera
la manière dont les chercheurs réalisent leurs expériences. Il s’agit là de
définir une stratégie pour savoir comment la société générera des revenus
récurrents. En 2017, DNA Script a défini trois business models possibles
pour commercialiser sa technologie.
- La synthèse en tant que service. Il s’agirait pour DNA Script d’opérer
comme les fournisseurs de synthèse aujourd’hui mais en utilisant
ses réactifs enzymatiques. Dans ce modèle, il faut construire une
usine, mettre en place une logistique pour recevoir les commandes
de chercheurs sur un site Internet, fabriquer l’ADN et le faire livrer
par un transporteur (Chronopost ou UPS par exemple). L’avantage
d’un tel modèle pour DNA Script est que l’entreprise s’inscrit dans
l’écosystème existant sans demander aux utilisateurs de changer leurs
habitudes et façons de faire. Par rapport à celle de ses concurrents, la
proposition de valeur de DNA Script est plus rapide et peut fournir

62 La Série A suit le tour de financement d’amorçage. Elle est destinée à financer la


croissance et la structuration de l’entreprise.

68
 1 - DNA Script.

des séquences que les méthodes de synthèse chimique actuelles ne


peuvent pas réaliser (par exemple de l’ADN porteur de modifications
épigénétiques). Mais ce modèle est contraignant et réclame des
budgets importants pour mettre en place une usine et la logistique
qui l’accompagne sur un marché dominé par des acteurs rompus à ce
type d’exercice.
- La fourniture de réactifs. Dans ce modèle, DNA Script pourrait vendre sa
technologie et ses réactifs aux principaux fournisseurs actuels d’ADN
de synthèse, à ceux qui ont déjà les usines et la logistique. Leurs
machines de synthèse chimique, modifiées, peuvent être compatibles
avec le processus de synthèse de DNA Script. L’avantage de ce
business model est que l’entreprise n’aurait pas besoin de déployer
de lourdes capacités industrielles, commerciales et logistiques comme
dans le business model du service. Ce modèle, moins risqué, s’appuie
sur les forces des compétiteurs mais dégage moins de marge pour
DNA Script.
- L’imprimante à ADN. C’est le business model le plus ambitieux
et aussi le plus difficile à mettre en œuvre puisqu’il consiste à
internaliser le processus chez le client final. Pour cela, DNA Script
doit développer une machine de petite taille qui pourra imprimer
des brins d’ADN en quelques heures. Elle serait vendue à tous les
laboratoires de biologie synthétique. Avec ce modèle, la start-up
leur proposera de passer d’un business model de service (qui a été
décrit plus haut, celui où le chercheur envoie sa demande et reçoit
plus tard par la poste son ADN synthétique) à un business model dit
« de box » avec une imprimante à ADN. Ainsi les laboratoires, plutôt
que d’envoyer leurs demandes à des fabricants d’ADN de synthèse
et d’attendre leur livraison, produiraient eux-mêmes cet ADN. Au
lieu d’être, comme aujourd’hui, externalisée la production d’ADN
serait faite en interne dans les laboratoires et en un temps court.
L’avantage pour les chercheurs serait double. D’une part, ils gagnent
du temps (ce gain est lié à la rapidité du procédé DNA Script et à
la suppression des intermédiaires et des délais de livraison) ; d’autre
part, ils sont sûrs de la parfaite confidentialité du processus puisqu’ils
n’ont plus à communiquer le thème de leurs travaux à l’extérieur du
laboratoire. La difficulté de ce business model est qu’il nécessite un
fort changement d’usage chez les chercheurs utilisateurs de l’ADN
de synthèse. C’est un modèle de rupture mais il semble réalisable :
c’est celui qui a été mis en place pour le séquençage par Illumina qui

69
L’entrepreneuriat en action 

produit des séquenceurs qui équipent les laboratoires, ces derniers


devant acheter les réactifs nécessaires. Dans ce business model, DNA
Script ne vendrait pas que ses imprimantes à ADN mais aussi des
cartouches de réactifs.
Depuis le début de l’aventure, les créateurs croient en ce troisième business
model parce qu’il est transformateur, parce qu’il va permettre de réduire
les cycles de recherche et développement qui sont aujourd’hui un des
freins majeurs à la biologie de synthèse.
« On est vraiment à l’étape artisanale, au tout début de la biotechnologie
synthétique. Les méthodes d’ingénieur ne sont pas encore appliquées,
les gens font des expériences dans leur coin, ils ont besoin de beaucoup
de temps pour faire une seule expérience, l’analyser puis faire l’expérience
suivante. Notre objectif est de faire en sorte que tout aille beaucoup plus
vite » (Xavier).

C’est ce modèle qu’a aussi testé la start-up au premier semestre 2017


en menant une campagne d’entretiens avec des chercheurs de secteurs
différents, à la fois dans la recherche publique et privée. Cette démarche lui
a permis de tester le marché, de valider certaines de ses hypothèses mais
aussi d’intégrer de nombreuses questions, comme celle, cruciale, du prix
de ses produits.
Ces trois modèles d’affaires ne sont pas perçus comme exclusifs, ils
peuvent, sous certaines conditions, s’articuler ou se succéder dans le temps.

Encadré 3

L’imprimante à ADN, un retour aux sources ?

Le modèle d’affaires qui consiste à internaliser le processus de production


de l’ADN de synthèse chez le client final n’est pas radicalement nouveau.
C’est même un retour aux sources. Dans les années 1980, la société
ABI introduit des oligosynthétiseurs dans les laboratoires. Cette sorte
d’imprimante à ADN est très compliquée à utiliser notamment parce
qu’elle utilise des réactifs chimiques qui coûtent cher et qui se périment
vite. Ils ne peuvent être utilisés que dans un environnement complètement
contrôlé (sans air, ni eau). Ils réclament un personnel dédié. Le laboratoire
qui les utilise doit aussi mettre au point une procédure de gestion des
déchets car on ne peut jeter ces produits chimiques sans les traiter. Bref,
ce processus est très compliqué et dans les années 1990, toute la synthèse
d’ADN a été externalisée vers des sociétés spécialisées.

70
 1 - DNA Script.

Le procédé de DNA Script est lui totalement aqueux et n’a plus besoin
de produits chimiques. Il serait en fait très simple d’usage, exactement
comme une imprimante papier qui serait équipée de quatre cartouches
A C T G, « on appuie sur Print et ça produit le brin d’ADN ».
L’histoire que souhaite écrire DNA Script s’est déjà passée dans le
séquençage, c’est-à-dire dans la lecture de l’ADN. Au tout début, le
séquençage était réalisé dans les laboratoires, via un processus très
compliqué (mais utilisant également des machines : les premiers
séquenceurs) qui a été externalisé vers des entreprises spécialisées,
exactement comme pour la synthèse d’ADN. Ensuite, il a été ré-
internalisé dans les laboratoires de recherche quand Illumina a
développé ses instruments dotés d’une technologie plus pratique. Et
là le marché a explosé parce que c’était d’un usage très simple. (Sylvain
et Thomas)

4e étape (de septembre 2017 à avril 2019) : de la série A à la signature


d’une série B

Les résultats de la phase précédente ont levé de nombreuses incertitudes


techniques. Voilà pourquoi, en septembre 2017, de nouveaux investisseurs
industriels rejoignent DNA Script lors d’une série A. L’équipe, comme lors
de la première levée de fonds, a préparé le terrain. Elle est allée à la rencontre
de ces investisseurs en leur disant en substance : « Voici pourquoi nous venons
vous voir, voici notre plan, voici de combien d’argent nous avons besoin
pour le financer ; nous pensons que vous pouvez avoir un intérêt particulier
pour ce projet, et nous aimerions vous avoir à nos côtés ». Comme pour la
série d’amorçage, les investisseurs proposent des modifications, mineures, au
projet et après quelques discussions décident de le financer.

Objectifs

Un objectif précis est défini : prouver au cours de l’année 2018 que la


technologie enzymatique – dont on sait maintenant qu’elle fonctionne
– est supérieure à la technologie chimique. Cela sur les trois critères de
performance que sont le coût, la durée et la longueur de la synthèse (200
nucléotides). Ce résultat est nécessaire pour, dans une phase future, lever
une troisième fois des fonds63. L’équipe – tout comme ses investisseurs –

63 C’est-à-dire une série B pour l’industrialisation de la technologie, son accès au marché


et à sa commercialisation.

71
L’entrepreneuriat en action 

est persuadée que sa technologie a un potentiel important, mais elle doit


le démontrer au cours de cette quatrième étape. La société ne percevra
en effet probablement pas de revenus avant plusieurs années, ses seules
ressources sont et seront les financements du capital-risque et les soutiens
publics. Un objectif complémentaire à cette preuve de concept est la mise
au point d’un prototype préindustriel pour produire cet ADN. L’entreprise
pourra ainsi proposer des fragments courts d’ADN à des chercheurs,
leaders d’opinion du secteur. Les retours d’expérience de ces premiers
utilisateurs sont importants car ils permettent d’améliorer le produit.
Convaincre des biologistes renommés d’utiliser cet ADN synthétique pour
leurs expériences et leurs travaux permettra aussi, dans un futur proche, de
voir des publications qui citent DNA Script dans les revues scientifiques.
Ces publications participeront à la construction de la marque et de sa
valeur.

Moyens

Les ressources financières. Ce nouveau tour de table s’élève à onze millions


d’euros. Il est mené par Illumina Ventures64, une société de capital-risque
early stage. Merck Ventures BV (ou M. Ventures), qui est la branche capital-
risque du laboratoire Merck KGaA, y participe également. À côté de ces
deux acteurs industriels, les investisseurs historiques (Sofinnova Partners,
Kurma Partners et Idinvest Partners) ont également remis la main au
portefeuille. Parmi ces cinq investisseurs, Illumina est particulièrement
intéressant pour la start-up. Cette entreprise américaine créée en 1998 a
révolutionné la biologie analytique et est aujourd’hui le leader mondial
du séquençage. « Illumina a été un acteur majeur dans la division du coût
du séquençage du génome par dix puissance sept en moins de quinze
ans ». Dans un entretien65 à la MIT Review, en 2014, le président d’Illumina
rappelait : « The price of sequencing a single genome has dropped from
the $3 billion spent by the original Human Genome Project 13 years ago
to as little as $1,00066 ». Dans le même article, il signale que plus de 90 %

64 Financée pour moitié par Illumina, le leader mondial du marché de séquençage de


l’ADN, et pour moitié par des entreprises, institutions et fonds souverains.
65 https://www.technologyreview.com/s/531091/emtech-illumina-says-228000-hu-
man-genomes-will-be-sequenced-this-year/
66 « Le prix du séquençage d’un seul génome est passé de trois milliards de dollars dépen-
sés par le projet original du génome humain il y a treize ans, à seulement 1 000 dollars ».

72
 1 - DNA Script.

de toutes les données d’ADN acquises dans le monde le sont sur des
machines Illumina ; c’est la technologie d’Illumina qui a permis de faire
le séquençage du génome humain. Tous les hôpitaux sont équipés de
centres de séquençage utilisés pour le diagnostic. Grâce à ces technologies,
les chercheurs en biologie ont une compréhension du monde du vivant
beaucoup plus poussée que celle qu’ils avaient il y a quinze ans.
Si Illumina fait la lecture du génome, DNA Script rêve de faire son écriture.
Les deux technologies ont des points communs. L’équipe de DNA Script
est fière d’attirer l’attention et l’investissement d’Illumina. La levée de
fonds est d’ailleurs faite plus rapidement que la précédente, notamment
parce qu’Illumina connait ce secteur et que sa due diligence a été rapide. Les
pouvoirs publics apportent eux aussi des moyens importants. En mars
2018, DNA Script reçoit 4,5 millions d’euros, dont 2 millions de Bpifrance
via le Concours mondial d’innovation et l’Aide pour le développement de
l’innovation, et 2,5 millions de la Commission européenne dans le cadre
du programme Horizon 2020. Ces financements mêlent subventions
et avances récupérables. Mais les obtenir n’apporte pas seulement des
ressources financières ; ils sont aussi une validation projet (notamment
Horizon 2020 qui est particulièrement compétitif) et un label de qualité.
L’ensemble de ces ressources financières permet à DNA Script de recruter
de nouveaux employés. En novembre 2017, l’équipe qui compte alors
onze personnes réparties entre Pasteur et l’IPGG se regroupe dans des
locaux communs. « Ça n’a pas été du tout une bonne chose que de nous
retrouver écartelés entre l’Institut Pasteur pour certains et l’IPGG pour
d’autres. Ça a créé beaucoup de complications d’avoir deux groupes
séparés ». C’est dans les locaux spacieux et lumineux de la pépinière de
l’hôpital Cochin que l’entreprise peut s’installer. Ces fonds permettent
également d’investir dans des équipements coûteux mais indispensables
à l’avancée des développements du procédé. Les sommes levées et les
soutiens publics permettent à la start-up de fonctionner jusqu’en mai
2020 : son burn rate67 est, suivant les mois de 350 000 à 500 000 euros. La
moitié de cette somme est consacrée à la masse salariale, et l’autre aux
équipements, réactifs et consommables. Un rapport très différent de celui
que l’on trouve chez les start-ups de l’Internet qui, moins consommatrices
de matériel, ont une part des salaires beaucoup plus élevée.

67 Désigne le budget que l’entreprise doit dépenser tous les mois pour fonctionner. Il permet
de calculer le laps de temps maximum avant le lancement d’une nouvelle levée de fonds.

73
L’entrepreneuriat en action 

Les ressources humaines. Les financements du capital risque ont permis


de créer une équipe solide : les effectifs de l’entreprise sont passés de
trois personnes en mai 2016, à onze à la fin 2017, puis à trente-deux
au début 2019 et à quarante en juillet 2019. Elles travaillent pour la
plupart dans le laboratoire de R-D de DNA Script. L’entreprise est en
effet organisée en deux équipes de R-D : une chargée des réactifs, des
enzymes et des nucléotides ; et une autre de développement qui avance
sur les protocoles de synthèse et l’automatisation. Ces équipes sont
principalement composées de docteurs en physique, biologie et biochimie
de quatre nationalités (américaine, allemande, israélienne et française).
Même si DNA Script est une entreprise qui fait principalement de la R-D
et qui n’est pas encore en phase de commercialisation, ses jeunes dirigeants
ont progressivement mis en place une organisation interne structurée.
« Cela s’est passé par jalons. Quand on était trois c’était très facile de bosser
ensemble, on savait toujours ce que faisaient les autres. À dix, les personnes
étaient plus spécialisées, on pouvait continuer à savoir ce que faisait tout le
monde. Mais aujourd’hui, on est trente. C’est une autre forme d’organisation,
il faut qu’il y ait plus de reporting ; pour chaque expérience, pour chaque
manip il faut un compte rendu très clair. Maintenant, il y a des responsables
d’équipes, des réunions d’équipes, beaucoup plus de hiérarchie ».

Thomas est CEO (Chief Executive Officer), président de la société,


et occupe également les fonctions de directeur scientifique. Sylvain est
COO (Chief Operating Officer), c’est-à-dire directeur des opérations :
il assure également les fonctions de directeur général du développement
commercial, et gère les levées de fonds (même si ces dernières ont jusqu’à
présent été faites en binôme avec Thomas). Xavier, chef du programme
prototype, passe, après la deuxième levée de fonds, au poste de CTO
(Chief Technical Officer), c’est-à-dire directeur de la technologie, car
ces nouveaux financements ont permis de recruter une personne pour
s’occuper de la partie développement qu’il avait mise en place et pilotée.
La gestion des ressources humaines est devenue cruciale dans le
développement de l’entreprise pour ses méthodes de travail et son
organisation, mais aussi pour le recrutement des nouveaux employés.
Sylvain confie qu’après avoir testé différentes façons de faire, le trio arrive
à la conclusion qu’il y a deux catégories de profils intéressants pour DNA
Script, à son stade de développement :
« Des juniors très agiles et dynamiques et des seniors qui ont beaucoup
d’expérience. D’autres profils sont possibles, mais ce sont les deux qui

74
 1 - DNA Script.

marchent chez nous et que nous recherchons. Ces personnes sont là


parce qu’elles ont envie de construire quelque chose ou d’être dans un
environnement où elles vont avoir les coudées franches. Pour d’autres
profils, nous ne savons pas encore comment faire ».

En disant cela, il me montre par la vitre de la salle où nous sommes


trois personnes qui ont entre quarante-cinq et cinquante-cinq ans ; et, il
m’indique qu’une autre « qui a une cinquantaine d’années » est en cours de
recrutement.
Un conseil d’administration (que chez DNA Script comme dans une majorité
de start-up on appelle le board). Le conseil d’administration étoffé est une
nouvelle ressource. Y siègent quatre personnes extérieures à l’entreprise :
un représentant de Sofinnova Partners, un de Kurma Partners et un
d’Illunima Venture, ainsi qu’un membre indépendant, l’ancien PDG de
Roche Molecular Systems, qui y entre en janvier 2017 juste avant la série A.
Quel est l’intérêt et l’utilité du board pour DNA Script ? Sylvain répond :
« Dans une grande entreprise, le board aide le PDG à réfléchir lors de
décisions critiques. Dans une petite boîte, son rôle peut être beaucoup
plus important ne serait-ce que parce que les dirigeants ne sont pas
expérimentés et que son activité peut être une forme de coaching. »

Sylvain poursuit :
« En fait, le board peut ne servir à rien ou être extrêmement utile. Cela
dépend aussi de la façon dont les entrepreneurs le gèrent. Gérer un board,
c’est compliqué ; le dirigeant peut vouloir qu’il ne s’oppose surtout pas à
ses décisions car il veut décider seul, et faire tout pour cela. Une autre façon
d’agir, et de vouloir que ses membres jouent leur rôle et qu’ils apportent
le plus possible à l’entreprise. C’est le parti que nous avons pris. C’est en
fait très dur parce que ça implique de passer énormément de temps à
leur expliquer les choses. Cela veut aussi dire qu’il faut accepter d’arriver
avec une idée et de ressortir avec une autre, et parfois même de mettre
en place des choses dont on ne comprend pas très bien l’intérêt de prime
abord. De plus, nous devons gérer une complexité liée au fait que deux
membres du board sont sur la côte Ouest des États-Unis. C’est aussi pour
ça que les capital-risqueurs de la Silicon Valley ne veulent pas investir dans
des entreprises en Europe. C’est parce que l’alchimie ne se crée pas de la
même manière selon que l’on est en face à face physique ou au téléphone.
Pour que ça fonctionne avec eux, il faut être disponible au téléphone hyper
tard le soir. Je sais que je peux avoir l’attention de Nick entre minuit et une
heure du matin. Là, hier soir, on a échangé dix mails sur un sujet, donc il y
avait une espèce de ping pong ».

75
L’entrepreneuriat en action 

Débats de l’été 2018

La proposition de valeur de DNA Script est d’améliorer la productivité


des équipes en leur permettant de produire de l’ADN de synthèse au sein
même de leur laboratoire. Mais les entrepreneurs savent qu’il leur faudra
plusieurs années pour atteindre cet objectif. Années au cours desquelles,
ils devront convaincre de nouveaux investisseurs, multiplier les tours de
tables et seront menacés par de nouveaux entrants. L’équipe comprend
aussi qu’avoir une technologie plus performante que celles existantes ne
suffira pas à garantir le succès. Et que même le jour où elle fonctionnera
parfaitement, la route pour la diffuser est incertaine et longue.
L’histoire de l’innovation est remplie de technologies efficaces qui ont
perdu face à d’autres qui l’étaient moins.
« On fait des recherches sur toutes les initiatives qui ont été faites avant
la nôtre ou qui sont en cours, pour “disrupter ” ce marché de l’ADN de
synthèse, on se rend compte que mis à part Twist, tout le monde a échoué
ou est en train d’échouer. Cela a été le cas de Codon Devices ».

Cette entreprise créée en 2004 à Cambridge, Massachussetts par des


chercheurs du MIT, de Harvard et de Berkeley a levé 44 millions de dollars
avant de mettre la clé sous la porte cinq ans plus tard. Pour Thomas la
principale raison de l’échec de sociétés telle Codon Devices (mais aussi
d’autres qui étaient sur le même créneau) est qu’elles proposaient à leur
client un service, mais qu’elles n’étaient pas assez bonnes dans l’exécution,
ce qui fait qu’elles n’avaient aucun différenciateur sur un marché ultra-
concurrentiel. Voilà pourquoi il défend l’idée que DNA Script doit
proposer à ses clients une box, c’est-à-dire une imprimante à ADN :
« La box nous apporte de la différenciation. Avec elle, nous ne serons
ni considérés comme une entreprise qui vend de l’ADN, ni comme une
entreprise de service, mais comme une société qui vend un système, un
instrument qui lui nous apportera une différenciation forte » (Thomas).

Au fil de leurs analyses, de leurs rencontres, Thomas, Sylvain et Xavier


réalisent que le marché de l’ADN de synthèse est beaucoup plus granulaire
et fragmenté qu’ils ne le pensaient au départ : « le niveau de complexité de
la technologie, des produits et de ce que font les gens avec elle est tellement
élevé, que c’est très difficile d’avoir une vue d’ensemble du marché. Il n’y
a pas un marché unique pour l’ADN de synthèse, mais des marchés ».
Faut-il continuer sur la voie longue de la mise au point d’une imprimante
à ADN ou aller sur un de ces marchés, atteignable plus rapidement et qui

76
 1 - DNA Script.

apporterait des revenus à l’entreprise ? Faut-il poursuivre sur le chemin


tracé jusqu’ici ou choisir d’attaquer une niche lucrative ?
Les dirigeants de DNA Script dessinent une cartographie des différents
marchés possibles qui sont autant de segments ou de niches où se posent
des problèmes difficiles à résoudre et auxquels la technologie de DNA
Script pourrait apporter une réponse.
« On a identifié très peu d’endroits où on peut faire quelque chose de
totalement unique que d’autres ne peuvent pas faire. Sur l’essentiel des
marchés on va arriver comme un substitut que l’on espère être meilleur.
Mais idéalement, on pourrait commencer par des applications où il n’y a
personne ».

Ils identifient qu’à côté de l’ADN synthétique classique, la société pourrait


vendre des brins d’ADN très spécifiques que ses concurrents n’arrivent
pas à réaliser telles des modifications épigénétiques ou de l’ARN68. « C’est
un marché relativement modeste pour le secteur, de l’ordre de la centaine
de millions d’euros mais assez simple à attaquer ». Un autre marché que
pourrait viser la start-up est celui lié à la diffusion des ciseaux génétiques
CRISPR/Cas969 qui sont une méthode d’édition du génome qui facilite
l’écriture génétique.
Cette question est débattue au sein de DNA Script, avec les investisseurs
et des membres du réseau de la société.
« On est en train de déterminer une stratégie à laquelle on croit et qui
est soumise à des regards critiques sur de nombreux aspects car il est
important d’avoir tout le monde à bord et de discuter de cela aussi. On
en est vraiment à ce stade, savoir quel va être notre premier produit. On
a beaucoup de mal à faire le tri. C’est-à-dire à tuer des idées de business.
Ce processus prend énormément de temps, je pense qu’à la fin de cet été
2018, on aura vraiment une thèse unique, qui pourra évoluer, mais en fait
on aura éliminé un tas d’idées alternatives » (Sylvain).

68 L’acide ribonucléique (ARN) est une molécule biologique présente chez pratique-
ment tous les êtres vivants.
69 Le ciseau moléculaire CRISPR-Cas9 a été découvert en 2012 par deux chercheuses :
la Française Emmanuelle Charpentier (Max Planck Institute for Infection biology), et
l’Américaine Jennifer Doudna (Berkeley University). Cette technique permet de découper
l’ADN pour le réparer. Elle est aujourd’hui utilisée par plusieurs milliers de laboratoires
à travers le monde et suscite à la fois espoirs pour le traitement de nombreuses maladies
et craintes liées à des utilisations abusives.

77
L’entrepreneuriat en action 

L’étape précédente a été marquée par un changement important : l’abandon


de la microfluidique. Celle-ci sera-t-elle le lieu d’un nouveau changement
majeur, qui cette fois ne concernera pas la technologie mais le marché de
l’entreprise ?
Avant que le choix ne soit fait, DNA Script est préoccupée par le
recrutement d’un business développeur, qui devra préciser tous les aspects
de ce premier produit : « son pricing (la réflexion pour fixation du prix) ?
La façon dont il sera distribué. À quels clients ? Comment va-t-il
fonctionner ? Quelle sera la marge ? Comment cela évoluera-t-il dans le
temps ? » décrit Thomas, qui souligne aussi la difficulté pour une entreprise
qui propose un produit différent de celui qui domine le marché, de trouver
le profil qui lui convient :
« Idéalement, c’est le mouton à cinq pattes : un expert de l’industrie mais
suffisamment ouvert, avec de l’imagination, innovant pour être un peu
think out of the box. Si on recrute un super expert du domaine, quelqu’un
qu’on va chercher dans les sociétés qui font de l’ADN avec des réactifs
chimiques, donc dans des boîtes qui sont dans le standard du secteur, il
aura du mal à se départir des codes de son industrie ».

Depuis plus d’un an, tout le travail pour DNA Script consiste à passer
du technological push à un market pull (de la poussée technologique aux
demandes et contraintes du marché). Comprendre comment accorder ses
technologies à un marché, voilà le défi auquel fait face la société.
La réflexion menée pendant des mois se conclut par la décision de ne
pas tenter de passer d’abord sur une niche avant d’attaquer le marché
de l’ADN de synthèse, mais de concentrer directement tout le business
model de l’entreprise sur ce marché principal. La proposition de valeur
choisie est de permettre aux équipes de recherche en biologie de mener
leurs tests et leurs expériences en ayant accès en quelques heures à l’ADN
synthétique dont ils ont besoin. « C’est maintenant la thèse unique :
vendre une imprimante à ADN et ses cartouches de réactifs » (Xavier, été
2019). L’option de la création d’une usine qui, comme dans le processus
actuel, produirait de l’ADN de synthèse à la demande et l’enverrait à ses
destinataires par la poste n’est pas retenue. Autrement dit, l’option de la
vente du produit et de ses consommables est préférée à celle du service.
En définitive, le trio reprend l’idée initiale qu’avait proposée Thomas. Idée
qui en 2017 suscitait encore le scepticisme :

78
 1 - DNA Script.

« Quand on annonçait que l’on voulait faire une box, c’était une chose
tellement nouvelle que nos interlocuteurs se disaient “mais qu’est-ce que
c’est que ce truc ?”. Certains capital-risqueurs que l’on avait vus, nous
disaient : “Ce n’est pas top comme idée votre box ; mais comme vous
développez une technologie de synthèse enzymatique, discuter avec vous
nous intéresse”. Puis, en un an, on a vu les choses changer ».

En fait, DNA Script par son action a participé à ce changement, elle


a participé à la construction du futur. Elle a contribué, avec d’autres, à
changer la façon dont le milieu appréhende cette idée d’imprimante à
ADN. « Faire une box, ce n’est pas bête » a-t-on commencé à entendre ici
et là, me dit Thomas. Et les mêmes capital-risqueurs nous ont alors dit :
« Reparlez-nous un peu de votre idée de box ».

Résultats scientifiques et technologiques

Au terme de l’étape précédente, l’entreprise avait réussi à faire la synthèse


d’un fragment de vingt nucléotides (une amorce), résultat qui lui a permis
de lancer la série A en septembre 2017 qui constituait le démarrage de cette
quatrième étape. Au cours de celle-ci les progrès sont impressionnants.
En mai 2018, Thomas indique que l’entreprise a réussi la synthèse d’un
fragment d’ADN de cinquante nucléotides. Cinq mois plus tard, début
octobre 2018, à la Conférence SynBioBeta à San Francisco, il annonce
« une première mondiale » : la synthèse enzymatique d’un fragment d’ADN
ultra-pur de cent cinquante nucléotides de longueur. Le communiqué de
presse précise : « La technologie développée par DNA Script atteint une
efficacité de 99,5 % par cycle d’addition de nucléotide, ce qui est équivalent
aux performances des meilleures méthodes chimiques traditionnelles ».
Dans ce même communiqué Thomas déclare :
« L’objectif de la société est de fournir les premiers produits à des testeurs
dans les douze prochains mois, préalablement à une commercialisation
plus large. Notre priorité est maintenant de bâtir une organisation capable
de mener à bien cet objectif ambitieux ».

En février 2019, à l’Advances in Genome Biology and Technology


(AGBT) General Meeting à Marco Island, en Floride, c’est une première
synthèse mondiale qui est annoncée par Thomas : la production d’un
brin d’ADN de deux cents nucléotides par synthèse enzymatique de novo.
L’entreprise rivalise maintenant avec les meilleures performances de
l’industrie chimique conventionnelle. En moins d’un an, les équipes de

79
L’entrepreneuriat en action 

DNA Script, grâce à leur approche, concrétisent l’avance technologique


de l’entreprise et relaient ses concurrents loin derrière. À l’AGBT, Thomas
annonce également la création d’un conseil scientifique et la nomination
de deux conseillers principaux : le Docteur Geoff Smith70, président de
ce conseil, et le docteur Robert Nicol71, tous deux dotés d’une expérience
impressionnante dans les domaines scientifiques, techniques et industriels
(cf. leur CV en anglais, issu du communiqué de presse, en note).

Une série B de 35 millions d’euros

Les fonds levés au début de cette quatrième étape, auxquels se sont


ajoutés d’importants financements publics, devaient permettre à la start-
up d’attendre le début 2020 pour lancer un nouveau tour de financement.
Pourtant, à la surprise de nombreux observateurs, le 16 mai 2019, DNA
Script annonce la clôture d’une série B (ou deuxième levée de fonds)
de 35 millions d’euros (alors que l’entreprise disposait d’une trésorerie
importante). Cette levée est menée par le fonds néerlandais Life Sciences
Partners (LSP), une des sociétés d’investissement les plus importantes
et les plus expérimentées d’Europe dans le secteur de la santé et de la
biotechnologie. BPI France, à travers son fonds Large Venture, se joint
à ce tour. Tous les investisseurs historiques, Sofinnova Partners, Idinvest

70 “Dr. Geoff Smith joins DNA Script as Chairman of the Scientific Advisory Board.
Dr. Smith is a world expert in genomic technologies and their applications. He spent
more than 10 years working at Solexa/Illumina, where he led the development of many
aspects of the core SBS sequencing chemistry, workflows and platforms, becoming Vice
President leading technology development globally and clinical product development for
cell-free DNA testing in pregnancy (NIPT). After leaving Illumina, Dr. Smith was CEO
of Cambridge Epigenetix, a spin-off from Cambridge University, and he now works as
an advisor to a broad portfolio of companies in the genomics space”. (Source : commu-
niqué de presse de DNA Script).
71 “Dr. Robert Nicol joins DNA Script as Scientific Advisor. Dr. Nicol is director of
the Technology Labs at the Broad Institute of MIT and Harvard. Under Dr. Nicol’s guid-
ance, the Technology Labs serve as an advanced R&D group within the institute, inte-
grating capabilities in molecular biology, bioengineering, synthetic biology, microfluidics,
bioinformatics and industrial process design to meet the needs of the Broad community.
Dr. Nicol is also cofounder of the MIT–Broad Foundry for Synthetic Biology. Robert
joined the Whitehead Institute/MIT Center for Genome Research in 2001 to apply in-
dustrial process design to genome sequencing and directed the Sequencing Operations
and Technology Development groups at the Broad for over 12 years, designing and
implementing multiple generations of high-throughput DNA sequencing processes”.
(Source : communiqué de presse de DNA Script).

80
 1 - DNA Script.

Partners et Kurma Partners, entrés au capital en mai 2016, et Illumina


Ventures et Merck Ventures, rentrés lors de la série A, à l’été 2017,
participent également à l’opération.
LSP n’est pas un fonds inconnu pour l’équipe de DNA Script qui avait
déjà rencontré un de ses associés, Vincent Brichard, ancien dirigeant de
GlaxoSmithKline, avec lequel elle était en contact avant même le montage
de la série A. Le choix de ce fonds n’est pas un hasard : LSP apporte au projet
une forte compétence dans le domaine de la thérapeutique, compétence
qui manquait au projet et qui n’est pas centrale chez les autres investisseurs.
Le fonds Illumina étant très fort sur l’aspect génomique, celui de Merck
sur les sciences de la vie en général et sur la vente par Internet, Sofinnova
et Kurma étant aussi plus généralistes (le premier un peu plus orienté sur
la biologie synthétique et le second sur le diagnostic). « En fait, avec nos
investisseurs, on essaie toujours d’avoir le plus de perspectives, de points
de vue différents » (Xavier). Car les capital-risqueurs n’apportent pas que
de l’argent, ils apportent leurs connaissances, leurs compétences et leurs
réseaux relationnels. Un autre intérêt de LSP est d’être un fonds européen,
ce qui permet à l’entreprise de conserver un ancrage fort de ce côté de
l’Atlantique.

5e étape : de la série B vers le product market-fit

Pourquoi cette levée de fonds intervient-elle si tôt ? Les objectifs de


la série A ont été atteint plus rapidement que prévu et DNA Script a,
dès le début de l’année 2019, tous les atouts pour réaliser une nouvelle
levée de fonds. Cette dernière est déclenchée dès que l’entreprise réussit,
avec son procédé, à produire 200 nucléotides et qu’elle peut montrer
que sa technologie enzymatique est au même niveau de qualité que sa
concurrente chimique. Dès cette annonce, DNA Script est en mesure de
réaliser « une belle série B » : « Notre secteur est devenu hyperconcurrentiel,
et nous voulons être les premiers sur le marché. Pour cela il faut lever le
plus d’argent possible, et cela dès que possible » (Xavier). Atteindre 200
nucléotides, un des objectifs de la série A, a été un moyen pour lever la
série B.

81
L’entrepreneuriat en action 

Les objectifs de la série B

À quoi est destinée cette nouvelle levée de fonds ? Elle doit permettre
à la société de rendre possible l’exploitation de sa technologie pour
commercialiser d’ici deux ans une imprimante enzymatique à ADN.
Thomas résume son objet principal par l’expression Turn technology into
product (transformer la technologie en un produit) :
« Pendant les cinq premières années de l’entreprise, nous avons transformé
une idée, un concept sur le papier en une technologie qui fonctionne au
sens où dans nos laboratoires on fait vraiment de l’ADN qui est utilisable
dans des expériences. Mais ça ne veut pas dire que tout soit fini, on doit
continuer à la développer et à l’améliorer. Maintenant nous devons passer
de cette technologie à un produit. C’est le second étage de la fusée ».

Pour cela, l’entreprise devra recruter avant la fin 2020, près de soixante
cadres, et donc grâce à cette série B, passer de trente-sept salariés à une
centaine. Multiplier par trois ses effectifs en un peu plus d’un an est un
défi majeur. Une partie de ces recrutements sera affectée à l’équipe de
recherche parisienne. Ce qui oblige, début juillet 2019, DNA Script à quitter
la pépinière Paris Santé de l’hôpital Cochin pour des locaux plus vastes
au Kremlin-Bicêtre, de l’autre côté du périphérique parisien. Une autre
partie de ces recrutements, quinze à vingt personnes, constituera l’équipe
américaine de DNA Script qui ouvre une filiale à San Francisco. Elle
sera en charge du développement de produit et de sa commercialisation.
Sylvain, en septembre 2019 s’installe en Californie pour la créer.

Pourquoi les États-Unis ?

Pour Sylvain, il y existe une double croyance dans ce milieu des sciences
du vivant. La première est qu’il est difficile de réussir pour une nouvelle
entreprise du secteur des « life science tools and diagnostics » si elle n’est pas
américaine.
« Globalement toutes les boîtes qui réussissent sont plutôt là-bas. L’Europe
ne représente que 25 % du marché mondial, et les États-Unis 50 %.
S’implanter aux États-Unis est quasi-obligatoire, sinon tu te prives de la
moitié du marché. De plus, les gens qui aiment les nouvelles technologies
et qui ont envie d’en adopter sont, en général, plutôt les Américains que
les Européens. Donc en fait, on est un peu comme les Israéliens : si tu n’as
pas de marché intérieur, tu es condamné au grand export ».

82
 1 - DNA Script.

Sylvain perçoit une seconde « croyance », très prégnante dans le milieu,


qui est que les entreprises françaises de l’ensemble du secteur des sciences
du vivant ont du mal à réussir : « Les données montrent que les sociétés
belges ou hollandaises réussissent mieux. Il y a des exceptions comme
Cellectis, mais elles sont rares et seraient certainement plus valorisées aux
États-Unis ». Un dernier argument tient à la force des Américains non pas
seulement pour la stratégie mais aussi pour l’exécution, c’est-à-dire pour
le « faire » : « ils sont impressionnants sur l’exécution. Quand tu visites les
usines d’Illumina en Californie, les gens ne font pas de la Rocket Science,
ils ne cherchent pas à être intelligents, ils veulent juste simplement que
ça marche, et font tout pour que ce soit bien robuste ». Xavier complète
et résume les raisons pour lesquelles DNA Script ouvre une filiale à San
Francisco : « parce que l’écosystème de la biologie est là-bas. Les Américains
sont excellents pour le développement de ce type d’équipement, tant pour
le soft et sa partie user-experience que pour le marketing ».
Le pari est risqué car l’entreprise ne s’implante pas aux États-Unis pour
faire du développement commercial d’un produit déjà existant, qui a déjà
conquis un marché, pour lequel le product-market fit a été validé. Elle n’est
pas dans la situation d’une entreprise qui commercialise un produit en
France ou en Europe, qui donc le connait parfaitement et, qui part le
vendre aux États-Unis. DNA Script crée une nouvelle activité « from scratch »
(à partir de rien) comme disent les entrepreneurs. Voilà pourquoi, l’équipe
s’accorde sur le fait qu’il est essentiel qu’un des trois fondateurs – Sylvain
en l’occurrence – dirige cette filiale en Californie. Mais elle souhaite aussi
que les Américains qui y seront intégrés passent du temps en France.

Pré-commercialiser l’imprimante en 2020

La société – qui est toute tournée vers la R-D – doit dans les dix-huit
mois qui viennent passer de la recherche au produit. « C’est notre gros
switch en ce moment. Il faut prendre la techno, la mettre dans un produit
et le pré-commercialiser » dit Sylvain au cours de l’été 2019 confirmant ses
déclarations à La Tribune :
« Nous étions jusqu’ici concentrés sur la technologie. Nous devons
désormais nous intéresser au produit : développement, manufacture,
marketing et ventes » (Entretien avec Sylvain Gariel, La Tribune, 16 mai
2019).

83
L’entrepreneuriat en action 

La série B est destinée à financer le développement du produit et le « product


market fit ». Elle n’amène pas jusqu’à la commercialisation mais jusqu’à un
programme de tests avec une dizaine d’utilisateurs et l’intégration de leur
feed-backs dans le produit. Après ce programme, une série C sera nécessaire
pour lancer pleinement la commercialisation. Dans le communiqué de
presse de DNA Script qui annonce cette série B, Joachim Rothe, Managing
Partner chez LSP et nouveau membre du Conseil d’Administration de
l’entreprise indique :
« Nous sommes très heureux d’avoir mené ce tour de financement aux
côtés d’un groupe de fondateurs et d’investisseurs aussi respectés. Nous
considérons DNA Script comme le véritable leader de ce domaine. Les
progrès réalisés par la société en à peine deux ans sont spectaculaires. Nous
pensons que la société sera à l’origine d’un changement de paradigme, non
seulement pour le marché de la recherche et du diagnostic, mais aussi
pour le secteur pharmaceutique, et en particulier dans le domaine de la
médecine personnalisée ».

Cette dernière phrase n’est pas neutre. Elle indique qu’à côté du marché de
la fourniture d’ADN de synthèse aux biologistes, les investisseurs croient
pour la technologie de DNA Script, à moyen ou long terme, en d’autres
marchés, beaucoup plus larges que ceux de la recherche, notamment dans
les domaines de la médecine prédictive et du diagnostic personnalisé (ainsi
la technique de la biopsie liquide qui à partir du prélèvement d’une simple
goutte de sang permet de suivre l’évolution d’une tumeur, nécessite pour
être personnalisée de la synthèse d’ADN).

Les premiers utilisateurs

L’histoire des techniques montre que toutes les innovations importantes


naissent bricolées, trop chères… même si elles sont pleines de promesses.
Il en ira probablement de même pour les premières imprimantes de DNA
Script qui, en 2020, seront disponibles pour des testeurs. L’entreprise ne
proposera pas seulement à ses clients un changement de technologie, elle
leur demandera un changement de pratique : aujourd’hui les concurrents
fournissent de l’ADN de synthèse sur un modèle de service (le client
spécifie sa commande et est livré) ; DNA Script proposera elle un produit :
une imprimante à ADN.
Comment dès lors diffuser cette imprimante dont l’usage et les applications
sont encore, pour ses concepteurs, incertains ? La stratégie choisie par

84
 1 - DNA Script.

l’entreprise est de ne pas s’adresser d’entrée de jeu à l’ensemble du marché


de l’ADN de synthèse, mais à un segment bien particulier, qui ne sera
pas rebuté par les incertitudes qui entoureront les premières versions de
l’imprimante.
« Ce sont des personnes qui veulent être à la pointe de la technologie.
Elles voient l’avenir et le monde différemment. Ce sont elles qu’il va falloir
convaincre d’utiliser l’imprimante. Et elles le feront pour de nombreuses
raisons : parce qu’elle est intéressante, nouvelle, plus performante…
et parce qu’avec l’imprimante, elles vont pouvoir faire les choses
différemment. Tout cela va les intéresser » (Sylvain).

Ce sont ces utilisateurs qui vont dire à DNA Script : « voilà ce qu’on
peut faire avec votre technologie, qui diront telles applications ne sont
pas intéressantes, mais telles autres, oui, on prend ». Sylvain rappelle que
souvent dans ce milieu72 les utilisateurs ont un rôle actif :
« c’est ce qui s’est passé pour la société 10x Genomics qui a proposé
une application principale de sa technologie à laquelle était accolée une
seconde qui leur paraissait nettement moins utile. Résultat : la première
n’a intéressé personne, mais la seconde (qui grosso modo permettait de
“taguer” des morceaux de génome) a été utilisée pour tout autre chose que
ce que l’entreprise avait imaginé (pour “mettre des sortes d’étiquettes” sur
des cellules uniques) ».

Ces testeurs sont ceux que Geoffrey Moore, dans Crossing the Chasm73,
auteur auquel se réfère DNA script, qualifie d’innovateurs et d’adopteurs

72 Sylvain qui rappelle que quand le séquençage du génome humain a été terminé en
2003, une grande partie de la communauté scientifique internationale disait « c’est super,
maintenant nous avons une idée de ce qu’il y a dans le génome humain, passons à autre
chose ». Et lorsque des sociétés sont créées avec pour objectif de développer et de com-
mercialiser la technologie pour séquencer le génome rapidement et à un coût très faible,
le marché est extrêmement sceptique et beaucoup pensent que ça ne sert absolument à
rien. Pourquoi séquencerait-on des tas de génomes humains, c’est toujours plus ou moins
la même chose, avec quelques petites différences. Bref, quel est l’intérêt. Les entreprises
qui se sont lancées dans ce domaine, n’avaient pas non plus une idée très précise de
quelles seraient vraiment les applications. Et ce sont des utilisateurs précoces, passionnés
de technologie, qui aiment l’idée de pouvoir faire facilement quelque chose qui était com-
pliqué qui vont eux trouver les premières applications du séquençage.
73 Moore soutient que le cycle d’adoption des produits innovants et des nouvelles tech-
nologies ne suit pas une courbe de croissance continue allant des premiers adopteurs
au marché de masse. Reprenant le travail d’Everett Rogers sur la diffusion des innova-
tions qui divise le marché en cinq segments : les innovators (les précurseurs ou techno-
enthousiastes), les early adopters (adopteurs précoces, visionnaires), la early majority (majorité

85
L’entrepreneuriat en action 

précoces. Les premiers qui représentent généralement seulement 2 %


du marché visé par les nouvelles technologies sont décrits comme
des techno-enthousiastes passionnés qui acquièrent les nouveaux produits
avant les autres pour les tester et faire tout ce qu’ils peuvent pour aider les
concepteurs à améliorer leurs technologies. Les seconds, plus nombreux
– près de 14 % du marché cible – sont des avant-gardistes qui testent
les produits nouveaux dès leur sortie : leur motivation première est la
recherche d’un avantage concurrentiel grâce à des innovations de rupture.
Ils ont plus de moyens que les premiers, et sont donc peu sensibles au
prix. Ils sont considérés comme des visionnaires dans des laboratoires
publics ou privés où ils travaillent et ont une grande imagination pour des
applications stratégiques.
À la différence d’autres types de clients, qui réclament un produit complet
avec son environnement, ces deux catégories d’adopteurs se contentent
du produit générique pour s’intéresser à ses performances et à ses limites.
C’est parce qu’elle sait que les premières versions des nouveaux produits
sont toujours imparfaites, qu’elles devront être transformées et améliorées
et même que leurs usages peuvent être différents de ceux qu’elle a imaginés,
que l’équipe de DNA Script projette de se concentrer dans un premier
temps sur ces utilisateurs « visionnaires ». Pour les convaincre, elle a décidé
d’être transparente avec eux sur le potentiel théorique de sa technologie,
mais aussi sur les incertitudes qui subsistent et de leur fournir toutes les
informations qu’ils demandent.
À l’été 2019, avec ces nouveaux moyens et objectifs, une nouvelle étape et
un nouveau chapitre s’ouvrent pour DNA Script.

avancée, pragmatiques), la late majority (majorité tardive, conservateurs) et les laggards »


(retardataires). Selon Moore, la stratégie marketing doit se concentrer sur un groupe de
clients à la fois, en utilisant chaque groupe comme base pour toucher le groupe suivant.
Mais, et là est le gouffre (chasm) qui donne le titre à son ouvrage, le passage le plus dif-
ficile est celui entre les visionnaires (innovateurs et adopteurs précoces) et le marché de
masse (pragmatiques et conservateurs). Moore propose différentes façons de combler ce
gouffre entre premiers utilisateurs du produit et la grande majorité du marché. Son idée
est que la stratégie de l’entreprise va devoir être totalement singulière de chaque côté du
gouffre car les besoins et les attentes des clients y sont complètement différents. Cette
théorie s’applique particulièrement aux innovations de rupture (et peu à l’adoption des
innovations continues). Moore G., Crossing the Chasm, NY, Harper Business, 1991, 256 p.

86
 1 - DNA Script.

Analyse du processus de création de l’entreprise


Cette dernière partie propose une analyse du processus décrit dans
les pages qui précédent. Elle emprunte pour cela à deux grilles d’analyse :
d’une part la sociologie des sciences et des techniques74 développée à
l’École des mines et, d’autre part, l’effectuation qui, moins qu’une théorie,
est une logique pragmatique de l’entrepreneuriat. Cela nous conduit à une
analyse de ce processus en six points, séparés pour leur exposition mais
intimement reliés dans le processus : une approche émergente de l’action
entrepreneuriale ; un processus entrepreneurial en réseau, distribué,
collectif ; un processus social ; un processus non linéaire, suite d’essais-
erreurs et de surprises ; un processus qui construit le futur ; un processus
au risque contrôlé. Ces quelques éléments d’analyse devraient être utiles
non seulement à la compréhension de ce cas particulier mais pourraient
aussi être des éléments de réflexion pour celles et ceux qui souhaitent créer
une entreprise.

Une approche émergente de l’action entrepreneuriale

Les débuts de DNA script illustrent une approche émergente de l’action


entrepreneuriale. Le concept d’émergence a été popularisé par Henry
Mintzberg, il caractérise une stratégie qui n’est pas planifiée au départ, et
s’oppose à une stratégie délibérée75. Elle émerge des choix et ajustements
qui sont le résultat de décisions produites par l’action. Elle repose sur le
fait que les incertitudes sont trop nombreuses pour définir des prévisions
solides. Le processus que vont suivre les créateurs de DNA Script est,
au départ, indéfinissable et les buts qu’ils se fixent sont délimités par les
ressources à leur disposition. Au tout début, Thomas et Sylvain s’engagent
dans l’aventure avec une idée générale et sans moyens, si ce n’est leur
temps, leurs connaissances du secteur et leurs relations professionnelles.
On retrouve là un des principes de l’effectuation de Saras Saraswathy :
« Un tiens vaut mieux que deux tu l’auras. Commencez avec ce que
vous avez ». En effet, ces entrepreneurs ne fondent pas leur action sur
des objectifs préexistants précis, mais sur les ressources limitées dont ils

74 Cf. introduction.
75 Dans la pratique, la stratégie est un compromis entre modèles délibéré et émergent,
compromis qui penche plus d’un côté que l’autre, en fonction de la configuration dans
laquelle l’entreprise se trouve à un moment donné et de la culture de ses décideurs.

87
L’entrepreneuriat en action 

disposent. Ils agissent en tâtonnant avec les moyens en leur possession.


Quels sont ces moyens ? Pour Read et al.76 (p. 73), les entrepreneurs ont
tous au moins trois catégories de moyens pour lancer un projet : « qui je
suis, ce que je connais et qui je connais77 ».
Qui ils sont. Thomas et Sylvain – tout comme Xavier qui les rejoint – sont
passionnés, exigeants et ambitieux. Leurs expériences professionnelles
et leurs discussions, les ont sensibilisés à un problème rencontré par les
équipes de recherche : disposer de gènes de synthèse est long et coûteux
parce que la technologie chimique utilisée pour reprogrammer les systèmes
biologiques est compliquée. Progressivement, ils se passionnent pour ce
problème. Sylvain et Thomas partagent cette même idée très générale qui
est qu’il faudrait développer de nouvelles technologies pour reprogrammer
plus efficacement des organismes à façon. Ils ont l’un et l’autre un emploi,
mais ils sont prêts à consacrer leurs loisirs à ces questions. Xavier en
entrant dans le projet s’y investit si pleinement qu’il devient indispensable
à son avancement et passe en quelques mois du statut de stagiaire à
celui de cofondateur. Une des forces du projet est d’avoir en son sein,
en la personne de Thomas, un utilisateur qui a vécu le problème auquel
l’entreprise s’attaque. Il en est donc aussi un potentiel client, l’intégrer dès
le début du processus de conception de l’innovation sera un atout pour
DNA Script. Plusieurs auteurs ont en effet montré l’importance de cette
intégration notamment Eric von Hippel (198678, 200579) avec le concept de
user innovation80 qui souligne que les utilisateurs finals, et pas seulement les

76 Read S., Sarasvathy S., Dew N., Wiltbank R. et Ohisson A-V., 2011, Effectual Entrepre-
neurship, New-York, Routledge, 2011, 228 p.
77 « Who I am, what I know, and who I know ». Qui je suis : mon caractère, mes capaci-
tés et qualités ; ce que je connais : mon éducation, expérience et expertise ; qui je connais :
mon réseau social (op. cit. p. 73).
78 Von Hippel, E., 1986, “Lead users: a source of novel product concepts”, Management
science, 32(7), 791-805.
79 Von Hippel, E., Democratizing Innovation, Cambridge : MIT Press, 2005.
80 Pour cet auteur, l’innovation par les utilisateurs se produit lorsque des individus ou
des entreprises qui utilisent réellement un produit ou un service développent ce dont
ils ont besoin pour eux-mêmes. Il montre comment les utilisateurs de produits ou de
services sont de plus en plus capables d’innover pour eux-mêmes.

88
 1 - DNA Script.

fabricants, sont responsables d’une grande quantité d’innovation (on peut


citer aussi Sonali Shah (201681) et son concept de user entrepreneurship82).
Ce qu’ils connaissent. Ils vont mobiliser ce qu’ils connaissent ou savent
faire : les classes préparatoires qui leur ont appris à travailler beaucoup
et efficacement, leur formation en école d’ingénieur, leurs connaissances
en biotechnologie (l’un a fait une thèse, l’autre a suivi une spécialisation),
leurs expériences en entreprise, les compétences qu’ils ont acquises, leur
envie de travailler ensemble… Ils agissent, ils se renseignent, mènent un
travail bibliographique, analysent de nombreux articles, décortiquent le
problème, commencent à comprendre les processus et à entrevoir une
autre façon de faire.
Qui ils connaissent. Ils mobilisent aussi ceux qu’ils connaissent et ceux
auxquels ils ont accès. Ils parlent autour d’eux de leur projet. Ils vont
rencontrer de nombreuses personnes, dont beaucoup apportent des idées,
des critiques, des encouragements, des nouveaux contacts.
Ces entrepreneurs n’ont pas besoin d’attendre d’avoir « l’idée géniale » pour
entreprendre et ni d’avoir levé des fonds ou constitué une équipe pour
démarrer. En mobilisant ce dont ils disposent, ils se rendent compte que
quelque chose est possible dans ce domaine. C’est à partir du problème
qu’ils ont repéré et de ces trois types de moyens qu’ils agissent. Ces
moyens ne se limitent pas à de l’argent83 – qui au départ du projet n’est
pas nécessaire – et ils ne sont pas seulement ceux des créateurs, mais aussi
ceux de leurs alliés qui gravitent autour au projet. C’est la combinaison
progressive de ces moyens qui construit le projet et qui lui donne corps. Le
point de départ n’est pas la constitution d’un programme structuré pour
agir. C’est plutôt en agissant que se construit leur pensée et leur projet.

81 Shah, Sonali and Mary Tripsas, “When Do User-Innovators Start Firms? A Theory of
User Entrepreneurship”, in Dietmar Harhoff and Karim Lakhani, Revolutionizing Innovation:
Users, Communities and Open Innovation, Cambridge, MA, MIT Press, 2016, 285-307.
82 Concept qui capture l’idée que l’activité entrepreneuriale des utilisateurs est bien plus
développée qu’on ne le pensait, et que de plus en plus souvent les utilisateurs-innovateurs
créent des entreprises pour commercialiser eux-mêmes leurs innovations.
83 Read S. et al., op.cit., page 82.

89
L’entrepreneuriat en action 

Un processus entrepreneurial en réseau, distribué, collectif

Les pages qui précédent montrent qu’une grande partie du travail de


la start-up consiste à convaincre progressivement des acteurs variés de
rejoindre son projet. DNA Script n’est pas seule à agir, c’est le collectif que
dans un double mouvement elle a constitué et qui s’est constitué lui-même
– l’arrivée de personnes ou d’institutions dans le réseau en attirant d’autres
– qui agit. Ce collectif entrepreneurial mobilise des acteurs multiples
et diversifiés : des individus, des laboratoires de recherche, des capital-
risqueurs, des agences et des programmes publics, des représentants des
futurs clients ou utilisateurs, des fournisseurs, etc. La start-up pour étendre
son influence doit réussir à élargir ce collectif (un collectif très étendu
serait celui où de très nombreux laboratoires de la planète pour mener
leurs expériences utilisent une imprimante à ADN produite DNA Script).
En utilisant, les termes de la sociologie de l’innovation, on peut dire que
les fondateurs recrutent des alliés ou font un travail d’intéressement de leurs
futurs partenaires. On peut aussi parler de co-construction ou de co-production
des innovations, d’un processus collectif ou distribué pour signifier que l’action
entrepreneuriale n’est pas menée seulement par l’équipe de DNA Script,
mais qu’elle est distribuée à travers ce réseau. D’autres utiliseront les
termes de participation ou d’engagement de parties prenantes pour défendre
la même idée d’action collective.
Ces partenaires sont une source de nouveaux moyens et de nouvelles idées.
Ils déterminent la forme et la trajectoire du projet. Ils co-créent le produit,
le marché et l’entreprise. Suivant les partenaires qui se seront agrégés au
projet celui-ci aura une forme différente. En reconnaissant que l’action
entrepreneuriale est distribuée entre divers acteurs, la notion de réseau met
à mal la figure de l’entrepreneur individuel – même si celui-ci est un trio.
Mais cela ne signifie nullement que cet entrepreneur-individuel – ici donc
le trio – a perdu toute sa puissance ou sa capacité d’agir – qu’il a perdu
son agency, dirait la sociologie. Les dispositions et les choix individuels
de l’entrepreneur continuent à jouer un rôle, ils sont compatibles avec le
caractère distribué de l’action.
Ces choix qu’opère quotidiennement l’entrepreneur engagent le projet
dans telle ou telle direction. Recruter tel stagiaire plutôt que tel autre, s’allier
à tel partenaire, adopter tel modèle d’affaires, choisir telle technologie…
ne sont en rien neutres. Ces décisions ont des effets. Souvent, dans
les histoires d’entreprise, les choix techniques des entrepreneurs sont

90
 1 - DNA Script.

généralement passés sous silence ou présentés comme des évidences.


Pourtant ils ont une influence déterminante sur la trajectoire du projet,
car les choix techniques ont des répercussions autres que techniques, par
exemple sur la composition du réseau des alliés et partenaires. Ainsi quand les
créateurs de DNA Script décident d’abandonner la microfluidique pour la
fluidique, cette décision est lourde de conséquences car elle modifie par
exemple le réseau de l’entreprise. Le secteur de la microfluidique est en
construction, ses acteurs sont pour la plupart des équipes académiques
et de petites entreprises qui font du développement. Sortir de la
microfluidique rapproche DNA Script d’entreprises plus matures, plus
industrielles, plus automatisées. DNA Script acquiert plusieurs robustes
machines industrielles de fluidiques et établit des relations fortes avec
ses nouveaux fournisseurs, les constructeurs de ces machines. Choisir de
continuer ou d’abandonner la microfluidique, engage l’entreprise dans un
réseau différent. Tout comme sélectionner telle enzyme et pas telle autre,
conditionne le choix de l’Institut Pasteur comme partenaire. Ou encore le
choix d’un modèle proche de celui d’Illumina participe à l’intéressement
de cette entreprise dans le projet. En fonction de ces choix, notamment
des choix techniques, certains acteurs quittent ce réseau, d’autres y entrent,
modifiant le projet. Ainsi, avoir Illumina parmi les investisseurs, ce n’est
pas la même chose que d’avoir une compagnie d’assurances.
Dans leur ouvrage Effectual Entrepreneurship, Read et al. prennent la figure
du patchwork84 pour illustrer une idée proche, et l’opposent à celle du
puzzle85 (p. 113). Un patchwork peut être cousu par un groupe plus ou
moins nombreux, chaque participant apportant ses propres morceaux de
tissu. On ne sait pas alors à l’avance à quoi il ressemblera. Alors que le
puzzle a été conçu par d’autres et n’a qu’une seule solution : l’on sait à
l’avance ce qu’il donnera. Le patchwork est créé par ceux qui participent
collectivement à sa réalisation, mille solutions sont possibles : le choix des
pièces de tissu que l’on va utiliser – tout comme le choix de leur disposition
– dépendra des participants. Que l’on parle de sociologie de l’innovation ou
d’approche effectuale en entrepreneuriat, l’idée est la même : un partenaire
plutôt qu’un autre arrive et le projet est différent.

84 Le patchwork est une technique de couture qui consiste à assembler de différents


morceaux de tissus de tailles, de formes, de textures et couleurs différentes pour réaliser
des ouvrages comme par exemple une courtepointe ou une nappe.
85 Cela est lié au troisième principe de la démarche effectuale : « Le patchwork fou : créer
des partenariats » (The crazy quilt principle : form partnerships).

91
L’entrepreneuriat en action 

Quels sont les principaux acteurs qui participent à ce processus collectif ?


Citons les laboratoires de recherche, les incubateurs, les agences et sources
de financements publics et les investisseurs en capital-risque.

La recherche

L’Institut Pasteur est, depuis le début de l’aventure, le plus important des


partenaires scientifiques de DNA Script. Prévue initialement pour une
année, la collaboration a donné lieu à plusieurs avenants ; elle s’arrête à la
fin 2018.
DNA Script a tissé une douzaine de collaborations scientifiques avec
des équipes de recherche de l’Université de Nantes, de l’Université de
Constance en Allemagne et de quelques sociétés privées de recherche. Cela
pour améliorer l’enzyme, ou analyser les fragments d’ADN qu’elle produit.

Les incubateurs

L’incubateur Agoranov accueille DNA Script et ses chargés de mission


lui apportent leur aide pour, par exemple, rédiger des premiers dossiers
de demande de subvention. Entrer chez Agoranov, et y être entourés
de start-ups, renforce chez les créateurs de DNA Script, le sentiment
d’appartenance à ce milieu. Puis c’est l’Institut Pierre-Gilles de Gennes
pour la microfluidique (IPGG) et l’incubateur de l’ESPCI (École
supérieure de physique et de chimie industrielle de la ville de Paris) qui
apportent à la start-up des locaux au centre de Paris, une plateforme de
microfluidique qu’elle peut utiliser et des contacts avec des spécialistes
du domaine. Jusqu’à l’automne 2017, une partie de l’équipe est hébergée
à l’IPGG et une autre à l’Institut Pasteur. C’est plus tard que la start-up
emménage dans les locaux de l’incubateur de l’hôpital Cochin, où toute
l’équipe est réunie.

Les acteurs et financements publics

Une des principales difficultés rencontrées par l’entreprise à son démarrage


a été la difficulté d’accès à des financements publics. C’est plus de deux
ans après le lancement du projet qu’elle reçoit, en mai 2016, sa première

92
 1 - DNA Script.

aide publique significative86. Pour les créateurs, cela est lié au fait que le
projet n’est pas issu d’un laboratoire de recherche, ce qui est à la fois un
avantage : « on est moins lié en termes de brevets, les négociations de la
propriété intellectuelle sont plus faciles », et un inconvénient : « on part
d’une feuille blanche et arriver à une première preuve de concept sur ce
type de technologie, est hyper compliqué ».
Cette particularité du projet explique que les financements publics n’ont
pas été faciles à obtenir car ces derniers sont formatés pour les sociétés
issues de la recherche. « Pourtant, tous les projets deep tech ont besoin de
beaucoup d’argent, et pour nous les débuts ont été difficiles ». Après l’entrée
le tour de financement d’amorçage de 2,5 millions d’euros en mai 2016, la
société obtiendra plus facilement des financements publics importants qui
prennent des formes variées : subventions, contrat de recherche, avances
remboursables, crédits d’impôt… À l’été 2018, c’est plus de huit millions
d’euros de financement public – crédit d’impôt recherche non compris –
dont a bénéficié, depuis sa création, DNA Script. Le rôle des financements
publics aura donc été et est déterminant dans le processus de création de
l’entreprise.

Les investisseurs

Parmi les acteurs du réseau, il faut ajouter les business angels du départ et les
sept sociétés de capital-risque qui ont apporté les ressources financières
indispensables au développement de l’entreprise : Sofinnova Partners,
Kurma Partners, Idinvest Partners pour les financements d’amorçage, puis
Illumina Ventures et Merck Ventures pour la série A, et enfin LSP (Life
Sciences Partners) et le fonds Large Venture de la BPI pour la série B.
Leurs rôles ne sont pas les mêmes.
« Ainsi, les deux investisseurs de la série A (Merck Ventures et Illumina
Ventures87) sont des entreprises du domaine qui nous apportent des choses

86 Avant sa première levée de fonds, en juillet 2014, Thomas Ybert lauréat régional de la
catégorie émergence du Concours i-Lab a perçu une subvention de 36 000 euros.
87 Merck Venture n’a qu’un seul LP (Limited Partner) qui est Merck, alors qu’Illumina
Venture en a plusieurs : Illumina, mais aussi des investisseurs institutionnels, un fonds
souverain et des individus qui marient des objectifs autant financiers que stratégiques.
Limited Partner : dans un fonds de capital-risque, il y a à la fois des investisseurs (LPs pour
Limited Partners) qui mettent de l’argent dans le fonds, et des gestionnaires de fonds (GPs
pour General Partners) qui l’investissent en prenant des parts dans les entreprises.

93
L’entrepreneuriat en action 

différentes de nos investisseurs en amorçage, car ils sont plus spécialisés


dans le domaine. Nos investisseurs en amorçage sont des purs VC, avec
une forte vision du développement d’une start-up, ils nous ont apporté
beaucoup par exemple pour la structuration de la société, la façon de se
présenter ou la préparation de la deuxième levée de fonds. Les nouveaux
investisseurs amènent à notre board des personnes au profil différent qui
ont travaillé à des postes de responsabilité dans l’industrie et qui ont une
vision plus industrielle ».

L’extension du réseau

En 2018, DNA Script cherche à recruter de nouveaux alliés. Une de ses


priorités est notamment d’agréger à son réseau des chercheurs réputés
qui vont utiliser son ADN de synthèse pour leurs expériences et leurs
publications. Sylvain explique :
« La 1re étape, c’est de faire des premiers partenariats de recherche amont
avec certaines universités en Californie. Aujourd’hui, en termes de
performances technologiques, de maturité d’entreprises… DNA Script est
la boîte la plus avancée sur cette technologie. Un des problèmes importants
que l’on a, à côté du business as usual, c’est-à-dire de continuer à délivrer
la performance de la technologie, de “framer ”parfaitement les premiers
produits, etc., c’est d’avoir la capacité à convaincre qu’elle marche, qu’on
est les leaders. On a beau mettre les données en face des gens dans des
conférences scientifiques, ça ne suffit pas parce que notre position dans
l’écosystème n’est pas encore celle qu’elle doit être : on n’est pas américain,
de fait on est “not invented here ”, et donc ça veut dire que l’on doit construire
les relations avec les states agencies, avec les universités… ».

Il poursuit :
« Dans notre domaine, il y a quelques centres qui vont démontrer la
crédibilité de la technologie et de l’entreprise à tout le marché et donc ce
sont ces gens-là qu’il faut avoir. C’est ce qu’on appelle les “KOL” (pour
Key Opinion Leader) dans la pharma. Et notre problème aujourd’hui, c’est
justement ça, c’est d’être plus ancré sur des universités-clés aux États-Unis
et c’est ce qu’on va devoir faire maintenant » (Sylvain).

L’entreprise doit convaincre des chercheurs d’utiliser sa technologie


pour qu’ils attestent qu’elle permet de produire de l’ADN ou des acides
nucléiques de qualité. Elle doit convaincre des scientifiques prestigieux
de l’utiliser dans leurs expériences pour qu’ils puissent ensuite publier
les résultats et montrer ainsi à la communauté que l’ADN de synthèse

94
 1 - DNA Script.

produit par voie enzymatique fonctionne bien. Des chercheurs étrangers


commencent à venir visiter l’entreprise. Un jour où j’étais dans l’entreprise,
j’y ai croisé un « ponte » (comme me dit l’un des créateurs) d’un institut
de recherche commun au MIT et à Harvard qui était de passage à Paris,
Rob Nicol, qui est l’un des trois conseillers scientifiques de l’entreprise en
2019 (ce nombre passera à six pour élargir le spectre de compétences de
ce conseil à de nouveaux secteurs). L’équipe de recherche de l’entreprise
commence elle aussi à produire de très nombreuses données, qu’elle
proposera à des équipes universitaires, pour établir des partenariats et
participer à des co-publications. Construire ce réseau, c’est construire la
crédibilité de l’entreprise. Plus le réseau se densifie, plus il est solide et
plus l’entreprise est solide. La vente d’un premier produit est espérée pour
2021.

Un processus social

Le phénomène entrepreneurial est souvent pensé en termes managériaux,


économiques ou psychologiques. Les pages qui précèdent montrent que
le processus de création de DNA Script comporte une dimension sociale
forte. C’est un processus fait d’interactions entre des personnes. DNA
Script est aussi le produit de ces interactions. Depuis le début, les fondateurs
de la société ont mobilisé et mobilisent un grand nombre de personnes. Ils
connaissaient bien certaines d’entre elles, mais très majoritairement ce sont
des personnes avec lesquelles ils ont des liens faibles, ils les connaissaient
peu ou pas quand ils les ont contactées. Dans un réseau comme celui de
DNA Script, ce sont les liens faibles qui souvent comptent car ce sont eux
qui vont introduire le plus de dynamisme. Ces liens faibles ont une force
dans la mesure où, s’ils sont diversifiés, ils permettent de pénétrer d’autres
réseaux que ceux constitués par les liens – dits forts – avec des personnes
dont ils sont proches, professionnellement ou amicalement. Cette théorie
de la « force des liens faibles » – Strength of weak ties – est celle du sociologue
des réseaux sociaux Mark Granovetter pour qui les liens faibles permettent
de créer un « pont » entre deux personnes et par là entre deux groupes
de personnes, donc d’accéder à des informations ou des ressources qui ne
sont pas dans leur réseau respectif immédiat.
« Quand nous allons aux États-Unis, me dit Sylvain, nous rencontrons de
nombreuses personnes avec lesquelles nous avons été mis en relation par
divers contacts. Les rendez-vous durent une demi-heure, cela nous permet
d’expliquer qui on est, ou pour celles que l’on revoit régulièrement de leur

95
L’entrepreneuriat en action 

dire où on en est. On n’en attend rien directement de ces entretiens. Mais


dans la pratique, ces personnes nous apportent énormément de choses. Ce
sont des nœuds d’influence qui vont diffuser la bonne parole à d’autres.
Et l’on reçoit ensuite des mails de gens qu’on ne connaît pas et qui nous
disent j’ai parlé à un tel qui m’a parlé de vous… ».

Le processus de création de l’entreprise est fait de collaborations avec de


nombreuses institutions. Ces collaborations, même si elles ne peuvent se
réduire à des relations sociales, sont aussi faites de liens entre des personnes.
Illumina Ventures et sa maison mère Illumina sont devenus des acteurs
centraux du réseau de DNA Script. Comment la société a-t-elle été mise
en relation avec son futur investisseur ?
« En fait, on a d’abord été mis en relation avec Illumina par un de nos
investisseurs dont un proche occupe une position importante dans la
filiale Europe de cette entreprise. Cet investisseur sondait des gens dans
le milieu de la génomique pour évaluer l’intérêt de notre projet, grâce à ce
lien, il a renconré un responsable du business développement d’Illumina
qui lui a dit lorsqu’il a parlé de notre projet : “Tu as une boîte qui sait faire
ça, moi je veux savoir ce que c’est !”. Et ça, cette réponse a fait basculer
son jugement et il a décidé d’investir dans DNA script parce qu’il a
compris qu’une société comme Illumina allait avoir un intérêt dans notre
technologie » (Sylvain).

Plus tard, dans le tour de série A, c’est Illumina Venture, qui investira. Pour
Sylvain, « une entreprise ou un produit ne se construisent pas seulement
avec une bonne idée, ça se construit aussi avec des relations ». Cela a été le
cas pour DNA Script. Ses créateurs ont depuis l’origine rencontré un grand
nombre de personnes qui pouvaient avoir un effet ou une utilité dans leur
développement. « Tout s’est fait parce que l’on a créé des liens avec des
gens qui allaient avoir un impact dans le processus ». Des personnes qui
les ont soutenus, qui les ont mis en relation avec d’autres, qui ont investi…
Ainsi, le trio des créateurs s’accorde pour penser que :
« le product/market fit va plus vite quand on connait bien l’environnement et
qu’on a des relais, des gens qu’on peut appeler pour comprendre quelque
chose, pour tester une idée. En fait, ce réseau-là, si on ne l’a pas au début,
il faut le construire. Si ça n’existe pas dans ton écosystème, il faut aller le
chercher dans un autre, à l’étranger ».

Les relations et les dialogues avec les investisseurs ont eu une influence
forte sur la trajectoire de l’entreprise. Ils participent à sa construction,
tant pour la stratégie générale que pour des choix plus précis. À l’automne

96
 1 - DNA Script.

2017, Thomas et Sylvain ont une réunion très difficile à San Francisco où
les partners d’Illumina Venture leur disent : « On a mis beaucoup d’argent
dans la société en juin 2017, et nous sommes en octobre. Comment votre
effectif a-t-il évolué ? ». Ils répondent :
« Eh bien, on a embauché une personne. Là, on s’est pris une énorme
douche froide sur la tête de la part des investisseurs américains qui nous
ont dit : “Eh, les amis get moving !”. Ça a été dur, mais c’est ce qu’il nous
fallait. Nous avons alors commencé à exécuter littéralement, et dans les
règles, le plan prévu. Cela veut dire que l’on s’est organisé pour arriver
à atteindre les objectifs fixés. Nous avons commencé à structurer
énormément les choses. Par exemple, à faire un point sur les embauches
toutes les semaines. Quand on arrive à ce rendez-vous, il faut pouvoir
expliquer ce qui a avancé par rapport à la semaine précédente ».

C’est ainsi que DNA Script passe de sept personnes à l’été 2017, à trente-
deux en juin 2018. L’apport des capital-risqueurs dans leurs interactions
avec l’équipe de DNA Script, est très large, il dépasse les questions de
financement, il concerne l’orientation de l’entreprise, sa stratégie, les
façons de faire… Ils ne rentrent pas dans le management au quotidien
de l’entreprise, mais ils rappellent régulièrement à l’équipe dirigeante les
choses importantes.
L’équipe de DNA Script s’accorde sur le fait que leurs capital-risqueurs
leur ont aussi appris à interpréter des signaux faibles :
« Ça se joue à pas grand-chose, c’est quelqu’un qui à un moment dit un
mot au détour d’une phrase, ou fait une allusion dans un e-mail… qui
déclenche notre réflexion. Moi, je vois bien comment fonctionnent nos
VCs américains de temps en temps, ils m’appellent en me disant : “tu as
réfléchi à ça… je pensais que… j’ai vu quelqu’un qui me disait… voilà, il
faut que tu regardes ce sujet…”. Ce qui me permet de comprendre qu’en
fait il est en train de se passer un truc que l’on n’avait pas vu ». (Sylvain)

Enfin, un investisseur ne vient pas seul, il vient avec ses compétences, avec
son réseau, avec son histoire. Ainsi, plusieurs anciens cadres d’Illumina
font partie de l’équipe Illumina Ventures. « Ils ont été dans des tas de
boîtes qui ont développé des technologies user-ready et qui nous apportent
des compétences de gens qui ont été dans des entreprises industrielles »,
compétences cruciales pour DNA Script. Sylvain ajoute :
« De plus, nous avons la chance d’avoir au board le patron d’Illumina Ventures,
Nick Naclerio, qui est un type qui a fait une carrière assez remarquable. Au
départ, il était chercheur au département de la défense américain, puis il

97
L’entrepreneuriat en action 

a été chez Motorola, puis il a créé des boîtes qu’il a revendues plusieurs
dizaines de millions. Il a aussi été dans des entreprises dont les histoires
ont été beaucoup plus compliquées, il en a coté certaines en bourse. Il a
été recruté par Illumina pour monter une activité de Ventures ».

C’est de toute cette expérience que bénéficient les entrepreneurs quand ils
discutent avec lui.

Un processus non linéaire, suite d’essais-erreurs et de surprises

L’idée des créateurs de l’entreprise – résoudre le problème de la


disponibilité de l’ADN de synthèse grâce à une technologie à base de
catalyse enzymatique – plus qu’un point de départ, est le résultat du
processus que j’ai décrit. Si DNA Script semble n’avoir jamais changé
d’objectif, le chemin suivi a lui beaucoup évolué pour s’approcher du
« bon procédé, de la bonne enzyme et des bons nucléotides ». Ainsi, la
technologie développée par la société a vécu des modifications profondes
et n’est pas, à la mi-2018, totalement stabilisée. Ses réactifs changent
régulièrement, et c’est une vingtième génération d’enzymes qui est utilisée.
La façon d’automatiser le processus a été également modifiée plusieurs
fois ; tout comme les spécifications du printer.
« On est en constante amélioration. On a testé des milliers et des milliers
d’enzymes différentes. On essaie beaucoup de choses, on regarde ce qui
marche et on essaie de comprendre pourquoi ça marche pour orienter les
développements futurs ».

Depuis ses premiers jours, DNA Script connait, comme toutes les start-
ups de nombreuses difficultés qui concernent tant son organisation, que
son réseau ou sa technologie. Sur ce dernier point, j’ai noté l’abandon en
2017 de la microfluidique choisie à l’origine de la société pour développer
son procédé. Pourquoi ce choix technique initial ? Lors de ses premiers
tests biochimiques à l’Institut Pasteur, Thomas obtient des résultats
encourageants.
« Il faut automatiser tout ça. Mais, le problème est que les réactifs employés
coûtent cher, très cher. Nous nous sommes donc dit : utilisons-les dans
de tout petits volumes, des volumes de l’ordre du microlitre avec des
techniques de microfluidique ».

DNA Script, pour développer un prototype microfluidique, passe un contrat


de prestation de services à un groupe de chercheurs du domaine. « Ça a

98
 1 - DNA Script.

été assez compliqué, on a eu des résultats mitigés ». L’entreprise conclut


également un partenariat avec une start-up spécialisée en microfluidique.
Ce partenariat l’engage dans des choix de techniques qui, après quelques
mois, se révèlent ne pas être les plus pertinents pour le projet ; ils bloquent
même son avancée. Ce choix initial de la microfluidique de révèle de plus
en plus problématique. Au printemps 2017, DNA Script abandonne la
microfluidique pour travailler avec des quantités qui sont de l’ordre de la
centaine de microlitres et non plus du microlitre. Sylvain analyse :
« On s’est planté sur ce choix. On est parti trop tôt sur cette technologie. Le
fait de travailler en microfluidique avec de très petits volumes rajoutait de
la complexité dans un système déjà très complexe. On avait déjà un risque
sur la biochimie – qui n’était pas encore complètement développée – et on
a ajouté un autre risque avec la microfluidique. C’était très compliqué de
gérer ces deux risques en parallèle. Du coup, en repassant sur des volumes
plus importants, ce qui a éliminé ce dernier risque. Une fois que nous
maîtriserons le processus, nous pourrons revenir sur la microfluidique ».

Abandonner la microfluidique a modifié la trajectoire technologique sur


laquelle est engagé le projet. Ce qui, comme l’ont montré les théories
évolutionnistes de l’innovation, est toujours difficile pour une entreprise
car, dans ce cas, ce n’est pas que sa technologie qui change, c’est aussi une
partie de son organisation, de ses compétences et de son réseau.
La proposition de valeur de DNA Script s’est elle aussi transformée.
Au début du processus, les créateurs de l’entreprise insistent sur
plusieurs avantages de leur future technologie par rapport à l’existant : la
rapidité du processus, la confidentialité qu’il permet, et son prix moins
élevé. Aujourd’hui, la proposition de valeur première, est la facilité de
mise en œuvre du processus. DNA Script veut apporter la possibilité à ses
clients de faire la synthèse de l’ADN eux-mêmes avec une grande simplicité
d’utilisation et des performances améliorées. Il n’est pas nécessaire d’être
un expert pour atteindre ces performances : l’utilisateur aura juste à
appuyer sur un bouton. Récemment, cette proposition a non seulement
intégré mais aussi mis en avant un autre avantage : le contrôle du processus
par l’utilisateur. Cet argument qui n’était pas prévu à l’origine se révèle
maintenant particulièrement important dans la proposition de valeur de
l’entreprise. C’est en rencontrant et en discutant avec des clients potentiels
que les créateurs de l’entreprise se sont aperçus que cet avantage était pour
ces clients extrêmement intéressant (parfois plus que le gain de temps).
Une autre évolution est apparue dans la proposition de valeur de DNA
Script : jusqu’en 2016, l’équipe pensait que sa technologie aurait très vite

99
L’entrepreneuriat en action 

un impact important sur le coût de la synthèse. Cela sera certainement le


cas mais plutôt à moyen terme qu’à court terme. D’ailleurs, en échange de
ces avantages que sont la simplicité d’utilisation, le contrôle et la rapidité
du processus, payer un prix équivalent, voire supérieur à celui qu’ils paient
aujourd’hui pour disposer de leur ADN de synthèse, ne semble pas être un
problème pour les utilisateurs.
Les mauvais choix – mais ce n’est qu’après-coup que l’on peut les
qualifier ainsi – que le trio estime avoir fait concernent aussi d’autres
domaines comme le recrutement de quelques employés ou l’acceptation
d’investisseurs business angels. Les premiers sont « des erreurs de casting ».
Les seconds ont, en finançant son démarrage, permis à l’entreprise
d’exister mais après quelque temps leurs choix qui n’étaient plus alignés
avec ceux des créateurs, ont failli la faire disparaître. Un conflit est né
de cette situation ; il a été une source d’angoisse et a coûté une énergie
et un temps considérables aux trois dirigeants. « Je pense que l’on n’était
pas en mesure d’attirer des investisseurs vraiment qualifiés. À l’époque,
on n’était pas crédible pour les intéresser. On n’avait ni la maturité, ni
les compétences pour cela ». Dans un tel projet, il n’y a pas de petits
choix, tous sont importants : choisir telle ou telle technologie, tel ou tel
investisseur ou stagiaire… Un seul fil lâche et c’est tout l’ouvrage qui se
détricote.
Enfin, les difficultés rencontrées sont aussi exogènes, extérieures aux choix
ou à l’action des entrepreneurs. Xavier raconte :
« On a eu des moments de grande angoisse lors de la première levée de
fonds. Deux jours avant la signature de la term-sheet, le brevet de notre
concurrent est publié ! Tous les trois, on était au bord du gouffre. On
pensait que c’était fini, que nos investisseurs allaient renoncer. Ça faisait
neuf mois que l’on travaillait à cette levée d’amorçage, et là on se disait
que soit ça n’allait pas se faire, soit que l’on allait repartir pour six mois de
négociations. Les investisseurs ont vu le brevet publié, mais ça ne les a pas
inquiétés. Nous avons complètement surestimé le poids de ce truc ».

Tout processus d’innovation entrepreneuriale est inévitablement semé de


surprises. « Dans l’entrepreneuriat, comme dans d’autres domaines de la
vie, on peut souvent réussir en s’appropriant positivement des événements
non prévus, des rencontres ou des informations apportées par son
environnement (Read et al., op. cit. p. 140) ». Les pages qui précédent
donnent au moins deux exemples de ce qui peut être considéré comme
de telles surprises. Avant la création de DNA Script, Sylvain et Thomas

100
 1 - DNA Script.

étudient sur le papier différentes enzymes et dressent un classement de


celles qui leur semblent les plus pertinentes pour leur futur procédé.
Ils apprennent que l’enzyme que Thomas a classé en tête de liste a été
étudiée de long en large par l’Institut Pasteur. C’est un coup de chance. Ils
contactent les deux chercheurs spécialistes mondiaux de cet enzyme qui
non seulement sont à Paris, mais en plus ils proposent de collaborer. Mais
s’embarquer avec l’Institut Pasteur comporte des incertitudes : Pasteur est
très gros, très puissant et eux ne sont rien. Leur idée, leur projet ne vont-
ils pas se faire absorber ? Risquent-ils de s’en faire déposséder ? Quelle
propriété intellectuelle leur restera-t-il ? Cette coopération n’était pas
prévue dans leur projet, n’était pas planifiée au départ. Faut-il refuser cette
surprise ? Ou au contraire en tirer parti ? C’est cette deuxième voie qu’ils
choisissent.
Un second exemple de surprise/d’imprévu que les créateurs ont saisi
arrive alors que la société DNA Script vient à peine d’être créée. Sylvain et
Thomas recrutent alors leur premier stagiaire, Xavier venu les rencontrer
sur le conseil d’un professeur des mines, qu’ils sont allés consulter au début
du projet. Très vite Sylvain et Thomas se rendent compte que Xavier leur
apporte bien plus que ce que l’on peut attendre d’un stagiaire. Bien avant la
fin de son stage, ils lui proposent non seulement un CDI mais de devenir
cofondateur de l’entreprise. Être trois fondateurs donc trois actionnaires
principaux n’était pas prévu.
Sylvain et Thomas, plus tard avec Xavier, exploitent les contingences et les
événements imprévus, ils les transforment en ressources. Ils ont admis que
leur stratégie n’est pas donnée une fois pour toutes au départ mais qu’elle
se construit au fur et à mesure que le projet avance88.

88 C’est un principe que Saras Sarasvathy a baptisé : The lemonade principle : leverage surprise
(soit le principe de La limonade ou plutôt citronnade : tirer parti des surprises). Le mot
surprenant de lemonade dans ce contexte vient de la maxime « When life gives you lemons, make
lemonade » qui encourage une attitude optimiste face à l’adversité. La traduction française
qu’en donne Wikipedia est « Faute de grives, on mange des merles » qui reprend l’idée
qu’il faut faire ce que l’on peut avec ce que l’on a. Autrement dit, l’entrepreneur doit
tenter de tirer parti de ces surprises plutôt que de rester fermement attaché aux buts qu’il
s’est fixés.

101
L’entrepreneuriat en action 

Le futur

L’idée est ici de dire que le futur du projet ne peut être ni prédit, ni trouvé
mais qu’il est fabriqué. Il dépend en partie des actions de l’entrepreneur.
S’il veut que le futur se réalise, qu’il soit comme il le souhaite, il doit
travailler avec ce qui est sous son contrôle – dans un premier temps dans
son environnement proche – et avec les personnes, ses alliés, qui peuvent
l’aider à co-créer l’avenir. L’entrepreneur ne découvre pas de nouveaux
mondes, il les crée aussi en agissant. L’idée est ici que l’action est plus forte
que l’inaction, que leurs choix et leurs décisions déterminent le résultat, que
rien n’est inéluctable, que rien n’est écrit. L’avenir dépend de leurs actions,
la logique effectuale est une logique créatrice. Ainsi, Thomas, Sylvain et
Xavier ne se demandent pas si un jour, chaque laboratoire sera équipé
d’une imprimante ADN pour écrire des séquences d’ADN sur demande.
Ils n’essaient pas d’estimer la probabilité que cela se fasse un jour, mais
ils fabriquent une imprimante à ADN pour les laboratoires. L’action ne
vient pas après l’analyse, action et analyse sont mêlées. En produisant cette
machine, les trois entrepreneurs transforment le monde. S’ils ne le font pas
rien ne se passera (ou il se passera quelque chose ailleurs). Le futur qu’ils
souhaitent (un futur où chaque laboratoire est équipé de leur imprimante à
ADN) dépend en partie de leurs actions, ils font tout pour qu’il se réalise.
Les actions qu’ils mènent aujourd’hui auront des conséquences sur le
futur. Par exemple signer dès le début du processus un accord avec Pasteur
leur permet de contrôler une partie de leur avenir. Tous trois ne sont pas
passifs, essayant de déterminer le timing parfait ou la meilleure opportunité.
Ils sont les pilotes actifs du processus.
Je présente à Sylvain cette idée – proche de la performativité – que ce sont
eux, qui construisent le futur en mettant au point l’imprimante, en pensant
qu’il y en aura une dans chaque laboratoire, en arrivant à convaincre leur
réseau des avantages que leur innovation apportera à toutes les parties…
bref l’idée que l’équipe de DNA Script construit le futur. Comment réagit-
il ?
« Oui, je suis d’accord. Cette idée que c’est l’entrepreneur qui prend cette
décision. C’est-à-dire que s’il est suffisamment puissant, il peut imposer
une idée. Il peut décider que ça va se faire de telle façon à partir de
maintenant. Et j’ai l’impression qu’un des trucs qui peut faire basculer
la vision, c’est la conviction de l’entrepreneur qui peut arriver à dire,
comme ça a été le cas pour Illumina : “Oui, vraiment les gens vont avoir
des machines de séquençage dans leur labo”. Parce que les machines de

102
 1 - DNA Script.

séquençage à l’époque, elles ne marchaient pas. C’était super compliqué,


ça coûtait un million de dollars. Mais, chez Illumina, ils ont été capables
de vendre ce rêve qui n’avait alors aucun sens et qui était qu’on aurait
besoin de séquencer des génomes car, on l’oublie totalement aujourd’hui,
à l’époque, il y avait au moins la moitié de la communauté scientifique qui
considérait que cela n’avait aucun intérêt ». Les trois entrepreneurs savent
où ils veulent arriver « à très long terme, on va faire ce qu’a fait Illumina
pour la lecture de l’ADN avec séquenceurs, mais pour l’écriture avec des
imprimantes. Mais on ne sait pas comment on y va », explique Sylvain.
« On sait à dix coups, mais on n’a aucune idée de la première marche. On
sait pour la première demi-marche mais pour la deuxième ou la troisième,
nous n’avons aucune idée. Et c’est très dur en fait d’accepter qu’on ne sait
pas. »

Un processus risqué ?

Je retrouve Thomas chez DNA Script pour un entretien alors qu’il sort
d’une conférence qu’il a donnée à des étudiants, doctorants et post-docs à
l’Institut Pasteur. Il m’explique :
« Je leur ai expliqué que je travaillais chez Total et que j’ai démissionné pour
être à temps plein sur DNA Script. Un gars est venu me voir à la fin. Il avait
l’air vraiment touché et me dit : “Comment c’est possible ? Tu quittes ton
boulot ! En plus tu avais un CDI dans une grande entreprise”. La plupart
des post-docs sont en CDD, pour eux le CDI c’est le Graal. En vérité, chez
Total, j’ai pu prendre un congé pour création d’entreprise. C’est génial que
ça existe en France. Si on explique ça à des Américains, ils ne comprennent
pas. Le sabbatical existe dans leurs entreprises mais c’est très contraignant, il
faut avoir vingt ans d’ancienneté. En France, je crois que c’est au bout de
trois ans dans l’entreprise que tu peux avoir un an renouvelable une fois.
En deux ans, il peut se passer beaucoup de choses. Pour moi, deux ans
c’est pile le moment où notre levée de fonds allait se faire, donc la question
du retour ne s’est pas posée ».

Les entrepreneurs sont souvent présentés comme des personnes qui


prennent des risques importants. Cependant, comme la plupart d’entre
nous, ce sont des « preneurs de risques » relativement modérés. Les pages
qui précèdent le montrent, notamment parce que :
- le trio d’entrepreneurs procède par étapes. À partir des moyens dont
ils disposent, ils avancent, s’ils obtiennent des résultats, ils continuent
pour une autre étape. À chaque étape, ils définissent un risque
acceptable.

103
L’entrepreneuriat en action 

- c’est progressivement que Sylvain et Thomas ont abandonné leur


emploi et Xavier les rejoint d’abord comme stagiaire, puis comme
cofondateur.
- le risque est partagé avec d’autres notamment les investisseurs, les
pouvoirs publics, ceux qui croient au projet, etc.
Cette idée est un des principes de l’effectuation : le principe de la perte
acceptable89. Regardée avec cette perspective, la démarche des créateurs
de DNA Script n’est pas fondée sur une estimation des gains futurs que
pourrait leur rapporter leur projet s’il réussit car ils n’ont aucune idée de
ces gains. C’est plus en fonction des pertes qu’ils peuvent accepter qu’ils
se lancent dans le projet qu’en fonction d’un calcul de coûts-bénéfices ou
de gains possibles. Ils savent que le futur est par essence imprédictible, et
jamais ils ne tentent d’estimer leurs futurs gains possibles. À chacune des
étapes que nous avons décrites, ils ont une idée de ce qu’ils peuvent perdre
mais pas ce qu’ils peuvent espérer gagner.
De quoi ont-ils vraiment besoin pour démarrer leur projet, avant la
rencontre avec l’Institut Pasteur ? En fait de peu de choses : du temps,
et des conseils… mais ni locaux, ni capitaux, ni matériel, ni salariés… Si
le projet s’arrête après quelques mois, ils auront perdu du temps, un peu
d’argent, la possibilité d’avoir consacré ce temps et cette énergie à autre
chose et un peu de leur réputation auprès de leur réseau de relations
(notamment auprès des business angels qui leur ont apporté des premiers
financements). Au terme de chaque étape, ils dressent un état des lieux et
définissent à la fois ce qu’ils attendent de la suite et ce qu’ils sont prêts à
perdre à nouveau.
Ce processus, Saras Saraswathy le qualifie de « raisonnement en termes
de pertes acceptables plutôt que de retours espérés ». L’investissement
des deux fondateurs, en temps, en argent, en ressources diverses est
quantifiable, leur risque est alors contrôlable. Ils tentent. Si cela ne
marche pas, ils savent que la perte n’aura que des effets limités sur eux.
Tous les trois sont titulaires de diplômes renommés et les compétences
que leur apporte l’expérience entrepreneuriale semblent être aujourd’hui
recherchées par de nombreux employeurs. En définitive, on est loin de
l’image mythique de l’entrepreneur qui prend des risques démesurés ou
insensés. Thomas, Sylvain et Xavier démarrent leur projet de création
d’une nouvelle entreprise avec des risques limités. Ils cherchent à contrôler

89 “The affordable loss principle: risk little, fail cheap”.

104
 1 - DNA Script.

leur environnement confus et réduisent les nombreuses incertitudes tant


techniques que commerciales qu’ils rencontrent en renforçant le réseau de
leurs alliés ou en transformant leur environnement. Tous les trois prennent
des décisions ou font des choix dans un monde incertain qu’ils ne peuvent
prédire mais dans lequel ils montrent une grande capacité à réagir (comme
quand ils se séparent de leurs business angels – ces derniers réalisant une
« excellente opération financière » ; ou encore, quand ils abandonnent la
microfluidique, technologie sur laquelle ils ont beaucoup investi ; exemples
qui montrent qu’ils ont vite réagi à un problème ou à une situation non
prévue).
Dans les discussions que j’ai avec eux, les créateurs de DNA Script n’ont
jamais donné le sentiment ou exprimé le fait qu’ils ont pris des risques.
Sylvain ne perçoit le risque que comme un coût d’opportunité pour
l’entrepreneur : « le coût du temps passé à travailler sur un projet qui peut
ne pas marcher alors qu’on aurait pu consacrer ce temps à un autre emploi
ou à un autre projet qui aurait mieux marché ». Thomas, lui, distingue deux
types de risques. Le premier est lié la perception psychologique de l’échec
notamment par l’entourage de l’entrepreneur, il existe toujours en France
mais diminue. Ce type de risque n’a pas été très présent pour lui. Le second
est le risque matériel.
« Normalement, si on fait bien les choses, le risque matériel du patrimoine
de chaque individu est bien protégé – même si parfois des entrepreneurs
font n’importe quoi. Le risque matériel pour des gens comme nous, c’était
de devoir retrouver un emploi. Voilà tout ».

Ce qui n’aurait pas été difficile pour les trois ingénieurs.


Devenir entrepreneur, toujours pour Thomas, ce n’est pas tant prendre
des risques que « sortir de sa zone de confort », et cela dans au moins
trois domaines : la nécessité d’apprendre, les responsabilités à assumer et
la quantité de travail à accomplir.
Tout d’abord, le primo-entrepreneur va devoir apprendre énormément
de choses dans des domaines très variés. « Il faut avoir envie d’apprendre,
sentir que sa journée est accomplie quand on se dit qu’on a vraiment
appris des choses ».
Ensuite, il doit affronter de fortes responsabilités.
« Dans les grandes entreprises les cadres qui ont des postes importants
restent très protégés par l’organisation ; certains ont fait perdre

105
L’entrepreneuriat en action 

énormément d’argent à leur société sans réelles conséquences. À l’inverse,


Sylvain, Xavier et moi, si la boîte va mal, nous sommes directement
responsables de l’emploi des salariés de l’entreprise, tout comme de
l’argent de nos investisseurs. Les uns et les autres nous ont fait confiance.
Ça c’est une grosse responsabilité. L’entreprise est une personne morale,
qui a un intérêt qui peut être différent de l’intérêt du dirigeant ou de celui
de n’importe lequel des salariés. Nous avons la charge de cette personne
morale parce que, aujourd’hui, sans nous, elle ne peut pas être autonome.
Il faut constamment se demander : quel est le meilleur intérêt pour
l’entreprise ? »

Enfin, l’entrepreneur doit sortir de sa zone de confort notamment sur


la quantité de travail qu’il doit accomplir. « Il y a une quantité de travail
monumentale, tout le temps, à chaque instant, sur des choses très
différentes, c’est une charge mentale considérable. On dit que la réussite
c’est 10 % de talent et 90 % de transpiration, c’est vrai ».

106
2
Expliseat.
La construction du siège d’avion
ultra-léger et de son marché,
un tissu sans couture
L’entrepreneuriat en action 

Expliseat est une entreprise créée en mars 2011 par trois jeunes ingénieurs
alors qu’ils sont encore étudiants à l’École des mines de Paris pour deux
d’entre eux et à l’École des Ponts pour le troisième. Son objectif est de
produire un siège d’avion trois fois plus léger que les sièges qui équipent alors
les Airbus et Boeing. À l’époque, ces sièges sont composés de centaines de
pièces assemblées sur une structure en aluminium et pèsent près de douze
kilos. Pour limiter ce poids, les trois fondateurs conçoivent un siège fait d’une
structure en composite et titane qui ne compte que trente pièces. Il pèse
quatre kilos et est le plus léger du marché. Il permet aux compagnies aériennes
d’alléger le poids de leurs avions (de 2,2 tonnes sur un A321), de réduire leurs
coûts de carburant (de 400 000 dollars par an et par appareil) et de diminuer
leurs émissions de CO2 (de 800 tonnes par an et par avion). Au début de leur
aventure, ces jeunes ingénieurs ne connaissent rien ni aux sièges d’avion, ni
au secteur de l’aéronautique. Pendant ses premières années, leur projet suscite
scepticisme et moquerie. Benjamin Saada, l’un des créateurs, rappelle :
« À chacune des étapes, nous avons entendu le même argument : “ Vous n’y
arriverez jamais ! ”. “Votre concept est génial mais vous n’arriverez jamais
à alléger le poids du siège !”. Quand nous l’avons fait, on nous disait “C’est
super ” en ajoutant : “mais vous n’arriverez jamais à le faire certifier”.
Quand nous avons réussi la certification, c’était : “Vous ne réussirez jamais
à produire des sièges en série, surtout pas en France”. Et ça, nous l’avons
aussi réussi alors que tous les sièges de classe économique sont produits
dans des pays à bas coûts de main d’œuvre ».

Mais le chemin que va suivre Expliseat pour réussir à concevoir, à réaliser,


à certifier, à produire et vendre son siège sera long et tortueux. Il faudra
trois ans à l’entreprise pour réaliser une première vente sur le marché qu’elle
vise au départ, celui des Boeing et des Airbus des familles B737 et A320.
Marché qui se révélera être une impasse et qu’elle devra momentanément
abandonner pour faire un détour – un pivot dans le langage des start-ups – par
celui des avions régionaux. C’est en 2016, soit cinq ans après sa création, que
l’entreprise décolle quand plusieurs compagnies régionales et le constructeur
ATR lui passent des commandes. Depuis, elle connaît une croissance de
300 % par an. En 2018, son carnet de commandes est de trente millions
d’euros ; il atteint cent millions en 2019. 2018 est aussi l’année où de grands
constructeurs aéronautiques intègrent « enfin » le siège d’Expliseat à leur
catalogue. La société compte trente salariés, presque toutes et tous ingénieurs,
qui conçoivent, vendent et définissent les méthodes de fabrication de ses
sièges. Elle n’a pas d’usine mais s’appuie sur de nombreux sous-traitants,
majoritairement français, pour fabriquer les différents éléments du siège et

108
 2 - Expliseat.

sur un équipementier pour réaliser l’assemblage final. Dans ces entreprises,


près d’une centaine de salariés travaillent à temps plein pour Expliseat.
Cette partie propose un suivi pas-à-pas de ce parcours, de sa genèse à
aujourd’hui. Son objectif est, si ce n’est d’expliquer, à tout le moins de
comprendre comment une équipe et un projet totalement extérieurs au
secteur de l’aéronautique arrivent à y trouver une place. Contrairement à de
nombreuses histoires d’entreprises qui passent rapidement sur les phases
ante-création et sur les périodes d’essais et erreurs, et qui montrent l’édifice
terminé, sans l’échafaudage qui a soutenu sa construction, ce chapitre décrit
en détail les premières années de l’entreprise avec toutes les innombrables
difficultés rencontrées par les créateurs. Il suit le parcours de ces derniers –
et de ceux qui les rejoignent – pour arriver à ces résultats en s’intéressant à la
fabrication concrète du siège, et à celle inextricablement liée de son marché.
Cela en relatant les nombreux essais de matériaux, de techniques et de sous-
traitants. Ils font pleinement partie du processus d’innovation.
Ce chapitre montre que le siège d’avion en aluminium de douze kilogrammes
existant et le siège en composite de quatre kilogrammes d’Expliseat90
appartiennent à deux projets techniques différents. Il n’y a pas de parenté
ou de généalogie qui ferait du siège en composite le descendant ou l’héritier
de celui en aluminium. Pour comprendre le passage de l’un à l’autre, il faut :
- faire un détour, qui sur le fond n’en est pas un, par une incroyable
diversité et hétérogénéité d’acteurs qui sont enrôlés ou qui s’enrôlent
dans cette aventure. L’action entrepreneuriale est collective, distribuée ;
- suivre une autre diversité, qui est celle des options et des choix possibles
auxquels les entrepreneurs sont confrontés et qu’ils explorent et exploitent.
Entreprendre, c’est faire des choix qui ne sont pas que « techniques »
car concevoir et produire un objet technique plus performant que ses
concurrents ne suffit pas à garantir que les clients visés vont se précipiter
pour l’acquérir. Comme le siège, son marché est une construction ;
- et enfin, saisir comment les entrepreneurs singularisent leur produit,
c’est-à-dire comment ils innovent en continu pour qu’à chaque
transaction un siège spécifique soit proposé et livré au client.
En définitive, ce texte souligne que le siège Expliseat et ses clients sont le
résultat d’un nombre difficilement calculable d’ajustements, d’itérations et
d’interactions entre des acteurs variés qui coproduisent à la fois le siège,

90 Je renvoie lectrices et lecteurs vers le site de la société (expliseat.com) qui montre


avec de superbes photos de différentes versions du siège.

109
L’entrepreneuriat en action 

son offre et sa demande, et l’entreprise qui le conçoit, le fabrique et le


commercialise. L’histoire proposée dans ce chapitre n’est pas totalement
chronologique. Elle met en avant quelques thèmes ou moments
particulièrement importants pour comprendre le processus de création de
l’entreprise, de son produit et de ses marchés ; processus qui démarre bien
avant la constitution juridique de la société.
Une première partie présente la genèse du projet, la constitution de
l’équipe, ses premières actions, la création juridique de l’entreprise, ses
premiers investisseurs, le design d’une structure simplifiée et allégée pour
le siège, et le choix d’un segment de marché.
Les trois parties suivantes, sont consacrées à trois chantiers différents, qui
se chevauchent ou s’entremêlent dans le temps : les créateurs de l’entreprise
les menant souvent de front. Pour en faciliter l’exposition détaillée, j’ai
choisi dans ce chapitre de partiellement séparer leur description91.
La deuxième partie montre la réalisation matérielle du siège. Elle s’intéresse
au long et sinueux parcours des jeunes ingénieurs pour trouver un matériau,
à la fois léger et résistant, qui réponde aux contraintes qu’ils ont posées
pour le siège, et dans le même temps pour mettre au point un procédé de
fabrication et choisir des partenaires industriels.
Le principal objectif de la troisième partie est d’expliquer que sans la
conception numérique et sans les tests virtuels, ni le siège, ni l’entreprise
n’existeraient ; mais aussi comment les entrepreneurs intègrent très tôt dans
leur démarche les contraintes liées à la réglementation et à la certification.
La quatrième partie s’intéresse à la stratégie d’Expliseat pour trouver son product-
market fit. Elle raconte les efforts de l’entreprise pour conquérir des premiers
clients mais aussi ses difficultés pour commercialiser son produit, le pivot
qu’elle effectue vers un marché imprévu qui sera un point de passage obligé
pour rencontrer, enfin, celui visé à l’origine du projet. Elle s’intéresse également
aux évolutions du siège, aux nouveaux clients et à son business model.
Dans une cinquième et dernière partie, je livre mon analyse du processus
de création et de développement de l’entreprise à travers les thèmes de
singularisation puis de réseau et de collectif.

91 De nombreux détails techniques, qui sur le fond n’en sont pas, ont volontairement été
omis ou transformés pour des raisons de confidentialité. De même, les noms de fournis-
seurs, sous-traitants, ou partenaires n’ont pas tous été donnés, certains ont été transformés.

110
 2 - Expliseat.

Repères chronologiques dans l’histoire d’Expliseat.


2010 Démarrage du projet et constitution de l’équipe
Mars 2011 Création de l’entreprise
Printemps 2011 Première levée de fonds auprès de business angels
Septembre 2011 Entrée dans l’incubateur Agoranov
Juin 2012 Deuxième levée de fonds auprès de business angels
Été 2012 Processus de certification mené par Expliseat en interne, et non plus sous-traité
Avril 2013 Salon Aircraft Interiors Hambourg : première présentation du siège
Juin 2013 Certification « Aircraft Seat Manufacturer »
Mars 2014 Première certification ETSO pour le TiSeat E1 pour A320
Mars 2014 Signature du 1er contrat avec Air Méditerranée pour le TiSeat E1 pour A320
Mars 2014 Lauréat du prix JEC european Innovation Awards pour son tube en composite
Mai 2014 Signature du contrat avec FlyCAA pour A320
Juillet 2014 Partenariat avec Google Cloud Platform et utilisateur du Google Cloud Platform
Octobre 2014 Premier avion équipé avec des sièges Expliseat : Air Méditerranée
Janvier 2015 Signature du contrat pour les ATR d’Air Tahiti qui devient le premier client du TiSeat
Début 2015 Coopération avec Peugeot Design Lab
Juillet 2015 Certification Dynamic 16g pour le TiSeat E1 pour A320 (EASA et FAA)
Juillet 2015 Entrée d’un fonds familial au capital
Septembre 2015 Certification Static 9g du TiSeat E1 pour avions régionaux (EASA et FAA)
Janvier 2016 Certification Dynamic 16g pour le TiSeat E1 pour ATR (EASA et FAA)
Mars 2016 Plus de 1500 Titanium Seats ont été produits
Avril 2016 Sortie du Titanium Seat Neo avec Peugeot Design Lab
Avril 2016 Le TiSeat E1 pour avions régionaux entre au catalogue d’ATR
Juin 2016 Installation du Titanium Seat sur les ATR d’Air Tahiti, compagnie de lancement
Juin 2016 Premier contrat avec une compagnie en Asie : Cebu Pacific
Juillet 2016 Augmentation de la capacité de la chaîne d’assemblage : 12 000 sièges/an
Août 2016 Configuration haute densité 78pax du TiSeat E1 certifiée pour ATR (EASA et FAA)
Décembre 2016 Premier contrat avec une compagnie aux États-Unis : United Airlines
Février 2017 Les avions de la compagnie CEBU Pacific volent avec les sièges d’Expliseat
Mai 2017 Le TiSeat est sélectionné par les compagnies aériennes sur 4 continents
Fin 2017 L’entreprise a 15 % du marché mondial des ATR
Juin 2017 Dassault Aviation choisit Expliseat pour les sièges de ses Falcon multi-missions
Décembre 2017 Air Caraïbes se dote d’un nouvel ATR 72-600 équipé avec le TiSeat E1
Février 2018 Expliseat présente le TiSeat E2 pour Boeing 737
Avril 2018 Contrat avec Spice Jet pour ses 10 Boeing 737 et 25 Bombardier Q400
Juin 2019 De Havilland Canada annonce le siège Expliseat en option sur ses Dash 8-Q400
Avril 2019 Annonce du processus de qualification du TiSeat E2 avec Airbus pour A320
Fin 2019 Le carnet de commandes d’Expliseat atteint 100 millions d’euros.

111
L’entrepreneuriat en action 

Démarrage du projet et constitution de l’équipe


Cette première partie présente la genèse du projet, la constitution de
l’équipe, ses premières actions, la création juridique de l’entreprise, ses
premiers investisseurs, le design d’une structure simplifiée et allégée pour
le siège, et le choix d’un segment de marché.

Entre douleur et promesse

Dans les enseignements d’entrepreneuriat, il est de bon ton de conseiller


aux étudiants qui cherchent une idée de création d’entreprise de repérer
un problème, une « douleur » (a pain dit-on dans le wording des start-ups), et
d’essayer d’y apporter une solution. Ce leitmotiv de la douleur égrène les
pitchs des créateurs ou créatrices d’entreprises dans les concours de business
plan ou devant des parterres d’investisseurs. L’histoire d’Expliseat peut être
racontée dans cette même veine :
« Pendant ses études, Benjamin prend régulièrement l’avion. Ses stages
l’obligent à de fréquents allers et retours entre Londres et Paris. S’il choisit
le transport aérien c’est que les tarifs des vols low-cost sont bien inférieurs
à ceux de l’Eurostar. Mais à chaque fois, il est agacé de devoir passer
une heure trente, assis sur un siège inconfortable. Nombreux sont les
passagers qui semblent d’ailleurs en souffrir. Pourquoi dans des appareils
formidablement performants et coûteux, l’équipement de la cabine est-il
si rustique ? Pourquoi les sièges d’avion sont-ils de si mauvaise qualité ?
Ne pourrait-on pas, pour le même coût ou un coût légèrement supérieur
concevoir et produire des sièges plus confortables ? Voilà comment est née
l’idée d’Expliseat ».

Les ingrédients d’un bon pitch sont là : une « douleur », au sens premier
du terme puisqu’ici physique ; et une « promesse » : la réalisation d’un siège
d’avion plus confortable. Cette façon de présenter le début de l’histoire
n’est pas fausse, mais elle résume un processus plus riche et complexe.
Pour comprendre pourquoi Benjamin s’est intéressé au siège d’avion,
mais aussi de quelles compétences il dispose avant de créer l’entreprise,
il faut remonter au début de ses études aux Mines où la scolarité mêle
enseignements théoriques et expériences pratiques en entreprise, qui se
révéleront utiles pour la suite de l’histoire.
En fin de première année, son goût pour l’industrie le pousse à choisir
l’option « Système de production et logistique » (dite « SysProd »), mais c’est

112
 2 - Expliseat.

dans la finance, chez JP Morgan, qu’il d’effectue son « stage ingénieur » de


fin de 2e année (entre juin et septembre 2009). Cette expérience en banque
d’affaires, où il s’essaie à l’analyse des fusions et acquisitions, renforce sa
conviction : c’est dans la « véritable industrie » qu’il veut travailler. Le voilà
reparti en année de césure. Tout d’abord comme project manager chez
Michelin, à Bangkok puis à Shanghai d’octobre 2009 à mars 2010. Là, il est
chargé du fonctionnement et de la maintenance d’une ligne de production
dans une usine de fabrication de pneus et d’une équipe de trente personnes
qui travaille au rythme des trois-huit. Il participe également à la gestion des
stocks de l’usine.
De retour en Europe, pour le second semestre de sa césure (de mai à
septembre 2010), il est business developer, à Birmingham chez Converteam
(ancienne filiale d’Alstom, rachetée en 2011, après une série de LBO, par le
groupe américain General Electric). Remarqué pour ses initiatives, il devient
bras droit du directeur commercial qui lui confie des responsabilités : il
contribue ainsi à la création d’une nouvelle activité dans l’éolien offshore
pour le Nord de l’Europe. Là, il participe à la mise en place d’une ligne de
production de turbines électriques, de son business model, de son pricing
(son système de tarification) et aux négociations avec les clients. À la fin
de son stage, l’entreprise lui propose de continuer à travailler sur le projet
en revenant une journée par semaine en Angleterre. Mais cela n’est pas
compatible avec sa scolarité en troisième année aux Mines et Benjamin
doit refuser. De retour boulevard Saint-Michel, en octobre 2010, il suit un
dernier semestre de cours dont les enseignements de son option. Puis, le
voilà reparti pour six mois, de mars à août 2011, à San Francisco cette fois,
chez EDF-USA où il repère et analyse les innovations des start-ups de la
Silicon Valley dans le domaine de la voiture électrique.
Son cursus aux Mines et ses différents stages renforcent son intérêt pour
le monde industriel. Ils lui donnent confiance en lui et en sa capacité de
tenter des expériences nouvelles :
« Je me suis dit qu’en fait tout est possible, que j’avais vingt-cinq ans et
que l’on me donnait des responsabilités. Je peux faire des choses difficiles.
C’est possible pour un jeune d’être innovant. Mon idée, c’était de faire
de l’industrie et pour moi il y avait deux secteurs où on pouvait aller
sans grandes connaissances au départ et innover fortement : la santé et
l’aéronautique ».

L’aéronautique, c’est là que Benjamin repère la question de l’équipement


des cabines et notamment du siège d’avion. Ce secteur est protégé par

113
L’entrepreneuriat en action 

de fortes contraintes règlementaires et normatives qui découragent les


nouveaux entrants. Il est, en 2010, la chasse gardée de quelques sociétés
bien établies. Pour Benjamin, « elles sont sur un marché avec des acheteurs
qui valorisent peu l’innovation car quand on regarde un siège d’avion, la
conception est très loin du niveau technologique du reste de l’appareil ».
« Un avion, c’est de la high tech, ça coûte des dizaines de millions d’euros et
il n’y a aucune raison que les sièges ne soient pas de bonne qualité. Le coût
des sièges par rapport au coût de l’avion (près de 100 millions de dollars
pour un A320), ce n’est pas grand-chose. Il suffit d’augmenter le prix
de l’avion de peut-être 0,1 % et on fait des sièges incroyables. Beaucoup
d’investissements sont faits dans les avions pour intégrer des technologies
de pointe dans la structure, mais pour l’intérieur des cabines, mis à part les
classes affaires et premières92, on fait peu de choses. »

Benjamin analyse un siège de classe économique pour moyen-courrier. En


plus d’être inconfortable, il est lourd (il pèse dix à douze kilogrammes par
passager à cause de sa structure en aluminium), il comporte un nombre
incroyable de pièces (plus de trois cents éléments pour certains), pièces qui
sont massives (gros boulons, grosses vis, gros éléments réalisés par usinage
ou extrusion) et de nombreux accessoires (un repose-pieds, un range
document, des cendriers que l’on trouvait encore sur certains avions en
2009-2010, l’interdiction de fumer dans les avions n’ayant été imposée par
l’OMS qu’en 2005). « Je me suis rendu compte que sur un siège d’avion, il
y avait tellement de choses à faire. Il était évident que l’on pouvait réaliser
de gros progrès ! ». Ces progrès concernent tant le confort du passager
que la réduction du poids du siège. C’est sur ce dernier point, synonyme
d’économie de carburant, que Benjamin concentre son intérêt.
Tous les « systèmes d’assise » (un siège, une chaise ou un fauteuil dans
un langage d’ingénieur ou de designer) ont connu de fortes évolutions,
m’explique-t-il.
« Voilà longtemps que l’on produit des sièges de cuisine sans recourir à
un sellier, un morceau de plastique, quelques éléments de bois emboîtés
suffisent. Le mobilier de maison a connu des révolutions industrielles et de
design remarquables : Habitat ou Ikea ont divisé les prix des canapés par
cinq voire dix par rapport à ceux fabriqués à l’ancienne. Rien de tout cela
n’a eu lieu dans le fauteuil d’avion. Il y a là une autoroute d’améliorations
possibles ».

92 Un siège peut coûter 500 000 dollars en première classe (First) et 50 000 dollars en
classe affaires (Business).

114
 2 - Expliseat.

Ainsi, sans connaissance, dans le domaine, en étant totalement extérieur au


secteur, Benjamin – vite rejoint par deux cofondateurs – perçoit dans cet
objet, le siège d’avion, un terrain propice à l’innovation et à l’intégration
de nouvelles technologies qui permettront de le simplifier et de l’alléger.

Trouver et convaincre des cofondateurs

Sa réflexion avancée, Benjamin contacte deux de ses amis, Jean-Charles et


Vincent pour expliquer à chacun d’eux ce qu’il fait. Il connaît le premier
depuis la classe de quatrième à Marseille. Le jour de la rentrée, les élèves
sont placés par ordre alphabétique, Benjamin Saada et Jean-Charles
Samuelian se retrouvent côte-à-côte. Ils font leur scolarité ensemble :
collège, lycée puis en prépa au lycée Thiers. « Nous sommes devenus très
amis et nous avions la capacité de travailler ensemble avec une même
vision des choses » dit Jean-Charles, qui après les classes préparatoires,
intègre l’École des Ponts-et-Chaussées. Le troisième membre de l’équipe,
Vincent Tejedor, est leur aîné de deux ans et a quitté le lycée Thiers
lorsqu’ils y entrent. Mais sa notoriété était grande : « C’était la star de notre
prépa. Il était cité en exemple car il avait gagné la médaille d’argent aux
Olympiades internationales de Chimie ». Vincent, étudiant à Normale Sup,
consacre du temps à la formation des jeunes de l’équipe de France de
chimie. C’est ainsi que Benjamin fera sa connaissance :
« Je me suis retrouvé dans cette équipe. Il y a un concours national et
une sélection. Les vingt meilleurs vont dix jours à l’ENS93 Paris où ils
sont encadrés, font des TP94, suivent des entraînements… C’est là que j’ai
rencontré Vincent et on est devenu amis ».

C’est euphorique que Benjamin présente dès l’été 2010 son idée à Jean-
Charles. À l’époque, ce dernier rentre d’une année de césure et démarre un
MBA au Collège des Ingénieurs en parallèle à sa dernière année à l’École des
Ponts. Déjà à quatorze ans il codait et vendait des sites Internet, activité qu’il
a continué pendant son stage ingénieur à Shanghai. Lui aussi veut créer une
entreprise et a déjà plusieurs idées mais plutôt dans le secteur de la santé.
Benjamin expose aussi son projet à Vincent, qui après Normale Sup
est entré au Corps des Mines. Il prépare une thèse et n’a pas l’intention

93 ENS : École Normale Supérieure.


94 TP : Travaux pratiques.

115
L’entrepreneuriat en action 

de créer une entreprise : « je vais t’aider mais je ne vais pas sortir de la


fonction publique pour ce projet », dit-il à Benjamin. Il lui propose son
aide ponctuelle et vient plusieurs fois travailler avec lui aux Mines. Nous
sommes à l’automne 2010, Benjamin avance souvent seul sur le projet,
généralement le soir en salle informatique à l’École des Mines où il utilise
les logiciels de conception assistée par ordinateur mis à disposition des
étudiants. Benjamin me dit :
« Puis un jour, j’ai monté le truc en épingle en disant à Vincent : “Voilà,
maintenant je crée la boîte, Jean-Charles va venir bosser avec moi, il va
devenir associé, tu ne veux pas devenir associé toi aussi ?”. J’étais persuadé
que Vincent était la bonne personne, la personne qu’il nous fallait. Et,
je fais la même chose avec Jean-Charles, je lui dis : “Vincent vient ! On
va être associé, tu es sûr que tu ne veux pas venir ?”. Je connaissais Jean-
Charles depuis des années, j’avais fait les quatre cents coups avec lui et
j’étais persuadé que ça se passerait bien. Et donc tous les deux, qui au
début ne voulaient pas vraiment créer cette boîte, me disent “d’accord, on
y va” et là, on crée l’entreprise ».

Quelques mois plus tard, le 23 mars 2011, la société est enregistrée avec
un capital de 50 000 euros. Benjamin et Jean-Charles obtiennent un crédit
étudiant et prêtent de l’argent à Vincent qui a déjà un prêt à rembourser
pour le studio qu’il a acheté pour se loger près de la Gare du Nord. Ses
amis souhaitent en effet qu’il ait autant de parts qu’eux dans la société et
qu’il n’y ait pas trop d’écart dans le pacte d’actionnaires qui les lie.
Avant la création de l’entreprise, Benjamin, Jean-Charles et Vincent
savent qu’ils ne pourront s’investir avec la même énergie dans le projet
car chacun a des contraintes spécifiques liées à ses stages, à sa scolarité, à
ses examens. Benjamin suit ses cours aux Mines et il sera à partir d’avril
2011 en Californie chez EDF pour son stage de fin d’études. Dès l’été
2010, il consacre tout son temps libre au projet et reste tard le soir sur les
ordinateurs du Boulevard Saint-Michel. Comme lui, Jean-Charles vient de
terminer une année de césure. Il a passé six mois au Crédit Suisse dans le
domaine des fusions-acquisitions dans les secteurs de la santé, du transport
et de l’énergie puis six mois chez Weinberg Capital Partners, un fonds de
Private Equity qui investit dans de grosses PME.
« Là, j’ai découvert plusieurs business models sur lesquels j’ai beaucoup
réfléchi. J’avais même commencé à monter mon projet pour faire la
clinique de demain. Mais cet été-là, Benjamin est venu me voir en me
parlant de sièges d’avion ! ».

116
 2 - Expliseat.

Après sa césure, à la rentrée de septembre 2010, Jean-Charles est en double-


diplôme : en 3e année aux Ponts et en MBA au Collège des ingénieurs,
boulevard Saint-Germain. Dans le cadre de ce dernier, il travaille à
mi-temps à la direction de la stratégie de GDF-Suez sur des modèles
d’approvisionnement et de vente du gaz.
De son côté, Vincent se consacre à sa thèse de physique fondamentale
« Marches aléatoires et propriétés de premier passage : analyse de
trajectoires et optimisation de stratégies de recherche » (à l’Université
de Paris 6, en cotutelle avec la Technische Universität de Munich). Elle sera
soutenue en juillet 2012 et recevra cette même année le Prix de la Thèse
universitaire du journal Le Monde. Benjamin explique :
« Chacun travaillait le plus possible sur le projet. Il y avait de gros écarts
entre nous, mais ce n’est pas un problème, chacun faisait ce qu’il pouvait.
Moi, je ratais des cours, Jean-Charles de La Défense faisait des allers et
retours en RER pour les réunions importantes et Vincent était en thèse ».

Un tissu sans couture ou un mélange de technologie, d’économie, de


réglementation

Dès le début du projet, l’équipe d’Expliseat pose le principe suivant : « ça


ne sert à rien d’avoir le siège si on ne peut pas le produire, ça ne sert à rien
de le produire si on n’est pas à un coût qui est compatible avec l’attente du
marché ». Très tôt, nos ingénieurs intègrent à leur démarche une analyse
du marché et les contraintes et demandes de leurs futurs clients. Le projet
se présente alors comme « un tissu sans couture », c’est-à-dire comme un
mélange ou un assemblage de technologie, d’économie, de prise en compte
des contraintes des clients, mais aussi d’industrialisation, de propriété
intellectuelle, de réglementation, de science…
L’expression, « un tissu sans couture » est de Thomas Hughes. Dans son
ouvrage sur l’Électrification de l’Amérique, il suit pas-à-pas Thomas Edison
– à travers les archives de son laboratoire et ses carnets de notes – dans ses
efforts pour développer un système complet d’éclairage à incandescence.
Hughes lie le succès de celui qu’il qualifie d’entrepreneur-inventeur, à la
conception générale et la vision précoce de son système qu’il avait bien
avant sa réalisation. « Edison n’était pas un simple inventeur : le changement
qu’il dirigea portait entre autres sur des facteurs de technologie, de finance

117
L’entrepreneuriat en action 

et de gestion ». Edison a une approche systématique de la mise au point de


l’éclairage électrique. Hugues nous dit par exemple que :
« Chacun sait qu’Edison était décidé à trouver un filament de haute
résistance, par opposition aux filaments de faible résistance que les autres
inventeurs de lampes à incandescence avaient essayés avant lui ; mais ce
dont on ne se rend pas assez compte, c’est que cette détermination était la
conséquence logique de ses études de coût… la méthode d’invention et de
mise au point d’Edison dans le cas du système d’éclairage électrique était
un mélange d’économie, de technologie (surtout d’expérimentation) et de
science… le tissu est sans couture »95.

C’est une telle conception d’ensemble de leur siège d’avion que vont
développer dès le départ Benjamin, Jean-Charles et Vincent.
Dès que l’équipe commence à réfléchir au siège d’avion elle se pose la
question de son marché et de son environnement concurrentiel. Benjamin
et Jean-Charles étudient le secteur et sa dynamique. Ce marché annuel de
trois milliards d’euros se décompose à parts égales en deux segments. Le
premier, dit de première monte, est la vente directe de sièges aux avionneurs
pour leurs appareils neufs. Le second, de renouvellement, concerne la
vente aux compagnies aériennes qui remplacent les sièges de leurs avions
en général tous les cinq ou six ans. La segmentation du marché concerne
aussi le type de sièges : ceux de la classe affaires des long-courriers étant
différents de ceux de la classe économique des long ou moyen-courriers.
Très vite, Jean-Charles et Benjamin concluent que c’est au siège de classe
économique pour moyen-courriers qu’il faut s’attaquer. Ces moyen-
courriers appartiennent aux familles B737 et A320, et ce marché annuel des
sièges de classe économique représente 1,5 milliard d’euros. « On voulait
faire du volume et cela représentait 70 % des sièges qui volaient ». De
plus, les statistiques prévoient une croissance importante du nombre des
avions de ce segment : de 7 % par an pendant les dix prochaines années. Le
marché est d’autant plus attractif que plusieurs des compagnies rencontrées
signalent qu’elles ont des difficultés à se fournir en sièges, les équipementiers
n’arrivant pas à répondre à la forte demande. L’environnement concurrentiel
est aussi étudié. Trois principaux fabricants se partagent plus de 80 % du
marché : Zodiac Aerospace (devenu Safran Seats en 2018), B/E Aerospace
(devenu Rockwell Collins) et Recaro. Les deux premiers occupent plutôt le

95 Thomas Hugues, « L’électrification de l’Amérique », Culture technique, n° 10, juin, 1983,


p. 21-41.

118
 2 - Expliseat.

segment des sièges de classe affaires, le troisième est très présent sur celui
des sièges de classe économique moyen-courrier. De nombreuses petites
sociétés tentent d’exister dans ce secteur, celles qui innovent font souvent
l’objet d’une acquisition par l’un de ces trois leaders.
C’est décidé, le siège d’Expliseat sera un siège pour la classe économique
des moyen-courriers. La différence avec celui de ses futurs concurrents,
c’est qu’il devra être ultra léger pour réduire la consommation de carburant.
Ce siège devra aussi être extrêmement simple : « Au départ, notre siège est,
grosso modo, basé sur la chaise de Starck qui était dans mon appartement :
une chaise en plastique transparente ». L’objectif est de produire du siège
de classe économique, le plus simple et le plus léger possible. Une des
premières préoccupations de la jeune équipe est de breveter ses idées.
« Là, on a commencé à faire pas mal d’analyses de brevets, notamment
Vincent qui avait déjà une expérience de rédaction et de dépôt d’un
brevet. Je me souviens des soirées où on lisait ensemble des dizaines et
des dizaines de brevets ». Très tôt, le trio cherche aussi à répondre à la
question : « Comment vend-on le siège ? ». Jean-Charles qui travaille sur le
business model se pose dès le départ la question de la valeur de l’économie
de carburant que représente un siège allégé : « à combien le kilogramme
d’économie de poids peut-il être valorisé ? ». Il conclut qu’il ne faut pas
vendre un siège, mais qu’il faut vendre une économie. « Ça, c’est arrivé très
vite, deux ou trois mois après nos premières discussions ».
En définitive, peu de temps après sa constitution, l’équipe produit une
représentation commune de ce qu’elle proposera pour quel marché. Elle se
résume à l’époque par le slogan : « un siège, une pièce, un kilo ». « Faire un
siège d’une seule pièce et d’un kilo. C’était la représentation sur laquelle il
fallait travailler ». Pour cela, ils réalisent notamment des simulations sur les
ordinateurs de l’École des mines. Leur conception du siège (« d’une pièce et
d’un kilo ») et de son business model (« on ne vend pas un siège, on vend une
économie »), s’accompagne dès le départ d’une préoccupation : comment
sera-t-il produit ? Là également, très vite, le trio décide qu’il ne développera
pas pendant des années dans son coin un prototype qu’il cherchera ensuite
à industrialiser. Dès le début, les trois entrepreneurs rencontrent des sous-
traitants du secteur pour comprendre les matières premières, leurs qualités
respectives et les méthodes de production du secteur. Pour son option,
Benjamin lit des ouvrages sur le lean manufacturing, un principe de conception
qu’il va tenter de mettre en œuvre. « C’est pour cela que l’on a réduit le
nombre de pièces, on a regardé vraiment très loin : comment faire quelque

119
L’entrepreneuriat en action 

chose de très simple » confie-t-il. À la même époque, d’autres équipes à


travers le monde font le même constat que Benjamin et ses associés.
Pour répondre à ces multiples interrogations, le trio rencontre de
nombreux acteurs : acheteurs ou fournisseurs d’Air France qui leur
expliquent comment la compagnie valorise le kérosène ou quelle est la
politique d’achat de cette entreprise, des sous-traitants du secteur de
l’avionique, etc. « C’était important aussi de parler très vite à des clients et
à des experts du domaine aéronautique ». Les rendez-vous se succèdent
avec l’ancien directeur de la flotte d’Air France, avec un ancien dirigeant de
chez Dassault, un ancien président d’une compagnie aérienne, un ancien
président de l’Aéroclub de France, etc. Pourquoi avec des « anciens » ?
« C’était plus facile, on avait peur et on voulait de la confidentialité, on
voulait être loin du radar des actuels fabricants de sièges le plus longtemps
possible. Du coup, on s’est dit que c’était la meilleure méthode pour
commencer ». L’équipe mène une veille concurrentielle pour comprendre
le positionnement des trois grands producteurs de sièges, mais aussi celui
des plus petits qui se partagent les 20 % restants du marché. « Je faisais tous
les salons pour comprendre comment fonctionne le secteur, comment les
prix sont fixés, quelles sont les innovations en cours ». L’objectif pour
le trio est de différencier son offre le plus possible de celle de ses futurs
concurrents.
« Après six ou sept mois, on a complètement changé de méthode : on
est allé voir Ryanair, Air France, Royal Air Maroc et une ou deux autres
compagnies aériennes clés pour tester notre offre de valeur, notre business
model, notre modèle de vente et de pricing… mais aussi pour intégrer très
tôt leurs réactions dans le processus de conception ».

Benjamin, Jean-Charles et Vincent passent beaucoup de temps ensemble,


ils partagent leurs lectures et discutent de la vision de l’entreprise qu’ils
sont en train créer.
« C’est un gros travail qu’on a fait en amont de la création de la société.
Se demander ensemble, qu’est-ce qu’on voulait être et qu’est-ce qu’on
attendait de cette société ? Comment on la voyait dans deux, quatre, six
ans ? Pour être sûr que l’on partageait la même vision et qu’on était prêts
à y aller ensemble ».

« Construire un modèle industriel qui apporte de la valeur à ses clients » est


le leitmotiv qui rythme leur réflexion.

120
 2 - Expliseat.

Au cours de cette période, comme dans les années qui suivront, de


nombreuses voix leur disent que ce qu’ils projettent de faire n’est pas
possible, que si l’on pouvait alléger fortement le siège, les grandes entreprises
qui dominent le marché l’auraient déjà fait, que dans l’aéronautique le
développement industriel des équipements est long et coûteux et que
ces derniers sont soumis à un processus de certification tatillon que les
matériaux composites qu’ils espèrent utiliser ne passeront jamais. Last but not
least, comment des jeunes ingénieurs inexpérimentés et totalement ignorants
du secteur aéronautique pourraient réussir face aux géants du secteur, à leurs
dizaines de milliers de salariés et à leurs armées d’ingénieurs aguerris ?
Comme l’écrivait Thomas Edison à Théodore Puskas, pionnier de
l’invention du téléphone :
« J’ai le bon principe… et je suis sur la bonne voie, mais il me faut aussi du
temps, beaucoup de travail et une bonne dose de chance. Il en a été ainsi
pour toutes mes inventions. La première étape est une intuition qui surgit
brusquement ; ensuite viennent les difficultés : ici il manque quelque chose,
là arrivent les “ bugs” – ces petites erreurs et difficultés – et il faut observer,
étudier et travailler dur pendant des mois avant de savoir vraiment si on est
arrivé à un succès ou à un échec commercial »96.

En 2011, les créateurs d’Expliseat démarrent avec ces principes qu’ils ont
défini pour leur siège et avec cette vision d’ensemble du système dans
lequel il va s’insérer. Tout paraît alors facile. Mais très vite viennent les
difficultés, qui les obligent à revoir très profondément ce qu’ils avaient
imaginé au départ.

Compétences et organisation

Expliseat est immatriculée au Registre du Commerce et des Sociétés le


23 mars 2011. Mais ce n’est qu’une fois la première levée de fonds réalisée,
trois mois plus tard, que Benjamin et Jean-Charles se consacrent à plein
temps au projet. Vincent s’y investit également mais travaille surtout à sa
thèse. Après sa soutenance, il doit réintégrer le Corps des mines. Là, on
l’autorise à prendre deux années de disponibilité pour création d’entreprise.

96 Thomas Hugues, « L’électrification de l’Amérique », Culture technique, n° 10, juin, 1983,


p. 21-41.

121
L’entrepreneuriat en action 

« Le jour où les cours se terminent, on se retrouve enfin à temps plein. On


l’était quasiment déjà puisque quand Benjamin était à San Francisco et moi
au Collège des ingénieurs, on travaillait énormément pour la boîte » (Jean-
Charles). Tout ce travail se fait alors sans lieu fixe. Les trois créateurs n’ont
pas de bureau. Ils se réunissent à droite, à gauche, chez l’un ou l’autre.
Le plus souvent dans le petit appartement de Jean-Charles où vit Benjamin
pendant une période. C’est là également qu’ils tiennent leurs réunions avec
des industriels du secteur.
À partir de la création juridique de l’entreprise et pendant un an, l’équipe
restera dans cette configuration. Pour les formalités d’enregistrement de la
société, Benjamin, qui est déjà en stage aux États-Unis, revient une semaine
à Paris. C’est lui l’initiateur du projet, c’est lui qui a amené ses deux amis
dans l’aventure, ces derniers considèrent qu’il doit être le président de
l’entreprise. Jean-Charles occupera le poste de directeur général. Vincent,
au départ, ne figure pas dans les statuts de l’entreprise : il est actionnaire,
mais ne peut être mandataire social à cause de son statut de fonctionnaire.
En juillet 2011, la start-up passe avec succès devant le comité d’admission
de l’incubateur Agoranov et emménage dans ses locaux de la rue Gay-
Lussac puis après quelques mois Boulevard Raspail.
Contrairement aux manuels d’entrepreneuriat qui conseillent aux équipes
de créateurs de très tôt se répartir les fonctions, chez Expliseat, pendant
la première année du projet, les trois entrepreneurs jouent tous les rôles
à la fois. « On fait tous tout ». Voilà la formule qu’ils aiment répéter alors.
Leurs expériences professionnelles, même courtes, leur ont apporté des
compétences qui font que Vincent, en thèse de doctorat – cette dernière
n’ayant aucun rapport avec ce que fait Expliseat – met l’accent sur l’analyse
de bases de données et de la littérature scientifique pertinente pour le
projet. Jean-Charles qui étudie la finance d’entreprise est plus écouté sur
les questions financières et organisationnelles. Enfin, Benjamin, fort de
ses expériences industrielles chez Michelin et Converteam, se penche
sur la conception du siège et sa production. Mais toutes ces questions
restent débattues collectivement. Le trio des créateurs se déplace d’ailleurs
toujours ensemble ; jusqu’au jour où, lors d’une rencontre avec un acteur
du secteur aéronautique, ce dernier leur dit : « Mais vous vous déplacez à
trois pour tous vos rendez-vous ? Vous devriez n’y aller qu’à deux ». À partir
de ce moment, ils vont à leurs rendez-vous en tandem qui se constitue en
fonction des sujets. Lors de leur deuxième levée de fonds, les investisseurs
leur suggèrent de mieux se structurer et de se répartir les tâches. « Je n’ai pas

122
 2 - Expliseat.

l’impression que cela se soit formalisé un jour où on aurait eu une grande


réunion en disant toi tu fais ça, toi ça, etc. Ça s’est fait un peu tout seul, ça
paraissait tellement évident » (Vincent). Progressivement, l’entreprise est
organisée en départements, les fonctions des trois créateurs sont précisées.
Vincent qui est le seul à avoir des compétences en droit et en recherche
prend en charge les aspects juridiques et le bureau d’étude/département
R-D, les deux activités se recoupant lorsqu’il s’agit des brevets. Son
portefeuille comprend le développement à court terme et la recherche en
matériaux et procédés. La question de la propriété industrielle et des brevets
est dès le départ prioritaire. Le trio rencontre quelques grands cabinets de
brevets parisiens mais le coût de leurs prestations est trop élevé pour la
jeune entreprise. Ils rédigeront les brevets eux-mêmes. Benjamin s’occupe
de la conception et de l’industrialisation du siège. Il gère aussi la stratégie
de développement à long terme de l’entreprise. Jean-Charles est chargé des
aspects financiers et commerciaux mais aussi de l’organisation de la supply
chain (la chaîne d’approvisionnement). « On était complémentaire : on n’a pas
eu l’impression de se marcher sur les pieds ». « Même s’il y a des moments
de stress et parfois de petites tensions, rien de plus, on les a toujours
surmontés ». Maintenir le bon processus de décision à trois est crucial. C’est
un travail quotidien : comment faire que les flux de communication soient
excellents, comment faire pour que les décisions qui sont prises soient les
meilleures, comment en débattre avec les autres, notamment sur les sujets
pour lesquels l’un ou l’autre pense être le meilleur alors que c’est justement
là où l’innovation peut venir des autres. » Voici les sujets sur lesquels les trois
fondateurs réfléchissent et mûrissent, épaulés par leurs investisseurs.
Pendant plus d’un an après la création juridique, le trio travaille seul.
Ce n’est qu’en avril 2012 que deux premiers stagiaires sont recrutés. L’un
des deux stagiaires travaille avec Jean-Charles, le second avec Vincent.
En mai 2012, un premier salarié est embauché en CDD.

Trouver les premiers mentors et investisseurs

Dès qu’ils se lancent dans le projet, bien avant l’immatriculation de la


société, l’objectif des trois jeunes ingénieurs est de rencontrer le plus
d’acteurs possible pour se familiariser avec le secteur de l’aéronautique et
comprendre son fonctionnement. Ils épluchent les annuaires des anciens
élèves des mines et des ponts où figure notamment le nom de Christian

123
L’entrepreneuriat en action 

Streiff. Ce dernier, avant de devenir PDG de PSA Peugeot Citroën a fait


un passage chez EADS en tant que Président d’Airbus.
« On lui envoie un mail à l’adresse qui est dans l’annuaire des mines.
Il nous répond et nous reçoit dans un troquet pensant que l’on voulait
créer une compagnie aérienne. Donc, au début de l’entretien, il n’était pas
très enthousiaste. Mais à la fin, il l’était complètement. Il partageait notre
point de vue et était aussi persuadé que le siège était un terrain propice à
l’innovation ».

Ils mobilisent aussi pour le projet d’autres compétences : un homme


d’affaires que connaissait un parent de l’un d’eux, le professeur de
marketing d’un autre, un avocat, père d’une amie pour les aspects légaux,
etc. Benjamin explique :
« On avait cette logique soit d’incorporer par le choix de nos actionnaires
toutes les briques de connaissance qui nous étaient nécessaires pour faire
une entreprise industrielle : un capitaine de l’industrie, un financier, etc.
Soit de les acquérir par nos propres moyens : j’ai ainsi avalé un bouquin
de marketing, ou Vincent a énormément travaillé le droit de la propriété
industrielle et on a rédigé et déposé nous-mêmes nos premiers brevets. On
a vraiment construit le business model avec toutes ces personnes, on a vu
des gens qui croient en nous, nous nous croyons en notre projet, et avons
cette vision de comment on voulait produire et vendre ».

La réflexion menée avant la création juridique de la société porte sur le


business model mais aussi sur la question du budget nécessaire pour créer
l’entreprise sachant que les rentrées d’argent ne seront pas immédiates.
L’équipe établit des prévisions de dépenses de conception, de coûts de
fabrication, des parts de marché gagnées et de revenus, et arrive à la
conclusion qu’elle a besoin, lors du premier tour de table et pour démarrer,
d’au moins un million d’euros. « Notre vision était qu’il ne fallait pas courir
après le cash pour un projet si ambitieux, et qu’il fallait se donner les moyens
pour réussir vite ». Pour présenter son projet à ses futurs investisseurs, le
trio réalise un croquis sur un logiciel de dessin qu’aucun ne sait utiliser : il
représente une chaise longue en plastique avec des coins arrondis.
« Avec ce simple dessin, on convainc nos cinq premiers investisseurs
de financer le projet ! On leur explique que l’on va utiliser un matériau
incroyable, que les coins sont ronds parce que ça permet de mieux diffuser
l’énergie quand il y a un crash test (on connaissait à peu près les normes à
l’époque). C’était un dessin de type bande dessinée, mais en fait tout était
là. On s’est planté plusieurs fois sur la réalisation… mais ça reste la même
chose : les bords sont ronds, les formes sont là, la différence c’est que le

124
 2 - Expliseat.

siège n’est plus fait en une seule pièce comme prévu mais qu’il compte
trente pièces. Ce qui est incroyable c’est que les investisseurs nous aient
suivis avec seulement ça. Avec le recul, à l’époque j’étais persuadé que
c’était bon, mais avec l’expérience, c’est hallucinant qu’ils y aient cru ».

En fait, ce n’est pas ce dessin que financent les business angels mais bien
l’équipe que forme Benjamin, Jean-Charles et Vincent : comme le déclare
Christian Streiff à un journaliste de La Tribune qui lui demande, en 2013,
pourquoi il fait partie de la dizaine de business angels qui financent le projet :
« Pourquoi j’y suis allé ? parce que ce sont trois jeunes géniaux »97.
Cette première levée de fonds s’effectue très vite alors que Benjamin est à
San Francisco, Jean-Charles chez Gaz de France et Vincent en thèse. Au
premier tour de table, cinq personnes participent au capital de la start-
up dans laquelle elles investissent des sommes importantes en laissant la
majorité des parts aux trois créateurs. Toutes ont été rencontrées par le trio
lorsqu’il testait ses idées (« on n’est pas allé les voir pour de l’argent mais
pour des conseils ») et toutes leur ont dit :
« “Bon, si vous vous structurez, si vous créez une entreprise, dites-le-moi,
j’aimerais investir”. Certains ont investi plus que d’autres, mais tous étaient
ultra convaincus dès le départ. On avait des gens qui y croyaient à 100 %.
On a fait un point d’honneur à toujours leur dire les écarts, les échecs… la
transparence était une valeur cruciale pour nous. On se sentait suivis, on
avait des conseils pertinents ». (Benjamin).

Une deuxième levée de fonds a lieu en juin 2012. Quatre nouveaux


investisseurs participent au tour de table (trois d’entre eux ont été amenés
par ceux du premier tour et un quatrième par le réseau de l’équipe).
« On a levé dans de bonnes conditions, avec une bonne valorisation. On
avait une bonne trésorerie et on pouvait mieux négocier. Il faut toujours
lever quand il reste six ou huit mois de visibilité en trésorerie sinon on ne
s’en sort pas ».

L’équipe ne cherche pas à se faire financer par un fonds d’investissement


ou de capital-risque :
« Ça se passait bien avec nos business angels, ils nous soutenaient beaucoup.
On ne ressentait pas le besoin de faire entrer une société de capital-risque.
Ma vision c’est que si on le faisait, cela allait nous demander beaucoup de

97 Airbus/Boeing : trois jeunes Français créent un siège d’avion révolutionnaire, La Tribune,


28/3/2013 http://www.latribune.fr/start-up/20130328trib000756545/airbusboeing-trois-
jeunes-francais-creent-un-siege-d-avion-revolutionnaire-.html

125
L’entrepreneuriat en action 

reporting et des choses qu’on n’a pas envie de faire à ce stade, alors que l’on
est obsédé par notre business. »

Depuis sa création, l’entreprise a levé au total près de dix millions d’euros.


Elle sera aussi aidée par les pouvoirs publics ; un dossier est monté auprès
d’Oseo98 dès la première année sur le premier programme de recherche
de l’entreprise : il se conclut par l’obtention d’une avance remboursable de
253 000 euros. Elle bénéficie également du Crédit d’impôt recherche et du
statut de Jeune Entreprise Innovante99.

Entre technique et marché

Une des premières questions que se posent les membres de l’équipe est :
« comment faire le siège le plus léger et le plus simple possible ? ». Reprenant
les principes du lean design, ils se demandent « ce qui sert vraiment et ce qui
est accessoire dans un siège d’avion tel qu’il existe aujourd’hui ? ». Un siège
a une double fonction : c’est, d’une part, une structure qui est l’interface qui
relie le passager au sol de l’appareil et, d’autre part, une assise qui assure
le confort du passager. S’il n’y a que ces deux fonctions, pourquoi les
constructeurs le conçoivent-ils avec tant de pièces ? Après mûre réflexion,
Benjamin dans sa volonté de simplification propose que la structure
englobe l’assise ; et l’équipe fait ce choix technique : le siège sera fait d’une
seule pièce, il n’y aura plus de distinction entre structure et assise. Pendant
plus d’un an, elle travaille sur ce concept : « la structure, c’est l’assise ». Cette
démarche, c’est celle de Philippe Starck avec la chaise Louis Ghost. Starck
a conçu et réalisé un siège très solide en polycarbonate qui est fabriqué en
une seule pièce par moulage par injection. Le trio part sur ce concept et
projette de faire asseoir les passagers sur un siège fait d’une seule pièce,
très solide pour réussir les tests de sécurité.

98 Oseo, qui finançait les PME a, en 2013, fusionné avec la CDC Entreprises (Caisse
des Dépôts et Consignations) et le FSI (Fonds stratégique d’investissement) pour créer la
Banque publique d’investissement, la BPI.
99 En 2012, Expliseat a tenté d’implanter la majorité de son équipe en région Aquitaine
c’est-à-dire près de l’industrie aéronautique et de sa sous-traitance. Deux aides régionales
– des avances remboursables – d’un montant de 400.000 euros lui ont été attribuées.
Mais l’entreprise ne semble pas avoir trouvé localement les partenaires industriels qu’elle
recherchait. Moins de deux ans plus tard, elle a rapatrié son équipe à Paris et a remboursé
la Région. « À l’époque, nous n’étions pas attractifs pour recruter en région. Les candidats
préféraient les grands groupes, alors qu’à Paris on avait des dizaines de candidatures tous
les mois ».

126
 2 - Expliseat.

L’analyse de marché menée par Jean-Charles concluait qu’Expliseat devait


viser l’équipement de l’A320 et du B737. Ces appareils ont pour point
commun d’être monocouloir : ils sont conçus pour être aménagés avec
deux rangées de trois sièges séparés par une allée centrale.
En ce début des années 2010, les sièges qui équipent ces appareils sont
constitués d’une structure de base, qui repose sur deux pieds, sur laquelle
sont fixés trois coussins indépendants et trois dossiers eux aussi séparés
qui peuvent s’incliner de façon indépendante. Dossiers et assises sont
constitués de surfaces planes en tôle qui sont recouvertes par des coussins
de mousse puis par du textile ou du cuir, avec sur le côté de grosses
traverses pour solidifier l’ensemble. À l’avant et à l’arrière, des tubes en
métal rigidifient le tout. Les pieds sont des plaques d’aluminium embouties
dans lesquelles sont percés, pour les alléger, des trous.
Pour Expliseat, le choix du segment de marché des A320 et B737 implique
de travailler sur une structure de trois places, qui va s’emboîter dans le
plancher de la cabine de l’avion. « Si on veut être vraiment différenciant, il
faut que cette structure pour trois passagers soit faite d’une seule pièce ». Le
trio concentre son énergie sur cette idée : comment dessiner une structure
faite d’une seule pièce qui permet d’asseoir trois passagers ? Il garde son
idée que la structure sera l’assise mais l’étend à la totalité du siège. Quelle
forme doit avoir cette structure ? Avant son départ en Californie, Benjamin,
rejoint parfois par Vincent, travaille dans la salle informatique de l’École
des mines. Là, sur les ordinateurs équipés de logiciels de conception en
3D, il mène des études sur la forme du futur siège. Une des contraintes
à prendre en compte est la position des points d’accroche pour la mise
en place du siège dans l’avion.
« On s’est dit : ce n’est pas la peine de tout révolutionner en faisant par
exemple des sièges en forme de coque. Nous restons dans le standard,
mais nous proposerons une structure faite d’une seule pièce sans présager
du matériau ou du processus de production. Plutôt que de se poser la
question du comment on allait faire le siège, on s’est d’abord demandé
quelle était la forme qui répondait le mieux à la contrainte, et puis après
seulement on réfléchit à comment la faire. » (Vincent).

Le siège sort peu à peu du brouillard. Après une phase de recherches


bibliographiques, de réflexions sur la forme de cette pièce unique et
divers essais, le trio choisit l’option d’une structure tubulaire qui donnera
de la rigidité à l’ensemble. En définitive, deux caractéristiques guident
maintenant son travail : la structure sera faite d’une seule pièce et sera

127
L’entrepreneuriat en action 

creuse. Le siège d’Expliseat sera donc formé d’une structure légère en tube
faite d’une seule pièce. Elle sera creuse, c’est-à-dire qu’elle n’aura pas les
surfaces pleines et lourdes des concurrents. Les creux de cette architecture
tubulaire seront recouverts par une enveloppe extérieure en textile pour
accueillir le passager.
Dès le départ, dans leur volonté simplificatrice, nos concepteurs ont opéré
un autre choix technique : ils ont supprimé la possibilité d’inclinaison du
dossier des sièges : « elle n’a pas grand sens pour un vol court, plus personne
ne s’incline sur un vol de deux heures », « ça ne sert à rien, c’est un héritage
du temps où il y avait de la place dans les avions ». Ce choix technique
d’avoir un dossier fixe (« à l’époque, il n’y avait quasiment aucun siège au
monde qui l’avait ») élimine de nombreux problèmes de maintenance que
génère cette fonction.
L’équipe cherche à proposer le plus de confort possible pour des vols
court et moyen-courriers. « Il est important que le siège soit ergonomique
et que le passager soit dans une position confortable avec un espace bien
réfléchi ». Si elle pense être capable de modéliser la structure du siège, elle
n’a aucune compétence sur la question du confort passager. Le trio se fait
accompagner par des professionnels de cette question. Un ami du père d’un
des créateurs est chercheur dans un laboratoire de biomécanique appliquée
à Marseille. C’est un laboratoire de l’Ifsttar (l’Institut français des sciences
et technologies des transports, de l’aménagement et des réseaux) avec
lequel un contrat est passé100. Ses chercheurs sont plus particulièrement
chargés de déterminer la courbe du dossier. La coopération dure près
d’un an. Elle permet d’obtenir une « courbe du dos parfaite » qui permet un
déploiement de toutes les vertèbres du passager et évite ainsi les douleurs
dorsales. C’est un optimum pour le plus grand nombre de passagers.
Expliseat travaille aussi avec un designer pour le « rendu » de siège : « c’était
une relation familiale de Vincent dont on avait bien aimé les travaux qui
faisait les rendus du siège et qui travaillait sur nos modèles 3D ».
Dès son démarrage, la start-up définit et étudie en détail le problème
auquel elle va s’attaquer, le segment de marché qu’elle vise puis propose
une solution. Solution pour laquelle elle opère autant des choix techniques
qu’économiques (un siège fait d’une seule pièce, une structure tubulaire
creuse, des dossiers non inclinables…). Elle est également capable

100 On trouve son intitulé sur le site de ce laboratoire d’ergonomie : « Protection des
occupants d’un aéronef – Expliseat, 2011-2012 ».

128
 2 - Expliseat.

de mobiliser de nombreux acteurs dans son entourage et d’établir


des partenariats formels avec certains d’entre eux, pour acquérir des
compétences indispensables qu’elle n’a pas.
Les premiers brevets déposés par Expliseat décrivent déjà cette structure
tubulaire sur laquelle, en fonction des demandes des clients, l’entreprise
peut ajouter une tablette à l’arrière, une poche pour les livres et journaux,
un espace pour un gilet de sauvetage ou des accoudoirs. Le textile du projet
d’origine est souvent remplacé par du cuir : « le cuir n’est pas un matériau
auquel on aurait pensé car ça n’est pas léger, mais c’est une demande du
client : l’aviation c’est le luxe, donc il faut du cuir. C’est une contrainte que
l’on a dû intégrer. » (Vincent)
L’histoire de l’innovation d’Expliseat pourrait s’écrire en une phrase :
« ils ont eu l’idée d’un siège plus léger, pour cela, ils l’ont conçu avec une
structure tubulaire ». Mais ces « tubes plus légers » auxquels pense l’équipe
au départ, ne sont pas disponibles sur le marché, ils n’existent pas. Elle va
devoir les concevoir et les fabriquer, ce qui ne devait être qu’une question
d’intendance : « On se dit qu’il n’y a plus qu’à trouver le matériau pour
faire ça et un processus qui va permettre de réaliser cette structure. Les
difficultés concerneront tout au plus l’ajustement d’épaisseur quel que
soit le matériau ». La suite de l’histoire montre que ce qui devait être de
l’intendance se révélera un véritable parcours du combattant. Ces tubes ne
sont pas un point de départ, mais bien le point d’arrivée d’un processus
rempli d’incertitudes techniques et industrielles, d’un chemin, long, sinueux
et semé d’embûches.

Inventer un composite, fabriquer un tube, réaliser un siège


Cette deuxième partie montre la réalisation matérielle du siège. Elle
s’intéresse au long et sinueux parcours des jeunes ingénieurs pour trouver
un matériau, à la fois léger et résistant, qui réponde aux contraintes qu’ils
ont posées pour le siège, et dans le même temps, pour mettre au point un
procédé de fabrication. Parmi d’autres, trois thématiques peuvent guider sa
lecture : la capacité de travail et d’apprentissage que doivent mobiliser les
entrepreneurs pour avancer, le rôle des partenariats industriels et le choix
toujours difficile entre faire ou faire faire.
Les trois jeunes entrepreneurs n’ont aucune connaissance des normes
aéronautiques, mais leurs recherches sur le Web leur fournissent de

129
L’entrepreneuriat en action 

nombreuses informations, par exemple, la force des accélérations


auxquelles les sièges d’avion doivent résister pour obtenir la certification
nécessaire à leur commercialisation. Les simulations numériques qu’ils
réalisent à partir de ces données confirment que la structure du siège
devra être faite d’un matériau extrêmement solide. « Il nous fallait quelque
chose d’à la fois léger et résistant, c’est pour cela qu’on a choisi du
composite même si on n’avait qu’une vision très générale de ce qu’est
un composite ». Ils ont appris qu’un composite est un matériau fait de
deux constituants (par exemple le plastique et le carbone) dont les qualités
vont s’additionner. L’un de ces constituants, la matrice, permet de donner
la forme désirée à l’objet produit. L’autre, appelé le renfort, est celui
qui lui donne ses propriétés mécaniques. Le trio a défini la forme de la
structure du siège et le type de matériau dont elle sera faite. Dans le même
mouvement, il se pose la question du procédé de sa fabrication. Trouver
le composite qui conviendra et le procédé qui permettra de fabriquer une
telle structure sera, pense-t-il, relativement simple. Pourtant, cela va se
révéler particulièrement compliqué. Pendant plus d’un an, l’équipe devra
passer au crible de multiples composants et de diverses techniques de
fabrication, pour cela, elle rencontrera et collaborera avec de nombreux
industriels et fournisseurs de matériaux.
Pour montrer combien la mise au point d’une innovation technique de
rupture est généralement semée d’embûches mais aussi que, dans ce cas,
la persévérance est récompensée, je rentre ici dans le détail de quelques
étapes emblématiques de ce parcours101 à tout le moins chaotique.

Premiers tests des procédés de fabrication


L’injection

Au tout début du projet, avant de penser à une structure tubulaire, le trio


a en tête de réaliser un siège d’une seule pièce. Pour cela, il s’intéresse à
un premier procédé de mise en forme des matières plastiques : l’injection.
Cette technique consiste à ramollir en les chauffant des matières
plastiques injectées dans un moule puis à les refroidir. À l’époque, le
fauteuil en polycarbonate transparent Louis Ghost de Starck est un

101 Notamment pour des raisons de secret industriel, mais aussi pour ne pas alourdir
une description déjà longue, il manque à ce processus certaines étapes, certains détails et
choix techniques.

130
 2 - Expliseat.

bon exemple d’un objet injecté, fait d’une seule pièce. Mais l’étude tant
technique qu’économique menée sur la fabrication par injection donne
vite des résultats négatifs. Techniquement l’injection pour de très grandes
pièces est possible mais difficilement industrialisable : fabriquer une pièce
de la taille d’un siège pour trois personnes nécessiterait pour injecter et
pousser la matière tant qu’elle est liquide des forces de pression colossales.
Si la fabrication d’un siège de cette façon est possible, elle demanderait
plusieurs moules articulés avec un grand nombre de points d’injection.
Le prix d’un tel moule, demandé à des sous-traitants italiens, explose avec
sa taille. La voie de fabrication d’un siège d’une pièce par injection est
abandonnée.

Le rotomoulage

Plus tard, une fois que l’équipe a fait le choix d’une architecture tubulaire, elle
se pose la question de la production de ces tubes. Elle interroge le professeur
de matériaux de l’École des mines qui la met sur la piste du rotomoulage.
Le procédé de mise en forme des matières plastiques par moulage en rotation
est utilisé pour fabriquer des objets creux. Il a notamment été employé pour
fabriquer le canapé Bubble, signé lui aussi Philippe Starck, chez l’éditeur
Kartell. Il est fait d’une seule pièce de polyéthylène. Durant l’été 2011, les
créateurs se rendent à Lyon au Salon du Plastique où sont présents les acteurs
français du rotomoulage. Ces derniers leur apprennent que les matériaux
utilisables pour le rotomoulage ne sont pas compatibles avec les « normes
feu » d’une cabine d’avion. Mais aussi que les formes imaginées par Expliseat
sont également incompatibles avec le rotomoulage. Bref, « on avait tout faux.
Rien n’était aligné ! ». Jean-Charles résume la situation :
« On a commencé à travailler sur le rotomoulage, plusieurs mois, avant
la création de l’entreprise. Ça a été un échec assez cuisant : il fallait des
grands moules dans lesquels on injecte du plastique : on s’est aperçu que
les plastiques qui étaient assez liquides pour cela n’auraient jamais les
tenues mécaniques pour passer les crash tests de l’aéronautique. De plus,
les moules pour de grandes pièces coûtaient une fortune et demandaient
des enveloppes d’investissement sans commune mesure avec les moyens
d’Expliseat ».

À la fin de l’été 2011, les trois entrepreneurs sont dépités :


« on avait réalisé notre première levée de fonds, on avait vendu le concept
à nos investisseurs et deux mois plus tard on se rend compte que rien ne
marche. Que l’on est incapable de réaliser le produit qu’on avait présenté.

131
L’entrepreneuriat en action 

C’était un peu dur. Mais on s’est dit que ça ne pouvait pas être impossible,
qu’il y avait bien un moyen, on a donc cherché autre chose. »

L’extrusion

À cette époque Vincent mobilise les compétences de recherche


bibliographique acquises pour sa thèse et passe beaucoup de temps sur le
Web of Science102 et Science Direct103. Il y cherche des articles sur les tubes en
matériaux composites et est noyé dans une littérature scientifique abondante.
De son côté, Benjamin pose les mêmes questions mais à des acteurs en
chair et en os : il rencontre des industriels susceptibles de fabriquer le type
de tubes qu’il a imaginé. « C’était un peu la panique » commente Vincent.
Après quelques semaines, le trio qui n’a pas trouvé de réponse à ses
questions, décide d’aborder le problème différemment. Au cours de leurs
pérégrinations, ils ont compris que sur le marché existaient des matériaux
qui avaient déjà obtenu une certification pour les cabines d’avion. Utiliser un
de ces matériaux déjà certifiés rendra les choses plus faciles.
Ils contactent des entreprises qui les fabriquent. Notamment un leader
industriel mondial qui produit et distribue des plastiques. Ils rencontrent les
dirigeants de sa branche aéronautique et leur demandent des coordonnées
d’industriels qui utilisent leurs matériaux pour fabriquer des éléments de
cabine d’avion. Le responsable commercial pour la France de cette société
voit dans leur projet de siège un possible débouché pour les nouveaux
produits qu’il a pour mission de commercialiser et pour lesquels il cherche des
clients pilotes. Il leur propose de les aider à développer leur technologie et les
emmène visiter son centre de recherche européen. Là, plusieurs composites
mis au point récemment par l’entreprise leur sont présentés. Ces nouveaux
matériaux ont passé les normes « feu cabine » mais personne ne les utilise
encore. Le matériau qui vient d’être développé à base de fibre de carbone,

102 Le Web of Science est un service en ligne produit par la société ISI – Institute for
Scientific Information de Thomson Scientific, division du groupe canadien Thomson
Reuters. Il donne accès à sept bases de données bibliographiques académiques : Confe-
rence Proceedings Citation Index, Science Citation Index Expanded, Social Sciences
Citation Index, Arts & Humanities Citation Index, Index Chemicus, Current Chemi-
cal Reactions, Conference Proceedings Citation Index: Science and Social Science and
Humanities.
103 Science Direct est un site web géré par l’éditeur Elsevier. Lancée en mars 1997, la
plateforme permet d’accéder à plus de 3 800 revues académiques, ce qui représente plus
de 14 millions de publications scientifiques revues par des pairs.

132
 2 - Expliseat.

reste à l’état de prototype. Pour cette société, le projet d’Expliseat est une
occasion à saisir : si une entreprise innovante utilise ce produit, celles qui
sont déjà dans la place pourraient suivre et acheter des volumes importants
de cette nouvelle matière première. Le groupe propose à la start-up de l’aider
à faire ses essais : « pour faire des tubes, l’extrusion est un processus qui a
fait ses preuves, et ça tombe bien car notre centre de recherche européen
dispose d’une extrudeuse » leur annonce-t-on.
Les trois ingénieurs découvrent cette nouvelle technologie. L’extrudeuse
est une machine qui compresse un matériau dans un corps formé d’un
cylindre dans lequel tourne une vis sans fin. Le matériau traverse une buse,
appelée filière, qui a la section de la pièce que l’on veut obtenir. À l’entrée
de la machine, on met du plastique qui ressort par un tout petit filtre. Les
premiers essais ont lieu.
« Mais, il y avait un truc qu’ils ne maîtrisaient pas, ils ont mis des grosses
fibres dans l’extrudeuse mais ce qui devait sortir par le filtre était plus petit
que la taille de ces fibres. Ces dernières ont commencé à se coincer dans
la machine. Comme elles sont très rigides, elles ne se sont pas pliées sous
la pression. Ils ont poussé, poussé, poussé et à un moment la machine a
explosé ! ».

Après ces premiers essais catastrophiques, les ingénieurs du groupe disent au


trio : « ce n’est pas grave, on a une machine plus performante encore ». Une
machine plus puissante est alors utilisée… « et là, quelque chose d’un peu
plus épais sortait. Je ne sais pas si on a gardé des photos, mais c’était comme
une sorte de bois brûlé ». Les techniciens du centre de recherche avaient
passé trois semaines à paramétrer ces essais et l’échec est total. « Le résultat,
c’était l’équivalent d’une pâte à modeler pour enfant, ça coulait, c’était un
truc cataclysmique ! » commente Vincent. La collaboration avec ce groupe
s’arrête là.
L’équipe contacte plusieurs autres sociétés, dont notamment une
concurrente de la précédente qui est une spécialiste internationale des
polymères. Cette société a développé des fibres de carbone haut de gamme
qui pourraient être utilisées par Expliseat. D’emblée, ses responsables
annoncent : « Nous travaillons avec un centre de développement à l’étranger,
car on n’est pas capable de faire cela tout seul ». Les entrepreneurs sont
mis en relation avec ce centre en Europe, spécialiste de l’extrusion et qui
dispose d’un équipement performant. Très vite, ses ingénieurs trouvent
des façons de faire, par exemple, allonger certaines pièces des machines
pour aligner les fils de carbone avant qu’ils ne passent par les cibles, et

133
L’entrepreneuriat en action 

ainsi éviter les blocages. Après plusieurs essais, des premiers tubes sont
produits : « ils ne sont pas géniaux, mais ont l’air pas mal ! ». Mettre des fibres
longues dans une extrudeuse est une première, cela n’avait jamais été fait
auparavant. Les autres professionnels contactés craignaient de tenter une
telle opération qui risquait d’endommager leurs coûteuses machines. Les
tubes qui sont ainsi produits sont par définition droits puisque sortis d’une
extrudeuse. Le trio d’entrepreneurs va devoir les plier comme on le fait
pour les sièges de voiture qui sont réalisés avec des tubes d’acier courbés.
Mais le composite est un matériau dur, qui ne se plie pas facilement. Un
premier essai mené avec un industriel spécialisé dans les sièges de voiture
est un nouvel échec : sa cintreuse – l’instrument qui permet de donner des
formes arrondies à des profilés métalliques – casse les tubes en composite
quand elle tente de les courber.
Benjamin, Charles et Vincent proposent de chauffer le tube pour le rendre
plus malléable. De nouveaux tests sont réalisés, ils fonctionnent pour
les grandes courbures mais dès que l’on resserre l’angle, le tube éclate.
L’équipe, comme à son habitude devant une impasse, cherche à poser le
problème différemment :
« on s’est dit, ce n’est pas grave, peut-on imaginer de faire les choses
autrement et trouver une solution : on garde des tubes droits que l’on sait
faire et on trouvera une autre façon de réaliser des jonctions pour arriver
à construire le siège ».

Fort de ces avancées, les jeunes entrepreneurs annoncent à leurs investisseurs :


« C’est une première mondiale ! L’extrusion avec des fibres longues donne des
résultats ». Mais lors des tests suivants, les tubes droits très légers s’avèrent à
la fois extrêmement solides – « ils résistaient à plusieurs tonnes de pression,
ce qui est phénoménal » – et excessivement cassants. « Quand on faisait des
essais de rupture, on se mettait derrière une vitre et il y avait des éclats
qui arrivaient de partout : les tubes éclataient dans tous les sens ». Vincent,
pour comprendre ce phénomène de cassure, analyse la microstructure du
matériau au microscope électronique à balayage de l’Université de Jussieu104.
Il comprend que lorsque l’industriel aligne bien les fibres de carbone, celles-
ci sont entraînées par des effets de bord en passant dans la filière et que cela
crée des bulles dans la structure. Et ce sont ces bulles qui font exploser le
tube. Tout est à recommencer. Mais les apprentissages liés à l’extrusion ne
sont pas perdus : si cette technique ne fonctionne pas pour les composites,

104 Université Pierre et Marie Curie (ou Paris 6), maintenant Sorbonne Université.

134
 2 - Expliseat.

l’équipe Expliseat qui maintenant la connaît bien, l’utilisera plus tard, pour
produire les barres en titane qui seront intégrées à son siège.

Tubes droits et formes creuses


Le moulage de forme

À la suite de ces mois de tests et d’essais-erreurs, l’équipe amende son idée


de départ qui était de faire la structure complète en tube, dont certains
seraient cintrés. Et elle décide de compléter les parties en tubes droits
de la structure par d’autres en formes creuses. Elle a avancé et maîtrise
mieux son sujet, elle peut formuler son problème technique et indiquer
précisément à un industriel ce qu’elle veut : faire des tubes, en composite
de qualité aéronautique, avec tel type de plastique et tel type de carbone.
Ses expériences industrielles l’ont aguerrie aux questions de clauses de
confidentialité, de rédaction d’un cahier des charges, d’estimation d’ordres
de grandeur des prix. C’est Vincent, lecteur boulimique, qui en recherchant
des articles sur la résistance des tubes rencontre la technique du moulage
de forme qui permet de produire des formes creuses, donc des tubes
droits et des pièces courbées. Le point de départ est un moule qui sert
de forme extérieure, à l’intérieur de ce moule on place une contreforme,
par exemple un ballon gonflé, et on introduit de la matière entre les deux.
Puis, la contreforme est enlevée et reste la forme creuse. Plusieurs articles
décrivent cette technologie comme particulièrement efficace.
Le fournisseur de matière donne à Expliseat les coordonnées d’un industriel
qui maîtrise cette technologie du moulage de pièces creuses. Le premier
contact avec cette entreprise est très positif : « Il nous reçoit dans une
belle salle pleine de pièces en composite de toutes formes. Il avait fait des
pièces pour un avion de combat, un projet pour Airbus… bref, il avait
l’air très compétent ». Les trois ingénieurs lui racontent leurs expériences
passées et indiquent qu’ils veulent utiliser des fibres longues. L’industriel
leur répond : « Moi, j’ai mieux que ça ! Je fais de la fibre continue. C’est-à-
dire qu’au lieu d’avoir de petits bouts de carbone pris dans du plastique,
c’est ma fibre longue qui fait presque la longueur de toute la pièce ici,
qui est prise dans le plastique ». Il leur présente différentes technologies
qu’il utilise pour chauffer puis refroidir un moule. Il propose d’utiliser le
chauffage par induction : il s’agit de mettre une bobine autour d’un moule
métallique et puis de chauffer la matière seulement là où elle est en contact
avec le moule. L’industriel précise au trio d’ingénieurs que c’est HTP (High

135
L’entrepreneuriat en action 

Technology Plastic)105, une petite entreprise alpine qui a mis au point et


qui est propriétaire de cette technologie pour laquelle elle lui a accordé une
licence exclusive. Il se propose, à son tour, d’accorder une sous-licence à
Expliseat pour le domaine de l’aéronautique.
Les semaines passent, plusieurs fois les créateurs retournent le voir, mais
rien ne semble avancer, ce qui les inquiète. Ils se rassurent, cet industriel a
pignon sur rue, il participe à de nombreux programmes publics renommés.
Après quelque temps :
« il nous envoie une sorte de contrat de licence qu’il a rédigé lui-même sur
Word, un truc que l’on trouve mal fichu. On était de moins en moins à
l’aise avec ce gars-là. Benjamin a le bon réflexe, il invite Christian Streiff
à l’accompagner à une réunion avec l’industriel. Là, il n’a pas vraiment
apprécié le gars. On s’est dit ça commence à être un peu louche, on n’avait
pas d’éléments tangibles mais rien n’avançait ». (Vincent)

Quelques semaines plus tard, l’industriel demande à Expliseat une avance


de plusieurs dizaines de milliers d’euros pour commencer à travailler. « Là,
on a fini par se fâcher avec lui ». Les trois ingénieurs, mal à l’aise depuis un
moment prennent contact directement avec l’entreprise alpine, propriétaire
de la technologie (« ce que l’industriel nous avait toujours demandé de ne
pas faire en disant qu’il négocierait mieux le prix de la sous-licence que
nous »). Cette nouvelle entreprise leur répond :
« Mais non, ce type il n’a pas de licence, il est venu nous voir un jour en
disant, “je peux produire des pièces, voilà ce que je suis prêt à payer”, mais
nous n’avons jamais accepté. Nous ne l’avons plus revu depuis ».

Lors de ces discussions, l’équipe d’Expliseat est séduite par cette nouvelle
entreprise. Un des directeurs leur dit : « vous n’avez pas besoin de passer
par lui, nous vous accordons la licence ». C’est ainsi qu’Expliseat signe un
accord de licence avec HTP.
« Leur objectif est bien sûr de vendre la licence de leur technologie et
de toucher des royalties. Ils ont intérêt à ce que l’on produise beaucoup,
car plus on produit, plus ils gagnent. C’est pour cela qu’ils ont une petite
cellule d’aide au démarrage de projets nouveaux » (Vincent).

HTP indique à Expliseat plusieurs contacts d’industriels qui utilisent déjà


cette technologie. L’équipe les rencontre et choisit celui qui semble le
plus sérieux avec lequel elle se lance dans la fabrication d’un moule de

105 HTP est un nom d’emprunt.

136
 2 - Expliseat.

développement d’une pièce courbée. C’est une pièce très compliquée qui
est imaginée pour tester ce que peut faire la technologie : elle est grande,
avec une longue portion droite, une autre portion avec un rayon de
courbure très petit, suivie par une nouvelle portion droite.
La collaboration entre les trois partenaires : la société HTP inventeur de
la technologie (qui épaule Expliseat pour développer les usages de son
procédé), le fabricant de moules qui, fort de son expérience, sait ce qui est
faisable ou pas dans ce domaine et Expliseat pour les études techniques.
Cette collaboration aboutit à la réalisation d’un premier moule. « Il n’y a
plus qu’à mettre la matière à l’intérieur ». Mais, en septembre 2012, les
premiers essais sont loin d’être concluants.

Le recrutement d’un responsable industriel

C’est en novembre 2012, qu’Amaury Barberot rejoint Expliseat. Diplômé


de MINES ParisTech en 2011, comme Benjamin, il a suivi l’option
Système de production et logistique dans le cadre de laquelle il a effectué
un stage de six mois chez COLAS en Slovaquie comme chef de projet
de réorganisation industrielle. Après les Mines, il part une année dans la
Marine nationale en Polynésie française en tant qu’officier chef de quart
sur une frégate de cent personnes. Rentré à Paris, en septembre 2012, il
contacte ses amis, dont Benjamin.
« On se retrouve au café et Benjamin me dit : “Amaury, il y a un projet, je
ne peux pas t’en parler ; il y a une équipe, je ne peux pas t’en parler ; il y a
un poste, je ne peux pas t’en parler, mais c’est super, il faut vraiment que
tu viennes !” ».

Nous sommes en octobre 2012 et le trio d’Expliseat, qui a maintenant


recruté un jeune ingénieur en CDD, est obnubilé par le secret.
Quelques semaines plus tard, Amaury devient « responsable industriel »
d’Expliseat, société qui, lui compris, compte cinq personnes. « Responsable
industriel d’une société qui n’a ni opérateur, ni machine : je me suis dit ça
ne va pas être trop prenant ». Dès sa deuxième journée dans la société,
Benjamin lui explique que le siège d’Expliseat sera fait de deux matières,
majoritairement de composite et pour certaines pièces probablement en
titane :
« Pour le composite, on a une super technologie, super innovante, on a
déposé des brevets et on a même lancé un outillage. Cette technologie est

137
L’entrepreneuriat en action 

opérationnelle. Il faut que tu ailles à l’usine pour fabriquer une présérie de


cinquante tubes ».

Le lendemain à quatre heures du matin, Amaury part dans l’Ouest de la


France où se trouve l’usine du plasturgiste qui doit fabriquer ces tubes
et où le « moule prototype » qu’a financé Expliseat est installé. À son
arrivée, il est accueilli avec soulagement par des ouvriers qui lui disent :
« Heureusement que vous êtes arrivé parce que votre technologie, on n’y
comprend rien et l’outillage, il ne marche pas. On vous attend pour mettre
tout cela en route ». Le message est différent de celui qui avait été annoncé !
Amaury fait face à quinze opérateurs qui, comme lui, ne connaissent pas
grand-chose à la technologie d’Expliseat.
L’outillage de production – le moule qui pèse une tonne – se compose
schématiquement de deux plaques d’acier qu’il faut chauffer le plus vite
possible à une température de plusieurs centaines de degrés et refroidir
ensuite très vite en injectant de l’eau sous pression. Car si la pièce est
encore chaude à sa sortie du moule, elle se déforme. Chauffer puis
refroidir rapidement le moule, répond à une contrainte économique :
si le cycle chauffe-descente décrit ci-dessus est trop long, le coût par
pièce, c’est-à-dire par tube, sera exorbitant : « on ne peut immobiliser
d’énormes moules pour produire un tube à l’heure ». La technologie de
HTP avec son chauffage par induction et son refroidissement par eau sous
pression permet d’avoir ce cycle de production très rapide.
Sous la conduite d’Amaury, le processus est lancé. Le moule est chauffé, puis
refroidi. Mais très vite les parties du moule en aluminium fondent, « des jets
d’aluminium en fusion sont projetés dans tous les sens au milieu d’un nuage
d’eau à très haute température qui s’évapore » et le moule est bien abîmé.
Aucun de ceux qui sont là n’est rassuré d’autant plus que les conditions de
sécurité sont minimales avec ces jets d’eau au milieu des câbles électriques.
Une rapide analyse montre que le chauffage fonctionne bien mais que c’est le
refroidissement qui pose problème. « Lorsque l’on active le refroidissement,
les réseaux d’eau à l’intérieur du moule fuient de partout ».
Amaury appelle Benjamin pour lui expliquer ces problèmes :
« On essaie de réparer le moule, on trouve des solutions. Au départ, je suis
les conseils des opérateurs autour de moi. Leur proposition pour lutter
contre les fuites d’eau, c’est de resserrer, de tout resserrer : on se retrouve
à trois sur une clé de vingt centimètres de long pour pousser de toutes nos
forces et assurer une meilleure étanchéité ».

138
 2 - Expliseat.

Cela ne donne aucun résultat et Amaury rentre déçu. À Paris, l’équipe


d’Expliseat travaille sur ce processus et quelques semaines plus tard
Amaury retourne à l’usine mener un nouveau test : « là, aucun résultat.
C’est même pire ! ».
Régulièrement, il retourne dans l’Ouest, pensant avoir trouvé une solution
mais c’est le résultat est toujours insatisfaisant. Finalement, après plusieurs
essais, Expliseat et les opérateurs de l’usine réussissent : ils parviennent
enfin à fabriquer un tube. Amaury rentre à Paris, très fier, avec son tube
sous le bras en se disant : « ça y est, la semaine prochaine, on lance la
production. Vous pouvez aller vendre un avion ». Aussitôt le tube est
envoyé dans un laboratoire d’essai pour différents tests. Une semaine plus
tard, les résultats tombent : le tube « tient seulement un kilo » alors qu’il
doit pouvoir résister à plusieurs tonnes.
L’équipe ne se décourage pas. Elle teste des matériaux différents, fait
de nouveaux essais. Quelques mois plus tard, Amaury rentre de l’usine
avec un nouveau tube en disant « cette fois, c’est bon, on y est » ». Le
laboratoire d’essai envoie ses nouveaux résultats : 0,8 kilo de résistance !
Pour la renforcer, Expliseat étudie de nombreuses technologies liées aux
composites, et opte pour celle qui semble la plus efficace : le tressage des
deux composants, une résine et un carbone (dont le choix à cette époque
n’est toujours pas arrêté). Cette technique consiste à réaliser une chaussette
tressée, flexible comme un tuyau d’arrosage, qui sera placée dans le moule.
L’équipe a compris comment faire une chaussette tressée, « mais on tresse
quoi ? Toute la question est là ». Un grand nombre de matières est testé, mais
soit la résine et la fibre ne se mélangent pas, soit quand cela se passe bien,
les performances mécaniques de l’ensemble sont très faibles. « On cherche
des fils, puis des fils modifiés, mais jamais la résine n’est assez proche de
la fibre de carbone ». Benjamin et Amaury font deux tournées aux États-
Unis pour aller voir plusieurs technologies, plusieurs fournisseurs, pour
trouver des fils de carbone et de résine qu’ils pourront mélanger. « On
rentre des États-Unis avec plusieurs matières et technologies possibles.
On fait plein d’essais de moulage, on galère mais on arrive à mouler dix
tubes ». Mais, après la production de cette série, la fuite du moule devient
trop importante et le casse. Sa réparation demande plusieurs semaines.
« On fait cela une fois, deux fois, trois fois… et on se dit qu’on ne va
jamais y arriver si à chaque fois que l’on produit dix pièces, il faut réparer
le moule ».

139
L’entrepreneuriat en action 

Les vacances de Noël 2012 sont une catastrophe : l’analyse au microscope


à balayage électronique montre que le plastique n’est pas inséré dans
le carbone. Cette question technique peut être réglée si on chauffe très
longtemps et à très haute pression. Mais, là, c’est un problème économique
qui apparaît : « cela ferait éclater les coûts de production, et n’a plus de
sens ». Les résultats sont très loin de ceux qui avaient été annoncés aux
investisseurs. « On est complètement dans les choux, on n’y arrive pas.
On pensait avoir le premier siège certifié à la mi-2012 et au début 2013
on n’a toujours par réussi à produire un truc qui tienne ». Le travail des
entrepreneurs a permis de produire des tubes, mais ils sont cassants et
leurs performances sont cent fois inférieures à celles définies par Vincent.
Ce dernier mène des simulations numériques pour traduire les critères de
résistance demandés pour le siège en performances du tube. Les données
qu’il produit indiquent que pour que le siège passe les essais de certification,
le tube doit résister à telle force de compression, à telle force de flexion,
etc. Le travail de ses collègues est de produire des tubes qui respectent
les valeurs de résistance qu’il a calculées. Mais, les résultats sont plus que
mauvais : « on arrive à des décalages énormes : Vincent veut par exemple
2000 et on en est à 200. Avec Benjamin, on se dit : il faut trouver une autre
matière parce que celles que l’on utilise ne conviennent pas » (Amaury).
Nous sommes à la fin de l’année 2012, les tests des différents composites
envisagés prennent du temps. Les ingénieurs d’Expliseat n’arrivent pas
à stabiliser la combinaison matériau/pression/temps de chauffe. Ils
réalisent de nombreux essais sur des petites pièces – appelées des coupons
– avec leur sous-traitant. À cause des problèmes du moule, chaque cycle
de test met plusieurs semaines pour un coupon qui généralement n’a pas
de bonnes performances.
Benjamin fait alors une proposition à ses associés :
« l’écosystème dans lequel nous sommes ne nous permettra jamais de
trouver une solution. Les industriels que nous rencontrons essaient
simplement de transposer des méthodes qu’ils connaissent déjà à nos
problèmes. Cela ne marche pas. Il faut que l’on trouve quelque chose de
différent ».

Devant ces échecs répétés, l’équipe décide de « ré-internaliser » le


développement de la technologie. C’est-à-dire de ne plus le sous-traiter
mais de le faire elle-même.

140
 2 - Expliseat.

Concevoir un moule ultra-simplifié et faire les tests

« Comment tester de nombreux assemblages de matières différentes tout


en s’affranchissant du moule qui ralentit le processus ? » se demande
l’équipe. Sa réponse est de réaliser un moule ultra-simplifié. « Qu’est-ce
qu’un moule si ce n’est un instrument où l’on sait mettre de la pression
pour mélanger les matières et les faire chauffer ». Une presse faite de deux
plaques qu’ils serreront l’une contre l’autre et un four où on pourra les
chauffer feront l’affaire. Pour fabriquer cette presse, Benjamin et Vincent
font usiner de petites plaques carrées en aluminium chez un serrurier de
quartier. Ils les font percer et y ajoutent un système de visserie qui permet
de presser ces deux plaques l’une contre l’autre. Ils commencent leurs
expérimentations chez Benjamin et testent des coupons dans le four de sa
cuisinière électrique.
Un de leurs amis, diplômé aussi des mines, les met en contact avec son père
responsable d’un centre de formation pour enfants qui possède un four
pour l’apprentissage de la poterie. Là, ils peuvent chauffer leurs plaques
et leurs mélanges à des températures de plusieurs centaines de degrés.
Puis, ils récupèrent un four à céramique dans une autre association. Ils le
complètent – « l’instrumentent » comme ils disent – avec des thermomètres
et des câbles. « C’est vraiment le truc le plus artisanal que l’on a fait dans
des locaux d’Agoranov : installer un four à 1 200° qu’on pilotait à la main
sachant que l’on n’avait qu’un bouton on/off et qu’il avait une inertie
thermique folle ». L’équipement qu’ils ont construit est artisanal, il remplit
la même fonction qu’une machine qui coûte un quart de million d’euros
mais n’est pas fait pour durer. Les jeunes ingénieurs font des assemblages
à partir de différents plastiques et carbones.
« J’étale mon carbone, je frotte, je réalise des tortillons, j’essaie d’entremêler
différemment, j’ajuste les quantités et la proportion pour savoir si quand je
mets plus de plastique ça marche, qu’est-ce qui se passe quand je mets plus
de temps, une température plus élevée, quand je modifie à nouveau tous
les paramètres… Et puis, on a fait des plaques, des plaques, des plaques ».

Ils testent différents paramètres : quel doit être le temps de chauffe, à quelle
température et avec quelle pression. « C’était compliqué de trouver le bon
optimum entre les trois. On n’arrivait pas à comprendre quelles étaient les
relations entre ces variables : par exemple, si tu augmentes la température
mais que tu baisses la pression, quel est le résultat ? ». Au lieu de faire
ces essais sur le gros moule, l’équipe tente de comprendre l’impact de

141
L’entrepreneuriat en action 

chaque paramètre grâce à ses deux plaques entre lesquelles elle entremêle
les matières qu’elle a accumulées depuis la première fois où elle est allée au
Salon du composite.
Ils ont en effet pris l’habitude de récupérer auprès des fabricants un grand
nombre d’échantillons très variés. « Il faut comprendre, me dit Amaury,
que ces matières prennent des formes différentes. Certaines sont en fils,
d’autres en feuilles, d’autres en flocons… ». Ils en font des petits carrés
de deux centimètres sur deux – appelés des éprouvettes106 – et les testent
entre leurs deux plaques qu’ils font chauffer. « L’avantage, c’est que
l’observation visuelle de ces petits carrés te permet déjà de savoir si la
résine est bien mélangée avec la fibre ». En sortant les plaques du four, ils
regardent si le résultat semble intéressant ou pas. Et ils continuent à faire
des éprouvettes et des éprouvettes en faisant varier la pression avec laquelle
ils serrent les plaques, la température et de temps de chauffe. Ils réalisent
de vingt à cinquante essais par jour pour essayer de comprendre ce qui
peut fonctionner ou pas, et comment ils peuvent espérer réussir. Ils notent
tout, tels des chercheurs qui réalisent une expérience après avoir fabriqué
leur propre instrumentation et qui accumulent beaucoup d’informations.

« Tout va mal, rien ne marche. Jusqu’au test où…»

Malgré leurs efforts et les journées passées à réaliser ces essais et ces
mélanges, aucun résultat ne convient. Ils choisissent d’utiliser quelque chose
de plus rigide que les nombreux fils de carbone qu’ils ont testés jusque-là,
notamment un des échantillons qu’on leur avait proposé au tout début et
qu’ils avaient très vite écarté « parce qu’il ne nous paraissait pas terrible car
trop rigide, on s’est dit qu’on n’arriverait pas à le tordre et à le tresser ».
Ils reprennent ce carbone, l’éclatent dans un bain de plastique liquide,
ressortent le mélange et l’étalent pour qu’il ait une épaisseur constante, et
lancent le test. « Là, les plaques ont donné des résultats incroyables. Pour
la première fois, on avait un truc qui était vraiment bien ».
Ils sélectionnent les cinq ou six meilleurs échantillons obtenus et les
passent au microscope à balayage électronique pour voir s’ils sont aussi
bons qu’ils en ont l’air :

106 Les éprouvettes sont soit des petites plaques de quelques centimètres carrés, soit
des petits bouts de tube.

142
 2 - Expliseat.

« Et, c’est top. C’est la première fois qu’on a un tel résultat. On voyait au
microscope les fibres de carbone bien éclatées et dès qu’on les coupait, il y
avait toujours un peu de plastique qui était autour. Enfin un bon résultat.
Donc là on s’est dit c’est parfait et on l’a choisi. »

Je note que nous sommes loin de la situation d’épiphanie, moment


magique ou illumination, souvent racontée dans les histoires romancées
et romantiques des inventions (dont l’Eurêka d’Archimède ou la pomme
de Newton sont les archétypes). Certes, il y a une dose de chance dans
l’utilisation de cet échantillon d’abord mis sur le côté ; mais il vient dans
une longue campagne au cours de laquelle l’équipe d’Expliseat teste tout,
où elle réalise des centaines d’essais et de mélanges de tous les matériaux
qu’elle a accumulés depuis près de deux ans.
Les tests sur le moule simplifié ont pris plusieurs mois à l’équipe : trois
semaines pour concevoir la presse, pour régler la question du contrôle du
serrage des plaques et pour penser à l’équipement d’un four ; puis, encore
deux semaines pour construire cet appareillage, enfin, pendant près de
deux mois, à raison de trois jours par semaine, l’équipe réalise sa campagne
d’expérimentation d’éprouvettes et de coupons. Au total, en trois mois,
elle fait un ensemble de tests qui lui auraient pris quatre fois plus de temps
sur le gros moule. Avec un coût bien moindre et sans le risque qu’avec
la multiplication des fuites, le moule ne s’abîme définitivement et que
les dizaines de milliers d’euros qu’il a coûté soient perdues. Maintenant,
Expliseat a trouvé le carbone et le plastique qui lui conviennent. La question
qui se pose est de les mêler de façon efficiente.

La fabrication mouvementée du tube

Mais très vite un nouveau problème se pose : le plastique qu’Expliseat


a sélectionné aux termes de ces essais n’existe pas en fil. On le trouve
seulement sous forme de flocons utilisés pour l’injection, mais jamais
personne n’a essayé d’en faire un fil. C’est maintenant chez un spécialiste
du plastique que se rendent les entrepreneurs pour créer à partir de ces
flocons un fil qui pourra être tissé et mélangé avec le carbone. Avec cet
industriel, ils développent une façon de faire de l’extrusion de fil :
« comme d’habitude, au début ça a été une catastrophe, ils n’y arrivaient
pas parce qu’ils appliquaient les recettes qu’ils avaient pour des plastiques
très différents. Après un moment, on a réussi à produire un fil fin ; mais il
montrait des problèmes de stabilité dimensionnelle : il était mal étiré, avec

143
L’entrepreneuriat en action 

de temps en temps des grosses gouttes car la filière était mal réglée. Nous
avons eu tous les écueils normaux de production ».

Expliseat travaille également avec un Institut Fraunhofer en Allemagne,


spécialisé dans l’extrusion de fils. Ce centre de recherche réussit à faire
un fil avec ces fibres de plastique, ce que pour l’instant personne n’avait
réalisé avec ce plastique aux qualités adaptées aux exigences aéronautiques.
L’entreprise reçoit une première bobine qui semble convenir, puis
commande plusieurs rouleaux de ce fil qui sont alors envoyés à différents
sous-traitants, un Allemand conseillé par le Fraunhofer, des Français,
un Américain… accompagnés de rouleaux de carbone avec la consigne :
« faites-nous un assemblage de ces deux éléments ».
Pour fabriquer ses tubes, Expliseat a retenu le procédé d’une chaussette
tressée à partir de fibre de carbone et de résine. Ce choix est lié à ce qu’elle
a appris de la technique de moulage avec contre-forme et sur les fibres
longues. L’entreprise va devoir franchir plusieurs étapes – décrites ci-après
– qui chacune nécessite un partenariat spécifique : a) tout d’abord elle doit
trouver un industriel capable de réaliser le mélange résine-carbone. b) Puis
un autre pour mettre en forme le composite produit par cette technologie.
c) Puis encore un autre, un tresseur, qui dispose de technologies de tricot
ou de tressage de fibres à hautes performances et qui va tresser ces bandes
de composite pour en faire une chaussette. d) Enfin, cette chaussette est
durcie par un procédé de moulage par gonflage de vessie, dans lequel le
moule est chauffé, puis refroidi. Ces quatre étapes sont décrites ci-après.

Mêler le carbone à la résine

Depuis le début du processus, pour faire ce mélange, Expliseat rencontre


des industriels de différents pays par exemple un Danois qui fait les
châssis des Lamborghini et des Bugatti. Sa technique, classique, consiste
à prendre des fibres de carbone, à les mettre dans un très grand moule
et à faire couler du plastique tout autour. Le plastique s’insère partout,
puis on laisse refroidir l’ensemble qui alors durcit. Les industriels utilisent
cette technique d’imprégnation qui leur permet d’obtenir la forme qu’ils
souhaitent. Elle a un défaut majeur : elle prend beaucoup de temps. Le
processus dure une heure trente, parce qu’il faut du temps pour bien
injecter, pour que le mélange s’homogénéise et puis qu’il refroidisse. Elle
convient particulièrement pour les petites séries. Un autre inconvénient
de ce cycle de consolidation du matériau est qu’il réclame une très grosse

144
 2 - Expliseat.

étuve au coût très élevé. À nouveau, l’équipe fait un calcul économique,


elle conclut qu’avec ce procédé, le coût fixe de production, pour avoir
une cadence industrielle, devient beaucoup trop élevé. Impossible à
supporter pour la start-up. L’équilibre économique du projet d’Expliseat
nécessite des cadences de production beaucoup plus soutenues. Obtenir
ces cadences avec un cycle de production aussi lent réclamerait un grand
nombre de moules, ce qui, vu leur coût important, entraînerait une perte
de compétitivité.
Pour réaliser leur composite avec le carbone et le plastique mêlé comme
ils le souhaitent, les ingénieurs se tournent vers le tissage : « On a pensé
au textile, mais nous n’y connaissions absolument rien, on a cependant
été obligé de s’y mettre pour réussir à mélanger les deux en un seul ». La
méthode qui paraît être la plus simple consiste à entremêler un fil de carbone
et un fil de plastique. Là, le problème est qu’il y a autant de carbone d’un
côté que de l’autre et que ça ne se mélange pas avec les cycles de chauffe
qui sont assez courts. Une autre technique paraît plus efficace, c’est celle
du retordage. Elle consiste à enrouler autour d’un fil de carbone un fil de
plastique. Cette technique ne fonctionne que si les fils sont très fins : plus
les fils sont fins, plus l’opération est facile. Mais, l’envers de la médaille est
que plus le fil est fin, plus il coûte cher et l’équilibre économique n’est pas
tenu. La détermination des matériaux et des techniques est aussi le résultat
d’un calcul économique. L’équipe multiplie les rencontres, les visites107 et
les tests avec des entreprises qui tentent de mêler fils de carbone et de
plastique, mais aucun résultat ne convient.

107 Au centre de la France, perdue dans les montagnes, elle trouve une société qui fait
de l’assemblage de fils pour réaliser des composites : « quand on voyait ses machines,
c’était Balzac, un alignement de trucs complètement rouillés avec des sortes de grandes
roues qui tournent. Un fil qui passe au milieu de la machine avec une bobine qui tourne
autour et puis la bobine enroule et ça se met sur une bobine derrière. Cette machine
servait à faire du fil de costume, l’industriel a modifié les paramètres pour mettre du
carbone ». Elle en contacte une autre en Allemagne qui utilise le même type de machine à
tisser. L’entreprise française produit un résultat « qui n’était pas mal », mais le principe de
mettre du plastique autour du carbone ne suffit pas, ça ne marche pas. Les tests montrent
que ce n’est pas assez stable. La société allemande utilise une technique plus sophistiquée
avec du soufflage d’air pour séparer les fils de carbone et les mêler aux fils de plastique.
Ensuite, elle tire le tout pour que ça s’entremêle mais le résultat n’est pas plus stable.
Une autre société française qui utilise une technologie avec une pression d’air contrôlée
variable échoue également. Tous les coupons obtenus sont testés dans le moule artisanal
de l’entreprise : si à chaque essai, l’équipe constate une progression, celle-ci n’est pas suf-
fisante. « On est loin du compte ».

145
L’entrepreneuriat en action 

Couper le composite produit par cette technologie

Rien n’est simple, un autre problème se pose à cette étape. Le fabricant


de matière peut tailler les bandes qu’il produit mais ce qu’il propose ne
répond pas au besoin d’Expliseat qui doit trouver un autre sous-traitant.
Comme c’est le cas depuis le début, l’entreprise doit reconstruire toute
une chaîne industrielle pour réaliser son innovation. « Au début, on a voulu
utiliser celles qui existaient mais elles étaient le résultat d’une histoire, avec
des acteurs qui avaient peu innové, et dont les processus ne s’accordent
pas avec les contraintes d’une start-up ». Dans le monde des avionneurs, les
industriels proposant de gros volumes de composite sont nombreux. Mais
ceux produisant des volumes importants avec des dimensions spécifiques,
sur-mesure, ne semblent pas exister.
Comme à son habitude, l’équipe se dit que si ça n’existe pas, il faut trouver
un entrepreneur dans un autre secteur, qui fait quelque chose de proche
qu’elle adaptera. Ils trouvent des industriels spécialisés dans le papier qui
pourraient réaliser cette opération : « les processus sont similaires et utilisent
les mêmes outils ». « On a cherché un peu en France même en Europe
mais nous n’avons pas trouvé ». Comme depuis le début de l’aventure,
l’équipe cherche sur Internet, mobilise son réseau, se rend dans les salons
professionnels, demande des contacts aux industriels qu’elle connaît. Cela
lui permet de repérer, aux États-Unis, une entreprise spécialisée dans le
papier pour des produits de la grande consommation qui peut réaliser
l’opération dont la start-up a besoin. Elle part la rencontrer dans son usine
qui dispose d’outils de pointe capables de réaliser « 100 000 pièces à la
fois ».

Un tresseur pour faire de ces bandes de composite une chaussette

C’est aussi aux États-Unis en 2013 en visitant plusieurs sociétés qui ont
mis au point des technologies qui permettent de mélanger le carbone et
la résine que Benjamin et Amaury rencontrent une entreprise spécialiste
des fibres et matériaux composites. Elle leur a été recommandée par le
fabricant de moules. Elle dispose d’une technologie sophistiquée et
intéressante. Expliseat lui propose d’essayer de produire la qualité de tresse
qu’elle recherche.
L’équipe d’Expliseat a presque réuni toute la chaîne de production, des
fabricants de matière jusqu’au tresseur qui fait des tubes. Elle en est à la

146
 2 - Expliseat.

dernière étape : comment tresse-t-on ? Ses membres multiplient les calculs


théoriques : quels doivent être les angles des tresses ? Quelles épaisseurs ?
Les premiers essais ne correspondent pas à ce qu’ils recherchent. Comment
obtenir une bonne résistance dans toutes les directions.
Après plusieurs constructions différentes (les fils placés dans différents
angles, dans l’axe du tube ou pas, etc.) une première chaussette est produite.
« Elle était bien, mais dès qu’on essayait de la tordre, PAN ! toutes les fibres
qui se mettaient en vrac et ça ne marchait pas. Puis on arrive à comprendre
que pour les tubes droits, énormément de compression est nécessaire, tout
doit être dans l’axe ; si on veut les tubes courbes on peut faire que du plus
ou moins 45°, et là on a un beau tube qui épouse bien la courbure et qui a
d’énormes performances, très bonnes en flexion, très bonnes en torsion…
voici ce qu’a permis tout ce jeu d’essais-erreurs » (Vincent).

Le tresseur propose une préforme tressée qui intègre la géométrie de la


pièce et les exigences mécaniques définies par Expliseat. Le résultat qu’il
produit est bien meilleur que ceux proposés par d’autres entreprises. Non
seulement son processus répond aux performances techniques demandées
mais il permet également une répétabilité et un débit rapide qui assureront
l’équilibre économique au procédé.

Le mouliste, la chaussette et le gonflage de vessie

En parallèle à tout cela, Expliseat doit régler la question du mouliste


qui fabriquera en série les tubes de la structure du siège en mettant les
chaussettes tressées dans ses moules. Les relations entre l’entreprise du
Grand Ouest et HTP se sont tendues. La seconde qui a mis au point la
technologie reproche à la première les fuites du moule, celle-ci lui rétorque
que c’est son système qui n’est pas au point. « Et nous on était entre les
deux et on ne comprenait pas très bien. Mais on constate test après test
que ça ne marche toujours pas ». Les entrepreneurs prennent la décision
de changer de partenaire, et de remplacer l’entreprise du Grand Ouest
par une autre capable de régler le problème. HTP leur recommande une
société spécialiste elle aussi de plasturgie.
Après l’avoir rencontrée, les entrepreneurs décident de travailler avec elle.
Mais auparavant, ils doivent mettre fin à la collaboration avec l’entreprise
qui tente de produire les tubes. Expliseat annonce à son partenaire l’arrêt
de leur collaboration plusieurs mois avant de signer avec le nouveau.

147
L’entrepreneuriat en action 

« C’était un acte courageux, car c’est une très grosse entreprise, puissante et
ils ne s’attendaient pas à ce qu’un petit comme nous leur dise : on arrête le
projet. Ils n’étaient vraiment pas contents. Mais c’est sans doute le meilleur
choix que l’on ait fait » (Amaury). Pendant cette période, la société est seule
pour la fabrication industrielle des tubes tests. Elle récupère son moule, qui
est rapatrié dans le petit centre d’essais de HTP. C’est là que l’entreprise
forte de ses avancées de ces derniers mois produit, à la fin de l’année
2013, quelques tubes avec le carbone et la résine qu’elle a sélectionnés. Des
exemplaires sont envoyés à la grande compétition annuelle de matériaux
composites lors de la JEC World, le premier salon des composites au
monde qui accueille tous les ans plus de 1200 entreprises du secteur.

Du JEC Award au titane

Au début de l’année 2014, Expliseat gagne le JEC Europe Innovation Awards


qui récompense des entreprises pour leurs innovations dans le domaine des
composites. Elle remporte le prix dans la catégorie Aircraft interiors grâce
aux performances du Titanium Seat108, alors que ce prix est généralement
décerné à de grandes entreprises. Le JEC Award est attribué conjointement
à Expliseat et à ses partenaires : ses fournisseurs de résine thermoplastique
et de fibre de carbone, son tresseur et HTP. Le tube en composite envoyé
aux organisateurs du concours a été réalisé avec les bonnes matières dans
le moule chez HTP avant que n’intervienne le second mouliste. Lorsqu’il
est obtenu en 2014, la photo qui circule dans le dossier de presse est celle
d’une maquette du siège avec sa structure tubulaire. L’équipe mettra encore
un an avant de disposer du siège complet en composite et titane.

108 « Quelques jours seulement après la signature de son premier contrat avec la
compagnie Air Méditerranée, la start-up Expliseat vient de recevoir le prix JEC Europe
Innovation pour son siège d’avion le plus léger au monde : le Titanium Seat. Une
récompense méritée et qui lui a été attribuée grâce à son intérêt technique (en composite,
le siège ne pèse que 4kg), ses partenariats industriels (la start-up fait appel à des sous-
traitants de l’automobile et de l’aéronautique principalement basés en France), son impact
financier (les sièges permettent d’économiser 320 000 dollars par an sur un avion) et
enfin son impact écologique (un allégement de 1000 tonnes de CO2) » Expliseat remporte le
JEC Europe Innovation Award, t.o.m.,14/0/2014,
http://www.tom.travel/2014/03/14/expliseat-remporte-le-le-jec-europe-innovation-award/

148
 2 - Expliseat.

L’accord est signé avec le nouveau mouliste

La nouvelle entreprise de production du tube annonce qu’elle comprend


parfaitement le problème que rencontre Expliseat et qu’elle est capable de le
régler. L’équipe d’Expliseat lui présente ses résultats, ses essais, ses retours
d’expérience, et ses difficultés lors du démarrage de l’industrialisation.
Avec ce nouveau partenaire, la notion d’optimisation du temps de cycle
prend une autre dimension.
« Avec le précédent, on arrivait à faire une pièce en quelques minutes et
cela le contentait. Le nouveau calcule l’optimisation à la seconde. Pour
nous c’était une révolution. Ça nous a plu, cette idée de vouloir optimiser
le cycle à la seconde plutôt qu’à la minute ».

La prise en compte de l’impact économique de ses choix est une volonté


constante de l’équipe.
À partir de l’expérience et des spécifications d’Expliseat, cette société
développe les moules utilisés pour la première commande, celle d’Air
Méditerranée. Alors que le moule-prototype permettait de produire des
tubes-tests coudés (qui ressemblaient à un club de golf), la production de
la structure complète nécessite trois types de moules : un pour des tubes
droits, un autre pour les tubes du dossier avec un creux au niveau des
lombaires et un troisième qui a la forme d’une demi-arche pour le haut
du dossier (les deux demi-arches assemblées formant le haut du dossier).
Expliseat définit un cahier des charges qui spécifie quel plastique et quel
carbone doivent être utilisés et sous quelle forme : une tresse dont des fibres
s’entrecroisent avec des angles précis. Dans la négociation, le fabricant de
tubes veut commander lui-même directement la résine et le carbone à ses
propres fournisseurs : « je fais du composite depuis très longtemps, j’ai des
gros volumes de commandes, si c’est moi qui l’achète c’est plus simple et
j’aurai un bon prix ».
Cela ne convient pas à Expliseat qui veut garder la maîtrise de toute sa
chaine d’approvisionnement. Benjamin explique :
« Là, ça a été très chaud, parce qu’ils voient ça comme leur marge, parce
que si on connaît le prix du produit qu’ils achètent et le prix auquel ils nous
le vendent, on connaît exactement leur marge, ça ne leur plaît pas du tout.
Ils ont un savoir-faire sur tout ça et ne sont pas du tout prêts à en lâcher le
contrôle. On leur a dit : “écoutez, nous sommes le client, si vous n’êtes pas
d’accord, c’est pareil.” La négociation est très dure. »

149
L’entrepreneuriat en action 

Les jeunes ingénieurs sont face à des industriels aguerris :


« C’est la négociation dans l’arrière-salle, il fait hyper chaud – ils ont
volontairement coupé la clim –, il est tard et ils ne lâchent pas l’affaire. Ils
sont très agressifs en disant : “on arrête le projet, on va vous planter, si vous
ne faites pas ça, vous êtes foutus ! De toutes les façons, vous ne pourrez
pas vous passer de nous”. Ça a été vraiment très chaud ». (Benjamin).

L’équipe d’Expliseat – qui au début de l’aventure n’était pas préparée à


ce type d’exercice – a maintenant accumulé quelques années d’expérience
de négociations sur le terrain avec des industriels, dont certaines ont été
très tendues. Les entrepreneurs ont appris sur le tas. Avant chacune des
réunions difficiles, ils prennent conseil et se préparent avec Christian
Streiff qui a une longue pratique de la négociation. Il nous disait : « il ne
faut pas se démonter, il faut résister ». Vincent confesse « ne pas être très
bon pour ce type d’exercice » mais que « Benjamin est très vite devenu très
performant ». Ils tiennent bon et obtiennent ce qu’ils veulent.
« Eux voulaient acheter les matériaux. Ils disaient on a des prix, c’est nous
qui achetons les matières. Comme pour la fabrication, qu’ils optimisent
à la seconde, pour les matières ils optimisent, non pas au centime, mais
au dixième de centime. C’était un changement de mentalité après notre
précédente expérience ».

L’équipe rencontre les fournisseurs de cette entreprise, les fournisseurs


de ses fournisseurs, pour comprendre comment créer elle-même toute la
chaîne d’approvisionnement.
Après cette dure négociation, Expliseat est particulièrement satisfaite
du partenariat avec cette grande entreprise du secteur de l’automobile.
Pendant des mois, Benjamin se demande pourquoi elle a accepté de
travailler avec une si petite et si jeune société que la sienne ? Plus tard, il
avance une explication :
« C’était en pleine crise automobile et ils cherchaient à se diversifier et
commençaient à regarder la technologie de HTP. Le fait que nous avions
déjà pendant un an essuyé les plâtres sur cette technologie les intéressait.
Le partenariat avec nous c’était aussi pour apprendre ».

Produire les tubes est le métier de cette entreprise. Elle est chef de projet sur
le moule dont elle sous-traite l’usinage à un prestataire extérieur. La volonté
d’Expliseat de garder la maîtrise de la chaîne d’approvisionnement en
amont de ce producteur « est sans doute le meilleur choix que l’on ait fait,
parce qu’il y a eu plusieurs fois des renégociations de prix, s’ils avaient eu

150
 2 - Expliseat.

la supply chain (la chaîne logistique) en main, ils nous auraient beaucoup
plus tenus ».
Le moule est composé de deux parties, une mâle et une femelle, chacune
ayant la forme d’un demi-cylindre. Le composite qui est livré sous la forme
d’un tuyau d’arrosage tressé (une chaussette), c’est une préforme. Il est posé
dans la partie basse du moule, qui est recouverte par la partie haute. Une
pièce sous pression (comme une baudruche) est introduite à l’intérieur du
tube pour qu’il soit bien plaqué contre les parois du moule. L’ensemble
est chauffé et ensuite refroidi. Une fois que le cycle montée-descente en
température est réalisé, le moule est ouvert, le tube récupéré, il a sa forme
définitive et toutes ses qualités, et on recommence l’opération. Cette
technique est dite du Blader Inflation Molding (moulage par gonflement de la
vessie). Appliquer une pression homogène sur une pièce creuse est un défi
technique, c’est la grande difficulté de ce procédé. L’équipe d’Expliseat
mène les calculs de gestion de la pression ; elle rencontre de nombreux
problèmes, notamment pour les angles. À force d’essais-erreurs, ils sont
surmontés. « Les tubes produits ont maintenant une répétabilité supérieure
à 99,95 %. C’était incroyable ».

Le titane

Les simulations que Vincent réalise en parallèle sur ordinateur signalent


qu’un siège tout en composite passera tous les tests nécessaires à la
certification, sauf un, celui dit de la déformation pré-crash (qui est détaillé plus
loin, dans la partie consacrée à la certification). Ses calculs montrent qu’il
est inutile d’aller avec un tel siège jusqu’aux essais physiques : « Quand on
réinjecte les caractérisations mécaniques du siège tout en composite dans
les modèles de simulation, on se rend compte que, si l’on ne met que du
composite, le siège ne survivra jamais à ce test » (qui consiste à le déformer
latéralement de 10° en le projetant sur un mur à 50 km/h).
À l’époque où elle n’a pas encore défini le composite qui sera utilisé,
l’équipe comprend que pour passer ce test spécifique, indispensable à la
certification, elle devra relier ses tubes par des nœuds métalliques. Elle
fait le tour de tous les métaux possibles et conclut que le titane semble
être celui qui a le meilleur ratio densité-tenue mécanique, il permet d’avoir
des pièces très robustes et très légères. Là encore, les personnes à qui
elle en parle lui disent : « Non, le titane ça ne marchera pas ! Personne
ne l’a utilisé car d’une part, ça coûte trop cher et d’autre part, ce n’est

151
L’entrepreneuriat en action 

pas facile de s’en procurer ». L’équipe cherche à rencontrer quelqu’un qui


sera capable de tout lui apprendre sur le titane et de la faire entrer dans
ce domaine. Un ami d’ami de Jean-Charles avance alors le nom de Gilles
Duval. Ce dernier après un diplôme d’ingénieur de l’ESTP, combiné à un
Master of Science à UCLA, travaille dans la filiale d’une grande entreprise,
qui réalise des produits semi-finis en titane pour l’industrie aéronautique.
Il est notamment en charge des relations avec un fournisseur de titane au
Kazakhstan.
C’est le coup de chance qu’Expliseat ne laisse pas passer : Gilles est recruté
en mai 2012 (« avec la volonté de lui donner des responsabilités beaucoup
plus larges que cette question du titane »). C’est le premier employé de
l’entreprise. Gilles explique à l’équipe comment acheter du titane bon
marché : le titane s’achète normalement sous forme de barres hyper
pures qui sortent des mines. Ces barres sont mises en forme pour faire
par exemple des pales pour hélices, des aubes pour turbines, des pièces
d’avion… Ce titane-là est extrêmement cher. Mais une fois la forme taillée,
il reste des chutes. Ces résidus ne valent rien parce que personne ne les
utilise. Une fois remis en forme ils sont de même qualité que la barre.
Grâce à Gilles, Expliseat bâtit une chaîne d’approvisionnement fiable tant
pour la qualité que pour les délais de livraison, et à des prix raisonnables.
Il trouve les partenaires pour mettre en forme ce titane récupéré. L’équipe
parcourt la planète et rencontre trois ou quatre industriels avant d’en
sélectionner un. Expliseat donne ses consignes et lui fait réaliser des
pièces tests. Plusieurs allers et retours et modifications de paramètres
sont nécessaires jusqu’à ce que la pièce convienne. Une fois cette dernière
stabilisée, Expliseat fait produire plusieurs moules (de 20 cm sur 20 cm,
donc bien plus petits que pour le composite) et le producteur peut produire
en série, différentes références de pièces.
« Le titane, c’est un gap technologique. C’est un processus industriel
extrêmement technique, difficile à maîtriser que nous avons réussi ! »
(Benjamin). Gilles a joué un rôle majeur dans ce domaine : « La gamme de
procédés de fabrication de pièces en titane est très large, heureusement qu’il
avait trois ans d’expérience sur le titane parce que ça aurait été compliqué
sans lui » (Amaury). « Tout cela c’est vraiment un coup de chance, parce
qu’on aurait été incapable de le faire sans Gilles » (Vincent). Gilles restera
quatre ans chez Expliseat où il sera notamment en charge de la supply chain,
et du pilotage du réseau des fournisseurs en Europe, aux États-Unis et en
Asie.

152
 2 - Expliseat.

Conclusion

Cette description avait pour objectif de montrer dans le détail et en acte,


la manière dont les créateurs d’Expliseat ont inventé le matériau dont
ils avaient besoin et ont trouvé le procédé de fabrication de la structure
de leur siège. Leurs choix techniques ne sont jamais neutres, ils ont
notamment des effets économiques. Leur parcours, long et sinueux, a
montré la quantité de travail et la capacité d’apprentissage qu’ils doivent
mobiliser pour réussir, mais aussi le rôle crucial des partenariats industriels
et, parmi les multiples choix qu’ils opèrent, celui toujours difficile de faire
ou de faire faire.

Capacité de travail et d’apprentissage

Les entrepreneurs doivent mobiliser une forte dose de ténacité et de


volonté pour ne pas se décourager et surmonter les multiples écueils et
échecs qu’ils rencontrent. Pour résoudre les problèmes les uns après les
autres, ils ne comptent pas les jours, les semaines ou les mois de travail.
Leur esprit d’analyse les pousse à décomposer ces problèmes en sous-
problèmes, puis à essayer, à tester ou à expérimenter. À ce jeu d’essais-
erreurs, leur capacité d’apprentissage est cruciale : tout le long de ce
processus, ils apprennent sur tous les plans : techniques, économiques,
managériaux, organisationnels, de négociation… Autant d’éléments qui
leur seront utiles lors des étapes suivantes.

Partenariats industriels

Au cours de cette description détaillée des choix tant techniques que de


partenaires ou de sous-traitants, on découvre que l’histoire d’Expliseat est
aussi une histoire de partenariats industriels. « On a vendu un truc avec
aucune usine chez nous. On dépendait entièrement de partenaires extérieurs
pour faire le job. On a pris à notre charge de faire l’intermédiation, et au
départ ce n’était pas gagné ». Dans l’entrepreneuriat technologiquement
innovant, ces partenariats sont souvent cruciaux. Un projet comme
celui d’Expliseat dépend d’un grand nombre de partenaires ou d’acteurs
extérieurs que l’entreprise doit rallier à sa cause, notamment pour la chaîne
industrielle. Sans partenaires, l’équipe ne peut avancer.

153
L’entrepreneuriat en action 

J’ai voulu montrer toutes les difficultés qu’ont eues les créateurs de
l’entreprise non seulement à trouver des sous-traitants ou des partenaires
mais aussi à les choisir et à les convaincre de les suivre. Vincent me dit :
« Identifier les PME c’est compliqué, mais chercher des PME industrielles
plus encore car elles ne sont pas facilement visibles sur Internet et ne
fonctionnent que par réseau. Toutes celles que l’on a trouvées, ça a été par
le bouche-à-oreille de patrons qui avaient déjà bossés avec elles »109.

Pour chacune des opérations de réalisation de son siège Expliseat a besoin


d’un partenaire.
« Ceux que l’on cherchait pour l’extrusion sont des gens qui font de
l’automobile, c’est-à-dire de la grande série, ils ont l’habitude d’avoir de
gros contrats et des coûts fixes importants. Quand on a un petit projet, le
modèle économique n’est pas clair pour eux, c’est compliqué. Nous avons
passé beaucoup de temps à expliquer qui on était et que nous pouvions les
payer pour éliminer leurs réticences ».

Faire ou faire faire ?

Enfin, tout au long du processus décrit, j’ai voulu souligner que l’équilibre
entre faire et faire faire est difficile à trouver. Le trio doit-il faire en
interne ou sous-traiter ? Il s’est souvent posé la question. Dans l’histoire
du composite, il fait les deux. À certains moments, « nous avons pensé
que l’on y arriverait mieux que les autres et nous avons tout fait seuls ».
À d’autres, il se dit : « certains sauront forcément mieux faire que nous,
laissons-les faire ». La sous-traitance est souvent recommandée comme
la solution la plus facile dans cette phase de création d’entreprise. Pour
Amaury, un équilibre subtil doit être trouvé en fonction de la situation :
« On a fait les deux erreurs. Si tu fais tout, tout seul, tu perds du temps et
les années d’expériences des autres, tu refais les mêmes erreurs qu’eux. Si
tu sous-traites tout à l’extérieur, il y a un moment où tu es trop dépendant.
Et là, il faut reprendre la main et faire les choses chez toi. Souvent, nous
n’avons pas sous-traité parce que ça coûtait trop cher, et en définitive, ça
a été un bon choix ».

Pendant ce parcours qui retrace la conception et la réalisation de la structure


du siège d’Expliseat, la simulation numérique est apparue plusieurs fois.

109 Cf. point développé dans la conclusion sur la « force des liens faibles » de Mark
Granovetter.

154
 2 - Expliseat.

Elle est utilisée tant pour la conception de la structure du siège, que pour
sa certification. La frontière entre ces deux activités étant souvent ténue, je
les regroupe dans la partie qui suit.

Conception et certification numériques


Le siège a été conçu et testé sur ordinateur. Cette troisième partie met
l’accent sur les activités de conception et de certification numériques
menées par les entrepreneurs.
La partie précédente a rappelé combien un siège d’avion est un objet,
un produit du « monde réel », fait de plastique, de carbone, de titane, de
tubes… mobilisant machines et usines pour sa production. Le principal
objectif de celle-ci est d’expliquer que sans la conception numérique et
sans les tests virtuels, ni le siège, ni l’entreprise n’existeraient. J’ai jusqu’ici
tenté de montrer comment les entrepreneurs ont intégré très tôt dans leur
démarche les contraintes techniques, économiques ou de production. Un
objectif de cette troisième partie est d’indiquer qu’une autre contrainte
a été prise en compte dès le début : celle liée à la réglementation et à la
certification. Enfin, comme pour les activités décrites précédemment, cette
partie souligne que les partenariats sont là aussi essentiels à l’avancement
du projet d’une start-up aux moyens limités.
Les sièges d’Expliseat ont été conçus sur ordinateur. L’équipe a réalisé très
peu de prototypes réels, même pour passer les tests de certification.
« Aujourd’hui, sur un ordinateur un bachelier S peut concevoir des objets
mécaniques et les dimensionner ; les logiciels fonctionnent très bien même
s’ils sont complexes et on peut faire des trucs incroyables. La preuve est
là. On a fait un siège avec de nouveaux matériaux, de nouveaux processus,
qui passent les tests, un siège qui, à confort équivalent, est trois fois plus
léger. Les sièges de 8 kg d’aujourd’hui sont simplement ceux de 12 kg
auxquels on a retiré 4 kg de mousse. Notre siège nous l’avons fait avec un
logiciel de simulation numérique et Wikipédia où il y a une documentation
scientifique et des articles géniaux – alors que je n’avais pas de bonnes notes
en cours de matériaux aux Mines. Mais ainsi équipé, on peut rapidement
concevoir une pièce et la tester ! » (Benjamin).

Dès l’origine, elle fait le choix de développer son siège en utilisant le plus
possible la simulation numérique, domaine dans lequel elle acquiert une
forte expertise (« On simulait jour et nuit dans notre petit bureau »). Elle

155
L’entrepreneuriat en action 

comprend vite que le développement de prototypes de sièges totalement


virtuels permet des modifications rapides et un grand nombre d’itérations,
sans avoir à réaliser à chaque fois de coûteux prototypes physiques. Dès
le début du projet, pour définir la forme du siège, Benjamin et Vincent
travaillent d’arrache-pied, le soir, dans les salles informatiques de l’École
des mines, sur les logiciels de conception 3D mis à disposition des élèves.

La question de la certification

Dès leurs premières rencontres avec des acteurs du secteur, en 2010,


nombreux sont ceux qui soutiennent qu’ils n’arriveront pas ou qu’ils
auront beaucoup de difficultés à obtenir la certification qui permettra « si
leur siège existe un jour », qu’il soit installé dans un avion. Cette question
de la certification les préoccupe et ils la prennent en compte très tôt dans
leur démarche. Concevoir, développer et produire un siège ne servira à
rien s’il n’est pas agréé par une agence de sécurité aérienne, car aucune
compagnie ne peut installer et a fortiori acheter un siège non certifié.
Les créateurs d’Expliseat ont compris que la certification est cruciale mais
aussi particulièrement difficile à obtenir dans le domaine de l’aéronautique.
Sous la pression de nombreux experts « qui nous faisaient peur avec ça », ils
décident d’externaliser cette activité et font appel à un cabinet de conseil
en certification.
« Ça a été un désastre parce qu’en fait, ce cabinet devait être bien pour
une entreprise structurée qui va lentement. Mais nous, nous n’étions pas
structurés et on allait vite : on voulait commencer à certifier le produit
avant même de l’avoir défini. On avait l’impression de faire le travail, de
tout leur expliquer et on s’est demandé à quoi ça sert qu’on les paie. Bref,
on a annulé le contrat et on a fait nous-mêmes. Finalement ça n’a pas trop
mal marché ».

C’est à l’été 2012, que l’équipe décide de réintégrer dans l’entreprise


tout ce qui concerne la certification. « C’était une décision difficile mais
stratégique ». Vincent se plonge dans le sujet. « Il reprend tout et fait un
travail extraordinaire » (Benjamin). L’entreprise a commencé ce parcours
de certification quand, pour produire ses tubes, elle s’intéressait à la
technique de l’extrusion, et elle l’aborde maintenant avec des tubes tressés
à fibres longues qui n’ont plus rien à voir avec leur point de départ.

156
 2 - Expliseat.

Contexte et premiers contacts avec l’autorité de certification

Les responsables de la certification à l’Agence européenne de la Sécurité


Aérienne (AESA), qui sont des spécialistes ou des ingénieurs de
l’aéronautique, n’ont jamais vu ni un siège en composite, ni des structures
tubulaires à l’intérieur d’une cabine. Ils ne disposent donc pas d’une
procédure spécifique pour mener le processus de certification de tels
sièges.
« Ils sont persuadés que le composite n’est pas un matériau pertinent pour
un siège. Pour eux, un siège c’est en aluminium. Lorsque nous sommes allés
pour la première fois, avec notre premier tube en composite, rencontrer
l’Autorité européenne de la Sécurité Aérienne (EASA), le ciel nous est
tombé sur la tête ! Ils nous ont dit : “mais c’est du composite ! Est-ce que
vous pouvez nous garantir que ça résistera aux variations de température
et d’humidité, aux champignons, aux tempêtes de sable, à l’exposition au
chaud, aux acides, aux détergents, aux chocs répétés… ? ” Ils nous ont
même fait le coup du choc oiseau : “si jamais un oiseau percute le tube
à 800 km/heure : qu’est-ce qui se passe ?”. Dès la première rencontre,
ils nous disent : “Non, inutile d’essayer de tester votre siège car toutes
les contraintes que l’on va vous imposer vont le rendre plus lourd que
n’importe quel siège en aluminium existant” ».

L’équipe d’Expliseat propose une structure dans un matériau que ces


experts ne maitrisent pas. « Ils ne se sont jamais posés la question : qu’est-
ce qui se passe si un siège n’est pas métallique ? Ils ne pensaient pas qu’on
puisse faire des sièges autrement ».
Les entrepreneurs doivent répondre à leurs inquiétudes : « c’est quelque
chose que nous ne connaissons pas, donc il faut que nous soyons sûrs que
dans tous les cas qui peuvent se présenter dans un avion, ça tiendra », leur
dit-on. Voilà pourquoi l’Agence leur demande un grand nombre de tests
supplémentaires. Elle a déjà fait passer des tests à des matériaux composites
qui sont utilisés pour le fuselage ou la carlingue. Elle applique ces mêmes
tests au tube et au siège d’Expliseat, cela au grand dam de ses créateurs
qui tentent d’expliquer que les contraintes que subissent le fuselage ou la
carlingue ne sont pas les mêmes que celles des sièges. « La question, que se
passe-t-il si un moteur se détache et vient taper la carlingue ? n’a pas sens
appliquée aux sièges ». À Cologne, l’AESA essaie pourtant d’appliquer au
siège ce type de critères de sécurité.
« Dans un premier temps, nous sommes partis en disant qu’ils n’ont pas
le droit de faire ça, qu’on va appeler leur chef, que c’est scandaleux ! Et

157
L’entrepreneuriat en action 

puis, on nous a expliqué que ça ne marchait pas comme ça… Il a fallu que
l’on se forme pour comprendre. Cela ressemble à de la négociation de
marchand de tapis, mais l’expert qui signe à la fin engage sa responsabilité.
On peut le comprendre » (Vincent).

L’étape suivante est celle des tests, non pas du siège, mais des pièces en
composite. Il s’agit de la méthode des blocs de construction (building
blocks) qui consiste à caractériser un échantillon normalisé, puis une pièce
mise en forme, puis un assemblage avant, enfin, de certifier le système
entier. « Ces tests ont été conçus pour les parties de l’avion construites en
composite comme des éléments du fuselage ou des ailes. Mais ce sont les
seuls tests dont disposent ceux qui doivent certifier nos sièges ». Expliseat
produit des tubes en vue de la certification. Les certificateurs veulent par
exemple mesurer leur sensibilité aux chocs : « que se passe-t-il si un chariot
transpalette d’une tonne et demie est lancé sur le siège ».
« De la même façon, on nous posait la question de la réaction du composite
à une tempête de sable ? “Ces questions ont du sens pour le fuselage ou les
ailes, mais pas pour des sièges”, disions-nous à nos interlocuteurs ».

Vincent, qui est en charge de ce dossier, déploie de grandes capacités


de conviction pour faire admettre aux certificateurs que les sièges en
composite ne sont pas plus exposés à ce type d’accident que des sièges en
aluminium qui eux n’ont pas été soumis à ces tests.
« Je suis souvent allé à Cologne, nous avons aussi rempli énormément de
paperasse et eu de multiples échanges avec les experts de la certification.
Nous avons réussi à les convaincre que notre processus est robuste. Ils
nous ont sorti de nombreuses normes, et ça a vraiment été un travail
juridique de voir si c’était vraiment impératif de satisfaire à toutes leurs
demandes. Formellement non, mais en pratique, il faut le faire sinon ils
peuvent ne pas signer l’autorisation ».

Au début, les créateurs jouent une carte très légaliste : « si ce n’est pas
demandé par les textes, on ne répond pas à la question », mais plane la
menace que l’autorité ne signe pas. Peu à peu, le trio comprend qu’il ne faut
pas répondre à la question posée, mais qu’il faut répondre à l’interrogation
qui est derrière la question.
« Nous disions aux examinateurs : “pour ce point-là, nous comprenons
votre question” et tout le jeu, était de dire “on ne va pas faire le test
parce que par équivalence cela a déjà été fait ici et là”. C’étaient des cas
invraisemblables (comme le choc d’un oiseau sur la structure tubulaire) et
nous devions prouver que le cas était invraisemblable ».

158
 2 - Expliseat.

En juin 2013, l’Agence européenne de la Sécurité Aérienne (AESA)


accorde à Expliseat cette première certification : l’AP-DOA « Alternative
Procedure to Design Organization Approval ». L’entreprise est enregistrée
comme organisme de conception pour l’aviation. Expliseat réussit à
obtenir ce premier degré de certification qui lui donne le droit de présenter
un siège aux tests. Il s’agit là de montrer que l’entreprise dispose d’un
système qualité, que quand elle fait un test, c’est avec un laboratoire
agréé, que les comptes rendus des tests sont fidèles, qu’elle dispose d’un
archivage de données, d’un système de numérotation qui garantit qu’elle
sait exactement ce qui est fait.

Le test de déformation pré-crash et l’intégration du titane dans la structure

Un des tests que doit passer le siège aura des répercussions fortes non
seulement sur sa structure mais sur toute l’entreprise. C’est le test de
déformation pré-crash qui consiste à déformer le siège latéralement de dix
degrés à gauche et vers le bas et à le projeter sur un mur à 50 km/h. Il doit
permettre de vérifier que le siège résiste à un crash qui se déroule après
une première déformation du sol, c’est-à-dire qu’il ne blesse pas ou ne tue
pas un passager en se décrochant ou se cassant. Vincent me dit :
« Je n’ai jamais compris pourquoi ce test existait. Il y aurait eu un jour un
accident où un avion tombe sur une plage et glisse ensuite jusqu’à percuter
un rocher. Dans ce cas, le sol de l’avion bouge. On teste donc la résistance
d’un siège sur cent mètres. Cela a peu de sens, car si ça se produisait,
l’avion serait désossé bien avant cent mètres. On fait là subir au siège
d’avion de ligne des contraintes qui peuvent se produire pour les sièges de
petits avions de chasse. Et personne ne se demande pourquoi on fait ce
test-là et s’il a encore un sens aujourd’hui ».

Mais Expliseat n’a pas le choix, son siège doit réussir ce test spécifique.
Mais alors que sa structure totalement en composite passe tous les autres
tests sans difficulté, la simulation démontre qu’elle ne résiste pas à celui-là.
Le siège totalement en composite n’obtiendra donc jamais le certificat ;
l’équipe doit retourner à son travail de conception. La solution qu’elle
trouve est de réaliser certaines parties de la structure – les pièces d’angles
d’assemblage des tubes – en métal. C’est le titane qui est choisi (la partie
précédente résume le travail de développement expérimental mené par
l’équipe sur ce point).

159
L’entrepreneuriat en action 

Le siège en titane et composite passe avec succès les tests faits pour les
sièges à structure métallique. En 2014, l’Autorité européenne de la Sécurité
Aérienne a donné aux sièges d’Expliseat l’ensemble des certifications
nécessaires pour qu’ils puissent être installés sur les avions moyen-
courriers.

Simulation numérique et partenariats

En 2011, quelques mois après le démarrage de leur projet, celui-ci devenant


plus compliqué, les créateurs ont besoin d’avoir accès à un logiciel de
conception plus sophistiqué que celui disponible à l’École des mines. Cela
non seulement pour développer le siège, mais aussi pour intégrer très tôt la
question des tests de certification. Comment, dans des secteurs différents,
les industriels conçoivent-ils leurs produits sur ordinateur ? Pour répondre
à cette question, le trio s’intéresse au secteur de l’automobile. Là, des
constructeurs non seulement développent leur siège de façon totalement
numérique mais utilisent des logiciels qui permettent également une
pré-certification virtuelle du siège avant le test du siège physique. Ainsi
Volkswagen passe les crash tests (ceux où des mannequins sont assis sur
les sièges d’une voiture qui fonce à grande vitesse dans un mur) de façon
totalement numérique.

Le partenariat avec ESI Group

L’équipe contacte des sociétés qui développent ces logiciels en leur


demandant s’il est possible de les utiliser, non pas pour concevoir un siège de
voiture, mais un siège d’avion (le marché du premier est considérablement
plus large que celui du second). Comme beaucoup de prestataires qu’ils
iront voir pendant leurs aventures, on leur répond : « non, ça ne peut pas
marcher ! ». Mais à force de ténacité, ils réussissent à convaincre une société
« que peut-être le siège et le test automobiles ne sont pas si éloignés que le
siège d’avion et le test aéronautique » et qu’Expliseat pourrait être le bêta
testeur de leur solution pour l’aviation. C’est ainsi que la start-up signe
un accord de partenariat avec ESI group110, une entreprise de logiciels
et de services de prototypage virtuel. Cet accord lui permet d’utiliser le

110 ESI Group est une entreprise qui aide les industriels à remplacer leurs prototypes
réels par des prototypes virtuels, ce qui permet de fabriquer puis de tester virtuellement
leurs futurs produits et d’en assurer la pré-certification.

160
 2 - Expliseat.

logiciel de simulation numérique Virtual Seat Solution d’ESI – « qui coûte


plusieurs dizaines de milliers d’euros par poste et par an ».
En septembre 2011, Benjamin, Jean-Charles et Vincent suivent une
formation pour utiliser ce logiciel. À la fin de l’année, des licences
d’utilisation du logiciel sont accordées à Expliseat. Créé pour l’industrie
automobile, ce logiciel qui prend en compte le comportement physique
des matériaux et permet une pré-certification virtuelle avant le test final
réel du siège, est adapté par l’équipe d’Expliseat pour le siège d’avion.
« On a développé le premier modèle numérique quantitatif111 pour faire
le design d’un siège d’avion. On a modélisé le siège et on s’est mis à faire
du calcul quasiment en trois-huit. On a créé près de 1 200 modélisations
différentes pour essayer d’être le plus proche possible de la réalité du siège
physique ».

Le partenariat avec Google

L’augmentation du nombre de simulations nécessaires réclame toujours


plus de matériel et de capacités informatiques : « le nombre de tests standards
imposés par les agences est relativement faible : une petite vingtaine, dont
les calculs du car-crash qui à eux seuls prennent une semaine. » Au total,
cela prend un mois de calcul sur un serveur pour faire le design d’un siège.
Mais à chaque modification, tout est à refaire. Ce que l’équipe n’imaginait
pas au début du projet où les premiers calculs faits pour un siège très
simple (« un siège, une pièce, un kilo ») ne prenaient qu’une nuit. Se pose
la question de l’achat de gros serveurs pour réaliser les calculs en interne.
Benjamin pousse ses associés vers une autre solution qui est de travailler
dans le cloud. Il compare les offres disponibles à l’époque et opte pour
la plateforme de calcul distribué de Google. En juillet 2014, Expliseat
établit un partenariat avec Google Cloud Platform et est même la première
entreprise de son secteur à utiliser Google Compute Engine (qui vient
d’être lancé quelques mois plus tôt) pour ce type de calcul, ce qui lui vaudra
d’ailleurs d’être récompensée par un Google Award. Vincent commente :

111 À l’époque, il existait des modèles numériques qualitatifs. La différence est qu’un
modèle qualitatif donne une tendance, une allure, ce qui permet de comparer entre elles
deux architectures. Mais il ne peut garantir qu’un critère en valeur absolue est atteint ou
non : si le mannequin ne doit pas subir plus de 1 500 pounds de compression dans le bas
de la colonne vertébrale, la détermination de cette force dans la simulation nécessite un
modèle quantitatif.

161
L’entrepreneuriat en action 

« Il y a des calculs qui en théorie nous auraient pris un mois si on avait


acheté nos propres serveurs, là ils prennent une nuit. Passer d’un mois
à une nuit, ça change tout. Ce n’est pas seulement plus rapide mais cela
modifie complètement la façon de raisonner : on a pu optimiser le design
et imaginer des pièces très compliquées, sans cela on ne serait pas allé aussi
loin dans le détail ».

Les ingénieurs d’Expliseat peuvent passer plus de temps au travail de


conception et d’analyse des résultats, c’est-à-dire sur l’avant et l’après, que
sur les calculs eux-mêmes. Grâce au cloud, Expliseat réalise un traitement
automatisé de grandes quantités de données et d’informations et exécute
des modélisations et simulations sur des ordinateurs virtuels hébergés par
l’infrastructure de Google.

Le rôle de la simulation numérique

Pour Vincent, la simulation numérique a joué un rôle crucial dans la mise


au point des sièges :
« Rétrospectivement, on a fait un boulot incroyable sans même s’en rendre
compte. Nos concurrents utilisent l’informatique pour notamment avoir
une forme optimale en pensant que l’ordinateur va leur donner la meilleure
forme imaginable. Mais il n’existe aucun algorithme qui permet de trouver
LA forme optimale. Des formes optimales il y en a deux cents, qui vont
être toutes contraintes par les moyens dont on dispose. Ils essaient de
produire la forme idéale, ils font un test, si ça ne marche pas, ils refont la
forme idéale en disant il y a un truc qui n’a pas été paramétré, et ils refont
un autre test, et ainsi de suite… ».

Vincent explique que grâce aux moyens de calcul dont dispose l’entreprise
après avoir signé l’accord avec Google, ils ont pu prendre un chemin
opposé :
« On se disait voilà à peu près l’allure des pièces que l’on veut et celle que
l’on ne veut pas. On fait de l’exploration qui est à la fois un peu aléatoire
autour des modifications que l’on souhaite (épaissir une pièce, changer le
tube…) et un peu guidée car on a une vague intuition de là où il faut aller.
Autrement dit, on n’a pas pris le problème en disant quelle va être la forme
idéale, on s’est dit je vais explorer un espace de formes qui est compatible
avec mes moyens. Ce n’est pas très rationnel comme approche ; c’est un
peu au doigt mouillé : là je verrai bien ce truc plus lourd, cet autre plus
léger… On explore le champ des possibles, on en produit un et on lui fait
passer le test numérique ».

162
 2 - Expliseat.

L’équipe accélère le développement du siège en multipliant les tests


numériques. Les ratés au démarrage dans la réalisation physique sont
légion, la partie précédente l’a montré, et à chaque fois ce que l’entreprise
apprend dans le monde physique doit être réintégré dans le monde virtuel.
Au début, le siège était simple puis il s’est complexifié. De plus, chaque
changement, par exemple la décision de supprimer la béquille arrière qui
gêne les pieds du passager, modifie complètement la dynamique du siège,
introduit de nouveaux phénomènes qui rendent les tests réalisés obsolètes
et oblige à les refaire. L’équipe doit apprendre rapidement, être agile.
Vincent nous dit :
« Si ça rate, il s’agit de comprendre ce qu’on a raté. Là, c’est un boulot
d’ingénieur, savoir analyser ce qui s’est passé, comprendre pourquoi ça
n’était pas bien pris en compte dans la simulation numérique, modifier
les choses pour intégrer les nouveaux phénomènes. On recommence et là
ça passe. On n’a rien inventé, le logiciel existait déjà pour les cas de crash
de voiture. On a juste bien assemblé les briques logicielles et uniquement
celles dont on avait besoin ».

Du siège numérique au siège physique et à la certification

Fort des résultats de ses tests numériques, l’équipe se rend avec le siège
physique dans un laboratoire d’essais pour le tester « en réel ». Là, il passe
avec succès les tests dits dynamiques.
« C’était assez magique de réussir ces tests quand on en a jamais fait. Même
le technicien de la certification n’en revenait pas. Le siège avait l’air assez
fragile et puis quand on appuie 10 000 kg, c’est-à-dire qu’on met 10 tonnes
de charge sur le siège, il ne bouge pas. C’est parfaitement conforme aux
résultats de la simulation. Nous sommes allés dans un labo d’essai proche
de l’Allemagne avec notre premier siège monté pour passer le fameux
crash test qui dure 0,3 seconde celui où on projette trois corps humains
avec une accélération de 16g, c’est-à-dire de seize fois la gravité. À seize
fois la gravité, on meurt, mais c’est la norme. Ces tests sont extrêmement
difficiles : on les a réussis du premier coup ! ».

Pour voler, les sièges d’Expliseat doivent obtenir trois types de


certifications : de produit, d’installation et de production.
En mars 2014, le siège Titanium Seat d’Expliseat reçoit l’agrément ETSO
C39c (European Technical Standard Order) de l’Agence européenne de la
Sécurité Aérienne (AESA). Cela signifie que ce siège ultra léger respecte
les normes de sécurité fixées par l’Union européenne et qu’il peut être

163
L’entrepreneuriat en action 

installé à bord des cabines des avions de ligne, et notamment les A320 et
B737. C’est le premier siège en composite à être certifié. En juillet 2014,
c’est la Federal Aviation Administration (FAA) américaine qui certifie que
le siège d’Expliseat répond bien aux standards de sécurité de l’aviation
américaine. Il peut maintenant voler sur toutes compagnies aériennes de
la planète. Dans les deux années qui suivent, les différentes versions du
siège, notamment pour les avions régionaux et les ATR, obtiennent leurs
homologations tant du côté européen qu’américain112.
À côté de ces certifications ETSO – qui garantissent que le siège satisfait
les performances minimales requises pour ce type produit – existe
un deuxième type de certification, plus facile à obtenir, qui concerne
l’installation. C’est la certification STC (Supplemental Type Certificate). Elle
garantit que l’installation des sièges est compatible avec les contraintes
de l’avion : y a-t-il toujours de la place pour la sortie de secours ? Y a-t-
il assez d’espace pour que l’on circule dans les couloirs d’évacuation ?
L’écartement entre les rangées est suffisant-il ? Les masques à oxygène
tombent-ils bien au bon endroit ?
Après avoir obtenu ces certifications d’installation, c’est celle de production
qu’il faut affronter. Expliseat définit très précisément le processus de
production de son composite, du métal et de l’assemblage. Elle décrit
finement la façon dont est fait l’assemblage, dans quel ordre, avec quel
procédé. Si ce processus change, la certification ne sera plus valable.
L’équipe a maintenant un processus de production parfaitement rodé,
avec tout au long de la chaine des machines de haute précision gérées par
des industriels compétents. À la sortie de ce processus, le tube composite
obtenu est parfaitement stable. L’entreprise a montré que les propriétés
de deux tubes issus de lots différents, ne varient pas, ou si peu que « l’on
est meilleur que du métal qui avait des normes plus permissives que les
nôtres ».

112 En septembre 2015, le TiSeat E1 qui obtient son homologation 9g (agrément


ETSO, C39c) pour les avions régionaux (AESA et FAA).
En janvier 2016, ce même TiSeat E1 obtient la certification dynamique 16g (agrément
ETSO, C127a) pour l’ATR (AESA et FAA).
Et en août 2016, la Première configuration haute densité 78pax du TiSeat E1 pour le
vol en ATR (First High Density configuration 78pax of the TiSeat E1 for ATR flying)
(EASA et FAA).

164
 2 - Expliseat.

Avec beaucoup d’efforts de pédagogie, l’équipe présente tous ses résultats


aux examinateurs et obtient finalement l’aval de l’autorité de certification
de Cologne.
Au total, faire accepter qu’il est possible de penser et de réaliser différemment
le siège de cabine d’avion aura pris un an et demi à Expliseat. Près de 2 500
tests ont été demandés à la start-up. Ils sont pour la plupart effectués
sur échantillon avec de nombreuses éprouvettes différentes et sur des lots
différents pour mesurer s’il y a ou non variabilité d’un tube à l’autre. Après
un test, le rapport complet comprenant le plan de test initial, le test et les
résultats, est envoyé, par le laboratoire certifié qui l’a réalisé à l’Autorité de
certification. Pour obtenir ces certifications, Expliseat aura aussi produit
un nombre considérable de documents :
« 1200 pages pour le premier C39c, pour les autres tests, j’ai arrêté de
compter. Pour une boîte où il y a deux personnes qui font la rédaction, un
document de 1 200 pages c’est vraiment énorme. Ce n’est pas du copier-
coller, on a vraiment produit 1 200 pages de documentation » (Vincent).

Conclusion

Cette troisième partie a raconté comment le siège a été conçu et testé


sur ordinateur. Sans la conception numérique et sans les tests virtuels,
ni le siège, ni l’entreprise n’existeraient. Elle montre non seulement tout
le travail mais aussi toute la persévérance qui ont été nécessaires aux
entrepreneurs pour réussir la certification numérique du siège : « Si on avait
été dans l’esprit de penser que l’Agence a toujours raison, on n’aurait rien
fait, on n’aurait pas innové » (Vincent).
Dès l’origine du projet, les entrepreneurs ont intégré dans leur démarche
le numérique et la question de la certification. En définitive, leurs sièges
ont passé très peu des tests réels imposés par les agences de certification.
L’équipe les a limités en multipliant les tests numériques et en démontrant
par l’informatique que le siège passait le cas le plus critique de chaque
catégorie de test. Avec le recul, les ingénieurs d’Expliseat mesurent la
difficulté qu’a été ce processus de certification. À l’origine, ils le voyaient
comme une simple formalité : si leur produit était de qualité, le passage de
la norme serait une question d’intendance et serait vite réglée. Aujourd’hui,
ils comprennent mieux pourquoi les constructeurs de sièges – conscients

165
L’entrepreneuriat en action 

de la difficulté du processus de certification et de sa conclusion aléatoire –


ne se sont pas lancés dans le composite.
Leur expérience pose la question du lien entre innovation et réglementation.
Dans le cas du siège, cette dernière très rigide couvre parfaitement les
risques des technologies existantes. Mais, si un nouvel entrant propose une
nouvelle technologie, il rencontre, comme Expliseat, un mur de réserves,
de doutes et de tests conçus pour d’autres technologies. La réglementation
apparaît alors comme un obstacle à l’innovation. Le fait que ces
entrepreneurs soient extérieurs au secteur de l’industrie aéronautique leur
a permis d’innover, de faire les choses différemment.
L’équipe a réussi à certifier son siège avec les moyens limités dont elle
disposait.
« En fait, nos 1 200 essais et concepts numériques, ça nous a coûté le
prix de trois ordinateurs achetés en grande surface et cela nous a permis
de passer ces tests du premier coup. Alors qu’il y a vingt ans, le coût de
développement d’un objet physique pour des crash tests complexes c’était
des centaines de milliers d’euros ».

Cette histoire montre qu’aujourd’hui une équipe d’entrepreneurs décidés,


avec peu de moyens, peut réaliser des innovations qui semblent réservées
à de grandes entreprises. Mais cette équipe ne peut pas être seule. La
force des créateurs d’Expliseat – dans ce domaine comme dans d’autres
– c’est d’avoir su nouer des partenariats pour obtenir les ressources
qui lui manquaient ou auxquelles elle n’avait pas accès. Dès le début de
l’aventure, les entrepreneurs contactent ESI Group pour pouvoir disposer
du logiciel Virtual Seat Solution beaucoup plus puissant et performant
que ceux auxquels elle avait accès. De même, à partir de 2014, c’est avec
Google qu’elle conclut un accord pour utiliser Google Compute Platform,
qui va démultiplier sa puissance de calcul. Ces partenariats sont des paris
pour Expliseat car ni les résultats de l’un, ni de l’autre ne sont garantis au
démarrage. À chaque fois Expliseat va jouer le rôle de lead user pour ces
technologies et saura, lorsqu’elle aura réussi, rendre à César ce qui est à
César et remercier ses partenaires, notamment au travers des communiqués
de presse113.

113 En mars 2014 quand le siège est certifié, un communiqué de presse d’ESI Group
précise que le Titanium Seat a obtenu cette certification du premier coup, que c’est le
siège d’avion « le plus léger jamais certifié par l’AESA » et qu’« Expliseat a utilisé Virtual
Seat Solution d’ESI pour développer et tester des prototypes de sièges entièrement

166
 2 - Expliseat.

En parallèle, à ces activités de conception et de certification utilisant la


simulation numérique, l’équipe travaille sur d’autres chantiers tout aussi
cruciaux, notamment la commercialisation de son siège et le business
model de l’entreprise.

Des premières commandes aux clients actuels


Cette quatrième partie s’intéresse à la stratégie d’Expliseat pour trouver
son product/market fit. Elle raconte les efforts de l’entreprise pour conquérir
des premiers clients mais aussi ses difficultés pour commercialiser son
produit, le pivot qu’elle effectue vers un marché imprévu qui sera un point
de passage obligé pour rencontrer enfin celui visé à l’origine du projet. Elle
s’intéresse également aux évolutions du siège, aux nouveaux clients et au
business model de l’entreprise.
Dès la fin 2012, plusieurs acteurs du secteur montrent de l’intérêt pour le
projet d’Expliseat.
« Maintenant pour avancer, nous devons devenir visibles sur le marché et
nous décidons de nous lancer publiquement en avril 2013 en exposant
notre siège au salon Aircraft Interiors de Hambourg qui est la grande messe
des innovations dans le domaine de l’intérieur des cabines d’avion ».

Là, sont rassemblés tous les acteurs du secteur (constructeurs, fournisseurs,


compagnies). Un mois avant le salon, Expliseat, aidée par une agence de
relations publiques renommée, lance une campagne de communication
qui démarre avec une conférence de presse. Elle attire de nombreux

virtuels, ce qui leur a permis d’effectuer facilement de nombreuses itérations sans avoir
à créer de nombreux (et coûteux) prototypes réels ». Ce que confirme Vincent dans ce
même communiqué : « Virtual Seat Solution nous a permis de réduire considérablement
le temps de développement habituellement nécessaire pour concevoir un produit nova-
teur, et nous a permis d’augmenter la valeur commerciale de notre société en un temps
record ! », Vincent Tejedor, CTO de la société Expliseat.
Pour le partenariat avec Google, Benjamin indique, dans le communiqué de presse dif-
fusé par Google qui, en août 2015, décerne à Expliseat un prix pour être la première
société aérospatiale à se développer dans le cloud computing : « Tous les calculs pour un siège
d’avion – comment il réagira en cas de collision, toutes les certifications techniques – sont
faits par l’analyse en éléments finis […] Nous allons plus vite avec Google Compute
Engine […] Nos ingénieurs peuvent passer plus de temps sur les résultats que sur les
calculs […] Avant nous faisions deux calculs ou tests en même temps […] Avec Compute
Engine, nous pouvons exécuter un nombre infini en même temps, avec plus de créativité,
plus de personnalisation et par conséquent plus de satisfaction du client. »

167
L’entrepreneuriat en action 

journalistes du secteur mais aussi plus largement de la presse industrielle


et économique. De nombreux articles sont publiés au moment du Salon,
par exemple celui-ci : « Expliseat divise par trois le poids du siège avion »
dans l’Usine Nouvelle du 6 avril 2013114. Dans les années qui suivent,
l’argumentaire et les communiqués de presse de l’entreprise seront
largement repris par des dizaines d’articles.

Le salon Aircraft Interiors de Hambourg et le premier client

À Hambourg, l’équipe imagine un stand au design atypique qui connaît un


vif succès. Il y a la queue pour essayer le siège – réalisé avec un matériau
provisoire – devant leurs 20 m2, alors que les espaces des concurrents font
2 000 m2.
« C’est sûr qu’on ne donne pas la même image, on est trois jeunes de vingt-
cinq ou vingt-six ans, et les concurrents ont des stands gigantesques avec
des commerciaux aguerris. Mais on a un truc sympa : on a mis le siège sur
une balance et finalement nous sommes hyper contents parce qu’il y a une
file d’attente ininterrompue pendant trois jours pour le voir ».

Mais la plupart des clients potentiels rencontrés à Hambourg font la même


proposition : « Cela nous intéresse. Mais rappelez-nous quand vous aurez
équipé un avion qui aura volé avec vos sièges ». L’équipe se trouve devant
un problème majeur : personne ne veut prendre le risque d’être le premier
acheteur du nouveau siège. Si ce dernier pose un problème non prévu,
tous les avions qui en seraient équipés se verraient immobilisés au sol. Les
éventuels acheteurs veulent un siège qui a déjà équipé un avion et qui a
déjà volé. Expliseat doit trouver un first user (un premier utilisateur) dont
les théories évolutionnistes de l’innovation ont montré l’importance.

Air Méditerranée

Parmi les compagnies qui ont rencontré l’équipe d’Expliseat à Hambourg,


il y a des responsables d’Air Méditerranée, une compagnie de charters qui
possède une dizaine d’appareils.

114 Expliseat divise par trois le poids du siège avion, L’Usine Nouvelle, 06/04/2013
https://www.usinenouvelle.com/article/expliseat-divise-par-trois-le-poids-du-siege-
avion.N194396

168
 2 - Expliseat.

« Ils ont essayé de nous voir mais on ne peut pas les recevoir sur le stand
car il y un monde fou en permanence, on est un peu dépassé… mais je
prends leur carte de visite. Je les recontacte à notre retour et les rencontre
pour leur présenter le siège » (Jean-Charles).

Les responsables techniques et achats d’Air Méditerranée montrent un


fort intérêt pour le siège. L’équipe Expliseat valide avec eux les économies
de kérosène que le siège fera faire à la compagnie. Mais elle n’arrive
pas à rencontrer le PDG, très occupé. « On a une adhésion des équipes
techniques mais on n’arrive pas à passer l’étape suivante, la commande
ferme, alors qu’il est crucial pour Expliseat de signer un premier contrat ».
Après plusieurs mois de dialogue, une commande est signée par le PDG
d’Air Méditerranée. Ce délai d’une année entre les premiers contacts et
la signature du contrat est courant dans le secteur et ne s’explique pas
seulement ici parce que le produit n’était pas encore prêt.
Le 4 mars 2014, Expliseat invite toute la communauté aéronautique
française au prestigieux Aéroclub de France, pour la signature de son
premier contrat avec Air Méditerranée, une compagnie de charters
française. Le 6 mars, le site Aeronews.com TV, diffuse une vidéo qui rend
compte de cet événement dont voici, retranscrit, un court extrait115 :
« Antoine Ferretti, Directeur général d’Air Méditerranée : “Ce siège pèse
trois fois moins lourd qu’un siège normal. Sur un A321 c’est une économie
sur la masse à vide de 2 tonnes. Ce qui représente sur une année 250 à 300
tonnes de carburant en moins. Donc l’investissement s’amortit en moins
de trois ans.”…
Jean-Charles Samuelian, Directeur général d’Expliseat : “Notre capacité de
production avec nos sous-traitants, qui sont excellents dans leur domaine,
que ce soit l’aéronautique ou l’automobile, nous permet d’être très flexible
sur les quantités de production et d’atteindre un rythme standard 30 000
sièges par an ce qui représente environ 170 cabines”. Reste au Titanium
Seat une dernière certification à valider par l’Agence européenne de
sécurité aérienne d’ici la fin du mois de mars avant la livraison de la
première commande à Air Méditerranée… »

115 Vidéo – Le Titanium seat certifié par les autorités américaines, aeronews.TV, 18/09/2014
http://www.aeronewstv.com/fr/industrie/equipementier-aeronautiques/2028-le-tita-
nium-seat-certifie-par-les-autorites-americaines.html

169
L’entrepreneuriat en action 

Passer du prototype à la série

Dans les histoires d’entrepreneuriat innovant, les activités de fabrication


sont souvent si ce n’est oubliées, à tout le moins peu décrites par rapport
aux activités de conception ou de commercialisation.
Si de nombreux articles de presse vantent les qualités de son siège,
Expliseat n’a, pour l’instant, réalisé que quelques prototypes, au cas par cas,
pour des démonstrations ou pour la certification. Une fois le contrat avec
Air Méditerranée signé, l’entreprise doit produire, de façon industrielle,
224 sièges. Je rappelle qu’aux débuts de l’aventure, les professionnels du
secteur disaient en substance à l’équipe d’Expliseat : « vous n’arriverez
jamais à concevoir un tel siège, jamais à le certifier, jamais à le vendre et
si vous arrivez à faire tout cela vous n’arriverez jamais à le produire », et
certains ajoutaient : « et surtout vous n’arriverez jamais à produire deux
sièges identiques ».
Une fois dans l’atelier de montage de l’usine, Amaury comprend mieux
cette mise en garde : la difficulté de la phase d’industrialisation est moins
la gestion du volume que celle de la variabilité. Il ne doit pas seulement
produire 224 sièges, mais produire 224 sièges identiques. L’exemple du
collage de pièces de la structure du siège illustre cette difficulté. Tout
un vendredi, avec les ouvriers, il assemble et colle un grand nombre
d’éléments de sièges. De retour à l’usine le lundi matin, tous constatent que
les scratchs qui reliaient certains de ces éléments s’étaient vrillés tellement
il avait fait chaud pendant le week-end. Coller n’est pas juste coller, coller
dépend aussi de la température ambiante, de l’humidité, d’un ensemble
de facteurs que le processus de production doit intégrer. Les difficultés
peuvent aussi être causées par des éléments extérieurs comme ce fut le cas
avec les premières housses en cuir.
« On ne comprenait pas, on mettait une housse faite sur mesure, c’était
parfait. On commandait exactement la même housse en quantité. On la
mettait et cette fois il y avait des plis partout. Il nous a fallu beaucoup de
temps de réglage pour faire fabriquer puis monter une housse de siège qui
ne fasse pas de plis ».

Tout le travail et l’énergie des ingénieurs sont consacrés à faire que l’usine
de Toulouse qu’ils ont choisie puisse produire une cabine de 224 sièges
identiques. L’équipe a sous-estimé les difficultés liées au passage de
l’assemblage de quelques sièges pour la certification à la fabrication en
usine de sièges en grand nombre. Une de ces difficultés est liée au fait

170
 2 - Expliseat.

que ces sièges, ce n’est plus le trio des créateurs qui les fabrique ; ce trio
avec son regard d’ingénieur, habitué à repérer les problèmes, à s’arrêter,
à chercher et à trouver une solution. Les deux cents sièges sont fabriqués
par des opérateurs chez le sous-traitant ; opérateurs qui n’ont jamais vu
le siège, qui ne connaissent pas son histoire, qui le découvrent. Amaury
explique :
« Ils pouvaient faire des trucs comme continuer à coller toute la journée,
parce que c’est la consigne qu’ils ont reçue et qu’ils doivent suivre, alors
que ça ne marche pas. À l’inverse, nous passons des heures à visser les
sièges et les ouvriers nous disent : ce n’est pas comme ça qu’il faut visser,
mais de telle façon, ça marche beaucoup mieux. Industrialiser c’est aussi ça,
c’est passer d’un prototype assemblé par des ingénieurs, qui connaissent
le siège à une armée de personnes qui n’ont pas les mêmes méthodes de
travail et qu’il faut former. Voilà pourquoi c’est difficile de produire cette
première série ».

Les premiers vols de cet Airbus A321 d’Air Méditerranée avec ses sièges
fabriqués et installés par Expliseat ont lieu en décembre 2014. À l’époque,
l’entreprise ne compte que cinq salariés : Benjamin, Vincent, Jean-Charles,
Gilles et Amaury et quelques stagiaires. Mais maintenant, elle peut se
prévaloir, non pas seulement d’un premier contrat, mais surtout d’un
avion équipé de son siège qui vole.
Les pages qui précédent montrent tout le travail et tout le réseau d’acteurs
qui ont été nécessaires pour que cette première transaction entre Expliseat
et un client ait lieu. Quelques semaines après cette première signature,
c’est la CAA (Compagnie Africaine d’Aviation) qui passe un contrat
pour l’équipement de ses quatre Airbus A320 de 174 sièges chacun. Ce
contrat avec cette compagnie de la République Démocratique du Congo
est annoncé publiquement en décembre 2014 alors que les titanium seats
commencent à être installés sur sa flotte. Ils ont la même structure que
les sièges livrés à Air Méditerranée mais comportent quelques adaptations
réalisées spécifiquement pour ce nouveau client.

La traversée du désert puis un client imprévu

Air Méditerranée et la CAA sont des early adopters qui jouent un rôle
important dans l’histoire d’Expliseat, mais leurs commandes ne sont
suivies par aucune autre. Expliseat n’équipera qu’un avion parmi la dizaine
que compte la flotte d’Air Méditerranée. En déficit depuis plusieurs

171
L’entrepreneuriat en action 

années, cette compagnie est placée en redressement judiciaire au début


2015 (sa liquidation sera prononcée en février 2016). Ces deux premières
commandes ont été signées au printemps 2014, mais dans l’année qui
suit, malgré des dizaines et des dizaines de prospects tous azimuts aucune
autre ne se dessine. Les efforts de l’équipe commerciale qui s’est étoffée
sont infructueux. Expliseat n’arrive pas à convaincre d’autres compagnies,
grandes ou petites, d’équiper leurs avions avec ses sièges. La société
rencontre de graves difficultés, les salariés doutent, Jean-Charles – qui
avait envie de monter un projet dans le secteur de la santé116 – décide de
la quitter. À mi-2015, il part en bons termes et avec l’accord de ses deux
associés. Des commerciaux de son équipe quittent aussi l’entreprise et
d’autres sont licenciés. La situation est tendue.
Les deux premiers clients, Air Méditerranée et la CAA, ont un point
commun : ce sont des compagnies charter. Ces clients qualifient le siège :
« tes clients sont des charters, tu fais un siège pour charter ». Expliseat
a démarré avec des charters et devient un fabricant de sièges pour
charter. « Nous avons amendé notre vision de départ en fonction de leurs
demandes ». Ces premiers clients engagent l’entreprise sur une trajectoire,
celle-ci sera-t-elle irréversible ? Cela d’autant plus que le business model
des charters ne résiste pas à celui des compagnies low costs qui sont en
train de les faire disparaître. Comment sortir de ce marché spécifique et
limité avec un siège non-inclinable, qui a peu d’options et qui offre un
confort adapté à un vol court ou moyen-courrier ?

Le pivot et la première commande d’Air Tahiti pour ses ATR

Après le départ de Jean-Charles à l’été 2015 (Vincent partira lui un an


plus tard, et reviendra dans l’entreprise en 2019), Benjamin prend en
charge la fonction commerciale. Cette même année, l’entreprise opère
un pivot117 vers un autre type d’appareils que celui des Boeing ou Airbus
qu’elle imaginait au départ : les avions de transport régional, ou ATR.

116 Jean-Charles crée ALAN, une société qui propose une assurance santé complé-
mentaire 100 % en ligne (au départ pour les entreprises et travailleurs indépendants,
maintenant pour bien d’autres catégories de clients). Cette société connaît un succès
remarquable.
117 Un pivot est pour une start-up un changement de direction : l’idée initiale des créa-
teurs conduit à une impasse, pivoter consiste alors changer son business model, son
produit ou le segment de marché visé initialement (ou l’ensemble de ces éléments).

172
 2 - Expliseat.

Ce n’est pas l’équipe d’Expliseat qui a l’idée de s’intéresser à ce marché


des ATR. C’est la compagnie Air Tahiti qui vient demander à l’entreprise
si son siège pourrait équiper ses appareils. Air Tahiti couvre un réseau de
47 îles en Polynésie française, sur une surface vaste comme l’Europe avec
une flotte majoritairement composée d’ATR118.
Ce marché des avions dits « régionaux » est très différent de celui
visé à l’origine. Les ATR sont en effet des « petits avions », des avions
turbopropulseurs – dits court-courriers – qui transportent entre 48
et 78 passagers suivant les modèles. ATR est un constructeur qui
produit une centaine d’avions par an mais qui connaît une forte
croissance depuis le début des années 2010. Ces appareils ont plusieurs
caractéristiques importantes pour Expliseat. Tout d’abord, leur cabine est
dite de « haute densité », ce qui signifie qu’elle accueille un grand nombre de
passagers par rapport à son volume. Le siège d’Expliseat qui occupe, nous
l’avons vu, moins de place que ses concurrents est particulièrement bien
adapté pour ce type de cabine. L’inconvénient que pouvait constituer le fait
que le siège d’Expliseat ne soit pas inclinable devient ici un avantage : avec
cette haute densité, un siège qui s’incline apporte « une expérience négative
aux passagers ». Enfin, la majorité des vols d’ATR dure une trentaine de
minutes : les sièges qui les équipent doivent être suffisamment confortables
pour des vols courts et ne nécessitent pas un grand nombre d’options.
Ce qui correspond également aux caractéristiques du siège d’Expliseat.
Cependant, une différence notable entre les Airbus ou Boeing et les ATR
est que ces derniers ne sont pas équipés de deux rangées de trois sièges,
pour lesquelles le siège d’Expliseat a été conçu, mais de deux rangées de
deux sièges. Pour Expliseat, passer de trois sièges à deux entraînera des
modifications techniques non négligeables.
Benjamin est tous les jours confronté à de multiples choix. Doit-il saisir
cette occasion et se lancer sur un marché très différent de celui des appareils
prestigieux visé au départ ? Comme il me le confie, « c’est une opportunité
qui après coup devient une stratégie ». L’étude et la compréhension du
marché des ATR lui montre un secteur en pleine explosion avec une
compétition relativement faible. Il décide de concentrer les efforts de
l’entreprise sur ce type d’appareils avec l’objectif d’atteindre rapidement
la rentabilité. Le nouveau mot d’ordre de sa stratégie devient « la niche

118 L’île la plus proche, Moorea, se trouve à 15 km de Tahiti et est reliée en 7 minutes
de vol. La plus éloignée, Mangareva dans l’archipel des Gambier, à 1 600 km de Tahiti et
est reliée en environ 3h30.

173
L’entrepreneuriat en action 

finance le main », la niche c’est ce marché des ATR, le « main » (« principal »


en anglais) c’est le futur marché des Airbus et Boeing qui reste l’objectif
à moyen terme de l’entreprise. Le marché de niche d’aujourd’hui doit
financer la création du marché principal de demain.
Développer une politique commerciale vers les ATR, c’est-à-dire vers un
segment du marché spécifique, que très vite l’entreprise apprend à bien
connaître a de nombreux avantages, par exemple la réduction de ses coûts
de prospection. Car Expliseat convoite maintenant un marché cible bien
précis sur lequel tous ses efforts sont concentrés. Elle arrive sur ce marché,
où la concurrence est moins forte que sur celui de masse du siège d’avion,
avec un produit très différencié qui offre de nombreux avantages à ses
clients.
« Généralement ces petits avions à hélice comptent 67 sièges, mais 62
seulement sont utilisés à cause de problèmes de poids et de réglementation
liés à la trop courte longueur des pistes d’atterrissage de centaines
d’aéroports à travers le monde. Par exemple, à Tahiti de nombreux vols
durent quinze minutes seulement et sont vendus cent euros. Grâce à nos
sièges plus légers, les compagnies peuvent vendre les 67 places, ce qui
leur rapporte cinq cents euros supplémentaires par vol, cela multiplié
par des milliers de vols dans l’année… fait que le TRI119 pour celles qui
achètent nos sièges est rapide ».

C’est en 2015 qu’Expliseat remporte son premier marché pour ce type


d’appareil, celui du renouvellement complet des sièges de tous les avions
d’Air Tahiti. Ce contrat est signé au salon Bourget, en juin 2015. La flotte
d’Air Tahiti est composée de neuf ATR. La version biplace du siège oblige
l’équipe à modifier la conception de son produit. Elle demande aussi une
certification spécifique qu’Expliseat, aguerrie à ce processus, obtient assez
rapidement. Les sièges arrivent à Papeete en mai 2016 après deux mois
de transport par bateau. Ils sont installés sur les neuf appareils au cours
de l’été. Si Air Tahiti est le troisième client d’Expliseat, elle est le client de
lancement de la version biplace du siège (les clients précédents ont acheté
la version triplace pour leurs moyens courriers). L’équipement d’avions
régionaux avec cette version du Titanium Seat est une première mondiale !
« C’était très important pour nous d’avoir ces sièges, car nous avons des
contraintes de masse », indique le directeur technique d’Air Tahiti, Francis
Pierre. « Nous allons baisser le poids de chaque appareil de 450 kg et

119 Taux de rentabilité interne.

174
 2 - Expliseat.

gagner dans le même temps entre quatre et cinq passagers », poursuit-il


dans le communiqué de presse de juin 2015.
Outre le passage de trois à deux places, ces sièges comportent de nombreux
changements par rapport à ceux qui ont été livrés aux deux premiers
clients. L’apparence d’abord : le siège est gris clair avec une ceinture de
sécurité rouge vif. Il est équipé d’une tablette en composite, qui est tenue en
position relevée par un système élastique ; elle comporte un emplacement
pour un gobelet. Sous la tablette, se trouve une pochette porte-document
élastique elle aussi. L’accoudoir est très petit (deux passagers ne peuvent
s’y appuyer simultanément), mais, nouveauté, l’accoudoir central se relève.
Une autre singularité est demandée à Expliseat par Air Tahiti : la possibilité
de transporter des Evasan, des évacuations sanitaires. Le transport médical
entre Tahiti et les îles fait en effet partie des missions de service public de
la compagnie. Pour cela, Expliseat conçoit des sièges particuliers pour les
trois dernières rangées de l’appareil : leur dossier doit pouvoir se rabattre
de façon à accueillir des malades ou blessés sur une civière qui sera placée
sur des sièges rabattus.

ATR met le Titanium Seat dans son catalogue d’équipement

En avril 2016, au salon Aircraft Interiors Expo de Hambourg, c’est le


constructeur ATR lui-même qui signe un contrat avec Expliseat pour
mettre le Titanium Seat dans le catalogue d’équipements de ses appareils.
Cela constitue pour Expliseat une reconnaissance de la qualité de ses
produits par l’avionneur qui vend maintenant directement les sièges de
l’entreprise. Ils sont proposés en option sur les nouveaux appareils ATR
sortant de l’usine à partir de la fin 2016. Mais ils peuvent également être
installés en réaménagement sur tous les types d’ATR.
L’événement est d’importance pour Expliseat car c’est la première fois
qu’un contrat est signé non pas avec une compagnie pour la fourniture
d’un ou de plusieurs de ses appareils mais avec un constructeur d’avions
qui recommande le siège à ses clients et joue ainsi le rôle de prescripteur.
Expliseat a réussi à faire avec ATR, ce qu’elle n’a pas réussi à amorcer
ni avec Airbus, ni avec Boeing. À cette époque, les sièges doubles qui
équipent les avions ATR pèsent plus de 20 kg. Le Titanium Seat, pour
deux personnes, pèse moins de 10,5 kg, soit un gain de poids de près
de 500 kg suivant le type d’appareil. La compagnie aérienne cliente soit
réalise une économie de carburant, soit peut vendre plus de places : les

175
L’entrepreneuriat en action 

ATR 72 d’Air Tahiti, pour ses destinations Marquises et Gambier – où la


piste d’atterrissage est courte – peuvent embarquer quatre passagers de
plus. Ces bénéfices ne concernent pas que les compagnies clientes, ils sont
aussi un argument de vente pour le constructeur ATR qui les utilise dans
ses réponses aux appels d’offres que lancent les compagnies auprès de
différents avionneurs pour renouveler ou étendre leur flotte : « par rapport
aux avions des concurrents, nos ATR – équipés du siège d’Expliseat –
vous coûteront moins cher en carburant et pourront transporter plus de
passagers ».

De nouvelles commandes pour ATR

Concentrer les efforts de l’entreprise sur les avions régionaux lui permet
très vite de générer des revenus et de dégager des marges notamment
à cause de l’intensité compétitive moins forte de ce marché. Expliseat
devient ainsi rentable en 2016, ce qui était son objectif.
« Au départ, on a changé nos façons de faire, on ne voyage plus pour aller
voir des clients mais on fait des offres commerciales à ceux qui ont vu
notre siège dans des salons. On a développé un système d’information
qui permet de faire des offres, de les suivre, de voir le travail que font les
prospects sur la proposition qu’on leur a envoyée. Si après huit jours, ils ne
l’ont pas ouverte, on les relance ».

En février 2017, le nouvel ATR 72-600 de la compagnie philippine Cebu


Pacific120 est livré équipé du Titanium Seat. Seize autres appareils de ce
même type, qui doivent être équipés par Expliseat, ont été commandés à
ATR.
En décembre 2017, c’est Air Caraïbes qui fait voler son nouvel ATR 72-
600 équipé de 74 sièges d’Expliseat. Dans leur communiqué de presse, les
dirigeants de cette compagnie régionale justifient le choix de ces sièges par
trois avantages : les économies liées au gain de poids, un atout sur des pistes
courtes comme Saint Martin Grand Case et des coûts de maintenance
réduits grâce au minimum de pièces.
Ce même mois, Expliseat signe un contrat particulièrement important
avec United Express, le réseau régional de United Airlines, c’est pour

120 À l’époque, Cebu Pacific dessert 37 aéroports philippins et 29 à l’étranger – en Asie,


au Moyen-Orient et aux Etats-Unis. Sa flotte de 58 avions comprend quatre Airbus A319,
36 A320, sept A330, huit ATR 72-500 et trois 72-600.

176
 2 - Expliseat.

l’entreprise française la première vente à une compagnie américaine. Même


si sa flotte de 550 appareils ne possède que trois ATR qu’équipe Expliseat,
c’est une entrée aux États-Unis, pays qui représente cinquante pour cent
du marché mondial des avions régionaux.
Fin 2017, une dizaine de clients ont signé et Expliseat équipe maintenant
quinze pour cent du marché mondial des ATR. L’entreprise est présente
sur tous les continents avec des clients au Canada, aux États-Unis, en
Amérique latine, en Amérique centrale avec le Nicaragua, aux Caraïbes,
en Asie, en Asie du Sud-Est, en Calédonie et dans le Pacifique. Sa
trésorerie est maintenant positive et elle continue à investir en recherche-
développement.
Il est facile aujourd’hui de dire que se lancer sur le marché des ATR a été
le bon choix pour Expliseat. Mais quand en 2015, l’entreprise fait ce choix,
les incertitudes sont grandes, et ses créateurs doivent renoncer, au moins
momentanément, à leur ambition de départ qui était d’équiper les avions
les plus performants du marché, les Boeing et les Airbus, de sièges de classe
économique (qui représentent un chiffre d’affaires annuel de 1,5 milliards
d’euros). L’interaction avec les responsables d’Air Tahiti, cette mise en
relation non prévue, a profondément modifié le projet. Elle a déplacé
l’innovation qui a changé de forme (le siège passe de trois à deux places) et
d’utilisateur (les ATR et les compagnies régionales à la place des B737 ou
A320 et des compagnies aériennes prestigieuses). L’action entrepreneuriale
n’est pas le seul fait des créateurs d’Expliseat, de nombreux acteurs y
participent, c’est par exemple le cas d’Air Tahiti. En ce sens, la nature de
cette action est collective. La demande d’Air Tahiti a été un imprévu ou
une chance, qu’Expliseat a su prendre au sérieux121. Expliseat et Air Tahiti
ont exploré ensemble la possibilité d’adapter le Titanium Seat aux ATR.
Mais la transformation est plus profonde. Ce n’est pas seulement le siège
qui se transforme, ce sont la stratégie commerciale et le business model de
l’entreprise qui sont modifiés.

121 Les tenants d’une définition classique de l’entrepreneuriat (celle de Shane et Venka-
taramam pour qui l’entrepreneuriat est le croisement entre opportunity recognition et opportu-
nity exploitation) diraient que la demande d’Air Tahiti est une opportunité, qu’Expliseat a su
reconnaître, évaluer et exploiter. Expliseat a su saisir cette opportunité et la transformer
en un marché, elle a su se développer sur ce secteur, y acquérir une notoriété et devenir
un fabricant de sièges.

177
L’entrepreneuriat en action 

Nouveaux sièges et nouveaux clients

Bien avant son activité commerciale sur le segment des avions régionaux,
Expliseat élargit son réseau de collaboration et modifie son produit. Ainsi,
pour concevoir sa nouvelle génération de sièges, baptisés Titanium Seat
NEO122, Benjamin recherche un partenaire qui tout en conservant au siège
sa légèreté participera à l’amélioration de son confort et lui donnera un
design conforme à sa volonté de monter en gamme.

Le Peugeot Design Lab et le Titanium Seat NEO

Après une année de prospection, c’est avec le Peugeot Design Lab


qu’Expliseat fait alliance au début de l’année 2015.
« Peugeot est, avec BMW, le seul constructeur automobile à avoir un centre
de design en interne, les autres sous-traitent, me dit Benjamin. Ils ont refait
le look du siège de façon incroyable. On était vraiment des bricoleurs, il
y a beaucoup de choses que l’on n’avait pas comprises dans la relation à
l’usager, eux sont très forts pour cela ».

Voilà une équipe d’ergonomes, de selliers, de designers en couleurs et


matières, de modeleurs et spécialistes en confection qui, en lien avec les
ingénieurs d’Expliseat, se penche sur le design du Titanium Seat NEO.
Après quatorze mois de travail cette coopération produit un nouveau
siège. Lors de sa présentation publique, en avril 2016, Benjamin justifie le
choix de son partenaire :
« la production annuelle de sièges dans le secteur automobile est environ
mille fois supérieure à la production de sièges dans l’aéronautique.
L’expérience et le savoir-faire des acteurs de l’automobile sont par
conséquent les plus riches du secteur de la mobilité ».

Lors de cette même réunion, le responsable du Peugeot Design Lab


explique qu’aucune des deux équipes, n’aurait pu seule concevoir ce
nouveau siège. Le communiqué de presse, publié à cette occasion, indique :

122 Ce nom est choisi en référence au nouvel Airbus A320 NEO (pour New Engines
Option) qui est la version remotorisée de l’A320. Ces nouveaux moteurs doivent réduire
la consommation de carburant de 15 % par rapport à la génération actuelle. Expliseat
devra l’abandonner car il avait déjà été pris par d’autres fabricants. En 2018, le Titanium
Seat et Titanium Seat NEO changent de nom pour devenir respectivement TiSeat E1 et
TiSeat E2.

178
 2 - Expliseat.

« Fruit du partenariat entre Peugeot Design Lab et Expliseat, le design


du siège Titanium Seat NEO contribue au bien-être des passagers grâce
à nombre d’innovations : places individualisées en lieu et place d’une
banquette, soutiens latéraux lombaires, de bassin et de cuisses permettant
le maintien des passagers sans entraver leurs déplacements, mousses
améliorant le confort sur des vols longue durée, tablette agrandie avec
support pour tablette tactile, pochette de rangement géante ».

Avec ses soutiens ergonomiques, ses mousses à mémoire de forme,


ses places individualisées, ses appuis-tête et des appuis-nuque, le Titanium
Seat NEO est un peu plus lourd – il pèse maintenant cinq kilos. Mais
cette nouvelle ergonomie doit assurer un meilleur confort au passager
et maintenant permettre à Expliseat de proposer l’équipement, en classe
économique, de vols long-courriers de sept heures sur des Airbus (A320/
A330/A350) et des Boeing (B737).

Les Falcon multirôles de Dassault Aviation

En juin 2017, un deuxième fabricant d’avion sélectionne Expliseat.


C’est Dassault Aviation qui choisit le TiSeat E1 pour équiper ses avions
Falcon multirôles dont plus de deux cents sont en circulation aujourd’hui.
La signature d’un contrat avec ce grand donneur d’ordre de l’industrie
aéronautique est particulièrement importante pour Expliseat. C’est une
reconnaissance de la qualité de ses produits et cela montre également que
l’entreprise est capable d’adapter ses technologies et ses sièges à des types
d’avions variés : grands avions de ligne, avions régionaux et maintenant jets
d’affaires ou aux missions variées.
Le gain de poids apporté par le TiSeat E1, fait sur-mesure pour Dassault,
donne aux avions Falcon plus d’autonomie. Benjamin Saada déclare à
L’Usine Nouvelle :
« Avec ces sièges, les Falcon multirôles pourront bénéficier d’une
autonomie supplémentaire de 370 kilomètres ou d’un temps de présence
sur zone de vingt-cinq minutes supplémentaires. De sérieux atouts pour
des appareils destinés par exemple à la surveillance, à la reconnaissance
maritime, au renseignement, à la recherche et au sauvetage ou bien encore
à l’évacuation sanitaire ».

Cette autonomie prolongée permet à l’avion de rester plus longtemps


en mission. Ce qui donne à Dassault Aviation un avantage important
sur le marché très compétitifs des jets multi-missions. Pour Expliseat, ce

179
L’entrepreneuriat en action 

nouveau client est à la fois une montée en gamme et une diversification


qui correspond au credo de l’entreprise, qui n’est pas de faire plus luxueux
mais plus léger.
C’est aussi pour l’entreprise un relai de croissance après son entrée
sur le marché des appareils régionaux. Pour les sièges de ces Falcon, la
technologie et le concept mécanique du siège restent les mêmes mais
Dassault finance une partie importante du développement car il faut
adapter le siège aux missions de ses avions, par exemple le sauvetage en
mer. Certains de ces appareils, équipés d’une porte spéciale pour jeter un
radeau en vol à 500 km/h, de postes de contrôle radar, d’un quasi bloc
opératoire permettant de réaliser des opérations chirurgicales en vol,
peuvent coûter plus de cent millions d’euros. Alors que l’appareil de base
vaut une quinzaine de millions. On comprend que les trente minutes
supplémentaires de vol que permettent sur ce type d’appareil les sièges
d’Expliseat sont une plus-value décisive.

Le TiSeat E2 et Boeing

Si les ventes de siège pour ATR et Falcon démarrent, le marché prévu à


l’origine des Airbus A320 et des Boeing 737 a, lui, toujours des difficultés à
s’amorcer. À la fin de l’année 2017, Expliseat est cependant en négociation
avec une compagnie low-cost indienne pour équiper ses B737. En février
2018, elle présente le TiSeat E2 pour les Boeing de la famille 737 ; il s’agit
du Titanium Seat NEO rebaptisé et amélioré. Le Titanium Seat devient le
TiSeat E1. Le E1 et le E2 existent chacun en version deux et trois places.
Un large catalogue de personnalisations et d’options permet de singulariser
ce nouveau siège pour qu’il réponde au besoin spécifique de la compagnie
qui le commande : le confort des mousses peut être adapté à la durée de
vol, tout comme le degré d’inclinaison du dossier, la prise électrique, le
système de divertissement, la configuration des rangements et la taille de
la tablette.
L’objectif d’Expliseat est, avec cette modularité, de permettre à ce
nouveau siège d’équiper des vols moyen-courriers ou régionaux ou encore
des vols low-cost. À cette époque, Benjamin Saada calcule à ma demande
que depuis la création de l’entreprise plus d’une centaine d’experts et des
dizaines de compagnies aériennes ont essayé le siège d’Expliseat. Les
observations, commentaires, critiques, encouragements de ces acteurs
variés ont permis à l’entreprise d’affiner cette nouvelle version du siège.

180
 2 - Expliseat.

Son équipe de recherche a défini, avec ses partenaires, ce qu’elle appelle


un siège concept, en référence au concept-car des constructeurs automobiles.
« Nous avons complètement changé notre façon de travailler pour
concevoir le TiSeat E2. Notre ambition pour ce produit était double : aller
aussi loin que le TiSeat E1 en termes d’allégement et satisfaire le plus
grand nombre de compagnies aériennes aux attentes très diverses ».

En avril 2018, Expliseat annonce un nouveau contrat avec SpiceJet123,


une compagnie low-cost indienne, qui choisit le TiSeat E2 pour équiper
dix Boeing 737 et ses vingt-cinq nouveaux Bombardier Q400, un avion
régional turbo-hélice concurrent des ATR. Dans le communiqué de
presse qui accompagne cette annonce le directeur de CMD, M. Ajay Singh
précise :
« Nous veillons à ce que nos clients aient les sièges les plus confortables
lorsqu’ils volent sur SpiceJet. Les sièges que nous avons commandés sont
les plus larges, ceux qui ont le plus grand espace pour les jambes et les plus
légers disponibles aujourd’hui ; de plus, ils contribueront à réduire notre
consommation de carburant124».

Expliseat, sept ans après sa création, entre sur le marché des Boeing. Reste
à conquérir celui des Airbus.

La qualification Airbus

Lors de l’édition 2019 du salon Aircraft Interiors et aussi dans un article des
Échos du 2 avril 2019, Benjamin annonce qu’Expliseat démarre le processus
de qualification du TiSeat E2, son modèle de classe économique de moins
de 5 kg, au panel des fournisseurs d’Airbus. « Ce qui signifie que le groupe
nous ouvre les portes de la famille des A320 pour commercialiser nos
sièges directement sur les avions neufs qu’Airbus livre à des compagnies
aériennes dans le monde entier ». Expliseat est en train de devenir un des
fournisseurs de sièges ayant accès au marché en forte croissance des avions
monocouloirs à côté des géants du secteur.

123 SpiceJet effectue en moyenne plus de 400 vols quotidiens qui desservent 52 destina-
tions domestiques et internationales.
124 Texte original : « We are ensuring that our customers have the most comfortable seats when they
fly SpiceJet. The seats that we have ordered are the widest, with the most legroom, and the lightest seats
available today and will help reduce fuel burn ».

181
L’entrepreneuriat en action 

Ce processus de qualification a démarré quelques mois plus tôt et c’est


en décembre 2018 que le contrat a été signé avec l’objectif de livrer les
premiers sièges en 2021. Avant cette signature, Airbus a lancé un audit de
deux semaines chez Expliseat. Benjamin commente :
« Ils étaient dix-huit ici, on n’avait même pas assez de chaises dans les
salles de réunion pour asseoir tout le monde. Ils ont tout regardé avec
des grilles d’analyse qui font plusieurs centaines de lignes et un système
de notation pour chaque département et chaque fonction de l’entreprise.
Et à la fin, ils nous ont attribué une note proche du niveau requis pour
être fournisseur d’Airbus, une très bonne note pour un nouvel entrant. Ils
ont fait un travail impressionnant avec une très grande ouverture d’esprit.
En un mois, nous sommes passés du statut de fournisseur à celui de
partenaire. Leurs équipes d’experts nous aident maintenant à progresser,
pour atteindre dans les mois qui viennent la note requise et pour livrer les
premiers sièges d’ici à deux ans ».

Pour cela, Expliseat, avec le soutien des équipes d’Airbus, augmente sa


capacité de développement technique mais aussi double sa capacité
industrielle. L’entreprise espère annoncer prochainement un contrat avec
un constructeur d’avion chinois. « Tu te rends compte », me dit Benjamin,
« nous faisons partie du très petit club des entreprises qui fabriquent
en France et qui exportent en Chine. Nous sommes comme les boîtes
de luxe ». L’entreprise vise également une coopération avec le canadien
Bombardier Aéronautique125 – dont elle équipe déjà les Q-400 – pour ses
avions de la CRJ Series qui sont parmi les leaders du marché : « Every
five seconds a CRJ Series regional jet takes off or lands somewhere in
the world » annonce la brochure de présentation de ces appareils. Enfin,
Expliseat est aussi en discussion avec Mitsubishi Aircraft Corporation qui
produit le nouveau Mitsubishi MRJ (Mitsubishi Regional Jet).

Le siège dans tous ses états

La multiplication des clients et la diversité de leurs demandes tout comme


le travail de conception des ingénieurs d’Expliseat et de leurs partenaires
ont donné naissance à de très nombreuses évolutions et versions du siège.
Si sa base est grosso modo la même qu’au départ, avec les mêmes tubes, les
mêmes pièces en titane et le même collage, le siège d’aujourd’hui a peu de
choses à voir avec celui qui a été vendu aux premiers clients, notamment

125 Le Groupe Bombardier qui est, selon les critères choisis, le troisième avionneur
après Boeing et Airbus ou le quatrième après Embraer.

182
 2 - Expliseat.

parce que le confort et la qualité perçue ont été considérablement améliorés.


Plus de quarante options de sièges existent aujourd’hui : avec de grands
ou de petits accoudoirs, avec des accoudoirs qui se relèvent ou pas, des
tablettes intégrées sous les accoudoirs, des tailles différentes.
Pour chaque compagnie, pour chaque commande même, Expliseat
« customise » ou singularise, le siège. Ainsi, sur certains modèles, des coussins
sont ajoutés sur la structure ; certains E2 peuvent se « recliner », c’est-à-dire
s’incliner alors que le dossier était fixe ; pour d’autres, le revêtement n’est
pas en cuir mais en composite, etc. Les innovations sont légion. Une
des deux équipes126 du bureau d’étude d’Expliseat est en charge du
développement de nouveaux sièges. Son travail de conception se nourrit
de ses propres recherches, de demandes précises des clients mais aussi
d’éléments qui proviennent de tout le réseau de l’entreprise :
« Là, par exemple les industriels avec lesquels on travaille nous disent : “j’ai
repéré tel fournisseur qui fait tel type de pièce ou emploie tel nouveau
procédé, est-ce qu’on pourrait l’inclure dans le nouveau siège ?” On
rencontre aussi dans les salons des industriels et on se dit, “ne pourrait-on
pas utiliser tel procédé de fabrication pour faire telle pièce ?” ».

Cela donne naissance à de nombreuses innovations pour lesquelles


Expliseat a déposé près de quatre-vingt-dix brevets.

Stratégie et business model


Les avions régionaux, point de passage obligé plutôt que pivot

Le passage par l’équipement des ATR, et plus largement des avions turbo-
propulseurs, appréhendé comme une niche, est devenu pour Expliseat un
véritable marché d’une ampleur non prévue. Mais, la stratégie de Benjamin
reste la même : « la niche finance le main », la formule qui mêle français
et anglais et qui signifie que ce marché de niche permet d’attendre et de
financer l’entreprise jusqu’à ce qu’elle accède au marché principal qui
reste l’équipement des Boeing et Airbus. Mi-2019. Expliseat a équipé des
Boeing (ceux de SpiceJet) mais n’est pas référencé chez ce constructeur,

126 L’autre équipe, appelée in-service, surveille tous les sièges en service et propose des
innovations d’amélioration. « Dès qu’un client appelle pour dire : « j’ai cassé un accou-
doir », on lui en envoie un, c’est garanti ! » Une liste de tous les événements qui se passent
chez les clients à travers le monde est tenue à jour. Liste qui fait l’objet d’une revue régu-
lière qui permet de corriger ou d’améliorer certains éléments du siège.

183
L’entrepreneuriat en action 

alors qu’elle rentre chez Airbus mais n’a encore équipé ses avions (mis à
part ceux des compagnies charter qui ont été les premiers acquéreurs de
son siège).
Plus qu’un pivot, le marché des avions régionaux a été un point de passage
obligé pour Expliseat. « Il y a une époque où on parlait des early adopters,
puis ça a été oublié. Avec le recul tout cela c’est vrai. Il y a un parcours à
respecter pour que tout cela aboutisse », constate Benjamin.
« On a mis du temps à l’accepter, il faut franchir les étapes dans un certain
ordre, c’est-à-dire passer par le régional avant d’attaquer le reste. C’est cela
qui a tout changé. Parce qu’une fois qu’on a respecté cet ordre attendu par
les clients, on n’a plus de barrières commerciales, maintenant, on n’a pas
de limites, et on peut signer plus de contrats que ce que notre appareil de
production est capable de livrer ».

En juin 2019, Expliseat n’a qu’un seul commercial car ce sont les clients
qui viennent à l’entreprise.

Des segments de marché différents

Les premiers clients d’Expliseat ont été des compagnies aériennes Air
Méditerranée, la Compagnie Africaine d’Aviation puis Air Tahiti. Elles
ont commandé directement des sièges à Expliseat, pour respectivement
leur A321, leurs A320 ou leurs ATR sans passer par l’intermédiaire
des constructeurs de ces appareils. Avec les commandes d’ATR, de
Dassault Aviation, et certainement bientôt d’Airbus, le client n’est plus
une compagnie aérienne mais un constructeur d’avions qui soit intègre
directement le siège dans ses appareils quand il répond à un appel d’offre
ou à une commande, soit le met avec d’autres sièges dans son catalogue où
la compagnie cliente fait son choix.
L’expérience a appris à l’équipe qu’il est plus long et plus difficile de
convaincre un avionneur qu’une compagnie d’acquérir ses sièges. Mais,
quand cela arrive, sa diffusion est amplifiée, notamment si comme
Benjamin l’indique, ce siège permet au constructeur de gagner des appels
d’offre :
« Pour ceux qui l’ont fait, Dassault et ATR, l’intégration du siège dans
des avions qui sont proposés en réponse à des appels d’offre a eu des
effets importants. Grâce au TiSeat E1, Dassault a pu, pour une commande
de Falcon multi-rôles, vendre deux fois plus d’appareils que ce qui était
initialement prévu ». « Le choix d’ATR d’équiper ses appareils avec notre

184
 2 - Expliseat.

siège a eu aussi des impacts énormes sur ce constructeur. Car c’est grâce
à notre siège qu’ATR a remporté la vente à Cebu Pacific ce qui représente
pour eux un chiffre d’affaires de plusieurs centaines de millions de dollars ».

Pour Benjamin, « Expliseat fait gagner de l’argent aux constructeurs,


sans investissement de leur part. Nous avons une capacité disruptive très
importante, mais elle prend du temps à être mise en œuvre ».
Le projet d’origine des créateurs d’Expliseat concerne le marché des sièges
de la classe économique des familles B737 et A320 de Boeing et d’Airbus.
Cinq ans après sa création, l’entreprise en trouve un autre, celui des petits
avions régionaux et de leurs constructeurs. Le passage par ce marché de
niche permet à l’entreprise d’exister, de développer et produire ses sièges,
de les vendre, de se faire connaître, de gagner en crédibilité dans ce monde
fermé de l’aéronautique. Et de revenir, par un détour qui n’en est pas un
(puisqu’Expliseat continue sa conquête mondiale du marché des avions
régionaux) sur le marché convoité au départ. Mais ce marché du départ
n’est plus le même.
Les changements qu’Expliseat a apporté dans la technologie et dans la
conception du siège d’avion ont abouti à la création d’un nouveau marché :
celui du siège léger. Et c’est aujourd’hui moins sur le marché du siège,
que sur celui du siège léger qu’évolue l’entreprise. D’autres acteurs ont
participé à la création de ce marché, mais Expliseat est certainement celui
qui a joué le rôle décisif. Sur ce marché, l’entreprise connait une croissance
de plus de 250 % par an qui – si l’on suit son carnet de commandes –
ne devrait pas s’arrêter, d’autant plus si elle conquiert celui des Airbus
après sa récente qualification (ou d’autres secteurs tel celui des transports
terrestres qu’elle observe également).

Business model

À la différence de nombreuses innovations qui ne sont pas directement


monétisables, le siège d’Expliseat lui, ou plutôt la valeur qu’il apporte, l’est.
Benjamin aime rappeler que les constructeurs qui l’acquièrent peuvent le
transformer en gain financier mesurable, par exemple en remportant des
appels d’offre. Avant 2016, Expliseat se présente aux compagnies aériennes
comme une entreprise technologique ; une entreprise qui conçoit, produit
et vend un siège ultra-léger ; un siège très innovant, fait de composites et
de titane, des matériaux nouveaux ; un siège dont la conception repose sur
un grand nombre de brevets ; le siège du XXIe siècle, plus moderne, plus

185
L’entrepreneuriat en action 

léger que ceux des concurrents « qui sont eux rustiques, lourds, pleins de
vis, de boulons, de plaques estampées… ».
Depuis 2016, ce positionnement stratégique a changé. Le discours tenu aux
compagnies aériennes dit : « nous sommes une entreprise qui vous fait gagner
de l’argent » et non plus « nous sommes une entreprise technologique ». Si
le modèle de vente n’a pas changé (Expliseat vend toujours un allégement
de la cabine qui permet une économie de carburant), c’est maintenant le
retour financier plus que les qualités technologiques du siège qui est mis
en avant. Expliseat ne vend pas seulement un siège, elle vend un résultat :
une économie de carburant. La logique du service pénètre le monde de
l’industrie. Elle se caractérise par une relation étroite entre producteur et
utilisateurs et demande à Expliseat une fine connaissance de ses clients.
Expliseat est gagnante elle aussi : si par rapport aux sièges concurrents, elle
a divisé le poids du sien par deux, elle a aussi multiplié son prix par deux.
« C’est un positionnement plus difficile à cause du prix du siège qui est plus
élevé que celui de nos concurrents et parce qu’il faut que tout le monde
adhère à ça, que les acteurs soient prêts à partager la valeur que nous
apportons, ce dont ils n’ont pas l’habitude » (Benjamin).

Un siège ou un Expliseat

Au cours de ces années, Benjamin a aussi appris que le seul argument


économique (« nous vous faisons gagner de l’argent »), et plus largement
ceux qui sont purement rationnels, ne sont pas suffisants pour convaincre
le client :
« Si tu proposes un produit uniquement rationnel, ce n’est pas un bon
produit, car le processus d’achat n’est lui pas à cent pour cent rationnel.
Cela a été important pour nous de le comprendre. Avec le NEO puis
le E2, nous disions : “c’est le meilleur siège du marché”, mais pour le
client, le meilleur siège c’est aussi un siège qui est beau, qui fait envie, qui
inspire la confiance… Cela réclame un travail commercial sur le produit
pour le rendre attirant. L’objectif final est que les gens n’achètent plus
seulement un siège, ils achètent un Expliseat, quelque chose qui est au-
delà du produit, ils achètent une marque, une expérience industrielle, une
expérience d’achat, une expérience client, un service après-vente… C’est
typiquement ce que tu fais quand tu achètes un iPhone, tu n’achètes pas
un téléphone, tu achètes un Apple, tu achètes une expérience, et bien c’est
la même chose dans l’industrie et le B2B ».

186
 2 - Expliseat.

Si le business model d’Expliseat est toujours lié à l’économie de carburant


que son siège permet, il met autant en avant le produit, que « ce qu’il
y a autour du produit », un point sur lequel l’entreprise a mené un
travail important. « Au début on n’était pas assez bon dans l’exécution
commerciale, c’est un secteur où il faut du temps pour convaincre. Ça
a pris des années ». Années qui ont appris à Benjamin, l’importance des
relations avec ses clients, relations spécifiques à chacun de ses segments de
clients (compagnies aériennes et avionneurs).
Last but not least, l’entreprise déploie également un argument d’éco-
responsabilité qui ne concerne pas seulement l’économie de carburant
mais aussi la volonté des concepteurs du siège de réduire la quantité de
matières servant à sa fabrication, de réaliser un produit durable, de faire
que les matériaux utilisés soient tous facilement recyclables ce qui limite
ainsi la quantité de déchets.

Chiffre d’affaires et carnet de commandes

La stratégie mise en place porte ses fruits : « c’est pour cela que notre
chiffre d’affaires et que notre carnet de commandes ont explosé », dit
Benjamin qui ajoute : « Si on exécute bien, nous sommes en train de
prendre une courbe de croissance impressionnante ». En 2019, le carnet
de commandes a atteint les cent millions, contre trente l’année précédente.
La quasi-totalité du chiffre d’affaires d’Expliseat (près de vingt millions
d’euros en 2019) est réalisée hors de France. Avec 7000 sièges vendus en
2018, l’entreprise ne comptait que pour un faible pourcentage du nombre
de sièges vendus dans le monde. Mais, comme ils sont vendus deux fois
plus cher que ceux des concurrents, la part de marché mondial d’Expliseat
en chiffre d’affaires est près plus élevée.
L’objectif de la société est de vite atteindre les dix, puis vingt, puis trente
pour cent.
« Ça va être incroyable. Le produit est compatible avec ces objectifs ;
il s’améliore constamment pour répondre à toutes les demandes et
aujourd’hui, les clients viennent du monde entier, sont ultra-intéressés,
et les constructeurs sont alignés avec nous. On est maintenant sur le
catalogue de nombreux avionneurs : ATR, Bombardier, d’autres en Asie,
bientôt Airbus et Boeing… On retarde les commandes pour pouvoir bien
les livrer ».

187
L’entrepreneuriat en action 

De nombreux petits constructeurs de sièges sont apparus ces dernières


années, mais la quasi-totalité, d’entre eux ont fermé ou se sont faits
racheter par des groupes industriels, notamment chinois. Expliseat est le
dernier indépendant :
« On découvre progressivement que tous ces petits fabricants vendaient
à perte. Ils avaient des business models qui n’étaient pas stabilisés. Ainsi,
même quand ils réalisaient une grosse vente, ils perdaient de l’argent. Plus
ils vendaient, plus ils perdaient ».

A contrario, Expliseat maîtrise sa marge. Cela notamment parce qu’elle


n’a pas d’usine. Elle fait travailler à temps plein plus d’une centaine
de personnes chez ses sous-traitants du secteur de l’automobile et n’a
pas de problème de production. « Nous pourrions facilement prendre un
deuxième assembleur pour augmenter la charge ».

Financement

Le processus décrit jusqu’ici a un coût. Qui le supporte ? Très vite après


la création de l’entreprise, des business angels ont apporté des sommes
importantes : Expliseat a dépensé plus d’un million d’euros lors de
sa première année d’existence. Ils ont été rejoints par d’autres et ont
continué à investir dans plusieurs tours de tables. En 2015, c’est un fonds
familial, lié à un des actionnaires, qui rentre au capital. Expliseat n’a pas
de problème de fonds propres ou de trésorerie, d’autant plus qu’en 2016
l’entreprise a atteint l’équilibre. Les financements publics ont aussi joué un
rôle essentiel, notamment, parmi d’autres, le crédit d’impôt recherche et le
statut de jeune entreprise innovante.
Si ces dernières années, des capital-risqueurs ont regardé avec intérêt
le projet, ils n’y ont pas investi. Jusqu’à présent, cela tient autant à eux,
qu’à Benjamin pour qui une entreprise en transition comme Expliseat –
entreprise de conception en train de devenir une entreprise industrielle
– ne correspond pas aux schémas d’entrée, de sortie et de cycle de
rémunération du capital-risque.
Cette question de l’augmentation de capital par l’entrée de nouveaux
investisseurs reste ouverte mais n’est pas urgente car l’entreprise
dispose d’une large trésorerie qui lui permet de maîtriser son besoin
en fonds de roulement (même si au cours de l’année, ses entrées et ses
sorties connaissent de fortes variabilités : certains mois, elle dépense

188
 2 - Expliseat.

plusieurs millions d’euros auprès de ses fournisseurs). Une entrée de


nouveaux investisseurs permettrait de solidifier son assise financière.
« Si tu lèves quand il y a un problème c’est trop tard, il vaut donc mieux
lever quand on se porte bien. Nous faisons 300 % de croissance annuelle.
Donc si je lève des fonds, il faut que je le fasse avec une super valorisation
de l’entreprise ». (Benjamin)

En 2018, un investisseur institutionnel, une banque, est entré, pour une très
faible part, au capital d’Expliseat. « Cela participe à la professionnalisation
du board », commente Benjamin.

Le passage d’entreprise technologique à entreprise industrielle

Une large littérature souligne que le passage, du statut de la start-up


à celui de PME en croissance est difficile. C’est le cas pour Expliseat,
où les nouveaux contrats qui arrivent depuis 2017 l’obligent à grossir,
à recruter, à former son personnel, à changer son organisation. En
2015, lorsque les sièges d’Expliseat sont livrés au premier client, Air
Méditerranée, l’entreprise ne compte que cinq salariés qui sont souvent
engagés dans plusieurs activités même s’ils ont tous une responsabilité
principale : Benjamin la direction, Vincent les simulations numériques et
la certification, Jean-Charles le marketing et le commercial, Amaury les
opérations industrielles et Gilles le titane. Début 2019, l’entreprise emploie
trente personnes, cette croissance l’oblige à s’organiser différemment. Elle
passe notamment d’un management direct à un management indirect,
avec la création de cinq équipes (Finance, Programme, Opérations, Bureau
d’études et Vente), chacune pilotée par un responsable. Expliseat est une
entreprise d’ingénieurs, la quasi-totalité de la trentaine de salariés le sont.
Ces dernières années, le défi pour Expliseat concerne moins la production
que la gestion. En 2018, l’entreprise connaît des difficultés d’organisation
qui entraînent des retards de livraison. À l’époque, Benjamin commente :
« Nous ne sommes pas limités en production, notre limite, c’est
l’organisation, il y a tellement de process127 à mettre en place et de systèmes
de gestion à développer. Par exemple, toute la gestion client : des premiers
contacts à la livraison en passant par la commande, il y a mille étapes ».

La mise au point de processus facilement transférables aux nouvelles


recrues devient cruciale :

127 Ensemble d’étapes qui permettent d’arriver à un certain résultat.

189
L’entrepreneuriat en action 

« acquérir ces connaissances, comprendre le système et être efficace peut


leur prendre un an. Mais nous ne pouvons pas nous permettre un an de
latence. Donc, il faut que je mette en place des process qui soient de bons
outils et qui permettent à un recruté d’être opérationnel au bout d’un
mois ».

Cependant, concevoir et rendre opérationnels ces process, qui sont en fait


de nouveaux savoir-faire pour Expliseat, prend du temps car ils concernent
les clients, les fournisseurs, les sous-traitants, et cela pour chaque ligne de
produits.
« On a déjà mis en place des éléments, on les teste, il y a des retours
d’expérience pour les améliorer. Tout cela prend énormément de temps.
On peut certainement aller plus vite, mais c’est loin de notre spectre
de compétence… Il faut du temps pour mettre en place des choses qui
marchent bien et sur cette partie-là nous n’avons pas de solution pour aller
vite, notamment si demain Expliseat recrute cinquante personnes. Dans
nos secteurs industriels, on ne peut pas être aussi agile qu’une boîte de
logiciel ».

La mise en place de procédures de gestion qui, au-delà des contraintes


de production, de trésorerie, de marge… était le problème principal
de Benjamin en 2018, semble être réglée au premier trimestre 2019 où
Expliseat livre deux à trois cabines par mois. Pour recruter, trouver et
intéresser de nouveaux cadres, l’entreprise fait maintenant appel à un
cabinet spécialisé, utilise des outils et a mis en place un processus « qui fait
quarante pages que les gens appliquent avec des formulaires à remplir, etc.
On a complètement industrialisé le processus et c’est parfait » (Benjamin).
Avec son carnet de commandes fourni et la qualification qu’est en train de
lui accorder Airbus, Expliseat change de statut. Elle était une entreprise
technologique, elle devient une entreprise industrielle. C’est une nouvelle
étape qui se dessine pour Benjamin et son équipe, étape qui réclame de
renforcer fortement ses compétences en gestion industrielle et en finances.
Bonne nouvelle, Vincent, s’est mis en congé de la fonction publique et
rejoint l’entreprise le 1er juin 2019. « Tu ne peux pas savoir, comme je suis
heureux », me dit Benjamin content de m’apprendre le retour d’un de ses
cofondateurs. Vincent sera particulièrement utile dans la nouvelle étape
qui s’annonce et qui est marquée par la création d’un centre d’excellence
à Paris. Ce dernier va bénéficier de l’agrandissement des locaux parisiens

190
 2 - Expliseat.

de l’entreprise – grâce au soutien de la Mairie de Paris. Il regroupera128 les


équipes de conception et de fabrication de prototypes de l’entreprise, soit
une cinquantaine de personnes à la fin de l’année 2019. Si l’un des objectifs
de ce centre est, comme l’indique le communiqué de presse de l’entreprise,
la diminution des coûts et des temps de développement, un autre vise une
meilleure gestion des ressources humaines.
Le prochain objectif d’Expliseat sera de faire un saut technologique sur
la partie industrialisation comme elle l’a fait ces dernières années sur
la conception. Et de se transformer en une entreprise de plus en plus
industrielle sur les marchés des A320 et de B737. Depuis quatre ans,
Expliseat connaît une croissance annuelle de 300 %. Son ambition, affichée
dans le discours de sa direction, reste, comme au moment de sa création,
de devenir l’acteur majeur du siège de la classe économique sur les courts
et moyen-courriers.

Conclusion
Ce chapitre retrace la lente transformation d’un siège bricolé par de jeunes
ingénieurs inexpérimentés en un bien pour lequel des constructeurs d’avion
et des compagnies aériennes sont prêts à payer – et à payer deux fois plus
cher que pour celui des concurrents. Au début de ce processus rien n’est
plus éloigné au monde de l’aéronautique que les croquis approximatifs,
les premiers de tubes qui éclatent ou les compétences et connaissances

128 Benjamin m’explique : « aujourd’hui nous sommes arrivés à une partition de l’entre-
prise avec d’un côté des personnes qui ont de très bonnes conditions de travail, dans
Paris intra-muros, au sein de locaux bien équipés et dans une ambiance sympathique…
Dans cet environnement on leur demande d’être créatifs et ils le sont. De l’autre côté, il
y a ceux qui s’occupent des prototypes, de la fabrication, de l’industrialisation. Ils doivent
souvent se lever à quatre heures du matin, prendre un EasyJet, atterrir à Toulouse stres-
sés, sauter dans une voiture, arriver à l’usine et travailler dans un contexte où ils gênent la
production et l’activité industrielle, et on leur demande en plus aussi d’être créatifs. Sans
le vouloir on a créé une différence de traitement entre nos salariés suivant leur activité.
L’idée est de mettre tout le monde sur le même plan, dans les mêmes bonnes condi-
tions. Pour cela l’activité de manufacturing est transférée à Paris ce qui devrait accélérer la
fabrication de prototypes en faisant travailler ensemble dans le même lieu les personnes
de la conception et de la fabrication. L’idée est de construire ici une chaîne de montage
nécessaire pour faire les prototypes. C’est donc une chaine réduite. Mais pour que cet
investissement soit rentable, on doit pouvoir y fabriquer des sièges en petites séries pour
certains clients. »

191
L’entrepreneuriat en action 

émergentes des créateurs d’Expliseat. Huit ans plus tard, l’entreprise


a équipé des dizaines d’avions sur tous les continents, les plus grands
avionneurs lui ouvrent leur catalogue et son carnet de commandes atteint
cent millions d’euros en 2019. J’ai tenté de suivre ce parcours et d’expliquer
comment une équipe et un projet totalement extérieurs au secteur de
l’aéronautique arrivent à y trouver une place. Dans cette cinquième et
dernière partie je livre mon analyse du processus étudié autour de deux
points : celui de la singularisation de l’innovation et celui du collectif.

Singularisation et innovation129

Contrairement à ce que pensent au départ les trois créateurs de l’entreprise,


concevoir, produire et proposer un siège plus léger que celui des autres
fabricants ne suffit pas à faire affluer les clients. Peu de temps après le début
de l’aventure, de nombreux articles de presse expliquent qu’il fera gagner
annuellement un demi-million de dollars par avion aux compagnies qui
en feront l’acquisition. Mais personne ne se précipite. Aucune compagnie
aérienne, aucun constructeur d’avion ne semble être prêt à réaliser « les
formidables économies » de carburant que permet l’innovation des jeunes
ingénieurs. Le marché n’est pas là, il n’est nulle part, l’entreprise le cherche
désespérément. Ce n’est pas au « marché » que s’adresse la start-up mais
à quelques rares compagnies prises individuellement qui acceptent de
discuter avec elle. Le marché est une abstraction lointaine. Très vite,
les fondateurs et leurs équipes comprennent qu’Expliseat doit créer
le marché pour son siège. Pour le vendre, l’entreprise doit transformer
profondément son projet. Elle abandonne notamment l’idée de produire
un siège standard pouvant équiper tous les Airbus de la famille des A320
et les Boeing 737. Ce sont d’abord des compagnies charter, puis d’autres,
régionales et leur « petits » avions qu’elle équipe. Pour chaque client, pour
chaque transaction même, elle doit réaliser et proposer un produit singulier.
Mais pour singulariser son produit, Expliseat doit être capable d’innover
en continu, c’est-à-dire de transformer son offre pour chaque acheteur, en

129 J’utilise ici les travaux de Michel Callon sur l’innovation, sur le marché et sur les
agencements marchands (2017, 2018), notamment ceux qui concernent la notion de sin-
gularisation et le lien entre innovation et singularisation.
Callon et al., 2018, Sociologie des agencements marchands, Textes choisis, Paris : Presses des
Mines, 482 p.
Callon M., 2017, L’emprise des marchés, Comprendre leur fonctionnement pour pouvoir les changer,
Paris, La Découverte, 504 p.

192
 2 - Expliseat.

fonction des demandes et des spécificités de ce dernier. Cela est possible


grâce aux capacités d’exploration qu’elle a développées depuis sa création
et grâce au réseau diversifié d’acteurs qu’elle a mobilisé.
C’est le processus de coproduction avec les acteurs de ce réseau – décrit
plus loin – qui conduit à une singularisation du siège. Singularisation qui ne
concerne pas que le siège mais qui englobe le produit et la relation marchande.
En effet, si la différenciation porte sur le bien, la singularisation qualifie
le rapport entre le bien et son acquéreur (Mallard, 2013130). Ce chapitre a
montré que le siège proposé par Expliseat est singularisé pour chaque client :
trois ou deux places, une structure différente, un dossier inclinable ou pas,
des coussins ou pas sous son revêtement, des accoudoirs relevables ou pas,
une tablette ou pas, un espace différent pour un sac sous le siège…
Cette singularisation ne porte pas que sur sa couleur ou son habillage, elle
est plus profonde. Par leurs demandes spécifiques, par la combinaison
qu’ils réalisent dans la gamme des options possibles, les clients participent
à la conception du siège. Cela tant par les nouvelles options qu’ils
réclament que par le choix qu’ils opèrent dans la gamme de celles qui sont
disponibles. Intégrer leurs demandes ou contraintes, c’est transformer
le siège. À chaque contrat livré par Expliseat, le siège est spécifique,
particulier. Cela est également vrai pour chaque client : ainsi lorsqu’Air
Tahiti, pour équiper de nouveaux appareils, passe une nouvelle commande,
le siège est différent de ceux précédemment livrés.
La singularité de l’offre d’Expliseat pour chaque client ne concerne pas
que l’objet siège, elle comprend son prix, mais aussi l’argument et les
conditions de vente. À chaque transaction ce n’est pas seulement un siège
particulier qui est proposé, c’est une opération commerciale différente
qui est engagée. C’est l’ensemble de la transaction qui est singularisée.
Cela parce que le produit n’est pas le même, que le client n’est pas le même
(toutes les compagnies, tous les constructeurs sont différents), mais aussi
parce que le contrat, les tarifs ou les modalités de paiement sont propres
à cette transaction (toujours le fruit d’une négociation particulière). Et
enfin parce l’offreur, Expliseat, n’est pas la même entreprise : d’un contrat
à l’autre, l’entreprise a changé parce qu’elle a appris des choses, parce que
son équipe et son organisation ne sont plus les mêmes, parce qu’elle a
élargi son réseau.

130 Mallard A., 2013, Petit dans le marché : une sociologie de la très petite entreprise, Paris :
Presses des Mines, 264 p.

193
L’entrepreneuriat en action 

C’est la force d’Expliseat que d’être capable de faire de chaque transaction


avec ses clients un acte unique. Comme le dit Callon, plus une firme « est
elle-même capable de singulariser chacun des biens qu’elle propose à
chacun de ses clients et plus sa puissance concurrentielle est élevée131 »
(2017, p. 47). Dans la même veine, les marchés d’Expliseat – grâce à la
singularisation du siège et de la transaction – deviennent une série de
monopoles bilatéraux, ce qui renforce sa puissance concurrentielle.
Contrairement à ce qui était imaginé au départ, la stratégie d’Expliseat
n’est pas de produire pour tous ses clients un siège standardisé, quasi
identique tant dans son aspect, son équipement et ses performances que
dans la transaction qui le transfère à son acheteur. Au contraire, la stratégie
d’Expliseat est de construire de la singularité.

Processus d’innovation

Cette singularisation, on l’aura compris à la lecture de ce chapitre, rime avec


innovation. Le siège évolue durant tout le processus décrit dans les pages
qui précèdent. Pendant qu’Expliseat construit un marché, le marché du
siège léger, les autres producteurs de sièges ne restent pas les bras croisés.
Tous allègent leurs produits. La compétition entre ces différents offreurs est
ouverte et l’innovation – les économistes l’ont montré depuis longtemps
– est au cœur de cette rivalité. Les entreprises n’ont pas le choix, si elles
arrêtent d’innover ce sont les concurrents qui prennent les marchés.
Ce qui surprend dans cette histoire, c’est l’apparent mélange des genres :
le siège n’est encore ni certifié, ni réalisé que les entrepreneurs sont déjà
en train de le vendre. C’est à un véritable tourbillon que nous assistons
au sein duquel l’équipe expérimente, fabrique, vend, teste, collabore
avec des acteurs variés, négocie la certification, modifie le projet,
transforme le siège, change d’alliances, de partenaires, de marché, revient
en arrière, fait un détour par un laboratoire de recherche à l’étranger,
met au point un nouveau prototype… Nous sommes loin du modèle
classique de l’innovation, modèle linéaire où se succèdent en enfilade
des étapes distinctes : la recherche, puis le développement expérimental,
le prototypage, l’industrialisation et, dernière étape, la commercialisation.
Dans un tel processus, le client ou l’usager est passif, il intervient à la fin
et sa seule marge de manœuvre est d’accepter ou de refuser l’innovation.

131 Callon M., L’emprise des marchés, comprendre leur fonctionnement pour pouvoir les changer,
Paris, La Déouverte, 2017, 504 p.

194
 2 - Expliseat.

Ce processus linéaire est une sorte de course de relais où la fin d’une


étape marque le début de l’étape suivante ; et, au sein de l’entreprise,
chacune de ces étapes est le fait d’un département différent : direction de
la recherche, bureau d’études, direction de la production, puis marketing
et commercialisation… Cette vision séquentielle a été largement critiquée
par la littérature132 que ce soit les théories économiques évolutionnistes, la
sociologie de l’innovation ou le management de la technologie.
C’est en acte que les créateurs d’Expliseat mettent à mal ce modèle.
Le processus que nous avons décrit en est à l’opposé : ces entrepreneurs
n’attendent pas d’avoir conçu le siège ou réalisé un premier prototype pour
lancer une phase de certification, puis, une fois celle-ci acquise, une autre
de production et enfin de commercialisation. Conception, prototypes,
tests, certification, production, commercialisation… ces actions sont
menées de front par l’équipe : « on était en avance de phase car on a vendu
un truc que l’on n’avait pas encore produit, et pas totalement certifié ! ».
Leur façon de faire engage de multiples acteurs, internes ou externes
au secteur, elle est interactive et faite d’allers et retours. La complexité
technique de leur produit nécessite cette intervention d’acteurs variés tout
au long du processus d’innovation. Ce travail de l’équipe des créateurs et
de ces acteurs variés ne vise pas seulement construire une offre, un siège
plus léger, il doit aussi construire la demande. L’une et l’autre ne sont pas
un point de départ mais le point d’arrivée du processus.

L’action entrepreneuriale et le Kairos

Expliseat semble arriver au bon moment dans le monde de l’aéronautique.


Souvent des entreprises avec leur innovation arrivent trop tard ou trop tôt
dans le marché qu’elles visent. Le mot grec de kairos133 qualifie ce moment,
c’est le temps du moment opportun, l’instant de l’opportunité. Callon et
Latour le montrent avec la métaphore du scrabble134, où combiner les lettres

132 Mustar P. et Penan H. (sous la dir. de), 2003, L’encyclopédie de l’innovation, Paris, Eco-
nomica, mai 2003, 749 p.
133 Le dieu grec Kairos est le dieu ailé de l’opportunité, qu’il faut saisir quand il passe.
Il est représenté par un jeune homme qui n’a qu’une touffe de cheveux sur le crâne. Au
moment où il passe à proximité, soit on ne le voit pas, soit on le voit et on ne fait rien,
soit on tend la main et on attrape ses cheveux saisissant ainsi l’occasion, l’opportunité.
134 Callon M., Latour B., 1986, « Comment concevoir les innovations ? Clefs pour
l’analyse socio-technique », Prospective et Santé, 36, hiver, 13-25.

195
L’entrepreneuriat en action 

dont on dispose pour composer un mot le plus long possible n’est qu’un
aspect du jeu, l’autre étant de lui trouver l’espace le plus rentable sur le
plateau.
« Pour placer un mot, il faut en effet que le tableau s’y prête. Et le tableau
dépend du jeu des adversaires, des cases libres, de la disposition des cases
qui comptent double ou triple. Un marché est comme un tableau de
Scrabble. Rien ne sert de vouloir placer une innovation qui ne correspond
pas aux possibilités qu’il offre ».

Callon montre aussi que le kairos a une autre signification :


« Tous les joueurs de Scrabble savent qu’il est dangereux de conserver sur
son chevalet le mot parfait qui utilise toutes les lettres qu’on a piochées.
Parfois, si on a de la chance, on peut le placer. Mais, bien souvent, pour
continuer à participer au jeu, il faut accepter de le défaire et de se rabattre
sur un mot comportant moins de lettres mais qui a l’avantage de pouvoir
être placé et de rapporter des points » 135.

L’équipe d’Expliseat a mis au point un formidable siège d’avion, plein de


qualités, tel un magnifique mot de sept lettres qu’un joueur de scrabble
chercherait à rattacher à un autre mot en recouvrant une case compte
double ou triple sur le plateau. Elle cherche à vendre son innovation aux
plus beaux des appareils (les Airbus ou Boeing) et aux plus grandes des
compagnies (telle Air France). Mais ces clients ne sont pas intéressés et
n’en veulent pas. Pour poursuivre la métaphore, il n’y a pas de « bon »
emplacement ou d’emplacement disponible sur le plateau pour son mot
de sept lettres qu’est son siège. Expliseat a su s’adapter à cette situation,
passer un compromis avec son projet initial : ses premiers clients sont
des compagnies charter au bord de la faillite ; puis elle équipe de petits
avions régionaux avec une version de son produit qui passe de trois à
deux places. Elle entre sur les marchés par la petite porte, par exemple
aux États-Unis en équipant trois ATR de l’United Express, la compagnie
régionale d’United Airlines. Expliseat ne s’est pas entêtée avec le mot de
sept lettres qu’elle avait sur son chevalet, elle a trouvé des mots plus courts,
sur des emplacements moins prestigieux, mais qui lui ont rapporté des
points, qui lui ont surtout permis de rester dans la partie, et d’attendre que
des espaces se créent où elle peut maintenant poser les mots longs et chers,
que sont les nouvelles versions de son siège.

135 Callon M. 2011, « L’innovation sociale, Quand l’économie devient politique » in


Juan-Luis Klein et Denis Harrisson (dir.), L’innovation sociale : Émergence et effets sur la trans-
formation des sociétés, Québec, Presses de l’Université du Québec, 17-42.

196
 2 - Expliseat.

Réseaux et collectifs

On ne peut réduire l’histoire d’Expliseat à celle de ses trois fondateurs et


de leurs équipes. La prise en compte des investisseurs, fournisseurs, sous-
traitants, clients et des entreprises, institutions publiques ou organisations
diverses qui sont engagés dans ce processus est essentielle. L’équipe
rencontre, consulte, mobilise un nombre impressionnant de personnes
appartenant à des milieux variés, personnes qu’elle ne connaissait pas au
début du projet mais avec lesquelles elle sera mise en contact par des amis
d’amis, des relations de relations, des connaissances de personnes tout
juste rencontrées…
Tout au long de ce processus, elle fournit des efforts importants pour
expliquer son projet à ceux qu’elle rencontre, pour leur démontrer son
potentiel, pour les intéresser et les convaincre de devenir des partenaires
ou des alliés. Ces acteurs rencontrés (des possibles sous-traitants à l’Agence
de certification en passant par des avionneurs ou des fournisseurs de
carbone) doivent également porter une attention particulière au trio et à
son discours pour comprendre son projet et, éventuellement, y adhérer.
Mais, dans le même mouvement, le trio doit aussi comprendre ce que ces
acteurs font ou sont capables de faire ; quelles sont leurs compétences
et leurs contraintes. Petit à petit, en élargissant le cercle de ceux qu’il
contacte (ou qui parfois le contactent), il construit sa compréhension du
secteur, des acteurs, des techniques qui l’intéressent et des connaissances
complémentaires aux siennes et nécessaires à son projet. S’il apprend de
ceux qu’il rencontre, il leur apprend également. Ce double mouvement,
qui bâtit une connaissance mutuelle, est nécessaire à la coopération,
à la coordination et à la production collective du siège. La constitution
du réseau résulte d’un effort collectif impressionnant. Il est le fruit d’un
nombre incalculable d’interactions entre des personnes, en ce sens, il est
un phénomène social.
Mais l’histoire du siège d’Expliseat ne serait pas non plus complète si
elle se limitait à toutes ces autres personnes et institutions avec lesquelles
les entrepreneurs et leur équipe entretiennent des relations. Autrement
dit, elle n’est pas réductible à des relations ou à des réseaux sociaux.
Pour comprendre comment le siège et l’entreprise se construisent et se
développent, il a aussi été nécessaire de considérer de multiples éléments

197
L’entrepreneuriat en action 

matériels136 ou immatériels : les technologies, les choix techniques, le


carbone, la résine, leurs différents assemblages possibles pour former
un composite, le titane, les procédés techniques, les brevets, les articles
scientifiques consultés, les discours des fondateurs et les communiqués
de presse, les règles de l’agence de certification, les aides publiques, les
modèles d’affaires, les logiciels de simulation, les savoir-faire, les multiples
tests menés par l’équipe, les différentes façons de tresser les fibres… Ces
acteurs eux aussi prolifèrent dans cette histoire. Ils jouent un rôle, ils
agissent ; sans eux on ne peut comprendre le processus qui donne corps
à l’entreprise et à son siège. Prenons l’exemple d’Internet, des bases de
données en ligne, de Wikipedia, des logiciels de simulation numérique, du
cloud computing. L’entrée d’Expliseat sur le marché du siège d’avion n’aurait
pu se faire sans :
- la disponibilité de nombreuses informations sur Internet (par
exemple Wikipedia pour les tests matériaux, les bases de données
scientifiques pour les caractéristiques des tubes, les bases de données
sur les normes aéronautiques…) qui réduisent considérablement les
coûts de la recherche d’informations dont certaines auraient nécessité,
il y a quinze ans, des mois de recherche ;
- les logiciels de simulation numérique qui leur ont permis de concevoir
le siège et tester les tubes et le siège bien avant les premiers tests
physiques ;
- les capacités de calcul quasiment gratuites que permet le cloud computing
et qui ont été nécessaires pour réaliser les simulations.
Installer un siège en matériau composite dans un avion de ligne réclame la
mobilisation d’un nombre incroyable d’acteurs variés. Tous sont actifs et
leurs interactions ont des effets matériels. Dans ce processus, tout est aussi
incertain, tout peut cesser d’agir, tout peut se retirer : une résine refuse de
se mélanger au carbone, un associé choisit de partir pour un autre projet,
une subvention n’est pas attribuée, un client sur lequel on comptait fait
faillite… Rien n’est essentiel, même le trio initial des entrepreneurs puisque
deux sur trois quitteront le projet. C’est l’alignement surprenant et fragile
de ces forces multiples, de natures variées, qui permet la construction

136 Les études des sciences et des technologies STS ont mis l’accent sur ces objets,
produits, procédés, que la sociologie de l’innovation a regroupé sous le terme d’acteurs
non-humains. Akrich M., Callon M., Latour B., 2006, Sociologie de la traduction, Textes fonda-
teurs, Paris : Presses des Mines, 401 p.

198
 2 - Expliseat.

du siège mais aussi la réalisation de premières transactions marchandes


qui le font exister. Ces deux moments, innovation et diffusion (souvent
considérés comme deux étapes séparées dans la littérature économique
classique) n’en font qu’un, ils sont intimement enchevêtrés car le siège
se transforme à chaque commande137. L’innovation se construit en se
diffusant.
La notion de réseau est largement utilisée par la sociologie des sciences
et l’économie de l’innovation pour décrire ces assemblages où les acteurs
prolifèrent, se transforment, travaillent collectivement, collaborent,
négocient… et créent collectivement de nouveaux biens et services. Ces
acteurs forment un réseau qui se stabilise assez longtemps pour agir car le
réseau devient lui-même un acteur qui agit. La notion d’acteur-réseau ou
d’agencement sociotechnique, élaborée par les sociologues de l’innovation,
est particulièrement utile pour décrire ces arrangements ou assemblages
faits d’individus, d’organisations, de modèles d’affaires, de normes, d’objets
techniques, de discours… Car ces agencements, ces réseaux hétérogènes
agissent. Les pages qui précèdent ont tenté de montrer comment ils font le
siège qui peut alors être considéré comme un agrégat socio-technique. Car
cette histoire de la construction du siège ultraléger d’Expliseat est autant
sociale que technique. Les interactions sociales, variées et évolutives,
les objets, techniques ou modèles économiques, tous ces éléments sont
nécessaires pour comprendre comment l’objet-réseau que constitue le
siège d’Expliseat est conçu, produit et commercialisé.

Construction et dynamique du réseau

Ce siège est un système complexe qui assemble une grande variété


d’éléments. C’est leur combinaison qui produit l’innovation et la
singularisation présentées ci-dessus. La réalisation de cet assemblage
compliqué qu’est en définitive le siège a demandé de multiples compétences,
de nombreuses techniques, des savoir-faire variés… autant d’éléments que
les trois fondateurs ne peuvent détenir à eux seuls. Le processus que nous
avons présenté est aussi celui de la constitution d’un collectif.
Ce collectif-réseau est une lente et patiente construction. Les entrepreneurs
multiplient les rencontres et les visites pour, par exemple, trouver une

137 Cette dichotomie innovation/diffusion en économie fait écho à une autre : explora-
tion/exploitation en entrepreneuriat.

199
L’entrepreneuriat en action 

entreprise capable de mêler les fils de carbone et de plastique avec un


résultat qui lui convient. Construire toute une chaîne robuste de production
allant des fabricants de matière jusqu’au tresseur qui fait des tubes leur
réclame une énergie considérable qui non seulement leur fait parcourir
l’Hexagone dans tous les sens mais les fait rencontrer, tester, travailler
avec des centres de recherche de différents pays européens, avec des sous-
traitants ou des industriels spécialisés pour, par exemple, la découpe ou
le mélange carbone-résine à travers l’Europe, mais aussi en Chine ou aux
États-Unis.
Au départ, les entrepreneurs ne connaissent personne dans ce milieu.
Ils utilisent mille moyens pour rencontrer ces acteurs. Les créateurs
d’Expliseat naviguent dans ce réseau, qu’en partie ils façonnent, pour
obtenir les ressources techniques, industrielles, financières… nécessaires
à leur projet. De l’annuaire des anciens de l’École des mines, aux visites
systématiques de stands des salons professionnels, en passant par l’analyse
de la littérature technique et des revues industrielles, ou les demandes de
contacts à tous ceux qu’ils connaissent ou qu’ils rencontrent.
La connexion avec un grand nombre d’acteurs clés de cette histoire a été
réalisée par des personnes avec lesquelles ils ont des relations distantes
ou très éloignées : lorsqu’ils font le choix du titane pour raccorder leur
tube et qu’ils cherchent à rencontrer quelqu’un dans ce domaine, « un ami
d’un ami de Jean-Charles avance alors le nom de Gilles Duval ». Gilles qui
sera ensuite recruté par l’entreprise et qui apportera sa connaissance et
ses contacts dans ce secteur. Lorsqu’ils recherchent un four pour tester
eux même différents assemblages c’est « un diplômé des mines qui les
met en contact avec son père responsable d’un centre de formation pour
enfants qui possède un four pour l’apprentissage de la poterie ». C’est un
fournisseur de matière qu’ils rencontrent dans un salon qui leur donne les
coordonnées de tel industriel qui maitrise telle technologie, etc. L’histoire
d’Expliseat est un hymne à la force des liens faibles138 (Granovetter,

138 C’est Mark Granovetter qui a établi la distinction des liens forts et des liens faibles
dans les relations des individus. Les premiers sont les relations avec la famille ou des
amis intimes. Les seconds, des relations sociales plus distantes (par exemple des amis
d’un ami). Ce sociologue montre, en prenant le cas de la recherche d’emploi, que les liens
faibles sont plus efficaces que les liens forts. Les liens faibles donnent accès à un réseau
plus large, donc à des informations souvent non disponibles. Voilà pourquoi Granovetter
a parlé de la force des liens faibles dans son célèbre article : “The strength of weak ties”
publié dans l’American Journal of Sociology en 1973 (Vol. 78, n° 6, May, pp. 1360-1380).

200
 2 - Expliseat.

1973). Les liens faibles – ceux que l’on a avec des personnes que l’on
connait peu ou qui sont des relations de relations – s’ils sont diversifiés,
connectent des acteurs qui ne se rencontreraient pas, qui appartiennent à
des sphères différentes, acteurs qui donnent accès à des possibilités qui
étaient inaccessibles.
Les réseaux dont nous avons parlé sont dynamiques, ils évoluent, ils se
transforment, ils enrôlent de nouveaux acteurs alors que d’autres les
quittent. Ainsi sur la seule question du composite, Expliseat a sollicité et
a eu au moins un rendez-vous avec plusieurs dizaines d’entreprises. Parmi
elles, Amaury compte :
« vingt-cinq entreprises qui nous ont donné de la matière, des gens qui
nous ont dit “la matière il faut la mouler comme ça et comme ça”, qui ont
eu un rôle actif. Et dans ces vingt-cinq, là on travaille toujours avec cinq ou
six139. Donc il y en a vingt dont on s’est “servi” à un moment ou un autre ;
mais elles aussi ont appris des choses avec nous ».

Ces entreprises ont transformé Expliseat et son produit.


Au départ, autour du projet, tout est informel : le trio des créateurs, les
relations avec les personnes qui les encouragent, les contacts avec les
compagnies aériennes ou les avionneurs, les liens avec les sous-traitants,
les premiers tests ou démonstrations des fabricants de matière… ce
n’est que progressivement que les choses s’institutionnalisent avec la
création juridique de la société, la signature de contrats avec les sous-
traitants, l’entrée progressive d’actionnaires dans le capital de la société, la
coopération avec un laboratoire d’ergonomie, l’embauche de salariés, les
premières commandes, etc. Autant d’éléments qui rendent le réseau plus
solide.
Car si une entreprise telle Expliseat est un réseau, la solidité et la stabilité
de ce réseau sont cruciales : si tous les acteurs lâchent le projet du jour au
lendemain, il s’écroule. Mais si ce réseau est trop stable, s’il reste formé

139 Pour Amaury, « une fidélité industrielle s’est créée avec nos fournisseurs. Si certains
entrent et que d’autres sortent, nous conservons une base de fournisseurs avec un socle
solide. Ce sont des gens avec lesquels on travaille depuis la création : ainsi les fournisseurs
de composite d’aujourd’hui ce sont les mêmes que ceux de 2013-14, au moment de la
qualification du siège. Cette fidélité est réciproque ; les gens ne nous lâchent pas mais
nous n’avons pas lâché les gens non plus, alors qu’on aurait pu se dire : “maintenant
comme on produit beaucoup plus de sièges on laisse tomber le fournisseur en France et
on va en chercher un en Roumanie”. Et ça on ne l’a pas fait ».

201
L’entrepreneuriat en action 

des mêmes acteurs, il n’innove plus, et sans innovation le projet coule.


Les entrepreneurs doivent donc – autant que leur capacité d’agir le leur
permet – trouver un subtil équilibre entre fidélité et renouvellement. Ainsi,
les premiers sièges livrés à Air Méditerranée sont produits à Toulouse.
Depuis, c’est toujours la même entreprise qui produit les différents sièges
d’Expliseat. Mais depuis ses premiers contacts avec Expliseat, cette
entreprise s’est fortement transformée. Cela non seulement par le triplement
de sa surface à l’été 2018 pour répondre à l’afflux de commandes, mais
aussi parce qu’avec l’équipe d’Expliseat, elle a complètement changé son
modèle de production. Dans le même mouvement, le réseau d’Expliseat
s’élargit par exemple en y incluant des fournisseurs d’électronique (qui
sont nécessaires pour équiper les sièges de prises USB) ou de nouveaux
sous-traitants qui vont permettre de passer des finitions très standard à des
finitions plus sophistiquées pour certains clients.

L’action entrepreneuriale distribuée

La capacité d’agir des fondateurs se rencontre notamment dans les


multiples choix auxquels ils sont confrontés, et dans la variété des options
qui s’offrent à eux. Pour quel type d’avion produire ce siège ultraléger ?
Quelle forme celui-ci doit-il prendre ? Quels matériaux utiliser ? Quels
actionnaires faire entrer au capital ? Où installer l’entreprise ? Faut-il faire
ou faire faire ? Avec quel sous-traitant travailler ? Quel laboratoire de
recherche mobiliser pour résoudre un problème spécifique ? Quel ingénieur
recruter ? Quelles modifications apporter à la structure du siège ? Avec
quel industriel passer une alliance ? Quelle stratégie commerciale choisir ?
Quel business model adopter ? À quel prix vendre le siège ? Comment
organiser l’entreprise ? Etc.
À côté de la diversité des acteurs que nous avons soulignée, le processus
que j’étudie est également peuplé d’une multitude de choix. Ce sont autant
de possibilités que les entrepreneurs explorent. Elles sont là aussi autant
techniques qu’économiques, organisationnelles ou sociales. L’histoire
d’Expliseat est l’histoire d’une expédition, ses acteurs s’engagent sur des
terrains inconnus : quelles options choisir, lesquelles refermer, lesquelles
ouvrir ou ré-ouvrir ? « Gouverner c’est choisir », dit la maxime du Duc de
Lévis140. De nombreuses options explorées dans cette histoire conduisent

140 Gaston de Lévis, Maximes et réflexions sur différents sujets de morale et de politique, Paris,
Charles Gosselin Libraire, 1825 (en ligne sur Gallica).

202
 2 - Expliseat.

à des impasses, d’autres qui seront exploitées aboutissent à des échecs,


d’autres enfin mènent à la réussite – et l’on pourra dire, après-coup, mais
après coup seulement, que « c’était le bon choix ».
Le patient suivi du processus de création et de développement de ce
projet permet d’éviter de donner une image « romantico-héroïque141 » des
entrepreneurs ou de la création d’entreprises. L’histoire d’Expliseat n’est
pas ici réduite aux seules agences142 individuelles des fondateurs, c’est-à-
dire de leur capacité d’agir dans ces réseaux. Ces entrepreneurs disposent
bien sûr d’une forte capacité de configuration et de reconfiguration de ces
réseaux, ils en sont les architectes. Mais ils n’en sont pas les démiurges
tout-puissants car au sein de ces collectifs se déploient des actions qu’ils ne
maîtrisent pas. Ces assemblages relaient, diffusent, freinent ou amplifient
leur action. En définitive, le contenu de celle-ci façonne ces assemblages
et dans le même mouvement est façonné par eux.
Une multitude d’acteurs apparaissent dans l’histoire de la conception, de
la réalisation, des tests, de la certification, de l’industrialisation, de la vente,
de l’utilisation des sièges d’Expliseat. C’est leur engagement commun qui
lie les unes aux autres ces différentes activités. C’est en ce sens que l’on
peut dire que l’action entrepreneuriale est collective et distribuée143 (sans
que cela efface les qualités individuelles des entrepreneurs). Ces acteurs
participent de façons diverses et avec des impacts variés, à ce processus.
Certains sont présents tout au long de l’histoire racontée ici, d’autres à
quelques étapes ou à un court moment seulement. Certains l’accélèrent,
d’autres le freinent ; mais cela on ne le sait souvent qu’après coup. Ces
acteurs sont engagés, d’une façon ou d’une autre, dans un travail collectif
qui aboutit non pas seulement à l’existence du siège mais bien à sa mise
en marché – car l’objectif n’est pas seulement de créer et de produire un
nouveau type de siège mais bien de lui trouver un marché.

141 J’emprunte cette expression à l’historien des sciences et des techniques Reese V.
Jenkins.
142 Pris ici au sens d’agency qui est la capacité d’agir sur le monde et à le transformer.
143 Qui forment un réseau qui lui-même devient acteur et agit (c’est en ce sens que la
sociologie de l’innovation peut parler d’acteur-réseau).

203
3
Criteo.
La création d’entreprise
comme un processus d’innovation
expérimental et collectif
L’entrepreneuriat en action 

Criteo est une exceptionnelle success story française144. Créée en 2005, elle
trouve son produit et son business model en 2008, et connaît à partir de
2009 une très forte croissance qui l’amène, en 2013, au Nasdaq, la bourse
des entreprises technologiques à New-York (avec une capitalisation de
plus de deux milliards de dollars). Elle croît ensuite de façon continue :
d’une trentaine de salariés en 2008, elle passe à 800 en 2013, puis à près
de 3000 en 2018.
Ce chapitre étudie le travail concret des créateurs de l’entreprise pour
mettre en adéquation un produit et un marché. Il suit, entre 2005 et 2008,
la série d’essais-erreurs qu’ils doivent réaliser avant de le trouver et de le
faire accepter. Son objectif est de montrer que la création d’une entreprise
innovante est un processus expérimental pour lequel les entrepreneurs, et
ceux qui les financent, ne savent pas à l’avance ni quels seront les résultats
ou le point d’arrivée, ni même quelles seront les connaissances et les
compétences nécessaires pour mener à bien cette expérimentation.
Pour cela, ce chapitre145 s’intéresse principalement aux débuts de Criteo.
Il compte cinq parties et un épilogue.

144 Je remercie infiniment Franck et Romain pour leur disponibilité et le temps qu’ils
m’ont consacré. Merci à Romain d’avoir relu avec une grande attention la dernière ver-
sion de ce texte et en avoir corrigé les erreurs et incompréhensions. Alors que l’essen-
tiel de ce chapitre était rédigé, j’ai ajouté un court épilogue pour signaler un événement
imprévu arrivé à la fin de l’année 2017 et qui bouleverse l’entreprise.
145 Sources : l’écriture de ce chapitre s’étale sur plusieurs années. Au printemps 2009,
j’ai demandé à Franck et Romain de venir présenter à l’École des mines leur entreprise et
leur parcours aux élèves de mon option Innovation et Entrepreneuriat. Ce qu’ils avaient
fait très sérieusement malgré le faible nombre d’auditeurs. Ils sont ensuite revenus de
nombreuses fois aux mines devant un auditoire de plus en plus large m’apportant de
nouvelles informations. Je les ai également rencontrés individuellement plusieurs fois
pour les interroger sur l’histoire de Criteo.
Une part importante des informations sur lesquelles est bâtie la partie 3 est issue d’une de
ces interventions aux Mines : la Conférence Pollen qu’ils ont donnée à mon invitation le
11 décembre 2013 où ils ont traité la période 2005-2008, celle d’avant l’accélération très
forte des revenus et du nombre de salariés de l’entreprise. Elle avait pour titre : « Criteo
ou comment bâtir, en France, une success story mondiale ». Au cours de cette conférence,
Romain a présenté les différents produits que l’entreprise a mis au point. Voilà pourquoi il
est abondamment cité sous la forme : (Romain, Mines). Pour compléter mes informations,
j’ai lu de nombreux documents écrits sur Criteo et ai eu plusieurs discussions avec Franck et
Romain. Je cite également quelques phrases de la conférence donnée plus d’un an plus tard,
par Romain au Wagon qui avait pour titre : « AperoTalk avec Romain Niccoli, cofondateur
de Criteo », qui portait sur le même thème que celle donnée aux Mines ; ces phrases sont

206
 3 - Criteo.

Une première partie décrit ce que fait Criteo et quel produit elle propose
à ses clients ; puis, une deuxième, plus courte, raconte comment s’est
constituée l’équipe des créateurs et comment le projet a été financé. La
troisième partie étudie en détail le parcours de l’entreprise de 2005 à
2008 pour répondre à la question : comment Criteo a mis au point ce
que dans le monde des start-ups on appelle le product/market fit, c’est-à-
dire la rencontre entre un produit et un marché. Ce processus, comme
pour la plupart des innovations entrepreneuriales, n’est en rien linéaire.
C’est un chemin long et sinueux qu’a dû suivre, pendant trois années,
l’équipe des créateurs. Avant de connaître le succès, elle a expérimenté
différents business models, différents produits auprès de différents types
de clients146. Dans la quatrième partie, j’analyse la genèse de l’innovation

signalées par : (Romain, Le Wagon). Cette conférence a été mise en ligne sur YouTube le
27 avril 2015.
La seconde moitié de la quatrième partie donne la parole à Franck qui m’a dit au printemps
2017, alors que j’avais déjà rédigé une grande part de ce chapitre : « une question intéressante
serait : D’autres sociétés faisaient la même chose que nous ? Pourquoi c’est Criteo qui a
gagné ? ». Je lui ai retourné sa question : « D’après toi, pourquoi avez-vous réussi ? ». Il m’a
donné lors d’un entretien ses réponses que j’ai ordonnées et mises en forme.
La cinquième et dernière partie – que j’ai ajoutée à mon texte durant l’été 2018 car elle
n’était pas prévue – a pour base les informations que j’ai recueillies lors d’une conférence
que Romain a donnée à l’École des mines le 18 avril 2018 pour les professionnels de
l’Executive Mastère MSIT (Management Stratégique de l’Information et des Technolo-
gies) proposé par HEC Paris et MINES ParisTech à l’invitation de mon collègue Fabien
Coelho. Plusieurs discussions que j’ai eues ensuite avec Romain et sa relecture d’une
première version de cette partie ont été plus qu’utiles pour la rédiger.
Je n’ai pas interrogé directement le troisième fondateur, Jean-Baptiste Rudelle qui
contrairement à Franck et Romain n’est pas un primo-entrepreneur. Son livre, paru le
30 septembre 2015, « On m’avait dit que c’était impossible. Le manifeste du fondateur de Criteo »
(Stock, 2015) répondant aux questions que j’aurais pu lui poser. Je cite quelques phrases
de cet ouvrage qui couvre une période bien plus large que celle à laquelle je m’attache
principalement (j’invite vivement celles et ceux intéressé.e.s par l’histoire de Criteo à lire
ce livre). Franck et Romain m’ont incité à rencontrer Pascal Gauthier qui m’a apporté de
nombreux éléments riches sur l’histoire de Criteo, dont je n’ai pu exploiter que quelques-
uns car ils sortaient de la période étudiée ici.
Il faut signaler enfin, l’existence de centaines d’articles de presse sur Criteo depuis sa
création, certains ont aussi alimenté ce texte. Ils sont à chaque fois cités.
146 Une nouvelle entreprise ce n’est pas qu’un produit, c’est aussi une organisation dont
l’étude dépassait les objectifs de ce chapitre qui donne trop peu d’attention à ces aspects
organisationnels. Cela parce que nous nous intéressons principalement aux années 2005-
2008, années au cours desquelles les problèmes d’organisation seront moins aigus que
ceux qui accompagneront la forte croissance de l’entreprise. Cette question est cependant
abordée dans la quatrième partie par Franck Le Ouay.

207
L’entrepreneuriat en action 

de Criteo en soulignant son caractère collectif et expérimental. Puis,


un de ses créateurs dit, de son point de vue, pourquoi Criteo a gagné la
partie face à des concurrents puissants. Une cinquième partie ouvre la
boîte noire de la technologie et s’intéresse aux algorithmes, déterminants
dans son succès. Enfin un court épilogue relate un événement imprévu,
qui arrive alors que ce chapitre est rédigé, et qui rappelle que dans
l’innovation entrepreneuriale aucune position n’est définitivement
acquise.

Ce que fait Criteo. Quel produit propose-t-elle à ses clients ?


Criteo est un spécialiste des publicités ultra-ciblées sur Internet (encore
appelé secteur du reciblage publicitaire ou retargeting en anglais147). Sa
technologie permet de suivre les internautes qui ont consulté un site
de e-commerce, pour leur adresser, lorsqu’ils consultent un autre site,
une publicité ciblée pour le produit le plus susceptible de les intéresser.
L’objectif de l’entreprise est celui qu’a toujours eu la publicité :
augmenter les ventes pour ses clients, ici, les sites marchands. Criteo
joue le rôle de médiateur entre deux types d’acteurs. D’un côté, les sites
de e-commerce qui font des campagnes publicitaires, ce sont ses clients
auxquels l’entreprise promet de générer des ventes avec taux de retour
sur investissement positif. Criteo compte plus de 20 000 clients en 2018.
De l’autre côté, les sites dits éditeurs qui vendent à Criteo les espaces où
l’entreprise affiche des bannières publicitaires pour ses clients. Criteo
ne possède pas d’emplacements publicitaires et a besoin d’un très
grand nombre d’espaces pour déployer son modèle. En 2017, ce sont
trois milliards de bannières publicitaires que l’entreprise affiche chaque
jour sur les sites de ses éditeurs. Ces fournisseurs d’espaces qui diffusent
les publicités sont des sites tels Facebook, Yahoo, Google… mais aussi
une myriade de petits éditeurs. L’agrégation de ces grands réseaux et de
plus petits sites (qui parfois se regroupent) permet à Criteo d’afficher un
nombre impressionnant de bannières.

147 Le retargeting, publicité en ligne pour e-commerçants, concerne les internautes


qui ont déjà visité un site sans y faire d’achat. Il leur propose des publicités ciblées sur
les pages produits visitées pour les inciter à retourner sur le site et à effectuer un achat.
97 % des internautes quittent une e-boutique sans y faire d’achat. Les internautes visitent
en moyenne cinq fois une e-boutique avant d’acheter. Toutes les grandes enseignes du
e-commerce utilisent le retargeting.

208
 3 - Criteo.

Lors de leur présentation devant des investisseurs ou de concours


de business plan, une majorité de start-ups disent qu’elles
vont « révolutionner » leur secteur. Cela s’avère n’être que très rarement le
cas. Sauf pour Criteo. L’entreprise a doublement révolutionné le secteur
de la publicité sur Internet, d’une part avec sa technologie qui permet
un ciblage fin des intentions d’achat des internautes, et d’autre part avec
son business model qui a fait tomber les réticences des annonceurs
notamment parce qu’il permet de mesurer très finement l’impact d’une
publicité.

Criteo : une innovation dans la façon de faire de la publicité grâce à sa


technologie

Cet hiver, j’ai recherché un manteau sur le site Internet de XYZ. Comme
95 % des personnes qui fréquentent un site marchand, je n’ai rien acheté
lors de ma visite. Je suis très vite passé sur d’autres sites tel celui du Monde
où, dès que je l’ai ouvert, s’est affichée une bannière publicitaire pour les
manteaux de la marque XYZ. Cette publicité est apparue sur un site
éditeur grâce ou à cause des algorithmes de Criteo. Ceux-ci permettent
d’afficher une bannière personnalisée avec les produits qu’un internaute
a cherchés (ou avec des produits similaires ou complémentaires) et
qui à un moment donné, correspondent donc à ses intérêts, envies ou
intentions d’achat. Ces dernières n’ont plus de secret pour l’entreprise
qui peut les prédire en temps réel.
Les algorithmes complexes développés par la start-up depuis le milieu
des années 2000 sont capables d’analyser des milliards d’informations
numériques et permettent aux clients de Criteo (généralement des
sites marchands) de proposer aux internautes le ou les produits qui les
intéressent en temps réel. L’objectif est d’améliorer le taux de clic et de
transformation148, c’est-à-dire de maximiser les chances que l’internaute
clique sur la bannière publicitaire, revienne sur le site qu’il a fréquenté et
achète le produit.
« Montrer le bon produit à la bonne personne au bon moment » n’a rien
de nouveau dans le monde de la publicité. C’est ce qu’elle a toujours
essayé de faire. Pour cela, traditionnellement, elle a ciblé les personnes en

148 Le taux de transformation est le pourcentage des ventes rapporté au nombre de


visites sur un site de e-commerce.

209
L’entrepreneuriat en action 

fonction de leur âge, de leur sexe, de leur catégorie socio-professionnelle,


de leur lieu d’habitation, etc. Avec Criteo, elle les choisit en fonction de
ce dont ils ont envie ou besoin, en fonction de leurs désirs du moment
saisis à travers leur comportement sur Internet ».
Car Internet a multiplié les possibilités de réaliser cette rencontre entre
« la » bonne personne et « le » bon produit. Dorénavant, le publicitaire
peut avoir un discours unique, sur-mesure, personnalisé pour chaque
internaute : « Bonjour, voici les promotions de chez XYZ et une
suggestion d’hôtel pour le week-end que vous prévoyez de passer à
Rome avec votre famille ». Nous sommes face à une innovation radicale :
la capacité de ciblage très pointue apportée par Criteo au marché en
fonction de ce que veut l’internaute (M. M veut un manteau), et non pas
en fonction de qui il est (Monsieur M a 55 ans, vit à Paris et est CSP sup.).
Mais Criteo a également, et c’est ce qui a construit son succès, introduit
une seconde innovation sur le marché de la publicité : un business model
en rupture avec les pratiques du secteur.

L’innovation dans le business model

Criteo achète des espaces publicitaires (bannières) sur le réseau (par


exemple sur le site du Monde) et y introduit pour ses clients annonceurs
des recommandations personnalisées (une annonce publicitaire) en
fonction de l’historique de navigation de l’utilisateur149. Si l’utilisateur est
intéressé, il clique sur l’annonce et est redirigé vers le site du client de
Criteo où il pourra éventuellement convertir son intérêt en « engagement »
(le taux de conversion est généralement de 5 %).
L’objectif de Criteo est que ses clients (les marques) aient le meilleur
retour possible pour chaque euro investi en campagne publicitaire.
Lorsque je clique sur une de ces bannières publicitaires me présentant
des manteaux, Criteo est rémunéré par la marque. Meilleur est le travail
effectué par les équipes de Criteo pour afficher la bonne publicité à la
bonne personne au bon moment, meilleur est le taux de clics, meilleure
est la valeur apportée aux clients annonceurs et plus Criteo gagne
d’argent.

149 L’algorithme de recommandation choisit d’afficher dans une bannière personnalisée


les produits qui semblent les plus intéressants pour l’internaute : produits vus sur le site
par l’internaute, produits similaires, complémentaires…

210
 3 - Criteo.

Dès son démarrage, Criteo s’est démarquée de ses concurrents par


le business model qu’elle a adopté. Traditionnellement, les espaces
publicitaires sont vendus au volume, c’est ce qu’on appelle le « CPM »,
le « coût par mille » impressions ou affichages. Dans la publicité display
(la publicité sur Internet qui utilise des éléments graphiques, notamment
des bannières ou vidéos), le CPM est le principal mode de facturation des
espaces. L’annonceur achète et paie pour mille affichages de sa bannière
en ligne. Ce mode de facturation est peu intéressant pour l’annonceur
dont l’objectif est moins de voir sa publicité affichée que de vendre ses
produits.
Pour cette raison, Criteo a choisi de proposer à ses clients annonceurs
un autre mode de facturation : le CPC, le coût (ou paiement) par clic :
l’annonceur ne sera facturé par Criteo que si l’internaute manifeste
son intérêt en cliquant sur sa bannière. Cela oblige Criteo à montrer
des publicités suffisamment pertinentes au consommateur, pour que
ce dernier clique sur la bannière. Il ne s’agit plus d’envoyer à l’aveugle
n’importe quelle publicité vers n’importe quel internaute mais de
proposer à ce dernier un produit susceptible de l’intéresser. Avec ce
modèle où elle prend un risque, Criteo réussit à convaincre de nombreux
annonceurs qui, méfiants ou dubitatifs sur ses effets, n’achetaient
pas de publicité sur Internet. Le CPC fait affluer les annonceurs qui
constatent que l’augmentation du nombre de consultations se traduit
par un accroissement du chiffre d’affaires, à cause de ce fameux « taux
de conversion ».
Si Criteo vend des espaces aux annonceurs au coût par clic, il les achète
aux sites comme lemonde.fr ou boursorama.com au coût par mille (au
coût par impression). Les sites vendeurs d’espace, tout comme les clients
annonceurs, sont satisfaits par ce modèle : les premiers sont sûrs que
tout l’espace qui leur est acheté sera payé, les seconds ne paient que
pour les bannières efficaces (celles sur lesquelles on a cliqué) et non pas
pour toutes celles qui montrent leur produit. Les intérêts des clients
annonceurs et ceux de Criteo sont ainsi alignés puisque Criteo est
rémunéré en fonction du nombre de clics effectifs (à partir de 2014,
Criteo a ajouté à la prédiction de clic, la prédiction d’achat en cherchant
à optimiser le taux de conversion). À cela il faut ajouter, que les modèles
de prédiction de clic ou d’achat de Criteo lui permettent d’optimiser
le coût d’acquisition des espaces en fonction de leur efficacité. Pour
les créateurs de Criteo, ces intérêts sont également alignés avec ceux

211
L’entrepreneuriat en action 

de l’utilisateur internaute qui reçoit maintenant des publicités pour des


produits susceptibles de l’intéresser.
Historiquement le prix des emplacements était fixé à l’avance par les sites
éditeurs. Et les sociétés telles Criteo, choisissaient d’acheter ou pas tels ou
tels emplacements. Depuis plusieurs années, le modèle dominant est un
modèle d’enchères en temps réel pour chaque emplacement publicitaire
disponible, en temps réel. Une enchère est organisée par l’éditeur. Les
paramètres de cette enchère sont diffusés à tous les acheteurs potentiels,
dont Criteo. Et c’est celui qui proposera le prix le plus élevé pour une
enchère précise qui la gagnera en temps réel. C’est le real time bidding
ou enchères en temps réel qui alloue les espaces publicitaires en temps
réel en fonction des enchères des acheteurs. C’est aujourd’hui le modèle
dominant150 sur lequel je reviens plus loin.

Est-ce que ça marche ?

Quels résultats les algorithmes de Criteo donnent-ils ? Une étude réalisée


aux États-Unis en 2012, indique que les bannières affichées par Criteo
ont un taux de clics moyen cinq fois supérieur à celles affichées par les
autres acteurs du secteur (selon l’année de référence ou le périmètre
pris en compte « ce taux peut être dix fois supérieur à la moyenne des
acteurs du domaine »). Cinq fois plus que la moyenne du marché, soit
une augmentation de 400 % du taux de clics, ce n’est pas le résultat d’une
amélioration incrémentale mais bien celui d’une innovation de rupture.
Ces chiffres concernent le taux de clics, mais ceux sur le taux de ventes
générées montrent les mêmes ratios. Cela a permis la croissance rapide
de Criteo qui change les règles du jeu de cette industrie. Ce game changer151
amène sur le marché une technologie capable de multiplier par cinq voire
par dix la performance.
Chaque nouveau client constate un retour direct, sous forme de ventes
incrémentales, de ses dépenses en marketing chez Criteo. Ces dernières
sont rentables. Les clients affluent. En 2016, ce sont 900 nouveaux clients
qui arrivent tous les trimestres. Cela explique la croissance continue

150 Il existe des accords qui permettent de préempter une enchère si l’on paie un prix
garanti suffisamment élevé ou des accords commerciaux particuliers mais qui sont mar-
ginaux par rapport au modèle dominant des enchères en temps réel.
151 Terme qui désigne un acteur ou un événement qui change la donne et les règles du jeu.

212
 3 - Criteo.

du chiffre d’affaires de l’entreprise depuis sa création. Deux ans plus


tard, Criteo en compte 20 000 (parmi lesquels La Redoute, Darty, Air
France…) et diffuse près de trois milliards de publicités par jour dans
130 pays où l’entreprise touche 1,2 milliard d’internautes tous les mois.
Deux autres indicateurs permettent de mesurer les performances de
l’offre de Criteo. Le premier est le volume de ventes générées pour
ses clients. En 2013, Criteo l’estimait à 6,5 milliards d’euros, en 2015 à
22 milliards d’euros. Le second est le taux de rétention – ou de fidélité
– des clients. Ces résultats font qu’un client qui démarre une campagne
publicitaire, reste neuf fois sur dix non seulement fidèle à Criteo mais
branché en permanence sur son service. Cela est très différent de la
publicité classique où généralement l’annonceur dispose d’un budget
pour le temps d’une campagne qui s’arrête après quelques semaines ou
quelques mois pour être éventuellement renouvelée. Ce taux de rétention
signifie que 90 % des clients qui ont utilisé les services de Criteo une
année donnée, les utilisent aussi l’année suivante. « Criteo apporte de la
performance à leur campagne, et ils n’ont pas de raison d’arrêter ».
Ce taux est caractéristique des modèles SaaS (software as a service), qui ont
la spécificité d’être des modèles récurrents : quand on devient client, on
le reste. Dans le modèle classique de la publicité, le taux de rétention
est beaucoup plus faible : les budgets attribués pour une année ne le
sont pas automatiquement pour l’année qui suit (c’est d’un modèle
dit « stop and go »). Dans ses présentations à des investisseurs, l’équipe
met en avant le fait que le modèle de Criteo ressemble plus à du SaaS
qu’à de la publicité classique. Cela notamment parce que les multiples
de valorisation boursière des entreprises du SaaS sont très supérieurs
à ceux des entreprises technologiques dans leur ensemble. Un dernier
pourcentage permet de comprendre la forte croissance de Criteo : c’est
77 %. Il indique le pourcentage d’annonceurs pour lesquels le budget
publicitaire est ouvert si Criteo leur apporte plus de clients. Autrement
dit, à chaque amélioration de l’algorithme, le chiffre d’affaires de Criteo
augmente sans action commerciale spécifique, car le budget de ces
annonceurs n’est pas limité.

213
L’entrepreneuriat en action 

Innovation et protection des données personnelles 

Les innovations dans ce secteur posent des questions souvent inédites,


notamment en termes de protection de la vie privée152. Dès le démarrage
de son service, des internautes se sont justement alarmés que l’on puisse
suivre leur vie privée. En décembre 2013, la CNIL publie une série de
recommandations pour les acteurs de la publicité personnalisée.
Quelles sont les réponses de Criteo à ces interrogations ? L’entreprise
assure faire du respect de la vie privée une priorité ; suivre totalement le
cadre légal que la CNIL fixe aux sociétés de retargeting et respecter la loi
Informatique et Libertés153. Elle a mis en place une charte154 qui définit
les règles applicables aux données collectées. Elle a notamment créé un
poste de Correspondant Informatique et Libertés (CIL) qui est chargé
de répondre aux questions des internautes sur la protection de leur vie
privée. Dans son ouvrage, Jean-Baptiste Rudelle présente les arguments de
l’entreprise : elle a dès le départ pris au sérieux la question de la vie privée
des internautes, elle ne travaille que sur des données anonymes, elle n’a
pas les moyens de remonter à la réelle identité des internautes, seules les
intentions d’achat de ces derniers l’intéressent. Il précise :
« Le nom, l’âge, le sexe et plus généralement les données socio-économiques
d’un individu ne sont d’aucune utilité pour prédire si demain un internaute
est susceptible de vouloir acheter un nouveau téléphone ou une paire de
chaussures ». (Rudelle155, p. 103).

Last but not least, l’argument premier de l’entreprise sur ces questions est
moins défensif :
« la publicité est nécessaire à la gratuité d’Internet, on a toujours considéré
que l’on rendait un service aux internautes parce qu’on leur affiche une
publicité au contenu pertinent plutôt qu’une qui ne les intéresse pas
comme ces couches-culottes proposées à ceux qui n’ont pas d’enfant »
(Romain).

152 Comme le montre le livre de Dominique Cardon qui propose au régulateur d’impo-
ser des règles très strictes dans ce domaine : À quoi rêvent les algorithmes. Nos vies à l’heure des
big data, Paris, Le Seuil, La République des Idées, 2015.
153 https://webtracking.wordpress.com/2015/03/06/cnil-vs-publicite-ciblee/
154 Charte de la vie privée : http://www.criteo.com/fr/privacy/corporate-privacy-policy/
155 Jean-Baptiste Rudelle, On m’avait dit que c’était impossible. Le manifeste du fondateur de
Criteo, Paris, Stock, 2015, page 103.

214
 3 - Criteo.

Envoyer aux internautes des publicités mal ciblées ou les inonder


d’annonces inopportunes n’aurait d’intérêt ni pour les internautes,
ni pour Criteo qui n’est payée que quand ces derniers cliquent sur le
bandeau.
Cette question de la protection des données a été soulevée par ceux que
j’interviewais, elle n’est pas un sujet annexe au processus de création de
l’entreprise. Elle en fait partie. Romain souligne que l’entreprise avait,
avant que la CNIL ne le demande ou ne l’impose, enclenché un processus
de respect de la vie privée des internautes :
« On a pris spontanément le leadership sur le sujet car nous sentions bien
que c’était une question importante pour la pérennité de notre modèle.
Notre ambition était d’être l’acteur principal du secteur et on devait la
construire sur des bases solides ».

Par exemple, c’est Criteo qui a choisi de conserver les données de navigation
au maximum treize mois, ajoute-t-il. Pourquoi treize mois ? « Parce que
cette durée permet à l’entreprise de regarder des cycles annuels ».
Romain indique aussi que Criteo a été la première entreprise à afficher
le petit « i » (information) sur toutes les bannières publicitaires. Il permet
d’arriver sur une page qui explique comment fonctionne le système,
quelles données sont collectées et à l’internaute de refuser le ciblage
publicitaire.
« Criteo l’a fait, dès 2009 je crois, avant que cela ne devienne un standard
du marché. Et même contre l’avis de certains clients qui nous disaient :
“Êtes-vous sûrs de vouloir le mettre ? Cela ne risque-t-il pas de dégrader
les performances”. On leur répondait qu’il faut jouer la transparence
et donner la possibilité de se désabonner. On en était convaincu dès le
début » (Romain).

Très rapidement, Criteo s’implique dans les associations professionnelles


d’autorégulation et de bonne conduite dans la collecte de données et
leur utilisation pour la publicité numérique. En 2013, l’entreprise
nomme celle qui a été sa directrice juridique pendant trois ans, au poste
de Global Privacy Officer156. Romain souligne que chez Criteo ce poste
n’est pas lié à l’équipe juridique mais bien à l’équipe produit : « c’était un
moyen de dire qu’il fallait que ce soit privacy by design, c’est-à-dire que la

156 Cette responsable de la protection de la vie privée, sera à partir de 2013, membre
du Comité directeur de la NAI (Network Advertising Initiative) aux États-Unis et de
l’IAB Europe (Internet Advertising Bureau).

215
L’entrepreneuriat en action 

protection de la vie privée soit incluse dans le produit, soit intégrée dès
la conception des nouveaux produits jusqu’à leur déploiement ». Cette
responsable de la protection de la vie privée vérifie la conformité de
chaque nouveau produit, dès les premières phases de sa création, aux
règles en cours157 sur ces questions. La nécessité de régulation deviendra,
quelques années plus tard, un argument fort quand Criteo plaidera pour
un Internet ouvert et cultivera sa différence avec les Gafa en demandant
un meilleur contrôle sur la manière dont les données personnelles des
internautes sont utilisées et une meilleure protection de la vie privée des
consommateurs158.

La constitution de l’équipe et le financement


Le trio de Criteo s’est constitué autour d’un projet dont Franck Le
Ouay est à l’origine. Franck a suivi le cursus d’ingénieur-civil à l’École
des mines de Paris entre 1997 et 2000. Après son diplôme, il choisit
un premier emploi chez Microsoft, où il restera près de quatre années
(de janvier 2001 à octobre 2004) d’abord aux États-Unis à Seattle où il
occupe la fonction de software design engineer, puis à partir de 2003 dans
le nouveau centre d’innovation qu’ouvre Microsoft à Aix-La-Chapelle
en Allemagne. C’est à cette époque que Franck commence à réfléchir
à « un système de recommandation universelle de produits fondé sur
l’analyse du comportement des internautes » (Merlino, 2012, p. 71)159.
En octobre 2004, il démissionne de chez Microsoft et rentre en France.
Pour développer son idée, il s’installe chez ses parents dans les Yvelines,
et travaille seul et à temps plein sur ce projet, qu’il appelle Trustopia.
Quelques semaines plus tard, il prépare un dossier pour les Grands prix
de l’innovation de la ville de Paris, concours qu’il ne gagne pas mais qui

157 En avril 2016, le Parlement européen adopte le Règlement général sur la protection
des données (RGPD) qui renforce « la protection des personnes concernées par un trai-
tement de leurs données à caractère personnel et la responsabilisation de ce traitement ».
Les dispositions ont été applicables dans les 28 États membres en mai 2018. Criteo an-
nonce être en ligne avec le RGPD en matière de protection des données personnelles et
appliquer certaines de ses règles depuis des années.
158 « Internet : “Aujourd’hui, le marché permet de moins en moins à de nouveaux acteurs
indépendants d’émerger” », Le Monde, le 17 juillet 2019, Tribune de Jean-Baptiste Rudelle.
159 Merlino C. 2012, Tous innovateurs ! Nouveaux visages, nouveaux talents, Editions
Autrement, mars, 111 pages.

216
 3 - Criteo.

lui permet de rencontrer un responsable d’Agoranov et d’intégrer cet


incubateur.
Romain Niccoli était dans la même promotion que Franck à l’École
des mines. C’est en octobre 2000, juste après son diplôme, qu’il intègre
Microsoft à Seattle, où il sera rejoint par Franck quelques mois plus tard.
Lorsque ce dernier rentre en Europe, Romain reste en contact avec lui et
suit, des États-Unis, les premiers développements de Trustopia. En avril
2005, à l’époque où il vient de rentrer chez Agoranov, Franck convainc
Romain de le rejoindre. Ils changent le nom de leur projet160 qui devient
Criteo.

L’équipe

Le trio se rencontre pour la première fois à l’automne 2005, dans


l’incubateur où le projet de Franck et Romain est hébergé.
« C’est marrant la façon dont on s’est rencontré, c’était complètement par
hasard dans les locaux d’Agoranov, en septembre 2005. Nous, on était en
train de coder dans un coin sur un petit bureau et puis Jean-Baptiste est
venu présenter son projet dans la salle de réunion de l’incubateur devant un
parterre d’investisseurs potentiels. (…) Et donc il explique qu’il est le seul au
monde à faire ça, et là, les gens de l’incubateur lui disent : “Mais non. Il y a
deux gars derrière la porte qui font la même chose que toi”. C’est comme ça
qu’on s’est rencontré, après la réunion… ». (Romain, Le Wagon161).

Jean-Baptiste, ingénieur de Supélec est de dix ans leur aîné. Après avoir
travaillé trois ans chez Lucent, il devient consultant chez Roland Berger,
puis en septembre 1999 crée la société k-mobile Kiwee spécialisée dans
la personnalisation de sonneries pour téléphones mobiles, pour laquelle
il réussit à lever des fonds. Au printemps 2004, Jean-Baptiste revend
Kiwee, qui compte une cinquantaine de salariés et présente un résultat
à l’équilibre, pour près de 20 millions d’euros (son chiffre d’affaires
à l’époque). Lorsqu’il fait la connaissance de Franck et de Romain,
Jean-Baptiste a donc l’expérience non seulement de la création et du
développement d’une start-up, mais aussi de la levée de fonds et de la
revente d’une entreprise.

160 Le nom Trustopia.com est pris.


161 Le Wagon, AperoTalk avec Romain Niccoli, cofondateur de Criteo. Ajoutée le 27 avr. 2015
https://www.youtube.com/watch?v=y-hnoSlvTlQ

217
L’entrepreneuriat en action 

Après une période d’observation qui durera quelques semaines, tous les
trois comprennent la complémentarité de leur profil et de leurs projets :
« Il avait fait l’école d’ingénieurs Supélec, du conseil à Singapour, puis avait
créé en 1998 une start-up (Kiwee) pour le téléchargement de sonneries sur
portable. Une affaire qu’il avait revendue aux États-Unis » (Franck)162, « on
cherchait un associé business » (Romain)163.

Pour Jean-Baptiste Rudelle, ces mineurs164 sont deux perles rares :


« Franck est un esprit original et brillant, un vrai surdoué conceptuel. C’est
lui qui est à l’origine de l’algorithme au cœur du succès de Criteo et qui fera
que notre technologie aura toujours une longueur d’avance sur celles des
concurrents. Romain était étonnamment complémentaire de Franck, un
vrai ingénieur aussi, mais doté en plus d’un bon sens de la communication
et de capacités managériales exceptionnelles165 ».

Mais une telle association n’est pas donnée. Les deux parties hésitent,
après tout, ils ne se connaissent pas, ils se sont rencontrés par hasard.
Franck et Romain peuvent-ils faire confiance à Jean-Baptiste qui a une
dizaine d’années de plus qu’eux et une forte expérience entrepreneuriale ?
Du point de vue de Jean-Baptiste, Franck et Romain n’ont pas
d’expérience entrepreneuriale, supporteront-ils les affres et les difficultés
de la création d’une entreprise innovante ? Ne lâcheront-ils pas le projet
en chemin ?
Lorsque ceux qui allaient devenir associés abordent la question cruciale
de la répartition du capital. La discussion est tendue et compliquée. Mais
elle aboutit au partage suivant : 50 % du capital ira à Jean-Baptiste et
50 % à Franck et à Romain, soit 25 % chacun. Le premier apporte dans
la corbeille la création et le succès d’une première start-up, et donc l’accès
à des financements à risque pour un nouveau projet. Les seconds, leur
connaissance et leur pratique des technologies indispensables à la réussite
de leur ambition commune. Expérience entrepreneuriale et technologie
sont évaluées comme ayant la même valeur : le capital est partagé à parts
égales entre Jean-Baptiste d’un côté et Franck et Romain de l’autre. « Nous
avons fusionné les deux projets et gardant le nom Criteo, la fusion a eu

162 Merlino, op. cit., p. 72.


163 Merlino, op. cit., p. 72.
164 « Mineurs » signifie ici : élèves et anciens élèves de l’École des mines.
165 Jean-Baptiste Rudelle, op.cit., page 42.

218
 3 - Criteo.

lieu en novembre 2005 »166 avec « un investissement de 100 000 € »167. Jean-
Baptiste écrit finement :
« Ce jour-là, nous nous sommes quittés le cœur léger, avec néanmoins
ce soupçon d’appréhension, cette petite crainte persistante : et si nous
avions fait une grosse bêtise ? Évidemment, nous ne pouvions pas avoir
conscience que nous venions de prendre ce qui allait devenir pour chacun
de nous la meilleure décision de notre vie professionnelle168. » (Rudelle, op.
cit.,p. 45).

Le profil de l’équipe constituée par les trois créateurs de Criteo est un


parfait exemple de celui décrit de façon théorique par Kathleen M.
Eisenhardt (professeure de management à Stanford University et co-
directrice du Stanford Technology Ventures Program) comme étant « le meilleur
possible »169. Kathleen Eisenhardt, sur la base de nombreuses recherches
sur la question, définit (un peu mécaniquement reconnaît-elle elle-même)
ce qu’est une great team :
- elle se compose au départ de trois, quatre ou cinq personnes. Si on est
deux, ce n’est pas suffisant tellement il y a de choses à faire dans une
start-up et surtout, être deux n’offre pas une assez grande diversité
d’opinions, de points de vue. Si l’on est six, sept ou huit, ce n’est plus
une équipe, c’est un groupe dont le management et la coordination
demandent trop de temps.
- elle est pluridisciplinaire et transversale, c’est-à-dire qu’elle mêle
des compétences en ingénierie, en marketing, en finances. Mais,
ces compétences doivent être réelles, c’est-à-dire ne pas reposer
seulement sur un diplôme, mais sur une expérience effective.
- elle comprend des personnes qui ont déjà travaillé ensemble, cela est
un atout important car la création d’une start-up est faite de situations
stressantes, qui sont plus faciles à partager avec des gens que l’on
connaît.
- enfin, et cela est plus surprenant, les « meilleures équipes » sont celles
qui comportent des personnes d’âges variés, non seulement des

166 Merlino, op cit, p. 72.


167 Romain Niccoli, Professions Financières, n°10, déc. 2016, pp 4-6.
168 Jean-Baptiste Rudelle, op.cit., page 45.

169 Kathleen M. Eisenhard, Team Composition, 28/9/2013


https://www.youtube.com/watch?v=03Djz_x2ZLM

219
L’entrepreneuriat en action 

jeunes de vingt ans mais aussi d’autres qui ont plus d’expérience. Cela
permet souvent de voir différents aspects d’un même problème.
Pour Kathleen Eisenhardt, les équipes qui répondent à ces critères sont
celles qui fonctionnent le mieux. C’est le cas pour celle de Criteo qui est
assez nombreuse pour faire le travail et institutionnaliser différents types
de conflits, dont les créateurs ont des compétences et des âges différents,
qui leur permettent de voir les choses de façon variée, deux d’entre eux
ayant même une expérience antérieure commune (Franck et Romain ont
cette expérience commune aux mines puis chez Microsoft) ce qui facilite
la bonne entente.
Mais, ceux qui financent ce projet, ne le font pas seulement pour les
compétences et l’expérience des trois entrepreneurs. Ces derniers
montrent d’autres qualités qui convainquent de les suivre : leur passion,
leur motivation, leur ambition. Les investisseurs savent que ces qualités
permettront à l’équipe de garder le cap et de mieux affronter les
incertitudes, multiples, qui s’annoncent. À un élève qui demandait à un
capital-risqueur quelles sont les trois qualités les plus importantes que
doit avoir un projet pour être financé ; celui-ci a répondu : le premier, c’est
l’équipe, le deuxième, c’est l’équipe, le troisième, c’est l’équipe. Une autre
boutade, commune dans ce milieu, dit que les investisseurs préfèrent
financer une bonne équipe avec un mauvais projet plutôt que l’inverse
(parce qu’une bonne idée portée par une équipe dont les compétences
ne correspondent pas à celles qui sont nécessaires pour la développer a
peu de chances d’aller loin ; alors qu’une bonne équipe pourra toujours
modifier, transformer ou changer une idée initiale de peu de qualité).
La suite de l’histoire montre que ces affirmations, généralement faites
sur le ton de la plaisanterie, s’appliquent particulièrement bien à Criteo
et que ceux qui les formulent, les capital-risqueurs, devront y croire et s’y
accrocher solidement pendant plusieurs années.

Comment a été financé ce développement ?

Car les trois années d’expérimentation de Criteo, que je vais décrire,


ont un coût. Ce coût a largement été pris en charge par les sociétés de
capital-risque qui ont financé l’entreprise. La plupart des start-ups qui
sont financées par le capital-risque l’ont d’abord été, dans un premier

220
 3 - Criteo.

tour de table170, par des business angels ou par le réseau relationnel des
entrepreneurs. Ce ne fut pas le cas de Criteo qui non seulement a sauté
cette étape, mais qui a réalisé une première levée de fonds relativement
importante de 3 millions d’euros dès 2006.
Franck et Romain avaient commencé à chercher des financeurs pour
leur projet avant leur rencontre avec Jean-Baptiste, ce dernier l’avait fait
également de son côté. Leur association leur permet de lever plus que
ce qu’ils avaient prévu, plus facilement et auprès d’investisseurs qu’ils
ont pu choisir : une équipe complémentaire composée d’un entrepreneur
qui avait déjà levé des fonds et revendu sa première société et de deux
champions de la technologie, passés par Microsoft, constituant la
dream team qu’attendent des capital-risqueurs. Cette première levée de
fonds directe et importante marque l’ambition du projet des créateurs.
Projet qui peut difficilement se réaliser sans capitaux importants. Les
pouvoirs publics, notamment par le Crédit d’impôt pour la recherche ont
également participé au financement de l’entreprise. Comme l’ont indiqué
de nombreux travaux171, et comme le montrent les pages qui suivent, le
financement par le capital-risque n’apporte pas seulement des ressources
financières, il s’accompagne généralement de mises en relation, de
contacts pour le recrutement, d’idées ou de conseils des investisseurs.

170 Un tour de table est une levée de fonds. On parle ainsi d’un premier tour de table
pour une première levée de fonds. Un tour de table réunit plusieurs investisseurs qui
apportent chacun une part d’une augmentation de capital.
171 Colombo M., Luukkonen T., Mustar P., Wright M, « Venture Capital and High
Tech Start-ups: Introduction », Venture Capital, International Journal of Entrepreneurial Fi-
nance, Vol. 12, No. 4, October 2010, p. 261-266.

221
L’entrepreneuriat en action 

Encadré 4 : Les cinq levées de fonds de Criteo de 2006 à 2012

1re levée en 2006


3 M€ avec Elaia partners (1,2 M€) et AGF Private Equity (qui est devenue
Idinvest Partners en 2010) (1,8 M€). Marie Ekeland et Benoist Grossman.

2e levée en 2008
7M€ avec Index Ventures (4 M€) (Dominique Vidal), Elaia partners et AGF
Private Equity (3 M€ à eux deux).

3e levée en 2009
2 M€ avec les investisseurs du tour précédent. « Cette levée on n’en a
pas eu besoin, mais on l’a faite pour sécuriser la trésorerie ». L’entreprise
n’a pas besoin de liquidités, mais après la crise de 2008, dans un
environnement chaotique, elle décide de la lancer : « il vaut mieux le
faire quand tout va bien, quand on est dans une situation difficile, c’est
plus dur ».

4e levée en 2010
5 M€ d’un VC américain célèbre Bessemer Ventures Partners (là encore,
l’entreprise « n’en a peut-être pas besoin », mais avoir un VC américain
est un atout pour une future entrée en Bourse réussie).

5e levée en 2012 
30 M€ avec un tour de table mené par Softbank Capital, principal
investisseur, et Yahoo! Japan, SAP Ventures, Adams Street et Bessemer
Venture Parnters pour financer la croissance. À cette époque, Criteo est
valorisée à 600 millions.
À chaque levée de fonds les parts des trois créateurs sont diluées : elles
passeront ainsi de 50 % du capital pour l’un et 25 % pour les deux autres
à respectivement 10 % et 4,6 % lors de l’entrée en bourse1.

1- Selon le prospectus de cotation sur le Nasdaq, les principaux actionnaires sont les
fonds Index Ventures (23,4 % avant cotation), Idinvest Partners (22,6 %), Elaia Partners
(13,5 %), Bessemer Venture (9,5 %), ainsi que les fondateurs Jean-Baptiste Rudelle (10 %),
Romain Niccoli (4,6 %) et Franck Le Ouay (4,6 %). Source : https://bfmbusiness.bfmtv.com/
entreprise/criteo-lance-introduction-bourse-604968.html

222
 3 - Criteo.

À la recherche du Product Market Fit172


Les années 2005 à 2008 sont des années où l’entreprise cherche tant
son produit que son marché et sa technologie. Ce sont des années
d’expérimentation, d’essai-erreur, de test et de vérifications d’hypothèses…
au cours desquelles elle pivote plusieurs fois. Pivoter, dans le langage des
créateurs de start-ups et de ceux qui les entourent, c’est réaliser que son
produit ne rencontre pas le marché envisagé ou que ce dernier n’est pas aussi
large que prévu) ou qu’il ne répond pas à un réel problème ou besoin chez
les clients visés. Le pivot consiste alors à modifier soit son produit, soit le
marché visé, soit sa technologie, soit son modèle de revenu ou encore tout
en même temps. Cela a été le cas dans l’histoire des débuts de Criteo.

Première expérimentation : un site web grand public de recommandation


de produits

L’Internet du milieu des années 2000 est marqué par la multiplication des
informations générées par les utilisateurs : les blogs, les sites, etc. Plongé dans
cette masse croissante de contenus, l’internaute se perd. Comment peut-
il trouver rapidement des informations qu’il jugera utiles ou divertissantes
dans ce magma ? C’est à ce problème que s’attaque Criteo en 2005. Pour
aider les internautes à trouver les contenus qui les intéressent dans l’offre
pléthorique d’informations disponibles sur le Web, Criteo développe une
technologie basée sur l’algorithmique. Son activité est plus proche d’un
travail d’exploration technologique que de la production d’un produit
commercialisable, explique Franck qui travaille sur une famille d’algorithmes
liée au filtrage collaboratif. Il développe des algorithmes de recommandation
de contenus ou de produits qui s’avèrent très vite être plus performants
que ceux qui sont disponibles à l’époque, et qui ont l’avantage, par rapport
à eux, de fonctionner dans des situations réelles et sans nécessiter de très
importantes quantités de données. Une fois ces algorithmes créés, se pose
la question de leur usage. Que peut-on en faire ? Comment les transformer

172 Je rappelle (comme indiqué dans la note 1 qui détaille mes sources) qu’une grande
partie des informations sur lesquelles est bâtie cette partie est issue de la Conférence
Pollen donnée à mon invitation par Franck et Romain le 11 décembre 2013 aux Mines. Ce
dernier m’a également suggéré d’utiliser les propos de la conférence qu’il a donnée bien
plus tard au Wagon. J’indique donc (Romain, Mines) pour la plupart des citations tirées
de la première, et (Romain, Le Wagon) pour les quatre issues de la seconde.

223
L’entrepreneuriat en action 

en un produit ou un service qui rencontrera un marché ou à tout le moins


des utilisateurs ?
Plusieurs pistes sont explorées mais une émerge et constituera réellement
le premier service proposé par Criteo. Elle consiste à mettre en place un
site web grand public de recommandation personnalisée de produits, et cela
pour des produits très divers.
À l’époque, des start-ups proposent des comparateurs de prix de produits
telle Kelkoo – qui vient d’être rachetée, en 2004, par Yahoo! pour
475 millions de dollars. Ces sociétés permettent aux internautes de comparer
les prix des produits qu’ils souhaitent acheter ; leur business model repose
sur le prélèvement d’une commission sur les ventes réalisées. Les créateurs
de Criteo ont l’idée d’intervenir en amont de ces entreprises et de proposer
aux internautes des idées de produits à acheter. Dans l’esprit de ses créateurs,
ce site de recommandation pouvait être utile pour une grande variété de
catégories de biens. L’équipe choisit de démarrer avec des produits sur
lesquels les goûts semblent être les plus subjectifs : les biens culturels. Pour
aider les internautes à choisir livres, musique, jeux vidéo, films, etc. le site de
Criteo proposera à chacun une information personnalisée. Le service pourra
ensuite progressivement s’élargir à d’autres catégories de produits.
En 2005, les fondateurs construisent ce site web grand public173. Un site
B2C174 qui commence par proposer des recommandations personnalisées
de films. Un robot logiciel récupère des informations publiques sur les
films de différents sites. Les algorithmes de recommandation les notent
et indiquent aux visiteurs du site les films jugés intéressants pour eux. Le
modèle économique de ce type de site nécessite un trafic important qui est
monétisé soit par l’affichage publicitaire, soit par l’affiliation à d’autres sites.
L’affiliation est un modèle économique basé sur un partenariat entre un
affilieur, un site commercial qui cherche à développer ses ventes en ligne
ou à attirer plus de visiteurs, et un affilié, ici Criteo, qui est un apporteur
d’affaires. Le vendeur, l’affilieur, réalise plus de transactions grâce à l’affilié
qu’il rémunère pour son travail de promotion.
Le site est développé et mis en ligne.

173 Très différent de ce qu’il est aujourd’hui : un site dit corporate dont la vocation est
moins de présenter une offre commerciale que de communiquer sur l’entreprise.
174 B2C ou BtoC pour business to consumer : mise en relation directe des entreprises aux
particuliers. Souvent opposé à B2B (pour business to business ou d’entreprise à entreprise).

224
 3 - Criteo.

« Il n’y a jamais eu un succès colossal, on a fait plusieurs itérations, on a eu


un cœur d’utilisateurs qui venaient sur le site, dont un petit noyau dur qui
revenait, mais dans la plupart des cas, on avait des utilisateurs qui arrivaient
parce que c’était nouveau, qui repartaient mais qui ne revenaient jamais »
(Romain, Mines).

Ce service de recommandation de films ne rencontre pas le succès escompté,


malgré les efforts de l’équipe et l’achat de publicité sur Google.
« Notre constat a été qu’au-delà des améliorations que l’on pouvait faire sur
les fonctionnalités ou sur le calcul… si on ne proposait pas un contenu
éditorial riche pour des produits qu’on sélectionnait, ça ne fonctionnerait
pas. La recommandation personnalisée n’était pas un afficheur autosuffisant,
qui permettait de faire revenir les gens sur le site » (Romain, Mines).

L’équipe comprend qu’il faut fournir à l’internaute d’autres informations que


le titre du film et le nom des acteurs ; enrichir les résultats fournis avec des
vidéos, des histoires sur les acteurs, des annonces… bref, avec un contenu
qui n’est pas disponible gratuitement sur Internet. Pour obtenir ce contenu,
il faut passer des accords avec d’autres sites et les rémunérer. Il faudra
également faire la même chose pour toutes les catégories de produits que le
site de recommandation proposera.
« Rapidement, on s’est aperçu qu’avoir un contenu éditorial riche sur toutes
les catégories de produits que l’on visait, ça n’était pas possible pour nous ! Et
puis on voulait fonder la société sur la technologie, plus que sur le contenu
(Romain, Mines) ».

Finalement, l’équipe conclut qu’un site grand public de recommandation


personnalisée de films ou d’autres produits ne permettra pas à Criteo de
réussir. Mais elle est convaincue que la technologie qui a commencé à
être développée est prometteuse et c’est sur cette technologie qu’elle veut
construire une entreprise. Il faut passer à autre chose.

Deuxième expérimentation : une technologie de recommandation


personnalisée vendue en marque blanche

Cette « autre chose » ce sera une technologie de recommandation de


produits destinée aux sites marchands (technologie qu’en fait Criteo
avait commencé à développer en parallèle à ce que j’ai appelé la première
expérimentation). La start-up passe d’un business model B2C, c’est-à-
dire pour le grand public à un modèle B2B à destination d’entreprises, de

225
L’entrepreneuriat en action 

sites marchands auxquels elle propose sa technologie. En 2005, les sites


d’Amazon et de Netflix (qui à l’époque proposait un système de location
de DVD par Internet) utilisent déjà une technologie qui permet de faire des
recommandations personnalisées de produits à leurs clients. Son principe
est simple : l’internaute choisit un titre de livre ou de film et l’algorithme lui
en recommande d’autres qui sont les plus susceptibles de lui plaire.
« Mais la grande majorité des sites de e-commerce n’a pas cette
fonctionnalité dont Amazon disait à l’époque qu’elle générait 35 % de ses
ventes175. Il semblait très attirant de fournir cette fonctionnalité à la grande
majorité des sites de e-commerce qui ne l’avait pas » (Romain, Mines).

L’idée de l’équipe est de vendre sa technologie en marque blanche176 à tous les


sites qui peuvent en avoir besoin. Criteo propose donc aux sites marchands un
moteur de recommandations personnalisées de leurs produits en leur disant :
« vous allez augmenter vos ventes de 35 %, comme Amazon et plus encore
car nous avons une technologie bien meilleure, bien plus sophistiquée »
(Romain, Le Wagon). Pour cela l’équipe poursuit des développements
qui ont démarré en même temps et en parallèle à son premier business
model et qui consistent à définir des catégories d’utilisateurs d’un site aux
comportements similaires. Elle développe une API177 (on parlait plutôt de
Web Service à l’époque) qui allait permettre d’injecter cette fonctionnalité de
recommandation personnalisée sur un site marchand.
La technologie de Criteo peut produire deux types de recommandations.
Le premier fait apparaître sur les pages des sites qui l’utiliseront des encarts
qui disent aux internautes « si vous avez aimé le produit X, vous aimerez
aussi les produits Y et Z ». On l’appelle recommandation de produit à
produit ou recommandation contextuelle. Elle n’est pas personnalisée
puisque tous les acheteurs d’un produit voient la même chose. Le second
type de recommandation est produit pour un utilisateur bien précis
et lui dit : « Pour vous, et d’après votre historique de navigation, nous

175 Criteo, le moteur qui choisit pour vous sur Internet, L’Expansion-L’Express,
06/07/2007 https://lexpansion.lexpress.fr/high-tech/criteo-le-moteur-qui-choisit-pour-
vous-sur-internet_1429564.html
176 Le mécanisme de « marque blanche » permet une entreprise de mettre son produit
ou sa technologie à disposition d’une autre qui le ou la commercialise sans citer son pro-
ducteur d’origine.
177 API : une Application Programming Interface en français une « interface de programma-
tion applicative » établit des connexions entre des logiciels différents pour qu’ils puissent échanger des
données. Ces logiciels peuvent ainsi communiquer.

226
 3 - Criteo.

avons sélectionné tel ou tel produit ». Cette « véritable » recommandation


personnalisée est le point fort de Criteo. Son moteur de recommandation
prend en entrée des marques d’intérêts (des notes sur des produits ou des
données comportementales), et propose, en sortie, des recommandations
personnalisées ou des produits similaires.
Criteo fournit ce service de personnalisation de proposition des produits
à deux types de clients. Les premiers sont les portails et les sites médias
comme AlloCiné, qui dans l’histoire sera le premier client de la start-up.
Criteo permet à ce site de proposer une recommandation personnalisée
de films à ses visiteurs. En demandant aux internautes de voter pour leurs
films préférés, Criteo peut prédire les films qu’ils aimeront. Cela améliore la
fréquentation d’AlloCiné et les taux de clics publicitaires des portails. Cette
activité génère un petit revenu mensuel, mais le nombre d’AlloCiné restant
limité en France, ce revenu ne peut pas connaître une forte croissance.
Les seconds sont des sites de e-commerce qui disposent d’un catalogue
de produits suffisamment important pour que la personnalisation soit
pertinente. Criteo leur apporte des ventes supplémentaires et améliore les
marges unitaires grâce à une meilleure exploitation du fond de catalogue
(c’est le concept de longue traîne178 de Chris Anderson). Ce modèle est
testé avec le site de DVD en ligne Glowria qui est le leader européen de
la vidéo à la demande avec un catalogue de plus de 12 000 titres, et qui
devient un des premiers sites marchands clients de Criteo fin 2006-début
2007. C’est ce deuxième type de clients, à qui il apporte une valeur ajoutée
plus importante, que préfère Criteo.

178 La longue traine est une stratégie qui consiste à vendre un très grand nombre de
produits, chacun en petite quantité. Lors des premiers développements du e-commerce,
on a considéré que la règle des points de vente physique où 80 % du chiffre d’affaires
d’une entreprise sont réalisés avec 20 % des références du catalogue, allait aussi s’appli-
quer. Mais l’expérience des débuts d’Amazon a montré que l’addition d’un très grand
nombre de livres peu vendus pouvait constituer une part importante du chiffre d’affaires
de l’entreprise. À la différence d’une librairie classique, Amazon peut proposer un très
grand nombre de titres de livres très peu demandés dont la commercialisation s’avère
rentable, cela grâce à la forte diminution des coûts logistiques et à la centralisation de
l’offre que permet Internet.
L’expression « long tail » (longue traîne) a été diffusée par Chris Anderson en 2004 d’abord
dans un article du magazine Wired (où il montre comment Netflix et Amazon appliquent
cette stratégie) puis dans son ouvrage paru en 2006 : The Long Tail: Why the Future of
Business Is Selling Less of More, New York, Hyperion. Notons que pour les biens culturels,
l’effet de la longue traîne est controversé (cf. en ligne les travaux de Pierre-Jean Benghozi
et Françoise Benhamou pour le Ministère de la Culture).

227
L’entrepreneuriat en action 

Durant l’année 2006, Criteo présente sa technologie à de nombreux sites


marchands. Mais à l’automne, le bilan de cette campagne commerciale
n’est pas bon : peu de prospects179 se transforment en clients. Quelques
clients ont signé mais deux seulement ont mis le produit en production180.
La déception est grande. On est loin du rythme de signatures espéré
quelques mois plus tôt. De nombreuses entreprises disent être intéressées,
mais les prises de décision sont très longues. Même chez les clients où
elle est testée, la mise en place de la technologie est, elle aussi, très lente.
L’analyse que mènent les fondateurs pour comprendre cette situation
révèle trois problèmes principaux.
« Le premier est qu’intégrer ce service demande du travail à nos clients »
(Romain, Mines). L’intégration de cette fonction de recommandation
chez les clients est techniquement complexe. Ils doivent entreprendre des
développements informatiques importants pour intégrer les nombreuses
fonctionnalités du service imaginé par Criteo. Leurs équipes sont occupées
et ont peu de temps à consacrer à ces développements. Voilà pourquoi
chez les deux clients qui ont signé, la production et la mise en ligne tardent.
Le deuxième problème relève de l’organisation. Le dialogue entre Criteo
et les équipes marketing des clients montre que ces dernières débordent
d’idées. Ces équipes marketing imaginent des projets trop complexes avec
de la personnalisation partout sur leur site, site qu’à cette occasion elles
repensent d’ailleurs complètement pour améliorer l’expérience utilisateur
et rendre la navigation plus aisée. À l’époque, Criteo pense que c’est aux
équipes des clients de définir comment appliquer et utiliser sa technologie
de recommandation sur leur propre site (cela parce qu’elles le connaissent
bien). Ces équipes plutôt que d’afficher les recommandations sur les pages
existantes du site où passent les utilisateurs, créent de nouveaux onglets
ou des nouvelles pages. « Cela se révélera être une erreur : les projets
deviennent pharaoniques… et ne voient jamais le jour, ils sont trop
compliqués » (Romain, Mines) car les équipes techniques de ces clients
n’ont ni les ressources, ni le temps pour faire tous les développements
imaginés.

179 Un prospect est un client potentiel de l’entreprise. Souvent, ce terme qualifie


des personnes qui ont déjà exprimé un intérêt pour l’offre d’une entreprise, par exemple
lors d’un entretien ou d’une campagne commerciale.
180 Dans ce contexte la production d’un logiciel signifie son installation et son déploie-
ment.

228
 3 - Criteo.

« Le troisième problème, peut-être le plus important, est qu’on ne sait pas


mesurer l’impact chez le client » (Romain, Mines). C’est sans doute plus difficile
à régler : personne ne sait mesurer l’effet de l’utilisation de la technologie de
Criteo chez le client. La start-up fournit un service technique qui « reçoit des
données en entrée qui sont l’historique de navigation des internautes sur le
site ou les notes qu’ils ont mises au produit. En retour, le service répond :
« pour l’utilisateur n° 123, afficher les recommandations pour tel produit car
c’est celui qui est pertinent. Mais on ne sait pas ce qui se passe ensuite sur
le site » (Romain, Mines). Personne ne sait si cette recommandation a été
efficace, si elle a généré plus de ventes pour le site de e-commerce – ce qui
est la promesse de Criteo –, ou plus de pages vues pour un site média. Le
corollaire de cette incapacité à mesurer les effets, et donc la performance, est
que Criteo ne sait pas comment facturer son service. Faut-il faire payer les
clients en fonction du volume sur l’API, du nombre d’utilisateurs uniques ?
L’équipe de Criteo ne trouve pas de principe cohérent.
Ces trois problèmes sont liés au choix fait par Criteo de considérer et de
vendre son moteur de recommandation comme une pure solution technique :
- que le client doit installer lui-même ;
- qu’il peut ensuite utiliser sur son site comme il l’entend ;
- et dont il ne peut mesurer l’impact et donc l’intérêt.
Ce choix fait que le produit ne prend pas, n’accroche pas chez les clients.
Pour les intéresser, l’équipe de Criteo va devoir refonder et modifier ce
produit. L’équipe va devoir négocier sur ces trois points. Elle va devoir
modifier ses choix techniques (par exemple, le fait que le client installe
lui-même le produit) pour transformer ceux qui ne veulent pas de son
innovation en utilisateurs qui l’achètent et la conseillent autour d’eux
(autrement dit les faire passer du statut d’adversaires à celui d’alliés).

Interlude : le widget AutoRoll

En ce début 2007, et simultanément à la réalisation et à la commercialisation


de son API de recommandation, Criteo lance un autre produit : un
« widget181 » pour blogueurs. En effet, à la fin de l’année 2006, en parallèle

181 Un widget est un petit composant Web facile à installer sur un site (il s’agit de
copier-coller d’un petit morceau de code HTML) qui affiche directement une fonctionna-
lité sur le site (par exemple des informations météorologiques ou les cours de la bourse).

229
L’entrepreneuriat en action 

aux développements du service de recommandation personnalisée, une


partie de l’équipe de développeurs a essayé d’appliquer la technologie de
Criteo à la recommandation de blogs. Des millions de blogs existent et
il est difficile pour un blogueur de repérer ceux qui sont susceptibles de
l’intéresser. Sur ces blogs figure une blog roll, une liste de liens que choisit
le blogueur et qui renvoie vers d’autres blogs qu’il juge intéressants. Le
widget de Criteo, baptisé AutoRoll, propose une blog roll automatisée :
« On analyse la fréquence et la durée des visites de chaque lecteur sur
chaque blog, ainsi que les clics qu’il y effectue. Ces données sont compilées
en temps réel par le moteur Criteo et permettent de calculer un niveau
d’affinité de chaque lecteur avec chaque blog. Par extrapolation, on calcule
aussi le niveau d’affinité de tous les blogs entre eux. Sur AutoRoll, on
affiche les liens les plus proches à un instant donné. AutoRoll c’est donc
la blog roll des lecteurs de ton blog, la liste des blogs qu’ils aiment le plus. »
(Rudelle, 2007)182.

La technologie de recommandation de Criteo permet de choisir


automatiquement les liens affichés par un blog vers d’autres blogs jugés
intéressants. Elle le fait en utilisant l’historique de navigation des utilisateurs
qui regardent ce blog. À la différence de Google qui pour cela mènerait
un examen du contenu du blog ou des mots-clés, l’algorithme de Criteo
est basé sur l’analyse du comportement des utilisateurs (quelles personnes
visitent quels blogs). Grâce à ce widget, les lecteurs d’un blog sont renvoyés
sur d’autres blogs a priori intéressants pour eux et en retour ces autres blogs
vont envoyer leurs lecteurs sur le blog qui a installé le widget. Au total, cela
permet aux blogueurs d’accroître leur trafic et donc leur renommée, ce qui
est généralement un de leurs principaux objectifs.
« Ce widget, c’était une parenthèse pour nous, au sens où ce n’était pas un
produit payant, c’était gratuit, ça permettait de tester la technologie à une
grande échelle » (Romain, Mines). Le widget AutoRoll de Criteo sort en
janvier 2007. Il a été codé en moins de deux semaines. D’abord disponible
en version beta privée, il devient public dès février. Très rapidement des
centaines, puis des milliers de blogs l’installent, de très petits puis d’autres
beaucoup plus fréquentés et de vrais sites média. À travers l’ensemble de ces
blogs, l’équipe de Criteo peut suivre plusieurs millions de visiteurs uniques.
Cela lui permet de tester, pour la toute première fois, sa technologie à une
très grande échelle. Elle peut également mesurer la facilité d’installation

182 Interview de Jean-Baptiste Rudelle, webdeux.info, 8 février 2007.


http://www.webdeux.info/interview-de-jean-baptiste-rudelle-sur-criteo-et-son-widget/

230
 3 - Criteo.

de ce petit format widget avec l’idée que si un blogueur peut le faire,


cela sera encore plus facile pour l’équipe de développement d’un site de
e-commerce. Cette expérience a aussi beaucoup fait parler de Criteo dans
le milieu :
« Avant 2007, quand on tapait Criteo sur Google, deux ou trois liens
sortaient, notamment sur la levée de fonds de 2006, c’est tout. À partir de
janvier, les blogueurs qui testent AutoRoll écrivent un petit article et on
a eu des milliers de liens et d’articles sur Internet qui parlaient de Criteo.
Cela a permis d’augmenter énormément la notoriété de l’entreprise »
(Romain, Le Wagon).

L’expérience se révèle donc particulièrement utile, bien au-delà de ce


qu’espéraient ses promoteurs.
AutoRoll était gratuit et en lançant ce widget, l’équipe n’avait pas l’idée
qu’il pourrait lui faire gagner de l’argent. « On s’est posé la question à un
moment donné d’en faire un vrai produit, voire de ne faire que cela et puis
finalement, on n’a pas pris cette décision » (Romain, Mines). La start-up
reste sur la ligne qui avait été définie au lancement de cette expérience :
« Le modèle économique de Criteo repose sur la commercialisation de son
moteur de recommandation auprès des portails et de sites du e-commerce.
Ce widget est avant tout destiné à illustrer sur un cas concret et facilement
accessible à tous, la puissance et la grande scalabilité de Criteo » (Rudelle,
op. cit., 2007).

Si AutoRoll a bien permis de tester la technologie à grande échelle et de


faire parler de Criteo, les apports de cette expérience vont plus loin : la
mise au point d’AutoRoll « permet de développer les briques logicielles
de ce qui allait devenir la version 2 de son produit principal avec un back
office183 pour s’inscrire, un format graphique, un petit widget qui affiche
automatiquement les produits » dit Romain, qui poursuit :
« la version 2 de notre produit c’est un widget AutoRoll qui montre les
produits d’un site plutôt que des liens vers d’autres blogs. Donc, on a
réutilisé tout ce que l’on avait développé au début de l’année 2007 et au
printemps 2007, on sort la version 2 de notre produit de recommandation
pour le e-commerce qui a la forme… d’un petit widget ». (Romain, le
Wagon)

183 Ici dans le sens de service d’appui.

231
L’entrepreneuriat en action 

Une version 2 du moteur de recommandation vendu en marque blanche

Parallèlement au développement d’AutoRoll, l’équipe a travaillé à


une version 2 de son moteur de recommandation de produits pour le
e-commerce. Elle l’a modifié profondément pour répondre aux reproches
de ceux qui étaient réfractaires à son utilisation et pour les transformer en
alliés, en utilisateurs fidèles. Ainsi pour intéresser ses utilisateurs, le produit
est maintenant totalement « packagé », l’initiative du client est limitée et
tout ce qui se passe est contrôlé par Criteo. Cette nouvelle version permet
de résoudre les trois problèmes auxquels était précédemment confronté
Criteo avec la version 1 de son produit.
Le premier, qui était le lourd travail de développement que devaient réaliser
les clients, a maintenant disparu. Il suffit de faire un copier-coller là où il
fallait auparavant six mois pour installer le produit. « Le premier client de
cette nouvelle version l’a implanté en trente minutes ! » (Romain, Mines
2013). L’objectif de raccourcissement du cycle d’installation est largement
atteint.
Le deuxième problème, celui de « la complexité qui aboutissait à des projets
pharaoniques ou loufoques, on l’a complètement éliminée » (Romain,
Mines) par la simplification des possibilités d’utilisation. Chaque page du
site de e-commerce du client a son widget qui récolte les données qui
vont permettre à la technologie de Criteo de travailler et de personnaliser
le contenu pour chaque utilisateur. Sur chaque page-produit du site, cette
technologie permet d’afficher un widget, une petite zone rectangulaire qui
indique « les produits les plus proches de ce produit sont… », ou « les gens
qui ont aimé ce produit ont aussi aimé… ». Les équipes marketing n’ont
plus le choix.
« Il ne leur restait plus qu’à personnaliser l’aspect Web Design, le look and
feel, les couleurs, le CSS184 sur le site, etc. C’est un travail de Web design,
ce n’est plus un travail de marketing. Donc on impose la fonctionnalité
et on ne laisse plus nos clients la choisir. On se focalise sur les recettes
éprouvées qui marchent et sur des choses simples qui sont faciles à
démarrer » (Romain, Mines).

Le troisième problème, qui était l’incapacité pour Criteo de mesurer la


valeur de son service, est résolu.

184 Le Cascading Style Sheets est un langage de style qui définit la présentation des docu-
ments (polices, couleurs, marges, images d’arrière-plan, etc.)

232
 3 - Criteo.

« Comme on affiche nous-mêmes les produits recommandés sur le site, on


sait mesurer tout ce qui se passe après : donc on est capable de définir une
notion de vente incrémentale qui sont les ventes réalisées suite à un clic sur
une recommandation » (Romain, Mines).

Criteo peut prouver à ses clients que sa solution est efficace : « on a augmenté
votre chiffre d’affaires de x % grâce à notre technologie ». Cette capacité de
mesure lui permet d’introduire pour la première fois un business model à
la performance : Criteo facture un pourcentage des ventes incrémentales
que son service amène. Ce pourcentage est négocié en fonction de
l’importance du client. Dans un article de L’Express-L’Expansion, Jean-
Baptiste Rudelle précise que le modèle économique est différent pour les
deux types de clients : dans le e-commerce « qui représente les deux tiers
de notre chiffre d’affaires » il est basé sur un partage de revenus « nous
prenons un pourcentage de 5 % des ventes incrémentales » ; « pour les
portails de contenus et sites médias, nous facturons au millier de pages
vues »185.
Cette version 2 sort à la mi-2007 et est commercialisée pendant six mois.
À la fin de l’année 2007, l’équipe dresse un nouveau bilan : il est bien
meilleur que le précédent notamment grâce aux améliorations sur les
trois points faibles. De deux clients, l’entreprise passe à plusieurs dizaines,
l’accélération est forte. Mais les revenus qu’ils génèrent sont limités.
L’analyse du marché souligne deux nouveaux problèmes. « Le premier est
que ces clients sont plutôt de taille moyenne, ce ne sont pas les gros acteurs
du e-commerce » (Romain, Mines). Si ces derniers sont intéressés, s’ils
disent avoir envie d’acquérir la solution Criteo, ils semblent peu pressés :
« Ce n’est pas un produit qu’ils ont envie d’installer pour hier, c’est quelque
chose qu’ils envisagent mais plutôt pour dans trois ans que dans six mois.
Ce n’est pas un très bon signe » (Romain, Mines). Le second problème est
lié au modèle de rémunération à la performance qui permet à Criteo de
prendre un pourcentage sur les revenus supplémentaires qu’elle a générés
pour les clients. Ce modèle fonctionne bien pour les petits et moyens
clients, mais pas pour les plus gros. Pour ces derniers, ce pourcentage
représente des sommes très importantes qu’ils jugent démesurées ; ils se
disent prêts à acquérir la technologie de Criteo mais à un prix fixe, pas

185 « Criteo, le moteur qui choisit pour vous sur Internet », L’Express-L’Expansion, pu-
blié le 06/07/2007 https://lexpansion.lexpress.fr/high-tech/criteo-le-moteur-qui-choi-
sit-pour-vous-sur-internet_1429564.html

233
L’entrepreneuriat en action 

contre un pourcentage de leurs ventes. Il est difficile d’imposer à ces gros


clients, un modèle de facturation proportionnel à la performance. Dans la
négociation, ils considèrent le produit de Criteo comme une fonctionnalité
technique parmi d’autres pour laquelle ils proposent un prix forfaitaire.
« Criteo peut bien sûr refuser de vendre sa technologie dans ces conditions.
Mais, alors qu’en 2005, elle était la seule entreprise à faire et proposer ce
produit, à la fin 2007, une vingtaine de start-ups fournissent un service
similaire » (Romain, Mines). Même si l’équipe estime que sa technologie est
bien meilleure que celles de ses concurrents, elle sait aussi que la bataille ne
se gagne pas que sur la technologie, c’est d’abord une bataille commerciale.
À chaque fois qu’un concurrent est choisi par un site de e-commerce, ce
dernier est un client perdu car il désinstallera difficilement une solution
qui marche correctement. L’innovation n’est pas séparée du monde dans
lequel elle se déploie, les changements apportés par Criteo à son produit
arrivent trop tard186. Les problèmes sont résolus mais l’environnement
ou le contexte ont changé. Le monde est différent. Criteo était seule,
maintenant des concurrents existent, ce qui change le statut du produit.
Je résume la situation à l’époque : le produit commercial phare est le
service de recommandations pour les sites marchands. Mais, le marché
de la recommandation personnalisée sur site de e-commerce est loin
d’être l’Eldorado imaginé à l’origine. Il est de petite taille, et à cause de la
compétition, la facturation à la performance n’est pas possible. Les clients
disent « que votre soft nous apporte deux, trois ou cinq fois plus de clients,
pour vous c’est le même travail, donc on vous paie un tarif fixe mensuel ».
Criteo a peu de marges de manœuvre car d’autres fournisseurs de services
proches sont apparus sur le marché. La recommandation personnalisée
est devenue une commodité (au sens anglais de commodity, c’est-à-dire un
produit de base, standardisé, courant, dont les qualités sont connues des
acheteurs). De nombreuses start-ups la proposent et savoir laquelle est
la meilleure est très difficile. Criteo peut la vendre, gagner de l’argent et
occuper une place de choix sur ce marché. Mais si la start-up reste dans
ce secteur, elle ne connaîtra pas un développement important, son chiffre
d’affaires plafonnera à quelques millions ou à quelques dizaines de millions
d’euros, bien loin des objectifs que s’étaient fixés ses trois créateurs et leurs
financeurs au début de l’aventure.

186 Je développe ce point dans le chapitre Expliseat autour de la notion de Kairos.

234
 3 - Criteo.

En un an l’entreprise a développé une technologie performante. Le nombre


de ses clients a connu une forte croissance. La personnalisation du contenu
des recommandations permise par ses algorithmes entraîne un volume
important de ventes supplémentaires chez ses clients187. Le produit a
bien trouvé un marché et génère un chiffre d’affaires croissant. Mais tout
cela est loin de satisfaire tant l’équipe que les investisseurs. L’objectif des
investisseurs et les ambitions des créateurs font que l’innovation va devoir
se transformer encore.
« C’est une décision difficile à prendre parce que quand ça ne marche pas
du tout, on n’a pas le choix, c’est simple. Mais quand ça marche un peu,
il faut prendre du recul et se dire : bon on n’atteindra jamais les objectifs
ambitieux qu’on s’est fixé au départ, et il faut faire autre chose » (Romain
Le Wagon).

Les mois passent, la fin de l’année 2007 arrive, le produit de


recommandation amélioré se vend mollement, les fonds levés en 2006
s’épuisent… Franck, Romain et Jean-Baptiste recherchent pour leurs
puissants algorithmes de nouveaux débouchés, de nouvelles idées, de
nouveaux marchés, de nouveaux problèmes à résoudre chez leurs clients.
Que proposer d’indispensable, de vraiment utile aux sites de e-commerce ?

L’expérimentation gagnante

Une nouvelle transformation est nécessaire. C’est un processus collectif


qui dépasse l’équipe des créateurs. Il ne construit pas seulement le produit
mais aussi son marché. Marie Ekeland retient que c’est un administrateur
indépendant, Gilles Samoun qui a le premier évoqué la possibilité
d’appliquer la technologie de Criteo pour la publicité188. Idée, qui quand
elle a été formulée, n’avait pas retenu l’attention. « À l’époque la publicité
me paraissait très loin de notre algorithme de recommandation » écrit
Jean-Baptiste Rudelle pour qui cette idée « semblait destinée à rejoindre

187 « Implémenté depuis 2 mois chez Glowria, les résultats sont déjà spectaculaires.
Grâce aux recommandations personnalisées de Criteo, le poids de la longue traine (la
fameuse long tail, soit 10 000 titres les moins loués qui représentent 80 % de l’offre) est
passé de 31 à 50 % des locations de DVD. Concernant la très longue traine (les 7000 titres
les moins loués), l’effet est encore plus net. Son poids double en passant de 12 à 24 % des
locations). » (« Exploitation de la longue traîne : ça marche », Blibliobsesson, 4 juillet 2007).
Source : http://www.bibliobsession.net/2007/07/04/la-longue-traine-ca-marche/
188 Marie Ekeland, « Si Criteo m’était coté », Journal du net, 7 février 2014.

235
L’entrepreneuriat en action 

tout droit le vaste cimetière des concepts boîteux189 ». Cependant, cette


question intéresse :
« En discutant avec nos clients, on sentait que ce qu’ils voulaient vraiment
c’était la publicité. En fait, c’est ce qui permet de gagner des parts de
marché dans un monde où le e-commerce est en croissance forte, année
après année. Le produit qu’on leur proposait, la recommandation ou
merchandising personnalisé, touche les internautes qui sont déjà sur le site, or
ce qui intéresse les entreprises de e-commerce avec lesquelles on travaille,
c’est plutôt de faire venir de nouveaux clients sur leur site. » (Romain, Le
Wagon)

L’équipe des créateurs ne connaît rien à la publicité : en bons ingénieurs,


ils vont se former, lire, rencontrer des acteurs du domaine pour acquérir
les connaissances nécessaires pour entrer dans ce secteur. Cette capacité
à apprendre et à s’introduire rapidement dans des domaines nouveaux
ou inconnus est encouragée par le modèle pédagogique des écoles
généralistes qui forment leurs ingénieurs à rentrer dans des contenus
techniques variés. Une autre façon pour une start-up d’acquérir les
compétences qu’elle n’a pas est de les trouver à l’extérieur. C’est ce que
font les créateurs de l’entreprise en recrutant à cette époque, Pascal
Gauthier, un jeune ancien de Kelkoo puis de Kelkoo-Yahoo qui a une
bonne connaissance de la publicité en ligne (je reviens dans la quatrième
partie sur son rôle qui, pour Franck et Romain, a été crucial dans le
développement de l’entreprise).
Le chemin n’est ni facile, ni linéaire pour passer d’une idée : « aller vers la
publicité » à la mise au point d’un produit qui rencontre le succès auprès de
nombreux utilisateurs et d’un business model qui assure des ressources à
l’entreprise. Les pages qui suivent résument comment, au cours de l’année
2008, l’équipe construit son produit, le reciblage personnalisé, et son
business model qui ont fait son succès. Pour amener des utilisateurs sur
un site de e-commerce, les publicités de promotion de ce site doivent être
affichées sur d’autres sites. Mais comment faire ? L’idée est alors d’afficher
un élément qui ressemble aux petits widgets de recommandation en
dehors du site marchand. Là, se pose le problème de savoir où afficher
ces publicités ? Criteo ne dispose pas d’espaces publicitaires (que les

189 Jean-Baptiste Rudelle, op.cit., page 87.

236
 3 - Criteo.

professionnels du secteur appellent un inventaire publicitaire190) ou d’un


site très fréquenté sur lequel des encarts pourraient être affichés.

S’intégrer à un écosystème existant : l’affiliation

La première piste suivie par les entrepreneurs est de se lier à un écosystème


existant, celui de l’affiliation, qu’ils ont déjà croisé. Sur Internet, l’affiliation
est ce système qui permet à un site web de e-commerce annonceur (appelé
« affilieur ») de promouvoir ses produits en proposant une rémunération à
d’autres sites web éditeurs (« affiliés ») qui affichent des publicités pour ses
produits et qui ainsi lui apportent du trafic et des ventes. L’affilieur verse
une rémunération ou une commission à l’affilié pour ce service.
Tous les sites, petits ou grands, peuvent afficher des publicités et des liens
vers les produits d’un site de e-commerce, et devenir ainsi des affiliés.
Un troisième acteur, les sociétés d’affiliation ou plateformes d’affiliation,
joue le rôle intermédiaire entre les affilieurs et les réseaux d’affiliés qu’elles
constituent. Elles gèrent également les paiements entre les uns et les
autres. Franck et Romain expliquent comment fonctionne concrètement
ce système (les chiffres sont fictifs).
Sur un site d’information (un affilié), un internaute clique sur une
publicité pour un produit, il est renvoyé sur le site de e-commerce qui
le vend (l’affilieur). Sur ce site, il effectue pour 100 euros d’achat. Le site
de e-commerce verse une commission de 10 euros (soit 10 %) à ceux
qui ont contribué à générer ce chiffre d’affaires : le site affilié, touche la
plus grosse part, 8 euros, et la société d’affiliation 2 euros pour son rôle
d’intermédiaire.
En entrant dans ce circuit, Criteo propose aux sociétés d’affiliation de
travailler avec elles : sa technologie va permettre d’afficher des publicités
plus pertinentes puisque personnalisées. Afficher ces publicités générera
plus de ventes pour le même nombre d’affichages. Pour ce service Criteo
percevra une part de la commission perçue par la société d’affiliation.
Si grâce à la publicité de Criteo, ce ne sont plus 100 euros de vente qui,
pour le même nombre d’affichages, sont générés chez l’annonceur mais
150 euros, la commission s’élèvera donc à 15 euros (on suppose que le

190 L’inventaire publicitaire désigne l’ensemble des espaces publicitaires disponibles à la


vente à un moment donné pour une période donnée et pour un support publicitaire donné.

237
L’entrepreneuriat en action 

pourcentage reste de 10 %). Son partage (que l’on suppose également


rester le même) sera de 12 euros pour le site qui a affiché la publicité et de
3 euros pour la société intermédiaire. Mais, un nouvel acteur est entré en
jeu, Criteo, à qui la société d’affiliation versera 10 % de ce qu’elle a perçu.
En définitive, Criteo touche donc 0,3 euro et la société intermédiaire,
2,7 euros. Cette dernière perd une part de son revenu mais si la publicité
est plus efficace, ce dernier augmente et en définitive, tous les acteurs sont
gagnants.
À la fin de l’année 2007 et au début 2008, Criteo propose ce service et signe
des accords avec plusieurs sociétés d’affiliation en France et en Europe
(telles Zanox.com ou Effiliation.com). « En première mondiale, Effiliation
intègre la technologie Criteo de ciblage publicitaire comportemental »
annonce le 6 novembre 2007 un communiqué de presse191 commun à
Criteo et Effiliation. Selon cet accord :
« Effiliation intègre la technologie Criteo dans sa plateforme d’affiliation
afin d’offrir un vrai ciblage publicitaire comportemental personnalisé en
temps réel et de proposer à chaque internaute des produits en affinité avec
son profil en fonction de sa navigation. Accessible aux annonceurs et aux
affiliés d’Effiliation, cette offre de ciblage ultra-personnalisé en temps réel
est une première mondiale ».
« On a fait tourner ce système live en production. Très vite, on s’aperçoit
qu’il n’y a pas de volume ; il y a tellement peu d’impressions affichées par
Criteo en fin de journée que ce n’est pas significatif du tout ». (Romain,
Mines).

Criteo fournit sa technologie mais reste totalement dépendant de la


chaine de tous les autres acteurs pour que ses bannières publicitaires
soient effectivement affichées. La start-up n’a aucun contrôle sur les
volumes. Très vite l’équipe comprend que le modèle économique ne peut
marcher car l’affilié touche une commission, la société d’affiliation perçoit
une commission sur cette commission, et en fin de chaîne, Criteo reçoit
une commission de commission de commission… et avec peu d’affichages,
il ne lui reste que des miettes. Les sociétés d’affiliation qui jouent le rôle
d’intermédiaire semblent n’avoir pas grand intérêt à pousser la technologie
de Criteo. Tester la technologie les intéresse mais ne risquent-elles pas
d’introduire le loup dans la bergerie, loup qui peut prendre leur place.
« Les volumes étaient ridicules, pas significatifs. On voyait bien que ce n’était
pas un modèle viable. On ne contrôlait pas notre destin. On s’aperçoit

191 http://www.blog-affiliation.com/index.php/Plateformes-d-affiliation

238
 3 - Criteo.

qu’on n’ira nulle part comme ça et que donc il faut changer complètement
la logique, il faut complètement se passer de cet écosystème » (Romain,
Les Mines).

Nouvelle expérience : devenir une régie publicitaire

Une nouvelle transformation est encore nécessaire. Criteo change de rôle


et devient une régie publicitaire. Les entrepreneurs, tels des chercheurs,
posent de nouvelles hypothèses, construisent de nouveaux dispositifs
expérimentaux et réalisent de nouvelles expériences.
En 2008, Criteo change de produit et de business model. Ce changement
est profond : au lieu de fournir simplement une technologie et de récupérer
une commission très faible, Criteo va maintenant acheter directement
des impressions, c’est-à-dire des espaces publicitaires. Ces impressions
sont payées au volume, à l’avance, ce qui est un risque pour la start-up.
L’entreprise ne gagnera de l’argent que si elle génère des commissions sur
les ventes, elle sera payée à la performance. Mais à la différence du modèle
précédent, elle récupérera 100 % de la commission (la totalité des 15 euros
dans l’exemple ci-dessus).
Un premier test de ce modèle, qui se révélera crucial dans l’histoire de
l’entreprise, a lieu au milieu de l’année 2008. L’équipe a réussi à convaincre
un très gros site de e-commerce, Price Minister, pour lequel Criteo fera
de la publicité, et un site éditeur, Skyblog sur lequel Criteo achète des
emplacements publicitaires. En 2008, c’est l’apogée de Skyblog, lié à la
radio Skyrock, ce site web de réseau social offre à ses membres un espace
web personnalisé qui leur permet d’avoir leur propre blog. En juin 2008,
Skyblog est le septième réseau social dans le monde et en novembre 2009,
plus de 28 millions de blogs sont accessibles via Skyrock.com, ils regroupent
plus de 650 millions d’articles qui ont reçu près de quatre milliards de
commentaires192.
« Ce sont des blogs d’adolescents avec un contenu qui n’est pas de
grande qualité pour la publicité. Mais ça nous allait bien parce que nous
personnalisons le contenu en fonction du comportement des utilisateurs
sur d’autres sites, notamment de e-commerce » (Romain, Mines).

192 Données internes fournies par le compteur sur le site Skyrock.com, le 22 novembre
2009 à 10h40. Source : Wikipedia. https://fr.wikipedia.org/wiki/Skyrock.com

239
L’entrepreneuriat en action 

C’est le comportement des blogueurs sur Price Minister qui intéresse


Criteo ; Skyblog est juste un support pour afficher des publicités du
premier par le second. Dans cette expérience, Criteo est donc un affilié
particulier de Price Minister car grâce à l’intégration de sa technologie, elle
récupère les historiques de navigation des utilisateurs et peut, sur la base
des comportements repérés, personnaliser le contenu des publicités.
Pour ce test, Criteo paie 10 000 euros à Skyblog et récupère 3000 euros
de revenus d’affiliation de Price Minister. Cela est loin d’être un succès ;
cependant en analysant finement les données, l’équipe de Criteo s’aperçoit
que 80 % des visiteurs de Skyblog n’étaient jamais allés sur le site de Price
Minister. Autrement dit, pour 80 % des utilisateurs, « on affichait une
publicité qui n’était pas personnalisée, par exemple le top des ventes ou
les derniers produits sortis » (Romain, Mines). La performance de ces
affichages, pour ces 80 %, est nulle et fait chuter la performance générale
de la campagne.
Les processus d’innovation sont semés de surprises, certaines sont
mauvaises, d’autres bonnes. La bonne nouvelle pour la start-up était que
pour les 20 % d’utilisateurs qui restaient, et qui eux étaient déjà allés sur le
site de Price Minister, la technologie de personnalisation était pleinement
efficace. Pour ces utilisateurs, le contenu plus pertinent était bien affiché.
Et chez Criteo, on s’aperçoit que la quasi-totalité des revenus de la
campagne, les 3 000 €, étaient générés par ces 20 % d’utilisateurs, clients de
Price Minister, pour lesquels on pouvait appliquer la technologie.
Ce moment est fondateur pour le business model de Criteo. La campagne
n’avait pas été rentable, mais la technologie, appliquée à la « bonne
population », semble bien fonctionner.
Pour être sûr de ce résultat, un nouveau test est effectué. Son but est
de vérifier que c’est bien la personnalisation de contenu qui est efficace
et pas simplement le fait d’afficher des publicités aux personnes qui
étaient déjà allées sur un site de e-commerce. Autrement dit, est-ce le
reciblage, le retargeting en anglais, qui existait déjà avant Criteo qui générait
la performance ou est-ce bien le fait de personnaliser le contenu de la
publicité ?
Les ingénieurs de Criteo, tels des chercheurs qui affinent leur expérience,
refont le test en séparant cette fois la population des 20 % en deux moitiés.
Pour le premier groupe, la personnalisation est maintenue comme lors du

240
 3 - Criteo.

premier test avec la technologie de Criteo. Le second groupe, le groupe de


contrôle, comprend également des personnes qui sont déjà allées sur le site
de e-commerce, mais pour lesquelles on ne personnalisera pas le contenu
et qui reçoivent des bannières standard. Il s’agit de vérifier quelle est la
population qui génère effectivement de la performance.
Une fois les résultats de ce nouveau test obtenus, l’équipe vérifie d’abord
que le reciblage génère bien de la performance « en soi » : il y a à peu près
50 % de clics supplémentaires par rapport à la population des 80 % qui
n’étaient jamais allés sur le site de Price Minister. Par contre, le « reciblage
personnalisé » qui est vraiment l’innovation inventée par Criteo, offre six à
sept fois plus de clics, soit 500 à 600 % de performance en plus par rapport
au groupe de contrôle ! « Le reciblage fonctionne bien, mais le reciblage
personnalisé, est un ordre de grandeur193 bien plus performant. Voilà la
bonne nouvelle. Criteo a produit une innovation technologique qui est un
game changer pour l’écosystème » (Romain, Mines).
Assez vite, une autre bonne nouvelle arrive. L’équipe comprend que les
ad-servers194, ont une fonctionnalité de ciblage qui permet de choisir une
population d’utilisateurs et de n’acquérir que cette population.
« On s’est branché sur cette fonctionnalité, on n’a acheté des emplacements
que pour les 20 % d’utilisateurs qui étaient déjà venus chez Price Minister.
Donc, au lieu de payer 10 000 euros, le prix des 100 % d’utilisateurs, on ne
paie que 2 000 euros ». (Romain, Mines).

La performance venait de ces 20 % et rapportait 3000 euros. Le coût de


ces 20 % est de 2000 euros. Criteo gagne donc 1000 euros. Ce modèle
devient rentable. Romain (Le Wagon) complète ce point :
« C’était un coup de chance parce qu’on n’avait pas prévu ça. Ça aurait
été beaucoup plus compliqué pour nous si ces fonctionnalités de ciblage
n’avaient pas existé dans les ad-servers parce qu’il aurait fallu essayer de
faire marcher ces 80 % on ne serait peut-être jamais arrivé au point de
performance où ça fonctionne et donc ça fait partie des choses où les
étoiles étaient alignées dans le bon sens au bon moment pour que ça
marche ».

193 « Un ordre de grandeur » : l’expression scientifique veut dire une multiplication par
dix, « deux ordres de grandeur » signifie alors « fois cent ».
194 Un ad-server ou serveur de publicité est un logiciel qui stocke des données sur le
contenu publicitaire et les diffuse sur des sites Web et des applications.

241
L’entrepreneuriat en action 

La prédiction de la performance

Cette expérimentation est une réussite. Franck et Romain soulignent un


autre « coup de chance » :
« Que se serait-il passé si Criteo, au lieu de payer 2 000 euros pour toucher
les 20 % d’utilisateurs qui l’intéressait avait dû payer 3 000 euros ? Si
Skyrock, qui a demandé 10 centimes d’euros pour 1 000 affichages, avait
demandé 20 centimes pour ces mêmes mille affichages ? Criteo aurait
dépensé 4 000 euros et non pas 2 000, et le test n’était pas rentable ! C’est
presque un coup de chance que cela ait été rentable. Il y a quelque chose
qui ne va pas » (Romain, Mines).

L’observation des 20 % d’internautes qui sont allés chez Price Minister


montre que la performance de chaque utilisateur n’est pas du tout la même.
« Elle suit une loi de puissance où sur les 20 % on voit un groupe de gens
très performants et une longue traîne d’autres qui le sont très peu. Donc si
le vendeur nous dit c’est 20 centimes et pas 10, il faut pouvoir être capable
d’acheter un sous-ensemble de ces 20 % qui est rentable à 20 centimes le
mille (Romain, Mines) ».

Un nouveau défi se pose à Criteo, l’entreprise doit être capable de


sélectionner un sous-ensemble d’utilisateurs rentables en fonction du prix
(qui était plus élevé sur d’autres sites que sur Skyblock). Pour cela, Criteo
développera très rapidement sa technologie de prédiction qui est devenue
importante car nécessaire au business model de l’entreprise. Elle aboutit à
prédire le gain par utilisateur et à n’acheter que les impressions rentables
(la cinquième partie de ce chapitre revient sur ce point).
« Assez vite on a développé cela. Cette technologie nous a permis d’acheter
sur d’autres sites plus chers que Skyblog, et de sélectionner un sous-
ensemble pertinent. D’ailleurs, sur l’opération Skyblog-Price Minister, cela
a été rentable de prendre les 20 % d’utilisateurs ; mais parmi eux on pouvait
filtrer ceux qui n’étaient pas rentables et ne prendre que 10 % d’utilisateurs
dont on prédit qu’ils vont être rentables – parce que par exemple ce sont
des utilisateurs réguliers du site ou parce qu’ils ont déjà acheté ou vendu
des produits –, et de générer encore plus de valeur » (Romain, Mines).

L’expérience était rentable en les prenant tous, mais en en sélectionnant,


elle l’était encore plus. C’est ainsi qu’est née au printemps 2008 la deuxième
famille d’algorithmes de Criteo, ceux qui prédisent la performance et qui
sont indispensables au business model de l’entreprise.

242
 3 - Criteo.

La preuve du concept est faite, maintenant il faut changer d’ordre de


grandeur, monter en charge. Dès le moment où l’entreprise a trouvé et
stabilise le business model qu’elle a expérimenté avec Price Minister et
Skyblog, elle l’étend à de grands e-marchands (comme La Redoute) et
à de grands éditeurs (comme Le Monde). Les premiers obtiennent avec
son service un taux de clics bien plus important qu’avec leurs autres
prestataires ; les seconds ouvrent leurs espaces publicitaires à ce nouvel
acheteur dynamique et efficace. Quels sont les effets du retargeting pour ses
clients ? En 2009, dans un entretien195 au Journal du Net, Pascal Gauthier
précisait que :
« le taux de clic moyen d’une bannière personnalisée est de 0,6 %, il peut
aller jusqu’à 2,5 % dans le cadre de certaines campagnes. C’est cinq à six
fois supérieur au taux de clic enregistré en reciblage publicitaire classique
sans personnalisation, et cinq à dix fois supérieur au taux de clic d’une
bannière classique.»

Il précisait également que :


« pour l’annonceur, le reciblage publicitaire a en outre l’avantage de
renvoyer sur son site un trafic de très bonne qualité. C’est également un
outil de CRM196 indéniable : il permet de fidéliser l’audience en poursuivant
la communication avec les personnes qui ont déjà visité le site ».

Voici décrit, dans ses grandes lignes, le parcours de Criteo de 2005 à 2008197.
À partir de 2008, l’entreprise a appliqué sa technologie de recommandation
à la publicité et a construit pas à pas le business model qui restera le
sien. Une fois ce modèle d’affaires défini et stabilisé, Criteo connaît une
croissance rapide tant de ses effectifs que de ses revenus : si elle comptait
moins d’une trentaine de salariés à la mi-2008, elle double ce nombre tous
les ans. Son chiffre d’affaires explose littéralement et l’entreprise dispose
des ressources suffisantes pour recruter et pour s’internationaliser, deux

195 Entretien avec Pascal Gauthier: « Qu’est-ce que le retargeting ou reciblage publici-
taire ? Quels résultats en attendre ? », Le Journal du Net, avril 2009.
https://www.journaldunet.com/ebusiness/publicite/1038149-qu-est-ce-que-le-retarge-
ting-ou-reciblage-publicitaire/1038153-quels-resultats-en-attendre
196 CRM : Customer Relationship Management (en français : Gestionnaire de Relation
Client).
197 On trouvera dans l’ouvrage de Jean-Baptiste Rudelle (chapitre 3) une présentation
plus courte de ces trois premiers business models qualifiés de : « Ratage numéro un : la
mauvaise idée, mal mise en œuvre » ; « ratage numéro deux : la mauvaise idée, bien mise en
œuvre » ; « ratage numéro trois : la bonne idée, mal mise en œuvre ».

243
L’entrepreneuriat en action 

activités difficiles et semées d’embûches. L’extension internationale


concerne d’abord l’Europe : Royaume-Uni, Allemagne, Italie… Puis Criteo
part à la conquête d’autres continents : les États-Unis puis l’Asie. Avec la
montée en puissance de son activité et de son chiffre d’affaires Criteo entre
à partir de 2009 dans une nouvelle phase avec une amélioration continue
de la technologie. Cette trajectoire l’amène à l’introduction réussie en
bourse, sur le Nasdaq, à la fin octobre 2013198.

Que sont-ils devenus ?

Bien après la période 2005-2008, que j’ai décrite ici, les trois créateurs
de Criteo, à des moments différents, quittent l’entreprise. Franck et
Romain après dix ans de cette aventure d’une forte intensité où il a fallu
tout construire et qui a amené l’entreprise au Nasdaq à New-York, ont eu
« envie d’autre chose ».
Franck Le Ouay quitte ses fonctions de Chief Scientist en octobre 2014.
Jusqu’en décembre 2015, il reste conseiller et « advise top management on tech
& product strategy199 ». Sur sa page LinkedIn, il indique :
“Founded the company in October 2004, Designed core tech
(recommendations, prediction, marketplace), Recruited lots of smart
people, Got the company public on Nasdaq in 2013, Survived hypergrowth
management and technical crises, Made lots of friends and lived an
extraordinary journey”200.

Début 2016, il crée Honestica, renommée Lifen, dont il est CEO. Lifen
une plateforme qui réunit médecins, patients et professionnels de santé
autour d’une seule et même plateforme qui permet de stocker, de partager
et d’analyser les données médicales. En 2019, Lifen emploie une centaine
de personnes et a levé près de trente millions d’euros ; plus de vingt pour
cent des hôpitaux français sont ses clients pour transférer des données
médicales.

198 Je renvoie le lecteur à l’ouvrage de Jean-Baptiste Rudelle pour ces périodes.


199 Conseiller du top management sur la technologie et la stratégie de produit.
200 « J’ai créé la société en octobre 2004, ai mis au point des technologies clés (recom-
mandations, prévisions, marché), ai recruté un grand nombre de personnes brillantes, ai
amené la société au Nasdaq en 2013, ai géré l’hypercroissance et les situations critiques,
me suis fait un grand nombre d’amis et ai vécu une aventure extraordinaire ».

244
 3 - Criteo.

C’est à la fin 2017, que Romain Niccoli quitte définitivement Criteo.


Sa page LinkedIn précise :
“As a cofounder of Criteo, I have lived the transformation of the 2005
start-up to a worldwide industry leader doing 1.8B$ of revenues in 2016,
with an IPO on the Nasdaq in 2013. My role as a CTO has been first to
design the first versions of the technology stack and then to grow our
R&D team to several hundred engineers. In the last years, I have also
served as HR Director and Chief Product Officer201”.

De janvier 2017 à janvier 2018, Romain reste “Advisor to the company


leadership group, mostly on tech and product topics202”. Il participe à la
création, en 2017, de la société Less qui est revendue à BlaBlaCar en mai
2018. Il est toujours conseiller et investisseur dans plusieurs start-ups. En
août 2019, il cofonde et est co-CEO avec Éléonore Crespo203 (diplômée
des Mines en 2012) de Strana qui développe des outils pour la gestion du
planning stratégique en entreprise.
Jean-Baptiste Rudelle quitte, le 1er janvier 2016, ses fonctions de CEO
et donc la direction opérationnelle de Criteo. Il est nommé Président
exécutif du Conseil d’administration de Criteo, et a la charge la stratégie à
long terme de la société. En 2017, il créé Less, avec notamment Romain
Niccoli, qui développe une application mobile de covoiturage urbain. En
avril 2018, quelques mois après avoir levé seize millions d’euros, la société
est revendue à BlaBlaCar. Une surprise de taille arrive en mai 2018 : Jean-
Baptiste Rudelle est rappelé à la tête de Criteo, comme le raconte l’épilogue
à la toute fin de ce chapitre.
Tous les trois continuent à travailler ensemble notamment dans le cadre de
leurs activités de business angels auprès de diverses start-ups.

201 « En tant que cofondateur de Criteo, j’ai vécu la transformation de la start-up de


sa création en 2005 à un leader mondial du secteur générant un chiffre d’affaires de
1,8 milliard de dollars en 2016, avec une introduction en bourse au Nasdaq en 2013.
Mon rôle de CTO a été d’abord de concevoir les premières versions de l’infrastructure
technologique, puis de faire croître notre équipe de R-D jusqu’à plusieurs centaines
d’ingénieurs. Au cours des dernières années, j’ai également occupé les postes de directeur
des ressources humaines et de chef de produit ».
202 « Conseiller du groupe de direction de l’entreprise, principalement sur des sujets liés
à la technologie et aux produits ».
203 Éléonore, ancienne élève de l’option Innovation et Entrepreneuriat, a travaillé chez
Google, a été investisseuse chez Index Ventures, et a siégé au board d’Alan, de Spendesk,
de Slite…

245
L’entrepreneuriat en action 

L’innovation entrepreneuriale : un processus expérimental et


collectif
Dans cette quatrième partie, je souligne d’abord quelques points saillants
du parcours de Criteo entre 2005 et 2008, du processus au cours duquel
l’entreprise a construit son produit et son marché :
- l’innovation de Criteo est le fruit d’un travail collectif qui mêle de
nombreux acteurs ;
- le processus suivi est proche d’une expérience scientifique avec ses
protocoles et ses épreuves ;
- il construit le produit et le marché de Criteo simultanément, dans le
même mouvement ;
- dans ce processus c’est moins l’idée d’origine qui est importante que
sa transformation ;
- l’activité de R-D n’est pas un point de départ mais elle devient, après
ces premières années, un point de passage obligé pour l’entreprise.
Après avoir détaillé, ces points, je donne dans un second temps la parole
à Franck le Ouay qui répond à la question : pourquoi Criteo a-t-elle gagné,
alors que très vite de nombreux concurrents proposaient le même produit ?

Le processus d’innovation
Un acte collectif

Sans les trois créateurs de Criteo, leurs qualités, leur complémentarité,


leur persévérance, cette entreprise n’existerait pas. Ce sont eux, les
entrepreneurs, qui ont réalisé avec force et ténacité ce parcours, ils sont
les architectes de cette construction. Construction qui commence par la
fusion de leurs deux projets. Cependant, l’équipe des trois fondateurs est
loin d’être seule dans cette aventure, sans le collectif qu’elle a construit,
elle est nue. Jean-Baptiste Rudelle, Franck Le Ouay et Romain Niccoli
ont réussi à convaincre de très nombreux acteurs de croire au projet et
de les rejoindre, notamment pendant ces années difficiles. Ce sont les
premiers salariés et ceux qui ont rallié l’équipe de direction ; mais aussi les
investisseurs de la première heure qui ont financé et continué à financer le
projet malgré le peu de résultats qu’il produisait ; ou encore, les premiers

246
 3 - Criteo.

clients d’AlloCiné à Price Minister (suivant le business model exploré) sans


qui ce que j’ai qualifié d’expérimentation n’aurait pas existé.
L’innovation de Criteo est un assemblage, un puzzle qui intègre un grand
nombre de pièces. Mais un puzzle où les pièces sont à géométrie variable
et n’aboutissent pas à la reconstitution d’une image déjà connue, mais à un
tableau original. Ces éléments hétérogènes proviennent des trois années
d’expérimentation au cours desquelles les fondateurs et leurs équipes ont
développé des technologies, des compétences, des connaissances, des
savoir-faire, des business models, des algorithmes, des stratégies… Ils
sont aussi apportés par ceux qui les rejoignent. Les recrutements à tous
les échelons de l’entreprise, les investisseurs successifs, les membres des
boards, les réactions des clients, les vendeurs d’espace, les pouvoirs publics
qui réglementent l’accès aux données personnelles… sont encore autant
d’éléments qui participent à cet assemblage.
La création et le développement de Criteo est bien une histoire collective qui
dépasse le noyau dur de ses premiers fondateurs. De nombreuses personnes,
internes et externes à l’entreprise, y ont joué un rôle déterminant. Jean-
Baptiste Rudelle en évoque plusieurs dans son ouvrage, notamment Marie
Ekeland ou Dominique Vidal, deux des investisseurs de Criteo. Franck et
Romain citent Pascal Gauthier qui rencontre l’équipe de Criteo durant le
second semestre 2007 et la rejoint officiellement au début 2008. C’est-à-
dire à l’époque où l’entreprise diffusait encore gratuitement son widget et
réalisait un faible chiffre d’affaires avec son produit de recommandation
qu’elle tentait de vendre à des sites marchands. Pour Franck Le Ouay, il
a joué un rôle crucial dans la suite de l’aventure, à partir de la fin 2007 :
« Pascal a été notre directeur commercial France, puis Europe, puis notre
COO204. Sans lui, je pense que Criteo n’aurait pas eu la même trajectoire ».
Romain Niccoli avance le même argument :
« Des gens sont venus dans la boîte qui n’étaient pas des fondateurs du
départ mais qui sont complètement indispensables par exemple un Pascal
Gauthier, un Jonathan Wolf qui nous ont rejoints. Il n’y a pas de différence
entre ces fondateurs et ces personnes-là. Ils ont été complètement clés
dans le succès de Criteo ».

Notons que Pascal Gauthier et Janathan Wolf (qui arrive un an et demi


après lui) viennent tous deux de chez Yahoo, c’est également le cas pour

204 COO, Chief Operating Officer, c’est-à-dire Directeur de l’Exploitation.

247
L’entrepreneuriat en action 

d’autres personnes clés205 comme Dominique Vidal d’Index Ventures.


Autodidacte, Pascal Gauthier a vingt-cinq ans lorsqu’il entre chez Kelkoo,
en mars 2002. Deux ans plus tard, il intègre les équipes de Kelkoo-Yahoo206
quand l’entreprise américaine rachète le comparateur de prix français où il
restera encore trois ans. Les connaissances et les compétences qu’il apporte
aux trois fondateurs de Criteo joueront un rôle important dans la mise au
point du produit et du business model qui vont permettre à l’entreprise de
connaître le succès. Sa contribution sera d’ailleurs reconnue un an après
son arrivée par la transformation de son titre de « VP Sales and Marketing »
en « Chief Operating Officer » (poste qu’il conservera jusqu’à son départ en
avril 2013) et par l’augmentation significative de son pourcentage de parts
de la société.
En le recrutant, les créateurs de Criteo ont la perspicacité de faire entrer
dans la start-up une expérience idéale au stade de développement où elle
est. C’est-à-dire au moment où elle cherche à appliquer sa technologie de
recommandation à la publicité.
« Je gérais d’un côté Kelkoo et les sites d’e-commerce et de l’autre Yahoo
et les invendus publicitaires. À l’époque, Yahoo – qui longtemps avant tout
le monde avait compris le programmatique207 – avait acheté différentes
technologies pour mieux gérer la publicité sur ses sites » (Pascal Gauthier).

Tous ceux qui rallient l’entreprise ne viennent pas seulement avec leurs
savoir-faire, expertise et compétences, ils apportent aussi leur réseau. Par
exemple, Pascal Gauthier n’arrive pas seul, il entraîne une partie du réseau
Yahoo/Kelkoo208 avec lui. Il présente Dominique Vidal, qui jouera un rôle
déterminant dans l’aventure, à l’équipe de Criteo. Greg Coleman, lui aussi

205 On peut aussi citer un membre indépendant de son conseil d’administration : Toby
Coppel, qui était Chief Strategy Officer de Yahoo! de 2001 à 2007, puis Directeur Général
de Yahoo! Europe & Canada de 2007 à 2009. Ou Greg Coleman qui avant de diriger Criteo
aux États-Unis qui avait notamment été vice-président monde des ventes chez Yahoo.
206 En ce début des années 2000, Yahoo est une société leader de l’Internet.
207 « Le programmatique marketing consiste à réaliser un certain nombre d’actions de
conquête de prospects et de fidélisation de clients via des technologies d’achat d’espace
publicitaire en temps réel (DSP), de gestion de ses données clients (DMP) le tout au travers
de créations publicitaires le plus souvent personnalisées en fonction du comportement de
l’internaute ». Source : https://programmatique marketing.fr/2014/04/24/12/
208 Kelkoo est un site français comparateur de prix créé en 1999 et racheté par Yahoo
en 2004. Son histoire est racontée par Julien Codorniou et Cyrille de Lasteyrie dans Ils ont
réussi leur startup: la success story de Kelkoo (Pearson, 2005).

248
 3 - Criteo.

passé par Yahoo, est recruté bien après la période étudiée ; il dit très bien
qui’il vient avec son « contexte » dans un entretien au JDN (le 14/09/12) :
« Mon réseau et mes contacts me permettent d’être l’ambassadeur de
Criteo dans le monde… À mesure que nous mettrons l’accent sur notre
expansion internationale, je serai amené à multiplier les rencontres avec les
différents acteurs locaux209 ».

Les travaux sur les processus d’innovation ont mis à mal l’image d’un
entrepreneur (ou d’un duo ou trio de fondateurs) héroïque et solitaire.
Ils soulignent que les innovations sont toujours le résultat d’une action
distribuée entre des acteurs nombreux et hétérogènes internes et externes
à l’entreprise. Le caractère collectif du processus d’innovation est bien
illustré par la notion de réseau de l’innovation. C’est ce collectif qui donne
existence au projet et qui le solidifie. Ce réseau d’acteurs a, patiemment,
construit, en même temps, Criteo, son produit et son marché. Reconnaître
l’importance de ce collectif au sein duquel se distribuent les actions ne
diminue en rien les mérites du trio des fondateurs ou de l’équipe de
direction de ces premières années. L’innovation entrepreneuriale montre
deux dimensions : la construction d’un collectif qui déborde largement
les frontières de Criteo, et le renforcement d’une « agence210 individuelle »
(au sens d’une entité qui a une capacité d’action), l’équipe de direction,
qui reste la source de l’action, l’architecte du réseau. Cet assemblage et cet
immense travail collectif ont donné lieu à un produit et à une entreprise
uniques, capables de résister à de nombreux concurrents.

Un processus expérimental

Un nouveau produit ou un nouveau service réussit parce qu’il rencontre


une demande ou règle un problème : dans le processus étudié, permettre
aux sites de e-commerce d’envoyer aux internautes des publicités
personnalisées. Mais cette demande à satisfaire ou ce problème à résoudre,
ne sont pas ici le point de départ du processus d’innovation, mais bien
le point d’arrivée, qui a nécessité trois années d’essais-erreurs. L’équipe
aurait-elle pu trouver plus tôt ce couple produit-marché, son market fit

209 https://www.journaldunet.com/ebusiness/publicite/1011775-les-editeurs-qui-se-
refuseront-a-faire-du-rtb-se-priveront-d-un-levier-de-croissance-significatif/
210 Notamment utilisé par les auteurs de la théorie de l’acteur réseau (ANT). Ce terme,
fait référence à la notion anglo-saxonne d’agency et renvoie à la notion de « capacité d’ac-
tion ».

249
L’entrepreneuriat en action 

dans les termes des protagonistes de l’histoire ? En lançant une étude de


marché ? Non, car ce type d’étude est de peu d’utilité pour des produits
qui n’existent pas ou des demandes non formulées. La solution pour
innover : mener des expériences. C’est ce qu’a fait l’équipe de Criteo.
Comme des chercheurs dans un laboratoire, elle mène les différentes
expériences que nous avons décrites. Patiemment, elle met au point des
protocoles, des dispositifs et des épreuves pour faire se rencontrer une
offre et une demande. Pour construire à la fois son produit et son marché,
elle expérimente pendant trois ans. Ses expériences coûtent cher. Elles
prennent du temps. Elles réclament des ingénieurs et des commerciaux.
Mais elles seules fournissent des données qui permettent d’appréhender
les différents milieux dans et pour lesquels Criteo essaie d’innover. Ces
expériences l’aident à comprendre les écosystèmes dans lesquels son projet
pourra, ou non, s’insérer. Une des forces de l’équipe est qu’elle n’hésite
pas à adapter son projet, qu’elle accepte de transformer plusieurs fois en
profondeur le produit et le marché visé.
Au cours de ces processus, Criteo rencontre de nombreux « échecs ».
Mais dans le processus d’innovation, l’échec n’a rien de pathologique.
L’innovation est un jeu d’essais et erreurs. L’entreprise a su apprendre
de ces derniers pour mener de nouvelles expériences. Les différents
business models que l’on dit être des échecs n’en sont pas totalement car
l’équipe, à chaque fois, a appris de l’expérimentation. À chaque fois, elle
en a réutilisé des éléments (le widget par exemple) pour le produit suivant.
En ce sens, les échecs de Criteo n’en sont pas tout à fait, ils sont plutôt
des points de passage obligés qui permettent de réaliser le produit et de
trouver le business model par lesquels le succès arrivera. Une des forces
de l’entreprise, c’est d’avoir été capable d’apprendre de ses échecs. À leur
capacité d’expérimentation, les fondateurs ont su mêler une capacité
d’apprentissage.

La création simultanée du produit et du marché

Marché et produit sont créés simultanément. Ils forment un agencement


qui propose une définition de l’utilisateur, certains algorithmes, une
politique tarifaire, une stratégie commerciale, etc., autant d’éléments qui
lui sont spécifiques. Si l’entreprise change de marché, ce n’est plus le même
produit qu’elle propose ; si elle change de produit ce n’est plus le même
marché qui est visé. Criteo (même si elle dispose d’une technologie) ne
part ni d’un produit pour lequel elle cherche un marché ; ni d’un marché

250
 3 - Criteo.

sur lequel elle veut résoudre un problème ou apporter une solution. Criteo
construit dans le même mouvement son produit et son marché.
Cette histoire est l’histoire d’une quête. La quête simultanée du client et
du produit que la technologie de Criteo va pouvoir réunir. Dans cette
intrigue tout change : le produit, le business model, la technologie, le client.
Ainsi, multiples sont les clients qui se succèdent dans cette histoire au gré
des expériences. Criteo crée même en partie ce client : avant le retargeting
personnalisé et son business model, ce client payait pour mille impressions.
Après, ce n’est plus le même, il a changé : il paie maintenant au clic.
Il est facile, ex post, après trois années de tâtonnement de dire : c’est là
(le retargeting) où l’entreprise aurait dû aller dès le début. Mais sans le
processus décrit, sans ses épreuves, sans ses échecs, sans les connaissances
et compétences développées, les informations et les contacts accumulés
dans ce monde du e-commerce… rien ne dit que l’équipe serait arrivée
à cette conclusion. Le bon marché et le bon produit sont les résultats de
cette trajectoire particulière et chaotique.

Les sources de l’innovation

La sociologie de l’innovation a montré que les sources de l’innovation,


comme celles du Nil, sont multiples et parfois difficiles à identifier. Elle
a aussi souligné que les idées de produits ou de services nouveaux sont
les choses les plus répandues au monde, et même qu’elles sont à l’origine
toujours mauvaises, toujours mal échafaudées et approximatives. Comme
le dit Bruno Latour : « Toutes les découvertes importantes naissent
inefficaces : ce sont des hopeful monsters, des « monstres prometteurs ».
Avec le retargeting personnalisé, le problème n’est alors ni celui de l’idée, ni celui
de sa source mais bien plutôt celui de la capacité à l’enrichir, à l’effectuer,
à l’exécuter (dit-on dans les start-ups), c’est-à-dire à inventer le modèle
économique viable qui rencontrera les intérêts du plus grand nombre de
marchands et d’utilisateurs possible. Dans cette perspective, ce qui compte
c’est moins l’idée initiale ou ceux qui l’ont émise, que le processus qui
la réalise et ceux qui l’accomplissent, bref que sa transformation en un
service ou un produit qui rencontre des utilisateurs. Transformation qui
pour Criteo a encore duré une année entre les premières discussions sur
la publicité et la réalisation d’une plateforme technique. Si dire qui est à
l’origine d’une innovation technique n’est pas toujours facile (parce que

251
L’entrepreneuriat en action 

ses origines sont multiples), la question l’est au moins tout autant quand
il s’agit de déterminer qui l’a transformée en une activité économique
rentable. Là aussi, c’est rarement une personne seule, c’est une équipe ou
un collectif (qui peut dépasser les frontières de l’entreprise) qui combine
un savoir-faire tant technique que commercial et une capacité d’exécution.

Rôle de la recherche

Plusieurs articles sur Criteo présentent les trois premières années


d’existence de la société comme celles où une petite équipe fait de la
recherche et développement (R-D) avant de trouver une application
commerciale et de rencontrer un premier client. Ce chapitre s’est intéressé
à ces trois premières années. Non, dans ses premières années, Criteo ne fait
pas de R-D (au sens de la définition classique du Crédit d’impôt recherche
ou de l’OCDE). Et non, elle ne rencontre pas son premier client à l’issue
de cette période : au contraire, dès ses débuts, l’entreprise travaille avec
des clients, avec des clients divers qui changeront en même temps que les
produits qu’elle testera. Au départ, Criteo ne fait pas de recherche et n’a
pas de lien avec la recherche académique (l’un des créateurs se souvient que
l’entreprise, à un moment, affiche une collaboration avec un organisme de
recherche, « ce qui était plus un argument commercial et stratégique qu’une
réalité »).
Criteo n’est pas une entreprise issue de la recherche. Son activité de départ
porte plus sur l’innovation, sur de l’itération rapide, sur une exploration
technologique avec des horizons de temps courts et très ciblés : l’équipe
doit résoudre des problèmes au jour le jour et améliorer son modèle
prédictif. Peu à peu, cet horizon temporel s’élargit, à la semaine puis au
mois. « Et puis un beau jour, on dit voilà on peut prévoir, peut-être à un an,
et on va embaucher des gens qui font cela » (Franck). Dès qu’elle trouve
son business model, l’entreprise s’engage fortement dans cette activité de
recherche qui devient vite essentielle et qui occupe une place grandissante.
Aujourd’hui, Criteo fait de la recherche, en fait même beaucoup, cette
activité est cruciale pour la société211. Ses bannières publicitaires sont
générées en 150 millisecondes, soit en temps réel par ses algorithmes.
L’amélioration en continu de ces derniers est essentielle pour l’entreprise
car ils sont au cœur de son modèle économique basé sur la performance.

211 En juin 2018, elle crée à Paris un centre de recherche en intelligence artificielle.

252
 3 - Criteo.

Cette activité de recherche sera largement soutenue par les pouvoirs publics
puisqu’entre 2009 et 2013, Criteo bénéficiera de 5,8 millions d’euros au
titre du Crédit d’impôt recherche212. L’activité de recherche-développement
chez Criteo n’est donc pas un point de départ de l’entreprise, mais elle
devient après quelques années un point de passage obligé de sa croissance.

Pourquoi Criteo a réussi ? Le point de vue de Franck Le Ouay

À la fin d’un déjeuner, en mai 2017, Franck me dit : « une question


intéressante serait : pourquoi Criteo a réussi ? D’autres sociétés faisaient la
même chose que nous ? Pourquoi c’est Criteo qui a gagné ? ».
Je lui réponds qu’il est généralement plus facile, pour les analystes,
d’expliquer les échecs que les réussites. Mais plus sérieusement que
c’est une vraie question à laquelle mon texte n’a pas pour objectif de
répondre (même si mes lectrices et lecteurs devraient y trouver quelques
principes pouvant guider leurs actions entrepreneuriales). Nous convenons
d’ailleurs que les réponses apportées à cette question sont souvent banales.
La réussite des start-ups est généralement expliquée, après coup, et avec
les arguments habituels : « l’entreprise avait une bonne équipe, une bonne
technologie, un marché ». Dans ce texte, j’ai voulu montrer que rien
de tout cela n’est donné à l’origine du projet. L’équipe, la technologie,
le marché sont des lentes constructions, le fruit du travail acharné d’un
grand nombre d’acteurs. L’équipe, la technologie, le marché ne sont pas
des points de départ du processus, ils en sont un point d’arrivée, toujours
provisoire.
L’analyste doit éviter de proposer une explication ex post ; c’est-à-dire utiliser
pour expliquer la réussite – ou l’échec – des éléments qui ne sont connus
qu’à la fin de l’histoire, mais qui dans le feu de l’action sont incertains213.
Mais la question de Franck est pertinente. Pourquoi Criteo a-t-elle
réussi son pari ? Créée en 2005, elle entre au Nasdaq, en 2013, compte
à l’heure où j’écris ces lignes près de 3000 salariés répartis dans une
trentaine de bureaux dans le monde, dont 700 ingénieurs en recherche
et développement (majoritairement en France), près de 20 000 clients

212 Le Figaro, le 30 octobre 2013.


213 Cf. le principe de symétrie de Bloor ou de symétrie généralisée, cf. Callon M., Latour
B., 1990, La science telle qu’elle se fait, Paris : La découverte, 390 p.

253
L’entrepreneuriat en action 

dans une centaine de pays, réalise 95 % de son chiffre d’affaires (plus de


2,3 milliards de dollars en 2018) à l’international. Tout cela dans un secteur
largement dominé par les grandes entreprises américaines.
La question est d’autant plus pertinente que de nombreux travaux sur
l’innovation214 montrent que les premiers entrants – les First Movers ou les
Pioneers –, c’est-à-dire ceux qui sont les premiers à vendre une nouvelle
catégorie de produit ou de service, conservent rarement l’avantage. Ils
sont généralement battus par des suiveurs – des Fast Second, des Followers
ou parfois même par des Late Entrants. Ainsi Apple, IBM, Microsoft,
Facebook… n’étaient pas des First Movers mais des Notable Followers.
Comment Criteo qui a été une des premières sociétés à faire du reciblage
publicitaire avec un business model au CPC (coût par clic) a-t-elle été
capable de conserver l’avantage du pionnier ? Pourquoi l’entreprise a-t-
elle résisté face à de nombreux concurrents et tient la dragée haute à
des compétiteurs tel Google ? La réponse à cette interrogation dépasse
largement le cadre des trois premières années que j’ai relatées.
Je retourne à Franck sa question : « ce n’est pas mon programme d’y
répondre – et je n’ai pas mis en place la méthodologie pour cela – mais
d’après toi, pourquoi avez-vous réussi ? ». À brûle-pourpoint, il me
propose quelques éléments que je trouve d’emblée très éclairants et que
je note avidement. Son analyse porte sur les cinq points suivants. Elle
permet d’aborder, sous cet angle particulier, la question de l’organisation
de l’entreprise.

Avoir été capable de se concentrer sur un seul produit

« Un élément de succès ça a été le focus. Une fois que l’on a dit c’est la pub
qui marche et tout le reste on l’oublie, on n’a plus fait que le retargeting »
(Franck).

Pour Franck, comme pour Romain qui lors d’un autre entretien a soulevé
ce même point, le fait que Criteo se soit concentré en 2008 sur un seul
produit, la publicité, est un des éléments de son succès. Ce choix n’était
pas donné, car en 2007 Criteo est connu d’une part pour ses widgets qui

214 Schilling M., 2013, First Movers and Followers – Who Wins? in Strategic Management
of Technological Innovation, McGraw-Hill Higher Education, 320 p.
Markides C.C., Geroski P.A., 2004, Fast Second: How Smart Companies Bypass Radical Innova-
tion to Enter and Dominate New Markets, John Wiley & Sons, 208 p.

254
 3 - Criteo.

fonctionnaient sur des dizaines de milliers de sites et de blogs, et d’autre


part, pour sa technologie de recommandation personnalisée pour les
sites de e-commerce qui commence alors à séduire plusieurs dizaines de
clients. La tentation de poursuivre dans l’une de ces directions est forte
car l’espoir que le « marché décollera », si on attend encore quelques
mois, est très présent au sein de l’entreprise. À côté de cela, les premiers
tests et discussions avec les clients autour d’une offre publicitaire sont
prometteurs. Pour Franck, « Pascal (Gauthier) a été là très moteur pour
dire : « tout le reste, on oublie, on ne fait que la pub, on ne fait que le
retargeting » et ça je pense que ça a été pour nous un élément de succès,
c’est le focus ». Interviewé, Pascal Gauthier insiste lui sur la capacité du
dirigeant de l’entreprise à prendre cette décision très forte :
« Quand on a vu qu’il y avait là un marché qui pouvait être beaucoup
plus gros que ce qu’on faisait alors, Jean-Baptiste a, sans cligner des yeux,
changé de business model pour celui de la publicité et a arrêté tout ce que
Criteo avait fait avant ».

À partir de la mi-2008, toute l’énergie de l’entreprise et de ses équipes, est


orientée vers cette seule priorité, vers ce seul produit qui fera son succès215.

Viser l’excellence dans tous les secteurs de l’entreprise

« Un deuxième point c’était la recherche de l’excellence opérationnelle


constante.Je me souviens, quand on a eu notre premier concurrent. On
était choqué, on se disait : mais c’est incroyable, ils font tout comme nous,
ils ont tout copié et en plus ils appellent tous nos clients. Là, tu n’as pas
le choix, il faut être le meilleur, pour cela il faut tout faire excellemment ».
(Franck).

Franck m’explique que l’équipe dirigeante a constamment recherché une


excellence opérationnelle dans tous les domaines : tant dans la technologie
et les algorithmes, que dans la qualité du travail commercial et de la relation
client.
« Si les gars qui vont installer le logiciel chez le client ne le connaissent pas
parfaitement, ça ne va pas. Si le type du support technique ne décroche

215 Pendant les dix années qui suivent, Criteo reste concentré sur un seul produit –
même s’il est décliné en différentes variantes – qu’elle connaît parfaitement, sur lequel
elle est très performante, et qu’elle améliore en continu. Ce qui lui a certainement permis
de se différencier et de résister à des compétiteurs puissants dans le monde de la publicité
tels Google ou Amazon.

255
L’entrepreneuriat en action 

pas son téléphone quand il sonne, ça ne va pas… On a vraiment cherché


à être excellent sur tous les points : si tu as un truc qui pêche, tout coule.
C’est vraiment un tout ».

On retrouve là, un argument de la sociologie de l’innovation : dans le


processus d’innovation, il n’y a pas de détail, tout compte. Dit de façon plus
imagée : « quand une maille saute, c’est tout le pull-over qui se détricote ».

Trouver le bon curseur entre la gestion des problèmes quotidiens et


l’anticipation du futur

Dans une entreprise en création, mille problèmes se posent en permanence :


ils sont humains, technologiques, commerciaux, etc. Franck me dit :
« Dès le début, ce que nous avons fait systématiquement, c’est de poser
tous les problèmes sur la table et de dire là on un gros problème, comment
est-ce qu’on le résout ? Ce que Criteo a réussi à faire, c’est de ne pas
enterrer ces problèmes en disant, ils vont disparaître. Nous n’avons pas
non plus, ce qui est le défaut inverse, cherché à anticiper les problèmes
qui allaient arriver demain. Car tous les jours nous sommes face à des
problèmes réels, concrets et si on ne les résout pas, l’entreprise risque de
sauter. Nous avons réussi à mettre le curseur au bon endroit : ne pas être
trop dans l’urgence et faire les choses vraiment nécessaires, et ne pas être
trop dans l’anticipation car on risque de faire des choses qui ne servent
à rien. Et, de temps en temps, prendre de la hauteur pour anticiper la
marche suivante, mais pas les marches plus éloignées, car personne ne sait
ce qu’elles seront ».

L’aptitude à prendre des décisions difficiles

Plusieurs fois, dans son histoire, l’équipe de Criteo a dû faire des choix
particulièrement difficiles et risqués notamment parce qu’ils avaient un
impact profond sur l’entreprise. Les dirigeants de Criteo ont pris des
décisions dont il est facile de dire aujourd’hui qu’elles étaient les bonnes,
mais à l’époque elles ont été prises dans un océan d’incertitudes. Franck
a déjà signalé une première : la décision de se focaliser sur la publicité et
abandonner les autres produits. Il en souligne un deuxième : la décision
d’alignement des intérêts entre Criteo et ses clients.
Franck et son équipe travaillent assidument à l’optimisation de leurs
modèles. Un jour, il fait une constatation à tout le moins paradoxale :
l’amélioration de la capacité prédictive de Criteo, qui augmente ses gains,

256
 3 - Criteo.

n’est pas toujours meilleure pour le client. « Un modèle peut améliorer


nos marges, mais diminuer les ventes du client ». Cette situation n’est pas
possible pour Franck qui mettra plusieurs mois à trouver une solution
qui garantisse que les intérêts de Criteo et de ses clients soient bien
alignés.
« Toute cette croissance qu’on a connue, on ne l’aurait jamais eue si
à un moment donné on n’avait pas fait ce choix d’aligner les intérêts.
À partir de là, la R-D a pu avoir une direction claire et a pu travailler
sereinement pour améliorer chaque année, et de façon extraordinaire,
les modèles mathématiques sans jamais se retrouver face à des situations
indécidables ».

Ce choix, qui s’est posé et qui a été fait à un moment stratégique, a eu des
implications importantes sur toute l’entreprise (notamment sur son mode
de rémunération).
« Et c’est là qu’on se rend compte que quand une start-up est en croissance,
c’est plus difficile de faire des changements importants, car là on changeait
tout et je pense que typiquement ça c’est une des clés du succès de Criteo,
c’est que l’on a été capable de prendre des décisions fortes comme ça qui
avaient un impact fondamental sur l’ensemble de l’entreprise. Alors qu’il y
avait déjà un business qui tournait à l’époque et qui faisait plusieurs millions
de chiffre d’affaires ».

Cette capacité de prendre des décisions fortes et souvent à les prendre


assez rapidement et malgré de nombreux avis contraires, se retrouve
à différents moments du développement de Criteo. Ces décisions, qui
sont aussi des paris, sont lourdes de conséquences. Une fois prises, il
est difficile, voire impossible ou trop coûteux, de revenir en arrière.
Abandonner tant le Business model de la vente en marque blanche que
le widget AutoRoll pour se consacrer entièrement à la publicité, ou se
lancer à la conquête des États-Unis sont des choix qui quelques mois
après qu’ils sont engagés deviennent irréversibles. Ces décisions sont
prises dans un océan de doutes et d’incertitudes que les entrepreneurs
ne peuvent éliminer.
« Quand l’entreprise se développe et atteint une certaine taille, les choses
sont différentes mais dans une start-up, ces décisions sont souvent prises
instinctivement car la firme ne dispose pas d’assez de données pour
décider rationnellement, soutient Franck, si les dirigeants sont frileux
devant ce type de décisions, cela entraîne la paralysie de l’entreprise et
l’échec de la boîte notamment si ses concurrents ont, eux, le courage de
les prendre ».

257
L’entrepreneuriat en action 

Faire confiance à la technologie

Franck explique qu’à la différence de beaucoup de ses concurrents


américains, Criteo a pris un parti difficile qui a consisté à faire confiance à
la technologie. Pour ce cinquième et dernier point je lui laisse ici la parole
dans un verbatim où il m’explique cette expression un peu mystérieuse
qu’est faire confiance à la technologie :
« Quand tu fais un algorithme, il est, comme tout algorithme, imparfait.
Donc il se trompe de temps en temps, il fait même parfois de grosses erreurs.
Face à cela, il y a deux façons de faire : soit tu dis, il se trompe et tu mets des
barrières de sécurité : tu dis là il n’a pas besoin de faire ça, pas besoin de faire
ça, etc. Si telle situation arrive, alors il doit faire ça, etc. Et à un moment, ton
algorithme est tellement bridé de tous les côtés qu’il n’y a plus de marges
de manœuvre. Tu as mis tellement de contraintes qui font qu’il est un peu
bloqué. Et là, tu empiles un autre algorithme pour le corriger, et ensuite, tu
mets un troisième algorithme qui va corriger le deuxième et un quatrième
qui va corriger le troisième. Bref tu arrives à un mille-feuilles d’algorithmes
et de contraintes diverses et variées qui font qu’on n’y comprend plus rien.
Quand un développeur touche à quelque chose, ou un opérateur modifie
une contrainte… cela a des conséquences compliquées partout. De plus,
les équipes changent, les gens partent, reviennent, nous avons eu le courage
de dire : on investit énormément et en continu sur l’algorithme qui ainsi
s’améliore ; mais dès qu’il s’améliore, au fur et à mesure, on enlève des
contraintes car on lui fait de plus en plus confiance. Très tôt nous avons
dit : “on ne met quasiment aucune contrainte, il est comme il est, parfois
il se plante, ce n’est pas grave si ce n’est pas trop souvent et du coup, on le
laisse vivre sachant qu’il est imparfait mais qu’on va travailler pour qu’il soit
meilleur”… Ce n’était pas un choix qui était facile ni évident, il se trouve
qu’on avait cette foi dans le futur, on fera mieux demain donc on maximise
la vitesse d’itération…il ne faut donc pas contraindre l’algorithme. Et c’est
ça qui fait qu’on a fait mieux que les autres, une des grosses raisons du
succès, c’est que l’on a été capable d’aller plus vite, plus fort que tous les
autres, ensuite des effets vertueux se mettent en place ».

Dans son ouvrage Aramis ou l’amour des techniques 216, Bruno Latour
autopsie l’échec d’un projet de métro automatique révolutionnaire qui a
failli être construit, mais qui a été abandonné. Il ne désigne pas de coupable,
mais il reproche à ses créateurs de ne pas s’être assumés comme tels, c’est-
à-dire ne pas avoir assez aimé leur créature. Les modèles de Criteo ont
dans les paroles de Franck une forme d’humanité : ils sont imparfaits, ils

216 Paris, La Découverte, 1992.

258
 3 - Criteo.

sont incertains, ils se trompent, ils apprennent aussi, ils sont des paris sur
l’avenir (« une foi dans le futur », dit-il). Jamais Franck ne leur retire son
soutien, au contraire, il leur donne sa confiance, confiance qui leur apporte
leur vitalité. Et avec son équipe, il travaille à les améliorer. Ces modèles, à
la différence d’Aramis (ou de la créature du Docteur Frankenstein217), ne
manquent pas d’amour. Car aimer ne veut pas dire leur laisser une totale
autonomie et les livrer à eux-mêmes. C’est aussi accepter de les transformer,
construire des compromis technico-économiques ou socio-techniques ;
par exemple, les modèles pourraient être plus performants, mais au
détriment des clients, Franck les borde alors en modifiant leur trajectoire.
Avec son équipe, ils acceptent les aléas de ce processus expérimental qui
fonctionne plus comme un projet de recherche que comme un projet de
développement informatique classique.
Être capable de se concentrer sur un seul produit, faire tout ce que fait
l’entreprise le mieux possible, trouver un bon curseur entre la gestion les
problèmes quotidiens et l’anticipation du futur, ne pas hésiter à prendre des
décisions difficiles et faire confiance à la technologie (au sens où Franck
l’explique), sont loin d’être des recettes qui conduiraient au succès de
toutes les start-ups. Il faudrait être naïf pour le penser. Comme le souligne
Franck, ces points sont spécifiques à l’histoire de Criteo. D’autres peuvent
être ajoutés, liés à sa formidable croissance qui suit la période étudiée.
Pascal Gauthier insiste par exemple sur la très grande ambition de l’équipe
dirigeante, une « ambition calculée » qui se retrouve tant dans leurs objectifs
toujours très élevés de chiffre d’affaires que dans les recrutements de très
haut niveau qu’ils ont faits aux postes de direction de l’entreprise ou à son
conseil d’administration. Être allé chercher des stars de la high tech tel par
exemple Greg Coleman recruté en 2011 comme patron pour les États-
Unis est une des forces de Criteo : « Il fallait beaucoup d’ambition à une
petite entreprise française, certes en croissance, pour réussir à attirer un tel
dirigeant218 ».

217 Réinterprétant le mythe, Bruno Latour notait que, si la créature artificielle du docteur
Frankenstein s’est transformée en monstre féroce, c’est à cause du manque d’amour de son
créateur : « c’est à cause de toi que je suis devenu méchant » dit le premier au second.
218 Pascal Gauthier développe ce point dans l’entretien, en anglais, qu’il donné à Mo-
saic Ventures et qui s’intitule : Building and scaling Criteo with Pascal Gauthier, disponible à
l’adresse suivante, et qui apporte, comme son titre l’indique, d’autres éléments utiles à la
compréhension de la croissance de Criteo :
http://www.mosaicventures.com/mosaicblog/2017/6/1/building-and-scaling-criteo-
with-pascal-gauthier

259
L’entrepreneuriat en action 

Romain, qui a également été directeur des Ressources humaines de Criteo,


m’explique que la politique de l’équipe de direction vis-à-vis des nouveaux
recrutés, à différents échelons, a toujours été de leur donner un très grand
nombre d’éléments de contexte de façon à ce qu’ils soient autonomes,
plutôt que d’alourdir leur tâche avec plus de procédures. Cela a été pour
lui un facteur important de réussite :
« Dans notre politique de recrutement, nous avons toujours cherché à
mettre la barre le plus haut possible, à recruter des gens meilleurs que
nous, à qui l’on donne les clés de la décision plutôt que la décision elle-
même et on les laisse faire, sinon le type de croissance qu’a connu Criteo
est impossible à gérer » (Romain).

Plutôt que des recettes pour le succès, la prise en compte de certains de


ces éléments peut, comme le dit justement Romain, « participer à la mise
en place des conditions de la réussite ».
Le dernier des points de Franck – celui sur la technologie – montre un
manque dans ce chapitre sur Criteo par rapport à ceux sur DNA Script
et d’Expliseat. Il concerne justement la technologie, qui jusqu’ici, et à la
différence des deux autres cas, reste une « boîte noire » que je n’ai pas assez
ouverte (cela s’explique notamment par le fait que quand j’ai démarré
mon travail sur Criteo, la technologie était déjà en place à la différence de
DNA Script et d’Expliseat que j’ai commencé à voir avant leur création
alors qu’elles n’avaient pas encore de technologie). La partie qui suit
propose, avec Romain Niccoli, d’ouvrir cette boîte noire et de répondre à
la question : qui sont les algorithmes de Criteo et que font-ils ?

Ouvrir la boîte noire des algorithmes et des données avec


Romain Niccoli219
Criteo, même si elle opère dans le domaine de la publicité en ligne, est
une entreprise technologique. Elle a développé des technologies et des

219 Si la quatrième partie, donnait principalement la parole à Franck Le Ouay. Pour celle-
ci, je suis particulièrement redevable et reconnaissant à Romain Niccoli. Son point de départ
est les informations que j’ai recueillies lors de la conférence qu’il a donnée à l’École des
mines le 18 avril 2018 pour les professionnels de L’Executive Mastère MSIT (Manage-
ment Stratégique de l’Information et des Technologies) proposé par HEC Paris et MINES
ParisTech et co-dirigé par mon collègue Fabien Coelho. Plusieurs discussions que j’ai eues
ensuite avec lui et sa relecture d’une première version de cette partie ont été plus qu’utiles.

260
 3 - Criteo.

savoir-faire spécifiques qui font d’elle un leader mondial de son secteur.


Ses algorithmes sont un élément déterminant de son succès. Très tôt après
sa création, Criteo a eu de nombreuses occasions de prouver la qualité
de son algorithme. Ainsi en 2006, son équipe participe au Netflix Prize,
le concours lancé par Netflix, à l’époque, le leader mondial de la location
de DVD en ligne. Son objectif est d’améliorer le système interne de
recommandation de Netflix qui permet à l’entreprise d’affiner les profils
des internautes liés aux films qu’ils sont susceptibles d’aimer. À l’époque,
Netflix propose à près de six millions de membres l’accès à une base de
70 000 titres. Parmi 16 822 équipes de 124 pays différents qui participent
à ce concours, le moteur prédictif en temps réel de Criteo sera le seul
algorithme temps réel à figurer dans le Top 30 du concours.
À l’époque, le dossier de presse de Criteo précise :
« Criteo se distingue surtout très largement des concurrents par sa capacité
à générer des prédictions en temps réel… (elles) sont en effet générées en
quelques millisecondes. Cela représente un défi algorithmique d’une toute
autre ampleur que d’arriver au même résultat après une semaine (ou même
une heure) de calculs. Surtout s’il s’agit de traiter des centaines de millions
de données. Ainsi parmi le Top 30 des participants (laboratoires de recherche
ou sociétés de datamining)… seul Criteo offre cette capacité temps réel »220.

Bien sûr, sa technologie ne se suffit pas à elle toute seule, et même


n’existerait pas en dehors du processus décrit dans les pages précédentes
qui ont montré que son innovation n’est pas que technique. Elle repose
cependant sur son modèle prédictif et sur les algorithmes qu’ont mis au
point et développé ses créateurs et ceux qui les ont rejoints.
Mais que sont et que font les algorithmes de Criteo ? Répondre à cette
question, m’oblige à largement déborder la période étudiée dans la partie
précédente. Car le propre des algorithmes de l’entreprise, c’est de se
transformer en permanence. Avoir trouvé son product-market fit et son business
model en 2008, n’entame en rien l’obligation pour Criteo de continuer à
innover. L’amélioration permanente de la précision de ses algorithmes est
inhérente au modèle économique de l’entreprise. Modèle qui réclame même
la création de nouveaux algorithmes : à l’algorithme de recommandation, il
faudra en ajouter un autre de prédiction et un autre de personnalisation.

220 Communiqué de presse Criteo du 15 décembre 2006.


http://www.businesswire.com/news/home/20061213005902/en/Criteo-Real-Time-
Predictive-Algorithm-Netflixs-Contest

261
L’entrepreneuriat en action 

Le travail des algorithmes en dix millisecondes

M. X regarde des aspirateurs sur un site de e-commerce, par exemple Darty,


où il n’achète rien. Puis, pour suivre les dernières informations, il clique sur
l’adresse du site du Monde. Cent millisecondes après sa demande, la page
d’accueil du Monde s’ouvre, elle contient une bannière publicitaire pour
des aspirateurs. Au cours de ces cent millisecondes, le site du Monde met aux
enchères l’emplacement publicitaire qui figure sur la future page que M. X
va lire. Pour cela, il utilise un intermédiaire, un Ad Exchange, qui est une
plateforme automatisée de vente et d’achat d’espaces publicitaires où se
rencontrent les demandes d’espaces (provenant d’annonceurs qui sont des
sociétés de retargeting comme Criteo mais aussi des agences publicitaires ou
d’autres acteurs pour des usages variés) et les offres d’espaces (proposés
par des éditeurs tel Le Monde). Les demandeurs intéressés par un espace
précis proposent un prix pour l’acquérir. Celui qui offre le prix le plus
élevé remporte l’enchère.
« Criteo, qui ne pourrait acheter tous les espaces, gagne à peu près 15 %
des enchères qu’elle propose, c’est son win rate (“on fait à peu près
quatre milliards d’affichages par jour et on participe à plusieurs dizaines
de milliards d’enchères”). Les autres espaces ont été achetés plus cher, trop
cher s’ils l’ont été par nos concurrents, ou achetés avec d’autres logiques si
c’est par exemple pour la campagne de promotion d’une marque. Car il y a
de nombreux types d’acheteurs qui ont des contraintes différentes. En fait,
il n’y a pas de valeur intrinsèque de l’affichage, elle dépend des données
dont tu disposes pour l’exploiter » (Romain).

C’est dans la détermination du prix d’enchère proposé que l’algorithme de


prédiction de Criteo joue un rôle crucial. Puis, un second algorithme, celui
de recommandation, cela a déjà été montré, a pour but de trouver parmi
toutes les publicités que Criteo a « en magasin », celle sur laquelle M. X est
le plus susceptible de cliquer. Un troisième algorithme personnalisera la
bannière : les tests réalisés par Criteo montrent en effet que son design a
une influence sur le taux de clic.
Une fois le produit choisi et la bannière composée, Criteo peut alors
envoyer cette dernière au site Web du Monde pour qu’elle s’affiche sur
l’écran de M. X. L’ensemble de ce processus, de l’ouverture des enchères à
l’affichage de la bannière, dure cent millisecondes qui sont pour l’essentiel
le temps nécessaire au voyage aller et retour de l’information sur le réseau.

262
 3 - Criteo.

Les algorithmes de l’entreprise disposent en fait de dix millisecondes pour


traiter les données.

Les données nécessaires

La technologie de Criteo appartient au domaine de l’apprentissage


automatique, le machine learning, sous-ensemble ou champ d’étude de
l’intelligence artificielle. Il permet d’analyser de gigantesques ensembles
de données et de fournir des publicités personnalisées en fonction des
comportements, achats et préférences des internautes. Au fur et à mesure
qu’il apprend plus de choses sur les clients, le système parvient à mieux
prédire les « bons » produits et les « bonnes » annonces. Mais aussi à
acheter les espaces publicitaires au meilleur prix. En achetant, ces espaces
que l’entreprise paie quoiqu’il arrive, elle prend un risque car elle n’est
rémunérée que si M. X est intéressé par la publicité et clique sur la bannière.
Le business model de Criteo est un modèle à la performance il est
intimement lié à sa technologie. Le modèle d’affaires ne peut en effet
fonctionner que si l’algorithme de prédiction est performant, que s’il est au
plus près de la probabilité de clic. C’est pour déterminer cette probabilité,
mais aussi pour choisir le produit et décider du design de l’annonce figurant
dans la bannière que l’entreprise construit des algorithmes de plus en plus
sophistiqués. L’amélioration des algorithmes entraîne l’augmentation
des taux de clics qui augmentent automatiquement les revenus de Criteo
puisqu’une part de ses clients est en « budget ouvert ».
L’apprentissage automatique et ses algorithmes se nourrissent de données.
Sans elles, ils ne sont rien. Pour alimenter ses algorithmes, Criteo collecte
deux grandes catégories de données : celles sur les sessions de navigation
sur les sites de ses clients et celles sur ses propres affichages sur les sites
éditeurs.
Les premières concernent tout ce qui se passe sur les sites e-commerce qui
sont clients de Criteo. À chaque fois qu’un internaute regarde un produit,
le met dans son panier, l’achète ou non, cette information est recueillie
en direct par Criteo. Grâce à un cookie (un témoin de connexion) Criteo
identifie l’internaute et un tag (un petit programme en JavaScript221) sur le
site du client permet de récupérer des données en temps réel. Elles sont

221 JavaScript est le langage de script des pages web.

263
L’entrepreneuriat en action 

utilisées pour comprendre ce qui intéresse un internaute à un moment


donné et pour afficher des publicités dites pertinentes car corrélées à son
parcours. Les données collectées sur un site de e-commerce sont utilisées
exclusivement pour ce site222. En revanche, la totalité de ces données
participe à l’amélioration de l’apprentissage et du modèle mathématique
de Criteo.
Les secondes, les données sur les affichages passés, sont collectées
directement par Criteo, sans passer par les sites marchands, elles sont
liées aux publicités que Criteo a affichées par le passé : quelqu’un a-t-il
cliqué sur la publicité, a-t-il acheté ou non sur le site de e-commerce…
Ces données – près de quatre milliards d’affichages publicitaires par jour
– permettent à Criteo de faire de la prédiction pour un affichage donné
(« tel affichage va-t-il marcher ou non ») car dans ce domaine « le passé est
un bon prédicteur du futur ». Ces données concernent aussi les enchères
auxquelles Criteo participe, l’entreprise les a-t-elle gagnées ou non… Cela
représente plusieurs dizaines de milliards de participations quotidiennes à
des enchères pour acheter les emplacements publicitaires.

Que font les algorithmes ?

Ces données sur les sessions de navigation et sur tous les affichages passés
alimentent des algorithmes qui permettent de répondre à trois questions
principales :
- la première porte sur le montant de l’enchère que Criteo doit proposer
pour acheter chaque possibilité d’affichage de publicité : à quel prix
acheter tel emplacement particulier ?
- la deuxième concerne le produit que Criteo met dans la bannière :
quel produit proposer qui est susceptible d’intéresser l’internaute ?
- la troisième est liée à la façon de présenter le produit. « Choisir le bon
produit c’est bien, mais s’il est affiché de façon moche ou illisible ça
ne marchera pas ». (Romain).

222 « On ne va pas utiliser l’information de quelqu’un qui vient de regarder une robe
jaune sur le site des Trois Suisses pour afficher la même pour La Redoute. L’information
récupérée sur le site d’un client, n’est utilisée que pour ce client ».

264
 3 - Criteo.

L’algorithme de prédiction de la performance : la détermination de l’enchère

Sur dix mille affichages publicitaires, il y a en moyenne cinquante clics,


soit un taux de 0,5 %. Sur ces clics, un seul, en moyenne, génère une vente
sur le site de e-commerce. La technologie développée par Criteo a pour
objectif de trouver parmi les dix mille affichages, celui qui génère des
clics ou une vente. Pour chacun des affichages, l’algorithme calcule une
probabilité et paie l’emplacement plus ou moins cher.
Pourquoi ce problème est compliqué ? Pourquoi Criteo a besoin, pour le
résoudre, de machine learning, d’intelligence artificielle et pas simplement de
statistiques ? Romain apporte la réponse en précisant quelques ordres de
grandeur :
« Combien de fois faut-il lancer une pièce en l’air pour confirmer qu’elle
n’est pas biaisée, c’est-à-dire pour qu’il y ait autant de chances qu’elle
tombe du côté pile que du côté face, et cela avec un taux de confiance de
90 % ? Il faut la lancer 400 fois. Revenons à Criteo. Combien d’affichages
Criteo doit-elle faire pour prédire un taux de clics moyen global de l’ordre
0,5 % avec 10 % de taux d’erreur ? Là, le résultat est 80 000 affichages.
Cela s’explique par le taux de clics peu élevé. Maintenant, essayons de
calculer ce taux de clics plus finement pour chaque client et pour chaque
site éditeur séparément. Essayons d’évaluer ce taux de clic en prenant
juste en compte ces deux paramètres : le e-commerçant-client et le site
sur lequel j’affiche la publicité, sachant que l’ordre de grandeur est en gros
la dizaine de milliers pour chacun. Avec le même taux de précision, nous
passons à 320 milliards d’affichages (avec des statistiques classiques où
tous les paramètres sont indépendants). Les chiffres s’envolent très vite si
l’on veut prendre en compte des dimensions supplémentaires (le modèle
réel a beaucoup plus de deux paramètres). Pour faire un calcul fin, en
prenant en compte différents paramètres, la quantité d’information croît
de façon exponentielle. Pour mener ces opérations avec de gigantesques
quantités de données, les statistiques ne suffisent pas. L’entreprise a besoin
d’algorithmes sophistiqués, de machine learning et de modèles mathématiques
qui permettent d’aboutir plus rapidement à des prédictions pertinentes ».

Cette prédiction de la performance est une catégorie d’apprentissage dit


apprentissage supervisé. Ce sont les données sur les affichages passés
(la deuxième source de données présentée plus haut) – où l’on sait si
quelqu’un a cliqué ou non sur un bandeau et s’il y a eu vente ou non – qui
permettent d’entraîner l’algorithme. Cette phase d’apprentissage permet
ensuite à l’algorithme, pour un affichage donné, de prédire une valeur
numérique, c’est-à-dire un taux de clic et un taux de conversion.

265
L’entrepreneuriat en action 

Romain souligne que « l’algorithme de prédiction de Criteo, ce n’est pas


la formule du type Coca Cola, celle qui a été trouvée un jour, dont le
secret est bien gardé et que l’on protège depuis dans un coffre blindé ».
En fait, les algorithmes utilisés aujourd’hui223 n’ont pas grand-chose à voir
avec ceux du départ et même avec ceux d’il y a trois ans. Depuis l’origine,
ils connaissent une amélioration continue année après année. La seule
amélioration algorithmique génère une croissance du chiffre d’affaires.
L’équipe donne un ordre de grandeur de 30 % à 50 % d’amélioration
chaque année. Cela signifie, qu’à périmètre constant, c’est-à-dire pour le
même nombre d’affichages pour les mêmes sites, il génère 30 % ou 50 % de
ventes en plus. C’est cette amélioration en continu, ainsi que l’acquisition
de nouveaux clients, qui ont fait la croissance de Criteo.
« En fait, une partie de l’amélioration de l’algorithme ne se retrouve pas
dans le chiffre d’affaires parce que les concurrents s’améliorent également.
C’est une course de vitesse et il faut courir plus vite que les autres. Une
partie de l’amélioration sert à rester dans la course, et si l’entreprise
améliore plus que les autres ça se retrouve dans la croissance ».

La performance de ce moteur de prédiction – qui est le résultat d’années


d’itération et de recherche – provient de la quantité de données : plus il
y a de données, meilleure est la performance (toutes choses égales par
ailleurs).
Criteo a, pendant des années, proposé à ses clients de la prédiction du taux
de clic. À partir de 2014, l’entreprise a ajouté à son service la prévision
d’achat. Plus de trois années de R-D ont été nécessaires aux chercheurs de
Criteo pour mettre au point ce service de prédiction d’achat après un clic,
qui intéresse particulièrement ses clients.

Le modèle du real time bidding

Aux débuts de l’entreprise, le prix des emplacements était fixé à l’avance


par les sites éditeurs. Depuis 2013, le modèle dominant est un modèle
d’enchères en temps réel (dit real time bidding) pour chaque emplacement
publicitaire disponible. Les paramètres de cette enchère sont diffusés à
tous les acheteurs potentiels. Celui qui propose le prix le plus élevé pour
une enchère précise la gagne en temps réel. L’objectif de Criteo n’est pas
de gagner toutes les enchères, mais de remporter celles où sa marge sera
positive. Ses algorithmes calculent la probabilité qu’il y ait un clic et donc

223 La conférence et l’entretien avec Romain sur ce thème ont eu lieu en 2018.

266
 3 - Criteo.

une espérance de revenu sur un affichage précis. Le travail de l’algorithme


est alors de prédire la valeur de l’emplacement et de proposer une enchère
qui soit la plus proche du seuil de rentabilité. Les deux types de données
récoltées font que Criteo dispose d’un grand nombre d’informations sur
l’enchère elle-même (sur quel site, à quel endroit, etc.) et sur l’utilisateur
auquel cette publicité est destinée (quelles données sur lui, où est-
il dans le cycle d’achat, est-ce que cela sera intéressant de lui proposer
cette publicité…). Tout est pris en compte simultanément pour calculer
l’espérance de revenu et le bon prix. Plus l’algorithme est précis dans le
calcul de l’espérance, mieux cela fonctionne. S’il prédit trop haut, Criteo
perd de l’argent car il aura acheté plus cher un emplacement que ce que
celui-ci lui rapportera. S’il prédit trop bas, c’est un concurrent qui gagne
l’enchère et Criteo perd une occasion. L’amélioration en permanence
de la précision de l’algorithme est essentielle au modèle économique de
l’entreprise.

L’algorithme de recommandation

Le deuxième algorithme de Criteo porte sur le choix du produit, c’est


l’algorithme de recommandation, sa technologie historique pour choisir
les bons produits, c’est-à-dire mettre dans les bannières ceux qui sont
le plus susceptibles d’intéresser l’internaute. Quand un internaute vient
de quitter un site de e-commerce, l’algorithme doit pouvoir en quelques
millisecondes prendre en compte ce qu’il vient de regarder pour lui afficher
une publicité quand il va sur un autre site. C’est juste après son départ
du site marchand, que la valeur de l’information est maximale et que la
publicité est la plus pertinente. Plus elle est précise, plus sa durée de vie
est limitée.
« Quelqu’un intéressé par la photo en général, le sera encore six mois plus
tard. Mais quelqu’un intéressé par un modèle spécifique d’appareil photo,
c’est maintenant, dans six mois l’appareil aura changé ça ne sera plus le
même modèle ».

Autrement dit, plus l’information est précise plus vite elle périme. La
Privacy Policy de Criteo limite la durée de rétention des informations à treize
mois. Après cette période, ces données anciennes sont supprimées.

267
L’entrepreneuriat en action 

L’algorithme de présentation

Le troisième algorithme, une fois les produits choisis, concerne la façon


de présenter la bannière parmi de nombreuses possibles. De multiples
éléments deviennent paramétrables et configurables en temps réel et
selon le contexte. Ainsi, il est possible d’optimiser le nombre de produits
montrés dans une bannière publicitaire, les photos représentant les
produits (dans le tourisme par exemple, la photo doit prendre beaucoup
d’espace alors que pour un produit standard présent dans tous les
magasins, ce qui compte c’est de mettre un prix en grand), les textes,
les couleurs dominantes, le type d’animation, la présence de coupons de
réduction, le style de la bannière par rapport à celui du site, etc. Chez
Criteo, une équipe de designers travaille à définir ce type d’éléments
graphiques avec pour chacun plusieurs possibilités (par exemple faut-
il mettre un bouton avec « j’achète » ou « go » ou encore « j’y vais »). Le
système apprend seul en temps réel quelle est la bonne combinaison,
parmi de multiples possibles, pour un affichage donné. Ce ne sont pas
des décisions humaines, c’est le moteur qui les prend. Le machine learning
a là pour fonction d’optimiser le graphisme et la présentation de la
publicité. Pour cela, des données doivent être disponibles : on comprend
la bataille que se livrent les géants du Web pour acquérir des données de
ce type (dites données propriétaires).
À côté des trois algorithmes présentés ci-dessus (prédiction de la valeur,
recommandation de produit et présentation optimisée de la bannière
publicitaire). D’autres sont aussi développés pour gérer différents
problèmes : le changement de modèle d’enchères, la détection de fraude ou
encore le cross device224. « Faire tourner » ses algorithmes compliqués réclame
à l’entreprise une puissance de calcul colossale. Contrairement à une idée
reçue, Criteo n’évolue pas dans un monde purement immatériel. Une
infrastructure physique considérable est nécessaire au fonctionnement de
son service. Elle dispose pour cela de plus de trente mille serveurs qui,
même si cela reste très loin des quelques millions de serveurs de Google
(les estimations en 2015 étaient de deux millions), nécessitent une gestion
quotidienne complexe.

224 Le cross-device désigne des usages alternés d’Internet : d’un ordinateur à un


smartphone (ou à une tablette).

268
 3 - Criteo.

Rendements croissants d’adoption

Ces algorithmes sont nourris par des données, plus elles sont nombreuses
et riches, meilleur sera le résultat. Imaginons, plusieurs entreprises
concurrentes équipées du même algorithme, celle qui aura le plus de
données devrait, théoriquement, gagner la partie. Voilà pourquoi il est
aujourd’hui très difficile à un nouvel entrant d’avoir le même niveau de
performance qu’un Criteo, installé depuis longtemps sur ce marché.
En effet, la diffusion de la technologie de Criteo obéit à un processus
dynamique d’auto-renforcement qui a pour moteur l’action même d’être
adoptée. Ce processus est expliqué par le concept de rendements croissants
d’adoption, phénomène qui repose sur des externalités de réseau et des
effets de courbe d’apprentissage.
L’externalité de réseau signifie que la valeur du service de Criteo pour
chaque utilisateur augmente avec la taille de la « base installée ». En effet,
plus l’entreprise a de clients, plus ses algorithmes disposent de données
et plus ils sont performants, c’est-à-dire que plus leurs rendements
augmentent, et plus le service de Criteo devient attractif pour de nouveaux
clients (et aussi pour les clients déjà acquis).
Les effets de courbe d’apprentissage expliquent que plus la technologie est
utilisée, plus elle est développée et plus elle devient efficiente et efficace.
Ces effets concernent Criteo en tant que producteur de la technologie :
plus celle-ci est utilisée plus elle génère un chiffre d’affaires important, plus
Criteo peut investir pour améliorer encore ces performances. En 2018, une
part importante de la R-D – plus de sept cents personnes – est consacrée à
l’amélioration continue de ces algorithmes. Voilà pourquoi je disais que si la
recherche n’est pas à l’origine de l’entreprise, la recherche est aujourd’hui un
point de passage obligé. Ces effets de courbe d’apprentissage concernent
aussi les clients de Criteo : plus ceux-ci utilisent son service, mieux ils le
comprennent et plus ils l’utilisent de façon efficace et productive.

Des événements imprévus

Au cours des processus d’innovation, de nombreux éléments imprévus,


souvent largement exogènes à l’entreprise, surgissent. Ils peuvent se
révéler être des chances ou des problèmes. Ce type d’événements non
prévus dans la stratégie générale de l’entreprise est arrivé souvent dans

269
L’entrepreneuriat en action 

l’histoire de Criteo. J’en donne un exemple qui concerne un changement


du système d’enchères pour l’achat de bannières publicitaires : le passage
d’enchères deuxième prix à enchères premier prix, qui sera une chance
pour l’entreprise.
Une fois la valeur de la bannière publicitaire calculée, quelle enchère
proposer ? La réponse dépend du mécanisme d’enchères en place,
mécanisme qui n’est pas neutre et qui implique des stratégies différentes.
Dans le cas présenté ici, une nouvelle modalité d’enchères apporte à Criteo
un avantage compétitif important et non prévu.
Dans un premier temps, le type d’enchère mis en place a été celui dit
au second prix. Différents agents placent une enchère, l’organisateur reçoit
toutes les offres simultanément. Celui qui propose le prix le plus élevé
l’emporte mais paie le prix annoncé par le deuxième offrant. Ainsi, avec
trois enchères : 1, 5 et 10, celui qui a dit 10 gagne mais paie 5225. Avec ce
système, les enchérisseurs ne cherchent pas à deviner ce que les autres
vont miser mais ont intérêt à proposer la valeur réelle qu’ils attribuent à la
bannière, soit la valeur maximale qu’ils sont prêts à payer, celle où ils ne
font pas de marge. C’est la stratégie optimale pour eux car, s’ils l’emportent,
ils savent qu’ils paieront un prix inférieur, celui du deuxième et qu’ils
réaliseront une marge ; s’ils perdent la bannière ce n’est pas grave car avec
une enchère plus élevée ils ne dégagent pas de marge. Et pour le vendeur,
ce mécanisme maximise l’évaluation de la bannière.
Depuis quelques années, le secteur a adopté le mécanisme des enchères
dit de premier prix dans lequel le plus offrant paie le prix qu’il a proposé226.
Donc 10 dans l’exemple précédent, celle où il ne fait aucune marge s’il
gagne, ce qu’il ne peut se permettre. Cette modalité d’enchère pousse donc
tous les acquéreurs potentiels à placer des enchères plus basses. Ils n’ont
pas intérêt à donner le prix maximal qu’ils sont prêts à payer mais doivent
avoir une stratégie optimisée pour placer la bonne enchère qui leur permet
de l’emporter tout en préservant leur marge. La stratégie la plus simple
consiste à dire : « je veux 30 % de marge, je peux payer 10 donc je place une
enchère de 7 ». Les enchérisseurs peuvent aussi tenter de pronostiquer quel

225 En fait 5 plus un petit pourcentage pour le gestionnaire du système.


226 Pendant longtemps l’enchère au second prix a été poussée par les éditeurs, notam-
ment par Google, comme étant le modèle optimal. Chez les économistes, ce type d’en-
chères est appelé Vickrey auction ou enchères de Vickrey.

270
 3 - Criteo.

sera le deuxième prix proposé (en utilisant les probabilités) pour ajuster
leur offre en fonction de celui-ci.
Dans le modèle du deuxième prix, la stratégie d’enchère est simple : les
participants proposent leur prix plafond – sans marge – qu’ils sont sûrs
de ne pas payer. Dans le modèle du premier prix la stratégie est plus
sophistiquée. Comme le prix proposé sera le prix payé, avancer une
enchère élevée, bien plus élevée que la seconde, permet de gagner les
espaces mais renchérit leurs coûts d’acquisition. Si l’enchère est plus basse
que la seconde, l’accès aux espaces est fermé.
Ce passage au premier prix favorise les acheteurs d’espaces, tel Criteo, qui
possèdent des algorithmes sophistiqués capables d’analyser des dizaines
de milliards d’enchères et de prédire, pour une configuration particulière,
quel sera le montant de la deuxième enchère sur la base des enchères
passées. Celui qui fait cela mieux que les autres tient un avantage compétitif.
Voilà pourquoi ce changement de modèle d’enchères a été positif pour
Criteo qui est très bien équipé pour mettre en place ce type d’algorithme
– qui est au cœur de son métier – et pour déployer une nouvelle stratégie
d’enchères sans augmenter l’addition de ses clients.
Un autre événement imprévu arrive alors que je croyais terminée la
rédaction de ce chapitre. C’est une décision d’Apple que je relate dans le
court épilogue qui suit. Cet événement est beaucoup moins favorable à
l’entreprise que le changement de système d’enchères.

Épilogue
Un événement imprévu survient à la fin de l’année 2017, Apple modifie
sa politique de sécurité et décide de fortement limiter les cookies sur son
moteur Safari. Ces cookies sont indispensables à Criteo, ce sont eux qui
permettent de reconnaître un internaute. Sans cookies, c’est-à-dire sans
suivi de la navigation d’un internaute, difficile de lui envoyer des bannières
publicitaires ciblées. Le jour de l’annonce d’Apple, l’action de Criteo
dévisse au Nasdaq, perd un quart de sa valeur en deux séances, et atteint
son cours historique le plus bas. Un an plus tard, la valeur de l’action est
divisée par deux. En juillet 2019, elle ne représente plus que 30 % de son
cours historique le plus haut (17,5 dollars contre 55). Cette chute plus
récente est liée à la crainte que Google suive l’exemple d’Apple. Alors que
pendant des années, l’entreprise montrait une croissance de 30 % de son

271
L’entrepreneuriat en action 

chiffre d’affaires, ce dernier reste stable entre 2017 et 2018 (2,3 milliards
de dollars tout de même). La presse qui encensait la licorne française
devient critique : en mars 2018, un long article du JDN titre : « Comment
Criteo a raté le coche de la diversification »227. Les prévisions de croissance
de l’entreprise pour 2019 sont revues à la baisse.
La décision d’Apple, oblige Criteo à réagir, à questionner son modèle,
à diversifier le ou les services que l’entreprise propose à ses clients. Cet
événement a un autre effet important : le retour, en avril 2018, et à la
demande du conseil d’administration, de Jean-Baptiste Rudelle à la tête
de l’entreprise, alors que celui-ci avait quitté Criteo deux ans et demi plus
tôt en ne gardant que des fonctions liées à la stratégie à long terme de
l’entreprise.
« L’événement Apple » contraint l’entreprise à accélérer sa diversification
face à son activité historique du reciblage qui constitue l’essentiel de son
chiffre d’affaires. Son PDG veut faire de Criteo, le champion de l’Internet
ouvert et fournir « aux acteurs indépendants des solutions technologiques
pour rivaliser avec les Gafa 228 ». Ces acteurs visés sont autant les
e-commerçants que les marques à qui Criteo veut fournir des alternatives
à Amazon. Criteo souhaite proposer à ses clients de « maîtriser leur destin
et leurs données ».
En octobre 2019, Criteo annonce que Jean-Baptiste Rudelle quitte ses
fonctions de CEO et nomme à ce poste une spécialiste de la mesure
d’audience, Magan Clarken. Il redevient président non exécutif.
Last but not least, le 14 janvier 2020, c’est Google qui annonce qu’il va
supprimer les cookies sur son navigateur Chrome en 2022. En deux jours,
l’action de Criteo perd près de 25 % (tombant sous les 14 dollars).
Une ère post-cookies est en train de s’ouvrir. Depuis 2018, Criteo
développe de nouveaux produits qui doivent la rendre moins dépendante
de ces cookies. Elle investit vingt millions d’euros dans un laboratoire
d’intelligence artificielle et défend aujourd’hui un « Internet ouvert ».

227 Journal du Net, le 19/03/2018.


228 Les Échos, le 12/04/2019, « On ne peut pas laisser aux Gafa les clefs du camion,
selon le patron de Criteo ». Entretien de Jean-Baptiste Rudelle avec Fabienne Schmitt,
David Barroux et Sébastien Dumoulin.

272
 Introduction

À partir de là, tout reste possible. Mais ces derniers développements229


de l’histoire de Criteo posent la question plus large des plateformes
numériques (notamment les Gafa) et de l’entrepreneuriat. Car ces
dernières ont un impact contradictoire (Cutolo et Kenney, 2019)230. D’un
côté, elles facilitent l’émergence de nouveaux entrepreneurs en abaissant
les coûts d’entrée et en leur fournissant des ressources. De l’autre, elles
rendent ces entrepreneurs dépendants et précaires car elles peuvent à tout
moment modifier unilatéralement leur visibilité et même en devenir des
concurrents directs.

229 Je ne développe pas un autre événement imprévu qui, en juillet 2018, pose pro-
blème : Facebook retire à Criteo son accréditation «Facebook Marketing Partner» qui donne
à l’entreprise un statut de partenaire privilégié du réseau social. À l’automne 2019, Criteo
attaque Facebook devant l’autorité de la concurrence.
230 Donato Cutolo and Martin Kenney, The Emergence of Platform-Dependent Entrepreneurs:
Power Asymmetries, Risk, and Uncertainty, Working Paper, 2019.

273
Conclusion

Cet ouvrage démarrait par une liste de questions : Que font les
entrepreneurs ? Comment mettent-ils concrètement au point leur produit
et leur business model ? Comment font-ils se rencontrer une innovation
technologique et un marché ? Quels types de ressources mobilisent-ils pour
réussir cette rencontre ? Quel processus suivent-ils pour faire exister leur
entreprise ? Quels autres acteurs participent à ce processus ? En définitive,
comment de jeunes ingénieurs – au cours de leurs études ou après une
première expérience professionnelle – arrivent-ils à trouver une place avec
une innovation de rupture dans un secteur qui leur est largement étranger ?
Les chapitres qui précèdent où la lectrice ou le lecteur peut suivre le travail
concret que font les entrepreneurs, depuis l’émergence du projet jusqu’à
cette étape qualifiée de product-market fit, auront, je l’espère, répondu ou
apporté des éléments de réponse à ces questions.
Les trois entreprises suivies sont très différentes du modèle de la PME
établie et indépendante qui opère sur un marché sans en être un acteur
dominant, où l’innovation n’est pas au cœur de la stratégie, où le chef
d’entreprise ne vise pas la forte croissance mais la stabilité ou l’augmentation
maîtrisée de son chiffre d’affaires. Ce type d’entreprises constitue la
grande majorité des PME en France et joue un rôle fondamental dans
notre tissu économique. Les entrepreneurs qui figurent dans cet ouvrage
– tout comme ceux qui les financent, que ce soient des business angels pour
Expliseat ou des sociétés de capital-risque pour Criteo et DNA Script –
ont des ambitions toutes différentes. Ils visent l’innovation radicale par de
nouveaux produits ou services, la mise en place d’un business model qui
apportera une forte rentabilité, la rencontre avec un marché international
– et non pas local – et la conquête d’une part importante de celui-ci. Bref,
ils cherchent la forte croissance du chiffre d’affaires, des bénéfices et des
effectifs de l’entreprise.
Dans la première partie de cette conclusion, je reviens sur le processus
entrepreneurial. Processus qui est en définitive la question centrale de
ce livre et qui englobe toutes les autres. Il permet de suivre l’action des
créateurs de ces entreprises et de ceux qui, d’une façon ou d’une autre,
participent à cet ensemble inter-relié d’opérations qui fabriquent à la fois
L’entrepreneuriat en action 

l’entreprise, son produit et son marché, mais aussi les entrepreneurs231. Mon
intention est de mettre au jour des caractéristiques communes aux trois
processus d’innovation entrepreneuriale observés dans ce livre. Cela d’une
part pour compléter les éléments d’analyse présentés à la fin de chaque
chapitre – et parfois rappelés ici – par une vision transversale, et d’autre
part, pour apporter, non pas des prescriptions ou des recommandations,
mais plutôt des éléments de réflexion à celles et ceux qui souhaitent créer
une entreprise technologique, ou qui les accompagnent, les financent et les
soutiennent, ou encore à celles ou ceux qui cherchent à comprendre ou
qui enseignent l’entrepreneuriat. Je montre ainsi successivement que ce
processus est fait de nombreuses transformations, qu’il est non planifiable,
qu’il est expérimental, qu’il est rempli d’incertitudes, de choix et de
décisions, qu’il est collectif et que c’est un processus social.
Dans une seconde partie, je m’intéresse à la fabrique des entrepreneurs.
Après avoir mis à mal plusieurs mythes sur les entrepreneurs, je montre
que les entreprises étudiées et leurs entrepreneurs se sont construits dans
le même mouvement. En effet, ces primo-entrepreneurs sont eux aussi
le résultat de ce processus qui ne fabrique pas seulement des produits,
des marchés, des entreprises ; il fabrique également des entrepreneurs, en
l’occurrence ici des nouveaux entrepreneurs. Pour finir, je pose la question
du lien entre leur formation et leur activité entrepreneuriale, question qui
est aujourd’hui au cœur de la recherche sur les étudiants ou les jeunes
diplômés entrepreneurs.

Processus
Un processus long et sinueux, fait de nombreuses transformations

Dans chacun des trois cas, la rencontre de l’innovation et d’un marché (le
product-market fit) est le résultat d’un processus long et sinueux. Long, car
il a nécessité trois années pour Criteo, cinq ou sept ans pour Expliseat232
et semble stabilisé pour DNA Script, six années après la création de

231 Parmi les neuf créateurs de ces trois entreprises, seul Jean-Baptiste Rudelle, cofon-
dateur de Criteo, a une expérience de la création d’une entreprise et n’est pas un primo-
entrepreneur.
232 Cinq pour le marché des avions régionaux, sept pour celui visé au départ des Boeing et
Airbus.

276
 Conclusion

l’entreprise. Sinueux, car à chaque fois des pistes prometteuses sont


explorées puis abandonnées. Le processus entrepreneurial n’est en
rien linéaire : il est peuplé de multiples changements de technique, de
marché ou de business model. L’histoire d’Expliseat est à l’opposé d’un
schéma où se succèdent en enfilade des étapes distinctes : la recherche,
le développement expérimental, le prototypage, l’industrialisation, et
enfin la commercialisation et la rencontre avec le client. L’équipe fait,
comme elle aime à le souligner, « tout en même temps », elle vend par
exemple avant d’avoir produit, elle certifie presque avant d’avoir conçu.
Loin de suivre un tracé balistique menant en ligne directe d’un point
A à un point B, ce processus est fait d’itérations, d’allers et retours, de
rétroactions, de boucles et est plus proche d’un tourbillon que d’un
sentier rectiligne. Le lecteur se souvient qu’Expliseat toujours, après
avoir équipé quatre Airbus (d’Air Méditerranée et de la CAA) ne reçoit
plus aucune commande pour ce type d’appareil et doit se réorienter,
faire un détour par les compagnies régionales et leurs « petits » avions ;
avant de pouvoir revenir, quelques années plus tard, vers le marché tant
convoité des familles d’Airbus A320 et Boeing B737. La lectrice a suivi
comment l’équipe de Criteo teste ses algorithmes sur plusieurs marchés
avant de réussir dans la publicité ; ou encore comment DNA Script
abandonne la microfluidique, technologie sur laquelle elle avait basé son
développement. Autant de choix prometteurs, tant de techniques que
d’utilisateurs ou de marchés, que ces entreprises ont dû délaisser.
Ces innombrables difficultés rencontrées par les créateurs n’ont rien
de pathologique : elles sont plus la règle que l’exception. La plupart des
innovations ont connu des changements de trajectoires. Les histoires
racontées dans les pages qui précédent sont pleines d’événements
inattendus, d’obstacles, de surprises qui freinent ou accélèrent les projets,
qui en tout cas les transforment. Les ingénieurs que j’ai suivis ont
régulièrement été capables d’exploiter ces contingences et ces imprévus
pour en faire des ressources.
Les premiers choix s’avèrent ne pas être les bons. Après coup, certains
les qualifient d’erreurs, j’ai voulu montrer que plutôt que des erreurs, ils
constituent souvent des apprentissages et des points de passage obligé qui
permettent d’avancer dans le processus de construction de l’adéquation
tant recherchée entre offre et marché. Ce n’est aussi qu’après-coup que
les réussites sont – souvent parce que ceux qui les présentent doivent
faire court – expurgées de tout l’échafaudage, généralement bancal, qui a

277
L’entrepreneuriat en action 

permis de les construire. Mais nous savons maintenant que, comme l’écrit
Bruno Latour, « toutes les découvertes importantes naissent inefficaces : ce
sont des hopeful monsters, des monstres prometteurs » (2003, p.11)233.
La force de ces innovateurs est aussi d’être capables de tirer des
enseignements de leurs erreurs, de ne pas les refouler sous le tapis. Cet
apprentissage est crucial pour la suite, car même une fois ce product/market
fit réalisé, une fois les premières ventes réussies, le projet continue à se
transformer ; ce que l’entreprise a appris durant ce processus sera mobilisé
pour créer les nouvelles versions du produit, les nouveaux services, les
nouveaux marchés… L’activité de conception et de re-conception est
permanente, sans fin.
L’entrepreneuriat innovant n’est pas réductible à une « idée géniale », c’est
bien le processus fait de transformations qui compte. Car une idée de
nouveau produit ou service est la chose la plus banale et la plus répandue
au monde. Celles d’un siège plus léger, d’une imprimante à ADN, du
retargeting publicitaire… d’autres les ont eues avant, au même moment ou
peu après les entrepreneurs que j’ai suivis. Ce qui compte c’est moins l’idée
initiale ou la recherche de ceux qui disent l’avoir eue en premier, que le
processus qui la réalise et ceux qui l’accomplissent. De ce point de vue,
le problème n’est pas celui de l’idée, mais bien plutôt celui de la capacité
à l’enrichir, à l’effectuer, à l’exécuter, c’est-à-dire à la transformer en un
service ou produit qui, grâce à un modèle économique viable, rencontrera
les intérêts du plus grand nombre possible d’utilisateurs ou de clients.

Un processus émergent

Dans ce processus peu de choses sont planifiables tellement les


incertitudes techniques ou de marché sont nombreuses. Voilà pourquoi,
au départ, l’action entrepreneuriale est dite émergente, ou non planifiable.
Cette idée du processus d’innovation comme processus émergent a été
développée par de nombreux auteurs234. La meilleure façon d’avancer
est d’agir, et c’est l’action qui fait émerger les choix et les ajustements.

233 Latour, B. (2003), L’impossible métier de l’innovation technique, in Philippe Mustar


et Hervé Penan, Encyclopédie de l’Innovation, Economica, Paris, 749 p.
234 On peut notamment citer Sonali Shah et Mary Tripsas, 2007, “The Accidental
Entrepreneur: The Emergent and Collective Process of User Entrepreneurship”, Strategic
Entrepreneurship Journal, Vol. 1, 123-140.

278
 Conclusion

Aucune de ces trois histoires n’a pour point de départ la construction


d’un programme structuré pour agir. C’est au contraire en agissant que
les entrepreneurs construisent leur pensée et leur projet. C’est avec
le temps, et avec l’arrivée de nouveaux acteurs, que ce programme
se construit progressivement ; mais il est plus un résultat qu’un point
de départ. L’histoire de DNA Script le montre de façon exemplaire :
au début, les créateurs ont une idée très générale de ce qu’ils veulent
faire, et, mis à part leur temps, leurs connaissances et leurs relations
professionnelles, ils n’ont pas de moyens ; au fur et à mesure qu’arrivent
des investisseurs, une stratégie plus délibérée se met en place avec une
programmation des étapes et de leur contenu.
De nombreux mythes entourent le processus d’innovation technologique
– j’y reviendrai dans les pages qui suivent –, par exemple, les entrepreneurs
seraient des visionnaires capables de reconnaître une opportunité d’affaires
bien avant les autres, de la distinguer là où les autres ne voient que le
chaos, la contradiction, la confusion… Certains le sont certainement, mais
la plupart, au démarrage, n’ont ni vision, ni plan d’action, ni feuille de
route. Ce que l’on appelle « la vision » est le produit d’un long labeur. « Les
chercheurs pourront produire l’ADN dont ils ont besoin eux-mêmes dans
leur laboratoire grâce à une imprimante à ADN » est peut-être une vision,
mais ce n’est seulement après un long travail qu’elle peut être mise en mots.
Les trois processus étudiés montrent que, si l’on peut parler de vision,
ce n’est qu’après coup : au départ aucune vision précise du produit et du
marché finals chez Expliseat, DNA Script ou Criteo mais des incertitudes,
des tâtonnements, des hésitations, du bricolage. La vision n’est pas un
point de départ, elle est, elle aussi, un des résultats du processus que
j’étudie.
Un autre mythe proche est celui de « l’idée géniale ». En réalité, au départ,
c’est une idée assez vague de leur projet qu’ont les créateurs des trois
entreprises étudiées. Plus qu’une grande idée, ils construisent un faisceau
d’hypothèses. Dans les trois processus, l’idée de départ est très générale :
« améliorer la cabine d’avion », « augmenter la productivité des équipes de
biologistes », « aider les internautes à choisir ». Elle répond à un problème :
l’inconfort et le poids de la cabine d’avion, l’accès peu pratique à l’ADN
de synthèse pour les équipes de recherche ou le choix difficile de produits
culturels ou d’articles sur les sites de e-commerce. Les trois équipes
sont parties d’un problème dont la formulation finale est le résultat
d’un processus. Repérer ce problème, le formuler, interroger ceux qui le

279
L’entrepreneuriat en action 

rencontrent pour mieux le comprendre et mieux le reformuler demande


un long travail235.
Pas plus qu’il n’y a d’idée géniale au départ, il n’y a de moment d’épiphanie,
c’est-à-dire une révélation ou l’apparition soudaine d’une solution (un
mythique « Eurêka, j’ai trouvé »). « Le hasard ne favorise que les esprits
préparés » disait Pasteur. Pour trouver, il faut travailler, rencontrer tous ceux
qui vont être concernés par son innovation, et aussi tester, expérimenter.
C’est en agissant que ceux que j’ai suivis ont construit leur pensée et leur
projet.

Un processus expérimental

Dans ce processus émergent et incertain, expérimenter est une nécessité


pour avancer. Ces trois histoires montrent que la création d’une entreprise
innovante est un processus expérimental pour lequel personne ne sait
à l’avance ni quels seront les résultats ou le point d’arrivée, ni même
quelles connaissances et compétences sont nécessaires pour mener
cette expérimentation. Dans les pages qui précédent, les entrepreneurs
expérimentent à tour de bras. Ils testent les choix techniques (des milliers
d’enzymes pour DNA Script, des centaines de matériaux et d’assemblages
pour Expliseat), tout autant que les futurs utilisateurs ou clients (les
compagnies charters, régionales, nationales ou les constructeurs d’avions
tels ATR, Boeing ou Airbus), et divers business models (être un fournisseur
de technologie qui sera utilisée par d’autres acteurs qui eux sont en relation
directe avec l’utilisateur ; ou devenir un des acteurs du secteur, non plus sur
le marché de la technologie, mais sur celui du produit vendu directement au
client final ; cette question s’est notamment posée à Criteo et à DNA Script).
Comme des chercheurs dans un laboratoire, l’équipe de Criteo, lors du
test qu’elle mène avec Price Minister et Skyblog, construit un dispositif
expérimental pour vérifier la valeur de ses intuitions, de ses idées, de
ses hypothèses. Elle met, comme pourraient le faire des scientifiques,
patiemment au point des protocoles et des épreuves ; elle mène différentes
expériences en faisant varier les paramètres ; elle en retire des observations
et des connaissances qui lui permettront de réussir.

235 Cette situation est très différente de celle où des entrepreneurs cherchent un usage,
un marché, un débouché pour une technologie qui a été développée dans un laboratoire
de recherche.

280
 Conclusion

Comme pour toute expérience, le résultat est incertain. Les trois équipes
n’hésitent pas à transformer – parfois plusieurs fois et en profondeur – leur
produit comme le marché visé en fonction de ce résultat. À leur capacité
d’expérimentation est liée une capacité d’apprentissage. Apprendre de
l’expérience se révèle crucial (l’équipe de Criteo nous le montre avec la
version 2 de son moteur de recommandation vendue en marque blanche
qui résout les trois problèmes auxquels était confrontée sa version 1). Si
celle-ci se révèle négative, ils repartent explorer une autre piste.
Comme je l’ai noté plus haut, on pourrait réécrire ces trois histoires en
disant voici ce que ces entreprises auraient dû faire dès le début. Mais sans
les processus expérimentaux décrits, sans leurs épreuves, sans leurs échecs,
sans les compétences et connaissances qu’ils ont permis de développer,
sans les contacts et les informations qu’ils ont permis d’accumuler… rien
ne dit que chaque équipe serait arrivée – après bien des détours – à faire
rencontrer un produit et un marché et à convaincre comme elles l’ont fait
toutes les trois de nombreux investisseurs et clients de les suivre.

Un processus rempli d’incertitudes, de choix à faire, de décisions à prendre

Dans ces trois cas, j’ai montré comment les entrepreneurs sont en
permanence confrontés à un enchevêtrement de décisions à prendre ou
de choix à faire : celui d’un stagiaire, d’un matériau, d’un fournisseur, d’un
premier client, d’un partenaire, etc. À chaque fois plusieurs options sont
possibles, laquelle choisir ? Ces choix ne sont jamais neutres, tous engagent
l’entreprise sur une trajectoire qui peut se révéler irréversible ou dont le
changement coûtera temps et argent. Car les incertitudes sont légion, elles
concernent tant la technologie que le marché et même généralement ce
couple produit-marché. Ainsi, le projet DNA Script montre une situation
où se pose la question du choix du marché. Sera-ce un marché de la
technologie (où la start-up accordera des licences de sa future technologie
aux entreprises qui aujourd’hui produisent de l’ADN de synthèse avec les
procédés classiques), un marché du service (où DNA Script deviendra elle-
même un producteur d’ADN pour les laboratoires, concurrent de ceux
qui existent) ou un marché du produit (avec la commercialisation d’une
imprimante à ADN et de ses consommables) ? Chacun de ces marchés
pouvant se décliner ou se combiner. À chacun de ces choix, correspond un
produit différent, une technologie différente et une entreprise différente.

281
L’entrepreneuriat en action 

Entreprendre dans la technologie, c’est faire des choix, mais des choix qui
ne sont pas que techniques, qui concernent aussi les usages et les marchés,
l’organisation de l’entreprise… Tous les aspects du projet sont concernés,
tout cela dans un océan d’incertitudes au sein duquel les entrepreneurs,
leurs équipes et ceux qui les entourent doivent naviguer.
Ces multiples incertitudes qui peuplent le processus d’innovation ne sont
pas seulement liées aux choix à faire, elles concernent aussi ceux qui ont
été faits ou les éléments qui semblent acquis : un associé peut choisir de
partir pour un autre projet, une subvention qui semblait promise ne pas
être attribuée, un client faire faillite, une résine se mélanger imparfaitement
à un carbone… Dans les trois cas étudiés, nous assistons à la genèse d’un
alignement surprenant et fragile de forces de natures variées. Alignement
que le réseau – qui construit l’innovation et qu’elle construit dans le même
mouvement – solidifie et renforce. L’économiste Joseph Schumpeter notait il
y a plus d’un siècle dans sa Théorie du développement économique (1911, 1934) que
l’innovation était une combinaison de connaissances existantes ou nouvelles,
de ressources, d’équipements… et que cette activité combinatoire était la
fonction entrepreneuriale, la fonction que remplissent les entrepreneurs. Ces
trois cas ont montré comment les entrepreneurs assemblent des ressources
pour leur projet. Mais ils ne peuvent être réduits à cette fonction. Leur action
a aussi pour objet la fabrication d’un réseau sociotechnique, réseau dont
l’étendue et la force réduiront les incertitudes236 et assureront la solidité au
projet (Callon et Latour, 1991)237.
Face à ces incertitudes, les entrepreneurs sont présentés comme
des personnes qui n’auraient pas peur du risque et qui prennent même
des risques importants. Cependant, le suivi de leur parcours montre que
comme la plupart d’entre nous, ils n’aiment pas le risque, et qu’ils prennent
des risques modérés.

236 Du point de vue de l’économiste, et depuis les travaux de Frank Knight (Risk, Uncer-
tainty and Profit, 1921), le processus d’innovation entrepreneuriale est plus incertain que
risqué : dans sa théorie, il propose une distinction entre risque et incertitude. Le premier
caractérise une situation où la distribution de probabilités des cas possibles est connue, la
seconde où les cas possibles ne sont non seulement pas connus, mais ne peuvent l’être.
Autrement dit, le risque est probabilisable, l’incertitude ne l’est pas.
237 Callon, M. et B. Latour, 1991, « Réseaux technico-économiques et irréversibilités »,
dans R. Boyer, B. Chavanche et O. Godard (dir.), Les figures de l’irréversibilité en économie,
Paris, Éditions de l’EHESS.

282
 Conclusion

C’est le cas de ceux que j’ai suivis, qui sont dotés de diplômes cotés, qui
sont au début de leur carrière. Les travaux sur l’effectuation238 utilisent la
notion de « perte acceptable » pour signifier que la démarche des créateurs
d’entreprises est moins fondée sur une estimation des gains que pourrait
leur apporter la réussite de leur projet (gains dont ils n’ont aucune idée)
que sur les pertes qu’ils peuvent accepter en se lançant dans leur projet.
Tous procèdent par étapes, ils avancent, s’ils obtiennent des résultats – ils
continuent pour une autre étape. J’ai longuement développé ce point dans le
chapitre consacré à DNA Script, en essayant de montrer que les fondateurs
de l’entreprise avaient pris des risques modérés ou calculés. Chez les créateurs
de cette entreprise, le risque n’est perçu que comme un coût d’opportunité
c’est-à-dire le coût du temps qu’ils ont consacré à un projet qui peut ne
pas marcher alors qu’ils auraient pu consacrer ce temps à un autre emploi
ou à un autre projet qui pourrait mieux fonctionner. Ces entrepreneurs,
comme généralement tous ceux et toutes celles qui réussissent, travaillent
très durement, ce qui est une façon de limiter le risque. Enfin, ces jeunes
diplômés créateurs de ces entreprises sont aussi conscients de la somme
considérable de compétences et de connaissances qu’ils accumulent dans
ce processus et du large réseau professionnel qu’ils construisent… autant
d’éléments qui seront valorisés dans leur parcours futur si le projet s’arrête.

Un processus collectif et une action distribuée

Sans les créateurs de Criteo, d’Expliseat de DNA Script, sans leurs qualités,
leur ténacité, leur engagement, ces trois entreprises n’existeraient pas. Ces
entrepreneurs sont les architectes de ces projets. Dans les trois cas, très
vite, ils réussissent à convaincre de très nombreuses personnes, entreprises
ou institutions de les rejoindre. J’ai montré la grande variété d’acteurs qui
interviennent dans les trois histoires : conseillers (experts, consultants ou
professeurs, etc.), stagiaires, salariés, laboratoires de recherche, business
angels, capital-risqueurs, agences et programmes publics, futurs clients ou
utilisateurs, prospects, fournisseurs, sous-traitants, collectivités locales…
d’une façon ou d’une autre, tous participent au projet. Dans les processus
étudiés, ces acteurs très divers apparaissent et sont enrôlés ou s’enrôlent
dans l’aventure. Les créateurs ne sont pas seuls, la création d’une entreprise
est un acte collectif qui dépasse l’équipe des fondateurs.

238 Read S., Sarasvathy S., Dew N., Wiltbank R. et Ohisson A-V., 2011, Effectual Entre-
preneurship, New-York, Routledge, 2011, 228 p.

283
L’entrepreneuriat en action 

Les acteurs de ce réseau ne sont pas seulement une source d’idées, de


compétences, de moyens ou de contacts. Les trois histoires ont montré
qu’ils ne sont pas que des apporteurs de ressources en amont du
projet, ou que des testeurs, des adopteurs, des clients ou utilisateurs de
l’innovation, en aval. Ils n’ont pas qu’un rôle passif. Beaucoup agissent
et concourent à des choix techniques ou économiques qui modifient la
trajectoire des projets. En cela, ils participent à la création du produit,
du marché et de l’entreprise. Ainsi, tel associé d’une société de capital-
risque ou tel sous-traitant, peut même prendre, à un moment ou un
autre, une posture d’entrepreneur. Par exemple, l’incubateur Agoranov –
qui est une institution publique liée au monde de l’entrepreneuriat – ne
peut être simplement considéré comme un support ou appui passif aux
entrepreneurs et à leurs projets. L’incubateur comme entité, certains de ses
membres ou des entrepreneurs qui y travaillent ont eu, par leur action, des
effets plus ou moins importants sur chacun des trois projets.
Voilà pourquoi l’on peut dire que l’action entrepreneuriale est distribuée
entre des acteurs nombreux et hétérogènes internes et externes aux
entreprises. Le siège d’avion, l’imprimante à ADN, le reciblage publicitaire
sont toujours le résultat d’une action qui n’est pas menée par la seule
équipe des créateurs. Certains analystes parleront de co-production
des innovations entrepreneuriales, d’autres de participation des parties
prenantes à leur production. Mais c’est cette même idée d’action collective
qui est défendue, très loin de l’image d’un entrepreneur (ou d’un duo ou
trio) héroïque et solitaire, seul contre tous. Franck Le Ouay et Romain
Niccoli soulignent que ceux qui sont venus les rejoindre « sont aussi
fondateurs » que le trio du départ, les cadres et salariés de la première
heure, les partenaires, etc. Les trois entreprises sont le fruit d’un travail
collectif d’acteurs diversifiés qui transforment le projet.
Une part importante du temps des entrepreneurs est consacrée à convaincre
des acteurs variés de participer, d’une façon ou d’une autre, à leur projet.
Ils mènent un travail d’intéressement de ces acteurs, ils cherchent à en
faire des alliés (je reprends là encore les thématiques de la sociologie de
l’innovation). Car plus ce réseau de l’entreprise est étendu, plus l’entreprise
recrute d’alliés, de partenaires, de clients, plus elle est forte. Ces réseaux
sont dynamiques, ils évoluent, se transforment, enrôlent de nouveaux
acteurs alors que d’autres partent. Certains sont présents tout au long de
l’histoire, d’autres à quelques étapes ou à un court moment seulement.
Certains l’accélèrent, d’autres la freinent.

284
 Conclusion

L’extension et la solidification de ces réseaux font partie du travail


quotidien des entrepreneurs. Ainsi, DNA Script doit convaincre des
chercheurs réputés d’utiliser son ADN de synthèse pour leurs expériences
et leurs publications. L’ouverture d’une filiale en Californie participe aussi
à l’extension de son réseau.
Au départ tout est informel, puis peu à peu les choses se solidifient
(les contrats, pactes d’actionnaires, accords de coopération, contrats de
travail… participent à cette solidification). La stabilité de ces réseaux
est cruciale : si tous les acteurs lâchent le projet du jour au lendemain,
il s’écroule. Mais si le réseau est trop stable, s’il reste formé des mêmes
acteurs, il n’innove plus. Un subtil équilibre doit être trouvé entre fidélité
et renouvellement.
Si la notion de réseau met à mal la figure de « l’entrepreneur individuel
héroïque » elle ne signifie pas que l’entrepreneur ou l’équipe
entrepreneuriale du départ a perdu toute puissance ou capacité d’agir. Mais
que leur rôle moteur et leurs choix s’exercent à l’intérieur de ce réseau
qu’ils s’efforcent d’étendre. Dans ces réseaux, les entrepreneurs disposent
bien sûr d’une forte capacité de configuration et de reconfiguration, ils en
sont les architectes. Mais ils n’en sont pas les démiurges tout puissants car
au sein de ces réseaux d’acteurs multiples et diversifiés se déploient des
actions qu’ils ne maîtrisent pas. Ces collectifs relaient, diffusent, freinent
ou amplifient l’action des entrepreneurs. Voilà pourquoi on peut parler
d’action distribuée. L’innovation entrepreneuriale montre bien deux
dimensions : la construction d’un collectif qui déborde largement les
frontières de l’entreprise et le renforcement d’une « agence individuelle »
(au sens d’une entité qui a une capacité d’action), l’équipe de direction, qui
reste l’architecte du réseau. Cet assemblage et cet immense travail collectif
ont donné lieu à des produits et à trois entreprises uniques.

Un processus social

Un des principaux débats dans le champ académique de l’entrepreneuriat a


concerné la question de la préexistence ou de la création des opportunités
entrepreneuriales. Pour les tenants de la théorie de leur découverte239 (opportunity
discovery), ces opportunités existent indépendamment de l’entrepreneur : elles

239 Shane, S. and Venkataramam, S., 2000, “The promise of Entrepreneurship as a


Field of Research”. Academy of Management Review, 25 (1), 217-226.

285
L’entrepreneuriat en action 

sont exogènes. Pour ceux de la théorie de la création des opportunités240


(opportunity creation), ces dernières n’existent pas indépendamment des
entrepreneurs : elles sont endogènes et socialement construites, ce sont les
entrepreneurs par leur action qui créent les opportunités. Les trois récits
plaident en faveur d’une opportunité entrepreneuriale qui ne préexiste pas
à l’action non seulement des entrepreneurs mais de tout le réseau qu’ils ont
constitué.
Alors que le processus entrepreneurial est généralement analysé en termes
managériaux, économiques, techniques ou psychologiques, j’ai voulu
montrer que c’est aussi un processus social. Les trois histoires présentées
ici comportent une dimension sociale forte. Dans le sens où ces trois
entreprises sont aussi le produit d’interactions entre des personnes. Leurs
fondateurs consacrent une grande partie de leur temps à rencontrer et à
tenter de mobiliser des personnes diverses, que pour la grande majorité
d’entre elles, ils ne connaissent pas (j’ai développé dans le chapitre consacré
à DNA Script, l’argument de Mark Granovetter sur la force des liens
faibles). Ainsi, l’équipe d’Expliseat rencontre, consulte, mobilise un nombre
impressionnant de personnes appartenant à des milieux variés ; personnes
qu’elle ne connaissait pas au début du projet mais avec lesquelles elle sera mise
en contact par des amis d’amis, des relations de relations, des connaissances
de personnes tout juste rencontrées. De nouveaux acteurs rentrent dans le
réseau de l’entreprise et ils apportent avec eux non seulement leur expérience
mais aussi leur propre réseau. J’ai montré le rôle joué par les investisseurs de
DNA script, d’Expliseat ou de Criteo. La production du siège, de l’ADN de
synthèse, ou du retargeting publicitaire est le fruit d’un nombre incalculable
d’interactions entre des personnes ; en ce sens, l’entrepreneuriat est bien un
processus social.

La fabrique des entrepreneurs


Ce travail s’est émancipé d’une analyse centrée sur les entrepreneurs, c’est-
à-dire sur les créateurs de ces trois entreprises, leur personnalité, leurs
traits de caractère, leurs caractéristiques sociales et culturelles. J’ai suivi
là l’exhortation que William Gartner lance dans un article241 publié il y a

240 Alvarez, S.A. and Barney, J.B., 2007, “Discovery and Creation: Alternative Theories
of Entrepereneurship Action”, Strategic Entrepreneurship Journal, 1 (1-2), 11-26.
241 Gartner, W.B., 1989, “Who is an Entrepreneur? Is the Wrong Question”, Entrepre-
neurship Theory and Practice, 13 (4), 47-68.

286
 Conclusion

une vingtaine d’années. Son titre : « Who Is an Entrepreneur ? Is the Wrong


Question » témoigne de l’agacement de son auteur – que je partage – devant
l’hégémonie des travaux de recherche en entrepreneuriat qui s’intéressent
aux traits de caractère et de personnalité des entrepreneurs. Gartner vise les
très nombreuses études qui cherchent à identifier les qualités intérieures ou
intimes qui différencient les entrepreneurs des non-entrepreneurs, qualités
telles le besoin d’accomplissement, le locus de contrôle242, la prise de risque, etc.
Cette approche (qualifiée dans la littérature d’approche par les traits) est pour lui
infructueuse, car pas plus qu’elle n’amène à une définition de l’entrepreneur,
elle n’aide à comprendre le phénomène entrepreneurial. Il propose que « la
recherche sur l’entrepreneur soit centrée sur ce que fait l’entrepreneur et non
sur qui il est » ; en bref qu’elle pose la question « Comment l’organisation
naît-elle ? ». Pour Gartner, « les chercheurs doivent observer les entrepreneurs
en train de créer des organisations ». Il faut s’intéresser à la danse et non au
danseur, dit-il en substance. C’est la démarche que j’ai adoptée dans ce livre :
regarder ce que font les entrepreneurs plutôt que d’essayer de comprendre
qui ils sont ou quelles sont leurs motivations.

Les mythes de l’entrepreneuriat

Tous ces travaux sur les traits de personnalité des créateurs d’entreprises
ont cherché à mettre au jour un profil type de l’entrepreneur. S’ils sont
moins nombreux aujourd’hui, ils ont cependant donné naissance à de
multiples mythes ou les ont confortés. L’hypothèse qui préside à ces études
est que ces caractéristiques sont innées. Autrement dit, et c’est là un grand
mythe de l’entrepreneuriat : « Entrepreneurs are born, not made », on ne devient
pas entrepreneur, on naît entrepreneur. Admettre que l’entrepreneuriat
est une affaire de gènes revient à penser que l’entrepreneuriat ne peut
pas s’apprendre. Attaquer ce mythe a été au cœur des formations à
l’entrepreneuriat. Ce que faisait, dès 1985, Peter Drucker dans son ouvrage
précurseur Innovation and Entrepreneurship: «Most of what you hear about
entrepreneurship is all wrong. It’s not magic; it’s not mysterious; and it has nothing to
do with genes. It’s a discipline and, like any discipline, it can be learned 243. »

242 Le locus de contrôle détermine dans quelle mesure les individus croient exercer une
influence sur les événements ou les résultats.
243 « Ce que vous entendez sur l’entrepreneuriat est généralement faux. Ce n’est en
rien magique ; ce n’est en rien mystérieux ; et cela n’a rien à voir avec les gènes. C’est

287
L’entrepreneuriat en action 

Mon long cheminement avec les primo-créateurs de ces entreprises m’a


mis en présence de personnalités variées qui ne se laissent pas enfermer
dans quelques dimensions prédéfinies (telles la capacité d’initiative,
l’aptitude à prendre des risques, l’agressivité, le peu de vulnérabilité au
stress, etc.). Dimensions dans lesquelles je ne les reconnais pas tous, et qui
ne sont pas propres aux entrepreneurs. Ce parcours me permet – même si
cela n’a pas été mon objectif – de mettre à mal quelques mythes244 tenaces
qui entourent le personnage de l’entrepreneur et que j’ai souvent entendus
ou lus.
L’un de ces mythes les plus tenaces est que les entrepreneurs, y compris
dans la technologie, sont des « personnalités inadaptées », notamment
inadaptées aux études. Bill Gates, Steve Jobs ou Mark Zuckerberg ne
sont-ils pas, parmi de nombreux autres, des drop-outs ? C’est-à-dire des
décrocheurs qui ont abandonné leurs études pour créer leur entreprise.
Les créateurs d’entreprises technologiques que j’ai suivis sont loin d’être
des décrocheurs ; tous sont – c’était mon point de départ – titulaires de
diplômes renommés. Cette situation n’est pas une exception mais plutôt
la règle : une étude américaine245 portant sur plus de cinq cents entreprises
technologiques ayant un chiffre d’affaires de plus d’un million de dollars
et employant plus de vingt salariés montre que 92 % de leurs créateurs
sont titulaires d’un bachelor et 47 % d’un diplôme supérieur (30 % master,
10 % doctorat, 7 % autre). Les « décrocheurs » sont un mythe : la plupart
des créateurs d’entreprises technologiques ont un diplôme universitaire.
Et plus proche de nous, je rappelle qu’au sein de l’incubateur parisien
Agoranov sept entreprises sur dix comptent au moins un ingénieur parmi
leurs fondateurs. D’ailleurs, ceux que j’ai cités (Gates, Jobs ou Zuckerberg)
étaient étudiants dans des universités très sélectives quand ils ont créé
l’entreprise qui allait les rendre célèbres.

une discipline et, comme toute discipline, cela peut s’apprendre » in Drucker P. (1985),
Innovation and Entrepreneurship: Practice and Principles, New York, Harper & Row Publishers.
244 La plupart des manuels d’entrepreneuriat anglo-saxons commencent d’ailleurs par
développer et critiquer de longues listes de mythes sur l’entrepreneuriat qui concernent le
comportement et les traits de personnalité des entrepreneurs. C’est ainsi le cas dans deux
ouvrages cités dans cette conclusion : Effectual Entrepreneurship de Stuart Read, Saras Saras-
vathy, Nick Dew, Robert Wiltbank et Anne-Valérie Ohisson, Routledge, New York, 2011
et Entrepreneurship: The Practice and Mindset de Heidi Neck, Christopher Neck et Emma
Murray, Sage, Los Angeles, 2018
245 Wadhwa V., Freeman R., Rissing B., 2008, Education and Tech Entrepreneurship, Kansas
City: The Kauffman Foundation.

288
 Conclusion

Un autre mythe, lié à ce premier, est que les entrepreneurs sont des
« doers » et pas des « thinkers », bref des personnes qui font, alors que
d’autres pensent. De tels mythes ont des effets : dans les méthodologies
de création d’entreprise les plus répandues, l’« exécution », le « faire » sont
l’alpha et l’oméga des start-ups. Si la lectrice ou le lecteur de cet ouvrage
sera convaincu de l’importance de l’exécution (Franck faisait de la qualité
de l’exécution une des clés du succès de Criteo), elle ou il l’est aussi, je
l’espère, de la nécessité pour les entrepreneurs d’être capables d’une forte
dose de réflexivité, c’est-à-dire de pouvoir mener un examen approfondi
de leurs actions et de leur démarche. En fait, d’être capables de marcher
et de se regarder marcher. Tous ceux que j’ai suivis montrent une grande
aptitude à analyser leur activité collective ou individuelle. Bien sûr ils font,
mais dans le même mouvement, ils pensent. Ils agissent pour penser. Faire
et penser sont inextricablement liés comme l’envers et l’avers d’une même
pièce.
Les entrepreneurs seraient aussi désordonnés, peu structurés et auraient
un tempérament chaotique, « laissant d’autres mettre les choses sur les
rails ». Voilà un autre mythe banal. Les travaux existants, et pas seulement
les trois exemples étudiés ici, montrent qu’à l’inverse les entrepreneurs
restent fortement impliqués dans tous les aspects de leur entreprise.
La liste pourrait être plus longue : j’ai cité plus haut le mythe de la prise du
risque, celui de l’entrepreneur visionnaire ou de l’idée géniale. Je pourrais
ajouter le mythe de l’épiphanie (le moment magique où tout se révèle)
ou celui de l’entrepreneur héros isolé, franc-tireur qui seul contre tous
change le monde… Ces fables véhiculent une vision romantique de
l’entrepreneuriat qui ne résiste ni au regard des situations décrites dans ce
livre, ni plus largement aux nombreux travaux de recherche du domaine.
Il n’y a pas une condition monolithique de l’entrepreneur. Même au sein du
très petit nombre de primo-entrepreneurs que j’ai interrogé apparaît une
gamme très variée de rapports à l’entrepreneuriat. Ce qui les caractérise,
au-delà de la grande diversité de leurs profils, de leur tempérament, de
leur façon de se comporter, c’est plus une envie de faire, d’apprendre, de
réussir, une grande capacité de travail, d’écoute des autres, de l’ambition…
mais cela n’est en rien propre aux entrepreneurs. On retrouve ces mêmes
envies ou aptitudes chez des salariés, des cadres de grandes entreprises, des
responsables d’associations caritatives, des sportifs, des artistes, etc.

289
L’entrepreneuriat en action 

La construction simultanée de l’entreprise et de l’entrepreneur

Ce parcours avec ces jeunes ingénieurs m’a permis de me départir d’une


conception de l’entrepreneuriat qui sépare d’un côté un entrepreneur ou
une équipe, et de l’autre une activité de création d’un nouveau produit et
d’une entreprise. L’entrepreneur et l’entreprise se construisent ensemble,
dans le même mouvement. Ces trois histoires montrent en effet non
seulement la fabrication d’entreprises, de produits, de marchés, comme je
l’ai plusieurs fois souligné, mais aussi celle d’entrepreneurs. Notamment
pour Expliseat ou DNA Script où toute l’équipe est confrontée, pour
la première fois, à une situation entrepreneuriale. Ils sont au départ des
primo-entrepreneurs246.
Au fil des années, j’ai pu suivre la transformation de ces créateurs, qui sont
passés du statut d’étudiants ou de jeunes diplômés à celui d’entrepreneurs
confirmés. Ces primo-entrepreneurs soutiennent que leur formation
d’ingénieur généraliste leur a été particulièrement utile dans ce processus
d’apprentissage (je reviendrai plus loin sur ce point). La plupart n’avait pas
d’entrepreneur dans leur famille ou parmi leurs proches, certains, même
au début de l’aventure, ne se voyaient pas entrepreneurs, ils ont appris
pas à pas sur le terrain, en lisant beaucoup de livres et de manuels, mais
aussi en mobilisant un large réseau pour acquérir des connaissances et des
compétences qui leur manquaient (ce parcours a peut-être été facilité dans
le cas de Criteo où les deux diplômés des mines ont fusionné leur projet
avec un entrepreneur expérimenté qui avait déjà à son actif une création
réussie). De la même façon que pour les opportunités entrepreneuriales –
j’ai souligné qu’elles ne préexistent pas aux processus décrits mais en sont
un résultat –, j’ai tenté de montrer que les entrepreneurs ne préexistent pas
à leur projet et à leur environnement. Ils en sont aussi le résultat.

246 Pour certains auteurs en entrepreneuriat, ceux que j’ai étudiés ici seraient passés du
statut de Potential Entrepreneurs (c’est-à-dire d’individus qui croient avoir la capacité et le
savoir-faire pour créer une entreprise sans la charge de la peur de l’échec), à celui de Nas-
cent entrepreneurs (d’individus qui ont créé leur entreprise qu’ils possèdent ou co-possèdent,
qui a moins de trois mois et qui n’a pas encore générée de traitement ou de salaire pour
les propriétaires), puis à celui de New business owners (individus qui ont été nascent entre-
preneurs, qui ont été activement impliqués dans l’entreprise pour plus de trois mois mais
moins de trois ans et demi) et enfin à celui de Established business owners (des personnes qui
sont encore actives dans l’entreprise depuis plus de trois ans et demi). On trouve notam-
ment cette classification – dont on voit le peu de sens qu’elle aurait dans les trois histoires
présentées ici mais que ces auteurs utilisent à des fins statistiques dans : Neck, H.M.,
Neck, C.P., Murray, E.L., 2018, Entrepreneurship: The Practice & Mindset London, Sage.

290
 Conclusion

D’ailleurs ceux qui ont quitté ces projets en ont monté d’autres : Franck
Le Ouay, cofondateur de Criteo, quitte ses fonctions opérationnelles de
Chief Scientist en octobre 2014, pour devenir jusqu’à la fin de l’année 2015
conseiller de la direction sur la technologie et la stratégie de produit. Début
2016, il crée Lifen une start-up qui développe une solution pour numériser
les échanges de documents médicaux et leur intégration dans le dossier
médical personnel. Cela en réunissant médecins, patients et professionnels
de santé autour d’une seule et même plateforme qui permet de stocker, de
partager et d’analyser les données médicales. En 2019, Lifen emploie une
centaine de personnes et a levé près de trente millions d’euros ; plus de
vingt pour cent des hôpitaux français sont ses clients pour transférer des
données médicales. Jean-Charles Samuelian, membre du trio des créateurs
d’Expliseat, quitte le projet en 2015 pour créer Alan, une nouvelle assurance
santé digitale qui connaît un fort succès (elle a au milieu de l’année 2019
levé soixante-quinze millions d’euros et emploie cent vingt personnes).
Romain Niccoli qui comme Franck quitte ses fonctions opérationnelles
de CTO (Chief Technology Officer) de Criteo à la fin de l’année 2016 tout
en restant, pendant un an, conseiller pour les questions de technologie
et de produit. En janvier 2017, il est cofondateur, avec notamment Jean-
Baptiste Rudelle, de LESS qui est une plateforme visant à fournir une
alternative moins chère et plus verte que le taxi pour le transport urbain à
courte distance. Le projet ne rencontre pas le succès espéré et la société est
vendue à BlaBlaCar en mai 2018. Durant ces années, Romain est conseiller
de nombreuses startups telles Ledger, Iziwork, SportsRadar. En août 2019,
il est cofondateur avec Éléonore Crespo247 (diplômée des Mines en 2012)
de Strana, un ambitieux projet qui s’intéresse à la gestion du planning
stratégique en entreprise. Ces trois primo-entrepreneurs, Franck, Jean-
Charles et Romain, ont quitté les entreprises dont ils étaient cofondateurs,
et, forts de leur expérience, ont créé de nouvelles sociétés. « C’est à travers
cette expérience que j’ai forgé mes qualités entrepreneuriales », affirme Jean-
Charles interrogé sur Alan et évoquant les premières années d’Expliseat248.
Plus largement, depuis des années, et dans des configurations variées, la
plupart des créateurs des trois entreprises étudiées conseillent des start-
ups, et partagent leur expérience avec d’autres entrepreneurs.

247 Éléonore, ancienne élève de l’option Innovation et Entrepreneuriat, a travaillé chez


Google, a été investisseuse chez Index Ventures, et a siégé au board d’Alan, de Spendesk,
de Slite…
248 Dans Portrait de Startuper par Sébastien Bourguignon en avril 2017 [En ligne].

291
L’entrepreneuriat en action 

Les processus que j’ai décrits comme les actions des entrepreneurs ne
naissent et ne se déploient pas sur une page blanche : leur émergence dépend
fortement de ce que certains appelleront leur environnement, d’autres leur
écosystème, d’autres encore leur contexte (Autio et al, 2014)249. Ces derniers
sont faits de leurs liens avec de nombreuses institutions, de leur réseau de
partenaires, de la disponibilité de financements qui sont privés ou publics,
d’un cadre institutionnel favorable à l’entrepreneuriat (qui permettra à l’un
de toucher des allocations chômage, à un autre fonctionnaire de participer à
la création d’une entreprise privée, à tel investisseur de bénéficier d’avantages
fiscaux…), des compétences incorporées des personnes recrutées, des
structures de soutien comme les incubateurs… Les entrepreneurs ne
préexistent pas à ce cadre. Ainsi, c’est une fois admise dans un incubateur
que l’équipe de DNA Script dit, par la voix de Xavier : « une fois entré chez
Agoranov, on se sent, pour la première fois, une start-up ». Ces cadres ne
sont pas que des dispositifs au service des entrepreneurs, ils ne sont pas que
des contextes ou des environnements : ils participent à la fabrication des
entrepreneurs et de leur projet.
Le contexte fabrique les entrepreneurs (s’ils avaient créé leur projet dans la
Silicon Valley ou ailleurs, il aurait été et ils auraient été différents). Mais dans
le même mouvement, les entrepreneurs fabriquent aussi leur contexte :
par leurs choix, ils participent à la structuration de leur environnement,
de leur écosystème pour reprendre le terme250 qui fait florès tant dans
la littérature académique que dans le discours politique. Choisir tel
incubateur, tel sous-traitant, tel stagiaire ou tel investisseur… c’est aussi
fabriquer le cadre dans lequel le projet se déploie. Ainsi en décidant de
s’implanter à l’étranger, les entrepreneurs élargissent leur contexte et
changent par là même la trajectoire de leur entreprise. Ils l’ont fait dans
ces configurations différentes. Criteo construit d’abord son market fit et
son business model en France et en Europe puis s’implante aux États-

249 Autio E., Kenney M., Mustar P., Siegel D., Wright M., 2014, “Entrepreneurial in-
novation: The importance of context”, Research Policy, Volume 43, Issue 7, September,
1097-1108.
250 Schématiquement, le terme écosystème a deux principales acceptions. La pre-
mière est celle de Business Ecosystem (écosystème d’affaires) qui porte sur les interactions
diverses entre une (parfois plusieurs) entreprise avec ses partenaires variés. La seconde
est celle d’Entrepreneurial Ecosystem (écosystème entrepreneurial) qui se réfère plutôt à
l’environnement social, économique, culturel qui a un effet sur l’entrepreneuriat, qui
l’encourage, le soutient, le freine… Dans ce sens, on parlera par exemple de l’écosystème
entrepreneurial londonien ou parisien. Ou l’on dira que la Silicon Valley est un écosystème.

292
 Conclusion

Unis, où sont ses concurrents et son principal marché, pour accélérer le


développement commercial de son produit déjà existant. Au contraire,
DNA Script installe son activité, notamment commerciale, aux États-
Unis parce que l’écosystème qui lui permettra de finaliser la mise au point
de market-fit et de son business model est là-bas. Expliseat fait le choix
de rester en France où sont fabriqués ses sièges ; mais c’est à l’étranger
qu’elle trouve ses clients : son marché est international puisque 95 % de
son chiffre d’affaires est réalisé à l’étranger.
À chaque fois, pour ces entreprises technologiques qui visent un marché
mondial, le contexte national ou européen ne suffit pas : elles doivent
chercher très loin des compétences technologiques, scientifiques ou
commerciales, des partenaires industriels, scientifiques ou commerciaux,
des fournisseurs et sous-traitants, des premiers utilisateurs et des clients,
des financements importants ou une introduction en bourse… À chaque
fois, c’est un nouveau contexte, un nouvel environnement de l’entreprise
construit.

Questions de formation

Cet ouvrage sur la création d’entreprise par des jeunes ingénieurs serait
inachevé s’il omettait de considérer une question majeure : celle de la
formation des ingénieurs généralistes et notamment de leur formation à
l’entrepreneuriat.
L’École des mines fait partie du contexte, de l’environnement, du réseau de
ces trois projets, cela parce chaque fois le trio des fondateurs compte deux
diplômés qui en sont issus. À l’époque où ils ont démarré, l’École leur a
apporté peu de moyens matériels251, notamment l’accès à des ordinateurs,
des logiciels et des bases de données… Ses apports immatériels ont
été plus nombreux, par exemple des discussions avec des enseignants-
chercheurs, des mises en relation avec différents acteurs, entreprises ou
institutions, l’accès au réseau des anciens élèves, de la reconnaissance
(puisque Expliseat et DNA Script ont été lauréats du Prix Entrepreneuriat
MINES ParisTech Criteo). Mais pour ceux que j’ai suivis, l’essentiel est
ailleurs, il concerne les compétences que l’École apporte.

251 Les choses ont changé depuis l’époque où ont été créées ces trois entreprises. Dif-
férents types de soutiens sont aujourd’hui disponibles (bourses, espace de travail, finan-
cements), cela notamment dans le cadre de l’Université PSL.

293
L’entrepreneuriat en action 

D’une part, ces trois entreprises ont pu recruter des jeunes élèves
ingénieurs comme stagiaires (qui sont généralement embauchés après leur
stage) ou comme salariés. Les uns et les autres ont joué un rôle important
dans le développement des trois entreprises concernées. « Le fait d’avoir eu
Henri et Jérôme (qui ont fait leur stage de fin d’études chez DNA Script et
y sont restés ensuite) a énormément aidé l’entreprise », dit Sylvain Gariel.
D’autre part, l’École a joué un rôle important par la formation d’ingénieur
généraliste qu’elle a apportée aux créateurs de ces entreprises. Au cours
de nos discussions, les primo-entrepreneurs252 que j’interrogeais, ont
évoqué, à un moment ou un autre le rôle de leur formation253 d’ingénieur
généraliste dans leur parcours entrepreneurial. Ils s’accordent pour dire que
ce qu’ils ont fait pour créer et développer leur entreprise est « un boulot
d’ingénieur » : identifier un problème, le décomposer ou le modéliser,
prendre des connaissances scientifiques, techniques ou économiques là
où elles se trouvent et les utiliser pour bâtir une solution. Cette formation
combinée à l’expérience acquise lors de stages et souvent d’une année de
césure en entreprise nous a « câblés pour cela », me dit l’un d’eux.
Plus précisément, tous pensent que leur formation leur a apporté une
grande capacité d’apprentissage qui leur a permis d’entrer facilement
dans des domaines scientifiques et techniques qui leur étaient étrangers
tels l’ADN de synthèse, l’équipement des cabines d’avion ou la publicité
sur Internet ; puis de « labourer très vite », comme ils disent, c’est-à-dire
d’acquérir rapidement une bonne connaissance de ce secteur et de devenir
crédible face à des spécialistes :
« On a appris énormément de choses, résume Vincent Tejedor, la création
d’une entreprise est une formation très accélérée ». De son expérience,
Sylvain Gariel, tire la conclusion qu’un ingénieur qui veut créer une
entreprise dans un domaine quel qu’il soit, doit lire énormément et
rencontrer des personnes nombreuses et variées ayant un lien avec le
projet.

252 Je rappelle que sur les neuf créateurs des trois entreprises, huit sont des primo-
entrepreneurs. L’un d’entre eux, Jean-Charles (diplômé des Ponts et Chaussées) a quitté
Expliseat en 2015 et a créé ALAN. Parmi les sept autres, six ont un diplôme d’ingénieur
de MINES ParisTech et un, Thomas, est ingénieur diplômé de l’X et d’Agro ParisTech.
253 Enseignant-chercheur en entrepreneuriat, mais aussi engagé dans un projet de
réforme du cycle ingénieur civil des mines, j’ai été particulièrement intéressé par leurs
points de vue dont je ne restitue ici qu’un résumé.

294
 Conclusion

Leur formation d’ingénieur, les classes préparatoires qui l’ont précédée,


leurs expériences de stagiaires leur ont donné l’assise pour apprendre
rapidement et de manière efficace la somme de connaissances nécessaires
en repérant les travaux utiles et les experts du domaine aptes à les faire
progresser. « On était capable de voir comment ce qu’ils nous disaient
interférait sur nos procédés et de comprendre que certaines choses allaient
marcher et d’autres pas » (Benjamin Saada). Pour développer leur entreprise,
ces capacités d’apprentissage et de compréhension ont été des conditions
nécessaires mais pas suffisantes, une grande capacité de travail a aussi été
indispensable. Comme l’ont montré les trois chapitres, l’engagement de
ces entrepreneurs dans leur projet est impressionnant. Tous ont dû fournir
une somme de travail que Thomas qualifie de « monumentale » et cela
« tout le temps, à chaque instant et sur des choses très différentes ».
Si Franck Le Ouay et Romain Niccoli ont une « compétence technologique
hors pair254 » le chapitre qui leur est consacré montre aussi comment ils
participent tous les deux activement au management de l’entreprise et à
ses choix stratégiques en matière tant de produit que de business model.
À la différence de leurs camarades d’Expliseat ou de DNA Script, ils ont,
lorsqu’ils créent Criteo avec Jean-Baptiste Rudelle, une première expérience
professionnelle255 chez Microsoft. Expérience, qu’ils définissent comme
complémentaire à leur formation aux Mines notamment pour gérer un
produit logiciel et une équipe d’informaticiens.
J’ai comparé la recherche d’une adéquation entre un produit et un marché
de ces trois entreprises à un processus expérimental. En définitive, leurs
créateurs estiment que la formation d’ingénieur généraliste qu’ils ont
reçue – sans qu’ils l’exemptent de critiques – les a plutôt bien formés pour
participer à ce processus.
L’École des mines formait principalement, et depuis deux siècles, des
cadres et des dirigeants pour les grandes entreprises. Les récentes enquêtes

254 Pour reprendre l’expression de Marie Ekeland qui était une des premières à croire et
à financer le projet. Marie Ekeland, « Si Criteo m’était coté », Journal du net, 7 février 2014.
255 Pour celles et ceux qui ont le projet de créer une entreprise, faut-il le faire juste
après le diplôme ou après une première expérience professionnelle ? Cette question est
largement débattue sans qu’il y ait de réponse définitive. Ceux qui défendent la pre-
mière option insistent sur la grande liberté qu’ont souvent les étudiant.e.s juste après leur
diplôme : « ni famille, ni emprunt ». Les tenants de la seconde avancent qu’un premier
emploi apporte des compétences, de la maturité, mais permet aussi de se créer un réseau
professionnel et de disposer de quelques économies.

295
L’entrepreneuriat en action 

sur l’emploi des diplômés montrent un basculement : dans la seconde


partie des années 2000, de plus en plus d’élèves décident de travailler dans
de nouvelles entreprises ou dans de petites structures, des start-ups, des
PME ou des entreprises de taille intermédiaire. Ainsi, en 2005, près de
85 % des élèves d’une promotion choisissaient un premier emploi dans
une grande entreprise. En 2015, ce ne sont plus que 38 % des diplômés
qui font ce choix.
La plupart des écoles d’ingénieurs connaissent un fort développement de
l’activité entrepreneuriale de leurs diplômés, ceux qui ont participé aux
trois projets étudiés dans cet ouvrage ont été parmi les précurseurs de ce
mouvement. Ces dix dernières années, à l’École des mines, trente-cinq
entreprises ont été créées par des jeunes ingénieurs ; pour les deux tiers
pendant ou juste après leur diplôme, et pour un tiers après une première
expérience professionnelle. Mais aux Mines, comme dans de nombreuses
écoles d’ingénieur, le lien entre les étudiants et les start-ups dépasse la
question de la création d’entreprises. En effet, de nombreux élèves font
un stage, une année de césure, un travail d’option de fin d’études ou
choisissent un premier emploi dans des start-ups existantes (participer à
la croissance de sociétés existantes est certainement aussi formateur et
important que d’en créer de nouvelles).
Sur la volonté du directeur des Études de l’époque256, une option
« Innovation et Entrepreneuriat » est créée à la fin des années 2000. Cette
formation adopte une définition large de l’entrepreneuriat qui ne se résume
pas à la création de nouvelles entreprises, mais concerne la création de
nouvelles activités dans des contextes organisationnels variés. Cela peut se
produire dans des start-ups mais aussi dans des entreprises existantes, des
organisations publiques, le monde associatif, l’université… Cette définition
large est celle de la recherche académique internationale contemporaine
en entrepreneuriat, celle qu’utilisent des institutions comme l’Université
de Stanford : “We believe that engineers and scientists need entrepreneurial skills to
be successful at all levels within an organization. We prepare students for leadership
positions in industry, universities, and society257” ; ou Imperial College à Londres
“Whether embarking on a new venture or incorporating entrepreneurial thinking

256 Nicolas Cheimanoff.


257 « Nous pensons que les ingénieurs et les scientifiques ont besoin de compétences
entrepreneuriales pour réussir à tous les niveaux d’une organisation. Nous préparons les
étudiants à des postes de direction dans l’industrie, les universités et la société ».

296
 Conclusion

into the management of existing organizations, an understanding of the principles of


entrepreneurship is indispensable258”.
Prendre en compte cette définition large, c’est reconnaître que l’objectif
premier de la formation à l’entrepreneuriat n’est pas de donner naissance
à des start-ups, mais d’apporter aux élèves les connaissances259 et les
compétences260 utiles aux ingénieurs qui de plus en plus sont amenés à
affronter des situations entrepreneuriales quel que soit le secteur où ils
travaillent ou la fonction qu’ils occupent.
Cet enseignement est par définition évolutif, devant s’adapter aux
transformations des écosystèmes et aux nouveaux travaux scientifiques
sur l’entrepreneuriat. Ainsi, à l’École des mines, la réforme du cycle
Ingénieur Civil, en 2020, prend en compte les travaux les plus récents sur
l’Entrepreneurship Education. Tous les élèves découvrent l’entrepreneuriat
dès la fin de leur première année au cours d’une semaine bloquée. L’École
est alors transformée en une ruche où les cent vingt-cinq élèves de la
promotion, répartis en équipes de cinq, préparent un projet de création
d’entreprise avec un cadre méthodologique, des outils, un fort encadrement
en continu et des enquêtes à l’extérieur de l’École. Cet exercice mobilise de
nombreux anciens élèves et entrepreneurs qui jouent le rôle de mentors.
Il se conclut par une présentation des projets à des invités extérieurs. Puis
en deuxième année, des formations plus approfondies sont proposées à
ceux qui le souhaitent sous la forme d’un ”trimestre Entrepreneuriat”, avec
le montage plus long d’un projet et des enseignements spécialisés ; et pour
les plus motivés, ce projet pédagogique peut, lors de l’option Innovation
et Entrepreneuriat de troisième année, se développer, et parfois même se
transformer en une création d’entreprise.
Ces formations au long des trois années du cursus261 mettent l’accent
sur l’apprentissage par l’expérience qui est aujourd’hui la modalité
pédagogique dominante tant dans la littérature académique internationale

258 « Qu’il s’agisse de se lancer dans une nouvelle entreprise ou d’intégrer la pensée
entrepreneuriale dans la gestion des organisations existantes, une compréhension des
principes de l’entrepreneuriat est indispensable ».
259 Finance entrepreneuriale, management de l’innovation, business model, propriété
intellectuelle…
260 Identifier, créer et saisir des opportunités, gérer l’incertitude, communiquer, consti-
tuer et diriger une équipe, interagir avec des utilisateurs…
261 Soit le niveau L3 à M2 dans la nomenclature LMD.

297
L’entrepreneuriat en action 

en Entrepreneurship Education, que dans les formations en entrepreneuriat


des institutions les plus dynamiques du domaine. Elle correspond à une
vision contemporaine théorique et pratique de l’entrepreneuriat où il n’est
pas important d’avoir au départ une « idée géniale », ni des ressources en
abondance. Une idée assez générale suffit, car le processus entrepreneurial
est fait – nous l’avons vu dans les chapitres qui précèdent – de
transformations de l’idée de départ. Au démarrage, les ressources ne sont
pas nécessaires : les entrepreneurs peuvent démarrer avec peu de moyens,
les coûts sont peu élevés, beaucoup d’éléments utiles sont en accès libre,
des soutiens publics existent… et les ressources s’acquièrent en avançant.
Comme l’ont fait les créateurs des trois sociétés présentées dans ce livre les
étudiants qui suivront ces enseignements d’entrepreneuriat dans les écoles
ou les universités, vont devoir repérer un problème, constituer une équipe,
rencontrer ceux et celles à qui ce problème se pose pour le comprendre,
analyser pourquoi les entreprises existantes n’arrivent pas à le régler de
façon satisfaisante, poser des hypothèses, construire une solution, la
proposer à de futurs utilisateurs, observer leurs réactions, transformer leur
projet, proposer puis tester un business model, etc.
J’espère que cet ouvrage sera utile aux jeunes ingénieurs – et plus largement
à toutes celles et tous ceux – qui souhaitent entreprendre en leur apportant
une vision fouillée du processus de création et de développement d’une
entreprise technologique. Mais aussi en leur permettant de réaliser que
tout est possible et en les encourageant à être ambitieux dans leurs projets
comme l’ont été les créateurs de Criteo, d’Expliseat ou de DNA Script ;
mais aussi celles et ceux d’autres entreprises pour lesquelles l’enquête
continue, en particulier Adore Me, NEST, BigBlue, Toucan Toco ou
YesPark.

298
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303
Table des matières
RemeRciements ..........................................................................................................7
intRoduction ..............................................................................................................9
Un oUtil pédagogiqUe poUr étUdiants-entrepreneUrs ..............................12
poUrqUoi ce livre ? ................................................................................................13
création d’entreprise par les étUdiants ........................................................15
poUrqUoi des start-Ups créées par des jeUnes ingénieUrs ?
et poUrqUoi majoritairement des mines de paris ? .....................................17
poUrqUoi ces trois cas et pas d’aUtres ? ........................................................19
éclectisme méthodologiqUe ................................................................................23
qUelqUes références théoriqUes .....................................................................24
trois récits constrUits différemment .............................................................26

1 - dnA scRipt. LA co-constRuction d’une entRepRise et de son


innovAtion ..................................................................................................................29

le problème et sa solUtion..................................................................................31
L’importance de la biologie de synthèse et de ses promesses ...............................33
Le problème de la production d’ADN de synthèse ................................................36
La solution DNA Script et ses avantages sur la synthèse chimique .....................38

les grandes étapes dU processUs de création .............................................40


Préambule (2010 à la fin 2012) : de la rencontre entre Sylvain et Thomas à
l’émergence du problème .......................................................................................41
1re étape (du début 2013 à l’été 2014) : du test des hypothèses à la création de la
société et à l’accord avec l’Institut Pasteur ............................................................48
2e étape (de l’été 2014 à la mi-2016) : de la collaboration avec l’Institut Pasteur à
la 1re levée de fonds (dite levée seed) .....................................................................53
3e étape (de la mi-2016 à septembre 2017) : de la première levée de fonds à la
série A .......................................................................................................................63
4e étape (de septembre 2017 à avril 2019) : de la série A à la signature d’une
série B ................................................................................................................71
5e étape : de la série B vers le product market-fit ...................................................81
L’entrepreneuriat en action 

analyse dU processUs de création de l’entreprise ....................................87


Une approche émergente de l’action entrepreneuriale ..........................................87
Un processus entrepreneurial en réseau, distribué, collectif .................................90
Un processus social..................................................................................................95
Un processus non linéaire, suite d’essais-erreurs et de surprises ..........................98
Le futur .................................................................................................................. 102
Un processus risqué ? ............................................................................................ 103

2 - expLiseAt. LA constRuction du siège d’Avion uLtRA-LégeR et de


son mARché, un tissu sAns coutuRe ............................................................. 107

démarrage dU projet et constitUtion de l’éqUipe ................................... 112


Entre douleur et promesse .................................................................................... 112
Trouver et convaincre des cofondateurs .............................................................. 115
Un tissu sans couture ou un mélange de technologie, d’économie, de
réglementation ....................................................................................................... 117
Compétences et organisation ............................................................................... 121
Trouver les premiers mentors et investisseurs ................................................... 123
Entre technique et marché .................................................................................... 126

inventer Un composite, fabriqUer Un tUbe, réaliser Un siège ............. 129


Premiers tests des procédés de fabrication .......................................................... 130
Tubes droits et formes creuses ............................................................................. 135
Concevoir un moule ultra-simplifié et faire les tests ......................................... 141
La fabrication mouvementée du tube .................................................................. 143
Du JEC Award au titane........................................................................................ 148
Conclusion ............................................................................................................. 153

conception et certification nUmériqUes ...................................................... 155


La question de la certification .............................................................................. 156
Simulation numérique et partenariats .................................................................. 160
Le rôle de la simulation numérique ..................................................................... 162
Conclusion ............................................................................................................ 165

des premières commandes aUx clients actUels ........................................ 167


Le salon Aircraft Interiors de Hambourg et le premier client ............................ 168
La traversée du désert puis un client imprévu ..................................................... 171
Nouveaux sièges et nouveaux clients .................................................................. 178
Stratégie et business model ................................................................................. 183

306
 Table des matières

conclUsion .............................................................................................................. 191


Singularisation et innovation................................................................................ 192
Réseaux et collectifs ............................................................................................ 197

3 - cRiteo. LA cRéAtion d’entRepRise comme un pRocessus


d’innovAtion expéRimentAL et coLLectif .................................................. 205

ce qUe fait criteo. qUel prodUit propose-t-elle à ses clients ? ....... 208
Criteo : une innovation dans la façon de faire de la publicité grâce à sa
technologie ............................................................................................................ 209
L’innovation dans le business model ................................................................... 210
Est-ce que ça marche ? .......................................................................................... 212
Innovation et protection des données personnelles ............................................ 214

la constitUtion de l’éqUipe et financement ............................................. 216


L’équipe ................................................................................................................. 217
Comment a été financé ce développement ? ....................................................... 220

à la recherche dU prodUct market fit .................................................... 223


Première expérimentation : un site web grand public de recommandation de
produits .................................................................................................................. 223
Deuxième expérimentation : une technologie de recommandation personnalisée
vendue en marque blanche ................................................................................... 225
L’expérimentation gagnante ................................................................................. 235
Que sont-ils devenus ? ......................................................................................... 244

l’innovation entrepreneUriale : Un processUs expérimental et


collectif ................................................................................................................. 246
Le processus d’innovation .................................................................................... 246
Pourquoi Criteo a réussi ? Le point de vue de Franck Le Ouay ......................... 253

oUvrir la boîte noire des algorithmes et des données avec romain


niccoli ..................................................................................................................... 260
Le travail des algorithmes en dix millisecondes ................................................ 262
Les données nécessaires ....................................................................................... 263
Que font les algorithmes ? .................................................................................... 264
Des événements imprévus .................................................................................... 269

épilogUe.................................................................................................................... 271

307
L’entrepreneuriat en action 

concLusion ............................................................................................................. 275


processUs ................................................................................................................. 276
Un processus long et sinueux, fait de nombreuses transformations ................. 276
Un processus émergent ......................................................................................... 278
Un processus expérimental................................................................................... 280
Un processus rempli d’incertitudes, de choix à faire, de décisions à prendre... 281
Un processus collectif et une action distribuée ................................................... 283
Un processus social............................................................................................... 285

la fabriqUe des entrepreneUrs ....................................................................... 286


Les mythes de l’entrepreneuriat ........................................................................... 287
La construction simultanée de l’entreprise et de l’entrepreneur ....................... 290
Questions de formation......................................................................................... 293

BiBLiogRAphie ........................................................................................................ 299

308
Collection Économie et Gestion

Dans la même collection :

Charlotte Krychowski (Dir.), Business models en e-santé. Modèle d’émergence et cas d’application,
Paris : Presses des Mines.

Benoît Demil (Dir.), Business models et trajectoires stratégiques à l’ère digitale.

Pierre-Noël Giraud, Economie des phosphates.

Sophie Hooge et Roland Stasia, Performance de la R&D et de l’innovation.

Jamal Azizi, Pierre-Noël Giraud, Timothée Ollivier, Paul-Hervé Tamokoué Kamga, Richesses de la
nature et pauvreté des nations.

Olivier Baly, Léo Cazin, Jane Despatin, Frédéric Kletz, Elvira Periac, Management hospitalier et
territoires : les nouveaux défis.

Blanche Segrestin, Kevin Levillain, Stéphane Vernac, Armand Hatchuel, La « Société à Objet
Social Étendu ».

Sebastien Gand Sebastien, Léonie Hénaut, Jean-Claude Sardas, Aider les proches aidants.

Laurent Brami, Sébastien Damart, Mathieu Detchessahar, Michel Devigne, Johanna Habib,
Frédéric Kletz, Cathy Krohmer, L’absentéisme des personnels soignants à l’hôpital, Comprendre
et agir.

Rebecca Pinheiro-Croisel, Urbanisme durable.

Yves Barlette, Daniel Bonnet Daniel, Michel Plantié Michel, Pierre-Michel Riccio, Impact des
réseaux numériques dans les organisations.

Marine Agogué, L’innovation orpheline.

Albert David, Armand Hatchuel, Romain Laufer (coord.), New Foundations of Management
Research.

Marine Agogué, Frédéric Arnoux, Ingi Brown, Sophie Hooge, Introduction à la conception
innovante. Éléments théoriques et pratiques de la théorie C-K.

Albert David, Armand Hatchuel, Romain Laufer (coord.), Les Nouvelles fondations des sciences
de gestion.

Pierre-Michel Riccio, Daniel Bonnet, TIC et innovation organisationnelle.

Serge Agostinelli, Dominique Augey, Frédéric Laurie (Coord.), Entre communautés et mobilité :
un approche interdisciplinaire des médias.

Sophie Bretesché, Cathy Krohmer, Fragiles compétences.

Julie Labatut, Construire la biodiversité.

Armand Hatchuel, Olivier Favereau, Franck Aggeri (sous la direction de), L’activité marchande
sans le marché.
Pierre-Michel Riccio, Daniel Bonnet, Management des technologies organisationnelles.

Daniel Fixari, Jean-Claude Moisdon, Frédérique Pallez, L’évaluation des chercheurs en


questions.

Grégory Rolina, Sûreté nucléaire et facteurs humains.

Erik Hollnagel, François Pieri, Eric Rigaud (editors), Proceedings of the third resilience engineering
symposium.

Erik Hollnagel, Eric Rigaud (editors), Proceedings of the second resilience engineering
symposium.

Olivier Bomsel, Anne-Gaëlle Geffroy, Gilles Le Blanc, Modem le maudit.

Claude Riveline, Evaluation des coûts.

Olivier Bomsel, Gilles Le Blanc, Dernier tango argentique.

François Huwart, Bertrand Collomb, Les nouveaux circuits du commerce mondial.

Thierry Weil, Invitation à la lecture de James March.


C

L’entrepreneuriat en action - P. Mustar


omment de jeunes ingénieurs créent-ils une entreprise dans un secteur qui
leur est étranger ? Comment, avec une innovation de rupture, réussissent-ils
face à des acteurs puissants ?
Ce livre raconte la création de trois start-ups et de leur innovation technique :
DNA Script et son imprimante à ADN, Expliseat et son siège d’avion ultra-léger,
Criteo et ses algorithmes de reciblage publicitaire. Il s’intéresse à ce que font
concrètement les entrepreneurs, au processus entrepreneurial en train de se faire.
Le récit démarre avant la création de ces start-ups et nous conduit jusqu’au
moment où elles mettent en adéquation un produit et un marché. L’auteur a
suivi ces entreprises pas-à-pas pendant plusieurs années et détaille l’ensemble
des opérations qui fabriquent à la fois une technologie, un produit et un marché,
une entreprise mais aussi… des entrepreneurs.

Économie et gestion
Cet ouvrage est un outil pédagogique destiné à celles et ceux qui veulent créer
une entreprise technologique ou qui s’intéressent à cette question. Il propose
Philippe Mustar
des analyses qui leur permettront de mieux comprendre le processus de
l’innovation entrepreneuriale, et ainsi de le mettre en œuvre plus solidement.

Philippe Mustar est professeur d’entrepreneuriat à


l’École des mines de Paris (PSL Research University) et
visiting professor à Imperial College Business School.
Il a publié Student Start-ups : the New Landscape of
Academic Entrepreneurship (World Scientific), Academic
entrepreneurship in Europe (Edward Elgar) ainsi que de L’entrepreneuriat en action
nombreux articles et ouvrages sur l’entrepreneuriat,
l’innovation et les politiques publiques.
Ou comment de jeunes ingénieurs créent des entreprises innovantes

Cet ouvrage a reçu le soutien de la Fondation Mines ParisTech.

25 euros
Presses des Mines

Entrepreuneuriat.indd 1 31/03/2020 11:05

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