Milgram Soumission A Autorite

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Bernard Dantier

(7 mai 2009)

Textes de méthodologie en sciences sociales


choisis et présentés par Bernard Dantier

“Organisation sociale et dépendance hiérarchique :


Stanley Milgram, Soumission à l’autorité.”

Extrait de:
Stanley Milgram, Soumission à l’autorité,
Paris, Calmann-Lévy, 1974, pp. 169-190.
.

Un document produit en version numérique par M. Bernard Dantier, bénévole,


Docteur en sociologie de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales
Courriel: [email protected]

Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales"


dirigée et fondée par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi
Site web: http://classiques.uqac.ca/

Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque


Paul-Émile-Boulet de l’Université du Québec à Chicoutimi
Site web: Site web: http://bibliotheque.uqac.ca/
Organisation sociale et dépendance hiérarchique : S. Milgram, Soumission à l’autorité 2

Un document produit en version numérique par M. Bernard Dantier, bénévole,


Docteur en sociologie de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales
Courriel: [email protected]

Textes de méthodologie en sciences sociales choisis et présentés par Bernard


Dantier:

“Organisation sociale et dépendance hiérarchique :


Stanley Milgram, Soumission à l’autorité.”

Extrait de:

Stanley Milgram, Soumission à l’autorité, Paris, Calmann-Lévy, 1974, pp.


169-190.

Utilisation à des fins non commerciales seulement.

Polices de caractères utilisée:

Pour le texte: Times New Roman, 14 points.


Pour les notes de bas de page: Times New Roman, 12 points.
Citation: Times New Roman, 12 points.

Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft


Word 2004.

Mise en page sur papier format: LETTRE (US letter, 8.5’’ x 11’’)

Édition complétée le 9 mai 2009 à Chicoutimi, Ville de Saguenay,


Province de Québec, le .
Organisation sociale et dépendance hiérarchique : S. Milgram, Soumission à l’autorité 3

Textes de méthodologie en sciences sociales


choisis et présentés par Bernard Dantier:

“Organisation sociale
et dépendance hiérarchique :
Stanley Milgram,
Soumission à l’autorité.”
Extrait de:

Stanley Milgram, Soumission à l’autorité, Paris, Calmann-


Lévy, 1974, pp. 169-190.

Par Bernard Dantier, sociologue


(7 mai 2009)
Organisation sociale et dépendance hiérarchique : S. Milgram, Soumission à l’autorité 4

Organisation sociale
et dépendance hiérarchique.

Durant les années 1960 aux USA, intrigué autant qu’alarmé


par l’obéissance disciplinée qui, dans le nazisme puis dans la guer-
re du Viêt Nam, avait transformé tant d’individus ordinaires en
bourreaux intraitables, le docteur en psychologie sociale Stanley
Milgram s’appliqua à identifier et à mesurer expérimentalement les
facteurs de la soumission à l’autorité. Par une annonce dans la
presse locale, il proposa à divers citoyens américains de se prêter
volontairement durant une heure, en échange d’une modeste in-
demnisation, à une prétendue expérience scientifique supposée
étudier la mémoire et l’apprentissage. Dans un décor en apparence
« scientifique », sous la conduite d’un expérimentateur en blouse
grise chargé de développer les connaissances « scientifiques » pour
le bien de la collectivité, chaque sujet devait, en tant qu’enseignant
(ou moniteur), faire apprendre à un « élève » (autre citoyen ordi-
naire qui s’était présenté avec lui sur les lieux de l’expérience) une
série de couples de mots qu’il avait pour tâche de lui dicter, chaque
erreur de l’élève devant être sanctionnée et corrigée « pédagogi-
quement » par l’enseignant avec une décharge électrique croissan-
te, laquelle pouvait finalement atteindre 450 volts, cela sous
l’autorité et les encouragements de l’expérimentateur prenant ex-
plicitement toute la responsabilité du processus en affirmant par
ailleurs que les décharges ne pouvaient provoquer de lésions dura-
bles.

À la grande surprise de Milgram même qui, comme tous les


psychiatres consultés, n’avait escompté qu’un faible taux
d’obéissance dans des circonstances aussi immorales pour un « en-
seignant » et cruelles pour un « élève », dans les protocoles
Organisation sociale et dépendance hiérarchique : S. Milgram, Soumission à l’autorité 5

d’expérience les plus déterminants (plusieurs modalités ayant été


mises en scène pour évaluer l’influence des différents facteurs sus-
ceptibles d’agir sur l’obéissance et de la favoriser plus ou moins),
près de 65% des « enseignants », citoyens pourtant par ailleurs pa-
cifiques et moraux, allèrent jusqu’à infliger les décharges maxima-
les qui se trouvaient cependant placées sous la mention « Atten-
tion : choc dangereux », et cela malgré les protestations véhémen-
tes de la victime et malgré tous les signes de détresse et même de
quasi-mort présentés par celle-ci (parmi les 35% restants, la grande
majorité des « enseignants » avait assez obéi pour infliger impi-
toyablement des décharges relativement graves et douloureuses).

Bien sûr, « l’élève » était en réalité un comédien compère


qui ne recevait aucune décharge électrique en dépit des apparences
qu’il manifestait. Toutefois, le « moniteur », lui totalement naïf,
restait convaincu jusqu’à la fin de l’expérience qu’il faisait souffrir
son élève, assez convaincu même pour manifester dans la plupart
des cas un violent stress révélant un conflit intérieur provenant de
son désaccord croissant avec le déroulement de l’expérience, dé-
saccord cependant toujours vaincu dans la majorité des cas.

Comment expliquer ces inquiétants résultats et ce qu’ils ré-


vèlent des excès que peuvent entraîner les diverses soumissions à
l’autorité qui structurent notre société ?

En ce qui concerne les facteurs originaires de la soumission


de l’individu face à l’autorité, les études et interprétations de Mil-
gram reposent sur une théorie de base que l’on peut essayer de dé-
crire et d’expliquer ainsi.

D’abord, considérons que l’insertion de l’individu dans une


collectivité inorganisée l’expose (ou plus précisément lui paraît
l’exposer) à une paralysie pratique et à une dangereuse impuissan-
ce qui découlent du chaos de la multiplicité. En effet, si, solitaire-
ment, il peut agir directement et sans entrave en conformité à ses
intérêts, dès qu’il se trouve assemblé à d’autres aussi libres que lui,
il ne pourrait agir d’une façon rationnelle et suivie (selon son point
de vue) que si ceux-ci suivaient exactement la même pensée et la
même volonté que lui, condition irréalisable étant donné qu’entre
Organisation sociale et dépendance hiérarchique : S. Milgram, Soumission à l’autorité 6

les individus subsistent toujours des différences (qui précisément


délimitent les individus). Le regroupement d’individus, dans un
stade initial, produit de la sorte un agrégat chaotique de divergen-
ces qui se neutralisent réciproquement, la somme des intellections
et des volontés des individus risquant d’aboutir à zéro. Or, une col-
lectivité qui ne ressent pas, ne pense pas et n’agit pas d’une unique
façon (c’est-à-dire d’une façon cohérente, c’est-à-dire comme un
organisme autonome) n’est qu’un amas incapable de s’adapter à
son environnement et incapable donc d’y survivre. Devant cette
menace vitale, chaque individu est conduit à rechercher une instan-
ce transcendante qui, placée au-dessus de la collectivité, communi-
que à celle-ci la cohérence individuelle de sa volonté et de son in-
tellection. C’est ici que naît le besoin d’un « chef », d’un « guide »,
d’une « direction », qui, selon les circonstances historiques, peut
décider des conduites à prendre autant selon des visées religieuses
ou politiques que selon des impératifs dits « scientifiques » (sou-
vent avec un mélange de ces motifs et mobiles).

En fait, toute société qui dépasse le stade de la foule ne de-


vient telle qu’en se hiérarchisant intérieurement. Toute forme de
pouvoir (au sens politique) autre que l’anarchie constitue une or-
ganisation qui, pour être opérationnelle face à son environnement
d’action, s’oppose aux dysfonctionnements issus des divergences
individuelles et donc prive systématiquement ses membres non
seulement de leur liberté originaire, mais aussi de leur autonomie
intellectuelle et affective.

C’est donc parce que chaque individu se trouve dans une


collectivité, qu’il fait l’expérience (ou croire faire l’expérience) de
la nécessité de se soumettre à une autorité couvrant et unifiant cette
collectivité, et cette soumission nécessite et fait accepter du même
coup chez lui l’abolition de l’intellection et de la volonté person-
nelles, c’est-à-dire accepter la soumission passive et automatique
au commandement externe qu’il a besoin de faire s’accomplir chez
les autres comme chez lui. L’individu renonce en commun à
l’autonomie pour que lui et tous les autres puissent prendre respec-
tivement une place d’agent exécutant en hétéronomie, mécanique-
ment (c’est-à-dire sans réflexion), les ordres assurant la coordina-
tion générale dans une division sociale du travail.
Organisation sociale et dépendance hiérarchique : S. Milgram, Soumission à l’autorité 7

Ce renoncement s’effectue d’autant plus pleinement qu’il est


motivé par une sorte de devoir d’honneur : pour l’individu auquel
est confié le soin d’exécuter un « ordre » (ordre dont dépend aussi
l’ « ordre » du monde social menacé de chaos et de destruction)
une morale supérieure remplace sa morale individuelle en lui en-
joignant de se montrer digne de la confiance que lui faite le com-
mandeur (et derrière lui la « Société »). L’individu se sent d’autant
plus engagé dans cette voie qu’il sait et qu’on sait qu’au départ il
s’est de lui-même et quasi spontanément engagé à obéir (par son
intérêt personnel à échapper à la menace du chaos collectif de
l’anarchie et son intérêt à s’intégrer dans une communauté) : en
refusant de désobéir, il refuse en conséquence de se démentir et de
trahir le pacte qu’il a passé avec la collectivité.

Cette conjonction de facteurs opère ainsi une démission de la


conscience morale et de l’activité rationnelle qui place l’individu
dans un état où il devient ainsi capable de participer à des actes
dont il s’abstiendrait par scrupule ou prudence s’il se trouvait enco-
re dans sa position individualiste. C’est dans ces conditions, entre
autres, que les horreurs les plus absurdes ont pu se perpétrer dans
l’histoire.

Cette soumission à l’autorité n’est cependant pas incompa-


tible avec un rôle d’autorité, bien au contraire. Celui qui en « infé-
rieur » obéit à la régulation transcendante communiquée par un
« supérieur » peut jouer aussi le « supérieur » d’un autre « infé-
rieur » auquel il transmet une part des « ordres », dans une parcel-
lisation du travail qui spécialise chaque membre en ne lui faisant
exécuter toujours qu’une partie de l’action totale qui n’est jamais
entièrement et réellement accomplie par quiconque en n’étant que
la résultante de la collaboration de l’ensemble des membres (cette
décomposition de la tâche facilitant d’ailleurs la soumission à
l’autorité dans les actes les plus immoraux en divisant pour chacun
la part d’immoralité qu’il exécute). Au sein du groupement hiérar-
chique, les plus soumis à l’autorité sont ou seraient aussi les plus
prescripteurs et commandeurs de l’autorité, dans une même per-
sonnalité autoritaire. Car c’est bien parce que la personne investie
d’une autorité apparaît manifestement comme obéissant elle-même
Organisation sociale et dépendance hiérarchique : S. Milgram, Soumission à l’autorité 8

à l’autorité transcendante que les agents lui obéissent sans hésiter.


Autrement dit, dans le groupement hiérarchique, on obéit toujours
à l’autorité abstraite, méta-individuelle, et non pas à une personne
concrète, dans un univers dépersonnalisé, robotisé, chosifié (com-
me les uniformes, les attitudes stéréotypées, les formules tradition-
nelles et répétées) où tout apparaît formé avec la froide matière des
mécanismes de la nécessité logique. Ce qui parait donc « impo-
sant » dans l’individu investi d’une « autorité » et auquel on obéit,
c’est que s’impose en lui, par lui et pour lui une puissance supé-
rieure, indépendante de lui, non humaine finalement et dont les
exigences sont censées « pouvoir » sauver tous ceux qui doivent
les accomplir.

Au bout du compte, l’individu, ou plutôt ce qui en reste, to-


talement déresponsabilisé face à une action qu’en amont il n’a pas
conçue et qu’en aval il ne réalise pas pleinement, ne trouve plus en
lui assez de ressource pour s’opposer au mouvement qui l’entraîne.

L’extrait proposé ci-dessous précise « la mise en situation »


ou la « mise en scène » qui conditionne chez l’individu une attitude
soumise à l’autorité. On y retrouvera, sous leurs principaux as-
pects, l’ascendance de l’ordre social général, la structuration d’un
espace spécifique, la force d’une idéologie légitimatrice, la sou-
mission individuelle à l’autorité individuelle par solidarité sociale
comme par compensation d’un sentiment de faiblesse et de vulné-
rabilité dans un contexte non directement maîtrisable, la parcellisa-
tion sérielle de la procédure, la dépersonnalisation et la dérespon-
sabilisation des fonctions respectives, puis enfin le besoin de cohé-
sion et de cohérence, la solidarité situationnelle, la protection de
l’image de soi et la fuite dans l’action qui favorisent le « jusqu'au-
boutisme » du « soumis ».

Le lecteur ne se trompera pas cependant en supposant que


toute cette « mise en scène » et ce conditionnement s’imposent
unilatéralement à l’individu qui va obéir ; il faudra au contraire se
souvenir, comme nous l’avons précédemment expliqué, que cet
individu se soumet volontairement à un dispositif autoritaire qu’il
réclame ou que du moins il attend avec un certain désir dans les
Organisation sociale et dépendance hiérarchique : S. Milgram, Soumission à l’autorité 9

rapports fondamentaux que cet individu entretient avec


l’organisation sociale.

Quant à la méthodologie des sciences sociales, nous entra-


percevrons l’utilité des éclairages qu’apporte indirectement
l’expérience de Milgram. Certes, les applications de ses enseigne-
ments au champ de cette méthodologie ne semblent évidement pas
aussi dramatiques ni d’ailleurs aussi importants qu’elles le sont
dans les affaires sociales en général, notamment politiques et mili-
taires. Notons cependant d’abord que d’une certaine façon, même
si cela n’entre pas dans son intention, Milgram produit paradoxa-
lement une critique des conditions des expériences de psychologie
sociale telles qu’elles sont réalisées ou réalisables en laboratoire de
recherche. En effet, les réactions des sujets d’expérience doivent
aussi être expliquées par l’influence « autoritaire » du cérémonial,
du décorum et de l’idéologie proscientifique qui bâtissent le cadre
apparent de l’expérimentation. Puis en dehors des expériences de
psychologie sociale, dans les enquêtes sociologiques, quelle part de
« soumission à l’autorité » entre dans « l’obéissance » du sujet qui
répond à un questionnaire ou à un entretien proposé par un « spé-
cialiste » scientifique qui a toute « autorité » en la matière et qui au
nom de « la science » demande une participation en invoquant la
nécessité de servir un idéal collectif si profitable?

Chez la personne dont le chercheur en sciences sociales ré-


clame des informations verbales ou écrites, la réflexion personnel-
le, l’indépendance morale, la capacité à s’affirmer et à résister sont
exposées à diminuer à mesure que la méthodologie du protocole de
recueil des données se manifeste plus rigoureuse, plus autarcique et
plus imposante (qu’on songe au soin que le chercheur croit avoir
intérêt à apporter dans la présentation de son enquête pour en
« montrer l’importance et le sérieux » ; qu’on songe aussi à toutes
les précautions qu’il croit devoir prendre pour rendre son enquête
plus sûre et commode, par exemple d’isoler avec lui son interrogé
ou son interviewé dans un espace et un temps nettement séparés
des « perturbations » de la vie courante, etc.). Ce qui est étrange-
ment dangereux dans cette situation réside dans le fait que plus le
chercheur en sciences sociales se veut personnellement « neutre »,
« objectif », « scientifique », c’est-à-dire plus il se veut un simple
Organisation sociale et dépendance hiérarchique : S. Milgram, Soumission à l’autorité 10

« agent » obéissant lui-même à des impératifs impersonnels de ra-


tionalité collective, plus ainsi, comme nous l’avons expliqué, il
revêt les attributs de « l’autorité » et risque de transmettre son état
à son interlocuteur en modifiant son questionné ou son interviewé
jusqu’à en faire un « agent » dépersonnalisé (dont les réponses ne
sont plus alors qu’un reflet ou un écho des déterminations du rôle
qui lui est attribué). Nous retrouvons là, porté à son comble,
l’artefact typique de la recherche qui ne trouve que ce qu’elle pro-
duit.
Aussi apparaissent relativement préférables, sous ce point de
vue critique, les procédés de l’observation directe et participante
où les sujets susceptibles de procurer des informations sur le mon-
de social restent immergés dans leurs actions courantes au sein de
leur milieu ordinaire (« naturel ») dans lequel c’est au chercheur de
s’immiscer et se fondre sans y faire entrer rien d’autre que son re-
gard et son écoute et surtout sans introduire les sujets dans un autre
réseau de rapports hiérarchiques que ceux auxquels ils participent
déjà, car il ne s’agit pas (hélas peut-être) d’éliminer toute « sou-
mission à l’autorité », mais du moins de pouvoir l’étudier sans rien
n’y ajouter.

Bernard Dantier, sociologue


7 mai 2009
Organisation sociale et dépendance hiérarchique : S. Milgram, Soumission à l’autorité 11

Stanley Milgram :

extrait de

Stanley Milgram, Soumission à l’autorité, Paris, Calmann-


Lévy, 1974, pp. 169-190.

SOMMAIRE

Le processus de l'obéissance :
application de l'analyse à l'expérience

CONDITIONS PRÉALABLES DE L’OBÉISSANCE

La famille
Le cadre institutionnel
Récompenses
Conditions préalables immédiates

L'ÉTAT AGENTIQUE

Quelles sont ses qualités propres et ses répercussions sur le sujet ?


Syntonisation
Nouvelle définition de la signification de la situation
Perte du sens de la responsabilité
Image de soi
Les ordres et l'état agentique

FACTEURS DE MAINTENANCE

Continuité de l'action
Obligations inhérentes à la situation
Anxiété
Organisation sociale et dépendance hiérarchique : S. Milgram, Soumission à l’autorité 12

Le processus de l'obéissance :
application de l'analyse à l'expérience

Maintenant que l'état agentique se trouve au centre de notre


analyse (…), certaines questions-clés se posent. En premier lieu,
quelles sont les conditions requises pour qu'un individu passe de
l'état autonome à l'état agentique ? (conditions préalables). En se-
cond lieu, une fois ce changement survenu, quelles en sont les ré-
percussions sur ses traits comportementaux et psychologiques ?
(conséquences). Enfin, en troisième lieu, qu'est-ce qui contraint
l'individu à demeurer dans l'état agentique ? (facteurs de mainte-
nance). Nous faisons ici une distinction entre les conditions qui
déterminent son entrée dans un état et celles qui l'y maintiennent.
Étudions maintenant ce processus en détail.

CONDITIONS PRÉALABLES DE L’OBÉISSANCE

Retour au sommaire de l’extrait

Nous devons tout d'abord examiner les forces qui ont agi sur
l'individu avant qu'il devienne notre sujet, ces forces qui ont mode-
lé son orientation fondamentale vis-à-vis de la société et préparé le
terrain de l'obéissance.

La famille

Le sujet a grandi au milieu de structures d'autorité. Depuis son


plus jeune âge, il a été soumis à la discipline imposée par ses pa-
rents, ce qui lui a inculqué un sentiment de respect pour l'autorité
des adultes. Les injonctions familiales sont également à la source
des impératifs éthiques. Cependant, quand un père donne à son en-
fant une prescription morale à suivre, il joue en réalité sur deux
tableaux. D'une part, il lui expose la nature spécifique d'un ordre à
exécuter. D'autre part, il l'exerce à se plier à l'exigence de l'autorité
Organisation sociale et dépendance hiérarchique : S. Milgram, Soumission à l’autorité 13

en soi. Ainsi, quand le père ou la mère disent : « Ne frappe pas des


enfants plus petits que toi », ils ne fournissent pas un seul impéra-
tif, mais deux. Le premier concerne la façon dont celui qui reçoit
l'ordre doit traiter les enfants plus petits (prototypes des faibles et
des innocents); le second impératif, implicite, se formule ainsi :
« Et obéis-moi ! » (…)

Ainsi donc, la genèse même de nos idéaux moraux est insépa-


rable de la façon dont ils nous ont été inculqués. De plus, l'exigen-
ce de la soumission demeure la seule constante de toute une variété
d'ordres spécifiques et de ce fait, elle tend à acquérir une force pré-
dominante qui l'emporte sur le contenu de l'ordre moral. 1

Le cadre institutionnel

Retour au sommaire de l’extrait

Dès que l'enfant émerge du cocon familial, il est transféré dans


un système d'autorité institutionnel, l'école. Là, on ne l'initie pas
seulement à un mode de vie particulier, mais encore on lui apprend

1 Les théoriciens du développement de l'enfant savent depuis longtemps que


« la première relation sociale consiste à reconnaître les suggestions de l'au-
torité et à s'y plier », (English, 1961, page 24). L'état de dépendance totale
qui caractérise les premières années ne laisse guère à l'enfant d'autre
choix, d'autant plus que l'autorité se présente généralement à lui sous une
forme bienveillante et secourable. Néanmoins, on a très souvent observé
qu'entre deux et trois ans, l'enfant entre dans une période de négation sys-
tématique au cours de laquelle il conteste automatiquement l'autorité,
môme dans ses exigences les plus modérées. STOGDILL (1936) note que, de
tous les problèmes posés par la formation du comportement social de l'en-
fant, celui de la désobéissance est considéré par les parents comme le plus
difficile. Il est fréquemment à l'origine des conflits les plus intenses jus-
qu'à ce que les processus de maturation, favorisés par l'insistance parenta-
le, incitent en général l'enfant à se montrer plus docile. Bien qu'elle
Consiste essentiellement en un rejet de l'autorité et une affirmation de son
moi. l'interminable désobéissance de l'enfant se distingue de celle de
l'adulte i-n ce sens qu'elle n'est pas liée chez lui à une notion de responsa-
bilité personnelle. A la différence des formes de désobéissance que nous
pouvons rire amenés à louer chez l'adulte, celle de l'enfant est une opposi-
tion primaire systématique qui ne se fonde pas sur des considérations mo-
rales.
Organisation sociale et dépendance hiérarchique : S. Milgram, Soumission à l’autorité 14

à fonctionner à l'intérieur d'un cadre organisationnel. Ses actions


sont réglementées en majeure partie par ses maîtres; toutefois, il
s'aperçoit vite que ceux-ci sont également soumis à la discipline et
aux exigences du directeur. Il se rend compte que l'arrogance, loin
d'être passivement acceptée par l'autorité, encourt le blâme, et que
la déférence constitue la seule attitude convenable et satisfaisante à
tous égards.

Les vingt premières années de la vie d'un individu se passent à


fonctionner en tant qu'élément subordonné dans un système d'auto-
rité et, quand il quitte l'école, le sujet mâle opte pour une profes-
sion civile ou pour la carrière militaire. Dans le premier cas, il ap-
prend que si l'expression discrète d'une certaine divergence d'opi-
nions est tolérée, une attitude implicite de soumission est indispen-
sable à l'harmonie des rapports avec les représentants de l'autorité.
Quelle que soit la liberté accessoire accordée au subalterne, la si-
tuation a été définie de façon telle qu'il doit nécessairement ac-
complir une tâche prescrite par son supérieur.

Si toutes les sociétés, primitives ou évoluées, possèdent néces-


sairement des structures d'autorité, la nôtre présente la caractéristi-
que supplémentaire d'inculquer à ses membres l'habitude de se
soumettre à des autorités impersonnelles. Le degré d'obéissance
n'est probablement pas moindre chez un Achanti que chez un ou-
vrier d'usine américain, mais alors que tous les représentants de
l'autorité sont personnellement connus de l'indigène, le monde in-
dustriel moderne contraint les individus à se soumettre à des entités
impersonnelles, à une autorité abstraite symbolisée par des insi-
gnes, un uniforme ou un titre.

Récompenses

Retour au sommaire de l’extrait

Dans ses rapports avec l'autorité, l'individu se trouve perpétuel-


lement confronté avec une structure de récompenses : la docilité lui
vaut généralement une faveur quelconque alors que la rébellion
entraîne le plus souvent un châtiment. Parmi les nombreuses for-
mes de récompense décernées à la soumission inconditionnelle, la
Organisation sociale et dépendance hiérarchique : S. Milgram, Soumission à l’autorité 15

plus ingénieuse reste celle qui consiste à placer l'individu dans une
niche de la structure dont il fait partie. Elle offre en effet le double
avantage de motiver le comportement du premier et de perpétuer la
seconde. Cette forme de récompense, « la promotion », est ressen-
tie avec une profonde satisfaction par le bénéficiaire, mais elle a
pour principal mérite d'assurer la continuité de la hiérarchie.

Le résultat net de ce mode d'organisation est l'intériorisation de


l'ordre social. Autrement dit, l'individu adopte pour son compte
personnel l'ensemble des axiomes qui régissent la vie collective, le
principal étant : « Faites ce que votre supérieur vous dit. » De mê-
me que nous assimilons les règles de la grammaire et que nous
pouvons ainsi comprendre et prononcer de nouvelles phrases, de
même nous faisons nôtres des préceptes de la vie sociale qui nous
permettent de satisfaire aux exigences de la communauté dans des
situations diverses. De tout l'éventail de ces règles, celle qui re-
quiert la soumission à l'autorité occupe assurément la place privi-
légiée.

C'est pourquoi il faut compter parmi les conditions préalables


de l'obéissance l'expérience familiale de l'individu, le cadre social
bâti sur des systèmes d'autorité impersonnels et l'extension à tous
les échelons d'une structure de récompenses où soumission et ré-
bellion entraînent les sanctions correspondantes. Bien que ces
conditions fournissent sans aucun doute le contexte général qui a
modelé les conduites habituelles de nos sujets, leur étude dépasse
le cadre d'une investigation scientifique. Elles ne déclenchent pas
directement le passage à l'état agentique. Tournons-nous mainte-
nant vers les facteurs plus immédiats qui, dans la situation de labo-
ratoire, déterminent ce changement.

Conditions préalables immédiates

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Perception de l'autorité. Il y a pour première condition néces-


saire à la conversion à l'état agentique la perception d'une autorité
légitime. Du point de vue psychologique, celle-ci appartient à la
personne qui occupe une position où on lui reconnaît le droit de
Organisation sociale et dépendance hiérarchique : S. Milgram, Soumission à l’autorité 16

commander dans une situation donnée. La perception de l'autorité


se trouve liée aux conditions où elle s'exerce et ne se prolonge pas
obligatoirement en dehors de ses limites. Par exemple, si l'expéri-
mentateur rencontrait le sujet dans la rue, il n'aurait aucune in-
fluence sur lui. L'autorité d'un pilote sur ses passagers ne s'étend
pas au-delà de son appareil.

L'autorité s'appuie sur des normes : nous admettons volontiers


que dans certaines situations, un contrôle social soit exercé par un
personnage représentant l'autorité. Elle n'est pas obligatoirement
associée à la notion de « prestige » : c'est ainsi qu'au théâtre, nous
nous soumettons généralement sans protester au contrôle de l'ou-
vreuse. La puissance de l'autorité ne vient pas des caractéristiques
personnelles de celui en qui elle s'incarne, mais de la clarté de sa
perception dans une structure sociale.

La question de savoir par quels moyens elle se fait reconnaître


ne paraît pas, à première vue, devoir se poser. Nous semblons inva-
riablement savoir qui est au poste de commande. Toutefois, nous
pouvons examiner ce comportement au laboratoire pour essayer
d'en analyser le processus.

En premier lieu, le sujet aborde cette situation avec la convic-


tion a priori que quelqu'un la dirige. Lorsque l'expérimentateur se
présente à lui, il comble donc l'attente du sujet. En conséquence, il
n'a pas à faire valoir son autorité, mais simplement à s'identifier
avec elle. Il y parvient grâce à quelques remarques préliminaires et
puisque ce rituel bien défini correspond exactement à ce que le su-
jet attend d'un responsable, toute idée de contestation est écartée.
Autre facteur auxiliaire : l'assurance de l'expérimentateur, l'impres-
sion d'autorité qui émane de sa personne. De même qu'un domesti-
que a un maintien déférent, de même son maître a naturellement
une présence qui impose son statut dominant sans qu'il ait à le dé-
finir verbalement.

En second lieu, l'autorité a souvent recours à la tenue vestimen-


taire pour se faire reconnaître d'emblée dans une situation donnée.
Notre expérimentateur portait la blouse grise du technicien qui
symbolisait son appartenance au laboratoire. Tenues de policiers,
Organisation sociale et dépendance hiérarchique : S. Milgram, Soumission à l’autorité 17

de militaires, et autres uniformes de service, sont les signes exté-


rieurs de l'autorité les plus courants dans la vie quotidienne.

En troisième lieu, le sujet note l'absence d'autorités rivales. Nul


autre ne revendiquant la responsabilité, il est légitimement fondé à
penser que l'expérimentateur est bien l'homme de la situation. En-
fin, il faut tenir compte également de l'absence d'anomalies fla-
grantes (par exemple, un enfant ne saurait prétendre à ce rôle).

C'est donc à l'apparence de l'autorité et non à sa qualité intrin-


sèque que le sujet répond. À moins que ne surgissent des informa-
tions contradictoires ou ne se produisent des faits trop insolites, la
simple affirmation de l'autorité par son détenteur est presque tou-
jours suffisante. 2

Entrée dans le système d'autorité. La deuxième condition qui


déclenche la conversion à l'état agentique est l'acte par lequel l'in-
dividu reconnaît l'appartenance de la personne au système d'autori-
té qu'elle prétend représenter. La perception de l'autorité ne suffit
pas, encore faut-il qu'il y ait une relation directe entre elle et nous.
Ainsi, lorsque nous regardons un défilé militaire et que nous en-
tendons un officier crier : « Demi-tour à gauche ! », nous ne bou-
geons pas, parce que nous ne nous définissons pas comme ses su-
bordonnés. Il y a toujours un état transitoire entre le moment où
nous sommes à l'extérieur du système d'autorité et celui où nous
nous retrouvons à l'intérieur. Les systèmes d'autorité sont fré-
quemment limités par un contexte physique. Aussi ne nous sou-
mettons-nous à leur influence qu'à partir de l'instant précis où nous

2 Le problème technique que représente la façon dont l'autorité peut faire


reconnaître sa légitimité mérite réflexion. Quand un jeune homme reçoit
une lettre qui prétend venir de son bureau de recrutement, quelle preuve a-
t-il qu'il ne s'agit pas là d'une simple mystification ? Si nous voulons pous-
ser notre argument plus loin, quand ledit jeune homme se présente au
camp désigné, comment peut-il être assuré que les hommes en kaki qu'il y
trouve ont réellement le droit de disposer de sa vie ? Peut-être tout cela
n'est-il qu'une vaste mise en scène due à l'imagination d'un groupe d'ac-
teurs en chômage. Cette facilité de simulation fait que la véritable autorité
doit se montrer extrêmement vigilante et punir avec rigueur toute tentative
de contrefaçon.
Organisation sociale et dépendance hiérarchique : S. Milgram, Soumission à l’autorité 18

franchissons effectivement le seuil de leur domaine. Le fait que


notre expérience ait eu pour cadre un laboratoire scientifique
compte pour beaucoup dans la proportion élevée du taux d'obéis-
sance que nous avons obtenu. Conscient que l'expérimentateur est
le « propriétaire légitime » de cet espace défini, le sujet estime qu'il
doit agir avec la même courtoisie qu'un invité chez son hôte. Si
l'expérience se déroulait ailleurs que dans un laboratoire, il y aurait
une réduction sensible du taux d'obéissance. 3

Facteur plus important encore dans le cadre de notre expérien-


ce, c'est volontairement que le sujet a pénétré dans le royaume par-
ticulier de l'autorité. Tous les participants sont venus de leur plein
gré. Cette libre adhésion a pour effet psychologique de créer chez
le sujet un double sentiment d'engagement et d'obligation morale
qui jouera par la suite son rôle en le maintenant dans la situation
qu'il a choisi d'assumer.

Si nos sujets avaient été contraints à participer à l'expérience,


peut-être se seraient-ils également soumis à l'autorité, mais les mé-
canismes psychologiques en jeu auraient été tout différents de ceux
que nous avons observés. D'une manière générale, chaque fois
qu'elle en a la possibilité, la société essaie de susciter cette libre
adhésion à ses diverses institutions. Dans l'armée, les recrues prê-
tent serment de fidélité et les engagés volontaires sont préférés aux
appelés. Lorsque les individus se soumettent à l'autorité qui leur est
imposée par la force — par exemple, sous la menace du revolver
— l'obéissance obtenue dans de telles circonstances ne dure qu'au-
tant que s'exerce la surveillance directe. Dès que l'homme au re-
volver s'en va ou que disparaît la notion de danger qu'il représente,
l'obéissance cesse immédiatement. Dans le cas de la soumission
volontaire à une autorité légitime, les principales sanctions du refus
d'obéissance émanent de l'intéressé lui-même. Elles ne dépendent
pas de contraintes extérieures, mais proviennent du degré de l'en-

3 Imaginons qu'un expérimentateur aille de maison en maison dans un quar-


tier résidentiel et que, avec l'accord des propriétaires, il procède à ses ex-
périences dans les salons de ces demeures. Il jouirait d'une autorité bien
moins grande qu'au laboratoire dont le cadre renforce en général sa posi-
tion.
Organisation sociale et dépendance hiérarchique : S. Milgram, Soumission à l’autorité 19

gagement que le sujet estime avoir contracté. En ce sens, l'obéis-


sance répond à une motivation intériorisée et non à une simple
cause externe.

Coordination entre l'ordre et la jonction d'autorité. L'autorité


est la perception de l'existence d'un contrôle social à l'intérieur d'un
entourage spécifique qui détermine la catégorie d'ordres logique-
ment appropriés à son exercice. Il doit en général y avoir quelque
lien intelligible entre la fonction du détenteur de l'autorité et la na-
ture des ordres qu'il donne. La relation peut être plus ou moins
claire, mais il faut que dans l'ensemble, elle soit cohérente. Ainsi,
dans le domaine militaire, un officier est en droit d'assigner à son
subalterne une mission extrêmement dangereuse. Par contre il ne
peut le contraindre à embrasser sa petite amie. Dans le premier cas,
l'ordre est logiquement lié à la fonction générale de l'armée, dans le
second, ce rapport n'existe pas.

En ce qui concerne notre investigation, le sujet agit dans les


conditions d'une expérience sur la mémoire et l'apprentissage et il
estime les injonctions de l'expérimentateur en accord avec son rôle.
Dans le cadre du laboratoire, il les trouve pertinentes, même si par
la suite il doit en contester certains développements particuliers.

Du fait que l'expérimentateur donne ses ordres dans un milieu


qu'il est censé bien connaître, son pouvoir s'en trouve accru. Les
supérieurs passent généralement pour être plus qualifiés que leurs
inférieurs; que cela s'avère ou non, ce concept n'en définit pas
moins la situation. Même quand un subordonné possède un niveau
de connaissance technique plus élevé que son chef direct, il ne doit
pas se croire autorisé pour autant à lui dénier le droit de comman-
der ; il ne peut que lui communiquer ses informations afin que ce-
lui-ci en dispose comme il l'entendra. Typiquement, il y a tension
dans les systèmes d'autorité quand l'incompétence du responsable
en titre risque de mettre ses subordonnés en danger. 4

4 Le roman de Herman WOUK publié en 1952, Ouragan sur D.M.S. Caine,


illustre bien cette situation. La stupidité n'est pas incompatible avec l'auto-
rité. Nombre de ceux en qui elle s'incarne s'acquittent parfaitement de leur
tâche en dépit de leur incompétence notoire. Le problème se pose seule-
Organisation sociale et dépendance hiérarchique : S. Milgram, Soumission à l’autorité 20

L'idéologie dominante. La perception de l'existence légitime


d'un contrôle social à l'intérieur d'une situation définie est une des
conditions préalables de la conversion à l'état agentique. Mais la
légitimité de la situation elle-même dépend de sa relation avec une
idéologie justificatrice.

Quand les sujets se présentent au laboratoire et reçoivent les


instructions de l'expérimentateur, ils ne s'écrient pas avec effare-
ment : « Je n'ai jamais entendu parler de la science. Que voulez-
vous dire par là ? » Dans ce cas précis, l'idée de la science et la re-
connaissance de son utilité en tant qu'entreprise sociale légitime
fournissent à l'expérience la justification de l'idéologie dominante.
Les affaires, l'église, le gouvernement, l'enseignement représentent
autant de domaines normaux de l'activité humaine qui, d'une part,
sont légitimés par les valeurs et les besoins de la société et d'autre
part, sont acceptés par le citoyen type comme inhérents au monde
où il est né et où il vit. L'obéissance pourrait être obtenue en de-
hors de telles institutions. Elle n'aurait toutefois plus cette forme
d'adhésion spontanée dans laquelle la personne se soumet avec la
bonne conscience de faire son devoir. Par ailleurs, si l'expérience
se déroulait au sein d'une culture très différente de la nôtre — di-
sons, chez les Trobriandais 5 — il serait nécessaire de trouver

ment lorsqu'un supérieur, prenant avantage de sa position, contraint ses


subordonnés plus capables à adopter une ligne de conduite absurde. Les
autorités bornées peuvent parfois faire preuve d'efficacité et même être
appréciées par leurs subordonnés dans la mesure où elles assignent la res-
ponsabilité aux plus aptes d'entre eux. Le roman de Herman WOUK met en
lumière deux points supplémentaires. En premier lieu, il montre combien
il est difficile de se dresser contre l'autorité quand celle-ci se révèle in-
compétente. Le Caine avait beau être sur le point de sombrer par la faute
de Queeg, ce n'est qu'après une lutte intérieure déchirante que Willie et
Keith se sont décidés à en prendre le commandement. En second lieu, bien
que, clans ce cas précis, cette solution semble avoir été la seule chance de
salut, l'attachement aux principes d'autorité est si profondément enraciné
que l'auteur, par le truchement de Greenwald, met en question dans une
scène dramatique le fondement moral de la mutinerie.
5 Les habitants de l'île Trobriand, proche de la Nouvelle-Guinée, ont fait
l'objet de nombreuses études sociologiques (en particulier de Margaret
Organisation sociale et dépendance hiérarchique : S. Milgram, Soumission à l’autorité 21

l'équivalent fonctionnel de la science afin d'obtenir des résultats


psychologiquement comparables. Le Trobriandais n'a aucune rai-
son de faire confiance à nos savants, mais il considère ses sorciers
avec respect. L'Inquisiteur, dans l'Espagne du seizième siècle pou-
vait mépriser la science, mais il épousait l'idéologie de son église :
par conséquent, en son nom, et pour sa perpétuation, il torturait
allègrement sans le moindre problème de conscience.

La justification idéologique se révèle essentielle quand on veut


obtenir l'obéissance spontanée. Elle permet au sujet docile de voir
son comportement en relation avec un objectif souhaitable. C'est
uniquement dans cette optique que la soumission est librement
consentie.

Un système d'autorité est donc composé au minimum de deux


personnes qui sont a priori d'accord sur le fait que l'une d'elles a le
droit de déterminer la conduite de l'autre. Dans notre cas particu-
lier, l'expérimentateur représente l'élément-clé d'un système qui
dépasse de beaucoup sa personne : il faut y ajouter le cadre où se
déroulent les expériences, l'impressionnante installation du labora-
toire, les artifices propres à donner au sujet un sentiment d'obliga-
tion morale, la mystique de la science qui auréole l'expérience et, à
l'arrière-plan, tout l'arsenal d'institutions permettant l'exercice de
telles activités — autrement dit, la caution sociale fournie implici-
tement par le fait même que notre investigation est réalisée et ad-
mise dans une ville civilisée.

L'influence de l'expérimentateur sur le sujet n'est pas due à l'uti-


lisation de la force ou de la menace, mais à la position qu'il occupe
dans une structure sociale. Tout concourt à laisser penser que non
seulement il peut déterminer la conduite du participant, mais qu'il
doit le faire. Ainsi son pouvoir lui est-il à un certain degré libre-
ment concédé par ceux qu'il a mission de diriger. Mais une fois que
le sujet a donné ce consentement, il ne peut se rétracter à sa guise.
La décision s'avère extrêmement difficile à prendre.

Mead), d'où l'utilisation générique de leur nom pour désigner une société
primitive
Organisation sociale et dépendance hiérarchique : S. Milgram, Soumission à l’autorité 22

L'ÉTAT AGENTIQUE

Quelles sont ses qualités propres et ses répercussions sur le


sujet ?

Retour au sommaire de l’extrait

Une fois converti à l'état agentique, l'individu devient un autre


être, présentant des aspects nouveaux qu'il n'est pas toujours facile
de relier à sa personnalité habituelle.

En premier lieu, toute la série d'actions que le sujet exécute se


trouve entièrement conditionnée par sa relation avec l'expérimenta-
teur, il est particulièrement désireux de se montrer compétent et de
faire bonne impression à l'homme de science. Il mobilise toute sont
attention à cet effet. Il suit les instructions à la lettre, s'efforce d'as-
similer correctement la technique du stimulateur de chocs et se
laisse complètement absorber par le souci d'exécuter au mieux les
manipulations qui lui sont confiées. Dans le cadre de l'expérience,
la conscience de la souffrance infligée à l'élève s'estompe au point
de devenir un détail négligeable, une incidence mineure des activi-
tés complexes du laboratoire.

Syntonisation

Ceux qui n'ont pas une connaissance directe de l'expérience


peuvent à bon droit penser que la difficulté de la situation où se
trouve le sujet réside dans le conflit des forces qui l'assaillent. En
réalité, il se produit chez celui-ci un phénomène de syntonisation
qui lui fait accueillir avec un maximum de réceptivité tout ce qui
vient de l'autorité, alors que les manifestations de détresse de l'élè-
ve lui sont à peine perceptibles et demeurent psychologiquement
lointaines. Ceux qui douteraient de cette réaction n'ont qu'à obser-
ver le comportement d'individus intégrés dans une structure hiérar-
chique. Prenons l'exemple d'un président directeur général au cours
d'une réunion de travail avec ses subordonnés. Ceux-ci ne perdent
pas une de ses paroles. Si des collaborateurs placés au bas de
Organisation sociale et dépendance hiérarchique : S. Milgram, Soumission à l’autorité 23

l'échelle expriment les premiers des idées intéressantes, il y a de


fortes chances pour que personne n'y prête attention. Si le président
les reprend, elles sont accueillies avec enthousiasme.

Il n'y a pas lieu de se scandaliser de cette attitude; elle reflète


les réactions naturelles de l'individu vis-à-vis de l'autorité. Si nous
cherchons à en comprendre la raison, nous nous rendons compte
immédiatement que le représentant de l'autorité, de par le privilège
de son statut, est le mieux placé pour distribuer des faveurs ou in-
fliger des sanctions. Le patron peut à son gré licencier un collabo-
rateur ou lui donner de l'avancement : l'officier envoie le simple
soldat au cœur du combat ou lui assigne une tâche sans danger. Le
patriarche de la tribu consent à un mariage ou ordonne une exécu-
tion. Dans l'intérêt même de l'individu, il est donc vital qu'il se plie
avec zèle au moindre caprice de l'autorité.

De ce fait, chacun de nous a tendance à accorder plus d'impor-


tance à l'autorité qu'à l'individu. Nous voyons en elle une force im-
personnelle dont les diktats l'emportent sur le souhait ou le désir
d'un simple mortel. Les détenteurs de l'autorité acquièrent pour
certains un caractère suprahumain.

Ce phénomène de syntonisation différentielle se produit avec


une impressionnante régularité au cours de nos expériences. L'élè-
ve souffre du handicap que le sujet n'est pas réellement sur sa lon-
gueur d'ondes. En effet, les sentiments et les perceptions de ce der-
nier sont dominés par la présence de l'expérimentateur. Pour nom-
bre de sujets, l'élève devient simplement un obstacle gênant qui les
empêche d'établir une relation satisfaisante avec l'expérimentateur.
Ses supplications ont donc pour seul effet de rendre plus difficile la
tâche du sujet qui tient avant tout à se mettre dans les bonnes grâ-
ces de l'expérimentateur, personnage dominant de la situation.
Organisation sociale et dépendance hiérarchique : S. Milgram, Soumission à l’autorité 24

Nouvelle définition de la signification de la situation

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Lorsqu'on est à même de déterminer le sens de la vie pour un


individu, il n'y a qu'un pas à franchir pour déterminer son compor-
tement. C'est pourquoi l'idéologie — qui s'efforce de fournir une
interprétation de la condition humaine — occupe une place privi-
légiée dans les révolutions, les guerres et autres circonstances ana-
logues où l'individu est appelé à se surpasser. Les gouvernements
investissent des sommes considérables dans la propagande qui re-
présente l'interprétation officielle des événements.

Toute situation possède également une sorte d'idéologie que


nous appelons la « définition de la situation » et qui est l'interpréta-
tion de sa signification sociale. Elle fournit la perspective dans la-
quelle ses divers éléments forment un tout cohérent. Selon le
contexte dans lequel il s'insère, un acte peut paraître odieux ou par-
faitement licite. L'homme est enclin à accepter les définitions de
l'action fournies par l'autorité légitime. Autrement dit : bien que le
sujet accomplisse l'action, il permet à l'autorité de décider de sa
signification.

C'est cette abdication idéologique qui constitue le fondement


cognitif essentiel de l'obéissance. Si le monde ou la situation sont
tels que l'autorité les définit, il s'ensuit que certains types d'actions
sont légitimes.

C'est pourquoi il ne faut pas voir dans le tandem autorité/sujet


une relation dans laquelle un supérieur impose de force une
conduite à un inférieur réfractaire. Le sujet accepte la définition de
la situation fourme par l'autorité, il se conforme donc de son plein
gré à ce qui est exigé de lui.
Organisation sociale et dépendance hiérarchique : S. Milgram, Soumission à l’autorité 25

Perte du sens de la responsabilité

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Le changement agentique a pour conséquence la plus grave que


l'individu estime être engagé vis-à-vis de l'autorité dirigeante,
mais ne se sent pas responsable du contenu des actes que celle-ci
lui prescrit. Le sens moral ne disparaît pas, c'est son point de mire
qui est différent : le subordonné éprouve humiliation ou fierté se-
lon la façon dont il a accompli la tâche exigée de lui.

Le langage fournit de nombreux termes pour désigner ce type


d'attitude : loyauté, devoir, discipline. Tous ces vocables sont im-
prégnés au plus haut degré de signification morale et concernent la
façon dont l'individu s'acquitte de ses obligations à l'égard de l'au-
torité. Ils ne se réfèrent pas à sa « bonté naturelle », mais à son ef-
ficacité dans le rôle déterminé que la société lui a assigné. L'argu-
ment de défense le plus fréquemment invoqué par l'auteur d'un
crime odieux en service commandé est qu'il s'est borné à faire son
devoir. En se justifiant ainsi, loin de présenter un alibi inventé pour
les besoins de la cause, il ne fait que se reporter honnêtement à l'at-
titude psychologique déterminée par sa soumission à l'autorité.

Pour qu'un homme se sente responsable de ses actes, il doit


avoir conscience que son comportement lui a été dicté par son «
moi profond ». Dans la situation de laboratoire, nos sujets ont pré-
cisément un point de vue opposé : ils imputent leurs actions à une
autre personne. Ils nous ont souvent dit au cours de nos expérien-
ces : « S'il ne s'en était tenu qu'à moi, jamais je n'aurais administré
de chocs à l'élève. »

Le surmoi n'a plus pour rôle d'apprécier la notion du bien ou du


mal inhérente à l'acte en soi, mais celui de contrôler la qualité du
fonctionnement de l'individu dans le système d'autorité. 6 Du fait

6 Dans Psychologie collective et analyse du Moi (1921), FREUD soulignait


déjà que l'individu renonce volontiers aux fonctions de son surmoi pour
laisser au chef le droit de décider de ce qui est bien ou de ce qui est mal.
Organisation sociale et dépendance hiérarchique : S. Milgram, Soumission à l’autorité 26

que les forces inhibitrices empêchant normalement l'homme de


nuire à autrui se trouvent court-circuitées, ses actions ne sont plus
contrôlées par la conscience.

Considérons un individu qui, dans la vie quotidienne, est doux


et bienveillant. Même dans ses accès de colère, il ne se livre pas à
des voies de fait sur ceux qui l'ont irrité. S'il doit corriger un enfant
coupable de quelque sottise, il y répugne à tel point qu'il se sent
physiquement incapable de lui donner une gifle et il finit par y re-
noncer. Pourtant, quand ce même homme est appelé sous les dra-
peaux et qu'il reçoit l'ordre de bombarder des populations, il s'exé-
cute. Cet acte n'a pas pour origine son propre système de motiva-
tions, il n'est donc pas réfréné par les forces inhibitrices de son
psychisme personnel. A mesure qu'il grandit, l'individu normal ap-
prend à refouler ses pulsions agressives. Mais la culture n'est prati-
quement jamais parvenue à lui inculquer l'habitude d'exercer un
contrôle personnel sur les actions prescrites par l'autorité. C'est la
raison pour laquelle cette dernière constitue un danger bien plus
grave pour la survie de l'espèce humaine. 7

Image de soi

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Non content de vouloir faire bonne impression, l'homme tient


également à avoir une image satisfaisante de lui-même. La projec-
tion idéale de son moi est une source considérable d'inhibition in-
terne. S'il a la tentation de commettre un acte odieux, il peut éva-
luer les conséquences qui en résulteraient pour son image person-

7 Dans sa brillante analyse des hiérarchies sociales, KOESTLER note : « J'ai


souligné plusieurs fois que les impulsions égoïstes de l'homme constituent
un danger historique bien moindre que ses tendances d'intégration. L'indi-
vidu qui se livre à un excès d'affirmation agressive de son moi s'expose
aux représailles de la société : il se met hors la loi, il se place en dehors de
la hiérarchie. Le vrai croyant, au contraire, s'y insère plus étroitement; il
pénètre dans le sein de l'église ou du parti ou généralement du holon social
auquel il abandonne sa personnalité. » (Le Cheval dans la locomotive
d'Arthur KOESTLER, partie III, «Désordre», page 230. Calmann-Lévy,
1968.)
Organisation sociale et dépendance hiérarchique : S. Milgram, Soumission à l’autorité 27

nelle et décider de s'abstenir. Mais une fois qu'il est converti à l'état
agentique, ce mécanisme d'appréciation disparaît entièrement.
N'étant pas issue de ses propres motivations, l'action ne se réfléchit
plus sur son image personnelle et par conséquent, sa conception ne
saurait lui être imputée. Il arrive fréquemment que l'individu se
rende compte que ce qui est exigé de lui entre en contradiction to-
tale avec ce qu'il souhaiterait faire. Même lorsqu'il accomplit l'ac-
tion, il ne voit pas de rapport entre elle et lui. Pour cette raison, de
son point de vue, les actes exécutés sur ordre ne sont pas vérita-
blement coupables, si inhumains qu'ils puissent être en réalité. Et
c'est vers l'autorité que le sujet se tourne pour qu'elle le confirme
dans la bonne opinion qu'il a de lui.

Les ordres et l'état agentique

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L'état agentique constitue la disposition mentale propice aux ac-


tes d'obéissance, mais pour que ceux-ci aient effectivement lieu,
cette potentialité ne suffit pas : encore faut-il qu'il y ait des ordres
spécifiques qui serviront de mécanismes de déclenchement. Nous
avons déjà montré qu'en général, l'ordre doit être compatible avec
l'autorité qui le donne. Il se décompose en deux parties : la défini-
tion de l'action elle-même et le caractère impératif de son exécu-
tion. (À titre d'exemple, une simple requête donne la définition de
l'action, mais n'impose pas son exécution.) Ce sont donc les ordres
qui provoquent les actes de soumission proprement dits. Peut-on
alors penser que l'état agentique est une simple périphrase pour
désigner l'obéissance ? Non : c'est seulement l'état d'organisation
mentale qui augmente sa probabilité. L'obéissance est l'aspect
comportemental de cet état. Un individu peut très bien être dans
l'état agentique — c'est-à-dire disposé à agir selon le bon plaisir de
l'autorité — sans jamais recevoir d'ordres et, par conséquent, sans
jamais avoir à obéir.
Organisation sociale et dépendance hiérarchique : S. Milgram, Soumission à l’autorité 28

FACTEURS DE MAINTENANCE

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Dès lors qu'un individu est entré dans l'état agentique, qu'est-ce
qui le contraint à y demeurer ? Toutes les fois que des éléments
sont liés entre eux pour former une hiérarchie, il faut nécessaire-
ment que des forces les maintiennent dans cette relation. En leur
absence, la plus légère perturbation provoquerait la désintégration
de la structure. C'est pourquoi, dès que les individus sont insérés
dans une hiérarchie sociale, il doit y avoir un mécanisme de liai-
son pour donner à la structure un minimum de stabilité.

Certains croient que dans la situation expérimentale, le sujet


peut mathématiquement apprécier les valeurs conflictuelles en pré-
sence, aligner les facteurs selon une simple opération de calcul
mental et déterminer son comportement d'après le résultat de cette
équation. La difficile position du sujet se ramènerait alors à un
simple problème de décision rationnelle à prendre. Une telle analy-
se ignore un aspect crucial mis en lumière par nos expériences.
Bien que nombre de nos sujets prennent mentalement la résolution
de ne plus administrer de chocs à l'élève, ils sont très souvent inca-
pables de la traduire en acte. Nous avons été témoins de leurs ef-
forts pathétiques pour se dégager de l'emprise de l'autorité alors
que des impératifs mal définis, mais puissants, les rivaient au sti-
mulateur électrique. L'un des sujets a dit à l'expérimentateur : « II
ne peut pas le supporter. Je ne vais quand même pas tuer cet hom-
me ! Vous l'entendez bien crier. Il ne peut pas le supporter. » Bien
qu'au niveau de l'expression verbale, le sujet ait résolu de s'arrêter,
il n'en a pas moins continué à obéir aux ordres de l'expérimenta-
teur. Beaucoup sont tentés de désobéir, mais il semble qu'une puis-
sance invisible les empêche de suivre leur impulsion.

Examinons les forces qui les maintiennent si efficacement dans


leur rôle. Le meilleur moyen pour y parvenir est encore de se de-
Organisation sociale et dépendance hiérarchique : S. Milgram, Soumission à l’autorité 29

mander : Quels sont les obstacles que le sujet doit surmonter s'il
veut s'arrêter ? Au travers de quel maquis psychologique doit-il se
frayer un chemin pour quitter sa place devant le stimulateur et pas-
ser au stade de la révolte ouverte ?

Continuité de l'action

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L'heure passée en laboratoire est un processus ininterrompu


dans lequel chaque action exerce une influence sur la suivante.
L'obéissance dans ce cas présente un aspect de continuité; après les
instructions initiales, l'expérimentateur ne demande pas au sujet
d'entreprendre une nouvelle action, mais simplement de poursuivre
ce qu'il est en train de faire. C'est cette récurrence de l'action exi-
gée du sujet qui crée les forces de maintenance. Au fur et à mesure
qu'il augmente l'intensité des chocs, il doit justifier son comporte-
ment vis-à-vis de lui-même; l'un des moyens pour y parvenir est
d'aller jusqu'au bout. En effet, s'il s'arrête, il doit logiquement se
dire : « Tout ce que j'ai fait jusqu'à présent est mal et je le recon-
nais maintenant en refusant d'obéir plus longtemps. » Par contre, le
fait de continuer le rassure sur le bien-fondé de sa conduite anté-
rieure. Les premières actions ont créé un sentiment de malaise que
les suivantes neutralisent 8 . C'est par ce processus fragmentaire
que le sujet se trouve entraîné dans un comportement destructeur.

Obligations inhérentes à la situation

Toute situation sociale est assortie implicitement d'une étiquette


qui joue un rôle important dans la détermination du comportement.
Pour s'arrêter, le sujet doit délibérément rompre les accords tacite-
ment convenus dans cette situation précise. Au départ, il a promis
son concours à l'expérimentateur et maintenant, il doit revenir sur
cet engagement. Le simple spectateur de l'épreuve impute à des
considérations morales le refus d'obéissance du sujet alors que ce-

8 Interprétation compatible avec la théorie de la dissonance cognitive. Voir


L. FESTINGER, 1957.
Organisation sociale et dépendance hiérarchique : S. Milgram, Soumission à l’autorité 30

lui-ci y voit un reniement de l'obligation contractée vis-à-vis de


l'expérimentateur, décision qui ne peut être prise à la légère. Il y a
encore un autre aspect à envisager.

Goffman (1959) souligne que toute situation sociale repose sur


un consensus opératoire entre les participants. L'une de ses prémis-
ses essentielles est que, à partir du moment où la définition de la
situation a été exposée aux personnes concernées et acceptée .par
elles, il n'y a plus de contestation possible. En fait, la dénonciation
de la définition admise revêt la gravité d'une transgression morale.
Il n'existe pas de circonstance où un conflit déclaré à ce sujet puis-
se se résoudre par l'échange de banales formules de politesse.

Plus spécifiquement, selon l'analyse de Goffman, « la société


est organisée sur le principe que tout individu possédant certaines
caractéristiques reconnues a le droit moral d'escompter que les au-
tres membres de la communauté l'apprécient à sa juste valeur et
agissent vis-à-vis de lui en conséquence... S'il propose la définition
précise d'une situation et affirme de façon implicite ou explicite
qu'il possède les qualifications requises, il exerce automatiquement
une pression morale sur la collectivité en l'obligeant à l'apprécier et
à le traiter selon la manière convenant aux personnes de son sta-
tut ». Le refus d'obéir à l'expérimentateur équivaut à la négation de
la conséquence et de l'autorité que celui-ci a revendiquées a priori,
ce qui constitue un grave manquement aux règles de la société.

La situation expérimentale a été élaborée de façon telle qu'il


n'existe aucun compromis permettant au sujet de cesser de pénali-
ser l'élève sans nier le statut que l'expérimentateur s'est attribué. Il
ne peut pas mettre un terme à sa participation et continuer en mê-
me temps à se prévaloir de la compétence que lui a reconnue l'au-
torité. En conséquence, le sujet craint qu'un refus de sa part ne le
fasse paraître arrogant, grossier, non coopératif. Bien que ses réac-
tions émotionnelles puissent sembler minimes en comparaison de
la souffrance infligée à l'élève, elles n'en contribuent pas moins à le
maintenir dans son état de soumission. Elles envahissent confusé-
ment son esprit et son cœur, si bien qu'il éprouve une véritable an-
goisse à l'idée de rompre ouvertement avec l'autorité. La perspecti-
ve de cette rébellion et du bouleversement d'une situation sociale
Organisation sociale et dépendance hiérarchique : S. Milgram, Soumission à l’autorité 31

bien définie qui s'ensuivra automatiquement constitue une épreuve


que beaucoup d'individus sont incapables d'affronter. (…) Afin de
s'en dispenser, ils préfèrent opter pour l'obéissance qui leur paraît
être un moindre mal.

Dans la vie courante, toutes les précautions sont prises généra-


lement en vue d'éviter ce problème, mais au laboratoire, le sujet se
trouve dans une situation où, même en faisant preuve de tact, il ne
peut épargner à l'expérimentateur le discrédit que lui fera encourir
son refus. Seule l'obéissance peut préserver le statut et la dignité de
ce dernier. Il est curieux de constater qu'un certain mouvement de
compassion pour l'expérimentateur, une instinctive répugnance à
choquer ses sentiments, entrent dans les forces contraignantes qui
inhibent la désobéissance. Une telle insubordination est peut-être
aussi pénible pour le sujet que pour l'autorité contre laquelle il se
dresse. Aux lecteurs qui sous-estimeraient volontiers cette considé-
ration, je conseille de faire l'expérience suivante : elle les aidera à
mieux comprendre la puissance de l'inhibition qui s'exerce sur le
sujet.

Choisissez d'abord une personne pour laquelle vous avez un


profond respect, de préférence de l'âge de vos parents, qui repré-
sente l'autorité dans un domaine important de la vie sociale, par
exemple un professeur éminent, un prêtre vénéré, voire dans cer-
tains cas un membre de votre famille. Il peut s'agir d'une personna-
lité à laquelle s'attache la dignité d'un titre, le professeur Parsons,
le père Paul ou le docteur Charles Brown. Il faut qu'il ait à vos
yeux le statut et la dignité d'une autorité véritable. Pour compren-
dre ce que représente un grave manquement à l'étiquette de rigueur
en pareil cas, imaginez que, au moment d'aborder la personne en
question, vous formiez le projet de l'appeler par son prénom ou
même par un diminutif au lieu de lui donner du docteur, du profes-
seur ou du père. Par exemple, vous allez saluer le docteur Brown
d'un désinvolte « Bonjour, Charlie ! ». En vous avançant vers lui,
vous éprouverez un sentiment d'anxiété et une inhibition formelle
qui peuvent parfaitement vous empêcher de mettre votre idée à
exécution. Vous vous direz in petto : « Pourquoi irais-je faire une
aussi stupide expérience ? J'ai toujours entretenu avec le docteur
Brown d'excellentes relations qui risquent d'être définitivement
Organisation sociale et dépendance hiérarchique : S. Milgram, Soumission à l’autorité 32

compromises. Pourquoi me montrerais-je aussi arrogant avec


lui ? »

II y a toutes les chances pour que vous soyez incapable d'une


telle manifestation d'irrespect, mais le seul fait d'envisager cette
éventualité vous permettra de mieux comprendre les sentiments
éprouvés par nos sujets.

Les occasions de contact entre individus, éléments constitutifs


de la société, sont donc réglementées par la stricte observance de
l'étiquette attachée à toute situation : chacun en accepte la défini-
tion donnée par l'autre, ce qui évite embarras, conflit ou grave per-
turbation dans les relations inter-sociales. L'aspect le plus fonda-
mental de cette étiquette ne concerne pas tant la perception par un
individu de la qualité intrinsèque d'un autre que le maintien de
leurs rapports à l'intérieur d'une même structure, rapports d'égalité
ou d'ordre hiérarchique. Dans ce dernier cas, toute tentative d'alté-
ration de la structure définie sera ressentie comme une transgres-
sion morale entraînant gêne, anxiété, honte et détérioration de
l'image personnelle. 9

9 Si l'embarras et la honte contribuent puissamment à maintenir le sujet dans


l'état d'obéissance, l'élimination des conditions préalables qui engendrent
ces réactions émotionnelles devrait provoquer un déclin très net du niveau
de soumission. C'est précisément ce qui s'est passé dans la variante 7 où
l'expérimentateur a quitté le laboratoire et donné ses instructions par télé-
phone. La docilité dont nos sujets avaient fait preuve jusqu'alors dépendait
étroitement du caractère de confrontation de la situation. Certains types de
soumission — par exemple, celle du soldat envoyé en mission solitaire
derrière les lignes ennemies — nécessitent au préalable un endoctrinement
prolongé du subordonné par l'autorité et une concordance entre leurs
idéaux respectifs.
Tout comme notre expérience, les travaux de Garfinkel ont démontré
que la structure admise de la vie sociale doit nécessairement être boulever-
sée pour que le refus d'obéissance puisse se produire. Dans les expériences
de Garfinkel, 1964, les individus auxquels on demandait de transgresser
les idées reçues de la vie quotidienne ont présenté les mêmes réactions que
nos sujets : embarras, confusion, difficulté à prendre la détermination de
braver l'autorité.
Les erreurs de prévisions quasi générales proviennent de la difficulté
de se rendre compte de la conversion de l'individu à l'état agentique et de
Organisation sociale et dépendance hiérarchique : S. Milgram, Soumission à l’autorité 33

Anxiété

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Le sujet se trouve en proie à une inquiétude vague provenant de


la crainte que lui inspire l'inconnu. C'est cette appréhension diffuse
que nous appelons l'anxiété.

Quelle en est l'origine ? Il faut la chercher dans la longue histoi-


re de la socialisation de l'homme. Au cours de l'évolution qui l'a
amené du stade de la créature biologique à celui de l'individu civi-
lisé, il a intériorisé les règles fondamentales de la vie en collectivi-
té. Parmi elles, la plus impérative est celle du respect de l'autorité.
Ces règles sont encore renforcées si leur éventuelle violation est
liée à un bouleversement affectif qui menace gravement l'équilibre
de l'individu. Les manifestations émotionnelles observées en labo-
ratoire — tremblement, ricanement nerveux, embarras évident —
représentent autant de preuves que le sujet envisage d'enfreindre
ces règles. Il en résulte un état d'anxiété qui l'incite à reculer devant
la réalisation de l'action interdite et crée ainsi un barrage affectif
qu'il devra forcer pour défier l'autorité.

la méconnaissance des forces qui l'y maintiennent. Ceux qui prédisent le


refus d'obéissance du sujet croient qu'il conserve dans la situation expéri-
mentale sa capacité intégrale d'agir selon ses critères moraux. Ils ignorent
le fait que son entrée dans un système d'autorité a déterminé une réorgani-
sation fondamentale de son état d'esprit.
La façon la plus rapide de corriger l'erreur de jugement des personnes
qui ne connaissent pas les résultats de l'expérience est de leur dire : « La
nature de l'action à accomplir n'est pas de moitié aussi importante que
vous le pensez ; la relation entre les protagonistes compte deux fois plus.
Établissez votre pronostic non pas d'après ce que les participants vous di-
sent ou ne vous disent pas, mais d'après leur type de relation dans les
conditions d'une structure donnée. »
Ces erreurs de jugement s'expliquent encore par une autre raison. La
société prône la thèse du libre arbitre total de l'individu dans le domaine de
l'action. La conséquence pragmatique de cette idéologie est d'inciter les
gens à agir comme si leur comportement dépendait entièrement d'eux.
C'est là une appréciation singulièrement faussée des motivations détermi-
nant l'action humaine, elle ne permet pas de formuler de pronostics justes.
Organisation sociale et dépendance hiérarchique : S. Milgram, Soumission à l’autorité 34

Le fait le plus remarquable est que, une fois « le pas franchi »


par le refus d'obéissance, la tension, l'anxiété et la peur disparais-
sent presque totalement.

Fin de l’extrait

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