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Mohamed Benabid
Université de Vincennes - Paris 8
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Mohammed Benabid
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Une crise sociale ensuite, dans un épisode qui va conduire aux troubles des
émeutes du pain, dans plusieurs villes du pays2. La première orientation arrive
au début des années quatre-vingt-dix et s’exprime à travers des journaux qui
visent les factions les plus élevées de l’espace social. Le pari des audiences
commence alors à s’appuyer sur une gestion moderne et les standards inter-
nationaux en matière d’édition. La production éditoriale est plus soucieuse
du traitement, censé être plus objectif de l’information, et tranche avec le
journalisme d’opinion qui a prévalu pendant longtemps avec la presse par-
tisane. Dans leurs contenus, les nouvelles expériences sont plus attentives
à l’actualité du monde de l’entreprise et sont portées essentiellement par la
presse économique comme L’Économiste (Eco-Médias) et la Vie économique
(créée en 1957, mais repris à l’époque par Louis-Servan Schreiber, fondateur
de l’Expansion en France). Ces deux groupes vont innover en industrialisant
les processus de production selon des standards journalistiques internatio-
naux. La logique de marché s’impose pour la première fois dans le monde de
la presse et les journaux sont négociés en tant que produits économiques,
ce qui était assez inédit dans le vocabulaire journalistique de l’époque. Les
préoccupations ne sont pas seulement celles du contenu. Les audiences,
composées de cadres et dirigeants aux forts pouvoirs d’achat sont aussi un
objet de convoitise pour les nouveaux éditeurs et pour les annonceurs. Dans
un pays exsangue, les pressions pour la libéralisation économique se doublent
de l’urgence de l’ouverture politique. Ce sera acté en 1998 à l’issue d’un long
processus de consultations entre le palais et les partis de l’opposition. L’idée
étant alors de rassurer aussi une opinion marquée par le traumatisme des
années de plomb et animé d’un sentiment de défiance à l’égard du régime.
La formation de centre gauche arrive alors à décrocher son gouvernement
à l’exception de quelques portefeuilles de souveraineté (ministères des
Habous, Affaires étrangères, Intérieur, Défense) et installe définitivement
« l’alternance consensuelle » (El Ayadi, 2006). Cette deuxième mi-temps de la
« glasnost » marocaine donnera le signal à la deuxième vague de libéralisation
éditoriale. Celle-ci s’exprimera à la fin des années quatre-vingt-dix à partir
de nouvelles initiatives éditoriales qui tentent de faire reculer un peu plus
les lignes rouges comme celle du Journal Hebdomadaire, Assahifa, Demain,
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3. Masmoudi (Khadija), « 2 M : Le parcours d’une chaîne aux pieds d’argile », L’Économiste,
26 novembre 2009.
4. Boukous (Ahmed), « La politique linguistique au Maroc : enjeux et ambivalences », dans
Juillard (Caroline), Calvet (Louis-Jean) et Dupuis (Régine) [dir.], Les Politiques linguistiques,
mythes et réalités, Éditions AUPELF-UREF, 1996, pp. 73-82.
5. Mandraud (Isabel), « “Nichane”, premier hebdo arabophone du Maroc, disparaît, victime
d’un “boycott persistant” », Le Monde, 2 octobre 2010.
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9. Mrabi (Mohamed Ali), « La MAP entame un nouveau virage », L’Economiste, 17 juillet 2017.
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La transition accélérée
10. « Les jeunes de 2011, leurs colères, leurs tabous, leurs espoirs », L’Économiste, Dossier spécial,
juin 2011.
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11. https://www.alexa.com/topsites/countries/MA.
12. Conforté par son succès en ligne, Hespress va s’essayer à la presse imprimée et lance en 2012,
un magazine, hespressMag. Ce sera un échec cuisant puisque le journal fermera 7 mois plus tard.
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13. URL: https://www.isesco.org.ma/ar/wp-content/uploads/sites/3/2015/05/Press-electronique-
VA.pdf
14. Dahir n° 1-02-212 du 22 joumada II 1423 (31 août 2002) portant création de la Haute autorité
de la communication audiovisuelle, modifié par : le Dahir n° 1-03-302 du 16 ramadan 1424
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(11 novembre 2003) ; le Dahir n° 1-07-189 du 19 doul kaâda 1428 (30 novembre 2007) et par le Dahir
n° 1-08-73 du 20 chaoual 1429 (20 octobre 2008).
15. Dahir n° 1-04-257 du 25 doul kaâda 1425 (7 janvier 2005) portant promulgation de la loi
n° 77-03 relative à la communication audiovisuelle.
16. Dialogue national, Media et Société, 2011.
17. Lemaizi (Salaheddine), « Libéralisation du paysage audiovisuel : Ici, radios fragiles ! », Les
inspirations Eco du 18 mai 2016.
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propose également quatre stations de radio SNRT (Al Idaâ Al Watanya, Inter
Channel, Al Idaâ Al Amazighiya et Idaât Mohammed VI).
Le switch analogique-numérique fera l’objet d’un long processus de
préparation mobilisant plusieurs acteurs. En janvier 2006, une équipe de
travail est constituée avec des représentants de la HACA, du ministère de la
Communication, de l’ANRT et de la Soread-2M21. En 2007, un signal local est
expérimenté au Festival international du film de Marrakech. Dans ses pré-
visions pour 2015, l’autorité audiovisuelle exclut à moyen terme la viabilité
d’une TNT payante, mais compte tenu de l’évolution du marché publicitaire
marocain, elle juge faisable une demi-douzaine de chaînes privées gratuites
(Ghazali, 2011). Force est de constater que ce deuxième scénario semble hypo-
thétique à l’aune des difficultés de Soread-2M et de la SNRT, viables sous
perfusion publique seulement. D’ailleurs en 2009, à l’occasion de l’octroi
de la deuxième vague de licence, le Conseil supérieur de la communication
audiovisuelle (CSCA) redoute un risque de saturation du marché, estimant
que « l’admission de tout nouveau projet de télévision nationale présente
actuellement un risque important de déséquilibre pour le secteur, pouvant
manifestement compromettre l’équilibre des opérateurs audiovisuels publics
et privés existants à court terme, et leur viabilité, à moyen terme » 22.
Comme pour la presse, l’audiovisuel est interpellé par le changement
de paradigme imposé par l’importance prise par les acteurs Internet, l’in-
formatique et les télécommunications. Le développement du haut débit à
travers l’ADSL a ouvert de nouvelles possibilités de diffusion audiovisuelle
où l’accès à Internet est couplé à des chaînes de télévision dans une offre
de valeur globale. Les réseaux IP donnent par la même occasion un avant-
goût des p ossibilités de convergence entre les détenteurs de « tuyaux » et
les producteurs de contenus. L’offre IP TV existe depuis 2006 à l’issue d’une
association entre Maroc Telecom et le chinois Huawei qui lui a fourni la
technologie. Elle permet de proposer des packages triple-play qui combinent
connexion Internet/abonnement téléphonique/bouquet de chaînes télé.
21. Au mois de mai de la même année, la décision est prise d’adopter la norme de compression
MPEG 2 pour la Standard Définition et MPEG 4 pour la haute définition et la réception mobile.
Pour la diffusion, le choix se portera sur la norme DVB-T pour la réception fixe er DVB-H pour
la réception mobile et portable (Ghazali, 2011).
22. URL : http://www.haca.ma/sites/default/files/upload/documents/Resultats_G2.pdf.
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elle est revue à la baisse en 2006 et 2007 puis supprimée en 2008. La Cour des
comptes constate qu’à partir de l’année 2012, et en dépit de la situation nette
qui est inférieure au 1/4 du capital, la régularisation juridique de la deuxième
chaîne n’a pas été réalisée. Une infraction en décalage avec les exigences de loi
relative aux Sociétés anonymes notamment son article 357 (Cour des comptes,
2015). En 2017, l’État et la SNI (actionnaire à 20 %) refusent de recapitaliser la
chaîne. Sa consœur Medi1TV ne fait guère mieux. Là aussi le concept s’impose
difficilement comme vont en témoigner différents changements d’action-
naires. Le tour de table initial était composé de capitaux maroco-français
(Maroc Telecom et la CDG détenant 56 % au lancement). En 2008, les partici-
pations marocaines reprennent les parts françaises (30 %). En 2010, nouveau
changement avec l’arrivée d’investisseurs institutionnels : Mamda, MCMA,
CIMR et groupe Banque populaire. En 2014, enfin, deux actionnaires émiratis,
Nekst Investments et Steeds font leur entrée, permettant à la chaîne de se
capitaliser à hauteur de 800 millions de DH (95 millions de dollars)24.
La crise a sans doute eu plusieurs déterminants. La première tient à la
nature même du produit. Les biens informationnels, mais c’est aussi le cas
pour d’autres produits culturels (musique, vidéo) sont en effet des biens
numérisables et des biens d’expérience (leur qualité n’est connue qu’une fois
consommée). Ces spécificités ont des conséquences majeures sur les stra-
tégies de firmes qui les produisent. Le fait d’être numérisables, c’est-à-dire
transformables, pour reprendre une définition primaire de l’informatique,
en une série de 0 et 1, en fait des biens publics diffusables à grande échelle à
travers Internet. Certes les produits sont en principe protégés par les droits
d’auteur, mais les entreprises de contenus ont du mal à faire valoir leurs
droits, la technologie ayant facilité la copie. Cette particularité explique
en grande partie le phénomène de destruction de valeur de l’information :
sa valeur tend vers zéro et l’internaute ne jure que par la gratuité.
Les médias d’information numériques et les médias historiques sont
confrontés à des défis très similaires en ligne, en particulier pour le finance-
ment. Compte tenu de la multiplicité de ses acteurs et de sa forte composante
technologique, le marché de la publicité en ligne reste difficile pour l’ensemble
24. À l’issue de son dernier conseil d’administration qui s’est tenu le 25 mars 2109, la chaîne
annonce « une amélioration de son résultat net de 10 % », mais ne détaille pas ses comptes.
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25. « Le principe du lien sponsorisé a été inventé en 1997 par Bill Gross pour son moteur de
recherche GoTo.com. Devenu rapidement fournisseur de liens sponsorisés pour de nombreux
acteurs Internet dont Microsoft et AOL, GoTo devient Overture en 2001 et met fin à l’activité de
son moteur de recherche. En 2003, Overture est racheté par Yahoo! et devient Yahoo! Search
Marketing » (Idate, 2010, p. 10).
26. Ginny (Marvin), “Report: Google earns 78% of $36.7B US search ad revenues, soon to be 80%”,
searchengineland.com, mars 2017.
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27. Le paiement basé sur un clic permet à l’annonceur de savoir si le visiteur a été exposé à une
communication cible, mais pas s’il a aimé la communication ou même passé beaucoup de temps
à la regarder. Dès les années 2000, les travaux de Kahin et Varian (Kahin & Varian, 2000)
suggéraient dans ce qui allait devenir une consécration des enjeux en ligne du target marketing,
qu’une mesure supplémentaire de la valeur de publicité soit basée sur le degré d’interaction
du visiteur avec la communication cible : durée du temps passé à voir la communication,
profondeur ou nombre de pages, etc.
28. Makhrouss (Wiam), « Publicité sur internet : Les sites nationaux étouffés par les géants du
Net », La Vie économique, 28 octobre 2016.
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29. Seul Google s’est adjugé le droit de pratiquer une facturation au CPV sur sa plateforme
vidéo, YouTube.
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majorité des annonceurs soient peu familiers avec les spécificités du digital
marketing amplifie cette opacité.
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pour d’autres des quasi-États capables de fixer des normes, des standards,
de manipuler des données personnelles à l’insu de leurs utilisateurs. C’est
à cela que font face les médias marocains. Ces précisions montrent que les
enjeux ne se mesurent pas seulement à l’aune des considérations de pluralité
médiatique et de compétitivité des entreprises du secteur, mais aussi à celle
de l’influence et de la souveraineté nationale. Les médias traditionnels ne
peuvent pas jouer leur rôle de fact checking avec des moyens qui paraissent
somme toute modestes. Les réponses à ces questions exigent dès lors des
arbitrages au cœur des changements de l’environnement numérique. Si dans
le discours et de manière timide, les pouvoirs publics tentent de montrer
qu’ils ne comptent pas rester inactifs, comme pour l’ébauche d’un projet de
taxation des GAFAM, sur le terrain rien n’indique que la prise en main est
réellement enclenchée.
Bibliographie
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29-44.
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