Lesterritoiresmouvants

Télécharger au format pdf ou txt
Télécharger au format pdf ou txt
Vous êtes sur la page 1sur 28

See discussions, stats, and author profiles for this publication at: https://www.researchgate.

net/publication/334730714

Les territoires mouvants de l'industrie des médias au Maroc

Chapter · July 2019


DOI: 10.6084/m9.figshare.16628344

CITATIONS READS

0 508

1 author:

Mohamed Benabid
Université de Vincennes - Paris 8
11 PUBLICATIONS   4 CITATIONS   

SEE PROFILE

Some of the authors of this publication are also working on these related projects:

The role of new players in the transformation of organizational field: The case of online newspapers View project

Crisis communication View project

All content following this page was uploaded by Mohamed Benabid on 07 July 2020.

The user has requested enhancement of the downloaded file.


Les territoires mouvants
de l’industrie des médias au Maroc

Mohammed Benabid

L’industrie des médias a été touchée par une reconfiguration sans


précédent au cours de ces vingt dernières années. Une grande part des
boule­versements est portée au Maroc, comme partout dans le monde, par
les implications de l’économie numérique. À commencer par la question de
la gratuité, péché originel de l’offre de contenu sur Internet et qui remet en
cause les modes classiques de rémunération des producteurs, des diffuseurs,
des auteurs. Cette difficulté se double dans le contexte marocain de change-
ments dans les habitudes de consommations de l’information, lesquelles se
sont complexifiées avec l’avènement d’Internet, en raison du phénomène de
démassification des audiences. L’un des sujets collatéraux que nourrissent
ces préoccupations se rapporte aux défis que posent les plateformes Web
2.0, les fameux GAFAM, qui ne se positionnent plus seulement en tant que
supports concurrentiels aux médias traditionnels, mais en quasi-modèles
dominants, pour ne pas dire totalitaires au vu de leur pouvoir d’influence
sur le marché. À la faveur de leur suprématie technologique, ces plateformes
sont les premières à profiter de certaines conséquences majeures d’­­Internet :
la désintermédiation, la reconfiguration des frontières du marché ou encore
la « délinéarisation » des contenus (consommation libre du contenu dictée
par la volonté du client et non du média source). Ces nouveaux rapports
montrent bien que les acteurs historiques n’ont plus d’emprise totale sur
toute la chaîne de valeur et que la transition d’un système dominé par les
médias à une offre plus éclatée ne s’est pas déroulée sans heurts. Les médias,
toutes catégories confondues, semblent acculés à composer avec l’abondance
croissante de plateformes, de chaînes et de concurrents dans le contexte d’un

109

Un chemin marocain_C01.indd 109 04/06/2019 15:46


Un chemin marocain

développement rapide porté à la fois par une infrastructure technologique


qui se démocratise, ainsi que par les changements des comportements socio­
culturels. L’objectif de cette analyse organisée en trois sections, est de mettre
en évidence l’ampleur de ces chamboulements.
Dans une première section nous aborderons sous une perspective
­historique l’évolution du secteur au cours de ces vingt dernières années,
en insistant tout particulièrement sur les déterminants contextuels de la
­politique de libéralisation. Nous analyserons ensuite la portée de la période
de transition à travers à la fois les logiques institutionnelles et économiques
et les changements dans les pratiques de consommation qui ont rythmé ce
secteur. La troisième section nous permettra d’interroger la nature des hési-
tations et doutes existentiels qui interpellent le secteur. Enfin, en c­ onclusion,
nous expliquerons en quoi les politiques publiques pourraient être d’im-
portants déterminants à long terme de la compétitivité, voire de la ­survie,
d’un secteur hautement stratégique pour la consolidation du p ­ rocessus
démocratique.

Les promesses de la nouvelle ère

À l’instar d’autres pays en émergence, la construction de l’espace média-


tique au Maroc a évolué au gré du climat politique. Jusqu’au début des années
quatre-vingt-dix, l’écosystème qui a été déployé a été largement inspiré d’un
système sous contrôle et institutionnellement impuissant. Les premières
offensives pour la pluralité d’opinion émanent des partis de l’opposition qui
tentent avec plus ou moins de succès de renforcer les acquis démocratiques de
l’indépendance. Pour la presse écrite, l’essentiel des publications dessine alors
un paysage stratifié. La dynamique de démocratisation a en réalité démarré
au début des années quatre-vingt-dix avant de se consolider une décennie
plus tard en amorçant un processus de détente en guise de sortie de crise.
Une crise d’abord économique, à l’issue d’une longue traversée du désert
alimentée par une série de chocs (pétrolier, effondrement des cours des phos-
phates), mais aussi par les faiblesses structurelles de l’économie marocaine1.

1. « Rapport de la Banque mondiale sur les programmes de redressement marocains : Résultats


encourageants, mais problèmes de structure », L’Économiste, novembre 1991.

110

Un chemin marocain_C01.indd 110 04/06/2019 15:46


Les territoires mouvants de l’industrie des médias au Maroc

Une crise sociale ensuite, dans un épisode qui va conduire aux troubles des
émeutes du pain, dans plusieurs villes du pays2. La première orientation arrive
au début des années quatre-vingt-dix et s’exprime à travers des journaux qui
visent les factions les plus élevées de l’espace social. Le pari des audiences
commence alors à s’appuyer sur une gestion moderne et les standards inter-
nationaux en matière d’édition. La production éditoriale est plus soucieuse
du traitement, censé être plus objectif de l’information, et tranche avec le
journalisme d’opinion qui a prévalu pendant longtemps avec la presse par-
tisane. Dans leurs contenus, les nouvelles expériences sont plus attentives
à l’actualité du monde de l’entreprise et sont portées essentiellement par la
presse économique comme L’Économiste (Eco-Médias) et la Vie économique
(créée en 1957, mais repris à l’époque par Louis-Servan Schreiber, fondateur
de l’Expansion en France). Ces deux groupes vont innover en industrialisant
les processus de production selon des standards journalistiques internatio-
naux. La logique de marché s’impose pour la première fois dans le monde de
la presse et les journaux sont négociés en tant que produits économiques,
ce qui était assez inédit dans le vocabulaire journalistique de l’époque. Les
préoccupations ne sont pas seulement celles du contenu. Les audiences,
­composées de cadres et dirigeants aux forts pouvoirs d’achat sont aussi un
objet de convoitise pour les nouveaux éditeurs et pour les annonceurs. Dans
un pays exsangue, les pressions pour la libéralisation économique se doublent
de l’urgence de l’ouverture politique. Ce sera acté en 1998 à l’issue d’un long
processus de consultations entre le palais et les partis de l’opposition. L’idée
étant alors de rassurer aussi une opinion marquée par le traumatisme des
années de plomb et animé d’un sentiment de défiance à l’égard du régime.
La formation de centre gauche arrive alors à décrocher son gouvernement
à l’exception de quelques portefeuilles de souveraineté (ministères des
Habous, Affaires étrangères, Intérieur, Défense) et installe définitivement
« l’alternance consensuelle » (El Ayadi, 2006). Cette deuxième mi-temps de la
« glasnost » marocaine donnera le signal à la deuxième vague de libéralisation
éditoriale. Celle-ci s’exprimera à la fin des années quatre-vingt-dix à partir
de nouvelles initiatives éditoriales qui tentent de faire reculer un peu plus
les lignes rouges comme celle du Journal Hebdomadaire, Assahifa, Demain,

2. Vairel (Frédéric), « Politique et mouvements sociaux au Maroc. La révolution désamorcée ? »,


Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P), 2014.

111

Un chemin marocain_C01.indd 111 04/06/2019 15:46


Un chemin marocain

TelQuel et Nichane. Les nouveaux entrants contribuent à différencier qualitati-


vement le champ de la presse, mais leurs expériences se traduisent rapidement
à l’issue d’une période de laisser-faire par de nouvelles crises avec le régime.
Leurs prises de position, jugées irrévérencieuses pour certains, diffamatoires
pour d’autres, seront associées à leurs démêlés avec la justice. La tentation est
grande d’analyser la difficile cohabitation qu’à l’aune de la défiance à l’égard
du pouvoir et de ce qui peut paraître comme des entraves à la liberté de presse
(Anglade, 2015). Un raccourci que la communauté des chercheurs ne prend
pas systématiquement. L’universitaire Jamal Eddine Naji, s’interroge ainsi
sur ce qui pourrait être l’une des raisons de la crise des médias au Maroc
lorsque la presse se croit dépositaire d’un pouvoir politique alors que ce
n’est pas son rôle : « La presse vise plutôt à converser ou « guerroyer » avec
les gouvernants, dans le but d’en obtenir des concessions, des bénédictions,
des allégeances… des partages, voire des gages. Confusion de rôles et de mis-
sions ? » (El Ayadi, 2006, p. 34).
Le secteur audiovisuel ne sera pas épargné par le vent d’ouverture. Le
processus de décantation aura cependant été ici beaucoup plus long compara-
tivement à la presse écrite. Du moins pas avant la réforme de l’audiovisuel que
nous développerons plus loin. L’audiovisuel n’a pas profité au départ d’une
dynamique comparable à celle qui a caractérisé la presse écrite. Les enjeux en
termes d’audiences restent, il est vrai, beaucoup plus importants vu la force
de frappe du petit écran et de la radio en tant que support de communica-
tion de masse. Les éléments qui auraient pu structurer la transformation des
grands médias (TV, radios) n’existaient pas encore à la fin du XXe siècle dans le
contexte marocain. À commencer par le cadre réglementaire. Certes il y a bien
eu amorce de détente dès les années quatre-vingt ­marquées par l’arrivée de la
première radio privée Medi1, puis de la première télé ­privée, 2M international,
Il s’agissait cependant d’une ouverture contrôlée et d’opérations isolées qui
ne relèvent pas d’une logique de marché, mais plutôt d’un dirigisme insti-
tutionnel, le roi Hassan II étant l’instigateur des deux initiatives. Si elle est
novatrice par son contenu plus dynamique, du moins comparativement au ton
plus guindé de la vieille RTM, 2M va être rapidement confrontée aux limites du
modèle économique payant. Les premières difficultés apparaissent dès 1991,
mais vont atteindre le point d’orgue dans les années suivantes, conduisant
à l’étatisation de la chaîne en 1996, puis à la décision de diffusion en clair
une année après. Désormais les frontières avec la TVM vont de plus en plus

112

Un chemin marocain_C01.indd 112 04/06/2019 15:46


Les territoires mouvants de l’industrie des médias au Maroc

s­ ’estomper brouillant par la même occasion le positionnement de la chaîne


dans la perception de l’opinion publique3.

Le casse-tête des langues

L’analyse de l’évolution de la presse au Maroc ne saurait faire l’économie de la


question linguistique, dans un pays où « le bilinguisme prend la forme d’une
diglossie dans laquelle l’arabe standard est le code de transmission de la
tradition linguistique et culturelle arabe et islamique, et le français celui de
l’accès à la modernité par l’enseignement des sciences et des techniques »4.
Si elle a eu la faveur de l’élite économique et des annonceurs, la presse
francophone n’a jamais pu gagner la bataille des audiences, les plus grosses
ventes étant à l’actif des supports arabophones. Le paysage de la presse
écrite comptait en 2017 quelque 588 titres, dont 425 édités en arabe, 142 en
Français et 8 en amazigh. Il n’existe pas de publication en darija, c’est-à-dire
l’arabe dialectal qui est différent de l’arabe classique. L’hebdomadaire Nichane,
lancé par TelQuel, s’essaye à cet exercice en 2006, mais cesse son activité
en 2010 confronté à des difficultés que le groupe a attribué à « un boycott
commercial persistant 5. Cependant l’avenir du français, et par conséquent de
la langue, est bien au cœur du débat. L’accentuation de la politique d’arabisation
au cours de ces 20 dernières années a laissé des traces indélébiles et inquiète
les médias francophones.

Le poids d’une double logique, institutionnelle et économique

L’État est un acteur important dans la structuration du champ média-


tique. Son rôle s’exprime à travers plusieurs dimensions. À commencer par les
conditions d’exercice du métier de journaliste qui sont strictement encadrées.

3. Masmoudi (Khadija), « 2 M : Le parcours d’une chaîne aux pieds d’argile », L’Économiste,
26 novembre 2009.
4. Boukous (Ahmed), « La politique linguistique au Maroc : enjeux et ambivalences », dans
Juillard (Caroline), Calvet (Louis-Jean) et Dupuis (Régine) [dir.], Les Politiques linguistiques,
mythes et réalités, Éditions AUPELF-UREF, 1996, pp. 73-82.
5. Mandraud (Isabel), « “Nichane”, premier hebdo arabophone du Maroc, disparaît, victime
d’un “boycott persistant” », Le Monde, 2 octobre 2010.

113

Un chemin marocain_C01.indd 113 04/06/2019 15:46


Un chemin marocain

Le statut est conditionné par l’obtention d’une carte de presse renouvelée


chaque année auprès du ministère de l’Information et de la Communication,
tandis que les entreprises de presse doivent se soumettre à une déclaration
préalable auprès des tribunaux.
Si la liberté d’opinion et d’expression, pilier du fonctionnement des socié-
tés démocratiques, est consacrée, dans une application non restrictive à la
presse, par trois articles (25, 27, 28) de la dernière Constitution (2011), c’est
surtout le code de la presse et de l’édition qui reste le référentiel juridique
par excellence du secteur. Le code a été reformulé à plusieurs reprises depuis
l’indépendance (Hidass, 2016). Sa teneur a été impactée au gré de l’évolution
des événements politiques, le point d’orgue étant l’année 1965 où l’État d’ex-
ception est décrété au plus fort du bras de fer entre le palais et l’opposition
(Karimi, 2011). Jusqu’en 2015, les attentes de la profession se situaient par
rapport à la dépénalisation des délits de presse. À ce titre, le code de la presse
(loi 88-13) a pu faire reculer quelques lignes rouges après un intense lobbying
du secteur, mais n’a pas fait entièrement disparaître les risques pénaux6.
De surcroît, les zones d’insécurité juridique se nourrissent de nouveaux
­échafaudages réglementaires, non spécifiques à la profession de journa-
listes, mais dont les conséquences collatérales ne sont pas de moindre­­
portée. C’est le cas de la loi relative à l’accès à l’information (loi 31-13), un
texte critiqué à l’unanimité et qui vient de faire sa première victime : quatre
journalistes condamnés à la prison en vertu d’une disposition qui censure les
infor­mations des commissions parlementaires.
La presse au Maroc bénéficie d’une pluralité d’aides étatiques. D’abord des
aides directes sous forme de subvention au papier utilisé pour l’impression.
En 2014, près de 40,5 millions de DH ont ainsi été versés à différents supports.
Ces aides sont calculées en fonction des tirages,7 du moins jusqu’en 2012,
date à laquelle des inquiétudes ont commencé à se faire jour sur un déficit

6. Mrabi (Mohamed), « Code de la presse : Dépénalisation en trompe-l’œil ? », L’Économiste,


9 juin 2016.
7. Dans la convention originelle conclue entre le ministère de la Communication et la Fédération
marocaine des éditeurs (FMEJ), les publications dont le tirage est inférieur à 20 000 exemplaires
bénéficient de 40 % du prix réel du papier presse. Quant à celles dont le tirage est supérieur à
20 000 exemplaires, elles bénéficient de 30 % du prix réel du papier presse, dans la limite d’un
plafond de 50 000 exemplaires quantifiés.

114

Un chemin marocain_C01.indd 114 04/06/2019 15:46


Les territoires mouvants de l’industrie des médias au Maroc

de transparence dans les procédures d’octroi. 8 À ces aides directes, il faut


rajouter des aides indirectes, à travers des exonérations (mesures déroga-
toires) sur la TVA sur les importations de papier destinées à l’impression des
journaux (101 millions de DH budgétisés pour 2017), ainsi que sur les ventes de
déchets provenant de l’impression des journaux (110 millions de DH inscrits au
titre de l’année 2017). Pour permettre aux entreprises du secteur d’améliorer
leurs situations financières, des tarifs préférentiels sont accordés aux entre-
prises de presse pour leurs abonnements à l’agence de presse MAP. Par ailleurs,
pour encourager l’investissement publicitaire, un quota d’annonces légales
(6137 annonces accordées en 2014) est consacré au secteur. Si elles permettent
d’atténuer les fragilités structurelles des entreprises de presse, ces aides
peuvent économiquement être critiquées pour les distorsions qu’elles peuvent
créer, les entreprises étant assurées de recevoir un soutien indépendamment
de leurs performances réelles. En 2019, le montant des aides accordées à la
presse a été revu à la hausse (90 millions de DH) avec pour la première fois
l’intégration des sociétés d’impression et de distribution, rattrapées elles
aussi comme la crise de la diffusion de journaux. Ces aides sont néanmoins
jugées insuffisantes aux yeux des acteurs. Lors d’un plaidoyer à la CGEM, le
19 mars 2019, Kamal Lahlou, président de la Fédération marocaine des médias,
deuxième groupement du secteur avec la FMEJ (Fédération marocaine des
­éditeurs de journaux) a rappelé que « le fonds de soutien ne représente que
8 % du chiffre d’affaires du secteur et les subventions sont considérées comme
des recettes assujetties aux impôts et taxes afférents ».
Les journaux électroniques sont officiellement éligibles à la subvention
publique depuis mars 2013, date de signature d’un contrat avec l’État pour la
mise à niveau de l’entreprise de presse. Comme prérequis, les aides devaient
être assorties d’un exercice de transparence. Dans la liste des exigences : les
statistiques des audiences web, un bon référencement sur les moteurs de
recherche, l’existence d’un directeur de publication, au moins trois jour­
nalistes professionnels déclarés à la Sécurité sociale. En dépit de promesses
de transparences dans les procédures d’octroi, il convient de souligner que
les noms des sites électroniques bénéficiaires des aides n’ont pas été rendus
publics, ni n’ont fait l’objet d’une liste publiée comme pour la presse écrite.

8. Rboub (Amin), « Subventions presse : Le dispositif montre ses limites », L’Économiste,


5 avril 2012.

115

Un chemin marocain_C01.indd 115 04/06/2019 15:46


Un chemin marocain

La tutelle publique sur l’information continue d’alimenter à ce jour d’intenses


discussions autour du financement des organisations médias. Elle interpelle
également sur les questions de régulation, l’État étant en quelque sorte le
garant de la pluralité d’opinions, mais aussi une alternative de solvabilisation
de l’écosystème média fragilisé par les changements environnementaux ou
internes. Les entreprises médias sont, il est vrai, interpellées à la fois sur des
objectifs de rentabilité et d’intérêts publics : maintenir la liberté d’expres-
sion, produire une information objective. Cette question taraude depuis des
années la recherche en économie des médias, l’enjeu étant de savoir comment
ces objectifs à première vue antagonistes peuvent être réalisés ensemble.
Supprimer les aides serait pour autant suicidaire pour la configuration du
marché et ferait courir des risques de concentration importants.
Les préoccupations autour des financements publics des médias valent
aussi pour l’audiovisuel. La stratégie de développement de l’audiovisuel s’ap-
puie sur trois types de ressources : budget général, fonds pour la promotion
du paysage audiovisuel et des annonces et de l’édition publique (FPPAN) et
les ressources publicitaires. Cependant, c’est surtout le budget général qui
est majoritairement sollicité avec près de 51 % des ressources sur la période
2006-2016 (Cour des comptes). Le FPPAN créé par la loi de finances 1996-1997
est alimenté par la taxe pour la promotion du paysage audiovisuel national
(TPPAN), appliquée aux foyers sur la base de leur consommation d’électricité
et par la taxe sur la publicité. Ses contributions profitent majoritairement à la
SNRT et dans une moindre mesure au Centre cinématographique marocain et
à l’agence nationale de presse MAP (très avancée dans son projet d’auto­nomie
financière avec l’arrivée d’un nouveau management en 20119.) Entre 2005
et 2014, les ressources du fonds ont connu une baisse de 26 % ce qui pose
la question de futurs relais financiers du pôle audiovisuel public marocain.
Le problème se pose tout particulièrement pour la SNRT dont le modèle éco-
nomique s’appuie exclusivement sur les fonds publics.

9. Mrabi (Mohamed Ali), « La MAP entame un nouveau virage », L’Economiste, 17 juillet 2017.

116

Un chemin marocain_C01.indd 116 04/06/2019 15:46


Les territoires mouvants de l’industrie des médias au Maroc

La théorie bi-face pour comprendre le business model des médias

Du point de vue économique, les apports de la théorie à deux versants ou


bi-face (two sided market) sont indispensables à la compréhension des
modèles économiques de l’industrie des médias. À elle seule, cette théorie
reprise dans les travaux de Rochet et Tirole explique heurts et malheurs du
secteur. De manière schématique, elle postule que l’équilibre économique
de toute plateforme média se joue sur deux versants  : l’un destiné à une
audience (lecteur, téléspectateur, auditeur), l’autre à l’annonceur (c’est
le financement publicitaire), les deux versants étant étroitement liés par
des externalités de réseau intermarchés. Les enjeux de produits proposés
simultanément sur les deux versants d’une plateforme ne sont pas l’apanage
du monde des médias. Ils interpellent également des marchés hors médias
(jeux vidéo, télécommunications). Le principe est que la plateforme joue le rôle
d’intermédiaire par le biais d’un effet réseau direct ou indirect entre des groupes
d’agents qui ont intérêt à interagir. Du point de vue économique, ces éléments
théoriques permettent de comprendre pourquoi la rentabilité d’une plateforme
se joue donc sur les deux versants. Cette dimension est au cœur des enjeux :
comment attirer à la fois une audience, idéalement payante, sur un versant et
des annonceurs sur l’autre. Elle anime un débat important tant sur les aspects
de valorisation (le nombre d’utilisateurs fait la valeur du réseau) que sur les
questions de réglementation des monopoles de réseau et de concurrence. Elle
nourrit également des accusations de défaillances des marchés dans la mesure
où les activités de consommation ou de productions sont déterminées « hors
prix ». Un versant ou une catégorie d’agent (les annonceurs par exemple) peut
décider de financer le deuxième versant. C’est le cas par exemple des chaînes
TV gratuites où l’accès est en quelque sorte subventionné par les annonces
publicitaires. C’est le cas aussi pour la presse en ce sens où le prix de vente ne
couvre ici qu’une partie du coût de production. D’où l’importance de la publicité,
laquelle correspond à une vente d’audience. Ces coûts difficiles à récupérer
expliquent en grande partie pourquoi la question du financement publicitaire est
longtemps restée posée pour l’industrie des médias et qu’elle s’est compliquée
avec l’arrivée du numérique, comme nous le verrons plus loin.

117

Un chemin marocain_C01.indd 117 04/06/2019 15:46


Un chemin marocain

La transition accélérée

Le développement de la presse en ligne au Maroc a évolué au gré des


reconfigurations des espaces politiques, économiques et technologiques.
À la faveur du nouveau règne, la consolidation de l’État de droit et de ses
institutions contribue à renforcer les marges des libertés individuelles. Les
jeunes de la décennie 2000 s’approprient ces acquis allant jusqu’à affirmer
qu’ils sont « la génération de cette liberté d’expression grâce au Roi »10.
Le nouveau ton donné par le régime contribue à mobiliser des lecteurs
plus jeunes, plus instruits et plus attentifs aux transformations du contexte
national et international ainsi qu’une opinion publique de plus en plus impré-
gnée de reconquête des idéaux démocratiques. Ce sera cependant Internet qui
en démultipliera l’impact.
Internet s’invite dans les rédactions marocaines dès les années quatre-
vingt-dix. Le mouvement est alors porté par les acteurs historiques. Les
premières initiatives sont francophones, déployées par L’Économiste (qui
venait de boucler la première expérience de digitalisation de ses archives dans
un CD Rom) et Maroc Hebdo. Le ministère de la Communication s­ ’essaye à
son tour en expérimentant une version digitale du quotidien Al Anbaa, mais
l’expérience tourne court. À cette époque, il n’existe pas encore d’indice
d’émergence d’un nouveau champ organisationnel, ni de changement dans
les pratiques de consommation. Les déclinaisons numériques ne semblent
être qu’un prolongement des versions papier. Même en intégrant de nou-
veaux éléments multimédias, ces expériences restaient, il est vrai, aliénées
par les limites du Web 1.0 qui offrent peu d’options sur le plan de la gestion
de contenu ou d’engagement avec le lecteur.
Les premiers balbutiements du web (1994-2004) sont une période de
tâtonnements et d’interrogations dans laquelle les entreprises médias
se demandent comment elles vont transférer les lecteurs du papier vers
­l’ordinateur. Cette époque est caractérisée par un très faible rythme de créa-
tion de sites, l’éclatement de la bulle internet ayant refroidi les ardeurs.
La taxonomie de l’offre de presse en ligne de l’époque fait ressortir
une vague qui regroupe à côté des acteurs historiques de la presse papier,

10. « Les jeunes de 2011, leurs colères, leurs tabous, leurs espoirs », L’Économiste, Dossier spécial,
juin 2011.

118

Un chemin marocain_C01.indd 118 04/06/2019 15:46


Les territoires mouvants de l’industrie des médias au Maroc

les agrégateurs de nouvelles, c’est-à-dire des plateformes qui proposent


du contenu provenant de sources multiples. Les marques les plus connues
s’appellent MSN, AOL, Yahoo ! et Google news (Google n’étant pas encore au
summum de sa puissance). À l’époque, les services proposent en plus des
portails de contenu, de la messagerie, des jeux ainsi que des tchats. Cette
première phase de découverte peut être associée à ce que Patrice Flichy (Flichy,
2003) qualifie de l’étape « objet valise », c’est-à-dire une période d’hésitations
dans les choix technologiques.
La deuxième vague sera celle des pure players ou des « nés en ligne » (NEL)
pour reprendre la terminologie de Mercier (2010). C’est la phase dite de struc-
turation, c’est-à-dire de déploiement de pratiques institutionnalisées. C’est
alors le passage d’un « web contemplatif » à un « web de contribution » qui
marque une rupture avec les médias classiques habitués jusque-là au « nous
parlons, vous écoutez » (Scherer, 2011). Les applications Web 2,0 contribuent
à la fois à élargir l’accès à l’information et à produire du contenu à travers
des interfaces sans code, contribuant au passage à faire tomber les barrières
techniques du Web 1.0. Ajouté à cela, l’hébergement gratuit ou à faible coût
à travers des comptes proposés par les plateformes numériques qui per-
met de consommer facilement du contenu et créer des présences multiples.
Cette capacité d’internet à renforcer le pouvoir du consommateur à travers
un accès accru à l’information a été décrite dès les années 2000 (Bickart et
Schindler, 2001), mais il aura fallu attendre l’arrivée du Web 2.0 qui en décuple
la puissance.
Cette nouvelle ère coïncide avec l’arrivée des bandes passantes internet
plus larges qui permettent une diffusion de contenus plus consommateurs
en débit, notamment la vidéo. Maroc télécom lance officiellement l’ADSL
(Asymmetric Digital Subscriber Line) en 2003 soit un an avant l’invention
de Facebook. En termes de capacité de transfert de données, la technologie
permet jusqu’à 2,5 Gigaoctets de débit par mois, ce qui à l’époque est une
vraie révolution. Les consommateurs marocains découvrent par la même
occasion la possibilité d’utiliser concomitamment leur téléphone tout en res-
tant connecté à Internet. La technologie 3G sera introduite quatre ans plus
tard, tandis que la 4G arrivera en 2015. L’émergence du web social (Facebook
en 2004, YouTube en 2005, Twitter en 2006), soutenu par l’open source et la
prolifération des commentaires, amplifie la vague des pure players.

119

Un chemin marocain_C01.indd 119 04/06/2019 15:46


Un chemin marocain

Deux périodes sont à distinguer pour ceux nés en ligne. La première va


durer entre 2007 et 2011 et sera marquée essentiellement par la multiplication
de journaux électroniques arabophones. La deuxième, entre 2012 jusqu’à 2016,
va connaître une multiplication de pure players francophones.
Quelques sites « nés en ligne » se démarquent par leur ton osé et imper-
tinent comme Goud.ma, lancé par d’anciens journalistes de l’hebdomadaire
Nichane, ou encore Lakome à l’initiative de l’ex-directeur d’Al Jarida Al Oula.
D’autres expériences éditoriales se positionnent rapidement sur les possibi-
lités de co-création offertes par le Web 2.0. L’arrivée du Huffington Post est
emblématique de cette quête de nouvelles opportunités. Le site mêle deux
types de contributions : les articles produits par des journalistes salariés et les
billets d’opinions, généralement non rémunérés, proposés par des blogueurs.
D’autres projets sont lancés par des personnalités politiques et/ou d’affaires
comme Moncef Belkhayat à travers le Siteinfo.com ou des cercles proches
du pouvoir comme pour Le360, que certains affirment qu’il serait soutenu
financièrement par Al Mada (ex-SNI), la holding royale.
Le succès en ce qui concerne les audiences des nouvelles expériences en
ligne est indéniable. Selon le site de mesure d’audience en ligne Alexa.com,
quatre pure players figurent dans le top 10 des sites les plus visités au Maroc :
Hespress (3e), ChoufTV (6e), Elbotolao (8e) et Le360 (10e)11. L’une de ces expé-
riences mérite une mention particulière : Hespress. Créé en 2007, ce journal
électronique qui, à son lancement, avait une simple vocation de blog, rassem-
blant des contributions externes, s’est rapidement positionné comme l’une
des offres d’information en ligne les plus populaires du Maghreb, voire du
monde arabe12. Contrairement aux acteurs historiques, les pure players sont
natifs d’un environnement numérique. Bien qu’ils soient eux aussi confron-
tés au défi de l’adaptation constante à un environnement en évolution, ils le
font avec moins d’inertie. Leurs structures de coûts plus légères leur donnent
plus de souplesse au niveau de l’organisation. Le contexte du printemps
arabe et les mois qui vont précéder les révolutions en Tunisie et en Égypte
seront particulièrement féconds pour l’émergence de nouveaux acteurs de la

11. https://www.alexa.com/topsites/countries/MA.
12. Conforté par son succès en ligne, Hespress va s’essayer à la presse imprimée et lance en 2012,
un magazine, hespressMag. Ce sera un échec cuisant puisque le journal fermera 7 mois plus tard.

120

Un chemin marocain_C01.indd 120 04/06/2019 15:46


Les territoires mouvants de l’industrie des médias au Maroc

presse en ligne. Les manifestations continuent alors de gagner en popularité,


­notamment en 2011, où Internet est utilisé pour coordonner les rassemble-
ments d’activistes. Au Maroc, pour la seule année 2010, l’on assistera à la
création de 66 sites d’information en ligne, soit le plus fort taux enregistré en
près de 15 ans (Isesco, 2012). La nouvelle vague médiatique montre l’étendue de
sa force de frappe en 2013 avec l’affaire du pédophile espagnol Daniel Galvan,
qui bénéficie par erreur d’une grâce royale alors qu’il avait écopé de 30 ans de
prison pour avoir violé 11 enfants. Avant de prendre une ampleur médiatique
puis politique, le rôle de « lanceur d’alerte » a capitalisé particulièrement
sur la mobilisation des réseaux sociaux comme pour les hashtags adoptés
sur Twitter #DanielGate et #Mafrasich (je ne suis pas au courant).
L’expérience des pure players a eu à jouer un rôle considérable dans le
renforcement de la pluralité des opinions, à travers un journalisme qui se
veut « moins corrompu par le pouvoir et l’argent » pour reprendre les pro-
pos de Tremayne (2007 b, p. XVI). Ce cahier des charges est censé être mis au
service des voix marginalisées par les acteurs historiques, en l’alimentant à
travers une interaction plus forte avec des audiences plus jeunes, rebelles
dans l’âme et hermétiques aux tons institutionnels et conciliants dont sont
accusés les médias traditionnels. Revers de la médaille, les attentes s’ex-
posent à une amplification idéalisée, voire déviée, par rapport aux standards
journalistiques. L’atterrissage d’anciens professionnels des médias dans le
nouvel environnement numérique se fait souvent par défaut. En 2012, plus de
31 % des journalistes de la presse électronique interrogés dans le cadre d’une
enquête de l’Isesco affirmaient avoir fait le choix du numérique « pour pou-
voir exprimer une opinion personnelle » (Isesco, 2012, p. 45)13. Ce qui est loin
de correspondre aux idéaux d’objectivité du quatrième pouvoir.
À côté des transformations numériques, la première décennie des
années 2000 est également caractérisée par la réforme de l’audiovisuel.
L’architecture réglementaire pour la libéralisation de l’audiovisuel est
déployée en 2002 à travers la création de la Haute autorité de la communi-
cation audiovisuelle ( HACA)14 et la promulgation de la loi relative à la

13. URL: https://www.isesco.org.ma/ar/wp-content/uploads/sites/3/2015/05/Press-electronique-
VA.pdf
14. Dahir n° 1-02-212 du 22 joumada II 1423 (31 août 2002) portant création de la Haute autorité
de la communication audiovisuelle, modifié par : le Dahir n° 1-03-302 du 16 ramadan 1424

121

Un chemin marocain_C01.indd 121 04/06/2019 15:46


Un chemin marocain

­communication audiovisuelle15. En 2006, la première vague de la libéralisa-


tion se traduit par l’octroi de 10 licences radio privées ainsi qu’une télévision
satellitaire privée, sachant que 21 candidats étaient en lice. En 2009, 4 nou-
velles licences radio sont autorisées. Le format et le modèle d’affaires peuvent
changer, mais la radio en tant que média n’a pas beaucoup changé à mesure
que de nouvelles inventions de communication ont vu le jour. L’offre radio est
en effet limitée par la puissance de l’émetteur de la station et le spectre de dif-
fusion disponible. Le modèle économique de la radio est fondé exclusivement
sur la gratuité pour les auditeurs et majoritairement sur le financement publi-
citaire. La manne publicitaire s’étant tarie depuis 2009, plusieurs opérateurs
dénoncent la cherté des redevances annuelles au titre des licences accordées
par l’autorité de régulation16. D’autres affirment chercher de nouveaux relais
comme l’hébergement de diffusion pour des tiers ou le consulting17. Une
offre radio payante est proposée dans le service triple-play de Maroc télé-
com. Le paiement correspond donc ici au moyen d’accès et non au contenu.
Traditionnellement deux modes de diffusion en matière d’audiovisuel coha-
bitent. Le premier renvoi au hertzien, qui s’appuie sur les fréquences de
spectres attribués par la Haute autorité de la communication audiovisuelle.
Le deuxième est représenté par les voies électroniques : satellite, ADSL, télé-
phonie mobile, fibre optique. Le premier mode est resté caractéristique
du système fermé et de la rareté des canaux qui a dominé tout au long du
XXe siècle. Au cours des dernières années, les technologies de l­’information
sont venues bousculer cette configuration poussant vers le deuxième modèle.
En 2006, sur volonté politique de la France et du Maroc, un nouvel acteur vient
enrichir l’offre télévisée marocaine, Medi1 TV (initialement sous le nom de
Medi1 Sat). L’idée est alors de reproduire le modèle radio (Medi1) à l’antenne
en contribuant à la promotion de la culture francophone et maghrébine
à l’échelle de la Méditerranée. Là aussi, le concept s’impose difficilement
comme vont en témoigner différents changements d’actionnaires. Le tour

(11 novembre 2003) ; le Dahir n° 1-07-189 du 19 doul kaâda 1428 (30 novembre 2007) et par le Dahir
n° 1-08-73 du 20 chaoual 1429 (20 octobre 2008).
15. Dahir n° 1-04-257 du 25 doul kaâda 1425 (7 janvier 2005) portant promulgation de la loi
n° 77-03 relative à la communication audiovisuelle.
16. Dialogue national, Media et Société, 2011.
17. Lemaizi (Salaheddine), « Libéralisation du paysage audiovisuel : Ici, radios fragiles ! », Les
inspirations Eco du 18 mai 2016.

122

Un chemin marocain_C01.indd 122 04/06/2019 15:46


Les territoires mouvants de l’industrie des médias au Maroc

de table initial était composé de capitaux maroco-français (Maroc Telecom


et la CDG détenant 56 % au lancement). En 2008, les participations maro-
caines reprennent les parts françaises (30 %). En 2010, nouveau changement
avec l’arrivée d’investisseurs institutionnels : Mamda, MCMA, CIMR et groupe
Banque populaire. Des participations que l’on dit, tout comme celle de la CDG,
politiques. En 2014, enfin, deux actionnaires émiratis, Nekst Investments et
Steeds, font leur entrée permettant à la chaîne de se capitaliser à hauteur de
800 millions de DH (95 millions de dollars)18.
Depuis la libéralisation du secteur en 2007, l’on assiste à un foisonnement
de stations dans l’une des tendances les plus remarquées de l’ouverture du
paysage audiovisuel au Maroc. En plus de l’offre locale, le paysage marocain
doit tenir compte de la forte popularité des chaînes satellitaires arabes qui,
elles aussi, tentent de convoiter leur part du gâteau dans le marché publi-
citaire. Les taux d’équipements des foyers confirment cet engouement :
9 ménages sur 10 possèdent un téléviseur à leur domicile tandis que plus
d’un ménage sur dix dispose d’un poste de radio19 et près de 93 % des familles
marocaines reçoivent la télévision par satellite en 201320.
Dès 2006, le pôle audiovisuel public investit dans un chantier de numéri-
sation des installations de diffusion. La migration va aller beaucoup plus vite
sur la diffusion que pour la réception, la campagne pour équiper les foyers
marocains en récepteurs TNT accusant beaucoup de retard. Sur la diffusion, à
fin 2014, 85 % de la population marocaine était couverte en TNT. L’extinction
du signal analogique est programmée pour juin 2015 pour la bande UHF et
pour 2020 pour la bande VHF qui concerne 100 % du réseau de la SNRT. Cette
mise à niveau permet le lancement de bouquets de chaînes numériques et
une diversification de l’offre. Via la TNT, les téléspectateurs ont accès gra-
tuitement à la programmation numérique de chaînes généralistes : 2M,
Al Aoula et Medi1 TV ; chaînes thématiques : Arryadia (sport), Arrabiâ (chaîne
culturelle), Al Maghribiya (dédiée notamment aux Marocains résidant à
l’étranger), Assadissa (chaîne religieuse), Aflam TV (Cinéma arabe et inter-
national), Tamazight, chaîne généraliste berbère, et Laâyoune TV. Le bouquet

18. Boumnade (Ilham), « Medi1TV : Un financement de 800 millions de DH », L’Économiste,


14 avril 2014.
19. HCP, Recensement 2014.
20. Cour des comptes, 2015.

123

Un chemin marocain_C01.indd 123 04/06/2019 15:46


Un chemin marocain

propose également quatre stations de radio SNRT (Al Idaâ Al Watanya, Inter
Channel, Al Idaâ Al Amazighiya et Idaât Mohammed VI).
Le switch analogique-numérique fera l’objet d’un long processus de
préparation mobilisant plusieurs acteurs. En janvier 2006, une équipe de
travail est constituée avec des représentants de la HACA, du ministère de la
Communication, de l’ANRT et de la Soread-2M21. En 2007, un signal local est
expérimenté au Festival international du film de Marrakech. Dans ses pré-
visions pour 2015, l’autorité audiovisuelle exclut à moyen terme la viabilité
d’une TNT payante, mais compte tenu de l’évolution du marché publicitaire
marocain, elle juge faisable une demi-douzaine de chaînes privées gratuites
(Ghazali, 2011). Force est de constater que ce deuxième scénario semble hypo-
thétique à l’aune des difficultés de Soread-2M et de la SNRT, viables sous
perfusion publique seulement. D’ailleurs en 2009, à l’occasion de l’octroi
de la deuxième vague de licence, le Conseil supérieur de la communication
audiovisuelle (CSCA) redoute un risque de saturation du marché, estimant
que « l’admission de tout nouveau projet de télévision nationale présente
actuellement un risque important de déséquilibre pour le secteur, pouvant
manifestement compromettre l’équilibre des opérateurs audiovisuels publics
et privés existants à court terme, et leur viabilité, à moyen terme » 22.
Comme pour la presse, l’audiovisuel est interpellé par le changement
de paradigme imposé par l’importance prise par les acteurs Internet, l’in-
formatique et les télécommunications. Le développement du haut débit à
travers l’ADSL a ouvert de nouvelles possibilités de diffusion audiovisuelle
où l’accès à Internet est couplé à des chaînes de télévision dans une offre
de valeur globale. Les réseaux IP donnent par la même occasion un avant-
goût des p­ ossibilités de convergence entre les détenteurs de « tuyaux » et
les producteurs de ­contenus. L’offre IP TV existe depuis 2006 à l’issue d’une
association entre Maroc Telecom et le chinois Huawei qui lui a fourni la
technologie. Elle permet de proposer des packages triple-play qui combinent
connexion Internet/abonnement téléphonique/bouquet de chaînes télé.

21. Au mois de mai de la même année, la décision est prise d’adopter la norme de compression
MPEG 2 pour la Standard Définition et MPEG 4 pour la haute définition et la réception mobile.
Pour la diffusion, le choix se portera sur la norme DVB-T pour la réception fixe er DVB-H pour
la réception mobile et portable (Ghazali, 2011).
22. URL : http://www.haca.ma/sites/default/files/upload/documents/Resultats_G2.pdf.

124

Un chemin marocain_C01.indd 124 04/06/2019 15:46


Les territoires mouvants de l’industrie des médias au Maroc

Le taux de ­pénétration de la télévision payante reste cependant faible avec


près de 150 000 abonnés seulement en 201523.
Si les conditions technologies et réglementaires ont permis de modifier
l’offre de produits audiovisuels, elles n’ont en revanche pas résolu la question
des modèles économiques. L’impossibilité à positionner un bien télévisuel
avec exclusion, c’est-à-dire accessible, moyennant abonnement, continue
en effet d’interpeller de manière constante le problème des financements
publics et de la tutelle de l’État. Pour sa part, l’absence d’outils consensuels
de mesure d’audience ne permet pas d’évaluer l’attrait de la TNT auprès du
consommateur marocain. Combien sont-ils à regarder les chaînes du bouquet
SNRT quand 93 % de familles marocaines reçoivent la télévision via satellite
(Cour des comptes, 2015) ?

Le temps des incertitudes : la facture d’un isomorphisme ?

La transformation du paysage médiatique à l’aune des enjeux numé-


riques n’a malheureusement pas réglé la lancinante question du modèle
économique. Aucun journal qu’il s’agisse d’acteurs historiques ou des nés en
ligne, n’est arrivé à décrocher le Graal de la monétisation et le plus gros de la
manne publicitaire sur Internet semble destiné aux réseaux sociaux. La situa-
tion est préoccupante pour la plupart des entreprises médias. Près de 88 %
des entreprises de presse, électroniques et imprimées, affichent un résultat
d’exploitation négatif ou nul et près de 98 % enregistrent une marge brute
négative ou nulle, selon une analyse des données liminaires sur le secteur
pour l’année 2016 et 2017 (Benabid, 2018).
L’audiovisuel n’échappe pas au constat. Si les conditions technologiques
et réglementaires ont permis de modifier l’offre de produits audiovisuels,
elles n’ont en revanche pas résolu la question des modèles économiques.
L’impossibilité à positionner un bien télévisuel avec exclusion, c’est-à-dire
accessible, moyennant abonnement, continue en effet d’interpeller de manière
constante le problème des financements publics et de la tutelle de l’État.
Depuis 2003, le déficit hors subvention de 2M varie entre 60 et 100 millions
de DH. Quant à la subvention étatique, d’un montant de 133 millions de DH,

23. Arab media Outlook, 2016-2018.

125

Un chemin marocain_C01.indd 125 04/06/2019 15:46


Un chemin marocain

elle est revue à la baisse en 2006 et 2007 puis supprimée en 2008. La Cour des
comptes constate qu’à partir de l’année 2012, et en dépit de la situation nette
qui est inférieure au 1/4 du capital, la régularisation juridique de la deuxième
chaîne n’a pas été réalisée. Une infraction en décalage avec les exigences de loi
relative aux Sociétés anonymes notamment son article 357 (Cour des comptes,
2015). En 2017, l’État et la SNI (actionnaire à 20 %) refusent de recapitaliser la
chaîne. Sa consœur Medi1TV ne fait guère mieux. Là aussi le concept s’impose
difficilement comme vont en témoigner différents changements d’action-
naires. Le tour de table initial était composé de capitaux maroco-français
(Maroc Telecom et la CDG détenant 56 % au lancement). En 2008, les partici-
pations marocaines reprennent les parts françaises (30 %). En 2010, nouveau
changement avec l’arrivée d’investisseurs institutionnels : Mamda, MCMA,
CIMR et groupe Banque populaire. En 2014, enfin, deux actionnaires émiratis,
Nekst Investments et Steeds font leur entrée, permettant à la chaîne de se
capitaliser à hauteur de 800 millions de DH (95 millions de dollars)24.
La crise a sans doute eu plusieurs déterminants. La première tient à la
nature même du produit. Les biens informationnels, mais c’est aussi le cas
pour d’autres produits culturels (musique, vidéo) sont en effet des biens
numérisables et des biens d’expérience (leur qualité n’est connue qu’une fois
consommée). Ces spécificités ont des conséquences majeures sur les stra-
tégies de firmes qui les produisent. Le fait d’être numérisables, c’est-à-dire
transformables, pour reprendre une définition primaire de l’informatique,
en une série de 0 et 1, en fait des biens publics diffusables à grande échelle à
travers Internet. Certes les produits sont en principe protégés par les droits
d’auteur, mais les entreprises de contenus ont du mal à faire valoir leurs
droits, la technologie ayant facilité la copie. Cette particularité explique
en grande partie le phénomène de destruction de valeur de l’information :
sa valeur tend vers zéro et l’internaute ne jure que par la gratuité.
Les médias d’information numériques et les médias historiques sont
confrontés à des défis très similaires en ligne, en particulier pour le finance-
ment. Compte tenu de la multiplicité de ses acteurs et de sa forte composante
technologique, le marché de la publicité en ligne reste difficile pour ­l’ensemble

24. À l’issue de son dernier conseil d’administration qui s’est tenu le 25 mars 2109, la chaîne
annonce « une amélioration de son résultat net de 10 % », mais ne détaille pas ses comptes.

126

Un chemin marocain_C01.indd 126 04/06/2019 15:46


Les territoires mouvants de l’industrie des médias au Maroc

des éditeurs de contenu. Traditionnellement, deux grandes familles de for-


mats publicitaires en ligne sont identifiées : le search (appelé aussi publicité
contextuelle) et le display (ou affichage) qui est une publicité graphique.
La publicité « search » consiste à vendre des liens sponsorisés à l’intérieur
des pages des résultats des moteurs de recherche. Le marché publicitaire du
search25 est dominé par Google. Pour le seul marché américain, le groupe a
déclaré en 2016 près de 80 % des recettes publicitaires search avec près de
37 milliards de dollars26. La publicité display fait référence pour sa part à
des formats qui s’affichent à côté du contenu éditorial. Elle peut prendre
la forme de bannière, mais aussi des déclinaisons interactives, le rich média
(animations, vidéos) ou encore de publicité native. Dans ce dernier format,
le contenu sponsorisé est directement intégré dans le flux de contenu d’ac-
tualités même si parfois la confusion se crée dans l’esprit de l’internaute,
incapable de d ­ istinguer entre ce qui relève de la publicité, de ce qui est
contenu, brouillant les frontières entre journalisme et communication.
Le display reste l’une des principales sources de recettes digitales pour les
entreprises médias (Pew Research Center, 2016). L’offre display est marquée
par un paysage très concurrentiel. Aux côtés des acteurs historiques ou pure
players, l’on retrouve ainsi des sites éloignés du monde de la presse : réseaux
sociaux, portails (MSN, Yahoo), blogs, ou encore sites de commerce ou d’an-
nonces (comme pour avito.ma). Cette configuration de l’offre publicitaire en
ligne sous-tend celle des modes de facturation. La plus connue correspond
au CPM (coût pour mille), unité de mesure familière au monde de la publi-
cité. Elle correspond au coût du placement publicitaire divisé par le nombre
­d’impressions d’annonces, mesuré en milliers, qu’il génère. Le fait que ce
mode de facturation se soit inspiré d’un vocabulaire, celui de la circulation de
la presse, emprunté à la publicité classique, tient à son histoire. Les premières
initiatives en ligne ont en effet été celles des bannières (display), formats
similaires aux insertions classiques utilisées dans la presse. Le CPM continue

25. « Le principe du lien sponsorisé a été inventé en 1997 par Bill Gross pour son moteur de
recherche GoTo.com. Devenu rapidement fournisseur de liens sponsorisés pour de nombreux
acteurs Internet dont Microsoft et AOL, GoTo devient Overture en 2001 et met fin à l’activité de
son moteur de recherche. En 2003, Overture est racheté par Yahoo! et devient Yahoo! Search
Marketing » (Idate, 2010, p. 10).
26. Ginny (Marvin), “Report: Google earns 78% of $36.7B US search ad revenues, soon to be 80%”,
searchengineland.com, mars 2017.

127

Un chemin marocain_C01.indd 127 04/06/2019 15:46


Un chemin marocain

d’être le modèle dominant. Les autres procédés de facturation incluent le


coût par clic (CPC), c’est-à-dire le nombre de clics sur un bloc d’annonces ou
le coût par action (CPA), qui correspond au nombre d’actions effectuées par
un internaute, comme de s’abonner à une newsletter ou acheter un produit.
Contrairement au CPM, les deux derniers modes de facturation ne s’appuient
donc pas sur l’exposition, mais sur la réaction que la publicité déclenche
chez l’internaute. Pour le CPC27, les annonceurs font généralement une offre
sur des expressions de mots-clés pertinentes pour leur marché cible. Les
sites de contenu facturent généralement un prix fixe par clic plutôt que
­d’utiliser un système d’enchères. Le trafic est donc traité en aval. Le prix
peut parfois augmenter si la publicité est ciblée vers un type spécifique
­d’utilisateur proportionnellement au niveau de granularité du ciblage. L’une
des principales préoccupations des producteurs de contenus en ligne réside
dans la faiblesse des tarifs publicitaires. Le coût de contact pour mille per-
sonnes (CPM) est de 5 à 10 fois moins élevé sur un site Internet par rapport
au journal papier. Un site comme Hespress, par exemple, propose le CPM à
50 DH alors que le CPC est facturé à 3,75 DH28. La plupart des acteurs déplorent
un effritement des prix dans une course aux CPM low cost. Pour comprendre
les raisons de ces pressions sur les tarifs, il convient de reprendre le fonc-
tionnement et les logiques du marché de la publicité en ligne. La publicité
est vendue aux annonceurs à travers différents canaux, y compris la force de
vente directe des sites de presse et divers intermédiaires, tels que les régies
publicitaires qui regroupent l’offre et la demande entre éditeurs et annon-
ceurs. L’industrie de la publicité en ligne a commencé à se mettre en place
progressivement dès l’avènement d’internet. Les premiers logiciels en charge
de la gestion d’espaces publicitaires en ligne s’appuient sur ce qu’on appelle
des ad serving technologies telles DoubleClick, Open Adstream ou Adforce.

27. Le paiement basé sur un clic permet à l’annonceur de savoir si le visiteur a été exposé à une
communication cible, mais pas s’il a aimé la communication ou même passé beaucoup de temps
à la regarder. Dès les années 2000, les travaux de Kahin et Varian (Kahin & Varian, 2000)
suggéraient dans ce qui allait devenir une consécration des enjeux en ligne du target marketing,
qu’une mesure supplémentaire de la valeur de publicité soit basée sur le degré d’interaction
du visiteur avec la communication cible : durée du temps passé à voir la communication,
profondeur ou nombre de pages, etc.
28. Makhrouss (Wiam), « Publicité sur internet : Les sites nationaux étouffés par les géants du
Net », La Vie économique, 28 octobre 2016.

128

Un chemin marocain_C01.indd 128 04/06/2019 15:46


Les territoires mouvants de l’industrie des médias au Maroc

Elles apparaissent en 1995 et sont conçues pour permettre l’exécution et


­l’évaluation automatique des campagnes publicitaires en ligne.
L’un des principaux changements au cours de ces dix dernières années
a porté sur l’arrivée de la publicité programmatique, un système automatisé
d’achat et de vente plus sophistiqué des espaces publicitaires qui fonctionne
sur le modèle du yield management. Jusqu’au début des années 2000, les
campagnes publicitaires en ligne s’appuyaient sur un schéma classique de
négociation entre éditeurs, annonceurs et agences-conseils, la commande
pouvant prendre plusieurs jours avec souvent des résultats hypothétiques
en matière de ciblage. La composante technologique de la publicité en ligne
va amorcer un virage en 2005 avec l’arrivée des Ad exchange, plateformes
de gestion automatisée des commandes et surtout en 2011 avec le real time­
bidding (RTB), un système d’enchères et en temps réel des ordres d’achat et
de vente d’espace publicitaire. Ce niveau d’intermédiation s’appuie sur des
­logiciels pour gérer à la fois le versant annonceurs (Demand Side Platform,
DSP) et le versant éditeur (Supply Side Platform, SSP). Les deux versants consti-
tuent la place de marché (Ad Exchange Platform). Les transactions se déroulant
sur des délais très courts : moins de 120 millisecondes. Google est opérateur
à la fois de SSP et DSP, mais d’autres acteurs se sont aussi positionnés sur
ce marché.
Cette transition via le programmatique a imposé un basculement d’une
logique de média planning, c’est-à-dire le choix des médias et supports des
campagnes vers une logique d’audience planning, autrement dit toucher une
population cible précise, indépendamment des supports utilisés.
L’un des autres changements majeurs est porté par l’arrivée de nouveaux
outils de gestion de la relation client (Customer Relationship Management)
à travers des data management platforms (DMP). Ces plateformes permettent
de recenser les points de contact des clients avec la marque à travers des
cookies (programmes informatiques qui permettent de tracer les compor-
tements des internautes) qui pistent l’internaute qui navigue, ouvre un mail
ou une newsletter. Les campagnes programmatiques sont majoritairement
facturées en CPM29. Deux types de régies publicitaires digitales cohabitent.
Les premières, les régies en réseau ou ad networks, commercialisent plutôt

29. Seul Google s’est adjugé le droit de pratiquer une facturation au CPV sur sa plateforme
vidéo, YouTube.

129

Un chemin marocain_C01.indd 129 04/06/2019 15:46


Un chemin marocain

des profils d’internautes. Souvent filiales des plateformes technologiques


(Google, Facebook, Amazon) ou structures indépendantes, elles jouent le rôle
d’intermédiaire entre l’offre et la demande publicitaire. Les secondes, s­ pin-off
des agences médias traditionnelles, ou division dédiée, continuent de se
positionner sur une logique de marque. Une partie des ad-networks se voient
reprocher d’être peu regardants sur les qualités éditoriales, les plateformes
étant surtout intéressées par le volume d’attention ou de trafic monétisable.
Leur perception est mitigée dans le secteur. Beaucoup plus inquiétant pour les
acteurs de la presse en ligne, les GAFA sont aujourd’hui des régies publicitaires
pour leurs propres comptes, ce qui duplique leurs perspectives de rentabilité.
Ces plateformes technologiques occupent en effet des positions centrales
et arrivent à contrôler les conditions d’échange de ressources à travers les
effets de réseau. Ce qui permet d’augmenter la valeur de leur offre tout en
diminuant leur dépendance vis-à-vis des participants individuels du réseau
(Shapiro et Varian, 1998). Cette course à l’audience a une double conséquence
dans le contexte marocain. D’abord un coût éditorial important. À quelques
exceptions près, l’offre de journaux électronique est en majeure partie décalée
des standards journalistiques avec une prédominance du plagiat, l’absence
de travail d’investigation, du contenu racoleur (Agence française de coopé-
ration médias, 2015). Par ailleurs, de nombreux pure players pratiquent ce
qu’on appelle le « journalisme jaune » (yellow journalism), terme désignant un
traitement de l’information se situant entre sensationnalisme et bidonnage
de l’information. Pour certains acteurs du champ organisationnel, cette dérive
est l’une des conséquences de la guerre au clic. Ensuite, la forte concurrence
entre plateformes de diffusion alimente une opacité sur les chiffres d’affaires
réels et même sur la sincérité des chiffres d’audiences. Soupçons que viennent
alimenter régulièrement les accusations de recours aux bots, ces programmes
informatiques générateurs de faux trafics ou à l’utilisation abusive d’outils
de tracking. Dans le contexte marocain, l’on recensait il y a deux ans une
quinzaine de régies publicitaires digitales. Cependant, beaucoup d’entre elles
opèrent dans une quasi-clandestinité pour éviter le fisc et les restrictions de
l’office des changes sur les devises.
La transparence de la publicité digitale est un réel problème. D’ailleurs, le
Groupement des annonceurs traite avec prudence les chiffres estimatifs de
la publicité digitale au Maroc : entre 400 et 500 millions de DH. Le fait que la

130

Un chemin marocain_C01.indd 130 04/06/2019 15:46


Les territoires mouvants de l’industrie des médias au Maroc

majorité des annonceurs soient peu familiers avec les spécificités du digital
marketing amplifie cette opacité.

Les freins structurels à la compétitivité

Si les enjeux du numérique ont compliqué la crise, ils ne semblent pas


en être la cause directe. Internet en tout cas ne peut servir de commode bouc
émissaire. Au regard du taux de pénétration exprimé en nombre d’exemplaires
diffusés pour 1 000 habitants qui se situe entre 10 et 12 (KPMG, 2011, Hidass,
2016), quand des marchés comme l’Algérie, la France ou l’Égypte atteignent
respectivement 70, 159 et 64 pour 1000, l’on peut affirmer que le Maroc est un
pays sous-développé en matière de presse. Si les enjeux du numérique ont
compliqué la crise, ils ne semblent pas en être la cause directe. La taille du
lectorat n’a pas grandi et les acteurs n’ont pas su créer un nouveau marché.
Les groupes qui résistent tentent de dégager des marges de rentabilité en
réduisant les coûts de fonctionnement.
Les acteurs de l’industrie des médias ne sont pas pour autant dédouanés
d’un exercice d’autocritique. Paradoxalement, dans un des secteurs les plus
interpellés par les enjeux de l’information, l’on peut déplorer une faible
­capacité d’anticipation et de veille sur les tendances émergentes à même
d’avoir une incidence sur 5 ou 10 ans. D’autant que le cycle de l’information
et d’innovation technologique est devenu beaucoup plus court. Par ailleurs,
dans le bras de fer, asymétrique, contre les réseaux sociaux, le contenu média
reste l’un des leviers les moins déterministes dont disposent les journaux
électroniques. Il appelle à un retour aux fondamentaux du travail jour-
nalistique pour reconquérir à la fois les audiences, un positionnement
identitaire fort et potentiellement aussi un lectorat payant. L’objectif ren-
voie cependant à une remise en cause sérieuse du modèle éditorial actuel
ou du moins à un retour vers les fondamentaux du journalisme. Dans de
nombreuses organisations médiatiques, le journalisme d’investigation qui
a donné ses lettres des noblesses au quatrième pouvoir a en effet cédé du
terrain face aux contraintes du travail dans l’urgence, aux impératifs com-
merciaux qui mobilisent parfois les équipes rédactionnelles sur des dossiers
attrape-pub. Le quantitatif prend alors le dessus sur le qualitatif, le travail

131

Un chemin marocain_C01.indd 131 04/06/2019 15:46


Un chemin marocain

de desk (où le journaliste ne quitte pas son bureau), ou pire, le dossier de


presse est privilégié au terrain, à la rencontre avec les sources.
La baisse de la diffusion de la presse écrite est une tendance marquée
entre 2013 et 2016 et n’épargne ni les supports francophones, ni les arabo-
phones. La dégradation semble même s’accélérer sur les deux dernières
années : -15 % entre 2014 et 2015 et -30 % entre 2015 et 2016. La longévité de
l’industrie de la presse, laquelle existe depuis trois siècles, a probablement été
une lame à double tranchant. Elle a assuré au secteur une relative stabilité,
mais s’est en revanche traduite par un déficit de réflexion stratégique sur
le cycle de vie des produits. La crise a sans doute eu plusieurs déterminants.
le changement majeur porte sur une reconfiguration, laquelle dans la majo-
rité des cas n’a pas profité aux entreprises médias conventionnelles, mais­
plutôt à celles d’Internet : Google, Facebook, Twitter, Youtube. Ces plateformes
surfent à la fois sur leur suprématie technologique et sur la captation du
­trafic Internet dont elles raflent une grosse part. Ce qui séduit par conséquent
les annonceurs tentés d’y consacrer une grosse part de leur budget publi­
citaire digital, même si les véritables soubassements des comportements des
internautes, de consommation et de partage de l’information sur les réseaux
sociaux ne sont pas suffisamment bien compris. À la faveur de leur supréma-
tie technologique, les entreprises du Web 2.0 sont en tout cas les ­premières
à profiter d’une des conséquences d’Internet : la désintermédiation de la
chaîne de valeur, la reconfiguration des frontières du marché ou encore
la délinéarisation des contenus (consommation libre du contenu dictée par
la volonté du client et non du média source).

Les médias marocains à la croisée des chemins

L’amplitude du changement constaté au cours des 15 dernières années,


tant à travers le jeu des acteurs, les habitudes de consommation, mais aussi
les difficultés des médias en mauvaise posture financière qu’ils soient privés
ou publics, qu’il s’agisse des journaux ou de l’audiovisuel, peut servir de cadre
de réflexion. L’analyse des logiques et des formes d’organisation existant
dans ce secteur interpelle également les pouvoirs publics sur les orienta-
tions à prendre pour ce marché. Ces préoccupations ne sont pas spécifiques
au Maroc.

132

Un chemin marocain_C01.indd 132 04/06/2019 15:46


Les territoires mouvants de l’industrie des médias au Maroc

À l’aune du nouvel environnement numérique et compte tenu également


de la crise des médias, plusieurs pays de l’OCDE discutent depuis quelques
années des meilleurs compromis à négocier pour préserver l’écosystème
médiatique. Dans la liste des mesures, certaines s’appuient sur le renfor-
cement des systèmes d’aides publiques, l’éducation aux médias30, d’autres
sur l’amélioration du cadre fiscal, d’autres encore sur l’encouragement de la
recherche académique ainsi que la production d’information statistique. En
toile de fond, une autre question se profile, celle du plus d’État ou du moins
d’État. Si ce débat interfère avec celui des contextes politiques comme en
France, en Italie, en Allemagne ou aux États-Unis, des orientations semblent
cependant partagées par la plupart des marchés comme pour la nécessité de
préserver, au-delà des acteurs médias, l’accès à l’information, la liberté de
la presse, la pluralité médiatique et la diversité culturelle. Le sens de ces orien-
tations est conditionné par le rôle que jouent les journaux dans le maintien
de la démocratie ainsi que le statut de bien public de l’information. Ces spé-
cificités sont l’une des premières justifications à l’intervention publique.
Les secondes peuvent être rapportées à la théorie économique qui plaide
pour un rôle plus accru de l’État lorsque se présentent notamment des situa-
tions de marchés inefficients, d’externalités ou de rendements croissants
comme c’est le cas pour les médias.
Les éditeurs aspirent à réorienter l’intervention publique dans un sens
favorable de manière à profiter un peu plus des ressources de l’État. À l’aune
de critères exclusivement techniques, les entreprises médias ne semblent
cependant plus en position de force dans la négociation. Chez les journaux
imprimés, l’époque n’est plus aux forts tirages et diffusion, tandis que pour
les journaux électroniques, les audiences sont là, mais pas la rentabilité ni
les modèles économiques. En tout état de cause, la politique des subventions
dans le contexte marocain continuera d’interpeller sur les critères ­d’octroi,
dans la mesure où les aides ciblent des groupes relativement rentables
compte tenu de leur gestion saine, mais aussi des structures au bord de la

30. L’éducation du public aux médias, et en particulier de la jeune génération. Plusieurs pays


ont décidé de prendre les choses en main, à l’initiative du monde universitaire ou d’institution
comme pour le CSA (Conseil supérieur de l’audiovisuel) en France qui a créé en 2014 un
observatoire « Éducation & médias ». L’idée est d’apprendre à consommer sainement
l’information, mais aussi à soutenir le journalisme de qualité.

133

Un chemin marocain_C01.indd 133 04/06/2019 15:46


Un chemin marocain

banqueroute. Paradoxalement, dans le Maroc d’aujourd’hui, le principal


­obstacle au pluralisme ne réside plus tellement dans les questions de censure
politique, comme pour les années de plomb, mais dans la précarité financière
des entreprises médias.
L’intervention des pouvoirs publics peut également être examinée sous
une perspective de concurrence. À l’heure d’Internet, les règles existantes
pour favoriser la pluralité, la diversité média semblent dépassées. Les mêmes
réserves valent pour la délimitation géographique de marchés, les éditeurs
marocains étant en confrontation directe avec les géants d’Internet. Plusieurs
associations de journaux dans le monde recommandent d’ailleurs de se
décomplexer par rapport aux risques de concentration, dans la mesure où la
première préoccupation doit être de multiplier des acteurs qui soient assez
solides. Ces appels s’adressent explicitement aux gouvernements invités à
regarder plus favorablement les possibilités de fusions ou rapprochements
entre éditeurs et diffuseurs.
Dans le contexte marocain, ces questions ne sauront cependant être
­traitées sans poser celles des entités de pilotage des politiques publiques.
Dans l’environnement numérique, l’élasticité identitaire du journalisme
se double d’un brouillage des frontières médiatiques, entre entreprises de
presse, audiovisuel et internet. Une reconfiguration qui fait émerger un défi
collectif pour les régulateurs invités à imaginer de nouveaux arrangements
institutionnels et de nouveaux modes d’action pour accompagner le change-
ment au sein de l’écosystème médiatique.
Les arguments ne manquent pas pour les appels à mobilisation.
L’information et sa variante détournée, les fake news, constitue aujourd’hui
un arsenal d’envergure, capable de faire ou défaire des mandatures, comme
l’a montré le paysage politique américain, mais aussi de déstabiliser les entre-
prises, comme l’a illustré le feuilleton du boycott de trois grands groupes
industriels en 2018. Sans cautionner pour autant une orientation techno-
phobe, les regards se tournent encore une fois vers la responsabilité des
réseaux sociaux dans cette dérive. Les GAFAM sont bel et bien des médias,
ce qu’ils se sont défendus d’être au départ. En réalité, ils sont même bien
plus que cela. Loin du discours bienveillant associé à leur lancement sur les
vertus de la désintermédiation/démocratisation, le pouvoir que ces plate-
formes ont fini par prendre inquiète. Leur force de frappe est assimilée par
les uns à une industrie militaire sous forme numérique. Ils représentent

134

Un chemin marocain_C01.indd 134 04/06/2019 15:46


Les territoires mouvants de l’industrie des médias au Maroc

pour d’autres des quasi-États capables de fixer des normes, des standards,
de manipuler des données personnelles à l’insu de leurs utilisateurs. C’est
à cela que font face les médias marocains. Ces précisions montrent que les
enjeux ne se mesurent pas seulement à l’aune des considérations de pluralité
médiatique et de compétitivité des entreprises du secteur, mais aussi à celle
de l’influence et de la souveraineté nationale. Les médias traditionnels ne
peuvent pas jouer leur rôle de fact checking avec des moyens qui paraissent
somme toute modestes. Les réponses à ces questions exigent dès lors des
arbitrages au cœur des changements de l’environnement numérique. Si dans
le discours et de manière timide, les pouvoirs publics tentent de montrer
qu’ils ne comptent pas rester inactifs, comme pour l’ébauche d’un projet de
taxation des GAFAM, sur le terrain rien n’indique que la prise en main est
réellement enclenchée.

Bibliographie

AGENCE FRANÇAISE DE COOPÉRATION MEDIAS (CFI), Panorama des médias en ligne, 2015.
BANQUE MONDIALE, Le droit d’informer. Le rôle des médias dans le développement
économique, De Boeck-Nouveaux Horizons, 2005.
BENABID (M.), « Pratiques de consommation et processus de changement
organisationnel : cas du marché de l’information en ligne », thèse de
doctorat, université Paris VIII, 2018.
BENCHENNA (A.), KSIKES (D.) et MARCHETTI (D.), “The media in Morocco: a highly
political economy, the case of the paper and on-line press since the early
1990s”, Journal of North African Studies, 22 (3), 2017, pp. 386–410.
BLEYEN (V.), LINDMARK (S.), RANAIVOSON (H.) et BALLON (P.), “A typology of
media innovations: Insights from an exploratory study”, The Journal
of Media Innovations, 1 (1), 2014, 28-51.
BOCZKOWSKI (P. J.), “The continual transformation of online news in the
digital age”, Communication & Society, 25, 2013, 1-26.
EL AYADI (M.), « Presse écrite et transition », Cercle d’Analyse Politique, 2006.
FLICHY (P.), L’innovation technique, 2003 [2e ed.].
HIDASS (A.), « Quand “l’exception” confirme la règle. L’encadrement juridique
de la liberté de la presse écrite au Maroc », L’Année du Maghreb, (15), 2016,
29-44.

135

Un chemin marocain_C01.indd
View publication stats 135 04/06/2019 15:46

Vous aimerez peut-être aussi