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Bulletin de la Classe des lettres et

des sciences morales et politiques

Léon Dupriez (1901-1986)


Philippe De Woot

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De Woot Philippe. Léon Dupriez (1901-1986) . In: Bulletin de la Classe des lettres et des sciences morales et politiques, tome
3, n°1, 1992. pp. 109-116;

https://www.persee.fr/doc/barb_0001-4133_1992_num_3_1_38736

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ÉLOGE

Léon Dupriez (1901-1986)

Correspondant
par Philippe de
de laWoot
Classe

Léon H. Dupriez a été un chef d'école. Il a créé un courant de


pensée et de recherche qui influence encore toute la science éco¬
nomique et qui marque une étape importante de son développe¬
ment. Le meilleur hommage que l'on puisse rendre à un fonda¬
teur d'école n'est-il pas de rappeler l'essentiel de son apport
théorique ? C'est donc par là que je commencerai.
Le problème fondamental auquel s'est attaqué Léon Dupriez
est celui des mouvements économiques : comment concilier les
théories de l'équilibre général qui prévalaient alors et l'existence
des cycles économiques et des crises ?
Dans ce domaine, Léon Dupriez a créé une théorie générale
dont la « cohérence, l'universalité de principe et les soubasse¬
ments philosophiques en font une doctrine englobante de l'in¬
terprétation économique»1. L'élaboration d'une telle théorie
générale met Dupriez au niveau des plus grands universitaires
de son époque.
L'étude des mouvements économiques généraux était encore
nouvelle. Ses méthodes et ses concepts étaient peu précis et rare¬
ment éprouvés par une recherche expérimentale 2.
Léon Dupriez partit d'une critique assez radicale de la loi
des débouchés de J. B. Say, ce qui le situa d'emblée dans une
perspective de longue période. Say affirmait l'équilibre de la
production dans la longue durée puisque la demande provient
Philippe de Woof

du pouvoir d'achat fourni aux sujets économiques pa


duction.
Mais pour Dupriez, J. B. Say poussait trop loin
en affirmant l'équilibre instantané du marché sans m
intervenir les prix.
Pour lui, la loi des débouchés proposant la tendanc
libre et au plein emploi n'est valable qu'en très longu
et pour une circulation monétaire constante. Elle est un
d'économie pure, transcendant les institutions.
Elle décrit un état-limite jamais atteint, car il varie
ment en raison de l'apparition de faits nouveaux. En
changement continuel des données empêche cet équili
jamais réalisé. La situation historique instantanée est
caractérisée par un excès d'offre ou par un excès de
Cela réagit sur les prix, le volume des échanges, le v
la production, le volume et la vitesse de circulation d
naie. D'où l'existence des crises. Pour concilier le po
débouchés et de l'équilibre, d'une part, et le fait des cr
tre part, les économistes furent conduits à formuler de
tions embarrassées et peu cohérentes ou encore à
deux corps de théories nettement séparés : d'un côté
débouchés et l'équilibre, de l'autre, les crises expliqu
monnaie. Il y avait ainsi une séparation complète entr
rie réelle et la théorie monétaire.
Le grand apport de Léon Dupriez fut de reprendr
blème à la base et de proposer une théorie qui intégrai
quait ces deux aspects de la réalité économique.

— Partant des théories de Walras sur l'équilibre et


pendance générale, Dupriez propose de les prol
une théorie du mouvement. Il rejette la distinct
l'équilibre et l'économie monétaire. « On voit alor
— que la vie économique procède par mouvem
joints dans le domaine réel et dans le domaine m
Toute théorie de la conjoncture doit accorder à la
un rôle au moins conditionnant ».

C'est là le premier apport décisif de Léon Duprie

S'appuyant sur l'interdépendance mutuelle, prop


Walras, il montre alors que la situation instantanée d
Léon Dupriez (1901-1986 )

permanente attiré par des normes. Il peut ainsi greffer une


explication du mouvement sur les principes fondamentaux de
l'interdépendance générale. Et nous voilà au cœur de sa théorie.
Partant de là, Dupriez étudie les divers mouvements écono¬
miques et montre leurs interdépendances et leur dynamisme.

• Il commence par l'expansion séculaire. Il préfère d'ailleurs le


terme de progrès à celui de croissance ou d'expansion. Sur ce
point, il était proche de Schumpeter et de sa théorie de l'en¬
trepreneur et de l'innovation.
Le développement séculaire entraînant une profonde différen¬
ciation entre les secteurs d'activité, la poursuite du progrès
nécessite une perpétuelle redistribution des facteurs de pro¬
duction : la croissance repose donc sur des processus d'adap¬
tation et de restructuration.
L'importance du progrès est fortement soulignée par
Dupriez, mais « il faut se garder — dit-il — de l'erreur de
perspective fondée sur la rapidité des progrès récents et qui
consisterait à croire que le progrès est un phénomène naturel
qui s'est toujours manifesté et qui continuera à le faire dans
l'avenir. Il n'est en aucune manière impossible que le progrès
prenne fin un jour et que se posent alors des problèmes con¬
joncturels extrêmement redoutables ».

• Il étudie ensuite les mouvements de longue durée, mis en évi¬


dence par Kondratieff. En suivant l'opinion de Schumpeter
et de Simiand, Dupriez estime que l'influence des mouve¬
ments longs est bénéfique puisqu'ils sont liés à la réalisation
de certaines grandes innovations techniques et jouent ainsi un
rôle dans l'expansion séculaire. Il constate que ces mouve¬
ments ont une influence grandissante sur le système des prix
à mesure que le monde s'industrialise et que la synchronisa¬
tion augmente entre les fluctuations des diverses variables
économiques.

• Il en arrive ensuite au cycle, la plus visible et la plus impor¬


tante des fluctuations économiques. Pour l'expliquer, Léon
Dupriez analyse « le complexe de forces capables de détermi¬
ner, dans la courte période, le mouvement constaté ; il raisonne
en termes d'impulsions immédiates et non pas d'équilibres
directeurs. L'interprétation que Léon Dupriez a donnée de la
loi des débouchés lui permet de résoudre le problème de l'oppo¬
Philippe de Woot

théorie du changement du niveau de l'emploi et des p


on considère la loi des débouchés comme une pr
d'équilibre à longue échéance, « il est normal que la sit
fait soit, à tout instant, au prix en vigueur, le dés
L'inertie du système économique empêchant que les g
mouvement qu'il contient se changent immédiatement
bre, il en résulte le mouvement. Plusieurs schémas bie
expliquent comment les déséquilibres s'entretiennent :
plicateur, l'accélération de la demande dérivée, la diver
taux d'intérêt naturels et du marché. Mais l'interdé
générale possède une immense inertie et tend d'une f
manente à rétablir une situation plus équilibrée : donc
phénomènes capables d'avoir une influence profonde s
tème des prix peuvent avoir une action sur les mouve
la conjoncture... Les cycles conjoncturels ne sont don
manifestation la plus voyante de l'expansion et de la di
tion de l'économie, et c'est pourquoi l'étude du cycle
tout son sens que située dans l'ensemble des adaptati
monde en mouvement. Le cycle joue un rôle nécessair
redistribution des facteurs de production ; c'est grâce
s'effectuent les adaptations ; éliminer complètement le
gerait l'organisation d'une planification intégrale et l
de toute liberté » 4.

— Équilibre et mouvement sont les deux pôles de


économique de Léon Dupriez. Il parvient à les inté
une théorie globale faisant une large part à
humaine. « Les tendances à l'équilibre ne sont q
deux vecteurs de force entraînant l'activité économ
vecteur « ajustement ». L'autre vecteur est celui de
tives », celui des actes par lesquels les hommes ten
viduellement ou collectivement de maîtriser leur d
ce devenir résulte de la tension motrice, de la d
permanente qui se crée à l'effet de ces deux v
Dupriez utilise à cet égard l'analogie thermo-dyna
l'entropie : la tendance à l'équilibre général est
d'entropie (dégradation de l'énergie, « statisation »
vers physique) ; les initiatives humaines qui organis
créent, sont des poussées anti-entropiques qui m

43 Lassegue, op. cit., p.p. 43.


43.
Léon Dupriez (1901-1986 )

processus de « statisation » constamment en échec ; inexis¬


tantes dans l'ordre thermo-dynamique, éphémères dans l'or¬
dre biologique, elles seraient l'apanage de l'ordre social » 5.

À la fin de sa vie, Dupriez trouva dans la pensée de Teil¬


hard de Chardin une confirmation de ses intuitions les plus
profondes. Il écrivait ceci : « La remontée d'entropie du système
économique est, comme celle de la vie, un processus complexe,
qui tient compte du fait que les individus sont fragiles tandis
que les sociétés sont durables et tenaces. Elle ne prend donc pas
seulement la forme de réalisation d'un plan directeur, pensé et
dirigé par un agent économique unique. Elle résulte d'efforts
finalisés et donc pensés, combinés avec des processus d'élimina¬
tion des efforts mal dirigés, par le jeu des contraintes. La société
structurée est le résultat d'un processus infiniment plus nuancé
et plus complexe que l'exécution d'un plan préconçu » 6. Ce pro¬
cessus s'opère par tâtonnement. « Le tâtonnement est le fait de
personnes subordonnant la fin des choses à leurs propres fins.
Or, la fin d'une personne n'est subordonnée à celle d'aucune
autre ; néanmoins toutes ces fins doivent se coordonner les unes
avec les autres. Cette coordination opère par tâtonnement. La
montée de la société économique vers des voies de plus en plus
improbables et de plus en plus pensées opère donc par des voies
infiniment complexes. Mais elle est essentiellement le produit de
finalités, sélectionnées pour être compatibles avec un ordre glo¬
bal. Elle repose donc sur un ordre de valeurs, non de détermi
nismes » 1 .
Ainsi formulée, la pensée de Léon Dupriez apparaît comme
fondamentalement personnaliste.
Il croit profondément à l'initiative humaine. Ce qui explique
son plein accord avec Schumpeter.
Il accorde beaucoup d'importance à l'entrepreneur, qu'il soit
individuel ou collectif. Il refusait d'en faire un élément extérieur
au système de l'équilibre général. Il le considère, au contraire,
comme une source essentielle du progrès séculaire.

* * *

5 Löwenthal, op. cit., p. 26.


6 Dupriez, L. H., Voie large ou voie étroite de l'économie politique, Mélanges
Papi, 1972, in Dupriez, 1972, p. 142.
Philippe de Woot

C'est à l'Université Catholique de Louvain q


Dupriez fit ses études de droit et de sciences politiques
les.

En 1927, il entre pour quelques années au service


économiques de la Banque Nationale.
En 1930, il publie sa thèse de doctorat en sciences p
et sociales. Elle est intitulée : Les méthodes d'analyse d
joncture économique et leur application à l'économ

depuis et1897,
nalité son utilité
«une thèse
immédiate
presque
» 8. révolutionnaire par

L'ouvrage qui fut à l'origine de son influence et de s


mée internationale parut en 1947 sous le titre « Des mo
économiques généraux ».
En 1959, il reprit sa théorie sur un plan plus doc
publiant « La philosophie des conjonctures économique
Prix Francqui en 1948, prix décennal des sciences s
1955, Vice-Président de l'Association Internationale d
économique (1949-1955), Président de l'Association de
Européens de Conjoncture économique, membre de l'
Royale de Belgique, Docteur Honoris Causa de l'Univ
Dijon, etc., les honneurs et les charges consacrant un
œuvre témoignent brillamment de son rayonnement i
nal.

*
* *

Fondateur d'une école de pensée, Léon Dupriez


une source de dynamisme et un créateur de structure
propre université. Il y fonda l'Institut de Recherches
ques et sociales (1RES) qui fut à l'origine de la Fa
Sciences Économiques et Sociales, une des plus impor
l'UCL.
« C'est à TIRES que travailla l'équipe qui entou
Dupriez à la veille de la dévaluation de 1935 et qui p
responsabilité et le mérite des mesures prises : A. E.
P. van Zeeland, F. Baudhuin et R. Triffin.
C'est à l'IRES que furent réalisées les premières an
la structure économique de la Belgique, fondement d
ques que Dupriez contribua à mettre au point au len
la grande crise et de la seconde guerre mondiale. C'est
Léon Dupriez (1901-1986)

aussi que furent faites à partir de 1930 les premières analyses


courantes de la conjoncture économique belge, dont TIRES et
son Bulletin gardèrent longtemps le monopole et dont l'actuel
Service de Conjoncture poursuit la tradition » 9.
Après la guerre, des analyses semblables mais basées sur
d'autres méthodes furent faite à l'ULB par Dulbea, créé et si
brillamment animé par notre collègue Kirschen.
Comme directeur de TIRES et comme professeur, Léon
Dupriez forma un très grand nombre d'étudiants, de cher¬
cheurs et d'enseignants. Beaucoup de ses disciples se sont illus¬
trés dans le service public, l'université, les entreprises ou la poli¬
tique.
Léon Dupriez fut aussi homme d'action. Comme on l'a vu,
il prépara la dévaluation réussie de 1935 ainsi que les grands
axes de la politique économique de l'après-guerre et la réforme
monétaire de 1944.
Il joua un rôle consultatif important auprès d'organismes
financiers, bancaires et industriels. Il fit partie de la Commis¬
sion de la CECA chargée d'étudier une harmonisation de la fis¬
calité indirecte en Europe et qui recommanda, dès 1952 l'adop¬
tion du système de la taxe sur la valeur ajoutée. Il joua aussi
un rôle actif dans l'étude du projet d'exploitation hydro-électri¬
que du site d'Inga au Zaïre.

* * *

On ne peut terminer l'évocation de Léon Dupriez sans par¬


ler de sa conception de l'enseignement et de la recherche en
sciences économiques.
Dans un article intitulé « Voie large ou voie étroite de l'écono¬
mie politique » 10, il propose le choix entre une approche ouverte
et préoccupée des réalités à couvrir et une conception plus
étroite et plus formalisée, « dominée par le souci — voire une
mystique — de l'application de certains cadres méthodologiques
d'autant plus étriqués qu'ils se veulent rigoureux ». En renfort
de sa critique, il invoque Allais qui constate avec regret que
« l'économie est simplement considérée comme un prétexte pour
faire des mathématiques, et que la beauté de la démonstration
Philippe de Woot

est préférée à la concordance avec la réalité » u. Il


Leontieff : « une préoccupation incessante au sujet d
naire et de l'hypothétique plutôt que de la réalité obs
provoqué graduellement une distorsion dans l'échelle
des valeurs utilisées dans le monde académique pour
. classer la performance scientifique de ses membres » 1
Sa conception de la liberté et de la créativité des ag
nomiques conduit Léon Dupriez à refuser le positivi
que. « Il rejette une analyse économique exclusivement
les considérations d'équilibre qui en sont l'aspect f
ble » 13 . À cet égard, il écrit : « Les contraintes de l'or
la cohérence définissent les conditions de fonctionnalit
tème ; elles sont muettes sur les finalités des agents ains
collectivités économiques au sein desquelles elles agiss
ne nous renseignent aucunement sur les moyens de plu
ingénieux que les hommes mettent en œuvre pour
leurs fins... » 14
Une science économique qui négligerait systématiqu
agents, les finalités et le sens des activités qu'elle obser
terait « la perspective des formalismes déshumanisants
sans intériorité... Une dimension humaine manque fon
lement : celle qui a construit et continue de construire
nomie de plus en plus complexe et ramifiée, de form
en plus improbable, enfin, de plus en plus pensée et d
riorisée. L'économie politique n'est donc complète qu
mesure où elle choisit la voie large et accorde sa juste
domaine d'intériorité et de remontée d'entropie. Les
pensée propres à la réflexion sur la vie et sur la pensé
dominer ici notre conception » 15.
Que dire de mieux ?
On entend ici la voie profonde de Léon Dupriez.
Il fut un grand économiste dont la pensée est bien v
Il fut aussi un grand humaniste.

11 Allais, M., Les théories d'équilibre économique général et d


maximale, Revue d'Économie Politique, mai 1971, pp. 378-379.
12 Leontieff, W., Theoretical Assumptions and Non Observed Fact
Economic Review, Mars 1971, pp. 1-7.
13 Löwenthal, op. cit., p. 26.
14 Dupriez, 1972, op. cit., p. 136.

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