Psychologie de L Argent G. Simmel

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« PSYCHOLOGIE DE L’ARGENT »

Suivi de « L’ARGENT DANS LA CULTURE MODERNE » de Georg Simmel

Georg Simmel (1858-1918) est un philosophe et sociologue allemand. Son


œuvre est des plus disparates, portant sur des objets aussi divers que la mode, la
pauvreté, l’art, la ville, etc. Il échappe ainsi aux catégories par objet, mais aussi à celles
par disciplines puisqu’il franchit résolument toutes les frontières des « sciences
humaines », de l’histoire à la psychologie. Ainsi, chez Georg Simmel, l’économie
concerne de nombreux champs de recherche, bien au-delà des seuls échanges
marchands. Il existe une économie de la nature, de la conscience, de la connaissance,
des relations humaines, etc. Toutes ces économies sont en interaction.

Ceci dit, l’influence du matérialisme historique apparait nettement dans sa


recherche des structures sous-jacentes aux objets et dans sa prise en compte de leur
histoire. Certes, Georg Simmel ne pratique pas la dialectique, ce dévoilement de la
contradiction, mais sa méthode téléologique est d’un grand intérêt. Il s’agit d’une
approche par les fins et les moyens, ces derniers ayant tendance à se multiplier à
mesure que la production s’enrichit, que la division du travail se complexifie… et que
les fins s’éloignent. L’Histoire est donc perçue en tant que processus, perception
matérialiste s’il en est. De plus, Georg Simmel observe des effets de seuil où des
polarités s’inversent, des mutations de la quantité en qualité, des forces et des
tendances à l’œuvre, bref, tout un outillage qui nous est familier. Il n’y manque plus
que la contradiction, c’est-à-dire la lutte des classes.

Nous présentons ici un compte-rendu de lecture d’un petit ouvrage publié aux
éditions Allia (2019, 80 pages, 6 €). Il contient 2 textes de Georg Simmel : « Psychologie
de l’argent » et « L’argent dans la culture moderne ». Ces 2 textes datent
respectivement de 1889 et 1896, c’est-à-dire qu’ils précèdent la publication du gros
volume intitulé « L’argent », paru en 1900. Il s’agit de textes très courts, d’une grande
fluidité, ce dont nous remercions leur traducteur Alain Deneault.

1 / Une approche téléologique de l’argent :

Nos connaissances se fondent sur l’expérience. Elles expriment des volontés :


des fins. Nos actions se fondent sur ces connaissances. Elles épousent leurs fins et
emploient des moyens pour y parvenir. Cependant ces moyens sont riches et
complexes. Ils ont tendance à occuper pleinement notre conscience au point qu’elle en
oublie les fins qui la motivent. A cela s’ajoute leur prolifération par la division du travail.
La conséquence de ce phénomène, où les moyens occupent pleinement notre
conscience, est que les fins n’évoluent guère. Ce qui s’observe est un progrès dans
l’ordre des moyens. Nous parlerons de « progrès des forces productives », mais Georg
Simmel le dit autrement. Il parle de « progrès de l’esprit public » et d’ « élargissement
de la chaîne téléologique ». Il observe avec justesse que ce processus offre à l’individu
des fins plus accessibles et plus nombreuses. Car chaque moyen est une étape, un
détour supplémentaire qui enrichit les fins envisageables. Si qualifié soit-il, et si
polyvalent, l’individu ne pourrait pas prétendre à de telles fins sans cet « esprit public ».
Il hérite d’une Histoire millénaire, immense accumulation de connaissances et de
techniques.

Cette approche téléologique peut s’appliquer à tout objet puisque les fins et les
moyens peuvent apparaître en tous domaines. Relative à l’argent, elle définit la fin
comme la volonté d’avoir quelque chose, un quelconque objet en possession de
quelqu’un d’autre. Cette appropriation nécessite un échange, mais cet échange est
difficile tant que l’argent n’intervient pas. L’argent en tant que moyen. Moyen de
faciliter l’échange. Moyen qui aussitôt devient une fin car les moyens ont cette tendance
à occuper pleinement notre conscience. A cela s’ajoute le fait que l’argent n’est pas un
moyen comme les autres. C’est un « super-moyen ». Un moyen commun à de très
nombreuses chaînes téléologiques ayant pour fin l’appropriation d’objets. Sa tendance
à devenir une fin en soi est donc beaucoup plus forte, à tel point que la valeur
s’autonomise en lui au détriment de l’objet. Puisque tout peut s’échanger par son
intermédiaire, tout se ramène à lui. C’est ainsi que les qualités propres à chaque objet
tendent à s’estomper à travers leur équivalence en argent. C’est désormais le règne de
la quantité

2 / Un premier recensement des pathologies générées par l’argent :

Au moment de l’échange, l’argent absorbe la notion de « valeur ». Tout se passe


comme si tout disparaissait derrière lui, non seulement les qualités de l’objet, mais aussi
le travail nécessaire à sa production. Il a toujours tendance à réduire les rapports sociaux
à de pures transactions quantitatives. « L’argent est le fait objectif absolu en lequel tout
ce qui est personnel trouve un terme ». Par son intermédiaire, l’échange devient neutre.
Anonyme. De ce fait le nombre d’échanges augmente très fortement au cours de
l’Histoire. Selon Georg Simmel, ce phénomène accompagne celui de l’extension de la
division du travail.

Cette faculté de l’argent à s’accaparer la valeur génère certaines pathologies.


Nous en découvrons ici quelques « types » (l’avare, le blasé) que l’auteur décrit
succinctement. Il en développera une plus large galerie dans son gros volume intitulé
« L’argent » : le cynique, le prodigue, le sobre, etc. Il situe chacun de ces types à un
moment précis de la chaîne téléologique propre à l’argent. Cette chaîne se présente de
la manière suivante :

Possession de l’argent → Dépense de l’argent → Jouissance de l’objet.

L’avare reste bloqué au premier moment de la chaîne. Il ne passe jamais à la


deuxième phase. La jouissance de l’objet demeure virtuelle, potentielle.

Le blasé est celui qui, toute sa vie durant, adhère pleinement à l’argent comme
fin en soi et l’accumule sans commune mesure. Or cet argent n’est qu’un moyen. Il ne
peut rien satisfaire en tant que fin en soi. Le blasé finit par rencontrer un sentiment de
vacuité devant l’équivalence de tant d’objets. Il finit sa vie dans la dernière phase, au
cœur de l’ennui, de la mélancolie.

Il est assez facile, et même ludique, de positionner certains types sur la chaîne
téléologique. Le prodigue s’absorbe entièrement dans la deuxième phase en déplaçant
la jouissance dans l’acte de dépenser. Le cynique se situe lui aussi sur la deuxième phase
et jouit de ramener les valeurs les plus hautes au niveau des plus viles, valeurs dont
l’argent permet en quelque sorte l’équivalence par le biais de l’échange. Le sobre
déploie son énergie à refuser la chaîne dans son ensemble.

Pour conclure sur ce point, notons que Georg Simmel concentre son attention
sur les types engendrés par le sentiment de l’équivalence de toutes choses. Ce sont les
types du cynique et du blasé, caractères propres à la modernité, à la vie urbaine et
désenchantée. Cette psychologie de la modernité se retrouvera dans d’autres thèmes
de son œuvre : la ville, la mode, la recherche de jouissances plus fortes, voire illicites,
dans l’anonymat des grandes métropoles.

3 / L’argent, ce Dieu de notre temps :

L’analogie entre l’argent et Dieu est des plus banales. Georg Simmel la reprend à
son compte et l’explique par la ressemblance psychologique de leurs représentations
respectives. En effet, « L’idée de Dieu a son essence profonde en ce que toutes les
diversités du monde trouvent en lui leur unité ». Toutes les choses sont en lui, même les
plus contradictoires. Il en va de même pour l’argent puisqu’il permet de posséder à peu
près tout et n’importe quoi.

De par leur aptitude à tout contenir en eux, l’argent et Dieu semblent s’élever
au-dessus du particulier qui caractérise toutes les choses. Ils semblent contenir et
dominer toutes ces choses : « Tout autant que Dieu sous la forme de la croyance,
l’argent est sous la forme du concret l’abstraction la plus élevée à laquelle se soit hissée
la raison pratique. » Cette abstraction tend à s’élever au plus haut des cieux, bien au-
dessus de la vie matérielle.
Enfin, l’auteur convoque le christianisme et l’avènement d’une disposition
permanente de l’âme à la présence de Dieu. Il souligne le fait que cette disposition est
tout aussi constante concernant l’argent.

4 / Changeons de paradigmes !

Toutes ces pathologies relevées par Georg Simmel sont encore à l’œuvre
aujourd’hui, et même plus encore si nous considérons l’évolution de la création
monétaire durant le 20ème siècle, notamment la fin des accords de Bretton Woods en
1971. Depuis cette époque, la planche à billets ne connait plus aucune limite ! La masse
monétaire en circulation est sans commune mesure avec la valeur que nous produisons
par notre travail. Certes, cette immense masse de monnaie circule en dehors de
l’économie réelle, mais elle vient s’y renflouer dès qu’une bulle éclate. Le premier
paradigme à changer consiste donc à interdire la spéculation car la masse monétaire en
circulation doit toujours correspondre à la somme des valeurs que nous produisons.
Ce point est de première urgence. Il répond précisément à l’un des slogans diffusé par
notre association : seul le travail produit de la valeur.

Observons maintenant les pathologies présentées par Georg Simmel et tirons-en


les conséquences techniques et politiques qui semblent s’imposer. Toutes ces
pathologies trouvent leur origine dans le mode de création monétaire propre au
capitalisme :

- C’est une monnaie dont nous avons peur de manquer,


- C’est une monnaie qui peut s’accumuler.

Nous percevons d’emblée que les types de l’avare et du sobre procèdent de ces
2 qualités de la monnaie capitaliste. Le blasé, le cynique et le prodigue procèdent
uniquement de la seconde.

Le mode de création monétaire qu’il nous faut instituer devra donc changer ces
2 paradigmes et créer une monnaie dont personne ne peut jamais manquer et qui ne
peut pas s’accumuler. C’est ainsi que les types de Georg Simmel révèleront leur
caractère pathologique et pourront enfin disparaître.

Le droit politique au salaire (ou « salaire à vie ») défendu par notre association
est un paradigme propre à effacer la peur de manquer. Quel que soit notre parcours
dans la production, nous percevons chaque mois notre salaire.

Le salaire maximum (induit par le salaire à vie), la suppression de toute autre


forme de revenu et l’abolition du cycle crédit-profit dans la production sont les
paradigmes à instituer en vue de rendre impossible l’accumulation monétaire.
Ce cadre technique et politique doit donc permettre de répondre aux 2
imperfections de la monnaie capitaliste. Nous diffuserons prochainement le détail de
notre modèle de création-destruction monétaire, lequel résout l’épineux problème du
calcul des prix sur un marché socialisé. Ce modèle préconise l’institution de la
démocratie économique aux échelles micro et macro, ce qui inclut nécessairement la
maîtrise démocratique de l’outil monétaire.

5 / Changeons de philosophie !

Et Dieu dans tout ça ? N’est-il pas le grand générateur de ces pathologies ? A bien
y réfléchir, l’annonce de sa mort est prématurée. Il perdure encore sous la forme
grossière de l’accumulation du capital. Ce Dieu-profit domine le monde et refuse toute
limite. Il s’élève toujours plus haut vers les cieux délétères de la toute-puissance. Le cas
singulier des traders en est la figure la plus explicite. Son caractère pathologique est
manifeste. Le trading haute fréquence est le dernier avatar du deus ex machina. C’est le
Prométhée moderne. Il est grand temps de le débrancher !

En termes philosophiques, la monnaie capitaliste, par l’accumulation qu’elle


autorise, relève encore de la philosophie idéaliste. Nous ne sommes toujours pas sortis
du monde platonicien ! Ce constat nous impose la conception d’une monnaie
totalement libérée de ces illusions : une monnaie matérialiste, c’est-à-dire une simple
unité de compte de la valeur produite par le travail et permettant le partage de la
production. Il s’agira donc d’une monnaie propre à conjurer la religion du Capital.
Relative au travail, et seulement au travail, cette monnaie perdra le caractère sacré que
nous lui connaissons.

Du point de vue de Georg Simmel, cette approche matérialiste n’est pas


pertinente. Il reconnait l’influence de l’économie sur l’ensemble de la culture, mais
suppose une influence équivalente, « historique » et « secrète », sur l’économie elle-
même. C’est en quelque sorte une dialectique à travers laquelle les forces en présence
ne peuvent pas se départager. La question qui se pose est donc de savoir comment
l’Histoire peut-elle avoir un sens dans une telle hypothèse ? Posons-là autrement : si
tant de moyens se développent, est-ce toujours vers une fin hermétique ?

Nous pensons avec Marx que l’Histoire a un sens et que la fin recherchée, sans
cesse plus élevée, est l’épanouissement optimal de toutes les personnes.

7bre 2020

Xavier Morin

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