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ARTICLE DE LA REVUE JURIDIQUE THÉMIS

On peut se procurer ce numéro de la Revue juridique Thémis à l’adresse suivante :


Les Éditions Thémis
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L’argent n’a pas d’odeur

Normand LECLERC*

Résumé Abstract
La tradition civiliste veut que Civil law tradition dictates that,
l’argent soit, à tort ou à raison, une right or wrong, money is specie, a
chose de genre quelconque – con- kind of thing as ordinary as others
somptible et fongible, comme toutes – consumed and fungible between
les choses de genre. Néanmoins, en them. But it has been excluded that
vérité, on a exclu la possibilité de la money as specie is a liar: the thing
trivialité, exclu que la monnaie soit which kind is not like an ordinary –
d’un genre menteur : la chose déter- determinate as to its kind – thing.
minée par son genre autre que la By nominalism, money is not con-
chose de genre quelconque. En effet, sumed. And by law it is fungible
par nominalisme, la monnaie ne se with any thing, fungible or not. If
consomme pas et est juridiquement we do say that money is consumed
fongible avec toutes choses, fongi- by its use and is fungible, it is not
bles ou non. Si l’on dit que l’argent because it is an ordinary thing in
est consomptible et fongible, ce n’est kind but because money is not
pas parce qu’il l’est – comme les grasped by its quality. This non
autres telles choses – mais parce que quality enables it, conversely, to liq-
la monnaie n’est pas envisagée sous uidate any kind. To pay just in time
un aspect qualitatif. Cette absence does not have kind, although for the
de qualité lui permet, à front ren- businessman “time is of the essence”.
versé, d’être un mécanisme permet- It does not have odour. A different
tant de liquider tous les genres. reading of the law enables us to see
Payer juste à temps n’a pas de money as the unique stranger of our
genre, bien que, pour l’homme civil categories.
d’affaire, « l’essence de toutes cho-
ses soit le temps ». Le temps n’a pas
d’odeur. Une lecture alternative de
dispositions du droit civil permet
d’envisager la monnaie comme l’uni-
que étrangère de nos catégories civi-
les.

* LL.M., doctorant à l’Université de Montréal ; site Internet : [www.nomisma.org].


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Plan de l’article

Introduction........................................................................ 55

I. Le genre de la chose ................................................. 56


A. La fongibilité du genre .................................................. 60
1. La chose : de fongible à certaine ............................... 66
2. De l’individu certain à sa fongible substitution ......... 72
3. La fongibilité absolue : celle de l’argent ..................... 72
B. La consomptibilité de la chose ...................................... 74
1. La consomptibilité proprement dite .......................... 74
2. Le cas limite du quasi-usufruit de numéraire ........... 82

II. La qualité monétaire : unique en son genre..... 89


A. Le déséquilibre qualitatif de la vente :
avoir du caractère vs être dépouillé ............................... 91
B. L’absurde qualité de la monnaie : payer à temps,
l’esprit du temps ?......................................................... 99
C. L’immuable genre vs le genre de l’étrangère ................ 101

Conclusion ......................................................................... 107


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Le droit n’est pas un domaine de réflexion si exceptionnel, la


pensée s’y accommode assez bien d’une opération intellectuelle de
base qui est la correspondance (mapping), où est fait un lien entre
un élément et un autre. Néanmoins, cette souplesse permettant la
mise en relation fut, en droit civil, soumise à une contrainte favori-
sant sa cohérence : celle de naviguer dans des catégories. Une caté-
gorie enveloppe des éléments sous son nom, sous son genre, ce qui
permet de là d’établir une relation entre un élément d’une catégorie
et un élément d’une autre, la relation de sujet à objet étant l’exem-
ple paradigmatique de cela. Néanmoins, l’idée de formuler l’univers
du discours en une complète hiérarchie de catégories, si elle se sug-
gère spontanément à l’esprit, ne semble pas avoir été retenue en
droit civil. En y réfléchissant bien, on se rend vite compte qu’en cela
l’univers du discours serait figé dans le temps, car une hiérarchie
est une classification de ce qui est. Dans cette perspective, il n’y a
pas de mécanisme qui fasse le pont entre ce qui est au temps 1 et au
temps 2.

On se doute dès lors que pour permettre aux éléments de l’uni-


vers d’être articulés dans le temps, il est préférable d’aller au-delà
de la notion d’objet de façon à permettre qu’à un « tu l’auras » soit
éventuellement coordonné « un tient », et qu’à ce « tient » soit possi-
blement coordonné un « tu l’auras ». Bien que les commentateurs du
droit aient rebuté à expliquer la chose par une telle dynamique, il
semble toutefois que cette voie fut celle d’un droit privé qui accom-
mode une place à l’argent, dans sa dualité de somme due et de mon-
naie acquittant cette somme.

La sagesse populaire donne cours au brocard « l’argent n’a pas


d’odeur ». On verra que l’adage rappelle que l’idée de catégorie n’est
pas fonctionnellement complète sans celle de catégorie nulle, tout
comme en la théorie des ensembles. Ces derniers sont scolairement
représentés par les diagrammes de Venne, mais cette théorie n’est
pas complète sans l’ensemble vide. L’ensemble sans éléments est
celui dont on ne parle jamais ; dans un contexte où le discours est
pertinent, on porte attention aux éléments présents et à leurs qua-
lifications. Néanmoins, en théorie ensembliste, l’ensemble vide est
le dénominateur commun de tous ensembles, l’intersection commune
aux divers concepts de nombres. Le zéro des catégories civiles, c’est
la monnaie, celle qui acquitte la somme d’argent. Ce zéro a l’origi-
nalité d’articuler une charnière temporelle entre les prestations ; à
cet égard, il se distingue du zéro absolu des mathématiciens pour
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renouer plutôt avec de vieux mythes antiques constamment rappe-


lés depuis, survivance historique que nous avons esquissée dans
des essais précédents.

On amorcera donc cet examen en se questionnant sur la subs-


tituabilité entre eux de deux éléments d’un genre, par les notions
juridiques de fongibilité et de consomptibilité. On verra ensuite pour-
quoi l’argent déborde de cette idée de substitution : l’argent n’a pas
de qualité parce que la monnaie est simplement payée à temps. Fina-
lement, c’est le temps qui n’a pas d’odeur parce qu’à front renversé
la monnaie permet le mystère d’un aller-retour : de la chose qui a
du caractère accouplée à la somme due, qui, acquittée, permet d’y
coordonner la somme due accouplée à la prestation caractérisée. Le
passage par la mort d’une somme rend possible la résurrection de
la vie civile, habilite un futur de la prestation.

I. Le genre de chose
En droit civil, la pensée est d’abord fondée sur les catégories
d’objets qui, en quelque sorte, en constituent l’assiette : « person-
nes » en position sujet et « biens » en position objet. Puis on consi-
dère l’une de celles-ci comme un tout générique et on en subdivise
la composition1. La possession est importante de par l’exclusivité
qu’elle exprime2, situant alors la communication intersubjective à
un niveau beaucoup plus concret, élémentaire et, de là, explicite3.

1
La dualité serait une méthodologie de base dans les catégories civiles : personne
physique/morale, le bien corporel/incorporel, mobilier/immobilier, à chaque
fois favorisant le degré le plus certain de la perception. La corporéité serait impor-
tante parce que le droit « attache une grande importance à la possession ; or
seules les choses corporelles peuvent être possédées » : Philippe MALAURIE et
Laurent AYNÈS, Cours de droit civil, t. 4, « Les biens, la publicité foncière », 3e éd.,
Paris, Cujas, 1994, no 200, p. 61.
2
Sur l’importance de l’exclusivité de l’appartenance des nouvelles formes de
prestations : Ejan MACKAAY, « An Economic View of Information Law », dans
Altes KORTHALS, F. WILLEM, Egbert J. DOMMERING, P. Bernt HUNGENHOLTZ
et Jan J.C. KABEL (dir.), Information Law Towards the 21st Century, coll. « Infor-
mation Law Series », t. 2, Deventer, Kluwer, 1992, p. 43.
3
Willard Van Orman QUINE, Word and Object, Cambridge, Mass., MIT Press,
p. 8, 31 et 134 (1960). Par cette citation de Quine, nous ne voulons pas faire la
promotion d’une nécessité d’un behaviorisme logique où le discours est réduit à
une logique du premier ordre, du fait vérifié. On verra qu’avec la monnaie, le
droit met de l’avant une logique modale, en distinguant la modalité du possible.
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L’ARGENT N’A PAS D’ODEUR 57

Mais, en sus d’une considération en-soi de l’objet, on peut aussi


l’observer relativement, sous les rapports de son équivalence et de
sa pérennité. En droit, ces mêmes critères sont, dans la langue
technique, respectivement nommés la « fongibilité » et la « consomp-
tibilité ».

D’emblée on pensera que la monnaie est un bien comme quelque


autre droit sur un existant déterminé. En tentant de situer la mon-
naie en tant que genre, on posera ici la question : qu’est-ce que le droit
considère comme équivalent (fongible) et pérenne (consomptible) dans
l’argent ? Car à première vue la loi considère qu’il s’agit d’une équi-
valence des choses qui participent au moins un peu de la durée :
Néanmoins, si ce qui est dû est une somme d’argent ou autre chose qui
se consomme par l’usage […].4

Le simple prêt est le contrat par lequel le prêteur remet une certaine
quantité d’argent ou d’autres biens qui se consomment par l’usage […].5

« Ou » nous dit le code comme on ferait l’énumération « les grains


de café ou les fèves ou le sucre ou le sel, le poivre, chacun des épi-
ces », l’étymologie d’épice étant le latin species « espèce, apparence »,
comme on ferait une énumération ejusdem generis, chaque élément
participant d’un genre particulier. La monnaie est une denrée comme
une autre, c’est bien connu6. On en fait d’ailleurs un produit dérivé,
fongible, équivalent comme toute marchandise se vaut dans son
genre d’une quantité et qualité spécifiée :
« commodity » means, whether in the original or a processed state, any
agricultural product, forest product, product of the sea, mineral, metal,
hydrocarbon fuel, currency or precious stone or other gem, and any
goods, article, service, right or interest, or class thereof, designated as a
commodity under the regulations ; (« marchandise »)
« commodity futures contract » means a contract to make or take delivery
of a specified quantity and quality, grade or size of a commodity during
a designated future month at a price agreed upon when the contract is
entered into on a commodity futures exchange pursuant to standardized

4
C.c.Q., art. 1556, al. 2.
5
Id., art. 2314.
6
Les économistes enseignent parfois la même chose en s’appuyant sur l’accep-
tation d’utilité d’un objet. Par exemple, la monnaie sera dite un objet parce
qu’elle porte les qualités suivantes : durable, incorruptible, divisible, fongible,
de conservation et de transfert facile : Léon-H. DUPRIEZ, La monnaie dans l’éco-
nomie, Paris, Cujas, 1976, p. 16.
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terms and conditions set forth in such exchange’s by-laws, rules or reg-
ulations ; (« contrat à terme sur merchandises »).7

Un genre est un groupement d’êtres ou d’objets ayant entre eux


des propriétés communes, un genre étant subdivisé en espèces. Cette
perspective d’un univers entièrement composé de genres est donc
celle où il y aurait une propriété à toute chose, formant ainsi la pos-
tulation que toute chose est quelconque, particulière, spécifiée par
son essence. La formulation de genres intemporels sous au moins
une propriété commune se fait par une équivalence, par laquelle on
réciproque une même condition8. Un genre relève donc de l’idée
d’une propriété qui qualifie intemporellement des existants, en par-
lant comme si ces derniers existent. On forme ainsi, par la force
d’une pensée qui se contemple elle-même, un vaste enchâssement
sur tous les membres du genre, quelle qu’en soit l’époque9. Une
telle abstraction est beaucoup trop vaste pour être une collection
qui vaille10. On doit pourtant éviter de réduire à cela des assertions
relevant d’un index11.

7
Commodity Futures Act, R.S.O. 1990, c. 20, art. 1 « definitions ».
8
L’équivalence est l’opérateur logique « si et seulement si » valide, lequel se
décompose en si a alors b et si b alors a. De telles équivalences sont nombreuses
en mathématiques parce que le temps mathématique est plat et immuable ; par
exemple la suite des nombres naturels est actuellement développée du zéro à
l’infini, cette équivalence permet les opérations commutatives où 3+2 vaut 2+3.
De même sur des propositions, il y a équivalence entre le cas « faux » où la pro-
tase est vraie et l’apodose fausse et tous les autres cas, lesquels sont vrais.
9
Parlant de la vie réelle, portant sur des situations avérées dans le temps plutôt
que sur les propriétés intemporelles d’abstractions reliées entre elles par des
définitions objectives (où une définition utilise des mots autres que ceux définis)
formant un lexique hiérarchisé, l’équivalence est plus rare. Par exemple, un
fruit est l’ovaire végétal qui succède à la fleur et il contient des graines qui, tom-
bées en terre, finissent par former des fleurs. Le fruit est donc la relation
« fleur→graines » à laquelle succède dans le temps « graines→fleurs ». Dire du
processus de la vie ↔ qu’il constitue une équivalence ↔ relève de la conceptua-
lisation du temps : la fleur et le grain ne sont jamais concurremment ensembles
parce que le grain passe par la mort pour germer en une fleur.
10
Parler intemporellement du genre « pomme », c’est vouloir inclure sous la même
collection la première pomme avérée et celle à germer dans deux cents ans de
notre propre index, où le locuteur est situé dans le temps. Cette façon non rigou-
reuse de parler soulève vite le problème de l’identification de l’intellect dans lequel
est conçu le constat de l’avéré d’une telle collection. Parler de genres comme s’il
s’agissait d’une collection sensée place celui qui parle au-dessus du temps lui-
même.
11
« Cette phrase est fausse » n’est pas une proposition, car elle forme l’annonce d’une
assertion à propos d’elle-même, par déni ou non. Il en va de même d’assertions
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L’ARGENT N’A PAS D’ODEUR 59

La notion de genres est donc celle de substituabilité d’êtres ou


d’objets en vertu d’un attribut commun aux individus substitués.
Par exemple, on peut substituer un poids de métal précieux pour
un autre tel poids parce qu’un même métal a la même composition
interne. D’une part, une propriété ne peut être détachée de l’exis-
tence d’un intellect qui considère qu’elle est avérée, quoi qu’en pense
le Penseur de Rodin qui nous représente le contraire. La condition
implicite d’une substitution dans un genre est donc que le ou les
mêmes intellects contemplent un même avéré : les éléments subs-
titués doivent chacun avoir la propriété commune requise. L’autre
condition implicite de la substitution est celle de l’existence de l’objet
offert en substitution. On voit mal substituer l’obscurité à la lumière,
car une négation les intercède ; ils ne peuvent coexister, bien qu’en
certains contextes la lune alterne au soleil.
[De l’]or émane le premier message […] Il s’étonne de n’avoir pas été mis
en vedette à côté de l’argent : d’habitude ils sont cités ensemble, en con-
jonction dans les mentalités, tels le soleil et la lune.12

Le cas du genre de l’argent, distingué des autres objets de la


prestation, est plus délicat. On verra que leur assimilation est peu
rigoureuse. Former un ensemble, mettre en un même sac, l’argent
et les prestations non pécuniaires, c’est, par une thèse unitaire du
paiement, faire équivaloir un objet substitué à la substituabilité
elle-même. C’est donc confondre un ensemble non vide, composé
d’éléments, et un ensemble vide. Quel genre d’objet est-ce là ? La
capacité de l’argent à assurer la doublure universelle des autres
objets de prestation a un prix fort : il doit s’effacer devant les autres,
ce qui le promet à une mort annoncée. Comme le soleil et la lune, la
somme et la monnaie alternent puisqu’au terme d’une vente l’un
choisit le beurre et l’autre exclusivement l’argent du beurre, lequel
sera ensuite possiblement acquitté. Il n’y a donc aucune raison pour
que la doctrine fasse des acrobaties pour éviter d’avouer que l’objet

11
comportant un index sur une situation : « […] il faut pourtant exclure toutes les
assertions qui, recourant à des déictiques, demeurent tributaires d’une situa-
tion, d’un ici et maintenant particuliers, telles “Elle est venue”, […] “Il fait beau
aujourd’hui”, etc. » : Denis VERNANT, Introduction à la logique standard : calcul
des propositions des prédicats et des relations, Paris, Flammarion, 2001, p. 23.
12
Jean CARBONNIER, « Approches générales », Arch. phil. droit 1997.42.7. (Nous
avons souligné). Carbonnier, fin lecteur d’antiquité, nous rappelle ici sans doute
quelques vers de l’Épopée de Gilgamesh : « La lune fait-elle face au soleil tou-
jours », tablette X version ninivite col. III ; -Endiku : « Je viens à toi, Soleil, car le
destin m’est contraire », tablette 8, col. II.8.
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qu’est la substituabilité même n’a aucun genre : son genre est nul.
Cet aveu a ses avantages, car il permettra de préciser l’abstraction
mise en oeuvre par la monnaie : un alternat. Cette abstraction n’a
pas rapport avec l’idée de concept, de collection, de groupement ou
d’équivalence. Ces idées ont un dénominateur commun : un rap-
port de réciprocité dans le temps qui, comme la commutativité ou
l’associativité mathématique, témoigne que l’on pense le temps
comme une denrée, elle-même formée dans un temps immuable.
On comprend bien qu’en contradiction à l’équivalence « si et seule-
ment si », laquelle est vraie quand ses deux termes ont la même
valeur de vérité, l’alternat « ou bien… ou bien… » est vrai quand ses
termes diffèrent de valeur de vérité.

A. La fongibilité du genre

« Une chose n’est pas fongible ou non fongible en elle-même ; elle


l’est avec une autre »13. Elle s’oppose au corps certain, non pour cette
corporéité, mais plutôt en fonction de sa spécification. Le caractère
générique relève d’une description, non d’une chose individuelle
mais de l’universalité de particularismes. Par rapport à une carac-
téristique quelconque, la chose peut être substituée à une autre.
« Des choses sont fongibles entre elles quand elles sont interchan-
geables : il y a une équivalence entre elles »14. Elles forment donc
une classe d’équivalence, à l’intérieur de laquelle les exemplaires,
les occurrences, peuvent être librement échangés indifféremment.

Le contraste entre l’actualisation singulière, certaine in corpore,


par opposition à l’universalisation générique in specie, déterminée
seulement en quantité d’une qualité15 est marqué par l’instant du
transfert de droits réels, la spécification en espèces seulement requé-
rant la transmission de l’information de l’individualisation par le
débiteur du bien16 ainsi qu’une qualité qui, bien qu’a priori incer-
taine, n’est ni la meilleure ni la pire.

13
François TERRÉ, L’influence de la volonté individuelle sur les qualifications, coll.
« Bibliothèque de droit privé » , t. 2, Paris, L.G.D.J., 1957, no 31, p. 33 et 34 ; P.
MALAURIE et L. AYNÈS, op. cit., note 1, § 2, p. 50.
14
P. MALAURIE et L. AYNÈS, op. cit., note 1, I, p. 51.
15
« Vendues au poids, au compte ou à la mesure, et non en bloc » : C.c.B.C.,
art. 1474.
16
C.c.Q., art. 1453, al. 2.
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L’ARGENT N’A PAS D’ODEUR 61

Pourtant, ce critère d’une denrée qui ne serait ni la meilleure ni


la pire, est une esquive ratée. Comparons les articles 1151 du Code
civil du Bas Canada avec, plus récent, l’article 1563 du Code civil du
Québec.

1151. Si l’objet de l’obligation est 1151. If the object of the obligation


une chose qui ne soit déterminée be a thing determined in kind only,
que par son espèce, le débiteur n’est the debtor cannot be required to give
pas tenu, pour être libéré, de la don- a thing of the best quality, nor can he
ner de la meilleure ; mais il ne pourra offer in discharge one of the worst.
l’offrir de la plus mauvaise.

La chose doit être de qualité mar- The thing must be of merchantable


chande. quality.

1563. Le débiteur d’un bien qui 1563. Where the thing is determi-
n’est déterminé que par son espèce nate as to its kind only, the debtor
n’est pas tenu de le donner de la meil- need not give one of the best quality,
leure qualité, mais il ne peut l’offrir but he may not offer one of the worst
de la plus mauvaise. quality.

Remarquons l’évolution de la pensée juridique. Le premier ali-


néa fut retenu, selon le commentaire du ministre. Mais bien que
l’on puisse penser que le second fut abrogé par le nouveau code, ce
que suggère le commentaire du ministre, nous ne pouvons ici pas-
ser sous silence la possibilité que le second alinéa est toujours pré-
sent, mais qu’il préfigure un silence17, à titre de fossé intercédant la
dualité. Pour cela il suffirait de « ne pas croire que ce qui n’existe
pas ne puisse être objet de connaissance ; la réalité qui manque se
projette dans une autre réalité »18. Oserions-nous dire, moins ferme-
ment que ce mot « réalité » se projette dans un ailleurs, un royaume
hors la réalité actuelle ?

Le commentaire du ministre peut, quant à lui, être des plus mal


fondé. Humblement, je vous laisse en juger. Après avoir annoncé la

17
Il semble que le tribunal puisse toujours référer au critère d’objectivité relative
d’une moyenne marchande puisque, compte tenu du silence, cet article ne l’inter-
dit pas : Vincent KARIM, Commentaires sur les obligations – vol. 2 Art. 1497 à
1707 C.c.Q., Cowansville, Éditions Yvon Blais, 1997, Vo « 1563 », p. 154 et 155.
Mais nous voulons dire plus que la possibilité pour un juge d’interpréter l’ab-
sence d’un alinéa pour y suppléer. Le mécanisme de marché, où l’on alterne du
beurre à l’argent du beurre au beurre à nouveau, fut peut-être traduit par le
législateur par un blanc de texte, donc un silence.
18
J. CARBONNIER, loc. cit., note 12, 9.
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mort de l’exigence énoncée à l’alinéa second de l’article1151 du


code précédent, il passe sous silence le lien possible entre le silence
du code à l’alinéa 2 de l’article 1563 et le fait que l’obligation de dare,
transférer la propriété, a été décrite par une lacune au premier ali-
néa de l’article 1373 du code récent alors qu’à l’alinéa 2 de ce der-
nier il est mentionné que la prestation doit être possible.

Pourtant, on peut discerner un lien au niveau des modalités. Car


dans les deux codes, la règle exprime surtout la modalité :
al. 1. Non nécessairement meilleure ; non possiblement pire.
al. 2. Nécessairement de qualité. La qualité est marchande.

Comme le pire est le contraire du meilleur, alors la modalité est claire :

al. 1. Non nécessairement meilleure ; non possiblement non meil-


leure.
al. 2. Nécessairement de qualité. La qualité est marchande.

Il est bien connu que, pour transformer une modalité dans une
autre, on nie deux fois : une fois le quantificateur de modalité et une
fois le prédicat. Par exemple, le dual de « nécessairement manger »
est « non possiblement non manger » c’est-à-dire « non possiblement
jeûner ». Donc, cette disposition signifie :
al. 1. Possiblement non meilleure et nécessairement meilleur.

N’en concluez pas d’emblée que le premier alinéa se contredit.


On peut éviter la contradiction en suggérant que le texte fut pensé
en ayant en tête une qualité de prestation qui forme un segment
continu, comme le spectre de couleurs réfractées de la lumière. Dès
lors, les deux lignes du premier alinéa ont apparemment du sens,
on conserve le segment, débarrassé des extrémités19. Le ministre a

19
Supposons une prestation offerte sur le marché dans une large gamme de qua-
lité. Par exemple, la livraison d’un beau « vert » alors que ce dernier est offert en
10 teintes. Exécutons cette délivrance objective de qualité : retirez les extrêmes
vert1 et vert10 de la gamme, puis, comme l’œil n’est pas nécessairement habile
dans la nuance… demandez l’arbitrage pour le reste. L’exemple absurde démon-
tre que la disposition n’a jamais voulu dire cela ; on a éliminé le critère de qualité
marchande mais, pratiquement, l’idée subjective du ministre c’est « en avoir
pour son argent » en considérant le point de vue du consommateur comme étant
objectif. Mais objectivement cela confirme encore l’existence d’un mécanisme
d’appariement entre qualité et prix.
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L’ARGENT N’A PAS D’ODEUR 63

remarqué l’indétermination20 de la règle exprimée par le premier


alinéa : il la qualifie d’abord de « lacune »21.

Reste le cas du second alinéa disparu du texte :


al. 2. Nécessairement de qualité. Cette qualité est marchande.

À son commentaire, le ministre ne semble entretenir aucun doute


à propos d’un lien entre la lacune de la règle sous-déterminée et la
nature d’un marché. Pourtant, le droit a peut-être distingué entre le
marché, en tant qu’agora, ce lieu ouvert où peuvent se rencontrer
des participants, et les participants qui sont, à ce moment-ci ou là,
en offre et demande sur la place du marché. Or, où est un marché,
chez vous, pour que vous le contrôliez, chez nous, où, d’une main
ferme sur la poignée, la porte ne s’ouvre qu’exclusivement en faveur
des amis, excluant positivement les ennemis ? Et le ministre de com-
menter qu’à l’aune du critère de « non possiblement la pire qualité »,
cette dernière pourrait être à peine meilleure.
[…] il suffit au débiteur, pour être libéré, de donner un bien de qualité
marchande qui ne soit ni la pire ni la meilleure […] engagé à livrer une
caisse de vin destinée à une soirée de dégustation [,] rien ne l’empêche-
rait de satisfaire alors son obligation en livrant du vin dont la qualité,
sans être de la plus mauvaise, est à peine meilleure, le vin de la qualité
fournie étant néanmoins de qualité marchande. Pourtant il y a de fortes
chances qu’un tel vin ne corresponde pas aux attentes légitimes du
créancier, qui aurait été en droit de recevoir, à tout le moins, du vin de
qualité meilleure.22

Bref, il fait la critique que la qualité marchande est un critère se


rapportant à l’offre des fournisseurs de prestations en nature. Les
acheteurs n’offrent pas de denrées, ils paient en liquide, en mon-
naie. Sur le marché, la complémentarité des rôles d’offrant et prenant

20
Il est évident que la précision de l’article est sous déterminée. Comment voulez-
vous qu’un juge adjuge sur la foi d’une telle exigence. L’achat d’un pain est-il
délivrable dans la fourchette de fraîcheur totalement ouverte, entre le pain
encore brûlant et celui rance ? Ce sont les participants dans un marché qui, en
compétition, feront que cet état de choses ne survienne pas. Mais remarquez
que dans une économie de monopole cela est possible. Le seul fournisseur offre
ce qu’il est payant d’offrir ; l’acheteur a alors le choix de manger ce qui est offert
ou de jeûner.
21
« Les lacunes de la règle se vérifient […] » : C.M.J., Vo « 1563 » .
22
Id.
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64 (2005) 39 R.J.T. 51

maximise la possibilité d’un dialogue de sourds23. Il faut donc dis-


tinguer sur quel coté de l’appariement on se trouve. D’une part, du
côté du vendeur, sur l’horizon temporel d’un code, disons une cen-
taine d’années, comment déterminer la qualité fixe d’une chose24 ?
Sur ce terme, la nécessité de cette chose déterminée n’est alors plus
possible. Suivant le sort de la mouvance de qualité, la qualité intrin-
sèque, si objective qu’elle en est immuable, s’évanouit. Peut-être cela
explique-t-il la disparition du second alinéa. Mais on peut aussi sug-
gérer une autre explication à cette disparition : le manichéisme bien
connu de la dualité en droit où l’enchâssement conceptuel par un
droit efface l’élément sous-jacent, la chose.
On notera enfin que le terme « bien » remplace ici, comme partout ailleurs
dans le nouveau code, le terme « chose », afin d’éviter toute confusion
entre la chose elle-même - objet de la prestation - et le droit que l’on a sur
cette chose.

Si l’on comprend le ministre, c’est le bien qui a une qualité. La


formule « ni la meilleure ni la pire qualité de l’espèce » d’une denrée
signifie par exemple que la commande de 1 000 kilos de sucre brun
sur le marché de Chicago serait la demande d’une propriété brune
garantissant l’exclusivité erga omnes sur une quantité de sucre dont
on ne se soucie pas de la qualité. La jurisprudence qui illustrait
l’ancienne disposition, elle, était claire : la qualité marchande était

23
Notre expérience de rédacteur de contrats nous porte à croire que le conflit sur
la qualité est souvent relatif à un manque de précision de sa spécification, lacune
parfois désirée d’ailleurs. Et il n’est pas interdit de penser que des erreurs de
communication puissent provenir de l’opacité des croyances. Bien souvent, les
gens peuvent s’imaginer que leur propre idée de la qualité est La qualité intrin-
sèque et que cette idée est partagée par tous. La partie adverse peut aussi croire
ainsi en son for intérieur. Si tous ont cette croyance, personne ne s’apercevra
que la qualité entendue n’est pas la même. Elle pourrait à la limite être unique
à chacun. Et parce que personne n’aura vérifié si la sienne propre est aussi celle
de l’autre, la spécification sera lacunaire. Il ne faut pas négliger cet aspect de
l’opacité des croyances et de la projection sur les autres de ses présomptions
propres. Il n’est pas impossible non plus d’imaginer des qualités incommensu-
rables, ce qui pose alors le problème différemment.
24
À la fin du 18e siècle, le transport du lait, celui de qualité marchande, était si
mauvais et les marchands si avides (y mélangeant l’eau et la craie) que Montréal
avait la grâce d’avoir le plus haut taux de mortalité infantile après Calcutta.
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L’ARGENT N’A PAS D’ODEUR 65

une qualité moyenne de la chose elle-même25, le sucre serait brun


moyen, par opposition à bisque ou ébène.

Du côté de l’acheteur, de celui qui paie en monnaie, il n’est pas


exclu que la lacune, l’absence de second alinéa, soit plutôt expliquée
par un silence ; le critère du vieux mécanisme monétaire ne serait
plus la nécessité d’une chose déterminée par sa qualité intrinsè-
quement vérifiable, un or d’une pureté spécifiée, cette lacune mar-
quant l’existence d’une vacuité en droit, où la nécessité d’un lien
n’équivaut pas à la nécessité d’une chose. Il faudrait peut-être
s’interroger avant d’exclure d’emblée cette possibilité ; un commen-
tateur éminent fait du moins cette suggestion.
À front renversé, […] le champ de la recherche empirique [sur l’argent]
est largement ouvert. Plus difficile est celui de la théorie : méditer sur le
vide, le trou, le zéro […]26

Le critère de généricité est le plus souvent conventionnel. Dans


les marchés de masse, les producteurs de denrées les offrent selon
des caractéristiques normalisées27. La production de série favorise
cette généricité construite. La compensation vient confirmer cette
équivalence de qualité28. Bien que la fongibilité soit d’abord une

25
Tout comme la précision de quantité, le cas échéant, la précision de la spécifi-
cation de la chose est aussi recommandable lors d’une mesure de qualité, en
distinguant par exemple entre la moyenne et la médiane d’une qualité. On peut
s’étonner de la disparition du critère de qualité marchande. Par exemple, le cri-
tère de la valeur, pour déterminer la personne bénéficiant de l’accession mobi-
lière est, on le verra plus loin, un critère marchand : C.c.Q., art. 971. Sous l’ancien
Code (C.c.B.C., art. 1151), la qualité marchande référait au moins à une forme
de moyenne : « l’intention des parties est la livraison d’une qualité moyenne, ce
qui consacre l’usage commercial », référant à Bolduc c. Poulain, (1934) 57 B.R.
98 ; OFFICE DE RÉVISION DU CODE CIVIL, Rapport sur le Code civil du Qué-
bec, vol. 2, « t. 2, livres 5 à 9, Commentaires », Québec, Éditeur officiel du Qué-
bec, 1977, no 210, p. 662.
26
J. CARBONNIER, loc. cit., note 12, 9.
27
Par exemple, le caoutchouc est offert dans les qualités régionales suivantes :
SMR, SIR, TTR, RSS, chacune spécifiée selon ses teneurs et comportements chi-
miques explicites des cultures d’hévéa (contenu en poussière, en cendre, nitro-
gène, matière volatile, rétention de plasticité, viscosité, couleur). Des laboratoires
sont homologués à travers le monde aux fins de preuve de conformité à ces nor-
mes, les échantillonnages des cargaisons navales pouvant en tout temps y être
vérifiés aux fins de résolution de conflits. C’est donc dire que la qualité d’un pro-
duit générique n’est pas une chose acquise. On lutte pour la déterminer et pour
l’obtenir.
28
C.c.Q., art. 1673.
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66 (2005) 39 R.J.T. 51

question de la nature des qualités de la chose, elle peut être une


qualification issue de la volonté des parties29. Il faut alors envisager
les deux cas de passage, du fongible au certain, puis du certain au
fongible.

1. La chose : de fongible à certaine

On vient de voir que la chose porte une qualité. Parfois, c’est


cette qualité prisée qui, aux yeux de ceux qui en font usage, prime
l’identité individuelle de l’élément qui la porte. On envisage le nom
commun (ex. : du papier) plutôt que le nom propre (ex. : la Joconde)
ou le déictique (ex. : demain). En ce contexte, l’individuation est fon-
gible. Toute l’attention porte dès lors sur la qualité plutôt que sur
l’individualité de la chose, cette dernière étant indifféremment rem-
plaçable. La conversion du fongible au certain s’opère par substan-
ciation d’une propriété homogène continue en individualité discrète.

Deux techniques s’offrent : une matérielle, une juridique. Par la


corporelle, vous identifiez la chose uniquement, le numéro de série
de voitures par exemple. La chose demeure la même dans ses qua-
lités, mais vous marquez son individualité pour rendre possible la
re-connaissance [sic] de cette identité d’un moment à l’autre. Par la
technique juridique, vous faites de la magie : un genre groupe des
choses sans précision sur l’époque de celles-ci, mais pourtant un
droit atteste une reconnaissance publiquement contraignable sur
une collection d’une ou de plusieurs choses déterminées30. En prin-
cipe, l’individualité est celle de la chose, mais si vous transportez
une attestation d’un droit sur des choses fongibles (un connaisse-
ment, un titre descriptif), alors la collection fongible devient cer-
taine par son identité.
Faire d’une chose fongible un corps certain, c’est l’envisager dans son
identité et pas seulement dans son genre. Cela consiste parfois à confé-
rer à cette chose une identité qui lui manque. Les titres au porteur d’une
même émission sont considérés les uns par rapport aux autres comme
fongibles. Mais ceux qui sont individualisés par un numéro d’ordre

29
François TERRÉ et Philippe SIMLER, Droit civil – Les biens, 4e éd., Paris, Dalloz,
1992, no 15 (b), p. 13 et 14.
30
« La prestation doit être possible et déterminée ou déterminable » : C.c.Q.,
art. 1373, al. 2. « Déterminable » signifie donc que cela puisse être déterminé
précisément à une date future donnée par opposition à pouvoir être déterminé
à un moment donné d’un terme indéterminément ouvert.
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L’ARGENT N’A PAS D’ODEUR 67

deviennent des corps certains […] [Le passage du fongible au certain]


suppose aussi [en sus de la simple volonté] l’individualisation par
numéro d’ordre.31

Contrairement à ce que l’on avance habituellement, nous croyons


que le titre au porteur est dit un corps certain, corporel, non pas
parce qu’il est matériel, mais plutôt parce que cette matérialité per-
met d’en situer l’actualisation d’une façon unique selon ses coordon-
nées spatio-temporelles32. Par la technique du titre, l’individualité
est celle de l’attestation d’existence de la chose sur laquelle porte un
droit, parce qu’il ne ferait pas de sens que, par un titre, vous iden-
tifiiez l’individualité d’un droit portant sur une chose inexistante.
C’est la corporéité de l’attestation qui, souvent, permet de distin-
guer individuellement ce droit à la chose sous-jacente par opposi-
tion à d’autres droits ; le ticket fait une correspondance entre votre
identité individuelle et celle de la chose déposée par exemple, ces
deux individus prennent placent dans une temporalité contempo-
raine. Le texte du titre le rend distinct des autres33, par son numéro
d’ordre. Mais, étant donné que la technique formelle est diacritique,
un numéro d’identification composée d’une chaîne de caractères, le
critère pertinent ne serait pas nécessairement la matérialité du
support du texte mais la continuité de l’intégrité de cette chaîne de
caractère.

Il faut donc distinguer la matérialité de l’attestation juridique


d’individualité, ce titre au porteur sur papier ou autre support, et la
corporéité ou vraisemblance de la chose plus ou moins concrète sur
laquelle repose le droit ainsi attesté. Distinguons dans l’ordre

31
F. TERRÉ, op. cit., note 13, no 26, p. 29.
32
Ceci semble du moins confirmé par le traitement en ligne des flux financiers, à
tout le moins des titres au porteur sous forme numérique, en autant que l’envi-
ronnement informatique soit normalisé : Marc LACOURSIÈRE, La sécurité juri-
dique du crédit documentaire informatisé, coll. « Minerve », Cowansville, Éditions
Yvon Blais, 1998, p. 143-166. En finance, c’est l’existence d’un événement ins-
crit à un instant précis du temps qui permet la commutation de sommes d’un
patrimoine à l’autre.
33
Ce qui est particulièrement apparent par le rôle des stipulations expresses du
texte même d’un tel document dans la preuve d’un vice de titre au porteur :
C.c.Q., art. 1648, al. 2. C’est donc en ce sens que le titre s’identifie à la feuille de
papier qui le constate : Denys-Claude LAMONTAGNE, Biens et propriété, Cowans-
ville, Éditions Yvon Blais, 1993, no 47, p. 18, l’importance n’étant pas au papier
mais à cette actualisation du texte, unique comme une lithographie numérotée
en production limitée.
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68 (2005) 39 R.J.T. 51

d’existence, car on voit bien que la technique juridique exploite le


sophisme de l’équivalence entre 1o l’existence individuelle de la
chose à un moment donné, 2o l’existence d’une qualité portée ou
non par la chose, 3o l’existence du droit d’exclusivité sur la chose
individuelle (ou individualisable) et, enfin, 4o l’existence du support
mobile permettant de se véhiculer l’exclusivité elle-même de la
chose au lieu d’avoir à déplacer ce sur quoi porte le droit. Si la chose
existe, au sens où les représentations qu’on vous a faites sur les
caractères de celle-ci sont véridiques et que ces caractères sont por-
tés par cet élément individuel véritable, si le droit existe, au sens où
le porteur du titre existe et qu’il bénéficie véritablement d’une exclu-
sivité sur la chose depuis le moment où il détient le titre réifié, peut-
on dire pour autant que le titre existe au même titre que la chose
individuelle ? Si cette attestation nominative existe, elle prend place
dans le temps comme un texte existe, comme un nom propre existe
dans une liste fermée de noms, au sens où son caractère diacritique
permet de le distinguer des autres noms souscrits, à l’occasion du
montage commercial par exemple. Le titre ne donne pas plus exis-
tence à la chose que le mot « licorne » ne prête vie à cette dernière ;
c’est l’existence de la chose qui avère le mot, non pas la réciproque,
par exemple elle avère le connaissement. Enfin, quel but pourrait
poursuivre naïvement le commentaire qui brouille manifestement
la distinction ? Pourquoi vouloir exploiter le paradoxe d’un titre, un
signe diacritique existe perpétuellement, substitué à l’existence de
la chose elle-même ? Pourquoi faire passer l’existence de la chose
pour l’existence du titre, et le droit de propriété exclusive pour la
propriété de la chose, entre autres en parlant par exemple de sup-
port monétaire et de valeur dans l’absolu ?
Les supports monétaires sont en nombres restreint, et chaque génération
monétaire reconnue a eu son support spécifique. C’est d’ailleurs là une
tautologie, dans la mesure où ces différentes générations ont toujours
été baptisées du nom du support fondamental. On parle ainsi de mon-
naie métallique, puis de monnaie fiduciaire, enfin de monnaie scriptu-
rale. Il est même débattu aujourd’hui, à propos du phénomène constitué
par les cartes à piste magnétique, de l’appellation de « monnaie électro-
nique », dont la validité est douteuse. On pourrait en fait remplacer toutes
ces expressions par : support métallique, support-papier, support ban-
caire et, éventuellement, support électronique. Il est clair que dans chacun
des cas, c’est bien dans le support identifié qu’étaient ou sont contenues
les unités monétaires ; mais il reste à préciser de quelle façon.34

34
Rémy LIBCHABER, Recherches sur la monnaie en droit privé, coll. « Bibliothèque
de droit privé », t. 225, Paris, L.G.D.J. 1992, no 86, p. 74.
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L’ARGENT N’A PAS D’ODEUR 69

Une pièce d’or d’une livre est une pièce qui a la valeur sociale d’une livre
d’or, et non plus forcément une pièce d’or qui pèse effectivement une
livre. Cette dissociation fondamentale entre le métal et la monnaie s’est
d’abord opérée pour des raisons de commodité dans les transactions ;
mais l’intérêt a aussi joué son rôle : l’écart séparant le poids théorique du
poids réel est une source de profit ouvrant un espace au seigneuriage,
c’est-à-dire à la perception par l’émetteur de la monnaie de la différence
de valeur vénale entre le poids marqué et le poids réel. Cette progressive
autonomie du support par rapport au métal est le fait marquant d’une
monnaie métallique. Le support acquiert son indépendance dans la
mesure où son rôle circulatoire se sépare de la valeur effective du métal
contenu. Une évolution trouve là son point de départ, qui aboutira à pri-
ver le support de toute valeur intrinsèque. […] Entre les systèmes de lin-
got et ceux de pièces de métal [marquées], c’est toute la conception de
support qui se joue : il cesse d’être confondu avec l’unité monétaire, pour
devenir un moyen de la contenir, de l’incorporer.35

On doit aux juristes allemands de l’entre-deux-guerres d’avoir pressenti


que la valeur jouait à plein dans certaines obligations monétaires, et
d’avoir conçu de quelle façon on pouvait en tirer parti de la lutte contre
l’érosion monétaire.36

Le recours à la valeur préexistante apparaît comme une solution satis-


faisante pour la raison simple qu’il exclut la prise en compte du temps
dans l’obligation. Tout se passe comme si l’obligation, au lieu d’être
munie d’une apparence temporelle, actualisée par le quantum moné-
taire, était soustraite à l’actualité, et comme mise en suspens. Accrochée
à une valeur, l’obligation n’est plus immédiatement payable puisqu’elle
doit être liquidée auparavant. Elle existe donc à l’état latent, susceptible
de donner lieu à exécution, mais végétant dans l’attente de celle-ci. La
technique de la dette de valeur fige en l’état l’obligation qui se paiera en
argent, et cet immobilisme lui permet d’éviter de subir le passage du
temps. Si cette technique en suspend ainsi le cours, c’est pour que l’obli-
gation soit à tout moment adaptée à son objet. Le paradoxe de la dette de
valeur est ainsi de retirer l’obligation du temps qui passe, mais pour en
assurer l’actualité.37

Ce commentateur nous fait donc la thèse suivante. 1o Les cohor-


tes démographiques adaptent la monnaie courante aux moyens
techniques ayant cours à leur époque respective. 2o Autrefois la

35
Id., no 88, p. 75 et 76.
36
Id., no 310, p. 249.
37
Id., no 421, p. 339.
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70 (2005) 39 R.J.T. 51

monnaie était une chose de genre38 offerte en une quantité précise


d’un métal précieux à la teneur de fin d’or déterminée. Mais les
autorités politiques ont entièrement dilué cette qualité du métal, si
bien que la monnaie est devenue un support vide de tout référent
d’une matière qui vaille, comme les autres, par sa qualité. 3o Les
Allemands de l’entre-deux-guerres (dont la devise s’effondrait par
l’exigence du tribut à payer pour une guerre perdue) ont pressenti
que l’idée du titre numéroté à une chose de genre au référent nul
était une technique pour éviter l’érosion monétaire provoquée par
un système de monnaie-or dont l’approvisionnement de ce métal ne
suivait pas l’explosion démographique. 4o Un titre individualisé
détaché de l’appariement d’un objet concret est une solution à la
volatilité de la monnaie car elle permet aux prédécesseurs de se
poser comme une ancre depuis laquelle la valeur de négociation
d’une monnaie sera déterminée absolument pour l’avenir. On peut
supposer que cette valeur sera celle qu’a connue un premier déten-
teur, de là elle vaudra pour l’avenir. Par cette technique, dit-il, le
détenteur de monnaie sort du temps et y entre sans jamais subir
l’outrage du temps, sa vie économique est un pur concept.

Cette doctrine propose au fond une technique qui permet d’esqui-


ver l’usure des mentalités quant aux valeurs pécuniaires : on sort la
valeur hors du temps pour la réintroduire opportunément juste à
temps, lorsqu’on en a besoin, une fois que le temps est passé pour
les autres mais pas pour soi. La suggestion est habile. Est-ce que
cela ne changerait pas le sens du quantificateur d’existence, de
brouiller ainsi la distinction entre l’existence empirique d’une chose
et celle d’une attestation au porteur en nous passant l’existence du
mot identifiant uniquement cette attestation pour l’existence de la
chose elle-même ? Entre le mot et la chose, lequel subit la mesure
du temps ? Nous ne désirons pas dénigrer la suggestion que la mon-
naie soit un mécanisme temporel permettant d’entrer et de sortir de
l’aspect continu d’une durée. On verra que c’est le cas parce que la
monnaie éteint la somme, laquelle est due depuis un temps 1 jusqu’à
son terme au temps 2. Mais nous critiquons qu’un individu, loca-
lisé à un instant du temps, puisse avoir une portée si grande que sa
perspective des termes de l’« échange » monétaire puisse s’imposer
sur les générations à venir. Quelle génération privilégier, l’actuelle ?

38
Sans plus de réflexion sur le rapport entre les espèces et les deniers de vil métal
qui ne pouvaient, eux, être dilués de façon significative ; comme si les gens de
l’époque étaient dénués de capacité d’inférer à rebours.
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L’ARGENT N’A PAS D’ODEUR 71

Elle le seront chacune à leur tour ; le fils doit-il renverser le père


pour prendre sa place au soleil, ou plutôt ce fils ne devrait-il pas
être le terme de la définition qui appelle le terme défini ? La question
est similaire à la définition de la liberté. Le père peut-il profiter de la
nécessité de la loi en y intégrant une définition de la liberté qui soit
celle qu’il a connue lui-même à l’exclusion de toute autre ? Même si
la monnaie permettait, dans l’hypothèse, d’entrer et de sortir de la
durée continue de termes, les êtres et les choses ne le peuvent pas
sans cesser d’exister, ce qui laisse songeur sur l’existence de la
monnaie elle-même. Par ailleurs, chacun mobilise son argent à son
rythme et le fait que les personnes se succèdent, plutôt que de for-
mer une espèce immuable, ne peut confirmer que la temporalité
soit figée en faveur d’un détenteur particulier prenant place sur le
cours du temps de la façon dont cette thèse le suggère. Revenons
donc à une fongibilité moins conceptuellement abstraite.

Le plus souvent, la fongibilité naturelle provient de l’homogé-


néité des caractéristiques individuelles des éléments d’un même
genre. Par exemple, les pièces de monnaie sont toutes identiques
par coupure et donc fongibles entre elles. Mais l’individualisation
n’emporte pas nécessairement la non-fongibilité : le papier-mon-
naie porte un numéro de série aux fins de contrôle de production et
possiblement de preuve dans les instances judiciaires criminelles
(l’exemple relève peut-être plus de la fiction ici). Mais il est connu
que même en un inventaire notarié, on ne note pas les numéros de
série du numéraire. Même la Banque du Canada ne note pas ces
numéros lors de destruction des billets usés39. Sauf aux fins de ren-
dre le change, on ne distingue pas non plus les coupures de numé-
raire entre elles. Le papier-monnaie est donc fongible malgré la
possibilité d’une identification individuelle. À cet égard, il opère plus
comme un nom commun que comme le nom propre d’un titre indi-
vidualisé par numéro d’ordre.

Par ailleurs, la transformation en corps certain peut être par-


tielle. Par exemple en droit successoral, le contexte fait que l’on con-
sidère « l’argent » comme étant autant le numéraire que l’argent en
banque40, considérés comme fongibles bien que l’un soit corporel et

39
Banque du Canada c. Banque de Montréal, [1978] 1 R.C.S. 1148, 1181.
40
Henri TURGEON, « Jurisprudence Signification du mot “argent” dans un testa-
ment olographe », (1936-1937) 39 R. du N. 429, 430 ; Roger COMTOIS, « Jurispru-
dence – Testament – Interprétation “argents liquides” », 39 R. du N. 384 et 385.
03-Leclerc Page 72 Mardi, 31. mai 2005 8:20 08

72 (2005) 39 R.J.T. 51

l’autre créance immatérielle. Pourtant, l’indication, en un testament,


d’acquitter une somme sur un compte particulier sera une excep-
tion à cette fongibilité41. Qu’en est-il du passage inverse ?

2. De l’individu certain à sa fongible substitution

La fongibilité considérée sur la foi des caractères de la chose est


fondée sur la valeur d’usage de celle-ci, telle valeur étant subjective.
Par exemple, un numismate considérera ses pièces comme uniques,
mais son fournisseur commercial les considérera comme fongibles.
Les parties choisissent simplement l’angle de vue des qualités maté-
rielles. Mais l’angle choisi devra être respectueux des exigences de
la langue. Par exemple, on peut considérer une sculpture de bronze
comme du métal, mais pourrait-on considérer du métal non ouvré
comme une sculpture ? Au même titre, un jeton de bronze sans ins-
cription peut-il être considéré comme une pièce de monnaie42 ? On
peut croire que la logique des parties doit s’inscrire à l’intérieur des
caractéristiques objectivement possibles de la chose, ne serait-ce
qu’en vue de la protection des tiers43. Mais que vaut cette qualifi-
cation, « fongible », si elle ne respecte plus la qualité fondamentale du
critère, notée au début : d’être relative, d’être fongible avec d’autres
choses de son espèce plutôt qu’avec celles d’espèces dont elle dif-
fère.

3. La fongibilité absolue : celle de l’argent

Imaginez une chose fongible relativement à l’unique classe d’équi-


valence suivante : tous les biens (et non pas les choses) incluant lui-
même :
La fongibilité est toujours relative : un bien est fongible avec un autre de
la même espèce, mais pas avec tous les biens de quelque espèce qu’ils
soient. Cependant, il existe un bien, mais un seul, absolument fongible :
c’est l’argent ; non seulement parce que les espèces monétaires sont fon-

41
F. TERRÉ, op. cit., note 13, no 27, p. 29.
42
En droit criminel, on note une exception à l’exception, considérant des jetons
comme de la monnaie dans les machines à sous : C.cr., art. 454. La loi pénale a
donc d’autres visées que la protection de la rareté constante de la monnaie elle-
même. En l’occurrence, on interdit le vol des denrées situées dans les distri-
butrices.
43
C’est d’ailleurs le sujet de la thèse de F. TERRÉ, op. cit., note 13.
03-Leclerc Page 73 Mardi, 31. mai 2005 8:20 08

L’ARGENT N’A PAS D’ODEUR 73

gibles entre elles, mais aussi parce qu’elles sont convertibles avec toute
autre espèce de bien.44

Bien sûr, cela ne fait qu’exprimer la règle d’équivalence générale


du paiement au comptant des dommages-intérêts45. Mais n’y a-t-il
pas là abus de langage ? Spécifier une espèce selon un critère rela-
tif, une chose comparée aux autres membres d’une même espèce,
participant d’une même équivalence mais ne représentant pas tou-
tes les équivalences ensemble à titre de l’une quelconque de celles-
ci46, puis choisir un autre critère : celui de l’équivalence à toute
chose ? Sans le savoir, il nous semble que l’on vient de soulever ici le
paradoxe de l’autologie des mots. Un prédicat peut-il se dire de lui-
même et faire du sens ? Certes, « court » est court mais « long » est
court. « Cheval » est-il un cheval ? Plutôt une licorne aurait dit
Frege ! En fait, l’aspect paradoxal est légèrement différent ici. Qui de
vous ou de votre image dans le miroir porte votre nom ? L’argent est-
il chacune des choses et leur reflet ; est-il le reflet de leurs qualités
(ou d’une propriété essentielle) ou de leur individualité ? À quel
moment de la continuité temporelle l’argent est-il cette équiva-
lence ? En tout temps, nous a suggéré Libchaber ; mais qui a la vie
assez longue pour en attester, qui en fera la preuve ? Qui le juge
écoutera-t-il ?

Que les instruments monétaires forment une espèce, dont les


éléments sont fongibles entre eux, soit ; une piastre est une piastre
comme un 2 est un « 2 ». Mais de là à ce que la monnaie soit fongible
avec tous droits, on ne parle plus alors de fongibilité, la liberté de
qualification devant se situer à l’intérieur de la logique des choses.
Cette logique mal comprise correspond à une théorie naïve et élémen-
taire des ensembles, ne dépassant pas le stade des choses figées

44
Nous choisissons ici l’expression plus pédagogique de P. MALAURIE et L. AYNÈS,
op. cit., note 1, no 155, p. 51. (Nous avons souligné). Voir aussi le propos de Jou-
bert cité par F. TERRÉ, op. cit., note 13, p. 34, note 34.
45
C.c.Q., art. 1616, al. 1.
46
Le vin de Bourgogne n’inclut pas ceux d’Alsace ou de Champagne. Aucun vin
n’est de toute provenance, par don d’ubiquité, sauf l’argument religieux du vin
de messe qui change sa substance dans l’eucharistie. Pour l’essentiel, dire qu’une
chose est fongible avec toute autre, c’est s’être doté d’un synonyme au mot fon-
gible pour que les gens ne remarquent pas que le juriste se repaie de mots : le
fongible (le mot fongible) est fongible comme conclure que l’amour est amour. Si
l’on raisonne avec les cases d’une équivalence, l’ensemble des cases ne peut être
l’une de celles-ci ; alors ce n’est plus d’une équivalence dont on parle.
03-Leclerc Page 74 Mardi, 31. mai 2005 8:20 08

74 (2005) 39 R.J.T. 51

pour l’éternité. Observons maintenant cette logique sous son autre


qualification secondaire, la consomptibilité.

B. La consomptibilité de la chose

Un bien est dit consomptible selon le comportement temporel


de son utilité économique.
Il est […] des choses dont on ne peut user qu’en les détruisant […] Soit
une destruction physique : ainsi en est-il des aliments qui se consom-
ment par le premier usage […] Il existe, d’autre part, des choses qui ne se
détruisent pas par leur utilisation, même répétée : ainsi en est-il des
fonds de terre : ce sont des choses non consomptibles.47

La qualité d’être consomptible se soulève à propos de cette qua-


lité même, mais aussi à l’occasion du quasi-usufruit. Voyons-les
dans l’ordre.

1. La consomptibilité proprement dite

Sur une chose détruite au premier usage, permission de l’usus


emportant l’abusus, la restitution à l’identique ne peut donc s’opé-
rer que par substitution d’une chose de remplacement de mêmes
caractères pertinents. Notons que certaines choses, comme l’empla-
cement immobilier, sont, en plus de physiquement permanents,
intemporellement pérennes : le territoire géographique national est
dédoublé par la superficie d’une continuité géométrique idéale
qu’est le cadastre, un registre48. Une unité conceptuelle comme la
surface idéale (géométrique) n’a pas d’existence propre autre que
celle des signes linguistiques qui la dénote : par exemple des nom-
bres réels, ceux des nombres représentant la continuité lisse. Et
cette représentation idéale est logiquement non consomptible, au
même titre qu’un registre officiel49 qui constitue une preuve juri-

47
P. MALAURIE et L. AYNÈS, op. cit., note 1, no 152, p. 49. Cet auteur nous rap-
pelle la distinction à faire avec le « bien de consommation », terme tiré du quo-
tidien repris par le droit, que l’on distingue de celui consomptible parce qu’il
n’est en fait que voué à une obsolescence plus ou moins rapide, par opposition
à brisé par son premier usage : id., no 154, p. 50.
48
C.c.Q., art. 3026 ; une idéalité où l’on fait une place préétablie aux exceptions,
art. 2976.
49
Id., art. 2969.
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L’ARGENT N’A PAS D’ODEUR 75

dique50. L’ancrage logique du site immobilier relativement à des


bornes géodésiques normalisées en une grille du territoire en fait la
quintessence de la non-consomptibilité, une continuité géométri-
que apodictique. Au contraire, la vraie consomptibilité est celle de la
matière qui change son amalgame de par son seul usage, empê-
chant ainsi la réitération de ce dernier51.

Le Code civil qualifie la somme d’argent d’une « autre chose qui


se consomme par l’usage »52. Pourtant, le fonds de terre, passant de
mains en mains, est dit l’essence même du non consomptible, alors
que la monnaie, à ce même passage, quae ipso usu consumuntur. La
concernant, on explique que « le bien est susceptible d’un usage
répété, d’un consommateur à l’autre, mais unique pour chacun
d’eux »53. Il s’agit d’une « destruction juridique : la monnaie n’est uti-
lisée que par son dessaisissement »54. « Mais le droit ajoute à la réa-
lité physique. À côté de la consommation matérielle, il prend en
considération, pour la monnaie, la consommation juridique, c’est-
à-dire l’aliénation. On ne peut utiliser des instruments monétaires
qu’en les dépensant, en les appliquant [à une dette dans le] paie-
ment55; or, il faut pour cela les aliéner »56. Dans la même veine, on
avance aussi : « la monnaie que l’on utilise en la dépensant »57 et
« l’on ne saurait utiliser des aliments autrement qu’en les mangeant
ou encore qu’on ne saurait utiliser une somme d’argent autrement
qu’en l’aliénant »58.

50
Id., art. 2814.5.
51
Par exemple, farine et levure donnent le pain. Mais l’opération converse, du pain
à ses composantes, est impossible. Le pain est donc un agrégat non désagré-
geable.
52
C.c.Q., art. 1556, al. 2 et art. 2314. Le code précédent qualifiait de même façon
le quasi-usufruit d’argent : C.c.B.C., art. 452. Notons que dans le code subsé-
quent tout bien consomptible peut, à défaut, être restitué en numéraire : C.c.Q.,
art. 1127, al. 2, on marque là une distinction.
53
D.-C. LAMONTAGNE, op. cit., note 33, no 37, p. 14.
54
P. MALAURIE et L. AYNÈS, op. cit., note 1, no 152, p. 49.
55
Code civil français, art. 1238.
56
Jean CARBONNIER, Droit civil, t. 3, « Les biens (Monnaie, immeubles, meu-
bles) » , 16e éd., coll. « Thémis Droit privé » , Paris, P.U.F., 1995, no 52, p. 107.
57
F. TERRÉ et P. SIMLER, op. cit., note 29, no 15, p. 13.
58
Christian LARROUMET, Droit civil, 3e éd., t. 2, « Les biens Droits réels princi-
paux » , Paris, Economica, 1997, no 223, p. 120.
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76 (2005) 39 R.J.T. 51

N’est-il pas remarquable que, d’une part, pour la qualification


de la quintessence de la non-consomptibilité, on se place du point
de vue de la chose elle-même59, et que venant le moment de quali-
fier la monnaie, on se situe soudainement du point de vue subjectif
de son détenteur (subjectivité du choix qu’il fait de l’instant où il
dépense la monnaie) ? Est-ce à dire que la monnaie n’ait rien d’autre
à offrir que cette subjectivité ?

Pourtant, le signe monétaire, lorsqu’il est numéraire, est sus-


ceptible de destruction, un accident peut survenir60. Pourquoi alors
ne pas le considérer sous ce même aspect que les autres choses ?
Serait-ce parce qu’il est interdit de le détruire sciemment61 ? Telle
perte peut aussi être fortuite ! Et on peut aussi l’abandonner sans
se faire accuser de pollution, ça c’est garanti. On insiste alors sur
rien de plus qu’une évidence : cette consommation n’en est plus une.
On la mesure alors à une autre aune, dite « aliénation juridique ».

Étrange évidence pourtant. L’aliénation emporte consommation.


La monnaie est aliénable, donc consomptible. Et l’immeuble est aussi
aliénable, donc, consomptible. Et l’immeuble est non consomptible
par essence. Donc, l’immeuble est et consomptible et non consomp-
tible. Si on applique cette aune aux choses, on sombre dans l’absurde
contradiction. On se rend compte alors que l’aliénation menant à la
consomptibilité est un critère non cohérent. On est seulement en
train de vouloir signifier quelque chose de particulier quant à la
monnaie. Quelque chose de plus que d’affirmer que la monnaie sert
à former cette dite « équivalence générale » qui unit toutes choses
non hors commerce.

Cet usage des mots ne nous semble pas très correct grammati-
calement, on place sur un pied d’égalité les caractères intrinsèques
d’une chose et une création juridique abstraite ; on fait l’assertion
que le droit est promu au rang de vrai du fait survenu. Au profit de
qui veut-on, en droit privé, faire la promotion d’un tel statut à
l’argent ? Il s’agit d’une tentative peu crédible de prouver le système
de droit par les mots du système de droit, de s’enclore en lui.

59
Soit physiquement, par l’amortissement prolongé du bâtiment par exemple, soit
logiquement, pour l’emplacement.
60
Ces circonstances étaient à la source du litige dans Banque du Canada c. Ban-
que de Montréal, précité, note 39.
61
Loi sur la monnaie, L.R.C. (1985), c. C-52, art. 11 (ci-après citée « L.M. »).
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L’ARGENT N’A PAS D’ODEUR 77

Revenons à la consomptibilité proprement dite. Illustrons la


proposition suivante : « Le détenteur de monnaie n’est pas celui qui
estime la valeur de celle-ci ». Cela revient à dire que : 1o selon Untel,
la monnaie s’aliène ; 2o selon tous sauf Untel, la monnaie se con-
somme dans une « équivalence monétaire » : substance contre mon-
naie ; 3o que la monnaie s’aliène selon la volonté de Untel, emporte
qu’elle se consomme par tous_sauf_Untel62. Grammaticalement, 1o
et 2o nous semblent chacune assertible, séparément de l’autre, il y
aurait indépendance des opinions, la liberté des personnes de part
et d’autres des rôles distincts permet de concevoir cela comme une
disjonction. Mais l’assertion 3o, l’implication de la première à la
seconde, consiste à ce que Untel prenne son propre vœu pour une
réalité. Par cela, il passe outre au consentement de l’autre en effa-
çant ce dernier. Il anticipe que cela soit ainsi parce que c’est sou-
vent le cas qu’un autre présent sur la place du marché veuille en
même temps. On représente une coordination comme étant un sin-
gleton.

En d’autres mots, comme consommer comporte un jugement


réflexif sur la valeur de la consommation, pour que 1o emporte 2o, il
faut qu’il soit jugé par la même personne. Si vous préférez, le motif
de croire doit être évalué sur la même base. Or, ici, 1o est une croyance
entretenue sur la base d’une règle juridique, le nominalisme moné-
taire. 2o est un acte épistémique, de croyance, effectué par tous
autres que le détenteur de monnaie. Nous ne nions pas que Untel
puisse aussi croire ainsi, ce qui est justifié en fait (un accident) mais
non en droit (une nécessité) si 2o survient. Mais Untel ne peut réus-
sir le 3o sans la mutualité d’au moins l’un quelconque du groupe
tous_sauf_Untel.

Lorsqu’il est dit, en doctrine, que l’aliénation emporte consom-


mation de la monnaie, on observe alors le patrimoine du détenteur

62
Ici le rattachement des mots par le signe « _ » a pour but d’indiquer que l’expres-
sion est prise à titre de prédicat, c’est-à-dire que le prédicat signifie le complé-
ment de Untel. Or, la difficulté est là, car un signifiant ne peut être déterminé
sur un ensemble ouvert : non-Untel est un ensemble dont les membres sont
déterminés si et seulement si la notion d’univers sur lequel est opéré l’opération
de différence est actuellement composé de tous ses membres. Ceci suppose une
temporalité exhaustivement actuellement achevée par énumération. On prend
dès lors conscience qu’il s’agit d’une façon de parler. La classe ouverte n’est pas
réductible à l’ensemble actuellement déterminé. Avant de nier que l’avenir est
inexhaustible, il faudrait avoir la réserve d’y penser, longuement. Or, c’est la mon-
naie qui, formellement, donne la faculté d’attendre la prochaine prestation.
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78 (2005) 39 R.J.T. 51

de monnaie. Puis, subrepticement, on change de point de vue et


observe alors la consommation sous l’angle de tous les autres qui
regardent et qui estiment pour eux cet appariement de la monnaie
avec n’importe quoi d’autre. La pensée du juriste permute instan-
tanément.

Mais cette explication doctrinale est une porte ouverte à ce que


l’on usurpe la délicatesse de la structure de la preuve d’un avéré,
avec le risque de muter le droit en une pétition de principe. Car, pré-
cisément, pour arriver à ses fins, Untel contemple d’abord le mon-
tant de liquidité monétaire qui lui est disponible, puis il ensache
par la pensée toutes les prestations en nature qui pourraient, sta-
tistiquement ou en sa fabulation, être offertes sur le marché en une
substitution de choix dans le panier de biens disponible. Ce faisant,
il usurpe par la pensée la logique du choix des autres, qui est de
pouvoir offrir mais aussi de pouvoir ne pas offrir dans le panier, et
d’accepter de lui vendre ou non. Untel enveloppe cette bivalence
dans l’actualité de son intellect, localisé dans le temps. C’est là
transformer une possibilité en une nécessité : la sienne propre. Or,
substituer à la modalité du possible celle nécessitante (d’ailleurs
dénaturée en avidité subjective), c’est faire avaler au droit une con-
tradiction, celle de donner un indice temporel actuel à la possibilité
d’un paiement d’avoir lieu dans l’avenir : ainsi à l’indication d’un
signe diacritique (le papier-monnaie) est substituée l’intention d’une
volonté insérée actuellement dans le temps.
Par les instruments monétaires, la théorie juridique du corpus mysticum
a été enseignée aux nations : il est clair que la personne morale est une
femme. […] De l’affirmation de personnalité qu’était de « prima facie »
l’effigie souveraine, le reste de l’imagerie monétaire est vide. L’usager
peut, il est vrai, y discerner une intention (comme l’automobiliste dans
les panneaux de signalisation). Mais c’est une intention contenue, impli-
cite, indirecte, qui ne peut être extraite de la représentation figurée qu’au
prix d’un raisonnement intermédiaire. Une induction est nécessaire de
l’image au souverain : l’accipiens doit se dire que l’image a été choisie
par une autorité, gravée sur l’ordre de celle-ci, et que cette attitude a pour
explication la plus probable une intention sous-jacente de retenir des
droits et d’assumer des responsabilités dans la circulation de l’instru-
ment monétaire. […] L’erreur serait d’y voir une simple illustration, sura-
bondante, d’une affirmation de souveraineté qui serait ailleurs : dans la
suscription, la légende écrite, c’est-à-dire cet ensemble de mots et de
chiffres constituée par la qualité de l’émetteur, l’indication de la quantité
d’unités monétaires, éventuellement la date et la signature, etc. […]
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L’ARGENT N’A PAS D’ODEUR 79

parce qu’elle est la seule à pouvoir, la maligne, se présenter avec de


l’argent plein les mains.63

La pensée de Carbonnier ne peut être plus incisive, la monnaie


n’est pas réductible à un droit garanti par la qualité de son émet-
teur, garantie appuyée par une accumulation de biens. Elle se pré-
sente les mains pleines d’argent parce qu’au contraire de l’intention
d’apothéose dont étaient remplies les frappes à l’effigie du monar-
que64, la monnaie est, en son revers, à l’effigie de son prochain déten-
teur dans son cours. Sa localisation temporelle est donc le revers
d’une prestation factuelle, comme peut l’être par exemple un bon
moment passé au cinéma, cette durée goûtée. Réduire la monnaie à
cela, c’est commettre la double erreur de 1o réduire l’existence fac-
tuelle de cette durée à l’existence de son substitut matériel (passage
subreptice de l’existence du fait de la représentation cinématogra-
phique à l’existence du texte du ticket et, de là, à l’existence du sup-
port papier de ce texte – passage de l’avéré du fait-cinéma à celui du
fait-papier), et de 2o réduire le signe diacritique du papier monnaie
à la nature du ticket, c’est-à-dire être absorbé lors de l’unique usage
de ce ticket tendu au placier qui le déchire à ce moment-là. C’est
comme affirmer que chaque fois qu’un locuteur parle, chacun des
mots prononcés serait alors retiré du lexique restant pour s’expri-
mer ; le locuteur actuel a le pouvoir de rendre muet tous ceux nés à
sa suite en les privant de lexique.

Carbonnier suggère que la monnaie est un signe. Sa sémiotique


mérite que l’on s’y attarde. Un panneau de signalisation suggère de
s’arrêter, mais ce panneau n’a pas de sens avéré. Au contraire, les
gens l’avèrent. L’intention de ce signe ne s’expurge pas avec le pre-
mier venu, mais le panneau a ni le pouvoir d’arrêter quelqu’un ni
celui de le faire comparaître devant lui.

Carbonnier signale donc la délicatesse que le discours doctrinal


doit démontrer devant la vacuité du signe pour ne pas le dénaturer
de sa fonction en le saturant d’un désir d’avéré qu’il ne peut avoir.
L’intention sémiotique est vide ; elle est destinée à être interprétée
par quiconque encore et encore, sans assurer quiconque d’une sûreté
quant à l’avenir. L’arrêt-stop ne peut prémunir contre la personne
oublieuse ; la langue ne peut prémunir de la diffamation. Le droit ne

63
Jean CARBONNIER, « L’imagerie des monnaies », dans Flexible droit – Pour une
sociologie du droit sans rigueur, 8e éd., L.G.D.J., 1995, p. 340 et 344-346.
64
Id., 341.
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80 (2005) 39 R.J.T. 51

peut se rendre à l’argument selon lequel pour prémunir du risque


celui qui existe actuellement, on doit nécessairement effacer la pos-
sibilité offerte aux autres d’interpréter le signe. Essentiellement on
transforme là une foi (c’est-à-dire la possibilité ouverte que le signe
ait encore cours dans le futur) en une confiance (en quelqu’un
d’actuel). La raison pour laquelle un juriste aussi articulé que Car-
bonnier insiste que la monnaie ne relève pas de l’idée de garantie,
c’est qu’une garantie se présente à l’esprit comme une châsse qui
recouvre les éléments qui s’y trouvent au profit de celui qui détient
l’enveloppe. En l’occurrence, c’est le débiteur que l’on efface, ce qui
trahit qu’à l’abstraction monétaire on a substitué celle de concept,
celle d’ensemble fermé à un instant donné. Un concept est une cer-
taine perspective de la dualité, une châsse sur un contenu déter-
miné. Étant certain que la dualité oblige à être soit à l’intérieur, soit
à l’extérieur de la châsse, le droit est forcé de prendre parti en faveur
du créancier qui fait du débiteur un objet, confirmant le subjecti-
visme identifié plus haut :
L’exécution forcée […] sur une somme d’argent […] consistera à faire sai-
sir un bien appartenant au débiteur et à le faire vendre, afin de se servir
sur le prix. Le créancier obtiendra pleine satisfaction sans qu’il n’y ait eu
violence sur la volonté du débiteur dont le concours personnel est inu-
tile.65

Envisager une valeur objective des choses sur la base du pré-


supposé réflexif de l’acte de consommation, se satisfaire soi-même,
faire en sorte que la chose soit exclusivement le point de vue de la
qualité intrinsèque subjectivement anticipée par l’acquéreur n’est
guère mieux que l’attitude passée où elle était une perspective de
marchand. C’est donner aux mots un sens qu’ils n’ont jamais eu,

65
Jean PINEAU, Danielle BURMAN et Serge GAUDET, Théorie des obligations,
4e éd., Montréal, Éditions Thémis, 2001, no 437, p. 743. Bien sûr, le droit se
passe parfois du concours du débiteur qui retarde, mais dire que « l’on ne fait
pas violence à sa volonté » signale qu’on l’a effacé par une capuche grise qui fige
le temps dans un joug fermé (la relation « créancier → débiteur » étant alors con-
çue comme une châsse conceptuelle). La subjectivité de cette explication, cette
« satisfaction du créancier », tente d’expliquer la nécessité associée à la con-
trainte publique par le désir de l’une des parties. Mais c’est là masquer l’origina-
lité de l’argent, sa dualité est d’être somme et d’être non somme. La possibilité de
payer, par le mécanisme de la monnaie, est la faculté qui rend possible la néces-
sité exprimée par la contrainte, nécessité et possibilité étant des duales mutuel-
les. Le défaut est de confondre une universalisation (un tout donné) et une
nécessité rendue possible. Nous reviendrons sur cette citation pour compléter
l’explication.
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L’ARGENT N’A PAS D’ODEUR 81

prix et qualité étant établis mutuellement, l’un en vue de l’autre.


Comme le signalait Terré relativement aux qualifications indivi-
duelles, les mots ne peuvent déborder de leur fourchette de sens
possible : sinon il y a distorsion66. Si le détenteur de monnaie anti-
cipe que l’on acceptera sa monnaie (par l’acceptation d’une dette de
sa part), rien n’oblige les autres à obtempérer. La quantitas moné-
taire (le prix exigé) est-elle trop élevée ? L’attente favorisera un rajus-
tement des acteurs du marché, forçant le détenteur monétaire à se
priver de choses tant qu’il ne cédera pas au prix élevé, et contrai-
gnant le fournisseur de prestations caractérisées à supporter son
stock, voire à constater son dépérissement, s’il ne cède pas. Or pour
que ce vieux mécanisme, qui plie les volontés de leur gré, joue, il
suffit que le temps passe en silence, sans que rien ne survienne, le
mécanisme fait jouer la vacuité. Pas difficile de savoir qu’est-ce que
l’on a voulu passer sous silence : le silence, où rien ne se passe.

Quand est affirmé que nous sommes « dans le cas particulier


des choses consomptibles [où] l’usus et l’abusus se rejoignent au
moins partiellement […] la monnaie »67, strictement il ne s’agit pas
d’une erreur de droit. Mais on a peut-être étiré le mot consomptible
plus qu’il ne peut l’être dans la langue, même juridique.

Comme le mentionne Libchaber, qu’il soit clair que le papier-


monnaie « n’a donc pas disparu, à la différence des liqueurs bues
[…] [il] s’est préservé à l’identique […] À la différence de la consom-
mation matérielle, l’aliénation n’est pas une caractéristique de la
chose mais de l’opération où elle est engagée. Si l’on a le sentiment
que l’argent s’aliène quand on l’utilise, c’est parce qu’on l’utilise le
plus souvent dans le paiement »68. Et, ajouterions-nous, est-il une
autre façon de l’utiliser ? C’est ce que nous verrons à l’examen de
l’usufruit monétaire.

66
« La déformation des éléments matériels [le critère corporel de consomptibilité]
apparaîtra lorsque les volontés individuelles s’efforceront d’appliquer à un con-
tenu donné une qualification qui ne correspond pas avec les éléments matériels
qui le composent à un moment donné » : F. TERRÉ, op. cit., note 13, no 32, p. 35.
(Nous avons souligné).
67
Gabriel MARTY et Pierre RAYNAUD, Les biens, 2e éd., par Pierre RAUNAUD,
coll. « Droit civil » , t. 2, Paris, Sirey, 1980, no 40, p. 43. D’autres exemples sui-
vent.
68
R. LIBCHABER, op. cit., note 34, no 130 et 131, p. 105.
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2. Le cas limite du quasi-usufruit de numéraire

Dans les lignes qui suivent, nous tenterons de démontrer que si


le quasi-usufruit est applicable à l’argent, c’est qu’il s’applique à la
somme, perçue comme un placement ; mais le quasi-usufruit de
numéraire (la monnaie) n’a pas de sens. Alors la façon dont la doc-
trine exprime l’en lieu d’usufruit portant sur l’argent peut susciter
l’ambiguïté69. L’usufruit étant un démembrement du droit de pro-
priété, ce pur droit contre tous, on devrait y trouver une preuve que
la monnaie relève de l’objet déterminé, propre à servir de base à un
concept.

Un premier bémol se fait néanmoins entendre quant aux choses


consomptibles. Lorsqu’on s’en sert, « n’étant pas susceptible d’usage
temporaire, leur restitution ne peut être faite en nature, à l’identi-
que. Par conséquent, seules les choses non consomptibles sont
susceptibles de prêt à usage70 ou d’usufruit ; les choses consomp-
tibles ne sont susceptibles que de prêt de consommation71 ou de
quasi-usufruit72, car la restitution porte non sur la chose remise,
mais sur des choses équivalentes. Par conséquent, le droit d’usage
d’une chose consomptible implique le transfert de la propriété de
celle-ci : usus et abusus sont [en ces circonstances] indissociables »73.
Bien.

Observez dans ce qui suit la lacune qui invite le lecteur à pro-


céder à une métonymie, où l’on glisse du sens de consomptibilité
matérielle à celui d’aliénation subjective identifiée plus haut : « Si je
vous prête quatre pièces de cinq francs pour jouer au bouchon,
c’est un prêt à usage ; si je vous prête les mêmes pièces pour payer

69
C.c.Q., art. 1127.
70
Le commodat, possible seulement d’une chose pérenne : C.c.Q., art. 2313.
71
Au Québec, on le désigne sous « simple prêt » (C.c.Q., art. 2314) et, sur le con-
tinent, sous prêt de consommation (Code civil français, art. 587 et 1892), ces
désignations évoquant l’absence d’identité de la chose remboursée à celle prê-
tée. Comme il s’agit d’un contexte de prêt d’argent régi ici par la Loi sur la pro-
tection du consommateur, L.R.Q., c. P-40.1, art. 66 (selon le couple oppresseur/
victime), on utilisera par suite la formulation « prêt consomptible » pour se déta-
cher de ces considérations (éthiques) étrangères au problème (de logique juri-
dique) sous étude.
72
Dont l’origine historique se trouve à l’article 452 C.c.B.C. Ce dernier parle
expressément de quasi-usufruit d’argent.
73
P. MALAURIE et L. AYNÈS, op. cit., note 1, no 153, p. 49 ; au même effet : F. TERRÉ
et P. SIMLER, op. cit., note 29, no 108 et 733, p. 80 et 517.
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L’ARGENT N’A PAS D’ODEUR 83

une dette criarde, c’est un [simple] prêt de consommation »74. L’am-


biguïté règne-t-elle lorsque, parlant d’argent, on avance que l’on
peut par l’effet de la volonté, soit rendre « consomptible ce qui ne
l’est pas naturellement, soit en ôtant à des choses naturellement
consomptibles (ex. : de la monnaie) leur consomptibilité (ex. : en
imposant à l’usager l’obligation de placer ou d’employer) »75. On
nous dit que l’argent s’aliène, consomptibilité légale, et que l’ordre
de placer se traduit en l’obligation de ne pas « aliéner » l’argent. Mais
tout ça est devenu un simple jeu de mots, une convention de lan-
gage juridique qui n’a rien à voir avec la consomptibilité d’une chose
au premier usage qui, au départ, n’était pas un phénomène de droit.
Pourquoi l’économie d’une explication, et le sophisme d’un argent
relevant de l’avéré d’une physique élémentaire de la matière digérée
par son usage. On nourrit le juriste de l’aberration d’une création
de droit devenu un fait, impossible à contredire au même titre que
le passé sera toujours le passé survenu. On fait cela avec l’argent
alors que la monnaie est le mécanisme même qui réserve à l’avenir
l’indétermination qui lui revient en toute logique, une logique où le
possible s’oppose au nécessaire, où la monnaie s’oppose à la somme.

Voyons comment le passage d’une qualification à la déforma-


tion de ce qu’est une qualification « s’avère insensible »76. Dans le
cas d’un quasi-usufruit sur l’argent, la doctrine considère l’argent
comme un bien producteur de fruits. En admettant qu’un quasi-
usufruit porte sur le numéraire, on déforme la logique même de la
qualification de quasi-usufruit, quasi-démembrement découlant de
la qualification de consomptibilité, car ce qui produit les fruits, c’est

74
Exemple de BAUDRY-LACANTINERIE, t. 1, 1874, no 1206, cité par F. TERRÉ,
op. cit., note 13, no 24, p. 27, à la note 17. Nous n’affirmons pas que cette doc-
trine commette une confusion, au contraire. Mais la possibilité de celle-ci étant
voilée par un emploi nuancé de la langue juridique, on devra distinguer le sens
issu de la lecture par un auteur de son propre texte de celle qu’en font les autres.
Mais ces derniers, eux, peuvent facilement commettre cette méprise tant cette
nuance est subtile.
75
P. MALAURIE et L. AYNÈS, op. cit., note 1, no 153, p. 50. Ce qui est fascinant,
c’est de voir la rapidité du passage du critère objectif (le paiement perçu comme
aliénation juridique de monnaie) à celui subjectif (l’aliénation pour l’équivalence
monétaire dans un placement dont la valeur future est subjectivement appré-
ciée). Voir, par exemple : F. TERRÉ, op. cit., note 13, no 21-31, p. 24-34. Il nous
semble que l’on ait développé, en droit, une faculté de double langage unique-
ment pour accommoder la monnaie que l’on n’arrive pas à situer dans l’archi-
tecture du droit privé.
76
F. TERRÉ, op. cit., note 13, no 33, p. 35.
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84 (2005) 39 R.J.T. 51

la somme due, pas le numéraire encaissé. On pense donc à un objet


unique et unifié, l’argent, alors que la somme et le numéraire ont
des comportements formels opposés ; on se dote donc d’une contra-
diction et on réfléchit avec çà ! Or, on sait qu’une contradiction per-
met d’introduire quoi que ce soit dans le discours, ouvrant la porte
à la pétition.

Parlant de numéraire, ce dernier ne porte pas d’intérêts par


suite de son inconvertibilité formelle77. Alors, non seulement l’usu-
fruit ne fait plus de sens78, mais son en lieu, le quasi-usufruit79 non
plus. Car si le numéraire est conservé tel quel, alors il s’agit d’un
quasi-usufruit trivial, vide, sur ce qui ne produit pas de fruit. Et si
la monnaie est prêtée par le quasi-usufruitier accipiens pour qu’il
tire un revenu d’une somme due par la constitution d’un dépôt de
ce numéraire reçu du constituant, alors, ab initio, ce dernier, le sol-
vens, avait l’intention que les deniers soient placés ; ab initio il a
constitué le quasi-usufruit, ce quasi-usufruit portait sur la somme
placée. Un usufruit ne se comprend guère que dans le cadre d’une
soumission à un devoir de conservation.
[…] qualifier de consomptible les valeurs mobilières signifie que de sem-
blables biens n’ont d’autre destination que celle d’être vendues. Une
chose frugifère ne peut par définition être considérée comme civilement
consomptible, sauf à ce qu’elle soit envisagée exclusivement sous le rap-
port de son aliénation sans regard pour les autres avantages qu’elle
peut procurer [par exemple son dividende fixe] (la consomptibilité civile,
rappelons-le, est d’essence subjective).80

Rendre inconsomptible le numéraire, c’est simplement affirmer


l’ordre de placer son remploi, et de constituer l’usufruit sur ce der-
nier, probablement en titres présumés sûrs. Le quasi-usufruit sur
le numéraire est ténu : ou il est trivial, ou bien il est sur un autre

77
Aucune disposition ou stipulation ne le mentionne parce que l’écriture du code
reflète une confusion entre somme due et somme perçue (raccourci d’écriture
que nous ne commenterons pas ici), mais c’est la somme qui porte intérêts :
C.c.Q., art. 1617, une personne payée ne peut exiger d’intérêts.
78
F. TERRÉ et P. SIMLER, op. cit., note 29, no 108, p. 80.
79
Id., no 733, p. 517-519.
80
Frédéric ZENATI, « Propriété et droits réels 1. Choses consomptibles », Rev. trim.
dr. civ. 1994.93.381-383, à la page 382.
03-Leclerc Page 85 Mardi, 31. mai 2005 8:20 08

L’ARGENT N’A PAS D’ODEUR 85

titre, quid une créance, quid un titre financier au porteur81, quid


une valeur mobilière classique.
[L]orsque l’usufruit affecte des droits personnels, comme des créances, il
ne peut qu’être constitutif de droits personnels. Il est vrai que le droit de
propriété lui-même – le droit réel le plus complet – peut porter sur des
droits personnels (947 C.c.Q.). Mais on ne peut s’empêcher d’éprouver
un certain malaise face à cette perméabilité.82

Supposons donc que l’« usufruit » d’argent est celui d’une somme,
par remploi de monnaie. S’agissant d’une créance, l’usufruitier a
charge de la conservation de ladite « substance »83. On peut en infé-
rer que l’usufruitier ne peut la laisser prescrire, sa perception cons-
tituant tant une prérogative qu’un devoir84. En matière de créance,
l’usufruit (et son en lieu) peut donc être perçu comme un régime de
permission : le nu-propriétaire doit souffrir le droit de l’usufruitier
et ne saurait percevoir lui-même. Seul l’usufruitier donne quit-
tance, à charge d’en rendre compte à la fin de l’usufruit85. Notons
que le législateur québécois rebute à assimiler l’usufruit à un tel
régime de permission. En effet, pour l’immeuble, il préfère se fonder
sur l’ontique de la propriété d’une chose corporelle, l’accession, éten-
dant l’usufruit à ce qui augmente le capital sous forme d’alluvion
naturel86.
Qualitativement, l’extraction de l’usufruit des entrailles de la propriété
est un non-sens. Alors que la propriété est une prérogative, l’usufruit est
un complexe de droits et d’obligations, un statut. L’usufruitier ne jouit en
fait que dans l’intérêt du propriétaire dont il conserve et administre le
bien […] Le schéma du démembrement devient franchement inexact dès
que l’on passe de la théorie à la technique : l’acquisition des fruits par le

81
Notons qu’en France un usufruit sur un titre au porteur ne peut être traité
comme un quasi-usufruit : F. TERRÉ, op. cit., note 13, note 339 ; F. TERRÉ et
P. SIMLER, op. cit., note 29, no 733, p. 518, note 1 et no 737, p. 521, note 2 ;
J. CARBONNIER, op. cit., note 56, no 58, p. 118 ; référant à Civ. 1re, 4 avril 1991,
Bull. Civ. I, no 129, J.C.P. 1991, éd. G., IV, 217.
82
D.-C. LAMONTAGNE, op. cit., note 33, no 499, p. 252.
83
C.c.Q., art. 1120.
84
Sur tels devoirs : Frédéric ZENATI, Les biens, 2e éd., coll. « Droit fondamental »,
Paris, P.U.F., 1997, no 245 « usufruit de droits », p. 278.
85
C.c.Q., art. 1132.
86
Id., art. 1124, al. 2 et art. 965.
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86 (2005) 39 R.J.T. 51

propriétaire repose sur l’accession, ce qui ne peut être le cas de l’usufrui-


tier puisque ce droit est conservé par le nu-propriétaire.87

Quant aux valeurs mobilières, l’exercice des droits de souscrip-


tion de valeurs mobilières est une prérogative du nu-propriétaire,
mais le produit qui en est issu est, à tort ou à raison, assimilé à un
fruit88 qui tombe sous la coupe de l’usufruitier89. Véritable droit
nouveau90 cette règle affirmant que le principal suit l’accessoire91 !

87
F. ZENATI, op. cit., note 84, no 244, p. 254. Bien que les commentaires du minis-
tre ne le fasse paraître, C.M.J., Vo « 1124 », il nous semble que la règle soit chan-
gée, l’usufruit s’étendant non seulement aux fruits (C.c.B.C. art. 447), aux
accessoires, à l’accession naturelle (i.e. non mobilière : C.c.Q., art. 971 et 1124)
mais aussi aux produits et aux droits de vote attachés au capital social, sauf, en
ce dernier cas, ce qui entame ladite « substance » ou la destination (C.c.Q.,
art. 1134). Puisque le rendement est fonction du risque, l’usufruitier pourrait-
il voter de façon à augmenter le rendement jusqu’à risquer la liquidation (une
forme d’aliénation puisque ce n’est pas lui qui perd le capital), parce que l’on
aura substantivé les droits (au sens du texte même des droits décrivant le capi-
tal-action) à un référent impalpable (l’attestation du bilan de l’entreprise à ses
états financiers destinés à être interprétés librement par des investisseurs, à
leurs risques et périls) négligeant en cela totalement le facteur de risque qui se
trouve (dans notre esprit, selon la préférence ou l’aversion au risque) immédia-
tement avant ce bilan (le type et l’historique de gestion, dont l’importance est
reconnue par ailleurs à l’article 1339 (8) C.c.Q., les offres concomitantes sur le
marché et l’état mental de l’investisseur). Au-delà d’une certaine fourchette de
risque, le fruit tient de la nature du capital puisque la probabilité que ce dernier
se réalise en perte de capital s’accroît. En d’autres termes, le fruit peut ronger
l’arbre.
88
Cette façon de scinder la décision d’un investissement et l’avantage qui en
découle devient étrange si on tente de l’interpréter en dehors de la métaphysi-
que de l’Être subsistant et stable qui par surcroît fournit progéniture, à savoir
le capital (C.c.Q., art. 909 et 910). On perçoit bien que ce capital sous usufruit
présuppose l’idée de la durée, de la pérennité, et celle de l’accroissement.
89
La décision de l’exercice de souscription à des valeurs mobilières appartient au
nu-propriétaire, « mais le droit de l’usufruitier s’étend à cette augmentation » :
C.c.Q., art. 1133. De même, le nu-propriétaire choisit d’aliéner son droit. Mais
une fois monnayé, ce produit de l’aliénation est utilisé par l’usufruitier qui n’en
est comptable qu’à la fin de ce qui est devenu alors un quasi-usufruit.
90
« Cet article est de droit nouveau » : C.M.J., Vo « 1133 ».
91
En principe, la spéculation consiste en l’art d’entrer et sortir de l’exposition au
marché, ce qui implique un va-et-vient entre le beurre et l’argent du beurre.
L’usufruit semble alors à première vue une forme pour spéculer… une fois. On
se demande alors l’utilité pour un nu-propriétaire d’utiliser cette forme juridi-
que dans un contexte de placement sur le marché monétaire par exemple, qui
présuppose un horizon à court terme et l’aliénation du capital fluctuant, qui
produit non pas un revenu mais un gain ou une perte en capital. D’ailleurs, en
de telles circonstances, il resterait, dans l’absolu théorique, à établir sur qui
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L’ARGENT N’A PAS D’ODEUR 87

Mais la règle de l’accession devient une métaphore92 dans le cas


d’une créance de somme monétaire, l’usufruitier n’est pas proprié-
taire en jouissance du débiteur. La substance des biens n’y est pas.
L’usufruit de créance monétaire demeure un quasi-usufruit et, au
cas où celle-ci est finalement perçue par l’usufruitier, alors ce der-
nier est libéré de son devoir de conservation93 et devient débiteur
pur et simple d’une somme nominale, sans intérêts94.

Ceci distingue le quasi-usufruit monétaire de celui d’une autre


chose consomptible. Car si sous l’ancien code, l’usufruitier avait le
droit de rembourser soit en nature soit en valeur monétaire, désor-
mais il doit par défaut rembourser d’abord en nature sinon en
valeur95. Dans le cas d’un quasi-usufruit en numéraire, on n’a guère
le choix, seule cette dernière éventualité (nominale) s’offrant. Ce qui

91
cherra la perte, si la décision d’aliéner ne résulte pas en un revenu mais en une
perte, au contraire de ce que prévoit l’article 1133 al. 2 C.c.Q. L’usufruit d’un
bien évanescent ou d’un risque pur ne fait pas de sens compte tenu du contexte
de volatilité monétaire. Plus on sort du cadre du rendement assuré sur un terme,
moins les mots font du sens.
92
Un risque s’appuie sur une connaissance statistique, qui permet de le calculer,
d’en établir la durée, de le contrôler et de le mettre à prix. La monnaie, elle, sou-
met chacun à la même absence de contrôle. Elle ne nous semble pas constituer
un risque mais plutôt une incertitude immanente. En économique, on en vint à
admettre que l’économie est une action en vertu d’une opinion en état de connais-
sance imparfaite : Frank H. KNIGHT, Risk, Uncertainty and Profit, coll. « Scarce
Tracts in Economics and Political Science », t. 16, London, London School of
Economics, 1948, p. 197-199. Mais la nature d’un risque peut-être distinguée
de celle d’une incertitude. Un risque est contenu par une asymétrie de la con-
naissance entre par exemple, l’assureur et l’assuré, compte tenu de l’aversion
de l’assuré au risque et du fait que les événements passés informent sur la pro-
babilité de survenance de l’avenir : Ejan MACKAAY, Economics of Information
and Law, Montréal, Groupe de recherche en consommation, 1980, 187-208.
Mais le couteau à double tranchant, où par le paiement le créancier se retrouve
dans les souliers du solvens, est peut-être ce qui fait que les courbes statistiques
de la finance ne sont pas des courbes normales ; elles inversent leur direction,
ce qui est loin de l’idée d’un risque d’affaires. Toujours est-il qu’en ce domaine
le passé ne se répète pas.
93
Françon suggère que les décisions d’investissements en usufruit devraient être
prises conjointement par l’usufruitier et le nue-propriétaire : André FRANÇON,
« L’usufruit des créances », Rev. trim. dr. civ. 1957.1. Au moins, cela obligerait à
pondérer le rendement par complément au risque encouru sur le capital pour
les cas où le législateur n’a pas déjà tranché par les placements présumés sûrs :
C.c.Q., art.1339 et suiv.
94
C.c.Q., art. 1127.
95
Id., art. 1127, al. 2.
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88 (2005) 39 R.J.T. 51

confirme que la monnaie ne se place pas au même niveau que les


autres choses consomptibles. Le numéraire n’est qu’un équivalent
par dépit de prestations plus pertinentes. L’acquisition des fruits
civils et la responsabilité des charges d’un capital par le simple
écoulement du temps n’est pas toujours attribuable de façon réver-
sible. Les faits ne sont pas toujours au rendez-vous pour s’accorder
au gré des fictions de droit. Par exemple, le principe de l’accroisse-
ment journalier des charges civiles parfois ne vaut pas rétroactive-
ment96 au même titre que la rétroactivité d’une dation en paiement
ne peut créer rétroactivement d’obligation97.

La promotion de l’usufruitier (i.e. pour l’usufruit proprement


dit) au statut de substitut du propriétaire « comme s’il était proprié-
taire […] à charge de rendre » sert à une généralisation qui s’expli-
que dans le contexte précis où elle surviendra, celui où l’on veut
disposer globalement d’une masse de biens, sans devoir s’astrein-
dre à maintenir et qualifier constamment la composition de cette
masse. Cette survenance, du décès, n’est pas une hypothèse et l’on
comprend que les conceptions de droit ne se collent pas toujours
précisément à la diversité des faits en ce cas patent d’hérédité suc-
cessorale. La part de la masse successorale qui ne peut se qualifier
d’usufruit sera sujette à un quasi-usufruit. Il n’est donc pas éton-
nant qu’en ce contexte, on prévoie parfois la fongibilité entre elles
des formes de liquidité monétaire : numéraire et bancaire98. « En
pratique, un tel quasi-usufruit apparaît rarement à l’état pur, mais
plutôt comme l’accessoire “d’un usufruit portant sur un ensemble
de biens et comprenant en partie des choses consomptibles par le
premier usage” »99. Mais alors le quasi-usufruit ne change pas la
nature du bien, la somme d’argent qui, par sa nature, doit passer
par la phase de la mort pour changer de mains. Une somme due à
demande ne croît que du jour de la demeure100. S’il s’agit d’une
créance, alors si le nu-propriétaire l’encaissait, alors la somme per-

96
Gadanyi c. Booth, [1983] C.P. 151 ; Banque Royale du Canada c. Syndicat Port
Royal, [1998] J.Q. 3779. Attention à la réserve d’un droit réel qui agit erga
omnes : Peluso c. Crédit Industriel Desjardins, [1996] A.Q. 2971.
97
Bissonnette c. Compagnie de finance Laval ltée, [1963] R.C.S. 616.
98
Supra, note 40.
99
La question s’est posée en France : La Burthe c. Veuve Bourdais, Civ. 1re, 19 fév.
1980, B.I, no 63, citant A. REIG, Rép. Civ., Dalloz, Vo « Usufruit » , no 195 et A.
WEILL, 2e éd., Les Biens, no 558.
100
C.c.Q., art. 1600.
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L’ARGENT N’A PAS D’ODEUR 89

çue devrait dès lors être remise à l’usufruitier ; si la somme produisait


un intérêt, il ne serait remboursable qu’à demande par l’usufrui-
tier101.

Tout ceci pour dire que les praticiens ne peuvent se fier que les
concepts traditionnels d’accession et de quasi-usufruit soient d’une
rigueur à toute épreuve lorsqu’ils furent étendus hors le domaine
traditionnel de la vie agraire pour lesquels ils furent conçus. La déli-
mitation entre placement aussi sûr que les fruits de la terre et la
spéculation peut devenir complexe mais aussi obscurcie par cette
assimilation d’une créance à la propriété d’une chose.

L’expression consacrée « somme d’argent » invite à la confusion ;


il n’y a pas de référent concret à la somme, cet argent n’est pas une
réalité qui ait une individualité persistante. La somme se paie ou se
prête, la monnaie acquitte la somme ou constitue en somme un dépôt
(et parfois le numéraire se perd ou est volé). L’une est le mutuel
inverse de l’autre : si l’une est alors l’autre n’est pas, il y a là un
alternat au même titre que l’ombre et la lumière ne peuvent coexis-
ter. L’essence est là, la somme est une relation entre deux sujets
plutôt que celle de sujet à objet ; l’assimilation du premier au second
est impropre. La consomptibilité du numéraire est tout au plus une
façon de parler ; son quasi-usufruit ne porte pas sur une chose qui
ait la nature d’une denrée. Nous avons dit plus haut que le numé-
raire a la nature d’être un complément par dépit aux prestations
plus pertinentes. On verra maintenant que nos motifs sont quali-
tatifs.

II. La qualité monétaire : unique en son genre


La principale raison de se refuser à l’acrobatie verbale, où l’on
alterne de la fongibilité et consomptibilité des choses au rôle de
reflet de celles-ci tenu par l’argent, est que la qualité de la monnaie
n’est pas la même que la qualité d’une chose. Et les ordres de réalité

101
Cet arrêt français, La Burthe c. Veuve Bourdais (précité, note 99), ne résout pas
la question de l’intérêt forfaitaire à calculer depuis le moment de l’encaissement
par le nu-propriétaire. Mais la Cour de cassation avance néanmoins : « N’étant
pas soutenu qu’une somme d’argent provenant de la conversion de bons de
caisse dépendant d’une succession ait produit des fruits depuis l’ouverture de
l’usufruit du conjoint survivant, fruits qui auraient dû revenir à celui-ci […] ».
(Nous avons souligné).
03-Leclerc Page 90 Mardi, 31. mai 2005 8:20 08

90 (2005) 39 R.J.T. 51

auxquels ils correspondent respectivement ne peuvent être servis


en référant à un même mot comme s’il s’agissait de choses de mêmes
dimensions ; l’hétérogénéité est trop grande pour être le valet de
service d’un tel exercice. Les preuves ne crèvent pas les yeux, résul-
tant d’une longue habitude à passer cela sous silence, mais elles
sont là.

Prenons l’exemple du quasi-usufruit. On l’a dit, depuis le nou-


veau Code l’usufruitier n’a plus le choix de ce qu’il est tenu de remet-
tre. Par défaut, il devra, à la fin de l’usufruit, restituer en pareille
quantité et qualité intrinsèque de semblables choses102, contraire-
ment au droit antérieur103 qui offrait le choix au débiteur, soit de
cette quantité et qualité équivalente, soit de la valeur équivalente en
numéraire. Il s’est donc dégagé ici une distinction entre quelque chose
consomptible en fait et La chose consomptible en droit : la monnaie.
Une distinction dans l’axe du particulier au général s’est imposée
au niveau modal. Juridiquement, on doit distinguer le consompti-
ble du fongible : le premier, épithète de ce qui est détruit primo usu,
le second, attribut choisi par les parties pour être libératoire dans
un genre parmi un ensemble de prédicats naturellement admissi-
bles en remplacement de la chose. Mais tous deux ressortent objec-
tivement d’une similitude de faits fondée sur l’identité à la chose
dont il était question à l’origine.
[…] d’une application plus fréquente apparaît la fongibité légale. Certai-
nes choses peuvent être différentes, mais le législateur impose leur fon-
gibilité, leur équivalence. Il exige parfois que ces choses soient prises
l’une pour l’autre. De là découle la fongibilité des instruments monétai-
res chacun à chacun, à tout le moins quand il s’agit de la monnaie métal-
lique ou de billets de banque, sinon de monnaie scripturale.104

On peut toutefois relever que la fongibilité générale de la monnaie n’est


qu’une fongibilité à sens unique. En effet, toute chose a un équivalent
monétaire […].105

102
C.c.Q., art. 1127, al. 1 ; D.-C. LAMONTAGNE, op. cit., note 33, no 512, p. 261.
103
C.c.B.C., art. 452. Le droit français est au même effet que l’ancien code : C. civ.,
art. 587. La distinction du cas par défaut y manque.
104
Pierre JAUBERT, « Deux notions du droit des biens, la consomptibilité et la fon-
gibilité », Rev. trim. dr. civ. 1945.75, 100.
105
Mais nous ne sommes pas d’accord avec la suite : « mais la monnaie est à
l’inverse une chose en soi » : R. LIBCHABER, op. cit., note 34, no 135, p. 108.
03-Leclerc Page 91 Mardi, 31. mai 2005 8:20 08

L’ARGENT N’A PAS D’ODEUR 91

Bref, si la monnaie est toute chose, tout ne se résume pas à son


aspect monétaire. Voyons comment la monnaie est cette étrange chose
invariablement identique à elle-même.

La grande difficulté avec la monnaie est de lever le voile de l’am-


biguïté qui la ronge. En effet, on ne sait pas ce que l’on paie quand
on la tend en paiement.
Ce rôle de mesure ou de réservoir de valeurs soulève des problèmes qui
[…] est celle de la notion de droit réel et de son évolution. En tant qu’objet
de droit, la monnaie se prête avec une grande souplesse à servir de
base, soit à une créance dont elle exprime le montant, soit à un droit réel
sur les signes monétaires, pièces métalliques ou billets, mis en circula-
tion. Mais leur éminente fongibilité, et en outre leur consomptibilité, font
sans doute prédominer le régime de droit de la créance.106

Pour savoir ce que l’on paie, demandons-nous d’abord quelles


sont les qualités de l’argent. Comparons les régimes de droit, très
succinctement, de façon à vérifier ce qui se trouve dans les deux
plateaux de l’identité contractuelle : prestation intrinsèque contre
monétaire.

A. Le déséquilibre qualitatif de la vente : avoir du caractère


vs en être dépouillé

Dans la vente, la prestation caractérisée se révèle par sa pré-


sence puisqu’elle doit être délivrée107. Mais distinguons cette pres-
tation elle-même du droit à celle-ci constaté par son titre, puisque
ce dernier doit aussi être remis108. La délivrance d’une prestation
dont la présence est concrète est plus évidente dans la vente que
dans la pure jouissance d’une obligation de faire ; du moins, rece-
voir une chose est plus prouvable que le simple passage d’un temps
agréable. La délivrance est le transfert de la portion factuelle de la
possession ou une facilitation de prise de possession par l’acqué-

106
G. MARTY et P. RAYNAUD, op. cit., note 67, no 3, p. 3.
107
C.c.Q., art. 1716 et 1717.
108
Le double juridique qu’est le titre de propriété valide doit aussi être fourni :
C.c.Q., art. 1719, tant la chaîne des titres précédents que la validité du titre
actuel rendant tangible l’objet du contrat lui-même : C.c.Q., art. 1708.
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92 (2005) 39 R.J.T. 51

reur, la possession juridique étant, certes, à sa base un acte factuel


sur quelque chose109.
La possession est un fait (res facti) et non pas un droit (res juris).110

La possession est l’exercice de fait d’un droit, qu’on en soit ou non titu-
laire.111

[…] la possession est la détention ou la jouissance d’une chose, d’un


droit que nous tenons ou que nous exerçons […] de cette définition, il
résulte que la possession n’est pas une prérogative juridique mais un
pouvoir de fait sur un bien. Le possesseur, abstraction faite de son titre,
est celui qui détient la chose […].112

Mais posséder est aussi un acte intentionnel113.


Une personne peut se trouver dans un rapport de fait avec un bien ;
l’avoir entre ses mains sans en être propriétaire, en éprouver le besoin
sans avoir de droit de propriété à y prétendre. La maîtrise de fait qui peut
être dissociée du droit, c’est la possession ; le besoin effectif que
n’appuie aucun droit préexistant, c’est la nécessité.114

Sans volonté, point de rapport possessoire ; le dormeur ne possède pas


ce que l’on pose dans sa main ; le prisonnier ne possède pas ses chaînes.

109
C.c.Q., art. 921, 930 et 2192 ; Trépanier (Syndic de), J.E. 93-240 (C.S.), cas de
la possession d’une créance telle que des journées de maladies ou celle résul-
tant d’un pacte de partage de prix lors d’une vente éventuelle.
110
D.-C. LAMONTAGNE, op. cit., note 33, no 653, p. 324.
111
P. MALAURIE et L. AYNÈS, op. cit., note 1, no 483, p. 129.
112
F. ZENATI, op. cit., note 84, no 298, p. 305.
113
En fait, le droit ne fait que tirer les conséquences de ses propres règles ici. Si le
titre atteste de la propriété, contrainte opposable à tous, alors l’obéissance aveu-
gle de ces derniers à cette contrainte n’informe en rien de l’utilité de la chose.
Interdire aux autres, ce n’est pas obliger le titulaire à se servir de celle-ci. L’inter-
dit aux autres, c’est l’affirmation négative : l’inexistence. Or, l’intérêt est la jauge
de la nécessité juridique. D’où la possession qui, à titre d’évocation de l’intérêt
du possesseur, constitue une affirmation positive d’un lien qui existe. La pos-
session est porteuse d’information. Sous cette lecture, le titre comme interdit
aux autres et la possession comme intérêt à soi semblent un dual. Ils sont donc
hétérogènes l’un à l’autre, n’ayant rien en commun, comment alors passer de
l’un à l’autre ? L’opposition est résolue par la distinction des personnes : on pos-
sède une chose pour soi, on l’interdit aux autres.
114
J. CARBONNIER, op. cit., note 56, no 17, p. 217. Ici « nécessité » a le sens d’un
« besoin a satisfaire pour survivre », plutôt que la modalité « nécessaire » par
opposition à « possible » d’une proposition.
03-Leclerc Page 93 Mardi, 31. mai 2005 8:20 08

L’ARGENT N’A PAS D’ODEUR 93

En l’absence de toute volonté de posséder, il ne peut y avoir qu’un simple


rapport de juxtaposition locale.115

Compte tenu de l’effet du consentement, la chose est remise en


l’état où elle se trouvait alors116. Cet état est sa quantité, à savoir sa
contenance prévue117. À ce dernier égard, la monnaie n’est point
différente. Mais l’état de la prestation caractérisée se distingue aussi
par sa qualité, à savoir être une chose libre de vices rendant l’objet
impropre à l’usage auquel il est destiné ou diminuant son utilité au
point où le prix aurait dû être moindre118.

Le Code nous donne des exemples de l’exigence de qualité et,


pour notre part, nous en tirons un aveu du législateur. La presta-
tion est celle déterminée au moment de la perfection du contrat119.
Sont des attributs qualitatifs : avoir des accessoires120, être dura-
ble121. La résidence neuve a des caractéristiques122. Le bien loué
doit être livré réparé123. Le fréteur doit livrer le bateau en bon état
de navigabilité et apte au service auquel il est destiné124. L’affréteur
au voyage fournit une protection contre la perte ou avarie de la car-
gaison125. Le transporteur assure la protection du passager126 et
des bagages127; la protection d’espèces est un risque antisélectif, il
est par défaut exclu du contrat de transport128. Omettons129 de tirer
un aveu de la doctrine tant la chose est flagrante. Par exemple, la

115
F. TERRÉ et P. SIMLER, op. cit., note 29, no 144, p. 105, citant Saleilles.
116
C.c.Q., art. 1718.
117
Id., art. 1720.
118
Id., art. 1726.
119
Id., art. 1718 (vente).
120
Id., art. 1718.
121
Id., art. 1729 et 1730 (vente professionnelle).
122
Id., art. 1786.
123
Id., art. 1854.
124
Id., art. 2008.
125
Id., art. 2023.
126
Id., art. 2037.
127
Id., art. 2038 et 2049.
128
L’antisélection d’un risque est celui que l’assureur ne peut choisir, ou non,
d’assurer ; le risque a tendance à s’autoréaliser – trop de monde sont en cette
nécessité que Carbonnier vient de décrire, une raison probable expliquant que
le vol de numéraire est exclu. Pour l’exclusion de risque : C.c.Q., art. 2053.
129
Comprenez ici que nous refusons de nous astreindre à une preuve de l’inexis-
tence d’une prestation caractérisée ne portant pas qualité. D’une part, elle est
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94 (2005) 39 R.J.T. 51

doctrine sur les contrats spéciaux décrit toujours ces contrats en


termes qualitatifs : la vente d’animaux exempts de maladies, les
objets de consommation sont à usage sécuritaire, les conseils et
opinions sont appuyés de preuves et sont argumentés, les franchi-
ses sont formatrices130.
De l’autre côté du plateau contractuel, l’acheteur doit au ven-
deur… le paiement du prix monétaire au moment et au lieu de la
délivrance, prix net des frais d’actes131.
On ne saurait trop insister sur cet aspect de la dette monétaire.
Toute obligation doit être exécutée, toute dette payée, 1o correcte-
ment (critère qualitatif), 2o entièrement (critère quantitatif) et 3o
sans retard (critère temporel)132. Ce qu’il importe de comprendre
est que, pour la dette de monnaie, payer exactement rien d’autre
que ce qui est dû133 est toujours vrai, car sans pertinence en droit :
« correctement » réfère à une question de degré de qualité. La mon-
naie, elle, est délivrée ou créditée, ce qui est une question bivalente,
à laquelle on peut répondre par vrai ou faux. Par comparaison,
toute prestation autre que monétaire doit avoir la qualité promise.
On peut donner l’exemple a contrario d’un débiteur qui offre de
payer la somme avec un titre financier comprenant un risque, une

129
non pas absurde, mais ridicule. Comment savoir si une chose existe si on ne
peut la couvrir de la châsse du concept ? D’autre part, telle preuve serait maté-
riellement infinie (alors que l’infini ne se contemple qu’en esprit, à titre d’hypo-
thèse), puisqu’il faut alors s’astreindre à passer en revue tout bien, toute prestation
de faire (et sa négation : ne pas faire positivement c’est faire négativement), ainsi
que toute prestation y réduite comme la prestation de dare (C.c.Q., art. 1373),
constater que chacune a une qualité quelconque, et puis constater que l’on n’a
encore rien prouvé puisque après les avoir toutes prouvées, on se butte encore
à l’ineptie de se rendre compte que le temps s’est écoulé, que quelqu’un a saisi
la possibilité du moment et en a inventé (découvert) une autre gamme de pres-
tations caractérisées depuis.
130
Il n’y a qu’à ouvrir l’œuvre de l’un ou l’autre des commentateurs du droit, faites
votre choix. La constante de toutes les prestations non monétaires est la qualité ;
voyez par exemple : François COLLART DUTILLEUL et Philippe DELBECQUE,
Contrats civils et commerciaux, 3e éd., Paris, Dalloz, 1996 ; Jacques GHESTIN et
Bernard DESCHÉ, Traité des contrats – La vente, Paris, L.G.D.J., 1990 ; Phi-
lippe MALAURIE et Laurent AYNÈS, Cours de droit civil, t. 8, « Les contrats spé-
ciaux civils et commerciaux », 10e éd., Paris, Cujas, 1996.
131
C.c.Q., art. 1734.
132
Id., art. 1590. Que les mots « sans retard » réfèrent à la date de la constitution en
demeure ou au moment d’exigibilité stipulé selon les termes mêmes du contrat
ne change rien à la dimension temporelle : C.c.Q., art. 1594.
133
C.c.Q., art. 1561.
03-Leclerc Page 95 Mardi, 31. mai 2005 8:20 08

L’ARGENT N’A PAS D’ODEUR 95

question de degré. Le paiement ne sera valide qu’à titre de dation en


paiement en conséquence du consentement postérieur du créan-
cier qui aura alors escompté l’effet pour tenir compte du niveau de
risque. Pratiquement, il ne pourrait être escompté à l’avance puis-
que le contexte financier évolue chaque jour. Et toute la quantité de
la prestation en nature doit de plus être offerte et payée sans retard.
Mais la dette de monnaie, elle, est triviale. Elle n’a pas de qualité,
seulement quantité et moment. Elle est le degré zéro de la presta-
tion134. Néanmoins, ce degré zéro ne signifie pas une obligation nulle,
au sens naïf de rien, cette tabula rasa.

Le paiement opérant permutation de la personne au nom de qui


la somme est créditée, s’ensuit le risque de volatilité monétaire :
celui de voir le pouvoir d’achat de cette somme s’éroder par le com-
portement des autres acteurs économiques qui exercent aussi leur
discrétion sur le degré de liquidité de leur patrimoine afin de le faire
fructifier135. De plus, en tant que pouvoir d’achat, la monnaie n’est
pas subjectivement remise en l’état où elle se trouvait lors de
l’échange du consentement (pendant qu’un prix est fixé, les autres
prix changent), la somme n’étant due que nominalement, en vertu
de son simple libellé en devise136.

La morale de cette histoire : il est fort discutable que le numé-


raire soit un titre au porteur ; il n’y a aucune trace d’un référent
portant qualité associé à ce soi-disant titre, ni une chose, ni une
obligation de faire un geste prodiguant une jouissance alors déter-
minée. Il n’y a aucun prédicat qualitatif associé à ce référent. Stricte-
ment, « monnaie » ne dénote de rien, aucune matière, aucune énergie,
aucun service. Ab initio, la monnaie a donc une quantité, mais
aucune qualité au sens où cette dernière est toujours égale : limitée
à n’être qu’un titre dénaturé et vide. Ce dernier est de plus toujours
manufacturé et, de là, générique137. Le numéraire a une qualité maté-

134
« La monnaie est en quelque sorte le degré zéro de l’objet des obligations, la chose
en laquelle toutes les obligations en nature peuvent se ramener, sans qu’aucune
obligation monétaire puisse jamais se ramener à une obligation en nature » : R.
LIBCHABER, op. cit., note 34, no 155, p. 122.
135
Les articles 1721, 1740 et 1741 C.c.Q. mitigent le risque d’insolvabilité de
l’acheteur en permettant l’arrêt par le vendeur de la délivrance de la prestation
caractérisée en un tel cas.
136
C.c.Q., art. 1564.
137
« […] les modalités d’impression sont déterminées par règlement » : L.B.C., art.
25 (3).
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96 (2005) 39 R.J.T. 51

rielle constante, étant retiré lorsqu’usé par le frai138. Et la monnaie


détenue est à quantité constante, sa persistance est celle, formelle,
du signe, les vraies pièces abîmées étant rachetables à leur valeur
nominale, c’est-à-dire perpétuellement remplacées individu pour
individu, quantité pour quantité (payable par chèque de la banque
centrale), jusqu’à démonétisation. Elles existent comme un signe
existe. L’usure de la monnaie ne subit pas la mesure du temps139.
Par ailleurs, dégrader une pièce ou mettre en circulation une pièce
dégradée constitue un acte criminel140. Pire encore, bien que les
vignettes et numéros de série changent, personne ne la considère
sous ces aspects141. Enfin, la monnaie n’a pas de vices de qualité ; si
elle est digne de porter ce nom, elle sera destinée à possiblement cir-
culer142. N’ayant aucune destination autre que la circulation, il ne
peut y avoir de diminution, ni d’augmentation d’utilité143. Par consé-
quent, la qualité monétaire se résume à son existence hypothétique.

138
L.M., art. 7 (2) et 8 (4). Les fausses pièces sont aussi retirées : art. 10.
139
« Les pièces de monnaie divisionnaire […] [qui] sont impropres à la circulation
sont rachetables à leur valeur nominale si elles sont reconnaissables comme
pièces […] » : Règlement sur le rachat des pièces de monnaie divisionnaire,
C.R.C., c. 450.
140
C.cr., art. 456.
141
Supra, p. 15. Lorsqu’elles sont considérées qualitativement, elles deviennent
alors de véritables prestations caractérisées, prisées pour leurs attributs soit à
titre d’objets de collection, comme la pièce Maple Leaf, soit à titre de curiosité
(Moss c. Hancock, [1899] 2 Q.B. 111), soit en qualité de métal de numéro ato-
mique 79 (l’or) (Banque belge c. Hambrouk, [1921] 1 K.B. 321). Ces choses perdent
alors leur qualité monétaire unique parce qu’on change ainsi leur destination,
celle d’avoir vocation à être universellement admissible à titre de, dit-il, « moyen
d’échange » (une acception économique, donc en « paiement » dira-t-on en lan-
gue juridique) : Frederick Alexander MANN, The Legal Aspect of Money, 5e éd.,
Oxford, Clarendon Press, 1992, p. 25 et 26, spécialement aux notes 131 et 132.
Pour comprendre la pensée de Mann ici peut-être faut-il distinguer le paiement
universel de l’échange à l’intérieur d’un petit cercle d’accointances comme celui
rendu possible par une monnaie de nécessité, ces monnaies de chambres de
commerce, par exemple en temps de guerre.
142
Cette note est désormais aussi vide que le silence de la loi, la définition du « bil-
let » étant disparue de la Loi sur la monnaie.
143
Le nominalisme monétaire confirme que la monnaie est la mise en œuvre d’une
fonction d’identité diacritique du signe que représentent le papier-monnaie et
les pièces ; par conséquent, ce sont les prestations non monétaires, caractéri-
sées, qui augmentent ou diminuent de valeur. Bien sûr, comme la fonction a l’effet
de lier des prestations caractérisées au travers le temps, par la consécution des
paiements d’une même somme qui n’est pas détruite à l’usage, certains voudront
réduire cette succession à un enchâssement, agréger les prix en une valeur.
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L’ARGENT N’A PAS D’ODEUR 97

Cette existence se révèle par sa présence en tant que titre, cer-


tes, mais titre à quoi ? Il ne faut pas voir en elle un titre au porteur
ordinaire. À sa base, un titre au porteur est déterminé, au moins par-
tiellement. Il porte généralement un numéro d’ordre, sans nécessi-
ter toutefois144. Cette détermination d’un titre individuellement
identifié en fait un bien non consomptible145. Le titre classique se
distingue de plus par son référent. En sus de sa propre pérennité, il
donne droit de prendre ou de participer à quelque chose d’au moins
déterminable, par exemple une part sociale dans une entreprise qui
donnera droit à un dividende de liquidation de l’équipement de pro-
duction, fut-il de zéro parce que la demande a chuté, titre aléatoire
certes, mais donnant des droits précis146. À défaut de marché secon-

144
Mais il est difficile de comprendre comment l’abstraction de succession tempo-
relle peut relever d’une châsse qui a plutôt le rôle de fixer le vrai des éléments
sous cette châsse dans une hiérarchie qui positionne cet avéré avec d’autres
dont les avérés s’harmonisent en une hiérarchie entre eux. On confond alors les
abstractions.
144
Le propriétaire de salle, pour éviter la vente en excédent de sièges, n’a qu’à met-
tre en circulation un nombre de tickets égal à celui du nombre de sièges. Mais
il aurait du mal à effectuer un contrôle si sa salle était extensible (en plein air)
et si les gens apportaient leur banc ; or, les prestations non monétaires ont voca-
tion à être créées, issues de la pure création, telle l’œuvre d’art, ou même, sans
travail, telle la beauté d’un mannequin (un état plutôt qu’une action), mais cette
prestation est évaluée sur la foi de caractères déterminés, immédiatement pas-
sés, liés à une certaine idée de la persistance (au moins pour un temps) de ses
caractères qualitatifs. Que le numéraire ne soit pas un titre au porteur usuel est
aussi évident de par le fait qu’il a un créancier mais pas de débiteur, quoique la
loi ait aussi désormais passé cela sous silence. Nous assimilons la monnaie non
à un titre usuel, mais plutôt à un jeton dans son acception fonctionnelle (un
jeton comme tout signe linguistique peut être une marque diacritique sur laquelle
une opération prend prise. Les programmes informatiques mettent parfois en
œuvre des variables volatiles, parfois innomées, à titre de pont dans un proces-
sus algorithmique, et nous ne voyons pas pourquoi le juriste aurait honte d’avoir
emprunté cette voie dans le fond de l’histoire).
145
P. MALAURIE et L. AYNÈS, op. cit., note 1, no 813, p. 248, note 29 in fine référant
à Com., 12 juillet 1993, B IV, no 292 ; Civ. 1re, 4 avril 1991, B. 1, no 129 ; R. Soc.,
91.737, note P. Didier.
146
Tels les recours protégeant les actionnaires minoritaires : Loi canadienne sur les
sociétés par actions, L.R.C. (1985), c. C-44, art. 214 et 241. Autre exemple : le
prospectus financier lors d’émissions d’actions dans le public. Il doit être certi-
fié par un comptable agréé, l’état des résultats financiers devant embrasser
« une période suffisamment longue pour permettre d’apprécier les résultats de
l’entreprise (d’ordinaire une période englobant cinq exercices suffira) » : INSTI-
TUT CANADIEN DES COMPTABLES AGRÉÉS, Manuel de l’ICCA, Toronto,
I.C.C.A., mars 1996, no 4000.06, p. 3001. Or, dans le cas du numéraire, que vous
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98 (2005) 39 R.J.T. 51

daire pour le titre au porteur, il vaudra au moins son référent, ne


serait-ce que dans une faillite. Le ticket de métro ou de spectacle
donne droit à une place sur un siège qui a une localisation spatio-
temporelle déterminable, c’est-à-dire à un événement certain147
connu a priori. Le numéraire, lui, a aussi une forme pérenne, mais
son référent ne s’articule pas sur un fonds de ressources économi-
ques déterminé (le fonds de commerce du fournisseur par exemple).
Ces contrats divers sont tous avec l’émetteur du billet. Dans le cas
du numéraire, quel est le contrat avec la banque centrale ? Vous
n’avez même pas le droit d’en demander la liquidation148. Le signe
monétaire est pérenne, mais le fonds sur lequel il s’articule est tout
autre.

Cette existence, manifestée par la présence du signe monétaire,


a une réalité différente. L’existence est indissociable du temps. Par
conséquent, la qualité première de la monnaie n’est pas seulement
la présence d’une quantité d’un titre, mais bien plutôt la ponctua-
lité de cette quantité, « au moment et lieu dit »149. Mais associer la
monnaie à une réalité persistante qui existe comme l’avéré des cho-
ses est induire en erreur. La monnaie permute l’état d’une somme
due à celui de non due. La doctrine tente-t-elle de vous convaincre
que ne pas exister c’est exister ? Remarquez que, si cette « essence »
de la monnaie est un instant, le temps n’étant pas un critère qua-
litatif, alors cette « essence » sera de ne pas avoir d’essence, la ponc-
tualité n’étant pas de cet ordre de discours. La langue ne se prête

147
soyez un gros ou un petit détenteur, vous devrez vous soumettre à l’opinion des
autres, c’est-à-dire de ce qu’ils veulent bien vous offrir pour se retrouver dans
vos souliers.
147
Adrian POPOVICI, La couleur du mandat, coll. « Droit privé », Montréal, Édition
Thémis, 1995, p. 136, à la note 375, et p. 500-502, lequel déplore le vide doctrinal
sur la question du ticket. Selon De Page, un billet, au sens de ticket, est un signe
extérieur d’un accord de volonté, bien que l’on doive distinguer le moment de la
formation du contrat de celui où la responsabilité débute, tel le billet de trans-
port (train par exemple). On y signale d’autres exemples de billets : places de
théâtre, effets en consigne, loterie. Tous ont forme de papiers pré-numérotés ou
de jetons portant numéros d’identification : Henri DE PAGE, Traité élémentaire
de droit civil belge – Principes, doctrine, jurisprudence, 3e éd., t. 2 « Les incapa-
bles. Les obligations (première partie) », Bruxelles, Bruylant, 1964, no 495bis,
p. 488 ; H. DE PAGE, id., t. 3, « Les obligations (seconde partie) », 3e éd., 1967,
no 787b, p. 802.
148
L.B.C., art. 34.
149
« [D]e la délivrance : C.c.Q., art. 1734. L’exécution « sans retard » : C.c.Q. : art.
1590.
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L’ARGENT N’A PAS D’ODEUR 99

pas à une telle démonstration puisque ce serait tenter de mettre


l’adjectif sur un pied d’égalité avec le verbe, ce dernier étant la tête
grammaticale de la phrase. Il nous semble délicat d’équivaloir syn-
taxe et sémantique. Néanmoins, nous allons tenter une preuve indi-
recte ; une réduction par l’absurde devrait amplement suggérer le
ridicule d’une qualité de la monnaie en droit.

B. L’absurde qualité de la monnaie : payer à temps,


l’esprit du temps ?

Plusieurs ne seront pas satisfaits de cette absence de qualité


monétaire, dont la preuve de vacuité est empiriquement impossible
à administrer, croyant qu’il s’agit d’excuser une analyse faible.
Celui qui tient la plume est-il biaisé, qu’à cela ne tienne, procédons
à une réfutation par l’absurde et donnons-lui une qualité. Quelle
est la qualité de payer à temps, l’esprit du temps, zeitgeist ? Réité-
rons que des économistes attribuent aussi plusieurs qualités à la
monnaie : durable, incorruptible, divisible, fongible, de conservation
et de transfert facile ; la question est donc plausible150. Carbonnier
mentionne aussi l’anonymat151. Pour ne pas préjuger de celles-ci,
supposons par hasard que la vente n’en soit plus une, au sens où la
prestation monétaire152 serait plutôt un échange, comme les éco-
nomistes le soutiennent153, c’est-à-dire le transfert de « la propriété
d’un bien, autre qu’une somme d’argent »154 ayant sa qualité propre.

150
Supra, note 6.
151
L’opération fonctionnelle de la monnaie fait que l’anonymat, rehaussé par l’ins-
tantanéité et l’absence d’intermédiaire lors du transfert manuel que permet sa
matérialité, serait de l’essence d’une vraie monnaie : J. CARBONNIER, op. cit.,
note 56, no 16, p. 39. Selon nous, l’anonymat est certes important, mais cela est
la conséquence de l’insignifiance de sa définition.
152
C.c.Q., art. 1708.
153
C’est la conception dichotomique de la monnaie de Jean-Baptiste SAY, Cours
complet d’économie politique pratique, 3e éd., t. 1, Paris, Guillaumin, 1852, p. 372-
374 :
Sous ce rapport la qualité qu’on désire essentiellement dans la monnaie, c’est
qu’elle conserve sa valeur depuis l’instant où on la perçoit jusqu’à celui où on la
donne […] et cette valeur, qui n’est pas fixée dans un marché conclu, n’est pas
une règle pour le marché suivant. […] Après la valeur, la qualité que l’on cherche
dans la monnaie, c’est qu’elle puisse se diviser en fractions, jusqu’à pouvoir se
proportionner exactement à la valeur de la chose, ou des choses que l’on pro-
pose de vendre ou d’acheter.
154
C.c.Q., art. 1795.
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100 (2005) 39 R.J.T. 51

Disons pour fin d’exemple, contrairement à l’adage selon lequel


l’argent n’a pas d’odeur, qu’il devait sentir bon et que, contre toute
attente, cette monnaie menteuse sent mauvais, malodorant vice de
la chose.

Alors la particularité de l’échange est que, d’une part, l’éviction


peut être sanctionnée pour les deux prestations155, la partie évincée
pouvant reprendre le bien qu’elle a transféré156. Et, d’autre part,
comme toutes les règles de la vente « sont, pour le reste applicables
à l’échange »157, alors la garantie de qualité s’applique aussi, en con-
séquence de cette hypothèse, à la prestation monétaire.

Entre en compte cette malodorante qualité soudaine qui, en


l’exemple, vicie notre objet158. Diminuant tellement son utilité, l’ache-
teur ne l’aurait pas acheté (échangé)159, menant à la restitution de
la contre-prestation. Supposons aussi qu’il ne faille que deux mois
pour obtenir jugement.

La théorie économique nous mentionne que la vitesse de circu-


lation de la monnaie est souvent autour de cinq, signifiant par là
qu’elle change de mains cinq fois dans l’année160. Ceci suggère que
le vice de qualité se répand comme une traînée de (qu’aurait dit

155
Id., art. 1723 et 1724.
156
Id., art. 1797.
157
Id., art 1798.
158
Certains sentiront, en cet argent qui sent mauvais, une blague de catholique.
Pour les besoins de l’exemple, on ne soulèvera pas la question de fait de savoir
si le vice était apparent lors de l’échange de consentement, présumant plutôt
qu’il s’est par suite révélé dans toute sa force.
159
C.c.Q., art. 1726.
160
Dans ce qui suit, le signe * signifie l’opération de multiplication et le signe /, la
division. L’équation est P*Y = GDP = M*V où GDP est le produit domestique
brut, P est le niveau de prix, Y la production (« output »), M le stock monétaire et
V la vitesse de circulation, soit la rotation du stock monétaire pour l’achat de
produits dits finaux. D’où V = GDP/M. En 1997, le produit intérieur brut est
798,94 millions et l’agrégat monétaire M1 est 68,420 millions, soit une vitesse
empirique de 11,68 /an ; pour les équations économiques : James D. GWART-
NEY et Richard L. STROUP, Introduction to Economics – The Wealth and Poverty
of Nations, Forth Worth U.S.A., Dryden Press et Harcourt Brace College
Publishers, p. 404 (1994) ; pour les statistiques : BANQUE DU CANADA, Revue
de la Banque du Canada, Ottawa, Banque du Canada, automne 1997, Tableaux
« Comptes nationaux » H1, p. S-84 et « Agrégats monétaires et leurs composan-
tes » E1, p. S-48.
03-Leclerc Page 101 Mardi, 31. mai 2005 8:20 08

L’ARGENT N’A PAS D’ODEUR 101

Francis Bacon déjà161 ?) … poudre dans les relations juridiques et


qu’à chaque passage d’une main à l’autre de celle-ci, il faut résou-
dre l’acte juridique et restituer les prestations. Les recours récur-
soires doivent être exercés. Par hypothèse, admettons que l’avocat
prend le risque, sur une base honoraire à pourcentage162, de la ques-
tion. À une vitesse circulatoire de cinq, cette parcelle viciée de masse
monétaire disparaît dans l’année163. Alors, ne serait-il pas plus effi-
cace d’inventer un échange éviscéré de la moitié du risque juridique
en employant une prestation sans substance ? La simple neutralité
d’une absence de qualité vaudra mieux qu’une qualité présente
mais qui peut faillir. Cet exemple absurde mais pédagogique de la
nature circulatoire de la monnaie n’est qu’une autre justification
d’une nature juridique requise par la technique du droit : la mon-
naie est une catégorie rare, c’est à ce titre qu’elle se suggère comme
le zéro de la prestation. On verra maintenant le genre de cette étran-
gère.

C. L’immuable genre vs le genre de l’étrangère

Les genres ne se consomment pas, nous rappellent certains bro-


cards – genera non pererunt ou genus nunquam perit –, ni la mon-
naie d’ailleurs. Les obligations de délivrer les choses de genre sont
donc en apparence réductibles à celles de livrer la monnaie, et vice
versa164 tant qu’à y être, puisqu’à défaut de livrer le blé (en genre),
on vous dédommage avec le blé, l’oseille comme on dit en France ou
les tomates comme on dit au Québec, cet argent qui vous permet,
au vu du défaut de livrer la chose, de s’approvisionner en vrai genre
ailleurs.

161
« La monnaie est bonne comme le fumier, bonne à rien sauf à répandre », mais
cette boutade est un vieux thème de réflexion : « Quand une nation suit la Voie,
les chevaux portent le fumier aux champs ; quand une nation ignore la voie, les
chevaux portent les soldats sur les rues » : Lao TZU, Tao Te King.
162
Pour simplifier l’exemple, 20 %.
163
Plus précisément, toute la masse monétaire ne sert plus qu’à alimenter l’infla-
tion judiciaire, d’où l’intérêt indéniable du valorisme pour l’industrie juridique.
« En revanche, la dissociation des [unités de valeur de celles de paiement] donne
aux juristes ce qu’ils ont perdu avec l’évolution : un moyen de valoriser les obli-
gations dont ils peuvent se servir à leur gré » : R. LIBCHABER, op. cit., note 34,
no 35, p. 31. La manne quoi ! Étrange conflit d’intérêts tout de même.
164
Vice ? versa ? (l’aller-retour qui replace à l’instant du faux départ, celui qui
efface les faits, celui où on vous dit que l’argent vaut le vrai).
03-Leclerc Page 102 Mardi, 31. mai 2005 8:20 08

102 (2005) 39 R.J.T. 51

Néanmoins, on confond par là la nature immuable du concept,


cette façon peu rigoureuse de parler en ne distinguant pas l’époque
où le concept est instancié par son référent, ni d’ailleurs s’il fut ou
est instancié actuellement de façon prouvable ou si, au contraire,
on parle d’un futur immédiat probable ou, pire, si l’on parle dans
l’abstrait, de l’interrelation de concepts entre eux ou, pourquoi pas,
du concept en soi – idéalisé. La langue juridique n’est pas une con-
versation de taverne ; la fable de l’argent qui se consomme comme
les autres choses du genre165 est un raccourci assez fréquent venu
d’une époque où l’on considérait l’autorité comme un arbitraire qui
n’avait pas à s’expliquer, un mystère trop profond pour avoir droit à
une explication. Quelle religion est-ce là ? Ce court-circuit (qui coupe
court au circuit pécuniaire) consiste à considérer le résultat du pro-
cessus judiciaire, qui accorde dédommagement dans l’équivalent
universel, comme étant l’un ou l’autre des particularismes d’un genre
ou d’une espèce : pouvoir être l’en-lieu de chacun, c’est être d’une
même nature d’avéré que chacun, comme si le droit poussait sur les
arbres ou que vous acceptiez de manger la salade d’oseille consti-
tuée de billets du Dominion. La preuve reste à faire et le restera tou-
jours.

Les commentateurs puisent donc, de l’idée d’argent – chose


comme une autre –, une ontologie naïve, celle du droit devenu fait
brut. Or le juge s’appuie sur le fardeau de preuve, entre autres celui
de l’existence ou l’inexistence concrète d’une chose de genre pour
accorder un dédommagement pécuniaire. Donc prendre ce dernier
pour ce premier est une plate pétition de principe ; le genre du juriste
serait donc celui de l’affirmation gratuite. Plaît-il ? Ou bien, sinon,
dans la formule « si ce qui est dû est une somme d’argent ou autre
chose qui se consomme par l’usage » ce « ou » signifie un alternat
plutôt qu’un ensemble naïf, entre deux faces il y a une tranche.

Mais avant d’aborder cette question de l’articulation modale d’un


univers, on doit ici faire le constat que, de parler de l’immuable non-
épuisement d’un genre, c’est se situer dans le concept. Si in abstracto
une pomme sera toujours une pomme parce qu’elle est une repré-
sentation dans l’esprit, néanmoins alors cet intellect qui la contem-
ple se situe au-dessus du temps et en ce lieu jamais il ne pourra y
goûter.

165
C.c.Q., 1556, al. 2 et 2314.
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L’ARGENT N’A PAS D’ODEUR 103

L’argent est, sur le chemin des permutations de choses, l’étran-


gère anonyme166 : qui sur le chemin, sur le chemin qui ? La monnaie
est le complément fonctionnel qui permet (observez l’étrangère au
cœur de ces directions opposées) : d’une pomme de la vendre ←, →
de la vente acheter une pomme. Mais jamais la pomme et l’argent
sont ensemble dans le même ensemble – comme deux pommes
dans le sac –, on alterne de l’une à l’autre seulement. Il n’est aucu-
nement acceptable intellectuellement de transformer un tel alter-
nat et de le représenter comme l’abstraction d’une châsse qui forme
un ensemble. Autrement le mot « ensemble » n’a plus de sens. L’en-
semble dont on peut parler avec rigueur est celui des deux choses
actuelles dans un sac qui concrètement forme « un tout distinct et
identifié »167.
Il s’agit de savoir si la vente d’un lot de marchandise [des riblons] trans-
porte la propriété de la chose à l’acheteur […] le sens des mots « chose
certaine et déterminée » […] c’est une chose dont l’identité est connue. Or,
l’identité d’un lot de marchandise matériellement distinct de toute autre
quantité de marchandise est connue, déterminée et certaine. La quantité
dont se compose le lot n’est pas un élément essentiel d’identification : à
ce point de vue il n’importe aucunement de savoir si le lot est de dix livres
ou de cent livres […].168

Si l’on sert parfois l’image d’une monnaie-mesure, il demeure


que la mesure n’est pas de soi le déterminant d’un transfert de pro-
priété. C’est l’identité de la chose en tant que tout actuellement
existant qui l’est169, bien que la quantité puisse faire la vente170. Il
s’agira pour certains d’un détail insignifiant, mais c’est le détail qui
fait toute la différence sur la question du fardeau de preuve, car le
futur n’est pas passé. L’avéré n’est pas celui du concept contemplé
dans l’abstrait par un discoureur localisé avant le temps. S’il l’était,
le juge pourrait vous condamner en vertu d’un discours in abs-
tracto. Or, c’est la monnaie qui sert au passage dans l’abstrait et l’on
peut se douter que ce n’est pas un hasard si le juge a rendu sa déci-
sion en somme plutôt qu’en genre.

166
Étym. an- « qui n’a pas de », nomen « nom ».
167
Cohen c. Dame Stone, (1923) 36 K.B. 1, 9 (j. Dorion).
168
Id., 8.
169
« La vente en bloc c’est la vente de tout pour le prix du tout, même si ce prix doit
être calculé d’après la quantité » : id., p. 10.
170
« La vente à la mesure c’est la vente de tant de mesures à tant la mesure : et c’est
la mesure qui règle la vente » : id.
03-Leclerc Page 104 Mardi, 31. mai 2005 8:20 08

104 (2005) 39 R.J.T. 51

La quantité pécuniaire ne relève pas de l’existence de la chose


déterminée par son identité, cet équivalent est formulé sur la foi
d’un mécanisme. On passe généralement sous silence la raison qui
motive cette règle à l’effet que les genres ne s’épuisent point. On verra
que la règle était plutôt celle selon laquelle il est toujours possible
de formuler un prix en argent, ce qui est très différent de l’immua-
ble abondance des éléments d’un genre.
Lorsque l’obligation de donner [dare : transférer la propriété] porte sur
une somme d’argent, elle est toujours susceptible d’être exécutée sans le
concours du débiteur : s’il refuse de payer, le créancier obtiendra la
somme qui lui est due en faisant saisir et vendre ses biens, opérations
qui sont possibles contre la volonté du saisi. La solution est la même lors-
que l’obligation de donner porte sur une autre chose de genre non indi-
vidualisée : le créancier a la faculté d’acheter à un tiers une même
quantité de choses de genre identiques, et d’en faire payer le débiteur en
procédant à la saisie de ses biens.171

Notons la dissidence de Larroumet. Il admet l’hypothèse d’une


impossibilité totale d’exécution forcée par équivalent, lorsque la chose
de genre doit être d’une certaine qualité et non pas d’une autre et
que cette chose a disparu fortuitement (ex : une marchandise). Il
assimile alors le cas à une chose certaine172. À ce qui est devenu
impossible nul n’est tenu173. La chose certaine constitue un risque
particulier plus précis que celui encouru sur la chose de genre dont
l’individualité est substituable à une autre174. Mais être substitua-
ble à une autre ne peut être élargi à être substituable à toute autre,
ni vice versa.

Dans la prestation pécuniaire, un prix peut toujours être re-


formulé, à la hausse ou à la baisse, pour tenir compte des derniers
événements, les marchés reflétant dans le prix l’inverse de l’abon-
dance d’une chose. Si le brocard dit que « les genres ne se consom-

171
Henri et Léon MAZEAUD, Jean MAZEAUD et François CHABAS, Leçons de droit
civil, t. 2 « Obligations. Théorie générale », 7e éd., Paris, Éditions Montchrestien,
1985, no 934, p. 1002.
172
Christian LARROUMET, Droit civil, t. 3 « Les obligations. Le contrat », 3e éd.,
Paris, Economica, 1996, no 54, p. 50.
173
C.c.Q., art. 1600 al. 2, 1693 et 1694.
174
[L]es choses qui sont vendues au poids, au compte ou à la mesure et qui ne sont
pas vendues en bloc, ne sont pas certaines et déterminées tant qu’elles n’ont
pas été pesées, comptées ou mesurées et que l’acquéreur n’en a pas été notifié :
Cohen c. Dame Stone, précitée, note 167, 9 ; C.c.Q., art. 1453.
03-Leclerc Page 105 Mardi, 31. mai 2005 8:20 08

L’ARGENT N’A PAS D’ODEUR 105

ment pas », c’est plutôt que le prix du lendemain exprime la condition


d’abondance ou de rareté relative immédiatement anticipée par
rapport à celle d’hier. C’est donc la réactivité des opinions qu’une
devise permet d’exprimer par les prix qui ne s’épuise jamais. Néan-
moins, la pénurie de la chose elle-même peut se produire.

La confusion qui est commise est celle de la valeur d’usage qui,


promue à l’immuable non-épuisement, fut substituée à son abs-
traction : non prisée pour l’utilité des caractères de la chose, le bro-
card n’en retient que sa contrepartie pécuniaire, la chose envisagée
pour sa revente. Mais cet arbitrage de prix n’est possible que parce
que la chose peut encore une fois intéresser une autre personne.
Alors, soit qu’on l’envisage pour la spéculation, soit pour ses carac-
tères. Et l’on nous permettra de rappeler que la spéculation elle-
même ne peut être viable à long terme si la chose n’est plus prisée
pour ses caractères, car le motif de spéculation est l’anticipation
d’un preneur qui accepte de permuter sa position de détenteur de
monnaie pour celle de détenteur de la chose ; sans l’appui sur un
véritable besoin, la bulle spéculative n’a pas vocation à perdurer. Le
cas fortuit qui consomme un genre, la presque absence d’une den-
rée, se traduit en une hausse de prix abrupte.

La remise en état d’un acheteur lésé de la délivrance attendue


d’une chose dont le genre est momentanément indisponible ne se
traduit pas par l’absence de la chose de genre, car la remise en état
est la détermination de dommages-intérêts, la fixation d’un mon-
tant. La remise en état ne cherche pas cette délivrance, elle veille à
établir le montant du dommage. Si l’on dit en droit que le genre ne
se consomme pas, c’est que le prix du tort causé est toujours sus-
ceptible d’être déterminé. Autant dire que le brocard fait là une
reconnaissance des ressources intellectuelles du juge, ce qui n’a
aucun rapport avec la non-disponibilité de la chose de genre pro-
mise. Il n’y a donc effectivement jamais littéralement destruction de
la chose de genre car le genre dont on parle dans le brocard c’est la
mise à prix qui, elle, est toujours possible même en la quasi-absence
de tout élément du genre. Et elle est toujours possible, d’une part,
parce qu’il y a mutualité d’une offre et d’une demande et, d’une part,
parce que la relation entre les deux est un inverse relatif.
L’appelante souligne en particulier, qu’au-delà des malheurs qu’a connu
la récolte, c’est en fin de compte le prix exorbitant des cacahuètes et lui
seul qui a amené l’intimé à se soustraire à ses obligations. Car, comme
en témoigne le fait qu’elle a pu s’approvisionner ailleurs, des cacahuètes
il y en avait pour qui voulait y mettre le prix […] seule une impossibilité
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106 (2005) 39 R.J.T. 51

absolue permet à une partie à un contrat de se libérer de ses engage-


ments.175

La Cour concluait en l’espèce que le contrat pouvait prévoir


expressément un contexte autre que spéculatif, faisant en sorte que
la vraie chose de genre puisse alors être considérée comme consom-
mée, du moins pour la période d’application du contrat particulier.
Donc, cette vraie chose de genre se consomme, possiblement, en
l’indiquant au contrat. Ce qui ne se consomme pas en droit c’est la
capacité de formuler un prix en une devise parce que la devise habi-
lite a priori le mécanisme de formation des prix ; autant dire la
tautologie que le possible est possible176. Mais le lecteur se souvien-
dra de ses mathématiques : si la chose devient infiniment rare, alors
on peut suspecter que les prix devraient théoriquement devenir infi-
niment élevés. Cette présence théorique de l’infini, en pratique mar-
quée par une fermeture du marché qui détache l’offre de la demande,
nous cache la façon dont le droit a articulé cet infini dans ses caté-
gories.

C’est donc la règle par défaut du contexte pécuniaire qui distin-


gue les genres de genres. La distinction réside en la possibilité de
pénurie de choses réelles que le droit oppose à la prestation formelle.
La doctrine semble graduellement faire cette distinction entre pres-
tation en nature/prestation monétaire177 en acceptant de remarquer
que la monnaie fluctue178, que la prestation pécuniaire se distingue
des autres par l’originalité de son caractère inqualifiable. Son inclu-
sion à la catégorie des prestations en nature soulève l’incohérence :
L’exécution forcée en nature portant sur une somme d’argent […] si tou-
tefois il est permis d’associer ce recours à ce type bien particulier d’obli-
gation qui résiste à toute classification […].179

175
Canada Starch c. Gill & Duffus, J.E. 90-1617 (C.A.).
176
« [L]’exécution [… d’]une somme d’argent est toujours possible […] » : J. PINEAU,
D. BURMAN et S. GAUDET, op. cit., note 65, no 437, p. 743.
177
Id., no 10.1, p. 21 et 22.
178
Jacques FLOUR et Jean-Luc AUBERT, Droit civil – Les obligations, t. 1 « L’acte
juridique : le contrat, formation, effets, actes unilatéraux, actes collectifs », 7e éd.,
Paris, Armand Colin, 1996, no 46, p. 27 et 28.
179
J. PINEAU, D. BURMAN et S. GAUDET, op. cit., note 65, no 437, p. 743.
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L’ARGENT N’A PAS D’ODEUR 107

La véritable chose de genre intrinsèque (ex. : le sel) s’oppose donc


à celle déterminée et certaine par son individualité (identité) parti-
culière180. Cette chose d’un genre particulier s’oppose à la chose
certaine parce que le genre n’est pas en soi individualisé, l’identifi-
cation de l’individualité de la chose est une condition préalable à la
revendication du créancier181. Le créancier ne peut se payer lui-
même, en se substituant à la volonté du débiteur, si l’on veut pou-
voir délimiter les comportements. Sinon le créancier risque fort de
devoir gérer les patrimoines de ses débiteurs, assertion indirecte
que le débiteur n’a plus le fardeau de sa propre responsabilité d’une
production. Le genre en nature, non pécuniaire, s’assimile donc à
une obligation de faire inexécutée devant se solder par des domma-
ges-intérêts. Le juge ne pouvant se substituer au demandeur dans
ses récriminations, ce dernier devra donc prévoir une demande sub-
sidiaire sous la forme de dommages-intérêts, c’est-à-dire des dom-
mages pécuniaires182. La prestation monétaire se distingue donc
entre toutes par son universalité, et ce, même dans le genre de dare.
Ceci est d’ailleurs intuitivement confirmé par la Convention de
Vienne (1980) qui prévoit un présupposé rebus sic stantibus (appli-
cation de la doctrine de l’imprévision) en contexte non spéculatif
(non aléatoire) de vente internationale de denrées, la prestation
monétaire étant par ailleurs exclue de l’application du traité183. La
convention de La Haye (1986) exclut aussi la monnaie de son champ
de pertinence184. Toutes deux constituent la reconnaissance impli-
cite et internationale du deuil de l’idée d’une monnaie-marchandise.
Reste à conclure sur le mécanisme que révèle l’aspect négatif de la
monnaie : l’originalité de son abstraction.

*
* *

La monnaie n’est pas fongible et consomptible. C’est parce qu’elle


incarne l’indifférenciation même de tout autre objet de la prestation

180
Cohen c. Dame Stone, précitée, note 167, 1, 8.
181
C’est l’information de l’individualisation qui marque l’instant où le transfert
prend effet juridique : C.c.Q., art. 1453, al. 2.
182
Nault c. Canadian Consumer Co., [1981] R.C.S. 553, 557.
183
Convention des Nation unies sur les contrats de vente internationale de marchan-
dises, art. 79 (1) et 2 (d).
184
Convention sur la Loi applicable aux contrats de vente internationale de mar-
chandises, art. 2 (b).
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108 (2005) 39 R.J.T. 51

qu’elle ne l’est pas. Elle est ni consomptible ni fongible. Ces mots ne


signifient pas la réalité à laquelle la monnaie réfère, une chose est
fongible ou consomptible en vertu de ses caractères, de ses qualités.

Ce qui est indifférencié dans la monnaie c’est qu’elle éteint la


somme qui, elle, est appariée à toute chose. Néanmoins la devise
(même rien porte un nom, la mort aussi, pourquoi pas la monnaie)
étant le médium, le libellé, dans lequel sont exprimés les prix, elle
sert à liquider la prestation non monétaire, tout comme la monnaie
est aussi l’acquittement d’une somme. La monnaie est donc la fin
de toute chose. Si la vente est l’appariement d’une prestation carac-
térisée à une somme due [la paire (prestation caractérisée, somme)]
par opposition à l’échange qui est fondamentalement l’appariement
de deux prestations caractérisées [la paire : (prestation caractéri-
sée, prestation caractérisée)], dès lors la monnaie ne répond pas
d’une abstraction close, car elle sert à alterner d’une vente à une
autre. En effet, elle met les prestations caractérisées en circuit dans
le temps. Le passage peut être représenté selon le schéma suivant :

Une paire :
<Prestation caractérisée au temps 1, Somme due depuis le temps 1
jusqu’au temps 2>

Une fonction récursive, outre fondée :


Monnaie = {Somme éteinte au temps 2, monnaie}

Le cycle temporel est répété par 1o une paire


<Prestation caractérisée au temps 3, Somme due depuis le temps 3
jusqu’au temps 4>

puis par 2o la fonction monétaire récursive :


Monnaie = {Somme éteinte au temps 4, monnaie}

Remarquez que, par le nominalisme monétaire185, la monnaie


n’est qu’un point de passage où le paiement de la somme confirme
l’irréversibilité de la vente qui autrement pourrait être résolue186.
Elle est donc le mécanisme récursif par lequel le transfert de pro-
priété des biens devient irréversible. La monnaie est une structure
fondée outre l’actualité du cas ; outre la somme actuellement éteinte,
car reçue la monnaie peut encore éteindre une somme d’autant.

185
C.c.Q., art. 1564.
186
Id., art. 1740-1743.
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L’ARGENT N’A PAS D’ODEUR 109

L’idée d’une irréversibilité de la flèche du temps se rencontre aussi


empiriquement187. S’y oppose celle d’une temporalité considérée
comme une équivalence. Si la monnaie est le médium dans lequel
sont exprimés les prix, la détention du numéraire annonce la re-
connaissance (sic) de cet acquittement à venir, de par l’aspect récur-
sif d’une monnaie définie simplement en terme d’elle-même comme
étant l’extinction d’une somme puis « monnaie ». C’est dire à quel
point elle ne peut elle-même être un transfert de propriété. La mon-
naie est un nom.

La monnaie déborde de la notion ordinaire de sens des mots,


sens ordinaire concret qu’ont les mots « fongibilité » ou « consompti-
bilité ». Le nominalisme dit que la monnaie a payé parce qu’elle peut
payer. D’ordinaire, les mots sont dits dans un contexte d’élocution
où un référent prend place sur un segment de l’horizon temporel ;
par exemple, « mon chat est mort » signifie que mon chat avait la
valeur de vérité « vrai » jusqu’à telle date déterminée et la valeur de
vérité « faux » après cette date. La langue usuelle se rebute à consi-
dérer que le concept de chat soit applicable, pour une période indé-
terminée, au chat mort, puisque ce dernier devient éventuellement
positivement poussière. Le concept de chat correspond plutôt à l’idée
du chat immuablement vrai dans une temporalité figée du discou-
reur qui se délecte d’abstractions intemporelles, comme le nombre
Pi ; mais le juriste n’est pas un mathématicien des nombres réels.
Sa logique est autre que celle-là. L’argent ne fonctionne pas comme
cela, même dans la langue ordinaire, puisque la langue usuelle a
absorbé le sens modal de l’argent, modalité juridique. Tentez le con-
traste : « Un chat est mort, donc un chat est vivant ». / « La somme
due est éteinte donc la monnaie reçue peut encore payer d’autant ».
Dans le contexte d’un existant concret, comme celui d’un chat, le
passage de la négation d’existence à l’existence ne suit pas ; cela
n’est pas un raisonnement conséquent puisque personne ne peut
attester de sa vérité univoque. Mais dans un contexte de recyclage,
où la valeur de vérité est révisable, par exemple où une bouteille de
verre abîmée peut être fondue en une nouvelle, ce passage est plau-
sible – là où les facilités existent. Le recyclage noie la quantification
existentielle catégorique ordinaire dans une hypothèse de droit, dans
une logique modale. Dans un tel contexte (non ordinaire), il existe
une voie révisionniste dans les valeurs de vérité ; le droit marche,

187
Supra, note 51.
03-Leclerc Page 110 Mardi, 31. mai 2005 8:20 08

110 (2005) 39 R.J.T. 51

par une alternance, dans la contradiction entre être ou ne pas être,


entre devoir et ne pas devoir.

La monnaie participe plus d’un mot comme « infini », fut-il un


zéro défini autrement que le zéro arithmétique. L’objet qui est la mise
en oeuvre de la substituabilité même des prestations caractérisées
n’est donc pas fongible ou consomptible car son genre est l’absence
de genre : la monnaie incarne la possibilité d’une propagation dans
le circuit temporel. Quid est tempus ?

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