Venise Et La Morée: Du Triomphe À La Désillusion (1684-1718)
Venise Et La Morée: Du Triomphe À La Désillusion (1684-1718)
Venise Et La Morée: Du Triomphe À La Désillusion (1684-1718)
(1684-1718)
Eric Pinzelli
UNIVERSITE AIX-MARSEILLE I
Université de Provence
U. F. R. Civilisations & Humanités
THESE
VENISE ET LA MOREE:
DU TRIOMPHE A LA DESILLUSION
(1684-1718)
Volume I
Directeur de Thèse:
M. Daniel Panzac
Directeur de recherche CNRS
JURY
Remerciements
A Brendan Eugène Arthur, sur qui j’ai veillé tout en écrivant ces lignes.
4
Abréviations utilisées
pour des ouvrages, articles, ou manuscrits cités fréquemment
Massuet, Vie du Prince Eugène Pierre Massuet, Histoire de la dernière guerre et des
négociations pour la paix… avec la vie du prince
Eugène de Savoie, Amsterdam, 1736-1737.
Mauvillon, Histoire du Prince Eugène Eléazar Mauvillon, Histoire du prince François
Eugène de Savoie, Generalissime des armées de
l’Empereur et de l’Empire, Amsterdam, 1740.
Mémoires de Montecuccoli Montecuccoli Raimondo, Mémoires de Montecuculi,
Généralissime des troupes de
l’Empereur, Paris, 1760.
Muazzo, Guerra coi i Turchi Biblioteca Nazionale Marciana, manoscritti
Italiani VII n° 172 (8187), Francesco Muazzo,
Guerra coi i Turchi.
Nani Mocenigo, Marina veneziana Mario Nani Mocenigo, Storia della marina veneziana
da Lepanto alla caduta della Repubblica, Rome,
1935.
Pastor, Storia dei Papi Ludwig Pastor, Storia dei papi, Rome, 1962, vol. XIV.
Pittoni, Memorie historiche Leonardo Pittoni, Memorie historiche delle Guerre, &
acquisti fatti della Serenissima Republica Veneta,
Venise, 1688.
Puységur, Art de la guerre Jacques-François de Chastenet, marquis de
Puységur, Art de la guerre par principes et par régles,
Paris, 1748.
The Venetians in Athens James Morton Paton, The Venetians in Athens
1687-1688, from the Istoria of Cristoforo
Ivanovich, Cambridge, 1940.
Setton, Venice Kenneth M. Setton, Venice, Austria and the
Turks in the Seventeenth Century, Philadelphie,
1991.
Setton, Venetians in Greece Kenneth M. Setton, The Venetians in Greece
(1684-1688), Francesco Morosini and the
destruction of the Parthenon, Philadelphie, 1987.
Stoye, The siege of Vienna John W. Stoye, The siege of Vienna,
Edimbourg, 2000.
Valckeren, Vienne assiégée Johann Peter von Valckeren, Vienne assiégée par les
Turcs et délivrée par les Chrestiens, ou Journal du
siège de Vienne, Bruxelles, 1684.
Valier, Guerra di Candia Andrea Valier, Historia della Guerra di Candia,
Venise, 1679.
Valori, Condottieri Aldo Valori, « Condottieri e generali del
Seicento » in Enciclopedia Biografica e
bibliografica italiana, Rome, 1943.
7
Abréviations utilisées
pour des documents d’archives
Dans cette Thèse, l’orthographe originale des noms propres a été respectée pour éviter
les confusions, surtout pour des lecteurs étrangers : ainsi, par exemple, le roi d’Espagne Carlos
II n’est pas appelé « Charles II », le roi d’Angleterre William III, n’est pas francisé en
« Guillaume III », ni le duc de Savoie Vittorio Amedeo en « Victor Amédée », ou le roi de Suède
Carl II en « Charles XII ». Quelques exceptions toutefois sont à signaler : pour les papes, les
empereurs byzantins, le tsar de Russie Pierre le Grand, le sultan Soliman le Magnifique,
Charles Quint, Galilée, et pour des personnages importants issus de la sphère française tels
que le Prince Eugène de Savoie ou le duc Charles V de Lorraine.
Pour les villes bien connues, la forme française a été retenue comme c’est l’usage :
Vienne (Wien), Rome (Roma), Varsovie (Warszawa), Milan (Milano). etc. C’est aussi le cas pour
les lieux grecs importants, cités fréquemment, et ceux dont la forme française remonte à
l’époque de la quatrième croisade. Certaines de ces forteresses ont même été fondées au
temps de la principauté de Morée comme Port de Jonc - Navarin (Pylos), Clermont
(Chlemoutsi), ou Mistra : elles ont donc porté des noms français dès leurs origines.
Pour les villes moins connues, les noms anciens utilisés dans le texte, qu’ils soient
d’origine française ou italienne, sont suivis, entre parenthèses, par leur forme moderne
lorsqu’ils sont cités pour la première fois : Santa Maura (Leucade), Butrinto (Butrint), Spalato
(Split), Candie (Heraklion). etc. Pour les régions d’Europe centrale, l’ancienne forme
allemande prédomine le plus souvent sur les dénominations hongroises, serbes ou autres :
Presbourg pour Bratislava, Gran pour Esztergom, Passarowitz pour Pozarevac par exemple,
suivant en cela l’usage des historiens germanistes et anglo-saxons. Tous ces choix ont
malheureusement leurs limites et ne sauraient régler ces problèmes d’une manière
entièrement satisfaisante.
Datation :
Introduction
1 Dans la présentation du catalogue sur l’exposition de la guerre de Morée, Memorie di un ritorno, Venise, Fondation
Querini-Stampalia, 2001.
2 Ekkehard Eickhoff, Venezia, Vienna e i Turchi, bufera nel Sud-Est europeo 1645-1700, Milan, 1991, p. 454.
3 Kenneth M. Setton, Venice, Austria and the Turks in the Seventeenth Century, Philadelphie, 1991, p. 290-312.
4 D’autres auteurs se sont ainsi surtout intéressés à la destruction du Parthénon dont ils ont fait l’événement principal de
la guerre de Morée, comme James Morton Paton, The Venetians in Athens 1687-1688, from the Istoria of Cristoforo
Ivanovich, Gennadeion Monographs I, Cambridge, 1940, ou Gino Pavan, L’avventura del Partenone, publié en 1983.
10
années 1970, Konstantinos Dokos fut l’auteur d’une Thèse sur les agissements de
l’évêque de Salona (Amfissa) durant la guerre de Morée et, co-signa ensuite, avec le
regretté Georgos Panagopoulos, la publication du cadastre vénitien de Vostiza (Egio) 1.
Le Professeur Peter Topping de Dumbarton Oaks travailla sur une approche assez
similaire de cette période, en publiant plusieurs articles traitant de cadastres, ou de
l’économie moréote. Le plus récent ouvrage portant sur ces fameux cadastres a été
publié en 1998 par Kostas Komis2. Economie et fiscalité sont encore au centre de la
presque aussi récente Thèse de Siriol Anne Davies, qui s’est surtout intéressée à la
province de Romanie3. La population et la démographie, un autre thème assez proche,
a été abordé avec talent par Vasilis Panayotopoulos au début des années 1980, mais
sur une période beaucoup plus vaste4. Aujourd’hui, des universitaires grecs de renom
travaillent de près ou de loin sur la seconde vénétocratie, principalement dans les îles
grecques : Chrysa Maltesou, Anastasia Papadia-Lala, Olga Katsardi-Hering, Nicolaos
Karapidakis, Georgos Ploumidis.
D’autres ont choisi d’aborder la période sous un autre angle et indirectement,
par l’étude des fortifications. Au début du XXe siècle, le savant italien Giuseppe Gerola,
en mission pour l’Istituto Veneto di Scienze, Lettere ed Arti, réalisa un inventaire
monumental des vestiges vénitiens de Crète, et publia une excellente étude sur les
fortifications de Nauplie5. Pour la période médiévale, mais pas uniquement, « La Morée
franque » d’Antoine Bon, un ancien de l’École française d’Athènes, reste incontournable
avec une approche de terrain toujours remarquable. Professeur à Montpellier, Bon fut
aussi l’auteur d’un remarquable travail sur les fortifications de Corinthe, qu’il réalisa
dans les années 1930 pour l’American School of Classical Studies à Athènes 6. Après
Antoine Bon, le richissime américain Kevin Andrews s’est attaché à l’étude des
principales places fortes du Péloponnèse, en couvrant la période vénitienne cette fois-
ci. Cet ouvrage est également devenu un classique à juste titre, même si l’on peut
regretter que son auteur ne se soit pas servi des archives vénitiennes pour étayer ses
observations7.
Plus près de nous, les historiens ont délaissé ce champ d’étude, et ont été
remplacés par des architectes. Tout récemment, l’étude des forteresses à l’époque
vénitienne est d’ailleurs devenu l’un des thèmes favoris des étudiants grecs en histoire
de l’art et en architecture, en Grèce ou à l’étranger. Leur approche, logiquement
1 Konstantinos Dokos, I Sterea Ellas kata ton Enetotourkikon Polemon (1684-1699) kai o Salonon Filotheos, Athènes,
1975 ; Konstantinos Dokos et Georgos Papagopoulos, To Venetiko ktimalologio tis Vostitsas, Athènes, 1993.
2 Kostas Komis, Venetika katastika Manis-Bardugnias, Athènes, 1998.
3 Davies Siriol Anne, The fiscal system of the Venetian Peloponnese: the province of Romania 1688-1715, Université de
Birmingham, 1996.
4 Panayotopoulos Vasilis, Plithysmos kai oikismoi tis Peloponnisou 13 os – 18 os Aionas, Athènes, 1985.
5 Giuseppe Gerola, Monumenti veneti nell’isola di Creta, Venise, 1905 - 1932, 4 vols ; « Le fortificazioni di Napoli di
Romania » in Annuario della Regia Scuola Archeologica di Atene n° XIII – XIV, 1930, 1931.
6 Antoine Bon, « The medieval fortifications of Acrocorinth and vicinity » in Corinth III, 2, Cambridge, 1936.
7 Kevin Andrews, Castles of the Morea, Gennadeion Monograph IV, Princeton, 1953.
11
beaucoup plus centrée sur le bâti, s’avère parfois très lacunaire lorsqu’il s’agit
d’aborder des problématiques historiques. Pour leur rendre justice, il faut confesser
que d’éminents historiens comme Setton ou Eickhoff sont aussi mal à l’aise en matière
de fortifications, un champ de recherche forcément très technique. Depuis les années
1970, les architectes Alexandros et Haris Kalligas, Ionna Steriotou, Nikos Lianos,
Chrysoula Tzombanaki et Haris Frountzos, parmi tant d’autres, ont travaillé, entres
autres, sur Malvoisie, Rethymnon, Candie, Modon, et Nauplie1.
En utilisant une documentation inédite tirée des fonds d’archives vénitiens, il
nous a semblé nécessaire de confronter l’approche globale de l’historien aux
observations pratiquées sur le terrain. En 1996-1997, ce fut le but avoué de notre
mémoire de Maîtrise sur la défense de l’isthme de Corinthe pendant la période
vénitienne. Peu auparavant, deux articles (de Mme Maltesou et du Professeur Ennio
Concina) étaient justement venus rappeler l’importance historique et stratégique de ce
site et le vif intérêt que les Vénitiens lui portaient2.
Quelques mois après la conclusion de notre Mémoire, pendant que la guerre du
Kosovo attirait à nouveau l’attention de la communauté internationale sur les Balkans,
on assista à un surprenant et brusque regain d’intérêt général pour le patrimoine
architectural vénitien en Méditerranée orientale et, plus encore, pour ces trésors
uniques que sont les plans manuscrits de cette époque. Différents projets virent le jour,
tous inspirés par une poignée d’archivistes vénitiens appuyés par leur municipalité.
C’est ainsi que le projet européen Marco Polo fut lancé à la fin de l’année 1998, avec
l’ambition de « promouvoir et valoriser le patrimoine culturel architectural et
monumental commun qui caractérise l’ère méditerranéenne, sa mer, sa civilisation 3. »
Le projet bénéficia quelques temps de l’appui financier de l’UNESCO ROSTE. En Grèce,
un programme de restauration, connu sous le nom de Castron Periplous – Castrorum
Circumnavigatio - avait été lancé l’année précédente sous l’égide du ministère de la
culture hellénique. Une quarantaine de forteresses côtières devraient être mises en
valeur, parmi elles quelques places purement vénitiennes : Corfou, Zante, Céphalonie,
Suda, et les Grabuses.
Dans le domaine des archives, en 2001 plusieurs expositions furent organisées à
Athènes, Venise et Paris dans le cadre du projet Med-Arces, qui avait obtenu un
financement de la Communauté européenne au titre du programme Raphaël. Les
1 Ioanna Steriotou, I Venetikes oxirosis tou Rethymnou (1540-1646), Thessalonique, 1979; Alexandros et H. Kalligas,
Monemvasia, Athènes, 1985; Chrysoula Tzombanaki, Xandakas i poli kai ta tichi, Herakleio, 1996 ; Lianos Nikos
Lianos, Il castello da Mare di Methoni, dieci tesi di restauro, Rome, 1987 ; Nikos Lianos, « Oi televtaies ochiromatikes
epemvaseis stin Akronavplia kata ti Devteri Enetokratia » in Technognosia sti latinokratoumeni Ellada, Athènes, 1997.
2 Chrysa Maltesou, « Venetsianikes ekthesis yia tin ochirosi tou Isthmou tis Korinthou sta teli tou 17ou aiona » in
Praktika A’ Diethnous synedriou Peloponnisiakon spoudon, Neoteros Politismos n° 3 ; Ennio Concina, « Venezia, le
città fortificate, il Levante. Politiche, tecniche, progetti, dal XV al XVIII secolo » in Praktika 4e synedriou eptanisiakou
politismou, Athènes, 1996.
3 Massimo Cacciari (maire de Venise), lors de l’ouverture du 1 e séminaire du projet Marco Polo, Venise, 24-26 juin
1999.
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étaient pourtant considérables: c’était, à l’époque, la croisée des chemins entre l’Orient
et l’Occident. Les contemporains se passionnèrent pour ces événements qui
modifièrent considérablement les frontières de nombreux états et bouleversèrent les
anciens équilibres. « La guerre a façonné notre monde » disait Richard Holmes de la
Royal Academy de Sandhurst ; « la guerre est une donnée essentielle » confirmait
Lucien Bely plus près de nous1. Comment ignorer cet état de fait ? La guerre est
pourtant largement absente des travaux sur l’histoire grecque moderne, une absence
forcément préjudiciable à l’état général de nos connaissances sur cette période.
Dans les années 1970, un court article de Malcolm Wagstaff n’a fait qu’effleurer
ce thème, en couvrant toute la période entre la conquête vénitienne et la fin de la
guerre d’indépendance2. Les années 1683-1718 marquent un tournant dans l’histoire
de l’Europe, dans laquelle la guerre est omniprésente et incontournable: la France de
Louis XIV y perdit sa prédominance, l’Angleterre et la Russie s’affirmèrent, la Suède
redevint une puissance de seconde zone, la Pologne s’apprêtait à s’effondrer, la Prusse
fut érigée en royaume, l’Autriche s’agrandit considérablement, Venise fit une dernière
démonstration de puissance, et l’Empire Ottoman recula inexorablement. Quant aux
peuples des Balkans, sur les terres desquels se joue cette gigantesque lutte d’influence
qui aura des conséquences jusqu’aujourd’hui, ils n’intervinrent encore qu’en acteurs
passifs, servant l’une ou l’autre puissance.
L’échec de l’occupation vénitienne de la Morée est communément, et assez
unanimement imputé à un manque de réalisme de la part du gouvernement de la
République. Le terme « d’illusions » revient ainsi souvent3, comme si le Sénat vénitien
n’avait pas eu conscience des dangers qui menaçaient ses nouveaux territoires d’outre-
mer, et de la faiblesse de ses forces par rapport à celles de l’Empire Ottoman. Ce
jugement hâtif peut sembler fondé, si l’on se réfère à la débâcle de l’année 1715, et au
recul important enregistré à Passarowitz. Mais la période 1683-1718 ne peut se
résumer à cela. Pourtant, la tentation d’opérer un raccourcis entre le repli de 1718 et la
chute finale de 1797 est trop forte : il est commode d’y déceler les signes avant-
coureurs de cette « décadence » qui mènera inexorablement à la disparition. Cette
opinion reflète-t-elle la capacité réelle de l’appareil militaire vénitien, qui a pourtant
tenu tête aux Turcs, assez souvent avec bonheur, jusqu’à la fin de la seconde guerre de
Morée ?
Tous les jugements négatifs portés habituellement contre Venise dans cette
affaire peuvent se résumer en quelques grands points :
-la perte de Candie en 1669 a mis un terme au crédit de Venise qui est déjà
1 Richard Holmes, Atlas historique de la guerre, Gütersloh, 1988, p. 6 ; Lucien Bely, Les relations internationales en
Europe XVIIe XVIIIe siècles, avant-propos.
2 Malcom J. Wagstaff, « War and settlement desertion in the Morea 1685-1830 » in Transactions of the Institute of
British Geographers, Londres, 1977, vol. 2.
3 Ainsi, dans l’ouvrage de Jean Delumeau, L’Italie de la Renaissance à la fin du XVIII e siècle, Paris, 1997, p. 193, et
dans la présentation de Mario Infelise citée plus haut.
14
1 M. E. Mallet et J. R. Hale, The military organisation of a Renaissance state, Venice c. 1400 to 1617, Cambridge,
1984 ; Giuseppe Cappelletti, Relazione storica delle magistrature venete, Venise, 1873.
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examen tirera profit des recherches des historiens (surtout anglo-saxons) s’intéressant
au concept controversé de « révolution militaire », tels que Michael Roberts, Geoffrey
Parker, John Lynn, Jeremy Black ou Jean Chagniot, pour ne citer que les plus connus.
La quatrième partie traitera plus particulièrement de l’armée vénitienne, encore
un domaine finalement très mal connu. Sergio Perini ne l’étudia qu’avant et après notre
période (première moitié du XVIIe siècle et seconde moitié du XVIII e siècle), tout
comme Alberto Prelli ou Francesco Paolo Favaloro 1 : ils évitent prudemment le « Siècle
de fer » qui va de 1645 à 1718, certainement les années les plus intéressantes, où l’on
assiste aux plus importantes et profondes mutations. Les trois chapitres de cette partie
(onze, douze et treize) seront chacun destinés aux trois composantes de l’armée : le
haut commandement, les officiers, et la troupe, qui ne peuvent être étudiées que
séparément, vu leurs contraintes spécifiques. Dans cette analyse, la priorité sera
accordée aux soldats, à leur survie, leurs misères, et nous verrons la terrible
hécatombe et l’indifférence dont ils sont les victimes au quotidien.
Enfin, la cinquième et dernière partie essaiera de trouver des éléments de
réponses pour tenter d’expliquer l’échec de l’occupation vénitienne en Morée. Le
chapitre quatorze examinera l’organisation administrative mise en place par la
République, ainsi que le système fiscal, que Siriol Anne Davies a récemment étudié,
mais qui sera ici recentré autour des perspectives militaires : ainsi, le logement des
dragons chez l’habitant, qui fut omis dans la recherche précitée malgré le fardeau
considérable qu’il faisait peser sur la société moréote, sera ici abordé pour la première
fois, comme l’usage précis des recettes fiscales du pays. Avec le chapitre quinze,
l’analyse s’attachera tout d’abord à déterminer quel était le quotidien des garnisons et
quels furent les véritables apports des Vénitiens en matière de fortifications durant
cette période, à la lumière de nos propres recherches réactualisées. La cavalerie
vénitienne, son emploi et ses missions seront aussi évoqués, ainsi que la piraterie, les
défenses côtières, le rôle que devaient y jouer les milices territoriales (cernide), et
surtout l’échec total de cette dernière institution dans le Péloponnèse. Le chapitre
seize permettra de brosser un tableau du contexte international auquel la République
de Venise se trouva mêlée et confrontée, de la paix de Karlowitz à la reprise des
hostilités avec l’Empire Ottoman. Ainsi, l’on verra comment et pourquoi la Sérénissime
choisit de rester neutre pendant la guerre de succession d’Espagne, les conséquences
de cette politique sur les finances de l’Etat et sur la défense du Levant. Le début du
XVIIIe siècle est aussi marqué par le combat de géants que se livrent au nord de
l’Europe les monarques Suédois et Russes et la méfiance de plus en plus profonde des
Turcs envers ces derniers. En 1711, la victoire de la Porte contre Pierre le Grand lui
permit d’exorciser momentanément ce nouveau danger, tandis que l’autre grande
1 Sergio Perini, « Lo stato delle forze armate della Terraferma veneta nel secondo Settecento » in Studi Veneziani n° 23,
Pise, 1992, et « Le milizie della Terraferma veneta verso la metà del Seicento » in Studi Veneziani n° 29, Pise, 1995 ;
Francesco Paolo Favaloro, L’esercito veneziano del’700, Venise, 1995 ; Alberto Prelli, L’esercito veneto nel primo’600,
Venise, 1993.
17
puissance ennemie, l’Empire, restait préoccupée par les affaires de l’Ouest. Ces
éléments permettront de mieux comprendre l’isolement diplomatique de Venise au
moment de la reconquête de la Morée, qui sera abordée au chapitre dix-sept. Dans cet
ultime chapitre, on essaiera d’évaluer le gouffre opposant les faibles forces vénitiennes
stationnées en Morée aux innombrables troupes ottomanes, et de voir s’il était
réellement possible de résister à ces dernières. Le rôle du comte de Schulenburg dans
la défense de Corfou sera réévalué, les raisons du retard de l’intervention autrichienne
examinées, et l’importance des victoires du Prince Eugène soupesées. Au bout du
compte, on prendra la mesure du recul vénitien à Passarowitz, dont l’ampleur est
souvent incriminée à une véritable trahison de la part des Impériaux qui n’hésitèrent
pas à abandonner leur allié, pour se tourner avec précipitation vers la nouvelle menace
espagnole.
A travers l’histoire de la conquête de la Morée par les Vénitiens et de son
occupation, cette étude, inédite par bien des aspects, s’attachera donc à dépeindre la
guerre à l’époque moderne, l’une des réalités incontournables des sociétés de l’Ancien
Régime qui affectait l’ensemble des activités constituées d’un Etat : politiques,
diplomatiques et sociales, économiques et administratives. Nous espérons que cette
recherche participera au renouveau intellectuel de la pensée stratégique, qu’elle
contribuera en même temps à la pensée historique d’une Europe ouverte vers l’avenir,
l’unité et la paix, une Europe qui aurait appris des leçons du passé.
18
Chapitre I
La Sainte Ligue
Dans le dernier quart du XVIIe siècle, les alliances et les intrigues diplomatiques
allaient bon train dans une Europe centrale en pleine ébullition. Depuis la paix de
Vasvàr (août 1664) conclue après la démonstration du génie militaire de Montecuccoli 2
à la bataille de Szent-Gotthard, Turcs et Autrichiens campaient sur des positions mal
définies3. La situation politique de la Transylvanie restait fluctuante; dans les régions
hongroises, plutôt que de tomber sous la coupe de l’une ou l’autre puissance, certains
nobles préférèrent envisager la création d’un état indépendant sous influence
française. La conspiration éventée avait été aussitôt écrasée par l’empereur Leopold en
1671. L’empereur, soutenant une politique religieuse visant à éradiquer « l’hérésie
protestante », provoqua une vive réaction d’une partie de la noblesse de Hongrie qui se
donna pour chef le jeune comte Imre Thököly 4. Louis XIV, en pleine politique de
« réunions » y trouvait son compte: la diversion était utile car elle occupait une partie
1 Camillo Contarini, Istoria della Guerra di Leopoldo Primo Imperadore e de’Principi collegati contro il
Turco, Venise, 1710, vol. I, p. 1.
2 Sur Raimondo Montecuccoli voir Aldo Valori, « Condottieri e generali del seicento » in Enciclopedia
Biografica e bibliografica italiana, Rome, 1943, p. 243-251.
3 Jean Le Clerc, Histoire d’Emeric comte Tekeli ou mémoires pour servir à sa vie, Cologne, 1693, p. 44-50;
Histoire de Leopold Empereur d’Occident, La Haye, 1739, p. 156-160; Miklòs Molnàr, Histoire de la
Hongrie, Luçon, 1996, p. 176-180. Sur la bataille elle-même voir Kurt Peball, Die Schlacht bei St Gotthard-
Mogersdorf 1664, Vienne, 1964; A. N. Kurat, « L’impero ottomano sotto Maometto IV » in Francis Ludwig
Carsten, Storia del mondo moderno, la supremazia della Francia (1648-1688), vol V, p. 659; Jean Bérenger,
Histoire de l’empire des Habsbourg 1273-1918, Paris, 1990, p. 345-356. Voir aussi le récit de Pontus de
Thyard de Bissy dans Jean Favier, Archives de l’Occident, les Temps modernes 1559-1700, Paris, 1995, p.
551-554.
4 Sur Thököly voir aussi cette courte relatione publiée en 1683 chez Demetrio Degni à Bologne et à Modène:
Vita di Emerico Tekely, Capo de’Ribelli, e confederato de’Turchi.
19
des troupes impériales loin du Rhin. Le roi Très-Chrétien soutint donc discrètement la
révolte des « malcontents » jusqu’à la signature du traité de Nimègue (1679), pour
l’abandonner ensuite peu à peu, lorsque la diversion hongroise ne lui fut plus
nécessaire. Quelques mois plus tard (février 1680), la Porte commença à remplacer
l’aide française et à apporter officiellement son soutien à Thököly1.
A Istanbul, Kara Mustafa Pacha, fils adoptif de Mehmed Köprülü, avait été
nommé grand vizir à la mort de son protecteur en 1676. Il avait alors 43 ans. Ses
intentions étaient clairement belliqueuses: on disait qu’il voulait anéantir l’Empire,
briser la résistance française, puis faire de Saint Pierre de Rome une écurie pour le
sultan2. Ses états de services précédents parlaient d’ailleurs d’eux-mêmes, mais la cour
de Vienne s’ingénia à éviter le conflit jusqu’au bout, espérant toujours reconduire la
trêve de 20 ans conclue à Vasvàr. C’est dans cette optique que le baron Georg Christoph
von Kunitz travaillait, et que le comte Alberto Caprara fut dépêché dans la capitale
ottomane au moment où le sultan Mehmed IV fournissait des troupes à Thököly, par
l’entremise des principautés de Moldavie et de Valachie3.
Les rapports diplomatiques entre la France et la Porte, bien que fluctuants,
avaient tendance à s’améliorer ; les efforts de Guilleragues portaient leurs fruits, même
si les provocations de l’amiral Duquesne à Chios, en juillet 1681, avaient un temps
menacé la position enviée de l’ambassadeur français4. A vrai dire, le Divan-i Hümayun
(ou plus simplement Divan) commençait à craindre la formidable armée du roi de
France, alors à son zénith, qui venait de s’emparer, sans opposition, de Strasbourg et de
1 Laszlo Benczédi, « Imre Thököly entre l’alliance française et l’alliance turque 1677-1680 » in Les relations
franco autrichiennes sous Louis XIV, siège de Vienne (1683), conférence sous la direction de Jean Bérenger,
qui eut lieu en 1983 à l’Ecole spéciale militaire de Saint-Cyr, à l’occasion du tricentenaire du célèbre siège.
Voir également les renseignements communiqués par Philippe Roy, « Louis XIV et le siège de Vienne », lors
du même colloque, à propos de l’aide effective fournie par le roi de France aux mécontents de Hongrie, avec
les effectifs du colonel Alenduy de Boham, ainsi que des précisions sur les relations franco turques durant
cette période critique par Claude Michaud, « Louis XIV et les Turcs à la veille du siège de Vienne 1678-
1683 ». Une nouvelle édition du travail de Philippe Roy intitulée Louis XIV et le second siège de Vienne
(1683), a vu le jour à Paris en 1999.
2 Ludwig Pastor, Storia dei papi, Rome, 1962, vol. XIV, p. 29-30.
3 Michele Foscarini, Historia della Republica veneta, Venise, 1696, p. 134-135; Jean Nouzille, « Un combat
pour l’Europe: le siège de Vienne en 1683 » , Les relations franco autrichiennes…, p. 6-8; Ekkehard
Eickhoff, Venezia, Vienna e i Turchi, bufera nel Sud-Est europeo 1645-1700, Milan, 1991, p. 382-384;
Thomas Mack Barker, Double Eagle and Crescent, Vienna’s second turkish siege and its historical setting,
New York, 1967, p. 118-121; 131-133.
4 Roger C. Anderson, Naval wars in the Levant, Princeton, 1952, p. 192-193; Giorgiou I. Zolota, Istoria tis
Chiou, Athènes, 1921, vol. IV, p. 168. Abraham Duquesne avait reçu l’ordre de pourchasser les Tripolitains
en tous lieux, jusque dans les ports ottomans. Le 23 juillet 1681, avec une escadre de 6 vaisseaux de guerre,
il attaqua 8 corsaires détenant 2 prises françaises dans le port de Chios, malgré la protection des canons du
fort. Le kapudan pacha, ayant essayé de chasser l’escadre royale à l’aide de 33 galères, fut lui aussi pris dans
le blocus jusqu’à la restitution des prises et des prisonniers par les Tripolitains. Sur les rapports
diplomatiques entre la France et la Porte, voir Claude Michaud, « Louis XIV et les Turcs à la veille du siège
de Vienne, 1678-1683 » in Les relations franco autrichiennes; Dores Levi-Weiss, « Le relazioni fra Venezia e
la Turchia dal 1670 al 1684 e la formazione della Sacra Lega », in Archivio Veneto, 1925-1926, p. 90-100.
20
Tout se joua entre avril et août 1682: le comte Alberto Caprara, qui n’avait pas
les pouvoirs d’un plénipotentiaire, se rendit bientôt compte qu’il n’allait réussir à
acheter la paix. Aux propositions de l’internuntius, le grand vizir opposait des
conditions démesurées. A l’évidence, ce dernier gagnait du temps. Il faisait faire de
grands préparatifs militaires, ce qui n’était un secret pour personne. Le 6 août, Kara
Mustafa fit réunir un grand conseil de dignitaires ottomans qui décida de rompre avec
l’Empire. Cette décision, restée secrète, fut pourtant rapidement envisagée par
Caprara, qui conseilla vivement à Leopold de prendre des mesures d’urgence1.
l’empire othoman, Paris, 1743, la rébellion hongroise aurait été la principale cause, mais Barker n’oublie pas
de citer le baile vénitien, qui juge le grand vizir responsable.
1 Le Clerc, Tekeli, p. 127; Barker, Double Eagle and Crescent, p. 151-153; John W. Stoye, The siege of
Vienna, Edimbourg, 2000, p. 4, 23-25; Jean Nouzille, op. cit., p. 8-10; Eickhoff, Venezia, Vienna e i Turchi, p.
384-386. Au même moment, Thököly était reconnu comme prince de Hongrie par les Turcs. La campagne de
1682, menée par le chef des mécontents et par Ibrahim Pacha, gouverneur de Buda, permet à ces derniers de
s’emparer de plusieurs places fortes près de la Tisza, dans le nord de la Hongrie et l’actuelle Slovaquie.
22
1 Abbé Coyer, Histoire de Jean Sobieski, Paris, 1761, vol. II, p. 37-38, 44, 47-52; Cantemir, Empire
Othoman, vol. IV, p. 90; Pastor, Storia dei Papi, vol. XIV, p. 103-104; Stoye, The siege of Vienna, p. 69-70;
Barker, Double Eagle and Crescent, p. 157-160; Kurat, L’Impero Ottomano, vol V, p. 664; Jean Nouzille, op.
cit., p. 12; Eickhoff, Venezia, Vienna e i Turchi, p. 395-399; A. Carre, « Le rôle des Polonais » in Les
relations franco autrichiennes…, p. 12-13. Le 27 janvier 1683, la Diète approuvait l’alliance qui stipulait que
l’empereur devait fournir 60 000 hommes et la Pologne 40 000, les Impériaux s’intéressaient à la Hongrie
tandis que les Polonais désiraient reconquérir Kamienetz (Kam’janec’-Podil’skyj) en Podolie (perdue par le
roi Michel Koributh en août 1672) et convoitaient l’Ukraine. Le serment d’alliance fut officialisé à Rome par
les cardinaux protecteurs des deux couronnes en présence du pape Innocent XI.
2 Sur Maximilian Emanuel de Wittelsbach voir Dictionnaire du Grand Siècle (sous la direction de François
Bluche), Poitiers, 1990, p. 996-997.
3 Pastor, Storia dei Papi, vol. IV, p. 98; Eickhoff, Venezia, Vienna e i Turchi, p. 389-392; Barker, Double
Eagle and Crescent, p. 145-146; Stoye, The siege of Vienna, p. 50, 64.
4 Johann Peter von Valckeren, Vienne assiégée par les Turcs et délivrée par les Chrestiens, ou Journal du
siège de Vienne, Bruxelles, 1684, p. 1 (Valckeren, présent dans la ville au moment du siège, était
« l’historiographe » officiel de la cour impériale); Foscarini, Republica Veneta, p. 140; Le Clerc, Tekeli, p.
142. Le duc Charles-Léopold-Nicolas de Lorraine et Bar (1643-1690) devint l’héritier du duché après la mort
de son oncle Charles IV. Elevé en partie à la cour de Vienne et en partie en France, il quitta définitivement ce
dernier pays pour trouver refuge en 1663 auprès de son parrain l’empereur Leopold auquel il offrit ses
services pour le restant de ses jours. Il combattit à la bataille de Szent-Gotthàrd en 1664 sous les ordres de
Montecuccoli, remplaçant plus tard ce dernier à la tête des armées impériales. Sur Charles de Lorraine voir
Jean de la Brune, La vie de Charles V, duc de Lorraine et de Bar, Amsterdam, 1692; Barker, Double Eagle
and Crescent, p. 179-182. Voir également le Dictionnaire du Grand Siècle, p. 309.
23
De leur côté, les Ottomans et leurs alliés avaient réuni une force estimée entre
110 000 et 180 000 combattants, auxquels s’ajoutaient des mineurs, des pionniers, et
tout le personnel civil nécessaire à la bonne marche de l’armée 1. Le 30 mars 1683
l’armée quittait Edirne (Andrinople), poursuivit en direction de Sofia et de Nis, pour
arriver en vue de Belgrade le 3 mai. Dix jours plus tard, Mehmed IV nomma Kara
Mustafa en tant que seraskier ( commandant en chef). Le sultan étant resté à Belgrade,
le grand vizir conduisit les troupes via Osijek jusqu’à Székesfehérvar, près du lac
Balaton, où il arriva le 27 juin. C’est là que le khan des Tatars de Crimée Murad Giray et
que le gouverneur de Buda Ibrahim Pacha le rejoignirent. Lors du conseil de guerre qui
se tint sous la tente du grand vizir, ce dernier dévoila son véritable objectif: s’emparer
de Vienne, la capitale impériale.
Le khan et Ibrahim Pacha jugèrent l’entreprise trop risquée, préférant suivre le
plan initial qui consistait uniquement à s’emparer des forteresses de Raab et de
Komàrno. Malgré ces réticences, et sans même en avertir le sultan, Kara Mustafa
imposa ses vues à ses subordonnés par des menaces à peine déguisées 2. Les troupes
ottomanes et celles de leurs alliés furent alors divisées en trois corps d’armées,
progressant conjointement vers Vienne et se couvrant mutuellement 3. Le 1er juillet, le
grand vizir atteignait Raab (Györ)4, la principale place forte de la Hongrie impériale.
Le lieutenant général des troupes de campagne, le duc Charles de Lorraine, était
d’avis de passer à l’offensive en s’emparant d’une place forte ennemie, afin de
détourner de Vienne l’énorme armée d’invasion ottomane.
1 Valckeren, Vienne assiégée, p. 6; Le Clerc, Tekeli, p. 146; Abbé Coyer, op. cit., vol. II, p. 62; Barker,
Double Eagle and Crescent, p. 203-204; Pastor, Storia dei Papi, vol. XIV, p. 123; Kurat, L’Impero
Ottomano, vol V, p. 661-662; Jean Nouzille, op. cit., p. 13-14; Bruno Mugnai, l’Esercito ottomano da
Candia a Passarowitz (1645-1718), Venise, 1998, vol II, p.73. Selon les sources, les estimations diffèrent du
tout au tout. Ainsi le nombre oscille entre 80 000 et 300 000 hommes, les écarts s’expliquant aisément selon
l’origine des auteurs de ces estimations et l’utilisation faite de ces chiffres, ou tout simplement, d’après le
mode de calcul. Il est intéressant de noter que dans la déclaration de guerre que Kara Mustafa envoya à
Vienne en mars 1683, le grand vizir ait menacé d’expédier contre l’Empire une armée « d’un million trois
cent mille guerriers » (Stephan Vajda, Storia dell’Austria, Milan, 1986, p. 236).
2 Jean Nouzille, op. cit., p. 16-17; p. 202-207; Eickhoff, Venezia, Vienna e i Turchi, p. 386-388; Stoye, The
siege of Vienna, p. 25-26; Stephan Vajda, op. cit., p. 236-237.
3 En empruntant le Danube comme axe, un premier corps, dirigé par Kör Hüseyin Pacha gouverneur d’Eger,
progressait au nord du fleuve. Au sud du Danube, le grand vizir commandait le principal corps composé de
trois colonnes; tandis que plus au sud encore, le khan des Tatars dirigeait l’aile gauche du dispositif
d’invasion ottomane avec 20 000 de ses cavaliers. Voir Jean Nouzille, op. cit., p. 20.
4 Forteresse construite au confluent du Danube et de la Raab, sous la direction de l’ingénieur italien Pietro
Ferrabosco entre 1564 et 1565. Cette place fut considérablement renforcée dans les années 1665-1669 par
l’ajout de défenses avancées et d’un ouvrage à corne. Le célèbre ingénieur saxon Georg Rimpler, recruté par
le margrave Hermann von Baden dès 1681 pour 2000 florins à l’année, prévoyait de renforcer encore Györ
qui devait constituer le principal obstacle à l’invasion ottomane. Voir Barker, Double Eagle and Crescent, p.
209-210; Christopher Duffy, The fortress in the Age of Vauban and Frederick the Great 1660-1789, Londres,
1985, p. 228-229; Dobroslav Lìbal, Châteaux forts et fortifications en Europe du Ve au XIXe siècle, Prague,
1992, p. 188, 211, 226, 276.
25
1 A l’époque de Ferdinand 1er, la forteresse de Komàrno fut érigée selon l’ancienne école italienne. Sous
Murad III, les Turcs l’assiégèrent en 1594. Entre 1663 et 1673, le comte et ingénieur Francesco Wymes (ou
Vimes) en améliora les défenses en dirigeant la construction de la « nouvelle forteresse » constituée d’un
ouvrage à corne et d’un bastion central (Dobroslav Lìbal, op. cit., p. 187-188, 211). Francesco Vimes était né
à Brescia en 1623 d’un père écossais, Cornelius Wemyss et d’une mère italienne. On le trouva engagé dans la
plupart des conflits du XVII e siècle en tant qu’ingénieur: au service de Venise à Candie, au service de
l’Empire pour lequel il renforça une demi-douzaine de forteresses dont Komàrno, puis de nouveau à Candie
où il combattit les Turcs avec succès et tua de sa main Mehemed Bey. Après la reddition de la forteresse, il
servit sous les ordres de Montecuccoli en 1673 contre Turenne en tant que quartier maître général. En 1681
l’empereur lui décerna le titre de comte. En 1686 il est lieutenant général de camp de l’empereur et retourne
servir la République de Venise qui lui verse 5 000 ducats à l’année (Archivio di Stato de Venise (ensuite A. S.
V.), Senato da mar, registro 152 (1686), fol. 136 v; Valori, Condottieri, p. 432-433).
2 Valckeren, Vienne assiégée, p. 3-6. La forteresse de Nové Zàmky (Neuhaüsel – Ersekujvàr) en Slovaquie,
construite entre 1578 et 1588 par les frères Giulio et Ottavio Baldigara, était comme Komàrno, conçue selon
les techniques de l’ancienne école italienne. Assiégée par le grand vizir Ahmed Köprülü entre le 16 août et le
23 septembre 1663, la garnison commandée par le comte Adam Forgàcs et le colonel Locatelli dut capituler
malgré les efforts de Montecuccoli. Après la paix de Vasvàr, Nové Zamky devint un maillon important du
dispositif ottoman jusqu’à la campagne de 1683 (Le Clerc, Tekeli, p. 31-33; Histoire de Leopold, op. cit., p.
144; Kurat, L’Impero Ottomano, vol V, p. 658; Dobroslav Lìbal, op. cit., p. 187-189; Bruno Mugnai, op. cit.,
p. 109; Valori, Condottieri, p. 247).
3 Nicola Beregani, Historia delle guerre d’Europa dalla comparsa dell’armi Ottomane nell’Hungheria
l’anno 1683, Venise, 1698, I, p. 17; Stoye, The siege of Vienna, p. 75-77.
4 Barker, Double Eagle and Crescent, p. 217; Stoye, The siege of Vienna, p. 77-78.
26
Seule l’autorité du duc permit de repousser l’attaque ottomane qui avait désorganisé
plusieurs régiments et fait de nombreuses victimes 1. Quelques heures plus tard, des
soldats affolés apportaient la nouvelle du combat dans la capitale, ce qui sema une
panique indescriptible2.
L’empereur prit alors la décision de quitter la ville avec sa famille et de rejoindre
Linz pour se mettre en sécurité. Il nomma le comte Ernst Rüdiger von Starhemberg
commandant de la garnison, mais ce dernier n’était pas encore sur place 3. Quelques
heures après l’engagement de Petronell, la cavalerie de Charles de Lorraine entrait
dans Vienne, l’infanterie n’allait arriver que le 13. Un grand nombre de réfugiés de la
plaine continuaient également à s’y amonceler, remplaçant les citadins qui, eux,
fuyaient en masse. Des remparts de Vienne, les observateurs pouvaient distinguer de
gigantesques incendies qui se rapprochaient, les avant-gardes de l’armée ottomane
poussaient déjà des reconnaissances jusqu’aux abords de la capitale 4.
Vienne assiégée
« La ville de Vienne est posée sur une plaine inégale, coupée de chemins creux et
de petites buttes, arrosée d’une rivière appelée de son nom, qui passe à cent pas de la
contrescarpe, entre l’esplanade et un faubourg. Cette rivière est presque à sec en été.
Derrière cette plaine, du côté de la Haute-Autriche, s’élève une chaîne de montagnes
1 Valckeren, Vienne assiégée, p. 15-16; Le Clerc, Tekeli, p. 147-148; Abbé Coyer, op. cit., vol. II, p. 64;
Beregani, Guerre d’Europa, vol. I, p. 24-25; Stoye, The siege of Vienna, p. 82. L’une de ces victimes fut
Louis Julius de Savoie, âgé de 24 ans à peine. Entré au service de l’empereur grâce à son cousin le margrave
Ludwig Wilhelm de Bade, il commandait un régiment de dragons à Petronell où il fut écrasé par son propre
cheval. Il mourut de ses blessures à Vienne le 13 juillet. La mort de Louis Julius, frère de cet Eugène qui
allait devenir si célèbre, poussa ce dernier à quitter la cour de Louis XIV pour venir offrir ses services à
l’empereur afin de venger son frère. Eugène quitta Paris le 26 juillet avec le Prince Louis Armand Conti, et
arriva à Passau à la mi-août où il rencontra Leopold qui lui fit bon accueil. Il fut placé sous le
commandement direct de Ludwig Wilhelm de Bade (Nicholas Henderson, Prince Eugen of Savoy, a
biography, Londres, 1964, p. 11-19; Valori, Condottieri, p. 349; Claude Michaud, op. cit., p. 9-10;
Dictionnaire du Grand Siècle, p. 561).
2 Barker, Double Eagle and Crescent, p. 217-221; Jean Nouzille, op. cit., p. 19-20; Eickhoff, Venezia, Vienna
e i Turchi, p. 399-401; Stoye, The siege of Vienna, p. 85-86.
3 Cantemir, Empire Othoman, vol. IV, p. 90; Foscarini, Republica Veneta, p. 143-144.
4 Vienne comptait environ 100 000 habitants avant le siège. A l’approche des Turcs, 30 000 personnes
auraient quitté la ville, mais un grand nombre de réfugiés des campagnes environnantes et des faubourgs les
remplacèrent. On peut donc estimer que 70 000 personnes s’y trouvaient pendant le siège. Voir Valckeren,
Vienne assiégée, p. 17-20; Le Clerc, Tekeli, p. 148; Abbé Coyer, op. cit., vol. II, p. 65; Isabella Ackerl, « Le
deuxième siège de Vienne par les Turcs en 1683, la situation dans la ville » in Les relations franco
autrichiennes…; Barker, Double Eagle and Crescent, p. 221-222; Eickhoff, Venezia, Vienna e i Turchi, p.
401-403.
27
qui vont au bord du Danube, faisant une barrière et comme un rempart à la ville et
descendent, par étages, jusque fort près des faubourgs; c’est un amas de coteaux rudes
et pierreux, de ravines profondes, d’entre-deux escarpés, de hauteurs difficiles, avec
quantité de villages, de maisons cachées dans les fonds, et tout autour un vaste
vignoble qui occupe le dernier penchant de l’amphithéâtre. Sur le plus haut sommet,
du côté du Danube, il y a deux bâtiments assez massifs, situés chacun sur une tête
escarpée, séparés par un vallon: l’un est un château ruiné, appelé Kahlenberg, l’autre
une chapelle dédiée à Saint Leopold; et de cet endroit jusqu’aux faubourgs de la ville, il
y a une grande demi-lieue de descente, et plus d’une lieue jusqu’à l’esplanade.
Le Danube rase tout ce terrain, et forme devant la ville plusieurs îles, par les
divers canaux qu’il jette à droite et à gauche… La première de ces îles, et la plus proche
de la ville, est appelée Leopoldstadt; l’on y entre de la ville par un petit pont, et de là on
passe au faubourg par un autre pont. L’espace en est rempli de maisons de campagne,
de palais, de jardins avec de grandes allées d’arbres, des enclos, des jeux de mail, et
d’autres ornements de la ville capitale… Pour les fortifications, il y a de bons endroits, il
y en a de faibles, qui sont douze bastions revêtus de briques ; la contrescarpe est très
mauvaise, mal palissadée, et le fossé large et profond, mais sec en partie 1… »
Starhemberg, qui entra dans Vienne le 8 juillet, prit les mesures qui
s’imposaient: les faubourgs décrits ci-dessus furent incendiés pour empêcher que
l’ennemi n’y trouve refuge et ne puisse s’approcher trop près des murs de la ville 2.
L’artillerie, commandée par le colonel Christoph von Börner, fut sortie des arsenaux et
les pièces placées sur les 12 bastions de l’enceinte. L’armée de campagne de Charles de
Lorraine s’était retirée de la ville mais le duc avait laissé 11 régiments ainsi qu’une
grande quantité de victuailles et de munitions pour les besoins de la garnison. Avec ces
renforts et l’appui des milices bourgeoises, Vienne pouvait théoriquement compter sur
14 000 à 17 000 défenseurs3. Le commandement était confié à Starhemberg, assisté
par les comtes Kaspar Zdenko Kaplirs (un cousin de Wallenstein), Daun et Serényi. Les
comtes de Souches et Scheffenberg servaient comme brigadiers ; le prince de
Württemberg, le comte Heister et le baron Dupigny commandaient après eux. Georg
Rimpler était nommé ingénieur en chef, le marquis d’Obizzi supervisait la garde
1 Valckeren, Vienne assiégée, p. 21, 35-36, 38; Beregani, Guerre d’Europa, vol. I, p. 28; Pastor, Storia dei
Papi, vol. XIV, p. 125; Stoye, The siege of Vienna, p. 87; Christopher Duffy, op. cit., p. 231.
2 Valckeren, Vienne assiégée, p. 29; Barker, Double Eagle and Crescent, p. 223-224.
3 Pastor, Storia dei Papi, vol. XIV, p. 131.
4 Valckeren, Vienne assiégée, p. 66-67; Stoye, The siege of Vienna, p. 95. Sur l’administration et la
géographie politique de l’empire ottoman voir Donald Edgar Pitcher, An historical geography of the
Ottoman Empire, Leiden, 1972.
5 Valckeren, Vienne assiégée, p. 257-260; Jean Nouzille, op. cit., p. 22.
6 Lors du siège d’une place, le premier soucis de tout assaillant de ce temps était normalement de créer la
ligne de contrevallation qui permettait de se protéger des sorties de la garnison, tandis que la ligne de
circonvallation devait interdire l’approche d’une armée adverse venue au secours de la garnison (voir
Nicolas Faucherre, Places fortes, bastions du pouvoir, Cahors, 1986, p. 41-42). Or, pour ce qui est du siège
de Vienne, les Turcs ne prirent pas la peine de se retrancher, par excès de confiance si l’on en croit Cantemir,
Empire Othoman, vol IV, p. 91, et Luigi Ferdinando Marsigli, Stato militare dell’Imperio Ottomano, La Haye
29
ottoman Silahdar Mehmet agha, l’armée du grand vizir n’avait amené que 19 pièces de
petit calibre et 120 d’un calibre moyen. Le plus gros canon, le Balyemez, ne fut pas
utilisé1.
Dans la journée, Kara Mustafa fit porter un ultimatum à la garnison, mais il fut
rejeté par Starhemberg. Le bombardement de Vienne commença peu après. Le grand
vizir fit concentrer l’attaque sur la zone comprise entre le Burgbastei et le bastion Löbl.
Il ne s’agissait pas d’emporter la ville d’assaut et de la livrer au pillage: le butin n’aurait
alors profité qu’aux soldats. Au contraire, Kara Mustafa fit tout pour que les attaques
soient limitées, en hommes et en moyens, persuadé que la capitale impériale allait
céder rapidement et capituler, auquel cas les trésors de Vienne revenaient
intégralement à l’Etat. Pour ce faire, l’attaque fut menée à l’aide de travaux d’approche
et par des mines2. Malgré un taux de mortalité très élevé parmi les pionniers et les
esclaves mis de force à contribution, les travaux progressèrent très rapidement: en
deux jours à peine, 230 à 240 pas avaient été creusés, il ne restait plus que 60 à 70 pas
avant d’atteindre le chemin couvert3.
Les Impériaux ne restèrent pas inactifs. Dès la nuit du 15 au 16 juillet, une
première sortie de la garnison permit de chasser les assaillants de leurs positions
avancées. Le duc de Lorraine, de l’autre côté du Danube, tenta de garder une voie de
communication entre ses positions et la ville, ce qui entraîna un engagement entre
trois régiments de dragons et un gros détachement de cavalerie ottomane: les dragons
durent abandonner le terrain, et les Turcs purent ainsi incendier le faubourg de
Leopoldstadt4.
1 Guidobald (1657-1737), le cousin d’Ernst Rüdiger, allait devenir célèbre durant la guerre de succession
d’Espagne au côté du prince Eugène. Voir Nicholas Henderson, op. cit., p. 40, 56 ; John A. Lynn, The wars
of Louis XIV 1667-1714, Singapoure, 1999, p. 285, 324, 339-340, 346, 355.
2 Valckeren, Vienne assiégée, p. 78-81, 94; Beregani, Guerre d’Europa, vol. I, p. 41; Christopher Duffy, op.
cit., p. 232; , p. 265. Georg Rimpler mourut le 3 août et Valckeren ne peut s’empêcher de remarquer qu’ « Il
y en a qui l’accusent d’avoir luy-mesme avancé sa mort en beuvant du vin avec trop d’excés durant qu’on le
traitoit. »
3 Barker, Double Eagle and Crescent, p. 265; Jean Nouzille, op. cit., p. 24.
4 Il ne semble pas que les mineurs de la garnison aient véritablement été à la hauteur de leur mission: le 5
août ils firent même sauter une contre-mine dans un secteur tenu par les Impériaux (Valckeren, Vienne
assiégée, p. 60; Barker, Double Eagle and Crescent, p. 266, 418).
5 Valckeren, Vienne assiégée, p. 115.
6 Ibid.., p. 119; Barker, Double Eagle and Crescent, p. 267-274; Jean Nouzille, op. cit., p. 24-25; Eickhoff,
Venezia, Vienna e i Turchi, p. 409.
7 Valckeren, Vienne assiégée, p. 143. Le lancer de roquettes est l’un des moyens utilisé par une garnison
assiégée pour signifier à ses alliés le besoin dans laquelle elle se trouve d’être secourue. Pour Antonio Sala,
Il Governatore dell’Arme, Venise, 1701, p. 8-10, le nombre de roquettes détermine la nature du message à
faire passer.
31
1 Sur Ludwig Wilhelm de la famille des margraves de Baden-Baden, voir Dictionnaire du Grand Siècle, op.
cit., p. 150-151.
2 Le Clerc, Tekeli, p. 151; Abbé Coyer, op. cit., vol. II, p. 74-75; Beregani, Guerre d’Europa, vol. I, p. 49-50;
Barker, Double Eagle and Crescent, p. 285-288; Stoye, The siege of Vienna, p. 115-116; Jean Nouzille, op.
cit., p. 24; Cantemir, Empire Othoman, vol IV, p. 91.
3 Valckeren, Vienne assiégée, p. 150-152.
4 Ibid., p. 153-155.
32
Lorraine avait dépêché le colonel Heissler avec 600 cavaliers afin d’annoncer l’arrivée
imminente des secours1. Le 8 septembre, en prévision de la prise de la ville,
Starhemberg fit tout de même installer des chaînes et des barricades dans les rues, afin
de prolonger, si nécessaire, le combat au cœur même de la capitale.
Durant le mois d’août, Charles de Lorraine avait établi un camp au nord de
Presbourg, tout en restant en contact avec la cour impériale à Passau, et avec la
garnison de Vienne quand cela avait été possible. Parfaitement renseigné sur le
rassemblement qui s’opérait dans l’Empire et sur l’approche du roi de Pologne, il
s’avança en direction de Tulln le 20 août afin de surveiller la construction des moyens
de franchissement. Ayant appris que Kör Hüseyin Pacha se trouvait au nord du Danube
avec 12 000 hommes, il l’attaqua et le battit sévèrement au Bisamberg, refoulant les
Turcs dans les eaux du fleuve. Le pacha d’Eger devait périr noyé durant la bataille2.
Le mont Kahlenberg
1 Barker, Double Eagle and Crescent, p. 277-278, 313; Valckeren, Vienne assiégée, p. 156-158.
2 Le Clerc, Tekeli, p. 155-156; Barker, Double Eagle and Crescent, p. 290-294; Jean Nouzille, op. cit., p. 26-
27.
3 Sobieski avait été élu roi le 19 mai 1674 grâce à l’immense prestige de ses victoires acquises à Podatriek
contre les Tatars et les Cosaques (1667), et surtout à Kothin (le 10 novembre 1673) face au serasker Hüseyin,
où les Turcs perdirent 30 000 hommes (Abbé Coyer, op. cit., vol. I, p. 165-168, 248-250, 286-295; Kurat,
L’Impero Ottomano, vol V, p. 659-660; Daniel Beauvois, Histoire de la Pologne, Luçon, 1995, p. 137.). Sur
Sobieski voir aussi Eickhoff, Venezia, Vienna e i Turchi, p. 295-302. L’Anglais Bernard Connor, qui fut son
médecin personnel, nous a laissé une description de Sobieski vers la fin de sa vie: « … il devint
excessivement gros, les pieds et les jambes enflées, avec de vives douleurs dans le bas-ventre, surtout en été.
Lorsqu’il marchait, il disait avoir un poids lourd attaché à ses jambes; c’était une hydropisie provoquée par la
descente, vers les parties inférieures du corps, des matières lourdes et solides charriées par le sang en forme
de sédiments, et que son cœur n’avait plus la force de faire remonter dans les veines. Toutes ces matières
finirent par empêcher la circulation du sang, et il mourut d’apoplexie le 17 juin 1696, à l’âge de soixante-six
ans. Il était alors le plus vieux roi de la chrétienté. » (Jean Favier, op. cit., p. 587).
4 Beregani, Guerre d’Europa, vol. I, p. 55-56.
5 La mobilisation des troupes polonaises et leur déplacement posait problème. L’alliance conclue entre
Leopold et Jan Sobieski stipulait que 40 000 combattants devaient être envoyés pour venir au secours de
l’une des capitales si nécessaire mais le cardinal Pallavicini ne put comptabiliser qu’un peu plus de 15 000
hommes rassemblés à Cracovie à la mi août, tandis que l’Abbé Coyer parle de 25 000 hommes (Abbé Coyer,
op. cit., vol. II, p. 85; A. Carre, op. cit., p. 15-16; Barker, Double Eagle and Crescent, p. 302-308).
33
1 Hannibal von Degenfeld (1650-1691), était le dernier né des fils de Christoph Martin von Degenfeld, le
défenseur de la Dalmatie, mort en 1653. Son oncle, Adolph, était mort sur le bastion Gesù lors du siège de
Candie (Eickhoff, Venezia, Vienna e i Turchi, p. 275, 421).
2 Abbé Coyer, op. cit., vol. II, p. 93; Pastor, Storia dei Papi, vol. XIV, p. 127; Barker, Double Eagle and
Crescent, p. 297-304; Stoye, The siege of Vienna, p. 66; Jean Nouzille, op. cit., p. 28.
34
entièrement dévoué à cette cause1, une pléthore de jeunes princes vint offrir ses
services à l’empereur contre l’ennemi commun de la Chrétienté. Parmi eux on pouvait
ainsi trouver le jeune prince Eugène de Savoie Carignan, qui avait à peine 19 ans, les
princes de Commercy et de Vaudémont, le marquis James Fitz-James Stuart, futur duc
de Berwick2, ou d’autres nobles, moins célèbres, mais qui allaient s’illustrer sur
d’autres théâtres comme le marquis Nicolò Grimaldi de Courbon, qui servait alors dans
le régiment du comte de Castel3.
Un conseil de guerre fut rapidement organisé le 3 septembre à Stetteldorf près
de Stockerau. Pour éviter de se trouver enlisé dans d’interminables questions de
procédures et de protocole, le conseil de guerre décida que chacun devait conduire ses
propres troupes au combat, sous le commandement nominal du roi de Pologne. Les
Polonais et les Impériaux traverseraient le Danube à Tulln, les Saxons à Krems. Le
point de rendez-vous était fixé à Tulln le 7 septembre, en calculant que quatre jours de
plus étaient nécessaires pour traverser la plaine et franchir le Wienerwald4.
Comme prévue, la progression s’effectua sans la moindre opposition. Le 8
septembre, toutes les unités étaient rassemblées à Tulln. L’ordre de bataille définitif fut
établit et le baron de Mercy fut envoyé reconnaître le terrain en direction de
Mauerbach. Le cheminement s’avéra particulièrement difficile sur les contreforts Ouest
du Wienerwald. Dans la nuit du 10 au 11 septembre, un commando composé de 60
mousquetaires et de volontaires du marquis Parella parvenait à s’emparer du
monastère Saint Joseph des Camaldules au sommet du Kahlenberg : Vienne était enfin
en vue. Une fois les avant-postes des hauteurs occupés, les corps d’armées grimpèrent
pour prendre place sur les crêtes en formation de bataille sur trois ou quatre lignes 5.
Quelques retranchements furent creusés et des chevaux de frise installés autour des
campements. Dans la nuit du 11 au 12 septembre, toutes les unités étaient en position 6.
1 L’esprit de croisade était toujours bien vivace chez les Polonais, en conflit permanent avec les Turcs. En
1673, lors du discours de Jablonowski qui militait pour l’éléction de Jean Sobieski, le grand hetman avait
insisté sur ce fait et déclaré « que la vie de la République n’est qu’un long et noble combat contre les
ennemis du monde chrétien. » (A. Carre, op. cit., p. 10-11).
2 Nicholas Henderson, op. cit., p. 22.
3 Aymar, Histoire du marquis de Courbon, Lyon, 1692, p. 76-77.
4 Barker, Double Eagle and Crescent, p. 308-312; Jean Nouzille, op. cit., p. 29; Eickhoff, Venezia, Vienna e i
Turchi, p. 416.
5 Valckeren, Vienne assiégée, p. 175-176. D’après « l’historiographe » de la cour, les premiers contingents
chrétiens seraient apparus sur le sommet de la montagne vers 17:00 heures. Une fois remis de leur surprise et
de leur joie, les défenseurs lancèrent à nouveau des roquettes cette nuit là, auxquelles le duc de Lorraine
répondit par le tir d’autres fusées du haut du Kalhenberg.
6 Barker, Double Eagle and Crescent, p. 312-318; Jean Nouzille, op. cit., p. 29-30. L’aîle gauche était placée
sous le commandement du duc Charles de Lorraine qui avait sous ses ordres Hermann et Ludwig Wilhelm de
Bade, l’électeur de Saxe, les comtes Walter von Leslie et Enea Silivio Caprara, ainsi que Hieronim
Lubomirski, Claudius Florimund Mercy et Franz Taafe. Sur leur flanc droit se trouvaient les troupes de
Franconie commandées par le prince Waldeck, avec l’électeur de Bavière, le margrave de Bayreuth, les
généraux Rodolfo Rabatta, Johann Heinrich Dünewald, Herman Otto Stirum, Karoly Pàlffy, le baron Adam
Heinrich von Stenau. L’aîle droite était composée des Polonais commandés par leur roi, le grand hetman
Jablonowski, ancien compagnon d’arme de Sobieski depuis Podatriek, et le palatin de Volhynie Sieniawski.
35
Le grand vizir, parfaitement renseigné sur les mouvements de ses ennemis, avait
rappelé Ibrahim Pacha qui était resté devant Györ. Le soir du 8 septembre, Kara
Mustafa avait fait réunir son propre conseil de guerre. D’après Demetrius (Dimitrie)
Cantemir, le pacha de Buda aurait alors conseillé d’occuper les hauteurs du
Wienerwald afin de les fortifier, avant que les Chrétiens n'en fassent autant. Le grand
vizir aurait rejeté la proposition, ce qui ne l’empêcha pas de mettre une partie des
troupes en ordre de bataille, le reste devant continuer le siège1.
Le dimanche 12 septembre vers 5:00 heures du matin, le duc de Lorraine fit
élever une batterie par le comte de Fontaine, celui-ci se trouvant bientôt renforcé par le
duc Eugène de Croy lorsque l’avant-garde ottomane tenta de le déloger. Avant l’aurore,
le père Marco d’Aviano célébra rapidement une messe dans la chapelle de Saint Joseph,
bénissant les armes chrétiennes2. La première offensive fut lancée par l’aile gauche du
camp impérial: le comte Enea Silvio Caprara lança à l’attaque les dragons d’Heissler
avec un régiment saxon en direction du Nussberg qui fut occupé vers 10:00 heures et
sur lequel des canons de campagne furent installés pour couvrir l’assaut suivant.
Charles de Lorraine et l’électeur de Saxe se placèrent à la tête de leurs troupes qui
furent vigoureusement attaquées à deux reprises et qui durent faire intervenir les
cuirassiers de Lubomirski. Johann Georg fut blessé dans la mêlée. Au centre, le prince
de Waldeck poussa ses unités vers Grinzing, sans rencontrer de véritable résistance 3.
A l’aile droite, les Polonais étaient divisés en trois corps: Jan Sobieski au centre,
Sieniawski sur son flanc gauche et Jablonowski sur le flanc droit. Arrivées tardivement
dans la bataille, les troupes polonaises s’emparèrent du Michaelberg et du Schafberg
après de violents combats, ce qui permit à toute l’armée chrétienne de former un front
uni vers 14:00 heures. Aux alentours de Mariabrunn, la seule tentative d’opposition
tatare fut repoussée aisément par Jablonowski. Les Turcs, quant à eux, commencèrent
à offrir davantage de résistance. Vers 16:00 heures, la cavalerie de Sienawski fut prise
au piège : le grand trésorier de la couronne Andrzéj Modrzewski fut tué.
L’artillerie était commandée par Konski, palatin de Kiovie (Kiev) et grand maître de l’artillerie. Quelques
régiments d’infanterie allemande y étaient également incorporés (Abbé Coyer, op. cit., vol. II, p. 99-102;
Eickhoff, Venezia, Vienna e i Turchi, p. 420-421).
1 Cantemir, Empire Othoman, vol IV, p. 93-94. Cantemir aussi bien que Marsigli insistent sur la disette qui
frappait le camp ottoman au moment où les Impériaux et les Polonais approchaient. D’après Marsigli ( Stato
militare, p. 120) qui se trouvait prisonnier des Turcs, ceux-ci n’osèrent sortir les trois jours précédent la
bataille pour fourrager ou cueillir du raisin sur les pentes des collines comme ils en avaient l’habitude.
2 Pastor, Storia dei Papi, vol. XIV, p. 128.
3 Barker, Double Eagle and Crescent, p. 322-325.
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Kara Mustafa lança alors sa contre-attaque, mais elle fut arrêtée nette par la
charge des dragons de Schultz et de Hermann Otto Stirum, ainsi que les cuirassiers de
Rodolfo Rabata qui perdirent leur colonel, le comte de Trautmansdorf 1.
Tandis que les Turcs renforçaient leurs lignes face aux Polonais, Charles de
Lorraine décida de jeter toutes ses forces dans la bataille. Son infanterie obliqua à
droite pour attaquer l’adversaire de flanc et tenter de l’envelopper. Sobieski décida
également de poursuivre l’offensive, afin d’emporter la décision avant le coucher du
soleil : le roi de Pologne lança une puissante charge de cavalerie en direction du
pavillon du grand vizir2. Les Turcs tentèrent une dernière fois de résister face à
Jablonowski, mais l’aile gauche ottomane se débanda bientôt, tandis que l’aile droite
1 Ibid., p. 328-330.
2 Abbé Coyer, op. cit., vol. II, p. 110. Sur les fameux hussards ailés polonais voir Zygulski Zdzislaw, « The
Winged Hussars of Poland » in Robert Held, Arms and armor annual n° 1, Northfield, 1973, p. 90-103.
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cédait déjà face aux Impériaux. Au centre, le grand vizir ne pouvait plus résister
longtemps, mais il combattit jusqu’à ce que sa garde personnelle albanaise soit
anéantie. Il ordonna de faire périr les captifs et de détruire l’équipement, avant de
s’enfuir vers Györ en emportant l’étendard du prophète. Ludwig Wilhelm von Baden
fut le premier à atteindre les bastions de la cité délivrée où quelques centaines de
Turcs furent tués ou faits prisonniers1. A la nuit tombante, les régiments impériaux
s’arrêtèrent sur place, tandis que les escadrons polonais mettaient à sac le camp
ottoman et faisaient un énorme butin2. Le lendemain, les troupes impériales et la
population de la capitale en firent autant, les Turcs ayant laissés sur place, outre 300
pièces d’artillerie, toutes les munitions, les provisions et les trésors accumulés par les
pillages depuis des mois, sans oublier ces centaines d’enfants chrétiens arrachés à
leurs familles que Kollonic prit en charge. La bataille du Kahlenberg avait coûté la vie à
plus de 10 000 Turcs, 40 000 autres étaient tombés sous les murs au cours du siège. De
son côté, la garnison de Vienne avait perdu à peu près de 5 000 hommes en 59 jours,
tandis que 1 500 Polonais et Impériaux avaient péri pour délivrer la capitale
impériale3.
Malgré l’étendue du triomphe, les vainqueurs ne tentèrent pas de poursuivre
l’armée ottomane en déroute: après le pillage du camp ottoman, Sobieski entra en
triomphateur dans Vienne, acclamé par une foule en liesse. Il assista à une messe dans
l’église des Augustins, où il fit chanter le Te Deum, à la surprise des officiers impériaux
qui commençaient déjà à trouver la présence du roi de Pologne particulièrement
encombrante et malvenue4. L’entente précédente se dissolvait rapidement. Ce
sentiment fut encore renforcé le 15 septembre à Schwechat, par l’attitude rigide de
Leopold lors de son entretien avec le roi de Pologne 5. Dans la prestigieuse action
précédente, le rôle de Sobieski, amplifié par les uns, minimisé par les autres, méritait
sans doute meilleure reconnaissance de la part du monarque autrichien.
Tandis que les Chrétiens savouraient leur victoire, l’armée turque en déroute,
privée de vivres, se replia en quelques jours à peine au-delà de la rivière Raab. Pour
éviter de perdre sa tête, Kara Mustafa fut saisit d’une frénésie d’exécutions: Ibrahim
Pacha de Buda et tous ceux qui auraient pu témoigner contre lui devant le Sultan furent
éliminés1. Harcelés par les garnisons de Györ et de Komàrno, traversant des contrées
hongroises à la fidélité vacillante, les Turcs allèrent trouver refuge à Buda. Kara
Mustafa fit de son mieux pour se préparer à recevoir l’attaque des Chrétiens et le jeune
Kara Mehemed, nommé pacha de Buda, fut envoyé défendre le fortin de Parkan
(Sturovo), point stratégique entre Gran (Strigonie-Esztergom) et Nové Zàmky.
A la fin septembre, Charles de Lorraine et le roi de Pologne marchèrent de
concert en direction de l’Est et atteignirent Komàrno le 2 octobre. Après maintes
hésitations, les coalisés décidèrent finalement d’avancer contre Parkan. Sobieski partit
le 7 octobre au matin avec 5 000 cavaliers, sans en avertir le duc de Lorraine, et tomba
dans une embuscade habilement préparée par Kara Mehemed Pacha qui disposait
alors de plus de 10 000 hommes. Les Polonais se replièrent en désordre et subirent des
pertes sévères, probablement 1 500 tués, dont le palatin de Poméranie Wladyslaw
Denhoff, tandis que Sobieski et son fils Jakòb en réchappaient de justesse 2. Deux jours
plus tard, les troupes chrétiennes commandées par Charles de Lorraine, réussirent à
écraser les Turcs qui périrent par l’épée ou se noyèrent dans les eaux du Danube, et
elles s’emparèrent du fort de Parkan3. Bientôt renforcés par de l’infanterie bavaroise et
quelques régiments du Brandebourg, les Impériaux traversèrent le Danube pour se
diriger vers Gran. Le 22 octobre, Ernst Rüdiger von Starhemberg fit commencer les
travaux d’approche. Après un bombardement intense des assiégeants, la garnison
capitula dès le 26. Près de 4 000 défenseurs sortirent librement pour aller grossir le
flot des réfugiés à Buda4. La fin de la campagne n’apporta rien de plus: Presov (Eperjes)
et Kosice étaient bien défendues, les troupes chrétiennes, qui venaient d’être
renforcées par les Lithuaniens de l’ataman Kasimir Sapieha, perdirent beaucoup
d’hommes lors de leur marche vers l’Est. Le palatin de Volhynie Sienawski, qui mourut
le 15 décembre, fut l’un d’entre eux 5.
La fortune de Kara Mustafa avait tourné. Malgré des exécutions en séries, les
nouvelles des revers turcs avaient fini par arriver jusqu’au sultan. Le grand trésorier et
1 Cet événement est largement commenté par les historiens du XVIII e siècle, voir Cantemir, Empire
Othoman, p. 95-96; Le Clerc, Tekeli, p. 160-161; Marsigli, Stato militare, p. 121-122; Abbé Coyer, op. cit.,
vol. II, p. 129-131.
2 Abbé Coyer, op. cit., vol. II, p. 135; Foscarini, Republica Veneta, p. 161; Barker, Double Eagle and
Crescent, p. 350-353; Eickhoff, Venezia, Vienna e i Turchi, p. 430.
3 Beregani, Guerre d’Europa, vol. I, p. 83-86.
4 Cantemir, Empire Othoman, p. 96-97; Abbé Coyer, op. cit., p. 143-152; Le Clerc, Tekeli, p. 163-171;
Ercole Scala, L’Ungheria compendiata, Modène, 1686, p. 101-102; Beregani, Guerre d’Europa, vol. I, p. 90-
91; Vera e distinto ragguaglio della resa di Strigonia all’Armi Cesaree, comandate dal Serenissimo Di
Lorena il dì 27 Ottobre 1683, Modène, chez Demetrio Degni, 1683; Pastor, Storia dei Papi, vol. XIV, p. 136-
137; Barker, Double Eagle and Crescent, p. 353-360; Jean Bérenger, op. cit., p. 362.
5 Abbé Coyer, op. cit., p. 153; Barker, Double Eagle and Crescent, p. 360-362.
40
« Il est croyable qu’il n’y a personne qui ayant vû & consideré l’Etat du Turc, ne
connoisse les manquemens & defauts qu’il y a en ce grand Empire, & que cette
1 Pietro Garzoni, Istoria della Repubblica di Venezia in tempo della Sacra Lega, Venise, 1712 ; vol. I, p. 32;
Cantemir, Empire Othoman, p. 100; Abbé Coyer, op. cit., p. 159; Le Clerc, Tekeli, p. 172; Beregani, Guerre
d’Europa, vol. I, p. 100-101; Barker, Double Eagle and Crescent, p. 363-365; Eickhoff, Venezia, Vienna e i
Turchi, p. 433; Camillo Contarini, Istoria della Guerra di Leopoldo Primo Imperadore e de’Principi
collegati contro il Turco, Venise, 1710, vol. I, p. 233-240; Paul Fregosi, Jihad in the West, Muslim Conquests
from the 7th to the 21st Centuries, New York, 1998, p. 343-348.
2 Eickhoff, Venezia, Vienna e i Turchi, p. 148-151.
3 Paul Rycaut, Histoire de l’Etat present de l’Empire Ottoman, Paris, 1670, p. 381-382 fait ainsi cette remarque en
forme de conclusion: « On peut voir parce que nous avons dit dans les trois livres précédens, de quelle maniére
les Turcs sont gouvernez aujourd’huy: Quelle est leur religion, & ce qui en dépend: Quelles sont leurs forces par
mer & par terre, & combien on doit craindre un ennemi si puissant. Ce qui devroit exciter les Princes Chrêtiens à
oublier leurs ressentiments particuliers, & à se joindre ensemble, pour s’opposer aux progrez qu’il fait tous les
jours dans la Chrêtienté. » Voir également Murphey Rhoads, Ottoman warfare 1500-1700, Londres, 1999, p. 53 et
Paul Fregosi, op. cit. p. 249: « They feared the Turks. The Turks did not fear them. The Turkish threat was for
centuries the main concern of all the European nations, and every European man and woman lived in terror of the
Turks. They feared the Muslim Turks much more than they ever feared the Nazi Germans or the Communist
Russians, and for much, much longer. The Nazi peril lasted 10 years. Soviet imperialism lasted 70 years. The
Turkish threat lasted 500 years ». Pour une opinion assez diverse, voir Kurat, L’Impero Ottomano, vol V, p. 669.
4 Pastor, Storia dei Papi, vol. XIV, p. 31-33.
41
Monarchie ne subsiste qu’à cause qu’elle n’est point vivement attaquée. Le Roy de
Perse du Levant, & les Chrétiens du Ponant n’ont été jusqu’à present que sur la
défensive, & s’il plaisoit à Dieu d’en disposer autrement, & d’appaiser les Princes
Chrétiens, de sorte que leurs armes qui ont été tant de temps employées à verser du
sang Chrétien, se tournassent contre cet ennemy commun, l’on verroit en peu de temps
cet Empire Ottoman renversé, & leur Croissant qui semble être dans son plein,
paroîtroit en son declin. »1
Dès 1668, alors que les Turcs étaient sur le point de s’emparer de Candie, le
jeune Gottfried Wilhelm Leibniz envisageait une « bello sacro », en concevant
le Consilium Aegyptanorum. Ce projet utopique, soumis à Louis XIV après l’échec de
l’ambassade de Süleyman Pacha, devait satisfaire à quatre obligations du genre
humain: son plus grand bien, l’extension de la religion chrétienne, la libération des
peuples misérables et la marche vers le Saint Sépulcre2.
1 Le Voyage d’Italie et du Levant [Fermanel], Rouen, 1685, p. 119. La première édition avait été imprimée
peu après le voyage à Bruxelles par Stochove, gentilhomme flamand, l’un des compagnons de route de
Fermanel. Voir également le Dictionnaire du Grand Siècle, op. cit., p. 770-771.
2 André Robinet, G. W. Leibniz, Le meilleur des mondes par la balance de l’Europe, Paris, 1994, p. 251-255;
Jean-Pierre Bois, L’Europe à l’époque moderne, origines, utopies et réalités de l’idée d’Europe 16 e – 17e
siècle, Paris, 1999, p. 202; Jean Favier, op. cit., p. 471-473; Eickhoff, Venezia, Vienna e i Turchi, p. 151-152.
42
S’il existait une personne qui pensait la même chose, c’était bien Benedetto
Odescalchi (1611-1689), qui allait devenir souverain pontife sous le nom d’Innocent XI.
Dans sa jeunesse, celui-ci avait vivement désiré combattre lui-même contre les Turcs 1.
Elu le 21 septembre 1676 en remplacement de Clément X, le nouveau pape, ascète et
économe jusqu’à l’austérité, était déjà en odeur de sainteté auprès du peuple qui le
surnommait le « père des pauvres »2.
Innocent XI eut deux soucis majeurs sur le plan international: défendre les droits
du Saint-Siège face à Louis XIV dans l’affaire de la régale, et unir la Chrétienté afin de
lever une nouvelle croisade. Le roi soleil se trouvait sur sa route dans les deux cas.
Pourtant, il n’en avait pas toujours été ainsi. Le saint-père, qui se rappelait
l’intervention décisive des contingents français à la bataille de Szent-Gotthard et à
Candie, tenta d’intéresser le monarque français comme Alexandre VII et Clément IX
auparavant3. Par l’intermédiaire du duc d’Estrées, (à qui il exposait toujours volontiers
ses projets de guerre contre les Turcs), à plusieurs reprises il représenta au roi de
France les vastes avantages que ce dernier pouvait en retirer, grâce à la reconquête de
1 Eickhoff, Venezia, Vienna e i Turchi, p. 373-376; Pastor, Storia dei Papi, vol. XIV, p. 31, 90-91, 135-136;
Stoye, The siege of Vienna, p. 32; Jean Nouzille, op. cit., p. 39: « Sa Sainteté me parla de la continuation de
la guerre du Turc; que le roi de Pologne la pourrait faire dans son pays, l’empereur en Hongrie, la
République de Venise en Candie et Vostre Majesté envoyer de ses forces de mer qui étaient si puissantes à
Constantinople, non pas pour la tenter, mais pour l’acquérir et être un jour empereur d’Orient. » (lettre du 5
octobre 1683). En juillet 1682, le cardinal d’Estrées répondit au pape que l’époque des croisades était passé
(Pastor, Storia dei Papi, vol. XIV, p. 91).
2 Dores Levi-Weiss, « Le relazioni fra Venezia e la Turchia dal 1670 al 1684 e la formazione della Sacra
Lega », in Archivio Veneto, 1925-1926, p. 90; Amy A. Bernardy, Venezia e il Turco nella seconda metà del
Secolo XVII, Florence, 1902, p.79-80; Eickhoff, Venezia, Vienna e i Turchi, p. 376.
3 Biblioteca Nazionale Marciana (B. N. M.), ms. It VII 1241 (8823), « Pregadi dall 1685 sino all’88 », fol.
3. Voir également Sebastiano Steffani, Il faro della fede cioè Venetia supplichevole, e festiva per la
liberatione di Vienna, Venise, 1684.
4 Pastor, Storia dei Papi, vol. XIV, p. 132-133.
5 Jean Coppin, Le bouclier de l’Europe ou la Guerre Sainte, contenant des avis politiques & Chrêtiens, qui
peuvent servir de lumière aux Rois & aux Souverains de la Chrêtienté, pour garantir leurs Estats des
incursions des Turcs, & reprendre ceux qu’ils ont usurpé sur eux…, Lyon, 1686.
6 Ibid., p. 6-7.
44
Selon Coppin, (mais c’était alors une opinion admise par chacun), les Turcs étant
moins redoutables sur mer que sur terre, c’était par là qu’il fallait s’attaquer à eux 1,
d’autant que Malte et la Sicile étaient directement menacées depuis la perte de Candie.
Jugeant les troupes impériales inaptes à arrêter seules les Turcs, il en profitait pour
glisser un vibrant éloge aux troupes du comte de Coligny et du marquis de la Feuillade
qui selon lui, défirent seules (ou presque), les Ottomans à Szent-Gotthard 2. Les
chapitres 13 à 17 démontraient la nécessité de l’union des princes. Le chapitre 18,
intitulé « Que le Turc n’est pas la moitié si puissant qu’on le fait », adoptait un ton
encore plus optimiste: Coppin affirmait que les effectifs des Turcs étaient toujours
surévalués, l’empire ottoman quasiment dépourvu de fortifications dignes de ce nom,
et que sa flotte de guerre était quasi inexistante 3. Les forces terrestres nécessaires, en
tout 50 000 hommes, devaient être fournies par une partie de l’Europe, en premier lieu
par la France et l’Espagne, suivies par le Pape « avec toute l’Italie », l’Angleterre, le
Portugal, les « Estats d’Hollande », et les Maltais. La marine de guerre, affrétée par les
mêmes nations, serait forte de 200 voiles. Puisque l’assaut général devait être
maritime, l’empereur, la Pologne et la Russie devaient adopter une stratégie
uniquement défensive, sans rien entreprendre de leur côté4.
Dans la seconde partie de l’ouvrage, Coppin se fait plus précis et donne
davantage de détails : l’expression « ligue offensive et deffensive » est déjà employée5,
le partage des dépouilles est presque chose faite. La Barbarie sera la première arrachée
à la Porte. La Morée (ou Pélopponèse), qui nous intéresse principalement, devra être
l’objectif suivant, pour des raisons que nous aurons l’occasion de revoir:
1 Cette opinion est remise en cause par Murphey Rhoads dans « Ottoman Resurgence in the Seventeenth
Century Mediterranean » in Mediterranean Historical Review n° 8 (1993), p. 186-200.
2 Ibid., p. 28-29: « Sans flater ma nation, c’est une chose connuë que les François tous seuls les soutinrent, &
les deffirent au passage du Raab, & personne ne doute que sans leur valeur la Chretienté eût receu ce jour là
une sanglante perte. » Valier, Guerra di Candia, p. 606, va dans le même sens. Sur le rôle des Français dans
cette bataille, voir aussi Evliya Celebi, La guerre des Turcs, récits de batailles extraits du livre de voyages,
Paris, 2000, p. 131-162.
3 Jean Coppin, op. cit., p. 48-51. Concernant la flotte: « Pour ce qui est de la Mer, l’Othoman a laissé
diminuer sa puissance de ce dernier siécle, & je ne doute point que la negligence qu’il a euë là dessus ne soit
un jour la cause de sa ruine, il a peu de grois Vaisseaux, peu de Rais, qui veut dire des Capitaines, & peu de
Pilotes, en sorte qu’il est contraint de faire commander un bon nombre de bâtiments par des Grecs. Le renfort
qu’il reçoit des Corsaires de Barbarie fait la plus considerable partie de ses forces sur la Marine... ». Paul
Rycaut, op. cit., (p. 376-380) fait une analyse similaire concernant la flotte ottomane.
4 Jean Coppin, op. cit., p. 54.
5 Ibid., p. 70, livre second, chapitre II, «Projet general de la guerre contre le Turc»: «Aprés qu’on aura
imploré l’assistance divine par des priéres publiques, tous les Princes du Christianisme ayant pacifié entr’eux
leurs differents particuliers concluront ensemble une ligue offensive & deffensive contre le Turc, qui
subsistera jusqu’à son entiere rüine, & pour obvier aux contestations qui pourroient en alterer la fermeté, ils
regleront par un traitté fort clair & fort intelligible les prétentions de châcun des confederez, les partages qui
se feront des Païs conquis, l’ordre des entreprises & les Places que l’on commencera d’attaquer les
premiers. »
45
bonté de son air & de sa fertilité de son terroir, à faire un second lieu d’assemblée pour
l’Armée Navale de nos Princes confederez. Apres en avoir chassé les infidelles l’on
pourroit redresser l’ancien mur avec des forts de demy mille en demy mille & des
bastions entre-deux, il seroit facile avec cette deffense de la guarentir de tous les
efforts que les Turcs pourroient faire pour y rentrer, & de ce lieu l’on donneroit bien-
tôt la Loy à tout l’Archipelague, & le dernier coup de la mort à la tyrannie du
Croissant.»1
Le partage de la Morée, tel qui fut définit par le révérend père Coppin, était
étudié afin de satisfaire au mieux les nations alliés qui en revendiquaient une part:
ainsi Venise pourrait récupérer la Messénie, son ancienne colonie médiévale, et les
chevaliers de Saint Jean occuperaient de nouveau Rhodes. Quant au reste, le roi de
France, avec Corinthe et l’isthme, recevrait la part la plus conséquente, les autres
nations se partageant les miettes. Pourtant, les terres les plus intéressantes (les plus
riches ou celles qui sont situées à des emplacements stratégiques) sont celles dites de
« la Turquie d’Europe », avec les îles de l’Archipel, et les provinces proches de la
capitale. Cette partie de choix ne doit échoir qu’à quelques privilégiés: l’Empereur avec
la Hongrie, la Serbie et la Macédoine, la Pologne avec la Valaquie, la Moldavie, la
Podolie et la Bulgarie, la France avec Istanbul même, mais aussi les Dardanelles, la
Capadoce et Trébizonde. Vient enfin la Sérénissime qui récupérerait des terres
revendiquées de longue date et d’autres perdues depuis peu: l’Epire, l’Albanie, la
Bosnie, l’Esclavonie (Dalmatie), Candie, Paros, Mikonos, et Samos dans l’Archipel 2.
Cette répartition des lambeaux de l’empire ottoman présupposait une entente
idéale entre les alliés chrétiens, qui selon Coppin, pouvait être réalisée aisément. Et si
l’un des Princes s’y refusait, les autres devaient le faire rentrer dans le rang, par la force
si nécessaire3. Ce projet, ou plutôt cette utopie, ne se réalisa jamais : seules les
puissances directement intéressées allaient s’engager dans cette lutte de longue
haleine, avec plus ou moins de zèle et de réussite.
1 Ibid., p. 110.
2 Ibid., p. 138.
3 Ibid., p. 40: « L’on m’opposera en cet endroit qu’il est difficile de faire prendre les mémes sentiments à tant
de differentes volontez, & qu’il y a toûjours quelqu’un qui ne veut pas se rendre aux propositions des autres
quelques judicieuses qu’elles soient. Pour répondre à cecy, qui est sans doute la plus forte objection que l’on
me puisse faire, je dis en premier lieu que c’est une pensée sans fondement & injurieuse aux Potentats de
nôtre Europe de croire qu’il y en eût quelqu’un qui fut assez peu raisonnable pour vouloir empêcher
l’extrême bonheur qui proviendra infailliblement de l’union génerale, mais que si pourtant une chose
semblable arrivoit, ce que je ne sçaurois jamais me figurer, il faudroit que tous les autres se bandassent
contre lui & le forçassent, comme il leur feroit tres-facile, d’entrer dans une association qui est également à
l’avantage de tous. »
46
L’adhésion de la Sérénissime
« Tutte le guerre, che furono molte, non finirono se non con discapito di Regni, e di
considerabilissime Provincie », écrivait le sénateur vénitien Andrea Valier, au sujet des
conflits qui opposèrent la Sérénissime à l’empire ottoman depuis le XVe siècle. «Per
questo la maggiore applicatione della Republica era diretta à mantenere da quella parte
la pace, & à procurarla e con gl’ufficij, e con ogn’altro mezzo.»1 Ainsi, l’association de
Venise à la ligue qui unissait déjà l’empereur et la Pologne depuis avril - mai 1683 était
loin d’être évidente. Malgré la paix signée officiellement en 1669, la République de
Saint Marc avait dû rester sur le qui-vive en permanence, les soucis et les tracas causés
par son redoutable adversaire restèrent toujours préoccupants. Des incidents
fréquents entre les Morlaques (sujets de Venise) et les Bosniaques continuèrent à
troubler la nouvelle frontière dalmate. Dans cette région, les rixes et autres expéditions
punitives entre villages voisins dégénéraient rapidement en véritables guerres locales
dont les conséquences pouvaient être désastreuses. Ainsi, en janvier 1671, les Turcs et
les Bosniaques, menés en sous main par Mehmed Pacha de Bosnie, avaient perdu 300
hommes lors d’un coup de main contre Risano. La Porte faisait généralement preuve
d’une mauvaise foi outrageante, menaçant constamment de rouvrir les hostilités, vis-à-
vis d’un Sénat qui redoutait un nouvel affrontement plus que tout 2. La frontière était
beaucoup trop perméable et mal définie. Battista Nani fut élu commissaire « per i
confini di Dalmazia e Albania » au printemps suivant pour régler cette question avec le
nouveau pacha de Bosnie. Malgré les intimidations du gouvernement turc, entre 1669
et 1671, il apparaît que le grand vizir Ahmed Köprülü n’ait pas envisagé sérieusement
la rupture. Les cinq années suivantes, la pression ottomane diminua et les rapports se
firent plus « courtois ».
Lorsque Ahmed Köprülü mourut en 1676, cette amélioration passagère ne fut
plus qu’un souvenir. Kara Mustafa Pacha, l’ancien kaimmakam, le favori du sultan,
semblait aux observateurs occidentaux « vénal, cruel et injuste » en comparaison avec
son prédécesseur3. Le nouveau grand vizir tira profit au mieux de toutes les occasions
pour humilier les représentants vénitiens: en 1677 il demanda réparation à Giovanni
Morosini pour la perte et le pillage d’un navire échoué aux Carabuses trois ans plus tôt.
Dès l’arrivée de Pietro Civran, venu remplacer Morosini à Istanbul en janvier 1680, les
choses empirèrent. Des esclaves chrétiens s’étant réfugiés sur deux vaisseaux de
1 Valier, Guerra di Candia, p. 2. On trouve la même opinion exprimée par Giacomo Nani dans son Saggio
politico del corpo aristocratico della Repubblica di Venezia per l’anno 1756, Bibliothèque universitaire de
Padoue, ms. 914. Voir également Piero Del Negro, « La Milizia » in Storia di Venezia dalle origini alla
caduta della Serenissima, vol. VII, La Venezia Barocca, p. 509.
2 Amelot de la Houssaie, Histoire du gouvernement de Venise, Paris, 1676, p. 123-127; Levi-Weiss,
Relazioni, p. 12-15.
3 Relatione du baile Giovanni Morosini dans Barozzi Nicolò et Berchet Guillaume, Le relazioni degli Stati
Europei lette al Senato dagli Ambasciatori Veneti nel secolo decimosettimo, Venise, 1856-1878, p. 206.
47
guerre commandés par Alessandro Bon et des Vénitiens ayant été accusés d’avoir
molesté des Turcs, Kara Mustafa menaça les bailes et les força à verser près de 100
bourses (50 000 reals)1. Pour avoir cédé au chantage, contrairement aux consignes de
la ducale du 20 janvier 1680, Civran fut destitué de sa charge mais il resta sur place
jusqu’en 1681, faute de remplaçant disponible2.
En septembre 1682, tandis que Thököly faisait campagne avec le pacha de Vàrad
en Hongrie contre les troupes impériales commandées par Strassoldo et Caprara, des
Morlaques anéantirent un détachement turc (224 hommes selon les Ottomans, 100
selon les Vénitiens) dans le territoire de Nadin - Zemonico 3. La description de l’incident
selon le pacha de Bosnie ne parvint à Istanbul qu’en janvier 1683 où elle provoqua la
fureur des autorités turques. Afin d’éviter la guerre, le kaimmakam (obéissant au grand
vizir), intima l’ordre à Giovanni Battista Donà de remettre 224 citoyens vénitiens pour
être eux-mêmes exécutés. Les dignitaires du Divan et Donà finirent par s’accorder sur
le paiement d’une réparation s’élevant en tout à 450 bourses. Le baile était
parfaitement renseigné sur le rassemblement des troupes à Andrinople dont on ne
connaissait pas encore la véritable destination. Dans le doute, Donà accepta de payer
cette somme énorme, ce qui lui valut son rappel à Venise et son remplacement par le
secrétaire Giovanni Capello4. Il n’était pourtant pas dans l’intérêt des Turcs d’ouvrir un
second front contre Venise alors que depuis l’été 1682 le Divan-i Hümayun avait choisi
de rompre avec l’empereur. Mais cela les Vénitiens l’ignoraient, et l’arsenal d’Istanbul
était visiblement en pleine effervescence5.
Dès avril 1683, le comte de la Tour, ambassadeur impérial à Venise, avait
représenté au Sénat le danger imminent qui menaçait toute la Chrétienté et tenté en
vain d’inviter la République à se joindre à la ligue. Cette ambassade dut ravir les
sénateurs les plus âgés qui se rappelaient que, dans des circonstances similaires (en
1657 durant le siège de Candie), Girolamo Giavarina s’était rendu à la diète de
Francfort, afin d’essayer d’obtenir l’aide des Impériaux6.
Au mois de juin, au moment où les troupes ottomanes déferlaient en direction de
la capitale impériale, le comte de Martinitz essuya le même refus courtois. Même si les
sénateurs s’intéressaient nécessairement de très près à l’invasion ottomane, ainsi
qu’au traité d’alliance liant l’empereur et le roi de Pologne, ils hésitaient à se lancer
1 Cet événement est raconté en détail par Marsigli, Stato militare, p. 164-167. Celui-ci se trouvait alors chez
le baile Civran.
2 Pietro Garzoni, Istoria della Repubblica di Venezia in tempo della Sacra Lega, Venise, 1720, (4e édition),
vol. I, p. 40-43; Cantemir, Empire Othoman, p. 100; Kenneth M. Setton, Venice, Austria and the Turks in the
Seventeenth Century, Philadelphie, 1991, p. 254-256; Levi-Weiss, Relazioni, p. 26-34.
3 La version des faits diffère largement selon les sources, voir Levi-Weiss, Relazioni, p. 37-38; Contarini,
Leopoldo Primo, p. 249; Garzoni, Sacra Lega, p. 46-47; Setton, Venice, p. 257-258.
4 Levi-Weiss, Relazioni, p. 39-42; Setton, Venice, p. 258-259.
5 Levi-Weiss, Relazioni, p. 44.
6 Valier, Guerra di Candia, p. 422. Le secrétaire Giavarina s’était efforcé « di far conoscere i disegni dell’
Ottomano contro il Cristianesimo tutto… ».
48
dans une aventure risquée, en se rappelant comment les Hasbourg avaient abandonné
la République à son sort avec le traité de Vasvàr 1. La délivrance de Vienne eut un effet
extraordinaire sur les esprits, et il ne fait aucun doute que cette victoire inattendue,
assez inespérée, fit évoluer progressivement les dispositions des patriciens en faveur
de l’alliance. Dans les semaines qui suivirent, alors que les nouvelles continuaient à
être excellentes, l’ampleur de la défaite ottomane se révélant plus précisément, les
rapports de l’ambassadeur vénitien auprès de la cour impériale étaient formels: la cour
de Vienne montrait clairement son désir de poursuivre la guerre en Hongrie. Le conseil
de guerre réunit à ce sujet le 24 octobre alla dans ce sens. Puisque le fer était chaud, il
fallait le battre et les victoires de Parkan et de Gran confortaient le Hofkriegsrath dans
sa détermination2.
Au mois de septembre, Caprara s’entretint avec l’ambassadeur de Venise à
Vienne Domenico Contarini dans le but de faire entrer la Sérénissime dans la ligue en
mentionnant la possibilité « di tentar di ricuperare il perduto », faisant bien sûr allusion
à la Crète et aux anciens domaines du Levant3. Un grand nombre de sénateurs
hésitaient encore au début du mois de décembre, mais certains faisaient remarquer
qu’une fois la paix rétablie entre l’empereur et les Turcs, ces derniers auraient tôt fait
de venger les attaques des Morlaques qui se multipliaient tout le long de la frontière
avec l’empire ottoman4. En effet, pendant l’année 1683, les Morlaques des territoires
de Zara, de Spalato, et de Clissa, s’étaient attaqués aux villes voisines dépendantes du
pasalik de Bosnie. Le provéditeur général de Dalmatie Lorenzo Donato reçut l’ordre de
« frenare con severi divieti la feroce inclinazione delli Morlacchi, e tentare di alcuno di
que’Capi l’arresto… », tandis que le baile faisait de son mieux face à la Porte pour tenter
de se désolidariser de ces sujets querelleurs. A long terme, les sénateurs ne pouvaient
pas ignorer qu’une telle désapprobation risquait de s’aliéner leur précieuse fidélité 5.
Au bout du compte, poursuivre une politique de neutralité au milieu de cette chaîne
d’événements paraissait de plus en plus intenable, et comme l’affirme très
pertinemment Dores Levi-Weiss, «Se dunque Venezia non iniziò prima trattative
d’accordo, fu per il timore d’esser lasciata sola …»6. Il ne faut pas oublier que Leopold I e
avait lui aussi longuement hésité à prendre les armes près d’un quart de siècle plus tôt,
par crainte de se voir abandonné par les Vénitiens. Ces derniers auraient pu signer une
paix séparée avec la Porte (comme en 1573) à des conditions avantageuses 1.
Finalement, c’était à peu près le contraire qui s’était produit.
Le comte Leopold Wilhelm Königsegg, vice chancelier de l’Empire, relança
officiellement Domenico Contarini le 5 décembre, annonçant à l’ambassadeur que
l’Espagne, le grand duc de Toscane et les Maltais allaient également être invités à se
joindre à l’alliance2. Le 18, le comte de la Tour se présenta devant le Collège, mais sa
harangue fut jugée trop vague, évasive même concernant les conditions exactes
d’adhésion à la Ligue3.
Malgré tous les jugements concernant la « décadence »4 de Venise à cette
période (discours similaires à celle de l’empire ottoman), la République de Saint Marc
restait une puissance maritime respectée, invaincue sur mer pendant un quart de
siècle face à toute la puissance ottomane. En 1669 de la Haye la déclarait « Maistre de
toutes les Mers du Levant »5. L’Empire avait besoin d’une diversion maritime efficace
que seule Venise était en mesure de procurer. Cette dernière n’était sans doute pas
insensible non plus à l’importance de ce front d’Europe centrale qui, détournant une
grande partie des forces ennemies, devait lui permettre de concrétiser ses rêves de
revanche6. Pour Amy A. Bernardy, qui parle de la guerre de Morée comme d’ « una
reazione » ou d’un « contraccolpo » à la guerre de Candie, c’est là l’argument
déterminant, cette vieille blessure dont les agents impériaux savaient tirer profit pour
faire renaître et alimenter l’esprit belliqueux d’une certaine partie des patriciens
vénitiens7. En outre, la coalition nouée en temps de guerre pouvait servir utilement en
1 Valier, Guerra di Candia, p. 511.
2 Levi-Weiss, Relazioni, p. 111; Barker, Double Eagle and Crescent, p. 368.
3 B. N. M., ms. It VII 1241 (8823), fol. 5.
4 Ainsi la troisième partie de l’ouvrage de Roberto Cessi, dans laquelle figure la période qui nous intéresse,
est intitulée de façon symptomatique «la decadenza». De la même manière, le grand historien et économiste
américain Frederic C. Lane emploie les adjectifs «faiblesse», «déclin économique» et «immobilisme
politique» (p. 515, 528, 531). Charles Diehl, La République de Venise, Lagny-sur-Marne, 1967, range les
guerres de Crète et de Morée dans son quatrième livre intitulé « la fin de Venise ». Dans Guerre et paix dans
l’Europe du XVIIe siècle, (sous la direction d’André Corvisier), Paris, 1991, p. 148-149, cette opinion est
fortement nuancée: « La notion de décadence des puissances méditerranéennes, de crise du XVII e siècle, de
disparition des républiques maritimes de Gênes et de Venise ne doit pas s’interpréter trop abruptement… Il
n’en reste pas moins que Venise demeure tout au long du XVII e siècle une force maritime avec laquelle il
faut compter, capable de soutenir des efforts militaires énormes sans commune mesure avec l’emprise
territoriale de la République du Rialto. » Ne devrait-on pas alors juger la République dépassée par d’autres
puissances, au lieu de la considérer décadente?
5 De la Haye, La politique civile et militaire des Vénitiens, Cologne, 1669, avant-propos.
6 Garzoni, Sacra Lega, p. 47.
7 Amy A. Bernardy, op. cit., p. 77-79. Nous citerons ici un passage assez révélateur à ce propos: «… il
movente vero fu, com’era naturale, la perdita di Candia. Quattordici anni non avevano sanato affatto la
ferita di Venezia: e quel continuo movimento e ribollimento e tumulto che s’andava facendo in Ungheria, e
che portava i Turchi in armi a’confini della Dalmazia, e quasi alle porte del Friuli, e gli echi che
giungevano da Vienna, fecero tender l’orecchio alla Serenissima che intravide in un futuro non lontano la
possibilità di tornare a’suoi antichi dominii di Levante. » Cette opinion est partagée par Mario Nani
50
temps de paix: la République devait être à l’abri des vexations turques, grâce à un
réseau d’alliances censé entraîner ses alliés à entrer en guerre à ses côtés en cas
d’agression, principe d’ailleurs assez similaire aux ententes qui existaient en Europe à
l’aube de la première guerre mondiale.
Lors de la séance des Pregadi du 1e janvier 1684, les sénateurs étudièrent les
scritture (rapports écrits) de plusieurs vétérans de la guerre de Candie. Le provéditeur
Andrea Corner estima les besoins militaires en cas d’adhésion à la ligue: 30 vaisseaux
de ligne, autant de galères, et 6 galéasses 1. Francesco Morosini, l’ultime capitaine
général lors du précédent conflit, les évalua à bien davantage, recommandant d’armer
40 galères, avec 8 000 hommes d’équipage pour la flotte, et 16 000 soldats pour les
troupes da sbarco (terrestres) « volendo operar in Tera per qualch’acquisto. »2 Selon
Camillo Contarini, l’avis des vétérans, qui jugeaient le moment favorable pour mettre le
colosse ottoman à genoux, pesa lourd dans la décision de se joindre à la ligue 3. Marco
d’Aviano, qui était venu à Venise pour faire campagne dans ce sens, enthousiasmait les
foules. La prudence restait de mise toutefois: le marquis de Parella, qui s’était illustré à
la bataille du Kahlenberg comme nous l’avons vu, se proposa pour mener les
Morlaques au combat, mais les sénateurs ne donnèrent pas suite à cette offre. Au lieu
de cela, Lorenzo Donato reçut une fois de plus la commission de refréner les
populations dalmates sujettes de la Sérénissime4.
Mocenigo, op. cit., p. 257, et plus récemment par J. M. Wagstaff, « War and settlement desertion in the
Morea, 1685-1830 » in Transactions of the Institute of British Geographers, Londres, 1977, T II, p. 299. Sur
les différences d’opinion sur ce sujet entre les patriciens et leur origine sociale, voir Sergio Perini, op. cit., p.
51-52.
1 Les galéasses sont des bâtiments à rames et à voiles, plus puissants que les galères et mieux équipés en
artillerie, donc forcément moins rapides. Ce furent les galéasses qui, postées à la pointe de l’attaque
chrétienne durant la bataille de Lépante, permirent de briser les lignes turques et de les mettre en déroute
(Frederic C. Lane, op. cit., p. 491-492). Charles Thomson, visitant l’arsenal de Venise en mai 1732, les
décrivit avec précision: « Galeasses are large, low-built, heavy Vessels, using both Sails and Oars. They
have a Main-mast, Mizzen-mast, and Bowsprit, which cannot be taken down, or lower’d, as they are in
Galleys. They carry about twenty Guns, several of which are placed in the Head and Stern. The Venetians
are now the only People who have Galeasses; but the French used them formerly » (The travels of the late
Charles Thomson, Londres, 1752, p. 237).
2 B. N. M. ms. It VII 1241 (8823), fol. 7.
3 Contarini, Leopoldo Primo., p. 254: « Si aggionsero, per somministrare più efficace impulso all’esecuzione
di questa massima, i pareri degli uomini militari, che aveano servita nella passata guerra la Patria, i quali
sostenevano, non doversi assolutamente trascurare una così bella, e opportuna occasione, nella quale
caduto l’Imperio Ottomano da quella terribile considerazione di prepotente, posto in confusione, e distratto
negli impegni della guerra importantissima dell’Ungaria, averebbe lasciato agevole l’adito alle conquiste di
mare, sprovvedute le Fortezze di quelle spiagge de’necessarj presidj, chiamati à risarcire le perdite
de’Turchi Eserciti nell’accennato Regno sconfitti, di modo che à misura de’lieti avvisi, che giornalmente
giugnevano delle favorevoli imprese dell’armi Cristiane, e della costernazione degli Infedeli, si
aumentavano negli animi de’Cittadini i desiderj, e le speranze di ritogliere dalla soggezione de’Turchi le già
un tempo possedute Provincie. » Voir également Michiel Foscarini, « Istoria della Repubblica Veneta » in
Degl’istorici delle cose veneziane, i quali hanno scritto per pubblico decreto, n° 10, Venise, 1722, p. 128.
4 Levi-Weiss, Relazioni, p. 110; B. N. M. ms. It VII 1241 (8823), fol. 7. Il est à noter que l’auteur du
manuscrit mentionne l’existence de contacts entre les Morlaques déjà en guerre et l’empereur, ce dernier
ayant tout intérêt à voir la situation en Dalmatie empirer, pour forcer la République de Venise à se joindre à
51
La journée du 15 janvier 1684 fut décisive. Le comte de la Tour, par ordre exprès
de Leopold, harangua de nouveau le Collège. Cette fois, l’envoyé impérial sut employer
les mots justes, berçant les patriciens vénitiens par la promesse de conquêtes faciles,
apaisant leurs inquiétudes par la garantie d’une alliance perpétuelle: « offensiva nella
Guerra presente, perpetuamente difensiva per ogni tempo et occasion… »1. Il fallait à
présent répondre à l’invitation de l’empereur. Aussi, y eut-il des débats passionnés
durant cette même séance et lors des deux jours suivants. Les sages du Conseil Michele
Foscarini et Federico Marcello prirent la parole contre l’adhésion à la ligue, Pietro
Valier et Ascanio Giustiniani la défendirent2. Dans son discours, Valier affirma que dans
la conjoncture du moment, la guerre était indispensable, car la Porte n’allait pas laisser
les attaques des Morlaques impunies. Aussi valait-il mieux « far la guerra acompagnati,
che soli. Meglio unirsi in Lega con Cesare e la Polonia, che aspetar… ». Pour les dépenses
extraordinaires liées à la guerre, le pape avait promis des subsides 3, la République
pouvait compter également sur la récupération des « carazzi » (haraç), ces impôts que
les Turcs prélevaient dans l’Archipel. Par dessus tout, alors que le zèle religieux
connaissait un prodigieux renouveau, Dieu lui-même n’était-il pas favorable à cette
guerre? Valier l’affirma sans détours: « ella era una guerra de miracoli »4.
Michele Foscarini répondit point par point, et mit en garde: l’empire ottoman
« possessore di 430 Regni non poteva esser abattuto dalla disgratia d’una sola giornata ».
La guerre était un gouffre financier, la République bien mal en point à ce propos. De
plus, sans généraux de valeur disponibles ni de troupes aguerries, déclarer la guerre
dans ces conditions équivalait à mener un combat défensif et non pas offensif. Fallait-il
se fier au pape quant aux subsides promis? « Ha profuso molt’oro con gl’altri, e à noi
non darà, che parole », affirmait-t-il. Et, puisque Valier avait parlé d’une guerre de
miracles, Foscarini ne put s’empêcher de rétorquer que, de toute façon « Dio… non
vuole dar la pigritia, ò alla negligenza quel premio, che si deve al valore. »5
La décision finale fut remise au scrutin. C’est avec 125 voix favorables (de sì)
contre 71 (de no), et 20 abstentions (non siceri)6 que l’adhésion à la Sainte Ligue fut
entérinée:
l’alliance: « Cesare, all’eshibitioni de morlachi, et alle richieste de soccorsi, rispose con disento quando non
vi sia il publico beneplacito. »
1 B. N. M., ms. It. VII 1241(8823), fol. 8.
2 Levi-Weiss, Relazioni, p. 111; B. N. M., ms. It VII 1241 (8823), fol. 8-9.
3 Les caisses du Saint-Siège étaient pourtant vides : lorsque Innocent XI fut élu, il se rendit compte que
l’Etat pontifical supportait une dette de plus de 50 millions d’écus, et se plaignit d’avoir été un cardinal riche
mais un pape misérable. Malgré cela, Innocent XI fit don de plus de 5 millions de florins à l’empereur pour
la guerre turque entre 1683 et 1691 (Pastor, Storia dei Papi, vol. XIV, p. 112, 122).
4 B. N. M., ms. It. VII 1241 (8823), fol. 8.
5 Ibid.; Garzoni, Sacra Lega, édition 1720, vol. I, p. 48-57 et Contarini, Leopoldo Primo, vol. I, p. 254-259
donnent également chacun des comptes rendus de ces discours, avec des contenus à peu près similaires sur le
fond mais différents dans la forme.
6 Chiffres tirés du manuscrit It. VII 1241 (8823), ils diffèrent de ceux indiqués par Dores Levi Weiss, op.
cit., p. 139, provenant du Senato Corti, Registre 60.
52
« Agitato dunque il Senato dal timor di dover un giorno sostener solo la Guerra
co’Turchi irritati per gl’accidenti della Dalmatia ; & invaghito dalle speranze di grandi
prosperità, abbracciò con larghi voti l’opinion della Guerra 1… »
1 B. N. M., ms. It VII 1882 (9073) « Ambascierie della Repubblica Veneta all’Imp:r di Germania 1687-
1692 », fol. 347. Le traité signé à Linz le 5 mars 1684 est intégralement retranscrit en latin aux folios 338-
343 v.
2 Pietro Garzoni, Istoria della Repubblica di Venezia in tempo della Sacra Lega, Venise, 1712 , p. 57-61;
Contarini, Leopoldo Primo, p. 260; von Hammer Purgstall, Histoire de l’Empire Ottoman depuis son origine
jusqu’à nos jours, Paris, 1844, vol. III, p. 202; Amy A. Bernardy, op. cit., p. 79-80; Pastor, Storia dei Papi,
vol. XIV, p. 146-147; Levi-Weiss, Relazioni, p. 114-116 et annexes p. 145-151 avec le modèle formé par
Contarini avant l’ouverture des délibérations, des extraits du traité définitif, et les délibérations finales du
Sénat. Voir aussi Barker, Double Eagle and Crescent, p. 369-370; Eickhoff, Venezia, Vienna e i Turchi, p.
434; Setton, Venice, p. 272.
3 Beregani, Guerre d’Europa, vol. I, p. 135-137.
54
1 Demetrius Cantermir, op. cit., p. 100; Foscarini, Republica Veneta, p. 178-179; George Finlay, History of
Greece under Othoman and Venetian domination, Edimbourg, 1856, vol. , p. 172; William Miller, Essays on
the Latin Orient, Cambridge, 1921; Levi-Weiss, Relazioni, p. 45-46, 152-154; Eickhoff, Venezia, Vienna e i
Turchi, p. 448.
55
Carte 2. Le Levant
56
Chapitre II
Le sancak de Morée
« La Morée a eu plusieurs noms dans l’Antiquité dont le plus renommé est celuy
de Peloponese, c’estoit autrefois le rempart de toute la Grece, tant par la bonté de son
territoire, que par l’incomparable beauté de sa situation, c’est un continent de terre de
figure presque ronde, de prés de six cens de mille tour (sic), environné de toute parts
de la Mer, excepté par l’Isthme ou détroit de cinq mille de largeur qui se joint à
l’Achaïe… Au dedans de cet Isthme est renfermé un des plus fertiles & des plus
delicieux Païs de la terre, il est traversé de six-vingt riviéres ou ruisseaux, & entremeslé
de petits monticules, de bois & de vallons, dont l’aspect charme les yeux, mais qui en
rend les abords difficiles à une Armée »1
Le Péloponnèse, que l’on appela Morée jusqu’au XIXe siècle, forme une péninsule
accidentée couvrant une superficie de 21 383 km². La plupart des terres sont couvertes
de chaînes de montagnes de moyenne altitude (le point culminant, le mont Taigetos
atteint 2 407 m), les rares plaines se situant principalement à l’Ouest (Elide) et sur les
côtes. On trouve des vallées moins importantes au centre (autour de Tripolis et de
Sparte), ainsi qu’en Argolide et Messénie (l’embouchure de l’Eurotas). De façon
générale, comme l’a remarqué le géographe J. M. Wagstaff, la plupart des cités
importantes au 17e siècle (à l’exception de Mistra et de Tripolis) se situaient sur les
côtes, ce qui rendait cette région « vulnerable to the exercice of sea power. »2
Il existe également une voie d’invasion terrestre, par l’isthme de Corinthe, cette
étroite bande de terre large de 6 km seulement, qui relie le Péloponnèse à l’ancienne
Mégaride, cette dernière région faisant aujourd’hui partie du nomos Atikìs. Les
envahisseurs venus du Nord3 devaient emprunter des chemins escarpés, entre la mer
et les versants Sud des monts Pateras et Gerania, avant d’atteindre l’isthme 4: c’était la
1 De Mégare à l’isthme il y avait trois chemins appelées de « Bissa », de « Miges », et de « Cachi Scala ». La
route de Bissa (Pissa) est toujours empruntée, c’est celle qui passe par Pissa, Perahora et Loutraki. La voie de
« Miges » s’enfonce dans les monts, d’Est en Ouest, c’est la plus courte jusqu’à Loutraki. Enfin, celle de
Cachi Scala emprunte le rivage du golfe Saronique, en passant par Kineta et Agios Theodori, c’est le tracé
utilisé par l’actuelle autoroute E 94. D’après Benjamin Brue, interprète du roi de France auprès de la Porte
durant la campagne de 1715, le grand vizir quitta Thèbes le 21 juin, tira plein Sud en passant par Erithrés
pour atteindre Mégare le 23. Il fallut encore franchir les monts Gerania pour arriver sur l’isthme le 25. Voir
Benjamin Brue, Journal de la campagne que le grand vesir Ali Pacha a faite en 1715, [George Finlay] Paris,
1870, p. 9-13; Museo Civico Correr (M. C. C.), fonds Morosini Grimani, busta 557, fascicule X, fol. 354-
356; M. C. C., cartella 28, plan n° 14 de Bortolo Carmoy (1698). La chronologie et les descriptions de Brue
diffèrent de celles de Constantin Diokétes, Chronique de l’Expédition des Turcs en Morée 1715 [Nicolas
Iorga], Bucarest, 1915, p. 148-149.
2 Donald Edgar Pitcher, An historical geography of the Ottoman Empire, Leiden, 1972, p. 125-137 et cartes
26 et 27.
3 N. A. Bées, A. Savvides, « Mora » in the Encyclopaedia of Islam, New York, 1993, p. 238.
4 Bernard Randolph, The present state of the Morea, Londres, 1689, p. 15. L’estimation des Turcs ethniques
est certainement surévaluée. A cette époque on appelle « turques » les personnes ayant épousés la religion
musulmane, souvent par commodité d’ailleurs. Ainsi Jacob Spon et George Wheler, voyageant à Corinthe en
1675-1676 notent cette particularité: « On reproche aux Chrétiens de ces quartiers-là … qu’ils sont de la race
de ces anciens Corinthiens incredules… Aussi en voit-on tous les jours qui se font Turcs; & la Ville, ou le
Village… est maintenant la moitié de Mahometans. On nous raconta entr’autres choses, comme trois Papas
(prêtres grecs) s’étaient fait Turcs l’année précedente… » (Jacob Spon, Voyage d’Italie, de Dalmatie, de
Grèce et du Levant, Lyon, 1678, vol. II, p. 302-303; George Wheler, A Journey to Greece, Londres, 1682, p.
443).
58
1 Peter Topping, « The post-classical documents » in The Minnesota Messenia Expedition, Université de
Minnesota, 1972, p. 70. Topping tire ses sources de Ö. L. Barkan, « Essai sur les données statistiques des
registres de recensement dans l’Empire Ottoman aux XVe et XVIe siècles » in Journal of the Economic and
Social History of the Orient, 1957.
2 Vasillis Panayotopoulos, Plithysmos kai okismoi tis Peloponnisou, Athènes, 1985, p. 160-162. Voir
également Thanou D. Krimpa, « I Enetokratoumeni Peloponnisos » in Peloponnisiaka, 1956, p. 323.
3 D’après Marin Michiel, l’un des sindici catasticatori arrivés en Morée en 1688, la population du Magne
s’élèvait à 16 000 ou 18 000 âmes, chiffre jugé excessif par Peter Topping, op. cit., p. 71, et du même auteur,
Premodern Peloponnesus: the land and the people under venetian rule (1685-1715), Venise, 1976, p. 93.
4 Peter Topping, The post-classical documents, p. 71.
5 Salvatore Bono, Les corsaires en Méditerranée, Paris, 1998, p. 62, 86; Anderson, Naval wars in the
Levant, p. 187- 194; P. Grigorakis, E. Makris, S. Migadis, G. Dellas, L. Spiliotopoulou, D. Charalambous,
Kythera, Athènes, 1984, p. 10-11; Eickhoff, Venezia, Vienna e i Turchi, p. 126-127. Sur les frères
Téméricourt, voir Claire Eliane Engel, Les chevaliers de Malte, Paris, 1972, p. 115- 121.
6 Eickhoff, Venezia, Vienna e i Turchi, p. 136-140.
59
avaient l’habitude d’abandonner leurs habitations de la ville pour aller se réfugier dans
la forteresse en cas d’alerte1. A Patras, la communauté était organisée pour surveiller
les plages toutes les nuits pendant la belle saison, un pacha était chargé d’effectuer des
patrouilles sur les rivages de l’Elide, proche de Zante. Des tours bâties près du rivage
permettaient de surveiller les arrivées maritimes2. La citadelle de Lépante (Nafpactos)
servait de refuge aux pirates, c’était le repaire du fameux Durak Bey 3. Dans l’Isolario, le
célèbre géographe vénitien Vincenzo Coronelli décrivait le système de défense de l’île
de Cythère à la fin du XVIIe siècle:
« Nè sfuggiva loro l’importantza di Cerigo, unico scalo tra Zante e Candia distanti
più di 300 miglia e posto di guardia per la sorveglianza dei corsari e dell’armata turca:
furono sistemati le condizioni di sicurezza dei porti dell’isola e dalla fortezza di Capsali
furono disposte segnalazioni “ con fuoghi e fumi” a un altro posto di guardia sistemato a
Capo Spada di Candia. »4
Face aux menaces pouvant venir de la mer, l’existence était rythmée par les
saisons. Pour les mêmes raisons, ports et fortifications côtières jouaient un rôle de
refuge primordial. Or, le Péloponnèse ne possède que peu de havres sûrs: Clarenza
(Kilini) sur la côte Ouest, Modon et Coron en Messénie, et surtout la baie de Navarin
(ou Pylos) dans cette dernière province. Sur la côte orientale, le port de Nauplie n’était
pas alors assez profond pour accueillir des navires à fort tirant d’eau, mais la proximité
de la anse de Tolo et de Drepanon palliaient à cet inconvénient. Le port de Poros,
s’ouvrant sur le golfe Saronique, constitue certainement le meilleur havre maritime
dans cette zone5.
1 Bernard Randolph, op. cit., p. 1; Jacob Spon, op. cit., vol. II p. 300.
2 Ce genre de poste d’observation est fréquent dans les pays méditerranéens, voir l’étude de Salvatore Bono,
op. cit., p. 181-190, même si elle traite surtout de l’Italie.
3 Bernard Randolph, op. cit., p. 3, 4, 13. Il s’agit sans doute du Durak Bey dont parle Andrea Valier, celui qui
affronta la flotte de Francesco Morosini pour la maîtrise de l’île de Standia (Dia), la nuit du 8 mars 1668.
D’après Valier, ce corsaire était originaire d’Athènes (Valier, Guerra di Candia, p. 695-697); Mario Nani
Mocenigo, Storia della marina veneziana da Lepanto alla caduta della Repubblica, Rome, 1935, p. 224.
4 Ermanno Armao, In giro per il mar Egeo con Vincenzo Coronelli, Florence, 1951, p. 315, 317. Voir aussi
Francesco Piacenza, L’Egeo redivivo..., Modène, 1688, p. 584-585. En visite dans l’île de Tinos en 1614,
Pompeo Ferrari décrit le système de défenses: « Nelle spaggie et porti stanno poi li detti mesi duoi contadini
per uno per fare le scoperte, et capitando vasselli, avisare subito nella Città. Nelle punte ancora di dove si
scoprono i porti et l’isole circonvicine, stanno trenta cinque contadini uno per punta, per avisare d’ogni
vassello che vedono di maniera che non possono in alcun tempo accostarsi vasselli all’Isola senza
precedente saputa de’capi. » (Ermanno Armao, La Relatione dell’Isola et Città di Tine di Pompeo Ferrari
Gentil’huomo piacentino, Rome, 1938, p. 56-57).
5 Un rapport détaillé des capacités portuaires de la péninsule est fourni par Francesco Grimani, proveditor
general dell’armi in Morea de 1698 à 1701, lors de sa relatione rédigée à son retour à Venise. Voir B. M. C.,
ms. Morosini Grimani n° 375, « Dispacci alla Signoria » du 16/2/1698 au 6/9/1701, fol. 299 sq., et Spyridon
Lambros, Deltion tis Istorikis kai ethnologikis etairias tis Ellados (. I. E. E.), vol. V, Athènes, 1896-1900, p.
448-532.
60
« The introduction of the bastioned fortress in the sixteenth century and its spread
in the seventeenth century represents a development of supreme importance to military
history » affirme l’historien britannique Murphey Rhoads. Ce dernier ajoute aussitôt
« In practical terms, however, the cost of fully modernizing defensive work on an
extended military front was prohibitive. »1 Effectivement, peu de nations pouvaient se
permettre d’ériger et d’entretenir de nouvelles défenses particulièrement coûteuses.
C’est sur la frontière du Rhin, et dans le sud des Provinces Unies que les plus
formidables citadelles bastionnées virent le jour, là où s’affrontèrent les génies de
Sebastien le Prestre, seigneur de Vauban (1633-1707) et de Menno van Coehoorn
(1641-1704). En 1682, le royaume de France consacrait ainsi plus de 9 millions de
livres aux fortifications, soit 4.6% des revenus annuels 2. En terre impériale, les
constructions défensives étaient plus modestes. Nous avons déjà vu l’importance des
forteresses de Györ, de Presburg (Bratislava) et de Komàrno; un autre château, celui de
Riegersburg en Styrie, subit d’importantes restaurations peu avant l’invasion
ottomane3.
« Les Turcs ayant heureusement poussé leurs Conquêtes & étendu les bornes de
leur Empire, jusqu’à la guerre de Vienne, ne pensèrent point à la défense des Places
qu’ils prenoient de tems en tems, dans la pensée qu’il suffisoit pour leur sureté d’être
au pouvoir de l’Empire Ottoman. De là vint le peu de cas qu’ils firent de l’Art de
Fortifier les Places, croyant que c’en étoit assés de reparer les Breches qu’ils pouvoient
avoir faites en les prenant. »2
1 Kurat, L’Impero ottomano, vol VI, p. 731-732; Sandor Oze, « Frontières et identité » in Hungaria Regia
(1000-1800), fastes et défis, Bruxelles, 1999, p. 47-56.
2 Marsigli, Stato militare, p. 145. Le capucin Paolo de Lagni était du même avis (Pastor, Storia dei Papi, vol.
XIV, p. 32). Au sujet des palanques voir p. 148 et le croquis à la page suivante. D’après Murphey Rhoads,
op. cit., p. 15, le retard technologique turc dans ce domaine a été surévalué: « While the debate over the
relative position in advancing technology of the Ottomans and their European contemporaries circa 1700
continues, the current consensus is that no serious divergence of methods and standards applied until after
1680. » Voir aussi la relatione de Carlo Ruzzini datée de 1706 dans Maria Pia Pedani-Fabris, Relazioni di
62
Port de Jonc sans succès. Malgré l’échec de cette tentative, les Turcs bloquèrent cette
passe et construisirent une nouvelle forteresse pour défendre l’entrée principale, celle
du Sud: « New Navareene, which is very well built, and commands the Entrance. It has
about Forty Guns, which are most towards the Sea. »1 Cette dernière remarque est
fondée à ceci près: un fort hexagonale défend la partie haute de la forteresse, du côté
de la terre, là où se trouvait l’entrée auparavant.
En dehors des deux châteaux de la baie de Navarin, la Messénie bénéficiait
également de deux places fortes de choix: les anciens « yeux de la Sérénissime »,
Modon et Coron, distantes à peine de 32 kilomètres par la route. D’après le révérend
père Coppin, la forteresse de Modon, « encore en assez bon état » servait alors de
résidence au sankackbeyi2. Bernard Randolph, considérait Modon lui aussi comme « a
very strong Castle », mais jugeait les fortifications de Coron « in much better repair than
at Modon »3. Le triangle formé par les trois places fortes du sud de la Messénie, cette
ancienne colonie vénitienne de 1209 à 1500, constitue la principale zone de résistance
du sud de la Morée, et le lieu de refuge des populations de toute la région, d’Arcadia
(Kyparissia), à Kalamata.
Au nord-est du Péloponnèse, une seconde zone de résistance est constituée par
l’autre triangle Acrocorinthe-Argos-Nauplie. La clef de cette région par voie de terre,
c’est l’isthme et l’Acrocorinthe. Cette forteresse ne peut être assiégée par une flotte
ennemie, comme Nauplie peut l’être par exemple. Les hommes avaient envisagé de
barrer l’isthme par des fortifications depuis bien longtemps: en 480 av. J.C., à la veille
de la bataille de Salamine, Hérodote décrivait déjà des retranchements élevés à la hâte,
dont le flanc était protégé par la flotte grecque 4. Un mur de maçonnerie défendu par
des tours, s’étirant du golfe de Corinthe au golfe Saronique, fut apparemment élevé
sous Théodose II (408-450) puis restauré sous Justinien 5. Cette fortification linéaire,
qui fut appelée « Hexamilion », fut souvent réutilisée pour tenter d’arrêter des
envahisseurs pendant tout le Moyen Age, sans succès apparent. La République de
Venise avait été sollicitée en vain par l’empereur Manuel II et par le despote Théodore
II afin d’apporter une aide financière à la reconstruction des défenses de l’isthme. En
1463, après la chute de Constantinople et la disparition du despotat, le condotiere
Bartoldo d’Este avait une dernière fois tenté de restaurer l’Hexamilion 6. L’importance
stratégique de l’isthme était donc reconnue depuis l’Antiquité. Nous avons vu qu’en
1683 le révérend père Coppin envisageait de « redresser l’ancien mur » une nouvelle
fois. Cette idée aura la vie dure, au moins jusqu’en 1821, puisque à cette date Charles
James Napier suggérait encore d’y construire « a bastioned line with demi-lunes from
sea to sea… »7 !
Afin de ne pas laisser l’Acrocorinthe, la porte du Péloponnèse sur ses arrières,
l’envahisseur potentiel devait s’en rendre maître. C’était, tout au moins, la logique
stratégique employée en Europe occidentale au XVIIe siècle3 pendant les guerres de
siège, pour éviter de se voir couper de ses moyens logistiques. Mais la chose pouvait
s’avérer difficile, la forteresse étant à l’époque jugée inexpugnable par la force.
A 47 km au Sud par la vieille route n° 7, dominant la plaine Argienne du haut de
ses 289 m, un antique château trône sur la Larissa. Vers la fin du XVII e siècle, l’état des
murs était déjà bien défectueux, « much gone to ruine », précisait Bernard Randolph. La
clef de la région, Nauplie, la Napoli di Romania des Vénitiens, n’est qu’à 8 km de là,
installée sur une petite péninsule baignée par les eaux du golfe d’Argolide. Cette ville
fortifiée, « the Chief in all the Morea… very full of People », servait de port à toute la
partie nord-est du Péloponnèse. Nauplie était défendue par un château médiéval et par
le Castel dà Mar édifié en 1471 par l’architecte Antonio Gambello de Bergame 4. Mais
l’éternel point faible de Nauplie est représenté par le mont Palamède. Cette montagne
abrupte, dominant la ville en contrebas du haut de ses 216 mètres d’altitude, offraient
aux assaillants le moyen idéal pour attaquer Nauplie : « sulla città incombe come una
minaccia » en disait très justement Giuseppe Gerola5.
En dehors de la Messénie et de la zone englobant Argolide et Corinthie, la Morée
comptait encore une trentaine de vieux châteaux, situés pour la plupart dans les terres,
reliques de l’empire byzantin (Patras, Arcadia-Kiparissia), ou de l’occupation franque
(Clermont-Clemoutsi, Kalavrita, Karytena, Mistra, Geraki, Kalamata). C’étaient les lieux
de refuge pour les habitants des alentours, tout juste aptes à rassurer avec leurs
vieilles murailles désuètes. Une autre forteresse au moins, isolée à la pointe sud-est du
Péloponnèse, mérite une attention particulière, Malvoisie (Monemvasia), accrochée à
un vaste îlot escarpé, défendue naturellement par d’abruptes falaises hautes de plus
d’une centaine de mètres.
6 Antoine Bon, « The medieval fortifications of Acrocorinth and vicinity » in Corinth III, 2, Princeton, 1936,
p. 130-146; Timothy E. Gregory, op. cit., p. 147-150; Pietro Gradenigo, Memorie Istoriche de’Generali da
Terra ch’erano al Serviggio della Sereniss.ma Republica di Venezia (B. N. M., ms. It. VII 167-168 (8184-
8185), fol. 81-82).
7 Charles James Napier, War in Greece, Londres, 1821, p. 31-32.
3 Jean-Pierre Rorive, op. cit., p. 33.
4 Giuseppe Gerola, « Le fortificazioni di Napoli di Romania », in Annuario della Regia Scuola Archeologica
di Atene, n° XIII-XIV, Bergame, 1934, p. 388; Kevin Andrews, op. cit., p. 94-99; Antoine Bon, La Morée
franque, p. 676-677.
5 Giuseppe Gerola, op. cit., p. 394.
65
Evliya Celebi, qui y séjourna en 1666, décrivit la beauté du site et la richesse des
habitants1. Bernard Randolph s’intéressa davantage aux fortifications:
indominata, chiamatai Mainotti, non tenendo altra facoltà, che l’arco e l’Archibugio, con
che si difendono la loro libertà. »1 Lors de leur périple vers Istanbul, les Normands
Fermanel et Fauvel passèrent au large du Magne le 29 septembre 1630. Comme tous
les voyageurs, ils connaissaient également la terrible réputation des habitants de ces
contrées:
« Le 30 dudit mois nous côtoyames la Morée, païs des Maignotes, qui est un
Peuple à demy sauvage, vivant parmy les montagnes, ne reconnoissant aucun Prince
Souverain: & encore que le Grand Turc ait fait des efforts pour les soûmettre à sa
domination, il luy a été neanmoins impossible; car aussi-tôt qu’ils sçavent qu’il y a des
Turcs en campagne, ils se retirent dans des cavernes & grottes, où ils se defendent; &
en cette façon ils se preservent de la tyrannie Turquesque... »2.
Plus de quarante ans plus tard, Bernard Randolph, dont l’œuvre citée est
pourtant assez courte (26 pages), réservait une large part à la description de cette
célèbre région et des mœurs de ses habitants, particulièrement sur leurs activités de
brigandage. Le géographe énuméra également les ports de cette péninsule, et ajouta ce
détail important:
« The Garrisons which the Turks have in Maine are Zarnata, Vitulo, Kifala and
Passava. Here are two famous Pyrats, the one called Manetta, the other Giracare, being
the chief for Family and Power amongst them. »3
Nous aurons l’occasion de revoir Stai Manetta, servant la cause vénitienne, et les
frères Gierakari offrant leur fidélité à la cause du plus fort, selon la tournure des
événements. Les quatre châteaux mentionnés par Randolph ne sont en réalité que
trois, à savoir Zarnata près de Kardamili, Chielefa au dessus de la baie d’Itilo, et Passava
sur la côte orientale. Toutes les sources concordent sur l’origine de ces forts: après la
révolte des Magniates (en 1667 précise Randolph), le grand vizir Ahmed Köprülü
parvint à les faire bâtir, ou rebâtir (c’est le cas de Zarnata) afin de dompter les
Magniates4. La version de George Wheler est sans doute la plus intéressante:
« They have always bravely defended themselves against the Turks, and
maintained their Liberty, till lately by this stratagem the Turks were too hard for them.
They got their consent to build two forts upon their Coasts, which they did so
1 Francesco Piacenza, L’Egeo redivivo, Modène, 1688, p. 36.
2 Le Voyage d’Italie et du Levant, op. cit., p. 14.
3 Bernard Randolph, op. cit., p . 10.
4 Von Hammer Purgstall, op. cit., p. 217; Bernard Randolph, op. cit., p. 8-9; Jacob Spon, op. cit., vol. I, p.
161: « Comme nous n’étions pas éloignez du Brazzo di Mayna, nous prenions plaisir de nous informer de
quelques Magnotes qui étoient mariniers sur nôtre bord, de l’état present de leur pays. Ils nous dirent que
depuis quelques tems le Turc les avoit obligez par adresse à consentir qu’il bâtit deux Forteresses sur leurs
côtes, & qu’il n’y avoit que ceux des montagnes qui pussent éviter de luy payer tribut. »
67
advantageously, as soon made them masters of their City, and them. And now none of
them are exempted from paying Tribute, but a few in the Mountains. »1
Et de fait, ces farouches montagnards vivant dans des villages hérissés de tours
dignes de certains bourgs de Toscane, durent payer un impôt qu’ils ignoraient
auparavant et qui leur sembla insupportable. Pourtant, une seconde possibilité
s’ouvrait à eux: faire appel à une autre puissance capable de les délivrer, en
l’occurrence la République de Venise, alors aux prises avec l’Empire Ottoman durant
l’interminable guerre de Candie.
Cette citation est tirée du livre des voyages d’Evliya Celebi. Au-delà du ton
lyrique employé par son auteur, qui assista au siège à partir de novembre 1667, ce
passage révèle l’âpreté de la guerre qui opposa la Sérénissime à la Porte pendant vingt-
cinq ans. Le bilan en est impossible. Hammer, qui citait lui-même Paul Rycaut, fournit
une liste beaucoup trop précise de la consommation en matériel et des pertes
humaines pour être crédible: « Leurs pertes [pour les Vénitiens] pendant tous les
sièges avaient été de 30 985 hommes, celles des Turcs 128 754 » affirmait-il3. Mais
Hammer ne mentionne pas les décès entraînés par les innombrables combats navals, le
nombre de bâtiments coulés et d’équipages perdus en mer…
Le savio agli ordini Bertucci Trevisan fit le compte des bâtiments construits dans
l’Arsenal pendant cette période: 18 galéasses, 10 galères bâtardes (qui servent aux
capitaines généraux), et 138 galères4. Dimitrie Cantemir, qui est né en octobre 1673 et
n’a connu cette guerre que par des récits rapportés, avance le chiffre de 200 000 morts
turcs, « si l’on en croit les meilleurs Historiens de la nation, dont il y en a encore de
vivans »5. Aucun n’a essayé d’estimer la mortalité des populations grecques et
Dalmates… En 1684, l’ambassadeur de Venise à Rome Giovanni Lando (1684-1691) fit
une autre estimation, financière celle-ci, calculant les dépense de la République à « 150
millioni di ducati d’oro » (sequins)1.
Tous ces chiffres, toujours vagues mais énormes pour l’époque, révèlent à quel
point les contemporains restèrent profondément marqués par cette guerre qui
s’éternisa, à cause de l’acharnement et de la détermination des deux protagonistes. Ce
fut pourtant, dès la chute de Rethymnon en 1646, surtout une affaire d’honneur. Le
conflit étant bien connu2, nous nous attacherons seulement ici à mettre en évidence les
grandes lignes stratégiques de cette guerre, où les opérations furent clairement de
trois types: navales, terrestres, et amphibies. Vénitiens et Turcs, qui adoptèrent des
conceptions tactiques diamétralement opposées, tentèrent d’amener le conflit sur leur
terrain de prédilection respectif. Le contraste entre la suprématie navale vénitienne
face à la domination ottomane sur terre apparaît beaucoup plus tranché qu’il ne le fut
1 Amy A. Bernardy, op. cit., p. 67; Ludwig Pastor, op. cit., vol. XIV, p. 141; Giorgio Bellavitis, L’Arsenale di
Venezia, Venise, 1983, p. 136. Dépêche de Rome datée du 27 janvier 1683, probablement more veneto,
puisque Lando n’est ambassadeur qu’à partir de l’année suivante. D’après Amelot de la Houssaie, Histoire
du gouvernement de Venise, Paris, 1676, p. 83, « A la fin de cette guerre [de Candie] la République se
trouvoit endettée de plus de 60 millions de livres... », ce qui revenait approximativement à 24 millions de
ducats.
2 Voir Venezia e la difesa del Levante da Lepanto a Candia 1570-1670, San Giovanni Lupatoto, 1986.
69
1 Sur la guerre de Chypre voir G. A. Quarti, La guerra contro il Turco a Cipro e a Lepanto, Venise, 1935;
Gilles Grivaud, La guerra di Cipro, Nicosie, 1996.
2 Valier, Guerra di Candia, p. 5-17; Nani Mocenigo, Marina veneziana, p. 131-136.
3 Cantemir, Empire Othoman, p. 111; Eickhoff, Venezia, Vienna e i Turchi, p. 27-31.
4 Eickhoff, Venezia, Vienna e i Turchi, p. 60-61.
5 Valier, Guerra di Candia, p. 39-42; Nani Mocenigo, Marina veneziana, p. 137-138. Sur Miklòs Zrinyi voir
Miklòs Molnàr, Histoire de la Hongrie, Luçon, 1996, p. 178-180.
70
par le prêtre Stefan Soric1. En mer Egée, la stratégie vénitienne fut instaurée dès la fin
de l’année 1645, inspirée par Tomaso Morosini « Gentilhuomo di qualche pratica nella
maritima professione, mà che non haveva ottenuto alcuna dignità considerabile nella
Patria… ». Il s’agissait d’effectuer le blocus naval des Dardanelles afin d’empêcher le
ravitaillement de l’armée d’occupation ottomane en Crète. La faim aidant, les Turcs
étaient censés rendre les armes, « senz’altro spargimento di sangue »2. Dans la pratique,
ces derniers trouvèrent une parade très rapidement: l’Empire Ottoman n’était pas
dépourvu de ports: Nauplie, Malvoisie, Nègrepont, Volos, Alexandrie, Chios et Cesme
servirent de bases navales.
Les premières campagnes dans l’Archipel furent laborieuses: en 1646 Tomaso
Morosini, qui avait été nommé capitano delle navi, s’empara de l’île de Tenedos et jeta
l’ancre à l’entrée des Dardanelles avec 23 vaisseaux. Mais les Turcs profitèrent de
l’absence momentanée de la flotte pour reprendre l’île et massacrer la garnison.
Tomaso Morosini fut d’ailleurs tué l’année suivante lorsque son vaisseau fut pris
d’assaut par les galères de Nègrepont. En mars 1648, une violente tempête surpris
l’armada vénitienne en route vers les Dardanelles au large de Psara (entre Tinos et
Chios): 19 galères échouèrent, toutes les petites embarcations furent perdues, ainsi
que 14 vaisseaux; même la galère du capitaine général Giovanni Battista Grimani coula
et ce dernier trouva la mort3.
Cependant, à partir de l’année suivante, les choses changèrent du tout au tout :
Giacomo Da Riva détruisit 9 vaisseaux, deux galères et trois galéasses dans le port de
Phocée lors d’une attaque mémorable durant laquelle le jeune Francesco Morosini
(1618-1694) « hà combattuto con tutto coragio »4. En août 1651, entre Naxos et Paros,
le capitaine général Alvise Leonardo Mocenigo infligea de lourdes pertes à une armada
ennemie supérieure en nombre. Francesco Morosini, alors capitaine des galéasses,
s’empara du vaisseau amiral turc commandé par Nadalin Furlan, un renégat vénitien
qui avait été nommé pacha de Morée5.
En juin 1655, Lazzaro Mocenigo détruisit ou captura tous les vaisseaux de ligne
ennemis devant les Dardanelles. Mais la bataille la plus spectaculaire eut lieu au même
endroit le 26 juin de l’année suivante: Les Vénitiens prirent 5 navires, 13 galères et 5
maones (galéasses). Le reste de la flotte turque fut détruite, à part 14 galères qui
parvinrent à s’échapper. Dans cette bataille, le capitaine général Lorenzo Marcello fut
tué et Lazzaro Mocenigo perdit un œil. Ce dernier combattait d’ailleurs comme
1 Valier, Guerra di Candia, p. 123-126; Eickhoff, Venezia, Vienna e i Turchi, p. 94-95.
2 Ibid., p. 47-48; Piero Del Negro, « La milizia » in Storia di Venezia dalle origini alla caduta della
Serenissima, Rome, 1997, vol. VII, p. 520-522.
3 Valier, Guerra di Candia, 83-147; Nani Mocenigo, Marina veneziana, p. 147-157; Ekkehard Eickhoff,
Venezia, Vienna e i Turchi, p. 58-59.
4 Archivio di Stato di Venezia, Provveditori da terra e da mar, busta 1326; Eickhoff, Venezia, Vienna e i
Turchi, p. 65-66; Nani Mocenigo, Marina veneziana, p. 237. Sur Francesco Morosini voir Andrea Da Mosto,
I Dogi di Venezia nella vita pubblica e privata, Milan, 1860, 426-440.
5 Valier, Guerra di Candia, p. 266-267.
71
Mocenigo n’en resta pas là: alors que la capitale ottomane était prise de panique
à l’idée d’un bombardement de la flotte vénitienne, il fut nommé capitaine général à
l’âge de 32 ans, se rendit à Chios, où il captura la caravane d’Alexandrie, et prit d’assaut
six navires algériens à l’aide des galères et des galéasses uniquement. Cette défaite
d’une marine à voiles face à des unités à rames était un cas assez rare, mais c’est un
sujet sur lequel nous aurons l’occasion de revenir1.
1 Ibid., p. 409-410; Eickhoff, Venezia, Vienna e i Turchi, p. 66-79, 143-146; Pietro Del Negro, op. cit., p. 522;
Nani Mocenigo, Marina veneziana, p. 191-192. Les navires de lignes, avec leur puissance de feu,
surclassaient nettement les quelques pièces de canon montées sur les galères. En 1665 par exemple, le
72
La suprématie navale des Vénitiens ne fut donc pas menacée. D’ailleurs les
différents kapudans pachas qui se succédèrent cherchèrent surtout à ravitailler les
forces turques de Crète, en évitant le combat autant que possible, les opérations
terrestres leur étant beaucoup plus favorables. Cette constatation s’avéra de façon
flagrante dès 1646: le commandement des troupes de la Sérénissime avait été confié à
Camillo Gonzague, gouverneur général du « Regno di Candia » et au chevalier de la
Valette, général « da sbarco »1. La mésentente et la rivalité entre ces deux personnages
furent encore aiguisées par Andrea Cornaro qui nomma La Valette commandant en
chef. Le chevalier marcha contre la Canée à la tête de 7 000 hommes, mais il fut défait
par Deli Hüseyn Pacha, le vizir des troupes d’occupation, un vétéran de la guerre contre
les Séfévides. La leçon de cette déroute fut exposée par Andrea Valier:
« Questo colpo avvilì in estremo tutti gli habitanti, e discreditò l’armi della
Republica mentre nel medesimo tempo fù accusata e la direttione, e l’escutione, non
parendo che per un profitto tanto leggiero si dovesse cimentare un corpo così
considerabile di militia. »2
Les Turcs eurent ainsi la voie libre pour compléter l’invasion. Dans les mois qui
suivirent cette défaite, le château d’Apricorno (à l’est d’Aptera, dans le village de
Kalyves) fut abandonné et les défenseurs de Rethymnon se rendirent le 13 novembre
16463. L’année suivante, 5 000 fantassins et 500 cavaliers commandés par Gildas et Fra
Vincenzo Della Marra, un chevalier napolitain, subirent une seconde déroute en rase
campagne, dans la vallée de la Mesarà: la cavalerie abandonna le champ de bataille et
l’infanterie fut taillée en pièces 4. Deli Hüseyn Pacha pouvait entreprendre le siège de
Candie. La première bataille pour Candie eut lieu entre le 1er mai et le 10 novembre
1648. Du côté chrétien, le comte de Romorantin, fils du cardinal de Guise, et le prieur
Della Marra firent partie des victimes. Les Turcs perdirent Hasan Pacha, le beylerbey
de Roumelie.
chevalier d’Hoquincourt fut attaqué par une flottille de 30 galères turques mais parvint à les repousser
(Valier, Guerra di Candia, p. 619). Une autre bataille navale entre galères et navires de lignes eut lieu à
Hangö en mer Baltique en août 1714, entre la flotte de Pierre le Grand et celle de l’amiral suédois Johann
Eriksson Ehrensköld. Durant cette rencontre, les galères russes, largement supérieures en nombre, en
sortirent victorieuses. Voir Roger C. Anderson, Naval Wars in the Baltic during the Sailing Ship Epoch,
1522-1850, Londres, 1910; Cyprian A. G. Bridge (vice amiral), History of the Russian fleet during the reign
of Peter the Great, Londres, 1899.
1 D’après De la Haye, La politique civile et militaire des Vénitiens, Cologne, 1669, p. 118, le général du
débarquement « commande en terre les Soldats détachez des Vaisseaux, dont on fait un Corps pour quelque
Expedition. »
2 Valier, Guerra di Candia, p. 50-51.
3 Sur Rethymnon, voir Ioanna Steriotou, I venetikes oxirosis tou Rethymnou (1540-1646), Thessalonique,
1979.
4 Valier, Guerra di Candia, p. 131-132 ; Nani Mocenigo, Marina veneziana, p. 153.
73
Trois années après cette action, Giacomo Da Riva surprit l’île de Salamine et la
mit à sac avant de se rendre à Volos où il détruisit et prit plusieurs caïques. Quelques
temps plus tard, le provveditore d’Armata Leonardo Mocenigo (le neveu du capitaine
général) s’empara de 17 autres esquifs sous la forteresse de Malvoisie après avoir mis
hors d’usage deux tours qui protégeaient le pont. La même année, le capitaine général
ordonna de reprendre l’île de San Theodoro (Agii Theòdori): le débarquement fut
effectué sous les ordres du sergent-major Fiore, et de l’ingénieur Bellunet. Un
commando albanais prit d’assaut le fort supérieur (appelé Turlurù par les Vénitiens) 1,
forçant ainsi la garnison ennemie à se rendre.
En 1652, comme les habitants de l’île de Skyros refusaient de payer le carazzo
(haraç), le capitaine général Leonardo Foscolo fit attaquer par terre et par mer le
château de l’île qui fut facilement occupé: 11 canons furent pris et 220 hommes
destinés aux galères2. L’année suivante Foscolo tenta lui aussi de prendre Malvoisie
sans succès3.
Entre août 1654 et février 1656, (du décès du capitaine général Mocenigo à
l’arrivée de Lorenzo Marcello), le commandement fut assumé par le provveditore
generale d’armata Francesco Morosini. Pendant cette période, ce dernier chercha
principalement à moissonner des subsides en rançonnant l’archipel, par la force quand
cela s’avéra nécessaire. L’île d’Egine fut la première victime. La résistance des habitants
fut brisée, 300 Grecs et 43 Turcs allèrent renforcer les chiourmes. Le général Borri, qui
avait commandé le débarquement et le bombardement de la forteresse à l’aide de
mortiers de campagne, était favorable à la conservation de la place. Mais l’île était bien
trop excentrée, et la forteresse, loin du rivage, fut démantelée 4. Puis l’escadre se rendit
à Volos, dont la garnison prit la fuite, avant d’aller mettre à contribution les Sporades.
Morosini décida alors d’assiéger une nouvelle fois Malvoisie. Cette fois, le général Borri
fit bâtir un fort pour surveiller la seule issue de l’îlot. Les opérations durèrent pendant
deux mois et demi, de août à octobre, mais le kapudan pacha ayant envoyé une armée
de 8 000 hommes pour chasser les Vénitiens de leur position, le siège dut être levé. La
1 Sur le fort de Agii Theòdori il y a peu, voir tout de même Ephi Karpodini-Dimitriadi, Kastra kai forteses
tis Kritis, Athènes, 1995, p. 205-206, avec un plan de l’île tiré de l’Isolario de Vincenzo Coronelli.
2 Valier, Guerra di Candia, p. 283.
3 D’après Antonio Arrighi, Francesco Morosini aurait dirigé les opérations de siège contre Malvoisie (Ivone
Cacciavillani, Francesco Morosini nella Vita di Antonio Arrighi, Venise, 1996, p. 65-67). Voir également le
manuscrit It. VII 200 (10050) de la Marciana, intitulé « Carte topografiche, piante di città, disegni di
battaglie della guerra di Candia (1645-69), plan n° 54, « Fortezza di Napoli di Malvasia presa nel 1653 ».
4 Il ne reste pratiquement rien de la forteresse d’Egine aujourd’hui, sur le lieu dit « Palaiohora ». Egine avait
été vendue par un seigneur catalan à Venise en 1451. En 1538, durant la campagne qui culmina à la bataille
de la Prevesa, Khair Ed-Din Barberousse avait attaqué Palaiohora et l’avait détruite en grande partie. Voir
Wallace E. Mac Leod, « Kiveri and Thermisi » in Hesperia, volume XXXI, n° 4, Princeton, 1962, p. 380;
Fernand Braudel, op. cit., II, p. 227; Alexandros Paradissis, Fortresses and castles of the greek islands,
Athènes, 1982, p. 93. Voir également B. N. M, ms. It. VII 200 (10050), plan n° 65, « Castello di Egena », et
66, « Pianta alzzata della fortezza di Egena ».
75
Morosini, qui guerroyait depuis le début des hostilités, avait déjà acquis une
solide expérience en matière d’assaut amphibie. Il en fit sa plus brillante
démonstration durant l’été 1659 contre Cesme, le principal point d’appui de la flotte
turque sur la côte d’Asie Mineure. Confiant la garde des Dardanelles au capitano delle
navi Girolamo Contarini, le capitaine général fit opérer un premier débarquement sous
les ordres de Grémonville, afin d’assiéger la forteresse par la terre. Comme la garnison
effectuait une sortie pour chasser l’armée chrétienne, les galères forcèrent l’entrée du
port et parvinrent à effectuer un second débarquement au cœur des défenses
ennemies. Les Turcs, pris dans la nasse, se débandèrent1.
Après avoir ruiné une partie des fortifications de Cesme, Morosini attaqua
Patmos, l’île de l’évangéliste Jean, qui renseignait les Ottomans sur les mouvements de
la flotte vénitienne. Patmos fut pillée de fond en comble. Fidèle à sa tactique préférée,
Morosini se rendit ensuite dans le Dodécanèse, à « Castel Ruzo » (Castellorizo et non
pas Castelrosso comme l’indique Mario Nani Mocenigo !)2, où il prit la forteresse
d’assaut, faisant 146 prisonniers. Morosini envisagea sérieusement de conserver la
place, « come luogo di consideratione, e in stato di poter esser difeso, essendo munito
particolarmente dalla natura di validissime fortificationi. » Pourtant, à l’évidence, la
position, à un kilomètre à peine du continent aux mains de l’ennemi, était intenable.
Aussi les Vénitiens la ravagèrent-ils autant que possible avant de l’abandonner3.
Au cours de l’hiver suivant, Morosini retourna dans les Sporades et rançonna
l’île de Skiathos qui résista et reçut le châtiment habituel. Ce fut la dernière opération
de ce genre, en dehors de l’occupation sans lendemain du château d’Apricorno le 27
août 1660 par Grémonville et le prince Almerico, frère du duc de Modène 4. Les années
suivantes, la flotte vénitienne pourchassa infructueusement celle de l’ennemi. La Porte
accorda pour un temps plus d’intérêt à la frontière hongroise où Miklòs Zrinyi la
défiait5. Après le traité de Vasvàr, les forces ottomanes purent de nouveau se
concentrer sur la conquête de la forteresse de Candie.
Le sultan Mehmed IV perdait patience. Selon Andrea Valier, il ordonna au grand
vizir de prendre la capitale de la Crète, « se havese cara la sua testa ». En 1666, Ahmed
Köprülü était en Morée, comme nous l’avons vu, faisant effectuer de grands préparatifs
pour l’assaut final:
lieutenant général Kurt Siversen servit comme volontaire sur le San Giorgio Grande)1,
des Suédois dont le général Carl-Gustaf Wrangel, comte de Salmis, compagnon d’armes
de Turenne2, mais aussi l’un des fils du comte Hans Kristofer von Königsmark, général
de Gustaf-Adolph. A l’évidence, l’afflux de gentilshommes à Candie n’avait rien à envier
à celui qui préluda à la levée du siège de Vienne3.
la Terre ferme vénitienne qui servit la République volontairement durant la guerre de Candie. Alcenago,
chevalier de Saint Jean de Malte, avait d’abord combattu en Dalmatie avant de venir à Candie en 1668 avec
300 hommes, dont 80 entretenus à ses frais. Il reçut quatre blessures en défendant les bastions Sant’Andrea et
Sabionara.
1 Nani Mocenigo, Marina veneziana, p. 26
2 Philippe Contamine, op. cit., p. 357-358.
3 Hammer Purgstall, L’Empire Ottoman, vol. III, p. 121-129; Valier, Guerra di Candia, p. 655-729; Eickhoff,
Venezia, Vienna e i Turchi, p. 265-272; Cantemir, Empire Othoman, p. 318-319; Nani Mocenigo, Marina
veneziana, p. 223-227.
79
Coppo (blessé par un coup de canon le 6 mars 1668), Bassignani, Camuccio, Serravalle,
Maupassant1…
Les pertes furent importantes dans les rangs des ingénieurs qui se trouvaient
exposés au feu de l’ennemi; elles ne furent pas moindre parmi les généraux: le duc de
Beaufort, le comte de Waldeck, Adolph von Degenfeld, le baron de Frisheim, le marquis
Villa tombèrent au combat. Dans les rangs vénitiens, l’hémorragie prit des proportions
énormes, et parmi les 280 patriciens qui perdirent la vie, c’est-à-dire presque un quart
du Maggior Consiglio2, citons en particulier le provéditeur général de Candie Bernardo
Nani (tué le 22 juin 1668), et le provéditeur général d’armata Caterino Cornaro (le 13
mai 1669), un rival de Francesco Morosini. Caterino, fils du provéditeur général de
Candie et capitaine général Andrea Cornaro, avait lui même servi durant toute la
guerre, mais c’était surtout en Dalmatie, où il avait été provéditeur général de 1663 à
1666, qu’il avait acquis sa renommée. Pour signifier l’estime dans lequel le Sénat tenait
ce digne fils de la République, son frère Girolamo fut nommé chevalier3.
Une fois les régiments français du duc de Noailles rembarqués sans gloire, et
après le départ des contingents alliés à la fin du mois d’août 1669, les troupes
disponibles s’élevaient à peine à 3 500 hommes. Le conseil de guerre se réunit sous la
direction du capitaine général. Sachant qu’un assaut turc supplémentaire pouvait être
fatal non seulement à la garnison, mais aussi à la flotte, la capitulation était devenue
une tragique nécessité4. Les officiers présents réalisèrent que la résistance héroïque
des défenseurs de Candie avait sauvé l’honneur de la République et gagné l’estime du
monde entier. Les négociations furent menées rapidement, le grand vizir offrit des
conditions particulièrement généreuses à la garnison, accordant 12 jours aux troupes
et à la population civile pour se retirer avec armes et bagages, y compris une partie de
l’artillerie (celle qui provenait des bâtiments de la flotte). Francesco Morosini, qui
n’avait pas l’autorité nécessaire pour traiter, prit le risque de passer outre, en signant la
paix avec la Porte le 6 septembre. La Crète passa ainsi officiellement aux mains des
Turcs, après 457 ans d’occupation vénitienne. La République put toutefois conserver
les places fortes de Souda, Spinalonga et des Grabuses, ainsi que les territoires conquis
en Dalmatie et Bosnie durant la guerre: « la fortezza di Clissa5 col Territorio ed altri
acquisti fatti in Bossina »6. La garnison se retira le 27 septembre 1669, étendards
1 Joseph Du Cros, op. cit., p. 88-359; Valori, Condottieri, p. 34, 55; Christopher Duffy, op. cit., p. 228.
2 Giuseppe Gullino, op. cit., P. 146.
3 Valier, Guerra di Candia, p. 723; Ivone Cacciavillani, op. cit., p. 139-142; Nani Mocenigo, Marina
veneziana, p. 226-227.
4 L’épuisement financier de l’Empire Ottoman n’était guère moindre. Une lettre du sultan au grand vizir,
datée de novembre 1668, en témoigne. Dans cette missive, le souverain « expressed private reservations
about the Ottomans’ability to continue their war with Venice in Crete beyond the upcoming season. »
(Murphey Rhoads, op. cit., p. 186). Voir aussi Eickhoff, Venezia, Vienna e i Turchi, p. 276
5 Conquise par Leonardo Foscolo en 1648.
6 Levi-Weiss, Relazioni, p. 117-118
81
déployés, emportant avec elle les saintes reliques1. Ahmed Köprülü offrit de riches
présents au capitaine général Francesco Morosini, que Celebi appelait le « mécréant
vénitien » ou le « maudit ». Ce dernier s’était déjà acquis une solide réputation parmi
les Turcs, qui le craignaient et le respectaient2.
Le mot de la fin, nous le laisserons à Mario Nani Mocenigo, descendant de deux
grandes familles patriciennes qui s’étaient particulièrement illustrées durant la guerre
de Candie:
« Così finiva la guerra di Candia che continuò per un quarto di secolo e durante la
quale Venezia sostenne si può dire da sola lo sforzo del più grande impero di quel tempo.
La sua resistenza fù veramente degna di epopea e l’isola cadde in mano degli infedeli non
per deficienza della marina veneziana … e non fù mai vinta dal nemico, ma per
l’esaurimento delle sue forze finanziarie, perchè la Repubblica non aveva il modo di
reclutare truppe nella misura che il bisogno richiedeva e perchè furono sempre
inadeguati gli aiuti che concessero alla Repubblica il Pontefice e gli Stati Cattolici. »3
1 Valier, Guerra di Candia, p. 751; Cantemir, Empire Othoman, p. 132; Hammer Purgstall, L’Empire
Ottoman, vol. III, p. 129-130; Christopher Duffy, The fortress in the Age of Vauban and Frederick the Great
1660-1789, Londres, 1985, p. 218-221; Eickhoff, Venezia, Vienna e i Turchi, p. 275; Nani Mocenigo, Marina
veneziana, p. 231; Anderson, Naval wars in the Levant, p. 184..
2 Evliya Celebi, op. cit., p. 168, 225, 265.
3 Nani Mocenigo, Marina veneziana, p. 231.
82
Carte 3.
83
Chapitre III
Les débuts de la conquête vénitienne (1684-1685):
le choix de la Morée
1 A. S. V., Senato da mar, registro n° 150 (1684), fol. 65 v; Mario Nani Mocenigo, op. cit., p. 257.
2 A. S. V., Senato da mar, registro n° 150 (1684), fol. 87 v; Alberto Prelli, Le milizie venete in Palma 1593-
1797, Udine, 1988, p. 172. Fabbio Lanoia et Lauro d’Andria, qui servaient déjà en terre ferme (d’Andria était
auparavant sergent major à Palmanova) pour une paye de 20 ducats par mois, obtinrent une augmentation
mensuelle de 10 ducats.
3 D’après Pietro Gradenigo, op. cit., fol. 258, les frères de Carlo étaient également au service de la
République: « Carlo fù figliolo del Co: Girolamo, e fù il più giovine delli altri 3 suoi fratelli, cioè di Pompeo
1665 Intendante Generale dell Isole, indi Colonello Comandante in Crema, ed in Corfu. Fù direttore della
Piazza di San Teodoro del 1630 occupata da nostri sopra il scoglio contiguo all’Isola di Candia. Francesco
pure Colonello d’un Regimento di fanteria al soccorso di Candia stessa. Nicolò a lui successo circa il 1669
che in oltre ottenne il capitaneato d’una Compagnia per il figlio Mattias, se bene appena nato… ». Sur
Carlo di Strassoldo, voir Valori, Condottieri, p. 390; Contarini, Leopoldo Primo, p. 42, 57, 71, 80-81;
Beregani, Guerre d’Europa, I, p. 138-139, qui précise que Nicolò di Strassoldo vint également se porter
volontaire au début de la guerre de Morée.
4 Bibliothèque du musée Correr (B. M. C.), ms. Donà dalle Rose n° 428, dossier n° 1, « Intorno a leve di
soldati ed Offiziali della Milizia (1684)», sans numérotation.
84
Sérénissime devait forcément viser la reconquête de la Crète. Dès que la Porte reçut
des informations concernant les préparatifs des Vénitiens, le kapudan pacha y fut
dépêché avec 40 galères pour acheminer des renforts en troupes et en vivres1.
En réalité, au sein du Sénat, le savio del consiglio Giorgio Cornaro2 proposa de
diriger les forces de la République contre Castelnuovo, mais la décision adoptée
finalement fut de laisser les mains libres à la Consulta (le conseil de guerre) pour les
choix tactiques3. La déclaration de guerre n’allait être portée au kaimmaikam par
Giovanni Capello que le 11 juin. Avec le temps de réaction nécessaire, cela permettait
de bénéficier de l’effet de surprise.
Le jeudi 8 juin 1684 fut l’une des journées les plus mémorables dans l’histoire de
Venise. Francesco Morosini et son lieutenant Alessandro Contarini embarquèrent en
grande pompe à bord de la bâtarde de Pietro Morosini, le neveu du capitaine général,
au milieu des festivités et de l’allégresse générale4. Avec une escadre de 3 galères et de
2 galéasses, la bâtarde arriva à Lésina (Hvar en Croatie) le 17 juin, où elle fut rejointe
par les galères de Dalmatie. D’après Pietro Garzoni, un conseil de guerre se réunit à
Curzola (Corcula) où l’on aborda encore la possibilité d’attaquer Castelnuovo. Le comte
de Verneda fit une représentation détaillée de cette forteresse pour les généraux
présents5.
bras. » Mais Rycaut mentionne aussi la présence de meilleures unités (p. 379): « Les troupes auxiliaires dont
se servent les Turcs dans leurs expeditions maritimes viennent de Tripoli, de Tunis, et d’Alger. Mais depuis
quelques années, les pirates d’Alger ne les aident plus... Les autres forces auxiliaires des Turcs, sont celles
des Beys de l’Archipel: ils sont quatorze en tout, dont chacun commande & entretient une galére, moyennant
le revenu (p. 380) de certaines isles de cette mer, que le Grand-Seigneur leur abandonne. Ces galéres sont
mieux fournies d’hommes, & de toutes choses, que celles de Constantinople; mais ils ne les exposent pas
volontiers qu hazard d’un combat, parce qu’ils les considérent comme la meilleure partie de leur bien. ... Les
Canoniers qui servent sur la flotte des Turcs, sont fort ignorans. Ce sont ordinairement des Chrêtiens
François, Anglois, Hollandois, ou autres; car ils s’imaginent qu’il suffit d’estre Chrêtien, pour estre bon
Canonier, & pour bien manier toutes sortes d’armes à feu, quoique les pertes qu’ils ont faites par l’ignorance
de ces gens-là, deussent les avoir détrompez. »
1 Cantemir, Empire Othoman, p. 100; Contarini, Leopoldo Primo, p. 271-272, 340.
2 Sur les Collège des Sages, voir Giuseppe Cappelletti, Relazione storica sulle Magistrature Venete, Venise,
1873, p. 87-90.
3 Contarini, Leopoldo Primo, p. 273; Foscarini, Republica Veneta, p. 180-181; Nani Mocenigo, Marina
veneziana, p. 258; Pietro Garzoni, Sacra Lega, vol. I, p. 53.
4 A. S. V. Senato, dispacci, P. T. M. , busta 1070: « Rubrica Armata 1684 Giugno sino 19 Maggio 1688
Francesco Moresini Kavalier e Procurator Capitan General da Mar », dépêche n° 1; Bibliothèque de la
fondation Querini Stampalia (F. Q. S), n°780 classe IV, codice XCVIII, fol. 3 v; voir également le manuscrit
F. Q. S., n°1347, classe IV, codice XCIII, intitulé « Distinti Ragualij Delle Fortezze prese Nel Regno Della
Morea Sotto il Comando dell’Eccellentissimo Kavaliere Procuratore Capitano Generale Francesco
Moresini Nella Sedia di Papa Innocento Odeschalchi XI », publié par Eftikia D. Liata et Konstantinos G.
Tsiknakis, sous le titre « Me tin Armada sto Moria 1684-1687 », Athènes, 1998, p. 53-56. Il faut pourtant se
méfier de ce récit dont la chronologie est entièrement inexacte.
5 Pietro Garzoni, Sacra Lega, vol. I, p. 54.
86
Après une nouvelle halte à Raguse (Dubrovnik), la bâtarde arriva enfin en vue de
l’île de Corfou au tout début du mois de juillet. La traversée avait déjà coûté la vie à 112
personnes. A Cassopo (Kassiòpi), Morosini eut la satisfaction de trouver les escadres
des auxiliaires: les Maltais sous les ordres de Giovanni Battista Brancaccio 1, avec 7
galères et 3 vaisseaux, 100 chevaliers et 1 000 fantassins; les Florentins, commandés
par Camillo Guidi avec 4 galères, 1 vaisseau, 20 chevaliers de San Stefano et 600
soldats, enfin 5 galères papales et 300 hommes sous les ordres de Paolo Emilio
Malaspina2.
1 B. N. M. ms. It. VII 172 (8187), Muazzo, Guerra coi i Turchi, fol. 4 v; Contarini, Leopoldo Primo, p. 339-
340; James Morton Paton, The Venetians in Athens from the Istoria of Cristoforo Ivanovich, Cambridge,
1940, p. 48-49.
2 B. N. M., ms. It VII 1541 (8823), fol. 27 v.
3 La spianata (esplanade) fut crée en 1518, sur une distance de 60 pas (103 mètres) au-delà de la
contrescarpe occidentale du fossé de la vieille forteresse, afin de « mettere allo scoperto gli eventuali
attaccanti ». La spianata servit ensuite de place d’armes jusqu’au XIX e siècle. Voir Elly Yotopoulou-
Sicilianou « I Turchi a Corfù, conseguenze degli assedi Turchi sulla forma della città » et Ennio Concina
« San Marco, la cittadella, la città » in Corfù, storia, spazio urbano e architettura XIVe – XIXe sec, Corfou,
1994, p. 49-57 et 29-37. Citons enfin Raymond Matton, Corfou, Athènes, 1960, p. 99: « L’esplanade qui
s’étend au bas de la citadelle et qui doit son existence à une servitude militaire est demeurée à travers les
siècles l’élément essentiel et centra de la ville de Corfou. Elle sert de place d’armes pour les exercices de la
garnison, mais c’est là aussi que se déroulent les solennités civiles et les processions religieuses… ».
4 B. N. M., ms. It. VII 2592 (12484), Diario anonimo della guerra di Morea (1684-1687), fol. 38 v; Alberto
Guglielmotti, La squadra ausiliaria della marina romana a Candia ed alla Morea, Rome, 1883, p. 378.
88
Pour être efficace, l’attaque devait s’effectuer simultanément des deux côtés
opposés de la forteresse lacustre. Sur le front oriental (sur le continent), les opérations
furent placées sous la direction du sergent major de bataille Jouy, du capitaine Giacomo
Milhau Verneda1, ingénieur de métier, et de son collègue Sebastian Alberti 2 avec les
régiments Maron, Mirabaldo, Bianchi, mais également les troupes maltaises et papales
ainsi que les Albanais. Du côté occidental (vers l’île), les sergents majors de bataille
Salvadego et Bonsio, et les ingénieurs Mauro et Benoni dirigèrent les assauts des
régiments Gabrieli, Catti, et Tasson, épaulés par les troupes florentines et les Croates.
Le 21 au matin, Stai Maneta à la tête de 150 de ses compatriotes, se rendit
maître sans résistance d’un lieu appelé « Chirebbe », appartenant au fils de l’aga de
Santa Maura. Dans la journée, le colonel Metaxa amena avec lui un renfort de 2 000
Grecs de Céphalonie, qui mirent un point d’honneur à rançonner leurs compatriotes
des environs, leur enlevant 20 000 têtes de bétail. Le capitaine général, qui avait besoin
de l’appui des locaux, fit de son mieux pour restituer le butin. Le lendemain, l’évêque
orthodoxe de Céphalonie Timothée vint en personne avec 150 hommes de sa suite,
prétextant venir en aide aux Vénitiens. Mais il s’en retourna presque aussitôt, après
avoir tenté en vain de prélever la dîme sur les rapines de ses ouailles. Ce même jour,
Morosini envoya son assistant Nicoletto sommer la garnison de se rendre 3. L’aga, que
Cantemir appelle Bekiraga, refusa catégoriquement de capituler. Aussi, dès le
lendemain, Morosini ordonna de bombarder la forteresse avec les galères. Le vent
violent, qui empêchait de garder les bâtiments dans l’axe de tir, contraria la manœuvre.
1 Sans doute l’un des deux neveux du comte Filippo Beset di Verneda. Tous deux accompagnèrent leur oncle
jusqu’au siège de Nègrepont (1688), où ils furent tués à quelques jours d’intervalles. Voir Pietro Garzoni, op.
cit., I, p. 278-279; B. M. C., ms. Morosini Grimani n° 557, fascicule XVII, fol. 458; Bibliothèque nationale
de Grèce, (E. B. E.), fonds Antonio Nani, ms. 3916, fol. 202.
2 Sebastian Alberti, ingénieur comme son père, fut recruté par le Sénat le 9 mai 1684. Sa solde fut fixée par
le Sénat à 20 ducats par mois (A. S. V., Senato da mar, registro n° 150, fol. 98).
3 La lettre est retranscrite dans B. N. M., ms. It. VII 2592 (12484), fol. 40: « Da noi Francesco Moresini
Kavalier, Procurator, Capitan General della potente Armata della Serenissima Republica di Venetia, à voi
Dervis Agà, & altri Agà della aflita Santa Maura. La principal causa ch’hà sforzato, la Serenissima
Republica, à riunir la sua Armata, co vigor di poderose forze, e derivata da essersi empiamente, infranta la
pace con l’anido e ricovro, prestatosi da questo luogo, à legni di Barbari corsari, e deli armamenti e
piratarie, infeste contro le Capitulationi da voi stesse praticcate, con insulti, hostilità, e dani troppo
insoferibili, nelle persone, e sostanze de nostri suditti; a segno che hanno provocato giustamente l’ira del
grand’Iddio, e la temuta destra del Serenissimo invito e glorioso Prencipe a scagliar sopra di voi i fulmini
del suo acuto sdegno, mentre stavo in procinto di farvi ripombar il più terribile colpo, di cui sarà per
suseguire inremisibile l’intiera desolatione di tutta la Fortezza. Habbiamo prima voluto amonirsi con
clemenza da voi non meritata, che se nel termine di tutto questo giorno, vi risolverete di cederla nelle mani
nostre, potrete anco sperare, d’ottenere gl’atti della nostra pietà, altrimenti vi protestiamo che non vi sarà
più tempo; E che con ogni sorte di tormenti, si ponerà à fiamme, & à diluvij di focco il recinto, di maniera
che non rimara pietra, sopra pietra, e non perdonandosi, ne à età, ne à sesso, honde resterà col sacrifitio
delle vostre vite, e famiglie haveri, e col spargimento di tutto il sangue pagata la pena di vostre barbare
sceleratezze. Di Galera Capitana Generale 22 Luglio 1684. Francesco Moresini Kavalier Procurator
Capitan General. »
90
Quelques pièces d’artillerie furent débarquées, bien peu à vrai dire: 6 pièces de
50 et quatre mortiers de 500 du côté du continent, 6 autres canons de 30, et 3 de 20
sur l’île. Mais avec la nature du terrain, lagunaire et marécageux avec une profondeur
d’eau oscillant entre 1 m et 1.5 m, la difficulté majeure fut de construire des supports
stables pour les batteries, sur un soubassement de fascines. Malgré le faible nombre de
mortiers à bombes, lorsque le projectile ne manquait pas complètement la cible, l’effet
était destructeur. La forteresse étant d’une superficie assez réduite, et les habitations
toutes de bois, (ce qui avait été observé par Jacob Spon huit années auparavant) 1, le feu
se propageait rapidement. La nuit, le capitaine Maneta et ses hardis compagnons
tentaient de multiplier les incendies en lançant des brandons enflammés contre les
cabanes accolées aux murailles.
Le jeudi 27 juillet, face aux tirs de l’artillerie, un bastion commença à céder. Deux
jours plus tard, le capitaine du golfe Benetto Sanudo effectua un bombardement naval,
pendant lequel un boulet de la place tua l’ingénieur Benoni et 7 soldats. Le lendemain,
trois chefs bombardiers périrent également. Mais la garnison était à cours de
projectiles. L’après-midi du 31, le bastion endommagé s’écroula complètement.
Ayant appris que des renforts turcs venaient de parvenir à Prevesa, à moins
d’une journée de marche, le mercredi 2 août au soir Morosini dirigea un
bombardement naval de diversion contre cette forteresse 2. Tandis que les batteries
continuaient à ruiner Santa Maura, le capitaine général, qui se méfiait d’une attaque
ennemie sur ses arrières, envoya le capitaine Maneta avec 500 hommes pour ratisser
les environs et effectuer des raids autour de Prevesa.
La brèche de la forteresse étant à ce moment là assez importante, le soir du 5
août, Morosini commanda à Strassoldo de préparer un assaut général pour le
lendemain matin. Comme prévu, l’infanterie coalisée se rua contre la muraille, mais
elle fut repoussée. Quarante hommes furent tués et de nombreux autres blessés lors de
ce seul combat. Pourtant, cette tentative abattit définitivement la résistance de la
garnison qui savait la fin toute proche. Le 6 au soir, les Turcs arborèrent le pavillon
blanc et après les pourparlers, acceptèrent d’abandonner la place. Morosini leur
accorda la vie sauve, ainsi qu’à leurs familles, avec le droit de garder les biens qu’ils
pouvaient emporter sur eux, « in atto di pura pietà, onde meglio si sostenesse la stima
dell’Armi dell’E. E. V. V. »3 Cela privait les troupes d’une partie du butin, mais pouvait
peut-être inciter les autres garnisons turques à se rendre sans trop de résistance…
Les esclaves chrétiens (des Calabrais pour la plupart), au nombre de 137 selon
Francesco Morosini, furent libérés et sortirent les premiers. L’anonyme, auteur du
diario conservé dans le manuscrit de la Marciana It. VII 2592, ajouta un détail
intéressant que le capitaine général ne nota pas dans ses dépêches à la Signoria:
Le 7 août, 700 soldats et 3 000 civils sortirent de Santa Maura. Les soldats
chrétiens pénétrèrent alors par la brèche et se ruèrent à l’intérieur, emportant tout ce
qu’il restait à saisir. Les habitants, quant à eux, furent transportés le lendemain par
mer jusqu’aux environs de Prevesa. Les prises de guerre consistaient en de l’artillerie,
126 canons dont 33 en fer, ainsi que 42 esclaves noirs, surtout des femmes et des
enfants d’ailleurs. Quelques hommes furent envoyés aux galères, deux esclaves furent
confiés à Leonard Cleuter pour être remis à la reine de Suède Ulrica Eleonora, et les
autres distribués entre les nobles et les officiers2.
Le siège de Santa Maura, qui avait duré 18 jours, avait coûté la vie à 127 soldats
chrétiens (dont 2 ingénieurs), 112 parmi les seuls auxiliaires et les alliés qui avaient
ainsi chèrement payé leur participation avec la perte des chevaliers Francesco
Magallon et François de Morienne3. Il y avait eu également 128 blessés, dont
l’ingénieur Giovanni Leonardo Mauro et le sergent-major de bataille Jouy; 1 740
soldats malades furent envoyés à Corfou pour y être soignés. Lorenzo Venier fut
nommé provéditeur extraordinaire de Santa Maura et Filippo Paruta provéditeur
ordinaire avec 1 000 hommes des régiments corses et saxons, sous les ordres d’un
gouverneur, le colonel Gratiani.
Il fallut ensuite s’occuper de la restauration de la forteresse. Après avoir
consacré l’une des mosquées en église sous le nom de San Salvatore, le capitaine
général la confia au père Pesaro, un moine franciscain. Benedetto Sanudo mis ses
équipages au travail pour redresser la contrescarpe, tandis que le gouverneur
ordinaire des galéasses Alessandro Bon se chargeait de raser les travaux d’approches
établis les jours précédents. Le comte de Verneda vint examiner les fortifications, et fit
lever un plan précis de la forteresse. Ce plan et les propositions de l’ingénieur Stof pour
d’autres travaux furent envoyés à Venise avec la dépêche n° 9, datée du 25 août4.
Après cette victoire qui reléguait Girolamo Cornaro au second plan, Morosini
chargea le lieutenant colonel Giovanni Alvise Magnanini d’apporter la nouvelle à Venise
avec la felouque destinée au transport des messages. La felouque arriva dans la lagune
le 21 août, et le Sénat, satisfait de cette entrée en matière victorieuse, récompensa
Magnanini en le gratifiant d’une chaîne en or d’une valeur de 200 ducats. Le patron du
bâtiment et les 7 marins de l’équipage ne furent pas oubliés: le premier reçu 8 zecchini
1 B. N. M., ms. It. VII 2592 (12484), fol. 42 v.
2 Contarini, Leopoldo Primo, p. 345; Garzoni, Sacra Lega, vol. I, p. 57; Locatelli, Racconto historico, p. 63;
Eftikia D. Liata et Konstantinos G. Tsiknakis, op. cit., p. 57-60; Alberto Guglielmotti, op. cit., p. 385;
Kenneth M. Setton, op. cit., p. 290-291; Panayotis B. Papadopoulou, Franki, Eneti, kai Turki stin
Peloponnison 1204-1821, Athènes, 1969, p. 141.
3 U. Mori Ubaldini, op. cit., p. 445.
4 A. S. V., Senato, dispacci, P. T. M. , busta 1070.
92
d’or (sequins) et les autres 4 par personne1. Un mois après, le navire Scala di Jacob
parvint aussi à Venise avec 90 des anciens esclaves de Santa Maura 2. Le Sénat les confia
au Magistrato alla Sanità qui devait leur fournir de l’argent et des provisions pour leur
permettre de retourner dans leurs foyers3. Une semaine plus tard, cette magistrature
affréta la Madona del Rosario (avec 8 pierriers et 12 hommes d’équipages) du capitaine
Marco Canovich pour en ramener certains dans les Pouilles, en recevant 1 ducat par
personne transportée4.
Dans les jours qui suivirent la prise de Santa Maura, le conseil de guerre
n’envisagea pas d’attaquer Prevesa immédiatement, malgré le risque que faisait peser
cette place si proche de l’île de Leucade. En effet, dans sa dépêche n° 12 du 17
septembre, Morosini évaluait à 1 600 hommes à peine les forces dont il disposait pour
une telle entreprise. Mais il restait une autre alternative : effectuer un raid contre le
sud-ouest de l’Acarnie, une région sans protection, mis à part les vieux châteaux de
Crysovitsa et d’Angelocastro. Le capitaine Maneta fut tout de même envoyé vers
Prevesa pour effectuer une manœuvre d’exploration et de diversion 5. Le 26 août, la
nouvelle de la victoire du duc de Lorraine du 27 juillet contre les pachas de Buda,
d’Eger, de Temesvàr et de Bosnie, et la prise de Vàc qui s’en suivit arriva au camp 6.
Quelques jours plus tard, le 2 septembre, les troupes sous le commandement de
Carlo di Strassoldo furent débarquées à Dragomestre (Astàkos), à l’ouest du fleuve
Achéloüs (Ahelòos). Une armée turque locale forte de 1 500 fantassins et 300 cavaliers
tenta aussitôt d’arrêter leur progression, mais elle se débanda dès le premier
engagement. L’Acarnie était désormais à la merci des Vénitiens et de leurs alliés. Les
troupes ravagèrent la région et la pillèrent, poussant jusqu’à Etolikò et Messolòngi, qui
durent payer de lourds tributs7. Morosini, tirant parti de sa suprématie navale qui le
rendait apte à frapper les régions côtières par surprise là où il le désirait, multiplia les
fausses alertes chez l’ennemi. Les galères de Toscane, renforcées par 6 unités
vénitiennes, apparurent devant Prevesa. Trois autres galères de la Sérénissime se
rendirent à proximité de l’entrée du golfe de Corinthe avec l’escadre maltaise. Le 10
septembre, les troupes furent rembarquées à Petala, près de l’embouchure de
l’Achéloüs. Deux jours plus tard, Camillo Guidi prit congé et s’en retourna avec les
galères de Toscane8.
1 B. N. M., ms. It VII 1241 (8823), fol. 28 v; A. S. V., Senato da mar, registro n° 150 (1684), fol. 177. Le
sequin de cette période était une monnaie d’or pesant 3.49 grammes. Voir Cesare Gamberini Di Scarfea,
Prontuario prezzario delle monete, oselle e bolle di Venezia, Bologne, 1960.
2 Comme il manque 47 personnes par rapport au nombre indiqué par Francesco Morosini dans sa 8 e dépêche,
il semble que la version du manuscrit It. VII 2592 de la Marciana concernant l’enrôlement de certains des
anciens esclaves soit confirmée.
3 A. S. V., Senato da mar, registro n° 150 (1984), fol. 201 v, le 22 septembre.
4 Ibid., fol. 210 v, le 28 septembre.
5 Eftikia D. Liata et Konstantinos G. Tsiknakis, op. cit., p. 60.
6 Eickoff, Venezia, Vienna e i Turchi, p. 437; Cantemir, Empire Othoman, p. 101.
7 Cantemir, Empire Othoman, p. 299.
8 Anderson, Naval wars in the Levant, p. 196; Nani Mocenigo, Marina veneziana, p. 259.
93
Nous verrons que ce projet ambitieux, le même que le révérend père Coppin au
demeurant, aura de nombreux développements par la suite. En attendant de porter
une attaque aussi loin que Corinthe, le conseil de guerre prit la décision d’assaillir
Prevesa. Cette forteresse, la principale du sud de l’Epire, contrôlait l’entrée du golfe
d’Arta (d’Amvrakia) et dominait une région fertile. D’autres raisons, plus inquiétantes,
poussèrent également la Consulta à opter pour ce choix: les informateurs rapportaient
qu’une armée ennemie, forte de près de 3 000 hommes, s’y rassemblait au même
moment. En n’intervenant pas rapidement, l’état-major coalisé prenait le risque de se
retrouver assiéger dans Santa Maura qui n’était pas encore en état de résister à un
nouveau siège. Le capitaine général, fidèle à sa tactique préférée, était partisan de
déloger l’ennemi à l’aide d’une attaque surprise malgré (ou peut-être à cause), sa
propre infériorité numérique. A 66 ans, le vieux loup de mer se sentait toujours prêt à
renouveler le genre d’actions audacieuses qui l’avait rendu célèbre pendant la guerre
de Candie.
Morosini faisait confiance à Strassoldo, qu’il disait « molto ardente », mais il
confiait au Sénat que ce dernier était bien mal vu des troupes à cause de son excès
d’autorité2. Il pouvait également compter sur un auxiliaire de choix, le corsaire
magniate Stai Maneta, qui ne demandait qu’à charger en tête pourvu qu’il y ait du butin
à la clef. Il n’était pas le seul d’ailleurs: Morosini eut le plaisir d’accueillir le neveu du
corsaire Giorgio Maria Vitali. Ce dernier, d’origine corse, s’était illustré à la fin du
conflit précédent, alors que Morosini occupait le poste de capitaine général pour la
seconde fois. L’estime entre les deux hommes avait été très grande, et Vitali avait été
promu chevalier par le Sénat vénitien. Sa mort au combat en 1668 avait privé la
République d’un allié redoutable3. Ce fut donc avec joie que Morosini vit arriver le
jeune colonel Vitali, monté sur une grosse galiote, avec 150 « aggueriti Leventi ».
1 Foscarini, Republica Veneta, p. 186-187. Voir également Eftikia D. Liata et Konstantinos G. Tsiknakis, op.
cit., p. 58-59 (fol. 26-27 du manuscrit) où la galiote du capitaine Maneta est représentée sous la forteresse de
Prevesa.
2 F. Q. S, n°780 classe IV, codice XCVIII, fol. 14 v. Les Scapoli sont les responsables de la surveillance des
chiourmes des galères. On en compte 48 par bâtiments à cette période. Pendant les batailles et les abordages,
les Scapoli, toujours de solides gaillards, prenaient part au combat (Mario Nani Mocenigo, op. cit., p. 37-39.
3 F. Q. S, n°780 classe IV, codice XCVIII, fol. 16 v.
95
des travaux trop importants, seule la palissade fut relevée. Comme la reddition de la
forteresse s’était faite le jour de l’archange Michel, la mosquée principale lui fut
naturellement consacré. Le Te Deum y fut finalement chanté le matin du 3 octobre 1.
Le lieutenant colonel Giovanni Alvise Magnanini fut chargé d’aller apporter la
nouvelle au Sénat une fois de plus. La felouque arriva le 21 octobre à Venise et
Magnanini eut droit à une médaille en or, avec l’effigie « del glorioso Pratron nostro San
Marco », d’une valeur de 100 ducats. Le capitaine de la felouque et les 7 membres
d’équipage obtinrent une gratification identique à celle reçue deux mois auparavant2.
Huit jours après l’occupation de Prevesa, Morosini se rendit avec quelques
galères au château de Vonitsa, situé à 15 km de là, sur la rive Sud du golfe d’Ambrakia.
Selon les sources, soit le lieutenant général de l’artillerie Verneda, soit son neveu
l’accompagna. La vieille forteresse byzantine était abandonnée, les occupants avaient
fui et il n’y avait aucune pièce d’artillerie3.
La campagne de 1684 s’achevait. Il fallait préparer la suivante. Or, Morosini
envisageait déjà d’étendre les conquêtes vers la Messenie. Peut-être par l’intermédiaire
de Maneta, ou peut-être par des correspondances directes avec les Magniates, le
capitaine général tentait de soulever ces populations contre les Turcs. Depuis quelques
années, la pression ottomane sur cette région s’accentuait. Onze ans auparavant, le
chevalier d’Harcourt, général des galères de Malte, s’était également intéressé au
Magne. D’après la gazette de France, il aurait défait la caravane d’Alexandrie le 29 juillet
1673 puis aurait délivré « les Mainotes, peuple de la Morée, après leur avoir pris 2 de
leurs 3 principales forteresses. »4
La conjoncture se prêtait bien à une alliance entre Venise et les Magniates,
comme celle qui avait raprochée Venise et les Morlaques durant la guerre précédente.
En effet les Turcs, « avevano all’uscite de’monti inalzati, e provveduti di vigorosi presidj
alcuni Forti, con i quali tenevano strettamente angustiata quella Nazione. »
D’après Camillo Contarini, Morosini avait gardé des contacts avec deux
personnages, Paolo Macri et Nicolò Dossarà, et cette fois il entendait bien réussir à
1A. S. V. Senato, dispacci, P. T. M. , busta 1070, dépêche n° 14 et 15. Voir également Francesco Valvasense,
Vera e distinta Relatione dell’acquisto della fortezza di Prevesa fatto dall’armi della Serenissima Republica
di Venetia, Venise, 1684; Contarini, Leopoldo Primo, p. 349; Garzoni, Sacra Lega, vol. I, p. 60; Locatelli,
Racconto historico, p. 79; Pastor, Storia dei Papi, vol. XIV, p. 152; Setton, Venice, p. 292; Eftikia D. Liata et
Konstantinos G. Tsiknakis, op. cit., p. 60-62; Asteriou P. Archontidi, I Venetokratia sti ditiki Ellada (1684-
1699), Thessalonique, 1983, p. 17-18.
2 A. S. V., Senato da mar, registro n° 150, fol. 223.
3 Alessandro Locatelli, Racconto historico, p. 81: « Andò poi il Capitan Generale con alcune Galere, tolto
seco il Tenente Generale Verneda à riconoscere il Castello di Vonitza, situato alla rive nell’ingresso del
Golfo dell’Arta alla destra, ch’era stato da Turchi abbandonato; essendo un antico recinto fatto per dar
ricovro (insorgendo incursioni) agl’habitanti delle Ville vicine per porsi in sicuro, di poche Case, senza
Cannone, non ritrovatesi, ch due spazzacoperte, e di là rimesssosi à Preveza. » Mais d’après Camillo
Contarini, op. cit., p. 350; Morosini se rendit à Vonitsa avec le « Sargente Maggiore Giovanni Milhaus
Verneda ».
4 Gazzette de France du 9 décembre 1673.
96
certainement les sénateurs par son plus grand âge et son expérience consommée 1:
ayant participé à plus d’une soixantaine de sièges durant sa longue carrière, il avait été
lieutenant général du roi du Danemark et de l’électeur palatin 2. Quant à Degenfeld, qui
avait alors 35 ans, mais déjà quelques années d’expérience militaire derrière lui 3, il
obtint le commandement des troupes d’Oltramontani, avec une solde de 4 000 ducats
par an pour atténuer sa déception4. Il tomba d’ailleurs gravement malade les jours
suivants et ne fut pas rétabli avant la fin du mois de mars.
1 Locatelli, Racconto historico, p. 113, le décrit comme un « soggetto d’età avvanzata, robusto però, e
spiritoso ». Pour Michele Foscarini, Republica Veneta, p. 215, le comte de Saint Paul était « esperimentato
nelle Guerre della Germania, essendosi lungo tempo fermato à gli stipendij degli Stati d’Olanda. »
2 Beregani, Guerre d’Europa, vol. I, p. 250.
3 Il avait entre autres commandé le régiment d’infanterie danoise Degenfeldts Geworbne Regiment entre
1674 et 1676, durant la guerre de Scanie. Voir Georg Tessin, Die Regimenter der Europäischen Staaten im
Ancien Regime des XVI bis XVIII Jahrbunderts, Osnabrück, 1986, p. 350, et O. Vaupel, Den Danske Hoers
Historie til Nutiden og Den Norske Hoers Historie, Copenhague, 1872, p. 695.
4 A. S. V. , Senato da mar, registro n° 150 (1684), fol. 276 v, le 25 janvier 1685.
5 F. Q. S., ms n° 22, classe IX, codice 1293, Accademia 1694.
6 A. S. V. Senato, dispacci, P. T. M. , busta 1070, dépêches n° 28-30 (17 février – 19 mars 1685).
98
Bacchion)1. Vexé par le peu de respect dont Morosini lui avait témoigné, l’archevêque
ne l’avait pas accueilli lorsqu’il s’était rendu à l’église pour prendre le sacrement. La
dispute s’envenima et Barbarigo, sommé de s’expliquer devant le Collège, préféra
quitter l’île pour aller directement plaider sa cause auprès d’Innocent XI... Le Saint Père
le fit cardinal, et Morosini en fut scandalisé !2
Entre-temps, les Turcs étaient passés à l’offensive dans le Magne. Au début du
mois d’avril, l’un des « primats » de cette région vint apporter des nouvelles
préoccupantes: trois pachas de Laconie « con numeroso seguito à piedi, et à Cavallo »
avaient livré bataille aux Magnates. D’après l’émissaire, les Turcs auraient perdu plus
de 1 500 hommes. Ce chiffre semble largement exagéré pourtant, puisque suite à cette
bataille, les pachas auraient malgré tout envahis le Magne, fait 1 500 prisonniers et
détruits une quarantaine de villages, dont « Vata » (Vathia à l’extrême Sud de la
Péninsule ?). Il ne fallait surtout pas que la révolte avorte, car elle servait les intérêts de
la République. Morosini fournit aussitôt du matériel aux Grecs insurgés: 100
mousquets, 50 barils de poudre et 3 migliara (1 430 kg) de poudre. Ce n’était pas tout:
on avait signalé des escadrons ennemis dans les alentours de Prevesa; il était temps de
repasser à l’offensive3.
Pour mener à bien cette seconde campagne, la République avait besoin de
nouvelles recrues. Des négociations avaient été entreprises avec différents princes
allemands dès l’entrée en guerre. Au mois de mai 1684, le duc de Brunswick -
Lüneburg Ernst August (1629-1698), ancien évêque d’Osnabrück (un évéché
sécularisé) et futur électeur du Hanovre, se trouvait à Venise pour assister au carnaval
dont il était un fervent amateur.
Il proposa alors de fournir des troupes à la Sérénissime, comme pendant la
guerre de Candie4. Les tractations avec le duc de Brunswick aboutirent rapidement. Le
13 décembre 1684 une « convention » fut passée entre Venise et ce dernier, convention
qui nous a été rapportée intégralement par Alexander Schwencke et Léon de Laborde 5.
80. Voir également Setton, Venice, p. 292-294. George Finlay, History of Greece under Othoman and
Venetian domination, Edimbourg, 1856, p. 175-176.
1 B. N. M., ms. It VII 167-168 (8184-8185), fol. 259.
2 Alexander Schwencke, op. cit., p. 7-8.
3 A. S. V. , Senato da mar, registro n° 151 (1685), fol. 90 r (11 avril), 112v (28 avril), 115v (2 mai);
Beregani, Guerre d’Europa, vol. I, p. 250.
4 Voir Aymar, juge de Pierrelatte, Histoire du marquis de Courbon, Maréchal des camps et armées de la
Serenissime Republique de Venise, Lyon, 1692, p. 1-99.
5 Bibliothèque du musée Correr (B. M. C.), ms. Donà dalle Rose n° 428, dossier n° 1, « Copia 1684, 23
decembre in Pregadi ». A. S. V., Senato da mar, registro n° 151 (1685), fol. 47v (15 mars), 136r (27 mai), et
205r (21 juillet).
100
grand duc Cosimo III de venir mouiller dans le port, suivies le 13 juin par les escadres
papale et maltaise, qui voguaient de conserve1.
Un grand conseil de guerre tenu sur la bâtarde rassembla alors, selon
Guglielmotti, le prieur Giovanni Battista Brancaccio ainsi que Jean Hector comte de la
Tour-Maubourg, commandeur de l’Ordre de Malte, lui aussi vétéran de Candie, le
gouverneur Paolo Emilio Malaspina, trois « provéditeurs » (procurateurs) de Saint
Marc, le comte de Saint-Paul, ainsi que le prince Maximilan Wilhelm, tous placés sous la
présidence du capitaine général vénitien2. Mais l’historien de la marine pontificale
oublie de mentionner Degenfeld, avec lequel le comte de Saint-Paul commença aussitôt
à disputer violemment l’autorité du commandement suprême des troupes du
débarquement. Les deux hommes avaient été séparés de justesse par Alessandro
Vimes3. Autre heurt, et non des moindres: la question de prééminence entre les
chevaliers de Saint Jean et ceux de Saint Etienne fut réglée au détriment de ces
derniers, entraînant le retrait de Camillo Guidi du conseil 4. Lors de cette réunion, les
généraux exclurent d’attaquer Patras et les châteaux fermant l’entrée du golfe de
Corinthe: les rapports y indiquaient d’importants rassemblements de troupes turques.
Ainsi, l’état-major prit-il plutôt la décision de mettre le cap sur l’île de Sapientza, assez
près du Magne, pour pouvoir aider ses habitants à secouer « le joug ottoman »5.
La flotte, composée de 76 unités d’après Morosini, arriva au large de Modon le
22 juin 1685. A son bord, se trouvaient alors 6 400 Vénitiens, Dalmates et Hanovriens,
ainsi que 1 700 soldats des troupes auxiliaires6. Modon avait été l’objectif initial fixé
durant les délibérations du conseil de guerre. Le capitaine général vénitien demanda
au comte de Saint-Paul, à l’un des Verneda et à l’ingénieur Giovanni Bassignani
d’observer l’état de l’antique forteresse.
1 Anderson, Naval wars in the Levant, p. 199; Daniel Panzac, Les corsaires barbaresques, la fin d’une
épopée, Gap, 1999, p. 31; Salvatore Bono, op. cit., p. 36; François Bluche, op. cit. p. 438.
2 Kevin Andrews, op. cit., p. 21-22.
3 Eftikia D. Liata et Konstantinos G. Tsiknakis, op. cit., p. 66. La livre vénitienne est l’équivalent de 0,4769
kg (Angelo Martini, Manuale di metrologia, Turin, 1883, p. 818; Vittorio Piva, Manuale di metrologia delle
tre Venezie e della Lombardia, Venise, 1935, p. 188.
4 Le rôle des informateurs et du renseignement en général était capital. On s’en servait pour connaître la
position des forces ennemies, leur composition, qui les dirigeaient, etc... Les locaux servaient tantôt un camp,
tantôt l’autre, parfois les deux en même temps d’ailleurs. Pendant la guerre de Morée, et au cours des années
suivantes les capitaines généraux, mais aussi tous les représentants locaux entretinrent d’abondantes
correspondances avec des informateurs (souvent des clercs), en Grèce, dans l’Archipel, jusqu’à Istanbul
même. Les capitaines des navires de toute origine arrivant dans les ports tenus par la Sérénissime étaient
systématiquement interrogés. Leurs rapports, appelés costituti, représentent une bonne partie des documents
complémentaires placés en annexe des dispacci adressés à la Signoria. Bien peu d’historiens se sont penchés
sur cet aspect jusqu’à présent. Notons quand même le célèbre ouvrage de Paolo Preto, I servizi segreti di
Venezia, Milan, 1994, qui traite ce sujet d’une manière générale, et mentionne à peine la guerre de Morée, et
celui non moins célèbre de Konstantinos Dokos, I Sterea Ellas kata ton Enetotourkikon Polemon (1684-
1699) kai o Salonon Filotheos, Athènes, 1975, qui s’intéresse surtout au rôle du personnage central.
5 B. N. M., ms. It. VII 2592 (12484), fol. 45 r.
103
mortiers, dont l’ingénieur Sigismondo Alberghetti affirmait « che sono l’armi sin hora
più teribili del Mondo » était encore toute relative...1
Le 23, la mine de Verneda étant presque au point, 1 200 hommes furent répartis
en trois corps pour assaillir la brèche après la mise à feu qui devait se produire le
lendemain. Lorsque les 100 barils de poudre explosèrent, les troupes chrétiennes
allaient monter à l’assaut de plusieurs côtés à la fois, mais les dommages infligés aux
murs de la forteresse furent insuffisants pour créer la brèche tant attendue 2. Au lieu de
1 Lors du bombardement de Gênes par les galiotes à bombes d’Abraham Duquesne du 17 au 27 mai 1684,
14 000 projectiles avaient été lancés mais moins de 8 000 auraient atteint la ville, B. N. M., ms. It. VII 523
(8399), Istoria dell’Artigleria Moderna Veneta, fol. 73; François Bluche, op. cit., p. 438; Philippe
Contamine, Histoire militaire de la France, vol I, Des origines à 1715, Paris, 1992, p. 522. Les galiotes à
bombes auraient été inventées par Bernard Renau d’Elissagaray et servirent pour la première fois lors du
bombardement d’Alger en 1682 (François Bluche, op. cit., p. 337; Jean Chagniot, Guerre et société à
l’époque moderne, Paris, 2001, p. 95).
2 Pittoni, Memorie historiche, p. 21-22.
105
cela, l’armée de secours turque attaqua les retranchements avec vigueur et parvint à
s’emparer d’un fortin avancé. Ses défenseurs furent passés au fil de l’épée.
Les Oltramarini et les dragons du marquis de Courbon contre-attaquèrent,
aussitôt épaulés par les chevaliers de Malte, et la mêlée à l’arme blanche fit rage
pendant trois heures. Un baril de poudre explosa dans le fortin même alors que les
Turcs en étaient chassés. Le comte Jean Hector de la Tour-Maubourg, « soggetto
d’accreditata esperienza di prudente, e pesato consiglio, e di quel corragioso spirito »1 fut
tué dans ce combat, et le gouverneur des Albanais Pietro Cechina y perdit le bras
gauche. En tout 120 Chrétiens (dont 80 Maltais) furent tués ou blessés, certains tués
par leurs compagnons par mégarde, tant la confusion fut grande durant ce combat.
Mais la redoute avait été reprise, et les équipages des galères s’exclamèrent « Viva
Malta ! » lorsque des hommes du bataillon de l’Ordre y dressèrent leur étendard. Les
Turcs, finalement chassés du fortin et des tranchées, y laissèrent 17 bannières et 300 à
400 morts; 130 d’entre eux furent décapités et leurs têtes, fichées sur des pieux, furent
exposées à la vue de ceux de la garnison, « per aterire la fiereza di questi Cani »2. Ce
genre de pratique féroce était souvent pratiquée dans les guerres sans merci que se
livraient chrétiens et musulmans.
Les Turcs avaient été repoussés, la catastrophe évitée de justesse. Devant la
tournure des événements, un certain nombre de manquements pouvait être souligné.
L’un des plus considérables sans doute, avait été le peu d’habilité du comte de Saint-
Paul à conduire les opérations. Morosini s’en plaignit ouvertement au Sénat, jugeant le
comte trop vieux, trop maladroit, certainement pas assez fougueux3.
Le revers subit par l’armée de campagne du serasker n’était pas suffisant pour
lui faire abandonner la partie. La forteresse tenait toujours, et des renforts quotidiens
lui parvenait de Calamata, du Magne, de diverses garnisons de Morée, et jusqu’à
Nègrepont même: 3 000 hommes en tout rejoignirent le camp dans les deux jours
suivants. Ces informations étaient connues de l’état-major chrétien par une fuite
continuelle de renégats de la forteresse ou du camp turc. Ainsi, le 27 juillet, il y en eu
pas moins de trois: un Français, un Grec de Zante et même un Russe, esclave de Khalil
Pacha. Ils estimèrent les troupes sous les ordres de ce dernier à 7 000 hommes, dont
d’importants chefs de guerre: Mahmut Pacha d’Istanbul, Mustafa Pacha et Ahmed Bey
de Nauplie, Mehmed Bey et Zaus Pacha. Le souci permanent du serasker était de
pouvoir communiquer avec les assiégés. Il promit une récompense équivalente à 20
reals pour ceux qui accepteraient de risquer leur vie en passant au travers des lignes
chrétiennes. Un esclave noir qui avait ainsi réussi à se faufiler de la forteresse jusqu’au
camp turc pour la somme de 250 reals refusa de faire le chemin inverse. Mais la
1 F. Q. S., n° 780 classe IV, codice XCVIII, fol. 21 v; Beregani, Guerre d’Europa, vol. I, p. 321.
2 B. N. M., ms. It. VII 2592 (12484), fol. 48 v; Cantemir, Empire Othoman, p. 318; Aymar, Courbon, p. 104;
U. Mori Ubaldini, op. cit., p. 448; Kevin Andrews, op. cit., p. 12.
3 A. S. V. Senato, dispacci, P. T. M. , busta 1070, dépêche n° 45.
106
garnison fut prévenue de l’arrivée des secours par deux importantes salves de
mousquets1.
Le siège de Coron se poursuivait jour et nuit, sans la moindre interruption.
Morosini ordonna de faire débarquer deux autres pièces de 50 pour tenter de faire des
brèches, mais cela se révélait toujours infructueux. De son côté, le serasker décida de
lancer une offensive générale le soir du lundi 30, information qui transpira grâce à la
fuite d’un autre transfuge. L’attaque ottomane se heurta à une nouvelle palissade qui
protégeait à présent le fortin. Après un violent corps à corps qui se prolongea jusqu’à la
nuit tombée, les Turcs plièrent. Ils furent suivis jusqu’à leurs propres tranchées par les
régiments Vénitiens et alliés, mais ces derniers durent se replier devant la charge de la
cavalerie ottomane. Les coalisés eurent 70 hommes mis hors de combat, les Turcs
peut-être quatre fois plus. Morosini tint à récompenser les défenseurs du fortin qui
s’étaient battus courageusement en faisant répartir 40 ducats d’or (les fameux sequins
ou zecchini créés en 1284). Les bénéficiaires se seraient écriés « Viva San Marco » !2.
Le dimanche 5 août, Morosini reçut une inquiétante dépêche du provéditeur de
Cythère Girolamo Marcello lui annonçant l’arrivée du kapudan pacha dans ses eaux
avec une flotte de 40 voiles. Le kapudan pacha avait échappé à la surveillance
d’Alessandro Molin et de Daniel Dolfin qui le pourchassaient depuis le mois de juin, et
avec qui il jouait véritablement au chat et à la souris 3. Cette nouvelle était grave: en
quelques heures la flotte ottomane pouvait accoster et débarquer des renforts qui
auraient définitivement fait pencher la balance en leur faveur. Morosini fit
immédiatement réunir le conseil de guerre des chefs d’escadre avec le général
Brancaccio. A l’évidence, il ne fallait plus perdre de temps. Francesco Morosini fit
passer le mot à toute l’armée, à tous les volontaires, aux équipages de la flotte même,
afin de lancer un assaut général, quasi désespéré, contre les positions du serasker.
Morosini réussi à enrôler 1 500 hommes, « tra Scapoli, Marinari, Leventi, è gente
di fortuna », qu’il plaça sous le commandement du lieutenant colonel Magnanini. Le
mardi 7 août (jour de la Saint Gaëtan), peu après minuit, ils furent disposés sur le flanc
des lignes turques sans être repérés. A l’aube, les troupes chrétiennes sortirent des
tranchées, avançant résolument en direction du camp ennemi aux cris de « Giesu,
Maria, Viva la Fede di Christo !» en faisant un feu continuel4. La surprise chez les Turcs
fut telle qu’ils n’offrirent quasiment pas de résistance. Les coalisés franchirent leurs
tranchées, s’emparèrent de leur artillerie, et prirent d’assaut le camp alors que les
Turcs, surpris dans leur sommeil, durent s’enfuir « in camisa, chi senza braghe, è chi
dischalzo, chi à Cavallo, chi à redosso del detto ». Le camp fut pillé de fond en comble,
tout le bagage, les tentes, les munitions et les enseignes militaires restèrent aux mains
des Vénitiens et de leurs auxiliaires.1 C’était une victoire décisive que le capitaine
général savoura largement, d’autant plus qu’elle était (presque) inespérée:
1 Aymar, Courbon, p. 106-107: « ...le lendemain matin ils marcherent à eux à la pointe du jour, & on les
ataqua dans le Camp avec tant de resolution que les nôtres les prenant de front & en flanc les jeterent par leur
intrepidité dans une telle (p. 107) épouvante que les plus asseurez ayant été mis par terre le reste prît la fuite,
le massacre y fût grand, leur General y fût tué avec la plûpart des Oficiers, & un grand nombre de ces
Barbares qui ne pouvant pas se dérober à la furie des victorieux furent égorgés, où dans le combat, òu dans la
fuite. Tout leur camp fût pillé & toute leur artillerie prise avec l’Etendard du Sultan, de sorte que dans cette
premiere action nous eûmes toutes les marques d’une plaine victoire »; Beregani, Guerre d’Europa, vol. I, p.
324-325; Michele Foscarini, Republica Veneta, p. 227; U. Mori Ubaldini, op. cit., p. 449; Eftikia D. Liata et
Konstantinos G. Tsiknakis, op. cit., p. 68.
2 F. Q. S., n°780 classe IV, codice XCVIII, fol. 24 v.
3 Après la fin de la guerre de Candie, le chevalier Alcenago avait servi quatre années sur les galères de
l’Ordre de Malte, avant de se mettre au service du duc de Bavière qui lui avait décerné le grade de sergent-
major. A. S. V., Senato da mar, registro 150 (1684), fol. 126.
108
et leurs alliés finirent par être repoussés avec des pertes très lourdes: 400 hommes
dont 32 chevaliers de Malte. Toutefois, une partie des troupes avait réussi à prendre
appui sur la nouvelle brèche où elles se barricadèrent à l’aide de sacs et de fascines 1. De
l’autre côté, l’artillerie de siège redoubla d’intensité pour ne pas laisser un instant de
répit aux assiégés.
Comme un nouvel assaut semblait imminent, les Turcs décidèrent enfin
d’arborer le drapeau blanc. Morosini dépêcha aussitôt le capitaine Mattio Mattosovich
auprès du comte de Saint-Paul pour lui ordonner de poursuivre l’assaut, ce que les
troupes, sentant le pillage presque à portée, désiraient aussi très ardemment, après
déjà tant d’efforts. Au lieu de cela, Claude de Saint-Paul Longueville temporisa, ouvrant
même des pourparlers avec l’ennemi. Au milieu des négociations, un canon de la
forteresse ouvrit le feu, tuant une dizaine d’hommes. C’était plus qu’il n’en fallait aux
troupes chrétiennes enragées d’avoir perdu autant de compagnons: tous se jetèrent
alors à l’assaut, escaladèrent les brèches et les murs, et se répandirent dans la ville en
semant la mort et la destruction. Une grande partie de la garnison et des réfugiés qui se
trouvaient dans la ville, hommes, femmes et enfants furent massacrés: « ...non vi fù più
ritegno, che li fermasse, onde entrati con empito, e sdegno inferocito nella Piazza, non
perdonando a sesso, et età innondorno con orribile stage de Cadaveri, e sangue
l’espugnato recinto... »2.
L’étendard de Saint Marc fut planté sur le bastion par Magnanini, malgré ses
blessures reçues à l’épaule gauche et à une jambe pendant le siège. Selon Francesco
Morosini, environ 3 000 personnes périrent ce jour-là dans la forteresse, 325 hommes
furent pris vivants et envoyés aux galères, parmi eux 69 furent remis aux auxiliaires. Le
partage fut également effectué pour les femmes, les enfants et les noirs qui n’avaient
pas été passés au fil de l’épée: on en dénombra 1 207, la République en conserva 861.
Quant à l’artillerie, 105 canons, dont 62 de bronze, furent découverts parmi les ruines.
En 48 jours de siège, les victimes alliés s’établissaient à 653 morts et 762 blessés.
Treize chevaliers et 220 soldats ou marins maltais avaient perdu la vie. De leur côté, les
Turcs auraient perdu 7 000 hommes. Le capitaine général résuma cette première
victoire arrachée à un prix très élevé en ces termes: « Così la più superbe, e forte Piazza
di Morea si vidde in brevve ora desolata dal ferro, spogliata dal sacco, e sotto i Vessilli
Trionfanti della Serenità Vostra valorosamente ridotta. »3
1 Pittoni, Memorie historiche, p. 29; Michele Foscarini, Republica Veneta, p. 228; B. N. M., ms. It. VII 2592
(12484), fol. 51 r-51 v.
2 F. Q. S., n°780 classe IV, codice XCVIII, fol. 29 r.
3 Ibid. ; B. N. M., ms. It. VII 2592 (12484), fol. 51 r-52 r; Cantemir, Empire Othoman, p. 318; Contarini,
Leopoldo Primo, vol. I, p. 449; Garzoni, Sacra Lega, vol. I, p. 95; Aymar, Courbon, p. 112-114; Locatelli,
Racconto historico, p. 151; Pittoni, Memorie historiche, p. 30-31; Hammer Purgstall, L’Empire Ottoman, p.
217; Alexander Schwencke, op. cit., p. 27-42; Pastor, Storia dei Papi, vol. XIV, p. 157; U. Mori Ubaldini,
op. cit., p. 450; Eftikia D. Liata et Konstantinos G. Tsiknakis, op. cit., p. 69; Anderson, Naval wars in the
Levant, p. 200; Kevin Andrews, op. cit., p. 12-13; Panayotis B. Papadopoulou, op. cit., p. 142-143.
109
Dans les jours qui suivirent la chute de Coron, trois régiments d’infanterie de
l’électeur de Saxe arrivèrent avec le convoi dirigé par Alvise Marcello, nouveau
provéditeur extraordinaire de Souda. Ces renforts s’avéraient bien utiles après les
pertes sévères subies durant le siège. Après le départ des auxiliaires, avec les 1 800
blessés et « infermi », et les 1 000 hommes laissés comme garnison à Coron, Morosini
ne disposait plus que de 4 000 soldats et des Saxons, au nombre de 3 300 d’après
George Finlay5.
Lorsque les Magniates apprirent la défaite des Turcs, des milliers d’entre eux se
rendirent à Zarnata pour assiéger la place; d’après Von Hammer, le kapudan pacha
était en route avec de nouveaux renforts prélevés parmi les équipages de la flotte
légère basée à Nauplie6. Aussi fallait-il agir promptement: Morosini était persuadé
depuis des décennies que l’alliance avec les Magniates devait s’avérer capitale pour la
conquête de la Morée. Il envoya aussitôt en reconnaissance trois de ses meilleurs
officiers: le chevalier Alcenago à qui il avait confié le commandement suprême après la
mort de Jouy, Bassignani, et le surintendant de l’artillerie Leandro Molvis 7. Comme le
D’après Nicola Beregani, repris par Léon de Laborde et George Finlay, Degenfeld
aurait hésité à attaquer le kapudan pacha et l’attaque n’aurait été décidée par le conseil
de guerre que grâce à l’intervention du prince de Brunswick Maximilian Wilhelm 2.
de Nicola Beregani, Guerre d’Europa, vol. I, p. 364, est particulièrement explicite à ce sujet: Degenfeld
ayant appris que Saint Paul avait dû se retirer pour se soigner, il revint de Santa Maura, « col pretesto di
chieder l’imbarco verso Venetia, (ma veramente, per ricevere nuovo impiego dal Capitan Generale) … ».
1 Voir l’ordre de bataille conservé dans le manuscrit Morosini Grimani n° 27 de la bibliothèque du Musée
Correr, planche n° 7. Voir également Alexander Schwencke, op. cit., l’ordre de bataille de Calamata y est
reproduit en annexe.
2 Beregani, Guerre d’Europa, vol. I, p. 365; Léon de Laborde, op. cit., p. 84-85; George Finlay, op. cit., p.
178.
112
Quoi qu’il en soit, le kapudan pacha ne pouvait que constater l’excellente disposition
des troupes chrétiennes qui allaient le prendre en tenaille. Il fit charger 2 000 sipahis
contre l’aile gauche ennemie tandis que son infanterie attaqua l’aile droite dirigée par
le jeune prince de Brunswick, qui sut résister et repousser les Turcs. Le combat se fit
plus acharné, et l’assaut principal des Ottomans fut essuyé par les Saxons et les
Esclavons, mais assez rapidement les Turcs se débandèrent et abandonnèrent le
champ de bataille, en y laissant 200 des leurs. L’armée vénitienne eut à déplorer 110
morts et blessés, surtout parmi les Esclavons et les Saxons; ces derniers perdirent
d’ailleurs le lieutenant colonel Franz Salomon von Freutler 1. Cette victoire dut rappeler
bien des souvenirs à Francesco Morosini, qui n’avait certes pas oublié comment le
chevalier de Grémonville, sous son commandement, avait déjà vaincu les Turcs au
même endroit 26 années auparavant !
La garnison avait pu suivre le déroulement de la bataille des hauteurs du
château (où Guillaume II de Villehardouin avait vu le jour en 1218), et l’issue de la
bataille était claire. Les Turcs n’attendirent pas l’arrivée des avant-gardes vénitiennes
ou de leurs farouches auxiliaires du Magne: après avoir mis le feu aux munitions, ils
s’enfuirent à la suite de leurs troupes vaincues. Quelques heures plus tard, Morosini
visita l’antique place forte et, ayant constaté qu’elle était indéfendable, ordonna
d’achever ce qu’il avait déjà entrepris en 1659, en mettant le feu aux habitations et en
faisant abattre une partie des murs2.
Le château de Chielefa était toujours assiégé par les Magniates. Le soir du 16
septembre, Morosini dépêcha Carlo Pisani à « Porto Vitilo » (Itilo) avec deux vaisseaux
de renfort, afin de hâter la chute de ce poste. Pisani parvint à s’entendre avec Hassan
Pacha, commandant de la région du Magne, et ce dernier consentit à abandonner le
fort. Le capitaine général arriva quelques jours après, et c’est sur la bâtarde que le
« Chiecaja » d’Hassan Pacha signa l’accord de reddition pour son maître. Les clauses de
ce traité étaient identiques à celles accordées à Zarnata : les Turcs pouvaient se retirer
avec armes et bagages, avec l’obligation de relâcher leurs prisonniers magniates.
Le lundi 24 au matin, ils évacuèrent la place. Morosini les estima à un millier,
dont 350 portaient les armes. Ils durent être escortés par les troupes vénitiennes
jusqu’au rivage où les attendaient les navires de Pisani afin de les transférer en un lieu
plus sûr, l’escorte servant d’ailleurs davantage à les soustraire des mains des Magniates
qu’à s’assurer de leur départ. Hassan Pacha remit le drapeau de Chielefa à Morosini,
qui en contrepartie, l’invita à dîner et le traita avec honneur; le commandant turc,
craignant pour sa tête, fut lui aussi recueilli par Angelo Michiel avec six personnes de
sa famille. Dès que la place fut libérée, Bernardo Balbi et Lorenzo Venier en furent
nommés les provéditeurs.
1 F. Q. S., n°780 classe IV, codice XCVIII, fol. 42 v- 43 v; Beregani, Guerre d’Europa, vol. I, p. 368-369.
2 Pittoni, Memorie historiche, p. 40; Contarini, Leopoldo Primo, vol. I, p. 455; Léonard, Histoire des
conquestes, p. 74 ; Alexander Schwencke, op. cit., p. 49-52.
113
sans résistance par le chevalier Alcenago, 12 canons en bronze furent saisis, et les
défenses démantelées1.
Tout au long du mois de décembre, les renseignements glanés faisaient état de
mouvements turcs à Corinthe et à Mistra où Ismaël Pacha se trouvait avec 4 000
hommes. Coron semblait directement menacé. Le capitaine pacha, quant à lui, risquait
sa tête, s’il ne parvenait à récupérer les forteresses de Morée tombées entre les mains
des Vénitiens. A la fin du mois de décembre, il y eut effectivement quelques
escarmouches autour de Coron, mais la garnison, forte de 1 300 hommes, semblait
assez approvisionnée, il y avait suffisamment de biscuit pour tenir jusqu’au mois de
mars. Mais les fortifications, sérieusement endommagées durant le siège, n’étaient pas
encore suffisamment réparées. Le lieutenant général Verneda, de plus en plus
malade, proposa un projet pour la restauration de la forteresse2. Dans le Magne,
Lorenzo Venier, nommé provéditeur de cette région sensible, était parvenu à mettre
sur pied une milice locale, les cernide: 24 compagnies de 200 hommes chacune
devaient garder les points de passages. Nous verrons que Venier ne sera pas le dernier
à surestimer la fidélité et le dévouement des Magniates à la cause vénitienne.
1 A. S. V. Senato, dispacci, P. T. M. , busta 1070, dépêches n° 51-53; Cantemir, Empire Othoman, p. 319;
Hammer Purgstall, L’Empire Ottoman, p. 218; Beregani, Guerre d’Europa, I, p. 391-392; Foscarini,
Republica Veneta, p. 234; Anderson, Naval wars in the Levant, p. 201; Eftikia D. Liata et Konstantinos G.
Tsiknakis, op. cit., p. 80.
2 Les projets du lieutenant général Verneda sont représentés sur le plan du manuscrit P.D./c 839 I, plan 1.9,
datant de 1706, conservé dans les réserves du musée Correr à Venise.
115
Chapitre IV
Les triomphes de Morosini et du comte de Königsmark
(1686-1687)
1 Le geste était certainement destiné à contenter le duc de Brunswick, et va dans le sens de l’affirmation de
De la Haye qui, en parlant des sénateurs, affirmait: « Ils ne sont point chiches du Titre de General, & en
creéront plusieurs selon leurs necessitez, ou l’ambition de ceux qui les veulent servir. » (De la Haye, La
politique civile et militaire des Vénitiens, Cologne, 1669).
2 A. S. V. Senato, dispacci, P. T. M. , busta 1070, dépêches n° 55 (10 décembre 1685) et 65 (23 février 1686);
A. S. V., Senato da mar, registro 151 (1685), fol. 315 v.
116
1 Sur les possessions suédoises en Allemagne, voir Johann Heiss von Kogenheim, op. cit., vol. II, 296-300.
2 Garzoni, Sacra Lega, vol. I, p. 118; Beregani, Guerre d’Europa, vol. I, p. 413; Contarini, Leopoldo Primo,
vol. II, p. 112.
3 B. M. C., ms. Donà dalle Rose n° 428, dossier n° 1, « Contenuto in Ducale dell’Eccellentissimo Senato
1685, 6 octobre. »
4 ibid., « Contenuto in Ducale dell’Eccellentissimo Senato 1685, 19 Gennaro (date more veneto, en fait le 19
janvier 1686). »
5 La comtesse était accompagnée de Anna Mansdotter Agriconia Akerhjelm qui tint un journal (dagbok) des
campagnes de Königsmark en Morée, journal qui a été publié par Carl Christoffer Gjörwell, Svenska
biblotheket, Stockholm, 1757-61. Le journal, ainsi que des lettres adressées à son frère Samuel Mansson
Agriconnius Akerhjelm, secrétaire du chancelier de la Gardie, ont été publiées par Léon de Laborde dans
Documents inédits ou peu connus sur l’histoire et les antiquités d’Athènes, Paris, 1854 et Athènes aux 15e,
16e, et 17e siècles, Paris, 1854, second volume.
6 Cette famille illustre en Suède était d’origine gasconne : Jacob de la Gardie était venu combattre dans les
rangs de l’armée suédoise au début du XVII e siècle (Ragnar Svanstrom, Histoire de Suède, Paris, 1944, p.
95). Nicola Beregani, op. cit., p. 424, mentionne ainsi assez longuement la comtesse de Königsmark : « Il
Conte di Kinismark imbarcatosi colla sua Moglie Cattarina Carlotta, donna d’animo invitto, di virtù
118
Au mois de mai, Otto Vilhelm fut rejoint par son neveu Carl Johan von
Königsmark, le fils de Konrad (Curt) Kristofer (1634-1673) et de Maria Kristina
Wrangel, qui était elle-même la fille du maréchal Herman Wrangel. Carl Johan avait à
peine 27 ans; c’était un jeune homme intrépide qui s’était déjà rendu célèbre dans
l’Europe entière grâce à ses multiples aventures1.
Né le 5 mai 1659, dès l’âge de 16 ans, il avait quitté la Suède pour suivre son
oncle en France. A 18 ans, il débarquait à la Valette et s’illustrait dans la marine de
l’Ordre par des actions intrépides qui lui valurent de forcer l’admiration de Nicolas
Cottoner, qui le fit chevalier de grâce de Saint Jean de Jérusalem. De retour en France,
de la Haye assure qu’il y commanda un régiment 2, sans doute le régiment d’infanterie
egregie, e sopra tutto rimarcabile per la nobiltà della nascità, essendo figlivola del Co. della Garde, e
Consanguinea del Re di Svetia, e che ne’maggiori pericoli della guerra volle seguir il marito fra le
battaglie. »
1 Il existe une gravure de Carl Johan von Könisgmark au Fitzwilliam Museum, œuvre de Robert White.
2 Laborde, Documents, p. 299.
119
allemande Königsmark, créé en 1680, puis rebaptisé Surbeck en 1686 1. Durant ces
années, il se fit remarquer tour à de Venise à Paris, en passant par l’Espagne et
l’Angleterre, avant de rejoindre son oncle en Grèce, toujours à la recherche de gloire et
d’action2.
Otto Vilhelm amenait également avec lui des ingénieurs qui servaient alors le roi
de Suède: Pierre Romagnal, et surtout le major Tomas Boger, à la tête d’une compagnie
de 200 mineurs. Tous deux furent immédiatement soldés par la Sérénissime, Romagnal
à hauteur de 50 ducats par mois et Boger pour le double 3. Le manque d’ingénieurs était
l’un des principaux soucis de Morosini. Sebastian Alberti retourna également au Levant
avec une solde passant de 20 à 30 ducats 4. Giovanni Bassignani quant à lui, recevait 50
ducats, auquel s’ajoutait sa solde de capitaine 5. On le voit, dans le périlleux métier
d’ingénieur militaire, il n’y avait pas encore d’uniformité de traitement, loin s’en faut.
Pour la campagne de 1686, le capitaine général et le comte de Königsmark
avaient également besoin d’effectifs consistants. Morosini dressait un inventaire dans
sa dépêche du 11 février: il fallait une flotte capable de surveiller l’archipel, une autre
réservée à l’acheminement des troupes et du matériel, tout cela requérait 2 000
hommes, ce qui en laissait 7 000 pour les opérations terrestres. Le 23 février Morosini
refaisait ses calculs: il n’avait que 6 000 soldats de disponible, il lui en fallait 4 000 de
plus pour pouvoir passer à l’offensive6.
Les enrôlements s’étaient poursuivis tout l’hiver. Le marquis de Courbon, élu
sergent-major de bataille, s’était rendu à Rome avec le baron de Colombier afin de
trouver de nouvelles recrues pour son régiment de dragons7. Un autre régiment de
dragons de Milan (constitué d’Italiens et d’Allemands) avait été constitué par le comte
Bernabo Maria Visconti. Ce régiment, fort de 600 hommes, était à l’entraînement au
Lido au mois de février. Deux autres régiments d’infanterie de 500 hommes chacun
avaient également été recrutés à Milan: tous ces hommes étaient disponibles grâce à
une récente réforme des troupes auparavant employées par l’Espagne dans cette
région8. Le jeune prince de Brunswick revenait à Venise avec des troupes fraîches, mais
en ce début d’année 1686 il faut surtout retenir l’afflux de volontaires: notons ainsi le
comte Christian d’Alfelt, fils du chancelier du Danemark accompagné par sa suite, le
colonel Teodoro Volo, vétéran de Candie qui avait servi la campagne précédente en tant
que « aiutante generale » des troupes de Brunswick, le comte de Fargos, qui avait
1 Georg Tessin, Die Regimenter der europaïschen Staaten im Ancien Regime des XVI bis XVIII
Jahrhunderts, Osnabrück, 1986, p. 498.
2 Herman Hofberg, op. cit., vol. I, p. 628-629; Claire Eliane Engel, op. cit., p. 122-123.
3 A. S. V., Senato da mar, registro 152 (1686), le 28 mars.
4 A. S. V., Senato da mar, registro 151 (1685), fol. 335 (24 janvier 1686).
5 ibid., fol. 330 v (16 janvier 1686).
6 A. S. V. Senato, dispacci, P. T. M. , busta 1070, dépêches n° 62 et 65.
7 B. M. C., ms. Donà dalle Rose n° 428, dossier n° 1, « Contenuto in Ducale dell’Eccellentissimo Senato
1685, 22 decembre ».
8 Foscarini, Republica Veneta, p. 258.
120
1 A. S. V., Senato da mar, registro 152 (1686), fol. 56 v (14 mars), 91 r-v (9-13 avril), 126 v (9 mai), 136 v
(16 mai), 145 r (18 mai). Bartolomeo Secco Suardo était le fils du comte Gerolamo Secco Suardo, dont le
portrait est conservé à l’Accademia Carrara de Bergame. Bartolomeo était le descendant d’une des plus
grande famille de cette cité dont les origines remontent à l’an 1000. Son aïeul Lodovico, avait ainsi été
nommé lieutenant général de la province et cité de Brescia, Bergame et Crémone par l’empereur Maximilien,
B. N. M , ms. It VII 167-168 (8184-8185), fol. 286 v.
2 Alessandro Farnese fut nommé général de l’infanterie et envoyé en Dalmatie sous les ordres du comte de
Saint-Paul.
3 A. S. V., Senato da mar, registro 152 (1686), fol. 85, le 6 avril 1686.
4 James Morton Paton, The Venetians in Athens 1687-1688, from the Istoria of Cristoforo Ivanovich,
Cambridge, 1940, p. 29.
5 Gazzette de France, année 1692.
6 Garzoni, Sacra Lega, vol. I, p. 128 ; Foscarini, Republica Veneta, p. 259; B. N. M., ms. It. VII 2592
(12484), fol. 57 r.
121
aussitôt dépêché au Levant avec le grade de surintendant à l’artillerie, soldé 600 ducats
à l’année, afin de guider lui-même les opérations1. Notons qu’à cette époque les
expériences allaient dans toutes les directions 2, et que la controverse était alors très
vive entre le comte de San Felice et l’ingénieur Sigismondo Alberghetti qui, lors de son
séjour en Angleterre en 1683-1685, avait déposé un brevet d’invention pour un autre
mortier à bombe de 120, avec un droit d’exclusivité pour 20 ans. Mais comme ce
dernier l’affirmait amèrement vers la fin de sa vie, « nulla si credeva buon per il Publico
servizio in materia d’Artiglieria, se non era proposto dal Signor Muttoni »3.
L’arrivée en Morée du comte de San Felice coïncidait précisément avec le retour
à Venise du lieutenant général de l’artillerie Filippo Beset di Verneda. En effet, ne
s’étant pas remis de ses fatigues, le vieux général avait obtenu la permission de
Morosini de se retirer4; sans supérieur hiérarchique immédiat, le Véronais avait les
coudées franches.
1 A. S. V., Senato da mar, registro 151 (1685), fol. 369 (23 février 1686); A. S. V., Senato da mar, registro
152 (1686), fol. 44 (7 mars) et fol. 62 (23 mars); Beregani, Guerre d’Europa, vol. I, p. 425: « Nello stesso
punto, per dimostrare il zelo di fedel suddito, lasciatosi d’Antonio Mutoni Veronese il servigio del Re Luigi,
da cui ottienne il titolo di Conte di S. Felice, portossi agli stipendj della Republica, in qualità d’Ingegnere di
fuochi, e sopraintendente delle fortezze. Diede questo l’inventione per fondere alcuni mortari aggevoli per
gittar bombe, e particolarmente insegnò il modo di raddolcire il metallo per le bombarde; instruì molti
operaj nel lavoro delle Carcasse, e additò la maniera facile di fabbricar le Palandre; havendo oltre le già
corredate nell’Arsenale, ridotte due grosse marciliane alla forma delle medesime. »
2 Selon Camillo Contarini, Leopoldo Primo, vol. I, p. 560, durant l’hiver 1685-86, un certain Isaac
Alemanno expérimenta à Céphalonie des fauconneaux apparemment montés en batterie, ce qui permettait
une cadence de tir étonnement rapide: « dal quale con tanta celerità si scaricavano i Falconetti, che appena
si distinguevano dall’uno all’altro i loro colpi... ».
3 B. N. M., ms. It VII 523 (8399), Istoria dell’Artigleria Moderna Veneta, fol. 93 v. Voir B. M. C., ms.
Morosini Grimani n° 563, où sont conservées certaines lettres de Sigismondo Alberghetti alors qu’il se
trouvait en Angleterre, le ms. It. VII 1542 (8889), qui débute par la description des pièces inventées:
« Informatione circa li Cannoni di nuova Invenzione del quondam Sigismondo Alberghetti ». Voir également
son ouvrage paru sous le nom Nova Artilleria Veneta ictibus praepollens, usu facillima, & Projectionibus
Theoriae tabularum Universalum, paru en 1699 et 1703; Dizionario bibliografico degli Italiani, Rome,
1960, p. 630; Claude Blair, Enciclopedia Ragionata delle Armi, Milan, 1979, p. 69.
4 A. S. V. Senato, dispacci, P. T. M. , busta 1070, dépêche n° 68 du 26 mars 1686.
5 D’après l’abbé Giovanni Battista de Burgo (vicaire apostolique en Irlande), le capitaine général avait été
fait serasker de la Morée et c’est lui qui aurait conduit cette expédition contre Chielefa (G. B. de Burgo,
Viaggio di cinque anni in Asia, Africa, e Europa, Milan, 1688, vol. III, p. 435).
122
région1. Fidèle à ses habitudes, le capitaine général ne perdit pas une seconde et,
faisant embarquer plusieurs régiments stationnés à Corfou sur les galères, il prit
aussitôt le large en direction d’Itilo le 27 mars au matin. Les Turcs se rendirent à
Chielefa et commencèrent un siège en règle de la place. Estimés à 10 000 fantassins et
2 500 cavaliers par Morosini, ils avaient amenés avec eux un train d’artillerie de 6
pièces de bronze dont 2 couleuvrines.
L’ultimatum adressé à la garnison vénitienne fut rejeté par le provéditeur
Marino Gritti. Les combats commencèrent et la muraille fut rapidement ébréchée, mais
le capitaine général vénitien arriva sur place dès le 1e avril, peu après le nouveau
capitano straordiario delle navi Lorenzo Venier. Il fit aussitôt débarquer 4 000 hommes
sous les ordres du chevalier Alcenago, de Lauro d’Andria et du sergent-major de
bataille Storf, n’hésitant pas à les faire marcher contre le camp des Turcs, qui
possédaient pourtant un avantage numérique conséquent. Pourtant, lorsque les
Esclavons arrivèrent sur place, les Turcs n’étaient déjà plus en vue. La retraite avait du
être précipitée puisque tous les canons amenés par les assaillants avaient été
abandonnés sur place, ainsi que des sacs de vivres et même des chameaux 2, « Così il
primo di Aprile del 1686 restò trionfalmente la Piazza libera dall’assedio, e vittoriosa
l’Armata Veneta dell’Essercito Turchesco. »3
Morosini attendit quelques jours dans le port de Sapientza puis se rendit à
« Porto Glimino », dans le sud de l’île de Leucade. Il y fut rejoint le 30 avril par le
capitaine des galéasses qui transportait les troupes de Brunswick, mais également par
le capitan delle navi Dolfin avec 27 bâtiments transportant 1000 fantassins et les
dragons de Milan. En chemin, ils avaient rencontré le convoi de Piero Bembo avec les
troupes de Courbon. Le Sénat avait également confié à Bembo 80 000 sequins et 5 000
ducats di moneta minuta. Morosini ne fut pas réellement satisfait par cette manne: il
précisa à la Signoria que les dépenses s’élevaient à 42 000 sequins par mois: il y avait
tout juste de quoi tenir jusqu’en juin.
La présence prolongée de milliers de soldats de différentes origines dans un
espace si confiné n’allait pas sans heurt. C’est ainsi qu’éclata une rixe entre les dragons
de Milan et ceux de Courbon. Un duel opposa le sieur de La Madalena au chevalier
Lambarano qui fut tué. Le capitaine général se devait d’agir sous peine de voir la
discipline se dégrader avant même le début des opérations. Il établit un tribunal sous
sa présidence et condamna La Madalena du régiment de Visconti au bannissement
1 Ibid. ; Pour Pietro Garzoni, Sacra Lega, vol. I, p. 120, et Hammer Purstall, L’Empire Ottoman, vol. III, p.
218, l’offensive ottomane contre le Magne était dirigée par le kapudan pacha. Ce n’est pourtant pas ce
qu’affirma Morosini.
2 Garzoni, Sacra Lega, vol. I, p. 120-121; Contarini, Leopoldo Primo, vol. I, p. 556; Foscarini, Republica
Veneta, p. 260-261; Locatelli, Racconto historico, p. 194; A. S. V. Senato, dispacci, P. T. M. , busta 1070,
dépêche n° 70. Avec les effectifs turcs mentionnés par Morosini, leur fuite face à 4 000 hommes est assez
surprenante, ce sont pourtant exactement les même chiffres que cite Pittoni, Memorie historiche, p. 47-48 et
l’abbé de Burgo.
3 Burgo, Viaggio, vol. III, p. 436.
123
1 A. S. V. Senato, dispacci, P. T. M. , busta 1070, dépêches n° 72-73 (1-2 mai 1686). L’officier banni,
querelleur et indiscipliné, ne constituait pas une perte dommageable. Dans une autre affaire, advenue mi-
février, Morosini avait du rendre un verdict identique lorsque Pietro Cechina, (gouverneur des troupes
albanaises) avait assassiné son épouse après l’avoir accusé d’adultère. Dans ce cas, Morosini appliqua la
sentence, mais avec beaucoup plus d’hésitations « Considerà le conditione del soggetto. Il suo valore e
corraggio, e l’afflitione unite de soldati della sua natione. » (A. S. V. Senato, dispacci, P. T. M. , busta 1070,
dépêche n° 63). Finalement, la sentence de Cechina fut commuée en une obligation d’entretien financier de 6
soldats pendant deux campagnes. Cette décision, qui arrangeait tout le monde, fut accueillie « con universali
giubilo della Natione Oltramarina » (dépêche n° 74 du 28 mai).
2 Beregani, Republica Veneta, vol. II, p. 2.
3 A. S. V. Senato, dispacci, P. T. M. , busta 1070, dépêche n° 65 (23 février 1686).
4 Ibid., dépêche n° 74 (le 8 mai). D’après le ms. It VII 1912 (8328) intitulé « Milizie venete », fol. 448, la
solde d’un sergent général de bataille était alors de 250 ducats par mois.
124
1 B. N. M., ms. It. VII 2592 (12484), fol. 56 v. D’après le commissaire Zorzi Emo, les différentes corps de
troupes se répartissaient ainsi: 3 234 Hanovriens, 2 202 Saxons, 2 154 Milanais, 220 Napolitains, et 4638
Esclavons, Italiens, Ultramontains, Corses ou fusilliers. Comme une partie de ces troupes servait embarquée,
et qu’une autre partie constituait les garnisons de Zante et Corfou, l’effectif qui pouvait réellement servir en
campagne (da sbarco) était de 8 953 fantassins et 1 130 cavaliers (A. S. V. Senato, dispacci, P. T. M. , busta
1249, dépêche n° 36 du 27 mai 1686).
2 Sur Camillo Ferretti, de la famille des comtes d’Ancone, voir Valori, Condottieri, p. 147.
3 L’abbé de Burgo fournit des chiffres légèrement différents. D’après lui la flotte qui quitta Porto Glimino
était composée de 30 galères, 6 galéasses, 12 galiotes, 40 vaisseaux et 34 autres bâtiments (Viaggio, vol. III,
p. 436).
4 A. S. V. Senato, dispacci, P. T. M. , busta 1070, dépêche n° 75 (le 30 mai); B. N. M., ms. It. VII 2592
(12484), fol. 52 v; Burgo, Viaggio, vol. III, p. 437; Anastasia Stouraiti, Memorie di un ritorno, la guerra di
Morea (1684-1699) nei manoscritti della Querini Stampalia, Venise, 2001, p. 51: « Ristretto de successi
seguiti nell’espugnatione delle piazze di Navarino Vecchio e Nuovo, di Modone e Napoli di Romania prese
dall’armi della Serenissima Repubblica di Venetia unite a quelle della Sacra Religione Gierosolimitana », p.
51-53. Ce texte est conservé à la bibliothèque de la fondation Querini Stampalia, ms. n° 186, classe IV,
codice 442, fol. 49 r – 64 r, les différents textes de ce manuscrit ayant été regroupés par Pietro Garzoni sous
le titre « Sommarii ».
125
« To the West end of the Harbour stands Old Navareene (formerly called Pylus) on
a hig Hill very steep; the Walls are very much out of repair, great part being fallen down,
there are very few Inhabitants in it. »2
1 Garzoni, Sommarii, p. 54: « Situata vedeasi questa fortezza sul’erto d’un’inaccessibile collina, in maniera
che é per il sito di natura vantagiosissima e per le rocche asprissime la circondavano, dapertutto parea
dovesse riuscire, se non impossibile, almeno molto spinoso l’attacco. ».
2 Bernard Randolph, The present state of the Morea, Londres, 1689, p. 5-6.
3 B. N. M., ms. It. VII 2592 (12484), fol. 53 r.
4 Léonard, Histoire des conquestes, p. 90; Contarini, Leopoldo Primo, vol. I, p. 562; Garzoni, Sacra Lega, p.
126; Locatelli, Racconto historico, p. 212; Pittoni, Memorie historiche, p. 49-52; Burgo, Viaggio, vol. III, p.
438.
127
tous ces problèmes de logistique. L’eau, puisée dans un ruisseau éloigné, fut acheminée
à l’aide de bêtes de somme jusqu’au camp, mais la nourriture et le vin ne manquaient
pas, « onde con qualche busca li soldati se la passano allegramente. »1 Le 6 juin
d’ailleurs, les sentinelles sonnèrent l’alarme lorsque 250 soldats vêtus à l’orientale
s’approchèrent. Il s’agissait en fait d’un groupe d’Albanais qui amenaient plus de 2 000
têtes de bétail enlevées dans la région, de quoi garder le moral des troupes au beau
fixe.
Ayant observé le terrain et cherché la meilleure alternative pour l’attaque, le
comte de Königsmark décida de bombarder le Nouveau Navarin : un assaut en règle
des troupes en terrain découvert aurait coûté la vie à beaucoup trop d’hommes. Il
fallait d’abord faire entrer des galères dans le port, mission périlleuse puisque la
redoute Santa Barbara en défendait l’accès avec deux batteries de 8 pièces
superposées; même s’introduire à la faveur de la nuit était un véritable défi puisque
c’était alors la pleine lune. Malgré ces difficultés, 11 galères parvinrent à se glisser
pendant la nuit à force de rames, les artilleurs Turcs ne parvenant pas à les atteindre.
Les deux premières unités étaient dirigées par Donà (à bord de laquelle se trouvait
Königsmark) et Pizzamano2.
Le comte de San Felice fut chargé de superviser sa compagnie de bombardiers
qui utilisaient les 18 mortiers de 500 mis en place en partie dans le camp et en partie
sur l’île de Sfaktiria, tristement célèbre depuis l’épisode de la guerre du Péloponnèse
en 425 av. J. C. Les tous premiers tirs furent catastrophiques, les bombes explosant en
l’air ou tombant à côté, un sixième seulement des projectiles atteignant effectivement
la place. Morosini s’en inquiéta sérieusement, jugeant les hommes d’Antonio Muttoni
totalement incompétents. Deux autres mortiers furent débarqués par les Florentins, et
assez rapidement la précision des trajectoires s’améliora, ce qui rassura le capitaine
général3. Le 8 juin, Königsmark envoya un ultimatum à la garnison, son chef, Seffer Aga,
fit une réponse destinée à gagner du temps, assurant qu’il était prêt à discuter, à
condition que le serasker Ismaël Pacha soit d’abord battu en rase campagne. Ce dernier
se présenta d’ailleurs le 14 juin au matin, avec 8 000 fantassins et 2 000 timariotes
sipahis.
Morosini confia au chevalier Alcenago la tâche de superviser la partie des
troupes qui continuaient le siège. La bataille débuta vers midi 4. Différents patriciens y
prirent part en tant que volontaires: Pietro Basadona, Bortolo Erizzo, Filippo Paruta,
Fabio Bonvicini5 et Pietro Marcello. Le marquis de Courbon passa à l’attaque avec la
1 B. N. M., ms. It. VII 2592 (12484), fol. 54 r.
2 Burgo, Viaggio, vol. III, p. 440.
3 Voir la lettre d’Antonio Muttoni du 17 juin 1686 adressée à Domenico Ferrari, marchand « di Colori » au
Rialto, reproduite dans le B. N. M., ms. It. VII 2592 (12484), fol. 54 v.
4 Voir ms. Morosini Grimani n° 27, Ordine di Battaglie formate da molti Eccelentissimi Signori Maresciali e
Generali dell’Armi al Servitio della Serenissima Republica in Levante nella presente Guerra, fol. 8.
5 Fabbio Bonvicini, qui allait devenir capitano ordinario delle navi à la fin de la guerre de Morée, puis
capitano straordinario en décembre 1714, était également un architecte naval de première classe qui, en mai
128
1712, lança un vaisseau « révolutionnaire » de 74 canons appelé la Corona. Bonvicini mourut en septembre
1715 durant la seconde guerre de Morée (Nani Mocenigo, marina veneziana, p. 303, 305, 320; B. Q. S., ms.
424 classe IV, codice CLXVIII, Diario del Senato tenuto da Pietro Garzoni 1693 sino al 1732, fol. 226 r,
260 v, 261 v, 268 v.
1 D’après Garzoni, Sacra Lega, vol. I, p. 130, il s’agirait de fauconneaux à chargement rapide inventés par
un certain Marco Monferdini.
2 Pittoni, Memorie historiche, p. 54-55; Cantemir, Empire Othoman, p. 350-351; Léonard, Histoire des
conquestes, p. 94-95; Garzoni, Sommarii, p. 55-57; Burgo, Viaggio, vol. III, p. 442-445; Aymar, Courbon, p.
118-125. D’après ce dernier, le marquis de Courbon lui aurait offert une bague qui avait appartenu au
serasker, « comme un gage de son ancienne amitié. »
3 Burgo, Viaggio, vol. III, p. 446-447: « Segui tratanto un grave disordine nella Piazza... Che essendo stato
prima acceso in alcune case della Fortezza, il fuoco dalle Bombe, benchè restasse in gran parte estinto,
andò però sempre segretamente serpendo, tanto che pervenuto ad’una conserva di polve ammazò Seffer
Bassà Commandante di Navarino, con altri 250 Turchi, e sei Christiani, restando altri 15 feriti fuori della
Piazza. »
129
« essendosi de fatto trovata assai piu forte di quello si era presupposto, non solo
perchè attaccar non si potea che per una parte solamente, mentre dall’altre due
circondata scorgeasi dal mare, ma ancora perchè dalla parte per la quale si rendea
attaccabile vedeasi pure molto ben munita da una forte muraglia colla sua contrascarpa
e doi fossi l’uno di acqua e l’altro asciuto, di modo che attese le sudette considerationi,
parea verisimilmente fosse per sostenere un lungo e tedioso assedio. »4
Morosini lui aussi faisait sans doute preuve d’un excès de confiance, en espérant
voir les Turcs capituler dès son approche, ou au pire à la première sommation. Ce fut
donc une réelle surprise de constater que l’artillerie de la place se déchaînait à
l’approche de la flotte chrétienne, manifestation belliqueuse qui n’allait certes pas dans
1 B. N. M., ms. It. VII 2592 (12484), fol. 58 v-60 r; Garzoni, Sommarii, p. 57-58; Léonard, Histoire des
conquestes, p. 96-98; Contarini, Leopoldo Primo, Vol. I, p. 568; Garzoni, Sacra Lega, p. 130-131; Locatelli,
Racconto historico, p. 224; Pittoni, Memorie historiche, p. 56-57; A. S. V. Senato, dispacci, P. T. M. , busta
1070, dépêches n° 76-77; U. Mori Ubaldini, op. cit., p. 451-452; Eftikia D. Liata et Konstantinos G.
Tsiknakis, op. cit., p. 85-88.
2 A. S. V., Senato da mar, registro n° 152 (1686), fol. 178.
3 Bernard Randolph, op. cit., p. 6.
4 Garzoni, Sommarii, p. 58.
130
le bon sens. Qui plus est, lorsque le capitaine général fit porter un ultimatum à la
garnison le 26 juin, énonçant les périls auxquels les Turcs s’exposaient en cas de
résistance en citant le cas de Coron, le pacha de la place répondit si hardiment que
Morosini en resta « stomacato ». La teneur de la réponse était en effet sans détour, le
pacha clamant haut et fort de vouloir « perire tutti quanti, con dar fuoco finalmente alla
città, purchè non fosse mai per venire in mano de christiani. »
Les ordres furent donc donnés pour camper et établir des retranchements au
milieu de cette « delitiosa campagna » parsemée d’oliviers et de vergers. Après l’échec
des négociations, les mortiers à bombes commencèrent à déverser leurs meurtriers
projectiles qui embrasèrent une bonne partie des édifices de la cité. D’après Jean
Léonard, au cours du premier jour 500 bombes auraient été lancées, 80 manquant
complètement la forteresse, et 30 autres explosant en l’air avant l’impact1.
De leurs côtés, les troupes du pape et les Maltais ouvrirent deux tranchées à 500
pas (870 m) de la place dans la nuit du 29 au 30 1. Ils y travaillèrent avec tant de
diligence qu’au matin les boyaux n’étaient plus qu’à 50 et 75 pas des murs. Le 30 juin
au soir, Königsmark tenta à nouveau de pousser les Turcs à capituler. Ces derniers
demandèrent un cessez-le-feu pour la nuit, prétextant réfléchir à la question, mais se
servant en fait de cette trêve pour mettre leurs munitions en un lieu plus sûr et pour
remonter leur artillerie. Cette information fut rapportée grâce à la fuite d’un Grec.
Lorsque le pacha de la place demanda une nouvelle suspension d’armes pour 15 jours,
afin d’entrer en contact avec le serasker et lui demander l’autorisation de rendre la
place, Morosini, excédé, déclara la trêve rompue, et les opérations de siège reprirent.
Les opérations de minage des remparts purent commencer, sous la direction du
capitaine Verneda et de Giovanni Bassignani, comme à Coron l’année précédente.
Au soir du 6 juillet, Morosini essaya pour la troisième fois de raisonner les
officiers de la garnison. Cette fois-ci, la discussion eut plus d’effet, d’autant que les
Turcs ne pouvaient que constater avec crainte la progression des travaux de sape et les
4 000 bombes déjà lancées avaient quasiment tout ravagé l’intérieur. Le lendemain, le
drapeau blanc fut arboré sur les murs. Toute la journée se passa en âpres négociations
avant d’arriver à un accord accepté par les deux partis, assez proche de ce qui avait été
proposé jusqu’alors: les Vénitiens devaient prendre possession du « castello della
Lanterna »2 dès le lendemain, les Turcs ayant en suite trois jours de plus pour évacuer
la place avant d’être acheminés « en Barbarie » comme ceux de Navarin. La reddition se
déroula sans encombre cette fois-ci, un millier de soldats et 3 000 civils sortirent le 11
juin et le Te Deum fut chanté le lendemain matin, accompagné à nouveau d’une salve
d’artillerie générale. Lorsque les Chrétiens purent enfin pénétrer dans Modon, ils
découvrirent un spectacle de désolation d’une ampleur à laquelle ils ne s’attendaient
pas:
1 L’abbé de Burgo (Viaggio, vol. III, p. 449) situe l’ouverture de la tranchée le 27: « Si apersero due
attacchi; e si alternavano le Truppe ogni 24. ore per dar qualche riposo alle troppo affaticate militie. »
2 Le « Castello della Lanterna », que les Vénitiens appelent également « Castello da mar », a été rebaptisé
« Bourdzi » par les Grecs, qui ont donné ce même nom au fortin situé dans le port de Nauplie, et au bastion
isolé sur la plage de Karistos, dans l’île d’Eubée. Pietro Garzoni, Sacra Lega, vol. I, p. 131, donne une bonne
description du Castello della Lanterna et de son origine: « ...stà fondato sopra uno scoglietto discosto dalla
porta del molo quarantacinque passi, alla quale presta il transito un ponte. Fù costrutto da que’fedeli
Cittadini per tener lontane dalle mura le navi nimiche, allorche seppero volgere Baiazetto le sue Armate
a’lor danni. Il suo giro non grande, ma regolare forma un’ottagono; è nominato da’marinari Lanterna,
perche forse serviva eziandio di scorta à discoprie il porto. » C’est dans ce réduit que les Turcs abritèrent
femmes et enfants durant le bombardement vénitien: « Si chiamava questa per Cittadella, nella quale il
Commandante haveva fatto ritirare le donne, e fanciulli, per evitar la confusione al Presidio, mentre restava
così fieramente battuto dal fuoco incessante delli Assalitori. » (Burgo, Viaggio, vol. III, p. 451).
132
Il fallut des jours de labeur aux chiourmes de la flotte pour déblayer la cité et
commencer à remettre en état ce qui pouvait l’être. Gageons que la comtesse de
Königsmark n’y mit pas les pieds tout de suite... Ni la marquise de Courbon d’ailleurs,
qui au dire d’Aymar, avait accompagné son époux au Levant durant cette campagne,
« quelque instante priere que Courbon eut pû luy faire de vouloir rester à Venise » et
qui rivalisait avec la comtesse, comme si elles s’étaient trouvées à la cour de Vienne ou
de Stockholm2. La comtesse avait du tempérament, mais la marquise n’était pas en
reste, c’était « una delle Amazoni de nostri tempi », disait d’elle Beregani3. Entre ces
deux femmes et leurs maris une atmosphère malsaine de jalousie et de concurrence se
développa, attisée d’après Aymar, par des actes de brigandage commis par quelques
dragons de Courbon. Le général suédois avait traité ces hommes de « voleurs ». Il avait
fait restituer les brebis dérobées à un Grec avant de punir les fautifs, ce que Courbon
prit pour une offense personnelle qu’il était bien décidé à ne pas oublier.
L’orage éclata durant une revue effectuée après la prise de Modon. Le marquis
provoqua verbalement son supérieur devant l’ensemble des troupes. L’affrontement
devint inévitable, à tel point que les autres officiers durent s’interposer entre les deux
hommes. L’incident était grave et ne pouvait pas rester impuni: Morosini dut mettre
Courbon aux arrêts et le consigner à son bord. Il fut relâché un peu plus tard grâce à
l’intervention du prince de Turenne en sa faveur, sans que l’on ne puisse discerner les
motifs de cette intercession. Notons au passage que Königsmark n’était pas du tout
satisfait du comte de San Felice non plus, contrairement à Morosini4.
C’était alors la mi-juillet, bien trop tôt pour arrêter les opérations militaires,
surtout avec les conditions favorables du moment. Le 17, Morosini fit annoncer la
tenue du conseil de guerre pour le lendemain matin, mais la réunion fut avancée et eut
lieu le jour même. Les états-majors y discutèrent vivement pour décider vers quelle
1 Garzoni, Sommarii, p. 61-62.
2 Aymar, Courbon, p. 128-129: « Elle y fut donc, mais avec un train & un équipage digne de sa naissance &
un peu plus magnifique que celuy de la Maréchale de Conismarc, dans la maison de laquelle il ne se faisoit
pas une si belle dépense que dans celle de nôtre Marquis qui tenoit toûjours table ouverte, & où tout ce qu’il
y avoit de volontaires & d’Oficiers avoit acoutumé de se rendre, soit pour le jeu, soit pour les autres
divertissements... ».
3 Beregani, Guerre d’Europa, vol. II, p. 89.
4 A. S. V. Senato, dispacci, P. T. M. , busta 1070, dépêche n° 80; Aymar, op. cit., p. 130-133.
133
qui revenaient de la campagne. Ceux aptes à porter les armes, un millier au moins 1,
pouvaient compter sur de bonnes réserves de vivres et de munitions. Quant au
kapudan pacha, il venait de lever l’ancre quelques jours auparavant pour Nègrepont,
laissant derrière lui 2 galères dans le port de Nauplie où se trouvaient également deux
galiotes et un vaisseau anglais. Le Français précisa également que les esclaves
chrétiens se trouvaient au nombre de 400 dans la ville. L’un d’entre eux, un Russe,
rapporta le récit d’un incident: des barils de poudre avaient explosé, tuant une
vingtaine de Turcs, et surtout mettant la citerne principale hors d’usage.
Avec ces nouveaux éléments d’information, Königsmark donna l’ordre aux
régiments de se mettre en marche le lendemain matin. Le point stratégique qu’il fallait
occuper en priorité était bien sûr le mont Palamède, qui domine la cité du haut de ses
216 mètres d’altitude, à la portée d’un pistolet. Quelques unités turques qui s’y étaient
retranchées en furent délogées, et les troupes vénitiennes purent commencer à creuser
la ligne de circonvallation sous le feu de la garnison qui effectua même une sortie avec
200 hommes pour contrecarrer les travaux des assaillants. Lors de l’escarmouche, le
sergent-major Lauro d’Andria fut blessé au pied. Dès le lendemain cependant, une
batterie de 4 canons pouvait commencer à déverser ses projectiles sur la cité en
contrebas2.
Le 2 août, le serasker Ismaël Pacha vint camper à Argos, à une quinzaine de
kilomètres. Il était à la tête de 3 000 cavaliers et de 1 000 fantassins de bonnes
troupes3. Cette présence rendait la campagne environnante dangereuse et les
fourrageurs de l’armée chrétienne en payèrent le prix: en trois jours à peine, 120
d’entre eux furent blessés ou capturés au cours de leurs missions habituelles. Le
lendemain, les navires finirent par arriver, et les troupes qui y étaient embarquées
purent venir renforcer l’armée qui consistait à présent en 11 500 soldats, dont 900
cavaliers, auxiliaires compris.
Le 5, Königsmark fit réunir le conseil de guerre qui décida d’aller déloger le
serasker, et le lendemain, après avoir laissé 1 500 hommes aux ordres du comte Enea
Rapetta devant Nauplie, Königsmark marcha avec 8 000 hommes contre les Turcs 4.
1 D’après l’abbé de Burgo, un espion aurait estimé la garnison forte de 3 000 combattants, auxquels s’étaient
ralliés 300 hommes envoyés en renfort (Viaggio, vol. III, p. 454).
2 Léonard, Histoire des conquestes, p. 124-125; Pittoni, Memorie historiche, p. 66. Voir également Vincenzo
Maria Coronelli, Isolario descrittione geografico-historica ..., Venise, 1696-1698, la vue de Nauplie durant
le siège de 1686 intitulée « Napoli di Romania assediato, e preso dall’Armi della Serenissima Republica di
Venezia sotto il comando dell’Eccellenza del Cap. Gen. Francesco Morosini ».
3 Morosini quant à lui estime les troupes d’Ismaël Pacha à 4 000 cavaliers et 3 000 fantassins, A. S. V.
Senato, dispacci, P. T. M. , busta 1070, dépêche n° 85, mais il avait davantage d’intérêts à grossir les rangs de
ses ennemis pour mieux glorifier sa propre victoire.
4 Voir B. N M., ms. It. VII 94 (10051), Carte topografiche e piante di città e fortezze per la guerra di Morea
(1684-97), plan n° 54. Assez étonnement, l’historien américain Kenneth M. Setton fait ici une grossière
erreure de datation, en situant effectivement la bataille d’Argos le 6 août, mais en ignorant totalement la
bataille décisive du 29. Ainsi, les événements qu’il rapporte sont en fait ceux de la seconde bataille. (Venice,
Austria and the Turcks in the Seventeenth Century, op. cit., p. 298).
135
Ceux-ci ne refusèrent pas la bataille, divisés en trois gros escadrons, ils disposèrent
leur infanterie au centre. Les troupes chrétiennes, cette fois-ci largement supérieures
en nombre, avancèrent sur une seule ligne, le prince de Brunswick ayant la direction de
l’aile gauche, et Königsmark ordonnant à ses subordonnés de tenir leurs positions et de
n’ouvrir le feu qu’à la portée d’un pistolet 1. La charge principale des sipahis se
concentra contre la droite du dispositif chrétien, là où se trouvaient deux régiments
d’Esclavons et les dragons de Courbon. Les Turcs avaient amené avec eux deux pièces
de campagne qui tirèrent à 7 ou 8 reprises sans succès; les Vénitiens se servirent à
nouveau des fauconneaux à cadence de tir rapide qui surprirent les assaillants. Dans le
combat, Turenne, Carl Johan de Königsmark et Courbon se firent remarquer par leur
bravoure, ces deux derniers eurent d’ailleurs leurs chevaux tués.
Tandis que l’armée de terre affrontait ainsi les Turcs dans la plaine d’Argos, le
capitaine général supervisa un débarquement de 2 000 hommes d’équipage sous les
ordres du colonel Magnanini, opération qui visait à inquiéter les ennemis et à les
prendre à revers. Ceux-ci, après avoir vainement tenté de briser les lignes de
mousquetaires de Königsmark, finirent par abandonner le champ de bataille en bon
ordre, leur cavalerie couvrant l’infanterie, leur permettant même de plier les tentes et
d’emporter la plupart de leurs effets avant de se retirer en direction de l’isthme de
Corinthe. Malgré la violence apparente de la bataille, les Chrétiens n’eurent que 24 tués
et une quarantaine de blessés. Le bilan des pertes turques est toujours plus difficile à
évaluer: une centaine de morts peut être, jusqu’à 400 d’après Aymar 2. La petite
garnison du vieux château d’Argos perché sur la Larissa suivit l’exemple du serasker:
lorsque les avant-gardes vénitiennes atteignirent le sommet, ils trouvèrent l’endroit
déserté et désarmé, c’était à peine s’il y avait deux canons et 6 pierriers, pas de quoi
offrir une quelconque résistance...3
Malgré la bataille, le siège de Nauplie n’avait pas cessé. Sous la direction de
Daniel IV Dolfin, provéditeur du camp à nouveau, le bombardement incessant de la
ville avait allumé de terribles incendies qui ravageaient l’intérieur de l’enceinte, les
habitations étant partiellement construites en bois 4. Après le succès de la bataille
contre le serasker et voyant l’effet dévastateur des bombes, Morosini essaya de pousser
la garnison à la reddition le soir même, mais son ultimatum fut fermement rejeté par
Mustafa Pacha et ses officiers. Par conséquent, une nouvelle batterie de 8 pièces de 50
1 B. M. C., ms. Morosini Grimani n° 27, plan n° 12; Alexander Schwencke, op. cit., l’ordre de bataille
« Schlacht bei Argos » est reproduit en annexe.
2 Aymar, Courbon, p. 136-143; Contarini, Leopoldo Primo, vol. I, p. 579; Garzoni, Sacra Lega, p. 137-138;
Locatelli, Racconto historico, p. 249-250; Pittoni, Memorie historiche, p. 67-68; Michele Foscarini,
Republica Veneta, p. 272-273; Burgo, Viaggio, vol. III, p. 457-458; B. N. M., ms. It. VII 2592 (12484), fol.
61 v- 62 r; Garzoni, Sommarii, p. 65-66; Léonard, Histoire des conquestes, p. 127-128.
3 Contarini, Leopoldo Primo, vol. I, p. 580; Garzoni, Sacra Lega, p. 138; Locatelli, Racconto historico, p.
250; Léonard, Histoire des conquestes, p. 129; Kevin Andrews, op. cit., p. 106.
4 L’abbé de Burgo apporte ici une précision intéressante, en indiquant que les nombreuses habitations
sont, « sino alla metà fatte di pietra, e di sopra di tavole, e lotte di terra. » (Viaggio, vol. III, p. 454).
136
fut installée et put commencer à ouvrir le feu le 10 au matin. Elle était servie par des
artilleurs de la République particulièrement qualifiés ou très chanceux: leur tout
premier tir abattit un étendard turc à 600 mètres !
Avec l’installation de deux pièces de 20 et de deux mortiers supplémentaires sur
le mont Palamède sous les ordres de Faustin da Riva, le bombardement de la cité ne fit
que devenir plus intense heure après heure, jusqu’à 500 bombes tirées par jour selon
Morosini1. La ville formait alors un quadrilatère de 400 mètres sur 200, dans lequel
s’entassaient à peu près 7 000 personnes avec leur bétail. Excédée par ces terribles
conditions, la population civile se mutina et demanda à capituler, ce qui fut rapporté
par plusieurs Grecs qui s’étaient échappés de la ville. Mustafa Pacha parvint à ramener
l’ordre momentanément, en promettant l’arrivée très prochaine de nouveaux renforts
amenés par le serasker.
Alors que le siège battait son plein à Nauplie, une délégation de Grecs des
alentours vint trouver le capitaine général pour lui faire part de leur initiative: ils
s’étaient rendus auprès de l’aga commandant le château de Thermis (un château
médiéval qui domine le golfe d’Hydra)2, pour lui sommer d’évacuer la place en échange
d’un passage en sécurité vers Négrepont pour lui et ses 40 hommes. Aussi, lorsque
Francesco Morosini eut dépêché l’almirante Pietro Duodo avec 4 vaisseaux, la garnison
ne se fit pas prier pour rendre les armes et abandonner le château le 13 août au matin 3.
Cinq canons y furent découverts. Quelques jours plus tard, les équipages de plusieurs
galères vénitiennes se rendirent à Thermis et en retirèrent les pièces d’artillerie en fer
et le peu de munitions qui s’y trouvaient. Comme la place était jugée de peu d’intérêt,
un notable de la région, Demetrio Urissi « huomo di spirito », fut chargé d’en assurer la
surveillance4.
A Nauplie même, la résistance de la garnison sembla bientôt récompensée. En
effet, malgré des travaux d’approches entamés le 13 au soir par le contingent maltais
contre la courtine Est, et malgré la mise en place d’une nouvelle batterie de 4 pièces de
50 qui commença à tirer le 16 août, les Turcs bénéficièrent d’une aide inattendue et
imparable: une terrible épidémie se propageait dans le camp chrétien, sans que l’on ne
puisse savoir de quel mal il s’agissait précisément. L’un des premiers atteints fut le
provéditeur du camp Dolfin lui même, frappé par une « febre quartana »5, comme
1 A. S. V. Senato, dispacci, P. T. M. , busta 1070, dépêche n° 85.
2 Sur Thermis, voir Wallace E. Mc Leod, “Kiveri and Thermisi”, in Hesperia, volume XXXI, n°4 (octobre-
décembre 1962), p. 378-392.
3 Léonard, Histoire des conquestes, p. 131; Locatelli, Racconto historico, p. 259; Garzoni, Sacra Lega, vol.
I, p. 142; Burgo, Viaggio, vol. III, p. 462; Contarini, Leopoldo Primo, vol. I, p. 583; Pittoni, Memorie
historiche, p. 70: « Le Navi frà tanto occuparono TERMIS Fortezza di qualche rimarco, il di cui Residente
persuaso da certi Greci, che l’habitavano, stimèo bene di cederla, prima di provarne gl’effetti della
violenza. »
4 ibid., p. 279-280.
5 A. S. V. Senato, dispacci, P. T. M. , busta 1070, dépêche n° 86. L’épouse du marquis de Courbon tomba
également malade et mourut durant le siège, frappée de dysenterie selon Aymar, Courbon, p. 158-159:
« ...elle étoit morte d’une dissanterie qu’elle avoit contractée pour avoir trop mangé de raisins de Corinte
137
dont un Colonel luy avoit fait present, quoiqu’on n’oublia rien pour la guerir, & que le Colonel qui étoit, fort
innocemment cause de ce funeste acident, engageât par de riches presens un Medecin du Caire qui le servoit,
à employer toute sa science à la guerir... ». La version de la dysenterie est également avancée par Nicolò
Beregan, Guerre d’Europa, vol. II, p. 89, qui affirme que ce mal « …era una mortale disentieria,
accompagnata d’acute febbri, che molto più delle scimittare de’Turchi, mietevano le vite de’più riguardevoli
Comandanti. » L’abbé de Burgo, quant à lui, parle de « putridissima febre » (Viaggio, vol. III, p. 463-464).
1 Garzoni, Sommarii, p. 68.
2 George Finlay, op. cit., p. 182. Finlay utilise des données publiées par Schwenke, Geschichte der
Hannoverischen Truppen in Griechenland, 1685-1689, p. 182.
3 B. N. M., ms. It. VII 2592 (12484), fol. 65 v; Beregani, Guerre d’Europa, vol. II, p. 90-91.
4 Foscarini, Memorie historiche, p. 275.
5 Herman Hofberg, op. cit., vol. I, p. 629, donne le 27 août pour date de son décès. Voir également Contarini,
Leopoldo Primo, p. 582; Beregani, Guerre d’Europa, vol. II, p. 89; Foscarini, Republica Veneta, p. 274;
Burgo, Viaggio, vol. III, p. 464; Locatelli, Racconto historico, p. 266; A. S. V. Senato, dispacci, P. T. M. ,
busta 1070, dépêche n° 87 (le 28 août); Claire Eliane Engel, op. cit., p. 123. Une fois de plus, Kenneth M.
Setton fait une erreur de chronologie, en situant le décès de Carl Johan avant la bataille du 6 août ! (Venice,
p. 298). Von Hammer Purgstall quant à lui, explique que Bernabo Visconti et Carl Johan périrent lors d’une
138
tant d’officiers hors de combat et laissé tant de compagnies sans direction que
Morosini, contrairement à ses habitudes, hésitait fortement à tenter de déloger le camp
ennemi par la force. Dans cette situation, le capitaine général en fut réduit à faire appel
aux venturieri pour prendre la tête de plusieurs unités livrées à elles-mêmes.
Le 26, la position des Chrétiens fut encore plus précaire avec l’arrivée de 2 500
hommes venus de Valona pour renforcer les troupes turques. De leur côté, Morosini et
son bras droit le général Königsmark, tentaient de se préparer à l’assaut qui semblait
imminent. Tous les corsaires, marins et volontaires disponibles, en tout près de 3 000
personnes, furent enrôlés afin de prendre les Turcs à revers si nécessaire.
Selon notre source maltaise, le soir du 28 un esclave polonais vint apporter aux
Chrétiens l’information capitale, avec tous les détails de l’assaut qui devait avoir lieu le
« furieuse sortie des assiégés » (op. cit., vol. III, p. 218-219). Carl Johan von Königsmark fut emporté avec
des personnes de sa suite: « …trois de ses principaux serviteurs, le capitaine Eiberger, son maître d’hôtel, et
le cuisinier. », Laborde, Documents, p. 227.
139
lendemain. Cet avertissement ne fut pas pris au sérieux, tout au plus crut-on à de la
désinformation. Sur le mont Palamède, on ne laissa qu’un détachement de 30
Esclavons1. Par conséquent, les Vénitiens et leur alliés furent réellement confondus par
l’intensité de l’attaque qui eut à l'aube. L’infanterie ottomane, forte de 3000 hommes,
avait marché toute la nuit pour contourner les retranchements vénitiens qui s’étiraient
d’Ouest en Est sur 1 400 mètres, et les prendre par surprise en venant des hauteurs.
Les Turcs rangés en bataille fondirent sur les lignes vénitiennes avec leurs cris
de guerre, les Esclavons de Magnanini « parte Vestiti et parte spolij »2, postés à la droite
du dispositif eurent à subir toute la violence de l’assaut et durent plier, leur déroute
entraîna celle des Maltais, et en quelques minutes, les Turcs purent s’avancer jusqu’au
cœur du camp des Chrétiens:
« ... ces Infideles étant entrez firent un grand carnage des nôtres & defirent
quelques Regimens dont peu de Soldats se sauverent, & portant par tout la terreur
mirent le Camp dans un si grand desordre que l’on croyoit déja tout perdu. Des Oficiers
plioient bagage, d’autres le faisoient déja porter à la marine, les Soldats des Regimens
défaits épouventés du massacre s’enfuyoient par ou ils pouvoient, & jetoient la frayeur
dans les esprits des autres sans qu’on pût les arrêter, de sorte que le Maréchal de
Conismarc ne sachant plus que faire pour remedier au mal, ne se trouva pas peu en
peine. »3
Selon Aymar, le prince de Turenne aurait alors eu cette phrase lorsqu’on lui
annonça qu’il fallait battre en retraîte: « je n’en feray rien, il faut mourir où vaincre, & si
je perit il faut que tout perisse! » Barricadé dans une maison avec son entourage et
quelques volontaires, il défendit si bien ce poste qu’il repoussa tous les assauts. Mais le
véritable tournant de la bataille eut lieu lorsque Königsmark décida de retirer une
grande partie des troupes défendant les retranchements contre les assauts de la
cavalerie turque et de les lancer dans une hardie contre-attaque sur son aile droite.
Lorsque les hommes recrutés par Morosini entrèrent en lice sur le flanc de l’infanterie
ottomane, celle-ci finit par plier et se retira en désordre, prise en chasse par les
Esclavons et par les dragons de Courbon. Celui-ci eut d’ailleurs la vie sauve, grâce à
l’intervention du comte de Farges (le comte de Fargos?), un proche de Turenne. Le
général de Königsmark lui même eut son cheval tué durant cet engagement. La bataille
avait duré trois heures. Pour la première fois, elle avait bien failli tourner à l’avantage
des Turcs, ce qui aurait changé le cours des événements. Grâce au sang froid d’Otto
Wilhelm von Königsmark, cette journée qui avait commencée dans de si mauvaises
conditions, s’était achevée par une victoire sans équivoque qui laissait la porte ouverte
à de nouvelles conquêtes. D’après Anna Akerhjelm, cela contribua un peu à apaiser la
peine que le comte avait de la mort de son neveu: « Je suis d’opinion que si le comte
n’avait pas eu le bonheur de remporter cette victoire, la mort du comte Carl lui serait
allée trop au coeur. »1
Il est une fois de plus impossible de préciser le nombre de victimes tombées au
cours de cet affrontement. La tournure des événements tente à faire penser que les
pertes des Chrétiens devaient être au moins aussi importantes que celles des Turcs,
mais au final, Jean Léonard et l’abbé de Burgo avancent les chiffres de 1 400 Turcs tués
au combat contre 300 blessés ou tués. Dans le Sommari de Pietro Garzoni, l’anonyme
maltais donne, quant à lui, des statistiques bien différentes: 200 tués pour les Turcs
contre 60 morts ou blessés Chrétiens. Comme on peut s’en douter, ce genre de donnés
chiffrées sont toujours sujettes à caution et peuvent varier selon l’utilisation que l’on
en fait2.
A la vue de l’armée du serasker en déroute disparaissant à l’horizon, les derniers
espoirs de la garnison s’évanouirent définitivement. Une heure à peine après la fin de
la bataille, le drapeau blanc fut arboré sur les murs de Nauplie. Après de rapides
négociations, Morosini accepta de laisser 8 jours de répit aux Turcs avant que ceux-ci
n’évacuent la place et soient acheminés vers l’île de Tenedos. Quatre mille âmes
sortirent finalement, dont 1 200 soldats. Les 135 esclaves noirs qui avaient survécus
furent distribués entre l’armée et les auxiliaires. Ces derniers insistèrent pour que les
180 Juifs qui furent comptabilisés fassent également l’objet d’un partage similaire,
mais le capitaine général parvint à imposer son opinion qui consistait à les laisser
résider sur place, moyennant une contribution annuelle en numéraire. Pour finir, des
61 chevaux qui furent retrouvés, 27 furent confisqués sans permission par les
auxiliaires, et la plupart des autres furent affectés au régiment de dragons de Milan 3.
Selon Nicola Beregani, Nauplie avait tellement souffert du bombardement des
Vénitiens, qu’il fallut patienter quelques jours avant de pouvoir célébrer ce triomphe à
l’intérieur de la ville,
tanto delle Turche Meschite, quanto delle Chiese Greche, da quali veniva impedito il
transito da luogo a luogo, differire sino al giorno decimo sesto di Settembre il rendere
solennemente le dovute gratie al supremo dispensatore delle Vittorie 1. »
Une fois de plus, ce fut au colonel Nicolò Rossi que fut confié la tâche d’informer
Venise de ce succès. Il atteignit la lagune le 28 septembre et fut récompensé à nouveau
par le don d’une chaîne en or, mais cette fois d’une valeur supérieure à celle reçue pour
Navarin. Les membres d’équipage et le capitaine du vaisseau furent eux aussi mieux
rétribués2. L’heureuse nouvelle fut largement répandue et fêtée, d’autant qu’à Venise
ont apprit en même temps la chûte de Buda3. A Rome, le pape Innocent XI fit célébrer
ces deux événements comme il l’avait fait après la délivrance de Vienne4.
Mais une telle victoire se payait très cher: l’épidémie continuait à faire des
ravages5. Aussi, le général de Malte prit-il congé aussitôt (19 chevaliers et 200 soldats
avaient péri durant le siège), et les galères de l’Ordre appareillèrent le 7 avec celles du
Pape, suivies par les unités du grand duc le lendemain 6. La peur et le découragement se
répandirent à tous les niveaux. La marquise de Courbon s’était éteinte, Le comte de
Königsmark fut pris de fièvres à partir du 18 septembre, bientôt ce fut le tour de
Katarina Charlotta, son état empira rapidement, on jugeait son cas désespéré, « elle
était prise d’un sommeil si profond qu’on ne la croyait pas vivante ». Le comte lui-
même était inconsolable, parlant de quitter ce pays et de retourner dans sa patrie. Il
avait déjà perdu son neveu dont il était si proche quelques jours plus tôt.
La santé de la comtesse s’améliora, puis elle fit une rechute; elle ne fut sortie
d’affaire qu’à la mi-décembre. On attribua cette guérison, « au zèle et à l’habileté du
1 Beregani, Guerre d’Europa, vol. II, p. 100.
2 A. S. V. Senato da mar, registro n° 152 (1686), fol. 259 v.
3 Beregani, Guerre d’Europa, vol. II, p. 134. Voici, par exemple, la dépêche du Sénat adressée au
commissaire vénitien en Dalmatie, ibid., fol. 258 v- 259 r: « Felicità Iddio Sig[no]re con le sue continuate
benedittioni i progressi alle Publiche Armi in Morea, mentre con Lettere del Cap[ita]n G[e]n[er]al da Mar
del p[ri]mo corrente si riceve gradito l’avviso, che avvicinatosi il Seraschier col rinforzo di sopra 10 m
Combattenti per dar sotto Napoli di Romania un vigoroso assalto alle nostre Militie, fosse à q[ue]ste
valorosam[en]te sortito di resistere non meno ad una così strepitosa irrutione, mà accorsovi in persona il
Cap[ita]n G[e]n[er]al med[essim]o havessero i Turchi, doppo un fiero combatto, convenuto vergognosam:te
darsi à precipitosa fuga, e lasciarne più di Mille, e quatrocento trà morti, e feriti, con poco dano de nostri, à
segno, che avviliti, e confusi da tale successo gli Assediati risolsero patteggiare la resa della Piazza, che le
fù accordata con la Consegna di tuti li Schiavi Christiani; e con l’uscita de Turchi dalla Città con le loro
famiglie, per esser imbarcati, e condotti alla parte di Troia. Di tale avvenim:to che riguarda l’acquisto della
capitale del Regno della Morea, ve ne portiamo la notitia, perche habbiate à communicarla à cotesti
fedelissimi sudditi, et à spargerla trà le Militie, perche con Publici rendimenti di gratie intercedino con
humiltà di cuore continuate l’assisenze del Cielo à vantaggio sempre maggiore della Rep:ca Nra. »
4 Pastor, Storia dei Papi, vol. XIV, p. 165-166.
5 Pittoni, Memorie historiche, p. 74: « Mà perche di rado avviene, che le grani allegrezze non si
accompagnino con gran mestitie, cominciò à farsi sentire non molto doppo la Presa della Città aura
pestilentiale, che nel spirale toglieva il respiro à poveri Soldati, che credevano vivere, perche quasi fugiti
dalla morte, e benche il male fosse maggiore nella Città, non fù però lieve nelle Galere, il che poi fece anche
differire con sommo dispiacere del Morosini l’Imprese nella nuova Campagna. »
6 U. Mori Ubaldini, op. cit., p. 452-453.
142
1 Laborde, Documents, p. 233, 257; Beregani, Guerre d’Europa, vol. II, p. 175.
2 A. S. V. Senato, dispacci, P. T. M. , busta 1070, dépêches n° 89-95.
3 Ibid., dépêche n° 91.
143
quoi constituer un sérieux obstacle à une tentative contre cette place, alors que de
nouvelles fortifications, dont nous aurons l’occasion de reparler, y étaient justement
érigées1. Morosini retourna bientôt vers Nauplie, en faisant une halte au passage à
Thermis, où il fut rejoint par les vaisseaux de Venier qui venaient d’affronter une flotte
turque au large de Mitylène2.
Une fois à Nauplie, Morosini convoqua le capitaine Verneda qui donna son avis
sur les travaux à effectuer, estimant « impossibile fortificare il Monte Palamida », il était
d’accord sur le principe d’élever une nouvelle batterie montée sur un cavalier dans
l’Acronauplie. Verneda proposa également de construire un ravelin devant la courtine,
mais le conseil de guerre réuni sur place choisit finalement de n’y élever qu’un petit
demi bastion.
Malgré les mots d’encouragement de Morosini, le comte de Königsmark qui avait
été malade jusqu’au début du mois d’octobre, avait parlé maintes fois de quitter ses
fonctions de général da sbarco de la Sérénissime, à tel point qu’à la fin du mois, le
capitaine général conseillait au Sénat de commencer à lui chercher un remplaçant.
Embarqué sur la Scala di Jacob le 29 novembre, il s’était rendu à Zante avec la comtesse
et son entourage, « quoique le Capitan général ne voulut pas laisser partir Son
Excellence, le comte fut obligé de se mettre en route, étant dans l’ignorance s’il
obtiendrait la permission du roi de commencer une nouvelle campagne. »3 Pourtant, à
la fin du mois de décembre, Morosini parvint enfin à faire changer Königsmark d’avis 4.
Pour préparer la prochaine campagne, ce dernier écrivit alors directement au Savio
alla Scrittura, en requérant des chevaux de frise, des pièces de campagne et des
baïonnettes. Le Sénat se décida enfin à prendre des mesures pour lutter contre
l’épidémie qui décimait ses troupes en Morée depuis plus de 6 mois. A la mi-février, le
Magistrato alla Sanità5 reçut la commission d’y dépêcher médicaments, médecins,
chirurgiens et autres spécialistes qui, si possible, maîtrisaient également l’allemand
pour faciliter les soins à apporter aux troupes 6. Cette décision salutaire arrivait bien
tard pourtant: durant l’hiver, l’épidémie s’était arrêtée d’elle-même, du moins pour un
temps.
Au mois d’avril 1687, alors qu’il n’y avait plus eu de cas de contagion signalé
depuis plusieurs mois, le secrétaire de l’archevêque grec de Nauplie et un rameur de la
galère Loredan moururent de mort suspecte. D’après Pietro Garzoni et Camillo
Contarini, le mal avait été apporté par une tartane française en provenance de
l’Archipel:
« Andava serpendo allora sempre più crudele, e dannosa la contagione, che si era,
come è fama, introdotta nella Morea da marinaj di una Tartana Francese, partita
dall’Arcipelago con vettovaglie, affine di ricavarne profitto. »1
1 Contarini, Leopoldo Primo, vol. I, p. 701; Garzoni, Sacra Lega, vol. I, p. 170.
2 James Morton Paton, « A Florentine officer in the Morea in 1687 » in American Journal of Archaeology n°
38 (1934), p. 59.
3 A. S. V. Senato, dispacci, P. T. M. , busta 1070, dépêche n° 111.
145
Depuis le mois de juin, aucun nouveau cas de maladie n’était à signaler. Pour
autant, les auxiliaires ne prirent pas le risque de se joindre aux troupes de Morosini.
C’est Girolamo Cornaro en Dalmatie qui profita de ce renfort inespéré… Les nouvelles
troupes destinées à la campagne en Morée arrivèrent dans l’île de Leucade au tout
début du mois de juillet. Morosini eut le plaisir de retrouver le prince Louis de Turenne
et le sergent général Ohr; Königsmark, blessé à la jambe par une ruade de son cheval,
avait quitté Zante le 8 juin pour venir le rejoindre.
Durant les conseils de guerre qui se tinrent en ce début d’été 1687, l’état-major
décida de porter la guerre contre l’Achaïe afin d’achever la conquête du Péloponnèse. Si
la campagne de cette année-là est bien connue, jusqu’à l’occupation d’Athènes au mois
de septembre, en revanche les historiens ont passé sous silence les toutes premières
opérations. En effet, dès le printemps, Morosini avait donné l’ordre aux provéditeurs de
Messénie et du Magne de passer à l’offensive sur les arrières de l’ennemi. Renforcés
par des locaux en armes, les provéditeurs Civran et Polani poussèrent d’abord jusqu’à
Karitena, dans les montagnes d’Arcadie, puis assiégèrent Mistra avec 6 000 Magniates.
Une fois le bourg hors les murs mis à sac, les alliés des Vénitiens se retirèrent en
désordre et se dispersèrent1.
Au même moment, les derniers préparatifs s’achevaient à Porto Glimino. Le
dimanche 20 juillet, on chanta le Te Deum pour célébrer la fin de l’épidémie, puis les
troupes furent enfin embarquées et la flotte put lever l’ancre dans la soirée; elle était
composée de 26 galères, 6 galéasses, 14 galiotes et 87 navires de différent tonnage 2. Le
lendemain les unités à rames louvoyèrent à proximité du rivage de Roumélie. Les Turcs
y avaient aménagé des retranchements3. Aussi, Morosini décida-t-il de feindre un
débarquement de ce côté, puis de virer de bord rapidement afin d’acheminer les
troupes sur le rivage opposé. L’opération fut menée avec exactitude, et le 22 à l’aube les
galères étaient en vue de Patras. C’est à quelques miles à peine à l’ouest de cette cité,
dans une zone assez marécageuse (Aymar dit « à six mille de la Place tout proche d’un
bois d’oliviers »)4, que les premiers Esclavons se précipitèrent à terre, suivis bientôt
par le reste des troupes. Le débarquement put s’effectuer librement, car les Turcs ne
s’y opposèrent pas avant la mi-journée; lorsque leurs escadrons s’en prirent à l’aile
droite des Chrétiens, l’artillerie de marine appuya les troupes à terre pour repousser
sans difficulté ces assaillants peu déterminés5.
Candie (il entra au service de la République de Venise en 1657), avait demandé sa mutation auprès du
capitaine général « Desiderando … ardentemente di portarsi, ove maggiore è il cimento… » A. S. V., Senato
da mar, registro 153 (1687), fol. 58 r – v, 114 v (les 8 mars et 19 avril).
1 B. M. C., Morosini Grimani n° 27, n° 11; Alexander Schwencke, op. cit., ordre de bataille de Patras en
annexe.
2 Beregani, Guerre d’Europa, vol. II, p. 291-295; Camillo Contarini, op. cit., I, p. 707: « Cessato il fuoco,
ripigliarono i Turchi con maggiore risoluzione l’abbattimento, e averebbono causato grave scompiglio nel
Campo Veneto, se non avessero incontrata l’opposizione de’cavalli di Frisia, che fatti spargere dal
Konnismarch per la campagna, tutta armavano la fronte de’battaglioni. Insistendo i Turchi colle sciable alla
mano per disgombrare que’nojosi inciambi, ebbero agio i Veneti di ricaricare le loro armi, e di ferire col
fuoco ordinato, e continuo, prostrati molti... ».
148
places fortes tombèrent dans les mains des Vénitiens sans la moindre opposition, et
cela en un temps record. Le comte Francesco Arrighetti put ainsi déclarer d’un ton
triomphant :
quitté Corinthe depuis peu, et tous les observateurs affirmèrent avoir vu la ville en feu
à leur arrivée. Königsmark n’était pas encore arrivé, mais Morosini fit débarquer tout
de même l’infanterie qui s’employa à combattre l’incendie, « avant que d’avoir
consumé tous les Magasins ». Les équipages des galères de Federico Badoer et
d’Antonio Nani dressèrent le camp et deux compagnies commandées par le colonel
Bonometti prirent possession de l’Acrocorinthe. L’étendard de Saint Marc fut hissé au
sommet de la place forte.
Vers le même moment, deux navires venus de Nauplie sous les ordres d’Angelo
Michiel jetèrent l’ancre. Le capitaine général décida aussitôt d’appointer ce dernier en
150
« Son Excellence est allée voir, sur l’isthme, la vieille muraille commencée par
Darius et continuée par beaucoup d’autres, afin d’examiner la possibilité de faire un
canal entre les deux golfes et d’entourer ainsi la Morée par la mer. Elle avait l’intention
d’accomplir ce projet, s’il avait été possible. »3
Mais lorsque les ingénieurs eurent mesuré la distance entre les deux rivages
opposés et trouvé qu’il y avait 3 256 pas géométriques (5 659 mètres), on constata que
la tâche semblait réellement colossale, ce qui fut confirmé par l’observation des
vestiges des travaux antiques. Ce projet fut donc remis à plus tard. En réalité, il allait
falloir attendre 206 années pour qu’enfin le roi des Hellènes Georgos I e puisse
officialiser l’ouverture du canal de Corinthe le 6 août 1893 4.
L’occupation de Corinthe mettait quasiment un terme à la conquête du
Péloponnèse par les Vénitiens, après seulement trois campagnes. Entre-temps, le
capitaine Angelo Negro s’était présenté devant le rivage de l’Elide avec trois galiotes et
avait obtenu la capitulation de la garnison de Clermont (Castel Tornese – Chlemoutsi).
1 Sur Frà Luigi Cittadella (Alvise Antonio Cittadella) voir Valori, Condottieri, p. 90; B. N. M., ms. It. VII
167-168 (8184-85) « Memorie Istoriche de’Generali da Terra ch’erano al Serviggio della Sereniss.
Republica di Venezia », fol. 284.
2 Il est difficile d’établir une chronologie précise de ces évènements. Locatelli affirme ainsi que le 13 août
« Ando poscia Sua Eccellenza alla visita della Fortezza di Corinto per prendersi opportunamente di quello,
e di questa le proprie deliberationi… ». Mais ce même Locatelli place la visite de l’isthme avant celle de la
forteresse (op. cit., p. 344). Pour le colonel Muazzo, cette inspection aurait eu lieu le 15 août, « … I Generali
solennizorono L’Assunta ne 15 d’Agosto con universale Cavalcata, per concepire il sito dell’Istmo assime
con tutti i Ingegnieri. » (Muazzo, Guerra coi i Turchi, fol. 50 r). Le comte Arrighetti avance la date du 11
août, « Alli 11 andorno l’Eccellentissimo Capitano Generale e il Generale Konismarch a riconoscere il
passo dell’Istmo, e il sito di questo Castello di Corinto… »; l’auteur anonyme du manuscrit n° 1347 de la
Querini-Stampalia Cl. IV, Cod. XCIII celle du 10 août, « Adi 10 Agosto il Capitano Generale andò sopra un
Cavallo accompagnato da Molta nobiltà e soldatesche et andò alli stretti del Regno della Morea Confinante
Con la Terra Ferma »; et enfin Anna Akerhjelm la situe quant à elle le 19 août (Laborde, Documents, p.
265), date certainement trop tardive, puisque Morosini mentionne la visite de l’isthme dans sa 120 e dépèche
datée du 17 août (A. S. V. Senato, dispacci, P. T. M. , busta 1070).
3 Laborde, Documents, p. 265.
4 Il est intéressant de noter ici que le canal moderne utilise précisément le tracé que les ingénieurs de Néron
avaient choisi en 67 après. J. C. La longueur exacte du canal est de 6 343 m (Savas E. Kasas, Corinth and its
environs in Antiquity, Athènes, 1974, p. 10-11).
151
« La recente facilità con, che piegarono le piazze precedenti, avea impressa tale
supposizione ambitiosa che niuna dovesse negare l’omaggio, e la Fama dell’Esecuzioni
vigorose fatta fosse arma bastevole da vincer senza Battaglia… il Morosinij seguito da
stuolo di numerosi Navili, supose che ogni apparenza unita al suo Nome temuto fossero
mezzi sufficienti per far piegare il Pressidio »2
Le capitano straordinario des navires Lorenzo Venier fut dépêché dans les eaux
de la Laconie avec une escadre afin de pousser Malvoisie à capituler, mais ce fut en
vain. Arrivé sur place le 27 août, Venier ne réussit pas à faire flancher la détermination
de cette population composée de pirates et de marchands d’après le colonel Muazzo.
Morosini rejoignit Venier le 2 ou le 3 septembre, mais lui aussi dut se résigner. Malgré
un bombardement naval de quatre jours court mais intense, la garnison tint bon. Leurs
canonniers parvinrent même à incendier un navire génois de 70 canons qui avait été
loué par la République, la Santa Maria3 du chevalier espagnol Marc’Antonio Carattin4.
L’entreprise dut être rapidement abandonnée, l’état-major vénitien avait à présent
d’autres projets, encore plus ambitieux5…
1 Locatelli, Racconto historico, p. 340-341, 347; Contarini, Leopoldo Primo, vol. I, p. 713; Léonard,
Histoire des conquestes, p. 190, 198; Garzoni, Sacra Lega, vol. I, p. 214; Pittoni, Memorie historiche, p. 85-
86.
2 Muazzo, Guerra coi i Turchi, fol. 52 r, 53 r.
3 L’anonyme du manuscrit n° 1347 de la Querini-Stampalia Cl. IV, Cod. XCIII, fol. 160-161, donne un autre
nom au vaisseau qui fut détruit devant Malvoisie, celui de « La Concetione ».
4 Foscarini, Republica Veneta, p. 332; Beregani, Guerre d’Europa, vol. II, p. 309.
5 A. S. V. Senato, dispacci, P. T. M. , busta 1070, dépêche n° 123; Anderson, Naval wars in the Levant, p.
204; Muazzo, Guerra coi i Turchi, fol. 53r-53v. Dans l’explosion du Santa Maria, seuls 6 ou 7 hommes
d’équipage sur 300 survécurent.
152
« Per anco non si sa cosa doveremo fare, e sono diverse le opinioni; vi è chi dice che
si farà un forte nell’Istmo per impedir l’ingresso più in Morea al nemico; altri asseriscono
che l’Armata girerà e anderà al Golfo d’Engia (d’Egine) per colà imbarcarne, dovendo noi
intanto passar lo stretto per terra, e poi traghettarne a Negroponte se la stagione
avanzata la permetterà. »1
Ce fort de dimension assez modeste, construit à même le roc, était l’œuvre du renégat
Girolamo Galoppi de Guastalla, ancien dragon du régiment de Courbon, qui aurait
déserté durant le siège de Nauplie après des déboires personnels avec Daniel Dolfin 1.
Finalement, le conseil de guerre prit le parti d’acheminer les troupes vers
Athènes. La seule ambition de cette expédition était de porter le danger plus en avant
en territoire encore aux mains de l’ennemi, éloignant d’autant ce dernier de l’isthme, et
surtout de rançonner la population, en exigeant le paiement immédiat d’un impôt de
guerre s’élevant à 50 000 ou 60 000 reals. Morosini n’envisagea pas un instant de
conserver longuement Athènes dans le cas contraire. La forteresse d’Athènes,
l’Acropole, étant située à près de 10 km du rivage, elle était difficile à défendre pour
une force surtout maritime2. Et c’est ainsi que cette entreprise, que James Morton
Paton qualifia de « worse than useless expedition »3, fut décidée.
Les troupes, fortes de 9 880 fantassins et de 871 cavaliers 4, furent embarquées
le 20 et l’armada appareilla le soir même, traversant le golfe Saronique durant la nuit
par un vent favorable. Le lendemain matin, les bâtiments purent entrer sans encombre
au Pirée, que l’on appelait alors « Porto Lione ou Porto Draco… l’un et l’autre à cause
d’un beau Lion de marbre de dix pieds de haut, trois fois plus grand que nature, qui est
sur le rivage au fond du Port5. »
Les Turcs coururent se réfugier sur l’Acropole dès l’apparition de la flotte
vénitienne, bien décidés à résister aussi longtemps que possible, comptant sur l’arrivée
du serasker. C’en était fait des espoirs d’une rançon. Morosini donna aussitôt l’ordre
d’aller occuper la ville qui n’était défendue par aucune muraille, et l’armée commandée
par Königsmark se mit en marche sur deux colonnes. Les troupes campèrent le soir
1 Contarini, Leopoldo Primo, vol. I, p. 99: « Durante la presente guerra aveano eretto i Turchi in
un’eminenza scoscesa, à cui non si può, che per una sola strada salire, poco discosto dal ponte un Forte di
forma triangolare, mà irregolata, accomodato alla disposizione del sito, con qualche difesa sù gli angoli,
con mura terrapienate, provvedute di cannone, e di trecento Uomini di presidio; opera di un tale Rinegato
Girolamo Galoppo, che servì di soldato à cavallo nel reggimento del Colonnello Corbone, e che disperato
per causa di gioco, o come altri dicono, per essere stato maltrattato dal Delfino Provveditore del Campo,
passò nell’Esercito Turco, stando l’armata Veneta all’assedio di Romania ». Locatelli, Racconto historico, p.
234, précise que Galoppi avait des connaissances dans l’art de la fortification: « … essendo huomo ardito, di
qualche cognitione militare, e delle fortificationi ». L’abbé de Burgo, Viaggio, vol. III, p. 550, en fait un
ingénieur et lui fournit une motivation: « L’ingegnere Galoppo fuggi in tanto dall’Armata Veneta, e scapò a
Negroponte, dove spacciandosi per Ingegnere fece minar tutta la Città, e pallizzarla, con fabricar nel Porto
una gran batteria di 500 Cannoni, e ciò fece per vendetta di quattro bastonate da lui ricevute, premio
improprio a chi l’ha servito bene … ». Voir également Michele Foscarini, Republica Veneta, p. 388; A. S. V.
Senato, dispacci, P. T. M. , busta 1070, dépêche n° 142.
2 Setton, Venice, p. 301-305.
3 James Morton Paton, The Venetians in Athens 1687-1688 from the Istoria of Cristoforo Ivanovich,
Cambridge, 1940, p. 3.
4 Sur les nombre exact de troupes de cette expédition voir The Venetians in Athens, op. cit., p. 67 et Setton,
Venice, p. 306.
5 Jacob Spon, op. cit., vol. II, p. 231; On retrouve la même explication dans The Venetians in Athens, p. 9:
« Questo Porto fù così detto da un leone di marmo di piedi dieci d’altezza ch’era posto su le rive del di lui
fondo. »
154
même aux milieu des oliviers, au pied de la célèbre Acropole, dominée par l’imposant
Parthénon qui avait, jusqu’à cet automne 1687, assez bien résisté aux outrages du
temps1.
L’Acropole servait de forteresse et de lieu d’habitation pour les Turcs et leurs
familles. Les Grecs, et les quelques Latins résidant à Athènes, en étaient exclus 2. Ces
derniers logeaient dans les faubourgs, accrochés aux flancs Nord et Sud de la colline. La
ville était dans l’ensemble assez opulente par rapport aux autres bourgades de la
Grèce, et ses 10 000 habitants vivant au milieu de ruines antiques semblaient assez
aisés, ce que confirment différents voyageurs de ce temps, dont Bernard Randolph:
« The Houses are better built here than in any part of the Morea, most having little
Courts, with high Walls, in which are Arches with Marble Pillars; few Houses above two
Story high : They also patcht up with the Ruines of old Palaces, and in most Walls are
abundance of old Inscriptions… The Greeks live much better here than in any other part
of Turkey, (Scio excepted) being a small Common-wealth amongst themselves. »3
1 Le Parthénon, que les hommes du XVII e siècle appelaient temple de Minerve, était en fait quasiment intact.
Bernard Randolph, op. cit., p. 23, eut la chance de le visiter dix ans avant le siège de l’Acropole par l’armée
vénitienne: « The Place most worth Observation in it, is the Temple of Minerva, which remains entire, being
esteemed (by all who have seen it) to be one of the Most Glorious Buildings in Europe. It is all pure White
Marble: The Length of the Body of the Temple is One Hundred Sixty Eight English Feet, and the Breadth
Seventy One: There are Seventeen Pillars at each Side, and Eight at the Front: The Circuit of the Pillars are
Nineteen Foot and a Half: The length of the whole Temple two Hundred and Thirty Feet. The Temple is very
dark, having only some Lights to the Eastward. The Greeks did Consecrate, and Dedicate it to the Blessed
Virgin. Since that, the Turks have preverted it with their Worship. The Turks have White-wash’d the Inside,
notwithstanding it is all of pure Marble. »
2 Jacob Spon arriva à Athènes via Lépante à la fin de l’hiver 1676, voici comment il décrivit l’Acropole et sa
garnison: « La Citadelle d’Athenes est ce que les anciens appelloient Acropolis, & auparavant Crecropia, du
nom de Cecrops qui en avoit fait une petite Ville. Elle est bâtie sur un roc escarpé de tous les côtez, si ce
n’est au couchant par où l’on entre, où la montée n’est pas fort mauvaise : aussi les murailles sont plus hautes
& plus épaisses de ce côté-là. Au Levant, & au Midy elles font deux faces d’un quarré, le reste n’est pas si
regulier, & s’accommode aux pointes & au circuit du Rocher : Elles ont douze cent pas ordinaires de tour :
mais au bas de la colline on void distinctement les fondemens d’une autre muraille qui l’environnoit presque
toute, & la rendoit d’un abord plus difficile. Les soldats de la garnison ne sont veritablement que de simples
morte-payes, qui y ont leur logement & leur famille; mais ils n’ont jamais eu l’ambition de vouloir passer
pour Janissaires » (Jacob Spon, op. cit., vol. II, p. 131-132).
3 Bernard Randolph, op. cit., p. 21-22.
155
contrebas, au grand dam de la population grecque qui vint demander des comptes à
Königsmark. Le 26 septembre au soir, ce dernier, furieux, allait lui substituer « le
gouverneur Leandro » (sans doute Leandro Molvis, le surintendant à l’artillerie),
lorsque une bombe atteignit le Parthénon dans lequel les familles des Turcs s’étaient
réfugiées, à côté d’un important stock de munitions 1. Ce tir, qualifié de « fortunato
colpo » par Morosini, eut un effet dévastateur, ravageant le Parthénon et tuant 300
personnes, militaires et civils:
« Ne seguì un effetto terribile nella gran furia di foco, polvere, e granate che ivi si
trovavano, anzi lo sbaro e rimbombo delle suddette monizioni fece tremare tutte le case
del Borgo, quale sembrava una gran città, e mise un gran spavento negli assedianti,
restando in questo modo rovinato quel famoso Tempio di Minerva, che tanti secoli e tante
guerre non aveano potuto distruggere. »2
L’incendie fit rage pendant deux jours entiers, mais cela ne suffit pas à faire plier
les Turcs assiégés qui attendaient toujours des secours. Ceux-ci arrivèrent enfin le 28 à
l’aube. Les troupes envoyées par le serasker étaient assez peu nombreuses: à peine 2
000 cavaliers et 1 000 fantassins. Dès que le comte de Königsmark marcha contre eux
avec les Oltramarini et la cavalerie, les secours ottomans prirent la fuite sans
combattre. La garnison dut s’en remettre à la générosité du capitaine général vénitien
qui accorda aux Turcs 5 jours pour évacuer la place, avec le droit d’emporter
uniquement leurs effets personnels, « che cadauno potrà portare dalla Fortezza alla
Marina in un solo viaggio ».
1 Selon Cristoforo Ivanovich, le capitaine général avait appris que les Turcs se servaient du Parthénon
comme dépôt de munitions. C’est donc lui qui aurait demandé expressément de viser le temple: « Avvertito
Sua Eccellenza trovarsi nel Tempio di Minerva le monizioni de’Turchi insieme con le loro principali donne e
figli, stimandosi ivi sicuri per la grossezza delle mura e volti del detto tempio, ordinò al Conte Mutoni che
dirizzasse il tiro delle sue bombe a quella parte. » (The Venetians in Athens, p. 10-11).
2 Ibid., p. 11. Sur la destruction du Parthénon il existe une foule d’écrits et de commentaires. Voir aussi,
parmi d’autres, Muazzo, Guerra coi Turchi, fol. 55 v- 56 r; B. Q. S., cl. IV, ms. n° 98 (780), Le azioni di
Francesco Morosini principe di Venezia, fol. 101 v-102 r; The Venetians in Athens, p. 69-70; Laborde,
Athènes, vol. II, p. 145-146; Contarini, Leopoldo Primo, vol. I, p. 718; Locatelli, Racconto historico, vol. II,
p. 4; Pittoni, Memorie historiche, p. 87-88; Beregani, Guerre d’Europa, vol. II, p. 336-337; Christopher
Duffy, op. cit., p. 223; Eftikia D. Liata et Konstantinos G. Tsiknakis, op. cit., p. 108; Panayotis B.
Papadopoulou, op. cit., p. 152-153; et laissons à Cantemir (Empire Othoman, p. 125-126) le mot de la fin:
« … une bombe tomba sur le temple que l’ancienne Gréce avoit dedié au Dieu inconnu; les Turcs en avoient
fait leur magazin à poudre: le feu y prit & fit sauter tout l’édifice. C’est ainsi que les Vénitiens qu’on peut
regarder comme le peuple le plus poli de toute l’Italie, ont détruit à Constantinople & à Athènes les plus
précieux monumens de l’antiquité que les Barbares avoient respectés. Ils méritent par là d’être placés dans
un point de vûe, & dépeins avec les mêmes couleurs qu’Eratostrate: le paralléle ne differe qu’en ce que
celui-ci fit de dessein prémedité, ce que ceux-ci firent par accident. » Cette destruction à elle seule a permis à
Francesco Morosini d’être resté célèbre en Grèce jusqu’à aujourd’hui. F. N. Philadelpheos, Istoria ton
Athenon epi Tourkokratias (1400-1800), Athènes, 1902, vol II, p. 3, surnommait ainsi Francesco Morosini
« », autrement dit, le
destructeur du Parthénon et celui qui expatria les Athéniens.
156
Les coalisés purent alors contempler tout à leur aise les vestiges antiques épars
qui ornaient Athènes et ses environs, comme ils avaient pu déjà le faire à Corinthe.
Beaucoup en eurent le vertige, d’autres ressentaient une «extase» bien
compréhensible1. Cristoforo Ivanovich éprouvait une immense fierté à l’idée que le
capitaine général vénitien avait conquis des lieux aussi célèbres: « Ebbe il Morosini la
gloria di soggettar nello stesso tempo, alla fama del suo temuto nome, e Misistrà, che fù
l’antica Sparta, e Atene la Famosa… »2.
cit., p. 184-186; William Miller, op. cit., p. 407-409; Ferdinand Pfister, op. cit., p. 84-115.
1 William Miller, op. cit., p. 409.
2 The Venetians in Athens, p. 15.
158
Nicolò Dal Borro, et l’ingénieur Camuccio, il avait réussi à prendre d’assaut Sinj, près de
la rivière Cetina1.
1 Voir la relation imprimée chez Francesco Valvasense, Nova, e distinta relatione dell’assedio dato da Turchi
alla Fortezza di Singh, Venise, 1687; Foscarini, Republica Veneta, p. 281.
2 The Venetians in Athens, p. 48-50; Tullio Pizzetti, Con la bandiera del Protettor San Marco, la marineria
della Serenissima nel Settecento e il contributo di Lussino, Pasian di Prato, 1999, p. 23; Burgo, Viaggio, vol.
III, p. 469-473; Cantemir, Empire Othoman, p. 126; Hammer Purgstall, L’Empire Ottoman, vol. III, p. 219.
3A. S. V., Senato da mar, registro n° 153 (1687), fol. 326 r-326 v, le 11 octobre:
Detto
Al Cap:n Gnal da Mar
Doppo una fiera, et ostinata resistenza di trenta giorni continui, hanno convenuto li Turchi di Castel Novo cedere
nell’ultimo del passato Settembre quella famosa, ed importante Piazza, col suo Forte, e Castello alle Publiche Armi
dirette dalla virtù, e dal valore del dilettiss:o Nob Nro Gerol:o Corner K:r Prov Gnal in Dalm:a et Alb:a, Il tutto s’è
reso à patti di salva la vita e poca robba, oltre l’Armi da Guerra. Uscirono da preaccenati Recinti in conformità delle
conditioni accordate 2200 persone, trà quali 700 da Armi, del corpo di 1500 scielti veteranei soldati, che ne formavano
il presidio al principio dell’attacco. Erano ancora munite d’ogni copia d’apprestam:ti, ed’abbondantissime provisioni
de viveri, e da Guerra, con 57 pezzi di Cannone di bronzo. Di questo prospero glorioso successo, ve ne portiamo la
notitia perche possiate come megli parerà alla vostra prudenza, farlo publicare anco in coteste parti à maggior decoro
delle nre Armi, à giusto contento di cotesti amatissimi sudditi, et ad intiera universale costernatione de’Barbari.
__________ 75
__________ 2
__________ 1 Gio Batta Nicolosi Seg:rio
4 A. S. V. Senato, dispacci, P. T. M. , busta 1070, dépêche n° 130.
160
1 Marsigli, Stato militare, p. 88-90, 125-126; Le Clerc, Tekeli, p. 251-255; Foscarini, Republica Veneta, p.
369-370; Beregani, Guerre d’Europa, vol. II, p. 352; Eickhoff, Venezia, Vienna e i Turchi, p. 441; Setton,
Venice, p. 286-290; Kurat, L’impero ottomano, p. 668, et La ritirata dei Turchi, p. 743.
161
Chapitre V
De Francesco Morosini à Girolamo Cornaro (1688-1690):
le tournant du conflit
le 27 juin. Cette dernière cité tomba également rapidement. Sur leur lancée, les
Impériaux prirent Pest et commencèrent à assiéger Buda. Mais la capitale de la
Hongrie turque était défendue par des hommes de grande valeur: Kara Mehmed Pacha,
« l’un des meilleurs Officiers de l’Empire Turc » selon Jean Le Clerc, puis Seytan
Ibrahim Pacha, après qu’un boulet de canon ait ôté la vie au héros de Parkan. Le siège
traîna en longueur et la maladie préleva son lot de victimes. Aux côtés du duc de
Lorraine se trouvaient Hermann von Baden et l’électeur Maximilian Emanuel de
Bavière. Le 2 novembre, au bout de quatre mois d’un siège sanglant, l’état-major dut se
résoudre à abandonner le siège et à effectuer une retraite. Charles de Lorraine rejeta la
responsabilité de ce cuisant échec sur Starhemberg qui dirigeait les travaux
d’approche et qu’il finit par relever de ses fonctions. L’armée impériale, qui avait perdu
28 000 hommes, en sortit momentanément affaiblie, ce qui permit aux Turcs de
reconquérir Vàc1.
Les conquêtes impériales de 1685 furent plus solides. Avant la belle saison, le
général Schultz avait déjà tenté d’assiéger la forteresse de Nové Zàmky (Neuhaüsel –
Ersekujvàr), aux mains des Turcs depuis 1663. Au début du mois de juillet, Charles de
Lorraine en personne se présenta devant la place avec une imposante armée de près de
60 000 hommes. Mais, tandis que les troupes impériales étaient ainsi immobilisées au
nord du Danube, Seytan Ibrahim Pacha en profitait pour reprendre Visegràd et
assiéger Gran, forçant le duc de Lorraine à détacher une partie importante de ses
troupes avec l’électeur de Bavière et Georg de Waldeck pour marcher à la rencontre du
serasker. Le 16 août, l’armée turque, battue, abandonnait tout son matériel dans sa
retraite, et trois jours plus tard, le comte Caprara parvenait à prendre d’assaut Nové
Zàmky dont la garnison fut passée au fil de l’épée. Le 11 août, la garnison d’Eperies
(Presov) capitulait également devant Schultz; c’était la haute Hongrie toute entière qui
changeait de domination, d’autant que les Turcs abandonnèrent Vàc2.
Les succès précédents permettaient d’envisager une nouvelle tentative contre
Buda qui était commandée par Abd el Rahman Pacha avec 7 000 hommes sous ses
ordres. Pour cela, il fallait rassembler le plus de troupes possible. Le grand électeur du
Brandebourg s’allia à Leopold et envoya des contingents. Des places fortes secondaires
de haute Hongrie furent démantelées afin de ne pas être obligé à y conserver des
1 B. N. M., ms. It VII 1241 (8823), fol. 33 v – 34 r; Cantemir, Empire Othoman, p. 102-103; Ercole Scala,
l’Ungheria compendiata, Modène, 1686, p. 102-104; Abbé Coyer, Histoire de Jean Sobieski, Paris, 1761,
vol. II, p. 173; Marsigli, Stato militare, p. 124; Le Clerc, Tekeli, p. 187-193; Beregani, Guerre d’Europa, vol.
I, p. 179; Foscarini, Republica Veneta, p. 193-203; Pastor, Storia dei Papi, vol. XIV, p. 151; Christopher
Duffy, The fortress in the Age of Vauban and Frederick the Great 1660-1789, Londres, 1985, p. 233;
Eickhoff, Venezia, Vienna e i Turchi, p. 436-437; Setton, Venice, p. 273-275; Jean Bérenger, op. cit., p. 364.
2 Ercole Scala, op. cit., p. 106-111; Le Clerc, Tekeli, p. 196-204; Foscarini, Republica Veneta, p. 238-245;
Abbé Coyer, op. cit., II, p. 200; Relazione sincera e reale di quanto è occorso nelli regni di Ungheria,
Croazia, Schiavonia, ed altri confini de’Turchi, etc… durante la campagna dell’anno 1685, compresavi non
solo la battaglia di Strigonia e la presa di Neuheusel, ma anco quella di Coron in Morea …, Vienne, 1685,
chez Gio. Van Ghelen; Pastor, Storia dei Papi, vol. XIV, p. 155-156; Christopher Duffy, op. cit., p. 234; Jean
Bérenger, op. cit., p. 364; Kurat, La ritirata dei Turchi, p. 742.
163
garnisons. Les effectifs déployés durant cette campagne furent à nouveau très
importants, de 40 000 à 65 000 selon les sources, et il y aurait également eut 7 000
volontaires, accourus de toute l’Europe1.
Le second siège de Buda débuta le 18 juin 1686. Les troupes de l’empereur, des
Cercles, et de ses alliés formèrent les lignes de contrevallation et de circonvallation
dans les règles de l’art. Toutes les tentatives faites par le nouveau grand vizir Süleyman
Pacha pour briser l’étau mortel furent vaines. Ce fut durant ce siège que le jeune prince
de Savoie-Carignan fut blessé à deux reprises 2. Le 2 septembre, au bout de 78 jours, la
décision fut emportée par la force: Buda fut prise d’assaut et pillée, les soldats
déchaînés ne firent alors plus la différence entre infidèles, Juifs ou Chrétiens. La longue
1 Pastor, Storia dei Papi, vol. XIV, p. 163-164; Le Clerc, Tekeli, p. 239 parle de « 30 000 fantassins et 20 000
chevaux, sans compter les troupes du Brandebourg qui étaient attendues. Plus 60 pièces d’artillerie lourdes,
40 mortiers. » Il faut comparer ce chiffre avec les sources citées par Murphey Rhoads, Ottoman warfare
1500-1700, Londres, 1999, p. 8 et 213.
2 Nicholas Henderson, Prince Eugen of Savoy a biography, Londres, 1964, p. 23. Sur les gestes du Prince
Eugène pendant les campagnes de Hongrie de la guerre de la Sainte Ligue, voir aussi le très récent ouvrage
de Pantelis Karykas, Prikipas Evgenios o katastropheas ton othomanon, Athènes, 2002, p. 9-15.
164
période d’occupation ottomane de 145 ans sur la capitale hongroise s’acheva ainsi
dans un bain de sang1.
Durant l’hiver suivant, le grand vizir Suleiman Pacha fit de son mieux pour
réunir une nouvelle armée autour de Belgrade. D’après Jean Le Clerc, à la fin avril 1687,
il disposait de 50 000 hommes. La campagne de cette année-là fut surtout marquée par
la bataille de Darda comme nous l’avons vu précédemment, et par les contrecoups que
cela entraîna dans les cercles du pouvoir à Istanbul et dans toute la Turquie d’Europe.
A la fin de la campagne, le comte de Dunewald mit le coup de grâce en s’emparant
d’Eszek, Valpovo et Petrovaradin (Peterwardein) sur la Drave. Plus rien ne pouvait
désormais arrêter la progression des Impériaux en direction de Belgrade, la porte des
Balkans, que Soliman le Magnifique avait pris en 15212.
Le siège fut conduit par Maximilian Emanuel de Bavière, Charles de Lorraine
étant alors indisposé. L’armée austro-allemande forte de 53 000 hommes et 65 canons
arriva devant la place le 11 août 1688. De son côté, le serasker Ibrahim Pacha pouvait
compter sur une garnison forte de 8 500 soldats. Le pacha de Bosnie fit une tentative
pour délivrer la ville le 2 septembre, mais il fut sévèrement battu par Ludwig von
Baden et ses 12 000 hommes, parmi lesquels se trouvait le Prince Eugène qui fut
grièvement blessé dans cette rencontre. Finalement la forteresse fut prise d’assaut le 7
septembre, et dans la mêlée, la plupart des Turcs furent tués3.
1 Cantemir, Empire Othoman, p. 112-114. P. 114: « Ce fut aussi en cette rencontre, que le Gouverneur ABDI
Pacha, Général aussi brave qu’expérimenté, donna des preuves éclantantes de sa capacité & de sa valeur,
par la belle défense qu’il fit dans cette derniere scéne de sa vie: il affronta la mort pendant plusieurs heures
au travers du feu & des épées. Il fut enfin tué les armes à la main, & par sa mort il priva la garnison d’un
exemple qui l’avoit jusqu’alors soutenue. Le combat cessa bientôt, & les Turcs demanderent quartier; on ne
put arrêter assez-tôt le Soldat que l’ardeur emportoit, les Allemands ne cessant de tuer tant qu’il se
présentoit un ennemi devant eux: à peine en resta-t-il deux mille que la clemence du vainqueur put
épargner. » Voir également Marsigli, Stato militare, p. 124-125; 152-155; Beregani, Guerre d’Europa, vol.
II, p. 106-127; Le Clerc, Tekeli, p. 239-242; Foscarini, Republica Veneta, p. 286-301; Stephan Vajda, Storia
dell’Austria, Milan, 1986, p. 247; Burgo, Viaggio, vol. III, p. 187-325; Pastor, Storia dei Papi, vol. XIV, p.
164-165; Hammer Purgstall, L’Empire Ottoman, vol. III, p. 214; Christopher Duffy, op. cit., p. 235-236; Jean
Bérenger, op. cit., p. 365-366; Kurat, La ritirata dei Turchi, p. 742; Peter H. Wilson, German armies, war
and German politics 1648-1806, Londres, 1998, p. 79-80.
2 Voir la Relatione imprimée à Venise chez Giovanni Francesco Valvasense: « Distinta e verissima Relatione
della segnalata vittoria ottenuta dalla armi cesaree sotto la condotta del serenissimo duca Carlo di Lorena
contro l’esercito del gran visir, combattuto e disfatto nelle vicinanze di Darda colla morte di otto mila
Turchi, quantità di Schiavi, presa di tutto il bagaglio ed acquisto di cento pezzi di cannone, con altre distinte
particolarità, seguita il 12 Agosto 1687, giorno della festività di S. Chiara. » Voir également Le Clerc,
Tekeli, p. 250-257; Abbé Coyer, op. cit., p. 244-247; Burgo, Viaggio, vol. III, p. 479-515; Marsigli, Stato
militare, p. 88-90, 125-126.
3 Burgo, Viaggio, vol. III, p. 516-540; Cantemir, Empire Othoman, p. 174; Marsigli, Stato militare, p. 126;
Le Clerc, Tekeli, p. 284-285; Kurat, La ritirata dei Turchi, p. 744. Sur toute cette guerre de Hongrie, voir
également B. N. M., ms. It. VI. 190-191 (5842-5843), Alessandro Beliardi, « Storia della guerra ungaro-
turca 1682-87 »; Jean Bérenger, op. cit., p. 366.
165
La marche triomphale des armées impériales fut d’abord bien perçue dans les
Balkans. En 1687, le capitaine de Kövar, Mihaly Teleki, le plus influent conseiller du
prince Mihaly Apafi, avait cédé la Transylvanie à l’empereur. La principauté fut placée
directement sous le contrôle de Vienne, pour être incorporée à l’Autriche le 4 décembre
1691 avec le «diploma leopoldinum». En 1687 également, la Diète des nobles hongrois
à Presbourg avait reconnu le droit héréditaire de la maison des Habsbourg et avait
officiellement renoncé à la libre élection du roi 1. Ainsi, tout semblait indiquer que
l’effondrement final de l’empire ottoman était à portée de main, quand la Porte reçut
un secours inespéré, grâce à l’ouverture d’un second front sur le Rhin. Les armées du
grand dauphin de France occupaient Philippsbourg le 29 octobre 1688, Louis XIV
prenait ainsi l’empire d’Autriche à revers : la guerre de la Ligue d’Augsbourg venait de
commencer.
1 André Corvisier, Guerre et paix dans l’Europe du XVIIe siècle, Paris, 1991, p. 217-218; Stephan Vajda, op.
cit., p. 252; Kurat, La ritirata dei Turchi, p. 743; Giovani Battista Comazzi, Notizie storiche, successi,
avvenimenti, capitoli, deliberazioni, e ceremoniali decretati nella Dieta generale del Regno dell’Ungheria
celebrata nella città di Possonia…, Venise, 1688; John W. Stoye, « Gli Asburgo d’Austria » in Bromley J.
S., « L’ascesa della Gran Bretagna e della Russia (1688-1713/25) », Storia del Mondo moderno, vol VI,
Milan, 1971, p. 690; Peter H. Wilson, op. cit., p. 82.
166
Alors que l’électeur de Bavière parvenait à arracher Belgrade aux Turcs, les
Vénitiens, sous le commandement de Francesco Morosini, allaient subir leur premier
revers sérieux. L’armée vénitienne passa l’hiver à Athènes où les beaux jours se
prolongèrent jusqu’à la fin janvier 1688, lorsqu’ils furent brutalement interrompus par
une brusque chute des températures et l’arrivée de la neige accompagnée de violentes
rafales de vent. Les troupes ne restèrent pas totalement oisives pour autant: il fallait
monter la garde dans les quatre redoutes élevées entre Athènes et le Pirée et organiser
des patrouilles régulières. Les escarmouches étaient fréquentes, ainsi que les razzias,
comme celle conduite à la mi-décembre par le sergent-major de bataille des troupes
d’outre-mer Lauro Darduino, qui permit de s’emparer d’un cheptel estimé par
Morosini à 4 000 têtes2.
Königsmark avait accepté de rester sur place, mais Morosini avait dû laisser
partir vers la Dominante les princes de Brunswick, de Württemberg, et de Turenne, ce
qui représentait en fait une centaine de personnes, avec les « gente di Corte »,
embarqués sur les navires San Giovanni Battista et Madonna di Belvedere. La comtesse
de Königsmark se remettait lentement de sa rougeole 3, tandis que son époux et le
capitaine général se rencontraient fréquemment pour examiner la situation. Lors d’un
important conseil de guerre tenu la veille du nouvel an, des décisions lourdes de
conséquences furent adoptées. Tout d’abord, l’abandon d’Athènes. Hiverner en Attique
avait permis de garder les troupes à distance de la Morée, où des cas de peste avaient
été signalés de plus en plus fréquemment. Pourtant, conserver cette cité représentait
de sérieux problèmes: trop loin de la mer, et donc du ravitaillement, la fortifier était
trop onéreux, une garnison pouvait s’y retrouver assiégée et prise dans une souricière,
et les hommes nécessaires pour cela étaient de toute façon plus utilement employés à
de nouvelles conquêtes au sein de l’armée. Telles furent les constatations faites par le
conseil de guerre. Il fallait donc se résoudre au repli, sans oublier d’organiser le
rapatriement de la population grecque vers la Morée, pour la soustraire à la vindicte
des Turcs à leur retour.
Dans ses dépêches adressées à la Signoria, Morosini insistait alors sur
l’importance de cette cinquième campagne. Le 17 décembre, il affirmait que « questa
Campagna doverà esser la decisiva, e più importante delle passate », sans savoir alors
pour autant quel allait être le prochain objectif. Ainsi, le 2 février encore, Morosini
1 Muazzo, Guerra coi i Turchi, fol. 63 v.
2 The Venetians in Athens, p. 19-20; A. S. V. Senato, dispacci, P. T. M. , busta 1070, dépêche n° 132.
3 Laborde, Documents, p. 275.
167
proposait au Sénat d’attaquer soit Nègrepont, soit Candie, en ayant soin de demander
l’avis de ses pairs, et surtout les moyens nécessaires pour y parvenir 1.
Alors que les préparatifs de départ s’accéléraient durant le mois de mars, le
capitaine général vénitien voulut rapporter certaines antiquités en trophée. Des parties
de la frise du Parthénon furent détachées mais elles se brisèrent en tombant au sol lors
de fausses manœuvres. Plusieurs tentatives donnèrent les mêmes résultats, de quoi
faire passer Morosini pour un précurseur de Lord Elgin ! Seuls quatre lions purent être
ramenés jusqu’à Venise. Ils furent placés devant la porte de l’Arsenal, où ils se trouvent
aujourd’hui encore2.
Au même moment, une des plus grande tragédie de la conquête du Péloponnèse
se jouait à Mistra: lors de la reddition de la cité laconienne au mois d’août 1687, la
population turque avait accepté de très dures conditions. Mistra fut placée sous
quarantaine parce que des cas suspects de maladies y avaient été repérés, et le
ravitaillement en nourriture par les nouvelles autorités vénitiennes avait été très
insuffisant, aggravant encore la situation. Les rapports du provéditeur extraordinaire
de Morée Zorzi Benzon au capitaine général parlaient d’actes de rebellions et de
violations de la quarantaine. Par conséquent, le conseil de guerre du 22 janvier avait
ordonné l’arrestation de tous les Turcs de Mistra, hommes, femmes et enfants, et leur
déportation vers Argos, d’où ils furent acheminés par bateaux vers l’île de Romvi, face à
Tolo. Il y avait 2420 prisonniers selon Morosini. Tous les hommes entre 16 et 50 ans,
soit 778 âmes, furent répartis dans les chiourmes de 18 galères à raison de 10 par
bâtiment, les autres furent destinés aux galéasses. Les 312 enfants furent baptisés,
comme cela se devait, et distribués aux officiers afin de leur servir d’esclaves. Les
femmes et les vieillards, quant à eux, furent laissés en liberté car Morosini était
persuadé que l’ennemi, obligé de s’occuper d’eux, serait considérablement gêné 3. Une
partie des mères et des épouses préféra pourtant se jeter à l’eau et rechercher la mort
plutôt que de se voir arracher à leur famille. Tout s’arrangeait ainsi selon Morosini,
« Così rinforzata l’Armata, e liberato il Regno da Monsulmani ». La population juive fut
autorisée à rester habiter sur place, moyennant une contribution annuelle de 1 000
reals4.
Les habitants d’Athènes vivaient un autre drame : l’abandon de leurs foyers et
de leur patrie pour aller chercher asile ailleurs. L’évacuation avait commencé dès
février dans le calme, mais les embarcations disponibles étaient peu nombreuses. A la
mi-mars, sentant que la fin était proche, les Athéniens furent pris de panique à l’idée de
rester en arrière, « facevano a furia imbarcare le loro robbe sopra vascelli destinatigli »1.
Les plus riches furent acheminés à Nauplie, les autres furent dispersés entre les îles du
golfe Saronique, ou dans différentes cités de Morée, en attendant de se voir attribué les
logements abandonnés par les Turcs. Le pinco San Zorzi en amena d’autres jusqu’à
Zante, sans doute les plus chanceux au vu des événements ultérieurs, tandis que la plus
basse classe de la société athénienne, principalement composée d’Albanais, était
dirigée vers Corinthe et l’isthme. Morosini comptait bien se servir d’eux: ils pouvaient
loger dans des grottes de la région et vivre aux dépens du pays ennemi2.
Le départ des Athéniens laissait le champ libre aux soldats pour le pillage, qui
bien que puni de mort, devint de plus en plus généralisé. Des cas de pestes étant
apparus à Athènes même, les troupes furent touchées de plein fouet. La maladie fut
étudiée par les médecins en chef de la flotte, Lorenzo Braga et Emanuele Sepilli:
« vene concluso il male per una specie di contagione epidemica, prodotta dal
perverso influsso, che di tanto tempo afflige queste parti, così per lo più colpisca ne’corpi
estenuati, mal composti, e di pessimi cibi nodriti, secondo il fato per il più lo dimostra,
adducendo infine per unico remedio quello d’espeller con cordiali e sudiferi la malignità
sua velenosa. »3
ultérieurs, « mentre in avvenire parve che il Genio tutelare di questa città quasi distrutta,
conspirante con una fatalità aperta in vendetta, cercasse d’opponersi nemico alle di lui
generose risoluzioni »1.
L’artillerie fut démontée et transportée à partir du 21 mars. Lorsque tous les
civils furent évacués, les régiments purent enfin lever le camp et marcher jusqu’au
Pirée où la flotte les attendaient. L’embarquement eut lieu le 8 avril en direction du
port de Poros, une petite île très proche du rivage est de la Morée 2. Les malades furent
isolés, on les fit embarquer dans des chaloupes remorquées par les galères. Mais ce tri
n’était qu’un bien maigre palliatif, 60 à 70 personnes de plus tombaient malades
chaque jour, et une trentaine en mourrait. Dans les semaines suivantes il y allait avoir
une accalmie, mais dans sa 142e dépêche datée du 6 mai, Morosini informait le Sénat
que 574 soldats et 52 marins étaient décédés entre-temps3.
C’est à Poros justement que Morosini apprit la nouvelle de son accession au
dogat, parachèvement logique de sa longue suite d’exploits au service de la
Sérénissime. Marc’Antonio Giustiniani s’était éteint à l’âge de 69 ans, le mardi 23 mars.
Durant ses quatre années passées à la tête de l’Etat vénitien, l’Europe avait de
nombreuses fois célébré les succès acquis aussi bien en Europe centrale qu’au Levant
contre les ennemis de la Chrétienté. Aussi, put-on très justement surnommer
Giustiniani le doge des victoires et des Te Deum. La nouvelle du décès ne fut rendue
publique que le samedi suivant, délai qui servait à déménager les affaires du défunt. La
famille Morosini et ses proches n’attendirent pas pour commencer à faire campagne en
faveur de Francesco, un effort peu nécessaire vu la popularité énorme du capitaine
général à ce moment-là. Avant même l’ouverture du scrutin au mode si complexe 4, les
jeux étaient faits: les sénateurs votèrent à l’unanimité en faveur de Morosini, même si
nombre d’entre eux n’appréciaient guère le caractère autoritaire du personnage 5.
L’élection eut lieu le 3 avril, et donna lieu à de grandes réjouissances au palais
Morosini: bals, danses et mascarades se succédèrent pendant trois jours.
Francesco Morosini était doge, mais restait également capitaine général, ce qui
ne s’était vu auparavant qu’en deux occasions6. Le Sénat expédia immédiatement une
dépêche qui arriva à Poros le 28 avril7. Si Morosini fut satisfait, cela ne transparaît ni
dans les lettres ni dans les textes officiels. Le vieux marin n’était guère démonstratif en
la matière, et il n’y fit même aucune allusion dans les dépêches suivantes. Une seule
chose changea dans l’en-tête de sa correspondance au Sénat: son secrétaire substitua
« de notre galère ducale » (In Nostra Ducali Triremo) à de « notre galère générale »,
utilisé auparavant.
L’élection n’en fut pas moins dignement célébrée à Poros. Lorsque le comte de
Königsmark vint rendre visite au nouveau doge « pour lui présenter ses compliments »,
ce dernier eut la courtoisie de lui rendre la politesse et, selon Anna Akerhjelm, aurait
eu ces mots: « Si vous vous réjouissez de mon honneur, j’ai raison de vous en remercier,
puisqu’il provient de votre valeur. » La remarque était fondée. Comme à Venise, la fête
battit son plein plusieurs jours durant:
« Nous avons eu des fêtes pendant trois jours, avec toute espèce de feu d’artifice,
sur l’eau et sur terre. Quelques-unes de ces pièces d’artifice étaient très belles. Il y en
avait une sur l’eau représentant une forteresse avec une mosquée au milieu… »1.
nel singolar merito ch’adorna la Serenità vostra dal valor insigne, della quale ha ritratto la patria
moltissimi essentialissimi vantaggi in tante cariche, e particolarmente nella supremma di capitan generale
da mare, che hora ella per la terza volta con vera laude sostiene, sono questo giorno d’unanimo consenso e
con universale consolatione et applauso concorsi ad ellegerla in principe e capo della Republica nostra.
Noi che sperimentiamo vivo contento di vederla collocata nel posto e nella dignità ch’era ben dovuta alle sue
eminenti virtù, se ne rallegriamo con noi medesimi, come lo facciamo grandemente con la Serenità vostra,
sotto li di cui felici auspicii confidiamo di vedere sempre più prosperato le cose publiche. Siamo certi ch’ella
si compiacerà di continuare alla diretione di coteste gravissime occorenze, come lo troviamo necessario fin
che venga da noi diversamente disposto … mentre noi insisteremo nelle applicazioni e nelli studii più attenti
per assisterlo con li possibili rinforzi, onde che ella habbia li mezi più aggiustati all’importanti militari
intraprese e corrispondenti alla dignità del capo della Republica, che deve dirigerle. Il di più che ci occorre
d’aggiungere a questo caso, si contenterà d’intenderlo dal segretario nostro Giuseppe Zuccato, che lo
spediamo con le presenti e con la baretta ducalle, a cui presterà fede, come farebbe a noi medesimi. Fra tanto
preghiamo Sua Divina Maestà che doni alla Serenità vostra lunga e felice vita. Data nel Palazzo Ducale li 3
April 1688. »
1 Laborde, Documents, p. 241. Voir également Locatelli, Racconto historico, vol. II, p. 57; Contarini,
Leopoldo Primo, vol. II, p. 93; Andrea da Mosto, I dogi di Venezia nella vita pubblica e privata, Milan, 1960,
p. 431; Ivone Cacciavillani, op. cit., p. 207; Setton, Venice, p. 346-347.
2 Foscarini, Republica Veneta, p. 375.
171
1 Anderson, Naval wars in the Levant, p. 206; A. S. V. Senato, dispacci, P. T. M. , busta 1070, dépêches n°
142 et 144.
2 A. S. V., Senato da mar, registro n° 154 (1688), fol. 114.
3 Il faut comparer ces effectifs avec ceux avancés par le colonel Muazzo, Guerra coi i Tuchi, fol. 67 r, qui
parle de 16 600 hommes (8 000 Allemands, 4 000 Italiens, 1 500 Esclavons, 800 dragons, 2 000 Suisses et
300 Milanais) et par Locatelli, Racconto historico, vol. II, p. 102, qui n’en mentionne que 13 070.
4 U. Mori Ubaldini, op. cit., p. 456.
172
laissant par contrecoup le Péloponnèse à l’abri. En cas d’incursion malgré tout, les
8000 paysans équipés en mousquet et en épée par les autorités vénitiennes pouvaient
parfaitement suffire.
Assaillir Nègrepont n’était pas une mince affaire malgré tout, et Morosini
semblait en avoir parfaitement conscience. Les critiques ultérieures sur les choix
tactiques de l’état-major des coalisés prennent une toute autre dimension, quand on
constate les connaissances du terrain qu’avait Morosini avant l’attaque, l’excellente
appréciation de la situation, et des réactions possibles de l’ennemi:
La ville formait un large trapèze renfermé dans une solide enceinte médiévale
scandée par des tours, vestiges de l’ancienne domination vénitienne. En dehors des
murs, il y avait aussi un bourg non fortifié où résidaient les Grecs. En 1676, Jacob Spon
et son compagnon de voyage George Wheler estimèrent la population de cet ensemble
à 14 000 ou 15 000 personnes 1. Du côté de la terre se trouvaient deux portes,
précédées par un large fossé et une contrescarpe haute de 8 mètres 2. Des palissades,
des tranchées, des redoutes garnies de batteries et d’autres ouvrages extérieurs
avaient été ajoutés depuis plusieurs mois, y compris sur la colline que les Turcs
appelaient «Maslakat Tepesì ». Toute la péninsule sur laquelle se tenait Nègrepont était
ainsi défendue par des ouvrages à au moins 250 pas, parfois même 350 pas des murs
de la ville3. La garnison d’Egriboz était forte de 6 000 hommes commandés par Mustafa
Pacha, qui administrait la cité, et Ibrahim Pacha qui gérait la citadelle. Ibrahim Pacha
1 George Wheler, A journey into Greece, Londres, 1682, p. 457; Jacob Spon, op. cit., p. 321: « L’enceinte de
ses murailles est d’environ deux milles; mais il y a plus de maisons & plus de peuple aux faubourgs où sont
les Chrêtiens, que dans la Ville où sont les Turcs & les Juifs. »
2 Bernard Randolph, The present state of the islands in the Archipelago, Londres, 1687, p. 1-2. Le géographe
anglais y effectua deux séjours, en 1676 et 1679.
3 Voir le plan n° 35 de la collection Grimani à la bibliothèque Gennadeios à Athènes, plan publié par Kevin
Andrews, Castles of the Morea, Princeton, 1953.
174
Mais cette victoire avait été acquise avec le prix du sang: 130 morts et 300
blessés1, et parmi ceux qui avaient péri, le proveditore d’armata Girolamo Garzoni2, le
frère de l’historien public de la Sérénissime, ainsi que le capucin Antonio d’Asiago,
chapelain de Morosini armé de son large crucifix, fauché par une balle en pleine tête
alors qu’il tentait de venir en aide à Garzoni3.
La victoire à la Pyrrhus du 20 août permit aux troupes coalisées de s’emparer de
tous les ouvrages extérieurs : jamais le succès final ne sembla autant à portée de main
qu’à ce moment-là. L’artillerie de siège était montée en puissance, avec 32 canons et 20
mortiers dont 4 servis par les Florentins. Un nouveau convoi venait d’apporter des
renforts bien nécessaires: le troisième régiment des troupes Hanovriennes, et quelques
Suisses. Mais l’hécatombe, surtout due à l’épidémie, était telle que les soldats n’avaient
presque plus de cadres compétents. Tous les ingénieurs étaient morts ou grièvement
blessés: le capitaine Giacomo Milhau Verneda et son frère Giovanni, deux neveux du
lieutenant général de l’artillerie, tués à quelques jours d’intervalle4, mais également les
ingénieurs Pierre Romagnal, Rinaldo de la Rue 5, Samuel Rodolf Miller6, tous tués par
des tirs de mousquets alors qu’ils dirigeaient les travaux d’approches dans les
1 Dans la lettre adressée au duc de Brunswick son père, le jeune Maximilian Wilhelm parle de 271 victimes
et de 890 blessés (Alexander Schwencke, op. cit., p. 211).
2 Et non pas Pietro Garzoni, comme l’indique Mario Nani Mocenigo, qui confond les deux frères, le
militaire et l’homme de lettres (Marina veneziana, p. 270).
3 Sur la bataille du 20 août et la mort de Girolamo Garzoni il existe de nombreux témoignages, voir par
exemple B. N. M., ms. It. VII 656 (7791), « Lettera scritta da Negroponte dall’Ill:mo Sig Allessandro S.
Angelli à Zorzi Benzon Prov:r in Regno di Morea, dandole parte dal sucesso nell’attaco di quella Piazza.
Lettera dal detto ... al Nob:e H:o Gio: Antonio Soderini col raguaglio delle cose sudette », fol. 116 r –119 v.
Voir également le sonnet que lui composa son frère Pietro à la Fondatione Querini Stampalia, dans le ms. n°
181 (437), cl. IV, Sommarii di Savio del Consiglio, fol. 273 r, le certificat de décès réalisé par Dom Forunato
Capasso, chapelain du Veneto Reale à la même bibliothèque, cl. IV, ms. n° 186 (442), fol. 105 r – v; F.
Ercolani, La morte in pretensione, orazione recitata nelle pompe funebri dell’illustr : & eccellentiss. sig.
Girolamo Garzoni morto nell’espugnazione delle trincere di Negroponte..., Venezia, 1698; Locatelli,
Racconto historico, vol. II, p. 112-117; Foscarini, Republica Veneta, p. 393. Son frère lui fit consacrer un
important monument funéraire dans l’église des Frari, au-dessus de la porte principale.
4 B. M. C., fonds Morosini Grimani, busta 557, fascicule XVII, fol. 458-463, rapport de Filippo Beset di
Verneda, daté de décembre 1688, qui décrit les observations de l’un de ses neveu à l’isthme de Corinthe,
« formata dagl Cap: Milhau Verneda, ch hà havuto la buona sorte di Sacrificarsi nell’attacco di Negroponte
al servicio, et alla gloria della Ser :ma Rep:ca, come pochi giorni avanti un altro suo Fratello tutti due miei
Nepoti… ». Une autre version identique est conservée à la bibliothèque Nationale de Grèce (E. B. E.) à
Athènes, dans le fonds Antonio Nani, ms. 3916, fol. 202-208.
5 Rinaldo de la Rue est connu sous différents noms: Rinaldo Buchett ou Bouchet. cet ingénieur était un
protégé du duc de Toscane Cosimo III, et un ami du représentant du duc à Venise, Matteo del Teglia. De la
Rue était venu au Levant après y avoir été invité par le comte de San Felice. Certains lui attribuent le tir
« chanceux » du 26 septembre 1687 contre le Parthénon (The Venetians in Athens, p. 70). Rinaldo de la Rue
venait à peine de revenir à Venise et de s’engager une nouvelle fois comme volontaire (A. S. V., Senato da
mar, registro n° 154 -1688- fol. 250 v).
6 L’orthographe du nom varie d’un texte à l’autre, comme c’est souvent le cas alors. Dans le registre du
Senato da mar de 1687, le 21 juin, fol. 199 r, il est appelé « Samuel Redolfo Miles ». On y apprend aussi
qu’après avoir servi l’empereur et les Hollandais, il aurait servi d’autres princes avant de venir offrir ses
services à la République. Le lieutenant général Verneda l’ayant éprouvé et trouvé capable, il fut embauché
pour 70 ducats par mois.
178
septembre vers midi, comme la pluie tombait drue, les Turcs passèrent de nouveau à la
contre-offensive, comptant sur l’humidité pour faire valoir leur supériorité au combat à
l’arme blanche, lorsque la poudre des mousquets devient inutilisable. Ils furent
repoussés malgré tout, mais les Chrétiens jouaient leurs dernières cartes. Trois jours
plus tard, le capitaine général décida de tenter un assaut contre le « torion du côté de la
mer », en fait le bastion à l’extrémité nord des murailles de la ville. L’attaque débuta
bien mais se termina en débâcle: une explosion sema la panique et les troupes se
débandèrent1.
Pendant ce temps, Königsmark livrait son dernier combat contre un mal qui finit
par avoir raison de sa résistance. Le 12 septembre il prononça encore quelques mots
lors d’une accalmie de la fièvre, mais il était à présent gêné par une mauvaise toux.
Finalement le 15 septembre, le comte expira, il était âgé de 49 ans. Anna Akerhjelm
commenta ce moment particulier avec émotion:
« Ce fut le jour malheureux que Dieu nous avait réservé, le jour où Son
Excellence le comte quitta ce monde et nous tous, à quatre heures de l’après-midi,
rendant sa noble âme au Sauveur. Daignez accorder à celui qui a vécu dans la foi de
Jésus-Christ, ainsi qu’à tous les fidèles, une résurrection bienheureuse au jour du
dernier jugement. Dieu suprême ! par la puissance de ton Saint-Esprit, daigne consoler
la comtesse et accorde lui la grâce de supporter avec résignation ce grand malheur, afin
qu’elle sache souffrir ses peines suivant la volonté divine2… »
1 Ibid., p. 211.
2 Laborde, Documents, p. 283-285; Locatelli, Racconto historico, vol. II, p. 126 ; Foscarini, Republica
Veneta, p. 396.
3 B. N. M., ms. It. VII 167-168 (8184-8185), Memorie Istoriche de’Generali da Terra ch’erano al Serviggio
della Sereniss. Republica di Venezia, fol. 268 v. La nouvelle de la mort de Königsmark arriva à Venise au
début du mois d’octobre. Les sénateurs décidèrent d’en avertir son neveu Filip Kristofer (B. M. C., ms. Donà
dalle Rose n° 428, dossier n° 6):
« Contenuto in Ducale
Dell’Ecc:mo Ecc:mo Senato 1688 16 8bre
Nell’attacco di Negroponte tra le mancanze di soggetti militari e soldati, che si risentono, si è riuscita molto
grave quella del Gnal Chnismarch morto nel nostro servizio, intesa da Noi con grande dificenza: volemo
però che testimoniate con vostre lettere in nome nostro al di lui Nipote il grave sentimento publico per la
perdita del soggetto di tanto valore, e condotta, e di così riguardevoli doti, che avevano conciliato tutta la
stima, ed affetto de nostri animi, … ».
180
la fin de la campagne pour quitter l’île d’Eubée avec le reste de la flotte. Car le siège se
poursuivait, le doge s'obstinant à tenter l’impossible. Giovanni Bassignani avait repris
du service depuis peu et s’apprêtait à diriger les travaux d’une mine lorsqu’il fut de
nouveau blessé dans la tranchée. Cette fois-ci, la blessure par balle à la tête faillit lui
être mortelle et le mit hors de combat pour plusieurs mois 1.
Il restait au moins un officier supérieur de grande valeur, Nicolò Grimaldi, le
marquis de Courbon, mais celui-ci tomba aussi au champ d’honneur. Le 9 octobre, il fut
frappé de plein fouet par un boulet de canon, comme Turenne l’avait été près de
Salzbach:
« …à peine se fût-il avancé du côté du Tourrion pour considerer les travaux des
mineurs qu’étant apperçû de la Place, le canonier prît si bien ses mesures à tirer, qu’il
alla donner à celuy contre qui il avoit pointé son canon & le jetta par terre d’un coup
qui le prenoit au côté gauche un peu au dessous du bras, il étoit entre deux Oficiers
habillez de rouge comme luy & seulement distingué d’eux par un plumet qu’il
portoit2. »
« Il étoit d’une taille proportionnée, le tour du visage un peu plein & uni, les
cheveux noirs, son tein un hâlé à cause de tant de campagnes qu’il avoit faites, un corps
si bien pris pour tous les exercices de la guerre qu’on n’en pouvoit pas voir de plus
dispos ny qui marqua plus de cœur ny un plus parfait honnête homme 4. »
Grecs qui avaient collaboré avec les assaillants durent suivre la flotte qui battait en
retraite. Le siège fut levé en désordre, chacun ayant hâte de quitter des rivages si
néfastes; le 20 octobre au soir, 3 450 rescapés furent recueillis à bord des galères 1. Mais
le ciel n’épargna pas les vaincus, le froid et la pluie les accompagna jusqu’à Thermis où
Morosini répartit les débris des régiments pour passer l’hiver en Morée. Les nobles,
quant à eux, retournèrent vers la Dominante comme ils en avaient l’habitude:
Maximilan Wilhelm de Brunswick, von Ohr, le comte de San Felice Antonio Muttoni, le
baron Spar qui avait été blessé, ainsi que les princes de Darmstadt et de Turenne qui
n’en étaient pas non plus sortis indemnes.
Ce fut aussi l’occasion pour le doge d’expédier sur la Scala di Jacob les deux lions
pris à Athènes l’année précédente,
« benche l’uno per se stesso non tenga di rimarcabile, che l’Antichità, e l’altra ch’è
d’industre manifattura si trovi mancanti della testa, qual però col pezzo di pietra
consimile, che vi resta aggionto, potrà esser facilmente da valoroso Artefice rimesta. »2
En mai 1689, le savio alla scrittura Gabriel Zorzi passa un accord avec le
sculpteur Enrico Megringo qui accepta de réaliser cette statue commémorative pour la
somme de 600 ducats1. Sur l’inscription on peut lire:
Konigsmark mancato nell’attualità del Pub:o servizio... Monumento perpetuo della grata Munificenza del
Senato. Dovendo il Savio alla Scrittura aver la sopra intendenza, e la direzione, perchè cosi per appunto
restin in forma onorifica, e propria eseguito. »
1 Ibid., fol. 269 v.
2 Giorgio Bellavitis, L’Arsenale di Venezia, Venise, p. 159.
3 Voir le témoignage anonyme d’une personne qui s’affirmait un témoin oculaire de cette expédition à la B.
N. M. ms. It VII 588 (9513), Lettere d’avviso dall’Armata Veneta nella guerra contro il Turco, 1688-89,
fol. 3 r où l’auteur se demande « se fosse più facile il tentativo o nella terra ferma, in cui s’opponeva un solo
forte di poco rilievo che domina Negroponte, o nell’isola, in cui v’erano trincierati e muniti 9 000 soldati
per difender la piazza… ».
4 B. M. C., fonds Morosini Grimani, ms. n° 247, dépêche n° 7 du 23 juillet 1688, alors que les troupes
venaient à peine d’arriver, Morosini avait une bonne notion des « grandi insuperabili difficoltà, che se vi
affacciano, bastando il dire, che privo quel sito, non solo di bosco, e d’acqua, ma nudo sino di terra, tutti
questi requisiti col mezo dell’Armata di Mare traghettar si dovessero dal Regno alla Riva opposta di Terra
Ferma, e d’indi per una stradda angusta, e lunga sei miglia al luogo del bisogno ridurli... ». Voir aussi
Michele Foscarini, Republica Veneta, p. 388-389, qui mentionne à peu près les mêmes difficultés.
5 Il était nécessaire de rafraîchir au moins une fois tous les dix coups l’âme du canon pour éviter qu’il
n’éclate ou que la poudre ne prenne feu dès son chargement au contact du métal brûlant. Voir Eugenio
Gentilini, Il perfeto bombardiero et real instruttione di artiglieri, Venise, 1626, p. 98-99.
183
alors été prise entre deux feux: les sorties de la garnison de la cité, et les attaques du
serasker. Cela aurait également réduit d’autant les troupes disponibles pour un siège
en règle contre la ville de Nègrepont, ce que les coalisés ne pouvaient se permettre
avec aussi peu d’hommes.
Et puis, il y eut l’imprévisible: les retards accumulés dès le départ, qui obligea les
troupes à combattre au beau milieu du torride été grec; la maladie surtout, sans doute
une infection due à la mauvaise qualité de l’eau. En deux mois et demi, les trois quarts
du corps expéditionnaire se trouvèrent ainsi mis hors de combat. Privée de
l’encadrement des ingénieurs, la progression n’avait plus la moindre coordination. Il
reste le dernier élément, qui est d’ordre psychologique celui-là: les anciennes troupes
avaient l’habitude de vaincre presque sans combattre, surtout durant la campagne
précédente. L’état-major comptait sans doute trop sur « l’effroi » qu’étaient censés
ressentir les Turcs au seul nom de leur capitaine général; un sentiment de supériorité
dont se faisait l’écho Nicolò Calliachi au crépuscule de la campagne de 1687:
« Innalza pure alle stelle Cesare, perché venne, vide e vinse: é giusto che tu
riconosca che il Morosini é ancor più grande. Infatti Cesare certamente vinse; prima,
però, venne e vide. Il nostro ammiraglio portò a termine le guerre con la sola notizia del
suo arrivo: infatti era appena venuto e vinse, aveva appena visto e riportò un trionfo e
annientò così rapidamente i nemici da non permettere neppure che essi avessero timore
di ciò che subirono e da non lasciare neppure qualcuno che lo ricordasse 1. »
Au bout du compte, l’armée vénitienne avait été trop sûre de son invincibilité et
de la faveur divine. Cette conviction erronée, les Vénitiens n’eurent plus jamais le loisir
de l’entretenir par la suite. A Venise, quand la nouvelle de l’échec se propagea, la
population réagit avec stupeur et colère:
Girolamo Galoppi de Guastalla est sans doute l’un des principaux responsables
de la victoire turque. Ceux-ci continuèrent donc à utiliser ses précieux services: d’après
Carlo Ruzzini, le renégat, portant le turban, continua à travailler pour la Porte, et c’est
lui qui dirigea les travaux d’une nouvelle forteresse construite en Crimée quelques
années plus tard pour faire face au nouveau danger représenté par les Moscovites 3.
Quant à Morosini, il est difficile de connaître l’effet qu’eut sur lui un tel échec
personnel mais on sait qu’à partir du 8 décembre, il eut des problèmes de santé qui
1 Anastasia Stouraiti, op. cit., p. 177-178.
2 Foscarini, Republica Veneta, p. 402.
3 Relation de 1706 dans Maria Pia Pedani-Fabris, Relazioni di ambasciatori veneti al Senato, vol. XIV,
Costantinopoli relazioni inedite (1512-1789), Padoue, 1996, p. 785-786.
184
l’obligèrent à garder le lit jusqu’au début du mois de février 1689. Selon les conseillers
du doge, le mal était une sorte de « febre doppia terzana ». Une chose est certaine: le
doge faillit en mourir, et il ne se remit qu’avec peine. Etonnamment, c’est un épisode de
sa vie qui reste peu connu.
Dès le début de l’année 1687, la Porte désirait la paix et elle fit quelques gestes
dans ce sens par l’entremise du grand vizir Süleyman Pacha. Des émissaires turcs
avaient circulé entre le grand vizir et Antonio Carafa, mais les conditions que
proposèrent alors le conseil de guerre de la cour impériale (Hofkriegsrat) étaient
démesurées, et les Turcs les rejetèrent aussitôt, préférant encore une guerre mal
engagée à une paix honteuse1. Mais les succès des Autrichiens et des Vénitiens, et
l’entrée en lice des Russes de la grande-duchesse Sofia Alexéevna qui venaient de
s’allier à la Pologne2, forcèrent la Sublime Porte à reconsidérer sa position.
Le 22 juillet 1688, le nouveau sultan Süleyman II rédigea une lettre adressée aux
trois puissances alliées pour leur annoncer qu’il dépêchait deux plénipotentiaires à
Vienne afin de tenter d’établir la paix, le Turc Sulfikar Aga ou Effendi, et le Grec
Alexandros Mavrocordatos. Les deux émissaires étaient accompagnés de neuf autres
personnages, dont le dragoman vénitien Tommaso Tarsia 3. Sans doute, le sultan avait-il
anticipé la chute de Belgrade menacée par l’électeur de Bavière. D’ailleurs celui-ci fit
patienter Sulfikar et Mavrocordatos jusqu’à la prise de la capitale de Serbie en
septembre, dont les deux envoyés de la Porte furent témoins4. Puis, il fallut encore des
semaines de discussions pour s’accorder sur le protocole, alors que les envoyés de la
Porte patientaient à Pottendorf. Sulfikar et Mavrocordatos furent enfin introduits à
Vienne le 8 février 1689.
D’après Federico Cornaro, la personnalité de Sulfikar Effendi, un septuagénaire
prudent mais au franc parler, contrastait singulièrement avec celle du drogman
Mavrocordatos, un Grec de « nascita scismatico » d’à peu près 48 ans (il en avait 53 en
réalité), qui avait étudié les sciences à Padoue dans sa jeunesse et qui avait suivi Kara
Mustafa durant le siège de Vienne5. Bref, c’était une personne dont il convenait de se
1 Le Clerc, Tekeli, p. 248-249; Setton, Venice, p. 282-285.
2 Foscarini, Republica Veneta, p. 311; Beregani, Guerre d’Europa, vol. II, p. 164; Robert K. Massie, Pierre
le Grand, Paris, 1985, p. 84-85; Vasilij Osipovic Kljucevskij, Pietro il Grande, Bari, 1986, p. 53-55; Ludwig
Pastor, op. cit., vol. XIV, p. 161. La Pologne avait accepté de céder Kiev (pour 1 500 000 florins polonais) à
la Russie moyennant une intervention des Moscovites contre les alliés des Turcs, les Tatars de Crimée,
véritable fléau du peuple Russe. La première campagne du prince Boris Galitzine en 1687 s’était d’ailleurs
soldée par un semi-échec.
3 B. M. C., fonds Morosini Grimani, ms. n° 247, dépêche n° 10 du 11 septembre 1688, fol. 156 v.
4 Foscarini, Republica Veneta, p. 409-411.
5 John W. Stoye, The siege of Vienna, p. 6. Alexandros Mavrocordatos (1636-1709), était le fils d’un
marchand de soie de Chios. Après avoir étudié la médecine à Padoue, il avait exercé au collège patriarcal
d’Istanbul. Son ascension était apparemment due à la protection du mufti Feyzullah (Kurat, La ritirata dei
185
décida-t-il de partir en campagne cette année-là, tandis que les négociations de Vienne
furent interrompues1. Les contacts n’en furent pas rompus pour autant, des échanges
permanents entre les cours existaient. Le comte Luigi Ferdinando Marsigli, envoyé par
l’empereur dans la capitale ottomane, fut l’un des protagonistes des tractations
ultérieures.
Les plus déçus par l’échec de ces négociations furent sans doute les Vénitiens,
qui avaient déjà largement dépassé les capacités de rétention de leurs nouvelles
conquêtes, et qui n’avaient déjà plus qu’une ambition : la conservation de leurs acquis.
Six années de conflits avaient englouti plus de 14 millions de ducats et d’après certains
calculs, qu’il faut prendre avec précaution, entre 1684 et 1691, la République aurait
expédié vers le Levant et la Dalmatie près de 123 000 hommes 2. Malgré toutes sortes
d’expédients et l’accroissement de la pression fiscale, l’Etat ne pouvait plus faire face
au gouffre financier représenté par cette guerre. Seul le traité de Linz, qui interdisait
une paix séparée, l’empêchait de jeter l’éponge 3. L’union fait la force, et Venise ne se
sentait plus capable d’affronter seule le géant d’Asie, une fois la paix atteinte, si ses
alliés lui tournaient le dos.
1 Voir B. N. M., ms. It. VII 1882 (9073), « Ambascierie della Repubblica Veneta all’Imp:r di Germania
1687-1692 », fol. 150-191: « Proposizioni, risposte, emende, atti in genere per la pace progettata tra la
Porta, l’Imp:, la Rep: Ven: e il re di Polonia, 1689. »; Jean Le Clerc, op. cit., p. 290-291; Michele Foscarini,
op. cit., p. 433; Joseph von Hammer Purgstall, op. cit., vol. III, p. 239; A. N. Kurat, op. cit., vol VI, p. 746;
Setton, Austria, p. 368-369; André Corvisier, Guerre et paix dans l’Europe du XVIIe siècle, Paris, 1991, p.
219.
2 Sergio Perini, op. cit., p. 62, 66. Ces chiffres, tirés par l’auteur d’A. S. V., Senato Rettori, filza 118,
« milizie spedite dal 24 apr. 1684 al 30 giu. 1691 » sont respectivement de 53 850 pour le Levant et de 68867
pour la Dalmatie. Si le nombre de soldats expédiés au Levant semble raisonnable, en revanche on s’explique
difficilement des effectifs aussi importants pour la Dalmatie qui reçut toujours moins de moyens. Peut-être
que les populations Dalmates enrôlées sur place (les Cernide) sont comptabilisées dans ce décompte.
3 Une lettre rédigée le 23 décembre 1689 par le gouvernement de Venise et adressée au sultan est en ce sens
très instructive. On se rend compte, grâce à ce document, de la déception et de l’amertume des sénateurs
après l’échec des négociations de Vienne, échec attribué aux propres envoyés de la République: « Al Sultan
Soliman, Gran Signore : Con la lettera cortesissima di vostra Maestà, che da gl’inviati suoi alla corte
cesarea è stata consignata all’ambasciatore nostro, che ivi rissiede, e da noi ricevuta con la dovuta
estimatione, habbiamo inteso assontione sua al sublime soglio Otthomano con sentimento ne’nostri animi di
una somma essultanza. Se ne rallegriamo però con la Maestà vostra con tutta la svisceratezza de nostri
cuori, e porgemo voti che a così felice successo siano accompagnate anco quelle gratie che alla rettitudine
de suoi sentimenti et alle giuste brame possino esser più confacenti e più convenevoli.
Non minore anco è stato il contento nostro nel rimarcare nella Maestà vostra una vera dispositione di
ridonare con una sincera pace la quiete ne’sudditi del suo felicissimo Imperio e di quelli della Republica
nostra, ma perchè gl’ablegati suoi hanno chiaramente fatta conoscere irragionevole la qualità delle loro
propositioni, e che non ostante che il ministro nostro e quelli de collegati siano concorsi a dare le possibili
facilità per avvanzamento de trattati, hanno insistito gl’inviati nelle prime inadmissibili propositioni siamo
stati per necessità costretti a concorrere nel loro licentiamento, restando essi colpevoli del discioglimento
d’un negotiato che poteva ristabilire l’antica corrispondenza da noi sempre coltivata con l’Eccelsa Porta e
con li gloriosi progenitori della Maestà vostra, verso la di cui dignissima imperial persona nodrimo una
particolar’osservanza con desiderio di terminare, con una sincera e sicura pace, ogni differenza con
l’Eccelsa Porta… » (Setton, Venice, p. 369).
188
1 A. S. V. Senato, dispacci, P. T. M. , busta 842, Lettere del fù Prov:r Gnal in Morea S. Giacomo Corner da
24 Aple 1688 sino 19 Decb:e 1690, dépêche n° 5 du 21 juin 1688; B. M. C., fonds Morosini Grimani, ms. n°
247, dépêche n° 18 du 30 novembre, fol. 82.
2 A. S. V. Senato, dispacci, P. T. M. , busta 842, dépêche n° 13 du 1 e décembre 1688.
3 B. M. C., fonds Morosini Grimani, ms. n° 247, dépêche n° 18 du 30 novembre, fol. 83.
4 B. M. C., fonds Morosini Grimani, ms. n° 247, dépêche n° 27 du 8 avril 1689, fol. 211 v – 212 r.
189
laisser partir, la guerre faisant alors rage en Europe. Quoi qu’il en soit, en février 1689,
ce fut le duc de Gadagne qui fut finalement choisi. L’ambassadeur de Venise à Paris
régla cette affaire. C’était un contrat pour trois années en tant que général da sbarco,
avec des appointements en tous points égaux à ceux de son prédécesseur. Comme lui, il
avait droit à deux aides et six officiers qui formaient une sorte d’état-major personnel 1.
Avant de partir pour le Levant, le duc fournit d’ailleurs au savio alla scrittura une liste
d’officiers, pour la plupart français, qu’il voulait voir auprès de lui: d’Anfreville,
chevalier de Malte, dont il demandait l’avancement au grade de lieutenant colonel, les
ingénieurs Nero et « Bernardo » (Jean Bernard), le comte de Lagroe, les capitaines
Prémare de Manzel, La Retiere, Valone et Buchier2.
Gadagne embarqua le 12 mai à Venise sur le San Giovanni3, le vaisseau qui avait
servi auparavant à Königsmark et avait ramené sa dépouille jusqu’à la lagune. Le 9 juin,
il était à Malvoisie, présidant un conseil de guerre où l’éventualité d’une attaque contre
Nègrepont fut repoussée à l’unanimité et l’option première, assiéger Malvoisie, fut
confirmée. Deux fortins furent construits, à la droite et à la gauche du pont en pierre
menant à l’îlot. Nicolò Vendramin fut nommé provéditeur in campo, comme l’année
précédente.
Le 26 juin, un important convoi de 14 bâtiments venant de Dalmatie accosta,
amenant 1 140 nouvelles troupes et 200 000 ducats. En même temps arrivèrent les
comtes Henri de Lorraine et Enea Rapetta, tous deux promus aux grades de sergent
général de bataille, même si le Français était payé 6 000 ducats à l’année alors que le
comte de Vincence en recevait trois fois moins4.
Les Maltais de Chabrillan ayant enfin rejoint le théâtre d’opérations avec leurs
huit galères, Morosini convoqua à nouveau un conseil de guerre où rien ne put être
1 B. M. C., ms. Donà dalle Rose n° 428, dossier n° 6, document n° 7; Locatelli, Racconto historico, II, p.
177; Contarini, Leopoldo Primo, vol. II, p. 182; A. S. V., Senato da mar, registro n° 155 (1689), fol. 126 v-
127 r:
A Sua Ser:tà Cap:ne Genl
Il Genl Carlo Felice Galeasso Duca di Guadagne unendo alle proprie riguardevoli condit:ni un ardente
desiderio di servire la Rep:a in qsto congionture di Guerra contro il comune Nemico, e di palesar
l’accreditata militar esperienza, che possede, nell’Armi hà intrapreso il nro Servitio, mentre però
intraprende con la dovuta commendabile prontezza il viaggio per rassegnarsi alla ubb:a della Ser:tà Vra, e
per essercitare la sua carica, con le pnti gli l’accompagnamo sicuri di riportar dal valor suo quegl’effetti,
che ben promettono le sue applaudite attioni, e corrispondenti all’aspetat:ne universale. Della condotta,
tratenim:to d’Officiali, e Lanze spezzate resta saldato con ducati dodici mille conseguiti in Francia
benifficatole il mese del viaggio giusto le capitulat:ni segnate in Parigi con l’Ambass:r Nro Venier fin tutti li
3 Ottbre pross:o vent:rio dal qual tempo inavenire dovrà esser pagato costi nella forma, che prescrive
l’accordo stesso, e Patente, di che mentr’ella si compiacerà far gl’ordini necessarij per le convenienti note,
à Pub:ca caut:ne per gl’esborsi venturi, auguriamo alla Ser:tà Vra anni lungi, e felici
____________ 139
____________ 0
____________ 3 Michiel Marino Seg:rio
2 A. S. V., Senato da mar, registro n° 155 (1689), fol. 113 r- 114 r.
3 Ibid., fol. 121 v.
4 Ibid., fol. 72 v, 156 r et 157 v.
191
décidé. Les avis continuèrent à diverger du tout au tout lors d’une nouvelle séance le
29 juin au matin, les généraux continuaient à présenter leurs opinions pour ou contre
Nègrepont et Malvoisie. Finalement, ce fut l’option la plus sage qui fut adoptée: on se
contenterait de continuer le siège en cours, tandis que le duc de Gadagne dépêchait le
comte d’Harcourt1 et le baron Spar vers l’isthme.
L’armée était alors forte de 10 000 soldats d’infanterie et de 600 cavaliers.
Gadagne envoya toute la cavalerie à Corinthe et détacha 3 500 fantassins qui arrivèrent
sur place le 4 août. On craignait alors une invasion de la Morée par le serasker et par
celui que les Vénitiens appelaient Liberaki, le « bey du Magne », qui allait tant faire
parler de lui à l’avenir.
Le bombardement de Malvoisie commença le 12 juillet, mais les nouveaux
mortiers se révélèrent défectueux très rapidement, la plupart des bombes explosaient
à peine tirées en l’air. Un mois plus tard précisément, une opération de type commando
fut lancée à l’aube: 3 barques incendiaires devaient être lancées contre les bâtiments
turcs à couvert. Cette attaque était appuyée par 4 vaisseaux de guerre tandis que 150
hommes devaient opérer une diversion du côté du pont. Mais le vent contraire
empêcha de réaliser la manœuvre qui se solda par 5 morts et 30 blessés du côté
vénitien.
La perte la plus notable fut celle de Lorenzo Venier. Le capitaine extraordinaire
de la flotte s’étant approché du rivage pour surveiller l’attaque, un boulet tiré de la
forteresse l’atteint à la tête et le tua sur le coup, ce même boulet dans sa course
décapita également le marquis Caravioli, neveu du général de Malte. Au cours de cette
funeste journée, Francesco Grimani (le neveu de Girolamo Cornaro qui venait d’arriver
avec ce dernier), fut lui aussi blessé au pied par un éclat de pierre 2.
Ce siège, qui s’éternisait, ne menait à rien. Morosini était réclamé à Venise et son
remplaçant, Girolamo Cornaro, provéditeur général de mer, était sur place depuis le 5
août. Morosini dut ainsi se résoudre à partir: escorté par 4 galères, il appareilla pour la
Dominante le 13 septembre, emmenant avec lui le comte de San Felice qui devait
travailler à la manufacture de bombes pour la prochaine campagne.
Le 29 septembre, le doge était à Budua (Budva), le 1 e octobre au lazaret de
Spalato (Split) où il resta jusqu’au 16 décembre, afin d’effectuer sa quarantaine. C’est
là, le 15 octobre, qu’il apprit avec enthousiasme la victoire que le margrave Ludwig de
1 Il s’agit peut-être du comte Henri d’Harcourt (1654-1718) de la branche des barons, marquis de Beuvron. Il
avait embrassé une carrière militaire qu’il avait commencé à 18 ans, comme cornette dans le régiment du
marquis de Thury son oncle. En 1683 il avait été nommé inspecteur d'’nfanterie et brigadier des armées. En
1690 il devint maréchal de camp. Louis XIV le choisit pour être conseiller du Conseil de la Régence. Son
domaine fut érigé au rang de duché en 1700 (voir De la Chenaye-Desbois et Badier, Dictionnaire de la
noblesse, Paris, 1864, vol. 10, p. 318).
2 Contarini, Leopoldo Primo, vol. II, p. 193; Garzoni, Sacra Lega, vol. I, p. 331; Foscarini, Republica
Veneta, p. 441; Kevin Andrews, op. cit., p. 193; B. M. C., fonds Morosini Grimani, ms. n° 247, dépêche n°
40 du 10 août 1689, fol. 250 v- 252 v; Anderson, Naval wars in the Levant, p. 209.
192
Bade venait de remporter contre les Ottomans à Nis 1. Le 31 octobre, Morosini reçut
une dépêche du Sénat qui lui apportait une autre nouvelle, accueillie avec encore plus
de joie: le cardinal Pietro Ottoboni, natif de Venise venait d’être élu pape sous le nom
d’Alexandre VIII. C’était un grand motif de fierté nationale, Ottoboni étant le premier
pape vénitien depuis plus de deux cents ans. Aussi, cette élection fut-elle célébrée dans
la liesse dans toute la Vénétie, et Morosini tint à en faire autant à Spalato trois jours
durant: on chanta le Te Deum dans la cathédrale de la ville, les cloches sonnèrent à la
volée, l’artillerie de la ville et des galères tira de nombreux coups de canon, et l’on fit
des feux d’artifices2. Le provéditeur général de Dalmatie et d’Albanie, Molin, proposa à
Morosini de faire accompagner sa galère par une escorte de 4 galères et d’autant de
galiotes sous sa juridiction « in occasione di far à vista del Mondo risplender la figura del
Prencipato », mais le doge déclina cette offre, invoquant la nécessité de conserver sur
place ces unités où elle étaient plus utiles.
Morosini se remit en route, et fit une dernière escale à Parenzo (Porec en Istrie)
le 29 décembre. Le 11 janvier 1690, il entrait enfin dans la lagune, reçu en
triomphateur par tout le peuple vénitien 3. Douze patriciens, dépêchés spécialement
par le Sénat, accueillirent le doge à son arrivée à San Nicolò du Lido. Là il embarqua à
bord du bucentaure qui le conduisit jusqu’à la Piazzetta, au milieu d’une multitude
d’embarcations bariolées et au son du canon. Devant la foule et les patriciens réunis, il
remit son bâton de commandement à un secrétaire, renonçant officiellement à la
charge de capitaine général qui était ainsi transmise à Girolamo Cornaro. De deux
fontaines, représentant Neptune et des dauphins, coulaient du vin à flot. Un arc de
triomphe, paré de trophées de guerre, était érigé face au palais ducal, qui était
également couvert de riches tentures et de tableaux représentant les gestes de
Morosini. Et c’est au milieu des acclamations de la foule que le Péloponnèsiaque fut
couronné, dans la cour du palais, au sommet de l’escalier des géants 4. C’était pourtant
son vieux rival qui allait mettre la touche finale à l’œuvre de sa vie, la conquête de la
Morée, au nom de la République.
1 B. M. C., fonds Morosini Grimani, ms. n° 247, dépêche n° 45, fol. 262 v; Le Clerc, Tekeli, p. 297-302;
Marsigli, Stato militare, p. 93-95, 126-129; Hammer Purgstall, L’Empire Ottoman, vol. III, p. 244.
2 Foscarini, Republica Veneta, p. 451-453; B. M. C., fonds Morosini Grimani, ms. n° 247, dépêche n° 46,
fol. 262 v – 263 r; Francesco Gligora et Biagia Catanzaro, Storia dei Papi, Padoue, 1989, p. 932. Après la
mort d’Innocent XI le 12 août, Pietro Ottoboni (1610-1691) avait été élu le 6 octobre. Le Sénat envoya une
dépêche à ce sujet à Morosini 5 jours plus tard.
3 Locatelli, Racconto historico, vol. II, p. 270; Contarini, Leopoldo Primo, vol. II, p. 195; A. S. V., Senato da
mar, registro n° 155 (1689), fol. 310 v.
4 Voir Iseppo Prodocimo, Vera, e distinta relazione della sollenità, e cerimonie praticate nella funzione della
presentazione del Pileo … et Distinto ragguaglio delle cerimonie e solennità nel ricevimento in Venezia
dell’invito e serenissimo doge Francesco Morosini, Venise, 1690; Andrea Da Mosto, op. cit., p. 533, qui
dépeint en détail les cérémonies et festivités; Ivone Cacciavillani, op. cit., p. 214-215; Nani Mocenigo,
Marina veneziana, p. 271-272.
193
Un conseil de guerre fut réuni, où le point de vue du général da sbarco fut contredit par
les autres officiers supérieurs. Finalement, l’état-major décida d’attendre l’arrivée des
renforts et des auxiliaires avant de tenter une véritable attaque, et qu’il fallait
simplement renforcer certaines positions bien à couvert pour mieux renforcer le
blocus de la place1.
Les auxiliaires arrivèrent justement à la mi-juin avec les renforts. Le convoi de
Bortolo Contarini avait à son bord les sergents généraux Dal Borro et Spar, ainsi que
l’ingénieur Giovanni Bassignani. L’escadre des Maltais, commandée par le bailli Claude
de Moreton Chabrillan et celle du pape, dirigée, elle, pour la première fois par Anton
Domenico Bussi,2 étaient particulièrement bien garnies. Alexandre VIII était même
parvenu à faire participer Gênes, puisque cette république avait aussi envoyé deux
galères. Cette flotte était composée de 15 galères, 4 vaisseaux et 8 tartanes et les
effectifs des troupes embarqués s’élevaient, selon Cornaro, à près de 2 000 hommes,
dont 80 chevaliers et 1 400 soldats des troupes papales 3.
Le 28 juin, Cornaro fit réunir un conseil de guerre qui fut organisé dans l’un des
deux fortins. Tous les principaux chefs y prirent part: le duc de Gadagne, le marquis Dal
Borro, les baron Spar et De Rose, le comte Rapetta, le chevalier de Manville, lieutenant
général du bataillon maltais, les comtes Lodovico di Montevecchio, et Guido
Bonnaventura, commandants les deux bataillons des troupes papales, les sergents-
majors de bataille San Felice, Montanari, Pompei et Lanoia, ainsi que les ingénieurs
Jean Bernard, Giovanni Battista Bassignani, et Giacomo di Solari. Le duc de Gadagne fit
un résumé de tous ces rapports contradictoires: mieux valait continuer à bien tenir les
positions déjà aux mains des troupes de la Sérénissime, quitte à les renforcer, car une
attaque en règle de la place s’avérait trop risquée, « parendosi una Piazza da superare
più con l’Assedio, che all’Attacco Forza »4.
Les Vénitiens s’étaient alors retranchés aux deux extrémités Ouest et Est de l’îlot
et Gadagne demanda aux ingénieurs Jean Bernard et Erault Desparées de lui faire un
rapport et un plan détaillé pour savoir s’il était utile de conserver des troupes des deux
côtés. Desparées rendit sa copie le 3 juillet. Il était formel: les positions à l’est de la ville
étaient intenables et sujettes à des attaques par trois voies d’accès différentes. Son
point de vue fut retenu et les soldats retirés des postes jugés trop dangereux 5. Cornaro
avait reçu des informations relatives au manque de provisions des assiégés, ce qui le
rendait optimiste sur le succès de ce blocus. D’un autre côté, des indiscrétions
précédentes l’avaient déjà enduit en erreur à ce sujet, il resta donc prudent et ne voulut
plus pronostiquer.
Le 25 juillet, un convoi dirigé par Giacomo Contarini amena encore des renforts:
333 recrues pour le régiment Spar, et 113 pour le régiment Stiron. Les coalisés ne se
contentèrent pas d’attendre la reddition, Gadagne décida d’avancer quelques pièces
d’artillerie qui, bien protégées, purent commencer à créer une brèche dans le bastion à
l’extrémité sud de la muraille. Les farouches défenseurs de Malvoisie commencèrent
alors à douter. Certainement manquaient-ils également de munitions, aussi
demandèrent-ils à parlementer. Leurs premières conditions étaient à la hauteur de
l’audace dont ils avaient toujours fait preuve : ils demandèrent trente jours de délai
pour évacuer la place, la possibilité de garder toute l’artillerie et l’intégralité de leurs
effets personnels. Finalement, l’aga de Malvoisie et les officiers turcs acceptèrent de se
retirer uniquement avec leurs possessions. Le 12 août 1690, 1 200 personnes, dont
300 combattants, firent leur sortie sous les regards admiratifs des coalisés. Ils avaient
réussi à tenir en haleine Morosini et Cornaro pendant 17 mois de siège ininterrompu,
mais la conquête de la Morée était enfin achevée 1. Pour Cornaro, ce succès était
d’autant plus appréciable que les coalisés n’eurent à subir que 400 morts ou blessés,
un chiffre particulièrement faible quand on le compare à l’hécatombe de Nègrepont. Le
capitaine général fit le compte de l’artillerie récupérée: 78 canons de bronze ou de fer
et 2 mortiers. Quelques uns des défenseurs restèrent aux mains des Vénitiens. C’étaient
des renégats dont le chef, un artilleur nommé Francesco, était à l’origine du tir mortel
contre Lorenzo Venier l’année précédente. L’artilleur s’obstina fièrement et refusa de
redevenir chrétien. Par conséquent, Cornaro lui fit infliger un supplice d’une cruauté
rare, aux yeux de tous: il fut écartelé vif entre 4 galères. Ses compagnons terminèrent
leur vie sur une potence2.
1 A. S. V. Senato, dispacci, P. T. M. , busta 1123, dépêche n° 42 du 12 août 1690, dans laquelle Girolamo
Cornaro annonce la reddition de Malvoisie: « Resta in fine sottomessa col favore del S. Dio anche Malvasia
Piazza dell’importanza ben nota che stabilisce libero al Dominio di Vra Ser:tà l’intiero Regno della Morea;
reta celebre al mondo trà le vicende di tanti successi, con gl’inutili vigorosi sforzi sotto la med:ma in altri
tempi fatti dalla potenza Ottomana, e dalle publiche Armi; e tanto più hora per la lunga sua ressistenza
ad’un continuato strettiss:mo Blocco di diecisette mesi, et accidenti in esso occorsi; Et egualm:te
considerabile, per la sua situat:ne, per le tante, e si grandi difficoltà che accompagnano i modi di poterla
sforzare, per la fiss’attentione havutavi sempre da Turchi per soccorerla, et per le molte consequenze sendo
la med:ma constituita in mezo il Lithorale del Regno, congiunta alla Maina, e in posto che restando in poter
de Nemici saria stata in pace una Pietra di scandalo, et in Guerra servito haverebbe per tener in continua
infestam:te tutto il Paese… ».
2 Antonio Pinelli, Distinta Relatione dell’acquisto di Napoli di Malvasia fatto dall’armi della Serenissima
Republica di Venetia sotto il prudente, valoroso commando dell’illustrissimo et eccellentissimo Signor Cav. e
Proc. Girolamo Cornaro, capitan general da mar, li 12 Agosto 1690, Venise, 1690; Contarini, Leopoldo
Primo, vol. II, p. 254; A. S. V. Senato, dispacci, P. T. M. , busta 1123, dépêches n° 42 et 43 (12 au 20 août);
Cantemir, Empire Othoman, p. 186; B. Q. S., cl. IV, ms. n° 186 (442), fol. 87 r- 92 v: « Ristretto de successi
seguiti sotto la piazza di Malvagia bloccata dall’armi venete unite a quelle della Sacra Religione
196
Gerosolimitana »; Setton, Austria, p. 372-343; Kevin Andrews, op. cit., p. 196; Alexandros G. et Haris A.
Kalligas, « Monenvasia » in Greek traditional architecture, Athènes, 1996, p. 10; Ratti-Vidoli Paola,
« Operazioni marittime relative alla presa di Monemvasia 1690 » in Haris Kalligas, I Ekstrateia tou Morosini
kai to Regno di Morea, Monemvasiotikos omilos 3 e symposio istorias kai technis 20-22 Iouliou 1990,
Athènes, 1998, p. 17-24.
1 Nani Mocenigo, Marina veneziana, p. 124-125.
2 Voir Antonio Pinelli, Distinta Relatione dell’acquisto delle celebri fortezze di Cannina e piazza della
Vallona fatto dall’armi della Sereniss.ma Republica di Venetia sotto il prudente e valoroso commando
dell’illustriss :mo … Girolamo Cornaro, capitan general da mar, li 17 septembre 1690, Venise, 1690; B. Q.
S., cl. IV, ms. n° 186 (442), fol. 95 r-103 r: « Ristretto de successi seguiti nelle conquiste di Malvagia,
Valona e Canina presi dall’armi venete unite a quella della Sacra Religione Gierosolimitana »; B. M. C.,
ms. Morosini Grimani n° 27, fol. 13, ordre de bataille des troupes vénitiennes sous le commandement du duc
de Gadagne à Valona. Voir également le plan de Bortolo Carmoy conservé dans la collection Grimani à la
bibliothèque Gennadeios à Athènes, plan n° XXXIX et le plan anonyme de Canina dans A. S. V. Senato,
dispacci, P. T. M. , busta 1123, parmi les tous premiers documents de ce dossier, et qui porte la légende
« Canina Conquistata dall’Armi della Serin:ma Rep:ca di Veuner nel Mese di Settembre 1690, sotto il
prudentisima comando dall’Ill:mo & Ecc:mo Sig:r Kr Proc:r Girolamo Corna:o Cap General. »
197
che la consistenza d’un Paese ricco d’huomini bellicosi, e di tanta consequenza rendea al
mag:r segno ardua, e difficile ogn’intrapresa, unico effetto di sua omnipotenza dalla
quale tutto deve riconoscerti, et dovuti anche al medissimo altretanto magiori i
rendimenti di gratie.1 »
Chapitre VI
Une défense acharnée
1 Foscarini, Republica Veneta, p. 190. Nani Mocenigo, Marina veneziana, p. 276, nous donne une courte
biographie de Mocenigo à cette date: « Domenico Mocenigo nato nel 1624 dopo una giovinezza
avventurosa, durante la quale aveva perfino ucciso con un colpo di pugnale nella schiena, per odio
famigliare, Donato Labia, nel 1657 fù nominato Governatore di nave. Più tardi fù Capitano delle galeazze
ed il 29 settembre 1662 catturò à Stanchiò gran parte della carovana che da Costantinopoli si recava in
Egitto. Nel 1683 fut nominato Provveditore Generale in Dalmazia, ma la sua opera non dette buoni
risultati. ». Voir également Pietro Garzoni, op. cit., I, p. 51.
2 Piero Del Negro, « La Milizia » in Storia di Venezia dalle origini alla caduta della Serenissima, Rome,
1997, VII, p. 524.
3 A. S. V. Senato, dispacci, P. T. M. , busta 843-844, dépêche n° 9 du 11 octobre 1690.
199
1 Les 4 premières et les 7 dernières dépêches de la busta 1125 ont été perdues. La première dépêche incluse
est la n° 5, datée de Corfou le 27 décembre 1690.
2 A. S. V. Senato, dispacci, P. T. M. , busta 1125, dépêches n° 6 à 10.
200
garnison était forte de 1 200 hommes. Les assiégés effectuaient des sorties pour gêner
les travaux. Grâce à des prisonniers, ils apprirent que le serasker était déterminé à ne
pas lever le siège avant d’avoir pris la place. Le 18 février au matin, les Vénitiens
subirent une perte considérable: un coup de canon tiré par la garnison du haut de la
forteresse décapita le vaillant sergent général Spar qui observait l’ennemi en
contrebas:
« colpito da pala di cannone scaricato per lor difesa (ciò che più contristò)
incautamente da bombardiero, che dal Castello tenne più inclinata del conveniente la
mira, stando il Generale sù le mura col Pisani osservando le operazioni dell’Inimico, gli
rimase improvisamente spiccato il capo… »1.
portèrent son cercueil jusqu’à l’église de Saint François qui servait aux Franciscains, et avec lesquels ils
s’étaient entendus en secret auparavant. Les officiers déposèrent la bière au centre de la nef et allumèrent
tous les cierges. Un soldat monta alors en chaire, puis récita une oraison funèbre en français en l’honneur du
défunt. Il n’y eut aucun chant, aucune prière. Les officiers laissèrent dans l’église deux étendards aux armes
du baron, et quittèrent l’endroit sans qu’il n’y ait eu de cérémonie religieuse à proprement parler. Le
lendemain matin, un capucin envoyé par l’archevêque Emo vint se plaindre des procédés qui avaient eut lieu
dans la ville sans qu’il n’en ait été informé. Mais les moines franciscains restèrent parfaitement sourds aux
critiques de l’archevêque. A. S. V. Senato, dispacci, P. T. M. , busta 1125, dépêche n° 23; A. S. V.,
Miscellanea, Codici I, Storia Veneta, registro 213, fol 60 verso: « Ordine che si doverà tenere nella Funzione
d’accompagnare il Cadavere del Sarg Gnal Spar (Corfù adi 1690 S.N) »; B. N. M., ms. It. VII 167-168
(8184-8185), fol. 270 v: « Relatione della funzione funebre fatta a Corfu nell’accompagnamento del
Cadavere del Sargente Generale Barone di Spaar. »
1 Contarini, Leopoldo Primo, vol. II, p. 219-226; Abbé Coyer, op. cit., p. 295-296; François Bluche, Louis
XIV, Paris, 1986, p. 627-628.
2 Philippe Contamine, Histoire militaire de la France, Paris, 1992, I, p. 425; Dictionnaire du Grand Siècle,
op. cit., p. 688; John A. Lynn, The wars of Louis XIV…, Singapoure, 1999, p. 205-214.
202
« … le Galere, al numero di vinti tré, alli Castelli novi, e le Navi al num:o di dodeci,
dentro li secondi, senza intentione di uscire, attrovandosi senza gente, e disarmata
havendola sbarcata per Guardia, e rinforzo delli Castelli, e parte al Tenedo nel dubbio,
dell’Intraprese fosse per prendere l’Armata della Ser:ma Repub:ca che si atrova ancorata
à Imbro, alla riscossione de carazzi; non sendovi nelle Galere altro, che li semplici
schiavi… »4.
Et de fait, la flotte vénitienne renforcée par ses auxiliaires maltais put sillonner
toute la mer Egée sans rencontrer la moindre opposition. Quant à entreprendre quoi
que ce soit, Mocenigo s’en gardait bien. Chacun des objectifs évoqués durant les
conseils de guerre (la Canée, Chios, Nègrepont ou Tenedos) fut exclu tour à tour pour
une foule de raisons. Finalement, le capitaine général proposa d’aller affronter la
marine ennemie, mais celle-ci, comme indiqué précédemment, ne quitta pas la
protection de ses forts. Après être restée plusieurs semaines durant à attendre un
hypothétique affrontement, la flotte chrétienne retourna au cœur de l’Archipel, pour se
rendre finalement à Nauplie où les Maltais prirent congé1.
Mocenigo put enfin agir au début du mois de septembre lorsque la cavalerie du
serasker approcha de Corinthe. Le 4 septembre, quelques escadrons turcs effectuèrent
une reconnaissance jusqu’à l’isthme. Cependant, à l’approche de la cavalerie vénitienne
commandée par Congy, Strel et Rossi, les unités ennemies se retirèrent et retournèrent
sans combattre vers Thèbes. Le lendemain, Mocenigo arrivait avec les galères du côté
du golfe Saronique et débarquait 1 200 Esclavons, mais le serasker était déjà loin… 2
Cette année-là, l’action la plus importante eut lieu le 19 août, à Slankamen au
nord de Belgrade, sur la rive droite du Danube. Elle opposa Mustafa Köprülü au
margrave Ludwig Wilhelm de Bade. Le grand vizir, à la poursuite de l’armée impériale,
parvint à mettre en difficulté les troupes de l’empereur en s’emparant de leurs chariots
de provisions. Le margrave dut livrer bataille avec 40 000 hommes contre 60 000
Turcs qui s’étaient retranchés. La balance pencha en faveur des Impériaux lorsque le
grand vizir fut tué d’une balle en pleine tête, semant le désordre dans les rangs
ottomans, d’autant que l’aga des janissaires y perdit également la vie. Cette sanglante
bataille aurait coûté la vie à 18 000 Turcs et à 6 000 Allemands. Selon Cantemir,
lorsqu’il reçut la nouvelle de cette victoire l’empereur aurait déclaré « qu’il ne
souhaitoit pas être souvent vainqueur à un tel prix ! »3
A ce moment-là, de nouvelles négociations de paix avaient repris, sous l’égide
des ambassadeurs anglais et hollandais près la Sublime Porte. En effet, le prince
d’Orange faisait l’impossible pour mettre un terme au conflit dans les Balkans, ce qui
aurait permis à ses alliés autrichiens de jeter toutes leurs forces dans la bataille contre
la France. De son côté, Charles Colbert de Croissy avait tout intérêt à maintenir les
Turcs dans leurs desseins belliqueux, mais durant l’été 1691, le Divan-i Hümayun avait
plutôt tendance à tendre l’oreille aux propositions des coalisés. Le 28 août 1691, le
nouvel ambassadeur anglais, Sir William Hussey, confirmait encore au margrave
Ludwig de Bade que les Turcs étaient prêts à faire la paix4.
1 Anderson, Naval wars in the Levant, p. 213; Nani Mocenigo, Marina veneziana, p. 276; Setton, Venice, p.
380-386.
2 A. S. V. Senato, dispacci, P. T. M. , busta 843-844, dépêches n° 35 et 36; A. S. V. Senato, dispacci, P. T.
M. , busta 1125, dépêche n° 35; Contarini, Leopoldo Primo, vol. I, p. 302-303; Garzoni, Sacra Lega, vol. I,
p. 408.
3 Cantemir, Empire Othoman, p. 214-215; Garzoni, Sacra Lega, vol. I, p. 417-419; Hammer Purgstall,
L’Empire Ottoman, vol. III, p. 246; Abbé Coyer, op. cit., p. 314-315; Le Clerc, Tekeli, p. 323-327; Marsigli,
Stato militare, p. 95-97, 130.
4 B. N. M., ms. It VII 1882 (9073), Ambascierie della Repubblica Veneta all’Imp:r di Germania 1687-1692,
204
« La guerre entre les Turcs & les Vénitiens étoit changée en stratagême: on
fol. 128 r- v, copie de lettre de « Guglielmo Hussey legato Anglico alla Porta Ottomana » au Margrave
Ludwig de Bade, Andrinople le 28 août 1691: «... li trovo tutti inclinati ad auna pace, pure che non sia
dishonorevole ne contraria alla loro legge, la pte prohibisce positivam:te à cedere le Piazze, bensi possano
contra cambiare, e demolirle si che il piede, ch’ogn’uno posseda, quel che tiene, compresi anco gl’aleati si
può stabilire la pace, et à questo fine il nuovo Visir s’incaminarà in pochi giorni à Belgrado, dove sono i
Bassa Capi della militia, e Tartar Ham, dicendo il Visire così sarà più stabile la Pace, e più facilm:te
approvata dà qsto nuovo G. Sig:r… »
1 Ibid., fol. 103 r-v (extrait): « Trovandosi la Serma Rep:ca con l’acquisto della fortezza di Malvasia in
possesso dell’intiero Regno della Morea, e sue Isole, e scogli adiacenti, per il quieto Dominio del med:mo
doverà di là dal stretto esser assegnato estesa conveniente di Terittorio alla parte, che riguarda la Livadia,
et Athene. Alla Città di Lepanto, et à tutte l’altre terre, e Luoghi che sono bagnati dal mare di Corinto sino
all’Istmo, doveranò pure esser assignati li suoi Territorij. Doverà esser stabilito il Confine alle Terre, et
Luoghi, che sono dalla Città di Lepanto sino alla Fortezza della Prevesa, come pure à qlle, che sono
bagnate dal Golfo di Prevesa, qli sono tutte dovute come appartenensi alla giuriditione di Santa Maura. Alla
fortezza della Vallona (rayé et mis à la place: alla Parga), doverà pure esser assegnato il suo Territorio. »
2 William Hussey venait alors de décéder (Ibid., fol. 136; Setton, Venice, p. 380).
3 Ibid., fol. 136. Le rôle joué par les diplomates français est aussi la raison avancée par Nani Mocenigo, op.
cit., p. 276 pour expliquer l’échec des négociations de 1691.
4 Ibid., fol. 132 r et 137 r –v; Dumont, Nouveau voyage du Levant, La Haye, 1695, p. 385, 391.
205
n’attaquoit plus les villes, on tâchoit de les surprendre: c’est ainsi que les Turcs furent
mis en possession de Garbusa Château presque imprenable dans l’Isle de Candie par la
trahison d’un Officier Espagnol qui y étoit en garnison. »1
« Che ad un Ufficiale di Natione Italiano, che in sei anni di non interroto servitio
non haveva dato alcun dubio di se stesso, potesse senza causa cader nell’animo un
dissegno di tal natura, ciò non poteva in alcun modo prevedersi. »4
1 Contarini, Leopoldo Primo, vol. II, p. 351; A. S. V. Senato, dispacci, P. T. M. , busta 1124, dépêche n° 60
du 29 avril 1692.
2 Ibid, op. cit., II, p. 337.
3 Bernard Randolph, The present state of islands in the Archipelago, Oxford, 1687, p. 88-90: « Canea is
seated in a fine plain about 3 miles from the bottom of the Bay of Suda … Round about the Port is a broad
key, which is always full with merchandize, and is little inferior to the Port at Marseilles. The houses are all
very well built and not much batter’d. The walls are in very good repair, having a dry ditch about 30 yards
broad, and 6 deep, from the land on the other side … The City is near three miles in circumference, and is
much better Inhabited than Candia … The trade is much greater here than at Candia, it lying so convenient,
for the Morea, Italy, and other places. »
4 Voir le plan de Bortolo Carmoy intitulé « Pianta della fortezza di Canea attaccatta dall’Armi della Ser :ma
Rep :ca di Ven :ia l’anno 1692 » conservé parmi la collection Grimani à la Gennadeios, voir également
Kevin Andrews, op. cit., p. 211, 218, 254-255.
5 A. S. V. Senato, dispacci, P. T. M. , busta 1124 dépêche n° 75 du 28 août 1692; Muazzo, Guerra coi i
Turchi, fol. 220-225; B. N. M., ms. It. VII 656 (7791), fol. 84 r - 100 v: « Diario dell’assedio della Canea
l’anno 1692 sotto il Capitan General Dom:o Mocenigo »; B. Q. S., cl. IV, ms. n° 186 (442), fol. 117 r-130 r:
« Diario dell’assedio della Canea dal 12 luglio al 29 settembre 1692 »; Contarini, Leopoldo Primo, vol. II,
207
p. 349; Cantemir, Empire Othoman, p. 217; Anderson, Naval wars in the Levant, p. 214.
1 A. S. V. Senato, dispacci, P. T. M. , busta 1124 dépêche n° 76 du 7 septembre 1692.
2 Garzoni, Sacra Lega, vol. I, p. 473-474. Voir également Camillo Contarini, Leopoldo Primo, vol. II, p.
345-346; Muazzo, Guerra coi i Turchi, fol. 226 r - 228 r.
208
plus profond respect face à la volonté de la Cité, et plus encore face à ma profonde
dévotion envers la Patrie. Tant que j’aurai la vie, elle sera au service de la Patrie. Je
pars, soutenu davantage par l’affection que je porte à la Cité que par la confiance que
j’ai dans mes capacités. Je ne vous assure que d’une chose, que je pars et que tout ce
qui est possible sera fait pour la grandeur de la République, Dieu m’en soit témoin. 1 »
La mort du Péloponnèsiaque
nommé au grade de sergent général de l’artillerie, ce que les sénateurs avaient refusé
de faire quelques jours plus tôt, « per qualche discordia delle sue domestiche azioni ». Là
aussi, il obtint gain de cause. Dans la même séance, les comte Tomeo Pompei, Giovanni
Carlo Montanti et le comte Fabio Lanoia de Trévise furent promus à un rang identique,
pour une solde de 2 000 ducats à l’année.
Le 24 mai, les cérémonies officielles de départ purent avoir lieu. Les membres
du Sénat, les parents et amis du doge, tout de vert vêtus, se réunirent dans la salle de
l’Anticollegio au troisième étage du palais ducal. Vers 13:00 heures, Morosini apparut
en uniforme de capitaine général. Il assista à une messe dans la chapelle, puis
descendit par l’escalier des Géants pour se rendre à la basilique Saint Marc. Il se
trouvait au cœur d’une procession où participèrent les dignitaires de la République et
qui se termina avec les membres de sa propre famille, selon la coutume. La foule,
immense, assistait à cette cérémonie. Sous les acclamations, le doge monta à bord du
Bucentaure avec ses conseillers Zorzi Benzon et Agostino Sagredo, et il se dirigea vers
le Lido, suivi par tout ce que Venise comptait d’embarcations1.
Le 1e juin, Morosini embarqua pour le Levant à bord de la galère « ducale ». Le
comte de Trautmanstorf, général da sbarco, le lieutenant général de la cavalerie
Salzburg, le sergent général Enea Rapetta, et les sergents généraux nouvellement
promus faisaient également partie du convoi 2. Antonio Zeno l’avait précédé d’une
quinzaine de jours. Ayant été disculpé formellement par ses pairs à la mi-avril, il
retournait aussi en Morée sur le vaisseau Vittoria3.
Le bâtiment de Morosini arriva le 16 juin à Corfou, puis il reprit son périple et
mit le cap sur Nauplie. Mocenigo, qui attendait sa venue pour rentrer à Venise où il
devait s’expliquer, lui fit le rapport détaillé sur Nègrepont qu’il avait commandé. La
capitale de l’Eubée venait de recevoir des renforts importants et les fortifications
avaient été remises en état. Une fois à Nauplie, Michiel accueillit le doge à qui il remit
un compte-rendu complet de son administration:
« l’humilai pure … esato raguaglio di quanto dalla fiachezza mia nel breve corso
della visita del Regno fù operato si nell’economico, politico, e civile, come
nell’ecclesiastico, e militare, con li ristretti che contenevano le Compagnie, Officiali,
soldati che presentem:te armano cadauna Piazza del Regno stesso, li condotti,
stipendiati, salariati, bombardieri, maestranze, ed ogn’altro genere di persone. »4
« persuasi però noi, che non fosse da differirsi più a lungo il darsi mano à qualche
operatione allo stretto di Corinto, che se non fosse sufficiente ad’impedire le scorrerie
nemiche, valesse almeno à renderle difficoltate. »1
Nègrepont n’était pas oubliée pour autant, selon Pietro Garzoni, le doge était
comme obsédé par cette forteresse. C’était vers elle que, selon les mots de l’historien,
toutes les pensées et l’énergie du vieil homme étaient dirigées. La conquête de
Nègrepont aurait « couronné » sa carrière, mais pour cela il fallait 16 000 fantassins et
2 000 cavaliers d’après Morosini, une requête ruineuse à proprement parler.
Le doge se retira à Nauplie pour se reposer mais sa santé empira chaque jour
davantage. Le 2 janvier, sur son lit de mort, il dicta son ultime dépêche adressée au
Sénat. Les toutes dernières pensées du mourant furent pour ses neveux, qu’il avait
protégé sa vie durant:
Quatre jours plus tard, Morosini rendit l’âme 3. La nouvelle du décès du doge
parvint au Collège le 13 février par une lettre expresse via Otrante et Rome. Cette
dépêche avait été envoyée par Marin Michiel, qui prenait momentanément le
commandement, et par les deux conseillers du défunt doge 4. Antonio Zeno, qui était en
tournée à Vostizza (Egio), ne l’apprit qu’à son arrivée à Corinthe le 16 janvier,
constatant le choc produit par la disparition du défenseur de Candie parmi les troupes
et la population:
l’Infausta e può dirsi repentina mancanza del Serenissimo Prencipe Capitan General… »5.
Des funérailles grandioses lui furent offertes par ses troupes à Nauplie le 15
janvier. Ce fut une longue procession, réunissant tous les dignitaires militaires ou
religieux, aussi bien latins qu’orthodoxes. Au centre du cortège, se trouvait le cercueil
du doge, porté par les quatre sergents-majors de bataille, sur lequel reposait une étoffe
de velours cramoisi, dont les quatre angles étaient portés par les plus hauts
responsables de la flotte. La bière fut déposée dans l’église que les Vénitiens appelaient
San Antonio, « sopra pomposo catafalco », et le père Anacleto Cattelani prononça
l’oraison funèbre alors que canons et mousquets tiraient 4 salves 2. Une représentation
de cette cérémonie fut effectuée par le peintre Alessandro Piazza pour être exposée
dans le palais familial de Santo Stefano, mais ce tableau est à présent visible dans la
salle « Morosini » du musée Correr.
Sans doute le corps du péloponnèsiaque fut-il incinéré à Nauplie, puisqu’Antonio
Bollani, qui ramena la dépouille du doge avec un convoi de trois navires, la Rosa
Moceniga, la Vittora, et le Leone Incoronato, parle des « riverite ceneri del Serenissimo
Defonto ». Bollani partit du port de Nauplie avec ce chargement inhabituel le 23
janvier3.
Les patriciens restés à Venise estimèrent sans doute que cette cérémonie avait
suffi à honorer le doge avec toute le décorum nécessaire. Le 17 février, en plein Sénat,
Giovanni Battista Donà, sage du Conseil et parent de Morosini, proposa de faire de
nouvelles funérailles dans la cité de Saint Marc, « à spese publiche, con gran pompa »,
mais cette proposition fut rejetée lors du vote suivant, ce qui obligea les neveux de
Morosini, ses héritiers par testament, à prendre les frais à leur charge 4.
A Venise, une nouvelle cérémonie eut lieu à San Giovanni et Paolo, où l’oraison
funèbre fut récitée par le père Giovanni Girolamo Testori. Les restes du conquérant de
la Morée furent ensuite inhumés dans l’église Santo Stefano, qui borde le nord du
Campo Morosini. En entrant dans cette église qui est l’une des plus remarquables de
Venise, les visiteurs attentifs peuvent distinguer une dalle de bronze circulaire dans le
pavement. Cette dalle, portant l’inscription « Francisci Mauroceni Peloponnesiaci
Venetiarum principis ossa 1694 », sans doute l’œuvre d’Antonio Gasperi, est celle du
plus célèbre doge de Venise avec Enrico Dandolo, mais bien peu de personnes la
remarquent aujourd’hui.
Dès que la mort du doge fut connue, les sénateurs considérèrent qu’il fallait en
priorité choisir un remplaçant à Morosini pour la charge de capitaine général, et que
l’élection du doge pouvait attendre. Dès le 14 février, Antonio Zeno fut élu au sein du
Sénat et ce choix fut sur le champ entériné par le Maggior Consiglio1. L’élection du doge
eut lieu le 23 février: Silvestro Valier (ou Valiero), qui allait fêter son 64 e anniversaire
une semaine plus tard, fut désigné pour succéder à Morosini. Valier fut couronné le 27,
et le 4 mars, une grande fête fut organisée en son honneur et celui de la dogaressa dans
la salle des banquets2.
Avec Zeno promu capitaine général, Marin Michiel se vit confirmé au poste de
provéditeur général de Morée. En avril, Zeno et Michiel disposaient d’un corps d’armée
de 11 259 fantassins et 1 705 cavaliers 3. A la fin du mois de juillet, les deux hommes se
rencontrèrent sur la bâtarde en rade de Nauplie. Antonio Zeno confia à Michiel la garde
de l’isthme, en laissant sous son commandement à peu près 4 000 hommes, c’est-à-
dire 2 746 fantassins, et toute la cavalerie disponible, sous les ordres du sergent
général Fabio Lanoia et des sergents-majors Giovanni Alvise Magnanini et Pietro
Francesco Frachia4.
1 Nani Mocenigo, Marina veneziana, p. 280, est sans doute dans le vrai lorsqu’il affirme que Zeno fut choisi
parce qu’il était déjà sur place et qu’il semblait bien connaître la situation au Levant: « La nomina dello Zeno
deve ritenersi consigliata dal fatto che egli già si trovava in Levante e che quindi la sua assuzione al
Comando sarebbe avvenuta in brevissimo tempo, mentre d’altra parte si sapeva di affidare l’alta carica ad
un personaggio che era a perfetta conoscenza della situazione e che fino allora aveva dimostrato zelo e
perspicacia nel governo della Morea. » Voir également Garzoni, Sacra Lega, vol. I, p. 514; Contarini,
Leopoldo Primo, p. 431.
2 Garzoni, Diario del Senato, fol. 19 r – 19 v. Silvestro Valier (1630 - 1700) n’était pas une figure
renommée, loin s’en faut, puisque son seul mérite avait été d’accueillir l’infante d’Espagne lors de son
passage dans les Etats vénitiens en 1666. En 1649, il avait épousé Elisabetta Querini (voir Andrea Da Mosto,
op. cit., p. 440-451.
3 A. S. V. Senato, dispacci, P. T. M. , busta 1129, dépêches d’Antonio Zeno 13 mars 1694 - 30 juin 1695,
dépêche n° 4.
4 A. S. V. Senato, dispacci, P. T. M. , busta 846, dépêche n° 11 du 30 juillet 1694.
215
A la fin juin déjà, l’armée et la flotte étaient rassemblées près de Nauplie, tout
étant prêt pour passer à l’offensive. Restait à décider quel serait l’objectif cette fois-ci. Il
y eut quatre conseils de guerre ce mois-là, et l’état-major opta pour Chios,
« per la sua situatione, per l’opulenza del traffico, per l’opportunità della
navigatione, et per molt’altre consequenze del maggior rilevo serve di grandiss:mo
commodo à Turchi, et portarebbe col suo possesso altretanto vantaggio all’interesse di
Vra Serenità oltr’il lustro, che dà tale importante acquisto ne riceverebbero le Publiche
Armi… »1.
penchèrent à nouveau pour le général Schenick, dont le nom avait déjà été mentionné
après la mort de Königsmark. En définitive, ce fut pourtant une tierce personne sur qui
le sort tomba: le baron Adam Heinrich von Stenau. Le baron de Stenau, d’origine
saxonne, avait servi comme général dans le corps d’artillerie de l’empereur durant
plusieurs campagnes contre la Porte, puis devint général en chef de l’électeur de
Bavière Maximilian Emanuel, dirigeant ses troupes dans les Flandres. Le baron de
Rosen parapha le contrat au nom du baron, Gabriel Zorzi, savio alla scrittura,
représentant la République. Cet accord fut entériné le 21 avril 1694, mais lorsque cette
nomination fut présentée au vote des sénateurs, la décision passa de justesse car le
baron avait formulé une demande expresse qui fut jugée « insolite »: que son épouse
puisse percevoir 4 000 ducats par an à vie, au cas où il venait à mourir, une véritable
assurance sur la vie dont la comtesse de Königsmark, elle, n’avait point bénéficié 4.
1 Garzoni, Diario del Senato, fol. 22 v du 30 juillet. Lorsque le comte de Trautmesdorf avait eu vent du
choix du maréchal Bielke en novembre 1693, il s’en était plaint ouvertement à qui voulait l’entendre, et avait
demandé à Morosini l’autorisation de se retirer (B. M. C., ms. Morosini Grimani n° 247, 2 e partie, dépêche
n° 24). Le comte recommença à se plaindre lorsqu’il apprit que Stenau était en route. A ce sujet, voir le
témoignage d’un officier français qui ne nous laissa que son nom de famille, « Mirabal »: « Pendant la vie de
Morosini nous avions pour General du débarquement le Comte de Transmendorf, Allemand de Nation, brave
homme de sa personne & bon Officier, mais trop peu politique pour commander à des Italiens. Les Venitiens,
en traitant avec lui, s’étoient reservé de lui donner un Supérieur, quand ils le trouveroient à propos, & peu de
temps aprés la mort du Doge, ils nous envoierent le Baron de Stainhault pour General en chef: Le Comte de
Transmendorf piqué de se voir commandé par un autre moins ancien que lui dans le service de l’Empire,
demanda son congé, & se retira dans son pais » (Mirabal, Voyage d’Italie et de Grèce avec une dissertation
sur la bizarrerie des opinions des hommes, Paris, 1698, p. 67). Dans un inventaire des troupes établi entre
juin et septembre 1695, on apprend que le régiment d’ultramontains Salzburg comptait une compagnie
commandée par un certain « Giacomo Mirabal », certainement l’auteur de l’œuvre précitée (A. S. V. Senato,
dispacci, P. T. M., busta 847 , dépêche n° 18 du 15 octobre 1695).
2 Garzoni, Diario del Senato, fol. 15 r, le 25 juillet, et 16 r, le 27 août.
3 Ibid., fol. 18 v, 16 janvier 1694; B. M. C., Donà dalle Rose, ms. n° 428, dossier n° 9.
4 B. M. C., Donà dalle Rose, ms. n° 428, dossier n° 9; Garzoni, Diario del Senato, fol. 20 v du 21 avril: « Fù
condotto al servizio della Republica per Generale in capite il Baron Adamo Enrico di Stenau, Generale
dell’artigliaria dell’Imperator, e Generale in capite dell’elettore di Baviera, con lo stipendio, che si diede à
Conismark, cioè ducati 24 m all’anno, ma con patto, che morando in questo servizio, fossero corrrisposti
ducati 4000 an. alla moglie del medesimo. Notà che appena passò li 2/3 de voti, che vi volevano, ... si perche
prometteva essere qui solamente alla metà di Giugno, si per l’obligo insolito verso la moglie . »; B. M. N.,
ms. It. VII 2391 (11723), fol. 175 r – 177 v; Contarini, Leopoldo Primo, II, p. 432; Garzoni, Sacra Lega, vol.
I, p. 573.
217
« Ce château est une vieille citadelle construite par les Genois sur le bord de la
mer, il bat la ville & le port ; mais il paroît dominé par une partie de la ville : on prétend
qu’il y a 1 400 hommes de garnison ; il en faudroit plus de 2 000 par rapport à son
enceinte deffendue par des tours rondes & par un méchant fossé : le dedans de la place
est presque tout rempli de maisons fort serrées, habitées seulement par des
Musulmans, ou occupées par la Noblesse latine il y a plus de 80 ans, comme le
marquent encore en plusieurs endroits les armes des nobles Justiniani, Burghesi,
Castelli & autres… »1
1 Joseph Pitton de Tournefort, Relation d’un voyage du Levant fait par ordre du Roy, Paris, 1717, vol. I, p.
371.
219
attaques: il s’agissait du français Pierre de La Salle, un nom qui allait être étroitement
lié à toute l’histoire de l’occupation vénitienne en Morée1.
Au bout de quatre jours de bombardement, une brèche était ouverte et la
contrescarpe détruite. Voyant que l’assaut était alors réalisable, Stenau envoya un
ultimatum au chef de la garnison Hassan Pacha, gendre du défunt sultan Mehmed IV.
« ils lui remontrerent que tous les magasins de la Ville étoient pleins de
Marchandises de leurs Nations, & qu’il étoit à craindre que leurs maîtres ne
redemandassent à la République un dédommagement pour les Marchands, en cas que
le feu ou quelque accident, comme une suite du siége, causât leur perte. Les Vénitiens
craignant le ressentiment des Puissances Chrétiennes, se désisterent de leur dessein, &
rembarquerent leurs troupes3… »
1 Voir le diplôme octroyé à La Salle par le général Stenau après la prise de Chios (A. S. V. Senato, dispacci,
P. T. M. , busta 1129, en annexe de la dépêche n° 22).
2 Cantemir, Empire Othoman, p. 221.
3 Ibid., p. 222; Voir également B. N. M., ms. It VII 656 (7791), Venezia e il Turco (Miscellanea), « Relazione
Copia di lettera scritta al Sig Capitan Santo Marchetti à Venetia, doppo l’acquisto di Scio con la relation di
quanto è seguito nella presente campagna 1694 », fol. 76 r –80 r, ce document ayant été publié par Philipp
Argenti, The occupation of Chios (1694), Oxford, 1935, p. 60. Muazzo, Guerra coi i Turchi, fol. 262 v –268
r; Anderson, Naval wars in the Levant, p. 216-217; Nani Mocenigo, Marina veneziana, p. 281-283. Cet
220
A plusieurs reprises, navires vénitiens et turcs avaient été assez proches pour
engager le combat, mais Zeno avait toujours hésité à prendre ce risque, au grand dam
de Bartolomeo Contarini qui s’en plaignit au Sénat1.
Les Turcs, 6 000 environs, soldats et civils inclus, évacuèrent Chios dans les
temps. Outre Hassan Pacha, il y avait parmi eux des personnages remarquables,
comme un ancien mufti, et le vieux Ali « Mazzamamma », kapudan pacha au temps de
la guerre de Candie, Bechir Pacha, propriétaire d’une grande partie de l’île, sans oublier
bien sûr les beys de Nègrepont et de Rhodes, qui avaient été surpris par le siège alors
qu’ils avaient fait relâche dans le port.
La soldatesque des coalisés n’avait plus eu l’occasion de s’adonner au pillage,
leur activité favorite, depuis des années. Cette fois-ci, les troupes se rattrapèrent, même
si elles n’en avaient pas été autorisées, et Antonio Zeno avoua que rien n’échappa à leur
rapacité, ni les boutiques des Turcs, ni celles des Grecs, ni même leurs habitations. Si
les Vénitiens étaient venus libérer les habitants du « joug » ottoman, l’entrée en
matière fut manquée. Presque tous y prirent part d’ailleurs: le baron de Rosen en avait
tellement profité que le capitaine général voulut le faire arrêter, c’est dire, mais le
coupable parvint à se réfugier à bord de l’une des galères des auxiliaires2.
Zeno nomma Giustin da Riva provéditeur de la forteresse. Le capitaine général
termina sa dépêche du 29 septembre par des louanges appuyées envers les officiers
qui s’étaient distingués: le comte de San Felice Muttoni, le sieur de Saint Hiler
« Gentilhuomo Francese » qui venait à peine de rejoindre l’armée, et surtout le baron de
Stenau, pour qui Zeno ne tarissait pas d’éloges:
événement est rapporté d’une façon assez similaire par Zeno dans sa 16 e dépêche: « Ripigliando dunque il
filo dalle medesime interroto, appena sota la nostra Armata nel Canale di Smirne capitò immediate à questa
Bastarda il Console di Francia, poi congiuntam:te quelli d’Inghilterra, et Ollanda, ch’in termini rispettosi,
com’il p:o in sentimenti assai elati mi portorono per nome de loro Sovrani instanze volcali, et in scritto,
perche nelle supposte aggressioni di quel rinomato, e dovitioso Emporio non fossero scordati i riguardi
dell’imminente pericoli, quale sovrastava alle Persone, Case, et Effetti delle loro Nationi dal furore delle
Militie baccanti ugualm:te che dà Turchi chiamati, ed’accorsi dà tutt’i luoghi circonvicini alla difesa di
quella Città. »
1 Garzoni, Diario del Senato, fol. 25 r du 4 novembre 1694: « Lettera del Capitan delle Navi straordinario
Contarini, che si rallegra dell’aquisto di Scio, ma si suole non essergli stato permesso di combattere
l’Armata Turchesca. Questa haveva voluto con 26 galee, e 20 sultane portare il soccorso à Scio, ma
arrivatavi il giorno della resa diede volta: fù inseguita dal Capitan Generale, la sottile si ritirò alli
Dardanelli, e la grossa nel posto di Smirne; egli vole nel camino combaterla, ma fù impedito. »
2 B. N. M., ms. It VII 1560 (8824), Processo di Antonio Zeno.
3 A. S. V. Senato, dispacci, P. T. M. , busta 1129, dépêche n° 15.
221
Pendant que le gros des troupes était retenu dans l’Archipel, les Turcs et leur
allié Liberio Gerakari ne restèrent pas oisifs. En août tout d’abord, le « perfide »
Liberaki vint camper à Mégare et, le samedi 22, il s’avança jusqu’à l’isthme pour
observer et tester les défenses des Vénitiens. Il ne disposait que d’un millier d’hommes.
D’après Pietro Garzoni, les hommes de Liberaki auraient tenté de s’introduire plus en
avant, à la faveur de l’obscurité. Ayant été repérés, ils se retirèrent après quelques
escarmouches et retournèrent vers leur camp, puis rejoignirent Thèbes, au cas où le
capitaine général viendrait amener des renforts et les couper de leurs bases. Marino
Michiel se servit ensuite de bandes d’Albanais, qu’il appelle « partitanti » pour harceler
l’ennemi en Mégaride. Deux cents d’entre eux revinrent à la mi-septembre, clamant
avoir attaqué quelque convoi turc près du lieu-dit Koundoura, entre Thèbes et Mégare,
leur tuant près de 150 personnes. Pour témoigner de la véracité des faits, ils
ramenaient 20 prisonniers et 30 bêtes de somme chargées de provisions. Ayant appris
que Libéraki avait abandonné son camp de Mégare, Michiel envoya ces mêmes
irréguliers livrer aux flammes tout ce qu’il restait de son bivouac 2. Pour le provéditeur
de Morée, les jeux étaient faits, et les Turcs n’allaient pas revenir de sitôt, d’autant que
1 Garzoni, Diario del Senato, fol. 25, du 4 au 9 novembre 1694.
2 A. S. V. Senato, dispacci, P. T. M. , busta 846, dépêches n° 14 à 16, du 23 août au 19 septembre.
222
1 Savas E. Kasas, Corinth and its antiquity, Athènes, 1974, p. 9-10; Nicos Papahatsis, Ancient Corinth,
Athènes, 1996, p. 28-29.
2 Ce fut l’ultime action commandée par le comte de Trautmanstorf. Par la suite, retournant au service de
l’empereur en tant que général de cavalerie, il continua à jouer de malchance puisque le prince Eugène le
démit de ses fonctions après qu’il ait enfreint le nouveau règlement et vendu une commission (Nicholas
Henderson, op. cit., p. 80).
223
« Da alcuno mai poteva supporsi, che à tanta superiorità di numero non dasse
l’animo di battere il nostro Campo, e che con dimostranze della maggiore viltà volesse
più tosto un tale esercito introddursi per vie furtive nel Regno, senza prima assicurarsene
la stradda colla sconfitta d’un corpo di gente, quale rimanendo senza imaginabile offesa
al di dietro stesso non poteva se non infonderle qualche giusta apprensione… »1
La charge héroïque, sabre au clair, de Lanoia aurait permis d’enfoncer les rangs
ennemis jusqu’à leur infanterie. C’est alors que les derniers escadrons de cavalerie
vénitienne, au lieu de suivre le mouvement, s’enfuirent en voyant arriver sur leurs
arrières des détachements d’infanterie turque. Durant quatre heures, les troupes
vénitiennes encerclées durent batailler pour défendre leur vie. Deux cents périrent, le
colonel comte de Campo fut tué, et le capitaine Giulio Onigo fait prisonnier. Outre les
pertes en vie humaine, deux cents autres hommes désertèrent en masse et passèrent à
l’ennemi1. Selon Muazzo, le colonel Antonio Medin « da poca Maestria, ò Coraggio »,
aurait pris la fuite sans se retourner jusqu’à la « Riva sola del Mar, ove stordito cercò
barca d’andarsi de tutto », c’est dire dans quelle confusion se retrouvèrent les soldats
éparpillés et hagards. Pourtant l’armée turque prit ensuite le chemin du retour et
retraversa l’isthme sans être inquiétée.
Cette information tardive ne put apparaître dans la dépêche du 9 octobre de
Marino Michiel. Le provéditeur de Morée, qui ne disposait encore que d’informations
parcellaires, avait seulement conclu sur ces paroles préoccupantes:
« pregando colli più fervidi voti Iddio Signore che sian accompagnato dal minor
male possibile de nostri, mentre non può l’animo mio colla cognitione del grosso esercito
nemico che rimanere nella più agitata inquietudine 2… »
Michiel laissa alors partir le capitaine Giacomo Margnani, lui confiant cette
dépêche que ce dernier ne transmit que le 10 novembre. Ces renseignements
provoquèrent la colère des sénateurs vis-à-vis du messager lui-même, qui avait
conservé illégalement un pli officiel, et contre Marino Michiel, pour avoir renvoyé une
grande partie des irréguliers après la première tentative de Liberaki et pour avoir
laissé l’ennemi s’introduire dans le royaume.
Un procès fut ouvert contre Margnani. A son arrivée au lazaret de Venise, il avait
nié avoir fait une escale en Morée, premier manquement grave aux règlements ayant
traits à la santé publique. Quant à la seconde charge retenue contre lui, la rétention
d’informations, il expliqua qu’il n’avait pas voulu « contaminare la letizia del Senato, e
della Città per l’acquisto di Scioi con il raguaglio funesto, che i Turchi fossero entrati in
Regno », un raisonnement très personnel qui ne fut pas du tout du goût des sénateurs:
ils confièrent au redoutable Conseil des Dix le suivi de cette invraisemblable affaire.
1 Une revue effectuée le 20 octobre permit de constater que 311 hommes (morts ou déserteurs) avaient été
perdus au cours de la bataille. Voir A. S. V. Senato, dispacci, P. T. M. , busta 1129, dépêche n° 20.
2 A. S. V. Senato, dispacci, P. T. M. , busta 846, dépêche n° 17 du 9 octobre 1694. Sur la bataille de San
Zorzi (Némée) voir également le rapport de Fabio Lanoia, placé en annexe de la 19 e dépêche de Marino
Michiel, ainsi que les sources déjà citées: Muazzo, Guerra coi i Turchi, fol. 268 v – 276 r; Mirabal, op. cit.,
p. 80-81; Garzoni, Sacra Lega, vol. I, p. 486-491 et Contarini, Leopoldo Primo, vol. II, p. 448-449.
225
Le provéditeur de Morée fut jugé sévèrement par ses pairs: durant la séance du
30 novembre, le Maggior Consiglio décida de le muter à Vicence comme simple
capitaine, une sentence sans doute excessive au vu de la situation réelle sur le terrain.
Avec les forces dont il disposait, Michiel n’aurait certainement pas pu faire mieux 1.
Comparée à l’incursion de 1692, celle-ci aurait semblé bénigne, s’il n’y avait eu la
cuisante défaite de San Zorzi, mais le pire était encore à venir.
« Quanto si sià commosso il mio Animo à tal avviso, diffcile mi riesce l’esprimerlo
all’Eccelentissimo Senato; riffletendo dall’un canto all’importanza d’assistere
quell’occorrenze gravissime, et al riguardo dall’altro possibilmente le forze à questa
parte sopra le voci divulgatesi dell’ammassamento dè Turchi alli Dardanelli, et in
Natolia, come pure dell’unione di Bastimenti per tentare sbarchi sopra quest’Isola, et
procurarne la ricupera, che riesce loro della più viva premura 2. »
1 Garzoni, Diario del Senato, fol. 25 r – 26 r. A noter que Pietro Querini, proveditore straordinario
d’armata, fut également jugé responsable d’avoir incité le capitaine général à éviter le combat après la chute
de Chios. Comme il ne pouvait être puni immédiatement, c’est son frère Francesco qui fut « mortificato » en
l’envoyant à Rovigo comme simple podestà (op. cit., fol. 27 v du 23 janvier 1695).
2 A. S. V. Senato, dispacci, P. T. M. , busta 1129, dépêche n° 18 du 14 octobre.
3 Hammer Purgstall, L’Empire Ottoman, vol. III, p. 257-258; Cantemir, Empire Othoman, p. 240.
226
Dans les remarques qui suivent, tout semble indiquer que Zeno cherche déjà un alibi
pour les désastres futurs :
On peut se demander pourquoi ces éléments n’avaient pas été considérés avant
de s’attaquer à l’île… Les informations arrivaient toujours à Venise avec plusieurs
semaines de retard. Le 16 janvier 1695, le Collège recevait diverses lettres des amiraux
de la flotte: la flotte vénitienne était ancrée aux Spalmadori, prête à agir. L’armada
turque, elle, se rassemblait à Phocée (Foça). Elle était composée de 20 sultanes et de 23
galères. Or, les vaisseaux ottomans semblaient redoutables: armés de 60 à 70 pièces de
bronze, ils portaient chacun plus de 500 hommes, et le vaisseau amiral, doté de 80
pièces d’artillerie, avait un équipage de 700 personnes 2. Le kapudan pacha avait reçu
l’ordre exprès de livrer bataille pour récupérer Chios. A Istanbul soufflait comme un
vent de panique: la disette frappait la population de la capitale ottomane, le riz ne
devait être vendu qu’aux seuls Turcs sous peine de mort.
Le lendemain, une autre dépêche envoyée de Morée par l’un des fonctionnaires
vénitiens apporta quelques précisions sur le combat de San Zorzi. Après la bataille,
Liberaki aurait fait arracher la langue aux Chrétiens tombés au combat, et ces sinistres
trophées, conservés dans des barils remplis de sel, auraient été envoyés au sultan. Ce
dernier, appréciant ce présent un peu particulier, lui fit envoyer un cimeterre, en
témoignage de son estime3.
Les forces navales des Ottomans se concentrèrent à Phocée où elles
embarquèrent de nombreux marins grecs ou levantins, des troupes de janissaires, et
des canonniers français, embauchés à prix d’or. Le sultan formula des menaces très
précises, non seulement contre Hüseyin Pacha qui devait vaincre ou mourir, mais aussi
contre tous les capitaines ou officiers qui devaient être exécutés sur le champ en cas de
défaillance. Une telle mise en demeure laissait peu de choix à Mezzomorto. Il prit la
mer le 8 février, et doubla le cap de Karaburun où il fut repéré par les navires du
capitanio straordinario delle navi Girolamo Priuli. Ayant été alerté, Antonio Zeno leva
l’ancre du port de Chios avec 21 galères et 5 galéasses pour rejoindre les 21 vaisseaux
vénitiens le 9 avant l’aube, afin de les remorquer et les mettre en position.
Le vent était favorable aux unités turques. Quand seize sultanes fondirent sur les
vaisseaux de la République, seuls six d’entre eux étaient en formation. Le vaisseau
amiral de Girolamo Priuli, la Stella Maris, prit feu et sauta en l’air, le Leone Incoronato
de Gasparo Bragadin, qui était venu à son secours, subit le même sort. Plus tard, le
Drago Volante fut également perdu1. Les galères des deux camps s’affrontèrent entre
elles ; là les Vénitiens eurent le dessus, puisqu’ils parvinrent à couler trois unités
ennemies. Toutefois, à la nuit tombante, lorsque les escadres ennemies se séparèrent,
l’issue de la bataille apparut clairement favorable aux Ottomans: ceux-ci n’avaient
perdu que trois galères, tandis que trois vaisseaux de premier ou de second rang
manquaient à l’appel du côté des Vénitiens dont Roger C. Anderson estime les pertes à
2 500 morts ou blessés. Le San Vittorio, un autre vaisseau de premier rang qui était
commandé par Nicolò Pisani, fut gravement endommagé. Outre Pisani et Priuli, trois
autres patriciens avaient péri dans la bataille.
Les galères turques et vénitiennes rejoignirent la protection des ports de Smirne
et de Chios, tandis que les vaisseaux de la Sérénissime restèrent aux Spalmadori. Ceux
des Turcs jetèrent l’ancre près de la côte anatolienne, où pendant dix jours,
Mezzomorto s’occupa des réparations nécessaires. Du côté des Vénitiens, Bartolomeo
Contarini assuma le commandement à la place de Priuli.
Le 19 février, profitant d’un vent favorable, Mezzomorto s’avança à nouveau
pour livrer bataille. Les deux escadres en ligne se toisèrent puis Contarini fit ouvrir le
feu. Dans ce combat naval, seuls les vaisseaux s’affrontèrent. La lutte dura trois heures
et cette fois la victoire fut indécise, aucun navire n’ayant été coulé de part ni d’autre.
A Chios, Antonio Zeno fut pris de panique: il convoqua un conseil de guerre qui
se réunit à bord de la bâtarde dans le port de Chios le lendemain. D’après les sources
hostiles à Zeno, celui-ci aurait demandé de voter l’abandon de l’île. Pietro Querini et
Carlo Pisani se seraient rangés à cet avis, mais le général Stenau, qui affirmait que
Chios était plus forte que Belgrade, le capitaine des galéasses Sebastiano Mocenigo et
Giustin da Riva y auraient été farouchement opposés. La forteresse pouvait être
défendue, dirent-ils. Et si au pire, il fallait capituler après une longue résistance,
l’honneur serait sauf2. Contarini lui, n’assista pas à ce fameux conseil de guerre,
1 B. N. M., ms It. VII 1560 (8824), « Processo di Antonio Zeno », fol. non numéroté.
2 Muazzo, Guerra coi i Tuchi, fol. 292 v – 294 v : « Concepito dunque un orror più che Mortè, si fecero
dubbiosi d’un Disbarco nell’Isola, et attaccati da Mar, e da Terra, come tenevano gl’avvisi quando non li
stimavano, et erano Orgogliosi contro chi li Teme, à guisa dell’insolente codardo se con chi lo paventa
contende; Al veder però il Nemico vicino, costernati raccolsero in consulta, per mendicar precipitij à riparo
del figurato soprastante Malore, lasciando li occhi sull’affissar se le Sultane approssimavano, à reciderli il
tempo di saluar co le spoglie rapite al paese … Si disse esservi opposto all’insania il Generale Stenau
obligando restar à diffender la Piazza, giusto à quanto era munita, et intanto la Navale si portasse à
recaperzare le Rotture per poi rivenire à soccorrerlo, ma se deviata fosse d’altra premura, si sarebbe
costituito ne patti di buona Guerra, più tosto che abandonar si vilmente… L’Estraor:e Proved:e Giustino
228
puisqu’il était à bord de son vaisseau ancré à Sant’Elena, « due tiri di cannone dal
Porto ».
Lors du procès de Zeno, ses avocats, Domitio Donà et Agostino Fachinelli,
tentèrent de relativiser la responsabilité du capitaine général en expliquant que la
décision d’abandonner l’île avait été prise à l’unanimité (ou presque), et que le
capitaine général était uniquement coupable de l’avoir accepté: « Gran Dio ! Uniforme
fù il sentimento di tutti, et io sfortunato sono in colpa nell’essere concorso in un Decreto,
da tutti gl’altri primieramente accordato ? » se lamenta plus tard Zeno1.
Toutes les sources concordent ensuite sur l’issue finale: Antonio Zeno ordonna
l’évacuation immédiate, et il fut le premier à s’éloigner de cette conquête qui l’avait
momentanément couvert de gloire. Privée de direction, jamais l’armée vénitienne ne fit
si piètre retraite. Ce fut un désordre indescriptible, un sauve-qui-peut général. Selon
l’expression de Tournefort, « les soldats prenoient les mouches pour des turbans »2.
Chacun tentait de sauver sa vie en trouvant une place à bord, le vaisseau de transport
Abbondanza e Ricchezza s’échoua: les 280 hommes d’équipages et passagers
tombèrent entre les mains des Turcs. Dans l’île même, on abandonna la compagnie des
artisans, des centaines de soldats, de chevaux, plus de 80 pièces de canons de calibres
divers, des vivres et munitions pour 6 mois. Les habitants de l’île, surtout les Latins,
pouvaient s’attendre à de sanglantes représailles, mais bien peu purent s’échapper:
On accusa plus tard le comte Antonio San Felice Muttoni d’avoir profité de la
panique générale pour détourner à son profit une partie du matériel de guerre: ayant
reçu l’ordre de détruire munitions et artillerie, il les aurait fait transporter à bord d’un
vaisseau français en partance pour Smyrne avec l’intention d’en retirer une forte
somme. A son arrivée à Nauplie le 29 avril, Antonio Zeno le fit arrêter, d’autant que les
mines qui auraient dû faire sauter la forteresse n’avaient pas été mises à feu4.
Riva dannò il sentimento, di lungo ne assenti muovero asso senza commissione in scrittura, anco che fosse
capitata feluca per levarlo, col Rettor Bragadin il Vescovo, et i Ministri della Commissa:, lasciando li altri
alla loro ventura. Il Riva recusò d’obedire ordine così pesante sù parole volgari, e lo ricercò scritto. »
1 B. N. M., ms. It VII 1560 (8824), Processo di Antonio Zeno.
2 Joseph Pitton de Tournefort, édition parisienne de 1717, vol. I, p. 366.
3 Muazzo, Guerra coi i Tuchi, fol. 295 r.
4 Ibid., fol. 295 r – 295 v; B. N. M., ms It. VII 1560 (8824), « Processo di Antonio Zeno », fol. non
numéroté;
Contarini, Leopoldo Primo, vol. II, p. 496: « Rimasto à Scio il Co: San Felice Motoni per far seguire il
divisato incendio delle monizioni, e per far scoppiare caricati, come si disse, soverchiamente, e ben turati,
coll’applicazione di accese miccie i cannoni, e poscia tornato à Romania fu per ordine della Consulta, e del
Capitano Generale arrestato, con imputazione di non avere puntualmente le sudette operazioni adempiute, e
229
Les sénateurs ne furent au courant de toute cette affaire que le 26 mars, grâce à
un courrier transitant par Rome. Auparavant, le 4 décembre, ils avaient désigné
Alessandro Molin pour remplacer Marino Michiel. Le 23 mars, le nouveau provéditeur
général de Morée prenait la mer à la tête d’un convoi de 10 navires en direction du
Levant. A bord du Gerusaleme, il prit le commandement de 4 vaisseaux, et délégua le
reste de l’escadre aux bons soins de Vincenzo Pasta et Almoro Morosini1.
Lorsque l’issue des batailles navales et l’abandon de Chios furent confirmés par
les dépêches d’Antonio Zeno lui-même, cette nouvelle fit l’effet d’un séisme parmi les
patriciens vénitiens qui, réunis en session extraordinaire du 7 au 9 avril, décidèrent
d’entreprendre une vaste purge au sein de l’état-major de la flotte: le capitaine général,
Pietro Querini, Carlo Pisani furent démis de leurs fonctions, avec onze autres
gouverneurs de galères ou de vaisseaux. Tous allaient être emprisonnés et Zeno
termina ses jours dans les geôles vénitiennes pendant l’été 1697.
S’il était facile de limoger des hommes en place, leur trouver des remplaçants
était une toute autre affaire. Pour ce qui était du capitaine général, la solution était
toute trouvée: Alessandro Molin se vit prendre du galon « si per stima della sua
persona, si per la facilità dell’Armamento ritrovandosi sopra il luogo ». C’était aussi un
homme qui servait dans la flotte depuis 33 ans. On avait pensé à Girolamo Dolfin qui
effectuait un excellent travail en Dalmatie, mais ce dernier fut écarté pour des raisons
surtout politiques. Concernant la Morée, Agostino Sagredo, ancien provéditeur de la
flotte, fut élu le 12 avril. Durant cette séance, le Sénat élut également deux provéditeurs
extraordinaires qui devaient veiller à corriger les erreurs passées: le sort tomba sur
Francesco Grimani et Paolo Nani, ancien commissaire de l’armée. On leur confia 200
000 ducats. Le 3 mai au matin, leur convoi put lever l’ancre.
Le lendemain, on lut une lettre de Giustin da Riva qui décrivait dans quelles
circonstances Chios avait été abandonnée. Son témoignage accablait tout d’abord
Antonio Zeno. Ensuite, l’ancien provéditeur mentionnait comment Stenau et lui-même
s’étaient révoltés à l’idée de renoncer à l’île: 600 familles latines, prêtes à se battre
di avere spedita una nave Francese, con oggetto di ricavarne profitto, carica delle stesse monizioni alle
Smirne. » Sur les batailles navales des 9 et 19 février et l’abandon de Chios voir également B. N. M., ms. It.
VII 656 (7791), fol 108 r –114v: « Relatione del Nobile Huomo Bortolo Contarini Capitanio estraordinario
delle Navi Venete, dell’occorso nel combatimento sotto Scio con l’armata maritima Turca l’anno 1694 il
mese di Febraro »; Abbé Coyer, op. cit., p. 353; Mirabal, op. cit., p. 90; Nani Mocenigo, Marina veneziana,
p. 283-288; Anderson, Naval wars in the Levant, p. 217-220; Hammer Purgstall, L’Empire Ottoman, vol. III,
p. 262; Setton, Venice, p. 395; Cantemir, Empire Othoman, p. 239-240; Samuel Romanin, op. cit., vol. VII, p.
358-359; George Finlay, op. cit., p. 195; Amy A. Bernardy, Venezia e il Turco nella seconda metà del secolo
XVII, Florence, 1902, p. 93-94; Kurat, La ritirata dei Turchi, p. 746-747; Giorgiou I. Zolota, op. cit., vol. IV,
p. 176-300. La plupart de ces auteurs portent un jugement très sévère contre Antonio Zeno. L’Ecossais Finlay
par exemple dit de lui « Zeno was a party leader and a braggart ».
1 A. S. V. Senato, dispacci, P. T. M. , busta 1130, « Armata Capitan Geneneral da Mar Alessandro Molin da
19 Marzo 1695 sin 8 Marzo 1696 », dépêche n° 1, et B. M. C., fonds Cicogna, ms. n° 2654, même dépêche
(ce dernier manuscrit renfermant les copies du précédent).
230
pour leur liberté, avaient été abandonnées à leur sort 1. Lui-même y avait laissé ses
propres bagages. Les sénateurs, ravis de constater que l’ancien sens de l’honneur
n’avait pas entièrement disparu de leurs rangs, nommèrent Da Riva provéditeur
extraordinaire de Morée2.
Ce dernier se rendit à Corinthe, porte d’entrée du Péloponnèse, par laquelle les
Turcs menaçaient à nouveau de faire irruption. Alessandro Molin arriva à Nauplie le 12
mai. Deux jours plus tard, Giustin Da Riva envoyait un messager pour le prévenir que le
serasker Ibrahim Pacha et Libéraki venaient de traverser l’isthme. Cette fois-ci, les
Turcs et leur allié établirent un campement en vue de Corinthe. Sans doute
attendaient-ils l’arrivée des renforts que devaient leur amener le kapudan pacha
Hüseyin dit Mezzomorto. Chaque jour, Da Riva expédiait un nouveau message au
capitaine général pour lui rendre compte des événements. Le 26, il estima que les
forces ennemies étaient composées d’environ 12 000 soldats, dont 3 000 cavaliers, qui,
cette fois, avaient apporté un véritable train d’artillerie: 19 canons tirés par des paires
de bœufs, et 6 autres par des chevaux. Pour transporter vivres et munitions, cette
armée était accompagnée par 7 000 mules et chevaux, et par plus de 200 chameaux 3.
Le 19 mai, Agostino Sagredo se trouvait à bord du vaisseau Fenice, ancré à Zante,
lorsque deux embarcations revinrent de l’isthme et répandirent la rumeur de
l’invasion ottomane. L’un des capitaines déclara qu’il avait vu 15 000 Turcs avec 29
canons et 3 000 chevaux, l’autre 20 000 avec 20 canons. Sagredo s’empressa d’en
informer le Sénat dans sa 3e dépêche qui arriva entre les mains des membres du
Collège le 8 juin, via Otrante. Cette information déchaîna la passion des Sénateurs qui
comprirent que la forteresse de Corinthe elle-même était assiégée. Ils ne pouvaient pas
savoir, bien entendu, que leurs troupes du Levant étaient justement à la veille d’un
affrontement décisif4.
1 Les Turcs débarquèrent et exercèrent de féroces représailles, en particulier sur les Latins, dont plusieurs des
responsables furent pendus: « Les Turcs y rentrérent comme dans un pays de conquête ; mais les Grecs
eurent l’adresse de rejetter sur les Latins la faute de tout ce qui s’étoit passé, quoique ceux-ci n’eussent eu
aucune part à l’irruption des Venitiens : on fit pendre quatre personnes des plus qualifiées du rite latin & qui
avoient passé avec honneur par les principales charges, Pierre Justiniani, Francesco Drago Burghesi,
Domenico Stella Burghesi, Giovanni Castelli Burghesi : on deffendit aux Latins de porter des chapeaux ; on
les obligea de se faire razer, de quitter l’habit Genois, de descendre de cheval à la porte de la ville, & de
saluer avec respect le moindre des musulmans : les Eglises furent abatues ou converties en Mosquées ».
Toutes les terres furent confisquées et devinrent propriétés personnelles du sultan. (Joseph Pitton de
Tournefort, édition parisienne de 1717, vol. I, p. 366-367). Voir aussi Cantemir, Empire Othoman, p. 240;
William Miller, op. cit., p. 417; Setton, Venice, p. 395-396.
2 Garzoni, Diario del Senato, fol. 26 r- 32 v, du 4 décembre 1694 au 10 mai 1695; Muazzo, Guerra coi i
Turchi, fol. 299 r – v; Contarini, Leopoldo Primo, p. 496; Garzoni, Sacra Lega, (3e édition de 1712), vol. I, p.
524; Nani Mocenigo, Marina veneziana, p. 289.
3 A. S. V. Senato, dispacci, P. T. M. , busta 1130, avis de Giustin Da Riva daté du 26 mai, en annexe de la
dépêche n° 9.
4 A. S. V. Senato, dispacci, P. T. M. , busta 847, « Proveditor Generale in Morea Agostin Sagredo », dépêche
n° 3 (non numérotée), avec les comptes-rendus des deux patrons Zantiotes; Garzoni, Diario del Senato, fol.
33 v.
231
Par le passé, il suffisait que les Turcs entendent parler de renforts amenés par
le capitaine général, pour qu’ils tournent bride aussi vite qu’ils étaient venus. Cela avait
fonctionné avec Mocenigo en 1692 et avec Morosini l’année suivante. Comptant sans
doute sur ce genre de réaction, et estimant qu’il valait mieux agir avant que les forces
du kapudan pacha et celle d’Ibrahim Pacha n’effectuent leur jonction, l’état-major
vénitien jugea préférable de précipiter les choses. Le conseil de guerre du 16 mai, où
participèrent le baron de Stenau et tous les chefs de la flotte 1, décida de faire marcher
la cavalerie en direction de Poros, tandis que l’infanterie était embarquée sur les
galères pour être acheminée à l’isthme. Le 27 mai, la flotte appareilla de Nauplie alors
que le convoi de Sagredo arrivait en vue du port. Marin Michiel était laissé à la garde de
Nauplie avec la garnison de 800 hommes et un renfort de 1 000 nouveaux venus, tous
sous les ordres du sergent-major Pietro Frachia. Selon le provéditeur de Tinos Tiepolo,
la flotte turque n’étant alors sans doute pas prête à appareiller et à sortir des
Dardanelles, cela laissait quelques jours pour envisager une manœuvre propre à
étouffer l’invasion dans l’œuf. Mais les Turcs aussi avaient leurs informateurs, Molin
apprit que deux dragons et un sergent français avaient déserté et étaient passés dans le
camp ennemi: toute la manœuvre en cours était connue du serasker. Celui-ci était
campé près d’une fontaine à l’Hexamilion, tandis que Liberaki s’était installé plus près
de la forteresse avec 1 300 des siens. A partir du 20 au soir, on vit les Turcs se
prémunir contre une éventuelle contre-attaque, en établissant divers postes avancés
qui contrôlaient les points de passage. Ils placèrent également des vigiles sur le rivage
du golfe Saronique2.
Agostino Sagredo apprit que le 28 mai les troupes d’invasion avaient levé le
camp et qu’elles étaient en route vers Nauplie, empruntant la « Strada degli Olivari ». Il
s’en inquiéta ouvertement, sachant que les fortifications de la capitale de la Morée
étaient encore imparfaites et surtout parce que les habitants grecs de la région ou ceux
venus d’Athènes en 1688 lui semblaient « d’una fede dubia, e di presente per qualche
rincontro, sospetta »3. C’était justement un détail qui avait son importance vu la
situation, d’autant qu’Ibrahim Pacha n’était pas venu les mains vides: il faisait circuler
une déclaration du grand vizir, appelant les Grecs à prendre les armes contre la
République, les menaçant de tous les maux dans le cas contraire. Le métropolite
Gregorio Protonotonio en avertit Alessandro Molin et lui transmit une copie de ce
1 Voir le compte-rendu de ce conseil de guerre signé par le baron de Stenau, Pietro Querini, proveditor
estraordinario d’armata, Carlo Pisani, proveditor d’armata, Gicomo Da Mosto, capitano estraordinario
delle galeazze, Bortolo (Bartolomeo) Contarini, capitano estraordinario delle nave, Alvise Mocenigo 3e,
capitano delle Galeazze, Antonio Nani, capitan del Golfo, Marco Loredan, governator delle galere de
condanati, en annexe de la 8e dépêche d’Alessandro Molin.
2 A. S. V. Senato, dispacci, P. T. M. , busta 1130, et B. M. C., fonds Cicogna, ms. n° 2654, dépêche n° 9.
3 A. S. V. Senato, dispacci, P. T. M. , busta 847, dépêche numérotée « 1 » de Poros le 30 mai 1695.
232
document qu’il avait fait traduire1. Un prêtre orthodoxe de Kalavrita, « Papa Dimantin,
uomo scelerato » s’était rendu à Istanbul six mois auparavant pour assurer au grand
vizir qu’à la seule venue des troupes ottomanes, tous les Grecs se seraient soulevés
contre les Vénitiens pour les accueillir et les seconder. Ce prêtre disposait
apparemment de tout un réseau implanté en Morée, mais depuis lors, le grand vizir
l’avait fait mettre aux fers par manque de résultats tangibles.
Le provéditeur de Laconie Bartolomeo Moro avait proposé de lever une armée
de Magniates, gens qu’il estimait considérablement. Il réussit à rassembler 4 000
d’entre eux qui étaient encadrés par Antonio Muazzo, avant que celui-ci ne jette
l’éponge et abandonne cette mission, estimant que rien ne pouvait être tiré d’une telle
bande de pillards2. Durant la nuit du 1e juin, Liberaki, accompagné de ses 1 300
hommes, tomba sur ces irréguliers qui se dispersèrent à sa seule vue. Le provéditeur
Moro y perdit vingt hommes de sa garde personnelle et dut s’enfuir tandis que ses
Magniates lui dérobaient tout ce qu’il possédait, à la grande satisfaction de Muazzo. Du
coup, Liberaki put s’introduire jusqu’à Tripolizza (Tripolis), Karitena et Leondari, au
cœur de la Morée, une zone montagneuse particulièrement difficile d’accès 3.
Alessandro Molin dépendait plus que jamais de son service de renseignement. Il
manda des espions à Istanbul et à Smyrne. Des informateurs patentés lui écrivaient
d’Athènes, d’Egine et de Mégare. Le 3 juin au matin, un brigantin corsaire arrivait à
Tinos et lui apprenait que la flotte turque était toujours à Istanbul par manque de bois
pour les mâtures. D’un autre côté, d’autres informations collectées au cour de la prise
d’un bâtiment turc dans les eaux de Naxos indiquaient que le 11 mai, 23 vaisseaux, 17
galères et 18 galiotes étaient sur le point de sortir des Dardanelles. A Phocée, 7
vaisseaux barbaresques attendaient trois autres bâtiments d’Algerie et de Tunisie. Un
espion à la solde des Turcs avait été découvert et arrêté à Patras. Les rumeurs les plus
folles circulaient.
Durant le conseil de guerre de la veille, l’état-major avait décidé de poursuivre
vers l’isthme comme prévu. Contarini se dirigeait vers Egine avec les vaisseaux tandis
que Molin à la tête de l’armata sottile s’avançait vers Poros. Mais un message de Marino
Michiel changea tous les plans: l’armée turque (moins le contingent de Liberaki qui
1 A. S. V. Senato, dispacci, P. T. M. , busta 1130, et B. M. C., fonds Cicogna, ms. n° 2654, dépêche n° 9;
Garzoni, Sacra Lega, vol. I, p. 524. Cette déclaration officielle, issue de la chancellerie du grand vizir, avait
été rédigée le 6 mai à Andrinople.
2 Suite à cette altercation, Moro fit arrêter Muazzo qui fut emprisonné à Nauplie (A. S. V. Senato, dispacci,
P. T. M. , busta 847, dépêche n° 16 du 24 septembre 1695). Le colonel Muazzo, d’ordinaire très cassant avec
ceux qu’il n’apprécie guère, n’épargna pas le provéditeur Moro, « quale ambitioso di prodigalità, e
subbitaneo d’Ardenza, cò le virtù morali dalli effetti corrotti s’era fabbricato Nome di Generoso, per saper
consumare ciò che mai s’era immaginato di possedere » et encore moins les Magniates, pour qui il ne trouve
pas de mots assez dures: « gente miserabile nata dentro steriliss:mi monti con vane chimere d’antichi Illustri
Natali Spartanij, oggetto per fuggir l’impieghi servili, e secondare il genio rasace, partorito dalla pigrizia
figlia della viltà, misera mendica da sè, rubba à gl’altri per vivere con si accomodata coscienza, che rapisce
tutto ciò, che li capita, come dono mandato da Dio alle sue necessità… » (op. cit., fol. 304 v – 305 v).
3 Garzoni, Sacra Lega, vol. I, p. 525; Muazzo, Guerra coi I Turchi, fol. 307 r – 308 v.
233
« che altro poteva aspettarsi da loro nella nostra irresoluzione, senon che
ricorressero al Seraschiere al quale alcuni di essi havevano fatto sapere, che si sarebbero
rassegnati, quando lo vedessero impatronito di qualche Recinto 2. »
1 A. S. V. Senato, dispacci, P. T. M. , busta 1130, et B. M. C., fonds Cicogna, ms. n° 2654, dépêche
numérotée «dopio n° 9 », dans les eaux de Spetses, le 3 juin 1695.
2 A. S. V. Senato, dispacci, P. T. M. , busta 1130, et B. M. C., fonds Cicogna, ms. n° 2654, dépêche n° 10 du
12 juin 1695.
234
di Steno Generale dela Serenissima Republicha di Venetia sotto il commando dell’Eccellentissimo Signor
Alessandro Molin Capitan Generale da Mar… Adi 10 di Giugno 1695 »; B. M. C., ms. Morosini Grimani n°
27, planches 19 et 20; B. M. C., ms. Morosini Grimani n° 557, fol. 52 et 53. Au folio 52 l’ordre de bataille
porte la légende « Ordine di Battaglia data à Ibraim Pascia Saraschiere nella Campagna d’Argos presso la
Villa Manara Li 10 Giugno 1695 », c’est l’ordre de bataille décrit avec précision par Contarini, Leopoldo
Primo, vol. II, p. 498-499.
236
1 Voir A. S. V. Senato, dispacci, P. T. M. , busta 847, en annexe de la dépêche n° 3: « Notta di quello si trovò
nel Campo Turchesco nella Campagna d’Argos et prima… » et A. S. V. Senato, dispacci, P. T. M. , busta
1130, en annexe de la dépêche n° 10.
238
Les cadavres des Turcs furent jetés dans leurs propres tranchées qui furent
comblées. Pour récompenser les troupes, Alessandro Molin fit distribuer un ducat par
tête aux survivants, une assez maigre récompense par rapport aux efforts fournis et
aux risques encourus. Car la bataille d’Argos fut déterminante: bien qu’indécise et peu
meurtrière, la retraite du serasker l’avait transformée en un triomphe vénitien,
le Regno di Morea » était sauvé, la jonction avec Mezzomorto n’avait pas eu lieu.
Dans sa dépêche du 12 juin, le capitaine général n’hésita pas à affirmer à ses
pairs qu’il s’agissait d’une « vittoria delle più insegni, et importanti, che habbino già mai
conseguito l’Armi di Vostra Serenità in alcun tempo. » Et, n’en déplaise à Dimitrie
Cantemir qui affirme que ce fut une maigre consolation pour la perte de Chios 3, cette
victoire fut bien au contraire accueillie avec un immense soulagement à Venise. Depuis
novembre 1694, les sénateurs étaient tourmentés par les nouvelles catastrophiques
provenant du Levant ; la joie fut donc à la hauteur de ce qu’avait été cette angoisse:
lorsque la nouvelle parvint au Collège le 9 juillet, ce fut une « Grand’allegrezza per le
1 Voir B. M. C., ms. Morosini Grimani n° 557, fol. 54, « Notta de Feriti è morti nel giorno di 10 Giugno ».
Cette liste fournit le nombre précis de victimes par régiment.
2 Mirabal, op. cit., p. 97-98. Voir également le récit de cette bataille tel qu’il fut rapporté par Alessandro
Molin dans A. S. V. Senato, dispacci, P. T. M. , busta 1130, et B. M. C., fonds Cicogna, ms. n° 2654, dépêche
n° 10 du 12 juin 1695, B. M. C., ms. Morosini Grimani n° 557, fol. 55 r – v où on en trouve une description
anonyme; Garzoni, Sacra Lega, vol. I, p. 524-528; Contarini, Leopoldo Primo, vol. II, p. 498-500; Muazzo,
Guerra coi i Turchi, fol. 309 r - 316 r; Hammer Purgstall, L’Empire Ottoman, vol. III, p. 263.
3 Cantemir, Empire Othoman, p. 240: « Ils se consolerent en partie de cette perte par la victoire qu’ils
remporterent près d’Argos sur les Turcs, qui perdirent, dit-on, au moins quatre cens hommes. Le dommage
d’un côté, & l’avantage de l’autre furent trop foibles, pour mériter qu’on s’y arrête. »
239
consequenze » dit Garzoni. Le nonce apostolique en fut informé, des avis furent
expédiés à toutes les cours européennes, et à Venise même, le Te Deum retentit à
nouveau en la basilique Saint Marc alors que les cloches de la ville sonnaient à la volée.
Enfin, on fit imprimer la relation de cette bataille afin que tout le peuple puisse en
connaître le moindre détail1. Dans les années suivantes, les vétérans de la guerre de
Morée mentionnèrent toujours avec fierté le fait d’avoir participé à cette bataille. Au
début du XVIIIe siècle, le secrétaire Girolamo Vignola rappelait au Sénat le rôle
déterminant de cette « segnalata vittoria, dalla quale dipendè l’acquisto intiero della
Morea2. »
L’armée de la République avait à nouveau triomphé de « l’ennemi héréditaire ».
Nul ne pouvait alors savoir qu’il s’agissait de la dernière bataille rangée opposant les
Turcs aux Vénitiens.
1 Girolamo Albrizzi, Nova, vera, e distinta Relatione della vittoria ottenuta dall’armi della Serenissima
Republica di Venetia contro gl’Ottomani nella campagna d’Argos, il giorno de’10 Giugno 1695, sotto il prudente
e valoroso comando dell’illustrissimo et eccellentissimo Signor Alessandro Molin, Capitan general da mar,
Venise, 1695.
2 Maria Pia Pedani Fabris, Relazioni di ambasciatori veneti al Senato, vol. XIX, Costantinopoli relazione
inedite (1512-1789), Padoue, 1996, p. 846-847.
240
Chapitre VII
Karlowitz
Les troupes vénitiennes n’avaient pas eu les moyens d’inquiéter les Turcs lors de
leur retraite, il y avait déjà fort à faire en Morée, après des mois de désordres. Il fallait
en priorité rétablir la confiance parmi l’armée et la population, et restaurer la sécurité
aux frontières. Le provéditeur extraordinaire Giustin Da Riva, qui était à Corinthe,
venait d’inaugurer d’importants travaux de fortifications dans la plaine côtière qui
avaient été décidés au début de la campagne, avant l’invasion d’Ibrahim Pacha. Une fois
achevés, ce devait être un frein à de futures agressions contre la Morée.
Une dizaine de jours après la victoire d’Argos, Agostino Sagredo se proposait de
conclure la campagne par une incursion jusqu’à Thèbes, en plein pays ennemi. Il
expliquait qu’en débarquant l’armée à Mégare, la capitale de la Béotie n’était qu’à deux
jours de marche. Les forces ottomanes affaiblies ne pouvaient offrir une bien grande
résistance, et une fois la ville de Thèbes livrée aux flammes, le serasker ne pourrait
plus s’en servir de base pendant quelques temps1.
Le capitaine général Molin n’était pas vraiment du même avis, et il n’était plus
question d’envisager de nouvelles conquêtes territoriales. Reprendre la maîtrise de la
mer semblait plus urgent. Pendant deux semaines, les charpentiers de marine firent de
leur mieux pour remettre la flotte en état. On fit embarquer 7 300 hommes qui furent
répartis à hauteur de 250 par galéasse, 110 par galère, et 150 par vaisseau. Le samedi
25 au soir, l’escadre quittait le port de Nauplie à la recherche de l’ennemi. Molin laissait
en Morée 3 300 soldats pour défendre l’isthme, sans compter les garnisons de Corinthe
et Nauplie, qui comptaient presque un millier d’hommes chacune, le tout étant confié à
un état-major composé de deux sergents généraux et de deux sergents-majors: Lanoia,
Castelli, Frachia et Furietti. Le très controversé Marino Michiel, quant à lui, se rendait
par voie terrestre à Modon où l’attendait le San Domenico pour faire voile vers Venise.
Il était accompagné des éloges du capitaine général pour être resté volontairement en
Morée au moment le plus critique. Sans doute, ce comportement devait-il modifier
quelque peu le jugement que ses pairs allaient porter sur lui2.
La flotte vénitienne, qui avait mis le cap sur Andros, fut gênée par un vent
contraire pendant 15 jours. Une fois arrivé à destination, Molin apprit que la marine
ottomane commandée par Hüseyin Mezzomorto était toujours ancrée aux Dardanelles
avec 27 navires, dont 13 barbaresques. Sept autres sultanes avaient été envoyées vers
Rhodes et Chypre pour récupérer argent et troupes en provenance d’Egypte. Quand
toutes les forces du kapudan pacha seraient réunies, son armada allait compter 33
vaisseaux et 22 galères, alors que Molin ne disposait, lui, que de 19 navires « publiche »,
4 vaisseaux affrétés, et 4 brûlots, sa flottille légère consistant en 6 galiotes et 20
galères1. A Andros, le capitaine général apprit que les Vénitiens l’avaient véritablement
échappé belle: quelques semaines auparavant, 10 navires battant pavillon français, qui
avaient embarqué 4 000 à 5 000 soldats à Alexandrie, étaient sur le point de débarquer
ces renforts en Morée, lorsqu’une tempête survint et les empêcha. Après la retraite du
serasker, ce convoi fit escale à Nègrepont, avant de mettre le cap sur Thessalonique, où
les renforts égyptiens accostèrent. Ceux-ci rejoignirent finalement l’armée de Hongrie.
Le mauvais temps avait ainsi joué en faveur des Vénitiens, car
« se questo soccorso valido per numero, e per qualità entrava in Regno a tempo
d’ingrossare il Campo Inimico, non erano, senza dubio, capaci le nostre forze di star loro
a fronte, e Dio sa quello sarebbe ora succeduto. »
1 A. S. V. Senato, dispacci, P. T. M. , busta 1130, et B. M. C., fonds Cicogna, ms. n° 2654, dépêche n° 16 du
16 juillet. Ce chiffre, qui est aussi celui indiqué par Nani Mocenigo, Marina veneziana, p. 289, est à
comparer avec celui fourni par Anderson, Naval wars in the Levant, p. 221 qui parle de 25 navires, dont 18
vénitiens, et 7 vaisseaux étrangers affrétés.
2 Le 5 novembre un débat passionné eut lieu au sein du Collège entre ceux qui ne voulaient pas voir le
capitaine général quitter la bâtarde et ceux qui estimaient que le contraire était préférable. Alessandro Molin
réclamait ce changement, mais les sages du Conseil le lui interdirent. Lorenzo Soranzo tenta alors
d’expliquer aux sénateurs que « la forza maggiore è ridota sopra le navi, che il Capitan Bassà a salito sopra
una sultana, che le nazioni Ponentine apprezzano le navi », mais Pietro Garzoni s’opposa à cet avis: « Io lo
convirsi con l’esempio de’maggiori, con la mira di preservare la persona del Capitan Generale, con l’obligo
à lui di accorere per tuto velocemente con la galea, con pericoli delle navi, con la mira di custodire lo
stretto, con la confidenza che si deve havere del valore del Contarini, e con l’ingiuria che li si farebbe, se
vedesse sopra le navi il Capitan Generale » (Garzoni, Diario del Senato, fol. 40 v).
242
Trois jours plus tard, Mezzomorto tenta à nouveau sa chance. Cette bataille
navale aurait probablement été aussi indécise que la précédente si le San Giovanni
Battista Piccolo de 42 canons n’avait pas soudain sauté en l’air sans raison apparente,
puisqu’il n’était pas engagé dans la mêlée. Tous ceux qui se trouvaient à bord périrent:
96 marins, 135 officiers et soldats, plus 20 membres de la famille du baron de Stenau,
puisque ce vaisseau lui servait d’ordinaire de quartier général, même si ce dernier
n’était pas à bord à ce moment-là. Il va sans dire que la plupart des biens de ce dernier
furent également perdus1.
En dehors du carnage provoqué par l’explosion du San Giovanni Battista Piccolo,
les Vénitiens perdirent également 83 hommes et eurent 177 blessés sur le reste de la
flotte. Parmi les morts se trouvaient plusieurs patriciens: Angelo Bembo, Girolamo
Michiel et Zuanne Zen, ces deux derniers étant cousins 2. La campagne de 1695 s’acheva
sur cette rencontre. La flotte retourna à Nauplie après avoir essuyé un sérieux coup de
tabac, et les troupes furent réparties dans les quartiers d’hiver.
Au début novembre, la rumeur d’une nouvelle victoire impériale en Hongrie
atteignit la Morée3. En fait, c’était exactement le contraire qui venait de se produire: le
20 septembre, le sultan Mustafa II en personne avait attaqué avec 70 000 hommes la
petite armée du général Frederico Veterani et l’avait taillée en pièces près de Lugos.
Les Impériaux, toujours tiraillés entre deux fronts, manquaient de moyens. Eugène de
Savoie dirigeait à présent l’armée d’Italie avec le grade de feld-maréchal, mais il était
considérablement gêné par les tergiversations de son cousin le duc Vittorio Amedeo.
Ce que le Prince Eugène désirait plus que tout, c’était un commandement où il pouvait
avoir les coudées franches; il n’allait pas tarder à l’obtenir4.
1 En janvier 1696, Alessandro Molin abandonna l’idée d’ouvrir une enquête pour connaître les raisons de cette
explosion. Pour lui il ne pouvait s’agir que d’un malheureux accident: « L’incendio del San Gio Batta piccolo
seguito nell’ultima Battaglia di Mettellino, come fù evidente agl’occhi di tutti non essere derivato dalle offese de
Nemici; così è stato communemente attribuito a pura fattalità, e poca avvertenza di chi assisteva da basso al
dispenso della Polvere. L’essere tuttavia perita assieme col Legno tutta la Gente senza, che ne pur uno si sia
salvato non lascia luogo, che a semplici congetture, e questa stessa considerazione m’hà anco dissuaso dal venire
a posittiva formazione di Processo, non potendo figurarmi attentati di malizia in casi, ove l’atto stesso
dell’essecuzione habbi a costare la vita a machinattori » (A. S. V. Senato, dispacci, P. T. M. , busta 1130, et B. M.
C., fonds Cicogna, ms. n° 2654, dépêche n° 32 du 18 janvier 1696).
2 A. S. V. Senato, dispacci, P. T. M. , busta 1130, et B. M. C., fonds Cicogna, ms. n° 2654, dépêche n° 21 de Poros le
2 octobre 1695, avec en annexe, le document n° 3 qui porte la légende: « Compendio delle Morti e Feriti rimasti
nelle due Combattimenti di 15, è 18 Settembre seguiti con l’Armata Turchesca nelli Canali di Scio è Metelino ».
Voir également Anderson, Naval wars in the Levant, p. 221-222; Nani Mocenigo, Marina veneziana, p. 289-295.
3 A. S. V. Senato, dispacci, P. T. M. , busta 1130, et B. M. C., fonds Cicogna, ms. n° 2654, dépêche n° 25 du 6
novembre 1695. Le 24 octobre, Zuanne Lazzarovich, capitaine de la Santissima Anonciata jetait l’ancre dans le port
de Nauplie et annonçait une victoire impériale en Hongrie dans laquelle les Turcs auraient perdu 12 000 hommes.
4 Marsigli, Stato militare, p. 130; Abbé Coyer, op. cit., p. 353; Cantemir, Empire Othoman, p. 237-238; Hammer
Purgstall, L’Empire Ottoman, vol. III, p. 264-265; Nicholas Henderson, op. cit., p. 34; Pantelis Karykas, op. cit., p.
22; Dictionnaire du Grand Siècle, p. 561-562.
243
Durant l’hiver, on se rappela que le comte de San Felice était emprisonné dans le
château de mer de Nauplie depuis des mois, sous la garde du gouverneur Simon
Lunati1. Molin l’expédia à Venise sur le petaccio Madonna di Loreto e Tre Sorelle dont le
capitaine n’était autre que Pietro Antonio Petrina, fils du capitaine Agostin Petrina qui
était mort en captivité à Istanbul2. Le comte de San Felice était placé sous la
surveillance du capitaine Antonio Mazzarelli avec 10 soldats. Un coffre sous scellés
contenant divers documents concernant Muttoni était confié à Mazzarelli afin de servir
à l’accusation3. En avril et en mai 1696, les sénateurs étudièrent le dossier, mais il n’y
fut pas donné de suites avant le mois de janvier 1699, quand le comte fut enfin
1 Voir le détail des dépenses liées à l’entretien d’Antonio Muttoni, comte de San Felice, dans A. S. V. Senato,
dispacci, P. T. M. , busta 848, en annexe de la dépêche n° 48 du 30 novembre 1696.
2 Tullio Pizzetti, op. cit., p. 32.
3 A. S. V. Senato, dispacci, P. T. M. , busta 1130, et B. M. C., fonds Cicogna, ms. n° 2654, dépêches n° 31 et
32, du 12 au 18 janvier 1696.
244
disculpé, après quatre années passées en prison 1. Antonio Zeno et Pietro Querini
n’eurent pas cette chance, puisqu’ils moururent tous deux en cellule avant la fin de
l’instruction de leurs procès2.
En janvier 1696, le baron de Stenau était également de retour à Venise.
Apparemment déçu par l’accueil qu’on lui réserva, il se retira tout bonnement dans ses
terres3. Le Sénat, qui n’était pas resté totalement insensible à la perte de sa famille
dans la catastrophe du San Giovanni Battista Piccolo, lui avait offert 3 000 ducats et un
vase en or en don, mais ce fut un bien mince réconfort 4. En décembre, la République
prit à son service le comte Antonio Zacco de Padoue, sergent général dans les armées
de l’électeur de Bavière. Zacco fut engagé en tant que lieutenant général avec une paie
de 5 000 ducats par an. Vers le même moment, Luigi Cittadella et Teodoro Volo furent
promus tous deux sergents généraux de bataille5.
En ce qui concerne la campagne de 1696, la Signoria détermina les objectifs
principaux que devait suivre le capitaine général dans la ducale du 25 février. Trois
points s’en détachaient nettement: « La difesa della Morea, e degl’altri stati; la
riputazione dell’Armi sul Mare; et i possibili danni al Nemico ». Pour ce faire, Alessandro
Molin disposait de 14 000 hommes environ, dont près de 4 800 qui campaient à
Corinthe6. Mais de ce côté-là, les Vénitiens ne craignaient pas grand chose, le serasker
« Miserogli » ne pouvant plus compter que sur 2 500 hommes. D’autant que son allié
Liberio Gerakari venait de lui fausser compagnie et de passer à l’ennemi avec son frère
Georgos et de nombreux autres familiers. Cela faisait en fait des années (depuis 1691)
que Liberaki était secrètement en rapport avec les autorités de la Sérénissime par
l’intermédiaire de Pietro Davich (ou Dadich), un ami vénitien de longue date 7. Il
soupesa longtemps ce qu’il pouvait gagner à trahir les Turcs. Voyant son étoile pâlir et
ne se sentant plus en sécurité auprès du serasker, au mois de mai, Liberaki avait posé
ses conditions: que le Sénat le fasse chevalier, lui offre un domaine avec une pension, et
qu’il puisse venir au service de la République avec 15 personnes de son entourage qui
bénéficieraient aussi d’une dotation en terres. Il fallait bien entendu également que l’on
1 Garzoni, Diario del Senato, fol. 47 r, 48 r, 60 r; Contarini, Leopoldo Primo, vol. II, p. 496.
2 Ibid., fol. 51 v, Garzoni mentionne la mort de Querini le 1e septembre 1696.
3 Voir la lettre de Stenau adressée à la Signoria le 13 janvier 1696 dans B. N. M. ms. It. VII 2391 (11723),
fol. 175 r – v.
4 Ibid. fol. 42 r, le 25 novembre; Contarini, Leopoldo Primo, vol. II, p. 502-503.
5 Ibid., fol. 43 r, du 17 au 31 décembre 1695; Contarini, Leopoldo Primo, vol. II, p. 536.
6 A. S. V. Senato, dispacci, P. T. M. , busta 847, dépêche n° 40 du 15 juillet. En annexe se trouve un
document qui énumère les troupes laissées à l’isthme: en tout 5 régiments d’infanterie, 7 régiments de
cavalerie et diverses compagnies franches.
7 Zorzi Davich, son père, avait servi pendant la guerre de Candie où il avait perdu un bras. Pietro lui-même
avait combattu sous les ordres de Morosini durant cette même guerre, s’occupant de prélever les carazzi dans
les îles où Tadio Gradenigo, alors provéditeur de Tinos, avait fait sa connaissance (Spyridon Lambros
« Ekthesis ton Veneton pronoiton tis Peloponnisou ek ton en Venetia arkeion ekdidomenai », in I. E.
E., Athènes, 1896-1900, vol. V, p. 425-428). Après 1669, Pietro Davich avait servi de consul de France à
Volos, avant de s’engager à nouveau dans l’armée de la Sérénissime au début de la guerre de Morée (A. S. V.
Senato, dispacci, P. T. M. , busta 849, dépêche n° 24).
245
facilite et que l’on couvre sa fuite. On lui donna tout cela, et s’étant rendu à Lépante
avec près de 300 de ses hommes, deux galères vénitiennes vinrent le récupérer et
l’amener en sécurité. A la mi-juillet, Molin put annoncer fièrement au Sénat que le
« bey du Magne » se trouvait à ses côtés sur la bâtarde1.
Durant le mois d’août, alors que le baron Stenau surveillait lui-même les travaux
de la ligne de Corinthe, le colonel Tutù faisait une incursion dans la région de Zituni
(Lamia), saccageant et pillant de nombreux villages d’après Agostino Sagredo 2.
Les auxiliaires avaient rejoint la flotte vénitienne à Poros à la mi-juillet. Durant le
conseil de guerre qui se réunit du 19 au 21, Molin avait proposé soit d’affronter la flotte
ennemie en combat naval, soit d’envoyer la flotte à Andros et d’aller attaquer Thèbes
avec l’armée. Finalement, ce fut la première option qui prévalut. Les 26 navires
commandés par Bartolomeo Contarini jetèrent l’ancre dans le port de Gavrio sur la
côte ouest d’Andros et attendirent l’armada de Mezzomorto composée de pas moins de
35 vaisseaux.
Le 22 août, ayant été rallié par la flottille légère d’Alessandro Molin, Contarini
passa à l’attaque lors d’un calme plat, faisant remorquer les vaisseaux par les galères
pour les mettre en position. Mais la manœuvre fut mal exécutée : 8 navires vénitiens
seulement purent engager le combat qui, une fois de plus, ne donna rien, les deux
escadres se séparant sans qu’aucun navire n’ait été coulé de part ni d’autre. Les
Vénitiens n’eurent ainsi qu’à déplorer 56 morts et 125 blessés 3. En novembre, lorsque
la nouvelle de cette bataille navale atteint Venise, le Sénat s’en trouva assez troublé, car
plusieurs témoignages privés affirmaient que le capitaine général « havea ommesso
una bella occasione mandata da Dio per battere l’inimico » dit Pietro Garzoni.
L’historien proposa même de dépêcher un enquêteur sur place pour cerner les raisons
de ce manque de combativité, et trouver des responsables si cela s’avérait nécessaire 4.
Si les Turcs offrirent si peu de résistance durant cette campagne, c’était surtout
parce qu’une bonne partie des galères et des troupes disponibles avaient été envoyées
en Mer Noire pour parer à l’offensive du tsar de Russie. Cette explication fut avancée
par Alessandro Molin lui-même dans sa dépêche du 13 juillet5.
En 1695, Pierre le Grand avait enfin décidé de s’investir sérieusement dans cette
guerre qu’il était censé mener contre le sultan et ses alliés Tatars, et cela depuis des
années. Le tsar, désirant obtenir un accès à la mer, jeta alors son dévolu sur Azov, une
forteresse turque à l’embouchure du Don. La campagne de cette année-là fut un demi
échec: certes l’armée de Boris Shérémetev avait conquis quatre places fortes sur le
Dniepr inférieur, mais Pierre lui-même, à la tête de 30 000 soldats entraînés à
l’occidentale, avait dû abandonner le siège d’Azov, et sa retraite au début de l’hiver
s’était opérée de façon désastreuse1.
1 Hammer Purgstall, L’Empire Ottoman, vol. III, p. 267; Voltaire, Histoire de l’Empire de Russie sous Pierre
le Grand, Paris, 1784, p. 108-110; Christopher Duffy, op. cit., p. 241.
247
Durant la longue pause hivernale, les forces vives de la Russie furent mises à
contribution pour créer un vaste chantier naval à Voronez sur le haut Don, à des
centaines de kilomètres de la mer. Une galère commandée à la Hollande arriva à
Arhangel’sk où elle fut démontée pour servir de modèle à toute une flottille construite
sur les bords du lac Preobrazhenskoe au nord-est de Moscou. Les pièces détachées
étaient ensuite acheminées par traîneaux jusqu’à Voronez où on assemblait le tout.
Cette fois-ci, le tsar prit la direction du Sud avec 46 000 Russes et 20 000 Cosaques,
épaulés par toute une flottille de 29 galères et de 4 vaisseaux, placés sous les ordres de
son proche collaborateur, l’aventurier suisse Franz « Yakovlevich » Lefort (1656-1699).
La plus puissante unité de la toute nouvelle marine russe portait 34 canons, c’était la
frégate Apostol Pyotr.
Les Turcs ravitaillaient Azov par la mer, aussi les Cosaques commencèrent-ils
par effectuer une attaque surprise contre leur flotte dans la nuit du 30 mai. Les
vaisseaux ottomans qui purent éviter la capture abandonnèrent la partie et
s’éloignèrent. La flottille de Lefort put enfin atteindre la mer: le blocus d’Azov venait de
commencer. Le 26 juin, après une sommation rejetée par le pacha de la place, le
bombardement débuta. Deux jours plus tôt, 6 vaisseaux et 17 galères de la marine
turque avaient tenté d’apporter du secours et de briser l’étau, mais s’étaient repliés à la
vue des galères russes. Cernée de toutes parts, la garnison n’avait plus aucun espoir.
Après un violent assaut mené par les Cosaques le 27 juillet, le pacha accepta de
capituler. C’était la première victoire remportée par la Russie depuis des décennies, ce
fut aussi le point de départ de sa grande aventure navale 1. Le tsar demanda de l’aide à
ses alliés sous la forme de techniciens et de spécialistes qui faisaient cruellement
défaut. L’empereur lui envoya des ingénieurs militaires qui assistèrent à la chute
d’Azov, et le Sénat vénitien dépêcha 13 maîtres charpentiers de l’Arsenal qui prirent la
route de la Moscovie à la fin du mois d’octobre2.
En Morée, le capitaine général vénitien ramena la flotte à Nauplie pour l’hiver,
puis se rendit à l’isthme pour constater l’avancée des travaux dirigés par le baron de
Stenau et par Giustin Da Riva. Agostin Sagredo lui fit également un rapport oral
1 Hammer Purgstall, L’Empire Ottoman, vol. III, p. 269-270; Voltaire, op. cit., p. 111; Anderson, Naval wars
in the Levant, p. 237-240; Robert K. Massie, Pierre le Grand, Paris, 1985, p. 136-146; Cantemir, Empire
Othoman, p. 241-242; Kurat, La ritirata dei Turchi, p. 748 - 749; Setton, Venice, p. 400-401; Eickhoff,
Venezia, Vienna e i Turchi, p. 445-448; Amy A. Bernardy, op. cit., p. 96; Dictionnaire du Grand Siècle, p.
1203; Christopher Duffy, op. cit., p. 242; Michel Heller, Histoire de la Russie et de son empire, Manchecourt,
2000, p. 410-411; Vasilij Osipovic Kljucevskij, op. cit., p. 53-55. Pour les campagnes menées précédemment
par Vasilij Vasilevic Golicyn voir p. 390-391. Voir également Jean Bérenger, op. cit., p. 365, mais ce dernier
place la conquête d’Azov par Pierre le Grand en 1686: « Pourtant les Turcs reculent partout : les Polonais ont
pénétré en Moldavie, l’armée moscovite (le jeune Pierre le Grand s’est joint à la Sainte Ligue) a pris Azov
aux Tatars de Crimée alliés de la Sublime Porte… ». En 1686, Pierre n’avait que 14 ans !
2 Garzoni, Diario del Senato, fol. 54 r; Nani Mocenigo, Marina veneziana, p. 298; Robert K. Massie, op.
cit., p. 149; Frederic C. Lane, Venise une République maritime, Saint-Amand-Montrond, 1985, p. 542; Ennio
Concina, L’Arsenale della Repubblica di Venezia, Milan, 1984, p. 190.
248
1 Garzoni, Sacra Lega, vol. I, p. 619-620; Contarini, Leopoldo Primo, vol. II, p. 604-605; B. M. C., ms.
Morosini Grimani n° 527, fol. 14 « Diario dello sbarco di 2 Reggimenti à Citres per lo Stretto di Corinto
l’anno 1697 »; A. S. V. Senato, dispacci, P. T. M. , busta 848, dépêche n° 60 du 12 septembre. Voir également
la correspondance de Molin adressée à Paolo Nani durant ces événements qui est conservée dans les archives
de la bibliothèque nationale de Grèce à Athènes (Ethniki Bibliothiki tis Ellados, E. B. E.), fonds Nani, ms.
3922, fol. 101 r et 105 r -v.
2 A. S. V. Senato, dispacci, P. T. M. , busta 848, dépêche de Paolo Nani non numérotée mais datée du 8
octobre 1697, avec toute une série de documents en annexe, et les fameuses lettres traduites en italien par
Giovani Sculidà.
3 Contarini, Leopoldo Primo, vol. II, p. 536; Muazzo, Guerra coi i Turchi, fol. 331 v.
250
arc de cercle autour du pont, un second retranchement ayant été creusé plus en retrait.
1 Eleazar Mauvillon, Histoire du Prince François Eugène de Savoie, Amsterdam, 1740, vol. I, p. 215-218;
Cantemir, Empire Othoman, p. 243-251; Marsigli, Stato militare, p. 100-102, 131; Contarini, Leopoldo
primo, p. 587-590; Hammer Purgstall, L’Empire Ottoman, vol. III, p.273-275; Samuel Romanin, op. cit., vol.
VII, p. 365; Valori, Condottieri, p. 350; Nicholas Henderson, op. cit., p. 40-47; Pantelis Karykas, op. cit., p.
23-31; Kurat, La ritirata dei Turchi, p. 750; Christopher Duffy, op. cit., p. 236-237; Stephan Vajda, op. cit., p.
249-250; Setton, Venice, p. 401-402; Dictionnaire du Grand Siècle, p. 562.
253
Les traités qui furent signés en septembre et octobre de cette même année sont
perçus différemment selon les historiens. Certains Français y voient « une victoire »
avec l’acquisition définitive de Strasbourg et la reconnaissance de la souveraineté sur
la partie occidentale de Saint-Domingue. Mais pour tous les autres, Ryswick ressemble
à s’y méprendre à un camouflet pour le roi de France: Louis XIV renonçait aux réunions
ainsi qu’aux têtes de pont sur la rive droite du Rhin: Fribourg-en-Brisgau, Brisach,
Philippsbourg et Kehl. La Lorraine était restituée au fils de Charles V, le jeune duc
Leopold. L’Espagne récupérait Luxembourg, Girone, Barcelone, Charleroi, Ath, Mons et
Courtrai, l’Angleterre faisait main basse sur d’immenses territoires en Amérique du
Nord malgré les exploits de Louis de Frontenac et de Pierre Lemoyne d’Iberville, bref
comme le fait remarquer Nicholas Henderson « Although France had had the best of the
fighting, she came out of the war smaller than she had entered it »1. En Europe
occidentale, la paix était donc rétablie, mais pour combien de temps ? L’état de santé
du roi d’Espagne Carlos II était préoccupant, et l’absence d’héritier direct était depuis
déjà des années un sujet de discorde, de rivalités et d’intrigues entre les chancelleries.
Pour l’heure, les Provinces Unies, l’Angleterre et la France tentaient de trouver un
arrangement pour éviter une nouvelle conflagration entre les maisons des Habsbourg
et des Bourbons2…
Ryswick eut d’importantes répercutions en Europe de l’Est et dans les Balkans.
La signature du traité de paix entre la France et l’Empire le 30 octobre 1697
représentait un vif sujet de préoccupation pour les autorités ottomanes: les Impériaux
pouvaient à nouveau concentrer toutes leurs forces sur le front oriental, ces forces que
les Turcs avaient appris à redouter, un sentiment confirmé très récemment par
l’humiliante défaite de Zenta. Ces éléments préoccupants se conjuguant avec les
surprenants progrès des Russes, la Porte se sentit acculée pour la première fois de son
histoire à traiter avec ses ennemis pour ne pas perdre davantage.
Durant l’année 1698, on assista donc aux toutes dernières échauffourées. Du
côté vénitien, le capitaine général Alessandro Molin était arrivé au terme de son
mandat, et les sénateurs élurent Giacomo Corner pour lui succéder. En Morée,
Francesco Grimani venait de remplacer Agostino Sagredo, la ducale du 5 décembre
1697 qui l’en informait était arrivée en Morée en même temps que Corner, au début du
mois de février suivant3. On savait la paix toute proche. Pour autant, les hostilités
n’avaient pas encore cessé. Au début du mois de juin, Grimani mentionnait les
préparatifs du serasker qui rassemblait des troupes. Ce dernier venait d’ailleurs de
1 Anderson, Naval wars in the Levant, p. 234-236; Nani Mocenigo, Marina venezian, p. 302-205.
2 A. S. V. Senato, dispacci, P. T. M. , busta 849, dépêche n° 15; A. S. V., Grimani dai Servi, busta 40, filza
101, ducale du 30 août 1698; Garzoni, Sacra Lega, vol. I, p. 636-640.
3 L’Irlandais James (ou Jacob) Richards était entré au service de la Sérénissime au début de l’année 1697. Il
aurait auparavant servi comme ingénieur en Irlande et dans les Flandres (Garzoni, Diario del Senato, fol. 56
v, le 29 décembre 1696; B. M. C., fonds Morosini Grimani, ms. n° 557, fol. 354-356).
255
« rappresenta così al vivo quella famosa parte della Terra, che fissandovi sopra
gl’occhi si ne concepisse nell’idea la sua figura, e vi si rimarcano tutti gl’accidenti, molto
più facilmente, e con maggior distinzione, e prontezza, che se si fosse sopra il luogo
medesimo1. »
Francesco Grimani, le 31 mai et le 12 juillet, pour que ce dernier rende un rapport sur
la frontière. Le provéditeur de Morée y répondit dans sa dépêche du 18 novembre,
affirmant qu’il y avait envoyé deux ingénieurs qui lui rapportèrent la présence non pas
de trois, mais bien de cinq routes au moins. Sur le principe pourtant, Grimani était
d’accord avec le sergent général Richards:
Cela faisait des années que la Hollande et l’Angleterre s’efforçaient de jouer les
médiateurs pour mettre un terme au conflit d’Europe orientale. Les négociations
avaient échoué en 1688-1691, mais cette fois Lord William Paget pouvait compter sur
le contexte particulier du moment: l’Empire Ottoman était clairement dans une très
scalla, ch’riguarda il Mar d’Egena, e quella di Migies, ch’è la più usitata da Turchi, rissolvemo di rimettere
alla vostra prudenza le carte med:me, per ch’n’essandomi con la Consulta, possiate intraprendere quelle
operationi, ch’ con tutti li rifflessi sopracinnati e ch’ seco porta la materia folsero per vedersi praticabili,
riuseibili, e fruttuose. Quanto poi all’fortificationi Reali, ch’ per maggior sicurezza del Regno folse la
prudenza Publiche per intraprendere, sarà parte dell’attentioni vostra andar apportunam:te della materia,
con l’inervento de Generali Ingegneri et altri soggetti pratici, e con visuali osservationi sopra i siti, ch’ si
giudicassero per prudenza più accomodati accompagnandoni al Senato i vostri accreditati pareri, per lume
alle deliberationi più conferenti.
mauvaise passe. En janvier 1698, l’ambassadeur de William III fut introduit dans la
salle du Divan, au cœur du palais de Topkapi. Le grand vizir siégeait au centre, en
présence du mufti, du khan des Tatars, de l’aga des janissaires, des deux kadi asker, de
Mehmed Reis Effendi, et du drogman Alexandros Mavrocordatos. Le gouvernement
ottoman était prêt à entamer des pourparlers sur la base de l’Uti possidetis. Il fallut
ensuite de nombreuses semaines d’âpres négociations pour organiser la conférence de
paix. Les Vénitiens durent tout d’abord reconnaître le nouveau souverain anglais, ce qui
n’avait pas encore été fait depuis la Glorieuse Révolution. Le comte Franz Kinsky se fit
le porte-parole de l’empereur, et accepta l’arbitrage des puissances maritimes.
Le sultan Mustafa II avait nommé Amca Zâde Hüseyin Pacha grand vizir pour
superviser les négociations ; ce dernier allait se révéler comme l’un des plus grands
réformateurs de la période, jusqu’à sa déposition en septembre 1702, faute d’avoir
trop voulu bousculer le système établi. Le gouvernement turc tenait à ce que le congrès
ait lieu précisément à la frontière, on finit donc par s’entendre sur un lieu désert au
bord du Danube, près du village de Karlowitz (Sremski Karlovci). Le camp des alliés fut
disposé près de Peterwaradein, celui des envoyés turcs à une demi-heure de là, en
direction de Belgrade. Entre les deux, se trouvaient les tentes des négociateurs.
L’ensemble était placé sous la protection d’un régiment de cavalerie et de 600
fantassins1.
Les négociations furent enfin ouvertes le 13 novembre 1698. Durant les trois
mois suivants, 36 conférences se succédèrent. Ce devait être le premier accord entre
les Turcs et une coalition européenne, la première fois que l’Empire Ottoman
reconnaissait la perte d’une partie de son territoire et acceptait la médiation de pays
neutres.
Pour satisfaire tous les représentants, la grande tente circulaire du congrès
possédait plusieurs ouvertures par lesquelles ces derniers faisaient leur entrée
simultanément, une idée du drogman de la Porte d’après Cantemir 2. Leopold Schlick et
Wolfang von Ettingen étaient les délégués de l’empereur, Procope Voznitsyne celui du
tsar de Russie, Stanislaw Michelnovski servait les intérêts de la République polonaise
et du roi August II, Carlo Ruzzini avait été mandaté par le Sénat vénitien, tandis que
Mavrocordatos et Mehmed Reis Effendi défendaient la cause du sultan leur maître. Une
fois de plus, les diplomates Jacob Coljer et William Paget étaient de la partie,
représentant les Etats-Généraux et William III.
Entre Impériaux, Polonais et Ottomans, les tractations allaient bon train. Ce
n’était pas le cas avec l’émissaire russe, qui tentait vainement de convaincre ses alliés
de poursuivre la guerre afin de laisser au tsar le temps de s’emparer du détroit du
Kerch.
1 Voir un plan détaillé en couleur inséré à la fin du manuscrit B. N. M., ms. It. VII 381 (7782), avec la
légende « Theatrum Pacis ».
2 Cantemir, Empire Othoman, p.255.
258
Carlo Ruzzini se trouvait, lui, chaque jour dans une situation de plus en plus
inconfortable. Il ne pouvait s’engager au nom de la République sans l’accord formel du
Sénat sur les points essentiels, ce qui faisait tout traîner en longueur. Globalement,
Venise revendiquait la Morée et l’île de Leucade, son droit de conquête légitime, mais
demandait aussi avec Prevesa et Lépante, tous les territoires situés au nord du golfe de
Corinthe afin d’en garder la maîtrise, ainsi que les monts Gerania, afin d’offrir une zone
tampon à la Morée. Ayant cédé sur l’essentiel face aux Impériaux, Mavrocordatos et
Reis Effendi firent traîner les discussions avec l’ambassadeur vénitien, sachant que le
temps jouait en leur faveur: avec les grands froids de l’hiver, Schlick et Ettingen
désiraient en finir au plus vite. Ces derniers poussaient Ruzzini à céder, au risque de se
trouver bientôt isolé diplomatiquement. C’était là précisément ce que recherchaient les
émissaires de la Porte, qui exploitèrent au mieux le désintérêt marqué des Impériaux
pour la cause vénitienne.
A Venise, pendant la séance du Collège du 23 décembre, les sages proposèrent
d’abandonner, au besoin, d’abord l’île d’Egine, ensuite Lépante, Prevesa, le château de
Morée et même les monts au-delà de l’isthme, mais la discussion fut animée et
l’assemblée était indécise1. Le 4 et le 5 janvier 1699, Ruzzini se démena pour conserver
la totalité de l’isthme. Ce fut en vain. Il dut céder et accepter de ramener la frontière à
l’Hexamilion: en effet, les monts Gerania « si dicevano situati fuori della Morea, e non
occupati con vero, e sicuro possesso dall’armi publiche », ce qui n’était guère contestable
puisque les conseils du sergent général Richards n’avaient pas été mis à exécution 2.
Il fallut ensuite aborder le problème de Lépante. Les Turcs en revendiquaient la
possession sans condition, ils exigeaient également que toutes les forteresses sur les
côtes de Morée soient rasées. Ruzzini dut accepter pour Lépante, mais le reste
demeura en suspens3. Il écrivit à ses pairs pour leur faire part de la situation. Ruzzini
expliqua comment les Turcs se trouvaient en situation de force puisque ses alliés
l’avaient abandonné.
Le 17 janvier, il y eut une nouvelle session houleuse au sein du Collège. Les sages
proposaient de laisser leur ambassadeur lâcher Lépante, d’accepter de fixer la
frontière à l’Hexamilion, et de consentir au démantèlement de Prevesa et du château de
Roumélie. Mais les avis étaient partagés. Le dessein des Turcs étaient clairement de
reconquérir la Morée au plus vite, ce qui était confirmé par des agents dans la capitale
ottomane: ils voulaient interdire l’érection de fortifications sur l’isthme et faire raser
les autres pour plus de facilité dans leurs futures entreprises. Les Sénateurs se
sentaient trahis par l’empereur et impuissants face à cette situation. Pietro Garzoni,
amer comme les autres, déclara en cette occasion « Non è pace: è guerra4 »
km². C’était une conquête de prestige, mais méritait-elle les sacrifices consentis et
pouvait-elle se révéler économiquement lucrative à long terme? L’Etat allait-il au moins
pouvoir récolter les fruits du formidable investissement initial ?1
Carlo Ruzzini continuait à recevoir les directives sénatoriales avec un délai
préjudiciable. Il n’eut entre les mains la ducale du 31 janvier (qui précisait la conduite
à tenir pour la Dalmatie et les fortifications de l’isthme) que neuf jours plus tard, alors
qu’il s’était retiré à Peterwardein et que la paix avait déjà été proclamée officiellement.
Les délégués de la Porte avaient d’ailleurs repassé la Save en hâte, prétextant leur
rappel à Istanbul. Ruzzini tenta vainement de relancer les médiateurs à Belgrade, mais
on lui déclara qu’il n’était plus temps pour cela 2. A Venise, les sénateurs ne voulurent
courir aucun risque: ils ordonnèrent à leur ambassadeur de ratifier le document dans
le délai imparti. Ruzzini s’exécuta. Le traité de paix signé fut remis entre les mains de
Lord Paget et de Coljer pour être communiqué ensuite au gouvernement ottoman 3.
Le 12 mars, Lorenzo Soranzo fut élu ambassadeur extraordinaire près la Porte. Il
allait obtenir la confirmation du traité de Karlowitz et la rédaction d’un autre accord
plus complet, faisant passer le texte initial de 16 à 30 articles 4. Ensuite, il fallut fixer les
limites des nouvelles frontières avec précision, un travail de longue haleine, assez
technique et complexe, qu’il fallait mener à bien sur le terrain. Pour la Dalmatie, où la
limite n’était souvent pas très claire, les sénateurs élirent Giovanni Grimani (1652-
1702), « Commissario sopra i Confini della Dalmazia et Albania ». Il fut assisté pour ce
faire par l’ingénieur Giust’Emilio Alberghetti. Ancien sage du Conseil, puis savio alla
scrittura, le frère aîné du provéditeur de Morée se mit immédiatement au travail
malgré une santé défaillante. Il allait donner son nom à la nouvelle démarcation
dalmate qui fut baptisée « Linea Grimani »5.
En Morée, Francesco Grimani avait reçu la commission de mettre un terme à tout
acte hostile envers les Turcs (ducale du 7 février). Il fit transmettre l’ordre auprès du
provéditeur extraordinaire Antonio Loredan, qui séjournait à Corinthe,
1 Sur la conférence et le traité de Karlowitz voir le B. N. M, ms. It. VII 381 (7782), Carlo Ruzzini,
« Relazione del Congresso di Carloviz », précité avec ses Copies: les mss. It. VII 407, 902, 1255 et 2217;
Hammer Purgstall, L’Empire Ottoman, vol. III, p. 282-287; George Finlay, op. cit., p. 194-195; William
Miller, op. cit., p. 417; Setton, Venice, p. 404-406; Eleazar Mauvillon, Histoire du Prince François Eugène
de Savoie, vol. I, p. 266; Cantemir, Empire Othoman, p. 256-257; Samuel Romanin, op. cit., vol. VII, p. 366-
367; Kurat, La ritirata dei Turchi, p. 750-751; Nani Mocenigo, Marina veneziana, p. 305-306; Amy A.
Bernardy, op. cit., p. 104-111; André Corvisier, Guerre et paix dans l’Europe du XVIIe siècle, Paris, 1991, p.
222-223; Roberto Cessi, op. cit., p. 647-648; Sergio Perini, op. cit., p. 84-90; Tullio Pizzetti, op. cit., p. 26;
Stephan Vajda, op. cit., p. 252.
2 B. N. M, ms. It. VII 381 (7782), fol. 18 r.
3 Ibid.; Setton, Venice, p. 406-407.
4 Hammer Purgstall, L’Empire Ottoman, vol. III, p. 297; Setton, Venice, p. 407-411.
5 Garzoni, Diario del Senato, fol. 60 v (17 février 1699); A. S. V., Grimani dai Servi, busta 8, filza 39,
« Diario di Giovanni Grimani, Commissario ai Confini in Dalmazia, dal 31 marzo 1699 al 16 aprile 1701 ».
262
« perche ogn’uno di quei sudditi si contenga nei limiti di tutta rassegnatione, onde
non nasca motivo imaginabile d’indolenze al Confine, ch’è il solo stretto di Corinto per via
di terra; havendo anche fatto inhibir risolutam:te, che da quella parte non escano Partite
all’infestationi nelle Terre de Turchi, e che da Egena pure s’habbi la stessa esata
riserva… »1.
Chapitre VIII
Le fonctionnement des institutions et
de l’administration militaire
1 Jean Georgelin, op. cit., p. 655; Volker Hunecke, Il patriziato veneziano alla fine della Repubblica, Rome,
1997, p. 417, 421; François Brizay, L’Italie à l’époque moderne, Paris, 2001, p. 60-61, 161.
2 Amelot de la Houssaie, Histoire du gouvernement de Venise, Paris, 1676, p. 45. L’ouvrage est dédié au
marquis de Louvois. Dans la préface, l’auteur indique qu’il avait été « emploié dans les Afaires de
l’Ambassade de France à Venise ».
265
militaire1. Pour des questions d’efficacité et de secret, le Sénat nommait les membres
du Collegio, qui servait de présidence aux Pregadi et qui avait pouvoir de le convoquer.
Le Collège n’était, lui, composé que de 26 membres qui appartenaient à
plusieurs institutions: la Signoria, c’est-à-dire le doge et ses six conseillers, « que l’on
traite de Sérénissime Seigneurie, parce qu’ils représentent conjointement la Majesté
publique » (qui préside également le Maggior Consiglio), des trois chefs de la Quarantia
(juges en dernière instance) et du Collège des sages sur lequel nous allons revenir.
Lorsque ces trois groupes se rassemblaient, ils formaient ce que l’on appelait le Pien
Collegio, véritable gouvernement de la République, qui se réunissait tous les jours,
expédiait les affaires courantes, étudiait les questions qui allaient être débattues ou
soumises au Sénat dans l’ordre du jour qu’il préparait, après avoir pris connaissance
des dépêches envoyées par les fonctionnaires de Terre Ferme ou d’outre-mer. Après le
vote du Sénat, les nouveaux décrets devaient également être mis en application par le
Collège. Ainsi, un texte préparé par ce dernier lui revenait, souvent légèrement modifié,
pour être exécuté:
1 Ibid., p. 20: Le Sénat « a le pouvoir de faire la Guerre & la Paix, des Tréves & des Ligues; de mettre des
imposts & des tailles sur les peuples, & le prix à la Monnoie, avec l’entiére disposition des Finances; de
donner toutes les Charges militaires de Mer & de Terre, & de toutes celles qu’ils apellent Cariche à tempo
qui ne se créent que dans le besoin; d’envoier du secours aux Alliez; de nommer des Ambassadeurs, les
Résidens & les Secretaires d’Ambassades, qui dépendent tous si absolument de lui, qu’il peut les rapeler, les
continuer, les châtier ou les recompenser comme bon lui semble. »
Ce conseil, dont les origines remontent au doge Domenico Flabianico (début du XI e siècle), était composé du
doge, des neuf procurateurs de Saint Marc, de dix membres du Conseil des Dix, des six avvogadori di comun
(procureurs), de quatre censeurs, de 60 sénateurs dit du « Conseil des Pregadi », de 40 membres de la
Quarantia Criminale, et de dizaine d’autres patriciens, dont 55 faisant partie du Sotto Pregadi, c’est-à-dire
aspirant à faire partie du conseil supérieur, tous n’ayant pas d’ailleurs le droit de vote. Giuseppe Cappelletti,
Relazione storica sulle magistrature venete, Venise, 1873, p. 37-41; Giuseppe Boerio, Dizionario del dialetto
veneziano, Venise, 1856, p. 531-532; Frederic C. Lane, op. cit., p. 139-140.
2 Amelot de la Houssaie, op. cit., p. 44.
266
Institutions vénitiennes1
COLLEGE
(26 membres)
PLEIN COLLEGE
SEIGNEURIE 3 16 SAGES
Chefs 6 Sages Grands
6 des 5 Sages de Terre Ferme
CONSEILLERS DOGE QUARANTIE 5 Sages aux ordres
DUCAUX
1
10 AVOCAT QUARANTIE
CONSEILLERS de la (120 membres) SENAT
Commune ou PREGADI
Quarantia Criminale
Quarantia Civil ~230 personnes
Quarantia Novissima
GRAND CONSEIL
Tous les patriciens de plus de 25 ans
(1750 conseillers en 1715)
Fonctionnaires subalternes
1 D’après François Brizay, op. cit., p. 61; Frederic C. Lane, op. cit., p. 566; Pietro Marchesi, op. cit., p. 216-
217.
267
« C’est dans le Collége que les Ambassadeurs des Princes, les Députez des Villes,
les Généraux d’Armée, & tous les autres Oficiers ont leurs Audiences, & que se
présentent toutes les Requestes & tous les Mémoires qui doivent estre portez au
Prégadi. Aprés quoi le Collége leur donne la réponse du Sénat par écrit qu’ils apellent
Parte1. »
Au sein du Collège, les sages sont un peu comme des ministres qui ne sont élus
que pour 6 mois mais peuvent être réélus. Ils sont au nombre de 16 depuis 1430: il y a
les 6 savi grandi, les 5 savi di Terra Ferma, et les 5 savi agli ordini. Tous n’ont pas le
même pouvoir ni la même autorité. Les premiers l’emportent ainsi largement sur leurs
autres collègues:
1 Ibid., p. 41; François Brizay, op. cit., p. 62-63; John R. Hale, L’organizzazione militare di Venezia nel’500,
Rome, 1990, p. 66.
268
« Ces 6 Seigneurs s’assemblent entr’eux pour consulter & éxaminer les affaires
qui doivent aller au Sénat, où ils les portent toutes ébauchées, & pour ainsi dire toutes
digérées1… »
Ce sont donc les savi grandi qui préparent l’ordre du jour et dirigent les
réunions. Les sages de Terre ferme sont spécialisés chacun dans un domaine: en 1528,
l’un d’entre eux prit le nom de savio alla scrittura, qui eut pour mission de gérer toutes
les troupes régulières. Un autre, le savio alle ordinanze, devait superviser les milices
qui à Venise étaient appelées Cernide ou Craine. Un troisième, appelé savio cassiere,
devait gérer le trésor public, les deux derniers leur étant subordonnés. Depuis 1420,
les savi alli ordini, ou sages de mer, étaient chargés des questions de navigation, de
commerce maritime, et de marine militaire, mais au XVII e siècle leur rôle a beaucoup
diminué. Cette magistrature a été instituée par décret en même temps que celle des
savi grandi. A l’époque, l’importance des colonies d’outre-mer étaient telle que le rôle
joué par les savi agli ordini était considérable. Par la suite, avec la conquête de la Terre
Ferme, et l’intérêt de plus en plus vif porté à ces nouveaux territoires au détriment des
possessions d’outre-mer, ces derniers perdirent leur influence 2.
« Un d’eux est apellé Sage de l’Ecriture dont la fonction est d’expédier les Gens
de Guerre ; d’assister aux reveuës des soldats, & de casser ou de mettre sur pied des
Compagnies. On traite avec lui pour des levées, & il en fait son rapport dans la Consulte
de ses Collégues ou l’on délibére de ce qui se doit proposer au Collége, il est juge par
apel de toutes les sentences renduës à Venise, ou hors la Ville, contre les Soldats de la
République… »3
1 Ibid., p. 173-174: « Il y a six Sages, apellez Grans, parce qu’ils manient toutes les plus grandes affaires de
l’Etat, dont ils sont proprement les Ministres, & qu’en cette qualité ils doivent avoir & ont en éfet plus de
sagesse, & d’éxpérience que le commun des autres Nobles. Outre que ces Sages étant fort au dessus de ceux
de Terre-ferme & de Mer qui composent le Collége avec eux, ils sont justement nommez Grans par
excellence. »
2 Ibid., p. 178: « Il y a pareillement cinq Sages apellez des Ordres, qui sont des Jeunes Nobles de la prémiére
qualité, à qui l’on donne entrée au Collége, non pas pour y délibérer des affaires qui s’y traitent, car ils n’y
ont point de voix; mais seulement pour y écouter & se former au Gouvernement sur l’éxemple des autres
Sages qu’ils regardent comme leurs Maîtres. » Voir aussi De la Haye, La politique civile et militaire des
Vénitiens, Cologne, 1669, p. 18-20; Giuseppe Cappelletti, op. cit., p. 84-92; John R. Hale, op. cit., p. 67;
Mario Nani Mocenigo, op. cit., p. 3-4; Alberto Prelli, L’esercito veneto nel primo ‘600, Venise, 1993, p. 6-7.
3 Amelot de la Houssaie, op.cit., p. 177.
269
Les compétences du savio alla scrittura sont larges, ses missions très diverses,
ses obligations aussi. Il se doit de renseigner les sénateurs sur toutes les questions
militaires, avant qu’elles ne soient soumises au vote. Ce sage effectue donc un travail de
recherches dans les archives et s’appuie sur la Conferenza militaire, composée de
généraux et de provéditeurs pour rédiger ses rapports. C’est lui, par exemple, qui doit
informer le Sénat sur les aptitudes et les qualités des officiers postulant aux fonctions
vacantes dans l’armée. Le 23 mai 1693, il fallut ainsi l’intervention du savio alla
scrittura pour que le Sénat change d’avis et nomme le comte de San Felice sergent
général: trois jours plus tôt, les sénateurs s’étaient prononcés contre ce choix, mais le
complément d’information apporté par le savio fit pencher la balance en faveur du
Véronais1.
Comme indiqué par Amelot de la Houssaie, ce magistrat est chargé de
superviser les levées de troupes, doit veiller à leur équipement, à leur discipline et à
leur paie, c’est l’une des facettes les plus importantes de sa fonction. L’armée
vénitienne comptant toujours un grand nombre de régiments de mercenaires
étrangers, le savio alla scrittura prend contact et travaille en étroite collaboration avec
les ambassadeurs de la République auprès des cours européennes (principalement à
Vienne pour la période qui nous intéresse, mais pas uniquement) pour mener d’âpres
négociations. On emploie le même canal pour l’embauche de généraux étrangers tel le
« Suédois » Königsmark (1686), les Français Gadagne (1689) ou du Hamel (1702), le
Saxon Stenau (1694). En avril 1694, ce fut ainsi le savio alla Scrittura Gabriel Zorzi qui
supervisa les tractations entre le comte de Stenau et la République, par l’entremise du
baron de Rosen.2 Le Sénat entérina le choix de Zorzi et félicita le dernier de son zèle:
«Tutti si partecipiamo per vostro lume, e direzione… »3
Le vaste secteur des fortifications est aussi du ressort du savio alla scrittura,
Venise possédant un important réseau défensif qui lui permettait avec peu d’hommes
de faire face depuis des siècles à des voisins redoutables (Turcs ou Impériaux). A la fin
du XVIIe siècle, le principal enjeu en ce domaine tournait autour des projets de
forteresses à l’isthme de Corinthe. Noyés sous des énormes quantités de concepts
divers sous forme de plans, rapports, vues, et maquettes réalisés par une foule
d’ingénieurs, de généraux, et autres provéditeurs, les différents savi alla scrittura qui se
succédèrent y perdirent un peu leur latin. En janvier 1694, certains sénateurs, dont
Paolo Nani qui s’inquiétaient de voir l’isthme sans défense sept ans après la conquête
de la Morée, demandèrent au Collège de s’occuper de ce problème particulier. Les
sages auraient alors promis de faire un rapport au Sénat4.
Lorsque la paix fut rétablie, le Sénat n’eut de cesse de faire la chasse aux
C’est l’institution vénitienne qui a fait le plus parler d’elle à l’étranger, souvent en
mal d’ailleurs. De la Haye la compare à « ce que nous appellons en France le Conseil
d’Estat Secret », une sorte d’«œil vigilant de tout l’Estat 2 ». Créé à titre exceptionnel en
1310 pour lutter contre la conjuration de Bajamonte Tiepolo et de Marco Querini, ce
tribunal fut jugé si salutaire, qu’il fut reconduit et officialisé quelques années plus
tard. Les attributions et compétences attribuées au Conseil des Dix (connu également
sous le sigle « CX ») par le Grand Conseil s’élargirent avec le temps: sécurité intérieure,
maintien de l’ordre, respect de la loi, espionnage et contre-espionnage, certains traités
lorsque le secret était nécessaire, le respect du secret justement, au sein des appareils
de l’Etat, l’examen de l’administration des commandants et des provéditeurs à leur
retour en cas de fraudes, contrôle sur l’artillerie (jusqu’en 1588), les munitions, sur
certaines forteresses clefs (jusqu’à la fin du XVIe siècle)… Là aussi, les limites ne sont
pas fixées d’une manière si inflexible que ce Conseil ne puisse opérer dans d’autres
domaines au besoin. Ses fonctions militaires découlaient donc de son mandat
constitutionnel sur la sécurité politique3.
Avec le mystère qui entourait cette institution et ses méthodes expéditives, la
réputation des Dix était terrible, impression qui était certainement voulue, et que le
gouvernement cultivait avec soin. Pour De la Houssaie, imprégné lui aussi de la légende
du Conseil des Dix, personne n’y échappait et ses sentences étaient implacables:
1 Bibliothèque Gennadeios, ms. 82.52, fol. 400 r – 419 r; Eric Pinzelli, « Les forteresses de Morée: projets de
restaurations et de démantèlements durant la seconde période vénitienne (1687-1715) » in Thesaurismata n°
30 (2000), p. 417-424.
2 De la Haye, op. cit., p. 15.
3 John R. Hale, op. cit., p. 60-61.
271
« Tous les Magistrats emploiez au dehors, comme les Capitaines & Provéditeurs
Généraux de Mer, les Podestats, les Gouverneurs, tous les autres Oficiers, sont
responsables de leur administration à ce Conseil, où l’on porte hardiment des plaintes
contre eux. C’est-là que leurs actions sont épluchées & controllées, que leur orgueil est
humilié, & que le chastiment est inévitable s’ils ont abusé de l’autorité que le Prince
leur avoit confiée. L’on y voit traiter des Généraux d’Armée comme des Esclaves; le
bannissement, la prison, la dégradation de Noblesse, & la mort, sont leurs plus
ordinaires récompenses1. »
Si tel avait été le cas, peu de nobles auraient continué à servir l’Etat, cette
opinion est donc à relativiser. Pourtant, il est vrai que les mises en accusation furent
légion, car une simple dénonciation transmise au Conseil des Dix pouvait suffire: on
nommait alors un inquisitore pour mener l’enquête. Le cas d’Antonio Zeno, de Pietro
Querini et de Carlo Pisani est célèbre, mais il est loin d’être isolé pendant la guerre de
Morée. Ainsi, même des personnages comme Alessandro Molin et Agostino Sagredo,
pendant un temps éminemment loués, furent l’objet de poursuites en 1699, lorsque les
inquisitori au Levant Angelo Morosini, Vincenzo Grimani, et Gabriel Zorzi accusèrent le
premier de « traffico, utilità di monete, atti per danaro, e riscatto de Schiavi Turchi » et
le second d’extorsions2. Ces allégations n’empêchèrent d’ailleurs pas Molin de se voir
nommer provéditeur général en Terre Ferme deux années plus tard3.
En matière de politique étrangère, le Conseil des Dix pouvait opérer uniquement
avec la Signoria, en se passant des délibérations du Sénat: en 1540, les conseillers
firent ainsi la paix avec le sultan Süleyman II sur des bases qui auraient paru
inacceptables aux sénateurs. Le même schéma se renouvela après Lépante 4. Mais ce
furent des exceptions : la règle voulait que les savi grandi assistent aux réunions pour
ce genre de délibérations, et que l’un au moins des avvogadori di comun soit toujours
présent, surveillant de près les agissements du Conseil, servant de garde-fou à sa soi-
disant toute-puissance qui allait toujours en diminuant 5.
les soumettre au savio alla scrittura1. Ils détiennent les clefs d’un véritable trésor: c’est
à eux que l’on confie la garde des maquettes et des plans qui sont rangés et classés par
armoires et par tiroirs, au sein de la magistrature, dans le palais ducal. En 1550, un
décret du Sénat avait instauré les « Archives des délibérations et des modèles des
projets de fortifications » où furent entreposés les travaux des ingénieurs au service de
la République. Tous ces matériels furent transportés à l’Arsenal à la fin du XVIII e siècle2.
Bien d’autres missions, pas toujours clairement définies, sont imparties à ces
trois patriciens, ce qui est d’ailleurs le cas pour toutes les magistratures
« secondaires » précitées. Bien entendu, les provéditeurs aux forteresses doivent
veiller à l’entretien des places fortes, y dépêcher maçons et charpentiers pour y
effectuer des réparations. Mais pourquoi le Sénat leur confie-t-il aussi des tâches aussi
diverses, par exemple, que l’envoi de tentes au provéditeur général de Morée, de veiller
à faire embarquer les selles des dragons de Courbon à bord d’une galéasse, ou de la
fourniture de paille, de foin et de couvertures aux dragons du marquis en attente au
Lido?3 Ces tâches semblent incomber davantage au régiment de l’Arsenal ; elles
illustrent en tout cas parfaitement l’absence de rôles bien délimités pour chaque
magistrature. C’est sans doute la raison qui pousse les sénateurs à souvent noter en fin
de décret « ben intendendosi » avec telle ou telle autre magistrature concernée, puisque
une décision peut en concerner plusieurs à la fois.
De la concorde dépend donc l’efficacité de la mise en application des
terminazioni. Mais une autre magistrature a été instaurée pour la hâter: les deux
essecutori deputati alle publiche espeditioni sont là pour faire en sorte que les hommes
et les matériels qui doivent prendre la direction du Levant le fassent dans les plus brefs
délais. Ce sont eux qui, par exemple, prirent les mesures nécessaires pour préparer les
navires afin d’expédier vers le Levant le jeune fils du duc de Brunswick et ses
régiments au printemps 1685, ceux de l’Electeur de Saxe au mois d’août de la même
année, ou les troupes milanaises de Bernabo Maria Visconti en mars 1686. Pour ce
faire, tous les moyens sont bons, y compris louer des bâtiments étrangers, un remède
souvent nécessaire, le tonnage de la flotte vénitienne ne suffisant pas aux besoins
extraordinaires de la guerre de Morée4.
1 A propos de cette magistrature, voir John R. Hale, The first fifty years of a venetian magistracy: The
Provveditori alle Fortezze, Florence, 1971 et L’organizzazione militare di Venezia nel’500, p. 71; Pietro
Marchesi, Fortezze veneziane 1508-1797, Milan, 1984, p. 26 à 35.
2 Voir A. S. V., Provveditori alle Fortezze, Busta 12, intitulée « Copia del Catastico ò sia Registro de
Modelli e Dissegni che si trovano Nel Magistrato Eccelentissimo delle Fortezze Fatto d’Ordine delli
Illustrissimi & Eccellentissimi SS:ri - Giacomo Busenello Secretario », qui est signé par Dorotheo Alimari,
Inq:r (Inquisitore) à Venise le 24 septembre 1707. Pietro Marchesi, op. cit., p. 197-213, a publié in extenso
en annexe un autre catalogue établi par le sergent général Rossini en 1759.
3 A. S. V., Provveditori alle Fortezze, Busta 3 « Decretti », 5 et 19 février 1695; A. S. V., Senato da mar
1685, fol. 136 v, le 17 mai, fol. 297 r, le 1e décembre.
4 A. S. V., Senato da mar 1685, fol. 115 v, le 2 mai, 216 v, le 4 août; A. S. V., Senato da mar 1686, fol. 67 r, le
28 mars.
274
Au service de la République
« Tous les Nobles, sans en excepter le Duc mesme, sont sujets aux charges
publiques durant la Guerre, & chacun paie à proportion de ses revenus 2… ». Etre noble
à Venise était un privilège qui pouvait coûter cher au sens propre comme au figuré, et
les récompenses peuvent nous sembler maigres par rapport aux risques encourus.
Comme l’a si bien fait remarquer Donald E. Queller, ceux qui recherchaient les
honneurs ne devaient pas avoir le droit ensuite de les refuser lorsque le service de
l’Etat devenait un poids3. Pourtant, en de nombreuses occasions, l’on peut se rendre
compte que le « patriotisme » (puisque c’est le terme qu’emploient eux-mêmes les
patriciens vénitiens), n’était pas un vain mot, et qu’il était vécu au quotidien. Une
multitude de parcours personnels en témoigne.
Les chefs de la flotte, les commandants de galères ou de vaisseaux de lignes, les
provéditeurs des places fortes sont tous des patriciens qui sont exposés au danger
comme le simple marin ou le soldat. Pendant la guerre de Candie, un conflit que les
Vénitiens tentèrent toujours d’amener sur mer, la moitié des capitaines généraux
mourut en service. En tout, 280 patriciens y perdirent d’ailleurs la vie 4. Durant la
guerre de Morée, les choses furent assez différentes: les principales opérations eurent
lieu sur terre, où les officiers étaient soit des nobles de Terre ferme, soit des étrangers,
1 A. S. V., Senato da mar, registro n° 150 (1984), fol. 201 v, le 22 septembre, fol. 210 v, le 28 septembre;
Giuseppe Cappelletti, op. cit., p. 100-101, 114-117. Sur toutes ces magistratures et leurs archives
particulières conservées à l’Archivio di Stato de Venise, voir Alessandra Sambo, « Fonti per la storia militare
nella Repubblica di Venezia », in Cheiron n° 23, Venise, 1995, p. 187-204.
2 Amelot de la Houssaie, op. cit., p. 31.
3 Donald . Queller, Il patriziato veneziano, la realtà contro il mito, Rome 1987, p. 206.
4 Frederic C. Lane, op. cit., p. 546; Giuseppe Gullino, « Tradimento e ragion di stato nella caduta di
Candia » in Venezia e la difesa del Levante da Lepanto à Candia 1570-1670, San Giovanni Lupatoto, 1986,
p. 146.
275
mais des patriciens vénitiens prirent tout de même part aux combats, souvent comme
volontaires. L’un des exemples les plus célèbres est celui de Francesco Grimani (1659-
1733) qui fut momentanément banni des territoires de la République en 1684, pour
avoir récusé son élection comme capitaine à Vicence. S’étant réfugié à Vienne auprès
de son oncle l’ambassadeur Federico Cornaro, Francesco Grimani débuta ensuite la
carrière des armes dans les armées impériales où il prit part au siège de Buda de 1686,
avant de se rendre en Dalmatie auprès d’un autre de ses oncles, Girolamo Cornaro. En
tant que volontaire, il servit ensuite pendant plusieurs années, jusqu’à son élection en
avril 1695 en tant que provéditeur extraordinaire de la flotte. Grimani occupa ensuite
tour à tour les postes de provéditeur général de Morée, provéditeur extraordinaire de
Terre ferme et provéditeur général de mer, le couronnement pour un patricien qui était
aussi un homme de guerre1.
Bien peu pouvaient se targuer d’avoir suivi un cursus honorum aussi brillant, et
de nombreux jeunes patriciens sans titre, souvent désargentés, moururent au combat
durant les sièges et les batailles terrestres, mais aussi pendant les combats navals qui
redoublèrent d’intensité avec la transformation de la flotte ottomane. Lors de la
reconquête de la Morée par le grand vizir Silahan Damât Ali pacha, la plus grande
partie des patriciens en poste dans la péninsule fut tuée ou capturée, les autres, ceux
qui purent rentrer, furent immédiatement jetés en prison !
Pour ceux qui n’avaient aucune prédilection pour ce genre de vie dangereuse et
qui préféraient une carrière plus confortable et moins risquée dans la Dominante, il
restait la possibilité de se désister lorsqu’un parti adverse vous avait élu à un poste
« détestable »2. Il fallait alors verser une amende, dont le montant variait, et se retirer
de la vie politique pendant quelques temps:
« Les Nobles qui refusent les Charges ausquelles ils sont élus sont obligez de
paier une amande de 2000. ducats au Public, qui du moins profite de leur
desobéissance ; et de s’absenter pour deux ans du Grand Conseil & du Broglio. Ce qui
est une espéce d’exil3. »
Il n’y avait pas d’âge limite fixé par les lois pour le service de l’Etat, mais passé
soixante-dix ans, la vieillesse pouvait être considérée comme une excuse valable pour
renoncer à une élection, surtout lorsqu’il s’agissait de pourvoir des postes à l’étranger 4.
1 Sur Francesco Grimani voir A. S. V., Miscellanea, codice I., Storia veneta, registro 17: M. Barbaro-A. M.
Tasca, Arbori de’patrici veneti, fol. 119; Francesco Schroder, Repertorio Genealogico delle Famiglie
confermate nobili e dei titolati nobili esistenti nelle provincie venete, Venise, 1830, vol. I, p. 399; Antonio
Sala, Il governatore dell’arme (œuvre dédiée à Francesco Grimani), Venise, 1701, préface; Elisabetta
Molteni et Silvia Moretti, Fortezze veneziane nel Levante…, Venise, 1999, p. 8.
2 Donald E. Queller, op. cit., p. 205.
3 Amelot de la Houssaie, op. cit., p. 25-26.
4 Donald E. Queller, op. cit., p. 226.
276
Ce genre de plainte à peine dissimulée n’est pas isolée. Avec le temps, le nombre
de patriciens qualifiés dans les affaires militaires tendait à diminuer, à tel point que
Foscarini affirma « siano più le Cariche, che i soggetti 4. » Un personnage qui avait donné
satisfaction risquait de ne plus pouvoir se dégager du service de l’Etat: il passait alors
d’une fonction à l’autre, parfois sans interruption, pendant des années. En 1695, au
moment de son élection comme capitaine général, Alessandro Molin rappelait au Sénat
qu’il avait déjà servi 33 ans « in diverse Cariche, dentro, e fuori della Città 5 ». Malgré
cela, Molin allait continuer à accumuler les fonctions les plus importantes et les plus
1 Garzoni, Diario del Senato, fol. 27 v.
2 Ibid., fol. 73 r, du 16 au 20 décembre 1700.
3 . I. E. E., 1896-1900, p. 605.
4 Foscarini, Republica Veneta, p. 213. D’ordinaire, le commandement de vaisseaux était réservé aux seuls
patriciens vénitiens, mais il arriva que, « in mancanza de Patricij », la République dut faire appel à des
nobles de Terre Ferme: le comte Rinaldo Soardo dirigea ainsi un convoi de trois navires durant la guerre de
Morée (A. S. V., Savio di Terra ferma alla scrittura, busta 214, Promozioni ed elezioni militari dall’anno
1700 all’anno 1711. )
5 B. M. C., ms. Cicogna n° 2654, dépêche n° 1, le 19 mars 1695.
277
rares: on distribuait des médailles à tous, mais les titres enviés de chevalier 1 ou de
procurateur de Saint Marc2 étaient réservés aux seuls nobles vénitiens qui s’étaient
montrés vaillants au combat ou à ceux qui s’étaient distingués au service de l’Etat:
Giacomo Da Riva fut ainsi promu chevalier après sa courageuse attaque contre Phocée
en 1649, de même que Lazaro Mocenigo en 1656 après avoir détruit la flotte turque
aux Dardanelles3. Antonio Zeno fut créé chevalier par le Sénat après la prise de Chios
avec 104 voix contre 20. En novembre 1695, Bartolomeo Contarini reçut la même
distinction après avoir tenu la dragée haute au kapudan pacha4; on décerna la dignité
de procurateur de Saint Marc en surnombre à Morosini lors de son retour de Candie en
16695. En mai 1715, devant les périls encourus par le baile Andrea Memmo
emprisonné à Istanbul, le Sénat le nomma chevalier en signe de soutien 6. Un an et demi
plus tard, le provéditeur général des quatre îles Antonio Loredan fut lui aussi élevé à la
dignité de chevalier après sa valeureuse défense de Corfou aux côtés du comte
Matthias Johan von Schulenburg7.
On pouvait aussi récompenser un patricien en honorant sa famille: les neveux de
Francesco Morosini profitèrent très largement des succès de leur oncle 8. Girolamo
Cornaro avait été élevé au rang de chevalier grâce aux mérites de son frère Caterino 9, et
son propre fils, appelé également Caterino comme son oncle, reçut la même distinction
en 1690 lorsqu’il eut pris les places de Valona et Canina. Après la mort du conquérant
de la Dalmatie, son frère Federico fut élevé à la dignité suprême de procurateur 10. En
1718, après la mort accidentelle d’Andrea Pisani à Corfou, son frère Carlo fut également
fait chevalier,
1 « Cavalier della stola d’oro », dignité accordée aux patriciens soit par privilège familial dans l’ordre de
primogéniture, soit acquise grâce aux mérites personnels. La distinction pouvait s’observer dans le costume
d’apparat, une veste avec la « stola » (ou col) et la ceinture dorée, ainsi que le port d’un grand bâton de
commandement du même type que celui porté par le doge (Giuseppe Boerio, op. cit., p.150).
2 La plus haute dignité après celle de doge, décernée à vie. Cette « magistrature » a été crée au IXe siècle. On
trouve normalement 9 procurateurs qui habitent sur la place Saint Marc, dans les palais qui prirent le nom de
procuraties (procuratie). Pour honorer un personnage qui s’était particulièrement distingué, on pouvait
l’élever à la dignité de procurateur en surnombre (soprannumero). De la Haye, op. cit., p. 21-23; Giuseppe
Cappelletti, op. cit., p. 99-100; Ivone Cacciavillani, op. cit., p. 179-180.
3 Valier, Guerra di Candia, p. 206, 387.
4 Garzoni, Diario del Senato, fol. 25 r, 40 v.
5 Ivone Caccivillani, op. cit., p. 153-154.
6 Garzoni, Diario del Senato, fol. 265 v.
7 Ibid., fol. 279 r, le 12 septembre 1716.
8 Foscarini, Republica Veneta, p. 277; Beregani, Guerre d’Europa, vol. II, p. 135. Pietro, le premier fils de
Lorenzo, frère de Francesco Morosini, eut ainsi le droit de devenir chevalier héréditaire, un honneur rare,
attribué après la prise de Nauplie en 1686.
9 Valier, Guerra di Candia, p. 723; Ivone Cacciavillani, op. cit., p. 139-142; Nani Mocenigo, Marina
veneziana, p. 226-227.
10 Foscarini, Republica Veneta, p. 460-462.
279
Outre les honneurs, très recherchés, les différentes fonctions réservées aux
patriciens pouvaient être attractives pour une grande partie de cette aristocratie qui ne
faisait pas partie de l’élite fortunée. La carrière militaire offrait encore des perspectives
de promotion sociale, pour peu que l’on ait de la persévérance et de la chance. Les
traitements varient avec le temps et selon la nature des événements: l’Etat prend soin
de les réduire en temps de paix par souci d’économie. Il semble que le doge perçoive 4
800 ducats par an, soit 400 par mois et qu’au milieu du XVII e siècle, le capitaine général
en reçoive 250 par mois2. Au début du XVIIIe siècle, les provéditeurs des quatre
provinces de Morée, les recteurs et le provéditeur extraordinaire de Corinthe étaient
chacun payés mensuellement 200 ducats, les provéditeurs des forteresses qui leur
étaient subordonnés, 120 ducats3. Ces salaires étaient pourtant souvent moins
importants que ceux perçus par les officiers de l’état-major, en grande majorité des
étrangers: Königsmark et tous les généraux da sbarco après lui jusqu’à du Hamel
étaient payés 18 000 ducats à l’année. En Terre Ferme, pendant la guerre de succession
d’Espagne, le lieutenant général Antonio Zacco en percevait 6 000, les sergents
généraux Antonio Giansix, Bartolomeo Secco Suardo, et Nicolò Grimaldi 3 000 chacun 4.
A quoi peuvent correspondre de telles sommes, sachant que la valeur de la
monnaie variait considérablement selon les époques, avec une lire en constante
dévaluation, et sachant que la valeur de la monnaie utilisée au Levant était 1.5 fois
moins importante que celle utilisée dans la Dominante? Pour essayer d’y voir un peu
plus clair, nous allons maintenant aborder ce que Jean Georgelin a appelé à juste titre
« l’irritant préalable monétaire5 ».
Chapitre IX
Subvenir aux besoins de la guerre
Le budget militaire
1 La première publication posthume des mémoires de Montecuccoli a été imprimée à Cologne en 1704 sous
le titre « Memorie che rinfermano l’esatta instruzione dei generali ed ufficiali di guerra, per ben comandare
una armata, assediare e difendere città, fortezze, etc. e particolarmente le massime politiche militari e
stratagemmi praticati da lui nelle guerre d’Ungheria, d’Italia e contro gli svedesi in Germania … ». La
maxime célèbre de Montecuccoli se trouvait alors dans le 5 e chapitre intitulé « Del denaro ». Voir aussi Aldo
Valori, op. cit., p. 250; Richard Holmes, Atlas historique de la guerre, Gütersloh, 1988, p. 78-79.
2 Geoffrey Parker, The military revolution, Cambridge, 1996, p. 45-46; Richard Bonney, « Le XVIIIe siècle.
II La lutte pour le statut de grande puissance et la fin de l’ancien régime fiscal » in Systèmes économiques et
finances publiques, Paris, 1996, p. 323-324; John A. Lynn, The wars of Louis XIV, p. 144-145, 271.
3 Kurt Agren, La nouvelle Europe 1500-1750, Brepols, 1994, p. 32, qui cite Parker dans The new Cambridge
Modern History, vol. 13. Les effectifs de l’armée autrichienne augmentèrent de 300% entre 1690 et 1778.
Entre 1710 et 1756, l’armée russe s’agrandit de 50% et l’armée Prussienne de 267% (John Child Armies and
Warfare in Europe, 1648-1789, New York, 1982, p. 42).
4 Expression utilisée par Jean de Parival dans son « Abrégé de l’histoire de ce siècle de fer » (Joël Cornette,
Le roi de guerre, essai sur la souveraineté dans la France du Grand Siècle, Paris, 1993).
5 Marjolein ‘T Hart « Emergence et consolidation de l’Etat fiscal II, le XVII e siècle » in Richard Bonney, op.
cit., p. 278; Joël Cornette, op. cit., p. 28.
6 Amelot de la Houssaie, op. cit., p. 81-82.
281
millions de livres à ce moment-là1, donc quatre fois plus, mais la France était peuplée
de près de 20 millions d’habitants, alors que la population des domaines de la
République (y compris les colonies de Dalmatie et des îles du Levant) devait être
inférieure à 2 500 000.
A la fin de la guerre de Candie, Venise était endettée de 60 millions de livres
d’après Amelot de la Houssaie2. Le savio cassier Marco Molino tenta d’y voir plus clair, il
exposa devant le Sénat ce qu’avaient été les dépenses prises en charge par la
République: « Fù questo un miserabile spettacolo, che rappresentò in poche carte le
stragi della lunga Guerra, e la dispersione d’innumerabili tesori », se contente d’en dire
Michele Foscarini3.
En octobre 1672, le comte d’Avaux affirmait que « la guerre de Candie, qui a
enrichi la plupart des nobles, a tellement appauvri la république, qu’elle a besoin d’un
très-long temps pour se remettre4. » Malheureusement, comme le disait Jean
Georgelin, pour ce qui est des finances publiques de Venise, « la période 1670-1736 est
particulièrement mal connue. Le fait est d’autant plus déplorable que les guerres ne
manquèrent pas ces années-là5. » Il fallut attendre 1736 pour que la République se dote
enfin d’un véritable budget, que l’on appelle bilancio generale.
A la fin du XVIIe siècle, Venise pouvait compter sur des recettes annuelles
tournant autour de 4 millions de ducats qui, d’après Daru, se répartissaient ainsi:
« Impots fixes (décimes sur les biens fonds, les décimes sur le clergé, les taxes sur les offices,
celles sur les juifs, et les subsides de la terre ferme.....
600.000 ducats
La vente du sel ............................................................................... 800.000
Les droits sur les huiles ................................................................. 300.000
Ceux sur le vin ................................................................................ 250.000
Autres revenus ................................................................................ 2.050.000
________________
4.000.0006 »
1 André Corvisier, Guerre et paix dans l’Europe du XVIIe siècle, Paris, 1991, p. 139; Jean-Pierre Rorive, op.
cit., p. 40.
2 Amelot de la Houssaie, op. cit., p. 83.
3 Foscarini, Republica Veneta, p. 12.
4 P. Daru, Histoire de la République de Venise, Paris, 1853, vol. V, p. 98.
5 Jean Georgelin, op. cit., p. 533-534.
6 P. Daru, op. cit., p. 99 qui cite le chevalier Soranzo. Pour Amelot de la Houssaie, op. cit., p. 81-82, les
recettes auraient plutôt tourné autour de 7 millions, le duché de Venise seul rapportant 3 millions, auxquels
s’ajoutaient 3,4 millions provenant de Trévise (280 000 ducats), Padoue (400 000), Vicence (200 000),
Vérone (360 000), Bergame (300 000), Crémone (160 000), Brescia (1 200 000), de la Polesine, c’est-à-dire
la région de Rovigo (160 000), du Frioul (400 000), et des possessions d’Outre-mer (800 000 ducats).
282
100000 ducats, amené par Vincenzo Pasta, devait servir à payer les troupes et les
équipages pendant 5 mois, alors qu’une seule paie coûtait 34 000 sequins, c’est-à-dire
136 000 ducats!1
Bien entendu, les effectifs fluctuaient en permanence, et il y avait une disparité
assez importante entre le nombre de soldats et de marins inscrits sur les rôles et ceux
qui se trouvaient effectivement présents, un point crucial sur lequel nous aurons
l’occasion de revenir. Morosini affirmait que 31 000 sequins lui étaient nécessaires par
mois en février 1686, alors que 9 semaines plus tard, avec l’arrivée des renforts, il en
fallait 42 0002. Si les dépenses liées à la guerre furent en moyenne de 2 millions de
ducats après 1688, le conflit aurait donc coûté 36 millions en 16 ans, alors que pour
financer la guerre de dix ans, l’Angleterre avait dû débourser 360 millions de ducats
(60 millions de livres sterling)3.
Comment financer l’effort de guerre? Avant même l’ouverture des hostilités, on
avait imaginé un moyen qui consistait à mettre à contribution la populations des
Cyclades. Cette solution permettait d’engranger des revenus non négligeables mais
encore insuffisants: pendant l’hiver 1688-1689, le capitaine extraordinaire des navires
Lorenzo Venier, parcourut l’Archipel dans tous les sens, parvenant à rançonner pas
moins de 20 îles différentes, dont il tira en tout la somme de 50 300 reals. Parmi les îles
qui donnèrent le plus, il y avait Milos, avec 7 960 reals, Samos (8 000) et Skopelos (5
000). Mais le premier souci de Venier fut d’abord de payer ses propres équipages, ce
qui coûta déjà 27 709 reals ; le reste, soit 22 591 reals, fut remis au commissaire Polo
Nani4. Lorsque la flotte vénitienne perdit la maîtrise de la mer quelques campagnes
plus tard, ce genre de pratique devint trop risquée pour continuer…
Il fallut en fait une bonne dose d’ingéniosité et d’imagination pour trouver une
multitude de recours, dont la vente des titres de noblesse, qui aurait tenté 38 familles
entre 1685 et 1699, malgré le coût exorbitant de cette élévation sociale: pas moins de
100 000 ducats pour avoir le droit de siéger au Grand Conseil, ce que Frederic C. Lane
compare à 10 millions de dollars U. S. de 1970 5. On put aussi acheter la dignité de
procurateur de Saint Marc pour 25000 ducats, et les exilés furent autorisés à revenir
moyennant diverses servitudes6. Il y eut des dons aussi, Foscarini affirme que les cités
de Terre ferme apportèrent des « rilevanti somme » de leur plein gré. Innocent XI
1 A. S. V., Senato, dispacci, P. T. M. , busta 1131, dépêche n° 49 du 29 octobre 1696.
2 A. S. V., Senato, dispacci, P. T. M. , busta 1070, dépêches n° 65 et 72.
3 Garzoni, Diario del Senato, fol. 218 v, le 19 décembre 1711.
4 A. S. V., Senato, dispacci, P. T. M. , busta 1252, dépêche n° 26 du 19 mars 1689.
5 Frederic C. Lane, op. cit., p. 568-569. Voir aussi B. N. M., ms. It VII 1241 (8823), fol. 36 v. Pour la liste
des différents impôts et taxes exceptionnelles levées pendant la guerre de Morée voir Sergio Perini, op. cit.,
p. 67. L’agrégation à la noblesse vénitienne donna lieu à de chaudes disputes au sein du Sénat. L’un des plus
farouches opposant étant d’ailleurs Pietro Garzoni lui-même. Durant la guerre de Candie, 80 familles avaient
acheté leurs titres de noblesse, ce qui avait rapporté 8 millions à l’Etat. Parmi ces nouveaux nobles se
trouvait ainsi la famille Ottoboni qui allait donner un pape. Voir P. Daru, op. cit., p. 115; Anastasia Stouraiti,
op. cit., p. 30-37; Setton, Venice, p. 328.
6 Foscarini, Republica Veneta, p. 209, 258.
284
accepta que la République mette en place une imposition de 100 000 florins d’or sur le
clergé de son territoire1. Des ecclésiastiques, bien peu à vrai dire, mirent aussi du leur:
le patriarche de Venise Luigi Sagredo versa 3 000 ducats, l’évêque de Bergame Daniele
Giustiniano 1 000, mais ce furent des exemples qui ne furent pas suivis par d’autres,
« e pure lo stato abbonda di Prelatura opulente, e di Prelati denarosi… » s’insurgeait
Foscarini2. Malgré toutes ces mesures d’urgences et ces quelques remèdes, l’Etat se
retrouva de plus en plus endetté. En 1701, De la Haye constatait le dénuement dans
lequel se trouvait les finances vénitiennes:
« La République n’est pas seulement épuisée d’argent, mais elle est encore
surchargée d’une infinité de dettes considérables, pour le payement desquelles il n’y a
aucun fonds établi, et quoique elle ait surchargé ses sujets par de grosses impositions,
jusqu’à la proposition de taxer toux ceux qui portent des perruques, elle a de la peine à
subvenir aux dépenses indispensables3. »
1 Jacques Savary des Bruslons, Dictionnaire universel de commerce, Paris, 1741, vol. I, p. 306.
2 Daniel Dessert, Argent, pouvoir et société au Grand Siècle, Paris, 1984, p. 29-31.
286
étalon, on constate que la lire se déprécia de 4.3% entre 1665 et 1702. Par rapport au
sequin (zecchino), cette baisse s’établissait à 22% entre 1687 et 17391.
Le sequin vénitien, créé en 1284, pesait 3,5 g d’or pur. Cette monnaie connut une
vogue extraordinaire dans le bassin méditerranéen pendant cinq siècles. A la veille de
la guerre de Morée, le sequin valait 17 lires en Terre ferme, mais il était surévalué
ailleurs, particulièrement en Dalmatie où il valait 25 lires, alors que son taux de change
était fixé à 23:15 (23 lires et 15 sous) au Levant. Le 29 janvier 1684, le Sénat établit
une valeur unique pour le sequin à 25 lires, un taux applicable à toutes les colonies
d’outre-mer2. Cette valeur fut modifiée à nouveau en 1703 par Daniel Dolfin, qui tentait
ainsi d’enrayer la fuite des sequins vers l’étranger:
1 Cesare Gamberini di Scarfea, Prontuario Prezzario delle monete, oselle e bolle di Venezia, Bologne, 1960;
Jean Georgelin, op. cit., p. 528-530; José-Gentil Da Silva, « La dépréciation monétaire en Italie du Nord au
XVVIe siècle: le cas de Venise » in Studi Veneziani n° 15 (1973), p. 297 sq; Ugo Tucci, « Monete e banche »
in Gino Benzoni et Gaëtano Cozzi, Storia di Venezia, dalle origini alla caduta della Serenissima, Rome,
1997, p. 587.
2 B. N. M., ms. It. VII 1241 (8823), fol. 11.
3 Spyridon Lambros, relation de Daniel Dolfin dans . I. E. E., 1896-1900, p. 618.
4 Ibid., relation d’Agostino Sagredo, p. 758.
5 Ugo Tucci, op. cit., p. 577.
6 Ugo Tucci, op. cit., p. 588.
287
Or Sequin 25 Lires
Pour toutes les menues transactions quotidiennes, il fallait surtout des monnaies
en alliage, à base de cuivre et d’argent, ou de cuivre uniquement. Aussi, les autorités
vénitiennes au Levant en demandèrent-elles souvent en abondance. La monnaie la plus
utilisée était sans doute le bezzo en cuivre, valant un demi sou, avec un poids
avoisinant le gramme. En Morée, les fonctionnaires vénitiens utilisaient une monnaie
de compte, donc imaginaire, le real, qui valait 10 lires. l ne s’agissait en aucune façon
du real espagnol, ni d’un real vénitien qui aurait été fabriqué en 16231.
Que valait la monnaie en ce temps? Quel était, par exemple, le pouvoir d’achat
d’un soldat, qui avait droit à une solde mensuelle nominale de 30 lires, donc 600 sous,
mais qui n’en percevait réellement qu’à peu près la moitié? Le soldat bénéficiait en
réalité d’un budget quotidien de 8 sous. C’était très peu, moins encore que les maçons
grecs employés par les Vénitiens en Morée, qui étaient en général rémunérés 16 sous
par jour avec une ration de pain, et leurs contremaîtres 3 lires et demi. Parfois, le
manque de main d’œuvre obligeait d’ailleurs les autorités locales à augmenter les
salaires des journaliers: à Corinthe, en juillet 1700, Pierre de la Salle avait du mal à
recruter des maçons du pays, bien que leurs payes aient été portées à 35 sous par
jour2.
L’ordonnance d’Antonio Nani d’octobre 1704 permet de nous donner une idée
des prix qui avaient cours en Morée. Cette ordonnance fixait les prix de certaines
denrées de base que les soldats achetaient régulièrement. Cette méthode était souvent
utilisée. Avec la paix, toutes les soldes des troupes avaient été réduites: le simple soldat
ne recevait plus que 15:14 lires nominales par mois, ce qui ne faisait plus que 4 sous
par jour environ. La viande de chèvre devait être vendue à 3 sous la livre (301 g), celle
de bœuf 4 sous, et celle de porc 6 sous. Un agneau valait un quart de ducat, donc 45
sous, une poule 16 sous, une bouteille de «bon » vin coûtait 10 sous, le fromage 7 sous
la livre et le beurre de « bonne qualité » revenait à 18 sous la livre. Tout contrevenant
s’exposait à une amende de 25 reals 3. Malgré cette ordonnance, l’homme de troupe
avec son maigre budget ne devait pas manger à sa faim tous les jours, même avec la
ration quotidienne de biscuit ou de pain prévue dont la distribution manquait souvent
de régularité. En effet, la majeure partie de l’approvisionnement se faisait par voie
maritime, avec tous les aléas que cela pouvait engendrer.
1 Contrairement aux suppositions de Siriol Anne Davies, The fiscal system of the venetian Peloponnese : the
province of Romania 1688-1715, thèse de l’université de Birmingham, 1996, annexe sur IV sur les monnaies.
Samuel Romanin, op. cit., vol. VII, p. 345, faisait un autre genre d’erreur, puisqu’il indiquait que cette
monnaie de compte valait « lire otto venete l’uno ».
2 B. M. C., ms. Cicogna n° 2654, dépêche d’Alessandro Molin n° 34; A. S. V., Archivio privato Grimani dai
Servi, busta 35, filza 91, fol. 798-799 (lettre de De La Salle); E. B. E., fonds Nani, ms. n° 3946, fol. 58 r – v
(dépêche de Vincenzo Pasta du 1e avril 1703). Voir aussi Jean Chagniot, Jean Chagniot, Guerre et société à
l’époque moderne, Paris, 2001, p. 115.
3 A. S. V., Archivio privato Grimani dai Servi, busta 38, fol. 754. Sous la direction d’Agostino Sagredo
(entre 1711 et 1714), le prix du meilleur vin disponible, celui de Scopelos, avait été établi par celui-ci à 14
lires par barils alors qu’auparavant son prix pouvait atteindre 3 à 4 ducats (Spyridon Lambros, relation
d’Agostino Sagredo dans . I. E. E., 1896-1900, p. 759.
289
le convoi dirigé par Antonio Bollani mit 27 jours pour parcourir la distance Venise-
Nauplie1, mais durant l’automne 1689 il lui avait fallu 38 jours de Venise à Zante 2, et
Marin Gritti dut batailler durant 40 jours contre le sirocco pour atteindre Corfou au
départ de Venise au début de l’hiver 1684 3. En décembre 1695, un autre convoi mit une
vingtaine de jours pour atteindre le cap Maleas en partant de Venise, mais à cause des
vents contraires, il fallut ensuite batailler plus d’un mois pour rejoindre Nauplie, quand
un flying dolphin peut aujourd’hui parcourir cette distance en quelques heures à
peine (là aussi lorsque le temps le permet)4 ! Il y avait aussi des traversées rapides, ce
qui était tout de même l’exception: en 1689, un convoi de 7 navires mit ainsi 10 jours
de Castelnovo à Nauplie5; en plein hiver 1691-92, en partant de Nauplie encore,
Bartolomeo Contarini rejoignit la Crète et réapprovisionna Souda et Spinalonga en 15
jours à peine6.
Le volume transportable constituait une autre limite. Le tonnage de la flotte de
commerce vénitienne ne pouvait suffire à acheminer l’énorme quantité de matériels,
d‘équipement et d’hommes nécessaire, aussi la République dut-elle affréter un grand
nombre de vaisseaux étrangers qu’elle destina au transport, des vaisseaux appartenant
aux puissances maritimes pour la grande majorité:
ANNEE
ORIGINE 1684 1685 1686 1687 1688 1689 1690 1691 1692 1693 1694 1695 1696 1697
« queste Nationi avide del guadagno si resero in tutto il corso di questa Guerra
molto utili a’Turchi, provedendoli di tutto il necessario per il vivere, scortando le loro
Caravane, e trasportando le Militie da paesi lontani al luogo del bisogno. »
Avec ses 3000 ouvriers, les arsenalotti, l’Arsenal était sans conteste la plus
grande structure industrielle d’Europe, si ce n’est du monde. Dans ce lieu, gardé
jalousement secret, les artisans avaient atteint un haut niveau de technicité dès le
Moyen Age. On pouvait y assembler une galère en une journée, grâce à des éléments
«préfabriqués», conservés en réserve en cas de besoin. Au XVIe siècle, même en temps
de paix, l’Arsenal bourdonnait comme une ruche: entre 1573 et 1591, on y lança 198
galères, 2 galéasses et 24 brigantins. La Sérénissime n’était pourtant en guerre avec
personne!1
Dans le dernier quart du XVII e siècle, la renommée de ce saint des saints n’avait
pas été entamée. C’est de l’Arsenal qu’étaient sorties les 138 galères, les 10 bâtardes, et
les 18 galéasses qui combattirent presque toujours victorieusement contre l’ennemi
ottoman durant la guerre de Crète. Tous les visiteurs étrangers qui passaient par
Venise auraient certainement cher payé pour en visiter les moindres recoins:
« C’est un lieu de prez de trois milles de tour en forme d’Isle, situé à l’une des
extremitez de la Ville, du côté le plus proche de la pleine mer. Il est fermé de murailles,
& environné de Canaux qui lui servent de fossez. Il y a dedans trois grans bassins ou
reservoirs qui reçoivent l’eau de la mer avec communication de l’un à l’autre, tous trois
bordez d’une infinité de remises de Galéres faites, à faire, ou à radouber (car tout cela
se fait en des lieux séparez) de Magazins destinez chacun à leur usage particulier,
savoir un de cloud, un de tous les ferremens nécessaires pour les Galéres; deux de
bales & de boulets de Canon; un de planches, un de timons, un d’avirons tout faits, &
deux ou l’on en fait; deux de cordages avec une corderie de 400 pas de long; un de
chanvre, un de voiles, avec une sale pleine de femmes pour les coudre; un de mats, un
pour la poix, un pour le salpestre, & plusieurs pour la poudre. De plus il y a 12 forges
où 100 hommes travaillent incessamment; 3 Fonderies, & une sale à peser le Canon;
Une grande cour toute pleine de bois, d’Ancres & d’Artillerie, avec plus de 800 piéces de
Canon de tout calibre, rangées en plusieurs sales; & enfin, de quoi armer 50 000
hommes1. »
En 1697, le sergent général Jacob Richards affirmait que les vaisseaux vénitiens
étaient « more like floating brothels than warships »1. Le nombre de navires militaires
se révélant insuffisant, là encore on remédia au problème en louant des bâtiments de
commerce vénitiens qui furent armés et utilisés soit comme brûlot, soit pour tout autre
besoin de la flotte:
ANNEE
1684 85 86 87 88 89 90 91 92 93 94 95 96 97 98
7 24 61 143 112 148 107 64 46 66 62 37 38 152
1 Christopher Duffy, The fortress in the Age of Vauban and Frederick the Great 1660-1789, Londres, 1985,
p. 221.
2 Tullio Pizzetti, op. cit., p. 28.
296
galère, transportant également bien plus d’artillerie, et offrant donc une puissance de
feu conséquente1. Les galéasses continuèrent à être utilisées par les Vénitiens pendant
les deux guerres de Morée, pour n’être totalement désarmées qu’en 17552.
1 De la Haye, op. cit., p. 86: « Cent Pieces de Canon de tout calibre, font bien voir la puissance de ce grand
Corps, qui armé de Voiles, & d’Aviron, fait la fonction de Galere & de Galion, prenant fort bien son party
dans la bonace avec ses Rames, & sçachant se prévaloir des Vents avec la mesme vitesse, & la mesme
adresse que les autres Navires. » C’est une description intéressante que l’on peut comparer avec celle d’un
autre observateur étranger, à 70 ans d’écart (Charles Thomson, op. cit., p. 237): « Galeasses are large, low-
built, heavy Vessels, using both Sails and Oars. They have a Main-mast, Mizzen-mast, and Bowsprit, which
cannot be taken down, or lower’d, as they are in Galleys. They carry about twenty Guns, several of which
are placed in the Head and Stern. The Venetians are now the only People who have Galeasses; but the
French used them formerly. » Voir également Cesare Augusto Levi, Navi venete, Venise, 1892, p. 280.
2 Frederic C. Lane, op. cit., p. 545-546; Nani Mocenigo, Marina veneziana, p. 356.
298
pour les en soustraire selon les cas. Les galéasses eurent de plus en plus de mal à
trouver un rôle adapté à leur emploi: elles étaient trop lourdes et trop lentes pour
manœuvrer avec les galères, et ne pouvaient plus rivaliser avec la puissance de feu des
vaisseaux. Durant la première phase de la guerre de Morée (celle de la conquête),
Francesco Morosini dissocia les escadres qu’il avait sous son commandement: pendant
que le capitaine extraordinaire des navires pourchassait les unités à voiles ennemies
dans toute la mer Egée, le capitaine général pouvait utiliser sans risque la flottille
légère pour opérer des débarquements surprises ou des opérations de diversion. La
conquête avait permis de remplir les chiourmes à peu de frais: en décembre 1690, il y
avait 682 galériens turcs dans la flotte1.
Lorsque la phase d’expansion se termina (1689-1694) Antonio Zeno et
Alessandro Molin durent affronter une flotte ottomane en pleine mutation. En
novembre 1694, Zeno s’inquiétait en apprenant que les 20 robustes sultanes dont
disposait déjà la Porte allaient être renforcées par quatre autres unités en construction
et par 16 Barbaresques2. D’après Carlo Ruzzini, lorsque Duquesne vint bombarder
Chios en 1681,
Mezzomorto Hüseyin Pacha avait compris depuis longtemps que l’avenir était
bien dans les puissants navires de lignes. Il demanda et obtint de diminuer le nombre
de galères pour augmenter celui des vaisseaux4. Les Vénitiens n’innovant plus en
matière navale, c’était leurs ennemis de toujours qui avaient à présent l’initiative!
Alessandro Molin avait clairement analysé l’échec de son prédécesseur. Dès sa prise de
fonction, il conseilla au Sénat de suivre l’exemple des Turcs au plus vite5.
Pendant l’été 1695, Molin disposait de 23 vaisseaux, Mezzomorto de 33, mais ces
derniers étaient plus puissamment armés. Le vaisseau amiral de Contarini, le San
Lorenzo Giustinian, ne portait que 66 canons. Dans sa 18e dépêche, Molin affirmait que
les capitaines et leurs équipages inexpérimentés étaient à l’origine des piètres
résultats de l’ensemble de la flotte. Mais cela n’était en somme qu’une explication
parmi tant d’autres. La cause principale était à rechercher ailleurs, chez l’ennemi, qui
avait simplement transformé sa propre conception de la guerre navale:
« Al principio di questa Guerra non haveva il Turco più di sei Navi, le hà poi
accresciute a 10 ora è sortito con 20 grosse di 60 pezzi, e ben montate di Gente, ne hà
lasciate tre in Costantinopoli, che non erano ben allordine, e si mostro intento a
fabricarne dell’altre. Vedono VV. EE. la forza Turchesca sul Mare lasciar le Galere, e
ridursi alle Navi sopra le quali con insolito esempio si è trasportato lo stesso Capitan
Bassà con la persona, e con l’insegne del commando 1… »
Mezzomorto avait donc d’un geste balayé toute la tradition navale ottomane qui
voulait que le kapudan pacha (imitant ainsi le capitaine général vénitien) montât à
bord d’une galère et s’en servit comme bâtiment amiral. Molin, s’adressant alors à ses
collègues à Venise, demanda à faire de même. La séance des Pregadi du 5 novembre où
l’on aborda cette question fut mouvementée. La « vieille école » (dont faisait partie
Pietro Garzoni) affronta les tenants de la « modernité » qui étaient représentés par
Lorenzo Soranzo. Au bout du compte, les conservateurs eurent le dessus et les savi
écrivirent au capitaine général pour lui intimer l’ordre de rester à bord de la bâtarde,
cette galère de grande taille utilisée uniquement par les amiraux vénitiens 2. Malgré
cette décision conservatrice, le Sénat accepta le défi lancé par les Turcs: d’octobre 1695
à août 1696, l’Arsenal arma 10 nouveaux vaisseaux pour lesquels les provéditeurs à
l’artillerie annoncèrent avoir fondu pas moins de 695 canons en bronze ou en fer, sans
compter 200 pièces d’appoint que l’on montait sur le bastingage3.
En février 1697, le sujet fut de nouveau abordé après une nouvelle requête de
Molin. Une fois de plus, après avoir soumis cette question à la Consulta qui fut réunie
par les sages, les sénateurs décidèrent de ne rien changer: le capitaine général devait
rester sur la bâtarde4. En 1715, au moment où les forces ottomanes s’apprêtaient à
envahir le Péloponnèse, le Sénat n’accepta de laisser Daniel Dolfin monter à bord du
vaisseau Terror que parce que le capitaine extraordinaire Fabio Bonvicini était
gravement malade. Encore n’était-ce qu’une autorisation provisoire et exceptionnelle
dans l’esprit des sénateurs5. L’année suivante d’ailleurs, Andrea Pisani dut se servir
d’une bâtarde à nouveau, et cela jusqu’à la fin de la guerre 6.
Chapitre X
La guerre savante
Les sièges
« La Guerre est sans contredit le plus noble de tous les Mestiers. Dieu mesme
dans les Titres les plus hauts qu’il s’est donné dans l’Ecriture, affecte plusieurs fois,
comme par excellence, celuy de Dieu des Batailles; & l’arme dont il s’est servy le plus
souvent pour terrasser les Rebelles & les Impies, a esté l’Epée, qui distingue encore à
présent le Soldat d’avec le reste des Peuples1. »
A la fin du XVIIe siècle, la guerre de sièges avait atteint son apogée en Europe
occidentale. C’était devenu un véritable « rituel » régi par des règles qu’aucun
belligérant ne pouvait ignorer. A Candie, où Turcs et Vénitiens s’étaient affrontés
farouchement pendant un quart de siècle, la technique de l’attaque et de la défense des
places avait fait d’énormes progrès qui furent plus tard rationalisés par les ingénieurs
des différentes écoles2.
L’attaque « à la Vauban » devint à juste titre la plus célèbre: l’assaillant installait
tout d’abord son campement entre deux lignes de retranchement, l’une tournée vers
l’extérieure, l’autre vers l’intérieur, pour se prémunir des attaques d’une armée de
secours ennemie et des sorties de la place. On creusait ensuite deux tranchées en
zigzag protégées par des gabions et des fascines, qui étaient reliées par trois parallèles,
à 600 m, 350 m et 50 m, c’est-à-dire au pied du glacis, où l’on installait des batteries
pour faire des brèches. A bout portant ou presque, en tirs tendus, les pièces de 24
livres foudroyaient les murs, perçant 2 m de maçonnerie et 4 à 5 m de terre 3. Venait
ensuite la descente du fossé et son franchissement, avant de s’attaquer aux fondations
des demi-lunes et des bastions à l’aide de mines, préludes à de violents assauts à la
grenade, au mousquet, et à l’arme blanche. Arrivée à ce stade du siège, la garnison
demandait en général à capituler, pour éviter le massacre et le sac qui s’en suivait
inévitablement en cas de résistance.
Dès le début de l’investissement, la garnison tentait de gêner les travaux des
assaillants grâce à son artillerie. Elle pouvait aussi effectuer des sorties au cours
desquelles on s’employait principalement à enclouer les canons de l’armée adverse 4.
1 De la Haye, op. cit., p. 71-72.
2 Christopher Duffy, The fortress in the Age of Vauban and Frederick the Great 1660-1789, Londres, 1985,
p. 221.
3 Mémoires de Montecuccoli, op. cit., p. 147.
4 Guillaume Leblond, op. cit., p. 63; Nicolas Faucherre, Places fortes, bastion du pouvoir, Cahors, 1986, p.
40-44; Jean-Marie Goënaga, in Dictionnaire du Grand Siècle, p. 1448-1449; Richard Holmes, op. cit., p. 86;
Lucien Bely, op. cit., p. 297-299; Jean-Pierre Rorive, La guerre de siège sous Louis XIV en Europe et à Huy,
Bruxelles, 1998, p. 57-58; John A. Lynn, The wars of Louis XIV, p. 71-78. Pour enclouer un canon, l’on
301
Il était communément admis alors qu’une armée perdait son contrôle d’un
territoire lorsqu’elle le quittait. Le seul moyen de l’occuper d’une manière ferme et
définitive consistait à installer des garnisons dans les places fortes, et lors d’une
progression en pays ennemi, de ne pas laisser de citadelles sur ses arrières pour ne pas
se voir couper de ses bases. La conquête de la Morée par les Vénitiens et sa reconquête
en 1715 suivit ce schéma, d’où l’importance de la guerre de sièges dans ce conflit, mais
quelques rencontres eurent également un rôle déterminant examiné plus avant dans le
chapitre sur la tactique.
De 1684 et 1694, les troupes du Levant durent mettre onze fois le siège devant
des citadelles tenues par les Turcs (Santa Maura, Prevesa, Coron, Navarin, Modon,
Nauplie, Athènes, Nègrepont, Malvoisie, la Canée, Chios) avec une issue toujours
favorable, sauf dans les îles d’Eubée et de Crète. La nature du terrain, la qualité des
fortifications assiégées, et la détermination de leurs garnisons varia beaucoup. Le
schéma théorique d’une attaque n’était pas toujours applicable à la lettre en Morée: le
terrain de Santa Maura, marécageux et mou, était impropre au creusement de galeries,
tandis qu’à Navarin, Athènes, et Malvoisie les fondations des murs reposaient
directement sur le roc, ces deux dernières forteresses étant d’ailleurs situées sur des
hauteurs. Nègrepont et la Canée étaient défendues par des ouvrages externes qui
ralentirent la progression du siège. Partout ailleurs, les Vénitiens et leurs alliés purent
immédiatement se loger à proximité de la place pour utiliser canons et mortiers dès le
premier jour de l’assaut, ébréchant les murailles et ruinant les habitations sous les
bombes.
Les sièges les plus longs furent en général les plus meurtriers, à l’exception de
celui de Malvoisie, qui fut plus un blocus qu’un siège à proprement parler. Comme
durant la guerre de Chypre, les places fortes les plus récentes (tel le nouveau Navarin
édifié en 1573) n’offrirent pas forcément la plus longue résistance 1:
enfonçait de force un clou ou une longue tige métallique dans la lumière à coups de masse, puis on la brisait
au raz du métal: la lumière étant obstruée, il n’y avait plus moyen de mettre le feu aux poudres et le canon
devenait inutilisable. Pour essayer de parer à cet inconvénient, l’on pouvait tenter de créer une autre lumière
en forant le métal, ou de mettre le feu aux poudres par la gueule du canon, ce qui n’était pas particulièrement
aisé, mais qui était à tous les coups dangereux. Par contre, les gaz produits par le tir faisaient sauter le corps
étranger hors de la lumière la plupart du temps, sauf si les anciens propriétaires du canon avaient eu le temps
de tordre l’extrémité du clou à l’intérieur de l’âme. Le chevalier de Ville affirma que le premier à enclouer le
canon d’un ennemi fut Gaspard Vimercatus de Brême, qui aurait mis l’artillerie de Sigismondo Malatesta
hors d’état (cité par Guillaume Leblond, L’artillerie raisonnée, Paris, 1776, p 129). La lumière était sensible
aux dégradations produites par un grand nombre de tirs. Au siège de Candie, à la fin de l’année 1668, le
grand vizir Ahmed Köprülü avait dû faire refondre ses canons tant les lumières avaient été élargies par l’effet
de l’usure (Hammer Purgstall, L’Empire Ottoman, vol. III, p. 126).
1 Nicosie, la capitale de Chypre, qui était dotée d’une enceinte bastionnée « à la moderne » grâce au célèbre
architecte Giulio Savorgnan, ne résista pas plus de 43 jours à l’assaut turc de 1570, alors que Famagouste tint
ferme une année avec des fortifications médiévales. (Pietro Marchesi, op. cit., p. 84-93).
302
1684 Santa Maura 18 jours 127 morts, 128 blessés1 capitulation de la garnison
1684 Prevesa 8 jours Inconnues capitulation de la garnison
1685 Coron 48 jours 653 morts, 762 blessés2 prise d’assaut
1686 Navarin 11 jours Inconnues capitulation de la garnison
1686 Modon 12 jours Inconnues capitulation de la garnison
1686 Nauplie 28 jours 1500 ?3 capitulation de la garnison
1687 Athènes 7 jours Inconnues capitulation de la garnison
1688 Nègrepont 80 jours 6136 morts, 2016 blessés4 retraite vénitienne
1689-90 Malvoisie 17 mois 400 morts ou blessés5 capitulation de la garnison
1692 la Canée 17 jours 195 morts ou blessés6 retraite vénitienne
1694 Chios 7 jours Inconnues capitulation de la garnison
Une fois l’objectif fixé par le conseil de guerre, la première étape consistait à
investir la place et à établir le campement. Pour ce faire, le quartier maître général
allait observer à distance la forteresse ennemie avec une bonne escorte, avant de
revenir en faire un rapport précis au général en chef. Une fois les dispositions prises en
matière d’organisation du camp, les ingénieurs levaient rapidement un plan
topographique de toute la zone, avant de se voir attribuer certaines missions qui leur
étaient réservées: diriger le creusement de la contrevallation, voire de la
circonvallation lorsque cela s’avérait nécessaire, et indiquer les meilleurs
emplacements pour l’installation des batteries. Puis on ouvrait la tranchée, « hors la
portée du mousquet & la nuit, si on ne le peut faire de jour, on l’ouvre en se couvrant de
mantelets, ou à la faveur de quelques chemins creux, de rideaux, ou de fonds, &c ou
bien on bâtit un bon fort à la queue », précisait Montecuccoli7. Les pionniers creusaient
en direction de la place en zigzag, rejetant les déblais pour former des parapets.
En Morée, les Vénitiens ne purent recruter de la main d’œuvre locale, sous peine
de s’aliéner la fidélité des Grecs dont ils faisaient beaucoup de cas au commencement.
Les travaux de terrassement furent donc confiés aux soldats. Pour ce faire, l’ingénieur
1 Jean-Pierre Rorive, op. cit., p. 57; John A. Lynn, The wars of Louis XIV, p. 119.
2 Jean Christian Poutiers, Rhodes et ses chevaliers 1306-1523, Araya, 1989, p. 63; Bruno Mugnai, op. cit.,
vol. I, p. 87; Marsigli, Stato militare, p. 85.
3 Peter H. Wilson, op. cit., p. 85; Barker, Double Eagle and Crescent, p. 263, 283.
4 Christopher Duffy, The fortress in the Age of Vauban and Frederick the Great 1660-1789, Londres, 1985,
p. 231.
304
construite par l’Espagnol Ramirez. Pendant le siège de Rhodes par Soliman, les Turcs
avaient perfectionné le procédé1. Selon Alberghetti, la cavité où l’on plaçait la poudre
devait être de 6 pieds de haut (2 m), pour 4 à 5 pieds de large ( 1,40 m à 1,73 m). A
l’aide d’un seul baril de poudre, il était possible de faire sauter 12 pieds cube de terre
(0,5 m cube)2. Pendant le siège de Vienne, les Turcs avaient fait sauter 8 mines en
seulement 13 jours. D’après Marsigli, pour calculer la longueur du tunnel jusqu’au
fourneau, ces derniers employaient une méthode qui avait fait ses preuves:
« on se servoit d’un Mineur capable & entreprenant, qui, avec une pierre
attachée à une ficelle, se rendoit de nuit, où l’on avoit resolu pendant le jour de faire la
premiere ouverture de la Galerie… ce Mineur mettoit ventre à terre ou restoit de bout,
& jettoit cette pierre jusques au pied de la Muraille, & ensuite coupant le reste de la
corde, il trainoit l’autre dans la retranchement voisin, où il mesuroit, & calculoit parlà
la quantité de pieds que devoit avoir la Galerie de la Mine3. »
La phase finale d’un siège, l’assaut à la brèche, cristallisait toute l’énergie des
défenseurs et des assaillants1. Si la garnison capitulait à ce moment précis, en général
(mais pas toujours) l’assaillant acceptait de faire la trêve. Des otages étaient échangés
et les deux parties essayaient de parvenir à un accord qui précisait le sort des assiégés,
de leurs familles et de leurs biens, ainsi que le temps imparti pour la remise des clefs
de la forteresse. Les assiégeants menaçaient de rompre les négociations pour réduire
leurs ennemis à composition dans les meilleurs délais. Les clauses n’étaient d’ailleurs
pas toujours respectées: à Famagouste en 1571 et Corinthe en 1715 par exemple, les
Turcs violèrent l’accord et massacrèrent la garnison vénitienne ; à Perchtoldsdorf en
1683, toute la population fut exterminée2.
1 D’après Marsigli, (Stato militare, p. 160), une large brèche dans les défenses ottomanes suffisait à les faire
plier: « Lors, donc qu’on asségera quelques Place défendue par les Turcs, qu’on fasse de bonnes et de
grandes Brêches, pour monter à l’Assaut de front, & en bon ordre. Les Turcs se voyant alors pressés
prendront indubitablement la fuite… ». Pour Montecuccoli, op. cit., p. 153, l’assaut devait être mené avec
ténacité: « Quand on ne peut entrer dans la place, on se loge au pied de la brêche, ou au milieu, ou à la tête,
on bat les retranchements à coups de canon, on pénetre plus avant par des fourneaux, & on passe quelquefois
sous le fossé de la retirade; on fait des logemens en applanissant la terre, & mettant plusieurs rangs de
gabions couverts de plaches & de terre, à la faveur desquels les Mineurs poussent leur travail au milieu de
quelques soldats armés & assurés par les flancs. »
2 Le père Daniel, op. cit., vol. I, p. 620-621; Barker, Double Eagle and Crescent, p. 280.
307
(1687), défendue avec talent par Nicolò Dal Borro et Antonio Bollani, la garnison prit
tellement à partie les assiégeants et les outragea verbalement à un tel point que les
Ottomans décidèrent de dépêcher deux agas pour prier les officiers vénitiens de «
raffrenare le lingue de’loro soldati; li quali si come erano da essi approvati per animosi,
così li pareva, che non bene s’accordasse in loro la virtù militare colla scortesia, ed
insolenza… ». Cette singulière initiative déclencha l’hilarité des soldats vénitiens qui,
loin d’obtempérer, reprirent leurs railleries de plus belle, tout en sachant qu’en
agissant ainsi ils devaient « combattere sino al ultimo spirito, sicure di non ricevere
quartiere da gente barbara, e da loro così villanamente oltraggiata 1. »
Les techniciens
Au XVIIe siècle, le siège d’une place forte était devenue l’affaire de trois types de
techniciens aux aptitudes complémentaires: les mineurs formaient un premier groupe,
les ingénieurs militaires un second, les artilleurs et les bombardiers un troisième.
Les mineurs
Les Ingénieurs
En réalité, son rôle sur le terrain fut très limité: son état de santé ne lui permit
pas de conduire les sièges en personne. Par contre, durant les premières années du
conflit, tous ceux qui se présentèrent au savio alla scrittura pour recevoir leur brevet
d’ingénieur et servir la Sérénissime durent réussir un examen de passage qu’il leur fit
passer: ce fut ainsi le cas pour Sebastian Alberti en mai 1684, Samuel Rodolf Miller en
juin 1687, Oratio Alberghetti en juillet 1688, Antonio Strozzi en avril 1689, Donato
Michiel en mai 1690, ou Antonio Perella en mai 1691 1. L’épreuve consistait
apparemment en un questionnaire d’ordre théorique et sur une réalisation de dessins
techniques. Lorsqu’un célèbre vétéran de Candie tel que le seigneur de Grand-Combe
voulut se porter volontaire pour servir de nouveau au Levant, il lui fallut d’abord
obtenir l’agrément du comte de Verneda2. Ce dernier s’improvisa même professeur en
poliorcétique lorsqu’il dut enseigner au capitaine des mineurs Antonio Giancix,
« giovine bensì di studio, e di spirito applicato » les principes de base de son art, après la
mise hors de combat de tous les ingénieurs disponibles devant Nègrepont 3. Lorsque le
besoin s’en fit sentir, les capitaines généraux embauchèrent parfois eux-mêmes des
officiers qui avaient révélé des aptitudes particulières pendant les opérations, comme
avec Pierre de La Salle, Giacomo di Solari, ou Franciscus Vandeyk. En général, ces
derniers conservèrent leur grade et leur charge militaire.
Le lieutenant général de l’artillerie n’avait pas le pouvoir de recruter pour la
République de lui-même, et il n’existait alors aucune académie où l’on formait à ce
genre de carrière. C’était surtout une question d’expérience acquise sur le terrain. Il
suffisait d’un peu de bon sens et de deux ou trois sièges pour conduire une tranchée,
mais « un bon bâtisseur ne se fait qu’en quinze ou vingt ans d’application », disait
Vauban. Le premier corps des ingénieurs militaires vénitien ne fut créé qu’en 1734, et
dépendit de l’artillerie jusque en 1770, quand le régiment du génie fut organisé sous la
direction du colonel Dixon4.
A la fin du XVIIe siècle l’école française de Vauban exportait son savoir-faire 5,
mais l’école hollandaise n’était pas en reste, grâce aux talents d’Adam Freitag (1608-
1650) et du baron Menno Von Coehoorn (1641-1704). Les ingénieurs allemands et
anglais étaient également assez appréciés, et les Italiens conservaient une solide
réputation. On retrouva ainsi des ingénieurs de tous ces horizons servant dans les
armées vénitiennes du Levant et de Dalmatie.
1 A. S. V., Senato da mar, registro n° 150 (1684), fol. 98; A. S. V., Senato da mar, registro n° 153 (1687), fol.
199r; A. S. V., Senato da mar, registro n° 154 (1688), fol. 226; B. M. C., ms. Morosini Grimani n° 247, fol.
215 v; A. S. V., Senato da mar, registro 156 (1690), le 24 mai; A. S. V., Senato da mar, registro 157 (1691), le
5 mai. Vauban aussi donnait son avis sur certaines admissions (Gilbert Bodinier, op. cit., p. 755).
2 A. S. V., Senato da mar, registro n° 154 (1688), fol. 151 v –152 r.
3 B. M. C., ms. Morosini Grimani n° 247, fol. 162 v.
4 Gilbert Bodinier, op. cit., p. 755; Francesco Paolo Favaloro, op. cit., p. 115.
5 Anne Blanchard, op. cit., p. 409-410.
312
della presente Guerra s’adopravano, e che havendo la Camera dritta facevan tiro più
corto, se bene per altro era più durabili, e men soggetti alli fratture », remarquait
Morosini en novembre 16891. Le comte de Verneda mit aussi au point des mortiers à
chambre sphérique à plus longue portée, ressemblant à des obusiers, mais les tests
dirigés par le gouverneur Antonio Sorra et le sergent major Gregorio Dir pendant l’été
1695 ne furent pas convaincants2.
Bombardiers ou bombisti, ces techniciens indispensables à la guerre moderne
devaient surtout leurs connaissances à l’empirisme. Les trajectoires en tirs tendus ou
paraboliques étaient calculées au mieux avec ce que l’on appelait un quart-de-cercle
gradué ou équerre du bombardier (squadra da bombardiere), au pire estimées. La
portée maximale en tir parabolique était à peu près dix fois plus importante que celle
d’un tir à l’horizontale. L’équerre était dotée de deux bras, l’un long, l’autre plus court,
avec un arc de cercle métallique gradué (le plus souvent en douze parties) et doté d’un
fil à plomb. L’inclinaison de la pièce était calculé en introduisant le bras le plus long
dans l’âme du canon et en lisant sur l’échelle le point indiqué par le fil à plomb. D’après
Alessandro Capobianco, avec une équerre divisée en douze segments l’on obtenait les
portées suivantes: à un segment, cinq fois la portée d’un tir à l’horizontale, à deux
segments, huit fois et demi, à trois segments, dix fois et trois cinquième, à cinq
segments, onze fois et quatre cinquième, à six segments, 12 fois 3.
Pour remédier à ce manque de rigueur et de précision, les mathématiciens
depuis Galilée et Torricelli essayaient d’établir des tables de tir plus fiables. A Venise,
Sigismondo III Alberghetti (le frère aîné de Giust’Emilio qui mourut en 1703), publia
en 1691 le « Direttore delle projettioni orizontali », puis la « Nuova artilleria Veneta »
huit années plus tard. Cet ouvrage, destiné aux artilleurs, fut présenté à la communauté
scientifique de son temps: en France, il fut examiné par Cassini et La Hire qui jugèrent
simplement « que l’impression en pourroit estre utile », tandis qu’en Angleterre
Edmund Halley estima que ces tables pouvaient permettre aux bombardiers de
« colpire qualunque oggetto sopra, ò sotto il livello, nella quale previa operatione
geometrica, nella quale sarebbe facile commettere errori 4. »
1 Jean Chagniot, op. cit., p. 299; B. M. C., ms. Morosini Grimani n° 247, dépêche n° 47 du 8 novembre
1689.
2 A. S. V. Senato, dispacci, P. T. M. , busta 1130, rapport en annexe de la dépêche n° 23. Les tests avaient
aussi été menés par Carlo Mafferoli, capitaine de l’artillerie, Jacques Blondel, maître artificier, Antonio
Manzoni, chef principal de batterie, Antonio Pisa, chef de batterie, Giacomo Camozzino, assistant de la
compagnie des bombardiers, et Anzolo Motta, sergent.
3 Alessandro Capobianco, Corona e Palma militare di Artiglieria, Venise, 1598; Claude Blair, Enciclopedia
ragionata delle armi, Milan, 1979, p. 68.
4 Sigismondo Alberghetti, Nova Artilleria Veneta, Ictibus Praepollens Usu Facillima & Projectionibus
Theoriae Tabularum Universalum, Venise, 1699 ?, p. s. numéro; Dizionario bibliografico degli Italiani,
Rome, 1960, p. 630. Voir également B. N. M., ms. It. VII 523 (8399), où sont conservées une version
manuscrite de la Nuova Artiglieria Veneta, mais aussi l’ « Artiglieria Moderna Veneta » de Sigismondo,
avec d’autres documents exaltant les mérites de la famille Alberghetti: l’ « Istoria dell’Artiglieria Moderna
Veneta », des « Scritture, lettere, documenti vari, decreti riguardanti l’artiglieria veneta e l’opera
315
Malgré toutes les critiques proférées contre les artilleurs vénitiens par les
patriciens eux-mêmes, à l’étranger on les considérait toujours comme excellents, De la
Haye allant même jusqu’à affirmer qu’ils étaient les « meilleurs Cannoniers du
Monde » !1 En effet, la comparaison avec les artilleurs turcs, par exemple, tournait
encore souvent en défaveur de ces derniers. Un épisode de la guerre en Dalmatie qui
eut lieu au printemps 1687 et que rapporta Nicola Beregani est digne d’être mentionné
à ce propos. D’après ce dernier, durant le siège de Sinj, les artilleurs de la Porte
n’auraient pas brillé par leur savoir-faire:
dell’Alberghetti », ainsi que le « Del modo certo di vincere li Turchi in mare. » Un autre manuscrit, le It. VII
1542 (8889) débute par la description de pièces de canons inventées par Sigismondo: « Informatione circa li
Cannoni di nuova Invenzione del q(uonda)m Sigismondo Alberghetti. »
1 De la Haye, op. cit., p. 97.
2 Beregani, Guerre d’Europa, vol. II, p. 218.
3 Francesco Paolo Favaloro, op. cit., p. 108, d’après un rapport du savio alla scrittura Tommaso Pedinelli.
4 Nicolò Garzoto Sorra, Istruzione a’sotto-Capi, e Capi Bombardieri; o sia Breve trattato delle cose più
necessaire a sapersi da quelli, ch’esercitano tale professione, Con l’esercizio del Cannone tanto ad uso di
Terra, che di Nave, e maneggio dell’Armi, Venise, 1743; Ennio Concina, op. cit., p. 101-102.
5 Quelques diplômes de bombardiers sont conservés à l’Archivio di Stato de Venise, dans le fonds des
Provveditori alle artiglierie, busta 24, mais tous sont en piteux état. A notre connaissance, un seul autre est
véritablement digne d’intérêt, celui de Bortolo Garzoni, âgé de 27 ans, qui obtint le grade de sous chef
bombardier le 12 octobre 1703 (à cette date les épreuves durent certainement s’effectuer face à Antonio
Sorra). Le diplôme de Bortolo Garzoni est conservé à la bibliothèque du musée Correr de Venise, fonds de
Provenances Diverses, codice 769, document n°19.
316
L’artillerie et la poudre
Au début du XVIIIe siècle, tous les apprentis bombardiers de Venise savaient que
la République répartissait encore son artillerie en trois groupes (generi). Le premier
était constitué par les pièces de petits calibres tels que les faucons d’entraînement
(Falcon da gioco), de 1 livre (0,4769 kg) ceux de trois et de six, le passe-volant
(Passavolante) de neuf, ainsi que les sacres et aspics de douze. Le deuxième groupe
était constitué par les pièces utilisées le plus souvent pour la défense des forteresses:
les canons et couleuvrines de 16, 20, 40, 50, 60, 90, 100 et 120 livres. Toutefois, pour
des raisons évidentes de manœuvrabilité, les canons de plus de 50 livres ne furent plus
employés dès la troisième décennie du siècle. Enfin, le troisième groupe regroupait les
canons pierriers de 120 et de 200, ceux à chargement par la culasse dits « da Mascolo »
de 1, 3, 6, 12, et 14 livres, ainsi que les mortiers de 50 et de 100 livres 2.
Le calibre était calculé d’après le poids du boulet: « Le canon porte
ordinairement le nom de la pesanteur du boulet qu’il peut chasser; ainsi s’il peut
chasser un boulet de 24 livres, on dit que c’est un canon de 24 livres de balle, ou
simplement une piece de 24 », expliquait ainsi Guillaume Leblond3. En France, à partir
de la guerre de Hollande, on était censé appeler les pièces d’après leur calibre: « On
désigne encore les pieces de canon par le diametre de leur bouche ou de leur
ouverture, qu’on nomme le calibre de la piece; ainsi si ce diametre a 3 ou 4 pouces, &
on dit que la piece en a autant de calibre4. » Mais les anciennes dénominations
persistèrent longtemps5.
Chaque pièce était unique et possédait des caractéristiques qui lui étaient
propres: qualité de l’alliage, poids, taille, calibre, portée, type d’affût... etc. Avant la
production de pièces de fer commencées sous l’égide de Sigismondo III Alberghetti à
partir de 1685, la République ne produisait que des canons en bronze, constitués d’un
alliage d’étain, de cuivre et de zinc1. Les proportions de ces éléments variaient selon les
1 Sigismondo Alberghetti, l’aîné des cinq fils de Giovanni Battista, maître fondeur à l’Arsenal de Venise,
avait été chargé en 1683 d’une mission de la plus haute importance. Les canons de fer coûtant à la fabrication
319
un tiers moins cher que ceux de bronze, la République avait tenté d’en fondre dans les régions de Bergame et
de Brescia, mais les tentatives s’étaient soldées par des échecs. Sigismondo fut donc envoyé en Angleterre
pour passer une commande de 200 pièces en fer de 14 et 20 livres et en surveiller la fabrication, mais
également pour apprendre les secrets des fondeurs d’outre-Manche. Il en profita pour parcourir l’Europe et
acquérir une foule d’ouvrages scientifiques concernant la fortification ou la navigation. A son retour en 1685,
le Sénat lui confia la tâche d’organiser des fonderies sur le modèle anglais à Brescia (Dizionario
Bibliografico degli Italiani, p. 630; B. M. C., ms. Morosini Grimani n° 563, fol. 161; Claude Blair, op. cit., p.
69).
1 Eugenio Gentilini, Il perfeto Bombardiero et real Instruttione di artiglieri, Venise, 1626, p. 12.
2 Les données concernant le poids des pièces et leurs portées sont tirées de Nicolò Garzoto Sorra, op. cit., p.
76-78. Après comparaison, ces chiffres correspondent presque toujours avec ceux avancés par Alessandro
Capobianco, et par ceux de P. Floriani, Diffesa et offesa delle piazze, 1630, cité par Ermanno Armao, La
Relatione dell’Isola et Città di Tine di Pompeo Ferrari Gentil’huomo piacentino, Rome, 1938, p. 114.
3 Ermanno Armao, op. cit., p. 114, a tenté d’apprécier les diamètres en les calculant d’après le poids des
boulets employés: « Nessun autore antico o moderno dà il diametro di queste antiche artiglierie. L’ho
dovuto dedurre, per i pezzi in esame, dal peso della palla e calcolando per il ferro il peso specifico di 7,8. I
dati vanno quindi considerati approssimativi. » Il trouve donc dans l’ordre les diamètres de 30, 71, 89, 112,
118, 130, 150, et encore 150 mm pour un « Moschetto da 1 libbra », un « Falconetto da 3 libbre », un
« Falcone da 6 libbre », un « Sagro da 12 libbre », une « Colubrina da 14 libbre », une autre « da 20 », une
dernière « da 30 », et enfin pour un « Cannone da 20 libbre ». Mais la bibliothèque de la fondation Querini-
Stampalia conserve une représentation de tous les diamètres vénitiens dessinés sous forme de cercles
concentriques dans le manuscrit 315, Classe IV, Codice CCCCLXXIX, 1ère partie, fol. numéroté 26. Il
suffisait donc de mesurer avec attention chaque diamètre représenté. Les diamètres en mm. indiqués ici sont
donc tirés de ce document et sont précis à + ou - 2 mm.
320
1 Pour Nicolò Garzoto Sorra, op. cit., p. 15, afin que le boulet employé ne soit pas trop gros pour la sécurité
de la pièce, le vent doit représenter « la ventunesima parte delle ventidue, nelle quali va diviso il Diametro di
cadaun Pezzo. »
2 Eugenio Gentilini, op. cit., p. 7.
321
« Non-seulement les troupes de presque tous les princes chrétiens sont armées
de même, mais aussi la maniere de les ordonner pour combattre, camper, marcher,
pour attaquer & deffendre des places, pour leur exercice, police, & discipline, est la
même à peu de choses près4. »
flèches par minute à une distance avoisinant les 200 mètres, tandis qu’il fallait encore
plusieurs minutes pour charger une arme à feu et que la portée utile n’excédait pas les
100 mètres. Mais deux facteurs en favorisèrent l’adoption par toutes les armées
européennes: on pouvait former un arquebusier moyen en quelques jours, alors qu’il
fallait de longues années de pratique à un archer, et une balle de mousquet pouvait
transpercer une armure de 2 à 4 mm à 100 mètres1.
Le mousquet fut l’arme à feu la plus largement répandue au XVII e siècle. Equipé
d’une platine à mèche et d’un bassinet avec couvercle pivotant, il était plus lourd (il
pèse 6 kg à la fin du siècle) mais portait plus loin que l’arquebuse. Au début, son
emploi nécessita l’utilisation d’une fourquine, son calibre était également plus
important, les balles en plomb du mousquet pesaient 40 g, celles de l’arquebuse deux
fois moins2. La mise à feu était réalisée grâce à une mèche de chanvre imprégnée de
salpêtre et d’esprit-de-vin, qui brûlait sans flamme comme de l’amadou. Cette mèche
était maintenue par les mâchoires d’une pièce métallique en forme de « S » dite
serpentin, qui était portée au contact de la poudre très fine qui garnissait le bassinet, le
pulvérin, par un ressort et une détente. Le pulvérin, s’enflammant, communiquait par
la lumière le feu à la charge de poudre contenue dans le canon. L’inconvénient principal
de l’arme résidait dans cette mèche qu’il fallait garder allumer, quelle que soit l’heure
et les conditions atmosphériques3. Selon Montecuccoli, la mèche se consumait à la
vitesse de 24 cm par heure4.
1 Geoffrey Parker, op. cit., p. 17, 237; Richard Holmes, op. cit., p. 70-71; Jean Chagniot, op. cit., p. 297;
William Reid, Les armes, Fribourg, 1984, p. 102-103; Kurt Agren, op. cit., p. 30.
2 Claude Blair, op. cit., p. 339.
3 Merrill Lindsay, Histoire des armes à feu du XVe au XXe siècle, Fribourg, 1972, p. 35-43; John A. Lynn,
The wars of Louis XIV, Singapoure, 1999, p. 58-59.
4 Mémoires de Montecuccoli, p. 62.
323
1 Jean Chagniot, op. cit., p. 297; Robert Held, La storia delle armi da fuoco, Milan, 1960, p. 171, 176-177;
David G. Chandler, « Gli eserciti e le flotte » in Storia del mondo moderno (The new Cambridge modern
History), Milan, 1971, vol. VI, p. 892-893.
2 Puységur, Art de la guerre, vol. I, p. 71
324
D’autres armes à feu portatives étaient moins utilisées: les carabines rayées,
employées surtout par des unités nordiques telles que les jägers, étaient plus précises
que les mousquets et avaient une portée supérieure, mais elles coûtaient cher et
prenaient plus de temps à recharger, et les pistolets, à la portée limitée à 40 m, étaient
réservés à la cavalerie. En France, le premier régiment de cavalerie entièrement équipé
de carabines fut créé en 16931. En 1695, le comte de Stenau conseilla aux Vénitiens
d’équiper de carabines au moins quatre dragons par compagnie, pour trouver une
réponse adéquate aux escarmouches des Turcs. Cette idée fut d’ailleurs reprise par
Francesco Grimani trois années plus tard2.
L’armée impériale commença à se doter du fusil dès 1684, tandis qu’en Suède les
premières distributions n’eurent lieu qu’en 1696 et qu’en France le remplacement ne
fut effectué qu’en 1699-17003. En Angleterre, sous l’impulsion de James II, le Royal
Fusilers et le Royal Fusilers of Wales furent équipés de la nouvelle arme en 1685 et
1688, et pendant le règne de William d’Orange, on commença à manufacturer à la
chaîne les légendaires Brown Bess, qui allaient servir pendant près de 130 années4.
L’armée vénitienne suivit cette évolution, mais le renouvellement des stocks fut
lent: en décembre 1705, dans les dépôts de Corinthe, le munitionnaire Pietro Guciardi
identifia 1 507 mousquets à mèche contre seulement 146 fusils et 22 carabines 5.
Lorsque le danger d’une invasion turque du Péloponnèse se fit de plus en plus précis,
une partie des mousquets fut transformée à la hâte en fusils, mais cette adaptation fut
réalisée de manière maladroite: quand la percussion ne rata pas complètement, les
canons des armes éclatèrent presque tous, blessant ou tuant ceux qui s’en servirent:
« Vien considerato, che il crepar di dette Canne succeda per esserli levato il ferro,
che havevano, mentre queste erano canne montate con serpa da micchia, che si
adoperavano con la forzina, e per ridur le dette Canne à più legerezza, e convertirle in
fucili moderni restano deboli per poter resistere all’occasioni… nella frequenza de tiri
crepano6. »
« Durant la guerre de 1688 on avoit proposé au feu Roi de supprimer les piques
& les mousquets ; il fit même faire une épreuve de bayonnettes à douille à peu près
comme celles d’aujourd’hui sur les mousquets de son régiment ; mais comme les
bayonnettes n’avoient pas été faites sur les canons qui étoient de différentes grosseurs,
elles ne tenoient pas bien ferme, de sorte que dans cette épreuve qui fut faite en
présence de S. M. plusieurs bayonnettes en tirant tomboient, à d’autres la balle en
sortant cassoit le bout, cela fit qu’elles furent rejettées. Mais peu de tems après des
Nations contre lesquelles nous avons été en guerre, quitterent les piques pour prendre
1 John F. Hayward, Les armes à feu anciennes 1660-1830, Fribourg, 1964, vol II, p. 142-146; Merrill
Lindsay, op. cit., p. 78, 260-261.
2 Alberto Prelli, op. cit., p. 6.
3 Mémoires de Montecuccoli, op. cit., p. 24-25.
4 Le père Daniel, op. cit., vol. II, p. 590-591; Gilbert Bodinier in Dictionnaire du Grand Siècle, p. 107;
Philippe Contamine, op. cit., p. 409-410; Puységur, Art de la guerre, vol. I, p. 51; John A. Lynn, The wars of
Louis XIV, p. 60-62.
326
les fusils avec des bayonnettes à douille, ausquelles nous avons été obligé de revenir 1. »
Les troupes de la Sérénissime ne suivirent pas non plus cette évolution sans à-
coup: les trois régiments du Hanovre recrutés en décembre 1684 furent entièrement
équipés de mousquets et d’épées, mais en janvier 1686, le savio alla scrittura prescrivit
encore au bataillon du comte d’Oresterne d’être composé de deux tiers de
mousquetaires pour un tiers de piquiers 2. Il s’agissait là pourtant du chant du cygne de
la pique, qui mesurait alors 4,50 m alors qu’elle avait fait 7,20 m au XVI e siècle. Durant
la campagne suivante, l’introduction combinée de la baïonnette et des chevaux de frise
par Königsmark provoqua une profonde mutation dans la tactique de combat 3.
Les chevaux de frise étaient utilisés au moins depuis la fin du XVI e siècle, et
l’armée de Gustaf-Adolf en employa sous le terme de « Schweinsfeder » (pique à
cochon)4. Avec l’apparition de la baïonnette, le fantassin se voyait équipé en même
temps d’une arme à feu et d’une arme de choc, tandis que les chevaux de frise créait
une sorte de haie défensive mobile. La pique fut donc aussitôt écartée n’ayant plus
1 Puységur, Art de la guerre, vol. I, p. 72. En 1671, le régiment des fusiliers, ensuite rebaptisé Royal-
Artillerie, avait été le premier à être équipé de baïonnettes (le père Daniel, op. cit., vol. II, p. 592).
2 Léon de Laborde, Athènes aux XVe, XVIe, et XVIIe siècles, p. 182; B. M. C., ms. Donà dalle Rose n° 428.
3 Avant l’entrée en campagne, le comte de Königsmark avait pris la peine de passer commande auprès de
l’Arsenal de Venise de chevaux de Frise et de baïonnettes (A. S. V., Senato da mar, registro n° 152 -1686-,
fol. 363 v, le 15 février more veneto, donc 1687).
4 Richard Brzezinski, op. cit., I, p. 17-19.
327
d’utilité, ce qui eut pour effet d’accroître notablement la puissance de feu des
bataillons:
1 A. S. V. Senato, dispacci, P. T. M. , busta 952, dépêche n° 24. Rapport de Francesco Grimani. Notons au
passage que Maurice de Saxe, petit-neveu du comte de Königsmark, déplora la disparition de cette pique
(Jean Chagniot, op. cit., p. 298).
328
une réponse adaptée face au mode de combat employé par les Ottomans qui
chargeaient en masse, souvent à l’arme blanche. D’ailleurs, Ludwig Wilhelm von Baden
s’en servit encore en 1689 à la bataille de Nissa1.
Enfin, l’on assistait au grand retour de la grenade, qui était principalement
utilisée dans les sièges. D’après Montecuccoli, les Espagnols en auraient lancé 30 000
pour secourir Valenciennes en 1656, et d’après Paul Rycaut, les Vénitiens en auraient
utilisé plus de 100 000 à Candie 2. D’un poids d’un kilo et demi environ, la grenade à
main était en fer ou en verre, remplie de poudre, et l’on y mettait le feu à l’aide d’une
mèche. Les grenadiers, des soldats d’élite, étaient alors mêlés au reste des
mousquetaires et ne formaient pas encore d’unités distinctes, sauf dans l’armée
française, où on créa une compagnie de grenadiers par bataillon d’infanterie dès 1670 3.
Une autre innovation, l’uniforme, commençait à faire son chemin, et fit une
première timide apparition durant la guerre de Trente Ans. Les troupes de Wallenstein
portaient des écharpes rouges mais Richard Brzezinski a récemment démontré que les
officiers Suédois en arboraient des bleues, des vertes, des jaunes ou même des rouges
eux-mêmes, et que l’usage voulait que les soldats portent les couleurs de leur général.
On pouvait d’ailleurs se servir de toute une foule de signes distinctifs, comme le port
d’une plume ou d’un brassard d’une couleur précise attaché au bras ou au chapeau 4…
etc. Selon la tradition, la New Model Army de Cromwell aurait été la première dotée
d’un uniforme à grande échelle après 1645, mais là encore, Geoffrey Parker a prouvé
que l’adoption des redcoats par l’armée parlementaire n’avait pas été aussi généralisé
que l’on avait pu croire. En France, Louis XIV imposa d’abord l’uniforme aux régiments
étrangers en 1668, et les autres régiments en furent dotés progressivement, même la
cavalerie, qui dut l’adopter à partir de 1690 5. Les troupes impériales commencèrent à
en être pourvues pendant les guerres turques, la couleur préférée était le rouge, mais
les teintes grises résistaient mieux à l’usure. Le vert, par contre, avait été banni dès
1661, car c’était la couleur de l’ennemi héréditaire6.
A Venise comme ailleurs, on prenait lentement conscience des avantages de
l’uniforme, mais le coût représentait un sérieux frein à son adoption, et en équiper
entièrement l’armée ne constitua jamais une priorité du gouvernement pendant la
guerre de Morée. Les sources iconographiques de cette période sont quasiment
1 2 3
Fig. 56. 1) Soldat Suisse du régiment Stockar (1717)
2) Soldat Allemand du régiment du comte d’Otting (1715)
3) Soldat Italien du régiment Carlo Costanti (1708)
(Francesco Paolo Favaloro, L’Esercito Veneziano del’700)
1 Francesco Paolo Favaloro, op. cit., p. 7-8; Alberto Prelli, Le milizie venete in Palma 1593-1797, Udine,
1988, p. 178.
330
On retenait sur la solde des soldats vénitiens 4 lires par mois pour l’habillement,
mais la fréquence des dotations et leur qualité laissaient à désirer: Giacomo Corner se
plaignit de n’avoir reçu que 300 uniformes en 31 mois pour habiller l’ensemble des
troupes stationnées en Morée !1
Dans une dépêche de juillet 1692, Domenico Mocenigo mentionnait qu’il
attendait la livraison de 2 000 habits, de préférence rouges ou bleus car, disait-il,
« questi sono i colori proprj de soldati, che i Regimenti tutti vestiti ad un modo faranno
più bella mostra ». S’il attachait une grande importance à l’aspect, il n’en oubliait pas
pour autant le côté pratique: « i soldati quando sono ben vestiti si conservano più sani, e
riescono anco più bravi nelle operationi. » D’habitude, les uniformes étaient fabriqués
en Terre Ferme et acheminés par bateaux, mais Mocenigo conseillait plutôt de
n’expédier que le tissu afin de les confectionner sur place car, ajoutait-il, ceux qui
étaient envoyés de Venise « sono corti, e stretti, e male aggiustati alla persona, che i
soldati non possono servirsi, e riescono di pochissima durata 2. »
En octobre 1695, Alessandro Molin remarquait encore les mêmes défauts de
fabrication et demandait, sans se faire d’illusions, que les habits soient d’une seule et
même couleur, soit rouge, soit bleue « non essendovi cosa, che più offenda l’occhio
quanto il vedere li soldati d’uno stesso corpo, vestiti a divisa, parte d’un Colore, e parte
d’un altro, quando per la spesa sia la medesima 3. » Une année plus tard, ayant
réceptionné un arrivage de tissus devant servir pour 1000 soldats, il se plaignit de sa
qualité: l’Etat ne l’avait payé que de 3 à 5 lires le braccio (entre 63 et 68 cm). Au lieu de
tissu, Molin réclamait du drap, dont quelques régiments étrangers étaient habillés, et
qui s’était révélé plus résistant. On pouvait en acquérir sur place, où il coûtait moins
cher. Le prix de revient d’une veste n’aurait été que de 25 ou 26 lires. Alessandro Molin
rappela aussi l’urgence de vêtir l’armée du Levant. Selon lui, la quasi totalité des
uniformes ou presque devait être remplacée au cours de la campagne suivante4.
La tactique
« Rien n’est si beau, si leste, si brillant, si bien ordonné que les deux armées. Les
trompettes, les fifres, les hautbois, les tambours, les canons, formaient une harmonie
telle qu’il n’y en eut jamais en enfer. Les canons renversèrent d’abord à peu près six
mille hommes de chaque côté; ensuite la mousqueterie ôta du meilleur des mondes
environ neuf à dix mille coquins qui en infestaient la surface. La baïonnette fut aussi la
raison suffisante de la mort de quelques milliers d’hommes. Candide, qui tremblait
Avant d’aborder la stratégie employée par les Vénitiens eux-mêmes, il est bon
d’évoquer quels étaient alors les usages en ce domaine.
L’infanterie lourde était devenue prépondérante au cours des siècles précédents,
reléguant la cavalerie à des rôles subalternes: la reconnaissance, le harcèlement ou la
poursuite de l’ennemi en déroute. Les carrés compacts de fantassins suisses, hérissés
de longues piques, avaient joué sur l’effet de masse et leur densité. Dans le tercio du
XVIe siècle, qui comptait 2 500 hommes, on introduisit des armes à feu. Les tercios, ou
« carrés espagnols », étaient constitués d’un carré de piquiers flanqués par des
arquebusiers aux quatre angles. Les arquebusiers ouvraient le feu puis contre-
marchaient vers l’arrière, où les piquiers les couvraient pendant qu’ils rechargeaient.
Lorsque leur feu avait provoqué suffisamment de dommages dans les rangs adverses,
les piquiers avançaient pour repousser l’ennemi. Le rôle des arquebusiers ou des
mousquetaires restait assez faible puisque leur feu était intermittent: trente-deux
hommes seulement tiraient à la fois. La cinglante défaite de Don Francisco de Melo à
Rocroi sonna le glas des tercios2.
Dans une lettre écrite en décembre 1594, le comte Willem-Louis d’Orange-
Nassau présenta une idée novatrice à son cousin le stathouder de Hollande Maurice:
s’inspirant des tirs ininterrompus des lanceurs de javelots et des frondeurs des légions
romaines, il estima que cinq rangs de mousquetaires tirant tour à tour devaient
pouvoir maintenir un feu continu3. La contremarche et le feu continu ainsi réalisés
eurent un effet considérable sur le développement de la tactique des batailles. Les
formations compactes offraient une cible idéale. Pour profiter à plein de la puissance
de feu, en quelques années à peine tous les stratèges européens adoptèrent donc
l’ordre mince, étirant leurs lignes aux maximum: à Lützen en 1632, l’armée suédoise
formait un front de près de 3 km, durant les grandes manœuvres organisées par
Königsmark à Porto Glimino, les 13 000 hommes de l’armée vénitienne offraient un
front long de plus de 2,5 km, et d’après le marquis de Puységur, une armée de 43 200
hommes s’étirait sur 8 km4.
Le bataillon de Maurice de Nassau était composé de 550 hommes sur une
profondeur de 10 rangs et un front de 49 soldats 5. Les applications furent assez
diverses: dans le premier tiers du XVIIe siècle, les mousquetaires hollandais reculaient,
1 Voltaire, Candide ou l’optimiste, 1759, chapitre III.
2 Voir René Quatrefages, Los tercios espanoles (1567-1677), Madrid, 1979; Gilbert Bodinier in Dictionnaire
du Grand Siècle, p. 1498; Lucien Bely, op. cit., p. 303-305; Richard Holmes, op. cit., p. 72.
3 Cornelis Schulten, « Une nouvelle approche de Maurice de Nassau (1567-1625) » in André Corvisier
(mélanges à), Le soldat, la stratégie, la mort, Paris, 1989, p. 42-53.
4 Richard Brzezinski, op. cit., II, p. 33; B. N. M., ms. It. VII 2592 (12484), fol. 56 v; Jean Chagniot, op. cit.,
p. 291.
5 Geoffrey Parker, op. cit., p. 19-20; Lucien Bely, op. cit., p. 305-306.
332
tandis que d’après l’Ecossais Robert Monro, deux ou trois rangs de Suédois avançaient
avant de faire feu simultanément1.
C’est en Suède justement que les expériences des Nassau trouvèrent sans doute
leurs meilleurs applications immédiates. Le roi Gustaf-Adolf (1594-1632), qui avait
une bonne connaissance des théories classiques, étudia le bataillon hollandais et les
tercios, ainsi que les derniers traités de Johann Jacob Wallhausen inspirés par Johann
de Nassau-Siegen: L’art militaire pour l’infanterie (1615), Kriegskunst zu Pferd (1616) et
Archiley Kriegskunst (1617). En 1620, le jeune roi rencontra Johann de Nassau à
Heidelberg, et leur entretien fut à l’origine des réformes suédoises2.
Gustaf-Adolf créa une unité tactique souple, la brigade, forte de 1 500 à 2 000
hommes, constituée par quatre escadrons et deux régiments, qui prouva son efficacité
et sa suprématie à Breitenfeld en 1631. L’infanterie suédoise comptait plus de piquiers
que de mousquetaires (216 pour 192), mais les régiments qui ne comptaient que six
rangs de profondeur vainquirent les bataillons impériaux disposés en dix ou quinze
rangs. A la bataille des Dunes en 1658, les bataillons français comptant 1 200 hommes
avaient encore 8 rangs de profondeur, tandis qu’à la fin du siècle, 700 mousquetaires
ne s’alignaient plus que sur quatre ou cinq rangs. En 1702, les bataillons anglais de 500
hommes n’étaient disposés que sur trois rangs, et les Suédois, qui comptaient le double
de combattants, sur quatre3. Pendant la guerre de Morée, les Vénitiens utilisèrent
quatre rangs de profondeur et ouvraient le feu soit rang par rang, soit par salves de
deux rangs. Cette organisation est attestée au moins durant la bataille d’Argos du 6
août 16864.
Avec les Suédois, la cavalerie joua à nouveau un rôle majeur. De six rangs de
profondeur, elle passa à trois, qui furent entraînés à charger au trot jusque dans la
mêlée. Des corps de 50 à 200 mousquetaires intercalés entre les escadrons de cavalerie
tiraient des salves à bout portant pour briser les attaques de la cavalerie adverse qui
était ensuite repoussée par les unités montées suédoises. A cette époque, la cavalerie
était subdivisée en deux: les cuirassiers et les dragons. Les cuirassiers chargeaient
l’ennemi au sabre et au pistolet, les dragons, armés d’un sabre et d’un mousquet,
n’étaient en fait que de l’infanterie montée. Ces deux types de cavaliers continuèrent à
exister jusqu’au XIXe siècle, mais le rôle du dragon s’accrut de plus en plus 5. Pendant la
guerre de Morée, les Vénitiens ne se servirent que de régiments de cavalerie légère: des
dragons, ou des Cappelletti, qui furent appelés « Croati à Cavallo » à partir de 17066.
1 Jean Chagniot, op. cit., p. 277-278; Geoffrey Parker, op. cit., p. 23.
2 Richard Brzezinski, op. cit., I, p. 7-8.
3 David G. Chandler, op. cit., p. 894-895.
4 B. N. M., ms. It. VII 2592 (12484), fol. 62 r.
5 Richard Holmes, op. cit., p. 85; Richard Brzezinski, op. cit., II, p. 3-16; Gilbert Bodinier, op. cit., p. 284-
285.
6 Sur la cavalerie vénitienne, voir Francesco Paolo Favaloro, op. cit., p. 89-104; Ennio Concina, op. cit., p.
57-91; Alberto Prelli, op. cit., p. 40-59.
333
1 Michael Roberts, Gustavus-Adolphus: a History of Sweden 1611-1632, Londres, 1953, p. 100-108; Richard
Brzezinski, op. cit., II, p. 17, 33-34; Gilbert Bodinier, op. cit., p. 113; Lucien Bely, op. cit., p. 307-308;
Geoffrey Parker, op. cit., p. 23; David G. Chandler, op. cit., p. 889; Jean Chagniot, op. cit., p. 283; John A.
Lynn, The wars of Louis XIV, p. 63-65.
2 Robert K. Massie, op. cit., p. 465.
3 A. S. V., Senato da mar, registro n° 152 (1686), fol. 363 v; B. Q. S., ms. 186 (442), cl. IV, Pietro Garzoni,
Sommarii ; Garzoni, Sacra Lega, vol. I, p. 130.
4 Alexander Schwencke, Geschichte der hannoverichen Truppen in Griechenland 1685-1689, Hanovre,
1854, ordres de batailles en annexe; Beregani, Guerre d’Europa, vol. II, p. 291; A. S. V. Senato, dispacci, P.
T. M., busta 1070, dépêche n° 118; Muazzo, Guerra coi i Turchi, fol. 46 r – 46 v.
334
argienne en 16951.
La concentration du feu de l’artillerie prônée plus tard par Du Teil, puis par
Napoléon, n’avait pas encore été appréciée à sa juste valeur. En 1721, le père Daniel
pouvait ainsi encore affirmer :
« il est certain que le canon soit dans un siège, soit dans une bataille, tuë
ordinairement très peu de monde ; de sorte qu’il y a une espece de Proverbe dans les
armées, que les coups de canon ne sont que pour les malheureux. Il est arrivé
quelquefois dans une bataille qu’une artillerie bien placée & bien servie a beaucoup
contribué à la faire gagner, mais pour l’ordinaire ce n’est pas par là qu’on la gagne 2. »
1 Mirabal, Voyage d’Italie et de Grèce avec une dissertation sur la bizarrerie des opinions des hommes,
Paris, 1698, p. 97.
2 Le père Daniel, op. cit., vol. II, p. 605-606.
3 Le père Daniel, op. cit., vol. II, p. 590-591.
4 Jean Chagniot, op. cit., p. 283; Richard Holmes, op. cit., p. 82-83.
335
Marciana précisa que la majeure partie des victimes chrétiennes étaient tombées à
cause de tirs provenant de leur propre camp, « mentre erano mischiati insieme è nel
combatimento non si conosceva qual fosse Turco o Christiano »1. Cette observation met
en évidence la difficulté de distinguer nettement l’adversaire sur un champ de bataille
noyé par une épaisse fumée dès les premières salves, d’où l’importance du mot de
passe qui était communiqué quelques heures avant l’ouverture des hostilités et qui
devait être crié en cas de confusion. En Europe occidentale, les deux armées opposées,
alignées en parallèle à une centaine de mètres ou moins, faisaient un feu continu
presque à l’aveuglette, jusqu’à ce que l’une d’entre elles abandonne le terrain. Le
manque de précision ne comptait pas, tant que l’on pouvait obtenir qu’une armée de 5
000 hommes tire 20 000 balles à la minute dans les rangs ennemis: l’issue de la bataille
n’était qu’une « formalité » qui consistait à compter les victimes2.
Il n’y avait qu’un seul moyen d’obtenir des fantassins le sang-froid, l’obéissance
et la discipline requises dans ce genre d’affrontement suicidaire: l’entraînement
intensif que les Anglais appellent drill. Dans ce domaine, les Prussiens passaient pour
les maîtres incontestés. Friedrich Wilhelm I e soumit ses troupes à tellement d’exercices
qu’il put affirmer avec fierté « 15 000 Prussiens tireront plus de coups de fusil dans
une heure, que 20 000 Hollandais n’en sauraient tirer dans une heure et demie3. »
Conscient de ce besoin impératif, le Sénat vénitien décida d’augmenter le
nombre de cadres vétérans pour une meilleure instruction des troupes. Avant le début
de la campagne de 1687, le sergent-major de camp Paolo Pasini et les colonels Carlo
Montanari, Fabio Lanoia, Domenico Bonometti, et Francesco Muazzo furent désignés
pour former les nouvelles recrues4. Celles des régiments de Bayreuth et de
Württemberg qui débarquèrent en Morée au printemps 1688 parurent à Königsmark
presque entièrement incapables de se servir d’un mousquet, aussi le maréchal
n’épargna-t-il aucun effort pour les entraîner, « acciò almeno perdano del timori, che
mostrano in ressister al fuoco »5.
Montecuccoli disait « Les hommes étant armés, doivent s’exercer, sans quoi ce ne
seroit pas une armée, mais une foule confuse de gens ramassés 6. » Le comte de
Königsmark et le baron de Stenau formèrent l’armée vénitienne selon les méthodes
employées en Europe septentrionale. Avec Königsmark, les bataillons d’infanterie
encore équipés de mousquets à mèche étaient rangés sur quatre rangs derrière les
chevaux de Frise. Le premier rang s’avançait jusqu’aux chevaux de frise, faisait feu,
effectuait un demi tour à gauche, et passant par les intervalles, se mettait en queue de
1 A. S. V. Senato, dispacci, P. T. M., busta 1249, dépêche n° 42; Beregani, Guerre d’Europa, vol. II, p. 296;
B. M. C., ms. Morosini Grimani n° 557, fol. 54; B. N. M., ms. It. VII n° 2592 (12484), fol. 48 r –v.
2 Robert Held, op. cit., p. 182; Jean Chagniot, op. cit., p. 302; André Corvisier, Les hommes, la guerre et la
mort, Paris, 1985, p. 305; Joël Cornette, Chronologie du règne de Louis XIV, p. 541- 542.
3 Jean Chagniot, op. cit., p. 192; John A. Lynn, The wars of Louis XIV, p. 66-71.
4 Contarini, Leopoldo Primo, vol. I, p. 704.
5 B. M. C., ms. Morosini Grimani n° 247, fol. 127.
6 Mémoires de Montecuccoli, p. 19.
336
« une armée rangée en ordre de bataille est une fortification mouvante, dont il
faut que toutes les parties se flanquent, se soutiennent & se communiquent aisément,
que la cavalerie soit placée dans des lieux où elle puisse agir, de sorte que l’irrégularité
1 A. S. V., Miscellanea I, Storia Veneta, registro 213, fol. 87 v – 88 v: « Esercizio del Konismarch »; fol. 89
r : « Commandi del Esercizio del Stenau »; … etc., jusqu’à fol. 123 v.
2 A. S. V. Senato, dispacci, P. T. M. , busta 952, dépêche n° 24, avec un livret de manœuvres militaires en
annexe n° 5.
3 Mémoires de Montecuccoli, p. 190; David G. Chandler, op. cit., p. 906.
337
D’ordinaire, on disposait les troupes sur deux lignes, parfois avec des réserves.
L’intervalle entre les lignes parallèles était de 300 à 500 mètres, afin de permettre un
soutien réciproque. Maurice de Nassau avait composé son ordre de bataille sur trois
lignes, Gustaf-Adolf avait disposé sa cavalerie et son infanterie en alternance, les
Français dès 1635 prirent l’habitude de placer l’infanterie au centre et la cavalerie sur
les ailes. Marlborough et Carl XII préféraient conserver la majeure partie de leurs
unités montées en réserve pour le moment crucial, mais à Poltava, le roi de Suède
disposa ses 18 bataillons d’infanterie au centre et ses six colonnes de cavalerie sur les
ailes2. Les Impériaux sous Montecuccoli et les Turcs faisaient de même, bien que les
escadrons et bataillons ottomans soient bien plus volumineux que ceux utilisés en
Europe occidentale. Les forces turques étaient disposées en demi-lune, misaient sur
leur agilité et leur mobilité, cherchant toujours à prendre leurs adversaires à revers
avec la cavalerie, tandis que les janissaires lançaient de violents assauts frontaux à
l’arme blanche après une seule salve de mousqueterie. En Morée, le rôle de leur
artillerie de campagne, souvent tractée par des attelages de buffles et peu mobile, se
révéla insignifiant: à Argos en 1686, leurs deux canons ne tirèrent qu’à sept ou huit
reprises sans dommage, à Patras les boulets ottomans volèrent largement au-dessus
des bataillons vénitiens, et à Argos en 1695, les onze pièces amenées par Ibrahim
Pacha tombèrent entre les mains du général Stenau sans avoir pris une part active au
combat3.
A la fin du XVIIe siècle, on savait déjà parfaitement contrer l’immuable tactique
des Turcs en rase campagne. Montecuccoli avait souligné leur propension à rechercher
de vastes plaines pour exploiter au mieux leur cavalerie et conseillait de « Prendre
garde ne n’être pas enveloppé, & pour cela assurer bien ses flanc. Ne pas trop étendre
sa bataille, afin qu’elle soit forte en dedans, & qu’elle puisse faire tête des quatres
côtés. » Le prince Eugène alla même jusqu’à affirmer à la veille de la bataille de
Belgrade que les Impériaux n’avaient quasiment rien à craindre de la cavalerie
ottomane. Une fois celle-ci mise en échec grâce à des salves régulières et coordonnées,
les cuirassiers allemands pouvaient facilement bousculer l’infanterie ennemie démunie
de piques et s’emparer de son artillerie, ce qui advenait presque à chaque rencontre4.
Le schéma tactique employé avec le succès que l’on sait par les Impériaux en
Hongrie fut en gros celui utilisé par les Suédois cinquante ans plus tôt: les troupes à
1 Puységur, Art de la guerre, vol. I, p. 146.
2 David G. Chandler, op. cit., p. 907-908; Gilbert Bodinier, op. cit., p. 754; Robert K. Massie, op. cit., p.
461-465.
3 Garzoni, Sommarii, p. 65-66; Muazzo, Guerra coi i Turchi, fol. 46 v.
4 Mémoires de Montecuccoli, p. 362; Bruno Mugnai, op. cit., p. 42-43. Eleazar Mauvillon, Histoire du
Prince François Eugène de Savoie, vol. V, p. 43, avait une piètre opinion des techniques de combat turques :
« Ces Barbares ignorent presque l’art de combattre par rang & par file. Leur force vient de leur nombre, & de
la pesanteur de leurs charges » affirma-t-il avec dédain.
338
pied et les troupes montées, intercalées, étaient rangées sur deux lignes, l’artillerie
dispersée devant les bataillons1. En Morée, les ordres de batailles varièrent: à
Calamata, Degenfeld disposa l’infanterie en échiquiers sur trois lignes parallèles et
deux escadrons de cavalerie à l’aile gauche. Pour affronter Ismaël Pacha à Argos,
Königsmark opta pour une seule longue formation linéaire, plaçant les dragons de
Courbon sur les ailes : c’était la formule que le marquis de Puységur préconisa plus
tard2. L’année suivante à Patras, l’infanterie vénitienne adopta une formation en
quadrilatère, protégée par les chevaux de frise, tandis que les escadrons étaient placés
sur les ailes, en-dehors du dispositif. Le baron de Stenau, opta lui pour un schéma
strictement défensif lors de la bataille du 10 juin: cavalerie et infanterie furent
intercalées dans un quadrilatère parfait qui était enfermé derrière la protection des
chevaux de frise. La progression était donc lente mais sûre, les chevaux de frise avaient
remplacé les piquiers, derrière lesquels les mousquetaires pouvaient faire feu et
recharger sans craindre d’être pris de vitesse par une charge des sipahis. Seule une
artillerie nombreuse et bien servie aurait été en mesure de mettre sérieusement en
difficulté une telle formation, ce que les Turcs n’avaient précisément pas. L’ancienne
suprématie des Ottomans en rase campagne, que les Vénitiens avaient eu l’occasion de
vérifier à leurs dépends en Crète à plusieurs reprises, n’était plus qu’un douloureux
souvenir. Mais cette règle s’appliqua pendant la guerre de Morée uniquement parce
que les Vénitiens et les Turcs disposaient plus ou moins des mêmes effectifs: une
dizaine de milliers d’hommes en moyenne.
1 A Slankamen, Ludwig Wilhelm von Baden adapta son ordre de bataille à celui que lui opposa le grand vizir
Mustafa Köprülü: il sépara son infanterie (qu’il plaça sur la droite) de sa cavalerie (qu’il disposa sur la
gauche). Voir David G. Chandler, op. cit., p. 909; Marsigli, Stato militare, p. 96-97.
2 Puységur, Art de la guerre, vol. I, p. 153-155.
339
Chapitre XI
L’armée vénitienne: le haut commandement
Le capitaine général
En temps de guerre, le Grand Conseil élit un patricien vénitien que le Sénat lui a
présenté: c’est le capitaine général, qui dirige pendant à peu près trois ans toutes les
forces de terre, de mer, mais également les îles du Levant. Lorsque la République est en
paix, le provéditeur général de mer garde la mainmise sur toutes les affaires maritimes
et sur le Levant, tandis que le provéditeur général en Terre Ferme est responsable de la
sécurité des domaines vénitiens en Italie. En juin 1700, les sénateurs supprimèrent la
fonction de capitaine général et Giacomo Corner devint provéditeur général de mer1.
A première vue, le capitaine général semble être le détenteur d’une autorité
illimitée. Ses attributions militaires ressemblent un peu à celles d’un consul romain au
temps de la République2. Amelot de la Houssaie va même plus loin, n’hésitant pas à le
comparer à un dictateur:
« Son pouvoir est si absolu sur les autres Généraux & Capitaines, qu’il semble
estre un Dictateur ou mesme un Souverain plûtost qu’un sujet durant les trois ans de
son Commandement. Son autorité ne s’etend pas seulement sur la Flote, mais encore
sur tous les Ports, toutes les Isles, & toutes les Forteresses, où l’on reçoit ses ordres
sans replique3... »
Dominante, et il n’était pas rare de le voir mis en accusation pour différents motifs:
« L’Authorité de ce Chef est si grande & si absoluë depuis qu’il est monté sur sa
Galere, que la Republique n’a presque rien à voir sur ses actions pendant le temps de
son Gouvernement, qui est de trois ans… Celuy-cy se pourroit dire en quelque façon
indépendant, si apres les trois années de son petit Regne, il ne se falloit venir
soûmettre aux Senateurs du Conseil des Dix, répondre à toutes les choses qu’on luy
peut imputer, rendre un compte exact de toutes ses actions, & se purger enfin des
Accusations qu'on luy peut faire, pour se voir chastié s’il a mal usé de son Authorité,
avec la mesme severité que le moindre de l’Estat1. »
1 De la Haye, op. cit., p. 73-74. Celui-ci rajoute d’ailleurs un peu plus loin (p. 124-125): « Le Generalissime
de la Mer, semble choquer la Liberté de la Republique, & la Puissance immense qu’il a ressent plutost le
Souverain que le Sujet. Mais regardez ceux qui le suivent avec une soûmission entiere en apparence, ils
partagent tellement le Commandement avec luy, que s’il vouloit remuër le moins du monde au préjudice de
l’Estat, & se rendre formidable par ses seules forces, il se trouveroit bientost seul. Outre que n’estant Maistre
d’aucune Place, il seroit forcé, ou de tenir toûjours la Mer, ou par un dernier desespoir se jetter entre les
mains des Ennemis, qui seroit la triste issuë de son ambition déreglée… ».
341
Aussi la République eut-elle de plus en plus de mal à trouver des candidats prêts
à accepter ce genre de responsabilités: en 1663, en pleine guerre de Candie, Battista
Nani fut élu alors qu’il n’avait aucune expérience militaire ou navale, ayant surtout
servi sa patrie en tant qu’ambassadeur à Vienne et à Paris. Heureusement (pour
l’intéressé et pour les intérêts de la flotte), Nani parvint à se désister 1. Pendant la
guerre de Morée, rares furent ceux qui apprirent leur nomination avec enthousiasme,
Morosini lui-même n’était certainement pas enchanté à l’idée de porter ce lourd
fardeau sur ses épaules une quatrième fois, à l’âge de 75 ans, malgré tout ce que l’on a
pu dire sur son appétit de gloire.
Lorsque le péril menaça à nouveau la Morée en 1715, ce fut le sauve-qui-peut
général. Aux yeux de tous, Francesco Grimani semblait l’homme providentiel, lui qui
avait une longue expérience du Levant. Il fut élu provéditeur des quatre îles le 2 janvier
mais il parvint à se tirer de ce mauvais pas et le sort tomba alors sur Andrea Pisani 2.
Après la débâcle moréote, les sénateurs qui voulaient remplacer Daniel Dolfin étaient
prêts à élire n’importe qui, même ceux qui avaient été momentanément bannis pour
avoir refusé une magistrature. Des débats houleux se succédèrent du 24 octobre au 3
novembre 1715: ce cadeau empoisonné n’intéressait personne. Finalement le sort
tomba à nouveau sur Francesco Grimani qui, sur le coup, feignit d’accepter, au moment
où les sénateurs rejetaient toute la responsabilité du désastre sur Dolfin. A la mi-
décembre pourtant, Grimani prit son mauvais état de santé (réel ou fictif) comme
excuse pour se désister à nouveau 3. Alors, faute de mieux, on se tourna vers un nom
prestigieux: Michele Morosini (l’un des neveux du défunt doge), fut élu le 5 janvier
1716, mais ce dernier n’avait aucun désir de se couvrir de ridicule à un moment aussi
mal choisi, et il se tira de ce mauvais pas aussitôt 4. Finalement les sénateurs se
tournèrent une nouvelle fois vers Pisani qui se trouvait déjà au Levant. Ce dernier fit
contre mauvaise fortune bon cœur et servit sa patrie du mieux qu’il put jusqu’à la fin
de la guerre5. Pisani mourut accidentellement deux années plus tard: le 21 novembre
1718 la foudre frappa le vieux château dit de la Campana dans la vieille forteresse de
Corfou. Près de 3 000 barils de poudre sautèrent, provoquant une énorme explosion
1 Valier, Guerra di Candia, p. 432, 484-485; Nani Mocenigo, Marina veneziana, p. 19. Par le passé, des
patriciens sans expérience navale avaient parfois été élus capitaines généraux: Niccolo Da Canal au XVe
siècle était un lettré qui avait lui aussi servi comme ambassadeur, Antonio Grimani une trentaine d’années
plus tard était plutôt un financier. Dans les deux cas, ces expériences furent désastreuses (Frederic C. Lane,
op. cit., p. 474-476).
2 Garzoni, Diario del Senato, fol. 261 r – 261 v.
3 Ibid., fol. 269 r, 269 v, 270 v.
4 Ibid., fol. 271 r.
5 Thomas Amaulry, op. cit., p. 255; Nani Mocenigo, Marina veneziana, p. 323: « Dovendosi nominare il
nuovo Capitano Generale il Senato non trovò alcuno che in un momento tanto grave fosse disposto ad
assumere una così grande responsabilità. Dopo vivace ed ampia discussione fù nominato Andrea Pisani
Provveditore Generale delle isole Jonie, che, essendo lontano da Venezia, non ebbe la possibilità di evitare
l’elezione. Il Pisani apparteneva ad una delle famiglie più ricche, ma non aveva alcun speciale requisito per
l’importante comando. »
342
qui anéantit le château, la vieille cathédrale, et les quartiers des troupes qui se
trouvaient à proximité. Pisani fut l’une des 500 victimes de la déflagration qui coula 4
galéasses et une galère ainsi que plusieurs vaisseaux qui étaient ancrés dans le port 1.
L’homme de guerre du XVIIe siècle vénitien, ce fut sans conteste Francesco
Morosini. On pourrait même affirmer qu’il reste l’un des personnages les plus célèbres
de toute l’histoire de la République avec Enrico Dandolo. Pour Morosini, beaucoup de
règles furent enfreintes à titre exceptionnel, mais ne l’était-il pas lui-même?
1 De la Haye, op. cit., p. 92, « Des Sur-comitès des Galeres: C’est ainsi qu’ils nomment les Nobles Venitiens
qui commandent les Galeres de la Republique; la plupart sont tous jeunes Gens, qui vont, ou apprendre le
mestier, ou tascher de s’avancer à force de service… ».
2 A propos des gouverneurs de galéasses De la Haye écrivit (op. cit., p. 86-88): « Chaque Commandant de
Galeace qu’il a sous luy (parlant du capitaine des galéasses) est appelé Gouverneur, non Capitaine, pou
montrer l’importance de la Charge qu’on luy donne; & ce n’est pas par vanité, puis qu’en effet ce sont des
Chasteaux flottans, où mille Hommes d’ordinaire de Garnison montent & descendent les gardes… Un
Gouverneur, outre l’honneur qui l’anime, a encore la necessité d’estre brave à outrance, ou de perdre la vie
avec infamie; & c’est ce qui le fait combattre avec une fermeté inébranlable, ne recevant ni ne donnant
jamais de quartier; car un de ces Commandans qui se rendroit à vingt-cinq Galeres, nombre capable
d’effrayer une juste Armée, s’il retomboit entre les mains des Venitiens, perdroit à la veuë de toute l’Armée
la Teste sur la Proue du Bastiment qu’il auroit rendu. »
3 Ibid., p. 99: «… cette Charge estoit une des plus éclatantes de l’Estat; mais à present elle a bien perdu de
son lustre, & se voit bornée à commander une simple garnison dans la Ville de Candie; qui est si reserrée par
les nouvelles Fortifications que les Turcs ont élevées, qu’à peine a-t’on libre le Chemin couvert des
Contrescarpes… ».
344
La majorité des votants exprimèrent leur soutien à l’accusé qui fut entièrement
innocenté, mais pendant quelques temps Francesco et Angelo Morosini ainsi que
Girolamo Battaglia avaient tout de même été incarcérés3. On ne sait quasiment rien de
la vie de Morosini les dix années suivantes, si ce n’est qu’il prit part aux délibérations
1 Voir Evliya Celebi, op. cit., p. 168, 225, 265.
2 Dumont, op. cit., p. 433.
3 Foscarini, Republica Veneta, p. 13-20; Andrea Da Mosto, op. cit., p. 529-530.
345
du Sénat. En 1680, il fit parti d’une commission spéciale de trois provéditeurs (avec
Andrea Valier et Andrea Cornaro) chargés de rédiger un rapport sur les forteresses de
Terre Ferme. Cette commission affecta le chevalier Filippo Beset di Verneda à la
réalisation des travaux indispensables1.
En 1683, l’offensive ottomane en Europe centrale fit craindre une invasion du
Frioul, par conséquent Morosini fut élu provéditeur général de cette province le 17
juillet. Verneda fut immédiatement envoyé examiner l’état des défenses de la forteresse
de Palmanova, une place qu’il connaissait particulièrement bien pour y avoir dirigé la
construction de demi-lunes à la fin de la guerre de Candie2.
En adhérant au traité de Linz, la République se lançait dans une longue et
périlleuse aventure. Nul autre que Francesco Morosini n’apparaissait alors capable
d’insuffler l’énergie nécessaire pour qu’une telle entreprise soit couronnée de succès.
Nommé capitaine général pour la troisième fois à l’âge de 66 ans, il accepta l’offre de
grand cœur. Partant pour le Levant en juin 1684, voici les tous premiers propos qu’il
adressa au Sénat:
« Di me poi Serenissimo Principe, Padri Sapientissimi, niente altro dirò, solo che
debitore di tutto non sarò per augurarmi più sospirata fortuna, che di cercare, frà i
perigli, et il sangue, la prosperità de i successi, e i Trionfi dell’Armi, e con intrepidezza di
spirito doppo haver consumati gl’anni tutti del vivere frà le afflizioni della Guerra, e li
travagli del mare, terminar anco il sopravanzo dei giorni per l’incremento delle Publiche
glorie, e per quei vittoriosi avvenimenti, che dalla mano possente del Signor Dio imploro
alla religiosa grandezza della Patria3. »
1 Ibid., p. 114.
2 Alberto Prelli, Le milizie venete in Palma 1593-1797, Udine, 1988, p. 170-171; Silvano Ghironi et Antonio
Manno, Palmanova, storia, progetti e cartografia urbana 1593-1866, Padoue, 1993, p. 31.
3 B. Q. S., cl. IV, ms. n° 780, cod. XCVIII, fol. 4 r.
346
« Dimostrò sommo interesse per i suoi Familiari, che d’Ordine di non molta buona
fama, oprimevano la Machina apparente della riputazione del Grande. In Somma fù
troppo amico à se stesso, et à suoi favoriti1… »
« François Moresini le Doge d’aujourd’hui, quelque vieux & cassé qu’il soit, eut
toutes les peines du monde, d’avoir congé de revenir de l’Armée, & ne l’obtint qu’aprés
des prieres, & des instances de plus d’un an. Vous sçavez qu’on l’avoit élû Doge au mois
d’Avril 1688. comme il étoit à l’Armée d’où il ne revint que l’année passée… C’est un
homme de moyenne taille, assés sec; il a les cheveux & la barbe toute blanche, il porte
la moustache, & un petit floquet de barbe au menton. Je le vis à l’entrée du Procurateur
Moresini son parent4... »
Jamais plus la République n’allait élire un doge de cette envergure. Sans doute le
grand homme fit-il trop d’ombre à nombre de ses confrères qui le jalousèrent
profondément. Après sa mort, le Sénat prit la précaution de faire passer une loi
interdisant au doge de détenir en même temps la charge de capitaine général 1. La
disparition de Morosini sonna le glas du Grand Siècle à Venise, un siècle tout entier
incarné par le Péloponnèsiaque.
« Le Capitaine general qui les commande est toûjours un Noble Venitien, & il a
sous lui un General du debarquement, des Lieutenans Generaux, & des Sergens Majors
de bataille, qui sont presque tous étrangers, parce que les Nobles Venitiens ne vont pas
volontiers à la guerre. Ce n’est pas qu’ils n’ayent du coeur, mais c’est un metier qu’il
faut aprendre sous le mousquet pour le bien sçavoir, & bien loin de se resoudre à cela,
il n’y en a gueres qui voulussent étre simple Capitaine2. »
participaient au conseil de guerre, ainsi que les volontaires les plus prestigieux. La
consulta se réunissait pour presque tout, selon la tournure des événements, il pouvait
même y en avoir chaque jour. Comme dans la plupart des armées européennes de ce
temps, on y parlait l’italien, le français, ou l’allemand, la maîtrise de plusieurs langues
avaient souvent été acquises au service de différents souverains.
Chacun était consulté sans exception. Lorsqu’il fallait discuter d’opérations de
siège, les ingénieurs, officiers eux-mêmes, étaient invités à présenter leurs points de
vues, en s’appuyant sur la présentation de leurs plans, de leurs relevés, voir de leurs
maquettes du site en question. Ainsi, lorsque Domenico Mocenigo hésita à prendre une
décision concernant les forteresses d’Albanie conquises par Cornaro, il convia les
ingénieurs Sigismondo Alberghetti, Antonio Giansix, Giacomo di Solari, et Giovanni
Bassignani à se joindre à l’état-major dirigé par Fabio Lanoia et Karl Spar 1.
Chacun y allait de son idée, mais à la fin, le capitaine général devait décider seul:
Le général en chef
« Nous l’avons élû General de nôtre Infanterie soûs la seule autorité de nôtre
Generalissime, quand il se trouvera dans l’armée, & sous celle de nôtre Provediteur
General en Dalmatie, lors qu’il sera dans cette Province; & tout de méme soûs la seule
autorité de ceux qui succederont dans lesdites charges ausdits Generalissime de Mer, &
Provediteur General en Dalmatie, luy accordant au reste en tout & par tout le
commandemant sur tous les Generaux de Cavallerie, d’Artillerie, de debarquement, sur
tous les Sergents Majors de Bataille, Directeurs des Convoys, Colonels & sur tous les
autres Officiers de quelque qualité & condition qu’ils puissent être, qui sont & qui
seront au service de nôtre République; avecque toutes les conditions arrêtées entre
Belegno nôtre Ambassadeur à Turin, & ledit Marquis, signées par l’un & par l’autre 3… »
dans l’armée de Leopold lorsque Venise fit appel à lui. Cette propension à recruter des
sujets de l’Empire ou des officiers qui le servent ne doit pas étonner: l’alliance militaire
entre Venise et Vienne y était pour beaucoup, la tradition aussi, et puis Louis XIV
rechignait à accorder un congé à ses courtisans pour aller combattre le Turc, alors que
l’alliance avec la Porte le servait, et qu’il avait grand besoin lui-même de ses meilleurs
éléments. C’était ainsi tout juste si Louis de Turenne avait obtenu du roi la permission
de venir servir la Sérénissime en 1686 en tant que volontaire, le jeune prince dut
d’ailleurs refuser une fonction officielle dans l’armée vénitienne pour ne pas s’attirer
davantage les foudres de son suzerain1. Le duc de Gadagne, qui avait 66 ans lorsqu’il
vint servir Venise, était lui aussi plus ou moins en disgrâce et comme à la retraite. Cette
expérience ne fut guère heureuse. En mai 1691 Domenico Mocenigo, qui ne l’avait pas
encore rencontré, signalait un malaise qu’il avait déjà décelé entre le Provençal et les
troupes, un flottement qui pouvait s’avérer dangereux:
« Io non lo conosco se non per Fama, e’l gran credito, che gode in altri paesi,
giustifica le speranze, che VVEE concepiscono del suo valore. Mà non sò comprendere,
come un soggetto, per altro di tanto grido, e di si invecchiata esperienza, versato sotto i
primi Generali, e nelle più celebri occasioni del secolo, qui non incontri la fortuna, che
merita. Certo è, che in Levante la Condottta di questo signore non trova applauso. La
Milizia non li hà fede: ogn’uno à sinistramente impresso e quest’errore universale mi fà
dubitar d’altre consequenze, perche dove non è stima, non può esser quella cieca
ubbidienza, che è tanto necessaria nelle esecuzioni delle guerra 2. »
Après Gadagne, le Sénat ne fit plus jamais appel à des généraux français. Pendant
le XVIIIe siècle, les réformateurs de l’armée vénitienne s’appelaient Schulenburg,
Würtzburg, Stratico, Pattison, Green ou Dixon3.
Avant eux, il y eut surtout Königsmark et Stenau. Königsmark fut de loin le plus
regretté des étrangers que la République eut à son service à cette époque. Sa
renommée, ses exploits en firent l’un des protagonistes d’un roman de Gilles Lapouge
qui le fait surnommer à tort « Conismarco »4. Sa complicité parfaite avec Morosini et
l’estime avec lequel les troupes le considérait lui permirent surtout de conquérir la
quasi intégralité du Péloponnèse. Sans doute Nègrepont aurait été prise d’assaut si la
mort ne l’avait pas fauché au moment le plus crucial, et si Nègrepont avait été
1 The Venetians in Athens, p. 29-31.
2 A. S. V. Senato, dispacci, P. T. M. , busta 1125, dépêche n° 26 du 24 mai 1691.
3 Francesco Paolo Favaloro, op. cit., p. 27-29; Ms. It VII 1912 (8328): « Milizie Venete ». Ce manuscrit est,
pour la plus grande partie, constitué de documents concernant les réformes d’Antonio Stratico. Voir
également A. S. V., Secreta, Materie miste notabili, buste 178 « Scritture del tenente generale Willliam
Green (1756-65) », 184, « Scritture del tenente generale Carlo de Wirtzbourg (1766-1769) » et 211, « Stato
del deposito delle polveri e magazzini dell'artiglieria di Antonio Stratici (1778) in Levante ».
4 « Les folies Koenigsmark », Paris, 1989, chez Albin Michel. Ainsi, à la page 32, Lapouge prend une
liberté: « Otto-Wilhelm trafique aussi son nom de baptême. Il devient « Conismarco »… ». Un surnom
absurde qui n’est corroborée par aucun document. Les historiens Beregani, Contarini et Garzoni l’appelaient
« Kinismark », « Konismark » et « Konigsmark ».
351
conservée après Karlowitz, la contre-offensive du grand vizir Silahan Damât Ali pacha
aurait perdu un temps précieux à reconquérir cette place, ouvrant des perspectives
insoupçonnées…
Le contrat liant Königsmark à la République servit de modèle à ceux de ses
successeurs: un salaire annuel de 18 000 ducats, auquel s’ajoutait une solde de 30
ducats par mois pour deux aides de camp, et 4 500 ducats par an pour 6 officiers
d’ordonnance. Le duc de Gadagne eut un contrat en tout point similaire 1. Lorsqu’il
s’agit d’embaucher le baron de Stenau, la République modifia légèrement les clauses du
contrat: cette fois-ci le baron recevrait 20 000 ducats la première année, cette somme
incluant les salaires des officiers d’ordonnance habituels, et 24 000 ducats les années
suivantes. Le premier versement, effectué à Venise, allait être effectué avec un taux de
6:4 lires, mais une fois au Levant, Stenau devait être rémunéré avec la monnaie locale,
donc avec une valeur inférieure de 1.5, ce que le Saxon ignorait complètement avant de
se présenter à Venise. On imagine sans peine son mécontentement en apprenant la
nouvelle, d’autant que son salaire de général en chef des armées de l’électeur de
Bavière rapportait davantage, pour des sacrifices bien moindres:
L’article 5 du contrat était une nouveauté que nous avions déjà évoqué: en cas de
décès au service de Venise, la République s’engageait à verser une rente viagère de 4
000 ducats à sa veuve, une clause exigée par le général saxon mais qui avait fait hésiter
les membres du Grand Conseil3. En juillet 1693, lorsque une autre convention avait été
passée avec le comte Bielke, ce dernier avait également fait ajouter une clause
protégeant sa famille en cas de décès, en l’occurrence ces deux fils cette fois-ci, qui
auraient reçu 2 000 ducats chacun. Mais en janvier 1694, les sénateurs apprirent que le
roi de Suède refusait d’accorder un congé à son maréchal4.
Le baron de Stenau fut le premier grand réformateur de l’armée vénitienne.
1 B. M. C., ms. Donà dalle Rose n° 428, dernier document de la première partie de ce dossier.
2 B. N. M., ms. It. VII 2391 (11723), fol. 175 v.
3 cf supra p. 151.
4 Garzoni, Diario del Senato, fol. 15 r, le 25 juillet, 16 r, et 18 v. Le 27 août: « E stato condotto per
Generale in capite il Conte Nicolò Bielck Maresciallo del Rè di Svezia con la condotta del Conte di
Conismarch, cioè di 24 m ducati, e doppo la sua morte due figli con stipendio di ducati 2000 per uno. »
352
« un boulet de 24 est tombé sur la partie de la tente du comte qui sert de salle à
manger; tous les volontaires y étaient attablés. Le boulet atteignit un Italien qui avait
fait trois campagnes avec Son Excellence et le frappa au côté, de manière que le foie en
est sorti. La mort s’ensuivit immédiatement4. »
1 A. S. V., Miscellanea, Codici I, Storia veneta, registro 213, fol. 65 r: « Ordini per le Truppe Fatti
dall’Eccelentissimo Signor Conte General di Konismarch’ A regolamento di quel tanto, che nell’Avvenire
Doverà esser osservato » et fol. 87 v : « Esercizio del Konismarch ».
2 Ce code de lois militaires existe au moins en deux copies manuscrites dans B. N. M., ms. It VII 1912
(8328), fol. 608 à 617 verso, et A. S. V., Miscellanea I, Storia veneta, registro 213, fol. 73 à 87 verso:
« Statuti Criminali Militari che si propongono per la più stretta osservanza della Disciplina Militare della
Ser(enissi)ma Repub(li)ca di Venezia raccolti per Comando Dell’Ecc(ellentissi)mo S(igno)r Adamo Enrico
di Stainaù Co(nte) del S. R.., Marescial G(e)n(er)al in Capite dell’Armata della sudetta Ser(enissi)ma
Republica ». Voir aussi Francesco Paolo Favaloro, op. cit., p. 36-37.
3 A. S. V., Secreta, « Archivio privato di G. Mattia Schulenburg ».
4 Laborde, Documents, p. 279.
353
1 Ibid., p. 265.
2 A. S. V. Senato, dispacci, P. T. M. , busta 951, dépêche n° 64, du 12 février 1704. D’après Daniel Dolfin,
Teodoro Volo laissait derrière lui une « numerosa Posterità ».
3 E. B. E., ms. Nani n° 3917, fol. 103 v; n° 3933, fol. 349, 353, 396; A. S. V., Savio di Terra Ferma alla
Scrittura, busta 179, document n° 17.
354
Chapitre XII
Les cadres
« Les Vénitiens n’ont pas vingt & quatre mille hommes en toutes troupes, tant
sur terre que sur mer, de ces vingt & quatre mille, ils en mettent ordinairement douze
ou quinze en campagne, & voilà toutes leurs forces1. »
Ces chiffres, fournis par Dumont vers le milieu des années 1690, sont
probablement exacts: à la fin novembre 1694, les effectifs de l’armée du Levant à eux
seuls étaient de 13 059 hommes: 11 590 fantassins (8 323 embarqués à bord des
bâtiments de la flotte, 3 027 à la défense de la Morée et 240 servant sur deux
brigantins patrouillant dans le golfe de Corinthe), et 1 469 cavaliers (385 embarqués, 1
084 en Morée)2. A cette date, la majeure partie des troupes sous les ordres du capitaine
général Antonio Zeno étaient employées à Chios. La Dalmatie ne pouvait sûrement pas
compter sur autant de troupes, ni la Terre Ferme, qui n’était pas alors menacée.
Pendant les années « d’expansion », Francesco Morosini avait en général à peu
près 15 000 hommes sous ses ordres au moment où la campagne battait son plein (de
juin à septembre), dont la moitié ou un peu plus pouvait servir à terre 3. Les effectifs
étaient très variables d’une année sur l’autre. Contre Santa Maura et Prevesa, Carlo di
Strassoldo pouvait aligner 8 000 hommes y compris les auxiliaires 4, le comte de Saint-
Paul l’année suivante en avait 8 1005, mais en 1686 contre Modon, l’armée « de
débarquement » vénitienne à elle seule comptait 13 000 hommes, alors que les
auxiliaires en amenèrent 2 500 de plus6. Après ce succès facile, 650 chevaux et 10 000
hommes avaient été acheminés vers l’Argolide à la fin du mois de juillet. En 1687, le
comte de Königsmark mena son expédition contre Athènes avec 9 880 fantassins et
871 cavaliers7. A la fin juin 1688, Morosini avait en tout 14 000 hommes tout compris à
sa disposition, mais seulement 10 000 étaient réellement aptes à combattre 8. Pour
parachever la conquête du Péloponnèse et assiéger Malvoisie, le duc de Gadagne
pouvait aligner une armée de 10 000 fantassins et de 600 cavaliers, mais une partie
était cantonnée en-dessous de l’Acrocorinthe pour parer à toute invasion du serasker 1.
Avec 10 000 à 15 000 hommes assez bien entraînés et équipés (en 1686
Königsmark commença à introduire l’usage combiné des chevaux de frise et des
baïonnettes)2, épaulés par des ingénieurs militaires chevronnés, et par une artillerie de
siège efficace, un bon général pouvait opérer avec succès en Morée. L’effet de surprise
était presque toujours réussi grâce à l’acheminement rapide des troupes à l’endroit
voulu à l’aide des galères et des galéasses que les bonasses ne pouvaient inquiéter. Ces
bâtiments apportaient également une couverture navale non négligeable pendant les
débarquements et pendant les batailles se déroulant près du rivage (Calamata 1685,
Nauplie 1686, Patras 1687).
Pendant la conquête, les effectifs déployés s’avérèrent suffisants et adaptés aux
besoins: face aux Vénitiens, le serasker de Morée pouvait au mieux aligner un nombre
de soldats à peu près identique, mais il ne s’agissait pour la plupart du temps que de
troupes provinciales très peu aguerries et mal équipées. Un sipahi de Thessalonque
capturé le 7 juin 1695 révéla que la plupart des autres sipahis ne possédaient même
pas de mousquets parce qu’ils étaient trop pauvres3.
Les vétérans étaient conservés précieusement parmi les rangs de l’armée, tandis
que les nouvelles recrues inexpérimentées étaient disséminées parmi les garnisons.
Mais après Nègrepont, les vétérans se firent rares, les bonnes troupes aussi. A la fin de
l’année 1695, malgré la victoire d’Argos, Alessandro Molin se faisait du souci: le
capitaine général avait sous ses ordres 11 714 fantassins et 1 246 cavaliers, mais s’il
fallait renforcer la marine militaire et mettre 30 navires à flot pour faire face aux
Ottomans, 9 000 à 10 000 hommes étaient nécessaires sur les navires, si bien qu’il
avait besoin non « più d’una, ma due Armate, perche hanno a diffendere il Regno, ed il
Mare4. » En avril 1696, les effectifs des garnisons de l’ensemble de la Morée (mis à part
Corinthe) et de l’île d’Egine ne s’élevaient qu’à 1 065 hommes, pour 12 forteresses 5. A
Corinthe même, au mois de juillet de la même année, les cinq compagnies de garnison
de la forteresse ne comptaient en tout que 202 hommes, mais une bonne partie de
l’armée se trouvait dans le camp en contrebas: en tout 4 578 hommes 6.
Lorsque Dumont s’étonne que l’armée vénitienne ne compte même pas 24 000
hommes, il la compare à celles que mettent alors sur pied les grandes puissances
européennes: en 1687 les troupes dont disposent l’empereur s’élèvent à 64 000
hommes, et les effectifs de l’armée de France étaient de 387500 hommes en 1689 7.
1 cf. supra p. 191.
2 Beregani, Guerre d’Europa, vol. II, p. 81.
3 A. S. V. Senato, dispacci, P. T. M. , busta 1130, dépêche n° 10.
4 B. M. C., ms. Cicogna n° 2654, dépêche n° 29.
5 A. S. V. Senato, dispacci, P. T. M. , busta 847, dépêche n° 34.
6 Ibid., dépêche n° 40.
7 Gilbert Bodinier in Dictionnaire du Grand Siècle, p. 105; Alain Corvisier, Guerre et paix dans l’Europe du
XVIIe siècle, Paris, 1991, p. 284.
356
Mais la Morée de la fin du XVIIe siècle, ce n’est pas la Hongrie, le Rhin ou les Flandres, il
n’était pas nécessaire d’y aligner 50 000 hommes en campagne, et les forteresses
étaient presque toutes assez faciles à conquérir. L’Angleterre n’avait en 1685 qu’une
armée permanente d’à peu près 8 000 hommes1. On pourrait d’ailleurs mieux
comparer le Péloponnèse à l’Ecosse, où un cas célèbre ressemble un peu au notre: en
1644, le marquis de Montrose et son lieutenant irlandais Alastair MacColla menèrent
moins de 3000 vétérans contre les troupes royales écossaises supérieures en nombre,
et les battirent à six reprises en l’espace de douze mois 2. Il suffisait d’avoir un petit
noyau de professionnels avec des effectifs adaptés aux besoins, ce qui à l’évidence était
ici le cas.
Mais les besoins évoluent. Après Karlowitz, la République se soucia surtout de
préserver la Terre Ferme. Dès 1701, on observe un reflux vers la Dominante. A tel point
qu’en octobre 1704, les effectifs en Terre Ferme étaient alors de 14 979 fantassins et 2
483 cavaliers, mais de 2 493 hommes seulement pour tout le Levant (1 512 en Morée,
496 dans les îles Ioniennes, 487 en Crète, 403 embarqués, et 45 sur les brigantins du
golfe de Corinthe)3. La guerre de succession d’Espagne ouvrait ainsi la voie à la perte
de la Morée…
« Sarà però sempre stimabile, e forte la loro qualità; mentre la natura forma i
Tedeschi con un temperamento di ferro, capace d’ogni fatica; atto alla disciplina, e
immobile alla Faccia de più duri cimenti. Se poi l’Allemagna è una minera de’soldati;
questa non manca nemeno dentro i Stati Hereditarij, quando la sola Bohemia diede più di
cento cinquanta mille Recrute, per riempir gl’eserciti1… ».
Mais les troupes favorites des responsables vénitiens, c’étaient les Cappelletti,
Oltramarini ou Esclavons. Signe de la confiance qu’on leur témoignait, une compagnie
d’Esclavons servait en permanence d’escorte aux capitaine général et au provéditeur
général. Et c’était à eux que l’on confiait la protection du cœur même de l’Etat:
« Le Sénat lui confie la garde de ses meilleures Places de Terre, l’aiant toûjours
reconnuë tres-afectionnée à son service, & tres-ennemie du Turc… Il y en a toûjours
deux Compagnies à Venise pour la garde du Palais & de la Place Saint Marc 2. »
On a vu qu’en 1694, dès son arrivée en Morée, le baron de Stenau n’avait pas tari
d’éloges à leur sujet3. En mars 1688, le commissaire Polo Nani disait déjà de cette
« nation » qu’elle était « il flagello, e la sferza de nemici 4 ». En 1711, Daniel Dolfin
rappela aux sénateurs ce que la République leur devait:
« E stato sempre singolar il valore di questa natione, quando non gl’ha mancato la
disciplina, e la direttione de buoni Capi, ma sopra tutto s’è distinta con prove di coraggio
nell’ultima Guerra del Levante, prima sui sbarchi, e le più pronta ad occupare l’eminenze,
et ogn’altro posto più difficile, et importante, e gioverà sommamente mantennerla in
vigore con le reclute, prima, che soccomba a maggiori discapiti 5. »
1 B. N. M., ms. It. VII 381 (7782), fol. 52. Il s’agit ici d’une citation du diplomate Carlo Ruzzini.
2 Amelot de la Houssaie, op. cit., p. 76.
3 A. S. V. Senato, dispacci, P. T. M. , busta 1129, dépêche n° 12 du 8 août 1694.
4 A. S. V., Senato, dispacci, P. T. M. , busta 1252, dépêche n° 6 du 18 mars 1688.
5 Spyridon Lambros, in . I. E. E., 1896-1900, p. 606. Voir aussi Setton, Venice, p. 316.
6 A. S. V., Senato, dispacci, P. T. M., busta 1249, n° 3 du 17 juillet 1684 : « Ridotte dall’Ecc :mo S. K.r
Proc :r Cap :n Genl tutte le Militie, cadauna sotto la propria Natione, e queste in Reggimenti distribuite,
sono stati in Commissaria trasmessi li rolli. »
358
venant d’Europe centrale et même de Scandinavie. Les régiments « d’Italiens » sont des
unités pour la plupart composées d’hommes originaires de la péninsule.
Les cadres sont le plus souvent de la même origine que leurs hommes. Les
régiments du duc de Brunswick étaient commandés par des officiers Hanovriens, les
dragons du marquis de Courbon venaient d’Allemagne ou de France… Mais cette règle
était encore loin d’être parfaitement appliquée: les dragons « de Milan » du comte
Bernarbo Maria Visconti étaient pour la plupart Italiens ou Allemands, nombre
d’officiers Allemands avaient presque uniquement des Français sous leurs ordres, ce
qui entraînait énormément de frictions et de conflits. Le lieutenant colonel de dragons
Alessandro Lattini (qui devint ensuite colonel), se rendit une première fois dans les
domaines de l’archevêque prince de Salzburg en 1695 pour y recruter des hommes,
puis effectua une deuxième opération de ce genre en 1706 à Padoue, où les 106
recrues qu’il put enrôler provenaient de toute l’Europe ou presque1.
A l’époque, l’unique régiment purement vénitien, c’est-à-dire composé de
recrues provenant des cités de la Terre Ferme vénitienne, c’était le Veneto Real, envoyé
pour la première fois au Levant en 1687. Vers la fin du XVIII e siècle, ce régiment allait
porter le numéro un2. De 1687 à 1695, le Veneto Real reçut des conscrits de Brescia,
Padoue, Bergame, Vérone, Trévise, Vicence, Rovigo et Asola. En 1695, le régiment
comptait 12 compagnies. Parmi les officiers, cinq seulement étaient des nobles: le
comte Bartolomeo Secco Suardo de Bergame, colonel du régiment, le lieutenant colonel
Marc’Antonio Sala de Brescia, le sergent-major Francesco Campagnella de Rovigo, le
capitaine Giulio Secco Suardo (frère du colonel), et le lieutenant Poncarali de Brescia.
Pour pallier les pertes habituelles, Alessandro Molin pensait obliger chacune des cités
à fournir 20 à 30 hommes par an pour leurs compagnies respectives 3. Le Veneto Real
fut ensuite commandé par Marc’Antonio Sala à partir de 1696, avant d’être envoyé en
Terre Ferme durant la guerre de succession d’Espagne4.
Presque aucune charge n’était vénale dans l’armée vénitienne de la fin du XVII e
siècle, sauf dans le cas des régiments appartenant à des particuliers, que nous
1 A. S. V., Senato da mar, registro 161 (1695), fol. 367, le 29 février; B. M. C., ms. Morosini Grimani n° 277,
ducale du 22 avril 1706; A. S. V., Archivio privato Grimani dai Servi, busta 38, fol. 732-739.
2 Piero Del Negro, op. cit., p. 524; Francesco Paolo Favaloro, op. cit., p. 44. En 1695, Alessandro Molin
rappela les origines du Veneto Real: « Ispedite già da diverse Città di Terra Ferma compagnie composte da
loro Territorij, e commendate da loro Capi, et Uffitiali si è di esse formato un Reggimento intitolato Veneto
Reale per loro decoro, e per distinguerlo da tutti gl’altri » (B. M. C., ms. Cicogna n° 2654 et A. S. V. Senato,
dispacci, P. T. M. , busta 1130, dépêche n° 19 du 13 août 1695).
3 A. S. V. Senato, dispacci, P. T. M. , busta 1130, dépêche n° 19.
4 A. S. V., Savio di Terra ferma alla scrittura, busta 214, « Promozioni ed elezioni militari dall’anno 1700
all’anno 1711. »
359
Ces données sont à comparer avec celles fournies par le manuscrit 428 du fonds Dona dalle Rose du Museo
Civico Correr, document n° 11 daté de 1706: 6 000 ducats pour un lieutenant général (donc 500 par mois), 3 000 pour
un sergent général (250 par mois), et 1 200 pour un sergent major de bataille (100 par mois).
360
Ultramontains
Colonel 80
Lieutenant colonel 70
Sergent major 65
Capitaine 60
Lieutenant 24
Porte-enseigne 20
Sergent 12
Caporal 7
Corses
Capitaine 43
Porte-enseigne 20
Sergent 14
Caporal 9
Capitaine 20
Porte-enseigne 70
Sergent 50
Caporal 40
32, et 20 ducats, au grand mécontentement des intéressés, mais cette diminution était
prévue dans le contrat initial, et les salaires se situaient alors dans les normes 1.
D’après Léon de Laborde, les soldes des officiers des régiments hanovriens
étaient encore différentes, elle avaient été précisées par l’accord de décembre 1684
entre le duc de Brunswick et la Sérénissime 2. Une uniformisation des soldes n’eut lieu
en Morée qu’en 1707. Les sénateurs considérèrent en effet que « come rendono tutti
equale il servitio; così godano anco equale la paga ». Les cadres des régiments
ultramontains et corses durent se contenter de la même paie que ceux des unités
italiennes, cela permettait également à l’Etat d’économiser une somme appréciable3.
Les carrières
Comme on l’a vu dans le cas du Veneto Real, les cadres de l’armée ne sont pas
forcément des nobles. Un roturier peut espérer atteindre un jour le grade de colonel,
ou même atteindre les sphères de l’état-major. C’est donc une promotion sociale très
recherchée, qui fonctionne assez bien, surtout en temps de guerre:
Etat-major du régiment
Ducats
Colonel (non compris ses
appointements de capitaine) 72
Lieutenant-colonel (idem) 24
Major (idem) 18
Maître de quartier 48
Secrétaire 18
Adjudant 25
Compagnie
Ducats Lire
Capitaine 70
Capitaine en second 45
Lieutenant 40
Porte-drapeau 25
Sergent 10
Caporal 9
Fourrier 9
Capitaine d’armes 9
Grenadier 25
Simple soldat 20
Morosini nomma le capitaine Antonio Medin à la place du gouverneur des Croates Zan
Alexa Cusman (ou Cosman) qui venait de décéder. Trois ans plus tard, Domenico
Mocenigo envisagea de nommer Medin sergent-major de l’ensemble des Esclavons,
pour épauler le sergent-major de bataille et surintendant Zuanne Gicca, mais les autres
colonels de cette « nation » s’y opposèrent1. Lorsque Gicca mourut en 1702, Medin
proposa sa candidature avec les colonels Zuanne Isy et Zupa. Les trois concurrents
rédigèrent chacun leur propre lettre de motivation. Ces documents furent transmis par
Daniel Dolfin au savio alla scrittura, accompagnés de sa propre appréciation. L’avis du
capitaine général pesait lourd puisqu’il était l’homme de terrain, et dans ce cas
particulier, Dolfin penchait plutôt pour Medin 2. En 1701, par décret sénatorial, le
colonel Domenico Gualtieri remplaça le surintendant comte de Congy à la tête des
Dragons. Mais deux ans plus tard, Dolfin le promut au rang de sergent-major de
bataille, afin qu’il puisse superviser l’ensemble des régiments de cavalerie basés en
Morée, c’est-à-dire les trois régiments de dragons, et le régiment de Croates de Medin 3.
En 1710, lorsqu’il fallut trouver un remplaçant au sergent-major de l’Ordinanze de
Terre Ferme Giovanni Battista Masperon, il y eut six candidats: les sergents-majors de
bataille Marc’Antonio Sala, Lodovico di Boniffacio, et Ottavio Fenicio, les colonels
Rinaldo Soardo et Francesco Campagnella, et enfin Gerolamo Anselmi, un officier
réformé. Le colonel Soardo, gouverneur de Brescia, fut élu par le Collège le 18
décembre 1710, les patriciens jugeant que cet officier bénéficiait de son ancienneté au
service de la République puisqu’il était venu combattre à Candie comme volontaire et
avait servi durant toute la guerre de Morée4.
Pour les officiers de l’état-major, l’élection se faisait en deux temps: d’abord au
Collège, puis au Sénat qui devait valider ce choix par un vote recueillant au minimum
4/5 des voix. Cette méthode resta en vigueur jusque en 1731 5. A la mort du sergent
général de bataille Teodoro Volo en 1704, Pietro Francesco Fracchia et Nicolò Rossi
proposèrent leurs candidatures pour le remplacer. Tous les deux envoyèrent leurs
lettres de candidature au Collège via le capitaine général. Nicolò Rossi, colonel du
régiment Bacigaluppi depuis 1694, servait la République depuis fort longtemps: il avait
été placé à la tête d’une compagnie d’infanterie italienne par le provéditeur général
Luca Francesco Barbaro dès 1659, donc quarante-cinq ans auparavant. Son père
Zuanne avait fait la guerre de Candie sur tous les théâtres d’opérations et était mort au
combat. Le sergent-major de bataille Fracchia ne pouvait afficher de tels états de
service, lui qui n’était arrivé au service de Venise « qu’en » 1686 en tant que sergent-
1 B. M. C., ms. Morosini Grimani n° 247, dépêche n° 2; A. S. V. Senato, dispacci, P. T. M. , busta 1125,
dépêche n° 36.
2 A. S. V. Senato, dispacci, P. T. M. , busta 951, dépêche n° 45.
3 Ibid., dépêche n° 54; E. B. E., ms. Nani n° 3933, fol. 183.
4 A. S. V., Savio di Terra ferma alla scrittura, busta 214, « Promozioni ed elezioni militari dall’anno 1700
all’anno 1711. »
5 Sergio Perini, « Lo stato delle forze armate della Terraferma veneta nel secondo Settecento » in Studi
Veneziani n° 23, Pise, 1992, p. 206.
364
major dans les troupes de Milan 1. Au bout du compte, Volo ne fut pas remplacé, et Rossi
ne fut promu sergent-major de bataille que le 29 avril 1706, pour aller servir en Terre
Ferme2.
Astreintes et privilèges
Chapitre XIII
La troupe
Pour s’engager dans l’armée vénitienne en tant que simple soldat, il fallait
souvent ne pas avoir d’autre choix. Dumont résumait ainsi la pitoyable condition de la
troupe: « c’est le plus miserable métier du monde; j’aimerois mieux étre valet de
chaudronnier, que de porter le mousquet à Venise 1 », disait-il. Au siècle suivant, l’armée
vénitienne avait toujours piètre réputation, si l’on en croit Eléazar Mauvillon :
Aussi, ne fallait-il pas s’étonner si les levées étaient pour la plupart constituées
d’un ramassis de brigands, d’aventuriers assoiffés de pillages, de déserteurs ou de
débiteurs en fuite, et même de mendiants. Le reste s’était pour la plupart enrôlé pour
échapper à la famine, presque tous essayaient en général d’échapper à quelque chose,
et bien peu d’hommes servaient pour l’honneur ou pour la gloire. Bien entendu,
l’armée vénitienne n’était pas la seule dans ce cas à cette époque. Pendant le siège de
Corinthe de 1715, un grenadier français avait été envoyé parlementer avec le grand
vizir qui lui demanda ce qu’il venait chercher dans l’armée vénitienne. « Mon pain »,
1 Dumont, op. cit., p. 444. L’indigence poussait plus d’un à épouser la carrière militaire. Au XVI e siècle, le
célèbre architecte militaire Giulio Savorgnan affirmait que l’on s’enrôlait « to escape from being craftsmen
or working in a shop; to avoid a criminal sentence; to see new things ; to pursue honour (though these are
very few)… all in the hope of having enough to live on and a bit over for shoes, or some other trifle that will
make life supportable » (Geoffrey Parker, op. cit., p. 47, citant J. R. Hale, War and society in Renaissance
Europe, p. 109). Voir aussi Lucien Bely, op. cit., p. 313. Pendant la guerre de Trente Ans, le gouvernement
français qui cherchait désespérément des recrues dut avoir recours aux « déserteurs des troupes, vagabonds,
gens sans aveu », mais la plupart ne se présentèrent que pour toucher la prime et disparaître aussitôt (Joël
Cornette, Le roi de guerre, Paris, 1993, p. 57). Raimondo Montecuccoli, comme ceux de son temps, avait
une vue très idéaliste du recrutement: « On ne doit pas enrôler des hommes de la lie du peuple ni au hazard,
mais il faut les choisir entre les meilleurs; sains, hardis, robustes, à la fleur de leur âge, endurcis aux travaux
de la campagne, ou à des arts pénibles; qu’ils ne soient ni fainéans, ni efféminés, ni débauchés ( Mémoires de
Montecuccoli, p. 3).
2 Eléazar Mauvillon, Histoire du prince Eugène de Savoie, Generalissime des armées de l’Empereur et de
l’Empire, Amsterdam, 1740, vol. V, p. 6.
368
1 Nicola Iorga, Chronique de l’Expédition des Turcs en Morée, Bucarest, 1915, p. 157.
2 De la Haye, op. cit., p. 144: « Comme le service de la Republique est fort decredité, ils se voyent necessitez
à des remedes extrémes, & il n’y a point d’invention dont ils ne se servent pour avoir des Soldats. Ils les
achetent bien cher de ces Colonels qui sont de vrays Maquignons de Chair humaine. »
3 Sur le cas des « entrepreneurs de guerre » voir l’incontournable ouvrage de Fritz Redlich, The German
military enterpriser and his work force, Wiesbaden, 1964-1965, 2 volumes. Voir également Georges Livet et
Roland Mousnier, Histoire générale de l’Europe, Paris, 1980, p. 364-365; Lucien Bely, op. cit., p. 310-311;
Kurt Agren, op. cit., p. 33; Jean Chagniot, op. cit., p. 100-101.
4 Fritz Redlich, The German military enterpriser and his work force, Wiesbaden, 1964-1965, vol. II, p. 49,
l’information est tirée de Thürheim, Degenfeld, p. 78-79, 88, 94.
5 Ibid., vol. II, p. 55-56.
369
Fig. 58. Des commissaires vérifient les rôles et paient les soldats
(Bibliothèque nationale, Paris)
Le Collège fit parvenir une lettre de change pour 6 000 florins 2 à l’ambassadeur
Contarini, cette somme devait servir d’avance au marquis de Courbon qui était chargé
d’habiller son régiment « à la dragonne », et de fournir à chaque soldat une baïonnette.
Il était donc du devoir du colonel de trouver lui-même des fournisseurs. Le régiment se
rendait au Lido, où les commissaires vérifiaient les rôles et en faisait la revue, avant de
le prendre en charge financièrement, comme tous les autres régiments partant vers la
Dalmatie ou le Levant. Seuls les officiers étaient tenus d’y arriver montés. Une fois sur
place, les hommes recevaient leur dotation en mousquets et pistolets avant d’être
1 A. S. V., Senato da mar, registro n° 151 (1685), fol. 136 r (le 17 mai 1685).
2 D’après les indications données par Ludwig Pastor, Storia dei Papi, vol. XIV, p. 112, 1 ducat valait 3
florins et 12 kreutzer.
370
embarqués. Les chevaux étaient en général fournis en Grèce par le capitaine général,
ou il étaient transportés à bord des navires avec leurs cavaliers1.
Nombreux furent également les particuliers qui apportèrent une contribution
personnelle à cette guerre, en mettant au service de la République des hommes qu’ils
avaient levé de leur propre chef: ainsi, lorsque le chevalier Marc’Antonio Carattin arriva
à Modon en juillet 1686 pour louer la Santa Maria de 70 canons, il avait également
emmené à son bord une compagnie de 130 hommes, recrutés par ses soins, qui furent
stipendiés par les commissaires vénitiens2.
Les troupes allemandes louées par les princes constituèrent une part essentielle
de l’armée vénitienne, surtout durant la première phase de la guerre de Morée 3. A la fin
de la guerre de Candie, le duc de Brunswick Johann Friedrich avait déjà fourni trois
régiments (2 400 hommes), sous la direction du comte Josias von Waldeck. Ces troupes
s’étaient fait remarquer par leur prestance et leur discipline: deux hommes seulement
avaient déserté durant le trajet jusqu’au Lido, un véritable exploit pour l’époque 4. Au
début du nouveau conflit, Venise avait désespérément besoin de troupes. Grâce au
carnaval et aux multiples charmes de la ville, une multitude de princes allemands ou
italiens venaient justement goûter aux joies insouciantes de la cité des doges: « Parve,
che in questo tempo si fosse trasformata Venetia in un delitiosio teatro di passatempi di
tutta l’Europa », dit ainsi Nicola Beregan, et de fait Venise accueillit, parmi tant
d’autres, Hieronim Lubomirski de Pologne, les princes Eugène de Savoie, et Alessandro
de Parme, l’électeur Max Emanuel de Bavière, les ducs Vittorio Amedeo de Savoie, et
Ferdinando Carlo de Mantoue, les princes Ernst de Bayreuth, Friedrich Karl de
Württemberg, Anton Ulrich de Wolfenbüttel, et bien entendu, Ernst August, le duc de
Brunswick Lüneburg5. Le gouvernement vénitien profita de leurs présences sur place
pour essayer d’acquérir auprès d’eux quelques régiments de bonnes troupes, si
possible de vétérans.
Le premier à accepter fut le duc de Brunswick. D’après Peter H. Wilson, il
s’agissait surtout de fournir de quoi subsister à ses soldats, alors que le territoire était
frappé par la crise. L’objectif financier n’aurait donc pas été primordial 6. Ce
désintéressement relatif est largement réfuté par les Vénitiens de l’époque : Foscarini
dit que le duc de Brunswick « molto si avvantaggiò ne i suoi trattati 7», et en 1690 le
1 B. M. C., ms. Donà dalle Rose n° 428, dossier n° 1, « Copia 1684, 23 decembre in Pregadi ».
2 A. S. V., Senato, dispacci, P. T. M, busta n° 1249, n° 38 du 9 juillet 1686.
3 D’après le compte rendu du commissaire Zorzi Emo, à la fin juin 1686, sur à peu près 13 000 hommes que
comptait alors l’armée vénitienne, 5 436 étaient Allemands (3 234 Hanovriens et 2202 Saxons), Ibid.,
dépêche n° 36, et d’après Polo Nani, durant les campagnes de 1688 et 1689, il y eut 11 229 soldats qui
servirent dans les régiments « Bransvich, Vitembergh, Assia, Valdech, Bolfembiten, Brandemburgh, Stiron,
milanesi, e svizzeri. » (A. S. V., Senato, dispacci, P. T. M, busta n° 1252, dépêche n° 45 du 23 janvier 1690).
4 Bigge, La guerra di Candia negli anni 1667-69, Turin, 1901, p. 56.
5 Beregani, Guerre d’Europa, vol. II, p. 188.
6 Peter. H. Wilson, German armies, war and German politics 1648-1806, Londres, 1998, p. 78.
7 Foscarini, Republica Veneta, p. 324.
371
commissaire Polo Nani conclut que l’embauche des régiments étrangers n’arrangea
finalement que les princes allemands qui se débarrassèrent de leurs sujets inutiles 1.
Notons au passage que les ducs de Brunswick fournirent également 11 000 hommes à
l’empereur pour 27 000 florins 2. Quoi qu’il en soit, le Sénat ne prit pas la décision
d’engager ces troupes étrangères sans qu’il y ait eu quelque opposition au sein de
l’assemblée: certains insistèrent sur le coût considérable, et rappelèrent que les
régiments dont on voulait faire l’acquisition pour un temps étaient composés de
« gente eretica, e Protestante3 ».
Ces régiments arrivaient à Venise déjà entièrement constitués avec leurs états-
majors. La convention passée entre le duc de Brunswick et la Sérénissime le 13
décembre 1684 servit de modèle à tous les autres contrats de ce genre. Ces troupes
étaient louées pour une période déterminée, en général deux années, mais on pouvait
les reconduire:
Il est difficile de préciser le nombre exact de soldats qui furent fournis par leurs
princes à la République, les régiments originels pouvaient recevoir de nouvelles
recrues pour combler les pertes, les effectifs sont fluctuants, toujours inexacts, et
varient selon les sources. L’historien Peter H. Wilson a récemment tenté de faire un
recensement assez précis, d’après des sources allemandes. Si les données concernant
les effectifs peuvent varier, les chiffres avancés pour les pertes sont d’autant plus à
prendre avec précaution:
Avec la guerre de dix ans, les princes allemands furent moins enclins à laisser
partir leurs sujets vers des terres lointaines, d’autant que l’expérience aidant, ils se
rendirent compte des énormes pertes subies par leurs corps en Morée. D’après
Beregani, au terme des deux années de service prévues par le contrat, seuls 850 Saxons
purent rentrer chez eux2. Après 1689, les régiments allemands employés par la
République n’étaient plus que des unités crées par des officiers ou des princes de
moindre importance qui travaillaient pour leur propre compte. Girolamo Squadroni, le
résident de la Sérénissime à Milan, parvint aussi à conclure un accord entre la
République et les cantons suisses catholiques pour l’emploi de 2 000 hommes qui
servirent en Morée et à Lépante de 1688 à 16913.
« s’osserva una quantità de Francesi, che per l’antipatia trà le nationi, e per esser
trattati con rigore da gl’Ufficiali Tedeschi non hanno Ubbidienza, ne credito negl’Ufficiali
medesimi, anzi li odiano, e disprezzano, con pregiuditio della disciplina, e pericolo d’altre
consequenze4. »
Les volontaires qui signaient pour s’engager renonçaient en quelque sorte à tous
leurs droits et se trouvaient enrôlés pour une période indéterminée. De la Haye
affirmait ainsi que les recrues « disent adieu en s’enrollant à la liberté de revoir jamais
leur Païs, si ce n’est par un bonheur, & par une addresse extréme 5. » La concentration
des nouvelles unités s’achevait au fort de San Nicolò du Lido. Le trajet jusqu’à la lagune
de Venise et jusqu’à la caserne se faisait sous bonne escorte, il était impossible de fuir,
on ne pouvait déjà plus que se repentir de sa décision:
« Ils les embarquent sur le Pau (le Po) dans de grands Batteaux fermez, qu’ils
1 A. S. V., Archivio privato Grimani dai Servi, busta 38, fol. 732-739.
2 A. S. V., Archivio privato Grimani dai Servi, busta 35, fol. 749-752.
3 Gilbert Bodinier in Dictionnaire du Grand Siècle, p. 464.
4 A. S. V. Senato, dispacci, P. T. M. , busta 1125, dépêche n° 48.
5 De la Haye, op. cit., p. 141-142.
374
nomment Bourchii, avec de bons Corps de Garde aux entrées de la Poupe & de la Proue,
& les conduisent ainsi desarmez iusqu’à Lio (le Lido), comme des Criminels, pour estre
de là distribuez dans les Compagnies1. »
« Lio (le Lido) est une Isle fort proche de Venise, où ils font leurs Embarquemens
& où l’on mene les Soldats comme ils arrivent: c’est là qu’ils commencent à ressentir la
perte de leur liberté. On les met tous dans un tres-grand Logement dont les fenestres
sont armées en dehors de grosses barres de fer, qui avec la Mer qui les entoure de tous
costez, leur oste l’espoir de se sauver, & leur en fait naistre mesme l’enuie, par
l’impossibilité. On va les voir comme les Bestes farouches de Vincennes, à travers des
portes grillées: & bien loin de voir les visages gays de nos nouveaux enrolez, l’on n’y
voit que de faces tristes, & l’on n’y entend que des plaintes2. »
D’emblée, cet accueil avait tendance à décourager même les plus enthousiastes.
Les nouvelles recrues arrivaient souvent à la fin de l’hiver. Elle souffraient du froid et
de l’humidité pendant leur séjour qui pouvait durer des mois. A cause des mauvaises
conditions de vie et de cette détention, les recrues « aborrivano il servizio prima
d’intraprenderlo3 ». Pourtant, ce n’était encore qu’un avant-goût de ce qui les
attendaient. Une fois que le régiment était au complet, on procédait à l’embarquement
à bord des navires de transport. Les rôles étaient transmis en même temps au
capitaine général. Les capitaines de ces vaisseaux de charge, qui étaient pour la plupart
loués au trajet, recevaient une somme donnée pour chaque homme embarqué au
départ, non pas pour chaque homme livré à bon port. Les colonels et le capitaines
avaient tendance à faire des économies sur l’alimentation de leurs soldats. Ils
recevaient pourtant quatre mensualités en avance pour leurs unités, mais une bonne
partie, voir l’intégralité de cette manne était dépensée avant même de lever l’ancre 4.
Dès le début de la première campagne, le Sénat avait officiellement fixé la quantité de
biscuit à distribuer aux soldats acheminés vers le Levant à 16 onces (400 g) par
personne et par jour, et cela pendant une durée de 15 jours, temps jugé nécessaire
pour rejoindre Corfou. Pourtant, il semble que l’application stricte de ce règlement trop
contraignant soit restée lettre morte5.
1 Ibid., p. 144.
2 Ibid., p. 143; Amelot de la Houssaie, op. cit., p. 66. Il faut relativiser ce genre de traitement en le
comparant avec les pratiques qui avaient cours ailleurs: en France on enchaînait parfois les recrues pour les
mener vers leurs garnisons, ceci afin de les empêcher de déserter (Gilbert Bodinier in Dictionnaire du Grand
Siècle, p. 1304-1305).
3 Sergio Perini, Lo stato delle forze armate della Terraferma veneta nel secondo Settecento, p. 216.
4 Setton, Venice, p. 294.
5 A. S. V., Senato da mar, registro n° 150 (1684), fol. 128 v, le 7 juin.
375
« hò trovati per verità i Cavalli assai affollati, sicche dubito possano patire, tanto
più che nel corridore non hanno altro respiro che dalle bocche porte, le quali pure nel
viaggio resteranno coperte in parte dal barcone, e caichi, che vi si mettono sopra, e i
portelli sono calafattati per neccessaria cautella, essendo le Navi molto cariche, e più
dell’altre questa di S. Andrea, che pesca 15 piedi1. »
Le directeur du convoi donna l’ordre de nettoyer les corridors plusieurs fois par
jour, « à maggior sollievo de Dragoni, e de Cavalli », et surtout de ne pas oublier de faire
distribuer régulièrement à ces derniers l’eau et le fourrage. Les hommes, eux, n’avaient
qu’à prendre leur mal en patience. Les pertes humaines étaient toujours considérables,
elles sont impossibles à estimer dans leur globalité, car pour chaque convoi les chiffres
varient, mais de temps en temps, les responsables vénitiens s’en émeuvent, eux qui
sont pourtant habitués à d’importants taux de pertes jugés incompressibles: 1 026
soldats avaient pris place à bord du convoi dirigé par Angelo Michiel au début du
printemps 1687, il n’en arriva à destination que 732. Les 294 manquants étaient soient
morts, soient à l’hôpital (de Corfou), expliquèrent les capitaines2.
Parfois ces pertes étaient telles que le capitaine général se devait de prendre des
sanctions. En avril 1691, trois bâtiments débarquèrent à Corfou cinq nouvelles
compagnies (trois de Corses et deux d’Ultramontains), ce qui devait faire plus de 300
hommes à l’origine. En faisant le décompte et en comparant avec les rôles, les
commissaires se rendirent compte que 80 soldats étaient décédés en cours de route, et
que la moitié des survivants étaient sérieusement indisposés (infermi). L’une des
compagnies ne comptait ainsi plus que 13 hommes valides. Cette fois-ci, Domenico
Mocenigo réagit: les 146 malades furent accueillis dans les hôpitaux militaires de la
ville, et un procès fut ouvert contre les capitaines pour établir leur responsabilité
exacte dans cette affaire3. En juin, Mocenigo annonça qu’il avait fait casser deux des
capitaines. D’après lui, ces derniers ne pensaient qu’à dépenser les quatre mensualités
de soldes dues à leurs hommes. Les coupables avaient délibérément fait provision de
denrées avariées: « comprano a buon mercato vini guasti, e comestibili della peggior
qualità », qu’ils faisaient consommer à leurs hommes par la force si cela s’avérait
nécessaire. Mocenigo estimait qu’il fallait prescrire aux officiers de ne pas trop faire de
réserves de viande et de sardines salées pour le voyage, « perche sono roba poco buona,
e che genera ne soldati frequenti malattie1. »
Les condamnations restaient pourtant trop rares, et les convois continuaient à
débarquer des unités accablées par les mauvaises conditions de vie à bord. En janvier
1692, seuls 766 hommes atteignirent la Morée en état de combattre. Ils étaient
pourtant 1 265 à l’origine: on comptait 268 morts et 223 malades, et quelques uns
avaient réussi à déserter. Le taux de mortalité le plus élevé fut découvert parmi les
quatre compagnies de Corses des capitaines Lamberti, Negri, Friger, et Bramosi: de 438
à l’origine, 238 seulement avaient survécu, et même parmi ces derniers, seul 152
étaient encore valides. Domenico Mocenigo fit mener l’enquête. Comme il s’avéra que
les capitaines portaient une responsabilité écrasante, le capitaine général les fit
remplacer2. Cette mesure ne changea rien. En juin de la même année, sur 1 398 soldats
embarqués au Lido, seuls 991 arrivèrent en bonne santé: il y avait eu 130 morts et 297
hommes durent être admis à l’hôpital afin de les remettre sur pied 3.
Grâce aux investigations d’Andrea Pisani (qui était alors commissaire), on
possède un recensement des nouvelles recrues de plusieurs régiments à leur départ de
Venise et à leur arrivée en Morée en mai 1694. Ce dénombrement permet de connaître
avec précision le taux de décès et le nombre de malades (infermi). Le convoi était dirigé
par Antonio Bollani. Parti du Lido le 25 avril, il était arrivé à Nauplie le 21 mai 4:
Pour faire face à ce nouveau coup dur, Antonio Zeno s’adressa directement aux
troupes en faisant placarder dans les endroits publics une déclaration qui débutait par
« Soldats » (Militia). Le capitaine général rejetait toute la responsabilité de ces pertes
sur les capitaines. Ces derniers recevaient à Venise une somme globale, par avance,
pour payer leur compagnie d’après le nombre d’hommes inscrits sur les rôles, mais ils
en retenaient souvent une partie au passage, voire même la totalité. Au lieu de se
procurer les victuailles nécessaires pour la durée de la traversée, certains capitaines
dilapidaient la solde de leurs propres hommes avant même l’embarquement. Par
conséquent, les soldats n’avaient rien à manger et ne pouvaient acheter des vivres par
eux mêmes. Dans le cas de ce convoi en particulier, le capitaine des Corses Zuanne
Miraballo devait 350 ducats à ses sous-officiers et à ses hommes. Il se suicida lorsque
son navire fit escale à Zante. Le reste de la compagnie fut sauvée grâce à l’intervention
d’Antonio Zeno qui apprit cette information à temps, ou presque 1.
Pourtant, cette méthode persista, avec des conséquences toujours identiques:
lors d’un nouvel acheminement à peine deux mois plus tard, les recrues payèrent à
nouveau un lourd tribut en vies humaines: sur 1 940 hommes envoyés de Venise, Zeno
considérait que 1 069 à peine étaient « habilli alla Campagna ». Pendant le voyage il y
avait eu 206 décès, 15 hommes s’étaient évadés, 389 étaient malades, et 202 autres
n’étaient encore que de jeunes adolescents (putti). On ne sait rien des 59 autres2.
Pendant le trajet vers le Levant, les soldats n’étaient d’ailleurs pas les seules
victimes. Parmi les chiourmes des galères, le taux de mortalité était encore plus
important. Sur 139 galériens libres ou forçats expédiés en au début de l’hiver 1695, 46
seulement arrivèrent à Nauplie encore sains. Plus de la moitié des galériens
condamnés avaient péri. Alessandro Molin, croyait que cela venait principalement
« dal dover stare questa Gente affollata, e come sepolta con cattena al piede in un
Corridore senza veder l’aria, ne godere alcun respiro, anche poco assistita da Capi stessi
di condotta, che non vi usano la diligenza, che si ricerca 3. »
Abus et fraudes
à retenir: ce fut l’affaire Giulio Antonio Pre, qui se tint pendant l’hiver 1690-1691. Le
plaignant était un rameur libre qui servait sur la galère d’Antonio Bollani. Le 24
novembre 1690, une escadre de galères sous le commandement du provéditeur de la
flotte Agostino Sagredo mouillait près du rivage de Céphalonie. Le soir, vers minuit,
Giulio Antonio Pre voulut retourner à bord de sa galère, pour cela il paya un demi ducat
à des marins qui attendaient près d’une barque leurs commandants Angelo Orio et
Marin Zorzi. Les marins acceptèrent, mais lorsque les deux nobles arrivèrent, ils
interrogèrent leurs hommes pour connaître l’identité de l’inconnu. Ayant apprit qu’il
s’agissait d’un rameur de la galère Bollani, ils se jetèrent sur lui avec leurs dagues, le
frappèrent de plusieurs coups au visage, le défigurant et le laissant pour mort. Il se
débarrassèrent ensuite de lui en le jetant par dessus bord. La victime parvint à se
traîner jusqu’à une habitation où on l’accueillit. Le chirurgien d’Agostino Sagredo
apprit la nouvelle, il en avertit le provéditeur de la flotte qui fit immédiatement mettre
les deux coupables aux arrêts. L’affaire fut présenté au capitaine général Domenico
Mocenigo. La défense et l’accusation furent entendues, puis Mocenigo rendit sa
sentence le 15 janvier 1691: il condamna Orio et Zorzi à deux années de relégation aux
Carabuses et à une amende de 10 sequins chacun à verser au plaignant pour que ce
dernier puisse payer les soins dont il avait besoin. Le verdict n’était pas trop sévère,
puisqu’il s’agissait de punir une tentative de meurtre caractérisée, mais il avait au
moins le mérite de rappeler que même les élites n’étaient pas au-dessus des lois. Cette
sentence fut affichée dans tous les lieux publics 1. Comme la forteresse des Carabuses
tomba aux mains des Turcs en décembre 1692, il a fort à parier qu’Orio et Zorzi, qui
devaient toujours s’y trouver, firent partie des prisonniers.
L’une des pratiques illégales les plus répandues consistait à se servir de passe-
volants lors des revues. Ces derniers prenaient momentanément la place des morts et
des déserteurs: les colonels pouvaient alors empocher leurs soldes sans contestation
possible. Cette fraude, qui était commune à toutes les armées européennes de ce
temps, nuisait gravement à l’Etat, c’était en quelque sorte la bête noire des
commissaires qui luttaient contre elle avec le peu de moyens dont ils disposaient 2.
Selon Agostino Sagredo, de nombreux capitaines des troupes ultramontaines et Corses
avaient recours aux passe-volants: « Il loro studio, che non versa nel suffragar’i vivi,
s’applica a mantener’i morti, con esecrabili invenzioni, e dannati preguidicj 3. »
Avec les règlements mis en place par Stenau à partir de 1706, on retirait deux
mois de solde à un officier, on l’obligeait à restituer les sommes injustement
détournées. C’était peu si l’on compare cette sanction à celle que risquait de subir celui
qui avait servi de passe-volant qui pouvait écoper de trois mois de prison4.
1 Ibid., dépêche n° 9.
2 Setton, Venice, p. 316, 334; Lucien Bely, op. cit., p. 314; Joël Cornette, Le roi de guerre, p. 60-61; Jean
Chagniot, op. cit., p. 115.
3 A. S. V. Senato, dispacci, P. T. M. , busta 847, dépêche n° 48 du 30 novembre 1696.
4 B. N. M., ms. It VII 1912 (8328), article 39.
380
« imaginés vous qu’on ne leur donne seulement pas des habits, & que pour toute
subsistance ils n’ont que huit sols par jour, qui reviennent justement à trois sols de
France; jugés combien ils peuvent faire bonne chere avec cela, aussi je ne m’etonne
nullement de ce qu’ils desertent comme ils le font, ce seroient de grans fous de ne pas
le faire1. »
La désertion était un mal très largement répandu, mais ce fléau n’était pas
propre au XVIIe siècle ou à l’armée vénitienne, il s’agissait du principal problème de
toutes les armées de l’époque moderne: Christopher Duffy a fait remarquer que le
régiment prussien de Potsdam perdit 3 officiers, 93 sous-officiers et 1 525 soldats par
désertion entre 1740 et 1800. L’armée saxonne perdit entre 1717 et 1728 pas moins de
8 562 fantassins sur un total de 20 462 2. Pendant la guerre de Sept Ans, 80 000
hommes désertèrent des rangs de l’armée russe, 70 000 de l’armée française, et 62 000
de l’armée autrichienne3. Durant la guerre de succession d’Espagne, un soldat sur
quatre aurait déserté4. Dans l’armée de Louis XIV, il fallait recruter 2 000 hommes afin
de pouvoir en aligner 1 200 sur le champ de bataille 5.
Tout au long de la conquête de la Morée, Francesco Morosini dut lutter avec
fermeté contre la désertion. En 1686, il offrait aux Grecs 4 sequins par fuyard ramené.
Quelques malheureux furent pendus, les autres furent envoyés aux galères où ils
étaient plus utiles. Cela ne suffit pas à enrayer l’hémorragie. Lorsque l’armée séjourna
en Attique entre 1687 et 1688, le péloponnèsiaque augmenta la prime pour la capture
qui passa à 10 sequins, ce qui aurait tendance à démontrer que les désertions restaient
fréquentes. Une fois de plus, on eut recours à des exécutions pour marquer les esprits:
cinq hommes furent pendus, deux à des mats, et les trois autres aux arbres d’Athènes.
Dans le reste de l’Europe aussi, les primes augmentèrent régulièrement: entre 1688 et
1699, elles passèrent ainsi de 2 à 10 thalers dans les troupes du Brandebourg 6.
La désertion touchait l’ensemble des troupes: on a même vu le colonel Steffano
Bacigaluppi déserter en 1689 afin d’échapper à des créanciers qui le poursuivaient
pour de grosses dettes de jeux7. Morosini décréta son bannissement. Selon lui, la
plupart des fuyards faisaient partie des nouvelles levées, et il s’agissait surtout de
Français «che in poco tempo si sono arrolati sotto varie Bandiere 8.» En 1691, le
provéditeur général de Morée Antonio Zeno affirmait que les soldats français en
garnison à Corinthe n’avaient même pas l’autorisation de quitter la forteresse pour se
rendre dans la ville1. Mais cette séquestration permanente frustraient encore
davantage les candidats à la fuite: dans le nouveau régiment Olens cantonné à Nauplie,
Zeno eut vent d’une tentative d’évasion d’une quarantaine de Français sous
l’instigation d’un certain «Bettolino» (Bettelin?). Leur but était d’escalader les
murailles de la ville et de rejoindre Nègrepont, mais l’alarme fut donnée et les
agitateurs furent saisis. On les fit parler sous la torture pour qu’ils dénoncent tous
leurs complices, et l’un de leurs chefs fut fusillé. Quelques jours auparavant, on avait
trouvé des traces de tentatives d’effraction sur la porte du dépôt de munitions de
l’Acronauplie, ce qui explique partiellement la sévérité du traitement infligé: on
soupçonnait aussi les candidats déserteurs de trahison2.
L’année suivante, avec le siège manqué de la Canée, la désertion des recrues
françaises prit une toute autre ampleur. Le 30 juillet 1692, Mocenigo écrivit que dès
que les troupes débarquèrent sur le sol crétois, ces derniers passèrent à l’ennemi en
masse. Les régiments les plus touchés furent ceux de Hiron et des dragons de Holon. Le
régiment de Holon à lui seul perdit en quelques jours plus de la moitié des 230
hommes qu’il comptait à l’origine. Le capitaine général cherchait à en saisir les causes.
D’après lui, le « genio volubile della natione », n’expliquait pas tout: « sono i mali
trattamenti, che vengono fatti à soldati Francesi dagl’ufficiali, che ad altro non
attendono, che al defraudo delle paghe praticate dagl’Ufficiali medesimi, e che al proprio
interesse ». De nombreuses plaintes de soldats l’avait poussé à convoquer les cadres de
ces régiments et à les « admonester », en les menaçant de les remplacer s’ils
continuaient à délaisser leurs hommes et à les extorquer. Ce sermon n’eut pas du tout
l’effet escompté. Les officiers interpellés firent au capitaine général une réponse
cinglante: qu’il n’avait aucune autorité sur eux, et que si, malgré tout, ce dernier tentait
de changer quoi que ce soit, ils s’en iraient avec tous leurs hommes. Domenico
Mocenigo n’était pas Morosini: il ne prit aucune mesure disciplinaire à l’encontre des
officiers incriminés. Par contre, il fit patrouiller des détachements de cavalerie qui
parvinrent à mettre la main sur 83 fuyards. Huit d’entre eux furent exécutés à la vue de
tous, et les autres envoyés aux galères. Et le capitaine général de conclure qu’il fallait
davantage se méfier de ces recrues françaises que des Turcs eux-mêmes !3
Le 12 août, Mocenigo dicta une nouvelle dépêche. Tous les efforts déployés pour
enrayer l’hémorragie s’étaient avérés vains: un millier d’hommes, la plupart Français,
avaient rejoint la garnison ennemie, d’autres avaient pris le chemin de Candie, de
Rethymnon, ou du camp turc. Certaines nuits, 70 soldats disparaissaient en même
désespoir de cause, restaient suspects aux yeux des responsables vénitiens (Francesco
Morosini lui-même se méfiait des Français dont il avait pu mesurer toute
« l’inconstance » lors des ultimes années de la guerre de Candie), et furent
constamment un objet de mépris de la part de leurs officiers allemands. De leur côté,
les Turcs faisaient savoir publiquement que les sujets du Très Chrétien étaient les
bienvenus dans leurs rangs: difficile d’échapper à la tentation.
Même parmi la composante dalmate, véritable fer de lance de l’armée
vénitienne, la désertion était importante. Au début des années 1690, plus de 300
Esclavons infestaient la Roumélie sous la direction du capitaine Elia Sudarovich,
mettant les villages de cette contrée en coupe réglée 1. En mai 1691, Sudarovich et ses
hommes effectuaient un raid nocturne à proximité du château de Roumélie, pillant,
emmenant des captifs et du bétail. Le provéditeur extraordinaire de Morée Tadio
Gradenigo n’avait pas vraiment les moyens de lutter contre ces bandes de maraudeurs.
Bientôt, l’ancien officier de la Sérénissime s’allia à Georgios Gerakari (le frère de
Liberaki) et ses 2 000 hommes: en juin de la même année ils s’attaquèrent à la ville de
Lépante, leurs assauts furent repoussés mais ils purent saccager le bourg hors les
murs. Lorsque Gradenigo eut reçu suffisamment de renforts, il prit Sudarovich en
chasse, mais c’était peine perdue, le chef de bande et ses complices se retirèrent vers
Karpenissi, dans une région sauvage et escarpée, hors d’atteinte2.
Le succès de ces Oltramarini en encouragea d’autres à faire de même: en
novembre 1693 Antonio Zeno rapporta la fuite de 57 Oltramarini avec deux de leurs
lieutenants. Le provéditeur général de Morée envoya 150 cavaliers à leurs trousses en
vain: les déserteurs franchirent presque tous l’isthme sans encombre et allèrent
grossir la masse de leurs compatriotes qui s’adonnaient au pillage dans les environs de
Lépante3. Deux années plus tard, Alessandro Molin relata d’autres incidents de ce type:
des Esclavons étaient arrivés à passer à travers l’isthme sans être inquiétés par les 50
Albanais qui en avaient la garde. A l’évidence, ces derniers étaient beaucoup trop peu
nombreux pour surveiller une zone aussi vaste. Le capitaine général organisa trois
nouvelles compagnies, faisant passer les effectifs à quatre compagnies et 200 hommes.
Au tout début de l’année 1696, trente-deux Esclavons tentèrent de franchir l’isthme à
leur tour, mais ils eurent moins de chance: les gardes de l’isthme les rattrapèrent près
de Mégare. Les gardes ramenèrent huit déserteurs vivants et treize têtes, quant aux
autres fuyards, ils avaient dû se jeter à la mer pour échapper à leurs poursuivants.
Molin estimaient qu’ils avaient péri. Pour ce coup d’éclat, le capitaine général fit
distribuer 100 sequins aux Albanais. Il se servit également des têtes pour faire un
nouvel exemple, ces macabres trophées furent « affisse fuori a publico specttacolo4 ».
Comme le fit si bien remarquer Gilbert Bodinier, le mal était moins grand qu’il
n’y paraît: une partie des soldats ne désertaient que pour se réengager dans un autre
régiment1. En juillet 1703, Daniel Dolfin écrivit à Antonio Nani pour lui transmettre
une liste de déserteurs. Quatre d’entre eux, de la compagnie d’Oltramarini Paulo
Fiorini, s’étaient apparemment réfugiés dans la compagnie Zuanne Becich (ou Giovanni
Boccich, l’orthographe du nom change) 2. Daniel Dolfin bénéficiait d’informateurs
discrets en Morée, ce qui lui permit d’apprendre qu’un grand nombre de déserteurs se
dissimulaient effectivement au sein même de l’armée, plus particulièrement dans les
régiments de cavalerie. Ce procédé arrangeait les officiers et les déserteurs. Ces
derniers servaient de passe-volants aux cadres qui, en les protégeant, défendaient
leurs propres intérêts: « à fine di nasconder con questi la mancanza de morti, e faliti,
non per anco notificati, per dilungar il loro industrioso proverchio 3. »
Quand la sévérité ne produisait pas l’effet escompté, et que les effectifs étaient
réduits à l’extrême, les responsables vénitiens devaient envisager une autre solution
pour récupérer les fuyards: prononcer des amnisties. Cette méthode ne semblait pas
très fructueuse malgré tout. En 1703, le provéditeur de Chielefa Marco Priuli affirmait
que des déserteurs avaient trouvé refuge dans le Magne, qui était encore une zone de
non droit. Peu d’entre eux profitèrent de l’amnistie pour réintégrer leurs garnisons
réduites à une poignée d’hommes à peine 4. Quelques années plus tard, Marco Loredan
se trouva face au même problème: le recrutement de nouvelles troupes pour la Morée
ayant cessé, il dut avoir recours à tous les moyens possibles (non trascurai applicatione
alcuna per possibilmente supplire con ogni altro mezzo) pour récupérer quelques uns de
ces déserteurs qui écumaient les chemins escarpés du Magne. Lorsque cela était
possible, les provéditeurs généraux de Morée firent tout pour réintégrer les fuyards
grâce aux amnisties: chaque homme était précieux5.
Pour les mêmes raisons, dans le Palatinat ou en Prusse, on publiait des amnisties
générales tous les trois ans: on garantissait la clémence aux déserteurs s’ils
réintégraient les rangs avant une date prévue, et la méthode fonctionnait en partie 6.
Les limites entre la désertion, la trahison et la mutinerie peuvent être assez
floues. Dans certains cas, elles peuvent même se confondre. Durant la guerre de Morée,
les actes de sédition furent assez rares dans l’armée vénitienne. En 1691 pourtant, la
République de Venise dut faire à trois graves rébellions. Il y eut des mutineries: à bord
du vaisseau amiral de Bartolomeo Contarini et à bord de la Madonna del Rosario, tandis
que la trahison la plus célèbre, la forfaiture du capitaine Luca della Rocca, entraînait la
perte des Carabuses.
1 A. S. V. Senato, dispacci, P. T. M. , busta 880, dépêche du 6 décembre 1685; Michele Foscarini, op. cit., p.
252-253.
2 A. S. V. Senato, dispacci, P. T. M. , busta 1125, dépêches n° 37 et 45; Roger C. Anderson, op. cit., p. 213;
Setton, Venice, p. 386.
3 cf. supra p. 205-206.
4 cf. supra p. 233.
5 A. S. V. Senato, dispacci, P. T. M. , busta 847, dépêche n° 44 du 18 septembre 1696.
387
« Comme Galopo avoit de l’esprit & du cœur, il fût reçu avec plaisir de ces
Barbares, on luy donna d’abord de l’employ & une charge considérable dans Negrepont
où il fit si bien son devoir qu’il ne contribua pas peu par son courage & par les feux
d’artifice en quoy il étoit tres-habile à sauver cette Place1. »
L’alimentation
« Celui qui a le secret de vivre sans manger, peut aller à la guerre sans
provisions. La famine est plus cruelle que le fer, & la disette ruine plus d’armées que les
batailles: on peut trouver du remede pour tous les autres accidens; mais il n’y en a
point pour le manques de vivres. S’ils n’ont pas été préparés de bonne heure, on est
défait sans combattre. Les especes de vivres absolument nécessaires sont le pain, le sel,
le biscuit, le vinaigre, & quelque boisson pour les hommes; de l’orge, de l’avoine, du
foin, de la paille, de l’herbe pour les chevaux; de plus, de la chair fraîche & salée, du
beurre, du fromage, du lard, du poisson salé & des légumes1. »
L’aliment de base des marins et des soldats de toutes les nations européennes,
c’était le biscuit, que les Vénitiens appelaient aussi « pan biscotto », et dont la
production nationale fut instituée dès 1335 2. Le chevalier Antoine De Ville (1596-
1656), l’un des ingénieurs militaires de Louis XIII, insistait sur l’importance d’en avoir
toujours de bonnes réserves: « la provision des biscuits seroit la meilleure qu’on
sçauroit avoir, pour la provision de bouche; parce qu’il ne faut ny moulins ny bois, & se
conservent tres-longtemps3… »
Durant la guerre de Morée, le ravitaillement en biscuit fut l’une des principales
préoccupations des capitaines généraux vénitiens. A la fin avril 1696, Alessandro Molin
estima la consommation quotidienne de biscuit par les troupes, les équipages et les
rameurs à 29 754 livres (presque 9 tonnes). Avec les 4 000 hommes de renforts, et les
équipages de 13 bâtiments attendus de la Dominante à nourrir, sans oublier les
garnisons de Morée, la consommation annuelle devait atteindre 4 500 tonnes, de quoi
poser des problèmes de logistique presque insurmontables !4 Pour parer à ce besoin
essentiel, très tôt on eut recours à la fabrication locale de pain pour remplacer les
biscuits dans les rations habituelles des soldats en garnison dans le Péloponnèse. En
1688, Giacomo Corner chargeait Antonio Molin de cette tâche particulière pour la
Messénie, et ce dernier aurait fait construire une fabrique avec un moulin à eau, au lieu
dit Curbei, entre les deux forteresses de Navarin5.
La fabrication du biscuit, à base de froment, pouvait s’avérer problématique
lorsque l’ingrédient de base venaient à manquer en période de crise ou de mauvaise
récolte dans la Dominante. Vers la fin de la guerre de Morée, le provéditeur de Morée
devait fournir 20 000 staia (1 700 tonnes) de pain à l’année aux troupes cantonnées
dans la péninsule pour économiser le biscuit, mais en octobre 1700, le Sénat demanda
1 Mémoires de Montecuccoli, p. 62-63.
2 Ugo Tucci, « L’alimentazione a bordo » in Storia di Venezia, Il Mare, vol. XII, Rome, 1991, p. 599.
3 Anthoine De Ville, De la charge des gouverneurs des places, Paris, 1640, p. 75, 452.
4 A. S. V. Senato, dispacci, P. T. M. , busta 1131, dépêche n° 37.
5 A. S. V. Senato, dispacci, P. T. M. , busta 842, dépêche n° 6; Spyridon Lambros, in . I. E. E., 1896-1900,
p. 438: « posto nella spiaggia entro il Porto accennato per metà del giro, che guida dall’uno all’altro
Navarino, ove sbocca la continua velocità d’un sorgente capace per guidar le Macine da grani, che senza
intermitenza continuamente lavorano. »
389
A Venise, les provéditeurs alla sanità étaient responsables des affaires sanitaires
publiques, et la lutte contre la propagation de la peste était devenue en quelque sorte
l’une de leurs spécialités. Cette magistrature gérait les carrières des médecins et des
chirurgiens employés par la République, et s’occupait aussi de missions de
« bienfaisance », en venant en assistance aux soldats blessés, ou à ceux tombés en
esclavage.
En Morée, les troupes souffrirent constamment de maladies épidémiques qui
causèrent des ravages bien plus importants que le feu ennemi: peste, typhus transmis
par le pou, fièvres paludéennes, problèmes pulmonaires, dysenterie 1… Les
contemporains ne faisaient souvent pas bien la distinction entre tous ces maux.
D’après Beregani, la maladie fut responsable de la plus grande partie des pertes
vénitiennes durant le siège de Nauplie. Le manque d’hygiène, une mauvaise
alimentation, et un habillement souvent inadapté faisaient que l’armée était durement
touchée, « più dal lusso de’cibi, e dal calore di quell’ardente clima, che dalla difesa degli
oppugnatori, o dalla scimittara d’Ismail Bassà il Ser Aschiere… »2.
La peste sévit en 1687-1688, elle était endémique dans cette région, et continua
à frapper régulièrement jusqu’à la guerre d’indépendance 3. Avec les déplacements
continuels des armées et des populations, rien ne put empêcher la propagation de ce
fléau qui frappa durement soldats et civils. Il fallut attendre la paix et la délimitation
des frontières pour voir la création d’un lazaret à Corinthe en 1700. Pour ce faire,
Pierre de la Salle pensa à réutiliser les vestiges de l’amphithéâtre romain, situé à près
de 500 mètres à l’est de l’enceinte de la ville 4. D’après Francesco Grimani, un magasin
sur le port faisait le même office à Patras, et à Navarin on se servait d’une habitation
aménagée. Grimani expédia vers la Dominante des plans pour la création d’autres
lazarets à Modon, Malvoisie et Nauplie, où le provéditeur général de Morée envisageait
de fonder un tel édifice sur l’îlot du castel da mar5.
Les soldats, trop souvent abandonnés à eux même, ne bénéficiaient que
rarement des services d’un médecin ou d’un chirurgien. Normalement, les troupes
hanovriennes étaient censées disposer d’un médecin par régiment. D’après Agostino
Sagredo, au sein des régiment étrangers la République prenait à sa charge un
chirurgien par compagnie pour 15 ducats par mois.
1 A. Dechambre et L. Lereboullet (dir.), Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales, Paris, 1864-
1889, série 3, vol. 18, p. 574-623 (sur le thypus); Jean Chagniot, op. cit., p. 141; François Lebrun, Médecins,
saints et sorciers aux 17e et 18e siècles, Paris, 1983, p. 156-171.
2 Beregani, Guerre d’Europa, vol. II, p. 101; Fritz Redlich, op. cit., vol. II, p. 225-226.
3 Peter Topping, « The post-classical documents » in the Minnesota Messenia Expedition, University de
Minnesota, 1972, p. 73; A. Dechambre et L. Lereboullet, op. cit., série 2, vol. 23, p. 641-752 (sur la peste).
4 Voir A. S. V., Archivio privato Grimani dai Servi, busta 35, filza 91, fol. 78, fol. 203; busta 36, filza 92, fol.
19; B. M. C., cartella 28, plans n° 16 et 17; Savas E. Kasas, op. cit., p. 51, fig. 38 et 39.
5 Spyridon Lambros, in . I. E. E., 1896-1900, p. 489-491.
391
Malgré cela, la condition des soldats ne s’en trouvait pas améliorée:« queste son
piazze, che portano lucro à Capitani, non giovamento à suoi fanti », précisait-il1.
Le personnel médical, trop peu nombreux, n’avait guère de remèdes à sa
disposition. Peu avant la campagne d’Attique de 1687, alors que la peste avait été
repérée en Morée, Morosini se lamentait de ne pas avoir suffisamment de médecins et
de chirurgiens, et que les réserves de médicaments étaient épuisées 2. D’une manière
générale, les capitaines généraux se plaignirent fréquemment de cet état de fait, et
transmettaient régulièrement à la Signoria des demandes de pharmacopée dont les
praticiens manquaient cruellement. Les remèdes étaient pour la plupart à base de
plantes médicinales (simples ou exotiques) ou d’origine animale3. Apparemment, le
médecin Emanuele Sepilli, qui résidait à Nauplie, se fit une spécialité dans la
préparation de médicaments à l’aide de produits locaux, un bon moyen d’économiser
les deniers publics4.
En 1697, on ne recensait que vingt médecins ou chirurgiens destinés à soigner
les soldats stationnés en Morée: cinq à Nauplie dont Sipilli, deux à Corinthe, Patras,
Modon, Coron, Malvoisie et Chielefa, et un pour Gastuni, Navarin et Zarnata 5. Les
nominations étaient effectuées par les provéditeurs alla sanità. Cette situation, déjà
mauvaise, se dégrada après la guerre: en 1704 le médecin Marco Sumarchi devait à lui
tout seul veiller à la bonne santé des garnisons de Mistra, de Chielefa et de Zarnata, une
tâche presque insurmontable à cause de la distance, de la pitoyable qualité des routes
et de l’insécurité la plus totale qui régnait dans cette région. D’un autre côté, le nombre
de soldats y était devenu dérisoire6. Quatre années plus tard, la répartition
géographique des praticiens était plus inégale qu’en 1697. La plupart se trouvaient à
Nauplie, les provinces d’Achaïe et de Laconie en manquaient singulièrement, et il n’y
avait ni médecin ni chirurgien à Cythère par exemple:
1 Laborde, Athènes, p. 73; A. S. V., Senato, dispacci, P. T. M. , busta 848, dépêche n° 48 du 30 novembre
1696.
2 A. S. V., Senato, dispacci, P. T. M. , busta 1070, dépêche n° 120 du 17août 1687.
3 Pour une description des produits utilisés à cette époque et leurs origines, voir François Lebrun, op. cit., p.
67-76.
4 B. M. C., ms. Cicogna n° 3585, dépêche n° 15 du 12 août 1706.
5 A. S. V., Senato, dispacci, P. T. M. , busta 848, dépêche n° 53 du 21 mars 1697.
6 E. B. E., fonds Nani, ms. 3918, fol. 141 v.
392
Paye mensuelle
1 A. S. V., Archivio privato Grimani dai Servi, busta 38, filza 97, fol. 38-39.
393
déjà beaucoup1.
Marino Michiel voulut mettre de l’ordre dans l’organisation et le fonctionnement
des hôpitaux de garnison. En mars 1693, il fit promulguer un important règlement en
20 articles qu’il fit afficher dans chaque établissement. Il y était précisé que le prieur
était le principal responsable de l’hôpital. Celui-ci devait conserver un inventaire précis
des équipements (couvertures, draps, paillasses,…), avoir à son service une ou
plusieurs assistantes chargées de la cuisine et de l’entretien. Il avait l’obligation de
noter chaque entrée scrupuleusement sur un registre, puis d’en faire rapport chaque
soir au gouverneur ou au provéditeur de la place. Il lui était interdit de quitter la cité
pendant la nuit pour ne pas laisser l’hôpital sans surveillance. C’était aussi lui qui était
chargé de faire ensevelir les morts. Pour Marino Michiel, un prieur devait être un
exemple, faire preuve de patience et de compassion, « come si richiede al sacro loro
Ministero, alla sua pia professione ».
Les nouveaux admis devaient être confessés par le chapelain au deuxième jour
de leur arrivée au plus tard. On ne plaisantait pas avec le sacré: ceux qui tentaient de se
soustraire à « quest’obligo di Christiano » devaient être tout bonnement chassés de
l’établissement. Des « infirmiers » devaient obligatoirement être de garde de jour
comme de nuit ; le prieur et le médecin avaient l’obligation d’effectuer au moins une
visite quotidienne, accompagnés des infirmiers à qui le médecin indiquait par écrit la
thérapeutique adaptée à chaque patient. On attendait de l’ensemble du personnel un
zèle réel, et les fautes graves pouvaient être sanctionnées en étant « ipso facto decaduti
dall’impiego, e privi di poterlo più essercitare ».
Les chambres de l’hôpital devaient être suffisamment éclairées de nuit,
débarrassées des immondices, interdites aux femmes, et si possible parfumées, «onde
purgate sempre siano da qualunque mal’odore », l’air vicié, « corrompu » étant alors
considéré comme le responsable de presque tous les maux 2. Le prieur devait y faire
interdire que l’on y blasphème ou qu’on y joue aux cartes. Les malades devaient être
régulièrement alimentés avec du pain frais, des œufs, de la soupe (brodo), de la viande
et du vin, ils ne pouvaient sortir avant les 6 jours de convalescence réglementaire, et
continuaient à bénéficier de leur salaire de 8 sous quotidiens, plus le biscuit, pendant
toute la durée de leur séjour3.
Vu sous cet angle là, l’hôpital ne semblait pas si désagréable. Dans la réalité, la
situation ne fut sans doute jamais aussi idéale. Sans moyens adaptés, les hôpitaux de
1 Alberto Prelli, op. cit., p. 69.
2 François Lebrun, op. cit., p. 156. Dans le deuxième tiers du XVIIIe siècle, cette conviction restait encore
fermement enracinée. Ainsi, pour le médecin des armées britanniques Donald Monro, Médecine d’armée, ou
Traité des maladies les plus communes parmi les troupes…, Paris, 1769, vol. I, p. 84, « de toutes les causes
de maladies auxquelles le Soldat se trouve exposé en tems de guerre, il nous semble qu’il n’en est point de
plus active que de vivre au milieu d’une atmosphère corrompue. »
3 A. S. V., Senato, dispacci, P. T. M. , busta 845, dépêche n° 26 du 30 mars 1693, « Copia Tratta dal registro
delle Terminat:ni esistente nella Segreteria di S. E. Pr Est:o d’Armata V. Pr Gnle dell’armi in Morea Marino
Michiel ».
394
quando si fosse differito il suo restauramento »1. En France, il semble que la situation
n’ait guère été meilleure: dans l’hôpital militaire de Strasbourg par exemple, trois
soldats partageaient le même lit, se contaminant mutuellement2.
Notons enfin que l’administration vénitienne ne se soucia pas uniquement du
bien être de la troupe: en septembre 1703 les syndics de Nauplie Anzolo Morosini,
Giacomo Minio, et Vincenzo Grimani décrétèrent la fondation d’un « Hospital della
Pietà » ou « Hospital de Bastardelli » dans la capitale, destiné comme son nom l’indique,
à accueillir les orphelins. Cet établissement un peu particulier vit effectivement le jour,
puisqu’un document daté de 1708 précisait que l’entretien des « Bastardelli
dell’ospital » revenait à 560 lires par mois3.
D’après Charles Tilly, la guerre entre les Turcs et les puissances chrétiennes
aurait fait 384 000 morts entre 1682 et 1699 4. Il serait bien difficile de confirmer ou
d’infirmer de tels chiffres.
Les pertes militaires n’intéressaient guère les autorités vénitiennes, puisque la
quasi totalité des troupes engagées au Levant étaient constituées de mercenaires. S’il y
avait un semblant de suivi, c’était uniquement pour ne pas avoir à stipendier des
soldats et des marins décédés. Lorsque cela s’avérait réalisable, les montres (rassegne)
étaient réalisées chaque mois par le commissaire de la Sérénissime (Zorzi Emo de
1684 à 1687 puis Paolo Nani jusqu’en 1690). Ainsi, d’après un rapport de Zorzi Emo
daté du 19 juin 1685, soit six jours avant le début du siège de Coron, les pertes totales
s’élevaient déjà à 1 470 rameurs, 356 officiers ou salariés (sallariati), et 3 043 soldats,
sans compter la défection de 1 211 autres (falliti)5.
Mais les commissaires éprouvaient souvent le plus grand mal à effectuer des
montres régulièrement, surtout pendant les campagnes: Paolo Nani dut ainsi patienter
jusqu’à la fin novembre 1688 pour constater l’ampleur du désastre de Nègrepont. Les
rapports qui étaient communiqués aux capitaines généraux se basaient toujours sur
les chiffres de la précédente revue, rendant un bilan annuel presque impossible avec
les arrivées et les départs incessants. Le seul bilan détaillé fut celui que Zorzi Emo
présenta au lendemain de la bataille de Patras. Il s’agit des pertes cumulées sur une
année (de juillet 1686 à juillet 1687)6:
1 Ibid., fol. 303 v.
2 Jean Chagniot, op. cit., p. 145.
3 E. B. E., fonds Nani, ms. 3936, fol. 401-406; A. S. V., Archivio privato Grimani dai Servi, busta 38, filza
97, fol. 38.
4 Charles Tilly, Coercicion, Capital and European Staes a.d. 990-1990, Cambridge, 1990, p. 165-166; Joël
Cornette, Chronologie du règne de Louis XIV, op. cit., p. 540.
5 A. S. V. Senato, dispacci, P. T. M. , busta 1249, dépêche n° 19.
6 A. S. V. Senato, dispacci, P. T. M. , busta 1249, dépêche n° 54 le 24 août 1687.
396
Condamnés
aux galères 57
Cassés 199 78
Si les pertes sont aussi considérables, c’est que l’épidémie frappa l’armée
vénitienne à partir du mois d’août 1686. En douze jours, du 21 août au 1 e septembre,
148 soldats en furent victimes. Au début septembre justement, 1073 hommes y avaient
déjà succombé, et 4 018 autres étaient malades1.
Officiers ou hommes de troupes, il n’y avait pas d’égalité devant la mort: à la fin
de la campagne de Nègrepont les 119 compagnies des troupes allemandes ne
comptaient plus que 4 748 soldats pour 1 190 officiers, il restait donc 1 cadre pour 4
hommes du rang. A tel point que certaines compagnies « erano più numerose de Capi
che Fattionarij ». Selon Paolo Nani, cette diminution était due « più dalle morti naturali,
e dal mal governo, che dalla Guerra… »2. La mortalité causée par les maladies n’était pas
seulement un fait vénitien: vers la fin du XVIIIe siècle, dans la Royal Navy, un marin sur
douze en mourait. Au XIXe siècle encore, les corps expéditionnaires français en Crimée
et au Mexique furent décimés par le choléra et la fièvre jaune 3.
Chapitre XIV
La gestion administrative du « royaume » de Morée
L’organisation administrative
Au gré des conquêtes, Francesco Morosini avait nommé des provéditeurs dans
l’urgence pour administrer les forteresses et les territoires qui en dépendaient. Il
s’agissait toujours de patriciens qui participaient aux campagnes aux côtés du
capitaine général. Lorsque Corinthe tomba à son tour, la péninsule toute entière
bascula sous la domination de Venise pour constituer la plus vaste province de son
empire colonial d’outre-mer. Seule Malvoisie résistait encore, mais son destin semblait
scellé à plus ou moins long terme.
Désormais, Morosini ne pouvait plus gérer les affaires moréotes au plus pressé
comme il l’avait fait jusqu’alors. Le capitaine général, qui devait continuer à mener les
opérations militaires, ne pouvait en même temps gouverner la Morée: au-delà de
l’importante surcharge de responsabilités, les sénateurs en auraient certainement pris
ombrage. Pour ces raisons, dès le mois d’août 1687, Morosini demandait à la Signoria
« una Carica d’auttorita distinto nel Regno per stabilrne il legitimo, e reale possesso, non
potendo Sua Eccellenza supplirvi, divertito dall’applicationi alla Guerra 1. »
A Venise, Nicolò Cornaro fut élu « proveditor general dell’armi in Morea », mais
quand il rejeta cette désignation, Giacomo Cornaro (ou Corner), le précédent
provéditeur des quatre îles, fut investi à sa place 2. Morosini apprit la nouvelle au début
du mois d’octobre, mais il dut attendre la fin du mois de mai 1688 pour voir Corner
débarquer enfin à Modon. Le Sénat adjoignit à Corner deux collègues, Giorgio Benzon
et Antonio Molin, désignés comme provéditeurs « extraordinaires » de Morée, qui
l’aidèrent dans sa tâche tout en lui étant subordonnés. Le premier fut chargé de la
moitié nord du Péloponnèse, en particulier Corinthe et l’isthme, tandis que le second se
voyait attribuer la zone sud et la surveillance de Malvoisie 3. Comme tous les
fonctionnaires vénitiens, ils ne devaient rester en poste que trois années. En janvier
1692, Domenico Mocenigo proposa d’en nommer quatre, c’est-à-dire un par province,
mais le Sénat ne l’entendit pas ainsi. A la fin de la guerre l’Etat supprima ces
provéditeurs extraordinaires, principalement pour des motifs financiers4.
capitaine général
ou provéditeur
général de mer
(Corfou)
Sénat
vénitien
Garnisons
gouverneurs et sergents-majors
« L’humilai … esato raguaglio di quanto dalla fiachezza mia nel breve corso della
visita del Regno fù operato si nell’economico, politico, e civile, come nell’ecclesiastico, e
militare, con li ristretti che contenevano le Compagnie, Officiali, soldati che presentem:te
armano cadauna Piazza del Regno stesso, li condotti, stipendiati, salariati, bombardieri,
maestranze, ed ogn’altro genere di persone1… »
Carte 4.
401
Territoires n° 24
Villes habitées n° 1498
Villes détruites n° 302
Monastères n° 531
recensements effectués par les sindici, ou qu’ils émanent des autorités ecclésiastiques
locales, se révélèrent étonnement divergents:
1 Spyridon Lambros, in . I. E. E., 1896-1900, p. 237, relatione de Tadio Gradenigo; p. 454, relatione de
Francesco Grimani; B. M. C., ms. Cicogna n° 3248; Basil Panayotopoulos, op. cit., p. 135-313; Peter
Topping, Premodern Peloponnesus, op. cit., p. 93-95 et The post-classical documents, op. cit., p. 71-72.
2 En 1703, le docteur Alessandro Pini écrivait ainsi: « Non è molto poppolata in questo tempo la Morea,
parte per gl’insulti deccorsi della peste e della guerra che se ne porta con se la terza conditione, fames post
pestem, parte per la natura e genio degli habitanti, che non essendo nattivi del paese, e poco stabili come
forastieri in un luogo, non son dediti ad accasarsi e stabilirsi, ma proppensi al corso, alle rapine, alle
scorrerie… » (Alexis Malliaris, op. cit., p. 33).
3 Joseph Pitton de Tournefort, édition parisienne de 1717, vol. I, p. 367.
4 Spyridon Lambros, in . I. E. E., 1896-1900, p. 238: « Vi sono per anco in Regno alquanti Villaggi con
numerose habitationi, et in siti alpestri, gl’habitanti de quali di genio torbido et intrattabile, come nel tempo
che li Turchi dominavano il Regno resistevano ad un intiera soggettione, così al presente non penetratovi
per anco l’autorità publica vivono con le regole del proprio volere… » Voir aussi William Miller, op. cit., p.
418.
403
les surintendants des Cernide des quatre provinces qui transmirent les informations
qui servirent au recensement de 17001.
Au début de l’année 1689, l’office de provéditeur extraordinaire des places, créé
au moment de la conquête, fut définitivement supprimé2. A l’échelle territoriale, il ne
resta que des provéditeurs dits « ordinaires » (14 puis seulement 10), avec un pouvoir
de juger les affaires civiles en première instance qui leur était contesté par les recteurs
(rettori) des provinces. Car ces derniers se trouvaient souvent en tournée avec leurs
escortes et rendaient par leur seule présence l’autorité locale caduque. Pour remédier
à cette discorde dont profitaient certains Grecs, Francesco Grimani interdit aux
responsables provinciaux d’aller rendre justice aux dépends de leurs collègues locaux,
mais les recteurs et provéditeurs des provinces gardèrent le droit de juger en appel
tous les procès arbitrés par les provéditeurs des places3. Ces derniers étaient assistés
dans leurs taches quotidiennes par des chanceliers, dont l’influence était capitale parce
qu’ils servaient de lien entre les personnes privées et les autorités locales:
1 A titre de comparaison, le recensement réalisé par la commission scientifique de Morée arriva à un chiffre
de 336 366 âmes au début du XIX e siècle. Voir Spyridon Lambros, in . I. E. E., 1896-1900, p. 454, relatione
de Francesco Grimani; Peter Topping, « Domenico Gritti’s relation on the organization of the venetian Morea
1688-1691 », in In Memoria di Sofia Antoniadis, Venise, 1974, p. 311-328; Premodern Peloponnesus, op.
cit., p. 93-95 et The post-classical documents, op. cit., p. 71-72.
2 B. M. C., ms. Morosini Grimani n° 247, fol. 197.
3 A. S. V., Senato, dispacci, P. T. M, busta n° 849, dépêche n° 21 du 3 septembre 1698; Spyridon Lambros,
in . I. E. E., 1896-1900, p. 690-691, relatione de Angelo Emo.
4 Spyridon Lambros, in . I. E. E., 1896-1900, p. 479, relatione de Francesco Grimani.
5 A. S. V., Senato, dispacci, P. T. M, busta n° 847, dépêche n° 20, document en annexe n° 6; E. B. E., ms.
Nani n° 3941, fol. 366 r – 366 v.
404
Le système fiscal
Siriol Anne Davies ayant récemment étudié le système fiscal vénitien en Morée,
nous nous bornerons ici à en faire une simple présentation, en nous intéressant plus
particulièrement à la part allouée au budget militaire.
Très rapidement, les autorités vénitiennes voulurent avoir une idée précise du
potentiel financier de leur nouvelle colonie. Francesco Morosini voulait croire qu’une
bonne administration pouvait la transformer en une « miniera d’oro », mais Michiel,
Renier et Gritti réalisèrent bien vite que le pays était réduit à la plus « deplorabile
costitutione »3.
D’après Francesco Grimani, les Turcs se servaient de treize impôts directs ou
indirects, qui leur permettaient d’engranger 1 699 000 reals par an, et les Chrétiens à
eux seuls auraient contribué à hauteur de 1 350 300 reals. Giacomo Da Mosto affirmait
au contraire que les recettes des taxes ne rapportaient que 800 000 reals par an, tandis
qu’Angelo Emo, plus prudent, reconnaissait simplement « quanto veramente mandasse
allora il Regno ad arrichire l’Erario in Costantinopoli, non è facile l’accertarlo ». Tout au
plus pouvait-il affirmer que chaque famille versait cinq reals à l’année au titre de la
capitation, mais qu’il existait aussi des impôts sur la consommation et des droits de
douanes4
Les Vénitiens instituèrent un impôt direct, la decima laïque, et des impôts sur la
consommation (datij): douanes, café, huile, tabac, sel, vin, eau de vie… ainsi que
d’anciens droits de pâtures remontant sans doute à l’époque byzantine (erbatico ou
pascolo). Il existait aussi un impôt foncier sur les propriétés de l’Etat transmissibles ou
à bail reconductible (affitanze et livelli). La perception de tous ces impôts était
attribuée à des particuliers par adjudication chaque année en fin de printemps. La
decima et les datij constituaient la majeure partie des rentrées, comme on peut le
constater sur ce récapitulatif annuel des recettes fiscales perçues en 1707 dans les
territoires de la province de Romanie1:
La decima, que Jean Georgelin hésite à appeler « dîme », était employée en Terre
ferme depuis 1463, où l’Etat prélevait 10% sur les revenus des propriétés. Cela sous-
entendait des remises à jour périodiques des cadastres, et des redécimations eurent
lieu en 1661-1662 et 1711-1712 2. En Morée, en l’absence totale de cadastre, les
autorités vénitiennes décidèrent de percevoir 10%, puis 12 ½% de tous les produits
issus de l’agriculture, basés sur des prévisions annuelles des récoltes. Les paiements
s’effectuaient partie en nature et partie en argent 3. Ce fut la toute première
contribution instaurée au gré de l’extension des possessions, « come diritto regale
accordato ai Prencipi col privilegio della stessa voce di Dio »4.
A eux seuls, les droits de douanes (3% sur les importations et 4% sur les
exportations dans la majorité des cas), l’erbatico et le monopole de l’extraction du sel
constituaient la majeure partie des rentrées fiscales des datij selon Angelo Emo. Trois
marais salants étaient en exploitation: celui de Thermis, où 600 personnes travaillaient
en 1700, était de loin le plus important et servait à approvisionner les provinces de
1 D’après A. S. V., Archivio privato Grimani dai Servi, busta 38, filza 97, fol. 41. Certaines sommes ont été
arrondies au real près pour plus de clarté.
2 Jean Georgelin, op. cit., p. 536.
3 Siriol Anne Davies, op. cit., p. 81-82.
4 Spyridon Lambros, in . I. E. E., 1896-1900, p. 661, relatione d’Angelo Emo.
406
1 Spyridon Lambros, in . I. E. E., 1896-1900, p. 656-657, 716-717; Siriol Anne Davies, op. cit., p. 162-169.
A titre de comparaison, de 1732 à 1737, le sel était vendu 5 sous la livre à Venise, 4 dans le Frioul et 6
ailleurs (Jean Georgelin, op. cit., p. 534). Sur la production de sel en Morée, voir aussi G. Panopoulou,
« Alikes kai paragoyi alatiou stin Peloponisso me vasi to Archeiou Grimani (1698-1700) » in
Peloponnesiaka parartima, Athènes, 1987, p. 305-329.
2 Spyridon Lambros, in . I. E. E., 1896-1900, p. 665-668, 721.
3 E. B. E., ms. Nani n° 3918, fol. 114, 239.
4 Spyridon Lambros, in . I. E. E., 1896-1900, p. 721-722; Peter Topping, « Taxation Di Mactu under
Venetian rule » in Praktika tou 4’ Sinedriou Peloponnisiakon spoudon, Athènes, 1990, p. 7-19; George
Finlay, op. cit., p. 205.
407
Carte 5.
408
Il existait une autre contribution qui pesait très lourdement sur la population: ce
que les Vénitiens appelaient l’acquartiemento ou acquartieramento de dragoni (le
casernement des dragons), qui produisait 46 318 reals à l’époque d’Angelo Emo 1. Les
Croates, eux, servaient d’escortes aux autorités vénitiennes toute l’année. Au départ,
les régiments de dragons avaient été logés chez l’habitant de la mi-septembre à la mi-
avril, soit pendant sept mois. Francesco Grimani avait fait reposer le coût d’entretien
d’un dragon (20 sous, 18 onces de pain et 4 livres d’orge par jour) sur 18 familles 2. On
imagine aisément les problèmes que cela pouvait entraîner: « rimangono li Popoli con
grand lor avversione obligati, introddur nelle proprie Case li Cavalli, e trà le sue Famiglie
li soldati, che specialmente ne Dragoni resta inscansabile qualche libertà » disait ainsi
Antonio Zeno en 16913. De fait, les dragons ne se contentaient pas de ce qui leur était
destiné par les décrets, ils pillaient tout ce qui leur tombait sous la main, presque sans
aucune restriction4.
Pour atténuer ce fardeau, Daniel Dolfin et les sindici Anzolo Morosini, Giacomo
Minio et Vincenzo Grimani décidèrent en juillet 1703 de répartir la cavalerie par
compagnies, dans divers points de la Morée, mais ces détachements restaient à la
charge des communautés villageoises près desquelles ils étaient stationnés. Si ces
dernières ne s’acquittaient pas de leur contribution, les dragons avaient le droit de s’y
installer à demeure, jusqu’à satisfaction des paiements.
1 B. M. C., ms. Cicogna n° 3585, dépêches n° 48 et 58 (document adressé à Marco Loredan); Spyridon
Lambros, in . I. E. E., 1896-1900, p. 673-675. Etonnement, cette contribution n’a pas été étudiée par Siriol
Anne Davies.
2 Spyridon Lambros, in . I. E. E., 1896-1900, p. 472.
3 A. S. V. Senato, dispacci, P. T. M. , busta 843-844, dépêche n° 15 du 7 février 1691.
4 George Finlay, op. cit., p. 202-203.
5 A. S. V., Archivio privato Grimani dai Servi, busta 38, filza 97, fol. 745-751; E. B. E., ms. Nani n° 3933,
fol. 20 r –22 v. Les années suivantes, les répartitions varièrent légèrement, au gré des possibilités
d’hébergement.
409
A Kiparissia 1 compagnie
A Coron, Modon ou Navarin 1 compagnie
A Fanari ou à Pirgos 1 compagnie
Pour chaque dragon à cheval (au nombre de 1 823 puis seulement de 1554 dans
toute la Péninsule) l’imposition mensuelle fut fixée à une somme de 39 lires en argent,
à laquelle s’ajoutait 45 livres de froment, 120 d’orge, plus la paille et le bois nécessaire.
Pendant l’hiver 1705-1706, dans les territoires de Karitena, Modon, Coron, et Navarin,
1 894 familles devaient assumer l’entretien de 126 dragons, soit un dragon pour
quinze familles1. La perception de ce fonds spécial fut d’abord confiée aux
surintendants des Cernide des territoires. Ainsi, en 1704, Carlo Antonio Chicherio,
Nicolò Zane et Zorzi Salamon recueillirent 49 262 lires pour toute la province de
Messénie2. Les abus commis par les surintendants contraignirent pourtant Marco
Loredan à leur retirer cette mission, et les collectes furent ensuite effectuées par les
chefs des communautés elles-mêmes3.
Enfin, la liste ne serait pas complète si l’on ne mentionnait pas deux dernières
servitudes qui furent peu à peu converties en de nouvelles impositions: la rimonta di
cavalli, destinée, comme son nom l’indique, à pourvoir la cavalerie de nouvelles
montures prélevées en Morée, et les lavori di Corinto, une corvée obligatoire servant à
ériger à l’isthme les fortifications provisoires du général Stenau. A l’origine, 4 000
paysans durent se rendre à Corinthe chaque année, mais Francesco Grimani réduisit
tour à tour ce nombre de 2 400 personnes (600 par province) en 1698, à seulement
400 en 1700. Ceux qui avaient été désignés purent bientôt échapper à la corvée, à
condition de verser 6 reals. A l’origine, ces deux contributions rapportaient près de
120 000 reals à l’année, mais en novembre 1703, Antonio Nani affirmait qu’elles ne
produisaient pas plus de 6 000 reals. Elles furent toutes deux définitivement abrogées
à l’époque d’Angelo Emo4.
Durant les premières années, les impôts directs, indirects et les contributions en
tout genre rapportèrent de plus en plus, jusqu’à atteindre environ 600 000 reals vers
17001. Mais on assista ensuite à une grave crise: l’économie, auparavant embryonnaire,
ne redémarra jamais. De plus en plus de tenanciers, incapables de s’acquitter des
impôts, fuyaient leurs terres, une partie indéfinie de la population opérait même un
reflux en direction des territoires sous domination ottomane pour échapper à la
fiscalité vénitienne. En avril 1703, le provéditeur de Corinthe Alessandro Bon
avertissait que de nombreuses familles avaient déjà désertées, à tel point que la région
s’en trouvait dépeuplée2. Les familles tentaient de se faufiler par l’isthme de Corinthe,
ou traversaient le golfe sur des embarcations durant la nuit. En octobre 1704, le
recteur d’Achaïe Alessandro Priuli découvrit ainsi que la totalité des habitants des
faubourgs du château de Morée (soit 35 familles), projetait secrètement de passer en
masse en Roumélie,
« per non poter più sussistere in questa parte à causa delle moltiplici angarie, che
sempre più le oprimono; allegando essi d’haver già contribuite le più onerose angarie in
tutte le fabriche ... di detto Castello; ma di presente aggravati anco dal peso di
corrisponder la paghe per quatro Dragoni, riescer insofubile alla loro povera
constitutione un si pesante aggravio; che non passa giorno, senza esser essi obligati à
somministrar li loro animali di somma, ò per il servitio d’alcun officiale, ò per li soldati di
detto castello; li quali ò che restano à loro resituiti mall’insconcerto, e stropiati, ò del
tutto li fano smarire, e li perdono3. »
1 Dans sa relatione, Francesco Grimani déclarait « Hora il Regno non contribuisce più di reali 605 460 »,
mais dans sa dépêche du 10 juin 1699 (A. S. V. Senato, dispacci, P. T. M. , busta 849, dépêche n° 55), il avait
affirmé « la rendita annuale del Regno, ch’unita à quella di Reali due mille trecento nonantadue nelle due
predette Fortezze d’Egena, e Cerigo, ascende à Reali quattrocento ottanta mille quarantanove (480 049). »
Selon Daniel Dolfin, les recettes fiscales du royaume de Morée s’élevaient à 574 000 reals pour l’année 1701
(B. Q. S., ms. 424, cod. CLXVIII, fol. 86 r): bref, les statistiques peuvent beaucoup varier. Pour les autres
sources utilisées dans le graphique suivant, voir A. S. V. Senato, dispacci, P. T. M. , busta 842, ultime
dépêche de la busta; Spyridon Lambros, in . I. E. E., 1896-1900, p. 237, 315, 708-709; A. S. V. Senato,
dispacci, P. T. M. , busta 843-844, dépêche n° 18; A. S. V. Senato, dispacci, P. T. M. , busta 845, dépêche n°
33; A. S. V. Senato, dispacci, P. T. M. , busta 847, dépêche n° 14; A. S. V. Senato, dispacci, P. T. M. , busta
849, dépêche n° 18; B. M. C., ms. Cicogna n° 3585, fol. 9 r; E. B. E., ms. Nani n° 3917, fol. 47 v.
2 E. B. E., ms. Nani n° 3946, fol. 4.
3 E. B. E., ms. Nani n° 3935, fol. 422 r- v.
4 E. B. E., ms. Nani n° 3935, fol. 136, 415-417, 425-427.
411
600000
500000
400000
Sommes en
300000
reali
Recettes
200000
Dépenses
100000
0
1687
1689
1691
1693
1695
1697
1699
1701
1703
1705
1707
1709
1711
Années
412
Les quelques données concernant les dépenses (pour 1690, 1691, 1698, 1701,
1703, 1705, 1708 et 1711) sont assez trompeuses: il apparaîtrait que les autorités
vénitiennes aient tiré un bénéfice assez important (en 1701 ou 1708 par exemple). En
réalité, l’argent qui était souvent dépensé en anticipation, servait aussi à stipendier les
équipages lorsque la flotte était ancrée à Nauplie et les travaux de fortifications se
multiplièrent. En juin 1695 par exemple, Agostino Sagredo fut obligé de quémander 20
000 reals à Alessandro Molin car les caisses de Morée se trouvaient nettement en
déficit4. Lorsque Francesco Grimani prit la direction du pays en février 1698, le trésor
était endetté de plus de 80 000 reals 5. En novembre 1703, Antonio Nani affirmait que
ses fonds étaient épuisés et qu’il ne pouvait payer les fonctionnaires de la province de
Romanie6. En 1692, Marino Michiel estima les dépenses mensuelles « normales » à 9
500 reals. Les postes les plus importants étaient alors représentés par les coûts
d’entretien des garnisons, des rations de pain (ou de biscuits), et des employés de
l’Etat (personnel administratif, personnel médical, bombardiers, artisans…). La
cavalerie était alors prise en charge par le capitaine général7.
a
a
a
a
a
Sindici catasticatori
3555 4236
Provéditeurs extraordinaires
Seize années plus tard, la cavalerie était devenue la part la plus importante du
budget militaire: 26%, ou même 30% si on y ajoute le coût de l’orge qui servait à
l’alimentation de la cavalerie et aux montures des ingénieurs du cadastre. Angelo Emo
disait ainsi à Marco Loredan: « Il mantenimento di questo Corpo è il peso più grave del
Generalato del Regno »1.
Provéditeurs, personnels,
bombardiers, artisans
Garnisons (1940 soldats et
officiers)
Provéditeur général de Morée
Ingénieurs du cadastre (7
997 2666
ingénieurs, 8 assistants)
6401
1933 2 brigantins
Grâce à la réduction des soldes après la guerre, l’entretien des garnisons avait
été sensiblement réduit malgré quelques centaines de soldats de plus, tandis que le
nombre d’agents administratifs s’était accrut pour une couverture du pays plus
homogène. Notons enfin la part non négligeable allouée aux dépenses dites
« extraordinaires », estimées par les comptables d’Angelo Emo à 32 000 reals par an,
soit 2 666 reals par mois et 11% des dépenses totales 1.
La pauvreté du pays obligea les autorités vénitiennes à diminuer chaque année
l’importance du budget militaire, donc les moyens défensifs de la nouvelle colonie face
à l’Empire Ottoman tout proche. Le peu de bénéfices réalisés certaines années était
englouti dans le paiement de la flotte ou dans de nouvelles fortifications. La forteresse
du mont Palamède à elle seule aurait coûté 53 000 reals d’après Agostino Sagredo 2. La
Morée n’était pas devenue cette « mine d’or » espérée par Morosini. Au contraire, elle
1 A. S. V., Archivio privato Grimani dai Servi, busta 38, filza 97, fol. 38-39.
2 Spyridon Lambros, in . I. E. E., 1896-1900, p. 745.
415
sombrait de plus en plus dans le marasme économique. Dès 1703, les sindici
déclaraient ainsi au Sénat: « Il Regno di Morea… è divenuto una grande ma gelosa e
pesante appendice della Gloria e della Grandezza della Serenissima. » La fiscalité
vénitienne fut perçue comme un joug intolérable par la population. D’autant que les
provéditeurs généraux étaient constamment tiraillés entre le besoin de gagner les
cœurs et la nécessité de faire fonctionner l’appareil administratif: ils firent preuve de
scrupules, ce que les Grecs, habitués à l’intransigeance turque, prirent non sans raison
pour de la faiblesse. En 1710, lors d’une escale à Modon, De la Motraye put se rendre
compte que les Grecs aspiraient ardemment au retour des Turcs. Conscients de
l’écrasante supériorité militaire de la Porte sur Venise, ils étaient déjà prêts à se ranger
« du côté du plus fort »1.
1 William Miller, op. cit., p. 422-423; Siriol Anne Davies, op. cit., p. 229-230.
416
Chapitre XV
Les éléments de la défense territoriale
« Nostra principal mira però essendo che quando concerne all’uso della vigilanza
per la giusta custodia de Recinti resti con rigorosa militar osservanza… premendo
egualmente che questi Capitali, preciosi residui benemeriti di Lunga Guerra vengano
governati con Caritatevole assistenza, e che la disciplina, della quale sono in possesso sia
sostenuta; così che non si corroma, e disperda nell’atto della Pace 1. »
Les garnisons
Dès les premières années de la conquête vénitienne, jusqu’au retour des Turcs
en 1715, la Morée ne fut défendue que par quelques forteresses disséminées
principalement sur la frange littorale. Les provéditeurs généraux ne disposèrent jamais
d’une armée de campagne, seule capable de secourir l’une des places fortes assiégées
si le besoin se présentait. En 1702, Alessandro Molin suggérait vivement aux sénateurs
de créer une armée de 12 000 hommes « mentre perso il Paese, le Piazze senza Essercito
in Campagna cadono le une doppo l’altre, nè la loro sussistenza di mesi più, mesi meno
presservera il possesso delle Provincie 2. » Mais son conseil ne fut jamais suivi: il aurait
fallu continuer à dépenser des sommes considérables.
Pendant la guerre de Morée, la solution la plus économique avait consisté à faire
revenir le capitaine général en hâte pour tenter de barrer le passage de l’isthme de
Corinthe aux troupes ottomanes venues du Nord-Est. C’est ce qui était advenu en 1692,
1693 et 1695. Les forces stationnées dans le camp de Corinthe à cet effet s’avérèrent
toujours insuffisantes: en août 1690, elles ne comptaient que 3 082 hommes: 1 001
fantassins et 281 cavaliers des troupes régulières, assistées par 1 500 Albanais et 300
Grecs assemblés par le chef Sarando de Mistra3. Quatre ans plus tard, Marino Michiel
disposait de 2 802 fantassins et de 1 608 cavaliers 4. En juillet 1696, les effectifs étaient
quasiment identiques: ils comptaient 4 780 fantassins et cavaliers réguliers 5. Les
autorités vénitiennes avaient déjà eu l’occasion de reconnaître l’inutilité des troupes
recrutées localement. Après la guerre, toute l’infanterie qui subsista fut cantonnée
dans les places fortes. Grâce à sa mobilité, la cavalerie se vit confier une multitude de
tâches que nous verrons par la suite. Les « piedeliste » (revues d’effectifs), effectuées
1 Règlement du capitaine général Giacomo Corner (vers 1700), article 8, dans A. S. V., Miscellanea I Storia
Veneta, registro 213.
2 Eric Pinzelli, « Les forteresses de Morée: projets de restaurations et de démantèlements durant la seconde
période vénitienne (1687-1715) » in Thesaurismata n° 30, Venise, 2000, p. 397-398.
3 A. S. V. Senato, dispacci, P. T. M. , busta 1123, dépêche n° 43; B. M. C., ms. Morosini Grimani n° 577,
fol. 345.
4 A. S. V. Senato, dispacci, P. T. M. , busta 846, dépêche n° 12 du 6 août 1694.
5 A. S. V. Senato, dispacci, P. T. M. , busta 847, dépêche n° 40 du 15 juillet 1696.
417
périodiquement sur ordres des provéditeurs généraux, sont des sources qui
permettent d’évaluer avec précision les forces disponibles en Morée à différentes
périodes. Les effectifs varièrent constamment, au gré des besoins et des moyens:
ANNEE
1 2
FORTERESSE 1690 1692 16963 17004 17045 17086
1 Règlement de Giacomo Corner (vers 1700), article 8; Alessandro Molin, op. cit., p. 5.
2 Règlement de Giacomo Corner (vers 1700), article 4.
3 A. S. V., Provveditori alle Fortezze, busta 12 bis, fol. 9 v (non numéroté), et 43 (numéroté 56).
4 B. M. C., ms. Morosini Grimani n° 230, dépêche n° 49 du 31 mars 1707 (fol. 261 v).
5 Alessandro Molin, op. cit., p. 7-9.
420
Gastouni 1 1 12
Clermont 1 1 8
1 A. S. V., Archivio privato Grimani dai Servi, busta 36, filza 94, fol. 317.
421
1 A propos du mot de passe, le chevalier Antoine De ville (De la charge des Gouverneurs des places, Paris,
1640, p. 328) écrivit: « Le mot ny le billet pour les rondes ne se doit donner que lors que les portes sont
fermees, les gardes & sentinelles posees; mais il faut que ce soit tout aussi tost apres, afin qu’on commence
les factions. I’ay veû en des lieux où on donnoit le mot à deux heures apres midy, encore qu’on fermast les
portes apres Soleil couché, ie croy que c’estoit afin de donner commodité de le faire sçavoir à l’ennemy. »
2 A. S. V. Senato, dispacci, P. T. M., busta 843-844, dépêche n° 47.
3 Règlement de Giacomo Corner (vers 1700), articles 20-29; Alessandro Molin, op. cit., p. 10-40.
4 A. S. V. Senato, dispacci, P. T. M., busta 845, dépêche n° 25 du 10 mars 1693.
5 A. S. V., Archivio privato Grimani dai Servi, busta 36, filza 94, fol. 198.
422
La ligne de Corinthe
« E però in primo Capo ventillata la massima di stabilire nella più forte sussistenza
il Regno di Morea, si pari, che sopra ogni altra ispettione, quella di chiuder l’ingresso
all’Istmo di Corinto sia la principale, e più importante; insegnandola ragion naturale di
accorrer prima con diligente, e validi riparri, dove più prossimo sovrasta il periglio, certo
essendo, che quando sia di gagliarda diffesa quel posto premunito le altre Piazze, che
reccano minor gelosia... E ben vero però, che in ogni una vi corre il bisogno di mettervi le
manni, à fine di migliorar la loro debole struttura, trovandosi ancora quella di Coron con
parte della semplice fondamenta, senza haversi inalzata muraglia all’apertura della gran
Brecchia; ma non potendosi in un tempo medesimo divertire in molti luoghi l’operationi,
conviene per ciò dricciarle tutti con sollecito moto à Corinto 2. »
ambitieux projet au Sénat qui visait à construire une ligne fortifiée scandée de
redoutes entre les deux rivages des golfes de Corinthe et d’Egine 1. Morosini transmis ce
dossier à Giacomo Corner le 30 août de l’année suivante, en prenant la fâcheuse
initiative de le faire examiner par les autres ingénieurs et par quelques officiers de
haut rang qui se jugeaient compétents: 2 ce fut l’origine de la plus grande controverse
technique que la République de Venise eut à connaître à la fin du XVIIe siècle.
Au départ, Giacomo Corner se tourna vers le duc de Gadagne, le baron Karl Spar,
le colonel Giacomo di Solari, le comte Henri d’Harcourt, et l’incontournable comte de
San Felice Antonio Muttoni mais ils ne surent s’entendre 3. En septembre 1691, officiers
de l’état-major et techniciens se réunirent de nouveau à Corinthe pour étudier l’affaire,
en débattre, et exposer leurs avis: le comte de San Felice et le colonel Solari étaient à
nouveau présents, mais bien d’autres vinrent apporter leur contribution: Franciscus
Vandeyk, Bartholomeo Camuccio, Giovanni Bassignani, les sergents-majors Tomio
Pompei, Teodoro Volo, Michiel Angelo Furietti, Giovanni Carlo Montanari, Fabio Lanoia,
et les sergents généraux Enea Rapetta, et Hannibal von Degenfeld. Leurs avis
divergents ne firent rien pour aider le Sénat à se prononcer, au contraire, les patriciens
ne savaient plus que choisir4. Girolamo Cornaro, puis Domenico Mocenigo continuèrent
à superviser études et consultations. D’après les différents rapports qu’il eut entre les
mains, ce dernier eut la lucidité de conclure, dès décembre 1691, qu’il était
« difficilissimo non dir impossibile » de construire sur l’isthme des fortifications
capables d’arrêter la puissante armée ottomane5.
Quand Antonio Zeno était provéditeur général de Morée, il se rendit souvent à
Corinthe. Contrairement à Mocenigo, il croyait en la faisabilité de l’ambitieux projet. En
février 1691, il déclara qu’une fois l’isthme proprement fermé, « in poco tempo si
vedrebbe il Regno popolato, il suddetto contento, arrichito l’Errario, il Prencipe
acclamato »6. En attendant une décision gouvernementale pour lancer les travaux,
Zeno fit restaurer les murailles de la ville de Corinthe par Camuccio entre août et
octobre 1691. D’après lui, la nouvelle enceinte mesurait 2 600 mètres de long, pour 3,5
mètres de haut et 85 cm d’épaisseur. Sa fabrication avait coûté 937 reals 7. Mais ce
n’était qu’un mur construit avec de la pierre et du mortier, sans fossé ni palissade.
L’année suivante, Marin Michiel affirma que la muraille n’était en réalité haute que de
1 B. M . C., ms. Morosini Grimani n° 557, fol. 458-463; E. B. E., ms. Nani n° 3916, fol. 202 r – 208 r.
2 B. M. C., ms. Morosini Grimani N° 247, dépêche n° 52 du 31 décembre 1689.
3 B. M . C., ms. Morosini Grimani n° 557, fol. 467-469, 471-472, 474-476; E. B. E., ms. Nani n° 3916, fol.
196 r – 197 r, 212 r – 214 r, 220 r – 221 r; A. S. V. Senato, dispacci, P. T. M., busta n° 842, dépêche n° 21 du
20 septembre 1689.
4 A. S. V. Senato, dispacci, P. T. M., busta n° 1125, dépêches n° 42 du 3 novembre 1691 et n° 43 du 14
novembre 1691.
5 A. S. V. Senato, dispacci, P. T. M., busta n° 1125, dépêche n° 43.
6 A. S. V. Senato, dispacci, P. T. M., busta n° 843-844, dépêche n° 14.
7 A. S. V. Senato, dispacci, P. T. M., busta n° 843-844, dépêches n° 25, 36, 37, 38, 42 et 43.
424
2,5 m à 2,75 m, et que les maçons ne s’étaient même pas servis de mortier 1. A l’été
suivant, les irréguliers de Liberaki et les troupes commandées par les pachas Ali et
Yuruk n’eurent aucun mal à s’emparer de la ville et à la dévaster.
Dès son retour en Grèce, Morosini voulut relancer le projet de fortifier l’isthme.
Deux mois et demi avant son décès, il y passa toute une journée en compagnie de Zeno
et de son conseiller Giorgio Benzon2. Sa mort vint tout interrompre. L’année suivante,
Marino Michiel fit de son mieux pour renforcer la ville de Corinthe avant l’arrivée du
serasker: il fit construire une seconde enceinte, creuser des retranchements et élever
des redoutes. Les Turcs préférèrent tout bonnement éviter la position pour
s’engouffrer à l’intérieur du pays en quête de rapines.
Au printemps 1695, après les désastres de Némée et de Chios, le Sénat confia à
Alessandro Molin le soin de retourner la situation en faveur de la République. Dans sa
ducale d’investiture, les sénateurs insistèrent particulièrement pour qu’une solution
soit finalement adoptée pour la défense de l’isthme 3. Parmi la multitude de projets
présentés à nouveau par une foule d’ingénieurs et de spécialistes, Molin en
présélectionna deux: ceux du général Stenau d’un côté, de Sigismondo Alberghetti et de
son frère cadet Giust’Emilio de l’autre. Le capitaine général cherchait alors à trouver
une réponse adaptée et rapide au problème, ce que le projet des Alberghetti ne pouvait
offrir, puisque ces derniers proposaient d’édifier leurs fortifications sur l’isthme, pour
une somme d’à peu près 60 000 ducats (37 200 reals)4.
Le baron de Stenau proposait une ligne de retranchements dite « provisoire »,
s’étirant du port de Léchaion jusqu’aux monts Ony. Les ingénieurs qui se rangèrent à
son avis (dont Pierre de la Salle), estimèrent qu’elle était réalisable en 40 jours, à l’aide
de 500 ou 600 paysans5. Au début du mois de février 1696 Alessandro Molin décida
d’adopter le projet du Saxon, en qui il avait une grande confiance, et de le mettre en
œuvre aussi vite que possible. Les fortifications « en dur » pouvaient attendre un peu.
En arrêtant la paie des travailleurs à 16 sous par jour, Molin estima qu’il pouvait s’en
sortir avec moins de 4 000 sequins, soit 10 000 reals 6.
A l’automne 1695, près de 2 000 paysans du pays avaient déjà été rassemblés à
Corinthe sous les ordres du provéditeur extraordinaire de Morée Giustin Da Riva. Mais
les travailleurs agricoles désertaient en masse, ceux qui avaient été amenés de
Messénie sous les ordres des provéditeurs Moro et Basadonna se rebellèrent et prirent
les armes. Pour Agostino Sagredo, c’était certain, « alcun caso non può farsi mai per la
difesa di questo Regno della loro unione »7.
1 A. S. V. Senato, dispacci, P. T. M., busta n° 845, dépêches n° 5, 7 et 9.
2 B. M. C., ms. Morosini Grimani n° 247, dépêche n° 18 du 16 octobre 1693.
3 B. M. C., ms. Morosini Grimani n° 557, fol. 231.
4 E. B. E., ms. Nani n° 3916, fol. 186 r – 188 v. Voir aussi le plan de Sigismondo Alberghetti conservé au
musée Correr, Cartella 28, plan n° 13.
5 Voir B. M. C., cartella 28, plans n° 7 et 29; Bibliothèque Gennadeion, ms. 82.51, fol. 397.
6 B. M. C., ms. Cicogna n° 2654, dépêche n° 34 du 24 février 1696.
7 A. S. V. Senato, dispacci, P. T. M., busta n° 847, dépêche n° 22 du 6 novembre 1695.
425
« M’è forza bensi di replicare, che senza un Corpo valido per guardarla, et un forte
Campo in aggiunta per soccorerla, e sostenerla, non può la Serenità Vostra concepire, che
il Regno preservato rimanga dagl’insulti de Turchi, quando mi si presentino con
risolutione di passaggio, e non habbino ad incontrare ostacolo di forze molto maggiori 1.»
A ce moment précis, la ligne commençait avec le fort Molin (qui mesurait 250 m
de long sur 190) bâti sur le rivage du golfe de Corinthe, et relié au plateau où se situe la
vieille ville par cinq redoutes quadrangulaires espacées chacune de 326 mètres. Une
simple levée de terre longue de 2 km, précédée d’un fossé sec, unissait le tout jusqu’à la
redoute Capello. Un mur épousait ensuite les contours du plateau jusqu’au fort San
Paolo, cœur du dispositif, et lieu de résidence du provéditeur extraordinaire de
Corinthe. Le fort San Paolo était relié au fort des Trois Tours (Tre Torri) par une
nouvelle levée de terre. A partir des Trois Tours (qui servait surtout de dépôt), le mur
suivait à nouveau les contours du plateau jusqu’au fort Malfatto. Puis la ligne filait plein
Sud vers le fort Riva, à 900 mètres de distance, où les retranchements s’achevaient au
pied des contreforts de l’Acrocorinthe2.
Au mois de mars toujours, le sergent général Richards suggéra d’installer dans la
région un millier d’Irlandais, avec leurs familles, pour y établir une colonie militaire.
Comme le fait si bien remarquer Christopher Duffy, « it would certainly have produced
the most bizarre of all the seventeenth-century military borders » !3
En 1700, Pierre de la Salle dirigea de nouveaux travaux entre le fort Riva et la
colline située à l’est de la rivière Lefkon. En 1701, sous la direction du capitaine
François Levasseur, le fort d’Agionori était achevé 4. Mais après le départ de Francesco
Grimani, les travaux s’arrêtèrent définitivement. D’après sa relatione, ils avaient coûté
26 000 reals et 275 miara de pain (131 tonnes) avant son arrivée, alors que lui-même
n’aurait ensuite dépensé que 14 600 reals et 95 miara (45 tonnes)5.
Le 20 avril 1702, le Sénat décida de conserver ces fortifications, de restaurer au
moins les forts, mais de plus rien y ajouter 6. Les effets du temps et des intempéries se
faisaient déjà durement sentir sur la ligne qui s’affaissait rapidement. En décembre
1703, Daniel Dolfin écrivait à Antonio Nani qu’elle était « ridotta in una malissima
costituzione »7. En avril 1707, la description qu’en fit Angelo Emo prouve qu’elle était
devenue inutilisable:
« … nella Pianura, dove stà lungamente distesa alzata di sola terra, e fassine,
riempite quasi intieramente, le fosse, et abassati i parapetti, vi resta la sola imagine della
linea; è terminata al Mare dal Forte Molin ruvinoso anche questo, principalmente, dove vi
fa empito il Mare stesso: vi si tiene una picciola guarniggione per il riguardo puramente
di quella riva, cui sogliono aprodar le barche1. »
Au tout début du XVIIIe siècle, les Vénitiens abandonnèrent assez vite l’isthme
pour se concentrer en premier lieu sur la capitale de la Morée. Dès novembre 1686,
Morosini avait envisagé de renforcer la partie orientale de l’enceinte, du côté de la
terre. Il compara les projets du comte Francesco Vimes et ceux du capitaine Verneda
qui proposait d’ériger une demi-lune, mais après une inspection de visu, Morosini avait
finalement décider de faire construire un « mezo piccolo baloardo piato »5.
Ce fut l’unique intervention notable jusqu’en 1702, hormis les restaurations
exécutées sur le Castel del Toro. Le 8 décembre de cette année-là, Daniel Dolfin
communiqua à la Signoria un projet de François Levasseur, approuvé par La Salle, le
1 B. G., ms. 82.52, fol. 371 r – v; B. M. C., ms. Cicogna n° 3585, dépêche non numérotée entre la 27 e et la
28e, datée du 26 avril 1707.
2 Le prix du staro (62.83 kg) de froment était fixé à 14 lires au début du XVIII e siècle, voir A. S. V., Archivio
privato Grimani dai Servi, busta 38, filza 97, fol. 39.
3 A. S. V., Archivio privato Grimani dai Servi, busta 36, filza 94, fol. 466 sq.
4 B. M. C., ms. Morosini Grimani n° 230, fol. 185 r - v; A. S. V. Senato, dispacci, P. T. M., busta n° 952,
dépêche n° 35 du 22 août 1706.
5 A. S. V. Senato, dispacci, P. T. M., busta n° 1070, dépêches n° 95, 99 et 107; Giuseppe Gerola, « Le
fortificazioni di Napoli di Romania », in Annuario della Regia Scuola archeologica di Atene, vol. XIII-XIV,
Bergame, 1934, p. 376; Kevin Andrews, op. cit., p. 100.
430
1 A. S. V. Senato, dispacci, P. T. M., busta n° 951, dépêche n° 45, avec le plan de Levasseur en annexe 1 et
les rapports des autres officiers en annexe 2; Pietro Garzoni, Diario del Senato, fol. 102 v (le 27 janvier
1703).
2 Ibid., dépêche n° 92 du 15 juin 1705, avec un large compte rendu de sa gestion adressé à son successeur
Francesco Grimani; B. G., ms. 82.52, fol. 369 v; Giuseppe Gerola, op. cit., p. 377-379.
3 Voir A. S. V., Archivio privato Grimani dai Servi, busta 36, filza 94, fol. 196: plan des travaux effectués sur
les bastions Grimani et Dolfin daté du 31 octobre 1706, fol. 174: plan des travaux le 24 février 1707; A. S. V.
Senato, dispacci, P. T. M., busta n° 952, dépêche n° 21 du 23 janvier 1706 avec, en annexe n° 6, le plan des
projets de Pierre de la Salle publié par Giuseppe Gerola, op. cit., p. 378. Voir aussi les dépêches 29 et 30
(printemps 1706), et Kevin Andrews, op. cit., p. 100-102.
4 Garzoni, Diario del Senato, fol. 170 r.
5 Giuseppe Gerola, op. cit., p. 384-385.
6 B. G., ms. 82.52, 413 r – v.
7 Ibid., fol. 421 v.
431
non potrà esser mai attacata, se non nel caso fossero superate l’opere del Monte 1. »
potrebbe ridurre con l’arte in stato di sostenere una valida difesa »1. Francesco Grimani
ne dit pas autre chose deux années plus tard 2, et en août 1702 Daniel Dolfin fut même
d’avis de démanteler Coron et Navarin pour ne conserver que Modon. Peu avant la fin
de son mandat, il ordonna d’y construire de nouveaux quartiers et des dépôts 3. Antonio
Nani visita Modon en février 1704. Comme tous les autres observateurs, il estimait
qu’il suffisait d’améliorer les fortifications du côté de la terre pour renforcer
considérablement la place:
Les bâtiments commandés par Dolfin furent achevés sous ses deux successeurs
grâce à l’application du provéditeur Foscarin Foscarini 5. En novembre 1707, Angelo
Emo appelait Modon le « magasin » de la Province et affirmait « L’Arte con moderato
dispendio può renderla delle più forti, e meglio diffese del Regno »6. Entre-temps, en
juillet 1706, les ingénieurs aux ordres de Francesco Grimani avaient proposé une série
d’interventions pour un coût de 55 359 reals, ce qui faisait de Modon le troisième
chantier du royaume en terme d’investissement financier, juste après Nauplie (pour la
cité et la forteresse du mont Palamède les dépenses étaient estimées à 55 435 reals) 7.
Comme à Nauplie, la majeure partie des restructurations n’eurent lieu que sous
la magistrature d’Agostino Sagredo. L’ajout le plus visible est représenté par le bastion
San Antonio dit Loredan, qui flanque la porte de terre. La contrescarpe, le chemin
couvert et la faussebraie furent aussi profondément remaniés. Sagredo aurait voulu
construire également un ouvrage à corne sur la hauteur au nord de la place, mais il
avait dû remettre à plus tard une telle entreprise par manque de moyens 8. Les travaux
effectués à Modon en 1714 auraient coûté 21 000 reals 9.
A la différence de Nauplie et de Modon, le château de Morée fut longtemps
« Non è però sorpassabile il rifflesso, che essa Provintia tutta nel suo lungo spatio
da Corinto sin’à Navarin, rimarebbe aperta agl’insulti, senz’alcuna oppositione, toltone il
picciolo Castello stesso2. »
« Ella nel suo ambito accoglierebbe i sudditti, e verria à constituire colà una
Piazza riguardevole. Sembrerà forse vasta l’idea; Mà se poco civanzo darebbe il
restringerla, credei bene dilatarla, per abbracciare l’intiero degl’oggetti 3. »
Mais une telle entreprise avait un coût énorme: 141 818 reals, de quoi faire
hésiter plus d’un sénateur vénitien !4 En janvier 1708, le Sénat commanda à Francesco
Grimani de commencer de nouveaux travaux de fortifications à Corinthe, Nauplie, et au
château de Morée5. Pourtant, en octobre de la même année, Angelo Emo indiquait que
le Sénat n’avait pas encore fait de choix entre les deux projets présentés deux années
plus tôt. Cependant, insistait-il, « qui prima, ch’in altro luogo del Regno è chiamata la
publica Clemenza à dar mano all’esecutione, e sollecitar quell’opere, che fossero
decretate »1. Une fois encore, la réalisation fut repoussée presque au dernier moment.
Sagredo adopta le projet le moins ambitieux par mesure d’économie. Pourtant il
semble que les travaux aient tout de même coûté la bagatelle de 45 000 reals 2. En
novembre 1714, il annonça que la forteresse avait été rebaptisée « Nuova fortezza di
Morea ». Deux tenailles et deux ravelins avaient été construits, l’un au Sud, l’autre à
l’Ouest. Le fossé avait été transformé et élargi, l’enceinte profondément remaniée. Mais
à cette date, tout était encore en chantier3.
1 B. G., ms. 82.52, fol. 375 r – v; B. M. C., ms. Cicogna n° 3585, dépêche n° 58.
2 Garzoni, Diario del Senato, fol. 255 r du 19 juin 1714.
3 Spyridon Lambros, in . I. E. E., 1896-1900, p. 748-749; Kevin Andrews, op. cit., p. 133, qui cite
Mangeart, Souvenirs de la Morée : « Les Vénitiens voulant donner à ce château toute la force réclamée par
l’importance de sa position, jetèrent en avant un bastion et trois demi-bastions qu’ils réunirent par des
courtines ; deux demi-lunes couvrirent les fronts opposés à la mer ; un large fossé plein d’eau les précéda, et
un chemin couvert à glacis coupés, précédés lui-même d’un fossé, entoura tous ces ouvrages. »
4 B. M. C., ms. Morosini Grimani n° 247, fol. 186 v.
5 A. S. V. Senato, dispacci, P. T. M. , busta 849, dépêche n° 17.
6 A. S. V., Senato da mar, registro 166 (1700), le 21 août.
436
Le 25 octobre, Agostino Sagredo donna le signal de départ vers les lieux prévus
pour passer l’hiver. Les Vénitiens, assurés de la fidélité des Croates, avaient l’habitude
de leur confier les tâches sensibles telles que le maintien de l’ordre et la protection
rapprochée des plus hauts responsables. Les quatre compagnies du régiment d’Antonio
Medin furent donc les seules à rester en activité tout l’hiver pour servir de gardes (la
compagnie du capitaine Tomaso Medin à Alessandro Molin, celle du lieutenant colonel
Michiel Slade à Agostino Sagredo, celle du lieutenant colonel Marco Medin au général
Stenau, et celle du capitaine Felippo Pedemonti au provéditeur extraordinaire Filippo
Donà), tandis que les unités de dragons étaient fractionnées et mises au repos 4:
En août 1698, la cavalerie était encore forte de 1 757 hommes, répartis entre les
cinq régiments de dragons (Fenicio, Gualtieri, Vandreis, Lasso, Onigo) et le régiment de
Croates Medin5. En mai 1703, il ne restait que quatre régiments stationnés en Morée: le
régiment Medin (326 hommes) et trois régiments de dragons. L’effectif total de la
cavalerie ne s’élevait plus qu’à 1 210 hommes. A cette époque, les autorités vénitiennes
1 Le colonel Vandreis avait fait une levée de 400 hommes et avait fait l’acquisition de 400 chevaux à Naples
à la fin de l’année précédente (Garzoni, Diario del Senato, fol. 42 v).
2 Francesco Paolo Favaloro, op. cit., p. 97-98.
3 A. S. V. Senato, dispacci, P. T. M. , busta 847, dépêche n° 40 du 15 juillet 1696; A. S. V. Senato, dispacci, P.
T. M. , busta 1131, dépêche n° 37.
4 A. S. V. Senato, dispacci, P. T. M. , busta 847, dépêche n° 46 du 25 octobre 1696.
5 A. S. V. Senato, dispacci, P. T. M. , busta 849, dépêches n° 4 et 17.
437
envisagèrent d’installer un régiment par province, mais cette solution fut écartée par
les sindici et par Antonio Nani1. En juillet, un nouveau décret stipula que 21
compagnies devaient à l’avenir être logées pendant l’hiver dans des quartiers, mais
qu’elles restaient à la charge des communautés villageoises. Les plus proches devaient
fournir le grain et la paille, les plus éloignés les sommes d’argent. Deux autres
compagnies de Croates restaient en permanence attachées à la personne du capitaine
général Dolfin, et ces unités trouvaient gîtes et provisions « secondo i passi, che
muovono, e dimora, che fan per il Regno dalle Ville, e Territorij ove prò tempore
s’incontrano di passaggo »2.
A l’évidence, pour loger les troupes et leurs chevaux il fallait des bâtiments, des
étables, et de quoi entreposer le fourrage. Les responsables provinciaux furent chargés
de faire construire ou de faire accommoder des édifices de toutes sortes. Le
provéditeur de Messénie Zuanne Pizzamano faisait restaurer deux « quartieroni » à
Nixi dans le territoire d’Andrussa. D’après lui, ces deux bâtiments, dont la moitié d’un
servait de magasin, pouvaient accueillir 250 hommes3.
Pizzamano confia à l’ingénieur Bortolo Carmoy la tâche de parcourir la province
pour visiter les édifices publics afin d’examiner s’il était possible de les transformer en
quartiers. A Milioti, un village abandonné au nord du territoire de Modon (13 km à l’est
de Hora), « sopra una Colinetta pianna con trè fontane attacate in essa con acqua
abbondante, e perfetta », Carmoy prévoyait de construire un bâtiment capable
d’accueillir une compagnie de dragons. Carmoy envisageait aussi de transformer un
édifice situé dans le château d’Arcadia (Kyparissia), et d’édifier un autre à « Sinanu »,
apparemment situé entre les territoires d’Arcadia et de Fanari4.
Par la suite, jusqu’à l’invasion ottomane de 1715, la situation n’évolua plus
guère. Chaque année, au mois de mai, le provéditeur général de Morée passait en revue
les trois régiments de dragons (composés chacun de cinq compagnies), dans la grande
plaine de Tripoli. Les dragons s’exerçaient jusqu’à la mi-juillet sous la direction du
colonel Antonio Medin (qui servait donc de surintendant sans le titre), avant qu’ils ne
retournent à leurs quartiers et que le régiment de Croates (à huit compagnies) du
même Medin soit à son tour convoqué à Tripoli. Des détachements de cavaliers croates
restaient en permanence au service des autorités vénitiennes. En juillet 1706, il y avait
729 dragons à cheval, 143 à pied, et 331 Croates5.
Chacune des 23 compagnies de cavalerie devait normalement être constituée de
50 hommes, auxquels s’ajoutaient 16 hommes à pied chez les dragons, mais les décès
et les désertions prélevaient leurs lots régulièrement et il n’y avait plus de recrutement
1 E. B. E., ms. Nani n° 3917, fol. 11 v – 12 r; E. B. E., ms. Nani n° 3933, fol. 20 r – v.
2 E. B. E., ms. Nani n° 3933, fol. 21 r.
3 E. B. E., ms. Nani n° 3938, fol. 51 r – 52 v.
4 Ibid., fol. 91 r – 102 r (dépêche de juillet 1703).
5 E. B. E., ms. Nani n° 3917, fol. 130 r; B. M. C., ms. Cicogna n° 3585, dépêches n° 14 du 9 juillet 1706, n°
33 du 20 juillet 1707, n° 58 du 15 octobre 1708.
438
pour remplacer ces pertes. La dernière levée fut celle que le colonel Alessandro Lattini
effectua à Padoue en 1706, lorsqu’il enrôla 104 hommes provenant d’horizons très
divers. Ces derniers remplacèrent petit à petit les dragons montés qui disparaissaient,
mais dès septembre 1708, Angelo Emo estimait qu’une nouvelle levée était nécessaire 1.
En dehors du rôle d’escorte confié à des petits détachements, la cavalerie était la
seule force sur laquelle les provéditeurs généraux pouvaient compter pour lutter
contre le brigandage:
Ce mal était généralisé en Morée, mais les bandits de toutes espèces avaient
tendance à trouver refuge dans les lieux les plus inaccessibles, en particulier du Magne
et d’Arcadie. Les premières bandes de pillards avaient profité de l’état de
désorganisation pendant la guerre pour commettre leurs méfaits dans l’impunité la
plus totale.
Des bandits venus des îles Ioniennes et des déserteurs écumaient l’Achaïe. En
1690, le provéditeur général Antonio Zeno leur faisait donner la chasse par cinquante
Croates sous les ordres du capitaine Zuanne Belich 3. Quatorze années plus tard, la
situation ne s’était pas améliorée, Patras et l’Achaïe étaient sous la coupe des pillards.
Le recteur Alessandro Priuli constatait sans pouvoir agir que les bandits lourdement
armés déambulaient jour et nuit dans les rues en faisant régner la terreur parmi la
population. Ceux de Céphalonie s’attaquaient aux villages et osaient affronter les
détachements de soldats lancés à leur poursuite4.
Dans le centre du pays, la situation était la même. En août 1703, une trentaine
d’hommes vêtus à l’albanaise s’attaquaient aux hameaux aux alentours de Mistra: la
nuit du 4 au 5 ils opéraient leurs méfaits à « San Zuanne Teologo » (Agios Ioannis
Theologos), la nuit du 6 au 7 ils étaient à Hrisafa, le lendemain à Magula, aux portes de
la ville, ils détroussaient toute une famille après avoir torturé ses membres avec de
1 Spyridon Lambros, in . I. E. E., 1885, p. 729-730 (information rédigée par Marco Loredan et destinée à
son successeur Antonio Loredan en date du 20 septembre 1711); B. M. C., ms. Cicogna n° 3585, dépêche n°
55 du 8 septembre 1708.
2 Spyridon Lambros, in . I. E. E., 1885, p. 686, relatione d’Angelo Emo. Ce dernier avait utilisé à peu près
les mêmes termes pour décrire les tâches de la cavalerie dans sa dépêche du 9 juillet 1706.
3 A. S. V. Senato, dispacci, P. T. M. , busta 843-844, dépêche n° 16 du 7 février 1690; B. G., ms. 82.5, fol.
37. Francesco Belich, le neveu de ce dernier, fut capturé par les Turcs à Corinthe cette même année 1690 et il
fut détenu à Athènes. Antonio Zeno paya sa rançon (226 reals). A son retour, Francesco délivra de précieuses
informations sur la garnison ottomane d’Athènes et surtout sur les agents ennemis en Morée : un prêtre grec
habitant d’Argos, et un Athénien du nom de « Barbanno » qui furent tous les deux appréhendés (A. S. V.
Senato, dispacci, P. T. M. , busta 843-844, dépêche n° 29 du 24 juillet 1691).
4 E. B. E., ms. Nani n° 3941, fol. 366 r – v.
439
l’huile bouillante. Puis ils passèrent à Agios Ioannis dans la même nuit, et le jour
suivant, à Platana, ils trucidèrent à l’arme blanche un dénommé Giorgio Orion pour lui
voler 250 reals. Les habitants des environs suppliaient le provéditeur local Agostino
Balbi d’intervenir, mais ce dernier n’avait pas les moyens d'agir 1. Antonio Nani envoya
une compagnie de dragons qui parvint à mettre cette bande en fuite, mais aux dires du
provéditeur de Laconie Marco Balbi, le problème n’avait été que déplacé, car les
brigands s’étaient réfugiés quelque part dans la province de Romanie 2. Effectivement,
un mois plus tard, le provéditeur de Corinthe Costantin Loredan était averti par
l’archevêque Grigorio Notara que Rali Notara « huomo di conveniente fortune » et
parent du prélat avait été détroussé à Tricala, au pied du mont Kilini. Quinze
malfaiteurs, peut-être la même bande, s’étaient introduits chez la victime et avaient eu
recours au supplice du feu pour lui soutirer tout son bien 3.
La Messénie n’était pas non plus épargnée, à tel point qu’Antonio Nani y avait
dépêché quatre compagnies de dragons du colonel Giovanni Brandis qui avaient pour
mission de patrouiller dans toute la province « per estiparli, (sous entendus: les
brigands) ò almeno scarciarli dal Regno »4. Parfois les provéditeurs surent se montrer
plus persuasifs et employer des moyens plus « musclés ». Ils menacèrent les villages
donnant refuge aux brigands de représailles, et Angelo Emo passa des paroles aux
actes en septembre 1707: il envoya le régiment Medin tout entier dans les montagnes
du territoire de Karitena,
« per frenare con qualche Marca del publico risentimento la licenza troppo
avanzata di certe Ville de Territorij di Caritena e Leondari. Poste in siti difficilissimi
nell’asprezza de Monti, hanno per ereditaria, sin sotto il Dominio Ottomano, la
disobbedienza alla publica auttorità, e la barbarie contro i vicini, con dolore, e
gravissimo danno del Paese all’intorno. »
« Sono da considerarsi tra gli altri nel Regno li popoli della Maina feroci per
natura et habili al maneggio dell’Armi, oltre di che la qualità, sito e positura di quella
Provincia li rende più arditi. Ostentano fede incorrotta verso il publico nome e sono li
primi che s’humiliarono all’Armi publiche, anzi li primi autori dell’acquisto del Regno,
onde godono distinte beneficienze »2.
Les anciens accords passés entre Morosini et les communautés magniates leurs
servaient de prétexte pour continuer à mener leurs coupables activités: les rapines, la
contrebande et la piraterie. Les Vénitiens les considéraient comme les descendants des
Spartiates et ils estimaient que de tous les Grecs, ils étaient les plus belliqueux. Le
moins que l’on puisse dire, c’est que le colonel Muazzo, qui les connaissaient bien pour
avoir eu de longs contacts avec eux durant la guerre, ne les portaient pas en estime. Il
brossa un portrait des Magniates qui était sans pitié:
« … gente miserabile nata dentro sterilissimi monti con vane chimere d’antichi
Illustri Natali Spartanij, oggetto per fuggir l’impieghi servili, e secondare il genio rasace,
partorito dalla pigrizia figlia della viltà, misera mendica da sè, rubba à gl’altri per vivere
con si accomodata coscienza, che rapisce tutto ciò, che li capita, come dono mandato da
Dio alle sue necessità... »3.
Les Magniates avaient pour habitude de s’en prendre à des cibles faciles, et pour
eux la ville de Calamata, commerçante et sans défense, était la proie idéale. Dès le
début des années 1690, ses habitants imploraient les autorités vénitiennes
d’entreprendre la reconstruction de la vieille enceinte de Villehardouin, proposant
même de prendre à leur charge le coût des travaux1.
Le Magne était aussi le pays de la vendetta (oidikiomos est le terme local): des
clans familiaux s’entre-déchiraient pendant des années, voire des décennies, dans
d’interminables règlements de comptes. Les gens de cette région considéraient en effet
que les esprits des morts revenaient les hanter s’ils n’étaient pas vengés. En 1703,
plusieurs de ces conflits embrasèrent toute la contrée. Deux chefs de bandes, Luca
Marino de Zarnata et Gianni Carolema, s’affrontèrent jusqu’à la mort du premier 2, et
l’assassinat à Calamata d’un dénommé Nicolin du sud du Magne provoqua la levée en
masse des villages de Langada à Zarnata. Dans ce cas particulier, la famille du défunt
désirait seulement une compensation financière, mais les autres clans trouvèrent là
une bonne occasion d’aller s’en prendre une fois de plus aux habitants de Calamata 3.
En juillet, après une énième attaque, deux représentants de la ville apportèrent à
Daniel Dolfin (qui se trouvait alors à Modon) une nouvelle requête pour avoir
l’autorisation de redresser les poternes et de réparer les portes,
« à proprie spese, senza che in minima parte risentisca incomodo il publico nè altre
persone del Territorio e ciò senza sassi, e Calcina, già che non deve servire che non solo
fine d’impedir l’invasioni de Mainoti sudetti e d’ogn’altro Bastimento Nemico »4.
Rien n’indique que les Vénitiens aient accepté cette proposition. Par contre, à la
mi-juin, deux compagnies de dragons et une compagnie de Croates furent détachées à
Zarnata pour assister le provéditeur local Zorzi Foscarini5. Le surintendant Domenico
Gualtieri fut aussi envoyé à Calamata avec un autre détachement de cavalerie pour
offrir une protection à la population locale 6. Dans toute cette affaire, une bonne
connaissance des coutumes du pays était nécessaire, et le provéditeur de Chielefa
Marco Priuli faisait confiance au capitaine Michiel Steffanopulo d’Itilo, un homme qu’il
parvint momentanément à faire libérer de la prison provinciale (il y était enfermé pour
dettes), pour lui apporter des renseignements7. Grâce à Steffanopulo, les Vénitiens
apprirent que les Magniates s’apprêtaient à faire une nouvelle incursion contre
Calamata au début du mois d’août1.
A la mi-mai, le provéditeur de Laconie Marco Balbi, était intervenu pour pacifier
les clans de Luca Marino d’un côté, et de Gianni Carolema et Costantin Cuzzatti de
l’autre. Une forme de trêve, que les Magniates appelaient « Agapi » (lorsque le conflit
était résolu par un intervenant extérieur), avait été conclue. Balbi était satisfait. Mais le
mois suivant, des hommes des deux factions échangèrent à nouveau des coups de feu.
La lutte fratricide se poursuivit jusqu’à la fin de l’année, lorsque Marino finit par
tomber sous les coups de ses adversaires, ce qui ne mit pas fin aux règlements de
comptes pour autant. Au début du mois de janvier 1704, Antonio Nani envoya sa
propre escorte de Croates pour prêter main forte à Gualtieri. La compagnie de Pietro
Slade, stationnée à Leondari, et deux autres détachements de cavalerie du territoire de
Zacogna arrivèrent aussi sur place en renforts2. Au mois de mai, la situation devait
s’être améliorée, puisque le nouveau provéditeur de Messénie Francesco Moro laissa
partir vers Tripoli tous les dragons de la province et même la compagnie Slade 3.
L’archipel des Cyclades était le cadre idéal de la course. Des bâtiments de toutes
sortes et de toutes nationalités en hantaient les moindres recoins, toujours prêts à
surgir d’une hanse à l’improviste pour s’emparer d’une riche cargaison, ou pour rafler
la population d’un village. Face à ce danger permanent, dans les dernières îles sous
domination vénitienne, les autorités locales avaient mis en place un système de
surveillance des plages et des ports à l’aide de vigiles, de tours de guets, de feux et de
signaux de fumée. Entre Kapsali de Cythère et le cap Spanda en Crète, il existait ainsi
tout un ensemble de signalisations, d'autant qu’entre les deux, à Cerigotto
(Antikithira), les pirates détenaient une base très bien située4. Pour les mêmes raisons,
340 tours s’élevaient ainsi sur les côtes du royaume de Naples et plus de 110 en
Calabre5.
L’île de Tinos, entourée de possessions ottomanes, se trouvait particulièrement
isolée. C’était, selon l’expression du consul Armao, une « Rosa tra le spine, nel cuore
dell’Arcipelago, tra le fauci della tirannide ottomana »6. Entre 1537 et 1697 elle fut
attaquée une dizaine de fois. En octobre 1696, le kapudan pacha Hüseyin Mezzomorto
1 E. B. E., ms. Nani n° 3947, fol. 42 r – v, 45 r.
2 E. B. E., ms. Nani n° 3943, fol. 17, 22; E. B. E., ms. Nani n° 3938, fol. 4 r.
3 E. B. E., ms. Nani n° 3938, fol. 327.
4 Ermanno Armao, In giro per il mar Egeo con Vincenzo Coronelli, Florence, 1951, p. 317; Ekkehard
Eickhoff, op. cit., p. 136-140; C. Sathas, Documents inédits relatifs à l’histoire de la Grèce au Moyen-Age,
Athènes et Paris, 1884, vol. VI p. 286.
5 Salvatore Bono, Les corsaires en Méditerranée, Paris, 1998, p. 183-186.
6 Ermanno Armao, op. cit., p. 299.
443
essaya de débarquer sur l’île, mais les barques turques ne purent accoster, elles furent
gênées par les milices du provéditeur extraordinaire Bartolomeo Moro qui avaient
creusé de longs retranchements sur la plage de San Nicolò et qui leur opposèrent un
feu nourri. Cette tentative fut rapportée par le médecin aixois Joseph Pitton de
Tournefort (1656-1708), qui visita la Grèce en 1700 sur les ordres de Louis XIV:
« A la vérité cette milice est bonne pour canarder dans des retranchements, mais
elle ne seroit pas propre à tenir la campagne & à se battre à découvert. Pour se rendre
le maître de Tine, il ne faudroit qu’amuser les troupes à San Nicolo pendant qu’on
feroit une descente au port de Palermo, qui est le meilleur port de l’Isle du côté du
nord; ces troupes qui ruineroient le pays, & qui tireroient facilement leur subsistance
de l’Isle d’Andros, affameroient bien-tôt la forteresse, seul boulevart du pays; car San
Nicolo est ouvert de tous côtez ».
« mieux cultivée & plus peuplée que les autres Isles Cyclades, qui sont soûs la
domination Ottomane, parce qu’elle est à couvert des insultes des Corsaires Chrétiens.
Elle n’a point de Port, mais seulement une plage appellée Saint Nicolas, où les
vaisseaux vont donner fonds… »2.
Un rivage souvent difficile d’accès, cinq siècles d’expérience dans la lutte contre
les attaques pirates, et un dévouement certain de la population locale expliquent la
longue résistance de cette île pourtant située si loin de la Dominante. Au début du XVII e
siècle, 81 hommes veillaient aux approches par la mer pendant la belle saison et 69
pendant l’hiver. Il y avait également 60 Albanais chargés tout particulièrement du port
1 Joseph Pitton de Tournefort, Relation d’un voyage du Levant, Lyon, 1717, II, p. 52. Voir aussi Contarini,
Leopoldo Primo, vol. II, p. 544-545; Hammer Purgstall, L’Empire Ottoman, vol. III, p. 203; Cantemir,
Empire Othoman, p. 253; Nani Mocenigo, Marina veneziana, p. 259, 302.
2 Jacob Spon, Voyage d’Italie, de Dalmatie, de Grèce et du Levant… Lyon, 1678, vol. I, p. 168.
444
de Panormos, situé au nord-ouest de l’île. Dès qu’une voile était repérée, on courait en
avertir la capitale1. En 1706 encore, le gouverneur Michiel Rimena était en mesure de
présenter au Sénat vénitien un plan de défense complexe et bien organisé2.
Ce système pouvait-il être transposé à la Morée qui offrait une étendue de côtes
beaucoup plus considérable avec une population proportionnellement bien moins
nombreuse ?3 Il faut d’abord mesurer la gravité de la menace pirate qui pouvait revêtir
bien des aspects. En décembre 1690, le pinco Gertruda tombait entre les mains de trois
vaisseaux algériens qui opéraient près de l’île de Sapienza. A son bord se trouvaient
200 soldats vétérans, un colonel allemand, et des tonnes de biscuits 4. Six mois plus tôt,
la malchance avait frappé des corsaire chrétiens qui s’étaient rendus à Kavala pour se
défaire, contre de fortes rançons, de 300 esclaves musulmans qu’ils avaient eux-mêmes
capturé. Malheureusement pour les corsaires, le kapudan pacha et le fameux pirate
Cassidi passaient alors justement par-là avec 30 galères, 10 vaisseaux et autant de
galiotes: le vaisseau du capitaine Tomasacchi, trois galiotes, et sept brigantins
Chrétiens furent pris par les Turcs et leurs alliés. Les maîtres d’un jour, « con miserabil
cangiamento di fortuna » devinrent à leur tour des esclaves5.
Les corsaires chrétiens étaient pourtant tout aussi redoutables et, ne
s’embarrassant point de préjugés, arraisonnaient sans faire de différence tout ce qui
semblait à leur portée. Les premiers étaient les Grecs eux-mêmes qui, poussés par la
misère selon Tournefort, s’emparaient du premier bateau qui leur tombait sous la
main6. Les corsaires d’Europe occidentale pullulaient: en décembre 1690, quatre
bâtiments vénitiens étaient pris par le chevalier de Batteville près de Modon 7. L’été
suivant, la tartane marseillaise la Madone du Bon secours, du capitaine Joseph Maillet,
arriva d’Alexandrie à Coron où elle débarqua sa marchandise, avant de repartir en
direction de Zante. A peine sortie du port de Coron, elle fut prise à l’abordage par deux
galiotes maltaises. Le canon de la place n’empêcha pas la capture du bâtiment. Une
1 Ermanno Armao, La relatione dell’isola et città di Tine di Pompeo Ferrari gentil’huomo piacentino, Rome,
1938, p. 56-59.
2 A. S. V., Archivio privato Grimani dai Servi, busta 36, filza 97, fol. 288-293.
3 Tinos couvre une superficie d’à peu près 200 km² pour une population qui s’élevait à 12 000 âmes
(Ermanno Armao, La relatione dell’isola et città di Tine… p. 32; Nikos G. Moskonas, « Plirophories yia tin
amyntiki katastasi tis Tinou stis arkes tou IZ’aiona », in Thesaurismata, 1964, p. 30-31), ce qui ferait une
densité de 60 habitants au km². Il faut comparer ces données avec les 7 548 âmes recensées par l’inquisitor
in armata Steffano Magno en 1663 (Ioannis D. Psaras, I Venetokratia stin Tino tin epoki tou kritikou
polemou, Thessalonique, 1985, p. 169 - 175). A l’opposé, si l’on considère que la Morée couvre une
superficie de 21 383 km² et qu’elle abritait peut-être 200 000 âmes vers 1700, la densité de la population n’y
atteignait que 9.35 habitants au km², autrement dit la densité actuelle du Turkménistan (L’état du monde,
annuaire économique géopolitique mondial 2000, Paris, 1999, p. 585).
4 A. S. V. Senato, dispacci, P. T. M. , busta 1125, dépêche n° 5 du 27 décembre 1690.
5 B. M. C., ms. Morosini Grimani n° 247, dépêche n° 36 du 22 juin 1689.
6 Salvatore Bono, op. cit., p. 86. Voir aussi Zakythinos D. A., « Corsaires et pirates dans les mers grecques au
temps de la domination turque » in l’Hellenisme contemporain n° 10, 1939, p. 695-736.
7 A. S. V. Senato, dispacci, P. T. M. , busta 843-844, dépêche n° 13; B. G., ms. 82.5, fol. 25 r – 27 v; A. S. V.
Senato, dispacci, P. T. M. , busta 1125, dépêche n° 7 du 2 janvier 1691.
445
autre tartane marseillaise, le Saint Jean Baptiste du capitaine Pierre Veseo avait à son
bord des marchands grecs, arméniens et perses résidents à Nauplie. Quittant le havre
de Tolo à quelque distance de la capitale de la Morée, le bâtiment fut assaillit près de
Spetses par quatre felouques (trois de Messine et une Napolitaine battant pavillon
espagnol). Le Saint Jean Baptiste avait en fait été suivi discrètement par un caïque
maltais depuis Nauplie, et c’est lui qui transmettait les informations aux autres unités
embusquées. Après avoir saisi la tartane et dépouillé les passagers, les victimes furent
débarquées quelques jours plus tard sur les rives du cap Sant’Angelo (cap Maléas).
Dans la même zone, des fuste négropontines s’en prirent à l’île de Spetses même: toute
la population, à l’exception peut-être de trois ou quatre familles, fut conduite en
esclavage1.
Les Vénitiens répondirent fermement, parfois avec succès. En février 1690, le
provéditeur de Morée Antonio Zeno confia à Antonio Molin la surveillance des côtes de
Patras à Navarin2. Au printemps 1692, Marino Michiel pourchassa le pirate Cassidi qui
pillait les îles grecques mais ce dernier parvint à lui échapper 3. Les pirates de
Nègrepont qui avaient enlevé les habitants de Spetses avaient aussi tenté de débarquer
sur les côtes du nord-est du Péloponnèse mais ils en avaient été empêchés car des
gardes les avaient repérés et avaient pu donner l’alerte à temps4.
Les années suivantes, on entendit un peu moins parler de raids pirates. Au début
de l’été 1694, une tartane de corsaires hollandais fut capturée par deux galères de la
République près de Milos. Son équipage écumait les eaux chaudes de l’Archipel depuis
le mois d’octobre de l’année précédente. Au grand dam des autorités vénitiennes, il
s’avéra que le capitaine Andrea d’Andriano de Milemburg avait auparavant commandé
un vaisseau de guerre au service de la République. Le doge Giustiniani l’avait même fait
chevalier. Acoquiné avec un dénommé Henri Degion d’Amsterdam, ils avaient ensemble
reçu une patente de l’empereur Leopold et armé leur tartane en course avec 70
hommes d’équipages. Le capitaine général Antonio Zeno présida le jugement au terme
duquel d’Andriano fut exécuté par décapitation à Nauplie sur la place publique, tandis
que Degion était pendu à la grande vergue de la galère amirale et les membres de
l’équipage condamnés aux galères pour cinq années. Un handicapé et deux vieillards
furent relâchés5.
En 1696, une tartane corsaire commandée par un certain « Monsieur Peur »
opérait au sud de la Messénie, s’emparant de petites embarcations vénitiennes, et
même de la felouque du général Stenau (il n’était pas à son bord à ce moment-là). Ils
employaient tout un jeu de pavillons qu’ils changeaient au gré des rencontres pour
mieux tromper leurs victimes. Ces pirates devaient nécessairement venir à terre un
moment ou un autre pour faire le plein d’eau douce (l’acquata). Agostino Sagredo fit
renforcer la garde côtière pour arriver à les appréhender. Cette vigilance paya
effectivement, car au mois de septembre, neuf hommes et l’un des lieutenants du
corsaire furent finalement capturés1.
La défense des côtes de Morée était-elle toujours aussi efficace ? D’après les
dires de Francesco Grimani en 1701, c’était loin d’être le cas. Un grand nombre de
pirates de la Canée ou de Nègrepont, utilisant des pavillons barbaresques, commirent
des raids dévastateurs, parfois même à proximité immédiate de la capitale: « Soggetti i
sudditi ad improvise sorprese non pochi sono caduti, sin delle parti più contigue a
Romania in schiavitù e talvota prima del moi ingresso alla Carica, qualche intiero
villaggio ». Grimani affirma qu’il essaya de mettre au point un système de vigiles sur
toutes les côtes, mais que les Grecs ne surent s’y soumettre, « vili questi per natura e
mal sofferenti all’incommodo, amano piuttosto di star esposti agl’infortuni che divertirli
con la preventione ». 2
Grimani estimait qu’il fallait 600 marins et suffisamment de galiotes pour
défendre les abords de la péninsule. C’est lui qui fit construire les deux premiers
brigantins (un grand et un petit) qui patrouillèrent dans le golfe de Corinthe après la
signature du traité de Karlowitz3. Un troisième fut ajouté par Angelo Emo,
probablement au cours de l’année 1708. En octobre 1704, les deux bâtiments ne
comptaient apparemment que 45 hommes d’équipage4, un chiffre dérisoire par
rapport à l’importance des missions que les autorités leur confiaient: surveillance du
golfe sur plus de 100 km bien entendu, avec le souci d’empêcher des intrus et de la
marchandise d’entrer dans le pays secrètement par peur des contagions et pour lutter
contre la contrebande, mais aussi transport d’officiers et de hauts responsables 5, lutte
contre l’émigration qui ne faisait que s’intensifier, etc. Angelo Emo avoua d’ailleurs qu’il
ne se faisait aucune illusion sur l’efficacité réelle de ces patrouilles et sur la fidélité des
marins, mais qu’il valait mieux conserver les brigantins, au moins pour l'apparence:
« Credere che qualche Bergantino condotto da’gente anco poco attenta, e forse non
afatto fedele nel proprio ministero, vaglia à preservar da sbarchi furtivi una linea si
lunga di Litorale, è una debole lusinga, tuttavia è necessario sostener l’apparenza, e non
1 A. S. V. Senato, dispacci, P. T. M. , busta 847, dépêche n° 44 du 18 septembre 1696.
2 Spyridon Lambros, in . I. E. E., 1896-1900, p. 494.
3 Ibid., p. 593.
4 A. S. V., Savio di Terra Ferma alla Scrittura, busta 179, filza « 1704 ».
5 Ainsi, au printemps 1705, le grand brigantin amenait le colonel Rossi à Céphalonie pendant que le petit
servait à l’acheminement du capitaine des galéasses. Au retour du petit brigantin, le provéditeur d’Achaie
Pelegrino Pasqualigo devait l’envoyer en direction de Corinthe pour conduire Agostino Balbi, l’ancien
provéditeur de Mistra, jusqu’à Chiarenza. Suite à cela, cette unité devait reprendre ses patrouilles dans le
golfe de Corinthe (E. B. E., ms. Nani n° 3944, fol. 364).
447
perder quel bene, che può dar la sola apprensione à Cativi d’essere sopresi »1.
Les Cernide
En fait, les Vénitiens souhaitaient compter sur une autre force, celle de la milice
territoriale, qui existait dans les domaines de la République depuis près de deux cents
ans. Au tout début du XVIe siècle, la Sérénissime avait dû lever en toute hâte des
troupes de « contadini » (paysans) pour faire face à l’invasion de l’empereur
Maximilian de Habsbourg et des armées de la ligue de Cambrai. On leur donna le nom
d’Ordinanze ou de Cernide. Ayant combattu courageusement en plusieurs occasions, le
Sénat vénitien décida de les organiser de manière permanente sous la direction d’une
nouvelle magistrature, le savio alle ordinanze.
L’utilité de cette milice étant incontestable, on l’institua quelques années plus
tard dans les îles Ioniennes pour lutter contre les attaques corsaires. En août 1546, à
Zante, un décret prévoyait d’équiper trois cents personnes avec des arquebuses 2. En
Dalmatie, elle fut organisée vers 1570 et on l’appela Craine. A cette époque, elle
comptait théoriquement environ 20 000 hommes en Terre ferme et 18 000 dans les
domaines d’outre-mer. D’après Daniel Dolfin, en 1711, elle était forte de 60 000
hommes, « quanto deffettiva nel coraggio, e nell’esperienza 3. » En Terre Ferme, les
Cernide furent divisées en quatre zones géographiques soumises chacune à un colonel,
observant le règlement de 1593 du général de l’infanterie Giovanni Battista Del Monte
qui resta en vigueur (sans trop de variations) pendant deux siècles4.
Tous les hommes des campagnes (au moins quatre par village), entre dix-huit et
trente-cinq ans, en faisaient partie, mais on ne pouvait en retenir qu’un par foyer et les
chefs de familles en étaient exemptés. En réalité, seuls les moins fortunés étaient
désignés, les autres arrivaient toujours à s'esquiver grâce à quelque dessous de table.
En temps de paix, on rassemblait les compagnies au son du tambour cinq fois par an,
les dimanches aussi parfois. Mais il y avait également une grande revue annuelle qui
durait quatre jours. Les miliciens étaient inspectés, ils étaient formés aux manœuvres
et aux tirs. En service, les arquebusiers étaient payés 12 sous la journée, les
1 B. M. C., ms. Cicogna n° 3585, dépêche n° 58 du 15 octobre 1708, information destinée à son successeur
Marco Loredan.
2 Ennio Concina, Le trionfanti armate venete, Venise, 1971, p. 44-45.
3 Spyridon Lambros, in . I. E. E., 1896-1900, p. 628.
4 Alberto Prelli, op. cit., p. 30.
448
mousquetaires 24, et les piquiers 18. A partir de 1700, le Sénat décida d’équiper les
Cernide d’uniformes bleus ou blancs1.
Il était prévu des amendes et des sanctions pouvant aller jusqu’à plusieurs mois
de galère en cas d’absences répétées sans justification valable. A côté de cela, les
miliciens bénéficiaient de quelques privilèges: exemption de corvées et de certains
impôts, droit au port d’armes à feu dans les campagnes, et au port de l’épée dans les
villes, à condition de payer un permis annuel s’élevant à 6 sous2.
A Tinos, les Cernide avaient été organisées depuis le milieu du XVIe siècle. Tous
les hommes de 18 à 34 ans étaient concernés, ce qui faisait une force de 1 377 hommes
(répartis en 5 centuries de 250 à 300 hommes) au début du siècle suivant. Son
commandement était alors placé sous les ordres d’un capitaine de l’Ordinanze, mais en
1705, les Cernide étaient dirigées par Antonio Fini, le gouverneur de la forteresse de
Tinos, qui occupait en même temps le poste de surintendant 3. Apparemment, il ne
fallait pas trop faire de cas de cette milice malgré tout. En 1663, l’inquisitor Steffano
Magno mentionnait son manque d’entraînement et son sous-équipement:
Ceci dit, la faible population de l’île (environ 7 500 habitants en 1620, 4 864 en 1724)
n’autorisait pas l'organisation d’une très nombreuse milice, qui ne pouvait être forte
que de quelques centaines d’individus tout au plus. Petropulo déclara même que les
vigiles étaient pour la plupart dépourvus d’armes à feu, et qu’ils montaient la garde
sans poudre ni balles1.
Carte 6. Cythère
En Morée, les autorités vénitiennes crurent pouvoir mettre sur pied une
organisation comparable, apte au moins à assister les troupes régulières et à faire effet
de masse. Ce faisant, la République espérait économiser une partie non négligeable des
sommes qui étaient englouties par les mercenaires. Durant toute la seconde
domination vénitienne, les représentants de la Sérénissime s’efforcèrent de
1 A. S. V., Archivio privato Grimani dai Servi, busta 36, filza 94, fol. 497 r – v; George N. Leontsinis, The
island of Kythera a social history (1700-1863), Athènes, 1987, p. 48.
450
représenter à la population moréote tout l’intérêt que celle-ci avait de combattre pour
sa propre défense face à la « tyrannie ottomane ». Mais cette population, qui était
hétérogène, et chez qui le sentiment patriotique n’existait pas encore, n’envisageait
sans doute pas la situation avec le même point de vue. Elle considéra d’un œil suspect
cette velléité d’enrôlement forcé qui semblait indiquer que les Vénitiens n’étaient pas
assez puissants pour résister par leurs seules forces, et qui annonçait peut-être le
retour des Turcs: « credono vedersi il nemico vicino, quando s’intendono descritti, come
soldati » affirmait ainsi Angelo Emo1.
Francesco Morosini, tout occupé à la guerre, n’eut guère le loisir de se pencher
sérieusement sur la question. Mais dès la fin de l’année 1685, Lorenzo Venier, alors
provéditeur extraordinaire du Magne, avait réussi à lever dans sa région 24
compagnies d’à peu près 200 hommes chacune, « ad’uso di Cernide con l’obligo di
custodir le posti », une expérience que le doge estimait nécessaire d’étendre au reste de
la péninsule. Pour ce faire, en mars 1689 il proposa d’effectuer une division de la
Morée en quatre provinces, placées chacune sous le commandement d’un surintendant
connaissant bien la langue grecque, « per essercitar meglio le Cernide stesse, onde
all’occasione si possa far valido contrapunto à gl’attentati nemici »2.
Morosini fut bientôt remplacé par Girolamo Cornaro. Celui-ci fit part de sa
propre expérience à ses collègues du Sénat. En Dalmatie, disait-il, « tiene ogni Città il
suo Capitanio, ò Governatore del Territorio, e dirigendo ogn’uno di questi le Genti d’Armi
della propria Giurisditione, hò veduto prestar tutt’un buon servitio e all’occasioni potersi
molto compromettere ». Cornaro était persuadé qu’il était possible de faire la même
chose en Morée3.
Giacomo Corner, le premier provéditeur de Morée, fut chargé de la réalisation de
ce projet considérable. Selon lui, les Grecs étaient surtout commerçants, ils ne savaient
pas se servir d’armes, mais dans les campagnes on trouvait un grand nombre
d’Albanais (un peu comme aujourd’hui), « di bellissima corporatura, resistenti alla
fatica, assuefatti ad una vita stentata ». Malheureusement, ces derniers ne connaissant
que les travaux agricoles, « odiano il nome di soldato e della guerra ». Pourtant, à son
retour à Venise au début janvier 1691, Cornaro affirma qu’il avait réussi à instituer les
Cernide dans toute la Morée: au sein des 1 170 villages et des 21 territoires (hors
Corinthe et sa région), les hommes de 18 à 45 ans étaient au nombre de 20 123, sans
compter les 4 427 Magniates déjà inscrits sur les rôles de l’Ordinanze et placés sous les
ordres du colonel Todoro Lascari, surintendant du Magne4.
Un an plus tard presque jour pour jour, Domenico Mocenigo donna des
précisions sur l’organisation de cette nouvelle force. Le « royaume » avait été scindé en
1 Spyridon Lambros, in . I. E. E., 1896-1900, p. 705.
2 A. S. V. Senato, dispacci, P. T. M. , busta 1070, dépêche n° 55 du 31 décembre 1685; B. M. C., ms.
Morosini Grimani n°247, dépêche n° 23 du 13 mars 1689 (fol. 196).
3 A. S. V. Senato, dispacci, P. T. M. , busta 1123, dépêche n° 36 du 14 mai 1690.
4 Spyridon Lambros, in . I. E. E., 1885, p. 299-300.
451
quatre régions militaires fournissant chacune 5 000 hommes regroupés dans deux
corps de 900 et quatre corps de 800, composés de compagnies comptant 100 paysans
dirigés par des capitaines et des sergents. Chaque dimanche, ces derniers étaient
censés familiariser une centaine de miliciens à tour de rôle au maniement des armes,
et quatre fois dans l’année la totalité des Cernide de la région devaient être passée en
revue par le colonel surintendant. Mocenigo se disait persuadé qu’avec de l’application
et du temps, « si possono riddure questi Popoli à disciplina, ed’in stato di concorrere
anch’essi in caso di bisogno alla diffesa di se medemi, e delle loro Famiglie, e sostanze »1.
Si l’on se base sur ces deux relations, on serait en droit de croire que les
autorités vénitiennes étaient parvenues à un résultat apparemment assez probant.
Pourtant, d’après d’autres témoignages, dans la pratique l’institution ne fonctionna
jamais de manière satisfaisante. En février 1691, Antonio Zeno rapportait qu’une
quarantaine de capitaines avaient été appointés, mais que la grande majorité de ces
derniers manquaient totalement d’aptitude (abilità), ajoutant même: « Non hò veduto
da essi principio di disciplina, ne praticato alcun esercitio ». Les capitaines recevaient 10
ducats par mois, une somme insuffisante, d’autant qu’on leur imposait d’avoir un
cheval à leur charge. Aussi Zeno était-il beaucoup plus pessimiste que Mocenigo:
« Nella vastita del Regno impossibile riuscirà riddur quest’ord:ne di militia à quella
regolata misura, che nella Terra ferma da gran tempo resto stabilita … non si riddurà
mai al fine desiderato questa grand’opera »2. En mars 1692, Tadio Gradenigo déclara
que les capitaines des Cernide ne remplissaient pas leurs missions et que les 24 000
hommes inscrits sur les rôles étaient pour la plupart dépourvus d’armes 3. Les
capitaines de l’Ordinanze profitèrent à tel point de leur statut pour s’enrichir au dépens
de leurs concitoyens que le Sénat finit par s’en inquiéter. Le 31 mai 1692, les sénateurs
demandèrent à Antonio Zeno de juger les officiers coupables d’extorsions 4.
Durant les années 1690, les responsables vénitiens purent juger de l’inefficacité
de leur nouvelle milice lors des invasions turques par l’isthme de Corinthe: elle s’était
toujours débandée à la seule vue de l’ennemi. Le capitaine Jacques Mirabal, comme
tous les officiers européens présents dans cette guerre, s’était fait une opinion très
tranchée sur la combativité des Grecs:
« Ils sont à présent les plus lâches Peuples de l’Europe; j’ai reconnu plusieurs
marques de leur lâcheté; j’en raconterai une particuliere, qui paroîtra extraordinaire
par rapport à leur ancienne valeur. Les Venitiens convoquent toutes les Campagnes une
espece de Milice dans le Roiaume de Morée; mais elle ne campe jamais en front de
Bandiere avec les autres Troupes, & proprement elle ne sert que de nombre: Lorsque
l’Armée des Turcs passa le Détroit de Corinthe, l’an 1694. nous avions cinq mille Grecs
avec nous, à qui l’on faisoit occuper des postes particuliers, à mille pas de nôtre Camp:
Quatre cens Spahis que l’on avoit détachez seulement pour reconnoitre la disposition
de nos Grecs, leur donnerent, sans les attaquer, une si grande fraieur, qu’ils prirent la
fuite, & s’allerent cacher dans des Montagnes, sans qu’il fut jamais possible de leur
faire rejoindre l’Armée »1.
Le colonel Antonio Muazzo était bien du même avis. Domenico Mocenigo l’avait
nommé à la tête de l’Ordinanze du Magne à la place de Lascari. Il recevait pour cela une
solde mensuelle de 100 ducats par mois, plus que ce que percevaient les trois autres
surintendants, ce qui provoquait leur ressentiment2. Muazzo était un soldat averti: il
avait débuté sa carrière militaire au service de Venise en 1657. Après la fin de la guerre
de Candie, il avait continué à servir dans différentes armées au gré des conflits. Dès
1684, il partait combattre en Dalmatie à la tête de sa compagnie d’infanterie italienne.
Mais en 1687, il demanda à rejoindre l’armée de Morosini peu avant l’ouverture de la
campagne. C’est à ce moment là que le Sénat lui octroya une augmentation de salaire
de 10 ducats afin de « rendere testimonio di gradimento, e di generosità al fruttuoso suo
impiego prestato per tanto tempo »3.
A peine arrivé, il fut l’un des quatre colonels-instructeurs désignés pour
entraîner les troupes avant l’offensive contre Patras. A la fin de l’année, Morosini le
nomma sergent-major du territoire de Malvoisie4. Lorsque Mocenigo le fit surintendant
du Magne, Muazzo tenta en vain de discipliner la milice locale, et il eut à ce sujet de
violentes altercations avec le provéditeur de la province Bartholomeo Moro:
Le différend s’envenima à tel point que Muazzo fut arrêté et incarcéré à Nauplie.
Lorsque Agostino Sagredo voulut passer en revue l’intégralité des Cernide de Morée à
l’été 1695, Muazzo s’y trouvait encore. Mais les autres surintendants des provinces
vinrent avec leurs hommes et Sagredo eut deux mois pour les voir à l’œuvre. Le colonel
1 Mirabal, Voyage d’Italie et de Grèce avec une dissertation sur la bizarrerie des opinions des hommes ,
Paris, 1698, p. 52-53.
2 A. S. V. Senato, dispacci, P. T. M. , busta 846, dépêche n° 13 du 18 août 1694.
3 A. S. V., Senato da mar, registro 153 (1687), fol. 58 r – v.
4 A. S. V., Senato da mar, registro 153 (1687), fol. 114 v; Contarini, Leopoldo Primo, vol. I, p. 704; A. S. V.
Senato, dispacci, P. T. M. , busta 1070, dépêche n° 131.
5 Muazzo, Guerra coi i Turchi, fol. 306 v.
453
Pietro Tutù était le surintendant de Romanie, le major Mattio Gardelin (ancien sergent-
major de Tinos) dirigeait les Cernide de Messénie, et le major Birago celles d’Achaïe. Le
colonel Tutù accomplissait apparemment sa tâche avec zèle et savait se faire obéir de
ses hommes. Gardelin était plein de bonne volonté mais il manquait de poigne. Quant à
Birago, il aurait passé les deux mois sous sa tente à se saouler 1.
Entre-temps, Marino Michiel s’était aussi penché sur le problème. En avril 1693,
ce dernier avait tenté de réorganiser officiellement cette institution en élaborant un
nouveau décret approuvé par Morosini lui-même2. Les rôles de toutes les Cernide
devaient être conservés dans les services de la chancellerie du provéditeur général.
Seules les autorités supérieures vénitiennes avaient le droit d’en retrancher des
individus. La responsabilité et la bonne direction des Cernide incombaient uniquement
à ses propres colonels et autres officiers subordonnés. Ceux-ci devaient entraîner une
centaine d’hommes, au moins une fois par mois, et utiliser pour cela les munitions qui
leur étaient confiées. Les grandes revues étaient prévues deux fois dans l’année, aux
mois d’avril et d’octobre, comme dans tous les domaines de la République. Dans la
province d’Achaïe, elle devait avoir lieu à Lechienà (Lehena), « per il comodo che
soministra quella pianura tanta adatata all’esercitio de soldati … ». Les miliciens
devaient se présenter avec les armes qu’on leur avait confiées, et ils devaient en
prendre soin, jusqu’à leur restitution. En cas de négligence, l’Etat pouvait demander au
milicien de « renderle sodisfate à pretio honesto ». Michiel encourageait aussi les
dénonciations : on pouvait ainsi gagner dix reals en signalant les manquements d’un
tiers, une somme prélevée « dalli Beni dell’Acusato ».
En contrepartie, Michiel avait prévu les privilèges habituels, qui étaient valables
à vie: en temps de paix, les miliciens et leur bétail étaient théoriquement protégés
contre toute « angaria » (vexation). Ils étaient exemptés de l’obligation d’héberger les
troupes et les autorités en tournée, et de vendre leur vin à vil prix aux soldats, à moins
qu’ils en aient en excédent. On leur octroyait le port d’arme dans toute la Morée, et un
passe-droit en matière judiciaire : ils ne pouvaient être incarcérés pour dettes envers
un particulier. Ils échappaient aussi aux taxes extraordinaires levées par les
communes, et recevaient pour leurs services un salaire, « secondo li gradi della militia…
come buoni, e fedeli soldati », sans plus de précision3.
Les invasions turques, puis l’importance des travaux de l’isthme ne permirent
pas aux autorités vénitiennes ne faire appliquer ce décret. Mais, quelques années plus
tard, Francesco Grimani voulut profiter du retour à la normale pour instituer
réellement l’Ordinanze dans toutes les provinces. En janvier 1700, il fit promulguer une
nouvelle ordonnance en 23 articles. Ce règlement était en premier lieu destiné à
l’Achaïe, mais Grimani voulait qu’il serve par extension à tous les territoires, et qu’il
avaient aussi le droit de conserver leur vin pour leur usage personnel; on leur
concédait le port d’arme à feu, et le droit de ne payer que la moitié des contraventions.
A Mistra, cette ordonnance fut annoncée en public au son du tambour et affichée dans
le bazar de la ville1. Quand Grimani rentra à Venise quelques mois plus tard,
l’institution était apparemment lentement mise en place2.
Est-ce que pour autant les Cernide furent réellement opérationnelles ?
Vraisemblablement, en Messénie et en Romanie, des officiers continuèrent à être
nommés à cet effet, mais aucune revue ne fut jamais organisée. Le provéditeur de
Messénie Zuanne Pizzamano écrivit ainsi le 10 juin 1703: « Cernide non ve furono mai
ellette in questa Provintia, non ostante il decreto insinuante dell’Eccellentissimo Signor
Provveditor Generale in Regno Grimani »3.
En Laconie, le sergent-major de la province Zane semblait assez s’impliquer. Des
revues avaient lieu en tout cas: lors de l’une d’entre elles, prévue en septembre 1703
pour du tir au mousquet, il rapporta l’absence de 39 personnes. Neuf d’entre elles
étaient (soi-disant) malades et deux autres décédées. Le provéditeur Marco Balbi
voulait faire appliquer l’amende de deux reals prévue par l’ordonnance de Grimani4.
Dans le territoire de Bardugna (Skala en Laconie), le capitaine de l’Ordinanze
Costalonga avait acquis l’estime de la population car il avait su la protéger contre les
incursions des Magniates: lorsque vint le moment de le remplacer, les habitants et le
clergé du territoire implorèrent Antonio Nani de laisser Costalonga en place,
« Ricorremo tutti genuflessi con la presente humilissima supplicatione, acciò l’Eccellenza
Vostra si degni far che lo stesso Costalonga resti all’essercitio di sue incombenze »,
disaient-ils. Malgré leurs suppliques, Costalonga fut remplacé par Francesco Rota en
mai 17035.
De mars à octobre, le sergent-major de Romanie Alessandro Motta était chargé
de mettre en place des vigies le long des côtes des territoires de Damala, Cranidi (ou de
Thermis), Romania et Zacogna à l’aide des habitants. Il s’agissait de lutter contre les
raids corsaires, la contrebande de sel, et l’émigration. Avec la présence de la flotte à
Nauplie, le territoire d’Argos n’avait pas besoin de ce genre de mesures, et le territoire
de Corinthe était considéré « senza bisogno »6.
Il y avait donc une certaine activité, même en Romanie. Mais, en mars 1704,
Antonio Nani arrêta définitivement de stipendier les deux surintendants, les capitaines
et les sergents des Cernide de Messénie et de Romanie: le Sénat n’entendait plus
prendre à sa charge des cadres qui, selon lui, « non prestano alcun servitio ». En
Messénie toutefois, Nani appointa trois officiers réformés, Carl’Antonio Chicherio, Zorzi
Salamon, et Nicolò Zane, pour ne pas laisser la province sans aucune autorité locale.
Ces derniers, qui ne recevaient que leurs appointements habituels, devaient en même
temps veiller « alla guardia delle Marine, alle publiche riscossioni, et à moltiplici ordini,
che alla giornata vengono rilasciati da publici Rappresenti »1. Quelques mois plus tard,
Nani fit de même en Laconie: les responsables vénitiens reconnaissaient tacitement
l’échec de l’introduction des Cernide en Morée2.
En janvier 1709, lorsque Angelo Emo retourna à Venise, il ne put que
constater : « In alcun luogo dura la prima Istitutione, ma di presente non resta che il
nome senza imaginabile uso. » Pendant près de deux décennies, diverses tentatives
avaient été réalisées en vain. Les Grecs ne s’étaient jamais réellement pliés à la
discipline militaire que les Vénitiens voulaient leur imposer. Pour Emo, il convenait de
ne plus se voiler la face; plus que jamais, la défense de la Morée reposait sur les seules
forces de la Sérénissime :
« Un popolo bellicoso per natura, ed agguerrito per esercizio è gran fortuna del
Principe, perchè se anco solo non basta alla propria difesa, sostenuto da truppe regolate
può far argire alle invasioni. Tanto non promette a V.V.E.E. la Morea, habitata da un
popolo non solo degenere dall’antico valore, ma fatto ancora più vile per habito d’una
lunga infelicissima soggezione sotto l’Ottomano, che ha per massima di Stato deprimer lo
spirito e debellar sin l’animo de proprij sudditi con l’ingiurie e con la povertà. I nuovi
habitanti sono dello stesso temperamento. … Dunque alle sole forze forastiere è
raccomandata la tutela del Regno, con quelle Vostra Serenità l’à acquistato, nelle
medeme sta la speranza di conservarlo… »3.
1 E. B. E., ms. Nani n° 3917, fol. 65 r – v; E. B. E., ms. Nani n° 3939, fol. 37 r.
2 E. B. E., ms. Nani n° 3917, fol. 89 v.
3 Spyridon Lambros, in . I. E. E., 1896-1900, p. 680, 705-706.
457
Chapitre XVI
D’une guerre à l’autre
Le trône espagnol était occupé depuis 1665 par le roi Carlos II, un homme
malade et sans héritier. Avec lui, la branche des Habsbourg d’Espagne allait s’éteindre,
et l’immense héritage du Roi Catholique (qui comprenait la Castille, la Navarre,
l’Aragon, la Belgique, le Milanais, la Toscane, la Sicile, la Sardaigne, Naples, presque
toute l’Amérique latine et les Philippines), faisait naturellement l’objet de toutes les
convoitises. Il y avait plusieurs prétendants à cette fabuleuse succession: Monseigneur
le grand dauphin de France, l’archiduc Karl, le prince électeur de Bavière Joseph
Ferdinand, et même le duc de Savoie Vittorio Amedeo.
Felipe III
(1621)
Philippe V Joseph
duc d’Anjou, Ferdinand
roi d’Espagne (1699)
Le roi de France avait épousé Maria Teresa, la sœur de Carlos II. Cette dernière
avait dû officiellement renoncer à ses droits successoraux par la volonté de son père
Felipe IV, mais Louis XIV y aspirait pour le grand dauphin et son fils le duc d’Anjou 1.
L’empereur Leopold était le fils de l’impératrice Maria Ana, fille de Felipe III et sœur de
Felipe IV; le duc de Savoie descendait de Felipe II par l’infante Catarina qui avait épousé
Carlo Emanuele I, et le jeune prince de Bavière était né de l’union entre Maximilian II
Emanuel et Maria Antonie, la fille de Leopold et de Margarita Teresa.
Le 10 octobre 1698, par le traité de la Haye, Louis XIV, William III et les
Provinces Unies parvinrent à un accord pour le partage de l’empire espagnol : la
France obtenait le marquisat de Finale, Naples, la Sicile, les presidios de Toscane et la
province basque du Guipuzcoa. L’Espagne, les Flandres et l’Amérique devait revenir à
l’électeur de Bavière, et le duché de Milan à l’archiduc Karl. Scandalisé par ces
dispositions qui démantelaient les domaines espagnols, le roi Carlos II décida de
prendre pour seul hériter le jeune prince de Bavière Joseph Ferdinand, qui avait
l’avantage de n’être ni un Bourbon, ni un Habsbourg. Mais ce dernier mourut à
Bruxelles le 6 février 1699 : tout était à refaire2. Il y eut de nouvelles négociations, qui
aboutirent à un second traité signé à la Haye le 25 mars 1700 : l’archiduc Karl aurait
l’Espagne, la Belgique et l’Amérique, la France obtenait la Lorraine. Le duc de Lorraine
aurait le Milanais, Vittorio Amedeo y gagnait Naples et la Sicile, et le Dauphin obtenait
la Savoie. Leopold ne voulut rien céder, et Carlos II lui-même refusait le
démembrement de l’empire espagnol. Un groupe de hauts dignitaires menés par le
cardinal Luiz Manuel Fernandez de Portocarrero, archevêque de Tolède, parvint
finalement à persuader le roi mourant de choisir comme héritier universel le duc
d’Anjou, second fils du dauphin, et petit-fils de Louis XIV: la France semblait être la
seule puissance assez forte pour garantir l’intégrité de l’héritage. Le Roi Catholique
signa son testament le 2 octobre 1700 et mourut un mois plus tard 3.
Le 16 novembre, après un examen approfondi de la situation, Louis XIV annonça
publiquement sa décision d’accepter le testament. Le jeune duc d’Anjou devenait ainsi
le roi Philippe V. L’ambassadeur d’Espagne, Castel dos Rios, se serait exclamé : « Quelle
joie ! Il n’y a plus de Pyrénées. » Mais le roi de France commis aussitôt deux
imprudences : le 6 février 1701 il fit entrer ses troupes dans les places espagnoles des
Pays-Bas (les villes dites de la Barrière), et il conserva les droits de Philippe V au trône
de France : pour presque toute l’Europe, c’était une intolérable menace d’hégémonie.
En mars, Maximilian Emanuel, qui gouvernait les Pays-Bas espagnols, s’allia à la
France et promit de mettre 10 000 soldats à disposition de cette « étroite alliance »1.
Son frère, l’électeur de Cologne Joseph Clemens, y adhéra aussi. Le Portugal suivi
l’exemple, mais pour peu de temps. En Italie, le duc de Mantoue Carlo Ferdinando IV de
Gonzague, le prince de Castiglione, le duc Francesco Maria de Mirandola prirent parti
pour Louis XIV. Vittorio Amedeo s’engagea aussi dans le camp des Bourbons. Le 6 avril
1701, il signa un traité d’alliance offensive et défensive, s’engageant à mettre sur pied
une force de 8000 fantassins et 2 500 cavaliers, recevant en échange l’honneur de
commander les forces franco-espagnoles opérant en Italie. L’une de ses filles, Maria
Louisa, épousa Philippe V.
Le 7 septembre 1701, le traité de la « Grande alliance » fut signé à la Haye entre
l’Angleterre, les Provinces Unies et l’empereur. Toute l’Allemagne, à part les deux
Wittelsbach, se rangèrent aussi dans le camp de ce dernier. L’électeur du Brandebourg
Friedrich I fut autorisé à prendre le titre de roi en Prusse et devint un autre précieux
allié. En Italie, le duc de Modène Rinaldo d’Este, cousin de Leopold, rejoignit l’Alliance.
D’autres préférèrent opter pour la neutralité : ce fut le cas du duché de Parme, fief du
Saint-Siège, du nouveau pape Clément XI, du grand duc de Toscane Cosimo III, et de la
république de Gênes. Comment la République de Venise allait-elle réagir?2
Malheureusement pour cette dernière, ses domaines de Terre Ferme se situaient
entre l’Empire et le Milanais espagnol: la Sérénissime ne pouvait éviter d’être entraînée
dans la tourmente, de gré ou de force. Le 28 août 1699 déjà, le savio alla scrittura
Marin Zorzi avertissait solennellement le Sénat du péril qui menaçait la République
avec la mort imminente du Roi Catholique. Il fallait mettre sur pied une force suffisante
pour protéger la Terre Ferme3. Six jours plus tard, le Sénat ordonnait au capitaine
général de transférer 2 000 hommes de la Morée vers l’Italie, 1 000 autres furent
mutés de Dalmatie, et la République enrôla de nouveau 2 000 mercenaires suisses 4. En
avril 1701, la guerre devenant inévitable, deux régiments d’infanterie italienne, qui
étaient basés en Morée, furent également transférés vers Vérone en toute hâte5.
Le cardinal d’Estrées et le comte Lamberg, les envoyés des cours de Versailles et
de Vienne, se rendirent à Venise en 1700 pour tenter de faire basculer le Sénat vénitien
dans leurs camps respectifs. L’ambassadeur de Louis XIV garantissait la protection des
intérêts vénitiens en Orient, et clamait que la France était « l’arbitre de tout le
1 Jean Bérenger, in Dictionnaire du Grand Siècle, p. 996-997.
2 Joseph Barre, Histoire générale d’Allemagne, Paris, 1748, vol. X, p. 399-400; Riguccio Galluzzi, op. cit.,
vol. VIII, p. 247-248; Jean Bérenger in Dictionnaire du Grand Siècle, p. 1482-1483; Lucien Bely, op. cit., p.
382-388; François Bluche, op. cit., p. 771-773; Henry Bogdan, Histoire des Habsbourg, Saint-Amand, 2002,
p. 200-203; John A. Lynn, The wars of Louis XIV, p. 270.
3 Garzoni, Diario del Senato, fol. 64 v.
4 Garzoni, Sacra Lega, vol. II, p. 73; Garzoni, Diario del Senato, fol. 64 v.
5 Garzoni, Diario del Senato, fol. 77 r.
460
1 Roberto Cessi, Storia della Repubblica di Venezia, Florence, 1981, p. 649-650; Frederic C. Lane, op. cit.,
p. 550-551.
2 Garzoni, Diario del Senato, fol. 77 v.
3 A. S. V., Savio di Terra Ferma alla Scrittura, busta 179, filza « 1704 »; Garzoni, Diario del Senato, fol. 132
v.
4 B. M. C., ms. Donà dalle Rose n° 428, document n° 11; A. S. V., Savio di Terra Ferma alla Scrittura, busta
214, « Promozioni ed elezioni militari dall’anno 1700 all’anno 1711 ».
462
1 Piero Del Negro, « La milizia » in Storia di Venezia dalle origini alla caduta della Serenissima, Rome,
1997, vol. VII, p. 526-527.
2 Joseph Barre, op. cit., vol. X, p. 401.
3 Pietro Garzoni, Diario del Senato, fol. 78 r; Mauvillon, Histoire du Prince Eugène, vol. I, p. 282-316;
Joseph Barre, op. cit., vol. X, p. 402; Valori, Condottieri, p. 350; Nicholas Henderson, op. cit., p. 56-60; John
A. Lynn, The wars of Louis XIV, p. 270-271; Pantelis Karykas, op. cit., p. 35-36; Peter H. Wilson, op. cit., p.
104.
4 Mauvillon, Histoire du Prince Eugène de Savoie, vol. II, p. 9-46; Joseph Barre, op. cit., vol. X, p. 410-412;
Nicholas Henderson, op. cit., p. 62-64; Pietro Garzoni, Diario del Senato, fol. 86 v; John A. Lynn, The wars
of Louis XIV, p. 271.
463
Fig. 61. Le duc de Vendôme par Jean Gilbert Murat, Château de Versailles
Pour faire face aux invasions des armées belligérantes autant que faire se peut,
en décembre 1700 Giustino Da Riva fut élu provéditeur extraordinaire de la forteresse
de Peschiera, au sud du lac de Garde, et le Sénat décida d’appointer un provéditeur
extraordinaire de Terre Ferme, au-delà du Mincio (entre Brescia et Vérone), ce qui
n’était plus arrivé depuis 1629. Francesco Grimani fut choisi le 28 juillet 1701. A partir
de la fin janvier 1702, celui-ci fut basé à Brescia et Alessandro Molin prit ses quartiers
à Vérone2. En novembre 1703, Vittorio Amedeo obtint finalement les concessions
territoriales qu’il désirait de la part de l’empereur et changea de camp. L’ambassadeur
de France à la cour de Savoie, Raymond-Balthasar Phelippeaux, en avertit son roi qui
ordonna à Vendôme d’arrêter tous les Piémontais sous les armes. Entre 1704 et 1705,
Vendôme, le duc de la Feuillade et le comte de Tessé occupèrent la Savoie et se
1 Joseph Barre, op. cit., vol. X, p. 413; Mauvillon, Histoire du Prince Eugène, vol. II, p. 60-107; Valori,
Condottieri, p. 351; John A. Lynn, The wars of Louis XIV, p. 276-277; Nicholas Henderson, op. cit., p. 72;
Yves Bottineau, op. cit., p. 52; François Bluche, op. cit., p. 779.
2 Garzoni, Diario del Senato, fol. 73r, 81 r, 85 r.
464
Le siège de Turin était levé, le duc put rentrer dans sa capitale acclamé en
libérateur. Après cette bataille retentissante, Milan tomba le 26 septembre, et les
combats se déplacèrent définitivement hors de la péninsule, au grand soulagement du
gouvernement vénitien1. Pour Daniel Dolfin, Venise avait fait un choix judicieux en
optant pour la neutralité, et la République se tirait de la guerre sans dommage:
« Il cimento più arduo, e più pericoloso della prudenza è quello della neutralità,
particolarmente, quando non sii fiancheggiata da tali forze, che possano dar legge al
vinto, e ressister al vincitore. Pure la Serenità Vostra ha sapputo regolarla con tali
misure, e sostennerla fra tante vicende della fortuna, e le più ardue contingenze con tale
vigore, che non s’è perduto un palmo di terra nello Stato, s’è mantenuto illibato il decoro,
1 Joseph Barre, op. cit., vol. X, p. 499-502; Mauvillon, Histoire du Prince Eugène, vol. III, p. 63-139;
Riguccio Galluzzi, op. cit., vol. VIII, p. 284-285; R. Deputazione sovra gli Studi di Storia Patria per le
Antiche Provincie e la Lombardie, Le campagne di guerra in Piemonte (1703-1708) e l'assedio di Torino:
Studi documenti, illustrazioni, Serie 2, vols III et IV, Serie 8, vol. VIII, Turin, 1908; John A. Lynn, The wars
of Louis XIV, p. 309-310; Valori, Condottieri, p. 352-353; François Bluche, op. cit., p. 785; Lucien Bely, op.
cit., p. 401; Pantelis Karykas, op. cit., p. 45; Yves Bottineau, op. cit., p. 69; Nicholas Henderson, op. cit., p.
131-133; Peter H. Wilson, op. cit., p. 121-122; Clemente Assum, L'assedio di Torino (Maggio-Settembre
1706) e la battaglia di Torino (7 Settembre 1706), Turin, 1926.
466
Les effectifs des troupes sous la direction du général Stenau furent réduits. A la
fin de l’année 1709, il y avait 11 265 soldats en Terre Ferme, en 1711 ils n’étaient déjà
plus que 9 986 d’après Daniel Dolfin 2. Par conséquent, le budget militaire vénitien
décrut rapidement. En 1710, le savio alla scrittura Nicolò Foscarini estima que 166 000
ducats par an pouvaient être économisés en réduisant les effectifs: il suffisait de
dissoudre deux des dix régiments présents en Italie, et deux des onze basés au Levant 3.
En 1706, les dépenses mensuelles liées à la «neutralité armée» s’élevaient à 132 000
ducats d’argent par mois (93 720 reals avec un ducat à 7:2), en 1711, elles
n’atteignaient plus que 76 915 ducats (54 610 reals) 4. En Terre Ferme, la dépense
annuelle de la défense culmina à 1 584 000 ducats (soit 1 124 640 reals), alors qu’en
Morée, à la même époque, elle n’atteignait même pas 300000 reals en monnaie du
Levant (et celle-ci valait à peu près 1,6 moins que celle utilisée en Terre Ferme). Cette
disproportion donne une bonne indication sur le peu d’importance des provinces
grecques pour le gouvernement vénitien, par rapport aux possessions de la République
Serenità quello di Casa d’Austria da gl’ultimi territori della Dalmatia, sin a quello di
Crema… Fin che si maneggiano l’Armi con ardore, con animosità, e varietà d’accidenti è
sicura la quiete, ma quando venga a stabilirsi la calma tra li partiti contendenti, sarà
vacillante, et esposta alle sue contingenze quella di Vostra Serenità 1. »
frontière russe à la tête d’une armée de 50 000 hommes. Il avait pris à l’Est, en
direction de Moscou ou de Saint Petersbourg (l’objectif exact restant secret). Le 3
juillet 1708, il traversa la rivière Babich et repoussa les forces russes du général Nikita
Repnin à Golovichi (dans l’actuelle Biélorussie)1.
Mais le tsar Pierre, ayant appris que des renforts suédois commandés par le
comte Adam Ludvig Lewenhaupt arrivaient de Riga, décida de les intercepter : à
Lesnaya, le 28 septembre, ce dernier perdit 6 000 hommes tués ou prisonniers, ainsi
que toutes les fournitures qu’il apportait à l’armée du roi. Les 2 000 Cosaques de
l’hetman Ivan Mazeppa (1629-1709) ne suffirent pas à remplacer les pertes subies
durant le terrible hiver 1708-1709, et le khan des Tatars Devlet Gerey II ne parvint pas
à pousser la Porte à déclarer la guerre à la Russie. Encerclé par l’ennemi, et n’attendant
plus de secours des Turcs, Carl XII décida d’en venir à une bataille décisive.
1 Peter Englund, The battle that shook Europe, Poltava and the birth of the Russian Empire, Londres et New
York, 2003, p. 36-47.
470
invincible1.
Les Turcs étaient particulièrement inquiets des progrès continuels des Russes
(surtout de leur marine). Ils étaient poussés au conflit par Carl XII réfugié à Bender, par
les diplomates français, et par le khan des Tatars. Le parti belliciste finit par
l’emporter : le grand vizir Corlulu Ali Pacha fut renversé, et le 21 novembre 1710, le
sultan Ahmed III déclara la guerre à la Russie. Immédiatement, les Turcs se lancèrent
dans de vastes préparatifs. D’après l’ambassadeur anglais à Istanbul Sir Robert Sutton,
25 vaisseaux et 30 galères étaient apprêtées au début décembre. Des janissaires
allaient même être acheminés d’Egypte pour être envoyés dans la Mer Noire. Tout
portait à croire que l’objectif devait être Azov et la flotte russe à Taganrog 2. D’après
Dimitrie Cantemir, les Vénitiens, apprenant ce qui se passait sur les bords du Bosphore,
pensaient que cela leur était destiné :
« Les Vénitiens prirent l’alarme au bruit des armes; comme ils ignoroient la
destination de ces préparatifs, ils craignoient qu’ils ne regardassent la Morée. Ainsi ils
firent pleuvoir l’or & toute sorte de riches présens chez le Mufti & les autres Grands
Officiers3… ».
1 Cantemir, Empire Othoman, p. 298-299; Baron Strahlenberg, Description historique de l’Empire russien,
Amsterdam, 1757, vol. I, p. 186-188; Joseph Barre, op. cit., vol. X, p. 577; Voltaire, Histoire de l’Empire de
Russie sous Pierre le Grand, Paris, 1784, p. 140-192; Voltaire, Histoire de Charles XII, roi de Suède, Paris,
1784, p. 61-190; Robert K. Massie, op. cit., p. 374-484; Akdes Nimet Kurat, « La ritirata dei Turchi » in
Storia del Mondo moderno, vol VI, J. S. Bromley, L’ascesa della Gran Bretagna e della Russia (1688-1725),
Milan, 1971, p. 754-755; Peter Englund, op. cit., p. 81-247; Ragnild M. Hatton, Charles XII of Sweden,
Londres, 1968, p. 210-305; Lucien Bely, op. cit., p. 412-413.
2 Akdes Nimet Kurat, The despatches of Sir Robert Sutton, Ambassador in Constantinople, Londres, 1953,
dépêche n° 10 du 8 décembre 1710, p. 31-32. Sutton dressa la liste de toutes les troupes qui devaient être
rassemblées en vue de la campagne suivante, elles comptaient alors 118 400 hommes. Voir aussi Robert K.
Massie, op. cit., p. 518-52; Setton, Venice, p. 420.
3 Cantemir, Empire Othoman, p. 301-302.
4 Garzoni, Diario del Senato, fol. 191 r. Sur ce séjour à Bender voir, A. Demarsy (ed.), Voyage du chevalier
de Bellerive au camp du roi de Suède à Bender en 1712, Paris, 1872; Dionysios Hatzopoulos « Charles XII
de Suède et Stanislas Leszczinski, roi de Pologne, dans les lettres de Nicolas Mavrocordatos » in Balkan
Studies, 1995, p. 235-245.
471
menaçaient la Morée, déclara qu’il fallait faire beaucoup plus. Mais l’historien Pietro
Garzoni lui répondit que « che la rottura era incerta, e che si faceva il possibile; che
venendo lettere di Costantinopoli à misura del bisogno si sarebbe operato » : la décision
finale fut soumise au vote, et Garzoni l’emporta avec 104 voix contre 53 et 7
abstentions1.
Pendant l’été, les autorités autrichiennes parlèrent de réactiver la Sainte Ligue.
L’ambassadeur de Venise Tiepolo fut consulté sur ce point, ainsi que les ambassadeurs
du pape et de la Pologne. Le Sénat, qui estimait la République menacée, accueillit
favorablement la proposition et chargea Tiepolo d’engager des pourparlers. La Porte,
ayant eu vent de ces projets, clamait haut et fort son désir de maintenir la paix,
« for which reason they are positively resolved to dispatch envoys to Vienna and
Venice with letters from the Sultan and Prime Vizir full of assurances that His Hignesse
will religiously observe and maintain the Treaties of Carlovitz 2. »
Pierre dépêcha le comte Boris Sheremetev avec une avant-garde vers le Danube
pour empêcher son franchissement par l’armée turque forte de 120 000 fantassins et
80 000 cavaliers. Au lieu de cela, appelé par Cantemir, ce dernier se rendit à Jassy
(Iasi), la capitale de la Moldavie, qu’il atteignit le 5 juin. Ses troupes étaient exténuées
par la longue marche et le harcèlement des Tatars. De son côté, Brâncoveanu, hésitant,
préféra finalement rejoindre le parti turc. Malgré cette grave défection, le tsar essaya
de couper l’armée ottomane de ses bases en fonçant vers le Prut inférieur.
Les Turcs, commandés par le grand vizir Baltadgï Mehmed Pacha, traversèrent le
fleuve le 8 juillet, et attaquèrent les trois corps d’armés russes éloignés les uns des
autres. Ceux-ci se replièrent sur Stanilesti où ils se retranchèrent à la hâte. Rapidement
encerclé et foudroyé par 300 pièces d’artillerie, le camp russe, privé de vivres, dut
repousser plusieurs violentes attaques le 9 juillet. Mais le lendemain, le tsar envoya
son conseiller Pyotr Shafirov pour parlementer avec le grand vizir, qui fut ravi d’arrêter
le combat. Malgré l’insistance du khan des Tatars et les supplications du comte
Stanislaw Poniatowski, le représentant de Carl XII, Baltadgï Mehmet Pacha accepta de
laisser le tsar et l’armée russe vaincus repartirent librement, après avoir signé une
473
trêve le 12 juillet. Le tsar s’y était engagé à rendre aux Turcs Azov et Taganrog, à
démanteler les forts du Dniepr inférieur, évacuer ses troupes de Pologne, et laisser
passer librement le roi de Suède. Cette trêve fut confirmée, après plusieurs
rebondissements, par un traité officiel signé à Andrinople le 16 juin 1713, qui stipulait
que la paix devait durer vingt-cinq années1.
L’Empire Ottoman avait enfin les mains entièrement libres pour s’occuper de la
reconquête du Péloponnèse. Le 1e octobre 1711, Sir Robert Sutton écrivit à Lord
Dartmouth que les Turcs ne ménageaient plus les Vénitiens : « the Turks bear them a
particular ill will accompagnied with contempt, and will certainly grow very insolent and
haughty after the Execution of the Peace with Muscovy ». Du coup, le baile faisait de son
mieux pour se rapprocher de l’ambassadeur Pierre Puchot afin, si possible, de
bénéficier de la protection française2. Comme les semaines passaient, et que la trêve
avec les Russes se concrétisait, les Turcs cachaient de moins en moins leur désir d’en
découdre avec la Sérénissime :
« The people already begin to talk of a war wth the Venetians, and there is
evidently a great propension to it in the soldiery and the Navy, which much allarms the
Venetians, tho’ there be yet no other grounds of fear. After the full Execution of the Treaty
with Muscovy and the Vizir’s arrival we shall be better able to discover whether the Port
inclines to a war with the Republick or not »3.
A la fin novembre, les sénateurs étaient plus inquiets que jamais. Ils décidèrent
de transférer 4 800 fantassins des troupes italiennes de la Terre Ferme vers le Levant,
1 Kurat, Despatches, p. 57-59, dépêche n° 18 destinée à Lord Dartmouth, rédigée le 25 juillet 1711: « The
said conditions are in substance, that the Muscovites shall restore to the Turks the Fortress of Assac in the
state it was taken, with the Canon and it’s Territory and Dependances. Taganrog and Samara are to be
razed; Camenchi (called by the Muscovites Caminazaton) to be demolished, and the canon and the
ammuntion to be delivered to the Turks, and no Fortification to be raised there in the future. That they shall
restore the Ucraina subject to Poland and the Tartar Han to its pristine state, without concerning themselves
therewith or with the Poles; And shall grant the King of Sueden free passage without giving him any
interruption or hindrance. That the Muscovite army shall retire by the shortest way to their own Country
without any hindrance or disturbance from the Turks or Tatars. The two Muscovite plenipotentiaries remain
as Hostages for the Execution of this agreement ». Voir aussi Jean-François de la Croix, Abrégé
chronologique de l’histoire ottomane, Paris, 1768, vol. II, p. 694-695; Voltaire, Histoire de l’Empire de
Russie…, p. 205-225; Histoire de Charles XII, p. 219-232; Cantemir, Empire Othoman, p. 304-305; Joseph
Barre, op. cit., vol. X, p. 629-631; Kurat, La ritirata dei Turchi, p. 759-761; Robert K. Massie, op. cit., p.
529-535; Lucien Bely, op. cit., p. 433; George Finlay, op. cit., p. 215-216; Setton, Venice, p. 422-423;
Catherine Durandin, Histoire des Roumains, Paris, 1995, p. 71; Georges Castellan, Histoire des Balkans, St-
Amand-Montrond, 1992, p. 200.
2 Kurat, Despatches, p. 74.
3 Ibid., p. 81, dépêche n° 26 du 8 novembre.
474
Mais Sutton ajouta aussitôt que, selon lui, il ne s’agissait une fois de plus que de
bruits de bottes, destinés à effrayer les puissances voisines, et que la perspective d’une
paix générale en Europe de l’Ouest interdisait aux Turcs de s’aventurer dans un
nouveau conflit :
« the Genius of the Gr. Sig.r and his present Vizir being nonw pretty well known to
lie in forming Projects to frighten their Neighbours into a Compliance with their Desires
without any real intention of proceeding to an Effectual rupture, the whole allarm
abovementioned is believed to be no more then an Artfull strain of their usual Policy, with
this difference that the appearances in the present case are vanished sooner then
ordinary, and since the nearer prospect of a Peace between the Emp:r and France ‘tis
probable the Turks will either lay aside the like fetches and devices, or that they will
passe upon non of their Neighbours »1.
D’ailleurs, le 3 mars 1714, le Sénat reçut une dépêche du baile Alvise Mocenigo,
« che assicurano quiete per quest’anno » : au cours des sept dernières années, les
Vénitiens étaient constamment restés sur le qui-vive, mais toutes les alertes s’étaient
toujours révélées infondées2.
Ce fut pourtant l’ultime dépêche apportant des nouvelles apaisantes. A la fin
avril, les Turcs se plaignirent à Venise des déprédations commises par les Maltais. Les
troupes du sultan reçurent l’ordre de mater la rébellion du Montenegro. En août, le
nouveau baile Andrea Memmo rendait compte d’importants préparatifs navals. Le
Sénat lui commanda de rester vigilant, de rapporter tous les mouvements suspects, et
d’en avertir aussitôt la Dominante, ainsi que le provéditeur général de mer. A la fin
septembre, les ouvriers de l’Arsenal de Venise reçurent l’ordre de terminer les six
navires de guerre déjà en chantier, ainsi que les deux unités de transport 3. Au début du
mois, Sir Robert Sutton estimait encore malgré tout que la rupture était peu probable :
« The further warlike Provisions of the Port, the casting of a good quantity of new
Brasse Canon and putting the Fleet into good Order, have again cast the Venetians here
into great Jealousies and Allarms, but there hitherto appear no evident signs of a Rupture
with that Republick, tho’ ‘tis generally apprehended that much time will not passe before
the Port will take some occasion to pick a quarrell, and attack the Morea »4.
« The Apprehensions of a rupture between the Port and the Republick of Venice
have been renewed upon the Port’s causing the Roads and Bridges to be repaired in the
parts about Salonichi and Larissa, the erecting Magazins of Provisions and Ammunition
there and at Negropont, to transport part whereof hence they have taken up several
Vessels, the ordering the Turks Merchant Ships, which use the Trade to Egypt, to be here
this winter, and giving out orders for Listing 15000 Levents, and for the removal of about
nine or twelve Chambers of Janissaries from Choczin to Negropont »1.
Les préparatifs observés par le provéditeur général de mer Daniel Dolfin, par le
baile, et par le provéditeur de Corfou Angelo Malipiero 2, visaient officieusement les
Maltais ou les Monténégrins, mais le Sénat prit les devants : en octobre, il ordonna
d’améliorer les fortifications de Corfou 3, d’enrôler des équipages. En novembre, 900
hommes étaient acheminés vers le Lido avant d’être expédiés au Levant, toute
l’attention était tournée vers la préparation de la flotte de guerre, et la République
cherchait à engager le comte saxon Matthias Johann von Schulenburg (1661-1747)
comme général en chef4. Le 13 décembre, le savio alla scrittura rapporta les
conclusions d’un conseil de guerre qui suggérait d’enrôler 7 500 Saxons, 3 000
Allemands de Württemberg, 1 000 de Waldeck, deux régiments de Corses, et un
d’Italiens. Le Sénat ordonna à l’Arsenal de mettre en chantier six nouveaux vaisseaux,
et Fabio Bonvicini fut élu capitaine extraordinaire des vaisseaux. Neuf jours plus tard,
le savio alla scrittura annonçait que 4 500 Saxons avaient été recrutés5.
Jusqu’alors, toutes ces mesures n’avaient été prises que de manière préventive.
Elles avaient été dictées par la précaution, car on ne pouvait être certain que les Turcs
allaient réellement s’en prendre aux possessions vénitiennes. Mais le 2 janvier 1715,
les sénateurs reçurent une dépêche d’Istanbul de la main du secrétaire du baile
Domenico Franceschi : il annonçait que la Porte avait déclaré la guerre à la République.
En effet, le 8 novembre, le nouveau grand vizir Silahan Damât Ali pacha avait convoqué
le baile, l’avait violemment pris à parti, accusant les Vénitiens de nombreuses
1 Ibid., p. 204.
2 Eugenio Bacchion, Il dominio veneto sù Corfù (1386-1797), Venise, 1956, p. 175-176.
3 Le sergent général Antonio Giansix, présent à Corfou en août 1714, fit un rapport sur l’état des
fortifications. Citant Giust’Emilio Alberghetti, il déclara que les frais nécessaires aux restaurations et à
l’édification des travaux prévus par le lieutenant général Filippo Beset di Verneda devaient s’élever à 23 800
reals (A. S. V., Senato, dispacci, P. T. M, busta n° 959, dépêche n° 5 du 5 septembre).
4 Le futur héros de Corfou n’avait pas encore eu l’occasion de vraiment se distinguer. Il avait remplacé le
baron de Stenau à la tête des forces saxonnes d’August. Pendant les campagnes de 1704-1705, Schulenburg
parvint à sauver ses troupes par d’habiles retraites. A cette occasion, Carl XII aurait dit « Aujourd’hui
Schullembourg nous a vaincus ». A Fraustadt, il commandait 30 000 Saxons et Russes lorsqu’il affronta les 8
000 Suédois conduits par le feld-maréchal Carl Gustav Rehnskjold, mais il suffit d’une seule charge de ces
derniers pour que l’armée de Schulenburg se débande complètement (Voltaire, Histoire de Charles XII, p.
122-129, 133-134; Histoire de l’Empire de Russie, p. 166-167).
5 Garzoni, Diario del Senato, fol. 258 v - 260 v.
477
1 Samuel Romanin, Storia documentata di Venezia, vol. VII, p. 29; Thomas Amaulry, Campagnes de M. le
Prince Eugène en Hongrie et des généraux vénitiens dans la Morée, Lyon, 1718, p. 195-196, 212-213;
Hammer Purgstall, L’Empire Ottoman, vol. III, p. 354; Pierre Daru, Histoire de la République de Venise, vol.
V, p. 138; Kurat, La ritirata dei Turchi, p. 764; Setton, Venice, p. 426-427; Amy A. Bernardy, L’Ultima
guerra turco-veneziana (1714-1718), Florence, 1902, p. 89-97; Nani Mocenigo, Marina Veneziana, p. 315-
316; Dionysios Hatzopoulos, La dernière guerre entre la République de Venise et l’empire ottoman (1714-
1718), Montréal, 1999, p. 27-36.
478
Chapitre XVII
La reconquête ottomane
1 Garzoni, Diario del Senato, fol. 261 r. Francesco Grimani, absent, fut remplacé par Andrea Pisani le 12
janvier (fol. 261 v).
2 Ibid., fol. 261 v. Le Drago dont il est ici question est sans doute le « Drago Volante », détruit au cours de la
bataille navale du 9 février 1695. Selon les sources utilisées par Cesare Augusto Levi, Navi da guerra
costruite nell’Arsenale di Venezia, Venise, 1896, p. 21, le Drago serait sorti de l’Arsenal en 1674. Locatelli,
Racconto Historico, p. 49, le mentionna dans la liste des douze premiers vaisseaux participants à la
campagne de 1684, mais d’après le manuscrit A. S. V., Miscellanea Codice I, Storia Veneta, registro 213, le
Drago aurait été construit en 1686 (fol. 38 v).
3 Garzoni, Diario del Senato, fol. 241 r.
4 D’après von Hammer Purgstall, L’Empire Ottoman, vol. III, p. 355, Djanüm Kodja était un Turc de Coron
qui avait été capturé à Imbros par les Vénitiens pendant la guerre précédente. Après avoir passé sept années
enchaîné dans les galères de la République, il avait été racheté pour 100 ducats, et s’était ensuite élevé dans
la marine ottomane jusqu’à devenir amiral en chef.
479
1) Nauplie
Commandement :
- Provéditeur général de Morée Alessandro Bon
- Sergent général Antonio Zacco
- Sergent général Pietro Francesco Fracchia.
Garnison :
1 Garzoni, Diario del Senato, fol. 263 r. Sur le déclenchement des hostilités en Dalmatie voir Hatzopoulos,
La dernière guerre, p. 45-46.
2 Bibliothèque universitaire de Padoue, ms. n° 161, Memorie sopra le Militari Imprese Marittime
de’Veneziani, (une compilation attribuée à Giacomo Nani), vol. IV, « dall’anno 1681 sino al 1722 », fol. 204
v; Thomas Amaulry, Campagnes de M. le Prince Eugène en Hongrie et des généraux vénitiens dans la
Morée, Lyon, 1718, p. 197-198.
3 A. S. V., Senato, dispacci, P. T. M, busta n° 959, dépêche n° 38. Ce chiffre lui avait été communiqué par
des informateurs (on ne sait qui précisément).
4 Memorie sopra le Militari Imprese Marittime de’Veneziani, fol. 204 v.
5 Girolamo Ferrari, Delle Notizie storiche della Lega tra l’Imperatore Carlo VI e la Republica di Venezia…,
Venise, 1723, p. 23.
6 Tiré de Dionysios Hatzopoulos, La dernière guerre…, p. 233-237. Pierre Daru, op. cit., vol. V, p. 138, et
George Finlay, History of Greece…, p. 219, ont confondu le total des forces du Levant sous le
commandement de Dolfin et la partie stationnée en Morée sous les ordres d’Alessandro Bon : « The whole
military force of Venice in the Morea when the war broke out only amounted to eight thousand men… »,
avait déclaré Finlay. La même confusion se retrouve chez William Miller, Essays on the Latin Orient, p. 424:
« … indeed, when war was declared the total army in the Morea consisted of only 10 735 men … » : c’était
toujours peu, par rapport à l’énorme armée turque, mais Bon aurait été ravi d’avoir autant de troupes.
480
2) Corinthe
Commandement :
- Provéditeur extraordinaire Giacomo Minotto.
Garnison :
- 5 compagnies, 330 hommes, plus 3 compagnies d’Albanais à l’isthme (comptant 162
hommes).
3) Château de Morée
Commandement :
- Provéditeur extraordinaire Marco Barbarigo
- Sergent général de la cavalerie Valerio Castelli.
Garnison :
- 11 compagnies, 786 hommes.
4) Malvoisie
Commandement :
- Provéditeur extraordinaire Federigo Badoer
- Recteur de Laconie Bernardo Lippamano.
Garnison :
- 4 compagnies, 261 hommes.
5) Chielefa
Commandement : Provéditeur Paulo Donà. Garnison : 1 compagnie, 45 hommes.
6) Zarnata
Commandement : Provéditeur Bembo. Garnison : 2 compagnies, 83 hommes.
7) Coron
Commandement :
- Provéditeur Agostin Balbi.
Garnison :
- 5 compagnies, 282 hommes.
8) Modon
Commandement :
- Provéditeur extraordinaire de Morée Vincenzo Pasta
7 Le 7 février 1715, Alessandro Bon estima qu’il fallait une garnison de 3 000 hommes au moins à Nauplie,
alors qu’il n’y en avait à cette date que 1 760 (A. S. V., Senato, dispacci, P. T. M, busta n° 857, dépêche n° 6).
481
9) Egine
Commandement : Provéditeur Francesco Bembo. Garnison : 1 compagnie, 58 hommes.
Avec des effectifs aussi dérisoires, les fortifications n’en prenaient que plus
d’importance. Derrière des murs, un petit nombre de défenseurs pouvait tenir tête à un
plus grand nombre d’assaillants. Mais il y avait des limites à cette règle : Daniel Dolfin
ne pouvait pas croire que la garnison de Nauplie, avec 1 700 soldats, était capable de
repousser 200 000 Turcs. Cela ferait du 1 contre 117, un rapport à l’écrasante inégalité,
du jamais vu dans toute l’histoire militaire. Et que dire de l’Acrocorinthe, le bastion
avancé du Péloponnèse, qui allait subir la toute première attaque? Alessandro Bon
n’était pas du tout rassuré : les défenses, les hommes et les munitions, tout était
insuffisant :
« Si come la forza delle Piazze dipende dallo stabilmento delle sue fortificationi,
dal numero de suoi diffensori, e dall’abbondanza de’requisiti in ogni genere, così
dimando perdono, se mi avvanzo à riflettere, che provano un grande disavantaggio
quelle, che sono sprovedute, ò non intieramente proviste di quel neccessario, che darebbe
loro figura di perfettione »1.
arriva à Thèbes, à 260 km de Larissa: la distance parcourue par jour était donc
supérieure à 23 km, une très bonne moyenne pour une armée de cette taille, obligée
d’emprunter des routes souvent escarpées1. A Thèbes, une revue permit de
comptabiliser 59 000 fantassins et 15 000 cavaliers. D’autres détachements se
joignirent à cette armée qui, au début juillet, était forte de 110 000 hommes 2.
De son côté, La flotte du kapudan pacha prit la mer au début juin. Avec les unités
en provenance d’Egypte et de Barbarie venues la renforcer, elle comptait 58 vaisseaux,
30 galères, 70 galiotes et 5 brûlots. A la fin juin, Dolfin ne pouvait lui opposer que 20
vaisseaux, 24 galères dont 9 des auxiliaires, 15 galiotes et 2 galéasses. La lutte était
donc presque aussi inégale sur mer que sur terre 3. Djanüm Kodja mit directement le
cap sur Tinos qu’il atteignit le 15 juin (d’après le Diario de Garzoni qui s’appuie sur les
dépêches de Dolfin)4. Les faibles forces de l’île (une centaine de soldats de la
compagnie Ferdinando Petrovich) étaient commandées par le provéditeur
extraordinaire Bernardo Balbi et le provéditeur ordinaire Antonio Badoer. Le kapudan
pacha débarqua sans opposition et envoya un ultimatum aux autorités locales
réfugiées dans la petite forteresse située au centre de l’île, que les locaux appellent
aujourd’hui « Exombourgo ». Le gouverneur Lorenzo Locatelli et Petrovich estimaient
qu’en tenant au moins quelques heures, les Turcs seraient obligés « a levarsi dall’Isola,
per non perdere le loro galere in quella spiaggia dominata impetuosamente da Venti ».
Mais la majorité des Grecs poussèrent Balbi à capituler. Ce dernier s’empressa
d’accepter la reddition et l’évacuation de tous les Vénitiens vers Malvoisie sur une
tartane française. Le 17 juin, Tinos tombait aux mains des Ottomans sans un coup de
feu, après 511 années ininterrompues d’occupation vénitienne5.
la Morée, (ed. George Finlay), Paris, 1870, p. 1-2. Brue était un parent de Voltaire. Il suivit le grand vizir
Silahan Damât Ali pacha durant les campagnes 1715 et 1716, et fut tué vers Peterwaradein. Le comte de
Schulenburg possédait une copie du manuscrit original, qui peut être consultée à l’Archivio di Stato de
Venise, Secreta, Archivio proprio Schulemburg, busta 27, deuxième partie, intitulée « Journal Exacte de la
malheureuse Campagne de l’année 1715 des Vénitiens contre les Turcs, conthé par le Sr Brué Interprete de
la France… ».
1 De Thessalonique à Thèbes, il y a à peu près 410 km par les routes empruntées par l’armée ottomane. Cette
distance fut parcourue en 18 jours, ce qui fait près de 23 km par jour en moyenne, alors qu’il avait fallu cinq
semaines à l’armée de Marlborough avant Bleinheim pour faire la même distance. La marche de
Marlborough est pourtant qualifiée de « monument to mobility » par John A. Lynn, The wars of Louis XIV, p.
287. Dionysios Hatzopoulos (La dernière guerre, p. 48) juge au contraire que l’armée ottomane « avance
lentement, ne parcourant que quelques kilomètres par jour ».
2 Benjamin Brue, op. cit., p. 4-6, 65-67.
3 Anderson, Naval wars in the Levant, p.244; Nani Mocenigo, Marina veneziana, p. 318.
4 Garzoni, Diario del Senato, fol. 266 v. Selon Benjamin Brue, op. cit., p. 7-8, Tinos aurait été attaquée le 5
juin et aurait capitulé le lendemain.
5 Ferrari, Delle notizie storiche, p. 41; Hammer Purgstall, L’Empire Ottoman, vol. III, p. 355; William
Miller, op. cit., p. 424; George Finlay, op. cit., p. 217-218; Setton, Venice, p. 427-428. Après la quatrième
croisade, la famille Ghisi régna sur Tinos jusqu’au dernier de ces dynastes, Giorgio, mort en 1390. A partir
de cette date, Venise administra l’île directement. Voir Nikolaos G. Moskona, « Plirothories ya tin amintiki
katastasi tis Tinou stis arkes tou 17 e aiona » in Thesaurismata n° 3, Athènes, 1965, p. 29; Angeliki
Kharitonidou, « Tinos » in Greek Traditionnal architecture, Athènes, 1983, vol. II, p. 279 ; Hatzopoulos, La
dernière guerre, p. 55-56.
483
A Thèbes, un conseil de guerre réunit autour du grand vizir décida de diviser les
troupes : Kara Mustafa Pacha, gouverneur de Nègrepont, devait immédiatement
conduire 40 000 hommes, 15 canons et 5 mortiers vers le château de Morée, tandis
que le gros des troupes, sous le commandement de Silahan Damât Ali pacha, ne
partirait que le 21 juin pour attaquer l’Acrocorinthe, avant de s’engouffrer dans le
Péloponnèse en direction de la capitale1.
Le siège de Corinthe
manquer, de jeunes garçons furent chargés de récupérer ceux qui étaient tombés dans
la forteresse pour les renvoyer aux Turcs. Apparemment, la garnison ne fut pas à court
de poudre, mais beaucoup de fusils éclatèrent, et il n’en resta plus assez les trois
derniers jours du siège.
Selon Minotto, les avant-gardes turques arrivées sur place auraient lancé un
premier ultimatum le 18 juin. Bientôt, le grand vizir vint en personne assister au siège,
et donna la responsabilité des opérations à Sari Ahmed Pacha, le beylerbey de
Roumélie. Le 29 juin, il fit envoyer un second ultimatum à la garnison de l’Acrocorinthe,
dont voici la traduction en italien :
« A Voi primo ministro della Porta Ottomana da noi comandante con tutta la
milizia ed abitanti di Corinto, siamo risoluti di sostenere la difesa di questa piazza. Son
però inutili le vostre minaccie le quali non minorano punto il coraggio con cui siamo
pronti di respingere ogni vostro tentativo. Iddio è con noi, e principalmente col suo santo
aiuto confidiamo di conservar questo posto alla Serenissima Republica di Venezia 2. »
« Et les chrétiens qui étaient dans la forteresse, voyant l’accumulation des Turcs
et craignant pour leur sort, commencèrent à murmurer contre le straordinario et le
provéditeur (Giacomo Minotto et Antonio Bembo), demandant qu’on ouvrit la citadelle
pour la livrer, ou bien qu’on leur permît à eux de sortir pour faire leur soumission aux
Turcs. Les Francs leur répondaient qu’ils ne livreront pas la citadelle, mais que plutôt
ils préfèrent se battre jusqu’au dernier. Mais cela ne leur servait à rien, car ils étaient
peu nombreux et ils étaient fatigués à force de défendre la citadelle, et ils étaient
empêchés par le manque de sommeil et de repos4. »
« Visto questo mostruoso apparatto, corsi immediate per tutti li posti piu
importanti ad’animare quelle poche Militie tenevo, ridotte quasi Ombre di Cadaveri, per
che erano vinti giorni, e notte che non havevano chiusi gl’occhi, ne havuto alcun minimo
respiro nelle fattiche. Li posti armati erano sedeci, e li faccioneri erano 170, onde
raffigurattevi come pottevano questi maneggiare il Canone, diffendere due brichie, e
tutto il vasto circuito delle mura, sopra le qualli si caminava per Dio quasi un quarto
d’ora prima di ritrovar un soldatto, e da cio rifflettete séra possibile respingerli nelli
assalti, ed’impedirli il scolo, che tutto volevano tentare in’un tempo stesso »1.
Au soir du 2 juillet, Minotto fit arborer le drapeau blanc. Selon Brue, deux
officiers sortirent de la forteresse pour parlementer. Selon Diokétès, il s’agissait d’un
grenadier français et du provéditeur ordinaire Bembo, « un tout jeune adolescent et
maigrichon ». Ils réussirent à obtenir la liberté pour les hommes de la garnison et pour
leurs familles, mais pas pour les autres. Des otages furent échangés, les portes et les
munitions furent confiées à des officiers des janissaires, et le matin du 5 juillet, les
« Francs » étaient prêts à sortir de la forteresse pour être acheminés vers l’île d’Egine 2.
A cause de cet accord, les janissaires se trouvaient privés de pillage. On leur avait
pourtant déclamé maintes fois les fabuleux trésors que la Morée abritait, et la plupart
d’entre eux, originaires d’Asie Mineure, s’attendaient à en obtenir une part. Furieux, ils
escaladèrent en masse les murs, sautèrent à l’intérieur, et saccagèrent la forteresse.
Après avoir tout volé, ils voulurent aussi s’emparer des personnes. Pour ce faire, ils
voulurent abattre les portes de la résidence du provéditeur où s’étaient réfugiés les
femmes et les enfants des officiers et mirent le feu au bâtiment pour les faire sortir. La
plupart furent donc emmenés en esclavage en cachette. Un dépôt à munitions explosa
alors, et le reste de l’armée, croyant que la trêve avait été rompue par les Vénitiens, se
mit à massacrer tout ce qui portait un uniforme de soldat. Le colonel Giovanni Battista
Rossi fit parti des victimes et Antonio Bembo mourut peu après.
Le grand vizir fut mécontent, car sa parole n’avait pas été respectée par ses
propres troupes. Aussi ordonna-t-il que l’on lui amène tous les Latins. Environ 150
officiers et soldats de la garnison avaient été sauvés, il les fit convoyer vers Malvoisie.
Mais les Grecs n’eurent pas cette chance : « il permit qu’on vendit publiquement tous
les habitants, hommes femmes et Enfans3. »
Giacomo Minotto eut un destin amer : ramené furtivement jusqu’en Anatolie par
voie de terre, il fut vendu au marché aux esclaves de Smyrne. Clara Hochepied, l’épouse
du consul de Hollande et la sœur de l’ambassadeur à Istanbul, lui rendit sa liberté. A la
mi septembre 1715, un navire le déposa à Corfou. Mais le Sénat avait ordonné dès le 17
août son arrestation. Il fut donc incarcéré puis transféré à Venise. Daniel Dolfin
1 B. M. C., ms. Correr n° 992. L’enceinte de l’Acrocorinthe, qui couronne toute cette montagne très inégale,
mesure plus de 2 km de circonférence. Autant dire qu’il aurait fallu au moins 2000 hommes pour résister
quelques jours, voir quelques semaines.
2 Hatzoupoulos, La dernière guerre, p. 58-63.
3 A. S. V., Archivio proprio Schulemburg, busta 27. La version que George Finlay publia en 1870 varie
assez : à la page 19 il est écrit : « mais on rendit presque tous les habitans grecs, hommes, femmes et
enfants. » A la page suivante, le contraire est pourtant affirmé : « on vendit publiquement dans le camp les
hommes, les femmes et les enfants grecs… ».
487
l’obligea à consigner son rapport par écrit le 23 septembre, rapport dont sont tirés les
informations précédentes. L’année suivante, il fut jugé par ses pairs du 13 au 25 juillet.
A l’issu du procès, ces derniers confirmèrent sa détention pour une durée
indéterminée1.
1 Ferrari, Delle notizie storiche, p. 45-46; Memorie sopra le Militari Imprese Marittime de’Veneziani, fol.
195 v; Hammer Purgstall, L’Empire Ottoman, vol. III, p. 355-356; Diokétès, Chronique, p. 158-161;
Benjamin Brue, op. cit., p. 19; Garzoni, Diario del Senato, fol. 276 r – 276 v; William Miller, op. cit., p. 425;
George Finlay, op. cit., p. 219-221; Spyridon Lambros, in . I. E. E., 1896-1900, p. 802; Setton, Venice, p.
428. De façon assez surprenante, Dionysios Hatzopoulos (La dernière guerre, p. 64-65) affirme au contraire
que Minotto a été amené devant le grand vizir avec qui il aurait eu un entretien.
2 Diokétès, Chronique, p. 167-168. Tout en effet semble indiquer que Diokétès faisait allusion à La Salle :
« Lequel Ingénieur demeurait à Nauplie depuis quinze ans et, ayant l’intention de trahir au fond de son cœur
et de vendre la forteresse, il avait envoyé, nombre de jours auparavant, sa femme et ses enfants et tout son
avoir dans l’île de Corfou et était resté seul, s’imaginant que par la vente de la forteresse il gagnera grand
présent et grand honneur auprès du Vizir et qu’il aura la permission de continuer à y habiter. » Cette visite
n’est pas corroborée par Brue qui mentionna la capture d’un soldat français le 11 juillet, et celui-ci aurait
affirmé « qu’il y avoit dans la place un ingénieur espagnol qui assuroit que la place étoit en estat de se
défendre pendant trois mois. » (op. cit., p. 23).
3 Ferrari, Delle notizie storiche, p. 48.
488
Medin1.
Diokétès et Ferrari font tout deux état du même événement tragique sans le
dater avec précision: Pierre de la Salle aurait fait tiré à la mitraille sur un détachement
de volontaires grecs sortis de la place pour attaquer les Turcs par surprise. Ces
hommes étaient déguisés en Turcs. Selon Ferrari, l’artilleur en chef aurait refusé
d’ouvrir le feu, « adducendo, quelli essere Greci, ed altri volontari » mais La Salle, « non
distinguendo, o non volendo distinguere, se veramente quelli fossero Turchi, o soldati del
Presidio… persistendo nella sua falsa o trista intenzione » l’aurait obligé à s’exécuter
sous la menace : plusieurs dizaines d’hommes furent ainsi tués. Les Grecs allèrent s’en
plaindre à Alessandro Bon, « un ivrogne » d’après Diokétès, mais le provéditeur général
estima qu’il ne s’agissait que d’une cruelle erreur. Toutefois, comme on se rendit
compte que l’eau d’une citerne avait été corrompue, que des mèches allumées avaient
été retrouvées dans des dépôts à munitions, et que certains canons tiraient à blanc, le
comte Zacco préféra arrêter l’ingénieur pour éviter une émeute des Grecs. La Salle
avait également fait enclouer les canons du poste du Belvédère trop tôt, alors qu’il était
encore possible de le défendre : ces indices suffirent à Diokétès et aux habitants grecs
de Nauplie pour accuser le Français de trahison. La foule se jeta sur lui et le massacra 2.
Le 13 juillet, après seulement deux jours de siège, Alessandro Bon se préparait
déjà au pire. Il termina son ultime dépêche en décrivant comment il ne ménageait
aucun effort et se rendait partout où le besoin s’en faisait sentir,
« per animare col mio essempio ogn’uno à tener ripulsato il nemico. Tutto il mie
fine e per le glorie della mia Patria. Iddio concore à protteggerle, mentre quando non mi
1 Et non pas l’Athénien « Taronitès » que D. Cambouroglou, Istoria ton Athinon, Athènes, 1967, vol. III, p.
357-358 indique être le gouverneur (frourarchos) du Palamède : les Vénitiens n’accordaient jamais un
commandement d’une telle importance à un autochtone.
2 Diokétès, Chronique, p. 172 : « … comme il gardait la grande redoute aux nombreux canons et les mines
près du fossé, pratiquées par lui-même, ce monsieur, comme un traître, cloua quelques canons qu’on ne put
plus décharger. Et cela ne suffit pas encore, mais, après que les soldats francs eussent été chassés de la
redoute extérieure, et comme ils étaient poursuivis par les janissaires, et qu’ils voulaient se jeter dans la
redoute, pour s’y sauver, l’ingénieur pointa au canon contre eux et tua une cinquantaine de soldats, prétextant
qu’il voulait les effrayer et les contraindre à combattre plus loin, au lieu de s’enfuir. Cette ruse ayant été
découverte par les autres, ils en firent aussitôt rapport au général Alexandre Bon… Il ne voulut pas le croire,
mais ordonna tout de même qu’il fût mis aux arrêts pour voir ce qu’il en était. Et, après l’avoir interrogé et
avoir découvert qu’il était un traître, il fut exécuté et son corps fut jeté par dessus le mur dans la Mer. »
Ferrari, Delle notizie storiche, p. 50, est plus circonspect, n’accusant pas formellement La Salle de trahison,
il reconnaît même que ce dernier n’avait encloué les canons que d’une manière « intempestive », mais
l’ordre venait d’Alessandro Bon lui-même. Toujours selon Ferrari, c’est bien les Grecs qui auraient « fatto in
pezzi » l’ingénieur, pour se venger « del cannone sparato sopra i soldati del Bonetto ». Toutefois, le mal était
fait, et La Salle resta pour tous les Grecs l’archétype même du félon. Sa maison fut détruite et personne n’osa
plus reconstruire sur ce site maudit jusqu’en 1859 (William Miller, op. cit., p. 425). Cette opinion a été
remise en doute par Sakellariou dans son article « I anaktisis tis Peloponnisou ipo ton Tourkon en etei 1715 »
in Ellenika, vol. IX, 1936, p. 231, et plus récemment par Hatzoupoulos (La dernière guerre, p. 51) : « Il faut
quand même reconnaître que son comportement est curieux. En effet, il se prépare à trahir ses patrons
vénitiens et, en même temps, il envoie son épouse et ses enfants, on dirait en otages, dans une possession
vénitienne. »
489
manchino li mezzi, spererò col favore divino di ripportare trionfo sopra nemici, non
intermettendovi vigilie, e fattiche per ben incontrare questo premorosissimo oggetto, e
per meritarmi il generoso aggradimento della Serenità Vostra1. »
Antonio Zacco fut blessé à la tête: le commandement militaire n’était plus assuré
efficacement, les Grecs refusaient de se battre, la communauté juive s’enferma dans
son ghetto. Marco Medin estima qu’il était nécessaire d’évacuer la tenaille du mont
Palamède, menacée par une mine des assaillants. Diokétès rendit hommage à ses
défenseurs : « … il est vrai que les Francs se conduisaient avec une grande bravoure,
mais à quoi cela pouvait bien leur servir, car ils étaient très peu nombreux et leur
fatigue s’accroissait à cause de leur manque de repos !2 »
Le samedi 20 juillet au matin, la mine sauta et créa une petite brèche vers
laquelle les janissaires se ruèrent. Marco Medin fut tué en essayant de la défendre, et
les quelques soldats qui s’y portèrent furent rapidement submergés. Ils abandonnèrent
leurs postes et prirent la fuite. En quelques minutes, tout le fort du mont Palamède fut
envahi presque sans résistance. Les Turcs descendirent par l’escalier de la montagne,
s’engouffrèrent dans la ville de toutes parts, et escaladèrent les murs, aidés en cela par
certains Grecs :
« Procurò il Bon sulle instanze de’Greci pentiti di non aver prese l’armi, di
trattenere l’impeto coll’esporre bandiera di resa, ma tardo ed inutile spediente. Era tutto
il campo in mossa con bandiere spiegate, e con urli, e la Città con pochi soldati, per lo che
inondarono i Turchi senza opposizione da tutte le parti. Molti scesero dal Palamida, altri
vi entrarono per la porta di Santa Teresa, per il portello del Provveditore, per la porta
delle Batterie, ed in gran numero per il Forte Grimani, ajutati a salire da’Greci, i quali
furono primi ad esser loro in retribuzione tagliata la testa. Procurò il Zacco di ritirarsi in
fortezza, per porsi in nuova difesa, almeno per arrendersi con qualche onesta condizione,
ma vi fu sorpreso, già resisene i Turchi Patroni colla scalata del Torion Torre, ed
introdottivi per la porta del soccorso3. »
La ville fut donc livrée au pillage. Une partie de la population fut massacrée, le
reste fut capturé. Le grand vizir ordonna à tous ceux qui avaient fait un homme
prisonnier de l’amener devant lui et de le décapiter en sa présence. Pour chaque tête,
les janissaires reçurent un bakchich de 30 piastres qui fut bientôt ramené à 10 à cause
du nombre considérable de victimes:
« … Et les janissaires s’empressèrent ainsi de présenter leurs captifs comme des
1 A. S. V., Senato, dispacci, P. T. M, busta n° 857, dépêche n° 20.
2 Diokétès, Chronique, p. 177.
3 Ferrari, Delle notizie storiche, p. 52, Amaulry, Campagnes, p. 225-226: « Cette ville fut prise par la
trahison, des Grecs, à ce que l’on dit d’abord, qui cependant ne furent pas épargnés dans la cruelle
Boucherie, que les assiégeans firent de la Garnison, lors qu’ils se furent rendus maîtres de la Ville »
490
moutons pour le sacrifice ; et il arrivait qu’ils fussent associés deux ou trois pour un
même captif. Et le faisant agenouiller, sans distinction s’il était prêtre ou laïque, Grec ou
Franc, noble ou pauvre, médecin, chirurgien, ils leur coupaient la tête de leur propre
main… Et les moines, les prêtres et les paters s’agenouillaient sans crainte aucune, et
on les décapitait. Les médecins, les chirurgiens déclaraient être médecins ou
chirurgiens et demandaient pitié, qu’on ne les tuât pas, mais personne ne voulait les
écouter ; au contraire on leur disait : Allons, tu verras toi-même quelle espèce de
médecins nous sommes, car nous pratiquons dûment la saignée1. »
Dans le sac de la ville, Pietro Francesco Fracchia avait été tué, l’archevêque
Carlini ainsi que ses religieux égorgés sur la place principale. Les autres officiers
vénitiens furent capturés : Alessandro Bon, grièvement blessé, n’allait pas tarder à
succomber; Angelo Balbi, Giovanni Badoer, Nicolo Barbaro, le comte Zacco, ainsi
qu’une quarantaine de personnes furent envoyés devant le sultan à Serres, puis
enfermés au Sept-Tours à Istanbul2.
La nouvelle de la chute de Corinthe s’était répandue et la population grecque se
ralliait aux Ottomans en masse. Les habitants d’Egine appelèrent eux-mêmes le
kapudan pacha à reprendre l’île : le provéditeur Francesco Bembo capitula le 7 juillet à
la première sommation, et une délégation de Malvoisie vint se mettre aux ordres du
grand vizir à la fin du mois 3. Partout, profitant de la disparition de l’autorité vénitienne,
les Grecs se livrèrent aux pillages comme ils l’avaient fait lorsque les Vénitiens avaient
chassé les Turcs trente ans auparavant :
août. Le lendemain, soir elle campait à Tripolis. Là, d’après Brue, une délégation de
Magniates vint se placer sous la protection du sultan et offrit de chasser les garnisons
vénitiennes de Chielefa et Zarnata, ce que Damât Ali accepta 1. Le 7 août, les troupes du
grand vizir atteignirent Leondari. Le 9, elles passaient près d’Androussa et de Nissi où
elles purent observer les bâtiments destinés au logement des dragons ; et le 11, elles
arrivèrent en vue de Modon2.
La flotte de Daniel Dolfin quitta Zante à la fin du mois de juillet et jeta l’ancre
dans le port de Sapienza, face à Modon. Quand le capitaine général apprit que la
marine turque approchait, il se retira de nouveau vers Zante 3. Dès son arrivée sur
place, le grand vizir envoya un ultimatum à la garnison, en offrant une capitulation
honorable, à condition que la place lui soit livrée immédiatement. Dans le cas contraire,
Dâmat Ali promettait de ne pas faire de quartiers, même si les défenseurs venaient à se
raviser.
Vincenzo Pasta, après une carrière déjà bien remplie, assumait à présent la
direction de la défense en temps que provéditeur extraordinaire de Morée, chargé tout
spécialement de la Messénie. Pour l’assister efficacement, il pouvait compter sur Nuzio
Querini et Marco Venier, respectivement provéditeur et recteur de la province, ainsi
que sur des vétérans tels que le chevalier de Malte Luigi Cittadella et le sergent général
Giansich. Daniel Balbi, un noble vénitien, s’était également porté volontaire pour
défendre la place à la tête de quelques habitants de Cythère et de Zante. La flotte
vénitienne avait abandonné Modon à son sort, la garnison ne comptait que 700
hommes, mais Pasta et Balbi étaient bien décidés à résister aussi longtemps que
possible, afin de prouver que la fibre patriotique n’avait pas encore disparu chez tous
les patriciens. Pasta rejeta donc l’ultimatum après avoir gagné vingt-quatre heures 4.
Par conséquent, le beylerbey de Roumélie Sari Ahmed Pacha ordonna d’ouvrir la
tranchée dans la nuit du 12 au 13 août. Grâce à une abondante main-d’œuvre, le
lendemain matin les lignes n’étaient déjà plus qu’à la portée du mousquet.
Au sein de la garnison, la mutinerie commençait à gronder. Officiers et soldats se
demandaient pourquoi on les entraînaient à une mort certaine. Si Nauplie, considérée
auparavant comme inexpugnable, était tombée en neuf jours à peine, combien de
temps pouvaient-ils espérer résister avec moitié moins d’hommes ?
destinati a sagrifizio certo, e senza profitto, formando eglino sopra la caduta di Romania
l’istesso funesto pronostico a se stessi, colla ragione, che s’era caduta la più forte, non
potesse la debole avere miglior sorte, e fare maggior resistenza. E queste voci sparse
inavvertentemente, e forsi deliberatamente ne’pubblici luoghi, disanimarono più cha mai
i soldati comuni1. »
Vincenzo Pasta veillait à tout, mais le soir du 14, il fut grièvement blessé à la tête
par une balle. La rumeur de son décès jeta la stupeur, il dut se faire porter sur la place
d’arme pour que les soldats le voient. Ce même jour, la flotte vénitienne reparut, ce qui
redonna un peu d’espoir aux défenseurs. En fait, Daniel Dolfin évacua les femmes et les
enfants, mais il repartit dès le lendemain, « il restait de côté, au loin, comme un
fuyard » disait ainsi Diokétès2. Le kapudan pacha arriva quelques heures plus tard et fit
mouiller sa flotte dans la rade de Modon.
Le 16 au soir, Giansich apprit qu’une partie des troupes s’était mutinée sur la
place d’arme : un caporal de la compagnie du lieutenant-colonel Fortis tentait de
pousser les hommes à capituler sur-le-champ. Vincenzo Pasta se leva de son lit et tenta
de remettre de la discipline avec le sergent général. Mais ils furent aussitôt pris en
otages par les mutins, et ne furent sauvés que grâce à l’intervention du chancelier
Marco Trompetti et de Daniel Balbi. A la porte de San Marco, le lieutenant général
Cittadella venait également d’étouffer une autre révolte. Cependant, la majorité des
officiers vint supplier Pasta d’arborer le pavillon blanc : ils disaient préférer tomber en
esclavage plutôt qu’être massacrés par leurs propres soldats.
Le comte Alvise Salvatico et le major Zorzi Gaster furent alors dépêchés à
l’extérieur pour tenter de négocier. Mais le grand vizir était au courant de la situation
délétère dans la forteresse, si bien qu’il repoussa la trêve, et exigea des Vénitiens qu’ils
rendent les armes sans conditions. En apprenant cela, deux capitaines prirent la fuite,
suivis par un grand nombre de soldats qui escaladèrent les murailles. Le drapeau blanc
fut hissé sur le château de mer sans permission, Giansich ne put trouver que 70 soldats
encore fidèles sur la place d’arme avec le capitaine De Buisson et le lieutenant
Pizzamano. Les Turcs s’engouffrèrent alors de toutes parts sans la moindre résistance.
Giansich dut battre en retraite vers la porte de mer où il retrouva Cittadella, mais la
résistance fut de courte durée : Le 17 août vers 14:00 heures les Turcs étaient maîtres
de Modon.
Giansich fut capturé par un officier des janissaires et amené devant le beylerbey
qui lui demanda pourquoi il avait tant tardé à capituler, ce à quoi le sergent général
aurait répondu qu’il regrettait seulement de ne pas avoir mieux servi son prince. Pasta
et Balbi avaient été recueillis sur des barques envoyées par Djanüm Kodja. Ce dernier,
qui avait été rameur sur la galère de Pasta bien des années auparavant, n’avait pas
oublié les services que lui avait rendu le vénitien et le prit sous sa protection.
1 Ferrari, Delle notizie storiche, p. 61.
2 Diokétès, Chronique, p. 196; Amaulry, Campagnes, p. 233-234.
493
Néanmoins, le grand vizir ordonna ensuite de faire enchaîner Pasta et treize autres
officiers par le cou, et de les convoyer à Istanbul par la mer, où ils furent enfermés aux
Sept-Tours comme les autres prisonniers de marque1.
Entre-temps, Kara Mustafa Pacha s’était emparé du château de Morée, dont le
commandement avait été confié à Pietro Marcello, le second provéditeur
extraordinaire de Morée, à Marco Barbarigo, provéditeur d’Achaïe, et au recteur
Girolamo Marcello. Le siège avait duré six jours, il avait coûté 300 morts et 600 blessés
aux Turcs. Mais la garnison désespérait de l’issue finale après avoir appris les désastres
de Corinthe et de Nauplie. Nombre d’officiers, comme le lieutenant général Castelli, les
colonels Garzoni, Brandis, et Zuccari étaient favorables à une reddition rapide.
Finalement, Pietro Marcello accepta de livrer la forteresse à condition de pouvoir se
retirer librement. La garnison commença à évacuer le château de Morée le 13 août.
C’était compter sans la légendaire indiscipline des janissaires, qui se précipitèrent
aussitôt sur leurs pauvres victimes et en massacrèrent un grand nombre. Seuls
quelques uns purent être rachetés par Kara Mustafa Pacha, fâché de n’avoir pu tenir sa
parole, et ces quelques privilégiés purent rejoindre Zante sans encombres2.
Il restait Malvoisie, dont la garnison n’était forte que de 260 hommes à peu près,
mais qui avait accueilli les soldats rescapés de Corinthe et d’Egine. La forteresse était
quasiment inexpugnable, elle ne manquait pas de vivres, et les Turcs, qui le savaient,
s’attendaient à un siège long et difficile. Le beylerbey d’Anatolie Türk Ahmed Pacha
envoya un messager au provéditeur Ferigo Badoer et au recteur Bernardo Lippamano
pour les forcer à capituler. Ces derniers acceptèrent immédiatement, mais ne voulurent
négocier qu’avec le kapudan pacha. Le 7 septembre, ils se mirent d’accord avec Djanüm
Kodja, et trois jours plus tard, la citadelle était abandonnée par les Vénitiens sans avoir
tiré un seul coup de fusil. D’après Diokétès, les patriciens auraient demandé 2000
bourses et une retraite assurée au sein de l’Empire Ottoman pour livrer la place, mais
1 Benjamin Brue, op. cit., p. 45-50; Diokétès, Chronique, p. 198-200; Samuel Romanin, op. cit., vol. VIII, p.
32; Hammer Purgstall, L’Empire Ottoman, vol. III, p. 356-357; Amaulry, Campagnes, p. 235; George Finlay,
op. cit., p. 224-225; Setton, Venice, p. 432 ; Hatzopoulos, La dernière guerre, p. 82-88. Daniel Dolfin ne put
s’empêcher par la suite de louer le courage de Balbi, Giansix, et surtout de Pasta, aussi bien durant le siège
que par la suite, lors de leur pénible détention à Yedikule: « V.V.E.E vi rileveranno altretanta costanza, valor,
e vigilanza in tutti quei degni Rappresentanti et egualmente in ser Daniel Balbi, entrato volontario in
quell’arduo impegno, e nel medesimo Giansix, quanta codardia nella maggior parte degl’Offitiali, fellonia,
et amutinamento in quasi tutta la militia di quel Presidio. E testimonio dell’intrepidezza del N. H. Proveditor
Estraordinario Pasta la ferita d’archebuggio, che lo colpi in fronte nel primo giorno dell’attacco, non
ostante la quale mai cessò dall’essere personalmente dov’era maggior il pericolo, e dove più lo
richiedevano le fatali contingenze, che l’attorniavano, rendendosi ben meritevole dei più generosi testimonij
della Publica gratitudine. Egli mette in dubbio la sua salute, mentre non hà forse quella cura, che vaglia à
ricuperarlo, se pur al pari della ferita non lo tormenta assieme con tutti gl’altri, l’aspro et … trattamento, e
l’afflitione della schiavitù» (A. S. V., Senato, dispacci, P. T. M, busta n° 960, dépêche n° 96 du 1 e décembre
1715).
2 Ferrari, Delle notizie storiche, p. 68-69; Benjamin Brue, op. cit., p. 45-46; Diokétès, Chronique, p. 197-
198; Spyridon Lambros, in . I. E. E., 1896-1900, p. 803 ; Hatzopoulos, La dernière guerre, p. 89-90.
494
le kapudan pacha les auraient malgré tout faits prisonniers comme les autres 1.
La Morée tout entière était retombée sous la domination turque en à peine 78
jours. Néanmoins, il restait quelques points d’appuis stratégiques aux mains des
Vénitiens. La flotte ottomane mit le cap sur la Crête pour s’emparer des ultimes
lambeaux de l’empire colonial de la Sérénissime qui y subsistaient. L’île de Cythère fut
évacuée en toute urgence par le provéditeur Sebastian Marcello, la garnison de Suda
capitula le 25 septembre après un semblant de résistance, tandis que celle de
Spinalonga se rendit immédiatement. Estimant qu’il était impossible de défendre Santa
Maura, Daniel Dolfin décida d’abandonner également cette île et il fit démanteler une
partie des fortifications par Marco Loredan: les Vénitiens ne tenaient plus que Zante,
Céphalonie et Corfou, mais pour combien de temps ?2
Le sauveur de Corfou
1 Diokétès, Chronique, p. 205-208; Benjamin Brue, op. cit., p. 51-57; Ferrari, Delle notizie storiche, p. 69 ;
Hatzopoulos, La dernière guerre, p. 91-94.
2 Benjamin Brue, op. cit., p. 59-61; Diokétès, Chronique, p. 210-211; Ferrari, Delle notizie storiche, p. 80;
Hammer Purgstall, L’Empire Ottoman, vol. III, p. 357; Anderson, Naval wars in the Levant, p. 246; William
Miller, op. cit., p. 426; George Finlay, op. cit., p. 226; Samuel Romanin, op. cit., vol. VII, p. 33; Nani
Mocenigo, Marina veneziana, p. 321-322 ; Hatzopoulos, La dernière guerre, p. 96-103.
3 B. G., ms. 85.1, « Lettera di Demetrio Strattico Tenente Colonello, ed Ajutante Generale Del Sig.
Maresciallo Co. di Schulenbourg Indirizzata A S. E. Pietro Garzoni Sen:re Amplis:mo, e Veneto
Istoriografo », fol. 1.
495
della sua fede alla Patria. » Entre-temps, Francesco Grimani avait accepté sa nouvelle
nomination, sans doute la mort dans l’âme, mais à la mi-décembre, une maladie vint
très opportunément le rendre inapte au commandement. Le 5 janvier 1716, Michele
Morosini, l’un des neveux du défunt doge, fut élu à la place de Francesco Grimani. Puis,
à cause d’une dispense, le 15 janvier le sort finit par tomber sur Andrea Pisani, le
provéditeur général des îles, qui fut aussitôt remplacé à ce poste par Antonio Loredan 1.
1 Garzoni, Diario del Senato, fol. 269 r – 271 r; Amaulry, Campagnes, p. 245-247; Nani Mocenigo, Marina
veneziana, p. 322-323.
2 Voir Hatzopoulos, La dernière guerre, p. 119-120.
497
tenu une partie de l’aile droite que dirigeait Eugène en personne. En août 1710
Schulenburg avait aussi prit Béthune à la tête d’une armée de 30 000 hommes:
l’audacieux général avait donc démontré qu’il était aussi bien capable de livrer une
bataille que de diriger un siège1.
Le nouveau général en chef arriva en Vénétie et se présenta au Collège le 19
novembre. Il rencontra également le doge Giovanni Corner II et ses conseillers. Au
début décembre, Schulenburg exposa son plan : il estima que la République avait
besoin de 34 000 hommes pour le mois de mars suivant, et de 6 000 de plus par la
suite. Il offrait d’engager lui-même ces 6 000 hommes en Allemagne, à 37,5 thalers par
tête. L’état-major ayant été décapité lors de la perte de la Morée, plusieurs officiers
vétérans reçurent de l’avancement le 18 décembre : Nicolò Grimaldi obtint le grade de
lieutenant général, Nicolò Rossi et Marc’Antonio Sala furent nommés sergents généraux
de bataille. A la mi-janvier 1717, Schulenburg était prêt à embarquer pour Corfou 2.
Dans la capitale des îles Ioniennes, c’était déjà le branle-bas de combat. En
attendant sa relève par Pisani, Dolfin faisait de son mieux pour apprêter la forteresse
avant l'assaut. On s’affairait surtout autour des fortifications extérieures : Giust’Emilio
Alberghetti estimait en décembre que les travaux allaient encore coûter 33 800 reals 3.
Si l’on en croit les contemporains, la forteresse de Corfou aurait été dans un pitoyable
état. Le lieutenant colonel Demetrio Stratico affirma ainsi que la Sérénissime s’était
désintéressée de Corfou depuis longtemps au profit des places de Morée:
1 Spyridon Lambros, in . I. E. E., 1896-1900, p. 779-809. Dépêche de Daniel Dolfin datée du 26 mars
1716. Avec la part de plus en plus importante de vaisseaux de ligne dans la flotte vénitienne, les besoins en
hommes d’équipages augmentent également : en août 1698, pour 18 vaisseaux de 1 e, 2e et 3e rang, il fallait 6
647 hommes, alors qu’en 1716, Dolfin estimait qu’il n’avait pas assez de 10 000 hommes pour les 21
vaisseaux cités plus haut: « Le bramerei meglio fornite, perchè V. E. non provasse il rincrescimento nel
discernere, che non è corrispondente al bisogno del loro giusto armamento il numero de’marineri » Voir
Spyridon Lambros, in . I. E. E., 1896-1900, p. 781-784, et A. S. V., Miscellanea Codici I, registro 213, fol.
47 r – 50 r, d’où son également tirées les informations concernant le nombre de canons embarqués.
2 Anderson, Naval wars in the Levant, p. 248.
3 Amaulry, Campagnes, p. 275-276: « Après un détail circonstancié de tout ce qui s’étoit passé pendant la
Campagne précédente dans la Morée, il dit que les Armées de la Republique, qu’il avoit eu l’honneur de
commander, auroient été plus heureuses, si on lui eut fourni les Vaisseaux, les troupes, & les autres sécours
necessaires, pour faire tête à des forces aussi formidables que celles des Turcs. Qu’il étoit vray que les
Troupes Ottomanes avoient penétré sans peine, en diverses Provinces de la domination de la République;
mais il ajoûta qu’il n’étoit pas moins vray que ces Provinces étoient toutes ouvertes & sans défense, & que
s’il n’avoit pû le soutenir aussi long-tems qu’il l’auroit souhaité, dans de fortes Places qui étoient très-mal
pourvûës, il avoit du moins la consolation d’avoir sauvé la Flotte de la République, & par conséquent une
partie de la Morée. Cette apologie fut écoutée assez favorablement, & une partie du Senat convint que si ce
Général n’avoit pas eu de plus heureux succez, c’est qu’il n’avoit très-certainement pû mieux faire »
4 B. G., ms. 85.1, fol. 5 r - v. Pour les mesures prises par Schulenburg, voir Hatzopoulos, La dernière guerre,
p. 124-126.
500
1 Anderson, Naval wars in the Levant, p. 246-247; Nani Mocenigo, Marina veneziana, p. 324-325. Hatzopoulos,
La dernière guerre, p. 127-128.
501
entendu, la nouvelle de l’approche des Turcs sema la panique. Des milliers d’habitants
des villages alentours affluèrent vers la ville de Corfou et tentèrent par tous les moyens
de se réfugier dans la vieille forteresse, jugée plus sûre. Les soldats essayèrent de leur
barrer le passage, mais ils furent bousculés et plièrent sous le nombre. Le comte de
Schulenburg était fort mécontent d’avoir toutes ces bouches à nourrir: « la quantità
della gente inutile, che suole apportare, che per il peso di ricovrarla, e nodrirla. Pur
convenne tolerare ogni cosa o per necessità, o per consiglio in quei fatali frangenti 1. »
Le 8 juillet, la flotte turque commençait à débarquer les troupes du serasker
Kara Mustafa Pacha (le neveu du défunt grand vizir) sur les plages d’Ipsos, lorsque
Andrea Corner franchit à son tour la passe de Kassiopi, et fondit sur la marine
ottomane. Selon Stratico, s’il n’avait pas salué au passage l’église de la Panagia, l’amiral
vénitien aurait pu surprendre les Turcs complètement. La bataille navale fit rage tout
l’après-midi. Cela faisait près de vingt ans que les deux flottes ne s’étaient plus
affrontées, mais une fois de plus, l’issue fut incertaine, et aucun navire ne fut coulé de
part ni d’autre. Toutefois, Corner put ancrer sa flotte près de Corfou et couvrir la
forteresse par la mer. Au final, l’opération était donc assez réussie. Le 18 juillet, Pisani
le rejoignit en entrant par le sud du canal, amenant avec lui le Leone Trionfante de 80
canons commandé par Stefano Valmarana, ainsi que trois transports avec 1000 soldats,
un million de biscuits, et 80 000 sequins2.
Dès le lendemain, les Turcs recommencèrent à acheminer jusqu’à Corfou leurs
troupes et leur artillerie concentrées dans le camp de Butrinto (Butrint en Albanie). A
terme, les forces ottomanes présentes dans l’île s’élevèrent à 30 000 fantassins et 3
000 cavaliers. Kara Mustafa Pacha attendit d’avoir suffisamment de forces disponibles
avant de commencer les opérations de siège. Schulenburg en profita pour continuer à
renforcer ses positions, mais pour ce faire, il eut le plus grand mal à enrôler des civils :
1 B. G., ms. 85.1, fol. 6 v; Garzoni, Diario del Senato, fol. 276 r.
2 B. G., ms. 85.1, fol. 12 v – 15 v; Eugenio Bacchion, op. cit., p. 178-179; Anderson, Naval wars in the
Levant, p. 248-249.
3 B. G., ms. 85.1, fol. 16 r – v; Eugenio Bacchion, op. cit., p. 178.
502
L’intervention impériale
1 Garzoni, Diario del Senato, fol. 279 r; Amaulry, Campagnes, p. 356-367; Ferrari, Delle notizie storiche, p.
93-134; Eugenio Bacchion, op. cit., p. 183-184; Hammer Purgstall, L’Empire Ottoman, vol. III, p. 369-370;
Samuel Romanin, op. cit., vol. VIII, p. 35-37; Nani Mocenigo, Marina veneziana, p. 330; Anderson, Naval
wars in the Levant, p. 250-251; Setton, Venice, p. 442-443 ; Hatzopoulos, La dernière guerre, p. 131-146.
Sur le siège de Corfou, il existe une abondante littérature contemporaine : voir, par exemple, E. B. E., fonds
Nani, ms. 3960: « Istoria della Guerra 1714-1715-1716 sino alla liberaz(io)ne di Corfù »; A. S. V., Secreta
archivi propri, Archivio privato Schulemburg, busta 27, filza 3: « Istorica Relazione della terza guerra di
Morea, dell’Assedio di Corfù trà Turchi e Veneti »; B. N. M., ms. It. 385 (7148) : « Campagna Veneto-turca
1716-17»; ms. It. VII 478 (8194): « Johan Matthias von Schulemburg, Piano di difesa della piazza di
Corfù »; ms. It. VII 563 (7692): « Guerra veneto-turca, 1715-18 »; ms. It. VII 584 (8498): « Diaria
relazione dell’attacco della Piazza di Corfù »; ms. It. VII 1618 (8267) : « Relazione dell’attacco di Corfù nel
1716 », avec sa copie, le ms. It. VII 1619 (8412), sans oublier le récent ouvrage de Georgios A.
Athanasainas, To asédio ton Korithon « 1716 », Peristeri, 2001.
505
1 Mauvillon, Histoire du Prince Eugène, vol. V, p. 3-4; Setton, Venice, p. 433; Hatzopoulos, La dernière
guerre, p. 39, 108-109.
2 Garzoni, Diario del Senato, fol. 265 v.
3 Ibid., fol. 266 v.
4 Selon Eléazar Mauvillon, Histoire du Prince Eugène, vol. V, p. 13-14, le rôle du Prince Eugène fut
déterminant. Il aurait ainsi démontré « qu’outre l’honneur l’intérêt s’y trouvoit compris, les pays héréditaires
de S. M. I. ne pouvant qu’être exposés par les progrès des Turcs d’un côté & de l’autre. Que s’ils venoient
par exemple à s’emparer de l’Ile de Corfou, de tout tems regardée comme le boulevard de l’Italie, rien ne les
empêcheroit de faire la conquête du Royaume de Naples, de pénétrer ensuite dans le Milanez, de-là dans le
Tirol, & d’attaquer l’Empire du côté de l’Occident, pendant que leur Armée de Hongrie l’attaqueroit du côté
de l’Orient. »
5 Ibid., fol. 270 r, 272 r, 274 r; Hammer Purgstall, L’Empire Ottoman, vol. III, p. 362; Amaulry, Campagnes,
p. 3; Joseph Barre, op. cit., vol. X, p. 743; Luigi Fiorani, « Clément XI » in Philippe Levillain (dir.),
506
Au printemps, Eugène de Savoie somma les Turcs de restituer aux Vénitiens les
possessions qu’ils venaient de leur enlever, en leur laissant jusqu’au 15 mai pour
répondre à cet ultimatum1. Les hauts dignitaires du Divan réagirent diversement, mais
Silahan Damât Ali pacha parvint à leur faire déclarer la guerre à l’Empire. Pour
consommer définitivement la rupture, le grand vizir envoya quérir le prince Ferenc II
Rakoczi (fils de la seconde épouse d’Imre Thököly), qui était exilé à Paris, pour le
placer sur le trône de Hongrie.
Au début de l’été 1716, le grand vizir, qui conduisait une armée de 120000
hommes, se mit en marche en direction de la forteresse de Peterwardein. Il était bien
décidé à s’en emparer sans coup férir, mais c’était compter sans le Prince Eugène. Le
Savoyard avait quitté Vienne le 2 juin et arriva devant Peterwardein au début du mois
d’août. Il commandait 70 000 hommes aguerris par des années de guerre contre la
France. Le 5 août, à 7 heures du matin, il passa à l’attaque : sur le flanc gauche le prince
Alexander von Württemberg fondit sur les Turcs avec six bataillons d’infanterie,
enfonçant les rangs ennemis. Mais au centre, les janissaires parvinrent à faire une
percée dans les lignes impériales. Il fallut faire pivoter les troupes du prince de
Württemberg. La charge des cuirassiers autrichiens eut raison des sipahis qui se
débandèrent et abandonnèrent l’infanterie, comme à leur habitude. Le grand vizir, qui
avait jusqu’alors assisté passivement à la bataille, se jeta dans la mêlée où il fut
mortellement blessé. Ce fut le signal de la déroute. Vers midi, tout le camp ottoman
tombait entre les mains des vainqueurs. Les Impériaux auraient eu moins de 4 000
tués. D’après ce que put en apprendre l’ambassadeur Grimani à Vienne, de leur côté les
Turcs auraient perdu 30 000 hommes, 170 pièces d’artillerie, 156 bannières, leurs
tentes, les munitions, et tout le bagage2.
Profitant de son avantage, le Prince Eugène marcha contre Temesvar
(Timisoara), la capitale du Banat, qui était défendue par 10 à 15 000 hommes. La
tranchée fut ouverte dans la nuit du 1e au 2 septembre. Le 23, l’aga des janissaires tenta
de secourir la garnison avec 28 000 Turcs et Tatars. Il attaqua les quartiers du comte
Janos Pàlffy, commandant en chef des troupes de l’empereur en Hongrie, mais fut
repoussé. Après une vaillante résistance, la forteresse finit par capituler le 12 octobre :
la campagne autrichienne de 1716 s’était soldée par un triomphe complet 3.
Dictionnaire historique de la papauté, Poitiers, 1994, p. 388; Kurat, La ritirata dei Turchi, p. 765; Setton,
Venice, p. 433-434 ; Hatzopoulos, La dernière guerre, p. 108-112.
1 Mauvillon, Histoire du Prince Eugène, vol. V, p. 5 ; Hatzopoulos, La dernière guerre, p. 112-14.
2 Ibid., vol. V, p. 33-50.
3 Pierre Massuet, Histoire de la dernière guerre et des négociations pour la paix… avec la vie du prince
Eugène de Savoie, Amsterdam, 1736-1737, vol. V, p. 531-534; Amaulry, Campagnes, p. 8-48, 64-135;
Mauvillon, Histoire du Prince Eugène, vol. V, p. 60-77; Hammer Purgstall, L’Empire Ottoman, vol. III, p.
365-369; Nicholas Henderson, op. cit., p. 223-226; Garzoni, Diario del Senato, fol. 277 v – 278 r, 280 r;
Setton, Venice, p. 435-437; Kurat, La ritirata dei Turchi, p. 765-766 ; Hatzopoulos, La dernière guerre, p.
117-118.
507
Fig. 69. La bataille du 16 août 1717 devant Belgrade, gravure anglaise 18 e siècle
« …c’étoit sans doute un spectacle bien extraordinaire, de voir deux sieges tout à
la fois; la Ville de Belgrade renfermée de toutes parts par l’armée impériale, & celle-ci,
renfermée aussi d’un côté, entre deux grands fleuves, & de l’autre, entre la Ville,
soûtenue & défendüe par une bonne garnison, & par le Camp Ennemi bien retranché,
dont elle étoit environnée. M. le Prince Eugene s’étoit donc mis dans la necessité de
vaincre ou de mourir, lorsqu’il avoit pris la resolution d’attendre les Turcs, & il est
certain que la moindre fausse démarche, dans une conjoncture si délicate, eût fait la
décision de la plus grande affaire qui se fût peut-être jamais passée1. »
Eugène et Khalil Pacha étaient tous deux décidés à tenir leur terrain et à éviter
l’affrontement. Le Savoyard crut d’abord que l’énorme armée turque n’allait pouvoir se
maintenir sur place pendant longtemps, tandis que le grand vizir, de sa position
dominante, n’avait qu’à bombarder le camp ennemi et à attendre que le feu, le fer, et la
faim fassent leur œuvre. Dès le 3 août, les 140 canons et 35 mortiers apportés par
Khalil Pacha commencèrent à dévaster les positions autrichiennes en contrebas : le
Prince Eugène semblait en aussi mauvaise posture que le tsar de Russie six ans
auparavant. Vers la mi août, les troupes du Prince Eugène ne comptaient déjà plus que
50 000 hommes en état de combattre, et elles s’amenuisaient chaque jour davantage
du fait de la dysenterie. Il fallait agir, sous peine de succomber entièrement. Le 15 août,
au cours d’un conseil de guerre, l’état-major impérial décida de lancer une offensive
générale contre le camp du grand vizir pour le lendemain matin2.
Eugène prépara son ordre de bataille avec prudence. Il disposa 40 000 hommes
sur deux lignes. Le comte de Palffy commandait la cavalerie sur les ailes ; au centre,
l’infanterie était sous la direction d’Alexander von Württemberg. Les troupes se mirent
en marche vers une heure du matin. Grâce à un épais brouillard qui se leva à
l'improviste, les sentinelles ennemies ne purent les voir approcher. Dans la brume, les
soldats eurent tendance à perdre leurs repères. Après la première surprise passée, les
Ottomans contre-attaquèrent et mirent l’aile droite du dispositif autrichien en péril. Il
fallut tout le talent du Prince Eugène pour redresser la situation. Au centre, l’infanterie
avança fermement, puis chargea à la baïonnette et s’empara des batteries turques.
Pendant toute cette action, les troupes bavaroises du colonel De La Colonie se
signalèrent par leur impétuosité : elles étaient toujours en avance sur les autres,
perçant les lignes ennemies, ouvrant la voie pour le reste des troupes. Entre 10 et 11
heures du matin, la bataille était pour ainsi dire terminée : les Turcs, qui perdirent
peut-être 10 000 hommes dans la bataille, étaient en déroute une fois de plus, et leur
campa tomba à nouveau entre les mains des Impériaux.
1 Amaulry, Campagnes, p. 256-258. Voir aussi Eleazar Mauvillon, Histoire du Prince Eugène, vol. V, p.
140 : « Toute l’Europe, informée de la situation de ce Prince, trembloit de le voir succomber. Il se trouvoit
des gens qui l’accusoient de témérité, d’avoir entrepris un siège qui paroissoit comme impossible… ».
2 Ibid., p. 302-303 ; Nicholas Henderson, op. cit., p. 228.
509
un prétexte pour rompre la trêve : une flotte de 50 vaisseaux commandée par Don
Antonio de Castagneta débarqua 18 000 hommes en Sardaigne. L’île, gouvernée par le
marquis Rubbi, fut conquise en quelques semaines à peine avec l’aide de la population.
Face aux intrigues des Bourbons d’Espagne, la France du régent s’était rapprochée de
l’Angleterre et des Provinces Unies pour former la Triple Alliance que l’empereur
rejoignit en août 17181.
Cette nouvelle menace sur le front occidental força Karl VI à réviser ses
prétentions à la baisse face aux Turcs. Cette fois-ci, tous les belligérants étaient prêts à
s’asseoir à la table des négociations qui débutèrent le 5 juin, à Passarowitz (Pozarevac),
un village de Serbie près de Semendria (Smederevo). La Sérénissime y délégua une fois
de plus Carlo Ruzzini, qui était accompagné par le secrétaire Vendramino Bianchi, et
les interprètes Rinaldo Carli et Alvise Fortis. Le comte Ugo von Wirmond et le
conseiller Michael Talman représentaient l’empereur ; le Divan avait envoyé les
plénipotentiaires Mehmed Pacha et Ibrahim Effendi. L’Angleterre et la Hollande, en tant
que médiatrices, étaient représentées par Sir Robert Sutton, Abraham Stanyan et Jacob
Coljer.
La position de Ruzzini était encore plus inconfortable qu’à Carlowitz près de
vingt ans auparavant : les envoyés turcs et impériaux rendaient presque les Vénitiens
responsables du conflit. A cause de la faiblesse militaire de la Sérénissime, de ses
revers, celle-ci était largement déconsidérée et ne pouvait appuyer efficacement ses
revendications. Au début, la Porte avait même refusé de traiter avec les Vénitiens.
Toutefois, l’Autriche avait encore quelque intérêt à maintenir la République en vie face
aux Ottomans, au moins pour un temps.
Le 16 juin, au cours de la quatrième session, Carlo Ruzzini réclama ni plus ni
moins que la restitution de tout ce que les Turcs avaient pris à Venise pendant la
guerre : les forteresses de Crète, Tinos, Cythère, et la Morée. Ruzzini savait que les
prétentions vénitiennes sur la Morée étaient pourtant peu solides, parce que ce pays
n’avait appartenu à la République que pendant quelques années, et parce qu’en se
basant sur l’uti possidetis, la Morée faisait désormais partie des terres du sultan. Aussi,
le plénipotentiaire vénitien proposa de laisser le Péloponnèse aux Turcs, mais
demanda en échange de nouvelles possessions en Albanie, dont Scutari et Dulcigno, et
la conservation des terres autour du golfe d’Ambrakia que Schulenburg avait occupé.
Au cours de la conférence du 12 juillet, Ruzzini se démena pour préserver les
intérêts de sa patrie, mais au bout de 6 heures de débats, il ne put obtenir que
quelques places fortes en Dalmatie et en Albanie, ainsi que Butrinto, Prevesa, Vonitsa
(article IV), Santa Maura et Cythère (article III). Mais de la Morée il n’était plus
question, et ce renoncement sonna le glas des ambitions vénitiennes sur la scène
internationale, un demi-siècle après la perte de la Crète. Finalement, le 21 juillet, tous
1 Mauvillon, Histoire du Prince Eugène, vol. V, p. 200; Yves Bottineau, op. cit., p. 95-98; Lucien Bely, op.
cit., p. 439-441; Dictionnaire historique de la papauté, p. 388 ; Setton, Venice, p. 446-447.
512
les plénipotentiaires signèrent le traité qui mettait fin à la guerre, et prévoyait une
trêve de 25 ans entre le sultan et l’empereur. Une fois de plus, ce dernier en sortit
grand vainqueur. Les Turcs lui concédèrent Belgrade, Semendria, leurs dépendances, et
le banat avec Temesvar sa capitale : la monarchie autrichienne était parvenue au faîte
de sa puissance1.
1 Voir le Compendio degli Articoli della Pace conclusa a Passarovitz tra la Maestà dell’Imperator Carlo VI,
la Serenissima Republica di Venezia, e la Porta Ottomana il giorno 21 Luglio 1718, Venise, 1718; Hammer
Purgstall, L’Empire Ottoman, vol. III, p. 377-378; Mauvillon, Histoire du Prince Eugène, vol. V, p. 197-198;
Massuet, Vie du Prince Eugène, vol. V, p. 544-545; Amaulry, Campagnes, p. 499-500; Samuel Romanin, op.
cit., vol. VIII, p. 39-40; Amy A. Bernardy, L’ultima guerra turco-veneziana 1714-1718, Florence, 1902, p.
53-71; Kurat, La ritirata dei Turchi, p. 768; Jean Bérenger, Histoire de l’empire des Habsbourg, 1991, p.
420-425; Setton, Venice, p. 449 ; Hatzopoulos, La dernière guerre, p. 215-222. Pour les articles du traité
conclu entre la République de Venise et l’Empire Ottoman, voir le même ouvrage, aux pages 242-253.
513
Conclusion
C’est par un concours de circonstances que les Vénitiens tournèrent leurs armes
vers la Morée. La conquête de Santa Maura permit d’envisager la campagne suivante
contre Coron et contre le Magne, puis l’occupation totale de la Messénie, et ainsi de
suite : les victoires ouvrirent la porte à d’autres victoires, jusqu’à l’occupation totale de
la péninsule. Cette occupation n’avait pas été planifiée dès l’origine ; elle était le fruit
de l’exploitation ponctuelle des succès, mais cette stratégie ne diffère en rien de celles
pratiquées alors sur d’autres théâtres d’opérations, par d’autres états-majors.
La Morée n’était certes pas une île : les Turcs pouvaient l’envahir par la terre,
mais après tout, que risquait-elle, tant que les Impériaux tenaient fidèlement les
engagements pris à Linz en mars 1684 ? L’Empire Ottoman, malgré son vaste potentiel
guerrier, n’avait pas les moyens de tenir les Polonais en respect, d’aligner deux
puissantes armées en même temps, l’une en Hongrie, l’autre en Grèce, et de disputer la
maîtrise de l’Archipel aux Vénitiens. Si le Divan avait décidé de reprendre la Morée
avant 1699, en dégarnissant d’autant le front contre l’Autriche, Ludwig Wilhelm von
Baden ou le Prince Eugène se seraient chargés de pousser leurs troupes jusqu’aux
portes d’Istanbul, et les Russes auraient profité de la faiblesse de leur voisin pour lui
porter le coup de grâce.
En définitive, on pourrait revenir à loisir sur les choix tactiques d’un Mocenigo
ou d’un Zeno, gloser sur leur peu d’habileté relative, sur le manque de combativité
croissant du patriciat vénitien dans son ensemble, tout cela ne peut faire oublier qu’au
bout du compte, Venise se trouvait dans le rang des vainqueurs, avec une conquête de
prestige : la Morée. Peu importe alors si cette péninsule était réduite à un état de
misère généralisé : les lions du Pirée, les trophées antiques, les prises de guerre
servirent à redonner foi à tous les sujets de la République, en la grandeur de leur
Patrie, en son juste gouvernement. Ces nombreux Te Deum et ces arcs de triomphe
élevés en l’honneur du Péloponnèsiaque, tout cela sonnait comme une superbe
revanche après la perte de la Crète, si fraîche encore dans les mémoires.
Chaque pays avait besoin d’un héros conquérant. C’était à l’aune des victoires
militaires que l’on trouvait sa place dans le concert des nations. La France avait
Turenne et Villars, l’Empire pouvait compter sur le talent du Prince Eugène, le duc de
Marlborough passait pour invincible en Angleterre, et Morosini ne leur semblait en
rien inférieur. Vu sous cet angle, la conquête du Péloponnèse peut être considérée
comme la manifestation d’une affirmation de puissance. C’était, à l’époque, un but en
soit, qui s’accordait parfaitement avec l’idéal aristocratique de la poursuite de la gloire,
telle que Louis XIV, Jan Sobieski ou Carl XII la concevaient. John A. Lynn a rappelé très à
propos, que le système de valeur estimait la conquête territoriale comme l’idéal
suprême de la gloire, et que les calculs commerciaux pouvaient être totalement absents
des buts de la guerre.
On reproche souvent à Venise de s’être réfugiée dans une lâche neutralité après
Karlowitz, alors que toute l’Europe se déchirait pour la succession d’Espagne. Quel
autre choix avait-elle ? Choisir le camp des Bourbons, s’eut été prendre le risque de
515
voir la Terre Ferme et la Vénétie balayées par les armées impériales, et le territoire de
la République absorbé par l’Empire quatre-vingt dix ans avant Campoformio. S’allier
avec les Impériaux, c’était courir à peu près les mêmes dangers par la terre, et risquer
aussi de voir la marine vénitienne prise pour cible par la Royale, la plus grande flotte
de l’époque. En réalité, Venise était trop exposée et trop faible, par rapport à la France
ou à la coalition, pour prendre partie dans cette lutte. L’empereur en prit ombrage
mais, après tout, rien n’obligeait la Sérénissime à prendre les armes à ses côtés :
l’alliance de Linz n’était valable que contre les Turcs.
On peut blâmer le gouvernement vénitien pour ne s’être pas préparé
suffisamment vite à l’offensive ottomane contre le Péloponnèse mais, à la vérité, les
forteresses de la péninsule n’auraient guère tenu plus longtemps, même avec 10 ou 15
000 hommes de plus, et pour en acheminer autant, il aurait fallu au moins six à huit
mois. Au début du XVIIIe siècle, comme le faisait remarquer le Père Daniel, aucune
forteresse n’était en mesure de résister à un siège mené selon les règles de l’art. Une
victoire navale décisive, tôt dans la campagne, aurait peut-être pu obliger l’armée
turque à se retirer de Morée s’il elle n’y avait pas déjà pris pied. Mais, en 1715, la flotte
vénitienne n’était pas capable de rivaliser avec la flotte rivale : l’inactivité de Dolfin à ce
moment-là peut aussi bien être perçue comme un signe de pusillanimité, que comme
une mesure de bon sens. Le Sénat, d’ailleurs, ne lui en tint pas trop rigueur comme
nous l’avons vu. L’année suivante, par contre, on s’explique mal l’irrésolution du
capitaine général Pisani devant Corfou.
Débarrassées du fardeau et du souci d’une indéfendable Morée, les forces
vénitiennes purent repartir à l’offensive dès l’automne 1716. Assez timidement au
départ il est vrai, puisqu’à la fin de l’année suivante, seulement trois modestes points
d’appuis proches de Corfou avaient été conquis. Mais, après tout, les premières
victoires de Morosini durant le conflit précédent n’avaient pas été plus considérables.
Qu’en aurait-il été si la guerre s’était prolongée encore quelques années ? Venise
aurait-elle été capable de renouer avec la victoire et de reconquérir les territoires
perdus ? Et si oui, lesquels ? Comment la population de la Morée aurait-elle réagit, elle
qui s’était volontiers ralliée aux Turcs ? La conquête de la Crète n’était-elle pas
beaucoup plus envisageable ? Toute ces questions sont bien entendu du domaine de
l’histoire uchronique (l’histoire qui aurait pu être mais qui n’a pas été).
En 1717, la conjoncture ressemblait assez à celle de 1684 en apparence, puisque
Venise et l’Empire étaient à nouveau réunis dans un front commun contre les Turcs, et
la défaite de ces derniers à Peterwardein rappelait celle qu’ils avaient subi devant
Vienne trente-quatre ans plus tôt. Les Vénitiens, par contre, n’avaient plus de meneurs
d’hommes charismatiques et résolus. En cela, la situation fait plutôt penser aux débuts
de la guerre de Candie : au niveau suprême, il avait fallu des années pour que des
hommes de la trempe d’un Giacomo Da Riva, d’un Lazzaro Mocenigo ou d’un Francesco
Morosini puissent révéler leurs talents et leurs aptitudes au travers de l’épreuve du
feu. Parmi les officiers et les cadres inférieurs, le même processus opéra, créant une
516
armée de métier aguerrie. Les survivants les plus talentueux de cette génération de
vétérans endurcie par vingt-cinq ans d’une guerre sans merci (on pense surtout à
Morosini et à Girolamo Cornaro) disparurent dans les années 1690 et ne furent pas
remplacés. En 1715, seuls Alessandro Molin, Francesco Grimani, et Daniel Dolfin, des
hommes d’une soixantaine d’années, semblaient avoir l’expérience requise pour
reprendre le flambeau. Ces administrateurs chevronnés n’avaient cependant pas
commandé dans le feu de l’action (mis à part Molin qui n’avait d’ailleurs pas
convaincu).
Avec plus de temps et d’expérience, de nouveaux commandants de talents se
seraient révélés, comme il advient immanquablement au cours de chaque conflit.
Schulenburg lui-même semblait bien parti pour remplacer Königsmark. Les Vénitiens
furent stoppés dans leur nouvel élan victorieux, alors qu’ils recommençaient à peine à
prendre goût aux triomphes. Si naïveté il y eut de leur part, ce fut bien de croire que les
Impériaux voleraient à leur secours dès 1715 et qu’ils ne les abandonneraient pas
ensuite dès la prise de Belgrade. Mais, après tout, à la Hofburg aussi, n’avait-on pas fait
preuve de crédulité en s’estimant à l’abri des appétits des Bourbons d’Espagne alors
que les troupes étaient retenues sur le front Est ?
En définitive, tous les espoirs vénitiens s’éteignirent à Passarowitz. Ce congrès
de paix bâclé marqua profondément la classe dirigeante dans son ensemble. C’était
l’heure de la désillusion : les alliances, mêmes les plus solennelles, n’offraient aucune
garantie, et le Levant, désormais l’enjeu d’une lutte d’influence entre des Etats
puissants et centralisés, lui échappait définitivement. Plus rien dorénavant ne pourra
faire sortir Venise de sa politique isolationniste. Au même moment, l’Empire Ottoman
entrait dans la période des tulipes (Lâle devri) et commençait à prendre conscience de
son retard par rapport aux nations européennes. Pour les deux anciens rivaux, le temps
était désormais compté.
517
SOURCES ET BIBLIOGRAPHIE
Pour cette thèse nous avons utilisé quatre catégories de sources rangées dans l’ordre
suivant:
- Sources manuscrites
- Sources imprimées, y compris les relations contemporaines
- Ouvrages et articles confondus et classés ici par thèmes.
SOURCES MANUSCRITES
I) SENATO, DA MAR, registres (registri) datés selon la méthode vénitienne (More Veneto) :
-3: « (1684-1700), contiene soli ordini di provedere generi e materiali alla guerra di
Morea. »
-12: « Copia del Catastico ò sia Registro de Modelli e Dissegni che si trovano nel
Magistrato Eccellentissimo delle Fortezze fatto d’ordine delli Illustrissimi &
Eccellentissimi Signori Giacomo Busenello Secretario » (1707).
-12 bis: « Dispositioni in varie Fortezze di Governatori, Sargenti Maggiori, e
Capitani de’Posti 1697. »
-20: « Terminazioni ».
-Busta 19, filza 66: « Filza di lettere della provincia di Romania dirette a Francesco
Grimani in Morea, 1699-1700 »
-Busta 30, filza 79: « Carte relative agli affari di Morea, 1698-1700 »
-Busta 31, filza 82: « Comparti per acquartiemento de dragoni, lavori di Corinto, e
rimonta de cavalleria, 1679 (sic) -1699 »
-Busta 35, filza 91: « Filza di lettere dell’anno 1700 dirette a Francesco Grmani
Provveditor General dell’Armata in Morea da varie cariche e privati »
-Busta 36,
-filza 92: « Filza di lettere di Vettor Marcello a Francesco Grimani Provveditor
General nel Regno di Morea, 1699-1700 »
-filza 93: « Lettere del Savio alla Scrittura con note di conto, 1705-1708 »
-filza 94: « Filza di lettere scritte a Francesco Grimani Capitan General da
Mar e Provveditor General dell’Armata in Morea relative a fortificationi ecc.
1708 »
-Busta 38, filza 97: « Filza di carte diverse (Morea), 1694-1708 »
-Busta 51, filza 157: « Libro di copie di decreti in massima del Provveditor General
Francesco Grimani, 1705-1708 »
-Busta 54,
-filza 157: « Filza di lettere dei Metropoli et altri Prelati nel Regno di Morea,
relativi ai beni eccelesiastici 1699 » (en grec).
-filza 158: « Libro ristretti famiglie ed anime effettivi in cadaun territorio del
Regno di Morea » (recensement).
-277: copies des ducales du Sénat vénitien adressée à Francesco Grimani (1705
- 1708)
-280: divers
-527: divers
-530: divers
-557: divers
-563: divers
-577: divers.
-769: divers
-2735: divers.
-428:
1) « Reclute e leve »
2) « Intorno a leve di soldati 1684 24 marzo sino 1684 6 Genaro »
3) « Affari Intorno a Leve di Soldati ed Officiali della Milizia 1685 »
4) « Affari Intorno a Leve di Soldati, ed Official della Milizia 1685 sino 1686 »
5) « Leve di Soldati 1686 sino 1687 »
6) « Leve 1687 sino 1688 »
7) « Milizie 1688 sino 1690 »
8) « Milizie 1690 sino 1693 »
9) « Leve 1693 sino 1696 »
10) « Milizie Leve 1696 sino 1697 »
11) « Officiali del Stato General, che servirono nella neutralità in Terra Ferma sotto il
Generalato Eccellentissimo Dolfin che incominciò l’anno 1706.
- « Carte attinenti alle Guerre d’Italia doppo la Pace di Bologna sino al 1703,
le quali aver possono relazioni cogli affare della Republica ed altro ».
BIBLIOTHEQUE MARCIANA
(1684-97) »
-ms. It VI 190-191 (5842-5843): Alessandro Beliardi, « Storia della guerra ungaro-turca
1682-87 »
-ms. It VI 241 (6041): « Miscellanea (Roma e Venezia, 1689-98) »
-ms. It VI 246 (6806): « Miscellanea di varie lettere per lo più di cose venete »
-ms. It VII 13 (8550): « Battaglie navali veneto-turche del 1696-1697) »
-ms. It VII 167-168 (8184-8185): Pietro Gradenigo, « Memorie Istoriche de’Generali da Terra
ch’erano al Serviggio della Serenissima Republica di Venezia »
-ms. It VII 170 (7772): Michele Foscarini, « Storia Veneziana dal 1669 al 1690 »
-ms. It VII 171 (8308): Giovanni Battista Moro, « Prime mosse dall’Armi Venete contre
l’Imperio Ottomano (1684) ». Autre copie: le ms. It VII 400 (8310)
-ms. It VII 172 (8187): Francesco Muazzo, « Guerra coi i Turchi » (1684-1696)
-ms. It VII 198 (8383): « Reggimenti della Repubblica Veneta, sec. XV – XVII »
-ms. It VII 200 (10050): « Carte topografiche, piante di città e fortezze, disegni di battaglie
della guerra di Candia (1645-69) »
-ms. It VII 381 (7782): « Relatione del congresso di Carloviz e dell’Ambasciata di Vienna di
Carlo Ruzini Cavalier 1699 ». Autres copies: les ms. It VII 407, 902, 1255, et 2217.
-ms. It VII 383 (7733): Carlo Ruzzini, « Dispacci e lettere riguardanti la pace di Passarovitz »
-ms. It VII 384 (10048): « Campagna veneto-turca, 1716-18: carte delle operazioni terrestri e
marittime »
-ms. It VII 385 (7148): « Campagna veneto-turca, 1716-17 »
-ms. It VII 392 (7610): « Miscellanea di Relazioni d’ambasciatori »
-ms. It VII 399 (8625): « Documenti e lettere sul Congresso di Carlovitz (1698-99) »
-ms. It VII 523 (8399):
- « Nuova Artiglieria Veneta de Sigismondo Alberghetti »
- « Scritture, lettere, documenti vari, decreti riguardanti l’artiglieria veneta e l’opera
dell’Alberghetti (1684-1723) »
- « Artiglieria Moderna Veneta de Sigismondo Alberghetti »
- « Istoria dell’Artiglieria Moderna Veneta »
- « Del modo certo di vincere li Turchi in mare »
-ms. It VII 563 (7692): « Veridica narratione di quanto è successo in Levante trà l’Armata della
Serenissimà Republica di Venezia e quella dell’ottomano incominciando dall’Anno 1715 sino alla
Anno 1718 che si fece la Pace »
-ms. It VII 584 (8498): « Diaria relazione dell’attacco della Piazza di Corfù », Pietro Businello,
« Lettere sui Turchi »
-ms. It VII 588 (9513): « Lettere d’avviso dall’Armata Veneta nella guerra contro il Turco,
1688-89 »
-ms. It VII 651 (8580): « Relazioni di Costantinopoli »
- « Relatione del Nobli Homo ser Giovanni Battista Donardo ritornato dal Bailaggi di
Costantinopoli l’ano 1684, letta nell’eccellentissimo senato li 20 Agosto 1684 »
- « Relatione di quanto è accaduto à gl’eccellentissimi Baili Piero Civran, e Giovanni
Morosini Cavalier alla Corte di Costantinopoli l’anno 1680 »
-ms. It VII 656 (7791): « Venezia e il Turco (miscellanea) »
-ms. It VII 675 (8209): « Copie di lettere varie, politiche »
-ms. It VII 1241 (8823): « Diario storico-politico, 1683-1688 »
-ms. It VII 1542 (8889):
- « Informatione circa li Cannoni di nuova Invenzione del q:m Sigismondo
Alberghetti »
- Description de la Morée par Angelo Emo (1708)
523
BIBLIOTHEQUE QUERINI-STAMPALIA
-ms. 21 (classe III), cod. MCCCVI: « Annali d’Europa 1697, la pace di Carlovitz »
-ms. 154 (classe IV), cod. CCCCXLVIII: « Fortificazioni ed Armamenti varii in Dalmatia,
Albania, Levante »
-ms. 315-316 (classe IV), cod. CCCCLXXIX, CCCCLXXX: « Artiglierie e munizioni »
-ms. 318 (classe IV), cod. CCCCXCVII: « Ordini militari »
-ms. 424 (classe IV), cod. CLXVIII: « Diario del Senato tenuto da Pietro Garzoni 1693 sino al
1732 »
-ms. 780 (classe IV), cod. XCVIII: « Le Azioni del Ser:mo Francesco Morosini Principe di
Venezia »
-ms. 817 (classe IV), cod. CXC: « Miscellanea di Cronache venete »
9) « Note ed appunti storici intorno alle Guerre di Cipro, Candia, Morea, e a qualche
altro fatto posteriore »
10) « Due diarii militari della Campagna di Morea e dell’impresa d’Antivari »(1710)
-ms. 1347 (classe IV), cod. XCIII: « Diario militare della spedizione di Morea ».
524
BIBLIOTHEQUE GENNADEIOS
DIVERS
BIBLIOGRAPHIE
SOURCES IMPRIMEES
(par ordre alphabétique)
[24] Comazzi Giovanni Battista, Notizie storiche, Venise, 1688, chez G. Albrizzi.
[25] Contarini Camillo, Storia della guerra di Leopoldo primo Imperatore e de’principi
collegati contro il Turco, Venise, 1710, chez M. Hertz et A. Bortoli, 2 vols.
[26] Coppin Jean, Le bouclier de l’Europe ou la guerre sainte, Lyon, 1686, chez Antoine
Briasson.
[27] Coronelli Vicenzo Maria, Conquiste della Serenissima Repubblica di Venezia nella
Dalmazia, Epiro e Morea, s. l., [1686].
[28] Coronelli Vicenzo Maria, Memorie istoriografiche de regni della Morea, Negroponte et
littorali fin a Salonichi, s. l., 1686, chez Domenico Padovani, 2 vols.
[29] Coronelli Vicenzo Maria, Memorie istoriogeografiche della Morea, Venise, 1687, chez
G. M. Ruinetti.
[30] Coronelli Vicenzo Maria, Le conquiste della Serenissima Repubblica di Venezia nella
guerra intrapresa l’anno 1684, [1688].
[31] Coronelli Vicenzo Maria, Regno di Negroponte con le provincie, ed isole adiacenti,
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533
OUVRAGES ET ARTICLES
(par thème et ordre alphabétique)
OUVRAGES GENERAUX
DROIT INTERNATIONAL
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Isabella Ackerl, Laszlo Benczédi, A. Carre.
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SANTE
METROLOGIE
ANNEXES
552
Annexe I
Capitaines généraux
et provéditeurs généraux de mer
(1684-1718)
Date d’élection
Annexe II
Annexe III
Documents et témoignages concernants la guerre de Morée
Stanislao Menghini q[uonda]m Raffael Bolognese era Trombetta del q[uonda]m N[obil]
H[uomo] Alessandro Valier Almirante, quale fù
Int[errogat]o à rappresentare come sia qui arivato, e cosa sia seguito della Nave
sop[r]a cui era. Risp[os]e Domenica mattina nell’Alba mentre velleggiava
l’Ill[ustrissi]mo Almirante mio P[at]rone con la Nave S. Iseppo sopra cui esistevino, et
l’altra S. Marco si scopersero dieci Navi, le quali se bene non havevano fuori Bandiera,
ad ogni modo furono conosciute per nemiche, et velleggiavano sotto Vento; Il P[at]rone
fece sub[i]to esponer Band[ier]a et la Fiamola, et ordinò le Cose per la Nave
allestendosi al combattim[en]to. Rissolse però render il Bordo verso Terra alla parte di
Cerigo, dicendogli sin tanto havesse combattuto, sarebbero venute altre Navi in
soccorso, mentre non potevano far di meno di veder il bisogno e le Guardie su i Monti
haverebbero scoperto il Combatim[en]to, onde non dubbitava di non ricever un valido
rinforzo; tanto più che anco vedevimo venire dalla parte di Specie due Navi, che
supponevimo foss[er]o X:ne (Christiane) mà poi s’imaginass[er]o, che fossero
anch’esse Nemiche, perche da una Tartana, ch’erimo andasi qui poco luntano à
riconoscer spediti dall’Ecc[ellentissi]mo Sig[no]r Cap[ita]n G[e]n[er]al stante che si
dubitava, havendo la stessa carico di Farma, fosse destinatata per Malvasia. Tuttavolta
incorraggiva il mio P[at]rone ogn’uno à ben diportarsi, accertandoli, colla sper[en]za
del soccorso d’haver esito buono; Quando verso le tredici hore, e più tosto avanti una
delle Navi Nemiche fece un sol tirro, e subbito espose Bandiera Turchesca, e l’insigna di
Battaglia; e seguitar:no tutte l’altre Navi à far un sol tirro, invitando al
555
Combattim[en]to le n[ost]re due Navi gli risposero con un tiro per cad[u]no, e poi fù da
quelle attaccato il S. Marco, scaricandole contr’ogn’una il propr[i]o Fianco; corrispose
dal med[e]mo con li tiri, che potè fare; Avvicinatosi in tanto alla n[ost]ra quelle due,
che si viddero venire da Specie, incominciorono à Cannonare, e Noi similm[en]te loro,
et havendo continuato il combattim[en]to per qualch’hora, venendo le Navi, doppo che
havevano fatto la p[ri]ma scarica contro il S. Marco, à far l’altra contro di Noi,
rendessimo il Bordo da terra incaminandosi nuovam[en]te verso Millo; Nella Nave S.
Marco di là quattr’hore in circa si accese il Fuoco, non so in che maniera, e un quarto
d’hora à pena durò, che poi fù veduta verso il mezo g[ior]no tutta incendiata,
continuata à cannonare sin quasi all’ultimo dalle Navi Nemiche, le quali però per tema
del fuoco si andavano trattenendo alla luntana. Tutte subbito si voltarono verso la
N[ost]ra; et à trè, e quattro alla volta si scaricavano contro le Batterie, che havevano
verso di Noi; Continuò il Combattim[en]to in questa maniera dalle 20 sin alle 23 hore,
senza che mai havess[e]mo veduto alcuno soccorso, se ben già erimo stati à vista di
queste parti, e noi havevimo beniss[i]mo veduto Malvasia; E non ostante il povero
Gentil Huomo non si era sgomentato, mà anzi andava facendo corragg. all’uno, e
all’altro, correndo hor quà, hor là à dar gl’ordini per la nave, la quale se ben forata già
in qualche parte faceva acqua, le Velle rotte, portao via mezo il Trinchetto, e riddotta in
maliss[i]mo stato, lui non si doleva, se non col dire, vedendo la disugualità; Ah Dio un
pocco d’aggiuto mi portarebbe pur fuori, e questo solo repplicò più volte,
soggiungendo; mà non lo spero più; Intanto mentre andava per la Nave ordinando le
cose incorragiend’ogn’uno à ben diportarsi, perche quella era l’occasione di acquistarsi
honore, e di morire gloriosam[en]te; essendo vicino alla scala per venir di sopra,
giunse una Cannonata, che lo toccò in un fianco e subbito cadè a terra morto; Il
Cap[itan]o della Nave fù pur lui ferito nella faccia dalle schienze della Cannonata; Onde
postosi il tutto in confusione fù incominciato à dire, che si esponesse Bandiera Bianca,
e ogn’uno concorre, così venne vicino al Bordo n[ost]ro: la Lancia della Cap[itan]a
d’Algieri, ch’era stata più d’ogn’altra sempre à torno di noi; mà non fidandosi di venire
avanti fù accertata, et imbarcatosi dentro il Cap[itan]o ferito, com’era, gl’Offitiali della
Nave, e quelli di rinforzo li conduss[er]o al loro Bordo; poi venero altre Lancie à levar
altra Gente, et à procurar di bottinare.
Arivata la notte erano stati lasciati alcuni Turchi sop[r]a la Nave per guardarla, mà
vedendo, che andava à poco à poco mancando caduto già l’Alboro di Maistra da una
Cannonata, il Trinchetto, e l’altr’Alboro grando, gettarono in acqua un piccolo schiffo, e
partirono; Io et il Cuoco del Gentil Huomo havendo fatto l’accordo di legar insieme
alc[u]ne Barille, e gettarsi sopra d’esse per fuggire la schiavitù, vedess[e]mo ch’alc[u]ni
Marinari affatticavano per disimpegnare il Caicchio grande, ch’era sotto l’Alboro
caduto, andass[e]mo ad aggiutarli ancora noi, e finalm[en]te gettatto in Mare,
s’imbarcass[e]mo dentro il med[e]mo quattordeci Marineri, fra q[uel]li uno ferito in un
braccio da una Canonata, un Venturiere sig[no]r Scipion Gandini da Valvason, un
556
« ... sopragiunte poi tutte le Navi verso di Noi, che si andavimo diffendendo, all’hora
l’Almirante essendo sul Cassero incoraggì di nuovo ogn’uno, esprimendosi, che
dovevino diffendersi, sino havessino potuto e quando si fosse veduto il caso disperato,
557
si saress[e]mo dal fuoco, e morti glorios[amen]te. Andato poscia in Corridor per veder
l’Artig[lie]ria ch’essendo assai calda per i tirri fatti, veniva di sopra per mandar a basso
delle Mastelle d’Acetto per rinfrescarla, e veder che per Puppa dove vi erano delle Navi
nemiche, non venisse attaccato fuoco, quando giunta una Cannonata, li toccò in un
fianco, e cadè subbito in terra morto, fù dalla med[e]ma ferito il Cap[itan]o della Nave
nella faccia così che ancor lui si ritirrò in Corridore non potendo star più in piedi.
Medicato però, volse non ostante continuar il Combattim[en]to nel qual mentre giunta
una Cannonata portò via l’Albero di Maistrà caduta in Mare la Gabbia, e restato in
Vascello l’Alboro con li Penoni. Fù rissoluto vendendo la Nave in questo stato dal
Ten[en]te Coll[onell]o Benenati esponer Bandiera Bianca, così sospeso il
Combattimento venne la Lancia della Cap[itan]a d’Algieri, mà non assicurandosi
d’avvicinarsi dimandarono cosa volevimo; io dal Portello di S[ant]a Barbara m’affacciai,
e sentendo ch’in Turchesco dimandavano dov’era il Commandante le rispose ch’era
morto; Chiesto poi del Cap[itan]o della Nave, le soggiunsi ch’era ferito, Onde loro mi
repplicarono che due Persone della Nave dovessero andare all’obedienza del
Commandante d’Algieri. Ed’io corsi dal Cap[itan]o quale ritrovai vicino all’Alboro,
dicend[o]li ch’era addimandato dalla Lancia spedita dalla Cap:a d’Algieri, lui rispose,
che bisognava andare, ed io subbito corsi à nascondermi in stiva per non andar seco
per dubbitavo ch’essendo conosciuto cipriotto, m’haveriano fatto taglia la Testa. Partito
il Cap[itan]o sortij dalla stiva, e subbito vienne à bordo la Lancia della Cap[itan]a di
Costantinop[o]li qual levò dalla n[ost]ra Nave il Ten[en]te Coll[onell]:o Benenati, et
altri Cap[itan]i di rinforzo ch’erano sop[r]a la med[e]ma con tutti gl’Offitiali. Condotti
al Bordo della Cap[itan]a, questi ritornò à tor dell’altre Gente, e fece in questa maniera
due, ò tre Barcate, conducendo via circa trenta Persone, e poi si mandò sopra il
Nochiere della med[e]ma Cap[itan]a con altri otto ò dieci Turchi; Veleggiass[e]mo sino
le due hore di notte con il Trinchetto, e Civada, mà rottosi quello, fece anco cader
questo, e Noi subbito corressimo à tagliar i sartiami. Mandò il Nochier Turco mè, et
altri Marinari per seccar l’Acqua, che s’era già nella Nave inoltrata dieci piedi, mà
otturrass[e]mo la Tromba à basso con Braghesse, e Camise, così che la Nave si andava
sempre più empendo d’acqua, nè poteva seccarsi; Veduto da Turchi il pericolo,
montarono col Nocchiero in un Schiffo, et ritornorono al loro Bordo, rimastone
solam[en]te uno.
Io andai à veder il Bossolo per osservare verso dove andavimo, e venutovi anche il
Turco pred[et]to mi dimandò ch’io fossi, risposole ch’ero Xrno (Christiano), mi
soggiunse, che non ne havevo ciera; E accertato di ciò li ricercai poi come fossero
venuti in quest’Acque, mi rispose, ch’il suo Cap[itan]o delle Navi era stato spedito dal
Gran Sig[no]re per portar soccorso di viveri, e di Gente in Malvasia, et era venuto per
quest’effetto; Le dissi c’havevano havuto gran fortuna, che il Cap[itan]o delle Navi non
fosse uscito al n[ost]ro soccorso, mo che venendo qui se ve sarebbero essi ben accorti,
mentre vi dimorava lui, con molte Navi, e Galere; mi soggiunse che bisognava in ogni
558
Bibliothèque Marciana,
ms. It VII 2391 (11723)
fol. 176 r :
Intesosi dalla scrittura hora letta del dil[ett]o Nob[il]o H[uom]o Gabriel Zorzi Savio alla
Scrittura, e dà Capitoli estesi per l’Accordo al nostro servitio del G[e]n[era]l Stenaù, ne
complindo più oltre dilungare con incerti trattati la definitione d’affare di tanta
essentialità.
Sià preso, che rest’impartita facoltà al Savio alla Sc[rittu]ra pred[ett]a di segnar in
pub[li]o nome la Capitulat[ion]e hora letta, già sottoscritta dal Ten[en]te G[e]n[era]l
Rosa per nome del med[e]mo Stenaù, dovendo esso Rosa spedir Off[icia]le in diligenza
con la Capitulat[ion]e stessa, e con sue lettere per la rattificat[ion]e al sod[et]to
G[e]n[era]l Stenaù, e per sollecitar con tutto il potere la sua più pronta comparsa à
questa parte, come richiede il pub[lic]o importante servitio.
d’essergli pagati mesi quattro anticipati che gli principieranno il giorno, che si
presentera nel Colleggio Nostro in ducati d’Argento dà Lire 6:4, et successivam[en]te li
pagamenti doveranno seguire di quattro in quattro mesi anticipati al corso delle
monete di quelle Camere, dove s’attroverà in attualità di servitio, com’è il stile, et il
pratticato della Ser[enissi]ma Repub[li]ca, compresi in questi le solite dodeci Lanze
spezzate, Aggiutanti, et (177 r) Offitiali, et doveranno li soli due Aggiutanti esser tenuti
à passar la Rassegna di mese in mese, non potendo haver alcun’altra pretesa. Per l’altri
anni poi avenire haverà per suo stipendio ducati vintiquattro mille per cadaun’anno,
compreso Lanze spezzate, Aggiutanti, et Officiali, come sopra, dà pagarsi di quattro in
quattro mesi anticipati al corso delle monete di quelli Camere, dove s’attroverà in
attualità di servitio, come pure s’è di sopra detto.
3:° La presente condotta, et emolumenti agl’offitiali doveranno continuar al d[et]to
S[igno]r G[e]n[er]al anni cinque di fermo, e due di rispetto à Publico beneplacito,
dovendo esser rinovata la condotta al terminar degl’anni sette soprad[et]ti, e così
successivam[en]te di Condotta in Condotta.
4.° Per equipaggio, e viaggio, che doverà intraprendere per Venetia, gli saranno prima
di sua partenza per Armata qui sborsati ducati quattromille Valuta Corrente.
5.° Rifflettendosi all’oggetto del decoro, e gloria con la quale s’essebisce d’abbraciare il
servitio della Ser[enissi]ma Repub[li]ca, secondando la med[e]ma gl’instituti della
propria generosità, concorre in caso, che il Sig[no]r dio tenghi lontano, mancasse egli di
vita nel tempo del servitio stesso nell’attioni (177 v) di Guerra, ò per naturale
indispositione contratta dalla stessa, resti alla di lui Vedova Consorte assegnata
pensione de ducati quattromille Valuta Corrente annui, durante la sua vita, onde habbi
modo di decorosamente sostenersi, e dà questi anticipati testimonij di Publica
benignità esso Sig[no]r Gen[era]le maggiorm[en]te s’infervori nel servitio della
Ser[enissi]ma Repub[li]ca.
6.° Sara suo Carico l’ottener la licenza dal Sig[no]r Elettor di Baviera per attrovarsi
prontam[en)te à questa parte, et esservi al mese di Maggio, et al più tardo alla metà di
Giugno, e sarà trasportato sop[r]a le Navi Publiche all’Armata col suo Equipaggio.
« Copia vera dal Turchesco scritto dall’Altiss[i]mo Visire Asen dell’Imperio vero
tradatto propriamente dal Turchesco.
A voi habitanti delle Città, e ville del Peloponeso di Morea; A voi sacerdoti, e tutti
habitanti di Morea, sia manifesto à tutti che Papà Dionisio che è venuto nella Gran
Porta dell’Imperatore con diverse dimande di parte vostra, e stato ricevuto, e
habbiamo veduto tutte le vostre dimande, e sono humiliate al N[ost]ro Inviss.mo
Ser[enissi]mo Imperator e gli sono state palesate tutte le vostre dimande, giache voi
antichi sudditi di S[ua] Alt[ezz]a Imperiale sottoposto al Carazo, s’è mossa nuovamente
la piètà di S[ua] M[aestà] ed la misericordia di voi; per questo coll’aiuto di Dio
Altiss[issi]mo nel tempo, che verranno gl’esserciti Musulmani nel Regno di Morea
sortendo all’ubbidienza in tempo di bisogno in conformità dell’obligatione, e debito
concorrendo negl’esserciti Munsulmani, che fossero secondo il stabilito, pagarete i
Carazi sei per cadauno dai Reali tre, e mezzo all’anno, e dai … vi si produranno ricevete
la Xma (Decima), e per gl’alberi ricevete secondo le sante leggi li frutti degl’alberi e
quanti Monasterij havevono anticamente ad affitto nuovamente li dovranno
corrispondendo l’affitto, e tutte le Chiese vecchie, e nuove, saranno nuovamente nelle
vostre mani, e tutti quelli sono arrollati negl’eserciti dei Venetiani così permanenti
sudditi in Morea, come fuori, e da Paesi esteri, venendo à rassegnarsi prima, che
l’esercito Monsulmano combatta con li suoi nemici, le sarà rimesso, e condonando
qualunque magg[io]r comendo, ed haverà permission ogn’uno d’habitare nel luoco,
come prima, e quanti i Monsulmani abbandonarono prima il Regno, non possano
molester li sudditi, che si rassegnaranno, tuto, che asserissero d’esser steti piccoli
degl’armenti, animali, e ..., e che havessero demolite le loro Case, beni, ed animali non
haverete alcuna molestia ne vostri stabili, e di quanto possedete, mentre della Reale
Altiss[i]ma Clemenza con pietà nella vosta constituz:ne vi si concederà indubitabile
sicurezza, onde comparirete opportunam[en]te nel tempo che vederete gl’Esserciti
Monsulmani nel Regno di Morea alla dovuta ubbidienza, e rassegnat[io]ne, e prestando
mano colli vostri danari permanendo nelle Reali funtioni che occorressero stando con
562
pontualità, e realtà in qualunque publico servitio per chiunque non vi sarà data alcuna
inquietudine, ne danno, ne à voi, ne alle vostre famiglie, meno alle vostre possessioni,
ma in ogni forma sarete assistiti, e sarete salvi, e mentre, come fù ..., s’adempirano le
richieste suaccenate permanerete quieti, e contenti sotto l’ombra dell’Onipotente
Clemenza; altrimente in caso alcuno di voi non si rasegnarà, mà insisterrano
nell’ostinatione, ed apostasia, saranno reputati di verun compatimento, mà saranno
coll’aiuto Divino q[ue]sti passati à filo di spada, e le loro famiglie saranno fatte schiave
non che depredati di loro haveri, ed animali senza alcun dubio; di più li Calogeri non
contribuiranno Carazi, et tutte le ville Christiane, che li Turchi teneranno à ... di loro
terreni, saranno in loro … Così sagrete comunicar uno all’altro il modo, e l’occasione di
quanto qui vi è scritto ed uniformandosi à qsto di operar, e guardarni di non far
l’incontrario. La misericordia di Dio sia in Voi mentre, se non vi rassegnarete nel
termine di tre giorni, vi sarà mandato à far la testa, e le vostre famiglie, e figlioli
saranno fatti schiavi, e li vostri haveri saranno depredati.
Data nella meta della Luna d[ett]ta di Maggio alli sei nelle vicinanze d’Andrinopoli
Tradotta de ma Alessandro Ermeneo del Potentiss[i]mo Reame. »
563
Baraiter 4 6
Waldeck 5 8
Deghenfelt 1 3
Rosa 5
Salemburgh 7 1
Grimaldi 4 1
Comp[res]o il T[enente] Coll[onello]
Pisini 4
Provò 2
Real 3 3
Zanne 10 5
Suardo 3 4
Comp[res]o un Alf[ie]ro
Maroli 4 1
Rossi 9 17
Zonela 1 2
Terzi 6
Cerniza 3
Rizzi 4
Isy 18 4
Zuppa 6 4
Dulcignio 8 9
Summa 103 68
Della Cavallaria 37 40
In Tutti 140 108
« Copia di Traduzione delle ricerche, che il S[igno]r Liberacchi Bei, col mezzo di
mons[igno]r Vescovo di Lidoricchi Simeon, ispedito espressamente da lui
all’Ill[ustrissi]mo et Ecc[ellentissi]mo S[igno]r Alessandro Molin Cap[itan] G[e]n[era}l
con sue positive lettere di 22 Maggio passato S[tile] V[echio] »
Ridotto, mesi sono, alla divozione della Ser[enissi]ma Rep[ubli]ca il Cav[alie]r Liberio
Geracari con le condizioni già stabilite sotto il fù Ecc[ellentissi]mo s[igno]r Cap[ita]n
G[e]n[era]l Mocenigo, hà anche potuto nel corso della Campagna con atti d’ostilità, e
danni sensibili inferiti al Nemico autenticare al paragone dell’opere l’ossequio fedele, e
costanze, con cui si è dedicato al Publico Nome. Intanto capitati con Ducali 25 Agosto i
sensi della Publica suprema approvazione al trattato, si sono con l’istesso incontro
ricevute le Capitulazioni, che furono allora estese. Al tenor delle quali fatto riflesso
dall’Ecc[ellentissi]mo s[igno]r Cap[ita]n G[e]n[era]l Alessandro Molin, hà creduto
proprio l’E[ccellenza] S[ua] che restino le medesime dilucidate sopra alcuni Punti con
quelle specificazioni, et aggiunte, che si rendono conferenti nella costituzione presente
567
delle cose a scanso d’ogni dubietà, et equivoco, e perche tutto camini con quella
perfetta consonanza, che ricerca il servizio. Il che pure conosciuto necessario dal
Cav[alie]r Liberacchi è concorso dal canto suo con piena sodisfazione a prestarvi li suoi
divoti assenti. Onde le Capitulazioni saranno qui sotto registrate nel modo concertato,
firmate con la sottoscrizione suprema di S[ua] E[ccellenza] Cap[ita]n G[e]n[era]l, e
sottoscritte anco dallo stesso Cav[alie]r Liberacchi, perche abbino queste ad aver
luogo, et a conseguire in ogni tempo la dovuta pontuale esecuzione, et osservanza.
Seguono le Capitulazioni
Concede S[ua] E[ccellenza] Cap[ita]n G[e]n[era]l a Liberacchi la Publica protezione, e
grazia, et il perdono generale di tutto il passato a lui, et a tutti quelli del suo seguito,
che sono seco concorsi a rassegnarsi. Nelle cose Civili, e Criminali non sarà giudicato da
altri, che dalla sua suprema Carica. Averà comando indipendente da qualunque
Comandante da guerra, quando militera separatamente dall’esercito.
Nel caso, che la Carica suprema si trovasse lontana e che insorgessero molestie al
Regno, o alle parti di Lepanto, doverà accorre ad ogni motivo con le sue genti, e
dipendere dagl’ordini degl’Ecc[ellentissi]mi s[igno]ri Prov[vedito]ri G[e]n[era]li di
Morea, o delle quattro Isole, come ricercherà l’occorenza.
In occasione poi di tentar qualche impresa d’importanza ad offesa de Nemici, doverà
participarne il pensiero al Cap[ita]n G[e]n[era]l per ricevere dalla sua suprema autorità
gl’ordini, e le mosse.
Sarà abilitato al grado della Cittadinanza et a tutti quei privilegi, che godono le Città
dello Stato del Levante, e specialemente l’Isole del Zante, Corfù, e Ceffalonia da esso
nominate.
Durante la Guerra sarà proveduto d’armi, polvere, munizioni a misura della gente, che
averà seco. E quanto al danaro, li sarà somministrata l’assistenza di ducento fanti
pagati delle Milizie d’Armata; obligandosi egli di mantenere del proprio tutto il
rimanente delle genti, che averà unite, senza che il Pub[li]co abbi altro aggravio, che
delli ducento fanti sudetti; solo in occorenza di metterli a Cavallo gli saranno
contribuite le selle, e Carobine, esibendosi egli di provederli di Cavalli.
Se poi divisasse intraprender qualche operazione vigorosa, che ricercasse maggior
forze, ne porterà i motivi alla suprema Carica per le aggiustate deliberazioni, et
espedienti.
Li saranno assegnati nelle pertinenze di Lepanto e S[anta] Maura gl’infrascritti Luoghi
per essere da lui goduti con le loro rendite, durante la Guerra, e subito fatta la Pace,
rassegnati a disposizione Publica, cioè Carponissi, Agraffa, Lidoricchi, Cravari, Pocuro, e
Venetico, Valto, Vracori, et Angelocastro cadauno con suoi Territorij.
Tutti gl’altri Luoghi, che leverà di Mano al Turco, li saranno lasciati nel possesso con le
loro rendite per durante la Guerra, e con l’obligazione stessa di rassegnarli al Publico,
subito fatta la Pace. E caso volesse in questi far assegnamenti di beni, o concedere
568
Noi
Attenta l’applicat[io]ne nostra ad’andar sempre più reducendo questo Regno all’idea
d’un ben regolato Governo, et à far risorgere in questi Popoli quei semi di valore, che le
prudessero in altri tempi così famoso nome, procuriamo d’andarvi introducendo
quel’usi e pratiche, che negl’altri stati pure della Ser[enissi]ma Repub[li]ca si
conoscono più proficui, e giovevoli; Osservando però stabiliti in queste Piazze li Capi
Bombardieri per guarnigione delle stesse, si cade in riflesso la correlatione, che ad’essi
uniti siano li scolari per eseguire, e per assueffare queste genti in una profess[io]ne di
tanta esentialità; Da tali motivi persuaso l’animo nostro habbiamo insenuato
agl’habbitanti di questa Città essere di loro particolare vantaggio che formato da noi sij
un corpo d’essi scolari Bombardieri il nome de quali sarà qui sotto regg:i in libro
espressam[en]te tenuto; Decretando frà tanto con l’autt[orit]a del G[e]n[er]alato
n[ost]ro li seguenti Cap[itol]i da quali not’àd’ogni uno d’essi l’obligo loro incorraggiti
pure rimangano alla pontualità del servitio dall’essentioni, ch’haveran’à godere le
descritti nel libro med[e]mo.
P[ri]mo Sarà dell’Arti di questa Città estrato il num[e]ro di sessanta persone quali
s’intenderano scolari Bombardieri, dovendo essere introdott’una scuola nella quale
saranno annotati conforme si pratica nella Terra Ferma col nome di santa Barbara.
2do Non potrano esser rimessi, ne cassati, che dalle Cariche Generalitie e
dall’Ill[ustrissi]mo Sig[nor] Prov[veditor] della Piazza le sarà da tempo in tempo
passata la rassegna gli necessarij rincontri del numero loro.
3 Ogni p[ri]ma Dom[eni]ca del mese sarano tenuti intervenire all’esercitio del
Bersaglio, sotto pena à chi cui mancasse senza legitimo impedim[en]to di lire sei soldi
quatro per cad[au]na volta, da esser applicati in beneffitio della scuola loro.
570
Seguono l’esentioni
P[ri]mo Saran esentati d’ogni tansa che fosse posta sopra il Comune.
5 Le venirà contribuita una lira per ogni uno al g[ior]no di pane in Biscotto,
ò in rationi, secondo da questa Carica sarà conosciuto più conferente.
6 Nella Macina del Form[en]to che havesse à servire per le loro particolari
persone, non corrisponderanno pagam[en]to alcuno.
8:vo Quello poi, che per trè volte seguenti l’un all’altra colpirà nel segno restarà
gratiato d’un capo soldo di trè ducati all’anno, in correlat[io]ne dell’indulti nella Terra
Ferma dalla pub[bli]ca munificienza annuiti.
Così che animati da tali privileggi possino con fervore impiegare nell’essercitio
sud[et]to, ch’è mente n[ost]ra habbi ad’essere parim[en]te introdotto nelle riman[en]te
Piazze del Regno à beneff[iti]o dell’Artigliaria, e diffesa migliore delle stesse, dovendo
571
Estesi con sentimento di pietà i più fervidi studij alla cura degl’Hospitali Publ[i]ci, quali
trovansi di p[rese]nte stabiliti nelle Piazze di questo Regno à ricovro de soldati, che
servendo il P[renci]pe ne Pressidij, ò nell’armate sue, cadono infermi fatt’osservatione,
dirigersi hormai questi senza dettame d’alcuna regola positiva, mà più tosto con l’uso,
ben spesso non senza disordine, e confusione à pregiuditio del buon governo d’essi
Luoghi, della diligenza, e decoro, che vi si richiedono, e contro la Pub[li]ca mente, che
con tanta generosità gl’eresse, e mantiene; Applicati però noi à prescrivervi quelle
regole, che conosciute conferenti al miglior servitio Pub[li]co, promettono un’ottima
direttione, così al governo economico d’essi Hospitali, come per la cura degl’Infermi,
habbiamo stabiliti gl’infras[cri]ti Capitoli, da esser in ogni luogo di questo Regno
intieramente osservati, onde à gloria di Dio Sig[no]re più fiorisca la carità, ed’animati li
poveri languenti, che vi si ricettano, dalla sicurezza d’un amoroso, et esato governo, più
habbiano motivi, di benedire la mano Pub[li]ca, prendere di conforto nel crucrio de
contratti languori, e ricever di stimolo, à ben servire gli loro giorni P[renci]pe cotanto
pietoso, e solecito della loro presservatione.
P[rim]o Haverà il Priore dell’Hospitale, à tener sempre diligente conto de tutti li
stramazzi, Pagliazzi, Capezzali, Lenzuchi, Schiavine e marseritie d’ogni sorte, che tiene
per servitio dell’Hospitale da esser fatto debitore sop[r]a libro bollato, che doverà
custodirsi nella Camera Fiscal, e dove questa manchi, nell’Off[iti]o della Canc[ella]ria,
potendo egli haverne in confronto app[ress]o di se una copia, ed’in caso, che mancarà
alcuna cosa, s’intenderà sottto posto al pagamento.
2d:o Sia pure obligato tener à sue spese una, ò più Donne per serv[iti]o della Cucina
dell’Hospitale, per lavar i Lenzuoli, e Camiscie degl’Infermi, broccar, e nettar le
schiavine, Gatanni, stramazzi, e Pagliazzi di volta in volta, che si lorderanno, e quando
bisogno conosca, di pettinar lane, e rinovar i stramazzi haverà ricorso all’Ill[ustrissi]mo
573
3° Debba tenere un libro alfabettato, sop[r]a quale haverà à scrivere nome, e cognome
di quelli, che capiteranno, il giorno dell’ingresso, e quello della partenza, diche
compagnia saranno, e quanti drappi habbino seco portato, onde tutto rissulti con
chiarezza, e comune sodisfattione, così in caso di partenza, com in quello di morte.
4° Che li soldati infermi, quali voranno entrare nell’Hospitale, debbano portar li loro
drappi di dosso, quali, in caso di morte, debbano rimaner per le spese della loro
sepoltura, potendo li Capitanij farne la recupera, con l’esborso de ducati uno moneta
d’armata.
5° Sia prohibito al Priore il ricevere per modo alcuno altra sorte di gente, nè amalati
d’altra infermità, che di febre esclusi specialm:te gl’infetti da morbo gallico, sempre con
fede del medico, e bollettino sottoscritto dal Rapp[rese]ntante, ò Gov[ernato]r
dell’armi, da esser questo portato da un sargente della Compagnia, nè mai rilasciato in
mano d’essi soldati, perche in luogo d’andarvi, non si portino vagando, con detrimento
magg[io]r della salute.
6° Sia tenuto esso Priore nel secondo giorno, che il soldato sarà entrato nell’Hospitale,
ed’anco nel primo, quando conosca bisognevole, avisar il Capellano, per farlo
confessare, ed’il susseq[uen]te comunicare, rendendone avisato il di lui Capitanio,
affine che mandi ad’accompagnare il S. S. Sacramento, e s’alcuno facesse ressistenza à
sodisfar quest’obligo di Christiano, debba scacciarlo dall’Hospitale.
7° Debba esso Priore di notte tempo, far, che accesi siano di continuo uno, ò più lumi,
sufficienti à misura delle Camere, e del numero degl’infermi, obligando gl’Infermieri à
starle vicini, pento in diligenza accorrer possino à tutte l’occorenze degl’amalati.
8° Non possano gl’Infermieri, e quelli, che pro tempore esserciteranno tal cura partir
dall’Hospitale, senza lasciar alcun altro, che assister possa à gl’Infermi, tanto di giorno
quanto di notte, incombenza essendo del Priore il sovraintendere perche essercitino
l’offitio loro con carità, e diligenza.
9° Debba esso Priore intervenire col Medico alla visita degl’amalati, almeno una volta
al giorno, e quando annoterà sul libro à ciò deputato le ricette per medicine, et altro
necc:rio farà, che presenti siano gl’infermieri, onde preso non venga equivoco, e sia il
serv[iti]o diligentem[en]te adempito.
X° Non possa il Priore licentiar mai alcun amalato (essendo questa parte del Medico)
574
ne lo farà, se non rimesso, che sia in forze, doppo li sei giorni della convalescenza, come
sarà qui sotto dichiarito, non permetendo, che nelle Camere dell’Hospitale, ove saranno
gl’Infermi, s’introducano Donne per qualunque causa, ò prettesto, quali Camere farà,
che sempre siano nette, ogni giorno scoppate, e sgombrate da ogn’imonditia, con farvi
anco de profumi, onde purgate sempre siano da qualunque mal’odore.
XII° E perche habbia insieme il modo, di spesar essi infermi, senza Pub[li]co aggravio, ò
suo partic:e, haverà egli il suo biscotto, e li Capitanij saranno tenuti corrisponderle
l’intiera paga delli soldi otto al giorno per tutt’il tempo, che si fermerano nell’Hospitale,
e giorni sei di convalescenza, avanti quali non possa licentiarlo, come sop:a s’è detto,
onde in essi habbia modo il risanato, di ristabilire in parte le proprie forze.
XIII° Debba il Medico Fisico, che s’attrova salariato dal Pub[li]co in cad[aun]a Piazza,
visitar, e curar gl’infermi, in qualunque modo necc[essa]ria sia la dilui professione, con
diligenza, et amore, toccando due volte al giorno, e come più parerà alla cognitione sua,
à misura del bisogno, del n° degl’infermi, e della qualità dei mali.
XIIII: Sopra il libro à tal’effetto destinato haverà à scrivere le ricette che ordinerà con
tutta chiarezza, e distintione delle persone, e dell’hora incui dovranno prendersi, onde
per modo alcuno succedan’equivochi.
XV: Col rincontro di d[ett]o libro haveranno di tempo in tempo, à farsi in conti col
speciale, incaricato rimanendo il zelo degl’Ill[ustrissi]mi Rapp[rese]ntanti, à farlo
seguire sotto il di loro occhio di mese in mese, ove in diffetto de Pub[li]ci valso si sia de
privati, e dove restino impiegati li medicamenti Pub[li]ci, si frequentino pure i conti, e
tirata venghi marella, à lume di tempo in tempo di quanto rimarrà in essere, e quanto
resterà diffettivo.
XVI: Dipendenti poi essendo le funtioni del Chirurgo da quelle del Medico, eccettuate le
ferite, e simile, haverà egli à servire con pari diligenza, et amore, ed’in quello
occorresse levar dalla speciaria, farà le note nel libro mentovato delle ricette; con
distintione del tempo, e della persona, per la quale havera servito.
XVII: Haverà il Capellano, alquale incombe la cura degl’Hospitali, à visitar essi Luoghi
due volte al giorno, e più come in sua conscienza conoscerà di bisogno, prohibendo le
bestemie, e giochi di carta, à scanso delle confusioni, e de scandali; Haverà
575
XVIII: Sia cura dell’Ill[ustrissi]mo Rapp[rese]ntante, far che d’otto in otto giorni due
degl’Officiali del Pressidio, cominciando dal Capitanio, e proseguendo sin’à Tenenti, et
Alfieri assistino all’Hospitale, intervenendo specialm[en]te nell’hore, che si dano à
gl’infermi il destinare, e la cena, per vedere, se governati vengono con diligenza, e
carità, havendo pur ad’osservare al fine d’ogni otto giorni, se la robba,
ed’apprestamenti di qualunque sorte ad’uso del luogo siano conservati, e trovando
mancam[en]to alcuno, habbino à rifferirlo allo stesso Ill[ustrissi]mo Rapp[rese]ntante,
perche presi vengano li necc[essa]riy compensi.
Tutto che gravi le cure di questa Carica, e nella moltiplicità degl’affari l’applicat[io]ne
n[ost]re incessanti per far rissorger in ogni parte il magior publico servitio, e le rendite
dell’erario sempre più avantagiate non persa di vista, anzi della magior rilevanza
considerata L’institut[io]ne delle Cernide in quell’Regno à riguardo delle difficoltà si
fraponevano, negleta forse per il passato; da un fortunato principio non potendo
derivar che corispond:ti gl’effetti come Nervo di Militia del più essentiale rimarco e
massime colla speranza che introdota in queste Provincie à tempi scorsi si belicose col
progresso degl’Anni spogliati questi Popoli dell’inesperienza et viltaà in cui costituti li
havevo il barbaro giogo e rivestir si vegano dell’antico valore, e da Tesori al loro
riacquisto profusi dal P[ri]nc[i]pe Ser[enissi]mo essiger si possa il frutto di quel
serv[iti]o ch’è sempre debito della fedeltà, non meno, che disciplina di tal sorte di
militie sino à tempi del Romano Imperio, tanto proficuie, e famose. Invocata la Divina
assistenza Dio degl’eserciti, rese alla fine queste genti persuate à conoscere il
miglioram[en]to della condit[io]ne in cui le destino la sovrana publica volontà sortitosi
di superar le prime vie, come più ardue, coll’haverne arolato li più habili, e sufficienti
all’Armi, e nell’attent[io]ne di stabilir anco regole le più adatate per il loro esercitio,
ed’instrut[io]ne afine di magiorm[en]te alletarli al Concorso, e ne primi passi
dell’ingresso loro al servitio, apperto trovino il fonte delle publiche gratie; stabilite nel
tempo stesso alcune Mentioni solite à godersi dall’ordinanze anco nell’altre parti del
Ser[enissi]mo Dominio, Coll’autta della n[ost]ra Carica per uno e l’altro de suac[ena]ti
riguardi, decretando ... li seguenti Capitoli, d’esser humiliati à sapientiss[i]mi riflessi
dell’Ecc[ellentissi]mo Senato, e nel mentre rassegnati pure à quelli di S[ua]
E[ccellenza] Cap[itan] Gen[era]l, perche dall’approbat[io]ne avalorati con quel di più
parette alla sua gran virtù d’aggiongerle, le siy in ogni tempo prestato essata
l’obbedienza, e l’essecut[io]ne più pontuale.
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Che il Rolo autentico delle Cernide, che sarano descrite nel Libro, ch’à tall’effetto resta
formato, conservarsi debba nella Ragionat[a]ria del G[e]n[era]lato, et altri publici
Rappresentanti trasmesse le Copie di Cad[au]na pertinenza per esser pure nelle
publiche Camere Custodite.
Che non si possino cassar, e rimeter soldati delle Cernide che al tempo della Rassegna,
e loro Mostre Generali d’esser fatte coll’Interv[en]to di questa superior Carica ò da
publici Rapresentanti, come alli ordini fossero dalla stessa rilasciati.
Che in esse Mostre Generali resti prohibito all’Governat:ri dell’Armi, d’intervenire colla
loro assistenza. dovendo questa esser funtione peculiare del Colonelo, e Capi
subordinati, alla fede de quali siano rimesse le militie med[e]me giusta la parte
dell’Ecc[ellentissi]mo Senato 1652, 15 febraro.
Che da detti Capitani, e Sarg[en]ti dell’ordinanze debba esser fatta la mostra di tutta la
loro pertinenza per essercitar li soldati, almeno una volta al mese, di cento fanti per
ogni Mostra.
Che le rassegne, e Mostre Generali non possino esser fatte che due volte all’Anno, l’una
al mese d’Aprile, e l’altra d’Ottobre giusta l’ordinario, e che si pratica nell’altre parti del
Ser[enissi]mo Dominio.
Che esse rassegne, e Mostre Generali di questo Terit[tori]o debbano esser fatte à
Lechienà, per il comodo che soministra quella pianura tanta adatata all’esercitio de
soldati, e per le rimanenti, ne luochi ove sarano creduti più proprij in ogni parte del
Regno.
Che alli soldati, Capi, et offitiali d’esse Cernide sia espressam[en]te prohibito comparir
alle Mostre con altre Armi, che con quelle sono descriti per esser disciplinati.
Quelli non prestassero obbedienza à loro Capi, e non fossero diligenti à governar le sue
578
Armi, con quali sarano descriti, per essercitarsi come sopra siano castigato come alla
disposit[io]ne delle Leggi, et ordini publici.
Quelli che al tempo delle Mostre Generali non fossero chiamati alla Rassegna per esser
Caricati all’etta d’Anni quaranta à loro preffissa nel prestar tal servitio, ò per altra causa
s’intenderano dal Rolo Cassati; così che habbino immediate espresso l’obligo di
restituir le Armi le fossero state da S[ua] Ser[eni]tà consegnate, che siyno in buon
stato, e se in caso le havessero lasciate andar à male siano obligati à renderle sodisfate
à pretio honesto, d’esser datte in notta al’offitial à quali s’aspeta, e nel libro à ciò
destinato descriti tal loro consegna per esser esse notte conservate à publica, e privata
cautela.
Che se alcuno d’essi soldati, ò gl’heredi loro andassero diffetivi nel presentar dette
Armi, e che non apparissero li giri in Cassa publica, accusato che sij il trasgressore, il
denontiante habbi il beneff[iti]o di reali dieci, quali dovrano essigersi dalli Beni
dell’Acusato.
Che cadauno delli descritti nel Rolo delle Cernide goder potra l’esent[io]ne per la sua
persona, et animali da qualunque Angaria.
Che non possano essere altresi à dar Vino per buon mercato al Pressidio di quello han
bisogno per uso loro, e per lavorar le sue possessioni, mà di quello solam[en]te,
ch’havessero di più da vendere.
Portar possino le loro Armi lecite per quell’luoco, et altre Città, e Terre di tutto il Regno,
e quando alcuna prohibit[io]ne li facesse in tal materia li descriti nel Rolo siano sempre
privilegiati di poter portarle, ne alcuno ardir possa di molestarli.
Se mosso le fosse alcun litigio, ò querela Criminale non paghino se non per metà
l’importar di quello fossero tenuti, in ordine alla Tariffa, ed è solito pagarsi, per
scritture, copie ... et altro; ma se loro promovesero ad’altri pur alcun litigio, ò
querelassero altri; habbino da sodisfar conforme dispoto resta dalla Tariffa stessa.
Che per debiti contrati con persone private doppo la descrit[io]ne loro nel Rolo, non
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Siano pur essenti da ogni Tansa estraord[ina]ria, che fosse posta in Comune.
Che li descriti al num° d’esse Cernide prestato ch’habbino fedel, e pontuale il servitio
per il tempo le sarà limitato, e dichiarito, anche doppo dallo stesso licenciati, come reti
benemeriti, continuata le sij L’essentione, e goder possano tali Privilegi per il restante
tempo di loro vitta.
Quelli d’esse Cernide, che in alcun altro publico servitio si fossero adoprati, oltre le
Mostre, e fattioni ordinarie autenticato il loro servitio con attestai, sarano tutti secondo
li gradi della militia stipendiati, come buoni, e fedeli soldati.
Per dar mano alla descritt[io]ne delle Cernide in q[ues]to Regno, dà quali in progresso
di tempo colla coltura, et applicat[io]ne sia per cavarsi quel frutto, che ricerca il
pub[li]co servitio dà tal genere di Militie, sono devenato alla format[io]ne di Decreto,
che prescrive le Regole e dell’unione, e della Disciplina delle genti, coll’havervi anche
aggionto le distintioni, che haverano à godere, et’i premij nelli escercitj, onde con tali
alletam[en]ti più agevolata sia l’operat[io]ne med[e]ma
Nel trasmettere però, come faccio colle p[rese]nti à V. E. copia del decreto stesso, li
significo che per cotesta Provincia hà gia con preciso mio incarco il Sig[nor]
Sopraint[enden]te Lascari maneggiato l’interesse, in forma, che deve credersi
non’habbino i Popoli à repugnarvi siche scrivendole io alla stessa in conformità,
confido che darà l’opera tutta, perche sortisca la di lei diligenza l’intento che si
desidera. Frà tanto potrà far publicare in ogni Territorio il Decreto stesso, avanzandolo
in Copia à Rapp[resenta]nti subord[ona]ti, perch passi ad universale intelligenza; e
mentre dell’operato, e de progressi in esso attenderò dalla solita pontualita sua
opportune le notitie, le auguro per fine da’Dio Sig[no]re ogni Contento
Fra le altre importanti Cure della Carica studioso l’animo N[ost]ro di dar mano ancora
all’Institutione delle Cernide in Regno, Op[e]ra delle più salutari, e gioveveli per
l’ornamento dello stato, e pressidio de Popoli hor che donata da Dio Sig[no]re la Pace,
cessano le turbationi, e le altre gelosie, che in guerra viva erano d’impedimento alla
disposit[io]ne delle Genti, affissatisi a questa per conciliare nella p[rese]nte
Constit[utio]ne di cose i mezzi più agevoli di conseguire il fine con sodisfatt[io]ne de
sudditi, et’adempim[en]to del P[ubli]co serv[it]io, ben esaminata la materia sù
gl’indulti da concedersi à quelli, che si descriverano, et’uniformati quanto la disciplina
alle Communi Leggi, e Regole delli altri Stati della Repub[li]ca hauto principalm[en]te
riguardo alla conditione della gente già vistasi per tanti secoli di partita servitù, vile, et
inerme, e considerata pur anche la qualità del Paese in più parti del popolato sparso frà
esso, e ... Onde, gettati à principio semi di facilità col tempio i frutti maturino à
perfett[io]ne magg[io]re del numero, e dell’essere di tutto il Corpo dell’Ordinanze,
habbiamo stabilito li seguenti Capitoli, per mezzo de queli terminiamo in virtù delle
p[rese]nti, e coll’autorità del Generalato N[ost]ro
P[ri]mo Che siano per hora da ogni una delle quattro Provincie del Regno descrittti
per Cernide cinque cento huomini, e quanti di più si possa dà esser sciolti dall’età delli
anni 16 sino alli 34; che siano robusti, e sani di membri del Corpo.
3° Per ogni Territ[to]rio doverà esser fatto un Alfiere, et’haverà la sua Bandiera;
Ogni cent’huomini haverano un Capo che si chiamerà di Cento, e questi pure
marchierano con’un Alfiere, e Bandiera, sin che stabilite tutte le Cernide s’inalborerà
Bandiera Generale d’ogni Prov[inc]ia, quali sud[e]tti Cent’huomini haverano quattro
Caporali, da esser tutti destinati dall’Ill[ustrissi]mo Prov[veditor] nell’atto della
descritt[io]ne et’in luoco di quelli mancassero altri rimessi, riservato sempre l’Arbitrio
alla superiorità di qu[es]ta Carica; quali tutti Alfieri, e Capi dà Cento, e Caporali
obedirano nell’occasioni di p[ubli]co servit[it]io al Cap[ita]nio e Sarg[en]te delle
Cernide, e questi haverano dipendenza dal Sarg[en]te Magg[io]r Soprainten[dan]te
582
sino che dal Governo siano eletti Collonelli, o qual’altro Officiale habbia à presiedere
alla descritt[io]ne dell’Ord[inan]ze med[e]me.
8° In loco delli cassati, morti, inutili, partiti dal Terr[itor]io ò condannati per
Giust[iz]ia siandarano riempendo le Compagnie de giovani di buona speranza, habili e
sufficienti alle armi, intorno à che sarà obligo de Capi de Cento alla pma mostra di
notificare li Morti, condannati, inutili, e partiti; non prentendo chi si sia descritto per
ordinanza mutar Vilaggio, ò Terr[itor]io in conformità del prescrittosi anco per li
habitanti, se non preceda la licenza di questa Carica, da cui persuasa che sia di
concederla, verrano dati li ordini proprij anco per il trasporto da Rollo à Rollo.
9° Dovendo seguire la descritt[io]ne col nome del Padre, pelo, e segno, oltre il
583
10° Quelli che sarano cassati per inhabilità, ò per esser gionti alli anni prefissi, ò per
altra causa come sop[r]a doverano restituire le armi, se queste fossero state dal
Pub[li]co consegnate, e cosi al Come se da esso le havessero ricevute, et’all’uno, et
all’altro in buon stato per essere ò loro, ò li heredi respett:e obligati à risarcire con la
misura di un prezzo honesto quando fossero andate à male.
11° Li descritti per Cernide, se haverano le armi proprie doverano con esse
annotarsi, e quando no, sinche il Pub[li]co altrim[en]ti disponga, sarano proveduti a
spese del Comune, in conditt[io]ne però che non senta egli altro aggravio, che della
p[ri]ma spesa nella compra; mentre poi per l’acconcio la conservatione, e la
restitut[io]ne ne casi come nel preced[en]te capitolo, sarà tenuto quel soldato in
specialità, e de lui heredi respettivam[en]te.
13° Non si possono cassare, ò rimetter soldati delle Cernide, che al tempo della
Rassegna, et loro Mostre; riservato solam[en]te all’Autorità di q[ues]ta Carica il farsi
anco in tempo diverso.
14° E perche l’obedienza unica base della disciplina devesi procurare anche in
q[ues]to Ord[i]ne di Militia, quelli che non sarano obbedienti alli loro Capi, et acurati
584
15° Et à fine che lo stesso alletam[en]to del premio sia stimolo all’applicat[io]ne per
aquistar speranza, et imposessarsi nel maneggio dell’Armi, resta dichiarito che ad’ogni
mostra, qual si farà come al Cap. 12 ogni volta l’anno in cadaun Territ[o]rio doverà farsi
l’esercitio del Bersaglio con trè tiri d’archibugio per ogni soldato, con quali chi
riportarà il p[ri]mo premio esigerà in recognit[io]ne Reali trè, due il secondo, et uno il
terzo, che li sarano subito fatti sborsare dalla Camera, anzi per facilità di esercitio
magg[ior]e oltre il tavolazzo proposto per i premij, se ne esponerà un altro di ugual
forma e grandezza, con che à piacim[en]to potrà con quanti colpi volesse cadauno
soldato esperimentarsi, à condit[io]ne che in questo si valserà della propria
monit[io]ne, per l’altro le sarà somministrata dal Pub[li]co quanti batti per tré tiri,
restando espressam[en]te ingionto à Capij, e Sarg[en]ti di adoperare, e distribuire la
polvere, e balle, che in tali occasioni haverano hauto e cosi che seguendo li sbarri si
disciplinino i soldati nella maniera divisata, sotto le pene tutte dalle Leggi cominate.
17° Seguita che sia la Mostra del Terr[itor]io sotto l’occhio dell’Ill[ustrissi]mo
Prov[veditor] in Prov[inc]ia haverà egli à riferire col suo foglio à q[ues]ta Carica come
sian le genti riuscite, se le habbia trovate all’ordine dell’Armi, obedienti à loro Capi, per
sapersi di tempo in tempo li frutto, quale sia per attendersi dà questo ordine di militie.
18° Cadaun descritto nel Rollo delle Cernide, Officiali, e soldato goderà la esentione
personalm[en]te e reale ancora delle ordinarie correnti gravezze, eccetuato il
mantenim[en]to de Dragoni al quartiere dell’inverno, e la rimonta della Cavallaria
19° Così sarano esenti dalle guardie à Palazzi de Rapp[resenta]nti, e qualunque altro
permanente servitio, tolto qualche caso di estraordinaria premura, infestat[io]ne di
strade, materia di sanità, e consimile ad’essere partecipata p[ri]ma q[ues]ta Carica, e
da’essa derivarne la Comiss[io]ne
20° Non sarano obligati à ricever grano à rinovo quando ricusino, ne dare il loro
585
22° Potrano tutti li descritti per Cernide goder per hora l’uso libero dell’Armi da
fuoco permesse dalle Leggi in campagna, e per transito nella Città; et in caso
accomodar militie, ò altra sorte di persone publiche, non doverano mai essere
escomeati dalle Case, che servono per loro alloggio.
21° Se mosso sarà litigio Civile ad’alcuno doppo descritto frà l’Ordinanze, ò quella
Criminale, non pagherà se non la metà delle spese conforme la tariffa, mà se egli poi
fosse l’attore, sarà tenuto sodisfare intieramente
23° Prestato che haverano diligentem[en]te, e fedel servitù per il tempo come
sop[r]a limitato, posti che siano in libertà con la casassione, goderano in qualità de
benemeriti l’istesse esentioni, e privileggij come sop[r]a conceduti loro vita durante,
oltre la generoza riconosenza del Prencipe, che haverano à sperare in maniera più
ampla quelli, che bene diportatisi nelle Mostre, e fattioni ordinarie palesarano
con’attestati veridici di haver bene, e fedelm[en]te servito nelle altre tutte occasioni,
ove impiegata si fosse l’opera loro.
Anno Navi
1695 Iride
1695 S. Sebastian abbruggiossi à p:mo sett:e 1697 ap:o Andro
1695 Aquila Fregata
1696 Aurora Disfatta
1696 Tigre per borasca in Barb:a
1696 Sol D’Oro disfatta
1697 Rizzo D’oro Disfatta
1697 Amazone Guerriera naufragata 1713 nell’aque del Zante
1698 Croce Rossa
1698 Aquila Valiera
1709 La Colomba
detto Il Grand’Alessandro
1713 La Corona
1715 la Costanza
detto la Salute
detto il San Franc:o
d:o il Terror
d:o La Regina del Mar volata in aria à Goino del 1716
d:o S. Lorenzo Giustinian
d:o il Trionfo
d:o Lo scudo della Fede volato in aria a Goino del 1717
d:o Venezia Trionfante
1715 Il S. Pierino à Livorno
d:o La Mad:a del Rosario Genova comprate
1716 La Mad:a del Arsenale
d:o Leon Trionfante
1717 S. Pio
d:o S. Gaettano
d:o Gloria Veneta
d:o Fortuna Guerriera
1718 Idra
d:o S. Spiridon
d:o S. Zaccaria
d:o Falcon
d:o S. Pietro d’Alcantara
Il Fine
588
Commandi
Commandi
1 Presente l’Armi
2 Piglie la Micchia, supiè la Micchia, compassè la Micchia, e Serrè il fogon
3 La P[ri]ma riga Marchierà, e porterà alto il Moschetto
4 Supierà la Micchia, Apposterà, et apprirà il fogon
5 Sbarrerà
6 Mezzo giro à sinistra, passerà per l’intervallo, e si metterà alla coda del
Batt[allion]e, la seconda riga marchierà medesimam[en]te portando alto il Moschetto
7 Supierà la Micchia, si posterà, et apprirà il fogon
591
Annexe IV
ordres de bataille
Annexe V
Les principaux souverains et princes d’Europe
(1683-1718)
Papes :
1) Innocent XI (Benedetto Odescalchi), 1676-1689
2) Alexandre VIII (Pietro Ottoboni), 1689-1691
3) Innocent XII (Antonio Pignatelli), 1691-1700
4) Clément XI (Giovanni Francesco Albani), 1700-1721
Doges de Venise :
1) Alvise Contarini (1676-1684)
2) Marc’Antonio Giustinian (1684-1688)
3) Francesco Morosini (1688-1694)
4) Silvestro Valier (1694-1700)
5) Alvise II Mocenigo (1700-1709)
6) Giovanni II Corner (1709-1722)
Grand-duc de Toscane :
Cosimo III (1670-1723)
Empereurs germaniques :
1) Leopold I (1658-1705)
2) Joseph I (1705-1711)
3) Karl VI (1711-1740)
Rois de France :
1) Louis XIV (1643-1715)
2) Louis XV (1715-1774) sous la régence de Philippe d’Orléans (1715-1723)
Sultans ottomans :
1) Mehmed IV (1648-1687)
2) Süleyman II (1687-1691)
3) Ahmed II (1691-1695)
596
4) Mustafa II (1695-1703)
5) Ahmed III (1703-1730)
Rois d’Angleterre :
1) Charles II (1649-1660, 1685)
2) James II (1685-1688)
3) William III (1689-1702)
4) Anne Stuart (1702-1714)
5) George I (1714-1727)
Rois d’Espagne :
1) Carlos II (1665-1700)
2) Philippe V (1700-1746)
Tsars de Russie :
Ivan V Alexeievitch (1682-1689) et Petra Alexeievitch dit Pierre le Grand (1682-1725)
Rois de Suède :
1) Carl XI (1660-1697)
2) Carl XII (1697-1718)
Rois de Pologne :
1) Jan III Sobieski (1674-1696)
2) August II dit le Fort (1697-1704, 1710-1733)
3) Stanislaw Leszczynski (1704-1709)
Annexe VI
Chronologie
(1683 - 1718)
1683
14 juillet – 12 septembre Siège de Vienne et bataille du Kahlenberg
9 octobre Prise du fort de Parkan
26 octobre Prise de Gran
1684
5 mars Création de la Sainte Ligue
20 juillet - 7 août Siège et prise de Santa Maura
29 septembre Prise de Prevesa
11 octobre Occupation de Vonitsa
juillet – 2 novembre Echec du siège de Buda
1685
25 juin – 11 août Siège et prise de Coron
11 août Prise d’Eperies (Presov)
19 août Prise de Neuhaüsel
11 septembre Occupation de Zarnata
14 septembre Bataille de Calamata
24 septembre Occupation de Chielefa
11 novembre Occupation d’Igoumenitsa
novembre Königsmark nommé général en chef
1686
3 juin Reddition du Vieux Navarin
4 – 16 juin Siège et prise du Nouveau Navarin
18 juin – 2 septembre Siège et prise de Buda par Charles de Lorraine
26 juin – 7 juillet Siège et prise de Modon
1e – 29 août Siège et prise de Nauplie
28 septembre Prise de Sinj par Girolamo Cornaro
1687
24 juillet Bataille de Patras et occupation de la ville
26 juillet Occupation de Lépante
7 août Occupation de Corinthe
12 août Victoire de Charles de Lorraine à Darda
18 août Reddition de Mistra
598
1688
3 avril Francesco Morosini élu doge
4 avril Evacuation d’Athènes
13 juillet – 20 octobre Echec du siège de Nègrepont, mort de
Königsmark et du marquis de Courbon
11 août – 7 septembre Siège et prise de Belgrade par l’électeur de Bavière
1689
février Le duc de Gadagne est nommé général en chef
février – mars Echec des négociations de paix de Vienne
12 août Lorenzo Venier est tué devant Malvoisie
1690
11 janvier Morosini de retour à Venise
25 mars Perte des deux vaisseaux d’Alessandro Valier
18 avril Décès de Charles de Lorraine
12 août Occupation de Malvoisie par Girolamo Cornaro
8 septembre Prise de Nis par Mustafa Köprülü
17 septembre Prise de Canina par Girolamo Cornaro
18 septembre Prise de Valona par Girolamo Cornaro
1e octobre Mort de Girolamo Cornaro
8 octobre Prise de Belgrade par Mustafa Köprülü
1691
4 février – 13 mars Siège de Valona par les Turcs
19 août Victoire de Ludwig von Baden à Slankamen
4 septembre 1e intrusion turque à l’isthme de Corinthe
6 décembre Les Carabuses perdues par trahison
1692
12 juillet – 29 août Echec du siège de la Canée par D. Mocenigo
10 août Bataille de Corinthe, invasion turque
25 décembre Morosini élu capitaine général pour la 4e fois
1693
juillet – octobre Croisières de Morosini dans l’Archipel
1694
6 janvier Décès de Francesco Morosini à Nauplie
14 février Antonio Zeno est élu capitaine général
avril Adam Heinrich von Stenau nommé général
599
1717
12 – 16 juin Batailles navales, mort de Lodovico Flangini
19 juillet Bataille navale du cap Matapan
20 juillet – 17 août Siège, bataille et prise de Belgrade
septembre –octobre La Sardaigne occupée par les troupes espagnoles
17 – 21 octobre Siège et prise de Prevesa
2 novembre Prise de Vonitsa
1718
5 juin – 21 juillet Négociations et traité de Passarowitz
30 novembre Karl XII est tué au siège de Frederiksten
602
Florio
ingénieur, 79
F Folard
le chevalier, 334
Fontaine
Fabre comte de, 35
consul de France, 205, 277, 386 Forbin
Fachinelli Claude, comte de, 383
Agostino, avocat d’Antonio Zeno, 228 Forgàcs
Falet Adam, gouverneur de Nové Zamky,
Baldissera, capitaine, 498 25
Falkenhayn Fortis
Ferdinand, conseiller du duc de Alvise, interprète, 511
Brunswick, 22 Foscari
Fargos (ou Farges ?) Giorgio, provéditeur de Passava, 113
comte de, 119, 139, 364 Foscarini
Farnese -Alvise, provéditeur de la flotte, 499
Alessandro, duc de Parme, 62, 120, -Foscarin, provéditeur de Modon, 433
128, 158, 370 -Girolamo, capitaine général, 343
Federico -Michele, 51
Pietro (nom d’emprunt), chirurgien du -Nicolò, savio alla scrittura, 466
régiment Wolfenbüttel, épouse du caporal Chiler, -Zorzi, provéditeur de Zarnata, 441
380 Foscolo
Felipe II Leonardo, provéditeur général de
roi d’Espagne, 458 Dalmatie, 69, 74
Felipe III Fracchia
roi d’Espagne, 458 -Giuseppe, (fils de Pietro), capitaine,
Felipe IV gouverneur d’Argos, de Modon, 233,
roi d’Espagne, 458 366, 386
Fenicio (ou Fenitio) -Pietro Francesco, sergent-major de
Ottavio, colonel de dragons, 363, 436, bataille, gouverneur de Nauplie,
461 sergent général, 214, 222, 231, 240, 348,
Ferdinand I 363, 366, 430, 479, 490
empereur germanique, 24 Franceschi
Ferdinand III Domenico, secrétaire du baile, 476
empereur germanique, 116 Fredrik IV
Ferdinando Carlo roi du Danemark, 468
duc de Mantoue, 370 Freitag
Ferrabosco Adam, ingénieur, 311
Pietro, ingénieur, 24 Freutler
Ferrari Franz Salomon von, lieutenant-colonel
-Domenico, marchand, 127 des troupes saxonnes, 112
-Pompeo, 59 Frézeau de la Frézelière
Ferreti général, 313
Camillo, gouverneur de l’escadre Friedrich I
papale, 124 électeur du Brandebourg, roi en
Fini Prusse, 459
Antonio, gouverneur de Tinos, 448 Friedrich August (voir August II)
Fiore Friedrich Wilhelm I
sergent-major, 74 roi de Prusse, 335
Flabianico Frisheim
Domenico, doge, 265 baron de, 77, 80
Flangini Fronsenac
Lodovico, capitaine extraordinaire des marquis de, 77
vaisseaux, directeur de convoi, 294, Frontenac
479, 498, 509 Louis de, gouverneur de la Nouvelle-
Fleischmann France, 253
Anselm Franz, résident impérial, 505 Furietti
Fleury Michel Angelo, sergent-major de
marquis de, 43 bataille, 233, 238, 240, 365, 423, 461
610
70, 73 Heisler
-Francesco, volontaire, provéditeur Donatus Johan von, général impérial,
général de Morée, provéditeur général 202
de mer, provéditeur général de Terre Heissler
Ferme, capitaine général, 59, 191, 196, colonel, 32, 35
229, 253, 256, 261, 262, 275, 324, 336, Heister
341, 383, 390, 394, 402, 403, 404, 408, Siegbert, comte, général impérial, 27,
409, 412, 418, 419, 426, 427, 429, 430, 507
431, 433, 434, 435, 446, 453, 454, 463, Henri II
468, 478, 496, 498 roi d’Angleterre, 285
-Giovanni, commissaire aux confins de Herbestein
la Dalmatie, 261 Johann Joseph, grand prieur de
-Pietro, ambassadeur à Vienne, 505, 506 Hongrie, 124
-Vincenzo, inquisitore, syndic de Nauplie, 275, Hérodote, 63
395, 408 Hochepied
Gritti Clara, épouse du consul de Hollande à
-Domenico, l’un des trois sindici Smyrne, 486
catasticatori, 401 Hoquincourt
-Francesco, savio alla scrittura, 270, 430, chevalier d’, 72, 296
468 Hugues
-Marino (ou Marin), provéditeur de major-général, 334
Chielefa, 122, 290 Hussey
Gualtieri Sir William, ambassadeur, 203, 204
Domenico, surintendant de la
cavalerie, 223, 234, 237, 435, 436, 441,
442
Guastalla I
Girolamo Galoppi di, 153, 172, 182,
183, 386, 387
Guciardi Iberville
Pietro, munitionnaire de Corinthe, 324 Pierre Lemoyne d’, 253
Guidi Ibrahima Aga
Camillo, général des chevaliers de envoyé à la cour impériale, 504
Saint-Etienne, 86, 92, 100, 126, 171, 174 Ibrahim Effendi
Guilleragues plénipotentiaire, 511
ambassadeur de France à Istanbul, 19 Ibrahim Pacha
Gustaf-Adolf gouverneur de Buda, 21, 24, 28, 30, 35,
roi de Suède, 326, 332, 333, 337 39
Ibrahim Pacha
gouverneur de Belgrade, 164
Ibrahim Pacha
H gouverneur de Nègrepont puis
serasker de Morée, 174, 222, 225, 230,
Halley 231, 233, 234, 237, 240, 337
Edmund, astronome, 314 Iegher
Hammer Purgstall colonel, 365
Joseph von, historien, 67, 101, 108, 109, Imbianchi
114 Francesco, sculpteur, 504
Harcourt Innocent X
-chevalier de Malte, 77, 95 (Giambattista Pamphili), pape, 69
-Henri de Lorraine, duc d’, 175, 178, Innocent XI
191, 348, 423 (Benedetto Odescalchi), pape, 22, 28,
Hardrada 38, 40, 42, 51, 53, 98, 141
Harald, chef de la garde varègue, 167 Ismaël Pacha
Hasan Pacha serasker de Morée, gouverneur de
beylerbey de Roumélie, 72 Thessalonique, 114, 127, 128, 134, 171,
Hassan Pacha 338
commandant du Magne, 112 Ismaël Pacha
Hassan Pacha gouverneur de Nègrepont, 262
gouverneur de Chios, 219, 220 Ivanovich
612
l’artillerie, 254, 255, 256, 259, 295, 427 394, 412, 414, 424, 426, 431, 432, 433,
Rimena 435, 436, 446, 452
Michiel, gouverneur de Tinos, 444 -Luigi, patriarche de Venise, 284
Rimpler -Marco, gouverneur de l’Aquila, 383
Georg, ingénieur, 24, 25, 27, 30, 79 Saint André Montbrun
Rinaldo d’Este Alexandre du Puy, marquis de, 77
duc de Modène, 459 Saint Hiler
Riva major, 218
-Faustin, 136 Saint Omer
-Giacomo, 70, 74, 278 Nicolas II, seigneur de Port de Jonc, 62
-Giustin (ou Giustino), provéditeur Saint-Paul-Longueville
ordinaire de Coron, provéditeur de Claude, comte de, général en chef des
Chios, provéditeur extraordinaire de troupes vénitiennes, 77, 96, 99, 100,
Morée, provéditeur extraordinaire de 103, 105, 107, 108, 110, 115, 120, 158,
Peschiera, 109, 220, 227, 230, 240, 248, 349, 354
249, 424, 426, 432, 463 Saint-Simon
Rofdrasekoski Louis de Rouvroy, duc de, 137
Jan, ambassadeur de Pologne à Sala
Vienne, 52 Marc’Antonio, colonel du Veneto Real,
Romagnal sergent-major de bataille, gouverneur
Pierre, ingénieur, 119, 177 de Cattaro, de Risano, de Vérone,
Rosani sergent général, 30, 317, 358, 363, 418,
Stefano, colonel, 510 461, 497, 510
Rosen Salamon
baron de, 216, 220, 269, 348 -Giovanni Arsenio, comte, 365
Rospigliosi -Zorzi, surintendant en Messénie, 409,
Vincenzo, 77 455
Rossi Salla
-Giovanni Battista, colonel, 486 Giorgio, sergent-major, 485
-Nicolò, capitaine, colonel du régiment Salvadego
Bacigaluppi, sergent-major de Francesco, comte, sergent-major de
bataille, puis sergent général, 125, 129, bataille, 83, 89
141, 345, 363, 364, 446, 461, 497 Salvatico
-Pietro, capitaine, 238 Alvise, comte, 492
-Zuanne (père de Nicolò), 363 Salzburg
Rota lieutenant général de la cavalerie, 210
Francesco, capitaine de l’Ordinanze San Felice
de Bardugna, 455 Antonio Muttoni comte de, ingénieur,
Rubbi surintendant de l’artillerie, inventeur,
marquis, 511 120, 121, 127, 132, 137, 152, 154, 174,
Russel 177, 178, 181, 189, 191, 194, 209, 220,
Matthew, ingénieur, 431 228, 244, 312, 313, 345, 423
Ruzzini Sanudo
Carlo, diplomate, 183, 257, 259, 260, Benedetto, capitaine du golfe, 84, 90,
261, 298, 511 91, 111
Rycaut Sapieha
Paul, 67, 85, 328 Kasimir, ataman des Lituaniens, 39
Sari Ahmed Pacha
beylerbey de Roumélie, 484, 491
S Savoie
Louis Julius de, 25
Savorgnan
Sabbam Aga Giulio, architecte et ingénieur, 301
serasker de Morée, 102, 103 Saxe
Sagredo Maurice, comte, dit le maréchal de, 327
-Agostino, conseiller ducal puis Scheenfelt
provéditeur général de Morée, 210, Johann Rodolf von, brigadier des
229, 230, 231, 233, 234, 238, 240, 245, troupes saxonnes, 111
248, 249, 253, 254, 255, 270, 271, 286, Scheffenberg
348, 359, 378, 379, 383, 386, 389, 390, comte, 27
620
Vertmiller
Rodolf, général de l’artillerie, 73
Veseo
V Pierre, capitaine du Saint Jean Baptiste,
445
Veterani
Valier Frederico, général impérial, 221, 242,
-Alessandro, amiral, 193 243
-Andrea, historien, 72, 76, 77, 345 Vignola
-Pietro, 51 Girolamo, secrétaire du Sénat, 239
-Silvestro, doge, 214 Villa
Valation Giron Francesco, marquis de, 73, 77,
capitaine du régiment Strel, 364 349
Valle Villars
Jacques, capitaine de dragons, 369 Claude, duc de, 464, 467
Valmarana Ville
Stefano, gouverneur du Leone le chevalier Antoine (ou Anthoine) de,
Trionfante, 501 ingénieur, 321, 388
Valone Villehardouin
capitaine, 190 Guillaume II, prince de Morée, 441
Vandeyk Villeroy
Franciscus, ingénieur, 310, 311, 423, François de, 462, 464
432, 434 Vimercati
Vandreis Giovanni, colonel d’un régiment de
colonel de dragons, 436 Corses, 364
Vauban Vimercatus
Sébastien Le Prestre, seigneur de, 30, Gaspard, 301
60, 174, 300, 310, 311, 325 Vimes
Vaudémont -Alessandro, comte, sergent-major de
Charles-Henri de Lorraine, prince de, bataille, 83, 100, 109, 133
34, 462 -Francesco, comte, ingénieur, 24, 79,
Vendramin 120, 142, 254, 429
Nicolò, provéditeur du camp à -Marco, comte, 365
Nègrepont et Malvoisie, 175, 190 Visconti
Vendôme -Annibale, général impérial, 462
-Louis-Joseph, duc de, 462, 463, 464, -Bernabo Maria, comte, 119, 123, 137,
467 138, 273, 358, 368
-Philippe, grand prieur de, 77 Vitali
Venier Giorgio Maria, corsaire, 93, 94, 345
-Alessandro, 193 Vitry
-Pietro, ambassadeur à Paris, 77 Nicolas-Marie de l’Hospital, marquis
-Lorenzo, provéditeur extraordinaire de, ambassadeur de France à Varsovie,
de Santa Maura, provéditeur de 22
Chielefa, provéditeur extraordinaire du Magne, Vittorio Amedeo
capitaine extraordinaire des vaisseaux, 91, 107, duc de Savoie, 201, 242, 243, 252, 370,
112, 122, 137, 151, 171, 174, 189, 191, 193, 195, 457, 458, 459, 462, 463, 464, 467
283, 294, 387, 450 Vivonne
-Marco, recteur de Messénie, 480, 491 Louis-Victor de Rochechouart, duc de,
Veronese 77, 189
Paolo Caliari dit le, 265 Volo
Verneda -Nicolò (fils de Teodoro), 365
-Filippo Beset di, chevalier puis comte, -Teodoro, colonel, sergent-major de
ingénieur, lieutenant général de bataille puis sergent général, 119, 233,
l’artillerie, 79, 83, 85, 91, 94, 95, 113, 234, 244, 353, 362, 363, 423
114, 121, 175, 177, 310, 311, 312, 314, 345, 422, Voznitsyne
432 Procope, ambassadeur, 257, 260
-Giacomo Milhau, capitaine, 89, 131, 177, 309,
429
-Giovanni Milhau, 103, 104, 177
-Girolamo, ingénieur (fils du
lieutenant général), 310
623
W Z
Waldeck Zacco
Georg Friedrich prince de, 33, 77, 162, Antonio, comte, lieutenant général,
201 244, 254, 279, 461, 479, 488, 489, 490
Johann Friedrich von, 77 Zaus Pacha, 105
Josias von, 77, 370 Zane
Wallenstein -Antonio, châtelain de Nauplie, 421
Albrecht von, 27, 328, 368 -Girolamo, capitaine général, 495
Wallhausen -Nicolò, surintendant en Messénie,
Johann Jacob, 332 sergent-major de Laconie, 409, 455
Wheler -Vettor, sage de Terre Ferme, 349
George, 57, 66, 173 Zanini
William III Tommaso, 487
Willem de Nassau, prince d’Orange, Zen
roi d’Angleterre sous le nom de, 203, Zuanne, 242
252, 257, 458 Zeno
Wirmond Antonio, provéditeur à Cattaro,
Ugo von, comte, 511 provéditeur général de Morée,
Wittelsbach (voir Maximilian II Emanuel et capitaine général, 84, 197, 198, 200, 207,
Joseph Clemens) 210, 211, 212, 214, 215, 217, 219, 220,
Wladislaw IV 221, 222, 225, 226, 228, 229, 244, 271,
roi de Pologne, 69 278, 287, 298, 309, 339, 348, 354, 365,
Wortley Montagu 377, 382, 384, 408, 421, 423, 424, 438,
Lord Edward, ambassadeur, 510 445, 451, 495
Wrangel Zierowski
-Carl-Gustaf, comte de Salmis, 78 ambassadeur impérial à Varsovie, 22
-Herman, maréchal suédois, 118 Zorzi
-Maria Kristina, 118 -Gabriel, savio alla scrittura, 182, 216,
Württemberg 269, 271, 289, 369
-Alexander von, 506, 507, 508 -Marin, sopracomito, savio alla scrittura,
-le prince de, 27 379, 459
Würtzburg Zrinyi
Karl von, lieutenant général, 350 Miklòs, ban de Croatie, 69, 76
Yildirim Bayezid
sultan ottoman, 62
Yuruk Pacha
serasker de Thèbes, 249, 255
624
2e volume
Introduction 9
PREMIERE PARTIE
LA CONQUETE
DEUXIMEME PARTIE
L’ESSOUFLEMENT
TROISIEME PARTIE
L’ETAT ET LA GUERRE
CINQUIEME PARTIE
L’EFFONDREMENT
Conclusion 513
Annexes
I) Capitaines généraux et provéditeurs généraux de mer (1684-1718) 552
II) Provéditeurs généraux et provéditeurs extraordinaires
de Morée (1688-1715) 553
III) Documents et témoignages concernant la guerre de Morée 554
IV) Ordres de batailles 591
V) Les principaux souverains et princes d’Europe (1683-1718) 595
VI) Chronologie (1683-1718) 597
In 1684, the Venetian Republic joined the Empire, Poland and the Papacy in
driving back the Ottoman forces that had just suffered a crushing defeat under the
walls of Vienna. In a few campaigns, the Serenissima’s troops succeeded in securing the
entire Peloponnese (the Morea), through the occupation of the main strongholds. The
treaty of Karlowitz of 1699 ratified this conquest but, fifteen years later, the Turks took
it back almost without a struggle. This barely known episode, often considered as a
fruitless attempt from a Republic on the brink of decline, is here considered from
diplomatic and strategic viewpoints, at the core of larger international stakes. The
present study, chiefly based on unused archival material, unveils the different phases of
the conflict between the Porte and the Holy League in the various fields, and attempts
to examine the real significance of the Venetian intervention, the motivations, the
means and the potential, the organization, the strategies.
FORMATION DOCTORALE :
« Cultures, sociétés, et échanges des pays de la Méditerranée septentrionale »
MOTS CLEFS
- Histoire de Venise – Histoire de l’Empire Ottoman – Histoire grecque moderne –
Histoire de l’Autriche – Péloponnèse - Histoire militaire 17e – 18e siècles – Marine de
guerre – Cavalerie – Artillerie - Fortifications –