La Rhétorique Des Putains
La Rhétorique Des Putains
La Rhétorique Des Putains
Anonyme
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La Rhétorique des putains - Frontispice T1
Part. II p. 40.
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Tome 1
Avant-Propos.
Mesdames.
Au lecteur.
Introduction.
Leçon première.
Leçon II.
Leçon III.
Leçon IV.
Leçon V.
Leçon VI.
Leçon VII.
Leçon VIII.
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Tome 2
Leçon IX.
Leçon X.
Leçon XI.
Leçon XII.
Leçon XIII.
Leçon XIV.
Leçon XV.
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La Rhétorique des putains, Bandeau de début de chapitre
AVANT-PROPOS
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insignifiants ; le reste de l’ouvrage diffère entièrement de la
Rettorica.
Notre livre est écrit en dialogue, dans un esprit français
qui ne peut avoir de points de comparaison avec l’ouvrage
italien, que dans les sujets qui sont également fort érotiques.
Les huit figures qui ornent l’édition de 1794, et que nous
reproduisons dans la nôtre, n’ont aucun rapport à
l’ouvrage ; mais leur grande originalité nous a déterminé à
les reproduire exactement.
Elles appartiennent à un autre livre, non moins libre, et
dont on ne connaît qu’un seul exemplaire, lequel fut mis en
vente, il y a quelques années, au prix de quinze cents francs.
Il a pour titre : l’Arétin de la Révolution.
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La Rhétorique des putains, Bandeau de début de chapitre
MESDAMES,
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Vous vous rendez fameuses sur toutes les autres femmes
par les artifices merveilleux de votre profession ; il est donc
bien juste que votre nom, mis à la tête de mon livre, lui
donne de l’éclat. Ce sera comme un tableau placé
avantageusement à son jour : car ceux qui se donneront la
peine de le lire, vous y reconnaîtront d’abord en
perspective.
Je ne présume pas assez de moi, pour m’imaginer que
mon ouvrage soit digne de vous, pour vous le consacrer ;
mon intention est plutôt de le soumettre à votre examen
rigoureux, afin que vous daigniez, par vos principes,
corriger les fautes dont il est rempli. Je me déclare
incapable d’écrire tout ce que vous êtes capables de faire ;
et de rapporter en détail toutes les dissimulations, et toutes
les fourberies insignes, qui sont votre partage. Vous y
ajouterez donc, par des talents supérieurs, ce que, par la
petitesse de mon génie, je n’y ai su tracer.
Souvenez-vous, au moins, que celui qui vous offre ce
livre, vous sacrifia jadis son cœur ; agréez donc cet
ouvrage, comme le présent le plus affectueux de celui qui
vous aime. Voulez-vous m’accorder quelque récompense ?
Je ne vous demande qu’un billet « gratis » qui me fasse
« entrer » quelquefois, sans frais, « dans votre petite maison
de plaisance. » Dispensez-moi de l’impôt rigoureux que
doivent payer tous ceux qui veulent goûter un seul morceau
de vos mets délicieux…
Délicieux ! Ah ! mesdames, ils ne le sont pas toujours :
souvent cela sent mauvais, souvent cela dégoûte ; cependant
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le prix en est toujours exorbitant.
Si vous êtes raisonnables avec moi, je suivrai le proverbe
qui dit : « À cheval donné on ne regarde pas la bouche ; » je
ne regarderai pas non plus si les mets que vous me
présentez sont bien ou mal assaisonnés, et à condition qu’ils
ne me coûteront rien, je les avalerai de bon appétit.
Répondez donc à mes tendres affections par vos douceurs
amoureuses ; tout ce qui est en vous et qui vient de vous
sera beau, sera bon, pourvu que vous me permettiez de « me
reposer sur vous. »
V. T. H. S.
CELUI QUE VOUS SAVEZ BIEN.
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La Rhétorique des putains, Bandeau de début de chapitre
L’AUTEUR AU LECTEUR
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mais parce que nous cherchons à faire une mauvaise action
de la manière la plus excellente, la plus parfaite. Tout le
monde sait que la vertu se trouve toujours dans le Milieu.
Cela veut dire qu’il est vraiment vertueux celui qui,
s’éloignant indifféremment des deux extrémités du bien et
du mal, poursuit l’un ou l’autre d’une manière conforme à
ses desseins. On ne doit point douter de la vérité de cette
proposition, si l’on sait qu’il ne faut pas arrêter la vraie
vertu dans son chemin.
Les Moralistes et les Théologiens soutiennent, d’accord,
que c’est reculer que de ne pas avancer dans sa route ; tant
il est vrai qu’il n’est point permis à l’homme d’arrêter ses
pas dans sa course.
Lisons la Sainte Écriture, et nous verrons, en mille
endroits, qu’on y blâme hautement la tiédeur de ceux qui ne
sont ni bons ni méchants, et que Dieu lui-même préfère, à
une dévotion tiède, une malice consommée. Écoutons
particulièrement ce qu’on nous dit dans l’Apocalypse :
« J’aimerais mieux que tu fusses tout à fait chaud, ou tout à
fait froid ; mais parce que tu es tombé dans la tiédeur, je
vais te vomir. »
Il paraît donc que c’est un homme de grand sens celui
qui fait le mal, mais qui travaille à consommer sa mauvaise
action d’une manière extraordinaire et parfaite. C’est la
volonté humaine qu’il faut accuser, si son penchant naturel
pour le mal l’entraîne et la trompe, lui faisant choisir ce
que, suivant la raison, ou les préjugés établis, elle devrait
rejeter.
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Nous donnons bien des louanges à ces peintres qui
réussissent parfaitement à tracer sur la toile des objets
supérieurement lascifs ou difformes : la lubricité ou la
laideur ne sont pas la faute du portrait, mais de l’original.
C’est ainsi qu’une action parfaitement exécutée ne perd
point de son prix, quoiqu’elle soit mauvaise en elle-même,
et par conséquent blâmable. Quelle faute y a-t-il à suivre
l’agréable et l’utile ? On peut donc trouver louable toute
action qui nous apporte de l’utilité ou du plaisir.
Cela supposé, je cherche, mon cher lecteur, à faire cesser
ton étonnement de me voir, par une extravagance inouïe,
établir les dogmes d’une profession jugée infâme. C’est une
œuvre de charité que d’enseigner les ignorants ; et comme
l’ignorance, généralement parlant, est le partage du sexe,
on doit trouver bon que je prenne soin d’instruire les
femmes sur tout ce qu’elles doivent savoir pour bien
exercer la profession qui leur est si commune. Heureux, si
je puis obtenir qu’en suivant mes préceptes, elles ne
méprisent point le métier de Putain.
Ce terme de Putain blesse peut-être tes oreilles
délicates ; c’est cependant le mot propre, nécessaire même,
dont on doit se servir dans un ouvrage instructif, afin que
tout le monde puisse comprendre d’abord de quoi il s’agit :
car les termes de Prostituée, de Concubine pourraient le
rendre obscur. On parle ici à toutes sortes de femmes, à
celles mêmes qui sont du plus petit entendement. On doit
donc préférer à tout autre le mot de Putain, puisqu’il n’y a
personne qui en ignore la force et la vraie signification.
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Je désire surtout que les femmes ne dédaignent point
professer un art qui a été heureusement inventé pour le
soulagement de l’humanité ; un art qui plaît à ceux-ci, qui
ne déplaît pas à ceux-là, un art qui est utile même aux gens
les plus distingués.
Il est inutile d’en faire de longs éloges, fondés sur
l’autorité des Anciens et sur les raisons pour lesquelles on
en permet l’exercice dans les villes les plus policées et les
plus catholiques. Si quelqu’un a envie de s’instruire du
mérite de cette profession, et d’en pénétrer tous les
mystères, il n’a qu’à lire La Place universelle.
C’est étonnant ! On établit des dogmes pour des
exercices infiniment dangereux pour l’homme ! On donne
publiquement des instructions sur la guerre, sur l’invention
toujours fertile des instruments belliqueux, uniquement
destinés à massacrer, à détruire l’espèce humaine ! On ne
blâme pas celui qui écrit sur le point d’honneur et sur les
duels, que les lois, dictées par l’humanité, ne cessent de
défendre ! Et l’on osera censurer un auteur qui voudra bien
indiquer aux femmes le vrai chemin par où se perfectionner
dans le métier le plus utile, le plus nécessaire à la
conservation de notre espèce !
On donne d’abord à ce livre le titre de Rhétorique, parce
que tout est art chez les femmes, et particulièrement chez
les Putains ; tout est artifice chez elles pour persuader et
pour tromper les hommes ; et, par ce qu’il renferme, il
désigne, il met au jour les finesses les plus cachées, les
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ruses les plus subtiles qu’imaginent et emploient les
Courtisanes pour aller à leurs fins.
N’en sois point scandalisé, mon cher lecteur ; mon but, il
est vrai, est d’instruire les femmes sur ce qu’elles doivent
faire pour être de bonnes Putains ; mais, en même temps, si
tu me lis, tu verras la nécessité où tu es de bien ouvrir les
yeux pour ne pas donner dans le Putanisme. Mes leçons
t’apprendront, en t’amusant, que ces femmes-là ne
cherchent que ta perte ; tu apercevras les pièges qu’elles te
tendront de tous côtés pour te rendre leur proie ; en
reconnaissant leurs artifices trompeurs, tu sauras les éviter.
Si tu n’es plus simple que les oiseaux, plus insensé que les
poissons, tu ne te laisseras pas prendre aux filets dont ces
traîtresses t’enlaceront pour t’y faire tomber.
Si tu étais tenté de donner à mes écrits une mauvaise
interprétation, et de te persuader que je me suis proposé
une fin malhonnête et répréhensible, tu me condamnerais à
tort, ne connaissant pas la droiture de mon intention. On
n’expose pas devant les yeux de ses semblables un objet
hideux et méprisable pour le leur faire chérir. Lis donc, non
pas pour louer, mais pour désapprouver ce qui ne mérite
que des reproches ; et je suis sûr que tu détesteras une
profession dont tu verras en plein jour la difformité.
Je t’assure enfin que plus tu avanceras dans la lecture de
cet ouvrage, et plus tu te trouveras curieux, agréable,
intéressant. Sur quelque matière que l’on écrive, l’on
cherche toujours à faire éclater son esprit, et à se rendre
utile à la société. Je ne me propose jamais de faire briller
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mon esprit dans mes ouvrages ; je n’ai jamais pensé qu’au
bonheur de l’humanité ; et, j’ose m’en flatter, sous quelque
forme que ce soit, j’ai atteint mon but.
Nous vivons dans un siècle corrompu… que dis je ? nom
vivons dans un siècle bien vertueux, où l’on ne parle que du
Milieu ; l’on ne cherche que le Milieu où se trouve la vertu.
Nous devons donc écrire sur le Milieu, parler du Milieu, si
nous voulons qu’on nom lise et qu’on nous écoute.
Mon cher lecteur, nom savons que la prudence est un
grand manteau qui couvre bien des choses : fais donc
comme tant d’autres, blâme-moi en public, je le mérite
peut-être ; mais lis-moi, fais-moi lire en secret, je le mérite
sans doute, et je serai satisfait.
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La Rhétorique des putains, Bandeau de début de chapitre
INTRODUCTION
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dit ? Elle y végétait, elle y était ensevelie presque vivante,
puisque, à l’âge de seize ans, elle n’avait pas encore goûté
le plaisir d’entrer dans le monde, et passait ses jours
malheureux renfermée toujours dans la maison lugubre de
son père. Encore si le goût d’une vie tranquille et innocente
l’eût retenue dans ce lieu ! Mais une nécessité affreuse l’y
contraignait. Cependant elle était née dans un rang
distingué, et sa plus tendre enfance s’était écoulée dans la
joie et dans le bonheur. Mais son père… Dieu ! quel
père !… après la mort de sa femme, qui était la sagesse
même, se plongea dans la débauche, et la débauche épuisa
bientôt toutes ses richesses. Sourd à la voix de la nature et
du sang, il ne pensait plus qu’il avait trois fils, qu’il avait
une fille ; il dissipa tout son bien, et précipita avec lui ses
enfants dans le gouffre de la misère : tel est l’aveuglement
dont nous frappent nos passions qui nous font négliger,
oublier même nos devoirs les plus sacrés.
La nécessité la plus pressante poussa bientôt les trois
garçons à chercher ailleurs leur subsistance par leur travail
et leur industrie ; mais la pauvre fille, abandonnée presque
entièrement de son père, se levait, se couchait avec la faim,
et le peu de pain qu’elle mangeait n’était assaisonné que de
ses larmes ; elle travaillait, à la vérité, sans se rebuter ; mais
l’ouvrage de ses mains suffisait à peine à gagner de quoi
couvrir sa nudité. C’est pourquoi, non seulement elle
n’osait pas sortir, mais elle ne pouvait non plus se mettre
aux fenêtres, parce que son père, dans le dessein de cacher
sa honte, les avait fait fermer par des treillis de bois, au
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travers desquels elle pouvait bien voir les passants, mais
sans être vue.
Il arriva un jour que, par une occasion extraordinaire, il
se faisait dans la ville une réjouissance publique et
solennelle. Elle était toute seule à la maison, et pour tout
soulagement, elle regardait au travers de la jalousie le
monde qui passait. Mais était-ce un vrai soulagement pour
elle ? Non ; c’était le plus cruel tourment. Voir toute la ville
dans la joie ; voir les gens, même les plus abjects, bien
parés, très contents, et elle prisonnière, affamée, elle
presque nue… au beau printemps de son âge… Dieu ! dans
un état si affreux, qu’il est difficile de ne pas renoncer à la
vertu !
Elle distingue parmi la foule une vieille, couverte de
haillons, qui marche les yeux baissés, un chapelet à la main,
un crucifix devant sa poitrine, et qui à chaque pas soupire
vers le ciel ; elle voit que cette femme s’arrête devant sa
porte, frappe, et d’une voix plaintive demande un verre
d’eau au nom du Sauveur.
Angélique — c’est le nom de cette fille — émue de pitié,
descend, lui ouvre et veut partager avec elle le seul morceau
de pain qu’elle gardait pour son souper.
Marthe — c’est le nom de la vieille — l’en remercie
vivement, ferme la porte, l’embrasse avec la plus grande
tendresse, l’arrose de larmes qui ne lui coûtent rien, et la
prie de la manière la plus affectueuse de vouloir l’écouter.
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Angélique, douce et sensible, l’introduit dans sa chambre
et voici leur entretien :
MARTHE
Oh ! ma chère Angélique, que votre état est cruel ! que je
vous plains de tout mon cœur ; et mes soupirs et mes larmes
vous témoignent assez combien je suis touchée de la peine
où je vous vois.
ANGÉLIQUE
La pitié que vous avez de moi pénètre mon âme ; mais
comment me connaissez-vous ma bonne ?
MARTHE
Ah ! mademoiselle, je vous connais plus que vous ne
croyez ; je prends à votre affliction plus d’intérêt que vous
ne pensez. Il y a quelques années que je rendis à votre
maman trois ou quatre visites ; vous me vîtes bien, mais
vous ne vous en souvenez pas, vous ne me reconnaissez pas
peut-être. Ah ! la bonne dame. Si elle eût voulu m’entendre,
elle ne serait pas au tombeau.
ANGÉLIQUE
J’en ai quelques idées ; mais que votre discours me
surprend ! que voulez-vous dire avec cela ?
MARTHE [2]
Je dis et je soutiens que si votre maman avait voulu
suivre mes conseils, elle vivrait encore, et vous ne gémiriez
pas dans un état si pitoyable. Elle était trop sage, et quand
on l’est trop, on ne l’est point. Elle savait bien que votre
père aimait ailleurs, et elle faisait semblant de ne pas s’en
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apercevoir. Un jeune militaire qui fréquentait votre maison,
avait su trouver le chemin de son cœur ; elle ne put pas
s’empêcher de l’aimer, il en était digne ; mais des scrupules
peu de saison l’agitaient sans cesse ; elle ne voulut jamais
m’écouter, elle voulut étouffer dans son sein sa passion
inquiète et violente ; et c’est cette passion, beaucoup plus
que les chagrins que votre père lui causait, qui a avancé son
âge, qui a miné son corps, qui l’a plongée dans le tombeau.
ANGÉLIQUE
Tout ce que vous me dites là, ma bonne, me met hors de
moi-même. Mais ce qui m’inquiète le plus, c’est que,
lorsque je m’attendais à avoir avec vous un entretien
spirituel, je vois que vous n’êtes, à dire le vrai, qu’une
entremetteuse, c’est-à-dire que vous vous mêlez de
commerces illicites.
MARTHE
Bon Dieu ! que vous êtes innocente, mademoiselle. Je me
plais bien à m’entremettre de beaucoup de choses, mais
jamais de choses illicites. Qu’est-ce que vous appelez
illicite ?
ANGÉLIQUE
Tout ce qui est défendu par les lois divines et humaines.
MARTHE
Très bien, mademoiselle. Mais je ne suis point capable de
vous proposer une chose défendue par les lois ; je ne veux
vous parler que des choses que la nature conseille, même
qu’elle ordonne. Sachez d’abord que ce que vous appelez
lois ne sont que des préjugés funestes et injustes qui ne font
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que répandre l’amertume sur nos jours malheureux… Si je
vous donnais le conseil de vous rendre religieuse, de
devenir l’épouse du Très-Haut, trouveriez-vous mon conseil
excellent ? auriez-vous alors bonne opinion de moi ?
ANGÉLIQUE
Que voulez-vous que je vous dise, ma bonne ? Il faudrait
deux choses pour exécuter votre conseil : de la vocation et
de l’argent. Aucune voix ne m’y appelle, je ne ferais que
changer de prison ; je sens bien que le cloître serait pour
moi une prison plus commode, mais un repentir forcé
pourrait m’y attendre. Et puis quand je pense que l’avidité
ecclésiastique fait acheter si cher une longue captivité, j’en
frémis d’horreur.
MARTHE
Dieu soit loué ! Votre discours est plein de raison. Par
bonheur, si l’on doit se régler sur la rumeur publique, on va
bientôt démolir ces prisons infernales. Mais si, pour vous
tirer de la misère qui vous accable, je vous proposais
d’ouvrir votre cœur à de tendres sentiments, d’écouter la
voix de la nature, de mettre au jour vos charmes invincibles,
d’étaler vos appas, de rendre heureux quelques jeunes
amants, en vous rendant vous-même et riche et heureuse,
qu’en diriez-vous ?
ANGÉLIQUE
Oh ! vous allez bon train, ma bonne. Vous ne me parlez
point de mariage, je vous le pardonne, puisque je suis
pauvre et que je sais bien qu’il n’y a point de maris où il n’y
a point d’argent ; mais vous me parlez d’amants !… je sais
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un peu de grammaire ; je sais distinguer le singulier d’avec
le pluriel. Si vous me disiez de rendre heureux un jeune
amant, cette proposition blesserait ma pudeur, mais elle ne
me révolterait pas tout à fait. Je me connais un peu, j’ai un
cœur sensible ; je ne me crois pas indigne ni incapable
d’inspirer de l’amour ; le désir ardent de m’arracher à la
misère pourrait… Dieu ! je m’égare… je me rendrai
criminelle !
MARTHE
Quel gros mot vous venez de prononcer ! Vous
criminelle ? Il est vrai que mon idée n’est pas de vous parler
de mariage, sachant, même par mon expérience, que le
mariage est une chaîne accablante, et le tombeau de
l’amour. Mon idée n’est pas non plus de faire une coquette
révoltante qui agace tout le monde et qui cherche à faire un
grand nombre de captifs à la fois. Que la raison ne vous
abandonne pas, mademoiselle, et vous verrez que c’est
plutôt un crime que de vous refuser aux vœux de la nature.
Ce jeune chevalier qui aimait tant votre mère a tourné tous
ses désirs vers vous ; il vous mettra dans l’aisance, vous le
rendrez heureux. S’il est inconstant, — car les hommes ne
le sont que trop, — vous n’en mourrez pas pour cela : après
lui un autre, et votre vie s’écoulera dans les plaisirs, dans le
bonheur. Dites ce que vous voulez, vous êtes livrée aux
horreurs de la misère et vous ne trouverez pas d’autre
moyen d’en sortir.
ANGÉLIQUE
Mais ne serait-ce pas vivre dans le crime ?
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MARTHE
Dans le crime ! Voilà ce préjugé trompeur, dont tant de
filles se laissent malheureusement gouverner… Voyez-vous
ce livre ?
ANGÉLIQUE
C’est un livre de prières, je crois.
MARTHE
Il en a au moins toute l’apparence ; mais c’est un recueil
de maximes morales qu’un abbé, mon confesseur, me donna
dans ma jeunesse ; et je vous assure qu’en le lisant, les
préjugés dont on avait nourri mon enfance, disparurent
bientôt.
ANGÉLIQUE
Mais pourra-t-il me persuader que ce n’est pas un crime
de se prostituer ?
MARTHE
Se prostituer ? Quel terme barbare ! Lisez seulement, et
vous aurez le pouvoir de mépriser l’injustice de l’opinion.
ANGÉLIQUE
Je veux vous croire ; mais il me reste une difficulté. Vous
avez, sans doute, goûté les plaisirs ; mais avez-vous été
heureuse ? Vous me dites que ce chemin est celui des
richesses et du bonheur, et vous voilà aussi pauvre que moi.
MARTHE
Ah ! mademoiselle, c’est ma faute ; c’est précisément de
mon état que vous devez tirer l’argument le plus fort, le
plus puissant, pour vous convaincre de la vérité de mon
23
discours. Mes jours s’écoulaient dans les plaisirs et dans la
prospérité, j’étais la maîtresse d’un bien considérable. Me
voyant dans la maturité de l’âge, voyant que mes adorateurs
s’éloignaient peu à peu, je fis la sottise de m’attacher à un
seul homme qui me parla de mariage ; il se lia à mon sort
beaucoup plus qu’à moi-même ; en peu de temps il dissipa
tout mon bien et mourut, après m’avoir précipitée du sein
de l’opulence dans une affreuse misère. Apprenez de cela,
mademoiselle, à ne jamais penser à l’hymen, ou à y penser
fort tard ; ou à ne vous lier à aucun homme sans assurer le
bien que vous pourrez posséder.
ANGÉLIQUE
Eh bien ! ma bonne, ce livre me tiendra compagnie ; c’est
dommage qu’il faille que je travaille… je n’aurai pas tout le
temps que je voudrais…
MARTHE
Vous pourrez le lire tout à votre aise… Vous me
pardonnerez bien une grande bêtise que j’allais faire ;
j’oubliais de vous laisser une bourse, où il y a quelques
louis que ce jeune militaire m’a chargée de vous remettre.
ANGÉLIQUE
Dieu ! la honte me couvre le front.
MARTHE
C’est une honte bien déplacée. Refuser de l’argent dans
la plus grande nécessité ! Cette vertu ne se trouve plus que
dans les romans.
ANGÉLIQUE
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Vos manières sont bien obligeantes ; je l’accepte, puisque
vous le voulez bien.
MARTHE
Êtes-vous donc disposée à apprendre ma rhétorique ?
ANGÉLIQUE
Rhétorique ? je ne comprends rien à ce mot.
MARTHE
À prêter l’oreille à mes leçons pour vous rendre savante
et vertueuse.
ANGÉLIQUE
Vertueuse ? Vous me faites rire, ma bonne.
MARTHE
Je ne badine point. Vous devez savoir, sans doute, que la
vertu se trouve dans le milieu ; donc…
ANGÉLIQUE
Ah ! ah ! je vous comprends à présent. Eh bien ! revenez
demain, et je prendrai avec plaisir ma première leçon.
25
1. ↑ Elle vit encore.
2. ↑ On prie le lecteur de se souvenir toujours que c’est une maquerelle qui
parle, une femme qui fait métier de débaucher et de prostituer des filles.
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La Rhétorique des putains, Bandeau de début de chapitre
LEÇON PREMIÈRE
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ANGÉLIQUE
Je l’ignore ; mais qu’il soit sorti ou non, cela ne nous fait
rien… entrez… asseyez-vous.
MARTHE
Si votre père nous surprend ensemble, vous croyez
donc…
ANGÉLIQUE
Il sait déjà que vous êtes venue ici et il n’en est point
fâché… Ah ! vous froncez le sourcil d’étonnement ?
Écoutez-moi, s’il vous plaît. Vous ne fûtes pas plutôt sortie
de chez moi, qu’adieu le travail ; je pris votre livre, et je le
parcourais rapidement. J’étais attachée avec tant d’avidité à
la lecture de ce nouveau traité de morale, que je n’entendis
point mon père lorsqu’il entra. Il était même dans mon
cabinet, à côté de moi, et je continuais à lire sans
l’apercevoir…
— Bon ! bon ! s’écria-t-il…
À ces mots, je tressaillis de peur, le livre me tomba des
mains, une pâleur mortelle couvrit mes joues, je me jetai à
ses pieds toute tremblante, et je m’attendais au moins aux
reproches les plus sévères.
— Lève-toi, me dit-il d’une voix tranquille, tu ne connais
pas bien mon cœur : j’aime à voir que tu te prêtes enfin à la
lecture de cette sorte d’auteurs. Voici les livres qui
dégourdissent l’esprit, qui le forment, qui le cultivent, qui le
perfectionnent ; tu commenceras, sans doute, à te façonner,
à te polir pour le commerce du monde.
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— Ah ! mon père, accablez-moi plutôt des reproches les
plus durs ; punissez-moi, si je vous déplais ; car vos
louanges renferment une ironie trop sanglante.
— Point du tout, ma fille, — et, en disant cela, il me serra
dans ses bras avec la plus grande tendresse, — l’exemple
que ta mère te donna ne saurait jamais diriger tes pas dans
le monde ; toutes ses vues, et tu n’ignores pas que j’en
témoigne de temps en temps mon indignation, toutes ses
vues, dis-je, ne tendaient qu’à te rendre ennemie de la
société, qu’à t’inspirer le désir insensé d’être toute ta vie
emprisonnée dans un couvent. Que dirait-elle, si elle vivait
encore, en voyant que nous allons abolir ces retraites de la
fainéantise et du désespoir ? Elle s’écrierait, sans doute :
« Voilà comme l’on défend la religion en France ! » Pour
moi, je me réjouis de pouvoir donner une bonne citoyenne à
l’État ; il n’y a que ces livres qui puissent dissiper les
préjugés impérieux et effacer les dangereuses impressions
d’une mauvaise éducation. L’homme est fait pour vivre
heureux, la femme est faite pour le rendre tel, voilà l’ordre
de la nature : une fausse dévotion nourrie par la lecture des
livres qui ne sentent que le monachisme, ne sert, sous le
masque de la vertu, qu’à nous rendre bourrus, chagrins,
misanthropes, malheureux… Je ne dis pas que tu passes
d’une extrémité à l’autre ; tu as assez d’esprit pour éviter les
excès et pour ne t’attacher qu’au milieu. Ah ! si j’avais de
l’argent, je ne tarderais pas un instant à te procurer un
ajustement de goût et avantageux à ta beauté… Oui, tu es
assez bien faite, et d’une figure distinguée ; mais on ne
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regarde aujourd’hui qu’aux habillements. Quoique pauvre
de biens, si tu étais parée… quelqu’un pourrait se
présenter… tes traits, tes manières pourraient fixer son
cœur… il saurait nous tirer de l’état affreux qui nous
accable.
Encouragée par ce discours, je m’écriai :
— Ah ! mon père, je vois que la providence qui dirige
tous les événements de ce monde, nous a ménagé une
ressource et va seconder vos désirs. Hier, pendant que vous
étiez dehors, au moment où je venais d’achever une
neuvaine que j’avais faite à la Sainte-Vierge, une bonne
femme, — et je lui traçai votre portrait — me porta cette
bourse, où il y a bien des louis ; mon cœur et ma main
refusèrent constamment ce don suspect ; mais elle eut la
ruse de la laisser sur la chaise, comme par mégarde, en
sortant.
Voilà, ma bonne, le premier mensonge qui a souillé ma
bouche ; il était certainement écrit sur mon visage que je
sentis tout en feu ; mais mon père n’y fit pas attention, ou
fit semblant de ne pas s’en apercevoir.
— Cette bonne vieille, continuai-je, m’assura que c’était
un jeune militaire qui, dans une bonne vue, nous faisait ce
présent ; que ce jeune homme avait jadis fréquenté notre
maison, et que nous ayant connus dans l’opulence, vus
ensuite dans la misère, il avait fait vœu, à la dernière guerre,
de nous prêter des secours, s’il en revenait victorieux. Elle
me laissa enfin ce livre, en disant : « On croit que vous
pensez à vous cloîtrer, mais lisez ce livre, et vous changerez
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d’avis. » Je commençais à le parcourir avec distraction,
lorsque vous êtes rentré ; mais si vous jugez sérieusement
que la lecture en soit dangereuse, je le rendrai, ou je le
jetterai au feu.
Vous voyez, ma bonne, que ce n’est que le premier pas
qui coûte, et que la langue une fois déliée pour la fausseté,
n’a plus aucune peine à mentir.
Mon père ne fit que parcourir la table du livre, puis il le
remit entre mes mains en souriant : il prit d’un air satisfait
la bourse et l’argent ; il sortit, et une heure après, il revint
avec une marchande de modes et une tailleuse. Ah ! ma
bonne, quel plaisir pour moi de pouvoir, après plusieurs
années, recommencer ma toilette, paraître dans le monde,
voir, être vue, plaire… Dieu ! que mon cœur ne peut
contenir la joie dont je me sens transportée !
MARTHE
Je prévoyais bien qu’un heureux succès couronnerait mes
soins. Il y a des pères qui prétendent faire aimer la vertu à
leurs enfants, quand ils ne la pratiquent pas eux-mêmes ; et
l’on sait bien que, si l’exemple que l’on donne est en
contradiction avec les préceptes, ceux-ci ne sont jamais
sacrés, ni indélébiles. Mais puisque votre père, après sa
mauvaise conduite, ouvre votre cœur aux sentiments
délicieux de la liberté et de l’amour, cela doit faire taire
bien des scrupules…
Voulez-vous donc prendre votre première leçon ?
ANGÉLIQUE
31
Oui, ma bonne, mais qu’elle ne soit pas longue, parce que
j’attends la tailleuse.
MARTHE
Je dépêcherai ; écoutez-moi très attentivement. Je vais
donc vous prouver évidemment que vous êtes maîtresse
absolue de votre petite affaire, que vous êtes en pleine
possession de votre corps, et que vous pouvez, sans
scrupule, en faire toujours ce que bon vous semble. Ma
proposition vous paraît étrange ; vous direz peut-être
qu’elle choque horriblement le bon sens, la bienséance et
l’honneur. Mais je saurai bien la confirmer et la mettre en
évidence par des exemples, par des autorités, et par la
raison même qui, bien éclairée, doit être le guide fidèle de
nos actions.
ANGÉLIQUE
Eh ! bon Dieu ! Vous allez me faire un sermon divisé en
trois points. N’oubliez pas, je vous prie…
MARTHE
Que vous attendez la tailleuse. Que cela ne vous empêche
pas d’avoir attention à ce que je vais vous dire. Je
commencerai d’abord à vous prouver ce que j’avance, par
des exemples incontestables, et ma première leçon finira
quand il vous plaira.
L’homme est né libre, et la nature prévoyante et
industrieuse lui a donné un penchant insurmontable au
plaisir… Vous savez bien, mademoiselle, que lorsqu’on dit
homme, on dit l’un et l’autre sexe.
ANGÉLIQUE
32
Ah ! ma bonne, cette proposition me fait bien rire. Elle
me rappelle une jolie historiette que me fit une de mes
amies, quand j’étais pensionnaire dans le couvent, mais que
j’ai presque entièrement oubliée… Un certain prêtre… le
jour des Cendres… était bien embarrassé, ne sachant ce
qu’il devait dire aux femmes… De grâce, si vous savez cela
ne me privez pas du plaisir de l’entendre.
MARTHE
Mais, mademoiselle, pourquoi voulez-vous
m’interrompre, et m’obliger à sortir du sujet de notre
entretien ?
ANGÉLIQUE
Ayez, je vous prie, cette complaisance pour moi, et vous
me verrez toujours la plus grande docilité à vos instructions.
Vous venez de me dire que l’homme est né libre ; pourquoi
ne voulez-vous pas que je sois libre de vous interrompre et
de vous faire des questions ? Tout servira à m’instruire, ma
bonne.
MARTHE
Je vois bien qu’il n’y a pas moyen de reculer. Il y eut un
prêtre, en Italie, qui avait fait si bien ses études, qu’à peine
savait-il lire le noir sur le blanc. Il venait d’être consacré,
lorsque le mercredi des Cendres, s’étant levé de très bonne
heure, il se rendit chez son oncle qui était curé, et lui dit :
« — Je dois, ce matin, pour la première fois donner les
cendres ; je sais bien qu’il faut en marquer le front des
fidèles en forme de croix, mais on ne m’a appris qu’une
formule que je trouve bien imparfaite : « Ô homme,
33
souviens-toi que tu es poudre, et que tu retourneras en
poudre ». Cela va bien pour les hommes, mais pour les
femmes, que devrai-je leur dire ? »
Le bon curé rit d’abord aux éclats, puis il répondit :
« — Ta tête est celle d’une bête : homme et femme ne
doivent faire qu’un. »
Le neveu le remercia et sortit, bien persuadé que les mots
que son oncle venait de prononcer étaient la formule dont il
devait se servir en donnant les cendres aux femmes. Il
écrivit ces paroles sur un morceau de papier, les étudia
longtemps pour les apprendre par cœur ; mais sa mémoire
était si heureuse, que quand il fut à l’autel, il ne s’en
souvenait plus que confusément. On vous dira peut-être
qu’il avait mis le morceau de papier dans le gousset de sa
culotte ; cela est très vrai.
Pour se tirer d’affaire, que fit-il, que dit-il ? Lorsqu’un
homme se présentait, il lui disait bien : « Ô homme,
souviens-toi, etc. » ; mais quand une femme se mettait à
genoux devant lui, il lui disait : « Mon intention est de vous
faire la cérémonie, selon ce que j’ai dans ma culotte.»
Certainement, il prononçait ces mots sans malice ; mais une
vieille baveuse fut tellement scandalisée de cette cérémonie,
qu’en sortant de l’église, elle alla le dénoncer
charitablement devant le tribunal de l’odieuse Inquisition ;
et le pauvre prêtre tomba bientôt entre les griffes de ce
monstre horrible, qui est bien terrassé, frappé, mais qui
malheureusement respire encore.
ANGÉLIQUE
34
En vous remerciant, ma bonne, continuez à présent votre
leçon.
MARTHE
L’homme est né libre, et un penchant invincible attire un
sexe vers l’autre. La nature qui a donné à presque tous les
corps une vertu attractive, n’a pas manqué de la donner
surabondamment à son chef-d’œuvre, à l’homme et à la
femme. Mais cette qualité, cette vertu qui, dans les autres
corps s’appelle attraction, dans l’homme et la femme doit
s’appeler plus proprement : con-vit-traction. L’homme et la
femme font donc un grand tort à la nature toutes les fois
qu’ils ont la témérité ou la folie de contrarier cette liberté,
de résister à cette irrésistible convittraction.
Tel a été le sentiment de l’antiquité la plus reculée. Dans
ces temps heureux, où il n’y avait pas tant de livres
barbouillés par la main des hommes qui se disaient inspirés
d’en haut, nos vieux pères n’écoutant d’autre voix que celle
de la nature, ne pensaient qu’à se convittriser, qu’à croître,
qu’à multiplier. La libre union des deux sexes, loin d’être
considérée comme une action criminelle ou blâmable, était
au contraire regardée comme un acte solennel d’obéissance
à la loi de notre mère commune ; et tous ceux qui se
distinguaient le plus dans ce grand œuvre d’humanité,
entendaient partout sonner leurs louanges ; ils étaient
comblés d’honneurs pendant leur vie, et, après leur mort, ils
obtenaient des temples et des autels.
Cela est si vrai que, même après leur apothéose, ces
héros déifiés, selon le témoignage de leurs prêtres,
35
quittaient souvent leurs demeures célestes pour venir ici-bas
baiser des filles et des femmes.
Vous direz sans doute que le témoignage de ces prêtres
est faux ; j’en demeure d’accord : mais croirez-vous mieux
au témoignage de nos pontifes et de nos moines, lorsqu’ils
ont fabriqué tant de prodiges pour déifier leurs confrères ?
Il a toujours fallu des miracles pour le peuple qui n’aime
que le merveilleux. Or les faux miracles de l’antiquité
servaient au moins à établir des vérités innées et conformes
au vœu le plus ardent de la nature ; au contraire, les
miracles inventés par nos ecclésiastiques ne servent qu’à
établir des dogmes incroyables et des maximes absurdes
contre nature. D’où vient que ces prodiges ont cessé ; que
nos pontifes mêmes ont supprimé ces impostures dans des
temps plus éclairés ? Il n’y a plus que quelques-uns du bas
peuple qui se laissent encore éblouir par le récit de nos
vieux miracles. Au contraire, la Mythologie grecque,
quoique embellie par des faits surnaturels, même inventés,
méritera toujours l’admiration de la postérité la plus
éloignée. Mais remettons-nous en chemin, et commençons
par Jupiter, le premier dieu des payens.
Il fut d’abord épris d’amour pour sa sœur, et comme il
aimait souvent à se métamorphoser, il se déguisa en coucou
pour s’amuser avec elle. Il vola dans ses mains, puis sur son
sein, puis plus bas, et cherchait à donner des coups de bec
dans son nid. Junon s’aperçut du stratagème, et consentit
bien à prendre l’oiseau dans la cage, mais à condition
qu’elle deviendrait sa femme, et cela fut fait.
36
ANGÉLIQUE
Frère et sœur ? Mon Dieu !… mais pourquoi se
métamorphoser en coucou ?
MARTHE
Ah ! mademoiselle, sachez que la Mythologie grecque,
outre les vérités naturelles qu’elle renferme, est pleine
d’allégories les plus ingénieuses. Jupiter prévoyait bien que
sa sœur voudrait devenir son épouse : il se déguisa en
coucou, parce que cet oiseau est le symbole du mariage, de
même que la colombe est le symbole de la simplicité ; le
renard, de la ruse ; le lion, de la valeur ; le chien, de la
fidélité, etc… Car qui dit coucou, dit cocu ; et l’on sait bien
que cocuage et mariage sont presque synonymes.
Il vit après la belle Europe, fille d’Agénor, roi de
Phénicie, et l’enleva sous la figure d’un taureau, la tenant
bien serrée avec sa queue.
ANGÉLIQUE
Sous la figure d’un taureau ? Quelle allégorie y trouvez-
vous, ma bonne ?
MARTHE
Cela signifie que lorsque les hommes ont tenté
inutilement tout autre moyen, ils emploient, pour réussir, la
force et la violence, dont le taureau est le symbole. Il aima
encore la belle Antiope, et la surprit sous la figure d’un
satyre.
ANGÉLIQUE
Donnez-m’en, je vous prie, l’explication allégorique ?
37
MARTHE
On sait qu’un satyre est moitié homme, moitié bouc ; et
comme le bouc a plusieurs chèvres qui lui sont soumises, il
se métamorphosa de la sorte, pour faire voir qu’on n’est pas
obligé de boire toujours dans le même verre. Il baisa aussi
Léda, fille de Pindare, sous la figure d’un cygne ; cet oiseau
est le symbole de la poésie : cela signifie donc que
composer et chanter des chansons amoureuses à la louange
de sa maîtresse, est le moyen le plus propre pour gagner son
cœur. Il se glissa dans la tour de Danaé, métamorphosé en
pluie d’or ; cela prouve évidemment que pour ouvrir la
porte du Paradis, le moyen le plus assuré est d’avoir une
clef d’or.
ANGÉLIQUE
Permettez-moi de vous dire ouvertement ce que je pense.
Cette métamorphose me plaît beaucoup plus que toutes les
autres, et… mais on frappe à la porte… C’est la tailleuse…
À demain, ma bonne.
38
La Rhétorique des putains, Bandeau de début de chapitre
LEÇON II
ANGÉLIQUE
Venez, venez, ma bonne. Ah ! si vous saviez quel songe
j’ai eu cette nuit ! Je vous attendais avec la dernière
impatience pour vous en parler. Vous en rirez peut-être, et
j’en ai ri moi-même, étant éveillée. Par malheur, les songes
ne sont que mensonges.
MARTHE
Ne dites pas cela, mademoiselle. Cela est vrai
quelquefois, mais pas toujours ; autrement nous devrions
regarder avec mépris tant de mystères incompréhensibles
qu’on nous propose à croire, qui cependant ne sont fondés
que sur des songes. Qu’avez-vous rêvé, mademoiselle ?
ANGÉLIQUE
39
Mon Dieu ! j’ai rêvé que j’étais métamorphosée en
serrure ; qu’un petit dieu s’est présenté pour m’ouvrir, et
qu’il m’a ouverte avec la plus grande facilité, parce qu’il
avait empoigné une grosse clef qui me paraissait d’or
massif… le trou petit, la clef grosse, mais d’or… j’y vois du
mystère ; mais, hélas ! on m’a dit mille fois que c’est en
sens contraire qu’un songe s’interprète.
MARTHE
Pas toujours, mademoiselle. En général les songes sont le
tableau de notre vie. Il est très naturel que nos idées,
particulièrement lorsqu’elles deviennent familières et vives,
se retracent pendant le sommeil. Ce songe doit donc vous
rappeler notre entretien : hier nous avons parlé de Jupiter,
de la tour de Danaé, de la pluie d’or ; vous avez fait tout de
suite une bonne réflexion, et vous avez dit que vous
trouviez cette métamorphose beaucoup plus agréable que
toutes les autres. Je veux croire que vous languissez d’être
pleinement convaincue que l’on peut, sans scrupule, et
ouvrir et se laisser ouvrir ; peut-être que dans cette douce
idée vous vous êtes endormie ; y a-t-il rien de plus naturel
que d’avoir songé à la petite serrure et à la grosse clef ?
Cette clef était d’or ; vous devez donc en tirer d’heureux
présages, et prévoir le sort agréable qui vous attend.
ANGÉLIQUE
Dieu veuille que ces pressentiments ne me trompent
point. Mais, continuez, s’il vous plaît, à m’instruire.
MARTHE
40
Je ne vous entretiendrai plus sur les artifices et les
déguisements dont Jupiter se servait pour s’unir aux belles
mortelles. Il suffit de vous dire que, malgré toutes ces
convittractions, que nos dévots appelleraient des énormités,
les sages payens en firent leur premier dieu, lui donnèrent
un trône éclatant et plus élevé que celui des autres
immortels, et lui attribuèrent ces sublimes prérogatives qui
ne conviennent qu’au maître absolu de la nature.
ANGÉLIQUE
Parlez-moi donc des autres dieux. J’imagine bien que si
le premier dieu était si vaillant, les autres n’auront pas
prêché le célibat, ni la chasteté.
MARTHE
Il n’était réservé qu’à nos vieux pontifes de prêcher une
doctrine si dénaturée.
Apollon aima à monter à cheval aussi bien que Jupiter,
son père.
Neptune épousa bien Amphitrite, mais la belle Scylla lui
fit changer de monture.
Le dieu Pan savait parfaitement bien jouer de la flûte, et
les Nymphes qui fuyaient ses poursuites étaient sur-le-
champ métamorphosées en roseaux, en pierres, etc. Vous
voyez que la pruderie ne plaît point aux dieux.
Encore deux mots sur Priape, qu’on peut, avec justice,
appeler le dieu de la convittraction. Comme dans nos
temples on voit suspendre des yeux, des oreilles, des bras et
des jambes, en témoignage de guérisons qu’on croit opérées
41
par les prières de nos saints, de même on voyait les temples
de Priape couverts partout de Cons et de Vits, en
témoignage des courses victorieuses qu’on avait faites dans
les Pays-Bas.
ANGÉLIQUE
Mais vous ne m’avez parlé que des dieux. Je m’étonne
que vous ne me disiez rien des déesses, et de Vénus en
particulier.
MARTHE
Cette déesse est si connue de tout le monde, que je
croyais inutile de vous en parler. Y a-t-il quelqu’un qui
ignore ses galanteries ? On sait que son plaisir était de
couronner hautement le pauvre Vulcain, son époux, et
qu’elle s’attachait tour à tour à Mercure, à Mars, à Bacchus,
à Anchise, à Adonis. Enfin, pour conclure, je vous dirai
qu’il n’y avait point de pays, où quelque dieu ne descendît
de temps en temps du ciel pour coucher avec des femmes.
Parlons, maintenant, des exemples que…
ANGÉLIQUE
Ma bonne, je veux vous faire auparavant, si vous me le
permettez bien, une petite objection. On me parlait, dans le
couvent, de deux déesses, Diane et Faune. Pour m’engager
au célibat, on me disait que, parmi les payens, on respectait
Diane, parce qu’elle avait gardé une virginité perpétuelle, et
qu’elle voulait que ses nymphes fissent avec elle ce vœu
singulier ; qu’elle chassa de sa compagnie la nymphe
Calisto, parce qu’elle s’était laissé surprendre par Jupiter ;
et qu’elle changea en cerf le pauvre Actéon, et le fit dévorer
42
par ses propres chiens, parce qu’il avait eu la curiosité de la
regarder dans le bain.
En cas de mariage, on me proposait l’exemple de Faune,
en me disant que cette femme fut mise au nombre des
immortelles, parce qu’elle se contenta toujours d’un seul
homme ; et qu’aussitôt que son mari fut mort, elle lui garda
une fidélité si exacte, qu’elle ne sortit pas de sa chambre le
reste de sa vie, et qu’elle ne parla depuis à aucun homme.
Qu’avez-vous à répondre à tout cela, ma bonne ?
MARTHE
Ah ! ah ! mon rire est ma première réponse. Ne savez-
vous pas, mademoiselle, que Diane est le vrai modèle de
nos dévotes hypocrites ? On appelle Diane la déesse
triforme, parce que, ayant à faire trois fonctions différentes,
elle avait aussi trois noms, et soutenait trois caractères bien
différents. Dans le ciel, on l’appelait la Lune, et alors elle
était changeante, capricieuse, et se plaisait fort bien à faire
les cornes. Dans les enfers, on la nommait Hécate, et elle
était alors cruelle et impitoyable. Ce n’était que sur la terre
et dans les forêts qu’elle était, ou paraissait au moins, chaste
et d’une délicatesse extrême sur l’honneur. Peut-on être
chaste et aimer excessivement les sociétés et les festins ?
Diane les aimait tellement que le roi de Calydon ayant
régalé tous les dieux, à la réserve de Diane, parce qu’il
croyait offenser sa pudeur en l’y invitant, cette déesse
irritée s’en vengea en envoyant sur les terres de ce prince un
énorme sanglier qui y fit d’affreux ravages.
43
Enfin, on sut bien découvrir ses amours avec Endymion,
berger de la Carie. Voilà votre Diane, et son beau vœu de
virginité perpétuelle. Vous pouvez voir si j’ai eu raison de
vous dire que cette déesse est le plus parfait modèle de nos
dévotes hypocrites, ou pour mieux dire de nos dévotes
triformes : car dans les rues et dans les églises elles sont des
anges ; dans leur maison elles sont des diables ; mais dans
certaines sociétés, pendant certains tête-à-tête, elles savent
bien s’amuser avec leurs Endymions.
L’exemple de Faune me fait bien rire davantage. Une
femme qui perd son mari lorsqu’elle a passé l’âge mûr, qui
décline à la vieillesse, dont le visage est décrépi, et le sein
tombe en ruine, fait prudemment, si elle méprise le monde
qui la fuit déjà, puisque l’on n’allume plus de chandelles
devant les vieux saints. De même qu’une vieille marchande
de modes qui, n’ayant plus chez elle que de vieux chiffons,
et se voyant par malheur dans l’impossibilité de rajeunir
son étoffe, se met à prêcher contre le luxe, et ferme sa
boutique, en disant qu’elle déteste un si vilain métier.
ANGÉLIQUE
Je vois bien, ma bonne, que vous voulez avoir toujours
raison.
MARTHE
Parlons maintenant des exemples que nous donnent les
différents peuples qui fourmillent sur cette petite boule qui
roule sous nos pieds, et vous verrez que leurs usages établis,
consacrés même par leur religion, confirment de plus en
plus ma proposition, c’est-à-dire que nous sommes en
44
pleine possession de notre corps, et que nous pouvons, sans
scrupule, en faire toujours ce que bon nous semble.
Voyons d’abord ce que pensent bien des peuples sur cette
œuvre d’humanité qu’on appelle chez nous le péché de
fornication.
Tout le monde sait que l’empereur de la Chine, le roi de
Pégu, le Grand Turc, et tant d’autres monarques, ont des
couvents, c’est-à-dire des sérails, où ils gardent plusieurs
milliers de filles pour leurs menus plaisirs, et leur religion
se garde bien de les condamner pour
cela.
45
46
La Rhétorique des putains, figures
ANGÉLIQUE
N’est-ce pas à ces filles que nous donnons le nom odieux
de con…cu…bines ?
MARTHE
Précisément.
ANGÉLIQUE
Savez-vous, ma bonne, que, ayant entendu plusieurs fois
parler de David et de Salomon, je disais en moi-même : « Si
ces hommes faits selon le cœur de Dieu avaient tant de
filles soumises à leur sceptre et à leurs volontés, comment
se peut-il que la fornication soit un péché ? »
MARTHE
Savez-vous, mademoiselle, que vous raisonnez fort bien.
Il est vrai que ces œuvres d’humanité, selon nos préjugés,
ne devraient pas, à la rigueur, porter le nom de fornication,
mais plutôt celui d’adultère ; car ces monarques dont je
vous ai parlé, sont mariés, comme l’étaient les deux rois
que vous venez de nommer. Mais comme il s’agit de
convittraction entre hommes et filles, le nom de fornication
n’y sied pas mal. Continuons.
Dans le royaume de Pégu, les pères et les mères louent
aisément leurs filles. Les étrangers peuvent s’en servir
autant qu’ils le veulent ; et après leur départ, les filles
rentrent dans la famille et sont les bienvenues.
Les Siamois, lorsqu’ils portent en procession leurs idoles,
c’est-à-dire leurs saints, dansent autour de leurs statues avec
47
des filles ; cela est un acte de religion pour eux, et ces
danses sont si légères, si voluptueuses, si pleines de grâces
et d’expression, qu’enfin, à force de sauter, ils tombent les
uns sur les autres, et font publiquement la danse de la
laitière.
Dans le Mogol, à l’occasion que les bramines — les
prêtres — doivent porter leur dieu en procession, il leur faut
choisir une jeune et belle fille indienne pour être l’épouse
du dieu. Vous voyez bien qu’il leur est nécessaire d’en
sonder plusieurs avant que d’en trouver une qui mérite de
plaire à la divinité. Heureuse la choisie ! Elle est menée en
triomphe et en procession à côté du dieu, et elle passe la
nuit dans le temple entre les bras de ce dieu, qui change de
figure autant de fois qu’il y a de prêtres.
ANGÉLIQUE
Mais est-ce que cette fille croit vraiment jouir de son
dieu ?
MARTHE
Les prêtres ont toujours eu, et auront toujours, si on les
laisse faire, le pouvoir magique de faire croire ce qu’ils
veulent aux peuples crédules, puisqu’ils sont parvenus à
nous faire croire que nous avons le bonheur de manger
notre Dieu. N’est-il pas vrai que nos moines et nos prêtres
ont dernièrement fait croire au peuple brabançon, que les
Saints et la Vierge Marie ont quitté le ciel pour venir
combattre avec lui, et favoriser la rébellion ? Mais cette fille
dont nous parlons, pouvait bien faire la simple, et sachant
48
que son dieu n’était qu’une statue, s’accommoder de bonne
grâce avec ses ministres, et s’en trouver mieux.
Dans le royaume de Golconde, les filles qui ouvrent
boutique à tout acheteur, forment la cinquième tribu ; car on
en compte quelquefois plus de vingt mille. Mais cette
profession n’a rien de déshonorant pour elles.
Dans la Guinée, aussi bien que dans le Pégu et dans le
Brésil, les pères et les mères offrent de bon cœur leurs filles
et sœurs aux étrangers, et ils regarderaient comme une
insulte marquée, si on les refusait.
ANGÉLIQUE
Je pense qu’elles essuyeront rarement un refus.
MARTHE
Elles ne l’essuyeraient jamais si elles étaient aussi jeunes
et aussi belles que vous l’êtes.
ANGÉLIQUE
Flattez-moi moins, et instruisez-moi mieux.
MARTHE
Parmi les nègres de la Côte d’Or, on ne reproche jamais
aux filles les effets ou les suites du commerce naturel ;
même on les estime davantage pour leur qualité de se
rendre communicables ou communicatives.
Dans le royaume de Kakongo et d’Angoy, lorsque
quelqu’un meurt, leur religion leur impose de sacrifier
quelques poules, pour marquer, sans doute, que le mort
avait été un bon coq. On se met à table ; après le repas il y a
un grand bal dans l’obscurité de la nuit. On y invite tout le
49
monde au son du tambour, pour marquer qu’on va battre la
caisse. En effet, les garçons et les filles, les hommes et les
femmes se mêlent, et dansent jusqu’à ce qu’ils se trouvent
tous trempés de sueur et hors d’haleine. La veuve même ne
peut pas refuser ses faveurs à quiconque les lui demande,
sous la condition de ne point parler pendant que l’on est en
fonction avec elle. Vous savez bien, mademoiselle, qu’il est
toujours pénible à une fille et à une femme de ne point
parler ; mais dans certaines occasions, quand une bouche
travaille, l’autre peut bien se taire.
ANGÉLIQUE
En vérité, je crois que cet usage était aussi établi parmi
les Juifs ; car je me souviens, quoique confusément, d’avoir
lu qu’un sage de cette nation disait que c’était une bonne
chose que d’aller dans une maison de deuil.
MARTHE
Ah ! que cette réflexion est charmante ! Je ne désespère
point de faire de vous une bonne élève.
Dans l’île de Madère, on voit des mariages avantageux
refusés par les parents de la fille, parce qu’ils ont appris que
le prétendu n’a jamais fréquenté les filles publiques et n’a
gagné aucune maladie convitterienne. « Un jeune homme si
retenu, disent-ils, doit être d’une condition bien faible, et ne
convient pas du tout à notre fille. »
Enfin, parmi nous, chrétiens, plusieurs savants, et
particulièrement les Basiliens et les Carpocratiens ont
soutenu que nous naissons dans l’état de nature innocente,
et que nous devrions, par conséquent, imiter Adam dans sa
50
nudité. Pour cela ils entraient tout nus dans leurs
assemblées, où chaque fille ou femme était commune,
persuadés de ne commettre ni fornication, ni adultère,
fondés sur ce précepte respectable de l’Écriture : Croissez et
multipliez. Tauchelin renouvela cette doctrine dans le
e
XII siècle, prêchant ouvertement que la fornication et
l’adultère étaient des actions méritoires ; et les plus fameux
de ces sectaires étaient appelés Turlupins en Savoie.
Ces exemples m’amènent, comme vous le voyez bien, à
parler de l’adultère, et vous verrez quelle idée s’en forment
plusieurs nations…
ANGÉLIQUE
Ma bonne, on frappe… Je crois bien que c’est assez pour
aujourd’hui… C’est la marchande de modes.
MARTHE
Mais, mademoiselle ! voilà la seconde fois que vous me
coupez la parole au plus beau de la leçon… Mes
instructions, peut-être…
ANGÉLIQUE
Que voulez-vous dire, ma bonne ? Vos instructions me
charment ; mais voici la marchande. À un autre jour.
51
La Rhétorique des putains, Vignette de fin de chapitre
52
La Rhétorique des putains, Bandeau de début de chapitre
LEÇON III
ANGÉLIQUE
Eh bien ! ma bonne, j’ai aussi rêvé, cette nuit, aux
assemblées des Turlupins ; et il me paraissait que j’étais
comme une couronne, devant laquelle plusieurs sceptres
venaient s’incliner pour lui rendre leurs hommages. S’il
arrive, avec le temps, que je me marie, je pourrais bien,
après vos instructions, devenir une bonne Turlupine.
MARTHE
Il n’y aurait point de mal à cela, mademoiselle. Ceux de
notre nation qui se laissent gouverner par les préjugés
impérieux et trompeurs, regardent l’adultère comme le fléau
53
le plus terrible de la société ; voyons si les autres peuples en
pensent de même.
Dans le royaume de Pégu, s’il arrive qu’une fille ait un
amant hors du pays et qu’en attendant elle se marie, cet
amant, à son retour, a le droit d’entrer chez elle, de la
redemander ; et le mari la lui cède pendant son séjour, et ne
fait point difficulté de reprendre la vache et le veau à son
nouveau départ.
ANGÉLIQUE
Que cela est plaisant et commode ! Mais dites-moi, je
vous prie, d’où vient que vous êtes si instruite ? Est-ce dès
votre jeunesse ?
MARTHE
Oui, mademoiselle, dès ma première jeunesse.
ANGÉLIQUE
Bon Dieu ! il faut qu’on ait donné bien des soins à votre
éducation, tandis que nos jeunes gens en sortant du collège
et nous pauvres filles en sortant du couvent, nous savons à
peine que la France est en Europe, que la Seine coule à
Paris, et le Tibre à Rome. Pour moi, je sais bien peu de
choses, et le peu que je sais, je l’ai appris par moi-même,
après la mort de ma mère, en parcourant quelques livres que
mon père m’a prêtés, mais que la nécessité de travailler et
mes chagrins ne m’ont pas permis de lire avec attention.
MARTHE
Si mes parents eussent eu assez de bien pour m’entretenir
en pension dans un couvent, qu’est-ce que j’y aurais
54
appris ? À faire des poupées, à chanter du latin inintelligible
et à manier l’aiguille. Par bonheur, mon père n’était pas
bien riche, mais ma mère était jolie, humaine ; et quoique
d’un âge mûr, elle était encore fraîche comme dans son
printemps. Un nouveau Tartufe, c’est-à-dire un jeune et joli
abbé venait presque tous les jours cueillir la rose dans son
jardin : il s’offrit à mon père pour présider gratis à mon
éducation. Mon père me dit :
— Que tu es heureuse, ma fille, de trouver un si excellent
guide pour diriger tes premiers pas dans le monde ; il veut
te cultiver, sois lui bien soumise, et n’étouffe pas les germes
précieux qu’il sèmera dans ton cœur.
Ma mère fut toujours présente à mes premières leçons ;
mon maître bouda, cessa de venir, et je ne comprenais pas
pourquoi ; enfin le voilà de retour, nous voilà tête à tête à
nos leçons. Il m’enseigna d’abord la géographie, et il
m’écrivait lui-même les plus belles réflexions physiques et
morales sur les différents usages et les religions de chaque
pays, dont nous parlions de jour en jour. Ces réflexions si
touchantes me pénétraient tellement, qu’en peu de temps je
fus l’écolière la plus soumise qu’on puisse imaginer.
Ces réflexions me sont restées, je les ai apprises par
cœur, je les ai répétées mille fois et toujours avec succès ;
voilà d’où vient que je parais fort instruite et savante.
ANGÉLIQUE
Et vous espérez d’avoir à les répéter encore, n’est-ce
pas ?
MARTHE
55
Autant que je le pourrai, mademoiselle ; et je
m’applaudis en moi-même de l’emploi que j’exerce, de
donner aux jeunes filles des talents agréables pour se rendre
utiles à la société. Mais continuons notre leçon.
Dans l’île de Ceylan, une femme a souvent deux maris
qui sont les deux frères. Les maris accordent souvent leurs
femmes aux amis, ou aux grands seigneurs, et elles en sont
plus glorieuses.
Dans l’île de Java, une des îles de la Sonde, si une
servante a envie de coucher avec son maître, elle en
demande la permission à sa femme, qui ne peut la lui
refuser sans se couvrir de honte.
À Alger, on croit que c’est un honneur pour les maris,
lorsque leurs marabouts — leurs prêtres — veulent bien
leur aider à pétrir des enfants.
Cet article de foi chez les Algériens me rappelle une jolie
histoire que je veux bien vous raconter.
Dans une paroisse de campagne près de Milan, une jeune
et jolie paysanne venait de se marier avec un de ces
hommes, dont la profession est d’aller aux foires qui se
tiennent çà et là, pour y vendre leurs petites marchandises ;
ce qui fait que ces gens-là sont absents à peu près la moitié
de l’année. Deux mois après le mariage, l’époux s’en va, et
sa femme reste seule chez elle. Elle se met souvent sur la
porte de sa maison pour prendre l’air, elle file ou tricote ; le
curé passe, la salue, s’arrête.
56
« — Bonsoir, ma chère brebis, vous voilà donc veuve
pour quelques mois ; quel dommage ! À peine avez-vous
goûté de bons morceaux, qu’il vous faut jeûner… Mais que
vois-je !… Il me paraît que vous avez arrondi votre
champ… Est-il bien vrai ? Vous êtes enceinte…
« — Enceinte ? Mon cher curé, qu’est-ce que cela veut
dire ? Je ne vous comprends pas…
« — Vous êtes déjà grosse.
« — À ce que mon mari m’a dit, je crois qu’oui.
« — Dieu ! quel cœur a votre mari ? Il vous a remplie et
a pu vous quitter ? Voilà l’ouvrage imparfait, et vous ne
ferez qu’un monstre.
« — Un monstre ! Ah ! l’idée en est affreuse ! Mon sang
frissonne, mes genoux tremblent, je me sens mal.
« — Entrons, ma chère ; moi aussi je suis un peu
enrhumé ; l’air peut vous faire du mal… Jetez-vous sur
votre lit, et calmez-vous ; il y a du remède à tout cela.
« — Pouvez-vous empêcher que je fasse un monstre ?
« — Oui bien, mon cœur ! Vous savez qu’il faut au moins
neuf mois pour perfectionner l’enfant que vous portez ; à
peine est-il commencé ; il n’est pas peut-être encore animé.
Vous ne portez donc qu’un morceau de chair ; comment
voulez-vous que tous les membres se forment et que l’esprit
y entre pour les vivifier ? Sachez qu’un mari, après avoir
rendu grosse sa femme, doit continuer à la voir, au moins
autant de fois qu’il y a de membres qui constituent notre
corps ; car aujourd’hui on y met une oreille, demain un œil,
57
après-demain un bras, un autre jour une jambe, etc., etc. Il
faut donc permettre qu’un membre forme à peu près tous les
membres de votre enfant, ou vous résoudre à faire un
monstre. »
Vous imaginez bien, mademoiselle, que la bonne
paysanne ne balança point ; elle pria même le saint prêtre de
terminer l’ouvrage, et elle ne fit pas un monstre.
ANGÉLIQUE
Oh ! je n’oublierai jamais une histoire si plaisante.
MARTHE
Dans la Guinée, où les femmes sont bien faites et
extrêmement portées aux travaux de l’aiguille, si les
étrangers, en passant, jettent sur elles un regard de
complaisance et de tendresse, s’ils leur marquent quelque
témoignage d’affection, les bons maris sont les premiers à
leur ouvrir la porte, à les faire entrer, à partager enfin avec
eux et leur table et leur lit.
Dans l’île de Socstova, les maris peuvent changer
mutuellement de femme avec les autres ; et comme le
changement de viande donne plus d’appétit, on y aime à
varier les mets au moins sept fois par semaine. Y a-t-il rien
de plus commode et de plus satisfaisant ? La musique peut
être charmante, harmonieuse ; mais si on bat toujours la
même mesure, si le chant est monotone, bientôt on s’ennuie.
Les Nasamones, nation fort nombreuse de la Lybie, ont
ordinairement plusieurs femmes, et quand l’envie leur
prend de planter des hommes, ils le font devant tout le
58
monde, presque de la même façon que les Messagètes,
après avoir fiché devant eux un bâton dans la terre. Croyez-
vous, mademoiselle, qu’on établira jamais une telle liberté
en France ? C’est cependant une des lois de l’homme.
Quand les Nasamones se marient, chacun de ceux qui ont
assisté au festin fait un présent à la mariée, mais elle n’est
point ingrate, et du consentement de son mari, elle leur
laisse frayer le chemin, et leur permet de se désaltérer tous
à sa fontaine.
Les nègres du royaume de Bennin laissent toute la liberté
à leurs femmes, — et ils en ont plusieurs — pour les
Européens. L’aîné des fils hérite de son père, son bien et ses
femmes. Il doit assigner une subsistance honnête à sa mère,
si elle est encore vivante ; les autres femmes de son père lui
appartiennent, et il peut s’en servir, sans scrupule, en qualité
d’épouses ou de concubines.
ANGÉLIQUE
Mais jouir de tant de femmes de son père, ne sont-ce pas
là des horreurs ?
MARTHE
Oui, selon les préceptes de nos docteurs ; mais vous
voyez bien que les autres peuples, guidés par les lois
simples de la nature, n’en pensent pas de même ; vous
voyez qu’ils ne regardent pas avec horreur, comme nous,
l’adultère, l’inceste et la polygamie.
Pour ce qui regarde la polygamie, sans parler de nouveau
de David et de Salomon, l’exemple du monarque d’Yémen,
59
dans l’Arabie heureuse, est d’un grand poids : car il est en
même temps roi et pontife ; cependant il entretient un sérail,
où il a au moins six à sept cents femmes.
Dans le royaume de Congo les hommes prennent
plusieurs femmes, mais à l’essai ; les femmes aussi
prennent des maris à l’épreuve ; et cela arrive, parce que les
pères se font un scrupule religieux de contraindre les goûts
de leurs enfants. Ce qu’il y a de plus plaisant dans ce pays-
là, c’est que les femmes y fument, et si une femme laisse
prendre sa pipe à un homme, elle lui donne le droit d’avoir
ses faveurs, et est obligée à d’emboucher la pipe de
l’homme.
Pour ce qui regarde l’inceste, on trouve, à quelques lieues
de Cyrène, des forêts d’une grande étendue, dans lesquelles
vivent plusieurs peuples qui ne font que suivre les
mouvements de la nature. Parmi eux les enfants jouissent de
leurs mères, les pères de leurs filles, et les frères de leurs
sœurs.
Mais ce qui va vous étonner le plus, c’est que dans la
Syrie, les Druses qui sont chrétiens, épousent
indifféremment leurs mères ou leurs filles, ou leurs sœurs,
et ils disent qu’ils ont engendré des enfants pour eux, et non
pour les autres, et que personne n’a aucun droit de leur
défendre l’usage d’un bien qui leur appartient.
À une certaine fête solennelle, après le service divin, ils
font de grandes sociétés, ils y assistent à un festin, puis
hommes et femmes se mêlent ensemble au hasard, ils
60
croissent et multiplient. N’oubliez pas, mademoiselle, que
les Druses professent le christianisme.
ANGÉLIQUE
Que cela m’étonne ! Mais je suis persuadée que vous
conviendrez avec moi, que là où les lois ecclésiastiques ou
civiles défendent la fornication, l’adultère, la polygamie et
l’inceste, il faut leur obéir, et que c’est un crime que de les
violer.
MARTHE
Sans doute, mais ce n’est que lorsque la violation de ces
lois renverse ou trouble l’ordre de la société, pour laquelle
ces lois sont émanées des puissances respectives. Mais
quand ces actions humaines ne sont que domestiques et
particulières, et qu’elles ne troublent nullement l’ordre
public, les lois se taisent, et pourquoi ? Parce que ces
actions ne deviennent criminelles et par conséquent
punissables que lorsqu’elles blessent ouvertement les
conventions faites entre les peuples et ceux qui les
gouvernent.
61
La Rhétorique des putains, Vignette de fin de chapitre
62
63
La Rhétorique des putains, figures
64
La Rhétorique des putains, Bandeau de début de chapitre
LEÇON IV
MARTHE
Après vous avoir prouvé ma proposition par des
exemples, il faut vous la confirmer aujourd’hui par des
autorités. Sachez que mon instituteur, mon Tartufe, mon
abbé, lorsqu’il me donnait ses leçons de géographie, me
dicta, un jour, un chapitre qui me parut d’abord une
digression mal placée ; mais je m’aperçus bientôt après que
son discours, quoique en apparence hors de notre sujet
principal, nous y amenait indirectement.
— Écrivez, me dit-il, et vous allez voir, par les autorités
les plus incontestables de nos moralistes, les plus
classiques, les plus accrédités, les plus catholiques, les
65
mieux suivis, que vous pouvez, sans en faire conscience, me
laisser entrer dans votre petit jardin.
Après chaque autorité, il mettait, de sa main, à la marge
des mots latins que je ne comprenais pas, mais qui étaient, à
ce qu’il me disait, les citations des passages, pour me faire
voir qu’il n’y avait rien d’inventé, et pour mieux m’en
convaincre par la confrontation.
ANGÉLIQUE
Mais vous venez de me dire que vous ne comprenez pas
le latin. Vous auriez donc dû communiquer ces écrits à
quelqu’un pour vérifier les passages en les confrontant les
uns avec les autres. Est-ce que monsieur l’abbé ne vous
recommandait pas le secret ?
MARTHE
Il me disait bien que la prudence et le secret étaient
nécessaires pour sauver la bienséance ; mais c’est qu’il se
proposait de m’enseigner lui-même le latin. Par malheur, un
mois après, l’archevêque lui conféra une très bonne cure
dans un gros village fort éloigné ; il s’en alla donc ouvrir le
chemin du salut à ses paroissiennes, et nous en pleurâmes
bien, ma mère et moi.
J’écrivis donc ce que j’ai appris par cœur, et que je vais
vous réciter. Sachez d’abord que c’est une chose très
indifférente en elle-même que de prêter l’oreille, avec
plaisir, à des discours libres et lascifs, et qu’on peut bien,
sans faire de grimaces, entendre parler de Cons, de Vits, et
de F… [1]
66
Il est aussi permis à qui que ce soit, pourvu qu’on ait des
yeux, de lire tous les livres qui, de la manière la plus
sensible, traitent du livre qui n’a que deux feuilles [2].
Vous pouvez, en toute liberté, promener et arrêter vos
regards sur les différents membres de votre corps, et les
examiner avec complaisance. Lorsque la saison est
favorable, vous pouvez vous mettre toute nue devant un
miroir, attirer votre âme toute dans vos yeux pour
contempler vos charmes, quoique vous prévoyiez que tout
cela puisse vous donner de fortes démangeaisons au bas
ventre qui vous excitent à vous gratter [3]… Ah ! ah !
laissez-moi rire un instant.
ANGÉLIQUE
Il vaut mieux rire que pleurer, ma bonne ; je serai bien
aise de rire, moi aussi, avec vous.
MARTHE
C’est qu’il se retrace, en ce moment, à mon souvenir, une
très jolie histoire dont j’aimerais bien à vous faire part, si
cela ne m’écartait pas de mon sujet.
ANGÉLIQUE
De grâce, donnez-moi le plaisir de l’entendre. Quelque
objet de curiosité détourne souvent un voyageur de son
chemin ; mais il s’y remet bientôt après, et son voyage en
devient plus agréable.
MARTHE
Une jeune comtesse, dont le mari un peu âgé, n’était pas
trop habile au travail nocturne, avait un perroquet auquel
67
en secret et dans un bon dessein, sans doute, elle avait
appris à répéter souvent ce mot : Laquais ! laquais !
Elle avait en effet à son service un jeune laquais très bien
fait. Elle voulait bien s’abaisser devant lui et agir
philosophiquement ; mais elle cherchait à accorder la
bienséance et ce qu’on appelle honneur avec sa passion.
Que fit-elle donc ? Un jour que monsieur le comte était à la
campagne, elle se mit dans l’état de simple nature, elle se
tenait devant un grand miroir, et s’y regardait, puis elle dit
tout bas :
« — Laquais ! laquais ! »
Le perroquet ingénieux et docile, qui imitait parfaitement
la voix de sa maîtresse, s’écria :
« — Laquais ! laquais ! »
Le jeune homme qui était tout seul dans l’antichambre,
accourut promptement. Il fut étonné de voir la comtesse
toute nue, il voulait reculer. La comtesse fit l’effrayée en
disant :
« — Ce n’est pas moi, c’est le perroquet. »
Elle n’en dit pas davantage, et faisant semblant de
s’évanouir, elle se laissa tomber à la renverse sur un sopha
qui était là bien à propos.
Le laquais cherche d’abord des eaux spiritueuses pour la
faire revenir, croyant tout de bon qu’elle eût perdu
connaissance ; mais voyant que ces eaux n’avaient aucune
efficacité, et sentant fort bien que l’aimant attirait l’acier, il
68
se mit à raisonner en philosophe chrétien. Il se dit à lui-
même :
« La charité ordonne de couvrir la nudité de son
prochain ; je vois, je sens qu’au lieu d’être glacée, elle est
tout en feu et n’a rien de fermé que les yeux ; elle n’a peut-
être besoin que d’être bien arrosée pour faire cesser
l’ardeur qui est aux parties de son corps excessivement
échauffées. »
Il lui donna, en effet, un lavement rafraîchissant ; après
quoi elle ouvrit les yeux et cria avec un mouvement de
colère ; mais cette colère fut bientôt apaisée, et le laquais
sortit avec la permission de rentrer toutes les fois que le
charmant perroquet le demanderait.
ANGÉLIQUE
En vérité, j’aime à raisonner, et je dis que la jeune
comtesse n’était point blâmable. Car quand on a un mari
faible et oisif, il ne doit pas se plaindre si on cherche
quelqu’un qui prenne sa place ; puisque, je le crois, l’on
n’aime pas à laisser longtemps sa terre en friche. D’autant
plus que la bonne dame ne donna aucune marque de
provocation ou de consentement au grand ouvrage.
MARTHE
Mademoiselle Angélique vous parlez vraiment comme
un ange. C’est ce que disent aussi nos moralistes ; et je me
souviens que mon abbé me prouva un jour qu’une femme,
dans certains cas, agit très prudemment, très louablement, si
elle se tient d’une manière passive et reçoit tranquillement
l’impulsion de l’agent physique ; et que cela devient même
69
un devoir, si quelque brutal, emporté par une passion
violente, éclate en menaces. Il m’allégua, à ce propos,
l’exemple de la chaste Suzanne, et il me persuada qu’elle
fut une sotte de crier et de s’opposer aux désirs des deux
saints vieillards qui voulaient se baigner avec elle.
Lorsqu’elle vit que les deux dépositaires de la loi
mosaïque étaient disposés à la noircir et à la traîner devant
les juges, elle devait d’abord dire en elle-même :
« Que la pudeur et la chasteté s’en aillent au diable,
pourvu qu’on sauve la réputation et la vie. » Elle devait
ensuite les supporter en silence [4].
ANGÉLIQUE
Mon père m’a dit, bien des fois, qu’il y avait moins à
craindre à voir se déchaîner contre nous tous les diables de
l’enfer que quelques gens d’église.
MARTHE
Et il a raison ; mais continuons. Il est donc permis de
fixer avec complaisance, non seulement nos propres
membres, mais aussi ceux d’autrui, soit dans un bain, soit
dans une rivière. L’auteur qui soutient cela ajoute :
« Pourvu que, par bonne contenance, on ait une ceinture au
milieu [5] ». Mais un de ses confrères se moque de lui, et
réplique que dans la spéculation il n’y a pas de mal à fixer
les personnes toutes nues, lors même que deux n’en font
qu’une [6].
ANGÉLIQUE
70
Mais, ma bonne, cette autorité n’est pas d’un grand
poids ; car j’ai entendu dire que ce qui est bon dans la
spéculation ne l’est pas dans la pratique.
MARTHE
On vous a trompée, mademoiselle ; car le même auteur
continue, qu’on peut, en sûreté de conscience, suivre dans
la pratique les opinions probables dans la spéculation [7].
ANGÉLIQUE
J’ai une autre objection à vous faire. Je veux bien vous
accorder que les personnes qui regardent, ne fassent point
de mal ; mais celles qui s’exposent toutes nues aux regards
avides des autres, ah !…
MARTHE
Vous me faites rire, mademoiselle. Si les spectateurs ne
font aucun péché, en faisant un libre usage de leurs yeux,
pourquoi voudrait-on captiver la liberté que la nature nous a
donnée de couvrir ou non ce que bon nous semble ? « Non,
nous dit le très révérend père Lesseau, non, les filles et les
femmes ne pêchent point lorsque la nécessité, l’utilité ou le
plaisir les portent à faire voir aux jeunes hommes ce
qu’elles ont de plus beau et de plus attrayant ; quoiqu’elles
prévoient que tout cela leur fera lever bien haut la tête [8]. »
En continuant mon chemin pas à pas, je vous dis encore
que si une fille et un garçon tout nus s’embrassent, se
touchent, et, pour faire cesser un certain chatouillement
fréquent, s’ils se grattent mutuellement là où il leur
71
démange, ils ne font que des choses indifférentes en elles-
mêmes [9].
Je touche enfin au dernier degré, et je conclus que les
garçons ne font point de péché quand ils vont aux filles,
puisque tant de villes bien policées et très chrétiennes
établissent et entretiennent publiquement le putanisme [10] ;
je dis que la fille est en possession de sa virginité, aussi bien
que de son corps, et qu’elle en peut disposer à son gré [11].
ANGÉLIQUE
J’en suis persuadée, ma bonne, mais pas bien convaincue.
Les autorités que vous m’avez alléguées ne sont que des
autorités humaines ; les hommes peuvent se tromper, et il y
aura bien d’autres auteurs qui soutiendront le contraire.
MARTHE
Cette objection est forte, mais elle n’est pas sans
réplique, et se détruit bien facilement. Il vous faut, je le vois
bien, des autorités sacrées, tirées du livre qu’on respecte le
plus parmi nous, et qu’on nous donne pour règle infaillible
de notre foi et de nos mœurs. Est-ce que de pareilles
autorités vous seront suspectes ? Eh bien ! lisez le chapitre
XIX de la Genèse…
ANGÉLIQUE
Mais on me dit que tout cela est en latin : je ne
comprends pas cette langue.
MARTHE
Oui, mademoiselle ; et vous qui commencez à raisonner
comme il faut, vous pouvez voir qu’elle est grande la
72
politique de nos pontifes, de ne nous pas permettre de
pouvoir lire ce livre dans la langue du pays. Tant que la
Bible est en latin, c’est un livre sacré, céleste ; si on veut la
traduire dans notre langue maternelle, elle devient, à
l’instant, un livre très dangereux, presque diabolique ;
comme si là vérité des maximes et des faits qu’elle contient,
dépendait plutôt d’une langue que d’une autre. Mais ces
messieurs savent bien qu’un livre en latin est une chandelle
éteinte pour les peuples, qui ne pourra jamais les éclairer ;
et leur intérêt exige qu’ils croupissent dans les ténèbres de
l’ignorance et de l’erreur. Mais vous pouvez bien vous fier à
moi ; je vous jure, sur mon honneur, que je vous citerai,
dans notre langue, ces autorités, sans aucune altération de
sens, ni de mots, telles que mon abbé me les a rapportées.
ANGÉLIQUE
Je ne vous en demande que deux ou trois ; mais je vous
prie de me dire d’avance d’où vous voulez les tirer.
MARTHE
Du chapitre XIX de la Genèse, du premier chapitre
d’Osée, et du second livre de Samuel, au chapitre XIII.
ANGÉLIQUE
Eh bien ! ma bonne, ayez la bonté, je vous prie, de
remettre tout cela à demain.
73
La Rhétorique des putains, Vignette de fin de chapitre
74
11. ↑ V. P. Bauny. Somme des péchés, p. 148.
75
La Rhétorique des putains, Bandeau de début de chapitre
LEÇON V
ANGÉLIQUE
Allons, ma bonne, parlez-moi de Loth et de ses filles, du
prophète Osée, d’Amnon et de Tamar, sa sœur : je languis
de vous entendre, et soyez sûre que je souscris d’avance à
toutes les autorités que vous allez m’apporter.
MARTHE
Votre discours m’étonne, mademoiselle. Vous me
prévenez d’une manière surprenante sur ce que j’étais prête
à vous exposer. Mais puisque vous m’en paraissez déjà
instruite, je puis m’épargner la peine de vous en parler.
ANGÉLIQUE
76
Ne vous fâchez pas, je vous en prie. Sachez, ma bonne,
qu’hier au soir, en causant à table avec mon père, je fis
tomber notre conversation sur le vieux Testament, et je lui
demandai des nouvelles de ces endroits que vous m’avez
allégués. Ce ne fut pas l’effet de méfiance, je vous le jure,
ce fut l’effet d’une curiosité, dont je ne fus pas maîtresse.
Mon père me répondit en souriant :
— Dans ces chapitres que tu me nommes, l’on parle de
Loth et de ses deux filles, du prophète Osée qui alla aux
putains, et d’Amnon qui coucha avec Tamar, sa sœur.
Et il ne m’en dit pas davantage. De grâce, ma bonne,
racontez-m’en jusqu’aux moindres circonstances…
regardez-moi de bon œil… parlez.
MARTHE
Pourvu que vous ne me soupçonniez pas capable de vous
en imposer, et pourvu que personne ne m’usurpe la gloire
de vous élever dans mes principes, je continuerai, avec
plaisir, de vous donner mes leçons.
Je vous dirai donc que les Sodomites, ou si vous voulez
un mot plus propre, les Jésuites du vieux Testament,
n’aimaient pas à marcher dans le bon chemin que Dieu
même a tracé ; mais, par un goût fort dépravé, ils
préféraient d’entrer chez les hommes par la porte de
derrière. Or voyez si le bon Dieu peut supporter que les
hommes laissent de côté notre sexe, le chef-d’œuvre de sa
création ! Ce sont ces actions brutales qu’on doit vraiment
appeler péchés. En effet, le cri de ces péchés s’étant élevé
77
devant l’Éternel, il prit la résolution de détruire leur ville.
(Genèse XIX, v. 13.)
Mais son cœur paternel ne lui permettant pas d’exécuter
lui-même son décret, il y envoya, pour cet effet, deux de ses
domestiques, ou ministres, qu’on nomme anges. Ces deux
anges n’étant qu’esprit, pour se rendre visibles aux mortels,
empruntèrent, chemin faisant, un corps humain ; tout cela
est facile à comprendre. Ce fut sur le soir qu’ils arrivèrent à
Sodome. Loth qui était assis à la porte de la ville, les ayant
vus, se leva pour aller au-devant d’eux, et se prosterna le
visage à terre (v. 1.), et il leur dit :
« — Voici, je vous prie, seigneurs, retirez-vous dans la
maison de votre très humble serviteur, et logez-y cette nuit ;
lavez aussi vos pieds, pour les nettoyer et pour vous
rafraîchir ; car vous venez de bien loin, ce me semble ; et
vous vous lèverez au nouveau jour pour continuer votre
chemin.
« — Non, dirent-ils, nous passerons cette nuit dans la rue
(v. 2.).
« — Ah ! mes frères, répliqua Loth, ne faites point cette
bêtise, vous ne connaissez pas bien le pays ; si vous restez à
la rue, les habitants de cette ville qui vous lorgnent déjà, et
qui aiment passionnément les beaux garçons, tels que vous
êtes, vous bouz…ront sans doute. »
Et il les pressa tant, qu’ils se retirèrent chez lui ; il leur fit
un festin, et ils mangèrent (v. 3.).
ANGÉLIQUE
78
Mais, est-ce que les anges ont besoin de manger ?
MARTHE
Non pas quand ils ne sont qu’esprit ; mais lorsqu’ils
empruntent un corps, qu’ils ont une bouche et un ventre, il
faut bien que cela arrive, puisque le texte dit clairement, à
n’en pouvoir douter, qu’ils mangèrent.
Mais, avant qu’ils allassent se coucher, les hommes de la
ville environnèrent la maison de Loth, et l’appelant, ils lui
dirent :
« — Où sont ces hommes qui sont venus cette nuit chez
toi ? Fais-les sortir, parce que nous voulons les connaître »
(v. 4, 5.).
Loth leur dit :
« — Je vous prie, ne leur faites pas un grand affront.
Voici, j’ai deux filles, qui n’ont point encore connu
d’homme, je vous les amènerai, et vous les traiterez comme
il vous plaira » (v. 7, 8.).
Vous voyez donc, mademoiselle, qu’un père ne se fait pas
scrupule d’offrir lui-même ses filles vierges, à ce qu’il dit,
et il faut bien le croire puisque le témoignage d’un père ne
doit pas être suspect ; les offre, dis-je, à des hommes
libertins, pour les dépuceler et les foutre à leur gré.
ANGÉLIQUE
Et cela arriva-t-il ?
MARTHE
Non, mademoiselle, parce que ces gens-là ne se
souciaient point d’entrer par la porte du devant.
79
ANGÉLIQUE
Est-ce là toute l’histoire ?
MARTHE
Ah ! ah ! je vais vous rapporter ce qu’il y a de plus beau
et de plus exemplaire. Le lendemain, de bonne heure, Loth,
sa femme et ses deux filles, pressés par les deux anges,
sortirent de la ville et se sauvèrent à la montagne, avec
ordre exprès de ne jamais regarder derrière eux.
Alors l’Éternel fit pleuvoir, des cieux sur Sodome, du
soufre et du feu, et il détruisit toute la ville, toute la plaine,
tous les habitants et le germe de la terre (v. 24, 25.).
La femme de Loth, par une curiosité mal placée, voulut
regarder derrière elle, et elle devint une statue de sel, cela
aussi est très facile à comprendre (v. 26.).
ANGÉLIQUE
Voilà donc le pauvre Loth devenu veuf.
MARTHE
Il ne le fut pas longtemps, car il trouva bientôt deux
femmes, à la place d’une. Le soir venu, l’aînée de ses deux
filles dit à la plus jeune :
« — Raisonnons un peu, ma sœur ; nous allions être
mariées ; mais nos époux n’ont pas voulu ajouter foi aux
prédictions de notre père : les voilà écrasés et en cendre, (v.
14.) Nous venons de la petite ville de Tsohar qui a été
sauvée ; mais tu as vu que nous n’y avons pas été reçues
favorablement, et que pas un garçon ne nous a lorgnées
avec des yeux de tendresse. Nous voici sur cette montagne,
80
dans cette caverne, sans savoir ce que nous deviendrons :
nous risquons donc de rester pucelles toute notre vie. Dieu !
quel malheur !… Notre père est vieux, mais il est encore en
état de faire bien des voyages. Par bonheur nous n’avons
pas, dans ce désastre, perdu tout à fait la tête ; nous n’avons
pas oublié de porter de bon vin avec nous : donnons-lui-en,
égayons-le, couchons avec lui pour conserver sa race. » (v.
32.)
En effet, le bon et prudent vieillard fit semblant, la nuit,
de rêver à sa femme, et de travailler avec elle ; mais il ne
laissa pas échapper l’occasion qui lui était offerte de
perpétuer sa race. Ainsi les deux filles de Loth conçurent de
leur père. (v. 36.)
ANGÉLIQUE
Je ne puis pas revenir de ma surprise. Mais est-ce que le
saint livre ne condamne pas cette action ?
MARTHE
Point du tout ; il n’y a pas un mot ni de blâme, ni de
punition. On y voit même que l’Éternel bénit les deux
enfants qui en naquirent, et leur postérité, (v. 37, 38.)
Oh ! mademoiselle, si nous savions combien d’artistes se
plaisent, en secret, à contempler et à manier les ouvrages de
leurs mains ! Si nous savions combien de laboureurs aiment
à goûter des fruits de l’arbre qu’ils ont planté ! Il n’y a pas
bien des années qu’un triomphe de l’amour, de telle nature,
éclata dans la Prusse. Un père sensible aima très intimement
sa fille, parce qu’elle était très aimable ; mais comme il ne
la caressait pas dans une caverne de montagne, il y eut des
81
yeux perçants qui découvrirent le mystère, et ce furent des
yeux de prêtres : il n’en fallut pas davantage. On demanda
sa mort au nom du Très-Haut. Mais ces ministres
évangéliques ne pouvaient, par bonheur, satisfaire leur zèle
sanguinaire sans le consentement du roi.
Le grand et immortel Frédéric qui, d’un bout à l’autre,
savait par cœur sa Bible, dit aux ministres de charité :
« — Messieurs, il vous faut premièrement me prouver
d’une manière évidente que cet homme que vous
poursuivez pharisaïquement est le père de la fille ; quand
vous m’aurez prouvé cela, à n’en pouvoir douter, je lui
imposerai le même châtiment que votre Dieu infligea à Loth
et à ses filles. En attendant, sachez, messieurs, que
j’accorde à mes sujets une pleine liberté de croître et de
foutre.
ANGÉLIQUE
Quel malheur que la nature ne produise que fort rarement
des Frédérics ! Mais parlez-moi un peu du prophète Osée.
MARTHE
Voici, à peu près, ce qu’on lit à son premier chapitre :
« Lorsque l’Éternel commença à parler à Osée, il lui dit :
« — Tu vois bien, mon serviteur fidèle, que tout mon
peuple va aux putains ; c’est la grande mode ; veux-tu te
rendre singulier ? On dira que tu es un sauvage, un
misanthrope. Pour captiver le peuple, il faut savoir
s’accommoder à ses usages. Je t’ordonne donc de te choisir
82
pour maîtresse une fille de joie qui soit de ton goût ; aies-en
des enfants, et je les bénirai. »
Osée ne se fit pas dire cela deux fois ; il s’empressa
même d’obéir, et voilà le putanisme approuvé par Dieu lui-
même !
ANGÉLIQUE
Mais il y a là, peut-être, quelque allégorie.
MARTHE
Ah ! mademoiselle, si l’on veut avoir recours à un sens
allégorique, il faudra composer une autre Bible, ou l’on
finira par ne croire rien.
ANGÉLIQUE
N’oubliez pas qu’il vous reste à me parler d’Amnon et de
Tamar.
MARTHE
Je vais vous satisfaire. Tamar était belle et Amnon, son
frère, l’aima. (II, Samuel, 13. 1.) Cette passion le tourmenta
si fort, qu’il en tomba malade ; car Tamar était vierge, et il
semblait trop difficile à Amnon de lui faire quelque chose
contre l’honnêteté. Remarquez, en passant, qu’on ne parle
pas ici de faire quelque chose contre sa conscience, ou
contre la loi divine, mais uniquement contre l’honneur,
c’est-à-dire contre l’opinion des hommes.
Jonadab, son oncle, le voyant accablé de tristesse lui dit :
« — Pourquoi deviens-tu ainsi de jour en jour plus
exténué ? Ne me le déclareras-tu pas ? »
Amnon lui dit :
83
« — J’aime Tamar, ma sœur. »
Mademoiselle, vous vous attendez peut-être à voir
Jonadab fâché contre son neveu ; vous croyez, sans doute,
qu’il va se répandre en reproches contre lui, ou employer au
moins la douceur pour le ramener de son égarement. Point
du tout, Jonadab ne voyait rien de criminel dans le projet
d’Amnon ; pour cela il lui dit :
« — Couche-toi dans ton lit, fais le malade, et quand ton
père viendra te voir, tu lui diras : « Que ma sœur Tamar
vienne, je te prie, afin qu’elle me fasse manger, en apprêtant
devant moi quelque viande, et que voyant ce qu’elle aura
apprêté, je le mange de sa main… » (v. 5.)
Le bon oncle !
Amnon se coucha donc, fit le malade, et lorsque le roi
vint le voir, il lui dit :
« — Je te prie que ma sœur Tamar vienne et fasse deux
beignets devant moi, que je les mange de sa main. » (v. 6.)
David qui avait un bon cœur, un cœur de père, un cœur
fait selon celui de son Dieu ; David qui se connaissait si
bien en amour, qui pouvait, qui devait même craindre et
prévoir les suites naturelles d’une demande si
extraordinaire, David ne fit point de difficulté de mander la
belle Tamar, lui ordonnant de se rendre chez son frère
Amnon, et de lui apprêter quelque chose à manger, (v. 7.)
Tamar obéit donc ; elle trouva son frère qui était couché
et dans une posture qui marquait bien l’appétit violent qu’il
cherchait à satisfaire ; mais elle n’y fit pas d’abord
84
attention : elle prit de la pâte, la pétrit, en fit des beignets, et
les cuisit devant lui. (v. 8.)
Le feu était certainement bien allumé, et lorsque les
beignets furent cuits, Amnon refusa d’en manger. Il voulait
lui-même pétrir une autre pâte, et de la bonne manière. Il fit
retirer tous ceux qui étaient auprès de lui, et chacun se
retira, (v. 9.)
Alors Amnon se saisit de Tamar, et lui dit :
« — Viens, couche avec moi, ma sœur, c’est ton joli
beignet que je veux manger. » (v. 11.)
Elle lui répondit :
« — Non, mon frère, ne me fais pas violence ; car cela ne
se fait point en Israël ; ne commets point cette action
infâme. Que deviendrais-je avec mon opprobre ? Et pour
toi, tu passerais pour un insensé en Israël. » (v. 12, 13.)
ANGÉLIQUE
Ah ! ma bonne, vous voilà tombée vous-même dans un
filet dont vous aurez bien de la peine à vous débarrasser. Ne
réfléchissez-vous pas à la résistance de Tamar ? Elle
s’opposait donc de tout son pouvoir aux désirs de son frère,
parce qu’elle ne voulait pas commettre un crime.
MARTHE
Ne vous trompez pas, mademoiselle, en changeant les
termes. Vous donnez le nom de crime, ou de péché, à une
action que Tamar n’appelle que honteuse et insensée.
Suivez, mot par mot, le discours de Tamar, et vous sentirez
la force de son raisonnement. Elle ne dit pas : « Mon frère,
85
ne commets point ce péché, ce crime qui nous rendra
coupables devant Dieu. » Elle dit uniquement : « Mon frère,
tu sais que cette coutume n’existe pas parmi les Israélites ;
tu sais que notre peuple attache à cette action l’opprobre et
l’infamie ; tu as fait retirer ton monde, cela donne lieu à des
soupçons, et si l’on pénètre ton dessein, nous serons
regardés, toi, comme un jeune homme insensé, et moi,
comme une fille déshonorée. »
En effet, elle ne se refusait pas tout à fait aux vœux de
son frère, puisque le texte sacré nous assure qu’elle dit à
Amnon :
« — Maintenant, parles-en au roi, je te prie ; il
n’empêchera point que tu m’aies pour femme. » (v. 13.)
Réfléchissez, en passant, que, quoique frère et sœur, ils
auraient pu se marier, et que c’était au roi, et non pas au
pontife, à en donner la permission.
ANGÉLIQUE
Est-ce qu’il en parla au roi ?
MARTHE
Il n’en eut pas le temps, il était trop pressé, il avait trop
faim, et il avait la pâte entre ses mains pour la pétrir. Elle
ne le voulait pas, mais son frère fut plus fort qu’elle, elle eut
le dessous, et Amnon coucha sur le champ de bataille, (v.
14.)
ANGÉLIQUE
Voilà une amitié fraternelle, bien étroite, bien cimentée !
MARTHE
86
Que les jugements humains sont trompeurs ! Qui le
croirait ? Amnon ne trouva pas, peut-être, le mets de son
goût ; il s’aperçut, peut-être, que d’autres en avaient tâté ;
peut-être ne découvrit-il que du hideux là où il s’attendait à
trouver des charmes secrets. Amnon, après cela, eut pour la
malheureuse Tamar une très grande haine, et la haine qu’il
lui portait était plus grande que l’amour qu’il avait eu pour
elle. (v. 15.)
ANGÉLIQUE
Ah ! le coquin ! Ah ! l’indigne ! Ah ! l’ingrat !… Voilà
les garçons ! Et vous voulez… Ah ! si je prévoyais…
MARTHE
Gardez-vous bien, mademoiselle, de faire des réflexions
trop précipitées. Je saurai bien, dans la suite, vous donner
de tels conseils, qu’en les suivant, vous serez en état de
vous mettre à l’abri de pareilles aventures. La pauvre Tamar
fut donc chassée sans pitié ; elle se retira toute désolée dans
la maison d’Absalon, son frère, qui, au lieu de déchirer
davantage son cœur par des reproches injustes, y porta la
consolation la plus touchante en lui disant (mademoiselle
pesez bien ces mots) :
« — Ma sœur, tais-toi, il est ton frère, ne prends point
ceci à cœur. »
C’est comme s’il lui eût dit : « Tu dois renfermer cette
aventure dans un silence éternel ; Amnon, ton frère, se
gardera bien d’en parler ; mets-toi donc dans l’esprit que
cela n’a été qu’un badinage. »
87
La Rhétorique des putains, Vignette de fin de chapitre
88
La Rhétorique des putains, Bandeau de début de chapitre
LEÇON VI
MARTHE
Ah ! mademoiselle, permettez-moi d’avoir l’honneur
d’être votre très humble servante.
ANGÉLIQUE
Que dites-vous là, ma bonne ? Rêvez-vous ? Pourquoi
ces termes respectueux ? Pourquoi cette profonde
révérence ?
MARTHE
Mademoiselle, je vous ai vue, en entrant, à votre toilette,
prendre soin de votre parure ; mon abord vous devient
importun, peut-être ; je pense que vous n’êtes pas disposée
à prendre leçon ; c’est pourquoi…
89
ANGÉLIQUE
Vous vous moquez de moi. Ma toilette n’est point
recherchée, et elle est bientôt finie. Je me suis parée, il est
vrai, mais avec modestie, et je crois avoir mis assez de
décence dans mon ajustement… Mais asseyez-vous, ma
bonne, pourquoi ces façons ?
MARTHE
Vous badinez, mademoiselle, peut-on trouver mauvais
que vous cherchiez à relever votre beauté naturelle par les
puissantes séductions de la parure ? Sans l’art, la nature est
peu de chose. Je suis très ravie de vous voir dans cet état ;
mais pourquoi tant de modestie et de décence ? On dirait
que vous avez très peu de marchandise à étaler, puisque
vous fermez si bien tous les rideaux.
ANGÉLIQUE
Finissez donc et asseyez-vous ; je veux prendre ma leçon.
MARTHE
Mais laissez-moi avoir le plaisir de vous contempler un
instant… Ah ! mon ange, voyez que de larmes de joie
s’échappent de mes yeux. Ah ! que vous êtes mise à
peindre ! Cette robe n’est pas tant brillante, mais elle est
d’un goût ravissant ; cette parure est simple, mais elle
relève vos charmes d’une manière piquante… Il faut vous
mettre à la fenêtre… Il faut sortir… Que de gens, en vous
voyant, aspireront à l’honneur de faire votre conquête.
ANGÉLIQUE
Je vous passe cette flatterie.
MARTHE
90
Mais consultez votre miroir, il vous dira que je ne suis
pas une flatteuse.
ANGÉLIQUE
Mon miroir, ou mon amour-propre pourrait bien me
tromper.
MARTHE
À vous dire vrai, hier en sortant de chez vous, je vis votre
tailleuse et la marchande de modes avec qui elle entrait ;
l’envie me prit de remonter après elles pour avoir le doux
plaisir d’assister à cet agréable changement de décoration ;
j’eus cependant la force de résister à ce désir impérieux,
mais imprudent, dans l’espérance qu’aujourd’hui il serait
accompli. J’allai donner quelques autres leçons, et en me
rendant chez moi, sur le soir, je passai par ici ; je vous vis à
la fenêtre ; il me sembla voir toute votre âme dans vos
yeux ; vos yeux suivaient un jeune officier qui allait, qui
venait, dont les regards enflammés annonçaient une passion
naissante dans son cœur ; il disparut, mais, quelques
moments après, je vis son domestique entrer chez vous :
tout cela produisit la plus grande satisfaction à ma
curiosité… Mais, pardon, mademoiselle, cette curiosité
vous offense peut-être, et je vous prie…
ANGÉLIQUE
Ah ! ma bonne, je ne veux rien avoir de caché pour vous,
et je veux moi-même vous faire confidence de tout ce qui
s’est passé. Je regardais d’un œil avide le monde qui se
promenait, et je démêlai bientôt ce jeune officier qui levait
les yeux sur moi d’un air tendre et touchant. J’imaginai
91
d’abord que c’était ce jeune militaire dont vous m’avez
parlé, et qui a été, lui le premier, mon cher bienfaiteur. Le
souvenir de sa générosité, le sentiment de la
reconnaissance, son air enchanteur, tout remua mes sens, et
m’inspira pour lui le plus vif attachement. J’avoue que je
cherchai, par quelques regards de complaisance, à porter
l’espoir dans son cœur… Ai-je mal fait, ma bonne ?… Mais
je n’étais, dans ce moment, la maîtresse ni de mon cœur, ni
de mes yeux. Un quart d’heure après un domestique entre,
me remet ce billet : lisez-le, s’il vous plaît.
MARTHE
Non, non, mademoiselle, il me faudrait des lunettes, et je
ne les ai pas sur moi. Dites-m’en seulement le contenu, si
vous voulez bien avoir tant de complaisance pour moi.
ANGÉLIQUE
Écoutez donc.
« Au moment où un soleil se couche, un autre soleil
infiniment plus brillant se lève sur un nouvel horizon.
J’aime la religion de ces peuples qui adorent le soleil, image
éclatante du dieu qui vivifie la nature. C’est donc à vous
seule, mon soleil, que je rendrai à jamais mes plus
profondes adorations. Permettez seulement, pour mieux
vous contempler, que je puisse vous attirer plus près avec
ma lunette d’approche.
« Agréez mon premier hommage, et croyez-moi très
parfaitement, etc… »
MARTHE
92
Ce billet est vraiment original. Mais oserais-je vous
demander quel était son premier hommage ?
ANGÉLIQUE
C’était un cœur tout en or, percé au milieu par une flèche,
toute en argent ; et de petites pierreries entouraient l’endroit
de la blessure.
MARTHE
Cet hommage est vraiment allégorique ! Que je serais
curieuse de le voir !
ANGÉLIQUE
Je n’ai pas voulu le garder, je ne saurais dire pourquoi ;
mais mon cœur palpitait ; je soupçonnais que ce n’était pas
mon cher libérateur ; je croyais lui faire un grand tort ; enfin
je le remis au domestique avec ordre de le rendre à son
maître.
MARTHE
D’un côté, vous avez bien fait ; mais vous deviez au
moins adoucir ce refus par un billet tendre et flatteur.
ANGÉLIQUE
C’est ce que j’ai fait, et voici ma réponse :
« Monsieur,
« Vous êtes un adorateur redoutable. Une flèche qui perce
un cœur, m’annonce des plaies sanglantes… Votre lunette
d’approche m’effraye… C’est vous plutôt qui êtes un soleil
à mes yeux ; heureuse si je suis la lune qui emprunte de
vous sa lumière. »
MARTHE
93
Ah ! ah ! vous profitez au delà de mes espérances.
ANGÉLIQUE
Mais tirez-moi de peine : vous qui l’avez remarqué,
dites-moi, n’était-ce pas le chevalier qui vous a envoyée
chez moi ?
MARTHE
Non certainement. Mais qu’est-ce que cela fait ?
ANGÉLIQUE
Dieu ! quel tremblement subit s’empare de mes
membres ! Si ce jeune homme est un de ses amis…
MARTHE
Ah ! ah ! on voit bien que vous êtes encore novice.
ANGÉLIQUE
Vous avez beau dire, je ne veux m’attacher qu’à mon
bienfaiteur, à lui seul…
MARTHE
Bon ! on verra cela. Mais, dites-moi, avez-vous signé ?
ANGÉLIQUE
Non.
MARTHE
Très prudent ! Savez-vous, mademoiselle, que vous
surpassez de beaucoup mon attente ?
ANGÉLIQUE
J’ai une question à vous faire, à laquelle je vous prie de
répondre, le cœur sur les lèvres. Ce domestique malicieux,
en me présentant le billet et l’hommage de son maître, me
94
fixait avec des yeux fripons ; il faisait un sourire malin ; il
voulut me baiser la main, me dit beaucoup de bien de son
maître, en m’encourageant à seconder ses vœux, en
m’assurant que je goûterais avec lui tout le bonheur
imaginable. Mais voici une pensée dont je me suis occupée
et qui me frappe encore dans ce moment : Est-ce qu’un
domestique peut, sans scrupule, pour contenter son maître,
mener des intrigues galantes ?
MARTHE
Mais, mademoiselle, je ne vous reconnais pas. Tantôt
vous remplissez mon âme de la joie la plus vive, lorsque
vous vous montrez décidément disposée à suivre mes
principes ; tantôt vous me plongez dans une profonde
tristesse, en adoptant toujours des préjugés si peu
raisonnables.
S’il est permis d’arriver à un but, les moyens pour y
parvenir seront-ils défendus ? Écoutez les révérends pères
Gaspar, Hurtado, Diana, Sanchez, et tant d’autres moralistes
célèbres, et ils vous diront qu’un domestique peut, par ordre
de son maître, aller chercher une fille de joie,
l’accompagner à la maison, ouvrir la porte, lui le premier,
préparer le lit et tout ce qu’il faut pour la vie unitive. Ils
vous diront qu’un fils en peut faire autant pour contenter
son père, qu’un ami peut prêter, ou louer une chambre à son
ami, pour y donner des leçons de grammaire, et y accorder
le genre masculin avec le féminin [1].
ANGÉLIQUE
95
Ma bonne, je vois qu’en me donnant vos leçons, vous
avez la coutume de prononcer des phrases à double sens ;
cela m’amuse, mais cela m’embarrasse aussi parfois. Vous
venez de me dire qu’un domestique peut ouvrir la porte, lui
le premier ; vous avez proféré ces mots en souriant ; je
gagerais que cette expression donne beaucoup de prise à
l’équivoque.
MARTHE
Il n’y a pas là à deviner. Oui, mademoiselle, quand vous
aurez un peu plus d’expérience du monde, vous verrez que
ces coquins ont la hardiesse, l’audace, l’effronterie de
prétendre jouer au même jeu que leurs maîtres, et en avoir
la primauté. Mais gardez-vous-en bien. Ces francs vauriens
font accroire à des cœurs faibles et crédules qu’il dépend
absolument d’eux de rallumer ou d’éteindre la passion
naissante de leurs maîtres ; en un mot, que le bonheur des
filles qu’on recherche est entre leurs mains ; et si quelque
fille imbécile se laisse aller à cette amorce dangereuse, ces
cochons qui se roulent dans tout bourbier ne font que
souiller le chemin que leurs maîtres veulent prendre ; et la
pauvre fille abusée, au lieu de faire son bonheur, ne se rend
qu’un objet digne de mépris et de haine.
ANGÉLIQUE
Ah ! ma bonne, vous me gagnez tout à fait par ce
discours. Je vois à présent que vous ne me conseillez pas de
m’abaisser à des actions avilissantes, et qui me
dégraderaient à mes propres yeux. Eh bien ! voyez si ma
confiance en vous est entière. Ce domestique, dont je vous
96
ai parlé, me fit certaines propositions, point équivoques, qui
décelaient son âme de boue ; mais je ne lui répondis que par
un soufflet bien appliqué sur son visage boursouflé.
MARTHE
Bien fait, mademoiselle, très bien fait ! Vous auriez dû,
après cela, ajouter une ligne à votre billet de réponse, pour
avertir son maître que ce gueux voulait monter sa lunette
d’approche pour vous mirer le premier… Mais non ! ces
êtres dangereux ont assez la coutume de décacheter fort
adroitement les billets doux dont ils sont porteurs, soit pour
contenter cette curiosité insatiable qui les porte sans cesse à
vouloir pénétrer dans les secrets de leurs maîtres, soit pour
en tirer parti aux occasions qui se présentent.
Je veux vous raconter une aventure fâcheuse arrivée il y a
peu de temps à Parme. En cas que vous vous mariiez, je
vous prie de repasser souvent dans votre esprit cet
événement, qui peut bien vous servir de leçon.
La comtesse N*** s’était unie par des vœux éternels au
sort du marquis P***. La première année de son mariage
elle n’eut avec lui qu’une âme, qu’une vie ; et ils offraient à
tout le monde étonné le tableau le plus parfait de l’union
conjugale. Mais, comme tout ici-bas est sujet au
changement, leurs sentiments mutuels s’affaiblirent dans la
suite. Le marquis fut le premier à changer de mets. Son
épouse s’en aperçut, elle fit tout ce qu’elle put pour le
guérir de sa nouvelle passion ; mais quand elle le vit
insensible à ses plaintes et à ses pleurs, elle prit la
97
résolution que la nature elle-même dicte en pareil cas, c’est-
à-dire, payer de la même monnaie.
Parmi les jeunes chevaliers qui fréquentaient la maison,
elle en distingua un qui était vraiment un objet digne de ses
affections. Les yeux furent les premiers interprètes des
sentiments de son cœur ; il ne fut pas sourd à leur langage
éloquent, et on n’attendait que l’occasion favorable pour
redoubler leur attachement mutuel. Cette occasion ne tarda
pas à se présenter, et la jeune épouse, sans expérience, et
par conséquent imprudente, écrivit quelques lignes à son
amant, appela un de ses domestiques et lui dit :
« — Je te prie de te charger de ce billet, et voilà deux
louis pour ta peine. »
Ce coquin lui promet d’agir avec discrétion, et sort : mais
quelques minutes après il rentre, et prenant le ton d’un
déclamateur, il parle :
« — Madame, je vous félicite de ce que vous voulez,
comme tant d’autres, arborer l’étendard de la philosophie, à
savoir, celui de l’humanité. Ah ! que c’était bien dommage
que l’hymen, ce lien si triste et si horrible, eût attaché vos
charmes et vos sentiments à un seul objet ! Aimer un
homme jusqu’à la mort, et n’aimer que lui seul ? Quelle
absurdité ! Mais je vois bien, pour cette fois, que l’amour
n’est point aveugle ; l’objet que vous avez choisi pour être
le suffragant de mon maître, a les qualités les plus
distinguées pour être digne d’occuper sa place ; il est juste
que monsieur le marquis souffre la peine du talion…
Ambassadeur d’amour, je vais donc apporter l’heureuse
98
nouvelle à votre Adonis. Mais, puisque j’ai la clef dans mes
mains, — en disant cela il montre le billet qu’elle a tracé —
vous me permettrez bien, madame, d’avoir le bonheur
d’ouvrir, moi le premier, le temple de Cupidon ; de me
prosterner devant son autel, et d’y allumer mon cierge ;
autrement je cours auprès de votre époux qui est à son
château, et, en domestique fidèle, je lui remets votre
billet. »
Il m’est impossible de vous peindre la situation de
madame. Tantôt pâle, tantôt toute en feu, confuse, éperdue,
elle l’accabla d’abord des reproches les plus durs ; bientôt
après, elle joignit à ses larmes les supplications les plus
touchantes pour fléchir son cœur ; il tint ferme, et la
malheureuse dut succomber sous le poids de l’oppresseur.
Mais comme cet indigne avait bu à des sources
empoisonnées, il communiqua sa maladie à madame, et
celle-ci en fit un don au jeune comte.
Le mystère ne put pas rester longtemps voilé. Le comte
tua de ses propres mains ce domestique, et s’expatria ; et la
marquise se détermina elle-même à finir ses jours dans un
couvent.
ANGÉLIQUE
Dieu ! quelle leçon pour moi ! Mais savez-vous bien, ma
bonne, que la crainte de recevoir des offrandes impures et
souillées peut seule me retenir d’ouvrir mon temple à
personne ? Cette maladie honteuse et humiliante, dont j’ai
entendu parler quelquefois, me fait horreur.
MARTHE
99
Ne craignez rien, mademoiselle ; nous en parlerons un
autre jour, et nous aviserons aux moyens de l’éviter. Mais
puisque nous sommes sur l’article des domestiques, je veux
vous parler de quelques autres tours qu’ils savent jouer pour
venir à bout de leurs desseins.
Quelquefois ils ont l’adresse d’emprunter secrètement les
plus beaux habits de leurs maîtres ; élégamment parés, ils se
présentent chez quelque fille ou femme, dont la conduite
est, ou paraît favorable pour satisfaire leurs désirs ; ils
affectent un air noble, un raisonnement étudié ; et pour
avoir une libre entrée, ils savent être généreux en offrant
des effets de valeur qu’ils ont volés ou gagnés
industrieusement à leurs maîtres. Après quoi la fille, ou la
femme qui leur a bonnement accordé des faveurs, devient
l’objet de leurs moqueries les plus outrageantes.
ANGÉLIQUE
Vous ne manquerez pas de m’enseigner à éviter des
aventures si affligeantes.
MARTHE
N’en doutez pas… D’autres fois, un homme à livrée se
présente ; il donne un faux billet ; il invite la femme chez
son maître, qui attend, dit-il, dans la dernière impatience.
Des titres magnifiques, des offres généreuses ; le chemin
ouvert au bonheur ; il n’y a point de temps à perdre ; car le
carrosse est à la porte. La femme se laisse éblouir, se laisse
gagner, tombe dans le piège, et le carrosse emprunté la
guide, par des chemins inconnus, dans un endroit écarté où,
bon gré mal gré elle doit être le jouet du cocher et de ses
100
camarades. Après quoi on la ramène en triomphe, blessée,
presque à la mort.
ANGÉLIQUE
Dieu ! vous me faites frémir ; mais la police ne saurait-
elle punir ces assassins ?
MARTHE
La malheureuse oserait-elle en parler ?… Encore deux
traits sur les ruses et les artifices que ces perfides savent
employer pour aller à leurs fins.
Un domestique voulait absolument manger au même plat
que son maître. Ne pouvant autrement atteindre le but qu’il
s’était proposé, un jour que son maître était allé dehors pour
ne revenir que le lendemain, il entra d’un air triste chez la
jeune favorite et lui dit :
« — Mademoiselle, je viens de la part de mon maître
vous prier de vous rendre chez lui ; il est un peu indisposé,
il garde le lit ; mais vous avez un remède efficace qui lui
procurera une évacuation salutaire, et il sera guéri. Venez
ce soir, incognito, deux heures après que le soleil sera
couché, et je vous introduirai dans son appartement. Si vous
manquez, s’il vous délaisse, ce ne sera pas ma faute. »
La sotte se laisse tromper ; et l’introducteur s’introduisit
bientôt lui-même ; et après de longs voyages, il eut la bonté
d’âme de se montrer, de la remercier d’un air moqueur, de
la laisser sortir du palais, toute honteuse, avant que le
monde fût levé.
ANGÉLIQUE
101
Était-il cochon ce domestique !
MARTHE
Non, mademoiselle. Il y en a de bons et de méchants dans
toutes les classes. Elle ne s’était pas mal trouvée au change,
elle n’avait pas passé une mauvaise nuit ; c’est pourquoi
elle rentra chez elle un peu honteuse, mais non pas
chagrine.
ANGÉLIQUE
Vous êtes toujours badine. Mais il vous reste, ce me
semble, un autre trait historique à me rapporter.
MARTHE
Oui, mademoiselle, mais mon ton badin doit se changer
en sérieux.
Monsieur le baron R*** dégoûté de sa femme, trouve le
moyen de se rendre aimable, ou pour mieux dire, de faire
aimer son argent à une jeune demoiselle qui était belle
comme on nous peint Vénus. Il sut longtemps dérober sa
passion à tous les yeux, soit parce qu’il allait, déguisé avec
précaution, offrir ses sacrifices nocturnes à la déesse, soit
parce que cette déesse se métamorphosant en toutes sortes
de figures, daignait parfois descendre jusqu’à lui. Un des
domestiques du baron était seul dans le secret, lorsqu’il
fallait introduire cette divinité dans son appartement. Mais,
hélas ! ce domestique voulait entrer dans la même carrière,
et notre nouvelle Vénus fut assez imprudente, ou assez
fière, pour vouloir se tenir toujours avec son Adonis. On
regarda ses refus comme des marques d’orgueil et
d’ingratitude ; on pensa à la vengeance ; l’on avertit la
102
baronne : celle-ci se mit aux aguets ; et un beau soir, à peine
cet heureux couple s’était amoureusement entrelacé, qu’elle
entra toute furieuse avec un commissaire qu’elle avait
mandé à propos. Elle vomit contre son époux les mots les
plus outrageants, épuisa toutes les épithètes les plus
insultantes contre la malheureuse, et la fit passer, du lit de
son mari, dans une maison de correction.
ANGÉLIQUE
Oh ! ma bonne, ces tristes aventures me dégoûtent
entièrement, m’effrayent, me…
MARTHE
Vous êtes bien timide, mademoiselle, bannissez vos
craintes chimériques. Par tout chemin on trouve des pierres,
mais on a des yeux pour ne pas les rencontrer.
Si je vous avertis des dangers auxquels vous pouvez être
exposée, ce n’est que pour vous apprendre à les éviter. En
général, vous ne devez jamais vous fier aux messages des
domestiques d’autrui. En supposant que votre grand cœur
s’ouvre un jour à plusieurs amants, et qu’on vous apporte
des billets doux, recevez-les, mais ne faites jamais de
réponse par écrit. De cette manière, ni les domestiques ne
pourront satisfaire leur curiosité ou tirer parti de vos
réponses, ni vos amants eux-mêmes, dans des moments
d’inconstance ou d’infidélité, n’auront aucune de vos lettres
à montrer pour vous rendre ridicule ou méprisable.
S’il vous faut absolument entretenir correspondance de
lettres avec quelqu’un, n’écrivez point, mais que des
aiguillées de fil, ou de petits traits de pinceau, suppléent à
103
votre écriture. D’intelligence avec votre bien-aimé, le fil
blanc marquera que vous accordez la grâce qu’on vous
demande ; le fil vert, que vous ne l’accordez pas encore,
mais que vous en donnez de bonnes espérances ; le rouge,
que le champ de bataille est ensanglanté, et que ce n’est pas
bien fait de s’y coucher ; le jaune, que vous êtes malade ou
indisposée ; le noir, que quelque chagrin cuisant, ou
quelque malheur imprévu vous rend invisible : plusieurs fils
de différentes couleurs, étroitement enlacés, feront
comprendre qu’il est survenu de forts obstacles, et qu’il faut
les surmonter pour contenter ses désirs ; un fil rompu et mis
en plusieurs morceaux marquera que, pour de fortes raisons,
vous êtes contrainte de rompre avec lui ; etc…
Voulez-vous vous servir plutôt du pinceau ? Dessinez,
par exemple, une petite maison. Si la porte est ouverte, cela
signifie qu’on l’attend, et qu’il peut entrer ; vous mettez au
bas un chiffre arabe, ou romain, un 8, un 9, etc. ; c’est
l’heure que vous indiquez pour venir… Tracez une maison
fermée partout ; laissez seulement une fenêtre ouverte du
côté que vous trouverez le plus à propos ; que la lune soit
peinte au-dessus de la maison ; et il comprendra qu’il doit
profiter du silence de la nuit, et entrer par là dans le
sanctuaire de l’amour… Dessinez une allée d’arbres
touffus ; mettez en chiffre le nom de l’endroit, et il
comprendra que c’est dans un bosquet que vous lui donnez
rendez-vous, etc., etc…
De telles lettres, quoique interceptées par hasard ou par
malice, ne pourront jamais répandre sur vous, ni le ridicule,
104
ni le mépris.
ANGÉLIQUE
J’aime infiniment cette nouvelle manière d’écrire.
MARTHE
Si quelque domestique habillé en maître, ou qui que ce
soit, de basse extraction, déguisé en grand seigneur, cherche
à vous en imposer, en vérité, mademoiselle, je n’ai d’autre
conseil à vous donner, si ce n’est que, dans ce cas, vous
écoutiez votre cœur, et que vous en suiviez le mouvement.
Pour moi, je vous l’avoue, cela m’est arrivé bien des fois
dans ma jeunesse. Le premier entretien était toujours sans
conséquence ; à la seconde entrevue, si la pluie de Jupiter
tombait, je me disais à moi-même, en philosophant : « Ne
sommes-nous pas tous enfants d’Adam ? » Et je leur
donnais à goûter du fruit placé au milieu du jardin.
ANGÉLIQUE
Vous n’étiez pas trop difficile, ma bonne.
MARTHE
J’ai toujours aimé à soulager l’humanité souffrante… Si
quelque domestique vient vous prendre pour vous voiturer,
ne vous y fiez pas ; et s’il vous faut absolument bouger,
marchez à pied ; cela est bon pour la santé, le mouvement
donne de l’appétit ; allez au rendez-vous, mais habillée en
garçon ; et exigez que la chambre où vous coucherez soit
bien fermée en dedans, et éclairée ; regardez bien partout
avant de vous coucher. En un mot, si la prudence vous
accompagne, elle vous empêchera toujours de parler ou
d’agir mal à propos, et elle vous sauvera de tout danger.
105
La Rhétorique des putains, Vignette de fin de chapitre
106
La Rhétorique des putains, Bandeau de début de chapitre
LEÇON VII
MARTHE
Je n’oublie pas, mademoiselle, qu’il me faut enfin peser
mes maximes, devant vous et avec vous, à la balance de la
raison. Ce n’est donc pas à ma voix, c’est à celle de la
raison que vous devez aujourd’hui prêter l’oreille.
Qu’est-ce que la raison ?
C’est une lumière divine qui brille dans nos âmes, qui
nous fait discerner le bien du mal, le vrai d’avec le faux.
On nous dit souvent, et on veut nous le faire croire, que
la raison est une puissance de notre âme qui nous distingue
des bêtes ; comme si les bêtes ne savaient pas raisonner !
107
Dieu et la nature n’ont fait de l’homme qu’un animal,
plus parfait que les autres, à la vérité, mais toujours un
animal ; les hommes, par orgueil, n’ont jamais voulu se
rendre justice, et ils ont eu la présomption de se croire
autant de dieux sur la terre. Mais leurs grandes sottises,
leurs erreurs, leurs crimes, en s’éloignant de leur nature,
doivent bien leur faire comprendre que plus on prétend
s’élever, et plus on est prêt de faire des chutes fort
humiliantes.
L’homme a reçu en partage une portion plus abondante
de cette lumière céleste, j’en demeure d’accord ; mais les
bêtes mêmes n’en sont point dépourvues, et il serait à
souhaiter, pour le bonheur de l’humanité, que les hommes
fissent toujours un aussi bon usage de leur raison, que le
font les bêtes de ce qu’on appelle leur instinct.
On dit que la nature n’a donné aux animaux qu’un certain
sentiment qui leur fait connaître et chercher ce qui leur est
bon et éviter ce qui leur est mauvais. Mais ce sentiment,
commun à l’homme et aux bêtes, serait un bien petit présent
de la nature, s’il n’était pas accompagné de la faculté de
raisonner !
À proprement parler, on doit prendre l’instinct pour un
premier mouvement sans réflexion. Lorsque l’homme et les
autres animaux agissent sans réflexion, voilà l’instinct ;
quand ils réfléchissent avant d’agir, voilà le raisonnement.
ANGÉLIQUE
Et vous pouvez soutenir que les animaux ont des idées,
qu’ils font des réflexions, qu’ils raisonnent ?
108
MARTHE
Sans doute, mademoiselle. Qui peut, par exemple, penser
à l’industrie la plus charmante, au génie, au talent, aux
mœurs, au caractère singulier des abeilles, sans leur
accorder un raisonnement ? Pouvons-nous présenter à notre
esprit une fourmilière, observer la paix, l’union, la bonne
intelligence, l’activité, les secours mutuels de cette petite
république si bien disciplinée, sans accorder aux fourmis la
puissance de raisonner ? Peut-on penser à la vie
républicaine, à l’adresse, à l’intelligence, à tant de qualités
sociales des castors, sans avouer que ces animaux
réfléchissent et raisonnent ?
Observons le lièvre, cet animal naturellement peureux, et
qui doit souvent son salut à son caractère inquiet et défiant,
à la finesse de l’organe de l’ouïe, et à la rapidité de sa
course. Supposons qu’il veuille ou qu’il doive, en hiver,
traverser une petite rivière glacée depuis peu : s’il se met à
la passer sans précaution, — ce qu’il ne fait jamais — si la
glace n’est pas assez solide, si elle se rompt, s’il s’enfonce
dans l’eau, c’est sa faute, il n’a agi que par instinct. Mais
s’il applique premièrement son oreille très fine, pour voir
s’il entend, ou non, le bruit de l’eau qui court sous la glace,
— ce qu’il fait toujours — il agit avec raisonnement.
Mettez un petit chien sur une table, jetez sur le plancher,
devant ses yeux, quelque morceau friand ; l’avidité de
l’attraper le pousse à se jeter en bas, il se fait du mal en
sautant, voilà l’instinct : mais cela arrive fort rarement.
Placez une chaise tout près de la table, vous verrez que le
109
petit animal fera premièrement quelques tours, comme pour
mesurer des yeux si le saut est proportionné à ses forces ; il
aperçoit la chaise, il saute d’abord sur la chaise, puis sur le
plancher ; voilà le raisonnement.
ANGÉLIQUE
En vérité, ma bonne, vous allez me faire un traité sur les
bêtes ; mais quelle est votre intention, s’il vous plaît ?
MARTHE
De marcher à mon but par le bon chemin. Vous devez
savoir que tous les animaux, jusqu’aux plus petits insectes,
cherchent continuellement, et avec la plus grande liberté, à
s’unir mâle et femelle, soit pour conserver leur espèce, soit
pour s’amuser. Il faut donc croire qu’ils font cela, non par
instinct, mais par raisonnement. Car si la nature… Que dis-
je ? si Dieu lui-même a accordé à tous les animaux, à
l’homme même, une liberté illimitée de croître et de
multiplier, pourquoi les autres animaux continueront-ils à
jouir de ce beau privilège, et ne sera-t-il interdit qu’à
l’homme ?
ANGÉLIQUE
Mais ne serait-ce pas nous mettre au niveau des brutes,
que de vouloir nous amuser, comme elles, sans aucun frein,
sans aucune modération ?
MARTHE
Mais ne serait-ce pas rendre l’homme infiniment
inférieur aux animaux, que de vouloir le dépouiller d’un
privilège dont ils jouissent en pleine liberté ? Si vous
voyiez, dans une grande monarchie, tous les sujets livrés,
110
sans contrainte, aux divertissements les plus charmants, aux
plaisirs les plus doux, et leur roi, presque prisonnier dans
son palais, ne goûter que quelques amusements insipides,
jamais variés ; quel jugement porteriez-vous sur cette
nation ? Vous diriez sans doute que la raison ne règne point
dans ce pays-là, que le roi est un imbécile, ou que les sujets
sont infiniment plus heureux que leur maître. L’homme est
le chef-d’œuvre de la création, le roi des animaux ; ceux-ci
sont ses sujets : faites-en l’application, elle est très juste.
ANGÉLIQUE
Mais j’ai entendu dire quelquefois que plus on fait de
raisonnements, plus on affaiblit l’usage de la raison ; que
notre raison est fort bornée, que sa lumière est souvent
incertaine, que nous devons plutôt écouter la voix de la
conscience, de ce tribunal irréprochable, de ce juge intègre,
de ce conseiller infaillible, qui nous reproche et nous
condamne d’avance lorsque nous faisons le mal.
MARTHE
Vous me récitez là une grande capucinade. Vous ne savez
pas encore que conscience et éducation sont synonymes ?
Ce que l’on appelle conscience, n’est que l’effet des
maximes qu’on nous a fait sucer, pour ainsi dire, avec le
lait.
Il n’y a qu’un Dieu, il n’y a qu’une nature, il ne doit donc
y avoir qu’une seule lumière universelle, pour éclairer
également toutes les créatures. Les nations jugent si
différemment les unes des autres sur les mêmes objets ! Ce
qui est péché dans un pays, est une action digne de louange
111
dans un autre ; ce qui est défendu parmi ceux-ci, est permis,
ordonné même parmi ceux-là. Ce n’est donc pas la
conscience, ce n’est donc pas la voix de nos pédants qui
doit nous guider ; c’est l’examen impartial, fait par nous-
mêmes, des principes incontestables et universels établis
par la nature ; c’est ce flambeau divin qui éclaire également
tous les cœurs, qui doit nous aider à mettre au jour les
impostures de nos docteurs, qui dans le dessein infernal de
dominer sur nos esprits et de les tyranniser, cherchent à
nous rendre les esclaves les plus vils qui puissent ramper
sur la terre.
ANGÉLIQUE
Voilà bien du sérieux ! Je vous prie, ma bonne, de
prendre un ton plus doux, badin même, si vous voulez que
je vous écoute à mon aise.
MARTHE
Je veux vous obéir. Pourquoi avons-nous des yeux ? Pour
voir… Pourquoi des oreilles ? Pour entendre… Pourquoi
une bouche ? Pour parler et manger… Et pourquoi donc
l’autre bouche ? si ce n’est pour la convittraction ?…
L’envie nous prend de promener çà et là nos regards, et de
contenter notre curiosité, et nous le faisons ; et il n’y a que
les aveugles qui, par malheur, sont privés de ce plaisir…
L’occasion se présente d’entendre les doux accords de
quelques instruments, ou les accents variés d’une voix
mélodieuse et tendre, nous y prêtons l’oreille, et nous en
sommes ravis ; il n’y a que les sourds qui ne peuvent pas
jouir de ce charme… On nous invite à faire une jolie
112
promenade dans des lieux enchantés, on s’y rend ; il n’y a
que les boiteux et les estropiés qui doivent garder le foyer…
On a besoin de se moucher, on se mouche… de cracher, on
crache… de pisser, on pisse… etc… On a besoin de foutre,
et on voudra nous le défendre ! Y a-t-il là de la raison ?
ANGÉLIQUE
Mais on ne défend pas le mariage.
MARTHE
Parlez de mariage autant qu’il vous plaira ; mais, en
attendant, le besoin peut presser ; et la pauvre fille est-elle
obligée de passer un long carême et de jeûner avant d’aller
à la communion ? On a des outils pour travailler, doit-on les
tenir oisifs, lorsqu’on est porté au travail ? Cela est-il
raisonnable ?
Il arriva du temps de Benoît XIV, de ce pontife célèbre
qui sut se rendre respectable aux ennemis mêmes du
papisme, il arriva, dis-je, qu’un fameux peintre florentin, se
trouvant à Rome, fut invité à embellir, par diverses
représentations de saintes images, l’église intérieure d’un
monastère de filles. Mais son pinceau fit trois miracles,
puisqu’il produisit trois figures vivantes, ayant engrossé
trois jeunes religieuses.
La vieille supérieure s’aperçut du prodige, et en parla au
vieux cardinal qui était leur directeur. Celui-ci se présenta
tout de suite devant le pape, et poussant des soupirs
affectés, et regardant les cieux d’un œil pharisaïque, il lui
dit :
113
« — Oh ! très saint Père, quelle nouvelle accablante dois-
je vous annoncer ! Je sens le coup que je vais porter à votre
cœur si sensible.
« — Qu’y a-t-il de nouveau ? Quelque écrivain, peut-
être, quelque nouveau philosophe, sous prétexte d’éclairer
l’humanité, répand dans son ouvrage des principes et des
maximes répréhensible, odieuses ?…
« — Non, très saint Père.
« — Quelque roi, peut-être, ouvre enfin les yeux, et
reconnaît son pouvoir aux dépens du nôtre ?
« — Non très saint Père,
« — Finissez donc ; quoique suprême pontife, je ne suis
ni prophète, ni sorcier pour deviner.
« — Ah ! saint Père, il y a trois jeunes religieuses,
auxquelles un diable de peintre a fait avaler sa queue
empoisonneuse ; elles sont déjà hydropiques, mais de cette
hydropisie qui ne dure que neuf mois.
« — Cazzo [1] ! il n’y a que cela ? Et vous ne savez
m’apprendre que d’une manière énigmatique une chose qui
est dans l’ordre de la nature ? N’est-ce pas beaucoup que
ces pauvres filles passent toute leur vie dans une cruelle
prison ? Quand un bon pinceau trouve de bonnes couleurs,
qu’y a-t-il de plus raisonnable que de peindre d’après
nature ? Qu’on ne fasse point de mal à ce pauvre peintre,
car c’est le premier Florentin qui ait su se tenir dans le droit
chemin. »
Le lendemain, ayant mandé ce peintre il lui dit :
114
« — Cazzo ! tu sais bien manier ton pinceau ! » Il dit
cela d’un ton si joyeux, que mon homme ne perdit point
courage, et avoua le fait sans détours. Pressé par le pape de
lui faire un détail exact de ses exploits, il répondit :
« — Ah ! saint Père, vous savez mieux que personne que
l’occasion fait le larron : l’on sait aussi, et je ne dis pas cela
pour m’en vanter, que c’est plutôt la nature que mon art qui
se montre dans mes ouvrages de peinture. J’exerçais mon
métier dans le couvent ***, comme on vous l’a rapporté ;
j’avais peint à fresque çà et là, sur les murailles du chœur,
de petits anges, tels qu’on les représente à notre
imagination, c’est-à-dire de petits poupons tout nus et ailés ;
je n’y avais peint que des anges mâles, car mon catéchisme
ne m’a jamais enseigné qu’il y eût des anges femelles. Or,
trois sœurs… que dis-je, trois Grâces sous l’habit de
religieuses, venaient tous les jours voir et regarder mes
peintures. À leur approche, je l’avoue, un pinceau me
tombait des mains, un autre aurait voulu se mettre à
l’ouvrage. Elles aimaient à me faire des questions, entre
autres elles en hasardèrent une à laquelle je ne m’attendais
pas.
« — Comment appelez-vous, me dirent-elles, cette jolie
machine qu’on voit entre les cuisses de vos charmants
poupons ?
« — Ce sont des anges, mes révérendes mères, et non pas
des poupons…
« — Bon ! nous ne savons pas encore ce que c’est qu’être
mères ; mais nous savons bien que les anges ne sont que de
115
purs esprits.
« — Vous êtes plus savantes que moi ; mais comme mon
pinceau n’a point la faculté de peindre des esprits, je leur
donne un corps tel que le nôtre…
« — Tel que le nôtre, fi donc ! nous n’avons point de ces
machines-là. Mais, encore une fois, comment la nommez-
vous ?
« — On l’appelle : Vertu créative.
« — Ah ! ah ! ah ! Cette vertu créative est bien faible,
tant qu’ils sont petits ; il faut attendre qu’ils aient fait tout
leur cru, comme vous ; cette vertu aura alors toute son
efficacité… »
« — Ah ! saint Père, dispensez-moi de continuer ; vous
savez que de simple peintre, je suis devenu créateur de trois
enfants.
« — Ah ! coquin ! dit le pape, quel châtiment ne mérites-
tu pas ? Tu as donc fait les cornes à Jésus-Christ, puisque tu
as souillé trois de ses épouses !
« — Que l’on me pende sur-le-champ, répliqua le
peintre, si je les ai trouvées pucelles ; ce n’est certainement
pas leur époux, ni moi, qui les avons dépucelées. Mais si
Jésus-Christ m’a pardonné, car je m’en suis confessé, ne me
pardonnerez-vous pas, vous qui êtes son vicaire ? »
Le pape fit un éclat de rire, et se contenta de le renvoyer
à Florence, avec ordre de ne plus peindre dans ses États.
116
Le jour après, il envoya aux trois religieuses l’ordre
exprès de languir dans les agitations d’une fièvre violente,
c’est-à-dire de faire les malades ; les médecins ordonnèrent
aussi, par ses conseils, qu’il fallait leur faire prendre l’air de
la campagne. On les amena, de la manière la plus secrète,
chacune chez ses parents ; et après leur guérison, elles
rentrèrent, sans bruit et sans scandale, dans leur monastère.
ANGÉLIQUE
Ce pontife était bien bon, bien raisonnable. Mais, j’ai une
objection à vous faire. Moi, par exemple, je ne me sens
point du tout portée à ces badinages. J’ai parcouru plusieurs
fois ce livre que vous me donnâtes à notre première
entrevue ; cette lecture m’a fait plaisir, il est vrai, mais la
nature est encore muette pour moi, mes sens demeurent
presque toujours tranquilles. La raison veut donc, ce me
semble, que je m’en abstienne, puisque nulle inclination
bien forte ne m’y entraîne.
MARTHE
Je ne prends, mademoiselle, ce que vous me dites là que
pour une pure supposition. Mon livre, mes leçons n’ont
donc fait jusqu’ici que quelque impression sur votre esprit,
et point du tout sur vos sens ? Depuis que je vous parle de
ces badinages, vous avez fait quelques rêves ; ces songes
agréables vous ont charmée. Si vous avez rêvé que vous
jouissiez des caresses et des embrassements de votre amant,
ou d’un homme quelconque, si cela vous a causé, pendant
le sommeil, quelque volupté, c’est une disposition naturelle
à vous y livrer.
117
ANGÉLIQUE
Me croyez-vous si sotte que je me plaise à courir après
des fantômes ? Je sais bien que, aussitôt éveillée, le prestige
de l’illusion cesse, et tout s’évanouit.
MARTHE
Je ne vous nie pas cela ; mais aussi, vous devez
m’accorder que les rêves de ce genre deviennent souvent
des réalités.
Mais je veux être tout à fait raisonnable, puisque l’on
parle de raison. J’avoue qu’on ne doit jamais forcer son
tempérament ; que l’on ne peut forcer l’âge où les
tempéraments se développent, et qu’il faut toujours agir
selon noire complexion. Les uns à treize ans auront déjà un
penchant insurmontable à la bagatelle, tandis que d’autres à
vingt ans seront insensibles aux traits de l’amour. Mais tôt
ou tard l’amour veut que ses droits soient respectés. Nous
avons un proverbe qui dit : « Tout cheval, jeune ou vieux,
doit casser sa bride. » Que ceux qui n’ont point de
tempérament soient tranquilles et chastes, à la bonne heure ;
mais que ceux qui en ont, à quelque âge que ce soit, cèdent
à sa force ; c’est la voix de la raison, c’est l’ordre de la
nature… Écoutez, s’il vous plaît, une jolie historiette.
Un père avait quatre filles ; il leur avait donné une
éducation vraiment philosophique. Il leur tint un jour ce
discours :
« — Il se présente un bon parti pour une de vous quatre.
Le prétendu prendra de ma main celle qu’il me plaira le
plus de lui accorder. Courage, mes filles, vous me
118
connaissez, il faut être sincères avec moi. Celle qui fera la
réponse la plus exacte et la plus satisfaisante à la question
que je vais hasarder, sera l’épouse. Vous avez chacune deux
bouches, vous le savez bien ; dites-moi donc nettement
laquelle des deux est la plus vieille, celle d’en haut, ou celle
d’en bas ? »
Les quatre filles rougirent un peu, se regardèrent en
souriant les unes les autres ; mais pressées par leur bon père
de répondre, l’aînée prit la parole et dit :
« — Je pense que c’est celle d’en haut, parce que ma
bonne maman, en m’expliquant le mystère de ma naissance,
me dit que j’étais née la tête la première. »
La deuxième fille ajouta :
« — Et moi je pense le contraire, parce que celle d’en bas
a déjà la barbe, et que celle d’en haut n’a pas encore un seul
poil. »
La troisième parla à son tour et dit :
« — Je soutiens que c’est la bouche d’en haut qui est la
plus vieille, parce qu’elle a pris toutes ses dents, et l’autre
n’en a pas encore une. »
La plus jeune dit enfin son sentiment :
« — Ah ! mon père, je crois que la bouche d’en haut est
la plus vieille, parce qu’elle a déjà pris son lait et que
l’autre en demande. »
De ces quatre filles, à laquelle croyez-vous,
mademoiselle, que le père donna la préférence ?
119
ANGÉLIQUE
Je gage que ce fut à la dernière, la plus jeune, ah ! ah !
ah !
MARTHE
Vous avez deviné juste. Concluons donc que, lorsque la
bouche demande du lait, il faut qu’un mari ou un amant lui
en donne.
120
La Rhétorique des putains, Bandeau de début de chapitre
LEÇON VIII
ANGÉLIQUE
Venez, ma bonne, me voici prête à vous écouter, mais
prête aussi à vous faire une objection imprévue peut-être et
insoluble. D’où vient que tous nos ecclésiastiques, qui sont
les ministres du Très-Haut, prêchent, enseignent et
soutiennent que la chasteté, la virginité, le célibat en un
mot, est un état de perfection pour l’homme ?
MARTHE
Ah ! ah ! cette objection vous paraît insoluble ? Elle se
rétorque par une autre objection bien plus forte. En vous
accordant, pour un instant, votre proposition, je vous
demande : L’homme peut-il être parfait sur cette terre ?
Avons-nous une idée distincte de la vraie perfection ?
121
Dieu a dit lui-même, dès la formation du monde : « Ce
n’est pas bon que l’homme soit seul, il lui faut une
femme. » Il ordonna à tous deux de croître et de multiplier.
Nos ecclésiastiques nous disent : « Ne croissez pas, ne
multipliez point. » À qui faut-il obéir ? Il vaut infiniment
mieux obéir à Dieu qu’aux hommes.
Ne savez-vous pas que dans les premiers siècles de
l’Église, le célibat était en horreur, et que les évêques eux-
mêmes avaient au moins une femme ? Ne savez-vous pas
que le système du célibat est le chef-d’œuvre de la politique
romaine ? Tant de prêtres et de moines, dévoués
aveuglément au Saint-Siège, n’ayant ni femme ni enfants à
eux, qui les attachent solidement à leur patrie, sont toujours
prêts à écouter les oracles du Vatican, à se révolter contre
leurs souverains légitimes, et à soutenir, les armes à la
main, les prétendus droits du pontife ! Voyez-en,
mademoiselle, un exemple tout récent dans la révolution
des Pays-Bas.
Ces messieurs prêchent que le célibat est un état de
perfection, mais c’est dans le dessein d’en imposer au
peuple, de faire toujours de nouvelles recrues pour le pape,
de peupler et d’enrichir les monastères. Ils disent, mais ils
ne croyent pas ; ils ne font pas ce qu’ils disent. Ce sont
comme les cloches qui appellent le monde à l’église, mais
qui ne quittent jamais le clocher. Ce sont comme des
généraux qui commandent l’exercice aux pauvres soldats,
mais eux ne le font jamais. Ce sont comme ces parasites qui
n’ont point de cendre chaude sur leurs foyers, parce qu’ils
122
trouvent toujours à manger chez leurs voisins et amis. Vous
voyez donc que leurs conseils, leurs instructions sur le
célibat ne sont que des impostures, que des folies, puisqu’ils
ne peuvent tenir eux-mêmes contre l’impulsion constante de
la nature qui, malgré leur vœu imprudent et téméraire, les
ramène tôt ou tard sous sa loi.
Grâce au ciel, notre Assemblée Nationale, éclairée par le
flambeau de la raison, vient de défendre les vœux solennels
des moines et des religieuses ; mais elle devrait aussi
permettre, ordonner même le mariage à nos prêtres, qui ne
font que donner des fruits bâtards à la société.
En supposant que nos ecclésiastiques soient tels qu’ils
devraient être, je dis que le vœu de célibat, non seulement
n’est point une vertu, mais que c’est un outrage sanglant
qu’on fait à l’humanité.
« Comme il n’est permis à personne de se rendre aveugle
ou sourd, il semble qu’il ne devrait pas l’être davantage de
se réduire à une impuissance volontaire ; d’autant plus que
par les premières privations on ne punit au moins que soi-
même ; tandis que celle-ci retombe presque tout entière sur
la société. N’est-ce pas encore la raison qui nous persuade
qu’il ne peut y avoir de contradiction dans les dons du
créateur ? Qu’il serait absurde de penser qu’il nous eût
donné des sens, sans nous en accorder l’usage, et des
penchants qui ne seraient, à ses yeux que des tentations
pour le mal [1] ? »
Mais que direz-vous, mademoiselle, si je soutiens que
vous devez plutôt vous faire conscience de ne pas satisfaire
123
vos penchants, lorsqu’ils sont violents, que de ne pas
contenter les désirs enflammées dont peut être tourmenté
sans cesse quelqu’un de vos amants ?
Si vous vous sentiez consumer d’une faim dévorante, ne
seriez-vous pas coupable, si vous ne cherchiez point à
satisfaire ce besoin impérieux ?… Si quelqu’un, brûlant de
soif, vous demandait un verre de vin ou d’eau pour
l’étancher, n’auriez-vous pas un cœur de tigre, si vous osiez
le lui refuser !… Une chaleur imprévue vous saisit, anime
toutes les parties de votre corps, vous brûlez ; quelqu’un se
présente pour jeter de l’eau dans le feu, et vous ne laisserez
pas éteindre l’incendie ?… Une affreuse langueur menace
les jours d’un jeune homme qui vous adore ; vous avez la
médecine pour le guérir, et vous ne le ferez pas ?… Un
jeune, berger était parvenu…
ANGÉLIQUE
Est-ce quelque jolie histoire que vous allez me raconter ?
MARTHE
Oui, mademoiselle, si cela vous fait plaisir.
ANGÉLIQUE
Vous êtes bien sage, ma bonne ; je vais vous écouter avec
l’attention la plus sérieuse.
MARTHE
Un jeune berger était parvenu à cet âge où la nature parle
chez nous d’une voix très forte, et où il est impossible de lui
imposer silence. Habillé toujours avec propreté, quoique
sans aucune élégance, à sa démarche, à sa beauté, il aurait
124
trompé Vénus même, qui l’aurait pris pour Adonis. Il avait
toujours vécu dans la plus grande simplicité d’esprit et de
cœur ; c’est pourquoi la première fois qu’il aperçut son
membre enflé, tendu, raide comme une barre de fer, il prit
cela pour une maladie dangereuse, et courut tout de suite
chez le docteur du village, pour y apporter du remède.
Le savant médecin en rit au fond de son cœur ; mais dans
la bonne intention de gagner toujours quelque chose, il lui
donne, dans une petite bouteille, de l’eau pure d’une
fontaine, lui faisant accroire que c’était une liqueur fort
rare, qu’il avait fait venir de loin à grands frais. Il lui
raconta des merveilles de cette eau, et lui ordonna d’en
arroser sa machine ; et cette eau froide en amollit bientôt la
raideur.
Le jeune homme cria au miracle ! et il promit de lui
porter du beurre, de la crème et du fromage, pour avoir de
cette liqueur prodigieuse. Mon médecin fit la bêtise d’en
parler à sa femme qui, par pruderie, fit bien des grimaces en
l’écoutant ; mais le lendemain quand elle vit venir le beau
garçon, elle voulut satisfaire sa curiosité ; elle regarda par le
trou de la serrure, la nouvelle expérience que faisait son
mari dans son cabinet d’étude ; elle lorgna le jeune berger,
elle aperçut la flèche de l’amour ; elle brûlait déjà d’en être
blessée.
Le surlendemain ce jeune homme attaqué de nouveau de
sa maladie, courut chez le médecin ; mais il était sorti pour
faire ses visites. La bonne docteuse le reçut avec toutes ses
grâces ; le pauvre garçon en rougit ; la rougeur donna plus
125
d’éclat à sa beauté et enflamma davantage les parties
malades.
« — Où est monsieur le médecin ?
« — Il n’y est pas.
« — Dieu ! quel malheur pour moi.
« — Dites plutôt quel bonheur !
« — Ah ! madame, je me sens mal.
« — J’ai une bonne médecine pour vous guérir.
« — Vous a-t-il laissé ordre de me donner de cette eau
qui m’a si bien guéri hier et avant-hier ?
« — Non, mais je connais un remède bien plus efficace.
Mon mari ne se connaît pas bien à votre état, laissez-moi
faire. Il faut commencer par s’embrasser et se baiser.
« — Vous me faites trop d’honneur, madame.
« — Allons, courage, mon ami, je veux voir où vous avez
mal.
« — Ayez pitié de moi, ma chère dame !… Voyez comme
il est envenimé !… Mais vos touchements, loin de le guérir,
l’enflamment davantage… Dieu ! quelle chaleur ! quel
feu !… Voyez comme il découle de l’ordure !
« — Bien, mon enfant, voici un lit de repos, voici la
médecine qui te convient, voici le vase où tu dois tremper ;
courage, un plaisir inexprimable va accompagner ta
guérison.
126
« — Ah ! madame ! où suis-je !… de quelle liqueur vous
me mouillez !… je suis en paradis !… Faut-il en sortir ?…
Ah ! par pitié, soyez toujours mon médecin… Que
d’obligations je vous ai ! car je vois bien que votre liqueur,
non seulement a amolli la raideur de mon membre, mais
elle en a fait sortir toute la pourriture. Oh ! je veux dire à
monsieur le docteur que…
« — Que dis-tu là, mon petit sot, prends bien garde de lui
en parler ; il m’empêcherait, par jalousie, de te soigner.
« — Que je meure à vos pieds, si je lui en fais le moindre
mot.
« — Ni à lui, ni à personne.
« — Je vous le jure, madame. Mais s’il me demande
pourquoi je ne reviens plus prendre de son eau ?
« — Tu lui diras que tu t’es aperçu que ce n’était que de
l’eau de fontaine.
« — Ce n’était que cela ?
« — Eh ! quoi donc, mon petit imbécile ?
« — Mais si j’essuie de nouveau cette maladie ?
« — Reviens me voir, et je te guérirai.
« — Mais si monsieur est au logis ? il ne me guérira
jamais aussi bien que vous !
« — À quelque distance de la maison, joue de ta flûte, ou
chante quelque chanson ; j’irai t’ouvrir par la porte du
jardin, laisse-moi faire.
127
« — Mais, madame, qu’avez-vous ?… Deux nouvelles
roses couvrent vos joues… Vous me fixez sans mot dire…
Je sens que vos mains tremblent en serrant les miennes ;
avez-vous mal ?
« — Oui, mon petit médecin, rends-moi la réciproque,
viens, viens me guérir.
« — Très volontiers, ma chère dame. »
Que dites-vous, mademoiselle, de ces guérisons
prodigieuses ? Blâmerez-vous cette dame d’avoir eu pitié
de ce pauvre garçon ? Reprocherez-vous à ce jeune berger
d’avoir été reconnaissant envers sa bienfaitrice ?
ANGÉLIQUE
En vérité, je n’ai pas le cœur de les blâmer ; et je vous
avoue sincèrement qu’à ce récit j’ai commencé à ressentir
un petit chatouillement et une certaine démangeaison… qui
me donne du plaisir et des tourments.
MARTHE
Voilà le langage de la nature, il faut l’écouter. Profitez
des avantages de votre brillante jeunesse, avant que le
temps vienne, temps de regrets et de chagrins, où personne
ne veut plus de nous.
ANGÉLIQUE
Mais j’ai encore trois objections à vous faire, auxquelles
je vous prie de répondre, de manière à me rendre tranquille.
Si je perds mon honneur, si je deviens grosse… Si je gagne
quelque maladie honteuse, que deviendrai-je ? Vous savez,
sans doute, que les attraits de l’honneur sont les plus forts
128
pour les âmes bien nées ; que l’honneur une fois perdu ne
peut plus se recouvrer ; que l’honneur doit être toujours la
règle invariable de notre conduite ; que l’honneur doit
l’emporter sur les sens ; et qu’enfin les sentiments de
l’honneur doivent nous retenir dans le devoir. Qu’avez-vous
à répondre à cela ?
MARTHE
Je réponds que l’honneur n’est qu’un mot, qu’une
chimère ; et je veux qu’on m’écrase si l’on me peut définir
et expliquer ce que c’est que l’honneur.
On dit qu’il faut rendre honneur à Dieu, cela est juste ;
mais comment ? Par des actes de religion ; mais ces actes
varient dans tous les pays du monde. Nous trouvons bizarre,
ridicule, absurde, le culte que rendent à Dieu tant de
peuples divers ; les autres peuples trouvent bizarre, ridicule,
absurde, le nôtre. Les hommes se sont déchirés, se déchirent
encore les uns les autres pour défendre la religion ; et les
uns et les autres croyent rendre honneur à Dieu, en
égorgeant leurs frères. Quel honneur !
On appelle honneurs funèbres les cérémonies éclatantes
et fastueuses qui accompagnent les cadavres au tombeau, et
qui ne servent qu’à satisfaire l’orgueil des parents et
l’avarice des prêtres. Quels honneurs !
On appelle les honneurs du Louvre le droit de ne pas
devoir marcher avec ses jambes, mais de se faire traîner en
carrosse ou à cheval, au risque de se casser les bras et le
cou, dans la cour des maisons où le roi est logé. Quel
honneur !
129
On appelle les honneurs de l’Église les prééminences, les
titres, les droits, qui ne sont que des usurpations, l’orgueil,
en un mot, des gens d’église, pendant que leur chef, Jésus-
Christ, plaçait l’honneur dans l’humilité la plus profonde, et
dans la plus parfaite égalité. Quel contraste d’honneur !
On dit : « Faire les honneurs d’une maison », lorsque
quelqu’un reçoit chez lui, selon les règles de politesse
établies, des personnes qu’il déteste souvent du fond de son
cœur… On dit : « Faire honneur à un repas », quand on y
mange bien, qu’on y boit mieux, et qu’on témoigne, par
conséquent, qu’on est bon gourmand et excellent buveur.
On dit : « Faire honneur à une lettre de change », pour dire
qu’à son échéance on fait son devoir en la payant.
Voyez comme les actions les plus indifférentes, les plus
communes sont honorables chez nous ! Si l’on rencontre
quelqu’un de connaissance, on s’écrie aussitôt : « Oh ! quel
honneur pour moi de vous voir !… Faites-moi l’honneur de
me dire si vous vous portez bien… Quand aurai-je
l’honneur de m’entretenir avec vous ?… Quand me ferez-
vous l’honneur de prendre une tasse de café chez moi ?…
J’ai lu la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire
— et dont j’ai fait tant de petits mouchoirs pour me
torcher… »
On appelle marques d’honneur, les conditions favorables
qu’on accorde à une garnison qui se rend par capitulation. Il
y a donc de l’honneur, même à être vaincu !
On appelle Dames d’honneur, Filles d’honneur, des
faiseuses de lit, des videuses de pots de chambre, des
130
entremetteuses, des tribades.
On appelle Conseillers d’honneur, des gens qui ne font
souvent que flatter, que surprendre, que tromper leurs
princes.
On dit, par manière de serment : « Sur mon honneur… Je
vous en réponds sur mon honneur. » Ma foi, nous autres
femmes, puisque l’on place notre honneur entre nos cuisses,
nous devrions mettre la main sur notre con, lorsque nous
assurons quelque chose sur notre honneur.
On dit souvent : « Je vous promets cela, je vous en donne
ma parole d’honneur ». Cependant, quelques jours après, on
trouve mille prétextes pour ne pas la tenir, et cela ne
déshonore point.
S’il s’élève quelque dispute entre frères, entre amis,
adieu la parenté, adieu l’amitié : l’honneur veut qu’on se
batte, et celui qui tue son frère, est le plus honoré. Dieu !
quel honneur !
Une fille ou une femme se laisse embrasser, se laisse
donner un baiser, serrer la main, manier les tétons ;
l’honneur lui reste encore. Elle se laisse toucher l’endroit le
plus sale de son corps, et l’honneur s’en va. Quelle folie !
Messieurs les maris veulent toujours avoir leur passe-
partout, et entrer où bon leur semble, sans se déshonorer ; et
ils ont attaché l’honneur à la porte de leurs femmes, pour
qu’elle ne soit ouverte qu’à eux. Quelle fourberie !
Une pauvre fille laisse entrer quelqu’un dans son jardin,
et elle est vouée à l’infamie. Et celui qui a ouvert, qui a
131
dépouillé le parterre, peut s’en aller tête levée, et chanter
victoire. Quelle injustice !
On nous enseigne à faire honneur à notre siècle, à notre
pays. Le siècle de l’humanité va paraître ; notre pays va
jouir d’une parfaite liberté. Si cela arrive, qu’on déclare
donc que ce n’est plus faire une tache à l’honneur que de
servir l’humanité, que de suivre les lois de la nature. En tant
de pays, comme je l’ai déjà dit, on se fait même gloire de
ces actions humaines ; et ces actions ne seront
déshonorantes que chez nous, que pour notre sexe ?
Méprisez, mademoiselle, l’opinion du vulgaire. Quelques
faux dévots, quelques hypocrites pourront censurer votre
conduite ; mais le beau monde, les beaux esprits, les gens
du bon ton vous accableront par le tribut de leurs adorations
et de leurs éloges. Vous voyez donc, mademoiselle, que
l’honneur n’est qu’un mot, qu’une chimère, qu’un funeste
préjugé qu’il faut secouer.
ANGÉLIQUE
Tout cela va bien tant que ces amusements ne laissent
après eux aucune trace : mais si j’en porte des marques,
mais si je deviens enceinte ? Dieu ! cette idée me fait
frémir ; un pareil événement me réduirait au désespoir.
Dans ce cas-là, mon honneur ne serait-il pas perdu ?
MARTHE
Voilà encore un préjugé, voilà un joug, dont on tient
toujours la raison captive. On raisonne toujours ; on s’écrie
partout : « Liberté, liberté ». Cependant la raison demeure
toujours esclave, et cette liberté marche à pas bien lents !
132
Doit-on couper et jeter au feu un jeune arbre s’il produit
quelque bon fruit ? Ce fatal préjugé rappelle dans ma
mémoire une loi salutaire et en même temps absurde qui
existe dans l’île de Formose. Cette loi, je l’appelle salutaire,
en ce qu’elle ordonne que les filles se marient aussitôt
qu’elles sont nubiles ; et plût à Dieu que cette loi devînt
universelle ! Je l’appelle absurde et barbare, en ce qu’elle
ne leur permet de devenir enceintes qu’à l’âge de trente-six
ans. Elles tombent très rarement en faute ; mais si cela leur
arrive, elles font venir leurs religieuses, qu’on nomme
Juibas, qui ne se font point scrupule, qui croyent même
faire une œuvre de charité, en foulant le ventre à ces
femmes, d’une certaine manière qui procure l’avortement.
ANGÉLIQUE
Est-ce qu’il est défendu à ces femmes de badiner avec
leurs maris jusqu’à l’âge de trente-six ans ?
MARTHE
Point du tout. L’état de mariage serait pour elles un
véritable enfer. Comment ! avoir toujours du saucisson près
de la bouche, et ne pas pouvoir en manger ! Mais comme le
gouvernement politique, dans ce pays-là, n’aime pas tant la
multiplication des êtres, il ordonne au peuple de semer de
bonne heure ; et par une contradiction inconcevable, il ne
lui permet de produire du fruit que fort tard.
ANGÉLIQUE
Mais que font-elles, s’il vous plaît, pour ne pas violer la
loi ?
MARTHE
133
Ah ! ah ! vous êtes un peu trop curieuse… Mais il faut
vous satisfaire.
Aussitôt que le laboureur a planté ou semé, la maîtresse
du jardin remue soigneusement la terre, y seringue de l’eau
fraîche, ou quelque liqueur spiritueuse, fait découler sa
fontaine autant qu’elle peut y jeter d’eau, afin que tout
sorte. De cette manière, tout ce qu’on a planté ou semé ne
prend point racine. Si la maîtresse s’oublie quelquefois, si
le fruit paraît, c’est sa faute ; et sans le secours des Juibas,
elle serait sévèrement punie.
ANGÉLIQUE
Savez-vous que je n’oublierai jamais cette leçon, et que
j’aurai bien soin de remuer, de seringuer !
MARTHE
Tant que vous êtes fille, à la bonne heure, vous agirez
prudemment ; vous ne ferez aucun tort à personne ; même
tout cela contribuera à la propreté de votre corps et à votre
santé. Mais si vous vous mariez, gardez-vous-en bien, vous
vous rendriez criminelle de lèse-nation ; car une femme doit
des enfants à l’État, et c’est une épouse dénaturée celle qui
ne se procure pas le doux, l’aimable titre de mère.
ANGÉLIQUE
Mais si, étant encore fille, je m’oublie quelquefois, nous
n’avons pas de ces Juibas si charitables ?
MARTHE
Dites plutôt impies, ou du moins fanatiques ; car c’est
toujours avoir un cœur dénaturé que de faire périr ces
134
innocentes productions de la nature.
ANGÉLIQUE
Vous me charmez, ma bonne, parce que je vois bien que
vous ne me prêchez pas une morale corrompue. Mais que
devrais-je faire en pareil cas ?
MARTHE
Presser le laboureur d’acheter le jardin et le fruit avec.
En supposant qu’il y ait eu plus d’un laboureur, vous devrez
toujours presser celui dont vous pourrez attendre un plus
haut prix ; c’est la ruse ordinaire de nos filles.
ANGÉLIQUE
Mais s’il ne voulait point conclure le marché ?
MARTHE
Ce serait bonne marque ; vous ne seriez point heureuse
avec lui ; vous lui donnerez son fruit, vous garderez votre
jardin. On en parlera deux ou trois jours ; c’est une faiblesse
commune au sexe ; le silence, l’oubli succèdent, et vous
êtes maîtresse de vous-même.
ANGÉLIQUE
Mais si l’état de mon laboureur était tel qu’il ne pût se
procurer la possession légitime de mon jardin ? Par
exemple, si c’était un laboureur ecclésiastique ?
MARTHE
Bon Dieu ! vous avez un fonds inépuisable d’objections.
Dans ce cas-là, pour ne pas le perdre de réputation, on feint
une maladie ; le changement d’air peut rendre la santé ; on
135
fait un petit voyage ; on dépose le fardeau ; et l’on revient
toute guérie.
ANGÉLIQUE
À merveille ! Mais si je gagne quelque maladie
honteuse ?
MARTHE
Prenez vos précautions, et cela ne vous arrivera jamais.
1° Avant que de laisser faire au laboureur, cherchez, en
badinant, à voir et à manier son outil ; si vous remarquez
quelque tache à sa bêche, trouvez, sur-le-champ, quelque
prétexte pour ne pas le laisser sillonner.
2° Après l’ouvrage, n’oubliez pas de remuer, d’arroser,
de seringuer.
3° Si votre cœur est abattu par la crainte, hâtez-vous
d’appeler quelque médecin, ou apothicaire ; point de honte
quand il s’agit de la santé.
Ces messieurs seront bien aises de vous faire voir les
prodiges de leur art : ils introduiront leur sonde dans la
plaie, pour vous assurer que vous devez calmer votre
esprit ; et ils seront assez généreux pour faire opération
gratis.
136
1. ↑ Les Inconvénients du Célibat. Chap. IV. p. 22.
137
La Rhétorique des putains, Bandeau de début de chapitre
LEÇON IX
MARTHE
138
Ah ! ma bonne, j’éprouve dans mon âme et dans mes
sens l’agitation la plus violente. Tantôt une chaleur
excessive brûle mon sang dans mes veines, et me met toute
en feu ; tantôt un froid mortel me glace, et l’affreuse pâleur
me défigure. J’aime, je souhaite, je crains, j’espère, je
chante, j’attends… Dieu ! mille diverses affections
combattent tour à tour mon pauvre cœur.
MARTHE
De grâce, mademoiselle, efforcez-vous de reprendre
votre air accoutumé. Je vous annonce une bonne nouvelle :
c’est aujourd’hui que vous allez goûter tout le bonheur
imaginable. Votre jeune militaire va venir ; voulez-vous
qu’il vous trouve dans une situation si pitoyable ?
ANGÉLIQUE
Ah ! c’est lui, c’est lui-même qui me met dans cet état.
MARTHE
Expliquez-vous, je vous prie, j’ai de la peine à vous
comprendre.
ANGÉLIQUE
Cette nuit, à peine le sommeil s’était-il emparé de mes
sens, qu’un songe agréable m’a placée près de mon
bienfaiteur. Je rêve qu’il frappe à ma porte, et qu’au lieu de
lui dire : Entrez, je lui réponds : Ouvrez-moi. Il m’ouvre, en
effet. Il me semble que j’ai un peu à endurer, mais qu’à
cette peine succèdent aussitôt des douceurs inexprimables.
Tous mes sens agités m’ont réveillée, et mon réveil a
dissipé cette image charmante… Je crains que ce songe
enchanteur ne se réalise… Si l’illusion est si belle, que sera
139
la réalité ? Je vous avoue qu’enivrée du plaisir que l’amour
me prépare, je suis toute disposée à m’y livrer…
Qu’il vienne, et s’il m’aime, je le rendrai heureux, je
serai heureuse.
MARTHE
Doucement, mademoiselle, j’aime bien à vous voir les
dispositions les plus favorables, les plus décidées pour ce
monsieur ; mais il ne faut pas aller si vite en besogne. Il faut
beaucoup d’art, beaucoup de prudence, beaucoup de
dissimulation avec les hommes. Ces messieurs ont tant de
ruses pour nous abuser, qu’il nous faut aussi les artifices les
plus adroits pour les attraper.
ANGÉLIQUE
Comment ! ma bonne, vous voulez m’apprendre à mettre
dans ma conduite une fausseté révoltante ? Je n’ai jamais su
déguiser les sentiments de mon cœur ; tout ce que je nourris
dans mon âme, passe d’abord sur mes lèvres ; et si
quelquefois, par des efforts pénibles, j’ai cherché à ne pas
être sincère, tous ces efforts ont été au-dessus de moi et
mon visage m’a toujours trahi. Croyez-moi, au moment où
mon bienfaiteur paraîtra, j’aurai trop de peine à cacher au
dehors ce qui se passera au dedans de moi-même ; il verra
dans mes yeux tous les mouvements de mon cœur.
MARTHE
Cette leçon ne doit pas vous servir pour ce qui regarde
votre premier amant, mais pour régler votre conduite envers
d’autres messieurs, si la nature vous parle le même langage
en leur faveur.
140
Oui, mademoiselle, sans la ruse, sans la dissimulation, on
ne peut jamais aller à ses fins, on ne peut triompher. Il faut
absolument que la fille ou la femme sache, avec art,
persuader ses amants :
Qu’elle les aime d’une amitié toute pure, et point pour le
plaisir ;
Que son amitié est tout à fait désintéressée ;
Il faut qu’elle parvienne à persuader chacun d’eux qu’elle
n’aime que lui seul.
ANGÉLIQUE
Cela m’est impossible. Par bonheur que je suis
fermement résolue de n’aimer que mon bienfaiteur.
MARTHE
À la bonne heure ; je ne désapprouve pas vos sentiments ;
mais vous me permettrez bien de ne pas laisser mon
ouvrage imparfait, et de vous instruire sur tout ce qui peut
arriver. Nous ne pouvons pas disposer de l’avenir ; nous ne
sommes pas les maîtresses de notre cœur ; et s’il arrive que
l’amour vous parle en faveur de quelqu’un autre, oui, je le
répète, il vous faut, avant toutes choses, vous couvrir du
manteau de la vertu.
Ou il faut, toute la vie, renoncer aux hommes, ou il faut
les attraper par ces artifices ; voilà en quoi consiste notre
rhétorique. Car, ceux au moins qui pensent et qui
raisonnent, s’ils s’aperçoivent que nous ne les aimons que
pour notre plaisir, que pour notre intérêt, et que nous louons
141
notre petit cabinet à tout venant, ils changent tout à coup
l’amour en mépris et en haine.
À l’égard du jeune militaire, c’est moi qui ai fait, à votre
insu, ce que vous auriez dû faire. Il s’est rendu presque tous
les jours chez moi pour apprendre de vos nouvelles. Je le
voyais dans la plus grande impatience de gagner la place, et
d’y entrer victorieux ; mais je lui ai parlé toujours de la
sorte :
— Monsieur, vous êtes assez sage pour ne pas prétendre
l’emporter d’assaut. C’est une forteresse Presque
inattaquable. Il m’a fallu imaginer et employer les ruses les
plus fines pour lui faire prendre votre argent. Toutes les fois
que je lui parle d’intrigues amoureuses, elle pâlit, elle
tremble, elle pleure et ne parle que de mariage ; à cette
seule condition, il me paraît qu’elle a quelques dispositions
à se rendre ; encore n’oserai-je pas vous en assurer. Je lui ai
donné plusieurs leçons ; mais au lieu de m’écouter, elle ne
fait que me presser d’une infinité d’objections que j’ai
toutes les peines du monde à résoudre. Je vous assure,
monsieur, que je sors toujours de chez elle mon front tout
trempé de sueur et hors d’haleine.
Hier, je lui tins ce discours :
— Ah ! monsieur, que d’obligations vous allez m’avoir !
Je viens de faire à mademoiselle Angélique, le tableau le
plus animé de votre situation. Je lui ai dit qu’une langueur
affreuse vous dévore ; qu’une triste mélancolie est peinte
sur vos traits ; que vous êtes mal ; que si vous ne pouvez
posséder son cœur, rien ne vous attache plus à la vie ; que
142
vous êtes au désespoir, et que la mort sera votre recours. À
ces mots, j’ai vu mademoiselle s’attendrir, soupirer, jeter
quelques larmes, enfin s’écrier :
« — Qu’il vienne, je tâcherai de faire son bonheur,
pourvu qu’il me rende heureuse ! »
ANGÉLIQUE
Vous possédez, au plus haut degré, l’art de mentir
impunément.
MARTHE
Dites plutôt, l’art de persuader évidemment… À cette
nouvelle, le jeune comte fut transporté d’une douce joie que
son cœur ne pouvait contenir. Il m’accabla de caresses…
ANGÉLIQUE
Et de présents aussi ; car il me paraît fort généreux.
MARTHE
Non pas, mademoiselle ; il arrive rarement qu’on anticipe
avec moi les récompenses. Il est fort rare aussi que je sois
l’objet déplorable de l’ingratitude humaine ; c’est pourquoi
je demeure tranquille.
ANGÉLIQUE
Ah ! ma bonne, on m’a toujours peint l’ingratitude
comme le vice le plus honteux ; pour cela de mon côté…
MARTHE
Ne parlons point de cela, mademoiselle… Vous voyez
donc que je vous ai peinte comme un ange, telle que vous
devez paraître devant les autres, si l’occasion s’en présente.
Pour monsieur le comte, vous le recevrez d’un air virginal ;
143
vous ne céderez pas d’abord à ses tendres sollicitations ;
mais aussi vous ne le ferez pas languir longtemps après
votre possession. Il cherchera premièrement vos mains ;
livrez-les modestement à toute l’ardeur de ses baisers : sa
bouche muette cherchera à parler clairement sur la vôtre ;
ne vous y refusez pas. Il glissera sa main dans votre sein
pour vous serrer tendrement les tétons, vous lui direz d’un
ton plaintif :
— Finissez donc !
Il voudra aller à la chasse des puces sous vos jupes ; et
vous direz encore :
— Finissez donc !
Il vous serrera dans ses bras, et vous jettera sur le lit ; que
la nonchalance accompagne votre chute, et répétez :
— Finissez donc !
Il vous lèvera les jupes et la chemise, il vous ouvrira les
cuisses ; ne les écartez pas, ne les remuez point ; dites
toujours :
— Finissez donc !
Et il finira. Mais vous devez paraître, au moins la
première fois, presque insensible au plaisir ; vous ne
répondrez point à ses secousses ; même vous tâcherez de
répandre quelques larmes, qui savent si bien venir à nos
yeux lorsque nous le voulons…
Ah ! mes enfants que vous allez être heureux ! Cette idée
me fait verser des larmes amères sur ma vieillesse.
144
ANGÉLIQUE
Je désire, très ardemment, que mon comte fasse mon
bonheur, et qu’il ne décline jamais.
MARTHE
Parlons des autres. Dans quelque quartier de la ville que
vous puissiez demeurer, présentez-vous toujours aux yeux
de vos voisins sous des dehors vertueux ; affectez avec eux
un grand air de probité ; et si quelqu’un du voisinage vous
inspire quelque passion, maîtrisez-la dès sa naissance,
enchaînez-la, domptez-la ; elle vous serait trop dangereuse.
S’ils vous rendent quelques visites, ayez pour eux seuls,
une chambre particulière pour les recevoir, expressément
meublée de manière que tout y respire l’honnêteté et la
dévotion. Des tableaux religieux les plus édifiants, des
livres de morale la plus austère, des entretiens pieux ; en un
mot, que tout oblige vos voisins à vous accorder leur estime
et leur admiration. Si tout le quartier ne peut dire que du
bien de vous, les visites des autres ne donneront aucun
ombrage ; on ne pourra point vous soupçonner ; un voile
épais couvrira vos amusements, et votre conduite sera
également irréprochable. Au contraire, si vous ne savez leur
cacher les sentiments de votre cœur, toutes les visites qu’on
vous rendra, toutes les sorties que vous ferez, seront, à leurs
yeux, autant de rendez-vous pour le libertinage.
ANGÉLIQUE
Dieu ! que votre rhétorique me surprend et me persuade !
MARTHE
145
Si quelqu’un vous flatte et vous dit que votre beauté vous
rend digne des plus tendres caresses, qu’elle seule peut
enflammer les cœurs les plus froids ; vous leur répondrez
que la beauté n’est qu’une fleur qui s’épanouit, qui éclate le
matin, mais qui se flétrit et qu’on écrase le soir.
Si quelqu’un vous fait une proposition hardie, vous devez
d’abord répondre :
— Que dites-vous, monsieur ! votre discours me glace
d’horreur ; respectez-moi, monsieur, respectez-vous, vous-
même… Vous me dites que vous ferez ma félicité ! Ce sont
de belles paroles qui frappent l’air et qui s’évanouissent en
le frappant… Malheureuse ! que deviendrais-je, si je
consentais à vous écouter, si je me livrais à vos
transports !… Votre goût n’est peut-être que passager :
aujourd’hui, je veux le croire, je suis l’objet de vos désirs,
mais demain je le serai de votre indifférence ; après-
demain, de vos mépris… vos visites me seront toujours
agréables… j’aime bien à vous voir… Votre absence me
jetterait dans le chagrin…
ANGÉLIQUE
Ah ! voilà de la ruse, de la rhétorique, n’est-ce pas, ma
bonne ? Je commence à voir clair.
MARTHE
Bon !…
— Votre absence me jetterait dans le chagrin… je ferais
peut-être la bêtise de vous mander… Mais aussi, je ne vous
permettrai jamais la moindre chose qui puisse me
146
déshonorer. Si le roi même l’exigeait de moi, je le
refuserais.
Si c’est quelqu’un d’église, à qui vous donniez de
l’appétit, vous devez lui dire d’abord d’un ton ferme :
— Comment, monsieur ! la sainteté de votre état ne vous
retient donc pas de former des attentats contre la vertu ?
Votre vœu solennel n’est pas un frein suffisant à vous
brider ?
Mais on vous dira peut-être :
— Eh bien ! mademoiselle, puisque vous ne voulez
parler que vertu, on vous la laisse pratiquer en paix ; c’est la
dernière fois qu’on a l’honneur de vous voir.
Alors, d’un ton doucereux, vous devez dire :
— Monsieur, vous êtes trop exigeant ; contentez-vous au
moins de ce que je puis accorder sans perdre mon
honneur… Satisfaites vos yeux… vos mains encore, si vous
le voulez… regardez et maniez mon col et mon sein, je ne
le refuse pas ; mais si vous prétendez passer plus avant, je
m’y opposerai sans doute.
On cherche à vous baiser, tournez la tête… On cherche à
vous embrasser, fuyez, mais à pas lents, et du côté du lit…
On veut vous y faire tomber, dites que vous allez crier, mais
ne criez pas… On vous y jette, dites, d’une voix mourante :
— Finissez donc !
Enfin, imitez la dame du perroquet, et tout ira à
merveille.
147
Je finis ma leçon par une petite histoire aussi amusante
que véritable ; et je vais vous en faire le récit avec d’autant
plus de plaisir, qu’il s’agit d’une de mes élèves qui me fait
bien honneur.
Une jeune orpheline, presque aussi belle que vous, après
la mort de son père et de sa mère, ne trouva point de
parents, parce que, contrainte à partager un bien fort
médiocre entre deux frères et elle, sa portion était réduite
presque à rien. J’eus occasion de la connaître ; sa figure,
son caractère, m’intéressèrent à elle. Je réussis à l’initier
aux mystères de Cythère ; je la plaçai chez une dame où elle
était comme une des Grâces auprès de cette nouvelle
Vénus.
Elle répondit parfaitement à mon attente ; mais ayant
oublié, un instant, mes préceptes, elle se trouve enceinte.
Que faire ? Celui qui avait fait la blessure, ne pouvait pas y
apporter de remède, puisque le vœu qu’il avait prononcé
l’obligeait à ne pouvoir former des nœuds légitimes. Je fis
tous mes efforts pour lui trouver un bon benêt, car on en
trouve toujours quelqu’un, même dans un siècle aussi
éclairé que le nôtre : j’y réussis.
Voilà mon homme prêt à se marier. Je lui dis que la fille
n’a pas beaucoup de bien, mais qu’elle porte toujours une
belle et bonne dot avec elle : il est content, il l’épouse. On
me prie d’être de ses noces ; j’y assiste.
Après le souper ils se mettent au lit, et moi, je me couche
dans une chambre à côté. Le mari veut jouir de ses droits ;
elle saute en bas du lit, et s’écrie :
148
« — Cochon que vous êtes, que prétendez-vous ? Est-ce
que vous m’avez épousée pour me faire de ces infamies ? Il
n’y a que les bêtes qui font cela ; me prenez-vous pour une
chienne ?
« — Mais, ma bonne amie, cela est permis, ordonné
même entre mari et femme.
« — Vous en avez menti, car ma bonne maman me disait
bien souvent : « Garde-toi bien, ma fille, des attouchements
des hommes, ils sont empoisonneurs. »
« — Mais sans cela tu ne serais pas venue au monde.
« — Tout ce que vous me dites est faux ; car ma bonne
maman disait que quand elle voulait faire un enfant, elle
formait, avec de la pâte, un petit poupon, qu’elle le
mangeait, que ce poupon grossissait peu à peu dans son
ventre, et que neuf mois après elle le mettait au jour. »
On m’appelle : le mari me prie de faire entendre raison à
sa femme. Celle-ci me prie d’accabler son mari de
reproches. Je fais semblant de persuader ma belle élève de
se rendre aux désirs de son époux, et il faut que je dévore
mille injures. Je lui dis, à la fin, qu’il lui convient de
remettre l’affaire entre les mains de monsieur le curé, qui
l’instruira profondément de ses devoirs. À cette proposition
elle s’apaise, mais elle ne veut pas se recoucher auprès de
son mari ; elle veut venir dans mon lit. Nous pensons
étouffer de rire de l’imbécillité de notre niais.
Le matin venu, je l’emmène chez le curé, avec qui elle
joue on ne peut mieux le rôle de prude et d’innocente.
149
Cependant le bon pasteur trouve de la docilité dans sa
brebis, et tant de docilité que…
ANGÉLIQUE
Ah ! ah ! je vous comprends ; qu’elle retourna chez elle
tout à fait convertie.
MARTHE
Oui, certainement, et mon grand nigaud se trouva assez
heureux d’avoir gagné le droit de bâtir sur les fondements
d’autrui.
ANGÉLIQUE
Vous vous levez pour vous en aller ? Il me paraît que
votre leçon a été bien courte aujourd’hui.
MARTHE
C’est qu’il me presse de vous rendre heureuse. Je sais
que le jeune officier se promène ici près ; il n’attend que le
moment de me voir sortir, pour entrer. M’entendez-vous
bien, mademoiselle ? Pour entrer.
Soyez heureuse, et demain vous aurez la complaisance de
me faire un fidèle récit de votre entretien.
150
La Rhétorique des putains, Vignette de fin de chapitre
151
La Rhétorique des putains, Bandeau de début de chapitre
LEÇON X
ANGÉLIQUE
D’où vient, ma bonne, que je vous trouve l’air si triste ?
Pourquoi m’apportez-vous ce visage sombre ?… Mais vous
marchez d’un pas fort lent !… Approchez… asseyez-
vous… vous ne me dites rien ?… Pourquoi ce silence
morne et profond ?… Ah ! peut-être éprouvons-nous toutes
deux les mêmes tourments !… Je vous attendais avec
impatience pour soulager mon cœur du poids des remords ;
et il se peut que vous-même vous sentiez de pareils remords
s’élever dans votre âme… Hélas ! j’ai perdu ma vertu, mais
vous en êtes la cause. De tristes réflexions me font payer
bien cher des moments d’ivresse que j’ai pris pour le
bonheur !
152
MARTHE
Ah ! mademoiselle, si vous êtes sensible, si vous devez
éprouver quelques remords, c’est de m’avoir trompée.
ANGÉLIQUE
Ciel ! Qu’entend-je ? Moi, vous tromper ! Votre discours
me déchire bien plus que mon pucelage perdu. Que la
foudre m’écrase, si j’ai eu, si j’aurais jamais la moindre
idée de vous duper… Mais expliquez-vous, je vous prie, je
ne puis revenir de ma surprise.
MARTHE
Vous avez perdu votre pucelage, mademoiselle ?
ANGÉLIQUE
Hélas ! osez-vous me le demander, et d’un air si
moqueur ?
MARTHE
Si j’ose ?… On ne peut perdre ce qu’on n’a pas… Vous
m’avez toujours dit que vous vous montrez telle que vous
êtes ; que votre belle bouche n’est pas faite pour déguiser,
pour trahir les sentiments de votre cœur ; que la sincérité a
toujours dirigé vos discours et vos actions ; que vous avez
la fausseté et la dissimulation en horreur. Voilà,
mademoiselle, en quoi vous m’avez trompée.
153
La Rhétorique des putains, figures
154
ANGÉLIQUE
Mais je ne vous comprends pas encore. Non, je ne me
suis jamais permis aucun déguisement ; si j’ai marqué
quelque penchant à feindre avec les hommes, c’est le fruit
de vos leçons ; mais mon cœur a été et sera toujours ouvert
devant vous, comme devant Dieu.
MARTHE
Il est vrai que j’ai manqué de précaution, ne vous ayant
pas questionnée là-dessus ; mais j’étais trop persuadée de
votre intégrité, pour vous demander si vous étiez vraiment
pucelle.
ANGÉLIQUE
Mais votre discours me jette dans le plus profond
étonnement. Que je meure à vos pieds, dans cet instant
même, si j’avais jamais connu d’homme, si jamais homme
m’avait touchée du bout de ses doigts.
MARTHE
Je sais bien qu’on peut jouer de plusieurs manières au
trou-madame. Soyez sincère, je vous en prie. Vous seriez-
vous amusée, avec des amies, à agrandir les trous en les
bouchant ? Cet amusement est fort à la mode… La rougeur
qui se répand tout à coup sur vos joues, me dit que oui.
Mais après la mort de votre maman, on vous avait enfermée
dans un couvent ; vous ne faisiez que d’en sortir…
ANGÉLIQUE
Ah ! c’est précisément dans le couvent que j’ai appris ce
jeu qu’on appelle Tribaderie. Mes compagnes de pension
m’initièrent à ces mystères en me disant que ces
155
amusements délicieux répandaient le vrai, l’unique
agrément sur la vie pénible de nos prisonnières sacrées.
Mais est-ce que l’on perd le pucelage à ces agréments ?
MARTHE
Pas tout à fait, et quelquefois pas du tout, si l’on
n’emploie à ce jeu que le doigt.
ANGÉLIQUE
Voyez, ma bonne, si je suis toujours avec vous de la plus
grande sincérité ! Un jour nous sentîmes une curiosité
invincible de remuer le lit de notre mère institutrice,
pendant qu’elle était ailleurs, dans l’idée d’y trouver
quelque instrument de pénitence ; car elle était fort dévote
et ne faisait que soupirer vers le ciel. Quel fut mon
étonnement de découvrir un certain instrument rond, en
ivoire, d’un pied de longueur, avec deux petites boules
attachées en bas !
Frappée de ce que je voyais, je demandai ce que c’était :
il s’éleva une risée générale, à ma confusion ; après quoi, la
plus âgée ôta de mes mains ce colifichet, se renversa tout de
son long sur un banc, leva ses jupes et sa chemise, et se
perça de mille coups sans relâche ; le feu était à son visage,
tout son corps était en mouvement, et elle s’écriait de temps
en temps :
« — Quel plaisir ! Quel plaisir ! »
Après elle, une autre ; après celle-ci, une troisième ;
toutes enfin, moi la dernière, nous répétâmes le même jeu.
À peine avais-je commencé, que la révérende mère entra.
156
Elle voulait en venir aux reproches et aux menaces : mais la
plus âgée d’entre nous la menaça, à son tour, de tout
divulguer. Elle nous traita alors avec des manières modestes
et polies, et, pour nous engager au silence, elle nous promit
de nous prêter le joli instrument au moins une fois par
semaine, pour nous amuser.
MARTHE
Pourquoi, bon Dieu ! n’ai-je pas su tout cela ? Sachez,
mademoiselle, que votre jeune officier, en sortant de chez
vous, vint me voir ; il entra brusquement en disant :
— Je t’ai demandé une pucelle, et tu ne m’as donné
qu’une putain.
Il n’est point d’opprobres dont il ne m’ait accablé ; je lui
laissai épuiser les invectives les plus grossières et les injures
les plus atroces ; mais quand je vis qu’il osait lever sa canne
pour me frapper, toute vieille que je suis, j’eus l’adresse et
la force de saisir une chaise de noyer qui était sous mes
mains, je la lui jetai contre ; mais ce héros martial évita le
coup par une retraite précipitée.
ANGÉLIQUE
Ah ! l’injuste ! l’ingrat ! le barbare !… Je comprends à
présent pourquoi ses premiers baisers, ses premiers
embrassements étaient accompagnés des plus vifs
transports, et des témoignages les plus purs de joie et de
tendresse, et pourquoi, après mes faveurs accordées, il ne
fut plus le même. Un air de froideur, un rire forcé, un
engagement prétexté de se rendre chez son colonel, un
prompt départ, tout devait me faire voir les soupçons qu’il
157
avait formés sur mon compte. Ah ! le perfide ! Jamais
aucun homme…
MARTHE
Jamais aucun homme ne fossoyera plus dans votre vigne,
n’est-ce pas ? Vous voulez parler en enfant, je crois. Ne
savez-vous pas notre proverbe : « Que le trône du roi n’est
jamais vacant ? » C’est parce qu’à peine un roi est-il mort,
que son successeur est bientôt proclamé.
Notre petite affaire est le trône de l’humanité : il lui faut
toujours un sceptre. Si par hasard quelque bon mets vous a
fait vomir, est-ce que vous n’en mangerez plus de votre
vie ?
ANGÉLIQUE
Vous avez beau me parler d’un ton badin ; mais j’ai le
cœur trop serré, trop navré.
MARTHE
Cela passera… Me sauriez-vous dire, mademoiselle,
quelle heure il est ?
ANGÉLIQUE
Pourquoi me demandez-vous cela ? Est-ce que vous
voulez vous en aller si tôt ?
MARTHE
J’ai mes raisons pour vous le demander. N’avez-vous pas
une montre ?
ANGÉLIQUE
Vous vous moquez de moi, ce me semble. J’en avais bien
une jolie ; mais dans un pressant besoin, il m’a fallu la
158
donner à mon père : j’en ai fait le sacrifice, mais je la
regrette bien.
MARTHE
Vous avez raison. C’est un grand plaisir que d’avoir une
montre, et de savoir à tout moment, et de pouvoir dire
quelle heure il est… Voyez un peu, mademoiselle… Que
dites-vous de cette montre à répétition ?
ANGÉLIQUE
Qu’elle est belle ! Elle est en or, et garnie de brillants !
Permettez-moi de la faire sonner… Que cela est charmant !
Vous êtes bien heureuse de posséder un aussi joli bijou ! Je
gage que vous n’avez que les apparences de la pauvreté.
MARTHE
Cela peut être, mademoiselle ; mais ne me croyez pas la
maîtresse de cette belle montre ; je n’en suis que la
dépositaire. Je la tiens d’un jeune marchand qui m’a
ordonné de l’offrir à une jolie demoiselle, une de mes
élèves, dont il espère obtenir quelques faveurs.
ANGÉLIQUE
Ah !
MARTHE
Vous soupirez ? Seriez-vous bien aise que cette montre
vous appartînt ?
ANGÉLIQUE
Ah !… Vraiment oui… mais…
MARTHE
Mais il ne tient qu’à vous d’avoir la préférence.
159
ANGÉLIQUE
Mais est-ce vraiment à moi que l’on offre un si beau
présent ?
MARTHE
Sans doute ; mais si vous le refusez, je vous assure, en
parole d’honneur, que l’on suspendra ailleurs ce vœu, où
l’on obtiendra la grâce [1].
ANGÉLIQUE
Mais… il ne me trouvera pas pucelle, et tout finira par
une autre catastrophe.
MARTHE
Ne craignez rien ; il vous trouvera aussi vierge que vous
l’étiez, à ce que je veux croire, à l’âge de sept ans. Je
possède l’art qu’il faut pour opérer ce prodige.
ANGÉLIQUE
Êtes-vous sorcière ? Combien je me repens de ne pas
vous avoir, dès le commencement, ouvert mon âme tout
entière !
MARTHE
Il n’y a point de sorcellerie à cela : un peu de physique
suffit… Prenez cette bouteille d’eau astringente ; frottez-en
bien le dehors et le dedans de l’allée, et vous verrez le
miracle. Prenez ensuite un de ces petits boyaux que j’ai
rempli de sang d’agneau : quelques instants avant qu’on
vienne au combat, fourrez-le dans le trou aimanté ; il attire
l’épée, elle frappe, perce, sort ensanglantée, et l’on se
160
persuade que la forteresse était vierge [2] et que l’on a été le
premier à l’emporter.
ANGÉLIQUE
Mais pouvez-vous me persuader qu’on puisse s’attacher,
au moins avec plaisir, tantôt à l’un, tantôt à l’autre ?
MARTHE
Je vous prouverai, mademoiselle, que, non seulement
vous le pouvez, mais que vous devez le faire, si votre santé,
si votre intérêt vous sont chers.
Vous auriez certainement un cœur bien petit, si un
homme seul vous suffisait pour l’occuper. Observez la
nature, notre mère et notre législatrice. Elle se plaît à varier
continuellement les temps, les saisons, ses productions.
D’après ses lois, tout est sujet au changement ; un penchant
irrésistible nous entraîne donc à changer, de temps en
temps, d’avis, d’affections, de sentiments.
Malheur à la femme qui compte sur l’homme ; faites
attention, mademoiselle, que je ne dis pas sur les hommes.
Vous devez considérer l’homme comme une girouette, que
le moindre vent fait mouvoir à son gré. Vous devez savoir
que les plus belles choses deviennent insipides à ceux qui
les ont continuellement sous les yeux. L’homme, en toutes
choses, aime à faire une fin : il poursuit, il aime, et quelques
années… que dis-je ? quelques mois, quelques jours après,
la satiété survient.
Un jeune homme languit de vous posséder ; il y attache
d’abord tant de prix ; cela lui paraît ensuite si peu de chose ;
161
il commence à se fatiguer de vos caresses, la variété peut
seule assaisonner ses plaisirs ; plus il fait de conquêtes, plus
il remporte de victoires, et plus son amour-propre en est
satisfait. L’homme ne veut point avoir de chaînes au pied :
la femme serait bien folle de s’enchaîner elle-même !
Aimez un seul homme ; vous avez un cœur tendre, un
cœur sensible ; vous liez bientôt avec lui une amitié si
étroite, que vous la croyez inséparable ; vous vous faites
tous les jours de nouvelles protestations d’amour ; vous
jurez de ne vous séparer l’un de l’autre qu’à la mort. Ces
protestations sont sincères de votre côté, mais vous n’êtes
pas payée de retour : votre attachement pour lui est sans
bornes, son attachement pour vous est de courte durée ;
souvent, après des témoignages apparents d’une affection
inviolable, le perfide, en sortant de chez vous, passe entre
les bras d’une autre. Le dégoût, la satiété s’empare de lui ;
l’objet nouveau est d’un meilleur aliment à sa lubricité ; il
vous quitte, il vous oublie ; que deviendrez-vous ?
Délaissée, méprisée, vous versez des torrents de larmes,
vous êtes plongée dans l’amertume ; l’empreinte de la
douleur se répand sur toute votre personne ; vous
languissez, vous tombez malade, les chagrins dévorants
avancent votre âge et vous ouvrent les portes du tombeau.
Aimez un seul homme ; il vous faut donc renoncer au
projet de vous former un état brillant. Supposons qu’il vous
affectionne pour quelque temps, qu’il soit riche, généreux ;
lorsqu’il s’aperçoit que votre entretien épuise ses richesses,
qu’il voit sa fortune fort bornée, ses désirs le deviennent
162
aussi ; il commence à moraliser et à se dire à lui-même :
« L’homme est bien fou de jeter son argent dans un trou qui
ne se remplit jamais ! On appelle plaisir ce qui n’est qu’un
étourdissement de l’âme ; on appelle volupté ce qui n’est
qu’une insatiable fureur. » Cette morale du moment l’oblige
à vous quitter ; vous n’aviez que cette source, la voilà tarie ;
que deviendrez-vous ?
Au contraire, si plusieurs fontaines arrosent votre jardin,
vous aurez toujours un parterre magnifique, et vous ne
périrez jamais de soif.
ANGÉLIQUE
Ce que vous me dites est très sérieux. Mais si j’ai
plusieurs amants, et que quelqu’un d’entre eux s’aperçoive
qu’il a un rival ?
MARTHE
Pour éviter tout inconvénient, demain je vous amènerai
une petite servante ; elle se contentera d’un petit gage,
puisque chez vous elle peut s’attendre à bien des avantages.
Elle est toute prête ; je lui ai déjà donné quelques leçons de
conséquence. Elle a reçu de la nature un caractère doux et
joyeux ; elle est passablement jolie, en un mot, elle est ce
qu’il faut pour être une petite Nymphe au service de Vénus.
ANGÉLIQUE
J’aurai une servante ! Mais comment l’entretenir ?
MARTHE
Fiez-vous à moi ; si vous suivez mes conseils, il viendra
bientôt un temps où vous pourriez avoir à vos ordres un
163
nombreux domestique.
ANGÉLIQUE
Mais mon père, que dira-t-il ? Nous nous faisons nourrir
fort chétivement par un traiteur qui demeure ici près… Je
pourrai donc tenir ménage, commander, me faire
accompagner ?… Dieu ! quel bonheur !
MARTHE
Votre père en sera bien aise ; vous n’avez qu’à lui faire
bonne chère, qu’à lui donner de temps à autre quelques
pièces d’or ou d’argent, pour qu’il s’amuse à son gré ; il
vous laissera tranquille et se croira heureux.
ANGÉLIQUE
Mais cette fille est-elle suffisamment habillée ?
MARTHE
Vous la verrez dans une parure simple et modeste, mais
pleine de grâces.
ANGÉLIQUE
Mais si quelqu’un, en me rendant ses visites, la trouvait
plus jolie que moi, ou plus à son goût ?
MARTHE
Vous me faites rire, mademoiselle ; je vous crois une âme
noble ; est-ce que la basse jalousie peut se glisser dans votre
cœur ? Dans le genre de vie auquel vous vous dévouez, une
jeune servante vous est si utile, si nécessaire, que vous
devez plutôt la considérer comme une autre vous-même.
D’accord avec vous, elle ne laissera entrer personne sans
l’annoncer. Si vous avez quelqu’un à vos côtés, si vous êtes
164
en ouvrage, elle vous donnera le temps de vous relever, de
reprendre votre assiette, de cacher votre amant dans un
cabinet, en lui faisant accroire que c’est un de vos oncles,
de vos cousins, de vos neveux qui vient vous voir.
Elle peut même vous donner tout le temps de faire sortir
votre Adonis par une autre porte, sous prétexte que vous
êtes encore à votre toilette, ou occupée de quelque affaire
sérieuse, et, en attendant, retenir le nouveau venu dans sa
chambre, l’amuser, s’amuser…
ANGÉLIQUE
Et puis moi, avoir les restes de ma servante ? Cela me
paraît trop dur.
MARTHE
Cela n’est pas si dur à digérer que vous le croyez. De
cette manière la servante trouve son service fort agréable, et
son propre intérêt l’oblige au secret. Et si le nouveau venu
vous découvre, par hasard, infidèle, vous pourrez lui dire
d’un ton ferme :
— Quoi ! monsieur, vous êtes traité chez moi à double
portée, et vous voudriez me réduire à un seul plat ?
Ce discours lui fera voir que vous vous êtes aperçu de ses
badinages avec la servante, sans vouloir lui en faire aucun
reproche ; il sera contraint de se taire et de vous aimer.
ANGÉLIQUE
En vérité, il y a du comique à tout cela.
MARTHE
165
Notre vie n’est qu’une comédie : heureuses, si nous
savons y jouer les rôles les plus agréables ; bien folles, si,
par nos préjugés, nous la changeons en tragédie !
N’en doutez pas ; je viendrai moi-même, de temps en
temps, vous amener quelque jeune monsieur, quelqu’un de
ceux qui aiment à apprendre la profession de jardinier ; et
si la place est prise, ou si quelque autre prétendant survient,
je dirai que c’est une personne de ma connaissance qui
vient parler de mariage ; enfin je serai toujours fertile en
expédients pour ne pas vous compromettre.
ANGÉLIQUE
Eh bien ! je laisse aller ma petite barque à voiles et à
rames, et vous en serez le pilote.
MARTHE
Si vous vous fiez à moi, votre navigation sera heureuse,
et vous arriverez à bon port.
Voulez-vous apprendre des nouvelles d’une jolie fille que
je ne nommerai pas, mais qui vit encore, dans cette ville
même, qui fait consister son bonheur dans un heureux
changement, et qui est, en vérité, une Protée femelle ?
ANGÉLIQUE
Avec plaisir, ma bonne. J’imagine que c’est une de vos
élèves.
MARTHE
Si vous le voulez, mademoiselle. Notre ville est assez
grande. Cette fille a fait courir le bruit qu’elle a une sœur et
deux cousines, mais que trouvant leur caractère fort opposé
166
au sien, il ne lui est pas possible de vivre avec elles. Elle a à
sa disposition quatre petits appartements aux quatre coins
de la ville. Sous différents prétextes, elle s’éclipse souvent
et passe d’un quartier à l’autre ; elle change de nom, de
coiffure, d’habillement, de voix, et a l’art surprenant, à
l’aide d’une toilette bien étudiée, de changer de figure. Elle
a mille pratiques, elle gagne et ramasse immensément.
Quelques-uns qui ont joui d’elle dans un quartier, —
voyez si les hommes sont constants — et qui en jouissent
dans un autre, croient la reconnaître : mais elle, pour se
moquer d’eux au fond de son cœur, sait si bien varier de
manières, qu’ils avouent leur erreur, et se persuadent avoir
eu affaire avec sa sœur, ou avec une de ses cousines.
Excédée de la continuité de ses pratiques journalières,
l’idée d’autres plaisirs s’offre à son esprit : elle se rend à
l’église, elle s’humilie devant un jeune prêtre, pleure, ou
fait semblant de pleurer, se déclare la plus grande
pécheresse du monde, et le prie de l’honorer de quelques
visites, pour la remettre peu à peu dans le bon chemin ; elle
lui indique l’une ou l’autre de ses demeures ; le médecin
spirituel ne manque pas de s’y rendre, dans l’intention vraie
ou apparente de ramener une brebis égarée au bercail du
Seigneur. Mais il arrive qu’au lieu de fermer la plaie, ce
bon médecin la rouvre ; et elle en rit de tout son cœur en
voyant que les gens d’église sont si aisément attaqués de la
même maladie dont ils prétendent guérir les autres.
Quelquefois elle déguise son sexe, et habillée en
voyageur, elle entre, sur le soir, dans un couvent de
167
religieux qui n’ont point de barbe au menton, et qui, par une
oisiveté bien nourrie, sont des athlètes robustes et puissants
en tous combats. Elle se jette aux pieds du père prieur, fait
un roman, et met en jeu diverses aventures d’amour ou de
guerre ; elle dit que dégoûtée du monde et de ses maximes,
elle sent l’excès de ses fautes et veut les expier ; qu’elle
veut, en un mot, se fixer pour le reste de ses jours dans un
asile monastique pour être dans la voie du salut. Ses accents
sont entrecoupés de soupirs, de larmes, de sanglots, il
semble qu’elle en étouffe ; pour se soulager, ses deux mains
ouvrent sa veste, et le père observateur entrevoit les
marques non équivoques et les plus séduisantes de son
sexe : il en est d’abord scandalisé, puis tout ému, puis
attendri, puis tout enflammé… Il veut s’assurer par ses
yeux, par ses mains, s’il ne se trompe pas dans cette
découverte… Il devient la victime de cet enchantement, et
finit par l’exercer aux lois de la clôture.
ANGÉLIQUE
Elle ne pourra plus, à l’avenir, jouer ces rôles, puisqu’il
n’y aura plus de couvents parmi nous.
MARTHE
Béni en soit Dieu ! et vive notre Assemblée Nationale !
Voilà tant de misanthropes redevenus hommes et rendus à la
Société. Je suis cependant persuadée qu’il y en aura
toujours quelques-uns, même beaucoup qui, si l’Assemblée
les laisse faire, préféreront rester toute leur vie dans leur
cage, et pourquoi ? Parce que les murailles monastiques
168
cachent trop bien leurs sottises… Mais à propos,
mademoiselle, vous ne refusez pas cette montre ?
ANGÉLIQUE
Mais vous m’avez dit qu’il faut persuader son amant
qu’on ne l’aime pas par intérêt.
MARTHE
Et je vous le répéterai encore ; mais prenez toujours ;
nous nous expliquerons mieux là-dessus une autre fois.
N’en parlez point à celui même qui vous en fait présent…
Un peu de pruderie, mais pas trop… Soyez heureuse, je
viendrai demain vous en féliciter.
169
170
La Rhétorique des putains, figures
1. ↑ En parlant ainsi, Marthe fait allusion aux expressions ingénieuses et
badines dont usait Benoit XIV en pareil cas. Il se promenait un jour dans
son carrosse avec un cardinal : il aperçut une très jolie montre devant une
dame ; il la reconnut…
« — Dites-moi, mon frère, n’est-ce pas là votre montre ?
« — Oui, mon saint Père, je lui en ai fait un présent.
« — Vous avez bien fait de suspendre votre vœu où vous avez obtenu
la grâce. »
2. ↑ On dit, en italien, que Venise est une ville vierge, parce que jusqu’à,
présent, aucune puissance n’a pu l’emporter.
171
La Rhétorique des putains, Bandeau de début de chapitre
LEÇON XI
MARTHE
Votre servante, mademoiselle.
ANGÉLIQUE
Dites-moi : « Bonjour Angélique ; » à la fin ce nom de
mademoiselle, dans votre bouche, m’écorche les oreilles :
appelez-moi votre amie, car je veux l’être… Mais qui est
cette fille que vous avez amenée avec vous ?
MARTHE
Celle que j’ai envie de placer auprès de vous. Voyez-la ;
son air ne vous frappera pas, peut-être, au premier coup
d’œil ; mais croyez-moi, elle vous plaira ensuite par ses
manières. Elle a été trois ans au service d’une dame qui
172
vient de partir pour l’étranger. Marguerite — c’est son nom
— n’a pas voulu quitter le pays, parce qu’elle a ici un petit
cousin qu’elle aime à la folie. Cette dame, avant son départ,
me l’a recommandée si vivement, et m’en a donné de si
bons témoignages, que j’ose vous promettre que vous vous
trouverez bien avec elle.
ANGÉLIQUE
Eh bien ! qu’elle reste ; l’inclination que je sens déjà pour
elle m’anime bien mieux à la garder que tous les
témoignages et toutes les recommandations dont vous
pourriez me parler. Mais vous me permettrez bien de lui
faire quelques questions ?
MARTHE
Tant que vous voudrez ; je sais que vous êtes une grande
questionneuse ; mais, que cela ne vous déplaise, vous verrez
qu’elle saura vous répondre.
ANGÉLIQUE
Vous êtes au fait du ménage, ma fille ?
MARGUERITE
Oui, madame.
ANGÉLIQUE
Je ne suis pas madame.
MARGUERITE
C’est que l’on m’a appris qu’aujourd’hui, en bon
français, on dit madame, même aux filles, crainte de mentir
en leur disant mademoiselle.
ANGÉLIQUE
173
Vous me paraissez bien rusée et un peu méchante.
MARGUERITE
Pardon, madame, vous me trouverez plutôt sincère et
franche, que rusée et méchante.
ANGÉLIQUE
Il est inutile de vous demander si vous êtes fidèle.
MARGUERITE
Je n’ai jamais donné de promesses que je ne les ai
tenues ; mais pour ne pas manquer à la fidélité, j’aime
mieux promettre peu, et tenir beaucoup.
ANGÉLIQUE
Je veux dire, si vous pouvez vous vanter de servir vos
maîtres avec fidélité.
MARGUERITE
Oui, madame, je puis m’en vanter, sauf un peu
d’industrie.
ANGÉLIQUE
Savez-vous bien faire les lits, comme il faut ?
MARGUERITE
Je sais les faire, et mieux les défaire.
ANGÉLIQUE
Savez-vous un peu d’arithmétique ?
MARGUERITE
Je sais que, deux font un et quelquefois trois.
ANGÉLIQUE
Oh ! oh ! vous êtes savante !
174
MARGUERITE
C’est que madame Marthe a daigné me donner quelques
leçons.
ANGÉLIQUE
Êtes-vous bien discrète ?
MARGUERITE
Oh ! pour cela, madame, vous me faites tort de me le
demander. Je suis fille, mais je sais parler et me taire à
propos ; j’ai une langue, mais je sais la régler comme
l’aiguille d’une horloge ; je l’avance, je la recule, je la fais
sonner l’heure que je veux. J’ai des yeux, mais, au besoin,
je ne vois point ; j’ai des oreilles, mais quand il le faut, je
n’entends point.
ANGÉLIQUE
Ne vous fâchez pas, ma fille ; je suis vive parfois.
MARGUERITE
Parfois, et pas toujours ? Je n’ai pas prétendu venir servir
une morte. Un temps toujours calme m’ennuie à la fin ;
j’aime à voir des nuages ; j’aime à entendre le tonnerre,
pourvu que la foudre ne tombe pas ; après le mauvais
temps, la sérénité a plus de charmes.
ANGÉLIQUE
Ma fille, je crois que vous me deviendrez bien chère.
MARGUERITE
Bien chère ? Est-ce que vous pensez que je vous coûterai
beaucoup ?
ANGÉLIQUE
175
Ah ! la petite malicieuse ! Je veux dire que je vous
aimerai et vous garderai plutôt comme une compagne que
comme une servante.
MARGUERITE
Je ferai tout mon possible pour me rendre toujours digne
de vos bontés. Je ne vous promets pas plus de beurre que de
pain, mais je vaudrai bien le pain que je mangerai, j’ose
m’en flatter.
ANGÉLIQUE
À propos, que dois-je vous donner par an, pour paiement
de vos services ?
MARGUERITE
Ne parlons pas de cela, madame.
ANGÉLIQUE
Mais, encore une fois, ne me dites pas madame.
MARGUERITE
Mais pourquoi, s’il vous plaît ? C’est un si joli nom !
Mon cousin me dit souvent : madame ; et j’aime tant à être
dame damée !
ANGÉLIQUE
On voit que vous n’êtes pas novice ! Mais voulez-vous
bien me dire ce que vous prendrez de gages ?
MARGUERITE
N’en parlons pas, vous dis-je, madame. À la fin de
l’année vous me donnerez ce que vous voudrez, et je suis
persuadée que vous surpasserez même mon attente… Mais
est-ce que je serai toute seule à vous servir ? Je sais
176
parfaitement coiffer, aider de toutes façons à la toilette…
Voyez mes mains, elles ne me semblent pas faites pour
manier les marmites… Mon petit cousin peut faire cela :
faites-moi la grâce qu’il vienne, lui aussi vous servir,
habillé en fille ; un seul lit nous suffira, à lui et à moi. Vous
êtes raisonnable, madame. Pendant que l’on vous apprêtera
tous les plats que vous voudrez, je n’aime pas rester à jeun,
moi… Vous le verrez, ce petit cousin ; la nature l’a pétri
avec soin, et l’amour l’a embelli avec empressement ; il
vous plaira, je n’en serai point jalouse ; il ne me gêne point,
je le laisse libre aussi, Voilà comment l’on vit heureux…
Dans un temps de disette, tout pain est bon.
ANGÉLIQUE
Mais pourquoi en habit de fille ?
MARGUERITE
Madame Marthe vous expliquera le mystère… Je vais
donc prendre mon cousin, qui passera pour être ma sœur…
À l’honneur de vous revoir, madame.
ANGÉLIQUE
Que cette fille est charmante !
MARTHE
C’est la fille qu’il vous faut ; je vous assure que vous
n’en trouveriez pas une dans tout l’univers qui pût vous
convenir mieux que celle-ci.
ANGÉLIQUE
Mais est-ce tout de bon que je dois prendre aussi son
cousin avec elle ?
177
MARTHE
Je ne vous l’ordonne pas, je ne puis que vous le
conseiller.
ANGÉLIQUE
Mais je me mets un pesant fardeau sur les épaules ;
comment pourrai-je le porter avec honneur ?
MARTHE
Oh ! vous aurez d’autres fardeaux à porter ! Mais vous
vous en acquitterez très bien et avec honneur ; n’en soyez
pas en peine.
ANGÉLIQUE
Mais ce jeune homme, à qui Marguerite est
inséparablement attachée, est-il vraiment son cousin ? Une
amitié si étroite, entre parents, m’étonnerait à la vérité.
MARTHE
À vous dire vrai, je ne me suis pas souciée de voir son
arbre généalogique. D’ailleurs, je me rappelle avoir vu un
tableau, où l’Amour était peint au pied d’un escalier que
montait et descendait bien du monde. On voyait que ce dieu
capricieux, à chaque instant, bandait son arc, décochait ses
flèches, et blessait toujours quelqu’un à chaque degré.
ANGÉLIQUE
Mais pourquoi doit-il me servir habillé en fille ?
MARTHE
Je vous en dirai la raison… Mais moi aussi je suis
curieuse de nouvelles : parlez-moi un peu premièrement de
votre dernière conquête.
178
ANGÉLIQUE
Dispensez-moi, je vous prie, de vous en faire un long
récit ; il me serait impossible de trouver les réflexions
convenables pour vous peindre l’amour qu’il m’a inspiré, et
les plaisirs qu’il m’a donnés. C’est le dieu même de la
volupté, déguisé en simple mortel, qui a couché avec moi,
et qui m’a fait passer la nuit la plus délicieuse.
MARTHE
Vous ne vous repentez donc pas d’avoir changé de mets ?
ANGÉLIQUE
Ah ! je n’en changerai plus, je trouve celui-ci trop à mon
goût.
MARTHE
Comment ! vous n’en changerez plus ! Ayez la bonté de
regarder ceci.
ANGÉLIQUE
C’est un billet de change pour cinq cents louis.
MARTHE
J’ai un autre billet, pour mon compte, de vingt louis :
voulez-vous me les faire perdre, vous qui m’avez juré une
reconnaissance éternelle ?
ANGÉLIQUE
Non, ma bonne, mais expliquez-moi ce mystère.
MARTHE
C’est un vieux Crésus, c’est-à-dire un vieux fermier qui,
quoique penché sur sa tombe, a la folie de vouloir goûter
des fruits printaniers. Il vous a vue hier à la fenêtre ; il m’a
179
aussitôt mandée, et comme à une personne qui connaît
toutes les filles de la ville, il m’a demandé de vos nouvelles.
Je lui ai fait de vous un éloge simple et sans art, mais de
manière que j’ai attisé le feu dont il brûlait déjà… Si vous
avez le courage, pour peu de temps, d’avaler ce vieux
morceau, votre fortune est faite. Je dis pour peu de temps,
parce que n’ayant plus de force pour combattre dans le
camp de Vénus, après quelques petites escarmouches, il
sera contraint de succomber, et vous lui procurerez un repos
éternel.
ANGÉLIQUE
Vous exigez de moi un cruel sacrifice !
MARTHE
N’en sentez-vous pas le prix ? Pouvez-vous balancer
dans le choix ? Cinq cents louis pour premier gage !… Il
n’a ni femme ni enfants ; il a des parents, mais qu’il ne veut
pas reconnaître ; parce qu’ils ne sont que des roturiers,
comme il l’était lui-même, il y a quelques années. Il vous
prodiguera les richesses que l’oppression et la fraude lui ont
amenées ; il peut vous faire son héritière ; la fortune se plaît
à mettre à vos pieds tous ses trésors, et vous ne voudriez pas
assurer votre bonheur ?
ANGÉLIQUE
Vous m’offrez donc du pain sec et moisi ? À la bonne
heure. Mais cela m’empêchera-t-il de goûter mon mets
délicieux ? Mon jeune marchand, que j’attends encore ce
soir…
MARTHE
180
Ce soir ! Dieu ! cela gâte toutes mes mesures. Mais, ce
soir même, ce fermier doit venir pour passer la nuit avec
vous !… Jamais,mademoiselle, jamais vous ne devez
donner parole à vos amants de les voir deux jours de suite.
Vous devez avoir mille prétextes toujours prêts à alléguer
pour remettre à d’autres temps vos entretiens. Pourquoi
vous laisseriez-vous obséder par quelqu’un pour que
d’autres ne puissent vous approcher ? Est-ce là le fruit de
mes leçons ?… Vous pleurez, mademoiselle ? Vous me
faites pitié, je veux vous soulager. Avez-vous remarqué que
Marguerite est à peu près de la même taille et du même âge
que vous, et que, étant bien parée, elle pourrait bien vous
valoir !
ANGÉLIQUE
J’y réfléchis dans ce moment, et j’en demeure d’accord ;
mais que voulez-vous dire avec cela ?
MARTHE
Voulez-vous bien écrire tout de suite un billet, pour
donner avis à votre jeune marchand de remettre sa visite à
un autre soir, sous prétexte que votre père s’est aperçu de
quelque chose, et que vous devez prendre toutes les
précautions possibles pour éviter d’être surprise… Les
larmes vous viennent aux yeux ; je me sens attendrie, je
partage votre douleur.
Eh bien ! laissez arriver votre jeune marchand, vous
coucherez avec lui, mais, à l’avenir, soyez plus prudente.
ANGÉLIQUE
Mais le vieux fermier ?
181
MARTHE
Vous ordonnerez à Marguerite de se mettre, pour ce soir,
à votre place. Ce sera pour elle un amusement singulier.
Elle a déjà le secret de se rendre ou de paraître pucelle à son
gré ; et elle est plus robuste que vous.
Le pauvre vieillard se trouvera plongé dans une si longue
guerre, qu’après deux ou trois combats, il sera contraint
d’avouer qu’il se trouve battu, abattu, défait ; il demandera,
lui le premier, une trêve d’un mois au moins, pour réparer
ses forces.
On l’obligera poliment de sortir en silence, avant qu’il
soit jour ; il s’en ira persuadé d’avoir été admis à la
première table, et il n’aura mangé qu’à la seconde : mais
cela ne fait rien à la chose.
En cas que votre jeune marchand vous manque, vous
pourrez vous procurer un amusement fort agréable, en
couchant avec la sœur de Marguerite : quel plaisir de la
trouver dans les draps, métamorphosée en un beau garçon,
frais et vigoureux !
ANGÉLIQUE
Vous me faites rire, ma bonne ; mais je n’ai que deux lits
à ma disposition ; où couchera-t-il le petit cousin ?
MARTHE
Ce sera l’affaire de Marguerite d’arranger tout cela.
ANGÉLIQUE
Mais ce vétéran de Cythere prétendra peut-être revenir
pendant le jour.
182
MARTHE
Je vais vous parler en prophétesse. Il reviendra le
surlendemain, au plus tard, pour voir et examiner de près sa
chère conquête. Il marchera vers vous avec ses deux jambes
cagneuses, et la troisième fresque impuissante ; vous devrez
le recevoir avec transport, lui faire mille honnêtetés, lui
donner les plus grandes marques d’affection, l’appeler
tendrement votre bon papa. Vos grâces, vos manières
gagneront son cœur et son argent.
ANGÉLIQUE
Mais ma voix peut me trahir, et s’il s’aperçoit que ce
n’est pas moi avec qui il a couché, que deviendrai-je ?
MARTHE
Questionneuse éternelle ! n’êtes-vous donc née que pour
vous tourmenter mal à propos ? Vous ne connaissez pas
encore les qualités de Marguerite, ni dans quelle perfection
elle sait mener les intrigues les plus galantes ; elle lui
parlera fort peu, et toujours à voix basse ; outre cela, elle
vous a entendu parler quelques instants ; cela suffit pour
qu’elle sache, au besoin, imiter si bien votre voix, que
l’homme le plus attentif pourrait s’y méprendre.
Mais laissez-moi vous parler de ce vieux fermier. Il vous
trouvera parfaitement à son goût, j’en suis sûre ; il
cherchera peut-être à vous oppresser inutilement du poids
de son corps ; prenez patience ; ayez même le courage de
manier sa vieille rosse, de la chatouiller, de l’exciter à lever
la tête et à marcher. Si elle ne peut faire que quelques pas,
faites au moins qu’il ait le plaisir de contempler, à son aise,
183
toutes les beautés secrètes que la nature vous a données en
partage, ne manquez pas de baiser souvent, quoique à
regret, ce bon papa. Après vous avoir promis de faire votre
bonheur, il poussera le ridicule jusqu’à vouloir que vous lui
soyez fidèle ; vous devez le lui promettre, dans l’intention,
sans doute, de ne pas tenir votre parole.
Après cela, il vous faudra quitter, le même jour, cet
appartement, et passer dans un hôtel superbe qu’il prendra
pour vous ; vous vous trouverez la maîtresse d’une maison
montée sur le plus grand ton, et vous nagerez dans les
délices. Mais, prenez garde ! L’œil de la défiance sera
ouvert sur toutes vos actions. Plusieurs de ses domestiques
qui sont à sa discrétion, auront aussi toujours les yeux sur
vous ; s’il pouvait prendre le moindre ombrage sur vous,
tout serait perdu.
ANGÉLIQUE
Je vais donc devenir une prisonnière, une esclave chargée
de chaînes dorées ? Cette idée me fait frémir !
MARTHE
Vous ne serez accablée de ces chaînes que très peu de
temps. Croyez-moi, vous vous affranchirez bientôt du joug
d’une courte servitude. D’ailleurs votre esclavage sera bien
doux, et le petit cousin saura bien vous dédommager de
l’ennui que vous donnera ce vieillard importun.
Vous devez accepter ses offres généreuses, mais à
condition que vous garderez auprès de vous vos deux
servantes. Un jeune garçon habillé artistement en fille, ne
pourra faire entrer dans son cœur aucun soupçon : vous
184
voyez à présent que ce petit cousin vous est très utile, même
nécessaire.
Toutes les fois que vous le pourrez, vous lui donnerez le
change, et Marguerite, qui est plus forte et plus
expérimentée que vous, le fera tellement nager dans une
mer de délices, qu’il y sera bientôt noyé. L’usage immodéré
des plaisirs fait déjà vieillir avant l’âge ; à plus forte raison,
un vieillard qui veut encore creuser, creuse en même temps
son tombeau.
Jetez d’avance les yeux sur le dénouement de cette
aventure. Après quelques mois de retraite, la liberté la plus
brillante vous attend. La fortune vous regarde d’un œil
favorable, elle vous promet un avenir des plus agréables :
voudriez-vous refuser ses faveurs ?
ANGÉLIQUE
Mais, mon jeune marchand ?
MARTHE
Votre jeune marchand ? On voit bien que c’est balai tout
neuf pour vous. Ne savez-vous pas qu’il est impossible de
passer sa vie sans faire des sacrifices et sans exiger ? Pour
arriver au sommet du bonheur, il faut souvent monter par
des chemins escarpés et épineux. Si le courage nous
manque, si la fortune qui nous sourit s’échappe, si nous
demeurons dans une honteuse pauvreté, tant pis pour nous.
C’est notre faute.
Vous le verrez ce soir, votre jeune marchand, la nuit est
assez longue ; vous aurez le temps de savourer à plusieurs
185
reprises le plaisir et la volupté. Vous lui direz, enfin, que
votre père vient de recevoir une lettre de son frère aîné qui
demeure à trente lieues d’ici, et qui, attaqué d’une cruelle
maladie, se trouve dans l’état le plus alarmant ; qu’il
souhaite très ardemment de passer les derniers moments de
sa carrière entre ses bras et les vôtres, et que, par
conséquent, vous ne pouvez pas vous dispenser d’être du
voyage.
Ajoutez à tout cela que votre oncle a toujours nagé dans
l’opulence ; qu’il jouit d’une fortune immense, et qu’en
recueillant sa succession, vous allez posséder un bien fort
considérable.
Ce joli conte sera pour lui une histoire véritable.
Engagez-vous par un serment réciproque de vous être
fidèles l’un à l’autre : ce serment téméraire et insensé, et qui
par conséquent n’oblige à rien, deviendra néanmoins le
garant de votre tendresse. Dites-lui que trois mois d’absence
seront pour vous trois siècles ; qu’éloignée de lui, vous
l’aurez toujours présent à votre esprit ; que vous vous
répéterez mille fois les assurances qu’il vous a données de
son amitié ; que vous y réfléchirez toujours avec un plaisir
extrême et que tout cela vous soulagera du chagrin de ne
pas le voir ; pleurez, vos larmes précieuses couleront toutes
dans le cœur de votre amant, et bien loin d’éteindre son feu,
elles le rendront inextinguible.
ANGÉLIQUE
Pourrai-je lui dire qu’il m’écrive au moins ?
MARTHE
186
Vous extravaguez, mademoiselle. Mais quelle adresse
pourriez-vous lui donner ?
ANGÉLIQUE
Pardon, ma bonne, j’ai la tête un peu confuse… Mais s’il
me demande le nom de l’endroit où je fais semblant d’aller,
dans le dessein de faire quelque escapade ?
MARTHE
Répondez-lui que vous l’avez oublié ; que s’il a à cœur
votre bonheur, il ne doit penser ni à vous voir, ni à vous
écrire ; car ses allées, ses venues, ses lettres, ses échappées,
tout pourrait vous perdre.
De grâce, mademoiselle, conduisez-vous toujours avec
une grande prudence ; ne vous écartez point de mes
conseils ; si vous ne voulez pas gâter les mesures que je
prends pour vous mettre au comble de la félicité.
187
La Rhétorique des putains, Bandeau de début de chapitre
LEÇON XII
ANGÉLIQUE
Ah ! ma chère Marguerite, viens que je t’embrasse de
tout mon cœur ; tu m’as rendu un grand service ; quelle
reconnaissance pourra jamais m’acquitter envers toi ? Je
conserverai, toute ma vie, le souvenir d’un bienfait si
signalé. Je n’ai point un cœur ingrat, je sens l’étendue de ta
complaisance, et je ne souhaite d’être riche et heureuse, que
pour avoir le moyen et la joie de pouvoir satisfaire aux
obligations que je t’ai.
MARGUERITE
Que de compliments avec votre très humble servante !
Lorsque je ne fais que mon devoir, quels droits puis-je avoir
188
à votre reconnaissance ?
ANGÉLIQUE
Tu n’as fait que ton devoir ! Mais qui aurait pu exiger de
toi de coucher à ma place, avec un vieillard dégoûtant ? Qui
pouvait t’obliger à me céder ton cher cousin, pour que je
goûtasse avec lui des plaisirs inexprimables ?
MARGUERITE
Votre mérite, mademoiselle, mon attachement pour vous,
mon état de domestique, tout m’obligeait à cela.
ANGÉLIQUE
Ah ! ah ! tu ne sais pas mal tourner la flatterie ; je te
passe celle-ci ; mais souviens-toi que je hais les éloges et
que je m’en défie.
MARGUERITE
Eh bien ! permettez-moi donc de chercher toujours à
vous plaire, mais jamais aux dépens de la vérité.
ANGÉLIQUE
C’est ce que je veux de toi ; j’exige que tu te gardes bien
de me corrompre par des louanges exagérées et ridicules,
mais que plutôt tu désapprouves librement en moi tout ce
que tu y trouveras de blâmable.
MARGUERITE
Cela ne sied pas mal à une femme de chambre.
ANGÉLIQUE
Cela ne sied pas mal à une compagne chérie… Sais-tu
bien que plus j’y réfléchis, plus je me persuade que tu n’es
pas née pour servir ; que ton cousin n’est pas tel qu’il
189
cherche à paraître ; que votre caractère, vos manières, votre
langage même cachent quelque mystère ?
MARGUERITE
Cela pourrait être, mademoiselle, on sait que la nature est
parfois fort capricieuse dans ses ouvrages. Il est des gens
qui pourraient bien se passer de se rendre sujets des autres,
mais qui se plaisent à préférer une douce servitude à une
liberté brillante, mais ruineuse. D’autant plus que lorsqu’on
est avec une maîtresse aussi digne, aussi aimable que
vous… Vous direz que je vous flatte, et je ne veux pas vous
déplaire.
ANGÉLIQUE
Mais dis-moi sincèrement, petite rusée, es-tu bien
persuadée qu’il n’y a point de crime à faire de ces choses
avec les hommes ?
MARGUERITE
Quelles choses ? Avez-vous peur de dire à foutre ? S’il y
a crime ? Vous me faites rire ; est-ce là le fruit de vos
leçons ?
ANGÉLIQUE
Il me semble que ton aveu simple et sans art aura plus de
force sur mon esprit et sur mon âme que toutes les leçons de
madame Marthe.
MARGUERITE
Me croyez-vous capable de faire une chose, quand je
serais persuadée de commettre un crime en la faisant ?
190
Croyez-moi, mademoiselle, quelques leçons de pratique
persuadent beaucoup plus que plusieurs leçons de théorie.
ANGÉLIQUE
Je n’ai donc point fait de péché.
MARGUERITE
Votre discours me rappelle une question que fit un Juif à
un Chrétien.
Ce Juif venait de manger du saucisson dans une auberge
où il s’était arrêté pour se rafraîchir. Après qu’il l’eut
mangé, il demanda au Chrétien qui était son compagnon de
voyage :
« — Croyez-vous, mon ami, que j’aie commis un péché
en mangeant du saucisson avec vous ? »
La première réponse du Chrétien fut un grand éclat de
rire, ensuite il lui dit :
« — Ai-je fait un péché, moi ?
« — Non, mon ami, parce que votre loi vous le permet.
« — Et pourquoi votre loi vous le défend-elle ?
« — Je ne sais ; mais elle me le défend.
« — Votre loi est bien vieille !
« — Elle vient toujours de Dieu.
« — Et la mienne aussi. Or, y a-t-il de la contradiction en
Dieu ?
« — Cela ne peut être.
191
« — Pourquoi donc permettra-t-il aux uns ce qu’il défend
aux autres ? Quand vous avez mangé avez-vous cru faire un
péché ?
« — Non, parce que j’ai un peu raisonné, et je me suis dit
à moi-même : « Les pontifes romains parlent aux chrétiens
de la part de Dieu, et ils leur permettent de manger du
saucisson ; nos rabbins nous parlent de la part de Dieu, et ils
nous le défendent ; ce n’est donc pas Dieu qui a parlé ; ce
ne sont que les hommes. Pourquoi ferais-je un péché en
mangeant du saucisson ? Tant de braves en mangent bien, et
l’idée que nous avons d’un Dieu infiniment bon, comme il
l’est en effet, car sans cela il ne serait point Dieu, est
absolument impossible, avec l’idée d’un feu éternel prêt à
dévorer un pauvre malheureux pour avoir avalé un morceau
de saucisson… qui est si bon ! »
« — Vous êtes le meilleur philosophe du monde. »
Faites-en l’application, mademoiselle, et dites souvent en
vous-même : « Peut-il y avoir du péché à manger du
saucisson, qui est si bon ? »
ANGÉLIQUE
Cela est charmant ! Mais c’est moi qui en ai mangé du
bon cette nuit ; quant à toi ma pauvre Marguerite, je crois
bien que tu t’es levée avec la faim.
MARGUERITE
Pas tout à fait, mademoiselle. Ne savez-vous pas que,
quelquefois, le plaisir de donner du plaisir est un grand
192
plaisir ? Que dites-vous, mademoiselle, de ce joli jeu de
mots ?
ANGÉLIQUE
Je comprends qu’il y a de la noblesse dans tes sentiments.
MARGUERITE
J’ai eu grand pitié de ce vieil invalide. C’est bien lui qui
peut dire avec raison, que l’esprit est prompt, mais que la
chair est faible.
À peine fut-il entré dans la chambre que je saisis une de
ses mains, sur laquelle j’imprimai avec tendresse quelques
baisers : mais je fis semblant d’être tout à coup agitée d’un
tremblement universel et presque convulsif ; je poussai avec
art un soupir affecté, et je jouai le rôle d’une personne dont
le cœur est tout ému, et dont les pleurs sont prêts à couler.
Nous n’avions point de lumière, mais la lune donnait en ce
moment sur la fenêtre, et éclairait la chambre de manière
qu’il pouvait voir ma taille, ma figure, mais non pas en
distinguer les traits. En approchant du lit, je me laissai
tomber sur une chaise ; il crut que j’allais perdre toute
connaissance ; il approcha son visage du mien, et me dit
tendrement :
— Rassure-toi, ma petite poule.
— Hélas ! dis-je en moi-même, hélas ! à bonne poule
mauvais coq !
— On voit bien, ajouta-t-il, que tu es une terre neuve ?
— Qu’entendez-vous, monsieur, répondis-je d’une voix
basse et plaintive, qu’entendez-vous par terre neuve ?
193
— Une terre qui n’a point encore été défrichée.
— Je ne comprends pas ce mot défrichée.
— Tant mieux, ma chère.
— Parlez doucement, monsieur, je vous en prie, car mon
père dort ici à côté, et nos chambres ne sont séparées que
par une cloison de bois.
— Mets-toi au lit, mon amie.
— J’en ai bien besoin.
— Et moi aussi.
— Mais voudriez-vous coucher avec moi ?
— Et pourquoi non ? Je pourrais être ton grand papa.
— Oh ! pour cela oui ; cependant je n’ai jamais couché
avec mon père.
— Mais je suis venu pour cela ; auras-tu le courage de
me refuser ?
— Vous tiendrez-vous tranquille ? Votre âge m’en assure
presque ; mais l’occasion fait souvent le larron, monsieur…
Je vous assure qu’au premier attentat je pousse un cri et
j’appelle mon père.
— Mais pourquoi m’as-tu permis d’entrer et à cette
heure ?
— Madame Marthe m’a dit que vous vouliez
m’entretenir, à l’insu de mon père, sur le dessein que vous
avez formé de faire mon bonheur, et elle ne m’a rien dit
davantage.
194
— Eh bien ! c’est tout dire, mon amie ; oui, je ferai ton
bonheur, pourvu que tu fasses le mien.
— Dites ce que je dois faire pour vous rendre heureux, et
s’il dépend de moi, je le ferai avec plaisir.
— Tu te contredis ouvertement, mon petit bijou ; tu
aimes à me rendre heureux, et tu ne veux pas me donner ton
pucelage ?
— Et il vous faut cela pour votre bonheur ? Mais si je
perds ma vertu, je serai malheureuse toute ma vie ; que mes
soupirs et mes larmes vous touchent, mon bon papa !
— Tu fais bien de m’appeler ton papa ; car tu seras ma
fille ; je le jure, par tout ce qu’il y a de plus sacré sur la terre
et dans les cieux !
Enfin, je me laissai gagner ; nous nous déshabillâmes,
nous nous mîmes au lit. Je me prêtai d’abord fort
nonchalamment à ses désirs ; je poussai ensuite quelques
petits cris ; à la fin, comme par obéissance, je me soumis
avec adresse à ses volontés.
Après un voyage court et pénible, il se coucha de tout son
long, essoufflé, épuisé, presque mourant.
— Qu’avez-vous, cher papa, lui dis-je d’un ton
doucereux, en essuyant son front trempé d’une sueur froide,
vous trouvez-vous mal ?
— Non, ma chère, me répondit-il, d’une voix presque
éteinte ; mais j’ai eu trop de peine à m’ouvrir le chemin du
bonheur.
195
— Vous m’avez bien fait souffrir aussi ; répliquai-je ; je
me sens toute inondée de sang ; vous m’avez blessée à
mort, et vous dites que vous m’aimez !
— Oui, je t’aime, ajouta-t-il ; ne crains rien : ta blessure
se guérira à force de la rouvrir.
Feignant d’avoir l’âme pénétrée de son état de langueur,
je lui fis prendre quelques diablotins, de ceux faits avec art,
où l’on mêle des mouches qu’on appelle cantharides ; j’en
ai toujours une bonne provision pour m’amuser dans le
besoin.
Il les avala avec avidité ; il crut se trouver mieux, peu de
temps après, se sentant tout en feu.
— Oh ! ma chère, me dit-il, ta chaleur virginale
m’enflamme, me donne de nouvelles forces, me rajeunit.
Il saute en selle, et fait un second voyage un peu plus
agréable. Il se repose, il promène ses mains défaillantes, et
manie tous mes membres ; il s’endort.
Moi, je ne ferme point l’œil : à peine l’aurore blanchit
l’horizon, que je le réveille et je le prie de me quitter. Il veut
tenter une troisième course, mais la source de sa passion
est tarie ; il s’arrête en disant qu’il a pitié de moi et ne veut
pas m’épuiser. Il renouvelle ses protestations, ses serments ;
il se lève, s’habille ; j’ai le courage d’imprimer plusieurs
baisers sur son visage décrépit ; je l’accompagne en
chemise jusqu’à la porte de la chambre ; nous nous jetons
au cou l’un de l’autre…
— Adieu, mon bon papa !
196
— Adieu, ma très chère fille !…
ANGÉLIQUE
Que tu as su bien jouer ton rôle ! Mais qu’est-ce que ces
diablotins ?
MARGUERITE
Je vous en ferai voir. Ce sont de petites pâtes de chocolat,
couvertes de petites dragées de non-pareille, où l’on mêle
des cantharides : ces pâtes allument le feu dans le corps le
plus glacé, et mettent la vieille rosse au trot, tête levée.
ANGÉLIQUE
Mais, es-tu bien sûre, ma chère Marguerite, qu’il ne te
reconnaîtra pas en te revoyant, et qu’il ne s’apercevra point
de sa méprise ?
MARGUERITE
Ne vous permettez aucun doute là-dessus. Vous devez
vous parer tout de suite de ce joli bijou, le porter
continuellement à votre cou, et il sera persuadé que c’est
avec vous qu’il a eu affaire, comme c’est à vous qu’il a
prétendu en faire présent.
ANGÉLIQUE
Dieu ! qu’il est beau ! C’est son portrait, sans doute,
garni de diamants. Mais s’il est ressemblant, sais-tu que ce
n’est pas une figure désagréable.
MARGUERITE
Les peintres ont assez la coutume de flatter leurs
modèles ; mais cela ne fait rien… Mais ce portrait n’est pas
le tout. En faisant le lit, j’ai trouvé, sous le chevet, cette
197
tabatière en or qui renfermait ce portrait, et cent louis avec
que j’ai eu la curiosité de compter. Prenez, mademoiselle,
tout cela vous appartient.
ANGÉLIQUE
Mais comment veux-tu, ma chère, que j’aie le courage
d’accepter et de retenir ce que personne n’a mérité que toi ?
Pour le portrait, je ne m’y oppose pas, puisque c’est moi qui
dois le porter ; pour la tabatière, à la bonne heure, puisqu’il
pourrait me demander quelques prises de tabac, et je dois
lui témoigner que ses présents me sont agréables : mais
pour l’argent, je veux absolument que tu le gardes pour toi.
MARGUERITE
Non, mademoiselle, le plaisir de vous obliger me tient
lieu de toute récompense.
ANGÉLIQUE
Et tu veux me couvrir de honte par ta générosité ? Si tu
n’acceptes au moins la moitié de cet argent, en vérité, tu me
mettras de mauvaise humeur.
MARGUERITE
Eh bien ! pour vous faire voir que je ne suis point
opiniâtre, je l’accepte, et je vais tout de suite le partager
avec mon cousin… Lui dirai-je que vous êtes contente de
lui et de son saucisson ?
ANGÉLIQUE
Dis-lui que je l’aime, que vous m’êtes chers, et que je me
trouve heureuse avec vous.
MARGUERITE
198
Voici madame Marthe qui va entrer, je vous laisse avec
elle ; mais permettez-moi de vous prier d’être prudente, et
de ne pas tout lui redire ; on ne doit jamais mépriser les
bons conseils, par quelque bouche qu’ils puissent passer.
MARTHE
Bonjour, mademoiselle. Je viens vous apporter une
nouvelle qui doit certainement vous combler de joie. Notre
vieux fermier est tout à vous ; il vous affectionne, il vous
aime éperdument ; vous avez su gagner son cœur et son
bien.
ANGÉLIQUE
Hélas ! ce n’est pas moi, c’est la Marguerite ; c’est elle à
qui j’aurai tant d’obligations.
MARTHE
Cela ne fait rien ; c’est vous qui êtes l’objet de ses vœux
et de son amour. Dans la journée un notaire doit se rendre
chez vous pour vous instituer son unique héritière ; il vient
de me le dire. Il va bientôt vous envoyer deux de ses
domestiques qui dépendront de vos ordres : un en qualité de
cuisinier, et l’autre en qualité de valet de chambre. Celui-ci
sera en même temps votre gardien, mais n’importe ; vous en
êtes déjà prévenue ; un peu de patience, et votre fortune est
faite. Vous voyez bien que mes prophéties commencent à se
vérifier.
ANGÉLIQUE
Mais, ma chère Marguerite et son cousin ?
MARTHE
199
Ne soyez point en peine, je lui en ai parlé : il est très
content que Marguerite soit votre femme de chambre, et
que son cousin soit au service de votre père… Oserai-je
vous demander des nouvelles de votre jeune marchand ?
ANGÉLIQUE
Il entra hier au soir, les larmes aux yeux ; il me dit que
son père s’étant aperçu de son échappée, l’avait menacé de
le faire enfermer dans un château, s’il découchait encore
une fois. Moi-même j’eus la prudence de lui conseiller de se
rendre de bonne heure au logis ; je lui parlai de mon oncle
et de mon prétendu voyage ; il parut s’intéresser à mon
sort ; nous fûmes heureux quelques instants, et nous nous
quittâmes dans l’espérance de nous revoir à meilleure
occasion.
MARTHE
Vous avez donc été veuve cette nuit ?
ANGÉLIQUE
Oh ! non, en vérité. Le petit cousin sut me faire des
agaceries si piquantes, si gracieuses, si délicates, que je ne
pus lui refuser de partager mon lit avec lui… Dieu ! quelle
nuit délicieuse !
Tout ce que vous m’avez dit des domestiques me revenait
à l’esprit, et j’avoue que, par moments, je sentais quelque
répugnance à me livrer à ses embrassements ; mais il était si
propre, si mignon, si jeune, si attrayant !
MARTHE
200
Ah ! mademoiselle, ma leçon sur les domestiques ne
regarde que ceux d’autrui. Vous ne devez regarder ni
Marguerite, ni son cousin comme des domestiques, ils n’en
ont que l’apparence ; il y a là un mystère que vous
découvrirez avec le temps. Mais dites-moi sans détour,
n’est-il pas vrai que l’on trouve bien de l’agrément à
changer d’objets et de plaisirs ?
ANGÉLIQUE
Je ne puis pas le nier, et ce qui me surprend le plus, c’est
que je me sens un cœur capable de les aimer également l’un
et l’autre.
MARTHE
Il vous arrivera, sans doute, que plusieurs objets vous
seront également chers ; vous sentirez au fond de votre
cœur une ardeur égale pour chacun d’eux ; cependant vous
devez par prudence, persuader chacun d’eux en particulier,
que vous n’aimez que lui seul. Car, pour ce qui regarde le
petit cousin, c’est un original unique au monde ; plus il
verra qu’on vous aime, et plus il vous croira aimable… Plus
il verra d’adorateurs à vos pieds, et plus il se dira à lui-
même : « Ma chère Angélique est vraiment adorable. »
Mais pour les autres hommes, ils sont en général trop
jaloux, ils ont trop d’amour-propre ; ils ne souffrent point
d’avoir des rivaux, avec qui disputer la possession d’un
objet qu’ils aiment. Vous devez dire à chacun :
— Je vous jure que de tous les hommes je n’en puis pas
aimer un plus tendrement que vous ; vous m’êtes
201
uniquement cher, et c’est de vous seul que j’attends mon
plaisir et ma félicité.
202
203
La Rhétorique des putains, figures
Écoutez cette historiette.
Une femme qui ne se contentait pas de son mari, jouissait
en particulier de trois beaux moines : d’un jacobin, d’un
bénédictin et d’un cordelier. Ces trois cénobites, par un
étrange phénomène, étaient liés entre eux d’une amitié
intime ; tous les trois, sans le savoir, buvaient à la même
source de volupté.
« — Ah ! si vous saviez, disait le jacobin, quelle
maîtresse j’ai le bonheur de posséder ! Elle m’aime plus
que son mari, et, son mari excepté, elle n’aime personne
que moi…
« — Oh ! pour la mienne, répliquait le bénédictin, je jure
sur mon habit sacré, qu’elle n’a un cœur que pour moi, et
qu’elle se souvient à peine d’avoir un mari…
« — Je jouis du même bonheur que vous, ajouta le
cordelier.
« — Eh bien ! dit alors le jacobin, faites-moi le plaisir de
venir demain matin, à neuf heures, prendre une tasse de
chocolat avec moi. Vous aurez occasion de voir dans ma
chambre ma belle conquête. Elle s’y rendra en habit de
jeune voyageur, comme si elle venait m’apporter des
nouvelles de mes parents. C’est un pari que j’ai fait avec un
de mes confrères et je suis sûr de le gagner.
« Pour l’engager à venir me voir, je lui ai fait un petit
conte ; je lui ai dit que notre prieur, ayant soupçonné ma
conduite, m’a condamné à garder ma chambre, comme un
204
prisonnier. Elle a pleuré et m’a protesté qu’elle ne pourra
jamais rester un seul jour sans me voir. Je vous attends donc
pour partager ma joie, mais non pas mon butin. »
Le lendemain, ils ne manquèrent pas d’aller prendre le
chocolat ; mais quelle fut leur surprise, quel fut leur
étonnement, de trouver dans le jeune voyageur, la même
femme, la même monture dont ils se servaient dans leurs
voyages apostoliques !
Cette femme adroite prit sur-le-champ son parti, sans se
déconcerter, elle les embrassa tendrement tous les trois, l’un
après l’autre, et dit :
« — Mes révérends pères, vous savez que la Sainte
Écriture soutient ouvertement que la vulve ne dit jamais :
C’est assez. Vous devez donc me tenir pour une femme bien
vertueuse si, après mon mari qui me fait souvent jeûner, je
me contente de vous trois. Oui, je vous aime de tout mon
cœur tous trois, et chacun de vous en particulier ; et j’espère
que vous continuerez, tous trois, à me donner des marques
sensibles et réitérées de votre amour. Souhaitez-vous que je
vous explique mes intrigues à votre égard ? Mon mari est
presque toujours dehors, et je vous faisais accroire qu’il
était presque toujours au logis. Chacun de vous avait ordre
de ne point entrer chez moi, avant de voir un signal sur ma
fenêtre. Ce signal était un vase de fleurs ; mais chacun de
vous avait sa fleur, différente de celle des autres… »
Elle voulait continuer, mais les saints frères
l’interrompirent par des éclats de rire immodérés… Ils
déjeunèrent en paix, et toujours en riant de cette étrange
205
aventure ; après quoi, pour resserrer les nœuds de leur
amitié, ils versèrent et burent tour à tour d’une même
liqueur dans le même verre.
206
La Rhétorique des putains, Bandeau de début de chapitre
LEÇON XIII
MARTHE
Il ne me reste que trois leçons à vous donner,
mademoiselle, et je vous prie de vouloir bien les prendre
toutes trois dans cette journée, puisque je n’aurai l’honneur
ni le plaisir de vous revoir, au moins pour quelque temps.
ANGÉLIQUE
Quelle nouvelle accablante venez-vous m’annoncer ?
MARTHE
Vous êtes bien honnête, mademoiselle : tant que vous
serez sous le pouvoir du fermier, la prudence m’empêchera
de vous rendre des visites. C’est la prudence qui
m’enseigne à ne pas agir mal à propos, et à ne faire jamais
207
de démarches qui puissent nuire ou déplaire. Mes visites
pourraient jeter des soupçons dans l’âme jalouse du vieux
Crésus. Il pourrait me croire capable de former quelque
intrigue pour lui ôter sa proie.
En passant devant son palais, je l’ai vu à la fenêtre d’une
maison contiguë : il m’a fait entrer et il m’a dit :
— Voici où mademoiselle couchera ce soir.
J’en ai parcouru les appartements, j’en ai admiré les
meubles nouveaux qui sont de la plus grande magnificence
et du goût le plus exquis. Il m’a donné quelques louis en me
disant :
— Je vous remercie de tous les soins que vous avez mis à
faire réussir mon dessein ; je n’ai plus besoin de vous.
Vous entendez bien ce langage, mademoiselle ! Nous,
pauvres ambassadrices de Cupidon, nous sommes comme
une barque dont on a besoin pour quelque traversée.
Aussitôt qu’on aborde, en sautant sur le rivage, on donne un
coup de pied à la barque, et on l’oublie.
ANGÉLIQUE
Ah ! ne me croyez pas capable de vous oublier, ma
bonne.
MARTHE
Quand cela arriverait, je ne vous en aimerais pas moins,
mademoiselle… En faisant des heureux, on trouve toujours
la récompense en soi-même.
ANGÉLIQUE
Vous me faites un outrage sanglant, si…
208
MARTHE
Ne parlons plus de cela. Dites-moi, s’il vous plaît, le
notaire est-il venu ? l’acte est-il passé, signé ?
ANGÉLIQUE
Ah ! oui, ma bonne, et au lieu de m’en féliciter moi-
même, j’en ai rougi mille fois. Mon père même a eu le
courage de se rendre chez notre bienfaiteur, et de lui en
faire les remerciements les plus humbles et les plus
sincères.
MARTHE
Cela est bon.
ANGÉLIQUE
Mais pourquoi me parlez-vous aujourd’hui d’une voix si
basse ? Êtes-vous enrhumée.
MARTHE
Non, mademoiselle, mais votre valet de chambre, votre
geôlier peut se tenir aux écoutes : il ne faut jamais manquer
de précautions… Voulez-vous bien m’apprendre comment
vous avez passé la nuit ?
ANGÉLIQUE
Très délicieusement. Ma chère Marguerite a su tellement
me gagner, qu’elle m’a fait coucher entre elle et son cousin.
J’avais bien chaud, je brûlais ; mais on a bien su me
donner toutes sortes de rafraîchissements.
MARTHE
Avec ce joli garçon déguisé, votre prison vous paraîtra
bien douce. Mais écoutez mes conseils ; il faut bien savoir
209
profiter des occasions favorables lorsqu’elles se présentent ;
si on les laisse échapper, elles ne reviennent plus, et on les
regrette en vain.
Vous devez faire semblant, les premiers jours, que vous
vous ennuyez cruellement ; peut-être l’ennui s’emparera-t-il
réellement de votre âme : alors par des caresses, par des
manières obligeantes, vous gagnerez votre protecteur, afin
qu’il vous donne des maîtres de dessin, de musique, de
géographie, etc., pour trouver toutes vos journées remplies
et les passer sans ennui, mais principalement pour acquérir
un bon fonds de connaissances utiles et agréables.
Il ne rebutera pas vos prières ; il vous donnera peut-être
de vieux maîtres ; mais fussent-ils dans leur première
jeunesse, il vous faudra également brider vos désirs, parce
qu’on vous observera de près.
Tout ce que vous pouvez faire, ce sera de tâcher d’avoir
de l’argent entre vos mains, pour les payer vous-même, et
de ne les payer jamais. Vous les recevrez toujours d’un air
séduisant, vous les assurerez d’une digne récompense
quand ils auront fait de vous une bonne élève. En attendant,
le bon vieillard peut changer de monde ; vous briserez vos
chaînes, vous enchaînerez vos maîtres et vous serez
devenue savante gratis.
ANGÉLIQUE
Votre idée n’est pas mauvaise. J’aurais bien du plaisir à
apprendre le dessin, la musique et quelques langues
étrangères ; mais pour la géographie, ce serait plutôt un
tourment pour moi ; car l’étude de cette science me
210
donnerait trop d’envie devoir le pays dont j’entendrais faire
la description.
MARTHE
J’ai déjà découvert en vous ce penchant, quand je vous ai
parlé des différents usages de tant de peuples, qui pensent
bien autrement que nous. Vos regards, vos gestes, vos
mouvements se faisaient bien entendre ; je m’apercevais
bien que vous auriez voulu voir de vos yeux ces heureuses
contrées. Eh bien ! vous allez arracher mon secret. Une fois
maîtresse de vos actions, vous pourrez contenter vos désirs
et voyager gratis partout où vous voudrez. J’ai pour cela
introduit chez vous le petit cousin déguisé en fille. Il brûle,
plus que vous, de pouvoir voyager ; il vous sera utile tant
que vous serez prisonnière chez le fermier. Après son
heureux décès, il vous sera nécessaire.
Il redeviendra tout à fait garçon ; vous passerez pour sa
femme, et Marguerite pour sa sœur. Il a quelques talents, et
particulièrement celui d’en imposer. Vous voyagerez tous
trois de compagnie ; en cas que vous ayez appris quelques
langues étrangères, vous servirez d’interprète ; sans quoi,
votre langue est devenue, par bonheur, la langue
universelle.
Vous pourrez commencer par la Suisse, et vous arrêter
d’abord dans ces villes où il y a beaucoup d’étrangers, fort
riches. Votre petit mari aura la prudence de se rendre
invisible dans le logis ; vous verrez ces oiseaux gros et gras
voltiger, à l’envi, autour de vous, autour de Marguerite.
Vous les prendrez très aisément à la glu, et ils vous
211
laisseront leurs plumes : leurs guinées, pour parler sans
figure, paieront surabondamment votre équipage, vos
courses, vos repas, vos amusements, vos plaisirs.
ANGÉLIQUE
Que cette idée est charmante ! Ah ! que mon esclavage
me paraîtra donc long et pénible !
MARTHE
Pas tant, mademoiselle. Vous devez savoir qu’il faut, en
toutes choses, un noviciat avant de faire profession du genre
de vie auquel on veut se dévouer.
ANGÉLIQUE
Mais vous m’avez dit qu’il faut persuader les hommes
que ce n’est pas l’intérêt qui nous guide, cependant…
MARTHE
Eh ! toujours des objections ! toujours des questions !
L’intérêt doit être la mesure de vos actions. Ne croyez
jamais être assez riche ; si vous aviez tout l’or du Pérou,
vous devriez en désirer et en accumuler encore : cette
passion de l’or, si vous ne perdez pas le bon sens,
deviendra, avec le temps, votre passion chérie ; elle doit
vous animer sans cesse ; il suffit qu’elle ne paraisse pas au
dehors ; et voilà en quoi consiste notre art, notre
rhétorique : à persuader les hommes qu’on les aime pour
eux-mêmes, quand on ne les aime que pour notre intérêt
particulier.
Vous ne devez jamais mettre un prix à vos caresses, à vos
soumissions. Si l’on vous offre de l’argent ou quelque
212
présent, refuser d’abord, c’est une politique ; adoucir
ensuite son refus par des manières honnêtes, c’est une
politesse ; persister dans ses refus, c’est une folie.
Faites semblant d’avoir perdu un pendant d’oreilles, une
bague, une boucle, etc. ; votre amant sera sensible à cette
perte et vous en dédommagera.
Demandez à emprunter de l’argent, sous promesse de le
rendre avec intérêts ; on n’osera jamais vous redemander ni
les intérêts ni l’argent.
D’accord avec Marguerite, prenez parfois un air fort
triste : votre amant vous en demandera la cause ; vous ne
donnerez que des réponses vagues. Lorsqu’il sortira de
votre chambre, Marguerite pourra l’arrêter poliment et lui
dire d’un ton plaintif :
— Eh bien ! monsieur, avez-vous tiré ma chère maîtresse
de sa sombre mélancolie ? Elle vous a peut-être fait un
secret de son chagrin. Ah ! je la connais, elle mourrait plutôt
que de parler, de peur qu’on la soupçonnât d’aimer par
intérêt ; mais moi qui crains beaucoup pour sa santé, je ne
puis me taire. Sachez, monsieur, que mademoiselle
Angélique vient de perdre un gros pari qu’elle a fait avec
une dame du voisinage ; elle ne se trouve pas en état de
payer, et elle vendra plutôt quelqu’un de ses bijoux que de
vous prier de lui prêter de l’argent.
Il est à croire qu’il demandera de combien est le pari, et
qu’il vous apportera de quoi le payer.
213
Mais surtout, lorsqu’on vous donne de l’argent, ayez l’art
de n’en prendre que la moitié, et obligez votre amant, sur sa
parole d’honneur, à employer l’autre moitié en œuvres de
charité. Ouvrez vous-même votre cœur, naturellement bon,
aux sentiments de bienfaisance et d’humanité. En vous
promenant, en vous rendant à l’église, ou aux spectacles, ne
renvoyez jamais les mendiants nécessiteux que vous
rencontrerez sur votre chemin, sans leur donner quelque
secours ; adoucissez, de temps en temps, les misères de
quelques pauvres familles ; bientôt la renommée remplira la
ville de vos bienfaits ; votre âme sera satisfaite en faisant un
peu de bien ; le public tirera le rideau sur votre conduite
équivoque et vous accordera son estime ; vos amants eux-
mêmes ne plaindront pas l’argent, en voyant que vous en
faites un si bon usage.
ANGÉLIQUE
Mais si mon Crésus me laisse assez riche, aurai-je besoin
d’avoir recours à des artifices pour amasser toujours de
l’argent ?
MARTHE
Ne déraisonnez pas, je vous en prie. Mais si ses parents
vous engagent dans un procès ruineux ; s’il arrive un
incendie destructeur ; si l’on vous vole ; si vous tombez
dans une longue maladie qui ruine votre santé, et qui
absorbe votre bien, que deviendrez-vous ! Si vous ne vous
mettez pas en état de pouvoir couler votre vieillesse dans la
prospérité, lorsque vos adorateurs, qui n’aiment pas à faire
carême, vous laisseront en paix, que vous serez à plaindre !
214
ANGÉLIQUE
Votre discours me jette dans de grandes réflexions. Je
sais bien que ma beauté, ma fraîcheur, mes plaisirs, mes
amants, tout me quittera à cet âge qui est le plus grand de
nos ennemis, et qu’il n’y aura que l’argent que j’aurai pu
amasser, qui sera mon compagnon fidèle et mon unique
soutien. Je vois que je serai malheureuse si je ne suis pas
vos conseils.
MARTHE
Eh bien ! parlons à présent des moyens qui sont les plus
propres, et que vous devrez employer pour captiver les
hommes et les tenir longtemps enchaînés à votre char.
Je vous recommande, avant toutes choses, la plus grande
propreté de la maison, des chambres, des lits, des meubles,
des habillements, en sorte qu’en entrant chez vous, on soit
surpris et charmé de l’air d’arrangement et de netteté que
tout y respire. Tenez surtout extrêmement propre votre petit
cabinet ; il faut avoir toujours prêt un bâton de pommade de
jasmin, en graisser toute l’entrée, en frotter le dedans ;
l’odeur exquise dont il sera parfumé engagera vos pratiques
à le louer plus souvent.
Il est vrai que ce pauvre cabinet ne peut pas toujours être
exempt de saleté et d’ordure. Dans les circonstances
sanglantes, il n’y a que les étrangers passagers à qui vous
pourrez le louer. Pressés de décharger leur menu bagage,
ils n’examinent pas de si près l’endroit où ils veulent se
rafraîchir. Ce sont comme des oiseaux qui volent autour des
215
filets ; il faut bientôt les prendre de quelque manière que ce
soit. Ils arrivent, ils passent, ils s’en vont : bon voyage !
Mais pendant ce temps-là gardez-vous bien d’y laisser
entrer quelqu’un du pays ; on pourrait en sortir avec bien
des désagréments : autant la propreté du corps contribue à
la santé, autant la saleté donne du malaise ; on décrierait
votre logement, et l’on n’y reviendrait plus.
Puisque la nature vous a accordé une voix singulièrement
tendre et flexible, vous pourrez chanter devant vos amants
quelques chansons équivoques ; votre voix touchante
charmera leurs oreilles et pénétrera leur cœur ; leur âme
suivra vos modulations, et ils s’offriront avec transport à
battre la mesure.
Vous pourrez tenir sur une table une belle Vénus tracée
par vos mains, mais pas tout à fait achevée : qu’elle soit
peinte dans l’état de nature, couchée sur un lit de roses, le
visage riant, les yeux enflammés, tout le reste du corps dans
la posture la plus séduisante. Ces sortes de peintures
donnent de l’amour à l’homme le plus froid ; faites
semblant de vouloir y mettre la dernière main, devant leurs
yeux ; vous verrez qu’ils brûleront, eux aussi, de manier
leur pinceau, et de s’accorder avec vous pour le mélange et
la fonte des couleurs les plus vivifiantes.
Si c’est un ecclésiastique qui vous fréquente, vous n’avez
qu’à le prier chaque fois de vous expliquer quelques textes
du Cantique des Cantiques. C’est une source inépuisable de
réflexions amoureuses, fort attrayantes. Il s’y prêtera avec
216
plaisir, et loin d’y chercher le sens allégorique et moral, il
ne s’en tiendra qu’au sens physique et réel.
En général, soyez d’accord avec Marguerite, afin qu’elle
vous donne un signal lorsque quelqu’un veut entrer. Faites
qu’on vous surprenne, comme au hasard, dans le déshabillé
le plus galant, dans une attitude capable de réchauffer le
cœur le plus glacé… le sein, les jambes, les cuisses
découverts ; que tout offre le tableau d’une volupté
souveraine. Ces positions artificieuses sont bien éloquentes
et disent : Voici la porte, entrez.
Mais pour entretenir longtemps votre liaison avec vos
amants, l’usage des équivoques est le chef-d’œuvre de l’art.
De petites phrases, certains mots à double sens, amusent,
charment l’esprit, et mettent en mouvement les membres les
plus engourdis.
— Monsieur, vaut-il mieux mettre l’épée dans son
fourreau y ou l’en tirer ? pourrez-vous demander à un
militaire…
ANGÉLIQUE
Ne me parlez plus des gens de guerre, je vous en prie ;
j’ai pour eux une aversion décidée, mortelle.
MARTHE
Il y a bien d’autres hommes qui portent l’épée ; vous
pourrez leur faire la même question.
Si vous avez quelque ouvrage de broderie à la main, vous
direz avec art :
217
— Voyez, monsieur, cette aiguille a le trou trop petit, le
fil est un peu trop gros, voulez-vous bien m’aider à
l’enfiler ?
Demandez-lui s’il aime à monter à cheval, et combien de
courses il peut faire sans débrider.
Dites-lui :
— Monsieur, si je tombais malade, ou dans quelque
danger, exposeriez-vous votre vi…e pour me sauver !
ANGÉLIQUE
Que ces équivoques sont plaisantes ! Je suis bien
persuadée qu’on leur donnera l’interprétation qui convient
le mieux à notre affaire.
MARTHE
Vous devez surtout avoir sur une table un dictionnaire de
l’Académie, et, en le feuilletant, jeter les yeux, comme par
hasard, sur l’un ou sur l’autre des mots que je vais vous
exposer par alphabet. Vous en demanderez l’explication, ou
vous serez préparée à répondre, si l’on vous en demande le
développement.
Combattant. C’est un homme de guerre, marchant en
campagne sous les ordres d’un général ; c’est aussi un des
soutenants ou des assaillants d’un tournoi… Prononcez con
– battant ; et cela peut signifier que le con est comme une
cloche ; qu’il lui faut un battant pour la mettre en branle et
la faire sonner.
Combattu. Sentiment combattu ; un homme combattu en
lui-même… Prononcez con – battu ; c’est un con fort
218
fréquenté, ou meurtri par de grands coups réitérés.
Compacte. C’est un terme didactique ; ce qui est
condense, dont les parties sont fort serrées… Con – pacte ;
cela signifie que le con est le pacte solennel que la nature
elle-même a fait avec l’homme, pour la conservation et la
propagation de son espèce.
Compassion. C’est un mouvement de l’âme qui compâtit
aux maux d’autrui… Con – passion ; cela veut dire que le
con doit être la passion par excellence du genre humain.
Compatriote. C’est celui ou celle qui est de même patrie,
de même pays… Con – patriote ; c’est un con qui ne
demeure point oisif, mais qui se rend actif et utile à sa
patrie.
Complaisant. Qui a de la complaisance ; qui a un esprit
doux, une humeur complaisante pour les autres… Con –
plaisant ; c’est un con agréable, qui plaît. Pour le rendre tel,
souvenez-vous de ce que je vous ai dit en parlant de la
propreté et du bâton de pommade.
Comporte. C’est un verbe qui signifie permettre,
souffrir : par exemple, votre état comporte ou ne comporte
pas que vous fassiez cela, etc… Con – porte ; cela veut dire
que le con est la porte du paradis terrestre ; ou que le con
est destiné à porter. De là vient que con, dans notre langue,
est du genre masculin, ce qui étonne bien des étrangers ;
mais leur étonnement cessera, en réfléchissant que le con a
une vigueur mâle pour porter bien des fardeaux lourds et
pesants.
219
Comprend. Qui renferme en soi, qui fait mention, qui
conçoit et entend… Con – prend ; cela veut dire que le con
prend et avale bien des morceaux, sans en être jamais
rassasié.
Compresse. C’est un linge en plusieurs doubles, que les
chirurgiens mettent sur l’ouverture de la veine, ou sur
quelque partie blessée ou malade… Con – presse ; cela
signifie que le con étreint avec force ce qu’il tient et le
presse pour en faire sortir le jus, ou la liqueur. Cela veut
dire aussi que le con a souvent faim, a soif, est malade, et
qu’il presse ; qu’il demande avec empressement quelque
nourriture, quelque rafraîchissement, quelque secours. Vous
pouvez faire le même jeu sur le mot : Confins… Con – faim.
ANGÉLIQUE
Ah ! vous me faites bien rire avec ces équivoques. Mais
prenez un peu de relâche. Nous déjeunerons ensemble, et
vous me donnerez, après cela, une autre leçon.
220
221
La Rhétorique des putains, Bandeau de début de chapitre
LEÇON XIV
ANGÉLIQUE
À présent que nous avons déjeuné, ayez la bonté de
continuer à m’apprendre de jolis mots à double entente, et
je vous écouterai avec plaisir.
MARTHE
Concierge. Celui ou celle qui a la garde d’un hôtel, d’un
château, d’un palais ou d’une prison… Con – cierge ; c’est
un con qui demande un cierge ; et certainement le con est
l’autel devant lequel on allume le plus de cierges.
Concentre. C’est un mot qui se fait du verbe concentrer ;
c’est un terme didactique, qui signifie : il réunit au centre ;
222
par exemple, le grand froid concentre la chaleur naturelle…
Con – centre ; c’est le con qui est le centre de tous les
désirs, de toutes les affections des hommes ; c’est ce milieu
qui les attire, où ils tendent naturellement, comme au lieu
de leur repos.
Concitoyen. Citoyen de la même ville qu’un autre… Con
– citoyen ; c’est presque la même chose que con – patriote.
Comme à présent, après notre étonnante révolution, les
titres de prince, de duc, de marquis, de comte, ne sont que
de vains titres, et que le titre le plus glorieux, le seul digne
d’un Français, est celui d’être citoyen de Paris ; de même
chaque fille, chaque femme doit avoir un con vraiment
citoyen ; c’est-à-dire zélé, enflammé, porté à soutenir les
droits des hommes, et particulièrement de ceux de sa patrie.
Concoction. C’est un terme didactique, il se dit de la
digestion des aliments… Con – coction ; signifie que le con
est l’endroit le plus bouillant et le plus propre à la coction
de certaines humeurs.
Concouru. C’est le participe du verbe concourir, qui
signifie : coopérer, produire un effet conjointement avec
quelque cause, avec quelque agent ; par exemple, tous nos
représentants ont concouru directement ou indirectement,
du fond de leur cœur, par politique, ou par force, au bien
public… Con – couru ; c’est un con rare, qui est couru, fort
recherché.
Condense. C’est rendre plus dense, plus serré ; par
exemple, le chaud raréfie les corps, et le froid les
223
condense… Con – danse ; c’est quand, par une conjonction
copulative, le con et le vit sautent et dansent.
Condor. C’est un oiseau du Pérou, le plus grand des
volatiles ; car il a jusqu’à vingt-cinq pieds d’envergure…
Con – d’or ; c’est une fille ou femme fort serviable, d’un
commerce aisé et agréable ; on peut dire d’elle que c’est un
con qui vaut son pesant d’or. Cela peut signifier aussi, que
votre con sera pour vous la plus abondante minière d’or.
Confesse. C’est aller ou être à confesse, pour faire la
sottise de dire ses affaires à un prêtre, à un homme comme
les autres… Con – fesses ; c’est que le con donne et ressent
plus de plaisir lorsque, en même temps qu’on est à
l’ouvrage, on laisse manier, et l’on remue alternativement
les fesses.
Conformé. Signifie rendu conforme aux volontés, aux
inclinations, aux façons de vivre des autres… Con – formé ;
c’est quand une fille a sa taille, sa gorge, et par conséquent
son con assez formé pour commencer ses études de
physique.
Confort. Secours, assistance, aide… Con – fort ; c’est un
con robuste, vigoureux qui résiste au travail, à la fatigue ;
un con qui ne peut être que de genre masculin.
Confraternité. C’est la relation, le rapport qu’il y a entre
des personnes qui sont d’une même compagnie, — d’un
même corps… Con – fraternité ; c’est que votre con doit
être animé d’une charité fraternelle, et avoir une liaison
étroite avec les hommes, les considérant tous comme vos
224
frères. Faites à peu près la même application du mot
confrère.
Congelé. C’est le participe du verbe congeler, qui se dit
de l’action par laquelle le froid durcit les liqueurs… Con –
gelé ; ah ! c’est le mien, mademoiselle !
ANGÉLIQUE
Chacun son tour, ma bonne !
MARTHE
Conjoint, conjouir, conjouissance. Il est trop aisé de
tourner ces mots ; c’est pourquoi je ne m’y arrête pas.
Conquête. C’est l’action de conquérir et la chose
conquise ; et en termes de galanterie, ce mot signifie la
conquête des cœurs… Con – quête ; c’est un con qui est à
jeun, et cherche un bon restaurant ; il est vide et cherche à
être rempli ; il brûle et cherche à être rafraîchi.
Consacré. Un endroit particulier, dédié à Dieu, avec
certaines cérémonies, où l’on prétend qu’il réside d’une
manière singulière, comme si l’on pouvoit restreindre la
présence et la puissance du Très-Haut entre quatre
murailles… Un homme consacré à Dieu et au service de ses
autels, et en même temps rendu inutile, dangereux même à
sa patrie, à toute l’humanité… Un mot consacré par l’église
pour faire croire des mystères inintelligibles, quelquefois
absurdes, comme consubstantialité, transsubstantiation,
etc… Un mot consacré par l’usage, quoiqu’il soit contre les
règles de la langue, comme lettres royaux… Con – sacré ;
225
c’est le temple universel, où l’humanité entière offre ses
hommages et ses adorations.
Consanguin. En termes de jurisprudence, c’est un parent
du côté paternel ou un frère de père… Con – sanguin ; c’est
la petite affaire, lorsqu’elle a ses purgations mensuelles.
Consent. Un qui acquiesce, qui adhère à la volonté de
quelqu’un ; qui trouve bon, qui veut bien ce que veulent les
autres… Con – sent ; c’est lorsqu’il sent une démangeaison
inquiétante, une chaleur insupportable, un rafraîchissement
agréable, un plaisir excessif : c’est lorsqu’il exhale et
répand une odeur suave, qu’il sent bon, étant graissé, frotté
avec la pommade de jasmin.
Consolide. Qui rend ferme et solide ; qui affermit une
union, ou un traité… Con – solide ; qui a une fermeté
capable de résister aux coups réitérés des assaillants.
Consultant. Celui qui donne avis et conseil… Con –
sultan ; c’est un con rare, et digne de faire l’ornement le
plus beau du sérail d’un sultan.
Contemple. Un qui considère attentivement, soit avec les
yeux du corps, soit avec ceux de l’esprit… Con – temple ;
c’est comme je vous ai dit au mot consacré, que le con est
le temple universel où les hommes, les uns tête levée, les
autres tête baissée, quelques-uns même se tramant le mieux
qu’ils peuvent, tous vont rendre leur culte, et y faire leurs
ablutions.
Contenant. C’est un terme didactique qui signifie : ce qui
contient… Con – tenant ; c’est un con vigoureux, comme
226
cet homme qui, dans un tournoi, entreprenait de tenir contre
toute sorte d’assaillants, et qu’on appelait Tenant.
Controuvé. C’est un fait qu’on a inventé pour en imposer,
pour tromper… Con – trouvé ; c’est lorsque, après bien des
recherches, l’on trouve un con à son goût, et l’on s’y fixe. Et
si l’on affecte de ne pas bien prononcer ce mot, et que l’on
dise : Con – troué, cela signifie un con percé, foutu…
Convaincu. Un homme réduit par le raisonnement, ou par
des preuves sensibles et évidentes à demeurer d’accord
d’une vérité qu’il ne comprenait pas, ou d’un fait qu’il
niait… Con – vaincu ; une dévote ou une prude qui, au
moindre mot, au plus petit mouvement lubrique, rougit
jusqu’aux yeux, et recule d’horreur, affecte longtemps un
air sage, réglé et circonspect dans ses mœurs, dans ses
paroles, dans sa conduite ; s’il arrive, — ce qui doit arriver
— qu’après plusieurs attaques elle se rende, c’est un con –
vaincu.
Converse. Un qui converse avec ses semblables, ou avec
les morts, c’est-à-dire avec les livres… Con – verse ; c’est-
à-dire la petite affaire, lorsqu’elle verse avec plaisir de la
liqueur épaisse et visqueuse, ou qu’elle verse, avec chagrin,
le fluide menstruel.
Convive. Celui qui se trouve à un même repas avec
d’autres, qui mange à une même table avec d’autres dans un
festin… Con – vive. De toutes les nations de l’univers, la
nation française est celle qui a paru la plus dévouée à notre
sexe. J’aimerais donc qu’aux acclamations de contentement
dont toute la France retentit à présent : Vive la Nation, vive
227
la Loi, on ajoutât : Vive le Con. Ce cri de joie marquerait, au
moins, que l’on cherche, tout de bon, à rétablir la liberté
naturelle et tous les droits de l’homme.
Convie. Un qui invite à un festin, aux noces, au bal, à une
assemblée… Con – vie ; c’est le con qui donne, qui
soutient, qui ranime la vie des mortels.
Convoi. C’est l’assemblée qui accompagne un corps mort
qu’on porte à la sépulture avec les cérémonies funèbres…
Con – voie ; c’est que le con est la voie la plus sûre qui
conduit au bonheur.
ANGÉLIQUE
Permettez-moi, ma bonne, de vous dire que toutes ces
équivoques marquent plus de malice que d’esprit ;
néanmoins elles peuvent amuser et rallumer de temps en
temps le feu amorti, ou prêt à s’éteindre. Je vous prie de me
les donner par écrit, afin que je puisse les apprendre par
cœur, pour en faire usage, dans l’occasion.
MARTHE
Vous me donnerez ce qu’il faut pour cela, et je vous
satisferai avant de vous quitter. Il faudrait maintenant vous
parler des différentes manières dont les hommes peuvent
prendre et donner du plaisir en badinant avec les femmes.
Il serait nécessaire de vous instruire sur cela, pour que
vous fussiez toujours disposée à les contenter, de quelque
manière que ce soit. Un seul mets, toujours le même, mais
assaisonné de différentes façons, se multiplie, en quelque
sorte, il donne plus d’appétit, et le tient toujours ouvert.
228
Mais vous pourriez m’épargner cette peine, si vous vouliez
vous donner celle de lire, à votre aise, monsieur Aretino.
ANGÉLIQUE
Ah ! ma bonne, ne me refusez pas le plaisir de les
entendre de votre bouche : elles auront plus de grâce, j’en
suis sûre ; vous leur donnerez un air de nouveauté, et cela
restera plus gravé dans mon esprit.
MARTHE
I. — Lorsque l’homme trouve que la femme est de la
même taille que lui, pour faire voir son habileté en ce jeu-là,
il la fait tenir debout ; il lui lève la jupe et la chemise,
l’embrasse étroitement, la prie d’écarter un peu les cuisses,
et, se tenant, lui aussi, sur ses pieds, il fait l’ouvrage. On
appelle cela : Passer la rivière à pied sec.
II. — Si la femme est de petite taille, l’homme vaillant la
prie de se jeter à son cou, et de croiser ses jambes derrière
lui ; il l’élève au niveau, et la tenant dans ses bras, la serre
et en est serré. On appelle cela : La Ligne horizontale.
III. — Si la femme a les reins faibles, elle s’appuie contre
une muraille ; l’homme adroit lui lève une jambe, et
soutient la cuisse sur un de ses bras, tandis qu’avec l’autre
main, il lui manie les fesses et travaille. On nomme ce
badinage : La Grue en sentinelle.
IV. — L’homme s’amuse quelquefois à tenir la femme
appuyée contre quelque chose de solide, à lui lever les deux
jambes, et en soutenir les cuisses sur ses bras, tandis
qu’avec les deux mains il lui manie les fesses de manière à
229
les pousser et repousser alternativement, à mesure qu’il
s’avance ou qu’il recule. On nomme cela : Le Flux et le
Reflux.
V. — L’homme prie la femme de lui tourner le dos,
d’appuyer ses mains et ses coudes sur une table ou sur une
chaise, de se plier, et de lui ouvrir les deux portes, celle de
devant et celle de derrière. Si l’homme fait son entrée par la
porte de devant, cela s’appelle : La Danse allemande.
VI. — Si l’homme entre d’abord par la porte de derrière
et s’y amuse quelques instants, mais que revenant de son
égarement, il rebrousse chemin, et pousse par la porte de
devant, on appelle cela : Le Passe-Partout.
VII. — Si, sous prétexte de tenir le chemin le plus étroit,
il ne veut entrer que par la porte de derrière, on appelle
cela : La Danse florentine.
VIII. — Lorsqu’il n’y a rien sur quoi, ou contre quoi
s’appuyer, l’homme supplie la femme de se plier de
manière à soutenir son corps sur ses mains et sur ses pieds.
C’est : Le Saut du bélier.
IX. — L’homme se donne quelquefois un plaisir infini à
faire marcher la femme à quatre pattes, à manier et serrer
ses tétons, et à marcher avec elle, sur elle, et dans elle.
C’est : Le Monstre à six pieds.
X. — L’homme s’assied sur une chaise, sur un banc, sur
une escabelle, etc., il met la femme à cheval sur ses cuisses,
il l’embrasse, la baise et travaille. C’est : Asseoir la statue
sur son piédestal.
230
XI. — La femme s’assied sur l’homme, qui est assis,
mais de manière que l’homme l’embrasse et la serre d’une
main, et de l’autre lui lève et soutient les deux jambes. On
fait l’ouvrage, et c’est : Bercer l’enfant sur ses genoux.
XII. — L’homme est assis, la femme lui tourne le dos,
s’assied sur ses cuisses, et tient les pieds à terre. On
s’amuse, et on appelle cela : Asseoir son jugement.
XIII. — La femme s’assied ; elle écarte ses jambes et ses
cuisses ; l’homme entre et fait son devoir. C’est : La Chaise
à porteurs.
XIV. — La femme reste dans cette posture, et l’homme
varie son amusement ; à chaque coup qu’il porte, il fait
bouger la chaise, et avant que l’ouvrage soit fini, on a fait le
tour de la chambre. On appelle cela : La Chaise roulante.
XV. — On met la chaise à quelque distance de la
muraille ; la femme s’y assied ; l’homme lui prend les
jambes et les élève sur ses bras : la chaise branle et le
dossier va tomber contre la paroi. C’est : La Voiture
renversée.
XVI. — L’homme se tient debout ; il jette la femme sur
un lit, mais de manière qu’elle a les jambes à terre ; il tire
doucement contre lui, avec ses deux mains, les deux lèvres
de la bouche d’en bas ; il les manie, il les chatouille pendant
qu’il travaille. C’est : Se chauffer à la nouvelle mode.
XVII. — Dans cette posture, la femme lève ses jambes et
ses cuisses, et soutient avec les mains ses deux pieds contre
ses fesses élargies, tandis que l’homme, éloigné de deux
231
pas, vise avec attention l’endroit où il veut porter le coup ; il
court et frappe ; puis il se retire ; il mire encore son but et
s’approche de nouveau pour frapper. C’est un fort joli
amusement, et on l’appelle : Les Flèches de l’amour.
XVIII. — Je me rappelle que, lorsque j’étais dans mon
printemps, un jeune abbé me mettait souvent dans l’une ou
dans l’autre de ces deux postures dont je viens de vous
parler. Tantôt, d’une vitesse étonnante, il me frottait avec
son membre l’orifice du vagin, ce qui me donnait un
chatouillement délicieux ; et quand il se sentait tout prêt à
décharger, il faisait tomber sur mon ventre sa liqueur. Il
nommait cela : L’Arrosoir.
XIX. — Tantôt, il entrait tout à fait, et y restait dans un
mouvement continuel, jusqu’à ce que je lui dise : « C’est
assez ». Alors il sortait ; je branlais avec promptitude et
vitesse son membre, en le serrant tendrement : il m’assurait,
sul petto sacro, que j’avais une main très heureuse, et qu’il
ressentait plus de plaisir à cette manière, que lorsqu’il
faisait l’ouvrage tout entier avec quelque femme mariée. Il
appelait cela : Le Jet d’eau.
XX. — D’autres fois ce tendre amant, cet amant unique,
me plaçait sur une petite chaise ; il découvrait mon sein, il
me serrait tendrement les deux tétons, entre lesquels il
mettait son membre. Il ne faisait cela que dans des
circonstances critiques. Il disait que quand la rivière inonde
la plaine, il est beau de se promener sur les collines.
Quelques instants après, une liqueur chaude, épaisse et
232
visqueuse arrosait agréablement ma poitrine. Il nommait
cela : La Cascade de Saint-Cloud.
XXI. — Et afin que je ne demeurasse point à jeun, il me
prenait sur ses genoux, il mettait le plus gros de ses doigts
dans ma petite affaire, et la frottant en haut, en bas, et de
tous les côtés, il me donnait un plaisir inexprimable, tandis
qu’il me suçait alternativement les deux tétons. C’était,
selon sa façon de penser : Manger les pommes d’Adam.
ANGÉLIQUE
Mais qu’avez-vous, ma bonne, vous paraissez tout
émue ?
MARTHE
Ah ! mademoiselle, toutes les fois que ce doux souvenir
s’offre à ma pensée, mon âme éprouve la plus violente
agitation. Voilà l’homme, me dis-je en moi-même, voilà
l’homme par excellence ! C’est lui, et lui seul qui m’a
toujours aimée de bonne amitié, et qui n’aimait que ma
personne. J’étais encore fille ; il se moquait d’un vœu que
son cœur n’avait pas prononcé, et que Dieu n’avait point
reçu. Mais il respectait, jusqu’à un certain degré, les
préjugés des hommes fous qui font consister l’honneur dans
une chose qui contrarie le premier vœu de la nature. Il était
constamment maître de sa passion et de lui-même, et savait
toujours prendre et donner un plaisir pur et raisonné. Voilà
le seul homme que j’aime et que j’aimerai autant que je
vivrai.
ANGÉLIQUE
Je l’admire et je l’estime ; vous serez heureuse avec lui.
233
MARTHE
Ah ! mademoiselle, je puis compter sur ses sentiments à
mon égard, mais il n’est plus ici. C’est lui qui, par son esprit
éclairé et par ses écrits populaires, a posé, le premier, les
fondements de cette nouvelle révolution qui fait souvenir au
clergé que son règne n’est point de ce monde. Par
conséquent, persécuté par ses confrères, ministres de
charité, il a été contraint de chercher ailleurs un asile où
terminer en paix et en liberté sa carrière.
ANGÉLIQUE
Vous allez pleurer, ma bonne. Je vous prie de vous
donner un peu de relâche. Après dîner, vous me donnerez la
dernière leçon.
MARTHE
Je m’en vais donc, mademoiselle, et je viendrai cette
après-midi.
ANGÉLIQUE
Non, non, ma bonne. Je suis encore maîtresse de moi ; je
veux que nous dînions ensemble.
MARTHE
Bon dieu ! que vos manières sont obligeantes ! Je ne
refuse pas votre offre, d’autant plus que ce sera peut-être la
dernière fois que j’aurai un tel honneur.
ANGÉLIQUE
Vous m’offensez, si vous doutez de mes sentiments et de
mon affection pour vous.
MARTHE
234
En attendant, j’irai donc vous écrire ces mots à double
sens, que je vous ai promis.
235
236
La Rhétorique des putains, figures
237
La Rhétorique des putains, Bandeau de début de chapitre
LEÇON XV
MARTHE
Continuons donc à parler des différentes postures où l’on
plonge et l’on est plongé dans la plus douce ivresse.
XXII. — La femme, toute nue, se couche sur son lit ;
l’homme s’étend de tout son long sur elle : on s’embrasse,
on travaille, et, en travaillant, chaque bouche a
alternativement deux langues. C’est : L’Union fraternelle.
XXIII. — La femme est couchée, l’homme se soutient
sur ses genoux et sur ses mains ; il n’opprime pas, il ne
gêne point sa maîtresse, et la frappe à coups lents pour
prolonger leur plaisir mutuel. C’est : Aller au petit trot.
XXIV. — L’homme embrasse étroitement la femme, il
unit sa bouche à la sienne ; il entre chez elle, et y demeure
238
presque sans bouger, en attendant que la chaleur naturelle
mette en mouvement les esprits génératifs, et que l’ablution
s’ensuive. C’est : L’Épée dans son fourreau, ou Boire au
biberon.
XXV. — L’homme et la femme se tiennent sur l’un de
leur côté, visage contre visage, et les jambes entrelacées. Ils
s’unissent fraternellement. C’est : La Sonde.
XXVI. — Chacun se tient sur un côté, mais la femme
tourne son dos à l’homme. C’est : Le Clystère bienfaisant.
XXVII. — La femme se tourne, se soutient sur ses
genoux et ses coudes ; elle lève son derrière ; l’homme en
élargit les fesses et entre. C’est : La Mappemonde.
XXVIII. — L’homme s’étend sur les reins : la femme
monte. On dit, et il est certain, que nous avons beaucoup de
plaisir à cette manière, par l’idée flatteuse de voir l’homme
se soumettre au lieu de lui être soumises. On appelle cela :
La Seringue.
XXIX. — L’homme se tient assis sur le lit, les jambes
étendues ; la femme s’assied sur les cuisses de l’homme, ses
jambes croisées derrière lui. Ce sont : Les Honneurs du
sopha.
XXX. — L’homme enfin fait son chef-d’œuvre lorsqu’en
même temps qu’il travaille avec son membre, il lance
amoureusement sa langue entre nos lèvres ; d’une main il
pince tendrement les boutonnets de nos tétons ; de l’autre il
manie et chatouille, à l’entour, l’orifice du vagin. C’est la
239
manière la plus excellente de nous donner du plaisir ; et on
appelle cela : Le Carillon.
On pourrait multiplier de beaucoup ces amusements, en
changeant, tant soit peu, la situation où peuvent se tenir le
corps, la tête, les bras, les jambes, etc. ; mais cela me
paraîtrait inutile et ridicule, puisque l’action principale en
serait toujours la même.
C’est pourquoi je vais finir mes leçons par vous instruire
sur les moyens qu’il vous faudra employer, lorsque vous
voudrez vous débarrasser tout à fait de quelqu’un de vos
amants qui vous sera trop à charge.
Si quelqu’un vous promet de vous être fidèle, et ne tient
pas son engagement, aussitôt que vous pouvez avoir des
preuves non équivoques de son inconstance, de son
infidélité, ce sera un prétexte plausible pour lui donner son
congé. Vous lui direz, sans art :
— Monsieur, vous cherchez en vain à me cacher, à me
déguiser votre changement ; vous aimez ailleurs, et vous en
êtes le maître. Mais après m’avoir fait bonne chère, si vous
prétendez ne me donner que la desserte, vous vous
trompez : Tout ou rien.
ANGÉLIQUE
Mais cela me semble bien dur, même injuste. Nous
prenons bien la liberté de changer d’objets et
d’amusements ; pourquoi donc prétendrions-nous tenir un
jeune amant attaché toujours à la même chaîne ?
MARTHE
240
Je vous ai dit que ce sera un prétexte plausible, si vous
voulez vous en servir pour vous débarrasser de lui.
D’ailleurs, si votre amant tombe dans un bourbier, et vient
ensuite se nettoyer à vous ?
ANGÉLIQUE
Ah ! ma bonne, j’ai tort et vous avez raison.
MARTHE
Si quelqu’un vous excède de ses visites, si ses assiduités
vous déplaisent, ou si elles sont de nature à compromettre
votre honneur, eu égard aux préjugés établis et que l’on ne
peut ou que l’on ne veut pas encore déraciner, vous lui direz
poliment :
— Monsieur, je suis très sensible à l’honneur que vous
me faites de venir si souvent me voir ; mais vous savez que
le monde est aujourd’hui plus méchant que jamais ; on
donne de malignes interprétations à notre procédé. Je sais
bien que c’est l’envie qui fait de puissants efforts pour
rompre les nœuds qui nous lient ; mais elle voudra en même
temps porter quelques coups terribles contre moi, et
comment les parer ? Elle peut me peindre, sans
ménagements, sous les couleurs les plus odieuses ; en un
mot, elle peut me noircir et me perdre. Je n’ai pas assez de
courage pour me mettre au-dessus des discours du public.
Vous qui avez une âme noble et généreuse, vous pouvez
seul me sauver, en ne dénigrant pas, quoique
involontairement, ma réputation. J’attends de vous ce
sacrifice, et la reconnaissance la plus vive m’attachera à
vous pour jamais.
241
ANGÉLIQUE
Mais si ce monsieur s’aperçoit que je n’ai pas les mêmes
craintes sur les visites des autres ?
MARTHE
Vous ne manquerez jamais de le persuader que les visites
des autres vous sont indifférentes, et que la médisance n’a
encore rien prononcé sur leur compte.
Si quelqu’un vous prodigue les plus belles promesses, et
est ensuite infidèle à sa parole ; s’il est comme un orage en
été, qui promet bien de la pluie et ne donne, après, que
quelques gouttes d’eau ; en un mot, s’il aime à prendre
beaucoup de plaisir, et à ne donner que très peu d’argent,
vous voyez bien qu’il vous faut prendre quelque prétexte
pour l’obliger à s’abstenir de se présenter chez vous.
Toujours d’accord avec Marguerite, vous n’avez qu’à lui
parler de l’objet que vous voulez congédier. À son arrivée
chez vous, elle ne manquera pas d’entrer en même temps
que lui dans votre chambre, sous prétexte d’avoir à
travailler avec vous à quelque ouvrage qui presse et qu’il
faut finir dans le courant de la journée : de cette manière, ne
vous quittant point, le tête-à-tête et ses conséquences
n’auront point lieu ; et si ce monsieur n’est pas une bête, il
comprendra bien que vous ne vous souciez pas d’être seule
avec lui. Ou bien, sans le laisser entrer, Marguerite lui dira
que vous êtes sortie, ou que vous êtes fort occupée, fort
indisposée ou que vous avez une des trois cent soixante-
cinq petites incommodités, dont nous autres femmes nous
savons si bien tirer parti dans les occasions.
242
Marguerite vous offrira aussi, si vous le voulez,
l’occasion la plus plaisante de le congédier avec honneur.
Quoique fille de chambre, vous savez qu’elle est faite de
manière à inspirer de l’amour à l’homme le moins sensible.
Par ses agaceries, elle saura s’attirer l’attention de ce
monsieur, elle parviendra à l’enflammer, à le mettre dans
l’une ou l’autre des trente postures. Au même moment elle
vous donnera le signal ; vous le surprendrez en flagrant
délit, vous l’accablerez de reproches ; il sortira tout confus,
et n’osera plus rentrer.
Si, par hasard, ce monsieur, qui vous déplaît, ne trouve
aucun obstacle qui le retienne dans l’antichambre, ou
ailleurs, et s’il entre chez vous, vous pourrez lui tenir l’un
ou l’autre de ces propos :
— Ah ! monsieur, dans quel mauvais moment vous êtes
venu me voir ! Je me sens aujourd’hui une migraine
affreuse, je n’ai point la tête à moi… Parlez doucement, je
vous prie, vous augmentez mon tourment… De grâce,
laissez-moi, vos paroles sont autant de coups dans ma
tête… Ce sont des souffrances inouies… J’ai mal au cœur,
je sens que je vais avoir un vomissement violent… Je veux
me mettre au lit, et j’espère que le repos me raccommodera.
— Ah ! monsieur, vous me pardonnerez si je ne puis
vous tenir bonne compagnie ; j’ai fort mal à une dent ; je
n’ai pas fermé l’œil de toute la nuit… Dieu ! ma douleur va
bientôt éclater par mes cris et par mes larmes… On me
parle de la faire arracher, mais l’idée seule trouble et égare
243
mon esprit… Pardon, je ne puis pas vous répondre, tant la
douleur m’oppresse.
— Ah ! monsieur, si vous avez l’âme noble et généreuse,
ne vous arrêtez pas un instant chez moi. Dans un quart
d’heure je dois recevoir la visite d’une dame qui vient me
parler de mariage avec son fils aîné. Auriez-vous le cœur
assez barbare pour empêcher mon bonheur ? En vous
trouvant ici, ma conduite pourrait lui paraître irrégulière et
suspecte ; et si ce mariage manquait, vous me mettriez au
désespoir. Depuis quelque temps, un engagement légitime
et sacré est l’unique objet de tous mes vœux ; l’occasion
favorable vient se présenter, je veux la saisir… Comment,
monsieur ! vous osez espérer qu’après l’hymen votre image
viendra s’offrir à ma pensée ? Bannissez cette idée indigne
et cruelle. Je ne songe plus qu’au nouvel objet qui
m’occupe ; si l’hymen va m’unir avec lui, je veux le rendre
heureux et je ferai tous mes efforts pour offrir à tout le
monde le tableau le plus parfait de l’union conjugale…
Vous aussi, vous pouvez me parler de mariage ? Ah !
monsieur, vous ne voudriez pas me repaître de vaines
promesses ; après mes égarements vous ne pouvez
m’accorder votre estime ; comment pourriez-vous m’aimer
jusqu’à lier votre sort au mien ?
— Ah ! monsieur, — en cas que vous soyez mariée — si
vous saviez de quels traits cruels j’ai le cœur déchiré ! Que
mon bonheur avec vous a été de courte durée ! Il faut que
quelque méchante langue ait cherché à vous perdre dans
l’esprit de mon mari. La funeste jalousie s’est déjà glissée
244
dans son âme. Il aura assez de force et de prudence pour
vous cacher ses inquiétudes et ses soupçons ; il continuera
peut-être à vous traiter avec politesse, mais ne vous y fiez
pas. Son naturel était si doux ; mais depuis quelques jours,
l’emportement y mêle bien des nuages. C’est contre moi
seule qu’il armera sa colère, c’est moi seule qui en serai la
victime. Il n’y a plus de paix dans ma maison, elle y
rentrera si vous vous éloignez, votre absence me conduira
au tombeau ; mais mon mari me rendra son cœur, et je
mourrai digne de son estime et de son amitié.
— Ah ! monsieur, si vous étiez venu un quart d’heure
plus tard, j’aurais été invisible pour vous. J’attends à tout
moment un saint religieux, avec qui je veux tenir une
conférence sérieuse sur l’état de mon âme. Depuis quelques
jours je suis très inquiète ; la nuit, je ne puis trouver le
sommeil ; la honte et les remords commencent à me
tourmenter… Vous riez, monsieur, mais cela ne m’empêche
pas de vous dire que mon raisonnement n’est pas toujours
philosophique… Je sens toute l’étendue de mes égarements,
j’aurai de la peine à combattre mes vices, mais j’espère que
je viendrai à bout de les vaincre.
— Ah ! monsieur, j’ai été à confesse, j’ai avoué mes
fautes. Dieu ! quels reproches, quelles menaces, si je
continue à vous voir ! Après bien des promesses, on m’a
donné l’absolution ; mais à présent que je me suis lavée, je
ne veux plus me souiller.
— Ah ! monsieur, éloignez-vous de moi, votre présence
me glace d’horreur… Oui, c’est vous, vous que j’ai vu cette
245
nuit, armé d’un poignard contre moi. J’ai rêvé que j’étais
sur le bord d’un précipice affreux ; vous m’avez jetée dans
un gouffre de feu, où mille spectres effrayants m’ont
plongée dans des tourments cruels… Vous vous moquez de
moi ? Vous me faites des reproches sur la faiblesse de mon
esprit ? Ah ! mes terreurs ne sont point paniques. Je me suis
réveillée, la première fois dans la plus vive agitation, et j’ai
cherché à dissiper ces idées funestes ; je me suis
rendormie ; les mêmes images se sont retracées dans mon
esprit, et avec plus de violence. J’ai ouvert les yeux, plus
agitée que jamais ; cependant j’ai fait tous mes efforts pour
calmer mon imagination : mais ces spectres n’ont point
cessé de m’alarmer. Mon effroi m’a causé un trouble dont je
me sens encore tout émue… Je crois les voir encore et les
entendre… Éloignez-vous de moi, je veux faire mon salut.
ANGÉLIQUE
Savez-vous, ma bonne, que votre discours me fait
réellement peur ?
MARTHE
Ah ! ah ! serait-il possible ? Avez-vous peur de rêver
après les diables ?
Si cela vous arrive, riez-en le matin de tout votre cœur.
ANGÉLIQUE
Mais ne devons-nous pas les craindre ces êtres malins ?
MARTHE
Ces êtres malins ? Il faut premièrement prouver qu’ils
existent, avant de les craindre. De nos jours, grâce au ciel,
246
les gens sensés ne croient plus aux sorciers, ni aux
enchantements, ni aux diables.
Les bons chrétiens qui ont une foi éclairée, disent et
soutiennent, avec raison, que c’est un blasphème terrible, de
croire, de s’imaginer seulement que le diable, en supposant
qu’il existe, ait plus de pouvoir que Dieu même.
Dieu nous a créés pour lui ; Dieu veut que nous soyons
heureux et sauvés. Son fils a déchiré, par sa mort, le décret
de notre condamnation ; il a enchaîné cette bête cornue ;
tout cela est de foi. C’est donc une manifeste contradiction,
indigne de Dieu, et uniquement digne de nos prêtres
intéressés à cela, de prêcher en même temps que le diable
n’a plus aucun pouvoir, et qu’il est si puissant.
Il faut qu’il y ait des péchés à commettre et des diables
pour les punir, plutôt qu’un Dieu tout bon, prêt à les
pardonner ; autrement les ministres des autels feraient
maigre chère. Gardons-nous bien d’être victimes de la
méchanceté des hommes, voilà le diable que nous avons à
craindre.
ANGÉLIQUE
Mais dites-moi, je vous prie, et c’est la dernière question
que je vous fais ; ne devrai-je pas une fois ou l’autre me
confesser ? Vous m’avez persuadé, il est vrai, que tous ces
amusements, dont nous avons parlé, ne sont point des
péchés ; mais quelques scrupules pourraient, avec le temps,
venir troubler mon esprit…
MARTHE
247
Voilà le fruit de mes leçons tout perdu ! Y a-t-il de la
raison à se confesser d’une chose que vous avez faite dans
la persuasion que vous ne faisiez point de péché ?
Supposons encore que les scrupules parlent, et que vous
n’ayez pas le courage de les faire taire ; est-ce à un homme
que vous devez avouer vos faiblesses ?
Je m’étonne, et tout le monde raisonnable s’étonnera
avec moi, de voir que l’on ne parle, dans ce siècle, que de
réformer l’Église et les États ; que l’on cherche à rendre
heureux les peuples, et à remettre le clergé dans son assiette
évangélique ; qu’on laisse au clergé la faculté de dominer
sur les consciences et de guider les peuples, encore
aveugles, par la confession auriculaire.
Non, et mille fois non ; tant que ce tribunal despotique
subsistera, le clergé ne perdra point son pouvoir, les États
ne seront point tranquilles, et les peuples ne seront pas
toujours fidèles à leurs souverains légitimes. Sans parler
d’autres histoires, jetons un coup d’œil sur la révolution
actuelle des Pays-Bas ; c’est une vérité incontestable que,
par le moyen de la confession auriculaire, le clergé belge a
excité la rébellion dans le pays, pour s’en rendre, au nom du
Dieu de paix, le maître despote et tyrannique.
À quoi sert la confession auriculaire ?
À affermir dans leurs vices ceux qui se confessent et cela
est hors de doute.
Car, malgré tant de confessions faites aux prêtres, nos
mœurs ne deviennent point meilleures ; même l’expérience
248
fait voir que là où existe l’obligation de se confesser, les
mœurs y sont plus corrompues.
Sur un prêtre sévère, les pécheurs en trouvent dix
d’indulgents ; ils raisonnent et concluent que la morale est
une science qui vaut autant qu’on la fait valoir.
Ce ne fut qu’au XIIIe siècle, c’est-à-dire en 1215, que fut
introduite dans l’Église, parle pape Innocent III, cette
coutume de se confesser.
Écoutons saint Jean-Chrysostome qui excite les pécheurs
à la pénitence :
« Je ne te dis pas d’accuser tes péchés à quelqu’un de tes
semblables, mais de croire au prophète qui dit : « Découvre
ton cœur à Dieu. » Confesse donc tes péchés à Dieu,
confesse-les à lui seul qui en est le juge, et si tu ne le peux
de bouche, fais-le, au moins du fond de ton cœur, et prie-le
de te pardonner [1]. »
« Je vous exhorte et je vous conjure, mes très chers
frères, de vous confesser constamment à Dieu ; je ne
prétends pas vous produire aux yeux du monde, aux yeux
de quelqu’un de vos semblables ; je ne vous oblige point de
confesser vos péchés aux hommes. Dévoilez votre
conscience à Dieu, montrez-lui vos blessures, demandez-lui
un remède ; ne les montrez pas à celui qui gronde et qui
menace, mais à celui qui peut seul les guérir [2]. »
« Dis-moi, pourquoi as-tu honte de découvrir tes fautes ?
Tu ne les dis pas à un homme qui pourrait t’accabler de
reproches ; tu ne les confesses pas à un de tes semblables
249
qui pourrait les divulguer. Tu les découvres à ton maître, à
ton gardien, à ton vrai médecin [3]. »
Écoutons saint Augustin.
« À quoi bon, dit-il, que les hommes entendent ma
confession, comme s’ils pouvaient me guérir de mes
maux [4] ? »
Je ne finirais jamais, mademoiselle, si je voulais vous
prouver, par d’autres autorités incontestables, que le plus
grand des abus est de laisser au clergé ce pouvoir
despotique de dominer sur les consciences des pauvres
humains. Si j’avais l’honneur d’être un des députés à notre
Assemblée Nationale, je n’y dirais que ces mots :
« — Vous voulez réformer le clergé ? Abolissez la
confession auriculaire ; le clergé perdra son pouvoir, il
rentrera dans ses devoirs et votre nation sera fidèle et
heureuse. »
ANGÉLIQUE
Vous parlez mieux que nos docteurs de Sorbonne, et je
vous proteste qu’après ce raisonnement, je me sens tout à
fait tranquille.
MARTHE
Puis-je donc espérer que mes leçons resteront gravées
dans votre esprit, et qu’elles ne seront point infructueuses ?
ANGÉLIQUE
Oui, ma bonne. Je jure que je n’oublierai jamais ces
leçons, ni celle qui me les a données.
250
FIN.
Madame la Nature
se moque des Lois, et va toujours
son train ordinaire.
251
ÉLOGE DE
L’ENFER.
252
2. ↑ St. Jean-Chrys. Hom. de pœnit. tom. V.
3. ↑ Id. Hom. de Lazaro, tom. V, p. 81.
4. ↑ Confess. lib. 10, c. 3.
253
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2. ↑ http://creativecommons.org/licenses/by-sa/3.0/deed.fr
3. ↑ http://www.gnu.org/copyleft/fdl.html
4. ↑ http://fr.wikisource.org/wiki/Aide:Signaler_une_erreur
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