Andréae Jean Valentin - Les Noces Chymiques de Christian Rosencreutz

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LES NOCES CHYMIQUES DE CHRISTIAN ROSENCREUTZ

JEAN-VALENTIN ANDREAE

ANNÉE 1489

Traduit pour la première fois de l'allemand par AURIGER

Avant propos et commentaires de AURIGER

JEAN-VALENTIN ANDRÉAE (1586-1654)


AVANT-PROPOS par AURIGER.

La puissance de l'homme est plus grande qu'on ne saurait


l'imaginer. Il peut tout par Dieu, rien sans Lui, excepté le
mal.

PERNETY (Fables Égyptiennes et Grecques).

– Si "Peau d'Ane m'était conté, j'y prendrais un plaisir extrême". C'est


bien, en effet, un plaisir de cette nature que j'éprouvais à la première
lecture du manuscrit des "Noces Chymiques" que m'avait obligeamment
communiqué mon ami Paul Chacornac. A l'habile fiction s'ajoute
l'humour, et la seule version considérée comme conte fantastique suffit à
retenir l'attention.

On conçoit sans peine que l'œuvre de Valentin Andréae ait donné lieu
à de passionnées controverses car d'une première lecture superficielle on
ne garde que l'impression d'une malicieuse moquerie à l'adresse des
nombreux alchimistes de son époque, d'un "Lubridium" visiblement écrit
dans le but d'égarer les chercheurs d'or ; mais en relisant avec attention,
on découvre aisément plusieurs broderies sur une même trame. Ceci me
remet en l'esprit les images superposées imprimées en vert et en rouge que
l'on trouvait autrefois dans les boites de jouets, et dont les dessins
incohérents à première vue, révélaient à l'œil des curieux deux scènes de
nature totalement différente suivant que l'on appliquait dessus une feuille
de gélatine colorée en vert ou en rouge. Je crois qu'il faudrait appliquer à
la lecture des "Noces Chymiques" ce système d'écrans colorés, pour
distinguer non point deux, mais trois ouvrages dans le même texte : Un
conte allégorique, un traité sur l'Initiation des Frères de la Rose-Croix, un
traité d'alchimie dont le sens est d'autant moins apparent qu'il est
embrouillé dans les deux précédents, et que sans doute volontairement,
pour le rendre plus inextricable, l'ordre des opérations est quelconque.

On a prétendu que V. Andréae écrivit les "Noces Chymiques" sous


l'anonymat à l'âge de seize ans, et qu'il en reconnut plus tard la paternité
dans son "Vita ab ipso conscripta". Cela me paraît fort improbable car il
écrivait en tête de l'édition d'alors : "Ne jetez pas de perles aux pourceaux
ni de roses aux ânes". Il serait pour le moins singulier, qu'un adolescent
de seize ans fut ainsi familiarisé, avec un adage courant parmi les vieux
Maîtres de l'Hermétisme. Il s'étonne dans son autobiographie que des gens
sérieux aient pu considérer comme une histoire vraie ce qu'il appelait un
jeu. S'il n'y avait vraiment là qu'une satire spirituelle, pourquoi y mélanger
des remarques très profondes, et des passages d'une haute philosophie ?
Un des meilleurs auteurs de notre époque, Georges Courteline, nous a
habitués à ce genre de douche écossaise, en nous mettant à même de
deviner le sens profond de la vie, sous le masque de la gaieté. Je ne crois
pas qu'Andréae puisse être considéré comme son précurseur ; peut-être
regrettait-il plutôt d'avoir été trop prolixe, et a-t-il cherché plus tard à
égarer le lecteur sur l'importance d'un ouvrage où il avait très habilement
condensé les suprêmes enseignements de son Ordre.

Fr. Wittemans a consacré à Valentin Andréae et son œuvre, une


monographie dans son "Histoire des Rose-Croix". J'ai tout lieu de
suspecter la pureté de ses sources de documentation, car le lecteur
possédant cet ouvrage pourra en confronter le texte avec le "curriculum
vitae" écrit par Paul Chacornac en tête des "Noces Chymiques". Il était
nécessaire de souligner que la Fama et la Reformatio ne sont point l'œuvre
de Valentin Andréae mais qu'il les publia "par ordre".

Ces "Noces Chymiques" devaient constituer le bagage indispensable


de connaissances hermétiques pour les adeptes devant recevoir la suprême
initiation. Voilà pourquoi cet ouvrage si discuté autrefois, et dont la
diffusion fut systématiquement empêchée, est si peu connu de nos jours.

Notons en passant, que la Loge de la Franc-Maçonnerie Universelle à


Hilversum porte toujours le nom de Christian Rosencreutz, et que la Sœur
A. Kerdyk donna en 1912 une traduction néerlandaise de la "Fama", de la
"Confessio" et de "Chymische Hochzeit", sous le titre : "Mysterien van het
RozeKruiz".

Christian Rosencreutz reçoit au cours de ses épreuves l'Ordre de la


Toison d'Or, lequel fut fondé en 1430 par Philippe de Bourgogne. Cet
ordre lui est conféré suivant l'auteur en 1459 ainsi que le grade de
Chevalier de la Pierre d'Or. Je crois qu'il serait superflu de chercher à ces
distinctions un sens autre que celui de l'acquisition de la sagesse divine et
de la connaissance des arcanes de l'Art Sacré donnés en récompense à la
persévérance et à l'humilité de l'adepte. La toison d'Or qui lui est conférée
est la même qu'alla chercher Jason en Colchide avec les Argonautes !
Nombreux sont ceux qui ont essayé, disons bien vite, en vain, de
donner une explication complète des différentes cérémonies,
représentations et épreuves que traverse pendant sept jours Chr.
Rosencreutz pour atteindre les grades dont nous venons de parler. Parmi
les contemporains de Valentin Andréae qui cherchèrent un sens profond
aux "Noces Chymiques", nous devons citer entre autres Brœttoffer
(Elucidarius Majus. 1616) qui chercha dans les sept jours des Noces des
analogies avec sept phases de la préparation de la Pierre Philosophale :
Distillation – Solution – Putréfaction – Noirceur – Blancheur – Rougeur,
multiplication et fermentation – Projection et Médecine.

Avec beaucoup de bonne volonté, peut-être peut-on l'entendre ainsi,


mais le lecteur, même pourvu de connaissances avancées en Alchimie se
mettra l'esprit à la torture pour faire entrer ces sept phases de l'Œuvre
dans le cadre du Texte. Je préfère pour ma part, suivre directement le récit
en soulignant les faits saillants ayant un rapport direct avec l'Art
Sacerdotal, en tâchant de grouper ensuite les indications obtenues.

Me réservant de commenter cet ouvrage au point de vue strictement


alchimique, il me paraît bon d'exposer préalablement au lecteur comment
j'entends, à ma manière, la façon de lire les textes des Auteurs ayant traité
du Grand Œuvre. Ainsi que l'écrivait mon regretté Maître : "On n'entre
point au débotté dans le Palais fermé du Roy", faisant allusion à l'ouvrage
de Philalèthe. Les tribulations de Christian Rosencreutz en sont la preuve,
et notre héros doit franchir de nombreuses portes, subir de multiples
épreuves avant d'arriver au triomphe définitif.

Si quelque Lecteur compte trouver dans mes commentaires la Clef


détaillée du Grand Œuvre, je le préviens charitablement de ne pas lire
plus avant. Pour le même motif que mes prédécesseurs je n'en dirai pas
plus long qu'eux, et tous les hommes de bon sens approuveront ma réserve.
Je chercherai seulement à mettre entre les mains de l'inquisiteur de
science le fil d'Ariane qui l'aidera à sortir du "tortueux" labyrinthe, et si
Dieu aidant, il puise dans ces lignes quelques connaissances nouvelles
susceptibles d'aplanir pour lui la "Route sur laquelle on ne revient
jamais", je m'estimerai largement récompensé.

Il est bon de rappeler ici ce qu'écrit Limojeon de Saint Didier dans


son "Triomphe Hermétique" :
"Souvenez-vous, enfants de la Science, que la
connaissance de notre magistère vient plutôt de
l'inspiration du Ciel que "des lumières que nous pouvons
conquérir par nous-mêmes. Cette vérité est reconnue de
tous les Philosophes : c'est pourquoi ce n'est pas assez
de travailler ; priez assidûment, lisez les bons livres ; et
méditez nuit et jour sur les opérations de la Nature et sur
ce qu'elle peut être capable de faire, lorsqu'elle est aidée
par le secours de notre Art, et par ce moyen vous
réussirez sans doute dans votre entreprise".

Tout cela se trouve condensé dans l'adage bien connu des


Hermétistes : "LEGE, LEGE, RELEGE, ORA, LABORA, ET INVENIES".
Lis, Lis, Relis, Prie, Travaille, et tu Trouveras.

Lorsque l'on désire lire un chef-d'œuvre dans la langue où il fut écrit,


il est de première nécessité d'apprendre la langue dont s'est servi l'auteur,
et de la posséder parfaitement pour saisir avec fruit toutes les nuances du
texte. Il en est de la littérature alchimique comme des autres, et sans la
parfaite connaissance de la terminologie qui lui est spéciale, on risque
d'errer longtemps sinon toujours dans la lecture de Traités hermétiques,
même écrits en français. Le mieux, quand on le peut, est de lire dans
l'original car là plus qu'ailleurs "Traduttore, tradittore", le traducteur est,
inconsciemment sans doute, mais presque toujours, un traître.

En effet, un mot oublié, un contresens, une interprétation erronée ou


fantaisiste peuvent entraîner le fils curieux de Science à des pertes de
temps excessives et à des dépenses qu'il eût pu facilement éviter. Nous
n'avons plus ici la ressource du dictionnaire qui, avec du bon sens, permet
de pénétrer ce qui semble incohérent. En Alchimie, tout semble incohérent
au débutant, car il trouve mille mots pour désigner une même matière, et
aucun d'eux d'ailleurs ne la désigne clairement. Force lui est de se créer
un lexique des symboles selon ce qu'il croit comprendre, et il ne peut le
faire qu'en dépouillant de nombreux textes, parmi lesquels il fait de lui-
même une discrimination, pour ne conserver que les meilleurs, et
travailler suivant le sens qu'il leur donne. Pour bien comprendre les textes
il est essentiel de bien s'imprégner des conceptions spéciales aux
alchimistes sur la constitution de notre Univers et celle des éléments.
J'ajoute qu'il n'est pas superflu d'avoir des connaissances suffisamment
étendues en stéganographie, mais les curieux trouveront sans peine le sens
caché des textes donnés dans les "Noces Chymiques" en travaillant
Paracelse, Henri Corneille-Agrippa et Blaise de Vigenère.

Que l'inquisiteur de science se garde surtout de commencer à


travailler sans avoir lu ; c'est un écueil sur lequel j'ai sombré moi-même ;
qu'il abandonne délibérément les théories des cacochymistes modernes
quelles que soient les étiquettes dont elles sont parées. Qu'il laisse de côté
les produits "chimiquement purs" de chez Merck, Poulenc, et autres
fournisseurs d'appareillage moderne "ejusdem farinae". Il faut se réfugier
dans le Passé, dans la lecture de "ceux qui ont su". Alors tout s'éclaire, et
l'adepte saura trouver à l'heure voulue les matériaux nécessaires pour
construire la Maison du Poulet, et la suite des opérations viendra à son
esprit sans qu'il la cherche. Sans quoi, il se donnera à lui-même l'illusion
d'être alchimiste, croyant la donner aussi aux autres, et il ne retirera de
ses travaux illusoires que perte de temps, d'argent, et amère déception. Il
conclura alors que l'alchimie n'est que billevesée extravagante et passe-
temps de fous. Il vaut mieux pour celui-là abandonner de suite, car il ne
verra jamais plus clair que l'Orfraie de Khunrath malgré les bésicles et les
torches.

Est-il utile de dire ici pourquoi les auteurs de Traités d'Alchimie se


sont appliqués à rendre leurs textes à peu près inintelligibles ? Je ne crois
pas pour ma part que ce soit la crainte du Gibet doré ou du bûcher des
Sorciers, car les vrais alchimistes errant sans cesse par le monde et
changeant souvent de nom, quittaient la ville qu'ils habitaient dès qu'ils
avaient accompli une transmutation, en ne négligeant aucune précaution
pour rester inconnus ! L'obscurité voulue de leur style, et la complexité
des pièges qu'ils tendent au lecteur ont pour but de décourager rapidement
les curieux dont la bonne volonté et la persévérance ne peuvent aller
jusqu'au bout. Ils ont écrit uniquement pour ceux capables de les
comprendre. La lecture de la "Tourbe des Philosophes" n'est-elle point
décevante pour celui qui cherche la voie, et cependant quels précieux
enseignements ne renferme-t-elle pas ?

Si quelques philosophes, comme Denis Zachaire, Bernard le Trévisan,


Philalèthe, par exemple, ont condensé leur enseignement en des traités
écrits, d'autres tels que Basile Valentin y ont associé l'image, dont le sens
complète celui du texte. Certains, trouvant qu'écrire était déjà trop dire se
sont limités à l'image allégorique et énigmatique, tels sont par exemple les
Tables de Senior, les peintures allégoriques du Rosaire ; celles d'Abraham
Juif rapportées par Nicolas Flamel, les Figures de Michel Maier, Le
Mutus Liber, le livre des 22 feuillets hermétiques, etc. D'autres auteurs
furent plus discrets encore et demandèrent à l'Architecture le moyen de
révéler les arcanes de l'Hermétisme à ceux-là seuls qui les sauraient
comprendre. Les sculptures de nos grandes Cathédrales sont riches en
trésors inexplorés. Je cite pour Paris seulement, parmi les plus connues :
Le Portail Saint-Marcel de Notre-Dame de Paris, certaines sculptures de
la Tour Saint Jacques, celles de la Maison du Grand Pignon, rue de
Montmorency, ayant appartenue jadis à Nicolas Flamel, sans oublier dans
un ordre différent d'idées, les vitraux de la Sainte Chapelle.

Que les figures s'inspirent de la Mystique chrétienne ou de la


mythologie grecque ou égyptienne, le sens en reste rigoureusement le
même. Je rappelle pour exemple : Jacob terrassant l'Ange, un Lion
surmontant un aigle, Saturne coupant de sa faux les ailes de Mercure, tout
cela en dépit de la diversité des apparences ne signifie qu'une seule et
même chose : le volatil rendu fixe ! L'art de déchiffrer ces énigmes tant
littéraires qu'iconographiques, constitue une véritable gymnastique du
cerveau et l'on arrive plus ou moins vite à l'assouplir suffisamment pour se
créer la conviction que l'on connaît tout de la Théorie du Grand Œuvre ;
de là à passer à l'exécution, il n'y a qu'un pas. C'est précisément celui-là
qu'on ne peut que bien rarement franchir. Je ne saurais mieux faire ici que
citer un passage d'une lettre que m'écrivait mon regretté Maître :
– "Le Philosophe prédestiné est voué aux plus grandes
épreuves, car le Magistère exige l'homme tout entier ;
l'Alchimie n'est pas un art d'armateur ou de dilettante,
mais Dieu soutient toujours dans la lutte celui qui ne se
recherche pas lui-même, mais la Science dégagée de tout
intérêt humain".

J'aurais beaucoup à dire encore sur la façon de lire et d'interpréter


les textes alchimiques, mais en y joignant les exemples à citer, cela
prendrait facilement les proportions d'un petit volume. Peut-être l'écrirai-
je plus tard, mais maintenant que voilà le lecteur prévenu, je préfère
aborder de suite le sujet qui nous intéresse.

Toutefois, je termine cet avant-propos par un dernier conseil, dont


quelques-uns me seront peut-être reconnaissants dans la suite. Le
Président d'Espagnet écrit dans son neuvième canon de "L'Arcanum
Hermeticae Philosophiae Opus" : "Que le lecteur tienne pour suspect ce
qui lui paraît particulièrement facile à comprendre, notamment dans les
noms mystérieux des choses et dans le secret des opérations. La vérité est
cachée sous un voile très obscur. Les Philosophes ne disent jamais plus
vrai que lorsqu'ils parlent obscurément. Il y a toujours de l'artifice et une
espèce de supercherie dans les endroits où ils semblent parler avec le plus
d'ingénuité".

C'est, en effet, une règle absolue.

AURIGER.
JEAN-VALENTIN ANDRÉAE
(Note bibliographique de PAUL CHACORNAC)

Tous les auteurs qui se sont spécialisés dans l'étude des écrits
Rosicruciens sont d'accord pour attribuer à Jean-Valentin Andréae la
paternité des "Noces Chymiques" et à le considérer comme un missionné
de l'Ordre des Rose Croix.

Jean-Valentin Andréae fut un des hommes les plus savants de son


temps par ses connaissances profondes dans tous les domaines de la
Science, exotérique et ésotérique.

L'auteur des "Noces Chymiques" est né le 17 août 1586, à Herrenberg,


dans le duché de Wurtenberg.

La famille d'Andréae 1 a laissé un souvenir durable en Allemagne : son


oncle, Jacques est connu sous le nom du second Luther 2 .

Son père Jean-Valentin, le septième des dix-huit enfants du chancelier


Jacob Andréae 3, était surintendant de Herrenberg. Sa mère, Maria Moser
fut une femme de grande piété, que son fils compare à Sainte Monique.

V. Andréae venait d'atteindre cinq ans quand son père fut nommé abbé
de Königsbronn. C'est dans ce couvent, qu'il reçut sa première éducation.
Vivant dans un milieu intellectuel, il se fit remarquer par une sensibilité
extrême et une grande douceur ; la vivacité de son esprit était un sujet
d'étonnement pour son entourage. Si bien que parmi les amis de son père,
Marc Beumler s'intéressa à lui et éveilla dans son jeune esprit le goût pour
les sciences et les arts ; il apprit en même temps quelques langues 4 .

Après la mort de son père, en 1601, sa mère alla demeurer à Tubingue


avec six de ses frères et sueurs.

1
Les armes de la famille d'Andréae contiennent une croix de Saint-André et quatre roses.
2
WETZER et WELTE. Dictionnaire encyclopédique de Théologie catholique. Trad. de Pall. par J.
GOSCHLER. Paris, Gaume, 1864, 25 vol. in-8 : T. 1, page 303.
3
Le théologien Jacob Andréae est l'auteur d'un pamphlet contre les Calvinistes : Kurtze Antwort
auff Joh. Sturmij buch Antipappus Quartus genant. Tubingue, G. Gruppenbach, 1581, in-4, 36 pp.
4
BEUMLER (Marc) Philologue suisse... mort en 1611.
Tubingue était à cette époque une université célèbre 5. Durant six
années, V. Andréae y travailla avec passion, afin d'étendre ses
connaissances, consacrant le jour aux sciences, la nuit aux lettres. S'il lut
passionnément les auteurs anciens, il ne négligea pas les latinistes
modernes ; de même, les mathématiques et le droit eurent le don de
l'intéresser. Le savant mathématicien, Maestlin, le maître de Képler, fut
aussi le sien 6, et l'avocat Christophe Besold, son professeur de droit,
devint son ami 7.

Quoique préférant la solitude, il était néanmoins d'un caractère enjoué


et charmait par son entrain lorsqu'il voulait quitter un instant ses travaux.

Bien qu'aidé pécuniairement par quelques amis de sa famille, il dut,


pour payer ses inscriptions et faire vivre sa mère, donner des leçons à ses
condisciples.

En 1603, il devint Baccalaurens. Il avait dix-sept ans. Ses débuts dans


la carrière littéraire datent de cette époque. Il écrivit deux pièces de théâtre,
Esther et Hyacinthe en s'inspirant d'auteurs anglais.

L'année 1605 le vit Magister. Peu après, il commença ses études


théologiques et prêcha plusieurs fois.

Cependant le manque de sommeil et un affaiblissement de la vue


provoqué par son acharnement au travail, aboutirent à un surmenage
intellectuel, qui affaiblit sa mémoire.

A la suite d'une folle équipée, entraîné par ses camarades, il se vit


obligé d'interrompre sa carrière, ce qui lui fit perdre ses bénéfices et la
perspective d'entrer dans la hiérarchie ecclésiastique ; il dut même quitter
momentanément le Wurtemberg. La conséquence fut, qu'à partir de 1607
jusqu'en 1614, il est contraint à une vie errante, dans l'espoir de retrouver,
en voyageant, la santé du corps et la paix de l'âme.

5
L'université de Tubingue fut fondée en 1477.
6
MAESTLIN mourut à Heidelberg en 1650.
7
BESOLD (Chr.), savant jurisconsulte, né à Tubingue en 1577, est mort à Ingelstadt en 1638, après
avoir abjuré la religion protestante. Les œuvres de Besold sont remarquables. Citons :
Considération politique sur la vie et la mort (1623), Histoire de la ville et du royaume de Jérusalem
(1636), et Synthèse des faits et gestes du Monde occulte, œuvre posthume publiée en 1639.
Alors commença pour lui une série de tribulations qui, loin de le
décourager, lui apprirent bien des choses qu'il n'eut pas connues, s'il était
demeuré simple Magister à Tubingue.

Sa première étape fut Strasbourg ; elle est de courte durée. Revenu à


Tubingue, il se vit refuser par l'électeur Jean Frédéric, la réintégration dans
son ancien poste. Renonçant alors à la carrière ecclésiastique, et aux études
théologiques, il se fit instituteur.

A Lauingen 8, sa deuxième étape, il resta peu de temps, ayant


rencontré une société semblable à celle à qui il devait tous ses malheurs. Il
vint ensuite à Dillingen 9, où il se lia avec des Jésuites.

De retour à Tubingue, il devint, durant les années 1608 à 1610,


précepteur de jeunes gentilshommes allemands, les fils Truchsess. On lui
doit vers cette époque, quelques écrits pédagogiques. Durant ses loisirs, il
apprit à jouer du luth et de la guitare, et fréquenta les ouvriers des
différentes professions, surtout les horlogers. Enfin, encouragé par les amis
de sa famille, il reprit goût aux études théologiques. L'année 1610 marque
une époque décisive dans la vie d'Andréae. Repris par la nostalgie des
voyages, il part pour la Suisse. Après avoir visité Zurich et Bâle, en artiste,
il séjourna à Genève pour y étudier. Tout de suite, il se lia avec le
prédicateur Jean Scaron. Dans ce milieu nouveau pour lui, il fut surpris et
charmé de voir que les théologiens les plus considérés n'attachaient qu'une
importance secondaire aux différences dogmatiques qui divisaient les
théologiens allemands. Quoiqu'il soit luthérien, il est attiré vers eux et cette
disposition morale influera dorénavant sur sa vie. Un séjour en France le
confirma dans cet état d'esprit.

Retourné à Tubingue, il entra comme précepteur chez Mathieu


Hasenresser, célèbre professeur de théologie, lequel eut beaucoup d'empire
sur lui. Il publia même, plus tard, un abrégé de la doctrine dogmatique de
son maître 10.

8
Lauingen, ville forte de Souabe, près du Danube, est le lieu de naissance du savant dominicain et
alchimiste Albert le Grand (1193).
9
Dillingen est situé non loin de Lauingen, sur la même rive du Danube.
10
Summa doctrines Christianæ (1614).
Cependant l'humeur instable de V. Andréae n'était pas satisfaite. Son
ami Ch. Besold lui ayant appris l'italien ; il résolut de se rendre au pays des
Doges. Il traverse l'Autriche, séjourne quelques temps à Venise, puis à
Rome.

Revenu en Allemagne, dans le Wurtemberg, il reçoit un meilleur


accueil du duc Jean-Frédéric qui, peut-être, aurait mieux aimé lui donner
un emploi séculier qu'une charge ecclésiastique. Le duc lui décerna le
grade de Commensal au couvent de Tubingue et créa spécialement pour lui
un cours de théologie. Toutefois pour subvenir à ses besoins, il donne
quelques leçons particulières, mais accroît aussi ses relations et le nombre
de ses amis 11.

Nommé Diaconus à Vaihingen (Wurtemberg), au printemps de 1614,


il se marie le 2 août de la même année avec Elisabeth Grüninger. Cette
longue période d'incertitude et de préparation venait de prendre fin.

Une nouvelle vie commença pour lui.

Au cours de ses voyages, en Allemagne, en Suisse, en France, en


Autriche et en Italie, il fut à même de rencontrer des Adeptes de la
Fraternité mystérieuse des Rose-Croix 12.

S'il existe encore quelques doutes sur la véritable histoire de la


Fraternité, son existence est maintenant prouvée. Elle nous a laissé de sa
réalité les mêmes preuves que toutes les sectes religieuses, philosophiques
et politiques.

Quel fut l'Initié qui jugeant V. Andréae apte à devenir le porte parole
des Rosicruciens, lui donna les moyens, de se faire reconnaître d'eux ? nul
ne le sait. Il est certain qu'il lui fut ordonné de rompre le silence qui,
jusqu'alors, enveloppait la Fraternité, et à participer à l'accomplissement du
Magnum opus.

Le premier manifeste qu'il publia, en décembre 1644, sous le titre :


Gloire de la Fraternité et Confession des Frères de la Rose-Croix 13, est

11
V. Andréae fit faire de grands progrès à l'instruction publique dans le Wurtemberg.
12
Signalons que V. Andréae fit partie du Chapitre Rosicrucien de Cassel, et du Palmbaum (le
Palmier), société secrète de Weimar.
l'exposé de la Réforme générale de l'Humanité que préconisaient les Initiés
Rosicruciens. Il contient le récit allégorique de la vie de Christian
Rosencreutz, et de la découverte de son tombeau, allégorie sous laquelle
on présente les desseins et les bons effets de la Fraternité mystérieuse.

Le second manifeste : Réformation du vaste Monde tout entier 14 parut


quelques jours après. Il renferme le projet de la Réforme, au point de vue
moral, politique, scientifique et religieux. Ce projet était adressé à tous les
savants et souverains de l'Europe.

L'apparition de ces deux manifestes causa une impression immense


sur tous les esprits, et on les traduisit simultanément en plusieurs langues.
Puis un grand nombre d'ouvrages parurent, les uns pour défendre, les
autres pour attaquer les Rose-Croix.

Cependant V. Andréae continuait la mission que lui avait confié les


Frères de la Rose-Croix.

A cette époque, l'Allemagne était inondée par un grand nombre


d'imposteurs et d'aventuriers, soi-disant alchimistes ou "souffleurs".

C'est pourquoi V. Andréae, dans l'intention de ridiculiser, non


seulement "ces faiseurs d'or", mais aussi les travers du moment, soit en
science, en théologie, et même l'état des mœurs de son temps, écrivit Les

13
Fama Fraternitatis et Confessio Fratrurn Rosæ-Crucis. Ratisbonne, 1614, in-4. D'après V.
Andréae, cet écrit aurait été rédigé par trente théosophes anonymes réunis dans le Wurtemberg par
les soins de Christoph Hirsch, dit Joseph Stellatus, prédicateur à Eisleben à qui V. Andréae avait
manifesté ses désirs. Ch. Hirsch est l'auteur de : Le Pégase du Firmament, ou brève introduction à
la vraie sagesse. S. L. 1618, in-12. Cependant, d'après Herder, la Fama était connu en manuscrit dès
1610. D'autre part J. Sperber dit que cet écrit circulait 19 ans avant sa parution et Kazauer prétend
qu'il existait en 1570. Ajoutons que Michaud avance que l'auteur de la Fama serait J. Jung, célèbre
philosophe allemand. La première édition française, anonyme, fut éditée à Francfort, chez Jean
Bringer, en 1615, in-12. Une nouvelle traduction de La Fama faite par E. Çoro, parut en 1921.
14
La première édition de : Reformation des gantzen weiten Welt fut publiée sans indication de lieu.
La deuxième édition,in-8, parut peu après à Cassel, chez Wilhelm Wessel augmentée de la
traduction allemande de la Fama et d'une courte réponse de M. Haselmeyer : D'après Gardner, la
thèse de la Réformation serait empruntée à l'alinéa 77 de la première partie de l'ouvrage de Trajano
BOCCALINI, Nouvelle du Parnasse. Trois Centuries. Venise, 1612, in 4. Ce dernier ouvrage fut
traduit en allemand par Chr. Besoid, ami de- V. Andréae, en 1617. La première traduction française
de la Reformatio, anonyme, est de 1614 (S. L.) in-72 :
Noces Chymiques de Christian Rosencreutz 15. On a prétendu que cet
ouvrage aurait été rédigé par l'auteur à l'âge de 15 ans. Lui-même l'écrit
dans son autobiographie 16. Nous pensons qu'il faut lire 15 ans après son
initiation. S'il qualifie son œuvre de futile, il ajoute "Elle a été pour
certains un objet d'estime et une "occasion de recherches subtiles". Cette
phrase montre combien V. Andréae attachait peu d'importance aux dires de
ses contemporains, sachant très bien la valeur de son œuvre.

Les Noces Chymiques furent écrites par un artiste préparé et non par
un étudiant. Pour ceux qui sont au courant des allégories hermétiques,
cette importante publication contient des allusions d'une signification
grave et occulte. Ils reconnaîtront que les incidents comiques font partie
d'un plan sérieux, et que l'ensemble de l'ouvrage est en concordance avec
les traditions générales de l'Alchimie.

Les prétendants à ces Noces chymiques au nombre de neuf, passent


avant d'être reçus candidats par des épreuves semblables à celles des
anciennes initiations. Déclarés Chevaliers, chacun des neuf portent une
bannière avec une croix rouge, indication qui n'échappera pas aux
personnes averties.

Les vues morales et politiques de cette œuvre ne furent pas comprises.


Indigné du mépris de ses semblables pour les idées qu'il préconisait et en
butte à de cruelles persécutions, V. Andréae fonda alors un groupement
religieux sous le vocable de Fraternité Chrétienne, en donnant à entendre
dans plusieurs endroits de ses écrits qu'il se séparait de la Fraternité
Rosicrucienne 17.

Ce groupement avait pour objet de séparer la théologie chrétienne de


toutes les controverses que le temps y avait introduites, et d'arriver ainsi à
un système religieux plus simple et mieux épuré.

15
Chymische Hochzeit : Christiani Rosencreutz, anno 1459. Strasbourg, L. Zetzner, 1616 ; in-8.
L'édition originale fut suivie de trois autres éditions dans la même année. La première traduction
anglaise parut en 1690,
16
J. V. ANDRÉAE. Vita ab ipso conscripta, ex autographo primum édité à F. H. RHEINWALD.
Berlin, 1849, in-8 :
17
Une comparaison bien curieuse s'impose. Ne croirait-on pas voir au lieu et place de V. Andréae le
mystique Sédir, qui comme lui se sépara de ses Frères pour fonder les Amitiés spirituelles. Autre
détail : le principal personnage des lettres Magiques et d'Initiations, œuvres de Sédir, s'appelle
Andréas. Ajoutons que Sédir tout comme son aîné, ne renia jamais ses premières études.
Esprit noble, anxieux de faire le bien, V. Andréae ne pouvait être
qu'un véritable mystique. Il employa toutes ses forces à ramener ses
contemporains dans la voie du Christ, selon la Bible. Il visait au
christianisme pratique par la prédication de l'amour fraternel et de l'union :

Il faisait partie des théologiens mystiques dont Jean Arndt était le


chef. On sait que ce dernier avait commencé la réaction contre la Réforme
en cherchant à ranimer la vie religieuse 18.

C'est alors que V. Andréae, loin des soucis et des agitations du dehors,
dans le calme et le recueillement fit paraître, de 1616 à 1619, nombre
d'ouvrages, soit sous son nom, soit sous un pseudonyme.

Sous le pseudonyme de ANDRÉA DE VALENTIA, il donna : Le


Tourbillon ou l'esprit divaguant péniblement et vainement à travers tous
les sujets, comédie satirique dans laquelle il raille la mêlée confuse des
savants de l'époque 19. Sous celui de FLORENTIUS DE VALENTIA, c'est
l'Invitation à la Fraternité du Christ [appelée] la Rose fleurie 20. Il engage
ses amis à travailler dans l'union, à la pratique d'une vie chrétienne, à
mener une existence plus simple, renoncer au luxe et au plaisir, à pratiquer
l'amour fraternel et la prière en commun 21.

V. Andréae publia sous son nom : Menippe, miroir des vanités de nos
contemporains 22. Cette satire vise le défaut de toutes les conditions

18
Jean Arndt naquit à Ballenstadt dans le duché d'Anhalt, en 1555 et mourut à Zell en 1621.
D'abord étudiant en médecine, puis théologien. Persécuté pour ses doctrines qu'il avait puisé chez
les mystiques catholiques, il se retira à Eisleben, où Georges, duc de Lunebourg, lui donna en 1611,
la surintendance des églises de son duché. Son principal ouvrage : Du vrai Christianisme fut traduit
en latin, Londres 1708, 2 vol. in-8 et en français par Samuel de Beauval, Amsterdam, 1723, in-8.
On dit que L. Cl. de saint Martin puisa dans cette œuvre la substance de ses sublimes méditations. J.
Arndt fut aussi un alchimiste (voir sa lettre dans le tome III de l'ouvrage de Christian Hoburg :
Theologia Mystica, Francfort, 1656, et son explication de l'Amphithéâtre de l'Eternel Sapience,
dans De Igne Magorum, de H. KUNRATH, Leipzig, 1783). Enfin Arndt était au mieux avec Chr.
Hirsch, l'ami de V. Andréae, et tous deux demeuraient à Eisleben (Saxe).
19
Turbo, sive moleste et frustra per euncta divagans ingenium. Helicone, justa Parnassum 1616 in-
12.
20
Invitatio ad Fraternitatem Christi Roses Florescens Argentorati, 1617, in-18.
21
Une seconde partie de l'Invitatio parue en 1618.
22
Menippus, save dialogorum satyricor. Centuria inanitatem nostratium Speculum : Helicone, Juxta
Parnassum 1617, in-12
sociales. Elle se compose de cent dialogues écrits avec une vivacité, un
esprit digne des colloques d'Erasme.

Il édita ensuite la Mythologie Chrétienne 23, ouvrage réunissant les


mêmes qualités que le Menippe.

Le ton sincère de cet ouvrage déplut à beaucoup de contemporains de


l'auteur ; quelques-uns l'outragèrent grossièrement, par contre, d'autres tel
que Jean Gerhard, professeur de théologie à Tubingue y applaudirent.

Citons encore parmi ses nombreux écrits sur la mystique : Le Citoyen


Chrétien 24 et Plan d'une Communauté chrétienne 25 ; ce plan dédié à J.
Arndt est inspiré de l'Utopie de Thomas More. Ce dernier ouvrage fut suivi
de la Description de la République Christianopolitaine 26.

Enfin sous le titre de : Loisirs Spirituels, il traduisit en vers allemand


un choix de poésies de Campanella 27.

De nombreuses sociétés inspirées par les œuvres de V. Andréae se


formèrent 28. Le clergé catholique, de même que le clergé protestant,
devant ce succès, le firent avertir d'avoir à cesser ses publications et à les
désavouer.

Il employa alors un subterfuge. Voulant faire croire à tous que ce qu'il


avait écrit était inexistant, il publia : La Tour de Babel, ou chaos des
jugements portés sur la Fraternité de la Rose-Croix ; composé de 24
dialogues, cet ouvrage contient tous les jugements faux ou vrais, ou
suppositions, qui ont paru jusqu'en 1619 sur la Fraternité 29.

23
Mythologiæ Christianæ sive virtutum et vitiorum vitæ humanæ imaginum.. Libri III. Argentorati,
Zetzner, 1618, in-4.
24
Civis Christianus, 1619.
25
Christianopolis, 1619.
26
Reipublicæ Christianopolitanæ descriptio. Argentorati, Zetzner, 1619 in-1.
27
Geistliche Kurzweil Strasbourg, 1619. Ces poésies sont tirées d'un recueil édité par Tobias
Adami, imprimeur, lequel connu Campanella quand celui-ci était prisonnier à Naples.
28
Ces sociétés persistèrent après la mort de V. Andréae.
29
Turis Babel, sive, Judiciorum de Fraternitat Rosaceæ Crucis Chaos, Argentorati.- Zetzner, 1619.
in-8.
Aussitôt après la publication de ce dernier ouvrage, afin d'assurer sa
tranquillité et d'éloigner ses persécuteurs, il partit pour Kalw
(Wurtemberg), où il venait d'être nommé surintendant, fin 1620.

Les premières années de son séjour à Kalw furent relativement


calmes. V. Andréae y déploya une grande activité ; aidé par sa mère il créa
une sorte de société d'entraide pour laquelle il se procura des subsides
importants destinés à secourir des ouvriers, des étudiants, des pauvres et
des malades (Fürberstif. Fondation des Teinturiers) 30.

Cependant l'orage grondait. On était à la troisième période de la guerre


de Trente ans. Les succès des Suédois, privés de leur roi et chef, Gustave-
Adolphe, tué à Lutzen (1632) commençaient à pâlir ; les armées impériales
sous la conduite de Jean de Verth, attaquèrent l'armée suédoise à
Nordlingen (1634), la défirent et sûres de l'impunité, ravagèrent le
Wurtemberg. La ville de Kalw fut incendiée et livrée au pillage. La maison
de V. Andréae fut complètement détruite. Tout ce qu'il possédait,
bibliothèque, richesses artistiques, fut anéanti.

Il ne perdit aucunement courage. Et devant l'adversité, ne pensant


guère à lui-même, il fit appel à la générosité des seigneurs voisins. Bientôt
les sommes affluèrent pour le grand bien des malades et des habitants
ruinés. En 1638, Kalw fut de nouveau dévastée, et V. Andréae dut s'enfuir.

Dans son infortune, les dévouements ne lui manquèrent pas. Ses amis
de Nuremberg lui offrirent un asile, mais fidèle à son prince, le duc
Eberhard III, V. Andréae se rendit à Stuttgart. Là, par l'entremise du
théologien Melchior Nicolaï, très puissant à la cour, il obtint la charge de
conseiller consistorial. Il devint même le prédicateur attitré du roi ;
fonction qu'il remplit de 1639 à 1650. Pendant ces dix années qu'il passa à
Stuttgart, il ne prêcha pas moins de mille sermons ; dont la plupart sur le
texte de Saint Paul : première Lettre aux Corinthiens. Malgré son zèle
infatigable pour ses semblables, il eut à souffrir de cruels déboires, de la
part de théologiens luthériens.

V. Andréae publia vers 1640, une ordonnance de discipline


ecclésiastique, la Cynosura ; cette ordonnance qui formulait des

30
SCHWAH (Gust.). Piper Jahrbuch pour 1851, p. 220 et suiv.
prescriptions très détaillées sur les devoirs des pasteurs, devint la règle
dans tout le Wurtemberg.

Dans sa lutte contre la simonie et la débauche, il eut le bonheur de


trouver une aide précieuse en la personne des trois filles du duc Eberhard,
surnommées par lui les Trois Grâces.

En 1649, patronné par Auguste, duc de Brunswick-Lunebourg, savant


et fin lettré 31, V. Andréae se disposa à passer sa thèse de docteur en
théologie. Mais ce fut peine perdue. Il avait contre lui trop de
contradicteurs et d'adversaires. Pas assez soutenu par le duc Eberhard, il se
découragea et demanda à être relevé de ses fonctions. L'année suivante, il
fut nommé abbé de Babenhausen (Bavière).

Ce fut là, au lieu du repos escompté le Purgatorium pour V. Andréae.

Accusé de fomenter l'hérésie par des adversaires, authentiques


luthériens, il dut déposer contre eux une plainte devant le Consistoire. Ce
fut le dernier coup, il ne s'en remit jamais.

Par une heureuse diversion, le duc Auguste de Brunswick le comblait


de titres et de présents, lui assurant ainsi des ressources considérables. Le
duc, qui ne l'avait jamais vu, voulut en 1653, le faire venir auprès de lui, à
Wolfenbüttel. Il lui envoya une escorte princière, mais V. Andréae malade
n'osa pas entreprendre le voyage.

Devenu au début de 1654, abbé mitré d'Adelsberg, il ne put s'y rendre,


le monastère ayant été détruit par un incendie 32. Le duc lui fit construire
une maison confortable, à Stuttgart. Mais V. Andréae habita fort peu de
temps son Selenianum ; miné par la maladie, il mourut le 27 janvier 1654,
en dictant une lettre, au duc, son bienfaiteur, son Soleil, comme il le
nommait 33.

31
A écrit en allemand sous le nom de GUSTAVE TELENUS. V. Andreae lui dédia : Les Pivoines
( ?) Augustales (Seleniana Augustalis). Ulma, 1649, in-12.
32
Le monastère d'Adelsberg est situé près du col du même nom dans les Alpes d'Algau, en Souabe
(Wurtemberg).
33
Le dernier ouvrage de V. Andréae est un hommage au duc de Brunswick. Il s'intitule : Exemple
sans égal de piété ; d'érudition et d'affabilité ; du Prince de la jeunesse des deux sexes. Ulmæ ;1654.
in-18.
Quoiqu'on en dise, le rôle assigné à V. Andréae fut suivi par lui de
point en point. Ses œuvres furent écrites pour éclairer les esprits et
ramener les âmes égarées à la paix, à la vérité, à la raison.

Sa vie, comme celles de tous ceux qui se dévouent pour leurs


semblables, fut un long sacrifice. S'il n'eut pas le courage de suivre
l'exemple du Maître jusqu'à la croix, il sut toutefois montrer la route à ceux
qui cherchent la Voie, la Vérité, la Vie !

PAUL CHACORNAC.
[1]

LES NOCES CHYMIQUES DE CHRISTIAN ROSENCREUTZ

JEAN-VALENTIN ANDREAE

ANNÉE 1489

Les secrets perdent leur valeur ; la profanation détruit la


grâce.
Donc : ne jette pas les perles aux porcs, et ne fais pas à
un âne un lit de roses.
[3]

PREMIER JOUR

Un soir, quelque temps avant Pâques, j'étais assis devant ma table et je


m'entretenais, selon mon habitude, longuement avec mon Créateur, dans
une humble prière. Je méditais profondément les grands secrets que le Père
de la Lumière, dans sa majesté, m'a laissé contempler en grand nombre,
plein du désir de préparer dans mon cœur un pain azyme sans tache, avec
l'aide de mon agneau de Pâques bien-aimé. Soudain le vent vint à souffler
avec tant de violence qu'il me sembla que la montagne dans laquelle ma
demeure était creusée, s'écroulerait sous la rafale.

Cependant, comme cette tentative du diable, qui m'a accablé de bien


des peines, resta sans succès, je repris courage et persévérai dans ma
méditation. Tout à coup je me sens touché au dos ; j'en fus si effrayé que je
n'osai me retourner ; quoiqu'en même temps j'en ressentisse une joie
comme la faiblesse humaine n'en peut connaître que dans de semblables
circonstances.

Comme on continuait à me tirer par mes vêtements, à plusieurs


reprises, je finis cependant par me retourner et je vis une femme
admirablement belle, vêtue d'une robe bleue parsemée délicatement
d'étoiles d'or, tel le ciel. Dans sa main droite elle tenait une trompette en
or, sur laquelle je lus aisément un nom, que l'on me défendit de révéler par
la suite ; dans sa main gauche elle serrait un gros paquet de lettres, écrites
dans toutes les langues, qu'elle devait distribuer dans tous les pays comme
je l'ai su plus tard. Elle avait des ailes grandes et belles, [4] couvertes
d'yeux sur toute leur étendue ; avec ces ailes elle s'élançait et volait plus
vite que l'aigle.

Peut-être aurais-je pu faire d'autres remarques encore, mais, comme


elle ne resta que très peu de temps près de moi tandis que j'étais encore
plein de terreur et de ravissement, je n'en vis pas davantage. Car, dès que
je me retournai, elle feuilleta son paquet de lettres, en prit une et la déposa
sur la table avec une profonde révérence ; puis elle me quitta sans m'avoir
dit une parole. Mais en prenant son essor, elle sonna de sa trompette avec
une telle force que la montagne entière en résonna et que je n'entendis plus
ma propre voix pendant près d'un quart d'heure.
Ne sachant quel parti prendre dans cette aventure inattendue, je tombai
à genoux et priai mon Créateur qu'il me sauvegardât de tout ce qui pourrait
être contraire à mon salut éternel. Tout tremblant de crainte je pris alors la
lettre et je la trouvai plus pesante que si elle avait été toute en or. En
l'examinant avec soin, je découvris le sceau minuscule qui la fermait et qui
portait une croix délicate avec l'inscription : In hoc signo g vinces.

Dès que j'eus aperçu ce signe je repris confiance car ce sceau n'aurait
pas plu au diable qui certes n'en faisait pas usage. Je décachetai donc
vivement la lettre et je lus les vers suivants, écrits en lettres d'or sur champ
bleu :

Aujourd'hui, aujourd'hui, aujourd'hui,


Ce sont les noces du roi ;
Si tu es né pour y prendre part
Elu par Dieu pour la joie, Va vers la montagne
Qui porte trois temples
Voir les événements.
Prends garde à toi,
Examine-toi toi-même.
Si tu ne t'es pas purifié assidûment
Les noces te feront dommage.
Malheur à qui s'attarde là-bas.
Que celui qui est trop léger s'abstienne.
Au-dessous comme signature :
Sponsus et Sponsa.

[5]

A la lecture de cette lettre je faillis m'évanouir ; mes cheveux se


dressèrent et une sueur froide baigna tout mon corps. Je comprenais bien
qu'il était question du mariage qui m'avait été annoncé dans une vision
formelle sept ans auparavant ; je l'avais attendu et souhaité ardemment
mariage pour être accueilli en convive bienvenu et voici que tout dépendait
de l'élection divine. Je n'étais nullement certain d'être parmi les élus ; bien
plus, en m'examinant, je ne trouvais en moi qu'inintelligence et ignorance
des mystères, ignorance telle que je n'étais même pas capable de
comprendre le sol que foulaient mes pieds et les objets de mes occupations
journalières ; à plus forte raison je ne devais pas être destiné à approfondir
et pendant longtemps et j'en avais trouvé le terme en calculant
soigneusement les aspects de mes planètes ; mais jamais, je n'avais
soupçonné qu'il aurait lieu dans des conditions si graves et si dangereuses.

En effet, je m'étais imaginé que je n'avais qu'à me présenter au à


connaître les secrets de la nature. A mon avis, la nature aurait pu trouver
partout un disciple plus méritant, à qui elle eût pu confier son trésor si
précieux, quoique temporel et périssable. De même je m'aperçus que mon
corps, mes mœurs extérieures et l'amour fraternel pour mon prochain
n'étaient pas d'une pureté bien éclatante ; ainsi, l'orgueil de la chair perçait
encore par sa tendance vers la considération et la pompe mondaines et le
manque d'égards pour mon prochain. J'étais encore constamment
tourmenté par la pensée d'agir pour mon profit, de me bâtir des palais, de
me faire un nom immortel dans le monde et autres choses semblables.

Mais ce furent surtout les paroles obscures, concernant les trois


temples, qui me donnèrent une grande inquiétude ; mes méditations ne
parvinrent pas à les éclaircir, et, peut-être, ne les aurais-je jamais
comprises si la Clef ne m'en avait été donnée d'une manière merveilleuse :

Ballotté ainsi entre la crainte et l'espérance, je pesais le [6] pour et le


contre ; mais je n'arrivais qu'à constater ma faiblesse et mon impuissance.
Me sentant incapable de prendre une décision quelconque, rempli d'effroi
par cette invitation, je cherchai enfin une solution par ma voie habituelle,
la plus certaine : je m'abandonnai au sommeil après une prière sévère et
ardente, dans l'espoir que mon ange voudrait m'apparaître avec la
permission divine pour mettre un terme à mes doutes, ainsi que cela
m'avait été déjà accordé quelques fois auparavant. Et il en fut encore ainsi,
à la louange de Dieu, pour mon bien et pour l'exhortation et l'amendement
cordial de mon prochain.

Car, à peine m'étais-je endormi, qu'il me sembla que j'étais couché


dans une tour sombre avec une multitude d'autres hommes ; et, là, attachés
à de lourdes chaînes nous grouillions comme des abeilles sans lumière,
même sans la plus faible lueur ; et cela aggravait encore notre affliction.
Aucun de nous ne pouvait voir quoi que ce fut et cependant j'entendais
mes compagnons s'élever constamment les uns contre les autres, parce que
la chaîne de l'un était tant soit peu plus légère que celle de l'autre ; sans
considérer qu'il n'y avait pas lieu de se mépriser beaucoup mutuellement,
car nous étions tous de pauvres sots.

Après avoir subi ces peines pendant assez longtemps, nous traitant
réciproquement d'aveugles et de prisonniers, nous entendîmes enfin sonner
de nombreuses trompettes et battre le tambour avec un tel art que nous en
fûmes apaisés et réjouis dans notre croix. Pendant que nous écoutions, le
toit de la tour fut soulevé et un peu de lumière put pénétrer jusqu'à nous.
C'est alors que l'on put nous voir tomber les uns sur les autres, car tout ce
monde remuait en désordre, de sorte que celui qui nous dominait tantôt
était maintenant sous nos pieds. Quant à moi, je ne restai pas inactif non
plus mais je me glissai parmi mes compagnons et, malgré mes liens
pesants, je grimpai sur une pierre dont j'avais réussi à m'emparer [7] mais
là aussi je fus attaqué par les autres et je les repoussai en me défendant de
mon mieux des mains et des pieds. Nous étions convaincus que nous
serions tous libérés mais il en fut autrement.

Lorsque les Seigneurs qui nous regardaient d'en haut par l'orifice de la
tour se furent égayés quelque peu de cette agitation et de ces
gémissements, un vieillard tout blanc nous ordonna de nous taire, et, dès
qu'il eut obtenu le silence, il parla, si ma mémoire est fidèle, en ces
termes :

Si le pauvre genre humain


Voulait ne pas se révolter,
Il recevrait beaucoup de biens
D'une véritable mère,
Mais refusant d'obéir,
Il reste avec ses soucis,
Et demeure prisonnier.
Toutefois, ma chère mère ne veut pas
Leur tenir rigueur pour leur désobéissance ;
Et laisse ses biens précieux
Arriver à la lumière trop souvent,
Quoiqu'ils y parviennent très rarement,
Afin qu'on les apprécie ;
Sinon on les considère comme fables.
C'est pourquoi, en l'honneur de la fête,
Que nous célébrons aujourd'hui,
pour qu'on lui rende grâce plus souvent
Elle veut faire une bonne œuvre.
On descendra la corde ;
Celui qui s'y suspendra
Sera délivré.

A peine eut-il achevé ce discours, que la vieille dame ordonna à ses


serviteurs de lancer la corde dans la tour à sept reprises et de la ramener
avec ceux qui auront pu la saisir.

Oh, Dieu ! que ne puis-je décrire avec plus de force l'angoisse qui
nous étreignit alors, car nous cherchions tous à nous emparer de la corde et
par cela même [8] nous nous en empêchions mutuellement. Sept minutes
s'écoulèrent, puis une clochette tinta ; à ce signal les serviteurs ramenèrent
la corde pour la première fois avec quatre des nôtres. A ce moment j'étais
bien loin de pouvoir saisir la corde, puisque, pour mon grand malheur,
j'étais monté sur une pierre contre la paroi de la tour, comme je l'ai dit ; de
cet endroit je ne pouvais saisir la corde qui descendait au milieu.

La corde nous fut tendue une seconde fois ; mais beaucoup parmi nous
avaient des chaînes trop lourdes et des mains trop délicates pour y rester
accrochés, et, en tombant ils en entraînaient beaucoup d'autres qui se
seraient peut-être maintenus. Hélas ! j'en vis qui, ne pouvant se saisir de la
corde en arrachaient d'autres, tant nous fûmes envieux dans notre grande
misère. Mais je plaignis surtout ceux qui étaient tellement lourds que leurs
mains s'arrachèrent de leurs corps sans qu'ils parvinssent à monter.

Il arriva donc qu'en cinq allées et venues, bien peu furent délivrés ; car
à l'instant même où le signal était donné, les serviteurs ramenaient la corde
avec une telle rapidité que la plupart de ceux qui l'avaient saisie tombaient
les uns sur les autres. La cinquième fois notamment la corde fut retirée à
vide de sorte que beaucoup d'entre nous, dont moi-même désespéraient de
leur délivrance ; nous implorâmes donc Dieu pour qu'il eût pitié de nous et
nous sortit de cette ténèbre puisque les circonstances étaient propices ; et
quelques-uns ont été exaucés.

Comme la corde balançait pendant qu'on la retirait elle vint à passer


près de moi, peut-être par la volonté divine ; je la suivis au vol et m'assis
par-dessus tous les autres ; et c'est ainsi que j'en sortis contre toute attente.
Ma joie fut telle que je ne sentis pas les blessures qu'une pierre aiguë
me fit à la tête pendant la montée ; je ne m'en aperçus qu'au moment où, à
mon tour, je dus aider les autres délivrés à retirer la corde pour la septième
et dernière fois ; alors, par l'effort déployé, le sang se répandit [9] sur tous
mes vêtements, sans que je le remarquasse, dans ma joie.

Après ce dernier retrait de la corde, ramenant un plus grand nombre de


prisonniers, la dame chargea son très vieux fils (dont l'âge m'étonnait
grandement) d'exhorter les prisonniers restant dans la tour ; celui-ci, après
une courte réflexion, prit la parole comme suit :

Chers enfants
Qui êtes là-bas,
Voici terminé
Ce qui était prévu depuis longtemps.
Ce que la grâce de ma mère
A accordé à vos frères
Ne leur enviez point.
Des temps joyeux viendront bientôt,
Où tous seront égaux ;
Il n'y aura plus ni pauvre ni riche.
Celui à qui on a commandé beaucoup
Devra apporter beaucoup,
Celui à qui on a confié beaucoup
Devra rendre des comptes sévères.
Cessez donc vos plaintes amères ;
Qu'est-ce que quelques jours.

Dés qu'il eût achevé ce discours, la toiture fut replacée sur la tour.
Alors l'appel des trompettes et des tambours retentit de nouveau, mais leur
éclat ne parvenait pas à dominer les gémissements des prisonniers de la
tour qui s'adressaient à tous ceux qui étaient dehors ; et cela me fit venir
les larmes aux yeux.

La vieille dame prit place à côté de son fils sur le siège disposé à son
intention et fit compter les délivrés. Quand elle en eut appris le nombre et
l'eut marqué sur une tablette en or, elle demanda le nom de chacun qui fut
noté par un page. Elle nous regarda ensuite, soupira et dit à son fils (ce que
j'entendis fort bien) : "Ah ! que je plains les pauvres hommes dans la tour ;
puisse Dieu me permettre de les délivrer tous". Le fils répondit : "Mère,
Dieu [10] l'a ordonné ainsi et nous ne devons pas lui désobéir. Si nous
étions tous seigneurs et possesseurs des biens de la terre, qui donc nous
servirait quand nous sommes à table ?" A cela, sa mère ne répliqua rien.

Mais bientôt elle reprit : "Délivrez donc ceux-ci de leurs chaînes".


Cela fut fait rapidement et l'on me débarrassa presque le dernier. Alors,
quoique ayant observé d'abord la façon de se comporter de mes
compagnons, je ne pus me retenir de m'incliner devant la vieille dame et de
remercier Dieu, qui, par son intermédiaire, avait bien voulu me transporter
de la ténèbre à la lumière, dans sa grâce paternelle. Les autres suivirent
mon exemple et la dame s'inclina.

Enfin chacun reçut comme viatique une médaille commémorative en


or ; elle portait sur l'endroit l'effigie du soleil levant, sur l'envers, si ma
mémoire est fidèle, les trois lettres D. L. S. 34.

Puis on nous congédia en nous exhortant à servir notre prochain pour


la louange de Dieu, et à tenir secret ce qui nous avait été confié ; nous en
fîmes la promesse et nous nous séparâmes.

Or, je ne pouvais marcher qu'avec difficulté, à cause des blessures


produites par les anneaux qui m'avaient encerclé les pieds et je boitais des
deux jambes. La vieille dame s'en aperçut, en rit, me rappela et me dit :
"Mon fils, ne t'attriste pas pour cette infirmité, mais souviens-toi de tes
faiblesses et remercie Dieu qui t'a laissé parvenir à cette lumière élevée,
tandis que tu séjournes encore en ce monde, dans ton imperfection ;
supporte ces blessures en souvenir de moi".

A ce moment, les trompettes sonnèrent inopinément ; j'en fus


tellement saisi que je m'éveillai. C'est alors seulement que je m'aperçus
que j'avais rêvé. Toutefois, j'avais été si fortement impressionné que ce
songe me préoccupe [11] encore aujourd'hui et qu'il me semble que je sens
encore les plaies de mes pieds.

En tous cas, je compris que Dieu me permettait d'assister aux noces


occultes ; je lui en rendis grâce, en sa majesté divine, dans ma foi filiale, et
je le priai de me garder toujours dans sa crainte, de remplir

34
Deus Lux Solis vel Laus Semper : Dieu lumière du Soleil ou A Dieu louange toujours.
quotidiennement mon cœur de sagesse et d'intelligence et de me conduire
enfin, par sa grâce, jusqu'au but désiré, malgré mon peu de mérite.

Puis je me préparai au voyage ; je me vêtis de ma robe de lin blanche


et je ceignis un ruban couleur de sang passant sur les épaules et disposé en
croix. J'attachai quatre roses rouges à mon chapeau, espérant que tous ces
signes distinctifs me feraient remarquer plus vite dans la foule. Comme
aliment, je pris du pain, du sel et de l'eau ; j'en usai par la suite dans
certains cas, à plusieurs reprises, non sans utilité, en suivant le conseil d'un
sage.

Mais avant de quitter ma caverne, prêt pour le départ et paré de mon


habit nuptial, je me prosternai à genoux et priai Dieu qu'Il permît que tout
ce qui allait advenir fût pour mon bien ; puis je Lui fis la promesse de me
servir des révélations qui pourraient m'être faites, non pour l'honneur et la
considération mondaines, mais pour répandre Son nom et pour l'utilité de
mon prochain. Ayant fait ce vœu, je sortis de ma cellule, plein d'espoir et
de joie.
[12]

COMMENTAIRE

Ce Premier Jour débute "quelques temps avant Pâques", et ces


quelques mots, paraissant sans importance, ont un lien étroit avec tout ce
qui va suivre. L'agneau sans tache et le pain azyme auxquels songe le
héros de ce récit, évoquent certains passages du Deutéronome, lorsque le
Seigneur dit à Moïse : "Ce mois-ci est le commencement des mois, il sera
le premier des mois de l'année..." A la fête de Pâques se rattache l'idée de
Résurrection, de renouveau, de recommencement. C'est donc aux environs
de l'équinoxe de printemps que Valentin Andréae place la résurrection du
Roi et de la Reine, et ceci n'est pas sans importance. Selon notre point de
vue, Ch. Rosencreutz, au moins dans cette partie du récit, peut être
confondu avec la matière première des Philosophes. Ne lui semble-t-il pas
en effet que la montagne dans laquelle est creusée sa demeure va s'écrouler
sous la violence du vent. La pierre est encore dans sa minière. Une
messagère ailée lui apporte l'invitation aux noces de "Sponsus et Sponsa"
(le Fiancé et la Fiancée). Elle est vêtue d'une robe semblable au ciel
constellé d'étoiles, et cela, joint aux sons qu'elle tire de sa trompette
évoque singulièrement les Anges bibliques, et en particulier celui qui
réveille Jacob, lequel s'était endormi, la tête sur une Pierre. (Pour les
lecteurs possédant cet ouvrage le rapprochement est facile avec la planche
I du "MUTUS LIBER".)

Le Sceau qui clôt la lettre porte une croix avec l'inscription :

"Dans ce signe tu vaincras". Tout en évoquant le Labarum de


Constantin, n'oublions pas que la croix symbolise les quatre éléments. Le
texte de la lettre est assez explicite, et il nous confirme notamment que
sans, une purification suffisante, la pierre extraite de sa minière ne pourra
jamais aspirer à devenir celle des Philosophes ; il faut de plus que sa
densité soit suffisante, comme nous le verrons plus loin à l'épreuve des
Poids.

Le récit du Songe vient appuyer ce qui précède et parmi les pierres


extraites de la Mine, combien peut-on en compter qui soient admises à
l'honneur de devenir "la Pierre" tout court ? De tous les détails, accumulés
à plaisir dans ce récit, pour égarer le lecteur, ne retenons [13] que la
seconde strophe de ce que dit "le vieillard tout blanc" et le passage où il est
écrit : Ma joie fut telle que je ne sentis pas la blessure qu'une pierre aiguë
me fit à la tête pendant la montée". Ce Vieillard, ce très vieux fils dont
l'âge étonne grandement notre héros, ressemble étonnamment à Saturne, et
sa Mère plaint les minerais et métaux (les hommes dans la tour) qu'elle ne
peut délivrer tous, c'est-à-dire libérer de leur lèpre pour les rendre purs et
nets comme l'Or. Ici se place une confusion sans doute voulue entre ce qui
précède sur le vieillard et les plaintes qu'élève le Pèlerin sur les plaies de
ses pieds. Sa démarche est rendue pesante tout comme celle de Saturne
que l'on a représenté entravé de liens de laine. Je n'insiste pas davantage
sur ce songe pas plus que sur le sens des trois lettres D. L. S. que porte le
revers de la médaille d'or commémorative, elles peuvent admettre une
foule d'interprétations vraisemblables ; quant au songe, j'en ai déjà dit plus
que je ne devais. Qui potest capere capiat.

Le costume que Christian Rosencreutz a adopté pour se rendre aux


noces de Sponsus et Sponsa, ne mérite pas de passer inaperçu. Je ne dis
rien de la robe de lin blanc conforme aux usages sacrés, mais le ruban
rouge qu'il disposé en croix et les quatre roses rouges qu'il attache à son
chapeau, méritent de retenir l'attention du lecteur, car par ce seul geste
l'emblème de la Rose-Croix est né. Il est amusant, à ce propos, d'ouvrir
une parenthèse, bien qu'il soit loin de mon esprit de vouloir établir le
moindre parallèle entre la Confrérie Rosicrucienne et notre grand Ordre
National de la Légion d'Honneur, mais la couleur rouge du ruban, la Croix
attribuée au grade de Chevalier et la Rosette rouge au grade d'officier,
montrent suffisamment l'indigence de notre imagination et nous prouvent
que nous tournons sans cesse à notre insu dans un même cercle.

Pourquoi Chr. Rosencreutz emporte-t-il comme viatique du pain, de


l'eau et du sel ? Le premier est le pain eucharistique, c'est-à-dire la grâce
divine, l'eau est l'eau lustrale et purificatrice ; quant au sel, est-il besoin de
rappeler ici son symbolisme dans le sacrement du Baptême ?

Nous arrêtons ici le commentaire du premier jour.


[14]

DEUXIÈME JOUR

A peine étais-je entré dans la forêt qu'il me sembla que le ciel entier et
tous les éléments s'étaient déjà parés pour les noces ; je crus entendre les
oiseaux chanter plus agréablement et je vis les jeunes cerfs sauter si
joyeusement qu'ils réjouirent mon cœur et l'incitèrent à chanter. Je chantai
donc à haute voix :

Sois joyeux, cher petit oiseau ;


Pour louer ton créateur
Elève ta voix claire et fine,
Ton Dieu est très puissant ;
Il t'a préparé ta nourriture
Et te la donne juste en temps voulu,
Sois satisfait ainsi.

Pourquoi donc serais-tu chagrin,


Pourquoi t'irriter contre Dieu
De t'avoir fait petit oiseau ?
Pourquoi raisonner dans ta petite tête
Parce qu'il ne t'a pas fait homme ?
Oh ! tais-toi, il a profondément médité cela,
Sois satisfait ainsi.

Que ferais-je, pauvre ver de terre


Si je voulais discuter avec Dieu ?
Chercherais-je à forcer l'entrée du ciel
Pour ravir le grand art par violence. ?
Dieu ne se laisse pas bousculer ;
Que l'indigne s'abstienne.
Homme, sois satisfait. [15]

S'il ne t'a pas fait empereur


N'en soit pas offensé ;
Tu aurais peut-être méprisé son nom
Et de cela seul il se soucie.
Les yeux de Dieu sont clairvoyants ;
Il voit au fond de ton cœur
Donc tu ne le tromperas pas.

Et mon chant, partant du fond de mon cœur se répandit à travers la


forêt en résonnant de toutes parts. Les montagnes me répétèrent les
dernières paroles au moment où, sortant de la forêt, j'entrais dans une belle
prairie. Sur ce pré s'élançaient trois beaux cèdres dont les larges rameaux
projetaient une ombre superbe. Je voulus en jouir aussitôt car malgré que
je n'eusse pas fait beaucoup de chemin, j'étais accablé par l'ardeur de mon
désir ; je courus donc aux arbres pour me reposer un peu.

Mais en approchant de plus près j'aperçus un écriteau fixé à un arbre


et voici les mots écrits en lettres élégantes que je lus :
"Etranger, salut : Peut-être as-tu entendu parler des
Noces du Roi, dans ce cas, pèse exactement ces paroles :
Par nous, le Fiancé t'offre le choix de quatre routes, par
toutes lesquelles tu pourras parvenir au Palais du Roi, à
condition de ne pas t'écarter de sa voie. La première est
courte, mais dangereuse, elle passe à travers divers
écueils que tu ne pourras éviter qu'à grand peine ; l'autre,
plus longue, les contourne, elle est plane et facile si à
l'aide de l'aimant tu ne te laisse détourner, ni à droite, ni à
gauche. La troisième est en vérité la voie royale, divers
plaisirs et spectacles de notre Roi te rendent cette voie
agréable. Mais à peine un sur mille peut arriver au but
par celle-là. Par la quatrième, aucun homme ne peut
parvenir au Palais du Roi, elle est rendue impossible car
elle consume et ne peut convenir qu'aux corps
incorruptibles. Choisis donc parmi ces trois voies celle
que-tu veux, et suis la avec constance. Sache aussi que
quelle que soit celle que tu as choisie, en vertu d'un
Destin immuable, tu ne peux abandonner ta résolution, et
revenir en arrière sans le plus grand danger pour ta vie.
[16]
Voilà ce que nous avons voulu que tu saches, mais
prends garde aussi d'ignorer que tu déploreras d'avoir
suivi cette voie pleine de périls : En effet s'il doit t'arriver
de te rendre coupable du moindre délit contre les lois de
notre Roi, je te prie pendant qu'il en est encore temps de
retourner au plus vite chez toi, par le même chemin que
tu as suivi pour venir". 35

Dès que j'eus lu cette inscription, ma joie s'évanouit ; et après avoir


chanté si joyeusement je me mis à pleurer amèrement ; car je voyais bien
les trois routes devant moi. Je savais qu'il m'était permis d'en choisir une ;
mais en entreprenant la route de pierres et de rocs, je m'exposais à me tuer
misérablement dans une chute ; en préférant la voie longue je pouvais
m'égarer dans les chemins de traverse ou rester en route pour toute autre
cause dans ce long voyage. Je n'osais pas espérer non plus, qu'entre mille
je serais précisément celui qui pouvait choisir la voie royale. La quatrième
route s'ouvrait également devant moi ; mais elle était tellement remplie de
feu et de vapeur que je ne pouvais en approcher, même de loin.

Dans cette incertitude je réfléchissais s'il ne valait pas mieux renoncer


à mon voyage ; d'une part, je considérais mon indignité ; mais d'autre part,
le songe me consolait [17] par le souvenir de la délivrance de la tour, sans
que je pusse cependant m'y fier d'une manière absolue. J'hésitais encore
sur le parti à prendre, lorsque mon corps, accablé de fatigue, réclama sa
nourriture. Je pris donc mon pain et le coupai. Alors une colombe, blanche
comme la neige, perchée sur un arbre et dont la présence m'avait échappée
jusqu'à ce moment, me vit et descendit ; peut être en était-elle coutumière.
Elle s'approcha tout doucement de moi et je lui offris de partager mon
repas avec elle ; elle accepta, et cela me permit d'admirer sa beauté, tout à
mon aise.

35
Hospes salve : si quid tibi forsitan de nuptiis Regis auditum, Verba haec perpende. Quatuor
viarum optionem per nos tibi sponsus offert, per quas omnes, modo non in devias delabaris, ad
Regiam ejus aulam pervenire possis. Prima brevis est, sed periculosa, et quae te in varios scopulos
deducet, ex quibus vix te expedire licebit. Altera longior, quae circumducet te, non abducet, plana
ea est, et facilis, si te Magnetis auxilio, heque ad dextrum, neque finistrum abduci patieris.
Tertia vere Regia est, quae per varias Regisnostri delicias et spectacula viam tibi reddet jucundam.
Sed quod vii millesimo hactenus obtigit. Per quartam nemini hominum licebit ad Regiam pervenire,
ut pote, quae consumens, et non nisi corporibus incorruptibilibus conveniens est. Elige nunc ex
tribus quam velis, et in ea constans permane. Scito autem quamcunque ingressus fueris : ab
immutabili Fato tibi ita destinatum, nec nisi cum maximo vitae periculo regredi fas esse.
Haec sunt quae te scivisse volvimus : sed heus cave ignores, quanto cum periculo te huic viae
commiseris : nam si te vel minimi delicti contra Regis nostri leges nosti obnoxium : quaeso dum
adhuc licet per eandem-viam, qua accessisti : domum te confer quant citissime.
Mais un corbeau noir, son ennemi, nous aperçut ; il s'abattit sur la
colombe pour s'emparer de sa part de nourriture, sans prêter la moindre
attention à ma présence. La colombe n'eut d'autre ressource que de fuir et
ils s'envolèrent tous deux vers le midi. J'en fus tellement irrité et affligé
que je poursuivis étourdiment le corbeau insolent et je parcourus ainsi,
sans y prendre garde, presque la longueur d'un champ dans cette direction ;
je chassai le corbeau et je délivrai la colombe.

A ce moment seulement, je me rendis compte que j'avais agi sans


réflexion ; j'étais entré dans une voie qu'il m'était interdit d'abandonner
dorénavant sous peine d'une punition sévère. Je m'en serais consolé si je
n'avais regretté vivement d'avoir laissé ma besace et mon pain au pied de
l'arbre sans pouvoir les reprendre ; car dès que je voulais me retourner, le
vent me fouettait avec tant de violence qu'il me jetait aussitôt à terre ; par
contre en poursuivant mon chemin je ne sentais plus la tourmente. Je
compris alors que m'opposer au vent, c'était perdre la vie.

Je me mis donc en route en portant patiemment ma croix, et, comme


le sort en était jeté, je pris la résolution de faire tout mon possible pour
arriver au but avant la nuit. Maintes fausses routes se présentaient devant
moi ; mais je les évitais grâce à ma boussole, en refusant de [18] quitter
d'un pas le méridien, malgré que le chemin fût fréquemment si rude et si
peu praticable que je croyais m'être égaré. Tout en cheminant, je pensais
sans cesse à la colombe et au corbeau, sans parvenir à en comprendre la
signification.

Enfin je vis au loin un portail splendide, sur une haute montagne ; je


m'y hâtais malgré qu'il fût très, très éloigné de ma route, car le soleil venait
de se cacher derrière les montagnes sans que j'eusse pu apercevoir une
ville au loin. J'attribue cette découverte à Dieu seul qui aurait bien pu me
laisser continuer mon chemin sans m'ouvrir les yeux, car j'aurais pu le
dépasser facilement sans le voir.

Je m'en approchai, dis-je, avec la plus grande hâte et quand j'y parvins
les dernières lueurs du crépuscule me permirent encore d'en distinguer
l'ensemble.

Or c'était un Portail Royal admirable, fouillé de sculptures


représentant des mirages et des objets merveilleux dont plusieurs avaient
une signification particulière, comme je l'ai su plus tard. Tout en haut le
fronton portait ces mots :

LOIN D'ICI, ÉLOIGNEZ-VOUS PROFANES. 36

avec d'autres inscriptions dont on m'a défendu sévèrement de parler.

Au moment où j'arrivai au portail, un inconnu, vêtu d'un habit bleu du


ciel, vint à ma rencontre. Je le saluai amicalement et il me répondit de
même en me demandant aussitôt ma lettre d'invitation. Oh ! combien fus-je
joyeux alors de l'avoir emportée avec moi car j'aurais pu l'oublier
aisément, ce qui, d'après lui, était arrivé à d'autres. Je la lui présentai donc
aussitôt ; non seulement il s'en montra satisfait, mais à ma grande surprise,
il me dit en s'inclinant : "Venez, cher frère, vous êtes mon hôte bienvenu".
Il me pria ensuite de lui dire mon nom, je lui [19] répondis que j'étais le
frère de la Rose-Croix Rouge, il en témoigna une agréable surprise. Puis il
me demanda :

"Mon frère, n'auriez-vous pas apporté de quoi acheter un insigne ?" Je


lui répliquai que je n'étais guère fortuné mais que je lui offrirais volontiers
ce qui pourrait lui plaire parmi les objets en ma possession. Sur sa
demande, je lui fis présent de ma fiole d'eau, et il me donna en échange un
insigne en or qui ne portait que ces deux lettres : S. C. 37. Il m'engagea à me
souvenir de lui dans le cas où il pourrait m'être utile. Sur ma question il
m'indiqua le nombre des convives entrés avant moi ; enfin, par amitié, il
me remit une lettre cachetée pour le gardien suivant.

Tandis que je m'attardais à causer avec lui, la nuit vint ; on alluma


sous la porte un grand falot afin que ceux qui étaient encore en route
pussent se diriger. Or le chemin qui conduisait au château se déroulait
entre deux murs ; il était bordé de beaux arbres portant fruits. On avait
suspendu une lanterne à un arbre sur trois de chaque côté de la route et une
belle vierge vêtue d'une robe bleue venait allumer toutes ces lumières avec
une torche merveilleuse ; et je m'attardais plus qu'il n'était sage à admirer
ce spectacle d'une beauté parfaite.

36
Procul hinc, procul ite prophani
37
Sanctitate constantia, Sponsus Charus, Spes Charitas : Constance par la sainteté ; Fiancé par
amour ; Espoir par la charité.
Enfin l'entretien prit fin et après avoir reçu les instructions utiles je
pris congé du premier gardien. Tout en cheminant je fus pris du désir de
savoir ce que contenait la lettre ; mais comme je ne pouvais croire à une
mauvaise intention du gardien je résistai à la tentation.

J'arrivai ainsi à la deuxième porte qui était presque semblable à la


première ; elle n'en différait que par les sculptures et les symboles secrets.
Sur le fronton on lisait :

DONNEZ ET L'ON VOUS DONNERA. 38

[20]

Un lion féroce, enchaîné sous cette porte, se dressa dès qu'il m'aperçut
et tenta de bondir sur moi en rugissant ; il réveilla ainsi le second gardien
qui était couché sur une dalle en marbre ; celui-ci me pria d'approcher sans
crainte. Il chassa le lion, prit la lettre que je lui tendis en tremblant et me
dit en s'inclinant profondément : "Bienvenu en Dieu soit l'homme que je
désirais voir depuis longtemps" : Ensuite il me présenta un insigne et me
demanda si je pouvais l'échanger. Comme je ne possédais plus rien que
mon sel, je lui offris et il accepta en me remerciant. Cet insigne ne portait
encore que deux lettres : S. M. 39

Comme je m'apprêtais à converser avec lui également, on sonna dans


le château ; alors le gardien me pressa de courir de toute la vitesse de mes
jambes, sinon tout mon travail et mes efforts seraient vains car on
commençait déjà à éteindre toutes les lumières en haut. Je me mis
immédiatement à courir, sans saluer le gardien car je craignais d'arriver
trop tard, non sans raison.

En effet, quelque rapide que fût ma course, la vierge me rejoignait


déjà et derrière elle on éteignait toutes les lumières. Et je n'aurais pu rester
dans le bon chemin si elle n'avait fait arriver une lueur de son flambeau
jusqu'à moi. Enfin, poussé par l'angoisse, je parvins à entrer juste derrière
elle ; à cet instant même, les portes furent refermées si brusquement que le
bas de mon vêtement fut pris ; et je dus l'y abandonner car ni moi ni ceux

38
Date et dabitur vobis.
39
Studio merentis ; Sal memor ; Sponso mittendus ; Sal mineralis ; Sal menstrualis : Désir de
mériter ; Sel du souvenir ; Produit par le fiancé ; Sel minéral ; Sel des menstrues.
qui appelaient à ce moment au dehors, ne pûmes obtenir du gardien de la
porte qu'il l'ouvrît de nouveau ; il prétendit avoir remis les clefs à la vierge,
qui les aurait emportées dans la cour.

Je me, retournai encore pour examiner la porte ; c'était un chef-


d'œuvre admirable et le monde entier n'en possédait [21] pas une qui
l'égalât. A côté de la porte se dressaient deux colonnes ; l'une d'elles portait
une statue souriante, avec l'inscription : CONGRATULATEUR 40 ; sur
l'autre la statue cachait sa figure tristement et au-dessous on lisait : JE
COMPATIS41. En un mot, on voyait des sentences et des images tellement
obscures et mystérieuses que les plus sages de la terre n'eussent pu les
expliquer ; mais, pourvu que Dieu le permette, je les décrirai tous sous peu
et je les expliquerai.

En passant sous la porte il m'avait fallu dire mon nom, qui fut inscrit
le dernier sur le parchemin destiné au futur époux. Alors seulement le
véritable insigne de convive me fut donné ; il était un peu plus petit que les
autres mais beaucoup plus pesant. Les trois lettres suivantes y étaient
gravées : S. P. N.42 ; ensuite on me chaussa d'une paire de souliers neufs,
car le sol entier du château était dallé de marbre clair. Comme il m'était
loisible de donner mes vieux souliers à l'un des pauvres qui s'asseyaient
fréquemment mais très décemment sous la porte, j'en fis présent à un
vieillard.

Quelques instants après, deux pages tenant des flambeaux, me


conduisirent dans une chambrette et me prièrent de me reposer sur un
banc ; ce que je fis, tandis qu'ils disposaient les flambeaux dans deux trous
pratiqués dans le sol ; puis ils s'en allèrent, me laissant seul.

Tout à coup, j'entendis près de moi un bruit sans cause apparente et


voici que je me sentis saisi par plusieurs hommes à la fois ; ne les voyant
pas, je fus bien obligé de les laisser agir à leur gré. Je ne tardai pas à
m'apercevoir qu'ils étaient perruquiers ; je les priai alors de ne plus me
secouer ainsi et je déclarai que je me prêterais à tout ce qu'ils voudraient.
Ils me rendirent aussitôt la liberté de [22] mes mouvements et l'un d'eux,

40
Congratulor
41
Condoleo.
42
Salus per naturam ; Sponsi præsentandus nuptiis : Santé par la nature ; offert aux noces du
fiancé.
tout en restant invisible, me coupa adroitement les cheveux sur le sommet
de la tête ; il respecta cependant mes longs cheveux blanchis par l'âge sur
mon front et sur mes tempes.

J'avoue que, de prime abord, je faillis m'évanouir ; car je croyais que


Dieu m'avait abandonné à cause de ma témérité au moment où je me sentis
soulevé si irrésistiblement.

Enfin, les perruquiers invisibles ramassèrent soigneusement les


cheveux coupés et les emportèrent ; les deux pages revinrent alors et se
mirent à rire de ma frayeur. Mais à peine eurent-ils ouvert la bouche
qu'une petite clochette tinta, pour réunir l'assemblée ainsi qu'on me l'apprit.

Les pages me précédèrent donc avec leurs flambeaux et me


conduisirent à la grande salle, à travers une infinité de couloirs, de portes
et d'escaliers. Une foule de convives se pressait dans cette salle ; on y
voyait des empereurs, des rois, des princes et des seigneurs, des nobles et
des roturiers, des riches et des pauvres et toutes sortes de gens ; j'en fus
extrêmement surpris en songeant en moi-même : "Ah ! suis-je assez fou !
pourquoi m'être tant tourmenté pour ce voyage ! Voici des compagnons
que je connais fort bien et que je n'ai jamais estimés ; les voici donc tous,
et moi, avec toutes mes prières et mes supplications, j'y suis entré le
dernier, et à grand peine !"

Ce fut encore le diable qui m'inspira ces pensées et bien d'autres


semblables, malgré tous mes efforts pour le chasser.

De ci et de là, ceux qui me connaissaient m'appelaient "Frère,


Rosencreutz, te voilà donc arrivé aussi !" – "Oui, mes frères", répondis-je,
"La grâce de Dieu m'a fait entrer également". Ils rirent de ma réponse et
me trouvèrent ridicule d'invoquer Dieu pour une chose aussi simple.
Comme je questionnais chacun sur le chemin qu'il [23] avait suivi –
plusieurs avaient dû descendre le long des rochers – des trompettes
invisibles sonnèrent l'heure du repas. Alors chacun se plaça selon le rang
auquel il croyait avoir droit ; si bien que moi et d'autres pauvres gens
avons trouvé à peine une petite place à la dernière table.

Alors les deux pages entrèrent, et l'un d'eux récita de si admirables


prières que mon cœur en fut réjoui ; cependant quelques-uns des grands
seigneurs n'y prêtaient aucune attention, mais riaient entre eux, se faisaient
des signes, mordillaient leurs chapeaux et s'amusaient avec d'autres
plaisanteries de ce genre.

Puis on servit. Quoique nous ne pussions voir personne, les plats


étaient si bien présentés qu'il me semblait que chaque convive avait son
valet.

Lorsque ces gens-là furent rassasiés et que le vin leur eût ôté la honte
du cœur, ils se vantèrent tous et prônèrent leur puissance. L'un paria
d'essayer ceci, l'autre cela, et les plus sots crièrent les plus fort ; maintenant
encore je ne puis m'empêcher de m'irriter, quand je me rappelle les actes
surnaturels et impossibles que j'ai entendu raconter. Pour finir ils
changèrent de place ; çà et là un courtisan se glissa entre deux seigneurs, et
alors ceux-ci projetaient des actions d'éclat telles que la force de Samson
ou d'Hercule n'eût pas suffi pour les accomplir. Tel voulait délivrer Atlas
de son fardeau, tel autre parlait de retirer le Cerbère tricéphale des enfers ;
bref chacun divaguait à sa manière. La folie des grands seigneurs était telle
qu'ils finissaient par croire à leurs propres mensonges et l'audace des
méchants ne connut plus de bornes, de sorte qu'ils ne tinrent aucun compte
des coups qu'ils reçurent sur les doigts comme avertissement. Enfin,
comme l'un d'eux se vanta de s'être emparé d'une chaîne d'or, les autres
continuèrent tous dans ce sens. J'en vis un qui prétendait entendre bruisser
les cieux ; un autre pouvait voir les Idées Platoniciennes ; un troisième
voulait [24] compter les Atomes de Démocrite et bien d'autres
connaissaient le mouvement perpétuel.

A mon avis, plusieurs avaient une bonne intelligence, mais, pour leur
malheur, ils avaient trop bonne opinion d'eux-mêmes. Pour finir, il y en
avait un qui voulait tout simplement nous persuader qu'il voyait les valets
qui nous servaient, et il aurait discuté longtemps encore, si l'un de ces
serveurs invisibles ne lui avait appliqué un soufflet sur sa bouche
menteuse, de sorte que, non seulement lui, mais encore bon nombre de ses
voisins, devinrent muets comme des souris.

Mais, à ma grande satisfaction, tous ceux que j'estimais ; gardaient le


silence dans ce bruit ; ils n'élevaient point la voix, car ils se considéraient
comme gens inintelligents, incapables de saisir le secret de la nature, dont,
au surplus, ils se croyaient tout à fait indignes. Dans ce tumulte, j'aurais
presque maudit le jour de mon arrivée en ce lieu, car je voyais avec
amertume que les gens méchants et légers étaient comblés d'honneurs,
tandis que moi, je ne pouvais rester en paix à mon humble place ; en effet,
un de ces scélérats me raillait en me traitant de fou achevé.

Comme j'ignorais qu'il y eût encore une porte par laquelle nous
devions passer, je m'imaginais que je resterais ainsi en butte aux railleries
et au mépris pendant toute la durée des noces ; je ne pensais cependant pas
avoir tellement démérité du fiancé ou de la fiancée et j'estimais qu'ils
auraient pu trouver quelqu'un d'autre pour tenir l'emploi de bouffon à leurs
noces. Hélas ! c'est à ce manque de résignation que l'inégalité du monde
pousse les cœurs simples ; et, c'est précisément cette impatience que mon
rêve m'avait montrée, sous le symbole de la claudication.

Et les vociférations augmentaient de plus en plus. Déjà, certains


voulaient nous donner pour vrai des visions forgées de toutes pièces et des
songes d'une fausseté évidente. [25]

Par contre mon voisin était un homme calme et de bonnes manières ;


après avoir causé de choses très sensées il me dit enfin : "Vois, mon frère ;
si en ce moment quelque nouvel arrivant voulait faire entrer tous ces
endurcis dans le droit chemin, l'écouterait-on ?" – "Certes non", répondis-
je ; – "C'est ainsi", dit-il "que le monde veut à toute force être abusé et
ferme ses oreilles à ceux qui ne cherchent que son bien. Regarde donc ce
flatteur et observe par quelles comparaisons ridicules et par quelles
déductions insensées il capte l'attention de son entourage ; là-bas un autre
se moque des gens avec des mots mystérieux inouïs. Mais, crois-m'en, il
arrivera un temps où l'on ôtera les masques et les déguisements pour
montrer à tous les fourbes qu'ils cachaient ; alors on reviendra peut-être à
ceux que l'on avait dédaignés".

Et le tumulte devint de plus en plus violent. Soudain une musique


délicieuse, admirable, telle que je n'en avais entendue de ma vie, s'éleva
dans la salle ; et, pressentant des événements inattendus, toute l'assemblée
se tut. La mélodie montait d'un ensemble d'instruments à corde avec une
harmonie si parfaite que j'en restai comme figé, tout absorbé en moi-
même, au grand étonnement de mon Voisin ; et elle nous tint sous son
charme près d'une demi-heure durant laquelle nous gardâmes le silence.
Du reste, quelques-uns ayant eu l'intention de parler furent aussitôt
corrigés par une main invisible ; en ce qui me concernait, renonçant à voir
les musiciens je cherchais à voir leurs instruments.
Une demi-heure s'était écoulée lorsque la musique cessa subitement
sans que nous eussions pu voir d'où elle provenait.

Mais voici qu'une fanfare de trompettes et un roulement de tambours


éclatèrent à l'entrée de la salle et ils résonnèrent avec une telle maestria
que nous nous attendions à voir entrer l'empereur romain en personne.
Nous vîmes la porte s'ouvrir d'elle-même, et alors l'éclat de la [26] fanfare
devint tel que nous pouvions à peine le supporter. Cependant des lumières
entrèrent dans la salle, par milliers, me semblait-il ; elles se mouvaient
toutes seules, dans leur rang, ce qui ne laissa de nous effrayer. Puis,
vinrent les deux pages portant des flambeaux ; ils précédaient une vierge
de grande beauté qui approchait, portée sur un admirable siège d'or. En
cette vierge, il me sembla reconnaître celle qui avait précédemment allumé
puis éteint les lumières ; de même je crus reconnaître dans ses serviteurs
ceux qui étaient de garde sous les arbres bordant la route. Elle ne portait
plus sa robe bleue, mais sa tunique était étincelante, blanche comme la
neige, ruisselante d'or, et d'un tel éclat que nous ne pouvions la regarder
avec persistance. Les vêtements des deux pages étaient semblables ;
toutefois leur éclat était moindre.

Dès que la vierge fut parvenue au centre de la salle, elle descendit de


son siège et toutes les lumières s'abaissèrent comme pour la saluer. Nous
nous levâmes tous aussitôt sans quitter notre place.

Elle s'inclina devant nous et après avoir reçu nos hommages, elle
commença d'une voix adorable le discours suivant :

Le roi, mon gracieux seigneur,


Qui n'est plus très loin maintenant,
Ainsi que sa très chère fiancée,
Confiée à son honneur,
Ont vu avec une grande joie
Votre arrivée tantôt.
Ils honorent chacun de vous
De leur faveur, à tout instant,
Et souhaitent du fond du cœur
Que vous réussissiez à toute heure,
Afin qu'à la joie de leurs noces futures
Ne fût mêlée l'affliction d'aucun.
Puis elle s'inclina de nouveau avec courtoisie ; ses lumières l'imitèrent
et elle continua comme, suit : [27]

Vous savez par l'invitation


Que nul homme n'a été appelé ici
Qui n'eût reçu tous les dons précieux
De Dieu, depuis longtemps,
Et qui ne fût paré suffisamment
Comme cela convient en cette circonstance.
Mes maîtres ne veulent pas croire
Que quelqu'un pût être assez audacieux,
Vu les conditions si sévères,
De se présenter, à moins
Qu'il ne se fût préparé par leurs noces
Depuis de longues années.
Ils conservent donc bon espoir
Et vous destinent tous les biens, à tous ;
Ils se réjouissent de ce qu'en ces temps difficiles
Ils trouvent réunis ici tant de personnes.
Cependant les hommes sont si audacieux
Que leur grossièreté ne les retient pas.
Ils s'introduisent dans des lieux.
Où ils ne sont pas appelés.

Donc, pour que les fourbes ne puissent donner le change,


Pour qu'aucun imposteur ne se glisse parmi les autres,
Et afin qu'ils puissent célébrer bientôt, sans rien cacher
Des noces pures,
On installera pour demain
La balance des Artistes ;
Alors, chacun s'apercevra facilement
De ce qu'il a négligé d'acquérir chez lui.
Si quelqu'un dans cette foule, à présent
N'est pas sûr de lui entièrement, Qu'il s'en aille vivement ;
Car s'il advient qu'il reste ici,
Toute grâce sera perdue pour lui.
Et demain il sera châtié.
Quant à ceux qui veulent sonder leur conscience,
Ils resteront aujourd'hui dans cette salle.
Ils seront libres, jusqu'à demain,
Mais qu'ils ne reviennent jamais ici.
Mais que celui qui est certain de son passé
Suive son serviteur
Qui lui montrera son appartement.
Qu'il s'y repose aujourd'hui
Dans l'attente de la balance et de la gloire. [28]
Aux autres le sommeil apporterait mainte douleur
Qu'ils se contentent donc de rester ici
Car mieux vaudrait fuir
Que d'entreprendre ce qui dépasse les forces.
On espère que chacun agira pour le mieux.

Dès qu'elle eut terminé ce discours, elle s'inclina encore et reprit


gaiement son siège ; aussitôt les trompettes sonnèrent de nouveau mais
elles ne purent étouffer les soupirs anxieux de beaucoup. Puis les invisibles
la reconduisirent ; cependant, çà et là, quelques petites lumières
demeurèrent dans la salle ; l'une d'elles vint même se placer derrière l'un de
nous.

Il n'est pas aisé de dépeindre nos pensées et nos gestes, expressions de


tant de sentiments contradictoires. Cependant la plupart des convives se
décida enfin à tenter l'épreuve de la balance, puis, en cas d'échec de s'en
aller de là en paix (ce qu'ils croyaient possible).

Ma décision fut bientôt prise ; comme ma conscience me démontrait


mon inintelligence et mon indignité, je pris le parti de rester dans la salle
avec les autres et de me contenter du repas auquel j'avais pris part, plutôt
que de poursuivre et de m'exposer aux tourments et aux dangers à venir.
Donc, après que quelques-uns eussent été conduits par leurs lumières dans
leurs appartements (chacun dans le sien comme je l'ai su plus tard), nous
restâmes au nombre de neuf, dont mon voisin de table, celui qui m'avait
adressé la parole.

Une heure passa sans que notre lumière nous quittât ; alors l'un des,
pages déjà nommés arriva, chargé de gros paquets de cordes et nous
demanda d'abord si nous étions décidés à rester là. Comme nous
répondîmes affirmativement en soupirant, il conduisit chacun de nous à un
endroit désigné, nous lia puis se retira avec notre petite lumière, nous
laissant, pauvres abandonnés, dans la nuit profonde. C'est à ce moment
surtout que l'angoisse étreignit [29] plusieurs d'entre nous ; moi-même je
ne pus empêcher mes larmes de couler. Accablés de douleur et d'affliction
nous gardâmes un profond silence quoique personne ne nous eût défendu
de converser. Par surcroît, les cordes étaient tressées avec un tel art que
personne ne put les couper et moins encore les dénouer et les retirer de ses
pieds. Je me consolais néanmoins en pensant qu'une juste rétribution et une
grande honte attendaient beaucoup de ceux qui goûtaient le repos tandis
qu'il nous était permis d'expier notre témérité en une seule nuit.

Enfin, malgré mes tourments je m'endormis, brisé par la fatigue ; par


contre la majeure partie de mes compagnons ne put trouver de repos. Dans
ce sommeil, j'eus un songe ; quoiqu'il n'ait pas une signification importante
je pense qu'il n'est pas inutile de le rapporter.

II me semblait que j'étais sur une montagne et que je voyais s'étendre


devant moi une large vallée. Une foule innombrable était assemblée dans
cette vallée, et chaque individu était suspendu par un fil attaché sur sa
tête ; ces fils partaient du ciel. Or, les uns étaient suspendus très haut,
d'autres très bas et plusieurs étaient sur la terre même. Dans les airs volait
un homme tenant des ciseaux à la main et coupant des fils de-ci et de-là.
Alors ceux qui étaient près du sol tombaient sans bruit ; mais la chute des
plus élevés fit trembler la terre. Quelques-uns eurent la bonne fortune de
voir le fil descendre de sorte qu'ils touchèrent le sol avant qu'il ne fut
coupé.

Ces chutes me mirent en gaieté ; quand je vis des présomptueux,


pleins d'ardeur pour assister aux noces ; s'élancer dans les airs, y planer un
long moment, puis tomber honteusement en entraînant du même coup
quelques voisins, je me réjouis de tout mon cœur. Je fus heureux
également quand l'un des modestes qui s'était contenté de la terre fut
détaché sans bruit, de sorte que ses voisins même ne s'en aperçurent point.
Je goûtais ce spectacle avec le plus grand contentement, quand un de mes
[30] compagnons me poussa si maladroitement que je m'éveillai en
sursaut, fort mécontent. Je réfléchis cependant à mon songe et je le
racontai à mon frère qui était également couché près de moi. Il m'écouta
avec satisfaction et souhaita que cela fût l'heureux présage d'un secours.

C'est en nous entretenant de cet espoir que nous passâmes le reste de


la nuit en appelant le jour de tous nos désirs.
[31]

COMMENTAIRE

Rendant hommage au Créateur en chantant ses louanges, notre héros


traverse une forêt, puis une plaine. Fatigué d'une longue marche, il veut se
reposer à l'ombre de trois beaux cèdres, mais un écriteau apposé sur l'un
d'eux l'avertit que quatre chemins conduisent aux Noces du Roi, à
l'expresse condition, toutefois, de ne pas s'écarter de celui que l'on a choisi.
La première voie est courte mais périlleuse et pleine d'écueils difficiles à
éviter ; l'autre qui les contourne est plane, et facile, à condition de suivre sa
boussole et de ne se laisser entraîner ni à droite, ni à gauche. La voie
royale est la troisième ; elle est rendue joyeuse par les divers agréments et
spectacles qu'offre le Roi sur son cours, mais à peine un sur mille peut
atteindre le but. Il ne saurait être question pour un homme de suivre la
quatrième pour parvenir au Roi, car elle brûle, et ne convient qu'aux corps
incorruptibles. Une fois en route, la voie doit être suivie jusqu'au bout et
nul ne peut revenir en arrière...

Alors que Christian Rosencreutz hésite sur la route à suivre, celle-ci se


trouve déterminée par la rencontre fortuite d'un corbeau avec la colombe à
laquelle il jetait les miettes de son pain. Nous retrouverons, plus loin cet
antagonisme du blanc et du noir et nous en donnerons alors l'explication.
Les deux oiseaux se poursuivant s'envolent vers le midi, direction dans
laquelle les suit notre héros.

"Que celui qui veut devenir savant voyage vers le Midi, que celui qui
veut devenir riche voyage vers le Septentrion". (Babha Bathra, Fol. 5, Col.
2). Le mythe de la blanche colombe se retrouve en maints auteurs et on ne
peut s'empêcher de songer à un passage de L'Arcanum Hermeticae
Philosophiae Opus où D'Espagnet, employant la même allégorie, dit que
l'entrée du Jardin des Hespérides est gardée par des bêtes féroces qu'on ne
peut adoucir qu'avec les attributs de Diane et les colombes de Vénus.
Philalèthe, dans son traité : Introïtus apertus ad occlusum Regis palatium,
fait de fréquentes allusions à ces colombes, et ce sont encore ces gracieux
oiseaux, que le doux Virgile nous décrit volants vers Enée, puis vers l'arbre
double où il cueillera le rameau d'or qui doit lui permettre l'accès des
Enfers [32] et qu'il rapporte à l'antre de la Sybille. Rappelons à ce propos
que les enfers et tout l'Empire souterrain est soumis à Pluton qui est aussi
le Dieu des Richesses.

Poursuivant maintenant la voie qu'il ne peut plus abandonner, l'invité


aux noces de Sponsus et Sponsa nous dit que la violence du vent l'empêche
de retourner sur ses pas chercher sa besace au pied de l'arbre où il s'était
assis. Il se fut aisément consolé de sa situation en songeant à celle du
premier jour, où le vent souffle avec tant de violence qu'il ébranle la
montagne dans laquelle est creusé son abri. N'y a-t-il pas en effet écrit dans
Job, XXXVII, Vers, 22 : "L'Or vient du côté de l'Aquilon et la louange que
l'on donne à Dieu doit être accompagnée de tremblement".

Au crépuscule, enfin, alors que les ténèbres commencent à se


manifester, il franchit la première porte et laisse au gardien vêtu d'un habit
bleu de ciel sa fiole d'eau. L'insigne d'or qu'il reçoit en échange porte
seulement les lettres S. C. Nous pouvons les interpréter par le Solve
Coagula qui est à la base de tout enseignement de la Philosophie
hermétique. Entre cette première porte et la seconde, une vierge,
également vêtue de bleu allume une lanterne, accrochée à un arbre sur
trois. Alors que l'inscription que portait la première porte tendait à éloigner
le profane, celle de la seconde entrée dit : "Donnez et il vous sera donné".
Un lion en garde l'entrée, et nous croyons devoir interpréter par Solve
Mercurio, "Dissous par le Mercure", les lettres S. M. que porte l'insigne
remis par le gardien à notre héros en échange de son sel.

Le sens alchimique de cet ouvrage transparaît d'autant moins que les


termes de Mercure, Soufre, Sel, Azote, si en honneur dans la terminologie
des Anciens, bien que leur signification change suivant chaque auteur, ne
sont pas employés une seule fois dans les "Noces Chymiques". Cette
particularité méritait d'être signalée, car elle témoigne que l'Alchimie peut
fort bien s'enseigner sans avoir recours aux signes bien connus
correspondant aux sept planètes astrologiques. Il ne faut pas en inférer que
le sens de ces signes soit négligeable ; bien loin de là, leur graphisme en
effet, n'a rien d'arbitraire et n'est pas un simple hasard. Le mot hasard est
d'ailleurs vide de sens pour tout occultiste sérieux, car tout s'enchaîne dans
notre petit monde ; chaque chose dépend de celles qui l'entourent, non
seulement sur le plan matériel mais aussi et surtout sur les plans supérieurs
dont la connaissance nous échappe faute de moyens suffisants de
perception.
Selon la croyance ancienne, les métaux étaient divisés en deux
catégories : les métaux colorés ou solaires, les métaux blancs, ou lunaires.
Chacune, de ces deux classes comportait des subdivisions en [33] métaux
parfaits, semi-parfaits et imparfaits. Le cercle symbolisait la perfection des
premiers, le demi-cercle appartenait à la semi-perfection, enfin la croix et
le dard étaient les attributs de l'imperfection. L'Or considéré comme le
premier des métaux solaires, par ses propriétés tant physiques que
chimiques eut pour symbole de sa perfection le cercle seul ~ mais pour le
cuivre et le fer, on ajouta le symbole de l'imperfection, ♀, ♂. L'argent,
métal lunaire semi-parfait, fut caractérisé par le demi cercle d dont
dérivent avec le signe d'imperfection l'étain et le plomb ♃, ♄. Enfin le
mercure considéré comme participant à la fois des deux natures, solaire et
lunaire, et considéré comme métal imparfait, résumait ces marques
distinctives en un cercle surmonté d'un demi cercle et additionné d'une
croix ☿. Je recommande particulièrement aux inquisiteurs de Science cette
admirable source de méditations ; qu'ils ne tombent pas cependant dans le
travers qui nous fait voir partout des symboles alchimiques ! Par exemple :
le signe d'Hermès reconstitué en juxtaposant le disque solaire des religions
d'Extrême-Orient au croissant de l'Islam et à la croix chrétienne ☿, ou bien
encore le même signe figuré dans les images de la Nativité par l'auréole de
l'Enfant Jésus, le croissant des cornes du Bœuf et la croix du dos de l'Ane,
qui le réchauffaient de leur souffle ☿, Jésus étant assimilé alors à l'Hermès
divin, intermédiaire entre le monde matériel ou l'humanité, et les plans
supra-terrestres ou divins. Cependant, cette courte digression ne pouvant
documenter suffisamment le lecteur studieux, je renvoie celui-ci à
l'Ouvrage de Jean Dée, de Londres, intitulé : La Monade Hiéroglyphique,
dont Grillot de Givry donna en 1925 une excellente traduction publiée par
les soins de la Bibliothèque Chacornac 43.

Revenons maintenant à notre Pèlerin qui franchit une troisième porte ;


il en admire les figures obscures sans toutefois nous les décrire, tout au
plus, fait-il mention de deux statues surmontant les colonnes de chaque
côté de la porte. Le dualisme de ces colonnes (Jakin et Bohas) est trop
connu pour que je m'y arrête. L'insigne qu'il reçoit alors porte les lettres S.

43
Jean DÉE. La Monade Hiéroglyphique. Traduite du latin pour la première fois par GRILLOT DE
GIVRY. Paris, 1925, in-8.
P. N. Là encore, de multiples interprétations sont possibles, je n'en
retiendrai que Sal Pater Naturæ qui s'apparente ainsi aux multiples
hypothèses et théories plaçant la Mer salée à l'origine de toutes choses.

Dès ce moment notre héros prend contact avec les êtres invisibles des
plans supérieurs. Ils ne sont pas encore perceptibles à sa vue, cependant on
le chausse de souliers neufs, et on le tonsure. Ce rite [34] rappelle celui de
l'Eglise catholique par lequel l'Evêque introduit un laïc dans l'état
ecclésiastique et lui donne le premier degré de la cléricature en lui coupant
en croix quatre mèches de cheveux sur le sommet de la tête. Il le revêt
ensuite du surplis, symbole de l'homme nouveau, créé pur et sain. Ici se
place au sens alchimique une première purification de la matière première,
qu'il faut bien se garder de confondre avec la première matière ; l'une sert à
préparer l'autre par une sorte de putréfaction ainsi qu'opère la Nature.

Enfin, parvenu au Palais, notre héros, toujours humble, ne trouve


qu'une petite place à la dernière table. Il est cependant assez bien placé
pour entendre et apprécier les ridicules et extravagantes divagations de ses
compagnons. Cet intermède comique où Roi, prince ou roturier cherche à
donner à chacun des autres une haute idée de son degré d'évolution et
d'initiation, soit en prétendant entendre bruire les Cieux, ou voir les idées
platoniciennes, nous prépare à la déconvenue de certains, lors de l'épreuve
des poids, au troisième jour.

Ce n'est pas en effet parmi les pierres les plus précieuses ou les plus
rares que l'artiste fait son choix non plus que parmi les plus parfaites,
puisque la pierre symbolisée par notre héros reconnaît bénévolement son
imperfection ; il est encore sujet à l'envie et à la colère puisqu'il voit avec
amertume combler d'honneur les gens insolents et légers. Au cours du
concert qui suit le dîner, et dont l'Harmonie tient sous le charme Chr.
Rosencreutz, apparaît une Vierge que nous avons déjà vue au Premier jour
à l'heure du crépuscule allumant puis éteignant les lumières. Cette fois sa
tunique est blanche comme la neige et d'un tel éclat que la vue le peut à
peine soutenir. Nous retrouvons là un procédé fréquemment employé par
les auteurs de textes hermétiques où les qualités et perfections progressives
de la matière passent sans cesse d'un héros à l'autre de la fiction pour
mieux désemparer le lecteur qui se croit sur le chemin d'un grand arcane.

La Vierge annonce en un discours rythmé l'installation pour le


lendemain de la balance des Artistes ; cette épreuve ne manque point de
fournir à notre héros une nouvelle preuve de son humilité. Il reste en effet
au nombre des 9 artistes qui n'osent affronter les poids, et la nuit
d'angoisse qu'il passe lui apporte un rêve prémonitoire. J'en recommande la
lecture attentive car il peut recevoir plusieurs interprétations ; cependant je
ne vois pas la possibilité d'en donner ici en langage clair le sens
alchimique, car comme il arrive à certains au cours de ce deuxième jour un
de nos serviteurs invisibles me pourrait bailler un soufflet pour punir mon
manque de discrétion. Donc, j'arrête ici le commentaire du Deuxième Jour.
[35]

TROISIÈME JOUR

Le jour pointa. Dès que le soleil parut derrière la montagne pour


accomplir sa tâche dans la hauteur du ciel, nos vaillants combattants
commencèrent à sortir de leur lit et à se préparer peu à peu pour l'épreuve.
Ils arrivèrent dans la salle, l'un après l'autre, se souhaitèrent mutuellement
le bonjour et s'empressèrent de nous demander si nous avions bien dormi ;
en voyant nos liens beaucoup nous raillèrent ; il leur semblait risible que
nous nous fussions soumis par peur, plutôt que d'avoir osé à tout hasard,
comme eux ; toutefois, quelques-uns dont le cœur ne cessait de battre fort,
se gardaient de les approuver. Nous nous excusâmes de notre
inintelligence, en exprimant l'espoir qu'on nous laisserait bientôt partir
libres et que cette raillerie nous servirait de leçon à l'avenir ; puis nous leur
fîmes remarquer qu'eux, par contre, n'étaient pas encore libres à coup sûr
et qu'il se pourrait qu'ils eussent de grands dangers à surmonter.

Enfin, quand nous fûmes tous réunis, nous entendîmes comme la


veille l'appel des trompettes et des tambours. Nous nous attendions à voir
paraître le fiancé ; mais quant à cela beaucoup ne l'ont jamais vu.

C'était encore la vierge d'hier, vêtue entièrement de velours rouge et


ceinte d'un ruban blanc ; une couronne verte de lauriers paraît
admirablement son front. Sa suite était formée, non plus de lumières, mais
d'environ deux cents hommes armés, tous vêtus de rouge et de blanc,
comme elle. Se levant avec grâce, elle s'avança [36] vers les prisonniers et,
nous ayant salués, elle dit brièvement : "Mon maître sévère est satisfait de
constater que quelques uns parmi vous se sont rendus compte de leur
misère ; aussi en serez-vous récompensés". Et lorsqu'elle me reconnut à
mon habit elle rit et dit : "Toi aussi tu t'es soumis au joug ? Et moi qui
croyais que tu t'étais si bien préparé !" Avec ces paroles elle me fit venir
les larmes aux yeux.

Sur ce, elle fit délier nos cordes, puis elle ordonna de nous attacher
deux par deux et de nous conduire à l'emplacement qui nous était réservé
d'où nous pourrions facilement voir la balance ; puis elle ajouta : "Il se
pourrait que le sort de ceux-ci fût préférable à celui de plusieurs des
audacieux qui sont encore libres".
Cependant la balance, tout en or, fut suspendue au centre de la salle ; à
côté d'elle on disposa une petite table portant sept poids. Le premier était
assez gros ; sur ce poids on en avait posé quatre plus petits ; enfin deux
gros poids étaient placés à part. Relativement à leur volume, les poids
étaient si lourds qu'aucun esprit humain ne pourrait le croire ou le
comprendre.

Puis la vierge se tourna vers les hommes armés, dont chacun portait
une corde à côté de son épée et les divisa en sept sections conformément
au nombre des poids ; elle choisit un homme dans chaque section pour
poser les poids sur la balance, puis elle retourna à son trône surélevé.

Aussitôt, s'étant inclinée elle prononça les paroles suivantes :

Si quelqu'un pénètre dans l'atelier d'un peintre,


Et sans rien comprendre à la peinture
A la prétention d'en discourir avec emphase, il est la risée de tous.

Celui donc qui pénètre dans l'Ordre des Artistes


Et, sans avoir été élu, [37]
Se vante de ses couvres,
Est la risée de tous.

Aussi, ceux qui monteront sur la balance


Sans peser autant que les poids,
Et seront soulevés avec fracas
Seront la risée de tous.

Dès que la vierge eut achevé, l'un des pages invita ceux qui devaient
tenter l'épreuve à se placer suivant leur rang et à monter l'un après l'autre
sur le plateau de la balance. Aussitôt l'un des empereurs vêtu d'un habit
luxueux, se décida ; il s'inclina d'abord devant la vierge et monta. Alors
chaque préposé posa son poids dans l'autre plateau et l'empereur résista à
l'étonnement de tous. Toutefois le dernier poids fut trop lourd pour lui et le
souleva, ce qui l'affligea au point que la vierge même parut en avoir pitié ;
aussi fit-elle signe aux siens de se taire. Puis le bon empereur fut lié et
remis à la sixième section.

Après lui vint un empereur qui se campa fièrement sur la balance ;


comme il cachait un grand et gros livre sous son vêtement, il se croyait
bien certain d'avoir le poids requis. Mais il compensa à peine le troisième
poids et le suivant l'enleva sans miséricorde. Dans sa frayeur il laissa
échapper son livre et tous les soldats se mirent à rire. Il fut donc lié et
confié à la garde de la troisième section. Plusieurs empereurs lui
succédèrent et eurent le même sort ; leur échec provoqua le rire et ils
furent liés.

Après eux s'avança un empereur de petite taille, portant une barbiche


brune et crépue. Après la révérence d'usage il monta également et fut
trouvé tellement constant que l'on n'aurait sans doute pas pu le soulever
avec plus de poids encore. Alors la vierge se leva vivement, s'inclina
devant lui et lui fit mettre un vêtement de velours rouge ; elle lui donna en
outre une branche de laurier, [38] dont elle avait une provision à côté d'elle
et le pria de s'asseoir sur les marches de son trône.

Il serait trop long de raconter comment se comportèrent les autres


empereurs, les rois et les seigneurs, mais je ne dois pas omettre de relater
que bien peu d'entre eux sont sortis victorieux de l'épreuve. Toutefois,
contre mon attente, bien des vertus devinrent manifestes : ceux-ci
résistèrent à tel ou tel poids ceux-là à deux, d'autres à trois, quatre ou cinq.
Mais bien peu avaient la véritable perfection ; et tous ceux qui échouèrent
furent la risée des soldats rouges.

Quand les nobles, les savants et autres eurent également subi


l'épreuve, et que dans chaque état on eut trouvé tantôt un, tantôt deux
justes, souvent aucun, ce fut le tour de messeigneurs les fourbes et des
flatteurs, faiseurs de Lapis Spitalauficus. On les posa sur la balance avec
de telles railleries que, malgré mon affliction, je faillis éclater de rire et
que même les prisonniers ne purent s'en empêcher. Car à ceux-là, pour la
plupart, on n'accorda même pas un jugement sévère ; mais ils furent
chassés de la balance à coups de fouet et conduits à leurs sections près des
autres prisonniers.

De toute cette grande foule, il subsista un si petit nombre que je


rougirais de le révéler. Parmi les élus il y eut aussi des personnes haut
placées mais les unes comme les autres furent honorées d'un vêtement de
velours et d'une branche de laurier.

Quand tous eurent passé par cette épreuve, sauf nous, pauvres chiens
enchaînés deux par deux, un capitaine s'avança et dit ; "Madame, s'il
plaisait à votre Honneur, on pourrait peser ces pauvres gens qui avouent
leur inaptitude, sans risque pour eux, mais pour notre plaisir seulement ;
peut-être trouverait-on quelque juste parmi eux".

Tout d'abord cette proposition ne laissa de me chagriner, car, dans ma


peine, j'avais au moins la consolation de ne pas être exposé honteusement
et chassé de la balance [39] à coups de fouet. J'étais convaincu que
beaucoup de ceux qui étaient prisonniers maintenant eussent préféré passer
dix nuits dans la salle où nous avions couché que de subir un échec si
pitoyable. Mais, comme la vierge donna son assentiment, il fallut bien se
soumettre. Nous fûmes donc déliés et posés l'un après l'autre. Quoique mes
compagnons échouassent le plus souvent, on leur épargna les sarcasmes et
les coups de fouet et ils se rangèrent de côté, en paix.

Mon camarade passa le cinquième ; il persista admirablement à la


satisfaction de beaucoup d'entre nous et, à la grande joie du capitaine qui
avait proposé l'épreuve ; il fut donc honoré par la vierge selon la coutume.

Les deux suivants étaient trop légers.

J'étais le huitième. Lorsque tout tremblant je pris place sur la balance,


mon camarade, déjà vêtu de son habit de velours m'engagea d'un regard
affectueux, et, même la vierge eut un léger sourire. Je résistai à tous les
poids ; la vierge ordonna alors d'employer la force pour me soulever et
trois hommes pesèrent encore sur l'autre plateau ; ce fut en vain.

Aussitôt l'un des pages se leva et clama d'une voix éclatante :

"C'est lui".

L'autre page répliqua : "Qu'il jouisse donc de sa liberté". La vierge


acquiesça, et, non seulement je fus reçu avec les cérémonies habituelles,
mais, de plus, l'on m'autorisa à délivrer un des prisonniers à mon choix.
Sans me plonger dans de longues réflexions, je choisis le premier des
empereurs, dont l'échec me faisait pitié depuis longtemps. Il fut délié
aussitôt et on le rangea près de nous en lui accordant tous les honneurs.

Au moment où le dernier prenait place sur la balance – dont les poids


furent trop lourds pour lui – la vierge aperçut les roses que j'avais
détachées de mon chapeau [40] et que je tenais à la main ; elle me fit la
grâce de me les demander par son page et je les lui donnai avec joie.
C'est ainsi que le premier acte se termina à dix heures du matin ; sa fin
fut marquée par une sonnerie de trompettes, invisibles pour nous à ce
moment.

En attendant le jugement, les sections emmenèrent leurs prisonniers.


Le conseil fut composé des cinq préposés et de nous-mêmes, et l'affaire fut
exposée par la vierge faisant office de présidente ; puis on demanda à
chacun son avis sur la punition à infliger aux prisonniers.

La première opinion émise fut de les punir tous de mort, les uns plus
durement que les autres, attendu qu'ils avaient eu l'audace de se présenter
malgré qu'ils connussent les conditions requises, clairement énoncées.

D'autres proposèrent de les retenir prisonniers. Mais ces propositions


ne furent approuvées ni par la présidente ni par moi. Finalement, on prit
une décision conforme à l'avis émis par l'empereur que j'avais délivré, par
un prince, par mon camarade et par moi : les premiers, seigneurs de rang
élevé, seraient conduits discrètement hors du château ; les seconds seraient
congédiés avec plus de mépris ; les suivants seraient déshabillés et mis
dehors tout nus ; les quatrièmes seraient fouettés par les verges ou chassés
par les chiens ; mais ceux qui avaient reconnu leur indignité et renoncé à
l'épreuve hier soir, repartiraient sans punition. Enfin, les audacieux qui
s'étaient conduits si honteusement au repas d'hier, seraient punis de prison
ou de mort selon la gravité de leurs forfaits.

Cet avis eut l'assentiment de la vierge et fut accepté définitivement ;


on accorda en outre un repas aux prisonniers. On leur fit part aussitôt de
cette faveur et le jugement fut fixé à douze heures de l'après-midi. Cette
décision prise, l'assemblée se sépara.

La vierge se retira avec les siens dans sa retraite coutumière ; on nous


fit servir une collation sur la première table de la salle avec la prière de
nous contenter de cela [41] jusqu'à ce que l'affaire fut complètement
terminée ; ensuite on nous conduirait devant le saint fiancé et la fiancée, ce
que nous apprîmes avec joie.

Cependant les prisonniers furent amenés dans la salle ; on les plaça


selon leur rang avec la recommandation de se conduire plus décemment
qu'auparavant ; mais cette exhortation était superflue car ils avaient perdu
leur arrogance. Et je puis affirmer, non par flatterie, mais par amour de la
vérité, que les personnes de rang élevé savaient en général mieux se
résigner de cet échec inattendu, car, quoique assez dure, leur punition était
juste. Les serviteurs leur restaient invisibles, tandis qu'ils étaient devenus
visibles pour nous ; cette constatation nous fut une grande joie.

Mais, quoique la fortune nous eût favorisés, nous ne nous estimions


cependant pas supérieurs aux autres et nous les engagions à reprendre
courage en leur disant qu'ils ne seraient pas traités trop durement. Ils
auraient voulu connaître la sentence ; mais nous étions tenus au silence de
sorte qu'aucun de nous ne pouvait les renseigner. Cependant nous les
consolions de notre mieux et nous les invitions à boire avec nous dans
l'espoir que le vin les égayerait.

Notre table était recouverte de velours rouge et les coupes étaient en


or et argent ; ce qui ne laissait d'étonner et d'humilier les autres. Avant que
nous eussions pris place à table, les deux pages vinrent présenter à chacun
de nous, de la part du fiancé, une Toison d'or portant l'image d'un Lion
volant, en nous priant de nous en parer pour le repas. Ils nous exhortèrent à
maintenir dûment la réputation et la gloire de l'Ordre ; – Car S. M. nous
conférait l'Ordre dès cet instant, et nous confirmerait bientôt cet honneur
avec la solennité convenable. – Nous reçûmes la Toison avec le plus grand
respect et nous nous engageâmes à exécuter fidèlement ce qu'il plairait à
Sa Majesté de nous ordonner. [42]

En outre, le page tenait la liste de nos demeures ; je ne chercherais pas


à cacher la mienne si je ne craignais qu'on ne me taxât d'orgueil, péché, qui
cependant ne peut surmonter l'épreuve du quatrième poids.

Or, comme nous étions traités d'une manière merveilleuse, nous


demandâmes à l'un des pages s'il nous était permis de faire porter quelques
aliments à nos amis prisonniers et, comme il n'y avait aucun empêchement
à cela, nous leur en fûmes porter abondamment par les serviteurs, toujours
invisibles pour eux. Ils ignoraient donc, de ce fait, d'où leur venaient les
aliments ; c'est pourquoi je voulus en porter moi-même à l'un d'eux ; mais
aussitôt l'un des serviteurs qui se trouvaient derrière moi m'en dissuada
amicalement. Il m'assura que si l'un des pages avait compris mon intention,
le roi en serait informé et me punirait certainement ; mais comme personne
ne s'en était aperçu, sinon lui, il ne se trahirait point. Toutefois, il m'invita
à mieux garder le secret de l'Ordre dorénavant. Et en me parlant ainsi, le
serviteur me rejeta si violemment sur mon siège, que j'y restai comme
brisé pendant longtemps. Néanmoins je le remerciai de son avertissement
bienveillant, dans la mesure où mon trouble et mon effroi le permirent.

Bientôt les trompettes sonnèrent ; comme nous avions remarqué que


cette sonnerie annonçait la vierge, nous nous apprêtâmes à la recevoir. Elle
apparut sur son trône, avec le cérémonial habituel, précédée de deux pages
qui portaient, le premier une coupe en or, l'autre un parchemin. Elle se leva
avec grâce, prit la coupe des mains du page et nous la remit par ordre du
Roi afin que nous la fassions circuler en son honneur. Le couvercle de
cette coupe représentait une Fortune exécutée avec un art parfait ; elle
tenait dans sa main un petit drapeau rouge déployé. Je bus ; mais la vue de
cette image me remplit de tristesse car j'avais éprouvé la perfidie de la
fortune.

La vierge était parée, comme nous, de la Toison d'or et [43] du Lion,


je présumai donc qu'elle devait être la présidente de l'Ordre. Quand nous
lui demandâmes le nom de cet Ordre, elle nous répondit qu'elle ne nous le
révélerait qu'après le jugement des prisonniers et l'exécution de la
sentence ; car leurs yeux étaient encore fermés pour la lumière de cette
révélation, et les événements heureux qui nous étaient survenus ne
pouvaient être pour eux que pierres d'achoppement et objets de scandale,
quoique les faveurs que l'on nous avait accordées ne fussent rien en
comparaison des honneurs qui nous étaient réservés.

Puis, des mains du second page, elle prit le parchemin ; il était divisé
en deux parties. S'adressant alors au premier groupe de prisonniers, la
vierge lut à peu près ce qui suit : Les prisonniers devaient confesser qu'ils
avaient ajouté foi trop aisément aux enseignements mensongers des faux
livres, qu'ils s'étaient cru beaucoup trop méritants ; de sorte, qu'ils avaient
osé se présenter dans ce palais où ils n'avaient jamais été conviés ; que,
peut-être, la plupart comptaient y trouver de quoi vivre ensuite avec plus
de pompe et d'ostentation ; en outre, qu'ils s'étaient excités mutuellement
pour s'enfoncer dans cette honte et qu'ils méritaient une punition sévère
pour tout cela.

Et ils le confessèrent avec humilité et soumission.

Puis le discours s'adressa plus durement aux prisonniers de la


deuxième catégorie. Ils étaient convaincus en leur intérieur d'avoir
composé de faux livres, trompé leur prochain et abaissé ainsi l'honneur
royal aux yeux du monde. Ils n'ignoraient pas de quelles figures impies et
trompeuses ils avaient fait usage. Ils n'avaient même pas épargné la Trinité
Divine ; bien plus, ils avaient tenté de s'en servir pour duper tout le monde.
Mais maintenant les procédés qu'ils avaient employés pour tendre des
pièges aux vrais convives pour leur substituer des insensés, étaient mis à
découvert. En outre, nul n'ignorait qu'ils se plaisaient dans la prostitution,
l'adultère, l'ivrognerie et autres vices [44] qui sont tous contraires à l'ordre
public de ce royaume. En somme, ils savaient qu'ils avaient abaissé, auprès
des humbles, la Majesté Royale même ; ils devaient donc confesser qu'ils
étaient des fourbes, des menteurs et des scélérats notoires, qu'ils méritaient
d'être séparés des honnêtes gens et d'être punis sévèrement.

Nos gaillards ne convinrent pas volontiers de tout cela ; mais, comme


la vierge les menaçait de mort, tandis que le premier groupe les accusait
véhémentement et se plaignait d'une seule voix d'avoir été dupé par eux, ils
finirent par avouer, pour échapper à de plus grands maux. Cependant ils
prétendaient que l'on ne devait pas les traiter avec une rigueur excessive
car les grands seigneurs, désireux d'entrer dans le château les avait alléchés
par de belles promesses pour obtenir leur aide ; cela les avait amenés à
ruser de mille manières pour happer l'appât, et, de fil en aiguille, ils avaient
été entraînés jusque-là. Ainsi donc, à leur avis, ils n'avaient pas démérité
plus que les seigneurs, parce qu'ils n'avaient pas réussi. Car les seigneurs
auraient dû comprendre qu'ils ne se seraient pas exposés à de grands
dangers en escaladant les murs avec eux, contre une faible rémunération,
s'ils avaient pu entrer en toute sécurité. D'autre part, certains livres avaient
été édités si fructueusement que ceux qui se trouvaient dans le besoin se
crurent autorisés à exploiter cette source de bénéfices. Ils espéraient donc
que, si l'on voulait rendre un jugement équitable et, sur leur demande
pressante, examiner leur cas avec soin, l'on chercherait en vain une action
blâmable à leur charge, car ils avaient agi en serviteurs des seigneurs. C'est
avec de tels arguments qu'ils cherchaient à s'excuser.

Mais on leur répondit que Sa Majesté Royale était décidée à les punir
tous ; toutefois avec plus ou moins de sévérité ; car les raisons qu'ils
invoquaient étaient en effet véridiques en partie, c'est pourquoi les
seigneurs ne resteraient point sans punition. Mais ceux qui, de leur propre
[45] initiative, avaient proposé leurs services, et ceux qui avaient
circonvenu et entraîné des ignorants malgré leur volonté, devaient se
préparer à mourir. Le même sort serait réservé à ceux qui avaient lésé Sa
Majesté Royale par leurs mensonges, ce dont ils pouvaient se convaincre
eux-mêmes par leurs écrits et leurs livres.

Alors ce furent des plaintes lamentables, des pleurs, des supplications,


des prières et des prosternations, qui cependant demeurèrent sans effet. Et
je fus étonné de voir que la vierge supporta cela si vaillamment, tandis
que, pleins de commisération, nous ne pûmes retenir nos larmes, quoique
beaucoup d'entre eux nous eussent infligé maints peines et tourments. Loin
de s'attendrir elle fit chercher par son page tous les chevaliers qui s'étaient
rangés près de la balance. On leur ordonna de s'emparer de leurs
prisonniers et de les conduire en file dans le jardin, chaque soldat devait se
placer à côté de son prisonnier. Je remarquai, non sans étonnement, avec
quelle aisance chacun reconnut le sien. Ensuite mes compagnons de la nuit
précédente furent autorisés à sortir librement dans le jardin pour assister à
l'exécution de la sentence.

Dès qu'ils furent sortis, la vierge descendit de son trône et nous invita
à nous asseoir sur les marches afin de paraître au jugement. Nous obéîmes
sans tarder en abandonnant tout sur la table, hormis la coupe que la vierge
confia à un page. Alors le trône se souleva tout entier et s'avança avec une
telle douceur qu'il nous sembla planer dans l'air ; nous arrivâmes ainsi dans
le jardin et nous nous levâmes.

Le jardin ne présentait aucune particularité ; toutefois les arbres


avaient été distribués avec art et une source délicieuse y jaillissait d'une
fontaine, décorée d'images merveilleuses, d'inscriptions et de signes
étranges ; j'en parlerai plus amplement dans le prochain livre, s'il plaît à
Dieu.

Un amphithéâtre en bois orné d'admirables décors avait été dressé


dans ce jardin. Il y avait quatre gradins [46] superposés ; le premier, d'un
luxe plus resplendissant, était masqué par un rideau en taffetas blanc ; nous
ignorions donc si quelqu'un s'y trouvait à ce moment. Le second était vide
et à découvert ; les deux derniers étaient de nouveau cachés à nos regards
par des rideaux de taffetas rouge et bleu.

Lorsque nous fûmes près de cet édifice, la vierge s'inclina très bas ;
nous en fûmes très impressionnés, car cela signifiait clairement que le Roi
et la Reine n'étaient pas loin. Nous saluâmes donc également. Puis la
vierge nous conduisit par l'escalier au second gradin, où elle prit la
première place, les autres conservant leur ordre.

Je ne puis raconter, à cause des méchantes langues, comment


l'empereur que j'avais délivré se comporta envers moi, tant à cet endroit
que précédemment à table ; car il se rendait facilement compte dans quels
soucis et tourments il attendrait l'heure du jugement, tandis que
maintenant, grâce à moi, il était parvenu à cette dignité.

Sur ces entrefaites, la vierge qui m'avait apporté jadis l'invitation et


que je n'avais plus aperçu depuis, s'approcha de nous ; elle sonna de sa
trompette et, d'une voix forte, elle ouvrit la séance par le discours suivant :

Sa Majesté Royale, Mon Seigneur, aurait désiré de tout son cœur que
tous ici présents eussent parus seulement sur Son invitation, pourvus de
qualités suffisantes, pour assister en grand nombre, en Son honneur, à la
fête nuptiale. Mais, comme Dieu tout-puissant en avait disposé autrement,
Sa Majesté ne devait pas murmurer, mais continuer à se conformer aux
usages antiques et louables de ce royaume, quelque fussent les désirs de Sa
Majesté. Mais, afin que Sa clémence naturelle soit célébrée dans le monde
entier, Elle est parvenue, avec l'aide de Ses conseillers et des représentants
du royaume, à mitiger sensiblement la sentence habituelle. Ainsi, Elle
voulait, premièrement, que les seigneurs et gouvernants n'eussent [47] pas
seulement la vie sauve, mais même que la liberté leur fut rendue. Sa
Majesté leur transmettait Sa prière amicale de se résigner sans aucune
colère à ne pouvoir assister à la fête en Son honneur, de réfléchir que Dieu
tout puissant leur avait déjà confié sans cela une charge qu'ils étaient
incapables de porter avec calme et soumission et que, d'ailleurs, le Tout-
puissant partageait ses biens suivant une loi incompréhensible. De même,
leur réputation ne serait pas atteinte par le fait d'avoir été exclus de notre
Ordre, car il n'est pas donné à tous d'accomplir toutes choses. D'ailleurs les
courtisans pervers qui les avaient trompés ne resteraient pas impunis. En
outre, Sa Majesté était désireuse de leur communiquer sous peu un
Catalogue des Hérétiques et un Index expurgatorium, afin qu'ils pussent
discerner dorénavant le bien du mal avec plus de facilités. De plus, comme
Sa Majesté avait l'intention d'opérer un classement dans leur bibliothèque
et de sacrifier à Vulcain les écrits trompeurs, Elle les priait de lui prêter
leur aide amicale à cet effet. Sa Majesté leur recommandait également de
gouverner leurs sujets de manière à réprimer tout mal et toute impureté.
Elle les exhortait de même à résister au désir de revenir inconsidérément,
afin que l'excuse d'avoir été dupés ne fut reconnue comme mensongère et
qu'ils ne fussent en buttes à la risée et au mépris de tous. Enfin, si les
soldats leur demandaient une rançon, Sa Majesté espérait que personne ne
songerait à s'en plaindre et ne refuserait de se racheter, soit avec une
chaîne, soit avec tout autre objet qu'il aurait sous la main ; puis il leur
serait loisible de prendre congé de nous, amicalement, et de s'en retourner
vers les leurs, accompagnés de nos vœux.

Les seconds qui n'avaient pu résister aux poids, un, trois et quatre, n'en
seraient pas quittes à si bon compte, mais afin que la clémence de Sa
Majesté leur fut sensible également, leur punition serait d'être dévêtus
entièrement et renvoyés ensuite. [48]

Ceux qui avaient été plus légers que les poids deux et cinq, seraient
dévêtus et marqués d'un, de deux ou de plusieurs stigmates suivant qu'ils
avaient été plus ou moins lourds.

Ceux qui avaient été soulevés par les poids six et sept et non par les
autres, seraient traités avec moins de rigueur.

Et ainsi de suite ; pour chacune des combinaisons, une peine


particulière était édictée. Il serait trop long de les énumérer toutes.

Les modestes, qui hier avaient renoncé à l'épreuve de leur plein gré
seraient délivrés sans aucune punition.

Enfin, les fourbes qui n'avaient pu contrebalancer un seul poids


seraient punis de mort par l'épée, la corde, l'eau ou les verges, suivant leurs
crimes ; et l'exécution de cette sentence aurait lieu irrévocablement pour
l'exemple des autres.

Alors notre vierge rompit le bâton ; puis la seconde vierge, celle qui
avait lu la sentence, sonna de sa trompette et, s'approchant du rideau blanc,
fit une profonde révérence.

Je ne puis omettre, ici, de révéler au lecteur une particularité relative


au nombre des prisonniers : Ceux qui pesaient un poids étaient au nombre
de sept ; ceux qui en pesaient deux, au nombre de vingt et un ; pour trois
poids il y en avait trente-cinq ; pour quatre, trente-cinq ; pour cinq, vingt et
un ; et pour six, sept. Mais pour le poids sept, il n'y en avait qu'un seul qui
avait été soulevé avec peine ; c'était celui que j'avais délivré ; ceux qui
avaient été soulevés aisément étaient en grand nombre. Ceux qui avaient
laissé descendre tous les poids à terre étaient moins nombreux.

Et c'est ainsi que j'ai pu les compter et les noter soigneusement sur ma
tablette tandis qu'ils se présentaient un à un. Or, chose étrange, tous ceux
qui avaient pesé quelque chose étaient dans des conditions différentes.[49]
Ainsi ceux qui pesaient trois poids étaient bien au nombre de trente-cinq,
mais l'un avait pesé 1, 2, 3, l'autre 3, 4, 5, le troisième 5, 6, 7 et ainsi de
suite ; de sorte que par le plus grand miracle il n'y avait pas deux
semblables parmi les cent vingt-six qui avaient pesé quelque chose ; et je
les nommerai bien tous, chacun avec ses poids si cela ne m'était défendu
pour l'instant. Mais j'espère que ce secret sera révélé dans l'avenir avec son
interprétation.

Après la lecture de cette sentence, les seigneurs de la première


catégorie exprimèrent une grande satisfaction, car, après cette épreuve
rigoureuse, ils n'avaient osé espérer une punition aussi légère. Ils
donnèrent plus encore que ce qu'on leur demanda et se rachetèrent avec
des chaînes, des bijoux, de l'or, de l'argent, enfin tout ce qu'ils avaient sur
eux.

Quoique l'on eût défendu aux serviteurs royaux de se moquer d'eux


pendant leur départ, quelques railleurs ne purent réprimer le rire ; et, en
vérité, il était fort amusant de voir avec quelle hâte ils s'éloignèrent.
Toutefois quelques-uns avaient demandé qu'on leur fît parvenir le
catalogue promis afin qu'ils pussent faire le classement des livres selon le
désir de Sa Majesté Royale, ce qu'on leur avait promis à nouveau. Sous le
portail on présenta à chacun la coupe remplie de breuvage d'oubli afin
qu'aucun ne fut tourmenté par le souvenir de ces incidents.

Ils furent suivis par ceux qui s'étaient rétractés avant l'épreuve ; on
laissa passer ces derniers sans encombre, à cause de leur franchise et de
leur honnêteté ; mais on leur ordonna de ne jamais revenir dans d'aussi
déplorables conditions. Toutefois si une révélation plus profonde les y
invitait, ils seraient, comme les autres, des convives bienvenus.

Pendant ce temps les prisonniers des catégories suivantes furent


dévêtus ; et là encore, on faisait des distinctions suivant les crimes de
chacun. On renvoya les uns tout nus, sans autres punitions ; à d'autres on
attacha [50] des sonnettes et des grelots ; quelques autres encore furent
chassés à coup de fouet. En somme leurs punitions furent trop variées pour
que je pusse les relater toutes.

Enfin ce fut le tour des derniers ; leur punition demandait plus de


temps car, suivant le cas, ils furent ou pendus ou décapités, ou noyés ou
encore expédiés différemment. Pendant ces exécutions je ne pus retenir
mes larmes, non tant par pitié pour eux – en toute justice, ils avaient mérité
leur punition pour leurs crimes – mais j'étais ému par cet aveuglement
humain qui nous amène sans cesse à nous préoccuper avant tout de ce en
quoi nous avons été scellés depuis la chute première.

C'est ainsi que le jardin qui regorgeait de monde un instant auparavant


se vida, au point qu'il ne resta guère que les soldats.

Après ces événements il se fit un silence qui dura cinq minutes. Alors
une belle licorne, blanche comme la neige, portant un collier en or signé de
quelques caractères, s'approcha de la fontaine, et, ployant ses jambes de
devant, s'agenouilla comme si elle voulait honorer le lion qui se tenait
debout sur la fontaine. Ce lion, qui en raison de son immobilité complète
m'avait semblé en pierre ou en airain, saisit aussitôt une épée nue qu'il
tenait sous ses griffes et la brisa au milieu ; je crois que les deux fragments
tombèrent dans la fontaine. Puis il ne cessa de rugir jusqu'à ce qu'une
colombe blanche, tenant un rameau d'olivier dans son bec, volât vers lui à
tire d'ailes ; elle donna ce rameau au lion qui l'avala, ce qui lui rendit de
nouveau le calme. Alors, en quelques bonds joyeux, la licorne revint à sa
place.

Un instant après, notre vierge nous fit descendre du gradin par un


escalier tournant et nous nous inclinâmes encore une fois devant la
draperie ; puis on nous ordonna de nous verser de l'eau de la fontaine sur
les mains et sur la tête et de rentrer dans nos rangs après cette ablution,
jusqu'à ce que le Roi se fût retiré dans ses appartements par un couloir
secret. On nous ramena alors du jardin dans nos chambres, en grande
pompe et au son des instruments, tandis que nous nous entretenions
amicalement. Et cela eut lieu vers quatre heures de l'après-midi. [51]

Afin de nous aider à passer le temps agréablement, la vierge ordonna


que chacun de nous fût accompagné par un page. Ces pages, richement
vêtus, étaient extrêmement instruits et discouraient sur toute chose avec
tant d'art que nous avions honte de nous-mêmes. On leur avait donné
l'ordre de nous faire visiter le château – certaines parties seulement – et de
nous distraire en tenant compte de nos désirs autant que possible.

Puis la vierge prit congé de nous en nous promettant d'assister au


repas du soir ; on célébrerait, aussitôt après, les cérémonies de la
Suspension des poids ; ensuite, il nous faudrait prendre patience jusqu'à
demain, car demain seulement nous serions présentés au Roi.

Dès qu'elle nous eût quittés, chacun de nous chercha à s'occuper selon
ses goûts. Les uns contemplèrent les belles inscriptions, les copièrent, et
méditèrent sur la signification des caractères étranges ; d'autres se
réconfortèrent en buvant et en mangeant. Quant à moi, je me fis conduire
par mon page par-ci, par-là, dans le château et je me réjouirai toute ma vie
d'avoir fait cette promenade. Car, sans parler de maintes antiquités
admirables, on me montra les caveaux des rois, auprès desquels j'ai appris
plus que ce qu'enseignent tous les livres. C'est là que se trouve le
merveilleux phénix, sur lequel j'ai fait paraître un petit traité il y a deux
ans. J'ai l'intention de continuer à publier des traités spéciaux conçus sur le
même plan et comportant le même développement, sur le lion, l'aigle, le
griffon, le faucon et autres sujets.

Je plains encore mes compagnons d'avoir négligé un trésor aussi


précieux ; cependant tout me porte à croire [52] que telle a été la volonté
de Dieu. J'ai profité plus qu'eux de la compagnie de mon page, car les
pages conduisaient chacun suivant ses tendances intellectuelles, aux
endroits et par les voies qui lui convenaient. Or, c'est à mon page qu'on
avait confié les clefs et c'est pour cette raison que je goûtai ce bonheur
avant les autres. Mais maintenant, quoiqu'il les appelât, ils se figuraient
que ces tombeaux ne pouvaient se trouver que dans des cimetières, et là ils
les verraient toujours à temps – si toutefois cela en valait la peine. Pourtant
ces monuments, dont nous avons pris tous deux une copie exacte, ne
resteront point secrets à nos disciples méritants.

Ensuite nous visitâmes tous deux l'admirable bibliothèque ; elle était


encore telle qu'elle avait existé avant la Réforme. Quoique mon cœur se
réjouisse chaque fois que j'y pense, je n'en parlerai cependant point ;
d'ailleurs le catalogue en paraîtra sous peu. Près de l'entrée de cette salle,
l'on trouve un gros livre, comme je n'en avais jamais vu ; ce livre contient
la reproduction de toutes les figures, salles et portes ainsi que des
inscriptions et énigmes réunies dans le château entier. Mais quoique j'eusse
commencé à divulguer ces secrets, je m'arrête là, car je ne dois en dire
davantage, tant que le monde ne sera pas meilleur qu'il n'est.

Près de chaque livre je vis le portrait de son auteur ; j'ai cru


comprendre que beaucoup de ces livres-là seront brûlés, afin que le
souvenir même en disparaisse parmi les hommes de bien.

Quand nous eûmes terminé cette visite, sur le seuil même de la porte,
un autre page arriva en courant ; il dit quelques mots tout bas à l'oreille de
notre page, prit les clefs qu'il lui tendait et disparut par l'escalier. Voyant
que notre page avait affreusement pâli, nous l'interrogeâmes et, comme
nous insistâmes, il nous informa que Sa Majesté défendait que quiconque
visitât ni la bibliothèque ni les tombeaux et il nous supplia de garder cette
[53] visite absolument secrète, afin de lui sauver la vie parce qu'il avait
déjà nié notre passage dans ces endroits. A ces mots nous fûmes saisis de
frayeur et aussi de joie ; mais le secret en fut gardé strictement ; personne
d'ailleurs ne s'en soucia, quoique nous eussions passé trois heures dans les
deux salles.

Sept heures venaient de sonner ; cependant on ne nous appela pas


encore à table. Mais les distractions sans cesse renouvelées nous faisaient
oublier notre faim et à ce régime je jeûnerais volontiers ma vie durant. En
attendant le repas on nous montra les fontaines, les mines et divers ateliers,
dont nous ne pourrions produire l'équivalent avec toutes nos connaissances
réunies. Partout les salles étaient disposées en demi-cercle, de sorte que
l'on pouvait observer facilement l'Horloge précieuse établie au centre sur
une tour élevée et se conformer à la position des planètes qui s'y
reproduisait avec une précision admirable. Ceci nous montre à l'évidence
par où pèchent nos artistes ; mais il ne m'appartient pas de les en instruire.

Enfin je parvins à une salle spacieuse qui avait déjà été visitée par les
autres ; elle renfermait un Globe terrestre dont le diamètre mesurait trente
pieds. Presque la moitié de cette sphère était sous le sol à l'exception d'une
petite bande entourée de marches. Ce Globe était mobile et deux hommes
le tournaient aisément de telle manière que l'on ne pouvait jamais
apercevoir que ce qui était au-dessus de l'Horizon. Quoique j'eusse deviné
qu'il devait être affecté à un usage particulier, je n'arrivais cependant pas à
comprendre la signification de certains petits anneaux en or qui y étaient
fixés çà et là. Cela fit sourire mon page, qui m'invita à les regarder plus
attentivement. A la fin, je découvris que ma patrie était marquée d'un
anneau d'or ; alors mon compagnon y chercha la sienne et trouva une
marque semblable, et, comme cette constatation se vérifia encore pour
d'autres qui avaient réussi [54] dans l'épreuve, le page nous donna
l'explication suivante qu'il nous certifia être véridique.

Hier, le vieil Atlante – tel est le nom de l'Astronome – avait annoncé à


Sa Majesté que tous les points d'or correspondaient très exactement aux
pays que certains des convives avaient déclarés comme leur patrie. Il avait
vu que je n'avais pas osé tenter l'épreuve, tandis que ma patrie était
cependant marquée d'un point ; alors il avait chargé l'un des capitaines de
demander que l'on nous pesât à tout hasard, sans risques pour nous, et cela
parce que la patrie de l'un de nous se distinguait par un signe très
remarquable. Il ajouta qu'il était, parmi les pages, celui qui disposait du
plus grand pouvoir et que ce n'était pas sans raison qu'il avait été mis à ma
disposition. Je lui exprimai ma gratitude, puis j'examinai ma patrie de plus
près encore et je constatai qu'à côté de l'anneau il y avait encore quelques
beaux rayons. Ce n'est pas pour me vanter ou me glorifier que je relate ces
faits.

Ce globe m'apprit encore bien des choses que toutefois je ne publierai


pas. Que le lecteur tâche cependant de trouver pourquoi toutes les villes ne
possèdent pas un Philosophe.

Ensuite on nous fit visiter l'intérieur du Globe ; nous entrâmes de la


manière suivante : Sur l'espace représentant la mer, qui prenait
naturellement beaucoup de place, se trouvait une plaque portant trois
dédicaces et le nom de l'auteur. Cette plaque se soulevait facilement et
dégageait l'entrée par laquelle on pouvait pénétrer jusqu'au centre en
abattant une planche mobile ; il y avait de la place pour quatre personnes.
Au centre, il n'y avait, en somme, qu'une planche ronde ; mais quand on y
était parvenu on pouvait contempler les étoiles en plein jour – toutefois à
cet instant il faisait déjà sombre. – Je crois que c'étaient de pures
escarboucles qui accomplissait dans l'ordre leur cours naturel et ces étoiles
resplendissaient avec une telle beauté que je ne pouvais plus [55] me
détacher de ce spectacle ; plus tard le page raconta cela à la vierge qui me
plaisanta maintes fois à ce sujet.

Mais l'heure du dîner était sonnée et je m'étais tellement attardé dans


le globe que j'allais arriver le dernier à table. Je me hâtai donc de remettre
mon habit – je l'avais ôté auparavant – et je m'avançai vers la table ; mais
les serviteurs me reçurent avec tant de révérences et de marques de respect
que, tout confus, je n'osai lever les yeux. Je passai ainsi, sans prendre
garde, à côté de la vierge qui m'attendait ; elle s'aperçut aussitôt de mon
trouble, me saisit par mon habit et me conduisit ainsi à table.

Je me dispense de parler ici de la musique et des autres splendeurs,


car, non seulement les paroles me manquent pour les dépeindre comme il
conviendrait, mais encore je ne saurais ajouter à la louange que j'en ai faite
plus haut ; en un mot il n'y avait là que les productions de l'art le plus
sublime.

Pendant le repas nous nous fîmes part de nos occupations de l'après-


midi – cependant je tus notre visite à la bibliothèque et aux monuments. –
Quand le vin nous eût rendus communicatifs, la vierge prit la parole
comme suit :
"Chers seigneurs, en ce moment je suis en désaccord
avec ma sœur. Nous avons un aigle dans notre
appartement et chacune de nous deux voudrait être sa
préférée ; nous avons eu de fréquentes discussions à ce
sujet. Pour en finir, nous décidâmes dernièrement de
nous montrer à lui toutes les deux ensemble et nous
convînmes qu'il appartiendrait à celle à qui il
témoignerait le plus d'amabilité. Quand nous réalisâmes
ce projet, je tenais à la main un rameau de laurier,
suivant mon habitude, mais ma sœur n'en avait point.
Dès que l'aigle nous eut aperçues, il tendit à ma sœur le
rameau qu'il tenait dans son bec et réclama le mien en
échange ; je le lui donnai. Alors chacune de nous voulut
en conclure qu'elle était la préférée ; que faut-il en
penser ?" [56]

Cette question que la vierge nous posa par modestie, piqua notre
curiosité, et chacun aurait bien voulu en trouver la solution. Mais tous les
regards se dirigèrent vers moi, et l'on me pria d'émettre mon avis le
premier ; j'en fus tellement troublé que je ne pus répondre qu'en posant le
même problème d'une manière différente et je dis :
"Madame, une seule difficulté s'oppose à la solution de la
question qui serait facile à résoudre sans cela. J'avais
deux compagnons qui m'étaient profondément attachés ;
mais comme ils ignoraient auquel des deux j'accordais
ma préférence, ils décidèrent de courir aussitôt vers moi,
dans la conviction que celui que j'accueillirais le premier
avait ma prédilection. Cependant, comme l'un d'eux ne
pouvait suivre l'autre, il resta en arrière et pleura ; je
reçus l'autre avec étonnement. Quand ils m'eurent
expliqué le but de leur course, je ne pus me déterminer à
donner une solution à leur question et je dus remettre ma
décision, jusqu'à ce que je fusse éclairé sur mes propres
sentiments".

La vierge fut surprise de ma réponse ; elle comprit fort bien ce que je


voulais dire et répliqua : "Eh bien ! nous sommes quittes".

Puis elle demanda l'avis des autres. Mon récit les avait déjà éclairés ;
celui qui me succéda parla donc ainsi :
"Dans ma ville une vierge fut condamnée à mort
dernièrement ; mais comme son juge en eut pitié, il fit
proclamer que celui qui voudrait entrer en lice pour elle,
afin de prouver son innocence par un combat serait
admis à faire cette preuve. Or elle avait deux galants,
dont l'un s'arma aussitôt et se présenta dans le champ
clos pour y attendre un adversaire. Bientôt après, l'autre y
pénétra également ; mais comme il était arrivé trop tard,
il prit le parti de combattre, et de se laisser vaincre, afin
que la vierge eût la vie sauve. Lorsque le combat fut
terminé, ils réclamèrent la vierge tous les deux. Et dites-
moi maintenant, messeigneurs, à qui la donnez-vous ?"
[57]

Alors la vierge ne put s'empêcher de dire : "Je croyais vous apprendre


beaucoup et me voici prise à mon propre piège ; je voudrais cependant
savoir si d'autres prendront la parole ?"

"Certes," répondit un troisième. "Jamais on ne m'a raconté plus


étonnante aventure que celle qui m'est arrivée. Dans ma jeunesse, j'aimais
une jeune fille honnête et, pour que mon amour put atteindre son but, je
dus me servir du concours d'une petite vieille, grâce à laquelle je réussis
finalement. Or, il advint que les frères de la jeune fille nous surprirent au
moment où nous étions réunis tous les trois. Ils entrèrent dans une colère si
violente qu'ils voulurent me tuer ; mais, à force de les supplier, ils me
firent jurer enfin de les prendre toutes les deux à tour de rôle comme
femmes légitimes, chacune pendant un an. Dites-moi, messeigneurs par
laquelle devais-je commencer, par la jeune ou par la vieille ?"

Cette énigme nous fit rire longtemps ; et quoique l'on entendit


chuchoter, personne ne voulut se prononcer.

Ensuite, le quatrième débuta comme suit :


"Dans une ville demeurait une honnête dame de la
noblesse, qui était aimée de tous, mais particulièrement
d'un jeune gentilhomme ; comme celui-ci devenait par
trop pressant, elle crut s'en débarrasser en lui promettant
d'accéder à son désir, s'il pouvait la conduire en plein
hiver dans un beau jardin verdoyant, rempli de roses
épanouies, et en lui enjoignant de ne plus reparaître
devant elle jusque-là. Le gentilhomme parcourut le
monde à la recherche d'un homme capable de produire ce
miracle et rencontra finalement un petit vieillard qui lui
en promit la réalisation en échange de la moitié de ses
biens. L'accord s'étant fait sur ce point, le vieillard
s'exécuta ; alors le galant invita la dame à venir dans son
jardin. A l'encontre de son désir, celle-ci le trouva tout
verdoyant, gai et agréablement tempéré et elle se souvint
de sa promesse. Dès lors elle n'exprima que ce seul
souhait, qu'on lui permît [58] de retourner encore une
fois près de son époux ; et lorsqu'elle l'eut rejoint elle lui
confia son chagrin en pleurant et en soupirant. Or, le
seigneur, entièrement rassuré sur les sentiments de
fidélité de son épouse, la renvoya à son amant, estimant
qu'à un tel prix il l'avait gagnée. Le gentilhomme fut
tellement touché par cette droiture que, dans la crainte de
pécher en prenant une honnête épouse, il la fit retourner
prés de son seigneur, en tout honneur. Mais, quand le
petit vieillard connut la probité de tous deux, il résolut de
rendre tous les biens au gentilhomme, tout pauvre qu'il
était, et repartit. Et maintenant, chers seigneurs, j'ignore
laquelle de ces personnes s'est montrée la plus honnête.
Nous nous taisions, et la vierge, sans répondre davantage demanda
qu'un autre voulût bien continuer.

Le cinquième continua donc comme suit :


"Chers seigneurs, je ne ferai point de grands discours.
Qui est plus joyeux, celui qui contemple l'objet qu'il aime
ou celui qui y pense seulement ?"
"Celui qui le contemple" dit la vierge. – "Non,"
répliquai-je. Et la discussion allait éclater lorsqu'un
sixième prit la parole :
"Chers Seigneurs, je dois contracter une union. J'ai le
choix entre une jeune fille, une mariée et une veuve ;
aidez-moi à sortir d'embarras et je vous aiderai à
résoudre la question précédente".

Le septième répondit :
"Lorsqu'on a le choix c'est encore acceptable ; mais il en
était autrement dans mon cas. Dans ma jeunesse, j'aimais
une belle et honnête jeune fille du fond de mon cœur et
elle me rendait mon amour ; cependant nous ne pouvions
nous unir à cause d'obstacles élevés par ses amis. Elle fut
donc donnée en mariage à un autre jeune homme, qui
était également droit et honnête. Il l'entoura d'affection
jusqu'à ce qu'elle fit ses couches ; mais alors elle tomba
dans un évanouissement si profond que tout le [59]
monde la crut morte ; et on l'enterra au milieu d'une
grande affliction. Je pensai alors, qu'après sa mort je
pouvais embrasser cette femme qui n'avait pu être
mienne durant sa vie. Je la déterrai donc à la tombée de
la nuit, avec l'aide de mon serviteur. Or, quand j'eus
ouvert le cercueil et que je l'eusse serrée dans mes bras,
je m'aperçus que son cœur battait encore, d'abord
faiblement puis de plus en plus fort au fur et à mesure
que je la réchauffais. Lorsque j'eus la certitude qu'elle
vivait encore, je la portai subrepticement chez moi ; je
ranimai son corps par un précieux bain d'herbes et je la
remis aux soins de ma mère. Elle mit au monde un beau
garçon,... que je fis soigner avec autant de conscience
que la mère. Deux jours après je lui racontai, à son grand
étonnement, ce qui avait eu lieu et je la priai de rester
dorénavant chez moi comme mon épouse. Elle en eut un
grand chagrin, disant que son époux, qui l'avait toujours
aimée fidèlement, en serait très affligé, mais que par ces
événements, l'amour la donnait autant à l'un qu'à l'autre.
Rentrant d'un voyage de deux jours, j'invitai son époux et
je lui demandai incidemment s'il ferait de nouveau bon
accueil à son épouse défunte si elle revenait. Quand il
m'eut répondu affirmativement en pleurant amèrement, je
lui amenai enfin sa femme et son fils ; Je lui contai tout
ce qui s'était passé et je la priai de ratifier par son
consentement mon union avec elle. Après une longue
dispute, il dut renoncer à contester mes droits sur la
femme ; nous nous querellâmes ensuite pour le fils".

Ici la vierge intervint par ces paroles :


"Je suis étonnée d'apprendre que vous ayez pu doubler
l'affliction de cet homme".
"Comment," répondit-il, "je n'étais donc pas dans mon
droit ?"

Aussitôt une discussion s'éleva entre nous ; la plupart étaient d'avis


qu'il avait bien fait.
"Non," dit-il, "je les lui ai donnés tous deux, et sa [60]
femme et son fils. Dites-moi, maintenant, chers
seigneurs, la droiture de mon action fut-elle plus grande
que la joie de l'époux ?"

Ces paroles plurent tellement à la vierge qu'elle fit circuler la coupe en


l'honneur des deux.

Les énigmes proposées ensuite par les autres furent un peu plus
embrouillées de sorte que je ne pus les retenir toutes ; cependant je me
souviens encore de l'histoire suivante racontée par l'un de mes
compagnons : Quelques années auparavant un médecin lui avait acheté du
bois dont il s'était chauffé pendant tout l'hiver ; mais quand le printemps
était revenu il lui avait revendu ce même bois de sorte qu'il en avait usé
sans faire la moindre dépense.
"Cela s'est fait par acte, sans doute ?" dit la vierge, "mais
l'heure passe et nous voici arrivés à la fin du repas". –
"En effet" répondit mon compagnon ; "Que celui qui ne
trouve pas la solution de ces énigmes la fasse demander à
chacun ; je ne pense pas qu'on la lui refusera".

Puis on commença à dire le gratias et nous nous levâmes tous de table,


plutôt rassasiés et gais que gavés d'aliments. Et nous souhaiterions
volontiers que tous les banquets et festins se terminassent de cette manière.

Quand nous nous fûmes promenés un instant dans la salle, la vierge


nous demanda si nous désirions assister au commencement des noces. L'un
de nous répondit :
"Oh oui, vierge noble et vertueuse".

Alors, tout en conversant avec nous, elle dépêcha en secret un page.


Elle était devenue si affable avec nous que j'osai lui demander son nom. La
vierge ne se fâcha point de mon audace et répondit en souriant :
"Mon nom contient cinquante-cinq, et n'a cependant que
huit lettres ; la troisième est le tiers de la cinquième ; si
elle s'ajoute à la sixième, elle forme un nombre, dont la
racine est déjà plus grande de la première lettre, que n'est
la troisième elle-même, et qui est la moitié de la
quatrième. La cinquième et la septième sont égales ; la
dernière [61] est, de même égale, à la première, et elles
font avec la seconde autant que possède la sixième, qui
n'a cependant que quatre de plus que ne possède la
troisième trois fois. Et maintenant, seigneurs, quel est
mon nom ?"

Ce problème me sembla bien difficile à résoudre ; cependant je ne


m'en récusai pas et je demandai :
"Vierge noble et vertueuse, ne pourrais-je obtenir une
seule lettre ?"
"Mais certainement", dit-elle "cela est possible".
"Combien possède donc la septième ?" demandai-je.

"Elle possède autant qu'il y a de seigneurs ici", répondit-elle. Cette


réponse me satisfit et je trouvai aisément son nom. La vierge s'en montra
très contente et nous annonça que bien d'autres choses nous seraient
révélées.

Mais voici que nous vîmes paraître plusieurs vierges magnifiquement


vêtues ; elles étaient précédées de deux pages qui éclairaient leur marche.
Le premier de ces pages nous montrait une figure joyeuse, des yeux clairs
et ses formes étaient harmonieuses ; le second avait l'aspect irrité ; il fallait
que toutes ses volontés se réalisent ainsi que je m'en aperçus par la suite.
Ils étaient suivis, tout d'abord, par quatre vierges. La première baissait
chastement les yeux et ses gestes dénotaient une profonde humilité. La
deuxième était également une vierge chaste et pudique. La troisième eut un
mouvement d'effroi en entrant dans la salle ; j'appris plus tard qu'elle ne
peut rester là où il y a trop de joie. La quatrième nous apporta quelques
fleurs, symboles de ses sentiments d'amour et d'abandon.

Ensuite nous vîmes deux autres vierges parées plus richement ; elles
nous saluèrent. La première portait une robe toute bleue semée d'étoiles
d'or ; la seconde était vêtue de vert avec des raies rouges et blanches ;
toutes deux avaient dans leurs cheveux des rubans flottants qui leur
seyaient admirablement.

Mais voici, toute seule, la septième vierge ; elle portait une petite
couronne et, néanmoins ses regards allaient [62] plus souvent vers le ciel
que vers la terre. Nous crûmes qu'elle était la fiancée ; en cela nous étions
loin de la vérité ; cependant elle était plus noble que la fiancée par les
honneurs, la richesse et le rang. Ce fut elle qui, maintes fois, régla le cours
entier des noces. Nous imitâmes notre vierge et nous nous prosternâmes au
pied de cette reine malgré qu'elle se montrât très humble et pieuse, Elle
tendit la main à chacun de nous tout en nous disant de ne point trop nous
étonner de cette faveur car ce n'était là qu'un de ses moindres dons. Elle
nous exhorta à lever nos yeux vers notre Créateur, à reconnaître sa toute
puissance en tout ceci, à persévérer dans la voie où nous nous étions
engagés et à employer ces dons à la gloire de Dieu et pour le bien des
hommes. Ces paroles, si différentes de celles de notre vierge, encore un
peu plus mondaine, m'allaient droit au cœur. Puis s'adressant à moi :
"Toi," dit-elle, "tu as reçu plus que les autres, tâche donc
de donner plus également".

Ce sermon nous surprit beaucoup, car en voyant les vierges et les


musiciens nous avions cru qu'on allait danser.

Cependant les poids dont nous parlions plus haut étaient encore à leur
place ; la reine – j'ignore qui elle était – invita chaque vierge à prendre l'un
des poids, puis elle donna le sien qui était le dernier et le plus lourd à notre
vierge et nous ordonna de nous mettre à leur suite. C'est ainsi que notre
gloire majestueuse se trouva un peu rabaissée ; car je m'aperçus facilement
que notre vierge n'avait été que trop bonne pour nous et que nous
n'inspirions point une si haute estime, que nous commencions presque à
nous l'imaginer.

Nous suivîmes donc en ordre et l'on nous conduisit dans une première
salle. Là, notre vierge suspendit le poids de la reine le premier ; tandis
qu'on chanta un beau cantique. Dans cette salle, il n'y avait de précieux que
quelques beaux livres de prières qu'il nous était impossible [63] d'atteindre.
Au milieu de la salle se trouvait un prie dieu ; la reine s'y agenouilla et
nous nous prosternâmes tous autour d'elle et répétâmes la prière que la
vierge lisait dans l'un des livres ; nous demandâmes avec ferveur que ces
noces s'accomplissent à la gloire de Dieu et pour notre bien.

Ensuite nous parvînmes à la seconde salle, où la première vierge


suspendit à son tour le poids qu'elle portait ; et ainsi de suite, jusqu'à ce
que toutes les cérémonies fussent accomplies. Alors la reine tendit de
nouveau la main à chacun de nous et se retira accompagnée de ses vierges.

Notre présidente resta encore un instant parmi nous ; mais comme il


était presque deux heures de la nuit elle ne voulut pas nous retenir plus
longtemps ; – j'ai cru remarquer, à ce moment, qu'elle se plaisait en notre
société. – On nous souhaita donc une bonne nuit, nous engagea à dormir
tranquilles et se sépara ainsi de nous amicalement, presque à contrecœur.

Nos pages, qui avaient reçu des ordres, nous conduisirent dans nos
chambres respectives, et afin que nous puissions nous faire servir en cas de
besoin, notre page reposait dans un second lit installé dans la même
chambre. Je ne sais comment étaient les chambres de mes compagnons,
mais la mienne était meublée royalement et garnie de tapis et de tableaux
merveilleux. Cependant je préférais à tout cela la compagnie de mon page
qui était si éloquent et si versé dans les arts que je pris plaisir à l'écouter
pendant une heure encore, de sorte que je ne m'endormis que vers trois
heures et demie.

Ce fut ma première nuit tranquille ; cependant un rêve importun ne me


laissait pas jouir du repos tout à mon aise, car toute la nuit je m'acharnais
sur une porte que je ne pouvais ouvrir, finalement j'y réussis. Ces fantaisies
troublèrent mon sommeil jusqu'à ce que le jour m'éveillât enfin.
[64]

COMMENTAIRE

Ce Troisième Jour est illustré par l'épreuve des poids et le texte de


tout l'ensemble doit retenir l'attention du lecteur : Qu'il tire, au passage,
quelques interprétations utiles dans les couleurs du vêtement de la vierge :
velours rouge, rubans blancs, couronne verte de lauriers. Ces lauriers qui
reviendront si souvent dans la suite du récit méritent que l'on en souligne
le sens hermétique. Ce laurier n'est autre que Daphné, fille de la Terre et
du fleuve Pœné, qui fut métamorphosée en laurier pour être soustraite aux
brûlantes poursuites d'Apollon. L'esprit divin du laurier dont les feuilles
excitent le délire prophétique, est intimement lié au culte d'Apollon,
d'ailleurs le Palais où notre héros est hébergé n'est-il point appelé en
maints endroits "La Maison Solaire" ?

Lorsque la balance d'or est en place, on dispose une petite table dans
son voisinage. Celle-ci porte sept poids pour peser les mérites des
candidats. Le nombre de ces poids peut s'entendre de maintes façons. S'il
rappelle le nombre des jours consacrés aux Noces Chymiques ainsi que les
sept étages de la Tour où s'accomplit l'Œuvre de résurrection du Roi et de
la Reine, on peut aussi attribuer à chacun des poids un des sept péchés
capitaux pour mesurer la vertu de chaque aspirant. Il serait puéril
d'évoquer ici les sept couleurs du spectre solaire, les sept notes de la
gamme, les sept planètes auxquelles les sept jours de la semaine
(septimania) empruntent leur nom. Ce nombre, que Pythagore appelait
vierge, est l'expression du temps critique, correspondant aux périodes de
développement. Le symbolisme des sept jours de la Genèse, du Sepher
Ietzirah, est extrêmement remarquable. Dieu, étant parfait par essence du
seul fait qu'il est Dieu, ne peut accomplir que des choses parfaites, pleines
de rythmes et d'harmonie, pour ceux qui en jouissent. N'y a-t-il point une
perfection manifeste dans le rapport entre le rayon du cercle et le côté de
l'hexagone qu'on lui inscrit ? Le centre du cercle est le point de parfait
équilibre où Il existe en puissance. Il se manifesta six fois, à intervalles
égaux, du centre à la circonférence et ce furent les six jours de la Création.
Voyant que l'Œuvre était parfaite, Il se replia sur [65] lui-même et au
septième jour, jour du repos, la Puissance créatrice a rejoint le centre du
cercle sur lequel s'était exercée son action. Cette digression nous éloigne
du sujet et, sans espoir de ménager une transition habile, j'insiste encore
sur le sens occulte du mot ‫( שבע‬Scheba) qui dans la langue hébraïque
signifie sept et en même temps, "faire serment". Il est aisé d'en dégager le
double sens, car d'une part l'adepte sera admis après serment aux
cérémonies qui suivent, mais en hébreu ‫ םשה‬ou shabbath signifie aussi "le
repos de Dieu".

Notre héros est soumis le huitième de ses neuf camarades à l'épreuve


de la balance d'or, et, il résiste à tous les poids. L'arcane huitième des
Tarots représente la Justice tenant en mains sa balance d'or. Elle symbolise
l'équilibre et l'harmonie. Les serviteurs deviennent visibles pour ceux qui
sont sortis victorieux de l'épreuve, alors qu'ils ne le sont toujours pas aux
prisonniers. Ceci semble impliquer que leurs yeux se sont ouverts, du fait
de l'Initiation, à la perception des créatures du plan supra terrestre ? Je le
crois, et ces serviteurs, que nous les appelions Anges gardiens ou Génies
Tutélaires, n'en existent pas moins, bien que nous ne les puissions
percevoir. C'est à eux que nos artistes doivent l'inspiration et le génie car
dans le fond, nous ne sommes que de misérables petits transformateurs
entre les mains de sublimes électriciens qui se servent de nous pour
matérialiser l'influx céleste et conduire la ronde de ce que nous nommons
Progrès, suivant un rythme éternel.

Ce soir-là, chaque invité reçut de la part de Sponsus une Toison d'or


ornée d'un Lion volant ; suivant le sens alchimique, ce passage nous
convie à rendre volatil ce qui est fixe, et ici se cache un des secrets majeurs
du début de l'Œuvre.

Passons sur le procès des prisonniers qui avaient écrit des fourberies et
trompé leur prochain. Nous n'en devons retenir que la Science hermétique
n'a point besoin de Livres pour être enseignée et que la Connaissance vient
toujours à celui qui la désire comme le fer vient à l'aimant. Quelques pages
plus loin, Sa Majesté leur promet un catalogue des hérétiques et un Index
Expurgatorium. Il faut en effet que les Puissants mettent les faibles en
garde contre la littérature spéciale, qui puise ses moyens dans la
compilation de mauvais auteurs, la fourberie et l'exploitation de la
crédulité, en un mot, contre les cacochymistes. Le passage où sont détaillés
les poids des 126 prisonniers représentant neuf fois deux séries mérite que
l'étudiant réfléchisse. Leur dénombrement donne la suite des nombres : 7-
21-35-35-21-7-1 ; soit 7 × 1, 7 × 3, 7 × 5. Que celui qui veut comprendre
cherche, et réfléchisse à ce que nous avons dit plus loin.
Les différentes peines appliquées aux imposeurs n'ont à nos yeux
qu'une importance très secondaire, mais il n'en est pas de même des [66]
épisodes suivants, notamment de la scène entre le Lion et la Licorne, celle
du globe terrestre du vieil Atlas, des sept propositions énigmatiques, et le
nom de la vierge, qui guide les convives. La Licorne, symbole de pureté ne
pouvait, selon la tradition du Moyen Age, ne se soumettre qu'à une Vierge
et sa corne était noire, blanche, et rouge, trois couleurs traditionnelles de
l'Œuvre. Le Lion qu'elle honore en s'agenouillant est la matière vierge et
l'épée nue qu'il brise en deux fragments évoque le glaive de Mars ou
d'Arès. Ces fragments tombent dans la fontaine et une colombe blanche
calme le Lion en lui apportant un rameau d'olivier. Tout le grand Œuvre
est inclus dans cette courte allégorie. Ceux qui déjà en ont pénétré les
arcanes me comprennent. Il m'est défendu de parler pour les autres, mais je
ne doute point que par le travail ils n'arrivent à la Connaissance, je ne puis
qu'éclairer la route et non les prendre par la main. Pour satisfaire toutefois,
la curiosité des inquisiteurs de Science, je dirai que le globe du Vieil Atlas
et les anneaux d'or marquant la patrie des élus n'était rien moins qu'une
admirable carte minéralogique. Voici pourquoi l'Auteur écrit "Que le
Lecteur tâche cependant de trouver pourquoi toutes les villes ne possèdent
pas un philosophe !" On ne peut, évidemment, trouver partout la matière
première.

Les Enigmes proposées au repas du soir sont remarquables par leur


parallélisme. S'il est vain d'en chercher la solution, soulignons cependant,
dans la première, l'aigle sollicité par l'affection de deux vierges ; dans la
seconde, l'homme dont deux amis recherchent la préférence ; dans la
troisième, une jeune fille dont deux galants se disputent les faveurs. La
quatrième présente un homme contraint de partager son existence entre
une jeune fille et une vieille femme ; l'autre nous montre une jeune dame
dont le mari et l'amant font assaut de politesses. Les questions posées dans
la suite ne sont là que pour embrouiller les précédentes. Nous retrouvons
partout deux principes antagonistes poursuivant le même objet, et ceci
nous semble assez éloquent par soi-même.

L'énigme du nom de la Vierge présente une particularité, c'est que la


clef qu'en donne la vierge en disant que la septième lettre possède autant
qu'il y a de seigneurs présents ne peut rien nous dire car rien dans les
textes précédents nous autorise à inférer le nombre exact des élus !
Cependant je ne dirai pas trop en disant que les huit lettres qui composent
son nom doivent être "HARMONIE". Rappelons ici ce que Michel Maïer
enseigne dans l'Arcana Arcaniss, 1-3. Si l'on met la Vénus des Philosophes
avec Mars dans un lit ou un vase propre à cet effet, et qu'on les lie d'une
chaîne invisible, c'est-à-dire aérienne, il en naîtra une fille très belle
appelée Harmonie parce [67] qu'elle sera composée harmoniquement,
c'est-à-dire parfaite en poids et mesures philosophiques. Voici un excellent
exercice pour les apprentis Cabbalistes ! La cérémonie de la remise en
place des poids n'offre rien de particulier hors la couleur des vêtements des
Vierges qui président la Cérémonie. De même pour le rêve du héros qui
réussit à ouvrir la porte contre laquelle il s'acharnait. Sans doute est-ce
celle de la Connaissance comme il semble être dit dans le récit du
Quatrième Jour. Ici s'arrête le commentaire du Troisième.
[68]

QUATRIÈME JOUR

Je reposais encore sur ma couche en regardant tranquillement les


tableaux et les statues admirables quand j'entendis soudain les accords de
la musique et le son du triangle ; on aurait cru que la procession était déjà
en marche. Alors mon page sauta de son lit comme un fou, avec un visage
si bouleversé qu'il ressemblait bien plus à un mort qu'à un vivant. Qu'on
s'imagine mon désarroi lorsqu'il me dit qu'à l'instant même mes
compagnons étaient présentés au Roi. Je ne pus que pleurer à chaudes
larmes et maudire ma propre paresse, tout en m'habillant à la hâte.
Cependant mon page fut prêt bien avant moi et sortit de l'appartement en
courant pour voir où en étaient les choses. Il revint bientôt avec l'heureuse
nouvelle que rien n'était perdu, que j'avais seulement manqué le déjeuner
parce qu'on n'avait pas voulu me réveiller à cause de mon grand âge, mais
qu'il était temps de le suivre à la fontaine où mes compagnons étaient déjà
assemblés pour la plupart. A cette nouvelle je repris mon calme ; j'eus
donc bientôt achevé ma toilette et je suivis mon page à la fontaine.

Après les salutations d'usage, la vierge me plaisanta de ma paresse et


me conduisit par la main à la fontaine. Alors je constatai qu'au lieu de son
épée, le lion tenait une grande dalle gravée. Je l'examinai avec soin et je
découvris qu'elle avait été prise parmi les monuments antiques et placée ici
pour cette circonstance. La gravure était un peu effacée à cause de son
ancienneté ; je la [69] reproduis ici exactement pour que chacun puisse y
réfléchir.

PRINCE HERMÈS,
APRES TOUT LE DOMMAGE
FAIT AU GENRE HUMAIN,
RÉSOLU PAR DIEU :
PAR LE SECOURS DE L'ART,
JE SUIS DEVENU REMÈDE SALUBRE ;
JE COULE ICI.
Boive qui peut de mes eaux ; s'en lave qui veut ;
les trouble qui l'ose.
BUVEZ, FRÈRES, ET VIVEZ 44.

Cette inscription était donc facile à lire et à comprendre ; aussi l'avait-


on placée ici, parce qu'elle était plus aisée à déchiffrer qu'aucune autre.

Après nous être lavés d'abord à cette fontaine, nous bûmes dans une
coupe tout en or. Puis nous retournâmes avec la vierge dans la salle pour y
revêtir des habits neufs. Ces habits avaient des parements dorés et brodés
de fleurs ; en outre chacun reçut une deuxième Toison d'or garnie de
brillants, et de toutes ces Toisons se dégageaient des influences selon leur
puissance opérante particulière. Une lourde médaille en or y était fixée ;
sur la face on voyait le soleil et la lune face à face ; le revers portait ces
mots : Le rayonnement de la Lune égalera le rayonnement du Soleil ; et le
rayonnement du Soleil deviendra sept fois plus éclatant. Nos anciens
ornements furent déposés dans des cassettes et confiés à la garde [70] de
l'un des serviteurs. Puis notre vierge nous fit sortir dans l'ordre.

Devant la porte, les musiciens habillés de velours rouge à bordure


blanche nous attendaient déjà. On ouvrit alors une porte – que j'avais
toujours vue fermée auparavant – donnant sur l'escalier du Roi.

La vierge nous fit entrer avec les musiciens et monter trois cent
soixante-cinq marches. Dans cet escalier de précieux travaux artistiques
étaient réunis ; plus nous montions, plus les décorations étaient
admirables ; nous atteignîmes enfin une salle voûtée embellie de fresques.

Les soixante vierges, toutes vêtues richement, nous y attendaient ;


elles s'inclinèrent à notre approche et nous leur rendîmes leur salut du
mieux que nous pûmes ; puis on congédia les musiciens qui durent
redescendre l'escalier.

44
Hermes Princeps, post tot illata generi humano damna, Dei consilio ; Artisque adminiculo,
medecina salubris factus ; heic fluo. Bibat ex me qui potest. ; lavet qui vult ; bibite Fratres, et
vivite.
Alors, au son d'une petite clochette, une belle vierge parut et donna
une couronne de laurier à chacun de nous ; mais à notre vierge elle en
remit une branche. Puis un rideau se souleva et j'aperçus le Roi et la Reine.

Quelle n'était la splendeur de leur majesté !

Si je ne m'étais souvenu des sages conseils de la reine d'hier, je


n'aurais pu m'empêcher, débordant d'enthousiasme, de comparer au ciel
cette gloire indicible. Certes, la salle resplendissait d'or et de pierreries ;
mais le Roi et la Reine étaient tels que mes yeux ne pouvaient soutenir leur
éclat. J'avais contemplé, jusqu'à ce jour, bien des choses admirables, mais
ici les merveilles se surpassaient les unes les autres, telles les étoiles du
ciel.

Or, la vierge s'étant approchée, chacune de ses compagnes prit l'un de


nous par la main et nous présenta au Roi avec une profonde révérence ;
puis la vierge parla comme suit :
"En l'honneur de Vos Majestés Royales, Très Gracieux
Roi et Reine, les seigneurs ici présents ont affronté la
mort pour parvenir jusqu'à Vous. Vos Majestés s'en [71]
réjouiront à bon droit car, pour la plupart, ils sont
qualifiés pour agrandir le royaume et le domaine de Vos
Majestés, comme Elles pourront s'en assurer en
éprouvant chacun. Je voudrais donc les présenter très
respectueusement à Vos Majestés, avec l'humble prière
de me tenir quitte de ma mission et de bien vouloir
prendre connaissance de la manière dont je l'ai
accomplie, en interrogeant chacun". Puis elle déposa sa
branche de laurier.

Maintenant, il aurait été convenable que l'un de nous dise aussi


quelques mots. Mais comme nous étions tous trop émus pour prendre la
parole, le vieil Atlas finit par s'avancer et dit au nom du Roi :
"Sa Majesté Royale se réjouit de votre arrivée et vous
accorde sa grâce royale, à vous tous réunis ainsi qu'à
chacun en particulier. Elle est également très satisfaite de
l'accomplissement de ta mission, chère vierge, et, comme
récompense, il te sera réservé un don du Roi. Sa Majesté
pense cependant que tu devrais les guider aujourd'hui
encore car ils ne peuvent avoir qu'une grande confiance
en toi".

La vierge reprit donc humblement la branche de laurier et nous nous


retirâmes pour la première fois, accompagnés par nos vierges.

La salle était rectangulaire à l'avant, cinq fois aussi large que longue,
mais, au bout, elle prenait la forme d'un hémicycle, complétant ainsi, en
plan, l'image d'un porche ; dans l'hémicycle, on avait disposé suivant la
circonférence du cercle trois admirables sièges royaux ; celui du milieu
était un peu surélevé.

Le premier siège était occupé par un vieux roi à barbe grise, dont
l'épouse était par contre très jeune et admirablement belle.

Un roi noir, dans la force de l'âge, était assis sur le troisième siège ; à
son côté on voyait une vieille petite mère, non couronnée, mais voilée.

Le siège du milieu était occupé par deux adolescents ; ils étaient


couronnés de lauriers et au-dessus d'eux était [72] suspendu un grand et
précieux diadème. Ils n'étaient pas aussi beaux à ce moment que je me
l'imaginais, mais ce n'était pas sans raison.

Plusieurs hommes, des vieillards pour la plupart, avaient pris place


derrière eux sur un banc circulaire. Or, chose surprenante, aucun d'eux ne
portait d'épée ni d'autre arme ; en outre je ne vis point de garde du corps,
sinon quelques vierges qui avaient été parmi nous hier et qui s'étaient
placées le long des deux bas-côtés aboutissant à l'hémicycle.

Je ne puis omettre ceci : Le petit Cupidon y voletait. La grande


couronne exerçait un attrait particulier sur lui ; on l'y voyait voltiger et
tournoyer de préférence. Parfois il s'installait entre les deux amants, en leur
montrant son arc en souriant ; quelquefois même il faisait le geste de vous
viser avec cet arc ; enfin ce petit dieu était si malicieux qu'il ne ménageait
même pas les petits oiseaux qui volaient nombreux dans la salle, mais il les
tourmentait chaque fois qu'il le pouvait. Il faisait la joie et la distraction
des vierges ; quand elles pouvaient le saisir il ne s'échappait pas sans
peine. Ainsi toute réjouissance et tout plaisir venaient de cet enfant.

Devant la Reine se trouvait un autel de dimensions restreintes mais


d'une beauté incomparable ; sur cet autel un livre couvert de velours noir
rehaussé de quelques ornements en or très simples ; à côté une petite
lumière dans un flambeau d'ivoire. Cette lumière, quoique toute petite,
brûlait sans s'éteindre jamais, d'une flamme tellement immobile que nous
ne l'eussions point reconnu pour un feu si l'espiègle Cupidon n'avait
soufflé dessus de temps en temps. Près du flambeau se trouvait une sphère
céleste, tournant autour de son axe ; puis une petite horloge à sonnerie près
d'une minuscule fontaine en cristal, d'où coulait à jet continu une eau
limpide couleur rouge sang. A côté, une tête de mort, refuge d'un serpent
blanc, tellement long que malgré qu'il fit le tour [73] des autres objets, sa
queue était encore engagée dans l'un des yeux, alors que sa tête rentrait
dans l'autre. Il ne sortait donc jamais complètement de la tête de mort,
mais quand Cupidon s'avisait à le pincer, il y rentrait avec une vitesse
stupéfiante.

En outre de ce petit autel, on remarquait çà et là dans la salle, des


images merveilleuses qui se mouvaient comme si elles étaient vivantes,
avec une fantaisie tellement étonnante qu'il m'est impossible de la
dépeindre ici. Ainsi, au moment où nous sortions, un chant tellement suave
s'éleva dans la salle que je ne saurais dire s'il s'élevait du chœur des vierges
qui y étaient restées ou des images mêmes.

Nous quittâmes donc la salle avec nos vierges, heureux et satisfaits de


cette réception ; nos musiciens nous attendaient sur le palier et nous
descendîmes en leur compagnie ; derrière nous la porte fut fermée et
verrouillée avec soin.

Quand nous fûmes de retour dans notre salle, l'une des vierges
s'exclama :
"Ma sœur, je suis étonnée que tu aies osé te mêler à tant
de monde".
"Chère sœur", répondit notre présidente, "celui-ci m'a
fait plus de peur qu'aucun autre".

Et ce disant elle me désigna. Ces paroles me firent de la peine car je


compris qu'elle se moquait de mon âge ; j'étais en effet le plus âgé. Mais
elle ne tarda pas à me consoler avec la promesse de me débarrasser de
cette infirmité à condition de rester dans ses bonnes grâces.
Puis le repas fut servi et chacun prit place à côté de l'une des vierges
dont la conversation instructive absorba toute notre attention ; mais je ne
puis trahir les sujets de leurs causeries et de leurs distractions. Les
questions de la plupart de mes compagnons avaient trait aux arts ; j'en
conclus donc que les occupations favorites de tous, tant jeunes que vieux,
se rattachaient à l'art. Mais moi, j'étais [74] obsédé par la pensée de
pouvoir redevenir jeune et j'étais un peu plus triste à cause de cela. La
vierge s'en aperçut fort bien et s'écria :
"Je sais bien ce qui manque à ce jouvenceau. Que gagez-
vous qu'il sera plus gai demain, si je couche avec lui la
nuit prochaine ?"

A ces mots elles partirent d'un éclat de rire et quoique le rouge me


montât au visage, je dus rire moi-même de ma propre infortune. Mais l'un
de mes compagnons se chargea de venger cette offense et dit :
"J'espère que non seulement les convives ; mais aussi les
vierges ici présentes ne refuseront pas de témoigner pour
notre frère et certifieront que notre présidente lui a
formellement promis de partager sa couche cette nuit".

Cette réponse me remplit d'aise ; la vierge répliqua :


"Oui, mais il y a mes sœurs ; elles ne me permettraient
jamais de garder le plus beau sans leur consentement".
"Chère sœur", s'écria l'une d'elles, "nous sommes ravies
de constater que ta haute fonction ne t'a pas rendue fière.
Avec ta permission, nous voudrions bien tirer au sort les
seigneurs que voici, afin de les partager entre nous
comme compagnons de lit ; mais tu auras, avec notre
consentement, la prérogative de garder le tien".

Cessant de plaisanter sur ce sujet nous reprenions notre conversation ;


mais notre vierge ne put nous laisser tranquilles et recommença aussitôt :
"Mes seigneurs, si nous laissions à la fortune le soin de
désigner ceux qui dormiront ensemble aujourd'hui ?"
"Eh bien !" dis-je, "s'il le faut absolument, nous ne
pouvons refuser cette offre".
Nous convînmes d'en faire l'expérience aussitôt après le repas ; alors
aucun de nous ne voulant s'y attarder plus longtemps, nous nous levâmes
de table ; de même nos vierges. Mais notre présidente nous dit :
"Non, le temps n'en est pas encore venu. Voyons
cependant comment la fortune nous assemblera". [75]

Nous quittâmes nos compagnes pour discuter sur la manière de


réaliser ce projet mais cela était bien inutile et les vierges nous avaient
séparés d'elles à dessein. En effet, la présidente nous proposa bientôt de
nous placer en cercle dans un ordre quelconque ; elle nous compterait alors
en commençant par elle-même et le septième devrait se joindre au
septième suivant, quel qu'il fût. Nous ne nous aperçûmes d'aucune
supercherie ; mais les vierges étaient tellement adroites qu'elles parvinrent
à prendre des places déterminées tandis que nous pensions être bien mêlés
et placés au hasard. La vierge commença donc à compter ; après elle, la
septième personne fut une vierge, en troisième lieu encore une vierge et
cela continua ainsi jusqu'à ce que toutes les vierges fussent sorties, à notre
grand ébahissement, sans que l'un de nous eût quitté le cercle. Nous
restions donc seuls, en butte à la risée des vierges et nous dûmes confesser
que nous avions été trompés fort habilement. Car il est certain que
quiconque nous aurait vu dans notre ordre aurait plutôt supposé que le ciel
s'écroulerait que de nous voir tous éliminés. Le jeu se termina donc ainsi et
il fallut laisser rire les vierges à nos dépens.

Cependant le petit Cupidon vint nous rejoindre de la part de Sa


Majesté Royale, sur l'ordre de Qui une coupe circula parmi nous ; il pria
notre vierge de se rendre près du Roi et nous déclara qu'il ne pouvait rester
plus longtemps en notre compagnie pour nous distraire. Mais la gaieté
étant communicative, mes compagnons organisèrent rapidement une
danse, avec l'assentiment des vierges. Je préférais rester à l'écart et je
prenais grand plaisir à les regarder ; car, à voir mes mercurialistes se
mouvoir en cadence, on les aurait pris pour des maîtres en cet art.

Mais bientôt notre présidente revint et nous annonça que les artistes et
les étudiants s'étaient mis à la disposition de Sa Majesté Royale pour
donner, avant Son départ, une comédie joyeuse en Son honneur et pour
Son plaisir ; [76] il serait agréable à Sa Majesté Royale et Elle nous serait
gracieusement reconnaissante si nous voulions bien assister à la
représentation et accompagner Sa Majesté à la Maison Solaire. En
remerciant très respectueusement pour l'honneur qu'on nous faisait, nous
offrîmes bien humblement nos faibles services, non seulement dans le cas
présent mais en toutes circonstances. La vierge se chargea de cette réponse
et revint bientôt avec l'ordre de nous ranger sur le passage de Sa Majesté
Royale. On nous y conduisit bientôt et nous n'attendîmes pas la procession
royale car elle y était déjà ; les musiciens ne l'accompagnaient pas.

En tête du cortège s'avançait la reine inconnue qui avait été parmi


nous hier, portant une petite couronne précieuse et revêtue de satin blanc ;
elle ne tenait rien qu'une croix minuscule faite d'une petite perle, qui avait
été placée entre le jeune Roi et sa fiancée ce jour même. Cette reine était
suivie des six vierges nommées plus haut qui marchaient en deux rangs et
portaient les joyaux du Roi que nous avions vus exposés sur le petit autel.
Puis vinrent les trois rois, le fiancé étant au milieu. Il était mal vêtu, en
satin noir, à la mode italienne, coiffé d'un petit chapeau rond, noir, garni
d'une petite plume noire et pointue. Il se découvrit amicalement devant
nous, afin de nous montrer sa condescendance ; nous nous inclinâmes
comme nous l'avions fait auparavant. Les rois étaient suivis des trois reines
dont deux étaient vêtues richement ; par contre le troisième qui s'avançait
entre les deux autres, était tout en noir et Cupidon lui portait la traîne. Puis
on nous fit signe de suivre. Après nous vinrent les vierges et enfin le vieil
Atlas ferma la procession.

C'est ainsi qu'on nous conduisit par maints passages admirables à la


Maison du Soleil ; et là nous prîmes place sur une estrade merveilleuse,
non loin du Roi et de la Reine, pour assister à la comédie. Nous nous
tenions à la droite des rois – mais séparés d'eux – les vierges à [77] notre
droite, excepté celles à qui la Reine avait donné des insignes. A ces
dernières, des places particulières étaient réservées tout en haut ; mais les
autres serviteurs durent se contenter des places entre les colonnes, tout en
bas.

Cette comédie suggère bien des réflexions particulières ; je ne puis


donc omettre d'en rappeler ici brièvement le sujet.

PREMIER ACTE

Un vieux roi apparaît entouré de ses serviteurs ; on apporte devant son


trône un petit coffret que l'on dit avoir trouvé sur l'eau. On l'ouvre, et on y
découvre une belle enfant, puis à côté de quelques joyaux, une petite
missive en parchemin, adressée au roi. Le roi rompt le cachet aussitôt et,
ayant lu la lettre, se met à pleurer. Puis il dit à ses courtisans que le roi des
nègres a envahi et dévasté le royaume de sa cousine, et exterminé toute la
descendance royale sauf cette enfant.

Or, le roi avait fait le projet d'unir son fils à la fille de sa cousine ; il
jure donc une inimitié éternelle au nègre et à ses complices et décide de se
venger. Il ordonne ensuite que l'on élève l'enfant avec soin et que l'on fasse
des préparatifs de guerre contre le nègre.

Ces préparatifs, ainsi que l'éducation de la fillette – elle fut confiée à


un vieux précepteur dès qu'elle eut grandi un peu – emplissent tout le
premier acte par leur développement plein de finesse et d'agrément.

Entr'acte

Combat d'un lion et d'un griffon ; nous vîmes parfaitement que le lion
fut vainqueur.

DEUXIÈME ACTE

Chez le roi nègre ; ce perfide vient d'apprendre avec rage que le


meurtre n'est pas resté secret et que, de plus, [78] une fillette lui a échappé
par ruse. Il réfléchit donc aux artifices qu'il pourrait employer contre son
puissant ennemi ; il écoute ses conseillers, gens pressés par la famine qui
se sont réfugiés près de lui. Contre toute attente la fillette tombe donc de
nouveau dans ses mains et il la ferait mettre à mort immédiatement s'il
n'était trompé d'une manière fort singulière par ses propres courtisans. Cet
acte se termine donc par le triomphe du nègre.

TROISIÈME ACTE

Le roi réunit une grande armée et la met sous les ordres d'un vieux
chevalier valeureux. Ce dernier fait irruption dans le royaume du nègre,
délivre la jeune fille de sa prison et l'habille richement. On élève ensuite
rapidement une estrade admirable et on y fait monter la vierge. Bientôt
arrivent douze envoyés du roi. Alors le vieux chevalier prend la parole et
apprend à la vierge comment son très gracieux Seigneur, le Roi, ne l'avait
pas seulement délivrée une seconde fois de la mort, après lui avoir donné
une éducation royale – et ceci quoiqu'elle ne se soit pas toujours conduite
comme elle l'aurait dû – mais encore que Sa Majesté Royale l'avait choisie
comme épouse pour son jeune seigneur et fils et donnait ordre de préparer
les fiançailles ; celles-ci devaient avoir lieu dans certaines conditions. Puis,
dépliant un parchemin, il donne lecture de ces conditions, qui seraient bien
dignes d'être relatées ici si cela ne nous entraînait trop loin.

Bref, la vierge prête le serment de les observer fidèlement et remercie


en outre avec grâce pour l'aide et les faveurs qui lui ont été accordées.

Cet acte se termine par des chants à la louange de Dieu, du Roi et de


la vierge.

Entr'acte [79]

On nous montra les quatre animaux de Daniel tels qu'ils lui apparurent
dans sa vision et tels qu'il les décrit minutieusement. Tout cela a une
signification bien déterminée.

QUATRIÈME ACTE

La vierge a repris possession de son royaume perdu ; on la couronne


et elle paraît sur la place dans toute sa magnificence au milieu de cris de
joie. Ensuite les ambassadeurs, en grand nombre, font leur entrée pour lui
transmettre des vœux de bonheur et pour admirer sa magnificence. Mais
elle ne persévère pas longtemps dans la piété car elle recommence déjà à
jeter des regards effrontés autour d'elle, à faire des signes aux
ambassadeurs et aux seigneurs, et, vraiment, elle ne montre aucune
retenue.

Le nègre, bientôt instruit des mœurs de la princesse en tire parti


adroitement. Cette dernière, trompant la surveillance de ses conseillers, se
laisse aveugler facilement par une promesse fallacieuse, de sorte que,
pleine de défiance pour son Roi, elle se livre peu à peu, et en secret, au
nègre. Alors celui-ci accourt et quand elle a consenti à reconnaître sa
domination, il parvient par elle à subjuguer tout le royaume. Dans la
troisième scène de cet acte il la fait emmener, puis dévêtir complètement,
attacher au pilori sur un grossier échafaud et fouetter ; finalement il la
condamne à mort.

Tout cela était si pénible à voir que les larmes vinrent aux yeux à
beaucoup des nôtres.
Ensuite la vierge est jetée toute nue dans une prison pour y attendre la
mort par le poison. Or ce poison ne la tue pas mais la rend lépreuse. [80]

Ce sont donc des événements lamentables qui se déroulent au cours de


cet acte.

Entr'acte

On exposa un tableau représentant Nabuchodonosor portant des armes


de toutes sortes, à la tête, à la poitrine, au ventre, aux jambes, aux pieds,
etc... Nous en reparlerons par la suite.

CINQUIÈME ACTE

On apprend au jeune roi ce qui s'est passé entre sa future épouse et le


nègre. Il intervient aussitôt auprès de son père avec la prière de ne point la
laisser dans cette affliction. Le père ayant accédé à ce désir, des
ambassadeurs sont envoyés pour consoler la malade dans sa prison et aussi
pour la réprimander pour sa légèreté. Mais elle ne veut pas les accueillir et
consent à devenir la concubine du nègre. Tout cela est rapporté au roi.

Voici maintenant un chœur de fous, tous munis de leur bâton ; avec


ces bâtons ils échafaudent une grande sphère terrestre et la démolissent
aussitôt. Et cela fut une fantaisie fine et amusante.

SIXIÈME ACTE

Le jeune roi provoque le nègre en combat. Le nègre est tué, mais le


jeune roi est également laissé pour mort. Cependant il reprend ses sens,
délivre sa fiancée et s'en retourne pour préparer les noces ; en attendant il
la confie à son intendant et à son aumônier.

D'abord l'intendant la tourmente affreusement, puis c'est le tour du


moine qui devient si arrogant qu'il veut dominer tout le monde.

Dès que le jeune roi en a connaissance, il dépêche en [81] toute hâte


un envoyé qui brise le pouvoir du prêtre et commence à parer la fiancée
pour les noces.
Entr'acte

On nous présenta un éléphant artificiel énorme, portant une grande


tour, remplie de musiciens ; nous le regardâmes avec plaisir.

SEPTIÈME ET DERNIER ACTE

Le fiancé paraît avec une magnificence inimaginable ; je me demande


comment on put réaliser cela. La fiancée vient à sa rencontre avec la même
solennité. Autour d'eux le peuple crie : Vivat Sponsus, vivat Sponsa.

C'est ainsi que, par cette comédie, les artistes fêtaient d'une manière
superbe le Roi et la Reine, et – je m'en aperçus aisément – ils y étaient très
sensibles.

Enfin les artistes firent encore quelquefois le tour de la scène dans


cette apothéose et, à la fin, ils chantèrent en chœur.

Ce jour nous apporte une bien grande joie avec les noces du Roi ;
chantez donc tous pour que résonne : Bonheur à celui qui nous la donne.

II

La belle fiancée que nous avons attendue si longtemps lui est unie
maintenant. Nous avons lutté mais nous touchons au but. Heureux celui
qui regarde en avant.

III

Et maintenant qu'ils reçoivent nos vœux. Que votre [82] union soit
prospère ; elle fut assez longtemps en tutelle. Multipliez-vous dans cette
union loyale pour que mille rejetons naissent de votre sang.

Et la comédie prit fin au milieu des acclamations et de la gaieté


générale, et à la satisfaction particulière des personnes royales.

Le jour était déjà à son déclin quand nous nous retirâmes dans l'ordre
de notre arrivée ; mais, loin d'abandonner le cortège, nous dûmes suivre les
personnes royales par l'escalier dans là salle où nous avions été présentés.
Les tables étaient déjà dressées avec art et, pour la première fois, nous
fûmes conviés à la table royale. Au milieu de la salle se trouvait le petit
autel avec les six insignes royaux que nous avions déjà vus.

Le jeune roi se montra constamment très gracieux envers nous.


Cependant il n'était guère joyeux car, tout en nous adressant la parole de
temps en temps, il ne put s'empêcher de soupirer à plusieurs reprises, ce
dont le petit Cupidon le plaisanta. Les vieux rois et les vieilles reines
étaient très graves ; seule, l'épouse de l'un d'eux était assez vive, chose
dont j'ignorais la raison.

Les personnes royales prirent place à la première table ; nous nous


assîmes à la seconde ; à la troisième, nous vîmes quelques dames de la
noblesse. Toutes les autres personnes, hommes et jeunes filles, assuraient
le service. Et tout se passa avec une telle correction et d'une manière si
calme et si grave que j'hésite d'en parler de crainte d'en dire trop. Je dois
cependant relater que les personnes royales s'étaient habillées de vêtements
d'un blanc éclatant comme la neige et qu'elles avaient pris place à table
ainsi vêtues. La grande couronne en or était suspendue au-dessus de la
table et l'éclat des pierreries dont elle était ornée, aurait suffi pour éclairer
la salle sans autre lumière.

Toutes les lumières furent allumées à la petite flamme placée sur


l'autel, j'ignore pourquoi. En outre j'ai bien [83] remarqué que le jeune roi
fit porter des aliments au serpent blanc sur l'autel, à plusieurs reprises, et
cela me fit réfléchir beaucoup. Le petit Cupidon faisait presque tous les
frais de la conversation à ce banquet ; il ne laissa personne en repos, et moi
en particulier. A chaque instant il nous étonna par quelque nouvelle
trouvaille.

Mais il n'y avait aucune joie sensible et tout se passait dans le calme.
Je pressentis un grand danger et l'absence de musique augmenta mon
appréhension, qui s'aviva encore quand on nous donna l'ordre de nous
contenter de donner une réponse courte et nette si l'on nous interrogeait.
En somme tout prenait un air si étrange que la sueur perla sur tout mon
corps et je crois que le courage aurait manqué à l'homme le plus
audacieux.

Le repas touchait presque à sa fin, quand le jeune roi ordonna qu'on lui
remit le livre placé sur l'autel et il l'ouvrit. Puis il nous fit demander encore
une fois par un vieillard si nous étions bien déterminés à rester avec lui
dans l'une et l'autre fortune. Et quand, tout tremblants, nous eûmes
répondu affirmativement, il nous fit demander tristement si nous voulions
nous lier par notre signature. Il nous était impossible de refuser ; d'ailleurs
il devait en être ainsi. Alors nous nous levâmes à tour de rôle et chacun
apposa sa signature sur ce livre.

Dès que le dernier eut signé, on apporta une fontaine en cristal et un


petit gobelet également en cristal. Toutes les personnes royales y burent,
chacune selon son rang ; on nous le présenta ensuite, puis pour finir à tous
ceux qui étaient présents. Et cela fut l'épreuve du silence 45.

Alors toutes les personnes royales nous tendirent la main en nous


disant que, vu que nous ne tiendrions plus à elles dorénavant, nous ne les
reverrions plus jamais ; ces paroles nous mirent les larmes aux yeux. Mais
notre [84] présidente protesta hautement en notre nom, et les personnes
royales en furent satisfaites.

Tout à coup une clochette tinta ; aussitôt nos hôtes royaux pâlirent si
effroyablement que nous avons failli nous évanouir de peur. Elles
changèrent leurs vêtements blancs contre des robes entièrement noires ;
puis la salle entière fut tendue de velours noir ; le sol fut couvert de
velours noir et on garnit de noir la tribune également. – Tout cela avait été
préparé à l'avance.

Les tables furent enlevées et les personnes présentes prirent place sur
le banc. Nous nous revêtîmes de robes noires. Alors notre présidente, qui
venait de sortir, revint avec six bandeaux de taffetas noir et banda les yeux
aux six personnes royales.

Dès que ces dernières furent privées de l'usage de leurs yeux, les
serviteurs apportèrent rapidement six cercueils recouverts et les
disposèrent dans la salle. Au milieu on posa un billot noir et bas.

Enfin un géant, noir comme le charbon, entra dans la salle ; il tenait


dans sa main une hache tranchante. Puis le vieux roi fut conduit le premier
au billot et la tête lui fut tranchée subitement et enveloppée dans un drap

45
Haustus silentii.
noir. Mais le sang fut recueilli dans un grand bocal en or que l'on posa près
de lui dans le cercueil. On ferma le cercueil et on le plaça à part.

Les autres subirent le même sort et je frémis à la pensée que mon tour
arriverait également. Mais il n'en fut rien ; car, dès que les six personnes
furent décapitées, l'homme noir se retira ; il fut suivi par quelqu'un qui le
décapita à son tour juste devant la porte et revint avec sa tête et la hache
que l'on déposa dans une petite caisse.

Ce furent, en vérité, des noces sanglantes. Mais, dans l'ignorance de ce


qui allait advenir, je dus dominer mes impressions et réserver mon
jugement. En outre, notre vierge, voyant que quelques-uns d'entre nous
perdaient la foi et pleuraient, nous invita au calme. Elle ajouta : [85] "La
vie de ceux-ci est maintenant en vos mains. Croyez moi et obéissez-moi ;
alors leur mort donnera la vie à beaucoup".

Puis elle nous pria de goûter le repos et de laisser tout souci, car ce qui
s'était passé était pour leur bien. Elle nous souhaita donc une bonne nuit et
nous annonça qu'elle veillerait les morts. Nous conformant à ses désirs
nous suivîmes nos pages dans nos logements respectifs.

Mon page m'entretint avec abondance de nombreux sujets dont je me


souviens fort bien. Son intelligence m'étonna au plus haut point ; mais je
finis par remarquer qu'il cherchait à provoquer mon sommeil ; je fis donc
semblant de dormir profondément, mais mes yeux étaient libres de
sommeil car je ne pouvais oublier les décapités.

Or, ma chambre donnait sur le grand lac, de sorte que de mon lit,
placé près de la fenêtre, je pus facilement en parcourir toute l'étendue du
regard. A minuit, à l'instant précis où les douze coups sonnèrent, je vis
subitement un grand feu sur le lac ; saisi de peur, j'ouvris rapidement la
fenêtre. Alors je vis au loin sept navires emplis de lumière qui
s'approchaient. Au-dessus de chaque vaisseau brillait une flamme qui
voletait çà et là et descendait même de temps en temps ; je compris
aisément que c'étaient les esprits des décapités.

Les vaisseaux s'approchèrent doucement du rivage avec leur unique


pilote. Lorsqu'ils abordèrent, je vis notre vierge s'en approcher avec une
torche ; derrière elle on portait les six cercueils fermés et la caisse, qui
furent déposés dans les sept vaisseaux.
Je réveillai alors mon page qui m'en remercia vivement ; il avait fait
beaucoup de chemin dans la journée, de sorte que, tout en étant prévenu, il
aurait bien pu dormir pendant que se déroulaient ces événements.

Dès que les cercueils furent posés dans les navires, toutes les lumières
s'éteignirent. Et les six flammes naviguèrent par delà le lac ; dans chaque
vaisseau l'on ne voyait [86] plus qu'une petite lumière en vigie. Alors
quelque cent gardiens s'installèrent près du rivage et renvoyèrent la vierge
au château. Celle-ci mit tous les verrous avec soin ; j'en conclus aisément
qu'il n'y aurait plus d'autres événements avant le jour. Nous cherchâmes
donc le repos.

Et, de tous mes compagnons, nul que moi n'avait son appartement sur
le lac ; et seul j'avais vu cette scène. Mais j'étais tellement fatigué que je
m'endormis malgré mes multiples préoccupations.
[87]

COMMENTAIRE

Cette Quatrième Journée commence nécessairement par des


purifications, que seule peut procurer l'eau de la fontaine gardée par le
Lion ; les admirables propriétés de cette eau sont gravées sur une dalle de
pierre : "Boive qui peut, lave qui veut, trouble qui l'ose, Buvez Frères et
vivez". En somme, tout comme à Lourdes, ceux qui viennent boire et s'y
laver s'y purifient tant au physique qu'au moral et y laissent les impuretés
nuisibles à leur perfectionnement. Voici vraisemblablement La Fontaine
des Amoureux de Science, si bien décrite dans le traité alchimique portant
ce nom, par Jehan de la Fontaine, qu'il faut bien se garder de confondre
avec le célèbre fabuliste.

"Lors j'apperceus une Fontaine


D'Eau très claire pure et fine
Qui était sous une aubespine,
Joyeusement emprès m'assis,
Et de mon pain soupes y fis !
……………………………..
En la Fontaine ha une chose,
Qui est moult noblement enclose
Celui qui bien la connaitroit
Sur toutes aultres l'aymeroit".

Nos Artistes sont de nouveau revêtus de vêtements neufs et reçoivent


une seconde Toison d'Or avec une médaille portant l'image du Soleil et la
Lune face à face. Ils vont enfin assister aux Noces du Roi et gravissent les
365 marches conduisant à la salle où les attendent 60 Vierges (ces nombres
ne sont pas donnés au hasard).

Là se renouvelle le rite du Laurier solaire dont nous avons déjà parlé.


La description de la salle et de ses dimensions silhouette assez bien
l'Athanor, ou fourneau des Philosophes vu en coupe et non en plan.

Six personnes occupent par couples les sièges royaux. Il est permis
d'hésiter ici entre les six métaux n'ayant pas encore la perfection de l'Or,
ou les trois substances contenant chacune deux natures. Soulignons [88]
que l'Epouse du vieux Roi à barbe grise (qui pourrait s'appeler Jupiter) est
très jeune, et qu'une vieille petite mère est à côté du Roi noir dans la force
de l'âge. Sur le trône du milieu sont deux adolescents que Cupidon taquine
sans cesse. Bien que cela puisse paraître hors propos, rappelons dès
maintenant que Vénus est le nom donné par de nombreux hermétistes à la
matière première, car Vénus est né de la Mer Philosophique ; Cupidon, fils
de Vénus et de Mercure, représente le Sel qui en est produit. Vénus alors
symbolise le Soufre, et Mercure, le Mercure philosophique.

Cupidon n'est autre qu'Eros (que par transposition de lettres on peut


écrire Rose). Je ne crois pas superflu de rappeler ici que Cicéron, dans son
livre : Sur la Nature des Dieux, distingue Cupidon, fils de la Nuit et de
l'Erèbe, du dieu Amor, fils de Vénus et de Vulcain ou de Vénus et de
Mars. Par ailleurs, il reconnaît trois Cupidons de même nom : Le premier,
né de Mercure et de Diane première ; le second de Mercure et de Vénus
seconde ; le troisième ou Antéros né de Mars et de Vénus troisième. En
vérité, c'est le fils de Vénus-Uranie, c'est la personnification gracieuse de
la force génératrice et créatrice de tous les êtres. Ses attributs restent
partout les mêmes : L'arc, le carquois, les flèches et les ailes (Que le
lecteur studieux note les flèches).

Les noces du Roi telles que nous les voyons dès lors se dérouler, nous
contraignent d'ouvrir ici une parenthèse pour évoquer rapidement les
ouvrages alchimiques où cette même fiction symbolise fréquemment la
Préparation de la Pierre philosophale. Il convient de citer en tête le texte,
fort admiré au moyen âge, de l'Allégorie de Merlin, ou Merlini Allegoria
profundissimum philosophiae lapidis arcanum perfecte continens (Manget.
Bibliotheca Chimica). Il exerça la sagacité de bien des adeptes et je
reconnais qu'il présente avec les Noces Chymiques de nombreux points
communs, tant dans la mort du Roi que dans le traitement que doit subir
son cadavre pour ressusciter. Un Roi intervient encore dans la description
du Magistère que nous donne Bernard le Trévisan dans son livre de La
Philosophie naturelle des Métaux. L'allégorie de la Fontaine où vient se
baigner le Roi soutient fort bien le parallélisme avec divers épisodes qui
vont se dérouler dans la Tour aux sept étages. Nous retrouvons encore ce
Roi dans le titre du traité le plus répandu de Philalèthe : L'Entrée
entrouverte au Palais fermé du Roi, et dans l'épître par laquelle Aristeus
termine le célèbre traité attribué à Morien et connu sous le nom de La
Tourbe des Philosophes. De même encore, pour l'Opuscule de Denys
Zachaire et pour les planches illustrant Les douze clefs de la Philosophie
de Basile Valentin. Nous pourrions multiplier ces exemples, mais je crois
opportun de [89] revenir au principal sujet de nos commentaires. Arrêtons-
nous à la nomenclature des objets figurant sur l'Autel de la Reine. Nous y
voyons un Livre noir et or, une lumière éternelle portée par un flambeau
d'ivoire, une sphère céleste, une horloge, une fontaine de cristal laissant
s'épancher une eau rouge, et une tête de mort servant d'abri à un serpent
blanc. Nous retrouverons dans la suite ces six objets utilisés suivant leur
nature et leur rôle, mais que conclure d'un assemblage aussi disparate ? Il y
aurait évidemment de nombreuses pages à écrire, mais nous devons nous
borner à en condenser le symbolisme en quelques lignes. Sans doute
certains lecteurs jugeront que nous donnons ici à la Vérité une légère
entorse, d'autres jugeront avec nous que celle-ci est nécessaire.

Le Livre est celui de la Connaissance, et le flambeau brille de la


flamme éternelle de la tradition secrète qui depuis l'origine s'est transmise
à travers les siècles sans jamais s'éteindre. La Sphère céleste permet de
juger les aspects favorables des astres pour travailler au Grand Œuvre ;
l'Horloge sonne l'heure où les temps sont révolus. La fontaine de cristal est
celle où se baigne le Roi ; quant à la tête de mort, elle traduit littéralement
le Caput Mortuum des Alchimistes au sens mystique. Le grand serpent
blanc qui n'en sort jamais complètement évoque le cycle éternel des
choses. La Mort absolue n'existe pas ; il n'y a que des périodes de repos, de
transformations et de renaissance. Rien ne peut renaître à un état meilleur
sans mourir préalablement et subir la période de dissolution et de
putréfaction de ses principes antérieurs. Cette période qui, dans le
Magistère, dure 40 jours philosophiques a donné naissance à de nombreux
mythes et superstitions, depuis les quarante jours du Déluge jusqu'à la
quarantaine que subissent encore certains navires entrant au Port (sans
oublier la retraite des quarante jours que Jésus fit dans le désert).

L'arcane XIII du Tarot est puissamment évocateur à ce point de vue ;


nous y voyons sortir de terre les têtes du Roi et de la Reine, dont la
perfection ne peut exister sans être précédée de destruction. La faulx que
tient le squelette est celle dont Saturne mutila son Père Uranus, et dont il
fut à son tour mutilé par son fils Jupiter ; des parties mutilées et de la mer,
naquit Vénus. Je préviens charitablement le lecteur qui serait tenté de
pratiquer, se fiant au symbolisme des sept planètes qu'il perdrait son temps
et son charbon en chauffant dans un creuset du plomb, de l'étain et du
cuivre. Qu'il laisse aux métallurgistes le soin de préparer les alliages
industriels et qu'il ne confonde pas l'alchimie avec l'art de Vulcain !
Parlons encore un peu du serpent ; il figurait les quatre éléments chez
les Egyptiens, aussi fut-il considéré par les Philosophes tantôt comme
symbole de la matière du Magistère qui est un abrégé des [90] quatre
éléments, tantôt pour cette matière réduite en eau, tantôt enfin pour leur
Soufre ou Terre ignée qu'ils appellent la Minière du Feu céleste. Les
disciples d'Hermès se conformèrent aux directives du Maître au sujet de ce
hiéroglyphe, car nous le retrouvons sans cesse dans les mythes de Cadmus,
Saturne, Mercure, Esculape, Apollon, etc. Par le serpent qui dévore sa
queue, ils ont proprement désigné le Soufre, (Raymond Lulle, Codicille, C.
31). En effet, dans la seconde opération du Magistère, le serpent
philosophique commence à se dissoudre par la queue au moyen de sa tête,
c'est-à-dire de son premier principe.

Au nombre des merveilles qu'admire notre héros dans cette salle, il


parle d'images mouvantes. N'est-ce point là la traduction littérale des
Moving Pictures, terme employé en Angleterre pour désigner le
cinématographe ; l'idée du phonographe est aussi évoquée dans les lignes
suivantes et on ne peut se défendre de quelque surprise en se souvenant
que Valentin Andreae écrivit les Noces Chymiques en 1603. Avait-il
anticipé sur l'avenir, en prévoyant nos moyens actuels de distraction, à la
façon dont Roger Bacon, dans ses Lettres sur les Prodiges, anticipe sur
l'automobile et l'avion, quelques centaines d'années avant leur découverte ?

Au cours du dîner qu'offrent les Vierges aux Artistes, un passage peut


nous paraître badin, lorsque l'une d'entre elles propose à notre héros, que
nous savons d'un grand âge, de partager sa couche. Que l'étudiant ne s'y
trompe pas, ce passage est capital et son importance est d'autant mieux
dissimulée que l'auteur l'a habilement noyé dans un récit plaisant, où
comptés de sept en sept pour remettre au sort le choix de leur compagne
pour la nuit, les artistes restant seuls entre eux, s'avouent fort habilement
dupés.

La représentation théâtrale qui leur est offerte comporte aussi quelques


enseignements, déjà vus antérieurement mais moins condensés. La fillette
que l'on trouve dès le début du premier acte enfermée en un coffret flottant
sur le fleuve, impose à l'esprit la fable babylonienne où Baron Premier, fils
d'un père inconnu, est exposé par sa mère dans un panier de roseaux sur
l'Euphrate ; il est sauvé par un paysan, et aimé de la déesse Ishtar (la
colombe, et aussi l'Etoile du Matin et du Soir) qui le fait parvenir à la
Royauté. Six siècles plus tard, un futur Roi, Moïse, est découvert sur le Nil
par la fille du Pharaon, lui aussi devient l'Initiateur d'un grand peuple.
Faut-il encore rappeler, 735 ans avant notre ère, Romulus et Rémus, bases
de la Civilisation latine, exposés aux bêtes sauvages dans les marais du
Tibre, et allaités par une Louve ! Que les curieux de Science réfléchissent
à l'origine attribuée à Romulus par sa mère et qu'ils en rapprochent le Loup
ravissant, cher à Basile Valentin. L'entracte [91] est sommairement dépeint
en évoquant la fixation du volatil par la victoire du Lion sur le griffon. De
même, dans le suivant, les spectateurs voient les quatre animaux de Daniel
tels qu'ils apparurent dans sa vision. Valentin Andréae ajoute : tout cela a
une signification bien déterminée ; nous sommes d'autant plus de son avis
que nous retrouvons quelques lignes plus loin trois de ces animaux
supportant l'autel de Vénus : l'Aigle, le Bœuf et le Lion ; d'ailleurs si
Jupiter se métamorphosa en pluie d'Or, ne le fut-il point également en
Aigle, en Taureau et en Cygne ? Ceci dit, la description du spectacle offert
aux Artistes n'a qu'un intérêt très secondaire. Par contre, le dernier épisode
de ce quatrième jour est riche en sous-entendus alchimiques. Ici chaque
épisode, chaque geste, chaque couleur, ou détail a sa signification. Voici la
formule chère aux Philosophes qui parlent du début de l'Œuvre : Nigrum,
nigro, nigrius, prouvant que l'Adepte n'a pas fait fausse route. Ce Noir plus
noir que le noir, nous le retrouvons dans la couleur des vêtements et du
bandeau dont sont revêtues les six personnes royales ; noires sont les
tentures, et noir aussi l'Exécuteur qui subit le même sort que ses victimes.

Par un hasard providentiel, notre héros peut voir depuis sa chambre


qui donne sur le lac, l'embarquement nocturne des six cercueils et de la
caisse contenant le nègre, sur sept vaisseaux. Notez cependant que six
flammes seulement survolent le lac. Je voudrais bien pouvoir en écrire
davantage sur ce sujet, mais je me borne à citer le début du Psaume
XXXVIII : Dixi custodiam vias meas ut non deliquam in lingua mea. Et
aujourd'hui nous ne dirons pas plus avant sur le commentaire du
Quatrième Jour.
[92]

CINQUIÈME JOUR

Je quittai ma couche au point du jour, aiguillonné par le désir


d'apprendre la suite des événements, sans avoir goûté un repos suffisant.
M'étant habillé, je descendis mais je ne trouvai encore personne dans la
salle à cette heure matinale. Je priai donc mon page de me guider encore
dans le château et de me montrer les parties intéressantes ; il se prêta
volontiers à mon désir, comme toujours.

Ayant descendu quelques marches sous terre, nous nous heurtâmes à


une grande porte en fer sur laquelle se détachait en grandes lettres de
cuivre l'inscription suivante :

Je reproduis l'inscription telle que je l'aï copiée sur ma tablette. Le


page ouvrit donc cette porte et me conduisit par la main dans un couloir
complètement obscur. Nous parvînmes à une petite porte qui était
entrebâillée, car, d'après mon page, elle avait été ouverte la veille pour
sortir les cercueils et on ne l'avait pas encore refermée. [93]

Nous entrâmes ; alors la chose la plus précieuse que la nature eût


jamais élaborée apparut à mon regard émerveillé. Cette salle voûtée ne
recevait d'autre lumière que l'éclat rayonnant de quelques escarboucles
énormes ; c'était, me dit-on, le trésor du Roi. Mais au centre, j'aperçus la
merveille la plus admirable ; c'était un tombeau précieux. Je ne pus
réprimer mon étonnement de le voir entretenu avec si peu de soins. Alors
mon page me répondit que je devais rendre grâce à ma planète, dont
l'influence me permettait de contempler plusieurs choses que nul œil
humain n'avait aperçu jusqu'à ce jour, hormis l'entourage du Roi.

Le tombeau était triangulaire et supportait en son centre un vase en


cuivre poli ; tout le reste n'était qu'or et pierres précieuses. Un ange, debout
dans le vase, tenait dans ses bras un arbre inconnu, qui, sans cesse, laissait
tomber des gouttes dans le vaisseau ; parfois un fruit se détachait, se
résolvait en eau dès qu'il touchait le vase, et s'écoulait dans trois petits
vaisseaux en or. Trois animaux, un aigle, un bœuf et un lion, se tenant sur
un socle très précieux supportaient ce petit autel.

J'en demandai la signification à mon page :

"Ci-gît" dit-il, "Vénus, la belle dame qui a fait perdre le bonheur, le


salut et la fortune à tant de grands". Puis il désigna sur le sol une trappe en
cuivre. "Si tel est votre désir" dit-il "nous pouvons continuer à descendre
par ici".

"Je vous suis" répondis-je ; et je descendis l'escalier où l'obscurité était


complète ; mais le page ouvrit prestement une petite boîte qui contenait
une petite lumière éternelle à laquelle il alluma une des nombreuses
torches placées à cet endroit : Plein d'appréhension, je lui demandai
sérieusement s'il lui était permis de faire cela.

Il me répondit : "Comme les personnes royales reposent, maintenant je


n'ai rien à craindre".

J'aperçus alors un lit d'une richesse inouïe, aux tentures [94]


admirables. Le page les entrouvrit et je vis dame Vénus couchée là toute
nue – car le page avait soulevé la couverture – avec tant de grâce et de
beauté, que, plein d'admiration, je restai, figé sur place, et maintenant
encore, j'ignore si j'ai contemplé une statue ou une morte ; car elle était
absolument immobile et il m'était interdit de la toucher.

Puis le page la couvrit de nouveau et tira le rideau mais son image me


resta comme gravée dans les yeux.

Derrière le lit je vis un panneau avec cette inscription :


Je demandai à mon page la signification de ces caractères. Il me
promit en riant que je l'apprendrai. Puis il éteignit le flambeau et nous
remontâmes.

Examinant les animaux de plus près, je m'aperçus, à ce moment


seulement, qu'une torche résineuse brûlait à chaque coin. Je n'avais pas
aperçu ces lumières auparavant, car le feu était si clair qu'il ressemblait
plutôt à l'éclat d'une pierre qu'à une flamme. L'arbre exposé à cette chaleur
ne cessait de fondre tout en continuant à produire de nouveaux fruits.

"Écoutez" dit le page, "ce que j'ai entendu dire à Atlas parlant au Roi.
Quand l'arbre, a-t-il dit, sera fondu entièrement, dame Vénus se réveillera
et sera mère d'un roi".

Il parlait encore et m'en aurait peut-être dit davantage, quand Cupidon


pénétra dans la salle. De prime abord il [95] fut atterré d'y constater notre
présence ; mais quand il se fut aperçu que nous étions tous deux plus morts
que vifs, il finit par rire et me demanda quel esprit m'avait chassé par ici.
Tout tremblant je lui répondis que je m'étais égaré dans le château, que le
hasard m'avait conduit dans cette salle et que mon page m'ayant cherché
partout m'avait finalement trouvé ici ; qu'enfin j'espérais qu'il ne prendrait
pas la chose en mal.

"C'est encore excusable ainsi", me dit-il, "vieux père téméraire. Mais


vous auriez pu m'outrager grossièrement si vous aviez vu cette porte. Il est
temps que je prenne des précautions".
Sur ces mots il cadenassa solidement la porte de cuivre par où nous
étions descendus. Je rendis grâce à Dieu de ne pas avoir été rencontrés plus
tôt et mon page me sut gré de l'avoir aidé à se tirer de ce mauvais pas.

"Cependant", continua Cupidon, " je ne puis vous laisser impuni


d'avoir presque surpris ma mère". Et il chauffa la pointe d'une de ses
flèches dans l'une des petites lumières et me piqua à la main. Je ne sentis
presque pas la piqûre à ce moment tant j'étais heureux d'avoir si bien réussi
et d'en être quitte à si bon compte.

Entre temps, mes compagnons étaient sortis de leur lit et s'étaient


rassemblés dans la salle ; je les y rejoignis en faisant semblant de quitter
mon lit à l'instant. Cupidon qui avait fermé toutes les portes derrière lui
avec soin me demanda de lui montrer ma main. Une gouttelette de sang y
perlait encore ; il en rit et prévint les autres de se méfier de moi car je
changerai sous peu. Nous étions stupéfaits de voir Cupidon si gai ; il ne
paraissait pas se soucier le moins du monde des tristes événements d'hier et
ne portait aucun deuil.

Cependant notre présidente s'était parée pour sortir ; elle était


entièrement habillée de velours noir et tenait sa branche de laurier à la
main ; toutes ses compagnes portaient de même leur branche de laurier.
Quand les préparatifs [96] furent terminés, la vierge nous dit de nous
désaltérer d'abord et de nous préparer ensuite pour la procession. C'est ce
que nous fîmes sans perdre un instant et nous la suivîmes dans la cour.

Six cercueils étaient placés dans cette cour. Mes compagnons étaient
convaincus qu'ils renfermaient les corps des six personnes royales ; mais
moi je savais à quoi m'en tenir ; toutefois j'ignorais ce qu'allaient devenir
les autres cercueils.

Huit hommes masqués se tenaient près de chacun des cercueils.


Quand la musique se mit à jouer – un air si grave et si triste que j'en
frémis, – ils levèrent les cercueils et nous suivîmes jusqu'au jardin dans
l'ordre qu'on nous indiqua. Au milieu du jardin on avait érigé un mausolée
en bois, dont tout le pourtour était garni d'admirables couronnes ; le dôme
était supporté par sept colonnes. On avait creusé six tombeaux et près de
chacun se trouvait une pierre ; mais le centre était occupé par une pierre
ronde, creuse, plus élevée. Dans le plus grand silence et en grande
cérémonie on déposa les cercueils dans ces tombeaux, puis les pierres
furent glissées dessus et fortement scellées. La petite boîte trouva sa place
au milieu. C'est ainsi que mes compagnons furent trompés, car ils étaient
persuadés que les corps reposaient là. Au sommet flottait un grand
étendard décoré de l'image du phénix, sans doute pour nous égarer encore
plus sûrement. C'est à ce moment que je remerciai DIEU de m'avoir
permis de voir plus que les autres.

Les funérailles étant terminées, la vierge monta sur la pierre centrale


et nous fit un court sermon. Elle nous engagea à tenir notre promesse, à ne
pas épargner nos peines et à prêter aide aux personnes royales, enterrées là
afin qu'elles pussent retrouver la vie. A cet effet nous devions nous mettre
en route sans tarder et naviguer avec elle vers la tour de l'Olympe pour y
chercher le remède approprié et indispensable. [97]

Ce discours eut notre assentiment ; nous suivîmes donc la vierge par


une autre petite porte jusqu'au rivage, où nous vîmes les sept vaisseaux,
que j'ai déjà signalés plus haut, tous vides. Toutes les vierges y attachèrent
leur branche de laurier et, après nous avoir embarqués, elles nous
laissèrent partir à la grâce de Dieu. Tant que nous fûmes en vue, elles ne
nous quittèrent pas du regard ; puis elles rentrèrent dans le château
accompagnées de tous les gardiens.

Chacun de nos vaisseaux portait un grand pavillon et un signe


distinctif. Sur cinq des vaisseaux on voyait les cinq Corpora Regalia ; en
outre, chacun, en particulier le mien, où la vierge avait pris place, portait
un globe. Nous naviguâmes ainsi dans un ordre donné, chaque vaisseau ne
contenant que deux pilotes.

a║

b║ c║ d║

e║ f║

g║

En tête venait le petit vaisseau a, où, à mon avis, gisait le nègre ; il


emportait douze musiciens ; son pavillon représentait une pyramide. Il
était suivi des trois vaisseaux b-c-d, nageant de conserve. On nous avait
distribués dans ces vaisseaux-là ; j'avais pris place dans c. Sur une
troisième ligne flottaient les deux vaisseaux e et f, les plus beaux et les
plus précieux, parés d'une quantité de branches de laurier ; ils ne portaient
personne et battaient pavillon de Lune et de Soleil. Le vaisseau g venait en
dernière ligne ; il transportait quarante vierges.

Ayant navigué ainsi par delà le lac, nous franchîmes une passe étroite
et nous parvînmes à la mer véritable. Là, des Sirènes, des Nymphes, et des
Déesses de la mer nous attendaient ; nous fûmes abordés bientôt par une
jeune nymphe, chargée de nous transmettre leur cadeau de noces ainsi que
leur souvenir. Ce dernier consistait en une grande perle précieuse sertie,
comme nous n'en avions jamais vue ni dans notre monde ni dans celui-ci ;
elle était ronde et brillante. Quand la vierge l'eut acceptée amicalement,
[98] la nymphe demanda que l'on voulût bien donner audience à ses
compagnes et s'arrêter un instant ; la vierge y consentit. Elle ordonna
d'amener les deux grands vaisseaux au milieu et de former avec les autres
un pentagone.

Puis les nymphes se rangèrent en cercle autour et chantèrent d'une


voix douce :

Rien de meilleur n'est sur terre


Que le bel et noble amour ;
Par lui nous égalons Dieu,
Par lui personne n'afflige autrui.
Laissez-nous donc chanter le Roi,
Et que toute la mer résonne,
Nous questionnons, donnez la réplique.
II

Qui nous a transmis la vie ?


L'amour.
Qui nous a rendu la grâce ?
L'amour.
Par qui sommes-nous nés ?
Par l'amour.
Sans qui serions-nous perdus ?
Sans l'amour.

III

Qui donc nous a engendrés ?


L'amour.
Pourquoi nous a-t-on nourris ?
Par amour.
Que devons-nous aux parents ?
L'amour. [99]
Pourquoi sont-ils si patients ?
Par amour.

IV

Qui est vainqueur ?


L'amour.
Peut-on trouver l'amour ?
Par l'amour.
Qui peut encore unir les deux ?
L'amour.

Chantez donc tous,


Et faites résonner le chant
Pour glorifier l'amour ;
Qu'il veuille s'accroître
Chez nos Seigneurs, le Roi et la Reine ;
Leurs corps sont ici, l'âme est là.
VI

Si nous vivons encore,


Dieu fera,
Que de même que l'amour et la grande grâce
Les ont séparés avec une grande puissance ;
De même aussi la flamme d'amour
Les réunira de nouveau avec bonheur.

VII

Cette peine,
En grande joie,
Sera transmuée pour toujours,
Y eût-il encore des souffrances sans nombre.

En écoutant ce chant mélodieux, je compris parfaitement qu'Ulysse


eût bouché les oreilles de ses compagnons, [100] car j'eus l'impression
d'être le plus misérable des hommes en me comparant à ces créatures
adorables.

Mais bientôt la vierge prit congé et donna l'ordre de continuer la route.


Les nymphes rompirent donc le cercle et s'éparpillèrent dans la mer après
avoir reçu comme rétribution un long ruban rouge. A ce moment je sentis
que Cupidon commençait à opérer en moi aussi, ce qui n'était guère à mon
honneur ; mais, comme de toute manière mon étourderie ne peut servir à
rien au lecteur, je veux me contenter de la noter en passant. Cela répondait
précisément à la blessure que j'avais reçue à la tête, en rêve, comme je l'ai
décrit dans le premier livre ; et, si quelqu'un veut un bon conseil, qu'il
s'abstienne d'aller voir le lit de Vénus, car Cupidon ne tolère pas cela.

Quelques heures plus tard, après avoir parcouru un long chemin, tout
en nous entretenant amicalement, nous aperçûmes la tour de l'Olympe. La
vierge ordonna donc de faire divers signaux pour annoncer notre arrivée ;
ce qui fut fait. Aussitôt nous vîmes un grand drapeau blanc se déployer et
un petit vaisseau doré vint à notre rencontre. Quand il fut près de nous
accoster, nous y distinguâmes un vieillard entouré de quelques satellites
habillés de blanc ; il nous fit un accueil amical et nous conduisit à la tour.
La tour était bâtie sur une île exactement carrée et entourée d'un
rempart si solide et si épais que je comptai deux cent soixante pas en la
traversant. Derrière cette enceinte s'étendait une belle prairie agrémentée
de quelques petits jardins où fructifiaient des plantes singulières et
inconnues de moi ; elle s'arrêtait au mur protégeant la tour. Cette dernière,
en elle-même, semblait formée par la juxtaposition de sept tours rondes. ;
celle du centre était un peu plus haute. Intérieurement elles se pénétraient
mutuellement et il y avait sept étages superposés.

Quand nous eûmes atteint la porte, on nous rangea le long du mur


côtoyant la tour afin de transporter les cercueils [101] dans la tour à notre
insu, comme je le compris facilement ; mais mes compagnons l'ignoraient.
Aussitôt après on nous conduisit dans la salle intérieure de la tour qui était
décorée avec art ; mais nous y trouvâmes peu de distractions, car elle ne
contenait rien qu'un laboratoire. Là nous dûmes broyer et laver des herbes,
des pierres précieuses et diverses matières, en extraire la sève et l'essence
et en emplir des fioles de verre que l'on rangea avec soin. Cependant notre
vierge si active et si agile, ne nous laissa pas manquer de besogne ; nous
dûmes travailler assidûment et sans relâche dans cette île jusqu'à ce que
nous eussions terminé les préparatifs nécessaires pour la résurrection des
décapités.

Pendant ce temps – comme je l'appris ultérieurement – les trois


vierges lavaient avec soin les corps dans la première salle.

Enfin quand nos travaux furent presque terminés on nous apporta,


pour tout repas, une soupe et un peu de vin, ce qui signifiait clairement que
nous n'étions point ici pour notre agrément ; et quand nous eûmes
accompli notre tâche, il fallut nous contenter, pour dormir, d'une natte
qu'on étendit par terre pour chacun de nous.

Pour ma part, le sommeil ne m'accabla guère ; je me promenai donc


dans le jardin et j'avançai jusqu'à l'enceinte ; comme la nuit était très claire,
je passai le temps à observer les étoiles. Je découvris par hasard de grandes
marches en pierre menant à la crête du rempart ; comme la lune répandait
une si grande clarté, je montai audacieusement. Je contemplai la mer qui
était dans un calme absolu, et, profitant d'une si bonne occasion de méditer
sur l'astronomie, je découvris que cette nuit même les planètes se
présenteraient sous un aspect particulier qui ne se reproduirait pas avant
longtemps.
J'observai ainsi longuement le ciel au-dessus de la mer quand, à
minuit, dès que les douze coups tombèrent, je vis les sept flammes
parcourir la mer et se poser tout en haut [102] sur la pointe de la tour ; j'en
fus saisi de peur car, dès que les flammes se reposèrent, les vents se mirent
à secouer la mer furieusement. Puis la lune se couvrit de nuages, de sorte
que ma joie prit fin dans une telle terreur que je pus à peine découvrir
l'escalier de pierre et rentrer dans la tour. Je ne puis dire si les flammes
sont restées plus longtemps sur la tour ou si elles sont reparties, car il était
impossible de me risquer dehors dans cette obscurité.

Je me couchais donc sur ma couverture et je m'endormis aisément au


murmure calme et agréable de la fontaine de notre laboratoire.

Ainsi ce cinquième jour se termina également par un miracle.


[103]

COMMENTAIRE

La vingt-deuxième lame des Arcanes majeurs du Tarot (Le Monde)


nous montre une jeune femme nue au centre d'une couronne ovale de
lauriers ; on voit aux quatre angles les quatre figures de l'Apocalypse de
Saint Jean, l'Ange, l'Aigle le Lion et le Taureau, figures que l'on retrouve
aussi dans les Chérubs et les Séraphs de l'ancienne Egypte et ceci seul
suffit à établir l'ancienneté de leur symbolisme. Seul de tous les arcanes,
celui-ci désigne l'absolu, la femme représentant la fécondité primordiale,
c'est-à-dire la Création. Un rapprochement s'impose entre cette lame du
Tarot, et la description du Tombeau de Vénus.

Ce tombeau triangulaire est supporté par l'Aigle, le Bœuf, et le Lion ;


l'Ange est debout au centre dans un vase de cuivre (métal consacré à
Vénus). De cuivre est aussi la trappe par laquelle descend notre héros dans
la salle où son guide lui montre Vénus toute nue. Il a, dès maintenant
soulevé le Voile d'Isis. Il remarque que l'Ange tient en ses bras un arbre
dont les branches s'égouttent sans cesse dans un bassin de cuivre. Cet arbre
est un Tamaris dont les fleurs sont blanches et les racines rouges, sous
lesquelles Isis retrouva le corps mutilé d'Osiris, et les pleurs qu'elle verse
au cours de sa recherche en Phénicie (de Φοινιζ, rouge, pourpre) trouvent
leur réplique dans les gouttes tombant sans cesse des branches de l'arbre.

Dans cette phase de l'Œuvre, la matière encore volatile représentée par


Isis, monte en vapeurs, se condense et retombe en gouttes pour se réunir à
la matière fixe que représente Osiris sous le Tamaris.

Cette Vénus ou Isis étendue en son tombeau, figure la mort apparente


de la Nature pendant l'époque ou toute végétation s'arrête ; elle renaît au
printemps, comme dans les mythes grecs de Déméter et de Proserpine.
"Quand l'arbre sera fondu entièrement, Dame Vénus se réveillera et sera
mère d'un Roi". Dans le commentaire du Quatrième Jour, j'avais attiré
l'attention du Lecteur sur les flèches de Cupidon ; je souligne encore ici le
passage où le petit Dieu malin pique notre héros à la main pour le punir de
sa témérité. La lumière qui éclaire cette scène et dont l'éclat ressemble
[104] plus à celui d'une pierre qu'à celui d'une flamme évoque l'idée de
phosphorescence, or, Φωςφορος n'est autre chose que la traduction littérale
du mot latin Lucifer, porte lumière, nom donné à l'étoile Vénus.

A cet épisode succède un simulacre d'enterrement des six personnes


royales dans un mausolée dont le dôme est supporté par sept colonnes. Six
tombes sont creusées, mais la boîte contenant la dépouille de l'exécuteur
noir est placée au centre sur une pierre creuse. L'Etendard flottant au
sommet du monument représente l'image du Phénix. Ce symbole est
évidemment transparent puisqu'à la fin du sixième jour, nous assistons à la
résurrection du Roi et de la Reine. Le Mythe de cet oiseau fabuleux
renaissant de ses cendres tous les cinq cents ans mérite une courte
parenthèse. Les anciens auteurs, Hérodote, Tacite, Pline, Ovide, Solin,
Horapollon, Tsetzès, Suidas, etc., sont d'accord pour le représenter comme
un oiseau de la grosseur d'un Aigle ; une huppe éclatante toujours dressée
orne sa tête, les plumes du cou sont dorées, les autres pourprées ; sa queue
est blanche mêlée de plumes incarnats et ses yeux brillent de l'éclat des
étoiles. Il est bon de rappeler ici que Mercure, le messager céleste, est
souvent représenté tenant son caducée de la main droite, et un phénix sur
le poing gauche. Pour exercer davantage la sagacité des curieux de
Science, je recommande à nos lecteurs numismates l'examen de certains
deniers d'Or de Trajan portant l'effigie du Phénix, la tête auréolée d'un
nimbe semblant être le disque solaire, et tenant dans les serres une branche
d'arbre. Cette même figure se retrouve sur les monnaies de Constantin,
mais l'Oiseau repose sur une montagne et tient une boule (l'Œuf
philosophique) au lieu d'un rameau. Nous avons mieux à faire que de
discuter ici les spéculations astronomiques tendant à voir dans la
renaissance du Phénix l'intervalle de temps compris entre deux passages
consécutifs de la planète Mercure devant le Soleil !

Suivez notre héros vers la Tour de l'Olympe, et lisez avec soin le récit
de sa traversée. Les deux façons différentes dont se groupent les nefs
emportant les dépouilles royales, pour naviguer de conserve, puis pour
assister au concert des Sirènes, ont un sens particulier dépendant de la
nature du chargement confié à chaque navire. La beauté de l'Hymne à
l'Amour se suffit à elle-même sans qu'il soit besoin de la souligner ici.
Toutefois, c'est à ce moment que notre héros se souvient de la piqûre que
Cupidon lui fit à la main, et de celle qu'il reçut en rêve à la tête au cours
d'un songe décrit dans le premier jour.
La tour de l'Olympe est bâtie sur une île exactement carrée, et ses sept
tours rondes superposées évoquent la figure d'une lunette [105]
télescopique. Le séjour de Christian Rosencreutz dans le laboratoire du
premier étage, ne paraît pas lui laisser un bien bon souvenir ; il broie des
herbes, des pierres, en extrait l'essence, la range dans des fioles. C'est
évidemment là, besogne d'apothicaire, et non d'Alchimiste. Trois Vierges,
cependant, lavent avec soin dans la première salle les corps des personnes
royales. Ayant terminé sa besogne, et ne pouvant goûter de repos, notre
héros va jouir du clair de Lune sur les remparts de la tour et il constate
que, cette nuit même, les planètes se présentent sous un aspect particulier
ne devant pas se reproduire avant longtemps. Il voit se fixer au sommet de
la tour les flammes qu'il avait vues survolant les mâts des sept nefs.

Alors, les vents se déchaînent et la Lune s'obscurcit. Retenons surtout


de la fin de ce Cinquième Jour, qu'il y a temps pour l'Œuvre comme il y a
temps pour toutes choses, et arrêtant ici le commentaire, souvenons-nous
du Zodiaque par lequel le Président d'Espagnet termine l'Arcanum
Hermeticæ Philosophiæ Opus.
[106]

SIXIÈME JOUR

Le lendemain, le premier réveillé tira les autres du sommeil et nous


nous mîmes aussitôt à discourir sur l'issue probable des événements. Les
uns soutenaient que les décapités revivraient tous ensemble ; d'autres les
contredisaient parce que la disparition des vieux devait donner aux jeunes
non seulement la vie mais encore la faculté de se reproduire. Quelques-uns
pensaient que les personnes royales n'avaient pas été tuées mais que
d'autres avaient été décapitées à leur place.

Quand nous eûmes ainsi conversé pendant quelque temps le vieillard


entra, nous salua, et examina si nos travaux étaient terminés et si
l'exécution en avait été correcte ; mais nous y avions apporté tant de zèle et
de soins qu'il dût se montrer satisfait. Il rassembla donc les fioles et les
rangea dans un écrin.

Bientôt nous vîmes entrer quelques pages portant des échelles, des
cordes et de grandes ailes, qu'ils déposèrent devant nous et s'en furent.
Alors le vieillard dit :

"Mes chers fils, chacun de vous doit se charger d'une de ces pièces
pendant toute la journée, vous pourrez les choisir ou les tirer au sort".

Nous répondîmes que nous préférions choisir.

"Non", dit le vieillard, "on les tirera au sort".

Puis il fit trois fiches ; sur la première il écrivit échelle ; sur la


seconde, corde, et sur la troisième, ailes. Il les mêla [107] dans un
chapeau ; chacun en tira une fiche et dut se charger de l'objet désigné.
Ceux qui eurent les cordes se crurent favorisés par le sort ; quant à moi il
m'échut une échelle, ce qui m'ennuya fort car elle avait douze pieds de
long et pesait assez lourd. Il me fallut la porter tandis que les autres purent
enrouler aisément les cordes autour d'eux ; puis le vieillard attacha les ailes
aux derniers avec tant d'adresse qu'elles paraissaient leur avoir poussé
naturellement. Enfin il tourna un robinet et la fontaine cessa de couler ;
nous dûmes la retirer du centre de la salle. Quand tout fut en ordre, il prit
l'écrin avec les fioles, nous salua et ferma soigneusement la porte derrière
lui, si bien que nous nous crûmes prisonniers dans cette tour.

Mais il ne s'écoula pas un quart d'heure, qu'une ouverture ronde se


produisit dans la voûte ; par là nous aperçûmes notre vierge qui nous
interpella, nous souhaita une bonne journée et nous pria de monter. Ceux
qui avaient des ailes s'envolèrent facilement par le trou ; de même nous qui
portions des échelles en comprimes immédiatement l'usage. Mais ceux qui
possédaient des cordes étaient dans l'embarras ; car dès que l'un de nous
fut monté on lui ordonna de retirer l'échelle. Enfin chacune des cordes fut
attachée à un crochet en fer et on pria leurs porteurs de grimper de leur
mieux, chose qui, vraiment, ne se passa pas sans ampoules. Quand nous
fûmes tous réunis en haut, le trou fut refermé et la vierge nous accueillit
amicalement.

Une salle unique occupait tout cet étage de la tour. Elle était flanquée
de six belles chapelles, un peu plus hautes que la salle ; on y accédait par
trois degrés. On nous distribua dans les chapelles et on nous invita à prier
pour la vie des rois et des reines. Pendant ce temps la vierge entra et sortit
alternativement par la petite porte a et fit ainsi jusqu'à ce que nous
eussions terminé.

Dès que nous eûmes achevé notre prière, douze personnes [108] –
elles avaient fait fonction de musiciens auparavant – firent passer par cette
porte et déposèrent au centre de la salle, un objet singulier, tout en
longueur qui paraissait n'être qu'une fontaine à mes compagnons. Mais je
compris immédiatement que les corps y étaient enfermés, car la caisse
inférieure était carrée et de dimensions suffisantes pour contenir
facilement six personnes. Puis les porteurs disparurent et revinrent bientôt
avec leurs instruments pour accompagner notre vierge et ses servantes par
une harmonie délicieuse.

Notre vierge portait un petit coffret ; toutes les autres tenaient des
branches et de petites lampes et, quelques unes des torches allumées.
Aussitôt on nous mit les torches en mains et nous dûmes nous ranger
autour de la fontaine dans l'ordre suivant :
La vierge se tenait en A ; ses servantes étaient postées en cercle avec
leurs lampes et leurs branches en c ; nous étions avec nos torches en b et
les musiciens rangés en ligne droite en a ; enfin les vierges en d, également
sur une ligne droite. J'ignore d'où venaient ces dernières ; avaient-elles
habité la tour, ou y avaient-elles été conduites pendant la nuit ? Leurs
visages étaient couverts de voiles fins et blancs de sorte que je n'en
reconnu aucune.

Alors la vierge ouvrit le coffret qui contenait une chose sphérique


dans une double enveloppe de taffetas vert ; elle la retira et, s'approchant
de la fontaine, elle la posa dans la petite chaudière supérieure ; elle
recouvrit ensuite cette dernière avec un couvercle percé de petits trous et
muni d'un rebord. Puis elle y versa quelques-unes des eaux que nous
avions préparées la veille, de sorte que la fontaine se mit bientôt à couler.
Cette eau était rentrée sans cesse dans la chaudière par quatre petits
tuyaux. [109]

Sous la chaudière inférieure on avait disposé un grand nombre de


pointes ; les vierges y fixèrent leurs lampes, dont la chaleur fit bientôt
bouillir l'eau. En bouillant, l'eau tombait sur les cadavres par une quantité
de petits trous percés en a ; elle était si chaude qu'elle les dissolvait et en
fit une liqueur.

Mes compagnons ignorent encore ce qu'était la boule enveloppée ;


mais moi, je compris que c'était la tête du nègre et que c'était elle qui
communiquait aux eaux cette chaleur intense.

En b, sur le pourtour de la grande chaudière, se trouvait encore une


quantité de trous ; les vierges y plantèrent leurs branches. Je ne sais si cela
était nécessaire pour l'opération, ou seulement exigé par le cérémonial ;
toutefois les branches furent arrosées continuellement par la fontaine et
l'eau qui s'en écoula pour retourner dans la chaudière, était un peu plus
jaunâtre.

Cette opération dura près de deux heures ; la fontaine coulait


constamment d'elle-même, mais peu à peu le jet faiblissait.

Pendant ce temps les musiciens sortirent et nous nous promenâmes çà


et là dans la salle. Les ornements de cette salle suffisaient amplement à
nous distraire car rien n'y était oublié en fait d'images, tableaux, horloges,
orgues, fontaines et choses semblables.

Enfin l'opération toucha à sa fin et la fontaine cessa de couler. La


vierge fit alors apporter une sphère creuse en or. A la base de la fontaine il
y avait un robinet ; elle l'ouvrit et fit couler les matières qui avaient été
dissoutes par la chaleur des gouttes ; elle récolta plusieurs mesures d'une
matière très rouge. L'eau qui restait dans la chaudière supérieure fut vidée ;
Puis cette fontaine – qui était très allégée – fut portée dehors. Je ne puis
dire si elle a été ouverte ensuite et si elle contenait encore un résidu utile
provenant des cadavres ; mais je sais que l'eau recueillie dans la sphère
était beaucoup trop lourde pour que [110] nous eussions pu la porter à six
ou plus, quoique, à en juger par son volume, elle n'aurait pas dû excéder la
charge d'un seul homme. On transporta cette sphère au dehors avec
beaucoup de peine et on nous laissa encore seuls.

Comme j'entendais que l'on marchait au-dessus de nous, je cherchai


mon échelle des yeux. A ce moment on aurait pu entendre de singulières
opinions exprimées par mes compagnons sur cette fontaine ; car, persuadés
que les corps reposaient dans le jardin du château, ils ne savaient comment
interpréter ces opérations. Mais moi, je rendais grâce à Dieu d'avoir veillé
en temps opportun et d'avoir vu des événements qui m'aidaient à mieux
comprendre toutes les actions de la vierge.

Un quart d'heure s'écoula ; puis le centre de la voûte fut dégagé et on


nous pria de monter. Cela se fit comme auparavant à l'aide d'ailes,
d'échelles et de cordes ; et je fus passablement vexé de voir que les vierges
montaient par une voie facile, tandis qu'il nous fallait faire tant d'efforts.
Cependant je m'imaginais bien que cela se faisait dans un but déterminé.
Quoi qu'il en soit il fallut nous estimer heureux des soins prévoyants du
vieillard, car les objets qu'il nous avait donnés, les ailes, par exemple, nous
servaient uniquement à atteindre l'ouverture.

Quand nous eûmes réussi à passer à l'étage supérieur, l'ouverture se


referma ; je vis alors la sphère suspendue à une forte chaîne au milieu de la
salle. Il y avait des fenêtres sur tout le pourtour de cette salle et autant de
portes alternant avec les fenêtres. Chacune des portes masquait un grand
miroir poli. La disposition optique des portes et des miroirs était telle que
l'on voyait briller des soleils sur toute la circonférence de la salle, dès que
l'on avait ouvert les fenêtres du côté du soleil et tiré les portes pour
découvrir les miroirs ; et cela malgré que cet astre, qui rayonnait à ce
moment au delà de toute mesure ne [111] frappât qu'une porte. Tous ces
soleils resplendissants dardaient leurs rayons par des réflexions
artificielles, sur la sphère suspendue au centre ; et comme, par surcroît,
celle-ci était polie, elle émettait un rayonnement si intense qu'aucun de
nous ne put ouvrir les yeux. Nous regardâmes donc par les fenêtres jusqu'à
ce que la sphère fût chauffée à point et que l'effet désiré fût obtenu. J'ai vu
ainsi la chose la plus merveilleuse que la nature ait jamais produite : Les
miroirs reflétaient partout des soleils, mais la sphère au centre rayonnait
encore avec bien plus de force de sorte que notre regard ne put en soutenir
l'éclat égal à celui du soleil même, ne fût-ce qu'un instant.

Enfin la vierge fit recouvrir les miroirs et fermer les fenêtres afin de
laisser refroidir un peu la sphère ; et cela eut lieu à sept heures.

Nous étions satisfaits de constater que l'opération, parvenue à ce point,


nous laissait assez de liberté pour nous réconforter par un déjeuner. Mais,
cette fois encore, le menu était vraiment philosophique et nous n'avions
pas à craindre qu'on insistât pour nous pousser aux excès ; toutefois on ne
nous laissa pas manquer du nécessaire. D'ailleurs, la promesse de la joie
future – par laquelle la vierge ranimait sans cesse notre zèle – nous rendit
si gais que nous ne prenions en mauvaise part aucun travail et aucune
incommodité. Je certifierai aussi que mes illustres compagnons ne
songèrent à aucun moment à leur cuisine ou à leur table ; mais ils étaient
tout à la joie de pouvoir assister à une physique si extraordinaire et méditer
ainsi sur la sagesse et la toute-puissance du Créateur.

Après le repas nous nous préparâmes de nouveau au travail, car la


sphère s'était suffisamment refroidie. Nous dûmes la détacher de sa chaîne,
ce qui nous coûta beaucoup de peine et de travail, et la poser par terre.
Nous discutâmes ensuite sur la manière de la diviser, [112] car on
nous avait ordonné de la couper en deux par le milieu ; enfin un diamant
pointu fit le plus gros de cette besogne.

Quand nous eûmes ouvert ainsi la sphère, nous vîmes qu'elle ne


contenait plus rien de rouge, mais seulement un grand et bel œuf, blanc
comme la neige. Nous étions au comble de la joie en constatant qu'il était
réussi à souhait ; car la vierge appréhendait que la coque ne fût trop molle
encore. Nous étions là autour de l'œuf, aussi joyeux que si nous l'avions
pondu nous-mêmes. Mais la vierge le fit bientôt enlever, puis elle nous
quitta également et ferma la porte comme toujours. Je ne sais ce qu'elle a
fait de l'œuf après son départ ; j'ignore si elle lui a fait subir une opération
secrète, cependant je ne le crois pas.

Nous dûmes donc nous reposer de nouveau pendant un quart d'heure,


jusqu'à ce qu'une troisième ouverture nous livrât passage et nous
parvînmes ainsi au quatrième étage à l'aide de nos outils.

Dans cette salle nous vîmes une grande chaudière en cuivre remplie de
sable jaune, chauffée par un méchant petit feu. L'œuf y fut enterré afin d'y
achever de mûrir. Cette chaudière était carrée ; sur l'un de ses côtés, les
deux vers suivants étaient gravés en grandes lettres :

O . BLI . TO . BIT . MI . LI .

KANT . I . VOLT . BIT . TO . GOLT .

Sur le deuxième côté on lisait ces mots :

SANITAS . NIX . HASTA .

Le troisième côté portait ce seul mot :

F.I.A.T.

Mais sur la face postérieure il y avait toute l'inscription suivante :


[113]

CE QUI EST :
Le Feu, l'Air, l'Eau, la Terre
AUX SAINTES CENDRES DE NOS ROIS ET DE NOS REINES,
Ils ne pourront l'arracher.
LA TOURBE FIDÈLE OU CHYMIQUE
DANS CETTE URNE
EST CONTENUE
Aô 46.

Je laisse aux savants le soin de chercher si ces inscriptions étaient


relatives au sable ou à l'œuf ; je me contente d'accomplir ma tâche en
n'omettant rien.

L'incubation se termina ainsi et l'œuf fut déterré. Il ne fut pas


nécessaire d'en percer la coque car l'oiseau se libéra bientôt lui-même et
prit joyeusement ses ébats ; mais il était tout saignant et difforme. Nous le
posâmes d'abord sur le sable chaud, puis la vierge nous pria de l'attacher
avant qu'on ne lui donnât des aliments ; sinon nous aurions bien des tracas.
Ainsi fut fait. On lui apporta alors sa nourriture qui n'était pas autre chose
que le sang des décapités dilué avec de l'eau préparée. L'oiseau crût alors
si rapidement sous nos yeux que nous comprîmes fort bien pourquoi la
vierge nous avait mis en garde. Il mordait et griffait rageusement autour de
lui et s'il avait pu s'emparer de l'un de nous, il en serait bientôt venu à bout.
Comme l'oiseau – noir comme les ténèbres – était plein de fureur, on lui
apporta un autre aliment, peut-être le sang d'une autre personne royale.
Alors ses plumes noires tombèrent et des plumes blanches comme la neige
[114] poussèrent à leur place ; en même temps l'oiseau s'apprivoisa un peu
et se laissa approcher plus facilement ; toutefois nous le regardions encore
avec méfiance. Par le troisième aliment ses plumes se couvrirent de
couleurs si éclatantes que je n'en ai vu de plus belles ma vie durant, et il se
familiarisa tellement et se montra si doux envers nous que nous le
délivrâmes de ses liens, avec l'assentiment de la vierge.

46
Quod : 1gnis, Aer, Aqua, Terra : ,Sanctis Regum et Reginarum nostrum cineribus, erripere non
potuerunt. Fidelis chymicorum Turba in hanc urnam contulit. Ad.
"Maintenant", dit la vierge, "comme la vie et la plus grande perfection
ont été donnés à l'oiseau, grâce à votre application, il sied qu'avec le
consentement de notre vieillard, nous fêtions joyeusement cet événement".

Puis elle ordonna de servir le repas et nous invita à nous réconforter


parce que la partie la plus délicate et la plus difficile de l'œuvre était
terminée et que nous pouvions commencer, à juste titre, à goûter la
jouissance du travail accompli.

Mais nous portions encore nos vêtements de deuil, ce qui, dans cette
joie, paraissait un peu ridicule ; aussi nous nous mîmes à rire les uns des
autres.

Cependant la vierge ne cessa de nous questionner, peut-être pour


découvrir ceux qui pourraient lui être utiles pour l'accomplissement de ses
projets. L'opération qui la tourmentait le plus était la fusion ; et elle fut
bien aise quand elle sut que l'un de nous avait acquis les tours de mains
que possèdent les artistes.

Le repas ne dura pas plus de trois quarts d'heure ; et encore nous en


passâmes la majeure partie avec notre oiseau qu'il fallait alimenter sans
arrêt. Mais maintenant il atteignait son développement complet.

On ne nous permit pas de faire une longue sieste après notre repas ; la
vierge sortit avec l'oiseau, et la cinquième salle nous fut ouverte ; nous y
montâmes comme précédemment et nous nous apprêtâmes au travail.

On avait préparé un bain pour notre oiseau dans cette salle ; ce bain
fut teint avec une poudre blanche de sorte [115] qu'il prit l'aspect du lait.
Tout d'abord il était froid et l'oiseau qu'on y plongea s'y trouva à son aise,
en bu, et prit ses ébats. Mais quand la chaleur des lampes commença à
faire tiédir le bain, nous eûmes beaucoup de peine à y maintenir l'oiseau.
Nous posâmes donc un couvercle sur la chaudière et nous laissâmes passer
sa tête par un trou. L'oiseau perdit toutes ses plumes dans le bain de sorte
qu'il eut la peau aussi lisse qu'un homme ; mais la chaleur ne lui causa pas
d'autre dommage. Chose étonnante, les plumes se dissolvèrent entièrement
dans ce bain et le teignirent en bleu. Enfin nous laissâmes l'oiseau
s'échapper de la chaudière ; il était si lisse et si brillant qu'il faisait plaisir à
voir ; mais comme il était un peu farouche nous dûmes lui passer un collier
avec une chaîne autour du cou ; puis nous le promenâmes çà et là dans la
salle. Pendant ce temps on alluma un grand feu sous la chaudière et le bain
fut évaporé jusqu'à siccité, de sorte qu'il resta une matière bleue ; nous
dûmes la détacher de la chaudière, la concasser, la pulvériser et la préparer
sur une pierre ; puis cette peinture fut appliquée sur toute la peau de
l'oiseau. Alors ce dernier prit un aspect plus singulier encore ; car, à part la
tête qui resta blanche, il était entièrement bleu.

C'est ainsi qu'à cet étage notre travail prit fin et nous fûmes appelés
par une ouverture dans la voûte au sixième étage, après que la vierge nous
eût quittés avec son oiseau bleu ; et nous y montâmes.

Là nous assistâmes à un spectacle attristant. On plaça, au centre de la


salle, un petit autel semblable en tous points à celui que nous avions vu
dans la salle du Roi ; les six objets que j'ai déjà décrits se trouvaient sur cet
autel et l'oiseau lui-même formait le septième. On présenta d'abord la
petite fontaine à l'oiseau qui s'y désaltéra ; ensuite il aperçut le serpent
blanc et le mordit de manière à le faire saigner. Nous dûmes recueillir ce
sang dans une coupe en or et le verser dans la gorge de l'oiseau qui se
[116] débattait fortement ; puis nous introduisîmes la tête du serpent dans
la fontaine, ce qui lui rendit la vie ; il rampa aussitôt dans sa tête de mort et
je ne le revis plus pendant longtemps. Pendant ces événements, la sphère
continuait à accomplir ses révolutions, jusqu'à ce que la conjonction
désirée eût lieu ; aussitôt la petite horloge sonna un coup. Puis la deuxième
conjonction eut lieu et la Clochette sonna deux coups. Enfin quand la
troisième conjonction fut observée par nous et signalée par la clochette,
l'oiseau posa lui-même son col sur le livre et se laissa décapiter
humblement, sans résistance, par celui de nous qui avait été désigné à cet
effet par le sort. Cependant il ne coula pas une seule goutte de sang jusqu'à
ce qu'on lui ouvrit la poitrine. Alors le sang en jaillit frais et clair, telle une
fontaine de rubis.

Sa mort nous attrista ; cependant comme nous pensions bien que


l'oiseau lui-même ne pouvait être utile à grand-chose, nous en prîmes vite
notre parti.

Nous débarrassâmes ensuite le petit autel et nous aidâmes la vierge à


incinérer sur l'autel même le corps ainsi que la tablette qui y était
suspendue, avec du feu pris à la petite lumière. Cette cendre fut purifiée à
plusieurs reprises et conservée avec soin dans une petite boîte en bois de
cyprès.
Mais maintenant, je dois relater l'incident qui m'arriva ainsi qu'à trois
de mes compagnons. Quand nous eûmes recueilli la cendre très
soigneusement la vierge prit la parole comme suit :

"Chers seigneurs, nous sommes dans la sixième salle et nous n'en


avons plus qu'une seule au-dessus de nous. Là, nous toucherons au terme
de nos peines et nous pourrons songer à votre retour au château pour
ressusciter nos très gracieux Seigneurs et Dames. J'aurais désiré que tous
ici présents se fussent comportés de manière à ce que je pusse proclamer
leurs mérites et obtenir pour eux une digne récompense auprès de nos Très
Hauts Roi et Reine. [117]

Mais comme, contre mon gré, j'ai reconnu que parmi vous ces quatre –
et elle me désigna avec trois autres – sont des opérateurs paresseux et que,
dans mon amour pour tous, je ne demande cependant point à les désigner
pour leur punition bien méritée, je voudrais cependant, afin qu'une telle
paresse ne demeurât point impunie, ordonner ceci : Seuls ils seront exclus
de la septième opération, la plus admirable de toutes ; par contre on ne les
exposera à aucune autre punition plus tard, quand nous serons en face de
Sa Majesté Royale".

Que l'on songe dans quel état me mit ce discours ! La vierge parla
avec une telle gravité que les larmes inondaient nos visages et que nous
nous considérions comme les plus infortunés des hommes. Puis la vierge
fit appeler les musiciens par l'une des servantes, qui l'accompagnaient
toujours en nombre, et on nous mit à la porte en musique au milieu d'un tel
éclat de rire que les musiciens eurent de la peine à souffler dans leurs
instruments tant ils étaient secoués par le rire. Et ce qui nous affligea
particulièrement, ce fut de voir la vierge se moquer de nos pleurs, de notre
colère et de notre indignation ; en outre, quelques-uns de nos compagnons
se réjouissaient certainement de notre malheur.

Mais la suite fut bien inattendue ; car à peine eûmes-nous franchi la


porte, que les musiciens nous invitèrent à cesser nos pleurs et à les suivre
gaiement par l'escalier ; ils nous conduisirent sous les combles, au-dessus
du septième étage.

Là nous retrouvâmes le vieillard, que nous n'avions pas vu depuis le


matin, se tenant debout devant une petite lucarne ronde. Il nous accueillit
amicalement et nous félicita de tout cœur d'avoir été élu par la vierge ;
mais il faillit mourir de rire quand il sut qu'elle avait été notre désolation
au moment d'atteindre un tel bonheur.

"Apprenez donc par cela mes chers fils", dit-il, "que l'homme ne
connaît jamais la bonté que Dieu lui prodigue".[118]

Nous nous entretenions ainsi quand la vierge vint en courant avec le


petit coffret ; après s'être moquée de nous, elle vida ses cendres dans un
autre coffret et remplit le sien avec une matière différente en nous disant
qu'elle était obligée de mystifier maintenant nos compagnons. Elle nous
exhorta à obéir au vieillard en tout ce qu'il nous commanderait et à ne pas
faiblir dans notre zèle. Puis elle retourna dans la septième salle, où elle
appela nos compagnons. J'ignore le début de l'opération qu'elle fit avec
eux ; car, non seulement on leur avait défendu d'une manière absolue d'en
parler, mais nous ne pouvions les observer des combles à cause de nos
occupations.

Or voici quel fut notre travail. Il fallut humecter d'abord les cendres
avec l'eau que nous avions préparée auparavant, de manière à en faire une
pâte claire ; puis nous plaçâmes la matière sur le feu jusqu'à ce qu'elle fût
très Chaude. Alors nous la vidâmes toute chaude dans deux petits moules
qu'ensuite nous laissâmes refroidir un peu.

Nous eûmes donc le loisir de regarder un instant nos compagnons à


travers quelques fissure pratiquées à cet effet ; ils étaient affairés autour
d'un fourneau et chacun soufflait dans le feu avec un tuyau. Les voici donc
réunis autour du brasier, soufflant à perdre haleine, bien convaincus qu'ils
étaient mieux partagés que nous ; et ils soufflaient encore quand notre
vieillard nous rappela au travail, de sorte que je ne puis dire ce qu'ils firent
ensuite.

Nous ouvrîmes les petites formes et nous y aperçûmes deux belles


figurines presque transparentes, comme les yeux humains n'en ont jamais
vues. C'étaient un garçonnet et une fillette. Chacune n'avait que quatre
pouces de long ; ce qui m'étonna outre mesure, c'est qu'elles n'étaient pas
dures, mais en chair molle comme les autres hommes. Cependant elles
n'avaient point de vie, si bien qu'à ce moment j'étais convaincu que dame
Vénus avait été également faite ainsi. [119]

Nous posâmes ces adorables enfants sur deux petits coussins en satin
et nous ne cessâmes de les regarder sans pouvoir nous détacher de ce
gracieux spectacle. Mais le vieillard nous rappela à la réalité ; il nous remit
le sang de l'oiseau recueilli dans la petite coupe en or et nous ordonna de le
laisser tomber goutte à goutte et sans interruption dans la bouche des
figurines. Celles-ci grandirent dès lors à vue d'œil, et ces petites merveilles
embellirent encore en proportion de leur croissance. Je souhaitai que tous
les peintres eussent été là pour rougir de leurs œuvres devant cette création
de la nature.

Mais maintenant elles grandirent tellement qu'il fallut les enlever des
coussins et les coucher sur une longue table garnie de velours blanc ; puis
le vieillard nous ordonna de les couvrir jusqu'au-dessus de la poitrine d'un
taffetas double et blanc, très doux ; ce que nous fîmes à regret, à cause de
leur indicible beauté.

Enfin, abrégeons ; avant que nous leur eussions donné tout le sang,
elles avaient atteint la grandeur d'adultes ; elles avaient des cheveux frisés
blonds comme de l'or et, comparée à elles, l'image de Vénus que j'avais
vue auparavant, était bien peu de chose.

Cependant on ne percevait encore ni chaleur naturelle ni sensibilité ;


c'étaient des statues inertes, ayant la coloration naturelle des vivants. Alors
le vieillard, craignant de les voir trop grandir, fit cesser leur alimentation ;
puis il leur couvrit le visage avec le drap et fit disposer des torches tout
autour de la table.

Ici je dois mettre le lecteur en garde, afin qu'il ne considère point ces
lumières comme indispensables, car l'intention du vieillard était d'y attirer
notre attention pour que la descente des âmes passât inaperçue. De fait,
aucun de nous ne l'aurait remarquée, si je n'avais pas vu les flammes deux
fois auparavant ; cependant je ne détrompai pas mes compagnons et je
laissai ignorer au vieillard que j'en savais plus long. [120]

Alors le vieillard nous fit prendre place sur un banc devant la table
et bientôt la vierge arriva avec ses musiciens. Elle apporta deux beaux
vêtements blancs, comme je n'en avais jamais vus dans le château et qui
défient toute description ; en effet, ils me semblaient être en pur cristal et,
néanmoins, ils étaient souples et non transparents ; il est donc impossible
de les décrire autrement. Elle posa les vêtements sur une table et, après
avoir rangé ses vierges autour du banc, elle commença la cérémonie
assistée du vieillard et cela encore n'eut lieu que pour nous égarer.
Le toit sous lequel se passèrent tous ces événements avait une forme
vraiment singulière ; à l'intérieur il était formé par sept grandes demi-
sphères voûtées, dont la plus haute, celle du centre, était percée à son
sommet d'une petite ouverture ronde, qui était obturée à ce moment et
qu'aucun de mes compagnons ne remarqua. Après de longues cérémonies,
six vierges entrèrent, portant chacune une grande trompette, enveloppée
d'une substance verte phosphorescente comme d'une couronne. Le vieillard
en prit une, retira quelques lumières du bout de la table et découvrit les
visages. Puis il plaça la trompette sur la bouche de l'un des corps, de telle
sorte que la partie évasée, tournée vers le haut, vînt juste en face de
l'ouverture du toit que je viens de désigner.

A ce moment tous mes compagnons regardaient le corps, tandis que


mes préoccupations dirigeaient mes regards vers un tout autre point. Ainsi,
lorsqu'on eut enflammé les feuilles ou la couronne entourant la trompette,
je vis l'orifice du toit s'ouvrir pour livrer passage à un rayon de feu qui se
précipita dans le pavillon et s'élança dans le corps ; l'ouverture se referma
aussitôt et la trompette fut enlevée.

Mes compagnons furent trompés par la jonglerie car ils se figuraient


que la vie était communiquée aux corps par le feu des couronnes et des
feuilles. [121]

Dès que l'âme eut pénétré dans le corps, ce dernier ouvrit et ferma les
yeux, mais ne faisait guère d'autres mouvements.

Ensuite une seconde trompette fut appliquée sur sa bouche ; on alluma


la couronne et une seconde âme descendit de même ; et cela eut lieu trois
fois pour chacun des corps.

Toutes les lumières furent éteintes ensuite et enlevées ; la couverture


de velours de la table fut repliée sur les corps et bientôt on étendit et on
garnit un lit de voyage. On y porta les corps tout enveloppés, puis on les
sortit de la couverture et on les coucha l'un à côté de l'autre. Alors, les
rideaux fermés, ils dormirent un long espace de temps.

Il était vraiment temps que la vierge s'occupât des autres artistes ;


ceux-ci étaient fort contents car, ainsi que la vierge me le dit plus tard, ils
avaient fait de l'or. Certes, cela est aussi une partie de l'art, mais non la
plus noble, la plus nécessaire et la meilleure. En effet ils possédaient eux
aussi une partie de cette cendre, de sorte qu'ils crurent que l'oiseau n'était
destiné qu'à produire de l'or et que c'est par cela que la vie devait être
rendue aux décapités.

Quant à nous, nous restions là en silence, en attendant le moment où


les époux s'éveilleraient ; il s'écoula environ une demi-heure dans cette
attente. Alors le malicieux Cupidon fit son entrée et après nous avoir
salués à la ronde, il vola près d'eux sous les rideaux et les agaça jusqu'à ce
qu'ils s'éveillassent. Leur étonnement fut grand à leur réveil, car ils
pensaient avoir dormi depuis l'heure où ils avaient été décapités. Cupidon
les fit connaître l'un à l'autre, puis se retira un instant pour qu'ils pussent se
remettre. En attendant il vint jouer avec nous et finalement il fallut lui
chercher la musique et montrer de la gaieté.

Bientôt après la vierge revint également ; elle salua respectueusement


le jeune Roi et la Reine – qu'elle trouva [122] un peu faibles – leur baisa la
main et leur donna les deux beaux vêtements ; ils s'en vêtirent et
s'avancèrent. Deux sièges merveilleux étaient prêts à les recevoir ; ils y
prirent place et reçurent nos hommages respectueux, pour lesquels le Roi
nous remercia lui-même ; puis il daigna nous accorder de nouveau sa
grâce.

Comme il était près de cinq heures, les personnes royales ne purent


tarder davantage ; on réunit donc à la hâte les objets les plus précieux et
nous dûmes conduire les personnes royales par l'escalier, par tous les
passages et corps de garde, jusqu'au vaisseau. Ils y prirent place en
compagnie de quelques vierges et de Cupidon et s'éloignèrent si vite que
nous les perdîmes bientôt de vue ; d'après ce qu'on m'a rapporté, on était
venu à leur rencontre avec quelques vaisseaux de sorte qu'ils traversèrent
une grande distance sur mer en quatre heures.

Cinq heures étaient sonnés quand on ordonna aux musiciens de


recharger les vaisseaux et de se préparer au départ. Mais comme ils étaient
un peu lents, le vieux seigneur fit sortir une partie de ses soldats que nous
n'avions pas aperçus jusque-là car ils étaient cachés dans l'enceinte. C'est
de cette manière que j'appris que cette tour était toujours prête à résister
aux attaques. Ces soldats eurent tôt fait d'embarquer nos bagages, de sorte
qu'il ne nous restait qu'à songer au repas.

Quand les tables furent dressées, la vierge nous réunit en présence de


nos compagnons ; alors il nous fallut prendre un air malheureux et étouffer
le rire. Ils chuchotaient tout le temps entre eux ; cependant quelques-uns
nous plaignaient. A ce repas le vieux seigneur était des nôtres. C'était un
maître sévère ; il n'y eut de parole, si sage fût-elle, qu'il ne sut réfuter, ou
compléter, ou du moins développer pour nous instruire. C'est auprès de ce
seigneur que j'appris le plus de choses et il serait bon que chacun se rendît
près de lui pour s'instruire ; beaucoup y trouveraient leur avantage. [123]

Après le repas, le seigneur nous conduisit d'abord dans ses musées


édifiés circulairement sur les bastions ; nous y vîmes des créations
naturelles fort singulières ainsi que des imitations de la nature produites
par l'intelligence humaine ; il aurait fallu y passer une année entière pour
tout voir.

Nous prolongeâmes cette visite à la lumière, bien avant dans la nuit.


Enfin le sommeil l'emporta sur la curiosité et nous fûmes conduits dans
nos chambres ; nous fûmes étonnés de trouver dans le rempart non
seulement de bons lits mais encore des appartements très élégants tandis
que nous avions dû nous contenter de si peu la veille. J'allai donc goûter un
bon repos et comme j'étais presque sans soucis et fatigué par un travail
ininterrompu, le bruissement calme de la mer me procura un sommeil
profond et doux que je continuai par un rêve depuis onze heures jusqu'à
huit heures du matin.
[124]

COMMENTAIRE

Comme nous l'avons déjà laissé pressentir, ce Sixième Jour doit


correspondre cabalistiquement au couronnement de l'Œuvre, aussi, est-il
illustré de la description de curieux travaux. Dès le début, pour aider à leur
ascension, les artistes sont munis d'ailes, d'échelles ou de cordes ; trois
moyens bien différents d'arriver au même but. Le grand Œuvre peut en
effet se réaliser suivant des voies différentes, plus ou moins rapides et ceci
est une réplique des chemins offerts à notre héros lorsqu'il cherche à
parvenir au Palais Solaire.

Douze musiciens apportent une fontaine dans laquelle sont enfermés


les six corps royaux. La dissolution des cadavres à l'aide des produits
séparés la veille, revêt le caractère d'une opération magique.

La disposition des Vierges, des servantes, des Musiciens, et des


artistes forme à ce moment une figure dont le graphisme n'est pas à
négliger ; de même que la boîte contenant la tête du nègre était au milieu
du Mausolée décrit dans le simulacre de funérailles du Cinquième Jour, de
même la retrouvons-nous dans la petite chaudière supérieure d'où elle
communique aux eaux une chaleur intense. Ne poussez pas, Lecteurs, le
symbolisme au point d'assimiler à la houille cette tête de Nègre qui fournit
à une chaudière l'énergie calorifique !

Vous perdriez un temps précieux en confondant le vulgaire charbon


avec le noir bourreau ; retenez plutôt la forte densité du liquide très rouge
que cueille une vierge dans une sphère d'or creuse.

Chacun étant parvenu selon ses moyens et ses mérites au troisième


étage de la tour, nous assistons à un procédé solaire de chauffage qui,
grâce à une heureuse distribution de miroirs permet de concentrer sur la
sphère d'or suspendue au centre de la pièce toute l'activité lumineuse et
tout le fluide astral que laissent entrer les fenêtres. L'œuf produit par cette
coction ne manque point de surprendre nos artistes, mais son incubation
rapide au quatrième étage de la tour, donne naissance à l'oiseau d'Hermès
et sans nous attarder à traduire les inscriptions que portent les quatre faces
de la chaudière, nous rappelons simplement certain passage du traité
alchimique intitulé Le Ciel Terrestre par Wenceslas Lavinius de Moravie.
[125]

"J'habite dans les montagnes et dans la plaine. Je suis père avant que
d'être fils. J'ai engendré ma mère et ma mère ou mon père m'a porté dans
sa matrice, en m'engendrant sans avoir besoin de nourrice. Je suis
Hermaphrodite et j'ai les deux natures. Je suis victorieux sur tous les forts
et je suis vaincu par le plus faible, et il ne se trouve rien sous le ciel de si
beau ni qui aie une figure si parfaite. Il naît de moi un oiseau admirable qui
de ses os qui sont mes os se fait un petit nid, où volant sans ailes, il se
revivifie en mourant, et l'Art surpassant les lois de la Nature, il est à la fin
changé en un Roi, qui surpasse infiniment en vertu les 6 autres".

Je crois qu'il n'y a rien à ajouter à cela, le parallélisme avec les


opérations des Noces Chymiques s'impose. Cet oiseau alimenté du sang
des Corpora Regalia perd ses plumes noires qui sont remplacées par des
blanches, "Les petits corbeaux changent de plumes et deviennent des
colombes ; L'aigle et le lion se réunissent par un lien indissoluble"
(d'Espagnet, Arc. Hérm. Phil. Op. Canon 68 et suivants). Nous avons déjà
parlé de l'antagonisme du noir et du blanc, lorsque le héros poursuit la
colombe à laquelle il émiettait son pain, puis, lors de la représentation
offerte aux artistes avant la décapitation des six personnes royales.
Rappelons-nous que le noir et le blanc étant deux extrêmes, ne peuvent
s'unir que par un moyen terme. La matière ne devient pas blanche
intégralement en quittant la couleur noire ; la couleur grise se trouve
intermédiaire, puisque participant des deux. Par le troisième aliment
(entendez le troisième régime), les plumes de l'oiseau se couvrent de
couleurs éclatantes. Il est dès lors parfaitement docile, les travaux
d'Hercule sont finis. La partie la plus délicate et la plus difficile de l'œuvre
est terminée. Souvenons-nous que notre héros s'est plaint mainte fois
depuis son arrivée à la tour de la maigre chère qui lui était offerte pour un
labeur ininterrompu. C'est évidemment là ce qui attend tout adepte capable
d'arriver jusqu'à cette phase de l'œuvre, dont Nicolas Flamel dit dans son
explication des Figures Hiéroglyphiques : "La préparation des agents est
une chose difficile sur toute autre au monde".

Au cinquième étage de la tour on plonge l'oiseau dans un bain blanc


comme du lait ; là il perd ses plumes et le bain devient bleu. On évapore à
sec pour isoler la matière bleue produite ; celle-ci est appliquée sur la peau
de l'oiseau qui redevient bleu "sauf la tête qui reste blanche" ; l'absence de
plumes caractérise la fixation du volatil, c'est pourquoi j'insiste sur le fait
que la tête reste blanche.

Au sixième étage, nous retrouvons les six objets rituels déjà vus dans
la salle du Roi, et après trois conjonctions célestes signalées par les
mouvements de la sphère céleste, et de l'horloge, l'Oiseau [126]
merveilleux, posant sa tête sur le livre se laisse décapiter humblement. Son
corps est incinéré sur l'autel à l'aide du feu pris à la petite lumière. On
conserve ses cendres purifiées dans une boite de cyprès. Que l'attention du
lecteur ne se laisse pas détourner ici par l'épisode comique inséré dans ce
but.

Les Artistes désignés par la Vierge, sont admis à contempler le Grand


Œuvre intégral, sans s'arrêter à la transmutation des métaux et à la
production artificielle de l'Or "qui sont une partie de l'art, mais non la plus
noble, la plus nécessaire et la meilleure". Nous devons reconnaître la
profonde justesse des paroles du Vieillard qui les recueille : "L'homme ne
reconnaît jamais la bonté que Dieu lui prodigue".

Au septième étage, les artistes dupés par la Vierge, opèrent des


transmutations, mais les élus les contemplent depuis les combles, tout en
travaillant à la résurrection du Roi et de la Reine. Cette résurrection prend
toute sa signification vraie si on relit le passage où on nous montre les
Artistes soufflant à perdre haleine sur un brasier ; ils ne sont en effet que
des souffleurs par rapport aux alchimistes admis à coopérer aux miracles
de la Palingénésie. De même qu'ils avaient nourri l'Oiseau du sang de
personnes royales ; de même on nourrira de son sang les deux figurines
fabriquées avec sa cendre, et ceci n'est pas sans mystère. Lorsque les corps
inertes ainsi fabriqués atteignent les proportions harmonieuses qui en font
un objet d'admiration pour notre héros, on suspend leur alimentation pour
procéder à leur animation ; mais cette animation s'entend au sens propre du
mot : anima, âme, fixation de l'âme sur le support matériel ou écorce
fabriqué par les artistes. Cette cérémonie purement magique doit retenir
l'attention du lecteur par les singularités qu'elle offre. La salle où elle se
déroule présente une architecture curieuse : sept demi sphères dont celle
placée au centre est percée d'une ouverture ronde, (les six autres étant
vraisemblablement disposées autour d'elle suivant le mode hexagonal). Six
vierges apportent chacune une trompette, et chacun des deux corps reçoit
trois âmes par l'intermédiaire de trois trompettes appliquées sur sa bouche.
Ces âmes descendent sous forme de rayon de feu, par l'ouverture ronde du
sommet de la Tour. Ce fait que l'Auteur mentionne sans appuyer mérite
d'être médité par les curieux de Science. Les astrologues se souviendront
qu'au moment de la mort, les influences planétaires acquises au moment de
la naissance retournent aux planètes qui leur avaient donné naissance, mais
les Alchimistes verront là, la judicieuse utilisation du fourneau des Sages.
Le reste du récit ne mérite pas de mention spéciale, et je n'en dirai pas plus
avant aujourd'hui sur le commentaire du Sixième Jour.
[127]

SEPTIEME JOUR

Il était plus de huit heures quand je m'éveillai. Je m'habillai donc


rapidement pour rentrer dans la tour, mais les chemins se croisaient en si
grand nombre dans le rempart que je m'égarai pendant assez longtemps
avant d'avoir trouvé une issue. Le même désagrément arriva à d'autres ;
pourtant nous finîmes par nous retrouver dans la salle inférieure. Nous
reçûmes alors nos Toisons d'or et nous fûmes vêtus d'habits entièrement
jaunes. Alors la vierge nous apprit que nous étions Chevaliers de la Pierre
d'Or, chose que nous avions ignorée jusque-là.

Ainsi parés, nous déjeunâmes ; puis le vieillard remit à chacun une


médaille en or. Sur l'endroit on voyait ces mots :

AR . NAT . MI .47

Au revers :

TEM . NA .F .48

Il nous engagea à ne jamais agir au delà et contrairement à


l'instruction de cette médaille commémorative.

Nous partîmes alors par delà les mers. Or, nos vaisseaux étaient parés
admirablement ; à les voir il semblait certain que toutes les belles choses
que nous voyions ici nous avaient été envoyées.

Les vaisseaux étaient au nombre de douze, dont six des nôtres, les six
autres appartenant au vieillard. Ce dernier [128] remplit ses vaisseaux de
soldats de belle prestance puis il prit place dans le nôtre où nous étions
tous réunis. Les musiciens, dont le vieux seigneur possédait un grand
nombre, vinrent en tête de notre flottille pour nous distraire. Les pavillons
battaient les douze signes célestes ; le nôtre portait l'emblème de la

47
Ars naturae ministra : L'art est le ministre de la nature.
48
Temporis natura filia : La nature est fille du temps.
Balance. Entre autres merveilles, notre vaisseau contenait une horloge
d'une beauté admirable qui marquait toutes les minutes.

La mer était d'un calme si parfait que notre voyage était un véritable
agrément ; mais l'attrait principal était la causerie du vieillard. Il savait
nous charmer avec des histoires singulières au point que je voyagerais
avec lui ma vie durant.

Cependant les vaisseaux s'avançaient avec une rapidité inouïe ; nous


n'avions pas navigué pendant deux heures que le capitaine nous avertit
qu'il apercevait des vaisseaux en tel nombre que le lac entier en était
presque couvert. Nous en conclûmes qu'on venait à notre rencontre et il en
était ainsi ; car dès que nous fûmes entrés dans le lac par le canal déjà
nommé, nous aperçûmes environ cinq cents vaisseaux. L'un d'eux
étincelait d'or et de pierreries ; il portait le Roi et la Reine ainsi que
d'autres seigneurs, dames et demoiselles de haute naissance.

Dès que nous fûmes à proximité, on tira les batteries des deux côtés, et
le son des trompettes et des tambours fit un tel vacarme que les navires en
tremblèrent. Enfin quand nous les eûmes rejoints, ils entourèrent nos
vaisseaux et stoppèrent.

Aussitôt le vieil Atlas se présenta au nom du Roi et nous parla


brièvement mais avec élégance ; il nous souhaita la bienvenue et demanda
si le cadeau royal était prêt.

Certains de mes compagnons étaient grandement surpris d'apprendre


que le Roi était ressuscité, car ils étaient persuadés que c'étaient eux qui
devaient le réveiller. Nous les laissions à leur étonnement, en faisant
semblant de trouver le fait également très étrange. [129]

Après Atlas, notre vieillard prit la parole et répondit un peu plus


longuement ; il fit des vœux pour le bonheur et la prospérité du Roi et de la
Reine et remit ensuite un petit coffret précieux. J'ignore ce qu'il contenait,
mais je vis qu'on le confia à la garde de Cupidon qui jouait entre eux deux.

Après ce discours on tira une nouvelle salve et nous continuâmes à


naviguer de conserve assez longtemps et nous parvînmes enfin au rivage.
Nous étions près du premier portail par lequel j'étais entré tout d'abord. A
cet endroit un grand nombre de serviteurs du Roi nous attendaient avec
quelques centaines de chevaux.
Dès que nous fûmes à terre, le Roi et la Reine nous tendirent très
amicalement la main et nous dûmes tous monter à cheval.

Ici, je voudrais prier le lecteur de ne pas attribuer le récit suivant à


mon orgueil ou au désir de me glorifier ; mais qu'il soit persuadé que je
tairais volontiers les honneurs que je reçus s'il n'était indispensable de les
relater.

On nous distribua donc tous, à tour de rôle, entre les divers seigneurs.
Mais notre vieillard et moi, indigne, nous dûmes chevaucher aux côtés du
Roi en portant une bannière blanche comme la neige avec une croix rouge.
J'avais obtenu cette place à cause de mon grand âge, car, tous deux, nous
avions de longues barbes blanches et les cheveux gris. Or, j'avais attaché
mes insignes autour de mon chapeau ; le jeune Roi les remarqua bientôt et
me demanda si c'était moi qui avait pu résoudre les signes gravés sur le
portail. Je répondis affirmativement avec les marques d'un profond respect.
Alors il rit de moi et me dit que dorénavant il n'était nullement besoin de
cérémonies : que j'étais son père. Puis il me demanda de quelle manière je
les avais dégagés ; je répondis : "Avec de l'eau et du sel". Alors il fut
étonné que je fusse si fin. M'enhardissant je lui racontai mon aventure avec
le pain, la colombe et le corbeau ; il m'écouta avec bienveillance et
m'assura [130] que c'était la preuve que Dieu m'avait destiné à un bonheur
particulier.

Tout en cheminant, nous arrivâmes au premier portail ; alors le


gardien vêtu de bleu se présenta. Dès qu'il me vit près du Roi il me tendit
une supplique et me pria respectueusement de me souvenir de l'amitié qu'il
m'avait témoignée, maintenant que j'étais auprès du Roi. Je questionnai
d'abord le Roi au sujet de ce gardien ; il me répondit amicalement que
c'était un astrologue célèbre et éminent qui avait toujours été en haute
considération auprès du Seigneur son père. Or il était advenu que le
gardien avait agi contre dame Vénus, l'ayant surprise et contemplée dans
son lit de repos ; pour sa punition il avait été détaché comme gardien à la
première porte jusqu'à ce que quelqu'un le délivrât. Je demandai si cela
pouvait se faire et le Roi répondit :

"Oui ; si l'on découvre quelqu'un qui ait commis un péché aussi grand
que le sien, il sera placé comme gardien à la porte et l'autre sera délivré".
Ces mots me troublèrent profondément, car ma conscience me montra
bien que j'étais moi-même ce malfaiteur ; cependant je me tus et je
transmis la supplique. Dès que le Roi en eut pris connaissance il eut un
mouvement d'effroi tellement violent que la Reine qui chevauchait derrière
nous en compagnie de ses vierges et de l'autre reine – que nous avions vue
lors de la suspension des poids – s'en aperçut et le questionna sur cette
lettre. Il ne voulut rien dire mais il serra la lettre sur lui et parla d'autre
chose jusqu'à ce que nous fussions parvenus dans la cour du château ; ce
qui eut lieu à trois heures. Là nous descendîmes de cheval et nous
accompagnâmes le Roi dans la salle que j'ai déjà dépeinte.

Aussitôt le Roi se retira avec Atlas dans un cabinet et lui fit lire la
supplique. Alors Atlas monta à cheval sans tarder afin de compléter ses
renseignements près du gardien. Puis le Roi s'assit sur son trône ; son
épouse et d'autres [131] seigneurs, dames et demoiselles l'imitèrent. Alors
notre vierge fit l'éloge de notre application, de nos peines et de nos œuvres,
et pria le Roi et la Reine de nous récompenser royalement, ainsi que de la
laisser jouir à l'avenir des fruits de sa mission. Le vieillard se leva à son
tour et certifia l'exactitude des dires de la vierge ; il affirma qu'il serait
juste que l'on donnât satisfaction aux deux demandes. Nous dûmes nous
retirer pendant un instant et l'on décida d'accorder à chacun le droit de faire
un souhait qui serait exaucé s'il était réalisable, car l'on prévoyait avec
certitude que le plus sage ferait le souhait qui lui serait le plus profitable, et
on nous invita à méditer sur ce sujet jusqu'après le repas.

Ensuite le Roi et la Reine décidèrent de se distraire en jouant. Le jeu


était semblable aux échecs, mais se jouait selon d'autres règles. Les vertus
étaient rangées d'un côté, les vices de l'autre, et les mouvements
montraient exactement par quelles pratiques les vices tendent des pièges
aux vertus et comment il faut les combattre ; il serait à souhaiter que nous
eussions également un jeu semblable.

Sur ces entrefaites, Atlas revint et rendit compte de sa mission à voix


basse. Le rouge me monta alors au visage car ma conscience ne me laissait
pas en repos. Le Roi me tendit lui-même la supplique et me la fit lire ; elle
contenait à peu près ce qui suit :

Premièrement, le gardien exprimait au Roi ses souhaits de bonheur et


de prospérité avec l'espoir que sa descendance serait nombreuse. Puis il
affirmait que le jour était maintenant arrivé où, conformément à la
promesse royale, il devait être délivré. Car, d'après ses observations qui ne
pouvaient lui mentir, Vénus aurait été découverte et contemplée par un de
ses hôtes. Il suppliait Sa Majesté Royale de vouloir bien faire une enquête
minutieuse. Elle constaterait ainsi que sa découverte était vraie, sinon il
s'engageait à rester définitivement à la porte, sa vie durant. Il priait par
conséquent très respectueusement [132] Sa Majesté, de lui permettre
d'assister au banquet, au risque de sa vie, car il espérait ainsi découvrir le
malfaiteur et parvenir à la délivrance tant désirée.

Tout cela était exposé longuement et avec un art parfait. J'étais


vraiment bien placé pour apprécier à sa juste valeur la perspicacité du
gardien, mais elle était pénible pour moi et j'aurais préféré l'ignorer à
jamais ; cependant je me consolai en pensant que je pourrais peut-être lui
venir en aide par mon souhait. Je demandai donc au Roi s'il n'y avait pas
d'autre voie pour sa délivrance. "Non", répondit le Roi, "car ces choses ont
une gravité toute particulière ; mais nous pouvons accéder à son désir pour
cette nuit". Il le fit donc appeler.

Entre-temps les tables avaient été dressées dans une salle où nous
n'avions jamais pris place auparavant ; celle-ci s'appelait le Complet ; elle
était parée d'une manière si merveilleuse qu'il m'est impossible d'en
commencer seulement la description. On nous y conduisit en grande
pompe et avec des cérémonies particulières.

Cette fois-ci Cupidon était absent ; car, ainsi qu'on me l'apprit, l'insulte
faite à sa mère l'avait fortement indisposé ; voilà comment à chaque instant
mon forfait, entraînant la supplique, fut la cause d'une grande tristesse. Il
répugnait au Roi de faire une enquête parmi ses invités ; car elle aurait fait
connaître l'événement à ceux qui l'ignoraient encore. Il laissa donc au
gardien déjà arrivé le soin d'exercer une surveillance étroite et fit de son
mieux pour paraître gai.

On finit cependant par retrouver l'animation et on s'entretint de toutes


sortes de sujets agréables et utiles.

Je m'abstiens de rappeler le menu et les cérémonies, car le lecteur n'en


a nul besoin et cela n'est pas utile pour notre but. Tout était excellent, au
delà de toute mesure, au delà de tout art et de toute habileté humaine ; ce
n'est pas à la boisson que je songe en écrivant cela. Ce repas [133] fut le
dernier et le plus admirable de tous ceux auxquels j'ai pris part.
Après le banquet les tables furent enlevées rapidement et de beaux
sièges furent rangés en cercle. De même que le Roi et la Reine, nous y
prîmes place auprès du vieillard, des dames et des vierges. Puis un beau
page ouvrit l'admirable livre dont j'ai déjà parlé. Atlas se plaça au centre de
notre cercle et nous parla comme suit :

Sa Majesté Royale n'avait point oublié nos mérites et l'application


avec laquelle nous avions rempli nos fonctions ; pour nous récompenser,
Elle nous avait donc élus tous, sans exception, Chevaliers de la Pierre
d'Or. Il serait donc indispensable non seulement de prêter serment encore
une fois à Sa Majesté Royale, mais encore de nous engager à observer les
articles suivants. Ainsi, Sa Majesté Royale pourrait décider de nouveau
comment Elle devra se comporter vis-à-vis de ses alliés.

Puis Atlas fit lire par le page les articles que voici :

Seigneurs Chevaliers, vous devez jurer de n'assujettir votre Ordre à


aucun diable ou esprit, mais de le placer constamment sous la seule garde
de Dieu, votre créateur, et de sa servante, la Nature.

II

Vous répudierez toute prostitution, débauche et impureté et ne salirez


point votre Ordre par ces vices.

III

Vous aiderez par vos dons tous ceux qui en seront dignes et en auront
besoin. [134]

IV

Vous n'aurez jamais le désir de vous servir de l'honneur d'appartenir à


l'Ordre pour obtenir le luxe et la considération mondaine.

Vous ne vivrez pas plus longtemps que Dieu ne le désire.


Ce dernier article nous fit rire longuement et sans doute l'a-t-on ajouté
pour cela. Quoiqu'il en soit nous dûmes prêter serment sur le sceptre du
Roi.

Ensuite nous fûmes reçus Chevaliers avec la solennité d'usage ; on


nous accorda, avec d'autres privilèges, le pouvoir d'agir à notre gré sur
l'ignorance, la pauvreté et la maladie. Ces privilèges nous furent confirmés
ensuite dans une petite chapelle où l'on nous conduisit en procession. Nous
y rendîmes grâce à Dieu et j'y suspendis ma Toison d'or et mon chapeau,
pour la gloire de Dieu ; je les y laissai en commémoration éternelle. Et
comme l'on demanda la signature de chacun j'écrivis :

La Haute Science est de ne rien savoir.


Frère CHRISTIAN ROSENCREUTZ
Chevalier de la Pierre d'Or
Année 1459 49.

Mes compagnons écrivirent différemment, chacun à sa convenance.

Puis nous fûmes reconduits dans la salle où l'on nous invita à prendre
des sièges et à décider vivement les souhaits que nous voudrions faire. Le
Roi et les siens s'étaient [135] retirés dans le cabinet ; puis chacun y fut
appelé pour y formuler son souhait, de sorte que j'ignore les vœux de mes
compagnons.

En ce qui me concerne, je pensais qu'il n'y aurait rien de plus louable


que de faire honneur à mon Ordre en faisant preuve d'une vertu ; il me
semblait aussi qu'aucune ne fut jamais plus glorieuse que la
reconnaissance. Malgré que j'eusse pu souhaiter quelque chose de plus
agréable, je me surmontai donc et je résolus de délivrer mon bienfaiteur, le
gardien, fût-ce à mon péril. Or, quand je fus entré, on me demanda d'abord
si je n'avais pas reconnu ou soupçonné le malfaiteur, étant donné que
j'avais lu la supplique. Alors, sans nulle crainte, je fis le récit détaillé des
événements et comment j'avais péché par ignorance ; je me déclarai prêt à
subir la peine que j'avais méritée ainsi.

49
Summa Scientia nihil scire. Fr. CHRISTIANUS ROSENCREUTZ, Eques.aurei Lapidis. Anno
1459.
Le Roi et les autres seigneurs furent très étonnés de cette confession
inattendue ; ils me prièrent de me retirer un instant. Dès que l'on m'eut
rappelé, Atlas m'informa que Sa Majesté Royale était très peinée de me
voir dans cette infortune, moi, qu'Elle aimait par-dessus tous ; mais qu'il
Lui était impossible de transgresser Sa vieille coutume et Elle ne voyait
donc d'autre solution que de délivrer le gardien et de me transmettre sa
charge, tout en désirant qu'un autre fût bientôt pris afin que je pusse
rentrer. Cependant on ne pouvait espérer aucune délivrance avant les fêtes
nuptiales de son fils à venir.

Accablé par cette sentence, je maudissais ma bouche bavarde de


n'avoir pu taire ces événements ; enfin, je parvins à ressaisir mon courage
et, résigné à l'inévitable, je relatai comment ce gardien m'avait donné un
insigne et recommandé au gardien suivant ; que, grâce à leur aide, j'avais
pu subir l'épreuve de la balance et participer ainsi à tous les honneurs et à
toutes les joies ; qu'il avait donc été juste de me montrer reconnaissant
envers mon bienfaiteur et que je les remerciais pour la sentence,
puisqu'elle [136] ne pouvait être différente. Je ferais d'ailleurs volontiers
une besogne désagréable en signe de gratitude envers celui qui m'avait
aidé à toucher ainsi au but : Mais, comme il me restait un souhait à
formuler, je souhaitai de rentrer ; de cette manière, j'aurais délivré le
gardien et mon souhait m'aurait délivré à mon tour.

On me répondit que ce souhait n'était pas réalisable, sinon je n'aurais


eu qu'à souhaiter la délivrance du gardien. Toutefois Sa Majesté Royale
était satisfaite de constater, que j'avais arrangé cela adroitement ; mais Elle
craignait que j'ignorasse encore dans quelle misérable condition mon
audace m'avait placé.

Alors le brave homme fut délivré et je dus me retirer tristement.

Ensuite mes compagnons furent appelés également et revinrent tous


pleins de joie, ce qui m'affligea encore plus ; car j'étais persuadé que je
terminerais mes jours sous la porte. Je réfléchissais aussi sur les
occupations qui m'aideraient à y passer le temps ; enfin, je songeais que,
vu mon grand âge, je n'avais que peu d'années à vivre encore, que le
chagrin et la mélancolie m'achèveraient à bref délai et que de cette manière
ma garde prendrait fin ; que bientôt je pourrais goûter un sommeil
bienheureux dans la tombe.
J'agitais beaucoup de pensées de cette nature ; tantôt je m'irritais en
pensant aux belles choses que j'avais vues et dont je serais privé ; tantôt je
me réjouissais d'avoir pu participer malgré tout à toutes ces joies, avant ma
fin et de ne pas avoir été chassé honteusement.

Tel fut le dernier coup qui me frappa ; ce fut le plus fort et le plus
sensible.

Tandis que j'étais plongé dans mes préoccupations, le dernier de mes


compagnons revint du cabinet du Roi ; ils souhaitèrent alors une bonne
nuit au Roi et aux seigneurs et furent conduits dans leurs appartements.

Mais moi, malheureux, je n'avais personne pour m'accompagner ;


[137] même on se moquait de moi et l'on me mit au doigt la bague que le
gardien avait portée auparavant, afin que je fusse bien convaincu que sa
fonction m'était échue.

Enfin, puisque je ne devais plus le revoir sous sa forme actuelle, le


Roi m'exhorta à me conformer à ma vocation et à ne pas agir contre mon
Ordre. Puis il m'embrassa et me baisa, de sorte que je crus comprendre que
je devais prendre la garde dès le lendemain.

Pourtant, quand ils m'eurent adressé tous quelques


paroles amicales et tendu la main, en me re-
commandant à la protection de Dieu, je
fus conduit par les deux vieillards, le
seigneur de la tour et Atlas, dans
un logement merveilleux ; là,
trois lits nous attendaient
et nous nous reposâ-
mes. Nous passâ-
mes encore
presque
deux.
50

50
Ici il manque environ deux feuillets in-4° ; croyant être gardien à la porte le lendemain, il
(l'Auteur de ceci) est rentré chez lui.
[138]

COMMENTAIRE

Ce Septième et dernier Jour, les Elus sont vêtus d'habits entièrement


jaunes, et la Vierge leur apprend qu'ils sont Chevaliers de la Pierre d'Or.
Les signes, que porte la médaille d'or peuvent s'interpréter : Ars Naturae
ministra et Temporis Natura Filia, l'Art est administré par la Nature, et La
Nature est fille du Temps.

Les vaisseaux, au retour de la tour de l'Olympe sont au nombre de


douze, les douze pavillons battant les douze signes célestes. L'emblème de
la Balance flotte au mât de celui qui emporte notre héros. Cette Balance,
huitième arcane du Tarot, symbole de l'équilibre parfait, est aussi le
septième signe du Zodiaque, domicile astrologique de Vénus.

Notre héros s'étonne de la place d'honneur qui lui est donnée dans le
cortège, lors du débarquement. Il porte aux côtés du Roi une bannière
blanche comme neige avec une Croix-Rouge. Dois-je rappeler ici les
quelques lignes où j'évoquais la signification occulte de la croix et de la
rosette de la Légion d'Honneur ; n'en pourrions-nous point dire autant pour
cette croix rouge qui évoque la croix de Genève, le secours aux blessés,
l'assistance spagyrique de Chr. Rosencreutz à la résurrection des
Souverains... et depuis, ce symbole est resté le même !

Une phrase équivoque du texte, nous présente notre héros comme le


Père du Roi, et celui-ci demande de quelle manière il les a dégagés. S'agit-
il des liens de la Mort ou des signes du Portail ? La réponse avec de l'eau
et du Sel, nous éclaire mais ne croyez pas, Lecteurs, qu'il s'agit ici d'eau et
de sel communs bien que la mer salée ait engendré toute chose ; ces mots
doivent être pris dans leur sens philosophique.

Au premier portail, nous retrouvons le gardien vêtu de bleu qui


présente une supplique au Roi. Ce gardien qui fut autrefois un Astrologue
éminent, fut déchu de son poste à la Cour du Roi pour avoir osé
contempler sans voile Vénus. Ce n'est évidemment pas la contemplation
dans une lunette astronomique de l'Etoile que les Hébreux nomment Noga
qui lui valut telle disgrâce ! Soulever le Voile [139] d'Isis, c'est connaître
la partie secrète de la Nature Mère, et la connaître, c'est presque égaler
Dieu, car c'est presque toute la Connaissance. Et eritis sicut Dii. (Gen.
Chap. 3. Vers 5). C'est goûter au fruit de l'arbre de Science, acte qui porte
en soi son châtiment. Chr. Rosencreutz est confondu par la réponse du Roi
lui disant que le gardien ne peut être délivré que par quelqu'un ayant
commis la même faute, et qui prendra sa place. Les calculs astrologiques
de ce gardien étaient rigoureusement exacts, puisque par le seul examen de
la position des Astres, il avait conclu que pour lui, les temps étaient
révolus, et qu'un autre homme avait à son tour découvert Vénus. Ce
gardien du premier seuil est le conservateur de la tradition occulte, qui
veille jalousement et sans cesse sur les trésors que nous ont laissés les
anciens collèges de Mages. Il serait téméraire d'en rire car de récents
exemples ont pu prouver aux initiés de quelle façon étaient châtiés les
bavards qui dévoilaient inconsidérément Isis aux profanes.

Il me revient en mémoire, dans un autre ordre d'idées, certains


passages du deuxième chapitre de L'Apocalypse hermétique, où le héros
de l'œuvre prend rituellement la place d'un gardien ; l'ordre des
événements n'est pas le même, mais cependant le gardien libéré découvre
aussi une jeune et belle femme nue étendue sur un sofa ; il en est châtié et
se retrouve seul dans une salle où un agneau est couché sur un gros livre.
Comme il cherche à ouvrir ce livre, un homme noir le frappe au front
comme le fit une pierre aiguë pour Christian Rosencreutz au cours de son
premier songe.

Les cinq commandements des Chevaliers de la Pierre d'Or résument


les points essentiels de la doctrine des Frères de la Rose-Croix. Du fait que
le grade de Chevalier est conféré aux Artistes, ils acquièrent du même
coup le pouvoir d'agir à leur gré sur l'ignorance, la pauvreté, la maladie, et
c'est en effet là le vrai but du Grand Œuvre. N'est-il pas surprenant de voir
un homme arrivé aux suprêmes degrés auxquels peut aspirer la
connaissance humaine écrire au-dessus de sa signature : Summa Scientia
nihil scire. La science suprême est donc la négation de la science !
Comment ne pas se souvenir ici de La Philosophie occulte de Henri
Corneille-Agrippa que l'auteur répudia dans la suite par le De Vanitate
Scientiarum ?

La fin de ce Septième Jour est confuse et n'a plus d'intérêt direct.


Toujours fidèle à ses sentiments d'humilité, notre héros confesse sa faute ;
en dépit de son astucieux calcul tendant à faire délivrer le gardien et lui-
même, on lui passe au doigt la bague que portait le gardien de la première
porte, pour lui conférer ses fonctions et cependant il rentre le lendemain
sain et sauf chez lui après avoir passé la nuit avec le vieil Atlas et le vieux
Seigneur de la Tour. Ainsi [140] se termine, le Septième Jour des Noces
chymiques de Christian Rosencreutz et aussi nos commentaires sur ce
sujet.

Toutefois, j'éprouve quelques remord à laisser le lecteur qui m'a suivi


jusqu'au bout sur une fin de chapitre aussi sèche ; et estimant que nous
avons acquis maintenant quelques droits à épiloguer sur ce texte, je vais lui
dispenser quelques conseils puisés à une expérience personnelle chèrement
acquise. Mais avant tout, j'adresse mes vœux sincères de réussite à ceux
qui, après cette lecture vont s'aventurer sur "La Voie d'où l'on ne revient
jamais".

Me conformant à la division en sept jours de ces Noces Chymiques, je


diviserai également en sept parties les quelques vérités essentielles que je
suis heureux d'énoncer ici, bien que sub rosa afin d'éviter à mes véritables
frères en Hermès des errements longs et trop souvent ruineux.

1° Ne t'engages sur la voie que si tu possèdes le temps et l'argent


nécessaires pour conduire à bien tes travaux.

2° Si tu as un ami, c'est bien ; si tu es seul, c'est mieux, à moins que


cet ami ne te soit envoyé par la Providence pour te guider dans ta course
philosophique sur la piste où se croisent tant de différents sentiers et que
coupent tant de précipices.

3° Lis peu, et pense beaucoup, et cherche à bien comprendre le sens


caché des allégories diverses en les comparant entre elles. Les Auteurs
n'ont pas parlé, ou fort peu, des Travaux d'Hercule par lesquels débute le
Magistère, de même que de la nature de la matière première et de celle du
feu secret des Sages. Il t'appartient de pénétrer seul ces arcanes. Personne
au monde ne te les dira en langage clair, car ils sont "incommunicables".

4° Agis pour les autres comme j'agis pour toi, mais n'entreprends pas
le Magistère si ton cœur et tes intentions ne sont pas purs, ce serait courir à
ta perte certaine.

5° De même que dans la nature il y a trois règnes, il y a dans notre art


trois médecines ou trois degrés différents de la perfection de notre Elixir,
mais comme il est écrit dans le Triomphe hermétique : "Les opérations des
trois œuvres ayant beaucoup d'analogie, les Philosophes en parlent souvent
à dessein en termes équivoques et les mélangent pour confondre l'Artiste
ignorant. Dans chaque œuvre tu dois dissoudre le corps avec l'esprit,
couper la tête au corbeau, blanchir le noir et rougir le blanc". Quod ex
corvo nascitur, hujus astis est principium, écrit Hermès dans ses Sept
Chapitres.

6° L'artiste qui en est arrivé à ce point, peut travailler avec certitude, à


condition de garder dans le succès de l'œuvre une foi indéfectible. Qu'il
n'oublie pas qu'il y a deux mercures : le blanc est le bain de la Lune, le
rouge celui du Soleil. Ils doivent être nourris [141] d'une chair de leur
espèce, le sang des innocents égorgés dont parle Flamel ; c'est-à-dire les
esprits des corps qui sont le bain ou le Soleil et la Lune se vont baigner.
Note bien qu'ils doivent être conservés séparément pour ne point créer de
Monstres.

7° Dans le second œuvre, convertis l'eau en terre par une simple


cuisson ; le mercure des Sages porte en lui son propre soufre qui le
coagule. Puis laisse tomber sur elle la Rosée du ciel. Tu auras là le vrai
mercure et le vrai soufre des Philosophes, le Mâle et la Femelle vivants
contenant la semence qui seule peut créer un fils plus illustre que ses
parents.

Tout le reste n'est que la répétition des mêmes opérations. Aie


confiance en Dieu, et va.

FIN DU LIVRE

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