Tissot 2013

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Transfusion Clinique et Biologique 20 (2013) 423–439

Revue générale

Éthique et transfusion sanguine夽,夽夽


Ethics and blood transfusion
J.-D. Tissot a , O. Garraud b , B. Danic c , J.-J. Cabaud d , J.-J. Lefrère e,∗
aService régional vaudois de transfusion sanguine, Épalinges, Suisse
b Établissement français du sang, Saint-Étienne, université de Lyon, 42000 Saint-Étienne, France
c Établissement français du sang, 35000 Rennes, France
d Institut national de transfusion sanguine, 75015 Paris, France
e Université Paris-Descartes et Institut national de transfusion sanguine, 6, rue Alexandre-Cabanel, 75015 Paris, France

Disponible sur Internet le 2 août 2013

Résumé
Le don de sang représente un acte solidaire. Il est le plus souvent bénévole et, selon les pays et les circonstances, non rémunéré. Les éléments
de la réflexion éthique sont, entre autres, l’augmentation des besoins, les critères d’exclusion de plus en plus nombreux, l’exigence sécuritaire et
les modifications des structures de nos sociétés. Compte tenu de cela, les acteurs de la chaîne transfusionnelle doivent s’interroger sur certains
paramètres : la valeur du don, le sens du bénévolat, l’opportunité de rémunérer l’acte de livrer une partie de soi, non plus comme un don et comme
une expression d’altruisme et de solidarité, mais comme une prestation commerciale définie par des règles économiques.
© 2013 Publié par Elsevier Masson SAS.

Mots clés : Transfusion sanguine ; Don de sang ; Produits sanguins ; Éthique

Abstract
Blood donation is an act of solidarity. Most often, this act is done on a volunteer basis and, depending on countries and circumstances, is not
remunerated. The increase in need, the always-greater number of deferral criteria, the safety issues and the changes in the structures of our societies
are among the many subjects for ethical debates. Taking these into account, the actors of the transfusion must analyze certain parameters: the value
of a donation, the meaning of volunteering, the appropriateness of remunerating the act of giving a part of one’s self, no longer as a donation or an
expression of altruism and solidarity, but as a commercial act regimented by economic laws.
© 2013 Published by Elsevier Masson SAS.

Keywords: Transfusion; Blood donation; Blood products; Ethical aspects

夽 Ce texte est une synthèse de diverses contributions préparées par les auteurs à l’intention des participants du module Éthique et Transfusion, faisant partie

d’un programme de Master 2 (spécialité recherche en éthique) proposé par l’Université Paris-Descartes. Il ne saurait être lu comme une revue au sens académique
du terme, mais doit être considéré comme la base d’une réflexion, évolutive par essence, sur le don de sang et l’utilisation des produits sanguins issus de tels dons.
Sa rédaction en revient à plusieurs professionnels de la transfusion sanguine et a été enrichie par les contributions des étudiants de la première promotion de ce
module universitaire. Loin de toute certitude en la matière, ce texte ne prétend qu’à être une méditation sur cette thématique et conserve tout au long une
dimension interrogative, représentative des débats sociétaux d’aujourd’hui.
夽夽 Avec la collaboration de Jean-Claude Osselaer (établissement de transfusion sanguine, cliniques universitaires de Mont-Godinne, Belgique), de Vincent

Corpataux et Olivier Rubin (service régional vaudois de transfusion sanguine, Épalinges, Suisse), et avec celle des étudiants du module Éthique et Transfusion
d’un programme de Master 2 de l’université Paris-Descartes (Nadia Belmellat, Gaëlle Bouvet, Anne Couëdic, Clémence Dal-Col, Agnès Durand, Laure Lardat,
Mélanie Nasséripour, Marie-Amélie Rochisani, Mouna Rouabah, Roger Thay, Adélaïde Tonus, Léa Toubiane Lévy, Louis Ujéda, Clara Vazeille, Valérie Vignaud).
∗ Auteur correspondant.

Adresse e-mail : [email protected] (J.-J. Lefrère).

1246-7820/$ – see front matter © 2013 Publié par Elsevier Masson SAS.
http://dx.doi.org/10.1016/j.tracli.2013.06.003
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1. Introduction très courte échéance), celle de la fragilisation des réserves de


produits sanguins pour les patients curables, celle enfin du coût
La caractéristique sans doute la plus fascinante de la méde- du refus d’une mort inéluctable et de l’accompagnement de la
cine transfusionnelle est la connexion entre deux personnes qui fin de vie. Cette réalité peut paraître choquante, mais elle n’en
resteront anonymes l’une pour l’autre : un donneur et un rece- est pas moins une réalité.
veur. Ce lien se trouve à la fois chargé de symboles forts et Enfin, la transfusion, du fait de la nature même des produits
contraint par des exigences réglementaires formelles et comple- sanguins, pose, plus que les autres thérapeutiques médicales,
xes, ayant pour objectif de l’encadrer et de le sécuriser. Une telle la question du rapport bénéfice/risque. La chimère biologique
complexité est à mettre sur le compte de ce qui s’apparente à qu’elle produit peut s’accompagner d’effets immunologiques
une chaîne relationnelle entre donneurs et receveurs, les nœuds variés et parfois mal maîtrisés. Bien que la démonstration for-
d’articulation étant assurés par l’ensemble des professionnels melle n’en ait pas été faite, les études étant contradictoires, le
de la Santé, tant du soin que de l’administration. Elle inclut des seul fait de transfuser pourrait influer péjorativement sur la sur-
éléments aussi fondamentaux sur le plan humain que le don, le vie du patient, le rendant davantage vulnérable, par exemple, aux
contre-don, l’altruisme, le bénévolat, le devoir, la peur, la vie, infections nosocomiales. On doit dès lors s’interroger sur la pres-
la mort, tout en se confrontant à des notions bien établies, telles cription d’un concentré globulaire à un patient « simplement »
que la sécurité, la loi, l’obligation ou l’interdiction, etc. Cette anémique, mais non menacé par un déficit majeur du trans-
chaîne de solidarité est aussi confrontée à des sujets difficiles, port d’oxygène. Cependant, cette transfusion peut contribuer à
parfois tabous, comme l’argent, le commerce ou le sexe. Toutes réduire la durée d’hospitalisation du malade, et donc son expo-
ces notions, innées ou construites, dicibles ou indicibles, consti- sition à d’autres risques, comme la perte d’autonomie chez le
tuent in fine autant de portes d’entrée et de réflexions pour le sujet âgé.
débat éthique. Davantage étayée sur le plan fondamental et observation-
nel, une relation délétère semble exister entre l’ancienneté des
2. Une question cible du point de vue de l’éthique produits sanguins cellulaires transfusés, leur efficacité et la
transfusionnelle : la pertinence de la prescription morbidité associée : les données sont encore parcellaires et
médicale non consensuelles, mais tendent vers une telle observation : la
conservation prolongée des produits sanguins constituerait ainsi
« La transfusion sanguine, au xxie siècle, a-t-elle fait ses un facteur de risque pour les transfusés. A contrario, il est diffi-
preuves ? » Cette question, abrupte mais essentielle, est para- cile de démontrer que la transfusion de produits « frais » sauve
doxalement peu ou pas abordée. En d’autres termes, la plus de vies que celle de produits qui le sont moins. De telles
prescription de globules rouges, de plasma, de plaquettes données pourraient modifier une organisation transfusionnelle
est-elle constamment justifiée ? Quelles sont les bases scien- déjà complexe, car les produits transfusés aujourd’hui, quel que
tifiques éprouvées justifiant l’option d’un traitement qui sera soit leur âge, répondent tous aux normes en vigueur et acceptées
de fait bénéfique au patient ? La transfusion appartient-elle à par un très large consensus. De quelle nature devraient donc
l’evidence-based medicine ou repose-t-elle au contraire sur la être les observations cliniques justifiant une modification des
seule répétition d’expériences qui ne connaîtraient jamais de pratiques, déjà très contraignantes, en sachant que toute modi-
remise en cause fondamentale ? Il n’est nulle réponse univoque fication pourrait impacter considérablement la disponibilité des
à ces questions, et il existe même des positions dogmatiques : produits sanguins ?
si la majorité semble être « pour » implicitement, une minorité Même si l’objectif de ce texte est d’aborder avant tout les
(active) s’élève explicitement en faveur du « contre », et le débat questions éthiques de société sur la transfusion sanguine, on
peut acquérir de la complexité selon les cultures. ne saurait faire l’impasse sur les débats relatifs aux critères
Certes, les situations extrêmes permettent à la majorité des de prescription, aux objectifs de la thérapeutique transfusion-
professionnels de la santé et des citoyens de se positionner ; nelle, à l’évaluation des pratiques, particulièrement dans un
ainsi est-on fréquemment choqué devant le refus de soin et la contexte pesant d’économie de marché. Dans des pays comme
mort acceptée par les Témoins de Jéhovah, alors même que la France, l’accroissement de la consommation en produits san-
la mort par déglobulisation aurait pu être aisément évitée. De guins auquel on assiste depuis plusieurs années reflète-t-il la
même est-il jugé inacceptable de mourir d’hémorragie, qu’elle réalité d’un besoin accru ou bien un certain empirisme — ou
soit considérée comme traumatique (plaie, accident, hémorragie du moins une difficulté à la remise en cause des pratiques ?
de la délivrance) ou comme médicale (trouble de la coagulation), Les écoles de médecine, les sociétés savantes, les spécialistes,
et ce d’autant que le décès est imputable à un retard à la trans- les experts doivent assurément confronter ici leurs points de
fusion, que ce soit par hésitation diagnostique, par défaillance vue. Toutefois, pour aborder avec sérénité le débat sur certains
logistique ou par indisponibilité du produit sanguin compati- thèmes transfusionnels actuels, il convient de s’affranchir de
ble. À l’opposé, les professionnels de santé peuvent s’alarmer la culpabilité héritée des affaires dites « du sang contaminé »,
devant une réanimation transfusionnelle massive (jusqu’à plus bien que ces dernières fassent partie intégrante de l’histoire de
d’une centaine de produits sanguins), ou devant une transfu- la transfusion moderne, en ce sens qu’elles influencent encore
sion associée à des soins palliatifs, circonstance qui soulève à les processus de gouvernance en générant la crainte des admi-
la fois la question d’un acharnement, voire d’une futilité théra- nistrations d’être impliquées dans quelque nouvelle « affaire
peutique (en particulier lorsque le décès apparaît inéluctable à transfusionnelle ». Ce dernier point est d’autant plus délicat que
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le traitement médiatique des crises sanitaires, dont la gravité infectieux en donnant leur sang ultérieurement. On mise sur
est souvent mesurée en référence à celle du « sang contaminé », cette stratégie préventive pour interrompre toute boucle de trans-
s’effectue dans un contexte où l’information du public est sou- mission transfusionnelle d’agent émergeant encore inconnu et
vent aussi rapide que lapidaire, là où au contraire des explications prévenir de la sorte toute épidémie transfusionnelle analogue à
rationnelles seraient de mise et nécessiteraient à la fois de la celle du virus de l’hépatite C, survenue en France entre la fin
pédagogie (et donc du temps) et la prise en compte des consé- des années 1960 et le début des années 1990. Cette mesure a
quences sociétales d’informations brutes et non maîtrisées. Le ainsi écarté de nombreux transfusés qui donnaient jusqu’alors
bon sens quittant souvent le débat au profit de la passion et de leur sang régulièrement, souvent depuis des années, pratiquant
l’irrationnel, le risque est de laisser praticiens et patients dans le don de sang comme une opportunité de régler une dette en
une ignorance et dans des certitudes préjudiciables à tous. C’est donnant à autrui ce que, préalablement, d’autres avaient donné
dans un tel contexte, difficile, complexe, éminemment socié- pour eux. Cette exclusion des anciens transfusés, qui était avant
tal, que doivent s’aborder les grandes questions d’éthique de la tout une mesure de précaution, s’est trouvée particulièrement
transfusion sanguine. mal acceptée, parce que mal comprise et peut-être parfois mal
ou insuffisamment expliquée. En effet, comment méconnaître
3. L’image du don du sang le caractère anxiogène de cette mesure qui conduit les profes-
sionnels de la transfusion à refuser d’utiliser le sang de sujets
L’image du don du sang est globalement positive dans les auxquels ils ont eux-mêmes transfusé des produits sanguins,
pays occidentaux. Elle reflète, du côté du donneur, une action comme « un boulanger qui refuserait de manger son pain » (un
de solidarité envers son prochain par le partage de son capi- tel rapprochement a été fait) ? Le concept du « principe de pré-
tal santé. Il n’en fallait certes pas davantage pour conduire la caution » n’est apparu en l’occurrence rassurant que pour les
Société à postuler qu’« il est normal de donner son sang » et transfusés d’aujourd’hui, en aucun cas pour ces transfusés d’hier
qu’il s’agit même d’un « devoir de citoyen », mais le revers est auxquels on refusait désormais la possibilité de devenir ou de
que l’« exclusion » d’un candidat au don de sang, pour quelque redevenir donneurs de sang.
motif que ce soit, sous-entend que ce dernier n’est plus dans la Les « hommes ayant des relations sexuelles avec des
« normalité » et pourrait bien être « malade », ou ne plus être hommes » (HSH) demeurent également exclus du don de sang
« un citoyen comme un autre ». Cette exclusion de fait, qui dans quelques pays, dont la France, en raison de la prévalence
écarte le donneur potentiel du système de solidarité, peut être élevée du virus de l’immunodéficience humaine (VIH) chez ces
perçue comme une « mise au ban », temporaire ou définitive, de sujets. Lorsque ces derniers sont candidats au don de sang, ils
la Société. Cette « interdiction » de participer au don de sang ressentent cette mesure comme particulièrement discriminatoire
est ressentie comme un stigmate social. Or, au fil des ans, les et injuste, compte tenu du caractère « citoyen » de la démarche
critères de sélection sont devenus de plus en plus nombreux et et de sa forte connotation sociale. Qui plus est, cet état de fait
drastiques, pour garantir la sécurité des receveurs de produits renvoie implicitement au lien, réducteur mais encore souvent
sanguins et celle des donneurs eux-mêmes. La conséquence de formulé, entre sida et homosexualité masculine, dont les HSH
cette politique sécuritaire est que l’expérience du refus du don cherchent à se défaire. Hommes politiques, épidémiologistes,
est de plus en plus fréquente au sein de la population des don- experts, sociologues énoncent régulièrement des avis sur le sujet.
neurs. Elle est parfois mal vécue par ceux qui la subissent. Selon Un des étudiants du module d’enseignement a évalué les argu-
une étude conduite en 2007 en France par le CREDOC, la proba- ments épidémiologiques et les opinions favorables à la fin de
bilité d’une nouvelle candidature au don de sang après un refus l’ajournement des HSH au don du sang, ainsi que les risques
est à peine de 27 %. Les services en charge de la collecte des pour le receveur et ses droits, nous le citons :
dons de sang se trouvent souvent ainsi dans des situations déli-
cates : il leur faut tout à la fois promouvoir le don et refuser de La question de la fin de l’ajournement permanent pourrait
nombreux candidats. En voici quelques exemples. se poser à l’occasion d’une pénurie importante, même s’il
Certaines personnes « âgées » (mais à quel âge se considère-t- ne semble satisfaisant pour personne de se montrer moins
on et est-on considéré comme « âgé » aujourd’hui ?), ayant pris exigeant vis-à-vis de la qualité du sang transfusé, faute de
l’habitude de donner leur sang depuis de nombreuses années, mieux. Qu’enverrait-on comme message à la population ?
se voient écartées du don, sous prétexte que cet acte pourrait Aux receveurs, l’idée d’une impasse cornélienne, et aux don-
représenter un danger pour leur santé et qu’elles ont atteint la neurs HSH l’idée d’une hiérarchie des sangs, le leur étant
limite d’âge fixée par la législation. Pour fidèles au don de sang finalement accepté en seconde main ? Les freins à l’ouverture
qu’elles aient été par le passé, ces personnes éprouvent alors un du don de sang sont épidémiologiques et amènent au prin-
sentiment d’inutilité et de rejet, qui peut s’adjoindre à d’autres cipe de précaution. Ce principe revêt néanmoins une certaine
(cessation de vie professionnelle, etc.). ambiguïté dans ce contexte : né de l’affaire du sang conta-
Depuis la fin des années 1990, les personnes ayant été trans- miné, il a été en partie détourné de son but initial qui
fusées ne sont plus autorisées (tout au moins en France) à donner était de protéger les receveurs. Aujourd’hui, il semblerait
leur sang, par crainte qu’un agent de contamination sanguine (tel que les responsables politiques l’utilisent avant tout pour
que le prion, agent responsable de la maladie de Creutzfeldt- se prémunir d’éventuelles poursuites. [. . .] Le principe de
Jakob) soit transmis, par l’intermédiaire d’un don de leur sang, précaution, quelque peu frelaté, entraîne une certaine pru-
à des receveurs, lesquels pourraient à leur tour propager l’agent dence et peut conduire à la paralysie de toute réflexion sur le
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sujet. Comment les responsables politiques peuvent-ils déci- plan juridique, les droits de la personne et la protection des élé-
der en toute sérénité dans le contexte post-sang contaminé, ments du corps humain, tout en ne freinant pas l’indispensable
dans la mesure où ils peuvent être personnellement incri- développement des progrès médicaux. Dans un tel contexte, des
minés ? Peut-on, de manière provocatrice, considérer cela normes, des lois et des règlements ont considérablement enrichi
comme un conflit d’intérêt ? Cette crise apparaît comme pou- l’arsenal juridique, avec une réglementation d’année en année
vant être résolue, tout au moins intellectuellement, par un plus précise et plus exigeante.
questionnement profondément éthique. Devant l’impasse du La vente des cheveux et même des dents (comme est ame-
questionnement, l’une des solutions peut être de raisonner née à le faire la Fantine des Misérables pour nourrir sa fille) fait
par le pire. Quelle situation n’est absolument pas souhaitée partie de l’histoire de l’Humanité. Bien que s’inscrivant dans
et qui pourrait dériver du cadre actuel, qu’est celui du statu l’exploitation de la misère et de la pauvreté, elle est restée rela-
quo, en maintenant l’ajournement ? On peut proposer celle tivement ignorée du champ juridique. Ces éléments du corps
de la radicalisation des positions. Celle de la négociation en ne semblant pas avoir de fonction vitale, donc « noble », s’en
rupture avec le fond, où les actions engagées ne sont plus là séparer ne paraît pas représenter une menace pour le sujet don-
que pour contenter l’un ou l’autre. Et de fait, que le don du neur ou vendeur. Pourtant, comme le souligne Victor Hugo dans
sang en pâtisse, que l’image du don du sang devienne celle son roman à travers la tragique histoire de Fantine, la vente des
d’une discrimination et que son capital symbolique en soit cheveux et des dents est le prélude de la déchéance de son per-
entamé. Comment l’éviter ? sonnage, qui finit par vendre son corps en se prostituant. Le sang
et les organes représentent une situation totalement différente.
Pour cet étudiant, la clé d’une éventuelle réversion de la
Le sang, notamment, porte en lui bien des mythes de l’Humanité
situation passe avant tout par la pédagogie. On peut ajouter
(la vie, la mort, l’âme, la filiation, etc.). De plus, son utilisation
que l’ajournement des HSH n’est pas de l’ordre du principe
thérapeutique n’a pas été aisée à mettre au point : les méde-
de précaution, mais bien de celui d’un risque supplémentaire
cins ont longtemps été contraints de le passer de bras à bras en
calculable, chiffrable, dont le décideur politique doit dire s’il
connectant de gros vaisseaux sanguins, imposant au donneur le
l’accepte, le considérant comme suffisamment infime pour ne
sacrifice de son artère radiale. La collecte et la conservation
pas compromettre la santé publique, ou s’il le refuse au nom de
du sang hors du corps ont représenté un progrès majeur mais,
la sécurité et de l’intérêt de chaque individu.
dès lors, le sang n’a plus tout à fait été le sang corporel : il est
Une étudiante a rappelé, à propos de l’hypersécuritarisme de
devenu un tissu liquide gardant à peu près sa couleur d’origine
nos systèmes conjoints de politique de santé et de politique de
et une grande partie de ses propriétés physicochimiques, mais
soins, la vanité du risque zéro et la paralysie que s’auto-infligent
perdant sa chaleur et prenant les aspects d’un produit, n’ayant
nos systèmes obnubilés par ce risque nul (et impossible), para-
plus qu’un lien anonymisé (et aujourd’hui informatisé) avec la
lysie qui génère un risque autrement important : celui de ne
personne-source. Il n’en conserve pas moins certaines propriétés
plus pouvoir répondre de manière adéquate et prompte à un
du sujet auquel il appartenait — et auquel il n’appartient plus dès
risque émergent. Une autre étudiante a insisté sur le danger
lors qu’il est prélevé : certes, le donneur peut retirer son auto-
de la dérive hypersécuritaire face à la menace d’une paralysie
risation d’utilisation de son sang à tout moment de la chaîne,
de l’approvisionnement : constituer des stocks de produits san-
mais ceci n’est vrai en pratique que pendant la période de sto-
guins, oui, mais comment faire lorsque l’on récuse ou s’apprête
ckage. Quant aux propriétés conservées lors de ce stockage,
à récuser une majorité de donneurs, en invoquant des risques
ce sont les caractéristiques des groupes sanguins, mais aussi
dont certains sont quasi hypothétiques et dont d’autres semblent
les agents infectieux dont le donneur peut être éventuellement
tout à fait mineurs ?
porteur ; les propriétés perdues, elles, sont principalement les
potentialités anti-infectieuses (perte de l’activité du système du
4. Sang et commerce des organes : perspectives complément, lyse des globules blancs, etc.) et certaines proprié-
historiques et état du droit tés coagulantes, sous l’effet des anticoagulants et des produits
de conservation.
Presque tous les composants du corps humain sont sus- Comme le souligne Jacques Godbout dans son livre L’Esprit
ceptibles de constituer des objets d’échanges ou de supports du don (La Découverte, 1992), pour l’organisme public ou privé
thérapeutiques : les organes, les tissus, les cellules, le placenta, qui le recueille, le sang, après le don, n’est plus celui du corps,
le sang de cordon, ainsi que les protéines, les hormones, les ce qui fait dire à cet auteur que « le don de sang est un don qui
gamètes, les cellules cancéreuses immortalisées, les chromo- n’est pas reçu ». Car le sang est manipulé et ses constituants se
somes et leurs gènes. Certains, comme les cheveux, relèvent trouvent séparés : les globules rouges sont mêlés à des solutions
exclusivement du système marchand. L’organisme humain est de conservation spécifiques, les plaquettes sont maintenues dans
ainsi un gisement, une mine dont peut être extrait à peu près des solutions plasmatiques ou dans des solutions de conserva-
tout ce que le scientifique et le thérapeute jugent utile. Dans tion particulières, le plasma est dilué dans son anticoagulant
tous les cas, l’usage de ces éléments corporels impose de définir et congelé afin de pouvoir être stocké et conservé plusieurs
un cadre légal, afin de concilier les intérêts, souvent divergents, mois. Des techniques de plus en plus spécifiques de sépara-
entre le sujet vendeur ou donneur, le sujet receveur et les intermé- tion des composants sanguins se sont développées. Grâce aux
diaires impliqués dans l’opération et dans sa valorisation, qu’elle automates d’aphérèse, seuls certains composants peuvent être
soit scientifique ou économique. Il s’agit ici de concilier, sur le prélevés à l’exclusion des autres (plaquettes, globules rouges,
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plasma, granulocytes, lymphocytes, cellules souches). Certaines commercialisées par l’industrie pharmaceutique sans que le
de ces évolutions techniques auraient-elles contourné l’éthique patient en ait eu la moindre connaissance.
jusqu’à s’en écarter ? Ainsi le plasma ne serait-il plus considéré
comme du sang stricto sensu, s’il devient une simple matière 5. La place du législateur
première destinée à la fabrication industrielle de « médicaments
dérivés du sang », comme l’albumine, les immunoglobulines et Peu de domaines de la médecine auront été confrontés à
les facteurs de la coagulation. De fait, ces médicaments dérivés pareille prolifération législative et réglementaire que la trans-
du plasma ne sont plus véritablement considérés comme étant fusion sanguine, comme si, après l’affaire du sang contaminé,
d’origine sanguine, et certains témoins de Jéhovah les acceptent, la classe politique avait tenu à mettre définitivement à l’abri sa
à l’encontre des produits sanguins dit labiles. responsabilité en transposant l’ensemble de ce qui avait consti-
Tout se passe comme si le plasma, mélange d’eau, de pro- tué jusque-là des règles de bonne conduite d’une profession en
téines et d’électrolytes, ne méritait pas de conserver son essence une accumulation de textes de loi et de règlements. Curieu-
humaine, et ce alors même que la technique de recueil par aphé- sement, ce glissement, qui a pris naissance en France et s’est
rèse apparaît plus contraignante, plus incisive, pour ne pas dire étendu ensuite à d’autres pays et à d’autres continents, a suscité
plus dangereuse, pour le donneur qu’un simple don de sang peu de débats, dans le monde médical comme dans le monde
total. Par ailleurs, si les « médicaments dérivés du sang » ne sont juridique. Il est cependant incontestable que cette avalanche de
plus « humains », ils ne sont plus biologiques ; s’ils ne sont plus textes opposables a contribué à renforcer à très court terme la
biologiques, ils ne sont plus dangereux ; et s’ils ne sont plus dan- sécurité transfusionnelle. Sur le long terme, toutefois, l’efficacité
gereux, rien ne limite leur promotion et leur production, et donc de cet arsenal réglementaire peut apparaître discutable, car la
leur vente et leur utilisation. Mais si leur utilisation augmente, nécessité d’adaptations médicales et scientifiques n’est pas tou-
il faut augmenter en proportion les prélèvements par aphérèse jours compatible avec l’instauration de cadres rigides, et toute
. . . et donc le risque pour les donneurs. norme est d’autant plus efficace qu’elle comporte sa propre évo-
Les développements récents de la biotechnologie et du génie lutivité. Il n’est pas absolument certain que le Journal Officiel
génétique modifient encore toutes ces données. Des globules de la République soit le référentiel le plus adapté pour définir,
rouges peuvent être produits à partir de quelques cellules souches par exemple, les critères de sélection du donneur de sang. . .
ou de cellules différenciées, mais reprogrammées. On utilise en Le danger d’une telle évolution est en fin de compte
clinique des protéines plasmatiques recombinantes telles que d’aboutir à un système bureaucratique dans lequel l’évaluateur
le facteur anti-hémophilique A (FVIII), qui sont synthétisées à de l’aptitude au don démédicalise, et finalement déshumanise la
partir de matériel génétique humain (mais provenant de quel fonction. Penser que l’on met sa responsabilité professionnelle
donneur ?). Cette évolution des possibilités biotechnologiques a définitivement à l’abri dès lors que l’on respecte scrupuleuse-
été considérée par les étudiants du module comme un des leviers ment l’ensemble des prescrits réglementaires et législatifs est
de l’éthique transfusionnelle, laquelle devra évoluer parallèle- déjà discutable sur le plan juridique, mais l’est encore davantage
ment aux progrès biotechnologiques. sur le plan médical, humain et simplement moral. En effet, pour-
L’utilisation des parties du corps humain à des fins thérapeu- quoi un médecin chargé de la sélection des donneurs de sang ne
tiques pose, on le voit, des problèmes multiples et complexes, se comporterait-il pas comme le médecin normalement diligent
notamment juridiques, en raison de la divergence des intérêts en et compétent qu’il est et doit être en toute circonstance ? Une telle
jeu. La nécessité d’une législation spécifique s’est ainsi imposée attitude individualiserait cependant le questionnement éthique.
et a abouti à l’adoption de nombreuses dispositions relatives au Il est sain qu’existent des liens privilégiés entre droit et éthique.
droit de la personne (prenant en compte les intérêts du donneur), Par ailleurs, l’exigence éthique va parfois bien au-delà du droit
à la promotion du don pour assurer un approvisionnement suf- positif, s’introduisant dans des domaines, certes de moins en
fisant, et aux conditions sanitaires pour garantir la sécurité des moins fréquents, où le législateur ne s’est pas encore risqué. En
receveurs, le tout en évitant que des progrès médicaux se fassent matière de sélection des donneurs de sang, l’inscription des cri-
et s’appliquent au détriment de l’Homme. tères dans la réglementation a pour but de garantir la sécurité des
Au xxe siècle, l’utilisation des éléments du corps humain n’a donneurs et des receveurs, et surtout l’équité devant ce droit à
pas été laissée au seul bon vouloir des donneurs et des médecins, la sécurité. Pour autant, en privant le médecin d’une adaptation
mais s’est trouvée encadrée par une réglementation détaillée. personnalisée de sa décision, cette mise de l’exercice médical
Des juristes ont même souligné le fait que l’État s’était mis à sous tutelle réglementaire génère inévitablement de nouveaux
intervenir massivement dans le rapport entre l’individu et sa débats éthiques.
destinée biologique. De ce fait, pour le juriste, l’approche des
parties corporelles est double : la personne-source, qui a des pré- 6. La disponibilité des produits sanguins
rogatives sur son corps entier et sur ses parties détachées ; les
interventions et les modifications faites sur les parties détachées, Répondre au défi de la disponibilité en produits sanguins
après leur détachement. Dans son mémoire, une des étudiantes labiles et stables en tenant compte des besoins est un exer-
s’interroge sur les notions de consentement, de gratuité et de cice difficile. Il devient un équilibre de marché régulé par la
rémunération, et aborde la fameuse « affaire Moore », du nom demande. En cas de baisse des réserves, des initiatives sont
de cet homme chez lequel fut diagnostiquée, en 1976, une leu- prises, qui visent à mobiliser les donneurs sur une base évi-
cémie à tricholeucocytes et dont les cellules prélevées furent demment volontaire. Peut-on agir au niveau de la demande, et
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le législateur lui-même peut-il interférer avec un contrôle de ou au contraire insidieuse et différée. Le respect de l’identité
cette demande ? La réponse est affirmative, puisque ledit législa- stricte dans les groupes ABO et RH1 (Rhésus D) est souvent
teur impose l’adoption de guides de pratiques cliniques, définit contourné, au détriment de la « compatibilité » des sangs, la
les conditions cadres d’utilisation des produits sanguins et de différence étant l’absence, dans le second cas, de source immu-
leurs indications, précise les prix de cession et les conditions nologique de conflit majeur. On est souvent par ailleurs en-deçà
de remboursement des produits administrés. Parallèlement, le de la recommandation (internationale) de transfuser, non seule-
législateur peut-il obliger une partie de la population à donner ment en respectant le groupe ABO, mais aussi en tenant compte,
son sang pour répondre à la demande ? La réponse est égale- outre de l’antigène Rhésus (RH1 ou RHD), des quatre autres
ment affirmative : cette obligation s’est trouvée temporairement antigènes Rhésus principaux, soit RH2 à RH5 (C, c, E et e), et
en vigueur en France, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, du phénotype K1 (antigène Kell). Toute transfusion peut dès lors
vis-à-vis des appelés ayant échappé au service national sous être considérée comme une chimère transitoire, et le fait de deve-
l’Occupation (elle a aussi fait l’objet de textes spécifiques en nir un être temporairement hybride après une transfusion est un
Chine, mais en aboutissant à une crise sanitaire majeure). aspect complètement négligé dans sa dimension psychologique
La question d’inscrire comme obligatoire (dans le droit) la et symbolique. En effet, avoir été sauvé par une transfusion est
participation au don de sang et de créer de facto un principe de certainement sensible, perceptible, après un épisode aigu, mais la
solidarité — contrepoint potentiellement inverse au principe de relation à chaque donneur se trouve fortement estompée lorsque
précaution — a été traitée par plusieurs étudiants. Elle interroge la transfusion devient chronique. Par ailleurs, en cas de dépen-
sur le devoir de l’État qui est a priori de garantir la protection du dance aux transfusions sanguines, se poser de telles questions
malade en tant qu’individu. On reviendrait alors à une concep- peut placer le sujet dans une situation paradoxale de refus poten-
tion ancienne, qui est la mobilisation de la Société (comme tiel et donc de létalité. Ces aspects, bien étudiés dans le domaine
le Pouvoir a pu mobiliser des armées de civils), cette Société de la transplantation d’organe, sont rarement mentionnés dans
n’étant plus une collection d’individus mais une « entité ». Or, celui de la transfusion, quoiqu’ils puissent préoccuper certains
l’évolution s’est faite, aujourd’hui, vers une Société largement receveurs dans le silence de leur maladie.
individuelle : « Je décide, je donne, je suis propriétaire de mon Ce qui importe à la communauté médicale, c’est la néces-
corps, de mon sang, etc., et je décide de donner. . . ou de ne pas sité de documenter soigneusement l’historique transfusionnel
donner. » de tout patient, en enregistrant les éventuelles réactions trans-
En fait, si de nombreux écrits évoquent les droits des fusionnelles pouvant motiver une modification de la politique
receveurs, les textes législatifs définissent essentiellement les transfusionnelle. Il est donc indispensable de signaler tout
mesures sécuritaires autour du don (l’acte de don et les produits effet indésirable aux structures d’hémovigilance, qui en feront
issus du don) pour assurer la sécurité du donneur et celle du l’analyse et seront à même de modifier les pratiques en consé-
receveur. quence et de réduire ainsi les risques encourus par les patients
transfusés.
7. La médecine transfusionnelle et le receveur
8. La médecine transfusionnelle et le donneur de sang
La médecine transfusionnelle a le malade receveur pour pré-
occupation première. En effet, il faut pouvoir garantir que ce La médecine transfusionnelle s’intéresse aussi, comme il se
malade dont la condition requiert une transfusion recevra le doit, aux donneurs. Elle veille à leur sécurité et à la qualité du
produit le plus adapté à son état, en réduisant le plus possible sang donné en écartant « les candidats chez lesquels le prélève-
le risque infectieux lié au produit transfusé et le risque immu- ment ou l’utilisation du sang constitueraient un risque majoré par
nologique lié à l’interaction néfaste de paramètres biologiques rapport à celui observé dans la population générale » (expression
différents entre donneur et receveur. À cette double contrainte sibylline s’il en est !). On est ainsi amené à poser à chaque candi-
s’ajoute la part des complications métaboliques (surcharge en dat au don une série de questions relativement personnelles, afin
fer, hyperkaliémie, déséquilibres acido-basiques), et volémiques d’écarter les sujets dont le sang représenterait un risque accru
(surcharge circulatoire chez l’insuffisant cardiaque). Il faut de pour le receveur. Il en résulte une obligation de confidentialité et
surcroît préserver au mieux l’avenir immunologique du patient, de secret médical, dans des conditions matérielles de collecte qui
en prenant en considération à la fois l’état des réserves en pro- sont pourtant souvent loin d’être optimales. Même si le consen-
duits compatibles disponibles et les caractéristiques propres au tement du donneur est implicite (on peut considérer que, s’il
patient. Car les exigences ne seront pas les mêmes lorsqu’il s’agit se présente à une collecte, c’est qu’il a l’intention de donner),
de transfuser en urgence un nonagénaire dont l’espérance de vie on est dans l’obligation de lui communiquer ou de lui donner
apparaît limitée ou une femme en âge de procréer. l’information requise pour qu’il comprenne bien les tenants et
La rencontre entre un produit sanguin exogène — que aboutissants de son acte. Un contrat moral est en quelque sorte
la médecine transfusionnelle qualifie d’« allogène » ou passé entre le « centre de don du sang » et le donneur, dès que
d’« homologue » — et le système immunitaire du receveur est ce dernier en franchit le seuil, mais un tel contrat n’implique
généralement silencieuse. Cependant, dans certaines situations pas que le sujet doive donner à tout prix : sa volonté d’offrir son
cliniques, souvent imprévisibles, on peut assister à des réac- sang est conditionnée par le droit du patient à recevoir les pro-
tions conflictuelles sévères, autrement dit à une intolérance à duits sanguins les plus sécurisés qui soient. Telle est la limite
cette rencontre. L’intolérance peut être immédiate et bruyante, de l’exercice de sélection des donneurs. Parce que le donneur
J.-D. Tissot et al. / Transfusion Clinique et Biologique 20 (2013) 423–439 429

ne pourrait ou ne voudrait tout livrer sur ses antécédents et sa L’organisation mondiale de la santé (OMS), la Croix-Rouge
vie intime, certains partisans de la rémunération voient, dans et d’autres organisations internationales tentent de faire adopter
le contrat imposé par l’achat du sang, un moyen d’exercer une ces principes dans tous les pays de la planète.
pression supplémentaire par la menace d’un recours juridique
en cas de complication chez le receveur.
En contrepartie de sa générosité, le candidat au don de sang 10. Les motivations
a droit au respect. Son don doit être utilisé au mieux pour
les malades qu’il a voulu secourir, et si l’on est amené, pour Le nombre de produits sanguins disponibles pour les malades
une raison ou pour une autre, à l’écarter de manière tempo- dépend directement de l’organisation des structures de col-
raire ou définitive du don, il doit être assuré de pouvoir quitter lecte et de la participation des donneurs de sang. Quelle est
l’établissement sans éprouver le sentiment d’être un malade, un la motivation profonde de ces derniers ? Comme aucun béné-
invalide ou un paria. Il faut en effet beaucoup plus de temps et fice matériel direct n’est en jeu, cet acte peut être jugé comme
d’explications pour écarter de manière respectueuse un candidat altruiste et prosocial, comportement désormais relativement
au don que pour l’accepter. C’est au ressenti d’un sujet écarté rare dans une société devenue individualiste. Des études his-
au moment où il quitte l’établissement que l’on peut évaluer au toriques, sociologiques ou psychosociales ont tenté d’expliquer
mieux la qualité de la sélection médicale qui précède chaque ces comportements au sein des sociétés occidentales.
don. Pour autant, trouver un juste équilibre entre ces deux types Les premières transfusions « modernes » ont été réalisées
d’obligations n’est pas toujours aisé. dans les premières décennies du XIXe siècle. Ce ne fut cepen-
dant qu’un siècle plus tard, avec l’amélioration des techniques et
le développement des connaissances, que les premiers services
de transfusion ont été créés. Par la suite, la Seconde Guerre
9. L’éthique mondiale a donné un nouvel essor à la transfusion. Durant ces
années pionnières, le principe de solidarité s’est trouvé chaque
L’éthique a pour finalité d’indiquer comment les êtres fois mis en avant : en donnant leur sang, les citoyens pouvaient
humains doivent se comporter et agir, entre eux et envers ce « soutenir » l’effort de guerre et sauver la vie de soldats blessés
qui les entoure. La morale et l’éthique sont donc relativement sur les champs de bataille. Du coup, dès le début de la transfusion
proches, mais, si le langage courant les emploie souvent comme moderne, le don de sang (sous-entendu : fait sans contrepartie) a
synonymes, en réalité elles diffèrent l’une de l’autre : la morale, été perçu par la population comme un acte positif, voire comme
qui a souvent une connotation religieuse et considère le bien un acte de résistance et donc de patriotisme. L’urgence liée à la
et le mal, impose des obligations de l’extérieur ; l’éthique, qui guerre a ainsi permis à la transfusion d’échapper aux réticences
repose sur un socle laïque et considère le positif et le négatif, de certains médecins comme à celles de la population vis-à-vis
invite à la réflexion et à la responsabilité. Elle délimite ainsi d’une technique nouvelle, ne paraissant pas totalement dénuée
des principes permettant de faire des choix libres et respon- de risques.
sables face à une situation et dans un cadre donné. Selon la À la fin du conflit, en raison des avancées d’une chirurgie
culture, la société, le temps, l’évolution des mœurs, les principes grande consommatrice de sang, il fallut des moyens nouveaux
éthiques peuvent varier. Avec l’essor des nouvelles technologies pour motiver les citoyens à donner leur sang, afin de subvenir aux
et d’une science dont les limites sont repoussées sans cesse, ces besoins des hôpitaux : dès le début des années 50, aux États-Unis
principes doivent s’adapter aux problématiques nouvelles. Pour notamment, le principe de don rémunéré s’imposa. L’une des
cette raison, l’éthique se retrouve souvent à l’interface entre pro- raisons invoquées fut précisément le fait que la guerre de Corée,
grès médicaux (et biotechnologiques), nécessités économiques si impopulaire aux États-Unis, n’avait pas suscité le même élan
et protection de la dignité humaine. Vis-à-vis du don de sang patriotique que la Seconde Guerre mondiale. Il n’en fallut pas
bénévole, les principes éthiques reposent sur quatre piliers : davantage pour justifier le recours à la rémunération en vue de
l’obtention du plasma nécessaire à la production d’albumine
utilisée sur le champ des opérations militaires.
• le volontariat : le don de sang doit relever de la seule volonté En Europe, d’une manière générale, c’est le don bénévole
du donneur et ne doit en aucun cas être lié à la moindre obliga- qui fut valorisé en tant qu’acte de solidarité citoyen, rassem-
tion. Ce principe a été remplacé, dans la Loi française, par la bleur et fédérateur, symbole de l’unité d’un peuple qui retrouvait
notion de « consentement éclairé », qui, à la notion de liberté sa liberté. En Allemagne, où, pendant la guerre, l’organisation
d’action, ajoute celle de l’information nécessaire ; du don de sang avait été placée sous l’égide de l’idéologie du
• la gratuité : le don de sang ne doit pas donner lieu à des contre- Troisième Reich, la collecte de sang se reconstruisit selon deux
parties financières, et les produits sanguins ne doivent pas faire organisations : bénévole et gérée par la Croix-Rouge dans les
l’objet de profit ; campagnes, rémunérée et prise en charge par des firmes commer-
• l’anonymat : l’identité du donneur ne doit pas être connue du ciales dans les villes.
receveur, et réciproquement. Aujourd’hui, le don de sang bénéficie toujours d’une image
• la responsabilité : le donneur s’engage à ne dissimuler, lors positive, malgré les crises sanitaires des années 80. Dans notre
de l’entretien médical, aucun élément susceptible de nuire à Société, ce don demeure perçu comme un acte « moralement »
la santé du receveur. bon par essence. La motivation intime des donneurs est
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néanmoins plus complexe que simplement altruiste, notamment Lorsque l’on parle de don de sang, on regroupe en une locu-
par temps de paix ou en dehors de tout contexte d’urgence. tion deux mots hautement symboliques. Un dictionnaire indique
que « donner, c’est abandonner à quelqu’un, dans une intention
libérale ou sans rien recevoir en retour, une chose que l’on pos-
11. Le recrutement des donneurs
sède ou dont on jouit ». Un autre donne cette définition : « Céder,
offrir gratuitement à quelqu’un quelque chose que l’on possédait
Ce recrutement fait appel au désir des candidats au don de
ou que l’on a soi-même acheté à cet effet ». Une seconde défini-
venir en aide aux malades et à la solidarité (98 % des Français
tion est donnée par le même dictionnaire : « Remettre, attribuer
interrogés en 2007 par le CREDOC ou Centre de recherche pour
quelque chose (de l’argent souvent) à quelqu’un comme récom-
l’étude et l’observation des conditions de vie considèrent que le
pense ou comme paiement en échange de quelque chose. » Ces
don de sang sauve des vies). Il sollicite des principes tels que
deux explications font appel à des concepts très différents : dans
la non-discrimination, l’ouverture à autrui, l’universalité de la
un cas, l’offre est dirigée et s’accomplit à sens unique ; dans
race humaine, l’appartenance à une communauté de destins. En
l’autre, il s’agit d’échange et l’action s’effectue dans les deux
même temps, lorsqu’un thème transfusionnel est traité au journal
sens.
télévisé, c’est parfois pour montrer des sites de collectes de sang
Selon le sociologue Marcel Mauss, le don est le fondement
insuffisamment fréquentés ou des chambres froides désespéré-
du lien social dans les sociétés humaines primitives. Mais le
ment vides. Par ailleurs, en termes de sécurité microbiologique,
don qu’il décrit n’est pas celui qui se pratique dans les socié-
peu de domaines médicaux auront fait des progrès aussi spec-
tés modernes : c’est un don obligé, associé à une obligation de
taculaires que la médecine transfusionnelle au cours des trois
recevoir, et à une obligation de rendre. Probablement issu d’une
dernières décennies ; il n’en persiste pas moins, dans l’opinion
relation construite avec les dieux et les esprits, le don « primitif »
publique, une crainte résiduelle et irrationnelle du risque de
s’est imposé à l’homme comme le meilleur moyen de créer, avec
contamination par transfusion. Comme pour d’autres systèmes
ses semblables, un lien qui le protège de la guerre et du conflit.
ultra-sûrs (l’aviation civile ou l’industrie nucléaire), le risque
Depuis, ce modèle fondateur est recherché dans toutes les formes
transfusionnel est jugé inacceptable.
de don, avec ce corollaire : il n’y aurait pas de don sans contre-
Les donneurs reçoivent également un nombre considérable
don. Cette assertion s’est renforcée avec l’évolution des relations
de messages contradictoires, sur le besoin constant et croissant
humaines sur un modèle marchand basé sur la valeur donnée aux
en dons de sang comme sur la disponibilité prochaine d’un sang
biens et services échangés. En quelque sorte, lorsque l’on fait
prétendument artificiel ou dérivé de cellules souches. Ce hiatus
un don, il y aurait toujours un intérêt caché, conscient ou pas, et
entre les avancées technologiques et le principe de réalité se
l’attente d’un contre-don effectué sous des formes diverses. Le
creuse de plus en plus, et un paradoxe est que cet état de fait ras-
don ne pourrait ainsi se concevoir sans l’exigence tacite d’une
sure et inquiète tout autant les donneurs, contents d’apprendre
réciprocité. C’est cette réciprocité qui est sous-entendue par
qu’une solution alternative existe et frustrés de s’en voir écar-
l’idée de « contre-don » : elle peut inclure la satisfaction per-
tés. Quant aux progrès qualitatifs, tant sur la préparation des
sonnelle d’avoir donné, le renforcement de liens, ou encore
produits sanguins que sur l’utilisation la plus rationnelle de ces
le sentiment de se donner bonne conscience. Cette vision de
produits, ils peuvent être ressentis par certains donneurs ou par
l’acte de donner apparaît assez réductrice, puisqu’elle est accom-
certains militants comme des messages négatifs sous-entendant
plie avec intérêt, et de nombreuses expressions sous-entendent
qu’on aurait moins besoin d’eux. Par ailleurs, il apparaît que
le contre-don (« c’est donnant-donnant », « il faut donner pour
de nombreux donneurs se montrent moins alarmés par une
recevoir », etc.).
éventuelle péremption des produits que les professionnels de
Sans vouloir diminuer la portée du don de sang, il est utile
la transfusion, lesquels la perçoivent comme une défaillance
de comprendre ce qui motive une personne à donner son sang.
inacceptable. L’abondance en produits, au contraire, rassure les
Selon un sondage effectué en Suisse au cours de la décennie
donneurs et le public en général, attestant visiblement de leur
précédente, à la question : « Pour quelle raison donnez-vous
générosité, tandis qu’un niveau bas des réserves, même main-
votre sang ? », les trois quarts des sujets interrogés ont répondu :
tenu volontairement pour éviter la péremption, suscite chez les
« Parce qu’un jour, je pourrais en avoir besoin. » On est bien
donneurs et leurs représentants un sentiment de culpabilité. Ce
dans la logique du contre-don, ou plutôt dans celle du contre-
paradoxe est intéressant, car il témoigne d’un décalage d’éthique
don « anticipé ». Cela n’est pas en désaccord avec le principe de
entre, d’un côté, les professionnels, de l’autre, les donneurs,
solidarité : aider les autres et être aidé en cas de besoin. Les Qué-
voire la Société.
bécois fondent ainsi leur communication sur la notion de réserve
collective. Bien-entendu, parmi les réponses de cette enquête, il
12. Rémunération y eut aussi des réponses typiquement altruistes, comme : « Pour
sauver des vies ».
De nombreuses discussions, dans différents contextes et En France, une étude réalisée en 2001 pour la Fondation de
milieux, abordent régulièrement le thème de la rémunération France concluait à l’idée que le don, quelle que soit sa nature
des donneurs de sang. Souvent, cette réponse fuse : « Il n’est (argent, nourriture, temps, sang), correspond à l’imaginaire
pas “éthique” de payer les donneurs. » Pour autant, à quelles d’une société d’individus libres et égaux, et que la démarche du
réflexions éthiques se réfère-t-on ? Et est-ce sur la base d’une don vise à rétablir la dignité de la personne privée de l’un de ses
éthique normative, réflexive ou défensive ? besoins vitaux. Le contre-don y est décrit comme la satisfaction
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d’être en accord avec ces valeurs, sentiment que l’on a qualifié une collation généreuse ou un petit cadeau lors de la collecte.
de « dette positive ». Dans ce concept, le donateur ne donne pas On s’est ensuite demandé si une telle démarche était vraiment
dans l’attente de recevoir en retour, mais pour permettre à l’autre compatible avec la gratuité du don. La quête de la vertu est certes
de donner à son tour. un cheminement louable, mais elle peut s’avérer nuisible si l’on
Dans le monde de la transfusion, on oppose souvent le « don n’en anticipe pas toutes les conséquences.
gratuit » (offert) au « don rémunéré » (échangé). Selon son sens Tout d’abord, si le don de sang doit être gratuit, nul n’a jamais
premier, un don devrait être forcément gratuit, l’expression de exigé qu’il le soit au détriment financier du donneur. Rien, sauf
« don rémunéré » apparaissant comme un oxymore : on devrait des considérations pratiques de mise en œuvre, ne s’oppose donc
plutôt parler, dans ce cas, de sang vendu. Il est sans doute à ce que le donneur se fasse rembourser, par exemple, des frais de
plus politiquement correct de parler de « don rémunéré » que déplacement raisonnables, voire des compensations du manque
de « sang vendu », a fortiori de « vente libre de son sang par à gagner professionnel par le temps passé dans le centre de
l’individu ». collecte. Pour déterminer si un petit cadeau ou une collation
Dans la plupart des pays européens, le don de sang fait partie constituent une rémunération, il faut s’en référer avant tout au
de la vie en société et jouit de l’image très positive que l’on a vécu du donneur : s’ils sont de petites marques d’appréciation
vue. Ce n’est pas toujours le cas dans les pays où ce don n’a et de gratitude d’un acte auquel le donneur aurait de toute
été instauré qu’après la Seconde Guerre mondiale, avec, dans façon consenti, le problème semble très limité. Si ces marques
les pays pauvres, la rémunération comme moyen incitatif. Cette deviennent un appât pour un candidat donneur sans réelle moti-
rémunération pose évidemment des questions éthiques et même vation pour le don lui-même, elles sont discutables. Il n’est
simplement sécuritaires, car une personne dans le besoin peut pas certain que le fait de fixer un montant limite (et modique)
dissimuler des informations lors du questionnaire d’évaluation apporte une solution. Ce qui peut paraître sympathique et sans
et mettre sa propre santé en danger, par exemple en donnant réelle importance pour la majorité des donneurs peut s’avérer
son sang plus souvent que la législation l’autorise. Bien sou- beaucoup plus déterminant pour des personnes en situation pré-
vent également, dans des pays où l’on donne son sang pour caire, comme d’avoir un repas chaud et copieux : la collation
des raisons financières, les individus risquent de ne pas avoir ne doit, pas plus qu’une rémunération, être la motivation de la
eux-mêmes accès aux transfusions thérapeutiques en cas de démarche.
nécessité, par manque de moyens médicaux ou par absence Un autre sujet est que certains donneurs ont le sentiment de
d’assurance sociale. En quelque sorte, on prélève le sang des se sentir physiquement mieux après avoir donné. Cette rémi-
plus pauvres au profit des plus riches. C’est notamment pour niscence de la saignée bienfaisante s’inscrit au demeurant dans
ces raisons que l’OMS a décidé de s’engager en faveur du don une croyance populaire plus large, selon laquelle, à l’instar de
« véritable » de sang, du don sans rémunération. la lactation, le don de sang stimulerait l’organisme à refaire du
Cette notion de gratuité semble aussi liée au bon sens : ne sang, qui serait dès lors présent en excès, sauf en cas de dons
vaut-il pas mieux prélever du sang chez des personnes géné- faits très régulièrement, selon une addiction qui s’apparenterait
reuses et désintéressées, qui n’auront aucun intérêt à cacher un à une forme de dépendance. Ce mécanisme ne repose sur aucune
facteur de risque d’exposition à un agent infectieux transmissible évidence physiologique, mais il est une réalité psychologique.
par le sang, que chez des sujets motivés avant tout par la rémuné- Il demeure que, pour nombre de donneurs, le don de sang
ration ? Des travaux épidémiologiques ont montré une fréquence est une expérience psychologiquement valorisante : donner du
supérieure des marqueurs viraux chez les donneurs rémunérés temps et du sang pour venir en aide à un malade est un acte
par rapport aux donneurs bénévoles. Aspiration éthique, bon dans lequel on se sent bien, l’image de soi se trouvant valo-
sens et évidence scientifique font ainsi écho dans le même sens. risée ou revalorisée, notamment chez des personnes ayant une
Il existe cependant un bémol. Dans certaines études épi- estime de soi altérée. Dans une société de solitude relative, des
démiologiques, la grande différence ne se situe pas tant entre marques d’appréciation, de reconnaissance, de sympathie, un
donneurs bénévoles et donneurs rémunérés qu’entre « nouveaux sourire de la secrétaire à l’accueil, l’attention bienveillante du
donneurs » (sujets donnant leur sang pour la première fois) et médecin, la délicatesse et la gentillesse de l’infirmière peuvent
donneurs réguliers, ces derniers apparaissant plus « sûrs » quant constituer une expérience qui dénote agréablement dans un
au risque de transmission d’un agent infectieux. Enfin, les crises quotidien plus rude. Ce moment de reconnaissance que cer-
sanitaires des années 80 ont montré que le bénévolat ne suffi- tains donneurs recherchent est-il incompatible avec la gratuité ?
sait pas, à lui seul, à garantir la sécurité transfusionnelle : pour Où commence et où s’arrête la définition du bénéfice secon-
certains, un « contrat de vente » autoriserait une certaine pres- daire ? Ceci est d’autant plus à prendre en compte que, pour
sion juridique qui serait une garantie plus fiable vis-à-vis de la garantir le support logistique transfusionnel et pour assurer une
sincérité du donneur. meilleure sécurité du produit sanguin, des donneurs réguliers
Il faut donc se demander si l’on doit continuer à privilégier sont nécessaires. Or, pour fidéliser les donneurs, il est essentiel
à toute force le don bénévole, parce qu’il apparaît plus sûr, qu’un nombre maximal de candidats au don vivent ce der-
du moins à l’heure actuelle, ou si l’on est avant tout attaché nier comme une expérience gratifiante et valorisante, tout en
à des valeurs indépendantes des conditions de stricte sécurité saisissant son importance pour autrui. Un service de collecte
épidémiologique. Une autre question, aux implications plus pra- doit tout mettre en œuvre pour réaliser cet objectif, et c’est
tiques, est d’établir la définition de la gratuité du don. Il fut en la satisfaction résultant du don qui doit inciter le donneur à
effet un temps où l’on proposait systématiquement aux donneurs revenir.
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13. Le don volontaire et gratuit justificatif. Dans ce pays, deux systèmes de collecte cohabitent,
l’un public (organisé par la Croix-Rouge), l’autre privé : contrai-
Selon l’article 4 de la directive 2002/98/CE de l’Union euro- rement aux collectes organisées par la Croix-Rouge, les centres
péenne du 27 janvier 2003, « les États membres prennent les de collecte privés prévoient une indemnisation forfaitaire d’une
mesures nécessaires pour encourager les dons volontaires et non vingtaine d’euros pour couvrir les frais de déplacement ou de
rémunérés en vue de garantir que, dans toute la mesure du pos- dérangement dans le cas d’un don de sang total, cette indemnisa-
sible, le sang et les composants sanguins proviennent de ces tion ne devant pas constituer la source de motivation. Il n’en reste
dons ». Les pays européens sont ainsi encouragés à promou- pas moins qu’un industriel du fractionnement, lié à l’industrie
voir les dons volontaires et non rémunérés. Cette directive est si pharmaceutique, a développé un site internet bilingue, en alle-
peu contraignante qu’elle laisse en réalité beaucoup de liberté mand et en polonais, incitant les Polonais, dont le niveau de vie
à chaque État. Dans la plupart des pays, le don est « non rému- est globalement inférieur, à aller donner leur sang. Comme le
néré », dans d’autres comme la Hongrie ou l’Autriche, les deux don de sang n’est ni rémunéré, ni indemnisé en Pologne, cette
systèmes, le rémunéré et le non rémunéré, coexistent. Enfin, dans situation peut créer des problèmes d’approvisionnement dans les
des pays comme la Lituanie, le don de sang est constamment régions frontalières. Les autorités de santé allemandes semblent
rémunéré. tolérer cette pratique, qui est pourtant discutable.
Mais si le don de sang est bénévole et gratuit, les produits Si la plupart des citoyens européens soutiennent le don
sanguins ne le sont pas, y compris ceux issus de prélève- « bénévole », la perception du bénévolat et de ce qui est éthi-
ments effectués en vue d’une autotransfusion. Le prix des divers quement acceptable varie d’un pays à l’autre, et la frontière
produits sanguins est censé couvrir la totalité des coûts de pro- entre rémunération, reconnaissance ou indemnité n’est pas tou-
duction et de distribution. Car le fait que le don lui-même ne soit jours aussi claire qu’elle peut le paraître au premier abord. Dans
pas rémunéré n’implique pas que le processus du don n’ait pas une société de consommation, le don de sang fait partie des
de valeur, même économique, et lorsqu’en période de carence, dernières actions altruistes, avec un principe de solidarité qui
il faut intensifier le recrutement de donneurs, les charges finan- perdure. Pourtant, dans une société axée sur les « services », il
cières résultant de ce manque deviennent vite perceptibles. En est précisément considéré comme normal d’être payé pour tout
outre, une gestion responsable d’une réserve de produits san- service rendu. Dès lors, pourquoi ne pas appliquer ce principe
guins vise à réduire les pertes liées à la péremption des produits, au don de sang ? Cela pourrait, en théorie, se révéler efficace
tout en assurant le maintien d’un stock nécessaire et suffisant pour inciter plus de personnes à donner leur sang, mais ce serait
pour toute prescription. Cette gestion des produits proches de négliger la symbolique du sang et mettre à mal une des dernières
la péremption peut être complexe dans le cas de dépôts de valeurs morales de la Société : savoir qu’un don de sang permet
sang hospitaliers, lesquels tendent à renvoyer ces poches pour de sauver une vie ne serait donc plus une motivation suffisante
ne pas les périmer sous leur responsabilité. Car les intérêts pour justifier la gratuité de l’acte, dans une perspective de soli-
d’un hôpital et d’un établissement de transfusion sanguine, sans darité ? Car au-delà de la valeur de l’acte, donner son sang est
être diamétralement opposés, ne sont pas nécessairement en une manière à nulle autre pareille de créer et de maintenir le lien
tous points concordants. Rendre visible cette opposition par- social. La rémunération pourrait changer cette perception, et le
tielle d’intérêts est une étape indispensable pour dégager un sang deviendrait un bien de consommation comme un autre. Ceci
consensus acceptable, permettant de garantir la conservation ne manquerait pas d’ouvrir la voie à la rémunération d’autres
de réserves équilibrées et raisonnables. Le système français éléments du corps humain, avec des conséquences sécuritaires,
assure une « rotation » des produits labiles qui évite en géné- sociétales, éthiques et psychologiques considérables.
ral cet écueil, alors que d’autres systèmes transfusionnels y sont
davantage exposés. 15. Le paradoxe du plasma

14. Indemnité, reconnaissance ou rémunération ? Par le don de sang, on sous-entend un don de sang total,
c’est-à-dire le sang composé de tous ses éléments : plasma, glo-
Bien que le principe du don volontaire et non rémunéré soit bules rouges, globules blancs et plaquettes. Il existe d’autres
reconnu dans la plupart des états européens, l’interprétation types de don, comme le don de plaquettes ou de plasma, pré-
de ce principe varie d’un pays à l’autre. Seuls quelques pays levés par technique d’aphérèse, qui permettent de recueillir un
d’Europe appliquent strictement le principe de volontariat et de ou plusieurs éléments du sang, généralement en quantité plus
non-rémunération, et n’offrent rigoureusement rien pour remer- importante que celle correspondant à un don de sang total, et
cier les donneurs ou les inciter à revenir. de restituer le reste au donneur. Si le principe du don de sang
La France a été l’un des premiers pays à inscrire dans la loi, en total bénévole est le plus répandu en Europe, le don de pla-
1952, le principe de non-profit imposé aux centres de transfusion quettes dans une moindre mesure, le « don » de plasma est au
— sans pouvoir, dans les premiers temps, imposer la gratuité du contraire rémunéré dans plusieurs pays. Le plasma sert à la pro-
don de sang pour des raisons d’autosuffisance. Cette gratuité du duction de concentrés de protéines plasmatiques, comme des
don, devenue effective pour tous types de dons en 1978, sera ins- facteurs de coagulation, de l’albumine et des immunoglobulines,
crite dans la loi de 1993. En Allemagne, la loi sur la transfusion qui ont depuis 1989 le statut de « médicaments ». Ce statut leur
interdisant aussi la rémunération a été adoptée en 1998, mais confère une libre circulation sur le territoire européen, et les
elle autorise le versement d’une indemnité systématique et sans hôpitaux peuvent s’approvisionner auprès de tout fournisseur les
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proposant, sans qu’un État membre puisse imposer des produits pourrait-il remplacer les 20 millions de litres de plasma qui lui
issus de dons de sang bénévoles. manquent pour satisfaire les besoins des patients en produits
La demande en dérivés du plasma augmentant, et ce der- dérivés de plasma, alors que ce secteur est juste en mesure de
nier produit étant libéré des contraintes liées au risque de couvrir les besoins locaux/nationaux en globules rouges, pla-
péremption par une durée de conservation de plusieurs années, quettes et plasma frais congelé par les services de transfusion
l’industrie pharmaceutique s’intéresse beaucoup à ce marché. sanguine ? Pourquoi les patients, qui souffrent de maladies
Dans un nombre notable de pays, le don de sang total bénévole mettant leur vie en danger et qui ont besoin de produits conte-
coexiste donc avec le « don rémunéré » de plasma réalisé dans nant des protéines plasmatiques, ne seraient-ils pas traités de
des centres de plasmaphérèse, qui sont souvent des succursales manière adéquate, sous prétexte que certains estiment que les
de compagnies pharmaceutiques. Comme ce plasma aboutit à la dons de plasma rémunérés ne sont pas éthiques ? Les secteurs
fabrication et à la commercialisation de médicaments, la sym- commerciaux et non commerciaux ont des logiques et des
bolique autour de ce composant n’est pas la même que celle justifications fortes à continuer de servir la communauté et
entourant le don de sang total, car la présentation jaunâtre du les patients, malgré des approches et des philosophies diffé-
plasma n’est pas évocatrice du sang. Dans certains pays, la vente rentes, en étant fiers de leur tâche, en se concentrant sur leurs
du plasma relève d’ailleurs d’un autre cadre législatif que le don points forts et en respectant les principes éthiques établis.
de sang.
Il s’agit là, faut-il le préciser, de l’argumentaire d’un indus-
triel. Les études analysant les motivations au don dans les deux
16. Le fractionnement du plasma systèmes confirment l’existence de comportements différents
des donneurs, le système bénévole privilégiant l’empathie et
Sur cette dimension commerciale de la vente de sang, un
l’altruisme, l’autre système reposant sur le bénéfice lié à la rému-
scientifique ayant dirigé de grandes entreprises de fractionne-
nération. Des enquêtes ont porté sur les raisons de l’abandon du
ment de plasma note que :
don de plasma dans des systèmes rémunérés. La principale est
l’augmentation explosive de la demande en albumine, en de nature socio-économique. Dans une étude américaine, 80 %
immunoglobulines et en Facteur VIII a fait apparaître que le des personnes interrogées reconnaissaient vendre leur plasma
plasma, issu des dons de sang total collectés par les services par besoin d’argent (même si 57 % évoquaient une motivation
du sang, ne pouvait plus couvrir les besoins en produits déri- humanitaire) ; 45 % des abandons étaient liés à l’obtention d’un
vés et que, de ce fait, il n’était pas surprenant que l’industrie emploi ou au fait de ne plus avoir besoin d’argent, et moins de
de fractionnement de plasma se soit intéressée à des solu- 1 % de ces donneurs était passé du système rémunéré au sys-
tions alternatives passant par le développement de machines tème bénévole. Ces données relativisent l’argumentaire visant à
automatisées pour prélever sélectivement le plasma en resti- comparer la rémunération à une simple indemnisation — surtout
tuant les autres composants du sang aux donneurs. Ainsi, des quand le paiement est proportionnel au volume prélevé, ou
entrepreneurs et des investisseurs ont construit des centres encore dépendant de la richesse en anticorps spécifiques — et
de collecte de plasma aux États-Unis, permettant à la plupart insistant sur la compatibilité possible entre altruisme et rémuné-
des gros producteurs d’être pratiquement indépendants dans ration. L’argumentaire sur la satisfaction des besoins des patients
leur approvisionnement de plasma. qui serait mieux garantie par la rémunération peut lui aussi être
discuté ; en effet, la tendance actuelle, sur le plan international,
C’est dans un tel contexte que les donneurs de plasma sont
est à la concentration horizontale de l’industrie commerciale
rémunérés, et le même dirigeant indique qu’il lui paraît plus
du fractionnement par absorption des petites structures, ainsi
éthique d’indemniser des donneurs de plasma soigneusement
qu’à un développement vertical de la filière par intégration des
sélectionnés et fiables que de « priver les patients de traitement
centres de prélèvement de plasma. En cas d’accident industriel
par des produits dérivés de plasma ». Il fait en outre remarquer :
ou de survenue d’un déficit de matière première (pour des raisons
S’il est vrai que les donneurs américains sont rémunérés pour sanitaires, ou en cas d’explosion de la demande), qui arbitrerait
leurs dons de plasma entre 20 et 30 dollars par don, ces don- la mise à disposition des médicaments dérivés du sang ? De
neurs doivent se déplacer jusqu’au centre de collecte et la quelle marge de manœuvre disposerait un pays qui n’aurait pas
séance de plasmaphérèse (y compris le temps d’attente et sa propre filière de production de ces traitements indispensables
l’examen du donneur) prend jusqu’à deux heures. On est donc à des milliers de patients ?
dans une zone financière proche de la compensation. [. . .] La France, où il n’y a ni rémunération, ni compensation, est
Lors de centaines d’entretiens avec des donneurs rémuné- autosuffisante pour les besoins en plasma thérapeutique, comme
rés aux États-Unis, j’ai appris que leur principale motivation elle pourrait l’être pour les médicaments dérivés du sang si le
est d’aider les patients qui ont besoin de produits dérivés de marché était réglementé, ce qui n’est pas le cas (le pays est
plasma. Elle n’est pas moins valable que celle des donneurs donc très nettement excédentaire en plasma source). En contre-
de sang bénévoles. [. . .] Le débat sur la valeur et l’éthique point, le don de plasma en France est, depuis la seconde partie
respectives des dons de sang entier ou de plasma sur une de l’année 2012, « asséché » par la commercialisation, dans les
base bénévole non rémunérée et des dons de plasma rémuné- hôpitaux du pays, de médicaments dérivés du sang produits
rés représente le vestige d’une sorte de guerre de religion, qui par des fractionneurs étrangers, qui mènent une politique tari-
est loin de la réalité. Comment le secteur à but non lucratif faire particulièrement agressive. Cette situation concurrentielle
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confirme, s’il en était besoin, que les intérêts liés à l’obtention de ont, au contraire, souligné que de nombreux donneurs recons-
ces marchés ne sont pas dictés uniquement par le bien-être des truisent mentalement le bras-à-bras et « fantasment » le receveur
patients, car cet état de fait fragilise considérablement la filière (peu de réflexions ont porté sur la situation inverse). Dans cette
plasmatique bénévole française, pourtant capable d’y subvenir. perspective, la rémunération peut aboutir à une dévalorisation
du geste des donneurs, malgré les contraintes et les désagré-
17. Le sang a-t-il une valeur dans notre société ? ments liés à la technique de circulation extracorporelle que
constitue l’aphérèse. Cependant, cette position relève d’un choix
Un étudiant du module s’est intéressé à ce thème, et les lignes éthique collectif spécifique : un don rémunéré est préférable à
qui suivent sont directement inspirées de sa réflexion. La ques- une absence de dons, mais l’on se trouve alors, collectivement,
tion est complexe car le mot valeur comme le verbe donner sont dans un pragmatisme médical basé sur les besoins en produits
polysémiques. Donner son sang consiste en « l’action de céder sanguins et dans le renoncement à la construction d’un monde
une partie de son sang afin qu’il soit utilisé à des fins médicales, commun, celui de l’Humanité dans la Cité.
mais cette cession peut être ou non compensée : donner n’est pas
obligatoirement faire don, cela peut signifier “initier un échange” 18. Le don dirigé : une alternative ou un interdit ?
et c’est la “valeur” du sang qui en fait un présent ou l’élément
d’une transaction. Lorsque l’on pose la question : le sang a-t- Le don de sang repose sur un double anonymat. Le receveur
il une valeur dans notre société ?, l’alternative qui se présente ne connaîtra jamais l’identité de celui qui a donné ; le donneur ne
intuitivement est : le sang a-t-il un prix ou le sang a-t-il une telle saura jamais qui a reçu le ou les produits sanguins issus de son
valeur qu’il n’a précisément pas de prix ? » La valeur attribuée don. Les seules exceptions à cette règle sont l’autotransfusion
est de fait l’enjeu central, car elle conditionne le sens même du et des situations immunologiques complexes rendant indispen-
don. Cela soulève la question de la gratuité ou de la valorisation sable un don intrafamilial. Certains pays connaissent deux autres
monétaire du sang, mais aussi celle de la normativité biologique filières : le « don dirigé » (des amis ou des proches donnant leur
et de la normativité sociétale du produit pour justifier éventuel- sang pour un receveur nommément désigné) et le « don de rem-
lement une commercialisation du sang. Les arguments présentés placement » (identique au précédent mais anonymisé, visant à
généralement dans le débat considèrent l’aspect biologique du reconstituer la réserve collective de produits sanguins).
produit sanguin, en s’appuyant sur une hiérarchisation des fonc- Aux candidats familiaux compassionnels, on peut expliquer
tions physiologiques. Le plasma, en tant qu’élément acellulaire qu’en France, en Belgique ou en Suisse, cette pratique est inter-
du sang, se renouvelle rapidement et n’est pas un porteur direct dite par la loi, qu’elle ne répond pas aux vertus nationales de
de vie : il n’est donc pas biologiquement porteur d’une valeur si solidarité inscrites dans les constitutions des États, et que les
grande qu’il n’aurait pas de prix ; dès lors, il peut être commer- organisations transfusionnelles de ces pays ont des réserves
cialisé. Mais l’homme n’est pas un être purement biologique, de produits sanguins pour traiter ce proche inquiété par la
c’est aussi un être de sens, et le sens s’ancre dans la subjectivité réminiscence du risque viral post-transfusionnel (cet argument
et dans le lien social, constituant une normativité sociale, une sécuritaire continue à être mis en avant par les témoins de Jého-
manière psycho-culturelle d’organiser le monde qui complète la vah). On explique aussi que, depuis une trentaine d’années, la
polarisation biologique de notre rapport au milieu. Cette norma- transfusion est devenue remarquablement sûre, et que c’est le
tivité sociale donne une valeur au sang en tant qu’élément d’un rôle de la banque de sang de veiller à ce qu’aucun patient néces-
être humain : outre sa valeur symbolique déjà rappelée, le sang sitant une transfusion ne soit privé de celle-ci. On peut expliquer
est doté de la dignité de son donneur et le don de la valeur du enfin, selon les cas, que recevoir le sang d’un membre de sa
temps offert. famille est paradoxalement plus dangereux d’un point de vue
La valorisation du sang peut se considérer à trois niveaux : immunologique et que, sous l’influence d’une pression sociale
la valorisation symbolique, qui agit au niveau individuel (pour ou familiale, le risque, chez le donneur, de dissimuler un facteur
la personne, le sang a un potentiel vital actif et est doté de risque lors de l’entretien médical qui précède le don se trouve-
d’innombrables « représentations), est prolongée par la valo- rait majoré, avec des conséquences psychologiques redoutables
risation collective du don, et elle s’appuie sur la valorisation en cas de problème transfusionnel.
biologique de l’élément, les globules rouges, les plaquettes, le Le don dirigé ou de remplacement est considéré comme peu
plasma et les médicaments dérivés du plasma étant essentiels à sécuritaire dans les pays occidentaux. Il est vécu comme un
divers soins. Avec la décomposition technique du sang, d’abord tabou, comme une dérive de pays pauvres inaptes à développer
par séparation du plasma, puis par fractionnement du plasma lui- un système de transfusion analogue à celui des pays industriali-
même, le sens tend à se perdre : la valeur symbolique diminue au sés. Il force des individus ne désirant pas spontanément effectuer
fur et à mesure des divisions, le lien avec la dignité du donneur un don de sang pour un proche à dévoiler une partie de leur inti-
se distend, le sens du don s’éloigne. Et lorsque ces valeurs se mité sans avoir de volonté sincère de donner, afin de ne pas subir
perdent, la valorisation monétaire prend le relais : il n’y a plus une responsabilité en cas de non-assistance. Enfin, on sait que
de valeur, mais un prix. ce système connaît des dérives dans certains États, où, à la porte
Cette analyse est à considérer, car on a souvent associé le des hôpitaux, des personnes offrent leurs services aux familles
développement technique du don de sang total et de la collecte des malades ayant besoin d’une transfusion, ce qui équivaut à
de masse à un risque d’éloignement du donneur et du receveur une rémunération masquée du don à la charge directe de ces
pouvant conduire à une perte de sens du don. Certains travaux familles.
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19. Le sang des pays pauvres années, on assiste à une augmentation régulière de la demande
en produits sanguins. Cet état de fait résulte d’une pratique
Dans les pays occidentaux, les produits sanguins sont trans- médicale de plus en plus lourde ou interventionniste chez des
fusés le plus souvent à des patients présentant un déficit patients de plus en plus âgés (il n’est plus exceptionnel, à l’heure
de production (d’origine médicamenteuse, ou après une chi- actuelle, de voir des octogénaires en chirurgie cardiaque). Les
miothérapie, ou dans un contexte de transplantation d’organe questions éthiques qu’engendre une telle évolution ne sont
ou de moelle, etc.), de sorte que les transfusions d’urgence pas du ressort des acteurs de la médecine transfusionnelle,
représentent une proportion moins importante. En Afrique, mais elles relèvent des préoccupations de tous les systèmes de
la transfusion demeure une thérapeutique d’urgence pour les santé, et donc de la citoyenneté. En même temps, l’évolution
anémies aiguës (paludisme ou hémorragies obstétricales). Les démographique en Europe occidentale est caractérisée par un
transfusions « médicales » sont une minorité, même en incluant renversement de la pyramide des âges, si bien que les tranches
des anémies constitutionnelles comme la drépanocytose ou la d’âge fournissant traditionnellement le plus de receveurs de pro-
thalassémie. Dans toutes ces indications, le sang total (qui n’est duits sanguins ne cessent de s’accroître, alors que s’amenuise
quasiment plus délivré comme tel dans les pays industrialisés) le socle des tranches d’âge fournissant les donneurs de sang. À
est le produit sanguin de base dans les pays d’Afrique subsaha- l’évolution quantitative des besoins en produits sanguins s’est
rienne. aussi ajoutée une évolution qualitative, liée à la diversité phé-
En Europe, la promotion pour le don de sang s’appuie sur ce notypique érythrocytaire des populations migrantes. Plus que
slogan : donner son sang sauve des vies. En réalité, ce n’est pas jamais, il apparaît essentiel que la population des donneurs d’un
toujours le cas, car des transfusions sont aussi prescrites pour pays représente la diversité de la population qui vit dans ce
la qualité de vie de certains malades. En Afrique, en revanche, pays.
chaque don de sang est utilisé pour sauver une vie. Les dons Il est également nécessaire de prendre en compte un change-
de sang y sont parfois bénévoles, reposant sur des donneurs ment des mentalités, qui aboutit à un individualisme accru : les
jeunes (étudiants), réputés « sûrs » parce que l’OMS et les ins- collectes de sang délocalisées, qui étaient des temps forts de la
tances transfusionnelles internationales ont estimé que le risque vie sociale des localités, marquées par un sentiment de solida-
de contamination virale était moindre avec de tels donneurs, rité et d’entraide, se trouvent aujourd’hui moins valorisées. De
volontaires et non rémunérés. Néanmoins, la pénurie de sang plus, le nombre sans cesse croissant de critères de sélection des
étant fréquente dans les pays d’Afrique subsaharienne, beau- candidats au don de sang (certains reposant sur des bases épi-
coup d’hôpitaux ont recours, face à la pauvreté des réserves démiologiques solides, d’autres semblant relever davantage du
sanguines, au don familial ou au don de remplacement. Mal- principe de précaution politique) vient encore davantage res-
gré les recommandations des organisations internationales, des treindre les possibilités d’approvisionnement. Un des grands
donneurs familiaux fournissent ainsi la majorité des dons de défis de la décennie sera de recruter un nombre suffisant de don-
sang, bien que de tels donneurs soient considérés comme dange- neurs et de dons de sang pour couvrir les besoins transfusionnels,
reux, ne pouvant de surcroît être distingués des donneurs pauvres et il est crucial d’anticiper ce problème.
payés par des familles incapables de fournir un donneur. Cette tension accrue entre offre et demande s’effectue en
Les donneurs familiaux sont-ils réellement plus dangereux outre dans un paysage transfusionnel profondément modifié ces
que les autres et doivent-ils être écartés du don de sang ? La dernières années. Le centre de gravité de la transfusion s’est en
conclusion d’une étude épidémiologique est que seule la répé- effet déplacé d’un lien assez étroit entre donneur et receveur vers
tition du don procure un avantage en termes de sécurité, et une organisation s’inspirant davantage d’un mode de production
non le type de donneur. Ce point n’est pas négligeable : sans pharmaceutique. Des exigences telles que standardisation, maî-
les donneurs familiaux, des malades mourraient par manque trise des processus, traçabilité, assurance-qualité, certification et
de sang dans les pays d’Afrique. Ces observations sont impor- accréditation se sont répandues dans les centres de transfusion,
tantes pour dégager une éthique globalisée et mondialisée du bien avant que les services de soins n’en fassent eux-mêmes la
don de sang. L’Organisation mondiale de la Santé soutient découverte. Car il est désormais des similitudes entre la produc-
l’essor d’un meilleur système transfusionnel dans les pays en tion pharmaceutique et l’activité d’un centre de transfusion, et la
voie d’industrialisation. Une des conditions pour bénéficier de culture d’assurance–qualité que l’industrie a léguée à la transfu-
l’aide de cette institution est, pour ces pays, de renoncer au don sion est un acquis intéressant. Il n’en demeure pas moins, entre
par remplacement. L’intention est bonne, mais a pu générer une un producteur pharmaceutique et un centre de transfusion, des
réduction du support transfusionnel dans ces régions où il était différences fondamentales qu’il serait dangereux de perdre de
déjà précaire, car l’abandon du don par remplacement n’a pas vue :
toujours fait augmenter le nombre de dons bénévoles. Sans doute
faut-il s’interroger sur les moyens de transformer ces donneurs • l’industrie pharmaceutique vise à produire des médicaments
familiaux occasionnels en donneurs bénévoles réguliers. parfaitement standardisés, qui, pour une même molécule et un
même conditionnement, doivent être parfaitement fongibles.
20. Défis et responsabilités pour l’avenir En transfusion, même si la standardisation de la production
conduit à une meilleure maîtrise du produit final, chaque
La diminution des besoins transfusionnels observée un temps dérivé sanguin a des caractéristiques quantitatives et qualita-
à la fin du siècle précédent appartient au passé : depuis quelques tives (notamment métaboliques et antigéniques) uniques, liées
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à l’individualité du donneur. C’est précisément une meilleure sauvées renvoient directement à des choix de Société, qui
connaissance de cette variabilité qui permet une optimisation dépassent souvent le cadre de la transfusion. Pour l’heure,
de la médecine transfusionnelle ; malgré les dérives ou les tentations évoquées, le système de
• le prix d’un produit pharmaceutique reflète l’ensemble des don non rémunéré perdure en France et dans d’autres pays
coûts liés à sa production (incluant la recherche et le dévelop- européens. Il ne faut pas proscrire systématiquement et définiti-
pement, et le retour sur investissement). Un producteur qui vement d’autres approches, mais au contraire les replacer dans
vend en-dessous de ce prix s’expose à la faillite ; un produc- leur contexte, dans leurs limites et dans leurs avantages. Au-
teur qui, de manière durable, vend au-dessus du prix risque delà du caractère bénévole ou rémunéré du don de sang, c’est la
d’être éliminé par la concurrence. Le prix d’un dérivé sanguin vision qu’en a la Société qui doit être analysée et jugée.
est loin de représenter son coût réel, car il ne tient pas compte
de la valeur économique directe et indirecte (notamment le Déclaration d’intérêts
temps passé) ajoutée par le donneur ;
• dans une économie structurée, la capacité de l’industrie Les auteurs n’ont pas transmis de déclaration de conflits
pharmaceutique à satisfaire la demande du marché est pra- d’intérêts.
tiquement illimitée. En transfusion, l’adéquation entre offre
et demande est loin d’être garantie. Et, s’il peut arriver qu’on Annexe. Apports et réflexions pour une pluralité des
soulève la question du caractère obligatoirement bénévole du regards.
don, personne ne discute son caractère obligatoirement volon-
taire, et moins encore l’obligation de donner pour ceux qui Nous présentons ici une synthèse des travaux remis par les
présentent les conditions de santé requises. étudiants du module Éthique et Transfusion. Ils reflètent une
certaine vision de la transfusion, qui n’est pas forcément celle
Si une concurrence sauvage n’est pas souhaitable en trans- des générations précédentes.
fusion, pas plus qu’un éclatement de structures mal contrôlées, Un mémoire intitulé Hypersécurité et enjeux éthiques en
les situations de regroupement à grande échelle n’offrent pas transfusion porte sur les différents aspects allant de la naissance
nécessairement la seule garantie de qualité à long terme. Au de la sécurité sanitaire et des vigilances, en passant par la notion
sein d’une structure trop vaste, l’hyperspécialisation amenuise d’hypersécurité au moment du don et lors de l’administration
encore davantage le lien avec le donneur et plus encore avec le des produits. Il aborde le problème du sang devenant un produit
receveur. L’éloignement des centres décisionnels comporte un soumis à une obligation de résultat et s’interroge sur la place
risque de démotivation et de perte d’initiative des acteurs, déjà des professionnels et des usagers dans la politique de réduction
limités par le cadre réglementaire et procédural de leur activité. des risques sanitaires. L’auteur porte un regard sur le dossier
Une concentration excessive peut en outre entraîner une fragi- transfusionnel et sur l’information du patient, sans oublier les
lisation paradoxale du support transfusionnel, car les situations situations de transfusion d’urgence, et conclut : « Ébranlé par les
de crise y sont plus conséquentes. Le maintien d’un contact crises successives, le système de santé a connu des difficultés
étroit avec les donneurs apparaît dès lors comme une garantie pour trouver un équilibre stable et des excès sécuritaires ont pro-
de fonctionnement harmonieux. bablement été commis. Mais une prise de conscience a eu lieu :
Dans un autre registre, un point fait de plus en plus débat la médecine ne peut assurer une absence totale de risque. Si la
dans plusieurs pays, c’est le cas des relations sexuelles entre réduction des risques est vitale, notre capacité à les prendre en
hommes. Toute discrimination est certes bannissable, mais les charge lorsqu’ils surviennent l’est tout autant. Cette réaction est
études épidémiologiques attestent que la prévalence de plu- d’autant plus nécessaire que de nouvelles menaces se profilent.
sieurs marqueurs infectieux (pas seulement le VIH) demeure Reste à espérer que les débats engendrés par cette question du
nettement plus élevée chez ces sujets. La ségrégation raciale risque ne resteront pas affaire des seuls experts mais trouveront
est également unanimement bannie, mais là encore pour des leur place dans les débats politiques fondamentaux. »
raisons strictement épidémiologiques, certains pays écartent du Un autre mémoire s’interroge sur le sang et sa préparation, sur
don des personnes ayant passé une partie de leur vie dans des les notions de gratuité et de rémunération, et ouvre le débat sur
régions d’endémie infectieuse, comme l’Afrique subsaharienne. l’exclusion et la discrimination dans la sélection des candidats au
Or un nombre croissant d’Africains séjourne en Europe, et cer- don de sang : « Certains donneurs potentiels peuvent vivre leur
tains ont besoin de transfusions régulières. Comme il existe des exclusion comme un rejet. Tant la démarche d’auto-exclusion
différences importantes de groupes sanguins selon l’origine géo- sur la base d’un questionnaire dont le contenu doit être étudié
graphique, le sang des donneurs d’origine européenne n’est pas avec soin, que la notion et la détection de comportement à risque
toujours compatible avec celui de ces receveurs, dont beaucoup suscitent des interrogations éthiques et des réactions souvent
vont développer des anticorps qui rendront très difficiles les passionnelles. Le Comité consultatif national d’éthique (CCNE)
transfusions ultérieures. et la Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour
l’égalité (HALDE) affirment que “donner son sang n’est pas un
21. Conclusion droit”. »
Un mémoire intitulé La rémunération du don correspond-
La sécurité transfusionnelle, le rationnement des ressources, elle à une autre définition de l’éthique ? aborde la question sous
l’adéquation avec les coûts de la Santé et les vies humaines l’angle de la justice sociale et de l’épidémiologie : « Dans un
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contexte de besoins grandissants en produits sanguins et notam- peu évolutif ? [. . .] C’est l’Histoire qui a façonné l’éthique trans-
ment en plasma, quelle attitude choisir ? Peut-on se payer le luxe fusionnelle en France. [. . .] Le modèle organisationnel français
de rester absolument concentrés sur les principes fondamen- est lié à l’éthique et à l’Histoire : les scandales ont modifié notre
taux ? Est-il plus éthique de respecter à la lettre ces principes, modèle afin de tendre à une sécurité maximale. Mais on peut se
ou de les adapter aux changements de la Société, pour per- demander si cette organisation ne serait pas trop rigide, empê-
mettre de faire face aux besoins ? Doit-on priver des patients de chant d’éventuelles évolutions ? Alors que la Loi doit permettre
l’accès aux produits au nom des principes ? Quels compromis l’évolution future en fonction de l’évolution des mœurs, des
sommes-nous prêts à faire ? Jusqu’où peut-on jouer sur le cur- progrès techniques ou autres, le législateur n’a-t-il pas créé un
seur “prescription” pour limiter les besoins en plasma ? Faut-il système quelque peu verrouillé ? Malgré le risque d’éventuelles
envisager une attitude différente selon le type de produit san- pénuries, la sécurité est de plus en plus contraignante dans la
guin, en fonction des possibilités de conservation ? [. . .] À trop crainte toujours présente d’autres contaminations, par des agents
vouloir s’accrocher à des idéaux ne risque-t-on pas de mettre en connus ou inconnus. »
péril le système en entier ? La question sous-jacente à cette ques- Bénévolat ou rémunération du don de sang, question clef
tion de la rémunération des donneurs n’est-elle pas plutôt celle qui aura été un fil rouge de la réflexion des participants de ce
d’un changement de fonctionnement complet du système ? » module est traitée dans le mémoire Le don non rémunéré est-
Un mémoire sur les déviances d’un système ultrasécuritaire il toujours bénévole ? « Contrairement au volontariat, la loi ne
aborde le principe de précaution et la Loi Barnier de 1995, définit pas le bénévolat. Le bénévolat apparaît donc comme un
l’éthique de la responsabilité de Hans Jonas, la peur, la pru- don de soi volontaire, librement consenti et gratuit, prenant appui
dence, le progrès, et s’interroge sur l’Établissement français sur des motivations personnelles qui ne peuvent être financières.
du sang (EFS) : « L’EFS a le monopole de la filière sanguine L’altruisme, la citoyenneté, le sens du devoir sont les principales
de la collecte jusqu’à la cession. Ce monopole est prolongé valeurs mises en avant. Cependant, dans l’acte de donner son
par un monopole de fractionnement de ce plasma par le LFB. sang ou un autre élément de son corps, quatre éléments sont
Ainsi pour répondre à cette consommation croissante, le LFB a indispensables : le donataire, le donateur, l’objet du don et un
augmenté ses demandes à l’EFS. [. . .] Les laboratoires pharma- tiers, ici le médecin ou plus largement l’institution, par lequel
ceutiques concurrents du LFB ont une autorisation de mise sur le don peut avoir lieu et sans lequel le don ne pourrait avoir
le marché (AMM) en France et ont bénéficié de la croissance lieu. Se pose donc la question de l’authenticité du bénévolat.
du marché français avec la possibilité, pour les établissements [. . .] Ce don engage le bénévole et sa réalisation engage d’autres
de santé français, de s’approvisionner auprès du fractionneur êtres humains, via des moyens techniques soumis aux exigences
de leur choix. Ces compétiteurs offrent des remises par rapport réglementaires de la société. La perception du don s’est modifiée
au prix du Comité économique des produits de sante (CEPS). et cette évolution peut avoir un effet sur l’attitude des donneurs.
Mais les concurrents du LFB produisent leurs médicaments Des marques excessives de valorisations sociales pourraient per-
à partir de plasmas qui ne sont pas collectés dans les condi- turber la notion même de bénévolat, qui deviendrait non plus
tions des dons éthiques du système français. Cette déviance du un choix libre mais une obligation morale de laquelle il serait
système ultrasécuritaire mène paradoxalement à une situation difficile de se détacher. Le bénévolat disparaîtrait au profit de
moins sécuritaire. » l’obligation de donner pour tous ceux qui en sont en droit de le
Le mémoire intitulé Peut-il y avoir des modèles d’éthique en faire. »
fonction des cultures et des modes de société en ce qui concerne Un autre mémoire ouvre une boîte de pandore en traitant des
le don du sang ? va rapidement à l’essentiel : « Le don du sang témoins de Jéhovah : Le refus de sons transfusionnels induit-il
doit donc moins obéir à un idéal éthique absolu qu’à une adapta- un problème pour l’équipe de soins ? « Les témoins de Jéhovah
tion des pratiques aux moyens financiers, techniques et humains refusant la transfusion, ils se placent en opposition au principe de
disponibles. Il semble difficile d’exiger de la part d’un pays bienfaisance auquel sont particulièrement attachés les soignants.
en voie de développement une vérification totale de la sécurité C’est un principe bien plus ancien et bien plus ancré dans les
infectieuse du sang des donneurs en l’absence du matériel néces- pratiques et dans la culture latine paternaliste que l’autonomie,
saire à cette démarche. La différence des pratiques relatives au principe éthique d’inspiration anglo-saxonne, s’étant développé
don du sang siège moins au niveau de sa finalité que des diffé- récemment et consacré par la loi du 4 mars 2002 en France. Ce
rents chemins empruntés pour atteindre ce but qui se voudrait principe est toutefois discutable dans le cas des témoins de
universel. » Jéhovah, car l’autonomie d’une personne implique que cette
L’éthique transfusionnelle peut-elle être otage de modèles dernière soit éclairée sur les choix possibles. La notion de
organisationnels ? suscite les réflexions suivantes : « Il faut défi- choix éclairé peut différer selon les personnes. Pour l’équipe
nir ce qu’est l’éthique transfusionnelle — ou plutôt ce qu’elle soignante, le choix éclairé qui va être soumis au témoin de
peut être — et de quelle manière elle s’est construite dans notre Jéhovah est celui du bénéfice-risque. Face à ces informations
pays, sur quels principes elle est basée. L’organisation de la et à ce choix, le témoin de Jéhovah optera pour la solution qui
transfusion s’articule autour des mêmes principes, mais le sys- paraît la plus déraisonnable, c’est-à-dire l’absence de transfu-
tème a été influencé par d’autres facteurs et remanié par le sion. Ce caractère apparemment déraisonnable du choix résulte
législateur pour une plus grande sécurité. Quel est le prix de cette du fait que les soignants et le patient ne se basent pas sur le
course à l’ultra-sécurité ? Les principes éthiques de la transfu- même système de valeur, ce qui engendre l’incompréhension et
sion ne sont-ils pas devenus otages du risque zéro et d’un modèle la tension éthique qui met à mal le principe de bienfaisance
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auquel sont tenus les soignants. » Peut-on accepter de refus « Il semble nécessaire de s’interroger, par exemple dans le cadre
de soins en maintenant les principes éthiques des soignants ? d’un choc hémorragique actif non contrôlé, de la pertinence de
« Différents principes éthiques entrent ici en contradiction. La la poursuite des procédures transfusionnelles chez un malade
non-malfaisance veut qu’on ne nuise pas à l’âme des patients, ayant un pronostic vital très compromis. D’une part, le risque
l’autonomie veut qu’on respecte leurs choix et leurs croyances. de survenue de complications secondaires liées à une transfusion
La bienfaisance semble inciter à la transfusion malgré le refus massive augmente fortement au-delà d’une certaine quantité de
des témoins de Jéhovah pour faire leur bien physique, sauver produits transfusés, induisant alors une perte de chance pour
leur vie. Mais cette notion de bienfaisance est relative, selon le malade ; d’autre part, cela pourrait aussi induire une perte de
qu’elle est pensée par le soignant ou par le témoin de Jéhovah, chance pour d’autres patients qui ne pourraient pas bénéficier de
lequel se verra rejeté de sa communauté et fermer les portes du ces produits sanguins. [. . .] On peut prendre un exemple clinique
royaume de Dieu dans le cadre de sa croyance. [. . .] La question concret, celui de la prise en charge du patient polytraumatisé
de l’autonomie du témoin de Jéhovah est délicate à juger dans en réanimation. Des études ont pu authentifier certains critères
la mesure où il est difficile d’évaluer le degré de liberté intellec- de mauvais pronostic dans le contrôle du saignement et définir
tuelle d’une personne soumise à une désinformation médicale ainsi une triade létale, comprenant l’hypothermie, l’acidose et
liée à son système de croyance et faisant partie d’une organi- la coagulopathie chez ces polytraumatisés. Dans cette situation
sation à risques de dérive sectaire dont on ne peut connaitre clinique précise, il est important de peser le pour et le contre de
précisément le degré de pression et de manipulation mentale sur la poursuite d’une réanimation transfusionnelle, et ce d’autant
un individu particulier. » que cela pourrait constituer une perte de chance pour le malade
Un autre thème qui continue à faire couler beaucoup d’encre : et engendrer des souffrances supplémentaires secondaires à une
L’ajournement permanent du don du sang des hommes ayant poursuite d’une réanimation non justifiée et délétère. »
des relations sexuelles avec d’autres hommes est-il une ques- Doit-on légiférer pour obliger la population à donner son
tion éthique ou uniquement épidémiologique ? « La question de sang en cas de crise grave ou de pénurie chronique ? La ques-
la fin de l’ajournement permanent pourrait se poser à l’occasion tion est osée, obliger la population à donner ! « En effet, le
d’une pénurie importante, même s’il ne semble satisfaisant pour doit-on renvoie à la notion d’obligation, donc à la contrainte
personne de se montrer moins exigeant vis-à-vis de la qua- physique et à l’obligation morale, mais au nom de la solidarité
lité du sang transfusé, faute de mieux. Qu’enverrait-on comme nationale, puisqu’en cas de crise grave ou de pénurie chronique
message à la population ? Aux receveurs, l’idée d’une impasse c’est l’autre qui en appelle à nous : il est question de la sur-
cornélienne, aux donneurs HSH, l’idée d’une hiérarchie des vie de l’autre, de notre prochain. La loi permettrait ainsi une
sangs, le leur étant finalement accepté en seconde main ? Les obligation morale, mais au nom de la solidarité de la Société. Il
freins à l’ouverture du don de sang sont épidémiologiques et s’agit donc bien d’une question morale, tout autant que politique
amènent au principe de précaution. Ce principe, quelque peu par l’intervention de l’État. Mais il s’agit aussi d’une ques-
frelaté, peut conduire à la paralysie de toute réflexion sur le tion éthique par la mise en tension du principe éthique et de
sujet. Comment les responsables politiques peuvent-ils décider l’autosuffisance. D’un point de vue moral, dans un monde où la
en toute sérénité dans la mesure où ils peuvent être personnel- parole est laissée à l’individu, il existe un individualisme exces-
lement incriminés ? [. . .] Devant l’impasse du questionnement, sif. “J’ai le pouvoir de décider ce que je fais de mon corps, je suis
l’une des solutions peut être de raisonner par le pire. Quelle une conscience autonome” semble être la devise spontanée des
situation n’est absolument pas souhaitée et qui pourrait déri- hommes d’aujourd’hui. D’un point de vue politique, l’État n’a
ver du cadre actuel, qu’est celui du statu quo, en maintenant pas vocation à organiser la charité ou à créer des devoirs moraux.
l’ajournement ? On peut proposer celle de la radicalisation des L’État pourrait davantage s’occuper de la survie des individus
positions. Celle de la négociation en rupture avec le fond, où plutôt que des obligations morales discutables imposées à des
les actions engagées ne sont plus là que pour contenter l’un ou individus toujours en situation de les discuter. [. . .] Dans le cas
l’autre. Et de fait, que le don du sang en pâtisse, que l’image particulier du sang, qui fait partie de la nature humaine en géné-
du don du sang devienne celle d’une discrimination et que ral, il s’avère être un bien participable, c’est-à-dire un objet de
son capital symbolique en soit entamé. Comment l’éviter ? En propriété pour lequel l’individu n’est pas diminué lorsqu’il le
engageant, en encourageant et en maintenant le dialogue. [. . .] perd, il pourrait être donné sans préjudice, il se partage. En ce
De fait, devant la situation particulière des exclus du don du sens de bien participable, pourrait-on imaginer alors des indivi-
sang, la proposition que nous faisons est celle d’une conduite à dus porteurs seulement d’un temps d’une quantité de sang, mais
tenir s’organisant autour de trois points essentiels : transparence, qui appartiendrait à tout le monde ? »
recherche et pédagogie. » Entre principe de précaution, besoins et nécessités éthiques,
Faut-il définir des limites lors de la réanimation transfusion- où va la transfusion sanguine ? Cette question est abordée
nelle aiguë ? Question d’une pertinence majeure pour tous les par le biais des besoins et des indications, la sécurité et
prescripteurs de produits sanguins labiles. Les recommandations l’hémovigilance, et passe par une description de l’historique
des sociétés savantes, les référentiels des pratiques profession- et de la réalité du principe de précaution, dont l’auteur décrit
nelles, les conférences de consensus et l’étude de la littérature les limites et les dérives d’interprétation : « Il est surprenant que
sont les outils méthodologiques permettant de traiter cette le principe de précaution soit si souvent invoqué en transfusion
question. La disponibilité des produits sanguins, l’urgence et sanguine alors qu’il est mal connu et compris. On peut se deman-
l’appréciation de la gravité sont également à prendre en compte : der s’il est éthique d’appliquer un principe sans en connaître sa
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signification. La compétence et la connaissance sont des pré- les privilèges jusqu’à une laïcité a voulu régler définitivement
requis à toute réflexion éthique. [. . .] Tant que le principe de ses comptes avec une église coupable de perversion spirituelle
précaution ne sera pas clairement défini, il sera source de confu- dans un pouvoir reposant sur l’argent ? Alors, est-ce que les
sions. Il doit être perçu comme un outil de travail et de recherche. parties du corps ne seraient pas davantage proposées s’il exis-
Ses limites doivent être connues. Une réflexion éthique multidis- tait un don d’argent que le receveur acquitte par procuration
ciplinaire associant la Société civile est essentielle pour rompre des institutions publiques ? » L’auteur examine la place de la
avec la méfiance envers la transfusion sanguine et pour assurer communication, qui devrait être ciblée et adaptée : « Les cam-
des conditions optimales d’application de cette thérapeutique. pagnes de publicité devraient pouvoir s’adapter à ces données
Sans cette réflexion, la transfusion risque de se diriger vers contemporaines. Une communication accrue sur cet aspect du
une impasse. Le principe de précaution doit aider à assurer la don du sang, qui reste une inconnue dans l’après-séance dans
sécurité du receveur, mais il ne doit pas empêcher d’assurer le centre ou le camion de transfusion, permettrait une nou-
l’autosuffisance en produits sanguins labiles ou la sécurité du velle sensibilisation. Les campagnes autour du “don de la vie”
donneur. » semblent dépassées. Celles efficaces mais plus dirigées vers des
Questions posées par l’annonce d’une contre-indication per- publics sélectionnés (campus d’étudiants, milieu médical) ont
manente au don de sang : l’auteur rappelle qu’il existe une un impact insuffisant, car elles ne ciblent que certaines commu-
jurisprudence de l’exclusion, et que le législateur a envisagé nautés. Il manque l’immédiateté de l’usage de son don par
des mesures de protection tant du côté du donneur que du côté l’absence de l’événement scoop, contrairement aux restos du
du receveur. « On peut être amené à se poser la question de cœur très médiatisés et relayés par du show [. . .], parce que
l’égalité des chances devant le don. Est-ce un devoir ? Si oui, les images retransmises bousculent, que des transferts se font
il devient un droit, un droit qui ne serait pas accessible à tous. dans la population, tel un voyeurisme que l’on s’approprie et
Quel discours, quelle position, quel changement découlent de que l’on redoute. Serais-je pauvre demain, au chômage, sans
ce constat ? Dans la culture française, le don est courant pour logement ? » Sur la question de l’exclusion temporaire ou défi-
des engagements humanitaires, dans une solidarité humaine nitive d’un donneur : « La question semble à peine effleurée tant
(téléthon, croix rouge, ARC), sociétale (logement, secours popu- l’histoire de la transfusion sanguine en France est longue et
laire, catholique). Cette entraide existe dans un don d’argent jalonnée d’étapes auxquelles un développement plus exhaus-
qui semble avoir un pouvoir symbolique en France. On peut tif apporterait des ébauches de solutions. Les mentalités sont
retrouver un élan comparable pour les banques alimentaires : on amenées à évoluer, au risque d’être heurtées par des fonctionne-
offre de la nourriture que l’on a achetée. Le don du sang est ments non pensés. L’approche éthique française dans un marché
proche de cette problématique de besoin vital (se nourrir, avoir au sein d’un monde médical globalisé devrait progresser et ne
du sang) dans lequel la notion économique pourrait être accep- pas rester contrainte par un décalage avec une réalité, qui est
tée. Il faut s’interroger sur ce rapport à l’argent, sur l’impact un problème de santé publique. Pourra-t-on soigner correcte-
qu’il peut avoir sur le don. Est-ce la richesse comme un don ment, à quel coût, par l’achat de produits extérieurs ou par une
de Dieu à des élus, quand la Révolution française qui abolit autosuffisance modernisée ? »

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