Le Régime de Responsabilité Civile Envisagé Par La Proposition de Directive Européenne Sur Le Devoir de Vigilance
Le Régime de Responsabilité Civile Envisagé Par La Proposition de Directive Européenne Sur Le Devoir de Vigilance
Le Régime de Responsabilité Civile Envisagé Par La Proposition de Directive Européenne Sur Le Devoir de Vigilance
DE RESPONSABILITÉ CIVILE
ENVISAGÉ PAR LA PROPOSITION
DE DIRECTIVE EUROPÉENNE SUR
LE DEVOIR DE VIGILANCE
du Haut Comité Juridique
de la Place Financière de Paris
9 octobre 2023
Introduction ..................................................................................................................................4
Résumé ...........................................................................................................................................7
II. La teneur et les conséquences sur le droit français des conditions prévues pour la mise en
œuvre de la responsabilité civile...............................................................................................13
IV. Les conséquences liées à la « nature impérative » des dispositions relatives à la responsabilité
civile .............................................................................................................................................30
ANNEXE 4 - Note de Mme la Professeure Anne Danis-Fatôme sur la teneur et les conséquences
sur le droit français des conditions prévues pour la mise en œuvre de la responsabilité civile
.....................................................................................................................................................59
En juin 2020, le Haut Comité Juridique de la Place Financière de Paris (HCJP) publiait un rapport
destiné à dresser l’état du droit de la responsabilité civile des sociétés et de leurs dirigeants en
matière sociale et environnementale.1
La quinzaine de contentieux et précontentieux qui a depuis lors été initiée en France sur le terrain
du devoir de vigilance a confirmé le sentiment exprimé par le HCJP en 2020. Le Tribunal judiciaire
de Paris - désormais exclusivement compétent pour connaître des actions fondées sur le devoir de
vigilance5 - a rendu ses premières décisions en la matière et notamment deux ordonnances de référé
remarquées du 28 février 2023.6
Les enjeux entourant le régime de responsabilité civile des sociétés en matière de vigilance ont
récemment été renouvelés par l’avancée des travaux destinés à faire émerger un devoir de vigilance
unifié au niveau de l’Union européenne.
1
HCJP, Rapport sur la responsabilité des sociétés et de leurs dirigeants en matière sociale et environnementale, 19 juin 2020 ;
consultable sur : https://www.banque-france.fr/sites/default/files/rapport_32_f.pdf.
2
Loi n° 2017-399 du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre.
3
HCJP, Rapport sur la responsabilité des sociétés et de leurs dirigeants en matière sociale et environnementale, 19 juin 2020,
p. 3.
4
Ibid. p. 28. La loi française prévoit à cet égard que le non-respect par une société des obligations auxquelles elle est
assujettie au titre du devoir de vigilance permet d’engager sa responsabilité, dans les conditions du droit commun (cf. article
L. 225-102-5 du Code de commerce).
5
Aux termes de l’article L. 211-21 du Code de l’organisation judiciaire : « Le tribunal judiciaire de Paris connaît des actions
relatives au devoir de vigilance fondées sur les articles L. 225-102-4 et L. 225-102-5 du Code de commerce. » Cette
disposition, introduite par la loi n° 2021-1729 du 22 décembre 2021 pour la confiance dans l’institution judiciaire a mis fin
aux débats judiciaires sur ce point (cf. notamment Com. 15 décembre 2021, n° 21-11.882).
6
Pdt. TJ Paris, 28 février 2023, n° 22/53642 et 22/53943 : JurisData n° 2023-002691 comm. J.-B. Barbièri, « Le pouvoir
(très) restreint du juge des référés en matière de devoir de vigilance », JCP E, n° 12, 23 mars 2023 ; A.-M. Ilcheva, « Quelle
application du devoir de vigilance après les jugements du 28 février 2023 ? », Dalloz Actualité, 13 avril 2023 ; B. Parance,
M. Hautereau-Boutonnet, « Prudence dans l’analyse du premier jugement sur le devoir de vigilance des entreprises ! », JCP E,
n° 12, 27 mars 2023, act. 373.
Des discussions interinstitutionnelles informelles (dites « trilogues ») se sont engagées le 8 juin 2023
entre le Conseil, le Parlement et la Commission afin de parvenir à un accord sur un texte commun.
Si les projets défendus par le Conseil et le Parlement divergent sur un certain nombre de points, ils
ne remettent pas en cause l’architecture du texte proposé par la Commission qui, à l’instar de la loi
française, (i) prévoit d’assujettir les entreprises d’une certaine taille à des obligations de vigilance
et (ii) associe à ce dispositif des règles destinées à permettre l’engagement de la responsabilité
civile des entreprises qui contreviennent à ces obligations.
Le HCJP a constitué un groupe de travail afin de livrer au ministère de la Justice ses réflexions et
recommandations sur le sujet.11 En parallèle des travaux du HCJP, le projet de texte européen a
suscité des réflexions importantes, matérialisées notamment par des rapports du Club des juristes12
et de l’Assemblée nationale.13
Le HCJP a plus spécifiquement traité de trois questions qui lui ont été soumises par la Direction des
affaires civiles et du sceau au sujet :
7
COM (2022) 71 final 2022/0051 (COD), Proposition de directive sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de
durabilité et modifiant la directive (UE) 2019/1937.
8
Orientation générale du Conseil au sujet de la proposition de directive sur le devoir de vigilance des entreprises en matière
de durabilité et modifiant la directive (UE) 2019/1937, ST-15024-2022-REV-1, 30 novembre 2022.
9
Amendements du Parlement européen, adoptés le 1er juin 2023, à la proposition de directive du Parlement européen
et du Conseil sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité et modifiant la directive (UE) 2019/1937
(COM(2022)0071 – C9-0050/2022 – 2022/0051(COD)).
10
Cf. Annexe 1, Lettre de saisine du HCJP par la Direction des affaires civiles et du sceau du ministère de la Justice,
2 mars 2023.
11
Cf. Annexe 2, Composition du groupe de travail.
12
B. Cazeneuve (dir.), Devoir de vigilance, quelles perspectives européennes ? Club des juristes, juin 2023.
13
Assemblée Nationale, Rapport d’information sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité, déposé
par la Commission des affaires européennes n° 1449, 28 juin 2023.
- des conséquences juridiques et pratiques, au regard notamment des règlements européens relatifs
à la juridiction compétente et à la loi applicable, liées à l’exigence d’impérativité des dispositions
de la directive relatives à la responsabilité civile (IV).
Dans le cadre de ses travaux, le groupe de travail a également jugé opportun de traiter d’une question
supplémentaire à savoir celle des implications qu’aurait en droit français le « devoir de sollicitude »
envisagé par les textes de la Commission et du Parlement (V).
Le groupe de travail fait observer que l’existence à ce stade de trois versions distinctes du projet
de directive a parfois suscité des difficultés quant à son analyse ; lorsque de telles difficultés sont
apparues, le présent rapport en fait état.
Avant d’aborder les quatre questions énumérées supra, les principales dispositions de la proposition
de directive seront décrites.
Le régime de responsabilité envisagé par le projet de directive est celui d’une responsabilité
spéciale pour faute personnelle. Le caractère spécial de cette responsabilité découle tant des
conditions que des effets du régime envisagé.
S’agissant des conditions de la responsabilité, les divers projets de textes retiennent un fait
générateur plus étroit que ne l’est la clause générale de responsabilité civile et – pour certains
d’entre eux – définissent l’identité des personnes susceptibles d’exercer l’action en responsabilité
selon des critères plus restrictifs que ceux du droit commun français. Le groupe de travail estime
que de telles restrictions à l’action en responsabilité ne sont pas opportunes, l’exigence d’un
« intérêt légitime » posée par le droit procédural français constituant un filtre suffisant et pertinent.
Les dispositions du projet de directive tenant au dommage et au lien de causalité ne présentent en
revanche pas de particularité, encore que la version adoptée par le Parlement semble ouvrir la voie à
une appréciation extensive de ce dernier (par la prise en considération de la simple « contribution »
au dommage).
S’agissant des effets de la responsabilité, les rédacteurs du texte européen envisagent une réparation
intégrale, exclusive notamment de dommages et intérêts punitifs, ce qui est conforme au droit
français. Les diverses versions du texte divergent en revanche sur la présence (ou non) de causes
spéciales d’exonération des entreprises assujetties. Une responsabilité solidaire pour les coauteurs
du dommage est du reste prévue, ce qui est conforme au droit positif français qui veut en principe
que les coauteurs d’un même dommage soient responsables pour le tout au stade de l’obligation à
la dette (responsabilité in solidum).
Le devoir de sollicitude envisagé par les textes de la Commission et du Parlement, qui fait écho
aux dispositions de la loi PACTE, irait (s’il est retenu dans le texte définitif) quant à lui remettre
au centre des débats le rôle du conseil d’administration dans la détermination de la stratégie de
la société et sa compétence pour apprécier, lors de sa prise de décisions, les différents enjeux
sociaux et environnementaux. Le devoir de sollicitude devra le cas échéant faire l’objet d’une
transposition attentive s’agissant des dirigeants concernés et des conditions dans lesquels il pourra
être sanctionné. Les dispositions relatives au devoir de sollicitude ne semblent en tout état de cause
pas contrarier les principes qui régissent l’ouverture des actions dirigées contre les administrateurs
en droit français. Plus fondamentalement, l’incertitude demeure, d’un point de vue normatif
européen, quant à l’utilité d’une telle disposition.
La proposition de directive « réglemente les obligations liées au devoir de vigilance des entreprises
en matière de durabilité et couvre en même temps – dans la mesure où cela est lié à ce devoir
de vigilance – les obligations des administrateurs des entreprises et les systèmes de gestion
d’entreprise pour ce qui est de mettre en œuvre le devoir de vigilance ».14
L’article 1er de la proposition de directive définit son objet, à savoir établir des règles concernant (i)
les obligations des entreprises quant aux « incidences négatives réelles » et « incidences négatives
potentielles » sur les droits de l’homme et sur l’environnement, en ce qui concerne leurs propres
activités, celles de leurs filiales et celles de leurs partenaires commerciaux, et (ii) la responsabilité
en cas de manquement à ces obligations.
L’article 2 détermine son champ d’application personnel et prévoit que la directive s’appliquera :
- aux entreprises européennes dépassant un certain seuil en termes de nombre de salariés et de
volume de chiffre d’affaires15 ;
- aux entreprises étrangères ayant réalisé au sein de l’Union européenne un chiffre d’affaires
excédant un certain seuil.16, 17
À la différence de ce que prévoit la loi française (selon laquelle toute filiale est « réputée satisfaire »
à ses obligations au titre du devoir de vigilance dès lors que sa société mère « établit et met en
œuvre un plan de vigilance relatif à l’activité de la société et de l’ensemble des filiales ou sociétés
qu’elle contrôle ») le dispositif européen envisagé ne prévoit pas de consolidation systématique des
obligations relatives au devoir de vigilance au niveau de la société mère.18 Ainsi, plusieurs sociétés
d’un même groupe pourraient (si elles dépassent respectivement les seuils fixés par la directive) être
individuellement amenées à mettre en œuvre les obligations prévues au titre du devoir de vigilance.
14
Exposé des motifs de la proposition de directive de la Commission, p. 12.
15
Étant observé que les seuils sont abaissés s’agissant des entreprises qui réalisent une partie substantielle de leur chiffre
d’affaires dans un secteur de l’économie considéré comme sensible (fabrication de textile, agriculture, exploitation de
minerais etc.). Cf. article 2, 1 b) des versions de la Commission, du Conseil et du Parlement.
16
Les seuils d’applicabilité de la directive étant nettement plus bas dans la version du texte proposée par le Parlement
(le seuil général d’application du devoir de vigilance est notamment porté de cinq-cents salariés et cent-cinquante
millions d’euros de chiffre d’affaires à deux-cent-cinquante salariés et quarante millions d’euros de chiffre d’affaires).
Cf. version du Parlement, amendement 89.
17
Le degré d’inclusion des entreprises financières réglementées au dispositif de vigilance et l’intensité des obligations qui
pèseraient sur elles à cet égard varient selon les versions du texte. La version du Conseil laisse notamment à chaque État
membre le soin de décider d’inclure ou non la fourniture de services financiers dans le dispositif de vigilance (cf. p. 5. des
commentaires introductifs de la version du Conseil).
18
Cette approche diverge également de celle adoptée par le législateur européen dans le cadre de la Directive (UE)
2022/2464 du 14 décembre 2022 dite « CSRD » qui prévoit qu’une filiale peut être exemptée de ses obligations de
reporting dès lors qu’elle est incluse dans le rapport de gestion consolidée de sa société mère.
L’article 3 définit les termes pertinents de la directive et notamment celui d’« incidence négative »,
qui s’entend d’une incidence sur les personnes ou l’environnement résultant de la violation de
certains droits, obligations et interdictions découlant de conventions internationales qui sont
énumérées en annexe à la directive.
L’article 4 impose aux États membres de veiller à ce que les entreprises fassent preuve d’un devoir
de vigilance en matière de droits de l’homme et d’environnement tel que défini aux articles 5 à 11
de la directive, lesquels prévoient notamment que les entreprises assujetties :
- intègrent le devoir de vigilance dans leur politique d’entreprise et disposent d’une politique de
vigilance régulièrement mise à jour (article 5) ;
- veillent à prendre des mesures appropriées pour recenser les incidences négatives réelles ou
potentielles (article 6) sur les droits de l’homme et l’environnement au niveau de leurs activités,
celles de leurs filiales et celles de leurs partenaires commerciaux ;
- prennent les mesures appropriées pour prévenir ou atténuer les incidences négatives potentielles
(article 7) ;
- prennent des mesures appropriées pour faire cesser les incidences négatives réelles qu’elles ont
recensées ou auraient dû recenser aux termes de l’article 6 (article 8) ;
L’article 15 impose aux États membres de veiller à ce que certaines des entreprises assujetties au devoir
de vigilance adoptent un plan destiné à garantir la compatibilité de leur modèle et de leur stratégie
économique avec « la transition vers une économie durable » et les objectifs de l’Accord de Paris.
L’article 17 prévoit l’obligation pour les États membres de désigner une autorité de contrôle
nationale chargée de veiller au respect par les entreprises de leurs obligations de vigilance et de
19
À supposer qu’elle soit elle-même assujettie, dans la version du Conseil (cf. article 4 bis). La version du Parlement ne
formule pas une telle exigence. Cf. amendement n° 140.
Le Conseil a par ailleurs invité la Commission à « faire rapport et évaluer si l’approche individuelle ne devrait pas être
20
modifiée au profit d’une approche consolidée » (p. 5 des commentaires introductifs de la version du Conseil).
L’article 22, sur lequel s’est plus précisément penché le groupe de travail, impose aux États
membres l’obligation de veiller à ce que les entreprises puissent être tenues responsables, sous
certaines conditions, des dommages occasionnés à raison des manquements aux obligations prévues
par la directive.
- les règles fixées par la directive en matière de responsabilité civile sont « sans préjudice » des
règles de l’Union ou des règles nationales qui (i) ont trait aux incidences négatives sur les droits
de l’hommes ou sur l’environnement et (ii) prévoient une responsabilité dans des situations non
21
Interrogés par le groupe de travail sur la question de savoir si cette autorité pourrait être le point de contact national français
auprès de l’OCDE (« PCN »), les représentants du PCN ont estimé que, bien que ce dernier dispose de toute l’expertise
et l’expérience requises en la matière, il est en l’état dépourvu des pouvoirs de sanction et d’injonction indispensables à
l’accomplissement d’une telle mission.
22
Pour les entreprises financières réglementées entrant dans le champ d’application de la directive la BCE propose, dans un
avis rendu le 6 juin 2023, que les autorités actuellement désignées comme autorités compétentes pour la surveillance de ces
entités (e.g. en France, l’ACPR) soient désignées comme autorité de contrôle de leurs obligations de vigilance.
23
Cf. amendement 302 dans la version du Parlement.
24
Article 19, paragraphe 1 des versions de la Commission, du Conseil et du Parlement.
- la responsabilité civile d’une entreprise découlant de l’article 22 de la directive est « sans préjudice » de
la responsabilité de ses filiales ou de ses partenaires commerciaux (les versions du Conseil et du Parlement
précisent à cet égard que lorsque le dommage a été causé conjointement, la responsabilité est solidaire) ;
- les dispositions de droit national transposant l’article 22 sont de « nature impérative » dans les cas où la loi
applicable aux actions en réparation n’est pas celle d’un État membre.
L’article 25 (supprimé dans la version du Conseil) prévoit l’imposition d’un « devoir de sollicitude » aux
administrateurs des sociétés soumises au devoir de vigilance européen.
L’article 26 (supprimé dans les versions du Conseil et du Parlement) impose aux États membres de veiller
à ce que les administrateurs soient par ailleurs chargés de mettre en place et de superviser les mesures de
vigilance prévues par la directive.
25
La version du Parlement propose une rédaction différente de celle proposée par la Commission et le Conseil qui paraît présenter un
caractère plus général : « Les règles en matière de responsabilité civile prévues par la présente directive ne limitent pas la responsabilité
des sociétés en vertu des systèmes juridiques de l’Union ou nationaux, y compris les règles en matière de responsabilité solidaire. »
(Amendement n° 305). Cette formulation exclut toute limitation de la responsabilité civile des sociétés existante en droit national, la
directive ne pouvant dès lors que renforcer, et non pas limiter la responsabilité des sociétés.
Pour apporter quelques éléments de réponse à la question de savoir quels effets aura, sur le droit
français, la transposition de la prochaine directive européenne relative au devoir de vigilance, il
est utile de s’intéresser, tout d’abord, à la nature de la responsabilité qui pourrait découler de ce
texte (2.1). Suivra ensuite une étude de l’articulation qui en résulterait avec le droit commun de la
responsabilité civile (2.2).
La responsabilité visée par le projet de directive est une responsabilité spéciale pour faute
personnelle. La loi française du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance n’avait d’ailleurs pas
non plus retenu le schéma de la responsabilité du fait d’autrui.27
Concernant les conditions, le fait générateur est (dans les versions de la directive proposées
respectivement par la Commission et le Conseil) plus étroitement défini qu’en droit commun de la
responsabilité civile.
Dans les versions adoptées par la Commission et le Conseil, le fait générateur est déterminé par
le non-respect de certaines prescriptions précises : l’article 22 vise les faits générateurs contenus
aux articles 7 et 8.28 Ces deux textes font peser sur les entreprises assujetties la prévention des
incidences négatives potentielles et la suppression des incidences négatives réelles, sachant que
ces incidences sont définies (à l’article 3) comme « résultant de la violation de l’un des droits ou
interdictions énumérés » en annexe.29 L’article 22 ne renvoie notamment pas à l’article 15 de la
26
Cette section s’appuie sur des travaux initialement menés par Mme la Professeure Anne Danis-Fatôme, membre du
groupe de travail, qui figurent en Annexe 4 au présent rapport.
27
CC 23 mars 2017, n° 2017-750 DC, cons. 27.
28
Dans les versions en date de février 2022 (adoptée par la Commission européenne), de novembre 2022 (adoptée par le
Conseil). Le texte du Conseil s’écarte du reste du triptyque « fait générateur-causalité-dommage » connu du droit français
en se référant à « quatre conditions à remplir pour qu’une entreprise soit tenue pour responsable » que sont l’existence (i)
d’un dommage, (ii) d’un manquement à une obligation, (iii) d’un lien de causalité entre les deux et ainsi que (iv) d’une faute
intentionnelle ou de négligence (cf. p. 9 des commentaires introductifs de la version du Conseil). La distinction entre un
« manquement » à l’obligation et l’existence d’une « faute » n’est pas connue du droit français et ses implications sont incertaines.
29
V. B. Parance, « L’ambition européenne d’un devoir de vigilance, une belle avancée ! Commentaire de la proposition de
directive européenne relative au devoir de vigilance des entreprises du 23 février 2022 », JCP E 2022, 1153 ; B. Lecourt,
« Proposition de directive sur le devoir de vigilance : le nouveau tournant du droit européen des sociétés », Chr. droit européen
des sociétés, Revue des sociétés, mai 2022, p. 310 et s. ; E. Schlumberger, « Devoir de vigilance des grandes entreprises - Projet
de directive du Parlement... dans l’attente de la proposition de la Commission », Dr. sociétés, novembre 2021, Chr. 2, p. 5 et s.
Le texte proposé par le Parlement prévoit pour sa part plus largement que la violation de l’une
quelconque des « obligations prévues par la présente directive » (en ce compris donc notamment
celles édictées par l’article 15 s’agissant de l’adoption d’un plan climat) matérialise un fait
générateur de responsabilité. Une des ONG membre du groupe de travail a fait observer que seule
la version du Parlement (qui dissipe tout doute sur le caractère contraignant de l’article 15 pour les
entreprises) serait conforme aux exigences du droit international dont il résulte que les États ont
l’obligation d’adopter un dispositif clair, effectif et contraignant sur la « vigilance climatique ».
Le texte du Parlement propose par ailleurs en annexe une liste plus large d’instruments internationaux
dont la violation matérialise une « incidence négative ».33
Des représentants d’ONG auditionnés par le groupe de travail ont mis en cause le caractère trop
circonscrit et lacunaire de l’approche consistant à définir la notion d’« incidence négative » par
référence à la violation de normes de droit international public. Selon les ONG cette approche
est critiquable notamment dans la mesure où la liste des conventions internationales qui figure en
annexe à la directive n’est pas exhaustive et où il est – sur le plan des principes – envisageable
qu’une atteinte à l’environnement survienne indépendamment de la violation de toute norme
internationale. À cet égard le groupe de travail relève que le considérant 25 de la proposition de
directive prévoit que – sous certaines conditions - peut constituer une « incidence négative » la
violation d’un droit de l’homme non-expressément listé en annexe.34
30
A. Stévignon, « L’article 15 de la proposition de directive sur le devoir de vigilance : signe d’un renforcement normatif de
la RSE ? », RLDA, 2023, n° 189.
31
« Parfois critiquée (...), parce qu’elle conduirait à étendre excessivement la responsabilité et laisserait au juge une trop
grande latitude, la clausula generalis de l’article 1240 du Code civil est emblématique du droit français de la responsabilité
civile et reste le plus souvent admirée pour son élégance, sa souplesse et son universalité » (G. Viney, P. Jourdain et
S. Carval, Traité de responsabilité civile, Les conditions de la responsabilité, 4e éd. LGDJ, 2013, n° 439).
32
Article L. 225-102-4 du Code de commerce auquel renvoie l’article L. 225-102-5., et v. A. Danis-Fatôme et G. Viney,
« La responsabilité civile dans la loi relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre »,
D. 2017, p. 1610 et s., spéc. p. 1612.
33
Un auteur a mis en lumière les difficultés suscitées par cette liste, notamment dans la mesure où elle contient des textes
internationaux non contraignants ou qui n’ont pas été ratifiés par l’ensemble des États membres. Cf. R. Maurel, « Directive
vigilance des entreprises en matière de durabilité - À propos de la proposition ambitieuse du Parlement européen ». JCP G 2023,
n° 24 p. 1304 et s., spéc. p. 1306.
34
Considérant 25 dans la version de la Commission : « Afin de couvrir la totalité des droits de l’homme, la violation
d’une interdiction ou d’un droit non énumérés spécifiquement dans ladite annexe qui porte directement atteinte à un
intérêt juridique protégé dans ces conventions devrait aussi faire partie des incidences négatives sur les droits de l’homme
couvertes par la présente directive, pour autant que l’entreprise concernée ait raisonnablement pu être en mesure d’établir
Un tel « filtre » à l’action en responsabilité apparaît du reste inutile du point de vue du droit
procédural français dans la mesure où le demandeur n’est, en tout état de cause, recevable à agir que
s’il dispose d’un « intérêt légitime ».36 Le « filtre » envisagé par la version du Conseil introduirait
du reste une restriction importante (i) au nombre des personnes susceptibles d’introduire une action
judiciaire sur le fondement du devoir de vigilance (les actions de personnes morales agissant au nom
d’intérêts collectifs – largement accueillies en droit procédural français – pourraient notamment
être prohibées) ainsi qu’ (ii) à la réparation de dommages écologiques « purs », indépendamment
de leur répercussion sur les personnes ou sur les biens (étant observé que la réparation du préjudice
écologique peut, en l’état actuel du droit français, être sollicitée par toute association habilitée à
le risque d’une telle atteinte et de prendre des mesures appropriées pour se conformer à ses obligations de vigilance
34 (suite)
en vertu de la présente directive, en tenant compte de toutes les circonstances propres à ses activités, telles que le secteur
et le contexte opérationnel.». Les versions du Parlement et du Conseil comportent un considérant 25 similaire. Par ailleurs,
selon un membre du groupe de travail, il reste à déterminer si une « incidence négative » sera constituée ipso facto par
la violation de l’une des normes visées à l’annexe du projet de directive ou si le juge devra apprécier si une « incidence
négative » résulte de la violation de l’une de ces normes.
35
En ce sens : S. Besson, La due diligence en droit international, Académie de droit international de La Haye,
Martinus Nijhoff, 2021, pp. 115 et s. : « La due diligence étant par nature greffée sur une obligation de ne pas nuire
spécifique à la protection de certains droit ou intérêts, c’est la nature propre de ces intérêts et ensuite de cette obligation
spécifique qui déterminera, de cas en cas, si elle correspond à un « droit » stricto sensu du bénéficiaire. C’est donc cette
obligation spécifique qui indiquera si le bénéficiaire est aussi le titulaire d’un droit au respect de l’obligation de ne pas lui
nuire de manière négligente […]. C’est à chaque régime spécial de droit international que revient le choix de déterminer si
cette obligation doit être considérée comme « dirigée » ou non contre un bénéficiaire devenu par-là titulaire d’un droit. ».
Dans le cadre de son audition par le groupe de travail, l’AFEP a précisé que ce texte pourrait également s’inspirer de l’article
823 du Code civil allemand (« BGB »).
36
Article 32 du Code de procédure civile.
La lettre du projet de texte européen ne restreint pas la catégorie des dommages susceptibles d’être
réparés sur le fondement de l’article 22.39 Comme en droit commun de la responsabilité civile
français, le dommage réparable au sens de la directive constitue donc une catégorie ouverte.40
Enfin, rien n’indiquait, dans la première version de la proposition de directive, que le lien de
causalité qui unit le dommage au fait générateur aura une nature particulière dans ce régime
spécial de responsabilité. La version du Parlement contient cependant une innovation sur ce point.
Reprenant un concept de causalité graduée déjà contenu dans les principes directeurs de l’OCDE,41
l’article 22 utilise la formule suivante : « à la suite de ce manquement l’entreprise a causé ou
contribué à une incidence négative réelle qui aurait dû être recensée, hiérarchisée, évitée, atténuée,
supprimée, réparée ou réduite au minimum par les mesures appropriées prévues par la présente
directive et a entraîné des dommages »42. Une telle rédaction allège l’exigence suivant laquelle
pèse sur la victime la charge d’apporter la preuve d’un lien de causalité entre le fait générateur
et le dommage43. S’agissant du droit français, il a en tout état de cause pu être observé que la
jurisprudence apprécie d’ores et déjà la causalité d’une façon « empirique » et « très favorable aux
37
« L’action en réparation du préjudice écologique est ouverte à toute personne ayant qualité et intérêt à agir, telle que
l’État, l’Office français de la biodiversité, les collectivités territoriales et leurs groupements dont le territoire est concerné,
ainsi que les établissements publics et les associations agréées ou créées depuis au moins cinq ans à la date d’introduction
de l’instance qui ont pour objet la protection de la nature et la défense de l’environnement. »
38
M. le Professeur Synvet, sollicité par le groupe de travail, a relevé que la notion d’« intérêt légitime » était plus sujette
à appréciation que les critères envisagés par les textes européens, et dès lors protégerait moins les entreprises contre
d’éventuelles actions en responsabilité intempestives. Un membre du groupe de travail a également estimé que le filtre
prévu dans la version du Conseil pourrait permettre de limiter le « nombre considérable » de demandes qui pourraient être
portées sur le fondement de la directive.
39
C’est le cas dans les trois versions du texte.
40
G. Viney, P. Jourdain et S. Carval, Traité de responsabilité civile, Les conditions de la responsabilité, 4e éd. LGDJ, 2013,
n° 248. S’agissant de la proposition de directive, il a été proposé par un membre du groupe de travail une lecture du
texte selon laquelle il aurait principalement vocation à permettre la prise en charge de dommages d’une exceptionnelle
gravité, à l’image du texte français, qui prévoit la réparation des « atteintes graves envers les droits humains et les libertés
fondamentales, la santé et la sécurité des personnes ainsi que l’environnement » (cf. article L. 225-102-4 du Code de
commerce auquel renvoie l’article L. 225-102-5). Cf. Annexe 4 au présent rapport.
41
Principes directeurs de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) à l’intention des
multinationales de 2011 (v. principes généraux, n° 11). V. L. Dubin, « L’élaboration des Principes directeurs de l’OCDE
à l’intention des entreprises multinationales ou comment globaliser la régulation des activités d’un acteur global ? », in Le
pouvoir normatif de l’OCDE, Journée d’études de la Société Française de Droit international, Pédone, 2014, p. 113 et s.
42
Amendement 299.
43
Un tel allègement de la charge de la preuve, voire un renversement de cette dernière, est appelé de ses vœux par une partie
des observateurs : Ch. Hannoun, « Vers un devoir de vigilance des sociétés mères ? », Revue internationale de la compliance
et de l’éthique des affaires, supplément au JCP E, 2014, 105, spéc. p. 33 ; N. Cuzacq, « Le devoir de vigilance des sociétés
mères et des entreprises donneuses d’ordre : Acte II, scène 1, D. 2015, p. 1049 et s., spéc. p. 1054 ; v. aussi A. -M. Ilcheva,
« Le droit commun de la preuve mis au service des enjeux environnementaux », D. 2023, p. 188 et s., spéc. p. 194 et 195.
Ceci renvoie à la question des effets de la responsabilité envisagés par la proposition de directive.
C’est une réparation intégrale que les rédacteurs du texte européen souhaitent mettre en place.48
L’exclusion des « dommages et intérêts punitifs, multiples ou d’autres types de dommages et
intérêts »49 est pour l’heure conforme au droit français.50
En outre, le jeu d’une cause exonératoire de responsabilité pourrait intervenir pour priver la victime de
toute réparation sachant que le texte européen proposé par la Commission prévoit une cause spéciale
d’exonération. Son article 22 paragraphe2 alinéa 1er pourrait préciser que les États membres doivent
faire en sorte que « lorsqu’une entreprise a pris les mesures visées à l’article 7, paragraphe 2, point b),
à l’article 7, paragraphe 4, ou à l’article 8, paragraphe 3, point c), et à l’article 8, paragraphe 5,
44
Ph. Le Tourneau, Répertoire de droit civil, Responsabilité : Généralités, Dalloz, mise à jour en 2022, §51 :
« [I]l est assuré que les rédacteurs des jugements et arrêts apprécient le lien de causalité en s’interrogeant, plus ou moins
consciemment, sur la normalité ou non de l’événement et du comportement de l’agent, revenant au critère général de la
responsabilité ainsi que sur la gravité du préjudice, comme sur l’existence ou non d’une assurance du responsable. »
45
Cf. P. Jourdain, Jurisclasseur Responsabilité Civile – Fasc. 160 : Droit à réparation – Lien de causalité – Détermination des
causes du dommage, Lexis360, 31 décembre 2022, §29 : « Toutes les conditions nécessaires étant, en principe, retenues
parmi les causes du dommage, la jurisprudence ne distingue généralement pas entre celles qui en seraient les antécédents
immédiats et celles qui ne seraient que des causes médiates ou indirectes du dommage ou, pour reprendre une autre
terminologie, entre les « causes génératrices » du dommage et celles qui n’en sont que de simples « occasions ». Il résulte
de cette attitude, d’une part, que lorsque des fautes successives (ou autres faits générateurs) ont contribué à produire le
dommage elles en sont toutes des causes […] ».
46
Ph. Brun, Répertoire de droit civil - Responsabilité du fait personnel, Dalloz, 2015 (actualisation : avril 2023), §125.
47
Ce principe ne joue toutefois qu’en cas d’unicité du dommage, laquelle n’existe pas lorsque l’un des coresponsables a, par
sa faute, suscité l’entier dommage alors qu’un autre n’a engendré qu’une perte de chance d’éviter ledit dommage. Dans un
tel cas de figure, les coresponsables peuvent être condamnés in solidum à réparation mais, pour ce qui concerne le second,
uniquement à concurrence de la perte de chance qu’il a suscité par sa faute. Cf. par exemple Cass. Civ. 1ère, 10 juin 1997,
n° 95-15.797 et Cass. Civ., 1ère, 8 février 2017, n° 15-21.528. En matière de vigilance, il peut notamment être envisagé des
hypothèses dans lesquelles la filiale aura, par un manquement propre à ses obligations de vigilance, suscité un dommage ;
dommage que la société mère aura par ailleurs – par une politique de vigilance défaillante – fait perdre une chance d’éviter.
48
Article 22, paragraphe 2 dans la version du Conseil et celle du Parlement. La proposition de la Commission est mutique
sur ce point.
49
Idem.
50
Le projet de réforme de la responsabilité civile française porté à la connaissance du public par la Chancellerie en mars
2017 se proposait de faire évoluer notre droit sur ce point.
Les représentants d’entreprise auditionnés par le groupe de travail ont regretté que cette possibilité
d’exonération soit absente des textes proposés respectivement par le Parlement et la Commission.
Le texte proposé par le Parlement prévoit, au contraire de celui du Conseil, qu’il ne saurait y avoir
d’exonération tenant à des clauses contractuelles ou à des vérifications faites par un tiers.53
Concernant par ailleurs une cause classique d’exonération, le fait du tiers (ici le cas échéant filiale ou
partenaire commercial), celle-ci ne pourra jouer car une solidarité est prévue par le texte européen
dans l’hypothèse spécifique où il y a une pluralité d’auteurs.54
En outre, les différentes versions de la directive n’envisagent pas de soumettre l’introduction d’une
instance fondée sur le devoir de vigilance à la délivrance d’une mise en demeure préalable. Une
51
Article 22, paragraphe 2 dans la version de la Commission, les versions du Conseil et du Parlement supprimant cette
possibilité.
52
Le second alinéa de l’article 22, paragraphe 2 dans la version de la Commission et du Parlement ne paraît quant à lui pas
édicter une cause d’exonération : « Lors de l’évaluation de l’existence et de l’étendue de la responsabilité au titre du présent
paragraphe, il est dûment tenu compte des efforts déployés par l’entreprise, dans la mesure où ils sont directement liés au
dommage en question, pour se conformer à toute mesure corrective qui lui est imposée par une autorité de contrôle, de
tout investissement réalisé et de tout soutien ciblé fourni conformément aux articles 7 et 8, ainsi que de toute collaboration
avec d’autres entités pour remédier à des incidences négatives dans ses chaînes de valeur. » (version de la Commission).
Plutôt qu’à une cause d’exonération, ces dispositions s’apparentent aux critères qui déterminent généralement l’étendue et
la sévérité des sanctions prononcées par une autorité de contrôle. Elles paraissent en toute état de cause incompatibles avec
le principe de réparation intégrale du dommage qui prévaut en droit français.
53
Amendement 303 proposé dans la version du Parlement. Certains estiment en outre que, au regard de la clause de non-
régression figurant à l’article 1 paragraphe 2 de la proposition de directive, on peut envisager que certains aspects du régime
de responsabilité prévu par la directive (par exemple la cause d’exonération tenant aux garanties contractuelles) ne fassent pas
l’objet de transposition et qu’à ce sujet, le régime prévu par la loi française actuelle sur le devoir de vigilance soit maintenu.
54
Article 22, paragraphe 3 dans la version du Conseil et celle du Parlement. La proposition de la Commission ne contient
pas de disposition sur ce point.
Plusieurs des ONG auditionnées ont également insisté sur la difficulté inhérente pour le demandeur
à démontrer l’existence d’une violation des obligations de vigilance sans avoir accès à des
informations et documents internes à l’entreprise concernée et ont suggéré l’instauration d’un
renversement de la charge de la preuve à cet égard. Une autre des ONG auditionnées a émis pour sa
part le souhait d’un « renforcement » des dispositions relatives à la preuve contenues dans le texte
adopté par le Parlement.56
Le droit commun de la responsabilité civile français contient déjà une obligation générale de
vigilance. Elle a vu le jour en France dans l’affaire du Distilbène57 et grâce au Conseil constitutionnel
sur le fondement de la Charte constitutionnelle de l’Environnement de 2005. Ce dernier a interprété
les articles 1er et 2 de la Charte, dans sa décision du 8 avril 2011, comme mettant à la charge de toute
personne une obligation « de vigilance à l’égard des atteintes à l’environnement qui pourraient
résulter de son activité ».58 Cette solution a été réaffirmée par la suite.59 Si on part du postulat
suivant lequel les juges du fond français pourraient, sur le fondement des articles 1240 et 1241 du
Code civil, condamner pour faute de vigilance une personne morale dont les activités ont causé un
dommage, il n’est pas pour autant évident que cette voie reste ouverte une fois la directive relative
au devoir de vigilance transposée.
Il peut être avancé à la fois des arguments en faveur d’une option ouverte à la victime et des
arguments contraires, prônant un « système clos »60 qui contraindrait celle-ci à ne pouvoir agir que
sur le fondement du droit spécial, issu de la directive.
Au soutien d’une option offerte à la victime, le texte de la future directive contient la formule
suivante :
55
Cf. article L. 225-102-4 du Code de commerce.
56
Cf. version du Parlement, Article 22 paragraphe 2 bis, Amendement 302.
57
Civ 1, 7 mars 2006, B. n°143, JCP G 2006 I 166, n° 8, obs. Ph. Stoffel-Munck, RCA 2006, comm. 164, obs. Ch. Radé.
58
CC 8 avril 2011, QPC n° 2011-116, M. Michel Z. et autre.
V. CC n° 2017-672 QPC du 10 novembre 2017 « Association Entre Seine et Brotonne et autre » et QPC n° 2019-823 du
59
31 janvier 2021 (D. 2020, p. 1159, n. B. Parance et S. Mabille, JCP G 2020, Act. 275, Y. Aguila et L. Rollini).
60
J. Carbonnier, « Le silence et la gloire », D. 1951, p. 119.
Une formule similaire a déjà été retenue par le passé dans des textes européens,62 et retranscrite
dans le droit français.63 Sa présence dans le projet de directive pourrait laisser penser que, si le
droit commun de la responsabilité civile est plus favorable aux victimes (fait générateur plus
large, dommages plus variés, et absence de seuil des entreprises assujetties), il devra constituer un
fondement disponible. En outre, il convient de rappeler que le droit commun de la responsabilité
civile est64 (et, selon le Conseil constitutionnel, doit être65) une voie cardinale ouverte à tous.66
Au soutien d’un non-cumul du droit spécial issu de la transposition de la future directive européenne
et du droit commun de la responsabilité civile, deux arguments peuvent être avancés. Le premier
tient au jeu de l’adage specialia generalibus derogant qui conduit à écarter le droit commun au
profit du droit spécial. Puisqu’un droit spécial a été adopté, c’est en effet que le régime général
a paru inadapté.67 Pour un membre du groupe de travail, l’absence de possibilité d’un cumul
est confortée par une décision du Conseil constitutionnel qui a jugé, au sujet de l’obligation de
vigilance, qu’il était « loisible au législateur de définir les conditions dans lesquelles une action en
responsabilité peut être engagée sur le fondement de la violation de cette obligation ».68 Le second
tient à la manière dont la Cour de justice de l’Union européenne pourrait interpréter le texte précité,
prévoyant la cohabitation entre le nouveau régime spécial adopté et les autres régimes existant
en droit national susceptibles d’être invoqués par les victimes. La jurisprudence rendue par cette
61
Article 22, paragraphe 5 de la version de la Commission et 22, paragraphe 4 de la version du Conseil, non amendée par
la version du Parlement.
62
Directive du Conseil 85/374/CEE du 25 juillet 1985 relative au rapprochement des dispositions législatives, règlementaires
et administratives des États membres en matière de responsabilité du fait des produits défectueux, Article 13.
63
Article 1245-17 du Code civil relatif à l’articulation entre le droit spécial de la responsabilité du fait des produits défectueux
et le droit commun de la responsabilité civile.
64
Le droit commun de la responsabilité civile était d’ailleurs présenté par les rédacteurs du Code civil comme un dogme
universel (v. not. Portalis, Écrits et discours juridiques et politiques, PUAM, 1988, spéc. p. 26).
Le Conseil constitutionnel a reconnu une valeur spécifique au principe de responsabilité (v. not. DC n° 82-144 22 octobre 1982 ;
65
Ces deux arguments ne sont néanmoins pas infranchissables. Le premier - le droit spécial écarte
le droit commun – n’est pas d’application systématique71. En droit de la responsabilité civile
française, précisément, il ne l’a jamais été pour résoudre la question de l’articulation d’un régime
spécial avec le droit commun de la responsabilité civile.72 Une doctrine avisée a d’ailleurs
élaboré des méthodes de hiérarchisation des intérêts, entre auteur de dommages et victime de
dommages, permettant de guider le juge qui doit choisir entre cumul ou non-cumul.73 Le second
– qui correspondrait à une interprétation « canalisante » de la CJUE - n’est sans doute pas non
plus décisif, car le degré d’harmonisation requis des États membres ne sera probablement pas
le même.74 Certains membres du groupe de travail ont du reste souligné que la formulation
69
CJUE 25 avril 2002, aff. C-183/00, D. 2002, p. 2462, n. Ch. Larroumet, D. 2002, chr. p. 2428, par J. Calais-Auloy,
D. 2002, p. 2937, obs. J. -P. Pizzio, D. 2003, p. 463, obs. D. Mazeaud, RTDciv. 2002, p. 523, obs. P. Jourdain, RTDcom. 2002,
p. 585, obs. M. Luby, RDC 2003, p. 107, obs. Ph. Brun et v. aussi G. Viney « L’interprétation par la CJCE de la directive du
25 juillet 1985 sur la responsabilité du fait des produits défectueux », JCP G 2002 I 177. La CJUE a retenu ici que l’article 13
de ladite directive « ne saurait être interprété comme laissant aux États membres la possibilité de maintenir un régime
général de responsabilité du fait des produits défectueux différent de celui prévu par la directive » et conclu que « les droits
conféré par la législation d’un État membre aux victimes d’un dommage causé par un produit défectueux, au titre d’un
régime général de responsabilité ayant le même fondement que celui mis en place par ladite directive, peuvent se trouver
limités ou restreints à la suite de la transposition de celle-ci dans l’ordre juridique interne dudit État » (CJCE 25 avril 2002,
préc., §§ 30 et 38).
70
J. -S. Borghetti, La responsabilité du fait des produits, LGDJ, 2004, n° 589 et s., spéc. n° 593.
71
M. Jeantin, « Le rôle du juge en droit des sociétés », in Nouveaux juges, nouveaux pouvoirs ? Mélanges R. Perrot, Dalloz,
1996, p. 149 et s. ; R. Libchaber, « Propos hésitants sur l’incertaine solution des conflits de normes », RTD civ. 1997,
p. 792 et s. ; A. Gouëzel, La subsidiarité en droit privé, Economica, 2013, n° 145 ; N. Balat, Essai sur le droit commun,
LGDJ, 2016, n° 170.
72
S. Mauclair, Recherche sur l’articulation entre le droit commun et le droit spécial en droit de la responsabilité civile
extracontractuelle, Fondation Varenne, Coll. des thèses, 2011, n° 166 ; F. Leduc, « Les concours entre les régimes spéciaux
et le droit commun », in Les concours de responsabilité, Actes du colloque de Chambéry des 24 et 25 novembre 2011,
RCA 2012, Dossier 48, spéc. p. 49.
Pour des réflexions sur ce thème en droit de la presse : Ch. Bigot, « Le champ d’application de l’article 1382 du Code civil
en matière de presse », in Liberté de la presse et droits de la personne, dir. J. -Y. Dupeux et A. Lacabarats, Dalloz, 1997,
p. 63 et s. ; N. Mallet-Poujol, « De la « cohabitation » entre la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse et l’article 1382
du Code civil », Légipresse 2006, n° 234 p. 93 ; E. Dreyer, « Disparition de la responsabilité civile en matière de presse »,
D. 2006, p. 1137 ; G. Viney, « Le particularisme des relations entre le civil et le pénal en cas d’abus de la liberté d’expression »,
Mélanges Bouloc, Dalloz, 2007, p. 1165 et s. Pour des réflexions sur cette thèse en droit des procédures collectives :
J. -J. Daigre, « De l’inapplicabilité de la responsabilité civile de droit commun aux dirigeants d’une société en redressement
ou liquidation judiciaire », Rev. sociétés 1988, p. 199 et s. ; F. Pollaud-Dullian, « Du droit commun au droit spécial – et
retour », in Mélanges, Y. Guyon, Dalloz, 2003, p. 925 et s. ; Th. Mastrullo, « Responsabilité civile et droit des procédures
collectives », in « Responsabilité civile et autres disciplines du droit privé », Dossier spécial, Actes du colloque de l’Université
de Tours du 17 mars 2017, RCA 2017, p. 45 et s.
73
J. Traulet, L’éviction de l’article 1382 du Code civil en matière extracontractuelle, LGDJ, 2007, n° 187 et s.
74
La directive du 25 juillet 1985 relative au rapprochement des dispositions législatives, réglementaires et administratives
des États membres en matière de responsabilité du fait des produits défectueux (préc.) est d’harmonisation maximale (v.
CJCE 25 avril 2002, préc., paragraphe 23). La CJCE a retenu à ce titre que : « la marge d’appréciation dont disposent les
États membres pour réglementer la responsabilité du fait des produits défectueux est entièrement déterminée par la directive
elle-même et doit être déduite du libellé, de l’objectif et de l’économie de celle-ci » (paragraphe 25).
Le groupe de travail relève enfin que des modes de réparation distincts de l’action en responsabilité
sont envisagés par certaines version du texte :
- la version du Conseil prévoit la possibilité pour l’autorité de contrôle nationale chargée de
surveiller le respect du devoir de vigilance d’« ordonner […] une réparation proportionnée à
l’infraction et nécessaire pour y mettre un terme »76 ;
- la version du Parlement semble également ouvrir cette possibilité étant donné que les « mesures
correctives »77 que peut prononcer l’autorité de contrôle nationale englobent des mesures
d’« indemnisation ».78
De telles dispositions interrogent quant à leur articulation avec l’action en responsabilité prévue par
l’article 22 du projet de directive.79 Elles paraissent en tout état de cause difficilement transposables
en droit français dans la mesure où les autorités administratives indépendantes, qui ne sont pas des
juridictions, ne disposent en principe pas du pouvoir d’attribuer des dommages et intérêts.80
Le texte proposé par le Conseil anticipe toutefois la difficulté en mentionnant que « les autorités
de contrôle exercent les pouvoir visés au présent article conformément au droit national [soit]
directement, […] en coopération avec d’autres autorités ; ou […] par la saisine des autorités
judiciaires compétentes ».81
La version du Parlement impose par ailleurs aux États d’instaurer un « guichet unique d’assistance »,82
qui doit être fonctionnellement indépendant de l’autorité de contrôle, et aide « les entreprises et les
parties prenantes à trouver des solutions correctives » qui peuvent inclure des réparations.
75
Tel est le cas de la version du Parlement qui envisage un « niveau complet d’harmonisation entre les États membres »
(cf. article 3 bis, amendement 132).
76
Article 18, paragraphe 5 de la version du Conseil.
77
Article 18, paragraphe 5 (a) de la version du Parlement (qui ne modifie pas sur ce point le texte de la Commission).
78
Considérant 41 bis et article 8 quater (2) de la version du Parlement.
79
Sur ce point cf. Sherpa, Proposition de directive européenne sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de
durabilité – Analyse et recommandations, septembre 2022, p. 8.
80
Rapport de l’office parlementaire d’évaluation de la législation n° 404 (2005-2006) de M. Patrice Gélard , fait au nom de
l’Office parlementaire d’évaluation de la législation, déposé le 15 juin 2006, p. 110.
81
Article 18, paragraphe 6 de la version du Conseil. La possibilité d’une saisine des autorités judiciaires suscite toutefois des
difficultés pratiques importantes. Se pose notamment la question de l’identité des parties à une procédure indemnitaire qui
trouverait son origine dans une saisine des autorités judiciaires par l’Autorité de contrôle.
Le texte européen mentionne que ce rôle peut être confié aux Points de Contact Nationaux auprès de l’OCDE. Cf. article
82
Les dispositifs relatifs au devoir de vigilance ont pour objectif de responsabiliser les sociétés mères
et entreprises donneuses d’ordre pour leurs activités et celles de leurs filiales et sous-traitants.
Ces normes ont donc principalement pour but d’éviter que les risques découlant de ces activités
soient compartimentés au point qu’une entité peu solvable puisse se trouver seule débitrice d’une
éventuelle dette de réparation au profit des victimes.
Faut-il pour autant en déduire que l’entité « contrôlante » sera uniquement débitrice ou qu’une
responsabilité solidaire pourra être retenue contre tous les maillons de la chaîne ayant contribué à
causer le dommage subi ?
À cet égard, le texte de la loi française du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance86 et celui de
la future directive européenne (dans ses diverses versions) divergent. Le droit français adopte une
approche dite « consolidée » puisque l’article L. 225-102-4 du Code de commerce prévoit (dans
son I alinéa 2) que « Les filiales ou sociétés contrôlées qui dépassent les seuils mentionnés au
premier alinéa sont réputées satisfaire aux obligations prévues au présent article dès lors que la
société qui les contrôle, au sens de l’article L. 233-3, établit et met en œuvre un plan de vigilance
relatif à l’activité de la société et de l’ensemble des filiales ou sociétés qu’elle contrôle ».
Les filiales qui atteignent les seuils légaux ne sont donc pas tenues d’établir leur propre plan de
vigilance (ni d’accomplir les autres obligations imposées par la loi de 2017), dès lors que leur
société mère publie et met en œuvre un plan de vigilance. En outre, l’alinéa 3 de ce même texte
prévoit que le plan de vigilance de la société mère doit prendre en compte les risques découlant des
activités des filiales et non seulement ceux découlant de ses propres activités. Il en est autrement, en
83
Article 8 quater (3) de la version du Parlement.
84
Article 9, paragraphe 1 (Amendement 208) et 9 paragraphe 3 quater (Amendement 216) de la version du Parlement.
85
Cette section s’appuie sur des travaux initialement menés par Mme la Professeure Anne Danis-Fatôme, membre du
groupe de travail, qui figurent en Annexe 5 au présent rapport.
B. Parance, « La consécration législative du devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre »,
86
La version de la directive européenne proposée par le Conseil88 consacre un article 4bis au groupe
de sociétés (intitulé, « Devoir de vigilance au niveau d’un groupe ») qui prévoit que :
« 1. Les États membres veillent à ce que les sociétés mères relevant du champ d’application de la
présente directive puissent remplir89 les obligations énoncées aux articles 5 à 11 et à l’article 15
pour le compte d’entreprises qui sont leurs filiales et relevant du champ d’application de la présente
directive. Cette disposition est sans préjudice de la responsabilité civile des filiales conformément
à l’article 22. »90
La version proposée par le Parlement maintient un article 4 bis mais sous un autre intitulé « Soutien
au niveau du groupe dans le cadre du devoir de vigilance » et rédigé en des termes différents :
87
Pour un avis divergent sur ce dernier point cf. Annexe 5, p. 1.
88
La proposition de la Commission (février 2022) ne contient pas un tel texte. Seul son article 4 prévoit in fine que « Les États
membres veillent à ce que, aux fins du devoir de vigilance, les entreprises soient autorisées à partager les ressources et des
informations au sein des groupes d’entreprises auxquels ils appartiennent et avec d’autres entités juridiques conformément
au droit de la concurrence applicable ». La version du Parlement contient pour sa part également un article 4 bis prévoyant
que la société mère puisse assumer certaines obligations de sa filiale.
89
La version du Parlement est quasiment similaire (« veillent à ce que les entreprises puissent accomplir des actions de
nature à contribuer à ce que leurs filiales… »).
90
Identique dans la version du Parlement.
Mais le f) du 2. de l’article 4 bis ainsi rédigé envisage la possibilité pour la société mère d’accomplir
« des actions spécifiques pour le compte » de sa filiale :
« 2. f) Lorsque l’entreprise mère accomplit des actions spécifiques pour le compte de la filiale,
tant l’entreprise mère que la filiale le font savoir de manière claire et transparente aux parties
prenantes concernées et au domaine public ; »
« 2. Le respect des obligations de vigilance par une société mère conformément au paragraphe 1
est soumis à toutes les conditions suivantes :
a) la filiale fournit toutes les informations nécessaires à sa société mère et coopère avec cette
dernière pour remplir les obligations découlant de la présente directive ;
c) la filiale intègre le devoir de vigilance dans toutes ses politiques et tous ses systèmes de gestion
des risques conformément à l’article 5 ;
d) le cas échéant, la filiale s’efforce d’obtenir les garanties contractuelles conformément à l’article 7,
paragraphe 2, point b) ou à l’article 8 § 3 point c) ;
e) le cas échéant, la filiale s’efforce de conclure un contrat avec un partenaire commercial indirect
conformément à l’article 7, paragraphe 3 ou à l’article 8, paragraphe 4 ;
« 2. L’entreprise mère peut accomplir des actions qui contribuent à l’accomplissement des
obligations de vigilance par la filiale conformément au paragraphe 1, sous réserve de l’ensemble
des conditions suivantes : »
et ajoute aux conditions posées par le Conseil, outre le f) précité, deux conditions relatives au
climat :
« c) l’entreprise mère adapte en conséquence sa politique en matière de devoir de vigilance pour
s’assurer du respect des obligations énoncées à l’article 5, paragraphe 1er en ce qui concerne la
filiale ; (…)
Le texte du Parlement présente donc la particularité d’une part, de prévoir une consolidation
graduée, « à la carte », la société mère pouvant contribuer à l’accomplissement par ses filiales de
leurs obligations ou accomplir, pour leur compte, des actions spécifiques, et, d’autre part, d’intégrer
le climat au titre des obligations pesant sur la filiale.91
1) la société mère choisit d’accomplir les obligations de vigilance pesant sur sa filiale « pour [le]
compte » de cette dernière (version du Conseil) ; ou « accomplit des actions spécifiques pour le
compte de la filiale » (version du Parlement) ;
2) la société mère « se contente » d’« accomplir des actions qui contribuent à l’accomplissement
des obligations de vigilance par la filiale » (version du Parlement) ;
3) la société mère ne consolide pas, chaque filiale devant remplir les obligations prévues par la
Directive.
3.2.2.2- L’effet juridique incertain des « conditions » énumérées par l’article 4 bis paragraphe 2
La manière dont est construit le texte de l’article 4 bis soulève d’emblée une interrogation :
les éléments énumérés aux paragraphes a) à f), qui décrivent les actions de la filiale permettant à la
société mère d’exécuter cette obligation de vigilance pour son compte, induisent en effet des doutes
quant à leurs effets juridiques.
1) Les actions attendues de la filiale en cas de consolidation pourraient être qualifiées de causes
d’exonération.
Par ailleurs, et comme indiqué ci-dessus, à la différence du texte du Conseil (qui se réfère aux « sociétés mères relevant
91
du champ d’application de la présente directive ») le texte du Parlement ne paraît pas imposer que la société mère soit elle-
même assujettie au devoir de vigilance pour que la consolidation puisse intervenir.
2) Cette énumération (a à f) pourrait avoir pour effet de mettre des obligations spécifiques à la
charge de la filiale, susceptible d’engager sa responsabilité propre.
3) Il pourrait s’agir de conditions de la consolidation : si la filiale n’informe pas la société mère (a)
ou si elle n’intègre pas le devoir de vigilance dans ses politiques de gestion (c), alors la société mère
ne peut pas « consolider ».
Une clarification des textes quant à l’effet juridique des conditions énumérées par l’article 4 bis
paragraphe 2 serait donc bienvenue.
3.2.2.3 - La nature incertaine de la consolidation prévue par l’article 4 bis et de ses conséquences
Le Conseil comme le Parlement semblent écarter l’idée d’une exonération des filiales ainsi que cela
résulte :
« L’exécution des obligations de vigilance au niveau du groupe devrait être sans préjudice de la
responsabilité civile des filiales à l’égard des victimes auxquelles le dommage est causé. Si les
conditions de la responsabilité civile sont remplies, la filiale pourrait être tenue responsable des
dommages occasionnés, que les obligations de vigilance aient été exécutées par la filiale ou par la
société mère au nom de la filiale. » ;
92
Une variante insignifiante tient au fait que la version du Parlement utilise le terme « présent paragraphe ».
Il est également possible de tirer des enseignements d’une comparaison avec le régime de
responsabilité civile mis en place par le RGPD97 envers les responsables de traitement et les sous-
traitants.98 Il s’agit d’une responsabilité conjointe99 pour l’application de laquelle les magistrats
sont invités à déterminer « la part de responsabilité de chaque responsable du traitement ou de
chaque sous-traitant dans le dommage causé par le traitement, à condition que le dommage subi
par la personne concernée soit entièrement et effectivement réparé ».100 Un recours en contribution
est prévu entre eux,101 ce qui semble peu cohérent avec l’idée d’une responsabilité conjointe, mais
93
G. Viney, P. Jourdain et S. Carval, Traité de responsabilité civile, Les conditions de la responsabilité, 4e éd. LGDJ, 2013,
n° 810 et s.
94
G. Viney, P. Jourdain et S. Carval, ouvrage préc., n° 788 et s.
95
Solution constante : Civ 11 juillet 1892, DP 1894, 1, 513.
Article 22, paragraphe 3 dans la version du Conseil et dans la version du Parlement ; la version de la Commission est
96
Les principes du droit français de la responsabilité ne paraissent donc pas incompatibles avec le
fait que la responsabilité des filiales puisse être engagée sur le terrain du devoir de vigilance, alors
même que c’est la société mère qui accomplit leurs obligations à ce titre.105
Les ONG entendues sur ce point ont estimé que toute cause d’exonération absolue devait être
évitée, notamment dans la mesure où nombre de dommages résultent des activités des filiales de la
société mère.
Le représentant d’une entreprise française a fait observer dans le cadre de son audition que la
consolidation au sein d’un groupe « ne peut fonctionner que si la filiale joue le jeu et procure les
informations nécessaires à la société mère », précisant qu’il arrive que certaines filiales récemment
absorbées soient réticentes à coopérer avec la société mère, ce qui laisse perdurer un certain
nombre de risques au niveau de la filiale. À cet égard cet intervenant a estimé de bon augure
la responsabilisation les filiales. Dans la mesure où la loi n’opère pas de distinction basée sur
la situation géographique des filiales106 et/ou sur le caractère récent (ou non) de leur éventuelle
acquisition, les exigences du devoir de vigilance font de l’intégration des nouvelles entités et de la
remontée d’informations des sujets centraux pour les entreprises assujetties.
Il a par ailleurs été souligné par un membre du groupe de travail qu’une filiale n’est pas
nécessairement détenue à cent pour cent par sa société mère et que la présence d’actionnaires
minoritaires ou d’autres parties prenantes disposant d’une faculté de blocage pourrait ipso facto
empêcher le plan de vigilance établi par la société mère d’être pleinement mis en œuvre.107 À ce titre,
102
V. not. CNIL, n° SAN-2023-006 du 11 mai 2023, spéc. paragraphe 33.
103
Article 4, paragraphe 8 du RGPD le sous-traitant est « la personne physique ou morale, l’autorité publique, le service ou
tout autre organisme qui traite des données à caractère personnel pour le compte du responsable de traitement ».
V. not. Civ 1, 17 mars 2011, n° 10-30.383, D. 2011, p. 1463, note B. Dondero. - Civ 2, 7 juillet 2011, n° 10-21.719 :
104
Un représentant d’entreprise a du reste avancé qu’un régime de responsabilité solidaire - s’il était
adopté - nécessiterait des adaptations importantes en pratique dans l’organisation des groupes,
imposant notamment à la société mère de distinguer filiale par filiale les obligations qui sont
assumées par elle et celles qui sont assumées par la filiale, ce qui est un processus extrêmement
lourd dans des grands groupes pouvant contenir des milliers de filiales.
On peut enfin s’interroger sur le point de savoir si lorsque des actions sont menées par la société
mère pour que sa filiale améliore ses modes de production conformément aux exigences sociales et
environnementales (« la société mère contribue par ses actions à l’exécution de son obligation de
vigilance par sa filiale » article 4 bis tel qu’amendé par le Parlement), la société mère ne pourrait pas
alors être considérée comme ayant souscrit un engagement de porte-fort.108 Une telle qualification,
si elle était retenue (ce qui paraît incertain), permettrait d’engager la responsabilité contractuelle de
la société mère en cas de défaillance de la filiale.
Sur le sujet de la « consolidation », les interrogations sont donc nombreuses à la lecture des articles
4 bis et 22 du futur texte européen. Ces dispositions manquent de clarté et sont source d’insécurité
juridique.
Une clarification, à la faveur des trilogues, des modalités juridiques de la « consolidation », ainsi
que de ses conséquences sur les responsabilités de la société mère et de ses filiales, apparaît donc
indispensable. Dans ce cadre, le groupe de travail estime que l’autonomie des personnes morales et
de leur patrimoine devront être préservées, ainsi que le principe d’une responsabilité personnelle.
Les différentes versions de la directive prévoient que les dispositions du droit national qui
transposeront l’article 22 de la directive (relatif à la responsabilité civile) devront être « de nature
impérative ».
108
On vise ici le porte-fort d’exécution (article 1204 alinéa 1er du Code civil) ; V. not. M. Fabre-Magnan, « Les fausses
promesses des entreprises », in Études en la mémoire de Ph. Neau-Leduc, Le juriste dans la cité, Dalloz, 2018, p. 451 et s.
109
Cette section s’appuie sur des travaux initialement menés par M. le Professeur d’Avout, membre du groupe de travail.
Le Conseil a pour sa part proposé une version légèrement amendée, mais substantiellement
similaire, de cette disposition :
« Les États membres veillent à ce que les dispositions du droit national transposant le présent
article soient de nature impérative dans les cas où la loi applicable aux actions en réparation à cet
effet n’est pas celle d’un État membre ».111
Ces dispositions doivent être mises en regard avec celles de l’article 2 de la proposition de directive,
qui :
- déterminent le champ d’application personnel de la directive, laquelle s’applique aux entreprises
européennes et étrangères qui dépassent certains seuils de nombre d’employés et/ou de chiffre
d’affaires ;
- précisent que « l’État membre compétent pour réglementer les questions relevant de la présente
directive » (i.e. l’État qui détaille les règles auxquelles l’entreprise doit se conformer) est :
. en ce qui concerne les entreprises européennes, « l’État membre où l’entreprise a son siège
statutaire » ;
. en ce qui concerne les entreprises étrangères, « l’État membre où l’entreprise possède une
succursale » ou, à défaut « celui dans lequel l’entreprise a réalisé la majeure partie de son chiffre
d’affaires ».112
Certains commentateurs113 ont analysé l’article 22 paragraphe 5 comme invitant les États membres
à élever les dispositions de transposition relative à la responsabilité au rang de « loi de police ». Le
110
Article 22, paragraphe 5 de la version de la Commission, le Parlement n’a pas proposé d’amender ce paragraphe.
111
Article 22, paragraphe 5 de la version du Conseil.
112
Seule la version proposée par le Conseil (article 2(5)) traite de la question de l’État membre compétent s’agissant des
entreprises étrangères assujetties. Pour des raisons de sécurité juridique, il apparaît indispensable au groupe de travail que
cette précision soit conservée dans le texte final de la directive.
113
En ce sens : B. Lecourt, « Proposition de directive sur le devoir de vigilance : le nouveau tournant du droit européen des
sociétés », Revue des sociétés 2022, p. 310 ; A. Danis-Fatôme, « La responsabilité civile dans la proposition de directive
européenne sur le devoir de vigilance », D. 2022, p. 1107 ; L. Bourgeois, C. Kessedjian, E. Pataut, « Droit international privé
- Projet de codification - Réflexions pour un DIP adapté aux enjeux de la responsabilité des entreprises en cas d’atteintes aux
droits humains et à l’environnement », Cahiers de droit de l’entreprise n° 2, mars-avril 2023, entretien 2.
La lecture du considérant 61 du texte proposé par le Conseil pourrait néanmoins susciter un doute
à cet égard dans la mesure où il précise que les États membres « choisissent les méthodes pour
atteindre ce résultat [d’impérativité] […] dans la mesure où elles sont […] essentielles pour la
sauvegarde des intérêts publics des États membres, tels que son organisation politique, sociale
ou économique ». Cette rédaction laisse entendre que les États membres pourraient, au stade de la
transposition de la directive, mettre en œuvre d’autres techniques du droit international privé pour
garantir l’application du régime de responsabilité prévu par la directive. On songe notamment à
l’exception d’ordre public international.115
La lettre de l’article 22, paragraphe 5, qui n’opère aucune distinction quant au contenu de la loi
étrangère (qui doit systématiquement être évincée dès lors qu’elle n’est pas celle d’un État membre),
permet de pencher en faveur de la qualification de loi de police.
Le groupe de travail estime que ce point mériterait d’être clarifié à la faveur du trilogue.
Ni l’article 22, ni les autres dispositions des textes proposés par le Parlement, la Commission
et le Conseil n’édictent de règles de compétence juridictionnelle. La juridiction compétente pour
connaître des actions en responsabilité a donc vocation à être déterminée à la lumière des règles
européennes et nationales préexistantes en la matière :
- Si l’action est dirigée contre un défendeur domicilié dans un État membre de l’Union européenne
la compétence sera fondée sur le règlement Bruxelles I bis. Les dispositions de ce dernier permettent
principalement d’attraire le défendeur devant le Tribunal de son domicile116 ou alternativement
(i) en matière extracontractuelle, devant la juridiction du lieu du fait générateur ou du lieu de
114
C. Latil, JurisClasseur Droit international, Fasc. 552-100 : Loi de police, Lexis, 2022, paragraphe 1.
115
L’exception d’ordre public international permet précisément d’évincer l’application de la loi étrangère dès lors que
l’examen de son contenu révèle qu’elle heurte « des conceptions fondamentales de l’ordre juridique du for » cf. B. Audit,
L. d’Avout, Droit international Privé, 9e édition, LGDJ, 2022, paragraphe 389.
116
Article 4 du Règlement (UE) n° 1215/2012 du 12 décembre 2012 dit « Bruxelles I bis ». S’il existe plusieurs défendeurs,
tous peuvent être attraits devant la juridiction du domicile de l’un d’eux si une bonne administration de la justice le justifie
(cf. article 8, paragraphe 1 du Règlement Bruxelles I bis).
- Si l’action est dirigée contre un défendeur domicilié hors de l’Union européenne, le règlement
Bruxelles I bis ne trouvera pas à s’appliquer et seront pertinentes les règles non harmonisées de
droit international privé de chaque État membre.
En France, le principe est celui de l’extension à l’ordre international des règles internes de
compétence. En l’absence d’un défendeur domicilié en France, les juridictions françaises pourront
retenir leur compétence (i) en matière contractuelle, si le lieu de la livraison effective de la chose
ou de la prestation de service se situe en France, (ii) en matière extracontractuelle, si le lieu de
l’événement causal ou celui du dommage est situé en France.119
La compétence des juridictions françaises pourra du reste être retenue dans l’hypothèse (rare) où
aucune autre juridiction étrangère ne peut être saisie et où le demandeur est par conséquent exposé
à un risque de déni de justice.120
Cette compétence pourra enfin résulter de la mise en œuvre du privilège de juridiction offert par
l’article 14 du Code civil, qui permet à un demandeur domicilié en France de saisir les juridictions
françaises sur le seul fondement de sa nationalité française (à condition notamment, comme au cas
présent, que le défendeur soit domicilié hors de l’Union européenne).
Afin d’éviter que, par application des principes immédiatement décrits supra, certains des
contentieux relatifs au devoir de vigilance échappent aux juridictions des États membres, le
groupe de travail estime qu’il serait opportun que la directive prévoie une règle subsidiaire de
compétence judiciaire internationale permettant d’attraire systématiquement le contentieux relatif
aux entreprises assujetties au devoir de vigilance devant les juridictions européennes.121 Cette règle
pourrait opportunément désigner l’État membre en charge de la réglementation et de la supervision
au sens de l’article 2 (v. supra).122
Article 7, paragraphe 2 du Règlement Bruxelles I bis et CJCE, 30 novembre 1976, Sté Bier et Fond. Rheinwater c.
117
Les actions en responsabilité mises en œuvre en application du devoir de vigilance européen seront
le plus fréquemment des actions reposant sur des obligations non contractuelles.
Pour déterminer la loi applicable en la matière, les juridictions des États membres ont en principe123
vocation à faire application des dispositions du règlement Rome II124, qui est d’application
universelle, c’est-à-dire sans distinction suivant les lieux d’établissement des parties et de réalisation
des dommages.
Le principe général fixé par le règlement Rome II est celui selon lequel «… la loi applicable à une
obligation non contractuelle résultant d’un fait dommageable est celle du pays où le dommage
survient, quel que soit le pays où le fait générateur du dommage se produit et quels que soient le ou
les pays dans lesquels des conséquences indirectes de ce fait surviennent ».125
Ainsi, dès lors qu’un manquement au devoir de vigilance aura suscité un dommage dans un pays
tiers à l’Union européenne, le règlement Rome II désignera en principe la loi de ce pays tiers
comme applicable à l’action en responsabilité.
123
Certaines conventions internationales antérieurement conclues peuvent prendre priorité sur le règlement.
Règlement (CE) n° 864/2007 du Parlement et du Conseil du 11 juillet 2007 sur la loi applicable aux obligations non
124
Enfin, l’article 4 paragraphe 3 du règlement Rome II prévoit que si « le fait dommageable présente
des liens manifestement plus étroits avec un pays autre que celui visé aux paragraphes 1 [lieu du
dommage] ou 2, la loi de cet autre pays s’applique. ».
127
Cf. Annexe I des différentes versions du projet de directive.
128
En ce sens L. d’Avout, S. Bollée, « Chronique du droit du commerce international », D. 2017.2054 et V. Pironon, « Le
devoir de vigilance et le droit international privé – influences croisées », Travaux du Comité français de droit International
privé, 2018-2020.
129
Il a néanmoins été souligné par certains membres du groupe de travail que l’on pouvait comprendre que le législateur
européen ait souhaité clarifier le caractère impératif des dispositions issues de la directive au vu notamment, (1) des débats
doctrinaux et désormais judiciaires en la matière relatifs à la loi française sur le devoir de vigilance, (2) de l’incertitude de la
technique de la prise en considération (comme un fait) au titre de l’article 17, les effets de la responsabilité restant soumis
par la loi désignée par la règle de conflit. Il a par ailleurs été souligné par un professeur de droit sollicité par le groupe de
travail que le fait que l’article 17 du règlement Rome II puisse permettre la prise en compte de règles de conduite et de
sécurité qui sont défavorables aux défendeurs n’est pas toujours partagée en doctrine.
130
Article 1, 2, d du règlement Rome II : « Sont exclues du champ d’application du présent règlement […] [l]es obligations
non contractuelles découlant du droit des sociétés, des associations et des personnes morales concernant des matières telles
que la constitution, par enregistrement ou autrement, la capacité juridique, le fonctionnement interne et la dissolution des
sociétés, des associations et des personnes morales, de la responsabilité personnelle des associés et des organes pour les
dettes de la société, de l’association ou de la personne morale et de la responsabilité personnelle des auditeurs vis-à-vis de
la société ou vis-à-vis de ses organes chargés du contrôle légal des documents comptables. »
- affirme enfin la priorité des règles spéciales de conflit issues du droit dérivé de l’Union européenne
sur celles de la matière délictuelle en général.132
Le constat dressé par le législateur européen est celui du risque que, en application du règlement
Rome II et en l’absence d’un dispositif correctif, le droit européen ne trouve pas à s’appliquer dès
dès lors que les dommages suscités par un manquement au devoir de vigilance seront survenus en
dehors de l’Union européenne.133
Une difficulté similaire avait été identifiée par plusieurs commentateurs s’agissant de la loi française
sur le devoir de vigilance.134
Le groupe de travail estime que ce risque n’est pas inexistant, mais qu’il est peut-être surpondéré
étant donné les outils classiques de sauvegarde des règles impératives de conduite135 et principes
essentiels rattachés à l’ordre public.
Quoi qu’il en soit, l’élévation, par le législateur européen, des dispositions transposant l’article 22
de la directive au rang de « loi de police » pourrait purger la difficulté identifiée en neutralisant
l’application de la loi du lieu du dommage estimée moins protectrice (si cette dernière n’est pas
celle d’un État membre), pour lui substituer le droit européen transposé.
Suivant la rédaction finalement retenue par la directive, on pourrait s’interroger sur le point de
savoir si, ainsi qualifiée, la règle de l’article 22 viendrait à s’appliquer à travers l’article 16 du
règlement Rome II (loi de police) ou en tant que lex specialis autonome au sens de l’article 27 du
même règlement.
131
Article 16 du règlement Rome II : « Les dispositions du présent règlement ne portent pas atteinte à l’application des
dispositions de la loi du for qui régissent impérativement la situation, quelle que soit la loi applicable à l’obligation non
contractuelle. »
132
Article 27 du règlement Rome II.
133
En ce sens cf. Considérant n° 63 de la version du Parlement.
134
Par exemple A. Danis-Fatôme et G. Viney, « La responsabilité civile dans la loi relative au devoir de vigilance des sociétés
mères et des entreprises donneuses d’ordre », D. 2017.1610 et s., spéc. p. 1612 ; L. d’Avout, S. Bollée, « Chronique du
droit du commerce international », D. 2017.2054 ; O. Boskovic, « Brèves remarques sur le devoir de vigilance et le droit
international privé », D. 2016.385 ; E. Pataut, « Le devoir de vigilance – Aspects de droit international privé », Droit Social
2017, p. 833 ; A. Pietrancosta, ECGI Law Working Paper n° 639/2022, p. 40.
135
Cf. supra les développements relatifs à l’article 17 du règlement Rome II.
Enfin, tel que ceci est évoqué ci-après, la rédaction actuelle de l’article 22 paragraphe 5 et de son
considérant dédié137 présentent certaines ambiguïtés ou imprécisions qui susciteront des difficultés
techniques.
4.3.2.2 - Les interrogations et difficultés suscitées par l’article 22, paragraphe 5 de la proposition
de directive
Le groupe de travail observe que l’article 22, paragraphe 5 ne comporte aucune précision au sujet de :
(i) la loi nationale de transposition que le juge saisi aura vocation à substituer à la loi étrangère
désignée par la règle de conflit de lois ; c’est un problème important en termes de commodité
d’emploi des lois issues de la transposition de la directive ;
en l’absence de précision, il pourrait s’agir de la loi du juge saisi (solution classique en matière
de loi de police)138 ou, seconde hypothèse, de la loi de transposition d’un autre État membre (par
exemple celle à laquelle la société défenderesse est assujettie ab initio aux termes de l’article 2) ;
sans précision du texte final de la directive, la solution citée en second ne pourra pas être adoptée
par un juge faisant une application combinée de la directive et du règlement Rome II (alors pourtant
qu’elle serait la solution la plus opportune en termes de prévisibilité du droit applicable ; voir infra) ;
(ii) l’étendue précise des dispositions qui présenteront un caractère « impératif » et feront l’objet
d’une application internationalement impérative ;
il pourrait s’agir soit de l’entièreté du régime de responsabilité de la loi substituée à la loi étrangère
(en ce compris des règles – de prescription, de preuves etc. – non déterminées par la directive139),
soit uniquement des éléments de transposition de la directive proprement dite (c’est-à-dire les
règles édictées par les articles 22 relatives à la faute, au droit d’agir et au droit à réparation ; le droit
étranger désigné par la règle de conflit de lois s’appliquant pour le reste) ;
136
Article 26 du règlement Rome II.
137
Cf. considérant n° 61 dans la version du Conseil.
138
Il s’agit, en principe, de la seule possibilité offerte par l’article 16 du règlement Rome II.
139
À la différence de la Commission européenne et du Conseil, le Parlement a proposé d’inclure certaines dispositions
relatives à la preuve et à la prescription au sein de la directive cf. Version du Parlement, Amendement 302.
l’article 2 détermine en effet « l’État membre compétent pour réglementer les questions relatives à
la directive » en fonction de critères qui tiennent à l’implantation de l’entreprise concernée ou à la
localisation de son chiffre d’affaires ;
ainsi, la loi de transposition de la directive applicable à la société (qui fixera les obligations
auxquelles elle est tenue de se conformer au titre du devoir de vigilance – ex ante) pourra en
principe diverger de la loi applicable à l’action en responsabilité ex post (qui sera celle du lieu du
dommage ou, si l’article 22 paragraphe 5 entre en jeu, la loi de police substituée au droit étranger) ;
(iv) l’articulation entre les « lois de police » européennes (si cette qualification était retenue) et des
lois de police non européennes de même type ;
dans l’hypothèse où une société mère implantée dans un État tiers serait soumise à un devoir
de vigilance résultant d’une loi de police étrangère, il pourrait être pertinent de considérer cette
législation, si elle est substantiellement équivalente au droit européen parallèlement applicable.140
En l’état actuel des versions connues, la directive fait, en matière de droit international privé, trop
ou bien trop peu :
- elle fait trop, dans la mesure où l’article 22 paragraphe 5 n’est en réalité pas nécessaire (pour une
lecture divergente sur ce point cf. supra note n° 129) pour assurer l’autorité de la directive, qui n’est
pas mise en danger par l’application des règles édictées par le règlement Rome II ;
un simple considérant suffirait, précisant aux États membres que l’autorité du droit harmonisé par
la directive doit être sauvegardée par tous moyens lorsque la loi applicable à l’action est celle d’un
État tiers ;
- ou bien trop peu : car si le législateur européen souhaite affirmer un rattachement impératif ad hoc
à travers l’article 22 paragraphe 5 il convient alors de préciser :
140
Cf. L. d’Avout, L’entreprise et les conflits internationaux de lois, Académie de la Haye, 2019, n° 278 s, spéc. 295 s.
Des représentants d’ONG auditionnés par le groupe de travail ont pour leur part suggéré que, lorsque
la loi d’un pays tiers est désignée applicable par le règlement Rome II, les victimes bénéficient
d’une option entre cette loi étrangère (éventuellement plus protectrice que le droit européen) ou la
loi de police européenne.
Le groupe de travail estime que si la règle de conflit de lois désigne une loi étrangère (non-
européenne) qui est plus protectrice pour la victime, cette dernière devrait pouvoir s’en prévaloir.
En revanche, il ne devrait pas être permis au plaignant de jouer sur les différents niveaux de sévérité
qui pourront éventuellement exister entre les diverses lois de transposition (ce que la proposition
formulée supra permet d’éviter en désignant comme loi de police européenne celle à laquelle
l’entreprise est assujettie au titre de l’article 2).
Trois hypothèses pratiques d’actions en responsabilité sont envisagées ci-après afin d’illustrer les
développements qui précèdent et décrire les effets concrets du recours à la loi de police prévu à
l’article 22, paragraphe 5.
Les règles de conflit édictées par le règlement Rome II désigneront comme applicable au litige (i) la
loi du lieu de survenance du dommage (celle de l’État tiers) ou (ii) alternativement, et uniquement
si le dommage en question est un dommage environnemental, la loi du lieu du fait dommageable
(a priori celle de l’État membre dans lequel le défendeur assujetti au devoir de vigilance est établi).
Dans le premier cas, le recours à la loi de police prévu à l’article 22, paragraphe 5 entrera en jeu
et conduira à l’application impérative du droit transposé de la directive, en lieu et place de la loi
étrangère.
En l’absence de la loi de police prévue à l’article 22, paragraphe 5, le règlement Rome II aurait
imposé en tout état de cause qu’il soit tenu compte des « règles de sécurité et de comportement »
en vigueur au sein de l’État membre dans lequel le défendeur est établi. Dans un tel cas, le non-
respect du devoir de vigilance aurait donc pu être sanctionné sans qu’il soit nécessaire de faire
application d’une loi de police.
S’agissant d’un défendeur établi hors de l’Union européenne, le règlement Bruxelles I bis est
inapplicable (sauf rares exceptions, ayant trait notamment à la généralisation des privilèges de
juridiction au bénéfice de demandeurs résidents). Les règles non harmonisées de droit international
privé de chaque État membre trouveront à s’appliquer, sans qu’il existe de garantie qu’une (et une
seule) juridiction d’un État membre retienne sa compétence.
Comme mentionné supra, ce cas justifie que la directive Devoir de vigilance puisse prévoir une
règle subsidiaire de compétence judiciaire internationale permettant, lorsque le règlement Bruxelles
I bis ne s’applique pas, d’attraire le contentieux relatif aux entreprises assujetties au devoir de
vigilance devant les juridictions de l’État membre compétent pour réguler l’entreprise défenderesse
au titre de l’article 2.
141
Article 4, paragraphe 1 du règlement Bruxelles I bis. Un tel litige pourrait néanmoins échapper à la compétence des
juridictions des États membres s’il est compris dans le périmètre d’une clause de règlement des différends attribuant
compétence à une juridiction d’un État tiers ou à un tribunal arbitral. Une telle circonstance pourrait apparaitre
problématiques si elle permet d’attirer le contentieux devant une juridiction étrangère qui ne s’estimera pas liée par le
caractère « impératif » du régime de responsabilité prévu par la directive.
142
Il a été souligné par un membre du groupe de travail qu’une application illimitée du devoir de vigilance (qui ne serait pas
restreinte aux actions en responsabilité liées aux chaînes de valeurs impliquant le territoire européen) serait contestable au
regard des règles du droit du commerce international.
S’agissant d’un dommage causé hors de l’Union européenne par une entreprise établie elle-même
hors de l’Union européenne, le règlement Rome II désignera en principe comme applicable une loi
étrangère aux États membres.143
La loi de police pourrait encore entrer en jeu afin de garantir l’application du droit européen
transposé alors qu’il aurait autrement pu être évincé. Comme mentionné supra, pour éviter tout
risque de forum shopping, le groupe de travail suggère que la loi de police ayant vocation à être
appliquée soit non pas celle du for mais celle de l’État membre compétent pour réglementer le
défendeur au titre de l’article 2 de la directive.
Si l’une des sociétés défenderesses au moins a son siège dans un État membre, l’action en
responsabilité pourra être concentrée devant les juridictions de cet État membre par application
du règlement Bruxelles I bis145 ou, le cas échéant, du droit commun non harmonisé,146 en vertu des
règles permettant d’attraire tous les défendeurs devant la juridiction du domicile de l’un d’entre
eux.
Si aucune des sociétés défenderesses n’a son siège dans un État membre, les mêmes difficultés que
celles qui sont décrites supra, s’agissant de l’hypothèse 2, pourraient survenir, en l’absence de toute
règle subsidiaire de compétence internationale.
143
Dans un tel cas, l’application du droit étranger ne pourrait pas nécessairement être tempérée en tenant compte « des
règles de sécurité et de comportement » en vigueur « au jour et au lieu du fait qui a entraîné la responsabilité » (article 17
du règlement Rome II) puisque le « lieu » en question pourra, par hypothèse, être situé hors de l’Union européenne.
144
L’application de la loi de police prévue par l’article 22, paragraphe 5 suppose entendu qu’un Tribunal d’un État membre
ait pu retenir sa compétence juridictionnelle.
145
Cf. article 8. 1 du règlement Bruxelles I bis. « Une personne domiciliée sur le territoire d’un État membre peut aussi être
attraite […] s’il y a plusieurs défendeurs, devant la juridiction du domicile de l’un d’eux, à condition que les demandes
soient liées entre elles par un rapport si étroit qu’il y a intérêt à les instruire et à les juger en même temps afin d’éviter des
solutions qui pourraient être inconciliables si les causes étaient jugées séparément ».
146
Article 42 alinéa 2 du Code de procédure civile : « S’il y a plusieurs défendeurs, le demandeur saisit, à son choix, la
juridiction du lieu où demeure l’un d’eux. ».
La proposition de directive publiée par la Commission comporte un article 25 dont l’objet est
d’imposer un « devoir de sollicitude » aux administrateurs des sociétés européennes entrant dans
le champ de la directive.
« Les États membres veillent à ce que, lorsqu’ils s’acquittent de leur obligation d’agir dans le
meilleur intérêt de l’entreprise, les administrateurs des entreprises visées à l’article 2, paragraphe 1,
tiennent compte des conséquences de leurs décisions sur les questions de durabilité, y compris, le
cas échéant, sur les droits de l’homme, le changement climatique et l’environnement, y compris à
court, moyen et long terme.
Les États membres veillent à ce que leurs dispositions législatives, réglementaires et administratives
en cas de manquement aux devoirs des administrateurs s’appliquent également aux dispositions
du présent article. »
La place singulière (en ce qu’elle « sort du périmètre strict du texte »148) de cette disposition au sein
de la directive s’explique par son origine. Cet article 25 fait partie du volet « gouvernance durable »
que souhaitait introduire la Commission et durcir le Parlement, en complément des obligations de
vigilance stricto sensu, en vue de contrer une tendance supposée des sociétés de l’UE à maximiser
la valeur actionnariale à court terme149.
Les vives critiques adressées par la communauté scientifique au rapport Ernst & Young de juillet
2020150 censé apporter la démonstration de cette tendance, ainsi que les résistances exprimées au
sein des États membres face à cette intervention européenne dans une matière (la gouvernance
Cette section s’appuie sur des travaux initialement menés par M. le Professeur Pietrancosta et Me Clémence Fallet,
147
EU Perspectives (July 20, 2022). European Corporate Governance Institute - Law Working Paper N° 639/2022.
150
Study on directors’ duties and sustainable corporate governance, EY Final report, July 2020.
Le Conseil s’est - pour sa part - opposé purement et simplement à l’introduction d’une telle
disposition. Au soutien de cette suppression, le Conseil a souligné, dans une communication du
30 novembre 2022, les :
« vives préoccupations exprimées par les États Membres qui considéraient que l’article 25
constituait une ingérence inappropriée dans les dispositions nationales relatives au devoir de
sollicitude des administrateurs et risquait de porter atteinte au devoir des administrateurs d’agir
dans le meilleur intérêt de l’entreprise ».152
Le désaccord est ainsi acté avec le Parlement qui a adopté, le 1er juin 2023, le texte de la Commission
dans son article 25.
La définition de l’« administrateur »153 recouvre ainsi l’ensemble des mandataires sociaux, exécutifs
ou non.154
151
V. A. Pietrancosta, op. cit.
152
Il est à noter que la proposition révisée adoptée le 8 mai 2023 par la Commission des affaires juridiques renforçait
l’obligation pesant sur les dirigeants concernés, en leur imposant non plus seulement de « prendre en compte », mais
d’« intégrer » (integrate) « les incidences négatives réelles et potentielles […] dans leurs décisions » (« integrate potential
and actual adverse impacts identified pursuant to this Directive into their decisions on sustainability matters, including
human rights, climate change and environmental consequences, including in the short, medium and long term »). Cette
proposition d’amendement n’a pas été retenue par le Parlement.
153
La version anglaise de la version de la Commission fait usage du terme de « directors ».
L’IFA souligne que, contrairement au droit français, qui vise le conseil d’administration, « sont visés ici les directors en
154
emprunt à la tradition anglo-saxonne ce qui, là aussi, risque d’influencer l’état actuel de la responsabilité juridique des
administrateurs ». IFA - Évolution de la responsabilité civile des administrateurs, 2023, p. 12.
Par ailleurs, le recours à une définition large, englobant l’ensemble des dirigeants, qu’ils soient des
dirigeants exécutifs ou non, diffère de l’approche adoptée par d’autres textes européens. À titre
d’exemple, la directive 2022/2381 du Parlement et du Conseil du 23 novembre 2022 relative à un
meilleur équilibre entre les femmes et les hommes parmi les administrateurs des sociétés cotées
distingue les « administrateurs exécutifs » des « administrateurs non exécutifs ».
Au regard du droit français, ce terme général devra être précisé avec attention lors de la transposition
en fonction des sujets dont il est question (par exemple pour l’élaboration du plan ou s’agissant
de la rémunération variable envisagée par la proposition de la Commission155) et compte tenu du
principe de collégialité régissant la fonction des conseils d’administration ou de surveillance. En
particulier, s’agissant du plan de vigilance, il n’est pas mis en œuvre par les administrateurs, mais
par la société elle-même aux termes de l’article L. 225-102-4 du Code de commerce. Ainsi, comme
le font observer deux auteurs :
« il serait nécessaire de distinguer ces deux notions afin de respecter les particularités nationales
en termes de gouvernances d’entreprise et notamment le rôle des organes sociaux et la collégialité
propre au conseil d’administration ».156
En premier lieu, l’intitulé « devoir de sollicitude » retenu par la version française de la proposition
est ambiguë et pourrait être clarifiée.
L’expression est inédite en droit des sociétés. Cette terminologie est utilisée habituellement pour
désigner l’obligation des institutions européennes de faire preuve de prévenance vis-à-vis de leurs
agents.157 Pour comprendre la portée de ce terme, il convient de se référer à la version anglaise
de cette dernière qui fait référence à la notion – plus adéquate – de duty of care, dont le devoir de
155
Article 15 de la version proposée par la Commission.
156
L. Thébault, M. Gillouard, Revue de droit bancaire et financier, n° 5 septembre-octobre 2022, « Vers un devoir de
vigilance européen : proposition de directive de la Commission européenne ».
157
Pour une application : TFUE, 7 juillet 2010, Tomas / Parlement (F-116/07, F-13/08 et F-31/08) et TFUE, 12 décembre 2018,
SH / Commission (T-283/17) not. paragraphe 101 : « [S]elon une jurisprudence constante, le devoir de sollicitude de
l’administration à l’égard de ses agents […] et le principe de bonne administration se rejoignent pour imposer à l’autorité
hiérarchique, lorsqu’elle statue à propos de la situation d’un fonctionnaire, de tenir compte non seulement de l’intérêt du
service, mais aussi de celui du fonctionnaire concerné. »
On ne s’explique pas cette divergence, si ce n’est peut-être le souci d’éviter de créer une confusion
entre le terme français « diligence », qui correspond au « care », et le terme anglais « diligence »,
qui renvoie à vigilance.159
Le terme français « sollicitude » est en toute hypothèse inadéquat et emporte le risque de tromper
sur sa signification en ce qu’il renvoie au registre de l’empathie envers les autres, alors que le
« duty of care » classiquement compris, et pas seulement en droit anglais ou américain,160 ne trouve
à s’apprécier que dans les rapports juridiques entre la société et ses dirigeants. Un professeur de
droit sollicité par le groupe de travail a dans le même sens relevé que la traduction de care par
« sollicitude » était « certainement inappropriée », car « très réductrice de la dimension obligatoire
(et non anthropomorphique) que recouvre le care ». Un membre du groupe de travail a pour sa part
estimé qu’il n’était pas choquant que les devoirs des dirigeants s’étendent à la société civile dans
son ensemble s’agissant des questions de durabilité.
Son champ d’application est cependant plus restreint puisque, contrairement à la loi PACTE qui
modifie le droit commun des sociétés, l’article 25 ne s’applique qu’aux sociétés de capitaux d’une
certaine dimension, celles qui sont soumises au devoir de vigilance, à condition encore qu’elles
relèvent du droit d’un État membre. Il reste que le « devoir de sollicitude » possède a priori un rayon
V. A. Pietrancosta, op. cit. ; E. Schlumberger, Chronique de droit européen des sociétés (septembre 2021 - avril 2022),
158
son activité ».
« Le conseil d’administration détermine les orientations de l’activité de la société et veille à leur mise en œuvre,
162
conformément à son intérêt social, en considérant les enjeux sociaux, environnementaux, culturels et sportifs de son activité. ».
Pour une comparaison, v. A. Pietrancosta, op. cit.
Dans la mesure où l’article 26, paragraphe 2, impose aux administrateurs « de prendre des mesures
pour adapter la stratégie de l’entreprise afin de tenir compte des incidences négatives réelles et
potentielles identifiées » et de « toute mesure de diligence raisonnable » adoptée en conséquence,
certains ont pu douter de l’utilité de réglementer les devoirs des administrateurs au-delà des
exigences de diligence raisonnable.164 Il est à souligner toutefois que le Parlement a proposé la
suppression de l’article 26.
Il est également possible de songer à une articulation différente du devoir de sollicitude et du devoir
de vigilance si l’on considère le devoir de sollicitude centré sur la protection de l’intérêt de la société,
et le devoir de vigilance sur celui des tiers et de l’environnement (certains ont qualifié une telle
lecture d’« étonnante ») ce qui pourrait donc conduire à de potentielles applications cumulatives
notamment si les dommages causés aux tiers ont des conséquences négatives, notamment de
réputation, pour la société elle-même.
163
E. Schlumberger, Chronique de droit européen des sociétés (septembre 2021 - avril 2022), Droit des sociétés n° 7,
juillet 2022, chron. 2 ; adde, IFA - Évolution de la responsabilité civile des administrateurs, 2023, p. 12 : « en consacrant
une obligation nouvelle, à mi-chemin entre l’obligation générale de comportement dit « de vigilance » et celle constituée
du respect d’obligations spécifiques énumérées, la portée du projet de directive semble nettement plus importante que celle
du devoir de vigilance à la française et témoigne de la volonté de l’Union européenne de promouvoir une « diplomatie des
droits humains » véhiculée par les entreprises les plus importantes ».
164
SEC(2022) 95, 26.11.2021.
On notera que la proposition de directive reprend les termes « tenir compte de »167 qui avaient fait
l’objet de débats parlementaires lors de la loi PACTE à l’issue desquels la formulation « prendre
en considération » avait été préférée.168 Elle précise également qu’il convient de se référer à une
approche à court, moyen et long terme.169
En tout état de cause, les articles 25 et 26 de la proposition de directive vont remettre au centre
des débats le rôle du conseil d’administration dans la détermination de la stratégie de la société
et sa compétence pour apprécier, lors de sa prise de décisions, les différents enjeux sociaux et
C. Coupet, La gouvernance durable, in Les transformations européennes du droit des sociétés, Editions Panthéon-Assas,
165
Cette question centrale fait également écho à la décision du tribunal de la Haye du 26 mai 2021
ayant ordonné au groupe Shell de limiter le volume annuel de toutes ses émissions de CO2
conformément aux objectifs de l’Accord de Paris, sur la base d’une interprétation d’une norme
générale de diligence non écrite énoncée dans le livre 6 section 162 du Code civil néerlandais.173
Elle l’est aussi dans une décision concernant la société Shell plc rendue par le juge anglais le
12 mai 2023, qui refuse à l’ONG ClientEarth (titulaire de 27 actions de la société) la possibilité
d’intenter une action ut singuli (derivative action) contre les administrateurs de Shell plc pour
non-respect de leurs devoirs – « the duty to promote the success of the Company (s.172 of CA
2006) and the duty to exercise reasonable care, skill and diligence (s.174 of CA 2006s) ».174
Ce jugement rappelle, d’une part, que la bonne exécution de ces obligations auxquelles sont soumis
les administrateurs ne s’apprécie que dans les relations avec la société administrée, qui en est seule
créancière ; et d’autre part, qu’il appartient par principe au conseil d’administration d’une société
aussi vaste et complexe que Shell, de tenir compte, dans l’exercice de son pouvoir décisionnel, d’un
large ensemble de considérations et de les mettre en balance d’une manière qui lui paraît conforme
à l’intérêt social, cette mise en balance constituant une « classic business decision » qui doit en
tant que telle être préservée de l’interférence judiciaire (business judgment rule).175 Le fait que
l’ONG actionnaire ait agi dans un intérêt personnel et non pour servir celui de l’intérêt de Shell est
d’ailleurs retenu au soutien du refus de lui ouvrir la voie de l’action dérivée en responsabilité contre
les dirigeants. Ce jugement a été confirmé par une décision du 24 juillet 2023.176
L’article 25, paragraphe 2 renvoie directement aux dispositifs nationaux de responsabilité des
administrateurs qui s’appliqueront en cas de manquement au devoir de sollicitude.
B. Lecourt, Proposition de directive sur le devoir de vigilance : le nouveau tournant du droit européen des sociétés, Revue
172
L’articulation de cette disposition spécifique avec le régime français général de responsabilité des
administrateurs pour manquement à leurs devoirs de façon plus générale (vis-à-vis de la société, en
cas de faute, ou vis-à-vis des tiers, en cas de faute détachable) méritera d’être clarifiée.177 La question
est de savoir si l’on reconnaît des droits d’agir aux tiers, alors que le texte parle d’intégration dans
un processus décisionnel destiné à satisfaire l’intérêt social (comp. le droit américain, britannique
ou allemand sur le duty of care). Le considérant 63 de la proposition, rappelant que le devoir
de diligence est dû « à la société », devrait limiter les risques d’une interprétation extensive de
l’exigence ainsi posée.
Sur le modus operandi, on pourra se référer à l’analyse d’impact de la proposition, qui indique que :
« [p]our se conformer à l’obligation générale d’agir dans le meilleur intérêt de la société, les
administrateurs doivent identifier les principales parties prenantes de la société et les intérêts
de ces parties prenantes »178. Il y est ajouté que « [l]es administrateurs doivent établir une forme
appropriée pour s’engager régulièrement avec les parties prenantes, c’est-à-dire les représentants
des salariés et les autres principaux groupes de parties prenantes (tels que les fournisseurs, les
autres entités et les communautés locales le long des chaînes de valeur) et les organisations non
gouvernementales pertinentes représentant les intérêts de l’environnement, par exemple »).
Des auteurs se sont également exprimés sur la complexité – voire l’impossibilité – d’harmoniser
au niveau européen des régimes de responsabilité des dirigeants nationaux. On note à cet égard le
silence gardé par le texte européen sur les règles de procédure, malgré leur importance pratique
en termes de responsabilité des dirigeants, et en particulier sur la disponibilité de droits d’action
privés en vertu de ces dispositions. Plus fondamentalement, l’incertitude demeure, d’un point de
vue normatif européen, quant à l’utilité d’une telle disposition, comme l’ont souligné à plusieurs
reprises les premiers commentateurs179.
Une étude d’impact sérieuse aurait donné à ces dispositions une base de recherche plus solide en
intégrant la vaste littérature juridique et financière qui doute de la nécessité d’une réforme législative
177
Il pourrait être néanmoins considéré, notamment compte tenu des différents considérants de la proposition de directive,
que le devoir de sollicitude est centré sur la protection des intérêts de la société et que le devoir de vigilance sur celui de
tiers, v. A. Pietrancosta, op. cit.
178
Annexe 13.
179
Voir la conférence organisée par l’ECGI le 29 mars 2022.
180
Voir A. N. Licht, R. B. Adams, Shareholders and Stakeholders around the World : The Role of Values, Culture, and Law in
Directors’ Decisions, Law Fin Working Paper, N° 13, Goethe University, Center for Advanced Studies on the Foundations
of Law and Finance (LawFin), Frankfurt a. M., Décembre 2021, http://dx.doi.org/10.2139/ssrn.3766934.
181
Voir A. N. Licht, R. B. Adams, op. cit.
182
Voir par exemple H. Spamann, La responsabilité monétaire en cas de violation du devoir de diligence ? (1er septembre 2015).
Journal of Legal Analysis, Vol. 8, N° 2 (Winter 2016), Harvard Law School John M. Olin Center Discussion Paper n° 835,
European Corporate Governance Institute (ECGI) - Law Working Paper n° 300/2015, Disponible sur SSRN : https://ssrn.
com/abstract=2657231 ou http://dx.doi.org/10.2139/ssrn.2657231.
Voir, entre autres, S. Lakshmi Naaraayanan et Kasper Meisner Nielsen, Does Personal Liability Deters Individuals from
183
Serving as Independent Directors ? (17 décembre 2020), Journal of Financial Economics (JFE), Forthcoming, disponible sur
SSRN : https://ssrn.com/abstract=3466102 ou http://dx.doi.org/10.2139/ssrn.3466102 ; R. Masulis, S. Shen et H. Zou,
2020, Personal Liability and Board Quality, document de travail de l’université de Hong Kong ; Y. Guan, L. Zhang, L. Zheng,
H. Zou, Managerial liability and corporate innovation : Evidence from a legal shock, Journal of Corporate Finance 69 (2021)
102022 ; S. Choi and H. Jung, Effects of the litigation risk coverage on corporate social responsibility, Applied Economics
Letters, Volume 28, 2021 - Issue 21 ; B. Van Rooij and M. Brownlee, Does Tort Deter ? Inconclusive empirical evidence
about the effect of liability in preventing harmful behaviour, in B. Van Rooij & D. D. Sokol (Eds.), Cambridge Handbook on
Compliance. Cambridge, UK : Cambridge University Press, 2021.
PRÉSIDENT
- Didier Martin, Avocat, Bredin Prat
RAPPORTEUR
- Tom Vauthier, Avocat, Bredin Prat
PARTICIPANTS
- Charlotte Ast, Adjointe au chef du bureau Finance durable, droit des sociétés, comptabilité et
gouvernance, Direction générale du Trésor
- Sylvie Delacourt, Magistrate chargée de mission auprès de la Direction des services juridiques,
Banque de France
- Robin Fournier, Adjoint au Chef de bureau Finance durable, droit des sociétés, comptabilité et
gouvernance, Direction générale du Trésor
- Pierre Rohfritsch, Chef du Bureau du droit des sociétés et de l’audit, Direction des affaires
- Juliette Renaud, Marcellin Jehl et Aurore Dorget, Les Amis de la Terre France