Protestation Contre Le Malin Génie

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LE COGITO DE LA "SECONDE MÉDITATION" : UNE PROTESTATION CONTRE LE MALIN

GÉNIE
Author(s): Hélène Bouchilloux
Source: Revue Philosophique de la France et de l'Étranger , JANVIER-MARS 2015, T. 205,
No. 1, COGITO ESTHÉTIQUE POLITIQUE (JANVIER-MARS 2015), pp. 3-16
Published by: Presses Universitaires de France

Stable URL: https://www.jstor.org/stable/43574966

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LE COGITO DE LA SECONDE MÉDITATION s
UNE PROTESTATION CONTRE LE MALIN GÉNIE

L'énoncé du cogito , sous la forme spécifique qu'il revêt dans la


Seconde Méditation , a fait l'objet de nombreux commentaires. En
reprenant ce problème, je voudrais montrer qu'une interprétation
exacte du sens de cet énoncé requiert toute une réflexion sur les
deux figures du Dieu trompeur et du Malin génie, et sur leurs fonc-
tions respectives dans le trajet qui conduit le lecteur de la Première
Méditation à la Troisième Méditation . Ce faisant, je voudrais aussi
étayer la thèse que j'ai défendue dans le livre que j'ai consacré aux
Méditations métaphysiques de Descartes1 : l'idée que, en tant que
premier principe de la philosophie qui s'impose à mon esprit de
manière absolument indubitable (ce qui n'est le cas d'aucune autre
proposition, que celle-ci concerne les existences ou les essences), le
cogito , comme n'importe laquelle des propositions intrinsèquement
indubitables des mathématiques, n'a cependant, tant que demeure
l'hypothèse du Dieu trompeur, qu'une vérité subjective et momen-
tanée. Je ne peux pas m'empêcher d'affirmer que je suis au moment où
je me suppose trompé par un Malin génie pourtant censé m'empêcher
d'affirmer une existence quelconque.
Dans un premier temps, j'examinerai les deux figures du Dieu
trompeur et du Malin génie. Je me demanderai à quoi correspondent
ces deux figures en étudiant le contexte de leur apparition dans le
texte de la Première Méditation.

1. Voir L'Ordre de la pensée. Lecture des Méditations métaphysiques de


Descartes , Paris, Hermann, 2011.
Revue philosophique, n° 1/2015, p. 3 à p. 16

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4 Hélène Bouchilloux

Le Dieu trompeur

Descartes introduit la
avoir marqué l'articulatio
le problème des vérités i
qui constitue l'argumen
même si je rêve, même s
de ce que je crois exister
perception sensible enve
lectuelle, de ce qui perm
celui-ci existe ou n'exist
ne pouvais former en m
du mouvement, pour ne
corps possible et non de
possible, je ne pourrais
une perception non sens
mathématiques, résisten
Aussi ne puis-je apparem
ne perçoive quelque ch
Cinquième Méditation a
C'est ici qu'entre en scèn
Cette opinion comport
et ce que Dieu veut. Il es
sance, mais ne le vouloir
du Dieu trompeur étant
trompe peut-être aussi b
ne s'étonnera pas que De
la Quatrième Méditation
peu prouver subtilité ou
aucun doute ou de malice ou de faiblesse2. »
Par où Descartes renoue avec la problématique du mensonge, telle
qu'elle a été élaborée dans YHippias mineur de Platon et dans la
Métaphysique d'Aristote. Selon Platon, le menteur est celui qui sait
et qui dérobe sciemment ce qu'il sait à celui à qui il ment. Il a la
supériorité que lui confère ce double savoir sur l'ignorance. Selon
Aristote, Platon n'a pas raison de préférer, au nom de ce double savoir,
le rusé Ulysse au bouillant Achille. Cette préférence ne vaudrait que
si pouvoir mentir revenait à imiter extérieurement un menteur ; mais

2. Traduction des Méditations métaphysiques par Michelle Beyssade, Paris, Le


Livre de Poche, 1990, p. 145.
Revue philosophique, n° 1/2015, p. 3 à p. 16

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Le cogito de la Seconde Méditation 5

celui qui ment effectivement devient un menteur (car,


le caractère) ; il n'est plus au pouvoir de celui qui, a
l'habitude de mentir, est devenu un menteur, de ne pas
pouvoir mentir est peut-être un signe de supériorité
vouloir mentir, comme le veut celui qui ment effect
plus du tout un signe de supériorité, mais un malheu
au service soit de la malice, soit de la faiblesse.
Pourquoi, selon Descartes, Dieu peut-il tromper
puissance, si on fait abstraction de sa bonté ? Descart
la thèse occamiste de « l'annihilation du monde » dans sa version
sceptique. Chez Guillaume d'Occam, puisque l'intuition et l'objet
de l'intuition sont distincts, Dieu pourrait par sa puissance absolue
conserver l'une (l'intuition) sans l'autre (l'objet de l'intuition). Cette
thèse est d'abord appliquée par Descartes au sensible : je crois qu'il
y a un monde et que le monde est tel que je le perçois, mais il se
pourrait qu'il n'y eût pas de monde ou que le monde ne fût pas tel que
je le perçois. Cette dualité est importante car, par la suite, Descartes
établira, sur la base de la différence à faire entre lumière naturelle
et impulsion naturelle, qu'il faut qu'il y ait un monde, même si le
monde n'est pas tel que je le perçois. La thèse occamiste est ensuite
transférée par Descartes du sensible à l'intelligible : je crois qu'il y
a de vraies et immuables natures parce qu'il ne dépend pas de mon
esprit que deux et trois fassent ni plus ni moins que cinq ou que le
carré ait ni plus ni moins que quatre côtés, mais il se pourrait qu'il n'y
eût pas de vraies et immuables natures, de sorte que les propositions
contraignantes des mathématiques ne fussent vraies qu'en apparence
ou ne fussent vraies que pour mon esprit. Et à ce niveau, le niveau
de l'intelligible, la tromperie serait assurément plus profonde, puisque
ce que je ne peux pas ne pas croire relève de la lumière naturelle,
laquelle serait alors ramenée à une impulsion naturelle.
Il se pourrait donc que toutes mes représentations fussent fausses :
qu'il n'y eût rien, hors de mon esprit, de conforme aux représentations
de mon esprit. Mais pourquoi, selon Descartes, Dieu ne veut-il pas
tromper à cause de sa bonté ? C'est d'après la religion reçue que
Dieu n'est pas puissant et créateur sans être bon, raison pour laquelle
Descartes invoque la connaissance de Dieu acquise par ouï-dire. Le
Dieu dont j'ai entendu parler depuis l'enfance n'est pas le Dieu qui
annihile le monde mais le Dieu qui crée le monde, et ce Dieu n'est
pas un Dieu méchant et trompeur mais un Dieu bon et vérace. Donc
il ne peut m'avoir créé avec une nature telle que je doive me tromper.
Cependant, il est indéniable qu'il permet que je me trompe puisque,
de fait, je commets des erreurs, et même des paralogismes. Pourquoi
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6 Hélène Bouchilloux

ce Dieu réputé bon et vé


jamais ? La Quatrième Mé
blème. Descartes montrera
mais que, l'infaillibilité
est une simple négation
comme la faute elle-mêm
table privation et non un
non seulement que c'est
par le mauvais usage des
que je n'ai le droit de me
nées, ni de l'absence de p
Dieu m'a infligée en m'a
soin de me prémunir con
si la privation que représ
est manifestement une q
nonobstant la bonté que la
dire qu'il m'ait privé des
signifie l'hypothèse du Die
pas que Dieu me trompe
m'a fait d'une nature tel
Pour conclure sur la fig
que ce Dieu qui pourrait
le Dieu créateur des vér
Mersenne de 1630, et qu
qui est à référer, en cett
luta des médiévaux, ne d
la potentia absoluta est l
rait ou aurait pu faire a
ordinata ; pour Descartes
conjuguant indifférence
tien avec Burman sur l'a
la philosophie 3. Quand D
chose que ce qu'il fait, c
qu'il fait est possible, ce
à faire ce qu'il fait, ou e

3. Voir notamment mon ar


puissance de Dieu », Revue p
pp. 147-168, article dirigé con
sienne de la création des vérit
de Descartes (Spinoza, Malebr
Marion renouvelle à sa façon
(Paris, Presses universitaires
Revue philosophique, n° 1/2015, p. 3

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Le cogito de la Seconde Méditation 7

lui est dicté par aucune loi de vérité ou de bonté. T


plaident contre toute confusion entre Dieu trompeur et
des vérités éternelles.
Premièrement, l'hypothèse du Dieu trompeur dérive d'une idée
de Dieu qui est l'idée de Dieu que j'ai acquise par ouï-dire, tandis
que la doctrine de la création des vérités éternelles repose sur l'idée
de Dieu que je découvre gravée en mon esprit et qui m'est innée.
Le Dieu de 1630, le Dieu qui crée les vérités éternelles, est le Dieu
qui est cause de tout ce qui est quelque chose, comme Descartes le
précise dans sa lettre à Mersenne du 27 mai 1630, les essences (ou
le concevable) étant quelque chose aussi bien que les substances et
leurs modalités. C'est en tant qu'il est cause de tout ce qui est, que
Dieu est cause des essences comme des existences. Ce Dieu n'est
autre que le Dieu de la Troisième Méditation qui est cause de mon
esprit, cet esprit dont la conscience enveloppe l'appréhension de ses
propres limites, et cause de tout ce que cet esprit conçoit clairement
et distinctement, de sorte que tout ce qui est l'objet d'une perception
claire et distincte de mon esprit se trouve contenu dans l'idée de
Dieu, laquelle est la plus claire et distincte de toutes mes idées
claires et distinctes. Et ce Dieu est également le Dieu vérace de la
Quatrième Méditation , puisque, comme Descartes le déclare à la fin
de cette Méditation , je ne saurais me tromper tant que je juge de ce
qui est quelque chose dont Dieu est l'auteur, et non de ce qui n'est
rien dont Dieu soit l'auteur.
Deuxièmement, le Dieu trompeur est un Dieu dont le pouvoir
serait celui d'annihiler l'objet de ma perception, que cette perception
soit sensible ou intellectuelle, bref le pouvoir d'annihiler toute exis-
tence et toute essence, tandis que le Dieu de 1630 est un Dieu dont
le pouvoir est au contraire celui de créer toutes choses, de créer les
essences comme les existences. Par là même, le Dieu trompeur est
un Dieu dont le pouvoir serait celui de changer ce qui est, tandis que
le Dieu de 1630 est un Dieu dont le pouvoir est au contraire celui
de poser ce qui est sans aucun changement possible, parce que, ce
qu'il fait être, il le fait être absolument, sans y être déterminé par
rien, c'est-à-dire sans que rien d'autre soit seulement possible. Ce que
Dieu fait être, il pourrait certes le changer si l'acte conjoint de son
entendement et de sa volonté pouvait changer, mais c'est justement ce
qui est exclu, l'immutabilité allant de pair avec le caractère absolu de
cet acte, comme l'attestent aussi bien la lettre à Mersenne du 15 avril
1630 que YEntretien avec Burman .
Troisièmement, rien d'autre n'est concevable par mon esprit que
ce que le Dieu créateur rend concevable du fait même qu'il le conçoit
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8 Hélène Bouchilloux

comme il le conçoit sans


selon l'audacieuse assertion de la lettre à Mersenne du 6 mai 1630.
Il s'ensuit que, si mon esprit conçoit que deux et trois font cinq ou
que le carré a quatre côtés, c'est parce que Dieu le conçoit et le
veut ainsi. Ce sont les mêmes vérités éternelles que Dieu conçoit
et que mon esprit conçoit, d'après la lettre à Mersenne du 15 avril
1630, la différence étant que ce qui s'impose à mon esprit comme
une loi ne s'impose aucunement à l'esprit de Dieu qui, au contraire,
le pose comme une loi, une loi valant simultanément pour mon esprit
en quête d'intelligibilité et pour la nature matérielle dont l'intelligi-
bilité est mathématique. Le Dieu de 1630 n'est donc pas celui qui
pourrait faire que toutes mes représentations fussent fausses, mes
représentations intellectuelles comme mes représentations sensibles.
C'est à l'inverse celui qui m'assure que sont bien des idées vraies, des
idées servant de matière à des jugements eux-mêmes vrais, toutes mes
idées claires et distinctes.

Le Malin génie

Le Dieu trompeur est le Dieu qui pourrait m'avoir créé avec une
nature telle que je doive me tromper, le Dieu qui pourrait m'avoir fait
d'une nature telle que je sois voué à me tromper, puisque la bonté
de Dieu demeure problématique tant qu'on n'explique pas d'où vient
qu'il permet, à tout le moins, que je me trompe. Le Malin génie est
la puissance supposée me tromper toujours et en tout, la puissance
supposée frapper de fausseté tous mes jugements.
Le Dieu trompeur est une hypothèse concernant l'origine et la
nature de mon esprit, en concurrence d'ailleurs avec d'autres hypo-
thèses que Descartes énumère brièvement : destin, hasard, détermi-
nisme causal. Et cette hypothèse affleure naturellement en mon esprit
dès que je m'interroge sur le fait que je me trompe non seulement dans
le domaine du sensible, mais encore dans le domaine de l'intelligible.
Le Malin génie est une fiction de mon imagination, dont la fonction est
de contrebalancer la probabilité de mes anciennes croyances afin de
maintenir une suspension de mon jugement que cette probabilité rend
précaire. Il s'agit de me tromper délibérément en supposant jointes la
puissance et la méchanceté (alors que l'erreur, pour être imputable
à la volonté qui juge, n'en est pas moins non délibérée, comme le
souligne l'article 42 de la lre partie des Principes de la philosophie ),
mais de me tromper de manière délibérée dans le but d'éviter de me
tromper de manière non délibérée en portant des jugements erronés.
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Le cogito de la Seconde Méditation 9

Puisque l'erreur réside dans le jugement, il suffit de


tout jugement, et ce en supposant un Malin génie qui fr
tiquement de fausseté tous mes jugements.
Autrement dit, par rapport à l'argument du rêve et à
Dieu trompeur, le Malin génie ne constitue pas une r
supplémentaire : le doute sur la vérité de la percept
le doute sur la vérité de la perception intellectue
grâce à ces deux arguments. Le problème est que ce
objectivement douteux grâce à ces deux arguments n
jugement : je suis subjectivement toujours enclin à
n'ai plus le droit de croire depuis qu'il est établi que
faux. Le jugement n'est jugulé que par la décision de
ce qui peut être faux était effectivement faux.
On va voir maintenant que cette différenciation entre
peur et Malin génie est indispensable pour suivre le
logique qui relie la Première Méditation à la Troisièm
et pour interpréter correctement l'énoncé du cogit
Méditation .

Le cogito

Dans un second temps, j'examinerai attentivement, en ses arti-


culations, le mouvement logique au terme duquel le cogito peut être
formulé.
La figure du Dieu trompeur surgit au moment où Descartes étend
le doute des vérités sensibles aux vérités intelligibles. L'argument du
rêve vise les vérités sensibles ; l'argument du Dieu trompeur vise les
vérités intelligibles, l'argument du rêve n'atteignant pas ces dernières
et, même, permettant d'abord de soustraire ces dernières au doute sur
les premières. Mais, l'argument du Dieu trompeur étant plus radical
que l'argument du rêve, il atteint aussi les vérités sensibles : puisqu'il
est incontestable que je me trompe parfois dans l'un comme dans
l'autre domaine, il se pourrait que la puissance qui est à l'origine de
mon esprit l'eût fait tel qu'il fût naturellement incapable de vérité.
La version sceptique de la thèse occamiste de « l'annihilation du
monde » est utilisée pour concrétiser ce soupçon. Si la puissance
qui est à l'origine de mon esprit est le Dieu qu'on m'a enseigné, ce
Dieu, dont l'un des attributs est la toute-puissance, ne pourrait-il pas
faire qu'à mes idées, que celles-ci soient des perceptions sensibles
ou des perceptions intellectuelles, ne correspondît rien hors d'elles ?
Autrement dit, ce Dieu ne pourrait-il pas faire qu'il n'y eût aucune
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10 Hélène Bouchilloux

vérité, la vérité étant l'adéq


Mon esprit se croit nature
être naturellement incapable
l'argument du Dieu trompe
Descartes est qu'il n'y a rie
dont je ne puisse à présent
raisons de douter, dont je
projet qui est le mien dans l
aucune vérité », j'infère «
Le Malin génie est convoq
la pente à croire ce que je
tinguer sa figure et sa fo
« il peut n'y avoir aucun
« tout ce que je me risque
telle figure ? Comme Desc
contrepoids au poids du pr
du jugement, d'asseoir le d
du Malin génie est de con
tel que Montaigne le défin
pitre XII du livre II.
Il est capital de compren
ment le tour que va prend
Méditation . La question es
fice méthodologique oppos
dans le pyrrhonisme, ai-je le
affirmation qui me ferait t
au scepticisme de type aca
Méditation est la possible
Descartes envisage comme
nien à la thèse académique
problèmes classiques que c
contredit le contenu de l'é
vrai ? Une seule chose peut
sera la réponse à cette que
dans le cadre de cette ques
qu'il n'y a rien de certain,
de certain, à savoir mon e
m'empêcher d'affirmer con
Il importe de décompose
avec soi-même.
Premier mouvement : que je me trompe à cause de la puissance
qui est à l'origine de mon esprit ou que je me trompe à cause du
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Le cogito de la Seconde Méditation 11

mauvais usage de mes facultés, bref, que mes erreurs


tables à un Dieu trompeur ou qu'elles me soient imput
le montrera la Quatrième Méditation , il faut bien que
et commette moi-même mes erreurs. Dès lors, ne dois-je p
qu'il est certain que moi-même je suis ?
Deuxième mouvement : mais je me suis persuadé qu
rien au monde, rien hors de mes idées (par l'argument
par l'argument du Dieu trompeur). Pourtant, si je me
quelque chose, assurément j'étais, moi qui me suis pers
chose. Ici, il convient de faire deux remarques. Premiè
affaire à une inférence calquée sur celle du Discours d
- « je pense, donc je suis » -, la certitude de mon exist
condition de l'affirmation de la réalité de ma pensée, et ce
étant perçue immédiatement par mon esprit. Deuxièm
inférence est au passé. Ne doit-on pas en conclure que
Discours aurait pu être formulé après l'argument du Dieu
avant l'arrivée du Malin génie ? Cela est d'autant plus a
dans le Discours , l'argument du rêve est employé pour do
tiquement des vérités intelligibles comme des vérités
les erreurs et les paralogismes discréditent pareilleme
remémorée, cette inférence calquée sur celle du Discou
que le souvenir d'une évidence.
Troisième mouvement : mais il y a un Malin génie qu
actuellement et activement, frappant de fausseté tout
risque à affirmer. Il faut distinguer la tromperie du D
et la tromperie du Malin génie : le Dieu trompeur fa
trompe là où je me crois naturellement capable de la
cette éventualité, l'erreur n'est pas due à un mauvais
facultés mais à la nature même de mon esprit incapable de
le Malin génie ne fait pas que je me trompe, il me tr
caractérise la tromperie du Malin génie, c'est qu'elle s'
moment, dès que je tente d'affirmer quelque chose, e
rend passif. De la tromperie du Malin génie je suis le
je tente d'affirmer quelque chose. Par ses artifices, le
déjoue tous mes efforts pour échapper à son emprise.
je suis trompé dès que j'émets un jugement, et donc
m'abstenir de tout jugement. Pourtant, s'il y a un Malin g
trompe actuellement et activement, je suis, moi qu'il e
tromper : dans l'actualité et l'activité de sa tromperie,
nécessairement deux, lui et moi ! Ici, il convient de fa
la différence entre le cogito du Discours et le cogito des M
Avec le « je pense, donc je suis » du Discours , on a af
Revue philosophique, n° 1/2015, p. 3 à p. 16

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12 Hélène Bouchilloux

inférence évidente. Avec


on a affaire à une simple p
a affaire à une proposition
le Malin génie : il ne peut
le fait même que je le su
soit en menaçant toutes m
elle-même actuelle et active de mon existence contre lui est la seule
affirmation qu'il ne peut aucunement, quoi qu'il invente pour me
tromper, frapper de fausseté. Elle est nécessairement vraie chaque
fois que je la réitère contre lui. Le Malin génie ne peut donner lieu
à l'inférence de mon existence, puisqu'il est une pure supposition,
contrairement à ma pensée qui, jusque dans sa fausseté, est une
réalité. Il ne donne lieu qu'à l'évidence de mon existence. Donc le
cogito des Méditations se présente comme le point d'achoppement de
la puissance diabolique du Malin génie. Chaque fois que je me répète
que, au sein de sa tromperie, nous sommes deux, lui et moi aussi,
et m'exclame en pensée que, là au moins, il est mis en échec, cette
affirmation est inexpugnable.
Au terme de ces trois mouvements, il apparaît qu'on ne sort pas
du scepticisme pyrrhonien, conquis grâce au Malin génie, par le
scepticisme académique mais, au contraire, par l'affirmation qu'il y
a quelque chose de certain, conquise grâce au Malin génie quoique
contre lui. Cependant, sur cette certitude première plane toujours
l'ombre du Dieu trompeur qui n'est pas celui qui me trompe actuel-
lement et activement, mais celui qui m'a peut-être fait d'une nature
telle que soit faux même ce qui s'offre à mon esprit comme intrinsè-
quement indubitable.
Cette interprétation est la seule qui se puisse concilier avec le
début de la Troisième Méditation , dont il faut rappeler les grandes
lignes afin de corroborer ce qui vient d'être exposé concernant le
cogito .

Du certain au vrai

J'ai essayé de prouver que la vérité à dégager du cogito n'est


pas que j'existe nonobstant la tromperie actuelle et active du Malin
génie, mais qu'il y a quelque chose de certain nonobstant le Malin génie
lui-même, cette chose certaine étant que j'existe nonobstant la trom-
perie actuelle et active du Malin génie. À l'appui de cette asser-
tion j'ai allégué deux raisons : la première est que Descartes veut
sortir du scepticisme pyrrhonien, non par le scepticisme académique,
Revue philosophique , n° 1/2015, p. 3 à p. 16

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Le cogito de la Seconde Méditation 13

c'est-à-dire par l'affirmation qu'il n'y a rien de certain


cogito , c'est-à-dire, symétriquement, par l'affirmation qu
chose de certain ; la seconde est que, si Descartes lâch
position « je suis, j'existe, moi » est nécessairement vra
que je la prononce (et que je la prononce mentalement p
tence de mon corps est, pour l'instant, congédiée), c'est
d'après le contexte, parce que je la prononce en guise de
contre celui qui devrait me la faire tenir pour nécessair
comme toute proposition que je me hasarderais à prononce
proposition peut échapper à la malédiction du Malin gé
laquelle, victime de sa malédiction, je peux au moins m'aff
même comme victime de sa malédiction ! À isoler cette
pitulative de son contexte, on aboutit à une interprétation
du cogito que rien n'autorise et qui, de surcroît, a l'inc
fausser l'inférence, commune au Discours et aux Méditatio
secondarisée dans les Méditations , selon laquelle, con
l'article 52 de la lre partie des Principes de la philosop
d'un acte quelconque de mon esprit, acte qui est une m
pensée, je suis en droit d'affirmer l'existence de la substan
qu'est mon esprit4.
Que le cogito soit une certitude première et non un
vérité, c'est ce que confirme le début de la Troisième
Avec le cogito , il y a quelque chose de certain, la vérit
quelque chose de certain, ce qui écarte définitivement
le scepticisme académique ; mais, cette chose certaine
encore gagné qu'elle soit ipso facto une chose vraie.
Descartes commence par extraire de la certitude premiè
de toute certitude. Étant certain d'exister sous la supposit
génie, étant certain d'être une chose qui pense et non
une âme au sens aristotélicien du terme sous le maintie
sais en outre ce qui est requis pour être certain de qu
une claire et distincte perception de ce que j'affirme. Ê
quelque chose, c'est affirmer quelque chose dont on a u
claire et distincte.
Puis Descartes fait de cette forme de la certitude une forme
extensible du cogito aux vérités mathématiques considérées en

4. Voir notamment l'article de Jean-Claude Pariente « Problèmes logiques du


Cogito », dans Le Discours et sa méthode , Paris, Presses universitaires de France,
1987, pp. 229-269, où sont discutées les positions de Jaakko Hintikka, mais sans
que soit prise en compte la spécificité de la Seconde Méditation découlant de la
supposition du Malin génie.
Revue philosophique, n° 1/2015, p. 3 à p. 16

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14 Hélène Bouchilloux

elles-mêmes. C'est par le bi


et les vérités mathématiq
certitude du cogito conserv
rapport à la certitude des
ni de l'hypothèse d'un Die
génie. Mais la certitude n
trompeur, ni celle du cog
synonyme de vérité.
Aussi Descartes est-il amené à relancer le doute sur les vérités
intelligibles de la Première Méditation. La forme de la certitude,
quoique nécessaire dans l'appréhension de la vérité, est insuffisante
sans la véracité divine. Tant que je perçois quelque chose clairement
et distinctement, je ne peux en douter et j'en suis certain ; mais,
dès que, m'en détournant, je retrouve l'hypothèse du Dieu trompeur,
je peux en douter et je n'en suis plus certain. Je ne peux donc
être pleinement certain que du vrai sous la garantie divine. Pour
m'extirper du balancement incessant entre certitude et incertitude
dans lequel me cantonne l'ignorance au sujet de Dieu, il faut que,
par la connaissance du vrai Dieu qui est un Dieu vérace, je passe
du certain au vrai.
Le Malin génie semble pire que le Dieu trompeur, puisque le
second ne rend que douteuses mes croyances, tandis que le premier
les rend fausses ; mais le Dieu trompeur s'avère rapidement plus
redoutable que le Malin génie, puisque la tromperie du second est
surmontée dans le cogito , tandis que la tromperie du premier n'est sur-
montée que dans la découverte de l'idée innée de Dieu. Pour passer
du certain au vrai, il faut et il suffit de substituer à l'idée tradition-
nelle de Dieu, qui, confrontée au problème de l'erreur, est source de
doute sur la fiabilité de mon esprit, l'idée innée de Dieu, qui, même
confrontée au problème de l'erreur, est source de certitude sur la fiabi-
lité de mon esprit. Car, avec l'idée innée de Dieu, on démontre que
Dieu existe et qu'il est vérace. De quelque manière que je démontre
l'existence de Dieu, la démonstration est fondée sur l'idée innée de
Dieu, plus particulièrement sur la réalité objective de l'idée de Dieu
comme idée de l'être infini et parfait. Ce qui a deux conséquences :
premièrement, lorsque je démontre l'existence de Dieu, je démontre
du même coup que celui qui existe est celui dont j'ai l'idée innée,
ou celui qui n'a pas de lui-même une idée qui ne soit l'idée de l'être
infini et parfait que moi-même j'ai de lui ; deuxièmement, parce que
tout ce que je conçois clairement et distinctement est compris dans
cette idée de l'être infini et parfait, rien de ce que je conçois clai-
rement et distinctement, étant quelque chose en idée, quelque chose
Revue philosophique, n° 1/2015, p. 3 à p. 16

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Le cogito de la Seconde Méditation 15

dont Dieu est l'auteur en faisant être tout ce qui est qu


rien de tout cela ne peut m'induire en erreur.
Se vérifie par là que la doctrine cartésienne du vrai D
qui crée les essences comme les existences et dont j'ai
est une doctrine de l'univocité des vérités doublée d'une doctrine de
l'équivocité des facultés, d'où suit que Dieu peut faire plus que ce
que je comprends, mais rien qui répugne à ce que je comprends. On
constate qu'en toute rigueur la véracité de Dieu ne s'ajoute pas à la
démonstration de l'existence de Dieu, mais qu'elle en est inséparable.
Aussi peut-on accuser Descartes de quelque anthropomorphisme, der-
nier écho de la Première Méditation , quand il renoue avec la problé-
matique grecque du mensonge au début de la Quatrième Méditation.
Il y a, semble-t-il, deux versions de la véracité divine : une version
anthropomorphique, celle qui est affichée au début de la Quatrième
Méditation , et une version ontologique, celle que véhicule la Troisième
Méditation et qui est réinsérée à la fin de la Quatrième Méditation .
Si Dieu est l'être infini et parfait qui fait être tout ce qui est quelque
chose, s'il est l'être sans qui rien ne peut ni être ni être conçu, alors
se dissout toute la problématique du mensonge, cette problématique
qui, dissociant pouvoir tromper et vouloir tromper, interdit à Dieu
de vouloir tromper, même si c'est au nom de sa propre perfection
infléchie dans le sens de la bonté, interdiction qu'on avouera peu
compatible avec la doctrine de la création des vérités éternelles en
vertu de laquelle Dieu légifère sans être assujetti à aucune législation,
que ce soit de vérité ou de bonté. En fait, la version anthropomor-
phique n'a plus de raison d'être dès qu'est élucidée la question de la
responsabilité de l'erreur et qu'il devient manifeste que l'erreur m'est
entièrement imputable.

**♦

En proposant cette lecture dont l'ambition n'est aut


fidélité à la pensée de Descartes, j'espère avoir mis en
spécificité, occultée par les commentateurs, du cogito d
Méditation : l'ouverture d'un véritable débat avec le sce
cogito de la Seconde Méditation est une protestation con
génie. Or le Malin génie, qui est celui par qui l'incertitu
sée au plus haut degré puisque, avec lui, il n'est même
que tout soit incertain, est aussi celui par qui, de cette
maximale, peut sourdre une certitude première. Grâce au M
Descartes met hors jeu le scepticisme académique. Il
oublier que la position académique, selon laquelle la seu
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16 Hélène Bouchilloux

est que tout est incertain


position pyrrhonienne, s
tout soit incertain, évacue
lité. Cette position libère
pour que, au-delà de tout
titude. Si on en reste à la
on se replie sur la proba
pyrrhonisme, on se donne
sur la probabilité. À la ch
dessine donc un embranche
peut-être aucune vérité » à
a aucune certitude » à « i
L'autre voie invite à pass
« il n'y a aucune certitud
à « il est incertain qu'il n
est incertain qu'il n'y ait
par la raison même qu'il e
le Malin génie ! ». Descar
ferme intention de renver
génie étant la puissance
libre arbitre dans son exi
à la législation du vrai Di
Dieu, l'irrécusable signatu
Hélène Bouchilloux
Université de Lorraine
LHSP - Archives Poincaré (UMR 7117)
[email protected]

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