Les Fabliaux Études de (... ) Bédier Joseph bpt6k5849313g

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Les fabliaux : études de

littérature populaire et
d'histoire littéraire du Moyen
âge (4e éd.) / par Joseph
Bédier

Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France


Bédier, Joseph (1864-1938). Auteur du texte. Les fabliaux : études
de littérature populaire et d'histoire littéraire du Moyen âge (4e
éd.) / par Joseph Bédier. 1925.

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LES

FABLIAUX
ÉTUDES

De l'Académie française

/QUATRIÈME ÉDITION REVUE ET CORRIGÉE

- "PARIS
LIBRAIRIE ANCIENNE HONORÉ CHAMPION
Librairie de la Société de VHistoive de France
el de,1a Société des'Anciens Textes
5, QUAI MALAQUA1S
1925 ^ v '

Tous droits réservé»


LES FABLIAUX
LES

FABLIAUX
ETUDES

DE LITTÉRATURE POPULAIRE ET D'HISTOIRE LITTÉRAIRE


DU MOYEN AGE

QUATRIÈME EDITION REVUE ET CORRIGÉE

PARIS
LIBRAIRIE ANCIENNE EDOUARD CHAMPION
Librairie de la Société de l'Histoire de France
et de la Société des Anciens Textes
5, QUAI MALAQUAIS

1925
Tous droits réservés
A M. GASTON PARIS

HOMMAGE
DE RECONNAISSANCE ET D'AFFECTION
AVANT-PROPOS
DE LA SECONDE ÉDITION

Je suis heureux de,pouvoir remercier publiquement les cri-


tiques qui ont fait à ce livre, pendant cette année 1893-I8S4,
Vhonneur de l'examiner, et Vont traité avec bienveillance et faveur :
M. F. Brunetière dans la Revue des Deux Mondes, M. J. Cou-
ràye du Parc dans le Pôlybiblion, M. H. Gaidoz dans Mélusine,
M.Wolfgang Goliher dans la Zeitsehrift fur franzôsisehe Sprache
und Literatur, M. Lucien Herr dans, la Revue universitaire,
M. André» Lang dans la Saturday Review et dans £'Aca-
demy, M. Ernest- Langlois dans la Bibliothèque de l'École
des Chartes, M. Charles Mariens dans la Revue Néo-scolastique,
M. Gustave Meyer de Graz dans la Schlesische Zeitung,
M. Cli.-M arc Des Granges dans la Romania, M. C, Ploix dans
la Revue des traditions populaires, M. Paul Regnaud dans la
Revue de Philologie française et provençale, M. F. Torraca dans
la Rassegna bibliografica délia letteratura italiana, M. J.-C. de
Sumichrast dans la Nation de New- York, M. Wilmotte dans
le Moyen Age.
Je sais ce que je dois à chacun d'eux. Jai pu, sur leurs indi-
cations, corriger, en chaque chapitre, des erreurs de fait ; ailleurs,
et notamment aux .chapitres I, VIII, X, ils ont provoqué de plus
.
profonds remaniements : ce sont des jugements hasardeux ou
erronés que, grâce à eux, foi pu rectifier \
1. Pour achever d'indiquer en quoi cette édition se distingue de la pre-
mière, j'ajoute que j'ai supprimé un appendice d'une quarantaine de pages :
c'étaient des corrections au texte des fabliaux qu'il n'y avait nul avantage à
réimprimer.
VIII AVANT-PROPOS

Pourtant, cette édition ne diffère pas de la précédente autant


qu'il eût été désirable. Il aurait fallu reviser les matériaux, for-
tifier surtout mes connaissances, par trop précaires, relatives aux
littératures de V Orient. Il -aurait fallu se défier des formes syllo-
gistiques, argumenter moins et observer davantage; bref, il aurait
fallu reprendre énergiquemehi tout'ce travail en sous-oeuvre.
Mon excuse est que j'ai dû entreprendre cette seconde édition
quinze mois seulement après avoir publié la première. Je me trou-
vais Jéfà à une distance suffisante de mes erreurs pour en aper-
cevoir la plupart ; j'en étais trop près encore pour savoir m'en
dégager tout A fait et les amender utilement.
. .
Mais, si je n'ai pas tiré pour cette nouvelle édition tout le
profit que j'aurais pu de tant de précieuses critiques, elles seront
pourtant bienfaisantes : je leur devrai d'apporter aux études que
j'entreprends maintenant sur les romans de la Table Ronde,
avec
un égal amour du vrai, plus de patience à le rechercher, plus de
prudence à l'exprimer.

Paris, le 3 septembre 1894.


INTRODUCTION

Voici, sur un sujet léger, unlivYe pesant. Quelques-uns


m'en feront reproche : les fabliaux étant les contes joyeux
du moyen âgé, à quoi bon alourdir ces amusettes par le
plomb des commentaires érudits ? Que nous importent,
après tout, ces facéties surannées ? Ne suffisait-il pas de
rire un instant de ces contes à rire, de passer ?
~— et
Pourtant j?ai traité gravement cette matière frivole.
C'est à ces joyeusetés, voire à ces grivoiseries, que j'ai
consacré, à l'âge des longs espoirs, mon premier et plus
sérieux effort.
Ce n'est pas que je me range à l'opinion néfaste selon
laquelle tout objet de science mérite égale attention. C'est
une tendance commune à beaucoup d'érudits de s'enfer-
mer dans leur sujet, sans se soucier autrement de son
importance, grande ou menue. Volontiers ils s'en tiennent
à la recherche pour la recherche, et professent que toute
investigation, quel qu'en soit l'objet, vaut ce que vaut celui
qui l'entreprend. Les résultats qu'ils obtiennent serviront-
ils jamais à personne ? Ils laissent à d'autres, sous prétexte
de désintéressement scientifique, le soin d'en décider. Or,
Comme une phrase n'a toute son importance que dans
son contexte, un animal dans sa série, un homme dans son
milieu historique, de même les faits littéraires ne méritent
l'étude que selon qu'ils intéressent plus ou moins des
BÉDIER. — Les Fabliaux. 1
LES FABLIAUX

groupes de faits similaires plus généraux, et une mono-


graphie n'est utile que si l'auteur a clairement perçu ces
Il bon de rappeler mot de Claude Ber-
rapports. est se ce
nard, plaisant, mais profond; Un jeune physiologiste lui
présentait un jour une longue monographie d'un animal
quelconque, soit le crotale ou le gymnote. Claude Ber-
nard lut le livre. « J'estime, dit-il à l'auteur, votre con-
science ; je loue votre labeur. Mais à quoi serviraient, je
vous prie, ces trois cents pages, si,, par hasard, le gym-
note n'existait pas ? » •

Bien que je ne sois jamais réellement sorti de mon sujet,


pourtant, par si hasard les fabliaux n'existaient pas, il
resterait peut-être quelque chose du présent travail.
Car l'étude de nos humbles contes à rire du xrrie siècle,
indifférents par eux-mêmes, peut contribuer à la solution
de problèmes plus généraux.
C'est pourquoi je me soucie peu qu'on .me critique
d'avoir pris trop au sérieux ces contes gras ; mais je
redoute, au contraire, de la part des savants qui sont au
courant du sujet, Je juste reproche de n'avoir pas craint,
en ce livre de débutant insuffisamment armé, d'aborder
de front ces problèmes.
Ils sont de deux sortes.
En tant que les fabliaux sont, pour la plupart, des
contes traditionnels, qui vivaient avant le xine siècle et
qui vivent encore aujourd'hui, ils font partie du trésor des
littératures populaires ; ils avoïsinent les contes mer-
veilleux et les fables, et comme tels intéressent les folk-
lonstes ; car la question de leur origine et .de leur trans-
mission se pose pareillement pour eux et
pour les autres
groupes de contes populaires.
D'autre part, comme constituant un genre littéraire dis-
tinct, propre au moyen âge français, les fabliaux inté-
INTRODUCTION

iesseni les historiens de notre vieille littérature ,: M. -s'agit


4e les étudier dans leur déy«lof>fk6meii?t,et dans leur sap-
iport aux autres genres.
De là, les .deux parties de >ce livre.

Pour la jquestiooï d'origine,-il semMe que la soluteon. en


soit de longue date acquise à la science. Depuis les temps
lointains de Huet, évêque d'Avranehes, quiconque a parlé
des fabliaux Fa proclamé : ils viennent de l'Inde. Tout
récemment encore, dans sa Littérature française au
moyen ûge \ -— -qui, pour se&aque ^question., sait aarous >dàre
où en estmqourd'lfui la science, souvent -ah elle en séia
-
•demain, --— M. Gaston Baris écrivait :
c DJoù venaient les fabliaux ? La plupart avaient uaie
erigime orientale. C'est dans l'tmîe, en remontant le cou-
rant qui nous les amène, <que m-ous en trouvons la source
la plus reculée (bien que plusieurs Centre eux, adoptés
par la littérature..indienne et transmis par elle, ne lui
appartiennent pas originairement et aient été empraMés
à des littératures plus-aneiennes?). Le bouddhisme, ami
des exemples et des paraboles, contribua à faire reeueilàr
oes «ontes >de toutes parts et en fît -aussi inventer -.d'excel-
lents. Ces "comtes ont pénétré en Europe par deux intermé-
diaires principaux : par Byzanee, qui les tenait 4e la Syrie
ou de la Berse, laquelleles impoTtaiï directement de l'Inde-,
et par -les Arabes. L'importation arabe -se fit elle-même en
deux endroits très différents : en Espagne, notamment par
l'intermédiaire des-Juifs, et en Syrie, au temps des'Croi-
sades. En Espagne, la transmission fut surtout littéraire..,-;
en -Orient, au contraire, les croises, qui vécurent -avec la
L 2e édition, p. 111.
LES FABLIAUX

population musulmane dans un contact fort intime, re-


cueillirent-oralement beaucoup 4e récits. Plusieurs de ces
récits, d'origine bouddhique, avaient un caractère moral
et même ascétique :
ils ont été facilement christianisés ;
d'autres, sous prétexte de moralité finale, racontaient
des aventures assez scabreuses : on garda l'aventure en
laissant là, d'ordinaire, la moralité ; d'autres enfin furent
retenus et traduits comme simplement plaisants. »

Ai-je besoin de dire que, longtemps, l'auteur du présent


travail ne douta point que là fût la vérité ? Cette théorie-
avait pour elle non pas seulement les qualités des beaux
systèmes, l'ampleur et la simplicité, —non'pas seulement
l'autorité de ces noms glorieux : Silvestre de Sacy, Théo-
dore Benfey, Reinhold Koehler, Gaston Paris, —mais-
cette force toute-puissante des idées courantes, anonymes,,
reçues dès la jeunesse, on ne sait de qui, de partout,
jamais discutées.
Le système était assuré, semblait-il. Il n'y avait plus
qu'à refaire, après tant de savants, le prestigieux voyage
d'Orient : passer, avec chaque fabliau, d'une taverne de
Provins ou d'Arras, où un jongleur l'avait rimé, à Grenade,
où quelque Juif espagnol l'avait traduit de l'hébreu
en
latin ; remonter avec lui jusqu'à la cour des kalifes
con-
temporains de Charlemagne ; puis, plus haut
encore, en-
Perse, auprès des princes sassanides, pour s'arrêter enfin
sur les bords, du Gange où un religieux mendiant, prê-
chant les quatre vérités sublimes, le contait à la foule.
Sur la route, on pouvait seulement espérer
reconnaître,
avec plus de précision, çè. et là, les étapes. Des deux cou-
rants, littéraire et oral, qui avaient précipité les contes
INTRODUCTION

sur le monde occidental, lequel avait été le plus puissant ?


' Avaient-ils suivi des marches parallèles et simultanées,

ou diverses ? Quelle était, dans l'oeuvre de la transmission


des contes, la part propre des Juifs ? celle des Byzantins ?
celle des croisés ? celle des pèlerins ? celle des prédica-
teurs, qui, les ayant recueillis en Syrie, revenaient les
prêcher en France ?
. .
Surtout, ce qui devait être neuf et fécond, c'était d'étu-
dier par quel travail d'adaptation les jongleurs avaient
approprié aux moeurs chrétiennes, féodales, des contes
tout imprégnés d'idées indiennes ; comment l'imagination
•orientale s'était réfractée dans des consciences françaises,
jusqu'à modifier l'esprit de notre littérature, et peut-être
de nos moeurs.
Je n'ignorais pas, même dans cette période de foi pro-
fonde en ces doctrines, que d'autres systèmes existaient,
selon lesquels toute la vérité ne serait pas enclose dans
la théorie orientaliste : l'un qui, de Grimm à M. Max Muller,
s'obstinait à rapporter les contes populaires, non pas à
l'Inde des temps historiques, mais aux âges primitifs de
la race aryenne ; l'autre, plus jeune, qui, de Tylor à
M. Andrew Lang, croyait y trouver, non pas des concep-
tions bouddhistes, mais des survivances de moeurs abolies,
dont pouvait seule rendre compte l'anthropologie compa-.
rée. —Pourtant, à quoi bon s'y arrêter ? D'un côté, un
système d'une belle simplicité, d'un positivisme séduisant,
•qui ramène à l'Orient, par des voies sûres, d'étape en
étape, des contes de tout genre, contes de fées, contes à
rire, contes d'animaux ; de l'autre, des théories... qui le
eombattent ? — non pas ; qui lui concèdent, au contraire,
la validité de ses arguments, quand il fait venir de l'Inde
des contes à rire et des fables, et qui, pourtant, prétendent
trouver, dans une seule classe de récits, — dans les contes
Q: LES EA.BOLIAKX

merveilleux, — tante*, des mythes aryens,


>
:
tantet des
traces, de moeuss,sauvages.
Avait-on le dcoit de: laissée: faim la tfcé^rie: orientaliste
quand elfe, ne- vous embarrassait pas, de passer- outreem
cas,c©Mraire. ? Avoir fegên^manifcsilie desehef s. de-l'école
anthropologique, comme- M. Andrew Lamg, toutes les fois
qu'ils se heurtaient aux théories indianistes, il. étaitévi-
dent que ni les- mythoLogues, ni les; anthropoLogist.es
n'avaient riiea- qui les- concemât dans des contes venus <fe
l'Inde et parvenus: en Europe-seulement aux: environs des-
Groisades,. Il fallait donc,, semblait^il, se méfier de e^s.
miiages :. de ces deux systèmesy l'un était chenu et ca-
duc ; L'autre, mort-né.

Comme les. gouvernements, les systèmes périssent par


l'exagération de leur principe, et sont communément rui-
nés- par ceux-là mêmes qui,, pour avoir voulu les compléter-
et leur faire porter leurs dernièresetlogiques conséquences,,
les ont soudain, sentis s'effondrer. Tout système-est comme
un.beau monument,, qui donne asile: à de nombreux et;
divers, esprits.. De puissantes mains l'ont édifié, ; tous le
croient, solide. Tantôt Fun de ses hôtes, moins par;
nécessité que pour le plaisir des yeux, L'étaye d'élégants-
arcs-'bo.utan.ts, le soutient par quelque colonnade ; la
plupart se bornent à le revêtir de belles fresques,, qui
l'ornent sans le compromettre. Un jour, L'un quelconque-,
de ses, habitants, le plus humble,, le plus-confiant, veut,
ajouter quelque: chose à Pédifice ;; non pas. même le
surélever,,, mais Le couronner simplement d'une pierre de
faite. Les fondements n'étaient
pas solides : tout l'édifice'
se lésarde et branle.
Quel fut Le premier et imperceptiblecraquement du
INTRODUCTION

monumenit,,ctMaament celui quil'entendit essaya longtemps


de se persuader'qu'il-ge>trx)m-piait, que le beau palais; ne
branlait pas:,, comment ils tentait de se: rassurer, ai voir tant
d'illustres hôtes, l'bahiteT ea paix qui ne doutaient pas
qu'il ne: fût, fondé sur-le diamant,.— c'est un historique
qui n'intéresserait pas. Le Lec^euu,. et d'ailleurs fort obscur
pour: celui uiêime-qui écrit ces ; lignes;. Qui peut suivre clai-
rement Le- mystérieux travail, par lequel) se fonde ou se
1

détruit une croyance ?"


Toujours est-il.que; je crus bon de faire-la critique du
:

système orieutaliste,. et. sincère d'exposer, nies doutes sur


sa solidité. Cela,, malgré Le consentement presque univer-
sel qui l'accueille depuis tant d'années.* Mais, disait Pas-
cal, « ni la contradiction n'est marque certaine d'erreur,
1

ni. l'iûcojitradietion: n'est marque certaine dé vérité ».

Voici, brièvement, quelles- sont, nos positions.


L'argument fondamental de la théorie; orientaliste est
celui-ci : A suivre, à la piste, un conte populaire, on
remonte d'âge en âge et de pays en pays jusqu'à un texte
sanscrit. Arrivé là^..il, faut, s'arrêter. Invinciblement, nous
sommes ramenés vers- l'Inde-, aux premiers siècles du
bouddhisme;, à cette époque.,, les- contes y foisonnent.
Cherchez-les en Grèce, à Rome-,, ou dans le haut moyen
âge- :, l'antiquité classique, le monde chrétien jusqu'aux
Croisades paraissent les ignorer. '
Après nous, être mis en garder contre latenda-nee à croire
que, des diverses formes d'un même,conte, la plus.ancienne
en date, est nécessairement la forme-mère, — ce qui est le
suphisme : post hoc, ergo propter hac> — nous avons
recherché s'il était vrai pourtant que le monde occide-nr
8 LES FABLIAUX

tal eût si tardivement connu les contes populaires. Il n'a


été malaisé de rappeler (Chapitre III) que, pour les
pas
fables tout au moins, la proposition des indianistes devait
être renversée, et que les contes d'animaux foisonnaient
Grèce à une époque où nous ne savons rien de l'Inde
en
et où les Grecs soupçonnaient même pas qu'elle exis-
ne
tât ; — ni de montrer qdil en est vraisemblablement de
même des autres parties du folk-lore, à en juger par de
très anciens contes plaisants ou merveilleux, égyptiens,
grecs, romains, qui sont parfois les mêmes que redisent
encore nos paysans ; — il n'a pas été malaisé davantage
d'établir la même vérité pour le moyen âge antérieur aux
Croisades, qui nous livre, en une seule collection, presque
autant de fabliaux que l'Inde.
Mais, disent les orientalistes, que sont ces rares contes
antiques en regard de « l'Océan des rivières des histoires »,
qui, à l'époque des Croisades, se déverse soudain sur l'Eu-
rope ? Au xne et au xme siècle, voici que sont traduits en
des langues européennes les plus importants recueils
orientaux : aussitôt les fabliaux fleurissent en France, en
Allemagne.
J'ai fait effort (Chapitre IV) pour apprécier à sa juste
valeur l'importance de ces traductions ; je les ai analy-
sées ; j'ai dressé la statistique des récits qu'elles mettaient
à la disposition de nos conteurs, et de ceux que nos con-
teurs peuvent paraître leur avoir empruntés. Et ce nombre
est dérisoire. D'où il résulte que ces grands recueils sont
restés des oeuvres de cabinet.
Cette démonstration, qui dissipe
un idolum libri, et qui
sera utile aux folk-loristes moins familiarisés avec le
moyen âge, est, à vrai dire, superflue pour les représen-
tants les plus autorisés de la doctrine orientaliste. Ils
reconnaissent, en effet, que les contes populaires sont le
INTRODUCTION 9
plus souvent étrangers aux grands recueils sanscrits, et
que, s'ils viennent de l'Inde, ils n'en viennent que rare-
ment par les livres. C'est la tradition orale qui les porte
communément à travers le monde et cette tradition a son
point de départ dans l'Inde.
Comment fondent-ils cette opinion ? Uniquement — et
c'est en effet la seule méthode possible -— sur l'examen
interne de chacun des contes qu'ils prétendent ramener
à l'Inde. Ces contes — dit la théorie — portent en eux-
mêmes le témoignage de leur origine indienne : soit que
l'on y découvre, même sous leur forme française ou ita-
lienne, des survivances de moeurs indiennes, soit encore
qu'à certains traits maladroits des versions européennes
correspondent, dans les versions orientales, des épisodes
plus logiques, donc originaux.
La première de ces prétentions, qui tend à retrouver
dans les fabliaux ou dans les contes de paysans des débris
de moeurs indiennes, voire de croyances bouddhistes, est
si vaine que, seuls, les sous-disciples de l'Ecole paraissent
n'y avoir pas encore renoncé. Aussi, nous accordons
volontiers que, dans le chapitre où nous rappelons quel-
ques-unes de ces tentatives avortées (Chapitre V), nous
avons trop cédé au désir de vaincre sans péril des adver-
saires peut-être imaginaires.
On ne saurait se débarrasser aussi aisément dé la
seconde de ces affirmations, à savoir que les formes
occidentales d'un conte, comparées aux formes orien-
tales, se révèlent souvent comme de gauches et illogiques
remaniements.
Pour le démontrer, les orientalistes ont appliqué, en un
grand nombre de monographies de contes, des procédés
de comparaison infiniment minutieux; Avec une bonne
foi patiente dont le lecteur sera juge, j'ai accepté cette
10 .LES; HAMEAUX

méthode. Le nombre des pages de; ce livre- serait


;
doublé^-
si j'y avais exposé toutes les enquêtes que jJ ai; tenté es. J?at
dû me borner : j'ai dumoins rapporté- celés qui;concer-
naient tous- les fabliaux: attestés en Orient. Le nombre en.
est, sans, doute, très grand ? Plus d'um lecteur sera sur-
pris- peut-être de voir qu'ils ne sont que onze..
Or-les résultats de ces enquêtes (Chapitres VT et VIE) L
me paraissent contredire la; théorie indianiste.
Dans certains contes — et c'est le: cas: le plus fréquent
les groupes occidental et oriental n'offrent en com-

qu'un minimum de données,, si nécessaires à la vie
mun
même du conte, qu'elles se retrouvent fatalement: dans
toutes, les versions possibles ; si bien qu'on ne peut rien
savoir du rapport de ces,versions,.ni décider: si les formes
occidentales sont les primitives ou inversement..
En. d'autres cas, loin; que les versions-orientales soient
les mieux ageneées, les: plus logiques, partant les versions-
mères, il semble au contraire que le rapport soit inverse,
et ce sont les versions indiennes qui apparaissent'plutôt
comme des remaniements.
Si ces observations sont justes, l'ambitieuse théorie
orientaliste devra se réduire à d'inoffensives proposi-
tions, que nul ne lui contestera jamais. L'Inde a, très:
anciennement, pour diverses raisons et. notamment pour
les besoins de la prédication bouddhiste, inventé des
contes. Elle en a surtout recueilli, qui existaient déjà,
dans la tradition orale.. Elle Les a rassemblés, la première,
en de vastes recueils, taudis que Les Égyptiens et les
Grecs, qui les contaient,
eux aussi, ne daignaient que
rarement les écrire.
Ces recueils sont restéslongtemps confinés dans l'Inde.

1. Cf. aussi l'appendice II.


HmiOEU-CTION lt
Pourtant, après avoir été traduits en diverses langues de
l'Orient, deux ou trois d'entre eux seulement, et très tard,
au-XTie et au XTiîeisiècre de notre ère, ont été mis en latin,
en espagnol, en français. Ils ont exercé sur la tradition
orale une influence certaine, mais très médiocre ; car au
moyen âge un fort petit nombre de contes paraît être-
sorti de ces collections. A la Renaissance et dans les
temps modernes, elles; ont été traduites de nouveau : elles'
ne semblent avoir fourni que des occasions de plagiats à
des conteurs lettrés. L'histoire de ces traductions', tant art
moyen âge que dans les temps modernes, n'intéresse donc
guère que les seuls bibliographes.
Par voie orale, des contes sont assuréments venus dé
F'Inde, tant au moyen âge que depuis. Contes de tout
genre, merveilleux ou plaisants, fables et fabliaux. Peut-
êtremême, malgré les apparences: contraires, les quelques
fabliaux que nous étudions spécialement exr sont-ils ori-
ginaires. Mais' c'est une concession toute gratuite, car nul
n'a le pouvoir de prouver cette origine orientale. Conces-
sion nécessaire-pourtant, car il n'y a nulle raison d'exclure
l'Inde du nombre des pays créateurs de contes-. Tous- en
ont créé. Il est venu, il vient des contes de Flhde, comme
il en- vient journellement dé la Kabylie et de la Lithuanie.
Bref', la théorie orientaliste est vraie quand elle se
réduit à dire : « L'Inde a produit de grandes collections
de contes. Par voie lettrée et par voie orale, elle a con-
tribué à en propager un grand nombre. » Affirmations qui
conviennent, l'une et l'autre, à un autre pays- civilisé quel-
conque. Elle est fausse^quand elle attribue à Tlndé un
rôle prépondérant, quand elle Pappelle « le jéservoir, la
source, la matrice, le foyeT, la patrie des contes ». C'est
dire que le système orientaliste meurt, au moment: précis
où il devient un système.
12 LES FABLIAUX

En nos diverses enquêtes, la méthode de comparaison,


universellement admise parles folk-loristes, nous prouvait
,

impuissance à démontrer que le conte étudié fût ori-


son
ginaire de l'Orient. Mais nous révélait-elle une autre
patrie pour de conte ? Nous disait-elle : il n'est, pas né
dans l'Inde, mais en Italie, ou en Espagne ?
Non : la méthode paraît stérile (Chapitre VIII), et ne le
paraît pas seulement dans les quelques monographies que
j'ai tentées. Depuis cinquante ans que les plus illustres
savants s'obstinent à collectionner des variantes de contes
pour les comparer, pour en chercher l'origine et le mode
de propagation, l'immense majorité de leurs recherches
n'aboutissent pas : si le conte étudié est conservé sous
quelque forme orientale, ils se hâtent de le déclarer indien
d'origine ; sinon, ils se confinent dans un inutile classe-
ment logique des variantes, et s'abstiennent de toute con-
clusion, ou même de toute conjecture.
Or, pourquoi certains contes sont-ils réfractaires à ce
genre de recherches ?
La méthode qu'on y emploie paraît pourtant très sûre.
Elle se résume en cette phrase, qui est de M. G. Paris :
« Il faut de toute nécessité distinguer dans un conte entre
les éléments qui le constituent réellement, et les traits qui
n'y sont qu'accessoires, récents et fortuits \ » Dans un
grand nombre de contes, le seul examen « des éléments
qui constituent réellement le conte » résout la question
d'origine ; l'inspection des « traits accessoires résout la
»
question du mode de propagation.
En effet, à examiner en certains contes les éléments
« qui le constituent réellement », qui en forment Torga-
1. Revue critique du 4 décembre 1875.
INTRODUCTION 13
nisme, on s'aperçoit qu'ils appartiennent nécessairement
à une certaine race, à une certaine civilisation. Ils sup-
posent des moeurs, des croyances spéciales ; ils ne peuvent
convenir qu'à un groupe d'hommes très déterminé. On
peut les définir des contes ethniques. On constitue ainsi
des groupes de contes celtiques, germaniques ; chrétiens,'
musulmans; médiévaux,modernes. Il est tel conte de la
Table Ronde que nous rapportons avec assurance àTAr-
morique ou au pays de Galles, même si nous n'en possé-
dons aucune forme bretonne, ni galloise.
-
En second lieu, la comparaison des traits accessoires
des différentes versions peut nous renseigner sur la pro-
pagation du conte. Ils sont en effet, souvent, les témoins
des adaptations nécessaires que le conte a dû subir pour
passer de sa patrie à des groupes d'hommes voisins, plus
ou moins différents, incapables de l'accepter sans le
modifier.
On sait combien cette méthode est féconde pour l'étude
des légendes épiques et hagiographiques. Elle l'est aussi
pour déterminer l'évolution d'un grand nombre de contes,
de ceux, par exemple, qui forment le noyau des romans
de la Table Ronde.
Le grand malheur a été de croire, depuis cinquante
ans, que ces mêmes procédés pouvaient s'appliquer à des
contes quelconques. On parvenait à établir l'origine de la
légende d'Arthur : pourquoi pas celle de la Matrone
d'Éphèse ? On pouvait étudier l'histoire de Renart : pour- .

quoi pas celle d'une fable quelconque ? On pouvait recons-


tituer l'histoire poétique de Garin de Monglaue ou de
saint Brandan : pourquoi pas celle du Petit Poucet ? Pour-
quoi les contes populaires les plus aimés, les plus répan-
dus, seraient-ils précisément ceux dont il est interdit de
déterminer l'origine et les migrations ?
1/4 LES TAKHAUX

' La raison -es est simple, pourtant.


La méthode est'bonne peur les -contes ethniques, parce
•quelle «e résume -à marquer' quelle limitation les données
sentimentales, morales, merveilleuses de la légende lui
imposent dans l'espace et dans le temps ; à étudier a quels
femmes elle eémvien* exclusivement -, au prix die quelles
transformations elle peut convenir a des hommes drlé-
:rents de ses premiers inventeurs.
Mais Timmense majorité des -contes populaires, presque
tous les fabliaux, presque toutes lés fables, presque tous
les contes de fées échappent, par leur mature, à toute limi-
tation. -
'
Les éléments '« qui les -constituent ré élément » reposent
:soit, dans la plupart des fabliaux et des fables, sur des
données murales si générales qu'elles peuvent également
être admises de tout homme, en un temps quelconque ;
soit, dans la plupart des contes de fées, sur un merveilleux
si peu caractérisé -qu'il ne ehoque aucune croyance, et
peut être indifféremment aeeepté, à titre de simple fan-
taisie amusante, par un bouddhiste, un ehïëtîen, un mn-
sulman,: un 'fétichiste.
De là, leur double don d'ubiquité et de pérennité. De
là, par oonsëquence immédiate, l'impossibilité de rien
savoir de leur origine, ni de leur mode de propagation. Ils
n'ont rien d'ethnique : comment les attribuer à tel peuple
créateur ? — Ils ne sont caractéristiques d'aucune civili-
sation comment les localiser ? d'aucun temps : com-
'-.

ment les dater ?
On l'a voulu faire pourtant de là,
; ces vaines comparai-
sons de versions, si-souvent tentées avant nous et par nous,
et dont le lecteur trouvera plus loin des exemples signifi-
catifs ; de là, ces hîzarres constructions •purement
logiques, fondées sur la similitude de traits accessoires
INTRODUCTION 1!5

indifférents ; — de là, cette histoire étrange de -chaque


-conte, Mstoire sans dates et sans géographie, soustraite aux
catégoriesde l'espace et du temps - ces'généalogies oùune
forme du xixe siècle apparaît comme Tancêtre-d'une^orme
de T.'Egypte ancienne ; ces groupements de versions qui
1

associent en une ^seule Camille, sans que jamais on sache


pourquoi, ici un conte breton et un ïéci-t kalmouk, là un
:narrateur arabe et un :novclliste italien.-
La question de lorigine et de la propagation des contes
paraît donc'une question-mal posée. Elle est solufele, elle
est ^résolue déjà, souvent, quand il s5agit des contes
ethniques. Bou-r les autres, qui forment l'immense majo-
rité, il est impossible de 'savoir où, quand ehacun d'eux
est né, puisque, par définition, il peut être né en un
lieu, en un temps quelconques • il est impossible de savoir
davantage comment chacun d'eux s'est propagé, puisque,
n'ayant à 'vaincre aucune résistance pour passer d'une
civilisation à une autre, il vagahonde par le monde, sans
connaître plus de règles fixes qu'une graine»emportée par
le vent.
Donc ee travail tend à une .sorte de de-placement de la
question.
L'histoire ne nous permet pas de supposer -qu'il ait
existé un peuple privilégié, ay-antreçu la 'mission d'inventer
les contes dont devait à perpétuité s'amuser l'humanité
future. Elle nous montre, au contraire, que chaque peuple
a créé ses -conteSj qui lui appartiennent : les Bretons, les
Germains, les Slaves, les Indiens. Puisque chaque peuple
a le pouvoir de créer des contes ethniques, il est nature!
de supposer qu'il a pu aussi inventer des 'contes plus
généraux, qui, étant très plaisants-et très inolîensifs en
leurs données, voyagent indifféremment de pays en pays.
Il faut donc conclure à la polygenèse des contes. Il faut
16 LES FABLIAUX

à stériles comparaisons de versions, qui pré-


renoncer ces
tendent découvrir des lois de propagation, à jamais indé-
'couvrabl.es : car elles n'existent pas. Il faut abandonner
vains classements qui; se fondent sur la similitude en
ces
des pays divers de certains traits forcément insignifiants
(par le fait même qu'ils réapparaissent en des pays divers
et qui négligent les éléments locaux, différentiels, non

voyageurs, de ces récits, — les seuls intéressants.
Ces mêmes contes non ethniques, indifférents si on les
considère en leurs données organiques, patrimoine banal
de tous les peuples, revêtent dans chaque civilisation,
presque dans chaque village, une forme diverse. Sous ce
costume local, ils sont les citoyens de tel ou tel pays : ils
deviennent, à leur, tour, des contes ethniques.
Sous cette forme, les contes de fées n'impliquent pas
seulement ce merveilleux banal, qui, seul, vagabonde du
Japon à la Basse-Bretagne ; mais ils retiennent, en dès
parties non transmissibles de peuple à peuple, le souvenir
de moeurs locales parfois très anciennes, de conceptions
surnaturelles abolies, et par là fournissent des matériaux
précieux aux anthropologistes, aux mythologues : le-
champ reste ouvert à l'ingénieuse Mélusine.
Pareillement, les mêmes contes à rire-indifférents sous
leur forme organique, immuable, commune à Rutebeùf,
aux Mille et une Nuits, à Chaucer, àBoccace, deviennent
des témoins précieux, chez Rutebeùf, des moeurs du
xine siècle français ; dans les Mille et une Nuits, de l'ima-
gination arabe ; chez Chaucer, du xive siècle anglais chez
;
Boccace, de la première renaissance italienne. C'est

ce qu'essaye de montrer, par l'exemple des fabliaux, la
seconde partie de ce livre.
INTRODUCTION 17

Qu'il me soit permis de prévoir ici, en quelques mots,


deux critiques.
D'abord, on peut dire que, si l'on supprimait de ce tra-
vail tout ce qui n'est pas l'étude des fabliaux, on l'abrége-
rait, de moitié,. Je l'accorde ; mais c'est trop peu dire : qui
ferait cette suppression ne le réduirait pas seulement de
moitié ; il le réduirait à néant. Nous nous trouvions en

présence d'une théorie de l'origine des fabliaux, qui les
faisait venir de l'Inde. S'appuyait-elle sur des arguments
tirés de l'examen des seuls fabliaux ? Non, mais sur des
séries de considérations historiques et sur une méthode
comparative d'où elle concluait à l'origine orientale des
fabliaux et d'autres groupes de contes, indistinctement.
Si elle se fût confinée dans le seul examen des eôntes à
rire, elle ne compterait pas : il en serait de même de toute
tentative de réfutation qui ne voudrait retenir de ses argu-
ments que ceux qui concernent spécialement les fabliaux.
Une autre critique plus grave est celle qu'on tirerait du
caractère négatif en apparence de mes conclusions. Je me
défends ailleurs 1 contre ce reproche de scepticisme et
d'agnosticisme. Le premier alchimiste qui a soutenu
l'impossibilité de découvrir la pierre philosophale n'était
pas un sceptique, mais un croyant. On peut me dire,
pourtant : à la fin de votre longue discussion, il n'y a rien
de fait, rien, qu'une théorie ruinée, si tant est qu'elle le
soit.
Si elle ne l'est pas, si elle triomphe de nos faibles
attaques, cette discussion n'aura pourtant pas été inutile.

1. V. le chapitre VIII.
BÉDIEB. — Les Fabliaux. 2
18 LES FABLIAUX

Toute critique de méthodes est chose bonne ; car il arrive


souvent que les partisans d'un système, trop convaincus
de l'évidence de leurs principes,' n'aient pas conscience
qu'ils ont négligé de les rendre également clairs pour tous.
Inondés de la lumière qu'ils en reçoivent, ils oublient que-
des esprits sincères (et non nécessairement aveugles);
vivent, un peu par leur faute, dans une zone moins plei-
nement éclairée. Il est bon que ceux-là demandent plus de-
lumière, même s'ils la demandent en la niant téméraire-
ment. De là le sens profond de cette parole : « Il faut qu'il"
y ait des hérésies. » Si nos critiques sont démontrées:
fausses, la démonstration de leur fausseté fortifiera, pour,
le plus grand bien de la science, les théories mêmes que-
nous avons combattues.
Si, au contraire, nos critiques sont fondées en fait et en-
raison, qu'on veuille bien songer, avant de nous repro-
cher le caractère en apparence négatif de nos conclusions,,
à la place que tient tout système faux, aux théories voi-
sines qu'il comprime, au nombre de travailleurs qu'il
immobilise pour un travail stérile.
Combien d'esprits restent aujourd'hui défiants à l'égard
des recherches de MM. Lang et Gaidoz, et de toute tenta-
tive folk-loriste, de peur de s'exposer à la déconvenue
comique qui consisterait à prendre pour des survivances
de moeurs primitives, pour des détritus des conceptions
les plus antiques de iios races, les imaginations dé quelque
prédicant bouddhiste !
S'il est vrai que la science des traditions populaires
doive être débarrassée de l'obsédant problème de l'origine
des contes, les savants qui s'occupent de novellistique
cesseront de croire que toute leur tâche doive consister à
étudier, à propos de Chaucer, le Çukasoeptati à faire
;
défiler inutilement sous
nos yeux, à propos de La Fon-
INTRODUCTION 19
taine, tous les conteurs passés, convoqués des points les
plus opposés de la terre, du midi au septentrion et de
1

l'orient au couchant.
Quelle aurait été la seconde partie de ce livre si. nous
avions admis la théorie indianiste ? Considérant les fabliaux
comme une matière non proprement française, mais étran-
gère, il aurait fallu étudier comment l'imagination orien-
tale s'était réfractée dans l'esprit de nos trouvères. Là
aurait dû être l'effort du travail : mais, si l'hypothèse
orientaliste est vaine, cette recherche eût porté à faux. Si
nous avions admis que les contes orientaux se sont trans-
formés en fabliaux, les fabliaux en farces françaises d'une
part, d'autre part eh nouvelles italiennes, nous aurions
dû étudier les transformations que les novellistes italiens
ou les auteurs comiques du xve siècle ont fait subir à leurs
modèles supposés. Or notre conception de l'origine des
fabliaux écartait les recherches de ce genre : les auteurs
de farces françaises et les novellistes italiens ont pris
leurs sujets non dans les fabliaux que, sauf Boccace peut-
être, ils ignoraient aussi bien que Ptolémée ignorait
l'existence de l'Amérique, mais dans la tradition orale.
Fabliaux, farces, nouvelles italiennes ne sont que les acci-
dents littéraires de l'incessante vie populaire des Contes.
Il est peut-être utile de comparer entre elles ces diverses
manifestations littéraires (v. notre chapitre IX). Mais il
est permis aussi de considérer les fabliaux comme des
oeuvres non pas adoptives, mais exclusivement françaises ;
et de même les nouvelles de Sercambi ou de Bandello,
sans se préoccuper de leurs sources, comme des oeuvres
exclusivement italiennes. — Cette conception est fausse
peut-être, — négative, non pas.
20 LES FABLIAUX

Quels traitscommuns nous révèle!'analyse des fabliaux ?


Quelle est la portée de Vesprit gaulois, fait de gaieté facile,
libre jusqu'au cynisme, réaliste sans amertume, optimiste
contraire, rarement satirique ? Ou bien, quand il est
au
satirique, quelle autorité les auteurs de fabliaux ont-ils
convicium saeculi, quelle est la valeur de
pour mener Le
leurs railleries contre les femmes, le clergé, les chevaliers,
les bourgeois ? (Chapitre X.)
Quels sont les procédés de composition et de style de-
trouvères dans les fabliaux ? (Chapitre XI.)
nos
Comment l'esprit des fabliaux naît et se développe au
cours du xiie siècle, en même temps que la bourgeoisie
des communes affranchies, par elle et pour elle ; comment
il représente l'une des faces de la littérature du moyen
âge, et forme avec l'esprit chevaleresque le plus saisissant
des contrastes. (Chapitre XII.)
Comment, pourtant, le goût des fabliaux et de la litté-
rature apparentée se répand dans les plus hautes classes,
si bien que nous constatons une étrange promiscuité des
genres les plus nobles et les plus bas, des publics les plus
aristocratiques et les plus grossiers. (Chapitre XIII.)
Que peut-on savoir des auteurs de fabliaux ? et com-
ment la place qui leur fut faite dans la société du temps
rend compte de cette confusion- des publics et des genres,
explique que les jongleurs soient à la fois les porteurs des
plus héroïques, des plus idéalistes poèmes, et des plus
ordes vilenies. (Chapitre XIV.) Quelle est,
en. résumé,
l'évolution du genre littéraire des fabliaux ? Pourquoi
vient-il à dépérir et s'éteint-il au début du xive siècle ?
(Chapitre XV.)
Telles sont les principales questions
que pose notre
INTRODUCTION 21
seconde partie. Nous ne faisons que les indiquer, par
ce
bref sommaire : non que nous les tenions pour
secon-
daires et accessoires, mais comme elles.sont moins expo-
sées à la controverse que les précédentes, il nous a paru
moins utile de marquer ici par avancé nos positions. Le
lecteur, s'il est plus curieux de connaître nos jugements
par leur dispositif que par leurs considérants, pourra se
reporter à notre conclusion, où nous les résumons.
Mais on peut dire qu'il y a ici, réunis par un lien factice,
deux livres en un : le premier qui serait d'un apprenti
folk-loriste, le second d'un apprenti romaniste.
Nous croyons pourtant que l'unité de ce travail n'est
pas seulement dans son titre : Les fabliaux. Elle est tout
entière dans cette proposition : l'étude d'un groupe de
contes populaires quelconque, vaine si on tente de les
suivre de migration en migration jusqu'à leur indécou-
vrable patrie, peut être féconde si on les considère sous
la forme que leur a donnée telle ou telle civilisation. —
Notre première partie propose et définit la méthode ; la
seconde tente de l'appliquer. Elle est dans les nécessités
du sujet ; et, si nous n'avions choisi les fabliaux, comme
exemple nécessaire, il nous aurait fallu traiter d'un autre
groupe quelconque de contes, soit des nouvelles de Stra-
parole ou de Sacchetti, soit d'un autre recueil de contes
populaires modernes, breton ou lorrain.

Celui qui écrit ces lignes doit à M. Gaston Paris plus qu'il
ne saurait dire. Il ya sept ans, parmi les disciples qui entou-
raient sa chaire, M. Gaston Paris distinguait le plus jeune,
le plus an myme, encore sur les bancs de l'École normale.
22 LES TFJLBUrATJX

Il l'admettait, sans lui faire subir le stage ordinaire des néo-


phytes, à ces conférences du dimanche,dont nul de ses
anciens élèves ne perd jamais le souvenir ; il ouvrait sa
B&mania au premier travail de ce débutant. Quelques mois
plus tard, par une inexplicable faveur, chaque semaine, à
jour fixe,il l'appelait chez lui ; et pendant uiïe aniiée,le pro-
fesseur de l'École'des Hautes Études et du Collège de
France donna à l'étudiant d'inoubliables leçons privées, en
sorte que celui-ci n'apprit pas les éléments- des méthodes
de la philologie romane dans des manuels-,- mais à leur
source la plus pure, dans le commerce du noble esprit qui
les avait fondéesdu précisées. L'année suivante,, le même
élève fut envoyé, grâce à lui, en Allemagne ; des lettres
d'introduction de M. G: Paris auprès des savants d'outre-
Rhin l'y avaient précédé, et M. Hermann Sûchier, de l'Uni-
versité de Halle, lui accordait, entre autres, un appui pré-
cieux. — Depuis, à Paris, plus tard dans l'Université
suisse, où son élève eut l'honneur d'enseigner,...de près
comme de loin, par ses lettres comme par ses entretiens,
soit que M. G. Paris lui ouvrît sa bibliothèque de folk-lore,
soit qu'il accordât à L'une de ses publications un encou-
rageant compte rendu, soit qu'il ait fait admettre le pré-
sent livre dans la Bibliothèque de l'École des Hautes
Études, partout, sous des formes ingénieuses.et multiples,
toujours présente, s'est étendue sur son travail et sur sa
vie privée la chère bienveillance de son maître.
Rappeler ici ces choses, c'est un devoir aimé. C'est
un
péril aussi ; car le lecteur de ce livre
verra trop clairement
que cette confiance aurait pu être placée sur un plus
digne, et qu'un autre, s'il avait rencontré
au début de sa
carrière un aussi puissant patronage intellectuel,
en eût
mieux profité. Je n'ai su reconnaître tant de bienfaits
que
par une infinie affection et par beaucoup de^ravaiL
INTRODUCTION 23
Par une qualité, du moins, les disciples de M. G. Paris
:m'avoueront pour l'un des leurs.
Il se trouve que ce travail sur les fabliaux, que M.G.Paris
a de plus ou moins près dirigé, contredit certaines idées
qu'il a soutenues. Cette théorie orientaliste que j'attaque,
il ne l'a pas acceptée dans ses prétentions excessives ;
mais dans la limite où elle est en effet vraisemblable, il la
croit vraie. L'étude des faits m'a conduit à des conclusions
-contraires. Je sens combien elles sont téméraires, se
heurtant à une si redoutable autorité. Je ne les exprime
pas sans tremblement : je les exprime pourtant.
Par là du moins, M. G. Paris me reconnaîtra comme de
son école. Parmi ceux qui la forment, il n'en est pas un
qui soit à son égard comme le famulus passif du docteur
Faust. Tous ont appris de lui la recherche scrupuleuse et
patiente, mais indépendante et brave, du vrai ; la soumis-
sion du travailleur, non à un principe extérieur d'autorité,
mais aux faits, et aux conséquences qu'il en voit découler ;
la défiance de soi, la prudence à conclure, mais aussi,
-quand il croit que les faits ont parlé, l'honnêteté qui
s'applique à redire ce qu'ils ont dit. Tous ont retenu de
lui ces paroles élevées : « Je professe absolument et sans
réserve cette doctrine que la science n'a d'autre objet que
la vérité, et la vérité pour elle-même, sans aucun souci
des conséquences bonnes ou mauvaises, regrettables ou
^heureuses,que cette vérité pourrait avoir dans la pratique.
Celui qui se permet, dans les faits qu'il étudie, dans les
•conclusions qu'il en tire, la plus petite dissimulation,
l'altération la plus légère, n'est pas digne d'avoir sa place
dans le grand laboratoire où la probité est un titre d'ad-
mission plus indispensable que l'habileté. »
LES FABLIAUX

CHAPITRE PRÉLIMINAIRE
QU'EST-CE QU'UN FABLIAU ? DÉNOMBREMENT,

RÉPARTITION CHRONOLOGIQUE ET GÉOGRAPHIQUE
DES FABLIAUX.

I. La forme du mot : fabliau ou fableau ?


II. Définition du genre : Les fabliaux sont des contes à rire en vers ;
dénombrement de nos contes fondé sur cette définition : leur oppo-
sition aux autres genres narratifs du moyen âge, lais, dits, romans,
etc.
III. Qu'il s'est perdu beaucoup de fabliaux ; mais ceux qui nous sont parve-
nus représentent suffisamment le genre.
IV. Dates entre lesquelles ont fleuri les fabliaux : 1159-1340.
V. Essai de répartition géographique : que les fabliaux paraissent avoir
surtout fleuri dans la région picarde.

I
En intitulant ce livre Les Fabliaux, je ne me dissimule pas
l'excès de ma témérité \ Toute la jeune école romaniste dit
fableau, comme elle dit trouveur. Quiconque ose écrire encore
fabliau, trouvère, fait oeuvre de réaction. Il est un profane, un
schismatique tout au moins.
Certes, la seule forme française du mot est, en effet, fableau :
cela n'est point discutable. Le représentant d'un diminutif de
fabula (fabula -f ellus) doit donner fableau, comme bellus donne
beau 2.

1. Elle m'a déjà été reprochée par le savant M. A. Tobler, dans VArchiv
de Herrig, t. LXXXVII, p. 441.
2. On sait comment se sont comportés tous les mots analogues : e devant
U + s a dégagé un a parasite [beats) ; Il s'est réduite à l, et devant une con-
sonne, l s'est vocalisée [beaus). On déclinait donc en vieux français :
Sing. sujet : li fableaus Pluriel. sujet : li fablel
rég. : le fablel re'g. : les fableaus.
La forme du pluriel a réagi sur le singulier : le fableau.]
26 LES FABLIAUX
D'où rient donc la forme fabliau ? Elle appartient aux dialectes
-du Nord-Est 1. Les savants des derniers siècles., le président Fau-
chet, le comte de Caylûs, ont trouvé cette forme dans des manu-
scrits picards et l'ont adoptée, sans se douter qu'elle fût dialec-
tale. Leur erreur, déplorable, s'est perpétuée jusqu'à nos jours.
Nous ne devrions pas plus dire fabliau que nous ne disons : biau,
châliau, tabliau. Fabliau est un provincialisme.
Les défenseurs de fableau ont donc pour eux la phonétique et
la logique, comme tous-les puristes. Mais ils ont contre eux, pré-
cisément, d'être des puristes. Nous pouvons déplorer qu'une
forme inexacte ait ainsi fait fortune. Nous pouvons regretter
d'être venus trop tard dans un monde trop vieux, et qui, depuis
les temps lointains du président Claude Fâuchet* et de Huet,
évêque d'Avranckes 8, dit fabliau:, — ou trop tôt, dans un monde
trop jeune, qui ne dit pas encore fableau. Mais eeux qui sou-
tiennent fableau ne doivent pas se dissimuler que, s'ils méritent
peut-être la reconnaissance future de nos petits-neveux, ils
affrontent assurément l'imperceptible sourire de nos contempo-
rains. J'avoue n'avoir pas ce courage, pour défendre une cause
si indifférente.
Il y a, d'ailleurs, ici, outre cette question de bon goût, une
menue question de principe. Ayons-nous donc le droit de réfor-
mer les mots mal constitués de notre langue ? Il nous déplaît de
•dire trouvère, alors que nous ne disons pas emperere ; mais nous
ne sommes pas plus autorisés à dire trouveur que sereur, au
lieu de soeur. De même pour notre mot ; les anciens érudits l'ont
p>ris à. des manuscrits picards et n'ont pas
eu tout à fait tort : la
.forme fabliau est en effet plus fréquente dans les manuscrits que
sa concurrente, parce que la Picardie est la province qui paraît
avoir le plus richement développé ce genre, et il est juste, en un
sens, que la forme du mot conserve pour nous la marque de ce
1. Fabliaus était un dissyllabe : (Cis fabliausaus maris MR,
promet
III, 57). — [Par les initiales MR, je désigne l'édition des fabliaux
.

de MM. de
Montaiglon et Raynaud).
2 « Nos trouverr.es... alloyent
par les cours resjouîr les princes, meslant
•quelquefois des fabliaux : qui estaient comptes faicts plaisir. Fauehet
OEuwes, 1610, f3 551, r°. a l »
'
3 Huet, Traité de l'origine des romans,
p. ISS de l'édition de 1711 :« Les
jongleurs et les trouverres coururent la France, débitant leurs
_

Jabliaux. romans et
»
LA FORME DU MOT : ÏÀBLÏAU OU FABLEAU ? 27
•fait littéraire. — Vous dites que nous devons parler français eu
français, et non picard ? Mais il est aussi illogique ée 'parler
aujourd'hui vieux-français que'' vieux-picard ; si nous voulons
^parler français, ne disons ni fabliau m fableau, mais conte à
rire'", de même, ne disons ni trouvère ni trouveur, mais poète.
Qu'est-ce donc, •d'ailleurs, parler français, sinon suivre l'usage du
'grand nombre, quand il est approuvé par nos écrivains ? Les
savants ont le droit, entre eux, de refaire un mot technique, un
mot d'érudits, non connu du public, et qui ne fasse point partie
-du trésor commun de notre vocabulaire. Mais il n'en va pas ainsi
pour le mot fabliau. Pas un lettré qui ne le connaisse ; pas un
écrivain de notre siècle qui ne l'ait employé. C'est sous cette forme
qu'on le connaît à l'étranger, et sous cette forme que Victor Hugo
lui a fait l'honneur d'une rime :
Ici,. sous chaque porte,
S'assied le fabliau,
Nain du foyer qui porte
Perruque in-folio'...

." C'est donc l'un de ces mille et un mots à moitié réguliers dont
'
.toute langue foisonne, et contre lesquels il sied mal de se dresser
«n réformateurs. Telles, les expressions consacrées : l'esprit
gaulois, le style gothique. Si impropres soient-elles, on ne peut
s'en passer sans quelque gêne, partant sans quelque pédantisme.
J'aime mieux Philippe le Bel que Philippe le Beau, Mwitaigm
-que Montagne, et je ne cesserai de prononcer- violoncelle- à la
française que lorsque j'aurai entendu prononcer à l'italienne le
mot vermicelle. Employer la forme fabliau, ce n'est pas, dites-

1. Chansons des rues et des bois. Fuite en Sologne. —• Comparez 'Condorcet,


Tableau des progrès de l'esprit humain, éd. de l'an III, p. 168 : « Les recueils
de nos fabliaux sont pleins de traits qui rappellent la liberté de pensée... y;
— Th.. de Banville, Idylles prussiennes, éd. Lemerre, p. 144 ; — Michelet,
Hisl. de France, t. II, p. 62 (lu naïvetéde nos faMiaux) ; t. II, p. 63 {la- reine
'des fabliaux) ; — Taine, Histoire de la litt. 'anglaise, t. I, p. '97 (Prenez un
fabliau même dramatique) ; — Baudet, Leitr-es -de mon moulin : « 3e trouve
un adorable fabliau que je vais -essayer de vous traduire en l'abrégeant un
peu... », etc., etc. -—• En Angleterre, c'est sous -ce titre que nos contes ont
été traduits (Way, Fahliaux or taies, -1815,- 3 vol. in-'8°). —-En Allemagne-:
« Vergleicht man die afz. fabliaux mit den araibïselien Moeîarcneïi..... » (Schle-
gel, Geschïchlé der dlten undneuen Liieraim-, 1812, OEuvres complètes, -Vienne,
•184'6, t. ï, p. 225). Etc., ete. '--" - ' ;'
28 LES .FABLIAUX
français Parler affectation,c'est pourtant.déjà,
vousf parler ? sans
parler français.
Mais, plus que le mot, la chose importe. Sur quels poèmes les
hommes du moyen âge appliquaient-ils cette étiquette, fableau ou
fabliau ? Il faut fonder notre étude sur une exacte définition. —
Les fabliaux conservés représentent-ils suffisamment le genre ?
Comment sont-ils répartis dans le temps ? dans l'espace ?

Ce sont là les prolégomènes nécessaires de notre sujet.

II
Qu'est-ce qu'un fabliau ?
La notion n'en est pas très constante en dehors du cercle des
purs médiévistes, et plus d'un lecteur, — et des plus lettrés, —
attiré par le titre de ce livre, sera déçu, peut-être, à l'ouvrir. Il
attend que je le ravisse au sein du beau monde romantique : car,
dans l'usage courant de la langue, fabliau se dit de toute légende
du moyen âge, gracieuse ou terrible, fantastique, plaisante ou
sentimentale. Michelet, notamment, lui attribue sans cesse cette
très générale acception. Cet abus du mot est ancien, puisqu'il
remonte au président Claude Fauchet, qui écrivait en 1581.
Depuis, les éditeurs successifs des poèmes du moyen âge l'ont
accrédité : Barbazan en 1756x, Legrand d'Aussy en 1779 et en
1789 ", Méon en 1808 3 et 1824l, Jubinal en 1839 et 1842 ont \
réuni pêle-mêle, sous le même titre générique de Fabliaux, les
poèmes les plus hétéroclites. « Miracles et contes dévots, chro-
niques historiques rimé es, lais, petits romans d'aventure, débats,

1. Fabliaux et contes des poètes françois des XIIe, XIIIe, XIVe et


XVe siècles, tirés des meilleurs auteurs [par Barbazan], (3 vol., Paris, 1756).
2. Fabliaux ou contes du XIIe et du XIIIe siècle, traduits
ou extraits d'après
divers manuscrits du lems. avec des notes historiques et critiques. Paris, 4 vol.,
1779. Le quatrième est intitulé : Contes dévols, fables et
romans anciens,
pour servir de suite aux fabliaux, par M. Legrand.
3. FaMiaux et contes des poètes françois des XIe, XIIe, XIIIe, XIVe
et
XVe siècles... p. p. Barbazan. Nouvelle édition augmentée et
revue sur les ma-
nuscrits de la B. impériale, par M. Méon, 1808, 4 vol.
4. Nouveau recueil de fabliaux et contes inédits des poètes français des XIIe
XIIIe, XIVe et XVe s., p. p. par M. Méon, 2 vol., Paris, 1823.
5. Nouveau recueil de contes, dits, fabliaux et autres pièces inédites des
XIIIe, XIVe et XVe siècles, pour faire suite aux colleclicns de Legrand
d'Aussy, Earbazan et Méon, par A. Jubinal, 1839 (1er vol.)
et 1842 (2-e vol.).
DÉFINITION DU .GENRE 29
dits, pièces morales, tout ce qui se rencontrait d'ancien et de
curieux sans, être long a été publié par eux au hasard et en
massex. »
Dès que les critiques ont commencé à se débrouiller parmi les
oeuvres du moyen âge, ils ont pris garde que les poètes d'alors
entendaient par fabliau non pas indistinctement toute légende,
mais un genre littéraire très déterminé. Les définitions se sont
donc précisées, depuis la magistrale étude de J'.-V. Le Clerc 2,
jusqu'à la belle édition de MM. A. de. Montaiglon et G. Ray-
naud?. — Gomme ceux-ci se proposaient de publier tous les
fabliaux et rien que des fabliaux, ils se soucièrent de fonder leur
labeur sur une définition qui convînt à tout le défini et au seul
défini. Leur concept du mot et delà chose, encore assez incertain
et flottant dans leurs premiers volumes, se précise dans les quatre
derniers, où l'on ne trouve, en effet, sauf quelques cas douteux,
que des fabliaux. Y trouve-t-on tous les fabliaux ? Oui, sauf de
rares exceptions. Les quelques observations qui suivent — non
plus que la dissertation spéciale de M. 0. Pilz Sur le sens du
mot f ableli — n'ajouteront donc rien à une définition acquise
par nos devanciers, et d'ailleurs facile à donner. Elles ne chan-
geront pas la physionomie de leur collection, mais en supprime-
ront quelques numéros, pour les remplacer par quelques autres.
L'erreur de la langue générale contemporaine qui entend par
fabliau à peu près toute légende du moyen âge et l'embarras des
romanistes pour déterminer exactement le sens ancien du mot
sont deux effets d'une même cause, à savoir : que les trouvères
eux-mêmes en ont fait parfois un emploi indiscret, et vague. Phé-
nomène trop naturel en un temps qui, d'une part, ne se souciait
guère dé composer des poétiques et, qui/d'ailleurs, ne disposait
que d'un choix de termes assez restreint, fable, lai, dit, roman,
fabliau, miracle, pour désigner de nombreuses variétés de

1. A. de Montaiglon, Recueil des Fabliaux, avant-propos, p. 9.


2. Histoire littéraire de la France, t. XXIII.
3. Recueil général et complet des fabliaux des XIIIe et XIVe siècles,
imprimés ou inédits, publié d'après les manuscrits par Ana'.ole de Montai-
glon et (à partir du t. II) par Gaston Raynaud. Paris, Jouaust, 6 vol. in-8°
-(1872,1876,1878,1880,1883,1890!. -
'

-4. Beilroege zur Kenninis der altfz. Fabliaux. 1. Die Bedeulung des Wortes
.
Fablel. Diss. de Marbourg, par Oscar Pilz, -Stettin, 1889;
30: LES FABLIAUX
poèmes narratifs. De plus, tous ces genres se développent sou-,
dain, concurremment, vers le milieu du xne. siècle. Ils germent
pêle-mêle, s'organisent, puis se différencient ; mais, avant qu'ils,
aient pris claire conscience d'eux-mêmes, ils se confondent dans
une sorte d'indétermination. Tout genre connaît, à sa naissance,
de pareilles hésitations. Qu'on se rappelle, par exemple, l'em-.
barras des poètes du règne de Louis XIII pour distinguer, par
des mots divers, les différents genres dramatiques, à l'époque
où Corneille n'appliquait pas encore les règles « parce qu'il ne
savait pas qu'il y en eût », et où il intitulait pareillement tragir
comédies, Clitandre et le Cid. Ajoutez que le mot fabliau, qui/
par étymologie, signifiait simplement court récit fictif, était né,
vague : d'où sa facilité à s'appliquer à des poèmes divers de ton
et d'inspiration.
Pourtant une tradition s'établit vite, qui affecta exclusive-
ment le mot à des poèmes d'un genre très spécial. Il nous est
aisé de discerner quels ils sont : si, en effet, sur les 300 fables
environ que nous a léguées le moyen âge, 4 seulement portent
le titre de fabliaux; si, pareillement, 7 dite seulement sur 300
sont qualifiés de fabliaux, c'est que cette étiquette est indûment
appliquée à ces 4 fables, à ces 7 dits, et l'on doit les exclure d'un
dénombrement des fabliauxx. Si, au contraire, cinquante poèmes
portent ce nom, qui tous répondent à peu près au type du Vilain
Mire, c'est que tous les poèmes analogues doivent être appelés
fabliaux.
On arrive ainsi à cette simple définition :

Les fabliaux sont des contes à rire en vers.


Elle est un peu étroite : elle ne convient pas à quelques rares
poèmes, à certains, par exemple, qui sont plutôt des nouvelles
sentimentales, et que les trouvères nommaient pourtant des
fabliaux. Mais, sous la réserve des quelques éclaircissements
que
voici, elle suffit. Elle nous rend possible cette tâche minutieuse
et nécessaire, qui est le dénombrement exact de notre collection
de fabliaux.

1. On trouvera dans le travail de M. Pilz la liste des poèmes


usurpé ce titre au moyen âge : 3 fables ou 4 ; 2 débals qui ont
ou batailles, 7 dils
le Songe d'Enfer de Raoul de Houdenc, le Fablel dou dieu d'Amours '
etc
1 DÉFINITION: DU GENRE 3£
.
1° Les fabliaux 1, disons-nous d'abord, sont des contes:
Ce qui les constitue essentiellement, c'est lé récit* Iliaut donc
exclure tous les poèmes qui ne contiennent pas la moindre his-
toriette, et, de ce chef, nous supprimerons de la collection de:
MM. de Montaiglon et Raynaud dix poèmes qui sont des satires,,;
des lieux communs moraux, des éloges éé corps de métier, des^
tableaux de moeurs : toutes ces pièces rentrent dans la catégo-
rie, assez mal définie, des dits'\ Mais la limite^est parfois indé-:
cise entre les dits et les fabliaux. Le Valet qui d'aise a malaise-
se met, par exemple, est-il un conte très faible ou un, excellent,
tableau de moeurs * ? L'un et l'autre. Il sera bon de respecter l'in^
décision même des trouvères, et de marquer, en accueillant ce
poème dans notre collection, comment les fabliaux peuvent con-
finer à des genres divers.
. .
;..•".':
Les fabliaux sont des contes : ils étaient narrés et non chan-
tés. II faudra, par suite, supprimer de la collection Montaiglon la
Châtelaine de Saint- Gilles *, qui aurait mieux trouvé sa place
parmi les chansons de mal mariées réunies- par Bartsch*.
1

1. On trouve, auprès des formes communes (fablel, fabliau, fableau)-, les-


formes curieuses flabel, flablel. Exemples : se fiàbliaùs puet yeritez estre...
(Le Vilain de Bailleul) ; •— un Flablel courtois et petit... (Le preslre qui
abevete) ; — Dont le flablel je vous dirai... jl.es trois aveugles) ; un flablel
merveilloùs et cointe... (Les Quatre Soulmiis) ; un flabel qui n'est mie briés.;. 7

(Le Prêtre comporté], — Sur cette singulière mobilité de VI, voy. W. Foerster,.
-Jahrbuçh f. rom. u. engl. Phil., N. F., I, 286.
2. Le mot dit, comme son sens étymologique le laisse prévoir, est evtrê^
mement comprébensif. Aussi s'emploie-t-il comme synonyme non teehuique-
de fabliau, en tant que le fabliau est une espèce du genre narratif. Les trou-
vères appellent communément leurs fabliaux des dits :
Mètre vneil m'entente et ma cure
A fere un dit d'une aventure;..
A.tant aï mon fablel fine.
(Lee Braies du cordelier, ni, 88.)

Cf. III, 62, III, 80, etc. — Tout fabliau est un dit ; mais la réciproque
n'est pas vraie. Un poème sans récit est un dit et n'est pas un fabliau. C'est
pourquoi nous effaçons de la liste de MM. de Montaiglon et Raynaud les dits-
dialogues des Troveors ribaus (I, 1) et de la Contregengle (II, 53) ; les dits
des Marcheanz (II, 37) ; des Vins d'Ouan (IL 41) ; de VOusiiïlement au vilain
(II, 43), des Estais du siècle (II, 54), du Fai-eon lanier (III, 66) ; de Grognet et
de Petit (III, 56) ; Une branche d'armes (II, 38), la palrenoslre farsie (II, 42).
3. L'auteur du Valet qui d'aise a malaise se met appelle son poème un
"fabliau (v. 376)'. Mais M. Pilz (p. 21) lui refuse celte qualité.
4. La Châtelaine de Saint-Gilles, MR, I, 11. :- '•• .
'
-
5. V. Jeanroy, Les origines de la poésie lyrique en France, 1-889; ch; IV. '-
32, LES FABLIAUX
Faut-il donc en exclure, pour la même raison, le Prêtre qui
fut mis au lardier 1 ? Cette spirituelle piécette est rimée sous
forme strophique, et le poète l'appelle lui-même « une chansona ».
Mais nous serions fort en peine de lui trouver sa place parmi des
poèmes similaires, dans un genre lyrique quelconque. Au rebours
de la Châtelaine de Saint- Gilles, elle ne rentre dans aucun groupe
de chansons connu, mais procède, par contre, de la même inspi-
ration que les fabliaux. — Accueillons-la donc comme l'unique
spécimen d'une variété rare du genre : le fabliau chanté. Un
jongleur s'est amusé à chanter sur sa vielle, peut-être sur un
mode parodique et bouffon, un fabliau ; c'est une fantaisie qui a
dû se renouveler plus d'une fois.
Les fabliaux sont des contes : ce qui implique une certaine
brièveté : le plus court a 18 vers 3 ; le plus long, près de 1.2004.
En général, ils comptent de 300 à 400 vers octosyllabiques. Par
cette brièveté, ils s'opposent, dans la terminologie du xme siècle,
aux romans 6. Mais combien faut-il de vers pour qu'un long
fabliau devienne un court roman, ou pour qu'un court roman
devienne un long fabliau ? Comme il est malaisé d'en juger, les
critiques disputent s'il faut dire le roman de Trubert ou le
fabliau de Trubert. Pourtant, une différence plus interne sépare
le fabliau du roman. Le fabliau n'a point, comme le roman,
l'allure biographique. Il prend ses héros au début de l'unique
aventure qui les met en scène et les abandonne au moment où cette
aventure finit. Par là, il semble donc bien qu'il y ait quelque
inexactitude à ranger Richeut et Trubert parmi les fabliaux.
Nous recevrons cependant ces poèmes dans notre liste, non
comme des fabliaux proprement dits, mais comme les uniques
représentants d'un sous-genre très voisin et plus prochement
apparenté aux fabliaux qu'à tout autre genre.
2° Les fabliaux sont des contes à rire.
Comme tels, ils ont comme synonymes non techniques dans la

1. Le Preslre au lardier, MR, II, 32


2. V. 167.
3. MR, VI, 144.
4. MR, IV, 99.
5'Û ^ ^ dUf'"'^
tion Montaiglon, le
™mV°Hé> <îui
A appelle
est la Plus longue pièce de la collec-

ms. deux fois ce récit un roman, le B aux
(1155-6), l'appelle deux fois un fablel. ms
mêmes vers '"
DÉFINITION DU GENRE 33
langue des jongleurs les mots : bourde, trufe, risée, gabet. Ils
s'opposent aux miracles ou contes dévots, aux dits moraux, aux
lais. — Ils s'opposent aux miracles, en ce qu'ils excluent tout
élément religieux, aux dits moraux en ce que l'intention édi-
fiante y est nulle ou subordonnée au rire, aux lais .en ce qu'ils
répugnent à l'extrême sentimentalité et au surnaturel.
Mais, ici encore et surtout, la transition de chacun de ces.
genres aux fabliaux est presque insensible : tel poème est-il'un
fabliau ou un conte dévot ? Pour en décider, ilfaut y appliquer
«l'esprit de finesse », et c'est pourquoi il sera sans doute toujours
impossible de dresser une liste de fabliaux par laquelle on satis-
fasse tout le monde et son critique. Mais, encore une fois, l'indé-
cision même des trouvères est un fait littéraire qu'il faut respec-
ter, et le souci d'une définition très précise.ne doit pas nous por-
ter à l'exclusivisme.
D'abord, les fabliaux ne sont pas des contes dévots : c'est-à-
dire qu'il faut éliminer de la collection Montaiglon-Raynaud,
malgré leur forme semi-plaisante, les récits miraculeux de Mar-
tin Baparl 1 et du Vilain qui dona son ame au diable 2; de même,
de l'énumération de M. Gaston Paris 3, la Cour de Paradis, cet
étrange et charmant poème où les saints, les apôtres, les mar-
tyrs, les veuves et les vierges dansent aux chansons *. — Dans
ces pièces, l'intention pieuse des poètes est évidente : ils seraient
fort scandalisés de retrouver leurs édifiants poèmes en la compa-
gnie des Braies au cordélier, et réclameraient de préférence le
voisinage du Miracle de Théophile et de la Vie sainte Elysabel.
— Ce n'est pas que la seule présence du bon Dieu et des saints
dans les fabliaux les transforme aussitôt en légendes pieuses et,
contrairement à l'opinion de M. Pilz, la plaisante aventure des
Lecheors 6 figure fort bien dans la collection Raynaud auprès des

1. MR, VI, 145.


2. MR, VI, 141.
3. La littérature française au moyen âge, § 78.
4. Recueil de Barbazan-Méon, t. II, p. 128-48. — De même, il ne convient
_

pas de considérer comme un fabliau, ainsi que le voudrait M. G. Paris (loc.


cit.), le poème de Courtois d'Arras (Méon, t. 1), cette page de l'Évangile spi-
rituellement embourgeoisée. On peut voir, en cette excellente pièce, non pas
un fabliau, mais peut-être, et malgré quelques vers narratifs intercalés soit
par un copiste, soit par le meneur du feu, un jeu dramatique et, sans doute,
le plus ancien spécimen de notre théâtre comique.
5. Pilz, p. 23 ; M R, III, 76.
BÉDIER. — Les Fabliaux. s
g4 MS FAB-LIAUX .;
,

contes irrévérencieux de-Saint Pierre et du Jongleur, des Quatre-


Souhaits, saint- Martin, et/du Vilain, qui conquist Paradis par
plaid..
De même les. fabliaux ne sont-point des dits moraux ; mais ce
'_.;..
n'est; pas dire, qu'ils doivent nécessairement être: immoraux. ;: et-,...
sans perdr© leur caractère de: contes plaisants^ils peuvent confir
à voisin, distinct tels sont les fabliaux, de. la
ner ce geme efc :
Housse partie,, de- la Bourse pleine de. sens, de la Folle largesse..,.
En cas: d'indécision, nous, devons nous., poser cette question : si-
te, trouvère a voulu, plutôt faire oeuvre de conteur,, ou de mora-
liste: ; s'il a été attiré vers son sujet par le conte, qui l'amusait,.;
où, s?il a,, am contraire, imaginé le conte pour la moralité. C'est-
ainsi que- nous écarterons de notre collection le. dit de la Dent\.
—^Le roi d'Angleterre et le Jongleur d'Ely est. à la limite des
deux genres.
Enfin, les fabliaux qui sont des contes à rire, s'opposent aux
lais,, qui sont. de.s légendes d'amour, souvent, d'origine celtique et

Le dit dela-Dent- (I,, 12); est bien.une. pièce morale, et le petit apologue-
1...
qu'il renfermen'a de valeur et d'agrément qu'autant.que le poète en tire une
moralité, qui, seule, lui importe. Je sais que ce petit conte' du fèvre arracheur 1

dé d'ents peut vivre indépendant, sans aiicune idée d'application morale-.. II.
est, par exemple,, narré pour lui-même dans lés Contes en vers de Félix Noga-
ret, Paris,, 1.810, liv. VI,. p. 108 : ' '

Dans un recueil chirurgical


Composé par M:. Afcteille,
. -
i Je,trouve un moyen infemaL
D'arracher les dents à merveille
Voyez aussi Sacchetti, n° 166.
— Mais notre liste de fabliaux s'allonge-
rait démesurément si nous y faisions entrer tous les contes' répétés' accideit--
teDement, occasionnellement, par- les trouvères. On
en relèverait dans les
romans d'aventure,, dans les chansons de geste,, dans les vies de saints, .par-
tout. Ce serait la confusion des genres.' Il est manifeste que la Dent appar-
tient au genre très déterminé audit moral. Il ressemble exactement
aux
autres poèmes de Huon Archevesque, surtout au dit de Larguece et de Debo-
nairelé, où le forgeron de Neufbourg est remplacé Jésus-Christ en
par
croix. — V. l'intéressante, monographie de M. A. Héron,- Les .dits -dé Hue '
Archevesque, Paris, 1885. La question est plus 'malaisée pour le lai de

l'Oiselet, que M. G. Paris range parmi les fabliaux dans-
Liiler. fr. au m. âge, § 77 (2e édition), tandis qu'il son Tableau de. la
ne le mentionnait pas'à
cette place lors du 1« tirage de ce même Tableau de la- Liitêr fr
dans son exquise édition de cet exquis poème, il n'écrit - ,-
et que,
pas une- seule- fois.
e mot fabliau. Il faut plutôt, je crois, ranger le lai de l'Oiselet parmi les .

apologues, auprès- du dit de Wnicome et du Serpent


similaires. et d'autres poèmes

DEFINITION DU.GENRE 35
mêlées, de surnaturel. Mais, dans la terminologie dê&.jongl-eurs'-
les deux mots empiètent souvent l'un sur l'autre,, etc?est-.ici
sur-
tout que le départ est délicat entre les genres. MM. de Montai-
glon et Raynaud me paraissent avoir saisi la différence avec
infiniment de justesse littéraire.
D'abord, il est certains récits que les jongleurs appellent des
lais : lai dvAristote, lai de fÊpervier, l'ai du Cort mant'el. 1, lai
é'Àuberée*, et qui sont de simples contes à rire, mais, narrés .

avec- plus de finesse, de décence', de souci artistique-. Pourquoi


les jongleurs ne les appellent-ils pas des fabliaux ?' Parce que le
mot s'était sali à force' de désigner tant de vilenies grivoises ; il
leur répugnait de l'appliquer à leurs contes élégants, et le nom
de lai, qui avait pris un sens assez vague 3, mais s'appliquait
toujours à des poèmes- de bon ton,, leur convenait, à merveille.
Ces contes sont des fahlians;: plus aristocratiques,. d©s fabliaux
pourtant.
Mais il reste dans la collection Montaiglon-Raynaud quelques.
contes plus élégants encore,, le Chevalier qui recouvra l'amour
de sa dame, le Vair palefroi, Guillaume au faucon, les Trois
chevaliers et le chainse. De ces quatre^ contes^ Guillaume au fau-
con est le seul à qui le nom de conte à rire convienne encore
vaguement ; mais il ne peut s'appliquer aucunement aux trois
autres, notamment au, conte du, Chainse,, qui. est une- Légende
d'amour tragique. Exclurons-nous ces quatre- contes- de notre
collection ? ou modifierons-nous, pour eux quatre, notre défini-
tion du mot fabliau, un peu étroite ? Dirons-nous, par exemple,
que les fabliaux sont des contes à rire en vers, et, parfois, des
nouvelles sentimentales- ? Je crois qu'il est bon de retenir ces
rares contes sentimentaux, pour montrer que des transitions

1. Bien entendu, si les fabliaux excluent le. merveilleux, il ne s'agit pas du


merveilleux-bouffe, comme dans le Court maniel, le conte de l'Anneau
magique (M R, III, 60), les Quati-e Souhaits, etc. Il conviendrait peut-être
d'admettre aussi parmi les fabliaux le l'af du- Corn.
2. D'après les mss. A, C, d'Auberée.
3. M. Pilz (p. 18) appelle fabliaux les lais d'Amours, du Conseil, de
l'Ombre. C'est obscurcir plutôt qu'éclaircir- l'idée de fabliau. V. notre édi-
tion du Lai de l'Ombre, Fribourg, 1890, p. 8. — M. G. Paris dit fort bien,
Romania, VII, 410 : « Le lai d'Amors n'a aucun, rapport ni avec les lais ni
avec les fabliaux. » On peut en dire autant dïr Conseil et de l'Ombre, et de
bien d'autres pièces encore, j
36 LES FABLIAUX
insensibles nous mènent du fabliau au lai, de l'obscène conte de
Jouglet au noble récit du Vair palefroi.
3° Les fabliaux sont des contes à rire en vers.
Le mot désigne toujours les contes, en tant qu'ils sont parve-
nus à la forme littéraire, rimée par un poète. Par là, ils s'opposent
aux mots conte, oeuvre, fable, matière, aventure, qui désignent
le sujet brut du conte. Le fabliau est l'oeuvre d'art pour laquelle
la matière, l'aventure, etc., ont fourni les matériaux. Un poète
nous le dit, entre vingt autres : de même qu'on fait des notes les
airs de musique, et des draps les chausses et les chaussons, de
même
Des fables fait on les fabliaus 1
On pourrait, dans ce vers, remplacer le mot fable par l'un
quelconque des mots conte 2, aventure 3, matière*.
1. Des iables fait on les faWians
Et des notes les sons noviaus,
Et des materes les chansons,
Et des dras cauees et cauchons :
Por ce vos vuel dire et conter
Un fabelet por déliter
D'une table que jou oï...
(La vieille truande, V, 129.)
Ces vers sont reproduits par le ms. D du fabliau du Chevalier qui faisait
parler les muets, t. VI, p. 164. —• Cf. ce vers : Qui que face rime ne fable...
2. Conte. De même que dit, oeuvre (I, 3 ; V, 120), exemple (I, 17 I, 1S
;
I, 22 ; II, 30 ; II, 35 ; IV, 102 ; IV, 107 ; V, 112, v. 117), conte est ;
un syno-
nyme non technique de fabliau. Il signifie le récit brut :
En cest fablel n'avra plus mis :
Car atant en fine le conte.
(IV, 106.)
Cf. I, 24 ; II, 14 II, 34 ; IV, 92 IV, 94
; ; ; etc., etc.
3. Aventure :
Ma peine métrai et ma cure
En raconter d'une aventure
De sire Constant du Haniel.
Or en escoutés le fablel... (IV, 106)
... Faire un fablel d'une aventure... (TTT 88)
... Seignor, se vous voulés atendre
Et un seul petitet entendre,
Tout en rime je vous métrai
D'une aventure le fablel, (I, 2.)
Cf. II, 35 ; IV, 95 ; IV, 107, etc.
4. Matière :
"Unematière ci dirai
D'un fablel que vous conterai...
(I, i. — Variante : une
aventure ci dirai...)
Cf. IV, 89 ; V, 128 ; V, 130, etc.
LES FABLIAUX PERDUS 37
On arrive ainsi à une détermination suffisamment nette du mot
et de la chose : les fabliaux sont des contes à rire en vers 1 ; ils
sont destinés à la récitation publique ; jamais, ou presque jamais,
au chant ; ils confinent parfois soit audit moral, mais l'intention
plaisante y domine ; soit à la légende sentimentale et chevale-
resque, mais ils se passent toujours dans les limites du vraisem-
blable et excluent tout surnaturel.
On trouvera aux appendices la liste des contes que nous étu-
dierons, en vertu de cette définition. Je propose d'adjoindre six
fabliaux à la collection de MM. de Montaiglon et Raynaud, et
d'en supprimer seize poèmes : les savants éditeurs seraient,
j'imagine, disposés aujourd'hui à concéder la majeure partie de
ces suppressions. Tel lecteur pourra ajouter cinq ou six contes,
tel autre en supprimer cinq ou six autres. On le voit : le désac-
cord ne pourrait porter que sur un nombre infime de contes.

III
La liste que nous dressons comprend, au total, 147 fabliaux.
C'est peu pour représenter le genre. Mais nous en avons assuré-
ment perdu un très grand nombre.
Pour se figurer l'importance de ce naufrage qu'on se rappelle
l'histoire du recueil de farces dit du British Muséum*. Dans un
grenier de Berlin, vers 1840, on a retrouvé un vieux volume
Comparez encore ce passage :
Or reviendrai a mon trefcié
D'une aventure qu'emprise ai,
Dont la matière moût prisai
Quant je oi la nouvelle oïe,
Qui bien doit estre desploïe
Et dite par rime et retraite.
(V, 137, v. 38.)
Une fois « retraite par rimé », l'aventure qui a fourni cette matière devient
un fabliau.
1. Mais ils ne sont pas, comme le voudrait M. Pilz, tous les contes à rire
en vers. Il faut considérer à part les contes à rire des grands recueils
traduits
de-langues orientales, le Chasliemenl d'un père àson fils, le Roman des sept
sages, etc., et ceux des recueils de fables de Marie de France, des Ysopets,
etc. Destinés à la lecture plutôt qu'à la récitation, distincts des fabliaux
par leur origine littéraire, savante, et par d'autres caractères qui seront
marqués plus loin, ces contes à rire forment un groupe qui complète celui
que nous étudions, sans se confondre avec lui.
2. V. L. Petit de Julleville, Répertoire du théâtre comique en France au
moyen âge, 1886.
38 LES Ï'ABLIAUX
relié en parchemin, imprimé en caractères -gothiques. C'était-un
recueil factice de soixante et -une -farces ou moralités françaises'
du xv-r* siècle. Or, einquante-rsept de «B pièces ne no-us sont
-cet unique -exemplaire..Ainsi,<un siècle environ
connues que par
après l'invention de l'imprimerie, notre répertoire comique était,
si peu à l'abri de la destruction -que ce qui nous -en reste serait
diminué du quart, s'il n'avait plu -:à quelque amateur, à -un boa
Brandebourgeois peut-être, de passage à Paris vers 1548, de
collectionner des farces françaises. Et les manuscrits-du xnïe siècle
sont presque aussi rares que les plaquettes gothiques -du xviB 1
Une observation très simple et plus directe nous donnera -une
juste idée du grand nombre de fabliaux -qui ont disparu. Sur
nos 1-47 fabliaux:, 92 -sont anonymes ; les 55 autres portent le
nom de trente auteurs différents, -ou -environ-1, -ce -qui -attribue
à chacun deux- pièces -en moyenne. On peut donc conjecturer,
par analogie, que les 92 fabliaux anonymes sont l'oeuvre de 45
autres poètes. Notre recueil de fabliaux représenterait donc une
part de .l'oeuvre collective de 75 poètes environ. Remarquons
que la plupart d'entre eux étaient des jongleurs de profession,
qui vivaient des contes qu'ils composaient et récitaient. En sup-
posant que chacun ait, pendant tout le cours de sa vie, composé
12 fabliaux seulement, l'oeuvre des 75 trouvères comprendrait
un millier de pièces.; et voilà notre collection sextuplée. Or, il
faudrait considérer non pas seulement 75 trouvères, mais, au
moins, le double.
Il a donc péri un nombre de fabliaux difficilement appré-
ciable, mais très grand. Un trouvère, Henri d'Andeli, nous donne
un renseignement curieux : écrivant -un grave. dit historique, il
nous fait remarquer que — ce poème n'étant pas un fabliau —
il l'écrit sur du parchemin, et non sur des tablettes de cire \
Aussi n'avons-nous conservé d'Henri d'Andeli qu'.un :s,eui
fabliau, charmant d'ailleurs, et s'il nous est
parvenu, c'est
miracle. Onn"estimaitpas que ces .amusettes valussent feuillet
.un
de parchemin.

Il est malaisé de dire, au juste, s'ils «ont 25


1.
ïaMianK isont attribués à un certain Guerin ,ou -30, .car plusieurs
ou .-à un-certain Guillaume, ,et le
même nom Guerin, Guillaume .est peut-êtoe la signature ide ^rasieurs ion--
gleurs. - ..
2. Le dit du chancelier Philippe, vers 255-8 (édit. Héron).
LES TABHAiUX 3POE2RDUS 39
Pourtant — ceci .est plus .'surprenant -— certaines inductions
mous permettent de croire que, si nous possédons 'seulement
l'infime minorité des'faMiaux, atous en,avons pourtant l'essentiel.
Une sorte de justice distributrve a guidé le hasard dans son
•mivr-e de destruction. Elle nous :a conservé ceux <que le moyen
-âge reconnaissait pour les plus accomplis. V<oi<ei .sur quoi se fonde
cette conjecture : parmi les allusions nombreuses sa des contes
alors célèbres que l'on rencontre chez les divers écrivains du
mo3^en âge, un très petit nombre se réfèrent à des fabliaux
perdus 1 ; presque toutes nous rappellent des fabliaux de notre
-collection.—- Par exemple, Jehan jBedélnous dit-.qu'il<acomposé
sept fabliaux 2 : nous les possédons -en effet tous les sept. —
L'auteur du roman. à'Eustache le moine nomme des voleurs
-célèbres.: Barat, Travers, Haimet8-: or, vous trouverez dans.
notre collection le fabliau de Barsit, de Travers et de Haimet\
— 'Deux jongleurs, en un plaisant dialogue 6, émumèrent les
pièces les plus remarquables de leur répertoire, et dans le
nombre, ;sept "fabliaux : or, vous pourrez lire, dans le recueil de
.MM. de Montaiglon et Raynaud, ces ;sept îab'h-aux. —Le fait le
plus significatif est que nos 147 poèmes ne -sont pas .147 -contes
-distincts, mais que plusieurs -sont des doublets d'autres fabliaux
•également conservés, et que tel de ..ces pauvres poèmes reparaît
deux, trois, quatre fois remanié*, tout comme une noble eh-an-
.
•son de geste. On peut conclure de ces menues -observations que
notre collection, si mutilée isoit-elle, représente excellemment -le
genre : fait aisément explicable, si l'on songe que les manuscrits
des îaMiaux ne sont pas, en général, des manuscrits de jongleurs

1. En voici wie pourtant (MR, V, p. .166). -Un .mari bat un prêtre si fort
Conques li foons vilains Mados
Qui le tenoit por Ouroln
2Je -ferî rtant. aor JBanuoïn
Quant il traist Drian de la fosse.
Qui sont ces Madot, Curoïn, Baudoin, Drian ? Sans doute les personnages
-de quelque fabliau perdu.
2. Dans -le ^prologue -du fabliau des Meux-chevaux, MR, I, 13.
3. Édition f. Michel, <v. 298.
4. MR, IV, 97.
5. MR, I, i, De deus iroveors ribaus.
6. T>eh sont ; la Bourgeoise-â"Qrléans, Berm&er, .les Braies au CorMiert
.Qomberi et ïes deux ..cieres, âes Tresses, ,1a Mousse partie, la Maie honte, &R
Longue nuit, etc.
40 LES FABLIAUX - :
compilés au hasard, mais de véritables collections d'amateurs, à
la formation desquelles un certain choix a présidé. Il convient
pourtant de faire cette importante réserve : ces collections repré-
sentent excellemment le genre,.mais à un moment déjà tardif de
son développement. On n'a songé qu'assez tard à réunir des
fabliaux, tout comme les contes qui couraient sur Renard et'
Ysengrin : les plus archaïques ont péri presque tous.

IV

A quelle époque a fleuri le genre littéraire des fabliaux ? Ilest


très facile de le déterminer.
Le plus ancien fabliau qui nous soit parvenu est celui de
Richeut: il est daté de 11591. Les plus récents sont de Jean de-
Condé, qui mourut vers 1340.
Ce sont, bien probablement, les dates extrêmes qui marquent-
la naissance et la mort de ce genre.
En effet, Richeut est, sans doute, l'un des plus anciens fabliaux
qui aient été rimes. Non que le haut moyen âge ait ignoré les-
contes ; mais ils vivaient de l'obscure vie populaire, comme les-
contes de fées qui, eux, ne parvinrent que rarement alors à la
littérature. La mode de les rimer ne vint qu'au xne siècle, et le-
genre devait être, eu 1159, très voisin de sa naissance. Il n'est-
pas encore asservi à des normes : Richeut est écrit dans un
mètre difficile ; le genre n'a pas adopté jusqu'alors ces petits,
octosyllabes à rimes plates, ce vers familier à tous nos conteurs
légers, de Rutebeùf à La Fontaine et à Musset, si cher à la Muse-
pédestre. De plus, l'auteur de Richeut ne semble pas encore
avoir de mot pour nommer son poème : tel Joachim du Bellay,
rêvant aux Franciades futures et qui ne savait encore désigner-
l'épopée que par cette maladroite périphrase : le long poème
«
français ». A cette date, le nom de fabliau n'est pas
encore affecté
à ce genre de poèmes, et les plus anciens exemples du mot
se
trouvent, je crois, vers 1180, dans les fables de Marie de France'.
De même, la date de la mort de Jean de Condé, 1340,
est bien
1. V. une petite monographie du fabliau de Richeut,. que i'ai- publiée-
dans les Etudes romanes dédiées à M. G. Paris
par ses élèves français,
L'ÉPOQUE DES FABLIAUX 41
aussi celle où meurent les fabliaux. Le genre entre en déca-
dence dès le début du xive siècle et le mot lui-même tombe en
désuétude chez Jean de Condé, qui intitule ses fabliaux des
dits. Après lui, le mot disparaît. Tandis que d'autres termes
voisins, le mot lai, par exemple, survivent en dépouillant leur
sens primitif, fabliau ne se retrouverait nulle part, je crois,
du xive au xviie siècle. Il n'a jamais été qu'un terme technique,
destiné à représenter un genre littéraire. Le genre une fois mort,
il est mort, lui aussi, et n'a plus revécu que dans les livres. Mot
de poète, jadis ; aujourd'hui, mot de lettré.
Entre ces deux dates extrêmes — 1159-1340 — est-il possible
de préciser ? Peut-on savoir à quelles époques plus spécialement
on a rimé des fabliaux ? Les manuscrits, qui sont tous du
xme ou des premières années du xive siècle, ne nous renseignent
\
pas Les allusions historiques sont infiniment rares, comme il
est naturel, dans ces petits contes, et le fabliau de la Planté est,
avec Richeut, le seul qu'il nous soit possible de dater exacte-
ment : il y est, en effet, question, comme d'un événement
récent, de la prise de Saint-Jean-d'Acre, en 1191, et le poète
introduit dans son récit, comme un personnage alors vivant,
le roi Henri de Champagne, mort en 1197. L'étude de la langue
des fabliaux ne nous fournit que d'assez vagues approximations.
Je ne crois pas qu'on puisse préciser plus que ne fait M. G.
Paris : « la plupart sont de la fm du xne et du commencement
du xine siècle 2 ». Mais les noms de Philippe de Beaumanoir,
d'Henri d'Andeli, de Rutebeùf, de Watriquet de Couvin nous
prouvent que la vogue des fabliaux ne s'est pas un instant
démentie pendant tout le cours du xme siècle.
En somme, les fabliaux se répartissent indistinctement sur
toute cette période qu'on peut appeler l'âge des jongleurs.
Aussitôt que la poésie du moyen âge cesse d'être exclusivement
épique et sacrée, le genre apparaît. Il vit près de deux siècles,
aussi longtemps et de ]a même vie que les différents genres
narratifs ou lyriques, colportés par les jongleurs. Il meurt, avec
tant d'autres genres fongleresques, à cette date critique de notre

1. V., à l'appendice I, l'énumération de ces manuscrits, tous maintes fois


-décrits.
2. Hisl. de la lill. fr: au moyen âge, 2e édit., p. 114.
42 tBS" FABLIAUX -

littérature M. G. Paris' arrête /son Histoire de -la


ancienne DÛ
-littérature française du moyen êge, et qui est celé de l'avène-
ment des Valois.

'
' "V

Où les fabliaux ont-ils .fleuri de préférence ? Y a-t-il quelque


province qui soit leur patrie d'origine ou d'élection ? Peut-on les
répartir géographiquement ?
Le problème était intéressant et facile à .résoudre pour plu-,
-sieurs fabliaux. Un certain nombre sont' localisés par le fait
que nous connaissons leurs auteurs et la province où vécurent
ces poètes, La patrie de quelques autres est déterminée par
des indications géographiques très précises. Quand ces ,-rensei-
..gnements extrinsèques faisaient défaut, j'ai tenté de déter-
miner le dialecte du poème par l'examen des rimes et de la
mesure des vers. Je me suis heurté à de redoutables diffi-
•cultés. Outre que l'on ne possède pas d'édition critique des
fabliaux et que j'aidû faire, pour plus d'un, le travail préalable,
et plus d'une fois décevant, du classement des -manuscrits, la
majeure partie des fabliaux .sont trop .courts. Sur les deux cents
rimes, en moyenne, de chaque poème, combien peu étaient signî-
itcatives d'un dialecte .spécial ! .Pai poursuivi ce travail pour une.
cinquantaine de fabliaux environ. J'indique, à l'appendice, le
résultat de quelques-unes de .mes enquêtes. Elles sont souvent
indécises. Sans doute le procédé de l'examen des rimes, ce
délicat et puissant instrument d'analyse linguistique, aurait
donné, manié par des mains plus sûres, de plus féconds résultats.
Ce .qui me rassure un peu, c'est que j'ai eu l'honneur, il y a
quelques .années, d'étudier à l'Université de Halle, sous M. Her-
mann Suchier, qui est assurément l'homme d'Europe le plus
versé dans la connaissance de nos anciens dialectes. Or, après
-avoir examiné avec moi la langue d'un certain nombre de
labliaux, il m'a déconseillé de ma tâche, comme stérile, dans
l'état actuel de cette science naissante. Les fabliaux qui ne sont
pas localisés pair quelque nom .géographique ne deviendront
jamais des témoins bien précieux de tel ou tel dialecte
: au point
de vue de la philologie pure,la question est donc de médiocre
RÉPARTITION GÉOGRAPHIQUE DES FABLIAUX 43
importance. Au point de vue littéraire, elle est secondaire.

Je suis parvenu, par différents indices linguistiques ou extrin-
sèques, à localiser 72 fabliaux, soit la moitié des poèmes de notre
\
collection Ils se répartissent ainsi sur les pays de langue fran-
çaise :
Provinces du nord (Picardie, Artois, Ponthieu, Flandre,
Hainaut) 38
Ile-de-France (Beauvaisis, Beauce, etc.) et Orléanais.... 15
:
Normandie 10
Champagne (et Nivernais) -. 3
Angleterre 6
Total , 72

Quel est le sens de cette statistique ? Sans doute les autres


fabliaux, si j'étais parvenu à déterminer leur patrie, se réparti-
raient selon la même proportion entre les diverses provinces*.
On peut remarquer, ici comme ailleurs, qu'il y a eu, dans la
France du moyen âge, ce qu'on pourrait appeler un groupe de
provinces littéraires, duquel paraissent exclues la Bourgogne, la
Lorraine et le groupe. Ouest et Sud-Ouest des pays de langue
d'oïl. Sans attacher trop d'importance à ces statistiques, sera-t-il
permis de remarquer aussi que plus de la moitié des fabliaux'
ainsi localisés appartiennent aux provinces du Nord, à la Picardie
surtout ?

1. V. l'appendice I.
2. Sauf pour les fabliaux anglo-normands. Les traits linguistiques du
français parlé en Angleterre sont si apparents que les six fabliaux attribués
par nous à ce dialecte sont assurément les seuls de notre collection qui
aient été rimes sur le sol anglais.
PREMIÈRE PARTIE
La Question de l'origine et de la propagation des Fabliaux

CHAPITRE PREMIER
IDÉE GÉNÉRALE DES PRINCIPAUX SYSTÈMES
EN PRÉSENCE

I. Position delà question : force singulière de persistance et de diffusion


.
que possèdent les fabliaux et, en général, toutes les traditions popu-
laires ; d'où ce problème : Comment expliquer la présence dès mêmes
traditions et, plus spécialement, des mêmes contes, dans les temps
et les pays les plus divers ?
II. Qu'on ne saurait séparer la question de l'origine des fabliaux du pro-
blème plus compréhensif de l'origine des contes populaires, en géné-
ral. C'est ce que montrera l'exposé des diverses théories actuellement
en conflit.
III. Théorie aryenne de l'origine des contes : les contes populaires modernes
renferment des détritus d'une ancienne mythologie aryenne.
IV. Théorie anthropologique : ils renferment des survivances de croyances,
de moeurs abolies, dont l'anthropologie comparée nous donne l'es pli-
cation.
V. Théorie des coïncidences accidentelles.
VI. Tliéorie orientaliste : les contes dérivent, en grande majorité, d'une
source commune, qui est l'Inde des temps historiques.
VII. Que cette dernière théorie seule nous intéresse directement : car,
seule, elle donne une solution au problème des fabliaux : mais

les ruine toutes.

' 'I
aucune des théories en présence ne peut la négliger : car, vraie, elle

Un soir de moisson que le poète Mistral causait avec des


gars.de son pays, un mari et sa femme passèrent en se querel-
lant. Comme les paysans s'amusaient de la dispute, le mari se
contenta de dire, résigné : « Qu'y ferons-nous ? C'est la Femme
au pouilleux !» — « Qu'est-ce à dire ? » demanda le poète,, et
un vieillard lui conta cette facétie : « Il était une fois un berger
qui eut une altercation avec sa femme, un peu acariâtre ; —
46 LES FABLIAUX,
mais il ne faut pas, camarade, que cela vous empêche d'être
amoureux et de vous marier, si quelque belle fille ici vous plaît 5

toutes ne se ressemblent pas, et rien n'est ennuyeux comme


d'être vieux et vieux célibataire. — Tout à coup, au milieu de la
querelle,, la. femme cria à son. homme, avec des yeux, furieux :
« Tais-toi donc, tu n'es qu'un pouilleux! — Moi, pouilleux!
riposte le mari. Répète, et je te casse les côtes. » Et souffletée,
battue, elle revient, criant : « Pouilleux ! » Le mari l'attache,
en dépit des coups de griffe-, à une corde,- et dans le puits la
descend,, enragée. — « Le répèteras-tu ? lui disait-il encore. —
Oui, pouilleux ! » Et dans le puits la folié descendait. Jusqu'aux
mollets, jusqu'aux hanches cependant l'eau l'enveloppait, et le
démon ne cessait de crier : «' Pouilleux !' — Eh- bien» b tiens 1

reste 1» Et l'homme la plonge- au fond1, avec l'eau -sur l'a tête.


Mon bon monsieur, croiriez-vous bien,, vrai Dieu !' qu'en barbot-
tant la noyée réunit les mains en Pair,, et ne pouvant lancer le
mot fatal, elle faisait le geste d'écaelier entre ses ongles- ! Pour le
coup, le berger, bon diable au fond, céda et la tira du puits \ »
Le vieillard de Mistral eût été fort surpris, sans doute, si on 1

lui eût dit que sa plaisante histoire n'était point née dans son
village,, et que les belles filles des Iles d'Or n'y étaient primiti-
vement pour rien :. que,, le même jour, peut-être, un paysan de
l'Argonne2', un paysan gascon.3,, un. paysan de l'Agenais 4 la
redisaient de la même façon que lui ; que, bien loin de la Pro-
vence, elle amusait, toute semblable, les Allemands B: ; qu'il y a
plus de trois cents ans,,àStamboul, elle faisait déjà rire les Turcs'.

1. Fredeii. Mistral, Lis: isclo d'or, Avignon-Paris, 1878, Caclw-Pesou,


p. 302.
2. Revue des patois gallo-romans, 1888, t. II, p. 288.
3. Contes populaires de la Gascogne, p. p. J. F. Bladé, t. III, p. 284. '
4. Contes populaires recueillis en Agenais, par J. P. Bladé, 1874,
p. 42.
5. P. Hebel, Schalzkdsllein des rheinlàndischen Hausfreundes. Dos lelzle
Worl. Cf. Simroek, Deutsche Màrchen, Stuttgart, 1861, n° 61. A
ce;propos,
Liebreckt, dans le compte rendu qu'il fait du livre de Simroek (Orient und
Occident, III, 376), rapproche indûment ce conte de la. 7e de la. IXe
journée, du Déeaméron : il n'y a aucun rapport entre nouv..
ces. deux, contes, sinon
qu'il s'agit,.dans, l'un comme dans l'autre, d'une femme obstinée.
6. Fables turques, traduites par J. A. Decourdemancbe, Paris; 1882, 13.
C'est, suivant: l'éditeur, un recueil savant dk commencement du xviè p.
siècle,
pillé en: partie des Facéties de Pogge.. Pogge nous transmet, effet, lui aussi'
le conte du, Pouilleux (éd. Ristelhuber, XXXIII.) en,
LARGE DIF-F-USI-03S, BES CONTES 47'
Sa surprise se fût accrue encore d'apprendre qu'il y a cinq
siècles, on la contait déjà : on la rencontre, en effet,, vers 1260,,
dans lés oeuvres du dominicain Etienne de Bourbon 1, et elle
dut,, à l'époque, entrer comme exemple dans plus d'un sermon
de moine mendiant. Etienne de Bourbon l'empruntait lui-
même à maître Jacques, de Vitry, qui fut archevêque d'Acre, et
nous en donne,, d'après lui, deux, versions : celle du Pouilleux,,'
d'abord, telle que la raconte le paysan de Mistral, puis celle du
Pré tondu : un mari, se promenant avec sa femme le long d'un
pré, lui dit : « Vois comme ce. pré a été. bien fauché ! — Il n'a.
pas été fauché, replique-t-elle.,, mais tondu 1 » Comme elle ne
veut point céder,, et que, malgré les, coups, elle maintient son
dire, son mari lui coupe, la langue- ; elle, ne pouvant plus- parler,
imite encore avec ses doigts le mouvement de ciseaux qui
s'ouvrent et se ferment : Ideo dicitur, Ecck XXV, d., commorari
le&ni vel dracorii magis placet quam. cum muliere venenosa. »
Sous cette double forme, Jacques de Vitry avait peut-être rap-
.
porté cette historiette d'Orient, d'un de ses voyages en Terre
Sainte. Pourtant, au moins sous la forme du Pré tondu, elle
vivait bien avant lui en France,, en Angleterre' : vers. 1180,.
Marie de France la contait en'vers ; elle prenait aussi place dans
l'un des recueils de fables connus sous le nom de Romulus .- le
conte y reste le même, sauf ce naïf détail à ajouter à l'histoire
des résistances de la femme : comme; son mari lui tient la langue
avant de la couper et la serre fortement, « plena verba formare
rion poterat, sed orhipe pro forcipe dixit 2. » Or,, la version de.
Marie de France et celle de Romulus remontent toutes deux à un
texte anglo-saxon vi'aisemblableinent antérieur, à la première
croisade. — C'est aussi la forme du pré tondu que connaît
l'auteur anonyme d'un fabliau du xine siècle 3. — Voici encore
notre facétie au moyen âge, sous l'une ou l'autre de ses formes,
eni vers allemandsâ, en.prose allemande?..

; 1. Etienne de Bourbon, p.. p. Lecoy de la Marche, Paris, 1877, nos 242,


243:. Cf. Wright,. A sélection of latin stories, t. II, p.. 548, p. 12 (le pouilleux)-
et'p. 13 (le pré tondu).
2. Hervieux, Les Fabulistes latins, t. II, p,. 54.8'.
,3. MR, IV, 104!.
-4. Ad. von Keller, Erzàhlungen aus alt'd. Hss,, p..204. .
"
,
.
5, Pauli, Schimpi und Emst, p. p. OEsterley, 1866, n° 595.
48 LES FABLIAUX,
Et les conteurs français ou italiens du xvne et du xvme siècle
la recueillent et la diversifient de vingt manières, jusqu'à former
petit cycle de la Femme obstinée1..Encore n'ai-je pas
comme un
énuméré la moitié des versions recueillies par Dunlôp-Liebrecht
et par M. Ristelhuber 2, et il serait facile, à qui en aurait la
patience, de doubler, de tripler, de quadrupler ces longues listes
de références : mais cette nouvelle liste quadruplée resterait elle-
même incomplète.
Ainsi, du nord au midi, du moyen âge au jour présent, à
travers le temps, à travers l'espace, vit, se transforme, se mul-
tiplie ce petit conte. Je l'ai choisi insignifiant, à dessein. Ce
n'est qu'une nouvelle à la main, une facétie. Or, quel est le
héros historique assez populaire pour que son souvenir se pro-
longe dans la mémoire du peuple au delà d'un siècle écoulé ? Qui
pourra dire, au contraire, depuis combien de centaines d'années
vit cet humble conte du pré tondu, cette bouffonnerie, comme
l'appelle Mistral, aqucsto boufonado ?
Des milliers de contes à rire végètent ainsi, obscurément, au
fond de tous les cerveaux. On me conte l'un d'entre eux, et
soudain, de ma mémoire confuse, sort le récit. Je le savais déjà,
mon voisin le sait aussi, et nous ne saurions le plus souvent
dire en quel lieu, à quel jour, de quel livre ou de quelle bouche
nous avons reçu cette historiette.
J.-V. Le.Clerc reconnaît dans le Décaméron beaucoup de
fabliaux : c'est donc que Boccace a plagié les trouvères ! Le
1. Telle, par exemple, la forme du coupeur de bourse, où la femme,
refusant de retirer cette expression malsonnante, et empêchée de parler,
fait le geste de couper une bourse ; celle du cornard, où elle fait des cornes
avec ses doigts (Le chasse-ennuy ou l'honneste entretien des bonnes compa-
gnies..., par Louis Garon, Paris, 1681, centurie IV, 8, p. 321).
—- Telle
la jolie forme du merle et de la merlette : une discussion, suivie de
coups,
s'engage entre deux époux, sur la question de savoir si l'oiseau qu'ils sont
en train de manger, un soir de mardi gras, est un merle ou une merlette.
L'année suivante, au même soir du mardi gras, le mari dit, à table, à
femme : «- Te rappelles-tu comme nous avons été sots, l'an dernier à pareil sa
jour, de nous quereller à propos de ce merle ? De cette merlette ! »

réplique la femme. La dispute recommence et se renouvelle tous les mardis
gras (Élite des contes du sieur d'Ouville, éd. Ristelhuber, p. 22).
2. V. Dunlop-Liebrecbt, GeschicKle der Prosa-Dichtung, Anmerk. 475".
— Ristelhuber, Contes du sieur d'Ouville. p. 22. ~ Liebreebt' Germania
I, 270. ' ' '.
«
' LARGE DIFFUSION DES CONTES 49
Décaméron doit être rendu à la France, et le patriotisme de
J.-V. Le Clerc s'exalte. — Le Médecin malgré lui n'est autre
que
le fabliau du Vilain Mire : les moliéristes en concluent à
l'omnis'cience de Molière qui, sans doute, avait lu le manuscrit
837 de la Bibliothèque nationale.
— Un savant de province
recueille des contes de veillée dans son village ; il y reconnaît
l'esprit spécial des paysans bretons, ou bien des montagnards
d'Auvergne. Mais voici qu'on rapproche deux de ces collections
de contes provinciaux : ce récit, qui paraît autochtone en
Auvergne, et celui-ci, caractéristique du génie breton, c'est la
même chose : et cette même chose, c'est aussi une nouvelle de
Boccace, et c'est un fabliau. Ce conte étrangement diversifiable,
accommodable à des civilisations diverses, bon bourgeois de
chaque cité, musulman ici, là chrétien, prêt à servir toutes les
morales ou à faire rire tous les gosiers, a déjà subi mille et une
métamorphoses ; les prêtres bouddhistes en ont fait une parabole,
et les frères prêcheurs du moyen âge un exemple ; les princes
persans se le sont fait conter par leurs favoris : le Dioneo et la
Lauretta de Boccace l'ont dit à Florence, et voici qu'un folk-
loriste le rapporte de Zanzibar.
Or, il en est ainsi, non seulement des contes à rire, mais de
tout un trésor de légendes, de contes merveilleux, de chansons, .
de proverbes, de superstitions, de pronostics météorologiques,
de devinettes. « Si Peau d'Ane m'était conté, dit La Fontaine,
j'y prendrais un plaisir extrême... », et toute l'humanité blanche,
jaune ou noire y prend, en effet, plaisir. — La légende du
Chien vengeur de son maître s'est fixée à Montargis ; celle du
Mari aux deux femmes, à Erfurt ; au château de Mersebourg,
près de Leipzig, j'ai pu voir partout reproduite, sur les blasons,
sur les tombeaux des anciens évêques, l'histoire de la pie
voleuse. Un corbeau géant, captif dans la cour du château, y
expie encore le crime ancien. — Mais les légendes du chien de
Montargis, du Mari aux deux femmes, de la Pie voleuse, insou-
cieuses des localisations, volent librement par les pays.
De même pour les chansons populaires. Roméo s'irrite contre
l'alouette matinale : quelles lèvres ont les premières, dans le
haut moyen âge ou dans la primitive antiquité, chanté la pre-
mière aube ? et quel est aujourd'hui le village où une aube n'ait
BÉDIER. — Les Fabliaux. 4
,50 LES FABLIAUX '..''
.

chantée Ne possédons-nous pasjusqu'à des aubes


jamais été ?
chinoises 1 ? •

Voici une devinette : «Une terre Planche, une semence noire;


.

trois qui travaillent, deux qui ne font rien, et la poule qui boit.-
C'est le papier, l'encre, la main qui écrit et la plume. »:OnIa
— du xve siècle, dans
trouve dans de vieux recueils de foyeusetés
des collections d'indovinelli italiennes, en Sicile, en Angleterre,',
:
Lithuanie, dans la Dordogne, dans le Forez, -en Serbie'8.
en
Ainsi, l'on constate que chaque peuple, chaque province,,
chaque village possède-un trésor de traditions populaires,—
-une collection de proverbes, de. devinettes, — des 'traditions
météorologiques, médicales, — une faune, une flore poétiques,
des contes plaisants, — des contes d'animaux, —-
des

légendes historiques-ou fantastiques, — des -chants populaires ;
et l'on remarque en même temps ce second fait qu'il n'existe

qu'un très petit nombre de ces chansons, de ces légendes, de ces
contes, de ces proverbes, qui appartiennent en propre à ce
village, à cette province, à ce pays.
On constate, au contraire,que chacune de ces traditions pos-
sède une force merveilleuse de survivance dans le temps, de
diffusion dans l'espace, si bien qu'on peut dire avec le plus
extraordinaire collecteur de contes de notre temps, M. Reinhold
Koéhler : « Le nombre des contes'localisés en deux ou'trois points
est.relativement petit, et serait encore bien moindre, si on les '
avait recueillis partout avec le même zèle... On peut dire que
celui qui a lu la collection de Grimm ou celle d'Asbjcernsen et
Moe n'a plus rien à trouver d'essentiel et de nouveau dans les
autres collections 5 ; » — ou bien, avec M. Luzël : « Nous
retrouvons dans nos chaumières bretonnes des versions de
presque toutes lesiables connues en Europe* ; » — ou encore,
avec M. James Darmesteter : « Tout ce qui est dans le folk-lore
français se retrouve dans tous les autres ; il n'y a pas, à propre-
ment parler, de folk-lore français, ou allemand, ou italien, mais
1. Cf. Jeanroy, Les origines de la poésie lyrique
en France,
—' p. 70.
2 Cf. le Recueil de devinettes de E. Rolland, n° 250
col 200 et col. 254.
Mélusînet I
>•.>
_'3 Reinhold Koehler, Weimarische Beitrâge zur Literalur und KunsL
Weimar, 1879.
4. Contes populaires delà Basse-Bretagne, préface.
LE PROBLEME DE L'ORIGINE DES CONTES 51
Tin seul folk-lore européen ; et telle croyance ou.telle légende qui
^paraît isolée dans un coin isolé d'une province de France est
soudain rapportéepar un voyageur dans des termes analogues ou
'identiques de chez quelque peuplade d'Afrique ou d'Australiea. »
Tel est le fait dominant, et voici le problème : d'où viennent
*és traditions populaires ? Commentse propagent-elles ? Il s'agit
Jde déterminer, pour chacun de ces groupes de traditions, le
dieu, la date de sa naissance, les lois de son développement
.interne, de ses migrations dans l'espace, dans la durée.
Des brigades de travailleurs se sont mises à l'oeuvre, et les
cthéoriès ont germé. ;

II
D'où viennent ces légendes populaires ? En myriades de
molécules, il flotte, épars dans l'air, le pollen des contes. D'où
est issue cette poussière féconde ? S'est-elle détachée de diffé-
rentes souches .? ou de la même, unique et puissante ? En ce
•cas,,sur quel sol, en quel temps, s'est épanouie la .fleur-mère ?
Si la.question se posait pour les seuls fabliaux, elle n'offrirait
qu'un intérêt médiocre et de simple curiosité. Quelle est l'origine
de ces. amusettes qui, depuis des siècles, réjouissent les esprits
peu compliqués ? C'est un problème, divertissant peut-être, sans
.grande portée à coup sur.
Mais il n'en va pas ainsi des contes merveilleux : ces humbles
et étranges histoires de paysans, ces nursery taies, ces Màhrchen
des -vieilles femmes de la Westphalie et de la'Foret-Noire, ce
sontles matériaux de toute, recherche mythologique. Il n'y a plus
déplace aujourd'hui pour un,système qui considérerait unique-
ment le Panthéon classique d'un peuple, ses dieux et ses héros
hiérarchiquement groupés dans TOlympe ou la Walhalla offi-
ciels, sa cosmogonie expliquée, épurée par la spéculation
consciente des poètes, des philosophes, des artistes. Plus de
mythologie qui,ne tienne compte des traditions populaires, dont
les.contesiont partie intégrante : car ton sait aujourd'hui que
-souvent les racines des contes et des fictions populaires

1. Romania, t. X, p. 286.
52 LES FABLIAUX

s'enfoncent profondément dans le passé, jusqu'aux germes des


pensées et des croyances primitives. De là, ppur les mythologues^
la nécessité d'éprouver la valeur des matériaux que, tous, ils
mettent en oeuvre. Quel emploi légitime en peuvent-ils faire ?
Quelle en est la provenance S? la date ? Ce sont là questions
nécessaires, et voilà comment c'est au sein des écoles mytholo-
giques contemporaines qu'ont germé les principales théories de
l'origine des contes.
On entend bien qu'à propos de nos humbles contes à rire, qui
n'ont rien de mythique, nous n'aurions garde de retracer ici
l'histoire des systèmes mythologiques de ce siècle. Nous n'aurions
garde surtout — n'y étant pas tenu — de trop laisser percer nos-
préférences pour l'une ou pour l'autre école 1 : les fées malignes
des contes, les vieilles fileuses méchantes, les follets entraînent
volontiers les mortels trop curieux dans les brousses des forêts
prestigieuses.
f. Mais il est nécessaire — et suffisant — de mettre en son
relief, le plus brièvement, le plus nettement possible, l'idée de
chaque système. Car on ne saurait résoudre la question de
l'origine des fabliaux, si l'on ne sait aussi répondre au problème
plus compréhensif de l'origine des contes en général, et
d'ailleurs, si l'on séparait abusivement ces deux questions, il
serait oiseux de rechercher la provenance des contes à rire ;
réciproquement, un mythologue ne saurait se servir en toute
confiance des matériaux du folk-lore, sans avoir élucidé d'abord
la question, menue en apparence, des contes plaisants.
— Ces
assertions, quelque peu sibyllines, deviendront bientôt fort
claires.
Les deux grands systèmes aujourd'hui en conflit
— l'école dé
mythologie comparée ou école philologique et l'école anthropo-
logique — traitent les contes populaires en vertu de principes
opposés, selon des procédés contraires.
Quels sont ces principes et ces procédés ?

1. Voir, pour une orientation générale à travers


préface de Wilhelm Mannhardt au t. II des Wald-und ces systèmes, la très belle
Feidhulle, Berlin 1877
p._I-XL, complétée et mise à jour, en 1886, l'introduction de M. Charles
par
Michel à la Mythologie de M. Andrew Lang, trad. fr. de M. Parmentier
,oho étude de M. G. Meyer dans ou
une ses Essaya und Studien zur Sprachge-
schichle und Volkskunde, Berlin, 1885.
THÉORIE DE L'ORIGINE' ARYENNE DES CONTES 53

III

THEORIE ARYENNE

Quand le grand Jacob Grimm apphqua aux légendes popu-


laires allemandes son esprit génial et comme enfantin tout
ensemble, —- génial par. ses dons de construction, enfantin par
le naïf amusement qu'il prenait à ces contes,
— une pensée
patriotique le guidait surtout 1. Il sentit qu'il surnageait, en
•ces fictions flottantes autour de lui, les débris des pensées, des
rêves et des croyances des ancêtres. « Comme les sables bleus,
verts et roses avec lesquels les enfants jouent dans l'île de
Wight, elles sont le détritus de plusieurs couches de pensées
et de langages ensevelies profondément dans le passé. » Les
traits de moeurs plus spéciaux, les superstitions, les imaginations
merveilleuses que renferment les contes du foyer, il les rappor-
tait à l'enfance préhistorique de la patrie. Les contes lui appa-
rurent comme le patrimoine commun des peuples aryens, qu'ils
auraient emporté avec eux au cours de leurs migrations. Ces
fictions, aujourd'hui incomprises, c'était le retentissement
affaibli, l'écho à peine perceptible, le travestissement obscur
des anciens mythes germaniques. Comment, à sa suite, « les
Simroek et les J..-W. Wolf crurent retrouver dans chaque
conte, dans chaque légende romanesque ou hagiographique, une
divinité nordique », c'est ce qu'on lira dans le remarquable
exposé que Mannhardt a tracé du système de Grimm 2.
Bientôt les fondateurs de la mythologie comparée devaient
transporter la méthode de Grimm sur le terrain plus vaste des
-sciences indo-germaniques. Hardiment, les Kuhn et les Max
-Mùller comparèrent les mythes glorieux des Védas, des Eddas,

1. Mes sources principales, pour ce résumé de la théorie aryenne, sont :


la grande édition des Kinder- und Hausmârchen des frères Grimm, 3 vol.,
1856 ; Kuhn, die Herabkunfl des Feuers und des Goetiertranks, Berlin, 1859 ;
Michel Bréal, Mélanges de Mythologie et de Linguistique, Paris, 1878 ; Max
Mûller, Nouvelles leçons sur la science du langage, trad. G. Harris et G. Per-
rot, 1867, 1868 ; Max Mûller, Essais sur la mythologie comparée, trad,
G. Perrot, Paris, 1873 ; A. de Gubernàtis, Zoological Mylhology, 2 vol., 1872.
2. Mannhardt, op. cit., p. XIII-XIV.
5&': -
-
"T. ... LES' iEABLTA'IO»
les obscures fictions
des poèmes homériques et hésiodiques avec
et tentèrent de reconstituer
que colportent encore les paysans, aryenne,-d'où
ainsi uhe;;sorte-'de mythologie préhistorique, et
seraient issus au même titre le panthéon germanique et le monde-
divin des Hindous, des Grecs et des Romains.
On sait par. quelle brillante'.théorie l'école de Kuhn, de
Schwartz, de. Max; Mûller p [de Bréal, explique la- genèse- et-
la nature de ces-. mythes, primitifs : comment, au temps de-'
l'unité de la race aryenne et en unepériode transitoire de Pévo^ -
iution- de la. langue» que l'ou appelle- « l'âge mythopoeique •»,..
à là faveur d'une véritable « maladie du langage », de simples:
affirmations sur les phénomènes,naturels^ sur le lever de l'aurore;
le; crépuscule,, la; nuit,, l'orage, la succession dés saisons^ se-
sur
seraient transformées en. des- affirmations sur des personnages*
imaginaires,, mythiques : en sorte que nos; ancêtres les Aryas;
avant-de.'seVséparer pour former, les-groupes slave, germanique^.-
gVec,: latin^rceltique, iranien, indien, auraient développé un©
copieuse mythologiefondée sur une sorte de poésie de là-Nature
1 1,

et que les. dieux et lés; héros seraient simplement des- formes


anthropomorphiques des; phénomènes, naturels.
Les Aryas, en se séparant, auraient donc emporté avec eux non-
pas leur langue- seule; mais- ces mythes communs. Ils vivent
encore, déformés, au sein des races-isolées, en lutte avecles idées-
supérieures — le christianisme et la science' — qui, lentement, '
les'tuent. Les contes populaires modernes en-renferment encore-
les' détritus, comme de la poussière d'astres. Ils sont comme le!
,

patois de la- mythologie. On peut souvent, dans nos contes, en; -'
lavant l'uniforme badigeon des idées chrétiennes, retrouver,
presque effacée, la primitive peinture païenne, et sous l'image
actuelle de la Vierge- Marie ou des saints, découvrir quelque
vieille-divinité germanique r les fées, les ogres, les mille lutins' -
qur jouent ou se 'combattent dans nos contes merveilleux, sont
tes représentants, df'anciens héros légendaires; qui, euix-mêmes,,
incarnaient primitivement les puissances delà Nature et.leurs'
luttes.
Ainsi, par de graduelles altérations, Tes mythes primitifs se-
^ transformés en légendes, et .l'es Légendes en contes. «Le \\
sont
s premier ^travail à entreprendre est donc de~. faire remonter
1
THÉORIE DE L'ORIGINE ARYENNE DES CONTES 55
« chaque conte à une légende plus ancienne, et chaque légende
s( à. un mythe primitif 1: » '

Oh sait comment cette méthode a été depuis trente ans appli-


quée de toutes parts-—et souvent, compromise — de Dasent et;
de Von Hàhn à M; André Lefèvre,,par cette école de savants si;
,
"habile à mettre-lès- rigueurs de la philologie au service des
caprices dé l'imagination. On sait comment, aujourd'hui encore,,
M. de. Gubernatis prétend démontrer, par l'examen de contes
comme Cendrillôn et Psyché, que « lès nouvelles populaires, eh
« toutes leurs parties essentielles et en beaucoup de leurs
« détails, reposent sur un fondement mythologique, et que lès
« contes sont, le plus souvent,, des mythes disloqués, élémen-
.« taires-, qui sont venus, comme des molécules plus légères^
« s'agréger à des corps plus denses ».
Mais laissons,, comme il est juste, a M. Max Mûller le soin
d'exposer plus complètementlà théorie. Nul mieux que lui n'a su
envelopper de poésie cette vision préhistorique. Il a vu de ses
yeux « li nourrice qui berçait sur ses. puissants genoux les..
« deux ancêtres dès races indiennes et germaniques » et leur
disait les mythes primitifs. Il a suivi ces mythes, dans leur, long
exode, jusqu'au jour où les-divinités, traquées par les exorcismes
chrétiens, trouvèrent asile dans les contes, et où, ne pouvant se
résigner à laisser mourir les dieux d'hier,. « les vieilles grand'-
mères au coeur tendre, ne fût-ce que pour faire tenir toutle petit".
monde tranquille », répétèrent aux enfants, sous la forme de
contes- inoff'ensifs, leurs légendes, sacrées là veille encore.
« Grecs, Latins, Celtes, Germains et
Slaves, dit M: Max Mûl-
ler, nous- vînmes tous, de l'Orient par groupes de parents et
d'amis, en laissant derrière nous d'autres amis, d'autres parents,
et après des milliers d'années, les langues et les traditions de
ceux qui allèrent à l'Est et de ceux qui allèrent à l'Ouest pré-

1. C'est cette formulé, souvent répétée, que, par une:curieuse prescience.


des théories prochaines, Walter Scott exprimait déjà dans un passage dé la
Dame du. lac,, cité par-M. A. Lang (Myth,- Cusiom and Religion, II, 290) :
'-«' On pourrait écrire un livre d'un grand intérêt sur l'origine des fictions-
populaires et la transmission des contes d'âge en âge et de pays en pays. Le
mythe d'une époque nous apparaîtrait comme se transfigurant en la légende
de la période suivante, et la légende à son. tour comme.se transformant,jus-
qu'à produire les contes dé nourrices des âges plus récents. »
56 LES FABLIAUX -,

telles ressemblances que l'on a pu établir,


sentent encore de
fait qui n'est plus à discuter, que les uns et les autres
comme un
descendent d'un tronc commun. Mais nous allons maintenant
plus loin : non seulement nous trouvons les mêmes mots et les
mêmes terminaisons en sanscrit et en gothique ; non seulement
dans le sanscrit, le latin et l'allemand, les mêmes-
nous trouvons
donnés à Zeus et à beaucoup d'autres divinités ; non seu-
noms
lement le terme abstrait qui représente l'idée de Dieu est le même
dans l'Inde, la Grèce, et l'Italie ; mais ces contes mêmes, ces
Mahrchen que les nourrices racontent encore presque dans les
mêmes termes, sous les chênes de la forêt de Thuringe et sous
le toit des paysans norvégiens, et que des bandes d'enfants,
écoutent à l'ombre des grands figuiers de l'Inde, eux aussi, ces
contes faisaient partie de l'héritage commun de la race indo-
européenne, et l'origine nous fait remonter jusqu'à ce même âge
lointain où aucun Grec n'avait encore mis le pied sur la terre
d'Europe, où aucun Hindou ne s'était baigné dans les eaux
sacrées du Gange. Cela semble étrange, sans aucun doute, et a
besoin d'être entouré de quelques réserves. Nous ne voulons pas
dire que les ancêtres des diverses races indo-européennes aient
entendu raconter l'histoire de Blanche comme la Neige et de
Rouge comme la Rose, sous la forme même où nous la trouvons
aujourd'hui, que ces pères de nos races la racontèrent ensuite à
leurs enfants et que c'est ainsi qu'elle fut transmise jusqu'à nos
jours... Il est bien certain pourtant que la mémoire d'une nation
reste attachée avec une merveilleuse ténacité à ces contes popu-
laires, et que les germes d'où ils sont sortis appartiennent à la
période qui précéda la dispersion de la race aryenne ; que ces
mêmes peuples, qui, en émigrant vers le nord ou le, sud, por-
tèrent avec eux les noms du soleil et de l'aurore, ainsi que leur
croyance aux brillantes divinités du ciel, possédaient déjà, dans
leur langue même, dans leur phraséologie mythologique et
pro-
verbiale, les semences plus ou moins développées, qui devaient
nécessairement donner naissance aux mêmes plantes
ou à des
plantes très semblables dans n'importe quel sol et sous n'importe
quel ciel 1
« C'est ainsi que M. Dasent a suivi l'altération graduelle
1. M. Mûller, Essais sur la mylh. comp., traduction G. Perrot,
p. 271-3.
LES ANTHROPOLOGISTES ET L ORIGINE DES CONTES 57
par laquelle le mythe se transforme en conte, par exemple dans
le cas du Chasseur sauvage, qui primitivement était Odin, le dieu
germain. Il aurait pu remonter, en cherchant les origines d'Odin,
jusqu'à Indra, le dieu des tempêtes dans les Védas, et au-dessous
même du grand veneur de Fontainebleau, il aurait pu retrouver
l'Hellequin de France jusque dans l'Arlequin des pantomimes...
Ces innombrables histoires de princesses ou de jeunes filles mer-
veilleusement belles, qui, après avoir été enfermées dans de
sombres cachots, sont invariablement délivrées par un jeune et
brillant héros, peuvent toutes être ramenées à des traditions
mythologiques relatives au printemps affranchi des chaînes de
l'hiver; au soleil, qu'un pouvoir libérateur arrache aux ombres de
la nuit ; à l'aurore, qui, dégagée des ténèbres, revient de l'occi-
dent lointain ; aux eaux mises en liberté, et qui s'échappent de,
la prison des nuages1... »
Bref, les contes populaires sont la transformation dernière et
l'aboutissement d'anciens mythes solaires,, stellaires, crépuscu-
laires, nés chez nos ancêtres aryens avant leur séparation. Ils.
continuent à vivre dans l'intérieur de larace aryenne et ne se trans-
mettent point de peuple à peuple, ou ne s'échangent que très
rarement. La méthode pour les étudier consiste à en chercher le-
noyau mythique, en appliquant les règles de la philologie com-
parée, à le dépouiller de sa gangue d'éléments adventices et à
déterminer les transformations graduelles du mythe primitif.

IV

LA THÉORIE ANTHROPOLOGIQUE

On sait quelle belle guerre est menée depuis quinze ans contre
l'école de M. Max Mûller. On lui a contesté ses résultats, ses
méthodes, ses principes. Depuis Mannhardt jusqu'à M. James
Darmesteter, combien de savants l'ont abandonnée, brûlant ce
qu'ils avaient adoré ! Combien, depuis Bergaigne jusqu'à M. Barth,
ont fait effort pour dissiper l'ivresse linguistique qui nous grisait,
pour dépouiller les Védas de leur autorité sacrée, pour démontrer

1. Ibid.,-p. 283.
58 L'ES FABLIAUX '

qu'ils représentent non pas une-poésie'primitive de l'humanité,


mais l'oeuvre- artificielle d'une corporation sacerdotale fermée;,
non pas les conceptions des-Aryas en la période d'unité de-la-
race, mais une phraséologie exclusivement indienne, non pas une-
mythologie sur la voie du devenir, mais une littérature de théo-
logiens beaux^esprits ! Combien ont contesté a l'école sa théorie
de l'âge mythopoeique et de la maladie du langage, et ont'réduit,
1

comme- le' voulait Mannhardt, les conquêtes de la mythologie


philologique à. trois ou quatre identités stériles, telles que Dyaus
= Zeus = Tiu ; Varouna = Ouranos ; Sâramêya = Hermeiàs'l
Combien, depuis M. Andrew Lang jusqu'à M. Gaidoz, ont raille-
les dissensions intestines d'une école où, selon Sclrwartz, les
orages auraient été l'élément mythologique par excellence, tan-
dis que; selon M-. Max Mûller, le même-rôle, dans les légendes;
serait tenu par la paisible Aurore, ou, d'après un récent théori-
cien, par le Crépuscule ! Combien n'ont voulu voir dans ces
mythes solaires, orageux ou crépusculaires—- clefs à toutes^ ser-
rures, — qu'une sorte de fantasmagorie monotone, qui suppose-
rait que, sur les hauts plateaux de l'Asie Centrale, « nos ancêtres
n'auraient pas eu d'occupation plus chère que de causer de la
pluie' et du beau temps ! »
Il est manifeste que ces théories traversent une période sinon
dé déclin, dû moins- de recul ou d'arrêt, et la jeune école rivale^
qui profite grandement des défiances dont souffre la philologie
comparée, a su édifier pour les contes populaires une théorie
nouvelle, encore en voie de formation, d'ascension première et
de premier succès.
Voici, brièA^ement, quelles sont ses- positions \
Quel est l'objet de tout système mythologique ? C'est d'expli-
quer. 1?élément stupide,. sauvage et irrationnel des mythes-; la
mutilation d'Ouranos, le cannibalisme de. Chronos^ Déméter. aux;

1. Cette analyse des théories de l'école anthropologique repose principa-


lement SOT lés-ouvrages, suivants : E.. Tylor, Researelies^ into- the earlij- hisr
tory of MaraMrcc2;.LondreSj4865 ; Primitive culture, 1871. ; Andrew Lang;,

Cuslom and-Mylh,1e éd., 1885:; la Mythologie, 1886 Myth, Rilual and Relu
;
gion, vol., 1887 ; son introduction à la traduction des Kinder- undJHaus-
2 -

maerchen par Mistress Hunt, Londres, 1884 ; son introduction de


Perrault, 1888, Oxford ; — enfin, la collection de la aux contes
revue Mélusine, 1.878,
1882 et années suivantes. '
'
LES ANTHROPOLOGISTE-S- ET. L'ORIGINE DES CONTES 59" '

naseaux de cheval, Artémis aux trois têtes bestiales, Hermès


ithyphallique, Athénè aux yeux de chouette, Indra au corps dé
bélier et; dont les ennemis, Vritra et Ahi, sont des serpents, bref
1

toutes ces légendes qui répugneraient au plus grossier des Papous


ou dès Canaques et qui, pourtant, forment pour une grande part
là religion de Phidias, d'Aristophane ou celle des sages brah-
manes. L'école nouvelle en rend compte-non plus par une mala-
die du langage qui aurait développé des mythes célestes sans
nulle adhésion de là conscience et dé la croyance ; mais elle les
explique par une maladie dé la pensée ; ou plus exactement, ces
mythes seraient des survivances d'un état d'esprit par lequel
toute race a dû passer avant de se civiliser. Les mythes repré-
sentent d'anciennes croyances réelles, des explications cosmogo-
niques qui ont suffi en leur temps et auxquelles on a réellement'
cru, des légendes qui reflètent exactement l'es usages, les rites,'.
les pensées quotidiennes de leurs créateurs.
Comment nous rendre compte d'un état d'esprit qui fut normal
jadis, et qui nous paraît monstrueux ? Dès-siècles de culture l'ont
aboli, dans notre vieille Europe. Mais regardons autour de nous.
Sur notre terre, rapetissée par les explorations- plus faciles,
toutes les phases traversées par l'humanité au cours de son déve-
loppement comptent encore des représentants vivants. Voici, tout ,-
près de nous,des hommes, nos contemporains, nos voisins, nos
semblables, qui vivent dans les mêmes conditions intellectuelles
que les ancêtres de nos races glorieuses. Ce sont les sauvages..
Ces Zoulous, ces Huorochiris, ces Namaquas, ces Botocudos, ne
méprisons pas de les interroger. L'anthropologie nous donnera
la clef des mythes. A comparer les mille documents que d'ores et
déjà, nous possédons sur- eux, ces bégaiements d'idées religieuses^
ces linéaments grossiers de littérature orale, ces étranges con-
ceptions animistes, fétichistes, ces totems,, ces tabous, on arrive
à comprendre l'état d'esprit qui produisit les mythes, comme un
arbre porte ses fruits. On constate qu'il y a des Zeus esquimaux,,
des Héraclès apaches, des Indras algonquins, des Odins maoris,
tout comme il [y a des Huîtzilopochtlis helléniques, des Cagn
hindous et~des Tangaroas Scandinaves. Les mythes sauvages
éclairent ceux des 'plus nobles 'mythologies, qui sont les résidus
d'une époque primitive, laquelle s'appelait Sauvagerie;-
60 LES FABLIAUX
Comme toute école naissante aime à se chercher des ancêtres
galerie de portraits de famille, l'école
et à se constituer une
anthropologique invoque, comme précurseurs, Fontenelle et le
président de Brosses, qui disait dès 1760, dans son livre intitulé
Le culte des dieux fétiches : « En général, il n'y a pas de
meil-
.
leure méthode les voiles de l'antiquité que d'observer
pour percer
s'il n'arrive pas encore quelque part sous nos yeux quelque chose
\
d'à peu près pareil » Une idée aussi juste en soi et aussi
simple a pu se présenter à beaucoup d'esprits, si bien que c'est
l'un des plus déterminés védisants, Sehwart-z, qui, à en juger par
une citation piquante de Mannhardt a, le premier, donné une
définition nette du système futur : « Selon Schwartz, dans la
des légendes encore vivantes parmi le peuple, est enclose
masse
une mythologie inférieure, où survit un moment embryonnaire
de la vie des dieux et des démons, bien que dieux et démons nous
soient attestés, sous une forme plus développée, par des témoi-
gnages historiques fort antérieurs. Les légendes populaires ne
nous transmettent donc pas, comme le voulait Grimm, un résidu
déformé, un écho affaibli de la mythologie de l'Edda, mais au
contraire les germes, les éléments fondamentaux d'où s'est déve-
loppée la mythologie supérieure 2. »
Pourtant, l'école ne prit vraiment conscience d'elle-même que
le jour où E. Tylor appliqua systématiquement à la mythologie
les méthodes de l'anthropologie comparée. Mannhardt, qui le
suivit, mourut trop tôt. Mais l'école compte aujourd'hui, sous la
digne conduite de M. Andrew Lang en Angleterre, de M. Gaidoz
et de la vaillante Mélusine en France, une pléiade de partisans
qui adoptent ces formules de M. Gaidoz : « Le vrai fondement
des recherches mythologiques est un examen de l'état psycholo-
gique de l'homme, suivant la méthode de M. Tylor La mytho-
logie s'explique par le folk-lore et les récits mythiques sont la
combinaison et le développement d'idées du folk-lore. »
Quelle est donc l'attitude de l'école en présence des contes
populaires ? « Le cannibalisme, dit M. Lang 8, la magie, les

1. Cette phrase sert d'épigraphe au t. III de Mélusine.


2. Mannhardt, Baum- und Feldkulie, II,
xxn.
3. Il est juste de citer ici un passage étendu de M. Lang, où il
expose son
système. Nous l'empruntons au tome I de Myth, Rilual and Religion, chap. II.
LES ANTHROPOLOGISTES ET L'ORIGINE DES CONTES 61
cruautés les plus abominables paraissent tout naturels aux sau-
vages qui -croient aussi à des relations de parenté entre les
hommes et les animaux. Ces traits se retrouvent à chaque pas
dans les contes de Grimm, et cependant on ne peut pas dire que

Le chapitre XVIII (tome II) du même ouvrage traite plus spécialement de


l'origine des contes :
« Une science est née, qui étudie l'homme en toutes ses oeuvres et en
toutes ses pensées, en tant qu'il évolue.. Cette science, l'anthropologie com-
parée, étudie le développement de la loi, issue de la coutume ; le développe-
ment des armes depuis le bâton ou la pierre jusqu'au plus récent fusil à
répétition ; le développement de la société depuis la .horde jusqu'à la nation.
C'est une étude qui ne dédaigne pas de s'arrêter aux tribus les plus arrié-
rées et les plus dégradées, tout comme aux peuples les plus civilisés, et qui,
fréquemment, trouve chez les Australiens ou les Nootkas le germe d'idées et
d'institutions que les Grecs ou les Romains portèrent à la perfection, ou qu'ils
conservèrent, en atténuant un peu leur primitive rudesse, au sein même de
la civilisation.
« Il est inévitable que cette science étende aussi la main sur la mythologie.
Notre dessein est d'appliquer la-méthode anthropologique —-l'étude de l'évo-
lution des idées depuis le sauvage jusqu'au barbare, et du barbare jusqu'au
civilisé —• dans la province du mythe, des rites et de la religion... A l'aide
de l'anthropologie, nous démontrerons qu'il existe actuellement un état de
l'intelligence humaine, dont le mythe est le fruit naturel et nécessaire. Dans
tous les systèmes antérieurs, les théoriciens partaient de cette idée accordée
que les créateurs des mythes furent des hommes munis d'idées philoso-
phiques et morales analogues aux leurs propres, — idées que, pour cer-
taines raisons politiques ou religieuses, ils auraient enveloppées dans les
voiles bizarres de l'allégorie. Nous tenterons au contraire de prouver que
l'esprit humain a traversé un état tout à fait différent de celui des hommes
civilisés, pendant lequel des choses semblaient naturelles. et raisonnables
qui, maintenant, apparaissent comme impossibles et irrationnelles, et que,
pendant cette période, s'il a produit des mythes qui survivent encore dans la '
civilisation, il les a nécessairement produits tels qu'ils semblent étranges et
incompréhensibles à des civilisés.
ec
Notre première question sera : a-t-il existé une période de la société
humaine et de l'intelligence humaine, où des faits qui nous paraissent mons-
trueux et irrationnels — les faits correspondant aux incidents sauvages des
mythes — étaient acceptés comme les faits courants de la vie quotidienne ?...
On sait que les Grecs, les Romains, les Aryas de l'Inde à l'époque des com-
mentateurs sanscrits, les Égyptiens du temps des Ptolémées et d'époques
plus anciennes, étaient aussi embarrassés que nous par les aventures de
leurs dieux. Or y a-t-il un état connu de l'intelligence humaine où de sem-
blables aventures, les métamorphoses d'hommes en animaux, en arbres, en
étoiles, et tous ces bizarres incidents qui nous embarrassent dans les mytho-
logies civilisées, sont regardés comme les éléments possibles de la vie
humaine de chaque jour ? Notre réponse est que tout ce que nous regardons
dans les mythologies civilisées comme irrationnel n'apparaît aux sauvages,
nos contemporains, que comme une partie intégrante de l'ordre des choses
£2 ' ..LES FABLIAUX

soient là des choses familières aux Allemands de l'époque his-


ce
torique. Il faut donc que nous, ayons affaire ici à des survivances
dans des contes populaires, qui remontent-à l'époque où les
.ancêtres des Germains ressemblaient -aux Zoulous. » Ces sor-
ciers, ces revenants, ces animaux qui parlent, ces ogres, ces fées,
•cette communion constante de l'homme avec unemature fantas-
tique, ce n'est pas l'imagination des civilisés qui a créé cette
absurde féerie : ne sont des :restes de manières de penser et de
croire abolies. 'Ici c'est un ancien totem, là un tabou, et pour
expliquer ces merveilles, il ïaut.parfois s'adresser auxrBassoutos,
aux. Hurons, aux iKamchadales. « Le but est d'analyser les contes
« en les ramenant aux conceptions
élémentaires, psycholo-
« giques, mythologiques, -religieuses, sur lesquelles ils reposent ;:
« et beaucoup de ces conceptions:appartiennent à lasauvagerie. »

V
•THÉORIE DES;COÏNCIDENCES ACCIDENTELLES

Avant d'aller plus loin, il faut nous arrêter un instant, pour


•faire justice d'une opinion fausse, qu'on peut appeler la théorie
de l'accident.

accepté et naturel, et, dans le passé, apparaissait comme également ration^


nél et naturel aux sauvages sur lesquels nous avons quelques renseignements
historiques. Notre théorie est donc que l'élément sauvage et absurde de la
mythologie est, le plus souvent, un legs des ancêtres des races civilisées, qui
jadis n'étaient pas dans un état intellectuel plus élevé que les Australiens,
les ÏSoschismans, les Peaux Rouges... -L'élément absurde des mythes doit-
être expliqué le plus souvent comme «..survivance » ; l'âge de l'esprit humain
-auquel cet élément absurde a survécu est un âge où n'existaient pas encore
nos idées les plus communes'.sur les limites du possible, où toutes choses
étaient conçues de tout autre façon qu'aujourd'hui.: et cet âge, c'est celui de
la sauvagerie.
« Il est universellement admis que des survivances de cette nature, rendent
compte de nombreuses anomalies .dans nos .institutions, nos lois, notre vie
sociale, voire dans nos vêtements et dans les
menus usages de la vie. Si des,
restes isolés des anciens temps persistent ainsi, ..il est plus que probable
d'autres restes survivent aussi dans la mythologie, si l'on tient compteque du
pouvoir conservateur du sentiment religieux et de la tradition. Notre objet
est donc de prouver que.l' « .élément .stupide, sauvage et irrationnel ».des
mythes des peuples civilisés -s'explique, soit comme une survivance de la
période de sauvagerie, soit .comme un emprunt d!un peuple, cultivée,
ses voi-
sins sauvages, soit enfin comme une limitation,d'anciennes données sauvages
par des;poètes .postérieurs et,réfléchis...»
D'UNE THÉORIE Tj'lMPORTAN.CE SECONDAIRE -63
Chaque.conteou chaque type de .contes aurait puêtreinventé
ét-réinventé à-nouveau, un nombreindéfmi de fois, en des temps
et des lieux divers, et les ressemblances que l'on constate entre
les -Gont.es de divers ;pays proviendraient de d'identité des procé-
dés créateurs de l'esprit humain.
-Cette théorie .suppose qu'on laisse un certain vague mystique
à l'idée de création populaire ;qu'on;y voie .je ne sais=quelle force
d'invention collective, anonyme, impersonnelle, différente de l'in-
vention poétique lettrée, individuelle. Terra ultro .fructificat. La
légende se dégage du génie de nos paysans d'Auvergne ou de
Bretagne aussi -naturellement que la fumée -s'échappe de leurs
chaumières.
JA vrai dire, il n'y a point là proprement une doctrine ,conr
. <
sciented'elle-même^ nous n'avons point affaire .à ;une école avec
son chef, ses disciples, ses schismatiques, :ses adversaires. C'est
moins un système organisé qu'une -première attitude de l'esprit en
présence du problème. .C'est.une hypothèse qui représente volon-
tiers ta l'esprit de tout apprenti :folkdoriste, au -début des
recherches, et ne résiste pas'.aux faits.
-- ' ;Gertes, on peut admettre que le libre ;jeu de l'intelligence
humaine ^reproduise, .en des temps et des pays divers, la même
idée, la même fantaisie très simple ;: ;on trouve dans l'art grec
archaïque et .chez les .anciens .Mexicains des poteries très ana-
logues, dont la ressemblance s'explique par la .similitude des
matériaux, des outils, du degré de civilisation.
De -même, on peut admettre qu'un proverbe, — c'est-à-dire :

une même imagej une même métaphore, une -même '.réflexion


morale, -—'ait pu se présenter à deux,[trois, dix •esprits indépen-
dants les -uns des autres ; -on peut -admettre la même 'Création
répétée pour nne-devinette,-bien qu'il y ait ici plus de caprice
individuel ; on peut et l'on doit admettre, pour les chansons>popu-
lâires, ,que le même ithème .sentimental, très général, soit né de
lui-même sur des terres très différentes.
Mais il n'est pas moins vrai qu'on reste frappé du très petit
nombre de proverbes, de devinettes ou de types de chansons
historiquement représentés, de. leur caractère contingent, 'fantai-
siste -et nullement nécessaire, .et du nombre .considérable de
formes où. le même proverbe, le même 'type de chansons, la
64 LES FABLIAUX
même devinette reparaît : ce qui implique forcément, dans
la
grande majorité des cas, création unique, souvenir, répétition,
transmission.
Pour les contes, l'hypothèse ne saurait même pas s'exprimer
clairement.
Il est certain que les types généraux, les.cycles de contes
(cycle delà femme obstinée, cycle des ruses de femme) ou les
éléments merveilleux des contes (animaux qui parlent, objets
magiques) n'appartiennent ni à' un pays, ni à temps, et que
ces éléments ont pu et dû être mille fois réinventés. Mais ce que
nous retrouvons dans les diverses littératures populaires, si
nous passons d'un recueil sicilien à un recueil norvégien, ce
ne sont pas seulement des types généraux de contes identiques,
ce sont les mêmes contes particuliers : c'est, parmi les millions
de ruses de femmes qu'on aurait pu imaginer, un nombre res-
treint de ruses spéciales {la Bourgeoise d'Orléans, les Tresses,
le Chevalier' à la robe vermeille) et, parmi les millions de contes
merveilleux qu'on aurait pu imaginer, un nombre restreint de
récits très circonstanciés (la Belle et la Bête, Jean de l'Ours,
Cendrillon), c'est-à-dire des contes organisés qui se répètent,
:

ayant l'unité d'une oeuvre d'art, la complexité d'une intrigue de


roman, portant l'empreinte d'un esprit créateur.
Ces observations sont d'ailleurs trop simples. Sauf quelques
coïncidences négligeables qui ont pu suggérer le même thème
très général et très peu circonstancié à deux esprits indépen-
dants 1, il faut que chaque conte ait été imaginé un certain jour,
quelque part, par quelqu'un. Quand ? Où ? Par qui ? La question
reste entière, et nul système ne serait viable qui ne pourrait
admettre que les contes se propagent par voie d'emprunt.
En fait, nulle école aujourd'hui existante ne soutient le para-
doxe contraire.
Grimm y a recouru jadis comme à une échappatoire propice.
Il avait besoin de cette étrange théorie de l'accident : son hypo-
thèse générale n'était-elle pas que les contes, imaginés par les
1. Nous rencontretrons plus loin des formes de quelques fabliaux (lai
d'Aristote, les quatre souhaits saint Martin) dont les rapports sont si
peu
compliqués que nous sommes en peine de décider si nous avons affaire à des
variantes d'un même conte ou à des contes distincts, plusieurs fois rein-'
ventés.
D'UNE THÉORIE D'IMPORTANCE SECONDAIRE 65
Aryas en la période d'unité et transportés avec eux dans leurs
migrations, n'avaient cessé d'être l'apanage exclusif de la race
indo-européenne ? Chaque famille isolée conservait cet héritage,
qui ne franchissait que très malaisément les frontières d'une
langue et d'un peuple : car la dernière chose qu'un peuple
emprunte à un autre, ce sont, disait-il, ses contes de fées.
Cette opinion était fort soutenable au début des recherches de
Grimm, alors qu'on n'avait guère collectionné de contes qu'en
Europe. Mais depuis, on en a recueilli chez les Kalmouks, qui ne
sont pas des Aryens, chez les Japonais, qui ne sont pas des
Aryens, etc., et ce sont souvent les mêmes contes !

Grimm, qui n'était pas sans connaître des contes africains ana-
logues à seg contes allemands, s'obstina pourtant à soutenir que,
sauf quelques pas isolés, les contes ne se propageaient jamais par
"emprunts; et c'est alors qu'il exprima l'idée que ces ressemblances
pouvaient s'expliquer par des coïncidences : « Il y a des situations
si simples et si naturelles qu'elles réapparaissent partout,comme
ces mots qui se reproduisent sous des formes toutes semblables
en des langues qui n'ont aucun l'apport entre elles, parce que des
peuples divers ont imité de manière identique des bruits de la
\
nature »
Aujourd'hui je doute qu'il se trouve encore des folk-loristes
pour défendre cette position devenue intenable. Il a semblé pour-
tant à plusieurs que M. Andrew Lang était de ceux-là. M. Cos-
quin 2, M. Krohn 3, M. Sudre 4, M. Jacobs 5, d'autres encore, dont
je fus, avaient noté dans ses livres nombre de passages inquié-
tants ; tel celui-ci : « Nous croyons impossible, pour le moment,
de déterminer jusqu'à quel point il est vrai de dire que les contes
ont été transmis de peuple à peuple et transportés de place en
place dans le passé incommensurable de l'espèce humaine, ou jus-

1. Oui certes ; mais ces coïncidencesqui ont pu faire réinventer des contes
très simples ont précisément la même importance que les onomatopées pour
la comparaison de deux langues. C'est-à-dire que, comme les onomatopées,
elles sont très rares et négligeables.
2. E. Cosquin, L'origine des contes populaires européens et les théories
de M. Lang, 1891, p. 6.
3. Kaarle Krohn, Bàr und Fuclw, Helsingfors, 1891.
4. L. Sudre, Les Sources du roman de Renart, Paris, 1893, p. 8.
.5. J. Jacobs, Cinderella in Brilain, dans le numéro de. septembre 1893
de-la revue Folk-lore.
BÉDIEF. — Les Fabliaux. 5
66 •
LES FABLIAUX
qu'à quel point ils peuvent être dus à l'identité de l'imagination
humaine en tous lieux... Comment les contes se sont-ils répan-
dus ? c'est ce qui demeure incertain. Beaucoup peut être dû à
l'identité de l'imagination dans les premiers âges ; quelque
chose à la transmission x. »
.

Il semblait donc bien que M. Lang se rangeât à la théorie de


l'accident, qu'il fût, comme on dit, un « casualiste». Il a récem-
ment protesté avec autant d'esprit que d'énergie 2. « Nous sommes
des millions de mortels, dit-il avec mélancolie, et chacun de nous
vit isolé, heureux s'il réussit à se faire comprendre, en gros, de
lui-même.» Il lui semble, nous dit-il, qu'il s'est entretenu par
téléphone avec des correspondants très lointains — un peu durs
d'oreille — qui ont innocemment dénaturé son message. Il affirme .

que nous nous sommes tous trompés — et il ne se peut qu'il n'ait


raison, — concédant d'ailleurs que, dans le passage ci-dessus
rapporté, il eût mieux fait de transposer les mots beaucoup et
quelque chose et de dire : « Quelque chose peut être dû à l'iden-
tité de l'imagination dans les premiers âges, beaucoup à la
transmission. » Ce « quelque chose » que le libre jeu de l'ima-
ginationindépendante pourrait inventer et réinventer à nouveau,
ce ne serait d'ailleurs jamais un conte organisé, avec sa succession
de multiples péripéties ; ce serait seulement, en des contes tota-
lement différents, un même incident, une même idée fantastique
ou superstitieuse. Toutes les fois que reparaît, chez deux peuples
différents, la même intrigue circonstanciée et précise, M- Lang
admet — comme l'exige le bon sens — qu'il y a eu transmission.
Mais il est aussi, des contes qui ne présentent en commun qu'une
même idée centrale et, dans ce cas, il se peut que la similitude des
croyances ou du développement social, ou la parité générale de
l'imagination ait procréé, ici et là, des thèmes généraux iden-
tiques, d'où sont issus des contes différents. Et quand on a vu
quels exemples significatifs allègue M. Andrew Lang, en ces '
articles auxquels le mieux est de renvoyer le lecteur, il apparaît

1. Introduction de M. Lang aux Contes des frères Grimm.


D'abord dans deux articles qu'il a bien voulu consacrer à la critique de
2.
la première édition de ce livre : l'un dans la Salurday Revietv du 2
sep-
tembre 1893, l'autre dans l'Academy à la date du 10 juillet 1893 puis dans
;
une importante polémique avec M. Jacobs. (V. la revue Folk-lore, numéros
de septembre et de décembre 1893.)
LA THEORIE ORIENTALISTE DE L'ORIGINE DES CONTES 67
que sa thèse, réduite à ces termes, est plus que vraisemblable :
elle est vraie.
Mais, puisque M. A,Lang rejette la théorie de l'accident,
on
ne voit plus qui la défend. Elle pouvait séduire quelques-uns au
temps de Grimm ; mais aujourd'hui nos collections, multipliées à
profusion,nous montrent que chaque conté reparaît chez une tren-
taine de nations différentes : ce qui suppose si l'on n'admet

pas simplement des emprunts d'un peuple à l'autre —que trente
peuples auraient, indépendamment les uns des autres, réussi à
combiner, de manière identique, les mêmes éléments, pour for-
mer fortuitement le même récit.
Cette hypothèse est donc bien, comme nous disions, une atti-
tude première et toute provisoire de l'esprit : elle est de celles
qui s'évaporent -dès qu'on les regarde fixement. En fait, il n'y a
pas de « easualistes l ».

VI

LA THEORIE/miENTALISTE

.Ces deux systèmes — théorie aryenne, théorie anthropologique


de l'origine des contes — si opposés se rencontrent du moins
en ceci : l'un et l'autre admettent que les contes populaires
offrent aux mythologues des éléments précieux. Que les éléments
des contes soient des mythes solaires ou des mythes sauvages,
•ce sont des mythes. Qu'ils reflètent les plus anciennes concep-
tions de la race aryenne ou les croyances des différents peuples
au temps où ils vivaient encore en l'état de sauvagerie, les contes
nous ramènent vers un lointain passé préhistorique.
Or, c'est ce point de départ même que conteste un troisième
-système, qu'il nous reste à définir : le système indianiste de l'ori-
gine des contes.
Ce système, plus ancien que ses deux rivaux, ne s'est pas

1. Ce qui porterait surtout à le croire, c'est que M. Jacobs ne trouve guère


à nommer, comme soutiens de cette théorie, que M. A. Lang, qui proteste,
et moi, qui n'ai jamais écrit à ce propos que les trois pages qui précèdent.
« M. Bédier, dit-il, est le easualiste même. M. Bédier is the quite casualist. »
— J'en suis surpris.
63 LES FABLIAUX
laissé ébranler par eux : sceptique en présence des hypothèses
étymologiques de l'école de Max Mûller, dédaigneux des compa-
raisons instituées par l'école anthropologique entre les mythes
grecs ou germaniques et les croyances des Achantis, il oppose-
fin de nomrecevoir à toute tentative d'explication des mythes-
une
que renfermeraient les contes populaires.
Il croit à l'existence d'une source commune d'où les contes-
populaires se seraient répandus sur le monde.
Cette source n'a point commencé à sourdre en des âges primi-
tifs, mais à une époque parfaitement historique, dans une terre
parfaitement déterminée, — et cette terre est l'Inde.
« Le plus grand nombre des contes
populaires européens, —
dit M. Reinhold Koehler en répétant les paroles de Théodore Ben-
fey, — ainsi que beaucoup des nouvelles qui se sont répandues
vers la fin du moyen âge dans les littératures occidentales, sont
ou bien directement indiens ou bien provoqués par la littérature
indienne. » — M.FCosquin dit de même : « Les recherches de
Théodore Benfey démontrent que l'immense majorité des contes
se sont formés dans l'Inde, d'où ils ont rayonné, à des époques
parfaitement historiques, se répandant de peuple à peuple, par
voie d'emprunt. » — Et M. Gaston Paris: « Les récits orientaux
qui ont pénétré en si grande masse dans les diverses littératures-
européennes viennent de l'Inde et, qui plus est, ont un caractère
essentiellement bouddhique. »
Cette théorie est la seule qui nous intéresse directement. Car,
seule, elle explique par les mêmes moyens l'origine de toutes les
catégories de contes, fables, fabliaux ou contes de fées.
Pour nous, qui n'étudions qu'une province de la novellistique,
nous n'avons pas qualité pour nous prononcer entre les théories
aryenne et anthropologique. Nous bornant à affirmer cette con-
viction profonde que beaucoup de contes plongent par leurs
racines jusqu'aux âges préhistoriques, nous n'avons pas à décider
s'ils renferment des détritus de mythes célestes, ou s'il faut con-
fier aux Samoyèdes, aux Bechuanas et aux Iroquois l'exégèse de
Cendrillon et du Petit Poucet. Car ni M. Max. Mûller, ni même
M.'de Gubernatis n'ont jamais découvert le moindre mythe cré-
pusculaire ni auroral dans l'histoire delà Dame qui fist trois
tours entour le moustier ; et, de même, ni M. Lang ni M. Gaidoz
LA THÉORIE ORIENTALISTE DE L'ORIGINE DES CONTES 69
ne soutiendront jamais qu'il faille expliquer par un
totem poly-
nésien le fabliau de la Grue, ni par un tabou des sauvages
Samoans ou des Ojibways le Chevalier qui fist sa femme
confesse.
.

VII

Pourquoi donc avons-nous soulevé, à propos de nos seuls


ïabliaux, cette lourde question de l'origine des contes popu-
laires ? '
Le voici.
C'est que, si les raisons sont valables qui font venir de l'Inde
nos fabliaux, elles valent aussi pour l'ensemble des contes popu-
laires ; et aucune théorie mythologique, quelle qu'elle soit,
actuelle ou à naître, ne peut rester indifférente à l'école de
Benfey.
Soit le conte de Psyché. M. Max Mûller l'explique par un
mythe : Psyché ou Urvacî, coupables d'avoir vu leurs époux,
c'est l'Aurore qui se cache, dès qu'apparaît le soleil. Pour
M. Lang, au contraire, cette légende est fondée sur une loi de
l'étiquette sauvage : un mari et sa femme ont transgressé le
'commandement mystique, le ïabou, commun aux sauvages du
Fouta, aux Yoroubas d'Amérique, aux Circassiens, aux Fidjiens,
•aux Spartiates et, selon Hérodote, aux Milésiens, qui défend
à de jeunes époux de se voir nus, et à la femme de prononcer le ;

nom de son mari. — Vienne la théorie orientaliste : elle renvoie


dos à dos les mythologues, l'un avec son mythe solaire, l'autre
•avec son tabou polynésien ; voici une forme indienne de Psyché ;
ce conte est indien, ne cherchez pas plus avant.
Cendrillon s'assied dans les cendres du foyer, c'est-à-dire, sui-
vant la mythologie comparée, « dans les nuages gris de l'Aurore ».
— Non, dit M. Lang, c'est un souvenir des règles du Gavelkind,
qui donne le foyer comme part d'héritage au plus jeune enfant.
— Voici riposte un orientaliste, que ce conte est attesté dans
l'Inde ; il suffit, ne cherchez pas plus avant : il est indien.
Pour tel adepte de la mythologie comparée, qui, d'ailleurs,
compromet la théorie, le Petit Poucet, le gentil héros qui sème
des cailloux et des miettes dé pain, est la Nuit qui sème les étoiles.
70 LES FABLIAUX
Ses démêlés avec l'Ogre lui rappelleront la lutte de la Nuit contre
le Soleil levant. — M. Lang, au contraire, se bornera à consi-
dérer certains éléments du conte : ces petits enfants cachés par
la femme de l'ogre et trahis par leur odeur de chair fraîche, il les
retrouvés dans le folk-lore des Namaquas, des Zo.ulous et des.
a
sauvages du Canada ; de même, les Euménides d'Eschyle flairent
Oreste ; et cette fréquence des traits de cannibalisme dans les
contes européens lui sera un témoignage de l'ancienne sauvage-
rie de nos races. A propos des bottes de sept lieues, il rappellera
que le même incident de héros aidés dans leur fuite par quelque
objet magique reparaît dans les contes des Zoulous, des Cafres,
des Iroquois, des Japonais, des Allemands et les sandales d'or
qu'Hermès chausse dans l'Odyssée (V, 45) lui reviendront en
mémoire. — Mais un orientaliste risposte : le Petit Poucet vient
de l'Inde, et tout est dit.
L'école de M. Max Mûller explique le succès du plus jeune fils
dans les contes par une allégorie du Soleil récemment levé.
Selon la théorie anthropologique, cette préférence pour le der-
nier-né est un souvenir du droit de juveignerie, du Jiingsten-
recht.,— Pour un orientaliste, si ces moeurs ne sont pas en contra-
diction avec celles de l'Inde, il suffit, ne cherchez pas plus avant-
Or, tant que la théorie orientaliste ne fait venir de l'Inde que
ites simples contes à rire, les nouvelles, les fables, elle reste indif-
férente aux mythologues. Aussi l'une et l'autre école mytholo-
gique lui fait-elle la grâce de l'accueillir en partie. Il est indiffé-
rent au système de M. Max Mûller que Perrette et le pot au lait
vienne, ou non, de conteurs bouddhistes, et M. Max Mûller lui-
même s'est attaché à démontrer l'origine indienne de cette
fable.
Il, est indifférent de même à M. Lang ou à M. Gaidoz
que le
conte des Trois bossus ménestrels ait été, ou non, inventé sur les
bords du Gange : les deux écoles admettent donc volontiers l'ori-
gine indienne,;ou la propagation, à partir de l'Orient, de tous les'
contes à rire et de toutes les fables que l'on voudra.
Mais tout autre, est la prétention de l'école orientaliste. Elle
fait venir de l'Inde, non pas seulement les nouvelles et les fables,
mais aussi les contes merveilleux. Comme ses arguments sont les
mêmes pour tous les groupes de contes, elle prétend
avec raison
LA THÉORIE ORIENTALISTE DE L'ORIGINE DES CONTES 71
qu'on ne peut lui accorder l'origine indienne des contes à rire,
sans que cette concession entraîne du coup l'origine indienne des
contes merveilleux.
Ni l'école philologique, ni l'école anthropologique, ni aucun
autre système mythologique imaginable ne peut donc rester
.
indifférent en présence de l'hypothèse indianiste. Il faut néces-
sairement que tout système mythologique la repousse : car elle
lui arrache ses matériaux les plus précieux, les contes populaires ;
.— ou bien il faut qu'il l'accepte : et, l'acceptant, il se tue du
même coup.
La théorie orientaliste, vraie, rend superflues toutes recherches
ultérieures ; fausse, elle gêne la science. Pourtant elle n'a jamais
été attaquée de front.
Nul, si l'on excepte, M. Gaidoz, en quelques brillants articles
de Mélusine, et M. Andrew Lang, en vingt pages énergiques et
rapides de son livre Myth, Ritual and Religion 1, ne l'a directe-
ment attaquée.
Les mythologues les plus âpres à contester l'origine indienne
des contes merveilleux ont concédé pourtant cette origine pour
les autres contes. Et qui ne voit que c'est se désarmer ?
C'est donc quand la théorie orientaliste prétend ramener à
l'Inde les contes merveilleux qu'elle paraît le plus faible. — C'est
quand elle soutient l'origine indienne des nouvelles qu'elle paraît
le plus solide et qu'elle a été le moins contestée. C'est là surtout
que nous l'attaquerons.
Et si elle cède à ces attaques, — ou, après moi, à des attaques
mieux dirigées, —la science des traditions populaires et la mytho-
logie recouvreront plus de liberté et seront délivrées d'une
pesante entrave.

i. Tome II, p. 299-320. J'avais parlé trop légèrement, dans ma première


édition, de cette esquisse de réfutation. Je fais ici, comme je dois, amende
honorable. 1 î
' /
72 LES FABLIAUX

CHAPITRE II

EXPOSÉ DE LA THÉORIE ORIENTALISTE ET PLAN


D'UNE CRITIQUE DE CETTE THÉORIE

I. Historique de la théorie : Ses humbles commencements de Huet à -Sil-


" vestre de Sacy. Ses prétentions et son succès depuis Théodore Benfey.
II. Ses arguments sous sa forme actuelle : Les contes, soutient-elle, nés
dans l'Inde, sont parvenus en Europe, par voie littéraire et par voie
orale, au moyen âge. .Car : 1 ° Absence de contes populaires dans l'an-
tiquité. 2° Influence au moyen âge des grands recueils orientaux tra-
duits en des langues européennes ; rôle des Byzantins, des Arabes, des.
Juifs. 3° Survivance de moeurs ou dé croyances indiennes ou boud-
dhiques dans nos contes. 4° Les versions occidentales de nos contés
-apparaissent comme des remaniements des formes orientales.
III. Plan d'une réfutation, qui reprendra, dans les chapitres suivants, cha-
cun de ces arguments.

Nous réunirons ici en un faisceau les arguments essentiels de


l'école orientaliste, avec toute la force, toute la clarté, toute l'im-
partialité qu'il nous sera possible.
Auparavant, quelques remarques sur sa genèse et son histoire
sont nécessaires.

HISTORIQUE DE LA THÉORIE

Elle est française par ses plus lointaines origines, et l'on peut
dire que, déjà, elle existait en puissance aux temps reculés où
La Fontaine fit connaissance avec le sage Bidpaï.
Dès 1670, le savant évêque d'Avranches, Daniel Huet, disait
expressément : « Il faut chercher la première origine des romans
dans la nature de l'homme, inventif, amateur des nouveautez et
des fictions... et cette inclination est commune à tous les hommes
;
mais les Orientaux en ont toujours paru plus fortement possédez
que les autres ; et leur exemple à fait une telle impression sur les
nations de l'Occident les plus polies, qu'on peut avec justice leur
HISTORIQUE DE LA THEORIE ORIENTALISTE 73
en attribuer l'invention. Quand je dis les Orientaux, j'entends
\
les Égyptiens, les Arabes, les Perses, les Indiens et les Syriens »
Huet plaçait donc l'origine des fictions dans un Orient vague
et indéterminé, et cela pour des raisons plus vagues encore et
plus indéterminées.
Au commencement du xvme siècle, cet Orient se limita.
Égyptiens, Perses, Indiens et Syriens furent
un peu sacrifiés, au
profit des seuls Arabes. C'est le grand succès des Mille et une
Nuits qui.créa ce préjugé. Grâce aux Galland, aux Cardonne,
aux d'Herbelot, l'imagination des peuples de l'Islam passa pour
la toute-puissante créatrice des fictions. De même que les Arabes
avaient introduit en Europe l'aubergine et l'estragon, ils y
avaient importé, un beau jour, la rime et les contes.
Ainsi, dès le xvin 6 siècle, l'idée du système Orientaliste avait
germé. Et comment ? Dans l'esprit d'érudits excellents, à qui
manquait simplement le sens do ce qui est primitif et populaire,
et persuadés qu'on pouvait se poser ces questions : « qui a inventé
les contes ? quel jour fut découvertela rime ? » au même titre que
celles-ci : « quel jour a été inventée l'imprimerie ? qui a décou-
vert les propriétés de l'aiguille aimantée ? » Ils commettaient
innocemment un sophisme d'humanistes et de rhéteurs, analogue
à celui des Grecs qui cherchaient, étymologistes naïvement ambi-
tieux, quel rapport unissait dans les mots le sens au son, et pour-
quoi ces deux syllabes : 'iniroç, et non d'autres, servaient à dési-
gner le cheval. Les Grecs oubliaient qu'à l'époque où ils se
posaient ce problème, leurs mots étaient déjà fort vieux, et fort
vieille leur civilisation. De même, nos anciens orientalistes
oubliaient que l'humanité était bien vieille déjà, lorsqu'elle pro-
duisit les premiers romans que nous connaissons, et que chercher
« l'origine des fictions », c'était se poser un problème identique
à celui des origines de l'esprit humain. Les plus anciennes qu'ils
connussent étaient arabes, persanes, indiennes : ils proclamaient
donc que les Orientaux avaient inventé les fictions. Mais ce n'est
là que la période embryonnaire de la théorie, qui devait encore
subir, pendant la première moitié de ce siècle, une lente incuba-
tion.
En 1816, parut le célèbre ouvrage de Silvestre de Sacy : Calila
1. Traité de l'origine des romans, p. 12 de l'éd. de 1711.
74 LES FABLIAUX
Dimna-ou les Fables de Bidpaï en arabe. Appliquant son esprit
et
à l'examen des diverses rédactions de ce livre, le plus
sagace
vaste et le plus répandu des recueils de contes orientaux; il prou-
vait que la plus ancienne forme n'en était ni arabe, ni persane,
mais indienne.
Parce que c'est lui-qui établit ce .fait considérable, on se
-

réclame aujourd'hui volontiers de son grand nom, bien à tort, je


crois : car Silvestre de Sacy n'a pas été le fauteur, du moins,
conscient, de la théorie.
Son livre n'est, en effet, qu'un travail de bibliographe génial.
Il s'est borné à démêler Pécheveau compliqué des divers remanie-
ments orientaux du Calila, et ne s'est jamais permis aucune
remarque qui outrepassât les promesses modestes de son sous- ,
titre : Mémoire sur l'origine de ce livre et sur les diverses tra-
ductions qui en ont été faites dans l'Orient. Le problème général
de l'origine des contes ne paraît pas s'être, un seul instant, pré-
senté à son esprit, et je ne pense pas qu'on puisse trouver dans son
livre une conclusion plus générale que celle-ci : « Je ne crains
pas d'affirmer que toutes les règles de la saine critique assurent
à l'Inde l'honneur d'avoir donné naissance à ce recueil d'apo-
logues, qui fait, encore aujourd'hui, l'admiration de l'Orient et
de l'Europe elle-même. La conclusion que je tire de tout ce que
je viens d'exposer n'est pas absolument que le Pantchatantra soit
antérieur à Barzouyèh, ce qui cependant est extrêmement vrai-
semblable; elle n'est pas même qu'avant Barzouyèh tous les apo-
logues que celui-ci réunit dans le livre de-Calila-fussent déjà
rassemblés, dans l'Inde, en un seul'recueil. Tout ce que je pré-
tends établir, c'est que les originaux des aventures de Calila et
Dimna, et des autres apologues réunis à celui-là, avaient été effec-
tivement apportés de l'Inde dans la Perse *. » On le voit : nulle
tendance à exagérer la portée de ces faits de pure bibliographie,
mais une prudente abstention.
Déjà son élève, Loiseleur-Desiongchamps, généralisait plus que
lui, lorsqu'il lui dédiait, en 1848, son Essai sur les fables
indiennes et sur leur introduction en Europe.
Ce même roman de Calila, dont S. de Sacy avait classé les
rédactions orientales, Loiseleur-Desiongchamps le suivait à tra-
1. Calila et Dimna, p. 8.
HISTORIQUE DE LA THEORIE ORIENTALISTE 75
vers ses différents avatars européens ; de plus, il montrait qu'une
autre importante collection de récits orientaux, les Fables de Seni
dabar, remontait, elle aussi, à un original indien. Il ne s'arrêtait
point là : versé dans la connaissance des nouvelles et des fables
des conteurs français et italiens, il s'attachait à les comparer avec
celles de ses auteurs indiens, et ne manquait pas de reconnaître;
en chacune d'elles, « une imitation » de Bidpaï ou de Sendabar.
La vieille idée, courante depuis Huet, le préoccupait :« Il y â
toute apparence, disait-il, que c'est en Orient, et plus particulier
rement dans l'Inde, qu'il faut'chercher l'origine de l'apologue...
Il faut remonter jusqu'au moyen âge pour trouver l'introduction
de ces fictions dans les compositions européennes. C'est un exa-
men bien curieux à "faire, et l'histoire de ces recueils de contes et
de fables peut contribuer à éclairer cette question 1. »
Vers 1840, on voit en effet se répandre cette idée, nettement
visible chez Loiseleur-Desiongchamps, chez Robert 2, chez de
Puybusque*, chez Broekhaus'*, etc. : les contes qui se trouvent
à la fois en Occident et en Orient sont issus de l'Inde, et c'est là
une vérité acquise à la science par le grand Silvestre de Sacy.
Le très prudent Silvestre de Sacy a-t-il, en effet, exposé cette
opinion dans quelque mémoire que j'ignore ? Il est possible, mais
je soupçonne que c'est la vieille idée de l'évêque d'Avranches qui
chemine sourdement, et que les disciples de Sacy croient pouvoir
lui attribuer. Il s'est produit sans doute, ici comme dans l'his-
toire de tant de systèmes, ce phénomène bien .connu du grossis-
sement insensible et continu des faits primitifs à mesure qu'ils
passent du premier observateur au disciple, du savant au vulga-
risateur. C'est ce que Renan définit si bien : « Les résultats n'ont
toute leur pureté que dans les écrits de celui qui les a, le pre-
mier, découverts. Il est difficile de dire combien les choses, en
passant de main en main, en s'écartant de leur source première,
s'altèrent et se dëfaçonnent, sans mauvaise volonté de la part de
ceux qui les empruntent. Tel fait est pris sous un jour un peu
différent de celui sous lequel on le vit d'abord ; on ajoute une
1. Op. cit., p. 4, 6, 63, etc.
2. Fables inédiles des XIIe, XIIIe et XIVe siècles, 1825.
3. Le comte Lucanor, apologues du xnie siècle, 1851.
4. Die Mâhrchensammlung des Sri Somadeva Bhalla, Mém. We l'Ac de
Saint-Pétersbourg, 1839, p. 126, ss.
76 LES FABLIAUX -

réflexion que n'eût pas faite l'auteur des travaux originaux, mais
qu'on croit pouvoir légitimement faire. On avance une généralité
que l'investigateur primitif ne se fût pas formulée de la même
manière. Un écrivain de troisième main procédera ainsi sur son
modèle, et ainsi, à moins de se retremper continuellement aux
sources, la science historique est toujours inexacte et suspecte 1. »
Mais que l'autorité de Silvestre de Sacy ait été justement ou
témérairement invoquée, toujours est-il que la théorie allait se
précisant depuis le commencement du xixe siècle.
Théorie bien inoffensive encore. N'était l'habitude livresque de
croire nécessairement plagiée par Boccace toute nouvelle qui se
retrouvait à la fois dans le Décaméron et dans le Calila, n'était
cette tendance à regarder les races orientales comme prédesti-
nées, par décret spécial, à inventer les fictions, — les opinions de
ces savants étaient aussi justes que modérées. Ils se bornaient à
constater l'immense succès des deux romans de Calila et de Sen-
dabar, et avançaient que les novellistes ou fabulistes' européens
leur avaient beaucoup emprunté, depuis le moyen âge. Vérités si
peu contestables qu'elles ressemblent à des truismes.
C'est pourtant d'une simple généralisation de ces modestes
propositions que devait sortir, quelques années plus tard, un
système envahissant, impérieux.
Non seulement les, deux grands recueils indiens, le Calila et le
Sendabar, avaient fourni cent ou deux cents contes à des novel-
listes italiens, français, espagnols, à court d'invention ; mais
c'était presque tout le trésor de nos littératures populaires euro-
péennes qui s'était formé dans l'Inde. Dans l'Inde prenait sa
source un immense fleuve charriant des fables, une sorte de
fabulosus Ilydaspes, qui avait inondé le monde.
C'est un orientaliste de Goettingue, Théo dore Benfey, qui cons-
truisit ce système.
En 1859, parut cette introduction de 600 pages à la traduction
allemande du Pantchatantra *, monument d'une prodigieuse éru-
dition, digne d'un Scaliger et d'un Estienne. Dans le premier

1. L'avenir de la science, p. 241.


2. Pantchatantra, fûnf Bûcher indischer Fabeln, Mârchen
und Erzàhlun-
gen, ans dem Sanskrit ueberseizt mit Einleilung, von Theodor Benfev 2 vol
Leipzig, 1859.
, .
.
"
HISTORIQUE DE LA THEORIE ORIENTALISTE 77
succès de son oeuvre colossale, Benfey fonda (1860) une revue
destinée à montrer quels liens subtils, puissants pourtant, en
^
nombre infini, nous rattachent à l'Orient. Il lui donna ce titre
significatif : Orient et Occident, et l'on pourrait lui donner cette
épigraphe du Divan :
Wer sich und André kennt,
Wird auch hier erkennen :
Orient und Occident
Sind nicht mehr zu trennen.
Liebrecht, Brockhaus, Goedeke, toute une pléiade se groupa
autour de Benfey et prêcha, d'après lui, la bonne nouvelle. Car
c'est bien un évangile que devenait et que devait demeurer jus-
qu'au jour présent l'Introduction au Pantchatantra ; les travaux
de la revue Orient et Occident, ce sont les Actes des Apôtres. Il
ne manqua guère à la jeune religion que des hérétiques, si l'on
exèepte le seul Weber, l'illustre sanscritiste, qui protestait isolé-
ment dans ses Indische Studien. Le Credo, ce sont les dix pages
de préface où le maître a résumé les articles de foi.
Veut-on une preuve curieuse qu'il s'agit bien là de dogmes à
jamais promulgués ? Il s'est rencontré un érudit après Benfey,
dont on peut dire sans exagération que, depuis le premier homme,
nul en aucun pays n'a jamais emmagasiné dans sa mémoire autant
de légendes, de fables, de chansons, de proverbes, de contes, de
devinettes populaires. C'est M. Reinhold Koehler. Or, ce savant
— qui, peut-on dire, savait « toutes les histoires » — s'est un jour
proposé d'extraire de ce prodigieux monceau de documents '
quelques idées générales. Et tout ce que ces milliers de récits lui
ont révélé, c'est simplement l'infaillibilité de Benfey : si bien que
sa dissertation sur l'origine des contes populaires 1 reproduit exac-
tement, sans une réserve ni une addition, et souvent dans ses
termes mêmes, la préface du maître.
Aujourd'hui encore, c'est la théorie de Benfey qui domine et
triomphe. C'est elle qui est supposée, comme postulat, à la base
de centaines de monographies de contes, dispersées dans les
revues savantes. C'est elle qui répand sa lumière sur la bril-

1. Uebér die eUropâischen Volksmdrchen,dans les' Aufsàlze iiber Mdrchen


und Volkslieder, hgg. von J. Boite und E. Schmidt, Berlin, 1893.
78 LES FABLIAUX
lante pléiade d'érudits et de folk-loristes, par qui, depuis trente
la science des traditions populaires est illustrée, sur les Mar-
ans,
Landau, les Félix Liebrecht, les Emmanuel Cosquin, les
cus
Luzel, les Comparetti, les Giuseppe Rua. Les trois hommes qui,
aujourd'hui, font en ces études le plus d'honneur à leur pays
respectif, Max Mûller 1 en Angleterre, R. Koehler en Alle-
magne 2, Gaston Paris en France, ne prétendent — sauf à com-
menter çà et là et à rectifier la doctrine du maître — qu'à rester
les disciples de Benfey.
Par l'oeuvre de ces savants, la théorie orientaliste est devenue
courante, commune, officielle. J'en appelle à tout lecteur qui
n'aurait pas fait une étude directe de la question. N'est-il pas
vrai que, de longue date, il connaît l'hypothèse indianiste, pour
l'avoir reçue, enfant, de quelque manuel de littérature, ou pour
l'avoir entendu développer en quelque leçon d'ouverture de cours
d'Université ? N'est-il pas vrai qu'il l'accepte, plus ou moins vague-
ment, par cette sorte de croyance provisoire qu'on accorde aux
systèmes historiques ou philosophiques que l'on n'a pas le temps
de contrôler soi-même ? Je pourrais citer, ici, par dizaines, les
livres où la théorie orientaliste s'est comme vulgarisée. Je veux
me contenter de deux citations, empruntées non à des sous-dis-
ciples, mais à deux savants de première valeur, A. Darmesteter
et Ten Brink. Ils marquent au premier rang, l'un dans l'histoire
de la linguistique romane, l'autre dans celle de la philologie ger-
manique. Mais ni l'un- ni l'autre ne s'est jamais, croyons-nous,
occupé qu'en passant des traditions populaires. Or, voici ce
-qu'on lit dans les Reliques scientifiques s de Darmesteter : « Les
découvertes récentes d'une science étrangère nous ont appris que
le cadre de la plupart des contes et des fables s'est formé loin,
bien loin des rives de la Seine, et dans une civilisation bien dif-
férente de la nôtre. C'est sur les bords du Gange qu'ils ont été
créés par des prêtres bouddhistes, pour l'édification des fidèles.

1. Max Mûller, comme nous l'avons vu, admet les théories de Benfey
pour les nouvelles et les fables. Voyez différents de ses essays et, notamment,
l'étude intitulée La migration des fables, Essais de mythologie comparée,
trad. Perrot, 1873.
2. Le savant bibliothécaire de Weimar, M. R. Koehler, été enlevé à la
science depuis que ces lignes ont été écrites. a
3. Reliques scientifiques, II, p. 17. Leçon d'ouverture
en Sorbonne (1878).
SA FORME ACTUELLE 79
On les voit, portés par des traductions pehlvies, arabes, syriaques,
hébraïques, latines, marcher de l'Inde jusqu'en France, où l'art
de nos conteurs du moyen âge les rajeunit et les rappelle à une
vie nouvelle. » Voici quelques lignes de la belle. Histoire de la
littérature anglaise de Ten Brink : « C'est de l'Inde que vient le
gros (die Haaptmasse) des nouvelles du moyen âge. Elles se sont
répandues, soit isolément, par voie orale ou par voie littéraire,
soit, et plus souvent, par l'intermédiaire de grandes collec-
tions, où des contes isolés sont subordonnés à un récit plus
général, qui les environne comme d'un cadre.-Ces collections
indiennes, en passant par le persan, l'arabe, la littérature rabbi-
nique, sont parvenues en Europe, où, par l'intermédiaire du grec
ou par quelque autre canal, elles ont trouvé accès dans la littéra-
ture du moyen âge. Souvent modifiés, renouvelés, contaminés
par d'autres récits, ces cycles de nouvelles et de contes merveil-
leux conservent pourtant, dans leurs dernières transformations
européennes, les traces de leur origine orientale 1. »
Tant il est vrai que la théorie s'est lentement infiltrée partout,
universellement populaire, admise, par une sorte de jugement
d'habitude, de ceux-là même qui n'en ont jamais vérifié les titres !

II
ARGUMENTS DE LA THÉORIE INDIANISTE SOUS SA FORME ACTUELLE

Quelle qu'ait été son histoire, la voici sous sa forme accomplie,


telle qu'elle vit, à peu près immuable, depuis Benfey 2.
Oublieuse des antiques chimères de l'évêque d'Avranches et

1. Ten Brink, Geschichte der englischen Literatur, Berlin, 1877, I, 222.


2. Voici mes sources principales pour cet exposé : Y Introduction au Pant-
chatantra de Benfey (1859), son article Indien dans l'Encyclopédie d'Ersch et
Grûber, t. XVII ; une étude de Reïnold Koehler publiée d'abord dans les
Weimarische Beitrâge zur Literatur und Kunst, Weimar, 1865, réimprimée
dans les Aufsâtze iiber Mârchen und Volkslieder, hgg. v. J. Boite und
E. Schmidt, Berlin, 1893 ; les Contes orientaux dans la littérature française
au moyen âge, de Gastor Paris (1875) ; l'introduction de Benfey au roman
syriaque de Kalilag et Damnag (publié par Bickell, 1876) ; l'introduction de
M, Emmanuel Cosquin à ses Contes populaires de Lorraine (2e tirage, 1887,
Paris, Vieweg).
.gO LES FABLIAUX
des orientalistes du xvine siècle, à qui, pourtant, elle doit peut-
être sa naissance, la théorie se défend, avant tout, d'être une
construction a priori et déductive : elle nie être fondée sur l'hypo-
thèse préconçue que les Indiens auraient possédé un'don spécial
et privilégié d'imagination créatrice.
Sa méthode est inverse : c'est une méthode d'observation et
d'induction.
Développée depuis Benfey par des savants armés d'érudition
et de patience, ennemis des généralisations hâtives, inquiets des
témérités étymologiques de l'école de Max Mûller, dédaigneux
des comparaisons établies par l'école de M. Lang entre les
mythes antiques et les croyances des Botocudos et des Achantis,
fortifiés par le découragement qui suivit l'échec partiel de la phi-
lologie comparée,— la théorie affecte avant tout un esprit de
positivisme.
« La question de l'origine
des contes, a dit le chef de l'école,
est une question de fait 1. » — « C'est une question de fait, »
reprend, comme un écho, M. Reinhold Koehler 2. — « C'est une
question de fait, » redit M. Cosquin dans Mélusine 8, et il répète
encore dans ses Contes de Lorraine 4 : « C'est une question de
fait. »
Il s'agit de prendre successivement chaque type de contes, de
le suivre de peuple en peuple, d'âge en âge, et de voir où nous
conduira ce voyage de découverte. Ce ne seront pas encore des
inductions, mais de simples et passives constatations.
Or voici le fait constant, attesté par mille recherches indépen-
dantes les unes des autres.
Considérons des contes divers, recueillis aux points les plus
opposés de l'horizon.
Prenons, par exemple, un conte kalmouk, du Siddi-kur.
Qu'est-ce que le Siddi-kur ? Un recueil mogol, qui remonte à un
original sanscrit, et il nous est impossible de remonter
au delà de
ce texte sanscrit.
Ou bien, prenons un conte thibétain, de la collection Ralston
:

1. Pantchatantra, préface, p. xxvi.


2. Weimarische Beitràge, loc. cit.
3. Mélusine, t. I, col. 276.
4. Contes de Lorraine, p. xv.
SA FORME ACTUELLE 81
-ce livre thibétain se dénonce comme étant la copie d'un hvre
sanscrit, et il nous est impossible de remonter au delà de ce texte
sanscrit.
Ou encore, prenons un conte français, dans une collection de
contes populaires modernes : le voici au xvie siècle chez Strapa-
role ; au xine, dans un fabliau ; antérieurement, dans un texte
hébraïque, traduit de l'arabe ; ce texte arabe est lui-même traduit
du pehlvi ; On démontre que le texte pehlvi remonte à un original
sanscrit, et il nous est impossible de remonter au delà de ce texte
sanscrit.
« Donc, le terme de nos investigations est toujours l'Inde, et
l'Inde des temps historiques. »
Puisque nous voici dans l'Inde, où nous avons été conduits
-et ramenés involontairement, passivement, regardons autour de
nous. Interrogeons ce pays. Faut-il nous étonner outre mesure
-de ce voyage qui semble étrange, sans cesse recommencé ?

Non, car nous trouvons dans l'Inde d'amples et nombreux
recueils de contes qui ont joui, dans ce pays même, d'un succès
incomparable, et qui se sont répandus par le monde avec la même
puissance de diffusion que la Bible.
Ce goût des Hindous pour les contes s'explique historique-
ment par l'influence du bouddhisme : cette religion est avant
tout une morale, qui s'est plu à prêcher par familières paraboles.
D'autre part, le bouddhisme, qui est aujourd'hui la religion de la
moitié de l'humanité, recelait une incommensurable force de
propagande : d'où la diffusion de ces contes hors de l'Inde et à
partir de l'Inde.
Ainsi nous nous expliquons que l'Inde soit devenue pour les
contes populaires un centre, un foyer d'où ils ont rayonné sur la
terre. Nous réservons encore la question de savoir si les prédica-
teurs bouddhistes ont inventé les contes, ou s'ils ont simplement
approprié à leurs besoins des fictions qui préexistaient ; dans
l'Inde n'est peut-être pas la source primitive des contes, mais là
est assurément le réservoir, d'où ils ont coulé à flots sur les
pays. '
.
Mais jusqu'ici, nous avons uniquement suivi les contes c.e
.

livre en livre.
Par exemple, partant d'un conte français du xme siècle, nous
BÉDIER. — Les Fabliaux.
s
|F;82" '- r;".V-irvLÉS, FABLiA-UXs
' "

constaté l'existence dans recueil latin, le,-DirecfOriyTO


en avons un:
,£iwj*<«^#ji^» ^^ •-T-)iC'^t.'-la.";tra-
-
Iduction, faite vers 1270, d'un livre de JoëL — Qui est-cevgue-
.0

:- Joil? -^ C'est-un rabbin qui;


vers;1265, tradiusit en ]iéb;r;eu un
roman arabe intitulé Calilaet-Dimna. ..--, Qu'est-ce que ce roman
arabe ? — C'est une traduction, entreprise au vine siècle, ap..
J.-C, d'un ouvrage pehlvi du vie siècle, qui lui-même.remontait à
un original, sanscrit. ;
;+,
.C'est là l'histoire d'un conte quelconquedu Pantchatantra,
.

.
dont l'exode est exposé par le tableau synoptique, ci-joint 1:
..Nous ayons donc constaté une tradition littéraire qui portait
.....
ce conte d'Orient en Occident. ,.,,;.. f{
Mais un caractère essentiel des contes populaires est de se-
.

..
transmettre, non pas seulement délivre en livre, niais de-bouche
eh bouche. Les livres sont-donc un véhicule puissant, mais non
unique. .,,.-.
Livrés à la transmission orale, les contes isolés ont-ils suivi la
..-
,."<.-

même route que les contes des recueils littéraires ?";" 'V "'_..;.
On né saurait le dire a priori.': mais la route quéies recueils
J littéraires ont suivie, pour venir de Bénarès à Paris,'nous four-

nit pourtant déjà une indication, une probabilité.


Or, nous avons des raisons de croire cette indication exacte,,
cette probabilité fondée. On peut démontrer, en effet, que la pro-
pagation orale.des contes a suivi sensiblement les mêmes voies
que Ta'propagation écrite,, et que leur origine est biehiridiénne ;.
'cela, grâce à la triple constatation, que voici, : '.'
En premier lieu, ces contes, qui réapparaissent si parfaitement
semblables dans les recueils indiens et dans les Httér.àtùres
orales modernes et européennes, cherchez les à Rome, eh Grèce s
:

l'antiquité classique les ignore. « Nous ne trouvons, dit


M. R. Koehler, dans l'antiquité classique, qu'un nombre déri-
soire de nos contes, si nous laissons de côtelés tentatives forcées

1. J'ai dressé ce tableau à j'aide de la préface de. M Lancereau' à sa,tra-


duction du Pantclialàntra, et d'un tableau analogue publié M. Landau
par
dans ses Quelkn des Decameron. Je me suis attaché surtout à mettre- en
évidence les divers remaniements du Calila,'et, pour éviter toute surcharge,
je n'ai noté que très sommairement, et sans grand; souci d'être complet, les-
éditions de chacun d'eux..
--'.'.' Pages 82-83
HISTOIRE ABRÉGÉE DES DIVERSES RÉDACTIONS ET TRADUCTIONS DU ROMA.NDE CALILA ET DIMNA ET DU PANTCHATANTRA
SA FORME ACTUELLE 83
qu'on a faites pour ramener plusieurs d'entre eux à la mythologie
grecque. » •'.. " "-: "; .-..-''! ;-;;-
"

En second lieu,— puisque les contes ne pénètrent en Europe


qu'au moyen.âge, — à quelle époque du moyen âge apparaissent-
Ils ? Leur venue soudaine coïncide soit avec rétablissement de
relations plus intimés entre lés peuples de l'Occident et ceùx.de
l'Orient, soit avec l'apparition de traductions des recueils orien-;.
taux en des langues européennes. Il en résulte clairement que
les contes ont pénétré chez nous à la faveur de contacts plus par-
ticuliers de l'Asie avec l'Europe. Les. principales occasions, de
cette transmission, il faut les chercher; : - • Y: :-,\ -,.''',^
•.
.,
'• Dans l'influence dé Byzance, point central où se touchent;les:.:'
-deux'civilisations ; ';'.-'..' Vj-
Dans l'existence d'un Orient latin, .dans la rencontre fréquente
et prolongée des Asiatiques et des Francs en Terre-Sainte, à) la
faveur des pèlerinages, et surtout des Croisades ;
Dans la longue domination: des Maures en Espagne, et dans
le rôle de courtiers joué par les Juifs entre lTsIam et le Chris-
tianisme. « Une large part dans l'introduction des.apologues.et
des contes orientaux en. Europe, dit M. -Lancereau 1, doit être
attribuée aux Juifs. Arts,sciences et lettres, tout ce queles Arabes
avaient emprunté à l'Inde et à la Grèce, ilsTe transmirent aux
peuples de l'Occident. Dès le Xe siècle, leurs écoles étaient floris-
santes, surtout en Espagne. En même temps qu'ils traduisaient
en hébreu ou en latin les auteurs grecs les plus classiques^ ils
ne négligèrent pas les fables de l'Orient. Parmi; ces vulgarisa-
teurs, il faut citer en première ligne Pierre Alphonse, avec sa
Disciplina clericalis, le traducteur du Livre de Sendabad,
l'auteur, de la version hébraïque du Kalila et Dimna, et, enfin
Jean de Capoue. Nos trouvères et nos vieux poètes ont, tiré de

1; Lancereau, Pantchatantra, 1871, p. xxm. — M. de Montaiglon dit de


même (M R, I, Préface) : a Le vrai intermédiaire,; c'est le peuple cosmopo-
lite par excellence et le seul qui le fût au moyen âge, .c'est-à-dire les Juifs,
Orientaux eux-mêmes d'esprit et de tradition, qui seuls savaient l'arabe et
qui seuls, pouvaient le traduire en latin..; La solution de là question, ,c'-est-à-
dire rie- vrai passage des contes orientaux en Europe, est peut-être tout
entière, dans le Tahnud. S'ils se trouvent dans le Talmud et dans l'Inde, c'est
: .

le ïalmud qui les aura conservés chez les Juifs, et ce sont eux'qui, éh les
-écrivant eh:latin, en ont donné à l'Europe le thème et la matière. » ;;. .-.„ y ,
84 LES FABLIAUX
leurs ouvrages les sujets des récits que leur ont empruntés à
leur tour les conteurs italiens et français du moyen âge et de la
Renaissance. »
De plus (mais cette opinion de Benfey n'est pas universelle-
ment admise dans l'école), les Mogols, à la faveur de leur domi-
nation, du xine au xve siècle, dans l'Europe orientale, ont pu
également ouvrir un débouché nouveau aux contes indiens.
En troisième lieu,— et c'est là l'argument le plus puissant, —
les contes européens portent souvent en eux-mêmes le témoi-
gnage de leur origine orientale. Souvent, même dans des ver-
sions modernes, on relève des traits qui, altérés ou non, sont
indiens ; parfois même, — malgré le remaniement, brahmanique
très anciennement subi par la plupart des recueils indiens,
on y trouve des traits de moeurs spécifiquement boud-

dhiques.
Ces observations provoquent une méthode comparative souvent
employée par les orientalistes,, supérieurement, maniée par M.
G. Paris, en de trop rares monographies de.contes.. Il s'agit de
comparer les différentes formes conservées d'un récit. Elles se
classent en deux séries qui s'opposent : ici un groupe oriental,
là un groupe occidental. Or, si l'on considère les traits qui
diffèrent de l'une à l'autre série, cette comparaison doit ou peut
conduire aux observations suivantes : les traits présentés par le
groupe occidental en désaccord avec le groupe oriental sont
d'ordinaire gauches et maladroits. Ils se trahissent donc comme
des adaptations. Sous la forme orientale, au contraire, les traits
correspondants et différents sont naturels, logiques, conformes
aux moeurs du pays et à l'esprit du conte. Les formes orientales
sont donc des formes-mères.
En résumé, l'école indianiste a réponse aux deux questions :
d'où viennent les contes ? comment se propagent-ils ?
Mais, tandis que tous les partisans de Benfey sont sensible-
ment d'accord sur le problème de la propagation des contes, ils
sont-plus ou moins réservés sur la question d'origine.
•Pour expliquer l'origine des contes, la théorie la plus affir-
mative et la plus hardie est à peu près celle-ci : l'immense majo-
rité des contes populaires sont nés dans l'Inde. La plupart ont
été inventés par les premiers apôtres du Bouddha pour répondre
SA FORME ACTUELLE 85
à un besoin spécial de sa religion, qui est d'envelopper sa morale
du manteau des apologues.
Les partisans les plus hardis de cette théorie vont si loin dans
cette voie, ils sont si bien persuadés que les Indiens ont jadis
possédé un don créateur particulier, qu'ils attribuent une valeur
supérieure aux versions modernes, orales, des contes qui sont
aujourd'hui recueillies dans l'Inde : s'étant transmises de géné-
ration en génération dans l'intérieur de la race créatrice, ces
formes seraient plus pures que les versions nomades, erra-
tiques.
Au contraire, d'autres savants se montrent infiniment plus
réservés sur la question d'origine. Ils admettent que les prédi-
cateurs bouddhistes n'ont été que des collecteurs et des arran-
geurs de récits oraux, comme un Etienne de Bourbon au moyen
b
âge ; —- que les contes pouvaient vivre depuis longtemps déjà,
dans l'Inde et s'y transmettre oralement, quand, pour la première
fois, ils servirent à la propagande religieuse ; — que, peut-être
même, ils ne sont point nés dans l'Inde, mais y ont été importés.
Cependant, pour ces savants, ces contes, non indiens-, seraient
pourtant orientaux. Ils croient, eux aussi, à une source unique,
et cette source est orientale. Mais où jaillissait-elle ? En Assyrie ?
En Perse ? C'est une question sur laquelle ils se prononcent
avec aussi peu d'assurance que sur l'emplacement du Paradis
Terrestre.
Mais tous les partisans de l'école indianiste sont d'accord
du moins sur la question de la propagation des contes. Ils
reconnaissent une importance presque identique à la transmis-
sion par les livres et à la transmission orale. Les contes
passent des livres à la tradition orale, de la tradition orale aux
livres, etc., indéfiniment. Ils croient à l'influence de Byzance,
des Croisades, des Juifs. Les contes se sont propagés, orale-
ment et littérairement, sensiblement par les mêmes voies, qui
partent de l'Inde.
Bref l'attitude des indianistes peut se résumer par cette
phrase de R. Koehler :
« Le point de vue de Benfey sur l'origine et
l'histoire des
contes populaires européens est, comme il le dit lui-même, une
question de fait, qui sera complètement résolue-le jour seule-
86 LES FABLIAUX
les contes, tous, auront été ramenés
ment où tous ou presque
à leur original indien. Ces résultats sont à prévoir ; d'ores et
déjà, on a ramené tant et tant de contes à des sources indiennes,
devons jamais admettre, sinon sous les plus
que nous ne
prudentes réserves, que tel d'entre eux puisse être, en tel
autre pays, d'origine autochtone. » • ..
'...:.-/.
.

III
PLAN GÉNÉRAL D'UNE CRITIQUE DE. LA
THÉORIE INDIANISTE ,,;

Nous avons marqué le caractère essentiel de la méthode


indianiste : c'est de prendre un conte dans la tradition popu-
laire vivante et de le « suivre à la piste », d'âge en. âge, en.,
remontant le courant des littératures. .. :
-•
Le plus souvent, elle se résume en ce raisonnement : Soit un -

conte moderne ; je le retrouve dans; le Directorium humanae vitae.-


Or, je prouve que ce recueil a une origine indienne. Donc le
conte est indien. ,r
Soit cet autre conte moderne : je le retrouve dans le Roman
,
des Sept sages français. Or, je prouve que le livre des Sept sages,
remonte à un original indien. Donc le conte est indien.
Nous voici de la sorte, innocemment, malgré nous, ramenés
,
à l'Inde. -
Tant que la théorie n'a point d'argument plus probant (et
souvent il en est ainsi), son raisonnement est médiocre. Il se:
réduit à ceci : la plus ancienne forme conservée de ce conte
est indienne ; donc le conte lui-même est indien.
Ce sophisme porte un nom dansTÉcole : Post hoc, ergo prop-r,
ter hoc. Nous savons — et ceci n'est pas en discussion — que,
pour des raisons historiques et religieuses très bien déterminées,
les Indiens ont composé de vastes recueils de contes. Nous
savons également que ce sont les plus anciens recueils qui nous:
soient parvenus. D'autre part, nous savons encore que les contes
populaires ont la vie dure. Ce n'est donc pas miraclesi la plus,
ancienne forme conservée d'un conte populaire moderne, est,
-
fournie par un recueil indien, .puisque les. recueils indiens sont
les .plus anciens. Et il n'y a. guère lieu d'admirer et de^s'écrier^
PLAN D'UÎTE 'CRITIQUÉ DÉ CETTE THÉORIE 87 :
•comme Mayenne dans la Satire Ménippëe :« 0
coup du ciel!»
toutes"lés fois qu'on est, comme on dit, « ramené » à TInde. i;
Il faut nous dégager de cette habitude littéraire et livresque,
souvent presque invincible, qui nous entraîne à considérer quèJ
la version d'un conte la plus anciennement écrite est, néces-
sairement, la primitive. Cela est vrai du Cid de Guilhen de
Castro par rapport an Cid de Corneille ; mais non de deux ver-
sions d'un conte, non plus que du texte de deux manuscrits,
noir plus que de deux mots.
Soit deux mots, l'un italien, , qui se trouve dans la. Divine
Comédie, l'autre qui ne nous est révélé que par un patois
moderne français. Direz-vous que le plus anciennement attesté
a créé l'autre ? Non, mais qu'ils peuvent avoir une source;êom-
mune, le latin, et — sauf le cas spécial des mots savants -*- là
date de la composition des livres où ces mots apparaissent
importe peu. -Ce mot patois peut avoir autant d'intérêt et plus;;
d'ancienneté que le mot écrit par Dante. — Ainsi dés Contes(-.
populaires : les-formes indiennes sont généralement les plus
anciennes qui nous soient parvenues; mais il n'y ay a priori,
aucune raison suffisante pour que ces versions représentent Ta
souche du conte et pour qu'on leur attribue plus d'importance
qu'à telle version recueillie aujourd'hui de la bouche d'unpaysah:
westphalien ou dauphinois *. Il peut y avoir eu, depuis le jour
deiPinvention- du conté, vie indépendante des deux versions, et
la fsônrce commune des deux formes peut être ailleurs que dans
JTnde. : -..'-."-
,
Que le raisonnement post hoc, ergo propter hoc soit le plus
souvent la maîtresse forme des indianistes, c'est chose expli-
cable, si l'on se rappelle la genèse probable de la théorie.,
Elle n'a point en effet germé dans l'esprit de collecteurs de

li Geque M. G. Paris dit des chansons s'applique à merveille aux contes :


a De", même que souvent le: zehd, le sanscrits le lithuanien, le grec, le
gothique oiit conservé chacun seul une des.lettres du mot primitif, permet-
tan'tfpar leur rapprochement,; dé le reconstituer; ainsi chacune des versions
différentes de nos chansons est sCuvèiitseuîe à- posséder un des traits origi-
naux i'-eï il arrivé ici le même :phënqnîen"e'.!qué/pour les langues, c'cst-.i-aîrô'

4860, -:/''
qu%nûvoït-qûëlqutefoisiùn^^.^raitieX^UÇnt'ct^iitliénî.iqueconservé dans une
'VersiônT.qHi'd^'lleurs.^
'-';~1r--'
Revue critique, 22- mai '
-- '
88 LES FABLIAUX
contes modernes, qui, par, une méthode d'investigation ascen-
dante, se seraient lentement trouvés conduits vers l'Inde ;
mais les constructeurs-dûsystème furent au contraire, des éditeurs
ou des commentateurs du Calila et Dimna ou du Sendabad. Par-
tant de ces vastes collections, ils recueillaient les versions plus
récentes des cent ou cent cinquante contes,du Sendabad et du
Calila, et les retrouvaient presque tous sous des formes plus
modernes. S'ils étaient partis du Décaméron, peut-être n'est-il
pas téméraire de croire que, ne trouvant chez Boccace qu'une-
quinzaine de contes attestés dans l'Inde, ils n'eussent point-
construit leur théorie. Mais rien de plus explicable que leur-
tendance, rien de plus naturel 1, ni de plus faux, que leur rai-
sonnement.
Ce raisonnement est, au fond, celui même des arabisants des-
xvne et xvme siècles, de Galland, par exemple : les plus anciennes-
formes qu'ils connaissaient des contes étaient arabes ; aussi l'ima-
gination- arabe fut-elle considérée comme la génératrice pre-
mière des contes, jusqu'au jour où l'on découvrit des formes-
plus anciennes.
Les Arabes furent, au xvnie siècle, les grands inventeurs de-
contes ; au xixe siècle, ce sont les Indiens. Qui sera-ce, au
xxe siècle ?
.

1. Vetit-on saisir, dans toute son amusante naïveté, et comme en flagrant:


délit, le sophisme dont il s'agit ? Comme appendice aux Facétieuses Nuits de
Straparole (Jaanet, 1857), l'éditeur publie des notes comparatives cha-
pour
cun des récits, sous ce titre : Tableau des sources et des imitations de Slrapa-
role. En effet, chaque liste de références est divisée
en deux paragraphes,,
sous les rubriques : origines — imitations. Or, quelles sont les origines de
chaque conte de Straparole ? — Ce sont toutes les versions antérieures à
celle de Straparole. Et toutes celles qui sont postérieures sont imitées de-
Straparole. On le voit : le départ est facile à faire ! Exemples
: « Nuit II,.
fable V. Simplice Rossi est amoureux de Giliole, femme de Guiriot
paysan,
et estant trouvé par le mary, fut battu et frotté qu'il n'y manquoit rien.
ORIGINES : Le fabliau de la dame qui
attrapa un prêtre, un forestier et un-
prévît ; — Boccace, Dec., VIII, 8. IMITATIONS : Bandello, III, 20, Bouchet, -


Serée 32, La Fontaine, les Rémois, etc.
» — Grâce au même très simple-
raisonnement, on lit plus loin :
« Nuit III, fable IV. Marcel Vercelois
fui amoureux d'Eliennelte, laquelle le fit venir maison, et cependant qu'elle-
en sa
conjuroit son mari, il se sauve secrètement. ORIGINES
: Boccace, VII, 1,
Ce conte rappelle celui du mari borgne,
conte qui, parti de l'Inde, a trouvé-
place dans la Disciplina clericalis, dans les fabliaux,
217,
etc. V. l'Hilopadésa,.
p. ss., etc. »
_
PLAN D'UNE CRITIQUE .DE CETTE THÉORIE 89
Après cette observation préliminaire, destinée à nous mettre
en garde contre un sophisme évident, quel sera le plan général
de notre critique de la théorie orientaliste ?
Le fait est le suivant : de grands recueils indiens existent.
Ils nous fournissent la forme la plus ancienne de beaucoup de
contes. Ils ont été souvent traduits ; ils ont beaucoup voyagé.
Quelle a été leur influence ?
1° Est-il vrai de dire qu'il n'ait pas existé en Europe de
contes populaires antérieurement à la propagation des recueils
indiens, antérieurement aux rapports plus intimes, aux échanges
plus réguliers de traditions que Byzance, les pèlerinages, les
Croisades auraient établis entre l'Orient et l'Occident ?
2° Quelle est l'influence des recueils orientaux sur la tradi-
tion orale ? Beaucoup de contes sont-ils tombés du cadre de ces
recueils pour vivre de la vie populaire ?
3° Est-il vrai de dire que l'on retrouve souvent, dans nos
contes populaires européens, des traits de moeurs indiennes,
voire spécifiquement bouddhiques ?
4° Comparant un à un les contes sous leurs formes orientales
et occidentales, est-il vrai que les versions occidentales se tra-.
hissent comme remaniées, gâtées, adaptées, partant comme
issues des pures formes orientales ?
•90(ï- ; •- .; :
;-LES FABLIAUX;

'-'- '•'';. CHAPITRE;ni


. ..
;,_,-.:-;.";.-.''.--'l,

POPULAIRES DANS L'ANTIQUITÉ ET DANS. "['.


' LES CONTES
LE HAUT MOYEN AGE ,l7
';,.;.;'.
"
//_
I. Qu'il est téméraire de conclure de la non-existence de collections de
contes dans l'antiquité à la non-existence, des contes.. . ..-, .-

II. Les Fables dans l'antiquité. Résumé des théories émises sur leur ori-
gine, destiné à mettre en relief cette vérité, trop souvent mécoimu.e
par les indianistes, que, lorsqu'on a fixé les.dates des diverses ver-
sions, d'un conte, on n'a rien fait encore pour dé terminer l'origine du
conte lui-même. '•'-
III. Exemples de contes merveilleux dans l'antiquité : â) en Egypte : b) en
Grèce et à Rome : Midas, Psyché, les contes de l'Odyssée, Mélàmpos,.
Jean de l'Ours, le Dragon à sept têtes, le fils du Pêcheur, Glau-
cos, etc.
IV. Exemples de nouvelles et de fabliaux dans l'antiquité : Zariadrês. Les
.

; Fables Milésiennes. La comédie moyenne. Une narration de Par-"


thénius. Sithon et.Palléné. Contes d'Apulée, d'Athénée. Formes
antiques des fabliaux du Pliçon, du Vair palefroi, des Quatre souhaits
saint Martin, de la Veuve infidèle, etc.
V. Exemples de contes dans le haut moyen âge : examen de la collection
dite le Romulus Mariae Gallicae, ' ''" ' " " - -
.

On vient de le voir, l'argument qui est à la base de la théorie


indianiste consiste à dire : si nous jetons les yeux sur l'Inde, aux
siècles qui précèdent ou suiventimmédiateméntla venue de Jésus-
Ghrist, les contes et les recueils de contes y foisonnent. Or, ces
contes sont, le plus souvent, les mêmes qui se redisent encore
dans nos villages. Considérons, au contraire, l'antiquité clas-
sique. Ici rien de semblable—Point de recueils. Çà et là, des
contes isolés, tellement imprégnés des idées mythologiques ou
morales de Rome et de la Grèce, qu'ils sont morts en même temps
que la Grèce et que Rome, et qu'on ne peut les rapprocher des
contes populaires actuels.
On voit la portée de l'argument. Le sol de l'Europe est aujour-
d'hui sillonné par les traditions populaires, qui l'arrosent de mille
fleuves, rivières et ruisseaux. Depuis quand ? Depuis le moyen

âge seulement. Auparavant, malgré des siècles de culture hellé-
nique et romaine,le même vieux sol apparaît folk-loriste
au comme
LES CONTES POPULAIRES DANS L'ANTIQUITÉ 91 "
aussi desséché que le; Sahara. Si donc il s'est trouvé soudain
inondé de récits populaires, ce n'est sans doute pas qu'il ait su
faire enfin.jaillir de ses profondeurs des sources jusque-là secrè-
tement enfouies ; non, mais c'est que « le grand réservoir indiens
qui, nous le savons, était déjà rempli jusqu'aux bords aux pre-
miers jours de notre ère, s'est soudain déversé, en un courant
impétueux, sur le monde-occidental. 1

C'est l'argument fondamental. Il importe donc de l'éprouver


tout d'abord. >r.
Le lecteur n'attend certes pas des modestes pages qui suivent
une histoire méthodique delà fable, des légendes merveilleuses^
delà noveilistiqué dans l'antiquité, —/ce qui serait la matière de
plusieurs livres. Il verra trop que.: j'ai exploré très superficielle-
ment et très rapidement le soi antique. Mais,: si cette recherche,
tout incomplète qu'elle lui apparaîtra, m'asuffi pour ramener au
jouiy en grand nombre, presque à chaque" 00dp-de sonde,.des
apologues, des contes merveilleux, des nouvelles/ des fabliaux,'
les'mêmes qu'on retrouve postérieurement dans l'Inde et dans lès
littératures orales modernes, nul ne songera à me reprocher de
ne pas' épuiser la matière. Précisément parce que mon enquête n'a
pas: été systématique, mais presque accidentelle, il en ressortira
clairement que les contes antiques sont à fleur de sol ; qu'il suffit,
dans ce prétendu désert, du moindre coup de baguette, donné
au hasard, pour faire jaillir du roc les sources cherchées.

fi* -'.-'.,. ::.. i -•-


Tout d'abord — on nous l'accordera aisément —il ne faut tirer
nul avantage de ce fait qu'il est impossible d'opposer aux grands,
recueils.des contes indiens- dès collections antiques similaires.
Pourquoi l'Inde possède-t-elle ces recueils ? C'est que le boud-.
dbisme s'est plu.à prêcher par familières paraboles. A cet effet,
il aiamassé dans le courant oral et a coordonné des;contes popu--
laires. Sans le bouddhisme, nous ne posséderions pas ces recueils,
.

— non plus, sans doute, que nous ne- posséderions la


théorie
orientaliste de l'origine des contes.; ;

Mais puisque l'antiquité classique n'a connu ni le bouddhisme,


.

ni aucune'nécessite, ni religieuse ni littéraire, qui l'induisît, a


92 LES FABLIAUX
recueillir les contes des petites gens, il est très concevable qu'elle
ne les ait pas recueillis. Bien plus, n'ayant pas de raisons posi-
tives pour compiler ces humbles récits, elle en avait de fortes
pour ne pas les collectionner. Car on s'explique fort bien, par le
mépris constant des classes lettrées à l'égard des contes de bonne
femme, que ni Thucydide ni Cicéron n'aient colligé des contes.
Mais, si l'antiquité classique ne possède point de recueils qu'on
puisse opposer au Kalilah, ignorait-elle les contes mêmes du
Kalilah ? C'est là une tout autre question.
Les contes populaires ne sont pas en effet parvenus, à toute
époque, jusqu'à la littérature. Prenez tous les écrivains français,
depuis la Renaissance jusqu'à la fin du xVne siècle 1 : vous ne
trouverez, dans cet. énorme amas littéraire, aucune collection de
contes de fées. On eût fort étonné Racine ou Bossuet, si on leur
fût venu dire que chaque village de France possédait un trésor
inépuisable de fictions et cette révélation les eût, je crois,
médiocrement intéressés. Pourtant il est certain que, si M.
Emmanuel Cosquin eût vécu à Montiers-sur-Saulz vers 1675, il
aurait pu y composer une collection de contes sensiblement
pareille à celle qu'il y a recueillie, aux alentours de 1875. Que
M. Cosquin n'ait point vécu au xvne siècle, et que nul n'ait pu
s'aviser, à cette époque, de tenter une oeuvre pareille, ce sont
des faits contingents, historiquement très explicables.
Pareillement M. Giuseppe Pitre, contemporain de Scipion
Ëmilien ou de Verres, aurait sans doute pu recueillir en Sicile
une collection de contes aussi belle que l'est sa collection. Mais on
s'explique aisément, par des raisons historiques, qu'il ne se soit
rencontré de Pitre ni parmi les centurions de Scipion Ëmilien, ni
parmi les scribes de Verres.
Il suffira donc de montrer qu'il existait, dans l'antiquité, sinon
des recueils de contes, du moins des contes, tout semblables
aux
contes indiens ou aux contes populaires modernes.
Quand les orientalistes le nient, de quels contes entendent-ils
parler ?
Est-ce des contes d'animaux ?
Ou bien des contes merveilleux ?
1. Les cinq dernières années exceptées, puisque les
sont de 1697, ceux de la comtesse d'Aulnoy, de 1698. contes de Perrault
LES FABLES DANS L'ANTIQUITÉ 93
Ou bien des nouvelles et des fabliaux ?
Parcourons rapidement ces.trois catégories, qui comprennent
toutes les formes possibles de contes.

II
LES CONTES D'ANIMAUX DANS. L'ANTIQUITÉ GRECO-LATINE

Assurément les orientalistes ne veulent point parler des fables.


Il existe, dans l'antiquité gréco-latine, un vaste corpus de
fables. Ces contes d'animaux, tout comme les fictions merveil-
leuses ou les fabliaux, ont leurs parallèles dans le Kalilah et
Dimnah.
Il ne s'agit pas ici de recueils d'apologues médiévaux ou
byzantins, tels que, pour en expliquer la formation, il suffise de
replacer, une fois de plus, sous nos yeux, le tableau synoptique
et chronologique des traductions occidentales des grands recueils
orientaux.
Bien avant le moine Planude, bien avant les Romulus, bien
avant que le monde byzantin existât, les contes d'animaux pullu-
laient en Occident.
Il s'agit d'Avien, de Babrius, de Phèdre. Avien a écrit vers
375 de notre ère ; Babrius 1 a composé son recueil vers 235 après
Jésus-Christ; Phèdre était un affranchi d'Auguste. Or, ni au temps
d'Auguste, ni sous Alexandre Sévère, ni même sous Valenti-
nien II, les recueils orientaux n'avaient commencé leur odyssée
occidentale, puisque la première étape enestla traduction pehlvie
du Kalilah, entreprise sur l'ordre du prince sassanide Khosroès,
vers l'an 550 de notre ère.
Cinq siècles après Phèdre, trois siècles après Babrius, deux
siècles après Avien, les chacals Karataka et Damanaka, les lions
Pingalaka et Bhâsouraka, le loup Kravyamoukha s'ébattaient
encore en paix sur les rives du Gange, et devaient attendre long-
temps sous les palmes avant que l'envoyé du roi Khosroès, le
médecin Barzouyèh, vînt les y inquiéter. Pourtant, depuis des

1. Pour accepter l'ancienne hypothèse de Boissonade,reprise par 0. Cur-


sius.
Q4 :-.;-•' LES FABLIAUX " -: -'

siècles, leurs hauts, faits étaient célèbres en Europe. Depuis des


siècles, dans les gymnases d'Athènes et d'Alexandrie, sans
attendre que Bidpaï fût venu, on faisait apprendre aux petits
enfants les mêmes apologues que nous lisons dans le Pantcha-
tantra ou le Mahâbhârata : le Lion malade, les Grenouilles
qui demandent un roi, l'Homme et le Serpent. Dans les écoles
romaines, Orbilius le fouetteur enseignait à Horace lavable de la
Montagne qui accouche d'une souris, le Rat de ville et le Rat des
champs.
,. ,, -,
.: D'où venaient les fabiès grecques,? Nous n'ayons pas à répondre
.

à cette question. Mais parcourons rapidement les systèmes pro-


posés : cette rèviie est fort' instructive ; on.verra pourquoi.

A; --Analyse, desprincipales; théories

Négligeons les différentes traditions que les Grecs, déjà préoc-


cupés du problème, conservaient, soit qu'ils fissent venir les
fables de l'Asie Mineure, les uns de la Phrygie, les autres de la
Carie ou de la Cilicie ; d'autres encore tenant pour une origine
-Ubyque ou sybaritique, voire âttiquei; -- -
v

Parmi les théories modernes, pour laisser de côté le fantôme, .

évoqué par Grimm 2, aujourd'hui dissipé, de l'épopée animale


indo-européenne, quel est le/pays.où l'idée préconçue qu'il existe
quelque part un réservoir primitif des contes, n'ait fait chercher
la patrie des apologues grecs ? On l'a cherchée, donc trouvée, en
Arabie d'abord 8, puis en Egypte 4, même en Palestine', tandis

1. Ces traditions sont savamment exposées et discutées par O. Keller,


XJéber die Geschichle der griechisclien Fabel,
pp. 350-360.
2. Dans son Reinharl Fuchs (Berlin, 1834).
.3. D'Herbeîot, au xvnrs siècle.
.
4. D'après Zundel, qui sut persuader Welcker, les fables grecques'refléte-
raient parfaitement les symboles égyptiens, et le personnel animal des fables
ésopiques conviendrait exclusivement à l'Egypte. Ésope serait Éthiopien.
un
(Zundel, Rheinisches Muséum, 1847 V. la réfutation de Wagener, Essai-sur
'.

les rapports entre les apologues de la Grèce et de l'Inde, 4-9-53.) .- -4


pp.
5.. Faut-il mentionner la Palestine ? Le système de Julius Landsberger
(die Fabeln des Sophos, syrisches Original der griechisclien Fabelndes Syn-
tipas, 1859) d'après lequel Ésope serait un Syrien, et les Juifs les inventeurs
de la Fable, a été si mal accueilli que, seul,
son inventeur, paraît, y. avoir
jamais cru. (V. O. Keller, loc. cit., p. 328, ss.) ...^
LES FABLESl%AÏ*S-^ANTIQUITÉ 95
vqûëppdûr- d'-autrès -critiques/les:fables grecques seraient auto-
1

chtones, comme si elles étaient nées, elles aussi, des dents du


-dragon1.; ...;;1/;.-;; y' "--- '•';•. ;y
. ..
:,7;f. Mais c'est .l'hypothèse indianiste qui 'a; groupé Je plus de par-
.

tisans,çt d'adversaires.; Depuis.les temps déjà reculés,de Lpi-


.seleur-Deslongchamps et de Lassen, quelle variété dans les atti-
tudes de ses. défenseurs !: :-
':'- â.)Théorie de Wagener. —. "Wagener est le premier2— il
faut lui en savoir gré — qui ait mis en évidence l'identité; des
: apologues indiens et grecs. Il transcrit huit: apologues du Pantcha-

tantra, un du Mahabhârata, un du Syntipas 3 et les place-en


'--regard des récits antiques correspondants. A qui revient la prio-
rité ? Aux Indiens,-ou aux Grecs ? Aux Indiens, selon Wagener,.
car les Grecs avaient-conservé la conscience obscure de cette
origine; Ésope n'est, en effet, qu'un personnage mythique, mais
« son nom est une allusion à l'origine orientale de la fable. Esope
;« veut dire.Éthiopien,-et, jusqu'à l'époque. d'Eschyle, le nom
«
d'Éthiopien s'applique aussi bien aux habitants de l'Extrême-
«:Orient qu'à ceux du Midi de l'Egypte ». Dès lors, la seule simi-
litude de deux récits, l'un grée, l'autre indien, prouve l'antério-
rité du récit oriental,, sans- qu'un instant la pensée traverse
-
l'esprit de Wagener que -ce rapport dé créanciers à débiteurs
puisse être.renversé 4, « Ce;sont les Assyriens qui ont transmis
1. Pour le dernier, éditeur de Babrius, notamment; M. Rutherford. Je ne
connais ses idées que par l'analyse qu'en donne M. Jacobs. (The fables of
Msop, p. 41 "et p. 105.) ' -
'
- -
.
2. Mémoires couronnés et mémoires des savants étrangers pp. l'Académie
de Belgique, t. XXV (1851-3). Essai sur les rapports qui existent entre les
apologues de l'Inde et les apologues de la Grèce, par O. Wagener, 1825.
3. En voici l'indication. Je là. donne ici, parce que Wagener transcrit in-
extenso les fables qu'il,étudie, .procédé-aussi commode au lecteur que rare-
ment employé. Ce sont, pour le Pantchatantra, l'Ane revêtu de la peau du
lion (Lucien), le Lion malade (Babrius, 95), l'Aigle et les tortues (Babr., 115),
le Chien qui laisse la proie pour l'ombre (Babr., 79], la Poule aux oeufs- d'or
(Bàbr.,123), le Serpent elle lézard (Phèdre; II, 28), la Souris métamorphosée
-
^Babr;, 32}, les 'Grenouilles qui demandent un roi (Phèdre, 1, 3) ; pour le
Mahâbhârata, le Lion délivré, par la souris (Babr., 107) ; pour le Syntipas,
la Jatte de lait' 'èmpôisonhéç \Sté'sicliofé, cf. Élien, I, 37.) —• Nous rejetons
'deux fables rapportées^par"Wagener, qui ïi'ont pas, dans l'antiquité clas-
sique, de véritables parallèles.-'!"'''-" --
4. M. J. Denis, dans un remarquable opuscule, De la fable dans l'anti-
quité classique, Caen, 1883, p. 13, a retrouvé "de son côté l'hypothèse de
96 LES FABLIAUX
les fables indiennes à la Lydie, et de là elles se sont répandues
dans l'Hellade. »

h) Théorie de Weber. — Par malheur, l'équation Esope = :


Éthiopien = Oriental n'a guère fait fortune, et le système s'est
donc écroulé. Weber 1 vit nettement que la question de priorité
ne pouvait être-résolue que par l'examen interne des apologues.
Son critérium était d'ordre esthétique, : les formes grecques lui
parurent primitives, comme plus simples, plus logiques, alour-
dies au contraire, défigurées, gâtées dans les copies indiennes.
Ainsi, par une étrange rencontre, les mêmes fables qui semblaient
à l'helléniste Wagener « porter un cachet évidemment oriental»
parurent helléniques à l'orientaliste Weber. Pour lui, toutes les
fables du Pantchatantra qui revivent dans l'antiquité classique
sont des produits grecs, importés dans l'Inde.avant la naissance
du Christ, et que l'armée d'Alexandre laissa derrière elle comme
des dépôts d'alluvion.
Pourtant, on pouvait contester à Weber la légitimité de son
principe : peut-être n'est-ce pas la forme la plus accomplie qui
naît la première, mais tout au rebours, selon les lois de l'évolu-
tion, c'est peut-être la forme la plus grossière, la moins déter-
minée. Benfey 2 s'est chargé de cette critique : « Si nous pou-
vions, dit-il, poursuivre jusqu'à sa première origine l'histoire
de tous les colites, fables, chansons, légendes populaires, nous
reconnaîtrions, je crois, que les plus belles de ces créations pro-
cèdent souvent de germes très informes. C'est seulement après
avoir été roulées longtemps dans le torrent de la vie populaire,
qu'elles se sont arrondies jusqu'à prendre ces formes homogènes
et achevées, et qu'elles ont reçu, ici et là, l'empreinte d'un
peuple distinct ou d'un esprit individuel. Ainsi, c'est générale-
ment à la version la moins accomplie que, sauf le cas où elle se

Wagener, dont il ignorait le travail : « Le nom d'Ésope paraît que


ne me
celui d'A Go']/ prononcé à la dorienne (a.'!ao<\i. a'.tj'jizos) et
sous une forme cor-
rompue. » Huet avait déjà trouvé cette étymologie qu'il propose dans son
Traité de l'origine des Romans, éd. de 1711, p. 29.
1. Weber, Ueber den Zusammenliang griechisclier Fabeln mit indischen,
Indische Sludien, t. III, 317-72. V. O. Keller, op. cit.,

col. 554.
•V, 2. Benfey, Pantchatantra, I, 325.
p.
..-'
332, Jacobs, op.
cit., p. 102; Barth, La littérature des contes dans l'Inde, Mélusine, III
LES FABLES DANS L'ANTIQUITE 97
trahirait comme une forme dégénérée, on devrait accorder le
bénéfice de la priorité. »
c) Théorie.de Benfey.
— C'est à l'épreuve de ce critérium que
Benfey soumet à son tour les fables. Il en examine soixante envi-
ron. Dans une cinquantaine de cas, les formes indiennes lui
paraissent soit plus déterminées que leurs parallèles grecs, soit
dégénérées : il soutient donc que ces cinquante fables sont nées
en Grèce. Pour six fables seulement, il admet une origine
indienne '. Voici sa conclusion d'ensemble : « La grande majo-
rité des contes d'animaux sont originaires de l'Occident et ne sont
que des fables ésopiques plus ou moins remaniées. Pourtant,
quelques-uns portent l'empreinte d'une origine indienne 2. »
d) Théorie de Keller. — Le principe de Benfey a paru à
O. Keller 3 arbitraire et faux. Il en applique un autre qu'il
nomme (p. 335) le principe de naïveté. « Entre plusieurs ver-
'« sions d'une même fable, je considère comme source des autres
« celle qui renferme les traits de moeurs animales les plus con-
« formes à la réalité,, à la nature, les plus naïfs. » Il s'ensuit,
comme bien l'on pense, qu'il attribue à l'Inde des fables que
Benfey croyait grecques d'origine, et inversement. Mais,
s'il répartit autrement que Benfey le trésor des apologues entre
les deux races contestantes, néanmoins il croit comme lui à
la réciprocité des emprunts. Non, pourtant, à .leur simulta-

1. C'est M. Jacobs, op. cit., qui a établi cette statistique. Voici les six fables
que Benfey attribue à l'Inde : Le chacal et le lion, § 29, p. 104 ; Le lion et
la souris, § 130, p. 329 ; Le lion et l'éléphant, § 143, p. 348 ; L'homme et le
serpent, § 150, p. 360 ; La montagne qui accouche d'une souris, § 158, p. 375 ;
enfin, § 200, p. 478.
Voici, par contre, quelques exemples des jugements de Benfey en faveur
de la Grèce : § 105, p. 293, « la fable du Makasa-Jâlaka n'est,qu'une exagé-
ration de Phèdre, V, 3. » — § 164, p. -384, « On peut conjecturer que la fabJe
grecque des Grenouilles qui demandent un roi a donné naissance à la fable
correspondante du Pantchatantra. » — § 84, p. 241 : « La fable ésopique
de l'Aigle et la Tortue est incontestablement la source première du récit du
Pantchatantra. » — § 191, p. 468, Cf. § 17, p. 79 : « La fable du Chien çui
laisse la proie pour l'ombre est visiblement une forme secondaire et défor-
mée de la belle fable grecque de Babrius, 79. » Comparez les §§ 50, 84, 121,
144 (où Benfey reste indécis), 188, etc.
2. Préface, p.- xxu.
98 LES FABLIAUX
néité. D'après Keller, les premiers inventeurs de l'apologue
sont, bien les Indiens ; mais, plus tard,- dégénérés, ils ont,
à leur tour, subi l'influence occidentale. « Le stock primi-
tif des anciens apologues ésopiques est venu de l'Inde et
s'esf répandu en Occident avant Babrius l. Puis, après la mort
de Jésus-Christ, lorsque les invasions étrangères eurent ouvert
les portes du monde oriental aux littératures d'Europe, nombre
d'apologues grecs, de formation relativement récente, pénétrèrent
dans l'Inde. La gloire d'avoir inventé les contes d'animaux les
plus beaux et les plus anciens reste aux Indiens, et les Grecs, à
l'époque la plus brillante de leur littérature, n'ont été que leurs
tributaires. Mais, lorsque,.les jours dé l'automne finissant, ceux
de l'hiver furent venus pour la littérature indienne, l'Orient
accueillit à son tour les belles collections de fables grecques 2. »
e) Théorie de M. Rhys-Davids. — Enfin, en ces. dernières
années, de nouveaux faits ont été apportés au débat, et M. Rhys-
Davids a comme renouvelé le problème 3.
Il a mis en relief la haute antiquité des Jâtakas, qui racontent
les diverses incarnations du Bouddha, et qui remonteraient
peut-être à, l'époque même de Çakyamouni, soit, sans doute, au
ve siècle avant Jésus-Christ. On y trouve parfois les mêmes
fables que dans l'antiquité grecque, et les contes des Jâtakas
seraient le stratum archaïque du.Pantchatantra. Les Jâtakas ne
seraient-ils point aussi la matrice des apologues ? Benfey ne les
connaissait qu'imparfaitement. Il admettait, pour la composi-
tion des grands recueils de fables, la série chronologique sui-
vante, en procédant du plus ancien au plus récent : Babrius —
Phèdre — Jâtakas — Pantchatantra. C'est pourquoi il crut
devoir admettre l'origine grecque des contes d'animaux et la
belle simplicité de son système général s'en trouva compromise.
Aujourd'hui, on admet plus communément la série inverse :
Jâtakas — Phèdre — Pantchatantra
— Babrius, qui donne l'an-
tériorité aux fables indiennes. M. Jacobs conjecture spirituelle-

1. C'est-à-dire, d'après la date que Keller assigne à l'oeuvre de Babrius,


antérieurement à l'an 150 avant J.-C. (V. p 390)
2. Voyez p. 335 et p. 350.
3. Buddhist Birth-stories, or Jâlaka-tales... edited by V. Fausbôll and
iranslated by T. W. Rhys-Davids, Londres, 1880.
LES FABLES DANS L'ANTIQUITÉ 99
-ment, et non trop hardiment, que, si Benfey avait connu cette
série, il en aurait sans doute pris acte pour renverser aussi sa
proposition et déclarer que les apologues grecs viennent de
l'Inde. Ce n'est qu'un jugement téméraire, peut-être, s'il s'agit
de Benfey, mais non s'il s'agit de M. Rhys-Davids, qui croit
vraiment que les apologues grecs procèdent des Jâtakas. Aux
cinq cents fables des collections de Phèdre et de Babrius, on n'a,
il est vrai, trouvé que douze parallèles dans les Jâtakas'1. Les
-arbres — douze arbres — ont caché la forêt à M. Rhys-Davids.
En résumé, entre ces deux extrêmes, — origine grecque des
apologues indiens, origine indienne des apologues grecs,
— il
n'est pas de position intermédiaire que n'ait occupée quelque
.savant. En trente ans, de 1851 à 1880, plusieurs critiques, -éga-
lement armés de science et de conscience, se posent le même
problème, et voici, en quelques mots, leurs contradictoires solu-
tions ;
« Tous les apologues communs aux deux peuples, dit Wage-
ner, viennent de l'Inde à là Grèce. N'y reconnaissez-vouspasle
cachet oriental ? » (Or Wagener n'est pas un orientaliste, mais
un helléniste.)
« Non, riposte Weber, tous ces apologues viennent de la Grèce
à l'Inde. Je n'y retrouve point le cachet oriental, mais comment
peut-on y méconnaître le cachet hellénique ? » (Or Weber n'est
pas un helléniste, mais un orientaliste.)
« Distinguons, dit Benfey : ni tous les apologues grecs ne sont
d'origine orientale, ni tous les apologues orientaux ne sont d'ori-
gine grecque. Mais il y a eu, d'un peuple à l'autre, des emprunts
réciproques. Je possède une pierre de touche — le principe de
l'indétermination primitive des fables — qui nous permet de dis-
cerner la forme première de chaque récit. Sur soixante apo-
logues que j'étudie, six sont d'origine orientale, les autres sont
helléniques ». ( Or Benfey n'est pas un helléniste, mais un orien-
taliste.) '

« J'admets comme vous, corrige Keller, la réciprocité des


emprunts. Mais les contes que vous dites helléniques sont géné-
ralement orientaux et inversement. Car votre pierre de touche
n'est point la bonne. J'en possède une autre — le « principe de
1. Cf. Jacobs, op. cit., p. 108.
^00 LES FABLIAUX -

qui m'apprend les Indiens ont, après Jésus-


naïveté » — que
Christ, adopté des contes grecs, mais que les.plus anciens sont
d'origine indienne. » (Or Keller n'est pas un indianiste, mais
un helléniste.)
Enfin, paraît M. Rhys-Davids. « Vous vous perdez, dit-il à ses
devanciers, à comparer Babrius et Bidpaï. Voici les Jâtakas, con-
temporains de Çakyamouni, source lointaine et commune de
Babrius et de Bidpaï. C'est là qu'est la matrice des apologues. »

B. — Critique de ces théories

Quelle infinie variété d'opinions 1 Montaigne dit quelque part,


traduisant un vers de l'Iliade : « C'est bien, ce que dict ce vers :
« 'Enéoiv 8è TioXùi; VÔJJLOÇ Ê'v8a /.aï sv8a..

« Il y a prou de loy de parler, par tout, et pour et contre. »


Mais nous sommes-nous proposé seulement de constater, à la
Montaigne, le branle et l'inconstance de nos jugements ? de
triompher ironiquement des conflits des érudits ? Non ; mais nous
prétendons en tirer un enseignement précieux.
C'est que les défenseurs de la théorie orientaliste ont tout à
coup abandonné leur attitude coutumière. Dès qu'il ne s'agit plus
de contes merveilleux ou de contes à rire, mais de contes d'ani-
maux, ils transforment soudain leur méthode 1. Or, ces deux atti-
tudes et ces deux méthodes sont contradictoires.
Les orientalistes triomphent en effet communément de
l'absence de contes traditionnels en Grèce, à Rome. C'est, disent-
ils, que l'Orient n'a pas encore ouvert les écluses de son torrent
d'histoires. Mais le jour où Byzance unira l'Orient et l'Occident,
où les Croisades fonderont l'Orient latin, où des Juifs traduiront
des recueils arabes pour le plaisir des Européens, soudain fleuri-
ront en Europe légendes, contes de fées, fabliaux.
Pourtant les contes d'animaux n'ont attendu pour se multiplier
en Europe ni les Juifs, ni les Arabes, ni les Croisades, ni les
Byzantins, puisque les collections de Phèdre' et de Babrius, les

1. Je ne dis pas cela pour M. Cosquin qui oublié complètement, dans


a
Essai sur Vorigme des contes populaires, qu'il son
existe des contes d'animaux.
LES FABLES DANS L'ANTIQUITÉ 101
recueils perdus de Démétrius de Phalère et de Nicostrate sont
antérieurs à la formation des grands ouvrages indiens.
La théorie indianiste raisonne ainsi : la plus ancienne forme de
ce fabliau est orientale, donc ce fabliau est né dans l'Inde.
Mais voici la plus ancienne forme de cette fable : elle est
grecque, donc... ne devrait-elle pas conclure que cette fable est
née en Grèce ?
Elle ne le fait point pourtant, car cette conséquence serait un
non-sens.
Alors, et alors seulement, les orientalistes paraissent se douter
que la tradition écrite n'est pas tout, mais que toutes ces
légendes ont pour essence d'être populaires, c'est-à-dire voya-
geuses, oralement transmissibles. Ils s'avisent, alors seulement, de
l'importance médiocre -— que dis-je ? nulle — de ces exodes de
recueils littéraires orientaux. Il leur vient à l'esprit, alors seule-
ment, que l'Occident n'a pas attendu les Croisades pour se dou-
ter que l'Inde existait. Ils accumulent même les arguments pour
démontrer que l'Inde et la Grèce étaient en rapports journaliers.
Ne savez-vous pas en effet, disent-ils, que les conquêtes
d'Alexandre ont fait communiquer les deux mondes ? que, depuis
les temps de Ninus et de Sémiramis, la domination assyrienne
s'étendait des montagnes frontières du Pendjab jusqu'aux colo-
nies grecques d'Asie Mineure ? qu'un commerce florissant unis-
sait les bouches de PEuphrate et du Tigre à celles de l'Indus, et
que de longues caravanes couvraient les routes commerciales qui
vont de l'Inde et du Thibet à Babylone, à Suse et jusqu'aux ports
de la Méditerranée1 ? Quoi de surprenant qu'il se soit établi, dès
ces âges reculés, un échange de fables ?
Rien de plus naturel, en effet ; mais l'étonnant est que Grecs
et Indiens n'aient alors échangé que des contes d'animaux à
l'exclusion des autres. Pourquoi ont-ils attendu mille ans pour
emprunter aussi des fabliaux et des contes de fées ? Dès que le
Kalilah est connu des Occidentaux, les peuples, dites-vous, se

1. Rien de plus aisé, en effet, que de démontrer l'existence de rap-


ports historiques entre deux peuples quelconques, à une époque quelconque,
à condition de supposer entre l'un et l'autre un nombre suffisant d'intermé-
diaires complaisants. Nous reviendrons plus loin (chapitre VIII) sur cette
question.
£j)2 LES FABLIAUX
précipitent sur ce trésor, le dépouillent, et la menue monnaie en
court encore aujourd'hui par nos villages. Mille ans plus tôt, ces
mêmes richesses étaient à leur portée : pourquoi les auraient-ils
dédaignées, au profit des seuls apologues ?
Je lis la préface où Benfey a résumé ses recherches : j'y trouve
1° Tous les apo-
ces deux assertions, qui la contiennent toute :
logues du Pantchatantra, sauf cinq ou six, sont nés en Grèce
(p. xxi), et, dix lignes plus loin (p. xxn) : 2° Tous les contes à
rire et tous les contes merveilleux (sauf un, le conte du roi
Midas !) sont d'origine indienne.
N'y a-t-il pas dans cette théorie une monstrueuse étrangeté ?
Ce sont des faits, direz-vous, contre lesquels nous ne pouvons
lien. — Au moins pourriez-Vous en marquer la bizarrerie, tâcher
de l'expliquer ; mais vous ne paraissez même pas l'avoir soupçon-
née. -

Du moins les orientalistes ont-ils reconnu, pour les contes


d'animaux, que le raisonnement post hoc, ergo propter hoc ne
suffit point. Mais le préjugé en faveur de cet argument est si
fort que, le jour où M. Rhys-Davids démontre la haute antiquité
des Jâtakas, il prétend y reconnaître la matrice des fables. Mais,;
si M. Maspéro ou M. Brugsh découvre demain, dans un tombeau;
de Memphis, des fables grecques des temps homériques, les fables
grecques redeviendront-elles provisoirement la source des fables:
orientales, jusqu'au jour où l'on aura attribué au Pantchatantra-
un substratum plus archaïque encore que les Jâtakas ? Nous
voilà donc au rouet ?
Si l'on nous demandait maintenant de quitter enfin cette atti-
tude critique, et de déclarer si, à notre avis, les apologues sont
venus de la Grèce à l'Inde, ou inversement, nous dirions que la
suite de notre étude nous permet de considérer la question, ainsi
posée, comme vaine. Si l'on nous pressait pourtant, nous répon-
drions que les fables devaient être déjà infiniment vieilles en
Grèce au temps d'Ésope, infiniment vieilles dans l'Inde,
au temps
du Mahâbhârata et des Jâtakas. Et nous retiendrions les quelques
faits que voici. Laissons de côté les recueils de fables
grecques
de l'époque impériale. Laissons de côté Avien, laissons Babrius
et les fables que nous transmettent Lucien et Plutarque. Laissons
le recueil de Phèdre, sans nous enquérir de
ses sources. Trans-
LES FABLES DANS L'ANTIQUITÉ 103
portons-nous en pleine Grèce, non dans la Grèce romaine ni
alexandrine, mais dans la Grèce libre. Alexandre n'a pas encore
entrepris cette merveilleuse expédition orientale qui, suivant cer-
taine hypothèse,, devait établir des échanges d'apologues entre
l'Inde et la Grèce. Nous sommes à Athènes en 400 ou en 350
avant J.-C. Jetons les yeux autour de nous : déjà les contes
d'animaux foisonnent.
Entrons dans un gymnase : les apologues ésopiques font par-
tie, comme aujourd'hui les fables de La Fontaine, de l'instr ction
première, et les petits Athéniens apprennent à connaître Ésope,
en même temps qu'Homère, qu'Hésiode, ou que les gnomiques,
Théognis, Solon 1. Nous voici devant un tribunal : les juges s'en-
nuient pour leurs trois oboles ; l'orateur, pour réveiller leur
attention, leur raconte « quelque trait comique d'Ésope 2 », car
Aristote leur a appris dans sa Rhétorique^-'art d'employer à pro-
pos ces artifices oratoires 3. Aux fêtes Dionysiaques, assistons-
nous à quelque comédie ? Tantôt il suffira d'un vers à Aristo-
phane pour rappeler aux spectateurs une fable connue, l'Aigle et
le Renard 4, tantôt Strattis nous racontera la fable de la Souris
métamorphosée en .femme 5. Les tragiques même, Eschyle 6,
Sophocle ', ne dédaignent pas de faire allusion à ces humbles
apologues. A table, après boire, les Athéniens disent aussi « des
contes plaisants, dans le genre d'Ésope ou dans celui de Syba-
ris 8 ». Écoutons-nous les dialogues des philosophes ? « Me voici
maintenant, dit Socrate, revêtu de la peau du lion... » et nous
reconnaissons au passage la fable célèbre. Platon nous dit aussi
que Socrate dans sa prison mit en vers élégiaques plusieurs apo-
logues ésopiques 6.

1. Plat. Rép. 377 [jiavOivîi;... Ô'TI itpwtov T<H; itaiôiot; [JI-J6O'J; XÉfjfUv ;
: où
v., pour d'autres textes, Weber, op. cit., p. 383.
2. Les Guêpes, v. 566 : <A OÈ \k'(ouai IX'JOOOÇ 'ôfVïv, ol o' Alerto-itou TI -f^-oiovi
3. Arist., Rhéi., II, XX. Aristote y rapporte deux fables ^ju'il attribue,
l'une à Stésichore, l'autre à Esope.
.4. Les Oiseaux, 652.. Comparez les Guêpes, 1182 ; la Paix, 128-134.
5. Strattis, Meineke, 441. .
6. Eschyle, Myrm., fr. 135.
7. Soph., Anu, 712.
8. Les Guêpes, v. 1258.
.
9. Cratyle, 411 a, — Phédon, p. 61. Dans le Premier Alcibiade, Platon rap-
.

porte la fable du Lion et des Animaux.


104 LES FABLIAUX
Mais ce n'est pas assez ; remontons plus haut dans le passé de
la Grèce : les Anciens, qui ont pu connaître dans leur intégrité
les premiers lyriques, nous disent qu'ils se plaisaient « à enve-
lopper leurs pensées ou leurs satires du manteau de l'apologue a ».
De fait, dans les misérables et vénérables fragments qui nous
sont parvenus d'eux, nous reconnaissons-fréquemment des apo-
logues : chez Ibycus, chez Stésichore, chez Simonide, chez Archr
loque 2.
Or, plusieurs de ces fables qui nous sont ainsi attestées aux
siècles quasi primitifs de la civilisation grecque, se retrouvent
aussi dans l'Inde. Le jour où Socrate se comparaît à l'âne revêtu
de la peau du bon, le Sîha-Cama-Jâtaka, où l'on trouve la plus
ancienne forme indienne de ce conte, n'existait peut-être pas
encore 3. Stésichore nous raconte certain apologue d'un aigle
reconnaissant. Cet apologue reparaît dans le Syntipas *. De com-
bien de siècles Stésichore est-il antérieur au Roman des Sept
Sages et à ses sources les plus reculées ?
Enfin, voici le plus ancien apologue que nous ait transmis
aucune littérature :
« L'épervier parla ainsi au rossignol sonore qu'il avait saisi

« dans ses serres, et qu'il emportait vers les hautes nuées. Je


« rossignol, déchiré par les griffes recourbées, gémissait ; mais

« l'épervier lui dit ces dures paroles : Malheureux, pourquoi

1. Julien, dise. VII, 227 a. âXÀ' ô JJLÏV ^j.ùGô<; ia-i -àXcuos o-xzp oT;iat
Ê'.ciflaa'.v ol T?I T0OTt'./-?j yptiuiEvo; TÛJV
vor,[.IXTUJV Y.Tixr/.s\jf\. DoXù? OÈ lv TO'Jxot;
ô nàpiôq (Archiloque) Itm ironjTvjç. (Cité par Bergk, Poet. lyr,, II,
p. 408,
note.)
2. On trouvera le relevé de ces fables archaïques, soit chez Wagener
(p. 10, ss.), soit chez Keller (p. 381-3), soit chez M. Jacobs, soit chez M. Denis,
De la fable dans Vantiquité classique, Caen, 1883, qui
nous donne la liste la
plus complète que je connaisse et la plus critique,
p. 28-30. Je crois qu'il
faudrait supprimer de ces listes plus d'un rapprochement. En voici
exemple : Bergk, Jacobs, etc., croient reconnaître dans un
un .fragment de
Théognis la fable de l'homme qui réchauffe un serpent. Voici le (Bergk,
passage
v. 602). Qu'on juge si cette induction n'est pas forcée :
tppt, OEOÏJLV x' iyfipï y.x\ à'/GpwTto'.a'.v aiuatE,
tyyyjjôv S; h -/.oArtm TOI/.ÎXOV tXy_i^
otp:v..
C'est ainsi que Bergk cherche, bien vainement, à
lade ou un autre apologue dans
reconnaître le lion ma-
ce vers d'Archiloque (fr. 131) : yoXrv -f»?
oùx eyj.it: Eco' TJTUKTI...
— On pourrait multiplier ces critiques.
3. V. Jacobs, Msop, p. 57.
4. V. les deux textes rapprochés
par Wagener, op. cit., p. 114-6.
LES FABLES DANS L'ANTIQUITÉ 105
« gémis-tu ? Tu es la proie d'un plus fort que toi. Tu vas où je te
« conduis, bien que tu sois un aède. Je te mangerai, s'il me
« plaît, ou je te renverrai. Malheur a qui veut lutter contre un
« plus puissant que soi ! Il est privé de la victoire et accablé de
«
honte- et de douleur. Ainsi parla l'épervier rapide aux ailes
« étendues. »
Cette fable est extraite, comme on sait, des Travaux et des
Jours 1. A l'époque d'Hésiode, que savait-on de l'Inde en Grèce ?
C'est seulement plusieurs siècles plus tard qu'on trouve la plus
ancienne mention de ces contrées, chez Hécatée. Le jour où
Hésiode versifia la fable de l'Épervier et du Rossignol, où étaient
le Mahâbhârata, les Jâtakas ? où Çakyamouni ? Il n'était alors
qu'un informe aspirant bouddha, un vague bôdhisat, qui devait
accomplir encore, pendant des siècles, de nombreux avatars.
Tels sont les faits que nous voulions retenir. Pourquoi avons-
nous insisté ainsi sur les plus anciennes fables grecques ?
Pour conclure à leur priorité sur les fables indiennes corres-
pondantes ? Nous n'en aurions garde. Mais pour en tirer à peu
près la même conclusion que M. Jacobs, dans son beau libre sur
Ésope 2, à savoir : qu'il existait en Grèce un véritable folk-lore.
Le vieil Archiloque, à la fin du vme siècle avant J.-C, en était
déjà conscient, lorsqu'il appelait l'une de ses fables un aTvoç
owOpcûjrcov 3. Les apologues ésopiques s'offrent à nous avec le véri-
table caractère des traditions populaires, l'anonymat. Il suffit
d'un mot, d'une allusion rapide, au théâtre, à l'agora, pour que
toute une foule retrouve la fable dans sa mémoire. Ces apologues
sont si nombreux, si familiers à tous, que le peuple imagine un
être fictif pour les lui attribuer, Ésope, analogue à l'Arlotto de
Florence, au Till l'Espiègle allemand, au Hodja de Turquie.
Quand Démétrius de Phalère, vers l'an 300 av. J.-C, composa
ses ata(»7ÇE!tov ),o-/cov amiyujai.4-, il dut vraiment agir comme Jacob
• l.
V. 185.
2. The fables of Msop, now agaih ediled and induced by Joseph Jacobs,
2 vol., Londres, 1889.
3. Bergk, Poet. lyr. gr., II, Archil., fr. 86.
aïvéî lie. àvOptÛTtiyv oot
ibç 3b' àXtimi-i -/.ài£TÔ; J'JVOJVÎTV
>' > '
Eu.tçav,.,
Comparez les fragments 87, 88.
4. Diog. LaerC, V, 80.
106 LES FABLIAUX
Grimm, en folk-loriste, se baissant vers la tradition des petites
gens, ramassant des contes dans les dèmes del'Attique, au mar-.
ché aux herbes. Aussi loin que nous remontions dans l'histoire
de la Grèce, nous y trouvons des fables ; aussi loin que nous
remontions dans l'histoire de l'Inde, nous y trouvons des fables.
Si nous pouvions remonter de mille ans plus haut dans l'histoire
de l'humanité, nous y trouverions aussi des fables, souvent, sans
.
doute, les mêmes.
Et tout ce que nous voulons retenir de cette discussion;, c'est
cette vérité, que nous avons surabondamment démontrée : quand
on a prouvé que Phèdre et B^rius sont plus anciens que le Sin-
dibad, que les fables citées par Aristophane sont antérieures au
Kalilah, que les Travauxet les Jours d'Hésiode préexistaient aux
Jâtakas ou aux Upanishads, personne ne croit avoir démontré par
là que la Grèce soit la mère des fables et que l'Inde l'ait plagiée.
Pourquoi donc attribuer tant d'importance à la préexistence
en Orient de certains contes à rire, de certains contes merveil-
leux ? Quand on a fixé les dates respectives de deux recueils de
contes, ou de deux versions d'un même conte, on n'a rien fait
encore pour déterminer la patrie de ce conte : le problème n'est
pas encore résolu ; il n'est pas même posé !

III
LES CONTES MERVEILLEUX DANS L'ANTIQUITE

Mais, si l'antiquité possède des recueils de fables, elle


ne
possède pas, du moins, de recueils de contes merveilleux. Les
orientalistes peuvent reprendre ici leur attitude favorite, qui
se résout en ce raisonnement plus ou moins conscient : c'est .

dans l'Inde que se trouve la plus ancienne forme de beaucoup


de contes merveilleux ; donc ils sont originaires de l'Inde.

Contes de l'ancienne Egypte


Le malheur veut qu'il existe des
contes dans l'Egypte
ancienne. Il veut que l'un des plus anciens témoignages écrits
de la pensée humaine soit
un conte merveilleux. Ce ne sont
pas de vagues ressemblances qui l'unissent contes
aux oraux
LES CONTES MERVEILLEUX. DANS L'ANTIQUITÉ 407
modernes. Dans une très remarquable étude 1, M. Cosquin. a
montré que chacun de ses éléments a survécu et vit présen-
tement : il le rapproche successivement, grâce à sa précise éru-
dition, de traditions que connaissent aujourd'hui les paysans
dans la Hesse, dans la Hongrie, en Russie, en Grèce, dans
l'Annam, dans le Deccan, en Transylvanie, en Roumanie, dans la
Boukhovine, en Valachie, en Serbie, au Bengale, en Norvège,
en Bretagne, etc. Où donc a-t-on recueilli ce vénérable doyen
— je ne dis pas cet ancêtre — de nos contes populaires ? Dans
un recueil bouddhiste ? Non : il est plus vieux que Câkyamouni,
de quelque dix siècles. Du moins l'a-t-on trouvé dans l'Inde,
dans les Upanishads, en quelque recueil védique? Pas davantage:
il est antérieur de plusieurs siècles à l'établissement des Aryas-
dans l'Inde. Le conte des Deux frères est un récit égyptien, copié
par le scribe Ennânâ, contemporain de Moïse, pour le fils du
pharaon qui périt dans les.eaux de la mer Rouge 8. Voila qui
embarrasse cruellement les orientalistes. M. Cosquin se demande
pourtant si ce conte n'aurait pas pu venir de l'Inde en Egypte,
à cette date reculée. — Sans doute ; mais pourquoi de l'Inde
plutôt que de l'un quelconque des quatre j>oints cardinaux*,
sinon parce que votre préjugé le veut ainsi ?
Faut-il rappeler d'autres contes égyptiens ? le Prince pré-
destiné, dont certains traits se retrouvent dans les traditions
orales modernes, ou le célèbre conte de RhampHnit* ? Ëlien nous
dit dans ses Histoires variéesB : « Les Égyptiens racontent que
Rhodopis était une belle courtisane. Un jour qu'elle se bai-
gnait et que ses servantes gardaient ses vêtements, un aigle
vola vers elle, enleva une de ses pantoufles et l'apporta à
Memphis où régnait le roi Psammétich. Il la laissa tomber
sur le pharaon, qui, admirant l'élégance de la chaussure et
comment l'aigle la lui avait apportée, fit rechercher par toute
l'Egypte la femme à qui cette pantoufle avait appartenu.

1. Contes populaires de la Lorraine, appendice B.

P- 4-
...
2. Voir l'introduction de M. Maspéro aux Contes de l'ancienne Egypte^

3. Je me borne ici à renvoyer à la vive étude de M. Gaidoz, Mélusine,


t. III, col. 292.
4. Hérodote, II, 121.
5. Hist. variées, XIII, 33. Comparez Strabon, XVII.
108 LES FABLIAUX
Quand il l'eut retrouvée, il l'épousa. » Il s'agit de cette Rho-
:
dopis sur laquelle couraient tant de légendes, qui fut aimée du
frère de Sapho et dont les adorateurs étaient si nombreux que,
portant chacun une seule pierre, ils purent élever une pyramide
à sa gloire. Qui ne reconnaîtrait en elle une gracieuse aïeule de
Cendrillon ? Un aigle apporte à Psammétich la pantoufle de
Rhodopis, comme une hirondelle apporte au roi Marc un cheveu
d'YseuIt la blonde, et c'est là un trait de vingt contes popu-
laires.
M. Maspéro dit fort bien : « Même après vingt siècles de
ruines et d'oubli, l'Egypte a conservé presque autant de contes
amusants que. de poèmes lyriques ou d'hymnes adressés à la
divinité K » Ce sont des faits qu'ignorait Benfey et que mécon-
naissent ses disciples.

Contes merveilleux dans l'antiquité gréco-latine

« Il faut laisser de côté, dit Reinhold Kcehler, les essais for-


cés qu'on a tentés pour ramener à la mythologie grecque certains
de nos contes 2. » '

C'est là une des plus étranges prétentions de l'école. Je veux


ici rappeler quelques-uns de ces essais tentés pour ramener nos
contes populaires, non pas à la mythologie grecque, mais à des
contes grecs.
Benfey dit, dans sa préface : « Je ne connais qu'un seul et
unique conte dont le fondement doive être en toute sécurité
attribué à l'Occident. » C'est le conte du roi Midas, qui se
retrouve dans le Siddhi-Kur, remaniement mogol du Vetâla-
pantcharinçâti*. — En voilà donc un, au moins. Mais une
hirondelle ne fait pas le printemps.
M. Cosquin n'en connaît qu'un, lui aussi ; mais
ce n'est pas
le même : « Psyché est le seul conte proprement dit qui
nous

1. Maspéro, Contes de l'Egypte ancienne, VI.


p.
2. Weimarische Beitrâge sur Litemlur und Kunst,
p. 194.
3. Pantchalantra, I, p. xxir. Il est vrai
que. Liebrecht ne veut pas aban-
donner ce conte plus que les autres et le revendique aussi l'Inde (Jala--
buck d'Ebert, III, pour
p. 86). V. Schmidt, Griechische Màrchen,. Leipzig,
LES CONTES MERVEILLEUX DANS L'ANTIQUITÉ 109
soit parvenu du monde gréco-romain1... » et il a admirablement
prouvé, par une cinquantaine de parallèles 2, que ce conte mer-
veilleux vit aujourd'hui de la même vie qu'au temps où Apulée
le recouvrait d'un lourd manteau mythologique.
— Voilà donc
deux contes grecs au moins. Deux hirondelles ne font-elles pas
encore le printemps ? Voici donc quelques hirondelles de plus.
Si l'Odyssée n'est point, comme le veulent certains savants,
simplement un tissu de contes populaires, on y retrouve pour-
tant quelques-unes des « formules » les plus répandues dans la
tradition universelle. Brockhaus, R. Koehler lui-même, Weber
l'ont, chacun de son côté, montré jusqu'à l'évidence. Gerland 3
a réuni en un faisceau et enrichi leurs résultats. M. Rohde 4 a
souscrit à la plupart de leurs conclusions, et M. Andrew Langs
a tiré de ces matériaux, accumulés par d'autres, de précieuses
indications sur le travail d'épuration littéraire qu'ont subi,
chez Homère, les contes primitifs. Pour nous en tenir aux
rapprochements les plus certains, si l'on considère la conception
centrale de l'Odyssée, — retour d'un voyageur déguisé près de
sa femme, diverses épreuves qu'il subit avant d'être reconnu par
elle, — on connaît un Ulysse messin, un Ulysse chinois. — La
plaisanterie d'Ulysse chez Polyphème (oîm;) reparaît dans un
conte de la Boukhovine. — Les ' aventures de Polyphème se
renouvellent dans des contes d'ogres gallois, orientaux, hon-
grois. — Les Phéaciens peuvent être comparés aux Vidyâdhâ-
ris de Somadéva, et Somadéva est d'environ deux mille ans
moins ancien qu'Homère. — Ulysse chez Circé traverse des
aventures analogues à celles de l'Indien Vijaya et de ses compa-
gnons. — « Le récit d'Ulysse chez les Phéaciens, dit Rohde,
« cette antique robinsonnade, montre des traces
évidentes d'un
« fantastique très primitif, somrent
préhellénique. »
Voici quelques autres faits :
Benfey a consacré l'une des plus longues démonstrations de

1. L'origine des contes populaires européens et les théories de M. Lang,


Paris, 1891, p. 16. Je ne crois pas trahir la pensée de M. Cosquin en coupant
là cette citation.
2. Contes populaires de Lorraine, II, 224 et 242.
3.. Gerland, Allgriechùsche Mârchen in der Odyssée, Magdebourg, 1869.
4. Rohde, Der griechisclie Roman und seine Voiïàufer, 1876, p. 173.
5. Dans un article de la Salurday Review, traduit dans Mélusine^ I, 489..
HO LES FABLIAUX

son livre au « cycle des animaux reconnaissants ». Pour 5 lui,


tous les contes populaires où des bêtes secourables aident
l'homme en ses entreprises sont d'origine bouddhique. On
sait quel abus ses disciples ont fait de cette opinion 2. II y a
longtemps pourtant que Comparetti a montré que la plus
ancienne forme connue de cette conception, « si particulière-
ment indienne, si spécifiquement bouddhique », est la fable de
Mélampos : il rassemble les.oiseaux "pour leur demander de
sauver de la mort Iphiclus, que guérit en effet un vautour \
Pareillement, existe-t-il un conte populaire plus fréquem-
ment attesté que Jean de VOurs ? Combien de héros antiques
pourrait-on lui comparer, qui furent aussi allaités par des bêtes
sauvages, depuis Atalante ou Téléphos jusqu'à Romulus, « ce
Jean de l'Ours de l'antiquité » ? Mais c'est le conte même, avec
ses éléments constitutifs, que M. Gaidoz a retrouvé dans
les Métamorphoses d'Antoninus Liberalis (chap. XXI)*. Du
moins, les Métamorphoses d'Antoninus nous disent les enfances
de notre héros. Quant à des destinées ultérieures, M. Cosquin,
dans sa belle étude sur ce conte, nous dit : « L'élément princi-
pal de Jean de l'Ours, c'est la défaite d'un monstre, la descente
du héros dans le monde inférieur, et la délivrance de princesses
qui y sont retenues. » N'est-ce pas le résumé de la légende de
nombreux héros-grecs ? Je nomme seulement Thésée, vainqueur
du Minotaure, qui va chercher aux enfers Corè, fille d'Aidoneus
et de Perséphoné.

Un dragon à sept têtes désole un pays, et le roi promet


sa
fille à qui le tuera. Un héros vient à bout de l'entreprise,
coupe
les langues du monstre et les emporte. Un imposteur profite de

1. Panichat., I, § 75, p. 192-222.


2. Benfey termine pourtant
son étude par une remarque qui contredit
ses assertions. « II ne m'échappe pas, dit-il, qu'Ésope, Élien, Aphtonius
(iue s. ap. J.-C.) ont rapporté des récits semblables
et
que l'idée de la recon-
naissance des animaux a tous les droits à être tenue
Alors ? pour universelle. » —
3. Comparetti, Edipo la mitologia
e comparaia, saggio crilico, Pise, 1867,
4. Mélusine, t. III, col. 395.
LES CONTES MERVEILLEUX DANS L'ANTIQUITÉ 111
son absence pour couper les têtes du dragon abattu. Il les pré-
sente au roi, se fait passer pour le vainqueur, est sur le point
d'épouser la princesse, quand revient le héros. Il montre les sept
langues et confond son rival.
Ce thème reparaît dans toutes les collections européennes1,
voire chez les Indiens des États-Unis où on l'a trouvé et noté en
langue dhegiha 2.
Or, d'après Pausanias (I, 41, 4), « le roi de Mégare avait
promis sa fille en mariage à celui qui délivrerait le pays d'un
lion qui le ravageait. Alcathus, fils de Pélops, tua le monstre.
Après quoi, suivant le scoliaste d'Apollonius de Rhodes, il lui
coupa la langue et la mit dans sa gibecière. Aussi les gens qui
avaient été envoyés pour combattre le lion s'ét,ant attribué cet
exploit, Alcathus n'eut pas de peine à les convaincre d'impos-
ture ».
M. Gaidoz, dans une très remarquable étude des éléments
de ce conte, ajoute ces remarques, où transparaît son vigou-
reux et clair bon sens : « Pour vous, lecteur, n'est-ce pas ?
comme pour moi, c'est la version du conte la plus ancienne de
la famille, plus ancienne par sa date que tous les contes sans-
crits qu'on puisse produire. Il nous semble même, d'après les
similaires réunis par M. Cosquin, quHl ri y a pas de conte
sanscrit de ce type. Cela n'empêche pas M. Cosquin de penser
que ce conte vient de l'Inde, comme tous les autres. Il est tel-
lement possédé de la théorie de MM. Benfey et G. Paris que
les contes sont venus de l'Inde au moyen âge et qu'avant cette
date il n'y avait pas de contes en Europe, qu'il écrit ces lignes
sans s'apercevoir que c'est un conte, et la plus ancienne version
de cette famille de contes 3. »
De même, dans le conte du Fils du Pêcheur, le héros tue la
bête à sept têtes et délivre la fille du roi, comme Persée tue ïe
monstre marin et délivre Andromède, fille du roi d'Ethiopie. Les
deux légendes concordent en leurs traits essentiels. Mais le même

1. Cosquin, Contes de Lorraine, II, p. 58.


2. Mélusine, III, col. 296.
3. Mélusine, III, col. 303. -— Voir aussi, pour la bibliographie du conte,
une longue note, où Rohde (Der griech. Roman, p. 47) cite le même texte
•d'Apôllodore qu'indépendamment de lui M. Gaidoz a noté.
H2 LES FABLIAUX
récit que M. Cosquin appelle un conte lorsqu'il le note chez
les Avares du Caucase ou chez les Japonais, n'en est plus un
s'il est rapporté, non par un conteur indien, mais par Apollo-
dore 1. C'est un mythe, et non un conte ! Voilà un précieux
tarte à la crème !

On connaît le beau lai de Marie de France, Eliduc : dans la


chapelle d'un ermite, Guilliadon dort, comme la Belle au
bois dormant, depuis des jours, un sommeil surnaturel, sem-.
blable à la mort. Tandis que sa rivale, Guildeluec, veille
auprès de son corps inanimé, une belette traverse soudain la
chapelle, et son écuyer l'abat d'un coup de bâton. Mais, quel-
ques instants après, la femelle vient, portant une fleur vermeille,
et la pose entre les dents de la bête tuée, qui se ranime aussitôt.
Guildeluec prend la fleur magique et la pose entre les dents de
la belle endormie. Elle soupire, ouvre les yeux : « Dieu ! fait-
elle, comme j'ai dormi ! »
Comparez Apollodore 2 : « Le jeune Glaucos est mort. Poly-
idos, fils de Céranos, s'enferme avec le petit cadavre. Il voit
soudain un serpent s'approcher du mort et le tue d'un coup

».
de pierre. Mais voici -qu'un autre serpent survient, qui porte
une herbe ; il la dépose sur le corps de la bête tuée, et la rap-
pelle ainsi à la vie. Polyidos approche la même herbe du corps
de Glaucos et le ranime aussi.
La légende de Glaucos avait déjà été poétisée par Pindare et
par Eschyle, dans son rW/.oç DÔVT-.OÇ. Une ancienne légende
lydienne nous disait aussi que, grâce au même sortilège, Tylo
avait été ressuscité par sa soeur Moriè. M. Rohdes cite une
quinzaine de parallèles anciens et modernes de ce conte, et
R. Koehler, avec son extraordinaire érudition, énumère encore
un grand nombre de légendes similaires i.
Il ne serait pas malaisé de multiplier ces comparaisons.

1. Cosquin, Contes de Lorraine, I, 60, 78. Voir la collection des Griechische


Màrchen de Schmidt, 1877, n° 23 et-p. 236.
2. Apollodore, III, 3, 1. Cf. Hygin, fab. 136.
3. Rohde, Der griechische Roman, p. 125.
4. Dans, une introduction à l'édition des Lais de Marie de France de
K. Warnke, p. civ-cvi. Voir aussi une toute petite
note de M. Cosquin, ,'
op. cit., I, p. 80.
NOUVELLES ET FABLIAUX DANS L'ANTIQUITÉ 113

;
Un conte albanais moderne de la collection de von Hahn repro-
-
duit certains traits de la légende de Persée combinée avec celle
d'OEdipe 1. Rohde 2 reconnaît, dans un épisode du roman
d'Achilles Tatius, Leucippe et Clitophon, la légende de la forêt
qui marche de Macbeth. — Qu'on lise Rohde 3, ou la belle
« enquête » de MM. Gaidoz, Psicbari, Karlowicz, sur les
Arbres'entrelacés * : la légende qui faisait germer de la tombe de
Tristan un cep de-noble vigne, de celle d'Yseult un buisson de
roses, a, dans l'antiquité grecque, de nombreux parallèles. Qu'on
feuillette le. rectieil dé Contes grecs modernes de M. E. Legrand :
si peu copieuse que soit sa collection, il relève jusqu'à sept
contes qui se retrouvent dans l'antiquité classique 5.
Jamais un folk-loriste n'a encore dépouillé, d'une manière
.systématique, les légendes antiques, le trésor de ces contes
réunis par des hommes comme Pausanias, qui parcouraient la
Grèce, demandant aux serviteurs des. temples, aux exégètes, aux
mystagogues, les créations de la fantaisie populaire. Il faudrait
compulser Ëlien, Strabon, Parthénius, Héliodore... Le travail
n'est pas commencé. Peut-être sera-t-il aussi fécond que celui de
Mannhardt, lorsqu'il fondait son beau livre, les Cultes des bois et
des champs, sur l'étude comparative du folk-lore germanique et
-du folk-lore gréco-romain. Ici, il suffira d'avoir groupé cette
petite troupe « d'hirondelles ».

IV

NOUVELLES ET FABLIAUX DANS L'ANTIQUITÉ

Il était une fois un jeune prince, le plus charmant du monde ;


mais il était tombé dans une sombre mélancolie, que nulle des
beautés de sa cour ne savait dissiper. Aux prières de ses conseil-
lers, il répondait qu'il voulait pour femme une jeune fille qu'il
avait vue en songe, belle comme les étoiles. A l'autre bout de
la- terre, vivait une princesse, la plus charmante du monde, mais

1. Comparetti, Edipo e la milologia comparala, p. 82, ss.


2. Op. cit., p. 485.
3. Op. cit., p. 158.
.
4. Mélusine, t. IV et V, passim.
5. Legrand, Paris, Leroux, 1881.
BÉDIEB. — Les Fabliaux. 8
114 LES FABLIAUX
qui-repoussait tous les prétendants, attirés des royaumes voisins
le de beauté. Elle voulait épouser, disait-elle,,
par renom sa
un jeune prince qu'elle avait, vu en -songe, beau comme- le
soleil...
Quelle est cette histoire ? Sans doute, le début d'un conte de;
fées de la comtesse d'Aulnoy ?ou bien de Perrault ? ou bien un.
des aimables récits recueillis dans nos chaumières par M. Bladé:
ou par M. Sébillot ? Non, ce prince charmant est Zariadrès, qui
règne sur les pays du Tanaïs à la mer Caspienne, et la prineesse-
qù'il aime comme elle l'aime, pour s'être vus l'un et -l'autre en
rêve, est Odatis, la plus belle des jeûnes filles d'Asie, la fille dû.
roi Omartès. Si vous êtes curieux de savoir par quelle suite
d'aventures ce prince Charmant, après avoir parcouru huit cents
stades, rejoint, reconnaît, épouse la princesse, vous le trouverez,
non pas dans le Pantchatantra, mais dans Athénée. Athénée
rapporte cette nouvelle d'après Charès de Mytilène, qui était
quelque chose comme introducteur des ambassadeurs (d<sayyz"kBi<;).
à la cour d'Alexandre le Grand \ -
Nous ne connaissons que très imparfaitement la novellis-
tique de l'antiquité. D'abord dans les milliers de légendes
amoureuses que nous transmettent les logographes, lés poètes
tragiques, comiques, lyriques depuis les plus anciensa jus-
qu'aux Alexandrins, dans les' légendes locales de Milet,
d'Éphèse, de Rhodes, le départ n'a pas encore été suffisamment
fait entre les éléments traditionnels ou populaires et les éléments
mythologiques. Puis, la novellistique est peut-être le genre
littéraire de l'antiquité que le temps a le plus mutilé. Que savons-
nous, par exemple, des comédies moyennes d'Athènes? « Qu'elles-
portent — dit M. J. Denis 3 — des titres mythologiques, poli-
« tiques, religieux, moraux, elles consistaient généralement
«.
dans une sorte de fabliau ou de conte .mis en action. » Mais,
où sont les comédies de Ménandre, d'Alexis, de Philémon ? A en
juger par des imitations romaines, il ne serait pas malaisé, de

i.
Athénée, XIII, 35. Sur les rapports de ce conte avec la légende massi-
liote du Phocéen Euxène et de nombreuses légendes -orientales occiden- '
taîes, v. Rohde, op. laud., p. 44, ss.
et
2. On sait que, chez le vieux Stésichore,
on trouvé déjà des nouvelles-
d'amour [Bergk, fragm. 43, 44).
3. La comédie grecque, Paris, 1886, t. II,
p. 387.
NOUVELLES ET FABLIAUX DANS L ANTIQUITÉ 115
Tetrouver dans leurs intrigues, dans le Miles, Gloriosus par
exemple, de véritables contes traditionnels. :— Où sont, de même,
les légendes erotiques alexandrines de Philétas, d'Hermésianax
de Colophon 1 ? Où sont les contes sybaritiques 2 ? Où, les fables
milésiennes ? Elle est perdue, cette collection de contes d'Aris-
tide de Milet que L. Cornélius Sisenna avait traduite s. Il est
perdu, ce recueil de contes milésiens que le Suréna découvrait
dans les bagages d'un officier romaintué à la bataille de Carrhes.
Si nous pouvions le lire, comme le Suréna lé fit lire au sénat de
Séleucie, nous n'y rechercherions pas," comme lui, des témoi-
gnages de la corruption et de la frivolité romaines, mais les
folk-loristes y reconnaîtraient les fabliaux de l'antiquité.
Ici encore, il suffira de quelques rapprochements.
Voici l'une des sèches narrations que Parthénius adressait à
Cornélius Gallus, pour qu'elles lui fournissent des canevas de
poèmes. OEnone 4, séduite par Paris' sur l'Ida, lui prédit son
sort : un jour, il la délaissera ; il sera blessé dans un combat,
et, seule, elle pourra le guérir. En effet, après des années,
alors que depuis longtemps OEnone a été abandonnée pour
Hélène, Paris est blessé par Philoctète. Il se souvient alors de
la jeune fille qui l'a aimé sur l'Ida, et de sa prédiction. Il
envoie un messager pour la rechercher et la supplier de venir à
son aide. Elle répond par de violentes paroles : que Paris
demande plutôt à" Hélène de le guérir ! .Mais, à peine le messa-
ger parti, elle regrette sa cruauté et se met en route vers celui
qu'elle aime encore. Hélas ! elle a trop tardé. Sa dure réponse
a déjà été rapportée à Paris, qui, en apprenant qu'elle ne vien-
drait point, est mort. Elle arrive aussitôt après et se tue sur son
corps.
J'ignore si l'on a déjà remarqué la ressemblance de cette
légende d'amour et de celle de Tristan. Thomas, Eilhart
d'Oberg, un manuscrit du roman en prose, nous racontent
ainsi la mort des deux amants : Tristan, blessé d'un coup de
lance envenimée, songe, que seule, son amie Yseult de Cor-

1. V. Rohde, op. laud., p. 72, ss.


2. Tristes, II, 417.
3. Tristes, II, 443.
4. Parthénius, narr. IV.
116 LES FABLIAUX
nouaille, qui tient de mère 1e secret de remèdes puissants,
sa
"et qui, deux fois déjà, a guéri ses blessures, pourra le sauver.
Il envoie donc vers elle, en Cornouaille, un de ses vassaux.
Pour qu'il sache quelques heures plus tôt son bonheur ou sa
peine, que la voile de la nef soit, au retour, blanche, si Yseult
vient ; sinon, noire. Yseult s'embarque, la nef approche, et
la voile apparaît au large, toute blanche. Mais la femme de
Tristan a appris ces conventions. A peine a-t-elle vu le vaisseau
qu'elle accourt au lit du blessé, et lui annonce l'approche d'un
navire. •— « Quelle est la couleur de la voile ? lui demande-t-il.
Toute noire. A cette parole, Tristan rend l'âme. Yseult
— »
débarque, apprend la nouvelle, embrasse le cadavre cher, et
meurt à son tour.
Il manque ici, pour que la légende d'OEnone et de Paris soit
identique à celle de Tristan et d'Yseuît, l'épisode de la. voile
blanche om noire. Mais chacun se souvient de l'avoir déjà
rencontré sur le sol antique, dans la légende de Thésée, si voi-
.

sine de celle de Tristan x :'la voile blanche ou noire que devait


porter la nef d'Yseuît était bien: celle que le vieil Egée cherchait
à l'horizon sur les flots grecs.
Le cadre du Roman des sept sages (une femme repoussée
par son beau-fils, à qui elle a déclaré son amour incestueux, s'en
venge en l'accusant auprès de son mari du crime même qu'il a
refusé de commettre), ce cadre est bien ancien, sans doute,
puisqu'il remonte aux temps du bouddhisme indien 2 : mais la
légende de Phèdre et d'Hippolyte est plus ancienne encore.
Un des thèmes les plus répandus de la novellistique popu-
laire est celui-ci: un père, qui aime d'amour sa propre fille,
impose aux prétendants, pour les écarter, des épreuves réputées
insurmontables, jusqu'au jour où l'un d'eux en triomphe, à
moins que, en d'autres versions, quelque tragique dénouement
ne punisse le père coupable. C'est, entre vingt contes populaires
analogues', le sujet du lai des Deux amants de Marie de. France 3,

1. V., sur cette parenté, l'article de M. G. Paris Tristan et Iseut dans


la Revue de Paris, 1894, n° 3.
sur
2. Benfey, Orient und Occident, III, 177.
3. Marie de France n'insiste pas sur le caractère incestueux de affec-
cette
NOUVELLES ET FABLIAUX DANS L ANTIQUITÉ 117
C'est aussi le sujet de plusieurs légendes grecques, des lé-
gendes d'OEnomaûs et de sa fille Hippodamie ou de Sithon et
de sa fille Palléné, telle que nous la rapporte Parthénius 1.
Sithon, épris de sa fille Palléné (comme le père de la Manekine,
le père de Crescentia, etc.), a fait proclamer que celui-là seul
l'obtiendrait qui triompherait de lui en combat singulier.
Bien des prétendants ont tenté cette épreuve „et ont péri.
Enfin, comme les forces de Sithon ont décru et qu'il ne
peut plus entrer lui-même en lice, il impose à deux préten-
dants rivaux, Dryas et Clitos, de lutter l'un contre l'autre.
Comme Palléné aime Clitos, son père nourricier achète le
'cocher de Dryas, et obtient qu'il enlève les chevilles qui fixent
les roues de son char de combat. Dryas tombe et "Clitos le tue.
Le père apprend l'amour et la ruse de sa fille et fait dresser un 1

bûcher pour les deux amants. Mais une pluie miraculeuse éteint
les flammes qui les environnent, et Sithon renonce enfin à son
cruel amour '.

A parcourir seulement le livre de M. Rohde, les nouvelles


sont nombreuses qui ont vécu dans l'antiquité, comme elles ont
vécu en Orient et vivent encore aujourd'hui : telles les légendes
d'Héro et de Léandre", de Tarpéïa, dont on a des répliques,
sans nombre, orientales et occidentales * ; telle l'exquise légende
d'Antiochùs, épris de Stratonice 6.
Ou bien qu'on feuillette les Gesta Romanorum, dans l'édition

tion. Mais il est évident, à lire son conte, qu'elle connaissait des données
plus violentes, qu'elle a adoucies. Parlant de l'amour infini du père pour sa
fille, elle dit (éd. Warnke, v. 29) :

Li reis n'aveit altre retur ;


Près de li esteit nuit et jur...
Plusur a mal Iî aturnerent,
Iû suen mjïsme l'en blasmerent...
1. Parthénius, narr. VI.
2. Pour des comparaisons avec des contes populaires modernes, v. Rohde,
p. 420. On peut aussi rapprocher un épisode du conte égyptien du Prince
prédestiné (Maspéro, Contes de l'ancienne Egypte, p. 33).
3. Rohde, p. 134.
.
4. Rohde, p. 82.
5. Rohde, p. 53. Ajoutez aux rapprochements de Rohde que c'est aussi
le sujet d'une controverse de Sénèque le Rhéteur (opéra declamatoria, éd.
'Bouillet, p. 563). — V., pour d'autres légendes, Rohde, p. 35 et p. 370.
118 LES FABLIAUX
d'OEsterlcy.1 : on y verra combien de contes moraux, de
légendes
erotiques, d'anas sont empruntés à des écrivains, grecs ou latins
.
le
et combien de fois les notes de l'éditeur réunissent, pour
même récit, des noms orientaux et des noms classiques^ Polyen;
et Pierre Alphonse, les Tusculanes et le Roman de Barlaam et
de Joasaph, Ovide et les Quarante Vizirs. Mais

Tempore deficiam, tragicos si persequar ignés,



A^ixque meos capiat riômina rnida liber.

Tenons-nous-en aux ignés comici, aux contes à rire.


La Fontaine n'a-t-il pas tiré d'Apulée son conte du Cuvier ?
d'Athénée, son vilain conte des Deux amis ?
S'aviserait-on de rechercher des contes à rire chez le grave
orateur du Procès pour la couronne et du Procès de Vambassade,
chez Eschine ? Lisez pourtant la Xe de ses lettres : vous y trou-
verez un véritable fabliau, conté avec un esprit charmant et très
digne de lia Fontaine. Vous y verrez comment une Agnès
d'Ilion, fort semblable à l'héroïne de notre fabliau de la Grue,
voue son innocence au fleuve Scamandre ; comment un certain
Gimon abuse de sa naïveté, tout comme les valets et les clercs
errants des contes du xme siècle ; comment, couronné de fleurs
des eaux, il se fait passer, auprès de l'innocente Troyenne, pour
le Scamandre, de même que le tisserand du Pantchatantra se fait,
aux mêmes fins, passer pour Vichnou 2, de même encore que
frère Alberto du Décaméron se déguise en l'archange saint
Michel 3.
Considérons maintenant les fabliaux de la seule collection
Montaiglon-Raynaud qui: ont des' parallèles dans l'antiquité
grecque et romaine.

1. Berlin, 1872.
2. Traduction Lancereau, p. 55.
3. Décam., IV, 2. Je ne sais si ce rapprochement déjà été indiqué Ben-
a :
fey ne mentionne pas le Técit grec, non plus que Landau (Quellen des Dekg,-
mei-on, p. 293, ss."). Naturellement, pour Benfey, le conte doit être consi-
déré, unbedenklich (p. 159), comme issu de.
sources bouddhiques. Pourtant
le récit du Décaméron diffère autant de la version du Pantchatantra .que" de
celle d'Eschine.
— Eschine est-il bien l'auteur de ces lettres ? ou sont-elles,
comme il faut plutôt le croire, l'oeuvre de quelque Alexandrin ? Peu nous
importe ici. Nous n'en sommes pas à 200 ans près ! (Voir, sur la question :
Castets, Eschine l'orateur, appendice.)
NOUVELLES ET FABLIAUX DA^NS L'ANTIQUITÉ 11-9

Mnésiloque, "déguisé en vieille, - s'est" introduit parmi les


.
femmes assemblées pour célébrer les mystères de Gérés, et pour
tirer vengeance :d'Euripide. Il défend le poète, son gendre, par
un étrange .plaidoyer où il allègue une série de méfaits fémi-
nins dont "Euripide aurait: pu tirer parti pour ses tragédies, et
-dont, par discrétion bienveillante et pour l'honneur des femmes,
:il-:h'a soufflé mot. Plusieurs des exemples de Mnésiloque se
référaient, sans- doute, à des contes à rire connus des spec-
tateurs. Voici l'un d'eux : « Euripide, dit Mnésiloque, n'a jamais
raconté l'histoire de. cette femme qui, en faisant admirer à son
mari, un manteau et en l'étalant sous ses yeux, a fait évader son
amant caché ; cela, il ne l'a jamais raconté,1. »
On reconnaît ici le Pliçon'de Jean de Condé (Montaiglon-
'Raynaud, t. VI,. 156).

Deux rivaux, l'un riche et laid, l'autre de bonne race, et


«,
,
beau, mais pauvre, -recherchent l'a même jeune fille. Le riche
l'emporte. Le jour du mariage, pour que les pierres de la route
né blessent pas les pieds de l'épousée, on loue un âne qui se
trouve- être précisément celui de l'amant rebuté. Le cortège
nuptial se déploie pompeusement, quand soudain, par une
faveur dé-Vénus, un orage terrible: éclate, qui disperse parents
•et paranymphes. L'âne effrayé's'enfuit et se réfugie sous un
"toit; c'est là, précisément, que son maître/au milieu de ses
amis, est en train de noyer son chagrin au fond des pots. Tandis
-que le fiancé officiel fait rechercher sa fiancée à cri de héraut,
l'autre
dulces perflcit
iEqualitatis inter plausus nuptias. »

1, Les Fêtes de Cérès, 498.


oôS' ixelv ' etpTjXÉ irai

xôv JJ.OIV_ÔV ÈÇÉTCU-^EV, oùx. E'ipï)-/.s icw.

Remarquez la forme condensée du récit, qui indique que les spectateurs


"reconnaissaient, au vol, une histoire connue. — Le conte d'Aristophane
"paraît bien moins concorder avec lePliçon qu'avec le conte très voisin de»
Gesia Romanorum et de Pierre Alphonse (v. Gesammtab., II, p. xxxi) ; en
tout casj il est plus voisin du Pliçon que YHitopadésa (trad. Lancereaii,
i20 LES FABLIAUX
C'est un conte de Phèdre 1. — Transportez-le, sans.y.rien
modifier d'essentiel, dans un milieu chevaleresque. Transformez
seulement l'humble baudet en un noble palefroi; confiez le sujet
à un poète moins désespérément sec que Phèdre : ce sera le
charmant fabliau d'Huon le Roi, le Vair Palefroi. (Montaiglon-
Raynaud, I, 3.)
Un autre récit de Phèdre 2 nous offre les données essentielles
du fabliau des Quatre souhaits saint Martin (Montaiglon-Ray-
naud, V, 133).
La Casina de Plaute, prise à Diphile, rappelle l'intrigue du
.fabliau du Prêtre et d'Alison (Montaiglon-Raynaud, II, 313).
Le fabliau de la veuve qui se console sur la tombe de. son
mari (Montaiglon-Raynaud. III, 70) est une variante grossière
et altérée de la Matrone d'Éphèse, que nous racontent Phèdre*
et Pétrone 6.
Les Métamorphoses d'Apulée 6 nous rapportent un récit très
comparable au fabliau des Braies au Curdclier (Montaiglon-
Raynaud, III, 88 ; VI, 155).
Pour éprouver la chasteté des femmes, les Mille et une Nuits
ont un miroir magique que ternit la femme infidèle qui s'y mire ;
l'Arioste connaît la coupe enchantée qui se répand sur le buveur,
s'il est un mari trompé'. Le manteau mal taillé du fabliau
(Montaiglon-Raynaud, III, 55) s'allonge ou se raccourcit
méchamment sur les épaules des épouses réputées les plus
chastes de la cour d'Arthur.
— De même, dans les légendes

1882, p. 54, ss.) qu'il faudrait pourtant, selon von der Hagen (op. cit.',
p. xxxn), considérer « als die Grundlage » de notre fabliau (v. notre appen-
dice II). -
1. Appendix, XVI. Il est acquis à la science que cet appendice est légiti-
.

mement attribué à Phèdre.


2. Phèdre, Appendix, IV. Voir, au chapitre VII, notre étude
fabliau. sur ce
3. On peut conjecturer, d'après les données de la 363e déclamation de
Qumtillien (Vesliplica pro Domina), que. le rhéteur romain connaissait
récit analogue. un
4. Phèdre, Appendix, XV.
m.
5. Salii'icon, §
6. Apulée, IX, ch. XVII.
7. Comparez le gobelet de Joseph, Genèse, 44, 5.
« N'avez-vous pas la
coupe dans laquelle boit mon maître, et dont il se sert pour deviner ?
Lefébure, Mélusine, IV, 38. » —
CONTES ANTÉRIEURS AU DOUZIÈME SIECLE 121;
gréco-latines, l'eau du Styx s'écarte des femmes pures, et noie
les autres *.
Ainsi, parmi les fabliaux conservés, cinq ou six au moins, à
ma connaissance, sont attestés dans l'antiquité classique. —
C'est peu, dira-t-on.
Combien donc sont attestés dans l'Orient, de l'Inde à l'Arabie,,
et de la Perse à la Chine ? — Onze.

V
CONTES POPULAIRES DANS LE MOYEN AGE ANTÉRIEUR
AUX CROISADES
Ainsi les fabliaux se retrouvent presque aussi nombreux dans
l'antiquité que dans l'Orient.
Mais voici une autre assertion de l'école orientaliste : dans te-
nant moyen âge, il n'y a pas trace de ces contes. Au xne siècle
seulement, sont traduits dans des langues occidentales des
recueils orientaux. Aussitôt le goût des contes se répand en
Europe, et nous assistons à la floraison littéraire des fabliaux.
C'est donc sous l'influence des croisades, grâce à ces deux faits
concomitants ..et- étroitement enchaînés, à savoir : — que, d'une
part, des contes ont été entendus eii- Orient, et oralement rappor-
tés par des croisés et des pèlerins ; que, d'autre' part, les livres
orientaux ont été traduits en latin, en espagnol, en français, —
c'est grâce à ces deux faits que les contes ont pénétré d'Orient en
Occident.
Nous aurons à déterminer, au chapitre suivant, quelle a été,
sur la tradition orale et sur les fabliaux, l'influence de ces recueils
traduits. Pour le moment, montrons que le moyen âge antérieur
aux croisades n'a pas plus que l'antiquité ignoré des contes.
Je nomme à peine les contes de Renart : car, seul, sans doute,
Robert 2 a jamais cru que le Roman de Renart dût sa naissance
au Kalïlah et Dimndh.
1. Sur un épisode d'un roman d'Achille Tatius, où l'héroïne se tire à son
honneur de l'épreuve du Styx par le même serment avec réserve mentale
qu'Yseult, v. Rohde, op. laud., p. 484. — V., sur tout ce cycle, le remar-
quable travail de M. Giuseppe Rua, Novelle del Mambriano del Cieco da-
Férrara, Turin, 1888, p. 73, ss.
2. Robert, Fables inédiles des XIIe, XIIIe, XIVe siècles, I, CXXIII,
V. sur cette importante question le beau livre de M. Léopold Sudre, Les:
Sources du roman de Renart, Paris, Bouillon, 1893.
122 LES: FABLIAUX

Je né veux considérer ici qu'une sérié de faits. —" Le plus


-copieux des recueils de fables du moyen âge est la collection' que
M. Hervieux nomme le Roniulus de 'Marie "de Prancc,' et qu'il
publie d'après deux manuscrits de la Bibliothèque nationale K'
Voici comment M. G. Paris 2 se représente l'histoire-de icettè 7

collection, R". -
;

Une collection de fables latines a été traduite en anglo-saxom :


Gette traduction anglo-saxonne a été, postérieurement, attribuée
au roi d'Angleterre Alfred, comme beaucoup d'autres ouvrages
dont il n'est point l'auteur. Ce texte anglo-saxon a été traduit à
son tour : 1° en français, ce sont les fables de Marie de France ;
~2° en latin, c'est la collection R", (Le prologue nous dit, en-effet :
Deinde rex Angliae Affrus (variante: Afferus) in anglicçtmlin-
guam eum transferri jussit. )
Tous ces faits peuvent s'exprimer par ce scbème :
-,.'•

Ce recueil- contient 137 fables, dont 75 se retrouvent dans


l'ancien Romulus, c'est-à-dire dans l'antiquité classique.
Que sont les 62 autres contes ? — Écartons, avec M. G." Paris',
pour diverses, raisons, 20. de ces -récits s. Restent 42 fables, dont
23 sont des contes d'animaux « portant le caractère du moyen

1. Les fabulistes latins. depuis le siècle d'Auguste jusqu'à la fin du


moyen
-âge, par -L. Hervieux, 1884,- t. II, p. 484,
ss.
2. Compte rendu du livre de M. Hervieux, dans le Journal des
"1884-5.
3. Ce sont :
.':,." savants.

• . .
a) Les numéros 6, 64, 77, 118 (doublets de fables de Phèdre),'
126
(remaniement d'une fable contenue dans Adhémar)
;
h) Les numéros 41, 48, 49, 57, 63, 78, 119, 127, 128, 129, « qui portent le'
« caractère de l'apologue antique, ou qui se retrouvent dans des collections
« de fables ésopiques ». Ajoutons le n° 43
;
c) Le numéro 135 (apologue biblique), les
numéros 75, 113, 131, « sentences
« sans récit ». -...-....
CONTES ANTÉRIEURS AU DOUZIÈME SIÈCLE 123
âge 1 », 4 des contes de Renart 2, 2 des « moralités 3 », les autres
des contes proprement dits, dont nous allons spécialement nous
occuper. En voici le dénombrement.':
N° 36. —De muliere et procosuo. G'est le conte des Gesammta-
benieuer, XXVI, Frauehlist.
-
N° 37. — Iterum de muliere et proco suo. Le titre du recueil
de Marie de France donne une idée du conte : « De la femme qui
dist qu'elle morroit parce que ses maris vit aler son dru o li au
bois. »
N°. 38. — De equo vendito. Deux hommes, en contestation sur
la valeur d'un cheval, conviennent de prendre comme arbitre le
premier passant qu'ils rencontreront. Ce passant est un borgne,
qui évalue le cheval à un demi-marc. — « Mais, dit le marchand,
c'est qu'il n'a vu qu'un demi-cheval. S'il avait eu ses deux yeux,
il l'aurait estimé un marc entier. »
" N° 39.—- De fure et Saihana, Bon tour joué par Satan à: un

voleur qui s'est trop confié à lui.


N° 44. — De agricola qui habuit equum unum. — Un vilain,
qui possède un seul cheval, importune Dieu pour en avoir un -

second. Sur les entrefaites, son unique cheval lui est volé. Il
modifie ainsi sa prière'- « Mon Dieu, si tu me rendais mon che-
val volé, je te tiendrais bien quitte du reste !»
N° 45. — De homine qui tarde venit ad ecclesiam. Conte moral
et plaisant.
N° 46. —: De urbano et monedula sua. Vaguement analogue
au Testament de VAne.
N° 47. — De villano_ et nano. C'est une forme du fabliau des":
.

Quatre souhaits saint Martin. V. plus loin (chap. VII) notre étude
sur ce conte.
N° 68. — De pictore et uxore sua. Historiette morale.
N° 73. — Dé homine et uxore litigiosa. C'est le fabliau du Pré
tondu. '' !

N° 74. — De uxore mala et vin suo. — Conte très répandu

1. Ce sont :
Les numéros 40, 52, 53, 55, 59, 61, 62, 65, 67, 69, 72, 116, 117, 119,. 120».
121,122, 123,. 124,.126,.132, 134v136.
2. Contes de Renart : les n°s 50, 51, 60, 66.
. .
3. Moralités : les n°fl 54, 130.
124' LES FABLIAUX
dans les littératures populaires. Un mari a une femme contre-,
disante et acariâtre. Comme il fait un jour dériver un cours d'eau,
le conduire dans une piscine, ses- ouvriers lui demandent,
pour
de leur faire apporter leur.repas sur le chantier. Le mari les
adresse à sa femme : mais qu'ils disent bien qu'il a refusé ; c'est,
le seul moyen qu'elle consente. ' Naturellement, la femme s'em-
presse d'accorder, et apporte elle-même des vivres aux ouvriers.
Son mari veut s'asseoir auprès d'elle, pour manger aussi. Mais
elle s'éloigne de lui, à mesure qu'il se rapproche, si bien qu'elle
tombe dans l'eau. Les ouvriers veulent la repêcher .: «Cherchez
à la source du torrent, dit le mari ; car, par esprit de contradic-
tion, elle l'a certainement remonté 1. »
N° 114. —De divile qui sanguinem minuit.
M. G. Paris insiste avec raison sur la haute ancienneté de ce
recueil : « La traduction anglo-saxonne du Romulus anglo-latin,
sur laquelle a travaillé Marie de France et qui était, au xne
siècle, attribuée à Alfred le Grand, ne peut être plus récente que
le XIe siècle 2. C'est donc à ce siècle tout au moins, et sans doute
au commencement, que remonte la collection latine, r.
Voilà donc des contes, presque tous populaires, qui sont de:
vénérables contemporains de la Chanson de Roland, peut-être du:
Saint Alexis !
M. G. Paris ajoute : « On est surpris de trouver à pareille
époque une oeuvre-aussi originale que l'est la partie nouvelle du,
Romulus anglo-latin. Elle doit certainement tenir désormais une
place importante dans l'histoire de la production et de la trans-
mission des contes et des fables en Europe. »
On peut être surpris en effet de trouver ces contes en Europe,
.
dans l'hypothèse indianiste, qu'ils démentent. Mais, en dehors:
de cette hypothèse, le fait n'a rien que de naturel.
Il existait donc en Europe, antérieurement aux croisades,
antérieurement aux dates où l'on prétend que les contes sont'.

1. Pour la bibliographie de ce conte, voyez Pauli, Schimpf und Ernst,


142, et Crâne, Exempla of Jacques de Vitry, Londres, 1890, CCXXVII).
M. Crâne croit, à tort,

que l'exemple de la
son auteur est plus ancienne forme
connue du récit.
2. Je ne crois pas devoir accepter l'opinion de M. Jacobs
à ce sujet. Il se
trompe d'au moins cinquante ans sur l'époque où Marie de France vécu
(The fables of Msop, p. 164-8.) a
CONTES ANTÉRIEURS:AU DOUZIÈME SIÈCLE 125.

parvenus d'Orient en Occident, tout un corpus de fabliaux. Des


contes ei-dessus, qui sont presque tous des contes populaires
traditionnels, deux se retrouvent parmi les fabliaux français : Jes
Quatre souhaits saint Martin, le Pré tondu.
En les ajoutant aux quelques fabliaux grecs ou latins, on voit
que six ou sept fabliaux de la collection de MM. de Montaiglon
et Raynaud, au moins, étaient connus en Occident avant les
croisades.
126 LES FABLIAUX

CHAPITRE IV


L'INFLUENCE DES RECUEILS DE CONTES ORIENTAUX
RÉDUITE A SA JUSTE VALEUR.

I. Que les fabliaux représentent la tradition orale, et que leurs" auteurs


ne paraissent avoir rien emprunté, consciemment du moins, aux
recueils orientaux traduits en des langues européennes.
IL Quels sont les contes que le moyen âge occidental pouvait connaître
par.ces traductions de recueils orientaux, et quels sont ceux qu'il
leur a réellement empruntés ? Possibilité, légitimité, utilité de cette
recherche.
III. Analyse de tous les recueils de contes du moyen âge traduits ou imités
des conteurs orientaux : 1° de la Discipline de clergie ; 2° du Dolopa-
thos ; 3° et 4° des romans des Sept Sages occidental et oriental; 5° du
Directorium humanae vitae : 6° de Barlaam et Joasaph. —• Résultat de
ce dépouillement : nombre dérisoire des contes qui paraissent à la
fois dans les recueils orientaux et dans la tradition orale française.
Comme contre-épreuve, grand nombre de contes communs à des
collections allemandes et françaises.
IV. Portée assez restreinte de toute cette démontration. Que, du moins,
nous avons dissipé un idolum libri, funeste à beaucoup de folk-
loristes.

Nous avons recueilli des formes grecques et latines de nos


fabliaux. Nous en avons recueilli dans le haut moyen âge occi-
dental : d'où il nous a paru résulter que nos conteurs savaient,
au besoin, se passer des prédicateurs bouddhistes.
Mais, disent les orientalistes, pour avoir colligé çà et là
quelques récits antiques, vous n'ébranlez point encore notre théo-
rie. Que sont ces rares contes en regard des fictions orientales,
en nombre infini ? Un recueil indien s'intitule « Vocéan des
rivières des histoires ». C'est cet océan de rivières qui, soudain,
aux xiie et xme siècles, se précipite sur l'Europe, l'inonde, la sub-
merge. Le fait dominant, l'événement littéraire, si décisif que
tous les autres n'apparaissaient plus auprès de lui que comme
de minuscules détails, est celui-ci. Au xic siècle, les peuples
occidentaux — les Français par exemple, ignorent les collec-

tions de contes indiens : or, à cette époque, il n'ont point non
LES FABLIAUX ET LA TRADITION ORALE ,127
plus de fabliaux ; du moins, nous ne savons s'ils en possédaient,
car leurs contes ne parviennent pas à la vie littéraire. Aux xne
et XIIIe siècles, au contraire, voici que des Juifs, ou des chrétiens
qui ont habité la Terre Sainte, traduisent en latin, en espagnol,
en français, les plus importantes collections orientales. Ces col-
lections sont désormais accessibles à tous, et des centaines de
contes indiens sont connus en Europe. Or, l'époque de ces tra-
ductions est précisément celle où les fabliaux fleurissent en
France, en Allemagne. — Comment nier, dès lors, que les contes
occidentaux aient pris leur source dans l'Inde ?
C'est précisément le degré d'influence de ces traductions que je
. .

voudrais déterminer.
Comment cela est-il possible ?

Notons d'abord que, si l'influence des livres s'est exercée, sur-


nos conteurs, elle a du moins- été inconsciente, et le fait est bien
étrange. La source immédiate des jongleurs est toujours, ou
presque toujours, orale.
Interrogeons, en effet, les prologues des fabliaux.
Quatre fois seulement le trouvère prétend connaître une forme
écrite de son récit :

Nos trovomes en escriture


Une merveilleuse aventure
Qui jadis avint1...

...Il avint, ce dit Fescriture,


N'a pas lonc tans en Normandie \.

1. MR, III, 63, Dit vilain qui conquisl Paradis.


2. MR, VI, 151, Du chevalier qui recovra l'amor de sa dame. A. la fin de
le jongleur dit que Pierre d'Anfol fist et trova premièrement,
ce conte, nous «
fablel Ce de Pierre d'Anfol est «ans doute une traduction de « -Pe-
ce ». nom
ints Alphonsi ». Ce serait la seule allusion d'un conteur à la Disciplina chri-
caUs. Il va sans dire.que ce fabliau ne se retrouve pas dans l'oeuvre du Juif
espagnol, et la source qu'allègue notre conteur est vraisemblablement sup-
posée.
;-128 LES FABLIAUX
...D'une vielle vos vueil conter
Une fable por déliter ;
Deus vaches ot, ce truis o livre 1...
...Ce nous raconte li escris 2...
Que pouvaient être ce livre, ces écritures ? Nous l'ignorons, et
peut-être ces références étaient-elles imaginaires, comme en tant
"d'autres cas où les trouvères font parade de sources très savantes.
Quoi qu'il en soit, il est piquant qu'aucun de ces quatre contes
qui seraient empruntés à des escris n'a jamais été retrouvé sous
aucune forme orientale.
Par contre, dans tous les autres cas, les conteurs nous disent
qu'ils recueillaient les fabliaux sous forme parlée.
« J'o'i conter l'autre semaine 3 »... « On me conta por
voir 4 »... « Il advint à Orléans, comme en témoigne cil qui
irfen donna la matière s... »
...Une truffe de vérité
Vos vorrai ci ramentevoir,
Si c'om le me conta de voir s.„
On en répétait ainsi beaucoup, par les bourgs et les cités, plus
qu'on n'en pouvait écrire. Les trouvères regrettent qu'on ne
puisse pas noter tous ces récits qui courent les rues ; les « bons
ménestrels », disent-ils, les devraient « enromancier » :
Aussi corne gens vont et vienent,
Ot on maintes choses conter
Qui bones sont a raconter ;
Cil qui s'en sevent entremettre
I doivent grant entente mètre 7...
Mais quoi ! on ne peut toutes les recueillir ! Elles sont trop !

Une aventure molt petite


Qui n'a mie esté sovent dite
Ai oï dire, tôt por voir...

1. MR, V, 127, de la Vieille qui oint la palme au chevalier.


2. MR, I, 55 vers 103. La Housse partie'. Le, prologue contredit
cette
: affirmation.
3. MR/III,63, le Pêcheur de Pont-sur-Seine.
4.' MR, III,
85, le Sentier battu.
5. MR, III, 86, les Braies. Cf. le Valet aus douze femmes,MR.,lll,1$.

6. MR, IV, 91,- te Clerc derrière l'escrin.
— Cf. MR, VI, 142, Des quatre
preslres,
7. MR, I, 5, La Housse partie.
LES FABLIAUX ET LA TRADITION ORALE 129
Nés puet en mie toutes dire,
Ne trelier en romanz, n'escrire ;
De plusors en ot en conter,
Qui très bien font a remembrer l...
Les jongleurs nous disent souvent en quel lieu ils ont recueilli
leur fabliau, au hasard de leurs pérégrinations : celui-ci : l'a
oï conter à Douai 2 »... cet autre « en Beessin, moût près de
Vire 3 »... ou bien
A Vërcelai, devant les changes :
Cil ne set mie de losenges,
Qui me l'a contée et dite *;.'.

Cet autre, Gautier,


Tant a aie qu'il a ataint
D'un autre prestre la matière 6...
Nos conteurs n'allèguent donc jamais — ou presque jamais

une source littéraire. On sait pourtant le respect du moyen âge
pour la chose écrite. Volontiers les jongleurs invoquent, inventent
au besoin des livres mystérieux où ils ont, assurent-ils, puisé leur
matière. S'ils avaient su que leurs contes se trouvaient dans des
livres orientaux, on peut l'assurer, ils se seraient vantés de les,y
avoir découverts. Comparez les lais : Marie de France, Chrétien
de Troyes ont toujours conscience d'imiter les Bretons ; même
lorsque leurs récits n'ont rien de gallois, ni d'armoricain, ils
les donnent pour tels. Ils se plaisent à affubler leurs héros de
noms celtiques, ou d'allure celtique ; à placer l'action dans
l'Armorique, à Dol, à Saint-Malo ; ou en Cornouaille, à Tinta-
gel ; à Caer-Lleon, à Caer-Went en Monmouth. Dans les

1. MR, IV, 95, le lai de l'Espervier.


2. MR, V, 131, le Souhait desvé.
3. MR., I, 16, Le Chevalier confesseur.
4. MR, V, 126, la Grue.
5. MR, V, 128, Connebert. — Jacques de Baisieux nous dit, à la fin d'une
historiette (III, 69) :
Jakes de Baisiu sans doutance
L'a de tiens en romane rimée
Por la truie qu'il a amée.
S'il faut admettre la conjecture de Scheler (lieus), il aurait rimé son
fabliau d'après un conte tiois. Il l'aura sans doute entendu conter dans cette
langue.
DÉDIER. — Les Fabliaux. 9
130 LES FABLIAUX
fabliaux, au contraire, on ne peut jamais saisir une influence
matérielle, directe, de ce genre. Pourquoi, jamais, un jongleur
parle-t-il de l'Orient ? Pourquoi ne fait-il jamais allusion à
ne
un livre oriental qu'il aurait lu, ou dont il aurait entendu parler ?
Pourquoi ces poètes ont-ils jalousement dépouillé leurs contes
de toute apparence exotique ? Pourquoi ne trouvons-nous jamais
dans les fabliaux ni un nom de personnage, ni un nom de lieu,
ni un détail de costume qui se réfère à l'Orient ? ni jamais un
nom d'auteur juif ou arabe ? Pourquoi nul de nos trouvères ne
dit-il avoir rapporté son récit d'un pèlerinage en Terre Sainte,
ou l'avoir reçu d'un pèlerin ou d'un marchand revenu d'outre-
mer ou d'un croisé ?
Retenons donc ce fait : on a beau traduire, au cours des xne
et xine siècles, des recueils orientaux,'il ne semble pas qu'un
seul des soixante ou cent poètes allemands et français dont nous
connaissons les contes ait utilisé ou même connu ces traduc-
tions. Tous, ils représentent uniquement la tradition orale. Il
est donc d'ores et déjà probable que ces traductions, qui ne leur
sont point parvenues, sont demeurées des oeuvres de cabinet.
Pourtant le fait serait si étrange qu'il exige une plus ample
démonstration. Cet argument négatif, tiré du silence des con-
teurs, ne suffit point, Il serait possible que l'influence des livres,
indirecte et inconsciente, ait été, pourtant, réelle et forte. Nos
conteurs puisaient dans la tradition orale, il est vrai ; mais cette
tradition orale pouvait elle-même prendre son origine dans les
recueils asiatiques, mis, quelques années auparavant, à la dis-,
position des Européens.

Nous possédons d'une part la tradition orale des contes du


moyen âge, représentée en partie par les fabliaux; — d'autre
part, la tradition écrite,représentée par des traductions occiden-
tales de recueils orientaux.
— Opposons l'une à l'autre ces deux
catégories de contes.
A cette fin, plaçons-nous au commencement du xive siècle
— aux environs de l'an 1320 — à la date où le genre des fabliaux
a déjà produit tout ce qtfil devait produire. Quels étaient les
LES TRADUCTIONS DE BECUEILS ORIENTAUX 131
recueils orientaux que nos conteurs, directement ou indirecte-
ment, avaient pu utiliser ?
II s'agit de dresser ici d'une part la liste de tous les contes
-orientaux que là tradition écrite avait mis à la disposition des
conteurs d'Occident ; — d'autre part, une liste, aussi étendue que
possible, des contes occidentaux conservés — et de voir combien
de contes des livres orientaux sont aussi conservés sous des
formes occidentales. .

Cette liste est-elle très longue ? Il en résultera cette vraisem-


.blance que les livres ont dû exercer une profonde influence sur la
transmission orale. Cette liste est-elle au contraire très courte ?
Il en résultera la preuve que cette influence fut insignifiante
-ou médiocre. — Cette recherche est-elle légitime et probante ?

Est-elle légitime ? — Qu'appeîons-nous contes occidentaux,


formes occidentales ? Nul ne nous contestera que ce doivent être
uniquement les fabliaux et les exemples des prédicateurs, c'est-
à-dire les contes qui vivent d'une manière indépendante, en
dehors des recueils, à l'état sporadique.
Voici, par exemple, un conte, Senescalcus, qui se trouve en
vers français dans une version du roman des Sept Sages, en
prose espagnole dans le Libro de los Engaflos, traduction du
même roman. Il est, dites-vous, français, espagnol. D'autre part,
comme il se trouve dans le Sindbad syriaque, dans le Syntipas
:grec, dans le Sandabar hébraïque, etc., et que l'archétype de
ces recueils est d'origine indienne, Senescalcus est aussi indien.
Nullement : si ce conte — comme c'est, en effet, le cas pour
Senescalcus — n'est jamais sorti de ces traductions, s'il ne s'est
jamais évadé hors du Romandes Sept Sages, si vous ne pouvez
démontrer qu'il ait jamais passé à la tradition orale, il n'a jamais
été français ni espagnol ; il est et demeure un paragraphe d'un
livre étranger ; il reste un conte indien.
Car enfin, lorsque l'on prétend que nos contes populaires sont
d'origine indienne, on n'entend pas dire seulement que le Panl-
chatantra, que le Roman des Sept Sages ont été traduits en fran-
çais, en espagnol, etc., ce que personne ne contestera. On
entend — n'est-il pas vrai ? -— que ces contes vivent et ont
vécu en Europe d'une vie indépendante.
132 LES FABLIAUX

Pour savoir si tels de ces contes ont vraiment vécu au moyen


âge, le seul critérium possible est leur existence à l'état
isolé,
sporadique. A vrai dire, tel fabliau ou tel exemple peut, mal-
gré cette apparence, n'être lui-même qu'un remaniement savant
d'une traduction orientale, et n'avoir jamais vécu sur les lèvres
du peuple. Mais, pour la démonstration que nous nous propo-
sons ici, nous sommes en droit — car il ne peut être que
défavo-
rable à notre thèse de l'admettre — de considérer tous les
fabliaux 1, indistinctement, comme les témoins de la tradition
orale : et les considérer comme tels, c'est rester, tout au.moins,
dans la vérité générale.

Cette enquête, assurément légitime, sera-t-elle probante ?


Nous allons dresser le bilan de tous les contes que pouvaient
connaître, par les' livres, les conteurs du moyen âge. Nous
savons que ce ne sont pas les seuls qu'ils aient pu, à cette
.
époque, recevoir de l'Orient. Nous savons que la théorie orien-
taliste ne considère la tradition écrite que comme l'un des véhi-
cules possibles des contes ; en quoi elle a raison : la transmission
orale a dû, en effet, être infiniment plus puissante. Si nous
dépouillons les recueils orientaux traduits au moyen âge, nous
voyons quels contes les. Européens ont sûrement connus à cette
époque par les livres, mais non pas tous ceux qu'ils ont pu con-
naître. Cependant, il est bon, pour l'instant, de considérer uni-
quement ces traductions : d'abord pour déterminer le rapport de
ces traductions à la tradition parlée — et c'est notre principal
objet ; — puis, pour marquer ce fait connu, mais non assez
observé, que beaucoup de ces contes renfermés dans les recueils
orientaux n'ont pu venir d'Orient aux hommes du moyen âge
que par la seule tradition orale. Par exemple, le lai d'Aristote se
trouve dans le Pantchatantra. Mais le Pantchatantra n'a été
connu en Europe qu'en 1848 par l'édition de Kosegarten ; au
moyen âge, il n'a pu être connu que par le Directorium humanae
vitae. Il se trouve que le Directorium ne renferme pas ce conte.
Donc il n'a pu venir de l'Inde en France
— s'il en vient — que
par la seule tradition orale.
1. Pour les exemples, nous serons obligé de faire quelques réserves (v.
139-140). v
p.
L
LES TRADUCTIONS DE RECUEILS ORIENTAUX 133
Nous dresserons une statistique, qui sera, comme toute sta-
tistique, incomplète. Car, si nous possédons toute la tradition
.

écrite du moyen âge, c'est-à-dire tous les recueils orientaux qui


furent alors traduits, il s'en faut que nous connaissions toute la
tradition orale. '
Combien de contes, populaires au moyen âge, n'ont pourtant
pas été rimes sous forme de fabliaux, ni n'ont été recueillis
par les sermonnaires ? Combien de contes, qui avaient pris cette
forme poétique ou cette destination pieuse, ne-nous sont point
parvenus ? Même parmi ceux qui nous sont parvenus, combien
•en négligerai-je, par insuffisance d'information ?
Je prends, du moins, comme témoins de la tradition orale :
1° Les deux plus vastes recueils de contes du moyen âge,
savoir :
Le recueil de MM. de Montaiglon et Raynaud pour la France,
Le recueil des Gesammtabenteuer pour l'Allemagne ;
2° Deux copieuses compilations d'exemples, celle de Jacques de
Vitry 1 et celle d'Etienne de Bourbon 2, en tout, environ quatre
cents contes.
Opposons-les à la tradition écrite orientale.

III
ANALYSE DES RECUEILS ORIENTAUX TRADUITS AU MOYEN AGE EN
DES LANGUES OCCIDENTALES

1° Disciplina clericalis.
2° Discipline de clergie.
3° Chastiement cVun père a son fils.
Pierre Alphonse, le juif compilateur de ce recueil, était né en
1062, et fut baptisé en 1106. Son livre n'a été composé qu'après
sa conversion, et ses sources sont le plus souvent arabes :
Libellum compegi, nous dit-il, partim ex proverbiis philoso-
«
phorum et suis castigationibus arabicis, partim ex animalium et
volucrum similitudinibus ».

1. Exempta of Jacques de Vitry, éd. by Th. Fred. Crâne, Londres, 1890.


2, Anecdotes historiques, légendes et apologues tirés du recueil inédit
d'Etienne de Bourbon..., p. par A. Lecoy de La Marche (Société de l'Histoire
de France), 1877.
134 LES FABLIAUX

1° Contes de la Disciplina clericalis : Ceux de ces contes qui


se trouvent au moyen
âge sous forme indépen-
dante : -

1. Du preudome qui avôi't demi ami' Jacques de Vitry.n6 CX2L


2. De deus bons amis loiaus •
3. Des versefieres • • •
4. De l'homme et du serpent.. - ....
5. D'un verseflerre [d'un vilain teigneus et]
itôsstt
6. De deus clers
7. La maie femme
8. D'une autre maie dame Gesammtabenteuer,
XXXIX. Dit du PïïçotK
9. D'une autre maie femme l
10. Du fableor
iî. De la maie vieille (la chienne qui pleure). Jacques de Vitry, CC-L-
12. De celui qui enferma sa femme en une tor.
13. D'un home qui comanâa son aveir.,..
14. Li jugemens de l'oile qui îu prise en
garde
3 5. D'un home qui pôrteit grant-avoir....
16. Por quoi en deit amer le grant chemin
17. De deus borgeis et d'un vilein
18. Du tailleor le roi et de son sergant2...
19. Des deus jugleors. .
20. Du vilein et de l'oiselet Lai de l'Oiselet.
21. Du vilein qui dona ses bues au lou
22. Du larron qui embraça le rai dé la lune.
23. D'un marcheant qui ala veoir son frère.
Texte de Méon : de Marien qui dist ce
qu'on li demanda. ,.
-. >...
24. De Maimon le pereceus
25. Texte de Méon : Socrate et Alexandre.
26. D'un larron qui demeura trop au trésor.
27. Du vilain qui sonjoij;
28. D'un prodome qui donna tôt son avoir à
.-.:
ses deus filles
,

Soit, au total, 4 contes de la Discipline de Clergie, qui vivent


sous des formes indépendantes, savoir : 1 fabliau de là collec-
tion: Montaiglon-Raynaud et des Ùesammtaienteuer : le dit du
Pliçon, yï exemples de Jacques de Vitry et le lai de VOiselet.

1. De lointaines ressemblances avec le lai de l'Ëpervier ; mais ce n'est pa*


le Blême conte. Voyez Rômanià, VII, p. 20.
2. N° 18 dans'lé. Disciplina et dans le Ckasllehient publié
dans l'édition dés Bibliophiles.
par Méon ; n° 26
.
..
LE ROMAN DES SEPT SAGES 135
2° Contes du Dolopaihos : Contes du Dolopathos
qui se trouvent au moyen
' • -
âge sous forme indépen-
dante :

1. Canis
2. Gaza
.....
. -
3. Filius ..,
4. Le marchand de Venise
5. Le fils du roi qui tue la poule d'une pau-
vresse
6. Les trois voleurs qui racontent :
a. Polyphème ,.
h Les sorcières
d Le voleur traîné par les sorcières.
7. Les sept cygnes Le Chevalier au cygne.
8. Inclusa
9. Ptrteus

Donc, aucun fabbau, ni aucun exemple qui se retrouve sous


forme indépendante.
3° Le groupe occidental du Roman des Sept Sages.
Quels que soient les rapports réciproques des -diverses ver-
sions de ce recueil, et quelle qu'en soit l'origine première, nous
pouvons l'opposer, comme étant un livre, à la tradition orale,
représentée par les fabliaux et les exemples. Plus d'un des contes
énumérës dans le tableau ci-joint ne doit probablement rien à
l'Orient. : tel Roma. En tout cas, pour ce qui nous intéresse ici :
un de ces contes se trouve sous forme de fabliau,""c'est Amatores,
qui est le fabliau des Trois bossus ménestrels \ Un autre se -
trouve sous forme d'exemple, c'est Vidua, cf. Jacques de Vitry,
n° CCXXXII, dont on peut aussi rapprocher un fabliau (MR, III,
70). — C'est la Matrone d'Êphèse antique.
4° I^e-groupe oriental du Roman des Sept Sages.
Nous énumérons maintenant, dans le tableau synoptique ci-
joint, tous les contes des diverses rédactions orientales du Roman
des Sept Sages.-
Tout ce groupe oriental ne pouvait être connu de nos conteurs

1. Ce conte se retrouve, comme on le verra plus loin, dans le teste hébreu


dîi„.roman des Sept Sages, le Mischls Sandabar.
3° Les contes du Roman des Sept Sages. — Groupe occidental.

Le Ronian des Sept Sages Version denmee (la BistoriaseptemBapien-Soala coeli 'Liber de D.Anc0Ila rt ia mBS La
i"= dans l'édition de tium, traduction p. 7 sap.) Orient und de-la B. N. eroUide °y' bd, 8' Maie Marastre
(Keller iS3,1.
"
11 ' M. G Paris, 1876). p. G. Paris (1876). Ocddent, III, 397.

Ier jour. Reg. Arbor. /?. Arbor. il. Arbor. 1. Sap. Canis. R. Arbor. R. Arbor. Arbor,
1. Sap. Canis. 1. Sap. Canis. I.
Sap. Canis. R. Aper. I. Sap. Canis. I. Sap. Canis. Canis.
2° jour. R. Senescalcus. R. Senescalcus. R. Aper. 2. Sap. Medicus. R. Aper. R. Aper. Aper.
2. S. Medicus. 2. Sap. Medicus. 2. Sap. Puteus. R. Gaza. 2. Sap. Medicus. 2. Sap. Medicus. Medicus.
3° jour. R. Aper. R. Aper. R. Gaza. 3. Sap. Tentàmina. R. Gaza. R. Gaza. Gaza.
3. S. Puteus. .3. Sap. Puteus. 3.'Sap. Avis. R. Senescalcus. 3. Sap. Puteus. 3. Sap. Puteus. Avis.
li" jour. R. lloma. R. Sapientes. R. Sapientes. à. Sap. Puteus. R. Senescalcus. R. Senescalcus. Noverca.
4. S. Tentàmina h. Sap. Tentàmina U. Sap. Tentàmina R. Virgilius. à. S"p. Tentàmina. 4. Sap. Tentàmina. Vidua.
5" jour. R. Gaza. R. Roma. R. Virgilius. 5. Sap. Avis R. Virgilius. R. Virgilius. Nutris..
5. S. Avis. 5. Sap. Avis. 5. Sap. Medicus. R. Sapientes. 5. Sap. Avis. 5. Sap. Avis. Alhenor.
6e jour. R. Sapientes. R. Gaza. R. Senescalcus- 6. Sap. Vidua. R. Sapientes. :~ R. Sapientes. Spurius.
,
et Roma.
6. S. Vidua. 6. Sap. Vidua. G. Sap. Amatores. R. Filia. b'. Sap. Vidua. 6. Sap. Noverca. Cardamum.
7° jour. R. Virgilius. R. Virgilius. R. Inclusa. 7. Sap. Noverca. R. Roma. R. Filia. Hakesim.
7. S. Inclusa 7. Sap. Inclusa. 7. Sap. Vidua. 7.. Sap. Inclusa. Inclusa.
L'Enjanl. Yaticinium. Valicinium -(- le Vaticinium -f- Ami- Vaticinium. Vaticinium. Valicinium.
combatsingulier et eus. Il

la loise. |
Pages I36-Ï37.

.',...
4° Les contes da Roman des Sept Sages.
— Groupe oriental'.
Sindban, version syriaque, Xe siècle, p. p.
1nts^sK^.^ducS£^ M:^T»;r^?^D
Baéthgen, 1879.

'
™^ **.(«*« ***,,. «^^p^. — *,
J.«r~l *"• ™»le, A*«to <i84ij.
^âz^^p^6* ^v,^^,^^,
..... „ . e

Schall, 1820.
„ . ^
8Hmt.
de Sengelmann, .8/,a. V de Sungélmànn, ,84»
.Cendùbete, - . .
Libro de 16s. Engànn'os; 1111e .
siècle, p p. Goroparetti,iStig. •.

i" jour, a) Les Traces du lion. '


1. a) Lès Traces du lion. 1. a) Les Traces du lion. t. a) Avis. 1. a) Les Traces du lion. i«r Vizir. L'cper'vier.
b) Avis. " '6) Avis. b) Avis. 6) L'Epervier. 4) L'enfant complice ; les deux
. ,.
autres versions ont Avis.
j) Le foulon et sou fils. /) Le foulon et sen fils. /) Le foulon et l'enfant complice. /) Le foulon et son fils. f) Le foulon et; son fils.
s" jour, a) Les pains de cataplasme. a- a) Le grenier du pigeon. 2. a] Les pains de cataplasme. 2. a) Le grenier du pigeon. .a: a) Les pains de cataplasme.
61 L'Epervier. '.-'.' b) La cliiennequi pleure
/)
b.)
/)
L'Epervier. La poussière au crible.
b) 6.) L'Epervier.
3e T_,achienne qui pleurei
f) La Sorcière. La sorcière et la'source en- La Sorcière. * 'j) La Sorcière. /) La Sorcière.
chantée.

...
;,
3e jour.\a) Le chasseurà;là ruche. 3..-<z. Ganis... 3. a] Le chasseur à la ruche. 3. a) Canis. 3. a) Le chasseur à la ruche. 3° L'éléphant de pain.
b)La poussière passée'•au/.,.crible a).;A'uberée. 6) La poussière--au crible. b) La chienne..qul.ph},ure. è). La poussièreau crible.
..
[manque dans Gendubele].
/,) La source qui métamorphose. ./) Le .lion chevauché. /) La source qui métamorphose, fj Aper. /) La source qui métamorphose.
4e jour, àj Senescalcus. ;'/ 4. ai L'e's pains de calaplasme. 4. a; Senescalcus. 4- a) Senescalcus. 4. «) Senescalcus seulement dans les ^ Le livre des ruses féminines.
'.-' textes de-Bonlaq et de Scott.
• .
6) La chienne qui pleure. b) La poussière au crible. i) La cliiennequi pleure. b) Ganis (deux parties). 6) La chienne qui pleure.
f) Aper.. /) Aper.
.
fj Le joaillier. /) Le lion chevauché. /).....
5e jour, a) Canis. .' 5. a).Senescalcus. 5. a) L'hommequi ne rit plus. rit plus.
5. a) Le livré des ruses .féminines. 5. a) L'homme qui ne
5e La poussière au crible.
Auberée.
b) L'Epervier. 6) b) b) .1. .i b).........
...i.....
.... /) L'amant au coffre. ........ ;.,......
/) Le lion chevauché, . f) Absaloh. J) L'amant au coffre. /) La source qui métamorphose.
6e Jour, a) Le grenier du pîgecii. 6. a), Rfponse à Absalon. 6. a) Les quatre amants. 6. a) Les souhaitsde saint Martin. 6. a) La nuit al-Kader. 6e Le beau-père.
.
b) L'éléphant de pain. b, Les souhaitsde Saint Martin, 6) Les souhaits de saint Martin. b)..i &)
i •
La pie voleuse. Les deux pi-
geons. L'amazone.
1. /) La pie voleuse.
2. La femme qui combat ses pré-
tendants.
^'etifarit déguisé en/femnie. 7. a) Auberée.

...
7e "jour. :a) Les souhaits dé -saint 7.'^ ,7. a) 7. Auberée. .....
Martin;
.'0) Le livré des yruses féminines; i) .Les'trois bofsiis. 'b) Lîarineau. 'b\
(Syritipas.intercalé, les Poissons.) ,
S8 jour. Le prince Les hôtes.érnijôi- &
: 8. Le bois de santal. 8. Les hôtes empoisonnés. 8. Les hôtes empoisonnés. '
:sq'nnès. ' ' "'
L'enfant
. de trois ans; L'enfant de trois ans. L'enfant de trois ans. Le bois de santal.
L'enfant de quatre ans. .
L'enfant de cinq ans. L'enfant de cinq ans. L'enfant de cinq ans.
L'assiettéé.de puces.

.-.".
Le ms. lleSindban-,incomplètes'arrête
ici.
Syntipàs a en plus :
Le Renard, (Cendubele :
,
L-'assicléeJle.,puces. È'àssiôtiée de çiices.

Le Sindiôad jyàmf/i.ajpûle(intro
Le Renard. Le Renard.
manque.) ' duction)»: le singe, le chameau,
L'enfant voleur. CQendubele : l'éléphant, le roi dés singes, la I
manque.) . rnèrë étourdie, lés quatre frères j
„Cetidu^elejeul: L'abbé. , I
' Ahmed (Scott, li.'f vizir).
• ,. .
LE DIRECTORIUM HTJMANiE V1TM 137
que par la traduction espagnole 1. On peut se demander si cette
traduction a jamais été lue par une autre personne que le prince
castillan à qui elle était dédiée, et si ce groupe oriental n'est pas
resté aussi inconnu aux poètes français et allemands que s'il leur
avait fallu lire directement le texte syriaque ou le texte hébreu.
— Mais, admettant que cette traduction espagnole ait été fort
répandue, voici ceux des contes qu'elle renferme et qui vivent
aussi d'une vie indépendante : ce sont 3 fabliaux (l'Épervier,
Auberée, les Quatre souhaits saint Martin) et 1 exemple (la
Chienne qui pleure, Jacques de Vitry, CCL).
5° Le Directorium humanae vitae.
Passons à une autre collection de contes orientaux, accessibles
.

aux conteurs du moyen âge, au Kalilah et Dimnah. Ils ne pou-


vaient la connaître que par la traduction espagnole du xnie siècle,
publiée en 1860 par M. de Gayangos, ou bien par le Directorium
humanae vitae, écrit par Jean de Capoue entre 1263 et 12782.
Analysons le Directorium, en écartant les fables, et voyons
combien de contes de ce recueil sont attestés au moyen âge
sous 'forme indépendante.
Contes du Directorium : Ceux de ces contes qui
se retrouvent sous forme
indépendante au moyen
âge :
CHAPITRE I. — De legatione Beroziae in Indiam.
1. Les voleurs et le rayon de lune
2. Le souterrain par où s'enfuit l'amant..
3. Les perles et le joueur de flûte
4. Apologue de rhommequi,iuyantunlron, Jacques de vitry, nu id4.
s'accroche auxbranches d'un arbre au- Nouveau recueil de Ju-
dessus d'un puits. Le lion le. guette, binal, II, p. 113, Dit de
deux rats rongent les branches, un V Unicome et du serpent.
serpent attend sa chute au fond du
puits. L'homme, cependant, mange
paisiblement un rayon de miel trouvé
dans le creux de l'arbre.
1. Libro do los Engannos et los assayamientos de las mugeres, de arâvigo
en castellano transladado por el Infante don Fadrique, fijo de don Fernando
e de dona Beatris. (Comparetti, Ricerche iniorno al libro di Sindibad, 1869.)
2. Johannis de Capua Direblorium humanae vitae,.. traduction latine, du
livre de Kalilah el Dimnah, p. p. J. Derenbourg, 72e et 73e fascicules de la
Bibliothèque de l'École des Hautes Éludes.
138 LES FABLIAUX
CHAPITRE II. De teone et bave.
5. L'ermite volé par son disciple, et les Fabliau des Tresses ; deux
aventures qui, dans le Pantchatantra, contes des Gesammta-
se rattachent au religîe ux D e vasarman. benteuer, nos 31, 43.
6. Avis du Roman des Sept Sages.......
7. Le trésor caché sous un arbre et volé ;-
l'arbre pris à témoin du voL.......
8. La poussière passée au crible
9. Le fer mangé par les rats et l'enfant
emporté par les oiseaux —
CHAPITBE iii. De inquisitioneeausaeDimnae.
10. Le manteau blanc et noir et le serviteur
infidèle
11. Le médecin qui empoisonne la fille du
roi •
12. Le laboureur mené en captivité avec ses
deux femmes, l'une chaste, l'autre .
impudique
Les deux perroquets qui parlent la

13.
langue édômique
CHAPITRE IV. De columha.
14. La souris et le dévot
15. Le sésame émondé à vendre contre du,
sésame non émondé
CHAPITRE y. De corpo et sturno.
16. Le dévot et le cerf. Un dévot a acheté un Etienne de Bourbon,
cerf pour le sacrifier. Trois voleurs .
n° 339. — Jacques de
s'espacent sur sa route, et le rencon- Vitry, XX.
trant successivement, lui demandent :
Que prétends-tu faire du chien que tu
portes ainsi ? A la troisième fois, le
dévot finit par croire qu'il est-dupe-de
quelque enchantement, et abandonne
le cerf sur la route au grand profit des
voleurs
17. La jeune femme qui se refuse à son vieux
mari et le voleur
18. Le voleur et le démon à face humaine ...»
qui s'associent pour voler la vache
d'un paysan,
19. Le mari caché sous le'lit. de sa femme.
La femme, voyant ses pieds qui dé-
passent, fait à son galant un.tel éloge
de son mari, que celui-ci, attendri,
20.
pardonne -.........
Un dévot possède une souris métamor-
phosée en femme. Il veut la marier à G
l'époux le plus puissant qui se pourra
trouver. Il est renvoyé successive-
BARLAAM ET JOASAPH 139/
ment, comme à des êtres de plus en
' plus puissants, du soleil au chef des
nuages, de celui-ci au vent, du vent à
la montagne. Mais la montagne dé-
clare que la souris est plus puissante
qu'elle, car la souris peut la percer.
La jeune fille, rendue à sa primitive
nature, épouse une souris mâle
CHAPITRE VU De Sirneo et Testiiudine. Aucun conte.
CHAPITRE vu. De Heremila. Aucun conte.
21. Le dévot et le vase de miel (Per'rette). Jacques de Vitry, LI.
22. Canis du Roman des Sept Sages
CHAPITRE VIII. De murilego et mure. Aucun conte.
CHAPITRE IX. De rege et ave.
23. Histoire du fils du roi qui tue un petit
oiseau
CHAPITRES X, XI, XII. Aucun conte.
CHAPITRE XIII. De leone et vulpe.
24. Un dévot voit, tombés au fond d'une
fosse, un singe, une vipère, un serpent,
un homme. Il jette trois fois une corde
pour sauver l'homme ; mais, les trois
fois, c'est un des animaux qui profite
de ce secours. Ils lui conseillent de ne
pas retirer l'homme, le plus méchant
des animaux. Le dévot le sauve pour-
tant. Reconnaissance des trois ani-
maux ; ingratitude de l'homme
CHAPITRE XIV. De l'orfèvre et du serpent. Aucun conte.
CHAPITRE XV.
25. Le filsdu roi, le fils du marchand et le
colporteur
CHAPITRE XVI.
26. Une colombe, délivrée par un homme,
lui fait découvrir un trésor
CHAPITRE XVII. Aucun conte. -.

Soit,, au total, 1 fabliau et 1 conte de la collection des-


.
Gesammtabenteuer : les Tresses ; 2 exemples : Perrette et le pot
au lait ; les voleurs et Vhomme qui porte un cerf.
6° Rarlaam et Joasaph.
...
Enfin, il convient de remarquer que les paraboles du roman
pieux de BarlaamU Joasaph se trouvent à l'état sporadique chez
les sermohnaires du moyen âge. Les exemples IX, XLII, XLVII,
LXXVIII, CXXXIV du seul Jacques de Vitry, remontent à ce-
140 > LÉS FABLIAUX

roman. Mais, sauf pour quelques contes comme les Oies du frère
Philippe (exemple LXXXII) et' le lai de F Oiselet (exemple
XXVIII), il ne semble pas,que'nous ayons affaire à des contes
qui aient vraiment vécu dans la tradition Orale. Les prédicateurs
sont ici conscients d'emprunter leurs récits à ce livre pieux : ut
legitur in Barlaam i, disent-ils en les annonçant. — Ces para-
boles ne doivent donc pas être plus considérées que celles qu'ils
empruntent à Boèce, ou à Sénèque le philosophe, ou aux Vies
des Pères.

Il reste à faire une manière de contre-épreuve. Comparons le


recueil des fabliaux allemands au recueil des fabliaux français.
Nous tirerons de cette comparaison un enseignement intéressant.
On peut nous dire, en effet : s'il n'y a qu'un nombre, misérable
de contes qui aient passé des recueils orientaux à la collection
française, c'est qu'il a péri un très grand nombre de fabliaux.
Combien d'autres contes ont dû vivre en France, qu'on retrouve-
rait dans la Discipline de clergie ou le Directorium, et qui ne
nous sont point parvenus ! Cela est, en effet, vraisemblable. Mais
si l'on compare la collection des Gesammtabenteuer avec notre
collection de fabliaux, on s'aperçoit que 33 0/0 des fabliaux
français conservés trouvent, en Allemagne, leurs parallèles. Si
les grands recueils orientaux traduits au moyen âge avaient
exercé sur la tradition orale une influence sensible, c'est une
proportion semblable qu'il faudrait trouver entre le corpus des
fabliaux allemands et français d'une part, et le corpus des contes
orientaux d'autre part.
Voici quels sont les contes des Gesammtabenteuer qui corres-
pondent à des fabliaux français.

GESAMMTABENTEUER FABLIAUX DE LA COLL. RAYNAUB


2. Aristoteles und Fillis. Le lai d'Aristote.
5. Rittertreue. Du prestre qui eut mère a force.
3. Frauenzucht. La maie dame.
10. Die halbe Birne. Bérengier.
21. Das Hâselein. La Grue.
22. Der Sperber. La Grue.
27. Frauen bestandigkeit. La bourgeoise d'Orléans.

1. V. Crâne, op. cit., p. 145.


FAIBLE INFLUENCE DES RECUEILS ORIENTAUX 141
30, Der entlauféne Hasenbraten. Le dit des .Perdrix.
31. Der Reiher. Les Tresses. .

35. Bhefrau und Bulerin. La Bourse pleine de sens.


37. Die drei Wtinsche. Les Souhaits saint Martin.
39. Der Ritter und die Nûsse. Le dit du Pliçon.
41. Der Ritter unterm Zuber. Le Cuvier.
43. Der verkehrte Wirth. Les Tresses.
45. Der begrabene Ehemann. Le vilain de Bailleul.
47. Das Schneekind. L'enfant de neige.
48. Die halbe Decke. La Housse partie.
53. Der weisse Rosendorn.
.
Le chevalier qui faisoit parler.
54. Berchta mit der langen Nase. Celui qui bota la pierre.
55. Irregang und Girregar. Gombert et les deux clercs.
61. Der geafîte. Pfaffe. Le pauvre clerc.
62. Die drei Mônche von Colmar. Constant du Hamel..
sont 22 poèmes allemands semblables aux fabliaux français.
Ce
Comme le recueil des Gesammtabenteuer ne renferme que
60 contes % c'est donc bien une proportion de 33 0 /0. Et nous
avons vu qu'il n'offre, par contre, que 4 parallèles à des contes
orientaux traduits au moyen âge. Or l'examen de toute autre
collection de contes allemands, — du Lierdersaal de Lassberg ou
des Altddeutsche Erzcihlungen de Keller, —- conduit aux mêmes
constatations.
Quels sont les résultats de cette statistique ?
Ayant analysé tous les recueils orientaux: connus en Europe
.

au commencement du xive siècle, et les ayant opposés à 400


contes environ, français, allemands, latins, témoins de la tradi-
tion parlée du moyen âge, combien de contes sont communs aux
orientaux et à nos narrateurs d'Europe ?
Ce sont d'abord 6 fabliaux :

FABLIAUX FORMES ORIENTALES

1. Le Dit du Pliçon (Montaiglon-


Raynaud et Gesammtabenteuer). Disciplina clericalis.
2. Les trois bossus ménestrels ( Ge- Hisioria Septem Sapientum. Misckle
sammtabenteuer, Montaiglon- Sandabar.
Raynaud).

1. Nous écartons en effet les nos 72-90, qui sont des contes dévots ; 91-100,
qui sont des romans historiques ou d'aventures (Constantin, Eracle, Sala-
Ain, etc.).— Les nos 24, 25, 26 ont leurs parallèles soit dans les Fables,-
soit dans les Lais de Marie de France. — Von der Hagcn eite des formes
orientales des nos 2, 16, 41, 45, 62, 63, 71, mais elles sont tirées soit de
recueils inconnus en Europe au moyen âge, soit de contes orientaux
142 : ,-;. LES FABLIAUX
,
3. Le lai de VÉpervhér... Sept Sages orientaux.
4. Auberée. .'d<. Sept Sages orientaux.
• >
5. Les Quatre souhaits saint Martin Sept Sages .orientaux.
( Gesammtabenteuer, Montai-
glon-Raynaud).
-6. £es Tresses (Gesammtabenteuer, Directorium humanae vitae.
Montaiglon-Raynaud).
Ce sont, ensuite, 2 contes français que nous ne considérons
pas comme des fabliaux, et qui se retrouvent aussi dans les
exemples des prédicateurs :

CONTES FRANÇAIS FORMES OBIENTALES

1. Le lai de l'Oiselet (Jacques de Disciplina clericalis.


Vitry, XXVIII).
2. Le dit de VVnieorne et du Ser- Directorium humanae vitae.
pent (Jacques de Vitry,
CXXXIV).
Enfin, pour négliger les paraboles savantes du Barlaam,
S exemples de prédicateurs ont des équivalents dans les recueils
•orientaux, savoir :

EXEMPLES FORMES ORIENTALES

1. Les oies du frère Philippe [Jac- Barlaam.


ques de Vitry, LXXXII).
2. Le dévot et le vase de miel (Per- Directorium.
rette), Jacques de Vitry, LI.
3. La matrone d'Éphèse (Jacques Sept Sages orientaux.
de Vitry, CCXXXII).
4. La chienne qui pleure (Jacques Disciplina clericalis et Sept Sages
de Vitry, CCV). orientaux.
-5. Le cerf pris ' pour un chien Directorium.
(Etienne deBourbon,n°339). -,

Soit, en tout, treize histoires, dont trois sont attestées déjà


dans l'antiquité classique : le dit du Pliçon, la Matrone d'Éphèse
et les Quatre souhaits saint Martin.
Il y a loin de ce nombre de dix ou treize à l'infinité des
contes orientaux qu'on pouvait espérer retrouver en Europe.

modernes. Les n™ 1; ^ 6, 8, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 18, 19, 20, 21, 23,38, 29,
52, 33,^ 34, 36, 38,_ 40, 42, 44, 46, 49, 50, 52, 56, 5«, 60, 64, 65, 66, 69, 70
n'ont, à ma connaissance, d'équivalents ni dans l'Orient, s. une époque quel'
conque^ ni parmi les faliliaux français.
FAIBLE INFLUENCE DÉS RECUEILS ORIENTAUX 143
Voilà donc cet «océan des rivières des histoires » qui aurait
inondé l'Europe au moyen âge !
En opposant au grand nombre de cont«s que les hommes
du moyen âge pouvaient puiser dans les livres le nombre
vraiment dérisoire de eeux -qu'ils paraissent y avoir pris (car
nous démontrerons que cela même n'est qu'une apparence),
— nous avons réduit à sa juste valeur l'influence des livres
asiatiques traduits au moyen âge.
Cet argument paraissait très frappant que la vogue des
fabliaux coïncidât avec l'apparition de ces livres en Europe.
Maintenant nous .sommes en droit de nous demander si ces
traductions ne sont pas "un effet plutôt qu'une cause. A
l'exception de la Disciplina clericalis 1, elles ne sont pas anté-
rieures à la vogue des fabliaux, mais leur sont contemporaines
-ou plutôt postérieures 2. Si donc nous pouvons trouver — ce qui
sera fait d^s la seconde partie, de ce livre — des raisons histo-
xiques, locales, qui, sans que nous sortions de France, nous per-
mettent d'expliquer la production littéraire des fabliaux, nous
-comprendrons qu'à la faveur de ce goût pour les contes,.on ait
aussi traduit des recueils arabes ou hébreux. Quant aux exemples,
il est trop évident que les grands fondateurs des ordres religieux
populaires, saint François et saint Dominique, n'ont pas attendu,
pour en recommander l'usage aux prédicateurs, la traduction du
Kalilah et Dimnah.

IV
Certes, ne nom méprenons ni sur la nouveauté, ni sur la
portée de la démonstration qui précède.
Elle n'est pas nouvelle pour quelques romanistes, qui se
seraient passés de cette statistique et nous en auraient volon-
tiers concédé sans discussion les résultats. M. G. Paris le dit
très nettement : « Les fabliaux sont, sauf exception, étrangers
à ces grands recueils traduits intégralement d'une langue dans
une autre ; ils proviennent de la transmission orale, et non des
livres 3. ».
1. Elle est du milieu du xue siècle.
2. Le Directorium a été écrit vers 1270.
3. G.' PariSj La littérature française au moyen âge, 2e éd., p. 142.
144 •
LES FABLIAUX
Cette démonstration, que je me suis attaché à donner plus
nette qu'elle n'avait été faite jusqu'ici, n'est point superflue
pourtant. Je crois qu'inutile aux romanistes, elle sera précieuse
à la majorité des folk-loristes.
En effet, l'existence au moyen âge de ces grandes traductions
de recueils indiens a cruellement embarrassé les savants qui,
n'étant pas spécialement médiévistes, en étaient arrivés, par
diverses voies, à douter de la théorie de Benfey. S'exagérant
l'influence de ces livres, ils concédaient qu'à vrai dire un flot
de nouvelles et d'apologues s'était répandu, au xme siècle, sur
le monde occidental, quitte à négliger ensuite, dès qu'il les
gênait, ce fait accordé : « La théorie orientaliste est dans le
vrai, — dit, par exemple, un des partisans de la théorie
aryenne % — quand elle reconnaît dans nos vieux fabliaux du
moyen âge ou dans les conteurs français et étrangers de la
Renaissance les récits du Pantchatantra et -les apologues de
Sendabad. La littérature indienne a en effet pris racine en
Europe à la suite des croisades et des événements du moyen
âge. » — On trouverait la même concession bénévole chez les
libres esprits qui s'attachent à la théorie anthropologique, chez
M. Gaidoz lui-même, chez M. Andrew Lang. M. Lang, par
exemple, après avoir raconté l'exode occidental du Kalilah et
Dimnah et du Roman des Sept Sages, conclut ainsi : « La
théorie indianiste prouve bien que beaucoup de contes ont été
introduits de l'Inde en Europe, au moyen âge 2. » Lui aussi,
il rappelle les invasions des Tartares, les croisades, la propa-
gande bouddhiste, les traductions de recueils indiens, et con-
clut : « Des contes sont certainement sortis de l'Inde au moyen
âge, et sont parvenus en abondance dans l'Asie et l'Europe à
cette époque 3. »
Oui certes, leur dirons-nous, des contes sont venus de
l'Inde au moyen âge, comme à n'importe quelle autre époque
et comme de partout .ailleurs. Mais, après une étude conscien-
cieuse des contes du moyen âge, j'en ai pu découvrir jusqu'à
treize qui se retrouvent dans les livres indiens.

1. M. Loys Brueyre, Mélusine, I, col. 237.


2. M. Lang, à la fin de son Introduction à l'édition des Contes de Perrault.
3. Lang, Mylh, Rilual and Religion, II, p. 313.
FAIBLE INFLUENCE DES RECUEILS ORIENTAUX 145
Il est bon d'avoir dissipé cet idolum libri.
On nous dira peut-être : vous avez, arbitrairement,
en ne
considérant que.des traductions, restreint le nombre des contes
que les Européens pouvaient connaître, au moyen âge, par
les livres. Vous deviez dépouiller tous les recueils orientaux
qui existaient'au xin 6 siècle, qu'ils fussent, ou non, traduits.
En effet, vous avez marqué que vos trouvères représentaient
la tradition orale, mais vous avez admis que cette tradition
orale pouvait remonter aux livres. Ces livres étaient presque
aussi facilement accessibles à des Européens, qu'ils fussent
écrits en hébreu ou en arabe, ou traduits en latin ; car vous
pouvez concevoir sans peine qu'un Jean de Capoue ait raconté-
en italien, qu'un Juif quelconque ait raconté en français des
contes renfermés dans des recueils orientaux. Bien plus, nous
possédons d'autres recueils orientaux, postérieurs aux fabliaux,
comme les Mille et une Nuits, mais qui remontent, en totalité
ou en partie, à des originaux sanscrits. Il fallait les admettre
dans votre dénombrement, Car la tradition orale des contes
occidentaux pouvait avoir pris sa source dans ces livres sans-
crits.
Il n'y a rien à répondre à cette objection, sinon que nous
n'avons que provisoirement écarté les recueils orientaux, écrits
en des langues orientales. Nous voulions étudier simplement
l'influence de leurs traductions. Mais nous ne faisons aucune
difficulté d'ajouter ici aux six fabliaux attestés dans ces traduc-
tions ceux qui se retrouvent.dans un recueil oriental d'une date
quelconque. Voici donc la liste complète des fabliaux à qui l'on
a jusqu'ici découvert des similaires orientaux :
i".Fabliaux qui se trouvent dans des recueils orientaux '
traduits au moyen âge.
a) Ceux de ces fabliaux dont la plus ancienne forme est
grecque ou latine :

- 1. Le Pliçon.
2. Les Quatre souhaits saint Martin.
.b) Ceux de ces fabliaux dont la plus ancienne forme est orientale :
3. L'Epervier.
4. Auberée.
BÉDIEB. - Les Fabliaux. 10
146 LES FABLIAUX
5. Les Tresses.
6." Les Trois Bossus ménestrels.

IL Fabliaux qui se retrouçent dans des recueils orientaux non.


traduits au moyen âge :
7. Le lai â'Arîstote (Pcuwhatanvm et Mahâkâtjâjjtaui).
8. Le vilain asnier (Mesnewi).
9. Constant du Hamel (Mille et une Nuits).
10. Bérengier (Siddi-Xur mogol).
11. Le vilain mire, (Çukasaptati1).
.

Ces onze fabliaux sont les seuls dont je connaisse des formes
orientales. Peut-être est-ce peu pour édifier la théorie, si l'on con-
sidère le grand nombre de fabliaux qui n'ont aucun similaire en
Orient. C'est l'erreur du prêtre de Neptune : « Vois, mon fils,
disait-il, tous ces tableaux votifs promis au dieu pendant la tem-
pête par des marins, qu'il a en effet sauvés, et honore Neptune !'
Mais où sont, père, les tableaux de ceux qui ont fait le même

voeu, et ont péri noyés ?»
Les orientalistes avançaient comme preuves de l'origine-
indienne des contes :
1° Que l'antiquité ne les a pas connus. — Nous avons montré
qu'elle les connaissait aussi bien que l'Inde.
2° Que le moyen âge ne les a connus qu'à la faveur.de rap-
ports plus intimes avec l'Orient, spécialement .grâce aux Croi-
sades. —- Nous avons analysé un copieux recueil de contes du.
moyen âge antérieur aux Croisades.
3° Que le. moyen âge a emprunté nombre de ses. contes à des-
traductions de recueils orientaux. — Nous avons fait voir que-
.l'influence de ces traductions a été médiocre, et nous prouverons
plus tard qu'elle n'a pas été seulement médiocre, mais, peut-être,,
nulle.
Par cette triple démonstration, nous avons enlevé à la théorie
orientaliste le bénéfice du sophisme qui prend pour des rapports
de cause à effet de simples rapports de succession chronologique..
Achevons enfin de lui ravir cette ressource.

1. Nous nous refusons d'ores et déjà à faire entrer dans cette liste des.
contes comme le dit des Perdrix ou la Bourse, pleine de sens qui ne se retrou-
vent que dans l'Inde actuelle, dans la tradition orale du six" siècle. Nous,
donnons plus loin (au début du chapitre vu) la raison de cette exclusion.
FAIBLE INFLUENCE DES RECUEILS ORIENTAUX 147
Ces contes a formes orientales, de quel droit les dire orien-
taux d'origine ? ou même simplement orientaux pour s'être
propagés à partir -de l'Inde ? — Parce -que les formes indiennes
conservés sont les plus anciennes ?
En ce cas, no,us dirons que le fabliau de Constant du Hmnel,
qui est du xnre -siècle, est la source de la Nuit Al-Kader des Mille
et une Nuits, qrd est du xv« siècle. Car, si les contes des Mille- -et
une Nuits remontent parfois à des recueils sanscrits, il est cer-
tain pourtant que la Nuit Al-K-ader ne faisait point partie du
roman primitif de Smdîbad, que ce conte n'y est qu'un intrus,
mal à propos introduit, à une époque récente, par un remanieur
arabe. — En ce -cas, nous dirons encore que le dit du Pliçon
(Aristophane) et les Quatre souhaits saint Martin (Phèdre )
sont venus d'Athènes et de Rome dans l'Inde.
Pourquoi attribuez-vous aux formes indiennes une valeur
supérieure ? Parce que vous tenez pour assuré que l'Inde est
« la mère des contes ». Et vous le croyez, parce -que les formes
indiennes sont souvent les plus anciennes. Mais ici c'est l'inverse.
Vous ne pouvez donc plus, en aucun cas, alléguer l'antériorité
des formes orientales. Cet argument se retourne contre vous,
car, pour la majorité des contes, vous ne trouvez point de
similaire oriental ; — et, pour le petit nombre de contes con-
servés sous des formes orientales, les formes européennes sont
souvent plus anciennes.
Vous n'admettez pas, sans plus de discussion, que la Matrone
d'Ephèse soit venue de Rome à l'Inde, et vous avez raison
de ne pas l'admettre ; — ni que le dit des Perdrix, qui n'est
attesté dans l'Inde que sous des formes toutes modernes, soit
venu de la Gascogne ou du Portugal à l'Inde, et vous avez
raison de ne point l'admettre ; mais souffrez aussi que nous
n'admettions pas que le conte de. l'Épervier ou celui des Tresses
soit venu de l'Inde à nos conteurs, par cette seule raison que la
forme indienne est la plus ancienne conservée.
-
Et laissons là, de part et d'autre, une fois pour toutes, le
misérable argument : Post hoc,.ergo propter hoc.
Vous ne possédez réellement qu'un seul moyen de démontrer
que les contes sont indiens. Laissant enfin de côté la question
de savoir où et quand apparaît pour la première fois chacun
148 LES FABLIAUX
d'eux, il faut étudier en elles-mêmes les formes orientales et
occidentales de chaque conte. S'il existe des raisons logiques,
intrinsèques, de considérer les formes orientales comme primi-
tives, le conte est indien.
Cela de deux manières :
D'abord, si ces contes sont indiens, si c'est pour les besoins
de la prédication bouddhiste qu'ils ont été imaginés, si c'est, du
moins, parce qu'ils convenaient excellemment à la morale de cette
religion qu'ils ont été recueillis dans l'Inde pour s'en écouler
ensuite comme d'un vaste réservoir, —ils doivent avoir conservé
quelque trace de leur destination première, des survivances des
moeurs bouddhiques, de l'esprit indien. Relevez ces traits boud-
dhiques, indiens, — et vous nous aurez convaincus.
En second lieu, si ces contes sont indiens, si partout ailleurs
ils ne sont que des hôtes, ils ont dû, pour s'accommoder à des
milieux nouveaux, souffrir certaines adaptations ; montrez que
les formes indiennes sont les plus logiques, non remaniées, donc
les formes-mères. Appliquez cette méthode de l'examen des traits
correspondants et différents, que nous avons définie d'après
vous, — et vous nous aurez convaincus.
C'est, en effet, la double nécessité qu'a sentie l'école orienta- '
liste. Voyons à quoi ont abouti ses efforts.
TRAITS PRÉTENDUMENT INDIENS DANS LES CONTES 149

CHAPITRE V

EXAMEN DES TRAITS PRÉTENDUS INDIENS OU BOUDDHIQUES


QUI SURVIVRAIENT, SELON LA THÉORIE ORIENTALISTE,
DANS LES CONTES POPULAIRES EUROPÉENS

I. Quelques contes où les orientalistes ont cru reconnaître des survivances


de moeurs indiennes ou de croyances bouddhiques montrent la
vanité de cette prétention : 1° les épouses rivales dans les récits
populaires ; 2° le cycle des animaux reconnaissants envers l'homme ;
3° le fabliau de Berengier ; 4° un conte albanais ; 5° la nouvelle de
Frederigo degli Alberighi et de Monna Giovanna ; 6° le Meunier,
son fils et l'âne.
II. Qu'il existe, à vrai dire, des contes spécifiquement indiens et boud-
dhiques ; mais que ces contes restent dans l'Inde et meurent dès
qu'on veut les en retirer : histoire du tisserand Somilaka ; histoire
de la courtisane Vâsavadattâ, etc.

On s'attendrait à ce que les orientalistes eussent tenté quelque


part une sorte de relevé systématique des traits de moeurs et
de croyances indiennes ou bouddhiques remarqués par eux
dans les contes occidentaux. Extraire de nos collections de
récits populaires une sorte de catéchisme du Bouddha, montrer
qus tel d'entre eux suppose la théorie bouddhique de l'effort
ou la connaissance des divers modes de méditation, et cet
autre la doctrine du nirvana, reconstituer, à l'aide de nos seuls
contes de bonnes femmes, les traits généraux de la vie sociale
indienne, prouver que nos contes ne prennent leur signification
entière que si on leur attache, comme moralités,, des sûlras et
des slokas, — ce serait, en vérité, une belle démonstration de la
théorie.
Mais les orientalistes nous déçoivent ici : ce relevé, ils ne
l'ont pas dressé — et pour cause. Ils affirment volontiers dans
leurs préfaces la survivance fréquente de traits orientaux dans
les contes. En viennent-ils à l'oeuvre ? Ils oublient ou négligent
leur dessein, et l'on ne voit guère qu'ils s'arrêtent, ici et là, à
marquer jm trait indien.
159 LES FABLIAUX
Cela est si vrai que l'on trouvera, si je ne me trompe, dans
les quelques pages qui suivent, le plus long groupement de
survivances prétendues indiennes qui ait jamais été tenté. Or
j'en grouperai jusqu'à six, alléguées par Benfey ou ses parti-
sans. On en trouverait d'autres, assez nombreuses, disséminées
dans Y Introduction au Pantchatantra et dams les mille et,une
monographies de contes écrites jusqu'ici On. verra plus loin
pourquoi je néglige d'en relever un plus grand nombre.

1) Voici la trace la plus nette de moeurs indiennes que les


orientalistes aient remarquée dans nos légendes populaires.
Dans beaucoup de nos contes de fées, une belle-mère jalouse
persécute sa bru, ou une marâtre ses filles. Cette rivalité est,
dit-on, peu conforme à nos moeurs. Dans les récits indiens
correspondants, les rôles de la belle-mère et de sa bru, de la
marâtre et de ses filles, sont tenus par des épouses rivales. Il en
résulte que ' les formes européennes nous présentent ici un
exemple d'adaptation au milieu et que ces contes sont nés dans
des pays de polygamie, donc en Orient.
Cette remarque est assurément très saisissante. Mais chacun
de ces contes doit être considéré à part. Tel d'entre eux peut
avoir présenté, à l'origine, le couple de la belle-mère et de sa
bru, ou de deux soeurs jalouses l'une de l'autre, ou d'une
maîtresse et d'une femme légitime, et n'aura que postérieure-
ment adopté, en pays polygame, le trait,, qui nous paraît primitif,
de la rivalité entre épouses légales. Tel autre, bien qu'il fût pri-
mitivement fondé sur des données polygamiques,. est, peut-être,
rie pourtant en Europe. La monogamie est-elle donc un fait social
si ancien, si constant, si universel dans l'histoire de l'Occident ?
Les Coites, les Germains de Tacite n'étaienVils pas des poly-
games ?

2) On a encore voulu voir le reflet d'idées indiennes dans les


contes européens où agissent des animaux reconnaissants envers
l'homme. Nous avons déjà rappelé que les contes de
ce. type
n'étaient pas étrangers à la Grèce antique, et M. A. Lang en a
retrouvé un, recueilli, dès 1608, chez les Incas de la province de
Huarochiri.
TRAITS PRETENDUMENT INDIENS DANS LES CONTES 151
3) Benfey a cru. pouvoir remarquer dans l'un de nos fabliaux
"une preuve matérielle d'une origine indienne.
Il s'agit dè; notre fabliau de Berengier 1, qoi se retrouve dans
le Siddhi-Kur mogol 2.
Il ne convient pas de rapporter clairement ici le sujet du
conte. Je prie seulement les lecteurs, curieux de comprendre
les ingénieuses inductions de Benfey de vouloir bien considérer
le titre complet du fabliau, tel qu'ils le trouveront dans la col-
lection de MM. de Montaiglon et Raynaud (III, 86).
La femme d'un mari poltron et bravache se déguise en guer-
rier, provoque son mari, l'épouvante, l'oblige à un baiser hon-
.
teux et s'éloigne après lui avoir appris son nom de guerre,, tel
.
que l'indique le titre du fabliau.
Dans le conte mogol, elle le menace de Suriya Baghadur,ou
plutôt baghatur.
Benfey a démontré l'origine sanscrite du recueil mogol et,
.pour ce conte, il ajoute les remarques suivantes :
Qu'est-ce que ce nom de Suriya-Baghatur ? Il pourrait repré-
senter le sanscrit bhagadara. Comme Benfey ne savait pas le
mogol, il s'est adressé à Schiefner, qui a confirmé son hypothèse
et reconnu dans baghatur l'un des nombreux mots d'origine
-aryenne accueillis par les Mogols.
Or, que signifie ce mot, rendu à la forme sanscrite ?
Le mot suriya, qui signifie en langue mogole clarté, lueur,
éclat, correspond au sanscrit Sûrya, soleil.. D'autre part, le mot
bhagadara se décompose en deux éléments : dora, dont le sens
est - qui possède, et bhaga qui signifie : force, puissance. Le nom
du héros, mystérieux du conte sanscrit signifierait donc : le.Soleil
qui possède une force merveilleuse. Mais le mot dura peut avoir
une seconde acception, et le héros du conte s'appellerait aussi,
i

par une. sorte de calembour, le Soleil qui possède... à peu près


la même épithète d'ornement, que Berengier dans le fabliau fran-
çais.
Tout le conte serait donc fondé sur un jeu. de mots qui ne peut

1. Étudié par Liebreeht et Benley dans la revue Orient und Occident, t. Ij


p. 1.16,
2, On en trouvera une traduction française dans la Flew lascipe orientale,
_
.

Oxford,, 1882, p. 1'.


152 LES'FABLIAUX
exister qu'en sanscrit, et la forme indienne serait par là démon-
trée comme primitive 1.
II serait, en effet, vraiment curieux qu'un conte français eût
comme noyau un jeu de mots sanscrit.
Mais il faut que les folk-loristes se mettent en garde contre ce
procédé : si — comme c'est ici le cas — le conte demeure aussi
complet, aussi plaisant, dépouillé de ce jeu de mots, s'il vit par
lui-même sans ce nom propre à double sens, c'est que ce calem-
bour n'est pas essentiel au récit, et qu'il peut n'être qu'une fan-
taisie d'un conteur postérieur.
Ici le fait est évident ; mais, en d'autres cas, tel trait peut
sembler absolument lié au récit original, au point d'en paraître
le germe et la raison première, qui n'est, en définitive, qu'un
détail d'ornement, surajouté.
Tel, par exemple, le conte célèbre des grues d'Ibycus. Il
paraît fondé sur cette équation : «"lêV/.oç = îguxeç = grues. Mais
comme le récit vit au moyen âge, sans ce jeu de mots, dans la
Fable du bouteiller et du Juif, et qu'il n'est pas moins intéres-
sant sous cette forme, il y a apparence que le conte n'a pas été
provoqué par le calembour ; le conte existait, et la ressemblance
des mots a postérieurement introduit Ibycus dans la légende 2.

4) Voici un conte, qui se trouve à la fois dans le Siddhi-Kur


mogol et divers recueils indiens, d'une part ; d'autre part, dans
un recueil de contes albanais modernes.
Un enfant a appris des diableries chez les diables. Quand il

1. Benfey est si heureux de sa découverte qu'il va jusqu'à demander :


« le nom de Berengier ne serait-il pas le même mot que Baghadur ?»
— On
nous permettra de ne pas répondre à cette bizarre question.
2. Le procédé de Benfey pourrait donc entraîner des déconvenues
comiques. En voici un exemple. Les indigènes de l'île de Samoa se repré-
sentent ainsi la naissance de nos premiers parents : « Les hommes tirent leur
origine d'une petite pierre à Fakolo. La pierre fut changée
en un homme
appelé Vasefanua. Après un temps, il pensa à créer femme ; il ramassa
de la terre et en fit un modèle sur le sol. Puis il prit une
une côte de son flanc
droit, et il la plaça à l'intérieur du modèle de terre, qui s'anima aussitôt et
se releva femme. Il l'appela Ivi, c'est-à-dire côte, et il la prit pour femme, et
d'elle descendit la race des hommes. » (Samoa,... by George Turner, Londres,
1884. Mélusine, II, eol. 214.) Il est évident qu'il y a dans cette légende

des éléments bibliques, mélangés de
croyances locales ; il est ourieux d'y
voir à quoi servent parfois les missionnaires chrétiens. Mais, appliquant le
TRAITS PRETENOUMENT INDIENS DANS LES CONTES '153
.

en sait aussi long que ses maîtres, il retourne chez son père, et
se métamorphose en cheval. « Des diables viendront m'acheter
dit-il à son père. Tu peux me vendre, mais aie bien soin de gar-?
der le licol. Tant que tu le conserveras, je pourrai m'échapper et
revenir auprès de toi. » Son père le vend en effet aux diables ;
mais, comme il a gardé son licol, le fils peut rentrer à la maison
paternelle ; ce trafic avantageux se renouvelle plusieurs fois. Un
jour enfin, les diables s'aperçoivent de la ruse et, comme le che-
val détale, ils le poursuivent. Il se transforme en lièvre, les
diables en chiens ; — en pomme, les diables en derviches qui
s'apprêtent à la cueillir ; — en millet, les diables en poules ; —
en renard, qui mange les diables sous leur forme de poules 1.
Benfej voit dans ce récit des données bouddhiques * : « Cette
1"

lutte de l'élève en magie contre ses maîtres paraît d'origine


bouddhique : elle semble reposer sur les nombreux conflits qui
s'élevèrent, selon Tes légendes, entre les saints brahmanistes
et bouddhistes. » — On nous permettra de demeurer sceptique :
le don de métamorphose est le privilège le plus élémentaire de
tout sorcier, indien ou européen, et la Canidie d'Horace s'en ser-ait
fait un jeu.

5) On se rappelle la gracieuse nouvelle de Frederigo degli


Alberighi dans le Décaméron s. Riche, il s'est ruiné en joutes et
en tournois pour Monna Giovanna, qui, aussi honnête que belle,
ne prend point garde à lui. Bientôt il ne lui reste plus qu'une
petite métairie où il se retire, et un faucon, le meilleur du
monde, qui lui est très cher. Il vit misérablement, oiselant tout
le jour pour subvenir à sa nourriture. Monna Giovanna, devenue
veuve, s'est retirée dans une campagne proche de l'humble
métairie, et son jeune fils s'est fait le compagnon de chasse de
son voisin Frederigo. Un jour, l'enfant, tombé malade, dit à
Monna : « Mère, si vous me faites avoir le faucon de Frederigo,

procédé de Benfey, ne peut-on pas dire que le nom Ivi, qui signifie côte dans
la langue de Samoa, prouve que c'est en Polynésie qu'est né le nom d'Eve,
et, par suite, que la légende de Samoa est la source du chapitre de la Genèse ?
1. Contes albanais, p. p. Aug. Dozon, Paris, Leroux, 1881, n° XVI.
2. Panlcluilantra, I, p. 411.
3. Décaméron, V, 9.
154 LES FABLIAUX
je crois que je serai promptement. guéri. » Elle se résout à luj
faire visite. Frederigo degli Alberighi veut la traiter honorable-
ment ; mais, dans son dénûment, il ne trouve aucun mets digne
de lui être offert. Il prend donc son bon faucon, lui tord le cou,
et le fait servir à la dame. Après le repas, Monna expose la
requête de son fils ; mais Frederigo ne peut, plus que lui montrer
les plumes, les pattes, le bec de son oiseau favori, qu'il a tué
pour elle. — A quelque temps de là, le petit malade étant mort,
Monna épousa Frederigo.
Voici les rapprochements que M. Marcus Landau 1 imagine à
ce sujet. Dans une légende bouddhique (p. p. Stanislas Julien,
Mémoires, II, 61), le Bouddha se transforme en-pigeon et se
-laisse rôtir pour apaiser la faim de la famille d'un oiseleur. Dans
le Pantchatantra (liv. III, conte VII) et dans le Mahâbhârata
(XII, v. 546, 2), un oiseleur a pris dans ses filets la femelle d'un
pigeon et l'emporté dans, une cage. Un orage terrible ayant éclatéj
il se réfugie sous l'arbre où l'oiseau qu'il tenait prisonnier avait
établi son nid. Il réussit à allumer du feu et invoque la protec-
tion des habitants de I'arbre,pour qu'ils l'aident à trouver quelque
nourriture. La femelle captive, émue de cette prière, exhorte son
mâle à remplir les devoirs de l'hospitalité invoqués par le chas-
seur et le pigeon se jette de lui-même dans le feu pour servir au
repas de son ennemi.
Et M. Landau énumère d'autres légendes où Indra prend la
forme d'une colombe, où le Bouddha se métamorphose,pour se
sacrifier, en pigeon et en divers autres animaux. « On montrait
dans l'Inde, on montre peut-être encore aujourd'hui, les lieux où
le Bouddha s'était- sacrifié pour sauver un. pigeon ou avait offert
son propre corps en nourriture à une tigresse et à ses petits
affamés, ceux où il avait donné en aumône ses yeux ou sa tête.
« Dans Boccace, ajoute M. Landau, Frederigo degli Alberi-
ghi n'a rien à offrir à la dame aimée qui le visite il
: se trouve
•donc dans la même situation que le pigeon du Pantchatantra.
Il sacrifie non pas son propre corps, mais son trésor le plus
cher, son unique faucon, et reçoit en récompense le plus grand
des biens,.— l'amour de celle qu'il aime,
— de même que,, dans

1. Quellen des Dekameron, p. 24.


TRAITS PRÉTENDUMENT INDIENS DANS LES CONTES 155
le Mahâbhâratay le roi Usinara est récompensé de son sacrifice
par le royaume du ciel où le reçoit Indra,
« Avec quel art Boccace n'a-t-il pas développé les données si
simples de cette légende f... etc.. ».
Admirons ici à quoi l'esprit de. système peut conduire un
savant distingué. Voilà donc les conséquences d'une idée pré-
conçue ? On ne peut plus, dans un conte européen, tordre le cou
1

à un oiseau, sans que les orientalistes évoquent le souvenir des


avatars des Bôdhisats,. et des sacrifices de Çakyamouni !
.

6) Il s'en faut, certes, que toutes les prétendues survivances


indiennes soient aussi manifestement imaginaires. II en est de
plus discrètes, spécieuses et séduisantes.
M. G. Paris, étudiant le Meunier, son fils et Fane 1, y relève
certains « traits bouddhiques ». Dans un sermon de saint Ber-
nardin de Sienne, le meunier et son fils font place à un moine
et à un novice. « Le caractère bouddhique de cette excellente
parabole, dit M. G. Paris, est frappant. Elle a pour but primitif,
non pas d'engager à se décider par soi-même, comme on le lui a
fait signifier plus tard, mais d'inspirer le mépris du monde et de
ses jugements. La version de saint Bernardin est encore plus
authentique que les autres, en cela qu'elle met. en scène, non pas
un père et un fils, mais un moine et un novice. Changez le
moine en un ascète bouddhiste, et vous aurez un couple que les
histoires anciennes nous offrent sans cesse : celui du vieux soli-
taire et du jeune disciple qui se sent attiré vers le monde, et que
son maître décide,, par quelque ingénieuse démonstration, à
embrasser la vie sacerdotale. »
La conjecture est séduisante ; mais ce n'est qu'une conjecture.
Outre que l'original sanscrit qui nous montrerait un ascète et,
son disciple est hypothétique, et que les formes orientales con-
servées nous présentent un père et son fils, le vieux moine et le
moinillon des récits français font très bien notre affaire. Ce
couple, fréquent aussi dans la Vie des Pères, convient aussi bien
que le couple bouddhiste imaginaire,, et cette invention ne porte
pas le caractère emprunté et maladroit d'une adaptation.
1. G. Paris, Les contes orientaux dans la littérature française du moyen
âge, 1875.
156 LES FABLIAUX
Pour ce qui est de Vesprit bouddhique de la parabole, la reli-
gion chrétienne se préoccupe sans doute autant que le boud-
dhisme « d'inspirer le mépris du monde ».
Combien d'ailleurs n'est-il pas difficile de reconnaître l'esprit
originaire d'un conte, et combien, au contraire, il est aisé, avec
un peu d'art et une once d'esprit de système, d'attribuer à cha-
cun d'eux un sens spécial, une moralité distinctive !
Prenez
au hasard l'un des contes des Gesta Romanorum, le n° 2 par
exemple (De misericordia) ou bien celui-ci (n° 4 de Justifia
judicantium) :
« Un empereur
avait établi cette loi que toute femme violentée
aurait le droit de décider si son ravisseur devait être mis à mort,
ou s'il devait l'épouser sans dot. Il arriva que lé même homme
outragea dans la même nuit deux femmes. L'une exigeait qu'il
mourût, l'autre qu'il l'épousât. Celle-ci raisonnait ainsi : nous
nous réclamons toutes deux de la même loi ; mais comme ma
requête est.la plus charitable, le juge doit, je crois, décider en
ma faveur. — Le juge en ordonna ainsi, et elle épousa l'homme.
« Très chers, cet empereur est Notre Seigneur
Jésus-Christ ;
le ravisseur est" le pécheur .qui fait outrage à deux femmes, la
Justice et la Pitié, toutes deux filles de Dieu. Le ravisseur est
appelé devant le Juge, quand l'âme quitte le corps. La première
femme, la Justice, soutient contre le pécheur qu'il doit mourir
de la mort éternelle, selon la loi. Mais l'autre, la Pitié divine,
proteste qu'il peut .être sauvé par la contrition et la confession.
Attachons-nous donc à plaire à Dieu. »
Ces contes, qui se prêtent si bien à la morale du christia-
nisme, ne semblent-ils pas, en vérité, imaginés pour l'édifica-
tion de chrétiens, catholiques romains ? Ils sont pourtant
empruntés aux Controverses de Sénèque le Rhéteur !
On trouverait certes, dans le grand ouvrage de Benfey et
chez ses partisans, plus d'une induction analogue, mais le lec-
teur n'attend pas que nous discutions ici toutes les imaginations
similaires des orientalistes, car c'est la partie de leur
oeuvre
dont, le plus volontiers, ils reconnaissent la stérilité. M. G.
Paris l'abandonne aisément : « Les récits orientaux qui ont péné-
tré en si grande masse dans les diverses littératures européennes
viennent de l'Inde, et, qui plus est, ont un caractère nettement
TRAITS PRÉTENDUMENT INDIENS,DANS LES CONTES 157
v bouddhique. J'aurais pu donner pour titre à mes leçons : Fin-
fluence du bouddhisme sur la littérature française au moyen âge ;
mai» ce titre n'aurait pas été absolument exact.. Car, dans la
plupart des livres qui ont passé d'Asie en Europe, le caractère
spécialement bouddhique s'est effacé de bonne heure et n'a ni
aidé, ni même participé à leur incomparable vogue. »
Les orientalistes — j'entends les grands représentants de
l'école et non les sous-disciples — le reconnaissent donc avec
bonne grâce : il n'y a guère de survivances indiennes dans nos
contes. Mais, disent-ils, le fait n'a rien de surprenant. Le pre-
mier remaniement que devaient leur faire subir des conteurs
non indiens et non bouddhistes était nécessairement de les
dépouiller de leur caractère quasi confessionnel. L'imagination
populaire est logique et non archéologique. Elle se soucie peu de
la couleur locale ; elle a seulement- retenu ceci des. contes,
dépouillés de leur signification morale, quTs étaient amusants.
Ajoutez-y les défaillances de mémoire, l'inintelligence des con-
teurs intermédiaires, l'usure que .subissent les contes à voyager.
On peut même, poussant plus avant, dire que l'oubli de la signi-
fication morale, bouddhique, d'un conte, était la condition pre-
mière de sa diffusion.
Soit ; mais il y a ici une contradiction.
Si ces contes étaient bouddhiques ou indiens en soi, comment
auraient-ils si aisément dépouillé leur sens originel ? Si, au con-
traire, ils n'étaient pas très spécialement bouddhiques, comment
peut-on attribuer une si haute importance au fait que quelques-
uns d'entre eux, qui se rencontrent partout, se rencontrent aussi'
dans des recueils indiens et bouddhiques ?
Que l'on considère nos fabliaux et, si l'on veut, nos contes de
fées que l'on prétend faire venir de l'Inde, et qu'on se,demande,
en vérité, quelle apparence il peut y avoir qu'ils aient jamais
représenté des idées proprement indiennes ?
Que supposent nos contes de fées ? Un merveilleux très géné-
ral qui ne correspond nullement à la mythologie indienne. J'en
appelle à vous, Prince charmant, Oiseau vert, Oiseau bleu, — à
toi, pauvre fillette, méprisée comme Cendrillon, qui seule peux
cueillir les clochettes carillonnantes du poirier d'or et qui
épouses le fils;du roi, — -à vous, ogres terribles qui sentez de
158 LES FABLIAUX
loin la chair fraîche, — jeunes hommes qui partez bravement à
l'aventure chercher l'eau qui rajeunit, — follets, lutins, fées
bienfaisantes,,fées revêehes, braves petits vieux qui avez autant
d'enfants qu'il y. a de trous dans un tamis, —bonhomme «pi
montes au ciel le long d'une tige de haricots, — à vous, Jean
de l'Ours, Petit Chaperon rouge. Peau d'Ane, hôtes charmants ou
redoutables des imaginations enfantines,—qu'avez-vous de
commun avec Çakyamouni .?
De même, quelles conditions sociales, morales, religieuses,
supposent les fabliaux ?
Ils supposent, presque uniquement, dans un pays, l'existence
de cette trinité : le mari, la femme, l'amant, et que les person-
nages de ce trio se jouent entre eux certains tours. Ce sont des
conditions qu'a sans doute réalisées déjà la première génération
issue d'Adam et d'Eve, et dont on n'a jamais observé, je pense,
que la religion bouddhique les ait plus spécialement provoquées.

II
Mais il existe, par contre, réellement, dans ces mêmes recueils
orientaux qui ont parcouru l'Occident et oùles indianistes voient
la source de nos.contes, des récits vraiment empreints d'idées
indiennes. — Une femme d'esprit, après avoir lu le Voyage tn
Espagne où Théophile Gautier se montrait plus coloriste que
psychologue, et. plus habile aux « transpositions d'arts » qu'à
l'observation des moeurs, lui demandait : « Mais n'y a-t-il donc
pas d'Espagnols en Espagne. ? » — De même, à voir les orienta-
listes chercher dans nos contes des atomes d'indianisme, on
serait -vraiment tenté de leur demander : « Mais n'y a-t-il point
d'apologues bouddhiques dans le bouddhisme ? n'y a-t-il point
de contes indiens dans ITnde ?»
Oui certes, il y en a,, et nous les trouvons dans
ces mêmes
recueils d'où l'on prétend que seraient issues
nos contes. Le Pant-
chatantra, malgré son revêtement brahmanique,
en conserve
encore un grand nombre. Seulement, ee qu'on, néglige de remar-
.
quer, et ce qui est grave,
— ces contes-là ne voyagent pas,
ils restent dans ces recueils.
Voici le lai d'Aristole il
: se trouve dans le PantchataiOra:
.TRAITS PRÉTENDUMENT INDIENS DANS LES CONTES 159'
avec toute la. bonne volonté possible, on ne saurait y découvrir
aucun trait indien ; aussi est-ce un conte populaire qui se retrouve
dans tous les pays.
Voici au contraire, un antre conte : le brahmane, le voleur et
le rakchâsa. Il se trouve dans le PaMchatantra mais il est- \
vraiment empreint d'un caractère religieux indien. Cherchez-le
parmi les contes populaires européens : vous ne l'y trouverez,
pas 2. Ce conte est resté dans le Pantchatantra, et ce recueil
serait-ii traduit encore en vingt langues nouvelles, le conte n'en,
sortirait pas.
Il y aurait une curieuse analyse à faire du Pantchatantra ou:
d'un recueil indien quelconque : il s'agirait de relever tous les-
contes qui portent la marque de moeurs indiennes, et de montrer
qu'ils n'ont aucun similaire en Occident. Cherchez, par exemple,
celui-ci dans nos recueils populairesa :

Un tisserand, nommé Somîlaka, fabriquait sans repos des vêtements de


diverses couleurs ornés de dessins et dignes d'un roi : mais, en sas de la.
nourriture et de l'habillement, il ne gagnait pas la plus petite somme d'ar-
gent, tandis que la plupart des autres tisserands de cet endroit, qui étaient
habiles dans la fabrication des vêtements grossiers, possédaient une grande-
fortune. En les regardant, Somîlaka dit à sa femme : « Ma chère, vois ces
fabricants d'étoffes grossières : ils sont riches en biens et en or : aussi cet
endroit m'est insupportable : allons-nous-en donc ailleurs pour gagner
quelque ehose. » Cette résolution prise, le tisserand alla à la ville de Var-
dàamâna, et après qu'il y fut resté trois ans et qu'il eut gagné 309 souvar-
nas, il se remit en route vers sa maison. Comme, à moitié chemin, il pas-
sait dans une grande forêt, le vénérable Soleil se coucha. Par crainte des
bêtes féroces, Somilaka grimpa sur le tronc d'un figuier, et pendant qu'il
dormait, il entendit en songe deux hommes de figure effilante, qui par-
\
laient entre eux. Alors l'un d'eux dit: « Hé \ Hartri tu sais que ce Somi-
laka ne peut posséder rien de plus que la nourriture et le vêtement. En
conséquence, tu ne dois jamais rien lui accorder. Pourquoi lui as-tu donné
300 souvarnas? — Hé ? Karman, répondit l'autre, je dois nécessairement
donner à «eux qui sont actifs le fruit de leurs efforts. Mais il dépend de toi
de changer cela ; par conséquent, enlève-les. » Et le tisserand, se réveil-
lant, trouva sa bourse vide. —'Il retourna tristement dans la même ville, et

' 1. Laneereau, p. 242.


2. V. Benfey, I, § 154, p. 368-9.
3. Laneereau, p. 177.
4. Ce personnage, qui formule d'une manière si imprévue la loi d'airain
de Lassalle, est, d'après M. Laneereau, « la personnification de l'activité de
l'homme dans la vie présente » ; le second, Karman, personnifie » les oeuvrer
accomplies dans une vie antérieure, ou, en d'autres termes, la destinée ».'
160. LES FABLIAUX

500 souvarnas.il se remit en route vers sa demeure ; mais,


regagna en un an très.fatigué, il ne se reposa
par crainte de perdre les souvarnas, quoique
il marchait vite, il entendit deux hommes à l'air dur, tout à
pas ; comme
fait semblables aux premiers, qui venaient derrière lui et qui parlaient
entre eux. Ils eurent le même dialogue que précédemment, et quand-So-
milaka examina sa bourse, elle était vide. Alors il voulut se pendre à un
figuier. Mais comme, une corde au cou, il allait se laisser tomber, un
homme qui était dans les airs dit : « Hé, hé, Somilaka ! ne fais pas ainsi
acte de violence I C'est moi qui t'ai enlevé ton argent ; je ne permets pas
que tu aies mêm-3 un varâtaka de plus que la nourriture et le vêtement. Va
donc vers ta maison. Au reste, je suis satisfait de ton emportement. En
conséquence, demande quelque faveur que tu désires. — Si c'est ainsi,
dit Somilaka, alors donne-moi beaucoup de richesses ! — Hé répondit !

l'homme, que feras-tu d'une richesse dont tu ne peux jouir ? — Hé ! dit


Somilaka, bien que je ne doive pas jouir de cette fortune, puisse-t-elle
cependant m'arriver ! Car on dit : Quoique avare, quoique de basse ori-
gine et toujours fui par les honnêtes gens, l'homme qui a un amas de
richesses est vénéré par le monde. »

Benfey * montre à merveille combien cette légende porte la


marque de la religion bouddhique, et quelles croyances, quelles
traditions voisines y sont rattachées. Aussi elle est restée enfer-
mée dans les recueils indiens. Benfey dit pourtant : « Le 13e des
Contes serbes recueillis par Wuk est apparenté à ce récit sans-
crit ». Je n'ai pas lu le conte serbe ; mais je ne crois pas me ris-
quer beaucoup en gageant que cette parenté est imaginaire..
Ou bien, qu'on cherche encore, dans nos recueils populaires,
un parallèle à cette belle légende bouddhique ; celle-ci ne sup-
pose pourtant aucun merveilleux oriental, mais simplement une
morale spéciale 2 :

Il y avait à Mathurâ une courtisane nommée Vâsavadattâ. Sa-servante


se rendit un jour auprès d'Upagupta, pour lui acheter des parfums. Vâsa-
vadattâ lui dit à son retour : « Il paraît, ma chère, que ce marchand de par-
fums te plaît, puisque tu lui achètes toujours. » La servante lui répondit :
« Fille.de mon maître, Upagupta, le fils du marchand, qui est doué de
beauté, de douceur et de talent, passe sa vie à observer la loi. » En enten-
dant ces paroles, Vâsavadattâ conçut de l'amour pour Upagupta, et enfin,
elle envoya sa servante pour lui dire son amour. La servante s'acquitta de
cette commission auprès d'Upagupta ; mais le jeune homme la chargea à
répondre à sa maîtresse : « Ma soeur, il n'est pas encore temps pour toi de
me voir. » Or il fallait, pour obtenir les faveurs de Vâsavadattâ, donner

1. PanlchalaiUra, I, § 321-323.
2. Burnouf, Introduction à l'histoire du bouddhisme indien, 1876, 130j
p.
TRAITS PRÉTENDUMENT INDIENS' DANS LES CONTES 161
cinq cents purânas. Aussi la courtisane s'imagina-t-elle que, s'il la refu-
sait, c'était qu'il ne pouvait donner les 500 purânas. C'est pourquoi elle
envoya encore sa servante, afin de lui dire : « Je ne demande pas au fils,
de mon maître un seul kârchâpana : je désire seulement l'aimer. La
vante s'acquitta encore.de la commission ; mais Upagupta lui »répondit ser-
de même : « Ma soeur, il n'est pas encore temps pour toi de
me voir. »
Cependant, quelque temps après, la courtisane assassina de ses
amants. Elle fut condamnée et les bourreaux lui coupèrent les mains,- un
les pieds, les oreilles et le ne7 et la laissèrent dans le cimetière.
Upagupta entendit parler du supplice qui avait été infligé à celte
femme, et aussitôt cette réflexion lui vint à l'esprit : cette femme désiré
a
me voir jadis dans un but sensuel-: mais aujourd'hui que les mains, les'
pieds, le nez et les oreilles lui ont été coupés, il est temps qu'elle me voie,
et il prononça ces stances :
c Quand son corps était couvert de belles parures, qu'elle brillait
d'ornements de diverses espèces, le mieux, pour ceux qui aspirent à
l'affranchissement et qui veulent échapper à la loi de la renaissance,
était de. ne pas aller voir cette femme.
« Aujourd'hui qu'elle a perdu son orgueil, son amour et sa joie, qu'elle
a été mutilée par le tranchant du glaive, que son corps est réduit à sa
nature propre, il est temps de.la voir. »
Alors, abrité sous un parasol porté par un jeune homme qui le suivait en
qualité de serviteur, il se rendit au cimetière avec une attitude recueillie.
La servante de Vâsavadattâ était restée auprès de sa maîtresse, et elle
empêchait les corbeaux d'approcher de son corps. En voyant Upagupta,
elle lui dit": « Celui vers qui tu m'a" envoyée à plusieurs reprises, Upa-
gupta, vient de ce côté. Il vient sans doute attiré par l'amour du plaisir. »
Mais Vâsavadattâ lui répondit : « Quand il me verra privée de ma
beauté, déchirée par la douleur, jetée à terre, toute souillée de sang,
comment pourra-t-il éprouver l'amour du plaisir ? »
Puis elle dit à sa servante : « Amie, ramasse les membres qui ont été
.

séparés de mon corps. « La servante les réunit aussitôt et les cacha sous
un morceau de toile. En ce moment, Upagupta survint et il se plaça
devant Vâsavadattâ. La courtisane, 1<V voyant ainsi debout devant elle,
lui dit : « Fils de mon maître, quand mon corps était entier, qu'il était
l'ait pour:le plaisir, j'ai envoyé à plusieurs reprises ma servante vers toi,
et tu m'as répondu : Ma soeur, il n'est pas temps pour toi de me voir.
Aujourd'hui que le glaive m'a enlevé les mains, lespieds, le nez et les
oreilles, que je suis jetée dans la boue et dans le sang, pourquoi viens tu ?1

Et elle prononça les stances suivantes :


« Quand mon corps était doux comme la fleur du lotus,
-qu'il était
orné de parures et de vêtements précieux, qu'il avait tout ce qui attire
les regards, j'ai été assez malheureuse pour ne pas obtenir de te voir.

.1
« Aujourd'hui, pourquoi viens-tu .contempler un corps que
les yeux
ne peuvent plus supporter de regarder, qu'ont abandonné les jeux, le
plaisir, la îoie et la beauté, qui inspire l'épouvante et qui est souillé de
sang et de boue ?»
Upagupta répondit : « Je ne suis pas venu auprès de toi, ma soeur,
attiré par l'amour- du plaisir :. mais je suis venu pour voir la véritable
nature des misérables objets des jouissances de l'homme. > '
Upagupta ajouta ensuite quelques maximes sur la vanité des plaisirs
. . .

BÉDIEE. — Les Fabliaux. ^


162 LES TABLIAUX

et la corruption du corps ; ses discours portèrent le calme dans l'âme, de-


Vâsavadattâ, qui mourut après avoir fait un acte de foi au Bouddha; et
qui s'en alla renaître aussitôt parmi les dieux.
Les seuls contes à'rire, les histoires de maris trompés, les
apologues moralement indifférents, les contes merveilleux en
leurs éléments les plus généraux réapparaissent sous des formes
occidentales.
Et les seuls contes qu'on prétende rattacher à l'Inde et. au
bouddhisme sont ceux qui n'ont en eux-mêmes rien d'indien ni
de bouddhique.
Je ne veux pas insister davantage. Aucune des ambitions de
l'École orientaliste n'a plus visiblement échoué que celle qui
prétend découvrir dans les contes populaires européens des sur-
vivances indiennes. Les orientalistes les plus déterminés
paraissent, ici passer condamnation et je veux. citer, en terrai-,
nant, un aveu étrange de M. Cosquin. « Si j'ai fait ressortir dans'
\
mon livre, écrivait-il récemment combien certains traits de
nos contes populaires, tels que l'étrange charité de leurs héros
envers les animaux, sont d'accord avec les idées et les pratiques'
de l'Inde, c'a été uniquement pour^ montrer que la grande!
fabrique indienne de contes avait trouvé sur place les éléments à
combiner ; autrement dit, que les contes qui se retrouvent par-
tout reflètent bien les idées de F Inde. Des idées analogues'
existent-elles également chez d'autres peuples, comme le dit
M. Lang ? C'est possible ; mais, la chose fût-elle prouvée, cela
n'aurait pas grande conséquence. Le vrai argument contre l'ori-
gine indienne des contes, ce serait de montrer qu'ils sont en
contradiction avec les idées régnant dans l'Inde ; mais on n'ap-'
portera jamais cette preuve. »
La prétention est imprévue. Les contes populaires européens
sont d'origine indienne, disait-on ; à preuve, répétait l'École
depuis-Benfey jusqu'à M. Cosquin lui-même, les traits spéciale-:
ment indiens qui s'y retrouvent. — Mais proteste M. Lang, ces
traits n'ont rien de spécialement indien.
— Je le veux bien,
réplique M. Cosquin ; mais prouvez « qu'ils sont en contradiction

1. Lorigine des contes populaires européens et les tliéories de M. Lang?

quiii, 1891, p. 14.. ..''•


mémoire présenté au Congrès des traditions populaires de 1889,
':-.-.-.':
p E. Cos-
TRAITS PRÉTENDUMENT INDIENS DANS LES CONTES 163
avec les idées régnant dans l'Inde » ! C'est un étrange revire-
ment de nos situations respectives ! Comme M. Cosquin le con-
jecture fort bien, cette preuve, on ne l'apportera jamais ; car il ne
lui échappe assurément pas que celui qui tenterait seulement de
la donner serait un sot.
Quels sont, en effet, les contes dont il faudrait prouver qu'ils
contredisent les « idées indiennes »? Il y en a : tous les contes
chevaleresques, toutes les légendes chrétiennes, certains contes
celtiques, etc. Mais ce n'est pas d'eux que les orientalistes
entendent parler. Non : il s'agit seulement des contes qui se
retrouvent partout, comme M. Cosquin le dit lui-même. C'est de
ceux-là qu'il nous faudrait apporter la preuve qu'ils ne sont pas
-contradictoires des idées hindoues ? Mais ils n'auraient garde de
-les choquer ! car alors, ils ne se retrouveraient plus partout. S'ils
-se retrouvent en effet partout, c'est qu'ils se sentent chez eux
partout, dans l'Inde comme ailleurs, c'est-à-dire qu'ils reflètent
des idées et des sentiments assez généraux pour ne déplaire ni à
des chrétiens, ni à des musulmans, ni à des bouddhistes, ni à
•des blancs, ni à des noirs, ni à des jaunes. S'ils se trouvent chez
les Finlandais, par exemple, c'est qu'ils ne sont nullement en
contradiction avec les « idées régnant » en Finlande. Mais ce
n'est pas un argument pour l'origine finnoise des contes : car,
par définition, en tant que se trouvant partout, ils ne heurtent
pas non plus « les idées régnant » au Groenland ni chez les
Boers, et n'ont donc aucune-raison de choquer de préférence les
idées des Hindous.
La théorie orientaliste aboutit donc — après des efforts plus
hautains — à soutenir simplement que « les contes qui se
retrouvent partout ne sont pas en contradiction avec les idées
régnant dans F Inde ». Nous le lui accordons de grand coeur,
Théodore de Banville, en son spirituel Traité de poésie fran-
çaise, traite ainsi deux de ses chapitres : « CHAPITRE IV : Des
licences poétiques. Il n'y en a pas. — CHAPITRE V : De F inversion.
Il n'en faut jamais. » — N'était la révérence due à notre sujet,
nous aurions pu traiter de même cette question : « DES TRAITS
INDIENS ET BOUDDHIQUES DANS LES CONTES EUROPÉENS. — Il
n'y en a pas. »
164 LES FABLIAUX

CHAPITRE VI

MONOGRAPHIES DES FABLIAUX QUI SE RETROUVENT


SOUS FORME ORIENTALE.
LES FORMES ORIENTALES SONT-ELLES LES FORMES-MÈRES.?

Le fabliau des Tresses.


I. Les versions orientales, a) Le récit du Pantchatantra ; b) le même récit
dans divers remaniements du Calila : c) le même récit plagié par
divers conteurs modernes. — Dans toutes ces versions, le conte,
copié de livre à livre, reste immuable, d) Que le germe du conte
n'est point dans le Vetâlapantchavinçâti.
II. Les versions occidentale*, a) Le fabliau comparé aux formes orientales..
Supériorité logique de la forme française. —• b) Qu'il nous est impos-
sible, en fait, de décider laquelle est la primitive, de la version sans-
crite ou de la version française. — Discussion de la méthode qu'il
convient d'employer pour ces comparaisons de versions. — c) Les
différentes versions européennes, toutes indépendantes des formes
indiennes. — Mobilité, variété des éléments du récit sous ses formes
européennes, en contraste avec l'immobilité des formes orientales.

Il semble donc bien qu'il ne reste plus à la théorie orientaliste


qu'un seul argument, suffisant, il est vrai, s'il est justifié.
Il s'agit pour elle de prouver — et c'est là sa dernière res-
source — que, si l'on compare les traits correspondants et diffé-
rents des versions orientales et occidentales d'un même conte,
ce sont les traits des versions orientales qui sont les plus intelli-
gents, les plus logiques, les plus conformes à l'esprit du conte ;
que, tout au contraire, les traits occidentaux sont maladroits, se
trahissent comme des adaptations nécessitées par la différence
des moeurs, l'oubli de la signification première du conte, l'inin-
telligence des narrateurs intermédiaires
Ici, les discussions générales ne suffisent plus. Il s'agit d'étu-
dier de près chacun des fabliaux qui sont conservés sous des
formes orientales. L'école indianiste a pris cette devise : «.la
question de l'origine des contes est une question de fait. Il
»
n'est pas d'objection qui doive tenir devant cette parole brutale,
triomphale. «
— C'est une question de fait», répète, après Ben-
FABLIAUX ATTESTÉS .DANS L'ORIENT : LES TRESSES. .165
fey, Reinhold Koshler dans les quelques pages précieuses qu'il
nous a données, les seules où il ait daigné dégager quelques
idées générales de l'extraordinaire appareil de notes qu'il a accu-
mulées durant toute une vie de travailleur. « — C'est une ques-
tion de fait, » redisent les plus récents adeptes du système.
Soit ; mais ne s'est-il donc jamais vu, dans l'histoiredu pauvre
esprit humain, que les mêmes faits prissent une figure diffé-
rente, selon qu'on les interprétait différemment ? La question de
l'origine des contes est, comme toute question historique, non
pas précisément « une question de fait », mais « une question
d'interprétation des faits ». Ce n'est qu'une nuance, mais, seule,
la seconde de ces formules admet que l'homme soit faillible.
Considérons donc successivement ceux de nos fabliaux dont on
connaît des formes orientales. Étudions-les patiemment, en
toute conscience, avec la précision qu'on apporte à des recherches
du même ordre, à un classement de manuscrits, par exemple.
Commençons par le fabliau des Tresses.

Le îabliau des Tresses.

C'est l'un de ces contes dont on a souvent affirmé, dont on


n'a jamais contesté l'origine orientale. Benfey lui a consacré une
longue étude 1, et, de Loiseleur-Deslongchamps2 à von der
Hagen 8, à M. Laneereau 4 ou à M. Landau 5, il n'est personne
-qui n'ait considéré comme un fait hors de discussion la prove-
nance indienne de ce récit. Que l'on ouvre une édition de VHito-
padésa ou des fabliaux, ou de Boccace, partout on verra s'aligner
la liste des formes diverses du conte en une longue série où l'on
admet, sans l'ombre d'un doute, qu'une tradition unilinéaire l'a
porté du Pantchatantra au Décaméron. Voyons si le « fait » de
l'origine orientale est aussi bien démontré, pour ce récit, que
l'ont cru tant de critiques.
Voici le sujet du conte : Un mari a des raisons d'en vouloir à

1. Pantchatantra, I, § 50, p. 140, ss.


2. Essai sur les fables indiennes, p. 34.
3. Gesammtabenteuer, II, p. XLIII.
4. Hitopadésa, liv. II, p. 98.'
5. QueUen des Dekameron, pp. 19, 92, .100, 132.
166 XES ÏABLIATJX
femme (soit qu'il la soupçonne de le tromper, soit quHl ait en-
sa
effet surpris l'amant, soit pour une autre raison quelconque).
Comme elle craint sa colère, elle trouve moyen de s'échapper de
la chambre conjugale pendant la nuit. Pour que le mari ne
s'aperçoive point de son absence, une amie complaisante a pris sa
place dans la chambre, à la,faveur de l'obscurité; le mari se
réveille et sa rancune lui revient au coeur ; il bat celle quHl croit
être sa femme, et la malheureuse se tait, de crainte d'être recon-
nue. Il lui fait, de plus, subir une mutilation corporelle (il lui
coupe les tresses, ou le nez). Sa vraie femme rentre inaperçue au
logis, tandis que son amie s'esquive, et reprend paisiblement sa
place. Au matin, comme elle peut montrer son corps intact et
sain, sans traces de coups ni de mutilation, le bon mari est obligé
de croire qu'il a rêvé (ou que les dieux ont réparé l'injure faite
à une innocente).
Tel est, en deux mots, notre conte. Cette forme sèche et abré-
gée ne rend exactement aucune des versions conservées. Par la
suite, au contraire, nous ne nous ferons pas faute de citer, même
longuement, les détails de chaque récit. Quiconque a l'habitude
de ces sortes de recherches nous saura gré de ces longueurs ;
pour apprécier des résumés suffisamment explicites et fidèles, il
faut avoir connu la fatigue des indications sommaires de ver-
sions, qu'on doit rechercher de livre rare en livre rare, pour
aboutir souvent à reconnaître que ces références étaient inexactes.
Et peut-être serait-ce de la difficulté de contrôler les assertions
rapides de Benfey que provient, pour une certaine part, le succès
de sa doctrine. Il fallait lire son livre comme un répertoire som-
maire et- merveilleux de sources ; on l'a trop souvent lu comme
un évangile.
I
LES VERSIONS ORIENTALES "
- . . .
Étudions d'abord les rédactions orientales du conte,
ces formes
primitives et vénérables, d'où seraient dérivés nos fabliaux et
nos versions modernes. Voici, légèrement abrégé, le récit du
Pantchatantra]1.
1. Pantchatantra, trad. Laneereau, p. 65, ss.
FABLIAUX ATTESTÉS. DANS L'ORIENT : LES TRESSES ,167
a) Le conte du Pantchatantra.
Un tisserand, avec sa femme, partait un soir de son village pour aller
iboire des liqueurs spiritueuses à la ville voisine. Un religieux mendiant,
Devasarman, qui cherchait un gîte, l'arrêta-et lui demanda l'hospitalité.Le
tisserand dit alors à sa femme : « Ma chère, va à la maison avec cet hôte,
-lave-lui les pieds, donne-lui des aliments, un lit et les autres soins de
l'hospitalité, et reste là. Je t'apporterai beaucoup de liqueur, y Sa femme,
qui était une libertine, rentra chez elle, donna à son hôte une couchette
sans matelas et toute.brisée, fit toilette et sortit pour aller trouver son
amant.Aussitôt arrivaenface d'elle son mari,le corps chancelant d'ivresse,
les cheveux flottants et tenant un pot de liqueur spiritueuse. Dès qu'elle
l'aperçut, elle retourna bien vite, rentra dans la maison, mit bas sa toilette
et fut commo auparavant. La voyant se sauver si bien parée, le tisserand,
qui avait déjà des soupçons antérieurs, rentra tout irrité à la maison et lui
dit. « Eh ! méchante coureuse, où es-tu allée ?» — « Nulle part.- je n'ai pas
quitté la maison et tu parles dans l'ivresse. » Le mari, furieux, lui rompit
le corps de coups de bâton, l'attacha à un pilier avec une corde solide, et,
chancelant d'ivresse, tomba dans le sommeil. Cependant une amie de cette
femme, lorsqu'elle sut que le tisserand dormait, vint et dit ; « Mon amie,
ton amant Devadatta attend là-bas ; vas-y donc vite. » — « Comment y
pourrais-je aller, attachée comme je suis ? et mon méchant mari est tout
proche. » — « Mon amie, dit la femme du barbier, il ne se tient plus
d'ivresse, et il se réveillera quand il aura été touché par les rayons du
soleil. Je vais donc te délivrer • lie-moi à ta place, et dès que tu te seras
entretenue avec. Devadatta, reviens bien vite. » — Soit, » dit la femme du
•<
tisserand. — Quelques instants après que cela fut fait, le mari se réveilla,
dégrisé, et offrit à sa femme de la délivrer, si elle voulait promettre de ne
plus parler à un autre homme. La femme du barbier, par crainte de la-
différence de voix, ne répondit rien. Il lui répéta plusieurs fois les mêmes
paroles ; mais comme elle ne donnait aucune réponse, il se mit en co-
lère et lui coupa le nez. Puis il se rendormit. — Cependant, le religieux
Devasarman écoutait et voyait toute la scène, de sa couchette.
La femme du tisserand revint à sa maison après- quelques instants, et
dit à la femme du barbier : « Te portes-tu bien ? Ce méchant ne s'est pas
levé tandis que j'étais sortie ?» — « Excepté le nez, le reste du corps va
bien. Délie-moi donc vite. » — Après que cela fut fait, le tisserand se leva
de nouveau et dit à sa femme : « Coureuse, même maintenant, ne parleras-
tu pas ? faut-il que je te coupe les oreilles ? » Celle-ci répondit : Fi fi !
.<
!

grand sot ! qui peut me blesser ou me défigurer, moi femme vertueuse et


très fidèle ? Si j'ai de la vertu, que les dieux me rendent mon nez intact et.
tel qu'il était ; mais si, par pensée seulement, j'ai désiré un autre homme,
alors qu'ils me réduisent en cendres ! » Lorsqu'elle eut ainsi parlé, elle
dit encore à son mari : « Hé ! méchant regarde par la puissance de ma
! !

vertu, mon nez est redevenu tel qu'il était. » Puis le tisserand prit un
tison, et comme il regardait, le nez était tel qu'auparavant, et il y avait-
une grande mare de sang, à terre. Saisi d'étonnement, il délia sa femme,
l'enleva, la mit sur le lit et chercha à l'apaiser par cent cajoleries.
Le religieux mendiant, témoin de toute cette conduite, passa la nuit
très péhibiement. L'entremetteuse, avec son nez coupé, alla à sa maison,
et sur le matin, son mari, pressé de sortir, lui dit : « Ma. chère, apporte
168 LES FABLIAUX

vite la boîte à rasoirs, que j'aille faire mes affaires à la ville » Mais la
femme, avec son nez coupé, resta debout au milieu de la maison, tira un
seul rasoir de la boîte et le jeta devant lui. Le mari, saisi de colère, le
rejeta. Dans cette action réciproque, la coquine leva les bras en l'air et
sortit de la maison pour crie* en sanglotant : « Ah ! voyez ! ce méchant
m'a coupé le nez. à moi dont la conduite est honnête ! » Les hommes du
roi arrivèrent, lièrent le barbier et le conduisirent aux juges qui le con-
damnèrent à être empalé. Mais Devasarman, le religieux mendiant, lors-
qu'il le vit conduire au supplice,, alla raconter aux juges tout ce dont il
avait été témoin et le barbier lut remis en liberté.
b) Le même récit dans différents remaniements du Kalilah et
Dimnah.
.
Voilà donc la forme que le Pantchatantra donne à notre conte,
.

et c'est, à proprement parler, la seule que l'Orient paraisse avoir


jamais connue. Pour faire voir comment lesadifférentes versions
restent fidèles à ce tj^pe, il serait ici tout à fait disproportionné
de comparer entre eux les quinze ou vingt remaniements du
Pantchatantra et du Kalilah. Ceux-là seuls peuvent s'intéresser
à une pareille besogne qui étudient l'extraordinaire odyssée
de ce recueil. Pourtant il ne sera pas indifférent de montrer
au lecteur moins familier avec ces livres combien les divers
remanieurs furent des êtres passifs, exclusivement voués à
leur tâche de traducteurs, et combien insignifiantes sont les
variantes qui distinguent tous ces textes les uns des autres.
Mais, si quelque lecteur veut m'en croire sur ma seule parole,
il peut négliger la longue analyse qui suit, et passer deux pages ;
il se fatiguerait à.les lire sans grand profit.
Je donne donc, en opposition au texte du Pantchatantra, le
texte de trois versions du Kalilah et Dimnah, dont je note soi-
gneusement Tes variantes. On aura ainsi en présence deux
textes qui sont sortis d'un original commun il y à quinze ou
dix-huit cents ans, mais qui, depuis, n'ont jamais eu aucun
rapport réciproque. Je donne la traduction du texte latin du
Directorium humanae vitae 1, qui fut composé
par le juif Jean
de Capoue, entre les années 1263 et 1278, d'après
un texte
hébreu du xm© siècle : c'est la plus ancienne forme de l'ouvrage
qu'on ait pu connaître en France. J'indique entre parenthèses

1. Directorium, éd.
J. Derenbourg, 72" fasc. de la Bibliothèque de l'École
des Hautes Etudes, 1887, cliap. II,
p. 54-6.
FABLIAUX ATTESTÉS DANS L'ORIENT : LES TRESSES 169
les variantes de deux autres versions, que je choisis arbitraire-
ment : VAnwâr-i Souhailî (A) qui est un texte persan de l'an
1494 * et le Livre des lumières (L), traduction du précédent
ouvrage et- qui est le livre où La Fontaine apprenait à connaître
les fables de Bidpaï*. Voici donc ci-dessous trois textes bien
éloignés dans le temps et dans l'espace : un texte latin du
xme siècle, un texte persan du xve, un texte français du xvne ;
j'y ajoute (H) les variantes de l'Hitopadésas qui devrait a priori
en différer bien davantage, puisque VHitopadésa est un rema-
niement d'une forme relativement moderne du Pantchatantra, et
n'a, comme lui, de commun avec les versions du Kalilah que
le très ancien original sanscrit perdu. Et pourtant tous ces textes,
si distants les uns des autres, se ressemblent infiniment entre
eux, comme il est aisé d'en juger :
Un religieux reçut l'hospitalité chez un de ses amis (AL un cordonnier
H un vacher ; Benfey fait remarquer * que, dans l'original bouddhique, le
mari devait être un cordonnier ; les brahmanes remanieurs du Pantchatan-
tra ont fait de lui un tisserand ou un vacher, parce que le métier de cordon-
nier était considéré comme impur, et que le religieux se serait souillé, s'il
eût passé la nuit chez Un homme de cette caste). Cet ami ordonne à sa
femme de le recevoir avec honneur ; quant à lui, des amis l'ont invité, et il
ne pourra revenir de la nuit (H le mari va à ses. pâturages). La femme avait
un amant ; unevoisine, la femme d'un barbier, lui servait d'entremetteuse;
elle pria donc celle-ci d'aller demander à son amant de venir la trouver
cette nuit et d'attendre à la porte qu'elle vînt lui ouvrir. Il fut ainsi fait, et
l'amant attendait à la porte {L heurtait à la porte) quand le mari revint ;
(H comme dans le Pantchatantra, l'amant n'intervient pas en personne ; le
mari voit simplement à son retour sa femme causer avec l'entremetteuse).
Comme il avait déjà des soupçons antérieurs, il entra chez lui (LU il battit
sa femme), attacha sa femme à un pilier et s'en alla dormir (A le religieux,
témoin de la scène, donne en lui-même tort au mari brutal). L'amoureux,
las d'attendre, dépêcha la femme du barbier à son amante (LAH l'entre-
metteuse vient d'elle-même), qui lui dit : « Que veux-tu que devienne cet
homme qui se morfond à ta porte ? » Elle lui répondit : « Fais-moi cette
grâce de me délier et de te laisser attacher à ma place, j'irai le trouver et
jereviendrai au plus vite»(dans H comme dans le Pantchatantra,cette sub-
stitution est proposée par l'entremetteuse elle-même). La femme du bar-
bier consentit, et se fit attacher au pilier. Cependant le marî^eTéveijla

1. The Anvar-i Suliaili, or the Lighls of Canopus... translated by Edward


B. Eastwick, 1854, p. 10G, ss.
2. Le Livre des Lumières ou la Conduite des rois... traduit par David Sahid,
d'Ispahan, Paris, 1644„p. 78, ss.
3. Hitopadésa, trad. Laneereau, Paris, 1882, p. 127, ss.
4. Einleilung zu Kalilag, éd. Bickeil, p. 119.
170 LES FABLIAUX
et appela sa femme ; mais la femme duharbier se garda bien de répondre,,
de peur que le son de sa voix ne "la fît reconnaître ; le mari,'irrité de ce-
silence, se leva, lui coupa le nez et lui dit : « Va maintenant porter ce
beau présent à ton amant » (LH ce dernier trait, manque). L'autre femme-
revint, vit le malheur arrivé à son amie, la délia et reprit sa place au pi-
lier, tandis que la femme du barbier s'en allait (H" suif, dès maintenant, les-
destinées de la femme.du barbier et ne raconte que plus tard comment
la femme attachée au pilier a dupé son mari). Cependant le religieux
observait toute la scène,.. La femme attachée se mit tout à coup à erier-
jbieh fort : '« Seigneur, si tu daignes voir l'affliction de ta servante et con-
sidérer ma faiblesse et mon innocence, rends-moi mon nez et fais un.
miracle en ma faveur. » (AL le mari se moque de cette prière.) Au bout
d'un instant, elle cria à son mari : « Lève-toi, méchant et impie, et admîre-
quel miracle Dieu a accompli pour manifester mon, innocence et ton
impiété ! Voici qu'il m'a rendu mon nez comme il était avant. » Le mari
alluma une lumière, et quand il vit le nez intact, il la délivra de ses liens,
la supplia de lui pardonner, et demanda à Dieu miséricorde et-ré mission: .

Cependant la femme du barbier était'rentrée chez elle, songeant au-


moyen d'échapper à son mari et de lui expliquer comment son nez avait,
été coupé. Au petit jour, son mari se réveilla et lui dit : « Donne-moi mes-
instruments j'ai affaire dans la maison d'un seigneur (L je vais panser
-,
quelqu'un). Elle se leva (L la femme demeura longtemps à lui chercher ce
qu'il demandait) et lui donna un seul rasoir. « — Je veux tous mes outils. s>-

De nouveau, elle lui tendit un seul rasoir. Furieux, il le lança dans sa


direction, à l'aveuglette. Elle se mit aussitôt à crier : « Oh J mon nez ! .

mon nez ! » — Au jour, ses parents et ses frères se réunissent (ALT ce-
détail manque) ; on fait prendre le mari ; interrogé par le juge, il ne sait,
que répondre ; il est condamné à être promené à travers la ville enchaîné
et battu. Mais le religieux survient, qui explique toute la scène dont il
a été témoin {H met tout le récit dans la bouche du religieux).
c) .Le même récit plagié du Kalilah par différents conteurs-
modernes. '
.
Le lecteur qui a eu la patience de lire ces deux formes de-
notre réordonnées chacune presque in extenso, pourra se deman-
.

der s'il n'a point perdu sa peine. On lui a fait lire deux fois le-
même conte, avec un appareil compliqué de variantes qui ne
variaient rien \ Il savait de reste que nous avions affaire à un
seul et même ouvrage cent fois traduit. On lui a prouvé longue-
ment que les remanieurs persans, arabes ou juifs, qui se sont
succédé pendant quinze cents ans, ont été, sauf quelques menues
trahisons, de consciencieux traducteurs : le fait est. intéressant,

1. Quelquesvariantes plus intéressantes sont données dans le Bahar Da-


nush, mais, là encore, on n'a affaire qu'à une traduction [Bahar DanusK
or garden of knowledge, an oriental romance,, translated -front the persic by
Jonathan Scott, Shrewsbury, 1799, 3 vol., t. II, p. 80, ss.)
FABLIAUX ATTESTÉS DANS L'ORIENT : LES TRESSES 171
peut-être -, mais Téelamait-il ce luxe de preuves ? mèritait-il seu-
lement l'honneur d'une note ? »
Soit, mais je demande alors la même exclusion pour tout&
une classe de Técits dont je vais parler, qui sont impitoyable-
ment rapportés par Benfey, et dont la théorie orientaliste néglige
sans cesse de remarquer le manque d'intérêt. Je voudrais montrer
que ces formes se comportent à l'égard du Pantchatantra abso-
lument comme la traduction ci-dessus donnée de Jean de
Capoue ; que, par conséquent, elles devraient être exclues du
débat, sans autre forme de procès.
C'est qu'en effet le conte des Tresses est souvent tombé du
cadre -du Kalilah et Dimnah. Dans diverses littératures il a
rompu ses liens factices avee les mille histoires artistement
imbriquées que se racontent les ingénieux chacals du Pantcha-
tantra. Voici qu'il vit de sa vie propre, indépendant. Schèhéra-
zade le raconte dans les Mille et une Nuits x ; au xvné siècle, il se
présente sous un costume nouveau au publie de France, d'Italie,.
d'Angleterre, et cela presque simultanément, presque la même
année dans ces trois pays : Ànnibale Campeggi 2 (1630) et Ver-
hoquet le GénéreuxB (1630) le reproduisent sous forme de nou-
velle ; Massinger lui donne la forme dramatique dans l'une de ses
cent comédies aux intrigues touffues (1633). Et dans ces quatre
versions, le. conte répète, trait pour trait, les données du Pant-
chatantra.
Mais il est trop facile de montrer que le livre de Kalilah et
Dimnah est la source immédiate et unique de ces quatre récits
et que ces quatre versions sont purement et simplement des
traductions.
Dans les Mille et une Nuits, l'auteur s'écarte seulement de
son original en ce qu'il a négligé de nons dire ce que devient
la femme sans nez : il a supprimé l'histoire du rasoir, sans
doute comme trop sotte, en quoi il n'avait pas tort ; mais pour

1. Tausend und eine Nacht, texte de Breslau, 554e et 555e Nuits, t. XIII,
p. 57, ss.
2. A. Campeggi, Noveïte due esposle netto slile ai G. Boccacio, Venise,
1630 ; réimprimées dans le Nopcïïiero italiano, Venise, 1754, t. IV, p. 275,

3. Les délices ou discours foyeux et récréatifs..., par Verboquet le Géné-


reux, Paris, 1630, p. 19.
172 LES FABLIAUX
qu'on voie bien qu'il se borne à traduire le Kalilah, il fait, lui
aussi, de l'entremetteuse la femme d'un barbier : ce qui, dans
son récit, n'a plus aucun sens.
Annibale Campeggi prétend écrire sa nouvelle « nello stile
di M. Giovanni Boccacio ». A cette intention, il parsème son
récit de fleurs classiques et de réminiscences mythologiques : le
mari attache sa femme au pilier « avec des liens trop différents
de ceux dont elle espérait que son cher amant la lierait » ; et,
quand elle prie les dieux de faire briller son innocence, elle
invoque dans une longue prière, qui ferait mieux en vers latins,
Jupiter et ses foudres, Lucine, déesse des saints mariages, et
Vénus très splendide. Mais supprimez simplement du récit les
adjectifs, il vous restera mot pour mot le texte du Kalilah.
Quant au bon Verboquet le Généreux, on le croirait moins
érudit : il promet, au frontispice de son livre, de nous répéter
les « discours joyeux et récréatifs tenus par les bons cabarets
de France ». On croirait donc volontiers qu'il a en effet entendu
conter les Tresses par quelque buveur de la Pomme de Pin :
mais l'examen du texte prouve que Verboquet est, lui aussi,
un plagiaire savant. Une seule preuve, décisive : le conte des
Tresses vient immédiatement dans son texte après certaine his-
toire de « la vieille qui voulait empoisonner un jeune homme et
par la mesme invention fut empoisonnée ». Or, cette histoire,
nous la connaissons : elle précède aussi le conte des Tresses dans
plusieurs versions du Kalilah \ Verboquet s'est donc borné à
' copier à la file plusieurs feuillets de ce roman, et les buveurs des
« bons cabarets de France » n'y sont pour rien.
Enfin, pour ce qui est de Massinger 2, on croirait d'abord
que, s'il a suivi un modèle écrit, les nécessités de la mise en
scène et sa très libre imagination eussent dû l'entraîner à
modifier son modèle de cent façons. ,11 n'en est rien pourtant ;
l'imitation reste flagrante, et c'est à peine si l'on peut remar-
quer, comme variantes aux données du Kalilah, que l'entre-
metteuse est ici une suivante, Calypso, et que le mari, Severino,
1. V., par exemple, le Directorium, éd. Dereubourg, 53-54.
p.
2. Massinger, The Guardian (licensed 1633). Works ediled by Gifford and
heuL-colonel Cunningham.
— Seul l'acte III intéresse notre conte : les quatre
autres présentent un fouillis d'aventures qui lui sont étrangères, empruntées
notamment à Cervantes et maladroitement juxtaposées.
FABLIAUX ATTESTÉS DANS L'ORIENT : LES TRESSES 173
taillade à coups de poignard les bras de l'amie complaisante
avant de lui couper le nez 1.
Voilà donc quatre versions modernes, dont trois occidentales
— et sans doute il en existe d'autres, — qui remontent sans
conteste à des livres indiens.
Est-ce bien cela que l'on veut démontrer, lorsqu'on soutient
que nos. contes populaires viennent de l'Inde ? Est-ce pour mener
à cette conclusion qu'on cite et qu'on analyse minutieusement
ces formes ?' Si oui, la conclusion est trop aisée, et la démons-
tration trop évidente. Mais ne voit-on pas que ces versions
doivent, de toute nécessité, être considérées comme non ave-
nues ? Autant démontrer qu'une traduction russe du Cid est
d'origine française : on ne trouvera pas beaucoup de contra-
dicteurs.
Le Kalilah a été traduit, nous le savons, dans toutes les
langues qui s'écrivent ; dans les diverses littératures, quelques
conteurs à court d'invention ont trouvé commode d'emprunter
à ce vaste recueil certains récits qu'ils se sont appropriés ; le
fait n'a rien d'étrange, et le contraire seul pourrait nous sur-
prendre. Qu'on cite ces versions comme des preuves surabon-
dantes du succès universel des livres indiens, soit ; mais qu'on
sache et qu'on dise que ce sont là de simples plagiats, parfaite-
ment conscients.
Qu'on sache et qu'on dise, lorsqu'on cite ces formes, qu'on
ne prétend nullement ajouter quelque chose à la science des
traditions populaires, mais simplement à la bibliographie.
Qu'on dise qu'on a affaire à. des copistes et qu'on passe.

1. Pour persuader parfaitement au lecteur que ces quatre versions ne


sont que des copies directes du Kalilah, il n'y aurait d'ailleurs qu'à lui sou-
mettre les quatre textes. Pour éviter ces fastidieuses redites, je me borne à
copier une même phrase des diverses. versions. Quand le mari a coupé le
nez de celle qu'il croit sa femme, on se souvient que le Kalilah lui fait dire :
« Porte maintenant ce beau présent à ton amant. »
Campeggi dit de même :
« Prends-le et donne-le à ton amant, et que cette
charmante figure plaise
aux adultères. » -— Verboquet. : « Or va, misérable et meschante femme,
tiens, voilà ton nez, fais-en un présent à ton amy. » — Les Mille el une Nuits *

« Je t'apprendrai à m'obéir : tu peux maintenant


faire à ton amant un nou-
veau cadeau. » — La preuve est donc faite : ces formes nous ramènent immé-
diatement au livre de Kalilah, et iLserait aussi facile qu'inutile de recher-
cher quelle est précisément la traduction dont se servait chacun de nos
quatre conteurs.
174 LES FABLIAUX
Nous connaissions cinquante traductions du.livre de Kalilah ;
quand nous avons lu les Mille et une Nuits, Verboquet, Mas-
singer et Campeggi, nous en connaissons, pour notre conte,
cinquante-quatre, et voilà -tout. Comparer ces versions est un
exercice qui offre précisément le même genre d'intérêt que de
à
comparer, propos d'une ode d'Horace, les traductions du
général Dupont et de M. Patin.
Ainsi, jusqu'à présent, nous n'avons rencontré qu'une même
et unique forme du conte. Il n'a rien gagné, rien perdu à passer
pendant quinze siècles d'un livre à l'autre. IL n'a subi aucune
de ces évolutions qui sont la condition même de la vie. Il n'a pas
plus voyagé que ne voyagerait la Belle au Bois dormant, si
on la transportait en litière à travers le monde. Il n'a pas vécu ;
il a été transcrit, rien de plus.
Mais, outre cette existence inorganique, livresque, il a
connu aussi d'autres destinées. H nous apparaît sous des formes
multiples, ondoyantes, dans un grand nombre de. versions,
toutes occidentales 1. La théorie orientaliste prétend que ces
formes occidentales se rattachent toutes à celles dn Pantchatan-
tra. Pour le démontrer, il ne suffit pas de faire voir que le
Pantchatantra a été écrit avant que Boccace fût né, ce qu'on
accorde volontiers. Il faut prouver que ce n'est point là le seul
argument de l'École. H [faut prouver -que telle ou telle des
formes européennes, le fabliau par exemple, suppose la forme
indienne.

1. Benfey et Laneereau, après lui, rattachent à notre conte une histoire


du Touli-Nameh, dont voici le résumé. Une jeune femme, Chunder, imagine,
pour rester en compagnie de son amant, d'envoyer à sa place dans la maison
conjugale un Arabe, ami du galant, qu'elle a affublé de son voile et de ses
vêtements. Le mari offre une tasse de lait à la personne qu'il croit être sa
femme ; l'Arabe la refuse, pour ne pas être obligé de découvrir sa figure.
Le mari, impatienté de son silence, le bat comme plâtre, et l'Arabe « riait
et pleurait en même temps ». Le mari, afin d'attendrir la personne voilée et
de là décider à rompre son silence, obstiné, lui envoie d'abord sa mère, qui
n'a pas plus de succès, puis sa soeur, à qui l'Arabe se découvre et qu'elle
récompense largement de cette marque de confiance. — On voit que ces deux
contes peuvent être indépendants ; ou, s'ils dérivent l'un de l'autre, le con-
teur persan avait si imparfaitement retenu les données primitives du récit,
qu'il n'en reste, peut-on dire, rien. — Les quinze contes d'un perroquet, contes
persans, traduits sur la version anglaise par Mme Marie d'Heures Paris,
1826, conte XII, p. 95. ' '
FABLIAUX ATTESTÉS DANS L'ORIENT : LES TRESSES 175
On pourrait le démontrer de deux manières : oui bien on
trouverait dans un autre conte indien le. germe du conte des
Tresses et l'on aurait ainsi la preuve que le conte s'est primi-
tivement développé, sur le sol indien ; ou bien, comparant le
Pantchatantra avec le fabliau, on montrerait que les traits sans-
-crits sont logiquement les plus archaïques.

d) Que le germe de ce conte n'est pas un récit du recueil inti-


tulé le Vetâlapantchavinçâti. '
Benfey a tenté le premier de ces deux ordres de démons-
trations : il croit avoir trouvé le germe du récit du [Pantcha-
tantra.
Il applique aux Tresses les mêmes théories qu'aux autres
.
contes, c'est-à-dire qu'il voit dans le récit du Pantchatantra,
-sinon nécessairement la forme première, du moins une forme
très voisine du récit original. Il admet fort bien que ces contes
pouvaient déjà vivre sur les lèvres du peuple au moment où
l'auteur du Pantchatantra les recueillit pour leur donner place
dans l'agencement à la fois subtil et indécis de son roman.
Pourtant sa théorie de prédilection est que les contes, au
moment de la rédaction de ces vastes recueils, étaient très voi-
sins de leur naissance. C'est'bien dans l'Inde même-qu'ils
avaient été imaginés ; inconnus des autres peuples, ils avaient
été créés pour les besoins de la prédication religieuse ; en un
mot, si ce n'est pas l'auteur de l'original sanscrit du Pantcha-
tantra qui les a inventés, c'est donc son frère, c'est-à-dire un
prédicant bouddhiste comme lui. Aussi arrive-t-il souvent à
Benfey, et spécialement pour notre conte, de chercher dans
l'Inde le germe des contes du Pantchatantra. La tentative est
ingénieuse, et si elle réussissait, l'origine indienne des contes
serait, par là même, mise hors de discussion, et la question
vidée.
Qu'on veuille bien, en effet, y réfléchir. Voici dans le Pant-
chatantra un conte, celui des Tresses, logiquement ordonné,
-complètement développé, vivant de la vie à la fois multiple et
un de ces organismes délicats que sont les oeuvres d'art ; je
prétends, que c'est l'auteur du Pantchatantra, c'est-à-dire un
Indien bouddhiste qui vivait vers lé 111e siècle de notre ère au
176 LES FABLIAUX
plus tard, qui l'a inventé. Ce n'est là qu'une affirmation sans
preuve. Mais si je puis découvrir comment il l'a inventé ; si je
puis décomposer et recomposer le travail de son imagination
créatrice ; si je découvre le noyau du conte ; s'il se trouve que ce
noyau était un autre conte indien, que notre auteur devait con-
naître ; si je montre que de ce germe primitif devait logiquement
se développer le récit complet, il s'ensuivra que toute forme
moderne dû conte remonte nécessairement au livre du narrateur
indien. En deux mots, admettons qu'on trouve, dans un recueil
indien très ancien, uiie forme a du conte dont le récit du Pant-
chatantra lie soit que le développement logique ; il est évident
que si a n'avait pas existé, le conte du Pantchatantra n'exis-
terait pas non plus, et, partant, qu'aucune des versions occi-
dentales n'existerait davantage.
C'est ce germe premier, cette source indéniable du conte du
Pantchatantra, que Benfey croit avoir trouvé. Il affirme cette
origine, sans soupçonner même qu'on la puisse discuter. Dis-
cutons-la pourtant.
Il existe, en effet, en différentes langues asiatiques, en sans-
.
crit, en mogol, en tamoul, en hindi et dans plusieurs autres
dialectes modernes de l'Inde, des recueils de contes que l'on
appelle d'un titre général. Les vingt-cinq contes d'un démon, et
qui remontent tous, comme Benfey l'a démontré, à un original
sanscrit et bouddhique perdu. Cet original aurait été composé au
plus tôt au iér siècle de notre ère, puisque le roman tout entier
est destiné à rappeler la gloire du roi Vikramâditya, qui était sen-
siblement le contemporain de Jésus-Christ. Bien qu'il n'y ait pas
de preuve décisive que ce livre existât avant le xne siècle de l'ère
chrétienne, Benfey le croit pourtant antérieur au Pantchatan-
tra. Admettons-le : l'auteur du Pantchatantra avait entre les
mains un exemplaire de ce recueil. C'est là que, selon Benfey, il
aura trouvé en germe le conte des Tresses. Voici ce qu'il y
pouvait lire x :
Dans le royaume d'Odmilsong vivent deux frères, l'un pauvre et bon,
l'autre riche, avare et mal intentionné à l'égard de son cadet. Celui-ci,

1. Nous citons, en l'abrégeant, la forme mogole de l'histoire, Benfey


considère comme la plus ancienne. Bergmann le premier publié
que
a ce recueil
FABLIAUX ATTESTÉS DANS. L'ORIENT : LES TRESSES 177
souffrant de sa misère et des affronts que lui fait subir son frère, s'intro-
duit une nuit dans la chambre où le mauvais riche gardait ses trésors et s'y
cache pour le voler. A sa grande surprise, il voit sa belle-soeur se lever,
préparer des viandes et des plats sucrés et sortir en les emportant. Il là
suit par curiosité et la voit se diriger vers le cimetière. Là, sur un monti-
cule, s'élève un riche tombeau : un corps y est étendu, celui de l'homme
qui naguère était l'amant de sa belle-soeur. Elle vient ainsi chaque soir
protéger son cadavre contre les oiseaux et les renards et lui apporter à
manger. Comme ses mâchoires sont serrées par la mort, elle lui tient la
houche ouverte avec une pince de métal et y enfonce la nourriture avec
sa langue. Mais tout à coup la pince tombe, les mâchoires se referment
brusquement et coupent le nez et la langue de la femme. Elle rentre chez
elle toujours suivie et observée par son beau-frère. Elle se couche auprès
de son mari et se met à pousser des cris : « C'est mon mari qui m'a muti-
lée ! » Le Chan condamne le mari, qui ne peut se justifier, à être brûlé.
Mais son frère est là pour tout expliquer : sur ses indications, on se rend
au cimetière et l'on trouve dans la bouche du mort le bout de la langue
de la femme, dans la pince le bout de son nez. C'est elle qui est brûlée. »

Les variantes de cette répugnante histoire ne nous intéressent


pas directement. Disons rapidement que, dans les trois autres
versions que nous connaissons, il n'est plus question des deux
frères rivaux ; le dénonciateur est un voleur quelconque ; dans
ces trois versions, il s'agit d'une jeune femme qui a pris un amant,
lasse d'attendre son mari, lequel depuis des années fait le négoce
au loin. Le jour où il revient, elle se refuse à lui et sort dans la
nuit pour rejoindre le galant à qui elle a donné rendez-vous. Mais,
d'après Somadéva ' (xiîe siècle), elle trouve son. amant, au lieu
fixé, mais mort, et se balançant au bout d'une corde : les gardes
de nuit l'ont pris pour un voleur et l'ont pendu. Elle le dépend
et lui baise le visage;mais un vetâla, démon qui vit volontiers
dans les cadavres, s'introduit par manière de plaisanterie dans
le corps du mort, et d'un coup de mâchoire coupe le nez de
l'amante. — Dans le Bêtâl Patchisî, qui est une rédaction moderne
du roman en dialecte hindi a, l'amant vient de mourir d'une

mogol, le Ssiddhi-Kûr, Nomadische Slreifereien unter den Kalmiiken in den


Jahren 1802 und 1803, Riga, 1804, t. I, p. 328. Benfey l'a étudié dans un
mémoire célèbre du Bulletin de l'Académie de Saint-Pétersbourg (Mélanges
Asiatiques, 4 septembre 1857, t. III, p. 170, ss.). Depuis, le recueil a été de
nouveau publié par B. Jtilg, Kalmûkische Màhrchen, Leipzig, 1866.
1. Voyez ce texte à la page 175 du mémoire de Benfey cité à la note pré-
cédente.
2. Voir, sur le Bêtâl Patchlsi, la date de sa composition et les différentes
versions modernes du Vetâlapanichavinçâii, le travail de M. Laneereau,
BÉDJER. — Les Fabliaux. 13
178 LES .FABLIAUX
piqûre de serpent,'et le spirituel démon, qui contemple la scène
assis sur un figuier, se comporte comme dans Somadéva, et bien
plus grossièrement encore. — Dans le Vedâla CadaiJ, il n'est plus
question du vetâla ; les gardes de nuit ont pris l'amant pour un
voleur et viennent de le blesser d'un coup de flèche ; c'est dans
un hoquet d'agonie qu'il coupe le nez de son amante.
Dans ce conte laid, qui rit d'une gaieté macabre, on reconnaît
aisément une partie du récit du Pantchatantra : dans le Vetâla-
pantchavinçâti comme dans le Pantchatantra, une femme a le
nez coupé dans une équipée amoureuse (qu'elle y soit intervenue
pour son propre compte ou comme entremetteuse). Elle rentre
chez elle, ameute les voisins, accuse son mari de la mutilation.
On va conduire le pauvre homme au supplice, quand un témoin
imprévu de toute la scène dévoile l'imposture.
C'est évidemment le même conte. L'auteur du Pantchatantra
connaissait l'histoire du démon qui pénètre dans le cadavre ; il a
été choqué de ces perquisitions judiciaires dans la bouche du mort,
de ces plaisanteries de fossoyeur. Il a renvoyé à son figuier sacré
le hideux vetâla. Il a adouci le conte.
Nous ne pouvons que constater son bon goût, mais aussi son
impuissance inventive : car enfin, à l'odieux il a substitué la
sottise. Cette femme, qui prévoit qu'elle n'a qu'à tendre un
rasoir à son mari pour que celui-ci le lance par la chambre, a
inventé là une bien pauvre ruse, et si sommaire qu'ait pu être.la
justice de l'Inde, le moindre juge de ces temps reculés ne se fût-
pas laissé prendre à ces malices. Toujours est-il que le conte du.
vetâla est bien la source des mésaventures de la femme du bar-
bier dans le Pantchatantra.
Mais Benfey prétend voir aussi dans ce conte le germe du très,
spirituel récit des Tresses : « L'auteur du Pantchatantra, dit-il, a
« transformé avec une merveilleuse habileté la vieille histoire
« macabre de son modèle; la punition n'atteint ici que l'entre-
«. metteuse, tandis que la femme mariée paraît sortir indemne de
Journal Asiatique, t. XVIII, 1851, p. 383, ss. Notre conte est aussi publié-
en allemand à la page 61 de la traduction de II. OEsterley, Baitâl Palchîslj
oder_ die 25 Erzâhlungen eines Dàmon, Leipzig, 1873.
1. The Vedâla Cadai, being the tamul version of collection of ancieni taies
a
in the sanscrit language... transîated Jby B. G. Babington, Miscellaneous-
Iranslalions fro'm oriental languages, t. I,
p. 43, 1831. ' .-.
FABLIAUX ATTESTES DANS L'ORIENT : LES TRESSES 179
« toute cette aventure. Nous y voyons apparaître le mari ridicule
« et crédule, conforme au type convenu dans ces contes, et pour
« qu'il paraisse mériter son malheur, il nous est présenté comme
« un brutal ivrogne. »
Dans les Mémoires de l'Académie de Saint-Pétersbourg, il dit
encore : « Cette forme mogole du conte nous permet de saisir ce
« fait que confirment tant de récits d'origine indienne aujour-
« d'hui répandus sur la surface de la terre, à savoir que le nojrau
« du conte, qui est d'origine indienne, reste intact, tandis que
« son enveloppe se modifie de mille façons, selon les besoins
« moraux et les conceptions sociales des peuples qui l'accueillent. »
En vérité, existe-t-il un rapport logique, une relation de cause
à effet entre cette donnée : « une femme à qui on a coupé le nez
accuse son mari de ce méfait », et celle-ci : « une femme, que son
mari soupçonne, s'échappe, à la faveur de la nuit, de la chambre
conjugale et une amie y prend sa place ; le mari se trompe dans
l'obscurité, bat et mutile cette amie ; sa vraie femme rentre au
matin, le corps intact, et prouve aisément à ^on mari que les
dieux l'ont justifiée » ? Je vois bien que les deux contes sont
juxtaposés ; mais je vois aussi que chacun d'eux peut vivre de
son existence propre. Et ce qu'il m'est impossible de concevoir,
c'est comment l'un pourrait être le germe de l'autre. Je vois bien
que l'oiseau est virtuellement renfermé dans l'oeuf ; mais que le
conte des Tresses soit virtuellement enfermé dans le conte du
Vetâlapaiitchavinçâti, c'est ce qui m'échappe.
Supposez, en effet, qu'on enferme dans des cellules tous les
conteurs passés ou futurs, en leur proposant comme canevas le
conte du" Vetâla, avec charge d'en tirer tous les développements
logiques qu'il contient en germe. Qu'on les enferme tous, les
bons plaisants et les subtils narrateurs, Schéhérazade, Till
l'Espiègle, et les aimables conteurs florentins du Décaméron, et
les Vénitiens que les' Facétieuses nuits de Straparole réunissent
autour de Lucrèce Sforze, et les spirituels gentilshommes de la
reine de Navarre. Qu'on enferme encore avec eux les Sept Sages
de Rome, Bacillas, Caton et Malquidas, et aussi le charmant
perroquet du Touti-Nameh ; et qu'on enferme Roger Bontemps,
et ceux qui, dans.mille ans, diront encore la Matrone d'Ëphèse
aux races à venir. Là captivité durât-elle des siècles, et le tra-
180 LES FABLIAUX
vail de tous ces ingénieux esprits fût-il incessant, le conte des
Tresses ne germerait pas du conte du Vetâla.
Il s'est simplement produit ici un phénomène qui n'est point
rare dans l'histoire des contes : une contamination. Deux contes,
primitivement étrangers l'un à l'autre et qui suivront d'ailleurs
des destinées ultérieures distinctes, s'agrippent souvent l'un
l'autre. Ce phénomène est fréquent, et nous verrons tout à l'heure
que notre conte des Tresses s'est ainsi temporairement attaché,
en Europe, une dizaine de contes divers. On n'a jamais imaginé
de rechercher, dans tel de ces éléments adventices et caducs, la
source première du conte. Pourtant, tel récit contaminé, fran-
çais, allemand, italien, pourrait, avec autant de vraisemblance
que le Vetâla, être présente comme l'original des Tresses. Mais
quoi ! ces contaminations étaient françaises, allemandes, ita-
liennes — non indiennes Le plus souvent, il est difficile de
!

savoir où, quand, pourquoi deux contes se sont ainsi soudés : la


fantaisie individuelle d'un conteur, un vague trait commun dans
les deux récits, souvent le simple désir de dire une histoire plus
longue, le caprice de l'association des idées provoquent, ces
rapprochements. Mais, ici, ce qui est vraiment curieux et ce qui
aurait dû faire réfléchir Benfey, c'est que, dans le récit du Pant-
chatantra, l'on découvre fort bien les intentions intimes du
narrateur : la soudure des deux contes y est visible, et les causes
de la contamination flagrantes.
On se souvient en effet que, dans le récit du Pantchatantra,
un religieux mendiant, Devasarman, observe de sa mauvaise
couchette toutes les péripéties du drame. Or, ce Devasarman,
les lecteurs du Pantchatantra le connaissent bien : cet épisode
de la vie conjugale n'était pas la première scène bizarre dont il
eût été le témoin ; déjà on l'a suivi, avec une surprise toujours
croissante, dans une série d'aventures entre lesquelles on ne
remarquait d'abord aucun lien. Ce lien existait pourtant, et
l'auteur réservait au religieux Devasarman de tirer de ces épi-
sodes disparates une seule et même leçon. Il lui fallait donc
trouver une sorte de mise en scène qui permît à Devasarman de
raconter ses aventures et d'en tirer la morale.
C'est alors que l'auteur du Pantchatantra s'est
souvenu de ce
conte du Vetâla où un témoin imprévu venait révéler à des juges
FABLIAUX ATTESTÉS DANS L'ORIENT : LES TRESSES 181
l'innocence d'un mari condamné. Dans le conte primitif des
Tresses — nous le montrerons plus loin
— l'entremetteuse, une
fois châtiée et blessée par le mari, devait disparaître de la scène
et ne plus nous occuper. Mais l'auteur du Pantchatantra avait
encore besoin d'elle : il fallait qu'elle accusât et fît condamner
son mari, à seule fin que le religieux Devasarman, sur la place
du supplice, en présence du peuple et des juges assemblés, pût
survenir, dérouler la série de ses aventures et dire aux juges :
«
Suspendez votre jugement, parce que ce n'est pas le larron qui
a emporté ma robe, ny ce n'est les moutons qui ont tué le renard,
ny le jeune homme n'a tué la méchante femme, ny non plus ce
n'est pas le cordonnier qui a coupé le nez de la chirurgienne, mais
c'est nous-mêmes qui avons tiré ces maux sur nous... etc. 1. »
D'où la contamination du Vetâla et des Tresses.
En tout cas, on voit qu'il n'y a primitivement rien de commun
entre les deux récits. Plaute associe en une seule pièce une
comédie de Diphile et une comédie de Ménandre. L.'auteur du
Pantchatantra associe deux contes populaires, le Vetâla et les
Tresses. Ce sont là des faits similaires : le Vetâla n'est pas plus
la source des Tresses que la comédie de Ménandre n'est la source
de Diphile.

II
LES VERSIONS OCCIDENTALES
Soit, dira-t-on peut-être ; le conte du Vetâla n'est point la source
du conte des Tresses. Mais nous nous réservons une arme autre-
ment puissante. Si nous n'avons pu découvrir le germe du Pant-
chatantra, sa préhistoire ; si nous ne connaissons pas le mystère
de sa naissance, du moins connaissons-nous sa lignée ; et cette
lignée, ce sont toutes les versions occidentales modernes. Compa-
rons, par exemple, le fabliau français avec le Pantchatantra : nous
verrons que la version sanscrite est la plus archaïque, si bien
que les traits du fabliau ne peuvent s'expliquer que comme des
déformations des traits correspondants du Pantchatantra ; et,
pour expliquer le fabliau, si le. Pantchatantra n'existait pas, il
faudrait l'inventer. — Comparons donc.
1. Livre des Lumières, 1644, p. 86.
1£2 LES FABLIAUX
a) Le fabliau comparé aux formes orientales. Supériorité logique-,
du récit français..
Voici le récit de l'un de nos fabliaux 1 :

Un chevalier a une femme et cette femme a un amant. Les amoureux,


profitent de ce que le mari est grand coureur de tournois pour se voir en
secret-chez la soeur du galant. Un jour que l'on annonce le retour du
mari, la femme demande à son ami un don, que l'on peut considérer
comme une de ces mille épreuves de courage que les femmes du moyen
âge (au moins dans les romans) requéraient en amour : c'est qu'il viendra
la trouver cette nuit-là, dans la chambre conjugale. Il y pénètre en effet
le soir, par la fenêtre, et s'approche à tâtons du lit où reposent les deux
époux. Mais le malheureux se trompe :
Lors taste et prent par mi le coûte
Le seignor qui ne dormoit pas,
Et li sires esnel le pas
Si le ra saisi par le poing.

Les deux hommes luttent dans l'obscurité et le mari pousse, son adver-
saire, qu'il prend pour un voleur, jusqu'à la porte d'une salie voisine de sa
chambre, où il mettait son cheval favori et sa mule. Il renverse son ennemi
dans une cuve qui se trouvait là et l'y maintient : « Alumez chandoile ! »
crie-1-il à sa femme. Mais celle-ci se garde bien d'obéir ; elle proteste,
qu'elle ne pourra jamais trouver dans l'obscurité la porte de la cuisine ;
elle préfère garder ce voleur pendant que son mari ira chercher de la.
lumière. Comme le mari s'éloigne en lui confiant son prisonnier, vite, elle
le laisse échapper, et quand le bonhomme revient, une chandelle dans une
main, une épée nue dans l'autre, il voit que sa femme maintient dans la
cuve, avec le plus grand sérieux du monde, la tête de sa mule. Il en con-
clut avec un certain bon sens qu'il a pris un « lecheor » pour un voleur et
jette sa femme à la porte. Elle se réfugie dans la maison amie, où elle re-
trouve son amant, puis s'avise d'un engin : « jamais n'orrez parler de tel » !
Elle s'en va réveiller une bourgeoise qui lui est dévouée et la fait consentir
à entrer dans la chambre de son mari, où elle s'occupera à pleurer tant
et. plus. En effet, l'amie complaisante mène grand deuil auprès du mari
qui, n'y tenant plus, se lève, arme d'éperons ses pieds nus, prend par les
cheveux celle qu'il croit être sa femme et la met en sang à coups d'épe-
rons ; cependant sa vraie femme a rejoint le galant :
Slolt pot ore la dame atendre
JDe son ami greignor soulaz
Que celle qui est prise as iaz I

Enfin le mari, las de frapper, prend son couteau, coupe les deux tresses
de la malheureuse et la renvoie. Elle court conter sa mésaventure à. son
amie ; celle-ci la console de son mieux et va se rasseoir sans bruit sur le
ht de son mari, qui s'est rendormi. Elle trouve sous l'oreiller les tresses

1. MR, IV, 94.


FABLIAUX ATTESTÉS DANS L'ORIENT : LES TRESSES 133.
•coupées, les prend, y substitue la queue d'un cheval.et s'endort paisible-
ment jusqu'au jour.
Il faut lire dans le texte même la scène très spirituellement menée du
réveil ; l'étonnement croissant du mari quand il trouve sa femme couchée
auprès de lui, quand il découvre son corps tout., sain et frais, sans même
une « bubete », quand il voit ses tresses intactes et, sous l'oreiller, une
queue de cheval. Il se persuade aisément qu'il â rêvé.
Ou ce est fantosme qui vient
As geîrz por ans faire muser,
Et por aus folement user
Et por laire foler la gent.,.
Afin qu'à l'avenir il ne soit plus « enfantosmé » de la sorte, sa femme
lui conseille d'aller en pèlerinage à la Sainte Larme de Vendôme, ce à
•quoi il se résout de grand coeur.

Notons d'abord qu'il est impossible d'admettre que l'auteur


-,
anonyme de ce fabliau ait eu directement connaissance du Pant-
chatantra. La traduction latine de Jean de Capoue (1278-1291),
la première qui ait été faite dans l'Europe occidentale, est de
cinquante ans environ postérieure au fabliau.
..;
Comparons donc les traits correspondants et différents de la
version'sanscrite et du récit français. Il se pourrait que telle
donnée & du fabliau ne pût s'expliquer que comme une déforma-
tion d'une donnée a du Pantchatantra ; il se pourrait que le
Pantchatantra présentât en somme un état plus archaïque du
récit, où les incidents de l'intrigue seraient plus conformes
qu'ailleurs à la signification intime du conte, plus logiques, plus,
satisfaisants, partant primitifs. Je crois que c'est précisément le.
contraire qui est le vrai. !

Par exemple, dans le fabliau, la femme adultère perd les cheveux!


et non plus le nez. On pourrait être tenté d'y voir un adoucisse-,
ment du récit primitif : le trouvère aurait été choqué de cette
horrible blessure et aurait assez heureusement modifié ce trait du
conte sanscrit. — Faut-il vraiment discuter cette très grave
question de savoir s'il est mieux que cette femme perde son nez,
du bien ses tresses ? Je laisse aux orientalistes à prouver par des
textes de lois que cette perte du nez était le châtiment des adul-
tères dans l'Inde, et que c'est là un trait bouddhique 1.
J'y consens. Pourtant, si l'on en voulait tirer trop d'avantage,

1. Au contraire, voyez dans le lai'de Bisclavrel toute là postérité d'une


femme adultère, qui naît esnasée.
184 LES FABLIAUX
je serais prêt à soutenir envers et contre tous que ce sont au
contraire les tresses coupées qui sont le.trait primitif, et que
c'est là un détail de moeurs germaniques. Ne se souvient-on pas
effet que Tacite, au chapitre XIX de sa Germanie, décrit ainsi
en
le châtiment des adultères : « abscisis crinibus nudatam uxorem
propinquis expellit dômo maritus ? Ne se souvient-on
« coram »

pas de même de cette belle légende de l'Heptaméron x où un


vieux chevalier d'Allemagne, pour punir sa femme d'un très
ancien adultère, l'oblige à paraître chaque jour à sa table devant
ses hôtes la teste toute tondue, le demeurant du corps habillé
«
de noir » ? Von der Hagen a gravement réuni, à propos de notre
conte, des témoignages de cette coutume germanique 2.
Mais laissons là ces plaisanteries. Il est facile de montrer
comment c'est plutôt le fabliau qui présente ici un état antérieur
du conte, dont le trait du Pantchatantra n'est qu'une malhabile
déformation. Le conte est essentiellement imaginé pour nous
faire rire d'un bon tour joué à un mari ; et une ruse n'est drôle
que si elle réussit. Or la ruse ne réussit nullement dans le Pant-
chatantra s. Là, en effet, l'entremetteuse qui a perdu son' nez va
se plaindre, accuse son mari ; c'est dans le bourg un beau

1. Nouvelle XXXII.
2. Gesammtabenteuer, II, p. XLV.
3. M. des Granges, à une conférence de M. G. Paris, m'a objecté que-
telle n'était point nécessairement l'intention primitive du conte et que le but
des conteurs indiens n'était pas, comme il arrive dans les fabliaux, de nous-
faire rire aux dépens du mari. — Soit ; mais leur but était, en tout cas, de-
nous mettre en garde contre la. méchanceté rusée des femmes. C'est la
morale que tire expressément le bon Devasarman, témoin invisible des ruses
de notre entremetteuse, en ces slokas attristés : « Ce que Vrihaspati sait de.
science ne l'emporterait pas sur l'intelligence d'une femme;, comment donc-
se défendre contre elles ? Elles qui appellent le mensonge vérité et la vérité
mensonge, comment les hommes sages peuvent-ils se défendre contre elles
ici-bas ?
« Les lions à la gueule redoutable et à la crinière éparse, les éléphants sur
qui brillent les raies tracées par la chaleur du rut, les hommes intelligents
et les héros dans les batailles, deviennent auprès des femmes de bien misé-
rables créatures.
« Elles sont tout poison à l'intérieur, et à l'extérieur elles sont charmantes ;
les femmes ressemblent, dit-on, au fruit du goundjâ.
»
Le conteur était donc singulièrement malavisé qui, voulant manifester-
l'habileté féminine, met en scène un couple de commères qui réussissent,
effet, à duper deux heures un mari, mais deux heures seulement, qui, l'une-. en
et
et l'autre, expieront cruellement ce succès éphémère.
FABLIAUX ATTESTES DANS L'ORIENT : LES TRESSES 185
tapage. Que fait, en l'apprenant, l'autre mari, celui qui se rap-
pelle avoir coupé le nez de quelqu'un dans l'obscurité ? Le Pant-
chatantra se tait prudemment là-dessus. Il est évident que, dupé
une heure, il a reconnu dès le matin la fraude et l'erreur : la
ruse de sa femme se retourne contre elle. Dans le fabliau, tout
au contraire, l'entremetteuse n'est jamais gênante ; elle a perdu
ses cheveux ? elle en sera quitte pour porter de fausses nattes
sous- son couvre-chef 1 ; nul ne se doutera de son malheur ; le
mari pourra faire en toute conscience son pèlerinage à la Sainte
Larme de Vendôme, et nous pourrons rire du bon tour qu'on lui
a joué. Il est bien probable que, dans la forme primitive du
conte, l'entremetteuse en était quitte pour une mutilation légère,
et le fabliau est plus voisin que le Pantchatantra de cette forme
primitive.
Mais la rédaction sanscrite souffre d'une infériorité plus carac-
téristique. La femme adultère n'y est, à aucun moment, une
rusée' qui combine un plan ; c'est le hasard qui mène tous les
événements. C'est par hasard que l'entremetteuse vient lui por-
ter un message. C'est cette entremetteuse qui lui propose de
prendre sa place au pilier : quant à elle, elle reste constamment
passive ; et, lorsque le mari se réveille, elle n'a vraiment pas
grand mérite à s'écrier : « Que les dieux me rendent mon nez » !

car la première sotte venue l'aurait dit à sa place. Dans le f abliau,


au contraire, le trait de génie de la femme consiste précisément
à préparer toute cette scène. Comme elle prévoit qu'elle sera
battue dans la nuit, elle préfère aller rejoindre son amant et
qu'une amie supporte la volée ; et dès qu'elle sait le succès de sa
ruse, quelle active habileté ! Vite, elle efface de sa chambre toute
trace de désordre, enlève les tresses révélatrices, les cache, met à
leur place une queue de cheval et attend le réveil du mari pour
lui persuader lentement, par une série de preuves savamment
combinées, qu'il a été hanté par quelque cauchemar. Laquelle de
ces deux formes est primitive ? N'est-il pas vrai que ce n'est

1. C'est en effet ee que lui conseille son amie :

« Ne )a douter ne li estuet
Des tresces, se trouver les puet,
Que si bien ne li mette el chief,
Que ja n'en savra le meschief
N'ome ne feme qui la Toie. »
186 LES FABLIAUX '
.

point, comme le voudrait la théorie, dans la version orientale


qu'on trouve la plus parfaite intelligence du conte, -mais tout au:
contraire dans le fabliau ?
b) Qu'il est impossible, en fait, de savoir quelle est la version
primitive. Discussion de la méthode.
Comment peut-on, en bonne critique, établir les rapports réci-'
proques de deux versions d'un même conte ? Voici une méthode
•qui 'me paraît sûre, nécessaire et non contestable.
A. passer de bouche'en bouche et de livre en livre, du livre à
là tradition orale ou inversement, du musulman au chrétien, du
.grand seigneur à la portière, d'un sot à Boccace, d'un matelot
breton à un Cafre de là côté de Mozambique, un conte s'expose à
mille remaniements. Mais s'il est à la merci du caprice, de la
sottise, de la fantaisie imaginative, du manque de mémoire, des
moeurs particulières de chacun de ses narrateurs successifs, il
s'en faut pourtant que ces transformations puissent indistincte-
ment porter sur toutes les parties du récit. Un conte est un orga-
nisme vivant et, comme tel, est soumis pour vivre à de cer-
taines conditions. On peut enter sur une plante une greffe étran-
gère, couvrir un animal de parures diverses ; inversement, on.
peut mutiler un être vivant, animal ou plante, lui retrancher un
nombre déterminé d'organes ; l'être ainsi mutilé pourra languir ;
il sera réduit à son minimum de vie, mais il vivra. Touchez au
contraire à un de ses organes essentiels et à un seul, le voilà
mort. Pareillement,ion peut greffer sur un conte'Vies membres
parasites ou l'affubler, de costumes différents, selon les pays
qu'il habite. On peut au contraire le réduire à la nudité ésopique,
,

le mutiler même, il vivra toujours. Mais il est essentiellement.


•constitué par un ensemble d'organes tel qu'il est impossible de
toucher à l'un d'entre eux/et à un seul, sans le tuer.
Il est extrêmement facile, étant donné un conte quelconque,
d'en déterminer la constitution organique.
Voici, par exemple, celle des Tresses : Un mari a de certaines
raisons d'en vouloir à sa femme. Celle-ci trouve un moyen de
s'esquiver hors de la chambre-conjugale sans que le mari s'en
aperçoive ; une amie l'y remplace, et comme, dans l'obscurité, le
mari n'a pu s'apercevoir de la substitution, c'est elle qui reçoit la
correction prévue ; en outre, le mari lui fait subir
une mutilation
FABLIAUX ATTESTÉS DANS L'ORIENT : LES TRESSES 187
corporelle quelconque ; sa. vraie femme retourne ensuite dans sa
chambre, et, comme elle peut lui montrer son corps intact, sans
blessure d'aucune sorte, elle lui'persuade aisément qu'il a rêvé,
ou que les dieux ont réparé l'injure faite à une innocente.
Quels sont les caractères propres à cette forme ? C'est d'abord
que, pour la dégager, il n'est pas nécessaire de comparer les
différentes versions conservées du récit : ce travail est possible
sur "une forme quelconque d'un conte quelconque ; ensuite, que
ce résumé convient exactement non seulement aux trente ver-
sions conservées d'un conte, mais aussi à toutes les versions inter-
médiaires perdues, mieux encore, à toutes lès versions'possibles ;
il est tel qu'on ne saurait y ajouter un trait, et un seul, qui ne fût
secondaire ; qu'on ne saurait en supprimer un trait, et un seul,'
que le conte ne mourût du même coup. En un mot, on peut
réduire une version quelconque d'un conte à une forme irréduc-
tible : ce substrat dernier devra nécessairement passer dans
toutes les versions existantes, ou même imaginables, du récit.;
il est hors du pouvoir de l'esprit humain d'en supprimer un iota.
On redirait le conte dans mille ans que cette forme essentielle
-se maintiendrait, immuable. [ !

Cela posé, puisque tout conteur passé ou futur a été, est ou


sera nécessairement contraint d'admettre dans son récit cet
ensemble de traits organiques, que nous appellerons OJ, il s'en-
suit que nous ne pouvons rien savoir du rapport de deux ver-
sions qui ne possèdent que ces seuls traits en commun.
Mais il est évident que jamais un conte ne s'est transmis sous
cette forme sommaire, abstraite et comme schématique : le jour
même où il a été inventé, ses personnages vivaient déjà d'une
vie plus concrète, plus cornplexe. Chacun des incidents néces-
saires de l'intrigue était expliqué, motivé : c'était, ici, un détail,
•de moeurs, là un mot plaisant, là un trait de caractère. Si on
nous permet d'employer ces formules, le conte ne s'exprimait
joint par M, mais par w + a, -b, c, d..., et chacun de ces traits
accessoires, a, b, c, d..., est par nature transitoire .et mobile. Ils
sont les accidents du conte, dont « est la substance. Ils sont, par
définition, arbitraires et peuvent varier d'un conteur à l'autre.
Si donc on retrouve l'un d'entre eux dans deux versions — et
dans ce cas seulement, — ces deux versions sont indissoluble-
188 LES FABLIAUX-
ment unies. De même qu'une famille de manuscrits est consti-
tuée par l'existence d'une même faute dans divers manuscrits,
de même plusieurs versions d'un conte peuvent être rangées en
une même famille, si ces versions présentent les mêmes traits
accessoires en commun ; car, s'il est impossible d'admettre que
deux copistes indépendants commettent la même faute au même
endroit, il est impossible que deux conteurs indépendants ima-
ginent le même trait accessoire au même endroit, la fantaisie
créatrice étant un acte de l'esprit aussi individuel que l'erreur \
En résumé, il faut, étant donné une forme quelconque d'un
conte, distinguer d'abord des traits accessoires les traits essen-
tiels, c'est-à-dire ceux dont on ne peut concevoir qu'ils soient
jamais modifiés, sans que le conte meure. — Certes, l'erreur
peut se glisser dans cette opération et il peut arriver que l'on con-
sidère comme essentiel au récit un détail d'ornement. Mais nul
ne saurait contester que ce départ soit possible. Si nous l'avons
opéré avec justesse, ici comme dans les monographies qui sui-
vront, c'est ce que le lecteur éprouvera.
Ce travail une fois fait, toute classification de versions fondée
sur la seule communauté des traits essentiels réunis en M est non
avenue ; mais il suffit que deux versions possèdent un seul trait
accessoire, a, en commun, pour être indissolublement associées.
Appliquons ce procédé au conte des Tresses.
Pour peu que l'on veuille comparer la forme orientale et le ,

fabliau, on s'apercevra que ces deux versions n'ont précisément


en commun que les traits que nous réunissons en M ; tous les
autres, qui sont secondaires, diffèrent. La rédaction sanscrite
sera, par exemple, exprimée par la formule : w + a (le moine
mendiant) + b (la femme au pilier) + c (le nez coupé) -f- d (la
femme du barbier et le rasoir) + e (le jugement), etc., tandis
que la formule du fabliau sera w -f v (la mule et la cuve) -f x
(la jemme blessée à coups d'éperons) -f y (les tresses coupées) + z
(le pèlerinage), etc. Ces deux formes u -4- a, b, c, d..., w -f v,

1. Il reste ici, comme dans les classifications de manuscrits, un élément


de critique subjective : de même qu'une faute identique peut avoir été suggé-
rée à deux copistes indépendants, de même un même trait accessoire peut,
dans certains cas, avoir été imaginé par deux conteurs indépendants. Chaque
cas doit être étudie à part. Voyez au chapitre suivant nos remarques sur
le lai de VÉpervier.
FABLIAUX ATTESTÉS DANS L'ORIENT : LES TRESSES 189
x, y, z... ne sont donc pas comparables, et l'on ne pourra rien
m'objecter, s'il me plaît de soutenir que le conte des Tresses a.
été inventé par tel conteur, Carthaginois ou Thrace, qu'il me
conviendra d'imaginer, ou par un bel esprit égyptien qui vivait
au cours de la xixe dynastie, sous le règne de Ramsès II ; que cet
Ëgyptienl'a conté à deux de ses amis; que l'un de ces amis a
inventé les traits accessoires qui sont donnés par le Pantchatan-
tra, l'autre ceux qui sont parvenus à notre trouvère. Il est pos-
sible que ces deux formes n'aient eu aucun rapport commun
depuis le règne de Ramsès IL
On dira : il n'est pas démontrable en effet que le fabliau vienne
du Pantchatantra ; mais cela est pourtant possible. Ils n'ont
plus qu'&i en commun, il est vrai ; mais rien ne nous prouve que
les traits accessoires, a, b, c, d, ne soient pas tombés précisé-
ment au cours du voyage d'Orient en Occident.
Le fait est possible, en effet, mais non démontrable. Or,
notons d'abord que cette démonstration eût été la dernière res-
source permise aux indianistes. >

Ils ne peuvent la faire, et je «puis, au contraire, fournir la


preuve inverse.
S'il m'arrive, en effet, de montrer — comme je le ferai au
chapitre suivant — que ce minimum de rapports possible entre
le fabliau des Tresses et le conte du Pantchatantra n'est pas un
fait isolé, que, bien au contraire, les contes français qui nous
restent à étudier n'ont presque jamais aucun trait accessoire en
commun avec les mêmes contes sous une forme orientale, peut-
être sera-t-on forcé de convenir qu'il y. a là une présomption
digne de quelque attention.
Nous entendrons, en effet, dans un instant, H ans Sachs nous
raconter les Tresses à son tour. Chose étrange ! Il nous racon-
tera, quoi ? le fabliau. Non pas seulement les traits nécessaires du
fabliau, cette intrigue succincte que nous appelons co; non, mais
aussi vingt détails accessoires, le rendez-vous donné à l'amant
dans la chambre conjugale, et sa lutté avec le mari dans l'obscu-
rité, et son évasion pendant que le mari va chercher de la lumière
et l'épisode singulier du veau retenu prisonnier à la place de
l'amant, et ainsi de suite, jusqu'à la fin du récit. Pourtant, voilà
plus de 300 ans que le fabliau était enfoui dans un manuscrit
1-90 LES FABLIAUX
ignoré ; H ans Sachs ne l'avait pas lu, nous ne connaissons aucune
source intermédiaire écrite qui ait- pu conserver ces traits : et
voici qu'on ne sait d'où, à travers le moyen âge écoulé et'la Re-
naissance, le conte arrive, presque exactement sous la forme du
fabhau,"dans une échoppe de Nuremberg ? Et tandis que nous
constatons cette extraordinaire fixité des détails secondaires
dans ia tradition orale, — pourquoi, si les contes françaisviennent
descôntes indiens, ne retrouve-t-ôn pas une semblable commu-
nauté de détails entre les prétendus originaux et leurs copies ?
Le chapitre suivant prouvera qu'en effet cette communauté ne
se présente presque jamais.
Cette absence de traits accessoires communs entre les récits
indiens et les récits occidentaux ne peut s'expliquer sérieusement
que-d'une manière : ces récits occidentaux ne viennent pas des-
récits indiens. -

Ainsi, le procédé de'comparaison ci-dessus proposé ne prouve


pas que notre conte ne puisse venir de l'Inde, puisqu'il est pos-
sible — à tout prendre —: que ce soit au cours de son voyage
du conteur bouddhiste au trouvère, que le récit a perdu ses traits
accessoires a, b, c, d 1... Mais ce procédé a une double effica-
cité : il fait voir que l'origine orientale de ces contes, pour pos-
sible qu'elle soit, est indémontrable ; il fait voir encore que cette
origine, possible, mais indémontrable, est, de plus, improbable ;
car, entre les soi-disant modèles et leurs prétendues imitations,
il n'y a de semblables que les seuls traits qui leur seraient com-
muns «'ils étaient indépendants les uns des autres.
c) Les différentes formes " européennes, toutes, étrangères aux
formes orientales.
Il paraît donc démontré que notre trouvère ignorait la forme
indienne du conte. Il l'ignorait aussi parfaitement que s'il lui
avait fallu s'en aller lui-même découvrir le Pantchatantra dans
un couvent cinghalais, quitter sa taverne et ses dés, ceindre ses

1.- Supposition très peu probable. M. G. Paris veut bien me montrer


encore
cette invraisemblance singulière que je n'avais pas aperçue : il est très sûr,
comme on l'a vu, que le récit du Pantchatantra est constitué par la Contamina-
tion d'un conte primitif et d'un conte du Vaiâlapanlchavinçâii. Cette soudure
est si intime et si forte qu'on ne saurait bien se figurer un narrateur posté-
rieur, travaillant sur le récit du Pantchatantra, et qui réussirait à en éliminer
FABLIAUX ATTESTÉS-DANS L'ORIENT : LES TRESSES -191
reins comme le religieux chinois Hiouen-Thsang, et 'vénérer en
personne le bois de manguiers où Çakyamouni, après six ans
d'austérités, était enfin devenu, bouddha accompli.
Mais voici que, postérieurement à notre vieux poète, le livre
-
bouddhiste a lui-même accompli son exode vers nos pays occi-
dentaux. Voici le moyen âge passé et l'imprimerie inventée. Ce
n'est plus seulement par des manuscrits que se transmet la tra-
duction latine de Jean de Capoue. Le livre indien est publié-
les Allemands peuvent le lire en allemand (Buch der Beispielèr
1480) ; les Italiens, en italien (Doni, 1552), etc.
,:N'est-il pas à prévoir que la forme indienne des Tresses, mul-
tipliée par les presses de Venise, de Francfort, trouvera dans l'a
tradition orale quelque popularité, tandis que notre fabliau,
oublié dans un unique manuscrit que des moines conservent,
niais se gardent bien de lire, attendra pour revivre que Méon le
retrouve dans le manuscrit 19152 de la Bibliothèque Nationale ?
N'est-il pas à prévoir que nous retrouverons quelque part ces
traits accessoires du Pantchatantra, inconnus du fabliau ?
Eh bien ! non-. Sous dix formes encore qui représentent la tra-
dition de- dix mille conteurs, peut-être, — nous retrouverons ce
conte, et chacune des dix formes ressemble au fabliau, jamais au
récit sanscrit. Jamais plus nous ne reverrons l'épisode du pilier
où sont successivement attachées les deux amies et jamais plus
la sotte histoire du rasoir du Pantchatantra. Mais, partout, le
conte restera, dans sa teneur, semblable au fabliau. Gomme le
fabliau, les versions européennes nous présentent une ruse de
femme savamment combinée : c'est la coupable elle-même qui
imagine de faire entrer son amie à sa place dans la chambre con-
jugale ; l'amie est battue et perd ses tresses ; la coupable profite
du sommeil du mari pour faire échapper sa complice, réparer'le
désordre et se justifie en montrant sa chevelure intacte. En sorte
que; si nous représentons la forme'orientale par w -f'a, b, c, d...,

l'épisode du barbier pour retenir seulement, retrouver et restaurer les élé-


ments primitifs. Or nulle forme occidentale ne conna. t cet épisode. Si donc
on veut à toute force que le conte des Tresses vienne de
l'Inde, on est réduit.
à supposer qu'il a commencé son exode antérieurement à la composition du
Pantchatantra, — ce qui nous renvoie à des temps préhistoriques ; — ou,
tout au moins, il faut admettre que le PanlchaUmlra'n'a contribué en rien à
le propager.
^92 LES FABLIAUX
la forme du fabliau par « -^ v,-x, y, s..., la'formule qui expri-
l'une quelconque des formes européennes 1 comprendra un
mera
ou plusieurs des termes v,x,y,z..., et jamais l'un des termes .a, b,
c ^_—Ainsi, deux choses ont été surabondamment prouvées :
non seulement les formes européennes les plus anciennes ne
dérivent point des formes orientales ; mais encore, après même
que l'imprimerie a répandu à des milliers d'exemplaires, dans
des langues diverses, la forme orientale, on ne voit jamais que
cette forme orientale et savante se soit combinée avec la forme
occidentale et populaire.
On pourrait s'arrêter là et clore cette discussion. Mais si nous
suivons encore notre conte dans ses destinées, nous y trouverons
l'occasion d'une constatation curieusa : tandis que la forme orien-
tale se transmet de traduction en traduction, toujours identique
à elle-même, la même chez Campeggi et chez Verboquet, morte
et comme enserrée dans des bandelettes de momie, le conte oral,
qui vagabonde librement par le monde, très étranger aux rema-
niements que les savants peuvent faire du Pantchatantra, subit
toutes les vicissitudes d'un organisme vivant. Il s'agrège des
traits nouveaux, en élimine d'anciens, se combine avec des
contes qui lui étaient primitivement étrangers : et c'est une
réelle surprise de constater sa plasticité, la diversité des éléments
1, Voici, pour être aussi exact que possible, les variantes de détail que
présentent ces versions. Le fabliau de Garin ressemble, plus que toute
autre forme, au fabliau précédemment analysé, sauf qu'il y ajoute quelques
grossièretés (notamment aux vers 228 et ss.) ; de plus, le mari est un bour-
geois et non plus un chevalier, ce qui rend plus vraisemblable le voisinage
d'une étable. — lions Sachs : l'amant est un prêtre, qui, à la fin du conte,
vient exorciser le mari ; c'est une vieille qui sert d'entremetteuse ; là fin du
conte est maladroite, car le mari a pu garder et montrer à son beau-frère les
tresses de l'amie complaisante, et la justification de sa femme demeure par
suite incomplète. — Boccace : la femme complaisante est une servante ; le
mari lui arrache une toufle de cheveux qu'il va porter à ses beaux-parents,
cependant que sa femme, Monna Sismonda, rentre chez elle et se met paisi-
blement à filer ; et, quand ses parents arrivent, elle proteste que son mari,
ivre, a dû passer la nuit chez quelque fille.
— Herrand de Wildonie : aucune
variante qui offre quelque intérêt. — Der Reiher : le mari, avant de couper
•les tresses, casse trois bâtons sur le dos de l'entremetteuse et
ces bâtons
deviennent des pièces à conviction qu'il faut faire disparaître
comme les
cheveux. — Cent Nouvelles : les bâtons brisés comme dans le Reiher et les
draps de ht ensanglantes sont les seules pièces à conviction dans cette seule
;
version le mari ne coupe point les tresses de sa femme..— Le Singe de La
Fontaine est une simple mise en vers du conte des Cent Nouvelles.
FABLIAUX ATTESTÉS DANS L'ORIENT : LES TRESSES 193
qu'il adopte et rejette successivement, et tout ensemble la force
de résistance et la vitalité de ces éléments assimilés. Il peut être
intéressant de faire rapidement l'histoire de ces contaminationsi
C'est le début- du conte qui permettait aux narrateurs le plus
de fantaisie. La forme abstraite et nécessaire que nous en avons
donnée, M, porte simplement : « Un soir, un mari a des raisons
d'en vouloir à sa femme ». Quelles sont ces raisons ? Le conteur
peut les imaginer à sa guise, sans que la suite du conte en
souffre. Trois conteurs — on ne sait ni l'on ne saura jamais qui,
ni où, ni quand — ont répondu différemment à la question posée,
et, pour y répondre, ont soudé, par contamination, au conte des
Tresses trois récits qui vivaient déjà et qui sans doute vivent
encore aujourd'hui d'une vie indépendante ; d'où trois familles
différentes selon que c'est l'invention de tel de ces trois conteurs
qui a prévalu.
a) La Mule. — Nous avons déjà rencontré l'une de ces trois
contaminations. C'est ce bizarre épisode du fabliau où une mule
est substituée dans l'obscurité à l'amant qui s'enfuit. Quatre
conteurs, bien distants les uns des autres, se rencontrent pour
nous transmettre cette tradition : ce sont Garin, auteur d'un
autre f abliau \ un poète allemand du xine siècle ou du xive, Her-
rand de Wildonie 2 ; le rimeur anonyme d'un autre poème alle-
mand dn moyen âges, enfin Hans Sachs, qui nous raconte cet
épisode avec sa lourde bonhomie 4. §

-
Cette histoire est assez mal venue, car enfin il n'y a aucune
apparence que le mari se laisse prendre à la ruse et croie réelle-
ment qu'il a pu confondre un homme avec une mule, un âne ou
un veau. Ce n'est pas sous cette forme qu'a dû être inventé le

1. Fabliau de la Dame qui fisl intendant son mari qu'il sonfoil, MR, t. V,
121.
2. Der verkehrte Wirth, Gesammtabenteuer, t. II, XLIII, p. 337.
3. Keller, Enâhlungen aus o.lid. ITss., der Pfafj mil der Snuer, p. 310.
4. Hans Sachs, Schwanck, Der Baver mil dem zopft, t. Î25 de la Biblio-
thek des liierarischen Verrins in Stuttgart, t. IX de l'édition de Hans Sschs,
p. 279, « Quand le mari arrive avec sa lumière et s'aperçoit que <-'eô< un âné
que sa femme tient prisonnier, la femme éclate de rire et dit : • Tu n'es pas
bien malin ! Tu t'en prends à ce doux anima] qui nous a longtemps servis, toi
et moi, qui nous porte du bois et de l'eau, et voici que tu veux le faire pendre
a une potence comme un voleur.' — Cet âne avait des pieds et des mains
d'homme ! — "Va, cher mari, tu es encore tout saoul de sommeil ! »

BÉDIEK. — Les Fabliaux. ls


194 -LES EABLIAUX

récit, et la version primitive est celle que nous donne le Çuha-r


saptaii ; on nous dispensera de transcrire cette imagination
ûhscène, qu'on pourra lire dans l'allemand de Benfey 1 ; il est évi-
dent que le premier conteur qui a contaminé les deux récits
racontait l'histoire du veau telle qu'elle, se trouve dans le Çuka-
saptatï* et peut-être la raconte-t-on encore aujourd'hui ,so us cette
forme : nos conteurs ou leur source commune l'ont adoucie ; ils
Pont rendue plus décente et moins vraisemblable 3.
b) La ficelle,, — Boccace et une autre lignée de -conteurs Ont
admis une tradition différente. La jeune Monna Sismonda, nous
\
raconte Boccace étant fort surveillée par son -mari, imagina,
pour être avertie de la venue de soii ami, Rsuberto,'d'installer en
dehors de la fenêtre de sa chambre une ficelle «dont l'un des
bouts retomberait à terre et dont l'autre, traînant sur le plancher
arriverait jusqu'à son lit, de façon qu'elle pût rattacher à son
orteil. L'amant venait tirer la ficelle, et des signes convenus
annonçaient si le mari était endormi ou non. Mais, im jour, le
mari, étendant le pied dans son lit, Teneontere la ficelle, l'attache
à son doigt, et quand l'amant la tire, il se lève, le poursuit, îe
rejoint, se bat avec lui ; pourtant Ratoerto s'échappe, sans que le
mari ait pu le reconnaître dans la muait. "Pendant cette lutte
Monna Sismonda a fait entrer sa servante à sa pîace dans le lit
conjugal, Suit le'conte ides Tresses,
1. Benfey, Mém. de l'Académie de Saint-Pétersbourg, loc. cil.
S. Ge -qui ne signifie yas 'que ce conte soit davantage d"DTigir.B orientale.
3. On p:eut rapprocher du récit du Çukascuplali la €& e des Cent Nouvelles
nouvelles. Par contre, je ne vois aucun :rapp.ort .entre >ce r.écit et la malpmopre
et insignifiante liston-e qu'indique Beniey : Morlini, éd. elzévirienne, Paris,
l'88-5, jioY. ÎLXVIII, .p. 122, De -ms-lioo -qui rcperit aduherum cum Txxore.
Quant à la lettre d'Aristénète que cite aussi Benfey, elle est incomplète et ~
nous ne pouvons savoir si elle avait quelque rapport avec notre coûte (Éd.
Boissonade, 1882, p. 194, dernière lettre, itEpc T-TJ? sj^EâDoio; tôv
u.oi£ov.
àTîoA'jo-jTï);) : Une femme, surprise par le retour du mari, attache
son amant
avec des cordes, et dit au mari qui entre : C'est un voleur qui tétait en train
c<
de piller la maison ; nous ne le livrerons que demain à la police..Si tu>as
peur, je -veillerai seule sur lui toute la nuit... » Le ms. s'arrête là. Par quel
ingénieux pToeëdë (E-JULEGÔS'-O.;) la femme délivrait-elle
son amant ? Nous
l'ignorons. Le Teeueil qui porte le nom d'Aristénète été écrit entre le ive et
a
le ve -siècle après J.-C. Voilà un des mille montes
grecs qui gênent Benfey ;
ce récit d'Aristénète, dit-il, dérive peut-être d'originaux indiens ; oui, sans
doute,-maispeut-être aussi d'originaux siciliens, ,ou Ibériques, gaulois, ^etc.
4. Décaméron, VII, 8. ou
FABLIAUX ATTESTÉS J3ANS L'ORIENT : LES TRESSES ,195
de conte a dû sans doute., lui aussi, vivre d'aine vie indépen-
dante. Mais le narrateur qni le premier l'a lié au .conte des
Tresses a été obligé de lui enlever son dénouement primitif.
Comment, dans la version originale, la femme se tirait-elle de ce
mauvais pas ? Nous ne connaissons pas de forme indépendante
de ce conte, sinon dans La Fontaine \
Mais le moment le plus curieux dans'Phis'toire de ces conta-
minations est celui que nous saisissons dans le poème allemand
de Herrand de Wildonie : il participe à la fois du récit des deux
/fabliaux et du récit de Boccace, en sorte qu'il associe trois
contes :1«) la ficelle ; 2°) l'âne ; '3°) les tresses. En effet, le conte
commence 'comme la nouvelle de Boccace : le mari voit une
ficelle ; sa femme en 'tient l'un des houts ; à l'autre, il découvre
un galant. Il le saisît par les cheveux et ne fie laisse point
s'échapper comme dans Boccace ; mais, comme dans les fabliaux,
ille^fait maintenir par sa femme pendant qu'il va chercher de la
lumière, avec menace de la tuer si elle le laisse échapper,; quand
il revient, c'est nn âne que sa femme tient par les oreilles. Suit
le conte des Tresses. — Ici notre récit est arrivé à son plus haut
degré de complexité : les deux versions qui couraient le monde,
depuis des siècles peut-être, Vâne ~j- les tresses — et, d'autre
part, la ficelle -f- les tresses, sont un jour parvenues, par un grand
hasard, aux oreilles d'un même homme, qui a répété le conte à
son tour ; mais ne voulant pas sacrifier l'une de 'ces -histoires
qu'il trouvait si jolies toutes deux, il les a combinées, non sans
i. Dans la Gageure des trois commères, une femme qui veut duper son
mari dispose une ficelle de la même façon que Monna Sismonda, avec-cette
différence que personne ne doit venir la tirer. 'Ce n'est qu'un Stratagème pour
provoquer la .jalousie du mari. Le -bonhomme, 'eB effet, voit la ficelle, croit
-qu'un •amant est au bout, s''arme jusqu'aux dents -et- va faire le guet dans la
cour, tandis que le galant s'introduit dans sa chambre. Trois nuits de suite,
le jaloux fait ainsi sentinelle devant la ficelle que personne ne vient tirer. La
•quatrième nuit, un homme vient, <jui la -tire. Le mari s'élance sur lui et recon-
naît son vadet. Celui-ci expose qu'il veut épouser la -chambrière et que c'est
pour lui un moyen de se -faire ouvrir que de venir tirer cette ficelle, qui
S'attache au -pied de sa belle. La 'femme explique à son tour qu'ayant vu,
«quelques jours auparavant, un fil au pied de sa ^chambrière, elle en avait
aussi disposé *m semblable et l'avait attaché à «on pied, pour surprendre les
relations légères de cette fille. — Je ne sais pas décider si La Fontaine a
reçu le conte tel quel, d'une source que j'ignore, ou si, contrairement à son
habitude, il a habilement remanié et rendu à sa vie indépendante le conte de
Boccace.
196 LES FABLIAUX
adresse, et a conté la ficelle + l'âne -f les tresses. Et c'est.la
source du récit de Herrand de Wildonie.
c) Le héron. — Une troisième et dernière série de narrateurs,
ont différemment profité de la liberté de répondre à leur guise
à cette question : « Quels motifs de colère le mari avait-il
contre sa femme ?» A la fin du conte des Tresses, le mari est
persuadé qu'il a rêvé, qu'il a été enfantosmé ; et. ce motif
secondaire a évoqué dans la mémoire de certains conteurs le
souvenir d'autres récits, analogues où un mari était pareillement
convaincu de folie passagère. Ce sont ces récits qui se sont liés,
alors au conte des Tresses ; de la sorte, le mari se persuade que
deux (fois, dans la même nuit, il a été enfantosmé.
Voici l'une de j ces histoires, telle que nous la donne un
poème allemand, der Reiher * : un homme, riche en biens et
en terres, se plaisait à élever un coq, qui, a son appel, volait
sur son poing et se laissait ainsi porter en tous lieux. Un jour
que l'homme le portait le [long d'un étang, il rencontra un
héron qui prit le coq pour un épervier, et qui, fasciné, se laissa
prendre à la main. L'homme revint chez lui, tout heureux
d'avoir pris un héron grâce à son coq et s'en fut inviter son
seigneur à le manger avec lui, tandis que sa femme apprêtait le
héron. Mais voici que, pendant son absence, une commère vient
causer avec sa femme ; toutes deux sont alléchées par la bonne
odeur du gibier qui cuit ; elles se laissent tenter, cèdent et
mangent le héron à elles deux 2. Le seigneur est reçu avec
honneur, et le dîner est fort beau ; mais de héron, point.
« Où donc, demande le mari, est notre héron ? — Quel
héron ? Mais celui que j'ai pris avec mon coq ?;— Où
as-tu jamais vu que l'on pût prendre un héron avec un
coq ? » Et tous jles convives, pris à témoin, conviennent que
pareille chasse ne s'est en effet-'jamais vue, et que le mari doit
avoir rêvé. Le mari n'insiste pas, mais se promet bonne ven-
geance pour la nuit. Suit le conte des Tresses, et le lendemain,
quand le bonhomme prétend avoir coupé les cheveux de sa femme,
celle-ci s'écrie victorieusement : « Cela est aussi vrai
que ton
1. Gesammtabenteuer, II, XXXI.
2. On reconnaît ici la scène amusante du fabliau des Perdrix.
FABLIAUX ATTESTÉS BANS L'ORIENT : LES TRESSES 197
imagination du héron pris par un coq ! »— Une histoire très ana-
logue se retrouve sous forme indépendante, dans {le fabliau
\
des Trois femmes qui trouvèrent l'anneau et dans un conte
petit-russien 2 : « Une femme, qui avait parié de jouer un bon
tour à son mari, prit à la nasse dix tanches, un jour | qu'il
était au labourage. A midi, elle lui porta son déjeuner, et en
arrivant au champ qu'il labourait, elle jeta les dix tanches à
intervalles réguliers dans le sillon j qu'il traçait, j Lei paysan
reprit un sillon nouveau et trouva successivement les [dix
tanches, encore vives, dans le ' [sillon qu'il venait [de | creuser.
Après s'être étonné du prodige, il donna pourtant les poissons
à sa femme, pour qu'elle les lui servît au dîner. Le soir venu,
elle lui apporta son repas, mais pas [ de poissons. J[« Où sont
donc mes tanches^? — Quelles tanches ? — {Mais celles que
j'ai déterrées en labourant ! — Es-tu fou ? où prends-tu que
les tanches vivent jamais dans les sillons ? » Le paysan battit
sa femme, qui alla se plaindre au sotsky 3 et lui raconta com-
ment son mari croyait avoir tiré [dix [tanches de son champ.
Le sotsky crut le paysan fou et le fit lier, tandis que la femme
allait chercher le pope qui avait [coutume d'entendre la con-
iession du bonhomme. Et tout en se confessant, celui-ci lui disait :
« Petit père, crois-moi, je les ai bien déterrées I » et [comme il
-entendait les tanches frétiller dans un i'seau Isous le banc : «Vois,
petit père, elles sont encore vivantes ! » Le prêtre le tenant de
plus en plus pour fou, le malheureux rentra [en lui-même | et
finit par dire :-..« Après tout, cela m'est peut-être arrivé juste-
ment ! » — C'est encore ce récit, affaibli et moins intelligem-
ment rapporté, que les Cent nouvelles et un méchant poète du
xvme siècle associent, comme le poète allemand, au conte des
Tresses *.

Cette étude, outre qu'elle détruit [l'hypothèse de l'origine

1. MR, 1,15.
2. Rudtschenko, Sudrûssische Voïksmârchen, Kiew, 1865, p. 165. Etudié
par Liebrecht, Germania, t. XXI, 1886, p. 385, ss.
3. Surveillant de cent âmes.
4. 38e des Cent nouvelles. Ce récit des Cent nouvelles est mis en vers dans
un recueil du xVme siècle, le Singe de La Fontaine ou Contes el nouvelles en
vers, à Florence, aux dépens des héritiers de Boccace, 2e vol., 1773, p. 8.
LE FABLIAU DES «
TRESSES »
Q
PRÉSENTE, PASSÉE OU A VENIR
ENSEMBLE DgS TRAITS QUE BOIT NÉCESSAIREMENT RENFERMER TOUTE VERSION
Un soir, un mari a des raisons d'en vouloir à sa f^mme, Qellerci trouve moyen ds s'évader de la chambre conjugalesans qye son
mari s'en aperçoive. A Ja faveur de l'obscurité, une nmie se substitue à la coupable et c'est cette amie qui reçoit une dure
çprre.etion. L.e mari lui fait en outre subir pne mutilation corporelle (il \u\ coupe le ne? oji les tresses). La vraie coupable
retourne le matin dajis sa chambre ej; peut montrer à son mari son corps intact, sans blessure, ni mutilatipn d'aucune sorte.
Le bon mari se laisse donc persuader qu'il a rêvé eu que les dieux ont réparé )'jnjure faite à une innocente.
FABLIAUX ATTESTÉS DANS L'OBIENT : LES TRESSES 199
indienne du fabliau des Tresses, met en relief un phénomène
curieux : c'est l'immutabilité des contes, lorsqu'ils passent d'un
livre à un autre livre ; leur puissance de transformation, au
contraire, lorsqu'ils se répètent oralement:
Tout conteur livresque copie son modèle, le modifiant le
moins possible, par paresse ou. par indifférence. Les invraisem-
blances ne le choquent pas. La Fontaine, imitant Boccace,
s'applique à marquer la physionomie de ses héros, à écrire de
jolis vers ; les données du récit lui importent médiocrement.
Pour les narrateurs lettrés, ces menues intrigues, sont sacrées^
comme les livres saints, car personne n'y tomche; Mais: on ne
touche pas aux livres saints, parce qu'on les respecte- trop ; on
ne touche pas aux contes, parce qu'on ne les prend pas assez
au sérieux pour leur faire l'honneur de modifications réfléchies.
A travers les versions orales, au contraire, la vie circule : c'est
que l'oubli, l'usure des épisodes et Nécessité l'ingénieuse les
transforment incessamment.
200 LES FABLIAUX

CHAPITRE VII

SUITE DE NOS ENQUÊTES SUR LES DIVERS FABLIAUX


ATTESTÉS DANS L'ORIENT

I. Fabliaux qu'il nous faut écarter : la Housse partie, la Bourse pleine de


sens, le dit des Perdrix.
II. Monographies des fabliaux qui se retrouvent sous quelque forme orien-
tale ancienne. — Rejet aux appendices, pour é-iter de fastidieuses
redites, des contes cVAuberée, de Berengier, de Constant du'Hamel,
du Pliçon, du Vilain Asnier, du Vilain Mire. — Étude spéciale de
quatre fabliaux : A, le lai d'Aristote : B, les Quatre souhaits saint
Martin ; C, le lai de l'Épj.vier : 0, les Trois Bossus ménestrels.

Nous avons posé ces [principes au cours ] de la précédente


étude r:
L
1) Il existe, [dans chaque conte, une partie [fixe, organique
_

et immuable, qui doit se retrouver dans toute version passée,


présente ou future, et une partie accessoire et mobile.
2) Deux versions ne peuvent donc être associées que par la
communauté d'un même trait accessoire, et l'on ne peut ni
l'on ne pourra jamais rien savoir du rapport de deux versions
qui ne présentent en commun que Je substrat organique du
conte.
3) Si pourtant, lorsque deux versions présentent des traits
accessoires correspondants et différents, tel trait de l'une d'elles
ne peut s'expliquer que comme une déformation du trait
correspondant de l'autre récit, l'une des deux versions est
dérivée de l'autre, qui doit être considérée comme la forme-
mère.
G'est ce que veut signifier, sans doute, M. G. Paris, lorsqu'il
écrit : « Il faut de toute nécessité distinguer dans un conte
entre les éléments qui le constituent réellement, et les traits
qui n'y sont qu'accessoires, récents et fortuits \ » Il nous faut

1. Bévue critique, 4 décembre 1875.


FABLIAUX ATTESTÉS DANS L'ORIENT 201
appliquer ces principes à tous- ceux] de -nos fabliaux qui se
retrouvent en Orient.

FABLIAUX QU'IL NOUS FAUT ÉCARTER DE [CETTE ENQUÊTE : LA


HOUSSE PARTIE, LA BOURSE PLEINE DE SENS, LE DIT DES PERDRIX

Deux de nos fabliaux, sous le titre de h Housse partie, nous,


rapportent l'histoire universellement connue du fils ingrat qui,
chassant son vieux père, est amené soudain au repentir par
une action naïve de son propre fils. Au [moment de chasser le
vieillard, il consent à lui donner un manteau {ou une housse
de cheval) pour qu'il en couvre ses membres nus. Son jeune
enfant, qu'il a envoyé quérir la housse, la coupe en deux
morceaux et n'en apporte qu'une moitié à l'aïeul. — « Pour-
quoi ? lui demande le père irrité. — C'est, répond l'enfant,
que j'ai gardé l'autre moitié pour vous, quand vous serez vieux
à votre tour. »
Nous avons conservé une soixantaine de versions de ce récit 1
et du conte similaire où un fils ingrat cache un chapon pour ne
point le partager avec son père, vieux et pauvre..Quand l'impor-
tun vieillard est parti, il retire le plat de sa cachette : mais le
chapon s'est transformé en une bête immonde, qui s'élance
à son visage et s'y attache.
Toutes les variantes de ces deux contes sont européennes,
sans exception. Félix Liebrecht 2 a pourtant cru pouvoir en
rapprocher un apologue du recueil chinois des Avadânas, dont on
sait l'origine indienne et bouddhique. Le voici : « Un jour, le
Dieu du Tonnerre voulait châtier un fils rebelle à ses parents.
Celui-ci lui arrêta le bras et lui dit : Ne me. frappez pas ! [Je
vous demanderai, ajouta-t-il, si vous êtes le nouveau ou l'ancien
Dieu du Tonnerre. — Qu'entendez-vous par là ? demanda le
Dieu.. — Si vous êtes le nouveau Dieu du Tonnerre, je mérite
d'être écrasé sur-le-champ. Mais si vous êtes l'ancien Dieu du

1. V. les notes sur ce conte, à l'appendice IL


'2. Dans son compte-rendu de l'édition des Avadânas donnée par Stanislas
Julien, Zur Volkskunde, p. 109, ss.
202 LES FABLIAUX
Tonnerre, je vous dirai que mon père s'est révolté autrefois,
contre mon aïeul. Où donc étiez-vous dans' ce temps-là 1 ?' »
Il est aisé de se convaincre, sans que j'aie besoin d'insister,,
que nous sommes en présence de deux contes distincts. La
Housse partie est l'un de ces mille contes dont on ne peut citer
aucune version orientale, fait qui semble- d'ailleurs négligeahle
aux tenants- de F'hypothèse indianiste'.
Si j'ai rapporté, ce. récit, c'est simplement pour donner, au
lecteur la confiance que j'énumère ici,, consciencieusement,
tous les fabliaux dont Je, connais une forme orientale, même
s'il ne s'agit, comme présentement, que d'un rapprochement
arbitraire [et [faux.
Écartons dejmême [de [notre'enquête quelques fabliaux qui
vivent aujourd'hui d'ans. l'Inde, comme ils vivent en Petite-
Russie, en Islande et ailleurs, mais dont nous ne connaissons-
aucune forme asiatique ancienne. M.. Cosquin 2 est disposé à
accorder à ces formes' indiennes une valeur toute spéciale :
« ..Voici seulement quelques années,, dit-il, qu'on a commencé à
rassembler les contes populaires du Bengale,, du Deccan ou du.
Pandjab., Combien de nos contes populaires européens doivent
se rattacher non point' à la forme, conservée par la littérature
indienne, — quand elle y est conservée,
— mais à telle forme
orale, encore vivante aujourd'hui dans l'Inde !»
Il est évident que ces formes indiennes n'ont a priori m plus.ni
moins d'intérêt que toute autre formarecueillie-en un autre point
quelconque de la terre. A posteriori seulement,, si, comparées
aux autres, versions, ailes nous révèlent,, en effet,, un état
logiquement plus, ancien, du conte,, nous devrons les considérer
plus, spécialement. Mais, les vénérer simplement parce, qu'elles,
sont indiennes, c'est affaire aux seuls, dévots de Péglise orien-
taliste.
Deux de nos fabliaux,, au moins, la Bourse pleine.de
sens et.
le Dit des perdrix, vivent aujourd'hui dans I'Tnde.
Dans le piemier, une femme prie son mari, qui part
pour
1. Fables el contes chinois, Avadânas, pp. Stanislas Julien, Paris, 1859,
t. n, n°'CXXT, p. 144'.
2. Cosquin, Contes de Lorraine, Introduction.
FABLIAUX ATTESTÉS DANS L'ORTENT 1 : LES PERDRIX 2QB-

un voyage-, de- lui rapporter «• une- 'Bourse pleine dé- sens- »,


comme- dans un> vieux conte- allemand elle M demande pour
« un pfennig de- sagesse- », et dans- un- conte- espagnol pour «• un-
maravédis fc prudence »-. Pareillement, dans- un- contre. kamao-
.
nién, elle demande, sous la même forme sibylline, que son mari
lui procure le- «i 3k>n du- mauvais- et le- mauvais- du. bon- » ».
De même l'amusante facétie- des Perdrix est attestée comme
actuellement -vivante d'ans l'île- 'de Ceyla-n et d'ans- ïe Sud de
PFnde 2: Mais, le- même- jour peut-être où un fbllc-lbriste la.
recueillait- dans une paillote cinghalaise, M^ Sébiltofr la retrou-
vait dans une chaumière- de la Haute-Bretagne, on M Braga 1.

dans les îles A-çores, ou M'. Bradé- en- Gascogne. f


'"'^ïl est bien évident qne-les formes fcamaonienne ou cinghalaise
de ces deux fabliaux n'avaient a priori aucun droit à réclamer
notre attention plutôt que les' versions bretonne, portugaise,
balzatoise ou lorraine. Nous avons pourtant fait au préjugé
orientaliste cette concession de rechercher,..avecune.naïve;bonne
foi,, si. quelque trait permettait, de; considérer, les variantes
indiennes comme les témoins d'ua état priiiimiïiïf dm conte.. Notre:
enquête, a été négative,, et ce serait- faiise^ trop d^hoaneuE à cea>
variantes, que- de- le démontrer. S'y arrêter- plus:, longtemps' serait 1,

pure superstition.
.Passons- donc, aux fabliaux dont, la forme orientale- peut,,
comme pour le; conte des Trêves, prétendre; à, quelque anté-
riorité- logiqiue-. o.u historiqiue. "

II

M'ON.OJGRAPHIÏESDES FABLIAUX QXTI S-ERETROUVEM.T--SOWSQUEEQVFE.


E'ORKE OKI.EKTA-LE. ANCIENWE

Ds sont dix. en, tout..


Userait fastidieux d'étudiés chacun d'eux avec la même luxe,
de développements que le fabliau, des Tresses. J'ai fait ce
travail; pouintant, car. il était, nécessaire.. Mais,[ po;ur éviter an.
lecteur d'insupportables, redites,, je rejette à. l'appendice II. mes?.

1. V. les notes sur ce conte et sur le dit des Perdrix à l'appendice H.


2. Cosquin, II, 348.
204 LES FABLIAUX

remarques sur six de ces contes : Auberée, Berengier, Constant


du Hamel, le Pliçon, le Vilain asnier, le Vilain mire. Si som-
maires et succinctes qu'elles soient, ces quelques <.observations
suffisent à montrer, je pense, que les formes orientales n'offrent
en commun avec les fabliaux français que leur organisme nu,
c'est-à-dire qu'on ne peut rien savoir de leurs rapports.
Je retiens seulement ici, pour une étude plus explicite,
.

quatre fabliaux : le lai d'Aristote, les Quatre souhaits saint


Martin, le lai de l'Êpervier, les Trois bossus ménestrels. Une
certaine variété pourra différencier ces petites monographies,
malgré leur analogie avec notre étude du précédent chapitre,
car chacune d'elles permettra de mettre de préférence en relief
quelque phénomène différent de la vie des contes.

Le Lai d'Aristote.

Le lai d'Aristote est l'un de ces contes qui, s'ils sont venus
de l'Inde en Europe, n'ont pu y parvenir, au xiné siècle, que
par la seule tradition orale, car on ne le retrouve au moyen
âge dans aucun recueil traduit d'une langue orientale : [le
Directorium humanae vitae 'l'a laissé! tombera du cadre du
Pantchatantra. Quand Henri d'Andeli nous affirme —'.comme
presque tous les auteurs de fabliaux, ses confrères,— qu'il a
« ouï la nouvele » ;de son ;lai n, nous "devons, donc l'en
croire ; mais, qui plus est, ceux qui le lui ont rapporté ne
dépendaient pas davantage, immédiatement ni indirectement,
d'un livre oriental traduit dans une langue européenne. \*
Lors donc qu'on prétend que ce joli conte est d'origine
indienne, on entend que, [seule, la tradition parlée l'a porté
du Kachemir ou du "Népal au clerc [Henri d'Andeli.,-'Quelle
raison a-t-on de croire à la réalité de cet 'exode ? Il en faut une
pour satisfaire, je ne dis pas seulement les sceptiques, mais, sim-
plement, ceux qui, par probité intellectuelle, exigent que celui
qui affirme se soit au moins préoccupé de savoir pourquoi il
affirme. Pourtant, il est curieux que les nombreux illustrateurs
du lai d'Aristote aient admis cette origine, sans plus ample dis-

1. Vers 40-41.
FABLIAUX ATTESTES DANS L ORIENT I LE LAI D'ARISTOTE 205
cussion, à l'ombre de la reposante [théorie orientaliste. Tous les
contes viennent de l'Inde, même ceux dont nous ne connaissons
aucune forme indienne ; or celui-ci est conservé sous des formes
sanscrites ; donc, il vient de l'Inde, nécessairement. Cela s'entend
de soi.
Il [y faut ('pourtant une démonstration, et il n'y en a pas
deux possibles. Si l'hypothèse de l'origine orientale n'est point
un simple préjugé, il faudra que les formes françaises supposent
à leur base les formes indiennes. Comparons-les donc.
Le lai d'Aristote est universellement connu. Mais, comme
il est un des joyaux de notre collection, on ne nous en voudra
pas de le raconter d'après Henri' d'Andeli, 'pour égayer un
instant la sécheresse de ces discussions.
Alexandre, le, bon roi de Grèce et ':d'Egypte, '[a* subjugué
les Indes, et, honteusement, « se tient coi 1» dans sa conquête.
Amour a franche seigneurie sur les rois comme sur les vilains,
et le vainqueur s'est épris d'une de ses nouvelles sujettes.
Son maître Aristote, qui sait toute clergie, le reprend au nom
de ses barons et de ses chevaliers, qu'il néglige pour muser
avec elle. Le roi lui promet débonnairement de s'amender. Mais
peut-il oublier la beauté de l'Indienne, son «front poli, plus
,
clair que cristal» ? Son amie s'aperçoit de sa tristesse, lui en
arrache le secret. -Elle promet de se venger du vieux.« maître
chenu et pâle » : avant le lendemain, à l'beure de none', elle lui
aurait fait perdre sa dialectique et sa grammaire. Qu'Alexandre
se tienne seulement aux aguets, à l'aube, derrière une fenêtre de
la tour qui donne sur le jardin.
En effet, au point du jour, elle descend au verger, pieds
nus, sans'avoir lié sa guimpe, sa belle tresse blonde abandonnée
sur son dos ; elle va„à travers les fleurs, relevant par coquetterie
un pan de son bliaul, et fredonnant une chansonnette :
Or la voi, la voi, m'amie,
La fontaine i sort série...

Maître Aristote d'Athènes l'entend, du milieu de ses livres; <

la chanteuse
- Au cuer li met un souvenir
Tel que son livre li fet clore.
206 LES .EAB-L'IAUX

« -Hélas f smnge-t-il, -qu'est devenn mexs. -coeur ?

Je sui to.z vieus et toz .cbenuz,,


a
Lais e't pales et noirs et maigres,
IBn filosofie -plus aigres "

Que nus c'on sache ne c'on cuide... »

Tandis qu'il se désole, la -dame cueille -des /rameaux de


menthe, en tresse un chapel de maintes 'fleurs, et ses « chansons
de toile » volent jusqu'au vieillard,, taquines et câEnes.
Par quel doux manège de coquetteries elle enchante le
philosophe, c'est ce que vous .lirez avec plaisir- dans Je vieux
fabliau. Bref, Aristote .se met à lui parler Ja langue amoureuse
-des troubadours et, comme un chevalier de Ja Table J5onde.,
.s'offre à mettre pour elle corps et âme, vie et honneur « en
aventure ». Elle n'en demande point tant, mais qu'il .se plie
seulement à l'une de ses .fantaisies.... : jqulil .se laisse chevaucher
un petit peu par elle, sur l'herbe, en -ce verger ; .« Et je veux
que vous ayez une selle sur le dos .:

H -consent ;
« J'irai plus honorablement. ».
voilà le meilleur clerc du inonde sellé comme
-un roussîn, et la mesehïne -qui rit -et 'chante clair sur son dos.
Alexandre "paraît à îa fenêtre 'de la tour. Le philosophe hri'dé et
sellé se tire spirituellement de 'l'aventure et retrouve •soudain
toute sa dialectique : « 'Sire, voyez si J'avais raison de craindre
T-amour pour vous, qui -êtes dans toute l'ardenr dn jeune âge,
puisqu'il a pu m'accoutrer ainsi, ïftoi qui suis plein-de vieillesse.
J'ai joint l'exemple au précepte ; -sachez en profiter ! »
D'ores et -déjà, a priori, avant -toute comparaison avec les ver-
sions indiennes, il est évident que cette forme se 'suffit à elle-
même. Rien qui décèle un remaniement. Nulle trace de rhabillage,
de replâtrage. Remarquez-vous un seul trait maladroit, nécessité
par l'adaptation à nos moeurs de données orientales ? Sous sa
forme .française, le. comte est accompli. Nous pouvons d'avance
l'affirmer: l'Inde nous livrera peut-être des versions-aussibonneB ;
de supérieures, non pas.
Or ces versions indiennes, loin/d'être.plus logiques, plus artis-
FABLIAUX ATTESTÉS DANS L'.0&H;NT ; LE LAI D'ARISTOTE 20.7
tem-ent motivées et agencées que le .fabliau, loin même de le
valoir, ne lui sont-elles pas misérablement inférieures ?
\
Voici -ceMe /du Pantchatantra — « Un ministre très sage,
Vararoutchi, à la ,suite .d'.une querelle conjugale, n'obtient son
par-don -qu'à la (condition de le demander à ,geno.wx,.la tête jasée.
— Pareillement, son souverain, le roi très puissant Nanda, après
s'être querellé, to.ut comme son ministre, avec .sa femme, n'obtient
«a .grâce que s'il se laisse mettre un mors dans la .bouche et
chevaucher nar elle, tandis qu'il hennira comme un cheval. Au
matin, comme le iai siège dans l'Assemblée, Var.arou.tchi arrive,
et le axai, quand.il le voit, lui demande : « Hé ! Vararoutchi, pour-
quoi ta tête est-elle rasée, sans que ce soit .jour consacré î — Le
ministre répond : « Là où ceux qui ne sont pas des chevaux
hennissent, on se rase -la tête sans que ce soit le jour. »
11 est Inutile d'insister sur la .médiocrité de ce conte.
— -Je
connais une seconde forme indienne 2, moins .sommaire et moins
insignifiante, que mes, devanciers paraissent avoir .ignorée.
Bharata, ministre d'un roi puissant, a dompté le peuple des
Pandavas. Parmi les captifs se trouve une jeune, fille, dont le
corps est recouvert d'ulcères .repoussants. Le roi, visitant le
butin, la voit et demande à Bharata : « Est-il possible que jamais
îin homme consente à_s'unir à une telle .fille ? — 0 roi, non seule-
ment cela est possible, mais je gage qu'elle forcera un homme
à la porter sur son do,s et à hennir en la portant. »
En effet, le .ministre fait soigner .et guérir Tara, sa captive. Elle
devient fort belle. Un jour il la'fait se baigner,, se parfumer,.separer
à merveille et convie le roi à dîner» Soudain, comme il s'entre-
tient &vec son maître, la jeune fille, jouant dans h. salle voisine,
lance par mégar-de par-dessus un rideau sa balle, qui vient tom-
ber au milieu des convives. Elle .entr'onvre le rideau .: « Père,
rends-moi ma balle 1.» Le roi, ébloui de sa beauté, s'émerveille :
« Bharata, de qui est-elle la fille ? — Je suis son père.
—Est-elle
déjà promise ? — Non, xoi. — Alors, Bharata, pourquoi ne me
la donnerais-tu pas ? — 0 roi, je te la donnerai donc, .»

i. Pantchatantra, .trad. Laneereau, -p. 296.


2. Mahâkâtjâfana und Kônig Tshanda Pradjola, ein Cyclus buddhistischer
Erzâhlungen, mitgelheill von A. Schieîner, dans les Mémoires de l'Acad. de
t
Saint-Pétersbourg, VIIe .série, XXII, n° 7, p. 25.
208 LES FABLIAUX
Le roi l'emmène dans son palais et son amour va grandis-
sant de jour en jour.
A quelque temps de là, le ministre demande à la jeune épou-
sée : « Fille, te sens-tu capable d'obtenir du roi qu'il te porte
sur son dos en hennissant ? » En riant un peu, Tara, répondit :
« Père, je
verrai !»
Après s'être parée de son mieux, elle prend devant le roi
une attitude désolée. Il s'inquiète, l'interroge : « 0 roi, les dieux
sont irrités contre moi ! — Que leur as-tu fait, reine ?—-0 roi,
quand tu as envoyé mon père pour dompter le peuple des Pan-
davas, j'ai prié les dieux et j'ai fait ce voeu que, s'il revenait
sain et sauf et victorieux, j'obtiendrais de l'homme qui me pren-
drait pour femme qu'il me portât sur son dos en hennissant.
C'est à toi que j'ai été donnée. Le nombre des femmes de ton
sérail est si grand qu'il me sera, je le sens bien, impossible d'ac-
complir jamais mon voeu, et c'est pourquoi je suis triste. — Soit,
dit le roi, je ferai selon ton désir ». — Mais la jeune femme garde
son attitude abattue. « Pourquoi, reine ? As-tu encore une
prière à m'adresser ? — Pas la moindre ; mais mon voeu com-
portait que des brahmanes seraient présents, ainsi qu'un joueur
de luth, qui jouerait, tandis que les brahmanes prieraient pour
le roi !» — Il accepte encore 1 et se laisse chevaucher par Tara
au bruit des instruments et des chants.
Ce conte est agréable et son auteur fut, certes, homme d'esprit.
La scène du jeu de balle est gracieuse, et c'est une plaisante ima-
gination qui termine le récit : non seulement la malicieuse Tara
obtient de chevaucher son royal époux ; mais, par luxe d'exigence
et pour bien montrer à tous que cette victoire lui a été facile,
elle veut que les hennissements de son mari soient rythmés par
les accords des luths et les prières des brahmanes.
Par malheur, ce très spirituel conteur travaillait sur des
données illogiques.
D'abord, quelle est la signification de son récit ? Le roi avait
gagé contre son ministre qu'il ne se trouverait pas d'homme pour
aimer une jeune fille rongée d'ulcères. Il n'a nullement prétendu
qu'il n'aimerait point une jeune fille plus belle que l'aurore,

1. Le récit prend, à partir d'ici, une direction qui ne nous intéresse plus.
LE LAI D'ARISTOTE 2J9
Bharata triomphe, c'est qu'il a tri-
-et si l'ingénieux ministre
ché au jeu. Le récit est un conte pharmaceutique, qui prouve
seulement l'excellence des drogues indiennes. — Puis, lorsque
la jeune reine demande à son époux de souffrir qu'elle le che- '"
vauche, il est bien étrange qu'il ne se souvienne pas du pari '
tenu par lui contre son ministre. Il est non moins invraisemblable "
qu'il croie au voeu stupide formé par sa femme. Mais cet oubli '
et cet aveuglement, mettons-les sur le compte des ravages de
•l'amour, et admettons ces données. Il reste encore que ce conte
ne signifie rien, car il se résume en ceci : un jeune prince, dans
toute la force de la jeunesse et des passions, trouve sa femme
tourmentée d'un scrupule religieux ; elle a fait, jeune fille, un
voeu que son mari l'aurait aidée à accomplir, s'il n'avait été
-qu'un modeste kchatriya. Hélas ! elle a épousé un roi, qui ne se
prêtera pas à l'épreuve ! Si le jeune prince lui montre qu'elle a eu
tort de douter de lui, qu'il saura apaiser le trouble de sa con-
science et lui prouver sa tendresse aussi bien que l'eût fait le
•moindre de ses sujets, il fait preuve, non pas de stupide passion,
•comme Aristote, mais de galanterie. Henri IV en eût fait tout
autant pour Gabrielle.
Comparez cette forme au Pantchatantra : elle est mieux racon-
tée, mais moins significative. — Comparez le Pantchatantra au
lai d'Aristote : la forme du Pantchatantra se résume en cette
médiocre historiette : « Deux maris, l'un très puissant, l'autre
très sage, supportent, pour apaiser leurs femmes, des épreuves
diverses et ridicules, et se raillent l'un l'autre. » Où est notre
vieil Aristote du conte français, si habile à démontrer à son
élève les dangers de la passion, et qui tombe dans le piège même
•que sa dialectique enseignait si merveilleusement à éviter ?
L'avantage reste manifestement à la forme occidentale du
conte. On peut assurer que ni l'un ni l'autre des conteurs indiens
ne la connaissait : sans quoi, ils l'eussent préférée. Il y a donc
présomption que l'Inde l'ignorait.
Mais, nous dira-t-on, le conte indien a subi, en voyageant,
une habile revision. Le lai d'Aristote n'est qu'un heureux déve-
loppement des données du Pantchatantra, — La théorie orienta-
liste manie en effet une arme à double tranchant, qu'il nous faut
émousser l'un après l'autre. Les formes orientales d'un conte
^SERIEE. — Les FaiHaux. **
210 LES- FAB-LIATOC
.

sont-elles,supérieures, ?-, <#&&„ dit^lle, q^-les-, conteras. o-ccide%


tausx sonfedesimaladroits^quidesKont gâtées, Lesiiormes-.orientales,
sontrelles'.in-férieuEess?.' c'est, q,ue-les conteurs! occidentaux, ont.
développe logiquement, et harmonieusement-, un. geame. indien.
encore informe,, ......
Aceept0ms-ene0arô--eette-seffinde-parfc^
d%!.I& précédente;.
.....
Qu'y a^tril: de-communs entr& lès;,versions-iindiennes,-et l&lal.
d'Aristote^: Le- minimum de.- rajipofct&r.passibles^ somme, no:us.
l'observons;, avec, suâiprise^ poun pnesqne. tous- nos, contess. Elles-
nmco-nicordenb.qiue par; umseuLtrait,:-, un^homme souffre-qu'une-
femme.'le--bâte et. le. chevauche^
OË;.—j;'en dëmanid^JiumhlementpM'danau lecteur^..,—laîlangpe-.
saei'ée,des .Vénas dèsait peni-rêtreç ,c0,mme-.n©t-re•languej-pogulaii'»j,
que'; certaines", femmes; «-, touisienti leurs maris-; en-: bourriques^ »^ et
;

natee. oonte n'.ésfe que cetï-B:- métaphore^ grossi eue,, réinilJégséeh en- .
sons sens matériel.--. Uneidée aussipeui compliquée ai pn .naii-ne-un.
1,

îïoïïïbeei indéfini de fois,.. et. ik est-, p© ssiMè; que le- grange oriental!
-.

et le gronpe'ocBidentàlnraientipa&m'ême la, eomm-una-uté- d'une-


origine unique. Rien ne s'oppose à ce que:.le- l'àii d'Aristote, sait-
sorti= tout organisé,,du, cerveau,desqneLque..clerc,; un.hean jnur-
qu'il-s'ennûyaift-àentendre-un maître;ès.-ai'ta-60mmenter l'Grgçt-.
non d'Aristote.,
Mais admettons-:, que- les trois fo&irres, du Pantchatautna^ du
.
MahâhâtjâjanOi, du.- fahliau.,. soient,, en, effets, sorties,- dîune,souree-
unique'... •

Si.un<conteur:m'a emprunté à;ses.modèles?.que cette, donnée,, :


«un, homme, raisonnable.'et, prudent, s'est-laissé. chevaucher, par-
une.-femme.- »v et. s-'il.-. en. a- su. tireri le.charmant, lai. £AristoteY je
dis que-le^ai. d'Aristote n'existait-pas jusqu'à- lui et qni'iLen.est
le. véritable^ inventeur-
Mais -esU-il. v.raioeent,' nécessairetdé, supposer quEL ait en- besoin
du point de départ des versiongrindicnnes-?Le& contes-r vo-nt4'Is
se: gâtant, ou,-, se-perfectionnant î, L'un o.u l'antre,, selon: qu'ils
passent- d?um komme d'esprit- à, un, sot,, on inversement., Dans
l'espèce,la- ques-tion.se réduit,à ceci :.un. conte, a été inventé,..on
ne; saiteofc On en. possède des- formes -indiennes- inédio-Gicas,, une
formei française excellente;.. La. for nie, excellente, est-elle, dérivée
' LE L-Aâi n ABJlSî'fâ.TE 211-:
des.4formesa médiocres- ? Gela-.est, possible!, non nécessaire., Mais,.,
dansmotre, incertitude;, ilsy>a une.présomption enj faveur, de,
l'hypethèsemversei-.Elle se-tire d!un principe-,d'observation,et de,,
bon. sens;,:, Informes .sottes, d'un,, conte, ne: sont goiot, les,.plus,,
vivaces. EUes.ne\vo.yagent-p.aSi-,Elles-sont,éphémèr.es,et,cadnqaies-..
Or, des deux formes indiennes de notre conte, l'une est insigni-
fiante, l'autre maljmoMvéeidl nfy>.aïdon&,pasdieii(d'en faire déri-
ver toute la tradition orale.
IL reste une troisième forme' orientale;' non-'indienne-; mais
arahe 1; Q'èst-lèTVizir~seïïé'et brid'é, quevi£ONSimmnt&l'AtFjaibëlï
M'easer: Ici,: tout concorde-avec le'fabliau, sauf d'insignifiants^
détails 2. Mais cette version est moderne et rien ne nous-permet-
dè~snpposer'qnfelle'-renîonte'jusqTi;ià;rrfedè'.' Plus-d'uneantre-ver-
sion ressemblé* parfaitement au- fàlni'an, sans' qu?ôiT lui attribue-'
5

aucun drnit"de'pridrités'urTk'récit-fran-çaisy Par-exemple, le-très'


charmant conte allemand-' d'Aristote. et- Fïïlis*-concorde aussi1
1 1

exactement' qw le"réciti araie-avec'lerlàrd;Henri d'Andeli ; lès-


mêmes-'détails' y-reparaissent, j'usqtfà- lk- jolie scène' dû-verger"
prihtanièr, où' FiîhV cravache Te- vieux'sage- avec- une-tige' dé^-
.rosier fleurie La'version-allemande ne-peut-elle-pas-'prétendre,
aussi bien-que la version-arahë, à être la source-du'fabliau ?:Le-
contede PAdjaibel Measer doit être ' placé* par -rapport-au' lai
7

d'Aristote', surle- même-plan que= l'une- quelconque dés répliques-


dé cette: nouvelle, telles que-lé' conté moral5dé-Marmonttelï ou-'
lé livret d'opéra comique d'Alphonse D'audèti- Le- récit arabe-
vient-il dix fàhlian,* ou inversement ?-Nous- ne- savons' etl'-ôn-
n'étaitpas plus embarrassé" pour- décider- jadis-
Si .Raçinat'. vient, de rapine..
Ou rapine'dé Kapihat.

Pourtant, si T'on'songe'à l'universelle-popularité du-lâvd':Aris-

1.. Cssàozme.,, Mélanges, de. liltàratureyorieniale, 1.7.8G, t. I, p. 16..


2. Aristote cède ici là place, comme ilconvient, à un vieux vizir, et là scène
se passe dans un sérail. Mais tous les traits concordent, jusqu'au mot
d'es-
pTit-par-lëqueî "le vieillard-bridé-se-tire de.- sa- mésaventure': « Prince,- c'est
que-j'èxhor--
parce qu-e-je-connaissais tous les caprices- de-ce sexe -dangereux-
tâis-votre-Mâjesté'à-n-epas-s'y livrer-; mes-léçons doivent- faire ptar-d'impTes-
siomsm"-rotre esprit- dépuis'que j'ârjomt l'exemple au précepte; »
3. Gesammtabenteuer, I, 2.'
212 LES FABLIAUX
raconté dans tout l'Occident par les prédicateurs" 1, sculpté
tote,
dans les cathédrales, aux portails, aux chapiteaux des pilastres,
les miséricordes des stalles, ou encore sur des coffrets d'ivoire
sur
et des aquamaniles, on conviendra qu'il y a apparence que ce
soit la forme européenne qui parvint au conteur arabe.

Les Quatre Souhaits saint Martin.

Le fabliau des Quatre souhaits saint Martin se trouve, d'une


part, dans le Pantchatantra et dans le groupe oriental des Sept
Sages ; d'autre part, dans un nombre indéfini de versions occi-
dentales.
Posons-nous cette double question : Y a-t-il quelque raison
de croire que les formes orientales soient les ' génératrices des
autres ? s'il nous semble que non, quelles sont ces formes géné-
ratrices ? c'est-à-dire, que pouvons-nous savoir de l'origine du
conte ? — En second lieu, si nous groupons en familles les ver-
sions conservées, ces familles peuvent-elles nous renseigner sur
le mode de propagation du conte à travers le temps et l'espace ?
Je veux le remarquer tout d'abord : si pareille enquête sur un
conte peut être féconde, c'est ici qu'elle le sera, ou jamais.
Notre fabliau appartient en effet à la catégorie des contes à
tiroirs : d'un cadre donné, commun à tous, les différents narra-
teurs peuvent éliminer les épisodes qui leur déplaisent, pour y
introduire ceux que leur suggère leur fantaisie. C'est ici que les
traits accessoires, qui, dans tout conte, sont abandonnés à la
libre invention du narrateur, apparaissent le plus clairement
comme arbitraires ; par suite, c'est ici que la communauté du
même trait accessoire groupe les versions par les ressemblances
les plus nettes, ou les oppose par les contrastes les plus saillants.
Ainsi, dans notre fabliau, la donnée commune est simplement
celle-ci : un être surnaturel accorde à un ou plusieurs mortels le
don d'exprimer un ou plusieurs souhaits, qu'il promet d'exaucer.
Ces souhaits se réalisent, en effet ; mais, contre toute attente et

1. Ilse trouve en eflet rapporté dans le Promptuarium exemplorum


d'après Jacques de Vitry (V. Gesammt., I, p. LXXVIII), bien qu'il
ne.se re-
trouve pas dans les Exempla de ce dernier. — Naturellement Schiefner affirme
que c'est « Jacques de Vitry qui a transplanté ce conte d'Orient en Europe ».
(V. Mèm. de l'Ac. de S.-Pétersb., art. cité, p. vu.)
LES QUATRE SOUHAITS SAINT MARTIN 213
par la faute de ceux qui les forment, ils n'apportent après eux
aucun profit, quand ils n'entraînent pas quelque dommage.
Ce seul énoncé rappelle les bons tours que Dionysos joue au
roi Midas,
La miseria delP avaro Mida,
Che segui alla sua demanda ingorda,
Per la quai sempre convien che si rida.

Cette donnée est aussi universelle que l'idée même de la


prière et de l'inintelligente vanité de nos désirs.
Il est évident que les personnages à qui sont dévolus les sou-
haits peuvent — la variété des désirs humains étant infinie —
former les voeux les plus divers. Si donc, libre d'élire à son gré
l'un quelconque des biens de la terre, des eaux et des cieùx,
beauté, honneur du monde, puissance, richesse, une femme
choisit de posséder une aune de boudin, on reconnaîtra que ce
souhait n'offre aucun caractère de nécessité. Si trois versions
— espagnole, tchèque, allemande—-reproduisent ce même voeu
imprévu, ces trois versions seront associées avec une évidence
plus indiscutable que dans la majorité des contes.
On le voit : les contes à tiroirs sont ceux qui nous fournissent
les classements de versions les plus sûrs. C'est pourquoi j'implore
du lecteur, pour cet humble conte à rire, sa plus scrupuleuse
attention.
Je connais de ce conte vingt-deux variantes, qui se ramènent
à cinq formes irréductibles \
Je ne donnerai que l'essentiel de chaque version, m'efforçant

1. Voici les études que je connais sur les Souhaits saint Martin :
1° Grimm, Kinder- ùnd Hausmàrchen, notes du conte 87 ;
2° Von der Hagen, Gesammtabenteuer, II, xxxvn ;
3° Benfey, Pantchatantra, I, p. 495 ;
4° Lang, Perraull's popular laies, Oxford, 1888, p. XLII. —- L'étude de
M. Lang est conçue à peu près dans le même esprit que celle-ci, que j'avais
préparée avant de connaître son édition des contes de Perrault. La'mienne
ne fait pas double emploi pourtant avec celle du savant anglais. Ce n'est pas
que je tire vanité des quelques versions du conte que j'ajoute à sa collection :
je profite de son travail, et le premier venu pourrait allonger notre double
liste. Mais là où M. A. Lang n'a voulu montrer que la difficulté des pro-
blèmes qui se posent, je prétends faire voir qu'ils ne sont pas seulement
difficiles, mais insolubles.
21.4 -LES :EABLIAU;X
:de faire saillir aies traits ;distittctifs dcchacune. d?.o.ur .la plus
grande::eiai;té,>de:l^eàp:osition,ï3e.îr4:ette,eh.noterons des détails.
Voici.-qm-el-les-sont:ces;formes, en prkeédant :'d,esïflusnsimples
aux plus complexes : .

A. PREMIÈRE FORME. — M n?ïes.t..aacordé-jgiir'>unïseul souhait à


un seul homme.
Sur le conseil de sa:'femme,Thomme'torme unTceu grotesque:
celui d'avoir deux têtes et quatre bras. Mais, à peine a-t-il été
exaucé,des gens rru'il rencoiltre'.le'prennenf-pour-un:génie'mal-
faisant et le tuent. .
'Cette forme n'est -représentée -que-par;le -seul:Pantchatantra K
.

B. SECONDE FORHEË. —,11.est accordé deux .souhaits, chacun .à


une- personne différente.
C'est la donnée:d?une'fàble.de Phèdre. —"Deux: femmes, dont
"l'une a un enfant au berceau,et dontTautre est une courtisane,
ont éhichement. reçu Mercure dans'leur maison. "Pour les ..payer
en proportion de leurs mérites, il accorde/à chacune un souhait
-qu'il .promet d'exaucer. La mère souhaite de voir Te ".plus tôt
possible son enfant avec de.la barbe au menton.; la courtisane,
d'attirer à elle tout ce qu'elle .touchera. "Mercure.s'envole et
les deuxiemmes rentrent chez,elle,: la mère trouve son enfant
dans son berceau orné,d'une.barbe magnifique ; à cette'vue, la
courtisane éclate de rire et porte la main à son nez ; quand elle
laiss.e..retomber le bras, ^son nez suit sa .main
Traxitque ad têrram nasi ,lcaigituiiiiieîm'2.
C. TROISIÈME FORME.
— 'Un même don est accordée deux per-
sonnes : l'un tourne à bien, l'autre à mal.
Le Dieu Pô "(Bouddha), bien-Teçu chez une "pauvresse, 'lui
accorde ce don qu'à peine il aura quitté la demeure hospitalière,

1. 'Traduction Laneereau, p. '333. ;Il s'agit .'d'un tisseraud mommé Man-


tthara (= niais),-qui veut coupeT un -arbre-sinsapâ. '-Mais -dans ;eet-,arbre
-réside-un Esprit-qurlui-demande de-respecter=sa ^demeure, ÏIL l'épargne,

éiïet,-et par.TGoonîîaîBsauceilt'EBprit!-'luhaceorde-un-sojïb.ait-,à.'safantaisie.'en
31
consulte-sa =femme, -malgré l'opposition -4%n:baÊbier tde
ses ;amis. "Elle "lui
donne son -sot .-coas-eil, ~-â'fm qu'il puisse 'travailler,'.double.,à
' son >ané"tier de
-tisserand, grâce à,-sa-double-paire?de-bras.
-~. -Phe'dre,. Appendix, 'XV. 'Benfey ---rapp-r-oclie un oonite .du J PeiUaminmie
éd. de Basile (Liebreclit, II, 156),
que je ne connaisrpas.
LES QUATRE -SrjUHAlTS-S-AINT MARTIN 215
elle ^pburrà'continuer tout -le jo ur l'o ccup afion çune-fois-'oommerH
-cée. "Le.€ieu parti, elle^aune de <'la•toile. l!La toile -s'àllonge^ous
ses doigts, et elle-continue ainsi jusqù'-au'coucher -du 'soleil, si
bien queïsa;raaison.:s?enTp1lit.d?.êto'ffes1.
— ïUne .voisine ravare,
riche -et galouse, ohtient >du .dieu E.ô,la;anêmelavem',.;!mais,,au
'momentiâ,'imiter;fe:pàuva>esse,elleïS.e<dit::-«.Si j'anne de;la toile
tout le ..jour., des i'bêt.es---dB-,ma'basse-cour auront ;faim-.et soif,;,je
vais, leur doiiner,au.ni@ins'.de:il'eau. ». E±,.\k.ajournée^entière,-elle
.leur verse de l'eau, sans fpoùvniîr ss?vai'reter, stant -..qu'elle linonde
tout „-le-pays.
-Glest ain'rconie chinois 2. -On;.l'a.jPetTO.uvé,©n Poméranie, ^dans
la jrlesse, ailleurs encoies. -.Je îRaL:entendu .naoi?même conter .à
Gaen, tsous icette dorme bientgauloiae.:''Sâint.,Pierr,era.octroyé.à
deux femmes la même faveur que le dieu Fô ; l'unercompte des
-écus .tout le jour.; Jlautre,- comme -.dans le conte ..chinois, inonde
aussi le pays jusqu'au coucher du soleil, mais à la façon de Gar-
gantua monté sur les tours de .Notre-Dame4.
J). .QUAIREÈME FARÎIE. — M est nceorM .trois souhaits^chacun
à une,personne .différente.
Un conte populaire français nous raconte .comment .les fées,
p>our remercier .tr-ois.frères'de;les avoir fait .danser, leur accordent
un souhait à chacun. L'aîné,,qui est-.en.possession-.de.lihéritage
paternel, ne trouve aucun voeu à exprimer ; mais, comme il doit
s'exécuter, il demande que. son veau _guérisse la colique de qui-
-eonque le saisira par .la queue-—'LejpluSjjeune-ifi'ère, irrité.,de
sa sottise, «ouhaite q,ue;Iesi.'eoraes-de-ce weau-passent sur•'lastéte
'1. -Berifoy Tapp-eîle (p.'-'WS) sm-'conte^tliibétéun'où-'aes'vo'leurs'voient-auss-i
s'allonger -indéfiniment- entre leurs -maïiis -=une pièce- d*étô@e qu'ils 'veulent
'faire-passer par une ïeriêtre.
'-2. îl--est-.anaîysé-par Grimai, ïïUrider--urid>H'W'sm&rchen,Hoc.,cil.Oompa-
Tezun-coirte-?dea'Amiéiiôis,--p.-'p. M.^Oamqy.'MéZusme,;I, col,''24:0.
S.'C-'est'Beriîey (foc. cfcj^qui-rappë'lle ees--veT«ions-et je n'-aï-pas-vcriÊe-ses
indications.
:4. JOn sent, Sans-tous ces--Téeits, 3e'-voïsinage de«faMes,-anàlogues, comme
celle du paysan qui redemanxle a. 3upiter sa-»cognëe -perdue. (Cf., 'outre Là
Fontaine, 'Rabelais, "2e yrôlogue- du -quart -livré;) -ïïe -ae 'les fais-pourtant-pas
^entrer-«n:-îigne-xie'Compte,'parce que la^domree ^essentielle demotre fabliau
y disparaît : 'il-ne^'agit-plas ïci< d'-un-'don^accordé -aux Iicros-du conte avec
faculté fe^^ppiliquer délibérément à tel usage-qtfïl leuT-plaïra/mais d'une
-prièreJdétermmëe qu'ils «dressent^ la divinité, ce qui leur attire, -selon-leurs
mérites ou leurs torts, profit ou dommage.
216 LES FABLIAUX
de son aîné. Le cadet, fâché à son tour, demande qu'une tête-
— frère. Les-
de chien pousse sur les épaules de son plus jeune —
fées compatissantes'annulent les trois souhaits 1. .

E. CINQUIÈME FORME. — Trois souhaits sont accordés à un mari


à femme, qui les gâchent ainsi la femme forme le premier-
et sa :
qui, réalisé, parait ridicule au mari. Dans sa colère, il en.
voeu,
exprime un second, qui ne fait qu'aggraver la situation. Le troi-
sième souhait est employé à annuler les deux premiers et à réta-
blir toutes choses en leur primitif état.
Comme une sorte de justice distributive préside aux destinées-
des contes, c'est cette forme, habilement machinée, qui nous
apparaît comme la plus vivace. Elle est représentée par un grand,
nombre de variantes, qui se distribuent en plusieurs familles et
sous-familles.
E'.) Les souhaits sont perdus par la distraction ou la futilité
de la femme.
a) Tantôt dans le Romulus et dans Marie de France :
1. La femme, qui a un os pris dans la gorge, souhaite que son
mari soit pourvu d'un bec de bécasse pour qu'il puisse lé
lui retirer ;
2. Le mari en souhaite un semblable à sa femme ;
3. Le troisième voeu rétablit toutes choses en l'états.

1. Cette maladroite version est communiquée, d'après une tradition orale,


par Colin de Planey, dans son édition des OEuvres choisies de Perrault,
Paris, 1826, p. 240. — Je ne la connais que par M. Lang. On s'étonne de-
voir un aussi libre esprit que M. Lang reconnaître dans ce veau la bête
sacrée que les dévots hindous tiennent par la queue à l'heure dernière. Pré-
cisément parce que le boeuf est un animal sacré sur les bords du Gange, pré-
cisément parce qu'en tenir un par la queue, c'est accomplir, en certains eas,.
un rite religieux, un Hindou,' cherchant un épisode tout à lait ridicule pour-
son récit, aurait fait tout le tour des combinaisons possibles, avant de s'ar-
rêter à cette imagination sacrilège ; le souhait du jeune homme n'aurait rien
de bouffon dans l'Inde. — C'est ici un témoignage curieux de l'influence-
qu'une théorie depuis longtemps courante peut ceux-là même
qui, comme M. Lang, s'en croient le plus dégagés. exercer sur
2. Romulus Mariae Gallicae, Hervieux, Les fabulistes latins, II, 532,.
p.
n° XLVII. Les souhaits sont accordés par un follet (nanus moniiculus, dit le-
texte latm), dont un vilain s'est emparé et qui veut, par ce don, recouvrer sa
hberté. Le bénéficiaire des souhaits est le mari, qui, la prière de sa femme,
sur
lui en cède deux. Dans le texte latin, la femme, qui s'est étranglée, souhaite,
a son mari un bec de fer.
LES QUATRE SOUHAITS SAINT MARTIN 217
l) Tantôt dans une nouvelle de Philippe de Vigneulles 1 et
dans un conte recueilli à Leuze en Hainaut 2 :
1. La femme souhaite un pied pour sa marmite cassée ;
2. Le mari demande que le pied de ce pot entre dans le ventre
de sa femme ;
3. Statu quo ante.
c) Ou bien, comme dans Perrault 3 :
1. La femme s'écrie :
Une aune de boudin viendrait bien à propos !

2. Le mari riposte :
Plût à Dieu, maudite pécore,
Qu'il te pendît au bout du nez !
.

3. Il est trop heureux


D'employer le voeu qui restait,
Frêle bonheur, pauvre ressource,
A remettre sa femme en l'état qu'elle était.
Outre la version de Perrault, j'en connais trois similaires : un -

conte allemand i ; — un conte magyar 5 ; — un conte espagnols.

1. Philippe de Vigneulles, 68e nouvelle.


2. J'emprunte l'indication de la forme hennuyère à M. Andrew Lang, op.
cil.
3. Perrault, Les souhaits ridicules, conte en vers. C'est Jupiter qui les
accorde à un bûcheron, lequel en abandonne un à sa femme.
4. Hebel, Schalzkàsllein des rheinlàndischen Hausfreundes, 1811, p. 117-
C'est la fée des montagnes Anna Frîtze qui donne les souhaits.
5. The folk-tales of the Magyars, collecled by Kryza, Erdélyi, Pap and
olhers, Iranslated and ediled by the Rev. W. Henry Jones and Lewys L. Kropf,
Londres,. 1889, p. 217. -— Un pauvre homme trouve, près du champ de
maïs du seigneur, une petite fée traînée par quatre jolis chiens noirs dans
une voiture d'or. Le char minuscule est embourbé. Le paysan délivre la
fée, et c'est par reconnaissance qu'elle lui accorde trois souhaits. Mais c'est
sa femme qui doit les exprimer tous les trois. (On voit que, par ce trait,
'unique dans notre collection de variantes, cette version ne répond pas exac-
tement à la définition du groupe E.) Par l'effet du premier souhait, descend
le long de la cheminée, dans une poêle à frire, une saucisse assez longue pour
enclore tout le jardin. Ce qui est curieux, c'est que le mari n'en est point
irrité, mais qu'il cherche, pour le conseiller à sa femme, un second souhait
plus profitable. IJemandera-t-elle deux génisses ? ou deux chevaux ? ou deux-
cochons de lait ? En y songeant, il bourre sa pipe et veut l'allumer avec un
tison. Mais il s'y prend si maladroitement qu'il renverse dans la cendre la
poêle à frire et la saucisse. — Puisse-t-elle, s'écrie la femme, te pendre au
bout du nez ! — Puis, par pitié et par amour, elle le délivre.
6. Cuenlos, oraciones, adivinas y refranes popi lares é infantiles, recogidos
218 rLES:BABiIAUX :

IL.-Bans d'autres tvemions.,, les souhaits xsont [gâchés ,par:la


coquetterie de la femme, '

d) .l.iEIle,demande à.ideveniriajplusAétteid-es.femmes;.;
.
-X ie jmari,jjalo.UiÇ, souhaite qu'elle soit .-^langée, en chienne
,
;
3, Statu quo ante.
C'est un conte arabe \ et, avec des divergences «omhreuses,
un conte de l'Inde musulmane 2.

por Fernan Caballero,..Madrid, ,187,7,jp. ;„103.,ifios/*feseos..rBersonne, non pas


.même Perrault et Grimm, n'a conté notre récit avec autant d'agrément que
la femme de grand talent qui signe du nom de Fern-an<{Gâbâllero. — Deux
vieux époux très pauvres sont assis .au iCoin jiu leu, < et an dieu de rendre
-grâce à Dieu de ce peu qu'ils .luii-doivent,.Ils ;envientila pièce de terre de
l'oncle Polainas, le mulet de l'oncle "Polainas... Par là cheminée descend,
toute mignonne, une très petite femme : c'est Ia:-'fé:e.:'Eortuhée. -Elle iaccorde
le premier souhait à la femme, ,1e second au mari ; quant au troisième, il
•devra être formé d'un commun"aceordjjar les deux époux, .etla fée reviendra
1

l'exaucer en personne. — Long débat ;du vieux et de.'la -vieille, embarrassés


de choisir. La -conversation finit par tomber sur 'des matières indifférentes
et sur..les:superbes. nwrcillas .des voisins. —.C'est, par distraction que laiamme
en souhaite une, et c'est par.colère que le mari la lui suspend au nez. —
Ici, un ^épisode -plaisant. "Le vieux voudrait bien employer-mieux'le "troi-
;

sième souhait ; mais, on s'en souvient, la fée a imposé cette condition qu'il
serait formé d'un commun accord p.ar'»le«marivet'Ia -femme réunis. iLe^vieux
supplieidbncisà:compag;ne.:âeyse:résigirer.à .-.vivre .'a^'ecisen incommode- app.en-
-dice nasal. Riche, il lui fera faire un bel étui en or pour l'y enfermer. Comme
son :élaqu6nee;-ne;Ia persuade-pas,vil fautsbien. qu'ïlise--résigne'à xiemander,
par son troisiènïecso.uhait,_le.sï«l!!*.-gito.aaïe,:f.IaL'fé,e-For-.tunée--vieii!tle Tétâblir
et.tirer la raoraleiide.llavenlure.
î. Freyta.g.,.jAi:àbumcprop.er.bia, il, i-687. JJe'toadtiis du-la-tin-le ïtexte assez
-court '.donné -par ÎLiebrecht, •-.Oraeai.sund Occident, QHI, -p. s376,.-ià propos *du
co-Dite.lÙLdËSiDeutsche.'Mâhrcken'de-Simrock : «.îLeïmarl'.diu-ne 'femme ijùive,
nommée tBasnsa, iavart.'obtemi rde :D.ieu;le droit -d'exprimer trois souhaits,
-qui-seraientiîexaucés..Basusa :lurîarnacha-la:-grâce-y-'eii-fformer-run---elle-même,
,

et obtint de.idevjenir.la.pius'iie'lîe femme.-sdu monde. :<ElIe> espérait =aiusr quit-


ter Bonrimari,.ren.ise;faisant:enlever.LGelui*cn,..drrité,--demantia' qù'eller-fût-trans-
formée^nuchienne.iMaisises fils:le supplièrent.de.Ia-rétablir len^son »état pri-
mitif, îce; qufils ^obtinrent. >»
:2. îC'estiMnf-eoïtte-irecueilIià TEhab43Îlïâjnp'On.T,'-îét <qaie-je itrowve dans vl'oeu-
:
-vrage.-iittitiiîé;.:-.Mi}îî/i0UîïAe<whel:<orihow ililulped:itoigov.enn-Lwtdia,:hy-.Lmit.
•Col. .33. LewkvLondres,;l-885,
p. -&1. : C'est Eone ïorme-très piquante,-^j.ui
.nefrépon:d:p«s:toiit.à-:fait.à.;ladéfinition dù,graupe.E,76t-où s'exprime bien-:1e
fatalisme nmsulnxan. 3§a. Hautesse Moïse, passant -à travers jungle-à
l'heure»deMla:.prière,'.y voit -un :v,ieulard. couvert .d'une,
une
pauvre -pièce d'étoile',
qui-p-rie,:tandis.-:quevsarfeinme'.etson fils, RUS ;jusqu'à-Ja'.ceinture,coati Impar-
tie anïérieurë du .(corps, enfouie .dans le ;sable. A-^ses jquestions les pauvres
gens répondent-qu'ils n'ont que ..ce seul .haillon,-dont -ils se couvrent tous
trois ; mais, ;par,décence,;.à lîfaeure.deila prière, chacun•d'euxysuccessivemènt
LES QUATRE :;&©.U3î\ArES:-.SAINT MARTIN 219
^.e)..1., La:femmesdem.and>e dies-.'cheveuxiîdbr••fitTmie.;à)K@sse,pour
les brosser ;
,2. Le:mariidsmande^queÉaJîBO'sseijIuicentueiautcarps:;
.-3-. Statu jqjzo <:witi,e.
Cette forme est celle d'un conte allemand du xvne siècle 1.
î) 1. La femme d»mandeilaTfdus;ibeMeB!obeuqîui;e;jam.àisifemme
ait revêtue.
2. Le mari souhaite que la robe lui entre dans'ile .corps.
.
3. Statu îquo mixte.
CiestlarfQrn£e.que'noimiivr£.:nn-ra^^

.-prend -.ce-mié chant vêtementpour lui -seiil,! tandis -.quelles >fieux-saufa»es--cachent


leur jiuditér;dans île sable..Moïse)promet-, .de !les-.-tifer-..d':embarras,-exposé, le
-cas à Allah, qui leur accorde trois souhaits à tous trois. La femme, avec
l'approbation de son mari, souhaite de redevenir jeune et très belle. Mais
iBomme Lvrsrieilie miarplus-^que TtjumzeLans, le..'gouverBBur:)de3la;pDovjhïce,c!qLui
«chasse)par,-là-etjlartronv^e-ibelleàTs.o;uhait,;Jafart.mettî?e..'daBSî.uii:paiôQxq-uin=et
lemporier vEES:j-sa résidence. —r.«oSouliaite::qu'elle!>soit;tranB'foi!méetJEn:,-.pour-
-fleaul»> idit.'le vieillard: iàsson fils. ..'AiiisiMait. — iEn ;voy.aiït.. cette métarnor-
..phese,i.les.:porteurs-croient porter -lediable,.. laisseutTifamiberdeiipalanquÈa-'et
,

.leripuuroeau--revient, très humilié, jà^la jungle,< où de -troisièmeasouhait -est


,-fimplDyé.rpar,Ie:maTi.à-lui: rendre: sa <forjneprimrtrv.e.ide.-vieille 'feriimE. •-=—
iQuelques .jaurs:"ap2ès,.-à .liheure de la-pmère,..'Moïse.'retroave -:SBS stBois- pro-
-tégés^dans l&miême! posture quiauparavant,/ Kuurpi-iant aenveloppé-du même
.•Jiaillon,;ies deuxriaji-tres'tenfoiris jusqjiià la-eêintujce.rll-varseipIaindre^à-AUah,
îquidui: dit : --n.Xa.i- remplides.désirs ï.d.e ces .teois .-personnes. ;T> JMcase -se :fait
.:raoonterjda-s.mteides-!arKeiitures/-.e.t,:ïay.aHtïapprise, il:metiiaanain devantesa
ibouche,sdEvient pensif,-et -dit.:• « -Allah est-,grand: ! .Allah iestT.tout'piïisEairt !
:Qni.peut.dire-sou-éloge ? »—-lOmaie-^vàit pàs,!dans-.ce ±rès joli.scpnte^iàfiqiioi
«eTt-.l'intEFveiLtion-aiuiffils. Iï-ue--gêne;ipas, il.est'vrai,-jpmsqui!iL-nei-s'-agit plus,
sdanstïcette.veision,.E'.unBfadppusitionamÉrejle marieet-Ia: femme: ;.analgré>aa
,-co;qiuetteiie;=iénile,.leTroeu ajueiîforme ia-^viied'Ué.- est,,raprès Ltou±,.iort:rai6on-
,mahle, :comme lesideux-autres.--—.;L'espri.todu: icuiïteest ftou.t.îchang.é:Lëtpeut-
«.'êtrei-foudraitrilscansidérETile récit ;dei Gh'âliojgéhânpour,-rcammec-oeiesixième
-.farm-ejiirédnctiMaaknconte.
1. .ile:-uie ,cunnais.-Eè*terfoimîfi..-5jHe'mar.:lkHaâyse3incoimp]ète'{quïendonne
Grimm, loc. cil, Il la rapporte en abrégé, d'après Leh-mann, •,amimmeuénten
:.poel.jBUinmn^aitai,lV^&ii(âoTt,A&W,^.-WX, ouvrage que-jjem'ai .pn toepro-
;cuEEr. Voici de ïtexte, peu .-clair, donné-; par'j&rnnm, :::«. Iharriw so.xroen'tfque
-«lïihommeia feeanooxqvrdejboûheur.roeàns que :ceJb.ouheur jsdit. béni,..:ainsi
'« Tqu/iliadviHtide-cetteMemm-e,oa apui S. Piierre,iavaxt:.aGcordéitrois::sauIiaits
« pour, son .pIus.çgrandIKien.:CaT-.eaie,.saKha'ita'd.'àbDÈdri.ne:
chevelure.blonde,
•«-puis une forasse...» <3rimm-&jo.-D±e.:«7miais-son mari fit, à pippos de'sa
--« brosse,.-un^vbau mauvais
G^'ahfutoobbgéVd'anEÙlEripar son troisiènie.-sou-
'«.-hait. •» —.iJ'ai^omplété.ce7réci±ïp-aK.8onjeElruure,(-:eti.pirrcaua]ogie;avecdes
«formes !<<i, rf,
2. Gesammtaheiïtëu-er, Dm -W-unsche,.ll, -XSEXVII --.Ém couple ..très.pauvre
;
220 LES FABLIAUX
III. Dans un troisième et dernier groupe, les souhaits sont per-
dus par la sensualité de la femme.
Il ne nous convient pas d'analyser cette forme ; disons seule-
ment qu'elle appartient bien au type que nous considérons, c'est-
à-dire que :
g) 1. La femme forme un voeu grossier ;
2. Le mari en forme un second qui rend la situation plus
pénible encore ;
3. Le troisième souhait rétablit toutes choses en l'état.
C'est la version des différentes formes orientales du roman des
Sept Sages, [Sindbad, Syntipas, Sandabar, Cendubete, Sindibad,
les Mille et une Nuits ; le fabliau des Quatre souhaits saint
Martin n'en est qu'une plaisante et obscène exagération 1.

importune Dieu de ses prières. L'Ange du mari lui est dépêché pour lui
annoncer que ses requêtes sont vaines, car il a obtenu déjà toute la part de
bonheur qui lui revenait. Pourtant, comme l'homme insiste, l'ange lui
accorde trois souhaits : qu'il ne s'en prenne qu'à lui-même, s'ils tournent à
son désavantage. (Bemarquez ce curieux trait de fatalisme populaire.) -—• La
femme souhaite une belle robe, et il est curieux que le mari ne trouve à lui
reprocher que son égoïsme : car, dit-il, tu aurais pu, du même coup, obtenir
de belles robes pour toutes les femmes de la terre. (Ce mari est un médiocre
psychologue, car, si la femme avait fait ainsi, où aurait été son plaisir ?) —
Quand, en vertu du second souhait, la robe est entrée au corps de la femme,
qui pousse des cris de douleur, les voisins s'assemblent et menacent de tuer
le mari, s'il n'emploie son troisième souhait à délivrer la coquette. — Ce
dénouement rappelle celui des Arabum proverbia. Notez comme les conteurs
se sont ingéniés à sortir de cette difficulté : dans toutes ces versions, le mari
n'a aucune raison (sauf la pitié) d'employer son troisième souhait à réparer
le dommage que lui-même a voulu faire à sa femme. La plus jolie imagina-
tion est celle de Fernan Caballero, qui suppose que le troisième souhait,
doit être le résultat d'une délibération commune des deux époux. — Mais le-
nombre des combinaisons possibles n'est pas infini, et il est concevable que
deux conteurs indépendants (celui des Arabum proverbia et le Slricker)
aient recouru à peu près au même procédé, c'est-à-dire à l'intervention des
voisins ou des parents.
1. -C'est le premier récit du septième sage dans le Sindbad syriaque (éd.
Baethgen), dans le Syntipas grec (éd. Boissonnade), dans le Libro de los
engannos (éd. Comparetti) ; le deuxième récit du sixième sage dans le Sanda-
bar hébreu (éd. Sengelmann). Il se trouve aussi dans le Sindibad-Nameh.
-persan, du xiv«> siècle (Asiatic Journal, 1841, t. XXXVI, p. 16). — Dans les
Mille el une Nuits, c'est le 1er récit du sixième vizir (l'homme qui désirait
connaître la nuit Al-Kader.) ~~ Je ne connais pas la version du texte de,
Breslau, que les éditeurs n'ont pas voulu traduire, trop indécente.
comme
Mais on peut prendre connaissance du texte de Boulak, grâce à la traduction
française donnée dans. \a-Fleur lascive orientale, Oxford, 1882,
p. 132. Le
Pages 220-22 1
LES DIFFÉRENTESVERSIONSDU FARLIAUDES « SOUHAITS SAINT MARTIN »

UN ÊTRE SURNATUREL ACCORDE A UN OU PLUSIEURS MORTELS LE DON D'EXPRIMER UN OU PLUSIEURS SOUHAITS, QUI SERONT EXAUCÉS. CES SOUHAITS SE RÉALISENT, EN EFFET. MAIS, CONTRE TOUTE ATTENTE, ET PAR LA FAUTE
DE CEUX QUI LES FORMENT, ILS N'APPORTENTAPRÈS EUX AUCUN AVANTAGE, QUAND ILS N'ENTRAINENT PAS QUELQUE DOMMAGE.
LES QUATRE SOUHAITS SAINT MARTIN 221
E*. — Formes redoublées et contrastées du conte. — Un per-
sonnage surnaturel, en voyage sur la terre, accorde à des hôtes
pauvres et' accueillants trois souhaits qui leur apportent le. bon-
heur. Des voisins avares et jaloux, qui ont mal reçu le même
voyageur, obtiennent de lui la même faveur : ils veulent imiter
leurs voisins ; mais leurs souhaits se retournent contre eux..
Dans un conte allemand du xivé siècle 1, les hôtes qui ont bien
accueilli saint Pierre et saint Paul souhaitent :
1) que leur vieille maison brûle ;
2) qu'elle soit remplacée par une belle maison neuve ;
3) qu'ils obtiennent le royaume de Dieu.

récit des Mille el une Nuits est très supérieur à notre fabliau et aux autres
versions du roman des Sept Sages.
Je puis parler, sinon du conte lui-même qui est indécent, du moins de
l'être surnaturel qui accorde les souhaits. Dans les Mille el une Nuits, c'est
l'ange Ezracl ; dans le Libro de los Engannos, c'est une diablesse. Peu nous
importe ici ; mais, dans les autres versions des Sept Sages, c'est un démon
familier qui habite dans le corps d'un homme (le Syntipas Yap-peWe bizarre-
ment l'Esprit du Python), C'est, dans toutes les versions, un génie bienfai-
sant, qui, après être longtemps demeuré dans le corps de l'homme, est forcé,
par un autre génie, dont il dépend, d'élire une demeure différente. « Le roi
des démons m'a ordonné, dit-il dans le Mischle Sandabar, .d'aller dans un
autre pays » ; et c'est au moment de cette pénible séparation qu'il accorde
trois souhaits à son ancien hôte. — On reconnaît, à tous, ces traits, le début
de la fable de La Fontaine :
Il est au Mogol des follets,
Qui font office de Talets...
L'un d'eux, après avoir longtemps servi les mêmes maîtres, est envoyé en
Norvège « par le chef de la république des Follets ». -— Or M. Régnier (éd.
des Grands écrivains, fable VII, 6) a montré que La Fontaine a dû connaître
les Paraboles de Sandabar, traduites plusieurs fois aux xvie et xvne siècles.
La Fontaine a donc emprunté son récit au livre hébreu. A cette époque, il
n'écrivait plus des contes grivois, mais des fables : il a reculé devant l'obscé-
nité du récit. Il a donc seulement conservé le cadre de son modèle et inventé
d'abord l'abondance (les époux s'en dégoûtent, comme le savetier enrichi
par le financier) ; ils demandent alors la médiocrité et la sagesse :
C'est un trésor qui n'embarrasse point.
Je suis donc autorisé à considérer la version de La Fontaine comme une
simple copie remaniée des Sept Sages. C'est pourquoi je ne la rappelle qu'en
note. —• On voit combien est inexacte la supposition de Liebrecht (Germania,
I, 262) : « La nouvelle de Philippe de Vigneulles peut être considérée comme
intermédiaire entre le récit de Marie de France et celui de La Fontaine. »
1. Wendunmulh, éd. Kirchhof,n°218,1,p. 219. — Cf. K. Goedeke, Schwânke
des XVI. Jarh., Leipzig, 1879, n'° 34-, p. 54.
222 SES EABMAUX
.

La voisin© jalouseio&tientiaussitr-oi-s^onhaits,.et> erEl'abserree-


dè; son mari,
l.ellè s0nmaitequessa\.vieilieimaison;-brute:;;sùn^rrrari,revi<ejïiti..
des-champs,;.criant;:; « an, feu-. ! ».elle.-veut.':le> f aire-tàire ; :

2i.«'PuissB'ï s'é;erie-t41j.,uttitisonite santeis a-uscer-pst ! »*


3. Statm qmï antev...
Gbmpare-ziuiLconte: hessois:: deda Leolectronî.dei.Gri-mm .V.
Nous voilà au bout- de'- ce-' dénombrement}
Je le résume par le tableaur synopti-qHei-ci-eontfe-; na peu:
faciles. -''%''
chargé, — mais- dont la- lèetufe-- efr Eihtèlli^ence-sotif pôui'tant.

Ce classement de variantes, le lourd appareil scientifique qui


enserre cette arirùsett'e^ est-ce" là—comme-tarrT de-collecteurs -
de.cont.es le semblent,croire—-WU.ltimaThule démo s.recherches?''
Non-: il faut qwles03:©lles" dmsion^ subdivisions eti.accoladsês-i
dé ce tableau synoptique signifient-quelquechose;- Ne signifiènlr-
ellesaùen; ?. ILfaut, avoir Ja .bonne f oLdê .,s'.en;r.endre..compteetiden
le' déclarer-2-.'
1; GHmm{..nP- 87,.-Dansj:.ce.:conte,-les.bi)nS:pauvressouhaitent :.

1° L'éternité bienheureuse;
2o: Le pain- quotidien;
3° Une belle maison.
Le mauvais riche, apprenant la bonne aubaine -échue-à'son-voisin-, monté à;-
cheval, rejoint le bon Dieu qui s'en-va^. obtient.deiluides trois souhaits':
1° En route, son cheval bronche* : « Puisses^tu, s'écrie-t-il, te rompre'He-
cou ! » Ce souhait est aussitôt exaucé
2° IIp,oursuit.;sa,route, portant'la sellé-dii cheval,,et.pense tout a coup.que;..
pendant: qu^il sue. sang et eau. sur: la; grande Toute, sa.femme prend lé-frais,-
commodément:assise dans sa chambre, : .Je voudrais, dïïkil, là voir assise-,
<c

sur une. selle; ,sans pouvoir se lever !'.'» drrentre, et là trouve chevauchant,,,
en;effet,; une.selle,;..
3° D la délivre.
2. Notre: classement repose, uniquement,sur. l'examen des souhaits exprtr
més, et non sur les récits qui' servent de cadre à l'histoire. Peu. importe( en
effet, que l'être surnaturel qui "accordé les souhaits soit tantôt un voyageur-
céleste et qu'il s'appelle Mereuce; letdieav.EôvsSamt: Pierre-, et saint Paul ou
le. bon Dieu ; — tantôt un génie bienfaisant et reconnaissant, démon fami-
lier, diablesse, Esprit du Python, fées danseuses,, fées, des montagnes, Anna
Fritze,.esprit d'un, arbre siiisapâ, etc. ;, ou bien une divinité sage et'-pré-
voyante,. Allah, l'a fée.Fortunée. ; — ou encore un. génie ironique_et taqnin„'
saint Martin,..le follet, le nain des.montagnes, etc. Les groupements, qu'on,
obtient à considérer, ces détails sont superficiels,. factices," séparent "dès
formes voisines, réunissent dés versions, divergentes.
— IL nous .faut; donc
nous en tenir à notre classement.'
LES QUATRE" SOUffAÏTS? SAINT MARTIN 22$
Ce- tableau,. dressé- en-, tonte- patience- et- conscience; irrtièrro^
gmns4e,.- ayec:- scr-up-ulfe-:-
L'exemple choisi favorable:' :• sauf" quelques-' cas' nefl 1
est-'-
gsaHfes* toutes> nos? variantes, représentent des-momenfe dis-
tincts-de lai-foa-dMompaïdêiï. lïes'4iwimdk-notre eonte^no-us^ont
fourni', uns elassBmentfe'--ijKès? net:,
(S'è-- tahflèau peuftilï nous-renseigner-' sur. l£e -fërmg- et! la-' patrie
primitivecfoeoretè ?fsur,-lés lois«dé;soB'-.développement--?
Iiitèrrogeons-lè:,' en ' par-t-àïif • dès groupes de3 versions lés- plhs
>
- -
détérminétepour-immxmtfer-- a^nx? moins compléter;' c'éstnl-dire-
1

iaterprét"03is lé tableau endhlïsuntdè'B'as-eivhauK


ÎP3*G:0H8ideT0"nB--.I%ne quelconq^e-dès so-us-familles a- ¥, c; d\_

Soièiiè-grQsape'.ef.oTï' fê-sonihait rMculfe<est! oeMid'une-aune"dè


boudin; Nous;constatons —efr tfestf M; un? résultat- positif—que
ce'confte'vivaifcdanBlà-tradîtion^^^^^
et', qu^ilï continue"-- à", tew- de» même aujourd'hui: en- Hongrie1,- en
Espagne;., en. Allemagne-. Quelle-' est' la portée- dé ce-résultat- ?
Soyons-nous ; et verron-senous jamais-'une-raisoip p-our' expliquer
que-cet*©, forme existe ea cespquatpeipays', plutôt, que la forme- d-\
1

qui- n3êgt'- attestés- qu'en- Arabie et' an Bengale-?' Existe-tril un


1

folk-loriste assez hardi pour affirme?que^la fermecn'existeipas


en-.tellè-.coîiteBe- qu'il me; plairai dfr>nommer ? SkitLiI: si jé-n'en
1âens'pasen-réserve'une fôïme' arabe-? C'est donc,lè^has-ard-seul
quiia réuni; en? c;.ces quatre pays? —Dironspnous-- que-"le conte
5 1

magyar procédé;- du? conte: allèmaîrdv.quiprocëde- dit-' conte- fran>


çai^.qni'.pioeè'de'diu^ooate-espâ^ïio'h?"0tï<Bién plht©#que-lè-'coiite-
espagnol procédé dfe conte1-francais-fq-ui>:procède' du- conté alle- 1

mand,. q>m:.pr0"oéd.ë"'d'uieQïifcémagyar' F'L'une- et*l'autre-hypothèse


se»valent^ comme-également vrai-semblàhles, et-
égafèmen-tundéc-
montrables. •— Or il n'en est pas seulement ainskde ces deux
hypo-thèses* : mais, comme lès mots : espagnol;— magyar.-—•

L Tel.esft.le-cas.-.dejS2//itipas,cogian± Sindbad,, ou;, de, Marie- de Fiance, et


diLJ?<7«iaZiiï^ogiant,uii;msdèleiCQmmun, ,OJÏ.de-La Boirtaine,imitantdes-,I?»ra.-
boles de-Scmdwbar>..— T-ellde nQS!.con,teurs-.lettrés.,a..dû,.coimaîteerdes.,fôrmes
écrites de l'histoire : il est, par exemple, certain pourTfoimm^prcbahlepour
B.ernaa.;CahalIero.^..q,u-'ilsiOn,t.connu.le conte-de-.-Berrault ; mais-leuisbonne:foi
de folkdo2îistesva...dmleshmettDer.en,gi?J'decoiBlSpei-touit remaniemeatlittéraire.
.

2... J^ignoas-y lesioontes- réunis, en J Cet', eiij E.','.-.


224 LES FABLIAUX
allemand — français — peuvent se grouper de vingt-quatre
manières, il existe encore vingt-deux hypothèses similaires, éga-
lement vraisemblables et indémontrables.
Tout de même, dans la famille g, où le voeu formé est obscène,
nous trouvons réunies les diverses versions orientales des Sept
Sages et le fabliau français. — C'est encore, je le veux bien, un
résultat positif. Mais quelle en est la signification ? Dirons-nous
que la forme française provient de la forme orientale ? Nous le
pouvons assurément. Ou bien que la forme orientale provient de
la forme française ? Rien ne nous en empêche 1. — Dans le groupe
c, précédemment considéré, il ne vient à
l'esprit de personne de
prétendre que la forme française soit la génératrice de là forme
allemande, parce que Perrault a recueilli son récit en France deux
siècles avant que Hebel ne l'ait rencontré dans les pays rhénans.
Il en est de même ici. Qu'un fabliau et un recueil oriental se
groupent dans une même sous-famille, c'est un fait qui ne pren-
drait de signification que s'il était constant ; mais il est très rare,
au contraire, comme le démontrent nos études. Il résulte de la
rareté de ce phénomène que, seul, le hasard associe en g les Sept
Sages et le fabliau, tout comme il associe en c un conte chinois et
un conte normand, sans que le conte normand soit nécessaire-
ment issu du conte chinois.
Le lecteur se convaincra aisément qu'il en est de même pour
tous les groupes a, b, d 2, e, /, C, E".. Y a-t-il quelque raison
pour que l'héroïne du conte souhaite la beauté en Arabie et au
Bengale, tandis qu'elle demande un pied pour son pot au
xvie siècle chez un conteur français, en Hainaut au xixe siècle ?
Or, marquer qu'elle demande un pied pour son pot en Hainaut au
xixe siècle, en France au xvie, voilà le seul résultat positif de ces
très patientes, très minutieuses et très méprisables recherches,
1. Mais, dira-t-on, les Souhaits saint Martin ne sont qu'une exagération
visible du récit des Sept Sages : il s'ensuit que la version des Sept Sages est
la forme-mère. Il est, en effet, certain que le fabliau suppose à base un
sa
récit plus simple, où trois souhaits seulement étaient exprimés mais cette
;
forme plus simple, qui est celle des Sept Sages, ne vient
pas nécessairement
des Sept Sages au conteur anonyme français ; elle pouvait vivre,
français, depuis mille ans. sur le sol
2. Il est curieux, à première vue, que la forme d réunisse deux variantes
musulmanes (Arabum proverbia et conte de Châdjihânpour). Mais il est.
visible que l'esprit du conte est tout différent dans l'une et dans l'autre
ver-
sion, et que, seul, le hasard a conjoint ici ces deux variantes musulmanes.
LES QUATRE "SOUHAITS SAINT MARTIN 225
2°) Comparons entre elles les sous-familles, au lieu de les
considérer chacune isolément.
Des versions a, b, c, d, e, f, g, laquelle est la primitive ?
celle où la femme souhaite un bec de fer à son mari, ou bien
celle où elle réclame un pied pour son pot ? ou celle où elle
forme un voeu obscène ? ou serait-ce peut-être celle où elle
demande une aune de boudin ? celle où elle gâche son souhait
par futilité ? ou par coquetterie ? ou par sensualité ? Poser ces
questions, c'est en montrer la puérilité. Nous aurions mauvaise
grâce à trop insister;
3°) Opposerons-nous maintenant les formes simples (E') aux
formes antithétiques (E") ?
Lesquelles sont nées les premières ? On pourrait soutenir que
ce sont les formes redoublées, où trois souhaits bénis s'opposent
à trois souhaits maudits, car le premier inventeur du complexe
d'événements constitutifs de la forme E" fut certainement
un esprit très constructeur et très ingénieux ; il peut donc
avoir bâti d'emblée le conte sous sa forme la plus compliquée,
simplifiée postérieurement par d'autres. Mais j'admets volon-
tiers, comme plus vraisemblable, que les formes simples sont
les primitives. Que ce soit là l'un des rares résultats positifs de
notre enquête. Quel indice en pourra-t-on tirer pour l'histoire de
la propagation du conte ? Je, l'ignore et j'abandonne ce fait, pour
qu'il en tire parti,
Au fin premier qui le demandera.
4°) Enfin, considérons les cinq groupes principaux, A, B, C,
D, E.
Il ne serait pas impossible d'admettre que nous avons affaire
à cinq contes indépendants 1, tant est lâche le lien qui semble
unir ces familles. C'est simplement l'idée qu'il y a loin de la
coupe aux lèvres, que les voeux humains sont souvent inintelli-
gents et néfastes ; — idée si universelle que Garo lui-même s'en

1. Comparez, par exemple, la fable où un laboureur, afin d'épargner la


peine des batteurs et des vanneurs, demande à Cérès que son blé pousse sans
épis. Il est exaucé ; mais les oiseaux, attirés par un butin plus facile,
s'abattent sur son champ. (V. Burchard Waldis, éd. Kurz, II, XXXIII ; —-.
le conte bien de Grimm, Le Pêcheur el sa femme, Kinder- und Haus-
ou connu
màhrchen, n° 19.)
35
BÉDIER. — Les Fabliaux.
226 LES FABLIAUX
était pénétré, sans que pourtant il eût étudié le Pantchatantra 1.
Mais, si nous voulons bien admettre, avec nos devanciers, que
nous sommes en présence, non de cinq contes, mais de cinq
formes du même conte, laquelle peut prétendre à la priorité ?
Est-ce la plus anciennement attestée ? Ce serait donc celle de
Phèdre.. Mais nous avons promis de ne jamais recourir au raison-
nement : post hoc, ergo propter hoc.
Est-ce, comme le veut Benfey, la forme du Pantchatantra ?
Il remarque en effet que, dans le Pantchatantra comme dans
les Sept Sages, les héros du conte souhaitent de voir leurs organes
se multiplier ; le Pantchatantra serait donc ici la source de la
forme des Sept Sages, qui serait, à son tour, la génératrice de
toutes les autres 8. Je regrette de ne pouvoir insister sur le
récit des Sept Sages. Mais je crois que le premier inventeur de
cette version, capable d'imaginer un conte aussi ingénieuse-
ment combiné, n'avait pas besoin du point de départ insigni-
fiant du Pantchatantra, et je répète ce que je disais à propos
du fabliau des Tresses : tous les conteurs passés, présents et
futurs méditeraient-ils pendant l'éternité sur le conte du
Pantchatantra, ils ne sauraient en faire sortir le conte de la
Nuit Al-Kader ou des Souhaits saint Martin. Si je considère
la forme du Pantchatantra — où un tisserand; après mûre
délibération avec sa femme, après force slokas prudhommesques,
demande, comme le plus grand des biens, d'être pourvu de
deux têtes et de deux paires de bras, sans soupçonner qu'il
risque de devenir grotesque, — je dis que ce n'est pas seule-
ment ce tisserand, mais l'auteur du Pantchatantra qui aussi
mérité son nom de Manthara, lequel signifie niais ; je me
refuse à voir dans cette version, comme voudrait Benfey, la
forme vénérable, mère des autres ; j'y vois seulement une forme '
caduque, sans vraisemblable influence sur les destinées ulté-
rieures du conte. J'y vois simplement la plus sotte des versions
conservées.

1. Les formes B, C,E", où un dieu voyageur accorde à ses hôtes des sou-
haits bénis oumaudits, paraissent plus intimement associées. Mais combien
de dieux païens, de saints chrétiens, se sont assis
au foyer d'hôtes qu'ils
récompensaient ou punissaient, depuis le temps de Philémon et de Baucis !
2. En admettant que le conte des Sept Sages fût issu du Pantchatantra,
comment toutes les autres formes seraient-elles issues de ces deux-là ? C'est
ce que Benfey n'explique pas.
LES QUATRE SOUHAITS SAINT MARTIN 227
"Faut-il aller plus loin encore et abstraire la quintessence du
-conte ? La forme initiale, est-elle celle qui raille l'inintelligence
foncière des femmes (A), — ou leurs vices, futilité, coquetterie,
sensualité (E') ? — ou celle qui exprime la vanité de nos désirs,
ceux de l'homme comme ceux de la femme (conte de Châdjihân-
pour) ? — ou celle où le conteur n'a voulu que s'amuser de
la déconvenue comique d'un distrait (c) ? -^- ou celle où il a
exprimé,' d'une manière populaire, le conflit de la prescience
-divine et de la liberté humaine, en ces versions où un dieu
ironique accorde des souhaits dont il sait par avance que rien de
bon ne peut sortir ? (Phèdre, le dieu Fô, E" ?)
Laquelle de toutes ces versions est la primitive î Pour en
Juger, il nous manque l'instrument.judicatoire.
En résumé, que pouvons-nous savoir de l'origine de ce conte,
-de sa forme et de sa patrie premières ?
— Rien.
De sa propagation ? Nous arrivons à constater simplement
que nos vingt-trois versions se groupent deux à deux, trois à
trois, etc., en des pays qui s'étonnent de se voir associés.
Mais la raison de ces groupements étranges nous échappe.
C'est, dira-t-on, que vous ne connaissez que vingt des
moments de l'évolution d'un conte un million de fois répété.
— Soit, je suppose que nous possédons ce million de variantes.
Qu'arrivera-t-il ? Le tableau synoptique ci-dessus comprendra
quelques familles et sous-familles de plus sous lesquelles
continueront à s'aligner les versions des provenances les plus
hétéroclites ; mais, si nous voulons, les classer selon leur succes-
sion géographique et chronologique, le pouvoir induçtif d'un
Cuvier n'y suffira point. Il faudrait que l'ange Ezraèl ou le
dieu Fô de nos contes vînt, en personne, nous dérouler l'his-
toire de ce million de variantes. Quel serait son récit ? Le début
en serait intéressant. Il nous dirait peut-être que le premier
inventeur du conte fut Enoch, fils de Seth ; que Thubal-Gaïn,
père des forgerons, a créé la forme G, et quelque Hittite la
.forme D. Mais la suite de son récit serait fort ennuyeuse : le
même hasard, qui distribue en quelques groupes nos 23
variantes, en distribuerait en quelques groupes de plus, avec la
.même indifférence, 999.977 autres. Nous verrions que le Sué-
dois Pierre a conté les Souhaits ridicules à l'Allemand Paul qui
228 ' LES FABLIAUX
les à contés à l'Italien JaequeSj et ainsi de suite un million
de fois, sans que l'ange Ezraël ni le dieu Fô fussent capables de
dire pourquoi ce n'est pas l'Italien Jacques qui l'a, le pre-
nous
mier, conté au Suédois Pierre.
En résumé, — me demandera le lecteur, — n'aurait-il pas
mieux valu, au lieu de vos subtiles classifications, prendre les
fiches où les folk-lônstes réunissent les variantes des Souhaits-
ridicules, les battre comme un jeu de cartes, et les énumérèr
hasard ? D'accord. N'aurait-il pas mieux valu encore
au — —
ne les recueillir point ? — Il se peut.
Le Lai de TÉpervier
Dans les contes étudiés jusqu'ici, nous avons admis ce prin-
cipe : si deux versions d'un même récit présentent au même
endroit le même trait accessoire, elles sont associées indisso-
lublement par un rapport de filiation, dont il ne reste plus qu'à
déterminer la direction.
Ce principe paraît, en effet, très sûr : si nous trouvons, par
exemple, deux versions de la Matrone d'Éphèse, où la veuve
inconsolable, pour complaire à son nouvel amant, retire du
cercueil le cadavre de son mari, lui brise trois dents et le sus-..
pend à une potence ; si, dans deux autres versions, au contraire,
elle se borne, comme fait la Matrone du pays de Song, à ouvrir
le cercueil et à fendre le crâne de son époux d'un coup dé
hache, il est évident que les deux premières versions forment
un groupe indissoluble qui s'oppose à un second groupe, non
moins indissoluble. -
Ce principe — qui procède d'une observation de simple boii
sens — est précisément celui sur lequel se fonde la méthode
employée pour l'établissement des textes : de même que deux
copistes indépendants ne font pas la même faute au même
endroit, de même deux conteurs indépendants ne racontent pas
le même épisode accessoire au même endroit.
Mais ce principe comporte, dans la méthode de la critique
des textes, un corollaire restrictif : deux copistes indépendants ne
font pas la même faute au même endroit, à inouïs que cette
faute ne soit si naturelle, si facile, qu'elle ait pu se présenter
d'elle-même sous la plume de deux copistes. -Quiconque eu
a
LE LAI DE L'ÉPERVIER 229
l'occasion de classer des manuscrits sait combien ces cas sont
fréquents, combien de fois le critique est obligé d'admettre que
la même faute a pu être suggérée à deux scribes indépendants,
bien qu'ils aient eu sous les yeux deux manuscrits corrects l'un
et l'autre.
Ce corollaire doit aussi nécessairement s'appliquer lorsqu'on
veut comparer des variantes de contes, et il ne semble pas
qu'on y attache communément une importance suffisante.
Il reste, dans tout classement de manuscrits, un élément
de critique subjective : il ne suffit pas, pour grouper deux
manuscrits en une famille, de noter, par une opération purement
mécanique, que tous deux présentent, en tel passage, la même
faute ; il faut encore décider si cette faute n'a pu être commise
deux, trois, dix fois par des copistes étrangers les uns aux
autres. -
De même, il ne suffit pas de marquer qu'un trait accessoire
commun reparaît dans deux versions d'un conte : il faut de
plus montrer que ce trait procède d'une fantaisie si particulière,
si individuelle, qu'il n'ait pu être réinventé deux fois indépen-
damment 1.
Distinguer quels sont les traits qui peuvent être ainsi plu-
sieurs fois réinventés, et qui, par conséquent, n'établissent
pas fatalement un lien entre deux versions, c'est une tâche
nécessaire.
Appliquons ces considérations au Lai de VÉpervier.
Ce fabliau, l'un des plus jolis qui nous soient parvenus, a eu
Ja bonne fortune d'être découvert, publié et illustré par M. G.

1, Si l'on nous permet d'employer encore ces formules, qui ne sont qu'en
apparence compliquées, soit trois versions d'un conte :
1° w + a, b, c.
2° io + a, A,e.
3°w+ x, y, z.
On est d'ordinaire fondé à dire que les deux premières sont associées,
puisqu'elles offrent toutes deux le même trait a.
Il arrive pourtant souvent que c'est là une illusion, et que le rapport de
;ces trois versions doit être ainsi établi :
Le conte, raconté d'abord sous la forme w + a, b, c, est parvenu à un
conteur qui l'a modifié ainsi : w + x, y, z, et un troisième conteur, partant
-

-de cette forme d'où ont disparu tous les traits accessoires primitifs, retrouve
l'un des traits a d'une version qu'il n'a jamais connue ; d'où...to + a, d, e.
230 LES FABLIAUX
Paris. Si le lecteur veut bien se reporter à sa très savante étude \
nous serons dispensé de reproduire longuement ici le texte "dés
différêhtes versions. Réduit à sa forme organique, il se résume
ainsi :
« Une femme a
deux amants. Un jour qu'en l'absence de
son mari elle a reçu l'un d'eux, l'autre survient. Le premier
amant se dissimule devant le nouvel arrivant.
« Tandis qu'elle s'entretient avec celui-ci, le mari revient.
Elle s'en aperçoit ù temps. Elle fait jouer à Vamant qui lui
.

tient compagnie une scène de colère: il prend un air très


irrité, passé devant le mari en proférant des menaces terribles eï
s'en va ainsi.
« Le mari, fort
intrigué, demande des explications à sa
femme, qui lui répond très simplement : « L'homme qui sort
d'ici en poursuivait un autre, qui s'est réfugié chez 'nous. Je
n'ai pas voulu le trahir ; il aurait été tué. Je lui ai donné asile.
Le voici. » Elle présente alors le premier amant à son mari :
voilà le bonhomme rassuré. »
Encore une fois, nous savon» que jamais lé conte n'a été dit
sous cette forme schématique. Chaque conteur le recevait du
précédent, agrémenté de détails explicatifs ou d'épisodes d'or-:
nement. Il existe pourtant des versions -qui n'offrent que ces-
seuls traits en commun avec certaines autres, ce qui est dire
qu'à certains moments de son histoire, il s'est trouvé dépouillé
de tous les ornements dont il avait été primitivement vêtu ::
nous sommes donc en droit d'extraire cette forme schématique.
C'est la seule possession en commun des 'traits accessoires qui
groupera les versions, et ce sont en effet les seuls que M. G.
Paris considère dans son étude.
Tout auditeur ou tout lecteur du conte exigera en effet des
solutions à certaines difficultés du récit. Pourquoi le premier-
amant cède-t-il la place au nouvel arrivant, au lieu de lui faire
une scène de jalousie ? Il faut que le conteur se préoccupe
d'établir entre eux un rapport qui nous l'explique. .
Pourquoi

les deux amants sont-ils réunis à la même heure daiis la maison
du mari ? — Comment se succèdent toutes ces scènes ? Où
se-
passent-elles exactement ? etc.
1. ïtomdnia^ VII, i.
LE LAI DE L'ÉPERVIER 231
Bref, tout conteur devra répondre à ces questions que les
rhéteurs anciens recommandaient aux jeunes orateurs d'épuiser
dans leurs narrations :
Quis ? quid ? quibus auxiliis ? cur ? quomodo ? quando ?
ubi ?
Plusieurs des conteurs du Lai de VÉpervier se rencontrent,
en effet, pour expliquer ici et là, de la même façon, tel incident
et M. G. Paris fonde sur ces coïncidences sa classification. Voici
les trois principaux considérants des groupements qu'il établit :
1° Deux versions indiennes, YHitopadésa et le Çukasaptati,
supposent que les deux galants sont le père et le fils. M. G. Paris
associe donc ces deux textes. De plus, comme dans toutes les
autres versions, le rapport qui unit les deux amants est moins
scandaleux •— comme ils sont, par exemple, maître et
valet, ou puissant personnage et pauvre hère, etc., — M. G.
Paris voit dans la version du Çukasaptati la version-mère. Le
conte est indien d'origine. « Les autres formes sont le produit
d'une habile revision ;... la substitution d'un esclave au fils, dans
le rôle du jeune rival, a été pratiquée, sans doute sur le sol
indien même, pour éviter la donnée incestueuse du conte pri-
mitif ».
2° D'autres versions, le Sindibad, le fabliau, un conte des
Gesta Romanorum, supposent que les deux amants sont unis
par un rapport de domesticité (maître et esclave, chevalier et
écuyer). De plus, le maître seul est l'amant de la femme ; son
valet, envoyé chez elle pour annoncer la venue prochaine du
maître, a été simplement l'objet d'un caprice soudain. — En
conséquence, M. G. Paris associe ces trois versions : les deux
récits des Gesta Romanorum et du fabliau sont venus du Sin-
dibad, et ont été importés en Occident par la tradition orale,
soit par l'intermédiaire des Byzantins, soit à l'époque des Croi-
sades. »
3° Enfin — tandis que la plupart des conteurs admettent
qu'un certain laps de temps sépare les scènes successives, — le
Çukasaptati et Pogge donnent au conte une marche plus accé-
lérée. Dans la plupart des versions, le premier amant a le temps
de se cacher devant son rival, et quand le mari survient, la
femme est avertie assez tôt de son approche pour pouvoir donner
ses instructions à l'amant qui lui tient compagnie ; au
contraire,
232 LES FABLIAUX
dans le Çukasaptati et chez Pogge, les trois hommes se trouvent
presque simultanément réunis. Le Çukasaptati et'Pogge sont
donc associés par G. Paris : « le conte indien est arrivé au
novelliste italien par une voie particulière, différente de celle
qu'il a suivie pour aboutir à tous les -autres récits du Sindibad.
Il a pu sans doute arriver de l'Inde directement ; toutefois il
est plus probable qu'il a passé par la Perse et l'Arabie... »
Ce classement de versions, dont je ne donne ici que l'essen-
tiel, est établi avec une rigueur et une ingéniosité saisis-
santes.
Pourtant est-il vraiment nécessaire que les choses se soient
ainsi passées ?
Tel de ces traits n'a-t-il pu être inventé et réinventé, à plu-
sieurs reprises, par des conteurs indépendants ?
Est-il bien sûr, par exemple, que la forme primitive soit
nécessairement celle où figurent un père et son fils, et que
toutes les autres soient des atténuations de cette donnée pre-
mière ? Ne pourrait-on pas se poser la même question- pour
chacun des autres épisodes du conte ? Chacun d'eux "ne peut-il
pas avoir été dix fois réinventé ?
Si je le prétends, je puis être assuré qu'on m'en demandera
quelque preuve. L'affirmer serait substituer une impression
personnelle à la saine méthode d'observation. N'y avait-il
nul moyen de fournir cette preuve ? Je crois en posséder un, légi-
time.
Un de nos plus illustres hellénistes, lorsqu'il veut expliquer
la méthode de la critique verbale et démontrer que des copistes
indépendants peuvent commettre la même faute au même
endroit, a coutume de recourir à une ingénieuse démonstration
expérimentale : il propose à ses étudiants de recopier tous, sur
le même texte correct, au courant de la plume, les mêmes cin-
quantes lignes de grec ; comparant ensuite entre elles les copies
ainsi obtenues, il lui arrive de relever, à la même ligne, la
même bévue commise par deux étudiants et il cherche les rai-
sons psj^chologiques de cette commune erreur.
J'ai cru que cette expérience pourrait être aussi probante,
appliquée à des contes. Il m'était souvent arrivé de tenter cette
épreuve au hasard de conversations, et elle m'avait donné des

LE LAI DE L EPERVIER 233
résultats surprenants. Je l'ai donc méthodiquement instituée
pour le lai de VÉpervur et, bien que nul n'ait encore osé recourir
en ces matières.à la méthode expérimentale, je me hasarde à
rapporter ici cette tentative.
Voici comment. J'ai soumis, soit par lettres, soit oralement,
notre conte à quelques amis et à quelques étudiants. Je le leur
ai proposé sous sa forme organique, w, telle qu'elle est donnée
plus haut : « Une femme a deux amants ; un jour qu'en Vab-
sence de son mari, elle a reçu l'un d'eux, etc. » Je leur ai
demandé de se placer en présence de ces données comme des
écoliers devant une matière de narration à développer, de la
motiver, de l'orner à leur gré.
Il était ainsi possible de produire des versions artificielles.
Ces versions ainsi formées seraient-elles comparables aux ver-
sions réelles recueillies par M. G. Paris ?
Il va de soi que j'ai demandé à mes novellistes improvisés
de me donner l'assurance qu'ils ne se souvenaient point d'avoir
lu nulle part ce conte. Aucun d'eux ne le connaissait, bien qu'ils
fussent les uns et les autres des esprits fort cultivés 1 : mais ce
fait ne surprendra personne ; combien de ces historiettes ont
traversé notre mémoire sans y laisser de traces Un seul se sou-
!

venait d'avoir lu une nouvelle analogue dans Boccace ; mais la


version qu'il m'a remise ne ressemblait nullement à celle du
Décaméron.
Voici brièvement les résultats de cette enquête, qui sont vrai-
ment inespérés.
Le plus important des éléments qui servent aux groupements
de M. G. Paris est dans le rapport qui unit les deux amants.
Mes correspondants ont imaginé une série de rapports très variés.
Parmi leurs inventions, il en est qui ne sont pas représentées
dans les versions sanscrites, arabes,.allemandes, etc. ; mais la
réciproque n'est pas vraie : il n'est pas une des combinaisons
réelles qui n'ait été reproduite, après Boccace, après le fabliau,
après Pogge, par un ou plusieurs de mes amis. Je me trompe,

1. Depuis, pour plus de sécurité, et craignant que ces versions ne fussent


'parfois que des réminiscences, j'ai demandé des variantes, dans un petit
chef-lieu de canton, à des conteurs infiniment moins lettrés : les. résultats
ont été tout semblables.
234 LES FABLIAUX . .

il en manque une à l'appel : un conteur erotique du commence-


ment de ce siècle 1 a imaginé que les deux amants sont un mar-
quis et son petit nègre, envoyé pour annoncer sa venue. C'est
la seule forme que je n'aie pas reproduite artificiellement. Mais
mes novellistes ont su imaginer les rapports suivants : un mata-
more et un poltron (M. P. Gamena d'Almeida) — un grand sei-
gneur bretteur et son chapelain (M. Joseph Texte), — un abbé
et un moinillon échappé du monastère (M. Paseoët.),—- un maître
et son esclave, un chevalier et son écuyer, un. seigneur et son page,
etc. (différents conteurs), — un débiteur et un créancier (M.
Godard, M. Demerliac), — un amant riche qui paie, un gueux
qui est aimé (M. Lucien Herr), — un riche bourgeois et un per-
sonnage de médiocre importance, qui accepte l'humiliation
comme une chose toute naturelle (M. Alfred Bourgeois), etc..
Le rapport « père et fils » a-t-il aussi été imaginé ? Oui, certes.
Mon ami, M. Lucien Herr, qui a recueilli pour moi plusieurs
versions, m'écrivit un certain jour : « Voici la forme la plus
satisfaisante que j'aie encore obtenue : le premier amant est le
fils du second, et sait être le rival de son père. Elle provient de-
M, L. Lapicque. » Et, le même jour, à Caen, proposant à un de
mes étudiants, M. Bourdon, le conte sous sa forme organique,
j'obtenais de lui, à la première réflexion, cette réponse : « Les
-deux amants sont le père et le fils. » Or c'est la version de-
VHitopadésa et du Çukasaptati, et M. L. Lapicque ni M. Bour-
don ne connaissaient le Çukasaptati ni VHitopadésa. Cette ver-
sion-mère, dont toutes les. autres ne seraient, selon M. G. Paris,,
que des atténuations, ils la réinventaient aisément, tandis, que le
même jour, autour d'eux, d'autres conteurs réinventaient toutes-
les autres combinaisons historiquement attestées.
Cependant il en restait une qui manquait à ma collection de
contes factices. C'est oelle.qui unit dans la même famille Sindi-
bad, les Gesta Romanorum, le fabliau. Là le rapport est plus
complexe qu'ailleurs': il s'agit d'un maître et de son serviteur ;.
mais le maître seul est l'amant. H envoie un jour son valet
annoncer sa visite ; le jeune hommej esclave ou écuyer, plaît
soudain à la dame ; une scène de coquetterie se déroule, qui
se-
1. Contes et historiettes erotiques et philosophiques,
ris, 1801, p. 190. La Matinée aux aventures. par Adrien L. R. Pa-
LE LAI DE L'ÉPERVIER 235
prolonge jusqu'à l'arrivée du maître, et qui force le jeune homme
à se cacher. Cette forme, nul de mes conteurs ne la reproduisait.
ÏI existe, il est vrai, un conte moderne qui renouvelle exactement
ces données : c'est celui auquel je faisais allusion tout à l'heure,
où un marquis envoie « son petit nègre » annoncer sa venue ; il
prend -fantaisie à la jeune femme et à sa soubrette de comparer
« les appas de la dame à ce corbeau » ; au cours de cette compa-
raison, le marquis arrive et le négrillon, peu vêtu, n'a plus -qu'à
se cacher. — Il est bien probable que l'auteur de ce récit n'a
connu ni Sindibad, ni lès Gesta Romanorum, ni le fabliau, et
qu'il a simplement laissé sa fantaisie s'exercer sur un récit quel-
conque, sans doute sur celui de Boccace. Il se trouvait donc vrai-
semblablement dans les mêmes conditions que tous mes novel-
listes bénévoles et sa Version atteste que la combinaisondu Sin-
dibad pouvait être réinventée, sans le secours du Sindibad. Pour-
tant, nul de mes conteurs ne l'imaginait.
Je me suis alors avisé que "ce fait provenait sans doute de ce
qu'ils acceptaient trop passivement, dans renoncé que je leur pro^-
posals,la donnée première du conte : « Une femme a deux amants ».
La combinaison du Sindibad et du fabliau provient manifeste-
ment de conteurs qui se préoccupaient de rendre le conte moins
choquant, plus élégant, moins indigne de la bonne compagnie,
en n'admettant pas que l'héroïne pût recevoir deux amants à la
fois. Cette préoccupation, non précisément de moralité, mais de
plus grande élégance, sollicite souvent les 'conteurs et les force
à remanier leurs données. J'ai cru rester dans ;la bonne foi de
mon expérience, en disant à deux de mes correspondants :
« Voici la forme organique de ce conte :
Une femme a deux
amants, etc. ; préoccupez-vous d'en atténuer la trop déshonnête
grossièreté. » Je n'ai demandé que deux versions ainsi atténuées :
l'une m'a été fournie par M. Seignobos. Elle est infiniment
ingénieuse, mais-n'est point représentée historiquement ; je ne la
communique donc pas. L'autre m'a été donnée par mon collègue,
M. Desdevises du Dezert. La voici textuellement : «Un chevalier
envoie son écuyer prévenir sa dame qu'il viendra prochainement
la visiter. L'écuyer, épris.d'elle, se laisse, aller à faire une décla-
ration qui n'est pas accueillie., mais/qui n'est pas repoussée.non
.plus ; au cours de ce manège de. coquetteries, l'heure passe et
236 LES FABLIAUX
quand le chevalier oublié frappe à l'huis, son écuyer s'est assez
compromis pour n'avoir plus qu'à se_cacher. » — Il ne semble
donc pas que le Sindibad et le fabliau doivent nécessairement
provenir l'un de l'autre, puisque le récit de M. Desdevises du
Dezert, tout semblable, ne provient ni du fabliau, ni au.Sindibad,
Quant à la version plus rapide qui est celle du Çukasaptati
et de Pogge et qui met en présence les uns des autres, le mari et
les deux galants, aucun de mes conteurs ne l'a reproduite. Pour-
quoi ? C'est qu'ils se préoccupaient trop de raconter un joli conte,
bien organisé, parfaitement logique. Or le récit du Çukasaptati
et de Pogge sont également maladroits, gâtés. Ils ne se res-
semblent d'ailleurs qu'à moitié : ils proviennent de la paresse
d'esprit de ces deux conteurs, qui ont l'un et l'autre expédié leur
historiette en dix lignes. Il était hors de toute prévision que je
.réussisse à retrouver parmi mes contes factices une forme ainsi
déformée et je ne l'ai pas retrouvée, en effet.
M. G. Paris établit enfin certains rapports entre VHitopadésa,
le Sindibad et d'autres récits, fondés sur ce trait que l'amant qui
simule la colère brandit aux yeux du mari ici une épée, là un
bâton. Dans ma collection de contes factices, les uns omettent
ce trait ; d'autres ornent le galant de toutes les armes imaginables,
coutelas, pistolets, épées, bâtons. C'est une panoplie complète,
qui n'est point pillée pourtant de VHitopadésa.
En résumé, si l'on dressait maintenant un tableau généalo-
gique des différentes formes du lai de VEpervier, il faudrait ran-
ger en un même groupe le Çukasaptati, VHitopadésa, M. L.
Lapicque et M. Bourdon ; en un second groupe dérivé du premier,
l'original sanscrit du Sindibad, le fabliau du xm« siècle, les
Gesta Romanorum et M. Desdevises du Dezert.
Étranges familles !

Les trois bossus ménestrels


Eh quoi ! Toujours les mêmes résultats négatifs ? Toujours
cette épreuve, dix fois renouvelée, se retournera-t-elle contre
l'hypothèse de l'origine orientale des contes ?
C'est bien pourtant, jusqu'ici, le résultat de
ces enquêtes,
monotone, mais si fortement établi qu'on n'y pourra blâmer que
notre minutieuse et lourde insistance à démontrer l'évident.
LES TROIS BOSSUS MÉNESTRELS 237
Nous avons considéré successivement, soit en ces deux cha-
.
pitres, soit à l'appendice II, tous les fabliaux attestés dans
l'Orient. Tantôt il a été impossible de découvrir, entre des
ver-
sions de même valeur, la forme logiquement antérieure. Elles
passaient devant nos yeux comme un essaim d'abeilles, errant
au hasard, d'où la reine a disparu. Tantôt nous la découvrions,
cette forme-reine, — mais elle était italienne, française, jamais
indienne.
Il reste un fabliau pourtant — celui des Trois bossus ménes-
trels — qui donnera à la théorie orientaliste une apparente
satisfaction.
.Ici, il nous est possible de marquer certains moments de
l'évolution du conte, et nous en saisirons la forme-mère. Or,
cette forme est représentée, entre autres versions, par un conte
oriental,
1° Classons les diverses versions du fabliau.
2° Voyons par quelles observations on peut prouver l'antério-
rité logique de certaines formes.
3° Si, parmi-ces versions primitives, l'une d'elles est orientale,
quelle est la portée de ce fait ? (
I. — Analyse et classement des différentes versions du conte.
Je considère les quatorze versions qui me sont connues, et
dont voici le dénombrement.
1°) Un récit du sixième sage dans le remaniement hébraïque
du roman des Sept Sages, le Mischle Sandabar 1 ; 2°) un récit dû
sixième sage dans la version arménienne de ce roman 2 ; 3°) un
récit du sixième sage dans l'Historia septem Sapientum* ; 4° et
5<>) les fabliaux des Trois bossus ménestrels 4 et à'Estormi* ; 6° et

7°) deux contes allemands du moyen âge, l'un sous forme narra-
tive, les Trois moines de Colmar ", l'autre sous forme de com-
plainte, la Femme du pêcheur'' ; 8°) une nouvelle de Sercambi 8 ;
1. Éd. Sengelmann, 1842.
2. Orient und Occident, II, 373.
3. Deux rédactions en prose du roman des Sept Sages, publiées par G, Paris.
4. MR I, 2.
5. MB. I, 19.
6. Gesammlabenteuer, III, LXII.
' 7. Keller, Erzâhlungen aus altdeutschen Hss., p. 347. Ain lied von ainer
uiscJierin.
g. Sercambi, éd. Renier, Arrcndicc 2, De'vïlio lussurie in prelalis.
238 LES FABLIAUX
9°) un des récits des Facétieuses Nuits de Straparole l ; —

10°) une farce française du théâtre de la foire 2 ; — 11°) une
farce italienne 3 - — 12°) un conte français en vers, du xvnr3
siècle 4; 13° et 14°) deux contes recueillis à Vais, par M. E.,
Rolland 5. •

Gomment classer ces quatorze variantes ?
Je prends- l'un quelconque des récits de ma collection, pour
en extraire, antérieurement à toute comparaison, la forme orga-
nique (co). C'est le lied de la Femme du pêcheur que le hasard a
amené sous ma main, En voici donc l'analyse.

Près de Vienne en Autriche, vivent un pêcheur et sa femme. Un sou-


que le mari est à la pêche aux carpes, sa femme, persuadée qu'il ne ren-
trera pas de la nuit, donne asile à trois clercs errants, avec qui elle fait
bombance. A minuit, le pêcheur revient à l'improviste. Vite,. la femme
cache ses joyeux hôtes dans un bassin à mettre les poissons. Cette ré-
serve est à sec, et n'a point reçu.d'eau depuis six mois. Mais le mari afait
cette nuit-là une pêche miraculeuse et rapporte quatre vases remplis de
carpes. Il veut en mettre une partie dans sa piscine, ouvre le canal qui
l'alimente et voilà nos trois étudiants noyés.
La femme retire alors subrepticement du bassin l'un des clërcs,le montre
à un valet niais et lui offre dix gulden, s'il veut bien le charger sur ses
épaules et l'aller jeter dans le Danube.Pendant que le bonhomme s'acquitte

1. Straparola, V, 3. Traduction de J. Louveau et de Pierre de Larivey,


pp. Jannet, I, 333. V. l'étude de M. Giuseppe Rua, Inlorno aile Piacevoli
Notti dello Straparola, Turin, 1890, p. 69. '
2. Il m'en a passé trois éditions par les mains : Les Facétieuses rencontres
de Verboquet, pour réjouir les mélancoliques... à Troyes, sans date, in-12 ;
— Les rencontres, fantaisies et coqs- à Vasne facétieux du baron Gratelard,
tenant sa classe ordinaire au bout du Pont JVeu/;.,, à Troyes, chez Pierre Gar-
nier, 1736 ; -— OEuvres complètes de Tabarin, pp. Gust. Aventin, 2 vol., Pa-
ris, Jannet, 1868, t. II, p. 193.
3. Una covata di gobbi, ovvero i tre gobbi délia Gorgona con Sienlerelh,
facckino ubriaco, Florence, 1872. Je ne connais cette farce que
par l'indication,
qu'en donne M. Rua, loc. cit. Mais ce titre, seul, permet, comme on le verra
plus loin, de classer cette farce en son lieu.
4. Contes nouveaux et plaisants, par une Société, Amsterdam, 1770,,
p. 44.
5. Romania, XIII, p. 428. Je n'ai pas pu me procurer la version de

Doni, éd. Gamba, Venise, 1815, n° 1 (tiré à 80 exemplaires).
— J'ai lu aussi
dans les KpunriBiix (t. I, 64 ; cf. t. IV, 248) un conte russe, le Pope qui hennit
comme un étalon, qui reproduit notre fabliau ; mais je n'ai pas noté les traits
de cette version, au moment où ce recueil rare m'était accessible. Les autres
rapprochements, indiqués par Von der Hagen (toc. cil.) et —
par M. Landau
[Quellen desDek., p. 50), ne doivent pas être considérés ici, ils proviennent
de confusions avec le conte de Constant du Hamel. car
LES TROIS BOSSUS MÉNESTRELS 239
.

de sa commission, elle retire de la piscine un second noyé, le couche au


même endroit que le premier.; Voici le valet revenu pour chercher son
salaire-: <t-—Maïs, luKdit-^lle, tir rte-l'as:pas emporté-dfici ! vois-le.donc
1

encore étendu à la même place I — C'est donc qu'il est ravenu! » Étonné,
mais résigné, il reprend le chemin du Danube,, le second clerc sur son des,
•et, le prenant par les cheveux, l'enfonce consciencieusement dans l'eau.
II retourne à la maison, où la femme lui montre le cadavre du troisième
étudiant. « Quoi ! il est encore revenu ! » La même scène se reproduit et
pour la troisième fois il jette dans le fleuve le mort récalcitrant. — En re-
venant, il rencontre sur le chemin un prêtre, bien vivant, qui s'en va con-
fesser un malade. « Cette fois, lui dit-il, tu ne reviendras pas ! »Et, malgré
ses raisonnements, il l'envoie dans le Danube rejoindre ses confrères.
Le conte, sous sa forme nécessaire et substantielle, se réduit
aux données que voici :
Par suite de circonstances variables, trois cadavres (plus ou
moins, mais deux au minimum), se trouvent réunis dans une
maison; il s'agit de s'en débarrasser. La personne que leur pré-
sence compromet appelle un portefaix quelconque et lui montre
l'un des trois cadavres, comme s'il était le seul. Qu'il l'emporte et
le fasse disparaître ! — Ainsi fait. — Quand il revient pour rendre
compte de sa mission, on lui fait voir, à la même place, un second
cadavre, semblable au précédent. « C'est donc qu'il est revenu ! »
Il emporte ce second corps et la même scène se reproduit pour
le troisième cadavre. A la fin, le portefaix rencontre un homme
qui ressemble à son revenant, mais bien vivant. Il le tue, pour
qu'il ne revienne plus.
Cette forme est telle qu'il est hors du pouvoir de l'homme
d'en supprimer un iota. Ce n'est donc pas là communauté "de
ces traits qui groupera les versions, puisqu'ils s'imposent à tous
les conteurs, passés et futurs. Mais, comme le conte n'a jamais
vécu réduit à sa forme substantielle, il arrive, comme toujours,
que plusieurs versions reproduisent les mêmes traits accessoires ;
s'il apparaît que tel de ces traits n'a pu être inventé qu'une seule
fois, les versions qui le reproduiront seront associées en une
même famille.
Chaque conteur devra en effet se préoccuper de répondre à
une série de questions, dont voici les principales : Comment les
cadavres peuvent-ils être pris les uns pour les autres et ressem-
bler en même temps à l'homme bien vivant qui est, à la fin du
conte, victime de cette fatale ressemblance ? — Quel est l'homme
qui se charge de la lugubre tâche de faire maison nette ? — Où
240 LES FABLIAUX
et comment se débarrasse-t-il des cadavres ? etc. La rencontre
de deux conteurs sur l'un de ces épisodes pourrait entraîner
le groupement de leurs deux récits. En fait, ces questions se
subordonnent toutes à celles-ci : comment les trois cadavres se
trouvent-ils réunis dans la même maison ? de quelle mort ont '

péri ces trois hommes ?


Ce sont les solutions diverses données à cette question qui
groupent ou opposent les versions 1.
Le nombre des combinaisons possibles est indéfini ; les combi-
naisons réellement imaginées se réduisent à deux : ce qui sépare.
nos quatorze versions en deux familles.
Pour six de nos conteurs, ce sont trois amants qui, courti-
sant la même femme, ont été surpris ensemble chez elle et tués
par le mari.
Pour les huit autres, ce sont trois bossus qui se réunissent dans
la maison d'une femme : sans être ses amants, ils ont de bonnes
raisons d'éviter le mari ; à son retour, ils se cachent et meurent
dans leur cachette.
Considérons successivement et rapidement ces deux groupes.
A. Les amants tués par le mari.
Les narrateurs expliquent différemment ce meurtre :
a) Celui qui se met le moins en frais d'imagination est l'un
des conteurs de Vais 2 :. « Un meunier avait une femme trop

1. En effet, l'on verra par la suite que la première de ces difficultés (com-
ment les cadavres se ressemblent-ils ?) dépend de la manière dont on explique
la rencontre des trois hommes dans la même maison. —• La seconde question
(quel est l'homme qui se charge de les emporter ?) ne fournit pas de classe-
ment utile : ce sera nécessairement un homme un peu simple, soit un porte-
faix de profession, soit un serviteur très dévoué à ses maîtres, soit un homme
prêt à tout [un Ethiopien (Sandabar), — un champion, frère de la dame [His-
toria Septem Sapienlum), — un portefaix (Trois Bossus, Sercambi, Vais 2), un
niais, neveu de la femme (Eslormi), — un soldat (Vais, I), un porte-morts
(Slraparole), —• un clerc errant ivre (Trois moines de Colmar),-

—• le niais
Gratelard (farce française), — un manant (Contes nouveaux), un valet niais
(Keller), — un faquin ivre (farce italienne)}.

— Quant à la troisième diffi-
culté (comment l'homme se débarrasse-t-il des cadavres?), il n'y a pas lieu
d'en tenir compte. Douze conteurs les jettent à l'eau ; ce qui est, en effet, le
procédé le plus naturel et dont s'accommode le mieux la rapidité du conte.
Les deux autres moyens imaginables,
— la mise en terre, la crémation, —
plus bizarres, pourraient servir à classer des versions : mais ils ne sont em-
ployés qu'une fois chacun (Historia Septem Sapienlum, Eslormi).
2. -J'appelle celte version : Vais 1. Il .ne s'agit ici,
comme dans. Straparola
LES' TROIS BOSSUS MÉNESTRELS 241"
aimable pour les moines. Il en tua un jour deux. » La femme
ne
joue ici aucun rôle actif..
a 1) Tous les autres conteurs supposent, au contraire, que les
-amants ont été attirés et tués par deux époux complices.
a2) Tantôt il s'agit d'un odieux guet-apens. Les deux époux,
pauvres, complotent de s'enrichir à peu de frais. La femme, qui
a une voix merveilleuse, se tient « sur les loges et galeries de la
maison du chemin public » et, « pour se monstrer et faire regar-
der », chante. Trois chevaliers se prennent à ses appeaux elle
;
leur donne, pour le même soir, moyennant promesse de nombreux
florins, trois rendez-vous successifs. Ils arrivent l'un après
l'autre ; le mari, caché derrière la porte, les occit. — Plus tard,
-à la suite d'une querelle avec son vieux mari, elle le dénonce à
l'empereur, qui les fait traîner tous deux à la queue des chevaux
et pendre.
C'est la version de VHistoria septem Sapientium 1, et, sans
doute, du roman arménien des Sept Sages 2.
a3) Tantôt au contraire, ce sont les amants qui sont odieux et
non leur meurtriers. C'est, en effet, une femme pauvre et sage
que trois moines ont persécutée de leurs vaines obsessions. De
..guerre lasse, elle s'en plaint à son mari, qui en tire vengeance et

•et les Contes nouveaux, que de deux cadavres. — Le mari confie les corps
des amiables moines à un soldat, qu'on appelle le Diable. Il passe deux fois,
avec son précieux fardeau, devant un couvent. Le veilleur l'interroge : « C'est
le Diable, ^répond-il les deux fois, qui emporte le moine du couvent. » Le
veilleur donne l'alarme dans le cloître, où l'on s'aperçoit qu'il manque, en
effet, deux .moines. Les autres s'enfuient, épouvantés. Le Diable rencontre
l'un d'eux, monté sur un âne : « Je ne m'étonne pas, lui dit-il, que tu arrives
toujours avant moi, puisque tu as quatre pattes et moi deux » ; et il le jette
à l'eau avec son âne.
1. Tandis que le champion, gardien de la cité et frère de la dame, est en
train de brûler dans un bois le corps du dernier chevalier, il en survient un
quatrième, qui venait à la ville pour jouter le jour suivant, et qui s'approche
du feu pour se chauffer. Le champion l'y jette, avec son cheval. — Je ne
•crois pas qu'il faille associer plus intimement cette version et celle de Vais 1,
en raison de ce détail minuscule : un cheval et un âne y périssent avec leurs
maîtres. —• C'est un trait réinventé par deux conteurs indépendants.
2. Je ne connais cette version que par l'insuffisante analyse donnée par
Lerch, Orient und Occident, toc. cit., et que je traduis in extenso : « Le sixième
sage raconte l'histoire de la jeune femme qui, aidée de son vieux mari et
par cupidité, fait tomber dans un piège trois braves chevaliers, attirés par
ses charmes. Les deux époux sont pendus. »
BÉDIER. Les Fabliaux, le

242 LES FABLIAUX
profit à la fois, leur fait assigner par sa femme trois rendez-vous,
successifs et les assomme, dès qu'ils ont payé. On le recon-
naît, -c'-est le début du fabliau de €<mstant du Hamel.
Cette version est représentée par le fabliau d'Estormi, par le;
conte allemand des- Trois moines de Calmar et par la nouvelle^
de Sercambi^.
B. Les bossus.
Les versions de ce second groupe -se diversifient de deux-
manières :
c) Les bossus sont frères ûa mari. Un 'bossu a -épousé unie-
femme riche, jeune et belle, -qu'il-surveille j'afeusement et dure-
ment. B a trois frères, bossus, comme lui, qui sont gueux, <et qu'il
défend à 'sa femme de recevoir jamais. Un j'osir, par pitié, 'en
l'absence d-fe son mari, elle les reçoit «t les héberge. Au retenir du:
jaloux, elle les cache. Quand elle veut les délivrer, ils sont,
morts, soit de peur, 'suit par asphyxie, soit parce qu'ils étaient,
ivres. Elle s'en débarrasse .comme dans les autres versions.
Après avoir expédié le troisième magot, le 'portefaix -rencontre
10 mari, bossu comme ses frères : c'est lui qu'il tue.
•Cette famille est représentée par cinq'versions le "second conte'
.•

de Vais, Straparole, les Contes nouveaux et plaisants, les farces


française et italienne 2.

i. Je -note, par scmtpule d'exactitude;, plutôt (que par utilité, les quelques,
divergences de eës trois «ontes allemand,, français, italien. JJ).aais tous les
trois, la victime .innocente -tuée à. -la fin du conte est un rmoiae ,(ou^un prêtre)
qui passe par hasard* — Dans Je conte allemand, la scène de séduction .a feu
au confessionnal, successivement dans trois couvents, de -Frères prêcheurs,
de Carmes déchaussés et d'Augustins. — Chez Sercambi, -ce sont .trois .moines:
de l'église Saint-Nicolas -à Pise, qui importunent, l'innocente Madonna JNîece,
l'un sous le porche, le second au bénitier, le troisième près de l'autel. —
Dans Eslormi, le lieu de -la soène reste indéterminé. ^- Dans le fabliau, le
mari assomme les trois 'amants dès leur arrivée. —• Dans les Gesammlaien-
teu.tr, les -amants, 'effrayés .successivement par le -bruit -que mène le mari
caché, se précipitent dans -une .cuve d'eau .-bouillaiïte. — Dans .Sercambi, les
trois amants, .sans qu'on s'explique .pourquoi, sont arrivés à la même heure
et, après savoir dîné ensemble, ise sont .mis au bain ; au retour du mari, ils se
réfu ien-t datas .un déduit, où l'homme, qui est tanmeui-, renferme ses jpeaux.
11 les tue en .versant sur eux un Chaudron .plein d'-eau bouillante-et de Chaux.
2. Voici l'analyse de -ces cinq versions :
Straparola : Long préambule sur les aventturEs 'des trois Jrères JJOSSUS ;
jusqu'au jjour «m l'.un d'aux,, «Zambù, é,p'otise à .Usine la fille da marchand de
drap, son patron. — Mauvais ménage •qtie ,-font .les époux.
— Zambù jart
LES TROIS BOSSUS MÉNESTRELS 243
û) Enfin, dans les Bossus ménestrels, il s'agit aussi de la
jeune femme d'un affreux bossu jaloux, qui héberge trois autres
bossus ; mais ce ne sont plus ses beaux-frères ; ce sont des .ménes-
trels qu'elle a fait venir pour se distraire. Le conte se poursuit
tout comme dans laprécédente version et c'est le mari lui-même
qui va rejoindre dans la rivière les bossus ses confrères.
C'est le fabliau des Trois bossus ménestrels et le récit du
Mischle Sandabar 1.

pour Bologne, après avoir, averti sa femme de se méfier de ses deux frères,
iqui lui ressemblent à s'y méprendre. Au retour imprévu du mari, ils -sont
cachés dans une ange c pour eschauder -et plumer les poureeaux » ; la peur,
la chaleur et l'odeur les tuent.
La farre irançaise se résume ainsi : Scène I : Horace donne au niais Gra-
telard une lettre pour la femme du vieux bossu Trostole. — Se. II. Trostole,
.appelé au palais par une assignation, recommande en partant à sa femme de
ne pas laisser entrer ses trois frères, bossus comme lui. — Se. III. Les trois
^frères bossus, affamés, viennent -mendier et la femme les héberge par pitié.
— Se. IV. Retour du mari. Les frères sont cachés, ivres. Trostole s'en va. —
Se. V. Les bossus sont morts d'avoir trop bu. Gratelard les emporte à la
rivière. -*— Se. VI. Retour de Trostole, que Gratelard envoie rejoindre ses
frères. — Se. VII. Gratelard vient .chercher son salaire : « C'est fait ! il m',a
fallu m'y reprendre à quatre fois. — Quatre fois ? n'y aurait-d pas mon .mari
avec les autres ? — Le dernier parlait, ma foi 1 » La femme épouse Horace.
Trostole et ses trois frères reviennent et se battent.
La fane italienne, que je n'ai pas lue, doit se rattacher à ce type, puisqu'il
s'y agit d'une « couvée de hossus ».
Contes nouveaux : Le récit est placé dans « une ville d'Asie », et l'on y
parle de « cadis » et de « caravansérails » ; mais cette lurquerie paraît être
de l'imagination du .conteur français. 11 y a, comme dan' Straparola, un long
préambule sur les aventures antérieures des trois frères bossus. -— Ceux-ci
meurent d'avoir trop hu. •— L'histoire se termine par une assez sotte inven-
tion : le bon calife Harouan-Arracchfd,se promenant par les rues, fait rele-
ver par son vizir les filets tendus dans la rivière. Les trois bossus sont ainsi
repêchés. Le mari revient à la vie, et le calife le tance pour sa fierté et sa
dureté à l'égard de ses frères.
Le conte de Vais * est très court et assez mal motivé. « Il était trois frères
bossus, dont l'un aubergiste et marié. Un jour qu'il était absent, ses deux
frères "burent tant dans sa cave qyCils en moururent. » On ne voit pas ici
pourquoi la femme se débarrasse subrepticement de 'leurs cadavres.
1. Dans le fabliau, trois bossus ménestrels s'invitent le soir de la Noël
chez leur jaloux confrère, qui les héberge volontiers, leur donne un bon
dîner, et .les renvoie avec vingt sous parisïs pour chacun, à condition qu'ils
jae remettront plus les pieds chez lui :
Car, s'il "i
-estoient repris,
.11 aTTOÎcnt un .baing cruel
T>e la ti-dide eve du .chane].
La dame, qui a entendu les bossus «.chanter et solacier^ profite du départ
244 LES FABLIAUX
Je résume ce classement de versions 1 par le tableau synop-
tique ci-contre.
II. Histoire probable du conte.
Ces différents groupes de versions se valent-ils, si bien qu'ils
doivent s'aligner pour nous sur un même plan ? Nous sera-t-il
impossible d'établir entre eux certains rapports de filiation ? —
Non : ici, comme en un certain nombre d'autres cas, quelques
observations très simples nous permettent, je crois, de saisir cer-
tains moments de l'évolution du conte.
1° Des deux formes principales — les amants tués par Te mari
(A), les bossus morts par accident (B), — laquelle est née la
première ?
Je crois que c'est la forme B.
Les versions du groupe A, — où c'est le mari qui tue les trois
galants, — sont marquées, en effet, d'une véritable infériorité. A

de son grotesque mari pour les rappeler, et leur fait chanter leurs chan-
sons. Au retour du jaloux, elle les cache dans trois escrins, où ils périssent
étouffés, etc. — Le conte du Mischle Sandabar est étrangement défiguré
et si sottement conté qu'il ne serait pas intelligible, si nous ne connaissions
pas le fabliau et les autres formes du conte. Qu'on en juge : une jolie,femme
est mariée à un vieillard (il n'est pas dit qu'il soit bossu) qui lui défend de
sortir dans la rue. Elle envoie un jour sa servante chercher quelqu'un pour
la distraire. Celle-ci rencontre un bossu qui joue des cymbales et de la flûte
et danse. Elle le conduit à sa maîtresse, qu'il amuse.; la femme lui donne
de beaux habits et un présent. Le bossu fait part de cette bonne aubaine à
deux de ses compagnons bossus, qu'il obtient la permission d'amener avec
lui. Ils boivent tant qu'ils tombent de leurs sièges, et que la jeune femme et
la servante sont obligées de les transporter dans un logement voisin, où ils
se disputent et s'étranglent les uns les autres. — Voici, textuellement, la fin
inintelligible du récit : « Elle fit appeler un Éthiopien, lui donna une pré-
cieuse récompense et lui dit : Prends ce sac, jette-le dans le fleuve et re-
viens ; je te donnerai tout ce dont tu auras besoin, L'Éthiopien le fit jus-
qu'à ce qu'il eût jeté à l'eau, l'un après l'autre, tous les bossus. » —• Nous
surprenons ici le conte dans un état si maladif qu'il n'a jamais pu, sans
doute, tel qu'il est, en provigner aucun autre. Mais il avait été conté sous
une forme saine, à l'auteur du Mischle Sandabar ou à son modèle arabe, et
cette forme était nécessairement celle des Trois bossus ménestrels. C'est ici
le même cas que pour les Quatre souhaits saint Martin: v.
p. 224, note 1.
1. Il reste le lied de la Femme du pêcheur, ci-dessus analysé, qui se classe
malaisément, car il participe à la fois des deux formes, A, B, du conte.
•— Il
se rapproche pourtant davantage de la sous-famille d, puisque les clercs'
errants y jouent le même rôle d'amuseurs que les bossus du fabliau. Mais
l'omission de cette circonstance qu'ils étaient bossus force le
conteur à faire
occire à la fin du conte, au lieu du mari, un prêtre innocent (comme
en A).
LES TROIS BOSSUS MÉNESTRELS 245

TABLEAU SYNOPTIQUE DES FORMES DIVERSES DU


FABLIAU DES TROIS BOSSUS MÉNESTRELS
Par suite de circonstances qui varient selon les conteurs, trois
cadavres (ou plus, mais deux au minimum) se trouvent réunis
dans une maison. Il faut s'en débarrasser. La personne que leur
présence compromet appelle un portefaix quelconque et lui mon-
tre l'un" des trois cadavres, comme s'il était le seul. Qu'il l'em-
porte et le fasse disparaître ! Ainsi fait. — Quand il vient rendre
compte de son oeuvre, on lui fait voir, à la même place, un second
cadavre semblable au premier : « C'est donc qu'il-est revenu ! »
se dit-il. Il emporte le second cadavre et la même scène se repro-
duit pour le troisième. A la fin, le portefaix rencontre un homme
qui ressemble parfaitement aux précédents, mais bien vivant.
II le.tue pour qu'il ne revienne plus.
246 LES FABLIAUX
la fin du conte, le portefaix est obligé de tuer un moine ou un
chevalier étranger à l'aventure, qui nous est indifférent r c'est
un inconnu, un simple passant \ Combien est supérieure, au
contraire, et plus jolie, la forme des Bossus (B),. où c'est le mari
lui-même, jaloux, tyrannique, odieux, qui .devient la victime de
sa ressemblance avec les magots Dès le début du conte, nous
!"

plaignons la jeune femme, séquestrée par son grotesque époux,


dont nous souhaitons qu'elle puisse être délivrée. Une innocente
fantaisie, ou sa charité, l'entraîne à recevoir chez elle trois bos-
sus, dont la mort (qu'elle n'a.pas voulue) la jette dans un cruel
embarras. Elle s'en débarrasse le plus aisément du. monde, et de
son mari par surcroît, et non moins innocemment. Tout le conte
paraît imaginé pour cet épisode final, si Imprévu, si logique
pourtant.
Cette forme, machinée comme une élégante combinaison,,
d'échecs et qui nous procure le plaisir d'une équation finement
résolue, est évidemment sortie d'un seul jet de l'esprit du pre-
mier inventeur. C'est la forme-mère.
Mais des deux sous-familles c, d, laquelle est née la première ?
celle où les bossus sont des. frères pauvres du mari, hébergés
par pitié (c) ? celle 0;ù ce sont des ménestrels, appelés, pour diver-
tir la femme (d) ? — L'une et l'autre forme me paraît aussi ingé-
nieuse et je ne. vois. nul. moyen de décider, si la. forme première,
du conte est Bc, ou Bd.
Qu'il nous suffise ici que ce soit une forme en B.
2° Mais comment les formes en A dérivent-elles des formes
originelles ? en d'autres termes, comment un conteur qui con-
naissait, le joli récit des Trois bossus a-t-il pu être amené à le
remanier', à le gâter ? Je croîs pouvoir l'expliquer.
Ce conteur se proposait primitivement de dire un tout autre
récit, une histoire comme celle de Constant du Hamel : trois
amants ont importuné de leurs obsessions une femme sage et
pauvre, qui, de concert avec son mari, leur donne trois rendez-
vous successifs, se fait grassement payer et les dupe. Mais, au
1. Une autre difficulté : dans toutes ces versions (A], où le mari et la femme
sont complices, pourquoi le mari n'emporte-t-il pas lui-même sur dos les
cadavres de ses victimes, au lieu de les confier à son
un. tiers' compromettant ?
Cela s'explique bien mieux dans les versions
en B, où c'est la femme, trop
frêle pour s'en débarrasser elle-même, qui, seule,
en a la charge.
LES TROIS BOSSUS MENESTRELS 2'47
moment de raconter le dénouement, il a voulu « faire du nou-
veau ». Il aurait pu, comme dans les autres versions de Constant
•du Hamel, précipiter les trois galants dans une
cuve pleine de
teinture ou dans un tonneau rempli de plumes, ou les forcer à
danser devant le mari, affublés de costumes grotesques ; les enfer-
merait-il tous trois dans un -coffre, qu'il ferait ensuite porter sur
mie place publique ? les lâcherait-il-, nus, à travers le village,
poursuivis par les chiens des rues ? Non ; le conte des Bossus
s'est soudain présenté à son esprit : les amants seront donc
tués... et c'est de cette contamination que dérivent toutes les
versions en A.
3° Cette version (a3), où une femme honnête, est persécutée par
trois galants, ne paraît en effet logiquement antérieure à la ver-
sion a2, où un couple odieux, dresse un vulgaire, gùet-apens pour
y faire tomber de loyaux amants. On surprend en effet, comme
en flagrant délit., le conteur qui a transformé et gâté encore ce
récit. C'était un remanieur du roman des Sept Sages .-. l'histoire
du mort récalcitrant lui plaisait ; mais comment la faire entrer
dans le cadre du roman ? Le Sage Cléophas voulait, comme les
six autres Sages de Rome, démontrer par un exemple la perver-
sité féminine. Le conte, qu'il connaissait sous sa forme a3, où les
époux sont sympathiques, ne pouvait point servir à sa démons-
tration.. Il supposa donc que la femme n'était point une victime
d'amants tyrannîques, mais une coquette qui attirait par cupidité
de braves chevaliers. Et comme le conte sôus cette forme prou-
verait aussi bien la méchanceté de l'homme que celle de la
femme, Cléophas imagine à la fin du récit qu'elle, va dénoncer
son mari à l'empereur et qu'elle se perd avec lui.
' 4é Quant à la version a (Vais I), où le mari joue seul un rôle

actif, elle n'est qu'une simplification dmn conteur peu soucieux


de motiver longuement son récit. Il connaissait aussi la forme Q? ;
mais la fin seule de l'histoire l'intéressait :. « le mort qui revient ».
Comment ces trois cadavres sont-ils réunis là ? — C'est le mari
qui les a tués il n'en demande pas davantage.
!

En résumé, l'on peut établir ainsi la filiation des versions-: notre


conte est né sous sa forme B, sans qu'on puisse discerner si la
forme Bc est antérieure, ou la forme Bd. — Un conteur a dérivé
de B la forme a\ dont les formes a1 ne sont que des remaniements.
248 LES FABLIAUX
Ainsi, pour saisir la filiation des.versions, il faut lire notre-
tableau synoptique de droite à gauche : B, — as, —.a2, — a.
C'est là l'histoire probable, mais non nécessaire, du conte ; et.
j'abandonnerais volontiers mes conjectures, sauf la première, qui
me paraît tout à fait fondée en raison : les formes-mères sont les-
formes en B. Le conte est né sous la forme des Bossus.
Mais que signifient ces hypothèses, si même elles sont justes ?"
Que nous enseigne cette « histoire » du conte ? Étrange histoire.,
sans dates et sans géographie, soustraite aux catégories dû
temps et de l'espace! Nous saisissons le développement logique
de ce conte, non son développement historique ; nous détermir
nons son évolution interne, non ses destinées à travers les pays
et les âges. — Voici,, disons-nous, la forme dérivée la première
de la forme originelle : mais .où, quand, par qui s'est opéré ce-
remaniement ? C'est ce qui nous échappe, et c'est pourtant tout
ce qui nous intéresserait. Car classer logiquement ces variantes,,
c'est un jeu d'esprit qui peut mettre en relief l'ingéniosité, du
folk-loriste ; mais autant lui vaudrait deviner des rébus *.
III. — Parmi les versions qui représentent la forme-mère du
conte, se trouve une version orientale ; quelle est la portée de ce;
fait ?
Ici pourtant, il se trouve que la forme-mère est représentée-
par un conte oriental : le Mischle Sandabar.
Voilà, dira-t-on, la preuve fournie de l'origine orientale, pour-
ce conte tout au moins. — Je ne le crois pas.
Ce n'est pas que je veuille tirer parti de la médiocrité du récit
du Sandabar. On peut le voir par l'analyse que j'en ai donnée dans
une note (p. 244) : il est si misérable, qu'il serait inintelligible à
qui ne connaîtrait pas de versions parallèles du conte. Pourtant,
peu importe : ce récit défiguré nous prouve, sans doute, que son
auteur, israélite ou arabe, était un sot, mais, en même temps,
qu'il connaissait une forme du récit, saine, probablement sem-
bable au fabliau des Trois bossus ménestrels, vivante en Orient.
Notons seulement, en passant, un exemple de plus de la
1. Cette critique est, je l'avoue, outrée en certains
cas. Si ces procédés
comparatifs, appliqués à des versions défigurées, nous permettent
il arrive — de restituer hypothétiquement — comme
un conte en sa forme accomplie^
c'est là, en quelque sorte, une restauration d'oeuvre d'art, légitime,
utile. attrayante,
LES TROIS BOSSUS. MENESTRELS 249
médiocre influence des grands recueils de contes sur la tradition
orale, car il est évident que le récit inintelligent du Sandabar
n'a jamais pu produire aucun rejeton. Mais j'admets volontiers
que sa source, écrite ou orale, reproduisait trait pour trait le
fabliau 1. Que pouvons-nous eh conclure ?
Qu'est-ce que ce récit du Sandabar ? Une vénérable histoire
indienne, qui remonte à l'original sanscrit perdu du Roman des
Sept Sages ? Nullement. Aucune autre version orientale des Sept
Sages ne raconte les Trois bossus et il est assuré que ce conte
n'entrait pas dans le cadre du roman primitif. L'auteur du Mischle
Sandabar, pour combler une lacune de son roman, ou par fan-
taisie, l'a recueilli dans la tradition orale. Peut-être ce conte n'a-
t-il jamais vécu dans l'Inde : il n'a pas plus de titres à prétendre
à une origine indienne que l'histoire à'Absalon que le même
auteur juif nous raconte aussi. Comme il prenait dans la Bible
l'histoire d'Absalon, il a ramassé dans la tradition orale les Trois
Bossus, et nous sommes simplement en présence de ce fait :
dans la première moitié du xiné siècle, un conteur Israélite a dit
en hébreu le même conte qu'à la même époque un trouvère
racontait en français.
Le miracle est précisément que jamais la forme-mère de nos
contes ne soit représentée par une forme indienne. C'est là le
résultat le plus imprévu,le plus assuré pourtant de nos recherches,
qui ont porté sur un grand nombre de contes, non étudiés dans
ce livre. Il démontre, avec une surabondante évidence, la faus-
seté de l'hypothèse indianiste.
Pourtant, admettons que le récit du Mischle Sandabar se trouve
en effet dans un recueil indien. Ou bien considérons l'hypothèse
de certains théoriciens, selon lesquels les contes seraient nés,
non point précisément dans l'Inde, mais dans un Orient indéter-
miné, syrien ou mogol, selon les besoins de la cause, ou per-

1. Je ne veux pas retenir le fait que les formes-mères ne sont pas repré-
sentées seulement par le fabliau et le Sandabar (d\, mais aussi par les ver-
sions où les bossus sont frères (c). Cette forme c, nous l'avons dit, est peut-
être la primitive, auquel cas les versions logiquement antérieures seraient
représentées par Straparola, les Contes nouveaux, les farces italienne et
française, l'un des contes de Vais, donc par un groupe où n'entre aucune
forme orientale. Mais faisons cette concession, toute gratuite, que la forme
première est en effet celle du fabliau et du Sandabar.
250 LES FABLIAUX
San, ou hébraïque. Si d'ordinaire, par une rencontre- constante- et
vingt fois observée, les formes-mères étaient en effet attestées
-dans l'Orient, toute objection devrait tomber devant, ce fait con-
sidérable-. Mais il n'en va pas ainsi et ce phénomène- se- produit
pour le seul fabliau des Trois bossus. C'est donc le hasard qui
associe en à le Sandabar et un fabliau, comme il groupe en c
.Straparole et Tabarih, en #a des nouvelles allemande, italienne,
française. Ce groupement du Sandabar et d'un fabliau nra pas
jplus de valeur que l'un des mille autres groupements étranges
que peut présenter chaque- classement des formes diverses d'un
conte.
Et, par une rencontre piquante, les deux formes principales
A, B, de notre conte, séparées du tronc commun, depuis quand ?
depuis mille ans peut-être, — en quel lieu ? au Kamtchatkapeut-
être, — sont recueillies coexistantes, à quelques jours de dis-
tance, par le même foik-loriste, au même lieu, dans le même
bourg de l'Ardèche, à Vais.
A quoi nous sert le joli château de cartes du classement des
"versions ? Sur quel sable avons-nous bâti ?

Que conclure de ces longues recherches micrographiques ? Il


-est possible que tel de ces contes soit né dans l'Inde. Il est: pos-
sible qu'ils y soient nés, tous les onze.. Mais cette origine est
improbable, et certainement indémontrable.
Que dire des cent trente autres fabliaux, qui jamais n'ont été
notés sous aucune forme orientale ? Où est la forme sanscrite ou
hindie, ou pâlie, voire même arabe, syriaque ou turque, des
Trois aveugles de Compiègne ? de la Bourgeoise d'Orléans ? des.
Braies au cordelier ? du Boucher d'Abbeville ? Mais je triomphe
ici trop, aisément : je m'arrête.
De ces longues discussions, il résulte, je
pense, que nous
devons renoncer à tout jamais à l'hypothèse de l'origine indienne
•ou orientale des contes populaires.
REFLEXIONS SUR LA METHODE 251

CHAPITRE VIII

SOUS QUELLES CONDITIONS DES RECHERCHES SUR L'ORIGINE


ET.LA PROPAGATION DES CONTES POPULAIRES
SONT-ELLES POSSIBLES ?

I, L'hypothèse de l'origine indienne écartée, les. contes procèdent-ils


pourtant d'un foyer commun ? Que peut-on savoir de leur- patrie,
une ou diverse, et de leurs migrations ? —: Direction incertaine et
hésitante des recherches contemporaines.
II. Que les contes dont on recherche désespérément l'origine et le mode
de propagation ne sont caractéristiques d'aucun temps', d'aucun
pays spécial.
III. Pour ces contes, que peut-on espérer des méthodes, de comparaison.
actuellement" en honneur ? Critique de ces méthodes : leur stérilité
montrée par un dernier exemple, tiré de l'étude du fabliau des Trois
dames qui trouvèrent un anneau.
IV. Conclusions générales.
V. Que ces conclusions, ne sont pas purement négatives.

I
Les contes populaires ne nous viennent pas de l'Inde. Mais
où sont-ils nés ? Leur chercherons-nous quelque autre foyer-
originaire ? La Grèce ? L'Assyrie peut-être 1 ? Non ; les critiques
•qui vont suivre ne porteront plus sur la seule théorie orienta-
liste, mais plus haut. Y a-t-il apparence que les contes pro-
cèdent d'une patrie commune ? Au cas contraire, si l'un d''eux
est né ici, et l'autre là, et le troisième ailleurs encore, sous
quelles conditions pouvons-nous déterminer leurs patries res-
pectives et les lois de leurs migrations ?

1. Je sais tel savant qui serait disposé à croire à l'origine assyrienne des
•contes.. -— Ba-brius- y croyait déjà :
M51of fiÊv, & izzi (3a<Tt);Éco<; 'AXEçavopou,
;
Z'jpcov itaXairâ èativ Eopîu/ àvôp(i~ojv
o'( T.piv TLOT' TJaav ÈTI! Nîvou TÎ y.aî Biî.X^u.
(2e prologue des Fables.)
252 -
LES FABLIAUX
Depuis les frères Grimm, une fièvre de collectionneurs s'est
emparée de l'Europe. Pas un recueil de contes ancien qui n'ait
été dépouillé, .pas un conte moderne qui n'ait été traqué de
pays en pays, de village en village. Pas une isba russe, pas une
cabane de Norvège, où n'aient fureté des savants. Pas un récit
polynésien que n'ait épingle quelque missionnaire. Bienheureuse
contagion, quand il s'agit de dresser le bilan des croyances et
des imaginations du peuple, d'en décrire la psychologie, de
sonder ces couches profondes de l'humanité ! Bienheureuse
contagion, quand elle atteint Mannhardt, Andrew Lang, Gaido.z !
Mais épidémie néfaste, quand l'effort de tant de travailleurs
se confine dans cette question dcl'origine
des contes et s'y
épuise !
. .
Je vois bien qu'on a réuni de tous les points de l'horizon des
versions de tel conte. Pas une fois seulement, mais souvent.
Partant des fabliaux des Trois aveugles de Compiègne, J.-V. Le
Clerc recueille dix formes de ce conte ; partant des Facétieuses
Nuits de Straparole, M. Giuseppe Rua en recueille dix autres ;
partant d'un conte portugais, M. Braga allonge encore cette
double liste ; et je puis, à mon tour, à ces collections, ajouter
quelques références. Et l'on me démontrera aisément que je
suis un ignorant, que j'ai négligé une version thibét'aine ou une
version espagnole. Soit. Je crois volontiers que la collection de
M. Reinhold Kôhler est plus riche de vingt, de cinquante
parallèles. J'admire son zèle. J'admire que son cabinet de la
bibliothèque de Weimar soit assez vaste pour contenir ses casiers
de fiches. Une version nouvelle d'un conte est-elle publiée
quelque part ? Vite, un savant collectionneur court à son dossier
de ce conte : c'est une cinquantaine de bouts de carton où, depuis
vingt ans, au hasard des lectures les plus imprévues, il a résumé
le récit en des abrégés qui ont enlevé à chaque version toute,
saveur locale. Ces cinquante rapprochements, il les énumère
dans une revue, et le lecteur, qui saute brusquement du
Liedersaal de Lassberg aux récits norvégiens d'Asbjôrnsen ou
aux fables siciliennes de Pitre, de la Petite-Russie au pays de-
Galles, de Sansovino à Somadeva, de Giambattista Basile à
Cervantes et à un conteur araméen, confondu de cette vision
de kaléidoscope, brisé par ce voyage de rêve à travers les civili-
RÉFLEXIONS SUR LA MÉTHODE 253
sations les plus contradictoires, admire. Mais le numéro suivant
de la revue paraît, où un savant mieux outillé montre qu'il
possédait quelques fiches de plus : voici encore une forme
islandaise" ; voici Malespini, Molina, et les Comptes du monde
adventureux. Et son voisin en connaît d'autres ; mais ce voisin
lui-même est incomplet et se désespère que la science soit si peu
avancée.
Que veulent-ils prouver ainsi ? Que ces contes voyagent par
le temps et l'espace ? qu'ils se trouvent partout ?
— Soit ! la
preuve est donnée, surabondante jusqu'à la satiété. Maintenant,
grâce !
Mais puisque c'est aussi l'origine et les lois de la propagation
des contes qu'ils prétendent établir, que concluent-ils de ces
mille rapprochements, de ces monographies toujours recom-
mencées ?
Ceux-ci se croient en possession d'une idée directrice, qu'ils
considèrent comme déjà démontrée. Ils poursuivent leurs col-
lections à l'abri de cette croyance : les contes viennent de l'Inde.
Pour ceux qu'on retrouve en Orient, c'est la forme orientale qui
est primitive ; pour les autres, on trouvera quelque jour cette
forme ; elle a existé, ou existe ; et l'on a prouvé, disent-ils, l'origine,
indienne de tant de contes que nous pouvons dès maintenant
admettre la même origine pour les autres. — Cette foi est un
mol oreiller d'incuriosité, qui permet de se livrer plus longtemps
aux joies du collectionneur.
Pour d'autres, la réponse à la question de l'origine des contes
n'est pas encore donnée, mais les méthodes de recherche sont
les bonnes. L'origine des contes n'est pas indienne, ou du
moins nous ignorons encore si elle l'est. Étudions.davantage :.
peut-être prouverons-nous qu'elle est assyrienne, grecque ou
égyptienne ; peut-être prouverons-nous, au contraire, que les
contes ne procèdent pas d'un foyer commun, mais on pourra
sans doute établir que celui-ci est né dans l'Inde, celui-ci en
Grèce, tel autre en Egypte. EtT'on amasse toujours des variantes
et quand on en a réuni cent, on en cherche fiévreusement une
cent unième.
Dans quel espoir ? — Certes il serait singulièrement injuste et
inintelligent de railler, fût-ce du plus imperceptible sourire,, ce
254 LES FABLIAUX
grand effort poursuivi depuis .soixante aas, par toute l'Europe,
avec une si noble ténacité, pour recueillir et fixer la -tradition
orale. Nous devons à ce labeur d'inestimables -collections ; elles,
nous ont donné le sens de ce -qui est primitif et spontané ; -elles-
nous ont révélé toute la belle flore inexplorée de l'âme populaire..
Elles nous offrent les matériaux nécessaires pour de nobles
systèmes mythologiques ou pour des études — à peine ébau-
-chées encore — de psychologie populaire. Mais puisque tant de
savants s'obstinent à ne les interroger que w l'unique problème
de l'origine et de -la propagation des contes, .n'est-il pas temps
enfin de se demander si ce qu'on cherche, on aura jamais quelque
moyen de le trouver ; si l'on était même en droit de le chercher ?'
'AvâYJnQ vtr^ai.
Or, je le crois, le problème de l'origine et de la propagation,
des contes est insoluble et vain.

II
Commençons par poser, au début de cette discussion, un fait-
qui paraîtra d'abord trop simple pour être marqué, -— si les
notions les plus Glaires n'étaient souvent obscurcies par l'esprit
de système.
Il existe un très grand nombre de contes dont l'origine peut
être sûrement établie et dont on peut aisément étudier la-
propagation.
Il y a des -contes antiques, et qui ne sont -qu'antiques.
Plutarque nous raconte 1, par exemple, la touchante légende
-

d'Antiochus, épris de Stratonice, femme de son père, et qui se


meurt de cet amour caché. Un médecin, Érasistrate de Céos,
fait défiler -devant le lit du malade toutes 'les beautés de la
cour, et lorsque vient Stratonice, au battement plus précipité
du cceur d'Antiochus, il découvre son secret.
— Gomme le
père, inquiet de ce mal mystérieux, l'interroge, Érasistrate lui
-répond par un subterfuge : « Quand toutes ces femmes ont
passé devant ton fils, j'ai deviné qu'il aimait -l'une d'elles ; il
se meurt, parce qu'il se sait fatalement séparé d'elle. — 'Quelle

1. Plutarque, Démélrius, 38.


RÉFLEXIONS SUR LA MÉTHODE 255-
est do'hc cette femme 2 —'G'est la mienne !.» répond le -médeein.
Le père le -supplie de la répudier et de sauver ainsi son .fils.

Érasistrate,. pareil sacrifice,,
« Ferais-tu toi-même, lui demande
s'il s'agissait, jioa de ma femme, mais de la tienne S — Je le^
ferais ! » Et quand Erasistrate lui avoue que c'est bien Stratonice-
qu'aime le (jeune homme, le père l'abandonne, en effet, à ,som
fils.
Voilà, certes, une légende que nous ne pouvons supporter que-
sous son vêtement grec. Le christianisme la tue, car ni un beau-
fils ne peut épouser sa marâtre,, ni même un ami ne peut céder
sa femme à son ami.
Pareillement, il y a des contes bouddhiques, qui ne sont que-
bouddhiques ; -et nous en avons vu des exemples.
Il y a des contes musulmans. Il y a des contes hébreux, qui ne-
sont que dans le Talmud. Il y a des contes chrétiens.
Et, parmi les contes qui appartiennent à chacune de ces-
religions, il en est dont on peut discerner à quelle époque ils,
sont nés,, où ils ont vécu. II existe, parmi les contes chrétiens, des
contes des premiers siècles de l'Eglise .; il en est qui sont du
moyen âge ehrétien (les miracles de la Vierge, la Sacristine,
Saint Pierre'et le Jongleur). Il y a des contes chrétiens et féo-
daux, chrétiens et français, -chrétiens et allemands, etc.
C'est-à-dire qu'il y a des contes dont on voit qu'ils fie con-
viennent qu'à des groupes d'hommes plus ou moins spéciaux.
Remarquons par quel procédé se fait cette détermination. II.
est inutile,, pour y atteindre, de recourir à la méthode compa-
rative. Ce n'est point la partie ornementale du conte qui révèle
le secret de son origine ; c'en est la partie constitutive;, orga-
nique.
Mettons, par exemple, à nu, l'organisme 03 du conte de la
Sacristine :
-« Une religieuse
coupable, mais très dévote à la Vierge Marie,
ou-à une sainte quelconque, s'enfuit du couvent. Au milieu
— —
même de ses débordements, elle n'oublie pas de prier sa patronne.
Longtemps après, elle rentre repentante au-couvent. Pendant ces
années, la .sainte, déguisée .sous les traits de la coupable, a
rempli son office au couvent" et nul ne s'est aperçu de la substi-
tution. .,
»
256 LES FABLIAUX
Ce conte suppose, comme données nécessaires et'sous sa
forme organique, le christianisme, le développementdu culte de
la Vierge ou des saints, des idées spéciales sur la charité, sur le
repentir et le pardon, sur l'efficacité de la prière supérieure à
celle des oeuvres. '
De même, mettons à nu l'organisme M du conte du Chevalier
au Chainse :
« Un amant consent, pour.gagner celle qu'il aime, à cette
épreuve de soutenir un combat sans être revêtu d'armes défen-
sives. Il est grièvement blessé, et sa dame déclare qu'il a bien
mérité son amour. Mais il faut qu'elle lui donne, à son tour,
une preuve d'amour équivalente : elle revêt dans une grande
fête les vêtements ensanglantés de celui qui a failli mourir pour
elle. »
Ce conte suppose donc aussi, sous sa forme organique, des
idées très spéciales sur l'honneur et le dévouement en amour.
On voit qu'il ne peut vivre que dans des milieux très détermi-
nés. — Ici encore, il en est des contés comme des mots. On
peut comparer tout conte nouvellement éclos à un néologisme :
y a-t-il accord entre l'état psychologique de l'homme qui crée
le mot ou le conte et celui du peuple ? le mot ou le conte durera,
selon qu'il trouvera plus ou moins de complicité dans la manière
de sentir de ceux qui les acceptent. Autrement, le néologisme ou
le conte, brille un instant, et s'éteint.
Pour ces deux légendes, et pour toutes les analogues, nous
percevons, à la seule introspection du conte, certaines con-
ditions essentielles d'existence, qui lui imposent une limita-
tion plus ou moins étroite dans l'espace et dans la durée, —
une patrie et une date. Ce conte du Chevalier au Chainse, par
exemple, à supposer qu'on ne vous en présente qu'une forme
réduite à six lignes et que ces six lignes soient écrites en latin
cicéronien, vous pourrez affirmer qu'il ne se trouve ni dans les
oeuvres de Cicéron, ni chez aucun écrivain quelconque de
l'Antiquité classique. De quel pays est-il ? Combien de siècles
a-t-il pu vivre ? Sous quelles conditions a-t-il pu passer d'un
pays à un autre, et dans quels pays, ? Ce sont des questions mal-
aisées, mais légitimes. Ce sont des questions historiques,
que l'on peut concevoir comme solubles, plus ou moins, selon
RÉFLEXIONS SUR LA MÎTHODE 257
que celui qui entreprendra de les résoudre sera plus ou moins
armé de la connaissance des temps féodaux. Ici interviendront,
comme légitimes, les comparaisons de versions. Il sera inté-
ressant de rechercher à quelles conditions un tel conte a pu
passer d'un pays à un autre, c'est-à-dire à des hommes qui
pouvaient ne pas le comprendre pleinement et tel quel. Par
exemple, le conte de la Sacristine peut-il vivre en pays pro-
testant ? dans quelles sectes, au prix de quelles transformations ?
Ce sont là des recherches difficiles, de psychologie historique,
mais possibles, fécondes.
Est-ce pour ces contes que sont bâties les théories sur
l'origine et la propagation des contes ? Est-ce pour eux qu'a été
édifiée la théorie aryenne ?la théorie orientaliste ? Est-ce de ces
contes que l'origine est un mystère ? Non : nous en découvrons
la patrie aussi sûrement que l'origine d'une légende historique,
de la légende de Roland ou de Guillaume d'Orange. Tel de ces
récits est français, tel autre indien.
Pour quels autres contes s'échafaudent les systèmes ? Pour
des contes (nouvelles, contes d'animaux, contes merveilleux)
européens — ou plutôt, universels ; — c'est-à-dire tels que, si
on en a recueilli des variantes de dix pays et de dix époques
différentes, personne n'est assez hardi pour affirmer qu'il ne
s'en puisse trouver des formes dans un autre pays quelconque,
en un autre temps quelconque ; et cela, parce qu'il nous est
impossible de découvrir, à l'inspection des traits organiques du
conte, un pays ou une époque où il ne soit plus viable.
C'est précisément le caractère de longévité et d'ubiquité de
ces récits qui nous attire vers la question d'origine. Où donc
est le premier inventeur de ces contes qui peuvent amuser les
générations les plus diverses ? Or, c'est précisément ce carac-
tère de pérennité et d'ubiquité qui rend le mystère indéchif-
frable, en vertu de ce syllogisme presque naïf -:

Ce qui vit ou nous apparaît comme viable partout et en tout


temps peut-être né en un lieu quelconque et se transporter indif-
féremment ici et là.
Or ces contes vivent ou nous apparaissent comme viables par-
tout et en tout temps.
Donc, ils peuvent être nés en un lieu quelconque et se trans-
porter indifféremment ici et là.
17
EÉEIEr.. — Les Fabliaux.
258 LES .FABLIAUX.
.

Pour les.nouvelles, quelles, données supposent, en,,effet toutes,


celles-.qulon.prétend faire venir, de l'Inde..? toutes,.oelles dont-on
.

cherche désespérément l'origine:? Quelles c.onditions:.d'adhésion


exigent-elles des. auditeurs? jj.
Uniquement des .conditions qui. s!impo sent, p artout .et;,en. t.out,
temps.. Ces fabliaux ou. nouvelles. sont-, constitués par ces -deux,
:
;

éléments.: l'.obsermtion.de. sentiments très..généraux dans, une.


situation.-.t?~£S,,particulière...
Des:.sentiments ..très^généraux : .^antagonisme de, l'amant e.ft
du mari, l'esprit de défiance du mari, vis^à:vis .de.-sa.-femme.,-
l'esprit, de, ruse qui.-, pousse celle-ci-à-: duper son mari;.la
jalousie-, de ila.belleTmère" à l'égard:, de .-sa... bru,,,-de: la femme
envers une ^rivale,' las. sentiments\ élémentaires qui--naissent
d'un.amour heuneux, contrarié. o.u,malheureux,:les.-rapports,des,
.

amis entre eux, ..etc.


Des-, situations très spéciales; : l'une des imillearnses^compliquées
que peut inventer un amant,pour, gagner celle qu'il'.aime, :une
femme pour tr.omp er sonmari,,pour<faireévaderunamant^etc,etc.
La. force de, diffusion ,et,,de-durée:dui conte.-réside dîune pari,
dans -la., singularité.;de ,la;,situation,, qui le:,rend plaisant,, tra^
gique,. facile à retenir ;d'.autre'. part, dans la généralité des-sen^
timentSj qui, lui.permet de;s'aceommoder,aux,moeurs,les,plus .

diverses;.
Les! données morales, qu'impliquent,ces-,nouvelles .sont étery, •
:
nelles;; accessibles- à .tout, homme venant, en. ce monde); et
vivront aussi,longtemps'qu'il y aura,partout:où,ihy aura.-des
maris, et des-femmes-, des amants,, venant à.ia traverse,- des
jaloux, des.amis-,-, des..brus:et des-, rivales;: L'imagination,,popu-,
laire. enferme-des sentiments très, généraux- dans, le, cadre étroit
de situations,très, particulières,: et ne- crée, jamais de, caractères-.-.
Le premier moment de l'observation, qui, est celui où.le peuple
en reste, est peu individuel. La.psychologie personnelle, l'idée
qu'un homme, est, un. microcosme, différent des, microcosmes
qui, l'entourent-, est., une, conception; supérieure. Les.,persom;
,
nages des contes populaires ne sont jamais,, des individus/
'toujours, des types. : c'est le. jaloux,, 2'amant,-. le, rival, placés
dans une condition spéciale. Cette condition étant; donnée, de.
jaloux, l'amant^ le rival se comporteront fatalement,de,même.
RÉFLEXIONS SUA;, LA MÉTHODE 250
-Que.-'Bo6cac.e:.sjemp.aEed',uïi.,de. cesvcont.es, populaires efeapplique
àilemai-rei}; ses,:;facuités de psychologue,, dôlié,.,:ces personnages
quasi abstEaits!pr.endront.un.e figure individuelle.,,et,complexe/,:
oe seront des Italiens, de- ,1a. première Renaissance^nés. dans
fine civjhsation,:affinée*, spirituelle,, corrompue. Que le domi-
nicain BandeUo reprenne le même-conte, ces personnages
vivront d'une vie: cruelle.,-, sanglante. Ils deviendront,;sceptiques
et légers,avec La.Fontaine.,Ils;seront,tour- àî.tour-bo.uddhisteSj
chrétiens, .musulmans.. • Ils, seront des: croisés, des vizirsj. des
kchâtri-yas, des .clercs, des mignons.;, Mais,, sous.rla>:fo]jme orâte^où
le, conte, continue de ,se perpétuer sur les lèvres du peuplès,ils
restent, des -types,., le- Mensclu..
De .même pour les,,contes d'.animaux:.:.ih.s:a'p^o&ent, en plus
des nouvelles, cette convention, acceptable de tout homme, que
les., animaux partent, et un sjmibohsme très, peu- caractérisé,
qui .fait, de chacun d'eux le type, de certaines passions hu-
maines.,
Ainsi; qu'il existe des nouvelles localisables, comme!® Chevalier
au Chainse, si elles supposent^sous leur 'forme organique des
données.sociales, morales ou sentimentales: particulières, de 1

même le.,symbolisme; des:contes d'animaux peut être assez spér


ciàhsé:.po.ur;qu?on détermine>.la patrie de-certains d'entre eux.
Noble, .considéré .comme roi féodal,, meurt:avec Ia.vféodalité-.;:iles
chacals Karatakaet:D.amanakane.sortent pas,du Pantchatantra,
certains contes de .£'eKfl7i;restent dans l'Europe, du, moyen âge ;
certains contes du Kalilah et Dimna* restent.; dans l'Inde.^
Mais-si. un conte d'animaux vit à lafois dans,l'Inde- et en
France, et encore en Russie, c'est; que les traits, communs à ..ce
conte sous ses diverses formes ne, supposent qu'un,-symbolisme
acceptable, de tout homme. : lelionn'y représenteque-laforceet:
lamoblesse; le renard que la ruse ; et il, suffit, qu?on puisse sub-
stituer; selon les pays, un renard à un chacal ou un chacal à. un,
renard, pour que la fable; du Renard et des raisins trop: verts soit.,
viable partout, et qu'il nous soit, impossible de découvrir où elle)
est née.
D.é même enfin.pour les contes., merveilleux. La question paraît:-
ici plus .complexe* Il est en effet-évident que-tout homme passée,
prisent,ou futur,a, pu,,peut.,et pourra admettre les données,du,-
260 LES FABLIAUX
Vilain mire et du Loup et de VAgneau ; mais, pour les contes
merveilleux, il semble que la bizarrerie du fantastique doive les
arrêter à la frontière de tel pays, au seuil de telle époque. Et de
fait, comme il y a des nouvelles et des contes d'animaux locali-
sés, il y a. des contes merveilleux localisés ; et ces contes ne
voyagent pas, ou voyagent sur un territoire et pendant des
périodes déterminables. Il y a un merveilleux zoulou, qui ne sort
pas du Zoulouland ; un merveilleux indien, qui ne sort pas de
l'Inde : par exemple, l'histoire qui sert de cadre au Vetalapant-
chavinçâti ne saurait être contée par un paysan français.
Mais si un conte merveilleux vit à la fois dans l'Inde et en
France, et encore en Russie, comparez : cette loi ressortira clai-
rement que les éléments merveilleux communs n'impliquent jamais
croyance.
Ce qui permet à ces contes de vivre, c'est qu'on n'apas besoin
d'y croire. A ce titre, ils possèdent encore, peut-on remarquer,
,
plus de force de diffusion que les nouvelles, car une nouvelle
suppose parfois l'intelligence parfaite de certaines données
sociales ou morales. Une nouvelle exige l'adhésion complète de
l&raisoii, tandis qu'un conte merveilleux n'exige que l'adhésion,
infiniment plus compréhensive, de l'imagination. Tel paysan, qui
ne pourra rien comprendre à l'acte follement héroïque du Che-
valier au chainse, admettra parfaitement qu'on lui parle de bottes
de sept lieues, d'ogres hauts de vingt coudées et de poiriers d'or.
Il sait qu'il vit dans un monde de féerie, qu'il n'a pas besoin de
se représenter nettement, qui n'engage point sa croyance. C'est
une convention semi-consciente, analogue à l'état d'esprit des
enfants qui jouent à la poupée.
De là vient la possibilité du traditionisme, et qu'on puisse
retrouver dans dés contes modernes, chez des paysans qui se
croient d'ailleurs bons chrétiens, des détritus de mythes ou de
croyances sauvages. Tandis qu'il ne subsiste jamais dans un
conte moderne un trait de moeurs de la vie réelle d'une époque
disparue, — un trait analogue au dévouement du Chevalier
au
chainse, — les mythologues peuvent y retrouver les traces d'an-
ciennes croyances religieuses, des totems et des tabous. Cela,
parce qu'elles ont perdu leur caractère de croyance, parce qu'elles
vivent à la faveur de cet oubli, qu'elles ne sont plus
pour ceux
REFLEXIONS SUR LA METHODE' •
261
qui les content que de pures imaginations, nullement gênantes.
A ce titre de simple fantaisie imaginative, le souvenir d'un ancien
totem peut être introduit aujourd'hui dans un pays qui n'a jamais
connu cette superstition sauvage.
Le fait est le suivant : si un conte suppose des croyances sur-
naturelles, actuellement vivantes chez un peuple, il ne voyage
que là où ces croyances sont admises.
Si, au contraire, un conte est représenté à la fois chez les Fran-
çais et chez les Slaves par exemple, les éléments merveilleux
-communs ne sont jamais en relation directe avec des croyances
.surnaturelles qui vivent actuellement soit chez les Slaves, soit
chez les Français.
En somme, les seuls contes dont on recherche l'origine et pour
lesquels on édifie les théories sont ceux qui ne sont aucunement
limités ni dans le temps, ni dans l'espace, ceux qui ne réclament
de l'auditeur aucune adhésion spéciale, aucune complicité.
Si l'on trouve un conte quelconque à la fois chez les Kirghiz
et chez les Islandais, dans le Pantchatantra et chez Chaucer, en
Gascogne et en Syrie, qu'on le réduise à ses éléments essen-
tiels : cette forme 03 ne contiendra aucun trait ni kirghiz, ni islan-
dais, ni indien, ni gascon, ni syrien, ni anglais.
Inversement, si l'on possède seulement d'un conté sa forme
-essentielle « en dix lignes, et si cette forme « ne renferme aucun
trait ni kirghiz, ni islandais, ni gascon, ni anglais, on a chance
de le trouver à la fois chez les Kirghiz, les Islandais, les Gas-'
cons, les Anglais ; il est universel.
Il y a cercle.

III

Pour l'un quelconque de ces contes populaires universels, tel


que l'on ne puisse, à l'inspection des traits organiques, décou-
vrir la possibilité d'une localisation, quel fruit peut-on espérer
de la méthode qui compare les traits accessoires des différentes
versions ?
Soumettons cette méthode comparative à une critique dernière.
Supposons les conditions les plus favorables. Nous avions cent
variantes de ce conte et nous avons trouvé ces matériaux insuffi-
262 LES FABLIAUX
sants;-nousiSuspendons'notre.:jugemehtiet'mous;attend'ons;enc,or,e
que-cent années'de travâil-se soient écoulées.
1

Nous::voioi:enTan'2@0O;-Péndant,tout le x:xéîsièêle,-ùnê: va^ste


enquête a été instituée sur la surface du'glôbe. "Les livres sacrés
des couvents-de'Cëylân'ônt livré tous- leurs secrets ; un, autre
Stanislas Julien a découvert des "Axm'dânas ignorés ;'pas'-'une
forme ancienne du conte quin'ait èté; exhumée des manuscrits
omdes •vieux recueils'imprimés.;'pas un'bourg où: l'on'n'ait cfrer-
éhé ce ôonte'vivaiït ; 'dans -chaque 'village on: Fa recueilli, sans
l'embellir, tel qu'il'y vivait dans-la mémoire des Conteurs. Voici
tous les-matériaux réunis'dàns'une seule 'main. Les sâvân'ts
comparent. A quelles conclusions peuvent-ils parvenir '-?
Préciséméùtà céllès'Oùilsparvi-endraient:aujoUrda'hui,'en'COm-
parant unétrentaine'de' variantes, c'est-à-dire a l'un des'ôas-Sui-
vants :
ïî° On démontrera que:n variantes proviennent directement de
tellivre, et nautres de tel-'autre livre. Gesera le cas d'Annibale
Campeggi 'copiant le Kalilah, :ou de ;Tirso de Molina copiant
Màlespini,ou de La Fontaine copiant Boccace. Ces faits-rseront
intéressants pour l'histoire des livrés qui auront servi d'origi-
naux. Ce sera de la bibliographie. Ce sera-aussi dé l'histoire lit-
téraire : il "sera toujours amusant et utile de comparer le conte
de Simone chez Boccace et chez A. de Musset. Mais on n'aura
pas travaillé "zur Volkskunde.
2° Il se formera Un certain nombre de familles, 'constituées
chacune par la similitude dans plusieurs versions-(lettrées ou
populaires) d'un même trait accessoire, arbitraire.
Dix versions présenteront le trait a.
Dix versions présenteront le trait b.
Nous sommes en droit de comparer ces deux groupes. Que
peutrfl résulter -de la comparaison ?
•a.) Ou- bien iln'y a aucune raison imaginable, ni historique,
"ni,so.eiale,-ni morale, pour que le trait a-se trouve dans telles
versions plutôt que dans telles autres. Le trait a est l'oeuvre de
la fantaisie individuelle d'un conteur à jamais inconnaissabIe=qui
s-qppo.se, à la fantaisie individuelle d'un autre conteur à -jamais
inconnaissable, lui .aussi, inventeur du trait ,ô.
C'est !e-.ca-sdu-,fabliau..des Trois- Bossus. Ilprésente des traits
RÉFLEXIONS -SUR' LA MÉTHODE 263
a, b{ c... en commun avec le Roman des-Sept Sages. Ces •traits
sont: dus à l'imagination,individuelle d'un conteur; Quel "fut ce
conteur ?" Comme ces-traits a, b, csont moralement, socialement,
historiquement indifférents, je suis• en droit d!en attribuer l'in-
vention au-premier inventeur du conte, que je puis supposer
avoir été umsujèt de Rhamsès II. DepuisRhamsès II, ils-se: sont
maintenus-dans-un double:courant de traditions-,; de<soïte que ces
deux versions, le Roman des Sept Sages et le fàbTiaUj bien qu'of-
1

frant en commun les; traits a, b, c..., peuvent n'avoir eu aucun


- • <

rapport depuis la x-ix*5 dynastie-égyptienne/ Ces traits, le conteur


du Roman des Sept Sages les a-t-il inventés ? ou puisés dans la
tradition orale ?"Nous'n'en: saurons, jamais' rien. Le- conteur
français les a-t-ilprisdans le. Roman des 'Sept Sages-ou dans la
tradition orale ?Nous n'en saurons jamais rien non plus. Et si
l'on-admet, commellpeut'être'vraisemblable, que le jongleur les
a pris dans le Roman des Sept Sages; nous 'saisissons un-moment
du conte, une cause seconde, indifférente. Le Roman des Sept
'Sages à influé-sur la tradition orale, cela est certain. -Mais le conte
pouvait vivre-sous cette forme M + a, b, e..., en France même,
plusieurs siècles avant que le Roman des Sept'Sages eût été com-
posé.
b.)'Ou bienle trait a convient seulement aux moeurs de cer-
tains pays, aux moeursfrançaises par exemple, tandis que le trait
bne convient qu'aux moeurs'allemandes. 'Nos dix versions a sont
donc françaises, nos dixversions b' sont allemandes.
Mais.le conte-est-'il venu-d'AUemagne en France ? ou deTranee
en .Allemagne ?
•Si-le'trait-a est aussi'logique, aussi 'légitime que le trait b, il
nous sera impossible d'en rien savoir.
'En-fait, c'est le cas qui se'produit le plus souvent. Cette ten-
tative de démontrer la supériorité logique d'un trait sur un autre
1

trait correspondant-supposé trop aisément-que les-conteurs et


les auditeurs sont des sots. On surprend, en effet, souvent, sur
les: lèvres des paysans, un conte altéré ; l'inintelligence, les
manque de mémoire ,du narrateur l'ont'gâté. Mais telle est la
force;dediffu'sion.de ces contes'que Ton, ne peut jamais dire si,
dans le même village, à la même heure, te
pasTemême conte: sous-'uné forme saine, et c'est cette forme qui
264 LES FABLIAUX
vivra. On a saisi un moment maladif du conte, non durable. Les
contes sont des organismes vivants dont un caractère remarquable.
est la longévité : le secret de cette longévité réside dans la per-
fection de leur charpente essentielle et dans leur pouvoir^d'éli-
miner les parties maladives. Un conte altéré ennuie, un conte
ennuyeux meurt. A vrai dire, si le trait b est mal justifié, on ne
trouvera pas dix versions pour le reproduire contre a, mais une
ou deux seulement.
Admettons pourtant que le cas se produise en effet : le trait a
des dix versions françaises est manifestement inférieur au trait
b des dix versions allemandes, et en dérive.
On en conclura légitimement que c'est au passage de l'Alle-
magne en France que le conte a pris cette forme b ; et les ver-
sions b dérivent des versions a.
C'est le seul résultat positif auquel puisse mener la méthode
comparative. Mais quelle en est l'importance ?
On atteint de la sorte une cause seconde et purement acciden-
telle. On a prouvé que le conte a, un jour, passé la frontière
franco-allemande sous la forme w + b, dérivée de M + a. Mais
l'origine de co, c'est-à-dire du conte lui-même, reste en dehors de.
.
notre atteinte ; car voici dans le même pays, en France même, le
conte sous une troisième forme, M -f c, qui peut être la source de
la version allemande. On peut concevoir :
1° Que le conte a été inventé en France sous la forme a + c ;
2° Qu'il a passé sous cette forme en Allemagne, où un narra-
teur lui a donné, par caprice ou besoin, la forme w + b ;
3° Que cette forme M -f è est revenue au pays d'origine, la
France, en se transformant en la forme u -j- a. — Nous voilà au
rouet.
En résumé, on peut atteindre une forme maladive, contée par
un sot ; mais son voisin peut dire le conte intelligemment, dans
le même pays, et la forme maladive n'est.qu'un accident éphé-
mère.
cette forme maladive peut se reconstituer, s'accommoder par
Si
un habile remaniement aux moeurs du pays où le conte vient
d'être introduit, on ne peut plus reconnaître que cette forme est
secondaire.
Au cas très rare où l'on reconnaît que telle forme, dans tel
REFLEXIONS SUR LA METHODE 265
pays, est adoptive, on ne peut dire que le conte même y soit
d'adoption, et l'on ne sait s'il n'y est pas né sous une forme saine
perdue.
Prenons un exemple encore, et le dernier.
.
Choisissons-le favorable : que ce soit un de ces récits à tiroirs
qui se prêtent si. bien aux classements des versions, car chaque
conte peut y être considéré comme un trait accessoire très sail-
lant.
De plus, il sera bon que le conte choisi pour cette démonstra-
tion dernière ait été étudié avant nous par d'illustres folk-Ioristes:
la méthode comparative, maniée par des savants persuadés de sa.
valeur, avec toute la force de leur conviction, de leur érudition,
de leur sens critique, aura donné tous les résultats qu'on peut
lui demander. Et, si ces résultats sont nuls, nous saurons du
moins que la faute n'en est pas à notre maladresse, mais à la
méthode elle-même.
Le fabliau des Trois dames qui trouvèrent l'anneau satisfait à
cette double condition : c'est un conte à tiroirs, très répandu dans
les diverses littératures populaires. D'autre part, il a eu la bonne
fortune d'être étudié à fond, à deux reprises et à douze ans de
distance (1876, 1888), par deux très éminents érudits, M. Félix
Liebrecht 1 et M. Giuseppe Rua 2. De plus, M. Pio Rajna lui a
fait aussi l'honneur de contribuer à l'illustrer 3.
Trois femmes ont trouvé un anneau précieux et s'en disputent
la possession. Elles remettent leur querelle à un arbitre. Il
décide qu'il adjugera la trouvaille à celle des trois femmes qui
aura su jouer le meilleur tour à son mari.
Tel est le cadre immuable dans lequel se succèdent, mobiles,
maints récits empruntés au cycle des ruses féminines.
L'une des femmes enivre son mari, lui fait une tonsure,
l'affuble d'un froc, le porte au couvent, et le bonhomme, dégrisé,
se laisse persuader qu'il est entré dans les ordres (le moine) ; —
cette autre lui fait croire qu'il est malade, moribond, trépassé (le

1. Dans la Germania, t. XXI, p. 385, ss., et dans son livre Zur VoVts*
kunde, 1879, p. 124-141.
2. Novelle del « Mambriano i del Cieco da Ferrara, Turin, 1888, p. 104-
119.
3. Romania, t. X.
266 "LES TABLIAUX
mort) ; —,cetteitroisième^qu'ilest-revêtu;de vêtements'-miervéil-
1

kuxy. invisibles:pour..lui seul^et le mari -se promène-par la-"ville,


fier et nu (le nu) ;
Ou bien, elle quitte lamaison pG-ur'quelques^hstahts;'un-'ven-
dredi,^ l'heure du repas, sous'.pré'texte'de "faire-:cuire-des' pois-
sons dirais chez 'une'voisine:; elle-disparaît, et pendant' une
semaine:entièr.e,mèneijoyeuse;vieloin de-son'mari qui la cnerélie
en vain ; le vendredi suivant, à l'heure du repas, elle se procure
d'autr.es'poisso'ns 'frais, •: va, trouver: sa "voisine, lui 'demande la
permission de les faire1'cuire et les- apporte tout'-chaùds à son
mari. Il la; questionne :-d;'où'vienfcélle;?'Elle~pTétendqù'ëhVest
sortie de,1a:;maison, quelques minutes -à peine, juste le temps
d?apprêt'er:les.poissons;:Son'marien.doute ? maislespoissons ne
sontriîspas tout frais ? et'Ta voisine--"ne-vient-elle pas'témoigner
que l'innoeente:femme nlapassé ohez-elleque quelques mstamV2?-
— Bonhomme, tu as rêvé ! (les poissons).

Ou:'bien'».elle 'lui' persuadevpar une l'use subtile qïï'ffdôit se


faire édenfrer: (la: dent arrachée) ';
Ou. encore, comme-son mari est sorti, elle'transforme sa
maison,' de concert avec .quelques :bons drôles, 'en une auberge ;
une- enseigne::pend::à;la-;porte, les-'buveurs sont âttablés,Te ' vin
estversé, -et quand-le,'mari:revientjalcherche'en vain sa maison',
d'où le- chassent des "taverniers improvisés (l'auberge) ;
Ou- encore, elle lui joue le bon.'tour du fabliau du 'Prêtre-eV de
la Dame {Trois Vun sur Vautre)- ; '
.
Ou-celui du.prestre-qui-abevete, bien connu' par le: Poirier
enchanté de Boccace et de La Fontaine. Etc.,'-etc. h
1

Comme chaque'version de ce conte n'offre pas trois récits dif- 1 1

férents, mais qu?au, contraire le 'même récit reparaît dans' six- ver-
sions différentes ^(l'auberge)'voire- dans-onze:versions -'(fe'Titoine)
o.u:rnêmedaffs'.treize,(/e mort) ; comme plusieurs versions ont en
commun deux récits et parfois trois, il est constant que les
diverses,.formes, du conte- sont unies'par eertainesi,relatïons de
dépendance, dont on a tenté de découvrir la nature.
1. Chacune de ces nouvelles-vit aussi-sous-forme indépendante, en'dehors
du cadre des Trois dames à l'anneau. J'indique à l'appendice II certain
un
nombre de parallèles pour «elles' qui--se'trouvent dans notre collection- de
fabliaux : le Prêtre et la dame,
— le Vilain de Bailleul, — le Preslre qui aie^.
vêle.
RÉFLEXIONS:.SUR; LAV.MÉTHODE ,'267
,Si,l?on.peut déterminer ces «apports; c'est à Conditiondeu-èu-
•nir.le, plus? possible 'de matériaux.
0.r:Féhx Liebr.e'G"ht-.-'a,'recueilli etvclassé,treize'versions-demotre
conte ; M. Giuseppe Rua en a retrouvé trois-de plus; et: g ei suis
moi-même'-assez.heureux(bonheur.'dont-jejfais-ipeude cas;!)pour
a}Outer':siE,':autres-iormes auxf.colleBtions»de,:ces".savants:*
Soit 32. versions-aujourd'hui; connues, entre lesquellesseîrépar-
tissent, apparaissant et disparaissant tOur-"à: tour, M «nouvelles
qui peuvent-servir à un-classement.
..Ge-classementiétaitilebut;de mes savants-devanciers. J'ai-joint
mes -humbles ^efforts faux leurs.. A'-quels résultats ,-avons-iro.us -

abouti ?
Il ne sera pas long de les rrapporter.

1. Voici l'énumération de ces versions -


: .
l

-A.) Versions recueillies par Liebrecht-dans. la Germania :


.

1° Le- fabliau anonyme des- Trois dames qui. trouvèrent Vanneau (MR, I,
15): ; — xme siècle.
2° Keller, Erzâhlungewaus'altd. ':Hss.,'p. 210 (BïbliêiheK"des lit. Vereins
zu Stuttgart, 1855) ; -—-.xive-.siècle.
3e- Hans Folz (von dreyen Weyben die einen porlen:junden),..-Zls. de Haupt,
VIII,'524 * reproduit dans lès Facéliae Bébelianae ; — xvie siècle.
•4°' Conte''islandais (Collection-de Jon Arnason) ; — moderne.
5° Conte'norvégien (Collection Àeb.jôrnsen); moderne.
6° Conte de Borghetto près Palerme (communiqué à F. Liebr.eclit. par
Pitre) ; — moderne.
7° Conte de Cerda (Pitre, Racconti siciliani, t. III, p. 255) ; — moderne.
' 8°-,Conte de-Palerme (-Pitre, ,iiid.,.-ç. 2fi5> ;— moderne.
9°. Là-. 'Fontaine, La Gageure-des trois-commèr-es ; — sxvir6 siècle.
10° Conte de la Russie méridionale (collection Rudtschenko, n° 59).;:-—
moderne;
11° Liedersaal de Lassberg, III, 5 ; — xive siècle.
Dans son 'livre -Zur Volkskunde,. .Liebreeht ajoute ' les deux w-ersiôns.-:que
-voici :
12° Conte danois (collection Grundtvig, n° 19) ; — moderne;.
13° Tirso-dé Molina (Tresorode novelislas espaiio'ies, Paris,.1*847,;I,:p. 234) ;.
— xvne siècle.
B) Versions-, recueillies par M.^ Giuseppe-Rua :
14° Une nouvelle du Mambriano de l'Aveugle-derferrare-et la 'transcrip-
tion en, prose démette -nouvelie-par Malespjni ;—-fin du x--ve siècle;
15° lie.fabliau: d<Haisel (MR, VI, .138) ;—,xine-siècle.
.16°-Uni ,versione.rimala.deiSetwSavi (p.;p. '.Pic Rajna,' Remania, X, 1«) ;
—' x-ve -siècle.
C) Versions que j'ai recueillies- :
17° -Jacques-'de Vitty, :GCXLVlIIv éd.,,Grane, ;-
,xme,siècle. —, (Le.cadre
dans d'autres
est tombé les deu%- épisodes de cet exempt, qui se trouvent
;.
268 LES FABLIAUX
Liebrecht s'est borné à énumérer et à résumer les treize ver-
sions qu'il connaissait. Ce dénombrement terminé, il l'a envoyé
à l'imprimeur. Ne cherchez pas dans son travail une conclusion
quelconque : il n'y en a pas.
M. Pio Rajna, qui vint après lui, a fait une remarque intéres-
sante : il a noté que deux contes populaires siciliens reproduisent
les mêmes épisodes qu'une nouvelle littéraire du Mambriano,
écrit à la fin du xvé siècle (l'auberge, la dent, le moine). Il a
émis la conjecture vraisemblable que la nouvelle du Mam-
briano, mise à la portée de tous en Italie par de nombreuses
réimpressions, a pu exercer quelque influence sur la tradition
orale en Sicile 1.
M. Giuseppe Rua a démontré que le conteur espagnol Tirso de
Molina avait simplement plagié Malespini, metteur en prose de
la nouvelle du Mambriano 1.
De même il est aisé de remarquer que, parmi les versions
que j'ajoute à la collection, celle de Verboquet n'est qu'un pla-
giat des Comptes du Monde advenlureux.
C'est-à-dire que l'on recueille ces deux résultats :
1° Nos 22 versions se réduisent en réalité à 19, puisque
Molina a copié l'Aveugle de Ferrare et que Verboquet a copié
les Comptes du monde adventureux. Ce sont des faits intéres-
sants pour les historiens des littératures espagnole et française,

versions (le mort-—la dent arrachée) n'en montrent pas moins par leur juxta-
position que Jacques de Yitry connaissait une forme des Trois dames à l'an-
neau.
18° Les Comptes du monde advenlureux, p. p. Félix Frank, Paris, 1878,
n° XL1 ; — xvne siècle.
19° Le Sieur d'OuviUe, éd. Ristelliuber, p. 146 ;
-— xvne siècle.
20° Verboquet le Généreux(éd. de 1630, réimpr. par Cb. Louandre, Con-
teurs p: du XVII* siècle, II, 31) ; — xvnc siècle.
21° Conte écossais, collection Campbell, n° 48. (Cf. R. Koehler, Orient
und Occident, II, 686) ; moderne.
22° Nouveaux contes à rire ou récréations françaises, Amsterdam, 1741,
t. II, p. 142 ; — xvme siècle.
1. M. Rua a fait effort pour démontrer que la nouvelle espagnole de Tirso
aurait pu influer à son tour sur la nouvelle sicilienne recueillie à Cerda.
2. Tirso de Molina a, il est vrai, substitué conte (le moine) à un récit
un
de son modèle (la dent arrachée). Sa version, dit M. Rua,
« est une imitation
générale ». Soit ; mais une imitation.
— Quant aux tentatives de M. Rua pour
retrouver les sources du Mambriano, M. Rua sait bien qu'elles n'ont pas
abouti.
RÉFLEXIONS SUR LA METHODE 269
mais jusqu'à quel point le sont-ils ? Car, si Tirso de Molina est
un digne émule de son contemporain Lope de Vega, quelle place
occupe Verboquet le Généreux dans l'histoire du siècle de
Louis XIV ? S'il me plaisait de tourner en vers latins le récit
de Verboquet, et en prose allemande la nouvelle de Molina, les
futurs historiens de notre conte auraient à considérer 24 versions
et non plus 22. Mais quand ils auraient découvert la source
de mes vers latins et de ma prose allemande, qu'auraient-ils
ajouté à la science des traditions populaires ? — Rien.
2° En second lieu, M. Rajna a montré que des contes popu-
laires siciliens pouvaient dépendre de la nouvelle littéraire du
Mambriano. Ce résultat est plus intéressant : il montre que les
livres peuvent agir sur la tradition orale. Mais c'est un fait bien
connu, que nul n'a jamais songé à discuter. Si un paysan con-
naît la parabole de l'Enfant prodigue, c'est apparemment que
lui ou son voisin l'a lue dans l'Évangile. Pourtant, soit : nous
avons ici un exemple de plus du mélange des courants litté-
raires et oraux dans la transmission des contes populaires. Il
est surabondant ? n'importe ! qu'il soit le bienvenu !
Voilà donc les deux conquêtes de mes devanciers. Mais, nos
22 versions une fois réduites à 19, et en négligeant les deux
nouvelles siciliennes, comment les autres formes se classent-
elles ?
Quelle est la forme originelle ? Où, quand, par qui a-t-elle été
imaginée ? Comment, dans quel ordre les autres versions en
ont-elles été dérivées ? Par quels intermédiaires ? Suivant quelles
lois le conte s'est-il propagé de peuple à peuple ?
Nous l'ignorons.
Ce sont ces questions pourtant que se posaient Liebrecht et
M. Rua, au début de leurs recherches. C'est pour y répondre
qu'ils ont analysé ces contes, amoncelé ces variantes, disposé
ces tableaux synoptiques.
J'en ai établi un à mon tour, où j'ai tâché de rapprocher les
versions qui se ressemblent le plus. Je l'ai médité et retourné
en tous sens. Que signifie-t-il ?
Peut-on découvrir la forme première du conte ? Il en est
une, qui est la mieux construite : celle où les trois récits
sont enchaînés les uns aux autres, où le mari, revêtu de
270' LES FABLIAUX
vêtementsjinvisibles,- assiste, nu, à la.-messe'chantée'.'par.-.le
mari fait moine pour le'repos-de l?:âme du mari, qui: se; croit
mort -(Relier, HansFolz). Gestla-piuslogique, la.plus mnémo*
technique \ Il est heureux-' qu?il ne's'en- trouve aucune, forme '
indienne, car-nous serions obligés de soutenir, à. grandc.renïort
d'arguments, que la- forme' la plus-logique-n'ost:p&S' néflessair,e-
meiït la primitive.
Dansmotreimpuissanice àlsrouver la forme premièreducon-ce^
pouvons-nous du moins savoir comment.'il. s-'est [propagé: ?
1

Seiorme-t-ilun groupe, allemand ? ou. français; ?. ouitalien ?,un


groupe.médiéval.? ouumgroupE;REnai:Ssancev?.oju.-bi:en;,un.gro.upe
moderne?'
Non., Si' quelque: esprit tvss- subtil,, malgré, l'échec, de
MM; Liebrecht et Ruai,, veut pousser plus avant,., je;lui,li.vae
le tableau, ci-joint. Qu'il le médite, aussi gravement,que.;saint
Anselme, a médité sur son. argument- ontologique.;;- aussi, pros
fondement-que les 'ascètes- dans.la^maimdesquelslesioiseauxi-.d-U:
ciel venaient construire, leur nid., Je- consens:;.à déclarer qu'un-
bâton peut avoir-moins'de deux bouts^ si.le fruit de: ses veilles
;

ne consiste pas tout entier dans: ce simple aveu,,:, seul; le


hasard.associe, tantôt les Selte Sasd; le conte, de Borghetto;
et les Nouveaux^contes à.rire,.t&ntxitd'Ecosse-, et: la. Norvège;, et.
ce que nous pouvons savoir du rapport de ces versions s'appelle::
néant.. Or,:si.c.':estlà leirésultat fatal et prévu, de nos recherches,
pourquoi les poursuivre ? pourquoi avoir, minutieusement, péni-
blement, colligél, compilé,, collationné,,- comparé, toutes,- ces- ver-
sions ? Pour arriver à. démontrer que, Tirso de .Molina, et Verbo-.
quet le Généreux sont des plagiaires ? A douze ans-, de distance,
après, cette stérile étude, de .Liebrecht,.pourquoi;a,voir.repris,sQ>n
travail. ?.Pour la gloire;d'ajouter, à sa-collection;cinq,ou six: ver-
sions qu'il avait.ignorées P'Faudra-t-il donc.que,, dans quelque,
dix ans, un érudit à venir apporte encore triomphalement,cinq,
ou six; versions inconnues .aujourd'hui,, et. ainsi., jusqu'à la con-
sommation des siècles ? Est-ce donc le seul plaisir ducollectioiir
1. Il est curieux que cette forme, si aisée à retenir, ne soit pas attestée un
plus grand nombre de fois. Plusieurs autres versions (les nos 3, 4, 5, 6 de
notre tableau synoptique) ne renferment que ces deux récits, le mort, le nu..
Le ..conte-du. moine est tombé, sans doute à cause de Finvraisemblance d'une
messe solennelle chantée par un faux prêtre.
Pages 270-271
"LES TROIS DAMES QUI TROUVERENT L'ANNEAU

r.r

1 2 3 l, 5 6 7 ' ' 8 9 10 11, 12, i3, I'I, i5, 16, 17, 18, 19
Versionsconservées
Le moine Le mort Le nu Les poissons L'auberge La Trois L'arbre La maladie La chandelle Contes qui ne se trouvent chacun
dent arrachée l'un sur l'autre enchanté que dans une seule des versions.

3
Altd. Erzàhlungen
.2 HansFolz
Conte norvégien
4 Conte islandais
5 Conte écossais
Le moine (1)
Le moine (2)
Le mort (2)
Le mort (1)
Le m'ôrt (1)
Le mort (2)
Le mort (1)
Le nu (3)
Le nu (3)
Le nu (2)
Le nu (1)
Le nu (2)
'." L'homme qui n'est pas lui-
même (3)
.

6 Conte danois. Le mort (2) Le nu (3) Le chien de garde ( r)


7 Comptes du monde adven- Le moine (1) Le mort (3) La confession à un faux
tureux. moine (2)
,
8 Verboquet Le moine (1) Le mort (3) La confession à un faux
moine (3)
9 Fabliau anonyme Le moine (2) Les poissons ( 1 ) Le mari qui cède sa femme (3)

..'".-'
.
10 Fabliau de Ilaisel Le moine (2) Les poissons (1) La chandelle (3)
1,1 Liedersaal de Lassberg Les poissons ( 1 ) La chandelle (3) La sorcière (2)
12 D'Ouville ' Le moine (3) Le mort ( r) L'auberge (s)
i3 Tirso de Molina Le moine (3) Le mort (1) L'auberge (2)
.
i4 Cieco da Ferrara et Maies- Le moine (3) L'auberge (2) La dent (1.)
pini
i5 Jacques de Vilry Le mort (1) La dent (2)
16 Conte de Païenne Le moine (3) L'auberge (2) La dent (1)
17 Conte de Cerda +
Le moine le L'auberge (2) La dent (1)
.
(Les poissons dans le sillon (1 )
mort ( 3) ^La
'. ' femme qu'on porte (2)
iS Conte russe . _ (3)
Le ...mort

19 Selle Savi -' ' L'auberge (3) Trois l'un sur L'arbre (2) La maladie (1
l'autre (1) [bis)
20 Conte de Borghetto Trois, l'un sur L'arbre (1) La maladie (2)
... . •
l'autre (3)
21 Conte de La Fontaine ',,
L arbre
, , .
(2
'
'
(La ficelle (3)
;
/La bourgeoise. d,,„
Orléans
, (1)
22 Nouveaux contes à rire. " Trois l'un sur L'arbre (1) La chandelle (0)
l'autre (2) j

REFLEXIONS :SUR: LA., .MÉTHODE 2H'A

neur.. que. vous poursuivez ? Àloi%; avouez-le courageusement,


et.n'appelez pas,, science, vos^-amuset-tes;,— Maisnonpvons
recherchez,les, modes,, de. la.propagation, des, contes) et vous
prétendez déterminer, par méthode: comparativ.ei. lesdois'de
la migration et de la transformation,-de, chacun.d'eux.: Alors,
reconnaissez que votre méthode est impuissante. Ou bien,
vous résignerez-VOÙSJà penser comme Faust, après son entretien
avec Wagner : « Et dire que jamais l'espérance ne délaisse le
cerveau qui s'attache, a de si misérables bagatelles ! D'une main
avide l'homme.fouille le. sol,,espérant, y. découvrir,,des trésors,
et le voilà satisfait s'il vient à trouver quelque- ver de terre :
Glûcklich wena er. .Rêg&nwûrmer findet 1
»

Pourquoi,' en vérité, des érudits de haute valeur, .MM. Lieb-


recht et Rua, ont-ils .accordé tant,, de,, sollicitude, à; cerconte; ?
Pourquoi l'admirable auteur des Origines de l'épopée française,
M. Pio Rajna, a-t-il daigné, s'en occuper, •—sSls devaient,,.les
unes et les autres, y perdre leur temps ?Le.mien.apeu,d,e valeur,
certes ; je le regretterais, pourtant,, si je ;n'avais,,confiance, de
:

l'avoir employé, moi chétif,. mieux que ces savants, car,, ayant
appliqué leurs méthodes, j'ai le courage de conclure qu'elles sont
stériles.-
-La.-jour même,où .ce; conte.; à itiroirs-' ou-nn autre quelconque,
a, été. inventé^ comprenant trois, récits -a, &,' c, ce conte, pourvu
qu'il,,ait été,raconté'une:seule fois, apuprendre^ dans la bouche
du second, narrateur, Runesdes iformesosuivantes :
272 LES FABLIAUX
Supposons que le conte ait été inventé par le contemporain
de Rhamsès II, que nous imaginions plus haut, et qu'il l'ait
conté à deux de ses amis de Memphis, on peut établir, comme
aussi vraisemblable et aussi indémontrable que toute autre, la
filiation plaisante que voici :

On le voit : le grand malheur a été d'appliquer aux contes


la méthode de comparaison qui est bonne pour les légendes
historiques ou pour ce qu'on, pourrait appeler les contes
ethniques. On saisit tous les fils d'une légende historique, ou
presque tous, soit par les livres, grâce à la paresse d'esprit de
ceux qui remanient des modèles écrits, ou grâce aux limita-
tions historiques de cette légende. C'est ainsi qu'a pu être écrit
ce livre admirable : l'Histoire poétique de Charlemagne. On peut
dater et localiser de même une légende hagiographique ou fan-
tastique, dont les données sociales et morales ne conviennent
qu'à certaines intelligences. Au contraire, pour la masse des
contes populaires, posséderions-nous de chacun un million de
variantes, nous pourrions les classer logiquement, jamais dans
leur succession historique. — Il y a longtemps pourtant que le
grand Jacob Grimm disait : « La légende marche pas à pas ;.le
conte a des ailes 1. »

1. Deutsche Mythologie, I, XIV.


REFLEXIONS SUR.LA MÉTHODE 273

IV
Donc, où les contes populaires pour lesquels on édifie des
théories sont-ils nés ?
Chacun d'eux en un lieu. Mais lequel ? Nous ne le saurons
jamais, puisqu'ils n'ont aucune raison d'être nés ici plutôt que
là.
Procèdent-ils d'un foyer commun ? Existe-t-il une nation qui
ait été la pourvoyeuse, unique ou principale, de l'universelle
fantaisie ? C'est une hypothèse invraisemblable, et que les faits
démentent. Eh quoi ! La polygenèse des contes nous est
attestée par mille exemples : des centaines de légendes religieuses,
sentimentales, merveilleuses, sont propres à tel pays, non à tels
autres. L'Inde invente des contes indiens, la France des contes
français, l'Armorique des contes celtiques, le Zoulouland des
contes zoulous, et seuls, les contes les moins spéciaux, ceux
qui peuvent faire rire ou émouvoir à la fois des Zoulous et des
Français, les contes quelconques, nous admettrions qu'ils n'ont
pu êtçe inventés ni par des Zoulous, ni par des Français, mais
que Zoulous et Français ont dû les recevoir d'une mystérieuse
source commune ?
Pour une autre raison encore., c'est une hypothèse invrai-
semblable, et que les faits démentent : car nous trouvons, à
une époque quelconque, ces contes indifféremment répandus
sur la face de la terre, et nous constatons seulement des modes
littéraires qui les font recueillir et mettre en oeuvre par des
lettrés tantôt dans l'Inde, tantôt en Arabie, tantôt en France.
La communauté d'origine des contes est une hypothèse, en
tout cas, indémontrable. Il est impossible de savoir où ces contes
sont nés ; de plus, il est indifférent de le savoir ou de ne le
savoir pas, puisqu'ils ne sont caractéristiques d'aucune nation
spéciale.
Quand ces contes sont-ils nés ?
Chacun d'eux, un certain jour. Mais lequel ? Nous ne le
saurons jamais. Nous pouvons constater que tel conte nous
apparaît pour la première fois en 1250 après J.-C., et tel
autre en 1250 avant J.-C. Mais, n'y ayant aucune raison décou-
r.IîDir.R. — Les Fabliaux. ^
274 LES FABLIAUX
vrable pour qu'ils n'aient pas vécu l'un et l'autre en 2250 avant
J.-C, nous ne saurons jamais s'ils ne vivaient pas, effective-
ment, l'un et l'autre, à cette, date.
"Il est impossible de savoir quand ces contes sont nés ; de
plus, il est indifférent de le savoir ou de ne le savoir pas, puis-
qu'ils ne sont caractéristiques d?âueu©e époque spéciale.
:' Pourquoi ces contes vivent-ils d'une vie si dure ?''
Les nouvelles, les fabliaux, parce qu'ils sont bien charpentés,,
ingénieux, .frappants ; parce qu'ils ne mettent en action que des
sentiments universels, accessibles à tout homme,, si primitif
qu'il soit.
, . - ...
Les contes merveilleux, pourquoi vivent-ils ?'. Parce que la
. -

charpente en est également solide,' ingénieuse ; —, parce que .

le, merveilleux, .dans les parties communes .aux différentes-


versions, est très. général : il suffit qu'on puisse assimiler un
veiâla indien à un .kobold germanique, à un lutin français, à un
démon japonais, pour que le conte plaise dans l'Inde, en Alle-
magne,, en France, au Japon: ' - ;
Mais. pourquoi tel conte vit-il depuis des milliers d'années,.,
.

tandis que tel autre,- d'apparence tout semblable, n'e°st pas.


représenté dans les littératures traditionnelles ?
La plaisanterie. d'Ulysse à Polyphème (oîmç) se perpétue-
dans tous les recueils des folk-Ibristes. Pourquoi ce succès, alors-
.

que tel jeu de mots, telle nouvelle à la main, tel conte à rire,
qui nous paraît aussi/général en ses données et aussi spirituel,
ne sort pas d'un unique recueil, d'un unique village ?".—. Le-
conte du Vilain Mire se perpétue depuis des siècles. Pourquoi
ce succès, alors que tel conte du sieur d'Ouville bu d'Arlotto de
Florence, aussi général en ses données, ne. s'est pas perpétué ?/
C'est un mystère, mais dont on ne saurait percer, l'obscurité..
Quia est in eis virtus ridicula quae facit ridere.
La réponse est insuffisante ? Certes. Mais n'en cherchez pas
une autre, si vous ne voyez pas de méthode pour en trouver une
autre. '"•'•
Pourquoi tel conte meurt-il ?: Il n'y a aucune raison pour que
l'oS-ctç. d'Ulysse, au lieu d'avoir été imaginé il
y'a au'moins trois
mille ans, ne l'ait pas été il y a trois jours seulement ;mais,
1 une
fois imaginé, nous ne pouvons concevoir de raison'pour qu'il
RJFLEXIO-NS SUR LA METHODE 275
meure jamais. Rien ne se perd sans cause suffisante ; aucune force
ne s'éteint que tuée par une autre force contraire et-supérieure.
Et nous ne pourrons jamais imaginer une force contraire à la
pérennité de cette facétie.
Comment les contes universels se propagent-ils ?
On a remarqué peut-être qu'il est un article de foi de la doctrine
orientaliste que nous avons négligé de discuter dans notre cri-
tique de cette école. L'école cherchait quelles sont les occa-
sions historiques qui ont pu favoriser le passage des contes
d'Orient en Occident. Elle remarquait des échanges intellectuels
.plus actifs entre l'Orient et l'Europe, d'abord à Byzance, puis
en Syrie et en Egypte, à l'époque des Croisades,, ou bien à la
faveur de la domination arabe en Espagne.
On comprend maintenant quelle médiocre importance nous
devions attacher à ces circonstances historiques.
D'abord, de telles considérations-sont trop aisées, se présentent
trop commodément, pour une époque quelconque, à qui veut y
mettre une certaine bonne volonté. S'agitril d'expliquer la flo-
raison des fabliaux à la fin du xné siècle ? C'est l'influence des
Croisades ! — La présence des contes dans le haut moyen âge ?
C'est que Byzance a mis en communication régulière l'Orient
et l'Occident ! — A-t-on besoin d'expliquer qu'Apulée connaisse
le conte de Ps3^ché ? C'est, dit M. Cosquin, qu'au premier siècle
avant notre ère, on avait découvert la mousson, et que des tou-
ristes s'en allaient chaque année, à travers la mer Rouge et
le golfe Persique, visiter l'Inde. •— Veut-on rendre compte
de l'existence des fables ésopiques en Grèce ? C'est que l'expédi-
tion d'Alexandre a relié la Grèce et l'Inde. — Tfouve-t-on des
contes grecs antérieurs à la défaite du roi Porus ? C'est que
des caravanes assyriennes, depuis les temps de Ninos et de Bel,
couvraient les routes, des vallées du Pendjab aux côtes d'Asie
Mineure !
Toutes ces considérations historiques seraient nécessaires et
valables, si les contes communs à l'Orient et à l'Occident étaient
vraiment des paraboles indiennes, qui supposassent la con-
naissance des trente-deux signes caractéristiques du Bouddha,
d'intelligence parfaite des formules de refuge, des quatre vérités
"sublimes, de la production des causes successives de l'exis-
276 LES FABLIAUX

tence, les préceptes de l'enseignement, la révolution du monde,


l'effort. Mais non: il s'agissait exclusivement de contes à rire,
de fables, de récits merveilleux, tels que, réduits à leurs termes
organiques, ils ne supposaient aucune condition spéciale d'adhé-
sion.
Dans Mélusine, M. Loys Brueyre affirme que « récits
si les
•littéraires passent aisément d'une littérature à l'autre, pour
qu'au contraire tout un groupe de contes populaires passe
d'un peuple à l'autre, il faut un long temps, un contact
prolongé, la pénétration intime d'un peuple par l'autre. C'est ce
qui est arrivé, dit-il, en Europe, dans l'Inde et en Perse, quand
les. Aryens y ont jeté leurs colonies, c'est encore ce qui a lieu
en-Asie, où les disciples du Bouddha ont répandu des contes
originaires de l'Inde. » — Quel est donc le conte pour lequel il
faut supposer la lente pénétration d'un peuple par l'autre et qui
donne matière à ces graves affirmations ? Le voici.
Un homme, surpris par l'obscurité, s'est réfugié dans un
arbre creux. Des lutins entourent cet arbre, chantent et dansent.
L'homme sort de son refuge, chante et danse avec eux, et comme
il les amuse, les lutins lui enlèvent une grosse loupe qui déparait
son front. Un autre homme affligé pareillement d'une loupe au
front, apprend comment son voisin a été guéri, s'en va trouver
les lutins à son tour et veut danser avec eux. Mais les lutins qu'il
ennuie, au lieu de le débarrasser de sa loupe, lui donnent celle
qu'ils ont enlevée à l'autre.
C'est un conte japonais. Il se trouve aussi en Picardie, sous
cette forme : Trois fées passent leur temps à danser en rond
et à chanter dimanche, lundi, dimanche, lundi. Un petit
bossu, qui passe par là, les prend par la main et se met à danser
aussi en répétant dimanche, lundi, dimanche, lundi,
— et cela
si gentiment que les fées lui enlèvent sa bosse. Un autre bossu
veut se faire redresser l'échiné de la même façon; mais il chante:
dimanche, lundi, mardi, mercredi..., et les fées mécontentes
ajoutent à sa bosse celle.du premier bossu.
C'est bien là le type de ces contes universels dont on recherche
comment ils ont pu se progager,
Dans le Bulletin de Folk-lore (t. II, 1893 p. 73-80), MM. Hya-
cinthe Véry, E. Polain, E." Etienne, E. Monseur en commu-
REFLEXIONS SUR LA METHODE 277
niquent jusqu'à huit variantes recueillies en pays wallon et
MM. E. Polain et Stanislao Prato dressent une liste de réfé-
rences à d'autres versions de ce conte, laquelle comprend deux
versions japonaises, une mongole, une turque, deux portugaises,
une catalane, huit italiennes, trois irlandaises, deux allemandes,
une suédoise, quatorze ou quinze bretonnes, deux basques, quatre
picardes. Et M. Stanislao Prato nous annonce qu'il en détient
encore quelques versions, de l'Ombrie et du pays de Gôme, mal-
heureusement restées inédites jusqu'à ce jour.
En vérité, est-il besoin de supposer l'intime pénétration d'un
peuple par un autre, une conquête analogue à la romanisation
des Gaules ou à la germanisation des provinces baltiqueS, pour
qu'un tel récit amuse à la fois des Picards et des Japonais ?
Est-il même besoin que M. Cosquin rapporte l'observation
suivante ? M. Loennrot, professeur à Helsingfors, demandait
un jour à un Finlandais, près des frontières de la Laponie,
où il avait appris tant de contes. Cet homme répondit qu'il
avait passé plusieurs années au service soit de pêcheurs norvé-
giens, soit'de pêcheurs russes sur les bords de la mer Glaciale.
Mais quand la tempête l'empêchait d'aller à la pêche, on se
racontait des histoires, qu'il a ensuite redites en Finlande (Bul-
letin de FAcadénh de Saint-Pétersbourg, t. III, p. 503, 1861).
Qui de nous ne pourrait rapporter de semblables observations ?
En voici une, personnelle. Au mois d'octobre 1887, à la hauteur
du cap Gardafui, sur le paquebot le Yarra, de la ligne d'Aus-
tralie, j'entendis narrer des contes. Le narrateur était un vieil
habitant de Maurice qui, pour la première fois, quittait son
île. Il disait, entre autres histoires grasses, le récit d'un certain
examen qu'un père de famille fait passer à ses trois filles pour
savoir laquelle des trois a besoin d'être mariée la première. Ce
conte, qu'il m'est impossible d'analyser plus précisément, est
un fabliau. Il m'est également impossible de dire le titre du
fabliau, mais on pourra le trouver au tome V de la collection.de
MM. de Montaiglon et Raynaud, sous le n° 122. Bien que j'aie dû
parcourir, pour les besoins de ce travail, une centaine de recueils
de K?»--M:x,]e n'ai rencontré ce conte nulle part ailleurs, et je
doute s'il a jamais été écrit depuis le xme siècle. Le vieux planteur
mauricien le,, disait pourtant comme le jongleur, sans y ajouter
278 LES FABLIAUX
ni en retrancher un seul épisode. Je lui demandai d'où il tenait
cette histoire, et je reçus la réponse que connaissent bien les
collecteurs de contes : « Est-ce qu'on sait ? Je l'ai entendu
dire ainsi, sans doute à Port-Louis, je ne sais plus ni quand,
ni par qui. » Il était donc un témoin de la' tradition orale. Je
remarquai alors que parmi ses auditeurs se trouvaient un
commerçant anglais -qui venait de Sidney et un gabier du
bord qu'on appelait le Martigau, parce qu'il était des Mar-
tigues. Le lendemain, j'entendis le Martigau conter le fabliau
à un cercle de matelots. L'équipage était presque exclusivement
composé de Basques et de Corses ; mais celui de ses auditeurs
qui paraissait s'amuser le.plus, et qui montrait en riant les
plus belles dents, était un chauffeur arabe qui venait de
remonter de la machine et qui, son oorps nu ruisselant de
sueur, buvait sa minuscule tasse de café. On peut dire que, ce.
jour-là, ce conte avait passé des îles Mascareignes au pays
Basque, à la Corse, à l'Australie, à l'Arabie. Outre que, sur.
le navire même, il a pu passer encore à des boys chinois et à
des terrassiers piémontais qui revenaient de Bourbon,..l'Arabe
a pu le conter à Aden, le Martigau en Provence, un Gorse à
Bastia. Des collecteurs de contes qui peut-être, depuis l'année
1887, ont recueilli ce récit à Aden ou à Moka, à Marseille, à
Dax, compareront gravement ces versions qu'ils proclameront
arabe, provençale, basque, et chercheront les lois de la propaga-.
tion de ce conte. Quelle apparence qu'on en découvre jamais ?
Si les rapprochements fréquents des croisés avec les Sarrasins,,
si les métis poullains ont pu et dû créer des échanges de
légendes, bien plus rapides et profonds encore doivent avoir été
ces échanges entre les diverses nations occidentales représen-
tées dans une armée de croisés, ou dans les villes de Tripoli,
d'Antioche, de Jafîa. Dès lors, quel mélange, quelle confusion
de contes allemands importés en Espagne, de contes espagnols
importés en Angleterre,. de contes anglais importés en Italie !
Il nous est aussi impossible de déterminer une loi que de dire
dans quelle direction soufflait le vent à Jafîa, dans telle matinée
de l'an 1248. Et il est d'ailleurs aussi indifférent de savoir où a
été porté tel conte narré tel jour dans une maison de Jafîa, que.
de savoir dans quel sens a tourné ce jour-là la girouette fixée
au faîte de cette maison. Pour qu'un de ces contes passe d'un.
RÉFLEXIONS SUA LA MÉTHODE 279
pays à l'autre,, il suffit que,, sur un point quelconque de la.terre,
deux conteurs de pays différents se rencontrent, dont I'WL
.
«ntende la langue de l'autre. La patrie des contes est non pas
où ils sont nés, mais où ils.sont bien. Une tradition populaire est
-citoyenne de tout pays qui n'a pas une raison expresse de la
rejeter. Un conte populaire peut faire le tour de la terre en
quelques mois, semant des rejetons tout le long de sa course.
Nous ne croyons donc pas qu'on soit en droit de rechercher
l'origine et la propagation des contes populaires européens.
1

Pourtant, dira-t-on, cette impuissance serait un fait unique.


.Dans toute science relative à l'esprit humain, se pose, comme
fin dernière, la question d'origine. Le but suprême est de
rechercher le point d'impulsion des forces que nous trouvons
agissantes dans l'humanité. Où en est le germe initial ? Gomment
ont-elles passé de la puissance à l'acte ? Dans quelles directions.
se sont-elles développées ?
Dans l'histoire des idées, partant d'une conception philoso-
phique, si nous trouvons, par exemple, l'idée de la Fatalité .

développée dans les tragédies dé Sénèque, notre effort est d'en


-chercher, par voie de comparaison, la propagation dans les
monuments contemporains ou postérieurs, l'origine dans les
-drames de Sophocle, d'Eschyle ; au delà, dans Hésiode.; plus.
haut, dans l'idée de la Moïpa homérique ; nous nous arrêterons
là,, si c'est la dernière source accessible ; si nous le croyons
.légitime, nous remonterons jusqu'aux Védas.
Dans l'histoire de l'art, partant d'un style architectural déve-
loppé, le gothique par exemple, nous en déterminerons, par voie
de comparaison, la propagation dans k temps: et l'espace ; nous
en chercherons l'origine en remontant au style roman, et du
roman aux styles antérieurs.
En linguistique, partant d'un mot français, nous en cher-
cherons l'origine dans une forme latine, nous suivrons, par voie
de comparaison, la propagation de cette forme latine dans les
diverses' langues romanes.
Pourquoi ces recherches et ces méthodes nous seraient-elles
interdites quand il s'agit des contes populaires ?
Mais, si l'on veut bien y prendre garde, cette impuissance est
commune à la science des -traditions populaires et aux sciences
historiques mêmes que nous venons de considérer.
280 LES FABLIAUX.
Les sciences historiques n'ont prise que sur les singularités-
humaines, sur les éléments mobiles, caducs et locaux des idées,
sur les éléments différentiels des mêmes idées chez les différents-
hommes.
Il est possible d'étudier historiquement l'idée grecque de la
Moïpa en ses caractères locaux, en ses formes anthropo-
morphiques. Il est possible d'étudier les personnifications spé-
ciales de cette idée, AT™, "rëpS les Erinnyes, Atè, la Jalousie
des dieux. Mais si l'on dégage cette idée de tous ses éléments
adventices, si l'on découvre que l'essence de cette croyance'
grecque est une idée populaire, actuellement vivante, univer-
selle ; si cette croyance a pour germe la tendance, naturelle à
tous les esprits simples, qui consiste à donner une explication
commune aux événements qu'ils ne peuvent s'expliquer, à se
rendre compte par exemple de la mort d'un homnré écrasé par la
chute d'une tuile en disant : C'est que son jour était arrivé,
l'idée de la destinée, réduite à ces éléments universels, ne relève
plus de l'histoire, mais de la psychologie. — De même, on
peut étudier les éléments caducs d'un conte, son costume,
ses formes diverses, significatives de telle ou telle civilisation ;
en tant qu'il est commun à tous les peuples, au contraire, ou
acceptable pour tous, il ne relève plus de l'histoire, mais de la
psychologie, et la seule question qu'il soulève est celle-ci :
Quelles sont les conditions psychologiques universelles que
suppose l'adoption universelle de ce conte ?
Dans l'histoire de l'art, on peut rechercher l'origine du style
gothique, déterminer, par exemple, sous quelles influences
l'ogive fut substituée au plein cintre. Mais si l'on considère
l'idée de porte, dépouillée de toute idée qui la détermine, porte
ogivale, à trèfle ogival, à arc surbaissé, rectangulaire, etc., la
question d'origine disparaît. — De même on peut étudier un
conte en tant qu'il est grec, français ou indien, c'est-à-dire dans
ses éléments caducs ; mais on ne saurait chercher l'origine des
traits qui sont communs à la Grèce, à la France et à l'Inde.
Enfin, en linguistique, on peut étudier la propagation du mot
lectum dans les différentes langues romanes, rattacher
ce mot
lectum à une racine commune au latin et au grec, donner la forme
indo-germanique de cette racine. Mais on ne cherche
pas l'ori-
REFLEXIONS SUR LA MÉTHODE 281
gine de l'idée de se coucher, parce qu'elle est universelle.
— De
même, pour les contes qui ne sont pas plus limités dans l'espace
et le temps que l'idée, de se coucher, il est vain d'en chercher
l'origine.
Nous nous croyons maintenant en droit d'exprimer cette loi :
On peut rechercher l'origine et la propagation d'un conte au
cas et au cas seulement où ce conte, réduit à sa forme organique,
renferme sous cette forme des éléments qui en limitent la diffusion
dans l'espace ou la durée.
Au contraire, si cette forme organique ne renferme que des
éléments qui.ne supposent aucune condition d'adhésion spéciale
— sociale, morale, surnaturelle, — la recherche de la propaga-
tion et de l'origine de ce conte est vaine, et c'est le cas de tous ceux
pour lesquels se bâtissent les théories.
Cette loi s'applique non seulement aux contes, mais à toutes
les parties du folk-lore.
Comme rien ne se perd sans cause, une conception populaire
n'est arrêtée dans l'espace et la durée que si elle heurte une
conception contradictoire et considérée comme supérieure.
Or, les hommes acceptent presque indifféremment les imagi-
nations, malaisément les croyances, plus malaisément encore les
sentiments les uns des autres.
Il suit de là qu'on peut dresser d'une manière générale l'échelle
de caducité des conceptions populaires.
La voici, en procédant du plus éphémère et du plus particulier
au plus tenace et au plus général.
Au bas de l'échelle, comme les plus caduques et les plus locales
des traditions populaires, sont :
Les légendes historiques (créées par un peuple, pour un temps.
Elles n'intéressent ni le peuple voisin, ni, dans la nation qui les
a créées, une génération de culture différente).
Puis, en gravissant les échelons, les chansons populaires. (Les
manières de sentir sont plus particulières que les manières de
penser. C'est surtout ici que la race exerce une influence spéciale,
et c'est ce qui légitime en principe les belles recherches de
M. Nigra. De plus, la forme lyrique limite souvent la force de
diffusion de la légende).
Puis, les superstitions surnaturelles. (Elles sont battues en
brèche par les philosophies, les religions.)
282 LES FABLIAUX
Puis, les traditions scientifiques. (Elles sont battues en brèche
par des observations plus exactes. Elles sont moins violemment
attaquées que les croyances surnaturelles, parce qu'elles-touchent
moins au fond.intime de l'homme. Une croyance scientifique
populaire est plus ou moins vivace dans un pays : 1° selon que
l'instruction y est plus ou moins répandue : 2° selon que cette
croyance intéresse les hommes plus ou moins directement : les
-superstitions astronomiques sont par là plus vivaces que les
superstitions médicales.)
Puis, les contes renfermant à des degrés divers des éléments
.historiques, religieux, scientifiques. (Ils suivent les destinées de
ces croyances.)
Puis, en montant toujours, d'échelon en échelon, vers des
groupes de traditions populaires de plus en plus tenaces, de plus
en plus généraux, nous trouvons :
Les contes merveilleux où le merveilleux est assez général
pour n'impliquer aucune croyance ;
Les contes (nouvelles et fables) qui reposent sur des observa-
tions morales ou sociales universelles. (Ces contes peuvent vivre
partout et toujours.)
Les devinettes (qui sont des comparaisons fantaisistes accep-
tables de tous).
Les proverbes (qui sont des métaphores ou des vérités géné-
rales acceptables de tous). Ces devinettes et ces proverbes
peuvent vivre partout, et toujours *.
Comme c'est tâche vaine de rechercher l'origine et la propa-
gation des contes populaires européens, il sera donc vain, pour
les-mêmes raisons, de rechercher l'origine et la propagation du
plus grand nombre des devinettes et des proverbes.
On peut dater, grâce à sa forme, ce proverbe :
Au seneschal de la maison
Puet on. cunnoistr.e le baron,

1. Rotez, en passant, que cette échelle est précisément celle qui exprime
le rapport plus ou moins intime des littératures populaires
aux littératures
savantes. Là où elles se confondent, c'est dans l'emploi des proverbes ; elles'
-se confondent aussi dans l'usage de la nouvelle, du.conte universel, qui'peut:
être à la fois admis par un paysan et par Boccace. Là où la différence conv-
mence à se faire sentir, c'est quand il s'agit de notions scientifiques. Pour-
tant, combien de superstitions médicales chacun de nous, même le plus
cultivé, ne conserve-t-il pas ?
RÉFLEXIONS SUR LA MÉTHODE 283
mais non ce même proverbe sous cette forme : Tel maître,
tel serviteur. On pourra déterminer, sans procédés comparatifs à
la seule inspection d'une forme quelconque, que tel proverbe
est arabe, tel autre indien ; mais le proverbe « Qui trop embrasse
mal étreint », ou celui-ci : « Pierre qui roule n'amassé pas
mousse » ne sont, au point de vue de l'origine et des migrations,
susceptibles d'aucune étude scientifique *.
De même, pour les devinettes. On ne pourra jamais découvrir
d'autre date pour la naissance d'une devinette que celle où a été
inventé l'objet qui est le mot de l'énigme. La devinette sur le
filet à poissons que M. G. Paris étudie en sa préface au recueil
de M. Rolland, peut avoir été imaginée en un lieu quelconque, le
jour même, où les mailles du premier filet ont été façonnées. Il
peut être intéressant (bien que d'un intérêt infiniment restreint)
d'énumérer les différents pays où l'on compare le battant de la
cloche à un enfant qui frappe sa mère, pour distinguer les
variantes minuscules dont cette idée est susceptible. Mais, si l'on
se propose par ces rapprochements de découvrir où est née cette
•comparaison et par quelles voies elle s'est propagée, on peut
collectionner pendant des siècles.
Pour les fabliaux, quelques-uns — le plus petit nombre, —
à la seule inspection de leurs traits organiques et. sans aucun
procédé comparatif, sont localisables, d'une manière plus ou
moins vague :
1° Quelques-uns ne peuvent appartenir qu'au moyen âge
français :
a) comme fondés sur un jeu de mots français (Le Vilain au
buffet, Les deux Anglais et Panel, La maie Honte, La Vieille qui
oint la palme au chevalier 2).

1. Le but final de la parémiologie ne peut donc être qu'un répertoire-


dictionnaire, comme le superbe recueil des Sprvchwôrler der germ und rom.
Sprachen (par Ida von Diîringsfeld et G-fttovon-Reinsherg-Dûringsfeld,Lep-
zig, 1872), ou-une étude purement littéraire et historique,' traitant les pro-
verbes comme de menues oeuvres d'art, ainsi que les ont considérés Leroux
de Lincy (le Livre des Proverbes) ou Quitard (Études littéraires, historiques
et morales sur les proverbes français, Paris, 1860.)
2. Le jeu de mets- sur lequel se fonde ce fabliau de la Vieille qui oint la-
palme au chevalier peut, bien entendu, survivre en France au moyen âge et
-se répandre en quelques langues autres que le
français. Pour « graisser la
patte », Suétone employait celte métaphore : « ferrer la mule » (Vespasien,
ch. 23).
284 LES FABLIAUX
b) comme supposant un ensemble de données propres au
moyen âge français :
Le Sentier battu (usage de s'épiler, jeu du roi et de.la reine,
etc.).
2° Quelques-uns ne peuvent appartenir qu'à une époque
féodale et supposent certaines conditions sociales qui en limitent
l'extension.
Tels sont : le Povre mercier ; les Trois chevaliers et le chainse ;
les Lecheors ; le roi d'Angleterre et le jongleur d'Ely ; saint
Pierre et le Jongleur.
3° D'autres ne peuvent appartenir qu'à un pays chrétien.
Exemple : la seconde partie du fabliau des Trois aveugles de
Compiègne ; le Mari confesseur ; Frère Denise ; VEvéque qui
bénit ; la Dame, qui fit trois tours autour du moûlier ; le Vilain
qui conquit le Paradis par plaid ; le Prêtre crucifié.
4° D'autres ne sont limités ni dans le temps ni dans l'espace,
mais ne peuvent convenir, en un lieu et en un temps quelconques,
qu'à des groupes d'hommes spéciaux :
a) par la délicatesse qu'ils supposent : ils se rapprochent, par
les données psychologiques qu'ils exploitent, des conc'eptions
purement littéraires ;
Tels sont : Le Vair palefroi ; Guillaume au faucon ; les deux
Changeurs.
b) par leur grossièreté :
Tels sont : L'Avoine por Morel et les récits apparentés (MR,
I, 29, 45 ; IV, 101, 107 ; V, 111, etc.) ; la Pucele qui voloit
voler (IV, 108) ; l'Écureuil (V, 121) ; la Sorisete des estopes (IV,
105), etc.
Tous les autres fabliaux se révèlent, à l'examen de leurs seuls
traits organiques, comme viables partout et toujours.
Pour tous ces contes — fabliaux, contes merveilleux, apo-
logues — qui seuls, ont fait germer les théories,
— toute
recherche sur leur origine et leur propagation est vaine.
Nous ne saurons jamais ni où, ni quand ils sont nés, ni com-
ment ils se propagent.
Et il est indifférent que nous le sachions ou non.
RÉFLEXIONS SUR LA MÉTHODE 285

Si l'on nous reprochait, à la fin de ces longues discussions,


leur caractère trop fréquent de polémique négative, si l'on nous
disait que la science n'a que faire de cet agnosticisme, nous pro^
testerions de toute notre énergie et de toute notre sincérité.
Il est faux de dire que toute négation soit stérile. Une négation
est féconde, qui réduit une erreur à néant. Il est, par contre, des
affirmations stériles, nuisibles : la théorie indianiste est de celles-
là. Il est des problèmes mal posés, où s'épuisent en pure perte
les forces vives des chercheurs, et le problème de l'origine et la
propagation des contes est de ceux-là. Il est des recherches vaines
et il est bon de le dire fermement, car le nombre des travailleurs
n'est pas si grand dans une génération qu'on puisse les laisser
égarer par les prestiges de la science inutile. Tout système est,
dit-on, bon à son heure ; et c'est une grande vérité, parce que
tout système est fondé sur une hypothèse, et, que, seules, les
hypothèses donnent à l'homme le désir de recueillir et de grouper
les faits. Mais quand le groupement dès laits détruit l'hypothèse
même qui avait, provoqué la recherche, il faut avoir le courage
d'y renoncer. En montrer la fausseté, même sans la remplacer
par une autre hypothèse, ce n'est pas un résultat purement néga-
tif. Assurément, ce n'est pas « faire avancer » la science ; mais,
la science étant enlisée, c'est la dégager. D'autres viendront qui
l'entraîneront plus loin : car, si les faits manquent souvent aux
hypothèses, les hypothèses ne manquent jamais aux faits. Ils .
viendront bientôt — sans doute sont-ils déjà venus — ceux qui
entraîneront la science des traditions populaires loin du marais
où elle s'embourbait. Si nous avons partiellement desséché ce
marais, il suffit, c'est déjà un résultat positif.
Il est faux d'ailleurs que nos conclusions soient celles de
l'agnosticisme et du scepticisme, et nous ne serions pas en peine
d'énumérer les principaux articles de notre Credo.
Je crois, selon l'expression de M. Gaidoz, à la polygenise des
contes. Je crois qu'il n'y a pas eu une race privilégiée, indienne
ni autre, qui, en un jour de désoeuvrement, inventa les contes
dont devait s'amuser l'humanité future.
286 LES FABLIAUX
Je crois seulement à certains modes littéraires qui, à telle
époque, en tel pays, ont induit des écrivains à recueillir les contes
populaires ; de ces modes procèdent les recueils indiens, lés collec-
.tions ésopiques grecques, les nov.ellistes italiens, les jongleurs et
leurs fabliaux, etc. Que ces recueils aient exercé de l'influencé
-sur des conteurs, d'autres pays, cela esttrop évident. Que Musset
ait pris des contes à Boccace-, cela est assuré. De même, que tel
de nos rares fabliaux attestés en Orient soit emprunté au Direc-
iorium humanae vitae, cela est infiniment probable.. J'accorde
même volontiers que tous les onze, malgré les apparences con-
traires, proviennent de recueils indiens-traduits. Le fait atout
juste la même importance que de savoir que Musset a pris à
Boccace le conte de Simone.
Je crois qu'il est des contes dont on peut déterminer la date et
la patrie (ces dates sont diverses et divers ces pays d'origine,
ce qui prouve la polygenèse des contes). Je crois' qu'il y a
des contes qui sont localisables, parce qu'ils ne conviennent
.qu'à certaines âmes : c'est.pourquoi les études de M. G. Paris
sur les légendes de l'Ange et de l'Ermite ou de l'Oiselet sont
fécondes.
Je crois, par contre, que l'immense majorité des contes mer-
veilleux, des fabliaux, des fables (tous ceux pour qui les théories
générales sont, bâties) — sont nés en des lieux divers, en -des
-temps divers, à jamais indéterminables. Mais, si j'écarte ce
problème, faux dans ses données, de l'origine et de la migration
des contes, je crois pourtant ne diminuer en rien la science des
traditions populaires. Je crois, au contraire, la débarrasser d'un
faix pesant. '
Pour la novellistique d'abord, la question d'origine écartée»
je crois qu'il se pose des questions autrement intéressantes. Je
crois que les fabliaux, par exemple, dénués de tout intérêt si on
les étudie en leurs, banalesintrigués communes à tous les peuples,
reprennent leur valeur si l'on considère le costume dont les a
vêtus le moyen âge, leur partie ornementale, l'appropriation du
conte universel à un milieu tour à tour bourgeois, chevaleresque,
clérical. Comment le goût de ces contes s'est-il développé dans
l'ancienne France ? Dans quelles classes sociales spécialement et
pour quel public ? A quelle époque ? Par quelles influences histo-
REFLEXIONS SUR. LA MÉTHODE 287
.

riqùes ce goût a-t-il été favorisé ou combattu ? A quelle époque


et pourquoi ces contes disparaissent-ils de la littérature ? Quelles
idées supposent-ils'sur les femmes, le mariage, la religion ? Je
crois que ce sont des questions susceptibles d'étude, et toute la
seconde partie de ce livre n'a d'autre but que de le faire voiiv
Je crois de même — pour ce qui est des contes de fées •— que,
si l'on s'obstine à en classer les formes, selon qu'elles repro-
duisent ou non tel trait d'un merveilleux tombé dans le domaine
commun, tel incident d'une intrigue devenue banale et indéfini-
ment transmissibîe, et si l'on espère que ce classement révélera,
jamais la patrie et l'histoire du conte, on travaille vainement.
Mais beaucoup de ces traits merveilleux sont précieux pourtant
aux mythologues. Ils survivent, bien qu'ils ne répondent à
aucune croyance actuelle, parce que les paysans qui les content
les considèrent, par une convention semi-consciente, comme du
domaine indifférent de la féerie. Mais il fut un temps où ils
impliquaient croyance et foi, et c'est à ce titre qu'ils font l'intérêt
de nos contes merveilleux. Remontent-ils à l'époque aryenne,
et tel d'entre eux est-il un détritus d'un mythe cosmogonique ? ou.
plutôt, sont-ils les témoins de croyances abolies dans nos races,,
mais actuellement vivantes chez les peuples sauvages ? Le champ
reste ouvert aux mythologues, soit à l'école de Max Mûller, soit
aux belles études des Andrew Lang et des Gaidoz.
SECONDE PARTIE
Étude littéraire

CHAPITRE IX

QUE CHAQUE RECUEIL DE CONTES ET CHAQUE VERSION


D'UN CONTE RÉVÈLENT UN ESPRIT DISTINCT,
SIGNIFICATIF D'UNE EPOQUE DISTINCTE

Projet de notre seconde partie. — Chaque recueil de contes a sa physiono-


mie propre : ainsi les novellistes italiens ont taché de sang les gauloise-
ries des fabliaux ; d'où un intérêt dramatique supérieur. — Chaque ver-
sion d'un même conte exprime, avec ses mille nuances, les idées de
chaque conteur et celle des hommes à qui le conteur s'adresse. Exemples :
le fabliau du Chevalier au chainse, du xme siècle français au xive siècle
allemand, du xive siècle à Brantôme et à Schiller, de Brantôme à Lu-
dovic Halévy. — Etude similaire tentée pour le fabliau de la Bourgeoise
d'Orléans,

Nous avons donc tenté de réduire à sa juste valeur l'importune


question de l'origine des contes populaires. Si nos conclusions
sont généralement admises comme fondées en fait et en raison,
nous ne regretterons ni les lenteurs de cette, étude, ni le caractère
parfois négatif de ses résultats : ce serait un résultat appréciable,
et vraiment positif, que d'avoir fait table rase de cette pseudo-
science, d'avoir dissipé ces fantômes et d'économiser ainsi, dans
l'avenir, la vie d'un nombre indéfini de travailleurs. Sans doute,
les systèmes qui sont ici pour la première fois attaqués ont la
vie dure. Mais les voilà peut-être ébranlés : d'autres mains, plus
solidement armées, en achèveront la ruine.
Voici que nous abordons des recherches d'ordre littéraire et
historique. Il ne s'agit plus de poursuivre, d'odyssée en odyssée
et de mirage en mirage, l'insaisissable patrie des contes ; de tra-
verser à la suite de chacun d'eux les pays et les temps, comme
19
BÉDIEK. — Les Fabliaux.
290 LES FABLIAUX
des Ahasvérus toujours déçus et jamais lassés, pour tâcher de les
saisir sous leur forme première, idéale, sans cesse fuyante. Mais
il s'agit de considérer nos fabliaux comme des oeuvres d'art, qui
appartiennent à une époque déterminée, au même titre que le
Cidon Tartufe, et d'y chercheVles témoins des conceptions artis-
tiques et morales du xmé siècle français.
.
Que ces recherches soient légitimes, c'est ce que personne ne
voudrait contester. Une époque est responsable des récits dont
elle s'est amusée, même si elle ne les a pas inventés. En effet,
— est-il nécessaire de le marquer ? —- bien que la plupart des
contes puissent indéfiniment circuler, chaque recueil de contes
révèle pourtant un esprit distinct.
D'abord, par le choix des sujets. Presque toutes les nouvelles
du Décaméron voyageaient par le monde avant que Boccace ne
vînt, et voyagent encore. Mais pourquoi Boccace a-t-il arrêté au.
passage ces cent contes, et non tels de ces cent autres ? — Puis,
ce qui donne à chaque recueil sa marque et comme sa physiono-
mie propre, c'est la façon de traiter et de diversifier la matière
brute de chaque récit. Les mêmes contes à rire, qui ne sont chez
nous que des gaillardises, étaient jadis des exemples moraux
que le brahmane Vichnousarman faisait servir à l'instruction
politique des jeunes princes, au même titre que les plus graves
slokas. Ces mêmes contes gras, les Italiens de la Renaissance les
ont tachés de sang; chez Bandello ou Sercambi, l'amant sur-
pris risque sa vie ; de là un intérêt dramatique supérieur. Par ce
mélange singulier de courtoisie et de cruauté, ils ont comme
ennobli leur matière, qui était commune et banale.
Je n'en veux qu'un seul exemple. On connaît le gaulois fabliau
du Mari qui fist sa femme confesse. Déguisé en moine, il sur-
prend l'aveu des fautes de sa femme et peut se convaincre de son
malheur ; mais la rusée soupçonne la fraude et réussit à persua-
der au faux moine qu'elle Ta reconnu sous le froc avant de com-
mencer sa confession, qu'elle a seulement voulu l'éprouver et le
fait tomber à ses genoux, repentant et grotesque. Voici les der-
niers vers du Chevalier confesseur de La Fontaine : comme elle
vient d'avouer son amour pour un prêtre,
Son mari donc l'interrompt là-dessus,
Dont bien lui prit : « Ah dit-il, infidèle,
.1

Un prêtre même '] A qui -crois-tu parler ?


— A mon mari, dit la fausse femelle.,
LES PHYSIONOMIES DIVERSES DES CONTES 291
Qrà d'un tel pas sut bien se .démêler,
J-e vous ai vu dans ce lieu vous couler,
Ce qui m'a fait douter du badinage ;
C'est un grand cas qu'étant homme si sage,
Vous n'ayez su l'énigme débrouiller •!

— Béni soit Dieu ! dit alors le bonhomme,


Je suis un sot de l'avoir si mal pris !»
' Dans les contes de Bandelio, qui portent bien leur titre d'His-
toires tragiques, cette maligne gauloiserie est devenue un poi-
gnant drame d'amour, dont voici le dénouement : « Alors, la
damoyselle, ayant uni sa confession, remonta en coche, s'en
retournant où jamais elle n'entra vive ; car, voyant son mari
venir vers elle, elle commanda au cocher qu'il arrestast -, mais ce
îust à son grand dam -et deffai été, veu que, dès qu'il l'eust accos-
tée, il lui donna de sa dague dans le sein, et choisist bica le
lieua. »
Ici, la novellistique peut vraiment reprendre ses droits, non
point 'comme une science indépendante qu'elle ne saurait être,.
mais comme une auxiliaire utile de l'histoire des moeurs. Chaque
conte -est un microcosme où viennent se reproduire, avec leurs
mille nnances, les idées du contenir et celles des hommes à qui
le conteur s'adresse.
Nous en voulons donner deux ou trois exemples, tirés de notre
collection de fabliaux.
Voici ce que Jacques de Baisieux noms raconte 2 : « Trois che-
valiers, attirés par un tournoi, ont pris hôtiel chez un bachelier.
.

Tous trois s'éprennent de sa femme, à qui ils déclarent leur


amour. Elle ne les accueille ni ne les repousse, mais les soumet
à une .èpa^euve. Son écuyer apporte-de. sa part à l'un des -soupi-
rants un chainse blanc (une de ces tuniques d'étoffe fine qui se
mettaient par-dessus les vêtements DU l'armure). S'il veut « vivre
en son service », qu'il revête le lendemain, au tournoi, ce chainse
comme seule cuirasse qui protège sa poitrine, et qu'il combatte
sans autres armes que son heaume, sa chaussure de fer, sonépée,
•son écu. Le chevalier accepte d'abord, puis hésite, puis refuse.
-Ce combat, sous cette armure de soie, c'est la mort assurée ! —

1. Bandelio, XL. Histoires tragiques, traduites par François de Belle-


Foresl, Comingeois, t. III, p. 249, M. de 1604.
2. Les trois Chevaliers e,i le chainse, MR., III, 71.
292 LES FABLIAUX - /
A son tour, le second chevalier refuse. '—* Le troisième, au con-
traire, accepte, baise le chainse, le revêt en place de son hau-
bert, combat tout le jour, remporte le prix du tournoi, et quitte
enfin l'arène, navré par trente blessures. Il n'en meurt point,
pourtant 1.
« A quelques jours
de là, le mari donne un grand festin, où sa
femme, suivant l'usage féodal, doit servir les convives, Le blessé
l'apprend et fait rapporter à la dame le chainse ensanglanté :
quand elle servira à table, qu'elle le porte, aux-yeux de tous, par-
dessus ses vêtements. — « Oui, dit la dame, puisqu'il fut mouillé
du sang de mon ami loyal, je le tiens pour une parure de reine ;
car nulle pierrerie ne saurait m'être plus précieuse que le Sang
dont il est teint. » Elle s'en revêt et paraît au festin en, .ces
sanglants atours. Le trouvère nous demande que nous jugions
cette manière de jeu-parti : lequel a le mieux mérité d'Amour ?
-lui, ou elle ?» .'.'.
On ne saurait réfléchir à ces données sans être frappé des con-
ditions morales infiniment curieuses et rares qu'elles supposent.
Pourquoi la dame exige-t-elle cette horrible épreuve ? par coquet-
terie et caprice ? pour tirer vanité de la puissance de sa beauté ?
Non point. Pourquoi le chevalier blessé exige-t-il une épreuve
non moins cruelle ? Ce n'est ni vanité, ni esprit de vengeance..
Mais tous deux ont obéi au même précepte du code chevale-
resque : l'amour veut qu'on le mérite et qu'on l'achète. Un
amant ne l'a pas bien gagné, qui n'a point su tenter pour sa
dame les plus folles emprises. La. dame peut trembler pour lui,
-regretter les épreuves qu'elle-même impose ; mais elle*se doit de
les lui imposer, comme il. se doit d'exiger d'elle la réciprocité
des épreuves acceptées, car. l'amant et l'amante sont égaux de-
vant la passion. L'amour veut que l'un risque sa vie, l'autre son
honneur, et chacun d'eux
Embrasse aveuglément cette gloire avec joie.

1. La dame, touchée, paye, les dépenses du chevalier blessé. Au moyen


-âge, il était parfaitement admis qu'un chevalier reçût de l'argent de
sa dame.
Bien des textes nous le prouvent. Voyez MR, I, 8, vers 90 ; II, 50, ou le lai
d'Ignaures (y. 62), où un jeune bachelier est aimé de douze dames :
Mais les dames trop li dpnoient...
Voyez surtout le roman du Petit Jehan de Sainiré.
LE CHEVALIER AU CHAINSE 293
Plus tard, les deux amants se reverront-ils seulement ? Lé
poète ne nous en dit rien. Peu importe, en effet. Ces héros ne
démandent à l'amour que l'amour même. Et le mari ? Le trou-

vère nous dit simplement : « Il ne fut pas content, mais n'en
laissa rien paraître. » C'est que, pour ces poètes, le mariage
n'est qu'une convention mondaine, et il n'y a point de conven-
tion qui doive tenir devant l'amour.
Nous sommes ici dans un monde très spécial, tout imprégné
de l'esprit de la Table Ronde, et qui nous devient naturel, si
étrange soit-il, dès que nous nous sommes familiarisés avec ces
idées. Mais ces conceptions n'ont été directement intelligibles, au
moyen âge même, qu'à un moment très court et dans des milieux
très restreints. Voyons comment notre légende, faute d'être acces-
sible à tous, va s'altérant ou se transformant.
Elle parvient à un Minnesinger viennois, qu'elle séduit par sa
tragique étrangeté 1. Mais les héros, dont il comprend mat les
mobiles, le choquent ; il les transforme. « Un brave chevalier de
l'époque de Frédéric II s'éprend d'une comtesse, d'inexpugnable
vertu. Trois ans il la requiert d'amour, toujours vainement.
Enfin, lassée de ses obsessions, elle se décide, toute pleurante, à
lui fixer un rendez-vous. Elle s'y rend, en effet, mais pour lui
jurer qu'elle aimerait mieux être brûlée vive que commettre une
infidélité conjugale. Le chevalier, Frédéric d'Auchenfurt, revient
pourtant à la charge, quelques jours après. Alors elle lui impose
la même épreuve que dans notre fabliau: qu'il combatte dans un
tournoi, sans armes défensives. Il obéit ; une lance le transperce,
sans le tuer pourtant ; la comtesse se promet, malgré cette
marque de dévoûment, de rester fidèle à son mail.
Au bout d'un an, guéri, Frédéric d'Auchenfurt va trouver sa
dame, portant la chemise sanglante. Il exige le paiement de son
acte téméraire. La comtesse le conjure de la laisser à son devoir,
de la relever de son serment, de lui imposer une autre épreuve
quelconque. Frédéric d'Auchenfurt cède, mais à une condition :
le jour de la Saint-Etienne, elle vêtira le chainse, qu'elle recou-
vrira de son voile et de son manteau et s'en ira à la grand'messe ;
au moment où elle viendra à l'autel pour l'offrande, elle laissera
' 1. Herr Vriderich von Ouchenvurl, von Jansen Enenkel, Gesammlaben-
ieuer, III, LXVII.
294 tES FABLIAUX
tomber à. ses; pieds voile- et manteau. Lui, sera dans le choeur et
la verra.
Elle fait ainsi,, apparaît à l'autel,, devant tous, dans, son treb
gique costume. Puis; elle reprend son manteau et retourne chez
elle. Son mari l'a d'abord crue folle ;• mais elle lui raconte la
série des événements, et le. comte l'embrassa avec une joyeuse
reconnaissance. Frédéric d'Auchenfurt quitte le pays. »
Voilà, certes, une excellente moralité, et von der Hagen se
félicite 1 que les vertus germaniques n'aient point toléré, en ce
conte, l'odieuse légèreté française, qui méprise, comme cha-
cun sait, les devoirs familiaux.
Mais qui ne voit, que la légende est ici faussée ?' que: le conte,
devenu moral,, est impossible ? Est-il concevable qu'une' honnête
femme, pour éconduire un importun, lui joue le méchant tour de
l'envoyer à une mort presque, assurée ?' Ces obsessions^ qu'elle
révèle si bénévolement à son mari à la fin dm drame, que ne les
a-t-elle dévoilées plus tôt, avant d'exposer le chevalier à mourir ?
Et n'est-ce, pas une. scène répugnante, celle où Frédéric d'Au-
chenfurt rapporte le chainse ensanglanté comme un usurier pré-
sente un billet échu,, et réclame son salaire, comme Shylock sa
livre de- chair humaine ? De plus, si rude que soit l'humiliation
passagère de la comtesse à l'autel,, y a-t-il parité entre cette
épreuve et celle qu'elle a imposée à son amant? Ne sait-elle: pas
que,, quelques instants plus tard, son. mari lui ouvrira ses bras
et que les châteaux d'alentour célébreront sa pudeur, comme celle
d'une Lucrèce ?
Le conte de Jacques de Baisieux apparaît doncici gâté, frappé
d'impossibilité. Sous cette forme, il est caduc. Mais un autre
poète allemand s'en empare et y réintègre la vérité morale^ une
vérité plus humaine et moins spéciale que' n'avait fait le trouvère
français.
Un. chevalier % nouvellement venu dans une: ville, demande à
un bourgeois quelle est la plus belle femme du pays. « — Vous,
le verrez bien à l'église. » Le lendemain,, en, effet, il en distingue

î. Gesammla-Mnleuer, I, p. CXXV;
2. Gesam.mlabenleuer, I, XIII, Vrouwen triuwe. Le conte publié dans le
Liedersal de Lassberg, p. 117, ne diiîèrc de celui des Gesammtahenleuer
que par des variantes de forme.
LE CHEVALIER AU CHAINSE 295
une à la messe, belle entre toutes. Il la montre au bourgeois,
dont c'est précisément la femme. Le prudhomme est si confiant
en elle qu'il offre pourtant l'hospitalité au chevalier. Mais lui,
follement épris, refuse et poursuit de ses vaines obsessions la
fidèle épouse.
Rebuté, il imagine de faire crier par la ville qu'il combattra,
revêtu d'une simple chemise de soie, quiconque se présentera
contre lui, armé de pied en cap. Il est frappé d'un coup de lance,
dont le fer lui demeure dans le corps. Il veut le garder dans sa
blessure : celle-là seule l'en arrachera, pour qui il a voulu être
blessé. Bien des femmes se présentent, qu'il repousse ; seule, la
bien-aimée ne vient pas.
C'est le mari lui-même qui, sachant le secret du blessé, force
sa femme à le visiter. Elle s'y rend avec sa chambrière, et retire
le fer. — A peine la blessure du chevalier s'est-elle refermée,
qu'il ose s'introduire nuitamment dans la chambre des époux. La
dame se lève pour l'éconduire ; mais il la serre si fort entre ses
bras que sa blessure se rouvre et qu'il tombe mort.. — On
reconnaît en cette scène le conte de Girolamo et Salvestra, du
Décaméron x, supérieurement imité par Alfred de Musset. —La
femme a-la force de rapporter le cadavre du chevalier jusqu'en sa
chambre ; le lendemain, avec la permission de son mari, elle se
rend à l'église où on ensevelit le mort :
Celui dont un baiser eût conservé la vie,
Le voulant voir encore, elle s'en lut...
Ce coeur, si chaste et si sévère
Quand la fortune était prospère,
Tout à coup s'ouvrit au malheur.
A. peine dans l'église entrée,
De compassion et d'horreur
Elle se sentit pénétrée,
Et son amour s'éveilla tout entier.
Le front baissé, de son manteau voilée,
Traversant la triste assemblée,
Jusqu'à la bière il lui fallut aller.
Et là, sous le drap mortuaire
Si tôt qu'elle vit son ami,
Défaillante et poussant un cri,
Comme une soeur embrasse un frère,
Sur le cercueil elle tomba a...
1. Jemrnée IV, nouv. 8. Voyez M. Landau, Quellen des Dekameron, p. 161.
2. Poésies nouvelles, Sylvia.
296 LES FABLIAUX
Et le vieux Minnesinger ajoute ces vers très'simples, que Mus-
set eût aimé connaître :

Da legte man sie beide


Mit jâmer und mit leide
In einem grap, die holden \..
C'est ainsi que le poète allemand a su donner un intérêt géné-
ral et humain au vieux conte chevaleresque. Il n'en a gardé que
cette donnée : un amant rebuté s'impose, pour frapper l'esprit de
sa dame, de combattre sans armes défensives. Et il a soudé à ce
récit, par contamination — à moins qu'il n'en soit le premier
inventeur, — la nouvelle de Girolamo et de Salvestra. Ce n'est
plus un conte purement féodal ; l'épisode du tournoi peut tom-
ber 2 ; nous sommes en présence d'une légende d'une émotion vrai-
ment humaine — supérieur aux nouvelles de Boccace et de Mus-
set, en ceci que Salvestra ou Sylvia ne sont que des malmariées
qui, dans le mariage, regrettent leur ancien amant, Girolamo ou
Jérôme. Chez le vieux conteur allemand, au contraire, c'est vrai-
ment le dévouement du chevalier qui provoque l'amour de l'in-
sensible. Depuis quand aimait-elle le chevalier sans l'avouer ?
Qui le sait ? depuis très longtemps, peut-être. Cet amour qu'elle
ne révèle qu'en mourant garde, chez le vieux poète allemand,
quelque chose de mystérieusement tendre.
Mais voici le moyen âge fini ; nous sommes sous François Ier ;
les joutes et les tournois, plus brillants que jamais, ne sont plus
que de vains simulacres sans âme. Le conte du Chevalier au
chainse, déjà si malaisément compris au xive siècle, devient tout
à fait inintelligible. C'en est fait à jamais de cette conception que
l'amante peut tout exiger de l'amant, parce que l'amour est la
source des vertus chevaleresques. Lorsque les hommes du xvié
siècle rencontrent, dans les vieux romans qui survivent, ces folles
aventures où les dames lancent les chevaliers, ils n'y voient plus
qu'une coupable coquetterie, qui mérite punition. Aussi le conte

1. Vers 385, ss.


2. I] doit même tomber, car il devient invraisemblable. Ce combat est
impossible, s'il est annoncé à son de trompe. Les héros des deux autres versions
sont blessés par des adversaires qui croient que le chainse recouvre une cote
de mailles. Mais ici, quel est le lâche qui consentira à servir chevalier
désarmé un coup de lance ?
au
LE CHEVALIER AU CHAINSE 257
qui supplante le Chevalier au chainse; (et qui est aussi très signi-
ficatif de l'époque) est-il celui que nous raconte Brantôme * et que
Schiller a illustré 2. ;

« J'ai ouy, rapporte Brantôme, faire un conte à la Cour aux


anciens d'une dame qui estoit à la Cour, maistresse de feu M. de
Lorge, le bon-homme, en ses jeunes ans l'un des vaillants et
Tenommez capitaines des gens de pied de son temps. Elle,, en
ayant ouy dire tant de bien de sa vaillance, un jour que l'e.r.oy
François premier faisoit combattre des lions en sa Cour,-voulut
faire preuve s'il estoit tel qu'on luy avoit fait entendre, et pour
ce laissa tomber un de ses gans dans le parc des lyons, estans en
leur plus grande furie, et la dessus pria M. de Lorge. de l'aller
quérir, s'il l'aimoit-comme il le disoit. Luy, sans s'estonner, met
sa cape au poing et l'espée en l'autre main, et s'en va asseuré-
ment parmy ces lyons recouvrer le gand. En quoy la fortune luy
fut si favorable que, faisant toujours bonne mine et monstrant
d'une belle assurance la pointe de son espée aux lyons, ils ne
l'osèrent attaquer ; et, ayant recouvré le gand, il s'en retourna
devers sa maistresse et le luy rendit ; en quoy elle et tous les
assistans l'en estimèrent bien fort. Mais, de beau dépit, M. de
Lorge la quitta pour avoir voulu tirer son passe-temps de luy et
de sa valeur de cette façon. Encores dit-on qu'il luy jetta par
beau dépit le gand aunez. Certes tels essais ne sont ny beaux ny
honnestes, et les personnes qui s'en aident sont fort à réprou-
ver. »
Et de décadence en décadence, les nobles emprises d'amour du
-moyen âge prennent cette forme dans les Sonnettes de Ludovic

1. Brantôme, Vies des femmes galantes, dise. VI, éd. de 1822, t. VII,
p. 461.
2. Dans sa ballade intitulée le Gant. Schiller raconte, dans une lettre à
Goethe, datée du 18 juin 1797, par quel intermédiaire il a connu le récit.des
Vies des dames galantes. -— Voyez, dans l'édition de K. Goedeke, Stuttgart,
1871, t. XI, p. 227, une curieuse variante. Schiller avait d'abord écrit: « De
Lorge rapporta le gant et Cunégonde le reçut avec un regard d'amour, qui
lui promettait son bonheur prochain. Mais le chevalier, s'inclinant profon-
dément, dit : « Dame, je ne vous demande pas de récompense, » et il la quitta
sur l'heure. Puis Schiller corrigea ainsi : « Mais le chevalier lui jeta le gant
au visage : « Dame, je ne vous demande pas de récompense. » — Comparez
une curieuse pièce de R. Browning, où la dame se justifie (éd. Tauchmtz, H,
223-9, Ihe Glove),
298 LES FABLIAUX
Haiévy. C'est un domestique qui parle : « Sous Charlernagne, un
chevalier se promenait avec sa payse au Jardin des Plantes, près
de la fosse de l'ours Martin, Elle y jeta son mouchoir ;• Va le
ramasser i dit-elle. Savez-vous ce que fit le chevalier ? Il prit sa.
belle et l'envoya rejoindre le mouchoir et l'ours Martin. C'est de
l'histoire, ça 1. »
Ainsi les différentes fortunes du Chevalier au chainse nous
montrent avec quelle précision un conte peut représenter des
âmes diverses:il convient exclusivement à un milieu chevale-
resque très particulier ; là seulement, il peut trouver sa forme-
accomplie, et vivre. Mais il passe en Allemagne, où les idées de-
la Table Ronde sont d'emprunt, imparfaitement comprises. Deux
poètes s'en emparent : l'un, Jansen Enehkel, en tire un récit
niaisement moral ; l'autre, une noble légende, qui, par ses don-
nées plus humaines, dépasse le moyen âge et peut convenir aussi
bien à Boccace, à Alfred de Musset. Enfin, le moyen âge meurt.
Les données du Chevalier au chainse révoltent les consciences
des hommes nouveaux i c'est pour l'avoir méconnu que la petite
dame d'honneur de Brantôme fut si cruellement punie. Et notre
beau conte chevaleresque s'effondre piteusement sous le soufflet
de de Lorges ou dans la fosse de l'ours Martin.
Mais nous avons choisi là, sans doute, un exemple trop favo-
rable. Cette légende du Chevalier au chainse était trop manifes-
tement médiévale, dans -son essence et ses accidents. Prenons
maintenant un conte à rire, nullement ethnique, vraiment quel-
conque, qui appartienne au trésor banal des littératures popu-
laires. Soit le fabliau de la Bourgeoise d'Orléans 2, qui fait par-
tie du cycle d'histoires qu'on peut intituler avec La Fontaine :1e
mari trompé, battu et content. Voyons, par exemple, comment
la matière du conte le plus universellement accessible à tous va
se diversifiant d'un conteur à l'autre, selon son tempérament
intellectuel et les exigences de son public.
«...Or vous dirai d'une borgeoise
Une aventure assez cortoise !... »
Que le lecteur veuille bien juger de cette courtoisie !

1. Cette forme et plusieurs autres


2. MR, I, 8. Voir l'appendice II. .''"
m'ont été signalées par M. G Paris
LA BOURGEOISE D'ORLÉANS 299
« Une bourgeoise a pour amant un gros et gras clerc, étudiant
aux écoles d'Orléans. Le mari, jaloux, la fait surveiller par une
nièce pauvre qu'il héberge, et qui, moyennant la promesse d'une.
eotele, lui révèle le jour du prochain rendez-vous. A l'heure dite,
le mari, qui a simulé un départ pour voyage, revient, déguisé: sous-
une chape de clerc et frappe à la porte du verger : l'infidèle vient
ouvrir. Malgré l'obscurité, elle reconnaît son mari, mais n'en
laisse rien paraître, l'accueille comme s'il était vraiment le clerc
et l'enferme à clef dans une sorte de soupente' : qu'il attende un
peu, jusqu'à ce qu'elle ait pu envoyer se coucher ses gens. Elle
retourne aussitôt à la porte du verger où, cette fois, c'est bien le
clerc qu'elle trouve et reçoit, tandis que, dans le grenier, se mor-
fond son vilain. Ensuite, elle va trouver ses gens,, qui sont réu-
nis pour le souper : « J'ai enfermé, leur dit-elle', dans la sou-
pente, ce méchant clerc qui m'importunait et à qui j'ai donné un
rendez-vous pour le punir. Prenez vos bâtons, et rossez-le si
bien qu'il perde à jamais fantaisie de requérir une femme de
bien. » — La fin se devine : on voit comment le mail sera roué
de coups, satisfait pourtant.
Voilà une vraie gauloiserier brutale, comme' il sied. Le bon
raillard qui l'a rimée s'amuse royalement à décrire la volée
qu'infligent au mari sa. femme, ses deux neveux, sa nièce,
trois chambrières, un valet, un pautonnier et un rihaud,
jusqu'au moment où ils le laissent, aux trois quarts mort,
achever sa nuit sur un tas de fumier. Cette: grossièreté est en
situation 1 : notre fabliau appartient à ce cycle de contes où
l'on rit du mari, sans nulle sympathie d'ailleurs pour la femme.
On ne conçoit guère ce conte transporté dans un milieu chevale-
resque, courtois.
C'est pourtant la fortune qu'il a courue à diverses reprises.
D'.abord, c'est l'une des rares nouvelles qui aient échappé au
naufrage de la poésie narrative provençale. Ramon Vidal de
Besaudun 2 a imaginé pour ce récit un cadre élégant : il le
fait raconter par un jongleur dans une cour royale, en présence
d'Alphonse, roi de Castille, et de la reine Ëléonore, fille

1. Elleest reproduite dans un autre fabliau qui n'est qu'une variante de


la Bourgeoise à'Orléans i De la dame.qui fisl battre son mari, MK, IV, 100.
' 2. Raynouard, Choix de poésies- des troubadours, t. III, p.. 398.
30.0 LES FARLIAUX
dîEléonore d'Aquitaine 1. Ce public courtois et les goûts plus
relevés de Ramon Vidal lui imposent d'ennoblir le fabliau;
.L'amant ne sera donc plus un clerc trop gras, mais le plus
preux des chevaliers d'Aragon, Bascol de Cotanda. Le mari
ne sera plus un bourgeois débonnaire, mais le suzerain de
Bascol, n'Amfol de Barbastre. Sa femme, n'Alvira, deviendra
une épouse fidèle et chaste. Le poète suppose que la dame est
restée pure, et qu'elle ne succombe que par dépit d'avoir été
injustement soupçonnée 2. C'est la légitime punition d'un jaloux :
c'est, le Castia gilos.
Notre conte gras devait subir, sur le sol d'Angleterre, un
ennoblissement plus raffiné et plus étrange encore.
Un conteur élégant 3 s'empare du fabliau de la Bourgeoise
d'Orléans : nous voici dans un monde non seulement cheva-
leresque, mais parfaitement moral. Le mari est sympathique,
l'amant est sympathique, la femme l'est encore plus. Le galant
est un fils de chevalier, que des revers de fortune et de famille
ont engagé dans les ordres, et dont tous font l'éloge, les riches
et surtout les pauvres. La nièce pauvre n'est plus cette donzelle
qui, tout à l'heure, vendait sa bienfaitrice pour un cotele ; ici,
elle ne la trahit plus que par jalousie d'amour. Le mari et sa
femme forment un couple charmant ; c'est un. modèle de bon
ménage, attendrissant ; chaque jour, la dame va au moûtier et
reçoit trois pauvres à sa table ; quand, son mari est aux tournois,
elle reste à prier pour lui :
Souvent haunta il les esturs,
Chevals cunquist, armes gaina,
Et la dame pour li pria...
Son amour naît à l'église, .où elle s'est rencontrée souvent
avec le clerc en de communes dévotions. Pour qu'elle con-
sente à visiter le clerc une seule fois, il faut qu'il soit tombé
malade d'amour, à en périr : c'est pour éviter un homicide

1. Ce cadre n'est peut-être point, d'ailleurs, une fiction poétique.


.
2. On voit l'invraisemblance comme il n'y
: a pas de rendez-vous donné,
comme l'amant n'est pas là, il faut qu'Elvira aille rejoindre chez lui, à sa
grande surprise, Bascol de Cotanda.
3. Le chevalier, la dame et un clerc, MR, II, 9. |L'auteur
est un Anglais,
comme M. P. Meyer l'a aisément démontré (Romania, I, 69).
LA BOURGEOISE" D'ORLÉANS 301
qu'elle daigne lui faire visite, non sans des hésitations et des
combats intimes, dignes d'une héroïne'de la Table -Ronde. II
faut bien pourtant se résoudre à conter, telle quelle, la chute
brutale de la dame ; mais, dit le poète, elle ne pécha. qu'une
fois ; après, elle redevint la plus pure"des épouses, et quand elle
mourut, Dieu reçut son âme.-—C'est ainsi que le trouvère s'est
mis en frais de psychologie pour aboutir à conter la même
histoire grossière que tout à l'heure ; il a créé toute une série
de personnages courtois et brillants, pour arriver à faire rosser
un mari au profit d'un prestolet 1.
Enfin, un poète allemand rencontre à son tour ce conte à
rire. Il s'en amuse, sans vouloir l'avouer,, et s'avise de lé
moraliser. Le mari n'est plus chez lui que battu et content. La
femme qui le fait rosser est le parangon des vertus domes-
tiques. Mais je n'ai pas le courage, d'analyser cette prudhom-
mesque version 2.
Ainsi les contes les plus généraux, les plus indifférents sont
faits d'une sorte de matière plastique, que peuvent façonner à
leur gré les artistes. Que deviendra cette matière ? Dieu, table
ou cuvette, selon chaque conteur, et selon son public.
Chaque conte pourrait servir à de semblables démonstra-
tions s ; mais laissons ces comparaisons de variantes. Les études
de M. G. Paris sur les légendes de l'Ange et l'Ermite, de
l'Oiselet, du Mari aux deux femmes, etc., ces minuscules
chefs-d'oeuvre de critique, resteront les modèles de ces mono-
graphies. On y voit combien elles peuvent être fécondes pour
l'historien des moeurs. Mais, puisque chaque version des divers
contes reflète avec une précision si délicate l'âme du conteur et
de son public, profitons de cette démonstration acquise ; cessons
d'étudier ces subtiles modifications.
Étant admis que le plus banal des contes révèle quelque
chose de la génération qui lui a donné telle ou telle forme,

1. Les deux contes sont prochement apparentés. Remarquez, entre


autres traits, le personnage de la nièce pauvre qui reparaît dans les deux
poèmes.
2.. Gesammlabenieuer, II, XXVII, Vrouwen slaelikeit.
3. Il serait curieux, par exemple, de comparer le fabliau du Prestre qui
eut mère a force (MR, V, 125) avec le conte chevaleresque et charmant des
Gesammtabenluer, I, V, Die aile muoler.
302 LES FABLIAUX

prenons l'ensemble des contes d'.îine époque déterminée : les


Fabliaux. D'où qu'ils viennent, on peut y étudier les MMeurs
du temps, comme s'ils étaient vraiment nés sur le sol de la
France. Sans doute, il n'est pas indifférent que le .sujet -même
des contes soit exotique ; mais, si les conteurs ont perdu le
sentiment de cet exotisme, s'ils n'ont nul souci de la coulew
locale étrangère, leurs récits sont significatifsde leur époque.
Pareillement, dans une Cène hollandaise ou ilorentine du xvi*
siècle (voire dans une -Circoncision ou une Crucifixion), M peut
étudier non seulement le costume hollandais *>u florentin du
temps, mais les idées mêmes de l'époque, son idéal moral, la
personnalité du peintre, la forme de ;son imagination.
Analysons donc les fabliaux : il est possible de les étudier
comme un groupe d'oeuvres présentant l'unité d'une inspiration
commune. Certes, ces cent cinquante récits conservés repré-
sentent des milliers de contes disparus ; ces vingt-cinq poètes
dont nous avons les noms représentent des centaines de poètes
inconnus. Mais les oeuvres de chaque conteur ae sont point
marquées de traits individuels très distincts. Il n'y a guère
de génies parmi les poètes du moyen âge : nous sommes à
une époque semi-primitive, où l'influence du milieu social
est prépondérante et surtout celle du « moment ».
L'ESPBJT DES TABLIAUX 303

CHAPITRE X

L'ESPRIT DES FABLIAUX

I. Examen du plus ancien fabliau conservé, Rickeui.


II. L'intention des conteurs: un fabliau n'est qiu' une «risée et un gabet».
De quoi riait-on.? ' '-
III. Fabliaux qui supposent une gaieté extrêmementfacile et superficielle.
IV. Fabliaux qui n'impliquent que « l'esprit gaulois » : caractères de cet
esprit.
V. Fabliaux qui, outre l'esprit gaulois, supposent le méprisprofond des
femmes.
VI. Fabliaux obscènes.
VII. Les fabliaux et l'esprit satirique. — Résumé.

Nous voilà donc bien autorisés à rendre les hommes du


moyen âge responsables de- ces contes : ils ne les ont pas tous
inventés, qu'importe ? il suffit qu'ils s'en soient amusés.
Dans l'immense forêt des contes populaires, où croissent
confusément, pêle-mêle, les lianes vénéneuses, les sauvageons
stériles, les souches puissantes et précieuses, ils étaient libres
d'élire les plus nobles essences. Cette matière brute, une fois
choisie, ils étaient libres de la tailler et de la façonner à leur
gré : dans le même coeur de chêne, on peut sculpter un dieu ou
un magot.
Qu'ont-ils voulu faire ? et qu'ont-ils fait ?
.

-
Nous voici en présence de ces 147 poèmes, soit d'environ
quarante-cinq mille vers. Paxcourons^les.
J.-V. Le Glerc a déjà résumé presque tous ces contes. Vou-
lons-nous reprendre cette analyse, qu'il, a faite avec charme ?
Mieux vaudrait y renvoyer le lecteur, et d'ailleurs la lecture
directe des textes serait plus efficace encore. Notre but est
autre. L- V. Le Clerc cherchait une sorte de fil conducteur qui
lui permît de promener le lecteur dans ce labyrinthe de
contes. Il voulait simplement, à propos de chaque fabliau,
réunir les remarques de tout genre qu'il provoquait, observa-
tions linguistiques, morales, notes historiques, rapprochements
littéraires, etc. Comment pouvait-il passer d'un conte à l'autre
304 LES FABLIAUX

sans qu'il parût écrire une centaine de petites monographies


indépendantes ? Il s'avisa de les classer selon la dignité sociale
des personnages qui figurent dans ces contes, en procédant de
Dieu le père à Dieu le fils, passant ensuite à la Vierge, aux
saints, au clergé séculier, au clergé régulier, aux chevaliers, etc.
C'était un procédé commode, ingénieux : il lui permettrait
de relier les poèmes entre eux par un lien extérieur, léger,
peu gênant. Division factice'aussi, car outre qu'elle groupait
des contes disparates, elle tendait à nous montrer, dans la col-
lection des fabliaux, une sorte d'image du monde, une encyclo-
pédique et perpétuelle'satire politique, sociale : nous verrons que
la portée n'en va pas jusque-là. '— Nous voulons, au contraire,
diviser les fabliaux en plusieurs catégories, selon des rapports
plus intimes, selon que les poèmes, de chaque groupe procèdent
d'une inspiration commune, exploitent les mêmes sentiments,
prétendent à la même qualité de comique \

LE PLUS ANCIEN FABLIAU CONSERVE : RIGHEUT

Avant de commencer cette revue systématique} considérons à


part le poème de Richeut. Il peut être curieux d'interroger cet
ancêtre vénérable—- vénérable par sa date seulement —de nos
fabliaux 2.
Sans doute, quand il fut rimé (1159), On redisait en France,
depuis des siècles déjà, des contes plaisants. Sans revenir sur
l'antique recueil de Marie de France, analysé plus haut 3, rap-
pelons que, très anciennement, les Sommes de Pénitence
enregistrèrent, au nombre des péchés à punir, le goût de nos
ancêtres pour les histoires grasses. Dès le vme et le ixe siècle,
le Poenitentiale Egberti (j 766), les Capitula ad presbytères.
d'Hincmar (f 882) interdisent aux chrétiens de prendre plaisir à
ces vilaines historiettes (fabulis otiosis studere, fabulas inanes

1. Nous réservons quelques contes de notre collection : nous leur ferons,


au chapitre XII, la place large, honorable, qu'ils méritent.
.
' 2. Recueil de fabliaux, p. p. Méon, I, p. 3S.
r3. V. ci-dessus, p. 122-p. 125.
.
L'ESPRIT DÉS FABLIAUX 305
referre), et ces contes à rire qu'un vieux texte bien connu appelle
déjà des fabellae ignobilium devaient ressembler fort à nos.
•fabliaux 1.
Pourtant, comme nous l'avons marqué ailleurs, la mode de
rimer ces facéties ne vint guère que dans la seconde moitié du
xn« siècle, et Richeut est l'unique spécimen de ces poèmes
archaïques 2. L'esprit de Richeut, est-ce déjà « l'esprit des
fabliaux » ?
Au moins je vais traiter d'une étrange matière,

1. Voici ces textes : « Si quis christianus fabulis otiosis, stultiloquiis


verbis, joeularibus risumque moventibus studuerit... sacerdoti suo manifestet
et secundum arbitrium ejus modumque delicti poeniteat. » (Pceniienliale
Egberli, eboracensis archiepiscopi, Labbe, VI, 1604.)
— « Nec plausus et
risus înconditos et fabulas inanes ibi referre aut cantâre praesumat, nec
turpia joca cum urso vel tornacibus ante se facere permittat. » (Capitula ad
presbyleros, ch. XIV.) — Cité par M. Léon Gautier, Les Épopées françaises,
II, p. 9. •— Le texte où un comte de Guines, qui vivait au xne siècle (1169-
1206), nous est montré comme habile à conter des fabellaes ignobilium se
trouve dans Du Cange, s. v. fabularius, et dans les Monumenla Ger/naniae
historica, Scriplores, XXXIV, 598.
2. Déjà, à l'époque de Richeut, les poèmes analogues paraissent n'avoir
-pas été très rares. A n'interroger que notre poème, on s'aperçoit qu'il en a
existé plusieurs autres qui mettaient en scène la« jongleresse d'amour »
Richeut. Sans quoi, que signifient les vers du début :
Or faites pais, si escotez,
Qui de Kicheut oïr voJez I
Soventes foiz oï avez
Conter sa vie ?
Et'que signifient les vers rapides et vagues où il est dit que Richeut fut
nonne et s'enfuit du couvent avec un prêtre qui fut pour elle démembré,
occis et damné (v. 34 ss.), et qu'elle dupa un certain dan Guillaume dont
i] n'est plus question par la suite ? (V. 54 ss.) Ces événements sont obscurs
pour nous, mais devaient être de claires allusions à des récits déjà entendus:
il a dû exister tout un petit cycle de la Ménestrel Richeut, dont l'une des
branches était le Moniage Richeut.— Notre poème — ou les poèmes voisins,
du même cycle — eut d'ailleurs un très grand succès au moyen âge, comme
il résulte de témoignages nombreux. Déjà, on lit dans Je vieux roman de
Tristan (éd. Michel, II, 3) :
Or me dites, reïne Isolt,
Dès quant avés esté Bicholt ?
« Je sai de Riciialt », dit l'un des jongleurs ribauds (MR, I, i). Il est en-
•core fait mention de Riqueui das YEnsenhamen de Guiraut de
Cabrera. Son
nom est même devenu nom commun, comme en témoignent ces vers curieux
du fabliau d'Auberée (MR, V, p. 302, variante du ms. D) :
...Haus li aviengne [à Auberée]
Et li et toutes les Biehiaus !

Cf. Renaît, éd. Martin, I, 257.


Fabliaux. 50
BÉDIKB. — Les
306 LES FABLIAUX
et il est sage de répéter l'excuse naïve du trouvère de Richeut r
Vos qui entendez nos raisons,
Pardonnez nos s'ensi parlons :
Tels est Pestoire 1.
; Le plus ancien de nos fabliaux en est peut-être aussi le plus
cynique. C'est l'histoire brutale d'une fille de joie, Richeut,.
qui dupe ses amants et qui fait endosser à un nombre indéfini
d'entre eux la paternité d'un fils qui lui est né ; elle fait elle-
même l'éducation de ce fils, et le petit Sansonnet grandit en
force et en science du mal, jusqu'à lutter avec sa mère elle-
même dans l'art de vivre grassement de l'amour. De Richeut
aux contes de Jean de Condé, les jongleurs sauront perfectionner
l'intérêt des intrigues, le comique des situations. Mais pour la
peinture réaliste des types et des moeurs, pour la vérité de l'ob-
servation cruelle, ils paraissent avoir atteint du premier coup
le genre spécial de perfection qu'ils recherchaient. A cet égard,
Richeut n'est pas seulement un exemplaire isolé des vieux
fabliaux perdus"', il est le modèle des fabliaux conservés.
Voici deux commères du xne siècle, Richeut et Herselot,
la maîtresse et la servante, qui cherchent, moitié crédules, moitié
sceptiques, par quelles sorcelleries et quelles « charaies » elles
charmeront leurs amants, s'il vaut mieux leur faire boire des
herbes, ou écrire des lettres magiques avec du sang et de
l'encre. Les voici à leur miroir, qui se fardent de blanc et de
vermillon,
Por ce que du natural sanc
Poi i avoit ;

ou bien elles font bombance « de claré, de nieles, de pevrée,


d'oublées, de fruit et de parmainz ». Richeut, devenue mère,
va faire ses relevailles. Quoi de mieux observé que ce désir de la
courtisane de ressembler à une vraie dame ? Elle tient à aller
à la messe, à y faire son offrande : le visage clair.et vermeil,
en grande toilette, portant un manteau vair et un chainse
neuf, dans sa dignité de matrone, elle passe par les rues,
fière ; « sa longue queue va traînant dans la poussière et les
»,
bourgeois, accourus sur le pas de leur porte, admirent. Le

1. V. 952.
L'ESPRIT DES FABLIAUX 307
digne fils d'une telle mère, Sansonnet, nous apparaît à
son
tour, les mains belles et fines,.« lacé dans sa ceinture à longues
franges », respirant une grâce malsaine de mignon. Le poète
nous dit comment il a été élevé. Les enfances de ce San-
sonnet, dont un bourgeois, un chevalier, un prêtre et quelques
autres s'enorgueillissent paternellement, sont dignes de chacun
de ses nombreux pères putatifs : il fait, honneur au prêtre
par
sa parfaite connaissance de son psautier, de la grammaire, par
son art à chanter « les conduiz et les sozçhanz » ; il a tant
appris par son « cler sens » qu'il est bon dialecticien ;
— il est
bien aussi le fils du chevalier, si élégamment il sait « s'afichier »
sur ses étriers, composer des sonnets, des serventois et des
rotruenges, jouer de la citole et-de la harpe, dire des lais bre-
tons ; — il est le fils du bourgeois encore, car il sait compter
mieux que personne — et des vilains aussi, car il sait tricher
aux dés et boire d'autant. Voici que déjà il possède les sept arts,
et quelques autres encore ; la science de vivre, c'est-à-dire la
science d'aimer à bon profit, il croit l'avoir- apprise dans ses
livres et allègue « les bons auteurs »,
...Que moût en cuide
Sansonnez savoir par Ovide.
Mais sa mère, « maistresse de lecherie, » lui donnera le trésor
plus précieux de son expérience. Dans les nobles chansons de
geste, quand.un chevalier nouvellement adoubé quitte le château
paternel et s'en va chercher les aventures par le vaste monde,
il est d'usage que sa mère lui dicte ses nouveaux devoirs, l'en-
doctrine avant le dernier adieu et le chastie. De même Richeut
ne laissera point partir son fils sans lui enseigner sa morale
spéciale : il doit toujours « parler courtoisement, agir féroce-
ment, toujours promettre aux femmes et leur devoir toujours ».
Et le voilà parti pour les pays, levant sur les femmes qu'il
« affole » « impôts et tonlieux », courtois dans les demeures
seigneuriales, ivrogne et batailleur dans les tavernes, moine
blanc à Clairvaux, d'où il emporte les croix et les calices d'or,
prêtre et chapelain à Wincester d'où il enlève une abbesse qu'il
abandonne et qui devient jongleresse ; c'est lui qui 'porte les
messages des amants, qui fait dolentes les épouses et les jeunes
allés ; et s'il les met à mal, « peu lui chaut, mais qu'il gagne »1
308 LES FABLIAUX
N'y a-t il pas une véritable puissance poétique dans ce proto-
type de don Juan, élégant et cynique, si gracieux, si féroce ?
Ce caractère qui marque le plus ancien fabliau conservé, à
savoir la vérité effrontée de l'observation, la visite réaliste
d'un monde interlope, l'exactitude dans la peinture des moeurs,
et spécialement des mauvaises moeurs, nous verrons bientôt
qu'il restera l'un des signes distinctifs du genre au cours de son
histoire 1.
Ce qui frappe encore.à la lecture de ce poème,-c'est que l'in-
tention du poète n'est nullement satirique. On sent qu'il

1. Il s'en faut pourtant que Richeut ressemble de tout point aux poèmes
postérieurs. Il en diffère par la nature du sujet traité, ep ce qu'il n'est pas
un conte traditionnel. L'intrigue n'y est rien ; les caractères y sont tout.
Aucune des duperies qu'imagine notre vilain couple n'est un de ces bons
tours particulièrement ingénieux qui font rire par eux-mêmes : réduites à la
seule intrigue, les aventures de Richeut n'intéresseraient personne. Aussi le
fabliau de Richeut ne se retrouve-t-il dans aucune littérature et nous n'avons
à présenter à son sujet nulle remarque comparative : c'est moins un conte
qu'un tableau de moeurs. Or, — pour mentionner une dernière fois la théorie
orientaliste, — on sait que, selon elle, c'est l'invasion exotique des contes
orientaux qui aurait enseigné à nos trouvères, confinés jusqu'alors dans le
monde légendaire des héros d'épopée, l'art de peindre aussi les moeurs quoti-
diennes, les. petites gens, la vie du carrefour et de la rue. « Les contes indiens,
dit M. G. Paris (Les contes orientaux dans la littérature fr. du m. â., 1875),
nés de l'observation directe et ingénieuse des hommes dans toutes les condi-
tion sociales, retracent naïvement leur vie et leurs moeurs avec la simplicité
et l'absence d'affectation qui caractérise l'Orient. Les aventures et les senti-
ments d'un jardinier, d'un tailleur, d'un mendiant y sont exposés avec com-
plaisance et décrits avec détail. Les Occidentaux, quand ils reçurent d'Orient
cette matière nouvelle de narrations, ne connaissaient que l'épopée nationale
et le roman chevaleresque. La "poésie ne s'adressait qu'aux hautes classes,
les peignait seules, et se mouvait ainsi, dans un cercle très restreint de sen-
timents souvent conventionnels. En s'efforçant d'approprier les contes orien-
taux aux moeurs européennes, les poètes apprirent peu à peu à observer ces
moeurs pour elles-mêmes et à les retracer avec fidélité. Ils apprirent à faire
tenir- dans le cadre de la vie réelle et bourgeoise de leur temps les incidents
qu'ils avaient à raconter, et en s'y appliquant ils acquirent l'art de comprendre
et d'exprimer les sentiments, les allures, le langage de la société où ils
vivaient. Ainsi se forma peu à peu cette littérature des fabliaux, qui, par
une
singulière destinée, a fini par être le plus véritablement populaire de
nos
anciens genres poétiques, bien qu'elle ait sa cause et ses racines à l'extrême
Orient. » Richeut nous paraît apporter un argument minuscule, significatif,
pourtant, contre cette thèse. Voici que le plus ancien poème conservé qui
soit exclusivement consacré à peindre les moeurs des gens du commun n'a
d'autre intérêt que cette peinture même ; celui de l'intrigue est nul. Il
y
semble donc que l'évolution du genre ait été celle-ci d'abord le goût do
:
L'INTENTION BES CONTEURS DE FABLIAUX 309
s'amuse de ses personnages et ne leur en veut point ; qu'il est
tout joyeux de voir Richeut s'asservir un prêtre, un vieux che-
valier, un bourgeois et la fille de joie régner souverainement
sur les trois ordres, clergé, noblesse, bourgeoisie, sans comp-
ter les vilains et les pautonniers ; on sent qu'il met une gaieté
épique, une sorte d'allégresse à chanter l'odyssée de Sanson-
net qui, poursuivant, comme un héros de la Table Ronde, ses
entreprises et ses quêtes, court triomphant à travers le monde,
par l'Allemagne et la Lombardie, et de Bretagne en Irlande, et
de la Sicile à Toulouse, et de Clair-vaux à Saint-Gilles,
Et de ci qu'en Inde la grande
A il esté !

Ces caractères, les retrouverons-nous aussi dans les fabliaux


postérieurs ? Commençons notre revue.

L'INTENTION DES CONTEURS DE FABLIAUX

Que recherchent nos conteurs ? L'instruction morale, comme


VHitopadésa ? la volupté, comme La Fontaine ? la peinture des
cas étranges, des espèces rares, comme Bandelio ? la satire des
moeurs contemporaines, comme Henri Estienne ? Interrogeons
les prologues des fabliaux ; ils nous répondent d'une voix : un
fabliau n'est qu'une amusette. Ce sont « mos pour la gent faire
rire 1 ». Ce Guillaume ne veut que « s'eslasser » quand il « rime
et fabloie 2 » ; ce « joli clerc » ne s'étudie qu'à faire « chose de
quoi l'on rie 3 ».

l'observation exacte, réaliste ; on a mis en scène, pour le seul plaisir de les


peindre dans la vérité de leur geste habituel, le marchand du coin, le clerc
goliard qui traîne par les villes sa jeunesse mendiante et spirituelle, le prêtre
et le clerc du village ; puis, par une conséquence inévitable et rapide, on a
cherché à faire se mouvoir ces personnages dans une intrigue intéressante,
comique par elle-même : cette intrigue, les contes errants dans la tradition
orale l'ont fournie. A l'origine, la peinture de types familiers ; puis, pour
mieux mettre ces types en relief, leur introduction dans les intrigues que
fournissait le trésor des contes populaires.
-
1. MR, IV, 107
2. Le Preslre et Alison, MR, II, 31.
3. Le pauvre mercier, MR, II, 36.
310 LES FABLIAUX

Ce sont risées pour esbatre


Les rois, les princes et les contes \
Ce conteur narre son « fabelet pour déliter 2 »,... « afin qu'on
s'en rie 3 »...,« par joie et par envoisëure 4 ».
Mais les poètes se flattent-ils, de plus, que nous en retirerons
quelque profit ? Oui, certes, ils croient à la vertu saine d'un
éclat de rire :
' ' Fablel sont bon a escouter ;
Maint duel, maint mal font mesconter,
Et maint anui et maint mesfet 5.
Les fabliaux recèlent une propriété calmante et consolatrice :
oisifs et gens occupés, et vous-mêmes, « coeurs pleins d'ire »,
écoutez un bon fabliau :-. vous en rapporterez « confortement et
allégeance » ; vous oublierez
duel et pesance
Et mauvaistié et pensemente.
Le poète qui rima le Pauvre merciermous dit en vers gracieux :
Se je di chose qui soit belle,
Elle doit bien estre escoutée,
Et par biaus diz est obliée
Maintes fois ire et cuisançons...;
Car, quant aucuns dit les risées,
Les forz tançons sont obliées...
Riez donc, pour le plus grand bien de votre rate. Mais, les

trouvères n'ont-ils point encore d'autres ambitions ? quelques
prétentions morales ? Assurément, car cela ne saurait rien
gâter :
L'en devroit moût bien escouter
Conteor, quant il vuet trouver.
Pour coi ? — Pour ce qu'on i apreiit
Aucun bien, qui garde s'en prent '...

1. Les trois Chanoinesses, MR, III, 72, fin ; comparez MR, VI, 142 De
:
trois prestres, voire de quatre
— Nous dit Haiseaus, por nous esbatre...
2. La Vieillequi oint la palme au chevalier, MR, V, 129.
3. Le Prestre au lardier, MR, II, 32 : Moz sans vilonie Vous vueil
recorder — Afin qu'on s'en rie... —
4. MR, IV, 107. -

5. Les Trois aveugles, MR, I, 4.


6. Du chevalier qui fil parler les muets, MR, VI, 14-7.
7. Le Vilain au buffet, MR, III, 80.
FABLIAUX SIMPLISTES 31.1

...Car qui bien i voudroit entendre,


Maint bon essample i porroit prendre *.
Il n'y a pas, en effet, de bourde ni dé trufe si indifférente
qu'on n'en puisse tirer quelque leçon ; écoutons les fabliaux,
pour rire d'abord, au besoin.pour en profiter :
Vos qui fableaus volés oïr...,
Volentiers les devés aprendre,
Les plusors por essample prendre,
Et les plusors por les risées
Qui de maintes genz sont amées 2.
Mais l'intention morale n'est jamais qu'accessoire. Elle ne
vient que par surcroît, et les poètes y tiennent bien moins encore
que ne fait La Fontaine, dans ses fables. Pour s'instruire, n'ont-
ils pas les dits moraux, qu'ils distinguent très soigneusement
des fabliaux 3 ? Ici, leurs visées morales sont très humbles : fils
n'ont aucune ambition réformatrice. Le principal, c'est de rire.
Les fabliaux ne sont que « risée et gabet ».
Mais,les sources du rire sont étrangement diverses, selon les
hommes. De quoi riait-on au xiiie siècle ?

III

FABLIAUX SIMPLISTES

D'abord, on riait de peu. Le rire était facile, médiocrement


-exigeant. Ferons-nous à tels de ces fabliaux l'honneur de les
compter pour des oeuvres littéraires î — Un prudhomme, appelé
Honte (étrange nom !), lègue sa malle au roi d'Angleterre. Il
meurt, et un bourgeois de ses amis veut exécuter ses dernières
volontés. La malle sur les épaules, il parcourt les pays jusqu'à
ce qu'il ait rencontré le roi d'Angleterre, au milieu d'une cour
brillante : « Sire, je vous apporte la maie honte ! » Il s'est trouvé

1. L'Espervier, MR, IV, 95.


2. La Dame qui se venfa, MR, VI, 140.
3. Moniot commence ainsi son dit de Fortune :
Un ditelet vueil dire, cortois et delitable : '
J'entent que je le die pour estre profitable
Au monde, et ne] di mie por fablel, ne por îable.
(Jubinal, N. Bec, I, 196.)
312 LES FABLIAUX
deux poètes pour rimer longuement ce pauvre calembour \
bien des copistes pour le transmettre aux âges à venir, et com-
bien de gosiers pour en rire !— Combien d'auditeurs se sont
délectés à la méprise de la vieille femme qui, sur le conseil d'une
commère, pour se concilier un chevalier puissant, va «lui graisser-
la patte » avec un morceau de lard z, — ou à la grande frayeur
d'un vilain dont le chien s'appelait Estula, et que réveillent la
nuit des voleurs de choux et de moutons ; il appelle son chien :
« Estula — Oui, je suis là »
! répond l'un des voleurs. — « Hé
!

quoi ! mon chien parle » Et le vilain court chercher le prêtre


!

pour l'exorciser.
Combien de ces contes ne sont que de faciles gausseries de-
paysans !
Il suffit à ces simples, pour qu'ils s'épanouissent de joie, qu'on
leur montre par quel combat épique un vilain et un moine de
Saint-Acheul se disputèrent un méchant roussin 3. Il leur suffit,
pour qu'ils s'émerveillent comme des enfants, qu'on leur répète
les bons tours de deux larrons, Barat et Haimet : l'un d'eux
déniche à la cime d'un chêne les oeufs d'une pie.sans déranger la<
mère qui les couve, puis va les remettre en place, tandis que, le
long de l'arbre où il grimpe, son confrère, plus subtil encore,,
lui enlève ses braies, à son insu; en une nuit, Barat et Haimet-
volent, perdent, reconquièrent, perdent encore la même pièce de
lard 4. Il leur suffit, pour s'esclaffer largement, d'entendre la
sotte histoire d'un Anglais malade qui demande à son cama-
rade de-lui faire manger de l'agneau ; il prononce mal (anel pour
agnel), et son compatriote lui achète un ânon contre de bons-
estrelins ; quand il en a déjà mangé un cuissot, il s'aperçoit de
l'erreur et rit si fort qu'il en guérit 6. Nos ancêtres prenaient
un plaisir extrême à entendre fastrouiller ces Anglais : on serait
plus difficile aujourd'hui, pour les imitations de baragouin exo-
tique, dans les théâtres de" faubourg. -- Comparez ces autres-
contes, la Plenté, Brifaut, Brunain : Un tavernier, établi en

1. MR, IV, 90, et V, 120.


2. La Vieille qui oint la palme au chevalier, MR, V, 127.
3. Les deux chevaux, MR, I, 13.
4. Barat et Haimet, MR, IV, 97.
5. Les deux Anglais, MR, II, 46.
LES FABLIAUX ET « L'ESPRIT GAULOIS » 313
Syrie, sert pour un denier de vin à un pauvre bachelier de Nor-
mandie. Il laisse tomber, par maladresse ou par mépris, une
partie de la petite mesure et lui dit pour toute excuse : « Vin
renversé porte bonheur ! » Le bachelier, pour se venger, enlève
la bonde de ses tonneaux et inonde son cellier, en répétant :
« Vin renversé porte bonheur x ! » — Le vilain Brifaut vient
de faire emplette de dix aunes de toile, qu'il emporte sur son
épaule. L'un des pans de l'étoffe traîne derrière lui. Un larron
saisit ce bout de toile, le coud solidement à son propre surcot,
bouscule le vilain et disparaît dans la foule, emportant la toile.
Comme Brifaut se lamente, il a l'audace de se présenter à lui,
lui montrant son étoffe : « Vilain, si tu avais pris la précaution
de coudre ta toile comme j'ai fait, on ne te l'aurait pas prise 2. »
Ce sont des anecdotes comiques dont ne voudraient pas les alma-
nachs de village, le Bonhomme normand ni le Messager boiteux,
des nouvelles à la main que rejetteraient des journaux de sous-
préfecture, des calembredaines que sifflerait un public de café
chantant. Ce sont bien là des fabellae ignobilium ; c'est la litté-
rature des indigents.
Laissons ces misères, non sans retenir ce premier trait, com-
mun à tous les fabliaux : les sources du comique y sont superfi-
cielles, le rire y est singulièrement facile.

IV

FABLIAUX QUI RÉPONDENT A LA DÉFINITION DE L' «ESPRIT GAULOIS»

Considérons un groupe de fabliaux plus caractéristiques, ceux


qui répondent à la définition de l'esprit gaulois, et qui ne sup-
posent rien d'autre que cet esprit.

1 La Plentê, MR, III, 75.


2. MR, V, 103. — Un chapelain dit au prône : « Donnez à Dieu, il vous le
rendra au double. » Un vilain se propose de profiter d'un marché si avanta-
et sa vache Blérain fournit peu de lait, il la donne au prêtre
geux, comme
l'amour de Dieu. Le bon doyen l'accepte fort bien, et la fait lier avec sa
pour l'autre. Mais
propre vache, Brunain, pour qu'elles s'accoutument l'une à
Blérain, qui regrette son étable, entraine après elle, à travers prés et chéne-
viêres, la vache du prêtre, et retourne chez le vilain, qui en conclut
qu'en
effet Dieu se montre « bon doubleur » (I, 10).
314 LES FABLIAUX
Il se révèle d'abord par la bonne humeur. Comme dans les
•contes précédemment analysés, mais plus affinée, c'est.la belle
humeur qui fait seule les frais de maintes de ces menues et plai-
santes drôleries. — Un prêtre chevauche son bidet, lisant ses
heures, matines et vigiles. Par delà le fossé profond, une haie
de mûres grosses, noires,' succulentes, tente le bonhomme. Il y
pousse son roussin, monte debout sur sa selle pour atteindre
jusqu'aux fruits et s'en donne à coeur joie. « Dieu ! songe-t-il, si
quelqu'un disait : hue ! » Il le pense et le dit en même temps ; le
-coursier prend le galop, laissant le provoire dans les ronces du
iossé \ — Cet autre chante l'office du vendredi saint : mais ila
beau feuilleter son livre, il a perdu ses signets. Il s'embrouille,
ne peut retrouver l'évangile de la Passion. Que faire ? les vilains
-ont faim ; le prêtre veut-il à plaisir prolonger leur jeûne ? Ils
s'impatientent. Bravement, à tout hasard, il bredouille les vêpres
du dimanche ; Dixit Dominus domino meo..., se démenant de son
mieux, pour que l'offrande soit fructueuse. De loin en loin, des
bribes de l'évangile cherché lui reviennent à la mémoire ; alors,
il les lance à tue-tête : Barrabas ! clame-t-il, aussi fort qu'un
-crieur qui crie un ban... et les vilains, émus,battent leur coulpe.
Puis, Crucifige eum I et ses paroissiens sont inondés de com-
jDonction. Cependant,son clerc trouve l'évangile trop long et lui
-sert cet étrange répons :
.

«Fac finis ! — Non fac, amis,


Usque ad mirabilia...
Mais
Si tost com ot reçu l'argent,
Si flst la Passion fmer 2. '
-

C'est, comme on voit, une raillerie bien innocente et inoffen-


sive. Qu'on range encore dans ce même groupe le très amusant
conte des Perdrix 3 ou celui du Convoiteux et de l'Envieux \ Un
-convoiteux et un envieux chevauchent
en compagnie de saint
-Martin. « Que l'un de vous, leur dit le saint,
me demande un
1. Le Prêtre aux mûres, MR, IV, 92, et V, 113.
2. Le Prêtre qui dit la Passion, MR, V, 118.
3. MR, I, 17.
4. MR, V, 135.
LES FABLIAUX ET « L'ESPRIT GAULOIS )) 315
don ; je le lui accorderai et l'autre obtiendra le double. Faites,

dit l'envieux, que je perde un oeil"! » C'est ainsi que l'envieux
devint borgne, et le convoiteux aveugle. — Écoutez encore ce
-conte : Un pauvre mercier ambulant^ ne pouvant payer l'avoine
et le fourrage pour son cheval, l'attache dans un pré bien clos,.
qui appartient au seigneur du pays. « Ce seigneur, lui a dit un
marchand, est loyal et bon :- si le cheval est placé sous sa sauve-
garde, des larrons pourront bien s'en emparer;mais on n'aura
nas en vain invoqué son appui ; il dédommagera le volé et fera
pendre le voleur. » Le mercier s'est rendu à ces raisons : il
recommande son roussin au seigneur, et dit par surcroît force
-oraisons, pour que Dieu ne permette pas que nul emmène son
-cheval hors du pré. Dieu « ne lui faillit mie » : personne
n'emmena son cheval hors du pré : le lendemain, le mercier
retrouve dans ce champ à la même place... la carcasse de son
bidet : pendant la nuit, une louve l'a dévoré. Il s'en vient devant
le seigneur et lui conte comment il a perdu son cheval sur sa
fiance : « Je l'avais mis sous votre sauvegarde et sous celle de
Dieu. — Soit ! mais combien valait le cheval ? •— Soixante sous I
-— En voici donc trente ! Pour le reste, fais-toi payer par
Dieu. Va le gager sur la terre ! » Le mercier s'en va, tout
marri de cette cruelle et juste sentence, quand il rencontre un
moine : « A qui es-tu ? — Je suis à Dieu ! —- Sois donc le bien-
venu ; comme son homme-lige, tu répondras pour lui. Il me doit
trente sous ! paye-les-moi ! » — L'affaire est portée devant le

seigneur, qui juge selon les saines coutumes du droit féodal :
« Es-tu l'homme de Dieu ? paye ! Ne payes-tu pas ? c'est renier
ton maître. » Le moine s'exécute \
Dans tous ces contes, transparaît la même gaieté maligne et
innocente, piquant à peine, à fleur d'épiderme. Les poètes-
s'amusent à ces esquisses rapides. Ils se complaisent en cet
esprit de caricature, non trop tourné à la oharge, avisé, fin,
jovial et léger.
Mais ce sont jusqu'ici des sujets trop simples ; parfois cette
bonne humeur anime un petit drame plus complexe, ingénieuse-
ment machiné, fait vivre quelques instants tout un monde de

1. MR, II, 36.


316 LES FABLIAUX

personnages plaisants. Le modèle en est dans le Vilain Mire \


l'humble prototype du Médecin malgré lui, —ou dans les Trois
bossus ménestrels 2, ou bien encore dans ce menu chef-d'oeuvre,
les Trois aveugles de Compiègne \ Clopin dopant, trois aveugles
cheminent de Compiègne vers Senlis. Un riche clerc passe, « qui
bien et mal assez savoit ». Sont-ce de vrais aveugles ? Pour s'en
assurer : « Voici, leur dit-il, un besant pour vous trois ! » — Il
le dit, mais ne leur donne rien et chacun des trois ribauds croit
que l'un de ses compagnons a reçu la bonne aubaine. Un besant !
Mais c'est de quoi faire bombance de vin d'Auxerre et de Sois-
sons, de chapons et de pâtés ! Les voici retournés à Compiègne,
suivis du clerc, qui les observe. Ils sont attablés dans une auberge
et se font servir « comme des chevaliers » :
«Tien ! je t'en doing après m'en donne
! !

Cist crut sor une vigne bonne !... »


L'heure de payer est venue : c'est dix sous ! « Soit, disent-ils
sans marchander ; voici un besant : qu'on nous rende le surplus !
— Mais où est le besant ?
— Je n'en ai mie !
— Dont l'a Robers Barbe-fleurie ?
-— Non ai ! — Mais vous l'avez, bien sai !

— Par le cuer bieu mie n'en ai »


! !

Ils se disputent, se battent ; le clerc «de rire et d'aise se


pasmoit ». Il a pitié d'eux pourtant « : Je paierai, dit-il à l'au-
bergiste ; ou plutôt, le prêtre du moûtier paiera pour moi. » Suit
le bon tour que les Repues franches attribuent à Villon. La main
dans la main, le clerc et l'aubergiste arrivent au moûtier. Le
clerc tire le prêtre à part : « Sire, j'ai pris hôtel chez ce prud-
homme, votre paroissien ; depuis hier soir, une cruelle maladie
l'ai saisi ; il est tout assoti et marvoié. Voici dix deniers : lisez-lui
un évangile sur- la tête. » — Le prêtre dit donc au tavernier :
« Attendez que j'aie chanté ma messe, et je réglerai votre
affaire. » L'aubergiste attend patiemment, très rassuré, tandis
que le clerc s'esquive. Sa messe dite, le prêtre veut faire age-

1. MR, III, 74.


2. Voyez ci-dessus, chap. VIII.
3. MR, I, 4,
LES FABLIAUX ET (( L'.ESPRIT GAULOIS » 317
nouiller son paroissien, qui demande obstinément de l'argent et
non des exorcismes. Mais c'est sa maladie ! Maintenu par de forts
gaillards, il a beau protester ; il est aspergé d'eau bénite et doit
supporter qu'on lui lise l'évangile sur là tête.
'Un trait encore : c'est l'attitude frondeuse, ironiquement
familière, que les conteurs prennent souvent à l'égard des per-
sonnages sacrés. Ce jongleur qui, chargé de veiller en enfer sur
la cuve où les âmes cuisent, et qui les joue aux dés contre saint
Pierre, ne craint pas, quand il a perdu, d'accuser son adversaire
de tricherie et de le tirer par ses belles moustaches tressées 1. Ce
vilain, qui se présente à la porte du ciel, n'a pas la moindre révé-
rence pour les saints vénérables qui lui refusent l'entrée : «Vous
me chassez, beau sire Pierre ? pourtant je n'ai jamais renié Dieu,
comme vous fîtes par trois fois ! —- Ce manoir est à nous ! lui dit
saint Thomas. —- Thomas, Thomas, ai-je demandé, comme toi,
à toucher les plaies du Sauveur ? — Vide le Paradis, lui dit
saint Paul. — Paul, je n'ai pas, comme toi, lapidé saint Etienne2.»
Tous ces contes — d'autres encore —sont d'excellents témoins
de l'esprit gaulois, tel que l'ont défini M. Lenient dans La Satire
en Fmnce au moyen âge, Taine dans son La Fontaines. Ils mani-
festent les deux traits les plus saillants de cet esprit : la verve
facilement contente, la bonne humeur ironique. On y rit de peu,
on y rit de bon coeur. C'est un esprit léger, rapide, aigu, malin,
mesuré. Il nous frappe peu, nous Français,' précisément parce
qu'il nous est trop familier, trop « privé », dirait Montaigne.
Mais comparez-le, comme l'a fait M. Brunetière, à cette tendance
contraire de notre tempérament national, à la préciosité ; ou
bien, rapprochez-le, de l'humour anglais, du Gemùth allemand :
ses traits distinctifs apparaîtront mieux. Il est sans arrière-
plans, sans profondeur ; il manque de métaphysique ; il ne s'em-
barrasse guère de poésie ni de couleur ; il n'est ni l'esprit de
finesse, ni l'atticisme. Il est la malice, le bon sens joyeux, l'iro-
nie un peu grosse, précise pourtant, et juste. Il ne cherche pas
les éléments du comique dans la fantastique exagération des

1. MR, V, 117.
2. MR, III, 81.
3. V. aussi Sainte-Beuve, L'esprit de malice au bon vieux temps et un
excellent article de M. Ch.-V, Langlois dans la Revue bleue (1892).
318 LES FABLIAUX
choses, dans le grotesque ; mais dans la vision railleuse, légère-
ment outrée, du réel-. Il ne va pas sans vulgarité ; il est terre à.
terre et sans portée ; Béranger en est l'éminent représentant-
Satirique ? non, mais frondeur ; « égrillard et non voluptueux,',
friand et non gourmand ». Il est à la limite inférieure de nos
qualités nationales, à la limite supérieure de nos défauts.
Mais il manque à cette définition le trait essentiel, sans lequel
on peut dire que l'esprit gaulois ne serait pas : le goût de la
gaillardise, voire de la paillardise.
Nos poètes se sont ingéniés en mille façons à mettre en
scène les plus infortunés des mails. Ils ont imaginé ou retrouvé
des talismans révélateurs de leurs mésaventures : le manteau
enchanté qui s'allonge ou se raccourcit, s'il est revêtu par une
femme infidèle, la coupe où seuls peuvent boire les maris heu-
reux. Ils ont dépensé des trésors de finesse, d'ingéniosité, de
véritable esprit, pour aider les amants à s'évader de la chambre
conjugale. Il n'est besoin que de rappeler rapidement Auberée
ou Gombert et les deux clers 1, prototype du Meunier de Trum-
pington de Chaucer et du Berceau de La Fontaine. Je n'en veux,
ici qu'un exemple 2. Un riche vavasseur revient des plaids de
Senlis, à l'improviste. En rentrant, il trouve dans sa cour un.
palefroi tout harnaché, un épervier mué, deux petits chiens à
prendre les alouettes ; dans la chambre de sa femme, une robe
d'écarlate vermeille, fourrée d'hermine, et des éperons fraîche-
ment dorés. « Dame, à qui est ce cheval ? à qui cet épervier ? .ces-
chiens ? cette robe ? ces éperons ? — A vous-même, sire ! n'avez-
vous donc pas rencontré mon frère ? Il ne fait que sortir d'ici et
m'a laissé ces présents pour vous. » Le prudhomme accepte et
s'endort content, tandis qu'un certain chevalier, caché jusque-là,
reprend sa robe d'écarlate, chausse ses éperons d'or, remonte sur-
son palefroi, prend son épervier sur son poing et s'esquive,
suivi de ses petits chiens à prendre les alouettes.
— Le vavas-
seur s'est réveillé : « Çà qu'on m'apporte ma robe ver-
!

meille » Son écuyer lui présente son vêtement vert de tous les
!

jours. « — Non, c'est ma belle robe vermeille que je veux !


Sire, lui demande sa femme, avez-vous donc acheté

ou emprunté
1. MR, I, 22 ; V, 119.
2. Le Chevalier à la robe vermeille, MR, III, 57.
LE MÉPRIS DES FEMMES 319'
une robe ? —Mais n'en ai-je pas reçu, hier, une en cadeau ? —
Êtes-vous donc un ménestrel pour, qu'on vous fasse des dons
sem-
blables ? un jongleur ? un faiseur de tours ? Quelle vraisemblance
qu'un riche vavasseur, comme vous, ait pu accepter de tels pré-
sents ? — N'ai-je donc pas trouvé, hier, céans, tous ces présents
de mon beau-frère, un épervier, un palefroi ?
— Sire, vous savez.
bien que, depuis deux mois et demi, nous n'avons pas vu mon
frère. S'il vous plaît d'avoir un palefroi de plus, n'avez-vous pas--
assez de rente pour l'acheter ? » Le bonhomme, confondu par
cette évidence, finit par convenir qu'il a été enfantosmé, et sa
femme lui décrit tout l'itinéraire du pèlerinage qu'il doit entre-
prendre : qu'il passe par Saint-Jacques, Saint-Éloi, Saint-
Romacle, Saint-Sauveur, Saint-Ernoul :
.

« Sire ! Dieu penst de vous conduire ! »

Tels sont les premiers signes que montrent les fabliaux. Ajou-
tons peu à peu les traits plus spéciaux, plus caractéristiques du
xme siècle, qui se superposeront à ceux-là, sans les contredire.

FABLIAUX OU SE MARQUE LE MÉPRIS DES FEMMES

Ainsi, un cinquième des -fabliaux détourneraient Panurge du


mariage, — ce qui n'est pas dire que les quatre autres cinquièmes
l'y encourageraient. Nos conteurs ont développé à l'infini tout un
vaste cycle des ruses féminines. C'est un véritable Strigvéda. Les
héroïnes des fabliaux ne reculent devant aucun stratagème : elles
savent persuader à leurs maris, l'une qu'il est revêtu d'un vête-,
ment invisible ; la seconde, qu'il s'est fait moine ; la troisième,
qu'il est mort K — Elles savent tromper la surveillance la plus
minutieuse : grâce à leurs ruses, cet amant se déguise en saine-
resse % celui-ci en rebouteur 3 ; cet autre se fait hisser dans une
corbeille jusqu'au sommet de la tour où sa dame est étroitement

1. Le Vilain de Bailleul, MR, IV, 109. — Les Trois dames à l'anneau,.


MR, I, 5 ; VI, 138.
2. MR, I, 25. -
3. MR. V. 130.
320 LES FABLIAUX
gardée \ — Elles savent découvrir pour leurs amants les retraites
les plus imprévues : elles les mussent dans un escrin 2, sous un
cuvier, et font crier « au feu !» par un ribaud, dès que le mail
s'approche de la cachette 3. — Surprises en flagrant délit, elles
savent engignier leur vilain, soit par le spirituel stratagème de la
Bourgeoise d'Orléans, soit par le tour vraiment extraordinaire du
Prestre qui àbevetei ; leur persuader, comme la commère des
Tresses 5, comme la dame du Chevalier à la robe vermeille 5,
qu'ils ont rêvé, qu'ils sont enfantosmés. —- Un mari entre sou-
dain, et le galant a le temps, à grand'peine, de se cacher der-
rière le lit : « Sire, demande la dame à son époux, si vous aviez
trouvé un homme céans, qu'auriez-vous fait ? — De cette épée,
je lui aurais tranché la tête ! — Bah réplique-t-elle, .en faisant
!

grant risée, je vous en aurais bien empêché : car je vous aurais


jeté ce peliçon autour de la tête, comme pour jouer, et il se serait
enfui » Elle joint l'action à la parole, pendant que l'amant
!

s'évade en effet, et elle crie à son époux qui rit, tout empêtré
sous le peliçon : « Le voilà échappé ! Courez après, car il s'en
va ! » Le tour, dit le poète, fut « biaus et grascieus 7 ». — Un
mari s'aperçoit qu'il a revêtu,"s'habillant à tâtons, des braies qui
ne sont point les siennes. Il rentre chez lui, furieux ; ce sont, lui
explique sa femme, les braies de Monseigneur saint François,
qu'elle avait mises sur son lit, car c'est un bon talisman pour
avoir des enfants. Le bonhomme rapporte avec componction au
couvent des Cordeliers la précieuse relique 8i
Certes, gardons-nous d'exagérer la signification historique et

i. MR, II, 47.


2. MR, IV, 91.
3. MR, I, 9.
.
4. MR, III, 61.
5. MR, IV, 94 ; V, 124.
6. MR, III, 57.
7. Le dit du Pliçon, MR, VI, 156.
8. Les Braies au prestre, MR, III, SS ; VI, 155. Comparez III, 79.

Pourquoi cette femme rentre-t-elle si tard, à minuit ? Le mari, inquiet, la
tient déjà par ses tresses, sous le couteau.
— « ,Sire, je suis;grosse ; on m'a
conseillé d'aller faire trois tours autour du moûtier, en disant des pate-
nôtres, trois jours de suite, et d'y faire un trou avec mon talon. Si, au troi-
sième jour, je le trouve encore ouvert, j'aurai un fils ; s'il est clos,
fille. » Le mari, attendri, demande pardon
une-
: « Dame, que savais-jc de votre
pieux dessein ?»
LE MÉPRIS DES FEMMES 321
sociale de ces gravelures. Il n'y faut point voir une marque
une tare — de l'esprit français, ni de l'esprit du moyen âge. Les
contes gras ont dû fleurir dès l'époque patriarcale, aux temps de
Seth et de Japhet. Les plus anciens vestiges de' littérature qui
nous soient parvenus des hommes quasi préhistoriques, les monu-
ments exhumés des nécropoles memphitiques, sont précisément
des contes licencieux ; les plus anciens papyrus d'Egypte nous
révèlent les infortunes conjugales d'Anoupou. Hérodote nous
parle d'un Pharaon que les dieux ont rendu aveugle et qui ne
pourra guérir que si, par une rare bonne fortune, il rencontre
une femme fidèle à son mari, et M. Maspéro dit, à propos de ce
conte léger : « L'histoire débitée au coin d'un carrefour par un
conteur des rues, ou lue à loisir après boire, devait avoir le suc-
cès qu'obtient toujours une histoire graveleuse auprès des
hommes. Mais chaque Égyptien, tout en riant, pensait, à part
soi, que, s'il lui fût arrivé même aventure qu'au Pharaon, sa
ménagère aurait su le guérir, — et il ne pensait pas mal. Les
contes grivois de Memphis ne disent rien de plus que les contes
grivois des autres nations : ils procèdent de ce fond de rancune
que l'homme a toujours eu contre la femme. Les bourgeoises
égrillardes des fabliaux du moyen âge et les Egyptiennes hardies
des récits memphitiques n'ont rien à s'envier, mais ce que les
conteurs nous disent d'elles ne prouve rien contre les moeurs
féminines de leur temps 1. »
Voilà qui est spirituellement et sagement dit. Non, lés fabliaux
ne sont point des documents qui puissent nous renseigner sur la
moralité des femmes au moyen âge, et leurs données grivoises
ne sont point spécialement caractéristiques du xme siècle.
Mais voici qui l'est davantage : à cette grivoiserie superficielle
s'entremêle une sorte de colère contre les femmes, — haineuse,
méprisante, qui dépasse singulièrement les données de.nos contes.
Il ne s'agit plus « de ce fond de rancune que l'homme a toujours
contre la femme », — mais d'un dogme bien défini, profondé-
ment enraciné, que voici : les femmes sont des êtres inférieurs et
malfaisants.
Voyons, en effet, comment nos conteurs se représentent les
femmes, jeunes filles ou épouses.
1. Maspéro, Les Contes égyptiens, collection Maisonneuve,
introduction.

Les Fabliaux. 21
BÉDIEIi. - •
322 LES FABLIAUX
Dans la famille singulièrement réduite où ils nous intro-
\
duisent à laquelle suffisent ces trois membres : le mari, la
femme, l'amant, — les jeunes filles apparaissent peu. On les ren-
contre dans les fabliaux plus souvent que dans les chansons
d'amour, rarement pourtant. Si les conteurs les ont exclues, ce
n'est point par retenue, ni par respect, non certes. Mais, de
même que les trouvères lyriques chantent leur passion pour leur
dame plus volontiers que les amours virginales, de même les
narrateurs de fabliaux n'aiment pas plus que Louis XIV « les os
des Saints Innocents ». Les rares jeunes' filles de nos poèmes
sont des niaises ou des drôlesses. Des niaises, comme cette fille
de châtelain — la seule véritable Agnès de cette galerie — que
son père fait garder dans une tour par une duègne, et à qui son
innocence porte malheur, car « maie garde paît le loup 2 » ; ou
comme ces autres sottes, dont l'esprit s'éveille grâce aux leçons
maternelles, autour desquelles rôdent des valets et des pauto-
niers 3, des prudes, qui ont des pudeurs pires que l'impudeur,
des précieuses qui craignent le mot, et non la chose 4. —Les
autres sont des drôlesses vicieuses : telles ces jeunes filles, hâtées
de se marier, terriblement subtiles, à qui leur père propose de
bizarres jeux-partis 5 ; telle l'étrange nouvelle-mariée de la Sori-
sete des estopes 6. Celle-ci trahit sa bienfaitrice pour une cotele ' ;
cette autre cède aux prières d'un clerc pour l'anneau de fer du
landier que, dans l'obscurité, elle a pris pour un anneau d'or 8.

1. Les mères y sont des matrones peu respectables (l'Écureuil, V, 121,


etc.). Les enfants y sont admis à d'étranges spectacles. Voyez Venfançon qui
défend à son père de bouler la pierre (IV, 102 VI, 152)
; ; ou cette fillette,
« qui moût bien parloit » et qui dit à son père :
s ...Ma mère a quant restez eeanz. »
granfc deuil
Baillet respondi : <r Pour quoi, mon enfant ?
— Pour ce que le Prestre TOUS Ta trop doutant. »
(II, 32.)
Ce sont des enfants terribles dont il faut se méfier,
fait bon garder. » « car du petit ueil se
2. La Grue, MR, V, 126.
3. L'Écureuil, MR, V, 121.
4. MR, IV, 107.
5. MR, V, 122.
6. MR, IV, 105.
7. MR, I, 8. '
T S. MR, I, 22
; V, 119. Cf. encore la Damoisele qui sonfoit (V, 1341 la
Damoiselle qui volait voler (IV, 108). et
LE MÉPRIS
nES FEMMES .323
Que deviennent ces jeunes filles, une fois mariées,

Quand les fruits ont tenu la promesse des fleurs ?


.

On s'en doute. C'est un axiome : les femmes sont des créa-


tures inférieures.
Femme est de trop faible nature ;
De noient.rit, de noient pleure •
Femme aime et liet en trop poi d'eure ;
Tost est ses talenz remués 1.

Aussi peut-on les battre du matin au soir, et les laisser jeûner.


La Sainte-Écriture elle-même nous l'enseigne : Dieu n'a-tdl
pas tiré la femme d'une côte d'Adam ? Or, un os ne sent pas les
coups et n'a pas besoin de manger i. — En vertu de ces pré-
ceptes, le vilain mire, sans colère, placidement, bat sa femme.
-« Il faut bien, pensè-t-il, qu'elle ait une occujjation, pendant, que
je travaillerai aux champs ; désoeuvrée, elle penserait à mal. Si
je la battais ? Elle pleurerait tout le long du jour, ce qui l'occu-
perait ; et le soir, à mon retour, elle n'en serait que plus
tendre. » C'est donc pourquoi il la traîné par les cheveux et la
frappe à coups redoublés, « de sa paume qu'ot large et liée 3. »
Seul, un régime de terreur peut les mater : il faut que sire Hain
conquière contre sa femme, à coups de poing, de haute lutte, ses
-braies 4. —'-Un comte chevauche avec sa jeune épousée, le jour
•de ses noces, pour gagner son manoir. Un lièvre passe devant
ses chiens : « Rapportez ! » leur crie-t-il. Us le manquent et il
leur tranche la tête. — Son cheval choppe •: « Si tu butes une
seconde fois, je t'ouvrirai la gorge ! » Le cheval ayant une
seconde fois buté, il le tue en effet. Ils arrivent au château : la
jeune femme, que ces épreuves n'ont pas encore terrifiée, veut
l'éprouver à son tour et commande au cuisinier des mets qui, elle
le sait, déplairont au comte : le malheureux serviteur obéit. Son
maître lui coupe une oreille et une main, lui crève lés yeux et le
•chasse de sa terre. Puis il s'élance vers sa femme,

1. MR, III, 70.


2. Méon-Barbazan, IV, p. 194.
3. MR, III, 74.
4. MR, I, 6.
324 LES FABLIAUX

...par les cheveus la prent,


A la terre la rue encline ;
Tant la bat d'un baston d'espine
Qu'il la laissiée presque morte.
Tote pasmée el lit la porte ;
\
Iluec fu ele bien: trois mois '

D'où cette moralité, qui convient à tant de fabliaux :


Beneoit de Damedeu .soient"
Qui leur maies dames cbastoient!
Teus est de cest fàblel la somme.
Mais les coups ne suffisent pas, car leurs vices sont vices- de
nature. Les femmes sont essentiellement perverses- :. contredi-
santes, obstinées. Lâches, elles sont hardies au mal, capables de
courage, s'il s'agit de se venger d'un adversaire (les deux Chan-
geurs, la Dame qui se vengea du chevalier). Elles sont curieuses
du crime (le Févre de Creeil 2) ; affolées, du besoin de jouir,
comme la hideuse matrone d'Éphèse du xme siècle 3 : insa-
-

tiables, c'est l'une d'elles qui le dit dans sa répugnante confes-.


sion à son mari déguisé en moine. Elles sont la ruse incarnée :.
Par lor engin sont decëu
Li sage, dès le tens Abel 4,
tous les sages, Salomon, Hippocrate, Constantin. A quoi bon lutter
avec elles ? « Moût set femme de renârdise5...» Les surveiller ?
« Fols est qui femme espie et guette s. » Ruser avec elles ? C'est
« faire folie et orgueil 7 ». Il serait plus aisé de « décevoir
l'Ennemi, le diable, en champ clos" 8 ». La moralité de tous ces
fabliaux s'exprime à merveille en ces vers brutaux et vilains :
Ênseignier voil par cèste fable
Que famé set plus que deiable ;
De ma fable faz tel defm
Que chascuns se gart de la soe,
Qu'ele ne li face la coe...

1. MR, VI, 149. La maie Dame.


2. Comparez I, 28.
3. Comparez ces fabliaux répugnants D'une seule femme, I, 26 le Pé-
: ;
cheur de Pont-sur-Seine, III, 63 le Vallet
; aux douze femmes, III, 78 ; Les
quatre souhaits saint Martin, V, 133.
4. MR, I, 8.
5. MR, II, 51, v. 172. ' "
6. MR, I, 24, v. 119.
7. MR, I, 23.
8. MR, III, 79.
FABLIAUX OBSCÈNES 325
Le meilleur procédé est encore celui de Sire Hain : « Battez-
leur et les os et l'eschine. »
Faut-il joindre, à cette honteuse galerie, les Macettes du
xirie siècle, de Richeut à"Auberée, la vieille truande énamourée 1,
la nourrice du conte de la Grue*, la duègne du Chevalier à la cor-
beille 3, Hersent, « marregliere » du moûtier, qui rend ses bons
-offices « à tous les bons chanoines, à tous les bons reclus » d'Or-
léans V — ou plus bas encore, les « meschinettes de vie »,
iMabile, Alison 6 ?
Tous ces fabliaux respirent le même outrageant mépris.
M^Brunetière dit fortement; «Les femmes, dans le monde bour-
geois du moyen âge, semblent avoir courbé la tête : aussi bas
-qu'en aucun temps et qu'en aucun lieu de la terre, sous la loi de
la force et de la brutalité... Ni la mère, ni l'épouse, ni la soeur
n'ont place dans cette épopée populaire. Une telle conception de
la femme est le déshonneur d'une littérature e. » ,.' 1

VI

FABLIAUX OBSCÈNES

Encore avons-nous réservé les contes les plus durs aux


'femmes. Encore n'avons-nous pas descendu jusqu'au fond cette
spirale honteuse. II reste comme un dernier cercle secret, où nous
ne pénétrerons pas. De loin, on y voit grouiller, comme des
bêtes immondes, les contes obscènes. Certes, en quelques-uns,
brille encore une vague lueur d'esprit et de gaieté '. — Mais, le
plus souvent, ils sont si insolemment brutaux et répugnants que
nous n'avons le choix qu'entre la scatologie et le priapisme. Les
lois des justes proportions voudraient que l'on en traitât ici aussi
longuement que des autres séries de contes : car ils ne forment
pas la catégorie la.moins nombreuse ni la moins bien accueillie
1. La vieille Truande, V, 129.
2. MR, V, 126.
3. MR, II, 47.
4. Le Prêtre teint, M R, VI, 138.
5. Boivin et Provins, V, 116 ; le Prêtre et Alison, II, 31.
6. Revue des Deux Mondes du 15 juin 1879.
7. La Gageure, II, 48. — Le sot Chevalier, I, 20.
326 LES FABLIAUX
du moyen âge. Tel fabliau,' si obscène que le titre même n'en
saurait être rapporté (VI, 147), a, selon les versions, de 500 à 800
vers ; il a été remanié, tout comme une noble chanson de geste,
par trois ou quatre poètes ; il s'est trouvé jusqu'à sept manuscrits
pour nous le conserver : pas un fabliau qui nous ait été transmis
à autant d'exemplaires ! Bornons-nous à énumérer ces poèmes.
en note 1: je ne connais d'analogues, comme modèles de brutalité
cynique, que les odieux contes de moujiks, récemment imprimés,',
en esprit d'abnégation scientifique, par les moines d'un couvent
russe 2. Passons vite, mais ne les considérons pas comme indiffé-
rents, pourtant. Souvenons-nous qu'ils existent, et qu'ils ont
plu : ne sont-Ils pas l'aboutissant extrême, et peut-être néces-
saire, de l'esprit gaulois ?

VII
.

LA PORTÉE SATIRIQUE DES FABLIAUX

Les Chevaliers, les Bourgeois, les Vilains, le Clergé.


La portée satirique des fabliaux a été, à notre avis, exagérée-
A en croire la plupart des critiques, le rire des fabliaux est tou-
jours hostile et cruel. De plus, il est lâche. Les fabliaux ne sont
que des1 satires, et qui les groupe forme une sorte de Miroir du
monde, miroir railleur, où toutes les classes sociales sont tour à
tour et délibérément bafouées. Toutes ? non pas, mais, de préfé-
rence, les castes les plus faibles. Le jongleur ménage et respecte
les chevaliers, les prélats, les puissants ordres monastiques, car
toujours il se range du côté de la force ; mais le vilain, mais le bour-
geois, mais l'humble prêtre de village, voilà ses victimes désignées.

;
1. Coiiles scatologiques : le type en est JougUi (IV, 98). Cf. Gauieron et
Marion (III, 59) ; les trois meschines (III, 64) ; d'autres, dont on ne pourrait
dire les titres (I, 28, III, 57, VI, 148) ; Chariot le Juif (III, 83).
{i{Contes priapiques : L'anneau (III, 60)
^
; un conte publié par Barbazan et
Méon, IV, p. 194- ;
— Les trois Dames (IV, 99, V, 112) ; La Dame qui aveine-
demandait por Morel (I, 29) ; La Damoiseïle (III, 65, cf. V, 111) La Da-
;
moUelle qui sonfoit (IV, 134) cf. III, 85 ; IV, 101 IV, 107 V, 121 V, 122!;
; ; •
V, 133 ; IV, 105 ; etc.
2. S'il faut en croire l'éditeur anonyme mais
; on peut soupçonner que c'est
une bonne plaisanterie.- Ces contes ont été traduits en français dans la collec-
tion des KpoitTizoïa, Heilbronn, Henninger, 1883.
LA PORTEE SATIRIQUE DES FABLIAUX 327
J.-V. Le Clerc, qui a le premier émis cette vue, ne l'a présentée
que prudemment, nuancée comme il convient. Mais comme toute
idée, une fois entrée dans la circulation générale, tend à s'exagé-
rer, celle-là est devenue depuis, dans la plupart des livres où il est
traité des .fabliaux, une manière de dogme : les fabliaux ne sont
plus que de lâches poèmes rimes pour que les chevaliers puissent
s'ébaudir aux dépens des bourgeois et des vilains. M. Aubertin,
entre autres, s'exprime ainsi : « Protégés par les seigneurs et
vivant de leurs libéralités, les trouvères ont dû ménager des
patrons si nécessaires et si redoutables. Mais le conteur est entiè-
rement à l'aise et sur un terrain vraiment à lui, quand on conte
quelque aventure d'où sort tout déconfit et penaud un bon bour-
geois ou un vilain. Là, ni crainte ni respect ne l'arrête l... » De
ces deux propositions : l'intention des fabliaux est principale-
ment satirique, cette satire ne s'attaque qu'aux faibles, — la
première me paraît outrée, l'autre erronée.
Pour ce qui est d'abord du reproche de lâcheté, en vérité, nos
conteurs ont, par ailleurs, des torts assez graves pour qu'on leur
épargne cette accusation. Le vrai, c'est qu'ils daubent indifférem-
ment sur les uns et sûr les autres, chevaliers, bourgeois ou
vilains 2, évêques, ou modestes provoires.
Il est vrai que les hauts dignitaires ecclésiastiques et les
grands seigneurs laïques figurent plus rarement dans les fabliaux

1. Aubertin, Histoire de la littérature française au moyen âge, II, p. 11-12.


2. En veut-on un exemple ? Pour nos diseurs de fabliaux, les hauts et
puissants barons ne sont pas à l'abri des infortunes conjugales, et les guet-
teurs qui veillent sur leurs créneaux ne les en défendent point. C'est un che-
valier qui, sous le froc d'un moine, entend la cruelle confession de sa très
noble épouse. C'est'un chevalier qui, sous le même déguisement clérical, se
trouve battu et content. A les bien compter, ils sont dix dans nos fabliaux,
qu'attendent ces malheurs 'intimes, écuyers, vavasseurs, bacheliers, cheva-
liers... Les vilains •—- ô surprise ! — ne sont que six. Et combien de bour-
geois ? dix-neuf ! CHEVALIERS : Le Chevalier confesseur, I, 16. — Le Sol che-
valier, I, 20. — Le Chevalier, sa dame et un clerc, II, 50. — Le Chevalier à
la corbeille, II, .47. — Le Chevalier à la robe vermeille (riche vavasseur), III,
57. — La Dame qui fisi trois tours (écuyer), III, 79. — La Dame qui se ven-
du chevalier, IV, 99. Maignien (bachelier1, V, 130. — Le Chevalier qui
gea —
l'amour de darne, VI, 151. L'Épervier, V, 115. — VILAINS : I,
recovra sa —
8, 9, 18,
24 ; III, 61 ; IV, 102, 109 ; V, 128, 132 ; VI, 152. — BOURGEOIS : I, 5,
22, 23, 24 ; IL 32, 51 ; III, 88 ; IV, 89, 94, 100 ; V, 110, 119, 124 ; VI, 138,
155, 156.
Qu'on nous pardonne cette étrange statistique !
328 LES FABLIAUX

que les bourgeois et les simples chapelains ; mais c'est chose


naturelle, car les personnages prédestinés à défrayer les contes
sont de la comédie moyenne. 11 eût été malaisé de mobi-
gras ceux
liser le personnel de la tragédie, pour cacher un grand feudataire
dans un lardier, pour faire revêtir à un comte les braies du cor-
delier, pour faire rosser par un jaloux un cardinal-légat. Sachons
gré à nos conteurs d'avoir su appliquer le précepte classique :
Descriptas servare vices operumque colores.
Prétendre d'ailleurs qu'il y eût moins de péril à attaquer
d'humbles desservants que des prélats, c'est oublier la puissance
de la solidarité ecclésiastique ; et quant à soutenir que les jon-
gleurs, craintifs devant les chevaliers, pouvaient impunément
railler les bourgeois, voire les vilains, c'est méconnaître le fait
que les jongleurs ne vivaient point seulement des libéralités sei-
gneuriales, mais que les bourgeois étaient au contraire leurs
patrons favoris ; que les fabliaux n'étaient .point contés seule-
ment dans les nobles cours chevaleresques, mais dans les repas
des corps de métier, ou dans les foires, devant les vilains.
.
En fait, on n'a que le choix entre les' nombreuses caricatures
de prêtres ou de moines, de chevaliers, de bourgeois, de vilains.
Des évêques se rencontrent en aussi ridicule posture que les
plus humbles chapelainsx, et les réguliers,-moines ou nonnes 2,
y courent d'aussi tragiques ou grotesques aventures que les sécu-
liers : le macabre héros de la Longue Nuit est, selon les versions,
tantôt un Jacobin, tantôt un moine de Cluny. Voici des domi-
nicains en train de capter un testament, voici des cordeliers. qui
pénètrent dans une famille pour y porter le trouble et la ruine 3.

1. Voyez les fabliaux de VAnneau Magique (III, 62), du Testament de


l'Ane (III, 82), de VEvoque qui bénit (III, 82), où figurent des prélats ridi-
cules.
Pour les ordres religieux féminins, voyez Les trois Dames (IV, 100, V,
2.
112), Les trois Chanoinesses (III, 72), la Nonneite (VI, 157).
3. Voyez la Vessie au prestre (III, 69), Frère Denise (III, S7.) Mais, dit
J.-V. Le Clerc, si les jongleurs attaquèrent parfois les ordres,
ce ne fut qu'en
des fabliaux tard-venus, alors qu'ils étaient déjà déchus de leur puissance
première. — Les fabliaux ont été composés à des dates trop rapprochées
les unes des autres pour que cette distinction soit soutenable, d'autant
les Irères prêcheurs et mineurs n'ont que
pas été, que je sache, moins puissants
au commencement du xive sièelc qu'à la fin du xme.
LA SATIRE DES CHEVALIERS 329
Notre collection nous offre pareillement des types de chevaliers
vicieux ou ridicules. Ici, se plaint une sorte de noble Chrysale 1,
résigné à obéir à une femme impérieuse. « Je ne suis pour elle
qu'une chape à pluie », dit-il tristement. Là, c'est toute une gale-
rie de pauvres chevaliers, de louches personnages qui font
métier de courir les tournois 2. Voici, dans la Housse partie, trois
seigneurs, appauvris par les tournois, qui font une vilaine
besogne : ruinés, ils donnent une fille de leur maison à un riche
bourgeois d'Abbeville, et captent son avoir. De même, un châte-
telain, pour fumer ses terres, marie sa fille au fils d'un vilain
usurier : il arme son gendre chevalier ; mais cette manière de
M. Jourdain reste couard comme devant, aime mieux empailler
de l'estrain que manier la lance et « desprise la gent menue».
De même, quelle jolie collection de caricatures de bourgeois !
J'en note une seule, celle du bourgeois d'Étampes que sa femme
et un prêtre ont grisé :
.

Lors commence a palier latin


Et postroillaz et alemand,
Et puis tyois et puis flemmanc,
Et se vantoit de sa largesce
Et d'une trop fiere proesce
Que il soloit faire en s'.anfance :
Li vins l'avoit fait roi de France 3 !

Comme nos conteurs savent ébaucher d'amusantes figures de


chevaliers et de bourgeois, ils saisissent de même au passage les
ridicules des vilains :
L'un ueil a lousche, l'autre borgne ;
Tous diz regarde de clicorgne,
L'un pied a droit et l'autre tort *...

Ils le peignent tel qu'il est, sans sympathie, mais sans haine,
tout comme les autres personnages de leur comédie humaine.
Un chevalier tournoyeur arrive dans un village et demande

1. MR, VI, 149.


2. Sur ces curieux personnages, les chevaliers lournoyeurs, voyez MR, I,
3 ; I, 5, II, 34, III, 71 (v. 29), III, 86, VI, 147. Voyez aussi comme ils sont
bafoués dans Hueline et Aiglenline, Méon, N. R., I, 357, vers 120-140.
3. MR, II, 51. -
4. Aloul, I, 24.
330 LES FABLIAUX
chez qui il pourra être hébergé. Allez chez le prêtre, lui répond
un passant ; car les vilains sont trop pauvres,
Malëureùx de toute part,
Hideus comme leu ou lupart,
Qui ne sevent entre gens estre.
Mieus vous tient aler chez le prestre.
Car de deus maus prent on le mieus \
Les trouvères redisent donc la détresse physique et morale des-
vilains. Les choses étaient bien ainsi : qu'y pouvaient-ils ? S'in-
digner ? ce n'était point leur manière. Ils les montrent dans leur
sottise trop réelle 2, dans leur grossièreté foncière, plus près de
la bête que du chrétien 3. — Mais ils savent aussi sa bonhomie 4,
son habileté finaude, et comment il conquit Paradis par plaid.
Certes, il y manque presque toujours l'accent de la sympathie.
Mais, en cela, les fabliaux ne se distinguent en rien des autres
oeuvres du moyen âge 6. Cette littérature n'est point tendre aux
vilains. Elle ne parle guère d'eux, ne parle pas pour eux. Ce
n'est point pour eux, la musique printanière des pastourelles,,
ni la forêt de Broceliande, ni le mystère exquis des lais de Bre-
tagne. C'est un beau proverbe du moyen âge, qui dit : « Nul
n'est vilain, s'il ne fait vilenie 6. » Mais des centaines de pièces
protestent :

Vilain seront preudomme quant chien venderont lart 7.

1. Le prêtre et le chevalier, II, p. 49.


2. Brifaut, IV, 103 ; Le Vilain de Farbu, IV, 95 ; L'Ame au vilain, III, 68.
3. Le Vilain asnier, V, 114. Un vilain ânier passe devant une boutique où,
dans des mortiers, des valets pilent des herbes odorantes et des épices. Il
tombe.pâmé ; on lui met sous le nez une pelletée de fumier ; le voilà ranimé :
Nuls ne se doit desnaturer.
4. Barat et Haimet, IV, 97.
5. Voir à ce propos une étude fort curieuse, savante et élégante, de
M. Domenico Merlini : Saggio di ricerche sulla salira contro il villano, Turin,
1894. •
6. V. le développement de cette idée dans le Dit de genlillecc, Jubinal,
Nouveau recueil, p. 35-6.
7. Dit satirique, p. p. Éd. du Méril dans ses Poésies inédites latines, III,
p. 340. Comparez l'Enseignement aux princes de Robert de Blois (P. Meyer,
Romania, t. XVI, p. 37) :
Sor totes choses vos gardez
Que jai en serf ne vos fiez...
LA SATIRE DES VILAINS 331
Tous les sentiments de la littérature courtoise à leur égard
se
résument en ce vers :
Je puis bien telè gent au chien comparagier 1.
Les choses étant ainsi, n'est-il pas curieux que, dans les
fabliaux, les vilains soient à peine plus maltraités que les cheva-
liers ?
Allons plus loin : si quelques très, rares fabliaux peuvent
réellement prétendre à être des satires sociales, si quelques-uns
nous montrent — très vaguement — l'antagonisme des classes,
n'est-il pas remarquable que le jongleur y prenne précisément
parti, pour qui ? pour le fort contre le faible, comme le veut
l'opinion courante que nous discutons ici ? non ; pour le serf
contre le maître.
\
Je cite à peine Connebert le Vilain au buffet 3. Mais qu'on
veuille bien se rappeler Constant du Hamel 4. Trois tyranneaux
-de village, le'prévôt, le forestier du seigneur, le prêtre, con-
voitent la femme du vilain Constant du Hamel. Ysabeau est sage,
avenante, courtoise : elle leur résiste. Tous trois complotent,
après boire, de la réduire « par besoin, poverte et faim »,
d' « amaigroier » la rebelle et son mari :
«Pelez de là, et je de çà !
Ainsi doit on servir vilaine ! »

Le prêtre accuse au prône Constant d'avoir épousé sa com-


mère 6. Il le chasse de l'église et le rançonne à sept livres. — Le
prévôt l'accuse d'avoir fracturé la grange du seigneur pour voler
son froment ; il le met aux ceps, et le rançonne à vingt livres. —
Le forestier l'accuse d'avoir coupé les chênes et les hêtres du
seigneur ; il emmène ses boeufs, et le rançonne à cent, sous de

1. Le dit de Merlin Mellol, dans le Nouveau recueil de contes, dits et


fabliaux, p. 128.
2. MR, V, 128.
3. MR, III, 80.
4. MR, IV, 106.
5. On sait quels liens cette qualité de compère établissait entre les hommes
du moyen âge. Epouser sa commère était un inceste, donc un cas d'excom-
munication. Dans plus d'une chanson de geste, des amants sont empêchés de
se marier, parce qu'ils ont tenu ensemble un enfant sur les fonts baptismaux.
Cf. le fabliau de L'Oie au chapelain, VI, 141, et la Romania, t. XV, p. 491.,
332 LES FABLIAUX
deniers. — Le pauvre corvéable est ruiné, et ce fabliau nous
donne une cruelle vision des grandes misères du temps. Mais
voici que les vilains vont prendre leur revanche et le poète
triomphe avec eux. — Ysabeau feint de céder : elle donne ren-
dez-vous chez elle à ses trois persécuteurs, pour des heures dif-
férentes, mais voisines les unes des autres. Comme le premier
vient d'arriver, chargé d'une grande bourse et de joyaux, le
second frappe à la porte. « Fuyez ! c'est mon mari ! » Le galant,
nu, se cache dans un tonneau rempli de plumes. Trois fois la
même scène se reproduit, si bien que les. trois amants se
retrouvent, étonnés et marris, dans le même tonneau. Alors le
vilain fait venir leurs trois femmes, se venge sur elles devant
leurs maris ; puis, il met le feu au tonneau ; les trois amants
s'enfuient en hurlant, couverts de plumes, poursuivis par Cons-
tant, qui fait tournoyer sa massue. On sent que le conteur s'en-
thousiasme : il les poursuit aussi.et lance contre eux, férocement
joyeux comme pour un hallali, tous les chiens du village :
« Tayaut, Mancell Tayaut, Esmeraude ! » Et l'on entend l'accent
de je ne sais quelle haine de Jacques, quand il termine son récit
par ce vers grave :.
Qùe.Dieus nous gart trestous de honte 1

On sent que le poète se sait vilain lui-même et qu'il parle à


ses pairs.
Mais ce ton violent est presque toujours étranger aux fabliaux.
Les jongleurs, bienvenus des bourgeois comme des chevaliers,
n'ont eu peur de se gausser ni des uns, ni des autres ; non par
courage : mais parce que leur rire n'offensait pas et que, d'ailleurs,
nul n'eût daigné les persécuter.
Le rire des fabliaux n'est donc ni brave ni lâche ; mais est-il
décidément satirique ?
Non, si l'on donne à ce mot sa pleine signification, qui
oppose satire et moquerie. La satire suppose la haine, la colère.
Elle implique'la vision d'un état de choses plus parfait, qu'on
regrette ou qu'on rêve, et qu'on appelle. Un conte est satirique,
si l'historiette qui en forme le canevas n'est
pas une fin en soi ;
si le poète entrevoit, par delà les personnages qu'il anime
un
instant, un vice général qu'il veut railler, une classe sociale qu'il
LA SATIRE DES PRÊTRES ET DES MOINES 333
veut frapper, une cause à défendre. Les contes de Voltaire sont
d'un satirique ; La Fontaine, en ses contes, n'en est pas un. Or
la portée d'un fabliau ne dépasse guère celle du récit qui en forme
la trame. Les portraits comiques de bourgeois, de chevaliers,
de vilains, y foisonnent : mais aucune idée qui domine ou relie
ces caricatures ; la raillerie vise tel chevalier, et non la chevale-
rie, tel bourgeois et non la bourgeoisie ; et, le plus souvent, on
peut substituer un chevalier à un bourgeois, ou un bourgeois à
un chevalier, sans rien changer au conte, ni à ses tendances.
En ce sens, nos diseurs de fabliaux ne s'élèvent point jusqu'à la
satire : ils s'arrêtent à mi-route, contents d'être de maîtres cari-
caturistes. Ils jettent sur le monde un regard ironique : clercs,
vilains, marchands, prévôts, vavasseurs, chevaliers, moines, ils
esquissent d'un trait rapide la silhouette de chacun — et passent.
Ils peignent une galerie de grotesques, où personne n'est épargné,
où l'on n'en veut sérieusement à personne. Ils ne s'indignent, ni
ne s'irritent, ils s'amusent. Ils restent tout aussi étrangers à la
colère qu'au rêve : leur maîtresse forme est une gaieté railleuse,
mais indifférente, sans pessimisme, satisfaite au contraire.
Il est donc exagéré de voir en nos jongleurs des satiriques
intentionnels et systématiques. Si l'on s'en tient à la définition
pour ainsi dire classique de la satire, il est certain que leurs
oeuvres n'y répondent pas. Mais, sans doute, elle est trop haute
et trop étroite. Comme M. Brunetière l'a très justement remar-
qué \ « à défaut d'un mépris philosophique de l'homme et de la
société de leur temps, les diseurs de fabliaux ont celui des per-
sonnages qu'ils mettent en scène ». Ils n'ont pas prétendu mener
le convicium sseculi; ils ont seulement peint leurs contemporains
tels qu'ils les voyaient, sans colère, ni sympathie ; mais ils les
ont vus le plus souvent laids et bas.
Ils ont le mépris des femmes ; à quel degré, on l'a pU voir.
Pareillement, ils ont le mépris des prêtres, et c'est ce qu'il nous
reste à montrer.
Ici encore, il faut prendre garde de se méprendre. C'est
une tendance maligne et naturelle de notre esprit de trouver

Mondes du 1er sep-


1. Dans un article sur les Fabliaux, Revue des Deux
tembre 1893, p. 194.
334 LES FABLIAUX
plus piquante une aventure légère, si nous y pouvons mettre
en scabreuse posture une personne chaste par métier. C'est
une pointe de piment en plus. Aux temps lointains où fut
écrit le Pantchatantra, les religieux mendiants en ont déjà
pâti. En France, c'est l'ordre des Cordeliers qui a, depuis sa
fondation, le privilège de nous égayer le plus. Les Cordeliers
sont devenus comme « de style » dans les contes à rire. Voyez
les contes de J.-B. Rousseau, qu'ils défrayent presque exclu-
sivement K Un conteur du xvme siècle commence en ces termes
un récit plaisant :
Deux "Cordeliers... — je vois à ce seul nom
Mon cher lecteur se pavaner d'avance,
Et souriant, dire avec complaisance :
Des Cordeliers ! cela promet du bon 2 !...

Le plus souvent ce sont plaisanteries sans portée :- non


seulement elles n'atteignent pas l'ordre, mais les conteurs ne
le visaient pas. Tel d'entre eux qui met en Scène des Cordeliers
eût été empêché de distinguer un Cordelier d'un Carme, et de
dire si ces moines appartiennent à la famille de saint François
ou à celle de saint Dominique.
Chez certains, au contraire, il y a satire voulue, violente ;
qu'on se rappelle les Cordeliers qui foisonnent dans l'Apologie
pour Hérodote ou dans VHeptaméron 3. Là, ils sont victimes de
haines vigoureuses ; on^. sent le voisinage de Calvin et des
guerres de religion.
Les fabliaux nous offrent ces deux types de contes ; tantôt
de simples gaberies, tantôt de vives satires.
Les jeunes premiers des fabliaux, à qui vont les sympathies
des.conteurs et les faveurs de leurs héroïnes, sont presque tous
des clercs. Mais il faut les écarter de cette revue : ils n'appar-
tiennent qu'à peine à l'Église, et J.-V. Le Clerc a tort de les
confondre sans cesse avec les prêtres i. Ils ne sont, à vrai dire,
que des étudiants des Universités. La cléricature ne les empê-
chait pas de se marier : témoin, entre tant d'autres, Adam

1. J.-B. Rousseau, Contes inédits, p. p. Luzarche, Bruxelles, 1881.


2. Le singe de La Fontaine, Florence, 1773, 121.
3.
p.
Voyez, entre autres, les nouvelles 22, 23, 31, 33, 35, 41, 44, 48,
etc.
4. Voyez Hisl. Lia., XXIII, p. 140, 146, etc.
LA SATIRE DES PRÊTRES ET DES MOINES 335
de la Halle. Les jongleurs les traitent en enfants gâtés et ter-
ribles h A Orléans, ville universitaire, arrivent un beau jour
Quatre Normanz, clerc escolier ;
Lor sas portent comme colier ;
Dedenz, lor livres et lor dras.;
Moût estoient mignoz et gras,
Cortois, chantant, et envoisié 2...

Mariti, servate uxores ! L'un de ces bourgeois d'Orléans


revêtira bientôt des braies où il trouvera tout un attirail d'étu-
diant : écritoire, canivet, parchemin et plume 3.
— Ils sont dé
dangereux séducteurs : voici que rôdent par la campagne
Dui clerc qui vienent d'escole :
Despendu orent lor avoir
En folie plus qu'en savoir *...

Que le vilain Gombert fasse bonne garde ! — Mabile aurait


pu devenir une riche paysanne : si elle a mal tourné, c'est
qu'« uns clercs l'en mena par guile6». Au besoin, ils s'en-
gagent comme valets pour capter la bienveillance des jeunes
filles pudibondes 6 ; c'est un clerc qui apprend à l'une d'elles à
...voler par mi l'air la sus,
Ainsi comme fist Dedalus ''...

Mais peu de ces méchants drilles recevront les ordres


majeurs. Ils ne nous intéressent pas ici.
Les vrais prêtres ordonnés sont traités avec infiniment moins
de faveur. Nos jongleurs ne tarissent pas sur leur compte : à
tout instant, sans raison, par luxe, alors même qu'il est inutile
à l'action, apparaît rapidement dans le récit quelque prêtre pail-

1. Voyez, ci-dessous, chapitre XIV, le paragraphe intitulé : Les clercs


errants\_
2. La Bourgeoise d'Orléans, I, 8, v. 8-12. Cf. une' autre rédaction de ce
fabliau, IV, 100, v. 9.
3. Les Braies au Cordelier, III, 88.
4.. Gombert, I, 22, v. 2.
5. Boivin de Provins, MR, V, vers 111, variante du ms. B.
6. MR, IV, 107.
7. MR IV 108. •— Voyez aussi Le clerc qui fu repus derrière l'escrin,
IV, 91.
336 LES FABLIAUX
lard 1. Mais leurs bonnes fortunes sont rares et, dans les
fabliaux où ils agissent au premier plan, on peut poser cette
règle : tout prêtre en bonne fortune le paye cher au dénoue-
ment ; inversement, dans tout conte où les rieurs sont du côté
du mari, le héros est un prêtre 2.
Les conteurs les peignent comme avares, cupides, orgueil-
leux, débauchés. Auprès d'eux, sous leur toit, vit la prestresse.
La prêtresse n'est point un être imaginaire : aucun person-
nage n'est de fantaisie dans les fabliaux. Les conteurs parlent
d'elle tout naturellement, comme d'un personnage aussi connu
que le boutiquier du coin. Ils la nomment par son nom. Ils
savent qu'elle est « jolie et mignote, belle et plaisante à devise »,
qu'elle a les yeux « clairs et riants 4 ». Ils peuvent décrire ses
beaux atours, connus de toute la paroisse, « sa verte cote, bien
plissée au fer, à plis rampants, dont elle relève les pans à sa
ceinture, par orgueil 5 ; » ils savent de quels menus soins le
prêtre l'entoure :
Bone cote ot et bon mante! ;
S'ot deux peliçons bons et biaus,
L'un d'escurieul, l'autre d'aniaus,
Et s'ot riche toissu d'argent,
Dont assez parloient la gent c.
Ils savent que dame Avinée vit au presbytère avec toute une
mesnie d'enfants ; il n'est pas. jusqu'à l'innocent prêtre aux
mûres que sa femme n'attende au logis'.
Cette vie familiale paraît avoir été ostensible. Un prêtre est
irrité contre sa prestresse : de quoi la menace-t-il ? Il lui fera
la honte, aux yeux de toutes ses ouailles, de la chasser, et il
veut que nul n'en ignore :

1. C'est le cas dans la Dame qui fist trois tours, III, 79 ; dans Celui qui
bouta la pierre, IV; 102, V, 132 ; dans le Pêcheur de Pont-sur-Seine, III, 63,
dans la Sorisete, IV, 105, tous contes où le galant est à l'arrière-plan, et où
il importait fort peu qu'il fût un prêtre ou non.
2. Exceptions : Le Prestre qui abevete, III, 61, le Vilain de Bailleul IV,
109.
3. Le Prêtre et le Chevalier, II, 34. Le boucher d'Abbeville, III, 84..
4.

Le Prêtre et le Chevalier, MR, II, 34, passim.
5. Ibidem.
6. Le Prestre qui eut mère a force, V, 125.
7. MR, IV, 92.
' LA SATIRE DES PRETRES ET DES MOINES 337
Dès ore vueil quel sachent tuit,
Trestuit li voisin del visnage 1...
Un seul se cache à demi : pour ne pas être soupçonné,
•s por coverture de la gent », il a fait de sa prêtresse sa com-
mère 2 ; on sait que le fait d'avoir été compère et commère au
Ibaptême d'un enfant constituait un lien si puissant qu'il écar-
tait toute idée de mariage ou de vie commune. Les évêques

ne paraissent pas poursuivre très sévèrement ces libres unions 3.
Certes, il faut se méfier de l'autorité historique des jon-
gleurs : ils sont des moralistes suspects, de piètres censeurs
des moeurs. Mais comme, outre des textes poétiques sans
nombre 4, les actes des synodes et des conciles confirment ici
les dires des fabliaux, il nous faut bien admettre, dans le clergé
du xnie siècle, une survivance plus ou moins générale des
-anciennes tolérances ; un état moral analogue à celui que con-
naissent, encore aujourd'hui, certains diocèses de l'Amérique
du Sud. L'opinion publique acceptait ces scandales, mais les
voyait avec une défaveur croissante.

1. MR, II, 34.


2. L'oie au chapelain, VI, 143.
3. L'un d'eux (III, 77) interdit à un prêtre sa concubine, pourquoi ?
Parce qu'elle est preus et eortoise,
Et a l'evesque raolt en poise.
Un autre (V, 125) reçoit la dénonciation de la mère d'un chapelain : la
vieille se plaint que son fils traite mieux qu'elle-même son « amie », qui vit
-sous le toit commun. L'évêque menace de suspendre le mauvais fils, s'il ne
traite pas plus honorablement sa mère. Mais, de renvoyer la prêtresse, il
n'en dit mot.
4. Combien d'autres poèmes font allusion aux .prêtresses ! Dans Renarl
(éd. Martin, II, xn, p. 285, ss.), Tybert le chat, poursuivi par un prêtre, se
léfugie sur un arbre : « Je ne suis pas un larron, proteste-t-il, mais un péni-
tent :
a Je me volole confesser, -^
Se TOUS ôussez Yostre estole ;
Mais yostre femme n'est pas foie,
Qui eu a lié sou veel... »
Comparez ibid., v. 390, ss. •— Voyez, entre autres textes sans nombre,
(Wright, Latin poems commonly altributed to Waller Mapes, p. 171), la pièce
où l'auteur ' proteste contre de nouveaux décrets relatifs au célibat des
prêtres :
Pater nester nimo pro me, qnoniam peccayi,
Dicat quisque presbyter cum sua suavi.
Cf. ibid., p. 174, la Consullalio sacerdotum ; p. 180, la pièce De convoca-
BÉDIEn. — Us Fabliaux. 22
338 LES -FABLIAUX
Encore nos conteurs passent-ils volontiers aux prêtres leurs;-
prêtresses. Mais, s'ils osent sortir. de leur presbytère, soudain
éclate dans les fabliaux la satire, j'entends une véritable haine.
Dans une série de contes, avec une joie jamais épuisée,
haineuse, les jongleurs les bafouent, les traînent à travers les
aventures tragiquement obscènes.
L'un d'eux, poursuivi par des bouviers dans la nuit, acculé-
comme une bête fauve, caché derrière un van comme derrière-
un écu, se défend à coups de massue, puis à coups de dents x;.
un autre est poursuivi comme à Phâllali, par les chiens qui
mordent sa chair nue 2 ; ceiui-ci est enfermé dans un lardieT-
que le mari outragé hisse sur une charrette et va vendre au
marché ; sur la place publique, par une fente de sa prison, le-
captif distingue son. frère, prêtre comme lui, et lui crie : « Fràtery
pro Deo délibéra me /.» Et le mari de s'écrier; triomphant r
« Esgar i mon lardier a latin parlé 1 », et brandissant son mail-
let : « Parle encore latin, méchant lardier, parle latin, ou je-
frappe ! » Le lardier s'exécute :
«Frater, pro Deo,
Me délibéra 1

Reddam tam cito


Ce qu'il coustera 3 1
»
'

liane sacerdolum. Voyez encore les Carmvna burana, passim ; par exemple,
LXIV, p. 36 :
Ta, Sacerdos, fane responde
-Oiîjjus 'mamis srcnfc immunde,
Qui, .fréquenter .et. joeunde
Gain usore dormis, unde
"Surgens mane -miEsam dicis,
Corpus Cnrïstï benedicis,
Scire velim causam quare, etc.
"Voyez -aussi la discussion entre un clerc erramt {.logicus) et un prêtre [La-
tin poems, "p. 251, -v. 167) :
Et, prae tôt iiniuineris quae fréquentas malis,
Est tibi presbytera plus erâtâalis.
Dans le Songe d'Enfer de Kaoul d-e Houdenç, on sert à la table de^
-démons :
Bediaus bestes bien cuis en paste,
Papëlars a l'ypocrisie,
Noirs moines a la tanoisie,
"Vieilles pvestreeses au cive...
(Éd. Soheïer, T. 593).
1. Aloul, I, 24.
2. Constant du Hamel, IV- ll0€.

3. Le Prêtre au lardier, II, ,32.
LA SATIRE DES PRÊTRES ET OES MOINES 339
Un autre prêtre est jeté dans un piège à loups 1 ; un autre
dans une cuve pleine de teinture, où il se plonge tout entier
corr s et tête, ; quand il en sort,
Il est plus teint et plus vermeil
Qu'au matinet n'est le soleil 2.
Trois prêtres ont été attirés dans un guet-apens. Surpris, ils
se cachent dans un four : le mari fait choir la clef de voûte, les
écrase, fait jeter les cadavres dans une marnière 3. Dans un
autre fabliau, il les assomme tous trois à coups de massue et le
poète recommence par trois fois, avec une minutie joyeuse, la
description des coups qu'il donne à chacun, si bien que « h sans
et la cervelle en vole 4 ». — Un moine a été tué dans une
équipée nocturne : le conteur développe avec délices la lugubre
odyssée de son cadavre, qu'il promène toute la nuit, tantôt jus-
qu'à un tas de fumier, tantôt au fond du sac d'un voleur, ou
sur le ht de l'abbé, pour le hisser finalement sur un poulain,
l'écu au bras, le heaume en tête... Ce fabliau macabre, cinq
jongleurs l'ont remanié en cinq, poèmes distincts., dont le plus
court a 445 vers, et le plus long 1.164 : et si nous comptons les
vers de ces cinq fabliaux, nous arrivons. au total énorme de
1.144 vers 5. — Voici enfin Connebert*, le plus violent de
ces contes. Un forgeron outragé a cloué un prêtre à son
-enclume. Gomme il résiste, il lui dit :

«En charité, dans prestres fous,


Se VOAIS i faites cri ne noise,
Je n'i querrai baston ne boise,
Que je orendroit ne vous fire,
Por la cervele desconfire,
De cest martel ou de mes mains !... »

Puis il met le feu à la forge et laisse le prêtre attaché à



l'enclume, un rasoir à la main. Quand le feu l'atteint, il est

1. Le Prêtre et le loup, VI, 144.


2. Le Prêtre teint, VI, 139.
3. Les quatre Prêtres, VI, 142,
4. Eslormi, I, 19.
5. MR, IV, 89, V, 123, V, 136, VI, 150 et 150 bis.
6. V, 128. Comparez aussi le Prêtre crucifié, qu'il est impossible
d'ana-
lyser.
340 LES FABLIAUX
obligé, pour s'échapper, de se mutiler. Le conte se termine par
ce cri de vengeance :
Car fuissent or si atorné "
Tuit li prestre de mère né,
Qui sacrement de mariage
Tornent a honte et a putage !
Il ne s'agit plus, on le voit, de malices, de sous-entendus
goguenards, familiers aux conteurs légers, — mais" de véritables
haines.
Si outrées qu'elles puissent être, on est parfois tenté de s'en,
^réjouir etde crier au poète : Oui, indigne-toi, fût-ce injustement.
Laisse là cette indifférence railleuse, satisfaite ! assez de ces
gaillardises complaisantes, amusées ! Un peu de colère, de
satire : là, du moins, il y a quelque noblesse !
Au terme de cette revue, on voit saillir, sans qu'il soit besoin
d'une longue synthèse, les traits qui réunissent les fabliaux
par une sorte d'air de famille.
L'esprit qui anime cette masse est fait de bon sens frondeur,
gai, d'une intelligence réelle de la vie courante du monde, d'un
sens très exact du positif. Pas de naïveté, mais un tour ironique
de niaiserie maligne ; ni de colère, ni, d'ordinaire, de satire qui
porte ; mais la dérision amusée, la croyance, commune à tous au
moyen âge, que rien ici-bas ne doit ni ne peut changer, et que
l'ordre établi, immuable, est le bon ; l'optimisme, la joie de vivre,
un réalisme sans amertume.
L'examen du style des fabliaux achèvera de mettre en relief
tous ces traits.
VERSIFICATION, COMPOSITION, STYLE DES FABLIAUX 341

CHAPITRE XI

LA VERSIFICATION, LA COMPOSITION ET LE STYLE


DES FABLIAUX

Absence de toute prétention littéraire chez nos conteurs: leur effacement


devant le sujet à traiter. — De là les divers défauts de la mise en oeuvre
des fabliaux : négligence de la versification ; platitude et grossièreté
.
du style. — De là aussi ses diverses qualités : brièveté, vérité, natu-
rel. — Comment l'esprit des fabliaux a trouvé dans nos poèmes son
expression accomplie.

Si tel est l'esprit des fabliaux, les jongleurs ont-ils su lui trou-
ver son expression accomplie ? Les fabliaux ont-ils souffert,
comme tant de genres littéraires du moyen âge, comme les
chansons de geste, comme les mystères, de cette trop fréquente
impuissance verbale des écrivains, qui met une si triste dispro-
portion entre l'image conçue par le poète et-sa notation, entre
l'idée et le mot ? Gomme oeuvres d'art, que valent les fabliaux ?
Un fabelet vous vuel conter
D'une fable que jou oï,
Dont au dire moût m'esjoï ;
Or le vous ai torné en rime
Tout sans barat et tout sans lime 1.

Ces vers modestes, par lesquels débute un de nos fabliaux,


pourraient servir d'épigraphe à presque tous. — Ce qui frappe
d'abord, c'est en effet l'absence de toute prétention littéraire
chez nos conteurs. Il est manifeste qu'ils n'apportent pas ici la
même vanité que dans la chanson d'amour ou dans les romans
d'aventure ; tous ils conviendraient, comme Henri d'Andeli, que
ces amusettes veulent être rimées sur des tablettes de cire et
valent à peine qu'on gâche pour elles de beaux feuillets de par-
chemin. Ils content pour le plaisir, soucieux simplement d'ani-
mer un instant les personnages fugitifs de leurs petites comédies.

1, MR, V, 129.
842 LES FABLIAUX
De là une poétique très rudimentaire, dont voici la règle essfen-
.
tielle et presque unique, exprimée en vers naïfs :

.A cui que il soit lait ne bel,


Commencier vous vueil un fablel,
Por ce qu'il m'est conté et dit
Que li fablel cort et petit
Anuient mains que li trop Ionc\
S'amuser soi-même, amuser le passant, conter non pour faire
valoir ses talents de poète, mais pour conter, tel est le but. Être
bref, plaire vite, tel est le moyen. De là découlent toutes les par-
ticularités de la versification et du style des fabliaux, défauts et
qualités.
Le vers dont le choix s'imposait presque à nos trouvères était
l'octosyllabe rimant à rimes plates, puisqu'il était comme le
mètre obligé de tout genre narratif. Étriqué dans les rares épo-
pées qui l'emploient, — aimable,, mais trop facile dans les fluides
narrations des romans de la Table Ronde, — si prosaïque dans les
Lapidaires, les Computs et les Bibles qu'il semble n'être plus qu'un
instrument mnémotechnique, — parfois excellent, dans les dia-
logues familiers des mystères, mais le plus souvent indigne de. la
majesté des scènes sacrées, — ce mètre devait convenir excel-
lemment à nos contes rapides. Aucun n'est plus facile, ni plus
léger, ni ne donne à moins de frais l'apparence de ces qualités.
Nos conteurs l'ont manié négligemment,. sans grand souci
d'en faire valoir toutes les ressources. Bien des fabliaux sont à
peine rimes : Enguerand dans la Veuve, Gautier le Long dans
le Meunier d'Arleux, d'autres trouvères encore se contentent de
fréquentes assonances. D'ailleurs, ils ne sont pas embarrassés' de
trouver des rimes exactes ; ils ont sous la main de si riches col-
lections de chevilles : ce est la voire, ee est la pure, ce est la
somme, se Dieu m'aïsi, se Dieus me consuut, se Dieu me gart,
se Dieus me voie... ! Il y a, dans les martyrologes et les Fies des
Pères, tant de saints, tant de saintes, dont les noms semblent
formés à souhait pour fournir au poète embarrassé toutes les
rimes désirées : par saint Orner, par saint Romacle, par saint
Herbert, par saint Honoré, par saint Acheul, par sainte Elaine,
par saint Ladre d'Avalon, par saint Rémi, par saint Gile, parles
l. MR, in, 58.
LA VERSIFICATION 343
*rois de Cologne, par saint Signe de Compiègne ? par saint
le
Germain, par saint Hindevert de Gournai... ! Un trouvère ter-
miné, bien imprudemment, son vers en o, et ne.sait
a
pas finir
pareillement le suivant. Gomment s'en tirer ? Il nous dit naïve-
ment son embarras, et cet aveu lui fournit la rime :
Li prestres dist isnelepas
Primes en hait et puis en bas r ;
«. Dixit Dominus domino meo... »
Mais ge ne vos puis pas en o
Trover ici consonancie ;
Si est bien droiz que ge vos die
Tôt le mielz que ge porrai mètre 3.

La rime s'ofire-t-elle riche ? Qu'elle soit la bienvenue 1 Mais on


Ji'ira pas la quérir, car un bon mot vaut mieux qu'une rime léo-
nine et en dispense :
Ma paine métrai et m'entente,
Tant com je sui en ma jovente,
A conter un fabliau par rime
Sans coiour et sans leonime ;
Mais s'il n'i a consonancie,
Il ne m'en chaut qui mal en die,
Car ne puet pas plaisir a toz
Consonancie sanz bons moz :
Or les oiez teus comme il sont%.
Mais si les trouvères ont versifié négligemment, du moins
n'ont-ils pas versifié pédantesquement, et si l'on songe aux
.
savants jeux de rimes déjà en vogue au xnie siècle, on se félicite
qu'ils n'aient pas fait à leurs contes l'honneur de- les en affubler,
il
est remarquable que tous les poèmes de Rutebeuf sont hérissés
de rimes équivoquées^. tous, sauf ses fabliaux. Gomme d'ailleurs
nos trouvères savaient communément leur métier de versifica-
teurs,, comme les hommes du moyen âge se distinguaient par
une justesse d'oreille qui surprendrait nos meilleurs « dompteurs
de rythmes », leurs rimes, voire leurs assonances sont toujours
phonétiquement exactes, la facture de leurs vers le plus souvent
suffisante, parfois excellente, à force d'aisance et de franchise.
L'effacement complet du narrateur devant son sujet entraîne

1. MR, V, 118.
2. MR, V,. 112.
344 LES FABLIAUX
et explique, disions-nous, les divers défauts du style des fabliaux
et ses diverses qualités.
Et d'abord, ses défauts. La matière de ces contes étant souvent
vilaine, l'esprit des fabliaux étant souvent la dérision vulgaire et
plate, nos poèmes se distinguent aussi, toutes les fois que le
requiert le sujet, par la vilenie, la vulgarité, la platitude du style.
Nul effort, comme chez les conteurs erotiques du xvinë siècle,
pour farder, sous la coquetterie des mots, la brutalité foncière
des données. Mais, avec une entière bonne foi, la grossièreté du
style suit la grossièreté du conte. Il est pénible d'en rapporter
des exemples ; pourtant on ne saurait donner une juste idée du
style des fabliaux si l'on n'en marquait ici que les aimables qua-
lités. Voici donc, à titre d'exemple malheureusement nécessaire,
un de ces poèmes. Il est resté inédit jusqu'à ce jour ; que ce soit
notre excuse de publier ici cette pauvreté 1.
Je vous dirai, se il vous siet,
D'un castiel qui sor le mer siet
Qu'il i avint, n'a pas lonc tans :
Ja fu ensi c'uns païssians
5 En celé ville femme prist,
Biele et gente, mais tant mesprist
Qu'elle fu trop jovene a son oeus ;
Elle nel prisa pas deus oeus.
Elle le vit et noir et lait,
10 Et li vilains et honte et lait
Li reîaisoit et. rebatoit,
Com cil qui jalous en estoit.
Un an fu celle en cel mesaise,
Qu'elle n'i voit rien qui li plaise,
15 Tant c'uns biaus vallés li proia,
Et celle tout li otroia
Quanqu'il requist, moût volentiers.
Ne passa pas deus mois entiers
C'un jour vint cil veoir s'amie.

1. Il est intitulé dans leons. : « De la femme qui cunqie sen baron. Il est
»
curieux que MM. A. de Montaiglon et G. Raynaud l'aient négligé,
car il se
trouve à la dernière page du ms. B. N., f. fi\, 12603, auquel ils ont emprunté
onze copies de fabbaux. Peut-être l'ont-ils omis parce qu'il est incomplet ; la
lecture en est parfois difficile, car l'humidité a dégradé cette feuille de
chemin.
par-
V. 1. S'il uous siet.
— V. 3. Qu'il n'auint : 'n, enclise du mot en. Cf. Vie de
Si-Gilles, éd.. G. Paris, v. 1676 : Certes, fo'n sui désespérez. Mais le
vers du ms.
est trop court. — V. 14, quelle niuoit cose qil plaise. Peut-on conserver la leçon
LE STYLE DES FABLIAUX 345
20 Car li vilains n'i estoit mie ;
Si acolerént et baisierent.

25 Ensi sont dusqu'a eure basse,


Et celle a dit a sa.bajasse
Que très bien garde se presist
Que ses sires nés souspresist.
Ne tarja gaires que nuis vint,
30 Et li vilains droit a l'uis vint
Si coiement que nus nel sot.
Lors se tint li vallés pour sot
Quant le vilain oï parler ;
Lors ne sot il quel part aler.
35 La dame est de li desevrée,
Si s'est en un celier entrée,
Qui moût près de la cambre estoit.
Boins vins en toniaus.i avoit,
El celier quant la dame i vint.
40 D'un moût grant barat li souvint :
Tout maintenant par li s'espant
A terre bon vin cler et sain ;
Puis a mis la broche en se main,
45 Et son paucher dedens flchyé :
Puis a a haute vois huchié :
« Aidiés ! Aidiés ! Li vins s'en court ! »
A tant li vilains i acourt,
Qui demande que ce puet estre
50 «
Fait la dame, de vostre truie,
Que Dieus le maudie et destruie !

Par li avons eu damage !


Je ne vos tieng mie por sage,
55 Quant vous avés tel noureture :
Vous n'avés de vostre bien cure !
Mais j'i sui a boin point Venue,
S'ai fait que bien aperchëue,
Car a Diu plot, soie merchi !
60 Venés avant, et boutés chi.

dit ms. ? — V. 2!\ n'i est effacé dans le ms. — V. 22-24. Et sacbiés quil sem-
rasierent [?] — De faire entraus deus ensamble — Chepor quoi hons a femme
asanle.
V. 25. La première lettre du mot basse est seule lisible dans le ms. — V. 26.
Baiesse. — V, 36. Si sen est .1. celier. — V. 38. II n'existe plus dans le ms.
que les deux premiers mots du vers : Boins vins. — V. 40. On ne peut lire
dans le ms. que les deux premières lettres de so[uvinl\. — V. 42. Le scribe
a passé un vers. — On lit, entre les vers 39 et 40, celui-ci qui paraît être
une glose : por le vilain qil ne trouuasl. — V. 50. Le scribe a omis un vers.
— V. 51. Dix. — V. 57, Mais ie i sui. — V. 60. J'ai ajouté [et].
346 LES FABLIAUX
Vostre paucher qai est plus gros,
Car de chi remuer ne m'os,
Et je querr.ai la bro.q.ue la
Ou je vi que la truie ala. »
65 Lors vint avant li païsans,
L'un de ses pauchiers a mis ens,
Et celé en a le sien sachié.
Bien a le vilain atacliié
La dame, et a tout son plaisir
70 Puet elle bien avoir loissir
De son ami mettre a la voie.
Lors vint a li, si l'en envoie ;
Mais ains se sont eatrebaisié,
Car bien en furent aasié,
75 Etbienporrent, si eom moi samble,
Longement demeurer ensamble
Sans paour, qu'il n'ont, nulle garde,
Du païsant qui. son vin garde,
Qui est sains, clers et déliés.
80 Ne fust mie si bien loiiés
Li vilains, s'il fust en aniaus 1

Quelle affligeante et basse médiocrité i Mais aussi, quelle


parfaite convenance du fond grossier et de la forme grossière !
Pourtant, même en ces humbles contes, la langue est juste et
saine. On peut leur appliquer ce jugement de M. Petit de Jul-
leville sur notre vieux répertoire comique : <t Un grand nombre
de farces et de sotties sont, quant au fond, d'une extrême plati-
tude, et quant au style, d'une extrême trivialité ; mais ces
platitudes triviales sont le plus souvent exprimées dans une

bonne langue, un français sain, dru et gaillard1.«Qu'après cela,
il n'en faille pas faire grand mérite à nos rimeurs, on n'en sau-
rait disconvenir. On peut bien dire, avec M. Brumetière, « qu'ils
usèrent de la langue de tout le monde, qu'ils en usèrent comme
"tout le monde et que la qualité de la langue de leur temps favo-
risa le développement du genre ». La langue du xie siècle, bal-
butiante encore, pauvre et raide, n'aurait eu ni. l'a souplesse, ni la
familiarité nécessaires à l'expression [des détails de la vie com-
V., 79. et clers et.délies.— V. 81, ainiaus. — V. 83. A partir d'ici, le ma.
déjà difficile à déchiffrer plus haut, devient presque illisible et je
ne garantis
pas que j'aie bien lu ces vers : Ja mais par li niert li toniaus <— Guerpis; se la
bTOce. ne uoit.
— El portais ou son. pauoh auoit —• Et suis...
1., Petit, de Jullevi-lle, La comédie et las
moeurs en France au. moyen y «gBi
1886, p. 7.
LE STYLE DES FABLIAUX 347
mune ; et la langue pédantesque, prétentieuse, lourde et empha-
tique du xive siècle- ne devait plus les. avoir. Les trouvères et le
genre. profitèrent de cette heureuse fortune d'être venus en la
période classique de la langue du moyen âge.
Ainsi — et tel est bien le caractère essentiel des fabliaux

le poète ne songe qu'à dire vitement et gaiement son conte,
sans prétention,, ni recherche, ni vanité littéraire. De là ces
défauts : négligence de la versification, et du style, platitude,
grossièreté. De là aussi des mérites, parfois charmants : élé-
gante brièveté, vérité, naturel.
La brièveté est une qualité trop rare dans les oeuvres du
moyen âge pour que nous ne sachions pas gré à nos conteurs
de l'avoir recherchée. Il suffit de s'être quelquefois perdu dans
les ehâteaux enchantés aux salles sans nombre des romans, de
Chrétien de Troyes ou dans l'inextricable forêt où Obéron égare.
Huon de Bordeaux, il suffit d'avoir subi les péripéties sans fin
de la bataille des Aliscamps, pour estimer dans les fabliaux ces
narrations jamais bavardes. Certes, le poète est trop pressé
pour se soucier du pittoresque et son coloris reste pâle. Ses
narrations sont trop nues, ses descriptions ecourte.es.Poui>-
tant il sait parfois s'arrêter dans le verger fleuri où la jeune
Indienne du lai d'Aristote tresse en couronne des rameaux de
menthe. Ou bien, .dans la prairie ensoleillée où l'héroïne du
fabliau à'Aloul se promène, les pieds nus dans la rosée, tandis
qu'au premier chant du. rossignol « toute chose se meurt d'ai-
mer », il sait goûter l'allégresse des matinées printanières :
...Li douz mois fu d'avril,
Que li tens est souez et douz
Vers toute gent, etamourous :
Li rossignols la matinée
Chante si cler par la ramé«
Que toute riens se muert d'amer ;
La dame s'est prise, a lever,
Qui longuement avoit veillié ;
Entrée en est en son vergié,
Nuz piez en va par la rousée 1...

L'abandon, la négligence que nos trouvères mettent à dire


leurs contes nous sont garants de qualités plus- précieuses. : le

l. MR, I, 24.
348 LES FABLIAUX
naturel et la vérité. Précisément parce qu'ils -s'effacent devant
le petit monde amusant des personnages qu'ils animent, pré-
cisément parce qu'ils ne s'attardent pas à leur prêter des sen-
timents" compliqués ni à les faire se mouvoir dans un décor
curieusement imaginé, parce qu'ils les peignent tels qu'ils les
ont sous les yeux, ils nous donnent de très véridiques pein-
tures de moeurs. Ils sont d'excellents historiographes de la vie
de chaque jour, soit qu'ils nous conduisent à la grande.foire
de Troyes, où sont amoncelées tant de richesses, hanaps d'or
et d'argent, étoffes d'écarlate et de soie, laines de Saint-Omer
et dé Bruges, et vers laquelle chevauchent d'opulents bour-
geois, portant, comme des chevaliers, écu et lance, suivis d'un
long charroi 1 ; soit qu'ils nous dépeignent la petite ville haut
perchée, endormie aux étoiles, vers laquelle monte pénible-
ment un chevalier tournoieur 2, soit qu'ils nous montrent le
vilain, sa lourde bourse à la ceinture, son long aiguillon à la
main, qui compte ses deniers au retour du marché aux boeufs 3 ;
soit qu'ils décrivent tantôt le presbytère, tantôt quelque noble
fête où le seigneur, tenant table ouverte, se plaît aux jeux des
ménestrels 4 :

Li quens manda les ménestrels,


Et si a fait crier entr'els
Qui la meillor truffe savroit
Dire ne fere, qu'il avroit
Sa robe d'escarlate nueve.
L'uns ménestrels a l'autre rueve
Fere son mestier, tel qu'il sot.
L'uns fet l'ivre, l'autre le sot :
Li uns chante, li autres note,
Et li autres dit la riote,
Et li autres la jenglerie ;
Cil qui sevent de jouglerie .

Vielent par devant le conte ;


Aucun i a qui fabliaus conte,
Ou il ot mainte gaberie,
Et li autres dit VErberie,
La ou il ot mainte risée.
Ces dons aimables de naturel et de sincérité, les trouvères

1. MR, III, 67, la Bourse pleine de sens.


2. MR, II, 34, le Prêtre et le Chevalier.
3. MR, V, 110, Boivin de Provins.
4. MR, III, 80, le Vilain au buffet
LE STYLE DES FABLIAUX 349
\
les portent dans leurs vifs dialogues dans la peinture des
personnages dont ils excellent à saisir l'attitude, le geste. Voici
un mignon, qui muse à la porte d'une bourgeoise, aux aguets,
assis sur une borne, les jambes croisées :
Et en ses deus mains tornoioit
Uns blans ganz que il enformoit 2...
Voici une jeune veuve qui, après avoir pleuré, non sans
sincérité, son mari, sent lever en elle un regain de coquetterie,
et cherche de nouvelles épousailles : « comme un autour mué
Qui se va par l'air embatant,
Se va la dame déportant,
Mostrant son cors de rue en rue 3. »

Voici encore une jeune femme à son miroir. Chérubin entre,


qui porte un message de son maître. La dame est précisément
occupée à lier sa guimpe, ce qui était l'une des opérations les
plus délicates de la toilette féminine. Alors, par un joli mouve-
ment de coquetterie, elle tend son miroir au petit écuyer :
« Biau sire, dit ele, ça vien,
Pren cest mireor, si me tien
Ça devant.moi, que je le voie,
Qu'affublée bellement soie. »
Cil le prent, si s'agenoilla :
Bêle la vit, si Pesgarda
Que, plus l'esgarde, plus s'esprist ;
La biauté de li le sorprist
Que plus près de li s'aproucha ;
La dame prist, si l'enbraça :
« Fui, fol, dit
ele, fui de ci !
Es-tu desvez ? — Dame, merci !
Soufrez un poi ! » Oz du musart
Que plus li desfent et plus art 4 !
Parfois, mais rarement, le poète s'arrête à décrire son
héroïne, en traits un peu banals, un peu trop connus, gracieux
pourtant. C'est tantôt un gentil portrait de fillette qui cueille,
comme dans nos chansons populaires, du cresson à la fontaine:

1. Voyez surtout le Prestre et les deux ribaus, II, 42 ; saint Pierre el le


Jongleur, V, 117.
2. MR, I, 28.
3. MR, II, 49, la Veuve.
4. MR, V, 115, VÉpervier.
350 tES FABLIAUX .

Une pucele qui ert bêle


Un jour portait en ses bras belle
Et cresson cuilli en fontaine ;
Moilliée en îu de ci en l'aine
Par mi la chemise de lin 1...
.

C'est tantôt Gilles, la nièce du chapelain, toute menue, « ave-


nante et graillette : »
Les dois avoit Ions et les mains ;
Pins blanche estoit que n'est gelée ;
Quant elle estoit esçavelée,
Si cheveil fesambloient d'or,
Tant estoient luisant et sor ;
S'ot le col blanc et le. front plain.».
S'avoit petites oreillettes ;
Bien li seoient les levretes
Et li dent net, menu et blanc. ;
Sa bouche resanloit fin sanc ;
Cler et riant furent li oeil *..."

1. MR, I, 31, le Prêtre et Alison.


2. MB.,, II, 34, le Prêtre et le chevalier. Ce sont les mêmes traits élégants,,
peu individuels, qui dessinent aussi les portraits, non plus des vilaines ou
des bourgeoises, mais des hautes et, puissantes femmes de barons, comme
d'ailleurs dans les aristocratiques romans de Chrétien xle Troyes :
De la dame vos voidrai dire
Un petitet de sa beauté :
La florete qui naît el pré,
Bose de.mai ne 53or de lis
H'est tant bêle...
...La dame estoit plus très cointe
Quand ele est parée et vestue
Que n'est faucons qui :ist de .mue,
Ne espervier ne. napegaut.
D'une porpre estoit son bliaut
Et ses manteaus, d*or estelée..,;,
D'un sebelinnoir et chenu
]?u li manteaus au col COUIBB,..;.
En la testé furent li oeil
Clair et riant, v.air et fendu ;
Le nés tït droit et estendu,
Et miels avenoit -sur son vis
Le vermeil sor le blanc assis
Que le sjnople;sor l'argent.
Et de sa bouche estoit vermeille,
'. 'Que ele semfaloit passerose, - -
Tant par estoit vermeille et close :
NeïS la gorge contreval
-Sembloit de glace ou de cristal,
Tant par estoit cler et luisant,
Et desuz le piz dedevant
Li poignoient. IL mameletes
Auteles comme des pommetes.
(Guillaume au'faucon, MB, TE, 35).:'
LE STYLE DES FABLIAUX 351
Gomme ces portraits ne sont jamais embellis plus que 4e-
raison xie même les caricatures ne sont pas trop -chargées. Soiis-
l'exagération nécessaire et voulue des traits, on retrouve la
nature. Voyez la vieille truande, déguenillée et coquette encore,
toute fardée et qui raccommode ses hardes près d'un buisson,.
dans l'attente de quelque galante aventure :
Par dedevant une maison,
La vieille recousoit ses piaus,
Son mantelet et ses drapiaus
Qui n'estoient mie tet noef,
Ainz ot vëu maint an renoef...
En cinc cens dés n'a tant de peins
Com ele i a de dras porpoins ;
La s'asorelle et ezgoliele ,- .

Son pochon ot et b'-escuele,


Son sakelet et ses min-dokes ;
Un ongnement et fait de dokes,
De vies argent et de vies oint
Dont son visage et ses mains oint
Por le soleil, qu'il ne Vescaude ;
Mais ce n'estoit mie bêle Aude,
Ains estoit laide et contrefaite ; -
Mais encor s'adoube et aîaite
Por çou k'encore veut siecler.
Quant ele vit le bacheler
Venir si très bel a devise,
Si tu de lai si tost «esprise
K'aiac BianGheflor n'Iseut la blonde
Ne nule feme de cëst monde
N'ama onqnes si tost rnïlui
Com ele fist tantost celuix.
Le jour où l'on fête les saints Rois de Cologne, trois dames de
Paris, la femme d'Adam de Gonesse, sa nièce Mareie Glippe et
dame Tifaigne, marchande de coiffes, ont décidé dé dépenser
deux deniers à Ja taverne ;
-—• «
Je sai vin de rivière
Si bons qu'ainz tieus ne fu plantez I .
Qui en boit, c'est droite s'antez,
Car c'est uns vins clers, fremians
Fors, fins, sus langue frians,
Douz et plaisanz a l'avaler... »
attablées, et large ripaille commence. Elles-
.Les voilà une
.

1. MR, V, 129, la Vieille truande.


352 LES FABLIAUX
boivent à grandes hanepées, mangent à larges platées, englou-
tissent chopines, oies grasses, gaufres, aulx, oublies, fromages
et amandes pilées, poires, épices et noix, et chantent, « par
mignotise, ce chant novel » :
« Commère, menons bon revel !

Tieus vilains l'escot paiera


.

Qui ja du vin n'ensaiera » !

Mais tandis que les autres boivent « à gorge gloute », celle-


ci, plus délicatement gourmande, savoure chaque lampée à petits
traits
Pour plus sur la langue croupir ;
Entre deus boires un soupir
I doit on. faire seulement ;
Si en dure plus longuement
-La douceur en bouche et la force.
Elles sortent en chantant :
« Amours ! au vireli m'en vois !
»

et leurs pauvres maris les croyaient en pèlerinage ',


Toutes ces qualités de composition et de style, rapidité,
vérité, naturel, donnons-nous le plaisir de les considérer réu-
nies dans ce gentil chef-d'oeuvre, Auberée.
Le fils d'un riche bourgeois de Compiègne aime la fille d'un
voisin moins fortuné. « Elle est trop pauvre pour toi, lui dit son
père, et l'on devrait te tuer, si jamais tu osais me reparler de
telle folie. » Refus, cruel,
Quar Amors, qui les siens justise,
Le vallet esprant et atise ;
El cuer li met une estincele
Qu'il lie pense qu'a la pùcele. -
'

Mais, pendant qu'il languit, un riche veuf, moins intéressé


que le vieux bourgeois, épouse la fillette. Notre amoureux se
désespère,
Ne voit riens qui ne li enuit ;
Mult het le solaz de la gent,
Mult het son or et son argent

1. MR, III, 73, les Trois dames de Paris. Cette beuverie finit par dégé-
nérer en une répugnante scène d'ivrognerie. Ce ton est rare dans les fabliaux.
On se rappelle, à regarder cette lourde kermesse,
que l'auteur, Watriquet
de Couvin, est un Flamand.
LE STYLE n.ES FABLIAUX : AUBEREE 353
Et la grant richece qu'il, a,
Et jure que mult s'avilla
De ce que onques crut son père...
Mult soloit estre gens et beaus
Qui ore a le vis taint et pale.

A tout prix, il faut qu'il la voie, qu'il lui parle. Une vieille
complaisante, Auberée, couturière de son état,
Qui de maint barat mult savoit,

a pitié du jouvenceau, naguère si gai, si «envoisié », maintenant


tout accablé de chagrin. Par pure bonté d'âme — sans compter
qu'elle y gagnera cinquante livres — elle promet de tenter
quelque galante entreprise : que le jeune homme lui abandonne
seulement son' beau, surcot, fourré de peau d'écureuil !
Un jour de marché, après avoir guetté le départ du mari,
munie du surcot fourré, elle s'en vient vers la jeune' épousée et
l'amuse par de longs bavardages de commère :
•— «
Et Dieu, » fait ele, « soit çaiens !

Dieus soit a vos, ma douce dame !


Ausi ait Dieus merci de Pâme
De l'autre dame qui est morte,
Dont mult mes eu ers se desconforte ;
Maint jor m'a çaienz honorée !
— Bien vignoiz vos, dame Auberée,
Fait la dame, « venez seoir.
Ma dame, je vos vieng veoir,

Quar de vos açointier me vueil ;
Ge ne passai aine puis ce sueil
Que l'autre dame morte fu,
Qui onques ne me flst refu
De riens que ge li demandasse...
— Dame Auberée, faut vos riens
Se riens vos faut,. dites le nos ! »
el, ge vieng a vos
— « Dame, flst
C'une goûte a ma fille el flanc ;
Si voloit de vostre vin blanc
Et un seul de vos pains faitiz :
.
Mais que ce soit des plus petiz !
Dieu merci, je sui si honteuse,
Mais ainsi m'engosse la teuse
Que le me covient demander.
Ge ne soi onques truander,
Aine ne m'en soi aidier, par m ame !»
Et vos en avrez, » dit la dame,
— «
Qui ert a privée maignie.
BÉDIER. — les Fabliaux. J L
354 LES TABLIAUX
Celé, qui ert bien enseignie,
Delez la borgoise s'assiet.
— « Certes, fait ele, mult me siet
.

Que j'oi de vos si grant bien dire !

Comment se contient vostre sire ?


Vos fait-il point de belechiere ?
Ha ! com il avoit l'autre chiere !
Ele avoit mult de-son délit i
Bien vorroie veoir vo lit : . ,

Si verroie certainement
Se gisez ausi richement
Com faisoit la première femme. »
La maîtresse du logis consent innocemment, montra le beau
lit conjugal à la vieille rusée qui, subtilement ayant laissé une'
aiguillée de fil et son dé dans le surcot du galant, le .glisse, à'_
l'insu de la dame, sous la comte-pointe. Puis elle s'en va, tou-
jours bavardant, comme elle était venue.
Lé mari revient chez lui, fatigué et veut se coucher. Il entre'
dans sa chambre, aperçoit la bosse que fait le surcot sous la
courte-pointe. — « Qu'est cela ? » Il découvre le lit, retire l'élé-
gant vêtement.
Qui li boutast dedenz le cors
Un coutel très par mi le flanc,
N'en traisist il goûte de sanc,
Tant durement fu esbahis :
« Ha, las !
» fait-il, «ge sui trahis
Par celé qui aine ne m'ama !... »
Il tourne en tous sens le surcot suspect,
Dehors le remire et dedenz
Qu'il sanble qu'achater le vueille ;

et, tout épris de jalousie,il fait cette conjecture assez plausible:


« Et las, dit-il, que porrai dire
De ce surcot ? » Et dit par s'ame
Que il fu a l'ami sa femme...
A cette pensée, il court vers elle, la saisit par le bras, la jette
à la rue, sans un mot d'explication, et referme l'huis sur elle.
Voilà l'innocente, tout esmarie, dans la nuit solitaire. Quel
crime a-t-elle commis ? Pourquoi cette querelle ? Soudain quel-
qu'un s'approche :
«Ma belle fille, Dieus te gart !
Que fais-tu ci ?... »
LE STYLE DES FABLIAUX : AUBEREE 355
On le pense bien : c'est Auberée qui l'aborde ainsi. La pau-
vrette' lui demande en grâce l'accompagner jusque chez son
père. — « Chez ton père ? Je n'en aurais garde ! Il te battrait,
donnerait raison à ton mari. Viens plutôt chez moi. J'ai une
chambre secrète où tu demeureras, paisiblement cachée, jusqu'à
ce que la folie de ton mari soit passée. »
Elle accepte cette offre si sage et trouve, en effet, chez Aube-
rée, bon souper, bon gîte, et le galant qui l'attendait. — C'est
bien taillé, maintenant il faut coudre : il s'agit d'apaiser le mari.
Le surlendemain, quand matines sonnent, Auberée conduit la
jeune bourgeoise à l'abbaye de Saint-Corneille. Elle lui ordonne
de s'allonger sur le sol, devant l'image de Notre-Dame, dans
l'attitude de l'adoration, lui met une croix près de la tête, une
autre aux pieds, deux autres à main droite et à main gauche,
allume tout autour huit cierges de plus d'une toise chacun et lui
recommande de ne point se relever jusqu'à" son retour.
Elle court, chez le mari, frappe à la porte. — « Que voulez-
vous à cette heure, dame Auberée ? — C'est donc ainsi, « failii
mal enseigné, » que tu rends ta femme malheureuse ? Effrayée
cette nuit par un mauvais rêve, je suis allée au moûtier, et là,
qui ai-je trouvée ? Ta pauvre femme en oraison, tout entourée de
cierges ardents ! Est-ce de la sorte que tu dois traiter
...Ce tendron qui hier, fu née,
Qui dëust la grant matinée
Çaiens dormir en ces cortines ?
Et tu l'envoies as matines !
As matines I lasse pechable !...
Vielz la tu faire papelarde ?
Mal feu et maie flamme l'arde
Qui juesne feme ainsi envoie ! »
Le mari, très satisfait que sa femme ait si pieusement employé
le temps passé hors de chez lui, court à Saint-Corneille, y trouve
en effet la pénitente, toute lasse de sa veillée dévote, la relève
et la reconduit au logis, rassuré. A moitié rassuré seulement,
car un doute persiste : d'où venait le surcot mystérieux ? Comme
il passe par une rue, tourmenté de ce soupçon, il entend Aube-
rée qui crie :
« Trente
sols la veraie croix I
!

Or ne me chaut que ge plus vive I !

Trente sols ! dolente chaitive !


356 : LES FABLIAUX
Trente sols, lasse ! que ferai ?
Trente sols ! et où les prandrai ?
Trente sols lasse, trente sols !
!

Or venra çaiens li prevoz,


Si prendera ce pou que j'ai :
C'est le songe que je songeai ! »

Qu'avez-vous donc, dame Auberée ? » Et la vieille



raconte, dolente, comment un valet lui avait confié l'avant-veille
un surcot à raccommoder. Elle avait déjà commencé l'ouvrage, à
telles enseignes que son aiguille et son dé ont dû rester après ;
.

elle l'a perdu, elle ne sait où. Voici que son client redemande son
surcot ou trente sous ! Trente sous ! Que devenir ? « Dame Aube-
rée, n'êtes-vous pas entrée ce jour-là en quelque maison ? — Oui,
un instant chez vous-même. » Le bourgeois retourne en hâte à
son logis, examine le surcot : le dé et l'aiguille y sont, en effet,
attachés 1

Qui li donast trestote Pouille


N'ëust-il pas joie graignor !

Ainsi la vieille délivra


Le borgois de mauvais penser,
Que puis ne se sot apenser
Quant il du surcot fu délivres ;
Et celé ot les cinquante livres.
Bien ot son loier deservi :
Tôt troi furent en gré servi !

Ce qu'on admire surtout dans Auberée, comme en presque


tous nos contes, c'est comment le ton, la versification, la com-
position s'accommodent, s'adaptent exactement au sujet traité ;
comment le style y exprime de manière adéquate « l'esprit des
fabliaux ».
Peu de genres au moyen âge ont eu cette bonne fortune que la
mise en oeuvre y valût l'inspiration. « Le fabliau, dit M. Lenient,
ne demande pas, comme l'épopée, une grande invention, une
inspiration élevée, un souffle puissant et continu. Nos vieux
trouvères se perdent et s'embarrassent dans les longs poèmes
chevaleresques, d'où l'on ne sait plus comment sortir une fois
qu'on y est entré. Ils sont plus à l'aise dans le cadre étroit d'une
action commune et familière dont l'issue est toujours facile où
quelques détails ingénieux, quelques traits piquants suffisent
aux agréments du récit. Leur langue naïve, simple et gracieuse
LE STYLE DES FABLIAUX : AUBERÉE 357
alerte et sautillante, mais dépourvue de force et de dignité pour
exprimer les grands sentiments, excelle à raconter et à médire.
Plus tard, La Fontaine et Voltaire, dans leurs contes, ne trouve-
ront rien de mieux que d'en reproduire la forme et les allures 1. »
Nul délayage, mais une juste proportion entre les diverses
scènes ; aucune coquetterie de forme, mais les trouvailles que
sait faire la gaieté ; nulle recherche de sous-entendus galants,
comme chez les poètes erotiques du XVIII6 siècle, mais la seule
bonne humeur, cynique souvent, jamais voluptueuse ; nulle pré-
tention au coloris ni à la finesse psychologique comme'chez les
conteurs du xvie siècle qui alourdissent ces amusettes en leurs
nouvelles trop savantes, mixtures de Boccace et de Rabelais,
mais la simplicité, le naturel. C'est vraiment la Muse pédestre :
Légère et court-vêtue, elle allait à grands pas.

1. Lenient, la Satire en France au moyen âge, 1859, p. 83.


358 LES FABLIAUX. .

CHAPITRE XII

PLACE.DES:FABLIAUX DANS: LA LITTÉRATURE EU XIIIe SIECLE"-

Que l'esprit des fabliaux représente l'une des faces les plus signiflcatives-
de Pesprit même du moyen âge.
I. Littérature apparentée aux fabliaux.
II, Littérature en contraste avec les fabliaux.
III. Deux- tendances contradictoires se disputent la poésie du xnie siècle ::
Gomment, concilier ces contraires ?

Mais n'aurions-nous pas fait oeuvre factice ? N'aurions-nous'-


pas pris les fabliaux trop au sérieux ?
On dira : les uns sont ingénieux, spirituels, agréablement
machinés ? N'était-il pas suffisant de marquer d'un mot ces qua-
lités prime-sautières [et faciles, ce don de décrire avec gaieté
le train courant des choses ? Amusons-nous un instant de ces
fugitives amusettes, — et passons.
Pour d'autres fabliaux, — les contes grivois, — qu'importent
ces monotones escapades d'amants surpris, les aventures san&
cesse renouvelées du prêtre et de la prêtresse ? Ici encore, pas-
sons vite.
Enfin, pour les contes vraiment honteux, n'y à-t-il pas injustice
à en rendre responsable une époque ? Ne les retrouve-t-on pas —
les mêmes — dans les bas-fonds de toutes les littératures ? Pour-
quoi les arracher, comme des papillons nocturnes, des coins
réservés et obscurs des bibliothèques ? — Certes, nul n'a de
meilleures raisons que nous de'n'en point exagérer la portée.
N'avons-nous pas dû, pour les besoins de ce travail, feuilleter
des centaines de recueils analogues ? Nous la connaissons, pour
l'avoir retrouvée, identique à travers les civilisations, la même
chez l'Anglais puritain, la même chez le Français léger et chez le
pudique Allemand, la même chez les très érudits conteurs ger- .

maniques Bebel et Frischlin, la même sous le musc et la poudre


des alcôves du xvme siècle,
— nous la connaissons, l'incroyable
monotonie de l'obscénité humaine.
LA LITTÉRATURE. APPARENTÉE AUX FABLIAUX 359
Ces critiques porteraient juste, si nous nous confinions ici
dans l'examen des fabliaux. Mais c'est artificiellement que l'on
groupe ces oeuvres de trente poètes divers. C'est arbitrairement
que, les ayant groupées, on les isole de la littérature ambiante.
Cessons de tenir nos yeux obstinément fixés sur les six volumes
publiés par A. de Montaiglon et G. Raynaud. Réintégrons les
fabliaux au milieu des oeuvres contemporaines, comme on replace
dans son contexte unephrase d'un écrivain.Soudain apparaît cette
vérité : la moitié des oeuvres littéraires du xmë siècle sont ani-
mées du même souffle que les fabliaux. Ils ne sont point des
accidents singuliers, négligeables ; mais il existe toute une litté-
rature apparentée, où ils tiennent leur place déterminée, comme
un anneau dans une chaîne, comme un nombre dans une série.
Ces oeuvres, satires, pièces dramatiques, romans, supposent ces
mêmes tendances que nous avons appelées « l'esprit des fabliaux ».
Cet esprit, c'est l'une des faces les plus significatives de l'esprit
même du moyen âge.

I
t
La moitié des oeuvres du xme siècle supposent le même état
d'esprit général que les fabliaux, les mêmes sources d'amuse-
ment et de délectation.
Par exemple, le mépris brutal des femmes est-il le' propre de
nos conteurs joyeux ? Est-ce pour les besoins de leurs contes
gras, pour se conformer à leurs lestes données, qu'ils ont été
forcés de peindre, sans y entendre malice,, leurs vicieuses
héroïnes ? Non ; mais, bien plutôt, s'ils ont extrait ces' contes
gras, et non d'autres, de la vaste mine des histoires populaires,
c'est qu'ils y voyaient d'excellentes illustrations à leurs inju-
rieuses théories, qui préexistaient. Le mépris des femmes est la
cause, non l'effet. Cet article de foi : les femmes- sont des-créa-
tures inférieures, dégradées, vicieuses, — voilà la semence,
le ferment des fabliaux.
Ce dogme inspire et anime en effet, auprès des fabliaux, des
centaines de petites pièces : le Blastenge des femmes 1, le Dit

1. Jongleurs el trouvères, p. 75.


360 " LES FABLIAUX
des femmes 1, VÉpltre des femmes, le Contenance des femmes \
la Similitude de la femme et de la pie 3, etc. •

Nus ne se doit fier, certes, neis en sa suer...


Famé semble trois choses : lou, et vorpil, et chate 4...
Les poètes sont intarissables en tirades injurieuses. La femme,
disent-ils,
Or se rit, or se desconforte, ..<

Or se het et or se conforte,
Or fait semblant que soit marie,
Or est pencivë,' or est lie.
Or est viguereuse, or est vaine ;
Or est malade, or est saine...
Or ne vuet nul homme' veoir,
Or le vuet, or ne le vuet mie 5...
Ainsi, pendant trois cents vers.—Le Dolopathos nous dit de
même :
Famé se change en petit d'eure ;
Orendroit rit, orendroit pleure ;
Or chace, or fuit ; or het, or aime ;
Famé est li oisiaus sor la raime,
Qui or descent et or remonte 6.
Femme est cochet à vent, qui tourne comme l'écureuil au bois ;
-fuyante, et glissante, comme l'anguille et la couleuvre, graisse
pour bien oindre, serpent pour bien poindre ; le jour, mauviette,
la nuit chauve-souris.; femme est taverne sur la grand'route,
qui reçoit tout passant ; femme est lion pour dominer, colombe
par la luxure, chat qui mort çoiement, souris pour se cacher,
jour d'hiver qui est nuit, foudre pour tout brûler, autour pour
prendre sa proie, enfer qui a toujours soif et toujours boit. Sitôt
qu'elle est bien repue, qu'elle a belle robe, aumônière, ceinture
à fermail d'argent, chapel d'orfroi et lacs de soie, comme elle
méprise son mari ! C'est elle qui sépare le fils du père, l'ami de
l'ami ; elle qui brûle les châteaux et renverse les fertés ; elle qui

1. Jubinal, N. Rec., II, p. 329.


2. Jongleurs el trouvères.
3. Jubinal, N. Rec, II, p. 326. Cî. P. Meyer, Contes moralises de Nicole
Bozon,-p. XLI. •
k. Le Chastie Musart, p. p. P. Meyer, Romania, XV, strophes XIX, XX.
5. N. Rec. de Jubinal, II, p. 170.
G. Dolopathos, v. 4254, ss. '
LA LITTÉRATURE APPARENTÉE AUX FABLIAUX 361
fait sonner les trompes de guerre ; elle qui fait sortir les cou-
teaux de leur gaine 1.
Comment la gouverner ?
Donnez-lui poi a mangier,
Et a vestir et a chaucier ; '
Bâtez la menu et sovent...
La battre, c'est bien le meilleur remède. Un invalide célèbre
son bonheur : il peut, s'il délace sa jambe .de bois, piler son ail,
écraser son poivre, broyer son cumin, attiser son feu, briser ses
noix, cheviller sa porte,
Et puet son chien tuer,
Vers son porcel ruer,
Et puet sa femme battre 5.

Rares sont les pièces où ces portraits ironiques revêtent une


forme moins violente, comme ce piquant Évangile aux femmes s,
remanié en vingt façons, où, dans chaque quatrain, trois vers
sont consacrés à faire des vertus féminines un éloge apparent,
que dément et détruit la pointe savamment aiguisée du dernier
vers :
Se uns hom a a femme parlement ou raison,
' L'on ne doit ja cuidier qu'il i ait se bien non ;
De quanques elles dient bien croire les doit-on,
Tout aussi com le chat, quant il monte au bacon...
Lor fiance resamble la maison Dedalus :
Quant l'on est ens entrez, si n'en set issir nus...
Diseteur de conseils sont par els secouru,
Autant com oiselet quant sont pris a la glu.
Qui se fie à elles peut être tranquille,... comme une poignée
d'étoupes dans une fournaise. Qui prend conseil d'elles fait sage-
ment,... comme le papillon qui se brûle à la chandelle. On peut
garder leur amitié,... aussi aisément qu'un glaçon en été.
Ne vous rappelez-vous pas encore ces monstres, Chicheface et
Bigorne, l'un qui, se repaissant de femmes obéissantes, jeûne
sans cesse, l'autre, nourri' de femmes rebelles, et qui éclate

1. V. Je Traclalus de bonitale el malitia muliemm, dans les Romanische


inedita de Paul Heyse, 1856, p. 63.
2. De l'Eschacier [Jongleurs el trouvères, p. 158).
3. Constans, Marie de Compiègne el VÉvangile aux femmes, 1876. Cf.
Zeilschrill fur romanische Philologie, I, 337 ; VIII, 24 et 449.
362 I.ES TAIBiLAUX.
d'embonpointl ? — et le: mythe: par lequel le Roman de Renart
explique la genèse des animaux ?• Quand Dieu chassa Adam et
Eve du Paradis terrestre, il leur donna une verge miraculeuse.
Adam en frappa les eaux de la mer, et il en sortit une brebis -r

Eve à son tour les frappa : un loup s'élança des flots qui emporta
la brebis ; Adam frappa encore une fois : un chien se précipita
qui poursuivit le loup. Ils continuèrent ainsi, Adam faisant
naître les doux animaux domestiques, Eve les bêtes sauvages et
malfaisantes :
Les Evain assauvagissoient,
Et les Adam apprivoisoient2...
C'est ce même mépris des femmes qui, dans le Roman de la
Rose, soulève et fait avancer, par pesants bataillons, les argu-
ments de Raison, de Nature, de Genius. C'est lui qui inspire
les rudes démonstrations en baralipton de Jean de Meung,
qui devaient si fort affliger, plus d'un siècle après, l'excellente
Christine de Pisan.
Est-il besoin de continuer longuement et de montrer, par
des analyses et des rapprochements similaires, que chacun des
traits de l'esprit des fabliaux se retrouve dans des oeuvres
apparentées ?
Pour laisser de côté les rapprochements de détail,, dans ces
collections de dits moraux, de bibles satiriques, de Miroirs du
monde, ^Estats du monde, ôCEnseignemens, de ChastiemensY
n'est-ce pas, tout comme dans les fabliaux, la même vision iro-
nique, railleuse, optimiste pourtant, de ce monde ?
N'est-ce pas, dans toutes ces oeuvres, la même hostilité contre
les. prêtres et les moines,, étrange chez ces dévots, qui raille les
personnes et. non les institutions ? n'est-ce. pas la même satire
sans colère,. donc sans portée ?
La sagesse de Salomon s'exprime en hautaines maximes. Aus-
sitôt, comme un clerc à l'office, le Sancho Pança du moyen âge,
Marcoul, lui répond. Et sa voix mordante et rieuse est celle
même du bon sens réaliste des fabliaux ; elle est l'humble voix de
la sagesse des nations ; elle exprime la même vérité terre à terre,
moyenne et quotidienne.
dictionnaire de Godefroy, sous le. mot Chicliéf,ace
1.. V. le
2. Renan, éd. Martin, br. XXIV, t. II, p. 337.
LA LITTÉRATURE: APPARENTÉE AUX FABLIAUX .0©
Enfin et surtout,.— si l'on compare l'ensemble de
nos contes
à lîépopée: animale de Renart, — n'y a-t-il pas:identité intellec-
tuelle entre -les cinquante poètes qui ont rimé les fabliaux et les
cinquante poàtes qui ont rima les contes.d'animaux ? Ici et là,
éclate: le même besoinde rire, aisément contenté ici et là,.on:fait
;
appel au même public gouailleur, étranger à de plus hautes-
inspirations :
Or me convient tel chose dire
Dont je vos puisse faire rire :
Qar je sai bien, ce est la pure,
Que de sarmon n'avez vos cure,
Ne de cors saint oïr la vie 1.
Existe-t-il une qualité.des contes de Renart qui.ne soit aussi
un trait des fabliaux, si nous considérons soit ces dons de gaieté,.
de verve, de prodigieux amusement enfantin, soit l'absence de
toute émotion généreuse, soit la raillerie alerte, jamais lassée ni
irritée, soit l'aisance du mouvement, en ces narrations vivesf
hâtées, nues ?
N'apparaît-il pas clairement que des tendances semblables
animent toutes ces oeuvres ? On peut concevoir un lecteur.unique
à qui elles s'adresseraient toutes, aux besoins artistiques duquel
elles satisferaient, et dont il serait aisé'de décrire l'âme. Son
esprit parcourrait une sorte de cercle complet, qui le ramènerait
des fabliaux au Roman de Renart, en passant par tous les poèmes
que nous avons énumérés. Ce lecteur idéal des fabliaux, on pour-
rait presque dresser le catalogue de sa bibliothèque : dans un
coin réservé, pour satisfaire ses goûts les plus bas, il dissimu-
lerait les fabliaux ignominieux, le roman de Trubert, l'épopée
scatologique d'Audigier, dont le succès a duré plus d'un siècle K
Sur un autre rayon, — un peu plus en évidence, — les fabliaux
lestes, les mille poèmes contre les femmes, la Vie de saint Oison,
les miracles de saint Tortu et de saint Hareng, le martyre de
saint Bacchus, ce spirituel récit des tourments de Bacchus, fils
de la vigne, sorte de mythe dionysiaque bourgeois. A la place
d'honneur, les meilleures pièces de notre collection de fabliaux,

1. Renart, éd.. Martin, I, p. 146.


2. V. les: nombreuses allusions- qui témoignent de la grande popularité de
.
ce poème burlesque, réunies par M. P. Meyer, Romania, VII,, 450, no.te.
364 LES FABLIAUX
les plus jolis contes de Renart. Enfin, l'on y trouverait aussi,,
pour satisfaire ses plus hautes aspirations métaphysiques, le
Roman d'i la Ross, car la capacité de son esprit se hausserait
.
.

jusqu'à goûter la science universitaire de Jehan de Meung, où il


plairait à retrouver l'esprit des fabliaux, pesamment armé de
se
dialectique.- Enfin, il réserverait même une place à la charmante
chante-fable à'Aucassin et N.icolette : c'est en cette grêle, spiri-
tuelle et ironique figurine de Nicolette que s'incarnerait son plus
haut idéal et son plus noble rêve.

II
Telle est l'une des faces de la poésie du xilie siècle ; voici
l'autre.
Peut-être se souvient-on que, dans notre revue des fabliaux,
nous en avons réservé quelques-uns. On rencontre, en effet,
dans nos recueils, entre le Porcelet et le fabliau de la Dame qui
servait cent chevaliers de tout point, quelques récits d'une plus
noble essence. Le type en est le conté du Chevalier au chainse,
que nous connaissons déjà; Tels encore Guillaume au faucon 1,
le Chevalier qui recouvra F amour de sa dame 2, le Vair palefroi
qui est écrit
Pour remembrer et pour retraire
Les biens qu'on puet de femme traire,
Et la douçor et la franchise a...
Ici nous sommes transportés dans un tout autre monde, et
ces contes, imprégnés de la plus exquise sentimentalité,
s'étonnent de se rencontrer en pareille compagnie. On a eu rai-
son de les y laisser pourtant, tout isolés qu'ils s'y trouvent,

1. MR, I, 35.
.2. MR, VI, 151.
3. MR, I, 3, v. 29. Ajoutons-en d'autres encore : les uns [Le Manteau mal
taillé, III, 55, VÉpervier, V, 115) sont encore, par leurs données, des contes
à rire, mais traités avec le souci de la bienséance, de la délicatesse, le senti-
ment de ce que la forme ajoute à la matière.- D'autres [Là Pleine bourse de-
sens, III, 67, La Housè partie,!, 5 ; II, 30) révèlent même certaines préoc-
cupations morales. Ajoutons enfin les fabliaux fort honnêtes, mais un peu
de noier (I, 27).
....
niais, de la Folle Largesse (VI, 146), du Prudhomme qui rescoll son compère
'
r
POEMES QUI FONT CONTRASTE AVEC LES FABLIAUX 365
puisque les hommes du moyen âge, aussi empêchés que nous de
fixer aux genres des limites précises, les appelaient des fabliaux.
Ils sont à mi-route entre les fabliaux et les lais bretons, entre le
dit dAri-stote et Lanval. Ils sont comme étrangers dans notre
collection, mais non dans la littérature du moyen âge. Eux aussi,
ils trouvent, dans la poésie contemporaine, de nombreux simi-
laires.
Retournons, en effet, la médaille. Exprimons d'un mot le con-
traste : d'un côté, les fabliaux et Renart ; de l'autre, la Table
Ronde.
Voici que s'opposent soudain à la gauloiserie, la préciosité : à
la dérision, le rêve ; à la vilenie, la courtoisie ; au mépris nar-
quois des femmes, le culte de la dame et l'exaltation mystique
des compagnons d'Arthur ; aux railleries antimonacales,la pureté
des légendes pieuses ; à Audigier, Girard de Vienne ; à Nicolette,
Yseut ; à Auberée, Guenièvre ; à Mabile et à Alison Fenice,
Énide ; à Bôivin de Provins et à Chariot le Juif, Lancelot et
Gauvain ; à l'observation railleuse de la vie commune et fami-
lière, l'envolée à perte d'haleine vers le pays de Féerie.
Jamais, plus que dans les fabliaux et dans la poésie apparen-
tée du xme siècle, on n'a rimé de vilenies, et jamais, plus qu'en
ce même xnr9 siècle, on n'a accordé de prix aux vertus de salon,
à l'art de penser et de parler courtoisement. Qu'on se rappelle le
Lai de VOmbre, le Lai du Conseil, les Enseignements aux dames
de Robert de Blois.
Jamais, plus que dans les fabliaux, on n'a traité familièrement
le Dieu des bonnes gens, ni ironiquement son Eglise ; et jamais
pourtant foi plus ardente n'a fait germer de plus pures, de plus
compatissantes légendes de repentir et de miséricorde. Qu'on
pense à l'exquise collection des Miracles de Notre Dame de
Gautier de Coincy, le saint François de Sales du xme siècle.
Jamais, plus que dans les fabliaux, les hommes n'ont paru
concevoir un idéal de vie rassis et commun, et jamais, plus que
dans les chansons de geste contemporaines, dans les poèmes
didactiques sur la chevalerie, dans les romans d'aventure, on n'a
imaginé un idéal héroïque.

Jamais, plus que dans les fabliaux, on ne s'est rassasié d'une
vision réaliste du monde extérieur, et jamais, plus que dans les
366 T'ES FABtIAUX A
'

bestiaires, volucraires et lapidaires de la même époque,-on ne


s'est ingénié à faire signifier à la nature un symbolisme complexe.
Jamais, pouvions-nous dire après avoir considéré les fabliaux,
les femmes n'ont courbé la tête aussi bas qu'au moyen âge, et
l'on peut douter, à lire les chansons d'amour, les lais bretons,
les romans de la Table Ronde, si jamais elles ont été exaltées
aussi haut.
D^abôrd, par les chansons d'amour, les motets, les jeux-par-
tis, les saluts d'amour, les complaintes d'amour, la poésie
lyrique courtoise apporte cette idée, grande en soi, que l'amour
doit être la source des vertus sociales. Il recèle une force enno-
blissante. L'amant doit se rendre digne de l'objet aimé, par le
double exercice de la prouesse et de la courtoisie, et l'amour ne
doit se donner qu'à ce prix, car il a pour fin de conduire -à la
perfection chevaleresque. L'amour est un art : tel est le principe
inspirateur de la poésie courtoise, et troubadours et trouvères
ont perfectionné cet art jusqu'à la minutie. Ils appliquent toute
une rhétorique et une casuistique de l'amour, une dialectique des
passions, un code de courtoisie. Les sentiments s'y trouvent
catalogués et étiquetés aussi soigneusement que des genres
lyriques, asservis à des lois aussi rigides que le serventois, la
tençon ou le jeu-parti. Les poètes lyriques connaissent une éti-
quette cérémonieuse du coeur, une stratégie galante, dont les
manoeuvres sont réglées comme les pas d'armes des tournois.
Puisque le devoir de l'amant est de mériter d'être aimé, et qu'il
lui faut valoir par sa courtoisie, c'est une longue série de préceptes
qu'il doit strictement observer. Il doit vivre aux yeux de sa dame
dans un perpétuel tremblement, comme un'être inférieur et sou-
mis, humblement soupirant. Il doit être devant elle comme la
licorne, qui, redoutable aux .hommes, s'humilie et s'apprivoise
au giron d'une jeune fille ; — ou comme le tigre pris au miroir-;
— ou comme le phénix qui s'élance de lui-même dans un feu de
sarments ; — ou, comme le marinier sur la haute mer, que
guide l'étoile polaire, immobile, sereine et froide. C'est un long
cortège de bannis de liesse, de malades qui aiment leur maladie
et d'espérants désespérés. L'amour n'est plus une passion ; c'est
un art, pis encore, un cérémonial. Il aboutit parfois à un sen-
timentalisme froid et compassé, aux Saluts d'amour tremblants,
POEMES QUI FONT CONTRASTE AVEC LES FABLIAUX 367
aux «Complaintes douteuses » de vrais chevaliers de la Triste
Figure,— bref aux pires fadeurs du « genre troubadour ».
Puis, comme cette poésie menaçait de se dessécher en une
galanterie précieuse et formaliste, l'influence des légendes de
Bretagne vint servir-comme de contrepoids à celle des trouba-
dours. A la galanterie de la poésie provençale s'oppose la poésie
des lais Toretons.
Ici, il ne s'agit plus de bien parler, ni de savoir agencer des
rimes, ni de nrilîer dans les tournois. Il ne s'agit plus de valoir.
Nulle rhétorique de sentiments. Pourquoi Tristan est-il aimé
<TYseut ? Pour son élégance .? ou parce qu'il a su puiser dans
le magasin de recettes galantes d'Ovide ou d'André le Chape-
lain ? Non : parce que c'est lui, et parce que c'est elle. Leur
passion trouve en elle-même sa cause et sa fin. L'amour est
-dépourvu dans ces légendes de toute portée plus générale. L'idée
du mérite et du démérite moral en est tout à fait absente :
conception plus naïve que celle des Provençaux et un peu trop
primitive, profonde pourtant. La dame n'est plus, comme
•dans les poésies lyriques imitées des troubadours, une sorte
d'idole impassible, qui réclame l'encens des ballades et des
chansons tripartites ; à la soumission de l'amant à l'amante, suc-
cède l'égalité devant la passion. La femme aussi doit être capable
de .sacrifice : voyez ce beau lai du Frêne, qui est la forme la plus
archaïque de la légende de Griselidis : une jeune femme, ren-
voyée par celui qu'elle aime, accueille l'épouse nouvelle venue.
« Quand elle sut, dit Marie de France, que son
seigneur pienait
cette épousée, elle ne lui fit pas plus mauvais visage, mais la
-servit bonnement et l'honora, » et c'est elle qui pare le lit nup-
tial, avec une résignation et une patience dignes de la Griselda _

de Boccaee. Elle obéit, non par devoir, mais par une sorte d'ins-
tinct. Voilà qui eût étrangement surpris un troubadour, habitué
à donner toujours sans recevoir jamais Donc, plus de règles
1

d'amour dans ces légendes bretonnes ; et c'est le contre-pied de


la théorie des trouvères lyriques, selon laquelle on ne doit par-
venir à l'amour que grâce aux règles réfléchies de la stratégie
sentimentale.
Enfin, le sensualisme breton et le «cultisme» provençal se con-
cilient dans une unité supérieure, qui est l'idéal des romans de la
368 ' LES FABLIAUX
Table Ronde, où l'amour est réciproque, ardent, comme chez les
harpeurs bretons, — mais tout ensemble courtois, chevaleresque,
savant comme chez les trouvères lyriques.
Alors, en regard des fabliaux qui,.à la même époque, se con-
finent dans leur étroit réalisme, les Romans de la Table Ronde
nous ouvrent la porte d'ivoire du monde romantique. Dans un
décor enchanté, au milieu d'un univers inconsistant et charmant,
une atmosphère surnaturelle nous enveloppe, très lumineuse et
très [douce. Voici que nous entourent, dans la forêt de Broce-
liande, des apparitions fugitives, les fées qui errent dans les bois,
près des fontaines. Nous sommes ravis au pays des Héros, vers
cette île d'Avalon, qui rappelle de si étrange manière les Terres
Fortunées, l'île d'Ogygie, les Hespérides des légendes homé-
riques et hésiodiques. Un naturalisme naïf pénètre ce monde,
environne les héros d'animaux bienveillants, qui les aident dans
leurs entreprises. Nous sommes entraînés au pays de sortilège,,
vers le jardin que clôt un mur d'air impénétrable, vers l'harmo-
nieux château des carafes, vers les forêts où sonnent au loin des
cors enchantés, où l'on entend retentir le galop de chasses
mystérieuses. Des héros très purs tentent les aventures à travers
les surprises d'un monde fantastique. Un beau rêve se construit,
mystique, brillant, incomplet, « si vain et si plaisant ».
En vérité, fut-il jamais contraste plus saisissant ? N'est-il pas
vrai d'abord qu'il n'est pas factice et supposé, mais réel ?
Si nous exceptons la littérature des clercs, qui, comme le ser-
mon d'un prêtre à l'église, s'adresse aux âmes les plus diffé-
rentes ; si, laissant de côté les âmes religieuses et mystiques,
nous considérons seulement le public à qui parlent les poètes
profanes, n'est-ilpas vrai que la poésie du xme siècle se répartit,
toute, dans l'un ou dans l'autre de ces deux vastes groupes ?
Nous sommes en présence de deux cycles complets : l'un, qui
va des fabliaux au Roman de Renart et au Roman de la Rose :
c'est l'esprit réaliste des fabliaux ; l'autre, qui va des poésies
lyriques courtoises au roman de Lancelot et de Perceval le Gal-
lois : c'est l'esprit idéaliste de la Table Ronde.
Peut-on imaginer que ces deux catégories d'oeuvres aient pu
convenir aux mêmes hommes, vivant dans le même temps, sous
le ciel de la même patrie ?
L ESPRIT DES FABLIAUX 369
Rappelons-nous ce lecteur idéal des fabliaux que nous imagi-
nions tout à l'heure et figurons-nous pareillement un lecteur
idéal pour qui auraient été composés tous les poèmes apparentés
à la Table Ronde. Opposons ces deux hommes : nous verrons se
marquer deux conceptions contraires de la vie.
-
Pour l'un, toute son activité cérébrale allant de Connebert à
la Vieille truande, toute. sa métaphysique étant enclose dans
ie discours de Genius du Roman de la Rose, quel est son rêve de
bonheur terrestre ? C'est le pays de Cocagne, cher au moyen âge,
« où, plus l'on dort et plus l'on gagne, où l'on mange et boit à
planté, où les femmes ont d'autant plus d'honneur qu'elles ont
moins de vertu », sorte de vallée de Tempe bourgeoise, et qui eût
fait frémir Fénelon. — Dans un grave conte dévot, un homme
vend son âme au diable. En échange, que demande ce Faust ? Du
vin de raisin, du pain de froment, des grues, des oies sauvages,
des cygnes rôtis, tant de deniers qu'il en puisse semer, et du pain
chaudet, et du vin de Saint-Pourçain 1... Pour achever le rêve ter-
restre de notre amateur de fabliaux, que faut-il ? Une femme qui
se plaise, comme Martine, à être battue, et qui s'en venge aussi
modérément qu'il est raisonnable de l'espérer de ces créatures
inférieures. Et quelle est sa conception de l'autre vie ? C'est —
à l'époque de Y Enfer de Dante — un enfer de l'imagerie d'Épi-
nal, où Belzébuth, Jupiter et Apollin se plaisent à faire rôtir
pour leur table béguinettes et templiers ; où, dans là grande salle
de Tervagant, ils font bombance de moines blancs et noirs et
d'usuriers 2. Pour servir de pendant, un ciel où règne un Dieu
débonnaire, environné de saints qui volontiers jouent aux dés,
de martyrs qui chantent des vaduries, tandis que les vierges
dansent la tresque et la carole*. D'où une morale infiniment
simple : il faut cultiver son jardin, se méfier des voisins et des
femmes, surveiller la sienne, se gausser, pour ce que rire est le
propre de l'homme, observer d'ailleurs les pratiques recom-
mandées par Sainte Église, bref faire son salut au meilleur
compte possible.
L'autre homme, au contraire, conçoit sa vie comme'une oeuvre
1. MR, VI, 141.
2. Le salut d'Enfer.
3. La cour de Paradis.
BÉDIER. — les Fabliaux.
370 LES FABLIAUX
d'art dont il est l'ouvrier, au cours de laquelle il doit se perfec-
tionner dans la courtoisie et la prouesse. Il imaginé un monde
chimérique, soustrait à toute convention sociale. Il le peuple
d'allégories et de symboles...
A quoi bon poursuivre ici un parallèle en forme ? Il apparaît
clairement que ces deux âmes doivent être impénétrables, incom-
municables l'une à l'autre ; que leurs conceptions n'ont point de
commune mesure, Elles sont deux monades irréductibles, sans
fenêtre ouverte sur la. monade voisiné.
N'y a-t-il pas ici plus qu'un contraste, — une antinomie ? -
Or, ces deux mondes coexistent» Bien plus, ils se pénètrent»
Le. symbole de cette coexistence ôt de cette pénétration n'est4L
pas dans ce monstre qui est le Roman de la Rose, où Jean de
Meung, naïvement^ croit continuer l'oeuvre de Guillaume de
Lorris, alors qu'il la contredit» et qu'il juxtapose l'un et l'autre
idéal ?
Cette antinomie, dont la thèse et l'antithèse se posent si
curieusement, péut-ôn la résoudre ?
A QUELS PUBLICS S'ADRESSAIENT LES FABLIAUX 371
f

CHAPITRE XIII

A QUELS PUBLICS S'ADRESSAIENT LES FABLIAUX

I. Les fabliaux naissent dans la classe bourgeoise, pour elle et par elle.
IL Pourtant, indistinction et confusion des publics : les cercles les plus
aristocratiques — d'où les femmes ne sont point exclues
— se
plaisent aux plus grossiers fabliaux.
III. Cette confusion des publics correspond à une confusion des genres :
l'esprit des fabliaux contamine les genres les plus nobles.

On peut concilier ces contraires.


Ces deux groupes d'oeuvres littéraires correspondent à deux
publics distincts, et le contraste qui les oppose est le même qui
divise les classes sociales : d'une part le monde chevaleresque,
d'autre part le monde bourgeois et vilain. Les fabliaux sont bien,
comme les nomme un vieux texte, les fabellae ignobilium. Ils sont
la poésie des petites gens. Le réalisme terre à terre, ure conception
gaie et ironique de la vie, tous ces traits distinctifs des fabliaux,
du Roman de la Rose, du Roman de Renart, dessinent aussi la
physionomie des bourgeois. D'autre part, le culte de la dame, les
rêves féeriques, l'idéalisme, tous ces traits qui marquent la poésie
lyrique et les romans de la Table Ronde, tracent aussi la physio-
nomie des chevaliers. Il y a d'un bourgeois du xme siècle à un
baron précisément la même distance que d'un f abliau à une noble
légende aventureuse. A chacun sa littérature propre : ici la poé-
sie des châteaux, là celle des carrefours.
.

Cette explication si simple est, en grande partie, fondée en


vérité. -

Il est exact, en effet, que les fabliaux sont originairement


l'oeuvre des bourgeois. Le genre naquit le jour où se fut vraiment-
constituée une classe bourgeoise; il fleurit concurremment à
372 LES FABLIAUX
toute une littérature bourgeoise. C'est ce qu'il sera aisé de
montrer.
La première période de notre littérature, dont on peut fixer le
terme au milieu du xne siècle, est exclusivement épique ou reli-
gieuse ; c'est la Chanson de Roland, ou c'est la Légende de saint
Alexis. « La poésie nationale naît et se développe surtout dans
la classe guerrière, comprenant les princes, les seigneurs, et tous
ceux qui se rattachaient à eux \ » — Mais cette poésie guerrière
et féodale s'adresse par la suite des temps •— et très anciennement
déjà — à un public moins aristocratique ; et dans les plus hau-
taines épopées, se glisse un élément comique, plaisant, vilain 2.
C'est le germe des fabliaux. Ainsi le bon géant Rainoart égaie de
ses énormes facéties la sombre chanson des Aleschans. Ainsi,
dans Aimery de Narbonne, apparaît le type d'Ernaut de Girone,
caricature héroï-comique qui ne déparerait pas nos fabliaux. Il
est très téméraire, très gab'eur :
Mais toz ses diz torna a fausseté
Que il disoit, voiant tôt son barné,
Que femme rousse n'avroit en son aé ;
Puis en ot une, en court terme passé,
Qu'il n'ot si laide en une grant cité ;
D'un pié clocha, un oil ot avuglé,
Et si fu rousse, et il rous, par verte.
Et après s'est d'autre chose vanté .:
Qu'il ne fuiroit d'estpr por homme né,
Puis l'enchaucierent Sarrazin desfaé
Quatre liues dès que dedens un gué,
Et l'enbatirent dedens outre son gré :
Et non porcant, si fu de grant bonté,
c'est-à-dire :
Au demeurant, le meilleur fils du monde.
N'est-ce pas l'esprit marotique ? n'est-ce pas l'esprit dès
fabliaux ?
Dans Aiol, pendant trois cents vers, le noble héros est pour-
suivi, à son entrée dans Orléans, par des troupes de lécheors, de

1. G. Paris, La Littérature française au moyen âge, 2e édition, 36.


2. Je ne crois pas qu'on puisse en trouver, p.
comme on l'a voulu faire, la
plus ancienne trace dans l'épisode des cuisiniers de la Chanson de Roland, à
qui Charlemagne confie Ganelon prisonnier (laisse CLXI, éd. Gautier). L'in-
tention n'y est pas comique, et rien que de grave dans cette chanson.
A QUELS PUBLICS s'AD RESSAIENT LES FABLIAUX 373
pautonniers, de sergents, d'écuyers. A la tête de cette horde qui
le gabe et Vescharnit, considérez ce couple, qui semble échappé
des fabliaux 1, Hageneu l'enivré, bourgeois enrichi par l'usure et
le commerce de la triperie, et sa femme, Hersent « au ventre
grant » :
Chele ne voit nul home par ci passer
Que maintenant ne sache un gab doner :
S'ele avoit un coutel grant, acheré,
. .
Son ronchi li avroit ja escoué...
Ce grotesque couple ne grimace-t-il pas- ici aussi bien que,
dans les fabliaux, Sire Hain et dame Anieuse, Gombert et dame^
Erme ? Quand le nohle Aiol, beau, fier, pauvre, entre dans
Orléans, marchands et vilains le poursuivent de leurs huées. De
même, quand, dans une commune bourgeoise, passent les épopées,
ils rient et raillent. Très anciennement déjà, la parodie bour-
geoise atteint les nobles chansons de geste : qu'on se rappelle ces
antiques parodies, le Pèlerinage de Charlemagne à Jérusalem et
Audigier ; l'une fine, rieuse, avec ses gabs étranges, « le plus
ancien spécimen de l'esprit parisien»;l'autre, grossière, ordurière.
Tout l'esprit "des fabliaux y est déjà enclos : tantôt mesuré dans
Auberée ou le Pauvre mercier comme dans la Chanson du pèle-
rinage, tantôt odieusement obscène dans Jouglet ou dans le Mai-
gnien, comme dans Audigier.
Que s'est-il donc passé ? Pourquoi cette verve amusée ou gros-
sière envahit-elle le genre élevé, grave, hautain par excellence ?
La classe bourgeoise est née. Alors, en 1159, paraît le fabliau de
Richeut.
Plaçons-nous au milieu du xne siècle. La période qui commence
et qui se prolonge pendant tout le siècle suivant est,- par excel-
lence, l'époque heureuse du moyen âge. Point de grandes guerres
le sol français point de graves malheurs nationaux. Ce fut
sur ;
une rare période de splendeur, grâce à laquelle le moyen âge a
pu réaliser sa conception spéciale (et incomplète) de la beauté.
Cette paix, cette prospérité engendre deux mondes : elle donne
seigneuriales le goût de l'élégance, au bourgeois le
aux cours

1. Cet épisode, Aiol gabé el escharni, existait déjà dans le prototype


du
poème, qui nous est parvenu remanié. V. le texte de Raimbaud d'Orange,
qui le prouve (éd. Normand et Raynaud, p. XXIII.
374 LES FABLIAUX
rire. Elle crée d'une part l'esprit courtois, qui aboutit à- la pré-
ciosité et trouve son expression accomplie dans Cligès ou dans
le Chevalier aux deux épées ; d'autre part l'esprit bourgeois ou
gaulois, qui aboutit à l'obscénité, et qui se résume dans les
fabliaux ou dans Renart.
Ainsi naît la littérature bourgeoise, qui n'aurait pu se dévelop-
per cinquante ans plus tôt, au son des cloches des églises' ameu-
tant les hommes des villes contre leurs seigneurs ou leurs
évêques. Si le bon comte de Soissons a raison, pendant la bataille
de Mansourah, de songer à ces chambres des dames des châteaux
de France où fleurissent les vers courtois, la même joie de vivre
s'épanouit dans les communes et dans les âmes bourgeoises.
Quand un de ces marchands revient, la bourse lourde, par les
routes plus sûres, d'une des grandes foires champenoises ou
flamandes, et qu'il rentre dans sa ville bien fermée, il se sent
mis en gaieté, comme un bourgeois d'Aristophane, par le son des
écus, l'odeur des bonnes cuisines, et la prospérité engendre le
loisir — et la paresse, mère de l'art. Comme il s'est plu à orner,
sa confortable maison familiale, il faut qu'il orne et pare aussi
son esprit. Il lui faut ses jongleurs qui viennent, dans les repas
des corps de métier, chanter sa gloire, comme celle des douze
pairs, et déclamer devant lui les dits des fevres, des boulengiers,
des peintres, qui sont pour lui ce qu'étaient les odes de Pindare
pour'les citoyens'de Mycènes ou de Mégare. En contraste avec
la littérature des châteaux, naît la littérature du tiers.
Nous avons peine à nous figurer aujourd'hui quel fut alors
l'éclat de ces grandes communes picardes, flamandes, artésiennes..
Arras, célèbre par ses tapisseries, par le travail des métaux et
des pierreries, par ces métiers de luxe où l'artisan est un artiste,
-
paraît avoir été la ville-type. Les-bourgeois y ont leurs poètes
ils sont poètes eux-mêmes, et s'organisent en confréries. Ils ont
conscience, ce qui est précieux pour l'art, de former une école
littéraire, presque une coterie :
Arras est escole de tout bien entendre :
Qui voudrpit d'Arras le plus caitif prendre
En autre païs se puet por bon vendre 1.
i. Cf. le serventois de messire Alart de Caus, Hisl. lill., t. XXIII, 523
p. :
A Deu commant les bonnes gens d'Axras
Que autres gens ne sevent honour faive...' -
A QUELS PUBLICS $'ADRESSAIENT LES FABLIAUX 375
La vie paraît y avoir été brillante et douce. Adam de la Halle
-fut obligé de la quitter un jour et de s'en aller
Souspirarit en terre estrange
Fors du doue pals -d'Artois.
Il s'écrie en la quittant :
Encor me semble.il que je voie
Que H ajrs arde et reflamboie
De vos festes et de vo gieu !
Quand il y peut rentrer, les vers où sa joie s'exprime font
songer à la douceur angevine qui rappelait Joachim du Bellay
-vers son petit Lire :
De tant com plus aproisme mon pais,
Me renouvelé Amors plus et esprent,
Et plus me semble, en aprochant, jolis,
Et plus li airs, et plus truis douce gent,,.
Plusieurs générations de poètes s'y succèdent, de Jean Bodel
à Baude Fastoul. Ce n'est pas ici le lieu d'étudier cette école,
-encore obscure *. Mais si nous négligeons la foule des poetae
minores, les Gilles îe Vinier, les Jean le Cuveîier, les Lambert
Ferri, à ne considérer que les plus célèbres, Jean Bretel,
Jean Bodel, Adam de la Halle, les mêmes traits marquent leurs
oeuvres, le Jeu de saint Nicolas, les Congés, le Jeu de la Feuil-
Me. Ces bourgeois-poètes sont mal faits pour le rêve comme
'pour la colère ; fins et grossiers tout ensemble, d'une bonhomie
finaude, reposés dans un optimisme de gens satisfaits, passionnés

seulement pour leurs querelles municipales d'échevin à échevin,
sans autre souci que de réaliser leur idéal de prudhomie, qui est
l'art de bien vivre, et l'ensemble des vertus médiocres. Ils étaient
bons chrétiens et détestaient leurs prêtres : ils aimaient leurs
femmes et méprisaient les femmes. Grassement heureux, ils déve-

V. les Congiés de Jean Bodel, de Baude Fastoul, d'Adam de la Halîe, ou


•cette pièce d'Andrieu Contredit;
Arras, pleine de baudour,
A. TOUS congié prenderai :
Dieus TOUS maintegne en honour ;
Des cités estes la ifiour.

1. V. Louis Passy, Bibliothèque de l'École des Chartes, 1859.


376 LES. FABLIAUX
,
.
loppèrent une littérature de-comptoir, une poésie de.bons
•vivants, bien faite pour leurs âmes spirituelles et communes.
C'est bien eux qui ont fait fleurir les fabliaux, car c'est à eux que
les fabliaux conviennent excellemment.

II
De ce qui précède, il paraît bien ressortir que le public qui
écoutait Percevai ou les chansons courtoises n'était pas le
même devant qui l'on disait l'aventure de la Pucelle qui abreu-
vait le poulain ou la Sornette des estoupes. Non ; mais les contes
qu'écoutaient les chevaliers, c'étaient le Vair Palefroi, le lai de
VOmbre, le dit de Folle largesse de Philippe de Beaumanoir, le
lai dAristote. Le reste était pour les bourgeois, après boire, ou
pour le menu peuple.
Pourtant, si nous interrogeons les prologues des fabliaux, un
étonnement nous saisit. A qui s'adressent nos poètes ? La plupart
de leurs contes nous laissent dans l'incertitude ; mais, dans
aucun, il n'est dit explicitement/que le jongleur récite devant des
bourgeois. De plusieurs, au contraire, il ressort clairement qu'il
parle devant un public de seigneurs.
Le plus souvent, quand, « aux fêtes et aux veillées 1 », à la
fin d'un grand repas 2, il s'adresse à la foule tumultueuse pour
implorer son attention 3, pour annoncer son sujet ou pour tirer

1. MR, III, 73.


2- Or ai mon fablel trait a fin,
Si devons demander le vin...
(La Bourse pleine de sens, variante du ms. C.)
Et li sires quitoz biens done
Q-art cels de maie destinée
Qui ceste rime ont eseoutée,
Et celui qui l'a devïsée :
Donne-moi boire, si t'agrée !
(Le Pauvre mercier, Ul, 3fi.)
3- ' Or escoutés, laissiés moi dire i...
(V. 130.)
Bien ne vaut, se chasouns ne m'ot,
Quarr cil pert moût bien l'auleluyo...
Qui pour un nojseus le desluie.
(I, 6, p. 98.)
Or faites pais, si m'entendez I
Traies en ça, s'oiez un conte I
(m, 62.)

Cf. I, 24, V, 110. '<* ^ .


A QUELS PUBLICS S'ADRESSAIENT LES FABLIAUX 377
quelque plaisante moralité, il interpelle son public de ce nom :
« Seigneurs 1! » Malheureusement, ce titre ne nous renseigne
point : il n'est, comme on sait, qu'une formule commune de poli-
tesse, indifféremment applicable à des nobles ou à des bourgeois.
Voici, par contre, quelques vers plus explicites, où le jongleur
emploie des appellations qui ne sauraient, en aucun cas, s'adres-
ser à des non-nobles :
Cis fabliaus dit, seignor baron 2...

Seignor, valiez et damoisel,


Soviegne vos de cest fablel3...
Ce sont risées pour esbattre
Les rois, les princes et les contes i...

Por une haute cort servir B...


On tient le ménestrel a sage
De fere biaus dis et biaus contes
Qu'on dit devant dus, devant contes °.
Ailleurs encore :

Cil qui sevent de jouglerie


Vielent par devant le conte :
Aucun i a fabliaus conte,
Ou il ot mainte gaberie 7.

Nous savons, que l'art de dire des contes était fort apprécié
chez les grands seigneurs. C'est par ce talent que Gautier d'Au-
pais, qui sert comme guetteur et sonneur de trompe aux cré-
neaux d'un donjon, parvient à se rapprocher de la fille du châte-

1. Seignor, oiez un nouveau conte.


(in, 05.)
Seignor, volez que ]e vos die ?...
(ni, 78.)
Seignor, se vos volez atendre
Et un seul petitet entendre...
a. 2-)
Cf. III, 84, v. 578 ; V, 135, etc., etc.
2. MR, IV, 97.
3. MR, VI, 140.
4. MR, III, 72.
5. MR, V, 135, v. 5. J'adopte la leçon de R, qui est la seule correcte.
6. MR, 1.4.
7. MR, IIJ, Ï'C. v. 146.
378 XES FABLIAUX
lain, qu'il aime. Ailleurs,, le vieux comte de Ponthieu est pré-
senté au-soudan d'Aumarie comme bon joueur d'échecs et bon
diseur de contes — Gautier d'Aupais, dira-t^on, et le comte de
\
Ponthieu ne disaient, l'un à sa noble amante, l'autre au soudan,
des récits élégants et moraux. Nous le croyons volontiers.
que
Voici pourtant des seigneurs un peu moins délicats ; nous
sommes en bonne compagnie, :

Chez un baron
Qui moût estoit de grant renom, ,

et dont la fille desdaigneuse » à l'excès Après souper,


était « %.

ses nobles convives se mettent à dire des contes. Quels


récits
•charmeront leur veillée ? De pures et chevaleresques légendes ?
Non point :
Si commencierent à border
.
Et contoient de lor aviaus
Lor aventures, lor fabliaus,
Tant que li uns...
Tant que l'un... dit une telle incongruité qu'il serait impos-
sible de citer plus avant, et que la jeune fille présente se pâma.
"Mais, dit le poète, c'était une bégueule, et la suite du conte a
pour but de la châtier de cette pruderie excessive, inouïe.
Voilà, certes, qui est significatif à souhait. Nous savons d'ail-
leurs que la pruderie de cette fille de baron était en effet très
anormale, et — si étrange que le fait puisse paraître — les
fabliaux étaient souvent récités devant des femmes. M- G, Paris
nous dit : « Ces contes ne sont pas écrits pour les femmes et on
les récitait sans doute en général quand elles s'étaient retirées 3. »
Nous devons l'admettre, car le contraire serait inexplicable et
monstrueux. Encore faut-il prendre garde à cette restriction
nécessaire de M. G. Paris : « en général ». Parfois, en effet, nos
jongleurs s'adressent à un auditoire d'où l'élément féminin n'est
pas exclu. Certes, La Fontaine, en ses contes, trouve un malin
plaisir à prendre à témoin ses lectrices ; en fait, les grandes
dames de son temps ne se faisaient point scrupule de les lire et

1. Nouvelles en prose du XIII* s., p. p. d'Hëricaut et Moland, Roman de


a comtesse de Ponthieu. Voir d'autres textes cités au chapitre suivant.
2. MR, III, 65.
3. Lin. franc, au m. â., 2e édition, p. 113.
A QUELS PUBLICS S'ADRESSAIENT LES FABLIAUX 379
nous serions trop puritains de nous en offenser, comme fit
Mme de Grignan. Mmë de Sévigné, qui cite les Contes à plusieurs
reprises, n'écrit-elle pas à sa fille, mariée depuis deux ans seule-
ment : « Ne rejetez point si loin les nouvelles oeuvres de La
« Fontaine. Il y a des fables qui vous serviront et des contes qui
« vous charmeront : la fin des Oies de frère Philippe, les
« Rémois, le Petit chien, tout cela est très joli. Il n'y a que ce
« qui n'est point de ce style qui est plat \ » Encore faut-il.con-
sidérer qu'autre chose est la lecture solitaire, à huis clos, d'un
conte gras, autre chose la récitation publique, dans une fête,
devant des hommes et des femmes assemblés. Par exemple, il
serait inconcevable que, l'année qui suivit cette lettre de
Mme de Sévigné (1672), le soir où le vieux Corneille lut Pulché-
rie chez le duc de La Rochefoucauld, La Fontaine eût pro-
duit, entre deux actes, par manière d'intermède, devant Mme de
Sévigné, devant la jeune Mme de Nemours, devant Mme de La
Fayette, devant Mme de- Thianges et Mme de "Coulanges, le
conte des Lunettes.
Le xme siècle était moins chaste ou, si l'on veut, moins prude.
Certes, la charmante Lyriope du roman de Robert de Blois 2, qui
est le parangon de la civilité puérile et honnête de l'époque, qui
sait, selon les règles de l'éducation courtoise, apprivoiser éper-
viers et faucons, jouer aux échecs et aux tables,
Chanter chansons, envoisëures,
Lire romans et conter fables,
serait incapable de conserver, dans ce répertoire de fables, le
Prestre et le mouton du jongleur Haiseau 3. Nous voulons bien
encore néghger, comme personnages imaginaires, les joyeuses
chanoinesses de Cologne qui, au bain, demandent des contes au
jongleur Watriquet Brassenel : « Dis-nous, lui demandent-elles,
Des paroles crasses et doilles,
Si que de risées nous moilles 4. »

1. Lettre du 6 mai 1671.


2. Laulliche Vnlersuchung'ûber die Werke Roberl's von Blois, diss.
de
Zurich, par Mme Colvin, 1888.
3. MR. VI, 144.
4. MR, V, 132.
380 LES FABLIAUX
Voici pourtant une série de textes explicites, où les jongleurs
s'adressent à des femmes, qui sont là, devant eux, tandis qu'ils
récitent des fabliaux non points légers, grivois, — mais ignomi-
nieux.
L'un termine, en ces termes, le récit d'un songe odieusement
déshonnête : " :

Ainsi tourna le songe à bien.


Âutressi face' a moi lé mien,
Et a ces dames' qui ci sont 1.
L'autre s'adresse à son auditoire, au début du fabliau de la
Maie dame, dont je ne puis citer le titre in extenso :
...Seigneur,
O.ez une essample petite,
Et les dames, tout ensement,
I repregnenl chastiëment...
Est-il possible d'imaginer un conte plus répugnant que le
Pêcheur de Pont-sur-Seine ? En voici les derniers vers :
Se dames dient que je ment,
Soufrir le v.ueil, àtant m'en tais.
De m'aventure n'i a mais 2.

Trois meschines — et ce fabliau est une triste vilenie — se


prennent de querelle au sujet d'une poudre de beauté qu'elles
ont achetée en commun et que l'une d'elles a renversée. Le trou-
vère demande aux seigneurs et aux dames qui l'écoutent de se
faire les arbitres de leur différend :
Seignor et dames qui savez,
De droit jugiez, sans delaier,
Qui ceste poudre doit paiier 3.

Ainsi ferait Martial d'Auvergne, en un jugement de cour


d'amour, pour résoudre quelque subtile difficulté de casuistique
sentimentale !
Notez qu'il n'y a pas un seul de ces contes que, de nos jours,
un homme d'éducation moyenne et de médiocre élévation morale
oserait raconter sans répugnance, je ne dis pas devant des

i. La Damoiselle qui son/oit, v 134


2. MR, III, 63.
3. MR, III, 64, v. 124,
A QUELS PUBLICS S'ADRESSAIENT LES FABLIAUX 381
femmes, mais devant des hommes plus âgés ou plus jeunes que
lui.
Nous ne saurions croire, pourtant, que ces auditrices de
fabliaux fussent nécessairement des bourgeoises ou des vilaines.
Nous savons que les sociétés les plus aristocratiques du temps
admettaient d'étranges propos. Entre tant de témoignages qu'on
pourrait alléguer, en voici un que j'emprunte à notre collection
\
de fabliaux. Dans le Sentier battu Jean de Condé nous intro-
duit dans un cercle de grands seigneurs et de grandes dames,
réunis pour un tournoi près de Péronne. Ils s'amusent à des
« jeux innocents », au Jeu du Roi et de la Reine, et ce divertisse-
ment nous est représenté, sans la moindre arrière-pensée iro-
nique, comme l'un des passe-temps les plus délicats des cercles
aristocratiques. Jean de Condé devait se connaître en matière
d'élégance, puisqu'il fut le ménestrel attitré des comtes de
Flandre, qu'il passa toute sa longue vie dans leurs châteaux, et
ne rima jamais que pour le plaisir de leur cour. Or, il se trouve
qu'il s'engage, entre une de ces nobles dames et un chevalier
<cassez courtois et biau parlier », un duel d'équivoques si rebu-
tantes que cet aristocratique fabliau est l'un des plus véritable-
ment grossiers que nous possédions, et qu'il nous fait comprendre
cette décision du concile de Worcester, en 1240 : « non sustineant
fieri ludos de rege et regina. »
Nous ne pouvons plus maintenant nous étonner outre mesure,
si nous trouvons ce beau nom de courtoisie appliqué à des
poèmes que volontiers nous appellerions des vilenies :
Or oies un fablel courtois 2.
Ainsi débute le fabliau du Porcelet, qui mérite son titre à
merveille !
D'une aventure moût courtoise
Vous voil conter 3...
Cette aventure « moût courtoise » est celle de la « bourgeoise
qui fist battre son mari », et il n'est pas probable que le poète
parle ironiquement.

1. MR, III, 85.


2. MR, IV, 100. -

3. MR, IV, 101. ' ' '


382 :,.-- L:ES FABLIAUX

Ainsi ces publics, bourgeois et chevaleresques, si opposés tout


à l'heure, se rapprochent étrangement.
III
D'ailleurs, s'il est vrai de dire que les fabliaux sont l'oeuvre de
l'esprit bourgeois, les textes ne nous montrent pas qu'ils fussent
considérés comme un genre méprisable, bon pour le seul popel-
lus, pour la seule- gent menue. Ils. n'étaient point, comme des
serfs, proscrits des nobles Gours ; mais, indistinctement, ils.pre^-
naient rang auprès des poèmes les plus aristocratiques. Nulle
hiérarchie, aucune règle de préséance. Le roi Dolopathos tient,
une grande cour :
Chevalier, dames et danzeles,
Eseuier, valet et pueeles
Toute lor.volonté fesoient ;
Ça X, ça XX se desduisoienfc
Li Uns chante, li autres conte,
Et chansons et fabliaus reconte 1.
Le poète d'une des branches de Renart rappelle à ses auditeurs;
qu'ils ont entendu, indifféremment, les nobles romans de Troie,.
de Tristan, des chansons de geste et des fabliaux :
Seigneur, oï avez maint conte
Que maint conterre vous raconte, •
:
- .
Comment Paris ravit Elaine,
Le mal qu'il en ot et la paine ;
De Tristan, que La Chievre flst,
Et fabliaus et chansons de geste 2.
La promiscuité de ces genres nous est matériellement attestée
par les manuscrits. Prenons-en un au hasard, non parmi ceux que
les jongleurs portaient dans leur escarcelle, et où il ne faut point.
s'étonner de trouver représentés les genres les plus divers : car
le répertoire d'un jongleur devait satisfaire, selon les hasards de
la vie errante, aux goûts des auditoires les plus contrastés. Non r
i..Dolopathos, v. 27S0, ss. ,..'..:.
2. Renart, éd. Martin, branche II, t. I, p. 91. —Dans le Roman de la.
Rose (éd. Méon, v. 8379), Ami demande s'il ne serait
pas avantageux pouf
.
un amant qui veut conquérir l'amour de sa dame
Qu'il fêist rimes: jolietes,
.
Motez, jabliaus ou chansonnettes,
Qu'il Tuet a s'arme envoier,
Por li chevir et apaier... - ; v
A QUELS PUBLICS S'ADRESSAIENT LES FABLIAUX 383:
choisissons un manuscrit de luxe, écrit sur beau parchemin
par d'habiles calligraphes, pour la joie de quelque haut-baron.
Feuilletons-le l : quelle confusion des genres !
Vous pourrez lire les courtoises aventures du Chevalier aux
deux épées, et, quand vous serez les, l'histoire de la Maie dame,
dont je ne saurais, citer.complètement le titre ; mais le manuscrit
le donne tout entier. Vous ^rencontrerez ici la noble dame de
Caradigan, plus loin la vieille Auberée. Vous passerez du Caste!
peureux et de la Gaste chapelle au taudis du Vilain qui cuida
estre mors. Voici le duel d'Olivier et de Fierabras, beau comme
une page du Romancero ; et voici l'équipée grotesque du Prestre
qui abevete. Voici la Chevalerie Ogier, le Roman d'Enéas ; tour-
nez les feuille's de parchemin ; vous trouverez le conte delà
Grue. L'élégant Lai de l'Ombre est tout voisin de l'obscène
fabliau des SGuhaUs saint Martin, -^ Gela nous choque, mais ne
choquait pas nos ancêtres.
Cette promiscuité de l'esprit des fabliaux et de l'esprit cour-
.
tois est plus profonde.encore, et l'on peut dire que les fabliaux-
ont contaminé les genres les plus aristocratiques. Considérons
un instant, pour le montrer, les seuls genres lyriques. . .
Voici les pastourelles, ces paysanneries infiniment élégantes,
délicates jusqu'à la mièvrerie, où de nobles poètes se plaisaient
à évoquer, en troupes « de feuillée et de mai chargées », des-
bergers et des bergerettes, « polis et. agréables » comme dans,
les églogues de Fonteneile, enrubannés» artificiels à souhait, et.
faux autant qu'on.peut le désirer. Or, dans cette exquise coller
tion, ne trouvons-nous pas, sous les noms du comte de la-
Marche, du duc de Brabant,. de Thibaut de -Champagne, des-
pièces indignes de la gracieuse Marion, des. scènes de viol
cyniques, l'inspiration des pires fabliaux 2 ? -— La rythmiquel
compliquée des chansons d'amour, entrelacements ingénieux de,
rimes, tripartition de la strophe et du poème, toutes-ces minu-
tieuses entraves où les poètes chevaleresques.aimaientà enserrer
leurs, sentiments quintessenciés, servent à Colin Muset pour
1. Le tas. 'en question est celui de la B. N., î. ïr. 12603. On en trouvera la
description, due A- M-.--W. Foerstèr, dans le Jahrbuth f. rom.u. engl. LU.r
Neue Folge, I, p. 285.
2. V. Bartsch, Romanzen und Paslourellen,î%70 ; II, A, 6, 17, 19, 62, 75,.
76, etc.
384 LES FABLIAUX
chanter « le très bon vin sur lie » ou les chapons à la saUce à
l'ail ; à d'autres poètes pour exprimer, comme dans les fabliaux,
le mépris des femmes :
En non Deu, ce dist Gobins,
Mainte femme fet par vin
.
Assez de desloiautez ;
Por un pasté de counin,
Ou pour l'aisle d'un poucin,
En fet on sa volenté.
.Ce. n'est mie chère vile :
Quant, por un pasté d'ang-uile,
Puet on tel marchié trouver,
Cil est fous qui met vint livres 1.
Les jeux-partis, asservis à des règles rythmiques tout aussi
-
savantes, destinés à être chantés, au son des vielles, sur des
modes ingénieux, sont des poèmes non moins aristocratiques.
Mais, auprès de tant de débats où des trouvères, sur de minuscules
problèmes de casuistique sentimentale, font assaut de courtoi-
sie, on trouve d'étranges discussions, comme celle-ci. Un poète
demande à son concurrent : Qu'aimeriez-vous mieux, posséder
votre dame sans la voir ni lui parler, ou avoir toute liberté de la
voir et de lui parler, sans la posséder jamais ?
Au cours de la controverse grossière, chacun des deux con-
testants ie;cit de son adversaire de lourdes injures, celui-ci
parce qu'il porte des béquilles, celui-là parce qu'ila le «ventre
gros et farci 2 ».
Quels sont ces deux poètes ? Qui est cet amant obèse, au
ventre farci ? Quel est cet autre, le béquillard ? L'un est Thibaut,
comte de Champagne et roi de Navarre ; l'autre est Raoul de
Soissons, roi de Chypre, l'un des héros de la cinquième croisade.
On le voit : les genres les plus aristocratiques peuvent être
infectés de l'esprit des fabliaux. Inversement, les genres les
plus aristocratiques fleurissaient dans les ' plus bourgeoises
sociétés-. Ni les. bourgeois n'étaient si prosaïques que nous
l'avions.supposé, ni les chevaliers si idéalistes. Si nous retour-
nions dans cette commune d'Arras, que nous décrivions
naguère comme une citadelle de l'esprit bourgeois, et que
nous fussions admis quelques instants dans la confrérie des
l. Ilist. lia., t. XXIII, p. 599. '
' 2. Hisl. lin., t. XXIII, p. 703.
A QUELS PUBLICS s'ADRESSAIENT LES FABLIAUX 385
ménestrels, nous pourrions avoir l'illusion de vivre
en une
compagnie très affinée et très aristocratique. Dans le
puy d'Ar-
ras, institué « pour maintenir amour, joie et jouvent », là où
sont « li bon entendeour », parmi « la gent jolie » des poètes,
le prince des ménestrels nous recevrait courtoisement, et
nous
pourrions douter si nous ne nous trouvons pas dans la salle du
château de Provins, à quelque fête présidée par Thibaut de
Navarre. Nous rencontrerions, là aussi, des seigneurs, Huon,
châtelain d'Arras, Messire Grieviler, chevalier ; auprès de
simples artisans, des Mécènes bourgeois. Tel ce Colart Nazard
« qui semblait fils d'un roi »,• Simon Esturion, « large en ostel,
preu au cheval », les Frekinois, quelques membres de cette
dynastie des Pouchinois, dont deux générations de poètes
nous disent la louange : par exemple, ce Jakemon, protecteur
d'Adam de la Halle,
Qui ne semble mie bourgeois
A sa table, mais emperere...
Rompus aux luttes de partis qu'engendrent les institutions
.
communales, habiles en affaires, entourés d'une clientèle de
poètes, sans doute aussi d'artistes, d'architectes, d'orfèvres,
chargés d'orner leurs hôtels, ces personnages font songer
aux riches marchands de la république de Venise. Et, si
nous écoutons les chansons que chanteront au puy Lambert
Ferri ou Robert de le Pierre, l'inspiration des poètes artésiens
ne le cède point, pour le raffinement des sentiments, à l'école
rivale, à la noble cour champenoise. Ils sont, dans leurs chan-
sons d'amour, d'aussi délicats copistes des Provençaux ; dans
leurs jeux-partis, ils apportent à la discussion des cas de cons-
cience amoureux le même subtil esprit de sentimentalité
procédurière. Comparez les chansons d'Adam de la Halle à
celles de Thibaut de Champagne : il n'est guère de pièce
si aristocratique de Thibaut que l'on ne puisse attribuer au
bourgeois Adam le Bossu ; il n'est guère de pièce si bour-
geoise d'Adam que le roi Thibaut n'aurait pu signer.
Il semble donc qu'il y ait, au xme siècle, jusqu'à un certain
point, confusion des genres et promiscuité des publics.

BÉDrEH. - Les Fabliaux. I 26


LES FABLIAUX

CHAPITRE XIV

LES' AUTEURS DES FABLIAUX

Ï(LPoètes amateurs : Henri d'Andeli, Philippe de Beaumanoir.


IL Poètes: professionnels : 1) les clercs errants ; 2) tes jongleurs: Rute-
beuf ; 3) les ménestrels attitrés à la cour des grands: Jehan de Coadé,
Watriqniet de Couvin,. Jacques de-Baisieux.

II nous a paru certain qu'il ne fallait pas simplement assi-


miler les fabliaux à ces collections de contes secrets qui, à toute
époque, se cachent dans les coins réservés des bibliothèques. '
Ils ne forment que la moindre partie d'nne série de poèmes
analogues, prochement apparentés, qui pullulent. La création
de cet ensemble d'oeuvres suppose un état de l'âme singulier,
une- conception spéciale de la vie.
Nous avons défini cet esprit ;il nous a semblé le signe et la
marque d'une classe sociale distincte. L'esprit gaulois-,, c'est l'es-
prit bourgeois, vilain. Il reste vrai qu'on peut diviser par castes,
les genres du moyen âge, qu'il existait des genres cléricaux,,
aristocratiques, bourgeois. Pourtant, non sans surprise,, nous
avons AÎU des grands seigneurs, voire des grandes dames, écouter
volontiers d'ignobles fabliaux ; —les boutiquiers d'Arras rimer
des chansons d'un sentimentalisme aussi raffiné que celles de
Thibaut de Champagne ; — inversement, Thibaut- composer
des jeux-partis qui. choqueraient par leur grossièreté le. bour-
geois Jean Bretel ; — en un- mot,, l'esprit des fabliaux infecter
les genres^ les plus aristocratiques... Ainsi, les castes.du moyen
âge, si tranchées dans la vie sociale, se mêlent, dès qu'il s'agit
de- littérature : une étrange promiscuité confond les publics et
les genres, chevaliers et marchands-, romans de la. Table Ronde
et fabliaux.
Comment cette indistinction des publics et cette fusion des
genres sont-elles possibles ? Nous avons chance de 'le savoir, si
nous considérons maintenant les conteurs des fabliaux.
LES AUTEURS DES FABLIAUX : POÈTES AMATEURS 387
Esquissons leurs portraits ; groupons-les, et, parcourons cette
galerie. Se ressemblent-ils entre eux, par un air de famille
commun ? Se distinguent-ils des poètes qui composaient des
épopées ou des romans de la Table Ronde ? L'opinion publique
traitait-elle diversement, avec plus ou moins d'honneur, les
nns et les autres ?
ï
POÈTES AMATEURS : HENRI D'ANDELI, PHILIPPE- »E BEAUMAMOIR

Commençons ce dénombrement par deux conteurs bien diffé-


rents l'un de l'autre : Henri d'Andeli, auteur du Lai dAris-
tote ;, Philippe de Beaumanoir, auteur de la Folle Largesse:
Le premier est un clerc et nous- introduit dans le monde
du haut, clergé parisien et normand. Le second est un seigneur
de la comté de Clermont, et nous voici dans le; monde chevale-
resque.
On ne saurait démontrer qu'aucune cour seigneuriale ni
épiscopale ait été, au xiir8 siècle, un foyer où se- soient plus
volontiers réunis les conteurs, comme fut la maison florentine
de Pampinea. Dans sa cour de Nérac, Marguerite de Navarre
groupe autour d'elle Bonaventure Despériers, Marot et ses
dames d'honneur. Au château de Genappe, se réunissent les
conteurs- dont Antoine de la Salle fut le joyeux secrétaire. Rien
de tout à fait semblable au moyen âge.
Pourtant il est certain que, dans le monde des clercs comme
dans celui des chevaliers, ce fut une sorte de mode de salon que
de ccnter des récits joyeux. Nous, avons cité précédemment le
texte d'après lequel un comte de Guings, Baudouin il (1169-
>

1206), égalait les meilleurs' jongleurs par le talent qu'il apportait


à dire les fabellas ignobilium. On lit dans les Enseignements
Trebor ce conseil à un jeune gentilhomme :
Fiz, se tu sez contes conter
Ou chançon de geste chanter,
Ne te laisse pas trop p.roiîer 1.
Henri d'Andeli dut en conter plus d'un, spécialement pour
la société ecclésiastique. Attaché peut-être à la personne
1. His.oire lii'Arau-e, XXIII, p.. 237.,
388 LES FABLIAUX
\
d'Eules Rigaud, archevêque de Rouen en tout cas familière-
ment lié avec le chancelier de l'Eglise de Paris, Philippe de
Grève 2, il ne devait guère frayer avec le bas-clergé. C'est pour
des prélats ou des chanoines très lettrés qu'il a fait combattre
Dialectique contre. Grammaire 3. Qui donc, mieux que des pré-
lats, aurait pris plaisir à sa Bataille des vins ? Ce gai compa-
gnon, à qui le vin de Saint-Jean-d'Angélyavait crevé les yeux 1,
était capable d'émotion et de haute poésie 6 ; capable aussi, dans
ses contes, d'élégance et de bon ton. Il fut une manière de
Gresset et, comme lui,
Fut dans l'Église un bel esprit mondain.
Combien de ces contes se sont perdus ! C'étaient des amu-
settes de société, qu'on n'estimait pas valoir le prix du.parche-
min ; une tablette de cire suffisait 6. Il est heureux pourtant
qu'un bout de parchemin nous ait conservé, dessinée par Henri
d'Andeli, comme une exquise figurine de miniature, la jeune
Indienne du lai d'Aristote, qui, dans un verger fleuri, par un
matin d'été, ?se promène en son bliaut violet, sa belle tresse
blonde abandonnée sur le dos, et chante, en cueillant les fleu-
rettes :
« tienent amoretes
Ci me
Ou je tieng ma main '... »

Quant au monde seigneurial, n'est-il pas curieux que le


témoin de cette mode d'y raconter des fabliaux soit Philippe
de Rémi, sire de Beaumanoir 8. L'admirable auteur du Cou-
tumier de Beauvoisis, le plus grand jurisconsulte du moyen
âge, fut (sans doute en sa jeunesse) un aimable poète. Son dit

1. Héron, OEuvres d'Henri d'Andeli, p. XX.


2. Dit du chancelier Philippe, v. 190, ss.
3. La bataille des Sept Arts, éd. Héron, p. 43.
4. La Bataille des vins, v. 128, 199.
5. V. le dit du chancelier Philippe :
Deus tes jugleres ai esté
1

1 Toz tens, et yver et esté;


De ma Tiele seront rotes
En ceste nuit les cordes totes...
6. V. ci-dessus, p. 14. '
7. Le lai d'Aristote, v. 355, ss.
8. Nous remarquons d'autres chevaliers parmi
nos auteurs de fabliaux :
Sire Jehan le Chapelain, Sire Jehan de Journi. Voyez notre Appendice III
LES AUTEURS : CLERCS ERRANTS 389
de Folle largece est un gracieux fabliau, un peu fade, dans la
manière courtoise et sentimentale de ses deux romans d'aven-
tures, la Manekine, Jehan et Blonde.
Ces deux contes, le lai d'Aristote, le dit de Folle Largece, nous
montrent ce que durent être ces fabliaux plus élégants destinés
aux classes élevées.
Ne nous méprenons pas pourtant sur le degré de retenue
comtoise qu'imposait à ces personnages officiels — même à un
clerc investi de fonctions sacrées, même à un chevalier juris-
consulte — leur public ecclésiastique ou seigneurial. On trouve
•chez Henri d'Andeli des vers bien étranges, si l'on songe qu'ils
«ont l'oeuvre d'un clerc qui poétise pour des clercs *, et Philippe
de Beaumanoir ne dédaigne pas de dire, dans les « chambres
des dames », des fatrasies, des oiseuses, ces poésies absurdes
<jue le XVIII® siècle cultiva sous le nom d'amphigouris :
Li chans d'une raine
Saine une balaine
Ou fons de la mer,
Et une seraine
Si em portoit Seine
Deseur Saint-0mer...
Se ne fust Warnaviler,
Noie fuissent en le vaine
D'une teste de sengler 2...
Voilà donc la poésie où se complaisait ce haut personnage,
Philippe de Beaumanoir, sénéchal de Poitou, puis de Saintonge,
puis bailli du roi en Vermandois, en Touraine, à Senlis, — et
qui fut un grand homme !
Mais nous n'avons affaire ici qu'à des rimeurs occasionnels de
fabliaux, à des amateurs. Venons-en aux poètes de profession.

II
POÈTES PROFESSIONNELS
1. LES CLERCS ERRANTS

Nous tenons pour assuré qu'un grand nombre de fabliaux


ont pour auteurs des clercs errants.
1. Voyez la Bataille des Sept arts, vers 39, 54, 60, etc.
2. Voyez Suchier, OEuvres de Ph. de Beaumanoir, t. II, p.
274 et p. 30o.
398 LES FABLIAUX
Le fahliau du Pauvre Mercier débute ainsi :
Uns jolis clercs qui s'estudie
A dire chose de qu'on rie
Vous vuet dire chose noveîle...

De même, le fabliau des Trois Dames qui trouèrent l'ami * i


G-iez, seignor,un b-on tablel :
Uns clers le ûst...
Et le Credo au ribaut :

Uns certains clers nos Gertefle 2...


A quelle catégorie de clercs avons-nous ici affaire ? C'est, à
n'en pas douter, à ces déclassés, vieux étudiants, moines
manques, défroqués, qui composent la « famille- de Golias »,
vagi scholares, clerici vagantes, goliards, goliardois, pauvres'
clercs. Le type s'en était dessiné et fixé dès le milieu du xne
siècle 3. Des quatre coins de la France et de l'Europe, ils étaient
venus former le peuple grouillant d'écoliers de ces grandes
villes universitaires, où la population scolaire l'emportait
souvent en nombre sur la bourgeoisie. Les meilleurs d'entre:;
eux étaient drainés par l'Église, pour les fonctions ecclésias-
tiques. Les pires, perdus par les vices que développait la misère
-en ces énormes agglomérations de jeunes hommes, repoussés des
cadres réguliers de la société, erraient par le monde, mendiant
et chantant, réunis entre eux d'ailleurs par les liens d'une,

i. Mît, I, 15.
2. Méou.-iV, 145..
3. Voyez les pages intéressantes de Oscar Hubatsch, die Vagantenlieder,
p. 12, ss. — Mes sources sont les trois principales collections des poésies de
vagants : 1) Ed. du Méril, Poésies lai: inédiles, Paris, ! *47 ; 2) Wright, fhe
latin poelries cornmonly attributed lo Walter Mapes, Camden Society, Londres,.
1841 (cf. Wright, Histoire de la caricature, p. 143, ss.l, et surtout, 3) les Ca-
mina burana, p. p. Schmeller, dans la Bibliothekdeslillerarischen Vereins
ni Stuttgart, t. XVI, 1847. — Les deux principaux travaux que je connaisse
(sans parler de ceux qui sont plus spécialement consacrés à Gautier de Lille)
sont celui de Giesebreeht, Allgem. Monalschrift fur Wiss. u. LU., 1853, et.
celui d'O. Hubatsch, Die Meinischen Vagantenlieder des Milielakers, Gôr-
litz, 1870. Cf. Kaufmann, Geschichle der deutschen Universilâlen, t. I, 1888
p. 148. — Des chants choisis des vagants ont été publiés en de nombreuses-
petites éditions à l'usage du grand public allemand. Kaufmann, lac. cit.r
en cite quelques-unes.
LES AUT-EtUaS : CLERCS ERRANTS -3M
sorte de franc-maçonnerie •obscure et puissante \ C'était une
manière d'Internationale. Mais, comme le prouve excellem-
ment Hubatsch *, -c'est à Paris, -la ville universitaire entre
toutes, qu'ils avaient leur quartier général. G'est de France
qu'ils se sont répandus vers l'Angleterre, l'Aiemagne, le long
de la vallée du Danube. Ils étaient surtout accueillis aux tables
somptueuses du haut clergé, où ils chantaient leurs remar-
quables poésies latines. Mais nos bourgeois, nos paysans
connaissaient aussi fort bien ces hôtes errants, spirituels et
misérables. Les blasons populaires disaient : « famine de povr.e
clerc 3. » On les recevait avec indulgence et défiance, comme
des enfants terribles. Un poète loue grandement les boulangers,
dans un petit poème rimé en. l'honneur de leur corporation 4, de
donner volontiers « du pain aux pauvres clercs ». Le charmant
Aucassin aime mieux aller en enfer qu'au ciel, parce que c'est là
qu'on rencontre lés chevaliers « et les beaux clercs ». On leur
demandait souvent, comme paiement de leur éeot, des chansons
ou des contes ; un clerc quitte l'Université de Paris, chassé par
la laim :
Puis qu'il ne s'en sëust ou prendre,
Miauz valt la laissier son éprendre.
Comme il n'a « goutte d'argent » pour rentrer, dans son pays,
il demande l'hospitalité chez un vilain, qui lui dit : « En atten-
dant que le sonper cuise,
«Dan clerc, se Deus me benëie,
— Mainte chose avez ja oïe, —
Car nos dites une esçriture
Ou de chanson ou d'aventure 6. »

Un passage des Chroniques de Saint-Denis nous apprend


qu'ils étaient souvent conteurs de fabliaux, par profession :

1. Voyez, par ex., Wright, op. laud., p. 69, Epislola cujusdam goliardi
anglici.
2. Op. cit., p. 16, ss. Cette provenance, en majeure partie française, des
Carmina burana, est généralement admise aujourd'hui. V. Burckhard, La
Civilisation en Italie, appendice I à la 3e partie de l'édition revue par
Geiger.
3. Proverbes et dictons populaires, p. p. Crapelet, Paris; 1831, p. 4i.
4. Le dit des Boulengiers {Jongleurs et trouvères), p. 141.
5. MR, V, 1.32, Le povre clerc.
392 LES FABLIAUX

« Il avient aucunes fois que jugleor, enchanteor, goliardois et


autres manières de menesterieux s'assemblent aux corz des
princes et des barons et des riches homes, et sert chascuns de
son mestier... pour avoir dons ou robes ou autres joiaus, et
chantent et content noviaus motez et noviaus diz et risies de
diverses guises \ »
On voit par ce texte que volontiers on confondait les goliards
et les ménestrels, et je crois qu'en effet on peut leur attribuer
un grand nombre de fabliaux. Bien plus, on pourrait discerner
leur influence sur la plupart des genres littéraires du moyen âge.
Je crois que les ménestrels et jongleurs se recrutaient très sou-
vent parmi eux, et qu'ils ont marqué de leur empreinte notre
vieille littérature. Ce n'est point là l'opinion commune. On oppose
d'ordinaire, beaucoup plus qu'il ne me paraît convenir, la poésie
latine développée par ces clercs à la poésie des jongleurs en
langue vulgaire. M. Hubatsch y voit deux mondes distincts,
opposés 2. Il dit textuellement : « Par le métier, jongleurs et
goliards, c'est tout un ; ce que les uns étaient pour les laïques, les
autres l'étaient pour le clergé. Mais le goliard, en regard du jon-
gleur, a la conscience d'être une créature à part, essentiellement
différente... A peu d'exceptions près, jongleurs et ménestrels
errent dans la vie, dépouillés de tout droit. Au contraire, le clerc
goliard jouit de véritables privilèges ecclésiastiques, et surtout
il est conscient d'être un lettré, muni de culture savante, par
opposition au jongleur ignorant. » C'est bien là, en effet, l'opinion
généralement reçue, que M. Hubatsch résume ainsi : « Par son
caractère savant, la poésie des clercs forme un contraste saisis-
sant avec la poésie des laïques. »
Je crois aisé de démontrer, tout au rebours, que les goliards
se confondent, à peu près, avec les jongleurs : que, d'une part,
ils ont mené la même vie et rencontré dans la société le même
traitement ; que, d'autre part, la poésie latine développée par
eux explique bien des traits de notre vieille poésie française. —'
Bornons-nous ici, sur ces deux points, aux rapides indications
qui conviennent à notre sujet.
D'abord, les vagants ont mené la même vie que les jongleurs

1. Cité par Wright, op. laud., p. XIV.


2. 11 consacre à soutenir cette opinion un chapitre de son livre, p. 21, ss.
LES AUTEURS : CLERCS ERRANTS 393
et rencontré le même traitement. C'est la même existence errante,
au sortir de ces Universités, qui les munissaient de dialectique,
mais non d'un gagne-pain 1.
Ils jouissaient, dit M. Hubatsch, de privilèges ecclésiastiques.
Oui certes, comme clercs, mais précisément à condition qu'ils
n'eussent rien de commun avec la famille de Golias ; les canons
des synodes et des conciles se succèdent sans relâche de 1223 à
1310 : ils ordonnent que, si un clerc est convaincu de goliardise,
après trois avertissements préalables, on lui rase la tête pour
faire disparaître la tonsure, et qu'il soit dépouillé de tout privi-
lège clérical 2. Dès lors, que leur reste-t-il, sinon d'aller grossir
les rangs des jongleurs ? De là cette sympathie, que nous avons
marquée ailleurs 3, des jongleurs pour les clercs : les clercs sont
les jeunes premiers des fabliaux. A eux les bonnes fortunes ; à
eux les faveurs des bourgeoises égrillardes. La langue emploie,
sans distinction, jongleur et goliardois, faisant servir, soit en
français i, soit en latin, l'un de ces mots à expliquer l'autre :
« Joculatores, goliardi, vel bufones 5... Goliardia, sive histrio-
nia... »
N'avons-nous point, dans notre littérature française, toute une
série de petits poèmes qu'on peut attribuer à des goliards, où ils
décrivent leur vie et desquels il ressort qu'ils ne formaient
qu'une sous-famille de l'espèce jongleur ?
1. Carmina burana, p. 172, n° 89, str. 12.
O ars dialectica,
^unauam esses cognita,
Quae tôt facis clericos
lîxules ao miserosl
2. Ces textes ont été d'abord réunis par Du Cange (s. v. golia, goliardia,
goliardensis, etc.) et utilisés, à diverses reprises, par du Méril, Wright,
Hubatsch, etc. — Concile de Sens, 1223 : clerici ribaldi, maxime qui dicuntur
de familia Goliae, ionderi prsccipianlur. — Cf., dans Du Cange, les décrets des
conciles de Trêves (1227), de Tours et de Château-Gonthier (1231), de Nor-
mandie (1231), de Cahors, Rodez et Tulle (1289) : clerici, si in hislrionaiu
vel goliardia per annum fuerunl vel breviori tempore, el 1er moniti non desis-
lunl, omni prù-ilegio clericali sunl exclusi.
3. V. p. 334.
4. Voir dans le dictionnaire de Godefroy les mots goliard, goliardise, etc.,
cf. les exemples anglais réunis par Wright, op: cil.
5. Statuts synodaux de 1289, cités par du Méril, Poésies latines, t. 2,
6. Voy. ibid.,v. 179-80, en note, un é'dit de l'archevêque de Brème, rendu
p. goliardi vel hislriones appel-
en 1289, et dirigé contre les scolares vagos qui
lanlur.
-394 LES FABLIAUX
Telle la Patenostre aus Goliardois, où Ton retrouve de vagues-
ïéminiseences de la Confessio Goliae :
Vins fait les sons et les conduis M
Sicul et nos... Je vais ainçoi-s
En la taverne q-u'a-u meustier.^.
S'aws trois -dés vos -poez -ani-ordre,
Par tens porrez entrer en l'Ordre...
Et ne nos inducas... Envie
Vous doins't Dieus de mener tel vie,
S'irez en langes et deschaus,
Et par les froiz et par les chaus !...
Ribaut et goliardois doivent
Par le païs tels cens -deniers
Dont a paier est li premiers 2...
Comparez ce Isetabundus goliardois 3 :

Or i parra !

La cervoîse nos chantera


Alléluia !
Qui que auques en boit
Si tel soit com estre doit
Res miranda !...
Bevez bel et bel et bien,
Bevez quant l'avez en poin...
Riches gens font lor bruit :
Fesom, nous, nostre déduit
Pari forma !
Benoyt soit li bon voisin
Qui nos done pain et vin
Came sumpta,
Et la dame de la maison
Qui nous fait chère real :
Ja ne puisse ele par mal
Esse ceca !
Or bevom al deerain
Per moitiez et puis par plein,
Que nous ne s-eura .de-main
Gens misera !
Amen J
Bien que le goliard vive aux dépens du clergé, sans doute il

1. Poculis accendïtur animi lizcerna,


Cor imbutum nectarc Tolat ad superna.
(Confessio Goliae.')
2. Jongleurs el Trouvères, p. 69 Wright, Latin poème, p. XL ; Bai-tseh
;
et Horaing, La langue el la. littémlwe française au moyen âge, col. 6-02.
3. Wolf, Veber die Lais, Sequenzen. und Leiche,
p. 439.
LES AUTEURS : CLERCS ERRANTS 395-
ne dédaigne pas de rimer des vers français, comme les autres
jongleurs, pour la joie du menu peuple :
A tous chîaus qui héent clergïe,
Soit la maie honte forgie !
Por chou que li clerc me -soustiennent,
Et me joiestent et retiennent,
Pour chou hé-je tous les vilains,
Qui héent clers et chapelains.
Christe, audi nos, des nous
Qu'il aient brisié les genous !
Tu, pie Pater, de coelis
Ipsos confundere çelis !
Y a-t-il une différence entre l'idéal du jongleur et celui du
goliard, lorsque les vagants nous racontent leur genre de vie
dans le Credo au ribaut 1 ou dans l'amusante pièce des Dés, des
Femmes et de la Tavernes ?
Et pour citer enfin un dernier exemple, quel meilleur type de
jongleur que ce clerc qui s'est enfui de son couvent, et qui
nous explique comment il a perdu au jeu de tremerel non seule-
ment sa chape, son manteau gris, sa cotte, mais aussi tout son
bagage d'Université, « toute sa clergie », son psautier, son
missel, son antiphonaire, son Grecisme, son Doctrinal :
Mes Ovides est a Namur,
Ma philosophie a Saumur ;
A Bouvines delés Dinant,
La perdi-je Ovide le grant...
Mon Lucan et mon Juvenal
Oubliai-jë à Bonival-;
Estace le grant et Virgile
Perdi-je aus dés a Abevile...
Tant il est vrai que, du goliard au jongleur, il n'y a pas la
distance du lettré à l'illettré, mais que, les uns et les autres, ils
sont des demi-lettrés !

Ainsi, beaucoup de clercs err-ants -trouvaient un gagne-pain


dans la menestrandie Y et notre poésie dut s'en ressentir.
En effet, si nous comparons la poésie latine des clercs à la

- 1. Barbazan-Méon, IV, p. 445.


2. Barbazan-Méon, p. 485. Ces deux pièces sont certainement dues à des
clercs errauts. Pour le Credo, voyez le v«rs 1 : pour l'autre pièce, IV, le vers-
72.
3. Méon, Nouveau recueil de contes, t. I.
396 LES -FABLIAUX
poésie en langue vulgaire, l'une et l'autre décèlent des influences
réciproques.
Certes, ce sont d'abord les différences qui frappent. Ce qu'on
remarque au premier coup d'oeil, c'est le caractère à'êsotérisme
de la poésie des clercs errants. Entre eux, dans l'intérieur de la
famille de Golias, devant leurs pairs, ils peuvent à leur gré
rapetasser leurs souvenirs d'Université, mythologiques, pédan-
tesques 1, se complaire à leurs jeux de rimes grammaticaux et
amoureux %.
Entre eux, loin des laïques méprisés 8, loin de ceux que les
premiers ils ont appelés les philistins, ils peuvent chanter ces
poèmes, qui constituent l'essentielle et durable beauté des Car-
mina burana, ceux où ils décrivent leur vie libre, païenne, où
ils recopient, en de nombreuses répliques, la superbe confession
de Gautier de Lille : '
In taberna quando sumus,
Non curamus quid sit humus 4...
Entre eux, ils peuvent chanter leurs belles chansons à boire ;
Potatores exquisiti,
Licet sitis sine siti6...
entre eux, dire leur mépris de la société régulière :
Nunquam erit habilis,
Qui non erit instabilis,
Et corde jocundo
Non sit vagus mundo,

i. Carm. bur., n° 199, p. 78.


2. V. Carm. bar., 85, p. 48, str. 5 ; 61, p. 151, str. 15.
'Est hoc verbum diîigo
Verbum tra-nsitmim ;
Nec est per quod transeat,
îûisi per passivum ;
Ergo, cum nil patitur,
Hil valet aetivum...
3. Laïeî non sapiunt ea qurc sunt vatis...
Unde saepe îacrimor, qoando vos ridetîs...
Carm. bur., p. 74, 194 ; cf. 124,
p. 198.
4. Carm. bur., 175, p. 235. Cf. 193, p. 251.
In secta nostra scriptum est :
Omnia probate ]...
Nemo in itinere
Contrarius sit ventis,
ÏTec, a panpertate,
3?erat vnltum dolentis I...
5. Carm. bur., 179, p. 240, 180.
LES AUTEURS : CLERCS ERRANTS 397
Et recurrat
Et transcurrat,
Et disçurrat
In orbe rotundo 1.
Mais, à part ces seuls thèmes d'inspiration qu'ils ne peuvent
développer que pour leurs seuls confrères, ne trouvons-nous pas
les mêmes motifs exploités dans les Carmina burana et dans la
littérature vulgaire ?
Ce sont, ici et là, des dits, débats et disputes : les Versus de
Nummo a correspondent à Dan Denier 3, le Débat de l'eau et du
vin i au Conflictus aquae et vini 5, Hueline et Aiglentine 6, Flo-
rence et Blancheflor ' au débat de Phiïlis et Flora s.
Pour la poésie lyrique, M. Jeanroy a montré quels rapports
unissent les chansons des vagants aux chansons courtoises ou
populaires 9. Ces clercs n'ont-ils pas composé, aussi gracieuse-
ment que Perrin d'Angecourt ou Jean de Neuville, des pastou-
relles" ?
Exiit diluculo
Rustica puella, '
Cum grege, cum baculo,
.

Cum lana novella...


Sunt in grege parvulo
"Ovis et asella,
Vitula cum vitulo,
Caper et capella.
Conspexit in cespite
Scholarem sedere :
« Quid
tu facis, domine ?
Veni mecum ludere 11 ! »

1. Carm. bur., 177, p. 238. Cf. 79 ; 197, p. 76 ; 198, p. 77,. etc.


2. Carm. bur., 80 Y p. 43-
3. Hist. liti., XXIII, 263.
4. Romania, XVI, 366.
5. Carm. bur., 173, p. 232,
6. Méon, N. R., I, 363.
7. Méon, IV, 354.
8. Carm. bur., 65, p. 155.
9. Jeanroy, Origines de la poésie lyrique, p. 304.
10. Voyez dans les Carm. bur. les n°* 50, 52, 118, 119, 120, 121, 122, etc.
11. Carm. bur., 63, p. 115. Comp. ibid., 62 :
Ecce pastores Abhominantur ' Kec meditantur
Temerarii, Opus manuum : Ouram ovium.
Fabulatores Luera sectanfrur,
Vaniloquii... Amant otium,
398 LES FABLIAUX
Ces patenôtres comiques, ces Credo au ribaut de la poésie en
langue vulgaire, n'ont-ils pas leurs modèles dans les parodies
de messes, d'évangiles, de psaumes,, qui foisonnent dans les
Carmina burana ? Sequentia falsi evangelii secundum Marcam
argentv...
Ces clercs ne se sont-ils pas même mêlés .an « siècle- » ?'
ISPavons-nous pas- conservé d'eux de remarquables satire^ qui-'
ressemblent à nos bibles ? n'avons-nous pas conservé d'eux-
même des chansons de- croisade 1 ?
Ce ne sont ici que de rapides remarques. Mais ees poésies
latines me paraissent rendre compte, en tout o-u en partie, dé-
plus d'un caractère de notre vieille littérature, française.
Elles expliquent d'abord, en une certaine mesure, lie caractère
international des inventions littéraires du moyen ' âge : ce sont
parfois ces clercs qui. les ont. colportées à travers PEurope.
Elles expliquent aussi, pour une petite part, l'introduction de-
l'allégorie dans notre poésie française. Bien avant Guillaume de
Lorris, les goliards ont su familiariser les bourgeois avec les êtres
de raison, pour avoir intimement fréquenté ces entités et ces
quiddités aux environs de la rue du Fouarre.
De plus, l'hypothèse de Paulin Paris n'est-elle pas générale-
ment admise aujourd'hui que ce sont ces moines manques, an-
ciens latinistes, qui ont introduit dans la littérature universelle
du moyen âge l'épopée animale, le Roman de Renart ?
Enfin, elles expliquent quelque chose des fabliaux. Ce sont
les goliards sans doute qui ont acclimaté dans les lettres pro-
fanes ces bons contes à rire qui fleurissent volontiers dans les
cloîtres : le Prêtre aux mûres, le Prêtre qui dit là Passion^ le Dit
des Perdrix et l'Enfant de neige, dont on a de si anciennes
formes monacales.
Surtout, ce trait caractéristique des fabliaux, cette haine des-
femmes, faite de mépris, de curiosité, de crainte, de désir 2, ne
sîexplique-t-il pas plus aisément par les moeurs de ces moines
manques que par les idées ascétiques des religieux bouddhistes ?

1. Carm. bur., 26, 27, p. 29, sqq-.


2- Femina, res rea, res maie carnea, vel caro tc-ta,
Stremia perdere, nataque fallcre, fallere docta,
Fossa novîssima, vipera pessima, etc.
(Ed. du Méril, Pois. lut. ineâ., t. II, p. 180, note.).
LES AUTEURS : JONGLEURS 399
2. LES JOKGLEETKS. RUTEBEUF.
Les clercs errants ne forment guère, nous l'avons dit, qu'une
sous-famille parmi les jongleurs. Ge sont des jongleurs de
profession qui, pour la plupart, sont les auteurs des fabliaux.
Vingt d'entre eux, ou environ, nous ont laissé leur signature.
Leur nom, leur province d'origine quelquefois, c'est tout ce que
nous connaissons d'eux. En général, ils furent d'assez pauvres
Itères, semblables à ce Gautier, qui, avant de mettre « en rime
fresche et novele » l'aventure du Prêtre teint L, nous raconte
avec tristesse comment, à Orléans, il mangea et but son surcot
et sa cotte ; comment l'hôte lui fit durement payer sa dépense et
jusqu'au sel, à l'ail, au verjus, au bois :
Tel ostel as maufez commant !
Et pourtant c'est de cette plebs sine nomine que la connais-
sance nous importerait le plus.
Que savons-nous de ces vagues jongleurs, de ce Boivin de
Provins, pauvre lecJieor qui jouait de si bons tours aux filles-, et
du Barbier de Melun, « au visage fleuri comme un groseillier 2 » ?
Que savons-nous d'Eustaehe d'Amiens, de Gourtebarbe au nom
grotesque, de Colin Malet, d'Enguerrand d'Oisi, de ces Garins
et Gautiers indistincts, qui se confondent les uns avec les autres ?
Que savons-nous de l'obscène Haiseau, d'Huon le roi, d'Huon
Piaucele, d'Huon de Cambrai, de Milon d'Amiens et de tant
d'autres qui ont vécu en contant « pour la gent faire rire » ? Notre
information est des plus pauvres s ; tout ce que nous savons
d'eux ne pourrait défrayer la dissertation inaugurale d'un étu-
t diant allemand. Ce sont
eux pourtant qui ont répandu le genre
des fabliaux, et qui en furent les responsables colporteurs. Je
dirai donc leur biographie collective, ce que la société de leur
temps a fait d'eux. — Certes,, les textes, qui seront ici produits
sont presque tous bien connus. Souvent *, déjà, on les a grou-
1. MR, VL 139.
2. Rulebeuf, éd. Kressner, p. 100.
3. Nous recueillons, à l'appendice III, le peu que nous pouvons savoir de
jongleurs.
•ces
4. On les trouvera tous habilement groupés à nouveau et utilisés par
M. Léon Gautier dans l'importante étude sur les jongleurs qui occupe,
Épopées françaises.
presque tout entier, le tome II de ses
400 ' LES FABLIAUX
pés, mais pour s'amuser de la vie errante des jongleurs, pour
montrer le pittoresque de leur débraillé. Voyons si nous n'en
pourrons pas tirer quelque plus haute, plus triste conclusion.
Quelle vie ont-ils menée ? Ils ont suivi la route bohémienne,
celle des truands et des ribauds, par le froid, la faim, la misère.
Lequel d'entre eux ne pourrait prendre pour lui cette belle et
triste plainte de Rutebeuf ?
Ribaut, or estes vous a point !
Li arbre despouillent lor branches,
Et vous n'avez de robes point,
Si en avrez froit a vos hanches !
Quelvous fussent or li pourpoint,
Et li sorcot fourré a manches !...
Vostre soler n'ont mestier d'oint :
Vous fêtes de vos talons planches !
Les noires mouches vous ont point : ;
Or, vous repoinderont les blanches 1 !

Ils ont rimé, en foule, des vers mendiants et spirituels. Je


ne dis pas seulement des vers comme Colin Muset : Colin
Muset, ce Clément Marot du xnie siècle, est un heureux, un
aristocrate parmi les ménestrels. Mais combien de ces poètes
crient la faim et demandent non pas, comme Colin, « un beau
don par courtoisie », mais simplement « une maille, un petit sou,
par charité » ? « Quelquefois, dit l'un d'entre eux, on me donne
bien une cotte, un garde corps, un hérigaut ; plus souvent, quatre,
trois, deux deniers ; mais je suis celui qui ne refuse monnaie ni
maille... Car que ne peut-on avoir, pour une maille ? On peut
avoir du poivre ou du cidre, du bon charbon, des aiguillettes
d'acier, ou une potée de vin,.ou de quoi se faire raser, ou de quoi
voir danser les singes ou les marmottes, ou une grande demi-livre
de pain 2... »
Certes, aux yeux des bourgeois d'alors, le jongleur mérite sa
misère, car il est rongé par trois vices : la taverne, les dés, les
femmes. A peine a-t-il gagné quelque surcot, ou quelque maille,
quelle tentation, s'il vient à passer, ce pauvre irrégulier de la
.

1. Le dit des ribauz de Greive, Rutebeuf, éd. Kressner,


2. Dit de la maaille, Jongleurs el Trouvères,

-./>»
p. 98.
p. 101, ss. Comparez à ces
pièces mendiantes Le ménestrel honteux, Jubinal, OEuvres de Rutebeuf t I
p. 341-4.
LES AUTEURS : JONGLEURS 401
"vie, devant une taverne ! Selon l'usage du temps \ le valet
d'auberge est là, sur le pas de la porte, qui le huche et le racole.
Il entre. Et là, d'autres ennemis l'attendent, les dés surtout :
« les dés l'occient, les dés le guettent et l'épient ; les dés
l'assaillent et défient 2... » Certes, il les déteste de maie haine.
Que d'imprécations n'a-t-il pas rimées contre eux! C'est le
-diable qui a ordonné à un sénateur de Rome, lequel lui avait
vendu son âme, de fabriquer un petit cube d'ivoire et d'or et d'y
peindre des points : la face du dé qui porte un seul point signi-
fie le mépris de Dieu ; les deux points, le mépris de Dieu et de la
Vierge ; les trois points, le mépris de la sainte Trinité ; les quatre
points^ le mépris des quatre évangélistes ; les cinq points, le
mépris des cinq plaies du Sauveur ; les six points, le mépris de
l'oeuvre des six jours 3. Mais quoi ! Les dés l'ont « engignié »,
ensorcelé, il joue ! Quand il a bien perdu, bien bu, bien acointè
Mabile, Manche-Vaire ou Porrette, il faut quitter cette taverne ;
il faut y laisser en gage sa robe^ ses chausses, ses souliers, sa
vielle, ou, faute de mieux, sa parole de jongleur... Le voici sur
la grand'route, et le A^ent souffle sur ses membres nus :
Ne voi venir avril ne mai !

Vez ci la glace !

1. Voir les vers charmants de Corlois à"Arras, Méon, I,p. 361-2 :

Ça est li bons vins de Soissons,,,...


Sor la verde herbe et sor les jons,
Fet bon boivre privéement...
Ceenz sont tuit ii grant délit,
Chambre paintes et souef lit...
Letuaires et eve rose...
2. Rutebeuf, La Griesche d'Yver, v. 55, ss.
3. Jubinal, N. R., II, 229, cf. le dit des Marcheanz, MR, II, 29 : « Que
.Dieu protège les marcliands,.
Et si les desiende du dé
Qui maintes fois m'a desrobé ;
Encor ne sui pas enrobés,
Quant par le dé sui desrobés ;
Se Deu plaist, je m'enroberai,
Et aus marcheanz conterai
Des diz noviaus, si liement
Qu'ils me donront de lor argent.

Cf. Eslormi, MR, I, 19, v. 282, ss. ; voir une partie de Iremerel
dans le
iabliau du Preslre et des deux ribauz, MR, III, 62 ; une autre dans Saint
Pierre el le jongleur, MR, V, 117.
BÉDIEIÎ. — Les Fabliat(x.
402 LES FABLIAUX
Et toute sa vie, toute sa conception de la destinée se résume-
en ces vers macaroniques, certainement dus à quelque goliard -1 i
Femmes, dés et taverne trop libenter colo ;
Jouer après mengier cum deciis volo, .,
Et bien sai que li dé non surit sine dolo.
Una vice m'en plaing, une autre fois m'en lo... -
. ,
Omnia sunt hominum. tenui pendeiitia filo !

Ou sont mi vestement, amice, si quseris,


B.ëu sont au bon vin in tempore veris...
Il me pesoien.t trop in meis humeris !
Or defauch de tos biens communs et prosperis :
Tempora si fuerint nubila, solus eris !
...
Parfois, ces pauvres hères ont senti le pittoresque de leur vie
indépendante ; ils ont su se draper noblement dans leur manteau
troué. Tel ce jongleur d'Ely, qui, après avoir amusé et gabé le roi
d'Angleterre comme un Triboulet, entonne cette sorte de chan-
son des gueux 2 : « Par saint Pierre, sire roi, je vous dirai
volontiers ma manière de vivre. Nous sommes plusieurs com-
pagnons qui mangeons de meilleur coeur là où nous sommes,
priés, que là où nous payons notre écot ; qui buvons plus volon-
tiers assis que debout, et de préférence dans de gros et grands-
hanaps, et qui volontiers voudrions être riches, mais nous
n'avons cure de travailler... ; et qui voudrions bien emprunter
toujours et rendre le plus mal possible... ; et qui dépensons à nn
dîner plus que nous ne pouvons gagner en un mois ; et qui nous,
plaisons encore à acointer les belles dames... Voilà notre ribau-
die. Sire roi, or me dites
Si nostre vie est bonne assez ».

Telles se dessinent les figures de ces jongleurs, fines et.


vicieuses, dignes des estampes de Callot. Ils sont bien les-
ancêtres' de Pierre Gringoire, de maître Pierre Faifeu, de
Panurge, de maître François Villon. .

1. Barbazan-Méon, IV, p. 485, ss. L'attribution do cette amusante pièce à.


un goliard repose sur ces vers (v. 72) :
Qui a rien si le gart, soit viens, soit juvenis;
Ne li praigne pas faim istius ordinis... *

2. MR, II, 52, Le Jongleur d'Ely, passim.


LES AUTEURS : JONGLEURS 403
Quelle place leur faisait la société d'alors ? Dans leurs péré-
grinations des foires aux châteaux, ils ne suivaient pas cette voie
triomphale, que l'on a si souvent et si complaisamment décrite.
Ils ne gagnaient pas toujours, dans les manoirs féodaux, l'ad-
«
miration enthousiaste des barons, leurs manteaux d'hermine,
leurs coupes d'or et, par surcroît, l'amour de la châtelaine
». —
« Quand j'arrive dans un château, nous dit l'un de ces poètes,
j'y suis reçu par deux sergents : l'un s'appelle Grognet et l'autre
Petit. Petit est cuisinier, sénéchal et bouteiller ; Petit fait faire
les petits hanap>s et les petits pots :

Grognet m'assied au feu qui fume,


Grognet ferme l'huis et la porte,
. Grognet laide nape m'aporte 1...

Mal reçus, souvent chassés, ils reviennent toujours, comme


des chiens fouettés, effrontés et rampants.
J'ai mainte parole espandue,
Et mainte maille despendue,
Et dedans taverne et en place ;
Encor ferai, cui qu'il desplace :
Car s'on me chace, je fuirai,
Et s'on me tue, je morrai 2...
C'étaient "des résignés, pourtant, comme le montrent ces'
petits vers. La résignation est la vertu la plus facile au
moyen âge ; c'est la grâce d'état de cette'époque qui se
croyait immuable. Or, .comme chacun sait, les hommes sont,'
de toute éternité, divisés en trois classes : c'est la théorie des
trois ordres 3. Il n'y a que trois manières de gens, clercs, cheva*
liers, ouvriers de terre : les vilains pour travailler, les nobles

1. MR, II, 56. i


..
2. Le dit des Boulengiers, Jongleurs el trouvères, p. 138.
3. Voir, .sur cette division, P. Meyer, Romania, III, 92, et XII, p. 15 ;
voir aussi une amusante parodie de ces principes dans la Comullaliq
sacerdotum, p. p. Wright, Latin poems...., p. 179, v. 169. C'est une dis-
cussion entre vingt prêtres et- moines, sur le voeu ecclésiastique de chas-
teté :
Quod papa concesserat, ouïs potest vetare ?
Cuneta potest solvere unus et ligare.
Laborare rusticos, milites pugnare
Jussit, ac praecipue cîericos amare.
404 LES FABLIAUX

pour se battre, les clercs pour prier. Dieu a réparti.en consé-


quence les biens de ce monde : il a assigné les terres aux cheva-
liers, les aumônes et les dîmes aux clercs,
Puis asena les labourages
Aus labourans, pour labourer...
Mais les jongleurs ? quel est leur lot ? Un fabliau ajoute à la
Genèse ce mythe plaisant : Dieu s'en allait, ayant fait ce beau
partage, et se complaisait en son oeuvre, quand il vit venir une
troupe bizarre d'hommes et de femmes, qu'il ne connaissait point.
« Qui est-ce ? »
demanda-t-il à saint Pierre. — « C'est une gent
sorfete », répondit le saint, c'est-à-dire une race faite par-dessus
le marché, par mégarde. « Ce sont des jongleurs 2 et des femmes
ribaudes. Ils demandent leur part des biens terrestres. » Et Dieu
fut tris embarrassé, n'ayant plus rien à distribuer. Il s'en vint
vers les chevaliers, et il leur dit : « Je vous donne les jon-
gleurs, pour que vous leur procuriez le nécessaire. » Puis il
s'en vint vers les clercs et il leur dit : « Je vous donne les
'femmes ribaudes,pour que vous leur procuriez le nécessaire. »
Depuis, les clercs se conforment respectueusement aux volon-
tés divines, car ils donnent aux truandes pelisses chaudes,
doubles manteaux, doubles surcots. Mais les chevaliers ont
méconnu les intentions du Seigneur, car ils ne donnent aux
jongleurs que de « vieux drapiaus » et de méchants morceaux
qu'ils leur jettent, comme à des chiens. C'est pourquoi les clercs
seront sauvés, et les chevaliers damnés...
Mais où iront les âmes des jongleurs ? Toutes au ciel,
comme chacun sait, depuis que l'un d'eux 2, commis à chauffer
la chaudière de l'enfer, a perdu contre saint Pierre, au jeu de dés, 1

les âmes confiées à sa garde, depuis que Lucifer l'a chassé vers
Dieu « qui aime joie», et que tous les démons ont juré de ne
plus apporter en enfer d'âmes de jongleurs. —C'est pourquoi,
confiants en la vie éternelle, ils conservent précieusement
quelques légendes pieuses dont s'honore leur corporation,'et

1. Le texte dit des leckeors. Mais est-i) besoin de marquer qu'il ne peut
être question que de jongleurs ? Le fabliau ne signifierait rien, s'il s'agissait
de ribauds quelconques.
2. MR, V, 117, Saint Pierre et le Jongleur.
LES AUTEURS : JONGLEURS 405
qu'ils répètent, mi-crédules, mi-sceptiques : comment le saint
Vaudeleu donna son soulier à un jongleur ; quelle belle cour-
toisie la Vierge fit aux ménestrels d'Arras quand elle leur
donna la sainte Chandelle ; comment un cierge descendit de
l'autel de Notre Dame de Rocamadour pour se poser sur la vielle
de Pierre de Siglar...
Ce sont là leurs espérances pour l'autre vie. Sur cette terre,
ils n'ont d'autre rêve que de manger à leur faim et de boire à
leur soif 1.
-
Ainsi vivent les poètes du moyen âge, errants, soumis,
vicieux, résignés. Ils se confondent avec les saltimbanques, les
danseurs de corde, les prestidigitateurs, les bouffons. Dans la
société d'alors, ils occupèrent la même place que les mon-
treurs-d'ours. Pourtant, dit J.-V. Le Clerc, «chacun sait que,
sous le gouvernement de saint Louis, les jongleurs jouirent
d'un vrai privilège 2. » En effet, le même article du Livre des
métiers où il est marqué que le singe du bateleur n'est tenu
pour tout péage qu'à jouer devant le péager, dit aussi que « li
jongleur sont quite por un vers de chançon ». Voilà, en vérité,
un odieux « privilège » ! — Les jongleurs portent des noms de
guerre truculents ou. grotesques, qui sentent l'argot, la
pègre. Ils s'appellent Courtebarbe, comme l'auteur du fabliau
des Trois aveugles de Çompiègne, ou Barbefleurie 3. Ils s'ap-
pellent Humbaut, Tranchecoste, Tiecelin, Porte-Hotte, Tourne-
en-fuie, Briseverre, Bornicant, Fierabras, Tuterel, Maie-
Branche, Mal Quarrel, Songe-Feste a la grant viele, Grimoart,
Tirant, Traiant, Enbatant \ Ils s'appellent ' A envi-te-voi,
\
Malappareillié, Pelé, Quatre-oeufs Ils s'appellent Chevrete,
Brisepot, Passereau, Simple d'Amour 6. Ils sont réduits à de
ambitions
1. Voir, comme étant l'expression la plus complète de leurs
terrestres, la Devise aus lecheors, Méon, N. R., I, 301.
2. Hisl. lill., XXIII, p. 1.
du vieux jongleur qui convertit Marguet, dans le joli conte
3. C'est le nom
p. p. Jubinal, N. R., t. I, p. 317 :
Sire vilains, Barbe florie,
Savez vous mes la balerie
De Marion et de Robin ?
4. MR, I, 1, Des deus bordeors ribauz.
5. Hisl. litl., XXIII, p. 90, en note.
6. V. Ereymond, Jongleurs und Ménestrels, p. 25.
406 LES FABLIAUX
bas métiers. Les chevaliers les méprisent, les poèmes d'origine
cléricale les raillent \ l'Église les traque, le peuple les rejette.
Où donc est, pour ces poètes, la vie intérieure ? la place au
foyer de la patrie ?
-
D'autres cieux, jadis, ont vu des chanteurs publics : « Le
. .

héraut vint vers Àlcinoos et Ulysse, conduisant Je divin aède. La


Muse l'aimait entre tous, elle lui avait donné de connaître le bien
et le mal et lui avait accordé le chant admirable... Le héraut
plaça pour lui, au milieu des convives, un trône aux clous
d'argent, et au-dessus de sa tête, il suspendit la cithare sonore.
Et, quand il eut chanté, Ulysse lui dit : « Démodocos, je t'ho-
nore plus que tous les hommes mortels, soit que la Muse t'ait
instruit, soit Apollon. Les aèdes sont dignes d'honneur et de
respect parmi tous les hommes terrestres, car la Muse leur a
enseigné le chant et elle aime la race des aèdes. »
Ces paroles : « les poètes sont dignes d'honneur et de respect
parmi tous les hommes », — qui eût pu les comprendre ' au
xme siècle, même }:>armi les poètes ?
Sans doute, gardons-nous ici de déclamer. Cette existence
famélique et honteuse des jongleurs explique à merveille la
production des fabliaux. Que Colin Malet, l'obscène ptoète de
Jouglet, n'ait point été armé chevalier à quelque haute cour ;
que Haiseau, pour avoir trouvé le fabliau du Presire et du
Mouton, n'ait point été honoré à l'égal de Démodocos chez les.-
Phéaciens, cela est justice. C'étaient, sans doute, dira-t-on, des
jongleurs de basse catégorie, des pitres, des bouffons ; mais des
poètes, non pas.
Certes, je sais que tous les poètes du xmesiècle n'ont pas.

1. Voyez, entre autres poèmes analogues, le Chevalier de Dieu, poème


anglo-normand, composé eu plein xme siècle, sous Edouard Ier
:

Mult est grant hunte a chevaler


Quant a leccneur se let per...
Toute lour vie est en ordesee,
En puterie et en viltesce...
Les estrumenz David trova,
Et a Dieu loer les torna
El tabernacle, od" psalmodie.
Touz ont tourné a leclierie...
Li iilz al malfé va vestuz,
Et li filz Dieu remaint toz nuz...
LES AUTEURS ." JONGLEURS 407
mené cette vie errante 1. Je sais que l'on distingue soigneuse-
ment une classe spéciale de trouvères, de véritables gens de
lettres, dont les jongleurs n'ont souvent été que les
« édi-
teurs 2 ». Je sais qu'il fut de mode, chez beaucoup de grands
seigneurs, d'entretenir des jongleurs attitrés 3. Je sais que les
ménestrels ont su s'organiser en confréries.
Mais je sais aussi qu'il n'y eut pas, au moyen âge, de dis-
tinction suffisante entre les poètes et les colporteurs de leurs
oeuvres, entre les trouvères qui ont rimé les gestes héroïques
et l'auteur de la Demoiselle qui demandait l'avoine pour Morel.'
Au XIII6 siècle, où finit le saltimbanque, où commence le poète ?
A d'autres époques, avons-nous besoin de savantes disserta-
tions pour discerner que Ronsard ne fut pas confondu avec les
bateleurs et que Corneille ne chantait point de mazarinades
sur la Place Royale ou près de la Samaritaine ? Au moyen âge,
-dans l'usage de la langue et dans l'opinion publique, trou-
vères, conteurs de fabliaux, danseurs\ acrobates, joueurs de
-couteaux, prestidigitateurs, dresseurs de marmottes, ménestrels,
c'est tout un. Quelle différence de vie et de traitement y a-t-il
.
entre nos Colin Malet et nos Enguerrand d'Oisi d'une part, et
-ces autres tronvères, non moins obscurs, Jendeu de Brie,
Huon de Villeneuve, Herbert le Duc, qui ont composé les
hautes épopéesi ? Raconte-t-on une fête ? Les jongleurs y font
des cabrioles ; deux lignes plus bas, ils chantent de nobles
rotruenges : tout cela est sur le même plan. Même à ces
ménestrels d'une condition plus haute, attitrés à la cour des
riches hommes, quels services demande-t-on ? On leur demandé
de bonnes chansons, sans doute, mais pêle-mêle, d'être bons
joueurs d'échecs et bons arbalétriers :
Il est de tout bons menestreus :
Il set peschier, il set chacier,
Il set trop bien genz solacier ;

1. Voyez la précise et élégante dissertation de M. Emile Freymond, Jon-


gleurs und Ménestrels, diss. de Heidelberg, Halle, 1883.
2. V. Léon Gautier, Les Épopées frangai es, t. I, p. 200.
3. V. Freymond, loc. cit., p. 23, et ei-dessous, le paragraphe consacré à
Jean de Condé et à Watriquet Brassenel.
4. Voyez la liste de ces inconnus, dressée par M. Léon Gautier, Les Epopées
françaises, t. I, p. 219,'ss.
408 LES FABLIAUX
Il set chançons, sonnez et fables.
Il set d'eschez, il set de tables,
Il set d'arbalestre et d'airon 1.
Dans les fêtes, l'un danse des éperons, l'autre saute à tra-
vers un cercle, celui-ci tire son épée nue et s'appuie des-
poings sur le tranchant, et d'autres « ovrent de nigromance 2 ».
Mimi, salii vel saliares, balatrones, aemiliani, gladiatores,
palaestrini, gignadii, malefici quoque et tota joculatorum
turba procedit 3. Dans cette « joculatorum turba », on ne sait
pas s'il ne faut pas comprendre aussi des poètes. Dans la dis-
sertation de M. Freymond, les exemples se pressent, abondent.
Mais en est-il un plus frappant, je dirai plus douloureux, que le
débat des Deux bordeors ribauz ?
Deux jongleurs s'y renvoient de plaisantes injures et chacun
d'eux vante sa marchandise.
L'un d'eux nous dit qu'il sait chanter (il exagère, il est
vrai) les gestes de Guillaume d'Orange, de Rainoart au tinel.
d'Aïe d'Avignon, de Garin de Nanteuil, de Vivien, de Gui de
Bourgogne, etc., c'est-à-dire qu'il est le porteur des plus
belles traditions épiques. II sait encore chanter Perceval,
Floire et Blancheflor, c'est-à-dire les plus nobles légendes
,
d'amour du moyen âge.
Et que sait-il faire encore ? Il sait saigner les chats, ventouser
les boeufs, couvrir les maisons d'oeufs frits, faire des freins pour
les vaches, des gants pour les chiens, des coiffes pour les chèvres,
des hauberts pour les lièvres, si forts qu'ils n'ont plus peur des
chiens.
L'autre, que sait-il faire ? Il sait jouer delà muse, des frétions,
de la harpe, de la rote, parler de chevalerie, blasonner les-
armes des seigneurs, et aussi faire des tours de passe-passe,
des enchantements, dire l'histoire des Lorrains, d'Ogier et de
Beuvon de Commarchis, et encore «porter conseils d'amours», et
conter pêle-mêle des romans de la Table Ronde et des fabliaux :
Si sai de Parceval l'estoire
Et si sai du Provoire lainl,
Qui od les crucefiz lu painz...

1. Texte de Gautier de Coincy, cité par Freymond,


op. cit., p. 34.
2. Texte de J oufroi, Freymond, op. cit.,
p. 20.
3. Jean de Saiisbury, Opéra omnia, Polycraticus, éd. Giles, t V 1853
p. 42. '
LES AUTEURS : RUTEEEUF 409
Et, dans ce seul poème, ces deux mêmes personnages s'ap-
pliquent indistinctement les noms que tant d'érudits s'épuisent
à distinguer en leurs acceptions les plus nuancées : ménestrel et
ribaud, trouvère, jongleur et lecheor \
Tant il est vrai que le xine siècle confond la scurrilité et le
génie poétique, que les genres littéraires s'y mêlent dans une
étrange promiscuité, et qu'une odieuse synonymie nous conduit
insensiblement du poète au bouffon !

Mais nous en voulons un exemple plus convaincant encore.


Voyez Rutebeuf 2. Il incarne vraiment cette- ménestrandie
errante. Parmi les trouvères du moyen âge, dont la physionomie
se dérobe, indistincte, anonyme, sa figure se détache nette, per-
sonnelle. Si, de ces bas fonds de la vie truande où végétaient,
comme dans un cercle dantesque, les vagues esprits des jongleurs, -
quelque génie avait pu surgir, c'eût été lui. Le plus haut sommet
— bien peu élevé — jusqu'où ils pouvaient monter avant de
retomber dans leurs limbes, il l'a atteint. C'était un vrai tem-
pérament de poète, un coeur très haut, généreux. Pendant trente
années environ, à cette époque même que l'on se plaît à consi-
dérer comme l'âge d'or de notre vieille littérature (1250-1280), il
s'est passionné pour des causes réellement populaires, pour les
idées qui frappaient, troublaient alors tous les esprits. Il avait
bien cette âme-des poètes qui sont en communion avec leur
temps, âme cristalline, « écho sonore », où viennent vibrer,
s'amplifier, se répercuter les mille bruits des consciences éparses.
Si ces poètes nomades avaient pu devenir, ainsi qu'il était natu-
rel, les collecteurs et les colporteurs des passions de leurs con-
temporains, Rutebeuf eût été cette conscience commune, cette
âme collective.
Écoutez-le prêcher la croisade 3 ; car c'est bien d'une pré-

1. Si bien qu'on peut écrire ces équations : ménestrel (v. 39, 199, etc.) ,=
trouvère (v. 182) = ribaud = bordeor = jongleur (v. 205) = chanteur (v. 65)
= lecheor (v. 28) = pautonnier (v. 19).
2. Je cite Rutebeuf d'après l'édition Kressner, 1885. Voyez sur ce trouvère
le très charmant livre de M. Clédat, dans la collection dite des Grands écri-
vains français, Hachette, 1891.
3. Voir, passim, ses pièces relatives aux croisades, que j'énumère ici,
classées, autant que possible, par ordre chronologique : la Complainte de
410 LES FABLIAUX
dication qu'il s'agit, ardente, jamais lassée. Saint-Jean-d'Acre
est menacé ? l'empire latin de Constantinople tombé ? le pape
Clément IV fait prêcher, comme une guerre sainte, l'expédition
de la Pouille ?.la croisade de Tunis se prépare ? A chacun de
ces événements, qui agitent la chrétienté, correspondent des
poèmes de Rutebeuf, cris de détresse, rudes satires, appels
passionnés. Après le désastre de Tunis encore, alors que les
i

croisades sont bien finies et que cette page héroïque et folle


est à jamais tournée, il s'obstine, saint Louis mort, à songer
le songe du moyen âge, la délivrance des lieux saints. En quoi
il est bien du peuple x : précieux témoin des sentiments popu-
laires, il nous prouve que les petits furent bien de coeur avec
saint Louis, pour vouloir la croisade. Il est généreux et hardi
comme de peuple. « Nous ne sommes que prêtés au siècle...
Prenez la croix, Dieu vous attend !... Antioche, terre sainte qui
n'a plus de Godefroys ; Jaffa, Césarée, Acre, « dégarnie de ses
bannières » ; Chypre, « douce terre, douce île », son "âme vole
vers ces saints lieux. Elle vole vers ces citadelles où quelques
harons, Geoffroy de Sargines, Êrart de Valéry, Eudes de Nevers,
les chevaliers du Temple, maintiennent encore la croix ; elle en
rapporte ces vers, où l'on dirait entendre l'appel lointain de ces
abandonnés :
Hé las prélat de Sainte Eglise,
!

Qui, pour garder vos cors de bise,


Ne voulez aler aus matines,
.
Mes sires Giefrois de Sargines
Vous demande delà la mer !...

Conslanlinoble (1262), le Dit de Puille et la Chanson de Puille (1265), la Com-


plainte du conte Huede de Nevers (1267), la Complainte d'Outre-Mer (1267),
la Novele complainte d'Outre-Mer (1268), de Messire Geofroi de Sergines
(1269 ?) le dit de la voie- de Tunes, les Complaintes du roi de Navarre (1271),
du comte de Poitiers (1271) d'Anseau de l'Isle-Adam (1285 ?).
1. Vivant en ces temps où le moyen âge commença à sentir clairement la
vanité de son beau rêve oriental, en ces jours de transition qui virent le
curieux état d'âme des décroises, il semble n'avoir soupçonné des
raisons profondes qui détachaient de la guerre sainte aucune
ses contemporains : ni
l'inutilité, enfin aperçue, de ces aventures lointaines, ni les ambitions parfois
purement temporelles des papes. Il ne prête à son décroisé qu'un égoïsme
naïf, l'amour du bien-être et du poivre bien fort, le désir de cultiver paix
en
-son jardin et de gagner le ciel au plus juste' prix, la du mal de mer
peur
et des coups, la lâcheté de ceux « qui font Dieu de leur panse t. Il ne
soupçonne pas qu'on puisse, sans être un don Quichotte, n'être pas un Sancho.
LES AUTEURS : RUTEBEUF 411
ou cette vision de poète, inspirée, illuminée :',
Vez ci le'tens Dieus vous vient querre,
!
Bras estendus, de son sanc tains !..-.
Empereur, rois et comtes, à qui l'on récite tous les jours
«
les romans des anciens chevaliers, dites-moi comment ceux
dont on vous rappelle les belles histoires ont conquis le Para-
dis ? Vous allez pleurant parce qu'on n'a pas délivré Roland : et
Dieu ? à quand sa délivrance ?... Chevaliers tournoyeurs, qui
laissez le noyau pour la coque et Paradis pour vaine gloire,
jeunes écuyers au poil volage, moins hardis que vos éperviers,
croyez-vous donc gagner le ciel par votre beau rire ? Les martyrs
sont donc des dupes, qui l'ont acheté un autre prix ? —- Mais
•quoi ? le temps est passé des Godefroy, des Bohémond, des Tan-
crède... Les chevaux ont mal aux échines, et les barons à leurs
poitrines ! Il est tout herbu, le sentier qui mène aux lieux saints
et qu'on battait jadis si volontiers pour offrir l'âme au lieu de
cire !... Chevaliers de Saint-Jean-d'Acre, quel secours attendez-
vous encore ? faites agrandir le cimetière où vous dormirez !... »'
—- Pourtant, la croisade de Tunis est décidée. Quelle joie pour
Rutebeuf, et comme il admire saint Louis de « prêter ses enfants
à Dieu contre la chienaille ennemie !»
Qui voudra es sains cieus semence semencier,
Voist aidier au bon roi !...

-
Quand les tristes nouvelles arrivent d'Afrique, il s'attendrit à
la pensée des morts glorieux, à qui le Christ fait fête : « Dieu
peut s'en jouer et rire, et le Paradis s'en éclaire !»
II n'est pas seulement le dernier apôtre des Croisades. Toutes
les passions de ses contemporains, il les ressent et les exprime.
Il avait l'âme à la fois railleuse et ardente des grands sati-
riques. Il était cinglant comme Régnier, généreux comme Agrippa
d'Aubigné. Il n'avait pas seulement du satirique le don de cari-
cature ; mais, à sa verve parisienne, il associait ce qui seul
donne à la satire prix et dignité, — la colère ; car la passion,
l'indignation qui forge les beaux vers, il l'a portée dans les
grandes, querelles universitaires du temps. Lors de la grave
affaire de l'Évangile éternel, alors que les Franciscains furent
si véhémentement soupçonnés d'attendre, après le règne du
412 LES FABLIAUX
Christ, le règne de l'Esprit, c'est avec fougue qu'il s'attaque à
ceux qui rêvent « nouvelle croyance, nouveau Dieu, nouvel
Evangile * ». C'est avec une passion généreuse qu'il prend le
parti de Guillaume de Saint-Amour pour la défense de l'Univer-
sité de Paris- contre les ordres mendiants 2, et qu'il combat pour
ce docteur, même condamné, même exilé. Il porte dans cette
lutte 3 un véritable esprit laïque, anticlérical, au sens moderne,
du mot. Il hait de maie haine les « papelards », les «phari-
siens », toute la « gent hypocrite, vêtue de robes noires et
grises », qui remplace, dans les conseils royaux, les Nayme de
Bavière *. Il s'indigne de voir « Ypocrisie dame de Paris », et
pulluler et grouiller dans la ville ces moines de toutes règles,
carmes barrés, chartreux, trinitaires, sachets et sachetines, guil-
lemites, moines de saint Augustin, moines de Saint-Benoît le
Bestourné, cisterciens, prémontrés, frères de la Pie, nonnes
blanches, grises et noires, et les deux grandes familles de saint
Dominique et de saint François ; il s'irrite de savoir que le tiers-
ordre franciscain ceint de la cordelière les reins de milliers de-
laïques (à commencer par le roi), et que les béguinages ont, dans
le siècle, tant d'affiliés. A-t-il pressenti quelque chose de ces
dangereux mouvements religieux populaires, qui devaient, au
siècle suivant, couvrir la France de sectes mystiques, de flagel-
lants, d'adamites, de fraticelles, de bigots, de frères de la pauvre
vie, de serfs de la Vierge, de crucifiés, d'humiliés ? Non, sans
doute, et l'on ne doit voir, dans ces satires, que la défiance ins-
tinctive qu'ont toujours soulevée, au sein du peuple de France^ '

aux époques les plus religieuses, les tentatives de domination


monacale. Mais, par là même, ces satires sont populaires :
Quel gent a Dieus laissié pour garder sa meson ?
.
Sa vigne est désertée, n'i labore mais nom'...
Quant Dieus venra sa vigne vëoir por vendengier,
Des mauves se voudra molt. malement vengier !...

1. Complainte de Conslantinoble.
2. Voir la Descorde de l'Université et des Jacobins, le Dit de l'Université
de Paris, les deux Dits de Meslre Guillaume de Saint-Amour.
3. Bien qu'il défende ici des privilèges de prêtres séculiers, professeurs
en Sorbonne.
4. Voir, passim, les dçux dits des Ordres de Paris, les Dits des
Jacobins,
des Cordeliers, des Biguines, des Règles, du Pharisien, le fabliau Frère
Denise, Jcs Dits d'Ypocrisie, de Sainte Eglise, etc.
de
LES AUTEURS : RUTEBEUF 413
Il était naïvement, profondément religieux. Ce rude ennemi
des « papelards et béguins » — est-il besoin de le remarquer,
tant ce contraste est fréquent au moyen âge ?—compose ses
satires anti-monacales les plus violentes « au nom du Dieu triple
et un » et pour le salut de« sa lasse d'âme chrestienne ». L'Ave
Maria Rustebuef, le Dist de Nostre Dame sont d'exquises prières.
Nul, plus que lui, n'a excellé à tresser, comme des couronnes,
ces délicates litanies où se complaisait notre vieille poésie. Le
dévot prieur de Vicq-sur-Aisne, Gautier de Coincy lui-même, n'a
pas rimé de vers plus tendres en l'honneur de la Vierge Marie,
« soeur, épouse et amie de Dieu,... verge sèche et fleurie..., onde
purificatrice..., ancre, nef et rivage..., vierge pure comme la
verrière que le soleil traverse sans la briser..., chambre, cour-
tine, trône et lit du Roi de gloire..., olive, églantier et fleur
d'épine..., palme de victoire, violette non violée..., tourterelle
qui ses amours ne mue 1... »
II.n'a pas dédaigné non plus la gaieté des fabliaux, et ses
contes sont parmi les plus joyeux, les plus lestement troussés de
notre collection 2.
Il fut encore — presque le seul des trouvères du moyen âge —
une âme lyrique, au sens récent du mot : « Je ne suis pas ouvrier
des mains..., je vous veux découvrir mon coeur,
Car ne sai autre laborage :
Du plus parfont du cuer me vient 3. »

Il a su, parmi la foule des traditions poétiques, élire les plus


hautes, les plus fécondes : de belles légendes de pénitence et de
pardon, comme Sainte Marie l'Egyptienne ou le Sacristain et la
Dame du Chevalier. Il est l'obscur devancier de Dante, par sa
Voie de Paradis ; de Goethe, par son Miracle de Théophile ; il a
su raconter la vie de sainte Elisabeth de Hongrie sans être trop
indigne de la sainteté de son sujet et manier, de ses mains de
jongleur, sans le salir, le Livre des trois ancelles.
Ainsi, cet homme a été l'éminent porte-parole de ses contem-

1. Les Neuf Joies de Nostre Dame, passim.


2. Voir Frère Denise, l'Ame au Vilain le Testament de l'Ane, Chariot le
Juif, la Dame qui flst trois lors entor le mousliér. Comparez le DU de Bri-
chemer et la Desputoison de Chariot el du Barbier.
3. Complainte de Conslantinoble, v, 3-6.
414 LES FABLIAUX
porains. Ne semble-t-il pas qu'il'aurait dû attirer à ses poèmes,,
impérieusement, poète politique, les chevaliers ; —- poète sati-
rique, la foule universitaire ; — conteur de fabliaux, le peuple de
Grève, les bourgeois ; —. poète religieux, poète lyrique, toutes
les âmes, si semblables à la sienne, des hommes, d'alors ? Si, de
la rue du Fouarré au donjon de Vincennes, le nom de Rutebeuf
avait volé, glorieux, sur les lèvres, s'il avait été accueilli par des
protecteurs, soutenu par l'applaudissement populaire, qui sait
quelle floraison eût pu jaillir.de ces germes de génie ? Mais quelle
place la société dû temps, à l'époque la plus lettrée et la plus,
artiste du moyen âge, a-t-elle pu accorder au mieux doué de.ses.
trouvères ? — Il a passé sa vie à crier la faim.
Poète politique, n'aurait-il pu servir d'auxiliaire modeste, mais
puissant, au roi Louis IX, aux papes Clément IV, Grégoire X,- -—
devenir comme le saint Bernard des dernières croisades ? Hélas !
est-il un chroniqueur du temps qui nomme seulement ce prédi-
cateur de guerres saintes ? Quel accueil saint Louis lui a-t-il fait,
à sa cour ? Il devait pourtant connaître, au moins de nom, l'obs-
cur soutien de sa cause, car Rutebeuf lui a dédié des vers... pour
demander du pain :
Je touz-de froid, de faim baaille,-
Je sui sanz cotes et sans liz ;
Mes costez conoit le pailliz,
Et liz de paille n'est pas liz,
Et en mon lit n'a fors de paille... .

Sire, je vousfaz a savoir


Je n'ai de quoi du pain avoir \..
Mais le saint roi n'aimait pas « la vanité des chansonnettes 2»;
— Rutebeuf raille quelque part 3 ces chevaliers qui, « la tête bien
avinée, au feu, près de la cheminée », frappent de grands coups
sur le Soudan et sur sa gent ; mais, quand vient le matin, leurs;
hlessés sont guéris, et leur croisade est terminée. Lui, c'est piqué;
par le froid, le ventre creux, qu'il imagine pour lui-même de'-

1. La Prière Rustebeuf.
2. Cf. ces vers de la Paiz Rustebeuf, '
v. 20 : '
S'il Tient a eort, chascuna l'en chace
Par gros irnoz et par vitupire.
3. Dans la Novele Complainte d''Outre-Mer,
v. 251,'ss. Voir ce thème orai-'
toire repris dans la Complainte d'Huede de Nevers, V. 157,
ss.
LES AUTEURS : RUTEBEUF 415-
belles aventures. Il y avait un bon chevalier, Geoffroy de Sar-
\
rines, type accompli du prudhomme qui « avait offert à Dieu
le corps et l'âme ». Joinville nous le montre dans la bataille,
défendant des coups le corps du roi, comme un bon écuyer défend
des mouches le hanap de son seigneur. Il était, pour les cheva-
liers enfermés dans Jaffa, « leur chastel, leur tour, leur éten-
dard- ». Or, Rutebeuf fait ce rêve 2 que, s'il pouvait troquer son
âme contre quelque autre, c'est celle de Geoffroy qu'il élirait.
Hélas ! où donc sontda targe et la lance de l'infime ménestrel^
qui ose songer à cette transmigration d'âmes ? Quand il a fini de
construire ce beau rêve aventureux, qu'il ne se hâte pas de ren-
trer dans « sa tanière pauvre et gaste », où il n'y a ni « bûche
de chêne, ni pain, ni pâte » :

«C'est ce qui plus me desconforte,

».
Que je n'os entrer en ma porte
A vuides mains

Il trouvera sa femme en couches, sèche, maigre, et qui geint ;


l'hôte qui réclame son loyer ; il trouvera ses meubles engagés, —
et la nourrice qui veut de l'argent « pour l'enfant paître, sans
quoi il reviendra braire au fojrer 3». Pauvre croisé !
Poète satirique, champion de l'Université, il fit encore un autre
rêve. De même que, par la pensée, il se transfigurait en croisé,
il rêvait aussi de gagner, comme Guillaume de Saint-Amour, là
palme et la couronne des confesseurs de la foi. Il partage avec
lui, en imagination, la responsabilité des Pericula novissimorum
temporum ; il s'exile avec lui :

1. Rutebeuf trace de lui un portrait charmant, dont voici quelques vers :


Ses povres voisins, amoit bien ;
Volontiers leur donoit du sien,
Et si donoit en tel manière
Qav rjîieus raloit la bêle chiere '
Qu'il faisoit au doner le don
Que U dons... ;
(de Messire G. de Sargines.)

La façon de donner vaut mieux que ce qu'on donne », a dit Corneille.


«
2. De Messire G. de Sargines.
3. Pour ces détails et pour ceux qui suivent, voyez, passim, le
Mariage _

Rustebuef, la Complainte Rustebuef, la Paiz Ruslebuef, la Griesche


d'Yver,
la Griesche d'Esté, la Mort Rustebuef, la Povreté Ruslebuef.
416 LES FABLIAUX
Endroit de moi, vous puis-je dire :
Je ne redout pas le martire
Ne la mort, d'où qu'ele me vierigne 1. '

0 glorieux théologien pourquoi te mêles-tu de


! ces hautes
questions, et qui daignera te persécuter ? Au fort de la querelle de
l'Evangile éternel, tu as pu recueillir, aux alentours de la Sor-
bonne, quelques applaudissements d'écoliers. Retourne donc
jouer avec eux, dans quelque taverne, aux dés pipés 2. Et, quand
tu auras perdu, cherche, ô confesseur de la foi, un prêteur sur
gages, qui veuille bien de ta robe. Mais qu'as-tu à faire parmi
les docteurs de Sorbonne ? retourne auprès de tes pairs, les
ribauds de Grève, en la compagnie de Chariot le Juif et de Bar-
bier de Melun 3. Ou va-t'en, vilain, au pays d'Audigier, en
Torde terre de Cocussei.
Poète lyrique, quelle inspiration ton génie trouvera-t-il, affamé
,

comme te voilà ? — Eh bien, « compagnon de Job », chante donc


ta misère ! Chante la longueur des hivers, où l'on finit par s'ha-
bituer à aller déchaussé !
Chante tes côtés nus pendant le temps froid, et tes talons qui
te servent de semelles, et le froid au dos quand la bise vente, et
les flocons de neige qui te piquent, ces blanches mouches de
l'hiver!
Chante encore — c'est un beau lieu commun
— l'inconstance,
de la fortune et des amis :
Je crois li venz me les a pris ;
L'amors est morte !
Ce sont amis que venz en porte,
Et il ventoit devant ma porte :
Ses en porta !...
L'espérance de l'endemain,
Ce sont mes festes !...
Mais, si quelque haute inspiration te tente, ne t'y attarde pas
:
bâcle ce Miracle de Théophile, ébauche informe, et rime plutôt
un boniment d'arracheur de dents, comme le Dit de l'Erberie ;
on t'en saura meilleur gré ; ne perds pas trop de temps à par-

1. De Messire Guillaume de Sainl-Amour,


v. 117.
2. Voir la Griesche d'Yver, v. 51, ss. ' *
3.
4.
Sur ces obscurs jongleurs, voyez les pièces à qui leur
L'Ame au vilain, éd. Kressner, p. 115, v. 75. :,'
nom sert
. .
de titre
.
'
.
LES AUTEURS : RUTEBEUF 417
faire la légende de sainte Elisabeth : il n'y plus de pain
a pour
toi dans son tablier fleuri ; la comtesse de Champagne, ta
pro-
tectrice de hasard, te donnera moins pour ta peine qu'à l'enlu-
mineur !
Ainsi, qu'a-t-il manqué à Rutebeuf ? La conscience qu'il jouait
un rôle, exerçait une influence. On peut chez lui vendanger par
grappes les beaux vers ; on n'y trouvera pas une oeuvre. Tout y
est en germe, rien n'y est accompli. Comme tous les poètes de
profession de son temps, il n'a pu être qu'un irrégulier de la
so-
ciété, un déclassé, qui a chanté pour la joie des écoliers de l'Uni-
versité de Paris et pour l'ébaudissement des bourgeois de la Cité.
Il n'est que le commencement d'un poète.
Tant il est vrai qu'il n'y a guère place, au xnie siècle,--pour les
poètes !
Mais il y a place pour. les rimeurs de fabliaux : clercs errants,
jongleurs nomades, ces pauvres hères rendent vraiment raison de
ce genre et de son prodigieux succès.
Quelle est, en effet, leur part de création, leur oeuvre propre ?
Ge n'est pas eux qui ont fait germer les belles légendes mira-
culeuses. Elles ont éclos, comme des lys, au paisible soleil qui
baigne les cloîtres. Les jongleurs se sont bornés à traduire ces
contes pieux pour les besoins de leur clientèle changeante, à les
rimailler avec indifférence.
Les légendes épiques ne doivent guère davantage aux jon-
gleurs du xnie siècle. Ils étaient morts depuis des siècles, les
bons forgerons qui les avaient forgées, comme de nobles épées.
Les jongleurs se contentent de ravauder les illustres défroques

démodées de Raoul de Cambrai et de Girart de Vienne, de
délayer en longues strophes monorimes, en vers de facture, les
laisses rudement assonancées des primitives chansons. Ils ne
sont que des remanieurs, qui ravalent l'épopée à la taille du
roman de cape et d'épée.
Mais, s'il est un genre qui leur appartienne, c'est le fabliau.
Supérieurs aux barons et aux bourgeois grossiers, car les jon-
gleurs sont, à quelque degré, des intellectuels ; inférieurs pour-
tant aux uns comme aux autres, parce qu'ils n'ont pas conscience
de poursuivre une mission idéale comme la chevalerie, ni même
un but terrestre et matériel comme la bourgeoisie, mis hors la
BBDIEK. — Les Fabliaux.
418 LES FABLLAUX
loi par leur vie bohémienne, ils sentent qu'ils sont peu de chose,
des amuseurs publics. Ils jettent sur le monde qui leur, est dm. un
regard de dérision ; marchands de gaieté, les fabliaux fleurissent
sur leurs lèvres goguenardes. Ils mettent dans ces contes, « pour
la gent faire rire », leurs vices,, leur paillardise, leur misère
joyeuse, leur conception cynique et gouailleuse de la vie.
Bourgeois et chevaliers les accueillent également, également se
plaisent à leurs contes ironiques — dont eux-mêmes sont les
héros bafoués — parce que les jongleurs ne tirent pas plus à.
conséquence que les bouffons et les montreurs d'ours, et le suc-
cès des fabliaux est fait, pour une- grande part, de eette dédai-
gneuse indulgence.

3. MÉNESTRELS ATTITRÉS DANS LES COURS DES GRANDS SEIGNEURS :"


WATRIQUET BRASSENEL DE COU-YIN
JACQUES DE BAISIEUX. JEAN DÉ CONDÉ

Mais voici qu'au début du xive siècle les jongleurs nomades


tombent en discrédit ; de plus en plus les grands seigneurs se
plaisent à s'entourer de poètes familiers, attachés à leur personne.
Au cours du xiné siècle, on ne saurait guère nommer, sinon à
titre de raretés, des trouvères qui aient passé leur vie entière
dans quelque noble cour, au service régulier, officiel, de tel
comte, de tel prince. Adam de la Halle suit Robert d'Artois à
Naples ; Thibaut de Champagne débat ses jeux-partis avec
quelques ménestrels favoris ; mais ce ne sont que fantaisies
exceptionnelles de princes lettrés. Au contraire, dès le commen-
cement du xive siècle, l'exception devient la règle : dans les
riches châteaux, auprès des fauconniers et des hérauts d'armes,
vivent à demeure les ménestrels.
La dignité du métier s'en accrut aussitôt. Les ménestrels,
bien pourvus, devenus de véritables gens de lettres, avec toutes
les vanités inhérentes à la profession, se prirent à mépriser,
comme il sied à des parvenus, leurs confrères nomades. Il y eut
\
une curieuse période de transition où ils luttèrent contre la
1. Sur laquelle nous sommes renseignés par nombre de petites pièces,
telles que le Dit des Taboureors, le conte des Hiraus (Baudoin de Condé, éd.
Schéler, p. 153), le Dit du fol Ménestrel (Watriquet de Couvin éd Schélei-
p. 367), etc. '' ' '
LES AUTEURS. : MÉNESTRELS 419
-concurrence des jongleurs, errants. Ces gueux sans gîte osaient
-encore parfois forcer la porte des châteaux ? Ils, n'étaient que de
-«. faus ménestrels », avec qui c'était injure de les confondre
:

...L'uns fait l'ivre,


L'autres le eliat, li tiers
_
le, .
sot1..,
Jamais ils ne devraient « entrer en une haute cour
- » ;

Touz princes et. tous hauz barons


Doivent tieus bourdes eslongier 2 !
'Arrière, ces « enchanteurs, entregeteurs et joueurs d'arbales-
'triaus 3 » ! Place « aux grands ménestrels, maistres de leur
menestrandie l » !
Parmi « ces grands ménestrels », nous trouvons encore
quelques auteurs de fabliaux. Ils sont les derniers qui en aient
rimé. Pourquoi ? Examinons rapidement leur oeuvre : nous y
verrons peut-être les causes de la ruine du genre.
Ce sont : "Watriquet Brassenel de Couvin, ménestrel du comte
de Blois et du connétable de France, Monseigneur Gaucher de
Chatillon ; il écrivit ses vers dans le premier tiers du xive siècle s;
'— Jacques de Baisieux, qui vécut sans doute à la même époque
et de la même vie de poète officiel ° ; — Jean de Condé, dont le
père, Baudoin, fut lui-même un illustre ménestrel '. Jean dut
hériter de la charge paternelle à peu près comme plus tard Clé-

1. Conte des Hiraus, v. 65.


2. Watriquet, n° xxvm.
3. Jean de Condé, Dit des Jacobins el des Fremeneurs, v. 284.
4. Baudouin, dit des Hiraus, y. 48'9.
5. V. les Dits de Watriquet de Couvin, pp. Aug. Sehéler, Bruxelles, 1868.
trente-deux, et ces dates s'éche-
— M. Sehéler date treize de ces pièces sur décrivent
lonnent de 1310 à 1329. Plusieurs poèmes les pays du comte de
Blois, notamment le château de Mont-Ferrant, situé tout près des lieux où
s'élève aujourd'hui Cliambord.
6. V. les Trouvères belges du XIIe au XIVe siècle, pp. Aug. Sehéler,
,
Bruxelles, 1876, p. XX et pp. 162-224. — On ne sait rien de précis sur l'exis-
tence de Jacques de Baisieux. Je conjecture, un peu aventureusement,
qu'il fut le contemporain de Watriquet et de Jean de Condé, et comme eux
ménestrel attitré' de quelque seigneur. Ses poèmes allégoriques du dit de
l'Êpée et des Fiefs d'amour, ses rimes batelées et équivoquées sur les Cinq
lettres de Maria ressemblent exactement aux pièces de ces trouvères.
7. V. la belle édition d'Aug. Sehéler : Dits et contes de Baudoin de Condé
et de son fils Jean de Condé, 3 vol., Bruxelles, 1866-1867.
420 LES FABLIAUX
ment Marot succéda à son père Jean' ; c'est ainsi que de bonne'
heure «il vestit les robes des escuiers » du comte-de Hainaut, et'
c'est pour les riches cours hennuyères et flamandes que, pendant'
trente années \ il poétisa, (de 1310 à 1340 environ).
Ces poètes ne se soucient plus de réciter leurs vers devant les
bourgeois et le menu peuple assemblés. Ils ne daignent plus
rimer que pour leurs très nobles patrons et se sont vite pénétrés
de la gravité de leurs fonctions. Il est presque plaisant de voir
comme ils s'en font accroire : leur charge est un sacerdoce et la
gravité de leur vie doit répondre à la dignité de leur rôle. Ils
dressent des devoirs du ménestrel un formulaire qui aurait fait.
rire les pauvres jongleurs de la veille, les Rutebeuf et les Cour-
tebarbe :
Menestrieus se doit maintenir
Plus simplement c'une pucele !...
Menestrieus qui veut son droit faire
Ne doit le jangleur contrefaire,
Mais en sa bouche avoir tous diz
Douces paroles et biaus diz,
Estre nés, vivre purement 2.
"Watriquet veut que « sa rime soit de loiauté enluminée 3 »,
0 ménestrel, s'écrie Jean de Condé,
.

Sois de cuer et nés et jolis,


Courtois, envoisiés et polis,
Pour les boines gens solaçier 4 !

Jacques de Baisieux se déclare plus heureux quand il peut


« retraire un beau dit
Qu'il ne seroit de robe vaire.
Por coi ? La robe useroit,
Et li biaus dis li demorroit,
K'en son cuer auroit enserré !»
Ils défendent avec hauteur leur corporation contre les Jaco-
bins et les Mineurs qui osent encore sermonner contre elle le
:

1. La plus ancienne pièce de Jean qu'on puisse dater est de 1313 ; la plus
récente, de 1337.
2. Watriquet, XXVIII, v. 26,
ss.
3. Dit de Loiauté, p. 131.
— Jean de Condé, les Estais du Monde, t. II
p. 377 ; v. toute la tirade.
4. Jacques de Baisieux, dit des Fiez d'Amours,
p. 183.
LES AUTEURS : MÉNESTRELS 421
roi David qui harpa devant Saùl atteint du mal Sathan, n'était-
il pas un ménestrel ? la mère de Dieu n'a-t-elle pas donné à deux
ménestrels la Sainte Chandelle d'Arras, qui guérit du mal des
ardents ? Un ton inconnu de fierté anime cette profession de foi
.
du poète Jean de Condé :
Je sui des ménestrels al conte,
Car biaus mos trueve et les reconte,
Dis et contes, et Ions et cours,
En mesons, en sales, eh cours
Des grans seigneurs vers cui je vois,
Et haut et bas oient ma vois I
De mal a fere les repren
Et a bien fere leur apren !
De ce, jour et nuit, les sermon ;
On ne demande autre sermon
En plusours lieus ou je parole...
Jehan de Condé sui nommés,
Qui en maint liu sui renommés.
Que de bien dire ai aucun sens 1...
.

Poétiser, pour eux, c'est prêcher. Ils portent une vielle monoi
-corde : c'est la corde du dit moral. Ils sont vraiment des sermon-
naires dans le siècle : ils ont du prédicateur les hautes prétentions

morales,' le goût des distinctions, divisions et subdivisions, la
subtilité, le ton sentencieux, la. tendance au lieu commun, tout,
jusqu'au don de semer la somnolence.
Ils prétendent « enseigner, les hauts hommes », « chastoier les
jeunes bacheliers 2 ». Ils sont la lumière des princes : « Seigneur,
vous allez dans la nuit, portez ce dit en lieu de torche 3. » Ils ont
des exordes grandiloquents :
Entendez, roi et duc et conte,
Qui justice voulés tenir,
Comment vous devés maintenir,
Et pourquoi Dieus vous flst seigneurs
Des grans règnes et des honneurs â...
A écouter ces paroles dignes de quelque primat des Gaules

1. DU des Jacobins et des Fremeneurs (LXVI).


2. C'est le titre d'un dit de Jean de Condé (XXVI) : li Chaslois du jovene
genlillwmme. Comparez l'Enseignement du jone fil de prince, par Watriquet
(IX).
3. Jean de Condé, dit de la Torche (LXXI), v. 297.
4. Les trois Estais du Monde (II).
422 LES FABLIAUX

au couronnement de Reims, que nous, sommes loin des famé-


liques jongleurs d'autan ! '

Ces ménestrels ont charge de décrire aux chevaliers c leurs


devoirs : voici le Miroir aux dames et voici le Miroir aU$-
princes K En leurs sermons versifiés, ils enseignent au jeune
bachelier les vertus des nobles, la courtoisie *-, la gentillesse 3,
la franchise 4, la largesse ; ils s'érigent en arbitres des élégances
mondaines, blâment les modes nouvelles, « ces courtes manches
et ces grands chaperons à large coquille * » ; ils enseignent
comment on peut atteindre à la cointise % qui est l'élégance du
costume et des.manières, sans tomber pourtant dans son abus,,
qui est la mignotise. Ils mettent en garde le chevalier nouvelle-
ment armé contre les faux conseillers et ces favoris qu'ils appellent
les mahommés ' ; contre l'orgueil et ses quatre cornes, lesquelles
sont : cuidier valoir, cuidier savoir, -cuidier poovr, -midier avoir V
Ils lui définissent ses devoirs ': comment il doit maintenir I'ordre-
de chevalerie, soutenir l'Église, «en bon-trésorier de la M 9,
défendre la gent menue » ; se comporter hardiment dans les trois
métiers d'armes, qui sont la joute, le tournoi, la bataille 10 ; ils lui
redisent en vers sonores comment il doit, dans la fumée des
chevaux, le niartelëis des épées, le bruit des tambours -et des-
trompes, demeurer ferme comme une tour, le' bras plus léger que
des ailes d'émerillon et le poing plus -dur que pierre d'aimant,
faisant -castel de son écu, et tour de son heaume u. Ils lui
expliquent -le symbolisme mystérieux des diverses parties de son
armure, la signifiance du tranchant, du pommeau, de la croix de-
son épée et celle des cérémonies de l'adoubement.

1. C'est le titre de deux poèmes de Wàtfiquet '(ri06 I et XVII).


2. Des vilains et des courtùis (LVÏ).
3. Dit de Gentillesse (XXXIX).
4. Dit de Franchise (Lj.
5. 'Dit du Singe (LX).
6. Dit de Cointise (XLVI).
7. Watriquet, le dit des Mahommés ,(VI) Jean de Condé, -des Malwmmé»
;
aus igrans seigneurs (LI},
8. Le Ait des Htms hommes (XL).
9. Jacques de Baisieux, dit de VEspèe, 175.
10. Dit des trois mesiiers d'armes -,(V,).
p.
11. V. notamment Jean de Condé, t. il,
n. 73., et Jacques, de Baisieux
p. 176. - *
LES AUTEURS : MÉNESTRELS 423
Tantôt c'est un proverbe de Salomon qui sert de matière au
développement, ou plutôt de texte au sermon * tantôt les
; an-
ciens bestiaires, les lapidaires, les recueils d'exemples, toute cette
faune et cette flore poétiques venues de l'Apocalypse ou de Pline
l'Ancien, et qui ont fourni -à l'architecture sacrée tant de motifs
de décoration semi-hiératiques, semi-fantaisistes,leur fournissent
des similitudes. C'est une série de paraboles compliquées et pué-
riles, très conventionnelles ; or, une parabole n'est expressive
qu'autant que l'application en est nécessaire et qu'une invincible
association d'idées unit le symbole à la chose signifiée. Ici, dans
les dits de l'Ourse, du Chien, du Fourmi, du Lion, ce ne sont le
plus souvent que des rapprochements non observés, fantasques,
arbitraires : le chevalier doit prendre exemple sur la panthère 2,
attirer les hommes par la bonne odeur de ses vertus comme la
panthère entraîne les bêtes après elle par la douceur de son
haleine ; il doit défendre la Sainte Église comme le coq défend ses
gelines s ; il doit rejeter loin de lui les félons, comme l'aigle pré-
cipite de son nid ses petits couards et desnalurés 4, etc. Et cha-
cune de ces similitudes est poursuivie, jusqu'à épuisement de la
matière, avec un luxe minutieux de rapprochements, de compa-
raisons, de raisonnements en forme.
On le pense bien : cette poésie moralisante, pompeuse, ne va
pas sans allégories. Le Roman de la Rose prolonge dans l'oeuvre
des Watriquet Brassenel et des Jean de Condé sa néfaste influence.
Ele y foisonne, elle y pullule, la postérité de Nature, de Dan-
gier, de Bel Accueil ! C'est toujours le même songe allégorique
où l'ombre du palais de Beauté, dans l'ombre d'un verger,
abrite les ombres de Sapience, de Manière, de Raison, de Mesure,
de Charité, d'Humilité, de Debonnaireté, de Courtoisie, de Lar-
gesse, de Suffisance, et autres ombres d'entités 5. Nos ménestrels
relèvent, trois siècles avant les Précieuses, la carte du Tendre et
décriventla route qui conduit à la Haute Prouesse, enpassant par

1. Voyez, chez Jean de Condé, les dits VI, XVI, XLVIII, LXX.
2. Dit du bon comte Guillaume, XXXII.
3. Dit des trois estais du monde, II.
4. DU de l'Aigle (XI) ; comparez le dit dou Sengler (XII), le dit de l'Oheile
(XXII) chez Watriquet, Ylraigne elleCrapol (IV), la Noix (IIÏ)-, *a Cigogne
;
(XX), etc.
5. Watriquet, le Mireoir as dames '(I).
424 LES FABLIAUX
Vigueur, par Renommée et par l'ostel de Courtoisie \ Ils dressent,
avec un soin héraldique, l'arbre généalogique de chaque vertu,
de chaque vice ; ils rapportent comment Sëurté, ayant épousé
Avis, enfanta Vigueur et Hardement, lequel, ayant épousé Lar-
gesse, engendra Prouesse, sans qu'on sache pourquoi ce n'est
pas tout au rebours Prouesse qui, ayant épousé Hardement,
enfanta Sëurté 2, ou bien encore Hardement, qui, ayant épousé
Sëurté, engendra Largesse.
Ce qui frappe surtout, c'est ce sérieux de maîtres de cérémo-
nies, cette solennité monotone, aggravée encore par la préten-
tion de la forme, par les jeux de rimes riches 3. Les ménestrels
décrivent une vertu, une passion, comme les hérauts blasonnent
un écu. Un coeur bat-il sous cette armure héraldique ?le héraut
ne s'en soucie pas, nos ménestrels non plus : cela est sensible
surtout dans les légendes chevaleresques qu'ils riment. Elles sont
belles, parfois 4, mais gâtées par le goût du décor, de la mise en
scène. Le poète n'oublie pas une passe d'armes, ni une outre-
joasse, ni un cri du héraut, ni une enseigne de lance, ni un pré-
sent fait aux ménestrels, ni un chant de carole 5 ; il oublie seule-
ment de nous montrer des âmes. C'est bien de la poésie de tour-
nois, fausse comme le faux courage de ces joutes et de ces behour-
deïs, bien faite pour la noblesse de Crécy, solennelle comme
les hautes cours, gourmée comme le cortège des princes fla-
mands et bourguignons. — Dans la décadence de l'ancienne poé-
sie du moyen âge, un seul genre est en pleine floraison, c'est le
genre moral, c'est le genre ennuyeux.
Au premier coup d'oeil sur l'oeuvre de ces ménestrels, on est
frappé d'un rapprochement que la lecture prolongée fait appa-
raître plus évident encore : c'est que déjà nous sommes dans
monde des grands rhétoriqueurs.

1. Watriquet, dit du preu Chevalier (XVI).


2. Jean de Condé, Mariage de Hardement et de Largece (XXXI)
; vo5'ez
aussi, chez le même Jean de Condé, la Messe des Oiseaux (XXXVIII).
3. V., pour des exemples de jeux de rimes, dans l'oeuvre des Watriquet,
les pièces publiées sous les numéros V, XXI, XXXVI dans l'oeuvre de Jean
;
de Condé, les numéros VIII, XLIV, XLVII, LXIV.
4. Ràppelez-vous le blanc Chevalier,
ce vieux mari qui sauve sa femme de
l'adultère ; le Chevalier à la manche, ce lâche réhabilité
^
l'amour.
5. Dans le blanc Chevalier, sur 1600 vers, 640 (du
par
vers 592 au vers 1232$
sont remplis par la description d'un tournoi.
LES AUTEURS : MÉNESTRELS 425'
Ce bon comte Guillaume que Jean de Condé appelle le père
«
des ménestrels », si épris de figuration qu'une fois, à Harlem,
selon les chroniques, il hébergea huit jours de suite vingt comtes,
cent barons, mille chevaliers et toute leur suite sans nombre, si
follement prodigue que, selon Jean de Condé,
il semoit l'or et l'argent
...
Ensi c'on semé blés as chans 1,
il est déjà semblable, par son goût du luxe pour le luxe, aux
ducs Jean le Bon et Charles le Téméraire, patrons des rhétori-
queurs. Les dits allégoriques de nos ménestrels, leurs pièces
officielles, leurs moralités, nous les retrouverons toutes pareilles
chez Georges Chastellain et chez Robertet. Ces « vers rétro-
grades d'amour », ces Ave Maria à rimes équivoquées annoncent
bien les chants royaux en l'honneur de la Conception de Notre
Dame, qui feront, dans les chambres de rhétorique et dans les
puys, la gloire du bon Guillaume Crétin. Dès Jean de Condé, la
poésie s'est faite décorative, comme ces grandes tapisseries froides
que nous décrira Olivier de la Marche. Faire le portrait de
"Watriquet ou de Jean de Condé, c'est déjà esquisser celui de
Jean Meschinot ou de Jean Molinet. Viennent maintenant les
Eustache Deschamps, les Alain Chartier, les Christine de Pisan !
Dès l'époque de Jean de Condé, le goût flamand domine, et pour
deux siècles, dans les lettres françaises.
Maintenant, le difficile n'est plus d'expliquer comment Jacques
de Baisieux, Watriquet de Couvin, Jean de Condé sont les der-
niers poètes qui aient rimé des fabliaux ; mais le difficile est de
dire, au contraire, comment, dans leur oeuvre si grave, si solen-
nelle, si prétentieuse, peuvent se rencontrer encore des contes à
rire.
On en trouve pourtant, et de très plaisants : parmi les poésies
de Jacques de Baisieux, voici la Vessie au prestre ; dans l'oeuvre
de Watriquet, voici les Chanoinesses de Cologne et les Trois
dames de Paris, la plus réaliste, la plus macabre des scènes de
beuverie. Ici, dans l'oeuvre de Jean de Condé, auprès des graves
dits des Trois Sages ou de l'Honneur changée en Honte, voici
des contes gras qui vont du risqué au grossier : les Braies au

1. Dit du bon comte Guillaume, XXXII.


426 LES FABMAUX
prestre, le Pliçon, le Sentier battu. Voici une abbesse qui paraît
en plein chapitre, coiffée, -en guise de -couvre-chef, des braies de-
Monseigneur l'abbé ; voici encore un -clerc caché derrièr-e un
escriti.
Ces fabliaux tard venus ne sont pas les moins joyeux de notre
collection. Ils nous montrent que la nouvelle en vers ne peut pas
être atteinte par une décadence interne, comme les épopées ou
les romans de. chevalerie. Ici, le sujet est toujours aussi neuf,,
aussi hrillant qu'au premier jour, parce qu'il continue de vivre
dans la tradition orale, et que le conteur n'a qu'à se baisser pour
l'y ramasser. Si le genre a péri, ce n'est pas qu'il se soit gâté, c'est
que la mode a passé ailleurs.
Dans l'oeuvre de nos ménestrels, les fabliaux ne peuvent plus
s'expliquer que comme des survivances de l'âge précédent, 'Si
les Watriquet et les Jean de Condé en riment encore quelques-
uns, c'est sans doute pour soutenir la concurrence des derniers
jongleurs nomades, qui devaient les colporter encore ; c'est sur- ---
tout pour satisfaire à ces habitudes prises par les plus grands
seigneurs, dans les nobles cours, d'entendre ces contes joyeux,,
voire grossiers.
Mais, de plus en plus, dans la conscience croissante de leur
dignité, les ménestrels répugnent à ce genre. Les fabliaux, ne
sont pas faits pour les beaux manuscrits enluminés de riches
miniatures, ni pour le luxe des rimes équivoquées.
Les fabliaux étaient le produit de deux agents : l'esprit
bourgeois, l'esprit du jongleur ; les jongleurs sont devenus des
gens de lettres, qui ne s'adressent plus jamais aux bourgeois ;
dès lors, les fabliaux meurent.
CONCLUSION -427

CHAPITRE XV

CONCLUSION

Groupons ici, très brièvement et très simplement;, les résultats


de notre enquête.
-
Comment le genre littéraire que nous étudions est-il né ?
On peut dire que l'esprit des fabliaux a préexisté aux fabliaux.

Le jour où, dans la commune forte, riche et paisible, naquit la
-classe bourgeoise, germa aussi le goût de l'observation réaliste
et railleuse, et l'esprit de dérision pénétra aussitôt la seule forme
poétique alors développée : des intermèdes comiques se glis-
sèrent dans les héroïques épopées. On conçoit aisément qu'ils
s'en soient vite détachés : lorsque les jongleurs disaient quelque
chanson de geste dans les communes, ils devaient choisir ces
épisodes burlesques, et souvent la courte séance de récitation
s'achevait sans -qu'ils eussent trouvé le temps de revenir à leurs.
nobles héros. Leur public de vilains riches s'accoutume à les
entendre isolément, à en rire, demande même de véritables paro-
dies de chansons de geste. Bientôt on sent que ces intermèdes
plaisants n'ont jamais été que des intrus dans les poèmes féo-
daux ; l'esprit bourgeois réclame ses droits propres : de là ces
petits poèmes dont Richeut est le type, qui n'ont d'autre objet
que la description ironique de la vie quotidienne et moyenne.
A ces tableaux de moeurs, il s'agit de trouver un cadre;il
iaut une action où se meuvent ces personnages familiers. Les
jongleurs n'ont que faire d'aller chercher dans l'Inde des
' intrigues appropriées, et, selon un mot spirituel
de Charles
.Nodier^ l'intervention des adorateurs de Bouddha dans nos contes
populaires n'est qu'un conte de savants, moins plaisant que les
autres. Les jongleurs n'ont qu'à recueillir les récits qui, depuis
le haut moyen âge, végètent obscurément dans la tradition orale,;
ils y trouvent des intrigues menues, admirablement machinées ;.
des cadres excellents pour leurs tableaux de moeurs plai-
-ce .sont
santes. Voilà le fabliau constitué.
' 428 LES FABLIAUX
On sait ce qu'il fut : tour à toui léger et grossier, tantôt fin et
tantôt cynique, riant d'un rire trop facile, toujours moqueur,
rarement satirique, excellent témoin des qualités inférieures de
notre race. On sait encore son prodigieux succès : comment il
anime de ses tendances des genres voisins, coexiste avec les plus
pures légendes chevaleresques, contamine parfois les poèmes les
plus nobles ; comment il ne reste pas confiné dans les foires et
les carrefours,.mais comment", porté tantôt par les pires goliards
et les plus humbles jongleurs, tantôt par des chevaliers comme
Philippe de Beaumanoir, il pénètre dans les salles seigneuriales
et jusque dans les « chambres des dames » ; comment enfin on
peut le suivre, avec Jean de Condé, jusqu'au seuil des solennelles
cours flamandes..., quand soudain il meurt.
Brusquement, au début du xive siècle, il disparaît. Pourquoi ?
On soutient communément, depuis J.-V. Le Clerc, qu'il n'est
pas mort à cette date, mais qu'il s'est simplement transformé pour
devenir la farce du xvé siècle ; il aurait été seulement transposé
du mode narratif au mode dramatique.
L'historien de notre vieux théâtre, M. Petit de Julleville, a
montré comment cette opinion est à la fois séduisante et fausse :
« L'esprit des deux genres est sensiblement le même *. Le fabliau
raconte vivement, dans un rythme court et dans un style aisé,
mie aventure plaisante ; la farce s'empare du même fait, et dans
le même style et la même mesure, elle met en dialogue ce que le
fabliau avait raconté. Ajoutons, ce qui est frappant, que l'époque
où l'on cesse de-composer des fabliaux est précisément celle où
l'on commence à écrire des farces ; le xinë siècle et le xive appar-
tiennent aux fabliaux ; le xve et le xvie aux farces. Il semble
d'abord que l'un des genres succédant ainsi à l'autre et en tenant
lieu, le second ne soit qu'une transformation du premier. Il ne
faudrait pas exagérer cependant jusqu'à prétendre qu'il en soit
ainsi, ni faire une vraie filiation de ce qui fut plutôt- une
succes-
sion. Si la farce était ainsi sortie du fabliau tout entière, il
y
aurait plus de ressemblance entre les sujets traités dans l'un et
l'autre genre. Nous avons conservé quelques centaines de
fabliaux ; nous ne possédons pas moins de. cent cinquante farces
.

1. Petit de Julleville, La Comédie et les


moeurs en France au moyen âge,'
1886, p. 55.
• .
CONCLUSION 429
si la farce n'était qu'un fabliau métamorphosé, quarante ou cin-
quante farces reproduiraient sous la forme dialoguée le récit
d'autant de fabliaux. Or il n'en est pas du tout ainsi. Les rappro-
chements de sujets sont très rares d'un genre à l'autre, et ces
quelques rapprochements n'empêcheront pas qu'on puisse affir-
mer que, si la farce hérite de l'esprit narquois et de l'humeur
libre du fabliau, elle est néanmoins tout à fait indépendante et.,
dispose d'un fonds comique en grande partie original et propre
à elle. »
Ajoutons que, pour vérifier l'hypothèse, il faudrait qu'on pût
saisir quelque trace de cet avatar, qu'on pût voir, en quelque
fabliau dialogué, les personnages s'animer, prendre une figure et
une voix. Il faudrait retrouver, dans l'oeuvre d'un même poète
ou de deux poètes contemporains, à la fois des fabliaux et des.
farces. Rien de tel. Non seulement il n'y a pas coexistence des
deux genres, mais il n'y a pas succession immédiate. Il est exa-
géré de dire : « le xme et le xive siècle appartiennent aux fabliaux;
le xve et le xvr3 aux farces. » Ainsi qu'on l'a vu, si l'on excepte
les vingt ou trente premières années,Te xive siècle ne connaît
plus les fabliaux. Il se produit, en fait, entre les deux genres,
une solution de continuité, une brusque rupture. Pendant soixante
ans au moins, nous ne rencontrons dans notre histoire littéraire
ni un fabliau, ni une farce. Quand le goût des spectacles
comiques se développa au xvé siècle, les fabliaux étaient depuis
longtemps oubliés ; mais les contes bruts que les jongleurs
avaient pour un temps élevés à la dignité d'oeuvres littéraires
n'avaient pas cessé de vivre. Les auteurs comiques du xve siècle
firent exactement comme deux cents ans auparavant avaient fait
les jongleurs et comme font aujourd'hui les folk-loristes, M. Luzel
ou M. Sébillot : ils se baissèrent vers la tradition orale. Ils y
retrouvèrent ces anciennes médailles, non effacées, les contes
populaires, qui circulaient, circulent et circuleront indéfiniment
dans le peuple. Ainsi le genre littéraire des fabliaux n'a pas pro-
vigné cet autre genre littéraire, la farce. Le grand torrent des
contes populaires continue de couler à travers les siècles : à deux
cents ans de distance, les jongleurs et les clercs de la Basoche
détourné, l'appauvrir, deux minces ruisseaux les
en ont sans :

fabliaux, les farces.


430 LES FABLIAUX
Il n'y a donc pas transformation, il n'y a pas non plus épuise-
ment du genre. : la matière des fabliaux est inusable, aussi bril-
lante aujourd'hui qu'aux premiers jours* ; les derniers de nos
poèmes, ceux de Jean de Condé, sont aussi plaisants que les
plus anciens. Il y a disparition soudaine, et complète.
Rappeler les dures souffrances qui affligent les classes
moyennes au cours du malheureux xivé siècle ou bien les grands
mouvements religieux populaires qui l'agitent, toutes conditions
peu favorables à Péclosion des gauloiseries, ce serait alléguer
des causes disproportionnées aux effets. A peine peut-on indi-
quer, sans trop insister, que l'esprit, politique est plus développé
chez les bourgeois de. Philippe le Bel qu'au temps dé. saint Louis :
Renart le Contrefait, cette encyclopédie satirique, remplace les
vieux contes inofîensifs de Renart ; les dits politiques, ruinent,
les légers contes à rire de l'âge précédent ; en un certain sens,
malgré l'apparence paradoxale du mot, c'est la satire qui a tué le
fabliau.
Mais voici une cause plus direete, plus réelle.
' Qu'on veuille bien prendre garde à ce fait, vraiment considé-
rable : à la date où disparaissent les fabliaux (vers 1320), ils ne
sont pas seuls à disparaître : mais en même temps meurent ou
se transforment tous les genres littéraires du siècle précédent.
Plus de chansons de geste, plus de poèmes d'aventures, plus de
romans rimes de la Table Ronde, mais de vastes compositions
romanesques en prose ; plus de contes de Renart, mais de graves
dits moraux ; les anciens genres lyriques, chansons et saluts
d'amour, jeux-partis, pastourelles, ont vécu ; les vielles sont
muettes ; à la place, des poèmes d'une technique de plus, en plus
compliquée, destinés non plus au chant, mais à la lecture, vire-
lais, rondeaux, ballades, chants royaux. Une période distincte de
notre histoire littéraire est vraiment révolue, si bien que M. G.
Paris peut arrêter à cette date critique, comme au seuil d'un âge
nouveau, son Histoire de la littérature française au moyen âge.
Ce qui se produit alors, on peut le définir aisément c'est
:
l'avènement de la littérature réfléchie. Plus d'auditeurs, des lec-
teurs ; un public non plus d'occasion, mais stable ; une minorité
lettrée, ayant ses goûts propres, ses préférences, diverses selon
les cours. Le jongleur a vécu ; le poète naît, ou plus précisément
l'homme-de lettres.
CONCLUSION 434
A cette date s'acheva Yâge des jongleurs, dont les dates
extrêmes coïncident avec l'éclosion première et la disparition
des fabliaux ; à cette date aboutit un lent travail de près de deux
siècles, dont il importe d'expliquer clairement le caractère.
Comme tout peuple dont on peut atteindre les origines litté-
raires, la France a. connu une époque exclusivement- épique et
religieuse : époque primitive, de. poésie anonyme, populaire,
impersonnelle, presque inconsciente,., et nos premiers trouvères
devaient fort ressembler aux aèdes homériques..Le poète n'est
pas un jongleur de profession, mais souvent un guerrier ; e'est
Taillefer, c'est Bertolai, l'auteur de la chanson primitive de Raoul
de Cambrai, qui chante les combats que lui-même, a combattus.
« Toute la vie des guerriers est enveloppée de poésie vivante ;
ils se sentent, eux-mêmes des personnages épiques et ils entendent
d'avance, au milieu des. coups de lance et d'épée, la chanson glo-
rieuse ou insultante qui sera faite sur eux... Cette épopée n'a pas
été faite pour charmer des auditeurs indifférents ; elle est l'écho
immédiat des sentiments, des passions, des triomphes, des deuils
de ceux qui la font et l'entendent 1. » La poésie est toute à tous,
et se confond avec la vie. — Or, nous sentons très nettement ce
qui distingue Phémios et Démodocos de Pindare et d'Euripide,
mais les intermédiaires nous échappent pour la plupart ; de
même, nous sentons fort bien ce qui distingue Taillefer ou Ber-
tolai de Ronsard ; mais, ici, nous connaissons toute la série des
intermédiaires, et ce sont précisément nos jongleurs du
xnie siècle.
L'époque où fleurit, avec les fabliaux, toute une série d'autres
genres destinés à mourir en même temps qu'eux, et qui va de la
fin du xne siècle au commencement du xive, peut se caractériser
d'un mot : c'est la période transitoire, au cours de laquelle
la poésie, de spontanée qu'elle était,' devient réfléchie. Époque
semi-primitive, où la poésie n'est plus populaire et n'est pas
individuelle âge intermédiaire, vraiment moyen, où l'art
encore ;
substitue à peu à l'instinct. Époque de transition et de
se peu
très lente transition, parce que, d'une part, nos pères ne furent
dirigés des exemples classiques et ne reçurent pas du
pas par
G. Paris, article les Publications de la Société des Anciens Textes
1. sur
français, [Journal des Savants, 1885-6).
432 LES FABLIAUX
dehors, comme les Romains par exemple, la révélation soudaine-
d'une poésie supérieure ; parce que, d'autre part, le moyen âge a,
de toutes façons, contrarié le développement de l'individu, donc
de l'artiste.
En cette période qui ne possède plus le pouvoir de création
collective et qui n'a pas encore la notion de l'art, quel peut être
le fondement de la poésie ? L'amusement. Elle est le. délassement,
la récréation d'une race bien douée. Elle n'a d'autre source que
le bien-être matériel, la paix : c'est la courtoisie et la gaieté fran-
çaises qui, sans culture, portent leurs fruits. Alors que les jon-
gleurs, héritiers déjà incompris des anciens chanteurs de geste,
des anciens « aèdes », touchent à une époque où l'épopée n'est
déjà plus qu'une survivance et commence à dégénérer en roman
de cape et d'épée, quel peut être leur rôle ? Ils sont des amuseurs.
De là, les deux sens du nom de jongleur : poète et bouffon.
Ils n'ont pas encore pris conscience de leurs prochaines et hautes
destinées. « Il n'y a pas ici-bas, dit Pierre le Chantre, une seule
classe d'hommes qui ne soit de quelque utilité sociale, excepté
les jongleurs, qui ne servent à rien, ne répondent à aucun des
besoins terrestres, 'et qui sont une véritable monstruosité \ »
Quel jongleur aurait su protester contre ce jugement ? Lequel
aurait pu répondre à cette question : « à quoi sert un poète ?»La
société de leur temps leur fit une place restreinte et sacrifiée ;
mais eux-mêmes, dans leurs oeuvres, se font une place moindre
encore. Leur moi n'y apparaît pas ; ils ne conçoivent pas une
poésie'où s'exprimerait leur âme individuelle. Pas de propriété
littéraire, c'est-à-dire que chaque thème, lyrique, épique ou
romanesque, est commun à tous, meuble indéfiniment rema-
niable et transmissible 2 ; pas de stylistes, c'est-à-dire que, sur
la langue, cette matière plastique, nul n'imprimela marque per-
F7 1. Nullum genus hominum est in quo non inveniatur aliquis utilis usus
contra nécessitâtes humanas, praeter hoc genus hominum, quod est mons-
trum, nulla virtute redemptum a vitiis, necessitatis humanae nulli usui
aptum. » (Cité par L. Gautier, Les Épopées françaises, II, 203.)
2. De là vient de nos jours la surprise de tout lettré qui, versé dans la
connaissance des siècles classiques, aborde pour la première fois la lecture
de nos travaux de critique littéraire sur les oeuvres du
moyen âge. Il n'y
trouve étudiés que les sources des légendes, leurs différents états successifs,
leur remaniements. De l'organisation spéciale du poète, de
ses mérites ori-
ginaux, de son influence, nulles nouvelles, et pour cause.
CONCLUSION 433
sonnelle et volontaire de l'ouvrier * ; pas d'écoles poétiques, c'est-
à-dire nul groupement d'esprits autour d'un esprit créateur, nulle
maLrise d'un génie souverain. Pas. de biographies de poètes
;
aucun souci de la gloire personnelle ; nulle trace de ce gran disio
dell' eccellenza, dont bientôt, sous un autre ciel, Dante
sera tour-
menté.
On ne leur demande que d'être des amuseurs, et ils ne sont
rien de plus. La littérature n'est encore qu'un jeu pour les réu-
nions mondaines, un passe-temps pris en commun, et selon les
mondes, soit une littérature de salon : c'est la poésie courtoise
;
soit une littérature de bons dîners : ce sont les fabliaux 2.
Pourquoi les fabliaux ? Pour s'irriter, se venger ? Non, point
de haines vigoureuses. Ce sont des caricatures plaisantes, pour
rire.
Pourquoi les romans de la Table Ronde ? C'est l'imagination
qui s'amuse à plaisir. Les jongleurs s'emparent des profondes
légendes bretonnes, les travestissent à la mode du jour, les
recouvrent d'un brillant et bans.! manteau de cour. Ne croyez
pas que leurs héros soient des symboles incarnés ; il en est des
légendes de la Table Ronde et du Saint Graal, comme des
mystères de la franc-maçonnerie ; c'est une draperie prestigieuse
qui est censée cacher le Saint des Saints ; mais ne soulevez pas
le voile : il n'y a rien derrière. C'est la folle du logis qui vaga-
bonde, comme les chevaliers errants, à l'aventure.

1. On dit d'ordinaire que la faute en est à la langue, qui n'était pas encore
suffisamment formée, fixée. Mais la langue, était au xme siècle parfaitement
•organisée, harmonieuse' plus qu'aujourd'hui, non alourdie par les sons
nasaux, chantante et sonore comme le provençal ou. l'italien. Ce n'est pas
l'instrument qui manque aux ouvriers ; ce sont les ouvriers qui manquent. Le
style est oeuvre de volonté et-d'individualité. Qu'est-ce que l'histoire d'une
langue, sinon l'histoire des révolutions volontaires, « des coups d'État» que
quelques hommes, Pionsard, Pascal, Racine, Victor Hugo, ont tentés sur elle ?
2. On est étonné souvent de la place toute petite que les lettres tiennent
dans les préoccupations des hommes d'alors : voyez saint Louis, le grand
•artisan de la Sainte Chapelle. Je ne connais que deux textes qui nous ren-
seignent sur ses goûts poétiques : celui où il nous est dit qu'il faisait aux
festin, les jon-
-convenances mondaines le grand sacrifice, quand, à quelque
gleurs avaient été introduits, d'attendre, pour dire ses grâces, qu'ils eussent
fini de chanter l'autre, où il condamne un de ses chevaliers, surpris par lui
,
«n train de fredonner un poème lyrique, à ne chanter plus que dans^sa cha-
pelle dés hymnes pieuses :. car le roi n'aimait pas la « vanité des'chanson-
nettes ».

BÉDIER. — Les Fabliaux.


434 LES FAB-LIAUX
On comprend dès lors que ces genres, si divers d'aspect,,
romans de la Table Ronde et fabliaux, aient pu coexister, car
ils ne satisfont l'un et l'autre, par des moyens divers,.qu'à un
même et unique besoin : l'amusement; Qu'ils aient plu aux
mêmes hommes, ce n'est plus; qu'un fait historique curieux, qui.
nous prouve une sorte de parenté entre le monde des chevaliers,,
plus grossier qu'on ne le soupçonnerait sous son éléganèe super-
ficielle, et le monde des bourgeois, plus affiné qu'il ne semble-
rait, sous sa grossièreté foncière ; ce n'est qu'un fait de détail,
qui peut s'expliquer ; car, malgré la divkion des classes féo-
dales, notre race;est une. Quand un jongleur, admis-ou -toléré
par tous à la faveur d'une condescendance faite de bonne humeur
et de mépris,-, chante soit dans-une haute cour, soit au perron de
l'Endit à Saint-Denis, soit dans un repas de. corps de métier,:
s'oit dans un festin de tournoi, on accepte de lui,'indifféremment,

fabliaux et légendes chevaleresques'; qu'il amuse, peu importe-
la manière : toute poésie n'est alors qu' « une risée et un ganet ».
-
Mais, en même temps, s'accomplit obscurément une" sorte'
d'évolution qui s'achève au début du xive siècle. Lentement,:
presque inconsciemment, les jongleurs s'essayent à la littérature'
réfléchie. :' '' -
' : '-.
"Ce n'est pas impunément que, pendant tout le cours du
xnie siècle, ils ont exercé les qualités prime-sautières de notré!
race : dans les'fabliaux,- le don d'observation juste et fine.; dans
les romans d'aventure, la puissance d'imagination, d'une grande
hardiesse et pourtant sûre d'elle-même, mesurée jusque dans le
fantastique. Ils se sont accoutumés à faire vivre leurs héros d'une
vie plus vraie. Certes, longtemps impuissants à peindre un carac-
tère individuel, ils qnt dû se contenter d'une psychologie rudi-
mentaire, procédant « par grands.partis-pris », comme dans les
.
vieilles chansons de geste ; longtemps ils ont dû, pour distinguer
un sentiment d'un autre, .recourir à l'allégorie, de même que les
statuaires, pour distinguer un saint d'un autre, recouraient aux
symboles et aux attributs ; longtemps, ils n'ont vu que le type,
leur conception abstraite et les procédés traditionnels logiques
ou
qui pouvaient servir à exprimer ce type. Mais peu à
peu, pour
avoir rimé tant de poèmes lyriques, ils. se sont exercés à
regar-
der en eux-mêmes, à démêler leur propre originalité ;
pour s'être

.- CONCLUSION 435
si longtemps plies aux contraintes de la rythmique provençale
ils ont acquis la première notion de ce que la forme ajoute à la
matière ; pour avoir si souvent, dans les poèmes chevaleresques,
décrit les conflits intimes du coeur, ils ont appris à discerner
plus finement les nuances des sentiments ; pour avoir, en tant de
fabliaux,.peint les moeurs de la vie réelle, ils se sont accoutumés
à la nature.
Alors, au début du xive siècle, l'éducation du public s'étanf
faite en même temps que la leur, public et poètes se trouvent
plus proches de la littérature réfléchie. Les humbles jongleurs
"de la veille passent assez brusquement à l'extrême opposé, aux
pires vanités des gens de lettres : aux -Rutebeuf, et aux Adam dé
la Halle succèdent les Guillaume de Machaut et les Eustache
"Deschamps. Les genres qu'ils développent de préférence sont
'

ceux qui mettent le mieux en relief l'originalité de l'écrivain ; ils


se complaisent aux poèmes-de facture savante, aux artifices des
rimes riches et des rythmes compliqués ; ils enrichissent et
alourdissent la langue par un afflux de mots latins, à peine fran-
cisés ; ils ne daignent plus rimer de fabliaux : pour que l'esprit
gaulois reprenne ses droits (avec usure), il faudra attendre
Marot ; mais, dans la conscience toute nouvelle de leur dignité
dé poètes, ils recherchent les graves sujets historiques, les pro-
hlèmes moraux, les hautes discussions politiques. Si la Renais-
sance fut si lente à venir, s'il nous faut attendre encore pendant
deux siècles le soufflé du génie antique et du génie italien, c'est
au, malheur des temps qu'il faut l'attribuer, aux
grandes misères
du xive et du xve siècle, et surtout à l'influence néfaste du goût
flamand et de la cour de Bourgogne. Mais déjà, au début du
xive siècle, la notion d'art est née, grâce au lent effort de nos jon-
gleurs, les modestes rimeurs ele chansons de geste, les humbles
conteurs do fabliaux. •
.
436 LES FABLIAUX

APPENDICE I

LISTE ALPHABÉTIQUE DE :TOUS LES POÈMES QUE NOUS


CONSIDÉRONS COMME DES FABLIAUX

Cette liste renvoie à l'édition de MM. de Montaiglon et Ray-


naud. Elle indique, quand il nous a été possible de la détermi-
ner, la province d'origine de chaque conte.
Ces localisations se fondent tantôt sur des indications géo-
graphiques précises, que nous notons auprès du titre du fabliau ;
tantôt sur le fait que la patrie de l'auteur nous est connue ; tan-
tôt, enfin, sur l'étude linguistique d'un certain nombre de-
fabliaux. Nous n'avons pas la place nécessaire pour énumérer les-
rimes et discuter les faits dialectaux qui ont, ici et là, entraîné
notre conviction. Toutes les fois que les résultats de notre
recherche sont douteux et contestables, nous marquons d'un
astérisque le nom de la province qui nous a paru être la patrie du
poète. Un grand nombre de fabliaux restent non localisés, soit
que nous ayons négligé d'en étudier la langue, soit que cette
recherche, tentée par nous, n'ait pas abouti.

TITHES DES FABLIAUX PROVINCES D'OIIIGINE


1. Aloul, I, 24 Picardie.
,
2. L'Ame au Vilain, III, 68, par Rutebeuf Ile de France.
3. L'Anneau magique..., III, 60, par Haiseau
(v. ce nom, append. III) Normandie.
4. Anglais (les deux) et l'anel ,11, 46
5. Aristote [Lai d'), V, 137, par Henri d'Andeli. Ile de France.
6. Auberée, V, 110 (Saint-Corneille de Com-
piègne, comté de Clermont) Ile de France.
,
1. Aveugles [les trois) de Compiègne, I, 4 (Com- '
piègne, Senlis), v. 12, 20, 62, 307 Ile de France.
8. . Barat et Haimet, IV, 97, par Jean Bedel (v.
append. III) Artois.
9. Berengier, III, 86, par Guerin
[ 10. Berengier, IV, 93
11. Boivin de Provins, V, 116 Champagne.
LISTE DES FABLIAUX 437
12. Bossus (les trois) ménestrels, I, 2, par Durand
(Douai, v. 8)
13. Le Boucher d'Abbeville, III, 84, par Eustache
d'Amiens (Oisem.ont,Bailleul,Saint-Acheul). Ponthieu.
14. La Bourgeoise d'Orléans, 1,8 Normandie.
15. La Bourse pleine de sens, III, 67, par Jean le
Galois d'Aubepierre (Decize, v. 38) Nivernais.
16. Les Braies au cordelier, III, 88. (L'action se
déroule à Orléans et sur la route de Meung) Orléanais.
17. Les Braies au prestre, VI, 155, par Jean de.
Condé (v. chap. XIV) Flandre.
18. Brifaut, IV, 103 (Arras, Abbeville, v. 3) Picardie ou Artois.
19. Brunain, I, 10
...
20-21. Celui qui bouta la pierre, IV,102, et VI, 152.
22. Ce qui fut fait à la bêche (Barbazan-Méon,
t. IV, p. 194 '
23. Les deux Changeurs, I, 23 *Normandie.
24. Chanoinesses (les trois) de Cologne, III, 72, par
Watriquet Brassenel de Couvin (Mons, Mou-
tier-sur-Sambre, Nivelle, Maubeuge) ... .. Hainaut.
25. Chariot le Juif, III, 83, par Rutebeuf Ile de France.
......
26. Les Chevaliers, les clercs et les vilains (Bar- .

bazan-Méon, III, 28)


27. Chevaliers (les trois) et le chainse, III, 71, par
Jacques de Baisieux *Flandre.
28. Le Chevalier à la corbeille, II, 47 Angleterre.
29. Le Chevalier à la robe vermeille, III, 57 (comté
de Dammartin,-Senlis) Ile-de-France.
30. Le Chevalier qui faisait parler les muets, VI,
147, par Garni
31. Variante du précédent, VI, 153 Angleterre.
32. Le chevalier qui flst sa femme confesse, I, 16.
« En Bessin, près de
Vire. » (v. 1, 286.) ... Normandie.
33. Le Chevalier qui recouvra l'amour de sa dame,
,
VI, 151, par Pierre d'Amfol
34. Le Chevalier, sa dame et un clerc, II, 50 Angleterre.
35. Les deux Chevaux, I, 13, par Jean Bedel
(Amiens-Longueau, Saint-Acheul) .'. Artois.
36. Le Pauvre clerc, V, 132
37. Le Clerc derrière Tescrin, V, 91, par Jean de
Condé Flandre.
38. Connebert (V, 138) par Gautier (voy. ci-des-
sous le Prêtre teint) Orléanais.
39. Constant du Hamel, IV, 106
40. Le Convoiteux et l'envieux (V, 135), par Jean
Bedel Artois.
41. Conte, III, 58 •
42. Le Cuvier, I, 9 (Provins, v. 22)
43. Les trois Dames de Paris, III, 73, par Jean
Watriquet Brassenel Hainaut.
44. La Dame qui fisl battre son mari, IV, 100....
438 '"• LES FABLIAUX
45. La Dame qui fist son mari entendant qu'il son-',
joit, V, 124, par Garin . ..............-.
46. La Dame qui fist trois tors .entor lé mostier,
III, par Rutebeuf
7.9, ..Ile-de-France.
47. Dames (les trois) qui troverent Vanel,l, 5 .-. .-..
48. Variante du précédent, VI, 138, par Haiseau -, Normandie. . ,

49. La Dame qui se vengea du chevalier, VI, 140.


50. Les trois Dames qui troverent..., Y, 112, Saint-
Michel ...

'

51. Variante du précédent, IV, 99 Angleterre.


.

52. LaDainequiaveinedemandoitpour Morel, 1,29. .


53. La Damoiselle qui n'ot parler..., V, III ......
.

54. La Damoiselle qui ne pooit oïr..., III, 65. . .


55. La Damoiselle qui sonfoil, IV, 133 ... Ile-de-France,-
56. L'Enfant de neige, T, 14. *Picardie.
57.. L'Écureuil, V, 121, Rouen .'
58. VÉpervier (lai de), V, 115, cf. G. Paris, Ro-
mania, VII, 2 Ile-de-France.
.
I,
59. Estormi, 19, par
.......
Huon Piaucele ..
Picardie.
60. Estula; IV, 96. ..'...'
61. L'Évesque qui ben'éi, IÏI, 77
62. La Femme qui cunquie son baron (publié ci-
dessus, page 344)
63. La Femme au-îombeau..., III, 70..
• •
64. La Femme qui servoit cent chevaliers, I,. 26.
.
65. La Fèvre de Creeil, I, 21, Creeil *Picardie.
66. Vamoureux à louage, I, 28 Picardie. .

€7. Frère Denise, III, 87, par Rutebeuf Ile de France.


68. La Folle largesse, VI, 146, par Philippe de ,
.......
Rémi, seigneur de Beaumanoir Ile de France.
69. La Gageure, II, 48 Angleterre.
70. Gauleron et Marion, Il I,' 5 9.'. -,''
71. Guillaume au faucon, II, 35
.., .

-.-.
72. Gombert elles deux clercs,T, 22, par JeanBedel. Artois. -
73. La. Grue, V, 126, par Garin (v. append. III). . *Artois. . , .

74. La Housse partie, I, 5, par Bernier *Ile de France.


75. Variante du précédent, II, 30
76. Jouglet, IV, 98, par Colin Malet (pays de Ca-
rembant) '.
.......
77. Le Jugement, V,-122. .-.......'. .'. '
Artois.,
78. Le Maignien, V, 130
79. La Maie dame, VI, 149
80. La Maie honte, IV, 90, par Guillaume.
81. La Maie honte, V, 120, par Huon de Cambrai ....
(v. append. III). Cambrésis.
82. Le Mantel maulaillié, III, 55 f«
83. Le Pauvre mercier, II, 36..........
84. Les Trois mesehines, lit,
85. Le Meunier d'Arleux, 11,26,
64.............. '
par Enguerrand
d'Oisi Cambrésis.
86. Le Meunier el les deux'clercs, Y, 119
LISTE DES FABLIAUX 439
«7. La Nonnette,:Yl, 157, par Jean de Condé Flandre.
•88. LWie- au chapelain, VI, 143, Rivière de ..
Sèvre(?) v. 4
.,.,,. III, Pont-
89. Le Pêcheur.de Pont-sur-Seine, 63,
le-Roi (Aube) ,
^Champagne.
90. Le dit des Perdrix, I, -17
...,,...,,..,..,,.
91. La Plenté, III, 75. L'action se passe en Syrie
*Picardie
et en 1191 (v. 3) sous le roi Henri de Cham-
.
pagne; .f 1197 -*Syrie .?
92. Le Pliçon, VI, 156, par Jean de Condé. Flandre. .
93. Le Porcelet, IV, 101, '.
94. Le Pré tondu,. V, 104., ........ '
'
.

. .
95. Le Prêtre et Alison, II, 31, par Guillaume le
Normand ,.....;....... Normandie ou .An-
gleterre.
96. Le Prêtre et le chevalier, II, 34, par Milon
- - . . . ,

d'Amiens. .".,,, Picardie,


97. Le Prêtre crucifié, 1/18
98. Le Prêtre et la dame, II, 51. .......... . . . ... ..
*Ile de France.
,
99. Le Prêtre au lardier, II, 32.,.,,,,....
100. Le Prêtre et le loup,.VI, 145, enChartein (pays
de Chartres)
101. Le Prêtre et le mouton, VI, .. 144,
... :

par Haiseau. Normandie.


102. Le Prêtre qui abevete, III, 61, par Garin.
103. Le Prêtre qui dit la. Passion, V,. 118 ...
104-105. LePvilre qui mangeâtes mûres,IV,&2,V,îi%
106. -Le Prestre qui .eut niere a force, V, 125
107. Le Prestre qu'on porte, IV, 89 Picardie.
108. Le Prêtre et les deux-ribauds, III, 62, Troyes.
109. Le Prêtre teint, VI, 132 (Orléans, v. 5, ss) Orléanais.
110. Les quatre Prêtres, VI, 142, par Haiseau .... Normandie.
. ..
111.' Le Provost a l'aumusse, 1,7
"112. Le Prudhomine qui rescolt son compère de '
noiier, I, 27. ..... ;
113. La Pucelle qui abreuva le poulain, IV, 107
..-... *Picardie.
. .
114. La Pucelle qui voulait voler en Vair, IV, 108.
115. Les Lecheors, III, 76
116. Richeut (Méon, Nouveau recueil, T., p. 38-79).
117. Le Roi d'Angleterre et le jongleur d'Ely, II, 52.
118. 119, 120. Le Sacristain, V, 123 ; V, 136 ; VI,
150 bis
121. Quatrième version, du précédent (VI, ;50) par
-,
Jean le Chapelain Normandie.
122. La Saineresse, I, 25
.123. Saint Pierre et le jongleur, V, 117
124. Le Sentier battu, III, 85, par Jean de Condé.
125. Le Souhait desvé, V, 131, par Jean Bedel.. .. Artois.
126. Les quatre Souhaits saint Martin, V, 133...
127. Sire Hain et dame Ânieusë, I, 6, par Huon
Piaucele :•.-.. P^ardie.
-
128. La Soriselle des estopes,-lY, 105
440 LES FABLIAUX

129. Le Sot chevalier, I, 20 Picardie.


130. Le Testament de l'âne, III, 82, par Rutebeuf. Ile de France.
131. Les Tresses, IV, 94
132. Truberl, Méon (Nouv. recueil, t. I)
133. Le Vair Palefroi, I, 3, par Huon le Roi (v.
appendice III) Picardie.
134. Le Valet aux douze femmes, III, 78
135. Le Valet qui d'aise a malaise se met, II, 44.
V. Foerster, Jahrbuch,^. F., I,.304 Picardie.
136. La Vessie au prestre, III, 59, par Jacques de
......
Baisieux (v. chap. XII) ." Flandre.
137. La Veuve, V, 49, par Gautier, le Long Picardie.
138. La Vieille qui oint la palme au. chevalier, V,127
139. La Vieillelte ou la vieille truande, V, 129. . .
140. Le Vilain, VI, 148
141. Le Vilain asnier, V, 114
142. Le Vilain au buffet, III, 80
143. Le Vilain de Bailleul, IV, 104, par Jean Bedel Artois.
144. Le Vilain de Farbu, IV, 9.5, par Jean Bedel. .. Artois.
145. Le Vilain mire, III, 74
146. Le Vilain qui conquist Paradis, III, 81
147. Fragment de Foerster, dan Loussiet par « le
maire du Hamiel»,/a7ir&w.c7?,N. F., I, p. 296. Picardie.

Résumé statistique
Nous avons donc conservé 147 fabliaux. A l'édition de MM. A.
de Montaiglonet G. Raynaud nous ajoutons six contes, les nos22,
26, 62, 116, 132, 147 de la liste ci-dessus. Nous en supprimons
seize pièces, savoir : deux dits dialogues (I, 1, II, 53) ; une chan-
son (1,11). deux contes dévots (I, 45, VI, 141), une patenostre
(II, 42), un débat (II, 39), neuf dits moraux ou satiriques (1,12,
II, 37, 38, 40, 41, 43, 54, III, 56, 66) \
Les fabliaux sont répartis dans 32 manuscrits.
Cinq d'entre eux nous offrent de véritables collections. Ce
sont les mss. :
B. N., 837 qui renferme 62 copies de fabliaux
Berne, 354 41
Berlin, Hamilton, C57 '; 30
B. N., 1593 ' .

:
24 —
B. N., 19.152 26 _
i. convient encore d'ajouter un fragment de fabliau, signalé par M. E.
.11
Ritter et publié par MM. de Montaiglon et Raynaud, t. IV, 154. On
p. pour-
rait l'intituler : Les trois nonnes à l'anneau. Il ne paraît avoir que le cadre
de commun avec le fabliau des Trois dames qui trouvèrent l'anneau.
LISTE DES FABLIAUX 441
Les autres nous fournissent quelques fabliaux
seulement ; ce sont :
B. N., 12.603 11 copies de fabliaux
B. N., 2.168, 1.635, 25.545, chacun 6 copies 18 —
...:
B. N., 1.55.3 5 • —
British Muséum, ms. Harl. 2.253 ; — B. N., 2.173 ;
— chacun 4 8 —
B. N., nouv. acq., 1104 ; — Ars., B.L.F., 318 ; —
Turin, L. V. 32 ; — Rome, B. Casan, — chacun 3. 12 —
Pavie, 130 E 5 2 —
B. N., 344, 375, 1.446, 1.588, 7.218, 12.483 ; —
Brit. Muséum, ms. add. 10.289, —Ars., B. L. F.,
317, — Ars., 3.524, —Ars., B. L. F., 60 ; —
Cambridge, C. C. C, 50 ; — Oxford, BodL, Dig-
- by, 86, — Turin, fr. 36, — Genève, 179 bis, —
fragm. de la B. de Troyes, chacun 1 copie 15 —
Soit, au total 254 copies.
442 LES FABLIAUX
.

APPENDICE'!!;

NOTES BIBLIOGRAPHIQUES

Je réunis ici d'assez nombreuses références, à des conteurs


lettrés ou populaires qui ont traité les mêmes 'sujets. qUe nos
jongleurs. Il eût été facile d'allonger ces listes,'en citant de
seconde main ; mais j'ai trop perdu de temps, sur la foi d'indica-
.

tions inexactes, à rechercher des livres rares et à les dépouiller


vainement, pour ne pas tâcher d'épargner à ceux qui voudraient
se servir des présentes notes les mêmes"déceptions. Je ne rap-
porte donc ici que les parallèles que j'ai trouvés ou vérifiés moi-
même. Dans les cas contraires, qui sont assez rares, j'ai marqué
-d'un astérisque les ouvrages que je citais sur la foi d'autrui.
A. L'AME AU VILAIN (MR, III, 68). —Comparez le Farce du
Munyer, par André de la Vigne, p. p. Fr. Michel, Poésies
gothiques françoises, 183Î, et par le bibliophile Jacob, Recueil
de farces, soties et moralités, 1859.
B. L'ANNEAU (III, 60).—Comparez Nicolas de Troyes, le Grand
Parangon oies nouvelles nouvelles, n° 39..-^- La Reine de Candie,
dans les Contes nouveaux et plaisons, par une société, Amster-
dam, 1770, 2e partie, p. 47. —- La Bague enchantée, dans les Contes
en vers et quelques pièces fugitives [par M. Bretin], Paris,
an y de la République, p. 66. — Trois contes picards, dans
les KpuiïTâot», Heilbronn, chez Henninger, t. I, n° 3. — Dans
la même collection des KpuircdtS'.a, voyez les contes russes, t. T,
n° XXXII ; cf. les notes, t. IV, p. 202, où divers rapproche-
ments sont indiqués. Sur ces talismans bizarres, anneaux qui
font éternuer, figues qui font pousser des cornes, etc., v. les
notes de V. Imbriani, Conii pomiglianesi, Naples, 1876, p. 89.
C. Les DEUX ANGLAIS ET L'ANEL (II, 46).— Je n'ai retrouvé
nulle part cette insignifiante historiette. Sur le baragouin anglais,
NOTES. BIBLIOGRAPHIQUES 443,
on possède to.ute une série de textes, dont voici quelques-uns :
le.'Paix aux Anglais {Jongleurs et Trouvères, p. 170, cf. Hist.
Lût., XXIII, 349) ; la Charte aux Anglais, cf. Romania, XIV,
p. 279 ; Renart déguisé en jongleur anglo-normand (éd. Martin,
branche P).
D. AUBERÉE (V, 110). — Ce conte existe dans les diverses
rédactions orientales du Roman des Sept Sages : versions
syriaque, grecque, espagnole, hébraïque, persane, arabe.
M. Georg Ebeling .(Auberée, altfranz. fablel., kriiisch mit
Einleitung und Anmerkungen hgg. von Georg Ebeling, Berlin,
1891), a noté avec conscience et minutie les variantes de ces
divers recueils. Je prends, pour l'Opposer à Auberée, l'un
quelconque de ces récits, soit le plus ancien texte connu, qui
est le Sindibad syriaque (éd. F. Baethgen,-Leipzig, 1879, p..22).
Ge choix est arbitraire ; mais il serait trop long de comparer
successivement ici le conte français aux six principaux textes
orientaux, et cette comparaison, que j'ai faite, conduirait aux
mêmes résultats. La lecture du travail de M. Ebeling en con-
vaincrait au besoin le lecteur.
Voici la forme organique («) du conte :

AUBERÉE

TRAITS ORGANIQUES

Une entremetteuse procure une jeune femme à un jeune


homme par la ruse que voici : elle s'introduit dans la chambre,
de la femme et y dépose, à son insu, un vêtement d'homme
auquel elle a fait une marque particulière. Le mari décomn-e
le vêtement, en infère que sa femme est infidèle et la chasse.
Chassée, elle rejoint le galant. Il s'agit ensuite de la faire
-rentrer en grâce auprès de son mari : l'entremetteuse déclare.
bonhomme qu'elle a perdu, elle ne sait où, un vêtement qui
au
lui était confié et qui portait telle marque. Il s'aperçoit ainsi
qu'elle a seule pénétré dans la chambre conjugale et se repent.
-de ses soupçons. (A vrai dire, il n'est pas nécessaire que l'objet
question soit umyêtement mais cette imagination si naturelle
-en ;
ne paraît pas suffire à associer deux versions.)
444 LES FABLIAUX

TRAITS ACCESSOIRES
Sindbad. Auberée.

a) Un joyeux compagnon, qui 1) Long amour d'un valet pour


désirait toute femme dont il enten- une jeune fille. Son père ne veut
dait louer la beauté, rencontre pas qu'il l'épouse, parce qu'elle est
dans un bourg une jolie femme, et pauvre. Un bourgeois veuf et riche
l'envoie prier d'amour. Sa requête se montre moins intéressé, et la
est repoussée, et, venu lui-même, prend pour femme. Chagrin du
il n'a pas plus de succès. jeune homme, qui cherche à se
rapprocher de celle qu'il aime.
(o) Il entre alors chez une voi- u>) Même scène que dans Sind-
sine, lui fait part de ses désirs, et bad, comme le veut u>. Auberée est
moyennant promesse d'une bonne une vieille couturière.
récompense, obtient qu'elle s'inté-
resse à son amour.
b) Elle envoie le jeune homme m) Auberée prend simplement le
au marché ; là, il reconnaîtra le surcot que porte le jeune homme.
mari, à certains traits, qu'elle lui
décrit. Le mari est un marchand :
qu'il lui achète un manteau et le
lui apporte, à elle.
e) Une fois qu'elle a le manteau, n) Auberée pique une -aiguillée
elle le brûle en trois places. de fil dans le surcot, et y laisse
son dé à coudre.
<i>) Visite de l'entremetteuse à la w) Visite de l'entremetteuse à la
jeune femme. jeune femme. (Les détails de la
Le surcot laissé sous un coussin. scène diffèrent de ceux du Sindbad. )
Retour du mari qui trouve le Retour du 'mari, qui trouve le
manteau, bat et chasse sa femme. surcot et chasse sa femme.
d) Celle-ci se réfugie chez ses o) Auberée recueille la jeune
parents. La vieille vient l'y relan- femme dès sa sortie de la maison,
cer : « De mauvaises gens ont dû et la détermine à prendre asile
t'enchanter, lui dit-elle ; viens chez chez elle, où elle sera cachée,
moi, tu y trouveras un médecin qui jusqu'à ce que tombe la colère du
te traitera avec intérêt. » mari.
to) Rencontre des amants. w) Rencontre des amants.
e) Le jeune homme est envoyé le p) Épisode de l'abbaye de Saint-
lendemain matin à la boutique du Corneille (v. ci-dessus, p. 355).
mari. « Il te demandera ce qu'est
devenu le manteau. Tu lui diras :
Je me suis approché du feu, des
étincelles y ont fait trois trous. Je
l'ai donné à raccommoder à u.ne
vieille femme ; depuis je n'ai plus
revu ni la vieille ni mon manteau.
Alors le mari te dira : Va chercher
la femme à qui tu l'as donné
je saurai bien ce qu'il faudra;
répondre. »
NOTES BIBLIOGRAPHIQUES 445
î) Ainsi fait ; la vieille, appelée, q) Cris que pousse dans la rue.
dit au mari : « Sauve-moi de cet Auberée.
homme. Il m'a donné un manteau Le mari accourt, au bruit. Elle
à raccommoder. J'ai causé avec ta explique comme elle a perdu un
femme, et je ne sais plus ce que surcot, qu'un jeune homme lui
j'en ai fait. » avait donné pour être réparé. Elle
.
l'a perdu, avec son dé et son
aiguille.
g) Le mari donne de riches pré- r) Joie du mari qui retrouve-en
sents à sa femme, qui est retournée effet l'aiguille et le dé attachés au
Chez ses parents et qui ne consent surcot.
qu'à grand'peine à une réconcilia-
tion.
Ici encore, tous les traits accessoires, tous les épisodes
d'explication ou de pur ornement diffèrent. Lesquels sont
logiquement les primitifs ? Il est impossible de le décider, car
ils sont, dans l'une et l'autre version, merveilleusement bien
combinés et agencés. Par un détail pourtant, la forme fran-
çaise paraît ' supérieure : comparez, en effet, l'épisode b du
Sindbad à son correspondant, m, du fabliau. Dans toutes les
versions orientales, le mari est un marchand d'étoffes, chez
qui le jeune homme a fait emplette de son manteau. Cette
invention maladroite frappe tout le conte, d'une certaine invrai-
semblance. Il est inadmissible, en effet, que, quelques heures
après, le marchand rentrant chez lui ne reconnaisse pas le
vêtement dont il vient de vanter l'excellence à son client ; il
est étrange que, le lendemain, reconnaissant l'acheteur au
marché, il lui demande placidement des nouvelles de son
manteau, au lieu de-prendre le galant à la gorge. L'entremet-
teuse a été bien imprudente de mettre ainsi deux fois en pré-
sence le mari et l'amant. Si le mari ne s'aperçoit pas que
c'est un coup prémédité, s'il ne conçoit aucun soupçon quand
il trouve dans sa boutique l'acheteur de la veille, juste à point
pour lui raconter, l'histoire du manteau brûlé, c'est qu'il n'est
pas bien fin. La vieille du conte syriaque est donc moins
adroite qu'Auberée, qui emploie un manteau quelconque,
que le mari n'a jamais vu, et qui se garde bien de jamais mettre.
face l'un de l'autre le jaloux et l'amant. Ainsi, la forme
en
orientale est légèrement défigurée, et si l'une des deux versions
peut prétendre au préjudice de l'antériorité logique, c'est le
fabliau. Si l'on veut pourtant considérer les deux rédactions
446 LES FABLIAUX

comme équivalentes, if Teste qu'on ne peut rien savoir de


leur
rapport, puisqu'elles s'expriment par deux formules non.compa-
rables :
La forme orientale par M -f a, b, c, d, e, f, g, h
La forme française par. w + l, m, n, o, p, q, r, s
E. LE LAI D'ARISTOTE (V, 137). Pour les divers rapprochements
Aristpteles
voyez les notes de Von der Hagen, Gesammtabenteuer,
und Phyllis, t. I, V ; Benfey, Pantchatantra, § 187, p. 461-2.
Il existe un récit apparenté, qui se trouve dans les Hieronymi
Morlini Novellae, etc. Paris, 1855, p. 158, ss., nov, 81. Dans
une sorte de roman à tiroirs, où une pierre précieuse doit être
départie à la femme qui aura subi au cours de 'sa vie galante
la plus cruelle humiliation, trois femmes racontent chacune
une aventure (la Statue, la Femme chevauchée, la Tige d'oignon).
La seconde de ces histoires est une contre-partie du lai d'Aris-
tote. Voyez encore la Germania, I, 258, où F. Liebrecht ajouté
une -variante espagnole. -— M. Héron, dans son édition de
Henri d'Andeli, a réuni quelques variantes plus modernes, du
xvme ou du xixe siècle.—-On sait que, dans plusieurs contes
du moyen âge, on voit de même Aristote veiller sur les amours
d'Alexandre. Voyez les Gesta Romanorum, éd. CEsterley, nos 31,;
3i-, 37, etc., et cf. M. Héron, La légende d'Aristote et
d'Alexandre, Rouen, 1892. Pour le plus curieux de ces récits;
celui du baiser empoisonné, v. Gèsammlab. I, p. LXXX, Lândaù,
Quellen dej Dekamerone, p. 228, et le beau mémoire de M. Wil-
helm Hertz, die Sage vom Giftmddchen, Munich, 1893.
Plusieurs écrivains du moyen âge ont fait à notre conte des
allusions qui ont été recueillies. Aux rapprochements de' mes
devanciers, j'ajoute ce jeu-parti d'Adam de la Halle et de Sire
Jean Bretel (Adam, éd. Coussemaker, p. 165) :'« Aristote' a
été chevauché par son amie, qui l'en a mal récompensé. Voudriez-
vous être accoutré comme lui, pourvu que votre dame vous
tienne parole ?»
Nôtre fabliau a eu l'honneur de. représentations figurées"de
toutes sortes, du xiir3' au xvie siècle, au portail de la cathédrale
de Rouen, à la façade de l'église primatiale de Saint-Jean à
Lyon, sur un chapiteau de l'église Saint-Pierre à Caen, sur
la miséricorde d'une stalle de la cathédrale de Rouen, sûr l'un
NOTÉS BIBLIOGRAPHIQUES 447
des pilastres de la chapelle épiscopale du château de Gaillon-
il a été sculpté en bas-relief sur ivoire (Montfaucon), l'Antiquité
expliquée, t. III, p. I, pi. CXCIV), en aquamaniles (cf. Gay,
Glossaire archéologique, s. v. aquamanile) ; il a été peint par
Spranger et gravé par Sadeler.
:

Toutes ces oeuvres d'art ont été soigneusement étudiées, depuis


Daly (Revue générale d'archit., 1840, col. 393) et de Guilhèrmy
{Annales,, archéologiques ce Didron,- t. II, 1857, p. 145) jus-
qu'aux .travaux de -MM, Armand Gasté [Un chapiteau de l'église
Saint-Pierre de Caen, Caen, 1887), et A. Héron (Une représen-
tation figurée du lai d'Aristote, Rouen, 1891). M. Gasté me-
signale encore une peinture sur verre du Musée germanique àe.
Nuremberg,. sur laquelle v. une communication, de M. Gaidoz
dans le Bulletin de la Société des A\iïtiquaires, 1888^ p,.'230..
Ajoutons à ces remarques que nombre de livres du xvr3 siècle,
portent au frontispice des gravures représentant le lai d'Aris-
tote. Je signale, par exemple, Henrici Glareali de Geographia
liber unus, imprimé à Fribourg en Brisgau,.en 1522, où l'on
voit, sur le même bois, à-gauche Virgile à la corbeille, à droite
une scène que je n'ai pas su identifier,.en.bas Ai'istote sellé:et
chevauché..
F. LES TROIS AVEUGLES DE COMPIÈGNE-(1,4).—Il y aici conta-
mination de deux contes distincts : pour le premier (les aveugles
dupés), voyez Gonnelia*, Bouchet*, Imbert 'Mist. Litt.,l. XXIII,
p. 140). — Schimpj und Ernst, éd. OEsterley, XII blinden
verzarten XII guldin, n° 646, et les renvois à Pitre, à l'Uylen-
Spiegel, à H ans Sachs, à Sacchetti. — Ajoutez une nouvelle de
Girolarno Sozzini, clans les Novelle di autori senesi, Londres,
1798, t. II, p. 271, et les deux Aveugles dans les Contes en vers
(par-M. Bretin), p. 109.
:-Pour le second conte (l'aubergiste dupé), voyez, outre l'His-
toire littéraire (t. XXIII, p. 140, Repues franches, Eulenspiegel,
d'Ouville), DunloprLiebrecht, Geschichte der Prosa-dichtung,
284. L'idée des Repues franches, (-v. ce texte p. p. A.Lon-
p. —
' gnon, OEuvres complètes de François Villon,
1892, pp. LIII-LÏV)
a.été.reprise dans la Farce.du nouveau Pathelin, p.p. Génin. —
Hieronymi Morlini novellae,. éd. de la bibl. elzévirienne, 1855,
XIII, 29, Deliispano.quidecepitruslicum.
.

— Siï&'p&Yola.:
nqv, p-
448 LES FABLIAUX
Piacevoli notti, XIII, 2 ; cf. Giuseppe Rua,. Intomo aile « piace-
voli notti », p. 103-4. — Liebrecht, Beitràge zur Novellenkunde,
Germania, I, 269. —Braga, Contos tradicionaes do Povo Portu-
n° 179 (ayendadas gallinhas) qui donne de nombreux
guez,
renvois, notamment à Bebelius*, II, 126. — Ajoutez enfin les
Nouv. contes à rire ou récréations françoises, Amsterdam, 1741,
p. 313.
G. BARAT ET HAIMET (IV, 97). — Ce conte, qui rappelle d'une
façon générale les bons tours joués à Calandrino par les peintres,
ses confrères (Décaméron, Journ. 8, nouv.
3, 6, etc.), paraît
avoir eu grand succès au xme siècle, puisque les noms des per-
sonnages du fabliau, Barat, Haimet, Travers, étaient devenus
ceux de voleurs célèbres, comme Cartouche ou Mandrin. V. le
roman à'Eustache le Moine, éd. F. Michel, v. 298 :
Travers, ne Baras, ne H aimés
Ne sorent onques tant d'abès.

La première partie de notre conte (les oeufs de pie volés et


les braies enlevées au voleur) se retrouve dans un récit p. p.
Eugen Prim et Albert Socin (Der neu-aramàische Dialekt, Gôt-
tingen, 1881, n° XLII, p. 170), où l'on raconte, assez maladroi-
tement d'ailleurs, les exploits du petit'Ajif, neveu d'un voleur
illustre. Ce récit sert d'introduction à l'histoire du trésor de
Rhampsinit. — La deuxième partie (visite de deux voleurs à un
ancien voleur marié et retiré, et vol d'une pièce de lard successi-
vement reconquise et reperdue) est racontée dans les Contes
albanais, recueillis par Aug. Dozon, Paris, Leroux, 1881,
n° XXI, Mosko et Tosco, p. 153. — Les deux parties (nid d'éper-
vier, sac d'une maison où l'on pénètre par le toit) se rejoignent,
comme dans notre fabliau, mais non sans de nombreuses modifi-
cations, dans un conte kabyle (Contes populaires de la Kabylie
du Djurdjura, recueillis et traduits par J. Rivière, Paris, 1882,
p. 13). Ici encore, ce conte sert de préface k.Rhampsinit.
H. BERENGIER (III, 86), IV,93).
— Comparez die verràtherische
Trompeté, XVIIIe Erzdhlung des Siddhi-Kàr ; dans les Mongo-
lische Mârchen p.p. le D' B. Jûlg, 1868, p. 23 ; ou la traduction
française du texte de Jûlg dans la Fleur lascive orientale, Oxford,
1882, p. I. Ce conte.a été étudié de très près par Liebrecht et
NOTES BIBLIOGRAPHIQUES 449
Benfey dans la Revue Orient und Occident, t. I. p. 16,
ss.
J'ajoute à leurs rapprochements que la forme de Bonaventure
Despériers se retrouve dans Roger Bontemps en belle humeur,
Cologne, 1708, t, II, p. 63.
— La deuxième partie de la nouvelle
publiée, dans les Kp^-âo-,, I, XXIV, reproduit aussi le fabliau de
Berengier. Cf. les renvois fournis par les Kpun-iSi^ t. IV, p. 196.
— C'est, comme on voit, un des rares fabliaux qui se retrouvent
sous forme orientale. Je me permets de renvoyer le lecteur au
travail ci-dessus indiqué de Liebrecht et de Benfey : il lui sera
facile de constater que le fabliau et le conte mogol, tout comme
les autres contes conservés sous forme orientale, n'ont en com-
mun que leurs seuls traits organiques ; ils ne sont donc pas com-
parables. Je prie le lecteur de tenter lui-même cette comparaison
ou de m'en croire sur parole. Il ne sied pas que je donne ici la
preuve de mon affirmation ; il ne sied pas qu'il me la demande.
I. BOIVIN DE PROVINS (V, 116). — Dunlop (v. Dunlop-Lieb-
recht, p. 23) a imaginé de rapprocher ce fabliau de la nov.
5, journée II du Décaméron. Landau (Quellen, p. 123) a adopté
cette opinion. Il n'y a aucun rapport entre le jongleur Boivin,
qui est le dupeur, et le maquignon Andreuccio, qui est le dupé.
J. LES TROIS BOSSUS MÉNESTRELS (I, 22). — Voyez notre
étude sur ce conte au chapitre VII.
K. LE BOUCHER D'ABBEVILLE (III, 84). — On a comparé (du
Méril, Hist. de la poésie Scandinave, p. 335, cf. de Montaiglon
et Raynaud, notes de leur édition) ce fabliau avec le conte de
La Fontaine « A femme avare, galant escroc », tiré de Boccace,
Décam., VIII, 1. Bartoli (Letteraiura italiana, 584) a montré
combien ce rapprochement est vague et vain.
L. LA BOURGEOISE D'ORLÉANS (I, 17). — Il existe un petit cycle
de contes qu'on peut réunir sous ce titre : le Mari trompé, battu
et content. Mais ce groupe est composé d'au moins trois récits
distincts, indépendants les uns des autres, qu'on rapproche
indûment de la Bourgeoise d'Orléans. Séparons ici ce qui a été
si souvent confondu.
I. Le mari prend le costume de l'amant. La Bourgeoise d'Or-
léans (MR. I, 17). Le Chevalier, la dame et un clerc (MR, II,

50). — Le Caslia Gilos (Raynouard, Choix de poésies des trou-
'29
UÉXUER. — les Fabliuux.
450 LES FABLIAUX
badours, III, p. 398). — Gesammtabenteuer, II, XXVII, Vrouwen
staetikeit.
IL Le mari prend le costume de sa femme ; il est rossé par
l'amant. — Décaméron, Journée VII, nov. 7. — La Fontaine a
imité Boccace très exactement, sauf pour quelques épisodes
invraisemblables, qu'il a modifiés (l'amant devient fauconnier ;
la scène de la chambre conjugale est supprimée). — Erzàh-

lungen aus altdeuschen Hss., gesammelt durch Adalbert von
Relier, Stuttgart, Bibliothek des liter. Vereins, t. 35, p. 289,
von dem Sçhryber ; cf. quelques références de
Liebrecht, Germa-
nia, I, 261. — Ser Giovanni Fiorentino*, il Pecorone, g. III, nov.
2° ; — Roger Bontemps en belle humeur, Cologne, 1708, p. 64-5 ;
Nouveaux contes à rire ou récréations françoises, Amsterdam,

1741, p. 184 (copié de Roger Bontemps ou d'un modèle com-
mun). •— Contes à rire et aventures plaisantes, éd. Chassang,
Paris, 1881, p. 111. — Uhland, Volkslieder, der Schreiber im
Garten. — lip-jû-iSia, t. I, Contes secrets russes, 77.
III. Le poulailler. — Retour imprévu d'un mari, à qui sa
femme persuade qu'il est poursuivi par des sbires ; elle le cache
dans un poulailler, où, disent les Cent nouvelles nouvelles, il
passe la nuit à « roucouler avec les coulombs ». — La farce du
pigeonnier. — Cent nouvelles nouvelles, 88e. — H. Estienne,
Apologie pour Hérodote, éd. Ristelhuber, 't. I, p. 275. —- Pogge,
Facetiae, éd. Isidore Liseux, t. I, p. 28, 1878. — Lodovico Dome-
nichi, Detti e fatli di diversi signori e persone private... in Fiorenza,
1562, p. 148. L'italien de Domenichi reproduit exactement le
latin de Pogge. — Bandello*, nov. 25.
Voyez différentes variantes que je n'ai pu contrôler, énumérées
dans les Gesammt., II, XIV, et dans les KO-JT^ZOU, t. IV, p. 250.
Il a paru sur cette nouvelle une excellente monographie de
M. W. Henry Schofield, The source andhistory of the seventh novel
of the seventh day in the Decameron, dans les Harvard Studies
and Notes in philology und liieralure, II, 1893. La liste de réfé-
rences ressée par M. Schofield est sensiblement plus riche que
celle qui précède ; les plus importantes de ces additions sont
un
épisode du roman de Baudoin de Sebourg et un trait légendaire
de la vie de l'empereur Henri IV, rapporté dans le deBellosaxo-
nico, chap. 6-7, et répété postérieurement, non sans modifications
curieuses, par différents chroniqueurs.
NOTES BIBLIOGRAPHIQUES 451
M. LA BOURSE PLEINE DE SENS (III, 67).
— Un trait analogue
dans le Comte Lucanor, trad. de Puybusque, exemple XXXVI,
p. 376, sqq., où un marchand achète pour un maravédis de pru-
dence. — Comparez à notre conte le Liedersadl de Lassberg,
von
den freundinnen, où le mari, qui a deux maîtresses, achète
pour
« ain pfenning wert mtzen » ; voir dans les Gesammtabenteuer (II,
XXXV) le poème de Hermann Pressant, Ehefrau und Bulerin,
-et les rapprochements divers de von der Hagen. V. aussi Ger-
mania*, XXXIII, p. 263. — On peut rapprocher encore un conte
kamaonien où une femme demande à son mari de lui rapporter
de voyage « le mauvais du bon et le bon du mauvais ». Romania,
Cosquin, t. X, p. 545. Cf. Englische Studien*, 1883, p. 111-25
(Kôlbing, a peniworth of white).
N. LES BRAIES AU CORDELIER (III, 88 ; VI, 155). Rapprochez le
-conte, assez différent d'ailleurs, de Philetaerus et Myrmex dans
les Métamorphoses d'Apulée, IX, 17-20, éd. Eyssenhardt, Ber-
lin, 1869. — V. les rapprochements nombreux avec Sacchetti*,
Sabadino*, Pogge, Morlino*, l'Orlando innamorato, l'Apologie
pour Hérodote, etc., dans la Geschichte der Prosadichtung de
Dunlop-Liebrecht, nos 207 et 333. — J'ajoute à cette liste les réfé-
rences que voici : les données du fabliau sont reproduites dans la
farce de Frère Guillebert, très bonne et fort joyeuse (épithètes
qui, par exception, sont méritées) dans l'Ancien théâtre françois
de Viollet-le-Duc, t. I, p. 305, ss. — V. Les Comptes du monde
adventureux, p. p. Félix Franck, 1878, compte XXVIII (traduit
de Masuccio, nov. III). — Le caleçon apothéose, dans le Singe de
La Fontaine, Florence, 1773, t. I, p. 54. — La Culotte de saint
Raimond de Pennafort, dans les Contes à rire..., par le citoyen
Collier, commandant des croisades du Bas-Rhin, nouvelle édition
par le chevalier de Katrix, Bruxelles, 1881, p. 3.
O. BRIFAUT (IV, 183).—Le-fabliau est reproduit dans presque
tous ses accidents par les Nouv. contes à rire ou récréations fran-
çaises, Amsterdam, 1741, p. 328 : D'un qui déroba une pièce de
toile. Comparez la facétie du curé Arlotto qui dérobe, avec la
même astuce que le voleur du fabliau, quatre tanches apparte-
nant à un Siennois (Contes et facéties d'Arlotto de Florence, éd.
Ristelhuber, Paris, 1877, p. 7).
P. BRUNAIN (I, 10). —Etienne de Bourbon, éd. Lecoy de la
452 LES FABLIAUX
Marche, n° 143. — Arlotto de Florence, éd. Ristelhuber, p. 104,
n° LXXV. — Le même conte, assez défiguré, dans l'Amphibo-
logie ou l'Écriture sainte prise à la lettre, Contes érotico-philoso-
phiques de Beaufort d'Auberval, 1818, réimpression de 1882,
Bruxelles, p. [201. — Cf. les Kp-^iî:*, I, XLIX et les notes,,
'
t. IV, p. 221.
Q. CELUI QUI BOUTA LAPIERRE (IV, 102, et VI, 152).— Gesammt-
abenteuer, Berchta mit der langen nase. V. les notes de l'éditeur,.
III, LIV. — Wendunmuth, II, 213, Von eines procuratoris gei-
len hausfrawen, et les très nombreux rapprochements indiqués
par l'éditeur (Bandello, Malespini, d'Ouville, Nouv. contes en
vers, etc.). J'ajoute à cette longue liste ces quelques variantes,
qui paraissent dépendre toutes de la 23e des Cent nouvelles nou-
velles : Roger Bontemps en belle humeur, t. II, p. 100 ; — Le
Singe de La Fontaine, I, p. 165 ; — Contes nouv. et plaisants par
une société, IIe partie, p. 2 ; — Nouv. contes à rire ou récréât,
françaises, t. II, p. 267. — V. aussi des remarques de Dunhp-
Liebrecht (note 317).
R. LES DEUX CHANGEURS (I, 23). On a souvent comparé la pre-
mière partie de notre fabliau avec la première des Cent nouvelles
nouvelles (v. les rapprochements de Dunlop avec Ser Giovanni *,
II, 2 ; Bandello *, I, 3 ; Straparçle, II, 10, nuit II, fable II, dans
la traduction de Larivey, éd. Jannet). Comparez G. Rua, Intorno
aile « piacevoli notti » dello Straparola, Turin, 1890, p. 50.

Mais je ne connais pas de conte qui renouvelle, avec une suf-
fisante ressemblance, la double épreuve du fabliau.
S. CHARLOT LE JUIF (III, 83). — On a plutôt affaire ici aune
répugnante imagination de Rutebeuf qu'à un conte traditionnel ;
aussi ce fabliau ne se retrouve-t-il point dans les littératures
orales, et c'est à tort que l'annotateur des lOuTC-âot? (t. IV, p. 250)
en rapproche un conte russe qui ne lui ressemble nullement. —
Sur Chariot le Juif, v. la Desputoison de Challot et du Barbier
de Meliiun (Rutebeuf, éd. Kressner, p. 99).
T. LE CHEVALIER AU CHAINSE (III, 71). Voyez ci-dessus,
chapitre IX. —
U. LE CHEVALIER A LA CORBEILLE (II, 47). C'est à tort que

l'on rapproche d'ordinaire ce conte de Virgile à la corbeille (voir
^
NOTES BIBLIOGRAPHIQUES 453
Domenico Cornparetti, Virgilio nel medio
evo, et Gesammtaben-
teuer,ïl,$. 509 ; t- III, LV). Mais notre fabliau reparaît, avec
ses traits essentiels, dans VApologie pour Hérodote, éd. Ristel-
huber, I, 282.
V. LE CHEVALIER QUI FAISAIT PARLER LES MUETS (VI, 147 VI,
;
153).. — V. dans les Gesammtabenteuer le conte intitulé der
weisse Rosendom, et les notes de l'éditeur (III,
p. 5, ss.). Cf.
Germania, I, 262.
W. LE CHEVALIER, SA DAME ET UN CLERC (II, 50). V. ci-
dessus, la Bourgeoise d'Orléans. —

-r X. LE CHEVALIER QUI FIST SA FEMME CONFESSE (I, 16). D'après


Dunlop-Liebrecht (Anmerkungen, 315, p. 490), l'idée première
du conte se retrouverait dans le roman de Flamenca. Il est inutile
-de réfuter cette erreur. Comparez le Liedersaal de Lassberg, die
Beichte, XXIII, p. 247.
— Exempla of Jacques, of Vitry, p. p.
Crâne, 1891 ; Keller, Erzàhlungen- aus altd. Hss., p. 383, von
dem mon der beicht der frawen. — Cent nouv. nouv., 78e.

Wendunmuth, éd. OEsterley, 3, 245 (Betrug einer falschen fra-
wen) et les nombreuses notes de l'éditeur (renvois à la Scala
-coeli, à Bandello, Doni, Malespini, Pauli, H. Sachs, etc.). Il est à
peine utile de rappeler les contes de Boccace (VII, 5) et de La
-
Fontaine. Il y a dans M. Landau (Quellen des Dekamerone,
p. 127-8) des rapprochements trop généraux et incertains. V.
encore dans le Catalogo dei novellatori in prosa. (Livourne, 1871,
n° 28), par G. Papanti, l'indication d'une nouvelle italienne du
moyen âge, semblable au fabliau.
Y. LE CLERC CACHÉ DERRIÈRE L'ESCRIN ( IV, 91). — Cent nou-
velles nouvelles (34e). '— Morlini Novellae, éd. de la Bibl. elzévi-
rienne, 1855, p. 62, nov. XXX. Cette nouvelle a été traduite de
Morlini ou d'un modèle commun par le sieur d'Ouvilîe, Élite des
-contes, éd. Ristelhuber, XXXVI, p. 84. — Roger Bontemps en
belle humeur, Cologne, 1708, t. II, p. 149. — Aux rapprochements
de MM. de Montaiglon et Raynaud, Aug. Scheler, dans son édi-
tion de Jean de Condé, ajoute des renvois aux Facetiae Frisch-
lini* et aux Joci ac sales Ottomari Luscinii*.
Z. LE PAUVRE CLERC (V, 135).— Ce joli fabliau ne diversifie
chez les divers conteurs en un certain nombre de récits, égale-
454 LES FABLIAUX
ment ingénieux (Le soldat devin, le Soudan de Babylone, etc.}
Il a été, à plus d'une reprise, étudié par les collecteurs de contes-
et j'indique ci-après où l'on pourra trouver des listes de références.
V. de nombreux rapprochements dans les Gesammtabenteuer;.

III, 61 ; dans Dunlop-Liebrecht, des renvois à des poèmes anglais
(Anmerk., 277a) ; dans la Germania, I, 263 (Liebrecht) ; — Rel-
ier, Fastnachtspiele, p. 1172, ss., von einem varnden Schuler ;.
Germania*-, XXXVI, 22. Le sieur d'Ouville, Élite des contes,
cp. —
éd. Ristelhuber, p. 109, n° XLV. Ristelhuber donne une longue
liste de variantes. — Les trois récits dont voici l'indication ne
sont que des copies de d'Ouville : Roger Bontemps, éd.. de 1708,
p. 51 ; Nouveaux contes à rire ou récréations françoises, Amster-
dam, 1741, p. 171 ; Contes nouveaux et plaisans par une société,.
1770, p. 109. — Ajoutez, pour la forme du Soudan de Babylone,.
le Facétieux réveil-matin des esprits mélancoliques, Louandre,
Conteurs français du XVIIe siècle, t. II, p. 22. Cf. le Sottisier
de Nasr'Eddin Hodfa, bouffon de Tamerlan, éd. Decourde-
manche, 1878, n° 173. — D'Ancona, Novëlle inédite di Giovanni
Sercambi, n° 5, de Vana Luxuria, et les notes, p. 67, ss. —
Les versions les plus voisines du fabliau sont fournies par un
conte populaire lorrain, le Corbeau, n° 79 de la collection de
M. Cosquin (v. les notes) et, sous une forme grossière et inin-,
telligente, par un conte araméen, Der neu-aramàische Dialekt
des Tur'Abdtn, von E. Prym und A. Socin, Gôttingen, 1881,
t. II, p. 293.
Aa. CONSTANT DU HAMEL (IV, 106).— Gesammtabenteuer, III,
62 ; v. les notes de l'éditeur.
— Novelle édite ed inédite di ser
Giovanni Forteguerri, Novella 8, Bologne, 1882, p. 177.

A. Coelho, Contos popolares portuguezes, Lisbonne, 1876, n° 67.
— Constant du Hamel se trouve combiné avec le Prestre cru-
cifié dans un récit recueilli à Vais par E. Rolland, Romania, XI,
p. 119. — La même contamination apparaît dans les Contes
érotico-philosophiques de Beaufort d'Auberval. La vengeance

dlsabelle, contes en vers de Félix Nogaret, 5e édition, 1810,
p. 164 ; ce n'est, comme il résulte d'une note de l'auteur, qu'un
simple rajeunissement du fabliau.
— On peut enfin rapprocher,
mais malaisément, les aventures de Spinelloccio et de Zeppa
dans le Décaméron, VIII, 8.
— Pour la vengeance que le mari
NOTES BIBLIOGRAPHIQUES 455
prend sur les femmes de ceux qui le déshonorent, v. die Wie-
dervergeltung, p. 387 des. Erzàhlungm aus alld. Hss.,gesammelt
durch A. von Relier.
Ce fabliau est représenté en Orient par un conte des Mille et
une nuits (496e nuit du texte tunisien du xvie siècle ; l'édition de
Breslau l'a supprimé. L'analyse que je donne est faite d'après la
Fleur lascive orientale, Oxford, 1882, p. 10). Ce conte arabe
peut-il prétendre à remonter jusqu'à l'Inde ? Je l'ignore et j'en
doute. Quoi qu'il en soit, comparons les deux versions, pour
décider si l'une d'elles peut être considérée comme la forme
mère.

FORME SCHÉMATIQUE DU CONTE, QUI S'IMPOSE A TOUT CONTEUR.


Une honnête femme, poursuivie par les obsessions de plusieurs
galants, leur donne rendez-vous chez elle pour le même soir,
mais à des heures, différentes. Elle les reçoit successivement,
mais les force à se cacher presque aussitôt, sous prétexte que le
mari revient. Il arrive en effet, et, mis au courant par sa femme.
il les maltraite.
TRAITS ACCESSOIRES QUI SONT DE L'ARBITRAIRE DES CONTEURS.

Dans les Mille et une Nuits Dans le fabliau de Constantdu Ham cl


a) Au retour du bain, une jeune 1) Longues persécutions hai-
femme est accostée successivement neuses que font subir au vilain
par un cadi, un receveur général Constant du Hamel un prêtre, un
des impôts du port, un chef de la prévôt, un forestier, pour se venger
corporation des bouchers, un riche d'avoir été rebutés par sa femme,
marchand. Ysabeau. Comment ils réussissent
à le ruiner. — Ce sont des fonc-
tionnaires, si l'on me permet cet
anachronisme d'expression, qui
abusent de leur pouvoir. Il n'en
est pas de même dans les Mille et
une Nuits.
b) Elle leur fixe rendez-vous à m.) Ysabeau, après avoir pen-
tous quatre, chemin faisant et sans dant de longs jours pâti de l'amour
plus tarder. de ses persécuteurs, leur envoie sa
chambrière à tous trois, pour leur
fixer des rendez-vous, à condition
qu'ils apporteront force deniers.
e) Elle prévient son mari, qui n) Constant est absent du logis
assistera d'un cabinet voisin aux et n'apprendra que plus tard l'heu-
scènes qu'elle prépare. reuse ruse de sa femme.
456 LES FABLIAUX

d) Elle reçoit le cadi qui vient o) Ysabeau reçoit le prêtre, qui


à l'heure de la prière (plaisante lui apporte une ceinture pleine
infraction à ses devoirs !) Il lui d'or. Elle le fait mettre au bain ;
donne un chapelet de perles. Elle l'heure du rendez-vous donné au
l'affuble, sous prétexte de le mettre prévôt arrive : il frappe en effet
à son aise, d'une longue veste de à la porte. Le prêtre se réfugie de
mousseline jaune et d'un bonnet son bain dans un tonneau plein de
jaune. A peine se sont-ils assis au plumes.
souper qu'on frappe. « — Mon
mari » Le cadi est caché dans un
!

cabinet.
e) Le receveur des impôts arrive p) Même scène que ci-dessus
porteur d'une cassette de bijoux. pour le prévôt, qui rejoint le prêtre
Elle l'affuble, toujours pour le dans le tonneau aux plumes.
mettre plus à son aise, d'une
jaquette rouge trop courte et d'un
bonnet de mousseline à pois noirs.
Il va rejoindre le cadi dans le
cabinet;
î) Les deux autres galants sont à q) De même pour le forestier.
leur tour revêtus de costumes ridicu-
les et se rejoignent dans le cabinet.
g) Scène de tendresse conjugale. r) Constant revient, porteur
d'une grande hache.
h) Le mari demande à sa femme : s) Ysabeau met alors son mari
« N'as-tu fait aucune rencontre au au courant de sa ruse, et lui con-
retour du bain ? — Si, j'ai trouvé seille de se. venger sur les trois
quatre vieilles créatures grotes- femmes du prêtre, du prévôt, du
ques, que j'enverrai chercher de- forestier.
main pour te divertir. » Comme il
insiste pour les voir sur l'heure, elle
les fait sortir du cabinet, l'un, après
l'autre.
i) Le mari force le cadi à lui t) Vengeance prise sur les trois
conter une histoire, à lui jouer du femmes, les galants voyant la scène
tambour, à danser avec des gri- de leur tonneau, et se raillant les
maces.— « Sur ma foi dit le mari,
!
uns les autres.
je croirais volontiers que c'est le
cadi Mais je sais qu'il médite ac-
!

tuellement sur la jurisprudence » !

Le cadi danse jusqu'à épuisement.


On lui fait boire un verre de vin
(nouvelle infraction à ses devoirs),
et on le chasse.
j) De même pour les trois autres. u) Constant met le feu au ton-
neau. Les trois amoureux s'en-
fuient par les rues, sans autre vê-
tement que les plumes attachées à
leur corps.
Tous les chiens du "village se
mettent à leurs trousses, ameutés
par Constant du Hamel.
NOTES BIBLIOGRAPHIQUES 457
Ainsi, les deux versions ne présentent en commun
que les
traits accessoires que voici : d'abord, dans l'une et dans l'autre,
les amoureux apportent des présents ; mais, comme ils ne pou-
vaient raisonnablement se natter de se dispenser de cette
galanterie, il n'y a pas lieu de s'arrêter longuement à cette
coïncidence des deux récits. En second lieu, les amants se
retrouvent, dans les deux versions, cachés dans le même réduit.
Mais ce trait est si naturel que j'ai hésité si je ne devais pas le
considérer comme un des traits constitutifs du conte, sous sa
forme ox S'il n'appartient pas à l'inventeur premier du conte,
un nombre indéfini de conteurs indépendants le réinventeraient
sans peine.
Donc, les deux versions sont admirablement motivées, mais
elles le sont différemment : à tel point qu'elles s'expriment par
des formules toutes différentes, et nullement comparables :
La forme.orientale par M .+ a, b, c, d, e, f, g, h,'i, /...
La forme occidentale par a + l, m, n, o, p, q, r, s, t, u...
Elles sont comme étrangères l'une à l'autre : ni celle-ci, ni
celle-là ne peut prétendre à aucun droit de priorité logique.
LE CONVOITEUX ET L'ENVIEUX (V, 135). — Ce conte se trouve
aussi dans les Enseignemens Trebor* ; v. His. litt., XXIII, 237,
où divers rapprochements sont indiqués. — Pauli, Schimpf und
Ernst, p. 546, n° 647, où, donnant une longue liste de réfé-
rences, OEsterley confond plusieurs contes distincts. — Crâne,
Exempla of Jacques de Vitry, n° CXCVI ; — l'Avare et l'Envieux,
Contes en vers par F. Nogaret, auteur de l'Aristénète français,
169 c'est le fabliau, tristement défiguré. Conios tradi-
p. ; —
cionaes do Povo porluguez, n° 154, o odio endurecido (v. les
notes de Braga, t, I, p. 230). — Les rapprochements de Crâne
avec la Sumina virtulum ac vitiorum, la Summa predican-
tium, le Promptuarium exemplorum, le Magnum spéculum
exemplorum, le libro de los Exemplos, etc., etc., prouvent que
cette historiette était l'un des exemples favoris des prédicateurs
du moyen âge.
Les histoires orientales rapprochées par Benfey, Pantcha-
tantra, § 112, 7 et § 208, p. 498, ne sont point similaires,
l'a déjà noté M. Crâne. Sur le rôle de saint Martin,
comme —
le fabliau des Quatre souhaits saint Martin, et nos
comparer
remarques à propos de ce conte.
458 LES FABLIAUX
Ba. LE CUVIER (I, 9). — Je ne connais de comparable à ce
fabliau que le poème des Gesammtabenteuer^ der Ritter unterm
Zuber, par Jakob Appet, II, XLI. Le célèbre récit d'Apulée et
ses dérivés n'ont que le titre.de commun avec les fabliaux. Le
conte des Délices de Verboquet le Généreras rapproché par Von der
Hagen est également tout différent. La comparaison inexacte de
notre fabliau avec le Décaméron, VII, 2; a encore été reprise
par M. Licurgo Cappelleti, dans ses Studi sui Decamerone, Parme,
1880, p. 412-7.
Ca. LA DAME QUI FIST BATTRE SON MARI (IV, 100). Voyez ci-
dessus, la Bourgeoise d'Orléans.
Dà. LA DAME QUI FIST SON MARI ENTENDANT QU'IL SONJOIT (V,
124). — Voyez chapitre VI.
Ea. LES TROIS DAMES QUI TROVERENT L'ANEL (I, 15 ; VI,138).
•— Nous avons eu l'occasion d'énumérer ailleurs (chapitre VIII)
les vingt-deux versions que nous connaissons de ce conte. Outre
ces versions, les quatre histoires contenues dans nos fabliaux
(les Poissons, le Moine, le Mari paranymphe, la Chandelle)
vivent d'une vie indépendante, distincte, dans un certain
nombre de recueils de contes, que nous allons rappeler ici.
1° Les Poissons. — Je ne puis citer aucune forme indépen-
dante de ce récit, qui ne reparaît, à ma connaissance, que
dans le Liedersaal de Lassberg. C'est à tort que Liebrecht et
M. Rua l'ont identifié avec un conte de la Russie Méridionale
p. p. Roudtschenko ; nous avons eu l'occasion, dans notre étude
sur le fabliau des Tresses (chapitre VI), d'analyser ce conte
russe ; si l'on veut bien s'y référer, on verra qu'il n'a aucun
rapport avec le récit de nos fabliaux, sinon celui-ci : dans l'un
et dans l'autre, il est question d'un plat de poissons. Par contre,
on doit remarquer l'identité du conte populaire russe avec le
2e récit du 7e Sage du Syntipas.
2° Le Moine. — Ce conte vit d'une vie indépendante chez
Jacques de Vitry (ex. CCXXXI,-éd. Crâne) et chez Etienne de
Bourbon <n° 458, éd. Lecoy de la Marche). M. Crâne ajoute'
(p. 227) plusieurs références à des recueils d'exempla. Lieb-

recht (Zur Volkskunde, loc. cil.) indique comme parallèle au
récit de notre fabliau, un conte tiré du Mahâkâtfâfana (Menu
NOTES BIBLIOGRAPHIQUES 459
de l'Ac. de St-Pétersbourg, VIIIe série, t. XXII, n° 7,
p. 28,
ein Cyclus buddistischer Erzàhlungen mitgetheilt
von A.
Schiefner). Vérification faire, voici le conte très
peu intéressant
dont il s'agit : la femme du Brahmane Purohita a parié qu'elle
persuaderait son mari de se faire raser la chevelure. Elle lui dit,
en effet : « Un jour que tu étais appelé devant le roi, j'ai fait
voeu que, si tu étais bien accueilli par lui, j'offrirais tes cheveux
aux. dieux. » Purohita, par bienveillance conjugale, consent en
effet, pour, accomplir le voeu de sa femme, à se faire raser.

On peut juger par là si nous avons eu raison de ne pas ranger
le conte du mari fait moine au nombre des fabliaux attestés
dans l'Orient.
3° Le Mari paranymphe. — J'intitule ainsi, avec M. Giu-
seppe Rua, le récit du fabliau anonyme. Il est obscur et mal
conté. Je n'en connais pas de semblable, à moins qu'il ne faille
reconnaître le même conte dans cette insuffisante analyse que
donne P. Lerch d'un récit de la version arménienne des Sept
Sages : « Le septième jour, l'impératrice raconte l'histoire de
ce roi qui, sans le savoir, donne sa propre femme en mariage à
l'amant de celle-ci. »
4° La Chandelle. '— C'est le 3e récit du fabliau d'Haiseau. V.
les nombreux rapprochements donnés par Liebrecht (loc. cit.).
Fa. LA DAME QUI SE VENGE DU CHEVALIER (VI, 140). —
L'épreuve que la dame fait subir au chevalier (Croistriez vos
noiz ?) se retrouve dans un conte allemand, « von dem ritter mit
den niizzen». {Gesammt., II, XXXIX.)Le poète allemand a voulu
le rendre un peu moins immoral et l'a fait inintelligible ; je ne
l'ai bien compris qu'en le comparant au fabliau, en 1890, lorsque
MM. de Montaiglon et Raynaud publièrent le poème français au
tome VI de leur collection. Le conteur allemand a contaminé ce
récit et le Dit du Pliçon.
Ga. LA DAME QUI AVEINE DEMANDOIT POR MOREL (I, 29). —
Comparez le fabliau, de la Pucelle qui abreuva le poulain
(V, 107), et le fabliau, moins prochement apparenté, de l'Escu-
reuil (V, 121). Ce conte était assez populaire au xme siècle
qu'on y pût faire des allusions très rapides, comprises
pour
pourtant : voyez le dit p. p. MR, II, 40. — Au xvie siècle encore,
il était compris à demi-mot, comme une grivoiserie qu'une
460 LES FABLIAUX
simple allusion suffisait à rappeler ; en effet, v. la chanson XXVI,
de Clément Marot (éd. de 1577):
En entrant dans un jardin,
Je trouvay Guillot Martin
Avecques s'amie Heleirie,
Qui vouloit pour son butin,
Son beau petit picotin
Non pas d'orge ne d'aveine, etc.

Comparez les Rpu^iSia, t. I, n° XXXVI. Dans ses notes


(p. 206), l'éditeur anonyme compare entre eux les trois fabliaux
ci-dessus énumérés, et plus loin (p. 223-233) il étudie longue-
ment les variantes de ces contes. Ajoutons ces quelques rappro-
chements : D'un nouveau marié, Nouv. contes à rire et récréa-
tions françaises, Amsterdam, 1741, t, II, p. 71. — Un conte,
non semblable, mais analogue : Chacun a le sien, dans le Petit
neveu de Boccace, Amsterdam, 1777, p. 118. — Une.forme
amusante, celle du Trompette qui sonne ville prise, se trouve
dans les Délices de Verboquet le Généreux, p. 7, et dans le Facé-
tieux réveille-malin des esprits mélancoliques. V. Ch. Louandre,
Chefs-d'oeuvre des conteurs français contemporains de La Fon-
taine, 1874, p. 21.
Ha. LA DAMOISELLE QUI NE POOIT OÏR (III, 65). LA DAMOISELLE
QUI N'OI PARLER... (V, III). — V.,pour ces fabliaux, les KpuTc-àSia,
t. I, p. 206, et les Novelle del Mambriano, p. p. Giuseppe Rua,
p. 61.
la. L'ENFANT DE NEIGE (I, 14). — Ce fabliau célèbre serait-il
une plaisanterie d'esprit fort, destinée à combattre une supersti-
tion réelle ? Sur ces conceptions merveilleuses, sur la croyance à
une vierge qui touche une plante d'espèce particulière et conçoit,
voir les traditions sur la mandragore réunies par Grimm,
Deutsche Mythologie, 4e éd., p. 1007, et par Andrew Lang,
Custom and Myth, p. 143-155.
— Dans le conte égyptien des
Deux frères, p. p. M. Maspéro, un copeau d'un perséa merveil-
leux, qu'on a coupé et qu'on façonne en planches, s'est envolé,
a pénétré dans la bouche d'une femme, qui conçoit (sur ces
avatars de dieux par l'intermédiaire d'un fruit, d'une fleur, etc.,
v. Dragomanof, Légendes pieuses des Bulgares, Mélusine, t. IV,
col. 221). — Ou bien, comme il me semble plutôt, faut-il voir
NOTES BIBLIOGRAPHIQUES 461
dans ce conte simplement un jocus monachorum,
sans autre por-
tée ? En tout cas, le succès de ces données dans le monde des
clercs fut très grand, et nous est difficilement compréhensible.
J'indique ici divers renvois à ces formes monacales en
vers
latins, soit rythmiques, soit prosodiques : 1) Wright*, Essays
ou
subjects connectée vvith the littérature, etc. II, 180. Cf. Wright,
Histoire de la Caricature, trad. fr. par O. Sachot, p. 103 2)
;
Ed. du Méril, Poésies inédites latines des XIe et XIIe siècles, t. I,
p. 275 (d'après un ms. du xe siècle) et t. III, p. 418, d'après une
édition de Phèdre du xve siècle. — Dans la Romania, M. P.
Meyer, décrivant un ms. de Trinity Collège (Cambridge), qui
contient une foule de joca monachorum, énigmes, charades, etc.,
donne ces deux vers :
De nive conceptum quem mater adultéra Angit
Sponsus eum vendens liquefactum sole refmgit.

Dans la Zeitschrift fur deutsches Alterlhum, XIX, p. 119


(1876), W. Wattenbach a publié et comparé entre elles plusieurs
formes latines. — Von der Hagen, dans les Gesammtabenteuer
(II, XLVII), publie un conte allemand et renvoie à Doni*, Sanso-
vino*, Malespini*, Gréeourt*. La 19e des Cent nouvelles repro-
duit aussi le conte de l'Enfant de neige. Je rencontre dans les
Origines du théâtre anglais, par M. Jusserand, le passage suivant
du Ludus Conventriae, p. p. la Shakespeare Society, en 1841,
d'après un ms. du xve siècle : Marie et Joseph sont accusés
devant un évêque par deux détracteurs, à cause de la grossesse
de la Vierge ; les deux accusateurs échangent de grossières plai-
santeries. Primas detractor : « Ma foi, je suppose que cette
femme dormait sans couverture, une fois qu'il neigeait ; et alors,
un flocon se glissa dans sa bouche, c'est de là que l'enfant fut
conçu dans, son sein. — Secundus detractor : Prends garde alors,
dame, car c'est une chose connue que l'enfant, une fois né, si le
soleil brille, retourne à l'état liquide. »
Ka. L'ÉCUREUIL (V, 121). Cf. ci-dessus, à l'article delaDamequi
aveine demandoit.
La. L'ÉPERVIER (V, 115). — V. ci-dessus, chap. VII, et pour
toutes références, la très copieuse collection de variantes recueil-
lie par M. G. Paris dans son article de la Romania, VII, 1. Ajou-
462 LES FABLIAUX

tez Henri Estienne, Apologie pour Hérodote, éd. Ristelhuber,


I, p. 273, et cp. les notes de cet érudit, II, p. 476. V. aussi les
pages 429-439, de l'ouvrage de M. Cappelletti, Studi sui Decame-
rone, Parme, 1880, où il compare notre conte à celui de Boc-
cace.
Ma. ESTORMI (I, 19). Voyez, ci-dessous, le Prêtre qu'on porte,
et, ci-dessus, les Trois bossus ménestrels.
Na. L'ËVÊQUE QUI BÉNIT (III, 77). — V. l'histoire de Porcellino
dans le Novellino, nov. 64 ; les rapprochements de d'Ancona,
Le fonti del Novellino, Romania, III, 175. La nouvelle du Déca-
méron, I, 4, appartient au même cycle, de même que la Nonnette
de Jean de Condé et la Psautier de La Fontaine. V., pour la com-
paraison de la nouvelle de Boccace avec le fabliau, les Studi sui
Decamerone, par Licurgo Cappelletti, Parme, 1880, p. 298-301.
Oa, LA FEMME AU TOMBEAU (III, 70). — Ce récit est apparenté
au conte de la Matrone d'Ephèse. Pour toutes les références,
voyez les éditions diverses du livre de Griesenbach, die Wande-
run'g der Novelle von der treulosen Wittwe durch die Wellitera-
tur. On y trouvera une très riche collection de variantes, et une
non moins riche collection des pétitions de principe et des para-
logismes que la théorie orientaliste peut engendrer chez qui la
manie sans faire un suffisant usage de son sens critique.
Pa. LA FEMME QUI SERVOIT CENT CHEVALIERS (I, 26). — M. G.
Paris, Hist. littér.,%. XXX, p. 112, rapproche un conte analogue,
les voeux de Baudoin, Ihreeearly english metrical romances, edited
by Robson, Londres, 1841. «Ce conte, ajoute M. G. Paris, semble
reposer sur quelque fait réel, arrivé en Palestine. » — Nous
voulons en douter.
Qa. LE FÈVRE DE CREEIL (I, 21).— V.,pour les contes appa-
rentés, les Kp-jitiâStK, t. I, Trois contes picards (Jean Catomix),
et les notes du t. IV, p. 256.
Ra. FRÈRE DENISE (III, 87). —Ce récit paraît avoir été créé de
toutes pièces par Rutebeuf, ou n'être qu'un fait-divers de l'époque.
Les contes qu'on peut en rapprocher n'ont de commun avec le
fabliau que la donnée d'une femme vivant déguisée dans un cou-
vent d'hommes, et cette imagination est assez générale pour
avoir été souvent réinventée par des conteurs indépendants. Tels
NOTES BIBLIOGRAPHIQUES 463
sont les récits suivants : von keuschen rnônchen historia (Wen-
dunmuth, éd. OEsterley, t. I, p. 515, n° 53, bataille contre des
moines, au cours de laquelle on s'aperçoit que l'un d'eux est
une
femme travestie) ; — la 60e des Cent nouvelles nouvelles (trois
bourgeoises qui pénètrent, tonsurées et enfroquées, dans un cou-
vent de Cordeliers) ; — la 31e nouvelle de l'Heptaméron (un
cordelier qui, un poignard à la main, force la femme d'un gentil-
homme à le suivre, travestie en religieuse) ; Straparola, XIII,

9, etc. Dans les rapprochements de M. Landau, Quellen des
Dekamerone, p. 238, il s'agit au contraire de saintes femmes qui
vivent chastement, déguisées, dans des couvents d'hommes ; ces
récits de la Vie des Pères sont animés d'un tout autre esprit, et
ne sauraient être-rappelés ici que pour le plaisir du contraste.
Sa. GOMBEE-T ET LES DEUX CLERCS (I, 22) et LE MEUNIERETLES
DEUX CLERCS (V, 119). — C'est le Berceau de La Fontaine, imité
de Boccace, Décam., IX, 6. C'est aussi le poème de Chaucer,
The reeve's taie. Voyez les rapprochements énumérés dans les
Gesammtabenteuer, à propos du poème Irregang und Girregar,
III, LV. Une curieuse forme bretonne du conte a été publiée
par M. Luzel. Le clerc et son frère laboureur, Souniou Breiz-
Izel, 1890, t. II, p. 203. V. aussi Englische Studien *, IX, 240-66
(1885), die Erzâhlung von der Wiege.
Ta. LA GRUE (V, 126). — Il y a toute une série de jolies
variantes allemandes : dans le Liedersadl de Lassberg, p. 223,
ss., le 31e conte ; dans les Gesammtabenteuer, der Sperwaere,
II, XXII, et le charmant conte daz heselin, II, XXI, où le fabliau
subit une curieuse contamination. Hans Lambel, en publiant daz
maere von dem Sperwaere (dans les Erzàhlungen und Schwânke,
1872, p. 292-306), indique un ' autre poème allemand, publié
fragmentairement par Haupt et Hoffmann, Altdeutsche Bl.*, I,
238, ss. — Ce fabliau vit encore dans la tradition orale : v. le
Coq de bruyère, dans les KpU-i8ia, I, XXIX, et les nombreuses
notes du t. IV, p. 200. — J'y ajoute que, dans le Petit neveu de
Boccace, Amsterdam, 1777, p. 94, le conte intitulé le Pris et le
Rendu offre des traits analogues ; mais ce n'est pas, à vrai dire,
le même conte.
Ua. LA HOUSSE PARTIE (I, 5 ; II, 30). — Ce joli conte a été illus-
.
464 LES FABLIAUX
tré avec beaucoup de soin et de finesse par M. Pio Rajna, et M.
G. Paris a enrichi cette étude de plusieurs observations (Una
versione in ottava rima dellibro dei Sette Savi,Romania,X, p. 2-9).
On y trouvera toute la bibliographie du conte, très développée. Je
me borne à ces quelques rapprochements, omis par MM. Pio
Rajna et G. Paris : der undankbare Son, dans le Lierdersaal
de Lassberg, p. 585, ss. ; — le Fils ingrat, Contes albanais
recueillis et traduits par A. Dozon, 1881, Paris, Leroux, n° XIX ;
Roger Bontemps en belle humeur, Cologne, 1808, t. II,

p. 159 ; — Contes de Bretin, p. 109 ; — Hans Sachs, Germania*,
.-XXXVI, 3L — On trouvera une analyse de la moralité à laquelle
M. G. Paris fait allusion dans le Répertoire du théâtre comique
de M. Petit de Julleville, p. 61-2 (le Miroir et exemple moral des
enfants ingrats). — J'ai montré (p. 201) l'inexactitude d'un rap-
prochement, proposé par Liebrecht, de la Housse partie avec
un conte des Avadânas.
Va. JOUGLET (IV, 98). — Cette orde vilenie appartient tout
entière à Colin Malet, et n'a donc rien de traditionnel. « Tout au
« plus, dit M. P. Meyer, pourrait-on constater, en passant, une
« certaine coïncidence d'un incident de Jouglet avec le récit d'une
« mauvaise farce jouée à un tregettour du comte de Leicester »,
et que Nicole Bozon moralise étrangement (V. Les contes mora-
lises de Nicole Bozon..., p. p. L. Toulmin Smith et P. Meyer,
n° 144, p. 295.)
Wa. LE JUGEMENT (V, 122). Voyez chapitre VIII, p. 277. T-Le
cadre (le père qui pose une même question à ses trois filles, pour
marier d'abord celle qui saura le mieux y répondre) se retrouve
dans les Contes érotico-philosophiques de Beaufort d'Auberyal,
1810, réimpr. de 1882, p. 57. La question est ici : Qu'est-ce
qui croît le plus vite ? » V. dans Pauli, Schimpf und Ernst,
n° XIII, p. 23, l'amusante histoire d'un père placé dans une situa-
tion analogue entre trois, filles également pressées de se marier,
et l'épreuve à la suite de laquelle il se décide à marier d'abord lay
plus jeune.
Xa. LA MÂLE DAME (VI, 14-9).
;— Conte persan par Kisseh-
Khun * (Simrock, Quellen des Shakespeare, 3, 234). Comparez,

comme récit apparenté, le XLIIe conte du Lierdersaal, die zeltende
Frau, p. 297, ss. ; dans les Gesammtabenteuer, I, III, der vrouwen
NOTES BIBLIOGRAPHIQUES 465
zuht. Cf. les nombreux rapprochements de H. Lambel, Erzah--
lungen und Schwânke, Leipzig, 1872, p. 307-330; Le comte

Lucanor, trad. de Puybusque, ex. XXXV, p. 369-77 ;
— Stra-
parola, nuit 8, n° 2, cf. G. Rua, Intomo aile piacelovi notti dello
Straparola, 1890, p. 83-4. La nouvelle de Straparola emprunte
certaines données à Sire Hain et dame Anieuse. M. J.-F. Bladé
a recueilli, dans un village du Gers, une forme actuellement
vivante du fabliau (la Dame corrigée, Contes pop. delà Gascogne,
1886, t. III, p. 286.)
Ya. LE MANTEL MAUTAILLÉ (III, 55).
— Sur les différentes
•épreuves de la fidélité féminine (l'eau du Styx des légendes
grecques, l'eau du tabernacle du Lévitique, la rose de Perceforest,
la corne de Perceval (éd. Potvin, v. 15672), le voile des Amadis,
-dont les fleurs semblent fanées sur la tête d'une femme infidèle,
-etc.), v. Dunlop-Liebrecht, p. 85 ; — et Mélusine (art. de
~M. Lefébure), IV, 36, ss. L'étude la plus complète que je connaisse

sur ce thème est encore celle des Gesammtabenteuer, t. III,


n° LXVIII. — MM. Cederschioeld et F.-A. Wulff ont publié
les Versions nordiques du fabliau français le Mantel mau-
taillé, Lund et Paris, 1880, et M. Wulff a publié à nouveau
le texte français en 1885 (Romania, XIV, p. 353-80). Sur la
Rose de Perceforest, voir une ingénieuse étude de' M. G.
Paris, Romania, XXIII, 78-140. Voir aussi Ward, Catalogue of
romances, t. I, pp. 404 et 405.
Za. LES TROIS MESCHINES (III, 64). — V. les Contes nouveaux
-et plaisants par une société, Amsterdam, .1770, p. 70, Les trois
servantes.
Ab. LE MEUNIER D'ARLEUX (II, 28). — V. une longue liste de
références dans Wendunmuth, I, 330, einer billet unwissend
mit seiner eignen frauwen ; cf. ibidem, le n° 331. — M. Giu-
seppe Rua, à propos d'une nouvelle de l'Aveugle de Ferrare, a
étudié ce récit sous un grand nombre de formes (Novelle del Mam-
briano, p. 43, ss.). Je renvoie le lecteur à ces deux ouvrages,
bornant indications additionnelles que voici
me aux menues :
ajouter le Quiproquo, Contes inédits de J.-B. Rousseau, éd.
Luzarche, Bruxelles, 1881, p. 35 ;— les Novelle édite ed inédite
di ser Giovanni Forteguerri, Bologne, 1882,. nov. 5, p. 120. —
30
BÉDIER. — Les Fabliaux.
466 LES FABLIAUX
Les rapprochements de M.. Landau, Quellen..., p. 8.7-89, sont-
très problématiques.
Bb. LA NONNETE (VI, 156). — C'est le Psautier de Boccace et-
de La Fontaine. C'est aussi le sujet d'une farce du xve siècle ::.
Farce de Vabesse et les soeurs, farce nouvelle à cinq personnages
(recueil de Leroux de Lincy, t. II, 14e pièce). — H. Morlini
Novellae, éd. elzévirienne, Paris, 1851, p. 82, nov. XL. — Henri
Estienne (Apologie pour Hérodote, éd:- Ristelhuber, II, 22),
indique sa source, qui est Boccace.
Cb. LE PÊCHEUR DE PONT-SUR SEINE (III, 63). — Ceconteaété
étudié par M. Rua, Novelle del Mambriano, p. 60, ss. — J'ajoute
ces quelques parallèles :' voir Der neu-aramàische Dialekt des
Tûr'Abdîn, par Eugen Prim et Alb. Socin, Gôttingue, 1881,
p. 43, n° XIV. — Nouv. contes à rire ou récréations françaises,.
Amsterdam, 1741, t. II, p. 168. — Zeus, par des procédés ana-
logues à celui de notre pêcheur, se. fait pardonner par Héra ses :

amours avec Déméter.


Db. DIT DES PERDRIX (I, 17). — V.,pour de nombreuses réfé-
rences : 1° Pauli, Schimpf und Ernst, n° 364 ; 2° Gesammtaben-.
teuer, II, XXX; .3° Pio Rajna, Una versione rimata dei Sette Savi,
Romania, X, p. 11-13 ; 4° Cosquin, Contes pop. de la Lorraine,.
t. II, p. 348. J'ajoute aux références de ces savants quelques indi-
cations : dans les Gesammtabenteuer, 11, XXXI, le petit poème
intitulé der Reiher est lié, d'une manière intéressante, comme-
dans les Cent nouvelles nouvelles, avec, le fabliau des Tresses.
— Le conte reparaît encore dans les Nouv. contes à rire ou récréa-,
tions. françaises, Amsterdam, 1741, p. 201 ; dans un récit bre-

ton, recueilli par Paul Sébillot, Littérature orale de la Haute-Bre-
tagne, Paris, Maisonneuye, 1881, p. 136 ; — dans les Contes popu-
laires de la Gascogne, p. p. J.- F. Bladé, 1186, t. III, p. 289.
Eb. LA PLANTÉ (III, 75). — Schimpf und Ernst, éd. OEsterley,.
(vie ein wirt den gesten vil wein verschiitt. Cf.. Revue critique*,
VII, p. 412 ; Etienne de Bourbon, éd. Lecoy de la Marche, 433.
Fb. LE PLIÇON (VI, 64). Ce conte est extrêmement répandu

et affecte deux formes principales, qu'on peut intituler, l'une le
Pliçon, l'autre le Borgne. On trouvera de très longues listes de
références dans les ouvrages que voici :T° dans les Gesta Roma-
NOTES BIBLIOGRAPHIQUES 467
norum,éd. OEsterley, sous le numéro 122 ; 2° dans Dunlop-Lieb-
recht, Geschichte der Prosa-dichtung, p. 198. note 264 ; dans
les Gesammtabenteuer, II, XXXIX ; 4° dans Wendunmuth, 3,
242, à propos du récit intitulé : einen einâugigèn ritter betreugt
seine listige hausfraw ; 5° dans l'édition, donnée par Ristelhuber,
de l'Élite des Contes du sieur d'Ouville, XXI, p. 37 ; 6° dans
l'édition, publiée aussi par Ristelhuber, de l'Apologie pour
Hérodote, t. I, p. 266. — Je me borné donc aux quelques paral-
lèles suivants, que mes devanciers ont omis : une farce du
recueil de Leroux de Lincy (III, XII), intitulée Farce nouvelle à
quatre personnages, c'est à sçavoir : Lucas, sergent boueteux et
borgne, le bon payeur et Fyne Myne, femme du sergent, et le
vert galant ; — le Borgne, Contes en vers et quelques pièces fugi-
tives (par M. Bretin), an V, p. 106 ; — Nouveaux contes, à rire ou
récréations françoises, 1741, p. 197 (D'une femme qui subtilement
trompa son mari qui était borgne).
C'est un des fabliaux qui se retrouvent dans l'Inde. On lit, en
effet, dans l'Hitopadésa (trad. Lancereau, p. 54) : « Il était une
fois un marchand très riche nommé Tchandanadâsa. Vieux, il se .
laissa vaincre par l'amour et épousa la fille d'un marchand. Cette
femme se nommait Lîlâvatî. Elle était jeune et ressemblait à la
bannière victorieuse du dieu qui a un poisson pour emblème.
Son vieux mari ne lui plaisait point : mais le bonhomme était
éperdument amoureux d'elle. Un jour, Lîlâvatî, mollement éten-
due sur un sofa environné de pierres précieuses, s'entretenait
avec son amant lorsque, tout à cou'p, elle vit venir son mari.
Elle se leva bien vite, saisit le bonhomme par les cheveux, le
serra étroitement dans ses bras et lui donna un baiser. Pendant
ce temps, le galant se sauva. »
Un récit aussi peu déterminé peut à peine se comparer à un
autre conte. Les traits communs à l'Hitopadésa et au dit du
Pliçon sont si vagues qu'ils peuvent avoir été dessinés par des
mains indépendantes. Les quelques vers d'Aristophane (v. ci-des-
119) qui nous donnent le schème de ce conte, si insuffi-
sus, p.
sants soient-ils, sont plus voisins encore du fabliau.
Gb. LE PRÉ TONDU (V, 104). — V. chapitre I. — Ajou-
variante de plus de la forme du Pouilleux, fournie par
tez une
le Thresor des récréations, contenant histoires facétieuses et
468 LES FABLIAUX
honnestes, Douay, Balthazar Bellèze, 1616, p. 43. Une forme
inverse du conte, où un mari obstiné se laisse enterrer vif plu-
tôt que de manger un oeuf, se trouve dans les Contes et facéties
d'Arlotto de Florence, p. p. Ristehluber, 1873, p. 78, et dans la
Revue des patois gallo-romans (contes de l'Argonne), 1888, t. II,
p. 288.
.
-'••-';
Hb. LE PRÊTRE ET ALISON (II, 31). — Comparez l'aventure du
prévôt de Fiesole (Décaméron, VII, 4) ; — celle du chanoine
de Rouen, Culinus, dans les Bigarrures et touches du seigneur
des Accords, Escraignes difonnoises, livre I, XVI, Paris, 1662,
p. 116 ; éd. de 1616, p. 14 ; — Cf. Bandello*, II, 47. — Les
Comptes du monde adventureux, p. p. F. Frank, 1878, Compte
VIII, p. 50.
Ib. LE PRÊTRE CRUCIFIÉ (1,18). Dunlop-Liebrecht, Anmerk.,
360. — Sacchetti*, nov. 25. — Malespini*, nov. 93. — Strapa-
rola*, Piacevoli notti, VIII, 3, V. G. Rua, op. laud., p. 85. -—
Le Singe de La Fontaine (Florence 1773), t. Il, p. 16), a singé
ici, comme il le déclare lui-même, Straparola.—Morlini novellae,
éd. de 1855, nov. 73. — Contes érotico-philos. de Beaufort
d'Auberval, p. 41. — Le sculpteur et les nonnes, Kp'-m-iî^ I,
p. 227-37. — V. aussi d'importants rapprochements de Liebrecht,
dans la Germania, I, 170.
Jb. LE PRÊTRE ET LA DAME (II, 51). —- Kp^-cioi^ l, LX ; voir
les notes, IV, p. 247. Ce fabliau fait souvent partie de contes à
tiroirs, où il se trouve en compagnie de récits similaires, notam-
ment avec le Prêtre qui abevete. Ainsi, dans les Contes à rire ou
récréations françaises, t. II, p. 145, deux voisins font une
gageure à qui trompera le plus subtilement un ami commun, et
lui jouent l'un le tour du Prêtre qui abevete, l'autre celui du
Prêtre et de la dame.
Kb. LE PRÊTRE ET LE LOUP (VI, 145).
— C'est exactement la
56e des Cent nouvelles nouvelles. Cf. Germania, I, 271. De même,
dans les Contes à rire et aventures plaisantes, éd. Chassang,
Paris, 1881, p. 357, trois amis, un prêtre, un marchand, un
homme de justice, font une même gageure : l'homme de justice
renouvelle l'exploit du Prêtre et de la dame ; le marchand joue le
rôle du Prêtre qui abevete ; le curé imagine une ruse qui
ne nous
NOTES BIBLIOGRAPHIQUES 469
intéresse pas ici.
— De même encore, dans un conte populaire
recueilli à Borghetto, près Palerme, communiqué
par Pitre à
Liebrecht, et rapporté par celui-ci dans la Germania, XXI,
394-5, le cadre est celui des trois femmes qui trouvèrent l'anneau,
et les trois contes réunis sont : 1) le Prestre qui abevete ; 2) un
conte qui rappelle la Saineresse (MR, I, 25) ; 3) le Prêtre et la
dame. Voyez Romania, X, 20.
Lb. Du PRÊTRE QUI EUT MÈRE A FORCE (V, 125).
— Je ne con-
nais pas d'autre variante du fabliau que le poème allemand des
Gessamtabenieuer, qui lui est d'ailleurs très supérieur die alie
:
Muoter und Raiser Friedrich, I, V.
Mb. LE PRÊTRE COMPORTÉ (IV, 89).
— Nous avons jusqu'à
cinq fabliaux qui reproduisent ce conte (V, 123, V, 136, VI, 105
et VI, p. 243). — Voici quelques récits analogues : Masuccio,
nov. I, traduit dans les Comptes du monde adventureux, compte
XXIII, j>. 125 ; v. ibidem, quelques rapprochements. — Cos-
quiri (Contes de la Lorraine, n° 80), à propos du conte similaire de
Jean le Pauvre et Jean le Riche, compare un conte souabe (Meier*>
n° 66), un conte écossais (Campbell*, n° 15). — Ajoutez :
KpuraS-*, LXVIII, t. I, et les notes, t. IV, p. 249. — Braga,
Contas tradicionaes da Povo Portuguez, t. I, n° 109 (os dois
irmâos e a mulher morta). — Pitre, Fiabe e racconti, n° 165. —
Le fabliau A'Estormi combine, comme plusieurs des contes
ci-dessus indiqués, les données du Prêtre comporté et des
Trois bossus ménestrels. Le dernier épisode de notre fabliau (le
cadavre attaché sur un cheval qu'on lance à travers la ville) se
trouve dans une curieuse petite plaquette intitulée Le Moine
amoureux, par E. Hamonic, 1882. J'en dois la communication à
M. G. Paris ; son exemplaire porte cette note : « Ce livre a été
imprimé par l'auteur lui-même, qui est marchand de fer. Il en a
été tiré fort peu d'exemplaires. » L'auteur a recueilli son récit
« au fond d'une campagne
du pays gallot ».
Nb. LE PRESTRE QUI ABEVETE (III, 61). — Ce fabliau, sauf un
changement de mise en scène, est le conte bien connu de La Fon-
taine, le Poirier enchanté. On le trouve parfois conté comme
épisode du récit à tiroirs des Trois dames à l'anneau : tantôt,
dans l'Histoire di Stefano, p. p. M. Pio Rajna (Romania,
comme
X, 19), sous la forme du Poirier enchanté, tantôt, au contraire,
470 LES FABLIAUX

sous des formes plus voisines du fabliau : dans un conte de Bor-


ghetto, recueilli par Pitre (Germania, XXI, p. 394), dans les
Nouveaux contes à rire (Amsterdam, 1741, t. II, p. 141) ; v.
notre chapitre VIII, p. 265, ss. — Pour des formes non subor-
données au conte des Trois dames à l'anneau, je puis citer une nou-
velle de Cintio de Fabrizi*, n° 10 (Jahrbuch fur rom. u. engl.
PMI, I, 314), un exemple de Jacques de Vitry (CCLX) et une
curieuse forme de la Musa Philosophica, rapportée par Crâne,
Jacques de Vitry, p. 240 ; le Décaméron (VII, 9) et la Comedia
Lidiae, mauvais poème latin imité de Boccace (Ëd-. du Méril,
Poésies inéd. lat., 1854, p. 350). — Cf. M. Landau, Quellen,
p. 80-2, et Dunlop-Liebrecht (p. 243, rem. 319). Même cycle :
Matheolus, éd. van Hamel, 27.
Ob. LE PRÊTRE ET LA DAME (II, 51). — Notre fabliau est, à ma
connaissance, la seule version de ce conte qui ne soit pas enfermée
dans le cadre des Trois dames qui trouvèrent un anneau. V. à
notre chapitre VIII les trois versions du conte des Trois dames
à l'anneau, qui conservent le récit de ce bon tour : Trois l'un
par dessus l'autre.
Pb. LES QUATRE PRÊTRES (VI, 142). -—
Cf. les Trois bossus
ménestrels.
Ob. LE PRÊTRE AU LARDIER (II, 32).
— V. le même conte dans
les Exempla d'Etienne de Bourbon, éd. Lecoy de la Marche,
n° 470.
Rb. LA PUCELLE QUI ABREUVA LE POULAIN-(IV, 107).—V. ci-
dessus la Damoiselle qui aveine demandoit pour Morel.
Sb. LA PUCELLE QUI VO.ULOIT VOLER EN L'AIR (IV, 108). Cf.

Landau, Quellen des Dekamerone, p. 152. A la même classe de
jeunes filles niaises appartient l'héroïne d'un récit del'Aveugle
de Ferrare, à qui un jeune homme persuade qu'il possède un
enchantement contre les dangers de l'orage (Mambriano, ch. X,
str. 3-59. Rua, p. 55, ss.).
Tb. LE ROI D'ANGLETERRE ET LE JONGLEUR D'ELY.— Sur la
riole du monde et les récits analogues, cf. l'Hist. lût, XXIII,
p. 104, et la Zeilschrift fur rom. Philologie (Ulrich), VIII, 275.
Ub. LA SAINERESSE (I, 25).— Quelque ressemblance avec
un
NOTES BIBLIOGRAPHIQUES 471'
-conte recueilli par Pitre à Borghetto, près Palerme, et publié
par Liebrecht, Germania, XXI, 394.
Vb. SAINT PIERRE ET LE JONGLEUR (V, 117). —Un récit
ana-
logue — non le même dans Bernard de la Monnoie, la Rafle de

sept, Conteurs français du XVIIe siècle, p. p. Ch. Louandre;
t. II, p. 349. -

Wb. LE SENTIER BATTU (III, 85). —Wright*, Anecdotalitteraria,


P- 74. — Sur le Jeu du roi et de la reine, v. Adam de la Halle,
Jeu de Robin et de Marion. — Sur la superstition populaire,
répandue au moyen âge, relative à la barbe, et dont il est
question dans le Sentier battu, comparez un feu-parti où Gille
bert dé Berneville propose ce cas : Une fillette a promis à un -

jeune garçon un amour éternel. Ils grandissent ainsi. Le jeune


garçon devient un bachelier de grande vaillance et prudhomie.
Mais, à l'âge où il est armé chevalier, il ne lui est pas encore
venu un poil de barbe, et il est à prévoir qu'il demeurera tou-
jours glabre :
Puet l'amours dureir ne valoir ?
(Trouvères belges du XIIe au XIVe s., publiés par A. Scheler,
1876, p. 54).
Xb. SOUHAITS SAINT MARTIN (LES QUATRE) (I, 6). — Nous
avons longuement étudié ce fabliau (chapitre VII). — Nous nous
bornons donc ici à quelques notes rapides sur saint Martin,
patron joyeux. On peut remarquer d'abord que, faisant à notre
vilain des dons qui, contre toute attente, ne lui apporteront
aucun profit, il joue précisément le même rôle que dans le
fabliau du Corwoiteux et de l'Envieux (V, 135), où il accorde
par avance à un convoiteux le double de ce que souhaitera un
envieux. L'envieux souhaite de perdre un oeil ; il devient donc
borgne et le convoiteux aveugle. — Comparez aussi la Moralité
de l'aveugle et du boiteux, jouée à Seurre, en Bourgogne, le
10 oct. 1496, publiée d'abord par Fr. Michel, Poésies gothiques,
-

françaises, 1831, puis par le bibliophile Jacob, Recueil de


farces, 1859, p. 211, ss. Après la représentation du mystère
de saint Martin, un boiteux et un aveugle, qui s'entr'aident
dans leurs infirmités, viennent sur la scène, d'où « les cha-
noynes » viennent d'emporter le corps du saint.
472 LES FABLIAUX
Que dit-on de nouveau ? — Comment !
.
L'on dit des choses somptueuses;!..
Ung sainct est mort nouvellement,
Qurfaict des euvres merveilleuses
Malladies les plus périlleuses -- '
Que l'on sçauroit penser ne dire
Il guerist, s'elles sont joyeuses.
11 guérit en effet le boiteux et l'aveugle de leurs infirmités r
bien malgré eux, car elles sont leur gagne-pain. — Saint
Martin fut célébré par toute l'Europe au moyen âge comme,
patron de la bonne chère. V. une note d'Ëd. du Méril,.
un
Poésies populaires latines, II, p. 198 ; cf. ibid., p. 208. On lit
dans le fabliau d'Auberée (variante du ms. D, MR, V, p. 301) -:
«Tenez, fait li bourgois, Aubrée,
Boine estrine et boine journée !
Or aies tost, mandez le vin,
Faites le nuit de Saint Martin,
Car vous raves vos XXX saus. »
Il est demeuré un saint populaire, dans toute la force de-
l'expression. L'arc-en-ciel est appelé l'arc de Saint-Martin dans
le Doubs, en Murcie, en Picardie (y. Mélusine, II, 9). La Grande-
Ourse est appelée le char Saint Martin en Normandie (v. G. Paris,,
le Petit Poucet et la Grande Ourse, p. 66). Dans les traditions
populaires, il apparaît comme un bon géant, analogue à Gar-
gantua : « A Chandette (Ardèche) on montre deux marques
profondes, l'une du pied de son cheval, l'autre de la patte de son
chien ; à Rosières (Ardèche), des pierres à bassins sont sa vais-
selle ; dans les régions vosgiennes, dans la Loire, il a le privilège
des longues enjambées. » (Sébillot, Gargantua dans les traditions-
populaires, Paris, 1883, p. 248, 260, 277, 278.)
Yb. SIRE HAIN ET DAME ANIEUSE (I, 6).
— La conquête des.
braies du mari, en signe que sa femme veut,être maîtresse du logis,
veut porter culottes, comme dit aujourd'hui la langue du peuple,.
est un trait qui se trouve dans plusieurs pièces du moyen âge.
Dans la farce nouvelle de Deux jeunes femmes qui. coiffèrent leurs
maris par le conseil de maître Antitus, on trouve l'opération
inverse : la femme qui veut dominer dans le ménage met une
coiffe sur la tête de son mari. Nouveau recueil de farces...,
p. p.
Emile Picot et Christophe N^rop, Paris, 1880. Hans Sachs, Ein

fasznacht spil mit drey Personen : der bôs Rauch, éd. Arnold
NOTES BIBLIOGRAPHIQUES 473
t. II, p. 181. — Straparola, Piacevoli noti, VIII, 2 (éd. Jeannet,
t. II, p'. 130), combine les données de ce conte avec celles de la
Maie dame. V., pour diverses références, G. Rua, op. laud.,
,
p. 84. — D'après Wright, Histoire.de la Caricature, trad. Sachot,
Paris,. 1867, p. 117, la scène de notre fabliau est représentée sur
divers monuments figurés : sur une stalle de la cathédrale de
Rouen, — sur une gravure de l'artiste flamand van Mecken
(1480).
Zb. LE TESTAMENT DE L'ANE (III, 82). —.Comparez le Testa-
ment du chien, publié par d'Herbelot (Bibliothèque orientale*,
article cadhi), comme extrait de Lamaï, auteur d'un recueil de
contes turcs, dédié à Soliman, fils de Sélim Ier ; — reproduit
dans les Mille et un jours, p. p. Pétis de la Croix, Loiseleur-
Deslongchamps et Aimé Martin, 1838, p. 649. — Cent nouvelles
nouvelles, 96e. — Pauli, Schimpf und Ernst, 72. — Gil Blas,
livre V, ch. I. — Pogge, Facéties, 36. — Le conte des Cent nou-
velles nouvelles a été copié par Le Singe de La Fontaine, 1773,
t. I, p. 135, sous ce titre : Le testament cynique. — Félix Nogaret,
Contes en vers, 5e édition, 1810, p. 250, a rimé son récit d'après
le fabliau, comme il l'exprime lui-même assez ridiculement : _

Essayons de remettre à neuf


Un vieux conte assez gai de monsieur Rutebeuf.
Voyez encore Y Art de desoppiler la rate, 1752, p. 12 ; — les
Obsèques du chien, dans les KpoTrciSta, I, XLVIII, et, pour quelques"
rapprochements, ibidem, t. IV, p. 220.
Ac. TRUBERT (Méon, N. Rec, t. I). — Bladé, Contes et pro-
verbes populaires recueillis en Armagnac, p. 22-3. — Cf.
Reinhold Koehler, Jarhbuch fàr rom. u. engl. Lit, t. V, 20.
Bc. LES TRESSES "(IV, 94). — V. chap. VI. Ajoutez Matheolus,
éd. van Hamel, 1892, p. 30.
Ce. LE VAIR PALEFROI (I, 3). — Phèdre,.appendix, XVI. Duo
juvenes sponsi, dives et pauper. V. Hervieux, Les fabulistes
..

latins, t. II, p. 67.


De. LE VALET AUX DOUZE FEMMES (III, 78). — Matheolus, éd.
Hamel, 57. Hans Sachs, Germania*, XXXVI, 21.
van p.
Ec. LE VALET D'AISE MALAISE SE MET (11,44).—Pour des.
QUI A
474 LES FABLIAUX

oeuvres analogues, qui fleurissent surtout au xve siècle, voyez,


outre l'ironique chef-d'oeuvre des Quinze joyes de mariage (éd.
Jannet, Paris, 1853), le Recueil, nouveau de farces françaises des
XVe et XVIe siècles, p. p. É. Picot et C. Nyrop. (1880) : nouveau
et joyeux sermon contenant le ménage et la charge de_ mariage ;
cf. l'introduction. Comparez aussi la Résolution d'amours, au
t. XII du Recueil des poésies françaises des XVe et XVIe s...,
réunies et annotées par MM. A. de Montaiglon et James de
Rothschild (Paris, 1877).
Fc. LA VESSIE AU PRÊTRE (III, 69). — Rapprochez lalégende
conservée par Fauchet, d'après laquelle Jean de Meung, ayant
demandé par testament à être enseveli dans l'église des domini-
cains, à Paris, leur légua un coffre, où ils ne trouvèrent que des
ardoises (v. Hist. litt, XXIII, p. 158).
Gc. LA VIEILLE QUI OINT LA PAUME AU CHEVALIER (V, 127). —
C'est un des exemples favoris des prédicateurs du moyen âge.
Crâne, Exempla of Jacques de Vitry, n° XXXVIII, donne toute
une série de renvois à des recueils de sermons. Aux nombreux
rapprochements de Y Hist. litt, XXIII, 168, d'OEsterley (Schimpf
und Ernst, 124), de Crâne (loc. cit.), je ne puis ajouter que deux
références : Hieronymi Morlini parthenopei novellae, éd. de la
bibl. elzév. 1835, p. 26. nov. XI, et l'Entretien des bonnes com^-
,
pagnies (sans date dans l'édition que j'ai consultée), \J. 21.
Hc. LAVIEILLETTE OU LA VIEILLE TRUANDE (V, 129).— J.-V.
Le Clerc rapproche (Hist litt. XXIII, 164) le chant XX de YOr-
lando furioso, str. 106-128.
le. LE 'VILAIN ASNIER (V, .114).
— V. Crâne, Exempla of
Jacques of Vitry, CXCI, p. 210. V. Romania, XVI, p. 159.
Bonnard, la Bible au moyen âge*, p. 157. Goedeke (Orient.und
Occident), II, p. 260, cite une version orientale tirée du Mesnewi
de Dsehelaleddin Rumi (écrit en 1263, imprimé
au Caire en
1835, vol. IV, p. 31 et ss., n° 10, 11) dans laquelle
« un tanneur
s'évanouit en respirant du musc ; son frère le rappelle à lui :

par
l'odeur du dog manure employé pour le tannage
». (Crâne,
Jacques of Vitry, p. 211.)
Dans le fabliau français, c'est un vilain qui tombe pâmé à
l'odeur d'une boutique de parfumeur, et que ranime seule
une
pelletée de fumier.
NOTES BIBLIOGRAPHIQUES 475
Quel, droit de priorité peut réclamer la forme orientale, qui
peut-être n'a jamais été entendue dans l'Inde ? Pourquoi lui
attribuer plus d'importance qu'au fabliau ? Est-elle
venue d'Oc-
cident en Orient ou inversement ? Quel moyen de le savoir
jamais ? et qu'importe ?
Je. LE VILAIN DE BAILLEUL (IV, 109). On l'a vu : le conte

du brave homme qui, débonnairement, se laisse persuader qu'il
est mort est entré fréquemment dans le cadre des Trais dames
qui trouvèrent Vanneau. Nous avons énuméré ailleurs ces ver-
sions : deux fabliaux, un récit des Altdeutsche Erzâhlungen de
Keller, un autre de Hans Folz, une nouvelle espagnole de Tirso
de Molina, l'un des Comptes du monde adventureux, l'un de.
ceux de Verboquet, un récit de d'Ouville, des contes modernes
écossais (Campbell), norvégien (Asbjôrnsen), islandais (Jon Arna-
son), italien (Pitre), russe (Rudtschenko), danois (Gruntvig).
— Voyez là-dessus, notre chapitre VIII. — Mais le conte du
Vilain de Bailleul vit aussi d'une vie indépendante chez de nom-
breux conteurs. Voici quelques indications : Cf. Gesammtaben-
teuer, II, XLV, der begrabene Ehemann ; Bonaventure Despé-
riers, Contes et joyeux devis, nouv. LXX de l'éd. du bibliophile
Jacob et nouv. LXVIII de l'éd. L. Lacour (de maître Berthaud,
à qui on fit accroire qu'il estait mort);\a. nouvelle de Despériers
est copiée dans le Thresor des récréations contenant histoires
facétieuses et honnestes (Douai, Balthazar, Bellèse, 1616, p. 27).
-—On peut aussi rapprocher l'histoire de Ferondo dans le Déca-
meron (III, 8), imitée de La Fontaine (le Purgatoire). — Dans
les Plaisanteries de Nasr-Eddin Hodja traduites du turc par
J.-A. Decourdemanche, 1876, n° XLIX et n° LXVI, le Hodja se
persuade qu'il est mort à différents signes qu'il est malaisé de
rapporter. M. Reinhold Koehler (Orient und Occident, t. I, p. 431
et p. 765) a illustré ce plaisant récit en rapprochant de la facétie
du Hodja un conte indien, un récit talmudique, un conte saxon.
Je puis y ajouter deux formes encore : v. der neu-aramaiscke
Dialeckt par Eugen Prim und Alb. Socin, 1881, n° LXII, p. 249,-
J. Vinson, le Folk-lore du pays basque, Maisonneuve, 1883,
et
Hypocondriaque, Rotrou met en scène Clori-
p. 93, __ Dans Y
dan, « jeune seigneur de Grèce », qui devient fou parce qu'on
maîtresse est morte il prétend être mort
lui a fait croire que sa ;
476 LES. FABLIAUX
lui-même et ne revient à la raison que lorsqu'on lui a fait voir de
prétendus morts ressuscites par le son de la musique : d'où il
conclut qu'il n'est pas mort, puisqu'il ne ressuscite pas comme
eux. — M. Ristelhuber, dans les Contes- et récits <f Arlotto de
Florence, Paris, 1873, p. 90, à propos d'un rapprochement, vague
d'ailleurs, avec le "Vilain de Bailleul, donne encore quelques
renvois à divers nouvellistes. V. aussi, pour un renvoi à Soma-
déva, que je n'ai pas pu vérifier, Landau, Quellen... p. 156.
Kc. LE VILAIN QUI CONQUIST PARADIS PAR PLAID (III, 81); —
Erzâhlungen de Keller, p. 97 ; Wie der rnolner in~das hymmelrich
quam, ane unsers herren Godes holffe. Keller rapproche les-
Kinder-und Hausmàrchen, n° 81. Cf. Zeitschrift fur rom. Phi-
lologie, VI, 137.
Le. LE VILAIN MIRE (III, 74). —- Voyez, pour la bibliographie
de ce fabliau, que Molière a rendu célèbre, Dunlop-Liebrecht.
p. 207, 274 ; les OEuvres de Molière dans l'édition des Grands
écrivains (t. VI, p. 9, ss.) ; il a été étudié par Benféy, Pantcha-
tantra, § 212 ; Crâne, Exempla of Jacques de Vitry, p. 232..
Pour l'épisode du malade qui a une arête dans la gorge et que
le médecin guérit en le faisant rire, v. le Folk-lore du pays-
basque, par J. Vinson, p. 109, Paris, 1883. Le trait final (guéri-
son des malades accourus auprès du Vilain mire par la seule
menace qu'il tuera le plus malade d'entre eux et guérira les
autres en les « oignant de son sang >:) se trouve dans un poème
allemand composé vers 1240 (der Pfaffe Amis, Erzâhlungen und
Schwànke, p. p. Hans Lambel, 1872, p. 46, ss.).
NOTES SUR LES. AUTEURS DES FABLIAUX 477

APPENDICE II[

NOTES SUR LES AUTEURS DES FABLIAUX

1. Trouvères qui ont été considérés à tort comme des auteurs de fabliaux.
•J.-V. Le Clerc (Hist. lia., XXIII, p. 114) a dressé une liste de 36 auteurs
de fabliaux. De cette liste, MM. de Montaiglon et Raynaud ont écarté avec
raison ces noms : Adam de Ros, Gautier de Coinci, Jean de Saint-Quentin,
Paien de Maisières, Raoul de Houdenc, Richard de l'Isle-Adam, Robert
Biket, Thibaut de Vernon. Tous ces trouvères avaient été accueillis dans
ce dénombrement par suite d'une définition trop large du mot fabliau.
MM. de Montaiglon et Rayriaud conservaient encore dans leur collection
deux noms que M. Pilz (die Verfasser der fabliaux, Leipzig et Goerlitz,
1889) a justement supprimés : Gerbert, l'auteur du « serventois » de Gro-
gna et de Petit (MR., III, 56), et Huon Archevesque, l'auteur du « dit mo-
ral » de la Dent (v. ci-dessus, p. 34). Supprimons à notre tour de la liste de
MM. de Montaiglon et Raynaud Richard Bonnier, auteur du « conte dé-
vot » du Vilain qui donna son âme au diable (MR, VI, 141), Phelipot, au-
teur du Dit des Marcheaiis (II, 37), Guiot de Vaucresson, auteur des Vins
d'Ouan (III, 41), et retranchons de la liste de M. Pilz Marie de/France et
Gautier le Loup (MR, II, 40 ; voyez ci-dessous, au nom de Gautier le
Long). Il faut encore, à notre avis, effacer de la liste de J.-V. Le Clerc le
nom de Courtois d'Arras, et de la liste de M. Pilz, le nom de Boivin de
Provins, que ce critique substitue à celui de Courtois d'Arras 1.
Il faut enfin supprimer de la liste de MM. de Montaiglon et Raynaud

1. Voici ce qu'il en est de cette menue question : l'un de nos fabliaux


(MR, V, 116) est intitulé Boivin de Provins. On y raconte, avec beaucoup de
verve et de gaieté, le tour plaisant qu'un « bons lechierres », Boivin de Pro-
vins, a joué à une fille de joie, Mabile. A la fin du poème, le héros va conter
sa joyeuse aventure au prévôt, qui en rit de bon coeur et l'héberge trois jours
.entiers. Alors, au dernier vers du poème, à notre grande surprise, le héros
du fabliau en devient tout à coup l'auteur :
Boivins remest trois jours ent-iati ;
Se li dona, de ses deniers,
Xi provost dix sous a Boivin,
Qui cest fablel flst a Provins,
Dans tout le cours du poème, il est manifeste que l'auteur ne raconte pas
personnelle, et je crois que derniers vers sont une addition
une aventure ces
contient pas cette
-toute fantaisiste du copiste du ms. A ; l'autre ms. ne
.attribution du poème à Boivin. — En tout cas, qu'y a-t-il de commun entre
Boivin de Provins et Courtois d'Arras, auquel on attribue le très curieux
,ce
remaniement poétique de la Parabole de l'enfant prodigue, que Barbazan et
478 LES FABLIAUX
Pierre d'Alphonse, à qui ils attribuent le fabliau du Chevalier qui recouvra.
Vamour de sa dame (VI, 106). Il est très probable que l'auteur inconnu de
fabliau fait allusion à l'auteur de la Discipline de clergie, lorsqu'il dit
ce
que Pierre d'Anfol « trouva premièrement » ce conte ; en effet, cegénitif nom
est une traduction bien meilleure que notre « Pierre: Alphonse », du
d'adoption Petrus Alphonsi. — Mais il n'est pas moins certain que l'au-
teur de notre conte, en nommant Pierre d'Anfol, ne fait qu'alléguer une
source, réelle ou supposée, et que ce juif espagnol n'a point rimé de
fabliaux français.
Ce sont donc, en tout, dix-huit noms que nous effaçons des listes dres-
sées par J.-V. Le Clerc, par MM. de Montaiglon et Raynaud et par
M. Pilz. Voici les noms qui subsistent :
2. Auteurs de fabliaux dont les noms nous sont seuls parvenus :
Chariot le. Juif, contemporain de Rutebeuf. Un de nos fabliaux nous le
montre disant des contes à Vincennes aux noces d'un certain Guillaume,
panetier du comte de Poitiers (v. Rutebeuf, éd. Kressner, p. 99, ss., 121,
ss.). Son rival, le Barbier de Melun, est probablement un jongleur de la
même catégorie que Rutebeuf et lui.
Colin, Hauvis, Hersent, Jetrus. Quatre ménestrels diseurs de fabliaux,
dont Watriquet Brassenel, leur contemporain, nous a laissé les noms
(v. MR, III, 73).
Jean de Joumi, chevalier picard, établi dans l'île de Chypre et qui
écrivait vers la fin du xine siècle. Il nous dit dans sa Dîme de pénitence
(v. 23, cf. Pilz, p. 10) qu'il a composé jadis de « faus fabliaus » dont il se-
repent.
Jean de Boves.. Voyez ci-dessous, Jean Bedel,
Voici, maintenant, les renseignements que nous pouvons recueillir sur
les autres auteurs de fabliaux, dont les noms suivent par ordre alphabé-
tique.
3. Auteurs qui nous ont laissé des fabliaux :
Bernier. (La Housse partie, MR, I, 5). Nous ne savons plus rien de ce
jongleur, qui rêvait pourtant de vivre dans, la mémoire des hommes :
Et cil qui après vivre veulent
2?e devroienfc ja estre oiseus...
Son poème est un de nos fabliaux les plus ingénieusement composés et

Méon (t. I, p. 356) ont publié Rien qu'on puisse imaginer, sinon qu'en 1581,
?
le président Fauchet a attribué ce fabliau intitulé Boivin à Courtois d'Arras!
Pourquoi ? on l'ignore. Depuis 1585, La Croix du Maine, du Verdier, Caylus..
Legrand d'Aussy, Barbazan, Dinaux, P. Paris ont répété, comme de juste,
l'allégation de Fauchet : car une erreur une fois exprimée ne périt plus.
Pilz ne croit pas cette attribution légitime et, de fait, il est impossible de
se
figurer un seul point de contact entre ces deux poèmes, ou même d'imaginer
pourquoi Fauchet les a rapprochés, sinon par une erreur de mémoire. M. Pilz
annonce pourtant qu'il démontrera bientôt la fausseté de cette attribu-
tion par la comparaison linguistique du lai de Courtois et du fabliau, de Boi-
vin. 11 ne devrait pas suffire pourtant qu'à la fin du xvie siècle un savant
ait commis une distraction pour que les érudits du xix^ siècle fissent à ce
lapsus calami l'honneur d'une réfutation qui ne peut moins de
huit jours de travail ! pas supposer
NOTES SUR LES AUTEURS DES FABLIAUX 479
le mérite en apparaît mieux, si nous le comparons à la très médiocre
sion anonyme que nous avons conservée du même conte (MR, II, 30). Ber- ver-
nier vivait vers la fin du xme siècle, ou le commencement du xive,
le prouvent des irrégularités nombreuses dans la déclinaison (v.'notam- comme
ment v. 317, cf. Pilz, p. 17). Quant à sa patrie, elle reste incertaine. V. la
longue et peu probante étude de Pilz, p. 11-16. Il veut démontrer
Bernier est « un Picard qui écrit sous l'influence du dialecte francien que
».
-Les traits linguistiques qu'il range sous les n°s 1, 2, 4, 6, 8, 9, 10 sont plus
généraux que le picard et le francien. Le n° 3 (à nasal distingué de e nasal)
n'est pas appuyé par assez d'exemples pour qu'on sache, si ce n'est pas le
hasard qui a associé des mots en a + Nas. + cons., en les distinguant de
e + Nas. + cons. Au n° 5, on peut remarquer que le poète dit fils au cas
régime : or, presque tous les textes picards disent fil. La rime lie :
mie (n° 7) n'est pas limitée au picard. —
— Enfin, au n° 12, l'auteur aurait dû.
noter le grand nombre de rimes où s est distinguée de z (42, 56, 68, etc.),
ce qui contredit l'hypothèse picarde.
De quel pays était Bernier ? Ce fabliau est de ceux dont M. Hermann

Suchier a bien voulu examiner spécialement les rimes avec moi ; il croyait,
que Bernier était Parisien. Parisien ou Picard ? Les rimes de ce poème
sont peut-être trop peu nombreuses pour que nous le sachions jamais
précisément, même quand notre connaissance des anciens dialectes sera
plus avancée. D'ailleurs, ce problème ne vaut pas la grande peine qu'il
coûterait à être élucidé. Les fabliaux non localisés par quelque indice géo-
graphique ne pourront jamais l'être assez précisément pour devenir des .

témoins utiles de tel ou tel dialecte : au point de vue linguistique, la ques-


tion est donc peu importante ; au point de vue littéraire, elle est à peu.
près nulle. Parisien ou Picard, Bernier restera toujours un inconnu.
Colin Malet, auteur de Jouglet (IV, 98). Il était Artésien (v. le vers 1).
Son fabliau se distingue entre tous par une originalité : il peut revendiquer
peut-être l'honneur d'être le plus parfaitement ignoble de tous. « Il suffi-
rait, dit J.-V. Le Clerc {Hist. litt., XXIII, 205), pour faire comprendre quel
sens énergique était attaché dans la vieille France à ce mot : une vilenie. »
Legrand d'Aussy ayant eu l'idée bizarre d'identifier le héros de cette
aventure avec l'auteur du conte, M. Pilz annonce qu'il recherchera pro-
.
chainement si Jouglet est Colin Malet. Legrand d'Aussy et Dinaux
(v.. Pilz) attribuent encore, par pure fantaisie, à ce Jouglet, dont nous
n'avons rien, le fabliau anonyme du Sot chevalier. Cela n'est pas à discuter.
Courtebarbe ou Cointebarbe (ms. C), auteur des Trois aveugles de Com-
piègne (MR, I, 4). Il appartenait certainement au Beauvaisis. Peut-être
est-il aussi l'auteur, très digne d'estime, du fabliau du Chevalier à la robe
Durand, auteur des Trois bossus (I, 2). Inconnu. Il n'y a pas lieu de
s'arrêter aux fantaisies de Dinaux, Trouvères de la Flandre et du Cam-
brésis p 149
Enguerrand d'Oisi, auteur du Meunier d'Arleux (II, 28). Nous ne le,
connaissons que par ces deux vers qui nous apprennent sa patrie et son
état (v. 404) :

' Enguerrans, li clers, qui d'Oisi


A esté et nés et nourris...

Estrées, Arleux, Palluel et Oisi sont quatre communes espacées sur une
480 LES FABLIAUX
longueur d'un peu moins d'une lièue et demie entre Douai et Cambrai (cL
les notes géographiques de l'édition Raynaud). .. '_
L'oeuvre d'Enguerrand est d'une technique extrêmement primitive, et
grossière ; c'est un clerc qui rime comme un vilain illettré. Aucun fabliau
originale
ne nous est parvenu sous une forme aussi fruste, soit que la forme l'ait
fût déjà aussi négligée, soit peut-être que la transmission orale cor-
rompue. Toujours est-il que les rimes inexactes, les vers faux, les asso-
nances vagues ne s'y comptent plus. Voici quelques exemples de ces à hui* peu
près : apleié : entendez (52).; conforter : entendez (66) ; entresait.:
mais (70) ; femme : parente (80 et 124) ; cf. vers 92, 96, 98, 102, 120, 136,
152, 186, 188, 190, 200, 218, 224, 230, 248, 252, 262, 268, 288, 296,300,
304, 318, 328, 332, 354, 372, etc. -.-..-.".
Eustache d'Amiens. A rimé le Boucher d'Abbeville (III, 84), Eustâche -

d'Amiens n'est connu que par cette unique pièce, qui nous renseigne sur
sa patrie et sur l'endroit où il a composé son fabliau.
Garin, Guerin. Cette signature est celle de six fabliaux, MR, III, 61,,86,
92 ; V, 124, 126 ; VI, 147. Avons-nous affaire ici à deux noms différents,
Garin,- Guerin, et, si c'est un même nom, désigne-t-il un seul et même
trouvère ? On ne sait. Il n'y a dans ces six fabliaux aucune indication géo-
graphique, sauf dans le Chevalier qui faisait parler les muets (VI, 147),
où le héros va de Provins à 'La Haye en Touraine, ce qui ne nous ren-
seigne guère, etdansZa Grue(Y, 126), où l'auteur dit avoir entendu conter
son fabliau « à Vercelai, devant les changes ». — Sur ce Vercelai, cf. le
Congé de Baude Fastoul, Méon, I, vers 265, où on lit :

. Sire Jehan de Yregelai


A vostre congié m'en irai...
Ou bien s'agit-il de Vézelay (Yonne) ? M. Pilz (toc. cit.) annonce une
étude linguistique qui décidera. Nous avons étudié de près les rimes de
ces six fabliaux, ; mais cette recherche ne nous a pas conduit à des résul-
tats assez assurés pour que nous osions les communiquer ici. Disons pour-
tant qu'il n'est pas impossible que ces fabliaux aient tous été composés,
sauf la Grue, dans l'Ile-de-France, vers le milieu du xme.siècle.
Gautier, auteur.de Connebert, V, 128, et du Prêtre teint, VI, 139.
Le héros de Connebert est un.prêtre né à Cocelestre (= Colchester, et
non Glocester, comme le veulent MM. de Montaiglon et Raynaud). Ce
n'est pas à dire que Gautier soit un poète d'outre-Manche : son fabliau
ne présente aucun trait anglo-normand. Il appartenait à la classe des
jongleurs errants et nous donne quelques détails sur sa vie malheureuse.
Il a composé ses poèmes dans l'Orléanais (v. le Prêtre teint, v. 1-30).
Gautier, le Long, auteur de la Veuve (II, 49). M. Foerster, à la première
page de sa préface duChevalier aus deus espées, déclare que ce Gautier est
certainement aussi l'auteur du Valet qui d'aise a malaise se met (II, 44).
M. G. Paris appuie cette affirmation (Litt. fr.
au moyen âge, 2e éd., p. 112).
On aurait plaisir à adopter cette hypothèse : ces deux poèmes, qui sont des
tableaux de moeurs plutôt que des contes, sont, en effet, uniques dans notre
vieille littérature, pour la finesse singulière des observations morales, très,
réalistes et très pessimistes. De plus, ils sont l'un et l'autre manifestement
picards,_ et si fortement imprégnés de traits dialectaux qu'il est inutile d'en
faire ici une démonstration ; l'examen le plus superficiel des rimes le
prouve ; voyez, pour le Valet, les rimes 116, 122, 184, 214, 220, 278, 302
NOTES SUR LES AUTEURS DES FABLIAUX 481
316, 325, 334, les formes no, vo aux vers 47, 62, 82, 94, 122, 128 148 les
formes vir, (100), prisomes (119), voliemes (150), prenderons (105 H8)
averoit (209), etc., etc. (Cf. Foerster, Jahrbuch f. rom. u. engl. Phil.',
N. F., t. I, p. 304-7). Voyez, de même, dans la Veuve, des rimes comm'è-
porsiuue.: siuue (466), etc. — J'ai pourtant une objection à présenter
contre l'attribution de ces deux pièces à un même auteur. Le Valet est
d'une facture infiniment plus grossière et négligée ; les rimes insuffisantes, -
les véritables assonances y entrent en grande proportion. Voici le relevé,
pour les 100 premiers vers seulement : il y a 18 assonances contre 32 rimes',
c'est-à-dire qu'un tiers des vers n'est pas rimé (dos : eslainforl, G ; che-
mises : aemplies 8 ; dit : caitis 20, cf. les vers 26, 32, 38, 50, 52, 54, 56, 58,
64, 68, 74, 84, 92, 96, 102). Comparez la Veuve : ici, au contraire, les rimes
sont pures, soignées, exactes. Sur 502 vers, je ne relève que deux rimes
incomplètes : estre, honeste, 240, despitiés : pitié-, 488. Y a-t-il lieu d'attri-
buer au même poète deux pièces d'une technique si différente ? Quant
à l'hypothèse de M. Pilz, qui voudrait identifier Gautier le Long à —
Gautier le Loup (MR, II, 40), il n'y a pas lieu de la prendre en considéra-
tion. Nous n'avons heureusement pas à nous occuper de cet obscène jon-
gleur. Une autre conjecture de M. Pilz, selon laquelle Gautier le Loup
aurait quelque rapport avec l'auteur du fabliau anonyme de la Damoiselle
qui aveine démandoit, ne repose sur aucun fondement solide.
.Guillaume. C'est le nom que porte l'auteur d'une des versions de la
Maie honte (IV, 90). MM. de Montaiglon et Raynaud l'appellent sans rai-
son Guillaume le Normand, pour l'identifier avec l'auteur du Prêtre et
d'Alison (II, 31). J.-V. Le Clerc a fait de même avant eux. Pourtant on
accordera que deux hommes puissent s'appeler Guillaume, sans que tous
deux s'appellent Guillaume le Normand. Et ces deux personnages, ils les
ont identifiés avec Guillaume le Clerc de Normandie ; sur cette attribution,
voyez l'article suivant.
Guillaume le Normand. C'est le nom que porte l'auteur du fa- liau du
Prêtre et d'Alison (II, 31). Est-il, comme l'ont conjecturé plusieurs sa-
vants, le même que Guillaume le Clerc de Normandie, auteur du Bestiaire
d'amour, du Besant Dieu, des Treis moz, des Joies Nostré Dami ? Déjà,
en 1869, M. G. Paris repoussait cette identification-(iîecwe critique, 1869,
n° 30 ; cf. Reinsch, Zls. f. rom. Phil., III, p. 200). Elle a été reprise pour-
tant par M. E. Martin, dans son édition de Fergus (1872). Mais M. Adolf
Schmidt (Romanische Sludien, IV, p. 497) a fait justice de cette hypo-
thèse, en se fondant sur d'excellentes remarques giammaticales.: l'auteur
du fabliau est, selon lui, un Normand qui habitait l'Angleterre dans la
seconde moitié du xine siècle. La dissertation de M. Seeger (Halle, 1881,
cf. Zts. f. rom. Phil., VI, 184) est-une étude dialectale et métrique des
poésies authentiques de Guillaume le Clerc de Normandie et n'ajoute rien
à la démonstration de M. Adolf Schmidt.
Haiseau. Ce n'est guère que depuis 1890 que- nous savons quelque (l'An-
chose de ce jongleur. Au seul fabliau que nous possédions de luicontes,
III, 60), le tome VI de l'éd. Montaiglon a ajouté trois autres
neau, 138 ;
tirés du ms de Berlin : les Trois dames qui troverent l'anel au conte,
142 le Prestre et le mouton, 144, le plus court des
les Quatre prestres, ;
fabliaux conservés. Ses poèmes se distinguent entre tous par leur manière
rapide fruste, brutale. Un vers de Haiseau nous permet de dire qu il était
Normand de héroïnes (VI, 138, v. 47) jure, en effet, par « saint
: une ses
si
BÉDIER. — Les Fabliaux.
482 LES FABLIAUX
Hindevert de Gournai », dont le sanctuaire ne devait pas être connu très
loin à la ronde. La petite ville de Goumai-en-Bray possède une église de
saint Hildevert, datant du xnfi siècle, et classée aujourd'hui parmi les
monuments historiques.
Henri d'Andeli. (Le lai d'Aristote, V, 136), V. ci-dessus, p. 387. Cf. A.U-
.gustin,. Sprachliche Untersuchung uber die Werko-Henri d'Andeli's (Ausg.
und Abh., pp. StengeL Marbourg, 1885).
Jean, auteur i'Auberée. Inconnu.
Huon le Roi est la .signature que porte le charmant fabliau du Vain
palefroi (I, 3).
Huon Piaucele est celle que portent les fabliaux à'Estormi (I, 19) et de
Sire Hain et dame Anieuse (I, 6).
Huon de Cambrai est celle de la Maie Honte (V, 120).
J.-V. Le Clerc est disposé à reconnaître un seul personnage sous ces trois
noms ; nous n'aurions affaire qu'à un trouvère, qui aurait aussi composé la
Senefiance de l'A, B, Ç(Jubinal, N'ouveau recueil, II, 275), etla Description
des ordres religieux (Jubinal, OEuvres de Rutebeuf, t. I, note T, p. 441 ; cf.
Dinaux, Trouvères artésiens, I, p. 188). Ces derniers poèmes sont signés
ainsi : le Roi de Cambrai. L'auteur unique de toutes ces pièces s'appellerait
donc Huon Pia,ucele le Roi de Cambrai ; ce qui, au premier abord, semble
être un nom un peu long : mais il faudrait considérer le roi comme ne fai-
sant pas partie du nom propre : ce serait le titre honorifique qu'ont porté
tant de présidents de puys et de corporations de ménestrels. — Il est
évidemment impossible de savoir si ces hypothèses sont fondées et si un
seul trouvère est l'auteur de nos quatre fabliaux et des poèmes publiés
ou inédits qu'énumèrent l'/f istoire littéraire et Jubinal. Mais l'examen des
rimes des quatre fabliaux amène à la conclusion qu'ils ont tous quatre
été composés dans le même pays, qui est une province du Nord-Est de
la France et qui peut être le Cambrésis.
Voici les traits linguistiques les plus caractéristiques de ces. poèmes :
.

A. Le Vair palefroi.
I. Réduction de la triphthongue iée dans les mots soumis à la loi de
Bartsch : engignie : compagnie (700) ; cf. 604, 860, 1166.
IL Confusion de s -et de z. Forz : trésors (12) ; cf. 24, 112, 494, 1190.
III. Distinction constante, attestée par plus de trente rimes, de a +
nasale + cons. et de e -j- nas. -f- cons. (une seule exception, peut-être, au
v. 40). — Remarquez (v. 142) la rime : anciens : sens.
IV. C picard : bouche : douce (202), cf. S7, 362, 407, 496, 600, 668,
1337.
V. No, PO, auprès de nostre, vostre (ço terre, 468).
VI. L'e atone antétonique, sévèrement maintenu (9, 30, 118, etc.),
tombe parfois au participe passé : connu (1155) auprès de conëus (5'6).
On sait que cette caducité plus rapide de l'e atone participe est une
particularité du dialecte artésien. au
Remarquez encore les rimes siue : liue (1058), entire dire (354),
:
B. Estormi.
I. On ne trouve pas dans ce fabliau de preuves de la réduction de la.
tripthongue iée à ie : mais les rimes sont trop peu nombreuses (78 160
183, 215, 238, 274, 418, 448, 588) pour qu'on puisse prononcerai
n'est pas le seul hasard qui sépare ici constamment les rimes ce
rimes en ie. en iée des
NOTES SUR LES AUTEURS DES FABLIAUX 483
II. Confusion de s, z. Venuz : fus (350) ; cf. 366, 482, 548 etc
III Distinction de a + nos. +
tons, et de e + nas. + cons. Attestée
par plus de vingt rimes.
IV. C picard : force : porce (204 ; cf. 215.)
V. No, vo (107, 122, 442).
VI. Chute, au participe passé seulement, de -l'e atone protonique :
nonus, 389 ; aperçus (566).
Remarquez en outre les rimes surtout picardes, saus Isolidos) saus
:
isalvus), sone : essoine (104) ; encore : Grigoire (219) ; aprueche enfueclic
;
(400) ; et; la forme mêlerai (63), qui se trouve dans Huon de Bordeaux,
poème artésien.
C. Sire Hain et darne Anieuse.
I. Trois rimes seulement en ie (32, 355, 372) ne suffisent pas à iioiis
renseigner sur le phénomène I.
II. Confusion de z, s. Esperiz : requis (180, cf. 324).
III. Distinction constante de a -f nas. + cons. et de € + nas. + cons.
-
V. No, vo (121, 149, 160, 163). -
VI. Chute, au participe passé seulement, de l'e atone protonique ' il a
anuti toute nuit plut (v. -66).
Remarquez, en outre, les rimes hastiue ; tiue (tua) (120), caus : chaits
(260), ore : Grigore (340).
D. La Maie honte est, nous le savons, composée par Huon de Cambrai. ïl
est donc inutile d'énumérer les rimes caractéristiques. Remarquez pour-
tant : la maie quifu siue : n'ai mes talent que vo cortsiue (v. 128). La rime
maintenant : maternent serait unique en regard des cent rimes environ que
contiennent nos quatre fabliaux et où a nasal estséparéde e nasal. Mais c'est
une mauvaise leçon qu'ont adoptée MM. de Montaiglon et Raynaud. Il faut
lire avec le ms. B : Le rot apele isnelement : Sire, fet-il, trop malement...
Jacques de Baisieux. Auteur des Trois chevaliers et du chainse (III, 71)
et du Dit de la vescie au prestre (III, 69). Voir ci-dessus, chap. XIV.
Jean Bedel ou Jean Bodel. L'auteur du fabliau des Deux chevaux (I, 13)
nous apprend dans son prologue qu'il a déjà « trouvé » huit autres fa-
bliaux ; et, par une rencontre singulière, nous possédons tous les petits
poèmes auxquels il fait allusion.
Cil qui trova del Morteruel (TV, 95),
Et del mort vilain de Bamuel (IV, 108),
Et de Gombert et les deux clercs <I, 2T)
Que il mal a trait a son estre,
Et de Brunain, la vache au prestre (T, 10)
Que Blere amena, ce m'est vis,
Et trova le songe... (V, 131)
Et du leu que Voue déçut 'Méon-Baro., HE, p. 53)
Et des dais envieus cuivers (V, 135)
Et de Baral et de Travers
Et de lor compaignon Haimet, (IV, 97)
D'un autre £ablel s'entremet,
Qu'il ne cuida mes entreprendre.

fécond trouvère ? L'auteur continue ainsi :


Quel est nom
le de ce —
Ne por meslre Jelian reprendre
De Boves, qui dist bien et bel,
N'entreprent il pas oest fablel,
484 LES- FABLIAUX

Quar assés sont si dit resnable ;


.
Mais, qui de fablel fait grant fable
JS'a. pas de trover sens legier.

De ces vers, plusieurs critiques ont conclu que l'auteur de ces


huit
fabliaux et de la fable du Loup et de l'Oie était Mestre Jean de Boves.
L'abbé delaRue (Bardes, t. III, p. 45) fait de lui, comme de juste, un poète
normand et découvre un Jean de Boves qui possédait, sous Philippe-
Auguste, de grands fiefs dans le pays de Caux. Dinaux (Trouv. artésiens,
293) montre, au contraire, que le nom de Boves appartient à une grande
p.
famille de l'Artois ou du Cambrésis, et cite plusieurs personnages histo-
riques qui seraient les ancêtres ou les descendants de notre conteur. Mais,
outre qu'il a pu et dû exister, faute de noms de famille au moyen âge, un
nombre indéfini de Jean de Boves, le titre de mestre accolé à celui-ci suffit
à prouver qu'il n'appartenait pas à cette grande famille des de Boves.
,

D'ailleurs, les huit fabliaux en question ne lui appartiennent pas.


Et cette fausse attribution repose sur un contre-sens. Dans les vers ci-
dessus, l'auteur a-t-il dit qu'il s'appelât Jean de Boves ? Non point ; mais
il s'excuse de reprendre une matière déjà traitée par un certain Jean de
Boves. Ce Jean de Boves est donc un trouvère, sans doute artésien, -et
contemporain de l'auteur des huit fabliaux. Il a, lui aussi, conté le récit,
très médiocrement spirituel, des Deux chevaux ; mais son poème ne nous
est point parvenu ; ce n'est plus que le nom d'un inconnu.
Mais le véritable auteur des huit fabliaux, nous le connaissons : il nous
a dit son nom. Il avait composé, nous a-t-il dit tout à l'heure, le Souhait
desvé (V, 131) : or, à la fin de ce fabliau, l'auteur dit que le héros de cette
aventure l'a racontée à tout venant,
Tant que le sot Jehàns Bediaus,
Uns rirnoàeres de fabliaus,
Et por ce qu'il li sanbla boens,
-Si l'asenbla avoee les suens.
(7, 131, v. 209, ss.)
ET J.-V. Le Clerc (Hist. Litt., XXIII, 115) s'est aperçu de la méprise et a
rendu à Jean Bedel ce qui n'appartenait pas à Jean de Boves. Cette mé-
prise subsiste encore dans l'édition Montaiglon-Raynaud. Tous ces fabliaux
y portent en titre l'indication : « par Jean de Boves, » et seul le fabliau du
Souhait desvé est attribué à Jean Bedel.Les éditeurs disent dans leurs notes
(t. V, p. 359) : « Ce Jehan Bedel est-il le même que le trouvère artésien
Jehan Bodel ? La chose est probable. En tout cas, plutôt que de refuser,
comme le fait l'Histoire littéraire, à Jehan de Boves la paternité des neuf
fabliaux que lui attribue le fabliau des Deux chevaux, ne peut-on admettre
que Jehan de Boves et Jehan Bedel ont traité l'un et l'autre le même-su-
jet ? » — Sans doute, on doit l'admettre : Jean Bedel et Jean de Boves ont
tous deux traité le même sujet des Deux chevaux ; mais nous ne possédons
que la version de Jean Bedel, et les huit autres fabliaux n'ont rien à
faire avec Jean de Boves. — Ces explications étaient nécessaires,.puisque
M. Pilz (op. cit., p. 8) suit encore l'erreur de M. de Montaiglon.
Mais ce Jean Bedel, qui est-il ? ne serait-il point Jean Bodel ?
La conjecture est séduisante. Ces neuf petits poèmes n'appartiendraient
pas à un inconnu, à un vague Guerin, à un Enguerrand d'Oisi impersonnel,
mais à l'original auteur du Jeu de saint Nicolas et de la chanson des Saisnes
NOTES SUR LES AUTEURS DES FABLIAUX 485-
au misérable et touchant mesel des Congés. Cette hypothèse, F Michel et
Montmerqué l'avaient déjà proposée (TUâtrefr. M. A., 669). J.-V. Le
Clerc la repousse bien vite, « parce que Jehanau p.
Bodel s'appellerait bien
modestement uns rimoieres de fabliaus ». Comme si le xine siècle avait
connu la hiérarchie classique des genres ! Chapelain aurait sans doute cru
déchoir à écrire des contes légers, mais non Jean Bodel. Dans
son étude
sur les Congés de Jehan Bodel (Rom., t. IX, p. 218), M. G. Raynaud se pose
à son tour la question, et dit : « La chose nous paraît assez vraisemblable,,
et le scribe du ms. de Berne auquel est emprunté le fabliau dont il s'agit
n'est pas assez soigneux pour qu'on ne puisse le rendre responsable d'un
changement d'un o en un e. » Mais M. G. Raynaud, qui se proposait seu-
lement de donner une édition critique des Congés, n'a pas eu à examiner
autrement la question, et a écarté, pour la constitution de son texte, les
renseignements linguistiques que pouvaient lui fournir les fabliaux. Cette
étude, il convient de l'entreprendre ici et, comparant la langue des huit
fabliaux de Jean Bodel à celle des Congés, de nous prononcer pour ou
contre l'identification de Jean Bedel avec Jean Bodel.
Nous prenons pour base l'excellente étude de M. G. Ra}maud sur la
langue des Congés et du Jeu de saint Nicolas ; nous suivons le même ordre
que lui et, pour chacun des traits phonétiques par lui marqués, nous rem-
plaçons les exemples tirés des rimes des Congés par des rimes analogues
des fabliaux ; on verra que toutes lés observations linguistiques faites sur
les Congés valent aussi pour les fabliaux. — A la suite, nous énumère-
rons les rimes intéressantes qui n'auront pas trouvé place dans ce cadre \
I. a -f i, dans la langue de Jean Bodel, est nettement distingué de è
(exception : ferne = (fascinât).
De même, dans les fabliaux : B, 18, 46 ; 2 C, 98, 150, 206, etc., etc.
Une exception : asene : chaîne (S, 140).
II. ein se confond avec ain dans les formes masculines : frein : fain (2 C,
48), serein : premerain (2 C, 58), plein : pain (F, 16, etc.). De même au
féminin : meine : demaine (B, 42) ; grevaine : aveine (2 C, 114).
III. Jean Bodel distingue -ana et -ania, aine et aigne. — Aucun
exemple contraire dans les fabliaux.
IV. Iée n'est pas réduit à ie par Jean Bodel. De même, dans les fabliaux,
les mots comme mesnie, vie, endormie ne riment qu'entre eux (S, 205, G,
116, H, 172) et les mots comme chauciée de même (H, 246).
Trois exceptions, dont une seule (folie : lie, V, 70) paraît devoir être
retenue. Les deux autres ne sont qu'apparentes, et nous avons des va-
riantes qui les font disparaître (carie : cangie ; variante : marie, G, 97 ;
esclignie : mie variantes :, endormie, amie, H, 238).
— ;
V. Le suffixe iaus ne rime pas dans les Congés avec le suffixe aus. De
même dans les fabliaux : toitiaus : fabliaus (B, 64) ; cf. S, 210, F, 56, F,
78, etc.
VI. O tonique latin aboutit à eu. Teus : honteus (C, 20),, douteus
7 : mor-

lereus (F, 128). „.


Nicolas,
, „„i se
nasal
VII Dans les Congés, comme dans le Jeu de
, saint
. a aa
différencie nettement de e nasal. De même dans les fabliaux : phénomène

Le Convoileux et l'envieux 2 C = les


=
1 Abréviations : B
deux Chevaux, F = le
= Brunain,
Vilain de
C
Farbu, G Gomberl et les deux
= U Vilain de Bailleul. clercs, H -
Barat et Haimel, S = Le Souhait desveé, V =
486 LES FABLIAUX
attesté par une cinquantaine de rimes, contredit en apparence par talent :
cornant (H, 112) ; mais; on a la. variante : avant: cornant. Il ne faut pas con-
sidérer non plus tens = tempus : ans (H, 12), tens : Constanz (B, 32) la
forme tans étant commune à tous les dialectes;
VIII. L'Z. devant une consonne était évidemment vocaîisée au temps
de Jean. BodéL De même; dans les fabliaux (teus : honteus, C, 20).
Ajoutez les rimes comme remembrance : branche (H, 60, 355, 430, 260
leçon du ms. C ; 2 C, 118) ; — les formes no, vo (H, 143, 178, 428, 476 ; V,
43 ; B, 10, 15 ; 2 C, 73, etc.) ; —les formes atomes (H, 196), lessomes (H,
481, ms. B) ; -^ la confusion constante dans tous nos fabliaux de z, s, etc;
Gomme conclusion, je crois presque assurée l'identification de Jean
Bedel et de Jean Bodel. Le très original Jean Bodel devrait donc tenir
une .place dans notre chapitre XIV sur les auteurs des fabliaux. Mais '
nous n'avons pas considéré cette identité comme assez évidente pour oser
l'y faire figurer. ' '
Jean de Condé. Voyez p. 375.
Jean le Chapelain. L'auteur du Dit du soucrelain (VI, 150) était chevalier '
(il s'appelle Sire Jehans li chapelains, v. 5) et normand (ainsi qu'il ressort
desvèrs 1-4). C'est tout ce que nous savons de ce personnage. ;

Jean le Galois d'Aubepierre, auteur de la Pleine bourse de sens (III, 67), '
Champenois.
Le maire du Hamiel, auteur, sans doute picard, du fragment intitulé '
Dan Loussiet.
Milon d'Amiens (Le prêtre et le chevalier, II, 34). L'examen des rimes
de ce long fabliau prouve que ce jongleur écrivait dans la région même
d'où il tire son nom.
Philippe de Beaumanoir (La foie Largece, VI, 146), voir ci-dessus,
chap. XIV, p. 387, ss.
Rutebeuf, v. cbdessus, chap. XIV.
;
Watriquet Brassenel de Couvin, v. ci-dessus, chap. XIV auteur des
;
Trois chanoinesses de Cologne (III, 71), et des Trois dames de Paris (III, 72).
INDEX ALPHABÉTIQUE
DES NOMS D'AUTEURS ET DES TITRES D'OUVRAGES ET DE
CONTES CITÉS

(Les chiffres renvoient aux pages ; les lettres à Vappendice II.)


Adam de la Halle, 375, 385, 446 (E). Aveugles de Compiègne, 252, 284,
Adjaibel Measer, 211. 316, 447 (F).
Adrien L. R., Contes, 234. Avien, 93.
Aimery de Narbonne, 372. Babrius, 93, 98, 251.
Aiol, 372. Bahar-Danush, 170.
Aloul, 329, 338, 347. Bandello, 259, 290, 309, 450 (L),
Ame (V) au vilain, 330, 342 (A). 452 (Q),452(R),453(X),46S (Hb):
Ancona(d'),v.SercambietAroceWi/!o. Barat et #<UTOe/.,39,312,330,448(G).
Anglais (les deux) et Vanel, 283, Barbazan-Méon, passim.
312, 442 (C). Barlaam et Joasaph, 139.
Anneau (V) magique, 35, 326, 328, Bartsch, Romanzen, 331, 383.
442 (B). Beaufort d'Auberval, Contes, 452
Anoupou, 321. (P), 454 (Aa), 464 (Wa), 468 (la).
Antiochus, 117, 254. Beaumanoir (Philippe de), 387-9.
Antoninus Liberalis, 110. Benfey, passim.
Anwâr-i Souhaili, 169. Berengier, 39,'146,151, 204, 448 (H).
Apologie p. Hérodote, v. Estienne. Bergmann, v. Siddhi-Eûr.
Apollodore, 112. Bétâl Patchlsi, 177.
Apulée, 109, 118, 451 (N). Bigarrures du s1 des Accords, 468
Arabum proverbia (Freytag), 224, (Hb).
Archevesque, 477. Boccace, 76, 88, 118, 153, 154, 165,
Archiloque, 104, 105. 192, 194, 295. 448 (G), 449 (I),449
Aristénète, 194. (K), 449 (L), 454 (Aa), 458 (Ba),
Aristote (Lai à'). 35, 132, 146, 158, 462 (Na), 463 (Ta), 466 (Bb), 468
204-12, 347, 387-89, 446 (E). (Hb), 469 (Nb), 475 (Je).
Arlotto de Florence, 105, 451 (O), Boivin de Provins, 325, 335, 348,
451 (P), 468 (Hb), 473 (Ac), 475 399, 449 (I).
(Le). Bordeors (les deux) ribauz, 31, 39,
Arnason, 267. 405.
Asbjoernsen et Moe, 50, 267. Bossus (les trois) ménestrels, 137,
Athénée, 114. 146, 236-50, 262, 449 (J).
Auberèe, 136, 145, 352-7, 373, 383, Boucher (le) d'Abbeville, 336, 449
443-6 (D). (K).
Aueassin et Nicoleie, 364, 369. Bouchet, Serées, 447 (F).
Audigier, 363, 373. Bourgeoise (la) d'Orléans, 39, 298-
Avadânas, 211, .262, 463 (Va). 301, 335, 449 (L).
488 LES FABLIAUX
Bowse (la) pleine de sens, 34, 201, Clerc (le) derrière l'escrin, 335, 453
348, 364, 451 (M). m.
Bozon (Nicole), 464 (Va). Clerc (le pauvre), 453 (Z).
Braga, 252, v. Contes portugais. Colin Malet, 399, 479.
Braies (les) au cordelier, 39, 120, Collier, Contes, 451 (N).
320, 335, 425, 451 (N). Comparetti, 78, 110, 113.
Brantôme, 297, 2 98. Comte Lucanor, 75, 451 (M), 464
Bretin (Contes), 442 (B), 447 (F), (Xa).
464 (Ua), 466 (Fb). Comptes du monde adventureux, 268,
Brijcul, 312, 330, 451 (O). 451 (N), 4.68 (Hb), 469 (Mb).
Erockhaus, 75, 77, f09. Connebert, 331, 339, 369.
Browidng (Robert), 297. Constant du Hamel, 146, 246, 331,
Brunr.in, 312, 451 (P). •338, 454 (Aa).
Brunotière, 317, 385. Contes albanais (Dozôn), 113, 153,
Buch der Beispiele, 191. 448 (G), 464 (Va).
Burncuf (Buddhisme indien), 160. Contes à rire et aventures plaisantes,
Cababero, Cuentos, 217. 450 (L), 468 (Kb).
Calilr, et Dimna, passim. Contes de l'Armagnac (Bladé), 473
Campeggi, 171, 192. (Ac).
Cappolletti, 458 (Ca), 461 (La), Contes de Bretagne (Sébillot), 203,
462 (Na). 466 (Db), 472 (Xb).
Carmina burana, 390-98. Contes de Basse-Bretagne (Luzel),50.
Çaylus (comte de), 26. Contes égyptiens (Maspéro), 107,.
Celui qui boula la pierre,336,452(Q). 108,. 321, 460 (la).
Cendrillon, 108. Contes de Gascogne (Bladé), 46,
Cent nouvelles nouvelles, 192,, 194, 203, 464 (Xa), 466 (Db).
197, 449 (L), 452 (Q), 452 (R),453 Contes de la Grèce (Legrand), 113.
(X), 453 (Y), 460 (la), 462 (Ra), Contes de Kabylie (Rivière),448 (G).
.466 (Db), 468 (Kb), 473 (Zb). Contes de Lorraine (voy. Cosquin).
Changeurs (les deux)-, 284, 324, Contes nouveaux et plaisants,H3S-i3,
452 (R). 442 (B),452 (Q), 453 (Z),465(Za).
Chanoinesses (les trois),310,328,425. Contes portugais (Braga), 203, 447
Chcstiemenl d'un père à son fils, 37, (F), 454 (Aa), 457, 469 (Mb).
.133. Conteurs français du XVIIe siècle,
Chaucèr, SlS, 463 (Sa). (Louandre), 453 (Z), 459 (Ga)v
Chevalier (le) au chainse, 35, 256, 471 (Vb).
259, 260, 284, 291-98. Contipomiglianesi(Imbriam),^k2 B.
Chevalier (le) confesseur, 290, 327, Convoiteux (le) et Venvieuxfilk, 45.7.
453 (X). -
Cosquin, 65, 68, 78, 79, 80,100,107v
Chevalier (le) à la corbeille, 325, 110, 111, 162, 202-3, 275, 451
327, 452 (U). (M), 453 (Z), 466 (Db), 469 (Mb)..
Chevalier (le), la. dame et un clerc, Courtebarbe, 399, 479.
3G0, 327, 449 (L). Crâne, v. Jacques de Vitry.
Chevalier (le) qui faisait parler les Çukasaptati, 194, 231, 234, 236.
muets, 453 (V). Dame (la maie), 38.0, 464 (Xa).
Chevalier (le) qui recovra.., 35, 327, Dame (la) qui aveine demandoit,
364. 284, 326, 459 (Ga).
Chevalier (le) à la robe vermeille, Dame (la) qui fist trois tours, 284,
313, 327. 327, 336.
Chevaux (les deux), 312. Dame (la) qui se vengea, 324, 327>
Clcdat, voyez- : Rutebeuf. 4S9'(Fa).
-
.INDEX 489
-

Dames (tes trois) de Paris, 352, 425. Fiorentino, 449 (L).


Dames (les trois) à l'anneau, 197, Fleur lascive orientale, 220, 448
265-71, 458 (Ea). (H), 454 (Aa).
Darmesteter (A.), 78. Foerster, 31, 383.
Darmesteter (J.), 50, 57. Folz (Hans), 267-70.
Décaméron, voy. Boccace. Forteguerri, 454 (Aa), 465 (Abj.
Demoiselle (la) quisonjoit, 326, 380. Frère Denise, 284, 328, 462 (Ra).
Demoiselle (la) qui ne pouvait oïr FreymOnd, 405,- ss.
460 (Ha). Frischlin, 358, 453 (Y).
.
Derenbourg, v. Directorium, Joël Gageure (la), 325.
et Panlchatantra. Gaidoz, 18, 58, 60, 70, 71, 107, 110,
Despériers, 448 (H.), 475 (Je). 111, 113, 144, 285, 287.
Directorium hum. vitae, 82, 132, Garin, Guerin, 480.
136-39, 168, 204. Garon (Entretien des bonnes com-
Disciplina clericalis, 83, 88, 119, pagnies), 48, 474 (Gc).
127, 133-35. Gauteron et Marion, 326.
Dolopathos, 135, 360, 382. Gautier (L.), 305, 399, 407, 432.
Domenichi, 450 (L). Gautier le Long, Gautier le Loup,
Doni, 453 (X), 461 (la). 480.
Dunlop-Liebrecht, 48, 447 (F), Germania, 221, 265, 267,.446 (E),
449 (I), 451 (N), 452 (Q), 453 451 (M), 453 (V), 453 (Z).
(X), 454 (Z). 465 (Ya), 467 (Fb), Gesammlabenteuer, 119,. 123, 133,
468 (Ib), 476 (Le). 134,138,165,184,193,196,211-13,
Ebeling, 443 (D). 219, 237, 242, 294, 301, 446 (E);
Écureuil (F), 284, 322, 461 (Ka). 449 (L), 451 (M), 452 (Q),452.(U),
Enfant, (l') de neige, 398, 460 (la). 453 (V),453 (Z),458(Ba),459 (Fa).
Enguerrand d'Oisi, 399, 479. 460 (la), 463 (Sa), 463 (Ta), 464
Épervier (lai de F), 35, 145, 228-36, (Xa), 465 (Ya), 466 (Db), 466
327, 349, 364, 461 (La). (Fb), 469 (Lb), 475 (Je).
Eschine, 118. Gesta Romanorum, 117, 119, 156,.
Estienne (Henri), 309, 334, 450 231, 235, 446 (E), 466 (Fb).
(L), 451 (N), 453 (U), 462 (La), Gil Blas, 473 (Zb).
466 (Bb), 467 (Fb). Giovanni, 452 (R).
Estormi, 237, 240, 242, 462 (Ma). Gombert et les deux clercs, 39, 318,
Etienne de Bourbon, 47, 133, 451 335, 463 (Sa).
(P), 458 (Ea), 466 (Eb), 470 (Qb). Gonella, 447 (F).
Eulenspiegel, 447 (F). Grécourt, 461 (la).
Eustache d'Amiens, 480. Griesenbach, 462 (Oa).
Évêque (V) qui bénit, 284, 328, 462 Grimm, 50, 53-7, 94, 213-18, 219-
(Na), " 22, 272, 460 (la).
Fabrizi, 470 (Nb). Grue (la), 322, 325, 463 (Ta).
Facétieux reveil-matin, 454 (Z), Gubernatis (de), 55, 68.
460 (Fa). Guillaume, G., clerc de Normandie,
Farces, 238, 428, 442 (A), 447 (F), 481.
' 451 fN), 466 (Bb), 467 (Fb), 471 Guillaume au faucon, 35, 284, 350,
(Xb), 472 (Yb), 474 (Ec). ' 364.
Femme (la) qui cunqie sen baron, Hagen (v. der) cf. Gesammlab.
344 Hahn (von), 55, 113.
Femme (d'une seule) qui servoii Haiseau, 310, 379, 406, 481.
cent chevaliers, 324, 462 (Pa).
Hebel (Schatzkàstlein), 46, 217.
Fèvre de Creeil, 324, 462 (Qa). Henri d'Andeli, 41, 387-89.
490 LES FABLIAUX

Heptaméron, 184, 334, 463 (Ra). Lambel (Erzâhlungen u. Schwànke)?


Héron, v. Archevesque et Henri 464 (Ya), 476 (Le).
d'Andeli. Landau, Quellen des DekameronT
Hervieux, Fabulistes. latins, 47, 78, 118, 154, 165, 295, 446 (E),
122, 216, 473 (Ce). 449 (I), 463 (Ra), 466 (Ab), 470
Hésiode, 104. (Nb), 470 (Sb).
Histoire littéraire de ta France, Lang (Andrew), 6,18, 52,57-71,109,
.
passim. 144, 150, 162, 213, 216, 217, 287.
Hisioria septem sapientum, 237,240. Langlois, 317.
Hitopadésa, 88, 119, 165, 169, 231, Largesse (la folle), 34, 376, 387-
309, 467 (Fb). 89.
Housse (la) partie, 34, 39, 201, 329, Lecheors (les), 33, 284, 404.
364, 463 (Ua). Le Clerc (J.-V.), 29, 252, 303, 327,
Hubatsch (Vagantenlieder), 390-93. 334, 405, 428. >

Huet (Daniel), 72, 73, 75, 96. Lenient, 317, 356-57.


Huon Piaucele, H. le Roi, H. de. Libro contra los engannos, 131, 220,
Cambrai, 482. 221, 457.
Jacobs (Msop), 95-7, 104, 124. Liebrecht, 46, 77, 78, 151, 201, 214
Jacques de Baisieux,291-94,418,ss. 218, 221, 265, 267-72, ,447 (F),
Jacques de Vitry, 47, 124, 133-39, 458 (Ea), 468 (Ib).
212,267,453 (X),457,458 (Ea),470 Liedersaal (Lassberg), 267, 451
.

(Nb), 474 (Gc), 474 (le), 4-76 (Le). (M), 458 (Ea), 463 (Ta), 463 (Ua),
464 (Xa).
Jâtakas, 98, 99, 102, 104, 105, 106. Livre des lumières, 169, 181.
Jean Bedel, 39, Jean Bodel, 375, Loiseleur-Deslongchamps, Fables
483-87.
indiennes, 74, 75, 95,165,473 (Zb).
Jean le Chapelain, 486. Luzel, 50, 78, 463 (Sa).
Jean de Condé, 40, 41, 381, 418-26. Mahâbhârata, 95, 154.
Jean de Journi, 388, 478. Mahaltâtfâfana, 207, 458 (Ea).
Jean de l'Ours, 64, 110. Màrchen, griechische (Schmidt), 108,.
Jeanroy, 31, 397.
Joël, 82. 112.
Jouglet, 326, 373, 464 (Va). Maignien (le), 327, 373.
Jubinal, passim. Maie honte (la), 39, 283, 311.
Jugement (le), 277, 464 (Wa). Malespini, 452 (Q), 453 (X), 461
Jiilg, v. Stddhi-Kûr. (la), 468 (Ib).
Mambriano, 121, 267, 269,460 (Ha),.
Julien (Stanislas), 154, v. Avadânas.
465 (Ab), 466 (Cb), 470 (Sb).
Keller, O. (griech. Fabel), 94-104. Mannhardt (Waldkulte), 53, 57-60,
Keller (Ad. Y on), altd. Erzâhlungen),
113.
47, 193, 237, 240,267,270,449 (L), Mantel maltaillé (le), 35, 364, 465
453 (X),453 (Z),454 (Aa),476 (Kc.
Koehler (R), 50, 68, 77, 80, 82, 85, (Ya).
Mari (le) confesseur, 284, 290.
108, 109, 112, 165, 252, 268. Marie de France, 37, 40, 47, 112,.
Kressner, v. Rutebeuf.
116, 122-25, 129, 216, 367.
KpuitxâStoe, 442 (B), 448 (H), 449 Massinger, 171-73.
(L), 451 (P), 452 (S), 459 (Ga), Matrone (la) d'Ephèse, 120, 228,.
460 (Ha), 462 (Qa), 463 (Sa), 4-68 462 (Oa).
(Ib), 468 (Jb), 473 (Zb). Mélampos, 110.
La Fontaine, 118, 195, 199, 215, Mélusine, 50, 53,60,71, 80,107,110,
266, 267, 290, 317, 449 (K), 449 111, 113, 120, 144, 152, 215, 276,
(L), 462 (Na), 463 (Sa), 469 (Nb). 460 (la), 465 (Ya), 471 (Xb).
INDEX 491
Méon, passim. Perdrix (les), 196, 202-3, 314, 398,
Mercier (le) pauvre, 284, 314-15. 466 (Db).
Méril (Ed. du), 330, 390, 393, 460 Perrault (Contes), 213-22.
(la), 469 (Nb). Petit de Julleville, 37, 346, 428,
Meschine (les trois), 326, 465 (Za). 464 (Ua).
Meunier (le) d'Arleux, 465 (Ab). Pétrone, 120.
Meyer (Paul), 300, 360, 363, 403, Phèdre, 93, 97, 98, 214, 473 (Ce).
460 (la), 464 (Va). Philippe de Vigneulles, 217, 221.
Mille et un jours, 473 (Zb). Pierre Alphonse, Pierre d'Anfol,
Mille et une Nuits, 73, 120, 147, 127, 478, cf. Disciplina.
171, 220, 454 (Aa). Pierre (saint) et le jongleur, 34, 284,
Milon d'Amiens, 486. 317, 349, 401, 471 (Vb).
Molina (Tirso de), 267-70. Pilz'(0.), 29, 30, 31, 33, 35, 37,
Montaiglon (de)et Raynaud, passim. 477, 479, 480, 481.
Morlini novellae, 446 (E), 447 (F), Pitre (raccomi siciliani), 267, ,447
451 (N), 453 (Y), 466 (Bb), (F), 469 (Mb), 470 (Nb).
468 (Ib), 474 (Gc). Planté (la), 41, 313.
Mùller (Max), 54-6,69-70,78,80, 287. PZipo/i (dit du),119,134,320,466(Fb).
Musset (Alf. de), 295-96. Pogge, 46, 232, 236, 449 (L), 451
Nasr'Eddin Hodja (Sottisier de), (N), 473 (Zb).
453 (Z), 475 (Je). ' Pré (le) tondu, 47, 125, 467 (Gb).
Neveu (le petit) de Boccace, 459
-
Prêtre (le) et Alison, 120, 325, 350,
(Ga), 463 (Ta). 468 (Hb).
Nicolas de Troyes (Parangon des Prêtre (le) et le chevalier, 330, 336,
nouvelles), 442 (B). 348-50.
Nogaret, Contes, 34, 454 (Aa), 457. Prêtre (le) crucifié, 284, 468 (Ib).
Nonnette (Za),328,462 (Na),466(Bb). Prêtre (le) et la dame, 266, 468 (Jb).
Novellino, 462 (Na). Prêtre (le) aiiZardi'e7',32,338,470(Qb).
Nouveaux contes à rire, 268,447 (F), Prêtre (le) et le loup, 339, 468 (Kb).
449 (L), 451 (O), 452 (Q), 453 Prêtre (le) et le mouton, 379, 406.
(Z), 459 (Ga), 466 (Cb), 466 (Db), Prêtre (le) aux mûres, 314, 398.
466 (Fb), 468 (Jb). I
Prêtre (le) qui abeveie, 266,-336,
Oie (F) au chapelain, 337. 469 (Nb).
Orient und Occident, 77, 151, 448 Prêtre (le) qui ditlaPassio71,314,398.
(H), 474 (le), 475 (Je). Prêtre (le) qui eut mère a force, 301,
Ouville (d'), 48, 268, 447 (F), 452 337, 469 (Lb).
(Q), 453 (Y), 453 (Z), 466 (Fb). Prêtre (le) qu'on porte, 32, 39, 339,
Pantchatantra, passim. 469 (Mb).
Paris (G.), 3, 21, 34, 41, 42, 68, 78, Prêtre (le) et les deux ribauz, 401.
79, 84, 87, 122-25. 143, 155, 156, Prêtre (le) teint, 325, 339.
200, 229-36, 237, 283, 286, 298, Prêtres (les) quatre, 339, 470 (Pb).
301, 308, 372, 378, 430, 431, 462 Prim etSocin(rf. aramâische Dial),
(Pa), 463 (Ua), 471 (Xb). 448 (G), 453 (Z), 466 (Cb).
Parthénhis, Narrations, 115, 117. Pucelle (la) qui abHuva le poulain,
Pauli, Schimpf und Ernst, 46, 124, 459 (Ga), 470 (Rb).
447 (F), 453 (X), 457, 464 (Wa), Pucelle (la) qui voulait voler, 284,
466 (Db), 466 (Eb), 473 (Zb), 474 470 (Sb).
(Gc). PsycU, 69, 108.
Pêcheur (le) de Pont-sur-Seine, 324 , Rajna (Pio), 265, 268, 269-71,466
336, 380, 466 (Eb). (Db), 469 (Nb).
492 LES FABLIAUX
Ptaynouard (Choix de poésies des Somadéva, 109, 177.
troub.), 299, 449 (L). Sorisete (la), 284, 322.
Renan, 121, 123, 259, 362, 363, Souhaits (les quatre)saintMarlin,%k,-
368, 371, 374, 398, 442 (C). 35,120,123,212-28,324,471 (Xb).
Repues franches, 316, 447 (F). Souniou Breiz-Izel (Luzel), 50.
Rhampsinit, 107, 448 (G). Straparole, 88, 238-50, 447 (F),
Rhys-Davids (voy. Jâtakas). 452 (R), 462 (Ra), 464 (Xa), 468
Richeut, 40, 41, 304-9, 325, 373. (Ib), 472 (Yb).
Roger Bontemps. 448 (H), 449 (L), Suchier, 22, 42, 389, 479.
452 (Q.),453 (Y),453 (Z),463 (Ua). Tabarin, 238-40.
Rohde (d. griech. Roman.), 109-17. Taine, 317.
Roi (le) d'Angleterre et le fongleur Ten Brink, 78.
.

d'Ely, 284, 402, 470 (Tb). Testament (le) del'Ane,328A?5 (Zb).


Rolland (E.), Devinettes, 50, 238, Thresor des récréations, 467 (Gb),
283, cf. Mélusine. 475 (Je).
Rose (roman de la), 362, 364, 369, Tresses (les), 165-99.
370, 371, 382. Tylor, 5, 58, 60.
Remania, 35, 51, 131, 230, 238, Vair (le) palefroi, 120, 284, 473 (Ce).
267, 300, 330, 331, 360, 363, Valet (le) aux douze femmes, 324.
397, 403, 442 (C), 451 (M), 454 473 (De).
(Aa), 461 (La), 468 (Kb). Valet (le) qui a malaise se met, 31,
Romulus, voy. Marie de France. 473 (Ec).
Rua (G;), 78, 252, v. Mambriano Vedala cadai (Babington), 178.
et Straparole. Verboquet, 171, ss ; 268, 458 (Ba),
Rutebeuf, 343, 399-409. 459 (Ga).
Sabadino, 451 (N). Vessie (la) au preslre, 328, 425,
Sacchetti, 34, 447 (F), 451 (N), 471 (Fc).
468 (Ib). Vetâlapantchavinçâli, 175, ss : 260,
Sachs (Hans), 189-93, 453 (X), 463 Veuve (la), 349.
(Ua), 472 (Yb). Vieille (la) qui oint..:, 283, 310,
Sacristine (la), 255, 257; 312, 474 (Fc).
Schéler (Aug.), Trouv. belges, Jean Vieille (la) truoerede,325,351,474(Hc).
de Condé, passim. Vilain (le) asnier, 146, 330, 474 (le).
Schiller, 297.' Vilain (le) de Bailleul, 319, 336,
Schwanke des XVI. Jahrh., (Goe- 475 (Je).
deke), 221. Vilain (le) au buffet, 283, 331, 348.
Sénèque le Rhéteur, 117, 156.
,
Vilain (le) qui conquist Paradis, 34,
Sentier (le) battu, 284, 381, 471 284, 476 (Kc).
(Wb). Vilain (le) mire, 146, 316, 467 (Le)
Sept Sages (Roman des), Sindbad, Vinson, Folk-lore basque, 475 (Je),
Syntipas, Cendubete, Sendabad, 476 (Le).
Sandabar, Sette savi, passim. Wagener, 95.
Sercambi, 237, 240, 453 (Z'). Watriquet, 352, 379, 418, ss.
Siddi-Kur, 80, 151, 176, 448 (H). Weber, 77, 96, 109.
Silvestre de Sacv^ 4, 75, 76. Vendunmuih, 221, 452 (Q), 453
Singe (le) de La Fontaine, 192, 197 (X), 462 (Ra), 465 (Ab), 466 (Fb).
334, 451 (N), 452 (Q), 468 (Ib), Wright, 47, 337, 390, 391-3, 394,
473 (Zb). 403, 461 (la), 471 (Wb).
TABLE DES MATIÈRES

AVANT-PROPOS
INTRODUCTION.
,

CHAPITRE PRELIMINAIRE
QU'EST-CE QU'UN
/
FABLIAU ? DÉNOMBREMENT, RÉPARTITION
CHRONOLOGIQUE ET GÉOGRAPHIQUE DES FABLIAUX
I. La forme du mot : fabliau ou fableau ? 25
II. Définition du genre ; Les fabliaux sont des contes à rire en
vers ; dénombrement de nos contes fondé sur cette définition :
leur opposition aux autres genres narratifs du moyen âge,
lais, dits, romans, etc 28
III. Qu'il s'est perdu beaucoup de fabliaux : mais ceux qui nous sont
parvenus représentent suffisamment le genre 37
IV. Dates entre lesquelles ont fleuri les fabliaux : 1159-1340 .
40
V. Essai de répartition géographique : que les fabliaux paraissent
avoir surtout fleuri dans la région picarde. 42

PREMIÈRE PARTIE
LA QUESTION DE L ORIGINE ET DE LA PROPAGATION DES FABLIAUX

CHAPITRE PREMIER
IDÉE GÉNÉRALE DES PRINCIPAUX SYSTÈMES EN PRÉSENCE
I. Position de la question : force singulière de persistance et de
diffusion que possèdent les fabliaux et, en général, toutes les "•

traditions populaires ; d'où ce problème : comment expliquer


la présence des mêmes traditions et, plus spécialement, des
mêmes contes, dans les temps et les pays les plus divers '?.. 45
II. Qu'on ne saurait séparer la question de l'origine des fabliaux du
problème plus compréhensif de l'origine des contes populaires
en général. C'est ce que montrera l'exposé des diverses théo-
ries actuellement en conflit 51
III. Théorie aryenne de l'origine des contes : les contes populaires
.
modernes renferment des détritus d'une ancienne mythologie
aryenne
494 LES FABLIAUX
IV. Théorie anthropologique : ils renferment des survivances de
croyances, de moeurs abolies, dont l'anthropologie comparée
nous donne l'explication
"
V. Théories des coïncidences accidentelles, "*
VI. Théorie orientaliste : les contes dérivent, en grande majorité,
d'une source commune, qui est l'Inde des temps historiques. 67
VII. Que cette dernière théorie seule nous intéresse directement :
car, seule, elle donne une solution au problème des fabliaux ;
mais aucune des théories en présence ne peut la négliger : car,
vraie, elle les ruine toutes 6S

.
CHAPITRE II
EXPOSÉ DE LA THÉORIE ORIENTALISTE ET PLAN D'UNE
CRITIQUE DE CETTE THÉORIE

I, Historique de la tliéorie : Ses humbles commencements de Huet


à Silvestre de Sacy ; ses prétentions et son succès depuis
Théodore Benfey -72
II. Ses arguments sous sa forme actuelle : Les contes, soutient-elle,
nés dans l'Inde, sont parvenus en Europe, par voie, littéraire
et par voie orale, au moyen âge. Car : 1° Absence de contes
populaires dans l'antiquité ; 2° Influence an moyen âge des
grands recueils orientaux traduits en des langues européennes ;
rôle des Byzantins, des Arabes, des Juifs ; 3° Survivance de
croyances indiennes ou bouddhiques dans nos contes. ; 4° Les
versions occidentales de nos contes apparaissent comme des
remaniements des formes orientales 79
III. Plan d'une réfutation, qui reprendra, dans les chapitres suivants,
chacun de ces arguments 86

CHAPITRE III
LES CONTES POPULAIRES DANS L'ANTIQUITÉ ET DANS
LE HAUT MOYEN AGE
I. Qu'il est téméraire de conclure de la non-existence de collec-
e
tions de contes dans l'Antiquité à la non-existence des contes
eux-mêmes 91
II. Les fables dans l'Antiquité. Résumé des théories émises sur leur
origine, destiné à mettre en relief cette vérité, trop souvent
méconnue par les indianistes, que, lorsqu'on a fixé les dates
des diverses versions d'un conte, on n'a rien fait encore
pour
déterminer l'origine du conte lui-même 93
III. Exemples de contes merveilleux dans l'antiquité : a) en Éo-ynte
b) en Grèce et à Rome : Midas, Psyché, les contes de POdys-
sée, Mélampos, Jean de.l'Ours, le Dragon à sept têtes, le fils
du Pêcheur, Glaucos, etc. .„-
TABLE DES MATIÈRES 495
IV. Exemples de nouvelles et de fabliaux dans l'antiquité Zaria-
:
drès. Les Fables milésiaques. La comédie moyenne. Une
nar-
ration de Parthénius. Sithon et Palléné. Contes d'Apulée,
d'Athénée. Formes antiques des fabliaux du Pliçon, du Vair
palefroi, des Quatre souhaits saint Martin, de la Veuve infidèle,
etc-- 113
V. Exemples de contes dans le haut moyen âge : examen de la collec-
tion dite le Romulus Mariae Gallicae. 121

CHAPITRE IV
L'INFLUENCE DES RECUEILS DE CONTES ORIENTAUX
RÉDUITE A SA JUSTE VALEUR

I. Que les fabliaux représentent la tradition orale, et que leurs


I
auteurs ne paraissent avoir rien emprunté, consciemment du
;
-
moins, aux recueils orientaux traduits en des langues euro-
péennes ; 127
II. Quels sont les contes que le moyen âgé occidental pouvait
connaître par ces traductions de recueils orientaux, et quels
sont ceux qu'il leur a réellement empruntés ? Possibilité,
légitimité, utilité de cette recherche....' 130
III. Analyse de tous les recueils de contes du moyen âge traduits
ou imités des conteurs orientaux : 1°. de la Discipline de clergie,
2° du Dolopathos, 3° et 4° des Romans des Sept Sages occidental
et oriental ; 5° du Directorium humanae vitae ; 6° de Barlaam
et Joasaph. — Résultat <ie ce dépouillement : nombre dérisoire
de contes qui paraissent à la fois dans les recueils orientaux
et dans la tradition orale française. Comme contre-épreuve,
grand nombre de contes communs à une collection allemande
et à une collection française • 133
IV. Portée assez restreinte de toute cette démonstration. Que, du
moins, nous avons dissipé un idolum libri, funeste à beaucoup
de folk-loristes 143

v CHAPITRE V
EXAMEN DES TRAITS PRÉTENDUS INDIENS OU BOUDDHIQUES
QUI SURVIVRAIENT, SELON LA THÉORIE ORIENTALISTE,
DANS LES CONTES POPULAIRES EUROPÉENS

I. Quelques contes où les orientalistes ont cru reconnaître des sur-


vivances de moeurs indiennes ou de croyances bouddhiques
montrent la vanité de cette prétention : 1° les épouses rivales
dans les récits populaires ; 2° le cycle des animaux reconnais-
sants envers l'homme ; 3° le fabliau de Berengier ; 4° un conte
albanais ; 5° la nouvelle de Frederigo degli Alberighi et de
Monna Giovanna ; 6° le Meunier, son fils et l'âne. 149
496 LES FABLIAUX

II. Qu'il existe, à vrai dire, des contes spécifiquement indiens et


bouddhiques ; mais que ces contes restent dans l'Inde et
meurent dès qu'on veut les en retirer : histoire du tisserand
Somilaka ; histoire de la courtisane Vâsavadattâ, etc....... 158

CHAPITRE VI

MONOGRAPHIES DES FABLIAUX QUI SE RETROUVENT


SOUS FORME ORIENTALE.
LES FORMES ORIENTALES SONT-ELLES LES
FORMES-MÈRES ?

Le fabliau des Tresses.


.

I. Les versions orientales, a) Le récit du Pantchatantra; b) le même


récit dans divers remaniements du Calila ; c) le même récit «,
plagié par divers conteurs modernes, — Dans toutes ces ver-
sions, le conte, copié de livre à livre, reste immuable ; d) que
le germe du conte n'est point dans le Vetâlapantchavinçâli.. 1.66
II. Les versions ocridentales. a) Le fabliau comparé aux formes orien-
tales. Supériorité logique de la forme française. — b ) Qu'il nous
est impossible, en fait, de décider laquelle est la primitive, de
la version sanscrite ou de la version française. — Discussion de
la méthode qu'il convient d'employer pour ces comparaisons de
versions. — c) Les différentes versions européennes, toutes
indépendantes des formes indiennes. Mobilité, variété des élé-
ments du récit sous ses formes européennes, en contraste avec
l'immobilité des formes orientales 181

CHAPITRE VII

SUITE DE NOS ENQUÊTES SUR LES DIVERS FABLIAUX


ATTESTÉS DANS L'ORIENT

I. Fabliaux qu'il nous faut écarter: la.Housse partie, la Bourse.


pleine de sens, le dit des Perdrix 201
II. Monographies des fabliaux qui se retrouvent sous quelque forme
orientale ancienne. Rejet aux appendices, pour éviter de fasti-
dieuses redites, des contes d'Auberée, de Berengier, de Cons- "
tant du Hamel, du Pliçon, du Vilain Asnier, du Vilain Mire.

Étude spéciale de quatre fabliaus A, le lai à'Aristote B, les
: ;
Quatre souhaits saint Martin : C. le lai de FÉper.-ier D, les
;
Trois Bossus Ménestrels 203
TABLE DES MATIÈRES 497

CHAPITRE VIII
SOUS QUELLES CONDITIONS DES RECHERCHES SUR L'ORIGINE
ET LA PROPAGATION DES CONTES POPULAIRES
SONT-ELLES POSSIBLES ?
I. L'hypothèse de l'origine indienne écartée, les contes procèdent-
ils pourtant d'un foyer commun ? Que peut-on savoir de leur
patrie, une ou diverse, et de leurs migrations ? Direction

incertaine et hésitante des recherches contemporaines 251
IL Que les contes dont on recherche désespérément l'origine et le
mode de propagation ne sont caractéristiques d'aucun temps,
d'aucun pajjs spécial 254
III. Pour ces contes, que peut-on espérer des méthodes de compa-
raison actuellement en honneur ? Critique de ces méthodes :
leur stérilité montrée par un dernier exemple, tiré de l'étude
du fabliau des Trois dames qui trouvèrent un anneau 261
IV. Conclusions générales 273
V. Que ces conclusions ne sont pas purement négatives 285

SECONDE PARTIE
ÉTUDE LITTÉRAIRE DES FABLIALX

CHAPITRE IX
QUE CHAQUE RECUEIL DE CONTES ET CHAQUE VERSION
D'UN CONTE RÉVÈLE UN ESPRIT DISTINCT,
SIGNIFICATIF D'UNE ÉPOQUE DISTINCTE

Projet de notre seconde partie. Chaque recueil de contes a sa phy-


sionomie propre : ainsi les novellistes italiens ont taché de sang
les gauloiseries des fabliaux ; d'où un intérêt dramatique supérieur. 289
Chaque version d'un même conte exprime, avec ses mille nuances,
les idées de chaque conteur et celle des hommes à qui le conteur
s'adresse.-Exemples : le fabliau du Chevalier au Chainse, du xme
siècle français au xiv" siècle allemand, du xiv<= siècle à Brantôme et
à Schiller, de Brantôme à M. Ludovic Halévy 291
Étude similaire tentée pour le fabliau de la Bourgeoise d'Orléans.. 299

CHAPITRE X
L'ESPRIT DES FABLIAUX
304
I. Examen du plus ancien fabliau conservé, Richeut
.! II. L'intention des conteurs : un fabliau n'est qu' « une risée et un ,

~'--/i g-abet ». De quoi naît on ? u

BÉDIER. — Les Fabliaux. 3°


498 LES FABLIAUX

III. Fabliaux qui supposent une gaieté extrêmementfacile et super- 311


ficielle • • •
Fabliaux qui n'impliquent que «l'esprit gaulois» : caractères
IV.
decet esprit • ' " ' *'. profond
'"
313
V. Fabliaux qui, outre l'esprit gaulois, supposent le
mépris
/ des femmes ; °L3
S 25
VI. Fabliaux obscènes •
VII. Les fabliaux et l'esprit satirique. — Résumé 326
-

CHAPITRE XI

LA VERSIFICATION, LA COMPOSITION ET LE STYLE DES


FABLIAUX

Absence de toute prétention littéraire chez nos conteurs : leur effa-


cement devant le sujet à traiter 341

De là, les divers défauts de la mise en oeuvre des fabliaux : négligence
de la versification ; platitude et grossièreté du style. 344
De là, aussi, ses diverses qualités : brièveté, vérité, naturel. 347
Comment l'esprit des fabliaux a trouvé dans nos poèmes son expres-
sion adéquate 356

''' 'lKi:'/:-:, CHAPITRE XII

PLACE DÈS FABLIAUX DANS LA LITTÉRATURE DU XIIIe SIÈCLE

Que l'esprit des fabliaux représente l'une des faces des plus signi-
ficatives de; l'esprit même du moyen âge 358
I. Littérature apparentée aux fabliaux 359
,- II. Littérature en contraste avec les fabliaux 364
III. Deux tendances contradictoires se disputent la poésie du xme
.
siècle : comment concilier ces contraires ? 368

CHAPITRE XIII

A QUEL PUBLIC s'ADRESSAIENT LÉS FABLIAUX

I. Les fabliaux naissent dans la classe bourgeoise, pour elle et par


elle 371
• • • •
II. Pourtant, indistinetion et confusion des publics : les plus aristo-
cratiques — d'où les femmes ne sont point exclues
— se
plaisent aux plus grossiers fabliaux 376
III., Cette confusion des publics correspond à une confusion des
genres : l'esprit des fabliaux contamine les genres les plus
nobles 382
*,...
TABLE DES MATIÈRES 499

CHAPITRE XIV
LES AUTEURS DES FABLIAUX
I. Poètes amateurs : Henri d'Andeli, Philippe de Beaumanoir.. 387
II. Poètes professionnels : 1) les clercs errants 398
2) les jongleurs : Rutebeuf 399
3) les ménestrels attitrés à la cour des grands : Jean de Condé,
Watriquet de Couvin, Jacques de Baisieux 418

CHAPITRE XV
CONCLUSION 427

APPENDICE I
Liste alphabétique de tous les poèmes que nous considérons comme
des fabliaux 436

APPENDICE II
Notes bibliographiques ,...,.... 442

SAINT-AMAND (CHER). — IMPRIMERIE BUSSIÈRE.


rE3;^^^WI^;FRXN0AIS DU MOYEN":'AGE

.::.
-, " ;; "J.
MABIOROQGES,
''' -.--. 1.-.
ps.Wiés sôus la direction de '
;Directeur;i l'École pratique des Hautes Éludes.
r'

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—XaC/iastèlatnède Vergi, poème, du xme siècle, éd. par GASTON TUYNAUD, 3»'éd.
par LUCIEN. FOULET ; vn-35 pages
François'Villon, OEUVRES,.éd.. par AUGUSTE'; LONGNON,''&"éd."Ve'vuè'par
. fr „
LUCIEN
j revue '-'
FOULET ; xni-136 p.
Dourtois d'Arras, ..............v
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1*
—. xiii» siècle, 2f éd. revue par 2
i**-.-^ Xa.Tie.de Samt.Alexis, poème du xi», siècle,; texte critique de GASTON PARIS ; VI-50»
pages .............................,,..;.... 2'fr. 75
J
i*..— Le Garçon et Aveugle,, jeu. du xm<* siècle, i<> éd. revue.par MARIO ROQUES • Viï-18-
î fr. 50
pages , •................,....,,..........;.
j* — Adam le Bossu, trouvère-artésien du xme siècle,-ie Jeu de la Feuillée, 2* éd.
ERNEST. LA.NGLO.IS ; xxn-82 pages
--revue par
t.^- Les: Ghânsons de Colin Muser, éd. par JOSEPHBEDIER,.....-........;........-... ..j.,......,
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des-mélodïes
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I par JEAN BEÇK ; xm-44 pages....,. ...........;..... ..'....................
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| de Cambrai et par Guillaume, fabliaux du xnî' siècle.-g» éd.
par Huon
revue par ARTUR LANGFORS ;
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xv-63 pages „.........„;........,..;.......
... :.......,...
9. — Les; Chansons de Guillaume IX, duc ^'Aquitaine (1071-1127), éd. par ALFRED
..v..;, 3 fr. 50
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V- JÊANROY, xïXr-46 pages ...; .* ..i........;."............-,..— .. fr. 25
... 2pages,
j), —• Philippé=déNovare, Mémoires (1218-1243), éd. par.CHARLES'K'OH'LERYXXVI'^S
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l*. [—,les. Poésies :de Peire Vidal, g».éd. revue par.JOSEPH,ANGLAD'E...... ,\...
xii-léf'p; 5 fr. 25
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; 9
Z*.
— Bérôul, Le Roman de Tristan,- poème du xne'siècle,2« éd. revue par ERNEST MURET ;
S vix-164 pages ...;..........................,..............'......;.......;..... 7 fr; »
3. -^ Huon-J-e Roi de Cambrai, OEuvres, t. I : Li.Abeeès par ehivoche, Li Ave Maria
! en' roumans.,._ La Deserissîon desBelegïons, éd. par A; LANGFORS ; xYlriS p._ 2 fr. 65
jl*. — Gormont et Isembart, -fragment 4e chanson' de geste du xne siècle, ÏB éd.-revue par
j. - ALPHONSE BJ^OT ;^s.i\^lip.^.,i..\..y.....,...^....,..S..^...,...^.......... J.. 4 fr. »
5* Les iliansons' de Jaufré Rude), 2e éd. revue par ALFRED JEANROY,; XHI-37 p. 3 fr. 50
$*—- Bibliographie sommaire des Chansonniers Provençaux, par "ALFRED JEANROY ; viii-89
i
pages ^.^...........A.........
............... >;•_,....... i....,....i.,.v. ..i.. 3 fr. 40
j7.
-=• Bértran de Marseille, La Vie de Sainte Enimie, poème provençal du xm?. siècle,
i éd. par.CLOvis BRTJNEL ;.jxv-78;pages, ............... .......
8. — Bibliographie sommaire des Chansonniers Français du moyen âge, par ÂLFBBD JEANBÔY ; ....;,... 3 fr. »
i vitt-79 p...... „^...........v;... ...............^...^..............
8*.^- La Chanson d'Âspremont, chanson de ;geste du xu° siècle, texte du manuscrit de .. 3 fr. 40
1
Wollaton Hall, 2» éd. revue par L. BuANDiNjt:, J; Vy. .1-6156 ; xir-208 p. .......... .9 ir.. »
Û;.-r- Gautier d'Aupais, poèhie courtois duxni»siècle, éd..par KDMOND FARÀL; x-32.p. 1 fr.[S5
jl*. :—Petite syntaxe de l'ancien français, par LUCIEN FOULET, 2' éd. revue ; viu-304 p. 10 fr. •
2. -^ Le Couronnement- de Louis, -chanson de geste da'ïH" s., éd.: par "ERNEST_.LANGI.OIS ;
i ivui-169 p. .... i.....;........... *,. <5;!r. »
8. ^— Chansons Satiriques et Bachiques du XIII* siècle, éd. par ALFRED JÈAKSoy et ÀBTHUR
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jj. —.' Les Chansons de Conon de Béthune, éd.par AXEL WAtLENSKôLD fxxiiH39 p. 3,fr. »
5*; La Ckanson~ d'A-sçrimont, 2e éd. revue par LOTIS BRÂNMN ; t. II, vv..6155-11376 ; 11^211
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|
pages .................
p.— Piramus èt-Tisbé, poème du xne siècle, éd. par C. DE BOER ; xu-55 pages ..... 3 fr. » "

\l...-~ Les Poésies de Cejfcamôo, éd. par ALFRED.JEANKOY ; ix,-40 pages.. ..;.. 2 fr. 50
K.—- Gerbert de Montrépîl, La continuation de Pérceval, éd. par MARY WILLIAMS, ti'I. 8 fr. »
S.— Le Roman de Troie en prose, éd. par L. CONSTANT etB. FABAL, t..J, iv-170 pages 8 fr. %~
'fl. —La Passion dît Palatinus,, éd. par GRÂCE FRANK ; xivlOI pagesr.^ 6 fr. »
1. — Le Mariage des Sept-Arts, par Jehan le Teinturier d'Arras, poème français du
-ïiv» siècle, éd. par AETUR LANCFORS ; xiv-35 pages '..,.>,........................ 2 fr. 75
2.— Alain Chartier, Le Quàdrilogue inveetif, éd. par E. DROZ ;xii-76 pages .... 4 fr. »
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i. —. Charles d'Orléans, Poésies, éd. par.PiEEBE CnAMPioiJ, t. I ; xxxv-291 pages. .14 ir.. »
5,— Maistre Pierre Palhelin, éd. par RICRARD T. HOLBBOOK ; x-i'32 pages ........ 8 fr. »
$.--*?. Adam le Bossu. Le Jeu de Robin et - Màrïon -suivi du Jeu du Pëlerin,ëd. par ERNEST
LAKOLOIS ; x-94 pages.... ;;..~.... ;..,..,...-........,éd. 6 Ir. »
|9 —Jongleurs et Troubadours Gascons des XIIe U XtlP siècles, par ALFBED JBANROY ;
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10. — Robert âe Clari, La Conquêle'dë.Constantinople, éd. par PHILIPPE. LAUER ;XVI-1^
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il. — Aucassin et Nicolettf, éd. par MARIO ROQI ES ; xxxvi-99 pages .
;.........
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..
ARTHUR LANGFORS; xvin-79 p. 7 r.^.,
12.- Les Chansons de Guilhem dé Cabestanh, éd.-par
3 _ 'Lettres françaises du XII1' siècle': Jean SsrrasiD. Lettre à Nicolas Arrode (1^49), éd.
par Alfred L. FOULET ; xt-24 pages
ê" Les Poésies de J^ausbert de Puycibot, éd. par WILLIAM P. ..,....,..., SHEPARD
'•"ô,""
; xvm 94 p. 7 , »
*, fr.

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[7!"-— — Proverbes françai* artëri

8.
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BAFFIER (Jeanl. Nos géants d'autrefois.Récits berriçlions.f Préface de
Jacques Boule'ngef. 1920, in-8, 180 p, et 7. planches ., .. .j 12 Ir..
.
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