Ralph Waldo Emerson

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RALPH WALDO EMERSON

e
A u début du x i x siècle, en face d'une Europe appauvrie et déchi-
rée par les guerres de la Révolution et de l'Empire, une jeune puis-
sance savoure sa liberté, sa sécurité, sa richesse. Ce sont les Etats-
Unis qui ont rejeté la tutelle de l'Europe et le joug de l'Angleterre
mais l'esprit de révolte qui guidait vers l'Ouest une^poignée de
proscrits s'éteint ; la foi qui leur a permis de bâtir à l'Occident une
nouvelle Jérusalem pâlit chaque jour. Les docteurs et les pro-
phètes ont disparu. Alors surgissent les poètes. Ralph Waldo
Emerson, Emily Dickinson, Walt Whitman, sont tous trois selon
la chair et selon l'esprit les héritiers des premiers Pèlerins taci-
turnes et passionnés. Il ne s'agit plus de chanter les Psaumes mais
de composer la chanson de gestes d'un peuple nouveau. Ces poètes
obéissent obscurément à la même vocation : rallumer la ferveur
dans les âmes, substituer au formalisme religieux une communion
des vivants.
Emerson, le premier de ces trois prédestinés, appartenait à
une vieille famille de pasteurs et de lettrés. Son père était mort
jeune laissant une nombreuse famille. Ralph, le cadet, grandit avec
ses frères dans la pauvreté. Il se lève à l'aube pour faire le ménage
et préparer la table du déjeuner. Puis i l réveille sa mère et habille
ses frères. Enfant modèle, i l est la Cendrillon de la famille. Quant i l
a travaillé à l'école, fait les courses de sa mère, on lui confie l'unique
richesse des Emerson, une vache laitière que Ralph mène paître
avec dignité. Pourtant disent les voisins à l'œil critique, i l semble
que la terre ne soit pas assez bonne pour porter cet enfant. Ralph,
qui lit chaque jour la Bible, sait que David et Joseph ont été des
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bergers avant d'être des conducteurs de peuple. E t dans l'ombre


il y a pour l'encourager la tante Mary Moody, mi-sorcière, mi-
Sybille, dont les excentricités stupéfient la ' région. Elle habite
en pleine forêt, un ermitage pareil à un nid d'aigle. Elle lit la Bible,
Milton, Marc Aurèle et quelques sermonnaires. Elle lit aussi les
romantiques allemands et fait apprendre par cœur le Don Juan
de Byïon à ses neveux. Elle vit dans un climat fantastique, couche
dans un lit en forme de cercueil et chevauche au crépuscule, drapée
dans un linceul. Quel enseignement donne cette Walkyrie à Ralph ?«
« Méprisez les bagatelles. Visez haut. Méprisez la gloire, Vhonneur,
Vargent, Excelsior! Ralph! Excelsior! » Il faut que Ralph devienne
à la fois un saint et un génie. Le reste n'est que trompe l'œil. On
peut sourire de cette pédagogie mais chaque fois que Ralph faiblira
i l se retournera vers ce cœur ardent comme vers un plus pur lui-
même. Il entendra même au-delà de la tombe cette voix impé-
rieuse « Excelsior, Ralph! Excelsior! »
A quatorze ans Ralph entre à Harvard qui n'est encore qu'un
collège. Il apprend avec fièvre. Il découvre très tôt ses maîtres :
Platon et Montaigne, Shakespeare et Milton. Il veut être professeur
d'éloquence et de poésie car i l croit que la beauté se confond avec
la vérité. Entre l'âme et le monde, Ralph découvre une corres-
pondance miraculeuse. Déjà i l est moins un dialecticien qu'un
musicien. «Un grand fleuve encercle V Univers, s'épand en des canaux
innombrables qui alimentent les sources de la vie et reflue ensuite
sur lui-même pour s'engloutir dans sa source éternelle qui est Dieu ».
Dans ce panthéisme lyrique Dieu et l'Homme, la Création et
la créature ne font qu'un. Emerson se prépare au pastorat parce
qu'il se sent riche d'une vérité intérieure qu'il confond pour l'ins-
tant avec celle de l'Eglise. Mais Ralph s'intéresse moins aux dogmes
qu'aux grandes âmes, qui représentant pour lui à la fois le but et
la suprême eclosión de l'humanité. Il y a en lui un besoin passionné
d'unité. Pourquoi exclure Platon au profit de Saint-Augustin ?
Tous les grands chercheurs ont raison. Ils allaient à la découverte
d'un même trésor mais ils lui donnaient des noms différents. Com-
ment croire au Bien et au Mal ? Il n'y a pas antagonisme mais équi-
libre ou plutôt, pour reprendre le mot préféré d'Emerson, compen-
sation. L'univers matériel et spirituel où vit Emerson est fait
de gravitations : c'est un ciel d'été et c'est une fuite de Bach. Ce
Credo dénonce un poète. L a maladie, un début de tuberculose,
n'arrache pas Ralph à ses méditations. Il descend vers le Sud, y
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rencontre un fils de Caroline Murât et tâche de le convertir à cette


vision sereine du monde. Ralph guérit et son journal est plein
d'étranges notations pour un futur pasteur. « Je suis à n'en pas
douter sur le chemin qui conduit à la divinité ». A vingt-cinq ans
Ralph découvre l'amour. C'est une jeune fille de dix-sept ans. C'est
moins ,1a rencontre d'un homme et d'une femme que celle d'Eres
et Psyché. Ralph épouse cette fragile bien-aimée, mais deux ans • ,
après Psyché le quitte. Elle meurt doucement. Ralph est seul..Il
tâche de prendre goût à son métier mais qu'est-il besoin d'enseigner
la vérité ?' « Dieu habite en toi », écrit Ralph dans son journal.
L'esprit d'intransigeance des Puritains se réveille en Ralph. Il
refuse de célébrer la Cène, i l repousse les rites : « dès qu'un homme
grandit, dès qu'il pense, un homme est à soi-même son parti et son
église. » On comprend, en lisant de telles phrases, que Nietzche,
cet autre fils de pasteur en révolte' contre les égkses, ait goûté
Emerson, Ralph rompt avec l'Eglise. Il part pour le Vieux Monde,
non pas pour découvrir des cités ou des paysages qui ne l'émeuvent
pas, mais des hommes. Il veut voir Carlyle, le prophète tumultueux
qui vient de célébrer parmi les Héros ce Cromwell cher aux Puri-
tains. A son retour aux Etats-Unis Emerson est déjà célèbre. Les
âmes sont prêtes pour recevoir son enseignement ; une foi basée
tout entière sur l'individu, un cantique d'orgueil à l'Amérique,
un chant de confiance en l'homme. A travers d'innombrables
essais, Ralph dévoilera sa sagesse faite d'une conciliation de toutes
•les sagesses en même temps que d'un refus farouche de s'incliner
devant une autre autorité que l'intuition. Tout revient au problème
central de l'âme et de sa ferveur, dira un biographe d'Emerson
mais q& mieux que les Poètes saurait faire fructifier une telle leçon ?
Les vrais disciples de Ralph seront deux poètes : Emily Dickinson
et Walt Whitman.

*
* *

C'est dans un village près de Boston que Ralph Waldo Emerson


prépare ses essais, prêtant aux systèmes une vibration charnelle,
un accent inspiré, une autorité mystérieuse. C'est la voix des devins
et des Sybilles plus que celle d'un philosophe. Elle pénètre les âmes
et les cœurs et Ralph s'arrache à ses bois et à ses étangs pour par-
courir l'Amérique. Ce n'est pas un conférencier ni un prédicateur
mais un apôtre. Il possède cette éloquence qui neVapprend pas et
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qui n'est que la musique d'une grande âme, entraînant d'autres


âmes dans sa gravitation. Des femmes traversent sa route mais
nulle créature ne peut le détourner de cet effort de conciliation
entre les Dieux rivaux. Une grande joie réchauffe la vie de ce sage :
la naissance du petit Waldo, un enfant si riche de divination que
Ralph note ses moindres trouvailles. L a mort de cet enfant arrache
à Emerson son seul cri de révolte, son seul cri de souffrance. Pour
une fois i l met en accusation l'Univers :

N'y avait-il pas de sentinelles dans le Ciel ni d'Anges


pour sauver cet enfant unique
pour défendre ce bourgeon de la Terre
plus précieux que toutes ses moissons.

Cette blessure se referme lentement. Emerson publie ses essais,


effusions splendides, variations de poète et de musicien, sur des
thèmes éternels, divagations cérébrales et voluptueuses qui sont
l'expression la plus complète de son lyrisme.
L a vie est une extase, répète-t-il, c'est-à-dire que le tête à tête
de la créature avec la Création peut devenir une extase et rejoindre
les exercices spirituels des mystiques. L'âge de la machine, la puis-
sance de l'or ne font que rendre plus nécessaire cette prise de cons-
cience. Les voyages, les rencontres, confirment Emerson dans cette
vue centrale et dans ce quiétisme. L'histoire du monde n'est que
l'histoire de quelques grandes âmes, modèles et témoins. A u Héros
de Carlyle vont répondre les biographies sublimes de ceux qu'Emer-
son appelle des hommes représentatifs. L'œuvre d'Emerson est
bien, comme le dit Carlyle, un soliloque sous les étoiles nitas ces
étoiles sont des visages humains.
L a guerre de Sécession devait arracher Emerson à sa contem-
plation. Pour Emerson comme pour Emily Dickinson qui vit en
recluse dans un village de la Nouvelle Angleterre, comme pour
Walt Whitman, clochard de Long Island, cette guerre est avant
tout une crise de conscience ; elle joue dans la formation du peuple
américain le rôle de la Révolution de 89 et de l'affaire Dreyfus en
France. Elle dessine un clivage spirituel. Emerson est furieusement
anti-esclavagiste, furieusement unitaire. Il ne reprend sa vie de
« colporteur de l'idéal » qu'après la capitulation du Général Lee.
Avec les années le monde visible lui apparaît de plus en plus comme
un alphabet, une grille pour déchiffrer l'Univers invisible, une
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simple projection de l'âme. Les philosophes, les fondateurs de reli-


gion ne sont que des poètes qui ont réussi à imposer aux autres
hommes leur vision.
A u retour d'une de ses tournées de conférences, Emerson
trouve un recueil au titre bizarre, Feuilles d'Herbe. Ce sont les
poèmes tumultueux d'un ouvrier typographe. On fait silence sur ces
poèmes impudiques et extravagants. L a critique tourne l'auteur
en dérision, mais Emerson, le gentleman de Concord, ne se trompe
pas sur le recueil de ce chemineau : « un monstre indescriptible
mais avec des yeux terribles et la force d'un buffle » écrit-il à Carlyle
et i l répond à Walt Whitman par une lettre demeurée justement
fameuse : « Je ne méconnais pas la valeur du don merveilleux que
que vous m'avez fait des Feuilles d'Herbe. Je considère ce livre comme
le,plus extraordinaire témoignage d'esprit et de sagesse que l'Amérique
ait produit jusqu'ici. Je suis très heureux en lisant ce livre car la
grande puissance rend heureux. Je vous salue au commencement
d'une grande carrière ». Emerson, en célébrant Walt Whitman,
sait qu'il célèbre le plus grand de ses disciples, un disciple si grand
qu'en poésie i l effacera son maître. Sait-il qu'à quelques lieues
de Concord une recluse, nourrie elle aussi de ses essais et de ses
poèmes, élabore une œuvre audacieuse ? Pourtant un soir, au cours
d'une de ces longues tournées de conférences, Emerson a dormi
sous le toit d'Austin Dickinson. Il a entendu sans doute le prénom
d • cette femme qui vit comme une moniale loin du siècle à quelques
pas de la maison de son frère et dans le même jardin. Mais fidèle
à l'étrange clôture qu'elle respecte depuis trente ans, E . Dickinson
à refusé de rencontrer Emerson. Le lendemain elle trace dans un
billet à sa belle-sœur le nortrait le plus pénétrant qu'on ait jamais
tracé d'Enierson « i\ venait du pays où naissent les songes ». Ralph
:

ne connaîtra pas cet autre disciple, mais ces âmes si pareilles qu'elles
semblent le visage viril et le visage féminin d'un même génie se
sont frôlées ; i l n'y aura pas d'autre lien entre eux que cet adieu
d'Emiiy Dickinson où passe un écho de Shakespeare.
Les années passent pour le sage de Concord dont la vie est une
oraison continue, une communion silencieuse. L a vieillesse n'existe
pas pour Emerson : « Le printemps fait encore un printemps dans
son âme », dit-il. A soixante-dix ans i l écrit dans l'un de ses derniers
poèmes :
Le port est prêt
Et chaque vague est enchantée.
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Peut-être n'a-t-il pas assez écouté le chant des sirènes. « Unspenct


Youth », soupire-t-il. Lorsqu'il regrette cette jeunesse non consom-
mée, cette ardeur non consumée, songe-t-il à Ellen, à Marguerite
Fuller cette belle Ménade qu'il a aimée après sa mort, quand elle
était devenue sereine et ^silencieuse comme une idée ? Revoit-il
ces Bien-Aimées qui traversent sous des pseudonymes mystérieux
son Journal ?
Ralph va jusqu'en Egypte pour interroger le Sphynx mais i l
n'y a pas d'énigme : pour lui la vie fut comme sera la mort une
réponse et une affirmation. Il n'y a pas de place dans sa pensée
pour l'angoisse. Il a toujours sii que le monde était créé par lui
et pour lui. L a vérité n'était pas une recherche de désespéré mais
une révélation mystérieuse enfouie dans nos mémoires. L a mort
n'est que cette ombre transparente où i l pourra enfin la saisir. L a
mort ne saurait être qu'un retour à l'unité, l'instant où la vague
se fond dans la mer, où la voix se confond dans le chœur.
Dès l'origine, i l s'est cru dans la caverne de Platon mais les
fantômes qui glissaient sur les murs étaient si beaux qu'il ne s'est
jamais senti prisonnier. Il a la nostalgie de cet univers où la Beauté
luira à travers des idées et non à travers des visages de chair. Il
veut rejoindre ce pays de l'âme. Il meurt comme i l a vécu. Le Dieu
de la mort c'est pour lui un enfant pareil à son fils, pareil au petit
Waldo.
Quel beau petit garçon ! dit Ralph émerveillé et i l s'éteint à
l'âge de soixante-dix-neuf ans.
« Lorsque les Immortels s'en vont, surgissent les Demi Dieux »,
avait écrit Emerson. Il fraie la voie à deux « disciples » qui feront
oublier non pas sa pensée mais ses poèmes : Walt Whitman qu'il
salua et Emily Dickinson dont i l a ignoré jusqu'à l'existence. Il
demeure, selon le mot d'E. Jaloux, le seul philosophe qui ne laisse
pas son lecteur désespéré. E t son œuvre n'est pas un système mais
une oraison et une action de grâces.

**
A Conéord, sous les arbres épais, un soir pluvieux de juin, sa mai-
son blanche m'est apparue : un fronton, des pilastres, des fenêtres
grillagées. Les pièces modestes étaient tapissées de livres jaunis.
Un grand chien bondissait comme si le maître allait rentrer. Son
vieux chapeau pendait à la patère...
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Mais, seuls graves et doux, des visages de Vierge et de Sybilles


me contemplaient. Elles évoquaient le temps où Ralph, faisait son
tour d'Europe et s'attardait devant la Farnesina ou les Chambres
du Vatican. Il admirait les colosses héroïques de Michel-Ange mais
se laissait gagner par le songe platonicien de l'Ecole d'Athènes et
du Parnasse. Des créatures aux regards caressants et aux bras
purs, aux corps souples, l'entouraient comme, une ronde d'Idées.
Ces archétypes sereins, ces Madones tranquilles, ces Galatées
voluptueuses peuplaient la grave méditation d'Emerson, de retour
parmi les Puritains...
Mais à Harvard j'avais feuilleté les registres de toile noire où
chaque jour Ralph faisait le bilan d'une grande âme, zébrant de
coups de crayons fiévreux les pages qui avaient nourri ses sermons
inspirés. Comme on cherche un oracle, ouvrant au hasard ce « Jour-
nal intime » j'avais lu : « L'âme du prédicateur doit être un charbon
ardent pour mettre le feu à Véglise ». E t j'avais cru entendre Zara-
thoustra sortant de sa caverne pour prodiguer sa sagesse aux
hommes comme un rayon de miel.

CHRISTIAN MURCIAUX.

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