Emerson Sublime Ordinaire

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Présentation de l’éditeur

Ralph Waldo Emerson (1803-1882) est


l’un des plus grands penseurs américains,
contemporain de Hathworne, Thoreau,
Coleridge, Henry James. Auteur prolifique
et rebelle à tout conformisme, il polémique
contre une Église qui fige la foi, contre
une société qui brade la liberté sur l’autel
de l’esclavagisme, il appelle à se déprendre
des vieux maîtres européens et à retrouver
le mouvement de la vie impétueuse et insai-
sissable de la nature. Sa terre promise est
celle de la confiance en soi, cette capacité accordée à chacun de faire
entendre sa voix.
Fidèle à un auteur qui ne sépare pas la vie de la pensée, cet ouvrage
constitue un itinéraire de lecture, tressant un jeu de résonances et de
dissonances insoupçonnées entre biographie et œuvre, et entre les
écrits eux-mêmes. C’est une véritable révolution religieuse et cultu-
relle qu’ont suscitée la pensée d’Emerson et le transcendantalisme :
ce livre permet d’en prendre la mesure. Il montre aussi combien les
multiples visages d’Emerson – pasteur, naturaliste, conférencier,
essayiste, poète, activiste – ne font qu’un. Emerson est un vision-
naire qui enseigne une liberté offerte et toujours à retrouver.

Outre des ouvrages théologiques, les travaux de Raphaël Picon


portent sur le transcendantalisme et la pensée de Ralph Waldo
Emerson dont il a édité le Discours aux étudiants en théologie de
Harvard (2011).
Emerson
Raphaël Picon

Emerson
Le sublime ordinaire

CNRS ÉDITIONS
15, rue Malebranche – 75005 Paris
© CNRS ÉDITIONS, Paris, 2015
ISBN : 978-2-271-08523-8
ISSN : 1248-5284
À Flaminio, Nadia et Joachim
« Si les étoiles n’apparaissaient qu’une nuit sur mille,
comme les hommes les vénéreraient ! »
Emerson, Nature.

Introduction

Le mythe Emerson

À  l’entrée de l’auberge de jeunesse « Somewhere to stay »


à Brisbane en Australie, on peut lire, peinte en jaune sur un grand
tableau noir, l’inscription suivante : « Do not follow where the path
may lead. Go instead where there is no path and leave a trail. Ralph
W. Emerson 1. » L’invitation à l’aventure tombe à point nommé
dans ce pays continent dont on dit qu’il recèle  encore quelques
régions inexplorées. En rencontrant Emerson aux confins des terres
australes, on constate qu’il est devenu un objet culturel mondialisé.
Pourtant, la confiance en soi et l’aversion pour la conformité qui
caractérisent si intensément son œuvre font d’Emerson un auteur
aux disciples impossibles. On s’amusera de cette inscription : fuir
les sentiers balisés pour en laisser un nouveau derrière soi, mais que
nul ne devra emprunter… Comment obéir à ces injonctions à l’in‑
dépendance sans les contredire et les nier ? Le paradoxe se retrouve
dans l’utilisation massive de l’anticonformisme combatif et exigeant
qu’exprime Emerson pour de douces subversions et des « Feel good
quotations », ces citations qui font du bien. On les voit partout :
sur des papillotes, des cahiers de textes d’écoliers, des tapis de souris
d’ordinateurs, des vêtements. Emerson engendre un ­commerce de
produits dérivés digne d’une pop star. Lors des commémorations
du premier centenaire de sa naissance, en 1903, soit à peine plus
de vingt ans après sa mort, de nombreux objets à son effigie sont
déjà mis en vente. En 1940, il a  droit à  son timbre (trois Cents),
après que la poste des États-­Unis a demandé aux Américains d’élire
les dix personnalités les plus marquantes de leur pays 2. En dressant
la liste de ses mythologies, un Roland Barthes américain n’aurait
10 emerson

pas oublié Emerson. Avec le hamburger, « La Vie est belle », le


film de Franck Capra, ou la route 66, Emerson dit l’Amérique. On
peut refermer et délaisser ses livres, oublier l’histoire de l’auteur
de Nature, ignorer l’épopée de la Nouvelle-­Angleterre, la puissance
évocatrice du nom Emerson reste vive. Emerson, c’est la liberté,
l’indépendance, l’imaginaire démocratique américain.
Le mythe Emerson s’est façonné au fil du temps. Il tient en
grande partie au fait que ce dernier est devenu pour beaucoup
la voix de l’Amérique, une voix qui a  donné un ton nouveau au
Nouveau Monde 3.
Emerson n’a  jamais cessé de « titiller la conscience améri‑
caine », selon l’expression de Joel Porte 4. Dans le fond commun
culturel de l’Amérique Emerson occupe une place de choix. De
nombreux auteurs, créateurs, penseurs, acteurs politiques et sociaux
reconnaissent leur dette à  son égard. Le poète et critique anglais
du xixe siècle, Matthew Arnold, déclare sans ambages qu’Emerson
a écrit l’œuvre en prose la plus importante du siècle. L’un des amis
d’Emerson, le pasteur abolitionniste Moncure Conway, l’iden‑
tifie à Bouddha, le philosophe William James le qualifie de divin.
Le rayonnement d’Emerson traverse très tôt l’Atlantique pour
influencer de manière durable des auteurs européens comme l’es‑
sayiste écossais Thomas Carlyle, qu’il rencontre en 1832 et avec
lequel il correspond jusqu’à  la mort du Britannique en 1881,
le poète William Wordsworth, de plus de vingt  ans son aîné, ou
encore Friedrich Nietzsche qui dira d’Emerson qu’il est son « âme
sœur ». Nietzsche écrit dans les fragments posthumes de l’au‑
tomne 1881, au sujet de la première série des Essais d’Emerson qui
paraît en 1841 : « Jamais livre ne m’a donné à ce point le sentiment
d’être chez moi, dans ma propre demeure ; je ne peux pas en faire
l’éloge, il m’est trop proche 5. »
S’il est impossible d’établir la liste des héritiers d’Emerson, on
peut relever que ses travaux ont marqué de nombreux domaines
de la pensée et de la production culturelle. On relève en philo‑
sophie des figures aussi diverses que William James, George
Santayana, John Dewey, Henry Aiken, Cornell West et Stanley
Cavell, personnalités marquantes aussi bien du pragmatisme,
de la philosophie morale que de la pensée analytique. Emerson
a aussi influencé la culture littéraire de son temps et des décennies
suivantes. Mentionnons Walt Whitman, Wallace Stevens, Henry
David Thoreau qu’il accueille un temps sur ses terres afin de lui
Introduction 11

permettre d’y construire sa cabane et de vivre au bord du Walden


Pond. Citons encore sa chère amie la poétesse Margaret Fuller,
Louisa May Alcott, romancière à  succès et auteur notamment
de Little Women 6 et aussi Emily Dickinson, Marianne Moore,
ou encore le poète Hart Crane dont le livre The Bridge est tra‑
versé, selon son auteur, par le souffle romantique d’Emerson. Des
auteurs de fiction comme Herman Melville, Mark Twain, Henry
James ou Jack Kerouac ont aussi reconnu leur dette à  l’égard
d’Emerson. C’est également le cas, dans un tout autre domaine,
de ces nombreux pasteurs qui ont réformé à  leur manière leurs
Églises, unitariennes pour la plupart, telles ces grandes figures de la
prédication américaine que sont Theodore Parker, l’un des trans‑
cendantalistes les plus radicaux et controversés, Frederic Henry
Hedge ou encore James Freeman Clarke, fondateur de l’Église
des Disciples en 1841. C’est aussi sur l’arène sociale et politique
que la pensée d’Emerson creuse son sillon, dans des domaines
aussi variés que l’éducation, l’économie, l’agriculture et, plus for‑
tement encore, dans la lutte acharnée contre l’esclavage. Comme
le relève déjà Bliss Perry, en 1926, « Emerson est profondément
enraciné dans le terreau commun de l’Amérique 7. »
Cet ancrage dans « ce terreau commun » livre en grande partie
la raison du mythe que constitue Emerson et de l’influence consi‑
dérable qu’il exerce. Emerson est identifié à l’Amérique de la liberté
et de l’anticonformisme par la teneur radicale de ses écrits et par le
souffle d’indépendance qui les anime. Il l’est aussi pour avoir fait
de ce « terreau commun » un objet pour la pensée, un lieu pour la
philosophie.
En littérature, Emerson a «  placé l’Amérique sur la carte  », pour
reprendre les mots de Joel Porte. « Il a créé le rôle jusque-­là inexis‑
tant d’homme de lettres. » À  travers ses prédications, ses confé‑
rences et ses essais, il s’attache à communiquer une pensée singulière
et s’implique dans l’analyse de son temps et de ses évolutions. Ces
deux exigences combinées, celle de la pensée et de l’engagement,
caractérisent sa conception de l’intellectuel. Ce n’est plus un pur
esprit navigant dans le monde noble des idées, interlocuteur privi‑
légié des savants et des docteurs de la pensée, mais un « je » pen‑
sant dans son existence de chair et de sang. L’intellectuel doit
s’approcher toujours plus du commun, de l’ordinaire, du fami‑
lier, afin d’accorder ses auditeurs au monde qui est le leur et de les
rendre transparents aux lois qui régissent l’univers. Le nouveau ton
12 emerson

qu’Emerson veut donner à la philosophie s’affirme nettement dans


l’une de ses conférences les plus connues « L’Intellectuel améri‑
cain ». Cet intellectuel en appelle à la « littérature des pauvres »,
aux « sentiments de l’enfant », à une « philosophie de la rue »,
au « sens de la vie domestique » : autant de « sujets contempo‑
rains 8 ». Emerson écrit encore : « J’embrasse le commun, je m’as‑
sieds au pied de ce qui est familier, bas, et je l’explore. Informez-­vous
sur l’aujourd’hui et vous pourrez recevoir les mondes antiques et
futurs 9. » Sublime ordinaire ! Dorénavant le proche, l’impensé
de la culture et des intelligences doit requérir l’attention du pen‑
seur. Il ne s’agit plus de chercher ailleurs une vérité promise, dans
les livres anciens, dans les pays lointains, en Europe, dans cette
trop vieille Angleterre et ses merveilles passées. Il faut désormais
prendre au sérieux l’expérience ordinaire de la vie quotidienne. Le
sol américain devient la terre promise de la vérité. Elle surgit et se
révèle dans l’ici et le maintenant de la vie telle qu’elle est. C’est là
que se dévoilent les grandes lois de la nature qui sont toujours pour
Emerson une métaphorisation de celles plus profondes et invisibles
de l’âme humaine.
Emerson va alors « embrasser le commun » à travers des essais
aux titres emblématiques  : « Histoire », « L’Art », « Expé‑
rience », « L’Amitié » ; à  travers des conférences sur des sujets
aussi concrets que l’éducation, l’agriculture, l’astronomie, l’élo‑
quence, la vieillesse, les cadeaux ; à  travers des poèmes intitulés
sobrement « Le Jardin », « Le Lac », « La Forêt ». Ce retour
au quotidien caractérise une approche de la pensée et de la littéra‑
ture en rupture avec les belles lettres, lointaines et abstraites, venues
d’Europe. Les longues descriptions de la nature qu’Emerson pro‑
pose dans son essai Nature, par exemple, ou dans l’introduction
de son Discours aux étudiants en théologie de Harvard, nous pro‑
mènent dans les paysages de Concord et de Nouvelle-­Angleterre.
La nature américaine, avec ses arbres et ses plantes, ses couleurs,
ses odeurs, ses animaux, prend forme sous sa plume et son lecteur
s’y  trouve convoqué. C’est dans cette nature, la plus proche de
nous, à la cadence de son rythme, de son souffle, que se livre la vérité
du soi et de l’univers.
Emerson met son lecteur à la rue, le déleste des modes de pensée et
des traditions du passé. Pourtant il reste dans l’imaginaire de beau‑
coup un penseur enfermé dans ses propres abstractions, qui idéalise
et sublime tout sur son passage, qui tourne finalement le dos à l’his‑
Introduction 13

toire. « Emerson a vécu une vie de métaphore », écrit la critique


littéraire Ann Douglas dans The Feminization of the American
Culture. Plus sévère, l’historien des idées Quentin Anderson
affirme dans The Imperial Self  : « Il ne s’est pas impliqué dans
l’histoire, il n’était pas un membre de sa génération 10. » Cette cri‑
tique tient notamment au fait que l’ordinaire valorisé par Emerson
n’est jamais pleinement saisissable. Il doit être conquis. Il impose le
détour poétique d’une mise à distance et d’une abstraction qui per‑
mettent de mieux le retrouver dans la diversité de ses composantes,
sans jamais se l’approprier, l’aliéner à soi. L’abstraction littéraire
confère alors à chacun de ses objets une certaine irréalité, non pour
les éliminer ou s’en écarter, mais pour mieux les retrouver dans leur
complexité symbolique et signifiante, comme porteurs d’une vérité
qui les dépasse ; pour les saisir, in fine, à  travers leur dimension
insaisissable. Emerson applique au sujet de l’engagement concret
cette même distanciation, afin de penser le juste usage de l’histoire.
Il faut s’en éloigner pour mieux rester libre de s’y engager. C’est
précisément par ces détours que le sujet parvient à s’affranchir de
tout ce qui le détourne de lui-­même.
La force et la prégnance de l’influence d’Emerson viennent
certainement de ce qu’en opérant ce retour à la nature et à la rue
américaines, son lecteur a pu se sentir chez lui en le lisant. Emerson
devient alors ce proche qui parle de ce qui nous est proche, ce com‑
pagnon qui aide à penser, ce prophète du quotidien qui permet de
s’y accorder sans s’en trouver aliéné, en découvrant que ce monde-
­ci est plus vaste et infini qu’il était jusqu’alors possible de le penser.
Cet Emerson compagnon de route s’avère d’autant plus précieux
que l’Amérique change rapidement, que le proche ne l’est peut-­
être plus autant que nous pouvions le penser. Il s’éloigne. Il nous
échappe.
La pensée d’Emerson se développe à un moment crucial de l’his‑
toire américaine. La vie des petits bourgs de campagne, environnés
d’une nature encore sauvage qui n’a pas livré ses derniers secrets,
est happée par les impératifs nouveaux d’une industrialisation que
l’on qualifie toujours de galopante et d’impétueuse  ; elle transforme
les cartes géographiques et les perceptions du temps ; elle boule‑
verse les modes de vie que l’on croyait inébranlables. Si le début
du xixe siècle répète encore les balbutiements de cette Amérique
née quelques décennies plus tôt, la fin du siècle anticipe sur la vie
moderne que nous connaissons. Emerson est l’une des grandes
14 emerson

figures qui accompagne l’Amérique vers sa maturité. On a  beau‑


coup répété que la conférence déjà mentionnée, « L’Intellectuel
américain », est une « déclaration d’indépendance culturelle
de l’Amérique ». Les goûts et les intelligences encore si modelés
par les lettres anglaises sont enfin autorisés à s’affranchir de leurs
références européennes. Emerson est l’un des tous premiers à cri‑
tiquer la vieille Europe. Il le fait souvent avec fougue, sarcasme et
ironie ; ce ton nouveau rappelle celui de Luther contre le pape, de
Schopenhauer vociférant contre Hegel, ou de Nietzsche éructant
contre les valeurs putrides et l’air vicié des morales obligées. La voix
d’Emerson appelle à une subversion sacrilège ; elle veut provoquer
l’émergence d’une nouvelle conscience de soi et produire une autre
manière de dire et de penser le monde. Il faut pour cela reconquérir
la langue, la sortir d’Angleterre et la ramener à  soi, la vulgariser,
pour qu’elle fasse enfin entendre l’homme d’aujourd’hui. Et
donner une âme à l’Amérique.
Né avec le siècle, en 1803, et mort à la veille du xxe, Emerson
a contribué à façonner l’identité culturelle du Nouveau Monde. Sa
pensée provoque et accompagne le questionnement que suscitent
des problématiques inédites. Il oriente la réflexion vers les possibi‑
lités d’émergence d’un monde nouveau et d’un autre rapport à soi.
Comment se trouver soi-­même ? Quel crédit s’accorder ? Quelle
sincérité puis-­je espérer atteindre ? Comment se faire confiance ?
Appelant l’Amérique à marcher seule, Emerson interroge la pesan‑
teur de ses filiations et l’utilisation de ses héritages.  Cette terre
promise laisse-­t‑elle présager de nouveaux départs ? Peut-­on tout
quitter et refaire alliance, recommencer ? Quitter père et mère ?
Et peut-­on réellement hériter ? Emerson questionne aussi le sens
de la propriété individuelle et la valeur du collectif, de ce qui est
irréductible et équivalent, de ce qui est foncièrement personnel et
absolument commun. Que peut-­on garder pour soi ? Comment
être soi-­même tout en étant au monde ? À quel degré d’autonomie
peut-­on prétendre ? Un talent, un génie, un poète, l’est-­il juste
pour lui-­même ? Peut-­il changer l’univers ? Emerson stimule aussi
la réflexion sur la pertinence de la protestation, de la désobéissance,
du refus de se soumettre et des possibilités concrètes de réforme. Si
l’on fait entendre sa voix, peut-­on alors la reprendre ? Faut-­il payer
ses impôts ? Peut-­on refuser de les payer et se retirer, reprendre sa
voix ? Emerson interpelle enfin son lecteur sur la légitimité et la
viabilité des institutions, sur l’exercice du pouvoir, sur la valeur
Introduction 15

de l’éducation, sur les modes d’apprentissage, sur la condition des


femmes et de ceux qui ne jouissent d’aucune liberté. Autant de
questions qui assaillent cette toute nouvelle Amérique. Emerson
va en analyser et commenter les moindres mouvements. Il fait feu
de tout bois. Tous les événements qui se présentent à lui, petits ou
grands, privés ou publics, sont pareillement pris en compte. En
descendant dans la rue, Emerson, qui dit que «chaque pas vers le
bas est un pas vers le haut 11 », brise les hiérarchies et met, tel un
Nietzsche avant l’heure, toutes les valeurs « cul par-­dessus tête » ;
il contribue ainsi à forger l’imaginaire démocratique américain.
Si Emerson s’enracine sur le « terreau commun » de l’Amé‑
rique, c’est parce qu’il accompagne ce questionnement présent
et pressant. Il le fait avec d’autant plus de force qu’il ne conclut
jamais, se refusant bien souvent aux simplifications hasardeuses et
aux synthèses trop hâtives. Ce questionnement aux réponses déca‑
lées, parfois différées, déconcerte et ébranle le lecteur. Il se trouve
dans l’obligation de se frayer sa voie hors des méandres d’une
pensée volontairement sinueuse qui rejette tous les raccourcis vers
la vérité. La force de l’influence d’Emerson tient donc aussi aux
résistances que rencontre sa pensée. Elle déroute, agace, titille. Elle
se déploie de manière colloïdale, procédant bien souvent par cercles,
telle une application formelle de la figure géométrique originelle
qui se retrouve selon lui dans la nature. « Comme au hasard, écrit
Victor Basch dans l’introduction de son étude Emerson, [il] lance
une pierre dans le lac infini des idées ; un premier cercle se forme
qui va en se multipliant sans cesse, jusqu’à ce que le mouvement
s’épuise de lui-­même ; le penseur, debout sur le rivage, suit curieu‑
sement le jeu des cercles et les décrit, sans faire le moindre effort
pour les diriger ou les arrêter 12. » Devant cette juxtaposition de
cercles le lecteur perd ses repères et doit de lui-­même reconstituer la
possibilité d’un sens qui alors l’engage. Les recherches récentes sur
Emerson ont bien su mettre en relief la diversité des harmoniques
de l’œuvre, la complexité de ses rhétoriques, la variété des expé‑
riences de lecture qu’elle offre. Ce jeu de consonances qui, d’un
texte à  l’autre, semble construire un ensemble cohérent est vite
rompu par de nouvelles aspérités qui résistent aux compréhensions
immédiates. C’est aussi parce qu’on ne le comprend pas entière‑
ment qu’Emerson fascine tant.
L’émergence de cette Amérique encore incertaine affecte en
profondeur le monde religieux. Emerson est le témoin privilégié
16 emerson

et l’un des principaux acteurs de l’ébranlement depuis la seconde


moitié du xviiie siècle des fondations spirituelles et théologiques
sur lesquelles repose la pensée religieuse. L’usage qui se répand de
la critique historique appliquée aux textes bibliques et aux systèmes
dogmatiques, le rejet de plus en plus net d’un calvinisme pour lequel
l’homme dépravé se trouve dépendant d’un Dieu aux délibérations
obscures qui sauve ou condamne selon son bon vouloir, la remise en
doute de prétendues vérités de la foi jusqu’alors impensées, l’insa‑
tisfaction de plus en plus avouée à l’endroit de pratiques religieuses
ritualisées, tous ces éléments changent en profondeur la spiritua‑
lité de la Nouvelle-­Angleterre. Héritier des mutations religieuses
du xviie  siècle qui voient le puritanisme s’affranchir de sa veine
strictement calviniste pour se rapprocher de l’arminianisme et de
l’unitarisme 13, Emerson va contribuer à sortir la foi chrétienne du
« temple de ses idoles » pour lui permettre de redécouvrir la vérité
qui l’habite : celle de la nature et des lois qui la gouvernent, celle
de l’âme dans ses variations infinies, celle de l’univers à travers ses
mouvements ordinaires et grandioses. Emerson accompagne ces
évolutions et permet aux fidèles de son temps d’accéder à une expé‑
rience jusqu’alors inédite : le questionnement des données de la foi
et des pratiques des Églises. Il permet aussi de remettre en cause
les héritages religieux, de quitter le christianisme dans ses formes
historiques et institutionnelles pour mieux retrouver la vérité du
Christ  : cet homme qui, selon Emerson, fonde la possibilité de
croire en l’infini de chacun.
L’influence d’Emerson tient aussi à la densité et à l’intensité des
relations qu’il a nouées avec ses contemporains. La petite ville de
Concord fut une véritable capitale culturelle où se croisèrent et se
réunirent de nombreuses figures de la vie intellectuelle de l’époque.
On y passe, on y séjourne, on y emménage. Ce fut le cas de celles
et ceux qui donnent vie au mouvement du transcendantalisme qui
apparaît dans le sillage d’Emerson dès l’année 1838. À travers ce
mouvement et sa revue The Dial qui, dès 1841, en est l’une des
expressions les plus marquantes, il s’agit pour Emerson et ses col‑
lègues « d’exprimer l’esprit qui élève l’humain à un niveau supé‑
rieur », de proposer un changement de perspective sur les manières
de penser, de vivre et d’agir. « Les mœurs anciennes étaient en
train de céder », se rappelle Emerson en 1867. Dans une confé‑
rence de 1842 intitulée « The Transcendantalist », il explique que
ce mouvement a surgi à un moment où le « parti du passé » entrait
Introduction 17

en collision avec « le parti de l’avenir ». Il définit le transcendan‑


talisme comme un idéalisme. Le réel est ce dont l’esprit fait l’expé‑
rience. L’imagination créatrice est appelée à transformer la vie en
vérité, l’expérience en art, la compréhension en raison. Il s’agit de
retrouver l’invisible à travers les choses visibles, non en les fuyant,
mais en tentant de s’en approcher toujours plus intensément et de
saisir les lois impalpables qui les gouverne. Emerson dresse alors ce
portrait du transcendantaliste : un « jeune têtu et inspiré, pressé de
justifier les espoirs et les actions d’une génération plus jeune devant
le scepticisme du monde, la voix des conventions communes et
paternalistes ».
L’aura d’Emerson se vérifie enfin par le fait qu’il est convoqué
par la littérature, au point, parfois, de devenir un personnage roma‑
nesque 14. Dans L’Éveil, Kate Chopin le fait intervenir pour élever la
conscience de l’héroïne, Edna, qui cherche à s’échapper de l’ennui
d’un mariage bourgeois, à s’affranchir de cette torpeur étouffante
dans laquelle la plonge le respect de conventions sociales qui brident
sa créativité et éteignent sa sensibilité 15. Dans The Bostonians,
fresque magistrale où Henry James raconte l’histoire de la ville et de
ses habitants, Emerson est dépeint sous les traits d’une femme âgée,
Miss Birdseye, excentrique et pétillante, qui représente le dernier
lien avec « l’âge héroïque de la Nouvelle-­Angleterre, celui de la vie
tranquille, de la haute pensée, des idéaux purs, de la passion pour
la morale et des expériences nobles ». Cette figure tutélaire qu’est
Emerson, ce « père fantôme » comme le décrira Harold Bloom,
qui hante sa culture, est aussi l’objet de nombreuses références dans
la production télévisuelle et cinématographique : The Late George
Apley (Mariage à Boston) de Joseph L. Mankiewicz, Saving private
Ryan de Steven Spielberg, Into the wild de Sean Penn, Appaloosa
d’Ed.Harris, ou encore La ligne rouge de Terrence Malick 16, pour
ne citer que des films produits par les États-­Unis d’Amérique. On
le retrouve aussi dans des séries télévisées aussi diverses que « La
petite maison dans la prairie 17 » ou « Desperate Housewives ».
L’évocation de cette figure fondatrice répond à chaque fois à des
nécessités rhétoriques particulières. Il s’agit tantôt d’en appeler
à Emerson pour transmettre indirectement une parole d’autorité, il
apparaît alors comme l’incarnation de la rectitude morale. Il s’agit
aussi de susciter à travers Emerson la nostalgie d’une époque que
le conformisme  triomphant a  rendu révolue  : celle d’une pensée
libre de s’épanouir en pleine nature, en quête de simplicité et
18 emerson

d­ ’authenticité. Outre les effets propres à l’inter-­textualité qu’il pro‑


voque, le renvoi à la pensée d’Emerson vient aussi réactiver la possi‑
bilité d’une indépendance de vue, d’une certaine insoumission aux
modes et conventions. Cette figure de l’écart est enfin bien souvent
mise au profit d’une dynamique créatrice d’amélioration de soi, de
perfectionnement personnel. Emerson veut nous rendre meilleurs.
Sa référence offre un supplément d’âme, un surcroît de sincérité,
une terre encore promise. Même si on sait le paradis perdu.
La légende correspond-­elle aux faits ? Qui est vraiment Ralph
Waldo Emerson ? « Que pensez-­vous que le Sphinx dirait à  Mr
Emerson ? Il dirait probablement : vous êtes un autre 18. » Emerson
lui-­même s’amuse à auréoler de mystère son identité. « Je ne suis
pas l’homme que vous croyez », écrit-­il encore, ce qui frustre le
biographe pressé de fixer le personnage.
La seule chronologie des principaux événements de sa vie, com‑
posée par Albert J. von Franck et publiée en 1994, dépasse les cinq
cents pages 19. En 1981, le critique littéraire américain Gay Wilson
Allen publie une biographie de plus de sept cents pages 20. On peut
s’étonner de cette ampleur pour un penseur qui a passé l’essentiel
de sa vie dans sa petite ville du Massachussetts à  écrire, à  se pro‑
mener dans la campagne environnante, à y réunir ses amis. « Les
grands génies ont les biographies les plus courtes », écrit-­il dans
« Platon, ou le philosophe ». Certes, il sillonna son État et ceux
des environs pour y donner plus d’un millier de conférences. Grâce
aux progrès techniques dans les transports il put élargir ses itiné‑
raires aux États du Middle West, puis à la Californie vers la fin de sa
vie. Il fit trois voyages en Europe et, à l’occasion du dernier, un bref
séjour en Égypte. Néanmoins, l’essentiel de l’existence d’Emerson
se situe entre la solitude de sa maison de Concord et des exposés
à une société de plus en plus avide de l’écouter. Sa vie incarne à sa
manière les tout premiers mots du premier chapitre de son premier
livre, Nature : « Pour trouver la solitude, il faut qu’un homme se
retire aussi bien de sa chambre que de la société 21. »
L’ampleur de l’entreprise bibliographique étonne d’autant
plus que la pensée d’Emerson va se stabiliser relativement tôt
dans son parcours intellectuel. Il reprend souvent, parfois en les
amplifiant des idées déjà formalisées dans sa jeunesse. Même si sa
réflexion connaît de légères inflexions, subit quelques amende‑
ments, s’ouvre à des thématiques nouvelles, les axes de sa « philo‑
sophie spirituelle », pour reprendre les termes qu’il choisit pour
Introduction 19

qualifier la dimension idéaliste de sa pensée et de son pragmatisme,


sont posés dès ses premiers écrits, dès ses sermons et conférences
de jeunesse, dès ses premiers essais. On a soutenu que la publica‑
tion en 1846 de sa seconde série d’essais témoignait d’un tournant
dans l’œuvre d’Emerson 22. L’idéalisme optimiste de sa pensée
confronté à l’épreuve du scepticisme s’ouvrirait à des accents plus
tragiques : celui d’un doute à l’égard du soi, de la nature et du réel,
celui de l’expérience d’un réel qui ne peut jamais être pleinement
saisi. Nous aurons l’occasion d’évaluer cette interprétation et de
souligner que cette dimension sceptique, bien que très clairement
exprimée dans cette seconde série d’essais, est une constante dans
une œuvre qui ne cesse, selon nous, d’osciller entre confiance en soi
et interrogation sceptique 23.
C’est finalement Emerson lui-­même qui explique l’ampleur de
l’entreprise biographique d’une vie que quelques lignes suffiraient
à résumer. Il n’a cessé de commenter les événements politiques et
sociaux de son temps, de discuter des dernières découvertes scienti‑
fiques, de s’engager dans des controverses religieuses, théologiques
et philosophiques. Emerson noue continuellement des relations
privilégiées, parfois intimes, avec de nombreuses personnalités du
monde de la culture. Ces événements publics et intimes, les siens
et ceux des autres, composent sa biographie, tant il s’implique dans
leur analyse et le récit qu’il en donne. N’écrira-­t‑il pas dans son
essai « Histoire », que « le soi est une encyclopédie complète des
faits » ? Tout au long de sa vie Emerson se raconte tel un récep‑
tacle de tous les faits de l’histoire. Le Journal dont il commence la
rédaction au College, alors qu’il a 14 ans, et qu’il poursuit presque
jusqu’à sa mort, peut se lire comme une longue introspection des
incessantes variations de son âme. Lui qui n’aura de cesse d’im‑
poser la première personne du singulier, de refuser la copie et d’oser
l’intuition, contredit tout ce qui sépare œuvre et pensée. La pensée
d’Emerson constitue sa biographie ! On se souvient de ce passage
du Discours aux étudiants en théologie de Harvard où il fustige ce
prédicateur ennuyeux et insipide.
Il avait vécu en vain. Il ne prononça aucun mot qui donnât à penser
qu’il ait jamais ri ou pleuré, qu’il ait été marié ou amoureux, qu’il ait
été objet d’éloge, de tromperie ou de peine. Aucun de nous n’aurait pu
affirmer qu’il ait jamais vécu ou agi. Le grand secret de sa profession,
qui est de changer la vie en vérité, il ne l’avait pas appris. De toute son
20 emerson

expérience, pas un seul fait n’était passé dans sa doctrine. Cet homme
avait labouré et planté, parlé, acheté et vendu ; il avait lu des livres, il
avait mangé et bu ; sa tête lui faisait mal, son cœur palpitait,  il sou‑
riait et souffrait, et pourtant il n’y avait dans tout son discours pas un
soupçon, pas une allusion au fait qu’il ait jamais réellement vécu. Il
n’en empruntait pas un seul élément à l’histoire réelle. Le vrai prédi‑
cateur peut être repéré au fait qu’il parle aux gens de sa vie – une vie
passée au feu de la pensée 24.
Dans de nombreuses entrées de son Journal Emerson parle de
ses doutes, de ses hésitations, de ses peurs, de ses incertitudes, de
son manque de confiance. L’exposé si détaillé de ses émotions par‑
ticipe de son intention de revenir à l’âme, de découvrir les rouages,
les mécanismes, les lois complexes et invisibles qui l’animent. Cette
narration de soi qui nous prend à témoin et nous place au plus près
possible des vibrations de sa personnalité nous implique nous aussi.
Le récit attise notre curiosité et tour à tour émeut, étonne, agace,
dérange. Le récit en « je » d’Emerson par lequel il se cherche
lui-­même et se construit, nous convoque. Emerson se raconte et
nous raconte, donnant ainsi raison à l’une de ses grandes convic‑
tions : le plus intime est le plus universel. Il l’affirme dans son essai
« Histoire » : « Il n’y a pas d’Histoire à proprement parler ; seu‑
lement de la Biographie 25. »
Ce ton nouveau qu’Emerson cherche à donner est celui d’une
voix spécifique qui se livre, à l’instar de ce prédicateur qu’il appelle
de ses vœux ; une voix transparente à la nature et à sa propre nature,
sans masque et sans mensonge, une voix qui engage et met à nu la
personne qui parle. La voix d’Emerson « se fait entendre » dans
sa biographie. En réaction critique à  Poésie et vérité, souvenirs de
ma vie, le récit en partie autobiographique de Goethe, l’un de ses
auteurs de prédilection, Emerson déclare : « Une autobiographie
doit être un livre de réponses personnelles aux grandes questions
de notre temps. » Et le penseur de poursuivre au sujet de l’intellec‑
tuel : « Doit-­il être un intellectuel ? Les infirmités et le ridicule de
celui-­ci sont bien visibles. Doit-­il se battre ? Doit-­il demander aux
riches  ? Doit-­il valoriser la vie ascétique ou la vie commune  ? Doit-­il
priser les mathématiques ? Lire Dante ? Platon ? La cosmogonie ?
Que doit-­il dire au sujet de poésie ? Qu’est-­ce que l’astronomie ?
Qu’est-­ce qu’une religion ? Ecoutons maintenant ce qu’il peut
dire sur le gouvernement et la politique. Faut-­il payer des impôts,
enregistrer les titres de propriété ? Est-­ce que l’autobiographie de

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