3853-Identités de Papier-69-77

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essai sur la logique identitaire

1.(h) L
 a déco n s tructio n de s
ide n tité s n aturelle s
Avec Félix Tourmente

En définissant les catégories sociales comme des ensembles identitaires, on a mani-


festé l’artificialité de leur construction et leur absence de sens antérieur à la consti-
tution de la catégorie elle-même. Elles sont alors dites historiquement déterminées.
Le signe en est que leur détermination conceptuelle est fluctuante, quasi impossible
à fixer sauf à forcer ces identités par un réductionnisme, ou à remonter à des gé-
néralités qui finissent elles-mêmes par les rendre indistinctes d’autres entités. C’est
ce qui a conduit à distinguer entre idée et identité. Cette distinction s’appuie sur le
couple classique en logique de l’extension et de l’intension d’un concept. L’intension
est l’ensemble des propriétés de sens qui définissent le concept. Quant à l’extension,
elle est tous les individus inscrits sous ce concept, donc, possédant tous les caractères
la définissant. Si l’on prend le concept d’être humain, l’intension est la réponse à la
question : qu’est-ce qu’être humain ? et l’extension la réponse à la question : qui est
humain ? Le présupposé pour les concepts empiriques est que l’intension permet de
circonscrire l’extension. Mais dans le cas des identités sociales, c’est l’extension qui
est première. Autrement dit, l’identité est d’abord un ensemble sans compréhension
commune, mais qu’on tente a posteriori, d’unir sous un concept, s’évertuant, par
exemple, de dégager une francité de l’ensemble des Français. On définit qui est fran-
çais pour ensuite déterminer, avec les difficultés ou impasses qu’on connaît, ce que
c’est qu’être français.
La pensée distingue cependant les identités sociales des identités naturelles
qui, elles, reposeraient sur une réelle compréhension, les Français par exemple
appartenant aux ensembles socialement institués, et les humains aux catégories natu-
relles. Ces dernières catégories bénéficient, du fait de leur naturalité, d’une sorte
d’évidence et de constance qui les rendraient incontestables. Dans ce cadre, la com-
préhension est première et permet la définition de l’extension, car tous les membres
d’un groupe donné, et uniquement eux répondent à la définition de ce groupe-là.
Ces concepts forment bien un ensemble extensivement délimité, soit des identités.
On peut donc parler d’« identités naturelles », distinctions stables, sur la base des-
quelles on peut construire des normes éthiques, sociales, politiques, … Par exemple,
on n’impose pas les mêmes devoirs envers un enfant souffrant d’un handicap qu’en-
Extrait du livre d’or de l’exposition « Identités de papier » vers un âne, ou envers un robot aussi intelligent soit-il. On ne se comporte pas, par
à Beit Beirut, Beyrouth, Liban, 2019 galanterie, de la même façon avec un homme ou avec une femme. Dans ces deux

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IDENTIT É S DE P A P IER essai sur la logique identitaire

cas, celui de la distinction d'espèce et celui de la distinction de sexe, la différence groupe social de type spécial : un groupe perçu comme naturel, un groupe
de traitement est justifiée par une différence de nature. d’hommes considéré comme matériellement spécifique dans son corps1.
Historiquement, le cas qui a ébranlé cette dichotomie est la distinction des Le racisme repose sur une confusion entre deux ordres, le naturel et le social, permet-
races. En effet, le racisme justifie un privilège dans le traitement sur la base d’une tant alors à l’ordre social de se reposer sur l’évidence de l’aspect naturel et de l’ériger
différence de nature composée de caractéristiques anatomiques. Le racisme a d’abord en limite infranchissable. Mais cette délimitation sociale par le biologique bute sur les
été combattu politiquement puis conceptuellement. Cette critique repose sur deux cas marginaux. Par exemple, il suffit, comme le fait Guillaumin, de tisser cette distinc-
points qu’il faudrait analyser : tion avec celle du masculin et du féminin. Un métis reçoit généralement son identité
– Il n’y a aucun lien logique entre la différence de nature et le privilège dans le sociale de son père. Si le père est blanc, l’enfant métis est blanc, donc libre. Si c’est la
traitement. La différence physique n’est pas la cause de la différence éthique mère qui est blanche, en revanche, l’enfant métis reste noir. On peut alors trouver un
ou politique de traitement, mais un signe arbitraire permettant de la réaliser enfant libre avec un seul de ses huit arrière-grands-parents libre (son arrière-grand-
en pratique. père paternel) et inversement, un enfant avec sept arrière-grands-parents libres pour-
– La « race » n’est pas une différence substantielle, mais accidentelle, elle n’a pas tant esclave. Ces cas défont la prétendue naturalité de cette distinction de race pour
à être retenue. Ainsi, la couleur de peau comprend une infinité de degrés qui révéler son caractère social, donc conventionnel2.
empêche toute distinction claire. C’est donc que le critère de la couleur est a
posteriori de la distinction et ne vient que la justifier.
Analyse de la marque
Si la différence de traitement entre les races est déclarée illégitime, n’en va-t-il pas
C’est la raison pour laquelle Guillaumin s’intéresse à la question de la marque3.
de même pour toute « identité naturelle » ? Cette critique du racisme a effectivement
Dans l’histoire des sociétés humaines, du tatouage aux différents types de vêtements,
servi de modèle à la déconstruction d’autres rapports de domination fondés en nature,
comme la robe pour les personnes détentrices d’une autorité, que ce soit celle du pro-
en particulier le sexisme et le spécisme.
fesseur, du juge ou de l’ecclésiastique, la marque rendait manifestes les distinctions

La déconstruction du racisme Colette Guillaumin, Sexe, Race et Pratique du pouvoir, « Race et nature. Système de marques,
1 
idée de groupe naturel et rapports sociaux », Paris, Côté-femme, 1992, (parution originale dans
La première déconstruction a donc été celle de la notion de race. La race était com- Pluriel, nº 11 – 1977), p. 171.
prise comme une identité naturelle qui justifiait un type de comportement social. Comme dans cet exemple, les critères raciaux sont alors abandonnés aux profits d’autres, souvent
2 
Ainsi, elle est une catégorie possédant une certaine compréhension, constituée d’une généalogiques, pour maintenir les ensembles sociaux stables. Dans son avant-propos Marie ou l’es-
somme de caractères anatomiques et dont le plus souvent la couleur de peau était la clavage aux États-Unis (1840), Gustave de Beaumont rapporte un dialogue savoureux avec un ami
américain au théâtre durant lequel ils discutent de la situation d’une femme présente dans la fosse
manifestation la plus évidente. L’ensemble des individus possédant ces caractéristiques réservée aux mulâtres : « Je lui demandai comment une femme d’origine anglaise était assez dénuée
forme lui l’extension de cette catégorie et peut alors être soumis au régime dû à leur de pudeur pour se mêler à des Africaines. – Cette femme, me répondit-il, est de couleur. – Comment ?
race. La déconstruction passe toujours par deux niveaux, au final intimement liés : en De couleur ! Elle est plus blanche qu’un lys. – Elle est de couleur, reprit-il froidement ; la tradition
premier lieu, l’affirmation qu’il n’y a pas de lien entre les caractères biologiques et les du pays établit son origine, et tout le monde sait qu’elle compte un mulâtre parmi ses aïeux ».
Texte disponible sur :
comportements sociaux prétendument induits, en second lieu la déconstruction de la
http://classiques.uqac.ca/classiques/beaumont_gustave_de/marie_ou_esclavage_aux_EU/marie.html
catégorie elle-même, en montrant qu’elle n’a aucune compréhension cohérente et plus Ce caractère purement ad hoc des critères biologiques transparaît également de la loi
encore que cette intension a été créée pour justifier son extension. Colette Guillau- d’apartheid (article 1, alinéa 15) : « Une ‘personne blanche’ désigne une personne qui apparaît
min manifeste que la nouveauté du concept de race est de n’être pas : évidemment telle ou qui est communément acceptée comme une personne blanche, à l’exclusion
de toute personne qui, bien qu’étant en apparence évidemment blanche, est communément
D’une part un ensemble de caractère somatiques ou physiologiques, […] acceptée comme une personne de couleur ».
de l’autre un ensemble de caractères sociaux, exprimant un groupe, mais un 3 Voir « 1.(D) Les marques identitaires ».

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sociales. Elle pouvait être plus ou moins permanente en fonction de la durée de ce absolue nécessité. Ces caractéristiques permettent d’en tirer une forme de déter-
qui était marqué par elle. Mais dans tous les cas, la marque était conventionnelle et minisme très fort, indépendant de toute action humaine. Ces caractéristiques de la
artificielle. nature permettent alors de justifier le rapport social de domination – croyance en
Avec la race, on assiste à une naturalisation de la marque. Ce processus qui date une causalité « naturelle » fondée sur une différence « naturelle » – et de le perpétuer
du xviiie siècle est conjoint des premières grandes taxinomies des espèces végétales et ad aeternam puisqu’il ne dépend pas du pouvoir des hommes.
animales. En somme l’idée de groupe naturel moderne est la synthèse mouvante de deux
Les taxinomies se sont transformées en systèmes de classement à marque mor- systèmes : le système traditionnel de la marque, purement fonctionnel en ce
phologique, où cette dernière est supposée précéder le classement, alors que les rap- qu’il n’a aucune implication endogénique et qu’il n’est ni plus ni moins que
ports sociaux ont créé le groupe sur lequel la marque va – en raison même du rapport le marquage du bétail, et le système déterministe archéo-scientifique qui voit
social – être « vue » et attachée4. En réalité, « la « marque » morphologique ne précède dans un objet quelconque une substance qui sécrète ses propres causes, qui est
pas davantage le rapport social que ne le font l’inscription au fer rouge ou le tatouage à elle-même sa propre cause7.
d’un numéro5.
Se demander pourquoi on a réduit les « nègres » en esclavage suppose qu’il exis- Comme le sommeil s’expliquerait par une substance dormitive, l’esclavage s’expliquerait
tait des « nègres » avant l’esclavage. Or, on n’a pas choisi certains hommes comme par une substance servile des esclaves. La dénonciation de cet archéo-scientisme passe
esclaves parce qu’ils étaient « nègres », mais on a constitué le concept de nègre parce par deux points. D’une part, il s’agit là d’un paralogisme naturaliste, déjà dénoncé par
qu’à ce moment-là, c’est dans des régions où les hommes étaient noirs qu’on recrutait Hume, selon lequel la nature donnerait des ordres, imposerait une organisation sociale :
les esclaves. Le concept de nègre, par conséquent l’utilisation de la couleur de peau Dans tous les systèmes de moralité que j’ai rencontrés jusqu’ici, j’ai toujours
comme marque opportune des éléments de l’ensemble des esclaves, apparaît dans remarqué que l’auteur procède quelque temps de la manière ordinaire de rai-
ce double mouvement historique de déplacement géographique de l’esclavage et de sonner, et établit l’existence d’un Dieu, ou fait des observations, concernant les
développement scientifique qui conduit à la naturalisation de la marque dans les clas- affaires humaines ; quand soudain je suis étonné de trouver qu’au lieu de ren-
sifications savantes. Il faut donc affirmer que le mouvement logique au fondement contrer les copules habituelles est et n’est pas, je ne trouve aucune proposition
du racisme est l’inverse de ce qu’il prétend : ce n’est pas l’intension qui constitue une qui ne soit connectée avec des doit ou ne doit pas8.
identité et délimite alors une extension, mais c’est l’existence historique d’une certaine
Aucun lien logique ne mène de la différence de couleur de peau à la différence de
extension, dont on retient un trait accidentel pour le constituer en définition par com-
statut social. L’être ne contient aucun devoir être ou, comme le résume le sociologue
préhension de ce groupe humain.
Raymond Boudon : « Aucun raisonnement à l’indicatif ne peut engendrer une conclu-
Ce mouvement de naturalisation de la marque n’est pas sans avantage sur ce
sion à l’impératif9 ».
qu’elle prétend justifier. En effet, cela permet d’affirmer que la marque naturelle est :
D’autre part, il y a, dans la construction des identités naturelles, une essentiali-
la cause intrinsèque de la place qu’occupe un groupe dans les rapports sociaux : sation problématique : l’idée de « nègre » est une construction historique qui doit être
en quoi elle s’éloigne, cette marque « naturelle », de la marque vestimentaire comprise dans son contexte de production.
ou inscrite dans le corps que connaissaient les sociétés prémodernes6.
L’idée de spécificité interne, somato-physiologique, des groupes sociaux
Cette opération permet de transférer trois caractéristiques de la nature à un rapport concernés est une formation imaginaire – en ce sens que la naturalité se
social : l’antériorité, la causalité et la nécessité. La nature est première et ne dépend passe dans la tête – associée à un rapport social. Ce rapport est identifiable
pas de nous, elle est strictement déterminée et ses rapports de causalité sont d’une
7 Ibid. p. 184.
4 Guillaumin, Sexe, Race et Pratique du pouvoir, p. 181. David Hume, Traité de la nature humaine, trad. Philippe Folliot, Chicoutimi, UQAC, 2007, tome
8 
5 Ibid. p. 182. III, I 1, p. 16.
6 Ibid. p. 183. 9 Raymond Boudon, Le relativisme, PUF, Que sais-je ?, 2008, p. 10.

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à travers les critères que nous avons notés, et qui sont, eux, tout à fait maté- l’habitude d’attribuer aux hommes et aux femmes dans l’Occident du début du xxe
riels et cernables, historiques, techniques et économiques10. siècle14. Bref, la différence des sexes ne produit pas nécessairement une distinction
Affirmer que les identités naturelles sont en réalité des formations imaginaires expli- des genres ni communément une discrimination du semblable15.
cables en termes de rapports économiques, c’est les ranger sous la catégorie de l’idéo- L’audace de Judith Butler consiste alors à inverser la naturalisation des tem-
logie. L’idéologie est pour Marx un discours qui se présente comme une distorsion péraments sociaux en conventionnalité des différences biologiques : le sexe n’est que
de la réalité11. Pour faire comprendre cela, il use de la métaphore optique. Comme la du genre, il est performatif. Héritée de John Austin, la performativité est une notion
rétine qui inverse l’image du monde perçu, la conscience inverse les rapports maté- linguistique désignant les énoncés capables de produire un effet16. À côté des énoncés
riaux d’existence. Cela suppose que « ce n’est pas la conscience des hommes qui déter- constatifs qui décrivent le réel, et qui ont concentré jusqu’alors l’attention de la phi-
mine leur être, c’est inversement leur être social qui détermine leur conscience12 ». losophie, les énoncés performatifs sont des actes du langage qui produisent ce qu’ils
L’idéologie conduit à l’aliénation et à son intériorisation. En outre, l’idéologie est inté- énoncent. Un énoncé performatif n’est pas vrai ou faux, il parvient ou non à produire
gratrice en ce sens qu’elle devient un récit partagé. C’est pourquoi on peut définir son effet escompté, comme le « je vous marie » qui produit l’union des époux quand il
l’idéologie comme le discours ou ensemble d’idées rationnellement articulées pour est prononcé dans certaines conditions (autorité légale du locuteur, consentement des
justifier une situation ou un rapport de domination sociale arbitraires par le triple époux, présence de témoins, …).
mécanisme de la distorsion, de la légitimation et de l’intégration. S’inspirant de John Searle qui généralise cette performativité à la construction
C’est à partir de cette structure que Colette Guillaumin et les études fémi- de toute la réalité sociale17, Judith Butler pose le langage genré comme la source
nistes, et après elles l’antispécisme, étendent la critique du racisme à d’autres catégo- unique de la distinction tant des genres sociaux que des sexes. L’homme ne reçoit pas
ries naturelles : le genre et l’espèce. les genres de la nature, mais les forge par son langage. À la suite de Marx qui écri-
vait « c’est l’homme qui fait la religion et non la religion qui fait l’homme18 », Butler
affirme : c’est l’homme qui fait l’homme et la femme. Elle écrit :
La déconstruction du sexisme La performativité doit être comprise, non pas comme un « acte » singulier ou
S’appuyant justement sur les travaux de Colette Guillaumin, Judith Butler a poursuivi délibéré, mais plutôt comme la pratique réitérative et citationnelle par laquelle
sa critique du sexisme13. Avant elle, la critique féministe développée, entre autres, le discours produit les effets qu’il nomme. Ce qui deviendra clair, j’espère,
grâce à des outils ethnographiques, dénonçait simplement la fondation du genre social dans ce qui suit, c’est que les normes régulatrices du « sexe » travaillent sous
dans le sexe naturel. Ce lien fut ainsi réfuté de manière déterminante par Margareth un mode performatif pour constituer la matérialité des corps et, plus spécifi-
Mead dans son étude sur les tribus Arapesh, Mundugumor et Chambuli d’Océanie qui, quement, pour matérialiser le sexe du corps, pour matérialiser la différence
bien que vivant dans les mêmes conditions naturelles, manifestaient une construction sexuelle en étant au service de la consolidation de l’impératif hétérosexuel19.
radicalement différente des genres. Les Arapesh ne font pas de distinction stricte de
genre et nous les considérerions, selon nos normes, plutôt comme de « tempérament » 14 Margareth Mead, Mœurs et sexualité en Océanie, trad. Georges Chevassus, Paris, Plon, 1969.
maternel. Les Mundugumor hommes et femmes, eux, seraient considérés comme de 15 Ibid. ch xvii, p. 200 : « Il est permis d’affirmer que les traits de caractère que nous qualifions de

tempérament paternel et enfin, les Chambuli connaissent bien une distinction des masculin ou de féminin sont pour un grand nombre d’entre eux, sinon en totalité, déterminés par
le sexe d’une façon aussi superficielles que le sont les vêtements, les manières, ou la coiffure qu’une
genres… mais avec des tempéraments inversés par rapport à ceux que nous avons époque assigne à l’un ou l’autre sexe ».
16 John Austin, Quand dire, c’est faire, trad. Gilles Lane, Paris, Seuil, 1970.
10 Guillaumin, Sexe, Race et Pratique du pouvoir, p. 189. 17 John Searle, La construction de la réalité sociale, Paris, Nrf-Gallimard, 1998.
Nous suivons, dans notre lecture du jeune Marx, l’interprétation de Paul Ricœur dans L’idéologie
11  18  Karl Marx, Pour une critique de la philosophie du droit de Hegel, trad. Maximilien Rubel et alii,
et l’utopie, Seuil, 2005. Gallimard, 1982, p. 89-91.
 arl Marx, Critique de l’économie politique, trad. Maurice Husson et Gilbert Badia, Paris,
12 K 19 Judith Butler, Bodies that Matter. On the Discursive Limits of ‘Sex’, Ces corps qui comptent ; de
Éditions sociales, 1972, préface, p. 18. la matérialité et des limites discursives du « sexe », trad. Charlotte Nordmann, Paris, Éditions
13 Judith Butler, Trouble dans le genre, 1990, trad. Cynthia Kraus, Paris, La découverte, 2005. Amsterdam, 2009, p. 2.

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Le genre n’est pas l’expression symbolique de la différence sexuelle, mais la matéria- négociée par les normes culturelles dominantes. Le corps que nous avons
lisation d’un impératif social. Par conséquent, il perd son modèle naturel, il « est une ne devient vivable qu’en étant d’abord forgé d’une manière culturellement
sorte d’imitation qui ne renvoie à aucun original. Il s’agit d’une imitation qui produit la intelligible23.
notion même d’original comme effet20 ». C’est la répétition infinie des jeux de langage Le sexe se ramène donc au genre, il est déjà une construction historique.
genrés, procédures différenciées sur les ensembles de chaque sexe, qui modèle jusqu’à
la nature des êtres qui les composent.
On peut ajouter que les genres en viennent à diverger morphologiquement La déconstruction du spécisme
(et pas seulement génitalement) : l’alimentation ou les causes de mortalité étant dis- Puisque, de la même façon, la différence d’espèce justifie une discrimination de trai-
criminées entre genres distincts, la sélection naturelle agit de manière différenciée. tement entre les êtres de la nature, il devient légitime d’appliquer au « spécisme »,
Ainsi, sachant que la taille est un signe de domination, les grandes femmes réussissent néologisme mimant le racisme et le sexisme, la critique des deux autres identités natu-
plus difficilement à se marier, donc à transmettre leurs gènes. Les femmes, dominées, relles. C’est ce que fait Peter Singer dans son ouvrage La libération animale, paru en
sont alors devenue plus petites. C’est bien ce qu’affirme Butler : « Le sexe est toujours 197524. Il inscrit explicitement cette interrogation sur les différentes espèces dans le
produit comme une réitération de normes hégémoniques21 ». Le rapport entre phusis cadre des deux déconstructions précédentes :
et nomos, entre nature et culture est brouillé : le sexe biologique dépend de nous,
Ces dernières années, un certain nombre de groupes opprimés ont mené des
la nature est envahie de convention. Et déjà, sa constitution en objet relève en elle-
campagnes vigoureuses pour conquérir l’égalité. L’exemple classique est le mou-
même de la convention. Pour manifester cela, Butler convoque un célèbre texte de
vement de libération des Noirs, qui réclame la fin des préjugés et discriminations
Foucault tiré du premier tome de l’Histoire de la sexualité :
qui ont fait des Noirs des citoyens de seconde catégorie. L’attrait immédiat que
La notion de « sexe » a permis de regrouper selon une unité artificielle ce mouvement a exercé, ainsi que le succès initial, bien que limité, qu’il eut, en
des éléments anatomiques, des fonctions biologiques, des conduites, des ont fait un modèle pour d’autres groupes opprimés.
sensations, des plaisirs, et elle a permis de faire fonctionner cette unité On vit alors apparaitre les mouvements de libération des Américains
fictive comme principe causal, sens omniprésent, secret à découvrir partout : du Nord hispaniques, des homosexuels, et de diverses autres minorités.
le sexe a donc pu fonctionner comme signifiant unique et comme signifié Quand un groupe majoritaire – celui des femmes – se mit en campagne, cer-
universel22. tains pensèrent qu’on était arrivé à la fin du chemin. Il a été dit que la discri-
L’idée de Foucault n’est pas que les éléments anatomiques sont arbitraires, mais que mination sexuelle était la dernière forme de discrimination universellement
leur regroupement l’est : il aurait tout à fait été possible de choisir d’autres propriétés acceptée et ouvertement pratiquée, y compris dans ces milieux progressistes
pour créer une unité, comme la couleur des cheveux et des yeux, différentes corpu- qui, longtemps, se sont vantés de leur absence de préjugés à l’encontre des
minorités raciales25.
lences, etc. Butler ajoute que cet arbitraire est manifesté par le fait que les deux défi-
nitions biologiques du sexe anatomique (gonade mâle / femelle) et du sexe génétique Pour lui, l’interrogation du spécisme est comme la continuation logique de ces luttes
(chromosome x/y) ne se recoupent pas toujours. et peut-être même la mère ou la racine de toutes les autres luttes. En effet, la diffé-
rence entre les espèces est de nature essentielle qui ne justifie pas seulement une
Le moi physique est toujours l’effet d’un corps structuré par des normes
distinction de catégories et une discrimination de comportement moral mais plus
culturelles, c’est une projection culturellement construite, une idéalisation
encore l’intégration ou l’exclusion du domaine de la morale, c’est-à-dire l’accès à la

Judith Butler, « Imitation et insubordination de genre », dans Gayle S. Rubin et Judith Butler,
20  23 Judith Butler, « Les genres en athlétisme, : hyperbole ou dépassement de la dualité sexuelle ? »,
Marché au sexe. Paris, EPEL, 2001, 143–165, p. 154. Cahier du genre, nº 35–21 ,)2000( 29, p. 29.
21 Butler, Bodies that Matter, p. 107. 24 Peter Singer, La libération animale, Paris, Grasset, 1993.
Michel Foucault, Histoire de la sexualité, tome 1. La volonté de savoir, Gallimard, 1996, p. 204.
22  25 Peter Singer, L’égalité animale expliquée aux humain-es, Lyon, Tahin-Party, 2011, p. 10.

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dignité ou la réduction à une chose exploitable par l’homme. C’est pourquoi, quand douleur, délimitant ainsi l’ensemble des êtres doués de sensibilité, donc la commu-
Singer s’intéresse à l’objet de la morale, sa première question est celle du « qui ? » nauté morale27.
Et de remettre alors en cause la limitation de la communauté morale à la communauté Peter Singer ayant indexé la critique du spécisme à celle du sexisme, il devient
d’espèce. légitime d’appliquer la thèse de Butler à la distinction des espèces. De même que
Sa critique de l’humanisme est clairement ensembliste : l’humanité ne forme le sexe est performatif, l’espèce n’est-elle pas, sinon performative, du moins artifi-
pas un ensemble clairement défini, aucun critère signifiant moralement ne permet ciellement produite par les interactions répétées entre l’homme et l’animal ? Nous
de distinguer le sous-ensemble des hommes au sein de l’ensemble des animaux. avons ainsi montré ailleurs que la zoologie arabe classique a produit une classification
La notion d’espèce ne constitue donc qu’une marque délimitant arbitrairement l’ex- des espèces animales fondée non plus sur des critères éco-biologiques comme on les
tension de la communauté morale et permettant l’exploitation de l’ensemble complé- trouve tant dans la zoologie de source grecque que dans la tradition hébraïque, mais
mentaire dans l’univers de discours du vivant. sur la distinction du sauvage et du domestique28. Cela signifie que c’est le rapport à
En effet, quelle que soit la capacité choisie : l’intelligence, la raison, la conscience, l’homme qui devient le principe organisateur du monde animal. Car il ne s’agit pas
le sens moral, la volonté, la liberté, etc., et posée par l’humanisme comme critère de seulement de dire de l’homme qu’il construit une connaissance de la nature rela-
distinction morale, aucune n’est à la fois inclusive de tous les hommes et exclusive des tive à son intérêt, mais que sa présence modifie réellement l’ordre du monde animal.
autres êtres vivants. Face à ces différences à l’intérieur même de l’espèce humaine, Cette anthropozoologie a été initiée par l’épître des animaux des Frères en Pureté (ixe
deux conclusions opposées sont possibles. Soit on restreint la communauté morale et siècle). Voici le récit qu’elle donne de la rencontre entre l’homme nouvellement créé
en exclut tous les membres de l’espèce humaine qui ne sont pas en pleine possession et le reste de la création :
de leurs moyens, soit, pour pouvoir inclure tous les hommes, on établit un critère C’est alors que du bétail (an˓ām) [les hommes] assujettirent (saḫḫarū) vaches,
inclusif, mais celui-ci embrassera également dans la communauté morale les animaux brebis et chameaux, et des bestiaux (bahā˒ im), chevaux, mules et ânes. Ils leur
répondant à ce critère. C’est ce qu’impose par exemple la capacité de calcul rationnel, passèrent le licou, les bridèrent, les occupèrent à la préservation des hommes,
ainsi que l’avait déjà noté le philosophe utilitarisme Jeremy Bentham : les utilisant comme monture, pour la charge, le labour et le battage. Ils les
Le jour viendra peut-être où le reste de la création animale obtiendra ces accablèrent à la tâche, leur faisaient supporter bien au-delà de leurs forces,
droits que seule la main de la tyrannie a pu lui refuser. Les Français ont déjà les empêchant de s’occuper de leur propre préservation, eux qui, auparavant,
découvert que la couleur de la peau ne justifie en rien l’abandon sans recours vivaient libres dans les steppes, par les forêts et les marais, allant et venant à
leur aise à la recherche d’herbe grasse, d’eau fraîche pour leur préservation.
d’un être humain aux caprices de son bourreau… Un cheval ou un chien
En réaction, les autres animaux, à savoir les onagres, les gazelles, les
adulte sont, indéniablement, des animaux bien plus rationnels, mais aussi bien
bêtes féroces, les animaux sauvages et les oiseaux, qui vivaient dans la convi-
plus loquaces qu’un nourrisson d’un jour, d’une semaine ou même d’un mois.
vialité, l’affection et la quiétude sur la terre et les territoires de leurs ancêtres,
Et, s’il en était autrement, qu’est-ce que cela changerait ? La question n’est
s’échappèrent et s’enfuirent des résidences des hommes loin dans les steppes,
pas : peuvent-ils penser, ni peuvent-ils parler, mais : peuvent-ils souffrir26 ?
les forêts, au fond des cavités terrestres et au sommet des montagnes29.
Si la rationalité ne constitue pas un critère de délimitation de l’espèce humaine, il
Cette séparation topologique due à l’homme devient chez le savant Ibn Abi al-Ash˓ath
ne constitue pas non plus, du point de vue utilitariste qui est celui de Singer, les
(m. 975) une distinction typologique. Dans son livre sur Les animaux, il abandonne les
bases satisfaisantes d’une obligation morale. C’est pourquoi la question est dépla-
cée sur le terrain de ce que Singer appelle la « sentience », la capacité à éprouver la
Malheureusement, l’ensemble des êtres sentients est au moins aussi flou que l’ensemble des êtres
27 
rationnels. La critique de l’humanisme se retourne en critique de la communauté des êtres sentients.
Guillaume de Vaulx d’Arcy, « Trouble dans le genre : le rhinocéros est un oiseau ! Les débuts
28 
Jeremy Bentham, Introduction to the Principles of Morals and Legislation, ch. 17, note 329. Cité
26  islamiques de l’anthropozoologie », Anthropozoologica, 2020, vol. 55, p. 257–268.
par Singer, La libération animale, p. 74. 29 Rasā˒il Iḫwān al-ṣafā, II 203–204. Cité par ibid. p. 263.

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critères anatomiques et écologiques de catégorisation pour poser un seul principe de Critique du repli identitaire de la déconstruction
distinction, la raison (al-˓aql). Elle permet de distinguer à elle-seule trois classes : les Par un tel raisonnement, la déconstruction retire toute vérité à la science qu’elle
animaux-maîtres (mālik) pour lesquels la raison est un principe interne d’action – c’est condamne à n’être plus qu’une construction arbitraire, un arraisonnement de la nature
l’homme ; les animaux-maîtrisés (mamlūk) pour lesquels la raison est un principe ex- modelé par certains intérêts : nos idées ne diraient pas le réel, les catégories univer-
terne d’action – ce sont les animaux domestiques soumis à la raison humaine ; et les selles de l’esprit deviendraient des constructions socialement et historiquement déter-
animaux ni maîtres ni maîtrisés, qui ne sont gouvernés que par la nature, mais pour minées. Mais d'une part, ce relativisme n’est assumé qu’en en préservant les sciences
lesquels la raison est un principe externe de réaction – ce sont les animaux sauvages descriptives de la nature pour ne l’appliquer qu’aux sciences prescriptives du monde
qui fuient la présence humaine et développent un tempérament hostile30. Si le cadre social. Or, cette limitation n’est jamais fondée. Et si l’on poursuivait les conséquences
fixiste qu’impose la création divine du monde vivant interdit Ibn Abī al-Ash˓ath d’étu- de la logique de ces déconstructions, ce serait tout concept empirique, c’est-à-dire tout
dier l’évolution morphologique causée par la soumission ou l’insoumission des animaux concept permettant la délimitation d’un ensemble de références, qui devrait être taxé
à l’homme, il n’arrête pourtant pas l’influence du rapport à l’homme au seul niveau d’arbitraire. D’autre part, une telle déconstruction des catégories naturelles constitue
du comportement, mais le pose jusqu’au niveau de la substance : « Si nous gouver- finalement une révocation du caractère normatif de la nature. Mais une telle révoca-
nons [l’animal], c’est qu’il y a dans sa nature de quoi accueillir l’usage de ce gouver- tion de l’ancrage de l’esprit en nature oblige à le réancrer en technique, car elle seule
nement31 ». La traduction de ce principe en termes évolutifs reviendrait à dire que le peut modifier en profondeur l’identité sexuelle33, elle seule peut rendre l’être en puis-
développement de qualités morphologiques et instinctives de répulsion et d’évitement sance de toute chose.
(armes, camouflage, méfiance) qui caractérisent une vie de prédation laissent place, Cette déconstruction ne peut en outre éviter sa propre contradiction qu’en cloi-
chez les espèces domestiquées au développement de qualités d’attraction (couleurs sonnant ses domaines d’application. Car l’anti-racisme et l’anti-sexisme reposant sur
vives, sociabilité, viande grasse, lait et portées plus abondants)32. Et à l’inverse pour les l’unité du genre humain, ils requièrent de mettre entre parenthèse l’anti-spécisme
espèces ensauvagées. Bref, la sélection naturelle est en réalité largement une sélection pour conserver le cadre identitaire de leur égalitarisme. Et il en va de même de l’anti-
artificielle, même en dehors du cadre de la domestication. La domination et l’exploita- spécisme qui requiert d’édifier le contour identitaire des êtres sentients. Bref, pour
tion humaine de l’animal ont ainsi créé leurs propres conditions d’effectuation. permettre encore de régler l’action, ils reconduisent à chaque fois l’exclusion sur un
Pour résumer l'argumentaire, le paralogisme naturaliste affirme qu’une identité nouvel en-dehors.
naturelle, définie par un certain nombre de propriétés puisées dans les caractères Enfin, la déconstruction de l’ensemble identitaire ne suffit pas à rétablir la
inhérents à la chose, conduit à justifier un certain type de comportement envers les réalité des choses. Refuser sa construction englobant sous une même définition une
entités contenues dans l’ensemble ainsi défini. Bref, c’est la nature qui imposerait ces pluralité d’éléments ne permet pas de restituer à ces éléments leur singularité, mais
comportements. Comme dans la philosophie antique et médiévale, une conception de approfondit la logique identitaire en les instituant en ensembles singletons évidés de
la nature, une cosmologie, est posée comme le fondement de l’éthique et de la poli- tout contenu ontologique. La déconstruction des identités naturelles tombe dans le
tique. Une telle construction est alors remise en cause en cinq étapes assez simples : même piège que le droit civil dénoncé par Karl Marx dans la Question juive. Si la
ces identités naturelles n’existent pas en soi ; elles sont découpées de manière ad hoc religion est un principe de séparation de l’individu qui substitue à sa communauté
pour justifier une relation sociale ; l’appel à la nature relève donc de l’idéologie ; elle
s’impose par la performativité de son discours et la force de la coutume ; la déter-
mination de ces catégories naturelles se fonde en réalité dans la défense d’intérêts Une telle situation précipite cette déconstruction dans le projet transhumaniste et la fait tomber
33 
dans la même antinomie que ce dernier, tel qu’elle a été formulée par Dulau et Morano dans L’âge
particuliers.
du minotaure, Paris, Kimé, 2020, p. 120 : « Nous comprenons à présent mieux le sens de la contra-
diction transhumaine dont nous étions partis, qui voyait s’articuler le constat de la nécessité et
30 Ibid. p. 263. l’affirmation de la liberté […], c’est la contradiction d’un être qui se rêve inconditionné lors même
31 Ibn Abī al-Ash˓ath, Al-ḥayawān, éd. ˓Abd al-Razzāq al-Ḥarbī, Bagdad, Markiz al-buḥūṯ wa-l- qu’il se soumet sans reste aux conditions de son optimisation technique. Pour emprunter l’image à
dirāsāt al-islāmiyya, 2008, p. 150. Cité par ibid. p. 264. la vieille mécanique, la liberté qui exige l’appareil comme condition d’advenue s’indexe au rouage
32 Ibid. p. 262. de l’appareil par quoi, immanquablement, elle s’annule. »

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IDENTIT É S DE P A P IER essai sur la logique identitaire

concrète d’existence une communauté abstraite de croyance, les droits individuels ne m’appartient pas ». Elle ne dit pas qu’elle veut se réapproprier ses testicules autre-
approfondissent la distinction et le séparent de cette communauté religieuse pour le ment que la norme hétérosexuelle l’y oblige, mais elle résiste à cette potentialité qui
considérer comme un individu atomisé. Bref, le droit civil réalise laïquement l’essence l’appelle et entérine sa dissociation d’avec la réalité de son corps, comme si ces testi-
de la religion. De même, la déconstruction des identités naturelles accomplit l’essence cules n’avaient d’autre réalité que d’être une marque genrée. La démarche déconstruc-
de l’identitarisme en réduisant les êtres à des éléments d’ensembles singletons, à des tive condamne leur possesseur à être un esprit hors de son corps.
individualités abstraites dénuées de propriétés. En fait, la déconstruction des identités naturelles ne fustige pas tant la nature que
C’est pourquoi la lutte contre l’asservissement de certains hommes par d’autres, l’identité, soit le fait d’ériger une propriété en norme d’appartenance, une intension en
contre la normalisation des tempéraments et des comportements sexuels, et contre délimitation de l’extension. La performativité du sexe et l’artificialité de l’espèce y ajoutent
l’exploitation du monde vivant ne peut passer par une délimitation, aussi large soit- la découverte de la puissance quasiment tellurique des procédures de normalisation
elle, du domaine moral. Acceptons pourtant que la race, le sexe et même l’espèce sociale. En cela, ce sont des pensées de l’anthropocène, mais abusivement aveuglées par
ont une dimension performative ou artificielle. Ils peuvent alors être conçus comme la puissance de la société, comme s’il n’en existait pas d’autres. La déconstruction des
des rétroprojections de la culture sur la nature, des modelages identitaires de réalités identités ayant libéré les hommes de cette puissance de la société, il faut encore leur indi-
naturelles qui, de différentes, se normalisent alors. Tout en acceptant ces résultats, quer comment redécouvrir leurs puissances créatrices propres. Il faut alors passer d’une
deux raisons nous poussent à dépasser leur déconstruction. considération de la nature comme principe justificateur d’une norme figée à celle d’une
La première raison est le souci des réalités empiriques. Ces déconstructions nature comme création, dans toute l’ambiguïté active et passive du mot, à la fois principe
sont des individualismes34. En dénonçant les pseudo-essences comme des construc- de mouvement et formes qu’il produit (Aristote), tout autant nature naturante que nature
tions performatives socialement constituées, elles affirment qu’il est impossible d’at- naturée (Spinoza). C’est la voie des « forces incarnées de la nature » qui caractérise l’art de
teindre une connaissance de la nature et prétendent restituer leur entière liberté aux Guiseppe Penone et que nous avons proposé de suivre35. Quand l’artiste poursuit le trait
individus, les laissant se choisir quant au sexe et au genre, sans être enfermés dans d’une empreinte digitale laissée sur la feuille, il prolonge la nature qui a initié la forme.
un type ou une fonction particulière. Mais l’individualité est elle-même une identité La nature n’impose alors pas une norme, elle est le matériau toujours déjà informé de la
naturelle qu’il convient de dénoncer. Surtout que ces déconstructions entérinent la vie sociale comme elle l’est de la création artistique. Les caractéristiques anatomiques
réduction des êtres à leur nature ensembliste. Comme, dans les analyses de Marx, le des hommes ne sont pas des marques permettant de délimiter des ensembles, mais des
droit est manifesté comme la réalisation laïque du religieux comme principe de dif- formes et des capacités à partir desquelles ils peuvent réaliser des virtualités.
férence, puisqu’il sépare les individus de toute communauté en les concevant comme La seconde raison pour nous dissocier de la logique déconstructiviste est notre
des atomes de droit, de même, il faut manifester que les déconstructions de la race, du souci des idées. En réduisant les concepts empiriques à des ensembles marqués par un
sexe et de l’espèce ont beau dénoncer le caractère identitaire de ces catégories, elles accident ad hoc, la déconstruction met les identités à nue. Mais dans le même mou-
ne redonnent jamais leur réalité aux êtres qui ont été évidés de toute propriété onto- vement, elle vide le signifiant de son attache empirique, de sa matérialité. Comme
logique et réduits à des éléments. Elles condamnent à la réduction identitaire et au nous le verrons plus bas avec la paternité qui requiert peut-être la paternité biologique
détachement des êtres d’avec leur réalité la plus immédiate. L’aliénation est accom- pour s’engager dans le réel mais qui ne s’y limite pas36, la matérialisation est le point
plie. On comprend alors, par exemple, que cette prostituée rencontrée par notre ami d’ancrage des idées, la condition de leur réalisation, aucunement la sphère de leur
Nibras Chehayed en vienne à dire : « J’ai entre les jambes une paire de couilles qui délimitation. Ainsi, la dualité des sexes est la disposition qui permet de s’extraire de
l’individualité pour développer la contrariété, de sortir du régime de l’un pour accé-
der à celui du deux (Badiou). De même, l’humanité est le lieu à partir duquel s’engage
Comme nous l’avons vu en « 1.(C) Le détachement ontologique des ensembles identitaires » avec
34 
J-S Mill, cet individualisme est lié à un nominalisme, qui risque de ne pas restituer la primauté à la communauté des sujets, dût-elle s’étendre ensuite à toutes les créatures.
l’individu, mais seulement au pur élément séparé de sa réalité ontologique. En effet, si chez J-S
Mill, le nom propre est le nom d’individu, seul donc selon lui désignant une réalité, en revanche le
problème identitaire du nom propre est qu’il suspend le contenu ontologique du désigné. Le nom 35 Voir « 1.(E) Guiseppe Penone rééducateur ».
propre devient la marque de l’ensemble (quelle que soit la quantité de son extension). 36 Voir « 3.(A) Des identités fictives aux identités flottantes ».

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IDENTIT É S DE P A P IER essai sur la logique identitaire

En fait, il n’y a d’utilisation normative de la nature qu’à partir du moment où 1 . ( I ) C o n clu s io n


priorité est donnée à l’extension sur l’intension, à l’identification des référents plutôt
qu’à l’interprétation de la définition. Définir l’homme comme animal rationnel ne Nous avons cherché dans cet essai à sonder l’ampleur de ce qu’on appelle couram-
pose problème qu’à partir de moment où l’on ne donne plus à cette définition sa ment le repli identitaire, qui va bien au-delà du repli sur soi, puisqu’il constitue un
fonction idéelle de manifestation d’un lieu de réalisation de l’intellect qui existe par repli hors du sens. Affirmer cela suppose qu’il existe une façon de parler et de pen-
ailleurs et ailleurs potentiellement, mais qu’on lui donne la même fonction identitaire ser qui reste indifférente à la nature des choses et à leur signification. Nous avons
que le bipède sans plume : produire une classe fermée, fermeture uniquement per- alors cherché à séparer de la logique philosophique qui ordonne les réalités d’après
mise par la normalisation et la répression des êtres. leurs différences mêmes et distingue le meilleur d’avec le pire, la logique identitaire
qui, ordonnant les choses indépendamment de leurs différences, distingue alors le
semblable d’avec le semblable ou, ce qui revient au même, confond dans un même
traitement le meilleur et le pire.
Pour qu’une telle logique soit possible, il faut que ses objets soient dépouillés
de leur nature. Mais pour saisir les êtres sans savoir ce qu’ils sont, il faut du moins
savoir qui ils sont, être dans la capacité de les désigner. Nous appuyant alors sur la
théorie arithmétique formalisée par Cantor, nous avons assimilé les identités à des
ensembles définis par extension. Là où l’idée est une entité définie par les proprié-
tés qu’elle signifie, une identité est définie par le recensement des référents qu’elle
désigne. Importe alors peu ce qu’ils sont, et même lesquels ils sont, puisque ce qui
définit l’ensemble identitaire, c’est une certaine liste d’éléments, c’est-à-dire d’êtres
qui ne sont pas, mais qui appartiennent.
Marqués, ils peuvent alors fonctionner en tant qu’éléments de l’ensemble,
c’est-à-dire se voir appliquer des procédures exclusives aux éléments de l’ensemble,
procédures qui, au niveau politique, provoquent des appropriations subjectives,
mouvement d’identification au sens de l’adhésion des éléments à l’ensemble et mani-
festation de ligeauté, d’allégeance identitaire aux autres éléments de l’ensemble.
La logique du repli identitaire désormais analysée à son niveau logique, il
convient d’en esquisser tant une possible histoire (« 2. Une origine de la logique
identitaire ») que certaines grandes ramifications au niveau anthropologique et
psychologique (« 3. Les identités informelles »), socio-politique (« 4. Les identités
administratives ») et technique (« 5. Nos identifiants numériques ont-ils une identité
logique ? »).

Fleur bleue – Extrait du livre d’or de l’exposition « Identités de papier »


à Beit Beirut, Beyrouth, Liban, 2019

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