Trema 4895
Trema 4895
Trema 4895
51 | 2019
Usages didactiques de la bande dessinée
Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/trema/4895
DOI : 10.4000/trema.4895
ISSN : 2107-0997
Éditeur
Faculté d'Éducation de l'université de Montpellier
Édition imprimée
ISBN : 979-10-96627-07-3
ISSN : 1167-315X
Référence électronique
Cécile de Hosson, Laurence Bordenave, Pierre-Laurent Daures, Nicolas Décamp, Christophe Hache,
Julie Horoks et Isabelle Kermen, « Quand l’élève devient auteur.e : analyse didactique d’ateliers BD-
sciences », Tréma [En ligne], 51 | 2019, mis en ligne le 01 mars 2019, consulté le 10 décembre 2020.
URL : http://journals.openedition.org/trema/4895 ; DOI : https://doi.org/10.4000/trema.4895
Trema
Quand l’élève devient auteur.e : analyse didactique d’ateliers BD-sciences 1
Les auteurs et auteures de cet article tiennent à remercier les dessinateurs et dessinatrices :
Guillaume Boutanox, Barbara Govin, Louna, Morgane Parisi, Céline Penot ; les doctorants et
doctorantes : Mélanie Chevance, Ilaria Chillotti, Claire Pancrace, Victor Reville, Olivier
Schiettekatte, Vincent Vong, ainsi que Gaëlle Couvreur et Thomas Gaudisson.
Introduction
1 La plupart des recherches qui traitent de l'interaction entre les bandes dessinées et
l'enseignement des sciences se concentrent sur l'utilisation en classe d’œuvres existantes
(Chevalier, 2013 ; Hosler & Boomer, 2011 ; Arguel et al., 2017). Dans cette perspective, les
élèves sont lecteurs et leur activité engage la plupart du temps l'identification et la
mémorisation d’informations scientifiques dont l’accessibilité repose fortement sur les
choix (textes, dessins, narratifs, mise en page, etc.) faits par les auteurs des supports
utilisés. L'enseignant quant à lui joue le rôle de guide qui facilite l'identification et
l'obtention des informations pertinentes. Les expériences pédagogiques de cette nature
sont nombreuses et s’appuient sur l’usage de bandes dessinées de natures variées qui
relèvent pour certaines d’entre elles spécifiquement de la vulgarisation scientifique
(Hosler & Boomer, 2011 ; Arguel et al., 2017), et d’autres pas. C’est ainsi que certains
albums bien connus de Tintin ou d’Astérix ont fait leur entrée dans la classe de sciences
(Chevalier, 2013 ; Blanquet 2016) en devenant support du travail de mise au jour des
phénomènes et des savoirs cachés derrière les mots, les images et leur organisation.
2 En contrepoint de cet usage, plusieurs recherches promeuvent la création, par les élèves,
d’une planche ou d’une bande dessinée au sein même de la classe (Wright & Sherman,
1999 ; Morrison et al., 2002, Gonzalez-Espada, 2003 ; Iacono & de Paula, 2011 ; Albrecht &
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Voelzke, 2012 ; Arregui & Otegui, 2016) et c’est également dans cette perspective que
s’inscrit notre travail. Dans la plupart de ces travaux, la création de bandes dessinées
apparaît comme un moyen efficace pour susciter ou accroître la motivation des élèves
pour les sciences. Mais au-delà de cet aspect, ces recherches ne fournissent que très peu
d'informations sur la façon dont la science est représentée par les élèves, et plus
précisément sur le processus à travers lequel les élèves à sélectionnent et à transforment
les savoirs qu’ils mettent en scène. Encore plus rares sont les études qui analysent ce que
les élèves apprennent effectivement à travers ces activités de production de bande
dessinée, tant sur le plan scientifique que sur les plans artistiques et narratifs (Tatalovic,
2009).
3 Ces angles-mort motivent pour partie la recherche que nous présentons ici. Précisément,
notre travail étudie le processus de création de planches de bande dessinée produites
chacune par l’un des 48 élèves engagés dans des ateliers BD-sciences (Bordenave, 2012) et
mis en contact avec un discours savant délivré par un.e jeune chercheur.e en sciences
exactes ou naturelles (mathématiques, biologie, physique et chimie).
4 Dans la première partie de cet article, nous présenterons le dispositif “atelier BD-
sciences” au sein duquel les bandes dessinées se créent. L’approche instrumentale,
exposée dans une deuxième partie, nous servira d’environnement théorique et
méthodologique pour l’analyse des processus de création des 48 planches (troisième
partie). Nous montrerons comment la création d’une planche dans le contexte d’un
atelier BD-sciences engage un ensemble de tâches contraintes par des nécessités
artistiques, narratives, médiatives et scientifiques dont la réalisation, propre à chaque
élève, peut être révélatrice d’apprentissages.
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9 Dans l’atelier BD-sciences, les élèves sont auteurs d’une planche se donnant pour finalité
la restitution d’éléments d’un discours savant. Le matériau initial mis à la disposition des
élèves relève à la fois du discours scientifique « savant » lui-même, et de la sémiotique de
la bande dessinée (codes et des règles qui en soutiennent l’élaboration graphique et
narrative, voir Peeters, 2002, Robert, 2014) qu’il s’agit de coordonner. Nous nous
intéressons aux conséquences de cette coordination par les élèves-auteurs sur leur
développement cognitif. Autrement dit, nous cherchons à caractériser la manière dont les
élèves-auteurs s’approprient l’arsenal sémiotique de la bande dessinée pour créer une
planche de BD-sciences qui intègre des éléments d’un discours savant.
10 D’un point de vue théorique, nous choisissons d’examiner ce processus de création via la
mobilisation de l’approche instrumentale telle que définie par Rabardel (1995). Dans les
lignes qui suivent, nous en rappelons quelques principes fondateurs, principes que nous
contextualisons ensuite à notre objet d’étude afin d’en montrer la pertinence.
11 L’approche instrumentale repose deux concepts fondamentaux : la distinction artefact/
instrument et la genèse instrumentale. Un artefact (ou référent artefactuel) peut être
considéré comme un objet (matériel ou symbolique) conçu pour répondre à un (ou des)
objectif(s) spécifique(s) auquel il est possible d’associer un certain nombre de fonctions.
Un instrument est défini quant à lui comme un artefact inscrit en situation d’utilisation
auquel se voient associés un certain nombre de schèmes d’action2. Le concept de genèse
instrumentale renvoie au processus d’élaboration de l’instrument à partir de l’artefact
par un individu lors d’une activité. Au cours de ce processus, un même artefact peut, pour
différents individus, se voir attribuer diverses fonctions, caractéristiques de l’élaboration
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14 L’ensemble des planches créées est considéré comme le résultat d'un processus
d'évolution d’un artefact engageant un jeu dialectique entre des éléments de discours
savant à mettre en scène, laissés au libre choix de chaque élève, et la planche à créer
selon des règles précises (choix des personnages, des organisations spatiale et
chronologique, de mise en récit, choix d’intrigue, de chute, de graphisme, de plans, etc.).
Dans ce contexte notre travail vise l’analyse des genèses instrumentales à l’œuvre dans
les ateliers BD-sciences et se donne pour objectif d’explorer les questions de recherche
(QR) suivantes :
15 QR1 : Quels codes narratifs et graphiques spécifiques de l’artefact « planche de BD l’élève-
auteur » l’élève s’approprie-t-il et comment les adapte-t-il ? Avec quelles intentions ?
Quelle place pour le savoir scientifique ?
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16 QR2 : Quelle est la validité scientifique des éléments de connaissance contenus dans la
bande dessinée créée ? Quels sont les écarts entre les savoirs scientifiques présentés par
le chercheur et ceux présents dans la planche de BD ?
17 Ces deux questions de recherche sont soutenues par deux postulats. D’abord, l’élaboration
instrumentale à l’œuvre ne garantit pas nécessairement la préservation de l’intégrité des
éléments du discours savant. Les règles sémiotiques de l’artefact bande dessinée risquent
en effet de contraindre la manière dont les éléments de discours savant se disent et se
dessinent, portant ainsi atteinte à leur conformité (voire à leur présence). Il serait pour
autant inexact d'interpréter de telles distorsions uniquement en termes de connaissances
incorrectes des élèves-auteurs (postulat 1). Autrement dit, la figuration d’un savoir
scientifique erroné dans une planche de BD-sciences n’est pas nécessairement le signe
d’un apprentissage manqué à l’occasion de l’atelier. De fait, les planches de BD-sciences
vont contenir des traces de discours savant, plus ou moins saillantes, explicites,
repérables, plus ou moins fidèles, plus ou moins correctes dont la figuration dépend de
plusieurs facteurs : les buts que les élèves-auteurs assignent à leur planche, les types de
schèmes d’action stimulés par l’artefact mais également par les éléments du discours
savant, par les échanges avec les acteurs de l’environnement atelier-BD sciences, etc. La
place et la forme prises par ces éléments de discours au sein de la planche, en particulier,
leur lien avec l’intrigue narrative, le contexte choisi pour les mettre en scène (plus ou
moins proche de celui du discours savant) forment autant d’indicateurs pertinents pour
inférer certains types de schèmes activés (assimilation des codes sémiotiques et narratifs,
des éléments de discours savant, accommodation de ces éléments et des éléments
sémiotiques et narratifs) pendant l’élaboration instrumentale (postulat 2).
18 Entre janvier 2014 et avril 2017 nous avons organisé sept ateliers BD-sciences d’une durée
moyenne de 14h/atelier. Les ateliers étaient organisés hors temps scolaire, soit au sein
d’établissements (collège, lycée), soit en centre de loisir. Aucun enseignant n’a pris part
au déroulement des ateliers. Nous avons retenu quatre thématiques disciplinaires
distinctes (en mathématiques, en physique, en chimie et en biologie - voir tableau 1).
Notre corpus est constitué comme suit :
19 Les 48 planches produites par les élèves au cours des ateliers (données D1)
20 Les transcriptions des échanges verbaux entre les différents acteurs et actrices des
ateliers extraits des enregistrements audios et vidéos des ateliers. Nous n’avons transcrit
que les échanges permettant de comprendre les choix des élèves auteurs des planches et
extraits de planches auxquels nous avons choisi de nous intéresser (données D2).
21 Les transcriptions d'une sélection des 48 enregistrements audio post-atelier, dans
lesquels les élèves ont présenté leurs travaux et expliqué leurs choix en termes de
science, de dessins, de narration, d'intentions, etc. (données D3).
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Mathématiques
Physique (PHY) Biologie (BIO) Chimie (CHIM)
(MATH)
Présentation générale
et historique du champ
Vue d’ensemble du de la cryptographie. Notion de cellule dans le Synthèse de
système solaire Explicitation de monde vivant ; différentes matériaux
incluant une techniques de catégories de micro- inorganiques :
description des cryptographie et de organismes (bactéries, formation de
propriétés cryptanalyse, des champignons et virus) ; cristaux et notion de
physiques et difficultés de ces éléments d’écologie réseau cristallin,
chimiques du techniques (enjeu du microbienne ; éléments de nanoparticules
Soleil et au-delà temps de décryptage), virologie ; exploitation des injectables,
avec mention des ainsi que de leurs propriétés microbiennes élaboration de
exoplanètes. usages pratiques. (production de nanoaimants et
Quelques éléments Présentation de médicaments, fabrication de
d’histoire des quelques questions biodégradation) ; les céramique. Principe
sciences ouvertes du champ de cyanobactéries (écologie) ; de l’analyse par
(découverte de la cryptographie les bactériophages microscopie
Cassini) (ordinateur quantique, (principes et histoire) électronique.
liens avec
l’arithmétique).
Méthodes
Description de
quelques méthodes
d’encodage (César,
Vigenère, cryptage
asymétrique) et de
Présentation des
décodage (systèmes de Techniques
instruments et Montage à reflux,
clés, fréquences des d’échantillonnage dans
dispositifs de séparations par
lettre). Les élèves l’environnement ;
détection et distillation, par
devaient crypter une techniques d’observation
d’analyse des centrifugation.
phrase en utilisant microscopique
rayonnements.
différentes méthodes,
puis tenter de
déchiffrer un texte en
utilisant un logiciel de
codage-décodage.
Contexte de la recherche
Élaboration de
Le contexte et le
Description des Partage des connaissances nouveaux aimants
contenu de la
activités (participation à des sans élément
recherche menée par le
quotidiennes d’un colloques, publication chimique Terre Rare
doctorant sont très peu
astrophysicien. scientifique) pour des raisons
évoqués.
économiques
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différents dans les planches et se trouvent à différents endroits dans le récit. Nous les
classons dans les catégories exposées ci-dessus, selon que les éléments savants participent
ou non de la narration :
28 Catégorie 1 (51 % de la totalité des planches produites) : Un ou plusieurs éléments du
discours du doctorant sont présents dans la planche mais apparaissent comme des
propositions contingentes (ie : non nécessaires et non problématisés dans la planche).
Cette première catégorie peut se subdiviser en deux groupes : nous distinguons d’abord
les planches dans lesquelles un aspect singulier et caractéristique de la présentation peut
être reconnu dans le dessin, mais il paraît difficile d’y voir un apport réel d’information
scientifique (catégorie 1a - 18 %).
29 Par exemple, l'énergie du Soleil décrite dans l'atelier de physique devient une source
d'énergie qui transforme un " géant " en super-héros dans la planche d'Amin P (figure 2).
Dans la planche d’Amélie (figure 3), le promeneur se retrouve encerclé par des voitures
attirées par l’aimant qu’il a avalé et se transforme en super héros. De la présentation du
doctorant ne subsiste que le terme “aimant” et sa capacité d’attraction. Le processus de
création incarne un processus de désyncrétisation où des connaissances partielles
(souvent réduites à des mots ou à des copies exactes des images utilisées par le doctorant)
sont extraites pour s'insérer dans un récit autonome très différent de la présentation
originale. Si cette connaissance partielle fait partie d'un argumentaire scientifique
cohérent, elle devient un élément singulier et indépendant utilisé par l’élève-auteur
(catégorie 1a - 18 % de la totalité des planches).
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Figure 6 : Planche complète de Amin M (atelier MATH). On trouve ici une présentation de la
problématique et du principe du cryptage asymétrique (ce type de situation a été abordé par le
doctorant dans son exposé en introduction des systèmes de cryptages asymétrique).
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34 Les noms des processus de décryptage et de cryptage sont cohérents avec les
informations cryptographiques fournies (figure 9).
Figure 9 : Extrait de la planche de Yara (atelier MATH). L’information scientifique est lisible dans la
2e case de cet extrait : “(...) C’est crypté à la César avec le décalage de 4 lettres”.
35 Lorsqu'ils ont besoin de mettre en scène différentes échelles de temps et de distance, les
élèves-auteurs utilisent les astuces de dessin habituelles (un télescope, un microscope,
etc.) afin de présenter des effets visuels impossibles et de fournir au lecteur les
perspectives de distance et de temps nécessaires (voir figure 10).
36 Dans certains cas, des informations scientifiques valides sont incorrectement traduites en
image. Deux de ces cas sont illustrés à la figure 5 (voir plus haut) et 12 ci-dessous : dans le
dessin de Bastien, le pèse-personne est une représentation conventionnelle d'un
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37 Mais comme nous l’indiquions dans la section 4, la figuration d’un savoir scientifique
erroné dans une planche de BD-sciences n’est pas nécessairement le signe d’un
apprentissage manqué dans la mesure où l’élaboration instrumentale ne repose pas
uniquement sur une exigence d’authenticité scientifique comme nous allons le montrer
dans la section suivante.
Interprétation
38 Le processus d’élaboration instrumentale engage l’élève-auteur dans la reconnaissance et
l'exploitation d'un certain nombre de règles et de codes spécifiques à la narration
graphique mais aussi dans une activité de sélection d'éléments d'un discours scientifique.
Cet ensemble devient le matériau à partir duquel la planche est construite. Selon les buts
que l’élève-auteur assigne à sa planche, la dialectique entre les propriétés de l'artefact et
les éléments scientifiques en jeu est déclinée selon différentes modalités qui dépendent
des schèmes activés.
39 La proximité entre l’artefact et certains schèmes du « sens commun » (Viennot, 1996)
semble favoriser l’élaboration instrumentale. Par exemple, la bande dessinée (sous sa
forme classique) est organisée selon la flèche du temps (lecture de gauche à droite et de
haut en bas), ce qui peut favoriser l’exposition de savoirs et/ou de processus scientifiques
eux-mêmes organisés dans le temps. Dans ce cas, on peut s'attendre à ce que les schèmes
d’action mobilisés par l’élève-auteur génèrent un contenu scientifiquement non
corrompu (du point de vue de son organisation dans l'espace et dans le temps) dans la
mesure où le sens commun organise les événements de manière chronologique. Les
planches consacrées à la cryptographie mobilisent cette propriété et valorisent des
histoires dans lesquelles le temps de décryptage d'un message codé correspond au temps
de lecture de la planche. En l’occurrence, la cryptographie est fondée sur le fait qu'un
message codé ne doit pas pouvoir être décodé trop rapidement par quelqu'un qui n'a pas
la clé de codage. C'est ce qu'a déclaré le doctorant au début de l'atelier de mathématiques.
La nécessité narrative d'une chute et la dimension humoristique recherchée par de
nombreux élèves-auteurs conduisent par exemple à l'élaboration d'une planche où des
protagonistes déçus décodent trop tard un message crypté (voir figure 10). Ainsi, la
parenté entre la narration BD et certains traits du sens commun permet aux élèves-
auteurs d'affirmer clairement que la notion de "longue durée" est un principe fondateur
du processus cryptographique. En d'autres termes, l'organisation temporelle de la
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contrainte des cases, intrinsèque au séquençage du récit, structure l'action des élèves-
auteurs. Cette fonction est également à l’œuvre lorsque les événements ne doivent pas
être simultanés (par exemple, un message codé ne doit pas être envoyé avec la clé de
décryptage, ce que certains élèves-auteurs ont à la fois compris et mis en scène de
manière appropriée, voir figure 6). Elle s’accompagne de l’activation de schèmes d’action
propices à une élaboration instrumentale qui aboutit à une imbrication forte entre
savoirs scientifiques et narration (planches de catégorie 2). Cette imbrication est
probablement également favorisée par le fait qu’en mathématiques les élèves-auteurs ont
été mis en situation de coder et de décoder des messages pendant l’atelier.
40 Dans une perspective similaire, le fait que la narration soit fondée sur des moments et des
actions qui ne sont pas montrés (ellipses) permet à certains élèves-auteurs d'accélérer le
temps et de déplacer le lecteur d'un endroit à l'autre, d'une échelle à l'autre. Par exemple,
les changements d'échelle (effets de zoom) permettent de préserver et de montrer
l'apparence réelle de certains virus ou bactéries (ce que produit l'imagerie microscopique
en laboratoire, voir figure 10).
41 De même, la présence de bulles permet une narration scientifique presque linéaire,
proche du discours des doctorants. Il devient alors facile pour l’élève-auteur de produire
une bande dessinée à caractère informatif où l'intention est de "faire apprendre aux
lecteurs" (voir figure 4 et 5). A cet égard, si les planches de physique relèvent pour une
grande part de la catégorie 1b (des éléments de savoir scientifique sont présents mais ne
sont pas partie-prenante de l’intrigue) c’est sans doute parce que le discours des
doctorants était structuré autour de l’énonciation de propriétés physiques du Soleil. Les
élèves-auteurs se sont saisis de ces éléments (qu’ils ont mémorisés) pour les installer sous
une forme énonciative (correcte la plupart du temps) favorisée par la mise en texte sous
forme de bulles.
42 A l’inverse, certaines caractéristiques de l’artefact peuvent rendre difficile la préservation
d'une intégrité totale d’un contenu scientifique donné. L’exagération, le
surdimensionnement permettent de mettre en scène des scénarios “catastrophes” très
efficaces pour des narrations courtes et dessinées. Pour autant, ces exagérations sont
souvent faites en conscience comme l’indique ce commentaire de Lily-Rose à propos de sa
planche (voir figure 12) pendant la restitution de l’atelier :
• Interviewer : Comment est-ce possible qu’il y ait autant de matière à partir de si peu là ?
• Lily-Rose : Ben dans mon histoire en fait c’est juste un petit ingrédient que la fille elle s’est
trompée entre deux ingrédients // elle a mis le mauvais et du coup c’est disproportionné (..).
Oui je sais que réellement c’est pas aussi gros mais je me suis dit que pour la BD c’était bien
d’exagérer un peu, sur la taille et tout ça.
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44 Dans la planche de Noah (figure 14), les démangeaisons du personnage barbu sont
expliquées par une déclaration de guerre entre bactéries et virus3.
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45 Enfin, dans la planche d’Antoine (figure 15) monsieur Sirop et madame Eau fraîchement
“unis par les liens du mélange” se voit séparés par un chercheur qui vient d’opérer une
distillation, technique utilisée en laboratoire pour séparer les mélanges homogènes
liquides de deux corps purs. Là encore, le savoir mis en scène est quelque peu malmené,
non seulement parce que la représentation de l’appareil à distiller est incomplète (il
manque les tuyaux de circulation d’eau) mais également parce que la distillation effective
du sirop de menthe ne conduirait pas à la séparation de l’eau et du sirop dans la mesure
où le sirop n’est pas un corps pur.
46 Encore une fois, il semble y avoir une relation entre ce que l'artefact encourage et le sens
commun. Cette parenté porte l’élaboration instrumentale mais n’en limite pas
nécessairement la portée strictement scientifique. A titre d’exemple, la prise en compte
de la rationalité biologique dans l'action créative oriente l’activité de l’élève-auteur vers
des récits qui se détournent de l'anthropomorphisme incontrôlé. Dans la bande dessinée
d'Arthur M. (figure 16) les virus se comportent comme des virus tant qu'ils continuent à
contaminer la poule-hôte, quelles qu'en soient les conséquences pour cette dernière, mais
ils prennent aussi en compte la possibilité que la poule soit la dernière, ce qu'ils ne
"savent pas" (notre vision humaine nous dit qu'ils pourraient en être conscients). Le
principe du parasitisme est ici préservé malgré l'anthropomorphisme à l’œuvre : les virus
“se fichent” de contaminer la dernière poule. Ce qui est intéressant ici, c’est que cette
planche est l’aboutissement d’un long échange entre Arthur M. et la médiatrice de
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l’atelier BIO, échange qui a conduit à l’enrichissement du savoir scientifique mis en scène
et à la modification du scénario initialement imaginé par Arthur M.
Médiatrice : Ce qui me gêne un peu avec le roi des virus c’est que ça donne l’idée
que les virus veulent attaquer les oiseaux pour leur faire du mal. En fait dans la
réalité, c’est pas ça. Dans la réalité, les virus ils n’ont pas d’autres moyens de se
développer que d’infecter une cellule. Et comme ils sont spécialisés par cellule, ceux
qui sont obligés d’attaquer les oiseaux, ils attaquent les oiseaux. Ils ne le font pas
parce qu’ils n’aiment pas les oiseaux, parce que les virus c’est de toutes petites
entités qui sont vivantes et qui n’ont pas de volonté, qui ne raisonnent pas comme
nous. Ils ne sont pas volontaires. Ils le font pour survivre. Ici ça montrerait qu’il y a
une sorte de volonté, de complot viral qui attaquerait les oiseaux puis l’être
humain. Tu vois ? Ce qui n’est pas exactement ce qu’on a vu avec Claire [la
doctorante de l’atelier BIO, NDLR]. Je suis pas contre la SF…mais…
47 Dans le scénario initial, Arthur prévoyait la destruction de la vie sur terre par l'épidémie
virale qu’il imaginait suivie d’un “débarquement de virus spatiaux qui envahiraient la
Terre”. Cette fin, qui aurait fait basculer la fiction scientifique dans le domaine de la
science-fiction, n'a finalement pas été retenue. On voit là le signe d’une modification des
schèmes d’action de l’élève-auteur, modification que nous n’aurions pas pu saisir à partir
de la planche seule.
48 En outre, il convient de souligner que l'humour occupe une place particulière dans les
planches créées et soutient en grande partie l’élaboration instrumentale (le lecteur
attentif sourira certainement en case 2 de la planche figure 5 lorsque le Soleil demande à
Mercure de lui “passer le thermomètre”). L'ironie est également souvent mobilisée pour
se moquer à la fois des scientifiques et de leurs connaissances. Les codes utilisés dans la
bande dessinée permettent à l’élève-auteur de briser les règles qui régissent les espaces
habituels de transmission des connaissances scientifiques (l'école, par exemple, voir
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Conclusion
50 L’ensemble de ces éléments nous permettent de revenir sur les questions de recherche
que nous formulions au début de cet article et que nous rappelons ici :
QR1 : Quels codes narratifs et graphiques spécifiques de l’artefact « planche de BD »
l’élève-auteur s’approprie-t-il et comment les adapte-t-il ? Avec quelles intentions ?
Quelle place pour le savoir scientifique ?
51 Toutes les planches que nous avons analysées se conforment aux codes et aux règles de la
sémiotique de la bande dessinée. Les dessins et les textes associés (dans des bulles, des
appendices, des récitatifs, des onomatopées, etc.) se distribuent dans des cases qui se
succèdent chronologiquement selon une lecture de gauche à droite et de bas en haut. Les
jeux d’échelles, de zoom, apparaissent largement mobilisés, pour faire dialoguer des
planètes entre-elles, pour donner à voir l’invisible (des micro-organismes, des molécules,
etc.). La séquentialisation et les effets d’ellipses servent de support à des histoires pour
lesquelles l’écoulement du temps joue un rôle clé : pour décoder un message crypté, pour
rendre compte de la croissance démesurée d’une substance chimie, etc., pour projeter le
lecteur dans un futur plus ou moins proche, etc. Les idéographies permettant, par
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approche peut favoriser l'émergence d'un esprit critique à l'égard de la lecture d'histoires
scientifiques créées dans d'autres contextes.
Limites et perspectives
54 Pour le moment, nous avons du mal à circonscrire précisément les processus cognitifs
d'apprentissages qui émergent de l’environnement atelier BD-sciences. On voit poindre
des schèmes d'action certainement différents de ceux à l’œuvre dans un cours ordinaire
mais nos outils méthodologiques (ici, nous mobilisons l'approche instrumentale de
Rabardel) ne nous permettent pas de les apprécier pleinement et ne nous permettent pas
non plus de savoir en quoi ils sont spécifiques des ateliers BD-sciences et peut-être sous
tendus par une motivation un peu différente. En particulier, il serait intéressant de saisir
le rôle que les émotions jouent dans le processus créatif, car la première activité
d'écriture de scénario exigée de l’élève-auteur repose sur l'écriture d'une histoire qui
"suscite l'émotion". L’humour, en particulier, est fréquemment mobilisé par les élèves-
auteurs pour construire leur récit, comme il est plébiscité par les élèves-lecteurs dans
l’étude menée sur une bande dessinée numérique sur la gravitation dans laquelle
l’amusement et la surprise engendrés par la lecture de scènes humoristiques ont semblé
faire écran à la perception d’informations de portée didactique (Maron et al., dans ce
numéro). Considéré comme un support pour l'activité cognitive de mémorisation (Falk et
Gillespie, 2009), l'émotion suscitée par les ateliers (le thème scientifique choisi, le
processus créatif, les interactions entre pairs, la dimension ludique, etc.) ou souhaitée par
l’élève-auteur (celle qu'il souhaite que sa bande dessinée provoque chez son lecteur)
pourrait utilement rejoindre notre cadre conceptuel.
55 Enfin, les ateliers-BD ici à l'étude organisent la création d'une planche de bande dessinée
à partir d'un discours engageant des savoirs de nature scientifique, excluant les savoirs
relevant des arts, des humanités et des sciences sociales. Pourtant des initiatives de mise
en récit sous forme BD de ces savoirs existent4 et il pourrait être intéressant, en
prolongement de notre travail, d'examiner les points de convergences et les différences
de ces mises en récits au prisme des disciplines et des savoirs engagés.
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NOTES
1. Association Stimuli (http://www.stimuli-asso.com/), spécialisée dans les liens entre la bande
dessinée et la transmission des sciences, à travers des ateliers, des formations et la conception de
BD à portée pédagogique.
2. La notion de schème d’action désigne « la structure ou l'organisation des actions telles qu'elles
se transfèrent ou se généralisent lors de la répétition de cette action en des circonstances
semblables ou analogues » (Piaget et Inhelder, 1969, p. 11). Le développement de tels schèmes
repose sur deux mécanismes : l'assimilation et l'accommodation. L'assimilation renvoie à
l'intégration d'éléments extérieurs dans des schèmes existants. L’accommodation désigne la
création de schèmes nouveaux et développés par l’individu pour traiter de nouvelles
informations, ainsi que la modification de schèmes pré-existants.
3. Le lecteur ou la lectrice pourra se référer à l’ouvrage collectif Bande dessinée et enseignement des
humanités, de Nicolas Rouvière (2012), en particulier aux travaux de Joël Mak et ceux de Vincent
Marie sur les savoirs historiques mis en scène en bande dessinée, à ceux de Guillaume Perrier
(2010) sur l’adaptation des œuvres littéraires de Proust en bande dessinée, ou encore consulter la
lecture critique d’un tome de la collection Sociorama par Etienne Guillaud (2017.)
4. L’antropomorphisme prend ici le pas sur le respect du rapport d’échelle. Du fait le non respect
du rapport d’échelles entre les deux familles de microorganismes est un ressort de l’histoire qui
ne pourrait pas se raconter de la même manière si les échelles étaient respectées.
RÉSUMÉS
Le but de cet article est d'analyser l'impact d’un dispositif, les « ateliers BD-sciences », où des
collégiens et lycéens sont invités à créer une bande dessinée d'une page à partir d’une
présentation scientifique donnée par un chercheur doctorant. Nous caractérisons les termes du
jeu dialectique entre les attributs spécifiques d'une bande dessinée et les connaissances
scientifiques à traduire. Sept ateliers ont été organisés hors temps scolaire et analysés. Les
résultats montrent que les élèves, en tant qu’auteurs, ont suivi les codes spécifiques à la bande
dessinée et ont pris une certaine distance avec l'intégrité scientifique des savoirs mis en scène.
The aim of this paper is to analyze the impact of a program for creating "scientific" comic strips
(comics'n science workshops) where students are invited to create a one-page comic strip from a
scientific presentation given by a doctoral researcher. We characterize the terms of the
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dialectical interplay between the specific attributes of a comic strip and the scientific knowledge
to be translated. Seven workshops were organized and analysed. The results show that the
students, as authors, followed the specific codes of the comic strip and took a certain distance
with the scientific integrity of the staged knowledge.
INDEX
Mots-clés : bande dessinée, genèse instrumentale, didactique des sciences, atelier BD-sciences
Keywords : comic strip, instumental genesis, science education research, comics’n science
workshops
AUTEURS
CÉCILE DE HOSSON
Université Paris Diderot, Laboratoire de Didactique André Revuz EA 4434
LAURENCE BORDENAVE
Association STIMULI
PIERRE-LAURENT DAURES
Association STIMULI
NICOLAS DÉCAMP
Université Paris Diderot, Laboratoire de Didactique André Revuz EA 4434
CHRISTOPHE HACHE
Université Paris Diderot, Laboratoire de Didactique André Revuz EA 4434
JULIE HOROKS
Université Paris Est Créteil, Laboratoire de Didactique André Revuz EA 4434
ISABELLE KERMEN
Université d'Artois, Laboratoire de Didactique André Revuz EA 4434
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