Scheuuer - Le Cas Ramakrishna
Scheuuer - Le Cas Ramakrishna
Scheuuer - Le Cas Ramakrishna
Jacques Scheuer
Dans Topique 2008/4 (n° 105), pages 63 à 75
Éditions Association Internationale Interactions de la Psychanalyse (A2IP)
ISSN 0040-9375
ISBN 9782847951318
DOI 10.3917/top.105.0063
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Le cas Ramakrishna
à la lumière de la tradition hindoue
Jacques Scheuer
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Ramakrishna (1836-1886) : plusieurs études récentes ont repris l’examen de
ce personnage singulier, le soumettant notamment à des éclairages de type psy-
chologique ou psychanalytique et mettant en relief ce qu’elles présentent comme
de nettes tendances homosexuelles. De ce point de vue, Ramakrishna, consi-
déré par nombre d’hindous comme un spirituel de grand format, voire une
incarnation divine, a toute sa place dans une réflexion sur les rapports entre psy-
chologie, sexualité et mystique. Le dossier est cependant complexe et délicat.
1 - LE « CAS » RAMAKRISHNA
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Signé par un Indien enseignant aux États-Unis, un premier ouvrage se pré-
sentait comme un essai de « psycho-biographie » ou de « psycho-histoire »1.
Distribués selon un plan thématique, les différents chapitres accordaient une
place considérable à la sexualité de Ramakrishna, en particulier à son profil
« androgyne ». En même temps que de la misogynie, l’auteur lui reconnaît une
forte tendance à adopter une disposition féminine dans son rapport à la Divinité ;
cette pratique, nous le verrons, est cependant conforme à certaines traditions
spirituelles hindoues et ne doit pas faire conclure à de l’homosexualité. Dans
la conclusion, la personnalité de son héros (ou anti-héros) apparaît comme « a
curious combination of erotic and polemicist, sentimental and irrational and spi-
ritual, of childlike innocence and saintlike bonhomie » (163).
Deux ans plus tard, paraissait un livre issu d’entretiens entre un psychana-
lyste indien et une philosophe française 2. Leurs études croisées et leurs
conversations tracent un parallèle entre deux figures presque contemporaines :
Ramakrishna à Calcutta et, à Paris, Madeleine, longuement observée et analy-
sée par Pierre Janet. Qu’est-ce qui fait que, comparables à plus d’un titre, l’un
soit considéré comme un saint et l’autre traitée comme une folle ?
Deux années encore : une dissertation doctorale présentée à Chicago et publiée
cette fois par un chercheur américain 3. Tout en suivant, depuis l’enfance, le par-
cours biographique de Ramakrishna, l’ouvrage, avec une élégance un peu
recherchée, s’organise autour de motifs empruntés aux images de la déesse Kâlî:
l’épée, les seins, le pied, la langue… Le livre déclenche une vive controverse.
Je résume à l’extrême et ne retiens qu’une petite partie des analyses et interpré-
tations de l’auteur.
L’enfant de Kâlî
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l’auteur, ne seraient-elles pas une manière pour l’enfant d’échapper aux atten-
tions envahissantes des femmes ? Le jeune brahmane est bientôt engagé, dans
la banlieue de Calcutta, au service d’un temple dédié à la déesse Kâlî 4. Le beau-
fils de la propriétaire le prend sous son aile ; dans la relation qui se noue, Kripal
discerne de forts accents homosexuels. Cherchant désespérément à obtenir la
vision (darshana) de Kâlî, Ramakrishna est sur le point de se trancher la gorge
avec l’épée de la Déesse. À l’instant fatidique, celle-ci se révèle enfin, déclen-
chant une expérience mystique qui le marquera pour toujours.
Dans ce « désir anxieux » et quelque peu torturé de rencontrer Kâlî, notre
auteur identifie une puissante pulsion érotique. Le sous-titre de l’ouvrage le sug-
gère : l’érotique et le mystique se croisent et s’associent dans l’expérience de
Ramakrishna au point de paraître s’identifier. La quête de la Déesse, de la Mère,
s’impose comme l’axe central autour duquel s’organise l’existence de
Ramakrishna ; elle manifeste la tonalité foncièrement tantrique de sa vision du
monde et de sa spiritualité. Contrairement à l’image que Vivekananda et l’or-
dre monastique construiront après sa mort, le message abstrait et aseptisé de la
non-dualité de tradition védantine paraît à Ramakrishna profondément
ennuyeux. Ce sont les images fortes, les passions violentes et les pratiques cho-
quantes du tantrisme qui animent sa quête mystique et fournissent la clef de sa
personnalité.
Les conduites transgressives préconisées par le tantrisme « de main gauche »
s’arrêtent cependant pour lui au seuil de relations sexuelles avec des partenai-
res féminines. Son rapport à la Mère n’est pas celui du « héros » tantrique dont
la puissance érotique conquiert la Déesse de haute lutte ; Ramakrishna adopte
plutôt les sentiments et comportements d’un enfant à l’égard de cette Mère : il
est, selon le titre de l’ouvrage, « Kâlî’s Child ». Sa vie durant, ses réactions spon-
tanées, vives, parfois violentes, ainsi que ses entretiens avec ses disciples – il
n’a rien écrit – trahissent une véritable terreur à l’égard de la femme en tant que
partenaire sexuelle. Avec sa propre épouse, bien plus jeune que lui, cette dimen-
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sion est soigneusement neutralisée. Kâlî elle-même est l’objet d’une opération
de découpe ou de clivage : l’Amante ne doit pas interférer avec la Mère. Adulte,
Ramakrishna persiste à s’enfermer dans la relation totalisante qui soude l’en-
fant à sa Mère divine.
Avec l’âge cependant, et conformément à la dialectique du tantrisme, il
esquisse un mouvement de retour vers la réalité concrète et multiple, vers le
monde des formes irrigué par les énergies brûlantes de la Déesse. Au plan doc-
trinal, ce mouvement prépare la reconnaissance progressive de Ramakrishna
comme avatâra ou « descente » de la Divinité. Chronologiquement et psycho-
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logiquement, Kripal rattache ce mouvement de « descente » à la venue de
disciples : désormais – cela s’exprime dans de nouvelles visions – Ramakrishna
« trouve ses délices en Dieu dans les formes de l’homme » ; il apprend à recon-
naître les jeux de la Divinité dans le monde des hommes, en particulier dans
l’« intense désir » qu’il éprouve pour de jeunes disciples, des garçons adoles-
cents en qui brillent encore les pures énergies de la Déesse. Kripal relève avec
minutie tout ce qu’il considère comme des manifestations (évidentes, discrè-
tes, ou réprimées) d’une passion dont les versants sexuel et mystique sont
indissociables. Si Ramakrishna dans son ascèse se faisait femme pour se déro-
ber à l’amour des femmes, Ramakrishna dans son éros se fait femme, s’identifiant
à l’énergie (shakti) de la Déesse, pour conquérir de jeunes hommes.
Cependant, son attitude à l’égard du Tantra demeure ambivalente : chemin
vers le divin, c’est un chemin impur, « sale ». Du récit des derniers mois de
Ramakrishna, Kripal remonte à l’enfance : bien des choses, suggère-t-il, s’éclai-
rent par l’hypothèse d’abus sexuels dont le petit garçon aurait été victime lorsqu’il
fréquentait des ascètes de passage au village.
Acclamations et protestations
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L’ouvrage connut un large succès aux États-Unis. Il fit aussi scandale, notam-
ment en Inde. De la controverse qui suivit, je ne retiens qu’un document : 80
grandes pages publiées sur le web par un moine indien de la Ramakrishna
Mission, aumônier (chaplain) hindou à Harvard 5. Un ton mesuré, courtois, mais
une critique qui se veut dévastatrice de la méthode et des qualifications de Kripal.
Kâlî’s Child entendait déconstruire l’image de Ramakrishna. Le projet com-
portait une série de défis : remonter de traductions anglaises édulcorées aux textes
bengalis originaux ; comprendre pourquoi quelque cinq volumes de notes pri-
ses lors d’entretiens de Ramakrishna avec ses disciples ne furent pas publiés
dans l’ordre chronologique ; contourner la censure qui interdit l’accès à une par-
tie des sources sur sa vie et ses enseignements ; distinguer ce qui provient d’une
part, de disciples adultes et mariés, plus sensibles aux valeurs tantriques, et d’au-
tre part, de jeunes moines célibataires rassemblés autour de Vivekananda, lequel
aurait édité une version aseptisée, purement védantine, du message du maître 6;
décoder enfin le sens de « paroles secrètes » dissimulées dans une masse d’anec-
dotes plus anodines.
Procédant point par point, Swami Tyagananda se montre intraitable dans sa
« réponse ». Loin d’améliorer les traductions existantes, Kripal trahirait une
médiocre connaissance de la langue bengalie. Peu familier de la société et de
la culture bengalies ainsi que des traditions hindoues, il multiplie les contre-
sens. Ce qu’il appelle « Tantra » se réduit à quelques images et pratiques extrêmes
peu représentatives d’un courant beaucoup plus large. Son parti-pris de lecture
dans le registre sexuel, plus précisément homosexuel, lui suggère à chaque page
des interprétations qui, même lorsqu’elles portent sur des détails, ont un effet
cumulatif néfaste : ce qu’il croit comprendre ou ce qu’il propose d’abord à titre
d’hypothèse le conduit bientôt à d’autres lectures et hypothèses tout aussi aven-
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tureuses, dans une dérive qui écarte de plus en plus de la vérité du personnage.
Quant aux « paroles secrètes », il s’agit simplement de « paroles profondes »,
prononcées souvent en présence de nombreux disciples et même de simples
visiteurs…
La controverse allait connaître bien des rebondissements. Peut-on conclure ?
Bien des critiques du Swami semblent faire mouche. Suffisent-elles à invalider
l’interprétation de Kripal dans son ensemble ? Celui-ci n’avait-il pas anticipé,
dans son introduction, une partie des reproches qui lui seraient faits ? Plus d’une
fois, les corrections apportées, éclairantes dans le détail, contournent des tex-
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tes plus décisifs. Kripal, me semble-t-il, dispose encore de pas mal de munitions.
Et surtout, par-delà d’éventuelles inexactitudes à propos de points techniques,
nous sommes confrontés à des modes de lecture et d’interprétation qui ne se
rencontrent pas vraiment.
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plus près du sommet, tendent à rassembler sous un Nom unique la dispersion
du divin. Encore la trajectoire ne s’arrête-t-elle pas à la pointe de la pyramide :
une ligne de fuite dépasse ce point, le transcende. L’Un, s’il s’oppose au mul-
tiple, est encore un nombre parmi d’autres nombres. Au-delà de la pointe,
cependant, plus d’image, plus de représentation possible : ni titre ni épithète, ni
nom ni visage, ni masculin ni féminin.
Ramakrishna paraît avoir hésité plus d’une fois sur ce seuil : si l’on devient
sucre, peut-on encore goûter le sucre ? Le pur espace sans repères qui s’ouvre
par delà la pointe de la pyramide est celui de la stricte « non-dualité » (advaita),
au-delà de la distinction sujet/objet. Ou, si l’on préfère, en deçà du clivage entre
un pôle objectif et un pôle subjectif, en deçà de toute paire d’opposés (dvandva)
se définissant par leur différence même.
À vrai dire, en imaginant que chaque hindou est situé quelque part sur une
arête de notre pyramide, nous simplifions à outrance et figeons les choses. En
fonction des rôles sociaux, des aléas de l’existence, des âges de la vie, des sen-
timents qui l’affectent, une même personne se déplace spontanément le long de
cet axe. La faim, un souhait de guérison, la perspective d’un enrichissement…
conduisent à recourir à des divinités dont les pouvoirs s’exercent dans des domai-
nes spécialisés. À l’inverse, une capacité de recul par rapport aux souffrances
et aux joies, à l’échec ou au succès – une capacité de prendre de la hauteur –
permet de découvrir, parmi les ressources offertes par la tradition, des figures
du divin moins immédiatement liées à des besoins élémentaires.
Cette mobilité, cette plasticité – dont l’Inde n’a certes pas le monopole – s’y
trouvent renforcées par plusieurs facteurs. Le système complexe des castes en
est un. En outre, par delà la condition présente de chaque individu, se profilent
la chaîne indéfinie des vies antérieures et celle des renaissances futures. De nature
proprement religieuse, un troisième facteur de plasticité démultiplie les ressour-
ces de la tradition. Alors que dans les mondes biblique et coranique, par exemple,
s’impose la majesté du Dieu Un, le foisonnement des formes divines invite l’hin-
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figures divines ne sont pas interchangeables. Chacune ouvre au fidèle une pano-
plie de ressources : récits mythiques, images, rituels, lieux consacrés, calendrier
de fêtes, poèmes et chants, sentiments dominants. Nous y reviendrons.
Le jeu divin
Tout ceci était envisagé du point de vue de l’être humain. Or, l’impression
de plasticité se redouble et s’accentue dès que l’on prend en compte un autre
thème fondamental : le « jeu » divin. Dès les hymnes védiques, certaines divi-
nités apparaissent détentrices de pouvoirs mystérieux et surprenants. Elles sont
dotées de mâyâ-s : capacités quelque peu magiques de produire des apparences
merveilleuses, de transformer le monde environnant, voire de se métamorpho-
ser elles-mêmes. Devons-nous dénoncer comme illusoires et trompeuses ces
fantasmagories divines ? Ou bien ces hauts-faits invitent-ils à l’admiration et la
reconnaissance ?
Quelque chose de cette créativité merveilleuse et toujours surprenante se
retrouvera chez les Grands Dieux de la bhakti – l’hindouisme de communion
et de dévotion – en particulier chez Vishnou et Shiva, sans oublier la Mère.
D’innombrables textes décrivent le « jeu » (ou les jeux ; lîlâ) du Seigneur ou de
la Déesse. Jeux merveilleux ou terribles. Jeux de création, de séduction et de
destruction. Jeux de vie et de mort. Mais toujours, jeux manifestant l’essentielle
liberté et la pure spontanéité de la Divinité lorsqu’elle s’engage dans le monde
pour œuvrer à la délivrance de tous les êtres7. La sagesse consiste à dépasser
les apparences, à surmonter jouissance ou effroi, à reconnaître dans ces jeux
dont les règles nous échappent, l’insondable intention divine de conduire les
êtres à leur libération.
Dans un monde en perpétuel mouvement, dans le flux (samsâra : ce terme
finit par signifier « monde ») au sein duquel la Divinité une et multiple se laisse
7 - Carl OLSON eut le mérite d’explorer ce thème important, en relation avec la figure de
Ramakrishna : The Mysterious Play of Kâlî: An Interpretive Study of Râmakrishna, Atlanta,
Scholars Press, 1990 (American Academy of Religion Studies in Religion, 56).
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Courant majeur de l’hindouisme, la bhakti n’a cessé de s’amplifier depuis
au moins le début de notre ère et jusqu’à nos jours. Par delà les enseignements
sur la non-dualité, la bhakti invite à redécouvrir les dimensions personnelles de
la Divinité. À l’Absolu neutre et sans visage succède en quelque sorte – sans
pour autant le supprimer – un Seigneur ou une Déesse, une Mère, avec qui se
nouent des relations denses et concrètes.
« Bhakti » connote en effet l’idée de participation : avoir part à, être du parti
de, entrer en communion avec… Si le terme se traduit fréquemment par « dévo-
tion », c’est que l’aspect abordable et imagé de la Divinité suscite une relation
de foi confiante qui s’exprime en mille dévotions populaires : chants et danses,
fleurs et encens, lumières et parfums… Tout ce déploiement dévotionnel mani-
feste une oblation plus essentielle : le fidèle ou dévot (bhakta) se voue totalement
à son Seigneur, en telle de Ses manifestations, selon telle forme d’élection, de
sorte que l’existence quotidienne entière devient un geste d’adoration confiante
et le lieu d’une intime communion.
Cette relation se décline notamment selon la diversité des rapports fami-
liaux et sociaux, en même temps qu’elle revêt une variété d’émotions et de
sentiments. Cette palette se déploie dans le culte et notamment dans les poè-
mes et chants composés dans les langues régionales ; elle se retrouve, savante
et codifiée, dans des traités de bhakti, par exemple dans les « Aphorismes sur
la bhakti » attribués au sage Nârada.
Un des derniers versets (n° 82) de ce court traité esquisse une énumération :
« Essentiellement une, la bhakti se manifeste de onze manières différentes :
l’amour qui glorifie les qualités du Seigneur ; l’amour de sa beauté ; l’amour
dans le culte rendu ; l’amour qui fait mémoire constante de lui ; l’amour s’ex-
primant en service ; l’amour que l’on éprouve pour un ami ; l’amour dont on
aime un enfant ; l’amour d’une épouse pour l’époux ; l’amour qui consiste en
consécration de soi ; l’amour de complète absorption ; l’amour vécu dans la sépa-
ration ».8 Précisant que la liste n’est pas exhaustive, un commentateur moderne
8 - Voir par ex. : Aphorisms on the Gospel of Divine Love, or Nârada Bhakti Sûtras, with…
Notes by Swâmî TYÂGÎSÂNANDA, Madras, Sri Ramakrishna Math, 1983.
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illustre chacun de ces onze types de bhakti : les vachères (gopî) de Vrindâvan,
par exemple, s’émerveillent de la beauté de Krishna ; le singe Hanumân, figure
héroïque du Râmâyana, est un modèle de service ; Arjuna, dans le Mahâbhârata,
illustre la relation d’amitié ; Râdhâ et ses compagnes ont vécu l’amour pour
Krishna dans les épreuves de la séparation. Une même personne peut, selon les
circonstances, éprouver ces diverses formes de bhakti : ce fut le cas de
Ramakrishna, ainsi que le rappelle le commentateur, moine de l’Ordre de
Ramakrishna9.
L’histoire de la bhakti illustre le fait que, sous l’influence probable de tra-
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ditions du Sud, du pays tamoul en particulier, la dévotion prend un tour plus
franchement émotionnel10. Les mythes de la tradition krishnaïte semblent avoir
joué un rôle décisif : l’amour fou de Râdhâ et d’autres vachères pour le jeune
dieu Krishna constitue la grande source d’inspiration. D’innombrables poésies
et chansons exploitent la gamme des émotions ou des sentiments, à commen-
cer par la passion amoureuse et ses déclinaisons : douleurs de la séparation,
ressorts de la jalousie, impatience de la rencontre, étreinte comblante…
Se faire femme
9 - Ibid., p. 247.
10 - Voir Friedhelm HARDY, Viraha-Bhakti : The Early History of Krsna Devotion in South
India, New Delhi, Oxford Univ. Press, (1983), 2001.
11 - Ibid., p. 563.
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tisme. Ne lui arrive-t-il pas d’entrer dans le personnage du singe Hanumân au
point de s’affubler d’une queue postiche et de se déplacer par bonds ? La même
souplesse et versatilité, le même désir de reproduire, fût-ce pour quelques jours,
les émotions, les sentiments et l’expérience spirituelle intime de Jésus ou de
Mohammed l’amènent à modifier en conséquence son comportement, son habil-
lement, son régime alimentaire. La méthode, à elle seule, n’autorise pas qu’on
lui attribue des tendances homosexuelles prononcées. Certaines de ces prati-
ques, qui sont loin d’être exceptionnelles dans la bhakti vishnouïte, se mêleront
à l’occasion à des conduites inspirées par le tantrisme « de main gauche » : elles
peuvent alors revêtir des aspects impurs, violents ou asociaux, prenant un tour
plus franchement transgressif13.
La tradition hindoue a-t-elle, plus que d’autres, fait une place positive à l’ho-
mosexualité ? Ce ne semble pas avoir été le cas au plan des structures de la
famille et de la société, ni au plan de l’éthique qui en codifie les normes et valeurs.
Le dharma (ordre socioreligieux) s’édifie notamment autour de la famille, du
couple hétérosexuel, de la procréation qui assure, au bénéfice des aînés et des
ancêtres, la continuité du tissu des générations. Que, par exemple, des hommes
s’habillent comme des femmes ou inversement, c’est là, selon des textes purâ-
niques, un trait décadent, symptôme de l’irrémédiable déclin du dharma et signe
annonciateur d’une fin du monde.
Certes, le dharma reconnaît une place, un lieu « hors lieu » pourrait-on dire,
à ceux – renonçants (sannyâsin) et autres ascètes ou moines – qui font le choix
extrême de quitter la société, ses rôles et responsabilités, ses objectifs (artha)
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certains textes traditionnels ou plutôt transmises oralement de maître à disci-
ple, paraissent bien demeurer le plus souvent dans le registre hétérosexuel.
Il est permis de penser cependant que la plasticité des représentations et pra-
tiques religieuses a fourni à des individus, voire à de petits groupes, des ressources
qui leur permettent dans une certaine mesure d’exprimer et de vivre des ten-
dances homosexuelles marquées. Le recours à l’analyse de textes risque toutefois
de demeurer délicat et peu concluant, d’autant que peu de textes, avant l’épo-
que contemporaine (et même de nos jours), se présentent comme reflétant la
pensée et l’expérience de personnes individuelles. Une étude sur ce thème ne
pourrait se développer qu’à l’interface entre enquête anthropologique de ter-
rain et recherche de type psychanalytique15 ou apparentée.
Jacques SCHEUER
Université Catholique de Louvain
Grand-Place, 45
B - 1348 Louvain-la-Neuve
[email protected]
14 - En sens contraire, Ruth VANITA, «‘Wedding of Two Souls’: Same-Sex Marriage and
Hindu Traditions », J. of Feminist Studies in Religion 20/2 (Fall 2004) 119-135, ainsi que les
publications qu’elle cite en notes, notamment un recueil de textes traditionnels : Ruth VANITA
& Saleem KIDWAI, Same-Sex Love in India : Readings from Literature and History, Palgrave
Macmillan, 2001 (il y est question de Ramakrishna aux pp. 229-232). Les Purâna-s en particu-
lier fourmillent de récits dans lesquels toutes les formes imaginables (et quelques autres) de rap-
ports sexuels et de procréation sont évoquées. Je ne suis pas sûr cependant, qu’il faille y voir,
dans la plupart des cas, une quelconque approbation (ni désapprobation) de pratiques homo-
sexuelles.
15 - Sur Freud et l’hindouisme, sur quelques développements de la psychanalyse en Inde et
des exemples de lectures psychanalytiques de thèmes indiens, signalons les études rassemblées
par T.G. VAIDYANATHAN & Jeffrey J. KRIPAL (eds), Vishnu on Freud’s Desk : A Reader in
Psychoanalysis and Hinduism, New Delhi, Oxford Univ. Press, (1999), 2002.
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plasticité des images et des rôles assumés dans l’expérience mystique et le travail spiri-
tuel.
Mots-clés : Ramakrishna – Tantrisme (hindou) – Deesse – Spiritualité –
(Homo)sexualité.
Summary : The life and teaching of Ramakrishna (1836-1886), a Bengali Hindu Saint
from tantric tradition, has recently been the subject of lively debate concerning the rela-
tionship between mystical experience and (homo)sexuality and that between traditional
teaching and personal biography. After a brief review of the controversy, this article will
attempt to draw light from a number of values, symbols and practices central to Hindu tra-
dition – the unity and multiplicity of the Divine, the “Role” the Divinity plays in the
world, the plasticity of images and roles adopted in mystic experience and spiritual pro-
gress.
Key-words : Ramakrishna - Tantrism (Hindu) - Goddess - Spirituality -
(Homo)sexuality.