1124 Lecons de Droit Prive Compare Jean Francois
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1124 Lecons de Droit Prive Compare Jean Francois
Faculté de Droit
Jean-François GERKENS
Chargé de cours
Avec la collaboration de
Alexandre NGUYEN DINH,
Assistant à la Faculté de Droit de Liège
Edition 2004-2005
Edition provisoire
Jean-François Gerkens – Leçons de droit privé comparé
Introduction
Le terme « droit comparé » est, en soi, un terme ne signifiant rien. Il n’existe pas un
droit qui serait « comparé » au sens où, soit un domaine du droit, soit un système national de
droit y correspondrait. Comme l’écrivait André Tunc, on pourrait dire que le droit comparé,
lui, n’existe pas. S’il existait, il serait formé par l’ensemble du droit dans l’ensemble des
systèmes juridiques nationaux1. Et il serait impossible de connaître ou d’étudier un tel
système.
L’expression « droit comparé » est relativement récente. Elle apparut, à Paris, en 1900,
année de l’exposition universelle. Edouard Lambert et Raymond Saleilles prirent le parti de
créer le « Congrès International de Droit Comparé ». L’esprit de ce Congrès était en phase
avec le début du XXème siècle et plus particulièrement avec l’inébranlable foi envers le
progrès le caractérisant. Fort de son existence, de sa raison et de ses succès, l’homme essayait
de briser les confinements locaux et de dominer pacifiquement le monde. Les juristes furent
évidemment touchés par cet esprit. Interpréter et élaborer leur propre système ne suffisaient
dès lors plus. Ainsi naquit la volonté de développer un droit commun de l’humanité. Le
« droit comparé » devait être l’instrument résolvant les différences accidentelles entre les
droits de peuples dont les degrés de développement économique et culturel étaient
semblables2. Il fallait, selon Lambert3, réduire le nombre des divergences juridiques
consécutives à des incidents historiques ou à des circonstances temporaires ou contingentes.
La foi dans le progrès, si caractéristique du début du XXème siècle, a disparu ; les deux guerres
mondiales ont affaibli, voire détruit, la croyance en un éventuel droit universel. Le « droit
comparé » a toutefois poursuivi de manière continuelle son développement.
Cela dit, si l’expression « droit comparé » est un peu impropre ou constitue un abus de
langage, elle est toutefois claire. L’expression est donc commode ; elle couvre
l’accomplissement de deux sortes d’études : d’une part, l’étude des droits étrangers eux-
1
ANDRE TUNC, Grands systèmes de droit contemporain (Notes de cours de 4ème licence) 3 et suivantes.
2
Actuellement, on ne dira plus forcément d’un pays ou d’une civilisation qu’elle est sous-développée, parce que
c’est scientifiquement incorrect. L’expression « pays en voie de développement » dissimule une conception
idéologique erronée. Dire d’une civilisation qu’elle est sous-développée - ou en voie de développement -, c’est
laisser entendre que toute civilisation passe par les mêmes stades de développement et de progrès, mais
néanmoins que toutes les civilisations ne sont pas en même temps au même stade de développement. De tels
propos sous-entendent également que la civilisation occidentale constitue le stade le plus avancé de
développement. Aucun anthropologue digne de ce nom ne prétendra plus aujourd’hui le contraire.
3
Raymond LAMBERT, Conception Générale et Définition de la Science du Droit Comparé, Procès verbaux des
séances et documents, Congrès international de droit comparé I (1905) 26, cité par Konrad ZWEIGERT et Hein
KÖTZ, Einführung in die Rechtsvergleichung, 1.
5
Certaines données semblent confirmer une origine antérieure au XXème siècle. Bonaparte, premier consul,
ordonne en l’an IX de traduire et de rassembler en corps d’ouvrages tous les codes civils, criminels,
commerciaux, maritimes, et militaires des Etats européens. En l’an X un bureau est institué au Ministère de la
justice pour traduire et publier les principales lois des pays étrangers ; son œuvre unique mais importante,
paraît avoir été en fait de publier dans une traduction française le Code général (Allgemeines Landrecht) des
Etats prussiens de 1794. Voyez, à ce sujet, René DAVID, Traité élémentaire de droit civil comparé, 1950, 115.
7
A.TUNC, op.cit., 4 ; voyez en ce sens Marie-Laure IZORCHE, Propositions méthodologiques pour la
comparaison, Rev.Int.Dr.Comp., 2001/2, 289.
mêmes – sous la réserve toutefois qu’il est impossible de tous les connaître – et, d’autre part,
l’étude comparative de certains domaines du droit ou de certaines questions juridiques
précises7. Si l’on suit l’opinion de René David, la fâcheuse expression « droit comparé »
invoque l’idée d’une discipline autonome, et dissimule sa dépendance des études de droit
étranger8. Aussi, le « droit comparé » n’est-il pas un ordre juridique, mais une discipline9.
Néanmoins, (b)eaucoup de discussions oiseuses auraient été évitées si, au lieu de droit
comparé, on avait parlé (…) soit de comparaison des droits, soit de méthode comparative10.
À la manière des Allemands, il serait sans doute préférable d’utiliser la formule de
comparaison du droit – « Rechtsvergleichung » –, car c’est à l’accomplissement d’une étude
comparative que le « droit comparé » invite ; cette étude comparative tend à examiner divers
droits en de différentes contrées et/ou en de différentes époques.
Les bonnes raisons de faire du droit comparé sont nombreuses. Mais la plus simple
d’entre elles résulte d’un raisonnement par l’absurde : ne pas faire de droit comparé
supposerait donc que l’on se contente de connaître le droit applicable en Belgique, comme si
le droit belge tel qu’il existe actuellement, voire la Belgique, étaient éternels et immuables.
Or, au terme d’une formation juridique de cinq ans, il apparaît de manière manifeste que le
droit belge ne s’est pas développé, ni ne se développe, dans un milieu clos, autosuffisant et
immuable. Deux processus actuellement en cours démontrent en effet qu’une telle opinion
serait empreinte d’erreurs grossières :
A l’origine, l’union européenne avait pensé pouvoir faire l’économie d’une unification
du droit privé. Mais avec le temps, la nécessité d’un droit privé commun européen – à tout le
moins, dans certaines matières – se fait de plus en plus impérieuse11.
Il est vrai que les codifications liées à un territoire constituent un phénomène
contingent au regard de l’évolution de l’Histoire, puisque les codifications nationales sont
apparues relativement tard, si l’on considère l’évolution des systèmes juridiques12. Or,
pendant ce temps, les frontières politiques des États d’Europe – mais aussi du reste du Monde
– n’ont cessé de changer. Il est donc permis de dire que globalement, les systèmes juridiques
sont plus stables que les découpages territoriaux. Mais si les frontières à l’intérieur de
l’Europe tendent à perdre de leur signification, la disparité entre les différents systèmes
juridiques fini par paraître tellement bizarre qu’elle en devient inacceptable. Par conséquent,
plus le processus d’intégration européenne se réalisera profondément, plus l’unification du
droit sera substantielle …
8
René DAVID, Traité élémentaire de droit civil comparé, 1950, 8.
9
Otto PFERSMANN, Le droit comparé comme interprétation et comme théorie du droit, Rev.Int.Dr.Comp.,
2001/2, 277.
10
René DAVID, Traité élémentaire de droit civil comparé, 1950, 3.
11
En ce sens, voyez par exemple : P. DE VAREILLES-SOMMIERES, Le droit privé européen, Paris 1998.
12
Période couvrant la fin du XVIIIème et le début du XIXème siècle.
B. Le processus de mondialisation.
La nécessité même de parler de droit privé comparé est – au fond et dans une bonne
mesure – la conséquence du processus de codification qu’a connu l’Europe occidentale
d’abord, le reste du monde ensuite. Avant ces codifications, le droit privé était largement
considéré comme étant un ensemble de règles relativement universel. Les ordres juridiques
européens étaient tous les descendants d’une tradition commune, et les disparités entre les
différentes réglementations n’empêchaient pas qu’existe une réelle unité intellectuelle entre
les juristes européens des différents pays15. C’est une telle unité intellectuelle que l’école de
13
André TUNC, Grands Systèmes de Droit Contemporain, 58.
14
R. RODIERE, Introduction au droit comparé, Paris 1979, 3.
15
En ce sens, voyez par exemple : René DAVID, Traité élémentaire de droit civil comparé, II et ss.
droit privé européen tente de reconstituer, afin de mener à l’adoption d’un code de droit privé
européen remplaçant les actuels codes nationaux16.
Pour bien comprendre la situation actuelle et aborder efficacement le droit privé
comparé, il est essentiel de s’interroger sur la codification du droit privé ainsi que sur son
impact sur la science juridique. L’importance du processus de codification, commencé pour
l’essentiel à la fin du XVIIIème siècle, est très généralement admise. Avec plus de deux siècles
de recul, la constatation que les buts premiers de la codification napoléonienne n’ont pas été
atteints, s’impose. En effet, ces codifications n’ont rendu inutiles ni les avocats, ni les
juristes ; elles n’ont pas non plus pu consolider durablement le droit privé17. En définitive, le
seul résultat tangible imputable aux codifications est certainement la mise à mal de la tradition
juridique européenne. Ainsi, depuis que les différents États européens ont codifié leur droit, le
droit privé s’est nationalisé ; il est désormais lié à un territoire géographique restreint.
Il est également vrai que les premiers signes de « nationalisation » (ou mieux :
parcellisation) du droit étaient déjà perceptibles dès les XVIIème et XVIIIème siècles18. A cette
époque, une certaine évolution chez les auteurs, et en particulier chez les auteurs de manuels,
peut être constatée. Le ius commune européen (composé de droit romain et de droit canon)
tend à prendre un peu de distance avec l’interprétation stricte du droit romain. Une place plus
importante est dès lors reconnue aux droits régionaux, d’origine médiévale19. Trois éléments
témoignent d’un tel changement :
l’augmentation de l’activité législative des différentes principautés et royaumes ;
l’installation de juridictions nationales ;
la création, dans les universités, de chaires de droit spécifiques20.
Il n’était dès lors plus uniquement question de droit romain, mais aussi de droit
romano-germanique, de droit romano-hollandais, de droit romano-écossais, de droit romano-
saxon ou de droit romano-hispanique. Mais il apparaît qu’il s’agit là simplement de variations
nationales ou régionales sur un thème unique, une tradition juridique commune. A l’époque,
en effet, l’habitude de la peregrinatio academica21 a été maintenue22. En outre, les références
à la doctrine savante se font toujours indépendamment des frontières étatiques.
L’entrée en vigueur des codifications nationales a cependant entraîné un changement
plus fondamental. L’évanescence de la conscience européenne d’une unité intellectuelle
fondamentale peut être imputée à ces codifications. La tendance à un cloisonnement national
de la pratique juridique et de l’étude du droit devient la règle23. En effet, les nouveaux droits
nationaux, en accord avec la doctrine de la souveraineté absolue - tant interne qu’externe - de
l’Etat, se devaient d’être indépendants de l’autorité « internationale » du droit romain et
devaient, chacun, prévaloir sur les réglementations des territoires autonomes, des villes et des
classes au sein de l’Etat24. Il est possible que la tendance à l’isolation des droits nationaux soit
actuellement en perte de terrain.
16
En ce sens, Reinhard ZIMMERMANN, Roman Law, Contemporary Law, European Law, XIX.
17
Reinhard ZIMMERMANN, Roman Law, Contemporary Law, European Law, 1.
18
Klaus LUIG, Institutionenlehrbücher des nationalen Rechts im 17. und 18. Jahrhundert, in : Ius commune 3
(1970) 64-97 - traduction anglaise :The Institutes of National Law in the Seventeenth and Eighteenth Centuries,
in : Juridical Review 17 (1972) 193-226; R.ZIMMERMANN, op.cit., 1.
19
K.LUIG cite sur ce point : F.WIEACKER, Privatrechtsgeschichte der Neuzeit, 1967, 207 et H.COING, Die
europäische Privatrechtsgeschichte der neuren Zeit als einheitliches Forschungsgebiet, in : Ius Commune 1
(1967) 19.
20
K.LUIG, op.cit., 198.
21
Cette pratique de la peregrinatio academica consistait en ce que d’une part, les professeurs dispensaient leurs
enseignements successivement dans plusieurs universités d’Europe et d’autre part, les étudiants accomplissaient
leur cursus au sein de plusieurs universités européennes.
22
R.ZIMMERMANN, Roman Law, Contemporary Law, European Law, 2.
23
Voyez en ce sens, Léontin-Jean CONSTANTINESCO, Traité de droit comparé, 22.
24
K.LUIG, op.cit., 200.
La conclusion est que les codifications nationales mirent fin à la « seconde vie » du
droit romain - période pendant laquelle il a été directement applicable. Depuis sa réception au
XIème siècle, le droit romain servit de base juridique à l’administration de la justice en Europe
occidentale et centrale ; il constitua également le ius commune, le droit commun. Pendant ces
quelques huit siècles, le droit romain assimila de nombreux éléments de droit canon ainsi que
des coutumes non romaines. Le droit romain de l’Ancien Régime ne correspondait dès lors
plus à celui des Romains de l’Antiquité. Il en était fait un nouvel usage : l’usus antiquus
pandectarum fut remplacé par l’usus modernus pandectarum.
Au XVIIIème siècle, certains auteurs ont voulu ébranler l’autorité reconnue au droit
romain, au motif que ce droit était l’œuvre de dirigeants despotiques d’un autre temps et
d’une autre civilisation. L’on a reproché également au droit romain d’être la source
d’innombrables controverses doctrinales portant sur des arguties anachroniques, fondées sur
des subtilités purement théoriques… De plus, le droit romain constituait souvent une source
de droit subsidiaire par rapport aux coutumes régionales. Enfin, la multiplicité des sources de
droit contribua à diffuser l’impression de complexité et d’inefficacité de l’administration de la
justice.
La codification avait pour objectif, d’une part, de mettre de l’ordre dans
l’ordonnancement juridique ainsi que, d’autre part, de mettre sur pied un système qui
couvrirait l’entièreté du droit privé, tout en en excluant les sources juridiques rivales, et tout
particulièrement, le ius commune romano-canonique.
Ce processus a malheureusement conduit à ce que droit, pratique juridique et étude du
droit se bornent au cadre étatique. Envisageant la Belgique, la modique taille de son territoire
souligne à souhait le côté absurde de la parcellisation du monde juridique.