Face à "la dictature émotionnelle des réseaux sociaux", comment développer l'esprit critique de notre enfant ?
Favoriser l’autonomie de l’enfant face au savoir, lui donner des clés pour échapper à la dictature émotionnelle des réseaux sociaux, lui apprendre à respecter la diversité des points de vue et à débattre dans le calme... Autant de pistes que met en avant la philosophe, membre du conseil scientifique de l’Éducation nationale.
Passer la publicitéMadame Figaro. - Dans votre récent ouvrage Penser vite ou penser bien ? (Éditions Odile Jacob), vous analysez nos capacités de raisonnement. Comment définiriez-vous l'esprit critique ?
Joëlle Proust. -Pour moi, comme pour la plupart des philosophes, il a à voir avec la capacité de juger, de discerner entre deux positions, en fonction des enjeux et des arguments, celle qui mérite d'être suivie. Les sciences cognitives nous apprennent à ce sujet deux choses fondamentales. D'abord, que le jugement fiable naît d'une série d'habitudes cognitives prises depuis l'enfance. Ensuite, que l'esprit critique dépend de l'accès à une forme conceptuelle de raisonnement, par opposition au raisonnement superficiel, à l'emporte-pièce, mû par les émotions du moment. C'est pourquoi, avec le Conseil scientifique de l'Éducation nationale, nous sommes en train de mettre en place de nouvelles formes de gestes, d'outils pédagogiques, à disposition des enseignants, pour leur permettre de changer de posture éducative face à l'enfant.
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Que faudrait-il modifier ?
Traditionnellement, à l'école, on est trop souvent face à la figure tutélaire de l'enseignant qui sait et "déverse" son savoir sur l'élève, comme dans un vase. Dans cette perspective, des consignes sont données aux élèves. Mais l'entraînement à l'esprit critique suppose que les élèves aient accès au sens profond de ce qu'ils font à l'école : quel est l'apprentissage que je cherche à atteindre ? Pour que l'élève construise ses capacités de raisonnement, il doit passer d'une représentation superficielle de l'activité proposée - "Lis ce texte" - à l'objectif conceptuel poursuivi - "Je vais apprendre à comprendre ce que je lis, à faire des hypothèses".
En cours élémentaire, nous proposons par exemple à l'enseignant de coconstruire chaque matin, avec ses élèves, le "menu du jour". Pour chaque séquence de la journée (maths, français…), un groupe d'élèves est chargé d'expliquer à la classe les objectifs d'apprentissage qui seront poursuivis. S'il s'agit d'une séquence de grammaire ,l'objectif peut être d'identifier le sujet dans la phrase. S'il s'agit d'une séquence d'arithmétique, ce peut être d'apprendre à faire une division. Dans le cadre d'une séquence de lecture, l'objectif peut être de chercher les indices pour déduire qui est le coupable. Une autre activité de fin de journée, le "journal des apprentissages", leur donne l'occasion de raisonner de manière autonome sur tous ces sujets.
De retour à la maison, les élèves sont invités à résumer ce qu'ils ont appris, ce qui les a intéressés ou ce qu'ils n'ont pas bien compris. Les résumés individuels sont discutés en petits groupes le lendemain, puis révisés et complétés. En débattant quotidiennement entre eux, les élèves apprennent à argumenter dans le calme ; ils découvrent la diversité des points de vue, et constatent que toutes les réponses ne se valent pas. Cet apprentissage commence en réalité très tôt, avec celui de la décentration.
En vidéo, la bande-annonce du film "Le cercle des petits philosophes"
Par "très tôt", vous voulez dire dès la maternelle ?
Oui. On peut, grâce à des jeux de rôles, apprendre aux très jeunes à se décentrer de leurs propres émotions en leur faisant jouer alternativement plusieurs personnages. Ils découvrent les émotions liées aux situations rencontrées, apprennent à les nommer, à les reconnaître en eux-mêmes et dans les autres, et en même temps à les contrôler. C'est très important, notamment pour les élèves venant de milieux défavorisés. Ne pas avoir bénéficié d'une attention parentale suffisante favorise l'impulsivité - gouvernée par l'émotion et encouragée par ailleurs par les réseaux sociaux.
Que peut faire un parent pour développer ces réflexes ?
Sensibiliser son enfant aux normes de fonctionnement de la maison, le responsabiliser sur la base de son adhésion à ces normes. L'art de la disputatio ,au Moyen Âge, consistait à assigner à un étudiant la défense d'une position, et à un autre celle de la position inverse. C'est l'un des outils que l'on peut employer face à la dictature émotionnelle des réseaux sociaux, où règnent en maîtres les jugements stéréotypés, la haine de ce qui n'est pas soi et la certitude d'avoir raison.
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