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5 O QUESTIONS
Collection dirige par Belinda Cannone
dans la meme collection 8. Suzanne Liandrat-Guigues et Jean-Louis Leutrat, Penser le cinma 12. Vincent Amiel et Pascal Cout, Formes et obsessions du cinma amricain contemporain 14. Pierre Berthomieu, La Musique de film 15. Monique Carcaud-Macaire et Jeanne-Marie Clerc, L'Adaptation cinmatographique et littraire Illustration de couverture : Denis Lavant dans Mauvais Sang (1986) de Leos Carax (DR). www.klincksieck.com Tous droits de traduction, d'adaptation et de reproduction, par tous procds, rservs pour tous pays. Klincksieck, 2005 isbn 2-252-03524-2 50 QUESTIONS Avant-propos 1. Pourquoi retraverser un siecle de cinma ? 11 2. Que! imaginaire du cinma se dessine? 13 3. En quoi une histoire des inventions est-elle trompeuse ? 16 4. Une histoire imaginaire du cinma est-elle pensable?.. 19 l. - Mouvements divers autour de I'anne 1895 5. Aquoi correspond I'anne 1895 ? 23 6. Quels changements affectent la notion d'image ? 25 7. Une esthtique des intervalles est-elle imaginable? 27 8. Quelle inversion est au principe de la nouvelle image ? 28 9. Comment le sculptural est-il envisag il la fin du XIX e siecle ? 30 10. Quelle scission se produit devant I'image ? 32 11. Quelle mtamorphose suppose la photognie ? 34 12. Quel est I'enjeu du corps nu ? 36 13. Prise d'empreinte et gain de ralisme ont-ils la meme fina lit ? 38 14. Quel est le nouveau statut du regard ? 41 n. - Un pas au-delil : du temps des Expositions il celui des passages 15. Encare la notion de modernit ? . 45 16. Pourquoi Baude!aire condamne-t-illa photographie et la sculpture? .. 47 17. En quoi consiste 1' imagerie du XIX e siecle ? .. 50 18. Comment aller des tableaux parisiens aux Expositions et aux passages ? .. 53 19. Quelles modifications font passer du Salon aux Expositions? .. 55 20. Les passages benjaminiens, une allgorie de I'image , . ; mecanlque . 58 Esthtique du mouvement cinmatographique 21. Que signifie le machinisme de L'Eve future ? . 22. Pourquoi Auguste Rodin aimait-illa photographie ? . 23. Empreinte lumineuse, trace ou moulage ? . 24. A que! imaginaire s'adresse la passante de Baudelaire ? . 25. Comment Proust allie-t-il dispositifs optiques et frag ment sculptural? .. 26. Y a-t-il une relation entre la danse de Nijinski et la chronophotographie ? . 27. La chronophotographie, pratique scientifique ou forme esthtique ? . III. - Dplacements de la forme Marey au xx e siecle 60 62 65 68 71 75 78 28. Image ou plan cinmatographique? 29. Faut-il etre aveugle pour monter un film? 30. Quel est I'enjeu de l' image par image ? 31. Et les futuristes ? 32. Que reprsente le cinma exprimental ? . 85 . 87 .. 91 .. 94 . 96 33. A que! spectade assiste I'homme ordinaire du . / ; CInema .. 98 34. Quel effet de matiere produit le cinma? .. 100 35. Oil trouver du sculptural au cinma ? .. 102 36. Quel monde nait du mouvement cinmatographique ? 104 37. Pourquoi reparler de Gradiva ? .. 108 IV. - L'Homme qui marche, une allgorie dynamique 38. Pourquoi faire de la marche une question? . 111 39. Quelle suite s'ouvre avec L'homme qui marche? .. 114 40. Le motif du marcheur a-t-il une dimension esthtique ? 116 41. Comment marcher et voir se transforment-ils? .. 119 42. Comment le fliineur passe-t-il d'une rive aI'autre ? . 120 43. Pourquoi Marey intresse-t-il Marcel Duchamp ? .. 122 44. Qu'apporte le geste de Warburg ? 45. Le cinma, une potique de la marche? 46. Alain Resnais arpenteur du xx e siecle? 47. Que nous apprend la forme bal(1)ade ? 48. Faut-il suivre le sourire d'une statue ? .. .. . . .. 125 129 131 133 136 50 Questions Et pour prolonger cette traverse... 49. Si diffrence des arts il y a, oil situer le cinma? ......... 50. Qu'y avait-il donc tant a regretter en un siede de cinma ? 139 141 Bibliographie Index 147 155 7 Il y avait, pour le voyage, une route noire et blanche et, sur cette route, des ombres saisonnieres soulevaient tour atour des nuages de poussiere, des bou((es de chaleur, des meules de rires, des tonnes de plumes, des fleuves de larmes, de longues, longues robes de charme. Il yavait aussi une tres belle htaire, qui ne vieilllissait pas, mais qui passait. Paul luard, Prface aNicole Vdres, Images du cinma ( r a n ~ a i s Les pas que (ait un homme, du jour de sa naissance a celui de sa mort, dessinent dans le temps une (igure inconcevable. Jorge Luis Borges Il n'y a vraiment qu'une histoire du cinma : celle qui commence avec les souvenirs et qui se con(ond avec notre histoire. Paul Gilson (cit par Ren Clair, Prface aCin-Magic) L'auteur tient a remercier tout particulierement Belinda Cannone pour sa confiance, ]ean-Marc Loubet pour son concours avis et Safia Benhaim ainsi que Cyril Neyrat pour leur aide prcieuse. AVANT-PROPOS 1 Pourauoi retrawrser un siecle de cinma ? Aux commencements du cinma, il y a eu... Tel pourrait etre le dbut de ce qui n'est pas une histoire du cinma, mais une des cription de la configuration imaginaire d'ou surgit le 7 e arto Ce livre part d'une constatation surprenante et il repose sur une intuition paradoxale. La constatation est de ]ean-Luc Godard affirmant a la fin du xx e siecle que le cinma n'a pas accompli ce pourquoi il tait n. Tout en invitant a une mise en perspective historique, cette dclaration ne laisse pas d'intriguer. Elle est problmatique en soi parce qu'il n'est pas habituel de postuler un inaccompli du cinma ; elle I'est aussi de fa<;:on relative : dirait-on cela d'un autre art ? Est ce un probleme de temps parce que le cinma n'a guere plus d'un siecle d'existence ? Ne serait-ce pas plutt qu'au-dela des discours et des pratiques reconnus demeure la rserve d'inexplicite qui a soutenu les exprimentations nombreuses ayant concouru a l'mer gence du cinmatographe ? Quant a I'intuition, c'est que pour pen ser cette mergence une place est a faire a une pense du sculptural. Le paradoxe n'est qu'apparent. Ala fin du XIX e siecle, la sculpture ne peut guere rivaliser avec la peinture dont la suprmatie est vi dente, mais elle ne laisse pas de proccuper la critique d'art qui y fait rfrence indirectement. Avec I'arrive des images mcaniques et I'entre dans l'ere de la reproductibilit technique ", selon Walter Benjamin, la rfrence sculpturale apparatra a propos de la photographie, du stroscope, de la chronophotographie et du cin matographe au meme titre que les questions de la matiere, du 11 Esthtique du mouvement cinmatographique rythme et du geste dans ces images. Elle pourra rejoindre les rfiexions sur le moulage, la trace ou I'empreinte et, ainsi, accom pagner, en filigrane, toute I'histoire du cinma au xx e siecle. Pour que se rejoignent cette intuition et le constat godardien, il faudra faire fond sur des intermdiaires, des intervalles et des modulateurs ; autrement dit, il faudra dmuitiplier I'approche et faire jouer entre elles les pieces du dispositif conceptuel. Les questions poses dans ce livre sont destines a mettre en relation certains aspects que prennent non seulement les discours sur les arts mais aussi les formes nouvelles de I'image naissant au tournant du XIX e siecle et leur prolongement au xx e siecle. Ce qui revient a interroger l'poque du cinmatographe dans ses rapports imaginaires avec l'image. Au lieu du schma linaire et chro nologique attendu, I'arrive du cinma sera inscrite entre images et imaginaire, dans un agencement se produisant a plusieurs niveaux, a travers plusieurs sortes de manifestations artistiques, inventions technologiques ou recherches scientifiques, aussi bien que dans la nature des dbats esthtiques contradictoires qui alimentent la cri tique d'art a I'ge moderne. Michel Foucault a comment les termes en usage chez Nietzsche dans leur rapport avec l'histoire. Il montre ce qui diff rencie la notion d' origine de celles de provenance ou d' mergence oAinsi, la recherche de 1'origine lui parait etre une chimere par sa prtention a unifier, a mettre au jour un stade pre mier, voire une puret de dpart sinon une essence ; la prove nance et 1' mergence lui semblent mieux adaptes aux commencements innombrables que 1'on vrifie en toute chose : Suivre la filiere complexe de la provenance, c'est au contraire maintenir ce qui s'est pass dans la dispersiono L'mergence ou le point de surgissement n'est pas une fin derniere ; elle dsigne un lieu d'affrontement et elle se produit toujours dans un intersticeo A la diffrence de l'histoire traditionnelle, le sens historique, fond sur la provenance et l'mergence, rintroduit le devenir et le dis continuo Si bien que les forces qui sont en jeu dans l'histoire n'obissent ni a une destination ni a une mcanique. [o .. ] Elles ne se manifestent pas comme les formes successives d'une intention primordiale ; elles ne prennent pas non plus I'allure d'un rsultat (Foucauit, 1971). L'ensemble ou sera situe la provenance du cinma laisse transparaitre un imaginaire commun a des discours, 12 Avant-propos -_._--. a des inventions techniques et ades phnomenes artistiqueso De la, le circuit particulier que reprsente chaque partie de ce livre fon de toujours sur l'assemblage de plusieurs matieres afin que le mouvement gnral de I'agencement esthtique ne disparaisse pas derriere les ncessits de I'exposo Cette conception de I'histoire revue par Foucauit nous permettra d'avancer une ide relative aux images naissant a la fin du XIX e siecleo Pour lui donner consistance, il faut faire place non seulement aux traces concretes reprables dans la reprsentation visuelle (une iconologie y suffirait), mais aussi au role des textes (les tudes critiques, notamment, qui, du XVIII e siecle au XIX e siecle, laissent affleurer une rfrence au sculp tural) ainsi qu'aux dcouvertes techniques qui entourent le cin matographe. Cela suppose en outre de rflchir ala fonction sp cifique de la reproduction mcanique dans I'laboration des discours d'une poque qui, caractrise par I'anne 1895, est exemplairement voue a I'image et ou cette derniere devient pour ainsi dire une catgorie interprtativeo Nous proposons un imagi naire historique se distinguant de notions telles que celles de mentalit ou d' idologie 0 l~ I " l l f g ~ La notion d'imaginaire est aentendre non pas comme une fiction plus ou moins fantaisiste (en quelque sorte, une produc tion de I'imagination), ou plus ou moins logique, au sens ou la mise en rcit participe de toute entreprise d'historien (Veyne, 1971) mais, principalement, comme l'articulation de diverses images elles-memes dfinies par des discours critiques sur les pra tiques artistiques dont elles relevento Ce n'est jamais au ras de I'image, sur elle, que I'imaginaire dmarre et s'vertue et fonc tionne , remarque Maurice Mourier (1986)0 L'imaginaire dont il sera question joue dans les intervalles ns entre les images et les discours d'une poque du cinma, en largissant la notion d' interstice figural de Bernard Vouilloux (1994)0 Ainsi l'on sera amen a rompre avec la distinction des images en elles-memes et des types d'images par leur technique 13 - -- - ----------- Esthtique du mouvement cinmatographique ou par leur vise esthtique. N'est-il pas d'usage, en effet, de considrer l'image chronophotographique d'un Eadweard Muybridge tudiant la gestuelle d'une femme qui vide un rci pient rempli d'eau comme relevant d'un univers esthtique dis tinet de la sculpture traditionnelle d'une nymphe ? fu le cinma lui-meme n'est-il pas con<;:u comme tranger a l'une et a l'autre ? A cette iconologie premiere des sujets reprsents, a cette spara tion par technologies diffrencies, il sera ncessaire d'opposer un autre rgime de l'image purement pense par le reve n des crits des critiques d'art, quand il ne s'agit pas des textes des inventeurs d'appareils eux-memes contredisant les formes engages par les procds techniques. Georges Didi-Huberman n'hsite pas a ramener une analyse de Proust par Walter Benjamin, a l'enjeu principal qu'est l'image : Voila pourquoi avec Walter Benjamin, l'histoire de l'an recom mence si bien: parce que l'image est dsormais place au centre meme, au centre originaire et tourbillonnant du processus histo rique... (Didi-Huberman, 2000a). Image dialectique, dit Benjamin, mais de quoi procede-t-elle exactement ? Aquel niveau opere-t-el1e ? se demande Didi-Huberman : Dsigne-t-el1e, cette "image", un moment de l'histoire (comme processus), ou bien une catgorie interprtative de l'histoire (comme discours) ? [... J L'image dialectique, est-ce l'reuvre de Baudelaire crant au XIX e siecle un nouveau cristal potique dans la beaut duquel _ beaut "trange" et beaut "singuliere" - brille la "sublime vio lence du vrai" ? Ou bien est-ce l'interprtation historique qu'en donne Benjamin dans le double faisceau de considrations sur la culture avant Baudelaire et sur la modernit invente par lui ? [... ] L'image dialectique, avec son essentielle fonction critique, deviendrait alors le point, le bien commun de l'artiste et de l'his torien : Baudelaire invente une forme potique qui, en tant meme qu'image dialectique - image de mmoire et de critique tout a la fois, image d'une nouveaut radicale rinventant l'originaire _ transforme et inquiete durablement les champs discursifs environ nants [... J. Moyennant quoi, l'historien aura lui-meme produit un nouveau rapport du discours a l'reuvre, une nouvelle forme de discours ... (Didi-Huberman, 1992, p. 133-134). Bien des historiens ont instali l'image au creur de leurs pr occupations : un Michel Vovelle pour ses travaux sur la 14 Avant-propos Rvolution fran<;:aise, ou un Francis Haskell pour l'histoire de l'art (1995). Ce dernier est amen a postuler une imagination historique chezRuskin ou Huizinga et a considrer l'image dans sa reprsentation mentale (par opposition aux figures repr sentes dans une image) pour s'carter de la notion de document visuel, de source iconographique ou d'illustration. Toutefois, la mthode tant dtermine par la recherche elle-meme, et celle-ci portant essentiellement sur la vrification d'une vrit historique a partir des reprsentations mentales et visuelles, Haskel1 est amen a constater que la vision d'une poque, ne de la contem plation de ses reuvres d'art, est toujours incomplete, toujours favorable et, par suite, mensongere. Pouvait-il en etre autrement, compte tenu des attentes de l'historien ? Il faut donc repartir de la pan d'imagination qui se dduit de l'existence de l'image a la condition que cel1e-ci soit envisage dans l'effet qu'elle produit mentalement (vision limite, fragmen tation, absence de continuit et de totalit, disparition autant qu'apparition, mise en doute du per<;:u, etc.). Didi-Huberman poursuit sa lecture de Benjamin : ... dans l'image, l'etre se dsa grege : il explose et ce faisant, il montre - mais pour si peu de temps - de quoi il est fait. L'image n'est pas l'imitation des choses, mais l'intervalle rendu visible, la ligne de fracture entre les choses (Didi-Huberman, 2000a). Il faut en outre interroger les divers types d'images produisant un effet d'poque, car de leur diversit nait une certaine ide du temps (sur la notion d'poque, voir Dotte, 2004). Didi-Huberman crit ail1eurs : Benjamin n'a si bien pos les problemes de la photographie en termes de temps - temps historique, temps phnomnologique, temps fantasma tique - que parce qu'il avait su poser les problemes de temps en termes d'image. C'est l'image, et non l'vnement, par exemple, qui selon Benjamin constitue le "phnomene originaire de l'his toire". L'image est cette "dialectique a l'arret" en quoi l'histoire tout a la fois se dsagrege et se constitue (Didi-Huberman, 2000b). Puissance donc de col1ision de cette image OU des choses et des temps sont mis en contact, tlescops , dit Benjamin, comme dans l'exprience individuelle de la mmoire proustienne. Cette temporalit particuliere qu'engage l'image dans l'his toire ainsi con<;:ue est donc diffrente de celle que les historiens positivistes inventent a l'endroit des objets de leur connaissance. 15 Esthtique du mouvement cinmatographique Avant-propos Si, se!on Didi- Huberman, une autre conception de l'image dmonte l'histoire traditionnelle, elle peut servir aussi a fal;onner esthtiquement l'mergence du cinma et s'carter ainsi de l'ide que nous nous faisons ordinairement de son invention. Les lignes de fracture produites par les images naissant a la fin du XIX e siecle (se!on la lecture benjaminienne propose par Didi-Huberman) viennent s'insrer entre les discours de l'poque, et grace aelles le statut du cinma paraltra chang. D'une part, le cinma ne se substituera pas aux types d'images provenant d'autres techniques que celles qui le concernent directement (dont il serait considr comme l'aboutissement tlologique). D'autre part, cette histoire, qui s'intresse ace qui est advenu par le cin matographe, vers l'an 1895, ne pose pas ce surgissement comme un repere fixe sur l'axe chronologique. Pour autant, la concep tion propose ici n'est pas comparable aune attitude rpandue a la fin du xx e siecle qui consiste ajouer avec la transgression des frontieres entre photographie, cinma, chronophotographie, etc. comme l'ont fait nombre de crateurs : lean-Claude Gonnet et Emmanuel Carlier animant cinmatographiquement des planches de Muybridge ; Alain Fleischer convoquant dans ses films des photographies ; Eugene Smith, usant de la photo tout en faisant rfrence a la chronophotographie, ou encore Eric de Kuyper dans son rappoft aux botes optiques, etc. Les circuits entre les images et les faits de discours seront les lignes de fracture que nous suivrons pour oprer le lien entre ce que la doxa spare. Le monde imaginaire est ce!ui qui laisse le moins reposer les images (Schefer, 1980, p. 107). 11 existe, dans une vue courte, une prhistoire du cinma engageant une volution (ou rsolution) d'inventions mcaniques , crit lean Louis Schefer (1997). Andr Bazin nonce catgorique ment : Le cinma ne doit rien al'esprit scientifique ; l'ide que les hommes s'en sont faite existait tout arme dans leur cer veau. Affirmant la part de l'imaginaire dans cette mergence, il 16 poursuit : On rendrait bien mal compte de la dcouverte du cinma en partant des dcouvertes techniques qui l'ont permise (Bazin, 1958 - Le mythe du cinma total ). Toutefois, contrai rement a ce qu'il pensait, le cinma ne fera pas l'objet d'une approche fonde sur la quete et le gain de ralisme apports dans la reconstitution du mouvement et de la vie par le dfilement de la pellicule et la succession du montage. Et ce, malgr la clebre formule de Malraux aqui le style baroque sert de rfrence : Ce qu'appellent les gestes de noys du monde baroque n'est pas une modification de l'image, c'est une succession d'images ; il n'est pas tonnant que cet art tout de gestes et de sentiments, obsd de thtre, finisse dans le cinma (Malraux, 1940, p. 40). L'mergence du cinma ne sera pas non plus envisage re!ative ment ala succession des innovations qui ont conduit progressive ment a l'invention des freres Lumiere (Pine!, 1992). Laurent Mannoni, en connaisseur des collections et des appareils, a pu crire qu' il n'existe pas un seul et unique inventeur de la tech ni que, du spectacle et de l'art cinmatographiques, mais be! et bien une longue chalne constitue par plusieurs gnrations de chercheurs, tous dpendants les uns des autres (Mannoni, 1994, p. 281). Nanmoins, le catalogue des dispositifs ou des inventions annonl;ant ou prcdant la camra des Freres Lumiere ne sera pas feuillet. L'imaginaire dont nous parlons repose sur les images croi ses dans les discours critiques, ou les positions thoriques, et dans l'ombre des mmoires visuelles. L'appareillage mental ne sera pas spar de l'outil qui a permis la production d'images, il sera meme privilgi car l'image, particulierement l'image mca nique advenue au cours du XIX e siecle, ne peut etre autonomise par les inventions qui en constituent la genese technologique. La srie d'tapes conduisant tlologiquement ala naissance du cin matographe sera carte au profit de l'effet de saute, voire d'arret sur image que chaque appareil, chaque discours instaure comme autant de figements successifs d'un imaginaire au fonctionnement aussi saccad que les appareils qui lui donnent vie. Ce que les his toriens appellent une tape est aussi un cul-de-sac de l'illumina tion technique pour Miche! Frizot, qui y insiste dans plusieurs de ses crits : Chaque innovation du dispositif de production gnere ses propres dlimitations, ses irrductibilits, et ses impos 17 Esthtique du mouvement cinmatographique sibilits d'adaptation (Frizot, 1996, p. 21), si bien que chaque technique cre son systeme exclusif, isol, incompatible avec les autres qui lui sont proches, condamn a devenir caduco Au titre de ces incompatibilits (concretes ou conceptuelles) s'opposant a la volont thorique d'tablir une filiation continue entre les diverses inventions du XIX" siecle et le cinma, on rappellera la dfiance d'tienne-Jules Marey envers toute projection (dont fait tat Lucien Bull, son collaborateur). Celle-ci ne lui aurait appris rien de plus que l'analyse attentive du clich chronophotogra phique. Au lieu d'afficher un prtendu droulement linaire d'changes (essentiellement technologiques) qui resterent ala toires, ce livre, grce au jeu toujours relanc des questions, vise a dcouvrir des relations dpareilles, restes sous-jacentes. Si le cinma est son objet, l'tude ne se rduira pas a lui seu!. L'image dans ses multiples aspects (c'est-a-dire dans la varit des combinaisons d'appareils et des discours qu'elles suscitent en cette fin de XIX" siecle) sera envisage comme un paradigme ou un modele thorique. 11 sera donc question, par un montage et dmontage de notionset de faits connus, de ce qui se met en mou vement entre plusieurs champs de l'exprience humaine qui ne se raccordent pas ncessairement entre eux : arts, transformations des pratiques sociales, histoire vcue, crits et critiques. Ces domaines semblent nanmoins s'articuler pour produire une esthtique du mouvement cinmatographique a travers littra ture, photographie, sculpture, chronophotographie, peinture qui releve d'un imaginaire historicis. 11 en dcoule une autre morphologie de l'image qui la fait hsiter au seuil d'une nouvelle dfinition. De fixe qu'elle avait t depuis toujours, elle est conduite, en ce tournant du XIX e siecle, a se reconnaitre (ou ne pas se reconnaitre) dans des clignotements de lumiere, des apparitions fantomatiques de corps en grisaille, de vacillantes mtamorphoses cres ou projetes mcanique mento L'image dans son rgime nouveau exprime une intermit tence et une mutabilit trangeres a sa notion classique. D'autre part, comme nous le verrons, cette image mcanique s'inscrit dans un dplacement des discours sur l'art au cours du XVIII e siecle qui font du sculptural une rfrence cache et anachronique al'ge moderne ainsi envisag. En un renversement paradoxal, l'image mcanise (a la diffrence de ce qui finira par la dfinir en termes 18 Avant-propos d'empreinte ou d'indice, au cours du XX" siecle) apparait tout d'abord comme d'essence peu raliste, voue a la poursuite de fantomes blancs et noirs (Leutrat, 1995) ou de corps transfi gurs par une sorte de pantomime, quand ils ne sont pas des esprits ou des ectoplasmes. Entre l'image mcanique et la sor cellerie (versant Artaud) d'une part, et l'image mcanique et la magie (versant Mlies) d'autre parto 4 La ncessit d'envisager l'histoire d'une autre maniere rsulte d'attitudes conjugues de divers penseurs ou artistes du Xx e siecle que Georges Didi-Huberman prsente de maniere clai rante (Didi-Huberman, 2000c). Il voque les audaces d'historiens ou historiens de l'art qui ont dgag un rapport singulier aux faits qu'ils tudient. Il faut partir de l'hypothese d'une historicit anhistorique, en un couple de termes calqu sur 1' expression inexpressive de Vladimir Janklvich (1974), ou d'une historicit anachronique. La relation al'histoire traditionnelle se trouve transforme par une pense de l'anachronisme. Toutefois, la vise historique n'en est pas totalement exclue comme cela a pu arriver ad'autres moments du xxe siecle (a partir du structu ralisme et de la smiologie, notamment). 11 nous a donc sembl que le rappel des faits de pense et des actes de cration accompa gnant l'apparition de l'image cinmatographique, permettait de renvisager cette apparition par une srie de dplacements et par la mise en lumiere de cohrences formelles parses dans les domaines auxquels nous nous sommes intresss. On y vrifie un rapport entre des questions morphologiques et une reconfigura tion de l'histoire dont Carlo Ginzburg a propos des analyses sug gestives (Ginzburg, 1989, prface). Si la notion de montage, emprunte au cinma, a frquem ment servi de rfrence plus ou moins explicite acette pense de l'anachronisme, ala fin du xx e siecle un exemple cinmatogra phique de tout premier plan tiendra lieu de terme anotre par cours. Parmi les dernieres ralisations de Jean-Luc Godard, 19 Avant-propos Esthtique du mouvement cinmatographique Histoire(s) du cinma impose, malgr un titre d'allure convenue (mais au plurie! intriguant), une originalit qui n'a chapp a per sonne. On y voit triompher une pratique du montage que l'on peut comparer au montage potique au sens surraliste ou au sens plus plasticien de collage. On peut penser galement aux installa tions melant des supports htrogenes, allant de la vido ou du cinma jusqu'a divers objets, artistiques ou non, aparit avec la photographie, la littrature, la sculpture ou la peinture. Histoire(s) du cinma a I'ambition de tisser un ensemble de rela tions entre les films en gnral, I'histoire du cinma, et l'histoire du xx' sieele qui, ainsi compris (pris ensemble), deviennent l'his toire du sieele du cinma. A cette fin, Godard fait appe! a un imposant agencement. Pendant une vingtaine d'annes, il releve des passages dans des livres, dcoupe des images, prend des notes, souligne, dessine des schmas, entasse journaux et magazines, monte des extraits de films, trie, tablit des re!ations, corrige, reprend, dplace encore. A partir de ce brassage de matriaux prexistants, l'laboration de l'ceuvre personnelle est une ques tion de degr. Histoire(s) du cinma rappelle tantot les Essais de Montaigne pour la propension aux annotations, tantot Le Muse imaginaire d' Andr Malraux, tantot cet autre rassembleur de matriaux, Aby Warburg, dont l'largissement mthodique des frontieres de l'art n'est pas sans analogie avec les dplacements conceptuels imagins par l'atlas iconographique godardien. Si le cinaste qui a delar avoir lu, a vingt ans, Georges Dumzil, ne fait pas mystere de son admiration pour Andr Malraux auque! il a beaucoup emprunt (y compris des tournures syntaxiques, un style d'assertions, ou le ton gnral de l'ouvrage), il est probable qu'il a aussi une connaissance d' Aby Warburg. Ce dernier rapprochement s'installe non seulement a proportion des traits anachroniques par lesquels sont oprs les croisements entre les ceuvres (qu'on vrifie aussi chez Malraux), ou des dplacements spatiaux (sur lesque!s se fondent, la encore, les deux dmarches), mais surtout en ce que Warburg rserve une place a des faits actuels. Toutefois, et la nuance n'est pas ngligeable, a la diff rence de Godard, le but de Warburg est d'tablir des formes de survivances entre I'antique et le contemporain - on se repor tera a ses analyses du drap, du pas de la mnade ou du rituel indien du serpent (voir Michaud, 1998 ; Didi-Huberman, 2002). 20 L'ouverture au contemporain dtermine autrement le travail du montage godardien. Dans une premiere approximation, Histoire(s) du cinma est un film sur l'art tant par l'illustration picturale, musicale ou textuelle que par le pouvoir du cinma de montrer les ceuvres des muses, de meme que la photographie ou la reproduction mcanique faisaient naltre le muse imaginaire . Ace genre du film sur I'art qui ne saurait la dfinir, l'ceuvre de Godard se voit associe une rf1exion originale sur le sieele du cinma : un XX' sieele revu par le cinma, que seulle cinma peut expliquer a l'aide de formules associatives inhabituelles (que nul historien de l'art, du sieele ou du cinma n'a jamais C'est l'innovation propose par Godard qui dborde le spectaele malru cien des mtamorphoses de l'art, s'empare des planches multiples de l'atlas warburgien pour dployer a son tour une srie d'images (visuelles et sonores) htrogenes devant lesquelles nous serions comme devant un temps complexe . En consquence, quoique le terme histoire soit exhib, le propos ne se veut ni linaire ni chronologique, mais fait de super positions et de juxtapositions visuelles et sonores. Par le jeu d'un montage rsolument novateur, triomphe un vritable sens de l'anachronisme d'une forte valeur suggestive et dmonstrative. Avec ou sans l'ceuvre de Godard, il faut bien admettre que la notion d'histoire n'est pas stable et ne l'a jamais t. Elle n'a cess de se modifier au cours du temps. Il suffit de penser aux discours formant ce qu'on appelle a diverses poques l'histoire du cinma, pour vrifier combien cette dfinition est mouvante. L'historio graphie d'un moment du cinma mondial (ne serait-ce que le no ralisme vu successivement par l'apres-guerre, pendant les annes 1960, puis par Gilles Deleuze) le dmontre aisment. L'exemple de Godard renseigne sur les raisons d'un refus du catalogue successif des films et des auteurs, de l'histoire du cinma conventionnelle ainsi que de l'histoire des techniques. Nous ne chercherons pas a faire apparaltre, a l'imitation de Godard, une autre histoire du xx' sieele, mais un imaginaire de l'invention du cinma li a la question du mouvement cinmato graphique ordinaire te! qu'il transparalt dans le motif de l'homme qui marche. 21 j 1 MOUVEMENTS DIVERS AUTOUR DE L'ANNE 1895 1895 n'est sans doute pas un repere pour I'histoire en gn ral, mais c'en est un pour I'histoire des arts (a la condition, bien sur, d'admettre que le cinma est un art). Cette date a t impose par la doxa. Nous retiendrons ce qui fait poque autour d'elle, et non le repere chronologique et symbolique qu'elle est devenue pour une histoire convenue du cinma. Le moment est marqu par I'invention de plusieurs brevets d'appareils, une cen taine en 1896, dont il est discutable de ne retenir que ceux des freres Lumiere, ou du seul Cinmatographe dont le nom, du reste, a t avanc en 1892 par Lon-Guillaume Bouly (Mannoni, 1994, p. 390-430) pour n'tre entrin par un brevet Lumiere qu'en 1897. C'est galement un moment dcisif pour I'histoire scienti fique (la dcouverte des rayons X par l' Allemand Wilhelm Conrad Rntgen), pour la philosophie (Matiere et mmoire de Henri Bergson est de 1896), pour la sociologie (Gabriel Tarde), ou encore pour la psychanalyse dont le terme est utilis pour la premiere fois en 1896 par Sigmund Freud : mentionnons, pour mmoire, les recherches sur I'aphasie et I'hystrie (1886-1893), I'tude d'une thorie du refoulement (1894-1895), ou la publica tion d'tudes sur l'hystrie par Freud et Breuer en 1895 (Bercherie, 1983). Et si, rtrospectivement, I'poque reste mar que par la sance de projection publique des vues Lumiere, c'est 23 Esthtique du mouvement cinmatographique --- -----_. mcanique, mais plutot par une opration de l'esprit. Un Atget, accus de s'en tenir a un froid enregistrement, tait a la recherche d'architectures et de tout un monde d'objets ou accrocher des reliefs de lumiere. La valeur documentaire (pourtant revendique) de ses sculptures lumineuses n'est pas dominante. Et Rodin, multi pliant les photographies de ses statues a la recherche d'effets sin guliers, se souciait-il encore du volume et de la matiere qui font l'art sculptural ? La encore, l'image participe de l'universelle variation . 11 convient donc de ne pas en rester a une conception de l'image telle qu'elle se dfinit dans l'apres-coup par les formes d'art institues, et de ne pas s'enfermer dans une rpartition des images selon leur type : sculptes, peintes, dessines ou animes. Toutes font partie d'une histoire de la production des images de notre culture et toutes participent de la production d'un imagi naire et de ses modes de figuration. Andy Warhol a considr la photographie comme un fragment sculpt susceptible d'assem blage (photographies.identiques, cousues quatre par quatre, bord a bord, avec un fil blanc). 11 rduit l'image a un objet, quel que soit son rfrent, en dtruit l'unicit et lui donne un statut volum trique par la couture mcanique et en relief. Quant au cinma, il est vident qu'il n'obit pas a une dfini tion unitaire et que, par ailleurs, on ne peut non plus le rduire a ce qu'il est au stade de son invention ni a tel autre stade de son volution ultrieure. Des lors, comment l'identifier dans sa globa lit sans en revenir a une question d'origine ? Or, sitot que l'on cherche a c1arifier ses proprits fondamentales, on se trouve reconduit a la performance mcanique que constituent la projec tion et le dfilement des images. Comment ne pas prouver alors la dception que produit l'nonc de la matrialit de cette procdure a travers laquelle semble s'vanouir tout ce qu'on aurait souhait y trouver ? La rponse d'ordre technique affronte en meme temps la question de l'imaginaire induit. Cet imaginaire n'est pas seulement li a tels progres techniques donnant naissance au cinma mais, plus probablement, il est a dcouvrir non seulement dans les inter valles toujours dcelables au sein de l'htrotypie technique (Frizot, 2004) rsultant de l'individualit inconciliable de chaque appareil ou brevet accumuls au cours du XIX e siec1e, mais aussi entre les discours et les modalits artistiques de l'ge moderne. Mouvements divers autour de l'anne 1895 v Mixte d'images concretement ralises et de discours sur l'image, cet imaginaire met en jeu des questions non formules que l'on ne pouvait sans doute exprimer autrement. Les images produites et les discours qui les environnent en sont comme les rponses. Cette hypothese conduit a rassembler les unes et les autres en ngligeant les diffrences techniques au moyen des quelles on les identifie habituellement, et en indiffrenciant les statuts artistiques qu'on leur attribue respectivement. La chrono photographie de Marey releve d'une dmarche scientifique que l'on ne peut percevoir dans les portraits photographiques de Nadar qui, eux-memes, n'obissent pas a la meme conception de l'image d'une socit en mouvement que montrent la Sortie d'usine ou le train entrant en gare des freres Lumiere. Reconstruire hypothtiquement l'imaginaire d'une poque fera naitre une convergence (ce qui est diffrent d'une histoire tlolo gique des progres techniques) la ou on ne l'attendait pas. Warburg voyait dans son projet Mnemosyne une iconologie des intervalles , indiquant par la que l'tude ne porterait pas sur la signification des figures mais sur leur permanence a travers un dispositif visuel a laborer grce aux diverses planches de l'atlas. Nous privilgierons donc un imaginaire des intervalles. En outre, l'cart historique sera moindre que celui ouvert par la quete de Warburg. Notre imaginaire historique des intervalles rside dans les carts entre les discours esthtiques des xvm e et XIX e siec1es, les inventions techniques du XIX e siec1e et les pratiques artistiques qui naissent a la fin du XIX e et se prolongent au xx e siec1e. OU se produisent ces intervalles ? A cette poque, sans doute fallait-il remettre en question la domination traditionnelle de la peinture. La peinture oppose a la photographie constitue le paral lele historiquement attendu maintes fois tudi. Le surprenant est de voir resurgir une pense du sculptural, pourtant majoritairement dprci au XIX e siecle, par le moyen de la succession des coupes du mouvement dont la chronophotographie reste la meilleure transpo sition (mais pas la seule). Dans le premier brevet (du moins relative ment a ce probleme de l'mergence du cinma) dpos par les --------- Esthtique du mouvement cinmatographique Lumiere en fvrier 1895, le nom du Cinmatographe n'apparait paso Le 12 fvrier 1892, Lon Bouly dpose un brevet du Cynmatographe (avec un y), rectifi en Cinmatographe dans I'ad ditif du 27 dcembre 1893. Il serait tomb dans les oubliettes de la pr-cinmatographie comme beaucoup d'autres appareils de la meme poque si sa dnomination n'avait t lie, deux ans plus tard, a un autre appareil plus fortun ", commente Vincent Pinel qui pense peu probable que Louis Lumiere, qui connaissait les appareils de Marey et d'Edison, se soit inspir des travaux de "seconde main" de Lon Bouly. L'aurait-il fait, il aurait au moins pris soin de ne pas recopier le nom de I'appareil ! " (Pinel, 1992). En revanche, dans ce premier brevet, il est fait rfrence clairement a I'invention de Marey par I'indication suivante : Appareil servant a I'obtention et a la vision des preuves chronophotographiques. " Dans les diverses additions et brevets (une quinzaine entre 1895 et 1930) dposs successivement par les Lumiere, le terme cinma tographe est mentionn pour la premiere fois en mai 1897 (( Perfectionnementsaux appareils de projection pour Cinma tographe ) ; il ne remplace pas pour autant le terme de chrono photographie qui resurgit en 1898 avant que ne s'impose le Cinmatographe a partir, semble-t-il, de 1902 (Pinel, 1994). Parmi les autres termes employs par les inventeurs, on note celui de st roscope ". Pour les Lumiere, donc, le cinmatographe releve autant du stroscope que de la chronophotographie. Mais pour Baudelaire, en 1853, le stroscope appelle la comparaison avec la sculpture en ronde-bosse ". Quant aux dcompositions chrono photographiques, qui n'a constat que leurs poses voquent des gestes de statues ? A travers ces mots et ces inventions d'images transparait un rfrent sculptural qui participe de cette remarque de Merleau-Ponty : Tout visible est taill dans le tangible, [... ] a lieu quelque part dans I'espace tactile " (Merleau-Ponty, 1974, p. 177). On est amen a penser que cette priode est marque par un retournement de I'ide d'image. Quelque chose se renverse Mouvements divers autour de I'anne 1895 concretement : I'inversion est au principe d'un nouvel imaginaire. Le pied-de-biche de machine a coudre, dont Louis Lumiere aurait tir I'inspiration pour son propre mcanisme, est le moyen de faire venir le fil du dessous sur le dessus. Michel Frizot (Frizot, 2001) explique que la notion de ngatif ", attache au premier stade de la prise photographique, n'allait pas de soi, et il s'inter roge sur I'origine de cette dnomination, tout en explorant le champ smantique des thories et conceptions scientifiques de I'poque. Jusqu'en 1840, ce premier stade, qui n'a pas encore rec;u de nom, se caractrise par une inversion des valeurs du monde de rfrence. L'ordre naturel des lumieres et des ombres y est interverti. C'est pourtant de ce pis-aller, fonctionnant comme une matrice, que va rsulter la procdure photographique stan dard. Avec la photographie, le couple ngatif/positif entre dans la conception de I'image. C'est une image de nature jusque-Ia impensable (parce qu'elle est en tout point l'inverse du modele copi) qui fait son apparition dans le ngatif. Nous faisons I'hypothese que ce qui vaut pour les valeurs de lumiere et d'ombre vaut aussi pour cet autre renversement qui fait advenir le sculptu ral au sein de I'image moderne. Comme nous le verrons apartir d'une relecture des principaux textes critiques, la sculpture, au XIX e siecle, tait pense en opposition ala peinture. C'est la possi bilit de passer de I'une a I'autre qu'il restait aadmettre de sorte que le couple ngatif/positif se dmultiplie. Tout cela pose des questions de matiere autant que de couleur, d'expression ou de rythme. Il n'est pas certain, de ce point de vue, que le succes rem port sur les plaques autochromes " prsentes lors des pre mieres sances de 1895 par la grisaille des vues Lumiere ne tienne qu'a la question du mouvement. C'est aussi l'absence du coloris qui fut lu par le public de prfrence au procd invent par Louis Lumiere pour obtenir la couleur directement. Autrement dit, un effet sculptural si l'on s'en tient aux statues mono chromes de l'ere moderne. Sculpter, photographier, chronophotographier ou filmer (selon les Lumiere) se laissent dcliner en sries de notions oppo ses : celles qui, avec la sculpture, sollicitent la vue et le toucher, et celles qui conduisent la matrialit de I'objet film ase trans former sous I'effet de la lumiere, du grain pelliculaire ou de I'illu sion de la profondeur, et qui font ainsi place a plus d'abstraction. d'une sup.riorit de l'artiste 1anuque donne naissanct!'" dehOltlOn du modeme msollte. Comme on le Baudelaire, la coupure passe entre les deux sens dll J . moderne : un sens esthtique qui prvaut, et un rique. L'art modeme, en privilgiant l'instant, s'opposera'" au prsent (celui du bourgeois et du sens commun) qU'IUl"" (de la culture c1assique ou antique). Al'inverse de ce produit a la Renaissance avec l'ut pictura poesis, OU la.,.. avait servi de modele pour dfinir la peinture, l' ut se"', ...., poesis , crit ]acqueline Lichtenstein, applique a la p'" modele de la sculpture. Et ce1ui-ci se ddouble, au cours duWIiI'" siecle, entre un rapport ala philosophie et un rapport ala= La sculpture grise, sans coloris, valorisant la matiere et le . plus que la vue, appara!t comme un art pour philosophe. du philosophe n'est-il pas de s'approcher de la vrit au s'en saisir ? Et, comme le rsume le propos de aveugles : d'ou l'on voit qu'un peuple d'aveugles pourt..... des statuaires qui seraient, en outre, des philosophelJ'" Diderot, en effet, la conclusion s'impose : la peinture quence, meut le spectateur, ala diffrence de la sculptur(......i laquell e il reste court, comme ill'crit dans le Salan de 1""":: qui n'empeche pas Diderot d'admirer Falconet ou n'en demeure pas moins que, a ses yeux, la sculpture sante asaisir l'instant, afixer l'phmere, arecueillir ces itb._) sions fugitives qu correspondent aux mouvements de la vict.' 1;' Au XIXe siec1e, c'est contre l'loquence rhtorique debl ture que des voix vont s'lever. A la suite de Baudelaire ment, on yerra les Goncourt dnoncer la dsastreuse in . la littrature sur la peinture. Et en meme temps, en raison dtt, portance de Wincke1mann, la sculpture, de par sa mutisme, ou sa froideur, sert de rfrence anombre de sur l'esthtique sans que pour autant la hirarchie des rellement branle. Si la peinture reste la discipline n'en demeure pas moins que les arguments ont chang discours convergent autour de ce qui caractrise la antique, quitte aconclure tantot que l'art grec est mais perdu, tantot que la statuaire n'a plus sa place dans modeme. Ainsi, tout d'abord, les travaux de Mouvements divers autour de l'anne 1895 ---------- Pendant ces annes de la fin du XIX e siecle se rpand un got pour le noir et blanc, ajout aux mrites de la bipolarit ngatif/positif, en liaison avec la vulgarisation photographique par la photogra vure qui gnralise l'illustration dans les livres et les magazines. Tel est le contexte imaginaire qui entoure la venue du cinmato graphe. Celui-ci, sous des allures de prcision raliste, d'exacti tude ou de vrit, n'en propose pas moins, comme la photogra phie, des images dont le caractere iconique ne correspond guere aux habitudes de perception visuelle. Esthtique du mouvement cinmatographique ____ 0 _ Lorsque, dans le premier tiers du XIX e siecle, apparaissent les travaux photographiques, d'autres phnomenes retiennent gale ment l'attention dans le domaine de la vie inteIlectueIle et artis tique. Il en est ainsi des dbats et du discours sur les arts qui ont t particulierement vifs au cours du XVIIIe siecle, et qui connais sent un renversement insidieux au XIX e
Il n'est pas rducteur de dire que la question de l'art aura t pendant longtemps, peu ou prou, celle de la peinture. Apartir de la Renaissance et de ce qu'on appelle le paragone, sa supriorit sur la sculpture ne cessera d'etre affirme (Le Paragone, 1992). Au cours des XVII" et XVlIl e siecles, le parallele entre peinture et sculpture, se distinguant de l'ancien paragone, prend un autre cours en se fondant sur le critere du mode de perception exig du spectateur, ainsi que le montre ]acqueline Lichtenstein dans un essai sur les relations de la peinture et de la sculpture al'age modeme (Lichtenstein, 2003). Au XIX e siecle, la sculpture sup plante la peinture dans le discours critique et non dans le got, qui demeure le meme. Reste enfouie, cette mergence demeure paradoxale puisque apparemment rien n'a chang. Les travaux de WinckeImann sur la sculpture antique sont pour beaucoup dans ces oscillations entre des poles contradic toires dont les consquences seront trangeres a ceIles que Winckelmann lui-meme avait tires de ses analyses. Si ce dernier cre l'historicit en art tout en dcIarant la mort de l'art par ------- Esthtique du mouvement cinmatographique -------- -.----_._------------_ ... Pendant ces annes de la fin du XIX e siecle se rpand un gout pour le noir et blanc, ajout aux mrites de la bipolarit ngatif/positif, en liaison avec la vulgarisation photographique par la photogra vure qui gnralise I'illustration dans les livres et les magazines. Te! est le contexte imaginaire qui entoure la venue du cinmato graphe. Ce!ui-ci, sous des allures de prcision raliste, d'exacti tude ou de vrit, n'en propose pas moins, comme la photogra phie, des images dont le caractere iconique ne correspond guere aux habitudes de perception visuelle. Lorsque, dans le premier tiers du XIXe siecle, apparaissent les travaux photographiques, d'autres phnomenes retiennent gale ment I'attention dans le domaine de la vie intellectuelle et artis tique. 11 en est ainsi des dbats et du discours sur les arts qui ont t particulierement vifs au cours du XVIe siecle, et qui connais sent un renversement insidieux au XIX e
11 n'est pas rducteur de dire que la question de I'art aura t pendant longtemps, peu ou prou, celle de la peinture. Apartir de la Renaissance et de ce qu'on appelle le paragone, sa supriorit sur la sculpture ne cessera d'etre affirme (Le Paragone, 1992). Au cours des xvn e et XVIe siecles, le parallele entre peinture et sculpture, se distinguant de I'ancien paragone, prend un autre cours en se fondant sur le critere du mode de perception exig du spectateur, ainsi que le montre ]acqueline Lichtenstein dans un essai sur les relations de la peinture et de la sculpture aI'age moderne (Lichtenstein, 2003). Au XIX e siecle, la sculpture sup plante la peinture dans le discours critique et non dans le gout, qui demeure le meme. Reste enfouie, cette mergence demeure paradoxale puisque apparemment rien n'a chang. Les travaux de Wincke!mann sur la sculpture antique sont pour beaucoup dans ces oscillations entre des poles contradic toires dont les consquences seront trangeres a celles que Wincke!mann lui-meme avait tires de ses analyses. Si ce dernier cre I'historicit en art tout en dclarant la mort de I'art par Mouvements divers autour de I'anne 1895 - - - - - - ~ I'affirmation d'une supriorit indpassable de l'artiste grec, la nostalgie wincke!mannienne de I'antique donne naissance aune dfinition du moderne insolite. Comme on le constate avec Baude!aire, la coupure passe entre les deux sens du mot moderne " : un sens esthtique qui prvaut, et un sens histo rique. L'art moderne, en privilgiant I'instant, s'opposera autant au prsent (celui du bourgeois et du sens commun) qu'au pass (de la culture classique ou antique). A I'inverse de ce qui s'tait produit a la Renaissance avec I'ut pictura poesis, ou la posie avait servi de modele pour dfinir la peinture, l' ut sculptura poesis ", crit ]acque!ine Lichtenstein, applique a la posie le modele de la sculpture. Et ce!ui-ci se ddouble, au cours du XVIe siecle, entre un rapport ala philosophie et un rapport ala posie. La sculpture grise, sans coloris, valorisant la matiere et le toucher plus que la vue, apparait comme un art pour philosophe. Le reve du philosophe n'est-il pas de s'approcher de la vrit au point de s'en saisir ? Et, comme le rsume le propos de Diderot sur les aveugles : d'ou l'on voit qu'un peuple d'aveugles pourrait avoir des statuaires " qui seraient, en outre, des philosophes. Pour Diderot, en effet, la conclusion s'impose : la peinture dtient I'lo quence, meut le spectateur, ala diffrence de la sculpture devant laquelle il reste court, comme ill'crit dans le Salon de 1763. Ce qui n'empeche pas Diderot d'admirer Falconet ou Houdon. 11 n'en demeure pas moins que, ases yeux, la sculpture est impuis sante asaisir I'instant, afixer I'phmere, arecueillir ces impres sions fugitives qui correspondent aux mouvements de la vie. Au XIX e siecle, c'est contre I'loquence rhtorique de la pein ture que des voix vont s'lever. A la suite de Baude!aire notam ment, on yerra les Goncourt dnoncer la dsastreuse infiuence de la littrature sur la peinture. Et en meme temps, en raison de I'im portance de Wincke!mann, la sculpture, de par sa mesure et son mutisme, ou sa froideur, sert de rfrence anombre de propos sur I'esthtique sans que pour autant la hirarchie des arts en soit rellement branle. Si la peinture reste la discipline majeure, il n'en demeure pas moins que les arguments ont chang et que les discours convergent autour de ce qui caractrise la statuaire antique, quitte aconclure tantot que I'art grec est indpassable mais perdu, tantot que la statuaire n'a plus sa place dans I'poque moderne. Ainsi, tout d'abord, les travaux de Wincke!mann ne Esthtique du mouvement cinmatographique semblent pas modifier les gots tablis, mais ils contribuent a dplacer les dbats et a recentrer le lieu du sculptural dans un imaginaire. Si l'on ajoute que l'art du sculpteur est en dfaveur dans la socit moderne, force est de constater que ces discours et ces critiques font le lit (ne serait-ce qu'inconsciemment ou en fili grane) d'une nouvelle image qui saura associer, au XIX e siecle, la modernit d'une technique (photographique) a des prceptes venus de l'art de la sculpture (coupe mobile et expression du mouvement, absence du coloris et grisaille, duplication et effet de srie, monotonie du langage et refus de l'loquence picturale). L'on n'est plus tres loin d'une forme collective de perception de l'image dfinissant un art nouveau, autrement dit, d'un imagi naire qui va du portrait photographique ou de la planche chrono photographique aux premieres vues Lumiere. Films, les objets et les corps acquierent un volume sculptural qui les loigne de la gravure ou de la peinture. 11 se ralise un mlange de postures immobiles et de sries rptitives auxquelles s'adjoint un mouve ment purement mcanique dans une alliance des paradoxes de la technique. Rappelons-nous que les premieres sances du cin matographe commenr;:aient par la projection d'une image initiale immobile sur l'cran, qui s'animait d'un coup quand le projec tionniste tournait la manivelle. Ces films qui duraient chacun une cinquantaine de secondes, taient souvent montrs en boucle, si bien que les memes gestes taient sans arret rpts avec une pr cision trange " (Beloff, 1999, p. 89). w devant /'image Georges Didi-Huberman nonce le probleme en des termes autres que phnomnologiques. Comment regardons-nous ? Pas seulement avec les yeux, pas seulement avec le regard. " Que se passe-t-il devant l'image qui ne soit pas seulement dedans l'image ? La question ncessite d'explorer le paradoxe de l'inluctable modalit du visible (Joyce cit par Didi-Huberman) : il faut donc repartir de ce paradoxe OU l'acte de voir ne se dploie qu'a s'ouvrir en deux (Didi-Huberman, 1992, p. 9). De maniere Mouvements divers autour de l'anne 1895 godardienne, il ajoute : Voir rime avec savoir, ce qui nous sug gere que l'reil sauvage n'existe pas et que nous embrassons aussi les images avec des mots, avec des procdures de connaissance, avec des catgories de pense " (Didi-Huberman, 1990, 4 e de cou verture). Dire que l'image ne peut se rduire aux seuls faits ou mani festations du visible revient a dfinir la notion d'image telle qu'elle nous intresse, tout en prcisant qu'entre voir et savoir se glissent notamment les discours sur l'art (pictural, sculptural ou photographique) exprims dans quelques textes critiques choisis, ainsi que l'extreme varit des inventions techniques et des dis cours d'intention qu'elles ont suscits (chez les inventeurs ou leurs commentateurs) qui fleurissent autour de l'an 1895. Un ensemble relativement instable de donnes plus ou moins factuelles. Mais, rtrospectivement, interrogeant l'arrive du cinma, ne sommes nous pas invits a imaginer une poque dans ses formes de mon tages htrogenes plus que dans la succession de ses ralisations concretes si, comme l'avance Didi-Huberman, l'histoire des images est une histoire d'objets temporellement impurs (Didi Huberman, 2000c, p. 22) ? D'ou l'hypothese que la reproductibi lit technique (photographie, chronophotographie, cinma) per mettrait de rtablir, meme confusment et anachroniquement, l'inventivit d'un effet sculptural en un temps marqu par son effacement programm par ceux qui, tels mile Zola ou Huysmans, vont minorant la statuaire dans la socit du XIXe siecle et qui pensent comme Renan que son regne est fini (1896), Ycompris en rfrence a l'loge de la sculpture antique par Winckelmann. Ces memes auteurs, et particulierement Baudelaire, ne cesseront pourtant de dcrire la socit de leur temps par des caractristiques (regne du noir et blanc, absence d'loquence et froideur, monotonie du bourgeois... ) renvoyant a l'imagerie sculpturale. De la, l'emploi du terme imaginaire " qui, comme celui d'image (ainsi redfinie), permet de faire tat d'une constellation. Si, pour Walter Benjamin, une image est ce en quoi l' Autrefois rencontre le Maintenant dans un clair pour former une constel lation ", nous pensons que l'mergence du cinma est une rponse a une question non formule qui coincide avec une telle dfini tion. Et, reprenant pour partie le propos de Benjamin pour qui ------ ---- Esthtique du mouvement cinmatographique l'image est la dialectique a l'arret [... ] ce n'est pas quelque chose qui se droule, mais une image saccade " (Benjamin, 1989, p. 478-479), nous voyons dans les vues sautillantes des Lumiere, comme dans les chronophotographies dcomposes d'un Marey, de telles images, rythme, coupe et intervalle imaginaire compris. Au-dela de l'organisme mais aussi de la limite du corps vcu, il yace qu' Artaud a dcouvert et nomm le corps sans organes " (Deleuze, 1981, p. 33). Devant les vues cinmatographiques, cette gymnastique muette d'images a saccades, l'hypothese phnomno logique est sans doute insuffisante parce qu'elle voque seulement le corps vcu (Deleuze, 1981, p. 33).
Le discours sur le mystere de la photognie, si envahissant dans les crits des annes 1920 sur le cinma, ne situe-r-il pas cette photognie au-dela de la ressemblance ? Louis Delluc puis lean Epstein ont t les promoteurs de cette notion qui, venant des photographes, reste vague dans son application au cinma. Par ce terme, ils ont voulu attester d'une proprit plus qu'tablir une dfinition. Cette proprit entre en rapport avec une question de matiere non formule, mais OU apparait le fantasme de la statuaire dans ses relations avec la lumiere qui modele ou cre l'dat, sinon la profondeur temporelle, d'une apparence. Propre du photographique, la lumiere l'est aussi du sculptural par les effets qu'elle produit sur et avec la matiere. Appliqu aux images cinmatographiques, le terme de photognie tombe en dsutude en raison de son flou, de son usage finalement limit aux effets de joliesse des reprsentations de la star, et, plus probablement encore, a cause de l'orientation raliste du cinma narratif. L'image photographique reflete sans aucun doute le monde, mais ce reflet n'a rien de commun avec la thorie de la mimsis. Pour l'artiste de la Renaissance (selon Vasari), la ressemblance constitue une catgorie humaniste, un idal de conquete du naturel et de la vie par le moyen de l'image. A cette conception partage par l'artiste photographe, la photognie ajoute un dpla- Mouvements divers autour de l'anne 1895 cement supplmentaire. A la diffrence du reflet, elle repose plutt sur la mtamorphose des apparences sous l'effet de l'image photographique et de la lumiere qui s'exerce sur l'objet film autant que dans l'image obtenue. Il en rsulte une modification de l'aspect matriel de l'etre film dont tmoignent les termes de star et de diva. Comme chez certains sculpteurs pour qui la surface est un rceptade de lumiere (pensons a Brancusi dont le polissage qui vaut a une oprarion de transmutation de la matiere et chez qui la photographie entre, a proprement parler, dans le travail sculp tural, a partir des annes 1920, pour prolonger les mtamor phoses de la matiere), la photognie du cinma renvoie a un reflet qui dralise l'etre ou l'objet pour en faire un pur sujet lumineux. Le cinma a sans doute commenc par etre la plus grande mutation enregistre dans les figures ", crit lean Louis Schefer (2004, p. 205-209), une histoire de l'espece humaine dans la dpuration de son reve. Et quel tait ce reve ? Quelque chose comme l'intuition gniale de Strindberg : nous sommes une partie consciente de la matiere du monde et une solidification provisoire du fluide qui fait le vivant. " Et ceci : ce que je vois est-il un homme, une chose, le dtail d'un dsert. Et a quoi sommes-nous, par la tyrannie des images, tenus de ressembler ? " le sais seule ment qu'avant de me montrer des hommes il m'a montr la matiere dont ils taient faits, et faits prcisment pour un avenir de rdemption ou de maldiction : de la lumiere. J'ai compris, je ne sais a quelle date, que de cette lumiere nous tions sans aucun doute la solidification, c'est-a-dire une suite d'instants. Que nous entrions dans une histoire d'un genre nouveau non comme les protagonistes de moments d'action, mais par une matiere sans forme, par le premier spectade d'un remuement de tnebres et de lumieres qui pouvaient etre a la fois un visage, une main, une voix, un paysage... " Mais quel cinma a conserv cela? demande Schefer. Nul film en nullieu ne le garde sinon cette mmoire compose de ce que nous n'avons ni vu ni vcu parce qu'elle est le lien incompr hensible entre tous les films - et entre, faut-il ajouter, toutes les rponses apportes a des questions qui n'ont pas t formules mais qui reposent dans les nombreux interstices de la pense. C'est ainsi que nous voyons le cinma : une rponse a une inter - ----- __ Esthtique du mauvement cinmatagraphique rogation non forml1le qui joint de maniere intempestive plusieurs donnes, inventiolls et pratiques d'une part, textes et discours d'autre part, sans qUe cette distinction soit pertinente. Au XIX e siecle l'ide que la statuaire est condamne parce qu'elle use de corps nus tandis que la socit contemporaine ne conna't que le dl.'shabill (dans des circonstances prcises) ou que des corps habills strictement. Le scandale du Djeuner sur l'herbe est a l'horizon de ces considrations. A propos du Salon de 1866, Zola observe que si un art souffre du milieu moderne, c'est a coup sur la Ne au matin de l'humanit, chez des peuples vivants demi nus, elle se trouve mal a l'aise dans nos socits vieillies, vetues de vetements sombres et troits (Zola, 1991, p. 224). On pourrait dire que la photographie met en image cette socit de noir et blanc dont Baudelaire, qui n'apprcie pas la souligne un aspect : Remarquez bien que l'habit noir et la redingote ont non seulement leur beaut politique, qui est l'ex:pression de l'galit universelle, mais encore leur beaut potique, qui est l'expression de l'<ime publique - une immense dfilade ete croque-morts [... ]. Nous clbrons tous quelque enterrement (Salan de 1846). Les travaux scientifiques de Marey, Demeny, Londe (ou Muybridge de l'autre cot de l'Atlantique) sont \.lne impressionnante collection de nus du XIX e siecle. lis rvelent les mouvements effectus par des corps dnuds, voire revetus de collants qui effacent le concret de la nudit et transforment la srie des attitudes fixes par l'appareil en une gesticulation digne d'un muse de la sculpture. L'art du nu acadmique se diss0\.lt dans l'exhibition raisonne et le dfil sys tmatique du corps <:hronophotographi. Ne peut-on dire que l'importance du nu dans la chronopho tographie constitue \.lne rponse inattendue aux discours (hrits du Grand Siecle, nOtamment) opposant peinture et sculpture du point de vue du coloris que l'une possede alors que l'autre en est prive ? Pour le th<lricien de l'art du xve siecle Roger de Piles, Mouvements divers autour de l'anne 1895 en effet, l'opposition s'articule d'autant mieux a la question du coloris qu'il privilgie dans son argumentation la ncessit d'imi ter la nature, et que celle-ci dfinit en quelque sorte la spcificit picturale. Selon lui, ce mode d'imitation distingue la peinture des autres arts. La sculpture ne peut que patir d'un tel raisonnement. Lorsque la chronophotographie se mele de mieux conna'tre la ralit du mouvement, des gestes et des postures que prend l'ani mal ou l'homme dans ses diverses activits, on voit surgir une configuration neuve. Alliant corps nus et gestuelles, les recherches de Marey rintroduisent l'idal sculptural, mais singulierement modifi par l'image photographique (et non la reprsentation) et par la rptition, en raison de la srie des poses conscutives ncessaires a l'enregistrement du mouvement. Outre l'absence de coloris, 011 a reproch a la sculpture de n'etre qu'indiffrence et impersonnalit. La matiere qu'elle emploie est si froide, si rfractaire, si impntrable , pour reprendre quelques qualificatifs diderotiens. Son manque d'ex pressivit justifie la condamnation d'un siecle pris de passion, de sentiment ou d'motion, voire de physionomie. Le marbre ne rit pas , crit Diderot dans le Salan de 1765. Grave, austere, dnude, tous les caracteres que Diderot prete a la sculpture en font un art de philosophe qui joue un role important dans sa thorie de la connaissance. Ses diverses qualits imposes par les limites du matriau rpondent moins aux finalits de l'art qu'a celles de la raison et de l'esprit. On ne s'tonnera pas que le paral lele dvelopp par la parabole de l'aveugle acheve la dmonstra tion. La Lettre sur les aveugles ou celle sur les saurds et muets sont parmi les dtours obligs de la rfiexion sur l'art et sur la connaissance au Siecle des Lumieres. Ces Lettres mettent en lumiere l'importance du sculptural. Au sein de ce dispositif imagi naire, le rapport a la sculpture participe d'une dmarche scienti fique. Cette derniere dessine une continuit enfouie tout au long du XIX e siecle qui conduit a la chronophotographie. Instrument d'investigation mthodologique et dispositif esthtique, la chro nophotographie engage l'tude physiologique de l'etre anim sur le terrain du nu dont elle multiplie l'image sculpturale. A la fin de sa vie, tienne-Jules Marey s'adonna a la sculpture. S'il rompt avec l'image du corps nu, le cinmatographe sourd, muet et aveugle aux couleurs, prend place dans ce dispositif. Esthtique du mauvement cinmatagraphique ---- ---- -- ._. rogation non formule qui joint de maniere intempestive plusieurs donnes, inventions et pratiques d'une part, textes et discours d'autre part, sans que cette distinction soit pertinente. Au XIXe siecle s'installe l'ide que la statuaire est condamne parce qu'elle use de corps nus tandis que la socit contemporaine ne connat que le dshabill (dans des circonstances prcises) ou que des corps habills strictement. Le scandale du Djeuner sur l'herbe est al'horizon de ces considrations. A propos du Salon de 1866, Zola observe que si un art souffre du milieu moderne, c'est acoup sur la sculpture. Ne au matin de l'humanit, chez des peuples vivants ademi nus, elle se trouve mal al'aise dans nos socits vieillies, vetues de vetements sombres et troits (Zola, 1991, p. 224). On pourrait dire que la photographie met en image cette socit habille de noir et blanc dont Baudelaire, qui n'apprcie pas la photo, souligne un aspect : Remarquez bien que l'habit noir et la redingote ont non seulement leur beaut politique, qui est l'expression de l'galit universelle, mais encore leur beaut potique, qui est l'expression de l'ame publique - une immense dfilade de croque-morts [... ]. Nous clbrons tous quelque enterrement (Salan de 1846). Les travaux scientifiques de Marey, Demeny, Londe (ou Muybridge de l'autre cot de l'Atlantique) sont une impressionnante collection de nus du XIX e siecle. Ils rve1ent les mouvements effectus par des corps dnuds, voire revetus de collants qui effacent le concret de la nudit et transforment la srie des attitudes fixes par l'appareil en une gesticulation digne d'un muse de la sculpture. L'art du nu acadmique se dissout dans l'exhibition raisonne et le dfil sys tmatique du corps chronophotographi. Ne peut-on dire que l'importance du nu dans la chronopho tographie constitue une rponse inattendue aux discours (hrits ' du Grand Siecle, notamment) opposant peinture et sculpture du point de vue du coloris que l'une possede alors que l'autre en est prive ? Pour le thoricien de l'art du XVII" siecle Roger de Piles, Mouvements divers autour de l'anne 1895 en effet, l'opposition s'articule d'autant mieux a la question du coloris qu'il privilgie dans son argumentation la ncessit d'imi ter la nature, et que celle-ci dfinit en quelque sorte la spcificit picturale. Selon lui, ce mode d'imitation distingue la peinture des autres arts. La sculpture ne peut que patir d'un tel raisonnement. Lorsque la chronophotographie se mele de mieux connatre la ralit du mouvement, des gestes et des postures que prend l'ani mal ou l'homme dans ses diverses activits, on voit surgir une configuration neuve. Alliant corps nus et gestuelles, les recherches de Marey rintroduisent l'idal sculptural, mais singulierement modifi par l'image photographique (et non la reprsentation) et par la rptition, en raison de la srie des poses conscutives ncessaires al'enregistrement du mouvement. Outre l'absence de coloris, on a reproch ala sculpture de n'etre qu'indiffrence et impersonnalit. La matiere qu'elle emploie est si froide, si rfractaire, si impntrable , pour reprendre quelques qualificatifs diderotiens. Son manque d'ex pressivit justifie la condamnation d'un siecle pris de passion, de sentiment ou d'motion, voire de physionomie. Le marbre ne rit pas , crit Diderot dans le Salan de 1765. Grave, austere, dnude, tous les caracteres que Diderot prete a la sculpture en font un art de philosophe qui oue un role important dans sa thorie de la connaissance. Ses diverses qualits imposes par les limites du matriau rpondent moins aux finalits de l'art qu'a celles de la raison et de l'esprit. On ne s'tonnera pas que le paral lele dvelopp par la parabole de l'aveugle acheve la dmonstra tion. La Lettre sur les aveugles ou celle sur les saurds et muets sont parmi les dtours obligs de la rfiexion sur l'art et sur la connaissance au Siecle des Lumieres. Ces Lettres mettent en lumiere l'importance du sculptural. Au sein de ce dispositif imagi naire, le rapport a la sculpture participe d'une dmarche scienti fique. Cette derniere dessine une continuit enfouie tout au long du XIXe siecle qui conduit a la chronophotographie. Instrument d'investigation mthodologique et dispositif esthtique, la chro nophotographie engage l'tude physiologique de l'etre anim sur le terrain du nu dont elle multiplie l'image sculpturale. A la fin de sa vie, tienne-]ules Marey s'adonna a la sculpture. S'il rompt aVec l'image du corps nu, le cinmatographe sourd, muet et aveugle aux couleurs, prend place dans ce dispositif. Esthtique du mouvement cinmatographique
Le discours sur la nature indicieIle de l'image a fait date pour dsigner l'image de type mcanique au temps de la repro ductibilit technique. Avec la prise d'empreinte lumineuse, en effet, se profile une autre thorie de I'image. Cette image (qui peut aussi bien etre cinmatographique) se caractrise par sa dimen sion exemplairement photographique alaquelle s'adjoint I'auto matisme de la saisie. Elle se dfinit, selon le vocabulaire d'Andr Bazin, par une ontologie " dtermine par le rapport a sa genese : Aussi bien le phnomene essentiel dans le passage [... ] a la photographie ne rside-t-il pas dans le simple perfectionne ment matricl [... ] mais dans un fait psychologique : la satisfac tion complete de notre apptit d'illusion par une reproduction mcanique dont l'homme est exclu. La solution n'tait pas dans le rsultat mais dans la genese " (Bazin, 1958 - Ontologie de l'image photographique ,,). .' Il ressort de ces questions un diseours sur la photographie i qui eroise les caracteres de l'empreinte lumineuse avee l'ide du.!, gain de ralisme obtenu par l'enregistrement automatique du monde. Ce que recouvre la notion d'indice. Ce diseours a pu etra>:i appliqu au cinma pour acerditer notamment sa fonctio documentaire, elle-meme dsigne, plus reemment, par l'expres sion einma du rel ". Pour Andr Bazin, de gnrale. l'invention cinmatographique, telle qu'elle est ne dans le ce veau des hommes, indpendamment des techniques qui vont I donner forme, s'identifie a une reprsentation totale et grale de la ralit ", restitution parfaite d'une illusion d,. monde extrieur avec le son, la couleur et le relief ", ce qu' appelle le mythe du cinma total" qui conduit le critique rappeler que ee n'est pas la dcouverte de la photographie ro celle de la stroseopie (introduite dans le commerce peu temps avant les premiers essais de photographies animes. 1851) qui ouvrit les yeux aux chercheurs " (Bazin, 1958 - mythe du cinma total,,) car elle donnait l'illusiondu relief le mouvement. Reprsentation ou empreinte, les deux notionS' se recouvrent paso Mouvements divers autour de I'anne 1895" Si l'on veut bien se souvenir des raisons de l'art ", depuis la Grece ancienne jusqu'a Diderot, l'on retrouve le meme idal : imiter la nature par les moyens de la reprsentation. lmpratif qui avait un sens plus lev qu'on ne le croit. Hrodote nous le fait sentir, quand il note pour que nous le sachions, qu'aux Jeux Olympiques d'Athenes un comit tait charg de faire faire les statues des meilleurs athletes par les seulpteurs les plus renom ms, et d'en surveiller l'excution. Quand elles ne reprsentaient pas tres exactement le modele, ces statues taient brises. Mais quand elles taient la copie fidele de I'athlete, et parfaitement res semblantes dans le moindre dtail, elles servaient aleur tour de modeles pour les sculptures qui devaient reprsenter les divinits et les dieux " (Vigneau, 1990). Chose eurieuse, face a la monte en force de la photogra phie, les rvolts de l'art que SOnt les peintres impressionnistes, organisent leur premiere exposition chez le photographe Nadar, comme si la peinture voulait rencontrer la photographie avant de s'en sparer. Tandis que Degas pratique la photographie en pro fessionnel bien plus qu'en amateur, il prend la tete du mouvement raliste encourag par Zola. II montre aI'exposition des impres sionnistes sa sculpture la Danseuse de 14 ans portant son vrai ruban de satin dans les cheveux et son vrai tutu de tulle, comme pour dpasser le ralisme tel qu'on l'entend, sans pour autant que ees dtails (de I'ordre des objets trouvs ou des reliques), appa rentant eette sculpture aun effet de muse de cire, relevent de l'empreinte. A rebours de cet effet, Degas a pratiqu le moulage a la cire pour enregistrer rapidement des silhouettes en mouvement des diffrentes positions des danseuses. L'tude intitule La ressemblance par contacto Archo logie, anachronisme et modernit de I'empreinte " (Di di Huberman, 1997) nous confronte aune exploration ni historique, ni anthropologique des formes et des usages du moulage allant des masques mortuaires aux Iinge de Vronique et saint suaire, sans oublier la feuille de vigne selon Duehamp. Rtive a l'histoire de l'art, la prise d'empreinte n'est pas reprsentation et pose des questions complexes ala ressemblance. On y vrifie une perma Dence des problmatiques qui valurent au moulage comme a la les memes dnigrements. Toutefois, la reproductibi te technique et automatique dans la photo est bien diffrente du Esthtique du mouvement cinmatographique .. _ ~ - - - - - tJ la meme ,maure Le discours sur la nature indicielle de I'image a fait date pour dsigner I'image de type mcanique au temps de la repro ductibilit technique. Avec la prise d'empreinte lumineuse, en effet, se profile une autre thorie de I'image. Cette image (qui peut aussi bien etre cinmatographique) se caractrise par sa dimen sion exemplairement photographique alaquelle s'adjoint l'auto matisme de la saisie. Elle se dfinit, selon le vocabulaire d' Andr Bazin, par une ontologie dtermine par le rapport a sa genese : Aussi bien le phnomene essentiel dans le passage [... ] ala photographie ne rside-t-il pas dans le simple perfectionne ment matriel [... ) mais dans un fait psychologique : la satisfac tion complete de notre apptit d'illusion par une reproduction mcanique dont I'homme est exclu. La solution n'tait pas dans le rsultat mais daos la genese (Bazin, 1958 - Ontologie de I'image photographique ). I! ressort de ces questions un discours sur la photographie qui croise les caracteres de I'empreinte lumineuse avec l'ide du gain de ralisme obtenu par I'enregistrement automatique du monde. Ce que recouvre la notion d'indice. Ce discours a pu etre appliqu au cinma pour accrditer notamment sa fonction documentaire, elle-meme dsigne, plus rcemment, par I'expres sion cinma du rel . Pour Andr Bazin, de fa;:on gnrale, l'invention cinmatographique, telle qu'elle est ne dans le cer veau des hommes, indpendamment des techniques qui vont lui donner forme, s'identifie a une reprsentation totale et int- ,. grale de la ralit , restitution parfaite d'une illusion du monde extrieur avec le son, la couleur et le relief , ce qu'il appelle le mythe du cinma total qui conduit le critique a rappeler que ce n'est pas la dcouverte de la photographie mais celle de la stroscopie (introduite dans le commerce peu de' temps avant les premiers essais de photographies animes en, 1851) qui ouvrit les yeux aux chercheurs (Bazin, 1958 - Li mythe du cinma total ) car elle donnait I'illusion du relief sans le mouvement. Reprsentation ou empreinte, les deux notions ne se recouvrent paso Mouvements divers autour de I'anne 1895 Si l'on veut bien se souvenir des raisons de I'art , depuis la Grece ancienne jusqu'a Diderot, I'on retrouve le meme idal : imiter la nature par les moyens de la reprsentation. Impratif qui avait un sens plus lev qu'on ne le croit. Hrodote nous le fait sentir, quand il note pour que nous le sachions, qu'aux Jeux Olympiques d' Athenes un comit tait charg de faire faire les statues des meilleurs athletes par les sculpteurs les plus renom ms, et d'en surveiller I'excution. Quand elles ne reprsentaient pas tres exactement le modele, ces statues taient brises. Mais quand elles taient la copie fidele de I'athlete, et parfaitement res semblantes dans le moindre dtail, elles servaient aleur tour de modeles pour les sculptures qui devaient reprsenter les divinits et les dieux (Vigneau, 1990). Chose curieuse, face ala monte en force de la photogra phie, les rvoits de I'art que sont les peintres impressionnistes, organisent leur premiere exposition chez le photographe Nadar, comme si la peinture voulait rencontrer la photographie avant de s'en sparer. Tandis que Degas pratique la photographie en pro fessionnel bien plus qu'en amateur, il prend la tete du mouvement raliste encourag par Zola. I! montre aI'exposition des impres sionnistes sa sculpture la Danseuse de 14 ans portant son vrai ruban de satin dans les cheveux et son vrai tutu de tulle, comme pour dpasser le ralisme tel qu'on l'entend, sans pour autant que ces dtails (de I'ordre des objets trouvs ou des reliques), appa rentant cette sculpture a un effet de muse de cire, relevent de I'empreinte. A rebours de cet effet, Degas a pratiqu le moulage a la cire pour enregistrer rapidement des silhouettes en mouvement des diffrentes positions des danseuses. L'tude intitule La ressemblance par contacto Archo logie, anachronisme et modernit de I'empreinte (Didi Huberman, 1997) nous confronte aune exploration ni historique, ni anthropologique des formes et des usages du moulage allant des masques mortuaires aux linge de Vronique et saint suaire, sans oublier la feuille de vigne selon Duchamp. Rtive al'histoire de l'art, la prise d'empreinte n'est pas reprsentation et pose des questions complexes ala ressemblance. On y vrifie une perma nenee des problmatiques qui valurent au moulage comme ala photographie les memes dnigrements. Toutefois, la reproductibi lit technique et automatique dans la photo est bien diffrente du Esthtique du mouvement cinmatographique moulage en raison de la prsence d'une forme pen.ue comme un acte reprsentatif " volontaire. Issu du cadrage, de la distance d'avec I'objet ou de diverses composantes lumineuses, I'acte pho tographique, en effet, donne toute sa place ala volont interpr tative et reprsentative. Au XIX e siecle, oil naissent les premieres images mcaniques, les inventions qui s'enchainent suscitent une terminologie dli rante qui fait se succder Praxinoscope, Bioscope, Kintoscope, Panoptikon et autres. Avec la chronophotographie, il apparait que la proccupation des chercheurs n'tait guere raliste au sens oil ce terme dfinit les effets de ressemblance obtenus par un art maitris de la reprsentation (visuelle ou littraire). Albert Londe ala Salpetriere, tienne-Jules Marey ala Station de Physiologie, ne cherchent-ils pas a fixer par I'image mcanique ce que I'on n'avait pas vu, ou pas pris la peine de voir, ou pas eu la possibi lit de voir ? L'ambition sur laquelle repose l'enregistrement du galop du cheval par Marey ou Muybridge est bien de rvler ce qu'on n'avait pas encore remarqu: aun certain moment, le che val ne repose sur aucune de ses jambes, ou sur une seule. La dcomposition par l'image fait justement apparaitre la dimension non raliste du mouvement et, paradoxalement, rend justice aune mtaphore aussi use que celle consistant a di re d'un cheval rapide qu'il vole ". On vrifie par ailleurs que les recherches de Marey restent toujours dpendantes de la mthode graphique " alaquelle il a d'abord eu recours pour obtenir un graphe ou un diagramme visuel du mouvement tudi scientifiquement. II ne passe ala pho tographie que dans la mesure oil celle-ci lui permet d'habiller d'un corps le trac obtenu automatiquement, sur un support enregis treur, par I'inscription due a un stylet reli au mobile qui se dplace. Plus que de saisir un corps en mouvement, il s'agit de donner un corps au mouvement. On ne dira pas autre chose du travail de Rodin. A propos de Figure volante (1890) qui ne garde du noyau anatomique que ce qu'il faut au geste pour s'accomplir, Leo Steinberg crit : Plutt qu'il n'a model un corps en mouve ment, Rodin a donn corps aun mouvement, n'offrant de ce corps que le minimun ncessaire pour I'accomplissement de ce mouve ment " (Steinberg, 1991). Ce renversement est notable et fait de la chronophotographie le lieu d'une double apparition : dcomposi- Mouvements divers autour de I'anne 1895 tion du mouvement en ses aspects encore jamais vus et modula tion corporelle autour de la trace figure schmatiquement par la mthode graphique. De ce point de vue, on peut dire de ces pra tiques qu'elles sont artistiques si I'on s'en tient aI'ide que l'art ne montre pas le visible mais rend visible ", selon la formule de Paul Klee. Toutefois, il faut ajouter que, chez Marey, le visible des mouvements, des corps, des etres est toujours troitement circons crit. Limit dans son apparition, il obit adiffrentes produres (le modele humain revetu d'un collant noir, muni de points lumi neux seuls perceptibles, est la plus connue mais les dispositifs con<;:us par cet infatigable chercheur sont tres nombreux. - Voir Michaud, 1996). Les corps en mouvement sont amens acompa raitre sous une forme spectrale, intermdiaire entre une pure photographie rfrentielle et un strict trac schmatique. A rebours du ralisme, voir ce que nul reil ne pouvait perce voir ouvre un champ nouveau ala dfinition de l'image (au sens du XIXe siecle, bien entendu, car, dans ses origines, le mot imago a rapport avec I'invisible) qui peut accueillir les fantasmagories con<;:ues autour des pratiques des spirites (photographier I'ecto plasme d'un etre disparu), aussi bien que les radiographies obte nues par les rayons X. Pour Ricciotto Canudo, lie Faure, Walter Benjamin ou d'autres, avant meme Andr Malraux, le cinma est le septieme art parce qu'il accomplit et, sans doute, dpasse ce que les autres avaient ralis ou tent avant lui, ce qui fait sa diffrence. Un aspect de cette quete des arts est assurment ce qu' Andr Bazin n'hsite pas a nommer I'obsession du ralisme ". Dans un article de 1945, Ontologie de l'image photographique ", Bazin corrige quelque peu le sens de ce ralisme nouveau apport par l'image mcanise, photographique ou cinmatographique, qui ne dpend que de son automatisme : Aussi bien le phnomene essentiel dans le passage de la peinture baroque ala photographie ne rside-t-il pas dans le simple perfectionnement matriel (la Esthtique du mouvement cinmatographique photographie restera longtemps infrieure a la peinture dans I'imitation des couleurs), mais dans un fait psychologique (Bazin, 1958). Le savoir (meme tres approximatif au plan tech nique) relatif a la genese de i'acte photographique est dcisif dans la dfinition de I'ontologie de I'image photographique (ou cin matographique). Ce que Jean-Marie Schaeffer baptisera le savoir de I'arch sous-tend principalement la perception rception de la photographie (Schaeffer, 1987). Bazin utilise le terme d'ontologie mais aussi celui de psycha nalyse, tandis que Malraux prfere celui de psychologie pour la srie des quatre essais, y compris celui sur le cinma, publis dans la revue d'art Verve a partir de 1937. Cette ontologie est quelque peu trompeuse car elle privilgie la quete d'un ralisme accru, celui-ci tant entendu comme une adquation a la percep tion oculaire. Tandis que se multiplient les inventions portant sur I'image mcanise, l' Allemand Rontgen dcouvrant les rayons X, i'invisi bilit des phnomenesmatriels s'ajoute et vient ddoubler celle des phnomenes de fantasmagories spirites auxquels le XIxe siecle a beaucoup cru. Ces innovations convergent pour produire une meme inquitude : nous sommes plongs dans un monde dont nous ne percevons qu'une infime part des manifestations sen sibles. Aveugles, sourds, nous le sommes, mais plus au sens de Diderot et de la rfiexion esthtique du XVIII e siecle. L ' ~ i l , dont le peintre, jusque-Ia, se fiattait d'user pour afficher sa vision du monde doit reconnaitre son impuissance face a de telles rvla tions. Va s'y ajouter cette autre dimension de la reprsentation par images que Freud nomme I'inconscient. Si bien que I'on peut s'interroger sur le sens du clebre compte rendu de Maxime Gorki assistant, en juin 1896, a Nijni Novgorod, a la premiere reprsentation du Cinmatographe Lumiere : Hier soir, j'tais au royaume des ombres. Si seulement vous pouviez vous reprsenter I'tranget de ce monde. Un monde silencieux, sans couleurs. Tout ici - la terre, I'eau et I'air, les arbres, les gens - tout est fait d'un gris monotone (le texte est in extenso dans Toulet, 1988). Ne dsigne-t-il que I'insuffisance (en termes de ralisme ordinaire) de la nouvelle image monochrome et au mouvement ralenti, ou bien fait-il fond (meme obscurment) sur un pouvoir insoupc;:onn ? Apropos de I'impression d'ombre, 42 Mouvements divers autour de I'anne 1895 - ,---- .. rappelons que William Henry Fox Talbot avait nomm, en 1835, son invention de la photographie, skiagraphie (criture de I'ombre) en un temps Ol! ne s'tait pas encare impos le discours raliste sur la photographie comme documento Devant la plai sante Partie d'cart, les mots de I'crivain russe suggerent quelque Invention de Morel ou un dispositif optique imagin par Raymond Rousse! : On dirait que ces joueurs sont morts et que leur ombre a t condamne a jouer aux cartes en silence pour I'ternit. L'une des consquences a plus long terme de la fascination prouve devant l' autre monde cr par ces vues est qu'un partage devra s'tablir entre ceux qui croient au ralisme ordi naire, toujours perfectible, du cinma, et ceux qui devinent en lui d'autres possibilits. En rponse aune enquete lance par Ren Clair en 1923, Antonin Artaud affirme que le cinma exige la rapidit mais surtout la rptition . J'ai toujours distingu dans le cinma une vertu propre au mouvement secret et a la matiere des images crit-il en 1927 dans un texte qui sera publi en partie dans le catalogue du festival du Film maudit de Biarritz, en 1949 (Artaud, 1978). Dans les pages qu'il a crites sur le cinma, on vrifie qu'il n'hsite pas autiliser le terme de sorcel lerie . Le cinma, tout comme les arts plastiques et visue!s, engage deux conceptions opposes entre ceux qui croient au ra lisme d'un art encore rtinien (( Je ne suis qu'un ~ i l , lance Monet) et ceux qui promeuvent une autre dfinition de I'art fon de tant6t sur I'invisible tant6t sur i'intriorit, quand il ne s'agit pas d'inconscient. On peut a nouveau vrifier que les arts ne s'affrontent pas entre eux mais que, au cours de I'histoire, ils ralisent, chacun en son propre sein, des sries de partages mouvants. Parlant de la diffrence des arts , Jean Lauxerois et Peter Szendy noncent : Diffrence fait moins signe, ici, vers ce qui spare un art d'un autre que vers ce qui le spare de lui-meme. Interroger une telle diffrence exclut a la fois le repli identitaire de chaque art sur lui meme et son ouverture non problmatique sur une pluralit conc;:ue comme une donne factuelle (ou ce qui revient peut-etre au meme, ontologique). Un te! repli suppose qu'il existe une ida lit de chaque art constitue a priori [... ]. Et une telle ouverture suppose quant a elle une recollection des lments plurie!s a Esthtique du mouvement cinmatographique --_.. _-------- ._...._-.. _--._-.. _ ... ------- I'chelle d'une totalit se donnant pour la figure de I'unit de I'art (Lauxerois-Szendy, 1997). Suivre OU passe la coupure per met de distinguer un devenir aI'art cinmatographique autant qu'une provenance dans ce qui le travaille asa propre limite. 44 II UN PAS AU-DELA : DU TEMPS DES EXPOSITIONS A CELUI DES PASSAGES De Baudelaire est connue I'invention, au demeurant si carac tristique du XIX e siecle, du nologisme modernit . La chose est plaisante chez le poete doubl du critique d'art qui a tant ceuvr contre le got bourgeois du ralisme et qui a t un dtrac teur virulent de la photographie, pratique admire des bourgeois. Ralisme et photographie, ces deux termes ne bornent-ils pas, dans une premiere dfinition, la notion de modernit en cette fin de XIX e siecle ? Le concept de moderne , s'il reste opratoire parce que Baudelaire sut ne pas en rduire I'application a une socit a I'industrialisation naissante (et donc appele a tre dpasse), demeure cependant ambiguo La modernit qu'aucune dfinition n'puise manifeste, a chaque gnration et le plus souvent de fa<;on clatante, le senti ment d'appartenance a des temps nouveaux et, dans le mme mouvement, une relation diffrente au temps historique, ressenti non comme une chronologie mais bien comme un tat de rupture li aune fragmentation du continuum tempare!. La rupture prin cipale chez Baudelaire peut se situer dans la primaut qu'il accorde au temps prsent ou plus prcisment a I'instant. Refusant ala fois la folie du progres et I'accusation de dca dence < Mot vague, crit-il aJules Janin, derriere lequel s'abri tent notre paresse et votre incuriosit... ), il ne se satisfait pas non plus du constat dprciatif sur son poque rsultant de I'ide --------- Esthtique du mouvement cinmatographique --------- -- ------'------ --._- -------- romantique d'une gnration qui sait ne plus appartenir au pass prestigieux des rvolutions ni 3 celui de l'pope napolonienne. La notion de modernit dcoule de la valeur de l'instant. Ce n'est pas ncessairement ainsi qu'on l'entendra plus tardo Toutefois, la valeur de cet instant est dpendante de plusieurs figures, au sens conjugu d'image et de notion abstraite. De fac,:on apparemment paradoxale, Baudelaire a privilgi la figure du flneur et fait de la rue du XIXe siecle un spectacle auquel on se rend. Comme dans les passages parisiens, on va 3 l'exposition, au panorama ou au muse. Ce fineur est lui-meme double selon qu'il correspond 3 des comportements bourgeois, ou qu'il finit par adopter le point de vue du poete. Lis au mouve ment de la promenade, l'aspect de la rue autant que la silhouette humaine s'en trouvent modifis. La marche allie au regard du fineur n'est pas de nature cumulative mais procede au contraire, par disjonction, 3 une mise en piece instantane des effets de res semblance et d'identification. On assiste alors, dans des poemes comme Le cygne ,3 une composition htroclite d'invraisem blances qui font les tableaux de Paris 3 l'image du rassemble ment disparate que Drer aplac dans l'allgorie de la Mlancolie (voir Starobinski, 1989). Le tableau baudelairien n'a rien d'une comdie humaine ordonne selon l'ordre historique et une typologie sociale comme chez Balzac, auxquels peuvent s'ajouter les lois de l'hrdit selon Zola. Waiter Benjamin, en proposant de faire d'une srie sans classification d'items varis (le passage, le panorama, Granville, le fineur, l'exposition, la fan tasmagorie... ) les emblemes du XIX e siecle, rvele cette dimension baudelairienne de la marche qui allgorise toute une poque. Toute flnerie est, 3 l'instar du poeme La charogne , une saisie de l'apparent bouillonnement de la vie (organique ou sociale, qu'importe) sous l'espece du vrombissement de mouches qui se transmue en une rigidit cadavrique. Autrement dit, la finerie est un oprateur de mtamorphose qui fait osciller du rgime photographique 3 celui, sculptural, de la dcomposition du mou vement. Procdant par une prise quasi photographique du monde assortie d'un feuilletage arbitraire de vues (une chronophotogra phie), la flnerie ne compose une suite que dans l'instant, avant qu'un autre surgissement ne se produise et ne transforme le tableau 3 vue. 46 Du temps des Expositions acelui des passages A propos du peintre de la vie moderne [Constantin Gruys], Baudelaire observe: Dans l'excution de M. G. se mon trent deux choses : l'une, une contention de mmoire rsurrection niste, vocatrice, une mmoire qui dit 3 chaque chose "Lazare, leve-toi !" ; et l'autre, un feu, une ivresse de crayon, de pinceau, ressemblant presque 3 une fureur. C'est la peur de n'aller pas assez vite, de laisser chapper le fantome avant que la synthese n'en soit extraite et saisie ; c'est cette terrible peur qui possede tos les grands artistes et qui leur fait dsirer si ardemment de s'approprier tous les moyens d'expression pour que jamais les ordres de l'esprit ne soient aitrs par les hsitations de la main... Les termes choi sis par Baudelaire suggerent une alliance de contraires, un mlange de sculpture et de photographie : une contention de mmoire rsurrectionniste et la trace instantane de la vie. Le critique d'art qui salue le travail d'un artiste moderne en ces termes n'aura pourtant pas de mots assez durs pour discrditer 3 la fois la pho tographie rcente et la sculpture traditionnelle. ~ 6 A-t-on assez remarqu en effet, que non content de viiipen der les pratiques nouvelles qui s'annoncent avec l'ere de la photo graphie, Baudelaire condamne paralleIement, avec autant de sv rit et presque dans les memes termes, la sculpture? Cette critique s'exerce dans l'cart entre deux pratiques opposes par la maniere et dans le temps. Critique intervallaire s'exerc,:ant entre deux rgimes d'image, l'un traditionnel et l'autre moderne, l'un appartenant 3 l'ere de la reproductibilit technique, l'autre aux arts manuels. Le point de vue baudelairien semble tout d'abord, par cette attitude, se conformer 3 la faveur dont jouit la peinture, reine des arts depuis le paragone. Mais, au XIX e siecle, les termes de la querelle ont chang. Baudelaire ne peut ignorer qu'avec ce qu'il qualifie de moderne adviennent d'autres enjeux pour les arts. Si bien qu'il nous parat impossible de ne pas considrer ensemble 47 Esthtique du mauvement cinmatagraphiq--' -.----------- __ o _ ce double mouvement de rejet chez le critique d'art des Salons. En rapprochant les textes qui concernent soit la sculpture, soit la' photographie, il se produit une forme d'al1iance de contraires fon' suggestive, une secrete correspondance bien dans la maniere de Baudelaire. Le critique ne prise guere la sculpture qu'il juge ennuyeuse dans le Salan de 1846. En 1859, quoique toujours ngative, son opinion a quelque peu volu, probablement sous l'influence du sculpteur Ernest Christophe (ddicataire du poeme Le masque" des Fleurs du mal). C'est dans le Salan de 1859 que trouve place l'tude sur la photographie. Outre les raisons objectives lies al'mergence de cette nouvel1e pratique, un fait historique conduit Baudelaire ardiger ce texte : C'tait la pre miere fois que la photographie avait obtenu droit de cit, non pas dans l'Exposition des Beaux-arts, a proprement parler, mais a l'intrieur des memes batiments " (note dans Baudelaire, 1976, p. 1391). Au moins depuis 1853, dans Morale du joujou ", le critique d'art a bien perr;u ce qui se joue avec les nouveaux appa reils de spectacle optique, et tout particulierement avec le stro scope dont il prcise qu' [il] donne en ronde-bosse une image plane ". Il souhaite porter un coup fatal, en 1859, en vilipendant le public contemporain, amateur de ce spectacle compar aun commerce de photographies obscenes (ce qu'il pouvait etre) : Des mil1iers d'yeux avides se penchaient sur les trous du stro scope comme sur les lucarnes de l'infini. " L'attaque contre la st roscopie parait dplace dans cet article consacr ala photogra phie, mais le sous-entendu du jugement de Baudelaire repose sur la rfrence ala sculpture. Le point commun entre les invectives lances al'encontre de la sculpture et de la photographie est un meme mpris du credo de la nature partag par le public ainsi que de la domination progressive de la matiere " sur la posie et sur l'imagination, reine des facults ". Dans cet anicle, Le public moderne et la photographie ", aucune ceuvre ni aucun photographe n'est cit alors que l'anne 1859 est riche en vnements : outre le Salon proprement dit s'ouvre galement la troisieme exposition de la Socit franr;aise de photographie. La mthode de Baudelaire pour la rdaction du Salan de 1859 est expose dans une lettre a son ami Nadar: J'cris maintenant un Salon sans l'avoir vu. 48 Du temps des Expositions acelui des passages --- - .. -- --_.-... _----- Mais j'ai un livret. " En vrit, il n'a fait qu'une seule visite consa cre areprer les nouveauts. Quoi qu'il en soit, le Salan qu'il rdige se prsente moins comme une critique des ceuvres que com me une promenade philosophique et un expos des concep tions esthtiques du poete. A ses yeux, le gout du rel s'est infiltr dans le monde de I'an par une influence rciproque du public sur l'artiste et de 1'artiste sur le public. La photographie ne fait qu'ag graver le malentendu qui n'a fait que croitre avec la propagation des ides du mouvement raliste tant en littrature qu'en peinture. Le texte sur la photographie parait constituer la conclusion gnrale d'un raisonnement dont on trouverait le pralable dans les discours les plus anciens consacrs ala sculpture. Reprenant une bonne part des arguments traditionnels sur I'infriorit de la sculpture face ala peinture, Baudelaire peut tablir une liste des eHets induits par 1'art du statuaire. La question du coloris, ajou te au manque d'expressivit et d'motion, aboutit sans surprise a ce que la sculpture soit juge monotone et terne. La catgorie de l' ennuyeux " comme trait dfinitoire du sculptural intrigue davantage. En la croisant avec la critique faite ala photographie, il apparait que c'est la volont d'imitation de la nature qui pro voque cet eHet. Dans Le public moderne et la photographie , on lit que le public ne cherche que le Vrai. Il n'est pas artiste, naturellement artiste ; philosophe peut-etre, moraliste, ingnieur, amateur d'anecdotes instructives, tout ce qu'on voudra, mais jamais spontanment artiste, Il sent ou plutt, il juge successive ment, analytiquement. " Vers 1858-1860, dans ce texte souvent remani, L'art philosophique ", on peut lire que celui-ci est un retour vers l'imagerie ncessaire a1'enfance des peuples, et s'il tait rigoureusement fidele alui-meme, il s'astreindrait ajuxtapo ser autant d'images successives qu'il en est contenu dans une phrase quelconque qu'il voudrait exprimer. " L'on reconnait une autre formulatian de ce primitivisme du gout pour la nature que Baudelaire attache, en 1846, ala sculprure dsigne par l'expres sion art de Cara-bes ". En outre, le caractere philosophique est attribu depuis le XVlII e siecle ala sculpture. En rapprochant ces deux rflexions, on releve que l'auteur s'en prend aune attitude analytique " partage par le public autant que par ce type d'ar tiste. La successivit dans le sentir comme dans la cration est assurment al'oppos du travail de I'imagination qui suscite les Esthtique du mauvement cinmatagraphique . Du temps des Expositions a celui des passages ---_ --------- ._---_._--_._-- profondment leur relation qui prend place dsormais entre les la photographie, devient caractristique aux yeux de Baudelaire correspondances . Ce dernier trait, cammun a la sculpture et a lanternes magiques et les panoramas de la fin du XVIe siecle et le d'une absence de posie. Ainsi la sculpture serait ennuyeuse einma de la fin du XIX' siecle. Entre ces deux termes, on assiste a comme la photographie qui dtaille, hache menu le mouvement une prolifration de nouveaux objets (caricature, daguerrotype, naturel et le duplique inlassablement. A galit avec la photogra photographie, image d'pinal, affiche, livre illustr, chronopho phie (mais aussi, au cours des annes 1850-1860, avec des pra tographie, carte postale), de lieux nouveaux ou pas (muse, Salon tiques paralleles comme le stroscope, le bioscope ou le phna annuel, exposition universelle, collection prive, passage et kistiscope, ou mieux encore avec ce qui sera, a partir de 1860, la vitrine, thtre des Funambules pour la pantomime de Deburau), chronophotographie), on vrifie que, sous sa plume, la sculpture de nouvelles techniques (photo sur plaque, sur papier, lithogra montre trop de faces a la fois et que ses minuties sont autant phie en couleur, gravure sur bois de bout, pantomime lumineuse de purilits (Salan de 1846). Les questions du point de vue mul de Reynaud, enregistrement sonore, enregistrement du mouve tiple (sculptural) et de la multiplicit (photographique) des vues ment) avec lesquelles triomphe l'extreme diversit de l'image (en se rejoignent dans la rprobation du poete. Dans le Salan de deux ou trois dimensions, par impression d'imprimerie ou par 1859, qui fait une si grande place au gouvernement de l'imagi empreinte, en noir comme la gravure ou la photo, en couleurs, nation , la rponse aux doctrinaires de la nature devient : Je etc.) jusqu'a reprsenter parfois des mondes en raccourci (joujou, trouve inutile et fastidieux de reprsenter ce qui esto Le credo 'i maquette, objet kitsch de boudoir ou de chemine), parfois un baudelairien qui ne lui a pas permis de comprendre l'importance objet bien raliste comme le perroquet empaill d' Un cceur du paysage en 1859 (Loyrette, 1994, p. 7) s'applique tout parti- " simple. Le XIX' siecle littraire, conclut Philippe Hamon, devient culierement aux procds de reproduction (mcaniques ou non) . un champ de bataille perptuel mettant aux prises des systemes tendant a dupliquer analytiquement le re1. et sous-systemes de reprsentation a la fois complmentaires, soli daires et concurrents... . Dsormais, les avant-gardes littraires vont chercher leurs modeles du cot de la non-littrature ; aban donnant la tradition de l'ut pictura paesis, elles se tournent vers En quoi consiste r imagerie du une nouvelle imagerie (populaire, industrielle, mcanique). Le livre n'est pas le seul en jeu, ni le journal, mais les murs de la ville, de l'appartement, les images commerciales de la rclame, les Plusieurs ouvrages rcents ont mis en lumiere la relation qui enseignes de l'industrie. C'est toute une socit faisant l'exp existe entre la littrature du XIX' siecle et un imaginaire photogra rience que l'image n'est pas seulement objet extrieur du regard phique d'une part, et d'autre part, un ensemble de types d'images mais qu'elle est intrieure, installe dans la mmoire, filtrant le I rel lui-meme qu'elle travestit, comme l'crira bientot Marcel dates (affiches, illustrations, caricatures, frontispices, etc.), et, au 1 Proust. Le dix-neuvieme siecle, selon Philippe Hamon, c'est une Hamon - 2001). Le dix-neuvieme siecle semble s'inaugurer sur dela, les imageries (ce dveloppement est redevable a Philippe bataille de muses d'images, de muses imaginaires. une vritable pulsion, une "pousse du regard" (lean Starobinski) Achaque tape de ce processus, la socit du XIX' siecle s'est vers un monde considr comme un inpuisable rservoir vue, sans en avoir ncessairement conscience, comme une grande d'images. L'image a lire se met a collaborer troitement avec machine a photographier. A l'intrieur des textes comme aleur l'image a voir, l'image crite avec l'image visuelle, au point que cot, le lecteur rencontre la photographie comme imaginaire litt Champf1eury, apres 1870, intitule sa revue, L'Imagerie nauvelle. raire (sur ces questions, voir Thlot, 1999 et 2003, Grivel, 1999, Le XIX e siecle n'a certes pas invent l'image comme il n'a pas Ortel, 2002 et Grojnowski, 2002), plus rarement comme illustra invent la littrature, crit Philippe Hamon, mais il a modifi tion (dans Bruges la marte de Rodenbach, exemplairement). Le Esthtique du mouvement cinmatographi dispositif photographique et les nombreux concepts qui s'y ratt: chent constituent, chez les crivains, une structure qui leur sen. concevoir photographiquement l'an, la socit et I'hom modernes. Soit directement par le lexique qui y renvoie ( b o i t ~ boite noire, chambre, impression, objectif... ), soit indirectemen . naissent des images vues ou penses hantant le texte de leur caro tere photographique. Ailleurs, I'imaginaire photographique seJ prolonge tantot dans la pantomime simulant la performance s t ~ tique du clich, tantt dans la statuaire empruntant au nouvel art:!; du geste et de la pose en studio. D'un cot, I'art du Pierrot vert' de blanc ; d'un autre, la perception du noir : Tout devient noie en ce siecle; la photographie, c'est comme I'habit noir des choses ", crivent les Goncourt dans leur ournal, le 4 juin 1857, tandis que Baudelaire ironise sur I'immense dfilade " de redin gotes noires, uniforme de ses contemporains ou l'on pen;oit la livre quasi chronophotographique de I'homme modele mareyen. De la sphere prive du collectionneur (les Goncourt dcrivenr le salon d'un grand amateur du temps) ou de I'univers ferm du laboratoire de la Station de physiologie fonde par tienne-Jules Marey, si l'on passe a la vie publique, on voit se gnraliser une iconomanie. Tout en excdant le gout IIIe Rpublique pour le monument urbain et la sculpture de ville, ce dfil d'images peut se retrouver sur les murs, sur les affiches et autres placards poli tiques ou commerciaux, dans les vitrines et les passages urbains. Dfils affronts aux pitons des rues modernes dans un effet de miroir : foule face a une autre foule, gesticulation face a une autre gesticulation. Par un renversement du contenant au contenu, prend forme une sone de cabotinage gnralis de tout un siecle soumis a la pose photographique ou a la rclame tel que I'pingle une chronique de Maupassant dans Le Gaulois du 19 mai 1881 (( Enthousiasme et cabotinage", cit dans Hamon, 2001, p. 161), mais que l'on peut percevoir aussi dans les photos de Nadar des clbrits de son temps et, bien sur, dans les athletes ou les figu rants exhibitionnistes des chronophotographies. 52 Du temps des Expositions a celui des passages ------------ -_._._---- tableau.x p A la fin du XVIII e siecle, Sbastien Mercier crit dans son Tableau de Paris : Que de tableaux loquents qui frappent I'reil dans tous les coins des carrefours, et quelle galerie d'images, pleine de contrastes frappants pour qui sait voir et entendre. " On dceIe, dans ce livre, le passage de la lointaine ekphrasis a un mode nouveau du voir. Li a une vivacit de la description, celui ci exalte le paysage urbain du carrefour, le mlange pittoresque et htroclite, avant de laisser advenir, par l'image mcanique qui prleve sur le champ visuel, la coupe significative. A un autre point de vue, c'est dja le regard du fLlneur qui perce, transfor mant le rel en image, la ville en un spectacle ou en un vaste livre illustr adchiffrer, assimilant tout badaud aun lecteur ou aun visiteur de lieux socialiss (et non aun explorateur du monde sau vage, bien entendu). Le courant littraire inaugur par Mercier dans ses tableaux " se poursuit pendant le XIX e siecle sous des formes diverses : ces galeries d'images (mtaphore de Mercier), se retrouvent dans l' Avant-propos de La Comdie humaine de Balzac, comme le remarque Philippe Hamon. La ville et surtout le boulevard deviennent la patrie du vrai philosophe ", selon un titre de Mercier, spectateur au regard outill (iorgnon, lunette ou loupe, fictifs ou non, quand il ne s'agit pas du crayon du chroniqueur) pour dissquer le mouve ment de la rue et des promeneurs. Mobile, immerg dans la grande ville ou, au contraire, voyageur en chambre post asa fenetre ou a sa table de travail, tous, flneurs et regardeurs, font du rel une maison de verre ", selon le mot de Zola, tandis que collecter des documents humains, ou encore dvoiler et percer a jour, composent tout projet raliste. De I'intrieur aI'extrieur, de la rue ala chambre, un mouvement rversible des regards s'im prime atout cet univers moderne. A une conception mcanique et confiante du progres, Walter Benjamin oppose une vision catastrophique, lie aI'identification de la modernit a un enfer. Dans ses notes sur Baudelaire, il voque ce prsent : Il faut fonder le concept de progres sur 53 Esthtique du mouvement cinmatographique dispositif photographique et les nombreux concepts qui s'y ratta chent constituent, chez les crivains, une structure qui leur sert a concevoir photographiquement l'art, la socit et I'homme modernes. Soit directement par le lexique qui y renvoie (bolte, bOlte noire, chambre, impression, objectif... ), soit indirectement, naissent des images vues ou penses hantant le texte de leur carac tere photographique. Ailleurs, I'imaginaire photographique se prolonge tantot dans la pantomime simulant la performance sta tique du clich, tantot dans la statuaire empruntant au nouvel art du geste et de la pose en studio. D'un cot, I'art du Pierrot vetu de blanc ; d'un autre, la perception du noir : Tout devient noir en ce siecle; la photographie, c'est comme l'habit noir des choses , crivent les Goncourt dans leur ournal, le 4 juin 1857, tandis que Baude!aire ironise sur I'immense dfilade de redin gotes noires, uniforme de ses contemporains OU I'on p e r ~ o i t la livre quasi chronophotographique de I'homme modele mareyen. De la sphere prive du collectionneur (les Goncourt dcrivent le salon d'un grand amateur du temps) ou de I'univers ferm du laboratoire de la Station de physiologie fonde par tienne-Jules Marey, si l'on passe a la vie publique, on voit se gnraliser une iconomanie. Tout en excdant le gout lIle Rpublique pour le monument urbain et la sculpture de ville, ce dfil d'images peut se retrouver sur les murs, sur les affiches et autres placards poli tiques ou commerciaux, dans les vitrines et les passages urbains. Dfils affronts aux pitons des rues modernes dans un effet de miroir : foule face a une autre foule, gesticulation face a une autre gesticulation. Par un renversement du contenant au contenu, prend forme une sorte de cabotinage gnralis de tout un siecle soumis a la pose photographique ou a la rclame te! que I'pingle une chronique de Maupassant dans Le Gaulois du 19 mai 1881 (<< Enthousiasme et cabotinage , cit dans Hamon, 2001, p. 161), mais que l'on peut percevoir aussi dans les photos de Nadar des clbrits de son temps et, bien sur, dans les athletes ou les figu rants exhibitionnistes des chronophotographies. 52 Du temps des Expositions a ce!ui des passages A la fin du XVIII e siecle, Sbastien Mercier crit dans son Tableau de Paris : Que de tableaux loquents qui frappent I'reil dans tous les coins des carrefours, et quelle galerie d'images, pleine de contrastes frappants pour qui sait voir et entendre. On dceIe, dans ce livre, le passage de la lointaine ekphrasis a un mode nouveau du voir. Li a une vivacit de la description, celui ci exalte le paysage urbain du carrefour, le mlange pittoresque et htroclite, avant de laisser advenir, par I'image mcanique qui prleve sur le champ visue!, la coupe significative. A un autre point de vue, c'est dja le regard du flneur qui perce, transfor mant le rel en image, la ville en un spectacle ou en un vaste livre illustr a dchiffrer, assimilant tout badaud a un lecteur ou a un visiteur de lieux socialiss (et non a un explorateur du monde sau vage, bien entendu). Le courant littraire inaugur par Mercier dans ses tableaux se poursuit pendant le XIX e siecle sous des formes diverses : ces galeries d'images (mtaphore de Mercier), se retrouvent dans l' Avant-propos de La Comdie humaine de Balzac, comme le remarque Philippe Hamon. La ville et surtout le boulevard deviennent la patrie du vrai philosophe , se!on un titre de Mercier, spectateur au regard outill (lorgnon, lunette ou loupe, fictifs ou non, quand il ne s'agit pas du crayon du chroniqueur) pour dissquer le mouve ment de la rue et des promeneurs. Mobile, immerg dans la grande ville ou, au contraire, voyageur en chambre post a sa fenetre ou a sa table de travail, tous, flneurs et regardeurs, font du re! une maison de verre , se!on le mot de Zola, tandis que collecter des documents humains, ou encore dvoiler et percer a jour, composent tout projet raliste. De I'intrieur a I'extrieur, de la rue a la chambre, un mouvement rversible des regards s'im prime a tout cet univers moderne. A une conception mcanique et confiante du progres, Walter Benjamin oppose une vision catastrophique, lie a I'identification de la modernit a un enfer. Dans ses notes sur Baude!aire, il voque ce prsent : 11 faut fonder le concept de progres sur 53 --------------- - ----- ----- Esthtique du mouvement cinmatographique --0__. . 0 .._ .. . _ l'ide de catastrophe... La pense de Strindberg : l'Enfer n'est nul lement ce qui nous attend - mais cette vie-ci. " Benjamin oppose donc al'ide de progres une construction audacieuse par images fugitives, en transposant sur le plan de sa thorie transhistorique (ou sont mels le mythe et la modernit) une exprience esth tique qu'il est ncessaire de relier al'apparition du passage, lui meme solidaire des autres sortes de fantasmagories " visuelles repres par Benjamin (les panoramas, les caricaturistes, l'Exposi tion universelle, la photographie... ). 11 est inutile de rappeler l'importance qu'accorde aux pas sages l'auteur de Paris, capitale du XIXe siec/e et leur place dans sa topographie de la modernit. Vritables coupes dans le tissu urbain, ces galeries marchandes fermes dfinissent, transversale ment aux axes de circulation existants, l'espace particulier de la nouvelle dambulation. Lieu ou s'tale le monde de la marchan dise, il est intermdiaire entre le dedans et le dehors, et devient un appartement poue,le fh'ineur qui est chez lui entre les comme le bourgeois entre ses quatre murs. " Ce lieu tout entier vou au visible mais clos comme une salle obscure, un passage particulier l'incarne par son nom meme, le passage des Panoramas, ou tait tabli Daguerre. Benjamin voit dans le pano rama une anticipation a la sance de cinmatographe. Par le panorama comme dans le passage, la ville devient le lieu du fla neur. Est associ a son regard, non pas la vision objective, mais un certain pouvoir de diffraction, entre une attention flottante et une forme de somnambulisme qui font naitre des apparitions. Le passage est l'univers de la fantasmagorie ", selon Benjamin, le mot fantasmagorie dsignant un spectacle en vogue durant la Rvolution dans leque! Robertson pra tique l'art des apparitions et des illusions d'optique. Benjamin y insiste, il n'y a pas la moindre description de Paris dans la posie de Baudelaire qui ne met pas plus en scene la ville que la popula tion. Ses Tableaux parisiens ne sont pas des tableaux ra listes, reprsentatifs. lis composent une fantasmagorie de vues breves qui peuvent revetir des allures de dissection rvlant l'invisible lorsqu'elles anatomisent la rue, dchirent le voile mouvant de la foule et en exhibent le clich cach. Lumiere et dcomposition du mouvement, clignotement saccad du visible, soutiennent cette crise de la reprsentation chez le poete qui, Du temps des Expositions ace!ui des passages passant par la chronophotographie, ouvre a l'avenement de la vue cinmatographique. Face a la troue du boulevard et ala faveur de la dambula tion, peut percer une mlancolie comme celle du cygne de Baudelaire, confront ala voirie-ouragan du baron Haussmann. Une esthtique du fragmentaire et de la disparate, autant que du cadrage insolite et de la vision fortuite, nait alors. Si, au cours du XIX e siecle, l'essor industriel et l'invention scientifique semblent aller du meme pas, la chronophotographie releve d'un autre ima ginaire par ses suites d'instants et par l'accumulation des types tudis (outre l'homme et la femme, le lvrier ou le cheval, 1'0i seau ou le chat, etc.) comparable aux reyes du curieux. Feuilletage des sries et pitinement des sujets participent d'une exprience plus inquiete de la discontinuit. En ce sens mlanco lique, le flaneur de Baude!aire n'en est pas a l'age industrie!, mthodique et conqurant, qui dbouche sur l'Exposition. 11 emporte avec lui une posie de la marche qui compose le para doxe des objets minimalistes offerts ala chronophotographie que des visionnaires, te!s Marcel Duchamp ou les futuristes italiens, retrouveront par leurs arabesques calcules. Siecle de l'image mcanique, de la chronophotographie ala dmarche calcule, du visible (ou plut6t du non-visible) scientifi quement ordonn, des avances techniques rpertories par les brevets et leurs suites d'additifs, le XIX e voit aussi s'effectuer le passage du Salon annuel des Beaux-Arts vers l'Exposition univer selle apartir de 1855. Toute exposition implique prminence du regard, espace architectural amnag intentionnellement, prsen tation rationnelle de collections d'objets htroclites, pratiques ritualises, ostentation d'un savoir lui-meme accompagn d'un langage appropri, descriptif et pdagogique, et bien sur guide de parcours, catalogue raisonn, etc. Une premiere modification porte sur le rythme de la manifestation puisque, en 1853, les Parisiens apprennent qu'il n'y aura pas de Salon l'anne suivante Esthtique du mouvement cinmatographique ----_. et qu'il sera remplac par une grande exposition alaquelle parti ciperont diverses nations invites. Napolon III justifie ce rempla cement ainsi ; Considrant qu'un des moyens les plus efficaces de contribuer au progres des arts est une exposition universelle qui, en ouvrant un concours entre tous les artistes du monde, et en mettant en regard tant d'ceuvres diverses, doit etre un puissant motif d'mulation, et offre une source de comparaisons fcondes ; considrant que les perfectionnements de l'industrie sont troite ment lis aceux des Beaux-Arts... Une autre modification porte sur le lieu d'accueil : le Louvre tant cart, la manifestation se tiendra dsormais au Palais de l'industrie. En 1859, l'un des bati ments accueille la photographie. Issu de l'Acadmie qui, apartir de 1737 notamment, dsire rendre publics ses travaux, le Salon est tout autre chose (d. Lemaire, 2004). Malgr les slections officielles, les brimades ou les censures dont se plaignent les artistes, il n'y a rien en lui de didactique ou de mthodologique. Les notions de progres et de perfectionnement, ou celles d'exhaustivit et de rtrospective compare n'y ont pas cours. En revanche, l'mulation intellec tuelle est donne par la critique d'art des Salons, fonde sur la sensibilit, la culture et le goGt, voire la polmique, la satire, le trait d'esprit. Le jugement port sur les ceuvres est inaugur en 1747 par un opuscule intitul Rflexions sur quelques causes de l'tat prsent de la peinture {ranr;aise dont l'auteur d'abord ano nyme se rvele etre La Font de Saint-Yenne. Dsormais, la critique fait partie intgrante du Salon, dont le terme en est venu adsi gner aussi les textes (Salon) qui donnent lieu acabales, enthou siasmes, loges et caricatures. Au fil du temps se succedent les auteurs les plus fameux, de Diderot aBaude!aire sans oublier les Champfleury, Gautier, Maxime du Camp, Dumas, Zola ou encore le photographe Nadar dans le Journal pour rire. Quant aux Goncourt, qui n'taient pas des salonniers patents, leur goGt de collectionneurs les porte aconsacrer de nombreuses tudes a la peinture (du XVIII e siecle notamment). La contestation de la sgrgation impose par un jury inique et l'explosion de la mani festation officielle en une pluralit de salons paralleIes sonnent le glas du Salon au profit des salons de galeries, d'artistes ou de ten dances. Al'initiative de Napolon III lui-meme, le salon paralleIe a la slection officielle, dit salon des Refuss, en 1863, sert Du temps des Expositions acelui des passages d'exemple et sera suivi de celui des Indpendants ou celui des Impressionnistes et bientat du salon d' Automne. Acette poque ou triomphent les passages, les lucarnes de l'infini du stroscope et la chronophotographie analytique, l'Exposition en est le prolongement sous forme d'images ordon nes, voulues exhaustives ou cumulatives. Le XIxe siecle est souvent dfini comme le siecle de l'histoire, mais il est aussi celui de la ncessit d'en passer par le descriptif, l'expos (de la vie sociale et culturelle prsente et passe). Le romantisme est, entre autres choses, un effort pour abandonner la topique rhtorique et anhis torique des lieux communs au profit de la redcouverte de la charge historique, symbolique et psychologique des lieux rels (Hamon, 1989). Avec le ralisme, il en va de la mise en scene de la vie quotidienne et de ses ritue!s dans lesque!s s'expose le social avec ses distinctions entre priv et public, dedans et dehors, sacr et pro fane. Vivre ces distinctions consiste ahabiter un systeme de valeurs qui dfinit le siecle en unissant la question historique et sociale ala question du sujeto La littrature, les arts, comme la physionomie de la ville en dpendront. Significativement, note Philippe Hamon, le livre de grande diffusion prend volontiers, au XIX e siecle, le nom du batiment emblmatique de l'poque, le "Magasin" (Pittoresque ou non); de meme le "Panorama", le "Muse", le "Panthon", la "ruine", le "tombeau", le "tableau parisien", le "boulevard", le "salon", le "petit-Paris", la "coulisse thatrale" dsignent ala fois des types de publications, voire des styles ou des genres littraires, tout en faisant rfrence ades lieux batis particuliers. Le texte raliste-naturaliste proclame volontiers la neutralit du rfrent et l'ordinaire, le n'importe quoi ou le rien (le livre sur rien dont revait Flaubert) ont droit de cit dans l'ceuvre littraire acondition que celle-ci redistribue avec mthode ce rfrent dans 1'ceuvre magasin sous forme de fiches ou de documents classs et dans une langue descriptive autant qu'idalement transparente. La socit qui se dcouvre atravers ces effets de mode rvele un art de modu ler les expositions : exposition ordonne d'un corps singulier (phy sique, individue!, social ou juridique) ou des corps (constitus en institutions ou en acteurs sociaux formant groupes, classes). Exposition grandiose ou plus singuliere quand il s'agit de l'tude scientifique d'un Marey s'attachant tour atour au pas du militaire, au gymnaste, al'individu ordinaire... Esthtique du mouvement cinmatographique Dans le Palais de l'Exposition regne une organisation infini ment modulable, ouverte a la litanie du monde. Certes, l'Exposition est d'abord un fait conomique, leitmotiv du siecle industrie! dans sa seconde moiti, puiqu'on y rend visibles les produits des manufactures, les inventions scientifiques et leurs exploitations technologiques. Mais on s'y promene galement. Le palais et ses variantes, la halle, la galerie, le pavillon, font de l'Exposition un double architectural invers de la Ville elle-meme, de Paris, lieu de l'Exposition universelle et capitale du XIX e siecle (Walter Benjamin). Si bien que l'Exposition, sujet de dlire du XIX e siecle , selon le mot de Flaubert, suppose l'encyclopdie conqurante d'un Jules Verne. Toute exposition repose sur un bon catalogue: Catalogue officiel de l'Exposition des produits de toutes les nations, lit-on sur ce!ui publi en 1855 par ordre de la Commission impriale. L'on est bien loin de la critique d'art du libre arbitre telle que Baude!aire (en hritier de celle de Diderot) la prconise dans le Salonde 1846 qui plaide en faveur d'une cri tique potique partiale, passionne, politique, c'est-a-dire faite a un point de vue exclusif, mais au point de vue qui ouvre le plus d'horizons . Te! est ce XIX e siecle ou l'Exposition est un enjeu. En tout lieu, la pense positive, mthodique, impose sa loi et rivalise avec la fliinerie baude!airienne. L'application de Walter Benjamin a penser la signification, ou l'absence de signification, de la vie humaine dans le contin gent, l'phmere, l'infiniment petit, associe au choix de certains des objets d'tudes qu'il a privilgis comme les passages parisiens ou le fliineur baude!airien, nous conduit a l'image mcanise de l'homme qui marche en suites sans fin. Les sujets benjaminiens que sont les passages, le fliineur, la mode, la photographie, les magasins, les panoramas, etc. ne re!e- Du temps des Expositions a ce!ui des passages vent pas a proprement parler de l'analyse classique de la socit ou de l'histoire. Ils permettent quand ils ont t vus, reconnus, d'organiser et de structurer les multiples autres phnomenes du siecle, dont ils ne different pas par nature. Ils n'expliquent pas, au sens ou un mcanisme causal, comme le couple infrastructure superstructure ou, dans un autre domaine, la slection naturelle, peut le faire ; par une prsentation immanente, ils rendent intelli gibles a la fois la permanence et l'volution des faits sociaux, c'est-a-dire le retour du meme sous des modalits diverses. Ils se pretent a de multiples variations et mtamorphoses, ils consti tuent des types qui sont aptes a connatre des transformations sans fin, comme le magasin de nouveauts qui devient le grand magasin, l ~ p a s s a g e qui volue en hall de gare, ou le fliineur qui se renverse en la figure contraire du poete baude!airien. Ce sont des expriences fondamentales [oo.], simples, et donc dcevantes, dans la mesure ou elles ne rveIent aucun secret particulier, et pourtant d'une variabilit fascinante, inpuisable, kalidosco pique (Lacoste, 1996). Sans proposer d'explication, ces exp riences clairent le XIX e siecle. L'attention de Benjamin aux l ments de la vie quotidienne, et plus particulierement aux objets et aux dtails urbains, dlimite une rgion assurment minuscule en comparaison du tout, une miniaturisation des lois et principes qui rgissent cet universo On y dceIe une extension circonstancie de la planche chronophotographique rapporte aux divers lments urbains retenus par le philosophe pour exemplifier le Paris moderne. Walter Benjamin nous a appris que si nous pouvons lire Baudelaire aujourd'hui, c'est parce que notre prsent sait recon natre dans le XIX e siecle l'origine de notre modernit. Benjamin serait "la passante" de la critique baudelairienne. [oo.] Nous dirions meme que [oo.] Baudelaire et l'allgorie sont l'enjeu per manent de l'reuvre de Benjamin dans ses textes thoriques mais aussi littraires (Maillard, 1996). L'allgorie cimente tout le Livre des Passages, entrepris depuis 1927 jusqu'a la mort de Benjamin. Comme ille dit lui-meme, l'allgorie n'est pas une tech nique ludique de figuration image , elle est une expression comme la langue, voire comme l'criture . Cette conception hi roglyphique, que partageait galement Baudelaire, permet - - Esthtique du mouvement ------ - son rapport au moulage sous forme tantt de postiches (cheveu dents, yeux artificiels), tantt d'une prise d'empreinte du corps de la femme-modele alaquelle elle doit se substituer, imitant jusqu'a:: son esprit afin de produire un double parfait, une copie de l'origi nal humain plus vrai que nature, un etre sublime par les qualits,' de perfection dont est prive la femme vivante. Cependant que les descriptions minutieusement documen- " tes augmentent la vraisemblance scientifique de l'Andride, une distance fondamentale spare le substrat technique du rsultat mystrieux obtenu. La transfiguration de la ralit par l'accumu lation des perfections se double d'un autre prodige, puisqu'un etre a pris possession de l'inanime Andride, une sorte de dor meuse inspire qui use de l'automate comme d'un mdium pour lui insuffier i'esprit. Ainsi, rien n'chappe al'ambition du roman : de la dmarche savamment calcule de l' Andride ala carnation de la peau obtenue par la Photochromie. Cette derniere, tudie depuis le milieu du siecle par Becquerel ou Poitevin, avait conduit en 1869 a la dcouverte par Charles Cros (ami de Villiers) de l'application de la trichromie a la photographie. Comme le prcise l'inventeur fictif Edison : Je reproduirai strictement, je ddoublerai cette femme, je tirerai la vivante aun second exem plaire " qui sera, en outre, model par le procd de la Photo sculpture, invent par Willeme en 1861 et qui consistait a repro duire un modele vivant dans trois dimensions a l'aide de la photographie. De sorte que triomphe l'idal de la technologie de la repro duction le plus fou, par l'imitation et la dcomposition minu tieuse de tous les rouages humains. zz Si, a la fin du XVIII e siecle, Winckelmann pouvait encore affirmer : Toutes les peintures, sculptures, pierres tailles et monnaies que je cite en exemple, je les ai vues et contemples de mes propres yeux ", moins d'un siecle plus tard ce propos renvoyait dja aune poque rvolue. Toute l'histoire de l'art s'est Du temps des Expositions acelui des passages faite apartir de 1850 sur des documents photographiques, sur des campagnes systmatiques d'enregistrement qui ont non seule ment sauv de l'oubli ou fait dcouvrir des ceuvres (Le Muse imaginaire de Malraux repose sur cette ide), mais aussi rorient l'analyse de l'art, voire fond la discipline historique en arto Avec la vogue des catalogues d'expositions, des catalogues de muses oU des monographies d'artistes, la photographie devient la maniere d'etre et d'exister ordinaire de l'ceuvre d'art. Au XIX e siecle, il n'est pas rare qu'un artiste use des res sources de la photographie ; l'exemple d'Eugene Delacroix s'ad joignant les services du photographe Eugene Durieux (quand il ne ralise pas lui-meme le clich) est bien connu. La photographie a eu, en outre, un impact dcisif sur l'art de la sculpture, surtout depuis Rodin qui a fait appel ades photographes professionnels ou amateurs (parmi lesquels Bodmer, le premier, puis Druet, Bulloz... ). Son exemple, selon Hlene Pinet, demeure exception nel par son homognit et par sa diversit. On possede, en effet, quelque sept mille photos commandes par Rodin lui-meme pen dant plus de quarante ans (Pinet, 1983). L'activit fbrile du sculpteur qui, dans les annes de sa gloire, travaille aplusieurs projets en paralleIe se ressent dans son utilisation du clich pho tographique : 11 semble, crit Hlene Pinet, que le sculpteur, a peine le modelage ou le moulage fini, ait fait appel al'objectif, abandonnant sur les sellettes, modele en pltre ou en terre, outils, colombins, chiffons... bref tout l'entourage quotidien de l'artiste que nous aimons dtailler. " Si cette prcipitation peut corres pondre a une frnsie d'archivage personnel (p\figuration du vritable muse que le sculpteur envisageait des son exposition personnelle de 1900) ou commercial (constitution de bibliotheque de reproductions photographiques pour les ouvrages d'histoire de l'art), ce comportement doit etre interrog dans son rapport ala cration de l'artiste. A la diffrence de nombre de ses contemporains, Rodin ne s'adonne pas a la pratique photographique en vogue mais fait appel ades photographes. Contrairement aune conception pri ve, en quelque sorte amateuriste, et a l'emploi archivistique du clich qui fige pour l'ternit ce qui a t, Rodin est a la cherche du mouvement par le moyen de la photographie artistique. Le sculpteur, qui procdait par mtamorphose continue de ses - --- Esthtique du mouvement cinmatographique ocuvres, a pu apporter des modifications au travail en cours grace ala multiplication des clichs photographiques. Ceux-ci, par les cadrages, les jeux de lumiere, les estompages et les dcoupes qu'ils favorisent soutiennent une conception originale du fragment qui sera l'un des axes majeurs de l'art de Rodin. La photographie a t, pour lui, l'inspiratrice du marcottage qui consiste acomposer une nouvelle ocuvre sculpte en rutilisant partiellement ou tota lement des pieces antrieurement excutes. Elle a pu inciter a procder au dplacement et ala mise en circulation d'un fragment de corps d'un sujet a un autre pour provoquer un effet de geste comparable ace que produit la juxtaposition articule de la chro nophotographie. Les variations apportes par la photographie sont parfois de l'ordre d'un dcadrage, d'un lger flou dans le geste ou le mouvement quand elles ne rsultent pas d'un change ment d'clairage qui a suffi a mtamorphoser les sculptures. Grace al'image photographique d'un tat de son travail, Rodin parvient, arebours de l'usage commun, ane pas figer la forme sculpte atteinte maisau contraire aanticiper son dpassement, son animation et son devenir figuratif. En dfinitive, on en dduit que le rapport s'tablissant, chez Rodin, entre photo et sculpture, est comparable au travail de l' intervalle dans la pratique du dessin anim: le dessinateur intervallaire travaille dans l'cart a combler entre deux positions extremes d'un mouvement. Rien n'est plus proche de la chronophotographie que le mouvement anim . Si celui-ci est fix par avance dans le dessin sur cellulo, il est ainventer chez Rodin apartir des suggestions faites par la srie de clichs photographiques. Par ailleurs, l'assemblage variable des pieces existantes est une constante de la mthode de Rodin. On en yerra une illustration exemplaire dans le chantier de La Porte de /'Enfer OU l'on retrouve de nombreux sujets appartenant ades ralisations antrieures, mais aussi dont on voit se dtacher des motifs partiels qui deviennent autonomes ou qui vont s'aggrger a de nouveaux groupes, sans oublier les nom breux lments qui demeureront pars dans l'atelier sans jamais rejoindre le projet rest inachev. De maniere radicalement diffrente de ce qu'induit la cri tique esthtique de Baudelaire, sculpture et photographie font alliance dans ce qui dfinit la modernit du montage de formes dynamiques chez Rodin. Par la suite, l'exprimentation et 64 ' Du temps des Expositions acelui des passages le goGt pour la disparate, le croisement mtiss des arts (hritiers ou non de cette dmarche) sont devenus une caractristique de l'art contemporain du xx e siecle. Empreintp "". Du clllema comme de la photographie, on a bien vite reconnu la capacit aconserver le souvenir ou aservir de tmoi gnage sur quelque fait que ce soit par ce qui, en eux, releve de la prise d'empreinte et de la trace. L'inscription graphique de Marey s'exerce par le moyen de la trace, notamment grace al'ingniosit des procds utiliss dans son exprimentation de la mthode graphique . Celle-ci tant associe a l'emploi du noir sous formes diverses (noir de fume, fond noir, revetement ou badi geonnage noirs, etc.), on arrive sans surprise aun imaginaire de l'inversion photographique. Cet imaginaire est al'ocuvre dans la mthode graphique qui n'a cependant pas recours ala prise de photographie (a la diffrence de la chronophotographie qui repose sur l'obtention d'une image photographique, tout en 'cher chant aprserver les acquis de l'enregistrement graphique) mais joue avec les pouvoirs de la trace. Dans une courte rflexion intitule Habiter sans laisser de traces , Walter Benjamin observe que, dans l'intrieur bourgeois des annes 1880, il n'y a pas un coi n ou l'habitant n'ait laisss sa trace: sur les moulures par les colifichets, sur les fauteuils rem bourrs par des napperons [... ]. Habiter dans des chambrettes a peluches n'tait rien d'autre que laisser derriere soi une trace pro duite par les habitudes. Et la colere qui au moindre dgat, s'em parait de la victime n'tait peut-etre que la raction de l'homme a qui la trace de son passage terrestre avait t efface. Cette trace qu'il avait laisse sur les capitonnages et les fauteuils, que ses parents avaient laisse sur les photos, que les objets possds avaient laisse dans les foureaux et les tuis et qui faisaient par fois para'tre ces pieces aussi surpeuples qu'un columbarium (Benjamin, 1998, p. 232). 65 Esthtique du mouvement cinmatographique La trace mareyenne n'est si sduisante, et au fond si moderne, que par son pouvoir de n'etre plus l'expression d'une subjectivit singuliere, ce que sont le portrait photographique de te! membre d'une famille ou la dcoration appose aux diverses pieces d'un logement par des ameublements suffisamment duc tiles pour devenir les rceptacles de tous les corps qui s'y sont suc cd. Le pas de l'homme, les pulsations de son cceur ne lui appar tiennent jamais autant en propre que ses peluches, napperons et fanfre!uches dcoratives. La trace chez Marey, comme elle le sera dans le cinma des Lumiere, n'acquiert sa grandeur que d'etre aussitot anonyme et universelle par-de!a toute dtermination his torique ou sociologique. Si bien que la dimension documentaire de l'enregistrement se trouve dpasse par une mditation aussi tot rendue essentielle. Par un cheminement lointain, on yerra chez un Eisenstein l'image des hommes qui l'intressent (le rvolution naire, le marin rvoit, l'ouvrier en greve ou la mere plore, etc.) se transformer en types qui pourraient etre pen;:us comme des effigies ou des moulages. De sorte que ce qu'Andr Bazin rappelle, en 1945, a propos de l'ontologie de l'image photographique , reformule en une autre poque et a propos du cinma (dont l'image est d'essence photographique) un rapport bien tabli : On pouvait considrer la photographie comme un moulage, une prise d'empreinte de l'objet par le truchement de la lumiere. Des l'origine de la pho tographie, on a, en effet, soulign son analogie avec le principe du moulage. Non seulement la photo produit une empreinte plane des nergies lumineuses manant d'un objet, mais elle sup pose le dtour par le ngatif pour parvenir au tirage positif par une rplique du processus du moulage. Du reste, photographie et moulage sont parfois quivalents : a la Salpetriere, le docteur Bourneville, leve de Charcot et spcialiste de neuropsychiatrie infantile, a compos son muse pathologique au moyen de mou lages de bustes d'enfants, de photographies et de la conservation des calottes craniennes, autant d'indices en tous les sens du terme. Interrogeant les rapports entre morphologie et histoire, Carlo Ginzburg a mis en lumiere ce qu'il appelle un paradigme de la trace a la fin du XIX e siecle (Ginzburg, 1989, p. 139-180). 11 voit se dessiner une analogie entre les mthodes de Giovanni Morelli, de Sherlock Holmes (imagine par son crateur Arthur Du temps des Expositions a celui des passages -- .--------_._-- Conan Doyle), de Sigmund Freud ou d' Alphonse Bertillon, l'in venteur des fiches anthropomtriques de police. En matiere d'histoire de l'art, Morelli observe que les muses sont pleins de tableaux dont l'attribution est inexacte, qu'il s'agisse de copies, de toiles non signes ou en mauvais tat. Se!on lui, pour restituer une ceuvre a son auteur, il ne faut pas se fonder sur les caracteres les plus apparents des tableaux et, par consquent, les plus faciles a imiter. 11 faut au contraire examiner les dtails les plus ngligeables (les oreilles, les ongles, les doigts des mains ou des pieds ... ). La mthode indiciaire de Morelli a t rapproche de celle qui est, a peu pres dans les memes annes, caractristique de Sherlock Holmes. Freud cite le travail de Morelli dans son article Le Moise de Michel-Ange, et il exprime a un de ses patients, 1' homme aux loups , son intret pour les aventures de Holmes. Le connaisseur en art devenait comparable au dtec ti ve qui dcouvre l'auteur du dlit sur la base d'indices imper ceptibles pour des gens ordinaires. L'analogie s'explique en par tie par l'emprise de la discipline mdicale, l'observation des symptomes et l'art du diagnostic : Freud tait mdecin, Morelli avait t diplom de mdecine et Conan Doyle a cess de prati quer la mdecine pour se consacrer a la littrature. Marey, mde-: cin et physiologiste, manifeste un gal intret pour la trace et son relev graphique ou photographique. On vrifierait un meme res sassement dans les planches de Marey et dans les livres de Morelli dont les illustrations constituent un registre minutieux de dtails qui trahissent l'artiste peintre. Si bien que l'art tudi par Morelli prend l'aspect d'un muse du crime et que l'on croit voir Bertillon au travail. Et il est tout a fait possible d'identifier les fines volutes des images obtenues par la machine a fume de Marey aux sillons des empreintes digitales. Dans tous les cas et quelles que soient les diffrences entre ces disciplines, les faits marginaux sur lesquels s'appuient ces pra tiques fondent une smiotique du signe trivial, du dtail matriel ; ils renvoient a un ensemble de traits minimes et involontaires, sinon machinaux, OU se fige la perception de l'individu. Comme chez Marey, des traces composent une srie cohrente, quoique muette, dispose en squences dont l'abstraction graphique est un moule chronophotographique. ---- Esthtique du mauvement cinmatagraphique 24 A <Piel ;:ad,,,,,. la pa.s;"u. On ne peut qu'etre frapp par I'association contradictoire qui se dessine chez Baude!aire entre la figure du flaneur et une apparition sculpturale. Le texte consacr a la sculpture dans le Salan de 1859 s'ouvre par une mditation en forme de dambula tion : au fond d'une bibliotheque, au dtour d'un bosquet, au cceur d'une petite chapelle, en traversant une grande ville vieillie dans la civilisation, sur les places publiques, aux angles des carre fours ... la rencontre est la meme : Des personnages immobiles plus grands que ceux qui passent a leurs pieds [... ] Fussiez-vous le plus insouciant des hommes, le plus malheureux ou le plus vil, mendiant ou banquier, le fantome de pierre s'empare de vous pen dant quelques minutes, et vous commande, au nom du pass, de penser aux choses qui ne sont pas de la terreo Te! est le role divin de la sculpture '1.; conclut le critique, ayant ainsi transform le passant en etre mlancolique dont les yeux tirs vers le haut le font a la ressemblance du cygne errant dans la cit, mais aussi du contemplateur de I'art du statuaire. Jean-Luc Godard dit que, devant I'cran de cinma, on leve les yeux (a la diffrence de ce qui se passe devant la tlvision), Jean Louis Schefer dcrit le monde de granit qu'il a vu au cinma et Jean-Louis Leutrat s'int resse a la dimension cinmatographique des fantmes. Agile et noble, avec sa jambe de statue lit-on au dbut de I'un des plus troublants poemes sur la rencontre moderne. En dotant sa passante d'une jambe de statue, Baudelaire unit le mou vement a la pierre, I'terne! et l'phmere, dans une dfinition de la beaut qui lui est propre. La vision du pas de cette fugitive silhouette fminine a son double dans les fantomatiques appa rences des premiere photographies, dans les images produites par les chronophotographies et les vues successives du mouvement : Georges Demeny date de 1860 les premieres vues successives de Desvignes ; Du Mont['s] dpose le brevet d'une premiere ide de la chronophotographie en 1861 (Demeny, 1909). La jambe de statue modifie le tableau parisien. La scene de rue anime se fige. Et la vision se mtamorphose sous I'effet de I'imaginaire photo graphique. L'alliance des contraires passante-statue change la Du temps des Expositions a celui des passages prose du monde et instaure la pose de studio photographique, la prise d'empreinte al'ere de la reproductibilit technique relguant la figure de rhtorique (qui fait de la statue le complment attendu pour souligner la noblesse de la marche) au profit de la dcomposition mcanique du mouvement. S'y ajoute I'allusion a la statuaire. Si la rfrence a la photographie est en parfaite euchronie avec le temps du sonnet et avec ce que I'on sait des re!ations amicales entre Baudelaire et Nadar, il est plus surpre nant de voir apparaitre cette rfrence plus ancienne ala pratique de la prise sur le vif que suppose le moulage (rprouv par le romantisme). Derriere cet anachronisme transparait la concep tion de Baude!aire re!ative a la photographie et ala sculpture. L'instantan se profile qui caractrise la vie moderne, telle que Baude!aire I'a dfinie dans I'univers de Constantin Guys. Heinrich Von Kleist, voulant montrer les dsordres provo qus dans la grace naturelle de l'homme par la conscience, donne en exemple le cas d'un jeune d'une grande beaut qui, au sortir du bain, avait spontanment adopt le geste de la scufPture du Tireur d'pine : Un regard jet vers un grand miroir a I'instant ou il posait le pied sur le tabouret afin de le scher, le lui remit en mmoire ; il sourit et me fit savoir la dcouverte qu'il venait de faire. J'avais effectivement au meme instant fait la meme ; or soit pour mettre a I'preuve la griice qui I'habitait, soit pour le gurir de sa vanit, je me mis arire et lui rpondis ... qu'il avait des visions ! 11 rougit et leva le pied une seconde fois pour me convaincre ; et, comme il tait facile de le prvoir, la tentative choua. Confus, il essaya encore une troisieme, une quatrieme fois, il essaya bien dix fois : en vain ! Ces rflexions Sur le thatre de marionnettes publies en 1810, si elles dressent un paralleIe avec I'art de la statuaire, semblent une anticipation de la pose photographique que Baude!aire devine sous I'apparence de la passante, autant que de la sance d'atelier devant l'appareil photographique obligeant a la rptition des attitudes. Ce que Kleist condamne comme une perte de la grace devait devenir pour Baude!aire le moyen de vaincre le nature! honni. Dans le Salan de 1859, Baude!aire s'interroge derechef sur la sculpture. Singulier art qui s'enfonce dans les tnebres du temps, et qui dja, dans les ages primitifs, produisait des ceuvres dont s'tonne I'esprit civilis. Art, OU ce qui doit etre compt Esthtique du mouvement cinmatographique comme qualit en peinture peut devenir vice ou dfaut, ou la per fection est d'autant plus ncessaire que le moyen, plus complet en apparence, mais plus barbare et plus enfantin, donne toujours, meme aux plus mdiocres ceuvres, un semblant de fini et de per fection. Assurment, I'opinion de Baudelaire a volu depuis 1846, et il se trouve au cceur d'une contradiction. 11 lui faut conjuguer deux ides : Devant un objet tir de la nature et reprsent par la sculpture, c'est-a-dire rond, fuyant, autour duquel on peut tourner librement (celui qui plait a I'homme sauvage et dplait tant au poete), qui peut douter qu'une puis sante imagination ne soit ncessaire a I'accomplissement de la sculpture ? De meme, poursuit le poete, que la posie Iyrique ennoblit tout, meme le mouvement, la sculpture donne a tout ce qui est humain quelque chose d'ternel et qui participe de la duret de la matiere employe. La colere devient calme, la ten dresse svere... Le renversement des qualits, sur lequel nous nous arretons, participe de I'admiration que Baudelaire peut maintenant prouver pour la vraie sculpture , assortie des pou voirs de I'imagination qui la font entrer dans le royaume des cor respondances. Ainsi, I'change moderne des regards propos par le sonnet n'est plus seulement une des thmatiques amoureuses dont la fortune sera considrable jusqu'au xx e siecle, il conduit a une rencontre plus inattendue : I'union de I'univers potique de la sculpture avec celui de l'ere photographique (ou chronophotogra phique avant que de devenir cinmatographique). Le pas au-dela de I'apparence permet le saut immobile de la passante dans un autre ordre de figuration ou I'inquitante familiarit du spectacle de la rue dborde la banalit du quotidien comme cela se produit dans I'image de la modernit rsultant de l'acte photographique, et bientot des vues Lumiere. Et l'on devine une sceur de cette pas sante en Nadja, dans un livre ou la photographie occupe une place a parto Nadja, c'est la modernit, qui convoque le surrel a la prsence, et si la photographie de Nadja est absente, c'est sans doute parce qu'elle est pour ainsi dire la photographie incar ne (Lauxerois, 2004). Du temps des Expositions a celui des passages Comment Proust allie-t-il dispositifs optiques seulptural ? ~ La multiplication des dispositifs optiques dans l'ceuvre de Marcel Proust a retenu l'attention. De la lanterne magique qui ouvre et ferme I'difice du temps, en passant par les vitraux de Combray, les carafes de la Vivonne ou encore la pulsion voyeu riste, sans oublier le cinma, on retiendra la rcurrence du mot image dans cette ceuvre. On peut ainsi avancer que Proust aurait senti la ncessit pour lui d'oprer un montage, prcis ment optique, pour produire l'image d'un temps pur, seIon son vceU. La place qu'occupe la photographie dans A la recherche du temps perdu a t mise en lumiere par le livre de Brassai: (Brassa'i, 1997) ou il est montr qu'elle est a la fois document, mmoire, dispositif optique, procdure, mtaphore. Elle a a voir avec la production du temps direct (comme dirait Bergson ou, plus tard, Deleuze) selon une modalit tout a fait originale. Au dbut de la Recherche, la photographie est prise dans son acceptionJa plus courante, soit en part ngative comme le fait la grand-mere qui ne voit que vulgarit dans cette mode, soit de fac;on positive lorsque le narrateur croit pouvoir, par I'attention, fixer une impression d'un instant comme la photographie peut fabriquer un souvenir futuro Mais ces premieres interprtations seront corri ges. Refusant de montrer une photographie de sa maitresse, Saint-Loup explique qu'elle vient mal en photographie et que les instantans qu'il a pris avec son Kodak donneraient une fausse ide d'elle . C'est au cours de la matine chez la princesse de Guermantes que le narrateur, en dcouvrant les visages de ceux qu'il a connus autrefois, voit que le temps est le vritable artiste par le travail qu'il a accompli sur ces etres devenus d'immu tables instantans d'eux-memes , a la fois reconnaissables et pourtant non ressemblants . Tel, affect d'une rigidit physio logique, acquiert la force d'immobilit d'une tude de Mantegna ou de Michel-Ange. Tel autre est devenu un gros vieillard dont la voix est mise par un phonographe perfectionn, tandis que Mme de Forcheville a I'air d'une cocotte a jamais naturalise... Esthtique du mouvement cinmatographique La signature du temps est instrumentale, crit Jean Lauxerois, et c'est avec la photographie que Marcel dcouvre l'unique dans et par la reproduction (Lauxerois, 2004). Illui est donn de voir sa grand-mere pour la premiere fois telle qu'il ne I'a jamais vue et seulement pour un instant gdice a un appareil fictif dont serait dot un tranger en lui de retour inopi nment et dcouvrant la vieil1e femme solitaire, plonge dans ses penses : De moi - par ce privilege qui ne dure pas et OU nous avons, pendant le court instant du retour, la facult d'assister brusquement a notre propre absence - il n'y avait la que le tmoin, l'observateur, en chapeau et manteau de voyage, l'tran ger qui n'est pas de la maison, le photographe qui vient prendre un clich des lieux qu'on ne reverra plus. Ce qui, mcaniquement, se fit a ce moment dans mes yeux quand j'apen;:us ma grand mere, ce fut bien une photographieo Par la transfiguration technique double d'une facult quasi scientifique chez le regar deur, l'reil-objectif voit ce qu'il n'a jamais vu et l'instantanit dveloppe le temps qui' tait en rserve dans l'instant en le diff rant de lui-memeo Lorsque, se sachant malade, la grand-mere demande a Saint-Loup de faire son portrait photographique, Marcel, qui est bien prsent et peste contre ce qu'il croit etre une coquetterie dplace, ne pourra dire comme Franc;:oise plus tard : C'est bien elle , mais au contraire : Cette trangere, j'tais en train d'en regarder la photographie par Saint-Loupo Notre tort, constate le narrateur, est de croire que les choses se prsentent habituellement telles qu'elles sont en ralit [000], et les gens tels que la photographie et la psychologie don nent d'eux une notion immobileo Les choses ne seraient ni telles qu'elles se prsentent a nous dans la ralit ni telles que la photo graphie en singularise un tat fig. Combinaison de photo mat rielle et de photo mentale, le regard est un ajustement constant d'habitudes voilant le champ de vision et d'carts photogra phiques, comme le souligne cette hypothese du narrateur : Mais qu'au lieu de notre reil, ce soit un objectif purement mat riel, une plaque photographique, qui ait regardo 00 Toutefois l'acte photographique ne peut satisfaire, non plus que la saisie singuliere et unifiante qu'il opereo Comme le laisse deviner, pour n'en prendre qu'un, I'exemple des trois arbres d'Hudimesnil avec leur gesticulation naive et passionne (auquel Siegfried 72 Du temps des Expositions a celui des passages Kracauer s'est rfr a propos de la photographie et du cinma dans Kracauer, 1960 et 1969), ces images ne manquent pas d'vo quer d'autres dploiements de gestes comme ceux de la chrono photographie rcente : il faut donc ajouter a la vue objective pho tographique la dmultiplication a laquelle se livre sans cesse l'criture obsessionnelle du meme, que soulignent la rptition de certains motifs et les variations syntaxiques des reprises (Longtempsooo Le plus souventooo A d'autres moments .. o Mais parfois aussi ... )o On a pu dire du style de Proust en invoquant Saint-Simon, l'un de ses crivains de prdilection : C'est un "monde" que ce "miroir" fait dfiler sous nos yeux, une formi dable "galerie" ... (Gogez, 1990, p. 97). Dfilement de postures et de gestes quasi sculpturaux que ne saurait, aux yeux de Proust, reprsenter l'alignement horizontal des poursuites burlesques du cinma primitif dont l'aplat rducteur le dsespere. Comme le souligne un chapitre de l'ouvrage de Brassa'i, Proust n'a pas ignor la chronophotographie. Dans un des pas sages de Du cot de chez Swann consacrs au rveil, le narrateur voque le flottement des lieux, dans l'indistinction premiere du moment, et le compare aux positions successives d'un cheval au galopo Saint-Loup s'chappant, dans l'obscurit, du bordel de Jupien est dcrit comme une figure caractrise par la dispro portion extraordinaire entre le nombre de points diffrents par OU passa son corps et le petit nombre de secondes pendant les quelles cette sortie s'excuta. Cette minutie dgs I'observation proustienne n'est pas sans rappeler le compte rendu de Marey devant l' Acadmie : Sur une meme plaque, une srie d'images successives reprsentent les diffrentes positions qu'un etre vivant a occupes dans l'espace a une srie d'instants. Si bien que la silhouette du Temps retrouv, capable d'occuper en si peu de temps tant de positions dans l'espace , dissimule par l'ombre nocturne ne laissant percevoir que quelques points lumineux de son uniforme de militaire, fait de Saint-Loup un etre revetu de ce qu'on a appel l'habit de disparition des chronophotographies partielles (Michaud, 1996). Le principe descriptif retenu par Proust peut excder l'unit de mesure temporelle fixe par les recherches du physiologiste et couvrir une priodicit tendue (la dure de la Recherche) tout en conservant le pouvoir de dcom poser le mouvement, voire de l'envisager sous son aspect volum ------ Du temps des Expositions a celui des passages Esthtique du mauvement cinmatagraphique trique dans l'cart entre un pur agencement graphique et une photographie. Ainsi, pendant qu'Albertine est au piano, le narra teur indique: Le volume de cet Ange musicien tait constitu par les trajets multiples entre les diffrents points du pass que son souvenir occupait en moi " (La Prisanniere). Une sculpture de points et de lignes apparait alors. Lucien Daudet tait frapp de l'application fouilleuse du regard de Proust, de la transmutation qu'il oprait : Il f a r ~ a i t sa vision aetre rapide et universelle, ses yeux recueillaient avec un magnifique grossissement ce que son gnie classerait, dcanterait et dfinirait ensuite... " (cit dans Vial, 1971, p. 147). Dans cet apprentissage du voir, le dtail joue un role impartant ainsi que la distance, selon une multiplicit d'ardres de grandeur qui fait hsiter sur la nature de l'instrumentation optique requise. Cette applica tion du fouilleur de dtails " met l'accent sur une attention archologique d'ou peut surgir un fragment temporel, analys comme un tesson. Le caractere d'tranget, rvl par l'acte photo graphique rel ou fictif-du regard, se trouve associ a un autre tra vail d'artiste. Le narrateur, encare jeune, ne comprend pas en quoi consiste la qualit de la Berma dont il a entendu parler pour son jeu dans Phedre. Ayant assist a la reprsentation et observ attentivement la tragdienne, il consulte divers avis. Apres M. de Norpois qui n'use que de clichs et de lieux communs, c'est finalement Bergotte, cet homme qui n'aimait vraiment que certaines images ", qui lui en livre le mystere. En dcrivant le bras lev a la hauteur de l'paule ", il voque celui d'une Hespride sur une mtope d'Olympie ou celui de la stele funraire d'Hegeso au Cramique d'Athenes, ou encare celui des Korai" de l'ancien Erechteion. Ainsi y avait-il quelque chose a voir au-dela de la vue dans cette procession de gestes archaOiques qui faisait le clou de la scene. La pose spontane de la tragdienne retrouve la gestuelle antique codifie comme le fait, a la meme poque, la danse de Nijinski. Tout d'abord, on reconnait ce pouvoir d' obtenir un degr d'art de plus ", qui est une formule cl de la Recherche. C'est l'laboration a laquelle s'applique la grand-mere quand elle fait cadeau au petit Marcel de photographies d'reuvres d'art comme les Vices et les Vertus de Giotto. En meme temps, l'instant de la pose fugitivement adopte devient photographique. Le 74 prolongement dans le temps du a l'effet de citation culturelle, ou l'on verrait simplement la passion du fouilleur de dtails ", obit a autre chose. C'est ce que Proust appelle la recherche de lois profondes, quasi scientifiques, fondes sur l'image. Jean Santeuil voit la digitale, si isole comme fleur prissable, mais si grande comme type, si vaste dans la vie et comme pense durable dans la nature. " Vertige mobile du multiple par le meme qui per dure dans la fracture de son apparence. Combien de fois, au long de la Recherche, une meme image (photo, vue, spectacle ou situa tion faisant image mentale) est analyse a nouveau, constitue sa propre srie, dfile pour nous quand il ne s'agit pas d'emble d'un groupe en mouvement comme la petite bande des jeunes filIes de Balbec dont Albertine ne se dtache jamais totalement. Maintenant encore la vue de l'une me donnait un plaisir ou entrait, dans une proportion que je n'aurais pas su dire, de voir les autres la suivre plus tard... ", lit-on dans A l'ambre des eunes {il/es en {leurs. Nous sommes renvoys, a ce niveau de la Recherche (qui ne se rduit certes pas a ce seul aspect), a l'exp rience de la chronophotographie et a ses suites d'trangets prises sur l'apparence et fixes par une coupe mcanique fragmentant l'instant en autant de tessons d'une plus vaste composition. Paul Valry avoue a un de ses admirateurs qu'il a rdig son texte sur la danse a partir de souvenirs de ballets auxquels il a assist, mais surtout a partir du livre de Marey qu'il gardait ouvert sous les yeux le temps de son tude (lettre a Louis Schan, aout 1930). Ce point de vue apparait comme un aboutissement dans le temps ou se vrifie que la danse ne pouvait manquer de croiser un imaginaire venu de la chronophotographie. Valry fait aussi rf rence a un ouvrage de Maurice Emmanuel sur la danse antique auquel Marey se trouve associ. La danse est ainsi ramene a une sorte de mcanique de fluide, c'est-a-dire a une conception du corps et du geste qui a assimil autant l'enregistrement automatique de ------------- - --- ----------- Esthtique du mouvement cinmatographique
humain qui danse. C'est que les possibilit de voir un corps natu re! ont disparu pour Kleist, en raison de la chute de l'homme, de la perte de l'innocence et de l'emprise de la conscience dans les gestes humains qui dtruisent la grce. En fait, depuis la fin du XXe siecle, le corps naturel appartient a la srie des corps imagi naires dont des milliers d'yeux ont vu a la fois la surface (les mou vements effectus par la chronophotographie ou le cinmato graphe et ses sances a rptitions des memes vues) et l'intrieur (avec la radiographie et les rayons X), quand ce n'est pas l'incons cient (a partir des analyses de Freud). La chronophotographie, pratique scientifique Ef esthtique ? 11 est d'usage de-'dire que la chronophotographie, alliance d'un dispositif de prise de vue comparable a la camra (par l'in termdiaire du fusil chronophotographique a pellicule) et de la saisie du mouvement, est l'ancetre du cinma. Aces donnes tech niques s'ajoute la sance de projection publique ralise par Edison en 1890 a New York, prcdant celle de Muybridge a Berlin en 1891 (voir Sadoul, 1973 et Mitry, 1976). 11 n'en demeure pas moins que le passage d'une srie d'images analy tiques, de type scientifique, au rgime fictionne! ou documentaire des bandes du premier cinma est un changement de finalit important. L'abstraction s'estompe dans le ralisme affich du cinmatographe Lumiere. Ce qui se perd la ne constituera-t-il pas la quete de certains cinastes ultrieurs tantot par la voie de ce qu'on nommera essai au cinma, tantot par celle du cinma exprimental ? 11 y a en Marey photographiant les images de sa machine de fume , comme il y a dans un film d' Auguste Lumiere intitul Les Mauvaises Herbes, ou parfois Les Bruleuses d'herbe (n 64 du catalogue, 1896), une posie alatoire lie aux mouvements des volutes blanches de la fume dans l'air qui se souvient des spectacles du XVn< siecle crs par l'Eidophusikon de Loutherbourg (Leutrat, 1992, p. 9-10). De fait, la tension entre les postures mareyennes ne sera jamais totalement perdue 78 Du temps des Expositions a celui des passages dans le cinma : reproductibilit mcanique de la ralit et pas sage a une esthtique du dpassement des apparences. Le cinma ne permet-il pas de vrifier que le ralisme du film ne fait rien a l'affaire et que, par la meme, le spectateur entre dans un monde, ni crdible ni invraisemblable, dont la vrit n'a pas pour rf rence ultime le re! ? Schefer relativise ainsi l'exprience du spectateur de cinma qu'il semble rapporter a celle de l'observa teur de chronophotographies : C'est aussi bien de l'incons cience, de l'ignorance de ces systemes de points lumineux criblant des corps, restant incrusts sur des visages, que s'accompagne la naissance de sentiments sans rapport avec notre vie (Schefer, 1980, p. 21). Au dbut du xx e siecle, dans une confrence sur Les Origines du Cinmatographe, Georges Demeny, l'ancien collabo rateur de Marey, cite les travaux de prcurseurs tels que Desvignes, Du Mont, Ducos du Hauron, Edwards ou Brown, avant que Marey ne dpose le brevet du fusil photographique en 1882. Ce dernier tait imit du revolver photographique par Jules Janssen, astronome qui pratiqua aussi la chronophoto graphie pour tudier le passage de Vnus devant le Soleil en 1874. Des 1876, Janssen indiquait que son revolver permettrait d'obte nir une srie d'images nombreuses et aussi rapproches qu'on voudrait d'un phnomene a variations\-apides et le prconisait pour l'tude de la marche, ou du vol, et de divers mouvements d'animaux. De l'autre cot de l'Atlantique, Muybridge obtient ses premiers rsultats photographiques dans l'enregistrement des dif frentes allures du cheval des 1872, et principalement entre 1877 et 1879. 11 rencontre Marey a Paris en 1881. A partir de 1888, grce a une nouvelle modification de son appareil a plaque pour en faire un chronophotographe a pellicule, Marey se consacre a la marche de l'homme : J'ai imagin, crit-il en 1903, pour les besoins de la physiologie, une mthode, la chronophotographie, qui, prenant diffrentes formes suivant le but a atteindre, s'est assouplie a reprsenter de maintes les phases d'un mouve ment tantot en juxtaposant sur une meme plaque sensible des images faciles a comparer entre elles, tantot en rduisant ces images a l'pure gomtrique du mouvement ou a la trajectoire d'un seul point du corps qui se dplace. D'autres fois, sur une longue bande de pellicule sensible, la chronophotographie 79 Esthtique du mouvement cinmatographique les images successives d'une scene anime, puis, les projetant en une succession rapide sur un cran, reconstitue pour notre rtine I'apparence du mouvement lui-meme. La mthode de Marey est essentiellement une dmarche analytique aux procdures diversi fies allant de la chronographie (ou mthode graphique sans la photographie) ala chronophotographie. Les recherches dveloppes par Marey illustrent l'volution du cheminement scientifique c1assique qui, quantifiant pour dcrire un phnomene complexe, aboutit aune posie insolite des choses communes. L'abstraction du procd tient ala rduction progressive et maitrise de 'information dlivre par I'observa tion. Le gain de ralisme se retourne en une pure. Celle-ci se concrtise aussi grce au fond noir uti1is et au port du collant noir, reveru d'une thorie de signes blancs ou lumineux, recou vrant le modele humain. Rduire I'univers des possibles, hirar chiser par dpouillement graduel de la complexit naturelle, n'est pas une dmarche surprenante pour un scientifique, au demeu rant physiologiste, traversant une poque marque par le positi visme. Marey dc1arait en 1894 que la chronophotographie s'adresse plus aI'esprit qu'aux sens. Le systeme-Marey consiste aproduire des images aforte concentration d'information sur des sujets aussi inexplors qu'inattendus, constituant un vocabulaire de base du mouvement-en-soi, la stratigraphie mticuleuse d'une archologie de ce-qui-bouge crit Michel Frizot (1996, p. 23) qui donne quelques exemples de titres des films de Marey : main fiexion et extension , main ouverte puis ferme , ou bien homme nu une roue , etc. On devine que la liste de sujets films par catgorie est longue et l'on se surprend ay reconnaitre un gout de I'inventaire qui hsite entre I'ironie ala Prvert et I'esthtique minimaliste du xx e siec1e. Le phnomene qui, tymologiquement, est ce qui apparait mais ne se laisse pas ncessairement percevoir par nos sens, conduit Marey (et ses collaborateurs) ale transformer en images par le biais d'instruments diverso La nature de Cette image nou velle est loigne de cel1es des images verbale, sculpturale ou picturale : de la mthode graphique ala chronophotographie qui fait fond sur la photographie instantane, les diffrences morpho logiques ne manquent pas. A propos des changements impal pables se produisant dans l'activit des forces naturelles, Marey 80 Du temps des Expositions acelui des passages crit : La mthode graphique les traduit sous une forme saisis sante. Non contente d'en rendre compte par enregistrement direet, I'image donne dterminera le phnomene, le dlimitera dans sa visibilit et lui procurera une identit. Il ne s'agit pas tant d'une empreinte (directe et totale) que d'une part d'une dcompo sition en lments de discrimination, en signaux successifs, et d'autre part d'une 1aboration de courbes, de tracs, de lignes. A cot des graphiques thoriques, dessins mathmatiquement, exis tent les graphiques obtenus automatiquement a partir du rel grce a des appareils inscripteurs agissant par stylets mus a distance par le phnomene lui-meme. Marey se consacra surtout ala production de ces graphiques rels tantot par la mthode gra phique, tantot par la chronophotographie ou encore par un mou lage sculpt. La valeur technique ou scientifique du document n'est pas en question ici mais sa dimension d'image. Soit, par rfrence au dispositif utilis, on s'tonne de ne pas y reconnatre I'apparence raliste du phnomene dont I'enregistrement ne corrobore pas l'observation directe. Soit on ne peut s'empecher devant Ces images, comme le note Michel Frizot, de les voir comme photo graphies et d'y projeter tout ce que n0tp savons et pensons de cette catgorie d'images . Ce faisant, poursuit Frizot (2001b), Marey rend manifeste l'vidente analogie de facture entre une courbe d'enregistrement et une image photographique , cor respondance qui n'est guere aI'poque en raison de la diversit apparente des mthodologies employes. On glisse ainsi du discours scientifique a une nouvelle esthtique par le truche ment de I'image mcanique. 11 est vident que l'instantan photographique seul n'int resse pas Marey, en raison meme de son unicit ; il lui faut enchainer les prises par la rptition, les soumettre a un algo rithme prdtermin. La mthode chronophotographique n'est point issue directement de la photographie mais vient de la mthode graphique. La grande innovation de Marey se situe dans l'articulation du temps et des formes ala surface de I'image, crit Frizot, cela se traduit par le fait que l'instant chronologique n'est pas le meme d'un point aI'autre de I'image - en gnral selon une ligne horizontale - et que, d'autre part, cette tempora lit est rigoureusement quantifie. Tant que cette nouveaut 81 ------- --------- ----- Esthtique du mouvement cinmatographique n'affecte que des tracs diagrammatiques [... ], cette singularit est sans incidence sur le systeme des "reprsentations" au sens le plus noble du terme, tout afait tranger acette figuration som maire. Mais lorsque Marey s'avise de produire selon les memes principes rigoureux et incontestables, des photographies [... 1, il dplace, sans le vouloir vraiment, les enjeux de la perception des images (Frizot, 2001b). De la perception et de la conception imaginaires assumes par la reproductibilit technique. On mesure mieux la diffrence d'intention par rapport a Muybridge. Marey est un scientifique, mdecin de formation ; Muybridge a une vie aventureuse marque par des alas profes sionnels, une russite comme photographe en Alaska, la rencontre avec un mcene du nom de Leland Stanford, amateur de chevaux. Comme l'a not Marta Braun, Animal Locomotion ne s'accorde guere aux criteres savants [... ]. Contrairement aux informations fournies par les chronophotographies de Marey, aucune mesure ne peut etre effectue apartir des squences de Muybridge " (Braun, Z-oOl). On note des variations sensibles du point de vue, ou de l'alignement des instruments qui chappent a la rigueur exige par l'exercice scientifique. Mais le plus dcisif est ailleurs. On vrifie que bien souvent les membres sont dissi muls sous un drap comme dans Dancing Girl (1887) ou dans le cas de la srie de 1885, Dog turning around, dont la jeune femme, Kate, est habille ala grecque. Dans un retraitement de la meme srie, en 1887, la jeune femme est soit en partie coupe dans l'image qui ne retient que le chien, soit isole sans le chien. Les assemblages ou dsassemblages de sries rvelent l'intret pris par Muybridge al'aspect spectaculaire des phnomenes observs qu'i! s'ingnie parfois adoter d'un certain pictorialisme. Bergson a pu croiser Marey au College de France ou ils enseignerent tous les deux. Leurs travaux, aussi diffrents soient ils, ne tmoignent-ils pas que l'instant n'est pas le meme d'un point a l'autre de l'image, mais surtout que le temps agit en apportant une variabilit continue al'instant ? Ce qui engage le statut de l'image hors des balises c1assiques de l' instant pr gnant ", dfini par Lessing comme ncessairement dense, unique et signifiant. Dans un esprit voisin, Rodin travaille la face (autrement dit un fragment aspectuel de la sculpture) a la recherche d'une variation diffrentielle se produisant dans la pro 82 Du temps des Expositions acelui des passages ____o --"--- fondeur des phases du mouvement : Ne vois jamais les forces en tendue, mais en profondeur... Ne considere jamais une sur face que comme l'extrmit d'un volume " (Rodin, 1967). Ainsi, l'aspect de l'instant chappe ala peinture de surface traditionnelle pour prendre imaginairement la figure d'un cane volumtrique, ce que Deleuze, dans le renouvellement d'un imaginaire sculptu ral proche de celui de Rodin, appelle un cristal de temps ", par rapport a l'image-temps : Ce qu'on voit dans le cristal, c'est toujours le jaillissement de la vie, du temps, dans son ddouble ment ou sa diffrenciation " (Deleuze, 1985, p. 121). Retournant le handicap de la bidimensionnalit de la photo graphie, Marey a imagin, en 1887, de reconstituer le volume d'un oiseau en vol al'aide de prises de vues selon les trois direc tions gomtriques de l'espace, intgrant du meme coup aux don nes graphiques les donnes temporelles de son procd chrono photographique. Le rsultat est une sculpture insense, qui ne pourrait exister en dehors du concept photographique et de l'ins tantan multiple. Seulpture d'un jamais vu puisqu'elle rsulte de la synchronisation de trois directions orthogonales, divergentes ou plutat ne correspondant pas au point de vte d'un regard. Sculpture dmultiplie qui d borde la polytemporalit de la grande seulpture c1assique, car celle de la chronophotographie est rapporte aun geste (et non aune action) unique et continlment refigur par l'instant mobile. Dans une sorte de transfert de mthode, l'unicit de la prise photographique tant abandonne, c'est l'unicit du geste (minimal) qui est retenue et srialise. Marey ne s'intresse pas au montage d'actions que restituera le dfilement cinmatographique, il privilgie ce qui ouvre l'appa rence, fragmente le tout en un cristal de temps se dployant dans l'instant. Ce regard moderne " est aussi celui que privilgie Baudelaire qui dbouche sur la perception du sculptural dans chaque nuance de la vue. III DPLACEMENTS DE LA FORME MAREY AV XXe SIECLE II n'est pas si loin le temps ou, pour parler avec quelque per tinence du cinma, on se devait de passer par la notion de plan, unit filmique de base . Andr Malraux, dans -Esquisse d'une psychologie du cinma, avait parfaitement formul ce qui sera souvent repris : C'est de la division en plans, c'est-a-dire de l'indpendance de l'oprateur et du metteur en scene a l'gard de la scene mme, que naquit la possibilit d'expression du cinma _ que le cinma naquit en tant qu'art. Dans les manuels, l'on complete la prsentation de la notion en attribuant a Griffith le mrite du montage de plans pris selon des angles et des cadrages varis aux fins de la narration. Dans ce contexte, le plan est l'lment synchronique que le montage introduit dans une dia chronie. II est galement d'usage d'en venir a opposer a cette conception du montage des plans un second volet dit du mon tage roi . II est reprsent par le cinma d'Eisenstein et de l'cole sovitique 011, par parenthese, le terme en usage est image ou cadre plutot que de plan . Relisant la formule justement clebre Ce n'est pas une image juste, c'est juste une image , Pascal Bonitzer, par exemple, crit : II y a eu quelque chose d'hroi'que, dans la tentative de Godard de rduire le cinma a ses images seules. Un film ne se pr sente en effet jamais seulement comme une chaine d'images [oo.] 85 ---- - ------ Esthtique du mouvement cinmatographique tout le monde sait que dans un film on n'a pas affaire ade seules images, justes ou non, mais aune ralit plus ou moins truque, dcoupe et ordonne dans la plupart des films en scenes, en squences et, mtonymiquement, en plans. " Le critique ajoute : Ce qui cinmatographiquement informe les images et les articule entre elles, c'est ce qu'en elles on dtache comme plans ", pour s'interroger : De quoi s'agit-il finalement ? Le plan est-il une unit ? De quoi est-i1l'unit ? (Bonitzer, 1982, p. 14-22). On sent que la question est de moins en moins convaincante. Ces temps faisaient suite aune priode thorique fortement marque par la smiologie qui installa en tout discours I'obliga tion de dfinir un langage avec ses caractristiques spcifiques. La notion de spcificit tait aussi hgmonique que celle de langage. C'est pourquoi il paraissait ncessaire (comme cela s'tait impos pour la linguistique des langages verbaux) de dterminer I'unit spcifique du cinma par quoi le distinguer des autres langages. Ce faisant, cette spcificit ne pouvait elle-meme etre con;ue en dehors de I'identification des signes discriminatoires dfinissant le modele linguistique sur lequel se calquer. Cela n'tait pas si simple depuis que Christian Metz, le fondateur de la smiologie du cinma, avait laiss tomber la sentence : le cinma est un langage sans langue. L'exercice appel analyse textuelle " en dcoulait. Mais l'influence de la smiologie dc!inant dans les discours cinmatographiques, I'on ne s'tonnera pas de voir dcrter aun certain moment que I'analyse est bloque, impos sible < flambe ,,) ou, pire encore, quasi obsolete. C'est pourquoi iI a pu para'tre prfrable de faire fond sur la notion de photogramme, notamment lorsque I'on voulut sortir du corpus des films aplans " (autrement dit, peu ou prou, du film narratif, reprsentatif sinon c1assique) pour faire une place dans l'analyse au cinma exprimental ou acertains cinastes modernes dont le travail ne se laissait pas aisment dcouper en plans. Le plan est du cot de la coupe immobile associe a la conscution temporelle et ala linarit logique du montage en scenes ou squences. On remarquera que, s'agissant de cinma dit exprimental, on ne parle guere de plan mais plus souvent d'image, sans doute en raison de I'emploi du c1ignotement ou des surimpressions ainsi que du refus de la reprsentation et de la nar ration avec ses regles de conscution (logique et temporelle). 86 Dplacements de la forme Marey au xx e siecle Avec l'image-mouvement ou l'image-temps, Gilles Deleuze franchit un pas dcisif, en proposant, des 1983, dans le premier de ses ouvrages consacrs au cinma, puis en 1985, dans le second, une curieuse taxinomie qui, si elle fait un pendant ira nique au lexique de la smiologie, multiplie aussi le terme d'image. Terme lui-meme pris dans un autre sens que celui qui a rgn dans les thories de la communication OU il dsigne tout ce qui se prsente sous l'aspect visuel dans les mdias (tlvision et images publicitaires notamment). Chez Gilles Deleuze, qui ne mconna't ni les uns ni les autres, I'usage du terme d'image ne recouvre pas celui de plan ni celui de photogramme. On observe parallelement que la notion de hors-champ est largement dpasse puisqu'elle dborde sa dfi nition spatiale (la plus courante) pour atteindre aune conception temporelle. La notion d'image offre un changement d'axe, une sorte de rvolution de I'chelle du plan, pour s'ouvrir ala dimen sion temporelle inscrite non pas dans la succession linaire du montage mais dans une perspective virtuellegui, de fait, chappe ala dfinition spatiale du champ et du cadre. Ne cessant de com menter ce qu'il reprend a la philosophie du mouvement chez Bergson, Deleuze dote I'image cinmatographique d'une dimen sion temporelle comme lieu de focalisation des trois prsents dcrits par saint Augustin, le prsent du pass, le prsent du pr sent et le futur du prsent. C'est acette capacit de devenir une cosa mentale que le philosophe nous intresse en nous invitant a ne pas seulement percevoir l'image (dans son rgime actuel et spa tial), mais ala penser. Si la matiere est image, selon le postulat des premieres pages de Matiere et mmoire, le temps chez Deleuze appara't comme image, et le cinma en ses coupes mobiles rvele cette modalit du monde dans son appara'tre. 19 1'<<t-il e t @ ~ Nul n'ignore que le montage est l'opration essentielle par laquelle le film prend corps. Au temps ou iI tait critique aux Cahiers du cinma, Jean-Luc Godard y a consacr de fortes pages 87 --------------- -------- -------- Esthtique du mouvement cinmatographique intitules Montage, mon beau souci (Godard, 1956). Signifiant une obsession particuliere autant que la conscience d'une appartenance a la tradition du cinma de montage (en rfe rence a Eisenstein), cette expression est souvent revenue dans son reuvre. Explicitement sous forme d'un carton dans Histoire(s) du cinma. Au-dela du sens concret que l'on attribue immdiatement a cette phase capitale de la confection du film, le montage peut etre entendu comme un exercice double. Concretement, il s'agit de la procdure de mise bout a bout des rus hes films au tournage (rushes que I'on peut remanier dans leur longueur et leur contenu pendant I'opration technique du montage), et c'est aussi une opration mentale, la finalisation de I'ide a laquelle tout film doit son existence. Toutefois, chez Godard, le montage peut recouvrir encore une autre dimension : celle d'un in-vu du cinma, comme il existe un impens de la pense. Raccorder sur un regard, crivait Godard en 1956, c'est presque la dfinition du montage, son ambition supreme. Derriere l'vidence de la procdure dcrite, il semble que cette ambition supreme ,'-ait t rvalue par le cinaste meme au cours du temps. La notion de raccord et celle de regard s'en trou vent transformes. Dans un moyen mtrage intitul ]LG/]LG figure une squence trange. Outre le montage, c'est le film dans son ensemble qui doit etre replac dans une rfiexion sur le cinma depuis ses origines. Sorti en 1995, et sous-titr Autoportrait de dcembre (pour une lecture de ce film a la lumiere de concepts deleuziens, voir Coureau, 2000), il coi"ncidait en fait avec la clbration du premier siede du cinmatographe. Dans cette squence singuliere, l'on voit Jean-Luc Godard lui meme dans le role du monteur : il a revetu une blouse blanche et porte galement un bonnet de laine comme celui qu'il a adopt pour figurer dans un film antrieur le personnage de I'Idiot. Il y a aussi une table de montage sur laquelle reposent des ciseaux, des lunettes, des bobines de film et l'on voit ses mains en contact direct avec la pellicule qu'il manipule. Une jeune filie aveugle s'est prsente pour le poste d'assistante monteuse. Tnbreuse affaire lit-on sur un carton qui apparait comme un commen taire justifi (un souvenir aussi du titre balzacien d'un film ayant fourni un exemple de montage donn dans I'artide des Cahiers du cinma). Ce n'est pas I'unique fois que Godard ouvre une 88 Dplacements de la forme Marey au xx e siecle rflexion ayant I'aveugle pour sujet : un peu plus haut dans ] LG/]LG, la voix de Godard a lu un extrait du livre de Wittgenstein, De la certitude, un passage du fragment 125 : Si un aveugle me demandait, as-tu deux mains ? Ce n'est pas en regardant que je m'en assurerais ['0'] etc. De meme, une autre lecture est enchaine avec un passage de Diderot extrait des Additions ala lettre sur les aveugleso La squence avec la jeune monte use aveugle joue sur le ddoublement. Deux monteurs sont en prsence sur l'cran (la jeune filie et le cinaste en personne), deux films galement puisque des citations sonores (assorties d'une description verbale) d'un film prcdent de Godard, Hlas pour moi (1993), sont ins res pendant la lec;:on de montage donne a la postula'nteo En outre, est introduit un extrait des Additions ala lettre sur les aveugles de Diderot sous forme de dialogue entre les deux per sonnages. Le dialogue de I'aveugle, du philosophe et de la sculpture est une constante dans la philosophie au XVIII e siede, ainsi que le rap pelle Jacqueline Lichtenstein : Inaugur par Descartes, le dia logue thorique entre le philosophe et l'aveugle allait se poursuivre tout au long du XVIII e siecle a travers diverses pripties, dont la plus marquante fut sans nul doute celle de I'aveugle de Molyneux [auquel Locke allait confrer] un statut pistmologique dtermi nant [... ]. Dans sa Lettre sur les aveugles, Diderot reprendra a son tour le probleme de I'aveugle-n [... ] et s'intressera d'emble a ses implications sur le plan esthtique (Lichtenstein, 2003, p. 87 89). De ces considrations, il ressort que ce qui intresse le philo sophe des Lumieres, ce n'est pas le visible, mais la vision que la pense philosophique voudrait toucher du doigt. Voir avec l'es prit ou voir avec les mains, c'est au fond la meme chose : dans les deux cas, voir, ce n'est pas voir mais touchero C'est pourquoi, explique Diderot a sa correspondante, ouvrez la Dioptrique de Descartes et vous verrez les phnomenes de la vue rapports a ceux du toucher, et des planches d'optique pleines de figures d'hommes occups a voir avec des batons tout en marchanto Selon la logique diderotiste disant qu'un peuple d'aveugles pour rait avoir des statuaires , la Lettre sur les aveugles peut se lire comme un petit trait sur la sculpture, ou plus exactement sur les rapports entre la sculpture et la philosophie, comme une 89 Esthtique du mouvement cinmatographique nouvelle version du paragone (Lichtenstein, 2003, p. 96). Dans les Salons de 1763 et de 1765, Diderot revient sur la meme ide de la sculpture (on y peut lire une prfiguration des ides dveloppes ason tour par Baudelaire un siecle plus tard) : elle est beaucoup moins loquente que la peinture, voila pourquoi une statue est plus difficile ajuger qu'un tableau. La squence du film de Godard mettant en jeu une srie de ddoublements invite ainterroger le vu et l'in-vu, ase dtourner des apparences visibles. La combinaison chiffre, utile au mon tage des plans, est d'abord rpte sotto voce par l'apprentie monteuse avant de trouver sa rsolution dans le dialogue emprunt a Diderot : - Figurez-vous un cube. - Je le vois. - Imaginez au centre du cube un point. - C'est fait. - De ce point tirez des lignes droites aux angles ; eh bien, vous avez divis le cube... en six pyramides gales ayant chacune les memes faces, la base du cube et la moiti de la hauteur. - Cela est vrai, mais Ol! voyez-vous cela? - Dans ma tete comme vous. La proposition de Godard consiste a'dire que tout monteur concret, assis a sa table de montage et avec les instruments de son travail, est doubl d'un monteur virtuel qui voit avec les yeux d'un aveugle, construit des pyramides, autrement dit, comme il est pr cis dans cette squence, un film qu'on n'a encore jamais fait ou un film que personne n'a vu . Un autre cinma git sans doute dans cette cosa mentale Ol! le regard ordinaire n'entre pour rien, ni aucun perfectionnement technique. Lorsque la monteuse s'essaie avec les mains acrer un rapport qui la constitue en voyant (Godard fait dire par la voix de la monteuse un passage en dsordre de Merleau-Ponty, 1974, p. 185), la perception optique est recouverte, comme les deux mains qui se superposent, par la perception haptique dont les philosophes du XVIII e siecle ont fait l'apanage du sculpteur et de l'aveugle. A propos du commentaire crit par Andr Bazin sur Le Mystere Picasso, Georges Sadoul avance: Durant notre apres-guerre, Bazin eut mieux qu'aucun autre, la claire conscience d'une naissance ou d'un essor que d'autres ignorerent ou mpri serent. Pour les historiens futurs, il se peut que les annes cinquante aient t moins marques par le cinmascope, le cinrama ou la strophonie, que par l'avnement d'une "cin plastique" .... (Sadoul, 1959, p. 50). L'histoire du cinma est 90 Dplacements de la forme Marey au xxe siecle traverse par ce genre d'aveuglement qui conduit a mconnaitre ce vers quoi il a cherch a faire signe au long de son premier siecle d'existence mais que de loin en loin un critique, un film, une dclaration de cinaste font entrevoir. Quel Le cinma dit d'animation, qui est surtout un cinma du mouvement tourn image par image , est celui qui s'accorde au mieux avec les recherches du Depuis) 1906 et Stuart Blackton, Segundo de Chomon ou Emile Cohl, il n'a cess d'imaginer quantit de procds. Et de faire appel a une profu sion de matriaux : dessins au pastel modifis image par image devant la camra (Norman McLaren, Philippe Stapp, Stuart Wynn Jones), dessins raliss directement sur pellicule faisant du ruban filmique l'unique modulateur de l'reuvre (Len Lye, McLaren et velyne Lambart, Albert Pierru), animation d'l ments dcoups, morceaux de cartons coloris, par exemple, pla cs horizontalement sous la camra (Henri Gruel, Jiri Trnka, Grant Munro), ombres chinoises animes (Lotte Reiniger), cran d'pingles (Alexandre Alexe"ieff et Claire Parker), marionnettes, objets divers ou bonshommes de pate amodeler, etc., sans oublier ceux qui filment directement des personnages rels image par image, des interpretes vivants, qui se figent dans des positions successives devant la camra qui les enregistre (Jan Durand, Percy Smith, mile Cohl ou Norman McLaren). Quand en 1935, apres les photographies sans prise de vue, obtenues par contact direct sur des supports photosensibles (chez des artistes tels que Christian Schad pour les shadographies en 1918, Man Ray pour les rayographes dbut 1922 ou Laszlo Moholy-Nagy pour les photogrammes fin 1922), Len Lye eut l'ide de raliser un film sans camra, par dessin direct sur la pellicule, il cessait de considrer l'analyse du mouvement, couramment pratique par le cinmatographe Lumiere, comme un systeme de reproduction. Si l'analyse du mouvement par les Lumiere supposait un appareil de prise de vue, Marey avait, Esthtique du mauvement cinmatagraphique avant la chronophotographie, con<;:u sa mthode graphique qui repose sur le trac du mouvement sur un support. Pour s'appuyer sur un principe, il suffit de le comprendre puis de le transformer. Len Lye n'a pas eu besoin de camra ni de graphisme pour inven ter le cinma dessin qui inspira par ailleurs McLaren... Alexieff est clebre pour avoir invent un procd unique en son genre : I'cran d'pingles. Auparavant, il a t illustrateur de livres, graveur. 11 a aussi fait appel a des techniques photogra phiques, notamment a une superposition d'images, ce que I'on ,i appelle au cinma exposition double ou multiple. 11 a con<;:u des films publicitaires d'une rare innovation technique. L'cran d'pingles pouvait etre de taille variable. Vue de loin, sa surface parait mate et veloute. Quand on la presse avec la paume, les fines pingles, qui bougent de quelques millimetres, traversent I'cran en sens inverse en rptant la forme de la main. L'effet consiste donc dans le mouvement des pingles capa bies de se dplacer en avant et en arriere. L'clairage latral renforce cet effet, d'autant que les sources de lumiere sont mobiles et rgla bies (Norstein, 2001). On obtient ainsi diffrents effets graphiques, et Alexeieff compare sa technique a la gravure quoi qu'elle soit sans traits ni pigments ou autres matieres que la lumiere jouant avec les pingles. La comparaison est d'autant plus approprie que ce travail ressemble en son principe a ce qu'on appelle traditionnellement, en gravure, la maniere naire. Celle-ci consiste a hrisser au pralable une plaque mtallique dont les pointes seront ensuite aplanies selon les besoins en noir, en gris et en blanc. Si la versatilit de I'cran d'pingles interdit les retouches, remords ou repentirs, il permet d'etre sans cesse recompos pour la suite a raliser. Le cinaste est toujours dans I'laboration virtuelle de son film: chaque tat de I'cran est film puis modifi pour I'image suivante, si bien que I'image passe est photographiquement dans la camra tandis que I'image a venir est mentalement dans l'esprit du cinaste, qui ne peut que se sou venir de I'tat antrieur. Ce qu' Alexei"eff appelle synthese cin matographique des mouvements artificiels . L'a:uvre cinmatographique d'Alexeieff, de 1933 a 1980, fut toujours lie a la recherche de procds nouveaux. Intress par une image singuliere obtenue par les tracs gnrs au cours d'un mouvement pendulaire, il met au point une nouvelle technique Dplacements de la forme Marey au xx e siecle ---_._----- baptise animation totalise qui cre des solides illusoires . 11 retrouve un corpus de principes concernant les phnomenes oscillatoires, dja tudis par Marey pour instaurer La mthode graphique dans les sciences exprimentales dont les rsultats ont t publis en 1885. Le solide illusoire est la trace photo graphique des mouvements du solide gnrateur. 11 est obtenu par la reprsentation via un miroir du mouvement du pendule, en une sorte de solidification lumineuse. Puis ces tracs sont anims afin d'obtenir des formes diffrentes totalises sur les photogrammes successifs du film. A la projection, les dformations s'effectuent en mouvements ondulants. Fumes (1952) est un film publicitaire ralis a partir de cette technique. 11 fait penser a la) machine a fume de Marey. Une variante stroboscopique de la totalisa tion fut utilise en faisant tourner un obturateur fenetre devant la camra en pose longue, ce qui tait un assez exact retour aux pro cds de la chronophotographie sur plaque fixe invente par Marey. Avec cette diffrence que chaque chronophotographie serait rpte avec des variations progressives, pour animation (Willoughby, 2001). Cet effet atteint son sommet dans I'anima tion du logo de la firme Cocinor, ralise en 1957. 11 n'est sans doute pas fortuit qu'a la premiere technique d'animation sur cran d'pingles qui tait marque par I'omission des phases intermdiaires, succede une technique totalisante dans laquelle, au contraire, un surcroit de mouvements est ncessaire pour impressionner chaque photogramme. Observons que les solides illusoires sont rellement tridimensionnels et Alexandre Alexei"eff - qui tait venu a la Fondation Hugot du College de France au printemps 1982, tres peu de temps avant son dces, assister a nos premieres prsentations de cinholographie mon trant des vols d'oiseaux par animation des sculptures originales de Marey - nous disait aquel point Claire Parker et lui-meme avaient dsir le relief (Fihman, 2001). Pour son illustration en 1959 du Dacteur Jivaga a l'cran d'pingles, certaines images imitent un fantasme statuaire. Georges Nivat commente ces suites cintiques : Une des plus belles est celle du cauchemar du doc teur qui va avoir le typhus, dans "En face de la maison aux sta tues". Le corps laiteux de Lara emplit la fenetre, les rats diva guent dans la piece marque par I'abandon. Une piece immense lui succede avec toujours le meme corps sculpt de marbre blanc ----------- ------- Esthtique du mouvement cinmatographique - '--- obturant les fenetres [... ] ; Lara lacte, Vnus antique aux bras levs sur son chignon derriere la tete (Nivat, 2001). Un tel raffinement se retrouve dans les trente-deux cruvres publicitaires qu'il a et notarnment celle consacre a Monsavon . Alexe"ieff explique: Si I'Oral veut vendre une savonnette ce n'est pas le produit que je vais considrer mais I'invention que je vais pouvoir raliser. Imaginez une statue antique, une statue grecque, par exemple. [... ] La figure prsente les canons de la beaut intemporelle. Je vais la prendre comme modele et je vais la caresser, ou plutot, je vais donner I'illusion de la caresse que toute femme souhaiterait sur son corps. Une voix, entre comptine et enfance, va chantonner doucement. Cette fral cheur sonore va humaniser la pierre. Entre elles deux va glisser une ombre lumineuse. Celle-ci, projete, dessinera sur les courbes quelques lettres. 11 ne faut pas tout rvler d'un coup. Ces lettres vont caresser le corps comme le passage du savon amical et mati nal. [... ] Ala fin du film, les lettres s'assembleront pour former la signature Monsavon. [.:] 11 s'agissait avant toute manipulation infographique, de dformer une typo, de jouer avec la lumiere, de trouver les justes dosages et le rythme des mots, de I'eau, du savon, de la salle de bain, de la Grece antique... (Saint-Preux, 2001). Le 11 septembre 1916, en Italie, six membres du mouve ment futuriste, Filippo Tommaso Marinetti, les deux freres Corradini (Bruno Corra et Amaldo Ginna), Giacomo Baila, Remo Chiti et Emilio Settimelli, signent un manifeste sur le cinma, La cinematografia futurista. Cette meme anne est tourn le premier et seul long mtrage du mouvement futuriste, Vita futurista, ralis par Arnaldo Ginna qui, avec son frere, avait entrepris, six ans auparavant, des recherches en vue d'un cinma comme musique des couleurs et ralis de petits films abstraits formant une symphonie de lignes. Malgr le peu de traces conserves, I'vnement est important car le texte du mani feste existe et prfigure en de nombreux points I'avant-garde Dplacements de la forme Marey au xx' siecle cinmatographique internationale a venir. Ce texte publi dans la revue futuriste L'Italia Futurista, le 11 novembre 1916, montre tout ce que le manifeste doit a des ides dja formules (outre le culte de la nation italienne, celui de la vitesse et du nouveau) mais aussi, au-dela d'un parti pris contre le cinma thatral, a tout ce qui s'loigne du futurisme lui-meme. Dans le Manifeste de la cinmatographie futuriste, on releve notamment les phrases suivantes : A premiere vue le cinmato graphe, n il ya peu d'annes, peut sembler dja futuriste, c'est-a dire priv de pass et libre de traditions : en ralit, en)naissant comme thatre sans paroles, il a hrit de toutes les balayures les plus traditionnelles du thatre Iittraire. [oo.] Notre action est lgi time et ncessaire, dans la mesure OU le cinmatographe jusqu'a aujourd'hui a t et tend a demeurer profondment passiste. (... ] Toutes les immenses possibilits artistiques du cinmatographe sont donc absolument intactes. [... ] 11 faut librer le cinmato graphe comme moyen d'expression pour en faire I'instrument idal d'un nouvel art immensment plus vaste et plus agile que tous ceux qui existent. Nous sommes convaincus que ce n'est que par lui que pourra etre atteinte cette polyexpressivit vers laquelle tendent sans exception les plus modernes recherches artistiques. [oo.] Dans le film futuriste entreront comme moyen d'expression les lments les plus divers : de la tranche de vie relle a la tache de couleur, de la ligne aux mots en libert, de la musique chroma tique et plastique a la musique des objets. 11 sera en somme pein ture, architecture, sculptureoo. (ce dveloppement sur le cinma des futuristes italiens est emprunt a Noguez, 1979). Pour dfinir les films futuristes, une srie de quatorze carac tristiques formelles est nonce, parmi lesquelles : 3. Nous donnerons dans le meme instant-tableau deux ou trois visions dif frentes I'une a cot de I'autre pour contester le plan et le ra lisme ; 6. Des exercices quotidiens cinmatographis pour se librer de la logique et refuser autant la reprsentation que la narration ; 13. Des quivalences linaires, plastiques, chroma tiques, etc. d'hommes, de femmes, d'vnements, de penses, de musiques, de sentiments, de poids, d'odeurs, de bruits cinmato graphis (nous donnerons avec des lignes blanches sur fond noir le rythme interne et le rythme physique d'un mari qui dcouvre son pouse adultere et poursuit I'amant - rythme de I'ame et Esthtique du mouvement cinmatographique rythme des jambes). 11 n'y eut (peut-etre) pas de films futuristes, mais cette derniere perspective formelle sera ralise par le peintre Giacomo Baila. 11 ne chercha pas a suggrer la course d'un mari jaloux, mais celle d'une fillette jouant a la baile. Pour cette ceuvre, il s'inspira des travaux de la chronophotographie partielle de Marey. Comme le souligne Dominique Noguez, le manifeste des futu ristes anticipe les recherches du cinma de l'avant-garde des annes 1920, ou celles du cinma underground des annes 1960, mais il construit galement un pont avec les inventions formelles ant rieures que sont les chronophotographies et la mthode graphique de Marey. Cette double articulation se vrifie chez un Norman McLaren. S'il est connu pour avoir peint ou dessin (vers 1937) directement sur la pellicule des films sans camra, l'habilet tech nique mobilise pour filmer Pas de deux (1967) et fa<;onner la danse rel1e du couple d'toiles des Grands Ballets canadiens ne manque pas de rappeler les principes formels mareyens : le costume blanc film a contre-jour dans un studio tout entier peint en noir s'ajoute au travail de McLaren exposant chaque image jusqu'a onze fois et recourant a l'imprimerie optique, pour qu'aux posi tions successives du corps des danseurs pendant un mouvement corresponde une srie de traces blanches concomitantes (Noguez, 1979, p. 39) pour en fournir l'vocation la plus recherche. 32 Q;; :ir"pt sente le c i ~ ~ Dans L'cran dmoniaque, Lotte Eisner rapporte qu'a l'occasion d'une confrence donne en 1916 sur les possibilits artistiques du cinma , Paul Wegener dclarait : ]e pourrais concevoir un art cinmatographique qui n'utiliserait que des sur faces mobiles, sur lesquel1es se drouleraient des vnements qui participeraient encore du naturel, mais qui transcenderaient les lignes et les volumes du re1. Ou encore des marionnettes ou de petites maquettes en trois dimensions que l'on animerait image par image, soit au ralenti, soit en acclr [... ]. On pourrait encore filmer pele-mele des lments microscopiques de substances 96 Dplacements de la forme Marey au xx e siecle chimiques en fermentation et des petites plantes de dimensions diverses [... ]. On s'avancerait dans le domaine de la kintique pure, dans l'univers du lyrisme optique. Ces ides rvolution naires prludent a la formule du film absolu, aux essais de film abstrait que devaient raliser Hans Richter et Walter Ruttmann une dizaine d'annes plus tardo Les moments par lesquels le cinma cherche a chapper a un devenir narratif s'inscrivent souvent dans un retour a des principes de pr-cinma consciemment matriss par les recherches toujours aigues du cinma dit exprimental (les appellations se diversifiant au fil des diffrents courants apparaissant au cours des dcennies). L'avant-garde cinmatographique des annes 1920 a donry nais sance a un cinma obissant a des objectifs essentiellement artis tiques, et plus particulierement plastiques, avec le souci primordial de la forme et du rythme. Un petit nombre d'artistes pionniers comme Walter Ruttmann, Viking Eggeling, Hans Richter, suivis par Oskar Fischinger, ont commenc a produire des ceuvres non figuratives, mettant en jeu des procds graphiques nouveaux. Ce premier mouvement s'est rapidement tendu a des artistes comme Man Ray, Marcel Duchamp, Fernand Lger. .. En avan<;ant dans le siecle, on vrifierait aisment que la dam bulation de piece a piece, ou d'un cran vido vers un autre, ou toute autre forme de dplacement, est un paradigme de ce cinma via la multiplication des moniteurs video jouant avec l'environne ment du spectateur. Par la aussi, le cinma exprimental est la mmoire du pr-cinma et des chronophotographies. Contrairement a une conception cumulative, le cinma exprimental s'est empar des ressources de l'image et du mouvement pour en montrer, a par tir de la notion de film, ou de lumiere, ou de dfilement, ou de pelli cule, une autre dimension que cel1e ordinairement dvolue a la reprsentation raliste, voire narrative. C'est que les cinastes exp rimentaux ont bien vu le lien qu'ils pouvaient crer avec un pr cinma devenu pour eux un instrument anti-illusionniste, au service de la modernit artistique. Ainsi des recherches conduites par Norman McLaren dans les annes 1950; par Werner Nekes avec Photophtalmia, en 1975, ddi a ]oseph Plateau ; par Guy Fihman et Claudine Eizykman, en 1982, a partir du Vol d'un goland de Marey auquel ils rendent l'hommage d'un pr-cinma en relief par leurs propres sculptures de lumiere holographiques, etc. Esthtique du mouvement cinmatographique jj Aquel spectack ""ste fhom- ordlUlre du cnnuJl I1 existe de grandes diffrences entre les attitudes specta torielles adoptes au cinma. Elles se sont multiplies au fur et a mesure que le cinma a multipli ses genres, ses styles et ses conte nus, s'loignant de plus en plus de ce qui constitua l'aube du spec tacle cinmatographique telle que nous avons tent de la cerner. Voire. Dans ses ouvrages, Jean Louis Schefer a privilgi certains aspects de cette relation en dcrivant l'exprience du spectateur confront aux images des films. Grace au mlange des champs culturels et affectifs personnels, il compose de ce spectateur le portrait sans qualit de celui dont le cinma n'est pas le mrier ", le portrait de chacun de nous en homme ordinaire du cinma ". En outre, le cinma que ce spectateur regarde est dfini comme un commencement de monde" parce qu'on y assiste au spectacle indit de Phomme visible en un fanrastique inverse de celui du cinma (de genre) de l'homme invisible. Cette trange formulation ne renvoie-t-elle pas au dbut du cinmatographe, aux premiers hommes de Marey ou des freres Lumiere, dont on dcouvrit le mouvement jusque-la invisible parce que sans image ? Du cinma en gnral, Schefer crit : Sur la toile de l'cran, ces hommes, femmes, betes ou monstres mar chent en vain : ils ne composent pas tout a fait les mouvements qui nous rpetent et dont nous pouvons imiter la nature, c'est-a dire l'apesanteur essentielle " (Schefer, 1980, p. 106). L'ensemble de ces images - qui a l'origine taienr toutes indpendantes (des jambes remuaient, dansaient ou sautaient pendant que les mains taient occupes, par exemple, a crire, la bouche a parler, a sou rire ou a mastiquer) - ne compose pas un film mais un territoire de bandes de mouvements, d'arrets de mouvements sans liaison" (Schefer, 1980, p. 146). Frise en noir et blanc, suite dansante de points lumineux, enveloppement mobile, ce cinma toujours fond sur une mmoire s'apparente alors aux planches de la chro nophotographie qui, dans la mditation de Schefer, demeurent l'exprience enfouie, non vcue, de tout spectateur du cinma. Amalgame de corps, d'affects et de conscience d'images, l'homme ordinaire du cinma est a son tour un champ d'exprimenration, Dplacemenrs de la forme Marey au xx e siecle aussi bien que le tmoin d'une sorte de quantification lyrique du monde (celle-ci ayanr t mise en spectacle par les ballets micro scopiques du cinma scienrifique de Jean Painlev). Antonin Artaud note que le cinma est essentiellement rvlateur de toute une vie occulte avec laquelle il nous met direc tement en relation. Mais cette vie occulte, il faut savoir la deviner. [... ] Le faire servir a raconter des histoires, c'est se priver du meilleur de ses ressources, aller a l'encontre de son but le plus profond. Voila pourquoi le cinma me semble surtout fait pour exprimer les choses de la pense " (Artaud, 1978). Le cinma est aussi tres proche d'un univers menral, non seulement par la qualit des images qui ne sont pas prises dans un pouvoir de res sembler mais par leur espece de solitude ", poursuit Jean Lyuis Schefer, et il ajoute que ces images-la rvelent simplement qu'elles procederaient d'un monde qui n'est pas d'abord visible. Ces images ne s'ajoutenr a aucune perception passe ou possible, elles la remplacent, c'est-a-dire qu'elles commencent a substituer au monde cer improbable tmoignage d'un monde invisible " (Schefer, 1980, p. 107). I1 ya aussi une espece de griserie physique que communique directement au cerveau la rotation des images, a quoi s'ajoute la perception d'une mcanique, une roue sur laquelle le mouve ment s'puisait, se fixait, repartait, nous apparaissait comme l'ob jet vritablement mystrieux que le cinma pouvait nous montrer, parce que la tait l'nigme : que la vitesse flit maintenue immo bile sous nos yeux [oo.], c'est a peu pres ainsi que le vampire de Dreyer meurt sous nos yeux, pris a la fois dans des mouvements d'engrenage, une pluie de poudre blanche et dans la silhouette d'un cureuil courant perdument dans une cage " (Schefer, 1980, p. 180). Schefer a con;:u un ouvrage en noir et blanc, et en gri saille, plein de tnebres claires par des points changeants. Ce livre est conforme a la Black Maria" des premiers studios am ricains ou a la noire btisse dans laquelle tournaienr les hommes modeles de Marey. Par certains cots, on peut dire qu'il feuillette pour nous les planches d'une chronophotographie tout intriori se que rflchit le cinma selon Schefer. Pierre Klossowski a dit avoir cherch, dans ses dessins a la mine de plomb, a reproduire l'effet de ruissellement argenrin de l'cran du cinma muet en noir et blanc ". Selon Clment Rosset, 99 Esthtique du mouvement cinmatographique --_.- ------- ----- la dfaillance du corps est manifeste dans ces dessins reproduits de maniere sinon pointilliste a la Seurat, du moins pointilleuse, par un trac net et prcis dans un trange effet de trompe-I'reil (Rosset 1992). Ce ruissellement a certainement commenc avec ses points de lumiere qui dfilerent devant la lucarne du hangar mareyen. Voila qu'a ces ensembles graphiques de formes en blanc, en gris, en noir s'attache le pouvoir d'accroitre le monde invisible pour la destination duquei un mouvement a lieu qui n'est pas a proprement parler une action ou un vnement. j4 En rponse a une enquete lance par Ren Clair en mars 1923, Antonin Artaud n'hsite pas a dclarer que le cinma est plus excitant qlie le phosphore [... ]. 11 agit sur la matiere grise du cerveau directement [... ]. C'est pourquoi I'objet du film ne peut etre infrieur au pouvoir d'action du film - et doit tenir du merveilleux. 11 y a donc un cinma magique OU matiere et objet operent une transsubstantiation qui fait encore dire a Artaud: rai toujours distingu dans le cinma une vertu propre au mouvement secret et a la matiere des images , ou : Toute une substance insensible prend corps, cherche a atteindre la \'! lumiere. Le cinma nous rapproche de cette substance-Ia 11 (Artaud,1978). Cette substance peut aussi bien agir sur le film lui-meme, dans une sorte de magie qui affecte tout un monde et opere un changement a vue qui garde toutes les apparences du re1. Ce que voit alors le spectateur, c'est le meme monde qui continue mais qui a totalement chang : devenu un peu plus fluide dans ses articulations, un peu plus feutr ou silencieux'-cornmes'lf tait recouvert d'une neige invisible, un peu plus sombre ou, au contraire, un peu plus lumineux. 'faris qui dort, I'un des pre miers films de Ren Clair, repose\ sur I'ide d'une substance gazeuse rpandue par un savant fo\! sur Paris et le paralysant. C'est toujours Paris, mais un Paris d\ap dans un voile lger, un Paris que nul n'avait encore vu. Cette\cit stupfiante rappelle la \ Dplacements de la forme Marey au xx e siecle I vision fantomatique qu'eut Gorki lors de la premiere sance du Cinmatographe a laquelle il assista. Que toute la matiere du film se trouve mtamorphose, nul mieux que Jean Epstein n'aura contribu a I'exprimer, lui qui ne cesse de dsigner le cinma par les expressions les plus fulgu rantes. Du Cinma du diable ou de L'Esprit de cinma a L'Intelligence d'une machine, il chante Posmose chimique du I cinma et du monde. Outre le terme de temps , ceux de sub stance ou de matiere sont parmi les plus usits dans ses crits. Pour lui, le cinma entretient avec le reve, la folie ou la magie une commune opposition au monde habituel de la forme et de la pense. 11 se caractrise par une capacit de rversibilit, de plasticit, de mutabilit ou de reiativit boulevers1nt les catgo- ) ries temporelles ou logiques. Sduit par les proprits du ralenti ou a l'inverse de I'acclr, Epstein s'enchante de tous les trompe- __ l'reiLK Quand il n'y a plus de mouvement visible dans untemps/ suffisamment tir, I'homme devient statue, le vivant se confond avec I'inerte (Epstein, 1974, p. 288). Dans le prolongement des travaux chronophotographiques ou des vues des freres Lumiere (qu'il a connus a Lyon), Epstein pense que le cinma donne de la ralit une image mcanique et fantastique a la fois. L'union des contraires est une constante dans son langage comme dans ses films : la meilleure illustration en est que chaque fois qu'il use d'une surimpression d'eau, par un plan de mer sur un visage, ceiui-ci parait aussitot se minraliser. Les formes et les matieres sont mobiles et procedent d'une mtamorphose continue : chez lui, les dunes rampent , I'eau colle , les nuages cassent . Cette insolente libert d'images doit etre confronte au cinma naissant en parallele a I'essor du ralisme. tait-elle en contradiction avec lui ou bien appartenait-elle a ces jeux formeis sophistiqus appels par les besoins de I'illustration populaire, par la naissance de la photo retouche, rehausse des couleurs des pictorialistes, par les reconstitutions de muses de cire? Puissances du faux, dissolution des apparences, dans un clignote ment des images, un poudroiement de lumiere, un empatement blanchatre, comme si la projection cinmatographique ne jouait qu'avec une masse en suspension prete a toutes les phoses. Non pas un cinma de I'invention technique ni des recra mais celui d'une image sur laquelle embrayent , du mouvement cinmatographique des appareils imaginaires indpisant des reprsentations d'univers inconnus. Un cinma qui, lill de la position exprimentale du spectateur, invente une espece de plasticit trangement mouvante ou se rejouent les concrtions illusoires de fume, de souffle et d'air obtenues par contact avec un solide sur les parois de la chambre a fume de Marey (Frizot, 2001b, p. 80-81). J5 ij trouv/:r da ,eulf1llllJ u'iniiJ Vers 1895 apparait donc une image indite qui portera le nom de cinmatographe alors que le brevet dpos par les Lumiere identifie I'appareil a un projecteur de chronophotogra phies, dans la filiation de Marey. Le programme du Cinmatographe au Salon indien du Grand Caf exposait sans ambiguit I'ambition des inventeurs : recueillir, par des sries d'preuves instantanes, tous les mouvements qui, pendant un temps donn, se sont succd devant I'objectif, et reproduire ces mouvements en projetant, grandeur naturelle, devant une salle entiere, leurs images sur I'cran . Deux oprations sont donc annonces : enregistrer une srie d'instantans photographiques, disposs en sries d'images figes sur le ruban filmique selon un nombre de coupes variant entre 16, 18, puis 24 par seconde ; ensuite projeter, la encare, selon un dis positif intermittent de la lumiere, ces images fixes. Les sries d'images fixes ainsi ralises ne manquent jamais d'voquer des vues de statues telles que le XIX e siecle les a multiplies (ne serait-ce que par l'introduction de photographes dans les ateliers de sculp teur ; voir le cas exemplaire de Rodin). Cet imaginaire photogra phique triomphe par le cinmatographe pour produire la reproduc tion fragmente d'une illusion de mouvement. Toutefois, l'enjeu n'est pas I'espace parcouru mais bien la dcomposition de I'instant. C'est cela qu'indique I'analyse du galop par Muybridge au moyen d'une infinit d'appareils luttant contre la vitesse pour capturer un instant unique : celui OU le cheval ne touche plus terreo Ces essais furent rapports a l'illusion de mouvement, et donc de dplacement dans I'espace, alors que leurs potentialits taient ouvertes. 102 Dplacements de la forme Marey au xxe siecle lean Louis Schefer a mis en lumiere la singularit de l'atti tude du spectateur de films (Schefer, 1980, p. 99-122). On n'y reconnait pas ce que la doxa a l'habitude de rapporter a I'exp rience de la perception filmique parce que, aussi bien, l'identifica tion du monde ordinaire n'a pas lieu sur l'cran. L'auteur se rfere continument a I'exprience, essentielle et presque unique, du cinma muet ou des premiers burlesques, monde de noir, de blanc, d'clats lumineux qu'il pen;:oit a plusieurs reprises comme un monde de granit . Le spectateur habite un espace intermdiaire entre le faisceau de grains lumineux qui est projet dans son dos et les particules de points changeants qui clairent la nuit sur la toile devant lui. De quelle image s'agit-il encore ? D5 quel mouvement est-elle anime ? Ce visage de mosai"que, tait de fiocons, de points, de poussiere envahissant celui qui est assis devant I'image blanchie ou noircie de I'cran ne renvoie-t-il pas a ces (autres) chronophotographies du XIX e siecle, dans une meme perception de la solitude des gesticulations ? Les films dont parle Schefer consti tuent un univers du chuchotement, une crainte particuliere lie comme inversement au silence des corps gris, au granit mince et gesticulant. Le monde de granit apparu sur I'cran est un autre monde que le monde quotidien qui, lui, ne laisse pas subsister d'images . Sur la toile advient une espece nouvelle du monde visible, ou plutt l'intrieur visible d'une espece , crit Schefer, dans un renversement de la surface au volume. Quant a Marey, apres avoir mis a nu la solitude du mouve ment en de nombreux schmas modulaires de la vision (Duchamp parlera de machine clibataire ), son travail sdimente d'tranges sculptures a partir d'une srie de rptitions ordinaires. Ces figures de bronze prennent vie et relief lorsqu'on les place a I'intrieur d'un grand zootrope (Mannoni, 1997, p. 30). Ces phases du vol ou du pas prsentes en une unique structure for melle solidifie ne relevent pas du montage classique de plans cinmatographiques ; on est plus proche du cinma de l'image par image, autrement dit du cinma d'animation dans son rapport a I'intervalle. Ou encore de ce qu'Eisenstein retenait, pour sa propre pratique du montage, de la cintique ralentie du thatre kabuki dont la gestuelle est justement dcompose. - - ---- - ---- Esthtique du mouvement cinmatographique 16 Quel """'e 'J4 iIu """""'...., c_ographique I Tel qu'en lui-meme enfin le cinma le change, durci et comme dja fossilis par la blancheur osseuse de l'orthochroma tique, un monde rvolu remonte vers nous, plus rel que nous memes et pourtant fantastique. Proust rencontrait la rcompense du temps retrouv dans la joie ineffable de s'engloutir en son sou venir. lei au contraire, la joie esthtique nait d'un dchirement, car ces "souvenirs" ne nous appartiennent pas. Ils ralisent le paradoxe d'un pass objectif, d'une mmoire extrieure a notre conscience. Le cinma est une machine a retrouver le temps pour mieux le perdre. Andr Bazin, qui ne manque jamais de subtilit dans l'cri ture critique, trouve ici l'une de ses plus belles formulations qui commence par un pastiche de Mallarm. Par ces mots, il com mente, en 1947, le film de Nicole Vdres, Paris 1900, qui vient de sortir. C'est un film de montage ralis a partir de bandes d'actualits et d'anciens films couvrant une priode allant de 1900 a 1914. Qu'on ne croie pourtant pas que le mrite des auteurs [au nombre desquels Alain Resnais, assistant ralisateur, et Myriam, au montage] soit diminu, poursuit Bazin, par l'exis tence de tous les documents cinmatographiques d'poque qu'ils ont exclusivement utiliss. Leur russite est due au contraire a un subtil travail de medium, a l'intelligence de leur choix dans un matriau immense. Au tact et a l'intelligence du montage. Un dfil de vues de Paris au temps des fiacres, suivi du Paris des boulevards, des greves, des manifestations, de la vie politique ramene aux voyages officiels et aux visites de divers dirigeants du monde, de la vie culturelle avec ses apparitions de personnali ts, ses expositions, jusqu'a la mobilisation et au dpart des troupes en aout 1914 gare de l'Est. C'est que le film ne cesse de redire, au moyen de scenes choisies, le mouvement par lequelle cinma a enregistr autant que chang l'apparence du monde tel qu'il va, en le rduisant justement a son mouvement. Outre la rflexion sur le temps et la notion d'ternit appe le par la rfrence au vers de Mallarm, Bazin ouvre une autre mditation en s'attachant a la blancheur osseuse des films en noir 104 Dplacements de la forme Marey au XX" siecle -_.. _- et blanc tirs a partir de la pellicule orthochromatique. A la plon ge dans le souvenir personnel revenant , il oppose la leve fantomatique d'un monde rvolu a la faveur d'une mmoire de choses que le spectateur n'a pas connues : Jean Louis Schefer fait de cette particularit la qualit spcifique du spectacle cinmato graphique (Schefer, 1980). C'est la dimension sculpturale du film qui s'impose alors. Or, celle-ci, comme dans les tudes de Marey, est lie a la prolifration du mouvement de la marche, du dfil, du cortege. Une suite obstine de dplacementuetus, rptitifs, alterns de pitons, d'lgants ou de travailleurs, de divers groupes sociaux, de foules ou d'armes. Le montage prend une dimension particuliere puisque les squences sont rarticules les unes aux autres indpendamment de leur insertion d'origine grace a des raccords inventifs, sans que la reconstitution ne choque. lei, l'art du monteur dpasse sa fonction ordinaire. Il n'obit pas pour autant aux principes du montage sovitique car il n'a pas pour but de suggrer des rapports symboliques ou abstraits entre les images. Au contraire, il sert un autre propos. La supercherie du montage impose le dcoupage du mouvement et sa substitution a la chronophotographie inexistante dont nous croyons, cependant, percevoir I'enregistrement quasi exprimental. Nicole Vdres est une romanciere qui, en 1947, se tourne vers la ralisation cinmatographique pour ce premier long mtrage qui lui valut le succes. Elle ralise encore trois autres films documentaires jusqu'en 1953, ayant pour collaborateurs ou interpretes Andr Gide, Le Corbusier, Picasso, Jacques Prvert ou Jean Rostand. Elle a publi Images du cinma f r a n ~ a i s en 1945. Elle a surtout crit des fictions, des essais et une tude en collabo ration avec Lon Gischia, La Sculpture en France depuis Rodin. Dans un recueil de chroniques intitul Paris, le... , elle revient sur le film, une dizaine d'annes plus tard, grace a un dtour qui passe par les premieres projections des Lumiere : Mais au fond, tout au fond du paysage (la scene se passait en plein air dans un dcor de verdure naturelle) les feuilles bougeaient. Voila ce que rien, aucune invention, aucun art n'avait encore offert ; [et] les vues du port de La Ciotat : la encore, peu importaient le bateau, les passagers - le Chatelet faisait presque aussi bien - mais ce petit mouvement presque inutile des vagues, ce clapotis sans consquence, qui est la palpitation meme de la vie ! Voila qui -- ------ --------------- Esthtique du mouvement cinmatographique dpassait toutes les frontieres de la vraisemblance, tous les proc ds de "reprsentation" (Vdres, 1958). Nicole Vdres n'a si bien pen;u les images de films qu'a la faveur de cette reconnaissance essentielle au cinma d'une pal pitation de la vie. L'une des premieres, sans doute, elle rapporte cette essence du cinma au mouvement de la marche, au simple passage d'etres multiples. Revenant au travail sur son film, elle poursuit ainsi : Devant nous dfilaient des mes, des barbus, des foules, des rivieres, des armes, des avions, des cyclistes, des oiseaux... tout cela gnralement sans titre, sans date prcise, sans rien qui nous permt de faire jouer autre chose que notre gOla, notre prdilection plus ou moins consciente pour telle ou telle sorte d'images. Tout tait la, le hasard avait opr avant nous, le tour tait jou, les feuilles partout bougeaient (ibid.). Mais il y a plus. Nicole Vdres integre ce ralisme < ontolo gique selon le vocabulaire d'Andr Bazin) du mouvement, cet accident de l'apparence, qui fait l'ordinaire de la nature, dans un fait d'essence plus gnrale, dans l'univers complet compris dans une ceuvre d'art qui en devient comme l'empreinte. C'est, suivant le vceu de Maillol, vingt formes en une par une sorte d'ab sorption de la rptition qui donne le tout par la multiplication de la partie anonyme de la vie. Dans l'une des nouvelles crites par Nicole Vdres, la narra trice a re;u le conseil de son mdecin d'aller marcher sans penser a rien (Vdres, 1961). Elle va au jardin du Luxembourg dans cette disposition d'esprit, ne dsirant que recueillir les impressions d'une promenade, d'une flanerie, d'un reve, sans faire intervenir aucune pense prliminaire , voir et entendre , ne pas bro der, ne pas commenter, ne pas piloguer. Ne pas anticiper non plus. En premier lieu, le programme combine l'exigence d'objec tivit d'un pur mouvement mareyen a une flanerie optique baude lairienne. Mais, en entrant dans le jardin, le regard tombe sur la ronde des statues de reines qui ornent la terrasse circulaire, un peu surleve par rapport au bassin . Et la narratrice d'entre prendre une ronde a son tour au pied des sculptures. La premiere, Bathilde, ne porte pas de date de naissance. Ainsi le dfilement n'a pas de commencement et il est facile de penser qu'il ne saurait avoir de fin. La balade avec ses deux registres, celui des anciennes statues et celui de la promeneuse, forme un langage doublement 106 Dplacements de la forme Marey au xx e siecle articul, al'image du cinma lui-meme tel que Bazin nous a appris a le regarder. Un enregistrement dambulatoire, visuel, hasardeux se transforme, sous l'effet de ce mouvement, en tableau parisien pour une moderne flaneuse des annes 1960. Commentaire et formule bien frappe de Bazin font souve nir des rflexions d'lie Faure sur la cin-plastique caractrise par un rythme vivant et sa rptition dans laslure , et de cette affirmation : Que le dpart de cet art-la soit plastique d'abord, il ne semble pas qu'on en puisse douter ; c'est par des volumes, des arabesques, des gestes, des attitudes, des rapports, des associations, des contrastes, des passages de tons, tout cela anim, insensiblement modifi d'un fragment de seconde a l'autre qu'il impressionnera notre sensibilit (Faure, 1922). Dans Paris qui dort, en 1924, Ren Clair veut revenir au temps des origines du cinma pour le dbarrasser de tout ce qui l'touffe ; son intrigue repose sur l'ide d'un mystrieux rayon qui paralyse Paris. Si ['on y reconnat un hommage aMack Sennett et au pre mier cinma de la poursuite burlesque, on reste frapp par le recours a cette immobilisation fantasme a deux niveaux : une aventure fictionnelle et une nostalgie du cinma. Le texte de Bazin, en sa suggestion potique, rappelle que, pour Nicole Vdres, le cinma de la condition humaine qu'elle identifie a ces films du passage, n'a pas rencontr de public parce que le double mouvement qui fait la condition de l'homme ordi naire du cinma est insupportable : L'homme qui entre au cinma pour se distraire ne pouvait s'accoutumer ay rencontrer un autre personnage de la rue, une humanit a son image. Elle poursuit ainsi : En regardant la rue OU marchent les maris de L'Atalante, le lit des amants du Jour se leve, le champ de La Grande lllusion avec un homme dessus, et tous ces paysages que traversem des gens qui vont a leur travail, nous ne pouvons pas imaginer qu'ils n'aient exist un jour. Comme existait cette sil houette que saisit Marey la premiere fois qu'un appareil se mela de suivre un homme qui marchait (Vdres, 1945). 107 Esthtique du mouvement cinmatographique muse imaginaire des assemblages insolites d'poques et d'es paces que Malraux associe a l'usage de la photographie en his toire de l'art. C'est qu'au pouvoir de faire revivre un etre disparu, ! r ces figures qui sont des revenantes imparfaites associent l'identifi , cation avec une pose immobile en sa gestuelle, voire avec un art de la pantomime (voir Mac, 1999). C'est Gradiva en Pierrot sous un c1airage lunaire de ruines. Ce faisant, ces rcits se fon dent en outre sur un autre aspect de l'image, d'inspiration winc kelmanienne, en ce que ces figures fminines, devenues vivantes, lorsqu'elles surgissent inopinment dans la vie du narrateur constituent une sorte de chef-d'ocuvre innocent , double de l'art advenu comme par hasard. Cette proprit de faire muer une fugitive en prisonniere , que la littrature a exalte pour transformer l'alatoire d'une rencontre et le passage phmere en un moment de posie ou un instantan fix idalement, l'image la tient en rserve dans sa parade chronophotographique. Assurment, l'attrait de Gradiva rsulte du croisement de plusieurs motifs esthtiques. Cette figure n'est pas trangere aux diffrentes modalits de la rception des images photographiques (bientot cinmatographiques) qui peuvent aussi confrer une allure sculpturale, comme par chance, a l'instantan de la prise. Louis Delluc rapporte que le geste saisi par le Kodak n'est jamais tout a fait le geste qu'on voulait fixer. On y gagne gnra lement. Voila ce qui m'enchante : avouez que c'est extraordinaire de s'apercevoir tout d'un coup, sur une pellicule ou une plaque, que tel passant distraitement cueilli par l'objectif avait une expression rare, que Mme X. dtient en fragments pars l'incons cient secret des attitudes c1assiques ... (Delluc, 1946, p. 135). L'on croit entendre Bergotte commentant le jeu de la Berma pour le narrateur d'A la recherche du temps perdu. "
i * 110 ) IV L'HOMME QUI MARCHE UNE ALLGORIE DYNAMIQUE
Pourquoi faire de la marche une questlon ? -) 1_ ,(;1-' f .. ....,.., Le sujet est d'abord et occupe les Ph;SiOIOgistes, ce qu'tait tienne-Jules de la Station physiolo giste, en 1881, au Parc des Princes, tandis que son collaborateur Georges Demeny, en gymnaste, s'intresse aux progres que l'on peut effectuer dans cette discipline sportive. En 1895, justement, deux savants allemands, Wilhelm Braune et Otto Fischer, publient Der Gang des Menschen (La marche de l'homme). Une trange fas cination devant les images produites nat lorsque l'on dcouvre une ressemblance entre le robot de Metropolis de Fritz Lang et l'homme soumis aux expriences des deux chercheurs apres qu'il a revetu son costume de tubes lumineux (dits de Geissler) sur son collant noir. Le rsultat obtenu dans les schmas labors en tiges de mtal, appel modele spatial , suscite immdiatement la pense de la sculpture a base de points et de lignes tendues dans l'espace vide (Mannoni, 2003). Voila que la sculpture n'a plus a affronter la dif ficult de dterminer l'instant prgnant de toute une action, ce moment particulier (que l'artiste) rend aussi fcond que possible selon l'idal de Lessing (Lessing, 1990, III, XIX notamment), puisque la prise se fait mcaniquement et, quoique a une chelle moindre du mouvement, sur une tres courte distance. Que le motif du marcheur en sa banalit ait pour mesure idale le pas humain lui donne une certaine beaut. Faite de 111 ---- --- Esthtique du mouvement cinmatographique ---_.- ---- rythmes, de gestes qui dessinent derriere la rptition illimite la possibilit d'une ngation de tout devenir, cette allure force la contemplation par le jeu de la simple ritration. On y pen;:oit une philosophie beckettienne du plus petit commun dplacement. De la photographie, ou de aux chronophotogra phies et a la peinture ou a la sculpture, sans oublier tout le cinma primitif des vues Lumiere de l'homme ordinaire et des premiers burlesques fonds sur la course-poursuite, se dploie un motif dont une exposition et un catalogue < Les figures de la marche , 2000) donnent une illustration. . L'exercice de la marche, ou le personnage du marcheur, qui n'taient guere priss dans les images et les textes avant le XIX e siecle, y font une entre remarque. Il n'est pas ncessaire de souligner l'troite relation existant entre cette apparition et les changements qui s'operent dans l'aspect de la grande ville avec les percements des boulevards : a Lyon apres la rvolte des Canuts, ou a Paris sous l'autorit de Napolon III dsireux d'effa cer les souvenirs des soulevements populaires de 1848 et des bar ricades. Le terme de flanerie " sous la plume de Baudelaire, celui de balade " vers 1850, soulignent la maniere nouvelle de se dplacer dans la ville. Elle s'offre aux bourgeois (la promenade du bourgeois vue par un Gustave Caillebotte par exemple, en 1877, pour l'exposition impressionniste) ainsi qu'au poete qui admire l'ternelle beaut et l'tonnante harmonie de la vie dans les capitales ", selon Baudelaire. De fait, l'ancienne promenade devient le boulevard ". En 1861, Nadar, en installant son nou vel atelier au 35 du boulevard des Capucines, non seulement cede a une mode, mais aussi renforce son image contradictoire en fai sant dfiler devant son objectif les artistes clebres (Nerval, Baude1aire, Gautier, De1acroix, Berlioz, Prault, George Sand... ou le mime Deburau), les grands bourgeois, les politiques (Charles Philipon pour la presse, Fran<;:ois Guizot ou Adolphe Crmieux pour la politique), etc. L'esthtique du motif, et sa modernit, tiennent d'abord a son vidence. Il en ressort un statut du personnage dont le passage est a voir seulement sans etre a interprter autrement qu'en termes de dpense improductive. L'aspect du promeneur du XIxe siecle rompt par la meme avec les individus-singuliers, voya:-- geurs, cheminots, peJerins, colporteurs ou travailleurs qui l'ont 112 L'Homme qui marche, une allgorie dynamique prcd. L'anonymat de celui qui ne fait que passer ajoute au caractere indfini de son dplacement. Rien acacher mais rien a garder de ce simple promeneur, sinon justement une image. Ce qui revient a adopter le point de vue du flaneur qui consiste autant a ne retenir que le fugitif du mouvement qu'a lire domi cile dans le nombre ", selon Baudelaire (Le Peintre de la vie moderne). L'image de la marche de l'homme vient au centre d'un dbat artistique qui implique quantit de formes de reprsentation : le dessin, la photographie, la peinture en relation avec les tudes sur la physiologie du mouvement et tous les appareils (aux noms si peu mmorisables) invents au cours du XIX e siecle pour capter ce qui bouge. Charles Negre photographie vers 1851 les Ramoneurs en marche alors qu'ils sont en fait arrets pour les besoins de la pose. Si douard Stain expose au Salon de 1859 un tableau inti tul Ramoneurs partant pour le travail, Gustave Caillebotte semble s'etre plus intress que lui a ce qu'apporte la photogra phie en multipliant la reprsentation de la marche et de la rue. Rodin rpond aux critiques que l'on oppose a la position des pieds de son Homme qui marche en lan<;:ant : C'est la photogra phie qui est menteuse. " A la fin du XIX e siecle, la modernit artis tique est rejointe par la recherche scientifique, et les tudes chro nophotographiques d' Albert Londe, tienne-Jules Marey, Georges Demeny ou Eadweard Muybridge se dveloppent pour fournir une dmonstration du mouvement re1. Marey se signale par son souci d'inscrire le mouvement de la marche dans le paysage de son poque. Il fait du pas, du saut ou de la course d'un individu (la diffrence accentue une meme disposition a ouvrir l'image mcanique a un rythme de plus en plus arien dans ces diverses tudes) la trace du passage de l'homme au XIX e siecle. Ses premiers travaux, des 1860, concer nent l'invention d'une mthode graphique " d'enregistrement de quantit d'individus insignifiants dont il ne retient qu'un rythme particulier (le pas, la pulsation cardiaque... ). Il en rsuite des graphes, schmas, algorithmes et autres fa<;:ons d'crire ce qui est fugace. Produire la trace, c'est admettre l'effacement tout en rvlant comment se fabrique une figure par l'image (de l'homme en marche, ou de l'animal en vol, au galop... ). Ce pourquoi aussi le geste est de l'ordre du modelage et peut conduire Marey a --- I Esthtique du mouvement cinmatographique x10 JiI dirpnsJon En 1833, Balzac crit une Thorie de la dmarche dont se souvient Paul Valry dans L'me et la Danse. En 1885, le motif du marcheur apparait au dbut de Germinal, le roman qu'mile Zola consacre aux mineurs dans Les Rougon-Macquart. Le motif est donc inscrit dans la suite expressive des reuvres romanesques d'une poque qui dploie son propre mouvement. Si le titre zolien rappeIle le nom du septieme mois (de mars a avril) du calendrier rpublicain, il ne manque pas d'voquer la journe du 12 germi nal, an 1II, marque par le soulevement du faubourg Saint-Antoine contre la raction thermidorienne qui a renvers Robespierre le 9 thermidor (27 juiIlet 1794), ainsi que les meutes de la fin d'avril 1795. Dans I'esprit du roman, il dsigne principalement ce qui progresse, ce qui leve au sens rvolutionnaire, par exemple, ou
en botanique, ou encorece qui avance. Selon une inspiration quasi chronophorographique, en noir et blanc, Zola place, a I'ouverture de son histoire du Pays noir, la marche d'tienne Lantier sur un I .'i axe rectiligne d'horizon matinal: Dans la plaine rase, sous la nuit sans toiles, d'une obscurit et d'une paisseur d'encre, un
Y. homme suivait seulla grande route de Marchiennes aMontsou,
dix kilometres de paY coupant tout droit, a travers les champs de
'1 betteraves. Et, comme I'on sait, le roman se c10t sur un retour de "',1 'H la figure du marcheur s'loignant par le chemin qui I'avait amen en ces Iieux : Et sous ses pieds, les coups profonds, les coups obs tins des rivelaines continuaient. Les camarades taient tous la, il les entendait le suivre achaque enjambe. Ses pas amplifis par I'cho sourd des mineurs au travail dans le fond forment une dcomposition intressante du mouvement dont on a principale ment relev la valeur prophtique. Valeur que la comparaison avec le dfil chronophotographique n'affaiblit pas puisqu'elle souligne la porte universeIle de cerre marche ramene a celle de l'homme ordinaire dont Lantier reprsente la puissance de dmultiplication i ou ses rsonances souterraines. ); '1 On yerra dans les vagabondages ilIumins de Rimbaud (ami , du frere de Georges Demeny, Paul), dans Le Piton de Paris de Lon-Paul Fargue, Le Paysan de Paris de Louis Aragon et, bien .1 L'Homme qui marche, une allgorie dynamique _._- ----------- v)","'t [...,-:) " sur: Nadja d'Andr Breton, a ce qUl prend ou non son essor a partir des lmages du cmmato graphe. L'articulation du personnage du marcheur achaque nou vel univers (celui des crivains, voir Leroy 1999, ou celui des artistes comme BaIla, Duchamp, Giacometti dans le domaine visuel et plastique) prcise quelque chose de sa qualit. Ce que les , J '. j'". personnages de Samuel Beckett, en vagabonds solitaires compo ":..' sant avec le burlesque chaplinesque (Charlin, 2003, p. 66-69), 1\ , .: transforment en une virtuosit de 1' pl,!! (Deleuze, 1992). -', Le marcheur n'est pas une simple thmatique. Partieuliere ment bienvenu au seuil d'un siecle nouveau marqu lui-meme par de tres nombreuses avances, il est un principe dynamique. II transforme tout sur son passage, procede a des renversements de valeur, a des osmoses et des rvlations inattendues. II finit par etre satisfaisant en lui-meme, et pour cerre raison s'impose au cours du xx e siecle. Un photographe comme Philippe Ligeois I'associe au dfil matrialis par le film-contact utilis tel quel dans une reuvre (Fleig, 1983). II cre I'impression de frise a partir d'une squence linaire de 12, 20 ou 36 vues sur une seule ligne non coupe, ou I'on voit le retour d'un personnage similaire qui marche tantot vers la droite, tantot vers la gauche, soit sur un trottoir, soit sur le muret qui borde ce trottoir. Si les attitudes de ce marcheur ne correspondent qu'a des impratifs formels de cadence donnant lieu a une sorte de danse, I'ide de la marche peut se trouver sous divers aspects, chez plusieurs artistes et en plusieurs lieux, au cours du siecle qui suit son apparition. Vers 1965, Richard Long appelle sculpture des espaces naturels photographis, avant meme d'entreprendre ses marches par les quelles le cheminement devient sculpture du paysage parcouru. Dans un ouvrage s'intressant aux Drives de l'art a la fin du lA XXe sile (Davila, 2002), on vrifie que la marche est pen;ue Vt comme un principe de cration plastique. AI'autre bout du siecle, pour lie Faure, la plastique est I'art d'exprimer la forme au repos ou en mouvement par tous les moyens possibles, ronde-bosse, bas-relief, gravure, dessin, peinture, fresque, danse et, ajoute-t-il, il ne me semble nulIement audacieux d'affirmer que les mouve ments rythms d'un dfil processionnel ou militaire touchent , bien plus pres a I'esprit de l'art plastique que les tableaux d'his- toire de l'cole de David (Faure, 1920). 116 Alberto Giacometti rapporte I'exprience du jour OU il a commenc a voir. Cette exprience fait le lien entre le cinma et la ) sculpture en un sens inhabituel. L'cran de la salle de cinma y oue un role et contribue a donner un dveloppement dans la vie mme aux remarques faites en 1896 par Maxime Gorki face aux premieres projections du Cinmatographe Lumiere. Giacometti dclare, dans un entretien avec Pierre Schneider publi dans l'Express du 8 juin 1961 sous le titre Ma longue marche : Avant, il y avait une ralit connue ou banale, disons, stable, n'est-ce pas ? Cela a cess completement en 1945. Par exemple, je me suis rendu compte qu'entre le fait d'aller au cinma et celui de sortir du cinma, il n'y avait pas d'interruption ; j'allais au cinma, je voyais ce qui se passe sur I'cran, je sortais, rien ne m'tonnait dans la rue ou dans un caf [... ]. Entre cette image vue sur I'cran et la ralit de la rue : ma vue du monde tait une vue photographique, comme je crois que c'est a peu pres pour tout le monde, non? On ne voit jamais les choses, on les voit toujours a travers un cran [... ]. Et alors tout d'un coup, il y a eu une scis sion. Je me rappelle tres bien, c'tait aux Actualits, a Montparnasse, d'abord je ne savais plus tres bien ce que je voyais sur I'cran ; au lieu d'tre des figures <;:a devenait des taches blanches et noires, c'est-a-dire qu'elles perdaient toute significa tion, et au lieu de regarder I'cran, je regardais les voisins qui devenaient pour moi un spectacle totalement inconnu. En sortant sur le boulevard, j'ai eu I'impression d'tre devant quelque chose de jamais vu, un changement complet de la ralit... et en mme temps le silence, un silence incroyable [... ]. C'tait un commence mento Alors il y a eu transformation de la vision de tout ... comme si le mouvement n'tait plus qu'une suite de points d'immobilit. Une personne qui parlait ce n'tait plus un mouvement, c'tait des immobilits qui se suivaient, completement dtaches l'une de I'autre, des moments immobiles qui pourraient durer apres tout, des ternits, interrompus et suivis par une autre immobilit. [...} L'Homme devenait une espece d'inconnu total, mcanique ; entrainait I'ide du mcanique (Giacometti, 1990, p. 265-266). ;Homme qui marche, une allgorie dynamique 41 Cammen! _<he, i ,\
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C'est que la multiplication des figures de la marche entre la fin du XIX e siecle et le xx e siecle attire I'attention. Quoique le geste repris par les futuristes italiens ou par Marcel Duchamp soit ins pir par les travaux de Marey, il ne peut se restreindre a une ques tion de reprsentation, comme I'observe Duchamp adressant sa critique aux Italiens. Les recherches de Marey reposent sur une divisibilit technique du mouvement toujours reprise dans une dynamique de I'intervalle, alors que I'art pictural ou sculptural (du moins jusqu'au XIX e siecle) cherche la posture (( I'instant pr gnan!2' de Lessing, autrement dit, la gestuelle la plusteconde au serVlce du sujet trait). La marche naturelle des hommes ou des animaux produit une division interne du corps entre les parties qui bougent et celles qui demeurent immobiles pendant le dpla cemento Si Marey se reconnut un prdcesseur en l'Italien Giovanni Alfonso Borelli, astronome, mdecin et physiologiste ayant publi un trait Des mouvements des animaux en 1680, la pliure des mouvements requiert toute son attention, bien au-dela d'une simple mcanique du corps. On comprend que la locomotion ait pu assurer une fonction de modlisation des le XVII' siecle OU les statues mouvantes, les automates et autres artifices se rpandent, peuplent les salons et les jardins. lis dploient la mise en scene du modele biologique qui est a I'origine de la conception des machines. Le XIX e siecle dplace le point d'application mais renoue avec cet esprit grce a ses nombreuses inventions d'appareils. Toutes ces mcaniques, autant visuelles que sonores (les recherches sur I'enregistrement de la voix ou des sons se multiplient galement en parallele avec les inventions optiques) sont a la ressemblance des automates qui dupliquent la vie. Mais, rompant avec ces figurines aux gestes spcifiques (Le Joueur de flte traversiere de Vaucanson, L'Androide crivain de Frdric de Knauss, L'Automate crivant de Pierre Jaquet-Droz et Jean-Frdric Leschot, etc. - voir Bredekamp, 1996), le XIXe siecle de I'image mcanique rve1e la potique ordinaire du mouvement. Esthtique du mouvement cinmatographique ' 118 ----- --------- - - ------ Esthtique du mouvement cinmatographique L'Homme qui marche, une allgorie dynamique ~ On croit voir se mettre en file les silhouettes peuplant silencieuse ment I'atelier de Giacometti et rejoignant le boulevard Montparnasse du pas immobile des marcheurs de Marey et des ombres du royaume de grisaille vu par Gorki. 11 n'est plus ncess-aire-d'insister sur les changements dans la conception de l'espace et du temps apports par I'volution des moyens de transport au cours du XIX e siecle avec I'apparition du train ou de I'automobile notamment, ni sur les modifications engendres dans la vision : deux auteurs tres diffrents, Hugo et Proust, ont parl l'un et I'autre de la vue a travers la fenetre du wagon de chemin de fer. Quant aux consquences sur la perception de soi, elles ont donn naissance a la formulation d'un des clebres troubles de l'identit dcrit par Freud : montant dans un wagon, il se regarde dans une glace et, ne se reconnaissant pas dans l'intrus qui lui fait face, s'apprete a le bousculer. En rfrence a un meme contexte, Paul Valry crit, dans les Cahiers, a propos du sentiment de sparation du moi et du non-moi, le non-moi, comme une trange bauche, comme un inconnu entr dans un wagon . Marcel Duchamp a tent, dans un premier temps, avec les moyens traditionnels de la peinture, de rendre compte d'un tat inspir par la chronophotographie de Marey, autant que par le dplacement en chemin de fer, avec Jeune homme triste dans un train. 42 e-t-il d'une rive ti Si l'on adopte un regard panoramique peu soucieux de chro nologie, il semble bien qu'en tout point de I'horizon que nous venons de parcourir, s'organise un ballet mcanique, que tout un monde se met en mouvement du pas du marcheur. Le cinma n'aura de cesse de recueillir ce mouvement et de I'adapter a ses fictions. Dtail, grand theme ou esthtique nouvelle? Le XIX e siecle a su encenser (ou dtester) ce qui vient de la rue. Siecle ou le poete se fait flaneur et OU le tableau de Paris s'inspire des innombrables rapports et du spectacle permanent qu'offrent les villes normes (Baudelaire dans la prface des Poemes en prose) et dont ce siecle tire sa posie. Du XIX e au Xx e siecle, le 120 passant est theme littraire, figure ou motif forme!. 11 habite tous les rgimes d'image et d'imaginaire. Avec Walter Benjamin, le piton, le flaneur devient l'em bleme d'une socit qui lui parait caractrise par l'invention du passage . La lecture du Paysan de Paris d'Aragon a constitu une vritable illumination profane pour Benjamin. En 1928, il traduit un chapitre qui porte sur le passage de l'Opra. 11 y dcouvre des similitudes avec ses propres visions. Ayant dcou vert ce roman au moment ou il tait en train de projeter le fameux Livre des Passages, il y travailla a Paris et jusqu'a la fin de sa vie, le laissant inachev. Lorsqu'il publie Sens unique, en 1928, il est conscient qu'il est proche des textes de I'avant-garde parisienne (Le Paysan ou Nadja). On pense aussi ala modernit d'Apollinaire. I1 se situe dans l'entre-deux qui va de I'avant-garde a une tude sociologique, lorsqu'il crit a Adorno en 1935 : Au dpart des Passages parisiens se trouve Le Paysan de Paris dont, le soir, je n'ai jamais pu lire au lit plus de deux ou trois pages, car mes battements de creur devenaient si violents qu'il me fallait poser le livre (Benjamin, 1979, p. 163-164). Proust circonscrit entre deux promenades aux chemins opposs son exprience majeure de la Recherche. C'est ainsi que les deux cots de la Recherche, le cot de Msglise et le cot de Guermantes, se tiennent juxtaposs "inconnaissables l'un a l'autre, dans les vases clos et sans communication entre eux d'apres-midi diffrents". Impossible de faire comme dit Gilberte : "Nous pourrions aller aGuermantes en prenant par Msglise". Meme la rvlation finale du temps retrouv ne les unifiera pas ni ne les fera converger, mais multipliera les transversales elles memes incommunicantes. De meme, le visage des etres a au moins deux cots dissymtriques, comme "deux routes opposes qui ne communiqueront jamais" [... ]. Nous pouvons former un ensemble complexe, mais jamais nous ne le formons sans qu'il ne se scinde a son tour, cette fois comme dans mille vases clos : ainsi le visage d' Albertine, quand on croit le recueillir en lui-meme pour un baiser, saute d'un plan a un autre durant le parcours des levres a sa joue, "dix mille Albertines" en vases dos, jusqu'au moment final OU tout se dfait dans la proximit exagre. Et dans chaque vase, un moi qui vit, qui pen,:oit, qui dsire et se sou vient, qui veille ou qui dort, qui meurt, se suicide et revit par 121 ------ ------------------- L'Homme qui marche, une allgorie dynamique Esthtique du mouvement cinmatographique
rpond une multiplication du moi (Deleuze, 1986, p. 150-151).
Entre Msglise et Guermantes, ou encore a partir du saut d'une fenetre a l'autre du compartiment d'un train, ou entre le sommeil et la veille... toute l'reuvre proustienne consiste a tablir des transversales qui font passer d'un lieu a un autre, d'un monde a un autre sans que jamais ce montage ne ramene le multiple a un tout, sans runir tous ces fragments irrductibles sinon par un marcottage proche de ce!ui de Rodin. Les travaux sur la chronophotographie de Marey sont lis a la mthode graphique qu'il mit d'abord au point, et toute la dmarche de ce chercheur reste attache a la conception issue de l'enregistrement indirect du mouvement qui l'loigne de la repro duction raliste du monde. C'est ainsi que, sur un fond noir ou a l'inverse blanc, l'on dcouvre un etre humain (tel une ellipse, une hyperbole ou une asymptote) sublim par l'effet de ses seuls enchainements figurs, sans enrobement matrie! ou vestimen taire, rduit a des points ou des lignes. Que!que chose entre le dpouillement de l'engrenage et les volutes de la danse qui ferait place a la manifestation d'une sculpture linaire, non figurati ve, mobile, d'un statut essentiellement hiroglyphique, comme le montre le schma du Premier pas de marche, obtenu en 1884 par Marey. Une srie non vnementielle de ce qui est rptitif, tou jours dja la, mais non encore et qui suffit a penser la vie et l'etre comme abstraction rsolument fluide. Ce que le sculpteur Umberto Boccioni dclare pour sa part en intitulant son reuvre de 1913 : Forme unique de continuit dans l'espace. Et que le peintre Giacomo Balla montre avec les tudes de Jeune (il/e courant sur un balcon (1912). tudiant en mdecine, Marce! Duchamp fut en contact, a la Salpetriere, avec Albert Londe, qui collaborait avec le docteur Charcot et utilisa la chronophotographie pour l'tude de l'hyst rie. Jeune homme triste dans un train (1911) est le fruit de la dmarche de Marey, comme l'explique Duchamp dans ses entre tiens avec Pierre Cabanne : 11 y a d'abord l'ide du mouvement du train, et puis celle du jeune homme triste qui est dans un cou loir et qui se dplace ; il Yavait donc deux mouvements paralleles correspondant l'un a l'autre. Ensuite il y a la dformation du bon homme, que j'avais appel le paralllisme lmentaire. C'tait une dcomposition formelle, c'est-a-dire en lamelles linaires qui se suivent comme des paralleIes et dforment l'objet. Le parall lisme lmentaire provient de la mthode de Marey. La meme anne, Duchamp entreprend le premier Nu descendant un esca lier Ol! s'inscrit au lieu du corps une vague silhouette compose de plaques de couleur brune articules, une sorte de sculpture branlante de lames de bois. 11 sera suivi de Nu descendant un escalier n 2 (1912). Ces projets ont pour origine l'excution d'un nu en mouvement dans un tableau. Sous l'effet du paralllisme lmentaire, le corps, dans l'reuvre refuse au salon des Indpen dants de 1912, n'est plus que pointills et lignes brises du corps en action : Peint commme ill'est, en sveres couleurs bois, le nu anatomique n'existe pas, ou du moins, ne peut pas etre vu (Duchamp, 1994, p. 222). Dans les entretiens avec Pierre Cabanne, Duchamp reven dique explicitement l'hritage de cette chose de Marey pour son ide du Nu. Plus que de la chronophotographie, Duchamp semble s'inspirer de la mthode graphique, y compris en ce qu'elle impregne les images dont il se souvient : J'avais vu dans l'illus tration d'un livre de Marey comment il indiquait les gens qui font de l'escrime, ou les chevaux au galop, avec un systeme de poin tills dlimitant les diffrents mouvements. [oo.] C'tait une autre sorte de dformation que celle du cubisme. Ce n'est pas la dimension photographique de l'exprimentation que retient Duchamp, ni meme le pathologique des travaux de Londe et de Charcot qui souffrent sans doute d'un exces d'intensit a ses yeux, mais cette puissance d'abstraction figure qui se dgage des sries graphiques de Marey. Duchamp revendique pour ses tableaux de 1911-1912 tantot une procdure de rduction a une ligne (terme qu'il rpete dans un autre entretien avec James Johnson Sweeney - voir Duchamp, 1994, p. 178. Pour plus de prcision, se reporter a Falguieres, 2000), tantot l'obsession d'une image diagrammatique inspire des tracs scientifiques du &tbqu, du mOUVNnent cinmatowapbiqu, , L'Homme qui marche, une allgorie dynamique -- :r mouvement ordinaire, ce que Walter Benjamin assimilait ades iroages brises chez Marey. En dfinitive, les travaux du phy siologiste n'ont-ils pas conduit adcouvrir la charge potique, non encore identifie, du peu et du quelconque, devenus objets d'attentions au xx e siec/e ? Rapport aux volutes visuelles de la marche, de la course ou du vol, le mouvement du monde para't pris dans la libert de l'insignifiance. On a souvent soulign la dbordante inventivit de Marey et de ses collaborateurs. Des premiers enregistreurs mcaniques (pa rmi lesque!s les fameuses semelles achambre aair des chaus sures exploratrices ), il passe aI'emploi du fusil devenu photo graphique et a l'installation de la Station physiologique du Parc des Princes avec son appareil de prise de vue mont sur les rails d'un travelling pour affiner les relevs chronophotographiques. Ces multiples appareillages prennent la suite des travaux sur la thorie des machines applique aI'homme depuis la Renaissance. Toutefois, le recours ala boite, tapisse de ve!ours noir, et l'emploi du verre dtournent de cet univers mcaniste. Et l'on reste tonn de voir I'importance donne ades lments inconsis tantS et labiles. L'air, le souffle ou la fume y figurent te! ce gaz que, depuis l'Antiquit, on s'accorde aconsidrer comme l'agent subtil circulant dans l'orgue du corps pour l'ani mer chez Descartes, alors que pour Newton, il s'agit d'un ther intangible . Comme inspir par l'anima latine qui renvoie a I'anmos, ce principe arien et mobile dont l'effet court depuis l' Antiquit, Marey introduit dans ses inventions I'accord tnu de ce qui ne pese ni ne pose. C'est l'air qui, avec ses modes de circu lation par tubes Hottant autour du modele humain, dtermine le rythroe cherch par Marey au moyen des capteurs pneumatiques ; c'est aussi bien la machine a fume qui permet de rendre visibles certains mouvements et surtout le noir de fume, autre forme du souffle projet sur les plaques destines arecueillir l'ins cription des stylets graveurs. C'est, dans le prolongement de ces diffrents encreurs 2 la prolifration du noir sur les murs du han gar devanr"lFsqls passent, courent ou sautent les gymnastes vtus d'un collant galement noir, ponctu de blanc, ou, a l'inverse, entierement blanco Toute une respiration imaginaire se de aimprimer-exprimer le chiffre cod de la vie. Ces chqx corrigent l'exces des mcanismes, supposent une prise I i de distance, reposent sur une transmission par un dtour du signe lui-meme (Dagognet 1987), manifestent un cart ala fois par rap port a la vue rtinienne et a l'empreinte, un refus de l'tant donn photographique et perceptif OU transparait une image potique, pleine d'une matiere irrductible ala quantification et faisant jouer un imaginaire des interstices. Pour le physiologiste, loign des pratiques d'corchs, des dissections et autres ouvertures successives d'enveloppes corpo relles en usage dans les traits d'anatomie, et pour qui l'homme machine des traditions philosophiques du xvm e siec/e issues de Descartes et La Mettrie ne suffit pas, il faut dgager de arienne et tout extrieure le modele conceptuel. 11 ne s'agit pas de satisfaire la vue ou les sens par des images spectaculaires, mais de parvenir al'nonc d'un rythme dont une trange sculpture matrialisera la loi comme pour le Vol du goland, ou qu'une tige de mtal simplement sinueuse, sans dbut ni fin, peut transposer a partir du paso Le choix du passage au sculptural (au sens moderne de la sculpture du xx e siec/e souvent minimaliste, int resse ades objets communs) devient significatif. On y a rebours d'un vitalisme raliste, l'oscillation tetue de la forme qui passe et perdure. Les travaux conduits par Aby Warburg se fondent sur la recherche d'une pense des images difficile acerner et mal accueillie par les historiens de l'art. Cette pense culmine dans le projet d'un atlas iconographique appel Mnmosyne. Ce projet ne sera pas plus achev que celui de la Porte Rodin tente de rassem bler, d'ajouter ou de retrancher les figures des damns qui se rpan dent dans son ate!ier ou se retrouvent dans d'autres compositions monumentales OU ils continuent aexhiber leur gesticulation et leurs poses extatiques. Les planches de l'atlas ralises par Warburg regroupent des sries de gestes provenant de sources varies et d'poques ou de cultures diffrentes. Comme son nom l'indique, l'atlas n'est pas se!on un axe historique, mais se propose --- --- ------ --- --- - ----- - ------ Esthtique du mouvement cinmatographique L'Homme qui marche, une allgorie dynamique d'assembler, comme des cartes, un grand nombre d'images. Gilles Deleuze, apartir des travaux de Michel Foucault, a mis en lumiere la diffrence entre le modele historique et le modele cartographique (Deleuze, 1990, p. 119) et il a attir l'attention sur une disposition en rhizome qui consiste a prendre les choses par le milieu. On retiendra du modele de l'atlas la valeur d'exposition que contient le feuilletage des gestes et la suggestion morphologique qu'ajoute ['ide de spatiale dYil,.arnique. De l'atlas w;}rourgleiCGiorgio Agamben (1998) crit qu'il tait une sorte de gigantesque condensateur recueillant tous les courants nergtiques qui avaient anim et animaient encore la mmoire de I'Europe en prenant corps dans ses.....:.' fantastTl.es". Si le nom de Mnmosyne en tire son sens, I'on frapp de voir combien cette description suggere de proximit avec le travail de captation, par la photographie et par le graphe, entre pris par Marey. Cette maniere de concevoir les expressions du corps, d'laborer des dynamogrammes en fonction de charges nergtiques est ce qui sous-tend la vie culturelle (pour Warburg) ou la vie motrice organique (pour le physiologiste). Dans les deux cas, on peut y reconnatre une esthtique de la captation du geste (nature! ou artistique). Warburg, lui-meme, pour quali fier l'historien d'art Burckhardt, parle de , voire de sismographe (Agamben, 1998, p. 22 note 2.0). Ainsi, parmi les principaux commentaires de l'reuvre de Warburg (principalement, les tudes de Philippe-Alain Michaud, Georges Didi-Huberman, Giorgio Agamben et Cario Ginzburg), nous ne retiendrons que ce qui permet de voir dans sa mthode une forme tendue de la chronophotographie. Comme on le sait, celle-ci a pu suivre deux grandes directions. Responsable du ser vice photographique, Albert Londe, au cot de Charcot, invento rie, y compris avec d'autres technologies que la chronophotogra phie, les formes pathologiques des malades de la Salptriere (Didi-Huberman, 1982). Ce que les hommes ont poursuivi dans I'hystrie, c'est la folle qui passe en dansant (Lautramont). Une quete qui n'est pas sans affinit avec le regard de Warburg suivant le pas de la mnade. D'un autre cot, la recherche de Marey affiche ses propres centres d'intret qui recoupent ceuX de Muybridge. Elle s'extrait de tout contexte c1inique, social ou historique par le choix de mouvements universe!s comme la 126 :\
{. JI' ',j; ;l marche, le saut, I'exercice du corps humain, le vol de I'oiseau ou la course du cheval; elle privilgie I'instant dcompos en dmultipliant chaque geste afin d'en saisir la physiologie ; elle fait apparatre le non-vu en rvlant au besoin des phases invrai semblables (mais non point pathologiques) dans le droulement d'un mouvement ordinaire comme le prouve (anecdote amusante ou srieuse) la vrification du nombre de pattes touchant le sol pendant le galop du cheval qui intressa aussi bien l'entraneur Leland Stanford, mcene de Muybridge a Palo Alto, que le peintre Meissonnier participant aux rencontres de Marey et Muybridge aParis en 1881. Les deux directions prises par la chronophotographie sont radicalement opposes. Une remarque de Jean Louis Schefer pourrait etre un rsum de la situation : Il y a (repensons aux images de figures humaines dans notre culture) une limitation du mouvement, de la gestuelle et des poses qui est une limitation culturelle ; que ne connaissent pas, par exemple, ni l'Inde ni la Chine : pas de cootorsion dans notre peinture, nulle souplesse autre que celle du menuet, pas de kamasutra dans notre statuaire, pas de kung fu dans nos duels, personoe oe peut s'envoler, seuls les dmons peuvent se contorsionner sur les chapiteaux de nos glises. Alors qu'est-ce qu'on enregistre ? Du corps chrtien ; du corps, malgr quelques efforts de gymnastique, ligatur (Schefer, 1997). Ayant compar les sihouettes reprsentes sur les vases grecs aux figures du ballet de l'Opra enregistres par la chronophotographie, Maurice Emmanuel souligne I'expressivit antique lic aI'accentuation du geste: Le danseur grec ne craint ni les angles ni les brusqueries [... ] ; les danseurs grecs ne tiennent pas autant que les notres ace que les bras soient constamment arrondis. lis ne craignent pas de les raidir, de les casser aangles brusques, de les contourner parfois de la maniere la plus bizarre (Emmanuel, 1987). C'est que le souci du danseur grec n'est pas celui du maltre de ballet de l'Opra de Pars et que, d'autre part, bien souvent il se contente des mouvements naturels de la marche . L'auteur releve encore que le pas ordinaire dcompos par la marche a plat est exhib par la marche sur demi pointes plus spcialement rserve aux satyres, bacchantes ou mnades. Toutes ces notations font I'objet d'une tude approfon die fonde sur les expriences de Marey pour en dgager, par Esthtique du mouvement cinmatographique _.--- ------- _.-.----_.------ ---- image-mouvement par le film, comme si se redoublait la mme figure aux deux niveaux de la chaine cratrice. Muybridge, choi sissant d'appeler son ouvrage Animal Locomotion (La Marche animale), dsire souligner le carate:re strictement gnrique du mouvement photographi. Ce carac:re ne finit-il pas, au-dela du contenu figur, par irradier toute image-mouvement et par instal ler le cinma au ca:ur d'une traverse du monde? "A Si le xxe siecle a t senti comme un siecle d'arpenteurs tant on y a vu se multiplier les figures de la abusif de dire que ce mme siecle a contribu a distinguer de nou velles figures de marcheurs. Cel1es qui constituent l'essence du cinma sont bien diffrentes de toutes cel1es qui ont permis tantot de caractriser un type de voyage tantot d'tablir la puissance d'un regard ou d'une vision, tantot d'instaurer un a:il cartogra phique comme l'a qualifi Christine encore paysage (Anne un horizon fabu leux (Michel Col1otf. Autrement dit, la m}1rche ici dsigne ne recouvreaucune aetivit d'exploration-g'ographique ou ethnolo \. gique. To;it un siecle d'images tourne autour de la silhouette de I'Homme qui marche de Rodin, ou de cel1es imagines par Giacometti. Ce sont des figures figes dans le bronze qui dsi gnent une al1ure, une maniere d'al1er, ou, plus musicalement encore, qui inventent cette chaconne du pas de l'homme. \ L'obsession qui se dessine la d'aucun dveloppement f' concreto Le cinma se leste de cet imaginaire d'arpenteur. La marche y est essentiellemJ'nt.ttne posture. I1 n'y a nul chemin a dcouvrir, nullointain a esprer. Seulle motif du pas peut ajouter au monde sous l'espece d'une hsitation sensible. Que faire ? OU se diriger ? A une certaine poque, les critiques des Cahiers du cinma feront du travel1ing une affaire de morale (Jean-Luc Godard a propos de Hiroshima mon amour, 1959), quand ce n'est pas une question d'abjection (Jacques Rivette a propos du travel1ing de Kapo, 1961), formules dont Serge Daney fera son dogme porta tif personnel. Ainsi l'enjeu esthtique et thorique du cinma a t-il pu se trouver plac a la croise des travellings. Longtemps, Resnais a t considr comme le maitre du tra velling dont il a fait un usage particulier et immdiatement remar qu dans Nuit et brouillard (1956), puis dans Hiroshima mon L'Homme qui marche, une allgorie dynamique amour (1959). Si le premier film articule temps prsent et temps pass, le second compose avec deux lieux distants l'un de l'autre comme le sont Hiroshima au Japon et Nevers en France, grace a un mme rythme du dplacement de la camra. Le travelling cesse d'y tre, comme a l'ordinaire, le voyage autonome de l'appareil, pour s'y ancrer au plus concret du geste de mise en scene sur le pas du marcheur. Sylvette Baudrot, la scripte du film, tmoigne : Dans Hiroshima, comme on n'avait pas de mtronome et que c'tait un machiniste japonais qui poussait la camra, Resnais marchait le long du travelling, toujours du mme pas, et le machi niste suivait son rythme. Quand un travelling commen<;:ait dans une rue d'Hiroshima et se poursuivait dans une autre, c'est Resnais qui faisait ce raccord de rythme, en marchant a cot de la camra. Je vrifiais avec le chronometre, mais ill'avait tres bien E'./ dans la peau son rythme. I1 ne se trompait jamais. Si l'on ajoute '. que le film accorde. une tres. grande aux dambulations " / personnages, on VOlt se dessmer une poenque de la \\ frents niveaux du processus cratif. Resnais a-al" iste reconnu . cette importance de la marche dans son a:uvre et lui trouve une antriorit dans le film d' Agnes Yarda La Pointe courte (1955), dont il a t le monteur. tlrpenteJl,r XXe se En 1980, le titre d'un ouvrage de Robert Benayoun, Alain Resnais l'arpenteur de l'imaginaire, caractrise l'a:uvre de ce cinaste. 11 y a bien entendu plusieurs manieres de comprendre cette expression, dont cel1e il1ustre par fe t'aime je t'aime. Ce film sobre n'a guere eu de retentissement car en 1968, anne ou pour tant l'on marcha, ou l'on courut mme, l'heure n'tait pas a ce type de mditation. S'y mlent, en effet, un scepticisme total avec des instants de vie qui paraissent d'une rare justesse. Une relation de l'homme ordinaire avec le monde qui, pour tre sans illusion, n'en constitue pas moins une forme de russite. Des moments quelconques composant l'essentiel de la vie d'un employ de bureau peu intress a sa carriere sont entrecoups, grace a un --- ------ ------- Esthtique du mouvement cinmatographique L'Homme qui marche, une allgorie dynamique voyage dans le temps, de retours d'instants mmorables, non qu'ils seraient extraordinaires, mais au contraire parce qu'ils sont, a l'image du sourire retenu de l'acteur Claude Rich, des fragments, bauches ou chantillons d'une existence banale. 11 n'y a cependant aucune volont dmonstrative dans ce qui ne releve pas de la tranche de vie naturaliste : une souris blanche sur une plage, cela ne s'est jamais vu ; c'est que la vie des souris blanches ne se donne pas plus en spectacle que celle de l'homme ordinaire, sauf si chacun fait l'objet d'une exprience. Dans fe t'aime je t'aime, apres une vie assez obscure et une tentative de suicide manque, Claude Ridder attire l'attention d'un groupe de chercheurs qui veulent l'envoyer dans son pass d'il y a un an pendant une minute. L'exprience rate pour le plus grand plaisir du spectateur, et probablement du personnage, qui peut ainsi s'adonner ason passe-temps favori, l'immobilisme concert. Le voyage dans le temps n'est qu'une posture ; ce pourquoi il peut se rduire dans cette fiction a un simple mouvement de marche, voire aun pas plus ou moins assur, ala mesure des hsitations du personnage. A la question des savants : Ou tiez-vous l'an dernier a seize heures de l'apres-midi ? ", Ridder a rpondu : En voyage dans le sud de la France, en vacances de longue dure. " Grace a la machine exploratoire, ce voyage est rduit aune minute ordi naire, choisie au hasard de l'exprimentation : un bain de mer ; le soleil de la Cote d' Azur; la compagnie de l'etre aim qui demande si c'tait bien; la sortie de l'eau areculons du nageur, muni de palmes, dans une crique tranquille. Une minute de marche exactement. Cette squence se rpete rgulierement dans le film et montre, conformment au projet de l'exprience qui est en cours, un bref fragment d'existence. Certes, cette minute n'est pas le tout du film puisque, par dreglements successifs de la machine, d'autres moments de la vie du personnage resurgissent, mais elle insiste. La marche hache de Ridder est al'oppos des grandes reve ries philosophiques ou rousseauistes. Si elle se renouvelle sous nos yeux, elle n'acquiert pas l'allure du dfil cher aGodard ni de la foule construite par le montage sovitique. Elle est le contraire d'une dmonstration (comme la greve) ou d'une affirmation (comme la marche rvolutionnaire ou la manifestation politique). Au fond, elle est une sorte d'unit de mesure du relle plus com mun. Nanmoins, chaque occurrence conserve son individualit, sa marge propre et ainsi sa couleur et sa saveur particulieres. De sorte que le plaisir parait constant, pas exactement semblable. Le ressassement s'adjoint acette mcanique heureuse qui autorise la reprise et la modification ou se dessine sinon une rotique, du moins une potique du geste minima!. Frappe l'vidence de cette ralit, belle de sa stricte suffisance et de son caractere immdia tement anonyme. Cette marche en crabe prend ses distances par rapport aux images hroi"ques qui ont fait ce siecle et, aide des contraintes imposes par les palmes aux pieds du baigneur, la sortie se dissi mule en son contraire. Les images se succdant, tantot Ridder entrera dans l'eau, tantot il en sortira. Depuis les vues des freres Lumiere, la sortie ou l'entre est devenue un spectacle du cinma tographe. Ace geste ordinaire reste attach quelque chose de l'ex primentation qui passe par la rptition. Le catalogue de l'entre prise Lumiere en tmoigne, il y eut plusieurs sorties d'usine comme il y eut plusieurs entres d'un train en gare (qui mon traient la sortie des voyageurs). Ces mouvements refluent dans notre mmoire avec les images inventes par Marey ou ' Muybridge. Une posture illimite de la marche pour aucune mise en route. Un pitinement infini comme les figures de Giacometti ou de Rodin le multiplierent. La question de fournir un terme ra liste ace dfilement a fini par s'imposer au cours du siecle (dans un cinma conc;:u narrativement) mais en s'loignant de la puis sance potique premiere. 47' C'est dans certains passages du cinma de la modernit pour lesquels Gilles Deleuze a forg le concept de f o r m e - b ~ ~ ~ que l'on peut voir un rapport au pr-cinma parktiaement de la marche. Contrairement ala conception thmatique qui prvaut dans le cinma d'action, la figure de la marche y est bien diff rente de la squence d'un montage narratif. Ainsi, la crise de -------------- -- Esthtique du mauvement cinmatagraphique ~ - - - - - - - - - _ . - -".-- I'image-action qui ouvre le cinma a la modernit se retrouve apparente aux premiers temps du cinma et de la chronophoto graphie. Youssef Ishaghpour a soulign la modernit du cinma naissant : Le cinma a eu la particularit de naltre comme art primitif et moderne a la fois et de n'atteindre I'age classique que beaucoup plus tard (Ishaghpour, 1982, p. 32). Cette conjonc tion anhistorique fait prendre conscience d'une scission du rgime visuel cinmatographique. 11 faudrait donc repartir de ce para doxe Ol! l'acte de voir ne se dploie qu'a s'ouvrir en deux (Didi-Huberman, 1992, p. 9). Lorsque Deleuze envisage une scis sion de I'image-action faisant advenir I'image-temps, les deux rgimes d'image ne se succedent pas historiquement mais s'ouvrent I'un a !'autre dans une temporalit conjointeo Deleuze ne conrroit pas la crise de I'image-action uniquement comme un vnement historique d'apres guerre qui instaurerait la modernit a partir du noralisme et de la nouvelle vague. Autrement dit, il ne faudrait pas croire que son raisonnement sur I'mergence de la modernit cinmatographique serait aux anti podes de I'historicit anhistorique qu'nonce Ishaghpour. On peut vrifier, au contraire, que, pour Deleuze, la crise de I'image-action ne peut etre prsente comme nouvelle et apparaissant a un moment dat de I'histoire du cinma. 11 met I'hypothese d'un tat constant du cinma en crise de I'image-action. De tout temps, les films d'action les plus purs ont valu par des pisodes hors action, ou des temps morts entre actions, par tout un ensemble d'extra-actions et d'infra-actions [oo.]. De tout temps aussi, les possibilits du cinma, sa vocation pour les change ments de lieux, inspiraient aux auteurs le dsir de limiter ou meme de supprimer l'unit d'action, de dfaire I'action, le drame, :I'intrigue ou I'histoire, et de porter plus loin une ambition qui tra \versait dja la littrature (Deleuze, 1983, p. 277). Ainsi, la crise . ;de I'image-action et I'apparition de I'image-temps seraient des vir :tualits qui accompagnent de tout temps le cinma. Ce qui signi fie aussi que I'image-action ne s'actualise pas aun moment donn du cinma sans maintenir ouverte en lui la possibilit de cette scis siono Si bien que la modernit des premiers films serait toujours prete a resurgir en un temps ou en un autre, sous une forme diff rente, bien entendu. C'est ainsi que cette modernit, rapporte au ('--.'. spectacle mareyen de la marche, traverse tout un siece de cinma. L'Hamme qui marche, une allgorie dynamique La forme bal(l)ade permet d'intgrer les principaux carac teres de la crise de I'image-action notamment en instaurant la rupture des liens sensori-moteurs, de la logique situation-action raction, pour faire advenir des situations optiques et sonores pures qui ne se prolongent plus en action ou en raction. Parallelement a la forme bal(1)ade, toutes sortes de films d'action continuent et continueront a etre tourns mais I'ame du cinma ne passe plus par la (Deleuze, 1983, po 278). Dans Valeur de bicyclette (1948), De Sica montre la marche presque continue de I'homme, ouvrier aussi parfait, anonyme et objectif que sa bicy clette (Bazin, 1962), rythmant le film; dans Miracle aMilan (1951), le noralisme de De Sica finit par s'ouvrir, dans une sorte de dpersonnalisation, a la ferie du pas dans des pauvres et des lieux eux-memes, due aux effets d'clairage du noir et blanco On dirait que I'image optique et sonore se prolonge alors en mou- . I vement de monde. Ce qui n'est pas sans rappeler la beaut trange des images de fume, des volutes de lumiere ou des ara besques des diffrents mouvements recueillis par Mareyo Que ce soit d'un film a I'autre au sein du noralisme, ou au sein d'un meme film de la nouvelle vague, on commence par des films de bal(l)ade, a liaisons sensori-motrices relaches, et l'on atteint ensuite aux situations purement optiques et sonores (Deleuze, 1985, p. 10). Dans cette mtamorphose d'un rgime de I'image en un autre, la marche, la danse ou le pas dans, ainsi que la musique ou la voix, jouent un role primordial. Ce qui conduit Deleuze a reprer chez Godard ou Rivette d'extraordinaires films de bal(1)ades : Dans Pierrot le fa u, le passage du relachement sensori-moteur, "j'sais pas quoi faire", au pur poeme chant et dans, "ta ligne de hanche", ou dans Le Pant du Nard, "la bal lade de deux tranges promeneuses" . Si bien que la nouvelle vague franrraise ne peut se dfinir si l'on n'essaie pas de voir comment elle a refait pour son propre compte le chemin du noralisme italien et repris la promenade, l'errance, les vnements non concernants qui crent la rup ture des liens sensori-moteurs, autrement dit ce qu' Antonioni identifie de farron mtaphorique a un noralisme sans le pro bleme de la bicyclette. En effet, la forme bal(l)ade, les situations optiques et sonores pures s'opposent (en les prolongeant) aux situations sensori-motrices de I'ancien ralisme. Celui-ci suppose ----- I Esthtique du mouvement cinmatographique -- - - - - - - - - '. toujours un espace <!fu!!.t:.!!t qualifi (les lieux prcis que parcourt l'ouvrier en quete de sa bicyc1ette), une action qui suscite une raction pour tenter de la modifier (la crainte d'etre anouveau condamn au chmage conduit cet homme arechercher sa bicy c1ette, etc.). Alors que, comme le remarque Andr Bazin dfen dant la distance que prend le film par rapport aune these raliste, De Sica se borne a nous montrer que l'ouvrier peut ne pas retrouver son vlo, [... ] mais qui ne voit que c'est le caractere accidentel du scnario qui fait le film (Bazin, 2002, p. 299). Dans La notte (1961), Antonioni prolonge la bal(l)ade de Jeanne ,Moreau au point de transfigurer la ville, de faire des murs et des \ ;terrains vagues une symphonie minrale. Agnes Yarda observe que les films de la nouvelle vague mon traient forcment un personnage qui marchait longuement comme dans A bout de souffle (Godard, 1959), Le Signe du Lion (Rohmer, 1959), Clo de 5 a7 (Varda, 1962), Lola (Demy, 1961), etc. Marcher, pour moi, prcise-t-elle, c'est que!que chose de tres profond. Une persomie qui marche c'est que!qu'un qui avance comme La Femme de nulle part (1922) de Louis Delluc, comme Charlot et Paulette Goddard ala fin des Temps modernes (1936) (Varda, 1996). La solitude de ce!ui qui avance n'est pas sans rap peler les hommes de Giacometti : Par beau temps ou par mau vais temps, quidams sans autre rapport que leur meme nature de marcheurs allant chacun dans sa direction (Leiris, 1966, p. 151). Inspir du roman ponyme d'Henri-Pierre Roch, Jules et Jim (1961) est en grande partie une autobiographie. Truffaut a t sduit par le style tlgraphique de l'crivain, et il parle de son film comme d'un livre cinmatographique . Paru en 1952, c'est le premier roman de Roch, ag alors de 76 ans. Dans La Vritable Histoire de Jules et Jim de Manfred Flgge (1994), on apprend que Franz Hessel est le Jules du couple littraire. Le romancier installe une sculpture au creur de la narration apartir d'une anecdote relle. Roch et son ami Hesse! se rendi L'Homme qui marche, une allgorie dynamique rent en Grece en 1911, attirs par le sourire d>une statue de Chalcis que leur ami, l'archologue Herbert Koch, leur avait envoye (Roch, 1990, p. 28). Roch tait li, dans les dbuts du xx e siec1e, al'avant-garde artistique, Guillaume Apollinaire, Marie Laurencin, Sonia et Robert Delaunay, Francis Picabia... 11 crivit plusieurs artic1es sur Marce! Duchamp et fut un amateur c1air de Constantin Brancusi dont il soutint l'reuvre. La squence de la statue ralise dans le film de Truffaut a t analyse dans ses divers aspects (Costa, 1999). Elle est divise en deux temps. On assiste d'abord aune scene au caf ou, les deux ami s tant rests seuls apres le dpart de Threse, Jules voque ses anciennes amours et montre les photographies de celles-ci avant de finir par dessiner sur la table le portrait ala craie de la derniere. Ainsi, on passe de la femme en chair et en os qui vient de s'loigner en faisant la locomotive ala femme de papier, puis a la femme de craie dont le matriau annonce la femme de pierre. Dans le deuxieme temps, les deux amis entrent chez Albert en passant par un trange et troit couloir et se retrouvent devant les vues projetes a la lanterne magique. Dfilent alors images et commentaires sur les sculptures en un dgrad inverse du prcdent. C'est la notion de statue qui s'humanise par tape, puisque pour l'une il est dit qu'elle prsente paradoxalement une figure en putrfaction avant qu'on arrive aux levres fort belles d'une autre qui est dcrite comme une femme de chair et de sang . Le sourire tranquille de cette der niere statue les saisit. Que feraient-ils s'ils rencontraient ce sou rire, ils le suivraient , nonce la voix off du film. Aussitt apres, Jules et Jim, vetus al'identique, se retrouvent dans un dcor mdi terranen, parmi des sculptures. La statue rcemment exhume se trouvait dans un muse en plein air, sur une ile de l' Adriatique. Ils s'taient fait faire deux costumes c1airs pareils. Quelque peu inhabituelle, la syntaxe de Roch semble suspensive : pareils ... aquoi ? La blancheur des costumes est la meme que celle des sculptures. Que!que temps plus tard, lorsque Catherine fait son entre dans l'univers de Jules et de Jim, la voix off annonce : Catherine, la avait le sourire de la statue de l'ile. Ainsi, suivre une statue aura conduit ala voir se mtamorphoser en une femme par un effet de la photognie a rebours : la star n'est pas plus sculpturale que la statue n'est
Esthtique du mouvement cinmatographique . -_._----- fminine. Selon une information fournie par Fabienne Costa, Truffaut aurait demand a un artiste de Vence d'laborer la sculp ture du film a partir d'un portrait photographique de l'actrice Jeanne Moreau. Dans ce muse de circonstance, les deux hommes marchent ou s'lancent a la rencontre des statues, pendant que celles-ci sont filmes a l'aide d'une rotation rapide de la camra. Le mouve ment se rflchit et les deux parties, comme en un miroir, sont galement affectes. La courbe des changements d'apparence et des dplacements dans l'espace se ddouble, enregistrant les mar cheurs vetus de blanc comme ceux de la chronophotographie dont les pas les font a la ressemblance des sculptures, tandis que chaque statue est anime par le mouvement panoramique dcom pos par un temps d'arret bref sur elle. Ainsi, Truffaut nous ins talle par ses travellings tournants dans la piste circulaire de la Station physiologique du Parc des Princes 011 se poursuit le manege fascinant des statues qui bougent. Cette rotation tait anticipe dans la squence de la fete foraine des Quatre Cents Coups, quand Antoine Doinel est livr au rotor. Le rotor, tous les critiques l'ont dit, ressemble a ces premieres machines manuelles qui permettaient de crer l'illusion du mouvement a partir d'une srie d'images fixes, et voque donc le cinma (Gillain, 1991, p. 37). ET POUR PROLONGER CETTE TRAVERSE... * Situer l'mergence du cinma non dans sa ralit technique, mais au sein d'un imaginaire partag depuis la fin du XIX' siecle et reconduit au long du xx e siecle, a permis de ne pas suivre les frontieres existant entre les di verses pratiques artistiques consti tues comme autant de territoires distincts. Pour autant, il n'a pas t question de souscrire a une pense de la synthese des arts, voire a l'ide de l'reuvre d'art totale, pas plus qu'a une correspon dance des arts. 11 ne s'est pas agi non plus de conforter une ten dance rcurrente depuis les annes 1960011 l'on ne voit guere de genre artistique ne pas cder a l'attraction d'un autre, ce qu'Adorno nomme un processus d'effrangement des lignes de dmarcation entre les arts (Adorno, 1966). Reprenant la formule de Jean-Luc Nancy, les arts se font les uns contre les autres , l'hypothese sparatiste (ou identitaire pour chaque art) n'est-elle pas une recration historique qui roet a malla ralit complexe de l'apparition du cinma ? La spara tion identitaire est fonde autant sur la tradition hrite de Lessing d'une opposition entre les arts du temps et les arts de l'es pace, que sur une division plus rcente entre les arts manuels et les arts de l'ere de la reproductibilit mcanique. S'il n'a t ques tion ni de fusion ni de sparation entre les diffrents doroaines parcourus (littrature, sculpture, photographie, peinture, danse, ----- Esthtique du mouvement cinmatographique ----------------------_.-----_._----- chronophotographie, cinma), il n'a pas paru utile non plus de recourir aux catgories faibles que sont la source, l'influence ou l'change. C'est pourquoi la possibilit de rfrer ala diffrence des arts ouvre une dimension paradoxale dans l'espace interro gatif ou nous avons plac l'arrive du cinma. Car diffrence fait moins signe, iei, vers ce qui spare un art d'un autre que vers ce qui le spare de lui-meme... (Lauxerois-Szendy, 1997, p. 10). Le cinma nous est apparu eomme tant toujours mergent, travaillant asa propre limite et maintenant prsent, sous-jacent aux modalits spectatorielles grace auxquelles il s'est impos, ee qu'il n'est pas arriv afaire reconnaitre de lui-meme. Quelles sont les lignes de partage qui instaurent cette diffrence en son sein par quoi il se dfinirait ? Elles rsultent de ce que le cinma ne cesse de se dmultiplier ; elles rsultent aussi de ce que le cinma triom phant dans les annes 1930 dont se dtourne Artaud n'a pas pour autant empech que se poursuive en filigrane un autre cinma. Si bien que l'htrognitdes origines est al'origine d'une htrog nit du devenir cinmatographique. La diffrenee prolifere autour de ce que nous avons rapport a un imaginaire de la fin du XIX e siecle qui maintient une pluralit de dfinitions singulieres du cinma. Serge Daney croit au cinma-monde (contre le dessin anim, ou le cinma exprimental...) ; lean-Luc Godard parle d'exprience, de plaque de microseope et de rapport scientifique ~ o u t en crant Histoire(s) du cinma ; Paul Valry disait n'y voir jbouger que des alOmes; lean Louis Schefer pense que le cinma ,interroge une histoire des images en nous, etc. Que l'apparition du cinma soit lie al'imaginaire d'un siecle d'arpenteurs l'a confront aussi bien ala sculpture de Rodin et sa deseendance, aux imageries de la littrature raliste qu'aux chro nophotographies de Marey et ses suites. De fait, XIX e et Xx e siecles, plaes sous le meme signe de la marche eomme appareillage ima ginaire de la vue, sont aussi les siecles ou triomphe un rapport a { t l'image qui se met en mouvement : depuis les Salons de Diderot , ' . l . ~ qui ne cesse de rfrer aun promeneur imaginaire parcourant le tableau, depuis la passante de Baudelaire et les flaneurs, ou les passages benjaminiens, ou encore dans les dcompositions du mouvement, dans les vues cinmatographiques, dans les recherehes du cinma exprimental, dans J..-or.xne.:-.pallade des annes 1960, dans tel film de Leos Carax (Mauvais Sa;;&"I"9"8b), Et pour prolonger cette traverse... de Claire Denis (Beau Travail, 1999), etc. Cette fonction de la marche est valuative, spculative sans doute ; elle n'est pas ra liste aproprement parlero Sans cesse la figure de la marehe passe d'une figuration de l'action aune mditation sur l'homme ordi naire, anonyme, qui fait les foules autant que les plus grandes soli tudes. Le mouvement de la marche produit des images et, en outre, cre une mobilit de l'image. A l'gal de tous les appareils invents au cours du XIX" siecle, le motif porte jusqu'au creur du XX" siecle l'invention de la mobilit cadence de l'image. Avec le cinma, la photographie, la chronophotographie ou la sculpture de Rodin et de Giacometti, l'homme marche dans l'image paree que le XIX e siecle a vou l'homme aux images. Aujourd'hui, le cinma des grands genres narratifs ou de la grande forme (selon le lexique de Gilles Deleuze) s'est impos comme dfinition la plus courante du cinma (ainsi rapporte au film d'action). Se peut-il que cela nous aveugle et nous empeche de voir qu'il en va malgr tout autrement? L'image-action, comme nous l'avons vu, ne va pas apparaitre (au terme d'une volution raliste) sans maintenir ouverte la scission au sein meme du cinma toujours pret alaisser resurgir (ne serait-ce que par les temps morts, les effets de description, de vide ou de nature morte) le rgime premier de l'image cinmatographique. Sinon, eomment comprendre cette observation de 1922 : rai vu le public d'un faubourg de Paris le plus actif et le plus intressant, des mcaniciens et des ouvriers d'usine, siffler de gros mlos qu'on a vait cro populaires, rclamant ainsi, au Cinma, une l vation hors la banalit quotidienne, vers les tats plus nobles de l'esprit (Canudo, 1922) ? L'inventeur du qualificatif septieme art avait, en effet, mis sur autre chose que la littrature ou le thatre du mlodrame. Il faut repartir de Maxime Gorki, lean Epstein ou Antonin Artaud qui virent le cinma en illumins. Antonin Artaud le dit avec vhmenee : Le cinma arrive aun tournant de la pense Esthtique du mouvement cinmatographique humaine, ace moment prcis ou le langage us perd son pouvoir de symbole, ou I'esprit est las du jeu des reprsentations [... ]. Si le \ cinma n'est pas fait pour traduire les reyeS ou tout ce qui dans la vie veille s'apparente au domaine des reyeS, le cinma n'existe pas [... ]. Le cinma se rapprochera de plus en plus du fantastique, ce fantastique dont on toujours plus qu'il est en ralit tout le rel, ou alors il ne vivra pas [... ]. Il n'y aura pas d'un cot le cinma qui reprsente la vie, et de I'autre celui qui reprsente le fonctionnement de la pense. Il faut croire qu'il n'en alla pas selon le vreu d' Artaud puique, des 1933, il la vieillesse prcoce du cinma puis se dtourna de lui. Que pouvait-il regretter qui n'a pas su se poursuivre ? La mort du cinma qu'il prvoyait vient-elle avec le parlant ? ou plus probablement, compte tenu des ides de I'auteur qui fut acteur et scnariste d'avant-garde, provient-elle de la gnralisation de la dimension narrative ? NoeI Burch a tudi le processus qui conduit aimposer le modele narratif-reprsentatif ou triomphera le cinma classique hollywoodien (Burch, 1991). Le cinma n'au rait pas accompli son role ou ce pourquoi il tait n : c'est une autre maniere, nonce par Jean-Luc Godard aI'autre extrmit du xx e siecle, de regretter quelque chose. Repartir de I'image chronophotographique a t le moyen de se replacer aun carrefour de voies possibles pour le cinma et de saisir ou se situait une vocation moins vidente pour lui qui fut vite happe et dtourne par le discours raliste. Michel Frizot a soulign I'importance du motif de la marche et par consquent le role jou par Marey dans I'mergence du cinma. L'examen de I'appareil qui assure le dfilement des images cheminant par saccades et par temps d'appui le conduit acrire : C'est un phy siologiste [de la marche] qui le mcanisme qui conjugue arret/dplacement du support, et le schma continu/discontinu, constitu d'images-arrets stockes en srie linaire sur un support droulant (Frizot, 1999). Ce qui vaut pour le mcanisme peut etre tendu. En mettant I'accent sur I'inscription et I'enregistre ment d'effets plutot que sur la reproduction d'apparences, I'image de la chronophotographie dit avec force qu'elle s'carte du proces raliste entendu comme parfaite imitation perceptive. S'il faut reconnaitre en Marey I'un des inventeurs de la cinmatographie, c'est au prix d'un changement de dfinition Et pour prolonger cette traverse... qu'il convient d'accorder acelle-ci. Ala lumiere du texte de 1894 [de Marey, Le Mouvement], le cinma apparait moins comme un dispositif matriel combinant le mouvement et I'impression pho- , ! f tographique que comme le symptome d'un nOllveau typed'inter rogation labor autour des figures; moins comme un spectacle i J que comme une activit de pense, une cosa mentale adoptant tel ou tel mode selon la discipline dans laquelle elle vient s'inscrire, et qui ne se trouve en aucun cas, limite par les contraintes de la mimesis (Michaud, 1996). Marey est amen adissocier le corps rel de tout le mouve ment qui le traverse, le prolonge et le modifie. Ce dernier ne sera donc pas sans redfinir les corps sur lesquels il agit ni les figures ainsi obtenues. L'altration conduit aI'laboration de formules visuelles insolites souvent abstraites. Ce qui importe, ce sont les diffrences, les temps d'arret, les saccades, la discontinuit du mouvement - le rythme, non la courbe mlo dique d'un mouvement continu et homogene, [... ] le rythme ne s'identifie pas a la continuit du flux, a la fluidit pure du temps. Il est une articulation singuliere de I'espace et du temps (Falguieres, 2000). Sensible au rythme cinmatographique, Epstein s'enthousiasma d'une machine dont il \\ admirait principalement les effets de ralenti, de surimpression / ou d'acclr qui modifient I'aspect des choses et, pourquoi pas,/ la connaissance. Depuis les annes 1980, Jean-Luc Godard, multiplie la recherche d'effets formels pour dcouvrir, par la mtamorphose du montage, une nouvelle histoire du xx e siecle qui fut aussi le siecle du cinma. Jean Louis Schefer ne cesse de revenir sur I'exprience conjointe du monde et du mouvement des images pour ne retenir du qu'un scnario moyen ou liminaire, celui. par lequel l... le cmema montre dans des mouvements d'appareI1s son creur . . Selon Jacques Aumont, iI y'a trois grandes traditions expliquant les origines du cinma : la raliste (dfendue comme on sait dans de clebres articles d'Andr ' ('o.." Bazin), I'abstraite (minoritaire sous sa forme purement plastique, / , ) mais qui forma les ides de toutes les avant-gardes), enfin, la fan- .. tastique, le cinma comme "vie des fantomes" (Jean-Louis Leutrat) (Aumont, 2002, p. 43). L'essai sur des fantomes, cou sins de ceux de Gorki, est une rfiexion sur le fantastique du Esthtique du mouvement cinmatographique cinma que Jean-Louis Leutrat (1995) oppose aux effets de genre se produisant dans le cinma fantastique. Le cinma, observe encore Schefer, est un art de passage dans nos vies. Dans sa varit de genres, de styles, il est un fleuve purement merveilleux qui entrane l'imagination d'histoires humaines, mais ce fleuve est travers de quelques rochers sur les quels il est possible de passer. Ce pourquoi le pas de la Gradiva nous asembl devoir accompagner cette marche en travers du doIllinant. Lorsque Nijinski s'empare du modele de surle's vases ou les reliefs grecs, illes excute sur scene suivant une dcomposition chronophotographique qui assure la permanence de la posture fige sur la cramique ou dans le marbre. Pas plus que pour la danse, la dimension sculpturale dans les images chronophotographiques ou cinmatographiques ne pose la question de la matiere autrement que par l'aspeet et le mouvement. Jean Cocteau a toujours utilis la rfrence a la sculpture. Elle est parfois vraie mais le plus souvent simule a par tir d'un corps vivant peint ou revetu de blanc qui entretient quelque ressemblance avec les modeles mareyens. Dans Le Sang d'un poete ou Orphe, il suggere sa propre conception du passage dans l'au-dela et de la marche a travers le miroir ou dans un non lieu indfinissable rpondant au nom de zone . Le mot renvoie a l'univers Apollinaire et a sa conception du flaneur , des deux rives. --- -Tesciliatre chapitres d'Histoire(s) du cinma donnent a voir des images montes en une sculpture tonnante rsultant de la dcomposition organise de squences filmiques prexistantes : se dessine une profondeur, ou une autre dimension, achaque assem blage mouvant. Godard non seulement cherche l'image-temps dfinie par Deleuze, mais il semble aussi affronter, pour son propre compte, l'ide proustienne de la ncessit d'un montage optique permettant l'avenement d'un temps pur (autrement dit, un temps direct) ponctu de fragments d'essence sculpturale. Tout d'abord, la profondeur semble trace dans la mise en perspective historique du xx e siecle qui est le siecle du cinma : on dcouvre a l'aide des propositions faites par le montage godardien des rela tions non vues entre les vnements du siecle. Mais c'est le cinma lui-meme qui devient sculptural, en dcouvrant sa propre mise en perspective. 11 atteint a une composition plastique qu'on a vue Et pour prolonger cette traverse... ailleurs, dans les pratiques rcentes de l'installation ou dans les formes contemporaines de mtissage artistique. Ce qui frappe alors, c'est l'aspect raliste de ses composants : images concretes dans leur diversit (bandes d'actualits, journaux, photographies, magazines, cinma de fiction ou documentaire... ) et discours tout aussi concrets (textes littraires ou philosophiques, critiques d'art, dbats politiques... ) lus a haute voix, cits, imprims sur l'cran. Tout un mlange de matriaux (images ou reprsentations ver bales, musicales et sonores). Il en rsulte un grand pouvoir d'abs traction que les artistes plasticiens contemporains, quant a eux, feront natre a partir d'autres moyens. 11 ne s'agit ni du ready made ni du ramassage des rebuts de la socit de consommation qu'on a pu voir dans nombre d'expositions ; ni des images totale ment abstraites ou dtournes de leur nature originale par le moyen d'une synthese numrique. Rien de tout cela, ni d'aurres procdures auxquelles on pourrait encore renvoyer. Mais un assemblage d'imaginaires que relie une proposition historique anachronique habitant les espaces intersticiels de ces images concretes. .. Ainsi, apres un peu plus d'un siecle, il y a un cinma com mercial (ill'tait des la sance organise par les Lumiere au Salon indien) qui s'impose de fa<;on massive et dans une proportion exorbita. nt.e c.o.. m. m. e le cinma majoritaire ; et d'un autre cot un I {, ..ge recherche, quand il n'est pas plus spcifiquement exp- \}j dos a dos n'est pas intressant, et Deleuze refuse cette opposition en avan<;ant l'hypothese d'une crise constante de l'image-action. Ce que le cinma avait a accomplir, ne faut-il pas le situer dans le prolongement des constats que Schefer porte au compte de la mmoire des choses non vcues dont l'homme ordinaire du cinma fait l'exprience ? Une capacit de rompre avec le regard raliste par la reproductibilit technique meme. Ala fois trop loigne pour etre prise en charge et trop I proche pour etre nglige, la ralit cinmatographique se situe en I un lieu indcis,. aux de l'imaginaire et d,u rel,.tel que per- nI sonne ne sauralt le telllr, III pour absolument present III pour abso- j lument absent (Clment Rosset, I:Autre ralit, 2001, p. 79). -\ i t 1 / 144 145 BIBLIOGRAPHIE ADORNO (Theodor W.), L'art et les arts , confrence datant de 1966, publie en dans Pratiques n 2, 1996; repris dans Jean Lauxerois et Peter Szendy (dir.), De la diffrence des arts, IRCAM/Centre Georges Pompidou/L'Harmattan, 1997, p. 25-52. AGAMBEN (Giorgio), Aby Warburg et la science sans nom , Image et mmoire, Hoebeke, coll. Arts et esthtique , 1998. ARTAUD et cin.roa;ciafls- A propos du l!fD cinma , CE!vres compltes, tome I1I, Gallimard, 1978. 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ADORNO, TheodorW.,42,49 AGAMBEN, Giorgio, 44 ALEXEIEFF, Alexandre, 30 ANTONIONI, Michelangelo, 47 ApOLLINAlRE, Guillaume, 42, 50 ARAGON, Louis, 40, 42 ARTAUD, Antonin, 3, 14, 33, 34, 49,50 ATGET, Eugene, 6 AUDIBERTI, Jacques, 38 AUGUSTIN (saint), 30 AUMONT, Jacques, 50 BAKST, Lon, 26 BALLA, Giacomo, 31, 40, 43 BALZAC, Honor de, 15, 18,29, 40 BARTHES, Roland, 20 BAUDELAIRE, Charles, 2, 7, 9, 12, 1 ~ 16, 1 ~ 18,19,20, 21,22,24,27,29,38,42, 48,49 BAUDROT, Sylvette, 46 BAZIN, Andr, 3, 13, 14, 23, 29,36,47,50 BECKETI, Samuel, 40 BECQUEREL, Edmond, 21 BELL, Graham, 21 BELOFF, Zoe, 9 BENAYOUN, Robert, 46 BENDAZZI, Giannalberto, 30 BEN]AMIN, Walter, 2, 10, 14, 18, 19,20,21,23,35,37, 21,23,42 BERCHERIE, Paul, 5 BERGSON, Henri, 5, 25, 27, 28 BERLIOZ, Hector, 38 BERTILLON, Alphonse, 23 BLACKTON, Stuart, 30 BOCCIONI, Umberto, 43 BODMER, Charles, 22 BONITZER, Pascal, 28 BORELLI, Giovanni Alfonso, 40 BOTIICELLI, Sandro di Mariano FILIPEPI dit, 44 BOULY, Lon, 7 BOURDELLE, mile, 26 BOURNEVILLE, Dsir-Magloire, 23 BRANCUSI, Constantin, 11, 48 BRASSAI, Marcel, 25 BRAUN, Marta, 27 BRAUNE, Wilhelm, 38 BRENEZ, Nicole, 37
Rev 1895 1522 42 Francois Albera Marta Braun Andre Gaudreault Sous La Direction de Arret Sur Image Fragmentation Du Temps Stop Motion Fragmentation of Time