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Université de Liège

Faculté de Philosophie et Lettres


Département de philosophie

Marx et le moment machiavélien

Présenté par

Cassandre Souvarine

Sous la promotion de Monsieur Antoine Janvier

Lecteur : Monsieur Edouard Delruelle

Année académique 2017-2018

1
Table des matières 2

Introduction 4

Partie I: Le moment machiavélien 5

1. Aux origines du concept 5

2. Le moment machiavélien dans l’utopie de l’Etat rationnel 7

Partie II: La crise de 1843 : quel moment machiavélien ? 11

1. La crise de 1843 11

2. Lefort lecteur de Machiavel : aux sources d’Abensour 12

3. « Vivre » et « bien-vivre » : une différence essentielle 15

4. De la « vraie démocratie » 17

Partie III: Le moment machiavélien après 1843 : la Commune de Paris


24

Partie IV : La question libertaire de la « vraie démocratie » 27

Conclusion 29

Bibliographie 32

2
« Allons ! Ouvrez les oreilles, je vais vous parler de la mort des peuples. L'État, c'est le plus
froid de tous les monstres froids : il ment froidement et voici le mensonge qui rampe de sa
bouche : « Moi, l'État, je suis le Peuple. »

Ainsi parlait Zarathoustra – Nietzsche

3
Introduction :

Dans La démocratie contre l’État paru en 1997, Abensour part d’un constat : après le temps
du mépris à l’encontre de Marx s’esquisse une pluralité de retours à son œuvre. S’il existe
différentes manières d’envisager ceux-ci, Abensour, lui, décide de saisir Marx dans sa
singularité au moyen d’une réactivation de sa pensée et de ses concepts. L’originalité
d’Abensour est de nous proposer une lecture de Marx d’après le prisme Pocock/Lefort.

La démocratie contre l’État s’intéresse en particulier à un ouvrage de Marx : La critique du


droit politique hégélien qui est l’expression d’une crise de la conception de la politique à un
moment donné de la pensée de Marx. Le choix de ce texte n’est pas anodin : d’une part, il est
inconnu à l’époque de la constitution du marxisme1. Dès lors, c’est une vision neuve des
pensées de Marx sur la politique qui nous est présentée. D’autre part, ce texte permet de saisir
le processus de pensée de Marx dans l’élaboration de deux modèles de la forme politique. Du
passage de l’un à l’autre, Abensour entame un processus de lecture de la pensée de Marx à la
lumière de Machiavel.

Dans le cadre de ce travail, nous proposons une lecture suivie de La démocratie contre l’État.
Nous analyserons les concepts majeurs de l’ouvrage, c’est-à-dire le « moment machiavélien »
et la « vraie démocratie ». Notre lecture s’accompagne d’un double geste : un retour à la
pensée de Machiavel afin d’interroger avec Abensour l’héritage machiavélien de la pensée de
Marx et un dépassement du cadre de l’ouvrage d’Abensour pour interroger, à mon tour,
l’implicite qui le parcourt.

Machiavel est bien la clef de l’ouvrage. Nous montrerons dès lors comment la figure de
Machiavel tisse des liens plus larges avec des auteurs postérieurs et des questions de la
philosophie contemporaine. Elle sera également le moteur de l’axe de lecture abensourien de
la pensée de la politique de Marx. Notre hypothèse de lecture est que derrière la figure de
Machiavel c’est Claude Lefort qui est visé par Abensour.

1 Le texte est publié en 1927.

4
Partie I : Le moment machiavélien.

1.1) Aux origines du concept :

Le concept de « moment machiavélien » a été forgé par John G.A. Pocock dans son ouvrage
Le moment machiavélien. La pensée politique florentine et la tradition républicaine
atlantique2. À contre-courant de la conception « juridico-libérale », Pocock met en avant
l’existence d’une autre tradition de philosophie politique chez les Modernes. Cette autre
conception est celle d’un paradigme civique, humaniste et républicain – la conception
« civico-républicaine » - qui prend naissance à Florence.

À la différence de la tradition libérale, il ne s’agit plus de mettre l’accent sur la défense du


droit mais sur « la mise en œuvre de cette policité première, sous la forme d’une participation
active en tant que citoyen à la chose publique. »3 Pocock identifie trois critères ou trois
éléments constitutifs du moment machiavélien.

Le premier se trouve dans l’opposition entre la vie active des Anciens et la vie contemplative
du Moyen-âge. Plus précisément, il s’agit de l’opposition entre l’humain en tant qu’animal
contemplatif, l’humain de la foi chrétienne, et le bios politikos c’est-à-dire l’humain en tant
qu’animal politique, en tant qu’acteur du domaine des affaires humaines. L’humain de la vita
activa est donc l’antithèse de l’humain de la vita contemplativa.

Le second élément, c’est que cette vie politique ne peut s’inscrire que dans la forme politique
de la République. C’est la seule à même de permettre l’épanouissement du vivere civile en
sortant de l’histoire éternelle de la chrétienté au profit d’une histoire séculière, faite par les

2 POCOCK J.G.A., Le moment machiavélien. La pensée politique florentine et la tradition républicaine


atlantique, Paris, PUF, 1997.
3 ABENSOUR M., La démocratie contre l’État, Paris, PUF, 1997, p. 7.

5
humains et pour les humains. Elle doit être replacée dans le conflit qui oppose la monarchie et
la république. Ce conflit peut être illustré par l’opposition entre Dante et Machiavel. Dante est
l’auteur de De Monarchia, ouvrage en trois parties défendant la vision d’une monarchie
universelle dont l’autorité politique vient directement de Dieu. « Mais de ces trois livres, le
premier est destiné à démontrer « la nécessité de la monarchie » ; le deuxième, comment le
peuple romain s’est de droit attribué l’office de la monarchie ou l’empire » ; le troisième,
« comment l’autorité du monarque ou de l’empire dépend immédiatement de Dieu ». 4 À
l’inverse, Machiavel se place dans la tradition républicaine ouverte par les humanistes
civiques. Cette forme république entraîne certaines déterminations : elle met l’accent sur la
« vertu » politique de la participation des citoyens mais aussi sur la recherche du bien général.
« (…) Ce n’est pas le bien individuel, mais le bien général qui fait la grandeur des cités. Le
bien général n’est certainement observé que dans les républiques. »5

Le troisième élément est la dimension temporelle. « Outre la mise à distance de la tradition


platonicienne et du privilège accordé à la vita contemplativa cette redécouverte de la politique
implique une révolution mentale par rapport à l’homme médiéval : tandis que ce dernier avait
recours à la raison pour lui révéler, grâce à la contemplation, les hiérarchies éternelles d’un
ordre immuable, au sein duquel lui était assignée une place fixe, renvoyant le monde de la
contingence et de la particularité historique du côté de l’irrationnel dont il convenait de se
retirer, le partisan de l’humanisme civique, en même temps qu’il opérait un déplacement de la
vie contemplative à la vie active, découvrait une nouvelle figure de la raison susceptible par
l’action de créer un ordre humain, politique donnant une forme au chaos de la contingence et
de la particularité. »6 Pour Pocock, les conceptions temporelles sont déterminantes pour saisir
les conceptions politiques. La conception chrétienne du temps est une conception de
l’Éternité, c’est-à-dire un temps de l’extériorité ou de l’hétéronomie – le temps normé par
l’éternité de Dieu. Autrement dit, elle ne peut pas saisir l’événement ni penser la finitude
humaine qui sont propres à une temporalité politique spécifique.

La République, en refusant ce temps éternel, accepte la finitude temporelle et s’ouvre donc à


l’événement. En développant une temporalité propre, un temps non extérieur, séculier

4 BENOIST C., « L’État italien et la science politique avant Machiavel », in Revue des Deux Mondes, t.39
(1907), p.181.
5 MACHIAVEL, Discours sur la première décade de Tite-Live, Tome II, C. Bec, Paris, Robert Laffont,
1996, p.297.
6 ABENSOUR M, 1997, p.7.

6
pourrait-on dire, on dessine la possibilité d’une autonomie et donc la création d’une
communauté politique. En raison de sa circonscription dans le temps, elle se « soustrait à
l’éternité, exposée à la crise, transitoire ; de surcroît, non universelle, elle se manifeste en tant
que communauté historique spécifique. »7 Il ne s’agit plus d’éluder le temps en l’extériorisant
mais bien de laisser l’espace à un temps circonscrit politiquement, « d’ouvrir l’accès à une
temporalité pratique. »8

Par ces trois éléments se définit donc une conception différente de celle proposée par la
conception juridico-libérale. Noberto Bobbio, dans Libéralisme et démocratie, avance qu’au
sein du libéralisme politique « l’État dispose de pouvoirs et de fonctions limités »9. Il utilise
également les mots de Benjamin Constant pour définir la liberté chez les Modernes dans la
tradition libérale : « Le but des Modernes est la sécurité dans les jouissances privées et ils
nomment liberté les garanties accordées par les institutions à ces jouissances. »10 Pocock
permet donc de faire la distinction entre d’une part, la conception civico-républicaine basée
sur les libertés publiques et la participation politique et, de l’autre, la conception juridico-
libérale basée sur la liberté individuelle et une réduction du politique au juridique.11

Abensour questionne les réflexions politiques du jeune Marx en mettant en évidence le


passage d’une conception de la politique à une autre : le passage de la conception de 1842 à la
crise de 1843. La première est inspirée par les recherches des Jeunes Hégéliens sur l’essor de
la politique et se trouve selon Abensour dans la lignée de l’humanisme civique en tant que
recherche d’une bonne conception politique de la société. La seconde est issue d’une crise
connue par Marx en 1843, Abensour propose de lire cette crise comme une rupture avec la
conception humaniste. Pour comprendre le passage entre les deux conceptions, il faudra saisir
les deux sources du jeune Marx, ainsi que les gestes qui les caractérisent. Ces sources sont
Feuerbach et Spinoza. Comme nous le verrons, Abensour montre l’ambiguïté de Marx avec la
conception de l’État. Rappelons-nous qu’une de ses questions est de penser la disparition de
l’État au sein des textes de Marx. Comment la penser ?

7 Idem, p.8.
8 Ibidem.
9 NOBERTO BOBBIO, Libéralisme et démocratie, Paris, Les éditions du Cerf, 1996, p.11.
10 Ibidem.
11 BOIREAU-ROUILLÉ M., « La réduction libérale de la démocratie » in KUPIEC ANNE ET TASSIN ETIENNE
(dir.), Critique de la politique – autour de Miguel Abensour, Paris, Sens&tonka, 2006, pp.61-78.

7
1.2) Le moment machiavélien dans l’utopie de l’État rationnel.

En 1842, Marx est journaliste à la Gazette rhénane dans laquelle il écrit des articles défendant
une position démocrate et républicaine dans l’esprit de la Révolution française. Il s’inscrit au
sein du mouvement des Jeunes hégéliens pour lequel « le temps présent est (…) celui de la
politique »12 S’opposant à la thèse de Hegel selon laquelle l’État chrétien est la forme la plus
aboutie de la politique, les jeunes hégéliens pensent une politique émancipée du religieux.

Un de ceux à avoir pensé cette émancipation est Feuerbach. Sa pensée est singulière en ce
sens qu’elle conditionne l’émergence de la politique au déclin du religieux. Il donne
également à la philosophie le rôle de remplacer le théologique afin de sacraliser la politique.
C’est par le biais de la méthode hégélienne, la dialectique, que Feuerbach inverse les termes
du religieux et de la démocratie. Autrement dit, le religieux qui était au fondement de
l’organisation sociale est dénié. Cette négation du religieux est nécessaire pour que puisse
apparaître la politique. La philosophie a donc comme vocation de remplacer le religieux en
tant qu’elle permet cette exhorte de la politique. « Ce n’est pas la croyance en Dieu, mais la
défiance de Dieu qui a fondé les États. C’est la croyance en l’homme comme Dieu de
l’homme qui rend subjectivement compte de l’origine de l’État. »13 L’État, nouveau lieu de la
politique humaine, doit prendre les attributs du divin et se présenter comme le Tout. Marx se
place dans les continuités de ces thèses : l’émancipation politique du religieux, la primauté de
la philosophie comme nouvelle religion humaine et la défense de l’idéalisme politique qui se
définit par l’attribution des caractéristiques du divin à l’État par l’exercice de la raison.

Le jeune Marx de 1842 est également influencé par Spinoza. Dans un article de la Gazette
rhénane portant sur « L’article de tête n°179 de la Kolnische Zeitung », Marx s’inspire de la
thèse centrale spinozienne développée dans le Tractatus théologico-politicus selon laquelle la
philosophie cherche la vérité et doit effectuer ses recherches librement. Spinoza plaide donc
pour la séparation de droit entre le théologique et le philosophique. Mais Marx ira plus loin
encore : il ne s’agit plus de limiter la recherche à la sphère privée, elle doit désormais éclairer
le domaine public. La philosophie a le droit de s’occuper de la chose publique puisqu’elle
recherche la vérité. « Ce n’est pas d’après le christianisme, c’est d’après la nature même,
d’après l’essence même de l’État qu’il vous faut déterminer le droit des constitutions

12 ABENSOUR M., 1997, p.15.


13 FEURBACH L., Manifestes philosophiques, éd. L. Althusser, Paris, PUF, 1973, pp.100-101.

8
politiques ; non d’après la nature de la société chrétienne, mais d’après la nature de la société
humaine. »14

Marx se place dans la continuité des critiques humanistes de l’emprise du religieux sur la
politique. Rappelons-nous une des déterminations de la République : elle vise à la
participation des citoyens dans les affaires publiques. Marx plaide pour cette participation.
« Marx en déduit également le droit de la raison humaine, de la philosophie de s’occuper des
choses humaines, de l’organisation de la cité ... »15 nous dit Abensour. À cet égard Marx
défend la forme-République en tant qu’elle permet la participation des citoyens mais aussi en
tant que cette forme est pensée comme émancipée du religieux.

Peut-on défendre l’idée de l’émergence d’un moment machiavélien ? Pour Abensour, la


réponse est positive en raison de la séparation du religieux et du politique. Marx radicalisant
selon Abensour les thèses feuerbachiennes et spinoziennes, découvre un lieu propre,
autocentré du politique : l’État séculier, l’État de la chose publique. « Aussitôt avant et après
le moment où Copernic fit sa grande découverte du véritable système solaire, on découvrit en
même temps la loi de gravitation de l’État : on s’aperçut que son centre de gravité était en lui-
même (…). Machiavel et Campanelle d’abord, puis Spinoza, Hobbes, Hugo Grotius, et
jusqu’à Rousseau, Fichte, Hegel se mirent à considérer l’État avec des yeux humains et à en
exposer les lois naturelles, non d’après la théologie, mais d’après la raison et l’expérience.»16
C’est ce qui autorise Abensour à appliquer à la conception de 1842 les critères de Pocock.

Lorsqu’on applique les trois éléments de Pocock, on peut en effet valider l’hypothèse. On y
trouve à la fois l’émancipation de la politique et la défense de la forme-République et, par
conséquent, une dimension séculière du temps. De plus, Marx inscrit la découverte de la
gravitation de l’État dans le sillage des découvertes scientifiques s’émancipant du religieux. Il
s’agit donc d’une conquête de la Raison sur le religieux. Au vu de cette découverte, le concept
d’État est pensé comme autonome, il ne peut être dérivé d’une entité supérieure aux affaires
humaines et de la finitude. Pour Abensour « poser l’État au-delà de toute dérivation, c’est du
même coup faire l’aveu de sa primauté et l’installer au lieu même de l’institution du
social. »17 Marx le pense donc, dans la continuité de Feuerbach, comme une totalité organique

14 MARX K., Oeuvres, Tome III : Philosophie, Paris, La Pléiade, 1982, p.218.
15 ABENSOUR M., 1997, p.22.
16 Idem, p.23.
17 Idem, p.25.

9
dans laquelle il y a adéquation entre la Raison humaine et la Raison de l’État. Il faut partir de
l’idée du Tout pour saisir cette « Raison de l’État » que Marx nomme parfois « raison de la
société ». L’État est une puissance matérielle, certes, mais c’est également une puissance
spirituelle. Il y a un processus d’unification des raisons individuelles qui subissent une
transformation, une spiritualisation pour embrasser les vues de l’État. C’est en ce sens qu’il
faut comprendre la pleine adéquation entre Raison individuelle et Raison d’État comme une
intégration de l’unité individuelle dans la totalité organique.

Ainsi, s’il y a bien un moment machiavélien chez Marx en 1842, c’est parce que l’État est
pensé comme une intelligence politique, c’est-à-dire comme le résultat d’un processus de
spiritualisation de la pensée humaine vers la pensée du Tout qui n’est pas soumis à l’intérêt
privé. Il y a donc une primauté du point de vue rationnel de la totalité. Il s’agit bien de
concevoir l’État comme totalité organique. C’est pourquoi ce premier moment machiavélien,
ou cette première pensée autonome du politique chez Marx, est appelé l’État rationnel. C’est
en ce sens que le jeune Marx est à lier à l’idéalisme politique et à une pensée de l’État comme
totalité du politique et institution du social.

Partie II : La crise de 1843 : quel moment machiavélien ?

2.1) La crise de 1843

En 1843, deux événements marquent la vie de Marx. Tout d’abord, la censure par les autorités
du journal dans lequel il écrit, le Rheinische Zeitung, en raison des positions politiques qui y
sont défendues. C’est Marx en premier chef, et ses écrits, qui sont visés. Ensuite, la rupture
avec le mouvement jeune-hégélien, rupture qui porte précisément sur la question de l’État
rationnel.

La situation historique est particulière également : cette époque sonne le glas des espoirs que
l’intelligentsia libérale prussienne avait placés dans l’accession au pouvoir de Frédéric-

10
Guillaume IV en 1840. Marx, penseur de l’État rationnel, est en crise face à cette situation. Il
part en retraite à Kreuznach où il s’attelle à une lecture méthodique et critique des Principes
de la philosophie du droit de Hegel. De cette révision de la pensée hégélienne est produit un
manuscrit, dont le titre original s’est perdu, connu sous le nom de manuscrit de Kreuznach. Il
s’agit bien d’une autocritique de ses anciennes positions en particulier celle de l’utopie de
l’État rationnel. C’est une rupture avec la pensée hégélienne qui s’inscrit sous cette formule :
« La critique du ciel se transforme ainsi en une critique de la terre. »18 Après la critique de
l’État théologique, Marx s’attaque à l’aliénation de l’État sacralisé pour défendre un nouvel
horizon de la politique, « une scène politique centrée sur un sujet à foyers pluriels et
rayonnant dans des directions »19. Tel est ce que Marx nomme la « vraie démocratie ». Nous
reviendrons sur cette notion un peu plus loin.

Cette crise de 1843 est une critique de la politique entendue dans un sens particulier. Le geste
critique est similaire à ce que Marx avait fait auparavant, c’est-à-dire une critique du religieux
pour accéder à la politique. Mais il s’agit désormais de critiquer l’aliénation provoquée par la
sacralisation de l’État. Mais pourquoi cette critique ? Y aurait-il un autre sujet politique que
l’État ? Doit-on voir dans cette crise la fin du moment machiavélien qui était présent lorsque
Marx défendait l’idée de l’État rationnel ?

Il faut ici remarquer deux niveaux à cette critique. Le premier niveau de la critique concerne
le fait que la forme-État est tributaire des formes du pouvoir héritées de l’Ancien Régime. En
son sein, il y a une propension à la totalisation qui cherche à dominer la sphère politique et la
sphère non politique. Retrouvons-nous la désillusion de Marx par rapport à Frédéric-
Guillaume IV ? C'est possible.

Le second niveau, c’est que l’État est confronté à un autre problème : l’essor du monde
économique qui, dans la continuité de l’idéologie libérale, tend à s’émanciper du rôle
organisateur de l’État. L’utopie de l’État rationnel souffre donc de deux dérives qui cherchent
à s’extérioriser, à s’ériger en puissance étrangère. C’est pourquoi l’État perd sa place de
centre dans la cosmogonie politique de Marx. Pour la compréhension de la lecture
d’Abensour, il est important de saisir qu’il ne s’agit pas d’abandonner la forme-État, mais
bien de la circonscrire, de la limiter vis-à-vis d’un autre sujet de la politique. Il s’agit du

18 MARX K., 1982, p.308.


19 ABENSOUR M., 1997, p.34.

11
dêmos qui devient le centre de gravité de la politique de l’État. Il n’y a donc pas d’abandon du
politique pour Marx. C'est en ce sens que pour Abensour, il ne s’agit pas de la fin du moment
machiavélien mais bien d’un approfondissement. Mais comment le penser ? Pour le saisir, il
faut comprendre l’analogie du geste entre Abensour et Lefort.

2.2) Lefort lecteur de Machiavel : aux sources d’Abensour

Un spectre hante La démocratie contre l’État ; plusieurs indices ici et là dans le texte en
témoignent : tout d’abord, le choix de ses deux concepts centraux, « vraie démocratie » et
« moment machiavélien ». Mais quel est donc ce spectre ?

Il s’agit de celui de Claude Lefort. Il apparaît dans le texte comme en écho à certaines
questions : « En quelle mesure Marx est-il resté fidèle à la volonté machiavélienne de
circonscrire un domaine politique [...] ? En quelle mesure Marx fait-il réellement droit à la
volonté de la philosophie politique moderne d’autonomiser le politique […] ? En quelle
mesure enfin sa redécouverte du politique contre l’État chrétien féodal, sa manière de
concevoir l’émancipation contre cette forme d’État [...] participe-t-elle du paradigme civique,
humaniste et républicain ? »20 Autre indice encore, la conclusion de La démocratie contre
l’État interroge le moment machiavélien à l’aune de la notion de « conflit » dont Claude
Lefort est l’un des principaux penseurs.

En effet, il y a une relation marquée entre Lefort et Abensour. En reprenant l’expression


forgée par R. Legros et présente dans La démocratie contre l’État, notre hypothèse est
qu’Abensour se place dans « une pensée de la réconciliation »21. Réconciliation entre la
pensée de la politique chez Marx et les interrogations soulevées dans l’œuvre de Marx par la
lecture de Machiavel. C’est Lefort, derrière la figure de Machiavel, qui est visé. Mais
pourquoi ce spectre hante-t-il Abensour ?

Pour saisir la question, il n’apparaît pas inutile de présenter leur relation. Les deux hommes se
connaissent. Abensour est un grand lecteur de Lefort mais également un de ses premiers
interprètes. On peut citer par exemple : « Réflexions sur les deux interprétations du

20 ABENSOUR M., 1997, p 9.


21 Idem, p.33.

12
totalitarisme chez C. Lefort »22. Abensour fut également invité à participer à des revues
fondées par Lefort, ou du moins dans lesquelles ce dernier était un collaborateur actif. On peut
citer la revue Socialisme ou barbarie en 1958, Textures, ou encore Libre dans les années
septante. Selon Marcel Gauchet, ces revues ont la particularité « de s’inscrire dans une
interprétation de Marx qui s’est progressivement dégagée de la problématique marxiste »23.
Afin d’étayer notre hypothèse, il nous faut revenir brièvement sur deux ouvrages de Lefort qui
concernent Machiavel.

Le premier est sa thèse publiée en 1972 et intitulée Le travail de l’œuvre Machiavel24. Dès le
début de cet ouvrage, l’attention est mise sur la notion d’« œuvre » qui fait écho à la
méthodologie d’Abensour dans La démocratie contre l’État : « Sans doute ces aventures
incitent-elles déjà à reconsidérer le statut de l’œuvre de pensée, à distinguer le savoir de
l’œuvre de l’idéologie. »25 Le second est postérieur, il s’agit du livre Écrire à l’épreuve du
politique26 publié en 1992. À cette époque, la rupture de Lefort avec le marxisme et Marx est
déjà consommée.

Il ne s’agit pas dans ce travail de comparer les deux ouvrages de Lefort, ni de retracer le fil de
son rapport à Machiavel dans sa rupture27 avec Marx et le marxisme mais de pointer une
proximité de ces ouvrages et le travail d’Abensour sur la pensée de Marx. De plus, les
éclaircissements de la pensée de Machiavel apportés par Lefort serviront comme
propédeutique à la compréhension des tensions présentes dans l’ouvrage d’Abensour.

Nous soulevons ici une difficulté au sein de la pensée de Machiavel également présente dans
la pensée de Marx si on suit l’hypothèse de lecture d’Abensour. Cette difficulté concerne la
conception de la politique et de son inscription dans le temps, propre à l’humanisme

22 ABENSOUR M., « Réflexions sur les deux interprétations du totalitarisme chez Claude Lefort », in
HABIB C. & MOUCHARD C. (éd.), La démocratie à l’œuvre. Autour de Claude Lefort, Paris, Édition Esprit, 1993.
23 GAUCHET MARCEL, Biographie de Claude Lefort, (en ligne),
http://gauchet.blogspot.com/2006/06/biographie-de-claude-lefort.html. (dernière consultation le 16 août 2018).
24 LEFORT C., Le travail de l’œuvre Machiavel, Paris, Gallimard, 1972.
25 Idem p.14.
26 LEFORT C., Écrire à l’épreuve du politique, Paris, Calman-Levy, 1992.
27 Mentionnons seulement qu’entre les ouvrages cités de Lefort fut publiée en 1981 son œuvre L’invention
démocratique : les limites de la domination totalitaire. Cette œuvre marque clairement la rupture avec le
marxisme, posée à partir de son opposition conceptuelle entre la démocratie et le totalitarisme. Il le dit lui-même
lors d’un dialogue avec Pierre Rosanvallon : « C’est à partir de là que, radicalement anti-communiste, je me suis
interrogé avec passion sur la nature de ce nouveau régime qu’était le totalitarisme. J’ai écrit un livre en 1981 qui
s’appelle L’invention démocratique. Comme par hasard, dans ce livre qui est un recueil d’essais, il n’y en a
qu’un sur la démocratie, les autres portant sur le totalitarisme. ».

13
républicain. Elle permet à la fois de mieux saisir les gestes d’Abensour mais également de
démontrer les visées d’une réconciliation entre Marx et Machiavel.

Machiavel est souvent présenté comme l’un des héritiers de l’humanisme civique
républicain : « Machiavel et ses contemporains (…) ont légué un héritage paradigmatique
important : les concepts de gouvernement équilibré, de virtù dynamique (…) dans le
façonnement de la personnalité civique. »28 Pourtant Lefort montre que Machiavel rompt avec
cette tradition : « Inutile de s’étendre longuement sur l’argumentation de Machiavel pour
mesurer la distance qu’il a prise à l’égard de l’humanisme civique. (…) Assurément ces
considérations ne dispensent pas d’apprécier la rupture de Machiavel avec la philosophie
classique. »29

Par le biais d’une distinction entre Sparte et Rome dans l’œuvre même de Machiavel, Lefort
saisit la rupture de Machiavel avec l’humanisme civique républicain, c’est-à-dire une rupture
avec l’ontologie politique associative : « Tel est l’effet, le mérite communément reconnu à
Sparte d’avoir, en combinant les trois principes politiques, formé un État harmonieux, c’est-à-
dire éliminé la discorde et désamorcé les effets possibles des accidents. Or, la virtù de la
République romaine, apprenons-nous, tient à la désunion du Sénat et de la Plèbe (…) ils
s’ordonnent en raison de la lutte du peuple et de la noblesse. »30 Pour Lefort, le fait que
Machiavel choisit de placer Florence dans la continuité de la République romaine, parmi
d’autres exemples, montre qu’il opte pour le conflit comme mode ontologique de la politique.
« En s’assignant dans son premier ouvrage [le Principe] la tâche d’explorer le champ de la
politique depuis le point déterminé par l’instance du pouvoir, (...) ainsi la profondeur de ce
champ s’indique aux signes repérables sur la surface constituée par le projet de domination.
En revanche, les Discorsi détruisent cette surface (...) et ils instituent un mouvement tel que
l’exploration de l’espace social et de sa division est simultanément celle du temps et de sa
division et celle du discours politique et de sa division. »31

Nous avons soulevé une difficulté des textes de Lefort qui est à même d'éclairer certains
gestes présents dans La démocratie contre l’État d'Abensour. Elle témoigne bien d'une

28 POCOCK J. G. A., Le moment machiavélien. La pensée politique florentine et la tradition républicaine


atlantique, Paris, PUF, 1997, p.48.
29 LEFORT C., 1992, pp.154-155
30 LEFORT C., 1972, p.470.
31 Idem, p 464.

14
proximité, voire d'une réponse d’Abensour à Lefort. Un autre argument vient renforcer notre
hypothèse : la proximité chronologique entre les deux ouvrages. En effet, La démocratie
contre l’État est postérieure de quelques années seulement à Écrire à l’épreuve du politique.
Ces raisons, proximité des thèmes, des gestes et proximité chronologique, nous semblent
infléchir positivement notre hypothèse selon laquelle Abensour se place dans une pensée de la
réconciliation entre Marx et Machiavel. Ce passage par Lefort étant terminé, nous pouvons
désormais nous consacrer à l’étude du moment machiavélien chez Marx.

2.3) « Vivre » et « bien-vivre » : une différence essentielle.

Tout comme Lefort avec Machiavel, Abensour montre une rupture de Marx avec la tradition
classique dans laquelle il s’inscrivait. C’est par ce geste qu’Abensour montre
l’approfondissement du moment machiavélien. Il s’inscrit par la découverte d’une différence
essentielle entre le « vivre » et le « bien-vivre » 32 mais quelle est-elle ?

Marx différencie « animal sociable » et « animal politique ». Remarquons qu’il s’agit d’une
différenciation de l’ordre naturel et de l’ordre culturel. Il y a un caractère supplémentaire dans
la politique qui ne relève pas du « vivre », mais du « bien-vivre ». C’est pourquoi Marx
définit la politique comme un excès, comme une sortie de l’ordre de la sociabilité, c’est-à-dire
une sortie du règne naturel basé sur la préservation et la reproduction, au profit d’un ordre
politique basé comme excès du règne naturel. « Grecs et républicains à la française, c’est en
excès sur ce vivre, sur cette neutralité du vivre que Marx conçoit le vivre-ensemble de la cité
sous la forme d’un écart, d’une différence irréductible entre le vivre et le bien-vivre. »33

De la relation entre le vivre et le bien-vivre, Marx tire un nouveau principe. On peut saisir les
finalités propres d’une forme par rapport au mouvement qui la produit. Prenons un exemple
afin de clarifier notre propos : d’une forme singulière, une grève sectorielle, on peut saisir la
finalité en raison de son mouvement, ici l’abolition du salariat. Il y a donc un excès qu’il faut
chercher à interpréter afin d’en révéler les enjeux et les portées. Cette méthode de
compréhension du mouvement des formes par rapport à une finalité est importante dans la

32 Cette distinction entre le vivre et le bien-vivre, il faut la saisir au sein de la conception des modernes de
la liberté comme un acte de libération par rapport aux différentes tutelles qui tiennent l’humain dans
l’hétéronomie.
33 ABENSOUR M., 1997, p.37.

15
pensée de Marx. « Il semblerait que pour Marx l’État politique en raison de sa visée,
l’intentionnalité même qui le constitue est en proie à une sur-signification, comme s’il était
hanté par un horizon insoupçonné se situant au-delà de l’État. »34

Ce principe entraîne une modification de la démarche philosophique. Si auparavant la


philosophie avait comme rôle de remplacer le religieux, ce n’est plus le cas. Désormais, elle a
un rôle d’interprétation. « Il revient donc au critique, à propos de chaque question politique,
de se livrer à un travail d’interprétation qui consiste à traduire la langue de la politique dans la
langue « plus générale » de l’émancipation. »35 Cela entraîne également une autre
conséquence : le critique, en tant qu’il traduit la langue de la politique, doit s’intéresser à
l’État en tant qu’il est une scène où s’incarne le conflit. L’État, en tant qu’il est le lieu où se
confronte cet excès du bien vivre, est donc un lieu agonistique.

De cette critique de la politique de l’État, l’hypothèse d’un approfondissement du moment


machiavélien dans l’œuvre de Marx nous semble justifiée. Bien que la forme République ne
soit plus visée comme aboutissement de la politique, il n’en reste pas moins qu’elle constitue
toujours un lieu de la politique. « Il ne s’agit plus tant de choisir la République comme forme
stable destinée à répondre à la fragilité des choses humaines que de rechercher la communauté
politique susceptible de la plus grande ouverture au sens où en elle peuvent se manifester au
mieux le « plus » qui pour l’État au-delà de lui-même, les formes de l’émancipation qui, au
lieu d’être la liquidation du politique, introduisent une nouvelle question : comment nommer
les figures de l’émancipation humaine ? »36 On remarquera cependant dans la pensée de Marx
que le plein accomplissement du principe politique ne peut se réaliser que vis-à-vis de l’État
et avec lui. Comment saisir la relation entre la politique, l’État et la « vraie démocratie » ?

2.4) De la « vraie démocratie »

Nous le savons, dans la crise de 1843, Marx critique l’État total comme forme aboutie de la
politique. On pourrait donc penser que Marx pense la politique comme une domination à
abolir et s’oriente vers la fin de la politique comme telle, avec cette perspective de destruction

34 Idem, p.39.
35 Idem, p.40.
36 Idem, p.41.

16
de l’État. En fait, la présentation que propose Abensour est plus complexe car s’il y a une
volonté de disparition de l’État politique au profit d’une communauté politique pleinement
réalisée s’accomplissant dans le sens de ses propres aspirations, il ne s’agit pas pour autant
d’une simple négation de l’État mais plutôt d’une inversion de son statut et de son rapport à la
société. « La liberté consiste à transformer l'État, organe érigé au-dessus de la société, en un
organe entièrement subordonné à la société (...) Dès lors, la question se pose : quelle
transformation subira la forme-État dans la société communiste ? En d'autres termes : quelles
fonctions sociales y subsisteront, qui seront analogues aux fonctions actuelles de l'État ? »37
On voit clairement que, par rapport aux positions de 1842, l’État n’est plus le centre et la fin
de la politique. Il est dérivé du véritable sujet réel, le dêmos, ici décrit comme la « société »
qui devient le sujet politique. C’est dans cette perspective qu’Abensour lit la nouvelle
conception de Marx – la vraie démocratie – dans la relation entre la politique et l’État.
Abensour nous présente quatre caractères de cette « vraie démocratie » dans une description
faisant référence à Hegel, Hess et Spinoza.

Marx fait partie de ces penseurs qui associent la politique à l’idée de domination. Pour autant
Abensour propose une lecture plus complexe que ce que suggère cette association. En fait, il
repère deux conceptions de la politique qui découlent de deux lectures de Marx.
Premièrement, celle d’une disparition complète de la politique avec la destruction de l’État et
l’arrivée de la « vraie démocratie » qui ferait émerger la « véritable communauté »38.
Deuxièmement, la lecture d’Abensour selon laquelle l’État politique se maintient mais sans
être dominant car il n’est plus une sphère organisatrice séparée.

Pour Abensour, lors de la crise de 1843, Marx met en place un principe de réduction pour
limiter l’État. Il s’agit de le circonscrire comme un moment du sujet politique, le dêmos,
parmi d’autres moments. L’État, à l’inverse de la conception de l’utopie de l’État rationnel,
est également circonscrit comme partie, c’est-à-dire qu’il n’est plus une sphère totalisante et
organisatrice mais bien une partie parmi d’autres dans la vie du dêmos. Le principe de
réduction est donc une limite à ce qu’une partie s’émancipe du dêmos, afin d’éviter que l’une
d’entre elles puisse s’ériger en tant que Tout. L’État ainsi réduit laisse la place à la pleine
activité politique du dêmos.

37 MARX K., « Critique du programme du parti ouvrier allemand », in Oeuvres, tome 1: Économie, La
Pléiade, 1963, pp. 428-1429.
38 On peut citer Avineri dans The social and political though of Karl Marx, Cambridge University Press,
1968, p.34-35.

17
Il faut comprendre dès lors la notion de la politique sous une autre acception, celle de la mise
en œuvre de la puissance du dêmos. « Seule une pensée complexe du politique peut être la
condition de possibilité de la proposition relative à la démocratie. Pensée complexe, au sens
où le politique est appréhendé selon une double postulation : si le politique peut être pensé du
côté de la relation domination-servitude, le mal politique étant la domination de l’homme par
l’homme, il est néanmoins pensé comme irréductible au seul versant de la domination, car ce
qui est en jeu, ce qui vient en question dans et par le politique est la mise en œuvre d’une
vivre-ensemble des hommes selon les exigences de la liberté, de la volonté libre. »39 Ce vivre-
ensemble selon les exigences de la liberté, c’est la vraie démocratie. Abensour place donc la
« vraie démocratie » comme une nouvelle voie : « À considérer ainsi Marx et le problème de
la politique, nous sommes donc aussi loin de l’anarchisme que du communisme, aussi loin
d’une spontanéité sociale s’autorégulant que de l’émergence de la communauté générique au-
delà du politique. »40 On peut maintenant étudier la nouvelle lecture que nous propose
Abensour autour de la « vraie démocratie ».

Premier caractère : la question de la souveraineté.

Marx, dans sa critique de Hegel et dans son autocritique de l’État rationnel, inverse les termes
hégéliens pour adopter la souveraineté du peuple comme principe au détriment de la
souveraineté de l’État. Ce choix de la souveraineté populaire n’est pas anodin car, dès lors,
c’est la démocratie qui devient « l’énigme résolue de toutes les constitutions »41. La pensée
est complexe, il faut se rappeler que Marx donne le rôle d’interprétation à la philosophie. En
choisissant la souveraineté populaire, il interprète le principe politique de la démocratie
comme visée de l’émancipation. Son émancipation c’est la possibilité de s’autodéterminer.
Dès lors, le mouvement des formes particulières du politique, comme la monarchie par
exemple, est traduit dans une visée finale : celle de l’auto-détermination. Puisque, dans la
démocratie, le sujet politique est au centre même, ce qui veut dire qu’il peut s’autodéterminer,
la forme démocratie est l’accomplissement des formes de la politique.

Abensour poursuit son analyse grâce au tryptique Hegel-Spinoza-Hess. Il différencie la


pensée de Marx d’un anarchisme, ici celui de Hess. Ce dernier présente la politique sur le seul
axe de la domination, position classique de l’anarchisme : « La domination et son contraire,

39 ABENSOUR M., 1997, p.57.


40 Idem, p.79.
41 Idem, p.64.

18
l’assujettissement, c’est l’essence de la religion et de la politique, et plus cette essence se
manifeste de manière parfaite, plus la religion et la politique ont une forme accomplie. »42
Considérant toute forme politique comme issue de la domination, il n’accorde aucun crédit ni
à la démocratie (comme régime de pouvoir) ni à l’État de droit et encore moins à l’État. Marx
comme Hess conçoit cette idée de la politique comme domination mais chez Marx, selon
Abensour, la politique n’y est pas réductible car elle comporte quelque chose de
supplémentaire. C’est par Spinoza que Abensour marque la différence entre Hess et Marx.

De Spinoza, Hess retiendrait surtout la dimension éthique « l’éthique philosophique qui


embrassera la vie entière »43 tandis que Marx serait plus sensible à l’idée de démocratie
comme la forme politique aboutie, « [la] plus naturel[le] et figure comme paradigme de la
politea »44 permettant le plein accomplissement du sujet, c’est-à-dire le dêmos. Mais pourquoi
la démocratie permettrait-elle cela ? Pour Abensour, apparaît ici un autre versant de la
politique chez Marx qui ne peut être réduite à l’axe de la domination. C’est également un
espace qui permet « la mise en œuvre de l’union des hommes »45, qui est pensé comme un
moment nécessaire pour arriver à cette pleine communauté. On pourrait dire que Hess pense
la disparition de l’État en le refusant tandis que Marx la pense par le biais du principe de
réduction, l’État réduit en tant que moment perdant son caractère de domination au profit de
la « vraie démocratie ».

Deuxième caractère de la vraie démocratie : la relation sujet/objet – dêmos /constitution.

Pour saisir l’enjeu de ce second caractère de la vraie démocratie, il faut entendre le principe
de réduction comme il a été explicité antérieurement. Il s’agit ici de remarquer la spécificité
propre de la forme démocratie concernant son objectivation constitutionnelle.

L’objectivation constitutionnelle de la démocratie subit un processus de réduction. Celui-ci


est la spécificité propre à la démocratie mais comment le saisir ? Quelle est la relation entre le
sujet politique et l’objectivation ?

42 MOSES HESS, « Philosophie de l’action », in Cahiers de l’ISEA, série 5, n°16 (octobre 1973), p.1892.
43 ABENSOUR M., 1997, pp.58-59.
44 Idem, p.59.
45 Ibidem.

19
Pour répondre à la seconde question, il faut au préalable résoudre ces interrogations: « quelle
est l’essence du sujet qui se reconnaît dans l’activité qui donne naissance, en l’occurrence, à
l’objet politique ? »46 Or, pour Marx l’essence de l’humain est justement d’être socialisé,
d’être politique. Pour reconnaître cette essence politique chez l’Autre, il faut qu’il y ait une
double acception de la relation entre le sujet politique et son objectivation : « L’homme n’est
pas là du fait de la loi mais la loi du fait de l’homme, elle est existence de l’homme tandis
que, dans les autres, l’homme est l’existence de la loi. C’est la différence fondamentale de la
démocratie. »47 La loi, ou la constitution, est donc une création humaine mais, dans un même
geste, c’est parce qu’il y a la loi que l’humanité et sa reconnaissance sont rendues possibles.
Elle permet également de sortir des identités subjectives comme la famille en ouvrant l’espace
au politique comme mise en union. C’est par la loi que le citoyen « signifie homme : que sa
détermination comme membre de l’État, comme essence sociale, apparaît dans sa
détermination humaine. »48

En fait, il s’agit d’une nouvelle opposition à Hegel. Chez ce dernier, le Prince - au sens de
Machiavel - est l’État subjectivé tandis que chez Marx il s’agit d’une objectivation du sujet
politique par la constitution. « Nous ne sommes pas en présence de droit social du type « la
société contre l’État », telle qu’avec l’avènement de « l’homme socialisé » la constitution
politique disparaîtrait parce qu’elle serait devenue caduque. Au contraire, la problématique
que Marx propose est spécifiquement politique, mettant en jeu, au niveau de la politique, une
théorie de la souveraineté et au niveau philosophique, une pensée de la subjectivité. »49 Il ne
faut pas pour autant oublier le processus de réduction. Comment le saisir dans le cadre de
l’objectivation constitutionnelle ?

Le principe de réduction est également présent dans l’objectivation constitutionnelle. Il


permet d’éviter que l’objectivation constitutionnelle se transforme en aliénation politique.
Une critique récurrente du républicanisme est celle-ci : le fait de poser la loi comme principe
du Tout organisateur. La réduction vient ici rappeler que l’objectivation constitutionnelle est
également circonscrite comme une partie. Si la loi sert de détermination politique à l’humain,
elle lui donne dans le même geste la policité pour fonder et modifier la loi. Rappelant par ce
fait que le sujet politique est bien le dêmos et non son objectivation. « Dans la démocratie

46 Idem, p.61.
47 MARX K., Critique du droit politique hégélien, Éd. Sociales, Paris, 1975, p.69.
48 Idem, p.136.
49 ABENSOUR M., 1997, p.62.

20
chaque moment n’est réellement que moment du dêmos total. La démocratie est bien pensée
comme un système centré sur un sujet unifiant dont l’énergie tant théorique que pratique
constitue le principe d’unification. »50

Troisième caractère : l’autoconstitution du peuple.

Le propre de la démocratie pour Marx est de se faire. En ce sens, elle n’est pas un régime
mais, comme nous le disions, une dynamique continue. Marx distingue le sujet, c’est-à-dire le
dêmos, et l’œuvre comme action du dêmos. « Il s’agit d’une coïncidence continuée entre le
sujet et son œuvre, mieux entre le sujet et son « œuvrer », comme si le temps ne devait pas
inscrire de décalage dans la mise en acte de cette puissance. »51 Abensour interroge cette
autoconstitution continue car elle ne peut se vivre que sur le mode temporel du présent. Pour
lui, cela relève d’une ambiguïté de la pensée de Marx. Mais quelle est-elle ?

Pour Abensour, penser continuellement sur le mode du présent entraîne une conception réifiée
du peuple. Celui-ci ne serait plus constitué de citoyens en tant qu’individus mais en tant que
dynamique auto-constituante. Cela entraîne que l’objet « peuple » est infini puisqu'il doit se
constituer continuellement. Abensour montre qu’il y a contradiction entre cette modalité du
présent et le principe de finitude nécessaire, selon Feuerbach, pour pouvoir penser la
politique. « L’espace et le temps sont les premiers critères de la pratique. Un peuple qui exclut
le temps de sa métaphysique et divinise l’existence éternelle, abstraite, c’est-à-dire isolée du
temps, exclut aussi logiquement le temps de sa politique et divinise le principe de stabilité
contraire au droit, à la raison et à l’histoire. »52 Dès lors, comment penser une autre modalité
du temps qui sorte de l’unique présent ?

Pour Abensour, il faut relativiser la position de Marx sur la modalité du présent malgré
qu’elle entraîne un principe de non-finitude. Il faut voir le geste de Marx comme la volonté
des Modernes d’une pensée radicale de l’autonomie. « Ambiguïté, en effet, car dans un
premier temps on ne peut que reconnaître dans cette pensée de la temporalité démocratique
soucieuse de conjurer, de pourchasser la non-coïncidence qu’introduit nécessairement

50 Idem, pp.65-66.
51 Idem, p.68.
52 FEUERBACH L., « Thèses provisoires pour une réforme de la philosophie (thèse 40) », in Manifestes
philosophiques, éd. L. Althusser, Paris, PUF, 1973, p.114.

21
l’effectuation dans le temps, une radicalisation moderne de liberté, de l’idée d’autonomie au
point de se confondre avec la visée d’une auto-fondation continuée. »53 Puisqu'il s’inscrit dans
une ontologie politique associative, le principe d’unité continuée du dêmos est problématique.
Abensour l’amoindrit en tant qu’il s’agit d’un processus continu s’opposant au temps dans un
principe de séparation/unification. « Aussi dans la vraie démocratie, régie par le principe de
l’auto-fondation continuée, n’est-elle pas pensée comme accomplissement défini, mais
comme une unité se faisant et se refaisant en permanence contre le surgissement toujours
menaçant de l’hétéronomie... »54

Quatrième caractère : le propre de la démocratie.

Comme nous l’avons vu, le propre de la démocratie est, par son mouvement, d’empêcher
toute confusion entre les parties et le Tout et ce, par le biais de l’activité du sujet. Pensée sur
le mode temporel du présent, l’action politique du dêmos est dès lors sa fin en soi dans un
mouvement continu.

C’est le processus de réduction qui est le propre de la vraie démocratie. Mais un autre principe
est lié à celui de la réduction, c’est l’extension. En effet, pour Abensour, la réduction de l’État
en tant que partie soumise au principe politique du dêmos permet de ne pas limiter ce principe
à la sphère politique. « Tel est le paradoxe de la réduction : le blocage qu’elle entraîne
prévient la transfiguration de l’élément politique en forme-État rend possible l’extension de ce
qui est en jeu et montre dans la sphère politique – une expérience d’universalité, la négation
de la domination, la constitution d’un espace public isonomique – comme si ainsi ressourcé
l’agir démocratique pouvait se phénoménaliser dans l’espace public en tant que tel, se
modaliser dans l’ensemble de la vie du peuple. »55 Ces deux principes fondent le propre de la
démocratie en tant qu’institutionnalisation politique du social en confirmant le rôle du dêmos
comme centralité, principe et fin.

Rappelons-nous une des deux questions de départ de La démocratie contre l’État qui posait la
question de la disparition de l’État politique par la vraie démocratie. Nous avons déjà souligné

53 ABENSOUR M., 1997, p.70-71.


54 Idem, p.72.
55 Idem, pp.105-106.

22
l’originalité de la pensée de Marx dans la relation de la politique à l’État. Nous savons
maintenant que cette disparition est synonyme de la réduction. Le caractère politique, entendu
au sens de domination, disparaît, tandis que l’autre définition du politique, comme moyen
pour le dêmos de se manifester et de se reconnaître, est maintenue. C’est en ce sens que l’État
politique est relativisé et qui marque le principe même de la vraie démocratie.

Nous pouvons tirer certaines conclusions de l’axe de lecture abensourienne de Marx.


Abensour souligne la nécessité d’une institution politique du social. Sans cette dimension
d’institution politique, il n’y aurait pas la possibilité de penser une division originaire du
social. Condition nécessaire pour Lefort afin d’envisager une ontologie politique dissociative.
Cette institution politique du social est centrale dans l’évolution des arguments autour de la
relation démocratie/État politique. Cette lecture d’un héritage lefortien dans la pensée
d’Abensour nous semble également justifiée par son choix d’une hypothèse de lecture de
Marx dans une nouvelle voie entre l’anarchisme, pensée comme auto-régulation spontanée, et
le communisme, comme communauté générique qui, à cause de ces déterminations, sont
pensées comme des ontologies politiques associatives. En effet, elles seraient deux formes ne
permettant pas de poser le confit comme moteur de la politique.

Partie III : Le moment machiavélien après 1843 : la Commune de Paris

Pour Abensour, la recherche de la vraie démocratie ne disparaît pas de l’œuvre de Marx. Elle
revient ici et là dans différents ouvrages, en particulier dans La guerre civile en France qui
traite de la question de la Commune. La Commune de Paris est considérée par Marx comme

23
« un gouvernement de la classe ouvrière »56. Par ailleurs, elle illustre la critique de 1843 selon
laquelle l’objectivation politique du dêmos non soumise à la réduction devient une aliénation.
Marx dénonce l’oppression du gouvernement d’Adolphe Thiers sur le peuple de Paris alors
qu’il est censé en être l’émergence. Dans une dialectique typiquement feuerbachienne, Marx
inverse les termes pour en appeler à une révolution : « une reprise par le peuple et pour le
peuple de sa propre vie sociale. »57 Or, la Commune est une nouveauté en ce sens qu’elle ne
cherche pas à conquérir le pouvoir mais bien à s’attaquer à l’État politique en tant qu’il est un
rapport de domination. On voit donc toujours la présence de la problématique de 1843 mais
une nouvelle forme apparaît : la Constitution communale. Cette forme est singulière au sens
où elle n’est pas une réduction de l’État au sens de la crise de 1843 mais bien une nouvelle
forme-politique.

La constitution communale est à cheval entre le social et la politique. C’est un chemin de


traverse entre la révolution politique et la révolution sociale. De fait, elle n’est pas seulement
liée à l’État dans le sens où elle s’oppose directement au centralisme et formalisme étatique et
qu’elle ne cherche à s’en approprier ni le lieu ni les formes. Elle a la particularité de
s’instituer en opposition directe à l’encontre de l’État sans quoi elle perdrait sa spécificité.
Elle n’est pas non plus uniquement sociale au sens où elle est aussi une forme de la politique
et au sens où elle se constitue par un mouvement d’opposition et de conflit à l’égard de l’État
comme une alternative politique à l’État.58

Grâce à cet exemple pratique, on peut remarquer deux modèles politiques chez Marx : le
premier est connu, il s’agit de la conception de l’institution politique où l’État est réduit
comme partie et où l’extension du principe démocratique se propage dans les autres sphères.
L’autre conception, c’est la constitution d’une forme politique n’aspirant pas à la forme État
et qui se vit en opposition continuelle avec la forme État. L’avantage de cette forme pour
Abensour est qu’on retrouve une scène sur laquelle le conflit peut se dérouler. C’est « la mise
en œuvre sur la scène politique d’une agonistique qui a pour but de prévenir tout retour de
l’État, d’instituer une forme politique nouvelle contre ce formalisme, mobilisant ainsi un

56 ABENSOUR M., 1997, p.97.


57 MARX K., La guerre civile en France, Paris, Éd. Sociales, 1968, p.212.
58 Remarquons que cette forme est assez proche du communisme de conseil ou du communalisme
d’inspiration anarchiste.

24
savoir critique et un thumos où se mêlent indistinctement désir de liberté et haine de la
servitude. »59

Abensour conclut qu’il y a une ambiguïté sur la permanence du moment machiavélien. Elle
semble disparaître dans une partie des ouvrages postérieurs à 1843 où le politique est assujetti
à l’économique, mais la problématique semble réapparaître avec la constitution communale
comme variante de la « vraie démocratie. »

Dans sa conclusion, Abensour applique les catégories de Pocock au temps présent 60 et se pose
cette question : « Quel rapport un moment machiavélien contemporain peut-il nouer avec
Marx ? » Abensour constate l’intérêt pour Machiavel dans la philosophie politique
contemporaine pour penser la politique : Merleau-Ponty, Lefort, Arendt. Il faut noter ici que
la volonté d’Abensour est de retraduire la pensée de Marx au sein des découvertes
contemporaines sur la place du conflit. Quels sont les arguments avancés pour légitimer une
telle thèse ?

Tout d’abord, Marx fut celui qui permit de révéler le conflit entre démocratie et État. Il a
théorisé le processus de réduction par lequel l’État est limité afin qu’il ne s’érige pas en
principe totalisant. De plus, cette limitation permet l’extension du principe démocratique dans
les sphères non politiques. Il a posé la nécessité de la forme et la nécessité de son
dépassement dans un mouvement continu qui est à la fois unification et séparation. « En effet,
la démocratie n’est pas tant l’accompagnement d’un processus qui entraîne disparition de
l’État, dans un espace somme toute lisse, sans aspérité, que l’institution déterminée d’un
espace conflictuel, d’un espace contre, d’une scène agonistique sur laquelle s’affrontent deux
logiques antagonistes, se déroule une lutte, sans répit, entre l’autonomisation de l’État en tant
que forme et la vie du peuple en tant qu’action. »61 C’est bien la dimension conflictuelle qui
est mise en avant. Elle est réaffirmée par la découverte de la Constitution communale comme
forme politique en conflit permanent à l’encontre de la forme-État. La démocratie lutte donc à

59 ABENSOUR M., 1997, pp.100-101.


60 Cette transposition du moment machiavélien dans la philosophie contemporaine nécessite de nouvelles
catégories. La vita activa est de nouveau légitimée en raison de la position abensourienne selon laquelle le
totalitarisme n’est pas un excès de la politique, mais, à l’inverse, un refus de la politique.
Le second critère quant à lui opposera, dans la continuité de la pensée lefortienne, la révolution démocratique au
totalitarisme, c’est-à-dire entre une ontologie politique dissociative et une ontologie politique associative. Elle
remplace l’opposition entre République et Empire de Pocock.
Le dernier critère est de continuer une pensée du temps dans une vision historiciste permettant l’ouverture d’une
temporalité pratique.
61 ABENSOUR M., 1997, pp.107-108.

25
la fois contre l’État mais également contre son institution en tant que forme-État. Elle n’est
donc pas identifiée à un régime politique mais plutôt à un processus politique d’institution du
social s’opposant à la forme-État. « Tournons-nous vers cette institution spécifique du social,
qu’y voyons-nous ? D’abord, une résurgence de la question du politique qui, dans son
actualisation, porte au jour pour la reformuler, l’énigme du social, l’énigme de lien entre les
hommes. Ensuite, la réinvention du lien politique dans la lutte même contre l’État, comme si
une relation circulaire nouait les deux moments. »62 C’est ce que Lefort appelait « la
démocratie sauvage »63 pour marquer l’indétermination sur laquelle repose la démocratie. «
Elle inaugure une histoire dans laquelle les hommes font l’épreuve d’une indétermination
dernière quant au fondement du Pouvoir, de la Loi, et du Savoir, et au fondement de la
relation de l’un avec l’autre, sur tous les registres de la vie sociale. »64 Abensour radicalise la
notion lefortienne par le concept de « démocratie insurgeante ». Il veut montrer la portée
libertaire du concept lefortien. Mais laquelle ? Je conclurai ma lecture d’Abensour sur ce
point.

62 Idem, p.112.
63 Le concept de « démocratie sauvage » est utilisé une première fois dans Les Cahiers du Centre
d’Etudes Socialistes, n°23-24 (1-15 février 1963). L’adjectif « sauvage » est utilisé rarement dans d’autres
textes. C’est Abensour qui le met en évidence dans la pensée lefortienne.
64 LEFORT C., Essais sur le politique, XIXe-XXe siècle, Paris, Seuil, 1986, p.28.

26
Partie IV : La question libertaire de la vraie démocratie

À de multiples reprises, Abensour fait référence à l’anarchisme. Citons, parmi d’autres, la


critique de l’anarchisme comme vision de la spontanéité sociale, ou encore l’utilisation par
Abensour d’une idée d’anarchie65 dans la pensée de Marx comme principe de distinction entre
la politique et l’État : « De l’autre côté, le principe politique, outre qu’il doit remettre en
question le recours au principe même, à l’arché, ne doit-il pas se laisser précisément affecter
par l’idée d’anarchie détachée de son acception purement politique, ne doit-il pas se laisser
atteindre par les effets de trouble qu’elle exerce dessinant les lignes d’une dialectique
négative. »66 Par une lecture de Lefort et Marx, Abensour aboutit à l’idée que la démocratie
comme processus politique s’opposant à l’État ruine les velléités totalisantes de cette forme-
politique.

Les utilisations de l’anarchisme, ou de son synonyme libertaire, sont utilisées dans un sens
restrictif que ce soit la vision libertaire de Lefort : « De telle sorte qu’en pensant cet impensé
[de l’œuvre de Lefort67] jusqu’au bout, M. Abensour est amené à élaborer une conception
propre de la démocratie centrée sur le conflit qui dresse en permanence celle-ci contre l’État.
Ce qui fait de la démocratie sauvage une démocratie insurgeante. »68 ou lorsque Abensour cite
Levinas pour parler d’anarchie : « Elle [l’anarchie] ne peut que troubler – mais d’une façon
radicale et qui rend possible des instances de négation sans aucune affirmation – l’État. L’État
ainsi ne peut s’ériger en tout. »69 En effet, deux faits sont à remarquer dans ces citations : le
premier est qu'il s'agit d'une définition de l’anarchisme liée davantage à sa dimension de

65 Remarquons qu’il n’est pas le seul auteur à lier Marx à l’anarchisme. On peut citer le livre de RUBEL,
Marx, théoricien de l’anarchisme, Paris, Entremonde, 1973.
66 ABENSOUR M., 1997, p.114.
67 Pour l’auteur, il s’agit de la démocratie sauvage. Selon Martin Legros, Abensour en fait le point
d’arrivé obligé de l’œuvre Lefortienne.
68 LEGROS M., « Qu’est-ce que la démocratie sauvage ? De Claude Lefort à Miguel Abensour » in
Critique de la politique – autour de Miguel Abensour, Paris, Sens&tonka, (2006), p.95.
69 LEVINAS E., Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, La Haye, M. Nijhoff, 1978, 128, n. 3.

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« trouble » qu’à d’autres de ses traits ; le second, c’est l’utilité de l’anarchie dans un rôle
similaire à la réduction. L’idée d’anarchie est donc mobilisée comme mouvement face à l’État
à l’instar de la vraie démocratie à l’encontre de l’État politique.

Deux arguments sont utilisés dans La démocratie contre l’État afin de limiter la portée de
l’anarchisme : le premier est que l’anarchisme est pensé comme position soutenant la
spontanéité sociale, et le second soutenant que l’anarchisme récuse l’institutionnalisation
politique du social parce qu’il défendrait une vision unificatrice des rapports sociaux. Si nous
ne pouvons pas développer ici la première critique, en ce qui concerne la seconde rien n’est
moins évident lorsqu’on sait que l’ontologie sociale de Proudhon repose bien sur le caractère
intrinsèquement conflictuel du réel. Proudhon étudie l’histoire des révolutions et découvre
trois sources de celles-ci : le déplacement économique des intérêts, la mobilité des idées et la
recherche d’un idéal. Ces trois sources sont déterminées par leur constante mobilité et, par
conséquent, entraîne un conflit permanent. Pour Proudhon, l’Histoire est celle des révolutions.

La particularité des pensées politiques anarchistes contemporaines70 à Marx, c’est qu’elles


refusent le qualificatif politique - renvoyant à l’État - au profit de « social ». Il n’y a donc pas
d’institutionnalisation politique du social. Pourtant, l’ontologie sociale proudhonienne71 pose
également une division originaire du social en raison de la mobilité permanente des causes de
conflit72 mais son originalité est de penser l’humain comme une substance complexe. En effet,
selon Proudhon, l’humain est ontologiquement double, il y a d’un côté l’être individuel et, de
l’autre, l’être collectif. Nous ne développerons pas davantage la pensée proudhonienne mais
n’-a-t’il pas matière à interroger autrement la question de la politique et du social dans
l’hypothèse que « c’est le social qui institue le politique – ce qui permet de souligner que le
politique est une activité dénuée d’autonomie, qui doit toujours être rapportée au conflit social
sous-jacent qui l’institue »73 ? D’ailleurs c’est par refus de l’unicité que Proudhon refuse
l’État et le gouvernement, en tant qu’ils gardent le monopole du pouvoir et l’intègre en tant
que principe.

70 On peut citer, entre autres, Bakounine et Proudhon.


71 CASTELTON E., « Aux origines de l’ontologie sociale proudhonienne, l’apport des manuscrits inédits »
in ANGAUT J-C, COLSON DANIEL ET PUCCIARELLI M. (dir.), Philosophie de l’anarchie : Théories libertaires,
pratiques quotidiennes et ontologie, Lyon, Atelier de création libertaire, 2012, pp.103-129.
72 JOURDAIN E., « Moment machiavélien, moment proudhonien » in ANGAUT J-C, COLSON DANIEL ET
PUCCIARELLI M (dir.), Philosophie de l’anarchie : Théories libertaires, pratiques quotidiennes et ontologie,
Lyon, Atelier de création libertaire, 2012, pp.131-152.
73 ANGAUT J-C, « L’anarchisme est-il soluble dans le républicanisme du moment machiavélien ? » in
Réfractions, t. 24 (2010), pp.143-157.

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Loin du rôle de faire-valoir pour lequel l’anarchisme est utilisé, il aurait été à même de lancer
des hypothèses à certaines interrogations sur la relation entre le social, la politique et l’État.
Restreindre la portée ou l’utilité de l’anarchisme à son aspect de trouble nous semble
insuffisant, il y a lieu pour nous d’interroger plus profondément l’analyse anarchiste
concernant les découvertes de la philosophie politique contemporaine sur le conflit74.

L’anarchisme défendrait-il une ontologie politique associative ? La question reste ouverte.

Conclusion :

Ce travail s’était donné deux ambitions. Premièrement, interroger la perspective d’une pensée
de la réconciliation dans l’œuvre d’Abensour entre Marx et Machaviel. Ensuite, présenter le
cheminement et les spécificités propres aux différentes conceptions de la vraie démocratie
dans l’interrogation d’Abensour autour d’un moment machiavélien tout en laissant
l’hypothèse à une autre lecture de la relation entre l’État, la politique et le social.

I.

Rappelons-nous l’hypothèse de lecture d’Abensour : inscrire Marx dans un moment


machiavélien. Lors de notre étude de certains passages des livres de Lefort, nous avons
remarqué que Machiavel alors inscrit dans la tradition républicaine rompt avec celle-ci. Dans
son étude philosophique et historique des différents régimes et modes de gouvernement,
Lefort met en exergue la présence du conflit comme moteur des sociétés. À l’inverse de la
recherche d’une bonne conception de la société basée sur l’unité entre gouvernants et
gouvernés qui caractérise la tradition républicaine, il privilégie la politique comme mode
agonistique. Abensour nous propose une lecture de Marx proche de Machiavel. Tout d’abord,
il nous fait remarquer qu’un même geste de rupture est présent chez Marx. Elle entraîne une

74 Réfractions – Recherches et expressions anarchistes, Les conflits, c’est la vie !, t.31, automne 2013.

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nouvelle conception de la politique pensée comme conflit perpétuel entre le sujet politique et
ses objectivations par le biais d’un principe d’unification-séparation incessant. Il ne s’agit pas
de la seule similarité entre les deux philosophes : tous deux ont un intérêt commun à fonder
leurs pensées sur la vie réelle, et non idéelle, en plus d’un intérêt similaire pour la cité
terrestre au détriment de la cité céleste avec comme conséquence une modification de la
conception du temps.

Derrière la figure de Machiavel se cache la personne de Claude Lefort. Dans le parcours


intellectuel de Lefort, il passe de Marx à Machiavel. Initialement marxiste critique, il devient
critique du marxisme, position qu’il développe dans l’antagonisme entre la démocratie et le
totalitarisme. Il faut dire qu’il s’agit pour Abensour de réhabiliter Marx en proposant une
nouvelle lecture de l’œuvre de Marx pouvant répondre à certaines interrogations de la
philosophie contemporaine. D’ailleurs, la conclusion de La démocratie contre l’État
n’interroge-t-il pas, à la lecture de Marx, un possible moment machiavélien contemporain ?

II.

Comme nous venons de le voir, Abensour réaffirme l’intérêt de Marx même pour la
philosophie politique contemporaine et ses questions. Il ne s’agit plus dès lors de choisir entre
Marx et Machiavel, mais bien de montrer les interrogations présentes dans la pensée de Marx
sur la conflictualité et les modes ontologiques de la politique.

Dans le cadre de ce travail, nous avons appris que Marx fait partie des penseurs qui associent
la politique à la domination. Cela ouvre la voie à une concurrence entre deux formules : celle
de la disparition de l’État et celle d’un État ayant subi un principe de réduction et, se faisant, il
perd son caractère de domination. Abensour tout en plaidant pour la seconde formule porte
l’attention sur la lecture de Marx concernant l’État : il défend qu’il faut se saisir réellement de
la question de l’État car il ouvre un espace conflictuel. « C’est pourquoi, en partant de ce
conflit de l’État politique avec lui-même, on peut dégager partout la vérité sociale. »75 Il s’agit
de la différenciation entre le vivre et le bien-vivre, c’est comme excès que la policité se vit.

75 MARX K., 1982, p.344.

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L’auto-constitution continuée du dêmos ou la Constitution communale montrent la sur-
signification de la politique ne se limitant pas l’État, le débordant même. S’il y a bien une
institutionnalisation politique du social chez Marx, elle est pensée par le biais de la réduction
comme un lieu agonistique. C’est le caractère propre de la vraie démocratie.

III.

La démocratie contre l’État est une référence à l’ouvrage de Pierre Clastres La société contre
l’État. Abensour, lecteur de Lefort, est également un lecteur de Clastres76, il connaît donc les
critiques lefortiennes77 à Clastres. En lisant Marx à travers le prisme machiavélien, Abensour
réactive la portée critique marxienne dans la philosophie politique contemporaine. Par le
choix du titre de l’ouvrage, Abensour veut réaffirmer la non-évidence de l’alliance de l’ « État
démocratique ». Il va même plus loin : « si la démocratie est une certaine forme d’institution
politique du social, les tensions, la contradiction même n’apparaissent-elles pas aussitôt entre
la démocratie et l’État ? »78 À l’instar des sociétés dites « primitives », n’y-a-t-il pas la
possibilité de penser le conflit en dehors de cette institutionnalisation ? C’est l’hypothèse
laissée ouverte par l’anarchisme.

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76 ABENSOUR M., L’esprit des lois sauvages. Pierre Clastres ou une nouvelle anthropologie politique,
Paris, Seuil, 1987.
77 LEFORT C., «Dialogue avec Pierre Clastres » in Ecrire à l’épreuve du politique, Paris, Calmann-Lévy,
1997, pp.303-336.
78 ABENSOUR M., 1997, Avant-propos, p.X.

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