Litterature Et Revolution PDF
Litterature Et Revolution PDF
Litterature Et Revolution PDF
[1923] (1964)
Littérature
et révolution
Traduit du russe par Pierre Fran,
Claude Ligny et Jean-Jacques Marie.
Politique d'utilisation
de la bibliothèque des Classiques
Les fichiers (.html, .doc, .pdf., .rtf, .jpg, .gif) disponibles sur le site
Les Classiques des sciences sociales sont la propriété des Classi-
ques des sciences sociales, un organisme à but non lucratif com-
posé exclusivement de bénévoles.
Courriel: [email protected]
à partir de :
Léon TROTSKY
Mise en page sur papier format : LETTRE (US letter), 8.5’’ x 11’’)
Léon TROTSKY
LITTÉRATURE ET RÉVOLUTION (1923)
Traduit du russe par Pierre Frank, Claude Ligny et Jean-Jacques Marie. Paris :
Union générale d’éditions, 1964, 512 pp. Collection 10-18.
Léon Trotsky, Littérature et révolution. [1923] (1964) 5
Première partie.
Littérature et révolution
André Biély
A. Nicolas Kliouiev
B. Serge Essenine
C. Les « Frère Sérapion »
Vsévolod Ivanov
Nicolas Nikitine
D. Boris Pilniak
E. Les écrivains rustiques et ceux qui chantent le moujik
F. Le groupe insinuant « Changement de direction »
G. Le « Néon-Classicisme »
H. Mariette Chaguinian
Deuxième partie.
Divers textes de Léon Trotsky relatifs à l’art,
à la littérature, à des écrivains
1. Léon Tolstoï
2. Un nouveau grand écrivain. Jean Malaquais.
3. À propos du drame de Marcel Martinet
4. Radio, Science, Technique et Société
5. Culture et Socialisme
6. La Révolution étranglée
7. De la Révolution étranglée et de ses étrangleurs. Réponse à M. André Ma-
lraux
8. Une interview de Léon Trotsky sur la « Littérature Prolétarienne »
9. Céline et Poincaré
10. Fontamara
11. Sur une interview d’André Malraux
12. Lettre à Joan London
13. La bureaucratie totalitaire et l’art
14. L’art et la révolution
15. Le Parti et les artistes
16. Pour un art révolutionnaire indépendant
Léon Trotsky, Littérature et révolution. [1923] (1964) 7
INTRODUCTION
Léon Trotsky, 29 juillet 1924.
_______
La situation de l’art peut être définie par les considérations générales suivan-
tes.
Si le prolétariat russe, après la prise du pouvoir, n’avait pas créé sa propre ar-
mée, l’Etat ouvrier aurait cessé de vivre il y a longtemps, et nous ne penserions
pas maintenant aux problèmes économiques, encore moins aux problèmes de la
culture et de l’esprit.
La culture vit de la sève de l’économie, mais il faut plus que le strict nécessai-
re pour que la culture puisse naître, se développer et devenir raffinée. Notre bour-
geoisie s’est asservi la littérature très rapidement à l’époque où elle se fortifiait et
s’enrichissait. Le prolétariat sera capable de préparer la formation d’une culture et
d’une littérature nouvelles, c’est-à-dire socialistes, non par des méthodes de labo-
ratoire, sur la base de notre pauvreté, de notre besoin, de notre ignorance
d’aujourd’hui, mais à partir de vastes moyens sociaux, économiques et culturels.
L’art a besoin de bien-être, d’abondance même. Les journées doivent être plus
chaudes, les roues tourner plus rapidement, les navettes courir plus vite, les écoles
travailler mieux.
nouvelle orientation. Du fait que la bourgeoisie n’existe plus, l’axe ne peut être
que le peuple sans la bourgeoisie. Mais qu’est-ce que le peuple ? Tout d’abord la
paysannerie et, dans une certaine mesure, les petits bourgeois des villes, ensuite
les ouvriers qui ne peuvent être séparés du protoplasme populaire de la paysanne-
rie. C’est cela qu’exprime la tendance fondamentale de tous les « compagnons de
route » 2 de la Révolution. C’est cela qu’on trouve dans la pensée de feu Blok. De
même chez Pilniak, les « Frères Sérapion », les « Imaginistes » qui sont encore
bien vivants. De même encore chez quelques-uns des futuristes (Khlebnikov,
Krouchenikh et W. Kamensky). La base paysanne de notre culture, ou plutôt de
notre manque de culture, manifeste indirectement toute sa force passive.
2 Trotsky emploie ce terme non dans le sens souvent péjoratif qu’il a acquis à
présent, mais dans le sens où le mouvement ouvrier russe l’employa pendant
longtemps à l’égard des intellectuels qui sympathisaient avec lui. (Note des
traducteurs Pierre Franck et Claude Ligny)
Léon Trotsky, Littérature et révolution. [1923] (1964) 10
Il est ridicule, absurde, et même stupide au plus haut point, de prétendre que
l’art restera indifférent aux convulsions de notre époque. Les événements sont
préparés par les hommes, ils sont faits par les hommes, ils réagissent sur les
hommes et les changent. L’art, directement ou indirectement, reflète la vie des
hommes qui font ou vivent les événements. C’est vrai pour tous les arts, du plus
monumental au plus intime. Si la nature, l’amour ou l’amitié n’étaient plus liés à
l’esprit social d’une époque, la poésie lyrique aurait depuis longtemps cessé
d’exister. Un bouleversement profond dans l’histoire, c’est-à-dire un réalignement
des classes dans la société, ébranle l’individualité, situe la perception des thèmes
fondamentaux de la poésie lyrique sous un angle nouveau et sauve ainsi l’art
d’une éternelle répétition.
littérature dont ils représentent la ligne cadette. A présent, ils sont tous en train de
chercher à se mettre davantage à l’unisson de la nouvelle société.
Le futurisme constitue lui aussi, sans aucun doute, un rejeton de la vieille litté-
rature. Mais le futurisme russe n’avait pas atteint son développement complet
dans le cadre de la vieille littérature et n’avait pas subi l’adaptation bourgeoise qui
lui aurait valu d’être officiellement reconnu. Quand éclata la guerre puis la révo-
lution, le futurisme était encore bohème, comme toute nouvelle école littéraire
dans les villes capitalistes. Sous l’impulsion des événements, le futurisme se coula
dans les canaux nouveaux de la révolution. Par la nature même des choses, un art
révolutionnaire ne pouvait en procéder. Mais tout en restant, à certains égards, un
rejeton révolutionnaire bohème de l’art ancien, le futurisme contribue à un degré
plus grand, plus directement et plus activement que toutes les autres tendances, à
la formation de l’art nouveau.
Aussi significatives que puissent être en général les œuvres de certains poètes
prolétariens, leur soi-disant « art prolétarien » ne fait que traverser une période
d’apprentissage. Il sème largement les éléments de la culture artistique, il aide la
classe nouvelle à assimiler les œuvres anciennes, quoique trop en surface. En ce
sens, c’est un des courants qui conduit à l’art socialiste de l’avenir.
partie du tissu vivant de la révolution, apprend à voir celle-ci non du dehors mais
de l’intérieur.
Le tourbillon social ne s’apaisera pas de sitôt. Nous avons devant nous des dé-
cennies de lutte en Europe et en Amérique. Non seulement les hommes et les
femmes de notre génération, mais aussi ceux de la génération à venir seront les
participants, les héros et les victimes de cette lutte. L’art de notre époque sera
entièrement placé sous le signe de la révolution.
Cet art a besoin d’une nouvelle conscience. Il est par-dessus tout incompatible
avec le mysticisme, que celui-ci soit franc ou qu’il se déguise en romantisme, la
révolution ayant pour point de départ l’idée centrale que l’homme collectif doit
devenir le seul maître, et que les limites de sa puissance sont seulement détermi-
nées par sa connaissance des forces naturelles et sa capacité de les utiliser. Cet art
nouveau est incompatible avec le pessimisme, avec le scepticisme, avec toutes les
autres formes d’affaissement spirituel. Il est réaliste, actif, collectiviste de façon
vitale, et empli d’une confiance illimitée en l’avenir.
29 juillet 1924.
Léon TROTSKY.
Léon Trotsky, Littérature et révolution. [1923] (1964) 13
PREMIÈRE PARTIE
Littérature et révolution
_______
Chapitre I
L’art antérieur à la révolution
diatement dans les vers patriotiques extrêmement vulgaires qui parurent lorsque le
développement « organique » du régime du 3 juin fut bouleversé par la catastro-
phe de l’universelle empoignade.
Puis vint Octobre, jalon plus significatif que le règne de l’intelligentsia et qui
marqua en même temps la défaite définitive de celle-ci. Toutefois, bien que vain-
cue et piétinée pour ses péchés passés, sa défunte gloire la faisait délirer à haute
voix. Dans sa conscience le monde était sens dessus dessous. Elle était le repré-
sentant-né du peuple. Dans ses mains se trouvait la pharmacopée de l’histoire. Les
bolcheviks opéraient avec l’opium des Chinois et les bottes des Lettons. Ils ne
pourraient pas durer longtemps contre le peuple.
Les toasts de Nouvel an des intellectuels émigrés avaient pour thème : « L’an
prochain à Moscou. » Vicieuse stupidité ! Cafouillage ! Il devint vite évident que
s’il était en effet impossible de gouverner contre la volonté du peuple, il n’était
nullement impossible de gouverner contre les intellectuels émigrés, et même de
gouverner avec succès, quoi qu’en pensât un émigré.
lourdement et sans cesse comme avec un bélier. Pas le temps d’assimiler les faits,
de les recréer en images, et de trouver l’expression verbale de ces images ! Certes
nous avons les Douze de Blok, et plusieurs œuvres de Maïakovsky. C’est quelque
chose, un dépôt modeste mais non un paiement au compte de l’histoire, pas même
un commencement de paiement. L’art s’est révélé impuissant, comme toujours au
début d’une grande époque. Les poètes, qui n’avaient pas été appelés au sacrifice
divin, se révélèrent, comme on pouvait s’y attendre, les plus insignifiants de tous
les enfants insignifiants de la terre 4 . Les symbolistes, les parnassiens, les acméis-
tes, qui avaient plané au-dessus des passions et des intérêts sociaux, comme dans
les nuages, se retrouvèrent à Ekaterinodar avec les Blancs, ou dans l’état-major du
maréchal Pilsudsky. Inspirés par une puissante passion wrangelienne, ils nous
anathémisaient en vers et en prose.
Les plus sensibles et, dans une certaine mesure, les plus prudents, se taisaient.
Dans un récit intéressant, Mariette Chaguinian raconte comment, pendant les
premiers mois de la Révolution, elle enseigna le tissage dans la région du Don.
Elle n’eut pas seulement à quitter sa table de travail pour le métier à tisser, elle
dut aussi se quitter elle-même pour se perdre complètement. D’autres plongèrent
dans le « Proletkult », dans le « Politprosviet » 5 , ou travaillèrent dans les musées
et traversèrent de cette façon les événements les plus terribles et les plus tragiques
que le monde ait jamais vécus. Les années de la Révolution devinrent les années
d’un silence presque complet de la poésie. Ce n’était pas tout à fait à cause du
manque de papier. Si l’on ne pouvait être imprimé alors, on pourrait l’être main-
tenant. Il n’était pas inévitable que la poésie fût favorable à la Révolution, elle
aurait pu être contre elle. Nous connaissons la littérature des émigrés. C’est un
zéro absolu. Mais notre propre littérature, elle non plus, ne nous a rien donné qui
soit adéquat à l’époque.
*
* *
Après Octobre, les hommes de lettres voulurent prétendre que rien de particu-
lier n’avait eu lieu et que cette période en général ne les concernait pas. Mais il
advint qu’Octobre commença à se manifester en littérature, à légiférer à son sujet
et à vouloir la régir, à la fois d’un point de vue administratif et dans un sens plus
profond. Une importante partie des hommes de la vieille littérature se trouva —
non de façon fortuite — hors des frontières, et il advint ainsi qu’ils firent faillite,
littérairement parlant. Bounine existe-t-il ? On ne peut pas dire que Merejkovsky
ait cessé d’exister puisqu’il n’a jamais existé. Et Kouprine, et Balmont et même
Tchirikov ? Et la revue Jar Ptitza * ou les recueils Spolokhi ** ? Et d’autres édi-
tions dont la principale caractéristique littéraire réside dans la préservation de
l’orthographe ancienne ? Tous, sans exception, comme dans le récit de Tchékhov,
gribouillent le livre des réclamations de la gare de Berlin. Il passera du temps
avant que le train pour Moscou soit prêt ; en attendant, les voyageurs expriment
leurs émotions. Dans les recueils provinciaux Spolokhi, les belles lettres sont re-
présentées par Nemirovitch-Dantchenko, Amphiteatrov, Tchirikov, Pervoukhine
et autres nobles cadavres, à supposer qu’ils aient jamais existé. Alexis Tolstoï
montre quelques signes de vie, pas très visibles à vrai dire, mais qui suffisent à
l’exclure du cercle enchanté des sauveurs de l’orthographe ancienne et de cette
clique de tambours en retraite.
Ne voilà-t-il pas une petite leçon pratique de sociologie sur le thème : il est
impossible de tromper l’histoire ?
Abordons le sujet de la violence. La terre a été prise, les usines, les dépôts
bancaires ; les coffres furent ouverts ; mais qu’est-il advenu des talents et des
idées ? Ces valeurs impondérables n’ont-elles pas été exportées en telle quantité
qu’on pouvait s’inquiéter du sort de la « culture russe », comme le fit notamment
son aimable psalmiste, Maxime Gorki ? Pourquoi rien n’est-il sorti de tout cela ?
Pourquoi les émigrés ne peuvent-ils montrer un nom ou un livre de quelque va-
leur ? Parce que l’on ne peut pas piper l’histoire ou la vraie culture (qui n’est pas
celle du psalmiste). Octobre est entré dans les destinées du peuple russe comme
un événement décisif, donnant à toute chose une signification et une valeur pro-
pres. Le passé a aussitôt reculé, fané et languissant, et l’art ne peut revivre que du
* L’Oiseau de Feu.
** Le Tocsin
Léon Trotsky, Littérature et révolution. [1923] (1964) 19
Sur un plan plus relevé, mais plus terne, se tient Aldanov. Ce serait plutôt un
K. D. 7 , c’est-à-dire un Pharisien. Aldanov appartient à ces sages qui font dans le
scepticisme élevé (pas de cynisme, oh non !). Rejetant le progrès, ils sont prêts à
accepter la théorie puérile des cycles historiques de Vico, personne, en général,
n’étant plus superstitieux que les sceptiques. Les Aldanov ne sont pas des mysti-
ques au plein sens du terme. Ils n’ont pas leur propre mythologie positive ; le
scepticisme politique leur donne seulement un prétexte pour regarder tout phéno-
mène politique du point de vue de l’éternité. Cela leur donne un style spécial,
avec un zézaiement très aristocratique.
Les Aldanov prennent assez au sérieux leur grande supériorité sur les révolu-
tionnaires en général et sur les communistes en particulier. Il leur semble que
nous ne comprenons pas ce qu’ils comprennent. Pour eux la Révolution est venue
de ce que les intellectuels ne sont pas tous passés par cette école du scepticisme
politique et de style littéraire qui forme le capital spirituel des Aldanov.
Dans leurs loisirs d’émigrés, ils dénombrent les contradictions qui émaillent
les discours et les déclarations des dirigeants soviétiques (pourquoi n’y en aurait-
il pas ?), les phrases mal construites des éditoriaux de la Pravda (il faut reconnaî-
tre qu’il y en a pas mal), et, au bout du compte, le mot stupidité (la nôtre) contras-
te avec celui de sagesse (la leur) dans les pages qu’ils écrivent. Ils ont été aveu-
gles à la marche de l’histoire, ils n’ont rien prévu, ils ont perdu leur pouvoir et
avec lui leur capital, mais tout s’explique par d’autres raisons, notamment entre
nous 8 par la vulgarité du peuple russe. Les Aldanov se considèrent avant tout
comme des stylistes, parce qu’ils ont dépassé les phrases embrouillées de Miliou-
kov et l’arrogante phraséologie avocassière de son associé Hessen. Leur style,
tout au plus timide, sans accent ni caractère, convient admirablement à l’usage
littéraire de gens qui n’ont rien à dire. Leur façon suffisante de parler, dépourvue
de contenu, la mondanité de leur esprit et de leur stylo…, ignorées de notre vieille
intelligentsia, fleurissaient déjà dans la période d’entre les révolutions (1907-
1917). Mais ils ont encore appris en Europe et ils écrivent de petits livres, ils sont
ironiques, ils se souviennent, ils bâillent un peu mais, par politesse, étouffent leurs
bâillements. Ils citent en diverses langues, font des prédictions sceptiques qu’ils
contredisent aussitôt. Cela paraît tout d’abord amusant, puis ennuyeux et, à la fin,
dégoûtant. Quel charlatanisme de phrases impudentes, quel dévergondage livres-
que, quelle servilité intellectuelle !
Comme on le voit, l’Espagnol n’est pas fier. En avant, général ! Les généraux
(et même les amiraux) marchèrent. Le malheur, c’est qu’ils ne sont jamais arrivés.
*
* *
Combien de recueils de poèmes ont paru ! Certains ornés de noms qui sonnent
bien ! Ils ont de petites pages avec des lignes courtes, dont aucune n’est mauvaise.
Elles sont enchaînées en poèmes dans lesquels il y a vraiment un peu d’art, et
même l’écho d’un sentiment autrefois éprouvé. Mais, pris ensemble, ces livres
sont tout aussi superflus pour l’homme moderne d’après Octobre qu’un chapelet
pour un soldat sur le champ de bataille. La perle de cette littérature de renoncia-
tion, de cette littérature de pensées et sentiments mis au rebut, est le gros recueil
bien pensant Streletz dans lequel les poèmes, articles et lettres de Sologoub, Ro-
zanov, Belenson, Kouzmine, Hollerbakh et autres, sont imprimés à trois cents
exemplaires numérotés. Un roman sur la vie à Rome, des lettres sur le culte éroti-
que du bœuf Apis, un article sur Sainte Sophie — la terrestre et la céleste ! Trois
cents copies numérotées… quel crève-cœur, quelle désolation !
Et bientôt vous serez poussés vers la vieille étable avec un gourdin, ô peuple
irrespectueux des choses saintes (Zinaïda Hippius 9 , Derniers poèmes, 1914-
1918). Bien sûr, ce n’est pas de la poésie, mais quel talent de journaliste ! A quel-
le inimitable tranche de vie aboutit cet effort de la poétesse décadente pour manier
un gourdin (en vers !). Quand Zinaïda Hippius menace le peuple du fouet « pour
l’éternité », elle exagère, évidemment, mais elle veut faire comprendre que ses
malédictions bouleverseront les cœurs à travers les âges. Dans cette exagération,
tout à fait excusable en raison des circonstances, on peut voir clairement la nature
de l’auteur. Hier encore elle était une dame de Pétrograd, languissante, riche de
talents, libérale, moderne. Tout à coup, cette dame si pleine de ses propres raffi-
nements découvre la noire ingratitude de la foule « en souliers ferrés » et, offen-
sée dans son saint des saints, elle transforme sa rage impuissante en un cri strident
de femme (toujours en vers). Vraiment si son cri ne bouleverse pas les cœurs, il
suscitera l’intérêt. Dans cent ans, l’historien de la Révolution russe soulignera
peut-être comment un soulier ferré, écrasant le petit orteil lyrique d’une dame de
Pétrograd, révéla la vraie sorcière possédante sous le masque chrétien décadent,
mystique et érotique. Et Zinaïda Hippius, la vraie sorcière, fait des poèmes supé-
rieurs à ceux des autres, plus achevés, mais plus « neutres », c’est-à-dire morts.
Ne parlons pas seulement des « vieux » qui ont survécu à Octobre. II existe
aussi, en marge d’Octobre, un groupe de jeunes littérateurs et poètes. Je ne sais
pas de façon très sûre combien jeunes sont ces jeunes, mais, en tout cas, avant la
guerre et avant la Révolution, ou bien ils étaient des débutants, ou bien ils
n’avaient pas encore commencé. Ils écrivent des nouvelles, des romans, des poè-
mes, avec cet art pas très individualisé qui avait cours naguère. C’est ainsi
qu’alors on se faisait reconnaître. La Révolution, (« le soulier ferré ») a broyé
leurs espoirs. Ils laissent croire, dans la mesure où ils le peuvent, que rien en fait
ne s’est produit, et dans leurs vers et proses dénués d’originalité ils expriment une
arrogance blessée. Toutefois, de temps à autre, ils soulagent leurs âmes en faisant
secrètement un pied de nez.
Le chef de tout ce groupe est Zamiatine, l’auteur des Insulaires 10 . À vrai dire
il a pris pour sujet les Anglais. Zamiatine les connaît et les peint assez bien dans
une série d’esquisses, mais du dehors, comme un observateur étranger doué mais
pas très exigeant. Sous le même titre, il a placé des esquisses de Russes « insulai-
res », membres de cette intelligentsia qui vit sur une île au milieu de l’océan
étranger et hostile de la réalité soviétique. Ici, Zamiatine est plus subtil, mais pas
plus profond. Après tout, il est lui-même un « insulaire » et même d’une très peti-
te île de la Russie actuelle. Qu’il écrive sur les Russes de Londres ou sur les An-
glais de Léningrad, Zamiatine reste un émigré de l’intérieur. Par son style, quel-
que peu guindé, qui exprime les bonnes manières littéraires qui lui sont propres
(et confinent au snobisme), Zamiatine paraît avoir été créé pour enseigner des
cercles de jeunes « insulaires », éclairés et stériles * .
Les « Insulaires » les plus avouables sont les membres du groupe du Théâtre
d’Art de Moscou. Ils ne savent que faire de leur haute technique ni d’eux-mêmes.
Ils considèrent tout ce qui se passe autour d’eux comme hostile ou, au moins
étrange. Pensez donc : ces gens vivent dans l’esprit du théâtre de Tchékhov. Les
Trois Sœurs et l’Oncle Vania aujourd’hui ! Pour laisser passer le mauvais temps
— le mauvais temps ne dure pas longtemps — ils jouèrent la Fille de Madame
Angot qui, en dehors de toute autre considération, leur donna une petite occasion
de fronder les autorités révolutionnaires. Maintenant, ils dévoilent à l’Européen
blasé et à l’Américain qui achète tout, combien était beau le verger de la vieille
Russie féodale et combien raffinés et langoureux étaient ses théâtres. Belle et no-
ble troupe moribonde d’un bijou de théâtre ! La très douée Akhmatova 11 n’y
appartient-elle pas ?
La « Guilde des poètes » comprend les versificateurs les plus éclairés ; ils
connaissent la géographie, savent distinguer le rococo du gothique, s’expriment
en français et sont au plus haut degré des adeptes de la culture. Ils pensent, à juste
titre, que « notre culture a encore un faible zézaiement enfantin » (Georges Ada-
movitch). Un vernis superficiel ne saurait les séduire. « Le poli extérieur ne peut
prendre la place de la vraie culture » (Georges Ivanov). Leur goût est suffisam-
* Ceci était écrit quand je fis connaissance d’un groupe de poètes qui
s’appellent eux-mêmes « Insulaires » (Tikhonov et autres). Mais on entend
chez eux des notes vivantes, et du moins chez Tikhonov des notes jeunes, fraî-
ches et prometteuses. D’où vient cette appellation exotique ?
11 Anna Akhmatova, née en 1888, est la plus grande poétesse russe actuelle. Elle
n’émigra pas, mais ne composa jamais avec le régime. De 1923 à 1940, elle
choisit le silence, pour ne recommencer à écrire que pendant la guerre. Elle fut
la principale victime, avec Zoschenko, du jdanovisme en 1948, et elle se tut de
nouveau jusqu’à la mort de Staline.
Léon Trotsky, Littérature et révolution. [1923] (1964) 25
ment bon pour admettre qu’Oscar Wilde est, après tout, un snob, non un poète, ce
sur quoi on ne peut être en désaccord avec eux. Ils méprisent ceux qui n’accordent
pas de valeur à une « école », c’est-à-dire à une discipline, à un savoir, à une aspi-
ration, et un tel péché ne nous est pas étranger. Ils polissent très soigneusement
leurs poèmes. Plusieurs parmi eux, Otsup, par exemple, ont du talent. Otsup est un
poète du souvenir, du drame et de l’inquiétude. A chaque pas il retombe dans le
passé. La seule chose qui constitue pour lui la « joie de vivre », c’est la mémoire.
« J’ai même trouvé une place pour moi : observateur poète et bourgeois tirant ma
vie de la mort », dit-il avec une tendre ironie. Mais son inquiétude n’est pas hysté-
rique, presque harmonieuse au contraire ; c’est celle d’un Européen maître de soi
et, ce qui est vraiment réconfortant, une inquiétude tout à fait cultivée, sans aucun
élancement mystique. Mais pourquoi la poésie de tous ces gens-là ne fleurit-elle
pas ? Parce qu’ils ne créent pas la vie, ne participent pas à la sécrétion de ses hu-
meurs et sentiments, parce qu’ils sont seulement des écrémeurs tardifs, les épigo-
nes d’une culture nourrie du sang des autres. Ce sont des imitateurs cultivés et
même exquis, des échos sonores, ayant beaucoup lu, doués, mais rien de plus.
Sous le masque d’un citoyen du monde civilisé, le noble Versilov fut en son
temps le pique-assiette le plus éclairé de la culture étrangère. Il avait un goût en-
gendré par plusieurs générations de la noblesse. Il se trouvait quasiment chez lui
en Europe. Avec condescendance ou avec un mépris ironique, il regardait de son
haut le séminariste radical qui citait Pissarev, ou qui prononçait le français avec
un accent provincial et dont les manières… bref, ne parlons pas de manières.
Pourtant, ce séminariste de 1860, comme son successeur de 1870 bâtirent la cultu-
re russe dans le temps où Versilov se révélait définitivement comme le plus stérile
des écrémeurs de la culture.
Les K.D. russes, ces libéraux bourgeois tardifs du début du XXe siècle, sont
forts imbus de respect et même de craintive dévotion pour la culture, ses fonda-
tions stables, ses formes et son arôme, quoique par eux-mêmes ils ne soient rien
d’autre que des zéros. Retournez-vous, mesurez le mépris sincère avec lequel ces
K.D. regardèrent le bolchevisme du haut de leur culture d’écrivains ou d’avocats
professionnels, et comparez-le au mépris que l’histoire a montré pour ces mêmes
K.D. De quoi s’agit-il ? C’est le cas même de Versilov, transposé simplement au
niveau des préoccupations d’un professeur bourgeois. La culture des K.D. s’est
révélée le simple reflet tardif de cultures étrangères sur le sol superficiel de
Léon Trotsky, Littérature et révolution. [1923] (1964) 26
Mais nos K.D., ces imitateurs tardifs du libéralisme, ont tenté de soutirer à
l’histoire, gratuitement, la crème du parlementarisme, de la courtoisie raffinée, de
l’art harmonieux (sur la base solide du profit et de la rente). Etudier les styles in-
dividuels ou collectifs de l’Europe, s’en imprégner ou même les importer, et en-
suite montrer en les empruntant qu’ils n’ont vraiment rien à dire, Adamovitch,
Iretsky et beaucoup d’autres en sont capables. Mais ce n’est pas créer la culture,
c’est simplement en prélever la crème.
Lorsque quelque esthète K.D. fait un long voyage dans un wagon à bestiaux et
vient nous raconter, en grommelant entre ses dents, comment lui, un Européen si
bien élevé, avec le meilleur dentier du monde et une connaissance détaillée de la
technique du ballet égyptien, est contraint par cette révolution de rustres de voya-
ger avec des besaciers pouilleux, on éprouve un haut-le-cœur pour les fausses
dents, pour les techniques du ballet et pour toute cette culture volée aux boutiques
de l’Europe. La conviction commence à grandir que le moindre pou de ce besacier
en haillons est plus important, plus nécessaire pour ainsi dire, dans le mécanisme
de l’histoire, que cet égoïste soigneusement cultivé et totalement stérile.
Avant guerre, alors que les écrémeurs de culture ne s’étaient pas encore mis à
quatre pattes pour hurler patriotiquement, commençait à se développer chez nous
un style journalistique. Certes, Milioukov continuait à marmonner de façon pro-
lixe et à scribouiller des éditoriaux de parlementaire professionnel ; son éditeur
Léon Trotsky, Littérature et révolution. [1923] (1964) 27
Vient ensuite une autre catégorie, les ralliés 12 . C’est un terme de politique
française. Furent ainsi désignés les anciens royalistes qui firent la paix avec la
République. Ils abandonnèrent la lutte pour le roi, même leurs espoirs en lui, et
traduisirent loyalement leur royalisme en langage républicain. Aucun d’entre eux
n’aurait pu écrire la Marseillaise, même si elle n’avait jamais été écrite aupara-
vant, et il est douteux qu’ils aient chanté avec enthousiasme ses strophes contre
les tyrans. Mais ces ralliés vivaient et laissaient vivre. Il y a nombre de ces ralliés
parmi les poètes, artistes et acteurs d’aujourd’hui. Ils ne calomnient pas et
n’injurient pas ; au contraire, ils acceptent l’état de choses, mais en termes géné-
raux et « sans en assumer la responsabilité ». Là où il convient, ils sont diplomati-
quement silencieux ou passent « loyalement » à côté des choses ; en général, ils
sont patients et participent, dans la mesure où ils le peuvent. Je ne fais pas allu-
sion au groupe « Changement de direction » qui a sa propre idéologie. Je parle
seulement des tranquilles philistins de l’art, de ses fonctionnaires ordinaires, sou-
vent non dépourvus de talent. Ces ralliés, nous en trouvons partout, même parmi
les peintres de portraits ; ils peignent des portraits « soviétiques », et ce sont par-
fois de grands artistes. Ils ont de l’expérience, du savoir-faire, tout ce qu’il faut.
Pourtant les portraits ne sont pas reconnaissables. Pourquoi ? Parce que l’artiste
ne porte pas d’intérêt profond à ses sujets, il n’a pas d’affinité intellectuelle avec
eux, il peint un bolchevik russe comme il avait l’habitude de peindre une carafe
ou un navet pour l’Académie, et peut-être avec plus d’indifférence encore.
Je ne donne pas de noms, parce qu’ils forment toute une classe. Ces ralliés
n’arrachent pas au ciel les étoiles et n’ont pas inventé la poudre. Mais ils sont
utiles et nécessaires, comme engrais pour la nouvelle culture. Ce qui n’est pas
négligeable.
*
* *
Que l’art qui reste en marge d’Octobre soit asexué, cela apparaît avec éviden-
ce dans le sort réservé aux recherches et trouvailles d’ordre intellectuel ou reli-
gieux qui avaient « fertilisé » le principal courant de la littérature antérieure à la
révolution, c’est-à-dire le symbolisme. Quelques mots à ce sujet sont ici nécessai-
res.
Berdiaïev, par exemple, continue d’accuser ceux qui ne croient pas en Dieu,
ceux qui ne se préoccupent pas d’une vie future, d’être des bourgeois. C’est vrai-
ment amusant. De la courte liaison de cet écrivain avec les socialistes lui est resté
le mot « bourgeois », qu’il applique à l’antéchrist soviétique. Le malheur est que
les ouvriers russes ne sont pas religieux du tout, tandis que les bourgeois sont de-
venus croyants… depuis qu’ils ont perdu leurs propriétés. Un des nombreux in-
On est atterré par la plupart de ces recueils poétiques, surtout ceux des fem-
mes. Ici, vraiment, on ne peut faire un pas sans Dieu. Le monde lyrique
d’Akhmatova, de Zvetaeva 14 , de Radlova et autres poétesses, authentiques ou
prétendues, est extrêmement réduit. Il embrasse la poétesse elle-même, un incon-
nu en chapeau ou porteur d’éperons et, inévitablement, Dieu, sans aucune caracté-
ristique spéciale. Dieu est une tierce personne, très commode et très transportable,
à usage domestique, un ami de la famille qui remplit de temps à autre les devoirs
d’un gynécologue. Comment cet individu, plus très jeune et chargé des commis-
sions personnelles, trop souvent ennuyeuses, d’Akhmatova, de Zvetaeva et des
autres, peut, dans ses moments perdus, diriger les destinées de l’univers, cela est
simplement incompréhensible. Pour Chkapskaïa, si organique, si biologique, si
gynécologique (le talent de Chkapskaïa est réel), Dieu a quelque chose d’un en-
tremetteur et d’une accoucheuse, c’est-à-dire tous les attributs d’une mauvaise
langue toute-puissante. Si une note subjective peut être autorisée ici, nous concé-
derions volontiers que ce Dieu féminin, aux fortes hanches, s’il n’est pas très im-
posant, est beaucoup plus sympathique que le poussin couvé par la philosophie
mystique d’au-delà des étoiles.
Comment ne pas arriver enfin à la conclusion que la tête normale d’un philis-
tin éduqué est une poubelle dans laquelle l’histoire jette en passant la coquille et
les déchets de ses diverses réalisations ? Nous y voyons l’Apocalypse, Voltaire et
Darwin, le Livre des Psaumes, la philologie comparative, la table de multiplica-
tion et le cierge. Un ragoût honteux qui fait regretter l’ignorance de l’homme des
cavernes. L’homme, le « roi de la nature » qui veut infailliblement « servir », re-
mue la queue en entendant la voix de son « âme immortelle » ! A l’examen, la
prétendue âme se révèle un « organe » beaucoup moins parfait et moins harmo-
nieux que l’estomac ou le rein : « l’immortelle » a de nombreux appendices rudi-
mentaires et des poches remplies de toutes sortes d’humeurs gangréneuses, causes
continuelles de démangeaisons et d’ulcères spirituels. Parfois ceux-ci crèvent en
rimes qui sont alors livrées comme poésie individualiste et mystique, imprimée en
plaquettes.
*
* *
Mais rien, peut-être, n’a révélé de façon aussi intimement convaincante la va-
cuité et la putréfaction de l’individualisme intellectuel que la canonisation univer-
selle dont Rozanov 15 est aujourd’hui l’objet : philosophe « génial », et prophète,
et poète, et aussi, en passant, chevalier de l’esprit. Et pourtant, Rozanov fut un
15 Vassily Rozanov, né en 1856, mort près de Moscou en 1919, fut un des per-
sonnages les plus curieux et l’un des écrivains les plus originaux de son
temps.
Léon Trotsky, Littérature et révolution. [1923] (1964) 32
salaud notoire, un poltron, un parasite et une âme de laquais. Telle était sa vérita-
ble essence, et son talent se limitait à l’expression de cette essence.
16 Affaire Beiliss : procès à sensation, qui eut lieu en 1912, et où des Juifs furent
accusés de meurtre rituel. Ce procès fut le signal d’une vague de sanglants po-
groms, que la police encouragea en sous-main. Dans cette atmosphère, Roza-
nov jugea bon de publier, dans une feuille d’extrême-droite, des articles où il
affirmait que la religion juive exigeait le sacrifice d’innocents.
Léon Trotsky, Littérature et révolution. [1923] (1964) 33
*
* *
Une catastrophe, qu’elle soit personnelle ou sociale, est toujours une excellen-
te pierre de touche, car elle révèle de façon infaillible les liaisons personnelles ou
sociales véritables. A la suite d’Octobre, l’art qui l’a précédé, et qui devint pres-
que entièrement contre-révolutionnaire, a montré sa liaison indissoluble avec les
classes dirigeantes de la vieille Russie. Les choses sont si claires maintenant
qu’on n’a même pas besoin de les montrer du doigt. Le propriétaire foncier, le
capitaliste, le général en uniforme ou en civil émigrèrent avec leur avocat et leur
poète. Ils décidèrent tous alors que la culture avait péri. Évidemment, le poète
s’était considéré jusqu’alors comme indépendant du bourgeois, et il s’était même
querellé avec lui. Mais lorsque le problème fut posé avec le sérieux de la révolu-
tion, le poète se révéla immédiatement un parasite jusqu’à la moelle des os. Cette
leçon historique sur l’art « libre » se développa parallèlement à la leçon sur les
autres « libertés » de la démocratie, cette démocratie qui balayait sur les arrières
de Youdenitch. Aux âges modernes, l’art, à la fois individuel et professionnel, à la
différence du vieil art populaire collectif, croît dans l’abondance et les loisirs des
classes dirigeantes et reste entretenu par elles. L’élément de prostitution qui était
presque invisible lorsque les rapports sociaux n’étaient pas perturbés, fut mis
crûment à nu quand la hache de la Révolution abattit les vieux piliers. La psycho-
logie du parasitisme et de la prostitution n’est du tout équivalente à celle de la
soumission, de la politesse ou du respect. Au contraire, elle implique des querelles
très sévères, des explosions, des menaces de rupture totale, mais seulement des
menaces. Foma Fomiteh Opiskine 18 , le type classique du vieux parasite noble,
« avec psychologie », se trouvait presque toujours dans un état d’insurrection do-
18 Personnage de Dostoïevsky.
Léon Trotsky, Littérature et révolution. [1923] (1964) 35
mestique. Mais si je me rappelle bien, il ne s’en alla jamais plus loin que la der-
nière grange. C’est évidemment très rude et, en tout cas, impoli, de comparer
Opiskine avec les académiciens et les presque classiques Bounine, Merejkovsky,
Zinaïda Hippius, Kotliarevsky, Zaitzev, Zamiatine et autres. Mais il faut chanter
la chanson de l’histoire telle qu’elle est. Ils se sont révélés des prostitués et des
parasites. Et bien que certains d’entre eux protestent là-contre d’une manière vio-
lente, la majorité des émigrés de l’intérieur, en partie à cause des circonstances
sur lesquelles ils n’ont aucun contrôle, et surtout, on doit le penser, à cause de leur
tempérament, sont simplement tristes que leur état de prostitués ait été tari à la
source, et leur mélancolie s’épuise en réminiscences, en expériences rabâchées.
ANDRÉ BIÉLY
ser. Cependant, Biély, qui est tant adonné aux détails qu’il nous raconte sa traver-
sée d’un canal comme s’il s’agissait pour le moins de la scène du Jardin de Geth-
sémani vue de ses propres yeux, sinon du sixième jour de la Création, ce même
Biély, dès qu’il touche à son anthroposophie, devient bref et succinct ; il préfère la
figure du silence. La seule chose dont il nous informe est que « ce n’est pas moi
mais le Christ en moi qui est moi », et aussi que « nous sommes nés en Dieu, nous
mourrons en Christ et le Saint-Esprit nous ressuscitera ». C’est réconfortant mais
réellement pas très clair. Biély ne s’exprime pas de façon plus populaire en raison
d’une crainte fondamentale : celle de tomber dans le concret théologique qui se-
rait trop risqué. En effet, le matérialisme piétine invariablement toute croyance
ontologique positive conçue à l’image de la matière, aussi fantastiquement trans-
formée que celle-ci puisse l’être au cours du processus. Si vous êtes croyant, ex-
pliquez donc quelle sorte de plumes ont les anges, et de quelle substance sont les
queues des sorcières. Craignant ces questions légitimes, les gentlemen spiritualis-
tes ont tellement sublimé leur mysticisme qu’à la fin l’existence céleste sert de
pseudonyme ingénieux à l’inexistence. Alors, à nouveau effrayés (vraiment, il n’y
avait pas du tout lieu de s’engager là-dedans), ils retombent sur le catéchisme. Et
ainsi, entre un morne vide céleste et une liste de valeurs théologiques, va la végé-
tation spirituelle des mystiques de l’anthroposophie et de la foi philosophique en
général. Biély tente opiniâtrement, mais sans succès, de masquer son vide par une
orchestration sonore et par des mètres forcés. Il s’efforce de s’élever de façon
mystique au-dessus de la Révolution d’Octobre, il s’efforce même de l’adopter en
passant, lui donnant une place parmi les choses de la terre, lesquelles cependant
ne sont autres pour lui, suivant ses propres termes, que des « stupidités ».
Échouant dans cette tentative — et comment aurait-il pu ne pas échouer ? — Bié-
ly se met en colère. Le mécanisme psychologique de ce processus est aussi simple
que l’anatomie d’un pantin : quelques trous et quelques ressorts. Mais des trous et
des ressorts de Biély sort l’Apocalypse, non l’Apocalypse générale, mais son apo-
calypse particulière, celle d’André Biély. « L’esprit de vérité m’oblige à exprimer
mon attitude envers le problème social. Eh bien, heu… vous savez, ainsi… Vou-
lez-vous du thé ? Quoi, il n’y a pas d’homme commun aujourd’hui. En voici un, je
suis l’homme commun ! » Manque de goût ? Oui, une grimace forcée, une niaise-
rie sèche. Et cela devant un peuple qui a vécu une révolution ! Dans sa très arro-
gante introduction à sa non-épique Épopée, André Biély accuse notre époque so-
viétique d’être « terrible pour les écrivains qui se sentent appelés à de grands
Léon Trotsky, Littérature et révolution. [1923] (1964) 40
C’est notre Russie qui est à présent une toile si gigantesque qu’il faudra des
siècles pour la peindre. De là, des sommets de nos étendues révolutionnaires, par-
tent les sources d’un art nouveau, d’un point de vue nouveau, de nouvelles chaî-
nes de sentiments, d’un nouveau rythme des pensées, d’une nouvelle lutte pour les
mots. Dans cent, deux cents ou trois cents ans, on découvrira avec émotion ces
sources de l’esprit humain libéré et… on trébuchera sur le « rêveur » qui se dé-
tourna de la « boîte à bonbons » de la Révolution et qui lui demanda des moyens
matériels pour décrire comment il fuit la Grande Guerre, en Suisse, et comment,
jour après jour, il captura dans son âme immortelle certains petits insectes et les
étendit sur son ongle « sous le dôme du temple de Jean ».
Dans cette même épopée, Biély déclare que les « fondements de la vie quoti-
dienne sont pour lui des stupidités ». Et ce, face à une nation qui saigne pour
changer les fondements de la vie quotidienne. Oui, certainement ni plus ni moins
Léon Trotsky, Littérature et révolution. [1923] (1964) 41
que des stupidités ! Et il demande le payok 21 , non le payok ordinaire, mais celui
qui est proportionné aux grandes toiles. Et il s’indigne que l’on ne se hâte pas de
le lui donner. Ne semblerait-il pas que cela paie réellement d’obscurcir l’état de
l’âme chrétienne par des « stupidités » ? Sans doute, il n’est pas, c’est le Christ
qui est en lui. Et il renaîtra dans le Saint-Esprit. Pourquoi donc, ici, parmi nos
stupidités terrestres, répandre sa bile sur une page imprimée pour un payok insuf-
fisant ? La piété anthroposophique ne le libère pas seulement du goût artistique,
mais aussi de la pudeur sociale.
21 Payok : ration. Il s’agit ici de la ration que l’État allouait aux travailleurs des
villes pendant la famine.
Léon Trotsky, Littérature et révolution. [1923] (1964) 42
Chapitre II
Les « compagnons de route »
littéraires de la révolution
La littérature qui se situe hors d’Octobre, telle que nous l’avons caractérisée
dans le premier chapitre est, en réalité, dès à présent une affaire dépassée. Tout
d’abord, les écrivains se placèrent dans une opposition active vis-à-vis de la révo-
lution et dénièrent tout caractère artistique à ce qui était lié à elle, pour les mêmes
raisons que les maîtres refusaient d’instruire les enfants de la Russie révolution-
naire. Cette distance à l’égard de la révolution qui caractérisait la littérature était
non seulement le reflet de l’aliénation profonde qui séparait les deux mondes,
mais aussi l’instrument d’une politique active de sabotage de la part des artistes.
Cette politique se détruisit d’elle-même. L’ancienne littérature a perdu, non telle-
ment ses velléités, mais bien ses possibilités.
Les écrivains qui viennent d’être mentionnés sont, pour la plupart, très jeu-
nes : ils ont entre vingt et trente ans. Ils n’ont aucun passé pré-révolutionnaire, et
s’ils ont dû rompre avec quelque chose, ce fut tout au plus avec des bagatelles.
Leur physionomie littéraire, et plus généralement intellectuelle, a été créée par la
révolution, selon l’angle où elle les a touchés, et, chacun à sa manière, ils l’ont
tous acceptée. Mais, dans ces acceptations individuelles se trouve un trait com-
mun qui les sépare nettement du communisme, et qui menace constamment de les
y opposer. Ils ne saisissent pas la révolution dans son ensemble, et l’idéal com-
muniste leur est étranger. Ils sont tous plus ou moins enclins à mettre leurs espoirs
dans le paysan, par-dessus la tête de l’ouvrier. Ils ne sont pas les artistes de la
révolution prolétarienne, mais les « compagnons de route » artistiques de celle-ci,
dans le sens où ce mot était employé par l’ancienne social-démocratie. Si la litté-
rature située hors de la Révolution d’Octobre, contre-révolutionnaire dans son
essence, est la littérature moribonde de la Russie terrienne et bourgeoise, la pro-
duction littéraire des « compagnons de route » constitue en quelque sorte un nou-
veau populisme soviétique, dépourvu des traditions des narodniki d’autrefois et
aussi, jusqu’à présent, de toute perspective politique. Pour un « compagnon de
route », la question se pose toujours de savoir jusqu’où il suivra. On ne peut y
répondre par avance, pas même approximativement. Plus que des qualités person-
nelles de tel ou tel « compagnon de route », la réponse dépendra essentiellement
du cours objectif des choses, dans les dix années à venir.
quent chez Blok ; en outre nous avons affaire ici à des souvenirs qui, comme cha-
cun sait, ne sont pas toujours exacts. Mais la vraisemblance interne, et la signifi-
cation de cette phrase la rendent plausible. Les bolcheviks empêchent l’écrivain
de se sentir comme un maître, parce qu’un maître doit avoir en lui un pôle organi-
que indiscutable ; les bolcheviks ont déplacé le pôle principal. Des « compagnons
de route » de la révolution — car Blok aussi fut un « compagnon de route » et les
« compagnons de route » constituent à présent un secteur très important dans la
littérature russe — aucun ne porte le pôle en lui-même. C’est pourquoi nous ne
connaissons encore qu’une période préparatoire à une nouvelle littérature, avec
seulement des études, des esquisses, des essais ; une maîtrise accomplie, avec une
direction sûre d’elle-même, est encore à venir.
NICOLAS KLIOUIEV
La poésie bourgeoise, bien entendu, n’existe pas, parce la poésie, art libre,
n’est pas au service d’une classe.
C’est précisément avec Kliouiev que nous voyons une fois de plus combien
essentielle est la méthode sociale en matière de critique littéraire. On nous dit que
l’écrivain commence là où commence l’individualité, et que par conséquent la
source de son esprit créateur est son âme unique, non sa classe. Il est vrai que sans
individualité, il ne peut y avoir d’écrivain. Mais si l’individualité du poète, et cette
Léon Trotsky, Littérature et révolution. [1923] (1964) 45
individualité seule se trouvait révélée dans son œuvre, quel serait donc l’objet de
l’art ?
Enlevez à Kliouiev son caractère paysan, non seulement son âme sera orpheli-
ne, mais il n’en restera strictement rien. Car l’individualité de Kliouiev est
l’expression artistique d’un paysan indépendant, bien nourri, cossu, aimant égoïs-
tement sa liberté. Tout paysan est un paysan, mais tout paysan ne sait pas
s’exprimer. Un paysan sachant exprimer, dans la langue d’une nouvelle technique
artistique, soi-même et son monde qui se suffit à lui-même, ou plutôt, un paysan
Léon Trotsky, Littérature et révolution. [1923] (1964) 46
qui a conservé son âme paysanne à travers la formation bourgeoise est une grande
individualité, et tel est Kliouiev.
Kliouiev n’est pas de l’école rustique ; il ne chante pas le moujik. Ce n’est pas
un populiste, c’est un véritable paysan, ou presque. Son attitude spirituelle est
vraiment celle d’un paysan ; plus précisément, d’un paysan du Nord. Kliouiev est
individualiste, comme un paysan ; il est son propre maître, il est son propre pro-
phète. Il a la terre sous les pieds, et le soleil au-dessus de la tête. Un paysan, pro-
priétaire cossu, a du blé dans sa grange, des vaches laitières dans son étable, des
girouettes ciselées au faîte de son toit. Il aime à se vanter de sa maison, de son
bien-être et de sa gestion avertie, tout comme Kliouiev le fait de son talent et de
ses manières poétiques. Il est tout aussi naturel de se célébrer que de roter après
un copieux repas, ou de se signer sur la bouche après avoir bâillé.
Léon Trotsky, Littérature et révolution. [1923] (1964) 47
Kliouiev a fait des études. Quand, et lesquelles, nous ne le savons pas, mais il
administre son savoir comme une personne instruite, et aussi comme un avare. Si
un paysan cossu devait, par accident, apporter de la ville un récepteur téléphoni-
que, il le poserait dans l’angle principal de la pièce, non loin de l’icône. De la
même manière, Kliouiev embellit les principaux coins de ses vers avec l’Inde, le
Congo, le mont Blanc ; et comme Kliouiev aime embellir ! Seul un paysan pauvre
ou paresseux se contente d’un joug simplement gratté. Un bon paysan possède un
joug sculpté, peint de plusieurs couleurs. Kliouiev est un bon maître-poète, abon-
damment doté ; il a partout des ciselures, du vermillon, des dorures, des moulures
à tout endroit, et même des brocarts, des satins, de l’argent, et toutes sortes de
pierres précieuses. Tout cela luit, chatoie au soleil, et on peut penser que ce soleil
est le sien, le soleil de Kliouiev, parce que vraiment, dans ce monde il n’y a que
lui, Kliouiev, son talent, la terre sous ses pieds, et le soleil au-dessus de sa tête.
Kliouiev est le poète d’un monde fermé, inflexible en soi, mais d’un monde
qui n’en a pas moins considérablement changé depuis 1861. Kliouiev n’est pas un
Koltzov : un siècle ne s’est pas écoulé en vain. Koltzov est simple, humble et mo-
deste. Kliouiev est complexe, exigeant, ingénieux. Il a apporté sa nouvelle techni-
que poétique de la ville, comme le paysan voisin a pu apporter un phonographe ;
et il utilise la technique poétique comme la géographie de l’Inde, dans le seul but
d’embellir le cadre paysan de sa poésie. Il est bigarré, souvent brillant et expres-
sif, souvent cocasse, avec de gros effets et du clinquant, le tout sur un solide fonds
paysan.
n’aime pas la ville ; il ne reconnaît pas la poésie des villes. Le ton « ami-ennemi »
de ses poèmes, où il presse le poète Kirillov de rejeter l’idée de poésie d’usine et
de rejoindre la sienne, les pinèdes de Kliouiev, la seule source d’art, est très ins-
tructif. Des « rythmes industriels » de la poésie prolétarienne, du principe même
de celle-ci, Kliouiev parle avec le mépris naturel qui vient aux lèvres de tout
paysan « solide » quand il toise le propagandiste du socialisme, l’ouvrier de la
ville sans maison, ou, ce qui est pis, le vagabond. Et quand Kliouiev, avec
condescendance, invite le forgeron à se reposer un moment sur un banc sculpté de
paysan, cela rappelle l’allure de paysan riche et la belle prestance d’Olonets, of-
frant charitablement un morceau de pain au prolétaire affamé dont la famille vit,
depuis plusieurs générations, à Pétrograd, « en haillons des villes, avec des talons
usés sur les pierres des villes ».
che de quelque chose, il ne perdrait pas de temps à chercher ses mots, il mettrait
son contradicteur à terre et s’en vanterait avec force et conviction. Il n’y a pas si
longtemps, Kliouiev engagea une guérilla poétique contre Essénine, qui avait dé-
cidé de mettre habit à queue et haut-de-forme, et qui avait annoncé cela dans ses
poèmes. Kliouiev y vit une trahison de ses origines paysannes et lava la tête du
jeune homme, comme un riche frère aîné tancerait son cadet qui se serait mis en
tête d’épouser une garce des villes et de rejoindre les déclassés.
Kliouiev est ombrageux. Quelqu’un le pria d’éviter les mots sacrés ; Kliouiev
s’en offensa :
On ne sait pas avec certitude s’il est croyant ou non. Son Dieu, soudainement,
crache le sang, tandis que la Vierge se donne à certain Hongrois pour quelques
pièces de métal jaune. Tout cela sonne comme un blasphème ; mais exclure Dieu
de la maison de Kliouiev, détruire le coin sacré où la lumière de la lampe éclaire
un, cadre argenté ou doré, voilà une destruction à laquelle il ne peut consentir.
Sans la lampe d’icônes, le monde est inachevé.
Quand Kliouiev chante Lénine en « vers paysans cachés », il n’est pas facile
de trancher si c’est pour ou contre Lénine. Quelle ambiguïté dans la pensée, le
sentiment, et les mots ! A la base de tout cela se trouve la dualité du paysan, ce
Janus en laptis 22 qui tourne une face vers le passé, une autre vers l’avenir.
Kliouiev se hisse même jusqu’à chanter la Commune. Mais il s’agit tout juste de
chants de glorification, « en l’honneur de ». « Je ne veux pas la Commune sans le
poêle du paysan. » Mais la Commune avec un poêle de paysan, ce n’est pas re-
construire toutes les fondations de la vie selon la raison, le compas et le double-
mètre en mains, c’est toujours le vieux paradis paysan :
22 Chaussons de tille.
Léon Trotsky, Littérature et révolution. [1923] (1964) 50
SERGE ESSÉNINE
La ville a déteint sur Essenine plus fortement et de façon plus visible que sur
Kliouiev. C’est ici qu’intervient l’influence incontestable du futurisme. Essenine
est plus dynamique dans la mesure où il est plus nerveux, plus souple, plus sensi-
ble au nouveau. Mais l’imaginisme est à l’opposé du dynamisme. L’image ac-
quiert une signification par elle-même, aux dépens de l’ensemble, les éléments
isolés devenant distincts et froids.
L’imaginisme est à tel point surchargé d’images que sa poésie ressemble à une
bête de somme, et, par suite, elle est lente dans ses mouvements. L’abondance des
images n’est pas en soi une preuve de puissance créatrice ; au contraire, elle peut
provenir du manque de maturité technique d’un poète surpris par les événements,
et par des sentiments qui, artistiquement, le dépassent. Le poète est presque en-
combré d’images, et le lecteur se sent aussi nerveusement impatient d’en finir que
lorsqu’on écoute un orateur qui bégaie. De toute façon, l’imaginisme n’est pas
une école dont on puisse attendre de sérieux développements. Même l’arrogance
tardive de Koussikov (« l’Occident, en direction duquel nous, imaginistes, éter-
nuons ») semble curieuse, mais guère amusante. L’imaginisme est peut-être seu-
lement une étape pour quelques poètes, plus ou moins talentueux, de la jeune gé-
nération, qui se ressemblent entre eux sur un seul point tous manquent encore de
maturité.
L’effort fait par Essenine pour construire une grande œuvre grâce à la métho-
de imaginiste s’est révélé inefficace du fait que l’auteur a déversé sa copieuse
imagerie avec excès. La forme dialoguée de Pougatchov fut impitoyablement plus
Léon Trotsky, Littérature et révolution. [1923] (1964) 52
forte que le poète. Le drame, en général, est une forme d’art très transparente et
rigide ; il n’offre pas de place aux morceaux descriptifs ou narratifs ni aux envo-
lées lyriques. Le dialogue précipita Essenine dans des eaux claires. Emelko Pou-
gatchov, aussi bien que ses ennemis ou collègues, sont tous, sans exception, des
imaginistes. Et Pougatchov lui-même, c’est Essenine de la tête aux pieds : il veut
être terrible, mais ne peut l’être. Le Pougatchov d’Essenine est un romantique
sentimental. Il est amusant qu’Essenine se présente lui-même comme une sorte de
hooligan, vaguement assoiffé de sang ; mais quand Pougatchov s’exprime comme
un romantique chargé d’images, ça ne l’est pas. L’imaginiste Pougatchov prend
une allure un peu ridicule.
Bien que l’imaginisme, à peine né, soit déjà mort, Essenine appartient encore
à l’avenir. A des journalistes étrangers, il déclare être plus à gauche que les bol-
cheviks. C’est dans l’ordre naturel des choses et n’effraie personne. Pour l’instant,
Essenine, le poète qui peut être plus à gauche que nous, pauvres pécheurs, mais
qui n’en sent pas moins son Moyen Âge, a commencé ses voyages de jeunesse, et
il ne reviendra pas identique à celui qu’il a été. Nous ne préjugerons pas. Quand il
reviendra, il nous le dira lui-même.
Les « Frères Sérapion » sont des jeunes qui vivent encore dans leur famille 23 .
Certains d’entre eux ne sont pas venus à la Révolution à travers la littérature, mais
sont venus à la littérature à travers la Révolution. Précisément parce que leur court
itinéraire part de la Révolution, ils éprouvent — du moins certains d’entre eux —
un besoin intérieur de se distancer de la Révolution, et de protéger contre ses exi-
gences sociales la liberté de leurs œuvres. C’est comme s’ils sentaient pour la
première fois que l’art a ses droits propres. L’artiste David (chez N. Tikhonov)
immortalise en même temps « la main de l’assassin patriotique » et Marat. Pour-
quoi ? Parce qu’est « si beau l’éclair qui va du poignet au coude, éclaboussé de
Le trait le plus dangereux des « Sérapion » est la gloire qu’ils se font de man-
quer de principes. C’est de la stupidité et de la niaiserie. Comme s’il pouvait exis-
ter des artistes « sans tendance », sans rapports définis avec la vie sociale — fus-
sent-ils implicites et non formulés en termes politiques. Il est vrai que la plupart
des artistes, dans les périodes ordinaires, élaborent leurs rapports avec la vie et ses
formes sociales d’une façon insensible, moléculaire, et presque sans participation
de la raison critique. L’artiste rend la vie telle qu’il la trouve, colorant son attitude
vis-à-vis d’elle d’une sorte de lyrisme. Il en considère les fondations comme im-
muables, et ne l’aborde pas avec plus d’esprit critique qu’il n’en témoigne devant
le système solaire. Ce conservatisme passif constitue le pivot invisible de son œu-
vre.
Les romanciers et poètes nés de la Révolution et qui sont encore très jeunes,
presque dans leurs langes, essaient, dans la recherche de leurs personnalités artis-
tiques, de s’éloigner de la Révolution qui a été leur milieu, le cadre dans lequel ils
doivent encore se trouver. D’où les tirades de « L’art pour l’art » qui semblent très
importantes, et très audacieuses aux « Sérapion », mais qui, en fait, sont au mieux
un signe de croissance et, dans tous les cas, une preuve d’immaturité. Si les « Sé-
rapion » se séparaient entièrement de la Révolution, ils se révéleraient aussitôt
comme un résidu de deuxième ou de troisième choix des écoles littéraires anté-
rieures à la Révolution, pourtant mises au rebut. Il est impossible de jouer avec
l’histoire. Ici, le châtiment suit immédiatement le crime.
*
* *
Vsévolod Ivanov, qui est le plus vieux et le plus notoire des « Sérapion », est
aussi celui d’entre eux qui a le plus d’importance et le plus de poids. Il écrit sur la
Révolution, seulement sur la Révolution, mais exclusivement sur des révolutions
paysannes et lointaines. Le caractère unilatéral de son thème et l’étroitesse relati-
ve de son champ artistique mettent une empreinte de monotonie sur ses couleurs
fraîches et brillantes.
Il est spontané dans ses humeurs mais, dans sa spontanéité, ne se montre pas
suffisamment attentif et exigeant envers lui-même. Il est très lyrique, et son flot
lyrique coule sans fin. Mais l’auteur se fait sentir avec trop d’insistance, se met
trop souvent en avant, s’exprime trop bruyamment, donne à la nature et aux gens
des tapes trop rudes sur les épaules et dans le dos. Aussi longtemps que cette
spontanéité procède de sa jeunesse, elle est très attrayante ; mais le danger est
grand qu’elle ne devienne maniérisme. A mesure que la spontanéité diminue, elle
doit être compensée par un élargissement du champ créateur et une élévation du
niveau de la technique. Ce n’est possible que si l’on est exigeant à l’égard de soi-
même. Le lyrisme avec lequel Ivanov réchauffe tellement la nature et ses dialo-
gues doit devenir plus secret, plus intérieur, plus caché, et plus avare de son ex-
pression. Une phrase doit procéder d’une autre par la force naturelle de la matière
Léon Trotsky, Littérature et révolution. [1923] (1964) 55
artistique, sans l’aide visible de l’auteur. Ivanov a appris chez Gorki et a bien ap-
pris. Qu’il repasse une fois de plus par cette école, mais cette fois en sens inverse.
Ce serait une bonne chose si Vsévolod Ivanov pouvait, lui aussi, mûrir dans ce
creuset.
Léon Trotsky, Littérature et révolution. [1923] (1964) 56
*
* *
Nous avons déjà une fois entendu cela, et nous nous en souvenons très bien.
Les jeunes romanciers et rimeurs qui furent saisis par la Révolution en 1905, lui
tournèrent plus tard le dos dans des termes presque identiques. Lorsqu’en 1907 ils
tirèrent leur chapeau pour dire adieu à cette étrangère, ils s’imaginaient sérieuse-
ment qu’ils avaient déjà réglé leur compte avec elle. Mais elle revint une seconde
fois, et bien plus forte. Elle trouva les premiers « amants » inattendus de 1905
prématurément vieillis, moralement chauves. Pour cette raison, bien qu’à dire vrai
sans jamais s’en inquiéter beaucoup, elle attira dans son champ la nouvelle géné-
ration de la vieille société (tout à sa périphérie, et même sur la tangente). Vint
ensuite un autre 1907 : chronologiquement, il a nom 1921-1922 et prend la forme
de la Nep. La Révolution n’était pas une étrangère si splendide, après tout ; rien
qu’une commerçante !
Il est vrai que ces jeunes gens sont prêts à soutenir en maintes occasions qu’ils
ne songent pas à rompre avec la Révolution, qu’ils ont été faits par elle, qu’on ne
peut les concevoir hors de la Révolution, et qu’eux-mêmes ne le peuvent pas.
Léon Trotsky, Littérature et révolution. [1923] (1964) 58
Mais tout cela est très imprécis, et même ambigu. Ils ne peuvent évidemment se
séparer de la Révolution, dans la mesure où la Révolution, quoique commerçante,
est un fait, et même un mode de vie. Être hors de la Révolution signifierait se
trouver parmi les émigrés. Il ne peut en être question. Mais, outre les émigrés à
l’étranger, il y a les émigrés de l’intérieur. Et la route vers eux passe loin de la
Révolution. Qui n’a plus rien après quoi courir postule l’émigration spirituelle, et
cela signifie inévitablement sa mort en tant qu’artiste, car il ne sert à rien de se
duper soi-même : la séduction, la fraîcheur, l’importance donnée aux plus jeunes
viennent entièrement de la Révolution qui les a touchés. Si on enlève celle-ci, il y
aura quelques Chirikov de plus dans le monde, et rien d’autre.
Boris Pilniak
Avec la Révolution, la vie est devenue un bivouac. La vie privée, les institu-
tions, les méthodes, les pensées, les sentiments, tout est devenu inhabituel, tempo-
raire, transitoire, tout se sent précaire, et va même souvent jusqu’à exprimer cette
précarité dans les noms. D’où la difficulté de toute démarche artistique. Ce perpé-
tuel bivouac, ce caractère épisodique de la vie comporte en soi un élément
d’accidentel, et l’accidentel porte le sceau de l’insignifiance. Prise dans la diversi-
Léon Trotsky, Littérature et révolution. [1923] (1964) 59
« Oui, dans cent ou cent cinquante ans les hommes auront la nostalgie de la
Russie actuelle, y voyant les jours de la plus belle manifestation de l’esprit hu-
main… Mais ma chaussure est éculée, et je voudrais être à l’étranger, attablé
dans un restaurant, et buvant un petit whisky » (Ivan et Maria).
Parce que la Russie est divisée en zones économiques ! Parce qu’en Russie il y a
la vie ! Parce que les hautes eaux sont épaisses de terre noire ! Ceci, JE le sais.
Mais ILS voient des poux dans la saleté. »
La question est posée avec précision. Ils (les philistins amers, les dirigeants
déchus, les prophètes offensés, les pédants, les stupides, les rêveurs profession-
nels) ne voient que poux et fange, alors qu’en vérité il existe aussi les douleurs de
l’enfantement, qui sont autrement importantes. Pilniak le sait. Peut-il se contenter
de soupirs et de convulsions, d’anecdotes physiologiques ? Non, il veut vous faire
participer à l’enfantement.
C’est une grande tâche et très difficile. Il est bon que Pilniak se soit fixé cette
tâche. Mais le moment n’est pas encore venu de dire s’il en est venu à bout.
Parce qu’il craint l’anecdote, Pilniak n’a pas de thème. A vrai dire, il insinue
deux ou trois thèmes, davantage même, qui voyagent en tous sens à travers le
récit ; mais ce ne sont qu’allusions, sans la signification cardinale que possède
généralement un thème. Pilniak désire montrer la vie actuelle dans ses rapports et
son mouvement ; il la saisit bien d’une façon ou de l’autre, par des coupes en dif-
férents lieux, parce qu’elle ne ressemble nulle part à ce qu’elle a été. Les thèmes,
plus exactement les possibilités de thèmes qui traversent ses récits ne sont que des
échantillons de vie pris au hasard, et la vie, notons-le, est maintenant beaucoup
plus pleine de sujets qu’elle ne le fut jamais auparavant. Mais le centre de cristal-
lisation n’existe pas dans ces sujets épisodiques et parfois anecdotiques. Où se
trouve-t-il donc ? C’est ici la pierre d’achoppement. L’axe invisible (l’axe de la
terre est également invisible) devrait être la Révolution elle-même, autour de la-
quelle devrait tourner toute la vie agitée, chaotique et en voie de reconstruction.
Pour que le lecteur découvre cet axe, l’auteur devrait lui-même s’en être préoccu-
pé et, en même temps, y avoir sérieusement réfléchi.
Quand Pilniak, sans savoir qui il vise, heurte Zamiatine et autres « Insulai-
res », en disant qu’une fourmi ne peut pas comprendre la beauté d’une statue de
femme parce qu’elle n’y voit rien d’autre que monts et vallées quand elle court
sur elle, il frappe juste et fort. Toute grande époque, que ce soit la Réforme, la
Renaissance ou la Révolution, doit être acceptée comme un tout et non par tran-
ches ou par miettes. Les masses, avec leur instinct invincible, participent toujours
à ces mouvements. Chez l’individu, cet instinct atteint le niveau du concept. Ceux
Léon Trotsky, Littérature et révolution. [1923] (1964) 61
Pilniak scrute très habilement et avec beaucoup d’acuité une tranche de notre
vie, et en cela réside sa force, car c’est un réaliste. En outre, il sait et proclame
que la Russie est divisée en zones économiques, que les belles douleurs de
l’enfantement ont lieu et que, dans la confusion des poux, des malédictions et des
vagabonds, s’accomplit la plus grande transition de l’histoire. Pilniak doit le sa-
voir puisqu’il le proclame. Mais l’ennui est qu’il ne fait que le proclamer, comme
s’il opposait ses convictions à la réalité, fondamentale et cruelle. Il ne tourne pas
le dos à la Russie révolutionnaire. Au contraire, il l’accepte et même la célèbre à
sa manière. Mais il ne fait que le dire. Il ne peut pas s’acquitter de sa tâche en
artiste parce qu’il ne parvient pas à l’embrasser intellectuellement. C’est pour-
quoi, souvent, Pilniak rompt arbitrairement le fil de sa narration pour serrer à tou-
te vitesse les nœuds, pour expliquer (d’une façon ou d’une autre), pour généraliser
(très mal) et pour orner lyriquement (quelquefois de façon magnifique et le plus
souvent inutile). Toute son œuvre est marquée d’ambiguïté. Quelquefois la Révo-
lution en constitue l’axe invisible, parfois, de façon très visible, c’est l’auteur lui-
même qui gravite timidement autour de la Révolution. Tel est aujourd’hui Pilniak.
Pour ce qui est du sujet, Pilniak est provincial. Il saisit la Révolution à sa péri-
phérie, dans ses arrière-cours, au village et surtout dans les villes de province. Sa
Révolution est celle d’une bourgade. Certes, même une telle façon de l’aborder
peut être vivante. Elle peut même être plus incarnée. Mais pour qu’elle le soit, elle
ne doit pas s’arrêter à la périphérie. Il faut trouver l’axe de la Révolution, qui
n’est ni au village ni au district. On peut aborder la Révolution par la bourgade,
mais on ne peut en avoir une vision d’habitant de bourgade.
vous donnez peu, si peu ! (ceci se réfère aux saucisses) — c’est la lutte finale dé-
cisive — l’Internationale — l’Entente — le capitalisme international…
Pilniak pense la même chose, probablement sous l’influence de Blok qui ac-
cepta la Révolution comme un élément naturel, et, par tempérament, comme un
élément froid ; non comme du feu, mais à la façon d’une tempête de neige. Et
« les gens en étaient les flocons ». Si la Révolution n’est qu’un élément puissant
sans rapport avec l’homme, d’où viennent donc les journées de la plus belle mani-
Léon Trotsky, Littérature et révolution. [1923] (1964) 63
festation de l’esprit humain ? Et si les douleurs peuvent être justifiées, parce que
ce sont les douleurs de l’enfantement, qu’est-ce qui a été effectivement enfanté ?
Si vous ne répondez pas à cela, vous aurez souliers éculés, poux, sang, tempête de
neige et même jeu de saute-moutons, mais pas la Révolution.
e
cite le XVII siècle. Pour lui la Révolution est nationale parce qu’il regarde en ar-
rière.
L’Année nue, œuvre principale de Pilniak, est tout entière marquée par ce dua-
lisme. La base, la fondation de cette œuvre est faite de tempêtes de neige, de sor-
cellerie, de superstition, d’esprits sylvestres, de sectes qui vivent exactement
comme on vivait il y a des siècles et pour qui Pétrograd ne signifie rien. C’est en
passant que « l’usine est ressuscitée », grâce à l’activité de groupes d’ouvriers
provinciaux. « N’y a-t-il pas là un poème cent fois plus grand que la résurrection
de Lazare ? »
On pille la ville en 1918-1919 et Pilniak salue ce fait parce qu’il est clair qu’il
n’a « que faire de Pétrograd ». D’autre part, toujours en passant, les bolcheviks,
les hommes en vestes de cuir sont « le meilleur du peuple russe, amorphe et gros-
sier. En vestes de cuir, vous ne pouvez les amollir. Cela nous le savons, cela nous
le voulons ; c’est ce que nous avons décidé, et sans retour en arrière ». Mais le
bolchevisme est le produit d’une culture urbaine. Sans Pétrograd, il n’y aurait pas
eu de sélection au sein du « peuple grossier ». Les rites de sorcières, les chants
populaires, les mots séculaires d’une part, et fondamentaux. Le « gviu, le glav-
bum, le guvaz ! O quelle tempête de neige ! Comme c’est tumultueux ! comme
c’est bon ! » d’autre part. Tout cela est bel et bon, mais ne se rejoint pas, et, au
fond cela n’est pas si bon.
La Russie est sans doute pleine de contradictions, même extrêmes. A côté des
incantations de sorcières se trouve le glavbum. Parce que les petits hommes de la
littérature dédaignent cette nouvelle création du langage, Pilniak répète : « Guvuz,
Glavbum… Ah ! Comme c’est bien ! » Dans ces mots provisoires, inhabituels,
provisoires comme un bivouac ou un feu de camp au bord d’une rivière (un bi-
vouac n’est pas une maison et un feu de camp n’est pas un âtre), Pilniak voit se
refléter l’esprit de son temps. « Ah ! comme c’est bien ! » Il est bon que Pilniak
sente cela (surtout si, chez lui, c’est sérieux et durable). Mais comment parler de
la ville que la Révolution (bien que née urbaine) a si gravement endommagée ?
C’est ici que Pilniak échoue. Ni par l’esprit ni par le cœur il n’a décidé ce qu’il
choisira dans ce chaos de contradictions. Or, il faut choisir. La Révolution a coupé
le temps en deux. Bien sûr que, dans la Russie actuelle, les incantations de sorciè-
re existent côte à côte avec le gviu et le glavbum, mais elles ne se situent pas sur
le même plan historique. Le gviu et le glavbum, si imparfaits qu’ils soient, vont
Léon Trotsky, Littérature et révolution. [1923] (1964) 65
La sorcière Egorka dit : « La Russie est sage, en soi. L’Allemand est intelli-
gent, mais son esprit est sot. » « Et qu’en est-il de Karl Marx ? » demande quel-
qu’un. « C’est un Allemand, dis-je, et par conséquent un sot. » « Et Lénine ? »
« Lénine, dis-je, c’est un paysan, un bolchevik, il faut donc que vous soyez com-
munistes… » Pilniak se cache derrière la sorcière Egorka, et il est très inquiétant
que, parlant en faveur des bolcheviks, il s’exprime ouvertement alors que, parlant
contre eux, il le fait dans le langage stupide d’une sorcière. Qu’est-ce qui en lui
est le plus profond et le plus réel ? Ce « compagnon de route » ne pourrait-il pas,
à l’un des prochains arrêts, changer de train pour une direction opposée ?
Même aujourd’hui, Pilniak exhibe son passeport romantique chaque fois qu’il
se trouve en difficulté. C’est frappant chaque fois que, par exemple, il doit dire
qu’il accepte la Révolution, non en termes vagues et ambigus, mais tout à fait
clairement. Il procède alors aussitôt, à la manière d’André Biély, à un retrait typo-
graphique de plusieurs cadratins et, sur un ton inhabituel déclare : « n’oubliez pas,
s’il vous plaît, que je suis un romantique ». Les ivrognes très souvent se font so-
lennels, mais des gens sobres ont aussi souvent à prétendre qu’ils sont ivres pour
échapper à des situations difficiles. Pilniak ne serait-il pas de ces derniers ? Quand
il se qualifie avec insistance de romantique et demande qu’on n’oublie pas ce fait,
n’est-ce pas le réaliste craintif et borné qui parle en lui ? La Révolution n’est en
aucune façon un soulier éculé plus le romantisme. L’art de la Révolution ne
consiste en aucune façon à ignorer la réalité ou à transformer par l’imagination
cette dure réalité en une vulgaire « légende en cours de fabrication », pour soi et
son propre usage. La psychologie de la « légende en cours de fabrication »
Léon Trotsky, Littérature et révolution. [1923] (1964) 67
s’oppose à la Révolution. C’est avec elle, avec son mysticisme et ses mystifica-
tions que commença la période contre-révolutionnaire qui suivit 1905.
convexe elle reflète le besoin intérieur de Pilniak de se faire une image synthéti-
que de la Révolution. Ses lacunes l’inclinent vers Biély, ce décorateur verbal de
faillites spirituelles. C’est là une pente descendante ; il serait bon pour Pilniak
qu’il rejette le comportement semi-bouffon du steinerien russe et gravisse sa pro-
pre route.
Pilniak est un jeune écrivain. Néanmoins, il n’est pas un jeune. Il est entré
dans la phase critique, et le grand danger pour lui réside dans une complaisance
précoce. A peine avait-il cessé de donner des promesses qu’il devint un oracle. Il
se prend pour un oracle, il est ambigu, il est obscur, il parle par sous-entendus,
comme un prêtre. Il fait le professeur alors qu’en fait il a besoin d’étudier et
d’étudier avec acharnement, parce que ses fins, sur le plan social et sur le plan de
l’art, ne coïncident pas. Sa technique est instable, non maîtrisée, sa voix se brise,
ses plagiats frappent l’œil. Peut-être n’y a-t-il en tout cela que d’inévitables trou-
bles de croissance, mais à une condition : ne pas se prendre au sérieux. Car si la
satisfaction de soi et le pédantisme se cachaient derrière la voix cassée, son grand
talent lui-même ne le sauverait pas d’une fin sans gloire. Déjà, dans la période qui
précéda la Révolution, ce fut le sort de quelques-uns de nos auteurs qui promet-
taient mais qui, plongeant immédiatement dans la complaisance, furent étouffés
par elle. L’exemple de Léonid Andreiev devrait entrer dans les manuels destinés
aux auteurs remplis de promesses.
Pilniak a du talent, les difficultés qu’il doit vaincre sont grandes. On lui sou-
haite d’en triompher.
bien venus, mais on ne peut recréer la Révolution, et on ne peut, à plus forte rai-
son, se réconcilier avec elle ; si, en effet, les privations et les sacrifices inouïs sont
sans but, l’histoire est… une maison de fous.
Il est tout à fait évident que le retour aux espadrilles, aux ficelles de tille faites
à la maison et à la gnaule clandestine n’est pas une révolution sociale mais une
réaction économique qui constitue le principal obstacle à la Révolution. Dans la
mesure où il est question d’un tournant conscient vers le passé et vers le « peu-
ple », toutes ces manifestations sont extrêmement instables et superficielles. Il
serait déraisonnable d’escompter qu’une nouvelle forme de littérature puisse se
développer à partir d’un couplet de faubourg ou d’un chant paysan ; cela ne peut
être qu’un « suintement ». La littérature rejettera les termes trop provinciaux. La
tunique moyenâgeuse se voit maintenant partout pour des raisons d’économie.
L’originalité de notre nouvelle vie nationale et de notre nouvel art sera beaucoup
moins frappante mais beaucoup plus profonde et ne se révélera que beaucoup plus
tard.
historique vers Octobre et, grâce à Octobre, on ira plus loin et plus haut. En ce
sens Blok a vu plus profond que Pilniak. Chez Blok, la tendance révolutionnaire
s’exprime dans ces vers parfaits :
de l’action s’est envolé, ce que le corps de la nation dans les siècles passés a digé-
ré et excrété. Seuls les excréments de l’histoire seraient nationaux. Nous pensons
exactement le contraire. Le barbare Pierre le Grand fut plus national que tout le
passé barbu et décoré qui s’opposa à lui. Les décembristes furent plus nationaux
que tous les fonctionnaires de Nicolas Ier avec son servage, ses icônes bureaucra-
tiques et ses cafards nationaux. Le bolchevisme est plus national que les émigrés
monarchistes ou autres, et Boudienny est plus national que Wrangel, quoi que
puissent dire les idéologues, les mystiques et les poètes des excréments nationaux.
La vie et le mouvement d’une nation s’accomplissent à travers des contradictions
incarnées dans les classes, les partis et les groupements. Dans leur dynamisme, les
éléments nationaux et les éléments de classe coïncident. Dans toutes les périodes
critiques de son développement, c’est-à-dire dans toutes les périodes les plus
chargées de responsabilités, la nation se brise en deux moitiés, et nationale est
celle qui hisse le peuple sur un plan économique et culturel plus élevé.
La Révolution est issue de l’« élément national », mais cela ne veut pas dire
que seul ce qui est élémentaire dans la Révolution soit vital et national, comme
semblent le penser ces poètes qui se sont inclinés devant la Révolution.
Pour Blok, la Révolution est un élément rebelle : « Vent, Vent, dans le monde
de Dieu. » Vsévolod Ivanov semble ne jamais s’élever au-dessus de l’élément
paysan. Pour Pilniak, la Révolution est une tourmente de neige. Pour Kliouiev et
Essenine, c’est une insurrection comme celles de Pougatchov ou de Stenka Razi-
ne. Eléments, tourmente de neige, flamme, gouffre, tourbillon. Mais Tchoukovs-
ky, celui qui est prêt à faire la paix via le cafard, déclara que la Révolution
d’Octobre n’était pas réelle parce que ses flammes sont trop peu nombreuses. Et
même Zamiatine, ce snob flegmatique, a découvert une insuffisance de chaleur
dans notre Révolution. Voilà toute la gamme, depuis la tragédie jusqu’au badina-
ge. En fait, tragédie et badinage dénoncent la même attitude romantique, passive,
contemplative et philistine envers la Révolution comme envers toute puissance de
l’élément national déchaîné.
partie par Makhno 26 . Le caractère révolutionnaire des villes est représenté par le
pope Gapone, en partie par Khroustalev, et même par Kerensky. Toutefois, ce
n’est pas encore en fait la Révolution, c’est seulement l’émeute. La Révolution est
la lutte de la classe ouvrière pour conquérir le pouvoir, pour établir son pouvoir,
pour reconstruire la société. Elle passe par les sommets les plus élevés, les pa-
roxysmes les plus aigus d’une lutte sanglante, elle reste cependant une et indivisi-
ble en son cours, de ses débuts timides jusqu’au terme idéal où l’Etat mis debout
par la Révolution se dissoudra dans la société communiste.
Elle n’agit pas sur une scène de l’histoire qui serait vide et, par conséquent,
n’est pas libre de choisir ses voies et ses délais. Dans le cours des événements,
elle se trouve forcée de commencer une action décisive avant d’avoir pu rassem-
bler les forces nécessaires ; tel fut le cas en 1905. De la cime où elle est portée par
l’abnégation et la clarté des buts, elle est condamnée à choir faute d’un soutien de
masse organisé. Les fruits de nombreuses années d’efforts sont arrachés de ses
mains. L’organisation qui semblait omnipotente est brisée, fracassée. Les meil-
leurs sont anéantis, emprisonnés, dispersés. Il semble que sa fin soit venue. Et les
petits poètes qui vibraient pathétiquement pour elle au moment de sa victoire
temporaire, commencent à faire sonner leur lyre sur le mode du pessimisme, du
mysticisme et de l’érotisme. Le prolétariat lui-même semble découragé et démo-
ralisé. Mais à la fin se trouve gravé dans sa mémoire une nouvelle trace ineffaça-
ble. Et la défaite se révèle être un pas vers la victoire. De nouveaux efforts obli-
gent à serrer les dents et à consentir de nouveaux sacrifices. Peu à peu l’avant-
garde rassemble ses forces, et les meilleurs éléments de la nouvelle génération,
éveillés par la défaite des précédentes, les rejoignent. La Révolution, saignante
mais non vaincue, continue de vivre dans la haine sourde qui monte des quartiers
ouvriers et des villages, décimés mais non abattus. Elle vit dans la conscience
claire de la vieille garde, faible en nombre mais trempée par l’épreuve et qui, sans
s’effrayer de la défaite, en dresse immédiatement le bilan, l’analyse, l’apprécie, la
soupèse, définit de nouveaux points de départ, discerne la ligne générale de
Léon Trotsky, Littérature et révolution. [1923] (1964) 76
emprisonnés, traités d’espions des Hohenzollern, quand nous fûmes privés d’eau
et de feu, quand la presse démocratique nous enterra sous des monceaux de ca-
lomnies, nous nous sentions, quoique clandestins ou prisonniers, vainqueurs et
maîtres de la situation. Dans cette dynamique prédéterminée de la Révolution,
dans sa géométrie politique, réside sa poésie la plus grande.
La Révolution d’Octobre est nationale en ses profondeurs. Mais elle n’est pas
seulement, du point de vue national, une force. Elle est une école. L’art de la ré-
volution doit passer par cette école. Et c’est une école très difficile.
Par ses bases paysannes, ses vastes espaces et ses ravaudages de culture, la
Révolution russe est la plus chaotique et la plus informe des révolutions. Mais par
sa direction, la méthode qui l’oriente, son organisation, ses buts et ses tâches, elle
est la plus « exacte », la plus planifiée et la plus achevée de toutes les révolutions.
Dans la combinaison de ces deux extrêmes se trouve contenus l’âme, le caractère
intime de notre révolution.
Dans sa brochure sur les futuristes, Tchoukovsky, qui a sur la langue ce que
les plus prudents ont dans l’esprit, a appelé par son nom la tare fondamentale de la
Révolution d’Octobre : « Superficiellement elle est violente et explosive, mais en
son essence elle est calculatrice, intelligente et rusée. » Tchoukovsky et ses sem-
blables auraient en fin de compte salué une révolution qui eût été seulement vio-
lente, uniquement catastrophique. Eux, ou leurs descendants directs, auraient sans
doute fait descendre d’elle leur arbre généalogique, car une révolution qui n’eût
été ni calculatrice, ni intelligente, n’aurait jamais fait son travail jusqu’au bout,
elle n’aurait jamais assuré la victoire des exploités sur les exploiteurs, elle n’aurait
jamais détruit la base matérielle sous-jacente à l’art et à la critique conformistes.
Dans toutes les révolutions antérieures, les masses étaient violentes et explosives,
mais c’est la bourgeoisie qui était calculatrice et rusée, et par là, qui récoltait les
fruits de la victoire. Messieurs les esthètes, romantiques, champions de
l’élémentaire, mystiques et critiques agiles auraient accepté sans difficulté une
révolution dans laquelle les masses eussent fait preuve d’enthousiasme et de sacri-
fice, non de calcul politique. Ils auraient canonisé une telle révolution suivant un
rituel romantique bien établi. Une révolution ouvrière vaincue aurait eu droit au
magnanime coup de chapeau de cet art qui serait venu dans les fourgons du vain-
queur. Perspective très réconfortante, en vérité ! Nous préférons une révolution
victorieuse, même si elle n’est pas artistiquement reconnue par cet art qui est
maintenant dans le camp des vaincus.
Mais c’est un chaos calculé et mesuré. Ses étapes sont prévues. La régularité de
leur succession est prévue et enfermée dans des formules d’airain. Le chaos élé-
mentaire c’est l’abîme ténébreux. Mais la clairvoyance et la vigilance existent
dans la politique dirigeante. La stratégie révolutionnaire n’est pas informe à la
façon d’une force de la nature, elle est aussi achevée qu’une formule mathémati-
que. Pour la première fois dans l’histoire, nous voyons l’algèbre de la Révolution
en action.
Le groupe insinuant
« changement de direction »
qu’idéologie. Il veut se libérer de toute idéologie quelle qu’elle soit. C’est ce qu’il
appelle reconnaître les droits de la vie.
ne. L’art, même le plus « pur », est tout à fait téléologique ; s’il rompt avec de
grands buts, que l’artiste s’en rende compte ou non, il dégénère en un simple jeu.
La politique est de la téléologie incarnée. Et la Révolution est de la politique
condensée, qui met en action des masses de plusieurs millions d’êtres humains.
Comment la Révolution est-elle donc possible sans téléologie ?
Un artiste comme Pilniak, avec ses défauts et faiblesses, est précisément fait pour
eux. Rejeter la téléologie révolutionnaire, c’est en réalité réduire la Révolution à
une révolte paysanne éphémère. C’est de cette façon, consciente ou inconsciente,
que la majorité de ces écrivains que nous avons appelés « compagnons de route »
abordent la Révolution. Pouchkine a dit que notre mouvement national était une
révolte, irrationnelle et cruelle. Evidemment, c’est la définition d’un noble, mais,
dans les limites du point de vue d’un noble, elle est profonde et juste. Aussi long-
temps que le mouvement révolutionnaire conserve son caractère paysan, il est
« non téléologique » pour employer la phrase de Lejnev, ou « irrationnel » si on
préfère celle de Pouchkine. Dans l’histoire, la paysannerie ne s’est jamais élevée
de manière indépendante à des buts politiques généraux. Les mouvements
paysans ont donné un Pougatchov ou un Stenka Razine, et réprimés à travers toute
l’histoire, ils ont servi de base à la lutte d’autres classes. Il n’y a jamais eu nulle
part une révolution purement paysanne. Quand une paysannerie se trouvait dé-
pourvue de direction, donnée par la démocratie bourgeoise dans les anciennes
révolutions, par le prolétariat chez nous, son élan ne faisait que frapper et ébranler
le régime existant, sans jamais aboutir à une réorganisation conçue d’avance. Une
paysannerie révolutionnaire n’a jamais été capable de créer un gouvernement.
Dans sa lutte, elle a créé des guérillas mais jamais une armée révolutionnaire cen-
tralisée. C’est pourquoi elle a subi des défaites. Combien significatif est le fait que
presque tous nos poètes révolutionnaires retournent à Pougatchov et à Stenka Ra-
zine, Vassili Kamensky étant le poète de Stenka Razine, Essenine celui de Pou-
gatchov ! Il n’est certes pas mauvais que ces poètes soient inspirés par ces mo-
ments dramatiques de l’histoire russe, mais il est mauvais et criminel qu’ils ne
puissent aborder la Révolution actuelle autrement qu’en la décomposant en révol-
tes aveugles, en soulèvements élémentaires, et qu’ils effacent ainsi cent ou cent
cinquante années de l’histoire russe, comme si elles n’avaient jamais été. Comme
dit Pilniak, « la vie du paysan est connue : manger pour travailler, travailler pour
manger, et, en outre, naître, engendrer et mourir ». Bien sûr, c’est une vulgarisa-
tion de la vie paysanne. Toutefois, du point de vue de l’art, c’est une vulgarisation
légitime. Car qu’est notre Révolution sinon une furieuse insurrection au nom de la
vie consciente, rationnelle, réfléchie, et marchant de l’avant, contre l’automatisme
élémentaire, dépourvu de sens, biologique de la vie, c’est-à-dire contre les racines
paysannes de la vieille histoire russe, contre son absence de but (son caractère non
téléologique), contre sa « sainte » et idiote philosophie à la Karataiev ? Si nous
Léon Trotsky, Littérature et révolution. [1923] (1964) 83
retirions cela à la Révolution, elle ne vaudrait pas les chandelles qui furent brûlées
pour elle et, comme on le sait, on brûla pour elle beaucoup plus que des chandel-
les.
Le « Néo-Classicisme »
L’artiste, voyez-vous, est un prophète. Les œuvres d’art sont faites de pressen-
timents ; il s’ensuit que l’art antérieur à la Révolution est l’art réel de la Révolu-
tion. Dans le recueil Chipovnik (L’Eglantier) rempli d’idées réactionnaires, cette
philosophie est formulée par Mouratov et par Efros, chacun à sa manière, mais
leurs conclusions sont les mêmes. Il est indiscutable que la guerre et la révolution
ont été préparées par certaines conditions matérielles et dans la conscience des
classes. Il est également indiscutable que cette préparation s’est reflétée de diffé-
rentes manières dans les œuvres d’art. Mais c’était un art antérieur à la Révolu-
tion, l’art de l’intelligentsia bourgeoise languissante d’avant l’orage. Alors que
nous, nous parlons de l’art de la Révolution, créé par la Révolution, d’où il tire ses
nouveaux « pressentiments » et que maintenant il nourrit à son tour. Cet art n’est
pas derrière nous, mais devant nous.
Léon Trotsky, Littérature et révolution. [1923] (1964) 84
Les futuristes et les cubistes qui régnèrent presque sans partage pendant les
premières années de la Révolution (mais c’était, du point de vue de l’art, un dé-
sert) ont été expulsés de leurs positions. Ce n’est pas seulement parce que le bud-
get soviétique s’est trouvé réduit, mais parce qu’ils n’avaient pas, et que par natu-
re ils ne pouvaient même pas avoir de ressources suffisantes pour résoudre leurs
vastes problèmes artistiques. Maintenant, nous entendons dire que le classicisme
est en marche. Qui plus est, nous entendons dire que le classicisme est l’art de la
Révolution. Plus encore, que le classicisme est « l’enfant et l’essence de la Révo-
lution » (Efros). Ce sont des notes évidemment très allègres. Il est étrange pour-
tant que le classicisme se souvienne de sa parenté avec la Révolution après quatre
années de réflexion. C’est une prudence classique. Mais est-il vrai que le néo-
classicisme d’Akhmatova, de Verkhovsky, de Léonid Grosman et d’Efros soit
« l’enfant et l’essence de la Révolution » ? En ce qui concerne « l’essence » c’est
aller trop loin. Mais le néo-classicisme n’est-il pas un « enfant de la Révolution »
au sens où l’est la Nep ? Cette question peut sembler inattendue et même hors de
propos. Cependant, elle est tout à fait à sa place. La Nep a trouvé un écho sous la
forme du groupe « Changement de direction », et on nous apprend la bonne nou-
velle que les théoriciens du changement acceptent « l’essence » de la Révolution.
Ils veulent renforcer ses conquêtes et les ordonner ; leur mot d’ordre est le
« conservatisme révolutionnaire ». Pour nous, la Nep est un tournant de la trajec-
toire révolutionnaire qui, dans l’ensemble, s’élève ; pour eux, c’est la trajectoire
tout entière qui effectue un tournant. Nous considérons que le train de l’histoire
vient juste de partir et que l’on procède à un bref arrêt pour prendre de l’eau et
faire monter la pression. Ils pensent au contraire qu’il faut s’en tenir à cet état de
repos maintenant que le désordre du mouvement s’est arrêté. La Nep a produit le
groupe « Changement de direction » et c’est grâce à la Nep que le néo-classicisme
se veut « l’enfant de la Révolution ». « Nous sommes vivants ; dans nos artères le
pouls bat fort ; en harmonie avec le rythme du jour qui vient ; nous n’avons perdu
ni le sommeil ni l’appétit, parce que le passé s’en est allé. » C’est très bien dit.
Peut-être même un peu mieux que l’auteur lui-même ne le voulait. Des enfants de
la Révolution qui, vous le voyez, n’ont pas perdu l’appétit parce que le passé s’est
enfui ! Des enfants qui ont de l’appétit, on ne peut s’empêcher de le dire. Mais la
Révolution ne se satisfait pas si aisément de ces poètes qui, en dépit de la Révolu-
tion, n’ont pas perdu le sommeil et n’ont pas passé les frontières. Akhmatova a
écrit quelques lignes vigoureuses pour dire pourquoi elle n’est pas partie. Il est
Léon Trotsky, Littérature et révolution. [1923] (1964) 85
très bon qu’elle ne soit pas partie. Mais Akhmatova elle-même pense à peine que
ses chants sont ceux de la Révolution, et l’auteur du manifeste néo-classique est
beaucoup trop pressé. Ne pas perdre le sommeil à cause de la Révolution, ce n’est
pas la même chose que connaître son « essence ». Le futurisme — il est vrai —
n’a pas maîtrisé la Révolution, mais il possède une tension intérieure qui, en un
certain sens, est parallèle à elle. Les meilleurs des futuristes étaient tout feu tout
flamme et peut-être le sont-ils encore. Le néo-classicisme, lui, se contente de ne
pas perdre l’appétit. Il est en fait très près du groupe « Changement de direction »,
ce beau-frère de la Nep.
Et c’est naturel, après tout. Alors que le futurisme, attiré par la dynamique
chaotique de la Révolution, cherchait à s’exprimer dans le dynamisme chaotique
des mots, le néoclassicisme exprime le besoin de paix, de formes stables et d’une
ponctuation correcte. C’est ce que le groupe « Changement de direction » appelle-
rait du « conservatisme révolutionnaire ».
Mariette Chaguinian
Chapitre III
Alexandre Blok
On ne doit pas souffrir que Blok soit éclipsé par ces minuscules farfadets poé-
tiques ou semi-poétiques qui tournoient autour de sa mémoire et qui, en pieux
idiots, sont incapables de comprendre pourquoi Blok, qui a salué Maïakovsky
comme un grand talent, a franchement bâillé devant Goumilev. Blok, le « plus
pur » des lyriques, ne parlait pas d’art pur et ne plaçait pas la poésie au-dessus de
la vie. Au contraire, il reconnaissait que « l’art, la vie et la politique étaient indivi-
sibles et inséparables ». « Je suis habitué, écrivait Blok dans sa préface à Repré-
sailles (1919), à rassembler les faits qui me tombent sous les yeux, à un moment
donné, dans tous les domaines de la vie, et je suis sûr que tous ensemble ils for-
ment toujours un accord musical. » Cela est beaucoup plus grand, plus fort et plus
profond qu’un esthétisme satisfait de soi et que toutes les absurdités sur
l’indépendance de l’art par rapport à la vie sociale.
Ainsi qu’il l’a dit lui-même, Blok a porté le chaos en lui pendant toute sa vie.
Sa manière de le dire était confuse, comme sa philosophie de la vie et ses poèmes
étaient confus dans leur ensemble. Ce qu’il ressentait comme un chaos, c’était son
incapacité à combiner le subjectif et l’objectif, son prudent et attentif manque de
Léon Trotsky, Littérature et révolution. [1923] (1964) 90
volonté dans une époque qui vit la préparation puis le déchaînement des plus
grands événements. A travers tous ces changements, Blok resta un vrai décadent,
au sens largement historique de ce terme, au sens où l’individualisme décadent se
heurte à l’individualisme de la bourgeoisie ascendante.
Ce poème est sans aucun doute la plus grande réussite de Blok. Au fond, c’est
un cri de désespoir à propos du passé agonisant, mais un cri de désespoir qui
s’élève jusqu’à l’espérance en l’avenir. La musique de terribles événements a
inspiré Blok. Elle semble lui dire : « Tout ce que tu as écrit jusqu’à présent n’est
pas juste. Des hommes nouveaux viennent. Ils apportent des cœurs nouveaux. Ils
n’ont pas besoin de tes anciens écrits. Leur victoire sur le vieux monde représente
une victoire sur toi, sur tes poèmes qui n’ont exprimé que le tourment du vieux
monde avant sa mort. » C’est ce que Blok a entendu et il en est convenu. Mais
parce qu’il était dur d’en convenir et qu’il cherchait à soutenir son manque de foi
par sa foi révolutionnaire, qu’il voulait se fortifier et se convaincre, il exprima son
acceptation de la Révolution dans les images les plus extrêmes, afin de brûler les
ponts derrière lui. Blok ne fait même pas l’ombre d’une tentative pour le change-
ment révolutionnaire. Au contraire, il le prend sous ses formes les plus grossières
— une grève de prostituées, le meurtre de Katka par un garde rouge, le pillage
d’une maison bourgeoise — et il dit j’accepte cela, et il sanctifie tout cela de ma-
nière provocante avec les bénédictions du Christ. Peut-être essaie-t-il même de
sauver l’image artistique du Christ en lui donnant les étais de la Révolution.
Léon Trotsky, Littérature et révolution. [1923] (1964) 91
Malgré tout, Les Douze ne sont pas le poème de la Révolution. C’est le chant
du cygne de l’art individualiste qui est passé à la Révolution. Ce poème restera.
Car si les poèmes crépusculaires de Blok sont enterrés dans le passé (de telles
périodes ne reviendront pas), Les Douze resteront avec leur vent cruel, avec leurs
pancartes, avec Katka gisant dans la neige, avec leur pas révolutionnaire et ce
vieux monde qui crève comme un chien galeux.
Le fait que Blok ait écrit Les Douze puis se soit tu, qu’il ait cessé d’entendre la
musique, est dû tout autant à son caractère qu’à la « musique » peu commune
qu’il avait entendue en 1918. La rupture convulsive et pathétique avec tout le pas-
sé devint pour le poète une rupture totale. Abstraction faite des processus destruc-
teurs qui minaient son organisme, Blok n’aurait peut-être pu continuer à marcher
qu’en accord avec des événements révolutionnaires se développant en une puis-
sante spirale qui aurait embrassé le monde entier. Mais la marche de l’histoire ne
s’adapte pas aux besoins psychiques d’un romantique frappé par la Révolution.
Pour pouvoir se maintenir sur des bancs de sable temporaires, on doit avoir une
autre formation, une foi différente dans la Révolution, une compréhension de ses
rythmes successifs et pas seulement la compréhension de la musique chaotique de
ses marées. Blok ne possédait pas, ne pouvait pas posséder tout cela. Les diri-
geants de la Révolution étaient tous des hommes dont la psychologie et la condui-
te lui étaient étrangères.
C’est pourquoi il se replia sur lui-même et garda le silence après Les Douze.
Et ceux avec qui il avait vécu en esprit, les sages et les poètes, ceux mêmes qui se
disent toujours « négatifs », se détournèrent de lui avec malice et haine. Ils ne
pouvaient lui pardonner sa phrase sur le chien galeux. Ils cessèrent de serrer la
main à Blok comme s’il était un traître, et c’est seulement après sa mort qu’ils
« firent la paix avec lui » et tentèrent de montrer que Les Douze ne contenait rien
d’inattendu, que cela ne venait pas d’Octobre mais du vieux Blok, que tous les
éléments des Douze avaient leurs racines dans le passé. Et que les bolcheviks
n’aillent pas s’imaginer que Blok était un des leurs ! Effectivement, il n’est pas
difficile de trouver chez Blok des périodes, des rythmes, des allitérations, des
strophes qui trouvent leur plein développement dans Les Douze. Mais on peut
aussi découvrir chez l’individualiste Blok des rythmes et humeurs tout autres ;
cependant, c’est précisément ce même Blok qui, en 1918, trouva en lui-même
(non sur les pavés, bien sûr, mais en lui-même) la musique saccadée des Douze. Il
Léon Trotsky, Littérature et révolution. [1923] (1964) 92
fallait pour cela les pavés d’Octobre. D’autres abandonnèrent ces pavés en hâte
pour gagner l’étranger ou se transportèrent dans des îles intérieures. C’est là que
se trouve le nœud de la question et c’est ce qu’ils ne pardonnent pas à Blok !
Quand Eichenwald, exprimant l’attitude bourgeoise envers Les Douze, dit ou-
vertement et non sans intention de nuire que les actes des héros de Blok peignent
bien les « camarades », il remplit la tâche qu’il s’est fixée : calomnier la Révolu-
tion. Un garde rouge tue Katka par jalousie. Est-ce possible ou non ? C’est tout à
fait possible. Mais si un tel garde rouge avait été pris, il aurait été condamné à
mort par le Tribunal révolutionnaire. La Révolution qui use de l’effrayante épée
du terrorisme la préserve sévèrement comme un droit de l’Etat. Permettre que la
terreur soit employée à des fins personnelles, ce serait menacer la Révolution
d’une destruction inévitable. Dès le début de 1918, la Révolution mit fin au dérè-
glement anarchiste et mena une lutte impitoyable et victorieuse contre les métho-
des désagrégatrices de la guerre de guérillas.
De tout ce qui a été écrit au sujet de Blok et des Douze la palme revient peut-
être à Tchoukovsky. Son opuscule sur Blok n’est pas pire que ses autres livres :
une verve apparente, mais l’incapacité complète à mettre de l’ordre dans ses pen-
sées, un exposé raboteux, un rythme de journal de province ainsi qu’un pauvre
pédantisme et une tendance à généraliser sur la base d’antithèses gratuites. Et
Tchoukovsky découvre toujours ce que personne n’a jamais vu. Personne a-t-il
jamais considéré Les Douze comme le poème de la Révolution, de cette Révolu-
tion qui eut lieu en Octobre ? Le ciel nous en préserve ! Tchoukovsky va expli-
quer tout cela tout de suite et réconcilier définitivement Blok avec « l’opinion
publique ». Les Douze ne chantent pas la Révolution, mais la Russie en dépit de la
Révolution : « Voici un nationalisme obstiné que rien n’embarrasse et qui veut
voir la sainteté même dans la laideur, aussi longtemps que cette laideur est la Rus-
sie » (K. Tchoukovsky, Un livre sur Alexandre Blok). Blok accepte donc la Russie
en dépit de la Révolution ou, pour être plus précis, en dépit de la laideur de la
Révolution. Tel semble être son raisonnement, du moins c’est ce qu’on comprend.
Mais, en même temps, il se trouve que Blok avait toujours ( !) été le poète de la
Révolution, « mais pas de la révolution qui a lieu maintenant, mais d’une autre
révolution, nationale et russe… ». C’est tomber de Charybde en Scylla. Ainsi,
Blok, dans Les Douze, ne chantait pas la Russie en dépit de la révolution, mais
précisément la révolution : pas celle qui a eu lieu, cependant, mais une autre, dont
l’adresse exacte est bien connue de Tchoukovsky. Voici comment ce garçon ta-
lentueux s’exprime à ce propos : « La révolution qu’il chanta n’était pas la révolu-
tion qui avait lieu autour de lui, mais une autre, vraie, flamboyante. » Ne venons-
nous pas tout juste d’entendre qu’il chanta la laideur, non une flamme brûlante ?
Et qu’il chanta cette laideur parce qu’elle était russe, non parce qu’elle était révo-
lutionnaire ? Nous découvrons maintenant qu’il n’accepte pas du tout la laideur de
Léon Trotsky, Littérature et révolution. [1923] (1964) 94
la vraie révolution parce que cette laideur était russe, mais qu’il chanta avec exal-
tation l’autre révolution, vraie et flamboyante, pour l’unique raison qu’elle était
dirigée contre la laideur existante !
Vanka tue Katka avec le fusil qui lui fut donné par sa classe pour défendre la
révolution. Nous disons que c’est secondaire par rapport à la révolution. Blok veut
que son poème dise : j’accepte aussi cela parce qu’ici aussi j’entends la dynami-
que des événements et la musique de la tempête. Mais voici que son interprète
Tchoukovsky se charge de nous l’expliquer. Le meurtre de Katka par Vanka, c’est
la laideur de la révolution. Blok accepte la Russie, même avec cette laideur, parce
qu’elle est russe. Toutefois, chantant le meurtre de Katka par Vanka et le pillage
des maisons, Blok chante non cette Révolution russe réelle, laide, d’aujourd’hui,
mais l’autre, la vraie et flamboyante. L’adresse de cette révolution vraie et flam-
boyante, Tchoukovsky nous la donnera bientôt.
Si, pour Blok, la révolution est la Russie même, telle qu’elle est, que signifie
donc « l’orateur », qui regarde la révolution comme une trahison ? Que signifie le
prêtre qui se promène à l’écart ? Que signifie l’expression : « vieux monde com-
me un chien galeux » ? Que signifient Dénikine, Milioukov, Tchernov et les émi-
grés ? La Russie a été coupée en deux. Cela, c’est la révolution. Blok en nomme
une moitié « chien galeux », l’autre, il la bénit avec ce qu’il a à sa disposition :
des vers et le Christ. Pourtant, Tchoukovsky déclare qu’il s’agit d’un simple ma-
lentendu. Quel charlatanisme, quelle indécente négligence de la pensée, quelle
nullité d’esprit, quel bla-bla-bla !
Certes, Blok n’est pas des nôtres. Mais il est venu vers nous. Et ce faisant, il
s’est brisé. Le résultat de sa tentative est l’œuvre la plus significative de notre
époque. Son poème Les Douze vivra à jamais.
Léon Trotsky, Littérature et révolution. [1923] (1964) 95
Chapitre IV
Le futurisme
On observa un phénomène qui s’est répété plus d’une fois dans l’histoire : les
pays arriérés, qui ne brillaient pas par une culture particulière, reflétaient avec
plus d’éclat et de force dans leurs idéologies les réalisations des pays avancés.
C’est ainsi que la pensée allemande des XVIIIe et XIXe siècles refléta les réalisa-
tions économiques de l’Angleterre et politiques de la France. De même, le futu-
risme acquit son expression la plus brillante non en Amérique ou en Allemagne,
mais en Italie et en Russie.
Ceux des chercheurs qui, pour définir la nature sociale du futurisme à ses dé-
buts, accordent une importance décisive aux protestations violentes contre la vie
et l’art bourgeois, ont tout bonnement une connaissance insuffisante de l’histoire
des tendances littéraires. Les romantiques, qu’ils fussent français ou allemands,
parlaient toujours de façon cinglante de la moralité bourgeoise et de la routine. En
outre, ils portaient les cheveux longs, affichaient un teint verdâtre, et Théophile
Gautier, pour achever de couvrir de honte la bourgeoisie, revêtait un sensationnel
Léon Trotsky, Littérature et révolution. [1923] (1964) 97
gilet rouge. La blouse jaune des futuristes est sans aucun doute une petite nièce du
gilet romantique qui suscita tant d’horreur chez les papas et les mamans. On sait
qu’aucun cataclysme ne suivit ces protestations, les cheveux longs et le gilet rou-
ge du romantisme. L’opinion publique bourgeoise adopta sans dommage ces gen-
tlemen et les canonisa dans ses manuels scolaires.
Le futurisme russe est né dans une société qui en était encore au cours prépa-
ratoire que fut pour elle la lutte contre Raspoutine et qui se préparait à la révolu-
tion démocratique de février 1917. C’est cela qui donna l’avantage à notre futu-
risme. Il assimila des rythmes de mouvement, d’action, d’attaque et de destruction
encore vagues. Il mena la lutte pour se faire une place au soleil, avec plus de vi-
gueur et de bruit que toutes les écoles précédentes, ce qui satisfaisait ses humeurs
et points de vue activistes. Certes, le jeune futuriste ne se rendait pas dans les usi-
nes, mais il faisait beaucoup de tapage dans les cafés, renversait les pupitres à
musique, enfilait une blouse jaune, peignait ses joues et brandissait vaguement le
poing.
* Nous publions dans ce livre une courte lettre, très intéressante et très riche, du
camarade Gramsci sur les destinées du futurisme italien (L T.)
Léon Trotsky, Littérature et révolution. [1923] (1964) 98
*
* *
À l’avant-garde de la littérature, le futurisme n’est pas moins que toute autre
école littéraire d’aujourd’hui un produit du passé poétique. Dire que le futurisme a
libéré l’art de ses liens millénaires avec la bourgeoisie, comme l’a écrit le cama-
rade Tchoujak, c’est estimer très bon marché ces millénaires. L’appel des futuris-
tes à rompre avec le passé, à se débarrasser de Pouchkine, à liquider la tradition,
etc.., a un sens dans la mesure où il est adressé à la vieille caste littéraire, au cer-
cle fermé de l’intelligentsia. En d’autres termes, il n’a de sens que dans la mesure
où les futuristes sont occupés à couper le cordon ombilical qui les relie aux ponti-
fes de la tradition littéraire bourgeoise.
Mais cet appel devient un non-sens évident aussitôt qu’il est adressé au prolé-
tariat. La classe ouvrière n’a pas et ne peut avoir à rompre avec la tradition litté-
raire, parce qu’elle ne se trouve aucunement enfermée dans l’étreinte d’une telle
tradition. La classe ouvrière ne connaît pas la vieille littérature, elle doit encore se
familiariser avec elle, elle doit maîtriser Pouchkine, l’absorber et ainsi le dépasser.
La rupture des futuristes avec le passé est, après tout, une tempête dans le monde
clos de l’intelligentsia élevée sur Pouchkine, Feth, Tiouttchev, Brioussov, Bal-
mont et Blok, et qui est « passéiste » non parce qu’elle est infectée d’une vénéra-
tion superstitieuse des formes du passé, mais parce qu’elle n’a rien en elle qui
appelle de nouvelles formes. Elle n’a simplement rien à dire. Elle redit les vieux
sentiments avec des mots à peine nouveaux. Les futuristes ont bien fait de s’en
Léon Trotsky, Littérature et révolution. [1923] (1964) 99
séparer. Mais il ne faut pas transformer cette rupture en une loi de développement
universelle.
Dans le rejet futuriste exagéré du passé ne se cache pas un point de vue de ré-
volutionnaire prolétarien, mais le nihilisme de la bohème. Nous, marxistes, vivons
avec des traditions et ne cessons pas pour cela d’être révolutionnaires. Nous avons
étudié et gardé vivantes les traditions de la Commune de Paris dès avant notre
première révolution. Puis les traditions de 1905 s’y sont ajoutées, desquelles nous
nous sommes nourris, préparant la seconde révolution. Remontant plus loin, nous
avons relié la Commune aux journées de juin 1848 et à la grande Révolution fran-
çaise. Dans le domaine de la théorie nous nous sommes fondés, à travers Marx,
sur Hegel et l’économie classique anglaise. Nous qui avions été éduqués et étions
entrés dans le combat à une époque de développement organique de la société,
avons vécu sur les traditions révolutionnaires. Plus d’une tendance littéraire est
née sous nos yeux qui déclara une guerre impitoyable à « l’esprit bourgeois » et
nous regarda de travers. Tout comme le vent revient toujours dans ses propres
cercles, ces révolutionnaires littéraires, ces destructeurs de traditions retrouvèrent
les chemins académiques. La Révolution d’Octobre apparut à l’intelligentsia, y
compris à son aile gauche littéraire, comme la totale destruction du monde qu’elle
connaissait, de ce monde même avec lequel elle rompait de temps à autre en vue
de créer de nouvelles écoles et auquel invariablement elle retournait. Pour nous,
au contraire, la révolution incarnait la tradition familière, assimilée. Quittant un
monde que nous avions théoriquement rejeté et miné pratiquement, nous péné-
trions dans un monde qui nous était déjà familier par la tradition et par
l’imagination. En cela s’oppose le type psychologique du communiste, homme
politique révolutionnaire, à celui du futuriste, innovateur révolutionnaire dans la
forme. C’est la source des malentendus qui les séparent. Le mal ne réside pas dans
la « négation » par le futurisme des saintes traditions de l’intelligentsia. Au
contraire, il réside dans le fait qu’il ne se sent pas appartenir à la tradition révolu-
tionnaire. Alors que nous sommes entrés dans la révolution, le futurisme y est
tombé.
entrée dans l’art nouveau, non comme le courant déterminant, mais comme une de
ses composantes importantes.
*
* *
Le futurisme russe est formé de plusieurs éléments assez indépendants les uns
des autres et parfois contradictoires. On y trouve des constructions et des essais
philologiques considérablement nourris d’archaïsme (Khlebnikov, Kroutchenykh)
ou qui, en tout cas, n’appartiennent pas à la poésie, une poétique, c’est-à-dire une
théorie des procédés et méthodes, une philosophie, et même deux philosophies de
l’art, l’une formaliste (Chklovsky), et l’autre orientée vers le marxisme (Arvatov,
Tchoujak, etc…), enfin la poésie elle-même, création vivante. Nous ne considé-
rons pas l’insolence littéraire comme un élément indépendant : elle est générale-
ment combinée à l’un des éléments fondamentaux. Quand Kroutchenykh dit que
les syllabes dépourvues de sens « dir, boul, tchil » contiennent plus de poésie que
tout Pouchkine (ou quelque chose de ce genre), cela se situe quelque part à mi-
chemin entre la poétique philologique et, que l’on me pardonne, une insolence de
mauvais goût. Sous une forme plus sobre, l’idée de Kroutchenykh pourrait vouloir
dire que l’orchestration du vers dans le mode « dir, boul, tchil » convient mieux à
la structure de la langue russe et à l’esprit de ses sons, que l’orchestration de
Pouchkine, inconsciemment influencée par la langue française. Que ce soit juste
ou non, il est évident que « dir, boul, tchil » n’est pas extrait d’une œuvre futuris-
te, aussi n’y a-t-il rien à comparer. Peut-être quelqu’un écrira-t-il des poèmes dans
cette clef musicale et philologique qui seront supérieurs à ceux de Pouchkine.
Mais il nous faudra attendre.
procède à une sorte de nouvel enregistrement, rejetant tout ce qui est superflu et
étranger. La fabrication par Klebnikov ou Kroutchenykh de dix ou cent nouveaux
mots, dérivés de racines existantes, peut avoir un certain intérêt philologique ; elle
peut, dans une mesure très modeste, faciliter le développement de la langue vivan-
te et même du langage poétique, annoncer une période dans laquelle l’évolution
du discours sera dirigée plus consciemment. Mais ce travail même, subsidiaire par
rapport à l’art, est en dehors de la poésie.
Il n’y a aucune raison de tomber dans un état de pieuse extase aux sons de cet-
te poésie supra-rationnelle qui ressemble à des gammes et à des exercices de vir-
tuosité verbale, utiles peut-être dans des cahiers d’élèves, mais tout à fait impro-
pres à la scène. En tout cas, il est clair que tenter de substituer les exercices de la
« super-raison » à la poésie aboutirait à un étranglement de la poésie. D’ailleurs le
futurisme n’emprunte pas cette voie. Maïakovski, qui est indiscutablement un
poète, prend généralement ses mots dans le dictionnaire classique de Dahl, très
rarement dans le vocabulaire de Klebnikov ou de Kroutchenykh. Et, à mesure que
le temps passe, Maïakovski emploie de plus en plus rarement des constructions de
mots arbitraires ou des néologismes.
Les problèmes soulevés par les théoriciens du groupe Lef 28 au sujet de l’art et
l’industrie des machines, de l’art qui n’embellit pas la vie mais la façonne, de
l’influence avérée sur le développement du langage et la formation systématique
de mots de la biomécanique, en tant qu’éducatrice des activités de l’homme dans
l’esprit d’un plus grand rationalisme et par conséquent de la plus grande beauté,
sont tous des problèmes extrêmement importants et intéressants dans la perspecti-
ve de l’édification d’une culture socialiste.
28 Lef : abréviation de Levy Front Iskousstv (Front gauche des arts), titre d’une
revue futuriste qui parut à Petrograd en mars 1923, et de la tendance artistique
qui se rassembla autour d’elle. Fut dirigée de 1923 à 1925 par Maïakovski.
Pasternak fit partie du groupe pendant quelque temps et collabora au premier
numéro de la revue.
Léon Trotsky, Littérature et révolution. [1923] (1964) 102
etc…, c’est là du pur idéalisme et n’exprime que l’ego de son auteur, un allégo-
risme arbitraire et toujours le même vieux dilettantisme provincial.
truire sa vie sans se voir dans le « miroir » de la littérature ? Bien sûr, personne ne
pense demander à la nouvelle littérature d’avoir l’impassibilité d’un miroir. Plus
la littérature est profonde, plus elle veut façonner la vie, et plus elle sera capable
de « peindre » la vie de manière significative et dynamique.
De quelle manière, sur quelles bases, et au nom de quoi l’art peut-il tourner le
dos à la vie intérieure de l’homme d’aujourd’hui qui construit un monde extérieur
nouveau, et ainsi se reconstruit lui-même ? Si l’art n’aidait pas cet homme nou-
veau à s’éduquer, à se fortifier et à se raffiner, à quoi servirait-il donc ? Et com-
ment pourrait-il organiser la vie intérieure s’il n’y pénétrait pas et ne la reprodui-
sait pas ?
Ici le futurisme répète seulement ses propres litanies qui sont à présent tout à
fait dépassées.
Il est curieux que Lef, tout en niant que la mission de l’art soit de dépeindre la
vie quotidienne, cite Niepopoutchitsa de Brik comme un modèle de prose. Qu’est-
ce donc là sinon un tableau de la vie de tous les jours, fût-ce sous la forme d’une
chronique locale presque communiste ? Le mal ne réside pas dans le fait que les
communistes n’y sont pas peints tendres comme des agneaux ou durs comme de
l’acier, mais dans le fait qu’entre l’auteur et le milieu vulgaire qu’il décrit, on ne
perçoit pas un pouce de perspective. Car pour que l’art soit capable de transformer
aussi bien que de refléter, il faut que l’artiste prenne des distances à l’égard de la
vie quotidienne, tout comme le révolutionnaire les prend à l’égard de la réalité
politique.
En réponse à des critiques, parfois il est vrai plus insultantes que convaincan-
tes, le camarade Tchoujak met en avant le fait que Lef est engagé dans un proces-
sus de recherche continue. Sans doute Lef cherche plus qu’il n’a trouvé. Mais ce
n’est pas une raison suffisante pour que le Parti fasse ce que lui recommande
Tchoujak avec insistance : canoniser Lef ou une aile donnée de celui-ci en tant
qu’« art communiste ». Il est tout aussi impossible de canoniser des recherches
que d’armer un régiment avec une invention non aboutie.
Cela signifie-t-il que Lef se trouve sur une voie fausse et que nous n’ayons
rien à faire avec lui ? Non, il n’est pas question que le Parti ait des vues définies et
fixées sur les questions de l’art futur, qu’un certain groupe saboterait. Il ne s’agit
pas du tout de cela. Le Parti n’a pas et ne peut avoir de décisions toutes faites sur
la versification, l’évolution du théâtre, la rénovation du langage littéraire, le style
architectural, etc…, de même que, dans un autre domaine, le Parti n’a pas et ne
peut avoir de décisions toutes faites sur le meilleur engrais, la plus correcte orga-
nisation des transports ou les mitrailleuses les plus parfaites. En ce qui concerne
les mitrailleuses, les transports, les engrais, il faut immédiatement des décisions
pratiques. Que fait donc le Parti ? Il assigne à certains de ses membres la tâche
d’étudier et de résoudre ces problèmes, et il contrôle ces membres par les résultats
pratiques de leurs activités. Dans le domaine de l’art, la question est à la fois plus
simple et plus complexe. En ce qui concerne l’exploitation politique de l’art ou
l’interdiction d’une telle exploitation par nos ennemis, le Parti a suffisamment
d’expérience, de perspicacité, de décision et de ressource. Mais le développement
réel de l’art et la lutte pour des formes nouvelles ne fait pas partie des tâches et
des préoccupations du Parti. Celui-ci ne charge personne d’un tel travail. Cepen-
Léon Trotsky, Littérature et révolution. [1923] (1964) 106
*
* *
du futurisme. Le « Proletkult » est uni aux futuristes par des liens vivants. La re-
vue Horn (Le Clairon) est publiée à présent dans un esprit futuriste assez évident.
Certes, il n’est pas nécessaire d’exagérer l’importance de ces faits parce qu’ils ont
lieu, comme dans la majorité de tous nos groupements artistiques, au sein d’une
couche supérieure qui, actuellement, est très faiblement reliée aux masses ouvriè-
res. Mais il serait stupide de fermer les yeux sur ces faits et de traiter le futurisme
comme l’invention charlatanesque d’une intelligentsia décadente. Même s’il
s’avérait demain que le futurisme est en déclin — je ne pense pas que ce soit tout
à fait impossible — la force du futurisme est aujourd’hui en tout cas supérieure à
celle de toutes les tendances aux dépens desquelles il grandit.
Le futurisme russe, à ses débuts, fut, ainsi qu’on l’a déjà dit, la révolte de la
bohème, c’est-à-dire de l’aile gauche semi paupérisée de l’intelligentsia contre
l’esthétique fermée, de caste, de l’intelligentsia bourgeoise. A travers la coquille
de cette révolte poétique on sentait la pression de forces sociales profondes que le
futurisme lui-même ne comprenait pas. La lutte contre le vieux vocabulaire et la
vieille syntaxe de la poésie, indépendamment de toutes ses extravagances bohè-
mes, était une révolte bénéfique contre un vocabulaire étriqué et artificiellement
fabriqué afin que rien d’étranger ne vienne le perturber ; c’était une révolte contre
l’impressionnisme qui aspirait la vie à travers une paille, une révolte contre le
symbolisme devenu faux dans son vide céleste, contre Zinaïda Hippius et son
espèce, contre tous les autres citrons pressés et os de poulet rongés du petit monde
de l’intelligentsia libéralo-mystique.
vement vivant. Il est vrai que la Révolution, notamment son avant-garde cons-
ciente, fait preuve de plus d’autocritique que les futuristes. En revanche, ceux-ci
ont rencontré une assez grande résistance extérieure et, il faut l’espérer, en ren-
contreront encore. Les exagérations s’élimineront, et le travail essentiellement
purificateur et vraiment révolutionnaire qui s’exerce dans le langage poétique
restera.
Dans l’orchestration du vers, les conquêtes du futurisme sont tout aussi indis-
cutables. On ne doit pas oublier que le son est l’accompagnement acoustique du
sens. Si les futuristes ont péché et pèchent encore par leur préférence presque
monstrueuse pour le son contre le sens, il s’agit seulement d’un enthousiasme,
d’une « maladie infantile de gauchisme » de la part d’une nouvelle école poétique
qui a senti d’une façon neuve et avec une oreille fraîche le son en opposition à la
routine doucereuse des mots. Bien sûr, la majorité écrasante des ouvriers, au-
jourd’hui, ne s’intéresse pas à ces questions. La plus grande partie de l’avant-
garde de la classe ouvrière, requise par des tâches plus urgentes, est également
trop occupée. Mais il y aura un lendemain. Ce lendemain exigera une attitude plus
Léon Trotsky, Littérature et révolution. [1923] (1964) 109
attentive et plus précise, plus savante et plus artistique envers le langage des vers
comme envers celui de la prose, particulièrement de la prose. Un mot ne recouvre
jamais précisément une idée dans toute la signification concrète où il est pris.
D’autre part un mot possède un son et une forme, non seulement pour l’oreille et
l’œil, mais aussi pour notre logique et notre imagination. Il n’est possible de ren-
dre la pensée plus précise par une sélection soigneuse des mots que si ceux-ci sont
pesés de toutes les façons, c’est-à-dire aussi du point de vue de l’acoustique, et
sont combinés de la manière la plus approfondie. Dans ce domaine il ne convient
pas de procéder à l’aveuglette, des instruments micrométriques sont nécessaires.
La routine, la tradition, l’habitude et la négligence doivent faire place à un travail
systématique en profondeur. Dans son meilleur aspect, le futurisme est une pro-
testation contre une activité à l’aveuglette, cette puissante école littéraire aux re-
présentants très influents dans tous les domaines.
Dans un ouvrage, non encore publié, du camarade Gorlov qui, à mon avis, dé-
crit de façon erronée l’origine internationale du futurisme, et, violant la perspecti-
ve historique, identifie le futurisme à la poésie prolétarienne, les réalisations du
futurisme sont résumées de façon méditée et très sérieuse. Gorlov souligne correc-
tement que la révolution futuriste dans la forme, qui naquit d’une révolte contre
l’esthétique ancienne, reflète sur le plan de la théorie la révolte contre la vie sta-
gnante et malodorante qui produisit cette esthétique, et qu’elle provoqua en Maïa-
kovski, le plus grand poète de cette école, et chez ses amis les plus intimes, une
révolte contre l’ordre social producteur de cette vie mise au rebut, de son esthéti-
que mise au rebut. C’est pourquoi ces poètes ont un lien organique avec Octobre.
Le schéma de Gorlov est juste, mais il faut le préciser et le délimiter davantage
encore. Il est vrai que des mots nouveaux et de nouvelles combinaisons de mots,
des rimes nouvelles, des rythmes nouveaux étaient devenus nécessaires, parce que
le futurisme, avec sa conception du monde, donna un nouvel arrangement aux
événements et aux faits, établit de nouveaux rapports entre eux et les découvrit
pour lui-même.
esthétique et la révolte sociale et morale est directe : toutes deux s’insèrent com-
plètement dans l’expérience de la vie de la partie active, nouvelle, jeune et non
domestiquée de l’intelligentsia de gauche, de la bohème créatrice. Le dégoût à
l’égard du caractère borné et de la vulgarité de la vieille vie a produit un nouveau
style artistique comme moyen d’y échapper et de le liquider. Dans des combinai-
sons différentes, et sur différents postulats artistiques, nous avons vu le dégoût de
l’intelligentsia former plus d’un style nouveau. C’en était aussi toujours la fin.
Mais cette fois, la révolution prolétarienne a saisi le futurisme à un certain stade
de sa croissance et l’a poussé en avant. Des futuristes sont devenus communistes.
Par cet acte même, ils sont entrés dans un domaine de problèmes et de rapports
plus profonds, transcendant de beaucoup les limites de leur propre petit monde,
même si leur âme ne les avait pas encore élaborés organiquement. C’est pourquoi
les futuristes, y compris Maïakovski, sont les plus faibles sur le plan de l’art là où
ils apparaissent le mieux comme communistes. La cause n’en est pas tant leur
origine sociale que leur passé spirituel. Les poètes futuristes n’ont pas suffisam-
ment maîtrisé les éléments que renferment les positions et la conception mondiale
du communisme afin de leur trouver une expression organique sous forme de
mots, ceux-ci ne leur étant pour ainsi dire pas entrés dans le sang. C’est pourquoi
ces poètes sont fréquemment voués à des défaites artistiques et psychologiques, à
des formes guindées, à beaucoup de bruit pour rien. Dans ses œuvres révolution-
naires les plus excessives, le futurisme devient de la stylisation. Néanmoins, le
jeune poète Bezimensky, qui doit tant à Maïakovski, donne une expression réel-
lement vraie des conceptions communistes : Biezymenski n’était pas un poète
déjà formé quand il vint au communisme ; il est né en esprit dans le communisme.
On peut objecter, on l’a fait plus d’une fois, que même la doctrine et le pro-
gramme prolétariens ont été créés par les fils de l’intelligentsia démocratique
bourgeoise. Il faut établir une importante différence, décisive en la matière. La
doctrine économique et historico-philosophique du prolétariat repose sur une
connaissance objective. Si la théorie de la plus-value avait été créée non par le
docteur en philosophie d’une érudition universelle qu’était Karl Marx, mais par le
menuisier Bebel, économe de vie et de pensée jusqu’à l’ascétisme, et dont l’esprit
était aussi aiguisé qu’un rasoir, elle aurait été formulée dans un ouvrage beaucoup
plus accessible, plus simple et plus unilatéral. La richesse et la variété de pensées,
d’arguments, d’images et de citations du Capital révèlent sans aucun doute
Léon Trotsky, Littérature et révolution. [1923] (1964) 111
*
* *
Maïakovski est un grand talent ou, comme Blok le définit, un énorme talent. Il
est capable de présenter des choses que nous avons souvent vues de telle manière
qu’elles semblent neuves. Il manie les mots et le dictionnaire comme un maître
audacieux qui travaille conformément à ses propres lois, que son travail d’artisan
plaise ou déplaise. Nombre de ses images, tournures et expressions sont entrées
dans la littérature, et y resteront pour longtemps, si ce n’est pour toujours. Il pos-
sède ses propres conceptions, sa propre représentation, son propre rythme et sa
propre rime.
Mais dans ce grand talent, ou plus exactement dans toute la personnalité créa-
trice de Maïakovski, on ne trouve pas cette harmonie nécessaire entre ses compo-
santes, pas d’équilibre, pas même un équilibre dynamique. Maïakovski manifeste
la plus grande faiblesse là où il faudrait avoir le sens des proportions et se montrer
capable d’autocritique.
Il était plus naturel pour Maïakovski que pour tout autre poète russe
d’accepter la révolution parce qu’elle s’accordait à tout son développement. De
nombreuses voies conduisent l’intelligentsia vers la révolution (toutes ne mènent
pas au but), et par conséquent il importe de définir et d’apprécier plus exactement
l’orientation personnelle de Maïakovski. Il y a la voie de la poésie « moujik »
suivie par l’intelligentsia et les capricieux « compagnons de route » (nous avons
déjà parlé d’eux), il y a la voie des mystiques qui cherchent une « musique » plus
élevée (A. Blok), il y a la voie du groupe « Changement de direction » et de ceux
qui se sont simplement accommodés de nous (Chkapskaïa, Chaguinian), il y a la
voie des rationalistes et des éclectiques (Brioussov, Gorodetsky et encore Chagui-
nian). Il existe de nombreuses autres voies, on ne peut toutes les nommer. Maïa-
kovski est venu par la voie la plus courte, celle de la bohème rebelle persécutée.
Pour Maïakovski, la révolution a été une expérience vraie, réelle et profonde, par-
ce qu’elle s’est abattue comme le tonnerre et l’éclair sur les choses mêmes que
Maïakovski haïssait à sa façon et avec lesquelles il n’avait pas encore fait la paix.
C’est en cela que réside sa force. L’individualisme révolutionnaire de Maïakovski
s’est déversé avec enthousiasme dans la révolution prolétarienne, mais ne s’est
pas confondu avec elle. Ses sentiments subconscients pour la ville, la nature, le
monde entier, ne sont pas ceux d’un ouvrier mais d’un bohème. « La lampe chau-
ve de la rue qui enlève les chaussettes à la rue », cette saisissante image qui est
extrêmement caractéristique de Maïakovski jette plus de lumière sur la nature
bohème et citadine du poète que toute autre considération. Le ton impudent et
cynique de beaucoup d’images, notamment celles de la première période poéti-
que, trahit la marque bien trop claire du cabaret artistique, du café et de tout ce qui
s’y associe.
Il est vrai que l’hyperbolisme reflète dans une certaine mesure la fureur de no-
tre temps. Mais cela ne justifie pas son emploi à la légère dans l’art. On ne peut
Léon Trotsky, Littérature et révolution. [1923] (1964) 114
crier plus fort que la guerre ou la révolution. Et à vouloir le faire, il est facile de
succomber. Le sens de la mesure en art est semblable à celui du réalisme en poli-
tique. La principale faute de la poésie futuriste, même dans ses meilleures œuvres,
c’est de manquer de mesure ; la mesure des salons une fois perdue, celle de la
place publique n’a pas encore été trouvée. Or, il faut la trouver. Force-t-on la
voix, elle devient rauque, s’éraille, s’étrangle, et l’effet du discours est nul. Il faut
parler avec la voix que l’on a reçue de la nature, non avec une voix plus forte. Si
l’on y parvient, on peut employer cette voix dans toute son étendue. Maïakovski
crie trop souvent là où il devrait seulement parler ; c’est pourquoi ses cris, là où il
devrait crier, paraissent insuffisants. Le pathétique de sa parole est annihilé par les
clameurs et l’enrouement.
n’ont pas de sommet, elles n’obéissent à aucune discipline intérieure. Les parties
refusent d’obéir au tout, chacune s’efforçant d’être indépendante, développant sa
propre dynamique, sans considérer l’ensemble. C’est pourquoi il n’y a ni ensem-
ble ni dynamisme d’ensemble. Le travail des futuristes sur le langage et les ima-
ges n’a pas encore trouvé d’incarnation synthétique.
150 000 000 devait être le poème de la Révolution. Or, il ne l’est pas.
L’œuvre, grande dans son dessein, est minée par la faiblesse et les défauts du fu-
turisme. L’auteur voulait écrire une épopée de la souffrance des masses, de
l’héroïsme des masses, l’épopée de la révolution impersonnelle de 150 000 000
d’Ivan. C’est pourquoi il ne l’a pas signée : « Personne n’est l’auteur de mon
poème. » Mais cette anonymie voulue, conventionnelle, ne change rien : en fait, le
poème est profondément personnel, individualiste, et cela, essentiellement dans le
mauvais sens de ces termes. Il contient trop d’arbitraire gratuit. Des images com-
me : « Wilson nageant dans la graisse », « A Chicago tout habitant a au moins le
titre de général », « Wilson bâfre, engraisse, son ventre monte d’étage en étage »,
etc… apparemment simples et grossières, ne sont pas du tout des images populai-
res, et en tout cas pas des images qu’emploient les masses d’aujourd’hui.
L’ouvrier, du moins celui qui lira le poème de Maïakovski, a vu la photographie
de Wilson. Bien que nous puissions admettre que Wilson absorbe suffisamment
de protéines et de graisses, il n’en est pas moins maigre. L’ouvrier a également lu
Upton Sinclair et sait qu’à Chicago, en plus des « généraux », on trouve aussi des
ouvriers d’abattoirs. En dépit de leur hyperbolisme tonitruant on sent dans ces
images gratuites et primitives, un certain zézaiement, semblable à celui que des
adultes emploient avec les enfants. Ce qu’elles dénoncent, ce n’est pas la simplici-
té d’une imagination populaire exubérante, mais la sottise de la bohème. Wilson a
une échelle. « Si tu l’escalades jeune, tu en atteindras à peine le sommet quand tu
seras vieux ! » Ivan attaque Wilson, c’est le déroulement du « championnat de la
lutte des classes mondial », Wilson possède « des pistolets à quatre chiens et un
sabre à soixante dents de scie », mais Ivan a « une main et une autre main, et elle
est enfoncée dans sa ceinture ». Ivan, sans armes, la main dans la ceinture, contre
l’infidèle armé de pistolets, c’est un très vieux thème russe ! Ne sommes-nous pas
devant Ilya Mouromietz ( 30 ) ? A moins que ce ne soit Ivan le Niais qui s’avance,
pieds nus, au-devant de l’habile machinerie allemande ? Wilson frappe Ivan de
Les images qui ne visent à rien, c’est-à-dire celles qui n’ont pas été intérieu-
rement élaborées, dévorent l’idée sans en laisser de traces et la gâchent sur le plan
artistique aussi bien que sur le plan politique. Pourquoi Ivan, contre des sabres et
des pistolets, garde-t-il une main dans sa ceinture ? Pourquoi un tel mépris de
la technique ? Ivan est moins bien armé que Wilson, cela est certain. Mais c’est
précisément pourquoi il doit se servir de ses deux mains. Et s’il ne tombe pas à
terre, c’est parce qu’à Chicago il y a des ouvriers, et pas seulement des généraux,
et aussi parce qu’une grande partie de ces ouvriers sont contre Wilson et pour
Ivan. Le poème ne le montre pas. Tout en visant à obtenir une image apparem-
ment monumentale, l’auteur en détruit l’essentiel.
À la hâte et en passant, c’est-à-dire une fois de plus sans motif, l’auteur divise
le monde entier en deux classes : d’une part Wilson, nageant dans la graisse, avec
des hermines, des castors, de grands corps célestes, et d’autre part Ivan, avec des
blouses et les millions d’étoiles de la Voie lactée. « Pour les castors les petites
phrases des décadents du monde entier, pour les blouses la phrase d’airain des
futuristes ». Malheureusement, bien que le poème soit expressif et possède quel-
ques phrases fortes, appropriées, en même temps que des images brillantes, il ne
possède en vérité aucune phrase d’airain pour les blouses. Est-ce par manque de
talent ? Non, mais par manque d’une image de la Révolution, forgée par les nerfs
et le cerveau, d’une image à laquelle l’expression serait subordonnée. L’auteur
joue les costauds, attrapant et lançant une image, puis une autre. « Nous
t’achèverons, monde romantique ! », menace Maïakovski. Bien. Il faut mettre en
effet un terme au romantisme d’Oblomov et de Karataïev. Mais comment ? « Il
Léon Trotsky, Littérature et révolution. [1923] (1964) 117
est vieux, tue-le et fais un cendrier de son crâne. » N’est-ce pas là du romantisme
et du plus négatif ? Des crânes servant de cendriers ne sont ni commodes ni hy-
giéniques. Et cette sauvagerie est après tout… sans grande signification. Pour
faire un tel emploi des os du crâne, il faut bien que le poète soit atteint de roman-
tisme ; en tout cas il n’a ni élaboré ni unifié ses images. « Chipez la richesse de
tous les mondes ! » C’est sur ce ton familier que Maïakovski parle du socialisme.
Mais chiper veut dire agir en voleur. Ce mot convient-il, lorsqu’il s’agit de
l’expropriation de la terre et des usines par la société ? Il est remarquablement
déplacé. L’auteur se fait vulgaire pour copiner avec le socialisme et la révolution.
Or, quand il donne familièrement aux cent cinquante millions d’Ivan une bourrade
« dans les côtes », il ne grandit pas Ivan à des dimensions titanesques mais le ré-
duit seulement à un huitième de page. La familiarité n’exprime pas du tout
l’intimité profonde, souvent elle ne témoigne que du manque de tenue politique
ou morale. Des liens sérieux et profonds avec la révolution excluent le ton fami-
lier, ils auraient engendré ce que les Allemands appellent le pathétique de la dis-
tance.
Le poème contient des phrases puissantes, des images audacieuses et des ex-
pressions bien venues. Le « triomphal requiem de la paix » qui le termine en est
peut-être la partie la plus forte. Mais, finalement, l’ensemble est empreint d’un
manque de mouvement intérieur. Les contradictions ne sont pas éclairées, pour
être résolues par la suite. Un poème sur la révolution qui manque de mouvement !
Les images, qui existent pour elles-mêmes, se heurtent et titubent. Leur manque
d’accord ne vient pas de la matière historique, mais d’un désaccord intérieur avec
une philosophie révolutionnaire de la vie. Et pourtant, quand on vient, non sans
difficulté, à bout du poème, on se dit qu’une grande œuvre aurait pu être écrite
pour peu que le poète eût fait preuve de mesure et d’autocritique ! Peut-être ces
défauts fondamentaux ne tiennent-ils pas à Maïakovski, mais au fait qu’il travaille
en vase clos. Rien n’est aussi fatal à l’autocritique et à la mesure que la vie de
cénacle.
des caricaturistes soviétiques le sont), est comme une balle qui rate la cible, fût-ce
de la largeur d’un doigt, ou même d’un cheveu ; elle a presque touché le but,
pourtant le coup est raté. La satire de Maïakovski est approximative ; ses remar-
ques piquantes, sur le ton de l’aparté, manquent le but, parfois d’un doigt et par-
fois de toute la main. Maïakovski pense sérieusement qu’on peut abstraire le
« comique » de son support et le réduire à l’apparence. Dans la préface à son re-
cueil satirique, il présente même « un schéma du rire ». Ce qui ferait plutôt sourire
avec perplexité, à la lecture de ce « schéma », c’est le fait qu’il ne renferme abso-
lument rien de drôle. Et même si quelqu’un nous donnait un « schéma » mieux
venu que celui de Maïakovski, il n’abolirait pas la différence qui sépare le rire
provoqué par une satire qui fait mouche du gloussement occasionné par un cha-
touillement verbal.
De la bohème qui l’a poussé en avant, Maïakovski s’est élevé à de vraies ré-
alisations créatrices. Mais la branche sur laquelle il est monté n’est que la sienne.
Il se révolte contre sa condition, contre la dépendance matérielle et morale où se
trouvent sa vie et surtout son amour ; douloureux, indigné contre ceux qui détien-
nent le pouvoir de le priver de son aimée, il va jusqu’à appeler la Révolution et
prédit qu’elle s’abattra sur une société qui prive de liberté un Maïakovski. Le
Nuage en Pantalon, poème d’un amour malheureux, n’est-il pas son œuvre la plus
significative sur le plan de l’art, la plus audacieuse et la plus prometteuse sur le
plan de la création ? On a même de la peine à croire qu’un morceau d’une force
aussi intense et d’une forme aussi originale ait été écrit par un jeune de vingt-
deux, vingt-trois ans. Guerre et Univers, Mystère-bouffe, et 150 000 000 sont
beaucoup plus faibles, pour la raison que Maïakovski a quitté son orbite indivi-
duelle pour tenter de se mouvoir sur l’orbite de la Révolution. On peut saluer ses
efforts car il n’existe en effet pas d’autre voie pour lui. A ce propos revient au
thème de l’amour personnel, mais à quelques pas en arrière du Nuage, et non de-
vant. Seuls un élargissement du champ de connaissance et un approfondissement
du contenu artistique peuvent permettre de maintenir l’équilibre sur un plan beau-
coup plus élevé. Mais on ne peut pas ne pas voir que s’engager consciemment sur
une voie artistique et sociale essentiellement nouvelle est une chose très difficile.
Ces derniers temps, la technique de Maïakovski s’est incontestablement affinée,
mais elle est devenue aussi plus stéréotypée. Mystère-bouffe, et 150 000 000 ren-
ferment, à côté de phrases splendides, de fatales défaillances, plus ou moins com-
Léon Trotsky, Littérature et révolution. [1923] (1964) 119
pensées par de la rhétorique et quelques pas de danse sur la corde verbale. La qua-
lité organique, la sincérité, le cri intérieur que nous avions entendus dans Le Nua-
ge ne sont plus là. « Maïakovski se répète », disent certains. « Maïakovski s’est
épuisé », ajoutent d’autres. « Maïakovski est devenu poète officiel » exultent mé-
chamment les troisièmes. Tout cela est-il vrai ? Ne nous hâtons pas de faire des
prophéties pessimistes. Maïakovski n’est plus un adolescent, certes, mais il est
encore jeune. Cela nous autorise à ne pas fermer les yeux sur les difficultés qui se
trouvent sur sa route. Cette spontanéité créatrice qui bat comme une source vive
dans Le Nuage, il ne la retrouvera pas. Mais il n’y a pas lieu de le regretter. La
spontanéité juvénile fait généralement place, dans la maturité, à une maîtrise sûre
de soi, qui consiste non seulement en une solide maîtrise de la langue, mais aussi
en une large vision de la vie et de l’histoire, en une pénétration profonde du mé-
canisme des forces collectives et individuelles, des idées, des tempéraments et des
passions. Cette maîtrise est incompatible avec le dilettantisme social, les cris, le
manque de respect de soi qui accompagnent généralement la forfanterie la plus
importune ; elle ne se manifeste pas dans le fait de jouer au génie, de se livrer au
canular ou à toute autre manifestation en honneur dans les cafés de
l’intelligentsia. Si la crise que traverse le porte — car crise il y a — finit par se
résoudre dans une lucidité qui sache distinguer le particulier du général,
l’historien de la littérature dira que Mystère-bouffe et 150 000 000 n’ont marqué
qu’une baisse de tension inévitable et temporaire au tournant d’une route qui
continue à monter. Nous souhaitons sincèrement que Maïakovski donne raison à
l’historien de l’avenir.
*
* *
Quand on se casse un bras ou une jambe, il s’ensuit que les os, les tendons, les
muscles, les artères, les nerfs et la peau ne se rompent pas suivant une seule ligne,
de même qu’ensuite ils ne se recollent pas et ne guérissent pas en même temps.
Quand il se produit une cassure révolutionnaire dans la vie des sociétés, il n’y a
non plus ni simultanéité ni symétrie des processus, que ce soit dans l’ordre idéo-
logique ou dans la structure économique. Les prémisses idéologiques nécessaires
Léon Trotsky, Littérature et révolution. [1923] (1964) 120
à la révolution ont vu le jour avant la révolution, alors que les plus importantes
conséquences idéologiques de la Révolution n’apparaissent que bien plus tard. Il
serait par suite extrêmement peu sérieux d’établir, en se fondant sur des analogies
et des comparaisons formelles, une sorte d’identité entre futurisme et communis-
me, et d’en déduire que le futurisme est l’art du prolétariat. De telles prétentions
doivent être repoussées, ce qui ne veut pas dire qu’il faille considérer avec mépris
l’œuvre des futuristes. A notre avis, ils constituent les jalons nécessaires à la for-
mation d’une nouvelle et grande littérature. Mais à l’égard de celle-ci, ils ne for-
ment au demeurant qu’un épisode significatif. Il suffit, pour s’en convaincre,
d’aborder la question plus concrètement, sur le plan historique. Au reproche que
leurs œuvres sont inaccessibles aux masses, les futuristes n’ont pas tort de répon-
dre que le Capital de Marx est également inaccessible aux masses. Il est évident
que les masses manquent encore de culture et de formation esthétique, et qu’elles
ne s’élèveront que lentement. Mais ce n’est là qu’une des raisons pour lesquelles
le futurisme leur reste inaccessible. Il y en a une autre : dans ses méthodes et dans
ses formes, le futurisme porte les marques évidentes de ce monde, ou plutôt de ce
petit monde où il est né, et dont, par la logique des choses — psychologiquement
et non logiquement — il n’est pas encore sorti aujourd’hui. Il est tout aussi diffici-
le d’arracher le futurisme de son hypostase intellectuelle que de séparer la forme
du contenu. Si cela arrivait, le futurisme subirait une transformation qualitative si
profonde qu’il ne serait plus le futurisme. Cela viendra, mais ce n’est pas pour
demain. Toutefois, même aujourd’hui on peut assurer que ce qui constitue le futu-
risme sera en grande partie utile et pourra servir à une renaissance de l’art, à
condition que le futurisme apprenne à se tenir sur ses jambes, sans tenter de
s’imposer par décret gouvernemental, comme il voulut le faire au début de la Ré-
volution. Les formes nouvelles doivent trouver par elles-mêmes, de façon indé-
pendante, un accès à la conscience des éléments avancés de la classe ouvrière,
dans la mesure où ceux-ci se développent culturellement. L’art ne peut ni vivre ni
se développer sans être entouré d’une atmosphère de sympathie. C’est sur cette
voie, non sur une autre, que se produira un processus complexe de relations mu-
tuelles. L’élévation du niveau culturel de la classe ouvrière aidera et influencera
ces novateurs qui ont vraiment quelque chose à dire. Le maniérisme, inévitable
quand règnent les coteries, disparaîtra, et les germes vivants donneront naissance
à des formes neuves qui permettront de résoudre de nouveaux problèmes artisti-
ques. Cette évolution suppose avant tout l’accumulation des biens culturels,
Léon Trotsky, Littérature et révolution. [1923] (1964) 121
Lettre de Gramsci
sur le mouvement futuriste italien
Voici les réponses aux questions que vous m’avez posées sur le mouvement
futuriste italien :
et, bien qu’il fût un des écrivains les plus intéressants, il a fini par se taire en tant
que tel. Marinetti, qui dans l’ensemble, n’a cessé d’exalter la guerre, a publié un
manifeste pour démontrer que la guerre constituait le seul remède hygiénique
pour l’univers. Il a pris part à la guerre comme capitaine d’un bataillon de chars et
son dernier livre, L’Alcôve d’acier, est un hymne enthousiaste en faveur des
chars. Marinetti a écrit une brochure intitulée Hors du communisme, dans laquelle
il développe ses doctrines politiques — si on peut qualifier de doctrines les fantai-
sies de cet homme — qui sont parfois pleines d’esprit et toujours étranges. Avant
mon départ d’Italie, la section du « Proletkult » de Turin avait demandé à Mari-
netti d’expliquer aux ouvriers de cette organisation, lors d’une exposition de ta-
bleaux futuristes, le sens de ce mouvement. Marinetti accepta volontiers
l’invitation, visita l’exposition avec les ouvriers et se déclara satisfait de ce qu’ils
avaient beaucoup plus de sensibilité que les bourgeois en ce qui concerne l’art
futuriste. Avant la guerre, le futurisme était très populaire parmi les ouvriers. La
revue L’Acerbo, dont le tirage atteignait 20 000 exemplaires était diffusée pour les
quatre cinquièmes parmi les ouvriers. Lors des nombreuses manifestations de l’art
futuriste, dans les théâtres des plus grandes villes d’Italie, les ouvriers prenaient la
défense de futuristes contre les jeunes gens — semi-aristocrates et bourgeois —
qui les attaquaient.
coïncidé en tous points, les futuristes sont restés anti-d’Annunzio. Ils n’ont prati-
quement montré aucun intérêt pour le mouvement de Fiume, bien que plus tard,
ils aient participé aux manifestations.
Chapitre V
L’école formaliste de poésie
et le marxisme
Il faut nous arrêter un instant sur cette école, pour deux raisons. D’abord pour
elle-même : en dépit de tout ce qu’a de superficiel et de réactionnaire la théorie
formaliste de l’art, une certaine part du travail de recherche des formalistes est
réellement utile. L’autre raison, c’est le futurisme : si gratuites que soient les pré-
tentions des futuristes à être les représentants uniques de l’art nouveau, on ne peut
pas exclure le futurisme de l’évolution qui mène à l’art de demain.
Mais les formalistes se refusent à admettre que leurs méthodes n’ont d’autre
valeur qu’accessoire, utilitaire et technique, semblable à celle de la statistique
pour les sciences sociales ou du microscope pour les sciences biologiques. Ils
vont beaucoup plus loin : pour eux, les arts de la parole trouvent leur achèvement
dans le mot, comme les arts plastiques dans la couleur. Un poème est une combi-
naison de sons, une peinture, une combinaison de taches, et les lois de l’art sont
celles de ces combinaisons. Le point de vue social et psychologique, qui pour
nous est seul à donner un sens au travail microscopique et statistique sur le maté-
riel verbal, n’est pour les formalistes que de l’alchimie.
Jacobson est certes obligé d’admettre qu’ « une série de nouvelles méthodes
poétiques trouvent leur application ( ?) dans l’urbanisme ». Mais voici sa conclu-
sion : « De là les poèmes urbanistes de Maïakovski et de Khlebnikov. » En
d’autres termes, ce n’est pas l’urbanisme qui, après avoir frappé l’œil et l’oreille
du poète ou les avoir rééduqués, a, inspiré à celui-ci une forme nouvelle, des ima-
ges nouvelles, des épithètes nouvelles, un rythme nouveau, mais au contraire,
c’est la forme nouvelle qui, née spontanément (de façon « autonome »), a
contraint le poète à chercher un matériel approprié et, entre autres, l’a poussé en
direction de la ville ! Le développement de la « masse verbale » est passé sponta-
nément de L’Odyssée au Nuage en Pantalon, la torche, la chandelle, puis la lampe
Léon Trotsky, Littérature et révolution. [1923] (1964) 127
électrique n’y sont pour rien ! Il suffit de formuler clairement ce point de vue pour
que son inconsistance puérile saute aux yeux. Mais Jacobson tente d’insister ; il
répond par avance que chez le même Maïakovski, on trouve des vers comme
ceux-ci » Quittez les villes, stupides humains. » Et le théoricien de l’école forma-
liste a ce raisonnement profond : « Qu’est-ce donc ? Une contradiction logique ?
Mais que d’autres attribuent au poète les pensées exprimées dans ses œuvres. In-
criminer un poète pour des idées et des sentiments est une attitude tout aussi ab-
surde que celle du public médiéval frappant l’acteur qui avait joué le rôle de Ju-
das. » Et ainsi de suite.
Il est évident que tout cela a été écrit par un lycéen très doué, avec l’intention
la plus évidente et la plus « autonome » de « ficher une plume dans notre profes-
seur de littérature, un pédant notoire ». Mais nos hardis novateurs, si habiles à
planter leur plume, sont incapables de s’en servir pour un travail théorique cor-
rect. Il n’est pas difficile de le prouver.
réponse à des besoins nouveaux. Pour rester dans le cercle de la poésie lyrique
intime, on peut dire qu’entre la physiologie du sexe et un poème sur l’amour
s’insère un système complexe de mécanismes psychiques de transmission dans
lesquels entrent des éléments individuels, héréditaires et sociaux. Le fondement
héréditaire, sexuel de l’homme change lentement. Les formes sociales d’amour
changent plus rapidement. Elles affectent la superstructure psychique de l’amour,
produisent de nouvelles nuances et de nouvelles intonations, de nouvelles deman-
des spirituelles, le besoin d’un vocabulaire nouveau et présentent ainsi de nouvel-
les exigences à la poésie. Le poète ne peut trouver un matériau de création artisti-
que que dans son milieu social et il transmet les nouvelles impulsions de la vie à
travers sa propre conscience artistique. Le langage, modifié et compliqué par les
conditions urbaines, donne au poète un nouveau matériau verbal, suggère ou faci-
lite de nouvelles combinaisons de mots pour la formulation poétique de pensées
nouvelles ou un sentiment nouveau qui essaie de percer la coquille obscure du
subconscient. S’il n’y avait pas de changements psychiques engendrés par les
changements du milieu social, il n’y aurait pas de mouvement en art : les gens
continueraient, de génération en génération, à se satisfaire de la poésie de la Bible
ou des Grecs anciens.
Les querelles sur « l’art pur » et sur l’art orienté étaient de mise entre libéraux
et populistes. Elles ne sont pas dignes de nous. La dialectique matérialiste est au-
dessus de cela pour elle, du point de vue du processus historique objectif, l’art est
toujours un serviteur social, historiquement utilitaire. Il trouve le rythme des mots
nécessaire pour exprimer des sentiments sombres et vagues, il rapproche la pensée
et le sentiment, ou les oppose l’une à l’autre, il enrichit l’expérience spirituelle de
l’individu et de la collectivité, il affine le sentiment, le rend plus souple, plus sen-
sible, lui donne plus de résonance, il élargit le volume de la pensée grâce à
l’accumulation d’une expérience qui dépasse l’échelle personnelle, il éduque
l’individu, le groupe social, la classe, la nation. Et il le fait sans qu’il importe au-
cunement de savoir si, dans son courant actuel, il agit sous le drapeau de l’art
« pur » ou d’un art ouvertement tendancieux. Dans notre développement social
Léon Trotsky, Littérature et révolution. [1923] (1964) 129
russe, l’art tendancieux fut le drapeau d’une intelligentsia qui cherchait à se lier au
peuple. Impuissante, écrasée par le tsarisme, privée de milieu culturel, cherchant
un soutien dans les couches inférieures de la société, l’intelligentsia s’efforçait de
prouver au « peuple » qu’elle ne pensait qu’à lui, ne vivait que par lui et l’aimait
« terriblement ». De même que les populistes qui « allaient au peuple » étaient
prêts à se passer de linge propre, de peigne et de brosse à dents, l’intelligentsia
était prête à sacrifier dans son art les « subtilités » de la forme pour donner
l’expression la plus directe et la plus immédiate des souffrances et des espoirs des
opprimés. Au contraire, pour la bourgeoisie ascendante, qui ne pouvait se présen-
ter ouvertement en tant que bourgeoisie et qui, en même temps, s’efforçait de gar-
der l’intelligentsia à son service, l’art « pur » fut une bannière toute naturelle. Le
point de vue marxiste est fort éloigné de ces tendances, qui furent historiquement
nécessaires mais qui sont historiquement dépassées. Restant sur le plan de
l’investigation scientifique, le marxisme recherche avec autant d’assurance les
racines sociales de l’art « pur » que celles de l’art tendancieux. Il n’« incrimine »
nullement un poète pour les pensées et les sentiments que celui-ci exprime, mais il
se pose des questions d’une signification beaucoup plus profonde, à savoir : à quel
ordre de sentiments une forme donnée œuvre d’art correspond-elle dans toutes ses
particularités ? à quelles conditions sociales sont dus ces pensées et ces senti-
ments ? quelle place occupent-ils dans le développement historique de la société,
de la classe ? Et encore : quels sont les éléments de l’héritage littéraire qui ont
participé à l’élaboration de la forme nouvelle ? sous l’influence de quelles impul-
sions historiques les nouveaux complexes de sentiments et de pensées ont-ils per-
cé la coquille qui les séparait de la sphère de la conscience poétique ? La recher-
che peut devenir plus complexe, plus détaillée, plus individualisée, mais elle aura
comme idée fondamentale le rôle subsidiaire que l’art joue dans le processus so-
cial.
acméistes, ce n’est pas cela qui fera de vous des poètes nouveaux. Dans une très
large mesure, la forme de l’art est indépendante, mais l’artiste qui crée cette forme
et le spectateur qui la goûte ne sont pas des machines vides, l’une faite pour créer
la forme et l’autre pour l’apprécier. Ce sont des êtres vivants, dont la psyché est
cristallisée et présente une certaine unité, même si celle-ci n’est pas toujours har-
monieuse. Cette psyché est le résultat des conditions sociales. La création et la
perception des formes artistiques sont l’une de ses fonctions. Et quelles que soient
les subtilités auxquelles se livrent les formalistes, toute leur conception simpliste
est fondée sur leur ignorance de l’unité psychologique de l’homme social, de
l’homme qui crée et qui consomme ce qui a été créé.
Au fond, les formalistes ne poursuivent pas leur façon d’envisager l’art jus-
qu’à sa conclusion logique. Si l’on considère le processus de la création poétique
seulement comme une combinaison de sons ou de mots et si l’on veut se mainte-
nir dans cette voie pour résoudre tous les problèmes de la poésie, la seule formule
parfaite de la « poétique » sera celle-ci : armez-vous d’un dictionnaire raisonné et
créez, au moyen de combinaisons et de permutations algébriques des éléments du
langage, toutes les œuvres poétiques passées et à venir du monde. En raisonnant
« formellement », on peut arriver à Eugène Onéguine par deux chemins : soit en
subordonnant le choix des éléments du langage à une idée artistique préconçue,
comme le fit Pouchkine, soit en résolvant le problème algébriquement. Du point
de vue « formaliste », la seconde méthode est plus correcte, car elle ne dépend pas
de l’état d’esprit, de l’inspiration ou d’autres éléments précaires de ce genre, et
elle a en outre l’avantage, tout en conduisant à Eugène Onéguine, de pouvoir me-
ner à un nombre incalculable d’autres grandes œuvres. Tout ce dont on a besoin
ici, c’est d’un temps illimité, c’est-à-dire de l’éternité. Mais comme ni l’humanité,
ni a fortiori le poète individuel n’ont l’éternité à leur disposition, le ressort fon-
damental de la composition poétique restera, comme avant, l’idée artistique pré-
conçue, comprise dans le sens le plus large, c’est-à-dire à la fois comme pensée
précise, sentiment personnel ou social clairement exprimé et vague disposition de
l’esprit. Dans ses efforts vers la réalisation artistique, cette idée subjective sera à
son tour excitée et stimulée par la forme cherchée, et pourra quelquefois être
poussée tout entière sur une voie qui était complètement imprévue au départ.
C’est à dire simplement que la forme verbale n’est pas la réflexion passive d’une
idée artistique préconçue mais un élément actif qui influence l’idée elle-même.
Mais ce genre de rapport mutuel actif, où la forme influence le contenu et parfois
le transforme de fond en comble, nous est connu dans tous les domaines de la vie
sociale et même de la vie biologique. Ce n’est nullement là une raison pour rejeter
le darwinisme et le marxisme et créer une école formaliste en biologie et en socio-
logie.
les conditions de sa vie et de son éducation trouvent leur expression dans son œu-
vre ne veut pas dire du tout que cette expression a un caractère géographique,
ethnologique et statistique précis.
Qu’il soit difficile de décider si certains romans furent écrits en Egypte, en In-
de ou en Perse n’a rien de surprenant, car ces pays ont beaucoup de conditions
sociales communes. Mais le fait que la science européenne « se casse la tête »
pour résoudre ces questions à partir des textes mêmes de ces romans témoigne
justement que ceux-ci reflètent le milieu, fût-ce de manière très déformée. Per-
sonne ne peut sortir de soi-même. Les délires d’un fou eux-mêmes ne contiennent
rien que le malade n’ait préalablement reçu du monde extérieur. Seul un psychia-
tre expérimenté, à l’esprit pénétrant, et informé du passé du malade, saura trouver
dans le contenu du délire les débris déformés et altérés de la réalité. La création
artistique n’est évidemment pas du délire. Mais elle est aussi une altération, une
déformation, une transformation de la réalité selon les lois particulières de l’art. Si
fantastique que l’art puisse être, il ne dispose d’aucun autre matériau que celui qui
lui est fourni par le monde à trois dimensions où nous vivons et par le monde plus
étroit de la société de classe. Même quand l’artiste crée le ciel ou l’enfer, ses fan-
tasmagories transforment simplement l’expérience de sa propre vie, jusque et y
compris la note impayée de sa logeuse.
De mieux en mieux ! Le marxisme ne prétend pas du tout que les traits ethno-
graphiques ont un caractère indépendant ! Au contraire, il souligne l’importance
tout à fait déterminante des conditions naturelles et économiques dans la forma-
tion du folklore. La similitude des conditions d’évolution des peuples pasteurs et
agriculteurs, où la paysannerie est prépondérante, et la similitude des influences
qu’ils exercent les uns sur les autres ne peuvent pas ne pas mener à un folklore
similaire. En l’occurrence, du point de vue de la question qui nous intéresse, il est
sans importance de savoir si les thèmes semblables sont nés indépendamment
chez les différents peuples, comme reflet, réfracté par le même prisme de
l’imagination paysanne, d’une expérience identique dans ses traits fondamentaux
ou si au contraire, les semences des contes populaires ont été transportées par un
vent propice de place en place, prenant racine là où le sol se montrait favorable.
Dans la réalité, ces deux modes se sont probablement combinés.
Enfin — « le point de vue marxiste sur l’art est faux, cinquièmement, parce
que… » — Chklovsky avance à titre d’argument distinct le thème concret de
l’enlèvement qui, à travers la comédie grecque, est parvenu jusqu’à Ostrovsky. En
d’autres termes, notre critique répète une fois de plus, sous une forme particulière,
son premier argument (comme on le voit, même en ce qui concerne la logique
formelle, tout ne va pas pour le mieux chez notre formaliste…). Oui, les thèmes
émigrent de peuple à peuple, de classe à classe, et même d’auteur à auteur. Cela
veut dire seulement que l’imagination humaine est économe. Une nouvelle classe
ne recommence pas à créer toute la culture depuis le début, mais prend possession
du passé, le trie, le retouche, le réarrange et continue à construire à partir de là.
Sans cette utilisation de la « garde-robe » d’occasion du passé, il n’y aurait pas en
général de mouvement en avant dans le processus historique. Si le thème du dra-
me d’Ostrovsky lui est venu des Egyptiens en passant par la Grèce, le papier mê-
me sur lequel il a traité ce thème, il le doit au papyrus égyptien, puis au parchemin
grec. Prenons une autre analogie, plus proche de nous : le fait que les méthodes
critiques des sophistes grecs, qui furent les formalistes purs de leur époque, aient
pénétré profondément la conscience de Chklovsky ne change rien au fait que
Léon Trotsky, Littérature et révolution. [1923] (1964) 136
Chklovsky lui-même est un produit très pittoresque d’un milieu social et d’une
époque bien déterminés.
Il est indiscutable que le besoin de l’art n’est pas créé par les conditions éco-
nomiques. Mais ce n’est pas non plus l’économie qui engendre le besoin de
s’alimenter. Au contraire, c’est le besoin de nourriture et de chaleur qui crée
l’économie. Il est parfaitement exact qu’on ne peut en aucun cas se régler sur les
seuls principes du marxisme pour juger, rejeter ou accepter une œuvre d’art. Une
œuvre d’art doit, en premier lieu, être jugée selon ses propres lois, c’est-à-dire
selon les lois de l’art. Mais seul le marxisme est capable d’expliquer pourquoi et
comment, à telle période historique, est apparue telle tendance artistique, c’est-à-
dire qui a exprimé le besoin de telles formes artistiques à l’exclusion des autres, et
pourquoi.
Il serait puéril de penser que chaque classe, d’elle-même, peut créer complè-
tement et pleinement son art propre, et en particulier, que le prolétariat est capable
de créer un art nouveau au moyen de cercles artistiques fermés, séminaires, « pro-
letkult » et autres… D’une manière générale, l’activité créatrice de l’homme his-
torique est héréditaire. Toute nouvelle classe montante se hisse sur les épaules des
précédentes. Mais cette succession est dialectique, c’est-à-dire qu’elle se découvre
au moyen de répulsions et de ruptures internes. Les impulsions, sous la forme de
nouveaux besoins artistiques, du besoin de nouvelles conceptions artistiques et
littéraires, sont données par l’économie, par l’intermédiaire d’une nouvelle classe,
et à un degré moindre, par la situation nouvelle d’une même classe lorsque sa
Léon Trotsky, Littérature et révolution. [1923] (1964) 137
L’analogie que nous avons esquissée plus haut avec les objections théologi-
ques contre le darwinisme peut paraître au lecteur superficielle et anecdotique.
Dans un sens, c’est juste, bien sûr. Mais il y a là une connexion plus profonde.
Pour un marxiste tant soit peu instruit, la théorie formaliste ne peut pas ne pas
rappeler les airs familiers d’une très vieille mélodie philosophique. Les juristes et
les moralistes (citons au hasard l’Allemand Stammler et notre subjectiviste Mik-
haïlovsky) essayaient de prouver que la morale et le droit ne pouvaient être dé-
terminés par l’économie, pour la seule raison que la vie économique elle-même
était impensable en dehors de normes juridiques et éthiques. Certes les formalistes
du droit et de la morale n’allaient pas jusqu’à affirmer l’indépendance complète
du droit et de l’éthique par rapport à l’économie ; ils reconnaissaient un certain
rapport mutuel complexe entre « facteurs », mais pour eux ces « facteurs », tout
en s’influençant l’un l’autre, conservaient leurs qualités de substances indépen-
dantes, venues on ne sait d’où. L’affirmation d’une totale indépendance du « fac-
teur » esthétique par rapport à l’influence des conditions sociales, à la manière de
Chklovsky, est un exemple d’extravagance spécifique, elle aussi d’ailleurs déter-
minée par les conditions sociales : c’est la mégalomanie de l’esthétique, dans la-
quelle notre dure réalité est mise la tête en bas. Outre cette particularité, les cons-
tructions des formalistes ont la même espèce de méthodologie défectueuse que
tout autre type d’idéalisme. Pour un matérialiste, la religion, le droit, la morale,
Léon Trotsky, Littérature et révolution. [1923] (1964) 139
En biologie, le vitalisme est une variante de cette fétichisation des divers as-
pects du processus universel, sans compréhension de leur déterminisme interne. A
la morale et à l’esthétique absolues et situées au-dessus du social, comme à la
« force vitale » absolue et située au-dessus de la physique, il ne manque plus
qu’une seule chose… un Créateur unique. La multiplicité de « facteurs » indépen-
dants, sans commencement ni fin, n’est rien d’autre qu’un polythéisme camouflé.
Léon Trotsky, Littérature et révolution. [1923] (1964) 140
Chapitre VI
La culture prolétarienne
et l’art prolétarien
Chaque classe dominante crée sa culture, et par conséquent son art. L’histoire
a connu les cultures esclavagistes de l’antiquité classique et de l’Orient, la culture
féodale de l’Europe médiévale, et la culture bourgeoise qui domine aujourd’hui le
monde. De là, il semble aller de soi que le prolétariat doive aussi créer sa culture
et son art.
Cependant, la question est loin d’être aussi simple qu’il y paraît à première
vue. La société dans laquelle les possesseurs d’esclaves formaient la classe diri-
geante a existé pendant de très nombreux siècles. Il en est de même pour le féoda-
lisme. La culture bourgeoise, même si on ne la date que de sa première manifesta-
tion ouverte et tumultueuse, c’est-à-dire de l’époque de la Renaissance, existe
depuis cinq siècles, mais n’a atteint son plein épanouissement qu’au XIXe siècle, et
plus précisément dans sa seconde moitié. L’histoire montre que la formation
d’une culture nouvelle autour d’une classe dominante exige un temps considéra-
ble et n’atteint sa pleine réalisation que dans la période précédant la décadence
politique de cette classe.
Léon Trotsky, Littérature et révolution. [1923] (1964) 142
Les propos confus sur la culture prolétarienne, par analogie et antithèse avec
la culture bourgeoise, se nourrissent d’une assimilation extrêmement peu critique
entre les destinées historiques du prolétariat et celles de la bourgeoisie. La métho-
de banale, purement libérale, des analogies historiques formelles, n’a rien de
Léon Trotsky, Littérature et révolution. [1923] (1964) 143
commun avec le marxisme. Il n’y a aucune analogie réelle entre le cycle histori-
que de la bourgeoisie et celui de la classe ouvrière.
Entre, d’une part, la Renaissance et la Réforme, qui avaient pour but de créer
des conditions d’existence intellectuelle et politique plus favorables pour la bour-
Léon Trotsky, Littérature et révolution. [1923] (1964) 144
geoisie dans la société féodale, et d’autre part la Révolution, qui transféra le pou-
voir à la bourgeoisie (en France), se sont écoulés trois à quatre siècles de crois-
sance des forces matérielles et intellectuelles de la bourgeoisie. L’époque de la
grande Révolution française et des guerres qu’elle fit naître abaissa temporaire-
ment le niveau matériel de la culture. Mais ensuite, le régime capitaliste s’affirma
comme « naturel » et « éternel »…
À cela, on peut répliquer : il a fallu des millénaires pour créer l’art de la socié-
té esclavagiste et seulement quelques siècles pour l’art bourgeois. Pourquoi donc
ne suffirait-il pas de quelques dizaines d’années pour l’art prolétarien ? Les bases
techniques de la vie ne sont plus du tout les mêmes à présent, et par suite, le
rythme est également très différent. Cette objection, qui à première vue semble
fort convaincante, passe en réalité à côté de la question.
Dans les années de répit actuelles, des illusions peuvent naître à ce sujet dans
notre république soviétique. Nous avons mis les questions culturelles à l’ordre du
jour. En extrapolant nos préoccupations actuelles dans un avenir éloigné, nous
pouvons en arriver à imaginer une culture prolétarienne. En fait, si importante et
si vitale que puisse être notre édification culturelle, elle se place entièrement sous
le signe de la révolution européenne et mondiale. Nous ne sommes toujours que
des soldats en campagne. Nous avons pour l’instant une journée de repos, et il
nous faut en profiter pour laver notre chemise, nous faire couper les cheveux et
avant tout pour nettoyer et graisser le fusil. Toute notre activité économique et
culturelle d’aujourd’hui n’est rien de plus qu’une certaine remise en ordre de no-
tre paquetage, entre deux batailles, deux campagnes. Les combats décisifs sont
encore devant nous et sans doute plus très éloignés. Les jours que nous vivons ne
sont pas encore l’époque d’une culture nouvelle, tout au plus le seuil de cette épo-
que. Nous devons en premier lieu prendre officiellement possession des éléments
les plus importants de la vieille culture, de façon à pouvoir au moins ouvrir la voie
à une culture nouvelle.
En Russie, notre tâche est compliquée par la pauvreté de toute notre tradition
culturelle et par les destructions matérielles dues aux événements des dix derniè-
res années. Après la conquête du pouvoir et presque six années de lutte pour sa
conservation et son renforcement, notre prolétariat est contraint d’employer toutes
ses forces à créer les conditions matérielles d’existence les plus élémentaires et à
s’initier lui-même littéralement à l’ABC de la culture. Si nous nous fixons pour
tâche de liquider l’analphabétisme d’ici le dixième anniversaire du pouvoir sovié-
tique, ce n’est pas sans raison.
de masse de la culture élèvera son niveau et modifiera tous ses aspects. Ce pro-
cessus ne se développera qu’au travers d’une série d’étapes historiques. Avec
chaque succès dans cette voie, les liaisons internes qui font du prolétariat une
classe se relâcheront, et par suite, le terrain pour une culture prolétarienne dispa-
raîtra.
On conçoit les choses comme s’il était possible de créer une culture proléta-
rienne par des méthodes de laboratoire. En fait, la trame essentielle de la culture
est tissée par les rapports et les interactions qui existent entre l’intelligentsia de la
classe et la classe elle-même. La culture bourgeoise — technique, politique, phi-
losophique et artistique — a été élaborée dans l’interaction de la bourgeoisie et de
ses inventeurs, dirigeants, penseurs et poètes. Le lecteur créait l’écrivain et
l’écrivain le lecteur. Cela est valable à un degré infiniment plus grand pour le pro-
létariat parce que son économie, sa politique et sa culture ne peuvent se bâtir que
sur l’initiative créatrice des masses. Pour l’avenir immédiat, cependant, la tâche
principale de l’intelligentsia prolétarienne n’est pas dans l’abstraction d’une nou-
velle culture — dont il manque encore la base –, mais dans le travail culturel le
plus concret : aider de façon systématique, planifiée et bien sûr critique les masses
arriérées à assimiler les éléments indispensables de la culture déjà existante. On
ne peut créer une culture de classe derrière le dos de la classe. Or, pour édifier
cette culture en coopération avec la classe, en étroite relation avec son essor histo-
rique général, il faut… bâtir le socialisme, au moins dans ses grandes lignes. Dans
cette voie, les caractéristiques de classe de la société iront non pas en
s’accentuant, mais au contraire en se réduisant peu à peu jusqu’à zéro, en propor-
tion directe des succès de la révolution. La dictature du prolétariat est libératrice
en ce sens qu’elle est un moyen provisoire — très provisoire — pour déblayer la
voie et poser les fondations d’une société sans classes et d’une culture basée sur la
solidarité.
non des classes, mais des générations. Dire qu’elles prennent la succession les une
des autres — quand la société progresse, et non quand elle est décadente — signi-
fie que chacune d’elles ajoute son dépôt à ce que la culture a accumulé jusque-là.
Mais avant de pouvoir le faire, chaque génération nouvelle doit traverser une pé-
riode d’apprentissage. Elle s’approprie la culture existante et la transforme à sa
façon, la rendant plus ou moins différente de celle de la génération précédente.
Cette appropriation n’est pas encore créatrice, c’est-à-dire création de nouvelles
valeurs culturelles, mais seulement une prémisse pour celle-ci. Dans une certaine
mesure, ce qui vient d’être dit peut s’appliquer au destin des masses travailleuses
qui s’élèvent au niveau de la création historique. Il faut seulement ajouter
qu’avant de sortir du stade de l’apprentissage culturel, le prolétariat aura cessé
d’être le prolétariat. Rappelons une fois de plus que la couche supérieure, bour-
geoise, du Tiers-Etat fit son apprentissage sous le toit de la société féodale ;
qu’encore dans le sein de celle-ci, elle avait dépassé, au point de vue culturel, les
vieilles castes dirigeantes et qu’elle était devenue le moteur de la culture avant
d’accéder au pouvoir. Il en va tout autrement du prolétariat en général, et du pro-
létariat russe en particulier : il a été forcé de prendre le pouvoir avant de s’être
approprié les éléments fondamentaux de la culture bourgeoise ; il a été forcé de
renverser la société bourgeoise par la violence révolutionnaire précisément parce
que cette société lui barrait l’accès à la culture. La classe ouvrière s’efforce de
transformer son appareil d’Etat en une puissante pompe pour apaiser la soif cultu-
relle des masses. C’est une tâche d’une portée historique immense. Mais, si l’on
ne veut pas employer les mots à la légère, ce n’est pas encore la création d’une
culture prolétarienne propre. « Culture prolétarienne », « art prolétarien », etc…,
dans trois cas sur dix à peu près, ces termes sont employés chez nous sans esprit
critique pour désigner la culture et l’art de la prochaine société communiste ; dans
deux cas sur dix, pour indiquer le fait que des groupes particuliers du prolétariat
acquièrent certains éléments de la culture pré-prolétarienne ; et enfin dans cinq
cas sur dix, c’est un fatras d’idées et de termes qui n’a ni queue ni tête.
Voici un exemple récent, pris entre cent autres, d’un emploi visiblement né-
gligent, erroné et dangereux de l’expression « culture prolétarienne » : « La base
économique et le système de superstructures qui lui correspond, écrit le camarade
Sizov, forment la caractéristique culturelle d’une époque (féodale, bourgeoise,
prolétarienne). » Ainsi l’époque culturelle prolétarienne est placée ici sur le même
Léon Trotsky, Littérature et révolution. [1923] (1964) 150
plan que l’époque bourgeoise. Or, ce qu’on appelle ici l’époque prolétarienne
n’est que le court passage d’un système social et culturel à un autre, du capitalis-
me au socialisme. L’instauration du régime bourgeois a également été précédée
par une époque de transition, mais contrairement à la révolution bourgeoise, qui
s’est efforcée, non sans succès, de perpétuer la domination de la bourgeoisie, la
révolution prolétarienne a pour but de liquider l’existence du prolétariat en tant
que classe dans un délai aussi bref que possible. Ce délai dépend directement des
succès de la révolution. N’est-il pas stupéfiant que l’on puisse l’oublier, et placer
l’époque de la culture prolétarienne sur le même plan que celle de la culture féo-
dale ou bourgeoise.
S’il en est ainsi, en résulte-t-il que nous n’ayons pas de science prolétarienne ?
Ne pouvons-nous pas dire que la conception matérialiste de l’histoire et la critique
marxiste de l’économie politique constituent des éléments scientifiques inestima-
bles d’une culture prolétarienne ? N’y a-t-il pas là une contradiction ?
Que toute science reflète plus ou moins les tendances de la classe dominante,
c’est incontestable. Plus une science s’attache étroitement aux tâches pratiques de
domination de la nature (la physique, la chimie, les sciences naturelles en géné-
ral), plus grand est son apport humain, hors des considérations de classe. Plus une
science est liée profondément au mécanisme social de l’exploitation (l’économie
politique), ou plus elle généralise abstraitement l’expérience humaine (comme la
psychologie, non dans son sens expérimental et physiologique, mais au sens dit
« philosophique »), plus alors elle se subordonne à l’égoïsme de classe de la
bourgeoisie, et moindre est l’importance de sa contribution à la somme générale
de la connaissance humaine. Le domaine des sciences expérimentales connaît à
son tour différents degrés d’intégrité et d’objectivité scientifique, en fonction de
l’ampleur des généralisations qui sont faites. En règle générale, les tendances
bourgeoises se développent le plus librement dans les hautes sphères de la philo-
sophie méthodologique, de la « conception du monde ». C’est pourquoi il est né-
cessaire de nettoyer l’édifice de la science du bas jusqu’en haut, ou plus exacte-
ment, du haut jusqu’en bas, car il faut commencer par les étages supérieurs. Il
serait toutefois naïf de penser que le prolétariat, avant d’appliquer à l’édification
socialiste la science héritée de la bourgeoisie, doit la soumettre entièrement à une
révision critique. Ce serait à peu près la même chose que de dire, avec les mora-
listes utopiques : avant de construire une société nouvelle, le prolétariat doit
s’élever à la hauteur de la morale communiste. En fait, le prolétariat transformera
radicalement la morale, aussi bien que la science, seulement après qu’il aura cons-
truit la société nouvelle, fût-ce à l’état d’ébauche. Ne tombons-nous pas là dans
un cercle vicieux ? Comment construire une société nouvelle à l’aide de la vieille
Léon Trotsky, Littérature et révolution. [1923] (1964) 152
avis discutables, il a exprimé une série de vérités certes un peu amères, mais pour
l’essentiel incontestables * . Le camarade Doubovskoï en arrive à cette conclusion
que la poésie prolétarienne ne se trouve pas dans le groupe « Kouznitsa » (La
Forge), mais dans les journaux muraux des usines, avec leurs auteurs anonymes.
Il y a là une idée juste, bien qu’elle soit exprimée paradoxalement. On pourrait
dire avec autant de raison que des Shakespeare et des Gœthe prolétariens sont en
ce moment en train de courir pieds nus vers quelque école primaire. Il est in-
contestable que l’art des poètes d’usine est beaucoup plus organiquement lié avec
la vie, les préoccupations quotidiennes et les intérêts de la masse ouvrière. Mais
ce n’est pas là une littérature prolétarienne. C’est seulement l’expression écrite du
processus moléculaire d’élévation culturelle du prolétariat. Nous avons déjà ex-
pliqué plus haut que ce n’est pas la même chose. Les correspondants ouvriers des
journaux, les poètes locaux, les critiques accomplissent un grand travail culturel,
qui défriche le terrain et le prépare pour les futures semailles. Mais la moisson
culturelle et artistique voulue sera — heureusement ! — socialiste, et non « prolé-
tarienne ».
trés dans cette période de crise sont définitivement perdus pour le prolétariat.
Nous espérons que quelques-uns d’entre eux au moins sortiront de cette crise for-
tifiés. Encore une fois, cela ne veut pas dire non plus que les groupes de poètes
ouvriers d’aujourd’hui sont destinés à poser les fondements inébranlables d’une
nouvelle et grande poésie. Rien de tel. Selon toute vraisemblance, ce sera
l’apanage des générations futures, qui auront elles aussi à traverser leurs périodes
de crise, car il y aura encore longtemps bien des déviations de groupes et de cer-
cles, bien des hésitations et des erreurs idéologiques et culturelles, dont la cause
profonde réside dans le manque de maturité culturelle de la classe ouvrière.
Si l’on rejette le terme « culture prolétarienne », que faire alors du… « prolet-
kult » ? Convenons donc que « proletkult » signifie « activité culturelle du prolé-
tariat », c’est-à-dire lutte acharnée pour élever le niveau culturel de la classe ou-
vrière. En vérité, l’importance du proletkult ne sera pas diminuée d’un iota par
cette interprétation.
*
* *
Dans leur déclaration de programme que nous avons déjà citée en passant, les
écrivains prolétariens de « Kouznitsa » proclament que « le style, c’est la classe »,
et que par conséquent, les écrivains d’une autre origine sociale ne peuvent créer
un style artistique correspondant à la nature du prolétariat. De là il semble aller de
soi que le groupe « Kouznitsa », qui est prolétarien à la fois par sa composition et
par sa tendance, est justement en train de créer l’art prolétarien.
« Le style c’est la classe », non seulement en art, mais avant tout en politique.
Or la politique est le seul domaine où le prolétariat a effectivement créé son pro-
pre style. Comment ? Pas du tout par ce simple syllogisme : chaque classe a son
style, le prolétariat est une classe, il charge donc tel groupe prolétarien de formu-
ler son style politique. Non, la route fut beaucoup plus complexe. L’élaboration
de la politique prolétarienne est passée par les grèves économiques, la lutte pour
le droit de coalition, par les utopistes anglais et français, par la participation des
Léon Trotsky, Littérature et révolution. [1923] (1964) 158
« Il n’y a pas de Biélinsky », se plaignent nos auteurs. S’il nous fallait appor-
ter la preuve juridique que l’activité de « Kouznitsa » est pénétrée de l’état
d’esprit qui règne dans le petit monde fermé, les petits cercles, les petites écoles
de l’intelligentsia, nous la trouverions dans cette triste formule : « Il n’y a pas de
Léon Trotsky, Littérature et révolution. [1923] (1964) 160
seulement la terre, mais tout le cosmos. Tout cela, bien sûr, est vraiment superbe
et terriblement grand. Nous étions de simples habitants de Koursk ou de Kalouga,
nous venons de conquérir toute la Russie, et nous marchons maintenant vers la
révolution mondiale. Devrons-nous nous contenter des « limites planétaires » ?
Posons immédiatement le cercle prolétarien sur le tonneau de l’univers. Quoi de
plus simple ? On sait y faire, et on ne craint personne !
Les nœuds coulants et les filets jetés sur les poètes prolétariens sont d’autant
plus dangereux que ces poètes sont très jeunes, et que certains même sont à peine
sortis de l’adolescence. Dans leur majorité, c’est la révolution victorieuse qui les a
éveillés à la poésie. Ils y sont entrés en hommes non encore formés, portés par les
ailes de la spontanéité, du tourbillon et de l’ouragan… En fin de compte, cette
ivresse primitive s’empara aussi d’écrivains tout à fait bourgeois, qui la payèrent
ensuite d’une gueule de bois réactionnaire et mystique, et tout ce qu’on veut dans
le même genre. Les véritables difficultés et les vraies épreuves commencèrent
Léon Trotsky, Littérature et révolution. [1923] (1964) 162
lorsque le rythme de la révolution se ralentit, que les objectifs devinrent plus né-
buleux, et qu’il ne suffit plus de nager dans le courant, d’avaler l’eau et de faire
des bulles, mais qu’il fallut faire preuve de circonspection, se retrancher et faire le
bilan de la situation. C’est alors qu’apparut la tentation : en avant vers le cosmos !
Et la terre ? Comme pour les mystiques, elle peut être aussi, pour les « cosmis-
tes », un simple tremplin.
Les poètes révolutionnaires de notre époque ont besoin d’être fortement trem-
pés et, ici plus que nulle part ailleurs, la trempe morale est inséparable de la trem-
pe intellectuelle. Ils ont besoin d’une conception du monde, et par conséquent
d’une conception de l’art ferme, souple, nourrie de faits. Pour comprendre la pé-
riode de temps dans laquelle nous vivons non pas seulement d’une manière jour-
nalistique, mais réellement, profondément, il faut connaître le passé de
l’humanité, sa vie, son labeur, ses luttes, ses espoirs, ses défaites et ses succès.
L’astronomie et la cosmogonie sont choses excellentes ! Mais avant tout, c’est
l’histoire humaine qu’il faut connaître, et la vie contemporaine dans ses diverses
lois et dans sa réalité originale et personnelle.
*
* *
Il est curieux de constater que ceux qui fabriquent les formules abstraites de la
poésie prolétarienne passent habituellement à côté d’un poète qui, plus que qui-
conque, a droit au titre de poète de la Russie révolutionnaire. La définition de ses
tendances et de ses bases sociales n’exige pas de méthode critique compliquée :
Démyan * est là tout entier, d’une seule pièce. Ce n’est pas un poète qui s’est rap-
proche de la révolution, qui s’est abaissé jusqu’à elle, qui l’a acceptée ; c’est un
bolchevik dont l’arme est la poésie. Et c’est en cela que réside la force exception-
nelle de Demyan pour lui, la révolution n’est pas un matériau de création, c’est la
plus haute instance, celle qui l’a lui-même placé à son poste. Son œuvre est un
service social, non seulement « en fin de compte », comme on dit pour l’art en
général, mais aussi subjectivement, dans la conscience du poète lui-même. Et cela
dès les premiers jours de son service historique. Il s’est intégré au parti, a grandi
avec lui, a passé par les différentes phases de son développement, a appris jour
après jour à penser et à sentir avec la classe ouvrière, et à reproduire ce monde de
pensées et de sentiments sous forme concentrée dans le langage des vers, tantôt
avec la malice des fables, tantôt avec la mélancolie des chansons, la hardiesse des
couplets satiriques, tantôt s’indignant, tantôt lançant de vibrants appels. Nul dilet-
tantisme dans sa colère et dans sa haine. Il hait de la haine bien claire du parti le
plus révolutionnaire du monde. Il y a chez lui des choses d’une grande force et
d’une maîtrise achevée, il y en a aussi un bon nombre qui ne dépassent pas le ni-
veau journalistique, quotidien, de second ordre. C’est que Demyan n’attend pas
pour créer les rares occasions où Apollon appelle le poète au sacrifice divin, mais
travaille chaque jour, selon les exigences des événements et… du Comité Central.
Cependant, prise dans son ensemble, son œuvre constitue un phénomène absolu-
ment nouveau, unique en son genre. Et que les petits poètes des diverses écoles
qui ne détestent point se gausser de Demyan — Voyez-moi ce feuilletoniste ! —
fouillent donc dans leur mémoire pour trouver un autre poète qui, par ses vers, ait
eu une influence aussi directe et aussi efficace sur les masses. Et quelles masses ?
Des millions d’ouvriers, de paysans, de soldats rouges ! Et à quel moment ? A la
plus grande de toutes les époques !
Un homme qui n’est pas parmi les derniers dans l’histoire, Ferdinand Lassalle,
écrivait un jour, dans une lettre adressée à Marx et Engels à Londres : « Comme
je renoncerais volontiers à écrire ce que je sais, pour réaliser seulement une partie
* Démyan Biedny.
Léon Trotsky, Littérature et révolution. [1923] (1964) 164
de ce que je peux. » Dans cet esprit, Demyan pourrait dire de lui-même : « Je lais-
se volontiers à d’autres le soin d’écrire dans des formes nouvelles et plus com-
plexes sur la révolution, pourvu que je puisse écrire moi-même dans les vieilles
formes pour la révolution. »
Léon Trotsky, Littérature et révolution. [1923] (1964) 165
Chapitre VII
La politique du parti en art
tits articles de journaux qui, jour après jour, combinent de diverses manières les
même trois cents mots ? Supprimez en pensée Pilniak et Vsévolod Ivanov de no-
tre vie quotidienne, et nous nous trouverons sensiblement appauvris… Les orga-
nisateurs de la croisade contre les compagnons de route — qu’ils mènent sans se
soucier suffisamment des perspectives et des proportions — ont également choisi
pour cible le camarade Voronsky, rédacteur de « Krasnaïa Nov » * et directeur
des éditions du Cercle, en qualité de confident et presque de complice. Nous pen-
sons que le camarade Voronsky accomplit — sur l’ordre du Parti — un important
travail littéraire, et culturel, et que, certes, il est plus facile de décréter dans un
articulet — avec des gazouillis d’oiseau — la création de l’art communiste, que
de travailler, avec tout le soin que cela exige, à sa préparation.
Il n’est pas vrai que l’art révolutionnaire puisse être créé seulement par les
ouvriers. Précisément parce que la révolution est ouvrière, elle libère — répétons-
le — une faible quantité d’énergie de la classe ouvrière dans le domaine de l’art.
Les plus grandes œuvres de la Révolution française, celles qui la reflétèrent direc-
tement ou non, ont été créées par des artistes allemands, anglais ou autres, non par
des Français. La bourgeoisie française, occupée à faire la révolution, n’avait pas
suffisamment de forces pour graver elle-même son empreinte. C’est encore plus
vrai du prolétariat : sa culture artistique est bien plus faible que sa culture politi-
que. Les intellectuels, outre tous les avantages que leur procure leur qualification,
disposent de l’odieux privilège de garder une position politique passive, plus ou
moins marquée de sympathie à l’égard d’Octobre. Il n’est pas surprenant qu’ils
donnent de meilleures images de la Révolution — même si elles sont plus ou
moins déformées — que le prolétariat, occupé à faire la révolution. Nous
n’ignorons pas les limites, l’instabilité, les oscillations des compagnons de route.
Si nous éliminions Pilniak et son Année nue, « les Frères Sérapion » avec Vsévo-
lod Ivanov, Tikhonov et Polonskaya, si nous éliminions Maïakovski et Essenine,
que nous resterait-il, hormis quelques traites impayées sur une future littérature
prolétarienne ? Démyan Biedny — qui ne fait pas partie des compagnons de route
— ne peut être mis de côté, nous l’espérons, il s’apparente même à la littérature
prolétarienne dans le sens que définit le Manifeste de « Kouznitsa ». Oui, sans
eux, que resterait-il ?
Cela veut-il dire que le Parti, contradictoirement à ses principes, prenne une
position éclectique dans le domaine de l’art ? L’argument, qui voudrait être écra-
sant, est simplement enfantin. Le marxisme offre diverses possibilités : évaluer le
développement de l’art nouveau, en suivre toutes les variations, encourager les
courants progressistes au moyen de la critique ; on ne peut guère lui demander
davantage. L’art doit se frayer sa propre route par lui-même. Ses méthodes ne
sont pas celles du marxisme. Si le Parti dirige le prolétariat, il ne dirige pas le
processus historique. Oui, il est des domaines où il dirige directement, impérieu-
sement. Il en est d’autres où il contrôle et encourage, certains où il se borne à en-
courager, certains encore où il ne fait qu’orienter. L’art n’est pas un domaine où le
Parti est appelé à commander. Il protège, stimule, ne dirige qu’indirectement. Il
accorde sa confiance aux groupes qui aspirent sincèrement à se rapprocher de la
Léon Trotsky, Littérature et révolution. [1923] (1964) 168
Le Parti défend les intérêts historiques de la classe ouvrière dans son ensem-
ble. Il prépare le terrain, pas à pas, pour une culture nouvelle, un art nouveau. Il
ne voit pas les compagnons de route en concurrents des écrivains ouvriers, mais
en collaborateurs de la classe ouvrière pour un gigantesque travail de reconstruc-
tion. Il comprend le caractère épisodique des groupes littéraires dans une période
de transition. Loin de les apprécier en fonction des certificats personnels de classe
qu’excipent messieurs les gens de lettres, il s’inquiète de la place qu’occupent ou
peuvent occuper ces groupes dans la mise sur pied d’une culture socialiste. Si,
pour tel ou tel groupe, il n’est pas possible aujourd’hui de déterminer cette place,
le Parti attendra, avec patience et attention. Cela n’empêche nullement les criti-
ques, les lecteurs, d’accorder individuellement leur sympathie à tel ou tel groupe.
Le Parti, parce qu’il défend, dans leur ensemble, les intérêts historiques de la clas-
se ouvrière, se doit d’être objectif et prudent. Doublement : il n’accorde pas son
imprimatur à « Kouznitsa » pour le seul fait que des ouvriers y écrivent ; il ne
repousse a priori aucun groupe littéraire, même uniquement composé
d’intellectuels, pour peu que celui-ci s’efforce de se rapprocher de la Révolution,
en renforce une des attaches (une attache est toujours un point faible) : avec la
ville ou le village, entre les membres du Parti et les Sans-Parti, entre les intellec-
tuels et les ouvriers.
Une telle politique signifie-t-elle qu’un des flancs du Parti, celui qui se tourne
vers l’art, ne sera pas protégé ? L’affirmer serait grandement exagéré. Le Parti,
prenant pour guides ses critères politiques, rejette, en art, les tendances nettement
vénéneuses ou désagrégatrices. Il est vrai que le front de l’art est moins protégé
que celui de la politique. N’en va-t-il pas de même pour la science ? Que pensent
de la théorie de la relativité les tenants d’une science purement prolétarienne ?
Cette théorie est-elle compatible ou non avec le matérialisme ? La question a-t-
elle été tranchée ? Où ? Quand ? Par qui ? Il est clair pour tous, même pour les
profanes, que l’œuvre de Pavlov se situe sur le terrain du matérialisme. Que dire
de la théorie psychanalytique de Freud ? Est-elle compatible avec le matérialisme,
comme le pense le camarade Radek, comme je le pense moi-même, ou lui est-elle
hostile ? On peut poser la même question à propos des nouvelles théories de la
structure atomique, etc… Il serait merveilleux que se trouve un savant capable
Léon Trotsky, Littérature et révolution. [1923] (1964) 169
Bien entendu, le Parti ne peut pas, fût-ce un seul jour, s’abandonner au princi-
pe libéral du laissez faire, laissez passer * , même en art. La question est de savoir
à quel moment il doit intervenir, dans quelle mesure et dans quel cas. Ce n’est pas
une question aussi simple que le pensent les théoriciens de Lef, les champions de
la littérature prolétarienne.
Les buts, les tâches et les méthodes de la classe ouvrière sont sans comparai-
son plus concrets, mieux définis et mieux élaborés sur le plan de la théorie, dans
le domaine économique qu’en art. Pourtant, après avoir tenté de construire une
économie centralisée, le Parti s’est vu contraint d’admettre l’existence de types
* Artisans.
Léon Trotsky, Littérature et révolution. [1923] (1964) 171
Le prolétariat, très sensible sur les plans spirituel et artistique, n’a pas reçu
d’éducation esthétique. Il est peu probable que sa route parte du point où s’est
arrêtée l’intelligentsia bourgeoise avant la catastrophe. De même que l’individu, à
partir de l’embryon, refait l’histoire de l’espèce et, dans une certaine mesure, de
tout le monde animal, la nouvelle classe, dont l’immense majorité émerge d’une
existence quasi préhistorique, doit refaire pour elle-même toute l’histoire de la
culture artistique. Elle ne peut pas commencer à édifier une nouvelle culture avant
d’avoir absorbé et assimilé les éléments des anciennes cultures. Cela ne veut pas
Léon Trotsky, Littérature et révolution. [1923] (1964) 173
La base sociale du vieil art ayant été détruite de façon plus décisive que jamais
auparavant, son aile gauche, afin que l’art continue, cherche un appui dans le pro-
létariat, du moins dans les couches sociales qui gravitent autour du prolétariat.
Celui-ci, à son tour, tirant profit de sa position de classe dirigeante, aspire à l’art,
cherche à établir des contacts avec lui, prépare ainsi les bases à une formidable
croissance artistique. En ce sens, il est vrai que les journaux muraux d’usine cons-
tituent les prémices nécessaires, encore que très lointaines, de la littérature de
demain. Naturellement, personne ne dira : renonçons à tout le reste, en attendant
que le prolétariat, à partir de ces journaux muraux, ait atteint la maîtrise artistique.
Le prolétariat, lui aussi, a besoin d’une continuité dans la tradition artistique. Il la
réalise aujourd’hui, plus indirectement que directement, à travers les artistes
bourgeois qui gravitent autour de lui, ou qui cherchent refuge sous son aile. Il en
tolère une partie, il en soutient une autre, il adopte ceux-ci et assimile complète-
ment ceux-là. La politique du Parti en art dépend précisément de la complexité de
ce processus, de ses mille liens internes. Il est impossible de la ramener à une
formule, quelque chose d’aussi bref que le bec d’un moineau. Il n’est pas non plus
indispensable de l’y ramener.
Léon Trotsky, Littérature et révolution. [1923] (1964) 174
Chapitre VIII
Art révolutionnaire
et art socialiste
Ainsi, l’art révolutionnaire et des œuvres sur la révolution, s’ils ne sont pas
une seule et même chose, ont des points de contact. Les artistes créés par la révo-
lution ne peuvent pas ne pas vouloir écrire sur la révolution. D’autre part, l’art qui
aura vraiment quelque chose à dire sur la révolution, devra rejeter sans pitié le
point de vue du vieux Tolstoï, son esprit de grand seigneur et son amitié pour le
moujik.
Il n’existe pas encore d’art révolutionnaire. Il existe des éléments de cet art,
des signes, des tentatives vers lui. Avant tout, il y a l’homme révolutionnaire, en
train de former la nouvelle génération à son image et qui a de plus en plus besoin
de cet art. Combien de temps faudra-t-il pour que cet art se manifeste de façon
décisive ? Il est difficile même de le deviner, il s’agit d’un processus impondéra-
ble, et nous en sommes réduits à limiter nos supputations, même quand il s’agit de
déterminer les échéances de processus sociaux matériels. Pourquoi la première
grande vague de cet art ne viendrait-elle pas bientôt, l’art de la jeune génération
née dans la révolution et que la révolution a portée avec elle ?
En insistant sur une telle distinction, nous ne montrons aucun amour pour les
schémas. Ce n’est pas pour rien qu’Engels caractérisa la révolution socialiste
comme le saut du règne de la nécessité au règne de la liberté. La révolution n’est
pas encore le « règne de la liberté ». Au contraire, elle développe au plus haut
degré les traits de la « nécessité ». Le socialisme abolira les antagonismes de clas-
se en même temps que les classes, mais la révolution porte la lutte de classe à son
summum. Pendant la révolution, la littérature qui affermit les ouvriers dans leur
lutte contre les exploiteurs est nécessaire et progressiste. La littérature révolution-
naire ne peut pas ne pas être imbue d’un esprit de haine sociale, qui, à l’époque de
la dictature prolétarienne, est un facteur créateur aux mains de l’Histoire. Dans le
socialisme, la solidarité constituera la base de la société. Toute la littérature, tout
l’art, seront accordés sur d’autres tons. Toutes les émotions que nous, révolution-
naires d’aujourd’hui, hésitons à appeler par leurs noms, tant elles ont été vulgari-
sées et avilies, l’amitié désintéressée, l’amour du prochain, la sympathie, résonne-
ront en accords puissants dans la poésie socialiste.
Toutes les sphères de la vie, comme la culture du sol, la planification des habi-
tations, la construction des théâtres, les méthodes d’éducation, la solution des
problèmes scientifiques, la création de nouveaux styles intéresseront chacun et
tous. Les hommes se diviseront en « partis » sur la question d’un nouveau canal
géant, ou la répartition d’oasis dans le Sahara (une telle question se posera aussi),
sur la régularisation du climat, sur un nouveau théâtre, sur une hypothèse chimi-
que, sur des écoles concurrentes en musique, sur le meilleur système de sports. De
tels regroupements ne seront empoisonnés par aucun égoïsme de classe ou de
caste. Tous seront également intéressés aux réalisations de la collectivité. La lutte
aura un caractère purement idéologique. Elle n’aura rien à voir avec la course aux
profits, la vulgarité, la traîtrise et la corruption, tout ce qui forme l’âme de la
« concurrence » dans la société divisée en classes. La lutte n’en sera pas pour cela
moins excitante, moins dramatique et moins passionnée. Et, comme dans la socié-
té socialiste, tous les problèmes de la vie quotidienne, autrefois résolus spontané-
ment et automatiquement, aussi bien que les problèmes confiés à la tutelle de cas-
tes sacerdotales, deviendront le patrimoine général, on peut dire avec certitude
que les passions et les intérêts collectifs, la concurrence individuelle, auront le
champ le plus vaste et les occasions de s’exercer les plus illimitées. L’art ne souf-
frira pas d’un manque de ces décharges d’énergie nerveuse sociale, de ces impul-
sions psychiques collectives qui produisent de nouvelles tendances artistiques et
des mutations de style. Les écoles esthétiques se grouperont autour de leurs « par-
tis », c’est-à-dire d’associations de tempéraments, de goûts, d’orientations spiri-
tuelles. Dans une lutte aussi désintéressée et aussi intense, sur une base culturelle
s’élevant constamment, la personnalité grandira dans tous les sens et affinera sa
Léon Trotsky, Littérature et révolution. [1923] (1964) 177
*
* *
Le réalisme le plus accompli en art coïncide, dans notre histoire, avec « l’âge
d’or » de la littérature, c’est-à-dire avec le classicisme d’une littérature pour la
noblesse.
Le futurisme d’avant la guerre fut une tentative pour se libérer sur un plan in-
dividualiste de la prostration du Symbolisme, et pour trouver un point d’appui
personnel dans les réalisations impersonnelles de la culture matérielle.
Telle est grosso modo la logique de la succession des grandes périodes dans la
littérature russe. Chacune de ces tendances contenait une conception du monde
social ou du groupe qui imprima sa marque sur les thèmes, les contenus, le choix
des milieux, les caractères des personnages, etc… L’idée de contenu ne se rappor-
te pas au sujet, au sens formel du terme, mais à la conception sociale. Une épo-
Léon Trotsky, Littérature et révolution. [1923] (1964) 178
que, une classe et leurs sentiments trouvent leur expression aussi bien dans le ly-
risme sans thème que dans un roman social.
Dans ce sens philosophique large, non dans celui d’une école littéraire, on
peut dire avec certitude que l’art nouveau sera réaliste. La révolution ne peut
coexister avec le mysticisme. Si ce que Pilniak, les Imaginistes et quelques autres
appellent leur romantisme est, on peut le craindre, une poussée timide de mysti-
cisme sous un nouveau nom, la révolution ne tolérera pas longtemps ce roman-
tisme. Le dire, ce n’est pas se montrer doctrinaire, c’est juger sainement. De nos
jours, on ne peut avoir « à côté » de soi un mysticisme portatif, quelque chose
comme un petit chien, qu’on choie. Notre époque tranche comme une hache. La
vie amère, tempétueuse, bouleversée jusqu’au tréfonds, dit « Il me faut un artiste
capable d’un seul amour. De quelque façon que tu t’empares de moi, quels que
soient les outils et les instruments que tu emploies, je m’abandonne à toi, à ton
tempérament, à ton génie. Mais tu dois me comprendre comme je suis, me pren-
dre comme je deviendrai, et il ne doit y avoir rien d’autre pour toi, que moi. »
*
* *
Dans les années 1918 et 1919, il n’était pas rare de rencontrer au front une di-
vision militaire, cavalerie en tête, avec, à l’arrière, des chariots transportant des
acteurs, des actrices, des décors et autres accessoires. En général, la place de l’art
est dans le train du développement historique. Par suite de rapides changements
sur nos fronts, les chariots avec les acteurs et les décors se trouvèrent fréquem-
ment dans une position précaire, ne sachant où aller. Souvent, ils tombèrent aux
mains des Blancs. C’est dans une situation non moins difficile que se trouve l’art
Léon Trotsky, Littérature et révolution. [1923] (1964) 181
qui, dans son ensemble, est surpris par un changement brusque sur le front de
l’histoire.
qui se développe obstinément et passe d’un pays à un autre. Et qui apparaît, par
suite, à certains pseudo-révolutionnaires comme la répétition ennuyeuse de ce qui
a été vécu.
Dans les rares occasions où, devant le rideau levé, je devais cacher poliment
mes bâillements pour n’offenser personne, j’ai été fortement impressionné par le
fait que l’auditoire saisissait avec beaucoup de vivacité toute allusion, même la
plus insignifiante, à la vie actuelle. On s’en aperçoit aux opérettes ranimées par le
Théâtre d’Art et qui sont coquettement munies d’épines, grandes et petites (il n’y
a pas de roses sans épines !). Il me vient à l’idée que, si nous ne sommes pas en-
core mûrs pour la comédie, nous devrions au moins monter une revue sociale.
Évidemment, sans doute, cela va sans dire, à l’avenir le théâtre sortira de ses
quatre murs et descendra dans la vie des masses, lesquelles seront entièrement
soumises au rythme de la bio-mécanique, etc… Ceci est, après tout, du « futuris-
me », exactement la musique d’un futur très lointain. Entre le passé dont se nour-
rit le théâtre, et le très lointain futur, il y a le présent dans lequel nous vivons. En-
tre le passéisme et le futurisme, il serait bon de donner sur les planches une chan-
ce au « présentisme ». Votons pour une telle tendance. Avec une bonne comédie
soviétique, le théâtre serait ranimé pendant quelques années et peut-être aurions-
nous alors la tragédie, qui n’est pas pour rien considérée comme l’expression la
plus élevée de l’art littéraire.
*
* *
La foi dans le destin inévitable révélait les étroites limites dans lesquelles
l’homme antique à la pensée lucide, mais à la technique pauvre, se trouvait confi-
né. Il ne pouvait oser entreprendre la conquête de la nature sur l’échelle où nous
pouvons le faire aujourd’hui, et la nature était suspendue au-dessus de lui comme
le fatum. La limitation et la rigidité des moyens techniques, la voix du sang, la
maladie, la mort, tout ce qui limite l’homme et le ramène dans ses limites, c’est le
fatum. Le tragique exprimait une contradiction entre le monde de la conscience en
éveil et la limitation stagnante des moyens. La mythologie ne créa pas la tragédie,
elle l’exprima seulement dans le langage symbolique propre à l’enfance de
l’humanité.
La société bourgeoise atomisa les rapports humains, leur conférant une sou-
plesse et une mobilité sans précédent. L’unité primitive de la conscience, qui
constituait l’assise d’un art religieux monumental, disparut en même temps que
les relations économiques primitives. Par la Réforme, la religion acquit un carac-
tère individualiste. Les symboles artistiques religieux, leur cordon ombilical cou-
Léon Trotsky, Littérature et révolution. [1923] (1964) 185
Ayant atomisé les rapports humains, la société bourgeoise, pendant son ascen-
sion, s’était fixé un grand but : la libération de la personnalité. Il en naquit les
drames de Shakespeare et le Faust de Gœthe. L’homme se considérait comme le
centre de l’univers et, par suite, de l’art. Ce thème a suffi pendant des siècles.
Toute la littérature moderne n’a été rien d’autre qu’une élaboration de ce thème,
mais le but initial — la libération et la qualification de la personnalité —
s’évanouit dans le domaine d’une nouvelle mythologie sans âme quand se révéla
l’insuffisance de la société réelle en butte à ses contradictions insupportables.
La tragédie des passions personnelles exclusives est trop insipide pour notre
temps. Pourquoi ? Parce que nous vivons dans une époque de passions sociales.
La tragédie de notre époque se manifeste dans le conflit entre l’individu et la col-
lectivité, ou dans le conflit entre deux collectivités hostiles au sein d’une même
personnalité. Notre temps est à nouveau celui des grandes fins. C’est ce qui le
caractérise. La grandeur de cette époque réside dans l’effort de l’homme pour se
libérer des nuées mystiques ou idéologiques afin de construire et la société et lui-
même conformément à un plan élaboré par lui. C’est évidemment un débat plus
grandiose que le jeu d’enfant des Anciens, qui convenait à leur époque infantile,
ou que les délires des moines moyenâgeux, ou que l’arrogance individualiste qui
détache l’individu de la collectivité, l’épuise rapidement jusqu’au plus profond et
le précipite dans l’abîme du pessimisme, à moins qu’il ne le mette à quatre pattes
devant le bœuf Apis, récemment restauré.
L’art nouveau sera un art athée. Il redonnera vie à la comédie, car l’homme
nouveau voudra rire. Il insufflera une vie nouvelle au roman. Il accordera tous les
droits au lyrisme, parce que l’homme nouveau aimera mieux et plus fortement
que les Anciens, et portera ses pensées sur la naissance et la mort. L’art nouveau
fera revivre toutes les formes qui ont surgi au cours du développement de l’esprit
créateur. La désintégration et le déclin de ces formes n’ont pas une signification
absolue, elles ne sont pas absolument incompatibles avec l’esprit des temps nou-
veaux. Il suffit que le poète de la nouvelle époque soit accordé de façon nouvelle
aux pensées de l’humanité, à ses sentiments.
*
* *
Ces dernières années, c’est l’architecture qui a le plus souffert, et pas seule-
ment en Russie ; les vieux bâtiments sont peu à peu tombés en ruine et on n’en a
pas construit de nouveaux. Il existe une crise du logement dans le monde entier.
Quand les hommes, après la guerre, ont recommencé à travailler, ils se sont tour-
nés en premier lieu vers les besoins quotidiens essentiels, ensuite vers la remise
sur pied des moyens de production et des maisons d’habitation. Finalement, les
destructions de la guerre et des révolutions serviront l’architecture, de la même
manière que l’incendie de 1812 contribua à embellir Moscou. En Russie, s’il y
avait moins de matériel culturel à détruire que dans d’autres pays, les destructions
y ont été plus grandes et la reconstruction progresse incomparablement plus mal.
Il n’est pas surprenant que nous ayons négligé l’architecture, le plus monumental
des arts.
Aujourd’hui, nous commençons peu à peu à rempierrer les rues, à rétablir les
canalisations, à terminer les maisons restées inachevées, cependant, nous ne fai-
sons que commencer. Les bâtiments de l’Exposition Agricole de Moscou de 1923,
nous les avons construits en bois. Nous devons encore attendre avant de construi-
re sur une grande échelle. Les auteurs de projets gigantesques, comme Tatline,
auront le temps de réfléchir, de corriger ou de réviser radicalement ces projets.
Nous ne pensons naturellement pas que nous continuerons à réparer des vieilles
rues et des maisons pendant encore des dizaines d’années. Comme pour le reste, il
Léon Trotsky, Littérature et révolution. [1923] (1964) 188
faut d’abord réparer, puis se préparer lentement, accumuler ses forces, avant que
vienne une période de développement rapide. Aussitôt que les besoins les plus
urgents de la vie seront couverts, et qu’on pourra envisager un excédent, l’Etat
soviétique mettra à l’ordre du jour la question des constructions géantes dans les-
quelles l’esprit de notre époque trouvera son incarnation. Tatline a certainement
raison d’écarter de son projet les styles nationaux, la sculpture allégorique, les
pièces de stuc, les ornements et les parures, et de tenter d’utiliser correctement ses
matériaux. C’est ainsi qu’ont été construits depuis toujours les machines, les ponts
et les marchés couverts. Il faudrait encore prouver que Tatline a raison en ce qui
concerne ses propres inventions : le cube tournant, la pyramide et le cylindre, tous
en verre. Les circonstances lui donneront le temps de fignoler les arguments en
leur faveur.
Maupassant haïssait la tour Eiffel, personne n’est forcé de l’imiter. Il est vrai
que la tour Eiffel donne une impression contradictoire ; on est attiré par la simpli-
cité de sa forme et, en même temps, repoussé par l’inutilité de la chose. Quelle
contradiction : utiliser de façon extrêmement rationnelle la matière en vue de faire
une tour aussi haute, qui sert à quoi ? Ce n’est pas une construction mais un jeu de
construction. Aujourd’hui, on le sait, la tour Eiffel sert de station de radio. Cela
lui donne un sens et la rend esthétiquement plus harmonieuse. Si elle avait été
construite dès le début en vue de cette fin, elle aurait probablement eu des formes
plus rationnelles encore et, par suite, une beauté artistique plus grande.
De même, nous ne pouvons approuver les arguments par lesquels on nous ex-
plique l’importance artistique, la plastique de la sculpture de Jacob Lipschitz. La
sculpture doit perdre son indépendance fictive, une indépendance qui la fait végé-
ter dans les arrière-cours de la vie ou les cimetières des musées. Elle doit montrer
ses liens avec l’architecture, les célébrer au sein d’une synthèse plus élevée. En ce
sens large, la sculpture doit trouver une application utilitaire. Très bien. Comment
appliquer ces idées à la plastique de Lipschitz ? La photographie nous montre
deux plans qui se coupent, schématisant un homme assis qui tient un instrument
dans les mains. On nous dit que si ce n’est pas utilitaire, c’est « fonctionnel ».
Dans quel sens ? Pour juger la fonctionnalité, on doit connaître la fonction. Si l’on
réfléchit à la non-fonctionnalité, ou à l’utilité éventuelle de ces plans qui se cou-
pent, de ces formes anguleuses et saillantes, la sculpture finirait par se transformer
en portemanteau. Si le sculpteur s’était donné pour tâche de faire un portemanteau
il aurait probablement trouvé une forme mieux appropriée. Non, nous ne pouvons
recommander de mouler dans le plâtre un tel râteau.
*
* *
Il n’est pas douteux qu’à l’avenir, et surtout dans un avenir lointain, des tâches
monumentales telles que la planification nouvelle de cités-jardins, de maisons
modèles, de voies ferrées, de ports, intéresseront outre les architectes et les ingé-
nieurs les larges masses populaires. Au lieu de l’entassement à la manière des
fourmis, des quartiers et des rues, pierre à pierre, de génération en génération,
l’architecte, compas en main, bâtira des cités-villages en s’inspirant seulement de
Léon Trotsky, Littérature et révolution. [1923] (1964) 190
Faut-il penser que l’industrie absorbera l’art, ou que l’art élèvera l’industrie
sur son Olympe ? La réponse sera différente, selon qu’on aborde la question du
côté de l’industrie ou du côté de l’art. Dans le résultat objectif, pas de différence.
L’une et l’autre supposent une expansion gigantesque de l’industrie et une éléva-
tion gigantesque de sa qualité artistique. Par industrie, nous entendons ici naturel-
lement toute l’activité productive de l’homme : agriculture mécanisée et électri-
fiée y comprise.
Le mur qui sépare l’art de l’industrie, et aussi celui qui sépare l’art de la natu-
re s’effondreront. Pas dans le sens où Jean-Jacques Rousseau disait que l’art se
rapprochera de plus en plus de la nature, mais dans ce sens que la nature sera
Léon Trotsky, Littérature et révolution. [1923] (1964) 191
amenée plus près de l’art. L’emplacement actuel des montagnes, des rivières, des
champs et des prés, des steppes, des forêts et des côtes ne peut être considéré
comme définitif. L’homme a déjà opéré certains changements non dénués
d’importance sur la carte de la nature ; simples exercices d’écolier par comparai-
son avec ce qui viendra. La foi pouvait seulement promettre de déplacer des mon-
tagnes, la technique qui n’admet rien « par foi » les abattra et les déplacera réel-
lement. Jusqu’à présent, elle ne l’a fait que pour des buts commerciaux ou indus-
triels (mines et tunnels), à l’avenir elle le fera sur une échelle incomparablement
plus grande, conformément à des plans productifs et artistiques étendus. L’homme
dressera un nouvel inventaire des montagnes et des rivières. Il amendera sérieu-
sement et plus d’une fois la nature. Il remodèlera, éventuellement, la terre, à son
goût. Nous n’avons aucune raison de craindre que son goût sera pauvre.
ils que tout le globe terrestre sera tiré au cordeau, que les forêts seront transfor-
mées en parcs et en jardins ? Il restera des fourrés et des forêts, des faisans et des
tigres, là où l’homme leur dira de rester. Et l’homme s’y prendra de telle façon
que le tigre ne remarquera même pas la présence de la machine, qu’il continuera à
vivre comme il a vécu. La machine ne s’opposera pas à la terre. Elle est un ins-
trument de l’homme moderne dans tous les domaines de la vie. Si la ville
d’aujourd’hui est « temporaire », elle ne se dissoudra pas dans le vieux village.
Au contraire, le village s’élèvera au niveau de la ville. Et ce sera là notre tâche
principale. La ville est « temporaire », mais elle indique l’avenir et montre la rou-
te. Le village actuel relève entièrement du passé ; son esthétique est archaïque
comme si on l’avait tirée d’un musée d’art populaire.
De la période des guerres civiles, l’humanité sortira appauvrie par suite de ter-
ribles destructions, sans parler des tremblements de terre comme celui qui vient
d’avoir lieu au Japon. L’effort pour vaincre la pauvreté, la faim, le besoin sous
toutes ses formes, c’est-à-dire pour domestiquer la nature, sera notre préoccupa-
tion dominante pendant des dizaines et des dizaines d’années. Dans la première
étape de toute jeune société socialiste, on se passionne pour les bons côtés de
l’américanisme. La jouissance passive de la nature n’est plus de saison dans l’art.
La technique inspirera plus puissamment la création artistique. Et, plus tard,
l’opposition entre la technique et l’art se résoudra dans une synthèse plus élevée.
*
* *
tra pas aveuglément, à la façon des récifs de corail dans la mer. Il sera édifié
consciemment. Il sera contrôlé par la pensée critique. Il sera dirigé et rectifié.
L’homme, qui saura déplacer les rivières et les montagnes, qui apprendra à cons-
truire des palais du peuple sur les hauteurs du mont Blanc ou au fond de
l’Atlantique, donnera à son existence la richesse, la couleur, la tension dramati-
que, le dynamisme le plus élevé. A peine une croûte commencera-t-elle à se for-
mer à la surface de l’existence humaine, qu’elle éclatera sous la pression de nou-
velles inventions et réalisations. Non, la vie de l’avenir ne sera pas monotone.
Il est tout aussi difficile de prédire quelles seront les limites de la maîtrise de
soi susceptible d’être ainsi atteinte que de prévoir jusqu’où pourra se développer
la maîtrise technique de l’homme sur la nature. L’esprit de construction sociale et
l’auto-éducation psycho-physique deviendront les aspects jumeaux d’un seul pro-
cessus. Tous les arts — la littérature, le théâtre, la peinture, la sculpture, la musi-
que et l’architecture — donneront à ce processus une forme sublime. Plus exac-
tement, la forme que revêtira le processus d’édification culturelle et d’auto-
éducation de l’homme communiste développera au plus haut point les éléments
vivants de l’art contemporain. L’homme deviendra incomparablement plus fort,
plus sage et plus subtil. Son corps deviendra plus harmonieux, ses mouvements
mieux rythmés, sa voix plus mélodieuse. Les formes de son existence acquerront
une qualité puissamment dramatique. L’homme moyen atteindra la taille d’un
Aristote, d’un Gœthe, d’un Marx. Et, au-dessus de ces hauteurs, s’élèveront de
nouveaux sommets.
Léon Trotsky, Littérature et révolution. [1923] (1964) 195
Nous avons perdu Essénine, cet admirable poète, si frais, si vrai. Et quelle fin
tragique ! Il est parti de lui-même, disant adieu de son sang à un ami inconnu,
peut-être à nous tous. Ses dernières lignes sont étonnantes de tendresse et de dou-
ceur ; il a quitté la vie sans crier à l’outrage, sans affecter de protestation, sans
claquer la porte, mais la fermant doucement d’une main d’où le sang coulait. Par
ce geste, l’image poétique et humaine d’Essénine jaillit dans une inoubliable lu-
mière d’adieu.
Il convient d’insister sur cette grossièreté semi-feinte, car Essénine n’avait pas
simplement choisi sa forme d’expression : les conditions de notre époque, si peu
tendre, si peu douce, l’en avaient imprégné. Se couvrant du masque de l’insolence
— et payant à ce masque un tribut considérable et, par suite, nullement occasion-
nel — il semble bien qu’Essénine ne se soit jamais senti de ce monde. Ceci n’est
dit ni pour le louer, car c’est justement en raison de cette incompatibilité que nous
avons perdu Essénine, ni pour le lui reprocher : qui songerait à blâmer le grand
poète lyrique que nous n’avons pas su garder à nous ?
Apre temps que le nôtre, peut-être un des plus âpres dans l’histoire de cette
humanité dite civilisée. Le révolutionnaire, né pour ces quelques dizaines
d’années, est possédé d’un patriotisme furieux pour cette époque, qui est sa patrie
dans le temps. Essénine n’était pas un révolutionnaire.
Les racines d’Essénine sont profondément populaires, et, comme tout en lui,
son fonds « peuple » n’est pas artificiel. La preuve en est non dans ses poèmes sur
l’émeute populaire, mais à nouveau dans son lyrisme :
Cette image de l’automne et tant d’autres ont étonné tout d’abord comme des
audaces gratuites. Le poète nous a forcés à sentir les racines paysannes de ses
images et à les laisser pénétrer profondément en nous. Feth ne se serait pas ex-
primé ainsi, Tiouchev encore moins. Le fond paysan — bien que transformé et
affiné par son talent créateur — était solidement ancré en lui. C’est la puissance
même de ce fond paysan qui a provoqué la faiblesse propre d’Essénine : il avait
été arraché avec sa racine au passé, mais cette racine n’avait pu prendre dans les
temps nouveaux.
La ville ne l’avait pas fortifié, elle l’avait, au contraire, ébranlé et blessé. Ses
voyages à l’étranger, en Europe et de l’autre côté de l’Océan, n’avaient pu le « re-
Léon Trotsky, Littérature et révolution. [1923] (1964) 197
dresser ». Il avait assimilé bien plus profondément Téhéran que New York, et le
lyrisme tout intérieur de l’enfant de Riazan trouva en Perse bien plus d’affinités
que dans les capitales cultivées d’Europe et d’Amérique.
Essénine n’était pas hostile à la Révolution et elle ne lui fut même jamais
étrangère ; au contraire, il tendait constamment vers elle, écrivant dès 1918 :
Etranger à la Révolution ? Certes pas, mais elle et lui n’étaient pas de même
nature. Essénine était un être intérieur, tendre, lyrique — la Révolution, elle, est
publique, épique, pleine de désastres. Aussi bien est-ce un désastre qui brisa la
courte vie du poète.
On a dit que chaque être porte en lui le ressort de sa destinée, déroulé jusqu’au
bout par la vie. En l’occurrence, il n’y a là qu’une part de vérité. Le ressort créa-
teur d’Essénine, en se déroulant, s’est heurté aux angles durs de l’époque — et
s’est brisé.
Son ressort lyrique n’aurait pu se dérouler jusqu’au bout que dans des condi-
tions où la vie aurait été harmonieuse, heureuse, pleine de chants, dans une épo-
que où ne régnerait pas en maître le dur combat, mais l’amitié, l’amour, la ten-
dresse. Ce temps viendra. Dans le nôtre, il y aura encore beaucoup d’implacables
et salutaires combats des hommes contre des hommes. Ensuite, viendront d’autres
temps que préparent les luttes actuelles. Alors l’individu pourra s’épanouir en
fleurs véritables, comme s’épanouira la poésie. La révolution, avant tout, conquer-
ra de haute lutte pour chaque individu le droit non seulement au pain mais à la
poésie. En son heure dernière, à qui Essénine écrivit-il sa lettre de sang ? Peut-être
appelait-il de loin un ami qui n’est pas encore né, l’homme d’un futur que
d’aucuns préparent par leurs luttes et Essénine par ses chants ? Le poète est mort
parce qu’il n’était pas de la même nature que la Révolution. Mais au nom de
l’avenir, la Révolution l’adoptera à jamais.
C’est seulement maintenant, après le 27 décembre, que nous tous, ceux qui
l’ont peu connu et ceux qui ne le connaissaient pas, pouvons comprendre totale-
ment la sincérité intérieure de sa poésie, dont presque chaque vers était écrit avec
le sang d’une veine blessée. Notre amertume en est d’autant plus âpre. Sans sortir
de son domaine intérieur, Essénine trouvait, dans le pressentiment de sa fin pro-
chaine, une mélancolique et émouvante consolation :
Léon Trotsky, Littérature et révolution. [1923] (1964) 199
Dans notre conscience, une pensée adoucit la douleur aiguë encore toute fraî-
che : ce grand, cet authentique poète a, à sa manière, reflété son époque et l’a en-
richie de ses chants, disant de façon neuve l’amour, le ciel bleu tombé dans la
rivière, la lune qui comme un agneau paît dans le ciel, et la fleur unique — lui-
même.
Que, dans ce souvenir au poète, il n’y ait rien qui nous abatte ou nous fasse
perdre courage. Le ressort de notre époque est bien plus fort que celui de chacun
de nous. La spirale de l’histoire se déroulera jusqu’au bout. Ne nous y opposons
pas, mais aidons-y avec les efforts conscients de la pensée et de la volonté. Prépa-
rons l’avenir. Conquérons, pour chacun et pour chacune, le droit au pain et le
droit au chant.
Le poète est mort, vive la poésie ! Sans défense, un enfant des hommes a roulé
dans l’abîme ! Mais, vive la vie créatrice où, jusqu’au dernier moment, Serge Es-
sénine a entrelacé les fils précieux de sa poésie !
LE SUICIDE DE MAÏAKOVSKI
santerie de mauvais goût par laquelle le poète semble vouloir se protéger contre
toute atteinte du monde extérieur. Parfois on pensait à de l’hypocrisie artistique et
aussi psychologique. Non ! Les lettres écrites avant sa mort rendent le même son :
que signifie la formule lapidaire « l’incident est clos » par laquelle le poète tire un
trait final ?
Oui, Maïakovski est le plus viril et le plus courageux de tous ceux qui, appar-
tenant à la dernière génération de la vieille littérature russe et n’ayant pas encore
été reconnus par elle, ont cherché à se créer des liens avec la Révolution. Oui, il
tissa des liens infiniment plus complexes que tous les autres écrivains. Un déchi-
rement profond demeurait en lui. Aux contradictions que comporte la révolution,
toujours plus pénibles pour l’art à la recherche de formes achevées, est venu
s’ajouter, ces dernières années, le sentiment du déclin où l’ont réduite les épigo-
nes. Prêt à servir son « époque » par les plus humbles travaux quotidiens, Maïa-
kovski ne pouvait pas ne pas se détourner d’une routine pseudo-révolutionnaire. Il
était incapable d’en avoir pleine conscience sur le plan théorique et, par suite, de
trouver la voie pour la surmonter. Il dit justement de lui-même qu’il « n’est pas à
louer ». Longtemps et vigoureusement, il refusa d’entrer dans le kolkhoze admi-
nistratif de la prétendue littérature « prolétarienne » d’Averbach. Il tenta de fon-
der, sous le drapeau de Lef, l’ordre des ardents croisés de la révolution proléta-
rienne : servir celle-ci en toute conscience et non sous la menace. Lef n’avait évi-
demment pas la force d’imposer son rythme aux 150 000 000 : la dynamique des
flux et reflux de la révolution était trop lourde, trop profonde. Au mois de janvier
de cette année, Maïakovski, vaincu par la logique de la situation, fit un grand ef-
fort sur lui-même pour adhérer finalement à l’Association soviétique des poètes
prolétariens (VAPP), deux à trois mois avant de se tuer. Cette adhésion ne lui
apporta rien, lui retira, au contraire, quelque chose. Quand il liquida ses comptes
tant sur le plan personnel que public et coula sa « barque », les représentants de la
Léon Trotsky, Littérature et révolution. [1923] (1964) 203
ANATOLE VASSILIEVITCH
LOUNATCHARSKY
Les événements politiques de ces dix dernières années nous ont divisés et pla-
cés dans des camps différents, au point que je n’ai pu suivre le sort de Lounat-
charsky que par la lecture des journaux. Il fut cependant un temps où des liens
politiques étroits nous unirent et où nos rapports personnels, sans aller jusqu’à
l’intimité, avaient pris un caractère très amical.
Lounatcharsky avait quatre à cinq ans de moins que Lénine, et à peu près au-
tant de plus que moi. Cette différence d’âge n’avait guère d’importance en elle-
même, mais elle indiquait notre appartenance à des générations révolutionnaires
différentes. Lounatcharsky entra dans la vie politique alors qu’il était lycéen, à
Kiev. Il était encore, à ce moment, sous l’influence des derniers roulements de
tonnerre de la lutte terroriste menée par les « populistes » contre le tzarisme ; pour
mes plus proches contemporains, la lutte des « populistes » relevait déjà de la
légende.
DEUXIÈME PARTIE
Divers textes de Léon Trotsky
relatifs à l’art, à la littérature
à des écrivains.
_______
DEUXIÈME PARTIE :
Divers textes de Léon Trotsky relatifs à l’art,
à la littérature, à des écrivains.
LÉON TOLSTOÏ
1908
Tolstoï fête son 80e anniversaire, et il nous apparaît aujourd’hui tel un vieux
rocher couvert de mousse, homme d’une époque périmée.
Chose étrange ! Non seulement Karl Marx, mais même — pour prendre un
exemple tiré d’un domaine familier à Tolstoï — Henri Heine semblent vivre enco-
re aujourd’hui parmi nous. Déjà, le torrent infranchissable du temps nous sépare
actuellement de notre grand contemporain d’Iasnaïa Poliana. Tolstoï était âgé de
33 ans lorsque le servage fut supprimé en Russie. Il avait grandi et s’était déve-
loppé comme le descendant de « dix générations que le travail n’a pas matées »,
dans l’atmosphère de la vieille noblesse rurale russe, avec son cachet grand-
seigneurial, au milieu des champs hérités de père en fils, dans la vaste maison
féodale, à l’ombre paisible des belles allées de tilleuls. Les traditions de la no-
blesse rurale, son caractère romantique, sa poésie, tout le style de sa vie enfin,
Tolstoï se l’était assimilé à tel point qu’il devint partie intégrante, organique, de sa
personnalité. Aristocrate il était au moment de l’éveil de sa conscience, aristocrate
Léon Trotsky, Littérature et révolution. [1923] (1964) 211
jusqu’au bout des ongles il est resté aujourd’hui, aux sources les plus profondes
de son travail créateur, malgré toute l’évolution ultérieure de son esprit.
Tolstoï aristocrate
Dans le château seigneurial des princes Volkonsky, qui passa ensuite à la fa-
mille des Tolstoï, le poète de La Guerre et la Paix habite une chambre très sim-
plement meublée. Au mur est suspendue une scie et, dans le coin, posées contre le
mur, il y a une faux et une hache de charpentier. A l’étage supérieur, tels des gar-
diens figés des vieilles traditions, sont suspendus les portraits de toute une série de
générations d’ancêtres. Quel symbole ! Dans l’âme du maître de la maison, nous
trouvons également ces deux étages superposés, dans l’ordre inverse. Tandis que,
dans les régions supérieures de la conscience, la philosophie de la simplicité et de
la fusion avec le peuple a bâti son nid, d’en bas, là où plongent les racines des
sentiments, des passions et de la volonté, nous saluent toute une longue galerie
d’ancêtres féodaux.
Dans la colère du repentir, Tolstoï s’est détourné de l’art menteur et vain, qui
pratique un culte idolâtre avec les sympathies artificiellement développées des
classes dominantes et cultive leurs préjugés de caste à l’aide du mensonge de la
fausse bonté. Que voyons-nous ensuite ? Dans son dernier grand ouvrage, Résur-
rection, c’est précisément le propriétaire foncier russe, riche d’argent et
d’ancêtres, qu’il place au centre de son attention artistique, l’entourant soigneu-
sement du tissu doré des relations, habitudes et souvenirs aristocratiques, comme
s’il n’existait rien de beau et d’important sur la terre en dehors de ce monde
« vain » et « menteur ».
Le propriétaire foncier et le paysan, tels sont, en fin de compte, les seuls types
que Tolstoï a accueillis dans le sanctuaire de son travail créateur. Jamais, ni avant
ni après sa crise, il ne s’est libéré ni n’a essayé de se libérer du mépris vraiment
féodal pour tous les personnages qui s’interposent entre le propriétaire foncier et
le paysan ou occupent une place quelconque en dehors de ces deux pôles sacrés
du vieil ordre de choses : l’intendant allemand, le marchand, le précepteur fran-
çais, le médecin, l’« intellectuel », et enfin l’ouvrier d’usine, avec sa montre et sa
chaîne. Il n’éprouve jamais le besoin d’étudier ces types, de regarder dans le fond
de leur âme, de les interroger sur leurs croyances, et ils passent devant ses yeux
d’artiste comme des personnages sans aucune importance et la plupart du temps
comiques. Quand il lui arrive de représenter des révolutionnaires des années 70 ou
80, comme dans Résurrection, il se contente de varier dans le nouveau milieu ses
vieux types de nobles et de paysans, ou nous donne des esquisses superficielles et
comiques. Son Novodvorof peut tout autant prétendre représenter le type du révo-
lutionnaire russe que le Riccaut de la Marlinière, de Lessing, celui de l’officier
français.
Au début des années 60, lorsque la Russie fut submergée sous le flot des nou-
velles idées et, ce qui est encore plus important, des nouvelles conditions sociales,
Tolstoï avait déjà, nous l’avons vu, un tiers de siècle derrière lui. Au point de vue
psychologique et moral, il était donc complètement formé. Il n’est pas nécessaire
de dire ici que Tolstoï n’a jamais été un défenseur du servage comme l’était son
ami intime, Fet (Chenchine) l’aristocrate et le fin lyrique dans l’âme duquel
l’amour de la nature savait voisiner avec l’adoration du fouet. Ce qui est sûr, c’est
que Tolstoï éprouvait une haine profonde pour les conditions nouvelles qui étaient
sur le point de se substituer aux anciennes. « Personnellement, écrivait-il en 1861,
je ne constate autour de moi aucun adoucissement des mœurs et je n’estime pas
nécessaire de croire sur parole ceux qui disent le contraire. Il ne m’apparaît pas,
par exemple, que les rapports entre les fabricants et les ouvriers soient plus hu-
mains que les rapports entre les nobles et les serfs. »
Léon Trotsky, Littérature et révolution. [1923] (1964) 213
ble pour le lecteur européen et, en tout cas, celui qui lui paraît le plus étranger. La
vie de Karataïev, ainsi qu’il s’en rendait compte lui-même, n’avait aucun sens en
tant que vie individuelle. Elle n’en avait qu’en tant que partie d’un tout, qu’il res-
sentait toujours comme tel. Les inclinations, les amitiés, l’amour, tels que Pierre
les comprenait, Karataïev les ignorait totalement, mais il aimait et vivait dans
l’amour de tout ce qu’il rencontrait dans la vie et en particulier des hommes…
Pierre (le comte Bezoukhoï) sentait que Karataïev, malgré toute sa tendresse ami-
cale pour lui, n’aurait pas été affligé une seule minute s’il avait dû se séparer de
lui. C’est le stade où l’esprit, pour employer le langage de Hegel, n’a pas encore
acquis la nature intime et où il apparaît par conséquent uniquement comme spiri-
tualité naturelle. Malgré le caractère épisodique de ses apparitions, Karataïev
constitue le pivot philosophique, sinon artistique, de tout le livre. Koutouzof, dont
Tolstoï fait un héros national, c’est Karataïev, dans le rôle d’un général en chef.
Contrairement à Napoléon, il n’a ni plans, ni ambition propres. Dans sa tactique
semi-consciente, et par conséquent salvatrice, il ne se laisse pas diriger par la rai-
son, mais par quelque chose qui est au-dessus de la raison, le sourd instinct des
conditions physiques et des inspirations de l’esprit populaire. Le tsar Alexandre
dans ses meilleurs moments, de même que le dernier de ses soldats, obéissent
indistinctement et de la même façon à l’influence profonde de la terre. C’est dans
cette unité morale que réside précisément tout le pathétique de l’ouvrage.
Comme cette vieille Russie est misérable au fond, avec sa noblesse si rude-
ment traitée par l’histoire, sans fier passé de caste, sans croisades, sans amour
chevaleresque et sans tournois et même sans expéditions de brigandage romanti-
ques sur les grands chemins ! Connue elle est pauvre en beauté intérieure, comme
est profondément dégradée l’existence moutonnière et semi-animale de ses mas-
ses paysannes !
Tolstoï décrit la vie morale de ses héros tout comme leur mode d’existence :
tranquillement, sans hâte, sans précipiter le cours intérieur de leurs sentiments, de
leurs pensées et de leurs conversations. Il ne se hâte jamais et n’arrive jamais trop
tard. Il tient dans ses mains les fils auxquels est attaché le sort d’un grand nombre
de personnages, et il n’en perd des yeux aucun. Tel un maître vigilant et infatiga-
ble, il tient dans sa tête une comptabilité complète de toutes les parties de ses
biens immenses. On dirait qu’il se contente uniquement d’observer et que c’est la
nature qui fait tout le travail. Il jette la semence dans le sol, et attend, tel un sage
cultivateur, que par un processus naturel, la tige et l’épi aient poussé hors de terre.
On pourrait presque dire qu’il est un Karataïev de génie, avec sa résignation muet-
te devant les lois de la nature. Il ne mettra jamais la main sur le bourgeon pour en
déployer violemment les feuilles. Il attend jusqu’à ce qu’il les déploie lui-même,
sous l’action de la chaleur du soleil. Car il hait profondément l’esthétique des
grandes villes, qui, par une convoitise qui se dévore elle-même, violente et marty-
rise la nature, en ne lui demandant que des extraits et des essences et en cherchant
sur la palette, d’un doigt convulsif, des couleurs que ne contient pas le spectre
solaire.
La langue de Tolstoï est comme son génie lui-même, calme, posée, concise,
quoique sans excès, musculeuse, parfois même lourde et rude, mais toujours sim-
ple et d’un effet incomparable. Elle se distingue à la fois du style lyrique, comi-
que, brillant et conscient de sa beauté, de Tourguéniev, comme du style ronflant,
précipité et raboteux de Dostoïevsky.
fication de cette beauté, mais parce qu’elle nous a déjà donné, par exemple, des
formes fixes d’honneur et de devoir, que l’on ne trouve nulle part en Russie, en
dehors de la noblesse… La voie dans laquelle ce romancier devrait s’engager,
poursuit Dostoïevsky, qui pense incontestablement à Tolstoï, tout en ne le nom-
mant pas, serait tout à fait nette ; il ne pourrait choisir que le genre historique,
car il n’existe plus à notre époque de belles et nobles silhouettes, et celles qui
subsistent encore de nos jours ont, d’après l’opinion actuelle, déjà perdu leur
ancienne beauté. »
gnation fataliste de Karataïev ? S’il en est ainsi, en quoi consiste donc la crise de
Tolstoï ? En ceci, que ce qui était resté jusque-là secret et caché sous la terre ap-
paraît désormais au grand jour et passe dans lé domaine de la conscience. La spi-
ritualité naturelle ayant disparu avec la « nature », dans laquelle elle s’était incor-
porée, l’esprit s’efforce maintenant d’acquérir la nature intime. L’harmonie auto-
matique, contre laquelle s’est révolté l’automatisme de la vie elle-même, il fallait
la défendre et la conserver à l’aide de la forcé consciente de l’Idée. Dans sa lutté
pour sa propre conservation morale et esthétique, l’artiste appelle à son secours le
moraliste.
Quelle que soit la façon dont ses admirateurs bourgeois le jugent, avec suspi-
cion, avec ironie, ou avec bienveillance, il n’en reste pas moins pour eux une
énigme psychologique. Si l’on fait exception du petit nombre de ses disciples —
l’un d’eux, Menchikov, joue maintenant le rôle d’un Hammerstein russe ! — il
Léon Trotsky, Littérature et révolution. [1923] (1964) 219
faut constater que Tolstoï le moraliste, au cours des trente dernières années de sa
vie, est toujours resté complètement isolé. C’est vraiment la situation tragique
d’un prophète qui parle seul dans le désert… Tout à fait sous l’influence de ses
sympathies rurales conservatrices, Tolstoï défend infatigablement et victorieuse-
ment son monde moral contre les dangers qui le menacent de tous les côtés. Une
fois pour toutes, il trace une démarcation profonde entre lui et toutes lés variétés
du libéralisme bourgeois, et rejette en premier lieu la croyance, générale à notre
époque, dans lé progrès. Certes, s’écrie-t-il, l’éclairage électrique, le téléphone,
les expositions, les concerts, les théâtres, les boîtes de cigares et d’allumettes, les
bretelles et les moteurs, tout cela est admirable ! Mais qu’ils soient maudits dans
toute l’éternité, non seulement eux, mais encore les chemins de fer et les cotonna-
des, dans le monde entier, s’il est nécessaire, pour leur fabrication, que les qua-
tre-vingt-dix neuf centièmes de l’Humanité vivent dans l’esclavage et meurent par
milliers dans les fabriques !
La division du travail nous enrichit et embellit notre vie. Mais elle mutile
l’âme vivante de l’homme. A bas la division du travail !
L’Art ! L’art véritable doit grouper tous les hommes dans l’amour de Dieu et
non pas les diviser. Votre art n’est destiné, au contraire, qu’à un petit nombre
d’initiés. Il divisé les hommes, et c’est pourquoi le mensonge est en lui. Et Tolstoï
rejette virilement l’art « menteur » : Shakespeare, Goethe lui-même, Wagner,
Boecklin.
Il rejette loin de lui tout souci d’enrichissement et revêt des habits de paysan,
ce qui symbolise pour lui son renoncement à la culture. Que se cache-t-il derrière
ce symbole ? Qu’oppose-t-il au « mensonge », c’est-à-dire au processus histori-
que ?
Nous pouvons résumer dans les principales thèses suivantes la philosophie so-
ciale de Tolstoï :
1º Ce ne sont pas des lois sociologiques d’une nécessité d’airain qui détermi-
nent l’esclavage des hommes, mais les règlements juridiques établis arbitraire-
ment par eux.
Léon Trotsky, Littérature et révolution. [1923] (1964) 220
Tolstoï ne trouve pas de termes assez méprisants pour flétrir la science, qui
déclare que si nous continuons à vivre encore longtemps d’une façon pécheresse,
d’après les lois du progrès historique, sociologique et autre, notre vie finira par
s’améliorer considérablement.
« Le mal, dit Tolstoï, doit être immédiatement exterminé, et pour cela il suffit
de le reconnaître comme mal. » Tous les sentiments moraux, qui lient historique-
ment les hommes les uns aux autres, ainsi que toutes les fictions religieuses et
morales auxquelles ces liaisons ont donné naissance, deviennent, chez Tolstoï, les
commandements les plus abstraits de l’amour, de l’extase et de la non-résistance
au mal, et comme ces commandements sont dépouillés par lui de tout contenu
historique et par conséquent, de tout contenu, quel qu’il soit, ils lui paraissent
appropriés à tous les temps et à tous les peuples.
Tolstoï ne reconnaît pas l’histoire. C’est la base de toute sa pensée. C’est là-
dessus que repose la liberté métaphysique de sa négation, comme aussi
l’inefficacité pratique de son prêche. Le seul genre de vie qu’il accepte, le mode
de vie primitif des cosaques cultivateurs des vastes steppes de l’Oural, s’est écou-
Léon Trotsky, Littérature et révolution. [1923] (1964) 222
La revanche de l’histoire
Mais cet orgueil idéaliste porte en lui-même son châtiment. Il serait, en effet,
difficile de nommer un écrivain qui ait été, contre sa volonté, aussi cruellement
exploité par l’histoire que Tolstoï.
Léon Trotsky, Littérature et révolution. [1923] (1964) 223
L’histoire a triomphé de lui, mais elle ne l’a pas brisé. Aujourd’hui encore, ar-
rivé au terme de sa vie, il a conservé, dans toute sa fraîcheur, sa capacité
d’indignation morale.
Et, s’il ne sympathise pas avec nos buts révolutionnaires, nous savons que
c’est parce que l’histoire lui a refusé toute compréhension de ses voies.
(1908)
Léon Trotsky, Littérature et révolution. [1923] (1964) 224
DEUXIÈME PARTIE :
Divers textes de Léon Trotsky relatifs à l’art,
à la littérature, à des écrivains.
Il est bon que sur terre il y ait non seulement la politique, mais aussi l'art. Il est
bon que l'art soit inépuisable dans ses virtualités, comme la vie elle-même. Dans
un certain sens, l'art est plus riche que la vie, car il peut agrandir ou réduire, pein-
dre de couleurs vives ou, au contraire, se limiter au fusain, il peut présenter un
seul et même objet de différents côtés et l'éclairer de manière variable. Napoléon
était unique. Ses représentations en art sont multiples.
La forteresse Pierre et Paul et les autres prisons tsaristes m'ont rendu le roman
français tellement proche, que par la suite, durant plus de trois décennies, j'ai sui-
vi, plus ou moins bien, les nouveautés remarquables de la littérature française.
Même pendant les années de guerre civile, dans le wagon de mon train militaire,
je lisais un roman français récent. Après mon exil à Constantinople, je rassemblai
une petite bibliothèque d'ouvrages français contemporains, qui brûla avec tous
mes livres en mars 1931. Cependant ces toutes dernières années, s'il n'a pas dispa-
ru complètement, mon intérêt pour le roman a faibli. Trop d'événements impor-
tants ont passé au-dessus de notre terre, en partie aussi au-dessus de ma tête. La
fiction romanesque s'est mise à me paraître fade, presque triviale. J'ai lu avec inté-
Léon Trotsky, Littérature et révolution. [1923] (1964) 225
rêt les premiers tomes de l'épopée de Jules Romains. Les derniers, consacrés prin-
cipalement à la guerre, m'ont paru un pâle reportage. La guerre, visiblement, ne
trouve pas en général de place dans l'art. Le plus souvent, la peinture des batailles
est simplement niaise. Mais ce n'est pas le seul aspect du problème. De même
qu'une cuisine trop épicée blase le palais, un amoncellement de catastrophes histo-
riques émousse l'intérêt pour la littérature. Cependant, j'ai eu à nouveau l'occasion
ces jours-ci de répéter : il est bon que l'art existe sur terre.
Un auteur que je ne connaissais pas, Jean Malaquais, m'a envoyé son livre, qui
porte un titre énigmatique : les Javanais. Le roman est dédié à André Gide, ce qui
me mit un peu sur mes gardes. Gide est trop loin de nous, ainsi que l'époque à
laquelle s'accordaient ses recherches lentes et confortables. Même ses œuvres
récentes se lisent - bien qu'avec intérêt plutôt comme des documents humains sur
un passé définitivement révolu. Cependant, dès les premières pages il m'apparut
que Malaquais ne subissait en rien l'influence de Gide. L'auteur est dans tous les
domaines indépendant ; c'est ce qui fait sa force, force particulièrement précieuse
à notre époque, où la dépendance littéraire sous tous ses aspects est devenue la
règle. Le nom de Malaquais ne me rappelait rien, sinon une rue de Paris. Les Ja-
vanais sont le premier roman de l'auteur, d'autres titres l'accompagnent, mais il
s'agit de livres encore « en préparation ». Cependant, à lire ce premier ouvrage
une pensée s'impose aussitôt il faut retenir le nom de Malaquais.
L'auteur est jeune et aime passionnément la vie. Mais il sait déjà établir entre
lui-même et la vie la distance artistique nécessaire pour ne pas se noyer dans son
propre subjectivisme. Aimer la vie de l'amour superficiel du dilettante - il est des
dilettantes de la vie, comme il est des dilettantes de l'art - n'est pas un grand méri-
te. Aimer la vie les yeux ouverts, sans faire taire sa critique, sans illusion, sans
l'enjoliver, l'aimer telle qu'elle est, pour ce qu'il y a en elle, et plus encore pour ce
qu'elle peut devenir, c'est d'une certaine manière un exploit. Donner une expres-
sion artistique à cet amour de la vie, quand on peint la couche sociale la plus bas-
se - c'est un grand mérite artistique.
sont prêts à travailler pour n'importe quel salaire. La mine avec sa population de
parias forme un petit monde fermé, comme l'île à laquelle s'est attaché le nom de
Java, très certainement choisie parce que, par le mot « javanais », les Français
désignent ce qui est incompréhensible et exotique.
Des dizaines de Javanais passent devant nous sur chacun demeure un reflet de
sa patrie perdue, chacun possède une personnalité convaincante et tient debout
sans l'aide de l'auteur, du moins sans son aide visible. L'Autrichien Karl Muller,
qui a la nostalgie de Vienne et qui récite des conjugaisons anglaises ; Hans, fils du
vice-amiral allemand Ulrich von Taupfen, ancien officier de marine qui a partici-
pé au soulèvement des marins à Kiel; l'Arménien Alboudizian, qui, pour la pre-
mière fois à « Java », a mangé à satiété et s'est même soûlé ; l'agronome russe
Belsky dont la femme n'a pas toute sa raison et dont la fille est folle ; le vieux
mineur Ponzoni, qui a perdu ses fils dans la mine en Italie et qui bavarde tout aus-
si volontiers avec le mur, avec son voisin de travail qu'avec une pierre sur la route
; le «Docteur Magnus » qui a abandonné ses études universitaires en Ukraine à la
veille de les terminer, pour ne pas vivre comme les autres ; le Noir américain Hi-
lary Hodge, qui, tous les dimanches, nettoie ses bottines vernies, souvenir du pas-
sé, sans les mettre jamais ; l'ancien marchand russe Bloutov, qui se fait passer
pour un ancien général, afin d'attirer les clients dans son futur restaurant. D'ail-
leurs Bloutov meurt avant le début du roman reste sa veuve qui dit la bonne aven-
ture.
lement, on lui confisque son livret, parce qu'il est au nom d'Elahacine, le seul des
deux qui savait signer son nom. Cette tragédie en miniature est relatée de façon
parfaite !
Madame Michel, la tenancière du bar, s'enrichit peu à peu sur le dos de ces
gens, mais elle ne les aime pas et les méprise. Non seulement parce qu'elle ne
comprend pas leurs conversations bruyantes, mais aussi parce qu'ils sont trop gé-
néreux en pourboires, parce qu'ils disparaissent trop souvent on ne sait où : des
gens creux qui ne méritent pas la confiance. Avec le débit de boissons, la maison
de tolérance, qui en est proche, occupe, évidemment, une grande place dans la vie
de Java. Malaquais la dépeint en détail, sans pitié et en même temps de manière
remarquablement humaine.
Les Javanais voient le monde d'en bas: précipités dans les bas-fonds de la so-
ciété, ils sont obligés de se coucher sur le dos au fond de la mine, pour abattre ou
creuser la pierre au-dessus d'eux. C'est une perspective particulière. Malaquais en
connaît bien les lois et il sait les utiliser. Le travail à la mine est évoqué avec éco-
nomie, sans détails oiseux, mais avec une force remarquable. Un artiste, simple
observateur, n'écrit pas ainsi, même s'il est descendu dix fois dans le puits pour y
chercher les détails techniques dont Jules Romains, par exemple, aime tant faire
parade. Seul un ancien mineur, qui s'est révélé un grand artiste, peut écrire ainsi.
Bien qu'il possède une dimension sociale, le roman n'a en aucun cas un carac-
tère tendancieux. Il ne veut rien prouver, ne fait de la propagande pour rien,
contrairement à tant d'œuvres de notre époque, qui, en trop grand nombre, se
soumettent aux ordres, même dans le domaine de l'art. Le roman de Malaquais est
« seulement » une œuvre artistique. Et en même temps, nous sentons à chaque pas
les convulsions de notre époque, la plus grandiose et la plus monstrueuse, la plus
cruciale et la plus despotique, qu'ait connue jusqu'ici l'histoire humaine. L'union
d'un lyrisme personnel réfractaire et d'une poésie épique violente, celle-là même
de son temps, fait, peut-être, le charme principal de cette oeuvre.
Le régime illégal a duré des années. Dans les moments difficiles, le directeur
anglais, toujours ivre, à qui manquent un oeil et une main, a régalé de vin et de
cigares le brigadier de gendarmerie. Les Javanais ont continué à travailler sans
papiers, dans des galeries de mines dangereuses, se sont enivrés chez Mme Mi-
Léon Trotsky, Littérature et révolution. [1923] (1964) 229
chel, se sont cachés à tout hasard derrière des arbres, quand ils rencontraient les
gendarmes. Mais tout a une fin.
Le vol suscite une note dans le journal. Où sont les autorités consulaires ?
Pourquoi ne veillent-elles pas> Le gendarme Carboni reçoit une circulaire sur la
nécessité de contrôler sévèrement les étrangers. Les liqueurs et les cigares de John
Kerrigan n'ont cette fois-ci aucun effet. « Nous sommes en France, monsieur le
Directeur, et nous devons nous conformer aux lois françaises. » Le directeur est
obligé de télégraphier à Londres. La réponse est: fermer la mine. L'existence de
Java s'arrête. Les Javanais se dispersent, pour se cacher dans d'autres fissures.
Le ton guindé est étranger à Malaquais ; il n'évite ni les mots forts, ni les scè-
nes âpres. La littérature actuelle, particulièrement la littérature française, se per-
met en général sur ce point incomparablement plus que ne se permettait le vieux
naturalisme de l'époque de Zola, qui fut condamné par les rigoristes. Il serait co-
miquement pédant de philosopher sur le thème: est-ce un bien, est-ce un mal ? La
Léon Trotsky, Littérature et révolution. [1923] (1964) 230
vie est devenue plus nue, plus impitoyable, particulièrement depuis la guerre
mondiale, qui a détruit non seulement de nombreuses cathédrales, mais aussi de
nombreuses conventions ; il ne reste à la littérature qu'à se régler sur la vie. Mais
quelle différence entre Malaquais et un autre écrivain français, qui se rendit célè-
bre il y a quelques années par un livre d'une crudité exceptionnelle ! Je parle de
Céline. Personne avant lui n'avait parlé des besoins et des fonctions du misérable
corps humain avec une telle insistance physiologique. Mais la main de Céline est
guidée par une rancune aigrie, qui vise à rabaisser l'homme. L'artiste, médecin de
profession, veut, semble-t-il, nous suggérer que la créature humaine, obligée
qu'elle est d'accomplir des fonctions aussi viles ne se distingue en rien dg chien ou
de l'âne, si ce n'est par une ruse et un esprit de vengeance plus grands. Cette atti-
tude haineuse envers la vie a rogné les ailes de l'art de Céline : il n'est pas allé
plus loin que le premier livre. Presque en même temps que Céline un autre scepti-
que est devenu rapidement célèbre, Malraux, qui cherchait des justifications à son
pessimisme non en bas, dans la physiologie, mais en haut, dans les manifestations
de l'héroïsme humain. Malraux a donné un ou deux livres importants. Mais il lui
manque un pivot intérieur, il s'efforce d'une manière organique de s'appuyer sur
une force extérieure, sur une autorité établie. L'absence d'indépendance créatrice
répand dans ses dernières œuvres le poison de l'insincérité et les rend vaines.
Malaquais n'a pas peur de ce qui est vil et vulgaire dans notre nature, car, mal-
gré cela, l'homme est capable de création, d'élan, d'héroïsme, - il n'y a là rien de
stérile. Comme tous les véritables optimistes, Malaquais aime l'homme pour les
possibilités qui existent en lui. Gorki a dit autrefois : « L'homme, cela sonne
fier ! » Malaquais ne tiendrait peut-être pas des propos aussi didactiques. Mais
c'est précisément une attitude semblable envers l'homme qui passe dans son ro-
man. Le talent de Malaquais a deux alliés sûrs : l'optimisme et l'indépendance.
Nous venons juste de nommer Maxime Gorki, autre chantre des va-nu-pieds.
Le parallèle s'impose de lui-même. Je me souviens très bien du choc que le pre-
mier grand récit de Gorki, Tchelkach (1895), produisit sur le public. Un jeune
vagabond issu des bas-fonds de la société faisait en maître son apparition sur
l'arène de la littérature. Dans son oeuvre postérieure, Gorki ne dépassa pas en fait
le niveau de son premier récit. Malaquais ne frappe pas moins par l'assurance de
sa première manifestation. Il est impossible de dire de lui : il est plein d'espéran-
ces. C'est un artiste consommé. Dans les écoles de l'Antiquité, on faisait passer les
Léon Trotsky, Littérature et révolution. [1923] (1964) 231
néophytes par des épreuves cruelles, coups, intimidations, moqueries, pour les
endurcir en un laps de temps très bref. C'est cet endurcissement que la vie a donné
à Malaquais, comme avant lui à Gorki. Elle les a ballottés de côté et d'autre, les a
jetés à terre, les a frappés de dos et de face, et, après un tel traitement, les a lancés
dans l'arène des écrivains comme des maîtres achevés.
Mais en même temps quelle énorme différence entre leurs époques, entre leurs
héros, entre leurs moyens littéraires ! Les va-nu-pieds de Gorki, ils sont non pas
les sédiments de la vieille culture des cités, mais les paysans d'hier, que n'a pas
encore absorbés la ville industrielle nouvelle. Vagabonds du printemps du capita-
lisme, ils portent l'empreinte de la vie patriarcale et d'une sorte de naïveté. La
Russie encore jeune politiquement était grosse en ces jours de sa première révolu-
tion. La littérature vivait des attentes inquiètes et des enthousiasmes exagérés. Les
va nu pieds de Gorki sont colorés d'un romantisme prérévolutionnaire. Ce n'est
pas pour rien qu'un demi-siècle a passé. La Russie et l'Europe ont connu une série
de secousses politiques et la plus terrible des guerres. De grands événements ont
apporté avec eux une vaste expérience, en général l'expérience amère des défaites
et des désenchantements. Les va-nu-pieds de Malaquais sont le produit d'une civi-
lisation mûre. Ils regardent le monde avec des yeux moins étonnés, plus expéri-
mentés. Ils n'appartiennent pas à une nation, ils sont cosmopolites. Les va-nu-
pieds de Gorki ont erré de la Baltique à la mer Noire ou jusqu'à Sakhaline. Les
Javanais ne connaissent pas les frontières des États ; ils se trouvent pareillement
chez eux et pareillement étrangers dans les mines d'Alger, dans les forêts du Ca-
nada ou dans les plantations de café du Brésil. Le lyrisme de Gorki est chantant,
presque sentimental, souvent déclamatoire. Non moins intense en son fond, le
lyrisme de Malaquais est beaucoup plus retenu dans la forme : l'ironie le discipli-
ne.
va tout autrement. Ce n'est pas un touriste. Il s'est déplacé d'un pays à l'autre habi-
tuellement par un moyen qui n'est approuvé ni par les compagnies de chemin de
fer, ni par la police. Il a dormi sous toutes les latitudes, il a travaillé là où il a pu, il
a été soumis à des poursuites, il a connu la faim et a reçu, de notre planète, une
niasse d'impressions en même temps qu'il s'est imprégné de l'atmosphère des mi-
nes, des plantations et des débits de boissons bon marché, où les parias internatio-
naux dépensent sans compter leur maigre salaire.
L. TROTSKY.
Léon Trotsky, Littérature et révolution. [1923] (1964) 233
DEUXIÈME PARTIE :
Divers textes de Léon Trotsky relatifs à l’art,
à la littérature, à des écrivains.
Ce programme n’était certes pas d’une effrayante audace, mais pour le pro-
clamer alors, en plein déchaînement du chauvinisme universel, il n’en fallait pas
moins une certaine indépendance personnelle. Et cela séduisait.
Devant l’histoire humaine, Martinet est bien plus large, plus vivant, plus hu-
main. Il ne se place pas au-dessus de la mêlée. L’affranchissement de la civilisa-
tion humaine, la guerre et la paix, la collaboration des nations ne sont pas pour lui
matière à appréciations personnelles, mais objets d’action de masses. Ce qu’il met
en drame dans sa dernière œuvre, la Nuit, c’est l’action révolutionnaire des mas-
ses opprimées.
DEUXIÈME PARTIE :
Divers textes de Léon Trotsky relatifs à l’art,
à la littérature, à des écrivains.
Camarades,
Je puis encore rappeler les sons confus et grinçants que j’entendis lorsque
j’écoutai pour la première fois un phonographe. J’étais alors dans la première
classe de mes études secondaires. Un homme entreprenant, qui parcourait les vil-
les de la Russie méridionale avec un phonographe, arriva à Odessa et en montra le
maniement. Et maintenant, le gramophone, petit-fils du phonographe, est un des
traits les plus répandus de la vie domestique.
l’avion a joué un rôle précis dans la guerre impérialiste et 25 ans nous séparent
encore du milieu de ce siècle !
Et le cinéma ? Cela non plus n’est pas une petite affaire. Il n’y a pas long-
temps, il n’existait pas — beaucoup d’entre vous se rappellent cette époque.
Maintenant, cependant, il serait impossible d’imaginer notre vie culturelle sans le
cinéma.
Toutes ces innovations sont entrées dans notre existence dans le dernier quart
de siècle, pendant lequel les hommes ont en plus réalisé quelques bagatelles, telles
des guerres impérialistes où des villes et des pays entiers ont été dévastés et des
millions de gens exterminés. En l’espace d’un quart de siècle, plus d’une révolu-
tion s’est accomplie, bien que sur une plus petite échelle que la nôtre, dans toute
une série de pays. En vingt-cinq ans, la vie a été envahie par l’automobile,
l’avion, le gramophone, le cinéma, la télégraphie sans fil et la radiophonie. Si
vous vous rappelez seulement le fait que, suivant les calculs hypothétiques des
savants, il n’a pas fallu moins de 250 000 ans à l’homme pour passer du simple
genre de vie de chasseur à celui d’éleveur de bétail, ce petit fragment de temps —
ces 25 ans — apparaît comme un simple rien. Quel enseignement devons-nous
tirer de cette période ? Que la technique est entrée dans une nouvelle phase, que
son rythme de développement s’accroît de plus en plus.
dante et se tient si solidement sur ses bases, qu’elle ira de l’avant par une voie
planifiée et assurée, parallèle à la croissance des forces productives avec lesquel-
les elle est liée de la manière la plus étroite.
La lutte que nous menons pour nos travaux scientifiques est elle-même un sys-
tème très complexe de réflexes, c’est-à-dire de phénomènes d’ordre physiologique
qui se sont développés sur une base anatomique elle-même issue du monde inor-
ganique de la chimie et de la physique. Chaque science est une accumulation de
connaissances basées sur une expérience relative à la matière et à ses propriétés,
sur une compréhension généralisée des moyens d’asservir cette matière aux inté-
rêts et aux besoins de l’homme.
Cependant, plus la science nous en apprend sur la matière, plus elle découvre
des propriétés « inattendues », et plus la pensée philosophique décadente de la
bourgeoisie essaye avec zèle d’utiliser ces nouvelles propriétés ou manifestations
de la matière pour démontrer que la matière n’est pas la matière. Au progrès des
sciences de la nature dans la maîtrise de la matière s’effectue parallèlement une
Léon Trotsky, Littérature et révolution. [1923] (1964) 240
autrement, car cela est confirmé par l’observation d’ensemble des phénomènes
astronomiques. Le cerveau humain est un produit du développement de la matière
et c’est en même temps un instrument de connaissance de cette matière ; peu à
peu, il s’adapte à sa fonction, essaye de dépasser ses propres limitations, crée des
méthodes scientifiques toujours nouvelles, imagine des instruments toujours plus
complexes et plus précis, contrôle sans cesse son œuvre, pénètre pas à pas dans
des profondeurs antérieurement inconnues, change notre conception de la matière
sans toutefois jamais se détacher d’elle, cette base de tout ce qui existe.
Peut-être, cependant, est-il temps de serrer de plus près les questions politi-
ques et pratiques. Quel est le rapport entre la radio-technique et le système so-
cial ? Est-elle socialiste ou capitaliste ? Je pose cette question parce que, il y a peu
de jours, l’Italien bien connu Marconi a dit, à Berlin, que la transmission à distan-
ce d’images par ondes hertziennes est un prodigieux cadeau au pacifisme, annon-
çant la fin rapide de l’ère militariste. Pourquoi en serait-il ainsi ? Les fins
Léon Trotsky, Littérature et révolution. [1923] (1964) 243
d’époque ont été proclamées si souvent que les pacifistes ont fini par mélanger les
commencements et les fins. Le fait de voir à grande distance est supposé mettre
fin aux guerres ! Certainement, l’invention de moyens de transmettre une image
animée à grande distance est une tâche très attirante, car il était outrageant pour le
nerf optique que le nerf auditif — grâce à la radio — occupe une position privilé-
giée à cet égard. Mais supposer que de ceci doive résulter la fin des guerres est
simplement absurde et montre seulement que, dans le cas de grands hommes
comme Marconi, de même que pour la majorité des gens spécialisés — et même
on peut dire pour la majorité des gens en général –, le mode de pensée scientifique
apporte une aide à l’esprit, pour parler crûment, non pas dans tous les domaines,
mais seulement dans de petits secteurs. De même que dans la coque d’un navire,
on a disposé des cloisons étanches pour qu’il ne sombre pas d’un seul coup en cas
d’accident, de même il existe d’innombrables cloisons étanches dans le cerveau
humain : dans un domaine ou même dans douze, vous pouvez trouver l’esprit
scientifique le plus révolutionnaire, mais derrière une cloison gît l’esprit le plus
borné des philistins. C’est la grande force du marxisme, en tant que pensée géné-
ralisatrice de l’expérience humaine, d’aider à abattre ces cloisons intérieures de
l’esprit grâce à l’intégralité de son analyse du monde. Pour en revenir à notre su-
jet, pourquoi le fait de voir son ennemi doit-il liquider la guerre ? Dans les temps
anciens, quand il y avait la guerre, les adversaires se voyaient face à face. Il en
était ainsi du temps de Napoléon. C’est seulement la création d’armes à longue
portée qui a poussé graduellement les adversaires à s’éloigner et les a conduits à
tirer sur des cibles hors de vue. Et si l’invisible devient visible, cela signifie seu-
lement que, dans ce domaine aussi, la triade hégélienne a triomphé — après la
thèse et l’antithèse, est venue la « synthèse » de l’extermination mutuelle.
science ne se développent pas dans le vide, elles le font dans une société humaine
divisée en classes. La classe dirigeante, la classe possédante domine la technique
et, à travers elle, elle domine la nature. La technique en elle-même ne peut être
appelée militariste ou pacifiste. Dans une société où la classe dirigeante est milita-
riste, la technique est au service du militarisme.
Notre retard actuel dans toutes les branches ne doit cependant pas être caché,
mais, au contraire, évalué avec une sévère objectivité, sans s’affoler, mais aussi
sans s’illusionner un seul instant. Comment un pays est-il transformé en un seul
tout économique et culturel ? Par les moyens de communication : les chemins de
fer, les navires, les services postaux, le télégraphe, le téléphone, la radiotélégra-
phie et la radiophonie. Où en sommes-nous sur ce plan ? Nous sommes terrible-
ment en retard. En Amérique, le réseau ferré s’étend sur 405 000 km ; en Angle-
terre, sur à peu près 40 000 ; en Allemagne, sur 54 000 ; mais chez nous, sur seu-
lement 69 000 km et ceci avec nos énormes distances ! Il est encore beaucoup
plus instructif de comparer les chargements transportés dans ces pays et ici, en les
mesurant en tonne-kilomètre — c’est-à-dire une tonne transportée sur un kilomè-
tre. Les Etats-Unis ont transporté l’année dernière 600 millions de tonnes-km ;
nous en avons transporté 48,5 ; l’Angleterre 30 ; l’Allemagne 69 ; c’est-à-dire que
les U.S.A. ont transporté dix fois plus que l’Allemagne, vingt fois plus que
l’Angleterre et deux ou trois fois plus que l’ensemble de l’Europe, nous compris.
se pour le même secteur atteint 75 millions, ce qui signifie 33 kopecks par tête. Il
y a une différence pour nous entre 940 et 33 kopecks.
En ce qui concerne la radio, je ne sais combien nous dépensons pour elle cha-
que jour (je pense que la Société des Amis de la Radio pourrait s’atteler à cette
tâche) ; mais en Amérique, on dépense un million de dollars, c’est-à-dire 2 mil-
lions de roubles par jour pour la radio, ce qui fait 700 millions environ par an.
Ces chiffres nous révèlent durement notre retard. Mais ils nous révèlent aussi
l’importance que peut et doit prendre la radio, en tant que moyen de communica-
tion le moins cher, dans notre immense pays rural. Nous ne pouvons pas sérieu-
sement parler de socialisme sans concevoir la transformation du pays en un seul
ensemble, relié par les moyens de communication de toutes sortes. Pour pouvoir
introduire le socialisme, nous devons d’abord et avant tout être capables de parler
aux régions les plus éloignées du pays, tel le Turkménistan. Car le Turkménistan,
avec lequel j’ai commencé mes réflexions aujourd’hui, produit du coton, et des
travaux du Turkménistan dépend le travail des usines textiles des régions de Mos-
cou et d’Ivanovo-Voznesensk. Pour communiquer directement et immédiatement
avec tous les points du pays, un des plus importants moyens est la radio — ce qui
signifie naturellement que la radio ne doit pas être un jouet réservé à la couche
supérieure de citadins qui ont une situation plus privilégiée par rapport aux autres,
Léon Trotsky, Littérature et révolution. [1923] (1964) 247
La ville et la campagne
Récemment, nous avons entendu plus d’une fois les politiciens bourgeois et
sociaux-démocrates parler de la liaison avec la paysannerie. Briand, dans sa dis-
cussion avec le camarade Rakovsky à propos des dettes, a décrit avec emphase les
besoins des petits propriétaires et, en particulier, des paysans français * . Otto
Bauer, le menchévik de gauche autrichien, lors d’un discours récent, a souligné
l’exceptionnelle importance de la « liaison » avec la campagne. Pour couronner le
tout, notre vieille connaissance Lloyd George — qu’à la vérité, nous commen-
cions à oublier un peu — lorsqu’il était encore en circulation a organisé en Angle-
terre une ligue paysanne spéciale pour la « liaison » avec la paysannerie. Je ne
sais quelle forme prendra la « liaison » dans les conditions de l’Angleterre, mais
dans la bouche de Lloyd George, le mot prend une résonance assez coquine. Dans
tous les cas, je ne recommanderais pas son élection comme administrateur d’un
quelconque district rural ni comme membre honoraire de la Société des Amis de
la Radio, car il ne manquerait pas de commettre quelque escroquerie ou autre
malversation (Applaudissements). Tandis qu’en Europe, le regain d’intérêt pour la
question de la liaison avec les campagnes est, d’un côté, une manœuvre politico-
parlementaire et de l’autre, un symptôme significatif de l’ébranlement du régime
bourgeois, pour nous, le problème des liens économiques et culturels avec la
campagne est une question de vie ou de mort dans le plein sens du terme. La base
technique de cette liaison doit être l’électrification, et ceci est immédiatement lié
au problème de l’introduction de la radio sur une grande échelle. Afin
d’entreprendre l’accomplissement des tâches les plus simples et les plus urgentes,
il est nécessaire que toutes les parties de l’Union Soviétique soient capables de
parler à chacune des autres, que la campagne puisse écouter la ville, comme un
aîné plus cultivé et mieux équipé. Sans la réalisation de cette tâche, la diffusion de
la radio resterait un jouet pour les cercles privilégiés de citadins.
Votre rapport a établi que, dans nos pays, les trois quarts de la population ru-
rale ignoraient ce qu’est la radio et que le quart restant ne la connaissait que par
les démonstrations spéciales des festivals. Notre programme doit prévoir que cha-
que village, non seulement sache ce qu’est la radio, mais encore possède sa propre
station de réception.
Où allons-nous ?
semi-illettré, avant même de savoir lire et écrire comme il le doit, soit capable
d’accéder à la culture à travers la radio, qui est le moyen le plus démocratique de
diffusion de l’information et de la connaissance. Il faut que par le moyen de la
radio le paysan soit capable de se sentir citoyen de notre Union, citoyen du monde
entier.
DEUXIÈME PARTIE :
Divers textes de Léon Trotsky relatifs à l’art,
à la littérature, à des écrivains.
«CULTURE ET SOCIALISME»
(extraits)
La critique marxiste de la science doit être non seulement vigilante mais éga-
lement prudente, sinon elle pourrait dégénérer en un véritable sycophantisme, en
une famousovtchina * . Prenons par exemple la psychologie. L’étude des réflexes
de Pavlov se situe entièrement sur la voie du matérialisme dialectique. Elle ren-
verse définitivement le mur qui existait entre la physiologie et la psychologie. Le
plus simple réflexe est physiologique, mais le système des réflexes donnera la
«conscience». L’accumulation de la quantité physiologique donne une nouvelle
qualité, la qualité «psychologique». La méthode de l’école de Pavlov est expéri-
mentale et minutieuse. La généralisation se conquiert pas à pas depuis la salive du
chien jusqu’à la poésie (c’est-à-dire jusqu’à la mécanique psychique de celle-ci et
non sa teneur sociale), bien que les voies vers la poésie ne soient pas encore en
vue.
liste, si l’on écarte la question de savoir si elle ne donne pas une place trop impor-
tante au facteur sexuel au détriment des autres facteurs (mais c’est déjà là un dé-
bat qui s’inscrit dans le cadre du matérialisme). Pourtant, le psychanalyste
n’aborde pas expérimentalement le problème de la conscience, depuis les phéno-
mènes primaires jusqu’aux phénomènes les plus élevés, depuis le simple réflexe
jusqu’au réflexe le plus complexe ; il s’évertue à franchir d’un seul bond tous les
échelons intermédiaires, de haut en bas, du mythe religieux, de la poésie lyrique
ou du rêve, directement aux bases physiologiques de l’âme.
Les idéalistes enseignent que l’âme est autonome, que la « pensée » est un
puits sans fond. Pavlov et Freud, par contre, considèrent que le fond de la « pen-
sée » est constitué par la physiologie. Mais tandis que Pavlov, comme un sca-
phandrier, descend jusqu’au fond et explore minutieusement le puits, de bas en
haut, Freud se tient au-dessus du puits et d’un regard perçant, s’évertue, au travers
de la masse toujours fluctuante de l’eau trouble, de discerner ou de deviner la
configuration du fond. La méthode de Pavlov, c’est l’expérimentation. La métho-
de de Freud, la conjecture, parfois fantastique. La tentative de déclarer la psycha-
nalyse « incompatible » avec le marxisme et de tourner le dos sans cérémonie au
freudisme est trop simpliste, ou plutôt trop « simplette ». En aucun cas nous ne
sommes tenus d’adopter le freudisme. C’est une hypothèse de travail qui peut
donner — et qui incontestablement donne — des hypothèses et des conclusions
qui s’inscrivent dans la ligne de la psychologie matérialiste. La voie expérimenta-
le amène, en son temps, la preuve. Mais nous n’avons ni motif ni droit d’élever un
interdit à une autre voie, quand bien même elle serait moins sûre, qui s’efforce
d’anticiper des conclusions auxquelles la voie expérimentale ne mène que bien
plus lentement. *
À l’aide de ces exemples, j’avais l’intention de montrer, au moins partielle-
ment, tant la diversité de l’héritage scientifique que la complexité des voies par
lesquelles le prolétariat peut passer pour en prendre possession. S’il est vrai que
dans l’édification économique, les problèmes ne peuvent être résolus par décret et
* Bien entendu, cette question n’a rien de commun avec la mode d’un certain
freudisme qui n’est qu’espièglerie et polissonnerie érotique. Une telle déman-
geaison de la langue n’a aucun rapport avec la science et indique seulement un
état de dépression : le centre de gravité se déplace du cerveau à la moelle épi-
nière… (L. T.)
Léon Trotsky, Littérature et révolution. [1923] (1964) 254
qu’il nous faut « apprendre à commercer », de même dans les sciences de purs et
simples ordres ne pourront rien produire d’autre que préjudice et déshonneur.
Dans ce domaine il faut « apprendre à apprendre ».
(publié en 1926-1927)
Durant les quelques années de mon séjour à Vienne, j’ai coudoyé d’assez près
les freudiens ; je lisais leurs travaux et fréquentais même leurs réunions. Dans leur
manière d’aborder les problèmes psychologiques, j’ai toujours été frappé par le
fait qu’ils allient un réalisme physiologique à une analyse quasi littéraire des phé-
nomènes psychiques.
Au fond, la théorie psychanalytique est basée sur le fait que le processus psy-
chologique représente une superstructure complexe fondée sur des processus phy-
siologiques et par rapport auxquels il se trouve subordonné. Le lien entre les phé-
nomènes psychiques « supérieurs » et les phénomènes physiologiques « infé-
rieurs » demeure, dans l’écrasante majorité des cas, subconscient et se manifeste
dans les rêves, etc.
Les freudiens ressemblent à des gens qui regardent dans un puits profond et
assez trouble. Ils ont cessé de croire que ce puits est un abîme (l’abîme de
l’« âme »), ils voient ou décrivent le fond physiologique et construisent toute une
série d’hypothèses ingénieuses et intéressantes, mais arbitraires du point de vue
scientifique, sur les propriétés du fond, déterminant la nature de l’eau dans le
puits.
27 septembre 1923.
Léon Trotsky, Littérature et révolution. [1923] (1964) 256
DEUXIÈME PARTIE :
Divers textes de Léon Trotsky relatifs à l’art,
à la littérature, à des écrivains.
LA RÉVOLUTION ÉTRANGLÉE
Les sympathies, d’ailleurs actives, de l’auteur pour la Chine insurgée sont in-
discutables. Mais elles sont corrodées par les outrances de l’individualisme et du
caprice esthétique. En lisant le livre avec une attention soutenue, on éprouve par-
fois un sentiment de dépit, lorsque dans le ton du récit, on perçoit une note
d’ironie protectrice à l’égard des barbares capables d’enthousiasme. Que la Chine
soit arriérée, que certaines de ses manifestations politiques aient un caractère pri-
mitif, personne n’exige qu’on le passe sous silence. Mais il faut une juste perspec-
tive qui mette tous les objets à leur place. Les événements chinois, sur le fond
desquels se déroule le « roman » de Malraux, sont incomparablement plus impor-
tants, pour les destins futurs de la culture humaine, que le tapage vain et pitoyable
des parlements européens et que les montagnes de produits littéraires des civilisa-
tions stagnantes. Malraux semble éprouver une certaine timidité à s’en rendre
compte.
Dans le roman, il est des pages, belles par leur intensité, qui montrent com-
ment la haine révolutionnaire naît du joug, de l’ignorance, de l’esclavage et se
trempe comme l’acier. Ces pages auraient pu entrer dans l’Anthologie de la Révo-
lution si Malraux avait abordé les masses populaires avec plus de liberté et de
hardiesse, s’il n’avait pas introduit dans son étude une petite note de supériorité
blasée, semblant s’excuser de sa liaison passagère avec l’insurrection du peuple
chinois, aussi bien peut-être auprès de lui-même que des mandarins académiques
en France et des trafiquants d’opium de l’esprit.
*
* *
Léon Trotsky, Littérature et révolution. [1923] (1964) 258
« Dans cette révolution, les ouvriers doivent faire le travail des coolies pour la
bourgeoisie ( 1 ) ». L’asservissement social dont il veut se libérer, le prolétaire le
trouve transposé dans la sphère de la politique. A qui doit-on cette opération per-
fide ? A la bureaucratie de l’Internationale communiste. En essayant de « contrô-
ler » le Kuomintang, elle aide, en fait, le bourgeois qui recherche « considération
et sécurité » à s’asservir les coolies qui veulent exister.
Borodine qui, tout le temps, reste à l’arrière plan se caractérise dans le roman
comme un « homme d’action » comme un « révolutionnaire professionnel »,
comme une incarnation vivante du bolchevisme sur le sol de la Chine. Rien n’est
plus erroné ! Voici la biographie politique de Borodine : en 1903 à dix-neuf ans, il
émigre en Amérique ; en 1918 il revient à Moscou où, grâce à sa connaissance de
l’anglais, « il travaille à la liaison avec les partis étrangers » ; il est arrêté en 1922
à Glasgow ; ensuite, il est délégué en Chine en qualité de représentant de
l’Internationale communiste. Ayant quitté la Russie avant la première révolution
et y étant revenu après la troisième, Borodine apparaît comme un représentant
accompli de cette bureaucratie de l’Etat et du parti, qui ne reconnut la révolution
qu’après sa victoire. Quand il s’agit de jeunes gens, ce n’est quelquefois rien de
plus qu’une question de chronologie. A l’égard d’hommes de quarante à cinquan-
te ans, c’est déjà une caractéristique politique. Que Borodine se soit brillamment
rallié à la révolution victorieuse en Russie, cela ne signifie pas le moins du monde
qu’il soit appelé à assurer la victoire de la révolution en Chine. Les hommes de ce
type s’assimilent sans peine les gestes et les intonations des « révolutionnaires
professionnels ». Nombre d’entre eux, par leur déguisement, trompent non seule-
ment les autres mais eux-mêmes. Le plus souvent, l’inflexible audace du bolche-
vik se métamorphose chez eux en ce cynisme du fonctionnaire prêt à tout. Ah !
avoir un mandat du comité central ! Cette sauvegarde sacro-sainte, Borodine
l’avait toujours dans sa poche.
Garine n’est pas un fonctionnaire, il est plus original que Borodine, et peut-
être même plus près du type du révolutionnaire. Mais il est dépourvu de la forma-
tion indispensable : dilettante et vedette de passage, il s’embrouille désespérément
dans les grands événements et cela se révèle à chaque instant. A l’égard des mots
d’ordre de la Révolution chinoise, il se prononce ainsi : « …bavardage démocra-
tique, droits du peuple, etc. » (cf. p. 36). Cela a un timbre radical, mais c’est un
faux radicalisme. Les mots d’ordre de la démocratie sont un bavardage exécrable
dans la bouche de Poincaré, Herriot, Léon Blum, escamoteurs de la France et geô-
liers de l’Indochine, de l’Algérie et du Maroc. Mais lorsque les Chinois
Léon Trotsky, Littérature et révolution. [1923] (1964) 260
s’insurgent au nom des « droits du peuple », cela ressemble aussi peu à du bavar-
dage que les mots d’ordre de la révolution française du XVIIIe siècle. A Hong-
Kong, les rapaces britanniques menaçaient, au temps de la grève, de rétablir les
châtiments corporels. « Les droits de l’homme et du citoyen », cela signifiait à
Hong-Kong le droit pour les Chinois de ne pas être fustigés par le fouet britanni-
que. Dévoiler la pourriture démocratique des impérialistes, c’est servir la révolu-
tion ; appeler bavardage les mots d’ordre de l’insurrection des opprimés, c’est
aider involontairement les impérialistes.
Deux figures s’opposent l’une à l’autre dans le roman, comme les deux pôles
de la révolution nationale : le vieux Tcheng-Daï, autorité spirituelle de l’aile droi-
te du Kuomintang — le prophète et le saint de la bourgeoisie, et Hong, chef juvé-
nile des terroristes. Tous deux sont représentés avec une force très grande.
Tcheng-Daï incarne la vieille culture chinoise traduite dans la langue de la culture
européenne ; sous ce vêtement raffiné, il « ennoblit » les intérêts de toutes les
classes dirigeantes de la Chine. Certes, Tcheng-Daï veut la libération nationale,
mais il redoute plus les masses que les impérialistes ; la révolution, il la hait plus
Léon Trotsky, Littérature et révolution. [1923] (1964) 261
que le joug posé sur la nation. S’il marche au-devant d’elle, ce n’est que pour
l’apaiser, la dompter, l’épuiser. Il mène la politique de la résistance sur deux
fronts, contre l’impérialisme et contre la révolution, la politique de Gandhi dans
l’Inde, la politique qu’en des périodes déterminées et selon telle ou telle forme la
bourgeoisie mena sous toutes les longitudes et sous toutes les latitudes. La résis-
tance passive naît de la tendance de la bourgeoisie à canaliser les mouvements des
masses et à les confisquer.
Qui gravite autour de Tcheng-Daï ? Le roman répond avec une précision méri-
toire : un monde « de vieux mandarins, contrebandiers d’opium ou photographes,
de lettrés devenus marchands de vélos, d’avocats de la faculté de Paris,
d’intellectuels de toute sorte » (cf. p. 125). Derrière eux se tient une bourgeoisie
solide, liée à l’Angleterre et qui arme le général Tang contre la révolution. Dans
l’attente de la victoire, Tang s’apprête à faire de Tcheng-Daï le chef du gouver-
nement. Tous deux, Tcheng-Daï et Tang, continuent néanmoins d’être membres
du Kuomintang que servent Borodine et Garine.
Lorsque Tang fait attaquer la ville par ses armées et qu’il se prépare à égorger
les révolutionnaires en commençant par Borodine et Garine, ses camarades de
parti, ces derniers, avec l’aide de Hong, mobilisent et arment les sans-travail.
Mais après la victoire remportée sur Tang, les chefs essaient de ne rien changer à
ce qui existait auparavant. Ils ne peuvent rompre leur accord avec Tcheng-Daï
parce qu’ils n’ont pas confiance dans les ouvriers, les coolies, les masses révolu-
tionnaires. Ils sont eux-mêmes contaminés par les préjugés de Tcheng-Daï dont ils
sont l’arme de choix.
Pour ne pas rebuter la bourgeoisie, il leur faut entrer en lutte avec Hong. Qui
est-ce, et d’où sort-il ? — « De la misère » (cf. p. 41). Il est de ceux qui font la
révolution et non de ceux qui s’y rallient quand elle est victorieuse. Ayant abouti
Léon Trotsky, Littérature et révolution. [1923] (1964) 262
à l’idée qu’il lui faut tuer le gouverneur anglais de Hong-Kong, Hong ne se soucie
que d’une chose : « Quand j’aurai été condamné à la peine capitale, il faudra dire
aux jeunes gens de m’imiter » (cf. p. 40). A Hong, il faut donner un programme
net : soulever les ouvriers, les souder, les armer et les opposer à Tcheng-Daï,
comme à leur ennemi. Mais la bureaucratie de l’Internationale communiste cher-
che l’amitié de Tcheng-Daï, repousse Hong et l’exaspère. Hong tue banquiers et
marchands, ceux-là mêmes qui « soutiennent le Kuomintang ». Hong tue les mis-
sionnaires : « …Ceux qui enseignent aux hommes à supporter la misère doivent
être punis, prêtres chrétiens ou autres… » (cf. p. 174). Si Hong ne trouve pas sa
juste voie, c’est la faute de Borodine et de Garine, qui ont placé la révolution à la
remorque des banquiers et des marchands. Hong reflète la masse qui déjà
s’éveille, mais qui ne s’est pas encore frotté les yeux ni amolli les mains. Il essaye
par le revolver et le poignard d’agir pour la masse que paralysent les agents de
l’Internationale communiste. Telle est, sans fard, la vérité sur la Révolution chi-
noise.
Mais les masses de Canton ne sont peut-être pas encore mûres pour renverser
le gouvernement de la bourgeoisie ? De toute cette atmosphère il se dégage la
conviction que, sans l’opposition de l’internationale communiste, le gouverne-
ment fantôme aurait depuis longtemps été renversé sous la pression des masses.
Admettons que les ouvriers cantonnais soient encore trop faibles pour établir leur
propre pouvoir. Quel est, d’une façon générale, le point faible des masses ? —
Leur manque de préparation pour succéder aux exploiteurs. Dans ce cas, le pre-
mier devoir des révolutionnaires est d’aider les ouvriers à s’affranchir de la
confiance servile. Néanmoins, l’œuvre accomplie par la bureaucratie de
l’Internationale communiste a été diamétralement opposée. Elle a inculqué aux
masses cette notion qu’il faut se soumettre à la bourgeoisie et elle a déclaré que
les ennemis de la bourgeoisie étaient les siens.
trograd, il y a cette différence tragique qu’en Chine il n’y eut pas, en fait, de bol-
chevisme : sous le nom de « trotskysme », il fut déclaré doctrine contre-
révolutionnaire et fut persécuté par tous les moyens de la calomnie et de la répres-
sion. Où Kerensky n’avait pas réussi pendant les journées de juillet, Staline réussit
en Chine dix ans plus tard.
visme comme drapeau. Mais les Conquérants n’ont rien conquis. Au contraire, ils
ont tout livré à l’ennemi. Si la Révolution russe a provoqué la Révolution chinoi-
se, les épigones russes l’ont étouffée. Malraux ne fait pas ces déductions. Il ne
semble pas même y penser. Elles ne ressortent que plus clairement de son livre
remarquable.
DEUXIÈME PARTIE :
Divers textes de Léon Trotsky relatifs à l’art,
à la littérature, à des écrivains.
Les meilleures figures de son roman, ai-je dit, s’élèvent jusqu’à être des sym-
boles sociaux. Je dois ajouter que Borodine, Garine et tous leurs « collabora-
teurs » sont les symboles d’une bureaucratie quasi révolutionnaire, de ce nouveau
« type social » qui est né grâce à l’existence de l’Etat soviétique d’une part, et,
d’autre part, grâce à un certain régime de l’Internationale communiste.
*
* *
La morale révolutionnaire ne repose pas sur les normes abstraites de Kant. El-
le est formée des règles de conduite qui placent le révolutionnaire sous le contrôle
de sa classe, dans ses tâches et dans ses desseins. Borodine et Garine n’étaient pas
liés avec la masse, ne s’étaient pas imprégnés d’un sentiment de responsabilité à
l’égard de leur classe. Ce sont des surhommes de la bureaucratie qui croient que
« tout est permis »… dans les limites d’un mandat reçu des autorités supérieures.
L’action de ces hommes-là, si marquante qu’elle puisse être à certains moments
se tourne nécessairement en compte contre les intérêts de la révolution.
Après avoir fait assassiner Tcheng-Daï par Hong, Borodine et Garine livrent
aux bourreaux Hong et son groupe. Ainsi, toute leur politique est elle marquée du
signe de Caïn. M. Malraux se fait ici encore leur avocat. Quelle est son argumen-
tation ? Il dit que Lénine et Trotsky ont, eux aussi, implacablement traité les anar-
chistes. Il est difficile de croire que cela soit affirmé par un homme qui a eu, du
moins pendant un certain temps, quelque chose de commun avec la révolution. M.
Malraux oublie ou ne comprend pas qu’une révolution se fait contre une classe
pour assurer la domination d’une autre et que ce n’est que pour l’accomplissement
de cette tâche que les révolutionnaires acquièrent le droit d’exercer la violence. La
bourgeoisie extermine les révolutionnaires, parfois aussi les anarchistes (mais
ceux-ci de plus en plus rarement, car ils deviennent de plus en plus soumis) pour
maintenir un régime d’exploitation et d’infamie. En présence d’une bourgeoisie
dirigeante, les bolcheviks prennent toujours fait et cause pour les anarchistes
contre les Chiappe. Lorsque les bolcheviks ont conquis le pouvoir, ils ont tout fait
pour gagner les anarchistes à la dictature du prolétariat. Et la majorité des anar-
chistes a effectivement été entraînée par les bolcheviks. Mais, effectivement aussi,
les bolcheviks ont traité très durement ceux des anarchistes qui cherchaient à rui-
ner la dictature du prolétariat. Avions-nous raison ? Avions-nous tort ? On appré-
ciera d’après l’opinion que l’on peut avoir sur la révolution que nous avons ac-
complie et sur le régime que cette révolution a établi. Mais peut-on imaginer une
seconde que les bolcheviks, sous le gouvernement du prince Lvov, sous celui de
Kerensky, en régime bourgeois, se seraient faits les agents d’un pareil gouverne-
ment pour exterminer des anarchistes ? Il suffit de poser nettement la question
pour la rejeter avec dégoût.
M. Malraux use d’un autre argument qui n’est pas plus convaincant, mais qui
est plus amusant : Trotsky, dit-il, affirme que le marxisme est utile à la politique
révolutionnaire ; mais Borodine, lui aussi, est un marxiste, de même que Staline ;
il faut donc penser que le marxisme n’est pour rien dans l’affaire…
DEUXIÈME PARTIE :
Divers textes de Léon Trotsky relatifs à l’art,
à la littérature, à des écrivains.
Juillet-août 1932
Séjournant, à Prinkipo, chez Léon Trotsky, je lui ai demandé son opinion sur
la littérature « prolétarienne » après l’avoir informé des débats que provoquent en
Occident certains écrivains batailleurs. Il serait, je l’espère, ridicule et indécent de
réclamer pour Trotsky le droit de représenter l’esprit révolutionnaire. Sa place est
faite, quoi qu’on veuille, dans l’histoire. Comme acteur de la grande Révolution
russe, il reste vainqueur, même banni. Comme écrivain, il accomplit avec une
lucidité et une fermeté rares sa tâche de mandataire du prolétariat.
*
* *
« Mon attitude à l’égard de la culture prolétarienne est montrée dans mon livre
Littérature et révolution. Opposer la culture prolétarienne à la culture bourgeoise
est inexact ou incomplètement exact. Le régime bourgeois et, par conséquent, la
culture bourgeoise se sont développés dans le courant de nombreux siècles. Le
régime prolétarien n’est qu’un régime passager et transitoire vers le socialisme.
Tant que dure ce régime transitoire (dictature du prolétariat) le prolétariat ne peut
créer une culture de classe achevée à quelque degré. Il ne peut que préparer les
éléments d’une culture socialiste. En ceci consiste la tâche du prolétariat : créer
une culture non prolétarienne, mais socialiste, sur la base d’une société sans clas-
ses. »
« Oui, réplique Trotsky, et vous voudrez bien souligner que, moins que per-
sonne, je ne serais disposé à faire fi des tentatives de création artistique ou plus
généralement culturelle qui viennent s’insérer dans le mouvement révolutionnaire.
J’ai seulement voulu dire que les résultats de ces tentatives ne peuvent être abso-
lus… J’essaierai de vous donner des indications plus précises. »
Léon Trotsky, Littérature et révolution. [1923] (1964) 275
*
* *
Je reçois un autre papier de Trotsky. C’est un extrait d’une lettre écrite par lui
à un ami, en date du 24 novembre 1928 et d’un lieu de déportation. Le fait
qu’après plus de trois ans, Trotsky m’envoie copie de ce texte prouve qu’il main-
tient rigoureusement une opinion que nos écrivains « prolétariens » français
n’apprendront pas sans amertume.
Lisons donc :
« Cher Ami, j’ai reçu le très intéressant journal mural et Octobre contenant ar-
ticle de Sérafimovitch. Ces raretés * des belles-lettres bourgeoises se croient ap-
pelées à créer une littérature « prolétarienne ». Ce qu’ils entendent par là, c’est,
visiblement, une contrefaçon petite-bourgeoise de deuxième ou de troisième qua-
lité. On serait autant fondé à dire de la margarine que c’est « du beurre proléta-
rien ». Le vieux bonhomme Engels a parfaitement caractérisé ces messieurs, ex-
pressément au sujet de l’écrivain « prolétarien » français Vallès. Le 17 août 84,
Engels écrivait à Bernstein : « II n’y a pas lieu que vous fassiez tant de compli-
ments à Vallès. C’est un lamentable phraseur littéraire, ou plutôt littératurisant,
qui ne représente absolument rien par lui-même, qui, faute de talent, est passé aux
plus extrémistes et est devenu un écrivain « tendancieux » pour placer de cette
manière sa mauvaise littérature. » Nos classiques, en de telles affaires, étaient
implacables ; mais les épigones font de la « littérature prolétarienne » une besace
de mendigots dans laquelle ils ramassent les restes de la table bourgeoise. Et celui
qui ne veut pas prendre ces reliefs pour de la littérature prolétarienne, on le dit
« capitulard ». Ah ! les vulgaires personnages ! Ah ! les phraseurs ! Ah ! les dé-
goûtants ! Cette littérature est même pire que la malaria qui recommence à sévir
ici… » *
Cette sortie scandalisera les bonnes âmes dans les milieux révolutionnaires où
l’auteur de l’Insurgé passe pour un saint de lettres. Mais qu’y puis-je ? Il se trouve
qu’un de « nos classiques », Engels, guide la matraque dont se sert son disciple et
continuateur, et ruine une réputation d’écrivain anarchisant dont nous soupçon
nions, sans trop l’avouer, le mauvais aloi ** ).
*
* *
* Dans cette lettre de Trotsky, les passages en italiques ont été soulignés par lui.
** L’honnêteté révolutionnaire de Vallès, son ardeur, sa vaillance, son abnéga-
tion ne sont pas mises en cause. Mais sa littérature pathétique, pleine de jac-
tance et vide de doctrine, est celle qui convient le moins au prolétariat, en de-
hors des grands mouvements de foules populaires et de leurs époques héroï-
ques. Encore faut-il regretter souvent qu’à de telles époques, la « phrase », le
« battage » et un inconsistant égocentrisme doublé d’un inconscient charlata-
nisme « révolutionnaire » aient eu tant d’influence sur les masses. La Com-
mune n’a été que trop riche en manifestations de ce genre et Vallès, très sincè-
re d’ailleurs même dans l’affectation, en tira une sorte de littérature de petite-
bourgeoisie incendiaire, dans laquelle de demi marxistes et l’anarchie ont cru
reconnaître le type même de la littérature prolétarienne révolutionnaire.
Lectures du Soir (du 28 avril 1932) nous donne sans le vouloir une complète
démonstration du « nihilisme » périmé de Vallès et s’étonne bien à tort que ce
révolté, dédaigné par la classe ouvrière, finisse par être recueilli comme « au-
teur » par la bourgeoisie — châtiment qu’il n’avait certes pas mérité. Notre
bon ami Poulaille cite avec délices des phrases creuses de Vallès, comme cel-
le-ci sur la Commune : « C’est la fête nuptiale de l’idée et de la Révolution. »
Ensuite, il demande si c’est de la littérature d’avoir proposé, comme le fit Val-
lès, d’incendier Paris pour empêcher les Versaillais d’y entrer ! À coup sûr,
c’était d’une politique impossible. Répondons donc que c’était de la littératu-
re.
Les pages retrouvées de Vallès que publient Lectures du Soir viennent seule-
ment à l’appui du sévère jugement d’Engels. Il semble en outre que Poulaille
se fasse des révolutions contemporaines une idée bien sommaire et de la litté-
rature « prolétarienne » (avec Vallès en tête) une idée par trop enthousiaste.
Léon Trotsky, Littérature et révolution. [1923] (1964) 277
Un peu plus tard, je prends prétexte de cette conversation écrite pour ques-
tionner Trotsky sur les fabricants de pièces de propagande qui fournissent nos
soirées ouvrières. Il me dit qu’il n’est pas renseigné.
C’est à peu près en ces termes que Trotsky me transmet les réflexions
d’Engels. Je n’ai pas pu prendre des notes sur le moment. Nous étions à table.
estompé par la bureaucratie stalinienne et par toute autre. Même en régime capita-
liste, nous devons, bien entendu, tout faire pour élever le niveau culturel des mas-
ses ouvrières. A cela se rattache, en particulier, le souci de leur niveau littéraire.
Le parti du prolétariat doit considérer avec une extrême attention les besoins artis-
tiques de la jeunesse ouvrière, les soutenant et les dirigeant. La création de cercles
d’écrivains ouvriers débutants peut, si la chose est bien menée, donner des résul-
tats tout à fait profitables. Mais, si important que soit ce domaine du travail, il
demeurera cependant, inévitablement, enfermé dans d’étroites limites. Une nou-
velle littérature et une nouvelle culture ne peuvent être créées par des individus
isolés sortant de la classe opprimée : elles peuvent être créées seulement par toute
la classe, par tout le peuple qui s’est affranchi de l’oppression. Violer les propor-
tions historiques, c’est-à-dire, dans le cas présent, surestimer les possibilités de
culture prolétarienne et de la littérature prolétarienne, cela conduit à détourner
l’attention des problèmes révolutionnaires pour la reporter sur les problèmes
culturels, cela détache les jeunes ouvriers écrivains ou « candidats » écrivains de
leur propre classe, cela la corrompt moralement, cela fait d’eux, trop souvent, des
imitateurs de deuxième ordre ayant des prétentions à une illusoire vocation. C’est
contre cela et uniquement contre cela qu’il faut à mon avis mener une lutte sans
rémission. »
*
* *
*
* *
« Il faut poser des conditions sur ce que l’on entendra par littérature proléta-
rienne. Des œuvres traitant de la vie de la classe ouvrière constituent une certaine
partie de la littérature bourgeoise. Il suffit de rappeler Germinal. Il n’y a rien de
changé dans l’affaire même si de telles œuvres sont pénétrées de tendances socia-
listes et si leurs auteurs se trouvent issus du milieu de la classe ouvrière. Ceux qui
parlent d’une littérature prolétarienne, l’opposant à la littérature bourgeoise, ont,
évidemment, en vue non divers ouvrages mais tout un ensemble de créations artis-
tiques constituant un élément d’une nouvelle culture « prolétarienne ». Cela sup-
pose que le prolétariat serait capable, en société capitaliste, de créer une nouvelle
culture prolétarienne et une nouvelle littérature prolétarienne. Sans une grandiose
montée culturelle du prolétariat, il est impossible de parler d’une culture et d’une
Léon Trotsky, Littérature et révolution. [1923] (1964) 280
littérature prolétariennes, car, en fin de compte, la culture est criée par les masses
et non par les individus. Si le capitalisme ouvrait au prolétariat de telles possibili-
tés, il ne serait plus le capitalisme et il n’y aurait plus aucune raison de le renver-
ser.
« La tâche du prolétariat n’est pas de créer une nouvelle culture au sein du ca-
pitalisme, mais bien de renverser le capitalisme pour une nouvelle culture. Bien
entendu, certaines œuvres artistiques peuvent contribuer au mouvement révolu-
tionnaire du prolétariat. Des ouvriers talentueux peuvent accéder au rang
d’écrivains distingués. Mais, de ce point jusqu’à une « littérature prolétarienne » il
y a encore très loin.
*
* *
C’est une question de technique littéraire qui m’a conduit à Prinkipo. Trotsky
sait à quel point je respecte en lui le combattant de la cause prolétarienne et
l’illustre organisateur des victoires d’Octobre. Il sait que je le considère comme
un des plus grands hommes de notre temps. Il n’avait pas besoin que je fisse des
confidences grossièrement élogieuses et nous n’avons point parlé de sa politique.
Si ma pensée et mon sentiment m’avaient engagé à lui donner entièrement ma foi,
je le lui aurais dit et j’en témoignerais. Ma déclaration n’aurait, je le sais, aucune
importance pour le mouvement révolutionnaire. C’est même une des raisons pour
lesquelles j’estime devoir m’abstenir de réflexions dans cet ordre d’idées.
L’objet précis de ma visite et de mon séjour était la mise au point d’une tra-
duction considérable sur laquelle un différend s’était élevé entre l’auteur et moi-
même.
Je crois d’abord que Léon Trotsky, en tant qu’écrivain, use de méthodes dont
le rendement est fort inégal. Il avoue n’avoir rédigé ou dicté certains de ses nom-
breux ouvrages que dans le souci d’exprimer le plus rapidement et nettement pos-
sible sa pensée. Si son tempérament éclate alors en des images, des métaphores
surprenantes que le « beau parler » russe ne supporte pas toujours aisément, peu
lui en chaut. Il use surtout délibérément de la terminologie courante en politique
et s’accommode de répétitions. Il s’inquiète médiocrement de telle ou telle ver-
sion, jugeant que le but est atteint si ses idées ont touché le point de mire. Je
connais un livre dont il a imposé la publication immédiate en dépit des imperfec-
tions incontestables de la traduction — et il m’a dit : « Cela devait paraître ainsi.
Le style ici n’est que peu de chose. »
Mais voici que cet homme d’action désire élever son monument littéraire.
Léon Trotsky est désormais tout autre. Il a écrit et dit que longtemps il hésita,
avant de devenir le militant que l’on connaît, entre la carrière d’ingénieur et celle
d’écrivain. En plusieurs périodes de sa vie, il manifeste la vocation du « littéra-
teur ». Il construit avec le dernier soin des livres dont personne ne nierait la haute
qualité artistique : son 1905, son Lénine, son Essai autobiographique et, présen-
tement son Histoire de la Révolution russe.
Mais il s’insurge parfois lorsque je prétends défendre contre des attentats fla-
grants notre syntaxe française.
Léon Trotsky, Littérature et révolution. [1923] (1964) 283
— La syntaxe !
Je baisse la tête :
Et la bataille continue.
Ironique, il me persécute :
Ces préférences caractérisent non point Pascal et Flaubert, mais Trotsky lui-
même. Elles indiquent ses affinités d’écrivain. Au surplus, en montrant son tem-
pérament, elles ne prouvent point sa compétence de critique. Elles manifestent
seulement son originalité d’homme fait pour la bataille et l’imprévu des formules
impétueuses.
Il n’en reste pas moins que l’opinion de Trotsky sur la culture socialiste en
général et sur la littérature dite « prolétarienne » en particulier est d’une impor-
tance capitale. Car elle situe exactement les rapports entre des éléments incom-
plets : d’une part, des artistes forcément tenus à la solde de la bourgeoisie ;
d’autre part, un prolétariat misérablement « cultivé », que n’atteignent même
point les œuvres des écrivains dits « prolétariens ».
Maurice PARIJANINE
DEUXIÈME PARTIE :
Divers textes de Léon Trotsky relatifs à l’art,
à la littérature, à des écrivains.
CÉLINE ET POINCARRÉ
flantes. Après avoir reçu une blessure et une médaille, il passe par des hôpitaux où
des médecins débrouillards le persuadent de retourner au plus tôt « à l’ardent ci-
metière du champ de bataille ». Malade, il quitte l’armée, part dans une colonie
africaine où il est écœuré par la bassesse humaine, épuisé par la chaleur et la ma-
laria tropicales. Arrivé clandestinement en Amérique, il travaille chez Ford, trou-
ve une fidèle compagne en la personne d’une prostituée (ce sont les pages les plus
tendres du livre). De retour en France, il devient médecin des pauvres et, blessé
dans son âme, il erre dans la nuit de la vie parmi les malades et les bien-portants
tout aussi pitoyables, dépravés et malheureux.
*
* *
ment, c’est bien là une des fonctions d’un président de la République, et nous n’y
trouvons rien à redire. Pour Céline, ce méchant entrefilet n’a pas pour but, mani-
festement, de glorifier le chef de l’État. En général, il serait difficile à un phréno-
logue de découvrir un atome de respect chez le nouvel auteur.
colifichet, rien n’est oublié dans ses mémoires. Avec tous les détails d’un procès-
verbal policier, Poincaré se décrit au Concours hippique en compagnie du couple
royal britannique. Le public, « tourné vers les tribunes, oublie les mises et les pa-
ris, néglige les chevaux et nous lorgne avec insistance ». Négliger les chevaux en
faveur du roi et du président, cela doit caractériser l’intensité du patriotisme !
Le style littéraire de Poincaré est sans vie, comme le sépulcre du plus ancien
des pharaons. Les mots lui servent ou à déterminer le chiffre des réparations ou à
composer une ornementation rhétorique. Il compare son séjour dans le Palais de
l’Élysée à la réclusion de Silvio Pellico dans les prisons de la monarchie autri-
chienne. « Dans ces salons de banalité dorée, rien ne parle à mon imagination. »
Mais cette banalité dorée est le style officiel de la IIIe République. Quant à
l’imagination de Poincaré, c’est une sublimation de ce style. Ses articles et ses
discours font penser à une carcasse de fil de fer barbelé ornée de fleurs en papier
et de paillettes dorées.
*
* *
La vie a deux faces, l’une ostensible et officielle, donne pour toute la vie,
l’autre, secrète, et la plus importante. Ce dédoublement est sensible tant dans les
Léon Trotsky, Littérature et révolution. [1923] (1964) 291
relations privées que dans les rapports sociaux, dans la famille, à l’école, dans la
salle du Palais de Justice, au Parlement, dans la diplomatie. On le retrouve dans le
développement contradictoire de la société humaine et, naturellement, chez toutes
les nations et tous les peuples civilisés. Les formes propres à ce dédoublement, les
écrans et les masques dont il use sont teintés aux vives couleurs nationales. Dans
les pays anglo-saxons, l’élément principal de ce système de dualité morale est la
religion. La France officielle s’est privée de cette ressource importante. Alors que
la franc-maçonnerie britannique est incapable de concevoir un univers sans Dieu,
un parlement sans roi, une propriété sans propriétaire, les francs-maçons français
ont biffé « le grand architecte de l’univers » de leurs statuts. Dans les affaires po-
litiques et les intrigues, les mensonges sont d’autant plus efficaces qu’ils sont plus
gros : manquer aux intérêts terrestres au profit d’une problématique céleste, c’eût
été aller à l’encontre de la lucidité latine. Cependant, les politiciens, tout comme
Archimède, ont besoin d’un point d’appui ; il fallut remplacer la volonté du
« grand architecte » par des valeurs d’une autre origine. La première fut la France.
les règles du jeu politique. La principale s’énonce ainsi : tout comme le mouve-
ment des corps est soumis aux lois de la pesanteur, l’action des politiciens est
soumise à l’amour de la patrie.
« Durant les six premiers mois de 1914, se plaint Poincaré dans ses mémoires,
j’eus, devant les yeux, un sordide spectacle d’intrigues parlementaires et de scan-
dales financiers. » Mais la guerre, il va de soi, balaya d’un seul coup les cupidités
privées. « L’Union sacrée » purifia les cœurs. Ce qui signifie : les intrigues et les
filouteries disparurent dans les coulisses patriotiques pour y prendre une ampleur
encore jamais atteinte. Plus l’issue de la guerre, sur le front, devenait problémati-
que et plus, selon Céline, l’arrière pourrissait. L’image de Paris pendant la guerre
est tracée, dans son roman, d’un trait impitoyable. De la politique, il n’y en a guè-
re, mais il y a plus : le terreau vivant dont elle se nourrit.
*
* *
Léon Trotsky, Littérature et révolution. [1923] (1964) 294
Non seulement s’usent les partis au pouvoir, mais également les écoles artisti-
ques. Les procédés de la création s’épuisent et cessent de heurter les sentiments de
l’homme : c’est le signe le plus certain que l’école est mûre pour le cimetière des
possibilités taries, c’est-à-dire pour l’Académie. La création vivante ne peut aller
de l’avant sans se détourner de la tradition officielle, des idées et sentiments ca-
nonisés, des images et tournures enduits de la laque de l’habitude. Chaque nouvel-
le orientation cherche une liaison plus directe et plus sincère entre les mots et les
perceptions. La lutte contre la simulation dans l’art se transforme toujours plus ou
moins en lutte contre le mensonge des rapports sociaux. Car il est évident que si
Léon Trotsky, Littérature et révolution. [1923] (1964) 295
Plus une tradition culturelle nationale est riche et complexe, plus brutale sera
la rupture. La force de Céline réside dans le fait qu’avec une tension extrême il
rejette tous les canons, transgresse toutes les conventions et, non content de dés-
habiller la vie, il lui arrache la peau. D’où l’accusation de diffamation. Mais il se
fait, précisément, que, tout en niant violemment la tradition nationale, Céline est
profondément national. Comme les antimilitaristes d’avant-guerre, qui étaient le
plus souvent des patriotes désespérés, Céline, français jusqu’à la moelle des os,
recule devant les masques officiels de la IIIe république. Le « célinisme » est un
antipoincarisme moral et artistique. En cela résident sa force, mais également ses
limites.
Cela ne signifie-t-il pas qu’il existe dans l’homme quelque chose qui lui per-
met de s’élever au-dessus de lui-même ? Si Céline se détourne de la grandeur
d’âme et de l’héroïsme, des grands desseins et des espoirs, de tout ce qui fait sor-
tir l’homme de la nuit profonde de son moi renfermé, c’est pour avoir vu servir,
aux autels du faux altruisme, tant de prêtres grassement payés. Impitoyable vis-à-
vis de soi, le moraliste s’écarte de son propre reflet dans le miroir, brise la glace et
se coupe la main. Une telle lutte épuise et ne débouche sur aucune perspective. Le
désespoir mène à la résignation. La réconciliation ouvre les portes de l’Académie.
Et plus d’une fois, ceux qui sapèrent les conventions littéraires terminèrent leur
carrière sous la Coupole.
Léon Trotsky, Littérature et révolution. [1923] (1964) 296
Céline, tel qu’il est, procède de la réalité française et du roman français. Il n’a
pas à en rougir. Le génie français a trouvé dans le roman une expression inégalée.
Parlant de Rabelais, lui aussi médecin, une magnifique dynastie de maîtres de la
prose épique s’est ramifiée durant quatre siècles, depuis le rire énorme de la joie
de vivre jusqu’au désespoir et à la désolation, depuis l’aube éclatante jusqu’au
bout de la nuit. Céline n’écrira plus d’autre livre où éclatent une telle aversion du
mensonge et une telle méfiance de la vérité. Cette dissonance doit se résoudre. Ou
l’artiste s’accommodera des ténèbres, ou il verra l’aurore.
DEUXIÈME PARTIE :
Divers textes de Léon Trotsky relatifs à l’art,
à la littérature, à des écrivains.
FONTAMARA
Ce livre a-t-il été publié en Union soviétique * ? A-t-il attiré l’attention des
éditions du Komintern ? Il mérite d’être diffusé à des millions d’exemplaires.
Mais quelle que soit l’attitude de la bureaucratie officielle à l’égard de cette œu-
vre authentique de la littérature révolutionnaire, nous sommes persuadés que Fon-
tamara pénétrera au cœur des masses. Le devoir de chaque révolutionnaire est
d’aider à la diffusion de ce livre.
L. TROTSKY
DEUXIÈME PARTIE :
Divers textes de Léon Trotsky relatifs à l’art,
à la littérature, à des écrivains.
New York est maintenant le centre du mouvement pour la révision des procès
de Moscou. C’est, soit dit en passant, le seul moyen de prévenir de nouveaux as-
sassinats judiciaires. Il n’est pas nécessaire d’expliquer combien ce mouvement
alarme les organisateurs des amalgames de Moscou. Ils sont prêts à recourir à
n’importe quelle mesure pour arrêter ce mouvement. Le voyage de Malraux est
une de ces mesures.
Malraux, comme André Gide, fait partie des amis de l’U.R.S.S. Mais il y a
une énorme différence entre eux, et pas seulement dans l’envergure du talent.
André Gide est un caractère absolument indépendant, qui possède une très grande
perspicacité et une honnêteté intellectuelle qui lui permet d’appeler chaque chose
par son nom véritable. Sans cette perspicacité, on peut balbutier sur la révolution,
mais non la servir.
DEUXIÈME PARTIE :
Divers textes de Léon Trotsky relatifs à l’art,
à la littérature, à des écrivains.
Chère camarade,
J’éprouve une certaine confusion à vous avouer que ces derniers jours seule-
ment, c’est-à-dire avec un retard de trente ans, j’ai lu pour la première fois Le
Talon de Fer, de Jack London. Ce livre a produit sur moi — je le dis sans exagé-
ration — une vive impression. Non pour ses seules qualités artistiques : la forme
du roman ne fait ici que servir de cadre à l’analyse et à la prévision sociales.
L’auteur est à dessein très économe dans l’usage des moyens artistiques. Ce qui
l’intéresse, ce n’est pas le destin individuel de ses héros, mais le destin du genre
humain. Par là, je ne veux pourtant absolument pas diminuer la valeur artistique
de l’œuvre et surtout de ses derniers chapitres, à partir de la commune de Chica-
go. Là n’est pas l’essentiel. Le livre m’a frappé par la hardiesse et l’indépendance
de ses prévisions dans le domaine de l’histoire.
Il faut souligner tout particulièrement le rôle que Jack London attribue dans
l’évolution prochaine de l’humanité à la bureaucratie et à l’aristocratie ouvrières.
Grâce à leur soutien, la ploutocratie américaine réussira à écraser le soulèvement
des ouvriers et à maintenir sa dictature de fer pour les trois siècles à venir. Nous
n’allons pas discuter avec le poète sur un délai qui ne peut pas ne pas nous sem-
bler extraordinairement long. L’important, ici, ce n’est d’ailleurs pas le pessimis-
me de Jack London, mais sa tendance passionnée à secouer ceux qui se laissent
bercer par la routine, à les contraindre à ouvrir les yeux, à voir ce qui est et ce qui
est en devenir. L’artiste utilise habilement les procédés de l’hyperbole. Il pousse
jusqu’à leur limite extrême les tendances internes du capitalisme à
l’asservissement, à la cruauté, à la férocité et à la traîtrise. Il manie les siècles
pour mieux mesurer la volonté tyrannique des exploiteurs et le rôle traître de la
bureaucratie ouvrière. Ses hyperboles les plus romantiques sont, en fin de compte,
Léon Trotsky, Littérature et révolution. [1923] (1964) 303
infiniment plus justes que les calculs de comptables des politiques soi-disant « ré-
alistes ».
J’écris ces lignes à la hâte. Je crains fort que les circonstances ne me permet-
tent pas de compléter mon appréciation de Jack London. Je m’efforcerai de lire
plus tard les autres ouvrages que vous m’avez envoyés, et de vous dire ce que j’en
pense. Vous pouvez faire de mes lettres l’usage que vous-même jugerez nécessai-
re. Je vous souhaite de réussir dans le travail que vous avez entrepris sur la bio-
graphie du grand homme qu’était votre père.
Léon TROTSKY
DEUXIÈME PARTIE :
Divers textes de Léon Trotsky relatifs à l’art,
à la littérature, à des écrivains.
LA BUREAUCRATIE TOTALITAIRE
ET L’ART
Cependant, l’art officiel de l’Union soviétique — et il n’y a pas d’autre art là-
bas — est basé sur une grossière falsification, dans le sens le plus direct et le plus
immédiat du terme. Le but de la falsification est de magnifier « le chef », de fa-
briquer artificiellement un mythe du héros.
épisodes « historiques » comme le précèdent, qui n’eurent jamais lieu. Ainsi, dans
plusieurs tableaux se référant à la Révolution d’Octobre, on n’oublie jamais de
représenter, avec Staline à la tête, un « centre révolutionnaire » qui n’a jamais
existé. Alexis Tolstoi * , en qui le courtisan a étranglé l’artiste, a écrit un roman où
il glorifie les succès militaires de Staline et de Vorochilov à Tsaritsyne. En réalité,
et comme en témoignent les documents, l’armée de Tsaritsyne, — une des deux
douzaines d’armées de la Révolution — a joué le rôle le plus lamentable. Il est
impossible de contempler sans une répulsion physique mêlée d’horreur, la repro-
duction de tableaux et sculptures soviétiques dans lesquels des fonctionnaires
armés d’un pinceau, sous la vigilance de fonctionnaires armés de mausers, glori-
fient les chefs « grands » et « géniaux », privés en réalité de la moindre étincelle
de génie et de grandeur. L’art de l’époque stalinienne entrera dans l’histoire
comme l’expression la plus patente du profond déclin de la révolution proléta-
rienne.
DEUXIÈME PARTIE :
Divers textes de Léon Trotsky relatifs à l’art,
à la littérature, à des écrivains.
L’ART ET LA RÉVOLUTION
(Lettre à la rédaction de « Partisan Review »)
Vous m’avez aimablement proposé de donner mon opinion sur l’état actuel de
l’art. Je ne le fais pas sans hésitation. Depuis mon livre Littérature et Révolution
(1923), je ne suis jamais revenu sur les questions de la création artistique et je n’ai
pu suivre que par à-coups les faits nouveaux qui se sont produits dans ce domaine.
Je suis donc loin de prétendre que ma réponse puisse avoir un caractère exhaustif.
Cette lettre a pour but de poser correctement le problème.
Alors, de l’aile gauche de l’école légalisée, ou d’en bas, des rangs de la nouvelle
génération de la bohème créatrice, montait un nouveau mouvement rebelle qui,
après un certain temps, gravissait à son tour les degrés de l’académie.
Il est impossible de trouver une issue à cette impasse par les moyens propres à
l’art. Toute la culture est en crise, de ses fondements économiques aux plus hautes
sphères de l’idéologie. L’art ne peut se sauver tout seul. Il périra inévitablement
comme a péri l’art grec, sous les ruines de la société esclavagiste, si ma société
contemporaine ne réussit pas à se transformer. Ce problème a donc un caractère
Léon Trotsky, Littérature et révolution. [1923] (1964) 310
C’est précisément sur cette voie que l’histoire a placé les artistes devant un
piège grandiose. Une génération entière de l’intelligentsia « de gauche » a, pen-
dant les dix ou quinze dernières années, tourné ses regards vers l’Est et a lié, plus
ou moins étroitement, son destin sinon au prolétariat révolutionnaire, du moins à
la révolution triomphante. Cela n’est pas la même chose. Dans la révolution
triomphante n’y a pas seulement la révolution, il y a aussi cette nouvelle couche
privilégiée qui s’est hissée sur ses épaules. En fait, l’intelligentsia « de gauche » a
tenté de changer de maître. Y a-t-elle beaucoup gagné ? La Révolution d’Octobre
a donné une impulsion magnifique à l’art soviétique dans tous les domaines. La
réaction bureaucratique, au contraire, a écrasé la création artistique de sa main
totalitaire. Cela n’a rien d’étonnant. L’art est fondamentalement une fonction de
nerfs et il exige une entière sincérité. Même l’art courtisan de la monarchie abso-
lue a été basé sur l’idéalisation et non sur la falsification. D’ailleurs, l’art officiel
de l’Union soviétique — il n’en existe pas d’autre là-bas — partage le destin de la
justice totalitaire, c’est-à-dire le mensonge et la fraude. Le but de la justice, com-
me de l’art, c’est l’exaltation du « chef », la fabrication artificielle d’un mythe
héroïque. L’histoire humaine n’a encore rien vu de semblable par l’envergure et
l’impudence ! Quelques exemples ne seront pas superflus.
joué un rôle assez lamentable. Les deux « héros » furent rappelés de leurs pos-
tes * .
Des dizaines, des centaines, des milliers de livres, de films, de toiles, de sculp-
tures fixent et exaltent de tels épisodes historiques. Ainsi, de nombreux films sur
la Révolution d’Octobre représentent un « centre » révolutionnaire, dirigé par
Staline et qui n’exista jamais. Il est nécessaire de raconter comment ce mensonge
frauduleux a été progressivement préparé. Léonide Serebriakov, fusillé plus tard
lors du procès Piatakov-Radek, attira mon attention, en 1924, sur la publication,
sans aucune explication, dans la Pravda, d’extraits des procès-verbaux du Comité
Central de la fin de 1917. Ancien secrétaire du C. C., Serebriakov avait de nom-
breuses relations dans les coulisses de l’appareil du parti, et il connaissait fort bien
le but de cette publication inattendue : c’était le premier pas, encore prudent, sur
la voie de la création du mythe stalinien central, qui occupe aujourd’hui une place
si importante dans l’art soviétique.
Djerzinski, Ouritski et Boubnov sont représentés dans les peintures ou les sculptu-
res, assis ou debout autour de Staline, et en train d’écouter ses discours avec une
attention extrême. Le local où siège le « centre » a volontairement un caractère
indéterminé, afin d’éviter la délicate question de l’adresse. Que peut-on attendre
ou exiger d’artistes obligés de barbouiller de leur pinceau les traces grossières
d’une falsification historique, évidente pour eux-mêmes ?
culture artistique de tous les peuples et de toutes les époques, Diego Rivera a su
rester mexicain dans les fibres les plus profondes de son génie. Ce qui l’a inspiré
dans ses fresques grandioses, ce qui l’a soulevé au-dessus de la tradition artisti-
que, au-dessus de lui-même, c’est le souffle puissant de la révolution prolétarien-
ne. Sans Octobre, sa capacité créatrice à comprendre l’épopée du travail,
l’asservissement et la révolte n’aurait jamais pu atteindre une telle puissance et
une telle profondeur. Vous voulez voir de vos propres yeux les ressorts secrets de
la révolution sociale ? Regardez les fresques de Rivera ! Vous voulez savoir ce
que c’est qu’un art révolutionnaire ? Regardez les fresque de Rivera !
Seule la jeunesse historique d’un pays qui n’a pas encore dépassé le stade de
la lutte pour l’indépendance nationale a permis au pinceau socialiste-
révolutionnaire de Rivera de décorer les murs des établissements publics de
Mexico.
Aux U.S.A., les choses se passèrent plus mal et se gâtèrent. De même que les
moines du Moyen Age effaçaient par ignorance des parchemins, les œuvres de la
littérature antique, pour les recouvrir ensuite de leur délire scholastique, de même
les héritiers de Rockfeller, par méchanceté délibérée cette fois, ont recouvert les
fresques du grand Mexicain de leurs banalités décoratives. Ce nouveau palimpses-
te ne fait qu’immortaliser le destin de l’art humilié dans la société bourgeoise en
pleine décomposition.
L’art, la culture, la politique ont besoin d’une nouvelle perspective. Sans cela
l’humanité cessera de progresser. L’humanité n’a encore jamais eu devant elle des
perspectives aussi menaçantes et catastrophiques qu’aujourd’hui. C’est pourquoi
la panique apparaît comme l’état d’esprit dominant de l’intelligentsia désorientée.
Ceux qui n’opposent au joug moscovite qu’un scepticisme irresponsable ne pèse-
ront guère dans les balances de l’histoire. Le scepticisme n’est qu’une autre for-
me, et nullement supérieure, de la démoralisation. Ce qui se cache derrière cette
appréciation symétrique, tellement à la mode aujourd’hui, de la bureaucratie stali-
nienne et de ses opposants révolutionnaires, c’est, dans neuf cas sur dix, une pi-
toyable prostration devant les difficultés et les dangers de l’histoire. Pourtant, les
subterfuges verbaux et les petites ruses mesquines n’aideront personne à s’en sor-
tir. Personne ne bénéficiera ni d’un sursis ni d’une remise. Devant l’ère de guerre
er de révolutions qui s’avance, il faut que tout le monde donne une réponse : les
philosophes, les poètes et les artistes, comme les simples mortels.
Dans le numéro de juin de votre revue, je suis tombé sur une curieuse lettre
d’un de vos rédacteurs de Chicago qui m’est inconnu. Exprimant (j’espère par
malentendu) son accord avec votre publication, il écrit : « je ne mets pourtant (?)
aucun espoir dans les « trotskystes » ni dans les autres débris anémiques dépour-
vus de toute base de masse. » Ces paroles hautaines en disent plus sur l’auteur
qu’il ne le voulait lui-même. Elles montrent d’abord que les lois du développe-
ment de la société ne sont pour lui qu’un grimoire incompréhensible. Aucune idée
progressiste n’a émergé d’une « base de masse », sinon elle ne serait pas progres-
Léon Trotsky, Littérature et révolution. [1923] (1964) 316
siste. Ce n’est qu’en fin de compte qu’une idée qui rencontre les masses, à la
condition, bien sûr, qu’elle réponde elle-même aux exigences du développement
social. Tous les grands mouvements ont commencé comme des « débris » de
mouvements antérieurs. Le christianisme a d’abord été un « débris » du judaïsme.
Le protestantisme, un « débris » du catholicisme, c’est-à-dire de la chrétienté dé-
générée. Le groupe Marx-Engels a émergé comme un débris de la gauche hégé-
lienne. L’Internationale Communiste a été préparée en pleine guerre par les débris
de la social-démocratie internationale. Si ces initiateurs apparurent capables de se
créer une base de masse, ce fut seulement parce qu’ils ne craignaient pas
l’isolement. Ils savaient d’avance que la qualité de leurs idées se transformerait en
quantité. Ces « débris » ne souffraient pas d’anémie ; au contraire, ils contenaient
en eux la quintessence des grands mouvements historiques du lendemain.
Comme nous l’avons déjà dit, ce sont des petits groupes qui ont fait progresser
l’art. Lorsque la tendance artistique dominante a eu épuisé ses ressources créatri-
ces, des « débris » créateurs s’en sont séparés qui ont su regarder le monde avec
des yeux neufs. Plus les initiateurs sont hardis dans leurs conceptions et leurs pro-
cédés, plus ils s’opposent aux autorités établies qui s’appuient sur une « base de
masse » conservatrice, et plus les routiniers, les sceptiques et les snobs sont en-
clins à voir en eux des originaux impuissants ou des « débris anémiques ». Mais
en fin de compte les routiniers, les sceptiques et les snobs se couvrent de honte :
la vie leur passe sur le corps.
Comme s’il voulait achever son autoportrait par un trait éclatant, votre corres-
pondant de Chicago vous promet — quelle vaillance ! — de vous accompagner
Léon Trotsky, Littérature et révolution. [1923] (1964) 317
Léon TROTSKY.
Léon Trotsky, Littérature et révolution. [1923] (1964) 319
DEUXIÈME PARTIE :
Divers textes de Léon Trotsky relatifs à l’art,
à la littérature, à des écrivains.
Vardine. — Vous n’avez même pas entendu ce que j’ai dit ici !
Trotsky. — C’est exact, je suis arrivé après. Mais premièrement, j’ai vu votre
article dans le dernier numéro de « Na Postou » ; deuxièmement, je viens de par-
courir le sténogramme de votre discours, et troisièmement, je dois dire qu’on peu
très bien, sans vous écouter, savoir d’avance ce que vous allez dire. (Rires).
Trotsky. — Comment ça, la même chose ? Si vous citez des noms, vous devez
savoir de qui vous parlez. Que Pilniak soit bon ou mauvais, qu’ils soit bon en ceci
ou mauvais en cela, Pilniak reste Pilniak, et vous devez parler de lui en tant que
Pilniak, et pas en tant que Léonid Andréiev. Connaître, en général, c’est commen-
cer par distinguer les choses et les événements, et non pas les mêler dans une
confusion chaotique… Raskolnikov nous dit : « Pour Zvienzda ou la Pravad, nous
n’avons jamais fait appel aux « compagnons de route ». « Nous avons cherché, et
Léon Trotsky, Littérature et révolution. [1923] (1964) 321
trouvé, des poètes et des écrivains dans les masses du prolétariat. » Cherché et
trouvé ! Dans les masses du prolétariat ! Mais qu’est-ce que vous en avez fait,
alors ? Pourquoi nous les cachez-vous, ces poètes et ces écrivains ?
vues marxistes légales, à laquelle ont collaboré bien des marxistes de l’ancienne
génération, y compris Vladimir Ilytch. Cette revue, comme vous le savez, entrete-
nait des relations fort amicales avec les décadents. Pourquoi ? Parce qu’à cette
époque, les décadents constituaient une tendance jeune, et persécutée, de la littéra-
ture bourgeoise. Le fait qu’ils étaient persécutés les poussaient de notre côté en
tant que représentants d’une force d’opposition, opposition qui avait évidemment
un tout autre caractère que la leur. Quoi qu’il en soit, les décadents ont été pour
nous, temporairement, des compagnons de route. Les revues marxistes — pour ne
rien dire des semi-marxistes — venues plus tard, y compris l’Education (Prosves-
chénié), n’ont jamais eu non plus de section littéraire « monolithique », et elles
ont donné une large place aux « compagnons de route ». On a pu être, selon les
circonstances, plus strict ou plus coulant à cet égard, mais faute des éléments ar-
tistiques indispensables, il était impossible de mener dans le domaine de l’art, une
politique « monolithique ».
Mais tout cela, au fond, n’intéresse pas Raskolnikov. Dans les œuvres artisti-
ques, il ignore justement ce qui fait qu’elles sont artistiques. Cela ressort avec
évidence de son remarquable jugement sur Dante. Ce qui fait la valeur de la Divi-
ne Comédie, d’après lui, c’est qu’elle permet de comprendre la psychologie d’une
classe déterminée à une époque déterminée. Mais poser la question ainsi, c’est
tout simplement effacer la Divine Comédie du domaine de l’art. Il est peut-être
temps de le faire, mais alors, il faut comprendre clairement le fond de la question,
et ne pas craindre les conséquences logiques. Si je dis que la valeur de la Divine
Comédie réside dans le fait qu’elle m’aide à comprendre l’état d’esprit de classes
déterminées à une époque déterminée, j’en fais par là même un simple document
historique, car en tant qu’œuvre d’art, la Divine Comédie s’adresse à mon propre
esprit, à mes propres sentiments, et doit leur dire quelque chose. La Divine Comé-
die de Dante peut avoir sur moi une action oppressante, accablante, nourrir en moi
le pessimisme et la mélancolie, ou, au contraire, me réconforter, me donner du
courage, de l’enthousiasme… C’est là, en tout cas, que réside fondamentalement
le rapport entre le lecteur et l’œuvre. Bien sûr, rien n’empêche un lecteur d’agir en
tant que chercheur et de ne voir dans la Divine Comédie que le document histori-
que. Il est clair, cependant, que ces deux attitudes se situent sur deux plans, qui
son évidemment liés mais ne se recouvrent pas. Comment, alors expliquer qu’il
puisse y avoir non pas seulement un rapport historique, mais un rapport esthétique
Léon Trotsky, Littérature et révolution. [1923] (1964) 324
direct entre une œuvre du Moyen Age italien et nous ? Cela s’explique par le fait
que toutes les sociétés de classes, si diverses qu’elles soient, ont des traits com-
muns. Des œuvres d’art élaborées dans une ville italienne du Moyen Age peuvent,
c’est un fait, nous toucher, nous aujourd’hui. Que faut-il pour cela ? Peu choses :
il suffit que l’état d’esprit et les sentiments qu’elles traduisent aient trouvé une
expression large, intense, puissante susceptible de les élever bien au-dessus des
limites étroites de la vie d’alors. Bien sûr, Dante est un produit d’un milieu social
déterminé. Mais c’est aussi un génie. Les émotions propres à son époque, son art
les élève à une hauteur rarement atteinte. Et si, aujourd’hui, nous regardons
d’autres œuvres du Moyen Age comme de simples objet d’étude, alors que nous
voyons dans la Divine Comédie une source de perception artistique, ce n’est pas
parce que Dante était un petit bourgeois florentin du XIIIe siècle, mais bien plutôt
malgré cela. Prenons, par exemple, un sentiment physiologique élémentaire com-
me la peur de la mort. Ce sentiment n’est pas propre à l’homme ; les animaux
l’éprouvent aussi. Chez l’homme, il s’est d’abord exprimé simplement en langage
articulé, puis il a trouvé une expression artistique. Cette expression a varié suivant
les époques, suivant les milieux sociaux, c’est-à-dire que les hommes ont craint la
mort de façons différentes. Néanmoins, ce qu’en disent non seulement Shakespea-
re, Byron ou Gœthe, mais aussi les chanteurs de psaumes, est capable de nous
toucher. (Exclamation du camarade Libédinsky.) Oui, oui, camarade Libédinsky,
je suis justement arrivé au moment où vous expliquiez au camarade Voronski, en
termes de b-a ba politique — c’est votre expression — les différences d’état
d’esprit entre les différentes classes. Sous cette forme générale, c’est indiscutable.
Cependant, vous ne pouvez nier que Shakespeare et Byron parlent à notre âme, la
vôtre et la mienne.
lons recommander leur lecture aux ouvriers. Le camarade Sosnovski, par exem-
ple, recommande avec force la lecture de Pouchkine, parce que, dit-il, Pouchkine
suffit pour cinquante ans encore. Laissons de côté les questions de temps. En quel
sens pouvons-nous recommander aux ouvriers de lire Pouchkine ? Nul point de
vue de classe prolétarien chez lui, et encore moins d’expression monolithique
d’idées communistes ! Certes, la langue de Pouchkine est splendide — que dire de
plus ? — mais elle lui sert à exprimer une vision du monde d’aristocrate. Allons-
nous dire à l’ouvrier : Lis Pouchkine pour comprendre comment un noble, gentil-
homme de la cour et propriétaire de serfs, accueillait le printemps et accompa-
gnait l’automne ? Bien sûr, cet élément existe chez Pouchkine, qui est issu d’une
souche sociale bien déterminée. Mais l’expression que Pouchkine a donnée à son
état d’esprit est si nourrie d’expériences artistique et psychologiques séculaires, si
générale en un mot, qu’elle a suffi jusqu’à nos jours, et qu’elle suffira encore,
comme le dit Sosnovski, pour au moins cinquante ans. Quand on vient me dire
alors que, pour nous, la valeur artistique de Dante consiste dans le fait qu’il ex-
prime la vie et les mœurs d’une époque déterminée, il ne me reste qu’à écarter les
bras. Je suis persuadé que bien des gens, comme moi, en lisant Dante, auraient à
faire un gros effort de mémoire pour se rappeler la date et le lieu de sa naissance,
mais que cela ne les empêcherait pas de tirer un extrême plaisir artistique sinon de
toute la Comédie, au moins de plusieurs de ses parties. Puisque je ne suis pas un
historien de la culture médiévale, ma réaction devant Dante est principalement
d’ordre artistique.
Riazanov. — C’est exagéré. « Lire Dante, c’est se baigner dans la mer » : c’est
ce que Chévyriev, qui était aussi contre l’histoire, objectait déjà à Biélinsky.
Trotsky. — Je ne doute pas que Chéryriev ait dit cela, camarade Riazanov,
mais vous avez tort de dire que je suis contre l’histoire. Il est évident qu’aborder
Dante du point de vue historique est parfaitement légitime et nécessaire, et que
cela influe sur notre réaction esthétique en face de son œuvre, mais on ne peut pas
remplacer l’un par l’autre. Je me rappelle ce qu’écrivait à ce sujet Karéiev, dans
une polémique contre les marxistes : qu’ils nous montrent donc, disait-il, ces
« marxides » (c’était le nom ironique qu’on donnait à l’époque aux marxistes),
qu’ils nous montrent donc par quels prétendus intérêts de classe a été dictée la
Divine Comédie. Mais d’autre part, un vieux marxiste italien, Antonio Labriola,
écrivait à peu près ceci : « Seuls des imbéciles peuvent tenter d’interpréter le texte
Léon Trotsky, Littérature et révolution. [1923] (1964) 326
de la Divine Comédie par les factures que les marchands de drap florentins en-
voyaient à leurs clients. » Je me rappelle cette phrase presque par cœur, parce que
jadis j’ai eu à al citer plus d’une fois en polémiquant contre les subjectivistes. Je
pense que le camarade Raskolnikov aborde Dante, et même l’art en général, no
avec des critères marxistes, mais avec les critères de feu Chouliatikov, qui a don-
né dans ce domaine une véritable caricature du marxisme. De cette caricature,
Antonio Labriola a dit avec force ce qu’il fallait en dire.
pagnons de route », imite Pilniak et même Biély. Mais oui, mais oui. Je m’en ex-
cuse auprès du camarade Averbakh, qui fait « non » de la tête, encore que sans
grande conviction. Le dernier roman de Libédinsky, Demain, est la diagonale du
parallélogramme qui a pour côtés Boris Pilniak et Andréi Biély. En soi, ce n’est
encore pas un mal : Libédinsky ne pouvait naître sur la terre de « Na postou »,
Comme un écrivain consommé.
Les camarades qui prennent la parole ici sous l’étiquette de la culture proléta-
rienne accueillent telle ou telle idée différemment, selon l’attitude que les auteurs
de ces idées ont vis-à-vis des cercles du Proletkult. J’en parle par expérience per-
sonnelle. Mon livre sur la littérature, qui a provoqué tant d’inquiétudes chez cer-
tains camarades, a paru d’abord, comme certains s’en souviennent peut-être, sous
forme d’articles dans la Pravda. J’ai écrit ce livre en deux ans, pendant les vacan-
Léon Trotsky, Littérature et révolution. [1923] (1964) 329
ces d’été. Cette circonstance, comme nous le voyons maintenant, a une certaine
importance pour la question qui nous intéresse. Lorsque est parue en feuilleton la
première partie du livre, qui traitait de la littérature « hors d’octobre », des « com-
pagnons de route », des « amis du moujik », et qui révélait le caractère limité et
contradictoire de la position idéologique et artistique des compagnons de route,
les partisans de « Na Postou » m’ont aussitôt hissé sur le pavois : on trouvait par-
tout des citations de mes articles sur les compagnons de route. Pendant un temps,
j’en ai été absolument accablé. (Rires) Ma critique des « compagnons de route »,
je le répète, était considérée à peu près comme irréprochable : même Vardine n’a
pas dit un mot contre.
Trotsky. — C’est bien ce que je dis. Mais expliquez-moi alors pourquoi, main-
tenant, vous vous contentez de polémiquer indirectement, à mots couverts, avec
les « compagnons de route » ? De quoi s’agit-il, en fin de compte ? A première
vue, c’est incompréhensible. Mais c’est facile à deviner : mon erreur n’est pas
d’avoir donné une définition inexacte de la nature sociale des « compagnons de
route » ou de leur importance artistique — même maintenant, le camarade Vardi-
ne, comme il vient de nous le dire, « n’a rien contre », — mon erreur est de n’être
pas tombé à genoux devant les manifestes d’« Octobre » ou de « La Forge »
(Kouznitsa), de n’avoir pas reconnu dans ces entreprises la représentation unique
et exclusive des intérêts artistiques du prolétariat, bref de n’avoir pas identifié les
intérêts culturels et historiques et les tâches de la classe ouvrière avec les inten-
tions, les projets et les prétentions de quelques petits cercles littéraires. Voilà mon
erreur. Et lorsque cela fut découvert, une clameur s’éleva, assez étonnamment
tardive : Trotsky est pour les « compagnons de route » petits-bourgeois ! Suis-je
pour les « compagnons de route » ou contre ? En quel sens pour, et en quel sens
contre ? Tout cela, il y a près de deux ans que vous le savez, d’après mes articles
sur les « compagnons de route ». Mais à l’époque, vous étiez d’accord, vous ne
tarissiez pas d’éloges, de citations, d’applaudissements. Mais lorsqu’un an plus
tard, il s’est avéré que ma critique des « compagnons de route » ne manifestait
nullement mon intention de porter au pinacle tel ou tel cercle actuel de débutants
littéraires, aussitôt, les écrivains et les défenseurs de ce cercle, ou plus exactement
de ces cercles, se sont mis à déceler des « erreurs » dans mes jugements sur les
« compagnons de route ». O stratégie ! Mon crime n’est pas d’avoir jugé de façon
Léon Trotsky, Littérature et révolution. [1923] (1964) 330
J’ai mentionné les « amis du moujik », et nous avons entendu ici les membres
de « Na Postou » approuver paprticulièrement ce chapitre. Mais il ne suffit pas
d’approuver, il faut aussi comprendre. De quoi s’agit-il au fond ? Du fait que les
compagnons de route « amis du moujik » ne constituent pas du tout un phénomè-
ne fortuit, insignifiant et éphémère. Veuillez vous souvenir que nous avons la
dictature du prolétariat dans un pays peuplé essentiellement de moujiks. Entre ces
deux classes, comme entre deux meules, l’intelligentsia se trouve quelque peu
broyée, mais elle renaît et ne peut être broyée complètement, c’est-à-dire qu’elle
se conservera en tant qu’« intellentsia » encore longtemps, jusqu’au développe-
ment complet du socialisme et à un essor décisif de la culture de toute la popula-
tion du pays. L’intelligentsia sert l’état ouvrier et paysan, se soumet au prolétariat
en partie par crainte, en partie par conscience, hésite et hésitera suivant la marche
des événements et cherche pour ses hésitations un appui idéologique dans la
paysannerie. D’où la littérature soviétique des « amis du moujik ». Quelles sont
ses perspectives ? Nous est-elle radicalement hostile ? La voie qu’elle suit vient-
elle vers nous, ou s’éloigne-t-elle de nous ? Cela dépend de la façon générale dont
les choses vont évoluer. Le prolétariat a pour tâche, tout en conservant, dans tous
les domaines, son hégémonie sur la paysannerie, d’amener celle-ci au socialisme.
Si nous subissons un échec sur cette voie, c’est-à-dire si une rupture se produisait
entre le prolétariat et la paysannerie, l’intelligentsia amie du moujik, ou plutôt les
99 % de toute l’intelligentsia se rangeraient dans le camp hostile au prolétariat.
Mais une telle issue n’est absolument pas obligatoire. Au contraire, nous orien-
tons les choses de façon à amener la paysannerie, sous la direction du prolétariat,
au socialisme. Le chemin sera long, très long. Au cours de cette évolution, le pro-
létariat et la paysannerie vont donner naissance chacun à une nouvelle intelligent-
sia. Il ne faut pas croire que l’intelligentsia formée par le prolétariat sera par là
même, à 100 %, une intelligentsia prolétarienne. Le seul fait que le prolétariat est
obligé de détacher se soi-même une catégorie particulière de « travailleurs de la
Léon Trotsky, Littérature et révolution. [1923] (1964) 331
la littérature d’un point de vue littéraire. « Camarade Voronski, par votre conduite
politique, vous avez pleinement mérité ce baiser des gardes Blancs » — ainsi
s’exprime Vardine. C’est de l’insinuation, et pas du tout une analyse de la ques-
tion ! Si, en effectuant une multiplication, Vardine s’embrouille et se trompe, et si
Voronski, effectuant cette même multiplication, trouve le résultat juste et tombe
ainsi d’accord avec un Garde Blanc connaissant l’arithmétique, je ne vois pas en
quoi cela peut nuire à la réputation politique de Voronski. Oui, il faut traiter l’art
en tant qu’art, et la littérature en tant que littérature, c’est-à-dire en tant que do-
maine tout à fait spécifique de l’activité humaine. Bien sûr, nous avons un critère
de classe qui s’applique également dans le domaine de l’art, mais ce critère de
classe doit subir ici une certaine réfraction artistique, c’est-à-dire qu’il doit être
conforme au caractère absolument spécifique de la sphère d’activité à laquelle
nous l’appliquons. Cela, la bourgeoisie le sait parfaitement : elle aussi envisage
l’art de son point de vue de classe, elle sait tirer de l’art tout ce dont elle a besoin,
mais précisément parce qu’elle traite l’art en tant qu’art. Quoi d’étonnant alors si
un bourgeois cultivé se montre plutôt irrévérencieux à l’égard de Vardine, dès
l’instant où celui-ci, au lieu d’envisager l’art à partir d’un critère artistique de
classe, traite la question à l’aide d’allusions politiques ? Et si je dois avoir honte
de quelque chose ici, ce n’est pas de me trouver, formellement, d’accord avec tel
ou tel Garde Blanc doué de connaissances artistiques, mais bien d’avoir à expli-
quer, sous les yeux de ce même Garde Blanc, le b-a ba des problèmes artistiques à
un journaliste membre du Parti qui veut discuter de ces problèmes. Trouver, au
lieu d’une analyse marxiste de la question, des citations du « Gouvernail » (Pyero)
ou des « Jours » (Dni) * , entourées d’un ramassis d’allusions et d’écarts de langa-
ge, c’est lamentable !
On ne peut pas aborder l’art comme on le fait de la politique. Non pas parce
que la création artistique est une cérémonie religieuse et une mystique, comme
quelqu’un l’a dit ici ironiquement, mais parce qu’elle a ses règles et ses méthodes,
ses propres lois de développement, et surtout parce que, dans la création artisti-
que, un rôle considérable revient aux processus subconscients — qui sont plus
lents, plus paresseux, plus difficiles à contrôler et à diriger, précisément du fait
qu’ils sont subconscients. On a dit ici que les ouvrages de Pilniak qui se rappro-
chaient du communisme étaient plus faibles que des œuvres politiquement plus
Maïakovski a écrit une chose très forte, qui s’appelle Les Treize Apôtres, dont
le contenu révolutionnaire était encore assez informe et nébuleux. Mais lorsque le
Léon Trotsky, Littérature et révolution. [1923] (1964) 334
J’aurais voulu encore dire quelques mots de ce qu’on est convenu d’appeler
les « perspectives », mais mon temps de parole est déjà largement dépassé.
tard, il faut d’abord supprimer les conditions qui font qu’il demeure une classe.
On pourra parler de plus en plus d’une nouvelle culture dans la mesure où elle
aura de moins en moins un caractère de classe. Là est le fond de la question, et le
principal désaccord lorsqu’il s’agit des perspectives. Certains, s’écartant de la
position de principe sur la culture prolétarienne, disent : ce que nous avons en
vue, c’est seulement la période de passage au socialisme, ces vingt, trente, cin-
quante ans qui seront nécessaires pour détruire le mode bourgeois et bâtir un
monde nouveau. Peut-on appeler littérature prolétarienne la littérature qui se crée-
ra pendant cette période, à destination et au bénéfice du prolétariat ? En tout cas,
nous donnons ici au terme « littérature prolétarienne » un sens tout à fait différent
de celui qu’il avait dans notre première conception. L’essentiel de la question
n’est pas là. A l’échelle internationale, le trait essentiel de la période de passage
au socialisme sera une intense lutte de classes. Les vingt à cinquante années dont
nous parlons seront avant tout une période de guerre civile ouverte. Mais la guerre
civile, si elle prépare la grande culture de l’avenir, est extrêmement nuisible à la
culture d’aujourd’hui. Une des conséquences immédiates d’Octobre a été la mort
de la littérature. Les poètes et les artistes se sont tus. Est-ce un hasard ? Non. Il y a
longtemps qu’on l’a dit : quand le canon tonne, les muses se taisent. Il a fallu qu’o
puisse souffler un peu avant que la littérature renaisse. Elle commence à renaître
chez nous avec la N.E.P. Mais elle a pris aussitôt les couleurs que lui ont données
les compagnons de route. On ne peut pas ne pas tenir compte des faits. Les mo-
ments de tension aiguë, c’est-à-dire ceux où notre époque révolutionnaire trouve
sa plus haute expression, ne sont pas favorables à la littérature et à la création
artistique en général. Si demain la révolution commence en Allemagne ou en Eu-
rope, nous donnera-t-elle un épanouissement immédiat de la littérature proléta-
rienne ? Certainement pas. Loin de développer la création artistique, elle
l’étouffera, car il nous faudra à nouveau nous mobiliser, nous armer nous lever en
masse. Et quand le canon tonne, les muses se taisent.
festation un peu plus concrète de cette littérature prolétarienne, vous nous acca-
blez avec votre Demyan. Or Demyan est un produit de la vieille littérature d’avant
Octobre. Il n’a fondé aucune école et n’en fondera aucune Il s’est formé chez
Krylov, Gogol, Nekrassov. En ce sens, il est un épigone révolutionnaire de notre
vieille littérature. Par conséquent, en vous référant à lui, vous vous reniez vous-
mêmes…
tique et scientifique — des masses ouvrières, et par là même de créer les bases
d’un art nouveau.
Je sais bien que cette perspective ne vous satisfait pas. Elle ne vous paraît pas
assez concrète. Pourquoi ? Parce que vous vous représentez le futur développe-
ment de la culture de façon trop méthodique, comme une évolution prévue : les
germes actuels de la littérature prolétarienne, dites-vous, vont croître et se déve-
lopper, en s’enrichissant constamment, et on verra se constituer une véritable litté-
rature prolétarienne qui se fondra ensuite dans le grand courant de la littérature
socialiste. Non, les choses ne se passeront pas ainsi. Après la période actuelle de
répit, où l’on voit — non pas au Parti, mais dans l’Etat — se créer une littérature
fortement teintée par les « compagnons de route », viendra une période de nou-
veaux spasmes violents, une nouvelle période de guerre civile. Nous serons inévi-
tablement amenés à y participer. Il est fort probable que des poètes révolutionnai-
res nous donneront alors de bons poèmes de combat, mais malgré cela, le déve-
loppement général de la littérature se trouvera brutalement interrompu. Toutes les
forces seront jetés dans la bataille. Aurons-nous ensuite une deuxième période de
répit ? Je l’ignore. Mais cette nouvelle période de guerre civile, beaucoup plus
large et plus dure, aura pour résultat — si nous sommes vainqueurs — d’assurer
solidement et définitivement les bases socialistes de notre économie. Nous dispo-
serons d’une nouvelle technique, d’aides nouvelles sur le plan de l’organisation.
Notre développement se fera à un tout autre rythme. C’est sur cette nouvelle base,
après les zigzags et les secousses de la guerre civile, que commencera seulement
une véritable édification de la culture, et par conséquent, la création d’une nouvel-
le littérature. Mais ce sera déjà une culture socialiste, entièrement fondée sur un
échange constant entre l’artiste et les masses culturellement développées, unis par
les liens de la solidarité. Vous, vous n’avez pas en vue cette perspective, mais la
vôtre, celle de vos cercles. Vous voulez que le Parti, au nom de la classe ouvrière,
reconnaisse officiellement votre petite fabrique artistique. Vous pensez qu’en
plantant une graine de haricot dans un pot de fleurs, vous serez capables de faire
poiusser l’arbre de la littérature prolétarienne. Mais jamais un arbre ne naîtra d’un
haricot.
DEUXIÈME PARTIE :
Divers textes de Léon Trotsky relatifs à l’art,
à la littérature, à des écrivains.
On peut prétendre sans exagération que jamais la civilisation humaine n’a été
menacée de tant de dangers qu’aujourd’hui. Les vandales, à l’aide de leurs
moyens barbares, c’est à dire fort précaires, détruisirent la civilisation antique
dans un coin limité de l’Europe. Actuellement, c’est toute la civilisation mondiale,
dans l’unité de son destin historique, qui chancelle sous la menace de forces réac-
tionnaires armées de toute la technique moderne. Nous n’avons pas seulement en
vue la guerre qui s’approche. Dès maintenant, en temps de paix, la situation de la
science et de l’art est devenue absolument intolérable * .
En ce qu’elle garde d’individuel dans sa genèse, en ce qu’elle met en œuvre
de qualités subjectives pour dégager un certain fait qui entraîne un enrichissement
objectif, une découverte philosophique, sociologique, scientifique ou artistique
apparaît comme le fruit d’un hasard précieux, c’est à dire comme une manifes-
Il va sans dire que nous ne nous solidarisons pas un instant, quelle que soit sa
fortune actuelle, avec le mot d’ordre : « Ni fascisme ni communisme », qui ré-
pond à la nature du philistin conservateur et effrayé, s’accrochant aux vestiges du
passé « démocratique ». L’art véritable, c’est-à dire celui qui ne se contente pas
de variations sur des modèles tout faits mais s’efforce de donner une expression
aux besoins intérieurs de l’homme et de l’humanité d’aujourd’hui, ne peut pas ne
pas être révolutionnaire, c’est à dire ne pas aspirer à une reconstruction complè-
te et radicale de la société, ne serait ce que pour affranchir la création intellec-
tuelle des chaînes qui l’entravent et permettre à toute l’humanité de s’élever à des
hauteurs que seuls des génies isolés ont atteintes dans le passé. En même temps,
nous reconnaissons que seule la révolution sociale peut frayer la voie à une nou-
velle culture. Si, cependant, nous rejetons toute solidarité avec la caste actuelle-
ment dirigeante en U.R.S.S., c’est précisément parce qu’à nos yeux elle ne repré-
Léon Trotsky, Littérature et révolution. [1923] (1964) 340
sente pas le communisme mais en est l’ennemi le plus perfide et le plus dange-
reux * .
La révolution communiste n’a pas la crainte de l’art. Elle sait qu’au terme des
recherches qu’on peut faire porter sur la formation de la vocation artistique dans
la société capitaliste qui s’écroule, la détermination de cette vocation ne peut pas-
ser que pour le résultat d’une collision entre l’homme et un certain nombre de
formes sociales qui lui sont adverses. Cette seule conjoncture, au degré près de
conscience qui reste à acquérir, fait de l’artiste son allié prédisposé. Le mécanis-
me de sublimation, qui intervient en pareil cas, et que la psychanalyse a mis en
évidence, a pour objet de rétablir l’équilibre rompu entre le « moi » cohérent et les
éléments refoulés. Ce rétablissement s’opère au profit de l’ « idéal du moi » qui
dresse contre la réalité présente, insupportable, les puissances du monde intérieur,
du « soi », communes à tous les hommes et constamment en voie
Il s’ensuit que l’art ne peut consentir sans déchéance à se plier à aucune direc-
tive étrangère et à venir docilement remplir les cadres que certains croient pouvoir
lui assigner, à des fins pragmatiques, extrêmement courtes. Mieux vaut se fier au
don de préfiguration qui est l’apanage de tout artiste authentique, qui implique un
commencement de résolution (virtuel) des contradictions les plus graves de son
époque et oriente la pensée de ses contemporains vers l’urgence de
l’établissement d’un ordre nouveau.
L’idée que le jeune Marx s’était fait du rôle de l’écrivain exige, de nos jours,
un rappel vigoureux. Il est clair que cette idée doit être étendue, sur le plan artisti-
que et scientifique, aux diverses catégories de producteurs et de chercheurs.
« L’écrivain, dit il, doit naturellement gagner de l’argent pour pouvoir vivre et
écrire, mais il ne doit en aucun cas vivre et écrire pour gagner de l’argent...
L’écrivain ne considère aucunement ses travaux comme un moyen. Ils sont des
buts en soi, ils sont si peu un moyen pour lui-même et pour les autres qu’il sacri-
fie au besoin son existence à leur existence... La première condition de la liberté
de la presse consiste à ne pas être un métier. Il est plus que jamais de circonstan-
ce de brandir cette déclaration contre ceux qui prétendent assujettir l’activité intel-
lectuelle à des fins extérieures à elle-même et, au mépris de toutes les détermina-
tions historiques qui lui sont propres, régenter, en fonction de prétendues raisons
d’Etat, les thèmes de l’art. Le libre choix de ces thèmes et la non restriction abso-
lue en ce qui concerne le champ de son exploration constituent pour l’artiste un
bien qu’il est en droit de revendiquer comme inaliénable. En matière de création
artistique, il importe essentiellement que l’imagination échappe à toute contrainte,
ne se laisse sous aucun prétexte imposer de filière. A ceux qui nous presseraient,
que ce soit pour aujourd’hui ou pour demain, de consentir à ce que l’art soit sou-
mis à une discipline que nous tenons pour radicalement incompatible avec ses
moyens, nous opposons un refus sans appel et notre volonté délibérée de nous en
tenir à la formule : toute licence en art.
parmi ceux qui, de ce fait, restent seuls qualifiés pour l’aider à s’accomplir et pour
assurer par elle la libre expression ultérieure de tous les modes du génie humain.
Le but du présent appel est de trouver un terrain pour réunir les tenants révolu-
tionnaires de l’art, pour servir la révolution par les méthodes de l’art et défendre
la liberté de l’art elle-même contre les usurpateurs de la révolution. Nous sommes
profondément convaincus que la rencontre sur ce terrain est possible pour les re-
présentants de tendances esthétiques, philosophiques et politiques passablement
divergentes. Les marxistes peuvent marcher ici la main dans la main avec les
anarchistes, à condition que les uns et les autres rompent implacablement avec
l’esprit policier réactionnaire, qu’il soit représenté par Joseph Staline ou par son
vassal Garcia Oliver * .
Des milliers et des milliers de penseurs et d’artistes isolés, dont la voix est
couverte par le tumulte odieux des falsificateurs enrégimentés, sont actuellement
dispersés dans le monde. De nombreuses petites revues locales tentent de grouper
autour d’elles des forces jeunes, qui cherchent des voies nouvelles, et non des
subventions. Toute tendance progressive en art est flétrie par le fascisme comme
une dégénérescence. Toute création libre est déclarée fasciste par les stalinistes.
L’art révolutionnaire indépendant doit se rassembler pour la lutte contre les persé-
cutions réactionnaires et proclamer hautement son droit à l’existence. Un tel ras-
semblement est le but de la Fédération internationale de l’art révolutionnaire
indépendant (F.I.A.R.I.) que nous jugeons nécessaire de créer.
Lorsqu’un premier contact international aura été établi par la presse et la cor-
respondance, nous procéderons à l’organisation de modestes congrès locaux et