Descartes À Chanut, 1-02-1647 (Sur L'amour) (OC4) PDF

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.

600 Correspondance. i, 106.

On remarquera, dans ce tableau, des concordances aussi singulières que


les discordances; les expériences de Mersenne ne peuvent donc inspirer

aucune confiance.
Quanta Descartes, dans la lettre qui précède, transforme d'une façon
il

assez étrange la règle de Roberval, dont il cependant un texte exact


avait
^voir ci-après lettre CDLXXI); il en tire une formule qui revient à la
suivante :

1=1+
h 4^2® a-\-
,

^20— tg J tg*a.
6

Les calculs fait ensuite sont exacts; mais il est aisé de voir que
qu'il
cette dernière formule donne des valeurs de / très supérieures aux théo-
riques, tandis que celles de la formule authentique de Roberval sont trop
faibles. En particulier, pour l'angle de i53, on aurait environ /= 3 h,
tandis que Mersenne compte 4/1, ce qui, d'après lui, correspondrait à
l'expérience, mais est encore une valeur trop faible.
Si l'on remarque enfin que, dans les expériences, la résistance de l'air,

pour un pendule triangulaire, doit retarder la vitesse, par suite augmenter


la durée de l'oscillation et, en conséquence, la longueur du pendule simple

synchrone, il est clair que la formule de Roberval aurait dû être expéri-


mentalement reconnue comme inexacte par Mersenne. Mais il faut avouer
que la polémique de Descartes contre cette formule portait à faux et que
sa réduction de la règle de Roberval était erronée. On remarquera cepen-
dant qu'il ne reculait pas devant un problème de sommation qu'à cette
date personne n'eût été capable de résoudre exactement. — (T.)

CDLXVIII.

Descartes a Chanut.
cr
[Egmond], i février 1647.

Texte de Clerselier, tome I, lettre 35, p. lotj-t 19.

Réponse à la lettre CDLXII, du 1" décembre 1646, p. 58 1

Monficur,

L'aimable lettre que ie viens de reeeuoir de voftre


part, ne me permet pas que ie repofe iufques à ce que
l'y aye fait réponfe ;
&. bien que vous y proposez des
i, ,06-107. CDLXVIII. — i
er
Février 1647. 601

queftions que de plus fçauans que moy auroient bien


de la peine à examiner en peu de temps,toutesfois,à
caufe que ie fçay bien qu'encore que en employafle i'y

beaucoup, ie ne les pourrois entièrement refoudre,


5 i'aime mieux mettre promptement fur le papier ce que
le zèle qui m'incite me dictera, que d'y penfer plus à
loifir, & n'écrire par après rien de meilleur.
Vous voulez fçauoir mon opinion touchant trois
chofes : 1 .Ce que c'ejî que l'amour. 2. Si la feule lumière
10 naturelle nous enfeigne à aimer Dieu. 3. Lequel des deux
déreglemens & mauuais vfages ejl le pire, de l'amour ou
3
de la haine ?
Pour répondre au premier point, ie diftingue entre
j

l'amour qui eft purement intellectuelle ou raifonnable,


i5 & celle qui eft vne paflîon. La première n'eft, ce me
femble, autre chofe finon que, lors que notre ame
aperçoit quelque bien, foit prefent, foit abfent, qu'elle
iuge luy eftre conuenable, elle fe ioint à luy de vo-
lonté, c'eft à dire, elle fe confidere foy-mefme auec
ao ce bien-là comme vn tout dont il eft vne partie & elle
l'autre. En fuite de quoy, s'il eft prefent, c'eft à dire,
fi elle le poftede, ou qu'elle en foit poftedée, ou enfin
qu'elle foit Jointe à luy non feulement par fa volonté,

mais auflï réellement & de fait, en la façon qu'il luy


25 conuient d'eftre iointe, le mouuement de fa volonté,

qui accompagne la connoiffance qu'elle a que ce luy


eftvn bien, eft fa ioye & s'il eft abfent, le mouue- ;

ment de fa volonté qui accompagne la connoiffance

a. Voir ci-avant p. 58a, 1. 25, pour cette troisième question. Rien ne se


rapporte aux deux premières dans la lettre CDLXII, qui, par conséquent,
est incomplète.
Correspondance. IV. 76
602 CORRESPONDANCE. I. 107-10S.

qu'elle a d'en eflre priuée, eft fa triftefle ;


mais celuy
qui accompagne la connoiffance qu'elle a qu'il luy
feroit bon de l'acquérir, eft fon defir. Et tous ces mou-
uemens de la volonté aufquels confiftent l'amour, la
ioye & la triftefle, & le defir, en tant que ce font des 5

penfées raifonnables, & non point des pallions, fe


pourroient trouuer en noftre ame, encore qu'elle
n'euft point de corps. Car, par exemple, fi elle s'a-
perceuoit qu'il y a beaucoup de chofes à connoiftre
en la Nature, qui font fort belles, fa volonté fe porte- 10

roit infailliblement à aimer la connoilfance de ces


chofes, c'eft à dire, à la confiderer comme luy appar-
tenant. Et fi elle remarquoit, auec cela, qu'elle euft
cette connoiflance, elle en auroit de la ioye ;
fi elle

confideroit qu'elle ne l'euft pas, elle en auroit de la iS

triftefTe; fi elle penfoit qu'il luy feroit bon de l'ac-

quérir, elle en auroit du defir. Et il n'y a rien en tous

ces mouuemens de fa volonté qui luy fuft obfcur, ny


dont elle n'euft vne tres-parfaitc connoilfance, pour-
ueu qu'elle fift refledion fur fes penfées. 20

Mais pendant que noftre ame eft iointe au corps,


cette amour raifonnable eft ordinairement accom-
pagnée de l'autre, qu'on peut nommer fenfuelle ou
fenfitiue, & qui, comme i'ay fommaircment dit de
toutes les pallions, apetits & fentimens, en la page 2 5

461 de mes Principes lVançois\ n'eft autre chofe


qu'vne penfée confufe excitée en lame par quelque

a. Art. 189 et 190 de la 4" partie. Descartes avait-il déjà la traduction

française des Prin<-iycs:


J
Ou bien Clerselicr a-t il corrigé ici le texte, en

mettant une indication qui se rapporte à cette traduction?— En tout cas,

Descartes n'avait pus encore la traduction française des Méditations (voir


ci-après, tin de la lettre CDLXXII.de mais 1647I.
r, tes. CDLXVIII. — I
e '

Février 1647. 60}

mouuement des nerfs, laquelle la difpofe à cette


autre penfée plus claire en qui confifte l'amour rai-
fonnable. Car, comme en la foif le fentiment qu'on a
de la fecherefTe vne penfée confufe qui
du gofier, eft
5 difpofe au defir de boire, mais qui n'eft pas ce defir
mefme ainfi en l'amour on fent ie ne fçay quelle cha-
;

leur autour du cœur, & vne grande abondance de fang


dans le poumon, qui fait qu'on ouure mefme les bras
comme pour embraffer quelque chofe, & cela rend
10 l'ame encline à ioindre à foy de volonté l'obiet qui fe
prefente. Mais la penfée par laquelle lame fent cette
chaleur, eft différente de celle qui la ioint à cet obiet ;

& mefme il arriue quelquefois' que ce fentiment d'a-


mour fe trouue en nous, fans que noftre volonté fe
i5 porte à rien aimer, à caufe que nous. ne rencontrons
point d'obiet que nous penfions en eftre digne. Il peut
arriuer au contraire, que nous connoiflîons vn
auifi,

bien qui mérite beaucoup, &. que nous nous ioignions


à luy de volonté, fans auoir, pour cela, aucune paf-
20 fion, à caufe que le corps n'y eft pas difpofé.
Mais, pour l'ordinaire, ces deux amours fe trou-
uent enfemble : car il y a vne telle liaifon entre l'vne
& l'autre que, lors que famé iuge qu'vn obiet eft

digne d'elle, cela difpofe incontinent le cœur aux


î5 mouuemens qui excitent la paffion d'amour, & lors
que le cœur fe trouue ainli difpofé par d'autres caufes,
cela fait que l'ame imagine des qualitez aimables en
des obiets, où elle ne verroit que des défauts en vn
autre temps. Et ce n'eft pas merueille que certains mou-
3o uemens de cœur foient ainfi naturellement ioints à
certaines penfées, auec lefquelles ils n'ont aucune
604 Correspondance. i, 108-109.

reffemblance ; que noftre ame eft de telle


car, de ce
nature qu'elle a pu eftre vnie à vn corps, elle a auffi
cette propriété que chacune de fes penfées fe peut tel-
lement aflocier auec quelques mouuemens ou autres
difpofitions de ce corps, que, lors que les mefmes dif- 5

pofitions fe trouuent vne autre fois en luy, elles in-


duifent mefme penfée; & réciproquement,
lame à la
lors que la mefme penfée reuient, elle prépare le
corps à receuoir la mefme difpofition. Ainfi, lors
qu'on apprend vne langue, on ioint les lettres ou la 10

prononciation de certains mots, qui font des chofes


matérielles, auec leurs fignifîcations, qui font des
penfées; en forte que, lors qu'on oyt après derechef
les mefmes mots, on conçoit les mefmes chofes; &
quand on conçoit les mefmes chofes, on fe reflbu- i5

uient des mefmes mots.


Mais les premières difpofitions du corps qui ont
ainfiaccompagné nos penfées, lors que nous fommes
entrés au monde, ont dû fans doute fe ioindre plus
étroitement auec elles, que celles qui les acompa- 20

gnentpar après. Et pour examiner l'origine de la cha-


leur qu'on fent autour du cœur, & celle des autres dif-

pofitions du corps qui accompagnent l'amour, ie


confidere que, dés le premier moment que noftre
ame a efté iointe au corps, il eft vrav-femblable qu'elle j5

a fenty de la ioye, & incontinent après de l'amour,


puis peut-eftre auffi de la haine, & de la triftefle ; &
que les mefmes difpofitions du corps, qui ont pour
lors caufé en elles ces paffions, en ont naturellement
par après acompagné les penfées. le iuge que fa 3o

première paffion a efté la ioye, pource qu'il n'eft pas


1,109-no. CDLXVIII. — I
er
Février 1647. 60$

croyable que lame ait efté mife dans le corps, finon


lors qu'il a efté bien difpofé, & que, lors qu'il eft ainfi

bien difpofé, cela nous donne naturellement de la


ioye. le dis auffi que l'amour eft venue après, à caufe
5 que, la matière de noftre corps s écoulant fans ceffe,
ainfi que l'eau d'vne riuiere, & eftant befoin qu'il en
reuienne d'autre en fa place, il n'eft gueres vray-fem-
blable que le corps ait efté bien difpofé, qu'il n'y ait
eu proche de luy quelque matière fort propre à
auffi

10 luy feruir d'aliment, & que l'âme, fe ioignant de vo-


lonté à cette nouuelle matière, a eu pour elle de
l'amour ;
comme auffi, par après, s'il eft arriué que
cet aliment ait manqué, lame en a eu de la trifteffe.
Et s'il en eft venu d'autre en fa place, qui n'ait pas
1
5 efté propre à nourrir le corps, elle a eu pour luy de la
!

haine.
Voila les quatre paffions que ie croy auoir efté en
nous les premières, & les feules que nous auons eues
auant noftre naiflance; & ie erov aufli qu'elles n'ont
20 efté alors que des fentimens ou des penfées fort con-
fufes pource que l'ame eftoit tellement attachée à la
;

matière, qu'elle ne pouuoit encore vaquer à autre


chofe qu'à en receuoir les diuerfes impreflions; &
bien que, quelques années après, elle ait commencé
25 à auoir d'autres ioyes & d'autres amours, que celles
qui ne dépendent que de la bonne conftitution & con-
uenable nourriture du corps, toutesfois, ce qu'il y a
eu d'intelle&uel en fes ioyes ou amours, a toufiours
efté accompagné des premiers fentimens qu'elle en
5o auoit eus, & mefme auffi des mouuemens ou fondions
naturelles qui eftoient alors dans le corps : en forte
6o6 Correspondance. i, nom.

que, d'autant que l'amour neftoit caufée, auant la


naiflance, que par vn aliment conuenable qui, entrant
abondamment dans le foye, dans le cœur & dans le
poumon, y excitoit plus de chaleur que de coutume, de
là vient que maintenant cette chaleur accompagne tou- 5

fiours l'amour
3
,
encore qu'elle vienne d'autres caufes
fort différentes. Et fi ie ne craignois d'eftre trop long,
ie pourrois faire voir, par le menu, que toutes les

autres difpofitions du corps, qui ont efté au commen-


cement de noftre vie auec ces quatre paffions, les jo

acompagnent encore. Mais ie diray feulement que ce


font ces fentimens confus de noftre enfance, qui, de»
meurans ioints auec les penfées raifonnables par lef-
quelles nous aimons ce que nous en iugeons digne,
font caufe que la nature de l'amour nous eft difficile i5

à connoiftre. A quoy i'adioute que plufieurs autres paf-


fions, comme la ioye, la triftefle, le defir, la crainte,

l'efperance &c, fe mêlant diuerfement auec l'amour,


empefchent qu'on ne reconnoiffe en quoy c'eft pro-
prement qu'elle contifte. Ce qui eft principalement 20

remarquable touchant le defir; car on le prend fi or-


dinairement pour l'amour, que cela eft caufe 'qu'on
a diftingué deux fortes d'amours l'vnc qu'on nomme :

amour de Bien-veillance, en laquelle ce defir ne pa-


roift pas tant, & l'autre qu'on nomme amour de Con- 25

cupifeence, laquelle n'eft qu'vn defir fort violent,


fondé fur vn amour qui fouuent eft foible.
Mais il faudrait écrire vn gros volume pour traitter
de toutes les chofes qui appartiennent à cette paf-
fion & bien que fon naturel foit de faire qu'on fe
;
3o

a. Clers. : l'ame.
Lui. CDLXVIII. — i
ei
Février 1647. 607

communique le plus que Ton peut, en forte qu'elle


m'incite à tafcher icy de vous dire plus de chofes que
ie n'en fçay, ie me veux pourtant peur que
retenir, de
la longueur de cette lettre ne vous ennuyé. Ainû ie
5 paffe à voftre féconde queftion, fçauoiry* la feule lu-
mière naturelle nous enfeigne à aimer Dieu, & Ji on le
peut aimer par la force de cette lumière. le voy qu il y a
deux fortes raifons pour en douter; la première eit
que les attributs de Dieu qu'on confidere le plus or-
10 dinairement, font fi releués au delî'us de nous, que
nous ne conceuons en aucune façon qu'ils nous
puiiîbnt eftre conuenables, ce qui elt caufe que nous
ne nous ioignons point à eux de volonté ; la féconde
eft qu'il n'y a rien en Dieu qui foit imaginable, ce qui
i5 fait qu'encore qu'on auroit pour luy quelque amour
intellectuelle, il ne femble pas qu'on en puifle auoir
aucune fenfitiue, à caufe qu'elle deuroit parler par
l'imagination pour venir de l'entendement dans le

fens. C'eft pourquoy ie ne m'eftonne pas li quelques


30 Philofophes fe perfuadent qu'il n'y a que la Religion
Chreftienne qui, nous enfeignant le mvftere de l'In-

carnation, par lequel Dieu s'eft abaiiîé iufquà fe

rendre femblable à nous, fait que nous fommes ca-


pables de l'aimer; &
que ceux qui, fans la connoif-
z5 fance de ce myftere, ont femblé auoir de la paillon
pour quelque Diuinité, n'en ont point eu, pour cela,
pour le vray Dieu, mais feulement pour quelques
Idoles qu'ils ont appelées de fon nom ; tout de mefme
qu'Ixion, au dire des Poètes, embrafl'oit vne nuë au
3o lieu de la Reine des Dieux. Toutefois ie ne fais au-
cun doute que nous ne puiffions véritablement aimer
608 Correspondance. ï, m-m.
Dieu par la feule force de noftre nature. le n'affure
(point que cet amour foit méritoire fans la grâce, ie
laiffe démêler cela aux Théologiens mais i'ofe dire ;

qu'au regard de cette vie, c'eft la plus rauiflante & la

plus vtile palîion que nous puillions auoir; & mefme 5

qu'elle peut élire la plus forte, bien qu'on ait befoin,


pour cela, d'vne méditation fort attentiue, à caufe que
nous fommes continuellement diuertis par la prefence
des autres obiets.
Or le chemin que ie iuge qu'on doit fuiure, pour 10

paruenir à l'amour de Dieu, eft qu'il faut confiderer


qu'il eft vn efprit, ou vne chofe qui penfe, en quoy la

nature de noftre ame ayant quelque rcffemblance auec


la fienne, nous venons à nous perfuader qu'elle eft vne
émanation de fa fouueraine intelligence, & diuinœ <5

d
quafi f articula aurœ Mefme, à caufe que
. noftre con-
noiiTance femble fe pouuoir accroiftre par degrés iuf-
qu'à l'infiny, & que, celle de Dieu eftant infinie, elle
eft au but où vife la noftre, fi nous ne conliderons
rien dauantage, nous pouuons venir à l'extrauagance 20

de fouhaiter d'eftre dieux, & ainli, par vne très-


grande erreur, aimer feulement la Diuinité au lieu
d'aimer Dieu. Mais û, auec cela, nous prenons garde à
l'infinité de fa puifTance,par laquelle il a créé tant de
chofes, dont nous ne fommes«que la moindre partie; 25

à l'étendue de fa prouidence, qui fait qu'il voit d'vne


feule penfée tout ce qui a efté, qui eft, qui fera, &
qui fçauroit eftre ; à l'infaillibilité de fes décrets, qui,
bien qu'ils ne troublent point noftre libre arbitre, ne
peuuent neantmoins en aucune façon eftre changez; 3o

a. Horace, Satires,. II, 2, vers 79.


Lui-us. CDLXVIII. — i
cr
Février 1647. 609
& enfin, d'vn cofté, a noftre petiteffe, & de l'autre, à
la grandeur de toutes les chofes créées, en remar-
quant de quelle forte elles dépendent de Dieu, & en
les confiderant d'vne façon qui ait du raport à fa
5 toute-puiffance, fans les enfermer en vne boule,
comme font ceux qui veulent que le monde foit finy :

la méditation de toutes ces chofes remplit vn homme


qui les entend bien d'vne ioye fi extrême, que, tant
s'en faut qu'il foit iniurieux & ingrat enuers Dieu
10 iufqu'à fouhaiter de tenir fa place, il penfe a déia
auoir affez vécu de ce que Dieu luy a fait |
la grâce
de paruenir à de telles connoilTances ; & fe ioignant
entièrement à luy de volonté, il l'aime fi parfaitement,
qu'il ne deûre plus rien au monde, finon que la vo-
1 5 lonté de Dieu foit faite. Ce qui eft caufe qu'il ne craint
plus ny la mort, ny les douleurs, ny les difgraces,
pource que rien ne luy peut arriuer, que
qu'il fçait

ce que Dieu aura décrété & il aime tellement ce ;

diuin décret, il l'eftime li iufle & fi neceflaire, il fçait

20 qu'il en doit fi entièrement dépendre, que, mefme lors


qu'il en attend la mort ou quelqu'autre mal, fi par
impoiîible il pouuoit le changer, il n'en auroit pas la
volonté. Mais, s'il ne refufe point les maux ou les

afflictions, pource qu'elles luy viennent de la proui-


j5 dence diuine, il refufe encore moins tous les biens
ou plaifirs licites dont il peut iouir en cette vie, pource
qu'ils en viennent aulîï & les receuant auec ioye,
;

fans auoir aucune crainte des maux, (on amour le

rend parfaitement heureux.


3o II eft vray qu'il faut que lame fe détache fort du
a. « qu'au contraire il pense. . : » (Inst.)

Correspondance. IV. 77
6io Correspondance. 1,113-114.

commerce des fens, pour fc reprefenterles veritez qui


excitent en elle cette amour; d'où vient qu'il ne femble
pas qu'elle puiiïe la communiquera la faculté imagi-
natiue pour en faire vne paflion. Mais neantmoins ie

ne doute point qu'elle ne luv communique'. Car, en- 5

core que nous ne puilïîons rien imaginer de ce qui eft

en Dieu, lequel eft l'obiet de noftre amour, nous pou-


uons imaginer noftre amour mefme, qui confifte en ce
que nous voulons nous vnir a quelque obiet, c eft à
dire, au regard de Dieu, nous conliderer comme vne 10

très-petite partie de toute l'immenfité des chofes qu'il


a créées; pource que, félon que les ohiets font diuers,
on fc peut vnir auec eux, ou les joindre à fov en di-
uerfes façons ; & la feule idée de cette vnion fultit pour
exciter de la chaleur autour du cœur, & caufer vne i5

tres-violente paillon.
Il eft vrav auffi que l'vfage de noftre langue & la
ciuilité des complimens ne permet pas que nous di-

fions à ceux qui font d'vne condition fort releuée au


deftus de la noftre, que nous les aimons, mais feule- 20

ment que nous les refpcctons, honorons, eftimons, & |

que nous auons du zelc & de la deuotion pour leur


feruicc; dont il me femble que que l'a-
la raifon eft

mitié d'homme à homme rend égaux en quelque façon


ceux en qui elle eft réciproque; & ainfi que, pendant î5

que l'on tafche à fe faire aimer de quelque grand, fi


on luy difoit qu'on l'aime, il pourroit pcnler qu'on le
traitte d'égal, & qu'on luy fait tort. Mais, pource que
les Philofophcs n'ont pas coutume de donner diuers

noms aux choies qui conuiennent en vne mefme de(i- <o

a. « qu'elle ne la luy communique en quelque manière ». {Inst.


i, ,,4-m.s. CDLXVIII. — i
er
Fkvrfkr 1647. 611

nition, & que ie ne fçay point d'autre définition de


l'amour, finon qu'elle vne paffion qui nous fait
eft

joindre de volonté à quelque obiet, fans diftinguer fi


cet obiet eft égal,ou plus grand, ou moindre que nous,
5 il me femble que, pour parler leur langue, ie dois
dire qu'on peut aimer Dieu.
Et fi ie vous demandois. en confeience. vous n'ai- fi

mez point cette grande Reine, auprès de laquelle vous


elles à prefent, vous auriez beau dire que vous n'auez
10 pour elle que du refped. de la vénération & de eton- 1

ncment, ie ne lairrois pas de iuger que vous auez aufli


vne tres-ardente afîedion.Car voftre ftile coule fi bien,
quand vous parlez d'elle, que. bien que ie croye tout
ce que vous en dites, pource que ie fçay que vous elles
1
5 tres-veritable & que L'en ay aufïi ou y parler a d'autres '.

ie ne croy pas neantmoins que vous la peuffiez dé-

erire comme vous laites, li vous n'auiez beaucoup de


zèle, ny que vous puiffiez eftre auprès d vne grande Ci

lumière fans en receuoir de la chaleur.


20 que l'amour que nous auons pour
Et tant s'en faut
les obiets qui font au dellus de nous, foit moindre que

celle que nous auons pour les autres; ie croy que, de


fa nature, elle eft plus parfaite, & qu'elle fait qu'on
embraffe auec plus d'ardeur les interefts de ce qu'on
25 aime. Car la nature de l'amour eft de faire qu'on fe
conlîderc auec l'obiet aimé comme vn tout dont on
n'eft qu'vne partie, Ov qu'on transfère tellement les
foins qu'on a coutume d'auoir pour foy-mefme'à la
conferuation de ce tout, qu'on n'en retienne pour foy
3o en particulier qu'vne partie aufii grande ou au fil petite
a. M. de la Thuillerie, par exemple. Voir ci-avant, p. 53?. 1. 2^.
612 Correspondance. i, n5.

qu'on croit eftre vne grande ou petite partie du tout


auquel on a donné fon affection : en forte que, fi on
s'eft ioint de volonté auec vn obiet qu'on eflime
moindre que foy, par exemple, fi nous aimons vne
fleur, vn oyfeau, vn baftiment, ou chofe femblable, la 5

plus haute perfection où cette amour puiffe atteindre,


félon fon vray vfage, ne peut faire que nous mettions
noftre vie en aucun hazard pour la conferuation de
ces chofes, pource qu'elles ne font pas des parties
plus nobles du tout qu'elles compofent auec nous, que 10

nos ongles & nos cheueux font de noftre corps & ce ;

feroit vne extrauagance de mettre tout le corps au ha-


zard pour la conferuation des cheueux. Mais quand
deux hommes s'entr'aiment, la charité veut que cha-
cun d'eux eftime fon amy plus que foy-mefme; c'eft i5

pourquoy leur amitié n'eft point parfaite, s'ils ne font


prefts de dire, en faueur l'vn de l'autre Même adfum :

quifeci, in me conuertite ferrum, &C.". Tout de mefme,


quand vn particulier fe ioint de volonté à fon prince,
ou à fon pais, fi fon amour eft parfaite, il ne fe doit 20

eftimer que comme vne fort petite partie du tout qu il


compofe auec eux, & ainfi ne craindre pas plus d'aller
à vne mort afîurée pour leur feruice. qu'on craint de
tirer vn peu de fang de fon bras, pour faire que le
refte du corps fe porte mieux. Et on voit tous les iours 25

des exemples de cette amour, mefme en des perfonnes


de baffe condition, qui donnent leur vie de bon cœur
pour le bien de leur pais, ou pour la deffenfe d'vn
grand qu ils affe&ionnent. En fuite de quoy il eft éui-
dent que noftre amour entiers Dieu doit eftre fans 3o

a. Virgii.i-, Enéide, IX, 427.


i. 1.5-1 .c CDLXVIII. — i
cr
Février 1647. 61}

comparaifon la plus grande & la plus parfaite de


toutes.
le n'ay pas peur que ces penfées metaphyfiques
donnent trop de peine à voftre efprit; car ie fçay qu'il
5 eft très-capable de tout; mais i'auoùe quelles lalfent

le mien, ^ que la prefenec des obiets fenfibles ne

permet pas que ie m'y arrefte long-temps. C'eft pour-


quoy ie palî'e à la troiliéme queftion, fçauoir lequel :

des deux dérèglement ejl le pire, celuy de l'amour, ou


10 celuy de la haine'/ Mais ie me trouue plus empefché à
|

y répondre qu'aux deux autres, à caufe que vous v


auez moins expliqué voftre intention, & que cette dif-
ficulté fe peut entendre en diuers fens, qui me femblent
deuoir eftre examinez leparement. On peut dire qu'vne
i5 paffion eft pire qu'vne autre, à caufe qu'elle nous rend
moins vertueux; ou à caufe qu elle répugne dauan-
tage à noftre contentement; ou enfin à caufe qu'elle
nous emporte à de plus grands excès, & nous difpofe
à faire plus de mal aux autres hommes.
20 Pour le premier point, ie le trouue douteux. Car
en confiderant les définitions de ces deux partions, ie
iuge que l'amour que nous auons pour vn obiet qui
ne le mérite pas, nous peut rendre pires que ne fait la
haine que nous auons pour vn autre que nous deurions
z5 aimer; à caufe qu'il y a plus de danger d'eftre ioint à
vne chofe qui eft mauuaife, & d'eftre comme trans-
formé en elle, qu'il n'y en a d'eftre feparé de volonté
d'vne qui eft bonne. Mais quand ie prens garde aux
inclinations ou habitudes qui naifTent de ces" paf-
3o lions, ie change d'auis car. voyant que l'amour,
:

a. Clers. : les.
614 Correspondance. 1,116.117.

quelque déréglée quelle (bit, a toufiours le bien pour


obiet, il ne me femble
pas quelle puiffe tant cor-
rompre nos mœurs, que fait la haine qui ne fe propofe
que le mal. Et on voit, par expérience, que les plus
gens de bien deuiennent peu à peu malicieux, lors 5

qu'ils font obligez de haïr quelqu'vn; car, encore


mefme que leur haine foit iufle, ils fe reprefentent û
fouuent les maux qu'ils reçoiuent de leur ennemy, &
aufficeux qu'ils luv fouhaitent, que cela les acoutume
peu à peu à la malice. Au contraire, ceux qui s'a- 10

donnent à aimer, encore mefme que leur amour foit

déréglée & friuole, ne laiffent pas de fe rendre fouuent


plus honneftes gens & plus vertueux, que s'ils occu-
poient leur efprit à d'autres penfées.
Pour le fécond point, aucune diffi-
ie n'y trouue i5

culte car la haine eft toufiours accompagnée de trif-


:

teffe & 'de chagrin; & quelque plaifir que certaines

gens prennent à faire du mal aux autres, ie croy que


leur volupté eft femblable à celle des démons, qui,
]
félon noftre Religion, ne laiffent pas d'eftre damnez, 20

encore qu'ils s'imaginent continuellement fe vanger


de Dieu, en tourmentant les hommes dans les Enfers.
Au contraire, l'amour, tant déréglée qu'elle foit, donne
du plaifir, & bien que les Poètes s'en plaignent fou-
uent dans leurs vers, ie croy neantmoins que les 25

hommes s'abftiendroient naturellement d'aimer, s'ils

n'y trouuoient plus de douceur que d'amertume; &


que toutes les afflictions, dont on attribue la caufe à
l'amour, ne viennent que des autres pâmons qui l'ac-
compagnent, à fçauoir, des defirs téméraires & des 3o

èfperances mal fondées.


i.iiT-iis. CDLXVIII. — i
cr
Février 1647. 615

Mais fi Ton demande laquelle de ces deux paffions


nous emporte à de plus grands excès, & nous rend
capables de faire plus de mal au refte des hommes, il
me femble que ie dois dire que c'eft l'amour; d'autant
5 qu'elle a naturellement beaucoup plus de force & plus
de vigueur que la haine; & que fouuent l'affeétion
qu'on a pour vn obiet de peu d'importance, caufe in-
comparablement plus de maux, que ne pourroit faire
la haine d'vn autre de plus de valeur. le prouue que la
10 haine a moins de vigueur 'que l'amour, par l'origine
de l'vne & de l'autre. Car, s'il eft vray que nos premiers
fentimens d'amour foient venus de ce que noftre cœur
receuoit abondance de nourriture qui luv efloit con-
uenable, & au contraire, que nos premiers fentimens
'5 de haine ayent efté caufez par vn aliment nuifible qui
venoit au cœur, &
que maintenant les mefmes mou-
uemens accompagnent encore les mefmes pallions,
3
ainfi qu'il a tantoft efté dit ,
il eft éuident que, lors
que nous aimons, tout le plus pur fangde nos veines
20 coule abondamment vers le cœur, ce qui enuove quan-
tité d'efprits nous donne
animaux au cerueau, & ainfi

plus de force, plus de vigueur & plus de courage; au


lieu que.li nous auons de la haine, l'amertume du fiel
Si l'aigreur de la rate, fe mêlant auec noftre lang, eft

a5 caufe qu'il ne vient pas tant nv de tels efprits au cer-


ueau, & ainli qu'on demeure plus foible, plus froid &
plus timide. Et l'expérience confirme mon dire; car les
Hercules, les 1

Rolans. &
généralement ceux qui ont le
plus de courage, aiment plus ardemment que les
3o autres ; & au contraire, ceux qui font foibles & lafehes,
a. Ci-avant, p. 609, 1. 27.
616 Correspondance. i,«8.

font les plus enclins à la haine. La colère peut bien


rendre les hommes hardis, mais elle emprunte fa vi-

gueur de l'amour qu'on a pour foy-mefme, laquelle


luy fert toufiours de fondement; & non pas de la
haine qui ne que l'accompagner. Le defefpoir fait
fait 5

faire aufli de grands efforts de courage, & la peur fait


exercer de grandes cruautez mais il y a de la diffé-
;

rence entre ces paflïons & la haine.

Il me encore à prouuer que l'amour qu'on a


refte
pour yn obiet de peu d'importance, peut caufer plus 10

de mal, eftant déréglée, que ne fait la haine d'vn


autre de plus de valeur. Et la raifon que i'en donne,
eft que mal qui vient de la haine s'étend feulement
le

fur l'obiet hay, au lieu que l'amour déréglée n'épargne


rien, finon fon obiet, lequel n'a, pour l'ordinaire, que i5

fi peu d'étendue, à comparaifon de toutes les autres

chofes dont elle eft prefte de procurer la perte & la

ruine, afin que cela férue de ragouft à l'extrauagance


de fa fureur. On dira peut-eftre que la haine eft la
plus prochaine caufe des maux qu'on attribué à l'a- 20

mour, pource que,fi nous aimons quelque chofe, nous


haillons, par mefme moyen, tout ce qui luy eft con-
traire. Mais l'amour eft toufiours plus coupable que la
haine, des maux qui fe font en cette façon, d'autant
qu'elle en eft la que l'amour d'vn
première caufe, & 25

feul obiet peut ainlî faire naiftre la haine de beaucoup


d'autres. Puis, outre cela, les plus grands maux de
l'amour ne font pas ceux quelle commet en cette façon
par lentremife de la haine; les principaux & les plus

dangereux font ceux qu'elle ou laifïe faire, pour


fait, îo

le lcul plailir de l'obiet aimé, ou pour le fien propre.


i, us-no. CDLXIX. — 21 Février 1647. <W
le me fouuiens d'vne faillie de Théophile, qui peut
eftre mife icy pour exemple: il fait dire à vne perfonne
éperdue d'amour :

Dieux, que le beau Paris eut vne belle proye !

5 Que cet A niant fit bien,

Alors qu'il alluma l'embrasement de Troye,


a
Pour amortir le Jien!

Ce qui monftre que mefme les plus grands & les plus

funeftes defaftres peuuent eftre quelquefois, comme


10 i'ay dit, des ragoufts d'vne amour mal réglée, & feruir
à la rendre plus agréable, d'autant qu'ils en enri-
chiffent le prix. le ne fçay fi mes penfées s'acordent en
ceey auec les voftres; mais ie vous affure bien qu'elles
s'accordent en ce que, comme vous m'auez promis
i5 beaucoup de bien-veillance,ainlï iefuis auec vne tres-
ardente paillon, &c.

D'Egmond, le 1 Féurier 1647.

CDLXIX.

Elisabeth a Descartes.

[Berlin, 21 février 1647.]

Cône MS., Rosendaal, près Arnhem, Collection PallanJt.

Publiée par Faucher de Careil, p. 120-123, Descartes et la Prin-


cesse Elisabeth [Paris, Germer-Baillièrc, i8jg). La date est donnée

a. Stances pour Mademoiselle de M. . . (Théophile, Œuvres complètes,


nouv. édit., Paris, P. Jannet, 1 856. 1. 1, p. 200.)

ConREsrouPANCF. IV '•
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