Le Regard de Ryszard Kapuscinski Sur L Cycle 20074
Le Regard de Ryszard Kapuscinski Sur L Cycle 20074
Le Regard de Ryszard Kapuscinski Sur L Cycle 20074
Barbara Miechówka
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monde entier, l’homme de la maturité présente de très brillantes synthèses sur cette
grande page de l’histoire du 20ème siècle à laquelle il a assisté : la naissance du
continent africain comme nouvelle force de la scène internationale. Ces analyses, faites
avec le recul du temps, restent empreintes de la sensibilité et de la tendresse avec
laquelle Kapuściński décrit l’Afrique dans ses reportages. Elles montrent l’effort
perpétuel des peuples d’Afrique pour essayer de réaliser ce qu’il a de meilleur dans
l’humanité, alors qu’ils sont confrontés aux situations les plus extrêmes, en raison d’un
climat particulièrement hostile ou de violences politiques d’une impitoyable brutalité
Tendresse, sensibilité, mais aussi lucidité. Car ce n’est pas le moindre des
paradoxes de l’œuvre de Ryszard Kapuściński que de décrire avec beaucoup d’empathie
les premiers hommes politiques qui se sont illustrés dans le mouvement de conquête de
l’indépendance des peuples d’Afrique, ces hommes qui ont naïvement cru pouvoir
installer la démocratie et le socialisme et y ont échoué, ou de décrire le fonctionnement
d’un régime autoritaire comme celui du Négus en Ethiopie en donnant au lecteur
polonais de 1978 l’impression qu’il lui décrit en filigrane le fonctionnement du régime
vieillissant de Edward Gierek.
1. Une sensibilité
R. Kapuscinski a manifesté très tôt une grande sensibilité poétique. Alors qu’il
était encore lycéen, il a écrit ses premiers vers en 1948 à l’âge de 16 ans, et a été publié
dès 1949 dans la revue « Dziś i jutro ». Pendant ses études d’histoire à l’Université de
Varsovie, il travaille comme coursier à la revue « Sztandar Młodych » et y est ensuite
employé comme journaliste.
Sa sensibilité à la souffrance des autres s’exprime très vite dans la façon dont il
exerce son métier de journaliste débutant. Car en 1955 il publie un reportage très
remarqué sur Nowa Huta, To też jest prawda o Nowej Hucie (« Cela aussi, c’est la
vérité sur Nowa Huta ») dans lequel, à contre-courant de la propagande triomphaliste
qui célébrait les grandes réalisations du socialisme, il fait état de la misère cachée, des
conditions de vie sordides des ouvriers et dénonce les entorses au droit ainsi que les
abus de pouvoir des dirigeants de l’aciérie Lénine. Ce reportage sera très remarqué par
les lecteurs, mais aussi par le pouvoir qui va chercher à se débarrasser de ce jeune
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Pour faire du bon journalisme, il faut avant tout être un homme bon.
Les gens méchants ne peuvent être de bons journalistes. Seul un homme bon
s’efforce de comprendre les autres, leurs intentions, leur foi, leurs
préoccupations, leurs difficultés, leurs tragédies. Et aussitôt, dès le premier
instant, il devient partie prenante de leur destin. (Traduction BM)
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circonstances bien particulières. Il est né en 1932 à Pińsk, ville de Polésie qui se trouve
actuellement sur le territoire de la Biélorussie, dans une famille d’instituteurs polonais
confrontés à la rude tâche d’enseigner dans la région la plus pauvre de la Pologne de
l’entre-deux-guerres, où la population était constituée d’un mélange de Biélorusses, de
Juifs et de Polonais . Pendant la partie de son enfance qui se déroule sous la deuxième
guerre mondiale, il a vécu avec ses parents l’expérience de la faim, a connu ce rêve de
tout enfant polonais pendant la seconde guerre mondiale : avoir un jour une vraie paire
de chaussures et a fait aussi l’expérience des formes extrêmes de la violence politique.
Dans le premier chapitre de Imperium publié en 1993, il raconte sa première
rencontre avec l’empire soviétique qui envahit l’Est de la Pologne. Il voit alors ces
scènes qui ont marqué toute la Pologne en septembre 1939 aussi bien à l’Ouest qu’à
l’Est: les populations civiles qui fuient à pied en emportant avec elles tout ce qu’elles
peuvent, les routes empoussiérées et jonchées de cadavres de chevaux. Mais surtout
très vite il assiste à la déportation de la population polonaise de Pińsk, pendant ces nuits
où il est interdit de dormir pour pouvoir réagir vite à l’arrivée du NKVD et où il faut
rester habillé dans son lit pour pouvoir, le cas échéant, s’enfuir. Il voit le va-et-vient des
wagons remplis de gens à la gare toute proche du domicile de ses parents, puis la
disparition de quelques camarades de classe et enfin celle de son instituteur, qu’il
aperçoit pour la dernière fois de loin, enfermé dans un wagon, sans qu’il ne puisse lui
dire au revoir.
Un autre texte, qui vient de paraître à titre posthume permet de comprendre la
formation d’une sensibilité. Il s’agit d’un court chapitre intitulé Ćwiczenia pamięci
(« Exercices de mémoire ») que Kapuściński a rédigé dans la seconde moitié des
années 1980, et qui figure en tête de la réédition d’un recueil de reportages de 1962 sur
la vie de marginaux de la province polonaise, recueil intitulé Busz po Polsku. (« La
brousse à la polonaise »). Il y relate ses souvenirs de la guerre en Pologne, en présentant
quelques scènes de la vie à Pińsk, que l’on retrouve dans Imperium, et qui sont suivies
de souvenirs de la guerre à la campagne aux alentours de Varsovie. En effet, son père,
officier polonais capturé par l’Armée Rouge, avait réussi à s’enfuir alors que l’on
déportait l’armée polonaise vers l’Est. Après une brève apparition nocturne dans son
foyer, alors que les déportations des populations civiles venaient à peine de commencer,
il part vers l’Ouest. Sa mère décide de le rejoindre. C’est ainsi que la famille se retrouve
dans un village des alentours de Varsovie qui jouxte la forêt de Palmiry, forêt de
sinistre mémoire. A partir du printemps 1940, le jeune enfant assiste alors au va-et-
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vient des camions qui y amènent les résistants polonais que l’occupant nazi commençait
à traquer systématiquement dans Varsovie à partir de cette date et il essaie d’observer
en cachette les exécutions qui ont lieu dans la forêt. Puis à la fin de la guerre, en 1944,
dans un village de l’autre côté de Varsovie, où pendant l’Insurrection de Varsovie
s’était installé un hôpital de campagne, il est témoin d’un nouveau spectacle macabre :
enfant de chœur, il assiste le prêtre qui enterre à la chaîne les corps inanimés sortis des
camions qui amènent les blessés de l’Insurrection de Varsovie.
Dans ce texte, Kapuściński dit avoir été en quelque sorte contaminé par la
guerre, car, dit-il, pour lui, la guerre n’a pas cessé en 1945. De fait, pour lui, elle n’a
jamais cessé. Il n’a pas cessé d’être fasciné par ce qu’il appelle les bouillonnements
du monde que son métier de journaliste l’a amené à redécouvrir ensuite en Amérique du
Sud et en Afrique. On peut donc déduire des propos de Kapuściński que son expérience
polonaise a engendré cette curiosité pour la vie tumultueuse de la planète qui
caractérise son œuvre.
3. Un tempérament d’aventurier
Cette curiosité n’aurait pas été féconde si Kapuściński ne s’était pas découvert
un tempérament d’aventurier. Il a acquis une connaissance intime de l’Afrique parce
qu’il a pu voir ce que d’ordinaire les Européens ne peuvent voir, en prenant les risques
les plus fous pour aller sur le terrain qu’il veut observer. Je prendrai dans Il n’y aura
pas de paradis deux exemples de comportement qui parfois s’apparente à celui d’une
tête brûlée.
En juillet 1960, alors que Kapuściński est en Pologne, il apprend que le Congo,
qui vient d’acquérir l’indépendance, est en proie à un conflit interne d‘une violence
inouïe. Il demande au rédacteur de son chef de son journal d’y aller, car, écrit-il : « Je
suis pris au jeu, j’ai la fièvre ». L’accès au Congo étant interdit aux ressortissants des
pays socialistes, il décide de s’y introduire clandestinement avec deux collègues
tchèques à partir de la frontière avec le Soudan, en traversant la jungle en voiture,
escorté par un sergent congolais nommé Séraphin. Le récit de cette expédition qui sera
très difficile, en raison des conditions naturelles particulièrement hostiles, se termine
par les remarques suivantes :
Sur la route nous sommes arrêtés par des barrages de gendarmes, soûls
ou affamés, indifférents ou agressifs, révoltés, indolents, une armée devenue
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sauvage qui s’est emparée du pays en pillant et en violant. Quand nous sommes
arrêtés par des gendarmes de ce type, nous poussons Séraphin hors de la voiture
et attendons la suite des événements. Si Séraphin tombe dans les bras des
gendarmes nous soupirons d’aise, car cela signifie que nous sommes tombés sur
des alliés de sa tribu. Mais s’ils lui cassent la gueule et le frappent de la crosse
de leur fusil, nous avons la chair de poule, car le même sort nous attend, si ce
n’est pire. Qu’est-ce qui pouvait bien nous motiver ? Notre bêtise ? Un manque
d’imagination ? La passion ? L’ambition ? L’inconscience ? Le sens du
devoir ? Une idée fixe ? Le point d’honneur de continuer coûte que coûte sur
cette route (sur laquelle notre vie ne tenait qu’à un fil) ? En avançant, je sens
que chaque kilomètre franchi ajoute derrière nous une barrière, une porte
supplémentaire et que le retour devient e plus en plus impossible. Au bout de
deux jours de traversée, nous arrivons à Stanleyville.
Je parcours une route dont il est dit que personne n’en revient vivant. Je veux
en avoir la preuve. Je sais que l’homme est pris de tremblements quand un lion
s’approche de lui dans la forêt. J’ai approché un lion pour voir ce que cela
faisait. Il fallait que je sache, je savais que personne ne pourrait m’en faire la
description.
L’analyse de cette réaction impulsive est précédée par une notation qui crée un
effet de suspens : «Toutes les terres des Yoroubas sont en flammes ». Notation qui
n’était pas une hyperbole, car la route que Kapuściński emprunte à travers la forêt est
barrée par des troncs d’arbre en feu. Il arrive à obtenir qu’on lui ouvre deux barrages, en
se délestant de tout l’argent qu’il avait sur lui. Survient alors un troisième barrage qu’il
franchira en appuyant sur l’accélérateur de sa voiture. Décidant de rebrousser chemin, il
ne reviendra vivant de cette expédition qu’avec l’aide de la chance et de la ténacité.
L’aventurier que Kapuściński a été a risqué sa vie plus d’une fois dans l’exercice
de son métier. Mais on ne peut réduire son comportement à celui d’un cascadeur. Mû
par la curiosité et le désir de comprendre l’autre, il sera aussi un aventurier du quotidien,
en se comportant différemment de la plupart des journalistes européens. En effet, dans
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les grandes villes d’Afrique où il séjournera, il choisira de s’héberger non pas dans le
quartier des Blancs, mais dans la ville noire. Choix de l’inconfort motivé en partie par
le fait que ses employeurs polonais n’ont pas les moyens de le doter d’importantes
sommes d’argent pour financer ses séjours à l’étranger, mais surtout par le fait que c’est
pour lui un moyen de mieux connaître et comprendre ces hommes sur lesquels il doit
écrire. Ces choix l’exposeront à de multiples dangers, avant qu’il ne soit accepté et
protégé par ses voisins de quartier, mais ils lui permettront d’observer des réalités qui
ont échappé à la plupart des journalistes européens.
Ainsi Salman Rushdie saluera en Kapuściński le seul journaliste qui ait su
décrire, dans le premier chapitre de D’une guerre l’autre et intitulé « Nous fermons la
ville », la façon dont les Portugais quittent l’Angola qui vient d’acquérir
l’indépendance. Kapuściński séjourne alors dans un hôtel proche du port de Luanda
habité par le peuple ordinaire des petits colons portugais, et à proximité duquel traînent
la nuit tous les desperados en révolte contre l’indépendance, qui voient dans les Etats-
membres du Pacte de Varsovie les responsables de la révolution des œillets au Portugal,
les responsables de leur carrière perdue de petits fonctionnaires coloniaux qui doivent
abandonner leur terre promise et les maigres biens qu’ils y ont acquis. Lieu dangereux
pour Kapuściński, qui est le seul européen du quartier qui ne soit pas lié à l’Angola de
la période coloniale par son histoire personnelle. Mais lieu qui, pendant le mois au cours
duquel les Portugais quittent l’Angola, est un extraordinaire point d’observation de ce
que Kapuściński appelle « la ville en bois » (« miasto drewniane ») qui se substitue à
la ville de pierre, ville en bois à l’intérieur de laquelle on transporte tous les biens et les
meubles qu’il y avait dans les maisons de la ville de pierre, et ville qui se déplace. Il
s’agit des caisses qui affluent vers le port et dans lesquelles tous les gens sur le départ
emportent tous les biens qui peuvent être sauvés. Cette ville de caisses reflète la
sociologie des colons : des caisses énormes et solides des gens fortunés aux caisses
faites de bric et de broc du petit peuple.
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donc nous pencher sur le problème du genre particulier auquel appartiennent les textes
de Kapuściński : le genre du reportage littéraire, genre-frontière entre le reportage de
journal qui relate des faits réels très précisément datés et le roman ou la nouvelle qui
crée un monde fictif. Ce genre est apparu à la fin du 19ème siècle et a été pratiqué par
des plumes illustres comme celles de Hemingway ou Dos Pasos, mais aussi par les
grands maître polonais qu’ont été Melchior Wańkowicz et Ksawery Pruszyński. sur
lesquels je m’attarderai un peu.
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lequel Hailé Sélassié s’attachait des gens dévoués était aussi son talon d’Achille, car
ces mêmes gens lui masquaient la réalité de la misère dans les provinces de son Etat.
Ainsi il se coupe progressivement de la réalité et devient en quelque sorte un empereur
gouvernant un empire imaginaire. Néanmoins les serviteurs du Palais restent fidèles à
leur maître pour lequel ils ont un respect sans bornes : ainsi ils deviennent des
auxiliaires par le truchement desquels Kapuściński permet au lecteur de deviner les
pensées et les débats intérieurs du héros principal de son livre dont on voit le
comportement quotidien. Le journaliste se met aussi en scène dans des chapitres
présentés en italique, qui entrecoupent les chapitres où ce sont les serviteurs qui
racontent. Dans ces chapitres en italiques, il raconte ce qu’un journaliste étranger peut
observer de l’extérieur. Ainsi Le Négus devient une sorte de roman polyphonique, un
roman à plusieurs voix narratives. Ce procédé littéraire permet à l’auteur de montrer
l’écart qui devient abyssal entre le fonctionnement de l’empire tel qu’on le voit du
Palais et la réalité de l’Ethiopie qui est celle d’un pouvoir agonisant qui s’épuise en
dépenses somptuaires, alors que la misère et la famine s’installent dans les provinces.
Le procédé du chapitre en italiques est également utilisé dans Il n’y aura pas de
paradis. Les chapitres en caractères droits ont chacun leur unité thématique propre :
Kapuściński y présente tour à tour et de façon parfois très documentée, plusieurs états
africains qui ont une histoire particulière qui n’a rien de commun avec celle des
autres. Ainsi, dans les chapitres consacrés à l’Afrique, nous passons tour à tour du
Ghana au Congo, puis en Afrique du Sud et en Algérie, en Guinée ou au Nigéria. Dans
les chapitres en italiques, l’auteur présente « un autre livre qui aurait pu être écrit »,
dans lequel il se met en scène de façon plus personnelle, en racontant de nombreuses
aventures, dont celle de l’entrée au Congo, ou celle d’un épisode où atteint de la
malaria, il observe de son lit à Lagos la vie quotidienne du Nigeria, jusqu’à ce qu’il
puisse retourner à Varsovie, où finalement la rédaction de son journal décide de
l’envoyer en Amérique du Sud, à laquelle il consacre quelques chapitres du livre.
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livre qui décrivait la montée des tensions en Europe, sous le titre Sarajevo 1914,
Changhaj 1932, Gdansk 193 ? , ouvrage dans lequel il fait part de sa conviction que
vers la fin des années 1930, on en viendra à un seconde guerre mondiale.
La technique narrative de Pruszyński s’apparente à celle de la « gawęda »
(« causerie »), variété de prose épique utilisée dans la tradition littéraire polonaise qui se
caractérise par une composition très libre permettant la digression et l’insertion de
passages qui relèvent du genre de l’essai. Cette forme narrative permet de relater les
événements en en montrant tous les aspects, pas seulement l’aspect actuel, mais aussi
les racines politiques, psychologiques et sociales.
C’est une forme qu’utilise également Kapuściński, quand, dans Il n’y aura pas
de paradis, dans des chapitres très documentés sur l’Afrique du Sud et sur l’Algérie, il
fait l’histoire de ces deux états avec très peu de notations qui mettent en scène le
reporter. La technique de la « gawęda » est également privilégiée dans Ebène, ouvrage
dans lequel Kapuściński s’appuie sur l’observation personnelle d’une part et d’autre part
sur des connaissances acquises grâce à la consultation d’une énorme bibliothèque où
travaux d’ethnologues et travaux d’historiens ont une importance égale.
Le regard informé par des lectures que Kapuściński porte sur l’Afrique lui
permet de présenter la genèse des conflits intérieurs des Etats africains après
l’indépendance, conflits qui semblent peser comme une sorte de fatalité sur l’Afrique.
Ainsi, un chapitre de Ebène intitulé « La structure du clan », qui figure en tête du
volume, met en évidence, parmi une multiplicité d’autres facteurs, deux facteurs
principaux :
- un facteur endogène, celui de la structure de la société africaine organisée en clans et
en tribus
- un facteur exogène, celui d’une décision politique prise au début de la colonisation de
l’Afrique lors de la conférence de Berlin (1883-1885), au cours de laquelle quelques
Etats européens, essentiellement l’Angleterre et la France, mais aussi la Belgique,
l’Allemagne et le Portugal se sont partagés le continent entier, en le quadrillant
géométriquement, au mépris des réalités de l’organisation tribale de la société africaine,
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Il n’y aura pas de paradis met en scène les premiers leaders socialistes des
Etats africains, non sans une certaine ironie qui souligne à quel point le discours un peu
mécanique de ces jeunes dirigeants, tous formés en Europe ou aux Etats-Unis, est
inspiré par une idéologie marxiste qui était de mode en Europe et à quel point cette
idéologie était impuissante à penser et proposer des solutions efficaces aux problèmes
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vitaux des nouveaux Etats d’Afrique. Dans Ebène, volume plus tardif, Kapuściński
montre comment la relève des premiers leaders socialistes a été prise par des
dictateurs sanguinaires comme Idi Amin Dada ou Bokassa, en général anciens petits
sergents de l’armée coloniale française ou anglaise, incultes et peu soucieux de
résoudre les problèmes de leur pays, servant surtout leur clientèle faite de membres de
la tribu à laquelle ils appartiennent, mais dictateurs qui seront soutenus par l’Europe
occidentale, qui espère ainsi conserver sa suprématie en Afrique.
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à imposer au passager blanc de se caser dans un tout petit coin du compartiment, ce qui
aurait été inconcevable trente ans auparavant.
Kapuściński multiplie les récits de séjours dans des villages où, en reporter
curieux, il cherche à se faire inviter par ses relations africaines. Ainsi, ses textes sont
émaillés de descriptions de l’organisation des villages de la brousse, avec le rôle
fondamental du culte des ancêtres dans un continent où la culture se transmet oralement,
le rôle de l’arbre à palabres dont l’ombre sert aussi de bâtiment d’école pour les enfants.
Dans ces descriptions de l’emploi du temps des autochtones, l’auteur explique que les
hommes travaillent lentement pour éviter d’épuiser des corps fragilisés par le climat, la
malnutrition et les maladies ; il explique aussi qu’une journée de travail des femmes
commence par le fait d’aller chercher de l’eau puis de ramasser du bois, avant de piler
longuement le manioc qui constitue l’aliment essentiel de l’unique repas de la journée.
Conclusion
Ayant sillonné l’Afrique dans tous les sens pendant près de quarante ans à partir
de 1958, Kapuściński est un extraordinaire témoin de l’évolution de l’Afrique
postcoloniale. La perspicacité de son regard tient certainement à son identité polonaise,
qui a fait de lui un observateur d’autant plus lucide qu’il n’est pas impliqué dans la
relation ambigüe qui lie les peuples colonisés aux peuples colonisateurs. Il a aussi eu le
génie de savoir se détacher des implications politiques du rôle que les pays de l’Est ont
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cherché à lui faire jouer en l’envoyant en Afrique. Car, paradoxalement, dans l’Afrique
des premières années de l’indépendance, celle de Nasser et aussi Hailé Sélassié, il a vu
une métaphore des régimes de type soviétique qui ont été imposés à l’Europe de l’Est.
Le regard de Kapuściński sur l’Afrique est, en dernier ressort, un regard
profondément fraternel. Et dans bien des passages de ses textes, on sent qu’une relation
charnelle a fini par l’unir à ce continent dont il est aussi devenu, grâce à un travail
intellectuel considérable, un spécialiste de réputation internationale, maintes fois
sollicité pour des entretiens par les plus grands journaux du monde et par bien des
universités pour des conférences, dans lesquelles il montre qu’il n’y a pas d’Afrique,
mais plutôt des Afriques, tant les peuples et leur histoire ainsi que les conditions
climatiques y sont divers.
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