Communio XXX, 2 - Mars-Avril 2005-Von - Balthasar

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HANS URS VON BALTHASAR


Théologie et culture
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R E V U E C AT H O L I Q U E I N T E R N AT I O N A L E

COMMUNIO

HANS URS VON BALTHASAR


Théologie et culture

« L’amour garde la gloire.»


Hans Urs von Balthasar
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Prochain numéro
mai-juin 2005
L’Europe unie et le christianisme

Dépôt légal : avril 2005 – N° de CPPAP : 0106 G80668


N° ISBN : 2-915-111-06-5 – N° ISSN : X-0338-781-X – N° d’édition : 95196 –
Directeur de la publication : Olivier Boulnois – Composition : DV Arts Graphiques
à Chartres – Impression : Imprimerie Sagim-Canale à Courtry
N° d’impression : 8362.
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Sommaire

ÉDITORIAL ––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––

COMMUNIO : Un hommage créatif


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L’UNITÉ DE L’ŒUVRE ––––––––––––––––––––––––––––
BALTHASAR : Une figure et une œuvre
Une présentation de la biographie et de l’œuvre du cardinal von Balthasar
9
Jean-Marie LUSTIGER : L’impact de l’œuvre de Balthasar
dans l’Église contemporaine
L’œuvre de Balthasar est une reprise de fond de toute la situation spirituelle, intel-
13 lectuelle, théologique et de la vie de l’Église, « enlisée » dans les sables du monde
moderne. Balthasar a rouvert les sources de la tradition chrétienne dans un acte de
foi, qui est en même temps un acte de vérité, pour réassumer la totalité de la culture.

Peter HENRICI : La « Trilogie » de Hans Urs von Balthasar :


une théologie de la culture européenne
La présentation de la « Trilogie » batlhasarienne permet de découvrir le sens d’une
23 entreprise hors norme qui met en œuvre la relation fondamentale entre théologie
et culture. Confrontation risquée qui n’échappe au drame qu’en se référant à
la Révélation de l’amour d’un Dieu qui agit dans l’histoire : tel est l’enjeu de la
théologie esthétique qui ouvre au dialogue intratrinitaire et trouve son accomplis-
sement dans la Dramatique divine.

PHILOSOPHIE –––––––––––––––––––––––––––––––––––
Olivier BOULNOIS : Le nom et l’image de Dieu

35 Balthasar insiste sur la transcendance d’un Dieu au-delà de la négation même.


Il montre que toute nomination de Dieu vient du Christ, la Parole éternelle du Père.
Avec son « esthétique théologique », Balthasar expose comment Dieu se révèle
à travers des figures, la première étant celle du Christ, image du Père. Le même
statut incombe alors à l’image et à la parole : renvoyer à ce qui les dépasse.

Vincent CARRAUD : La Gloire et la Croix


et l’histoire de la métaphysique
Si l’œuvre balthasarienne est commandée par un souci de conciliation et d’intégra-
51 tion, c’est aussi une œuvre tranchante, spécialement dans son dédain théologique de
la métaphysique, rigoureusement entendue comme science de l’étant en tant
qu’étant. Lorsqu’il s’agit de réintroduire le rayonnement de la gloire divine,
Balthasar procède de manière abrupte quand il prend position sur la question des
transcendantaux, et tout particulièrement celle du beau.

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SOMMAIRE ---------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Jean-Louis CHRÉTIEN : La beauté comme inchoation de la gloire

65 L’inchoation (du latin chrétien inchoatio), sert à nommer un commencement nou-


veau dans le temps, qui ne finira pas avec le temps, le « déjà là et pas encore » vécu
dans la vie de la grâce, qui inaugure la vie éternelle. En faisant du beau un trans-
cendantal, Balthasar voit dans la beauté une « inchoation de la gloire », une pro-
messe déjà tenue tout en demeurant promesse, un appel de l’infini au cœur du fini.

Jean-Luc MARION : Le « phénomène du Christ »


selon Hans Urs von Balthasar

77 Balthasar refuse de penser Dieu comme un objet parmi d’autres, soumis à des
approches extérieures, à nos interprétations humaines et scientifiques. En se révé-
lant lui-même comme contenu, il nous donne le moyen de l’interpréter, la forme
de la révélation. Dieu propose donc à notre expérience finie un moyen de s’ouvrir
sur ce qui la dépasse.

THÉOLOGIE –––––––––––––––––––––––––––––––––––
Xavier TILLIETTE : Le samedi-saint spéculatif
et la descente aux enfers

83 Hegel mettait au centre de sa philosophie le « vendredi-saint spéculatif » : il inter-


prétait philosophiquement le vendredi-saint comme le sacrifice par Dieu de sa divi-
nité (sécularisation). Balthasar, au contraire, insiste sur le silence de Dieu le
samedi-saint : l’absence de Dieu, l’invisibilité du Père, font partie du drame de la
rencontre entre Dieu et l’homme. La dimension finie de l’existence humaine, la souf-
france et la mort ont été éprouvées par le Christ et sont entrées en Dieu. Nous pou-
vons alors espérer que cette absence soit transmuée dans la gloire de la Résurrection.

Michel CORBIN : De la prière comme lieu de la théologie


La pensée de Balthasar éclaire celle de saint Anselme. Elle conduit à reconnaître
91 Dieu comme « tel qu’on n’en peut rien penser de plus grand », ce qui signifie
l’abandon d’une ontologie philosophique préalable à la réflexion théologique.
Mais alors que c’est la transcendance débordante de Dieu qui nous donne de le
penser, la « reconnaissance de l’existence de Dieu » s’insère dans la prière : nous
demandons à Dieu de nous aider à connaître ce qui surpasse toute connaissance.

Georges CHANTRAINE : Surnaturel chez Henri de Lubac


et Hans Urs von Baltasar

106 L’œuvre de Balthasar ne peut se comprendre que dans la fidélité à la réflexion du


Père de Lubac. En critiquant et en renouant avec les Pères de l’Eglise, et notamment
avec Augustin, mais aussi en discutant avec l’humanisme athée, Lubac et Balthasar
insistent sur l’idée que le désir de Dieu anime naturellement tout l’homme, et
qu’en même temps, seule la libre générosité divine peut venir le combler.

Hans Urs von BALTHASAR : Prière pour Communio

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Communio, n° XXX, 2 – mars-avril 2005

COMMUNIO

Éditorial
Un hommage créatif

père Hans Urs von Balthasar est né en 1905. À l’occasion

L
E
de ce centenaire, de nombreux colloques seront consacrés à
son œuvre.
Mais la revue Communio, qu’il a fondée, ressent une dette parti-
culière à son égard. Nous avons voulu lui rendre hommage, dans le
même esprit qui présida à la fondation de la revue Communio, pour
servir l’intelligence de la foi dans ce pays et dans notre époque.
Nous avons voulu rendre hommage à son esprit catholique, c’est-à-
dire universel, à son immense culture, à son insertion dans la philo-
sophie, la théologie et la littérature européennes du XXe siècle.
L’Unesco, organisation internationale pour l’éducation et la culture,
était pour cela un endroit approprié.
En organisant un colloque le 22 janvier 2005, nous avons voulu
aussi, par fidélité à son esprit toujours créatif, toujours sur la brèche,
montrer la fécondité de son œuvre. C’est pourquoi nous avons invité
plusieurs philosophes et théologiens à présenter quels sont, selon
eux, les aspects les plus remarquables de la pensée de Balthasar, à
indiquer dans quelles directions ils ont pu prolonger ses travaux, et
comment nous pourrions, avec eux, aller encore plus loin.
Ce sont les communications du 22 janvier que nous livrons ici.
Nous y avons seulement ajouté une présentation biographique,
ainsi qu’un article de Mgr Henrici, coordinateur international de la
revue Communio, qui a bien voulu présider cette journée.

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Communio, n° XXX, 2 – mars-avril 2005

Balthasar :
une figure et une œuvre

« Les écrits du Père de Balthasar attesteront que


le milieu du XXe siècle fut, malgré bien des misères,
une grande époque de réflexion chrétienne. [...]
En eux, toujours l’audace et la fidélité sont sœurs. »
Henri de Lubac, Préface à La Foi du Christ.

Urs von Balthasar est né le 12 août 1905 à Lucerne, en

H
ANS
Suisse, « dans une famille foncièrement catholique ». Pas-
sionné de musique, il hésite entre des études musicales et
des études littéraires ; lorsqu’il choisira ces dernières, il continuera
de jouer. En 1925, son premier texte publié portera sur l’évolution
des idées musicales.
Ses études supérieures d’humanités classiques se déroulent à
Vienne, Berlin et Zurich. Il s’initie également au sanscrit et à la
mystique orientale. Ses études s’achèvent par une thèse intitulée
Histoire du problème eschatologique dans la littérature allemande
moderne, publiée sous le titre Apocalypse de l’âme allemande. Étude
pour une doctrine des attitudes ultimes, en trois volumes : L’Idéa-
lisme allemand, Sous le Signe de Nietzsche, La Déification de la
mort (Salzbourg, 1937-1939). L’ouvrage porte sur la relation entre
la poésie, la philosophie et la théologie dans la pensée allemande, de
Lessing à la première guerre mondiale.
À l’automne 1927, Balthasar suit les grands exercices de saint
Ignace. « Comme touché par l’éclair », il ressent l’évidence de la

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L’UNITÉ DE L’ŒUVRE --------------------------------------------------------- Olivier Boulnois

vocation. Il entre dans la Compagnie de Jésus en 1929. Sa formation


le mène en Autriche, puis à Pullach, en Bavière, pour la philosophie,
et enfin à Lyon, pour la théologie. Sous l’influence de Przywara, il
traduit en allemand certains Commentaires des Psaumes de saint
Augustin (1936). Il est ordonné prêtre en 1936.
Il collabore alors à la revue Stimmen der Zeit (Voix du temps) à
Munich, organe de la résistance spirituelle au nazisme. Très influencé
par le Père de Lubac, il participe au mouvement de « Retour aux
sources », et se consacre à la présentation des Pères de l’Église.
Il traduit Origène, à ses yeux le plus grand de tous, dans Geist und
Feuer (Esprit et Feu, 1938), Grégoire de Nysse, Der versiegelte
Quell (La Source scellée, 1939), et Irénée de Lyon, Geduld des
Reifens (Patience de la maturation, 1943) ; en même temps, il
consacre un livre à Grégoire de Nysse, Prière et Pensée, paru direc-
tement en français (1942) et un autre à Maxime le Confesseur,
Kosmische Liturgie (Liturgie cosmique, 1941). Il trouve chez les
Pères une issue hors de la néo-scolastique, et un lien intime entre
vie et œuvre, théologie et sainteté, qu’il ne cessera de faire redé-
couvrir. Plus tard, il traduira aussi les Pères latins (Augustin, Bernard
de Clairvaux), des auteurs espagnols (Calderon), français (Pascal)
et de nombreux ouvrages de contemporains (Henri de Lubac, Louis
Bouyer).
Au début de la guerre, il devient aumônier d’étudiants à Bâle.
Il assure la direction spirituelle de nombreux étudiants ; il insiste sur
la formation des laïcs afin de leur permettre de trouver Dieu au cœur
du monde, dans un esprit ignacien. Il traduit aussi les grands poètes
catholiques français : Claudel (Les Cinq grandes Odes, Le Soulier
de Satin, Le Chemin de Croix, etc.), Péguy (Le Porche du Mystère de
la deuxième vertu) et consacre un gros livre à Bernanos (1954).
À Bâle, il rencontre Karl Barth, participe à l’un de ses séminaires,
et donne une série de conférences en dialoguant avec lui. En 1951,
il en tirera Karl Barth. Darstellung und Deutung seiner Theologie
(Karl Barth, Présentation et Interprétation de sa théologie).
Il y rencontre aussi Adrienne von Speyr : née en 1902, mariée,
médecin, protestante, celle-ci a déjà connu des expériences spirituelles
exceptionnelles. Elle se convertit au catholicisme à la Toussaint 1940,
et commence alors à recevoir de nombreuses visions, qu’elle décrit
pendant que Balthasar les sténographie. En 1944 commencent les
« dictées » sur l’Évangile de Jean. Adrienne reçoit aussi la mission
de fonder une nouvelle communauté séculière, la Communauté
Saint-Jean. Pour publier l’œuvre d’Adrienne et exprimer l’esprit de

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---------------------------------------------------------------------------- Balthasar : une figure et une œuvre

cette communauté, Balthasar fonde les Éditions Saint-Jean (Johannes


Verlag) : en 1947 paraît Die Magd des Herrn (La Servante du
Seigneur) et le Commentaire sur Jean ; les œuvres d’Adrienne tota-
liseront une soixantaine de volumes.
La Compagnie de Jésus lui ayant signifié l’impossibilité pour
celle-ci de prendre en charge la Communauté Saint-Jean et sa
fondatrice, Balthasar se résout à quitter la Compagnie en 1950.
C’est la rupture qui lui a le plus coûté. Il se retrouve sans logement
ni insertion dans un diocèse. Des amis le logent à Zurich. L’évêque
de Coire l’autorise à célébrer. Il sera finalement incardiné dans ce
diocèse en 1956. Il retourne alors à Bâle, où il réside chez Adrienne
von Speyr et son mari. Il y continue son rôle d’accompagnateur
spirituel, jusqu’à la mort d’Adrienne en 1967.
Son œuvre personnelle vise à une réorientation de l’Église et
de la théologie, en direction d’un approfondissement spéculatif
et spirituel, ainsi que d’une confrontation avec la pensée contempo-
raine. De nombreux essais aux titres évocateurs paraissent alors,
comme : Le Cœur du monde (1945) ; Raser les bastions (1952) ;
L’Amour seul est digne de foi (1963) ; Qui est chrétien ? (1965) ;
Cordula ou l’épreuve décisive (1966) ; Retour au centre (1969) ;
La vérité est symphonique (1972).
Dès 1960, il jette les base de son grand œuvre : la « Trilogie ».
Il s’agit de présenter l’essence du christianisme en partant des
grandes œuvres de la pensée européenne comme autant de perspec-
tives sur cette vérité : littérature et philosophie, humanisme et
théologie, mystique et conceptualité, Bible et culture ne cessent
de s’y répondre. Le premier volet, consacré à la beauté, s’intitule
Herrlichkeit. Eine theologische Ästhetik (Magnificence. Une esthé-
tique théologique, 1961-1969) ; il sera traduit sous le titre La Gloire
et la Croix (sept tomes, 1961-1969). Le second volet, consacré au
bien, s’intitule Theodramatik (Dramaturgie divine, 1973-1983) ; il
sera traduit sous le titre La Dramatique divine (cinq tomes, 1973-
1983). Le troisième volet, consacré au vrai, s’intitule Theologik
(1985-1987), traduit sous le titre La Théologique (quatre volumes,
1985-1987). L’ensemble est couronné par un Épilogue (1987).
En même temps, Balthasar continue d’écrire de nombreux articles
et livres. Il intervient en particulier sur des questions de théologie
fondamentale : La Foi du Christ (recueil d’articles traduits en français,
1968) traite d’un point majeur de christologie ; Pâques le Mystère
(1969), porte sur la signification du cœur du mystère de la rédemp-
tion ; Espérer pour tous (1986) s’interroge sur l’eschatologie et le

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L’UNITÉ DE L’ŒUVRE --------------------------------------------------------- Olivier Boulnois

problème de l’enfer. Conformément à leurs titres, Points de repère


(1973) et Nouveaux Points de repère (1980) recueillent des articles
brefs, mais à chaque fois nets et décisifs.
Son œuvre commence alors à devenir connue, et donc à susciter
l’hostilité. Balthasar n’avait pas été expert au Concile, mais au len-
demain de celui-ci, il est l’inspirateur de la confédération de revues
Communio, destinée à le prolonger en assurant une réflexion chré-
tienne dans la culture de chaque pays : les rédactions sont distinctes
par aires linguistiques, et totalement autonomes pour le choix de leurs
articles. Balthasar assure la coordination internationale et propose
lui-même un éditorial pour chaque numéro prévu. Il devient aussi
membre de la commission théologique internationale, et membre
associé de l’Institut de France.
En 1984, il reçoit des mains du pape Jean-Paul II le prix Paul VI
pour l’ensemble de son œuvre théologique. Il meurt le 26 juin 1988,
deux jours avant le consistoire qui devait le faire cardinal.
Sa bibliographie compte 119 ouvrages, 532 articles (partiellement
repris dans Skizzen zur Theologie, 5 volumes), 110 traductions.

Olivier Boulnois
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Communio, n° XXX, 2 – mars-avril 2005

Cardinal Jean-Marie LUSTIGER

Hans Urs von Balthasar


et la culture européenne
Présentation : L’impact de l’œuvre de Balthasar
dans l’Église contemporaine

EST pour moi un devoir de piété et de reconnaissance de

C’ rendre témoignage au Père Hans Urs von Balthasar alors


que débute votre colloque.
Olivier Boulnois m’a assigné le sujet suivant : L’impact de l’œuvre
de Balthasar dans l’Église contemporaine. Je me contente de dire :
dans l’Église contemporaine en France.
La chronologie des traductions françaises de son œuvre lui a
ménagé une entrée surprenante dans le public français.
Renonçant à un exposé chronologique, je me présente devant
vous, avec ma seule mémoire et mes réactions, comme témoin et
comme acteur de cette période de l’histoire où apparaît dans la nuit
sombre du catholicisme français cet astre étonnant que le cardinal
de Lubac désignait avec tant de force et de conviction.
Quelle était la situation, telle que je me la représente aujour-
d’hui ? L’Église, prise dans son sens concret, c’est-à-dire l’ensemble
des croyants fidèles et vivant de la foi du Christ dans ce mystère
ecclésial où se donne et se rend présent le mystère même du Salut,
semblait un bateau échoué ; échoué contre des récifs ou contre des
bancs de sable et incapable de s’en dégager. La parution de l’œuvre
de Balthasar a été comme un courant puissant qui remet le bateau en
pleine mer.
L’Église semblait échouée, enlisée dans les sables du monde
moderne, ou plutôt de la « modernité » comme on dit. Pour décrire
cette réalité complexe, j’ajoute un autre mot inscrit dans l’histoire de

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L’UNITÉ DE L’ŒUVRE --------------------------------------------- Jean-Marie Lustiger

la pensée chrétienne : le « modernisme » et une troisième expression


empruntée à Charlie Chaplin, « les temps modernes ».

La modernité, ainsi suggérée, naît d’une crise spirituelle, philoso-


phique, culturelle de l’Occident. Marqué à son intime par la Révé-
lation et selon la logique même de ses choix spirituels, il s’engage
dans une voie qui l’éloigne de ses sources au point de les renier ou
de les déconstruire. Il devra, en tout cas, s’expliquer avec elles.
Cette définition est partielle puisqu’elle est relative à la source ;
c’est une interprétation descriptive de la modernité non pas par
rapport à elle-même, mais par rapport au moment où elle se mani-
feste dans l’histoire de la culture occidentale et peut-être de la
culture mondiale.
Le modernisme est la tentation des chrétiens et des croyants de
réduire à la mesure des moyens de compréhension qu’ils se sont
donnés l’appréhension de cette source, de ramener la manière d’y
puiser à ce que l’état de la raison leur permet d’y recueillir. C’est
donc une automutilation de la raison, pour satisfaire à la raison. La
capacité spirituelle, métaphysique, philosophique, de l’intelligence
humaine se resserre de plus en plus sur elle-même au point de
s’étrangler.
Quant aux temps modernes de Charlot, voilà peut-être la prophétie
la plus simple et la plus facile à comprendre de ce produit de civili-
sation dont nous vivons et qui s’exprime dans les développements,
les dangers, les désordres possibles de cette culture et de ce moment
de l’histoire de l’humanité – beaucoup plus graves que le film de
Charlie Chaplin ne permet de le voir. Je le dis alors que quelques
jours nous séparent du soixantième anniversaire de l’entrée de
l’armée russe dans les camps de concentration d’Auschwitz, camps
vides de la plupart de leurs victimes puisqu’elles étaient en route dans
la « marche de la mort ».

Comment apparaît l’œuvre de Balthasar ?

C’est une reprise de fond de toute la situation spirituelle, intel-


lectuelle, théologique et de la vie de l’Église ; saisissant la totalité du
message, Balthasar y trouve à nouveau la source de l’interprétation
de la totalité du phénomène même de la culture.
C’est bien plus que ce que l’on a alors décrit comme un retour
aux sources. Nous y avions placé un grand espoir, dans les années

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----------- L’impact de l’œuvre de Balthasar dans l’Église contemporaine

de l’immédiat après-guerre, lorsque apparaissent dans le paysage


français, autour de la revue « Dieu vivant », les traits d’un renouveau
nourri de tradition patristique ; période pleine d’espérance mais en
même temps de confusion. Rappelons l’effroyable querelle qui a
agité les théologiens français : sur les sens spirituels de l’Écriture et
l’exégèse scientifique, la légitimité des sens de l’Écriture face à
la rigueur de l’interprétation dite scientifique qui prétendait avoir
l’exclusivité de la compréhension de l’Écriture. Balthasar a décrit
d’une formule cruelle « le regard, avec des yeux à facettes, des exé-
gètes » : ne voyant que des petits bouts, ils sont incapables de saisir
l’ensemble de l’image.
Balthasar opère une reprise de fond où se réassume la compré-
hension des problèmes contemporains, non pas dans un combat
contre ce que l’on pouvait appeler la modernité ou le modernisme,
mais dans la réinterprétation de l’idée même de modernité à la
lumière d’une vérité plus profonde qui l’englobe et la dépasse.
Autrement dit, faire l’acte de foi, qui est en même temps un acte de
vérité, pour réassumer la totalité de la culture dans un acte rationnel
et critique, mais d’abord de croyant, c’est-à-dire :
– réintroduire la mystique dans la théologie et faire de la sainteté
ou plutôt des saints la norme, le canon de l’intelligence de la foi et
donc de l’œuvre spéculative ;
– ne pas faire de Dieu l’objet d’un savoir distancié face auquel
l’homme se présenterait comme souverain ; mais placer l’homme
lui-même comme croyant disciple du Christ, disponible à l’Esprit,
avec les ressources de son intelligence, pour accueillir Dieu qui le
trouve avant que l’homme ne puisse le trouver.

C’est donc cette réassomption par un surcroît de culture qui


donne à l’homme moderne l’intelligence de sa propre modernité.
Il y découvre la continuité des combats d’un humanisme qui prend
ses racines bien au-delà de l’époque la plus récente dont nous pré-
tendons faire le point de départ de toute compréhension.
Il fallait pour cela un génie. Il assume avec une telle majestueuse
pénétration la totalité de la culture que même les sursauts, les écla-
boussures, les polémiques sont balayés par le mouvement en pro-
fondeur par lequel se déploie l’œuvre de Balthasar.
D’où le choc libérateur que l’œuvre de Balthasar a provoqué pour
le catholicisme français et dont la fondation de la revue Communio,
en regroupant des énergies, jeunes et nouvelles, a été un des moyens
de diffusion et d’expression.

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L’UNITÉ DE L’ŒUVRE --------------------------------------------- Jean-Marie Lustiger

Par un surcroît de foi, par un retour au centre de la foi, permettre


de comprendre le combat même que la foi suscite dans l’homme
entre ce qu’il a appelé « la raison et la foi ».

Quelques exemples rapides pour illustrer mon propos

– Le problème de l’apologétique qui a habité le XVIIIe siècle, le


XIXe siècle, le début du XXe siècle, à savoir : comment défendre la foi
contre les attaques d’une raison triomphante et comment répondre
aux objections soulevées ? La réponse que donne Balthasar avec un
titre provocateur L’amour seul est digne de foi (1963, assez vite en
France en 1966) est typique. Car c’est en plongeant à l’intérieur du
mystère que le mystère se justifie lui-même ; et il inclut dans l’énoncé
de sa question l’homme qui s’interroge. C’est donc une herméneu-
tique encore plus puissante qui oblige non pas à se penser soi-même
face à l’objet de sa pensée, mais à accepter d’être pensé par celui
que nous voudrions penser : Dieu lui-même, qui se révèle dans cet
acte. S’il est vrai que la raison est éclairée dans ce mystère qui se
donne, ce n’est pas l’anéantissement de la raison qui s’interroge ;
mais, au contraire, cette Révélation est la délivrance de la raison
rendue ainsi à elle-même au moment même où elle reconnaît que sa
quête est dépassée par ce qu’elle veut découvrir.
Cette démarche qui rend leur poids véritable aux choses les unes
par rapport aux autres, nous montre ce dépassement et cette naviga-
tion que j’appelle « en pleine mer ».

– Un autre aspect peu connu en France : l’immensité de la reprise


de l’histoire culturelle de l’Occident et bien au-delà ; traduite plus
tardivement, avec combien de soins, et qui dépasse, j’en suis per-
suadé, la plupart des lecteurs français ; je ne sais s’il en est de même
pour ceux de langue allemande.
Cette reprise majestueuse, fascinante, de l’ensemble de la culture
à la lumière de la foi nous montre comment il s’agit non pas d’une
apologétique à courte vue, mais d’une compréhension selon une
certaine vision de l’homme que nous donne la foi, plus englobante
puisqu’elle se fait obéissante à cette Lumière même que nous
cherchons à saisir.

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----------- L’impact de l’œuvre de Balthasar dans l’Église contemporaine

– De même, les fondements philosophiques de la théologie ; la


position singulière de Balthasar est apparue très vite.
Je me souviens avoir lu La phénoménologie de la vérité par hasard,
parce que j’avais trouvé ce petit livre, édité chez Beauchesne, sur un
rayon de bibliothèque. J’étais intrigué par ce titre car, à l’époque, je
suivais avec une certaine docilité et quelques rébellions intérieures
l’enseignement relativement classique, disons scolaire ou scolas-
tique, de la philosophie plus que de la théologie. J’ai été saisi de voir
les prémisses de la réouverture d’une pensée philosophique déjà à
distance de la Révélation qui l’a engendrée. Hegel n’était pas encore
traduit en français. Je pense à la marchandise marxiste qui nous était
vendue à cette époque ; qu’ouvrent leur mémoire ceux qui avaient
entre dix-huit et vingt ans au lendemain de la guerre. Cet hégélia-
nisme politique ou inversé était le produit d’une vision chrétienne
devenue mortifère.
Il ne s’agissait pas seulement de le combattre, comme certains
s’y évertuaient parfois avec lucidité ; mais de reprendre les fondements
mêmes de la pensée, avec cette nouvelle ouverture apportée notam-
ment par la « phénoménologie » ; employer ce mot en français était
déjà une provocation, pour la « pensée correcte » de cette époque !
Ce petit livre de Balthasar relançait le navire échoué. Et dans les
quatre essais de synthèse de son œuvre auxquels tout à l’heure vous
faisiez allusion, Excellence, Balthasar reprend en quelques mots
comment il se situe par rapport à la scolastique et à la pensée et la
philosophie contemporaines, appelant les chrétiens à être les défen-
seurs de la philosophie.
– Je viens d’évoquer la philosophie. On peut en dire autant de la
théologie. En effet, elle s’inscrit à l’intérieur de la mystique et la mys-
tique en est la source : non pas comme discipline particulière d’un
certain état de l’intelligence et du savoir humain, mais comme
entrée dans le mystère de Dieu puisque les saints sont en quelque
sorte la source de la pensée théologique. En effet, ils sont la mani-
festation aujourd’hui, dans le langage humain, de cette sainteté radi-
cale qui se livre à nous.
Et cela, sans renier l’effort de l’intelligence et sa rigueur. La
querelle entre la théologie universitaire (vous savez les mots très
vifs de Balthasar à ce propos) et la théologie des saints, si nous la
reprenons en termes dichotomiques, nous faisons dire à Balthasar le
contraire de ce qu’il a dit (je ne dis pas « de ce qu’il a voulu dire »).
Car cette théologie qui est la quête et la découverte de Dieu par
l’intelligence humaine saisie et illuminée par le mystère qu’elle

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L’UNITÉ DE L’ŒUVRE --------------------------------------------- Jean-Marie Lustiger

recherche, se manifeste par la réalité de la prière, du chemin vers


Dieu, des fruits de sainteté que Dieu produit dans l’humanité. La
théologie ne saurait en aucune façon être une guerre de concepts
maniés par l’homme qui serait le souverain juge des concepts qu’il
énonce, atteste, manie, et dont Dieu serait l’objet. Car alors, le plus
souvent, ayant refusé à Dieu d’être à la source, il ne peut que
constater que le lit du ruisseau est à sec. Si on veut chercher Dieu,
on ne peut le mettre en épochê.
– Plus encore, l’humanisme et la christologie.
Je suis très frappé du tragique de la condition humaine, telle
qu’elle apparaît dans « les temps modernes » pour reprendre le titre
de Chaplin. Le drame de l’humanisme contemporain n’est pas seu-
lement intellectuel, mais historique et technique. C’est un drame
industriel. Auschwitz, où je vais me rendre comme représentant du
Pape, est le sommet du drame industriel, technologique et scienti-
fique du monde contemporain qui veut anéantir le peuple porteur du
Nom Divin. Ce serait trop simple de penser que c’est uniquement
une erreur ou un péché des nazis, encore moins des Allemands.
C’est là-dessus que Balthasar me semble avoir mis le doigt. Je
n’ai pas eu le temps de lui demander (je ne sais si quelqu’un pourra
répondre à ma question) pourquoi il voulait éliminer de sa biblio-
graphie Dieu et l’homme d’aujourd’hui, ce petit livre (Éd. du Cerf)
dont m’avait fasciné la dédicace « ... aux martyrs de l’unité, à l’armée
des humiliés de notre terrible époque : les persécutés, les victimes des
chambres à gaz, de la vivisection, les morts de froid enfermés dans
les wagons à bestiaux, les visages écrasés par les bottes du Parti :
tous ceux que nous oublions avec soin et qui, trois fois en vain, ont
tout donné. Ô face pleine de sueur et de sang ! » À l’époque, personne
ne parlait de cela ! Qu’un théologien dont on pouvait dans les tra-
ductions françaises pressentir toute l’ampleur, écrive ces lignes
montrait qu’il saisissait à pleines mains, au risque d’y recevoir les
stigmates du Christ, cette modernité, ces temps modernes qu’il nous
faut délivrer et où il nous faut répondre par le mystère même de la
rédemption.
L’humanisme et la christologie sont ce que Balthasar nous a permis
de mieux resituer dans le champ et de la théologie et de l’attention
à la modernité. Car sa qualité et d’homme de ce temps et d’homme
d’une immense culture fait que rien de ce qu’il écrit ne manifeste
la défensive étroite et fermée d’un homme qui se sent attaqué et
essaie de défendre « sa » vérité parce qu’il « se » sent menacé. Ce
n’est pas « notre » vérité qui est attaquée ; c’est nous-mêmes qui

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----------- L’impact de l’œuvre de Balthasar dans l’Église contemporaine

sommes attaqués lorsque l’homme obscurcit son regard par rapport


à Dieu.
Le drame de cet humanisme est le drame de l’homme pécheur qui
appelle l’homme délivré, le mystère de la Rédemption. Le lire à la
lumière de la totalité de l’histoire de l’Église conçue comme une
réalité concrète, comme un sacrement, donne à la culture une pro-
fondeur qui n’est perceptible qu’à la lumière de cette Révélation. Et
sa profondeur prend le point le plus obscur : celui de l’anéantissement,
donc du mystère de la croix et du salut.
Il fallait oser dire cela alors que dans ces années 50 tout un dis-
cours autour de la résurrection était en vogue et c’était très salutaire.
En effet, le mystère de la croix pouvait être vu d’une manière stric-
tement doloriste, oubliant l’aspect de don de vie qui y est inscrit.
Mais j’ai été un peu gêné quand ce discours aboutit notamment
à ajouter au Chemin de croix une quinzième station : « Le Christ
ressuscité ». Une initiative erronée que la congrégation pour le
Culte divin essayait d’interdire, car c’est escamoter le mystère des
trois jours qui séparent le Vendredi Saint du dimanche de Pâques,
c’est supprimer le Samedi Saint.
Le langage tenu sur la Résurrection ressemblait un peu trop à
« Après la pluie, le beau temps » ou « Les lendemains qui chantent »,
slogan communiste de l’après-guerre. C’était une vision qui me
semblait courte par rapport à ce mystère du salut. Balthasar nous a
obligés à reprendre la foi en la Résurrection sous un nouveau jour,
selon un itinéraire beaucoup moins facile, beaucoup plus périlleux :
« la porte est beaucoup plus étroite », et « le chemin beaucoup plus
montant » ; mais c’est en vérité celui dans lequel le Christ nous engage.

J’ai effleuré l’exégèse. Cette manière de ressaisir à pleines mains


la théologie dans l’Écriture par quelqu’un qui, grâce à sa culture et
son savoir possédait, avait subi et assumé l’héritage de deux siècles
d’exégèse historico-critique, était tout autre chose qu’une critique
de « retrait élastique », c’est-à-dire de défense à reculons. Celui qui
commence à se colleter avec cette exégèse est d’avance vaincu
par ce qu’il entend réfuter. Car en acceptant les prémisses, il accepte
la réduction méthodologique initiale ; il accepte les prémisses
herméneutiques de ce qui aboutira à tuer la possibilité même d’une
herméneutique.
Balthasar avait l’autorité intellectuelle, la qualification pour nous
aider à reprendre le problème autrement. Il a déséchoué le bateau, il
l’a remis en pleine mer.

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L’UNITÉ DE L’ŒUVRE --------------------------------------------- Jean-Marie Lustiger

J’aurais beaucoup d’autres choses à dire : le sacerdoce, la hiérar-


chie, etc. L’œuvre est inépuisable !

Conclusion

Je reprends ce mot « œuvre inépuisable ». En quel sens ?


Bien sûr, on peut souligner l’éloge que le Père de Lubac a fait de
Balthasar, parlant d’une œuvre sans égale dans la période contem-
poraine. Non pas que cette œuvre serait close sur elle-même. Car le
plus fascinant dans l’œuvre immense et multiple de Balthasar, c’est
qu’il a rouvert les sources, des sources qui, elles, sont inépuisables.
Il nous a, à nouveau, montré le chemin de ces sources en les laissant
couler, alors que beaucoup d’œuvres de l’esprit humain consistent,
au contraire, à vouloir canaliser les sources, les enfermer jusqu’à
parvenir à les boucher !
En vérité, une œuvre qui trouve sa force dans le fait de rouvrir les
sources et de se laisser porter par elles et donc de permettre leur
fécondité inépuisable, est une très grande œuvre spirituelle, une très
grande œuvre de sainteté pour l’intelligence. Elle n’est pas seule-
ment à ranger sur un rayon de bibliothèque, en lui décernant une
couronne ou une médaille. Elle est inscrite dans la chair vive de
l’Église et de l’histoire de l’Église.
Dans une période de crise terrible – Cordula ou l’épreuve déci-
sive est paru en français juste après 68 –, les livres de Balthasar se
situaient absolument à contre-temps : livres non de polémique, mais
de combat.
En vérité, c’était remettre le vaisseau vers la haute mer. On
pourrait le dire de la plupart de ses livres au moment où ils ont paru
en français, au hasard des traductions possibles. À chaque fois ce fut
un événement majeur, car, à chaque fois, nous nous sommes remis
à. vivre et à espérer.
Dans le petit livre sur son œuvre, Les trois synthèses décennales,
au journaliste qui le fait parler sur sa querelle avec Rahner, Balthasar
répond par des paroles bienveillantes, tout à fait charitables. Et il
ajoute :
« La fécondité d’une œuvre, ce n’est pas forcément le nombre de
ses disciples, mais c’est ce qu’elle produit. »
C’est aussi un regard plein de lucidité sur lui-même, Balthasar, et
sur son œuvre. Car son œuvre, je le répète, n’est pas une réalité

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----------- L’impact de l’œuvre de Balthasar dans l’Église contemporaine

close qui pourrait désormais être la proie des entomologistes jusqu’à


dissection finale du cadavre. L’œuvre de Balthasar est ce geste théo-
logique, spirituel qui a réouvert les sources et nous invite, en nous
laissant guider par lui, à y puiser, puisque c’est l’eau qui jaillit de la
source et qui est gratuite, comme la grâce.

+ Jean-Marie Lustiger
Archevêque de Paris
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Communio, n° XXX, 2 – mars-avril 2005

Peter HENRICI

La Trilogie
de Hans Urs von Balthasar :
une théologie
de la culture européenne

œuvre théologique de Hans Urs von Balthasar est

L’
IMMENSE
issue de deux souches différentes. D’une part, elle s’enra-
cine dans le terreau de son propre talent artistique (« peut-
être l’homme le plus cultivé de notre temps 1 », selon Henri de
Lubac,) et dans sa formation humaniste et littéraire. D’autre part,
à travers les visions et les propos dictés par Adrienne von Speyr, a
grandi en lui une vision du ciel, comme si elle émanait de l’intérieur
de la Trinité. L’image de l’arbre renversé, qui pousse la tête vers le
bas à partir du ciel, se trouve ici et là dans la littérature spirituelle ;
mais il est pour le moins inhabituel qu’à partir de deux racines d’ori-
gines si différentes ait grandi un seul et même arbre. Cette unité
issue des contraires ressort particulièrement nettement de son œuvre
maîtresse, la Trilogie théologique.

1. Organisation de la Trilogie

Balthasar a intitulé les trois parties de sa trilogie La Gloire et la


Croix (les aspects esthétiques de la Révélation), La Dramatique
Divine et La Théologique (au sens de « logique » théologique).
Dénominations inhabituelles dans la littérature théologique. Les
termes d’esthétique et de logique sont certes bien connus par Kant ;

1. H. de LUBAC, « Un signe du Christ dans l’Église : Hans Urs von Balthasar ».

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L’UNITÉ DE L’ŒUVRE ----------------------------------------------------------------- Peter Henrici

mais la dramatique vient s’immiscer là comme un corps étranger


entre l’esthétique et la logique, et, qui plus est, avec une terminologie
inhabituelle dans un contexte philosophique. Disposition justifiée
par le fait que le principe de contradiction, qui n’a pas de place dans
une esthétique, se livre d’abord dans la réalité des faits, mais est
également fondamental pour la logique 2. C’est à partir de réflexions
semblables que Kierkegaard a introduit la notion de stade éthique
entre les stades esthétique et religieux de la vie, car l’éthique exige
pour la première fois une décision définitive.
Cependant, les réflexions de Balthasar prennent d’autres chemins.
Son argumentation n’est absolument pas philosophique, et bien évi-
demment sa trilogie est en fait un triptyque 3 : le tableau central se
trouve au milieu – la Dramatique Divine dans le cas présent. Les deux
panneaux latéraux, dont les tableaux principaux sont l’esthétique
théologique et la théologie, sont disposés de manière à les orchestrer.
La Dramatique Divine est en fait la seule partie de la Trilogie baltha-
sarienne dans laquelle se trouve un parallèle quasiment intégral avec
les traités de théologie classique : une anthropologie théologique,
une christologie avec la mariologie, l’ecclésiologie et l’angélo-
logie, une sotériologie détaillée, et enfin une eschatologie et un
enseignement sur la Trinité. Mais si la disposition peut sembler
inhabituelle, elle correspond au moins en partie à « l’esquisse d’une
dogmatique » que Balthasar a proposée de son côté avec Rahner 4.
C’est donc une théologie fondamentale détaillée, ou « théologie
formelle » qui précède la dogmatique de fond. Dans la Dramatique
Divine, ce qui en tient lieu est rassemblé dans un volume, les « pro-
légomènes », dans lequel on ne trouve guère de réflexions sur la
théologie fondamentale, mais une dramatologie détaillée qui fournit
le cadre des quatre volumes suivants. Du point de vue de la théologie
fondamentale, la Dramatique Divine est fondée sur la théologie esthé-

2. Voir à ce sujet Peter HENRICI, « La dramatique entre l’esthétique et la


théologie », dans Georges CHANTRAINE (éd.), Pour une philosophie chrétienne,
Paris, Lethielleux, 1984, p. 109-133.
3. Hans Urs von BALTHASAR, Sur son œuvre, Johannes Verlag Einsiedeln,
2000, p. 108 (comparer avec la p. 82) (en allemand) ; traduction française :
À propos de mon œuvre. Traversée, traduit de l’allemand par Joseph DORÉ et
Chantal FLAMANT, Bruxelles, Lessius, 2002.
4. Hans Urs von BALTHASAR et Karl RAHNER, Esquisse d’une dogmatique, dans
Karl RAHNER, Écrits théologiques, vol. I, Einsiedeln : Benziger, 1954, p. 29-47
(en allemand).

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------------------------------------------------------------------ La Trilogie de Hans Urs von Balthasar

tique, et la théologie qui suivra en fournit par surcroît une justifi-


cation théorético-scientifique.
Ces observations sur la construction de la Trilogie balthasarienne
doivent être complétées. Balthasar déploie sa théologie au sein
d’une matrice culturelle, littéraire et d’histoire de la pensée : il s’agit
de tout autre chose et de bien davantage que d’une théologie marquée
par l’histoire sur un arrière-plan historique et spirituel. La matrice
culturelle est travaillée d’abord à plusieurs reprises, afin d’y insérer
une théologie systématique. Ce travail est mené de façon très détaillée
dans La Gloire et la Croix. Après une série de douze monographies
(volume II, « Styles ») sur des auteurs dont presque la moitié appar-
tiennent davantage à l’histoire de la littérature qu’à celle de la
théologie, le volume IV (« Le domaine de la métaphysique ») offre
en 938 pages un parcours étonnamment riche de l’histoire des idées
en Europe, depuis Homère jusqu’à Karl Marx, Heidegger et Paul
Häberlin. Cette histoire des idées, d’où émergent beaucoup de noms
peu connus et presque oubliés, n’est en aucun cas un « fatras » théo-
logique, comme le dirait Karl Barth ; elle marque de son empreinte
la figure de la Trilogie balthasarienne de manière décisive.
De façon analogue, dans les « prolégomènes » de la Dramatique
Divine sont explorées toute la littérature dramatique européenne,
ainsi que la réflexion philosophique sur le drame, de manière moins
historique que systématique, mais avec des recours explicites à
l’histoire des idées en Europe 5. Balthasar y présente les éléments
structuraux et les matériaux nécessaires à une théologie de l’action
de Dieu dans l’histoire. « On dresse des tréteaux sur lequel on
pourra s’exercer plus tard. 6 »
Dans une approche plutôt systématique, Balthasar érige dans le
premier volume de sa Théologique un pré-édifice philosophique
pour le discours théologique, tandis qu’il déploie une logique phéno-
ménologique de la « vérité du monde ». Peu de noms propres, peu de
notes, pas de listes d’auteurs : le lecteur bien informé doit deviner à
qui cette phénoménologie est redevable. Cette différence frappante
avec les autres volumes de la Trilogie s’explique par le fait que ce

5. La tragédie grecque, dont il a été très peu question dans la Gloire et la Croix,
reste en arrière-plan, comme nombre d’œuvres majeures de Shakespeare,
Corneille, Goethe et bien d’autres, « des œuvres qui ne laissent pas apparaître
directement une valeur théologique évidente ailleurs », Hans Urs von BALTHASAR,
La Dramatique Divine, vol. I, « Prolégomènes », Lethielleux, 1984.
6. Ibid.

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volume était déjà écrit et publié dix ans avant le premier projet
concernant la trilogie, et se présente en fait comme un premier
volume qui devait être suivi par un deuxième sur « la vérité de
Dieu ». Balthasar, évidemment, avait déjà pensé à une théologie qui
s’édifierait sur des données pré-théologiques, même si elle se
construit sur des fondations philosophiques selon le schéma tradi-
tionnel. Mais il convient aussi de se demander si le deuxième volume,
le théologique, « n’a pas été écrit pour des raisons extérieures et
biographiques » 7. Balthasar aura bientôt remarqué les insuffisances,
qu’il avait prévues, d’un fondement purement philosophique pour la
théologie ; car dans ce cas on était obligé au préalable (comme il
l’indique dans le volume La vérité du monde) de contourner
l’amour. Le petit livre publié seize ans plus tard (L’amour seul est
digne de foi) peut en ce sens être considéré comme une nouvelle
ébauche des fondations entrevues dans La vérité du monde, et non
pas comme une introduction à l’histoire des idées qui est esquissée
dans ce volume 8.
De cet ensemble, on peut tirer un premier bilan, encore purement
formel. La théologie que présente Balthasar dans sa Trilogie repose
sur une masse de données encore à peine connues de l’histoire des
idées en Europe. Non seulement son contenu, mais ses structures
grandissent à partir d’un regard porté sur les vastes espaces de cette
« expérience » de l’esprit européen, esprit qu’on pourrait décrire par
un mot qui s’appuie précisément sur ce que Hegel appelle « la
science de l’expérience de la conscience », titre initial de La phéno-
ménologie de l’Esprit. Mais, contrairement à Hegel, Balthasar
reconstruit l’histoire des idées européennes non pas de façon dia-
lectique, mais de manière « phénoménologique », dans le sens de la
« vision de la figure » inspirée par Goethe, qu’il développe dans le
premier volume de La Gloire et la Croix. C’est à cause de cette
attitude fondamentale, qui ne construit pas a priori, mais se montre
réceptive a posteriori, que la théologie de Balthasar n’est pas,
comme celle de Hegel, une simple superstructure trinitaire de
l’histoire des idées en Europe, mais est issue de la Trinité même.
Elle tire son origine de sources tout autres. Ce que montre Balthasar,
en laissant deux derniers volumes de La Gloire et la Croix (un

7. Hans Urs von BALTHASAR, Théologie, vol. 1, La vérité du monde, Namur,


1994.
8. Hans Urs von BALTHASAR, L’amour seul est digne de foi, 1966.

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------------------------------------------------------------------ La Trilogie de Hans Urs von Balthasar

troisième n’a jamais été écrit) quasiment sans relation 9 avec les
trois volumes fondamentaux qui suivent, consacrés à l’histoire de la
pensée. Nous trouvons un procédé semblable dans La Théologique ;
car « ce que j’ai considéré comme vérité dans le premier volume, à
propos de cette parole de Jésus “Je suis la vérité” ne connaît pas de
continuité, mais subit une rupture » 10.
Comme tout théologien chrétien, Balthasar ne connaît le contenu
de la théologie que par la Révélation de Dieu, surtout lorsqu’il met
l’accent sur une théologie particulièrement « johannique », qui lui a
été rendue familière dans l’interprétation des textes bibliques donnée
par Adrienne von Speyr.

II. La structure de la Révélation

En décrivant d’abord brièvement la façon dont Balthasar comprend


la Révélation de Dieu, nous nous contenterons de donner, de manière
allusive, quelques grandes lignes de sa compréhension de la Révéla-
tion, afin de trouver une clé de la théologie qu’il a développée dans
sa Trilogie. Nous suivrons au moins quatre de ces directions fonda-
mentales qui dévoilent l’essence de la révélation chrétienne.

a. Un Dieu qui se laisse voir


Pour Balthasar, la Révélation ne s’exprime pas seulement et uni-
quement, sous la forme d’une Parole qui doit être entendue. Car le
fait que la Parole de Révélation se donne à entendre présuppose une
expérience encore plus globalement fondamentale du Dieu révélé.
La beauté de Dieu, la « splendeur » de son amour, doit être rendue
immédiatement visible pour « les yeux de la foi » ; c’est ainsi qu’elle
est alors « digne de foi » par elle-même. Tout ce qui jaillit des raison-
nements de la théologie fondamentale présuppose une esthétique
théologique. Mais elle montre également toutes les ombres de cette
splendeur divine révélée au cours de l’histoire. Tel est le sens de
cette longue digression sur l’histoire de la pensée dans l’esthétique
théologique, qui est bien plus qu’un simple détour.

9. Excepté un bref retour explicite à l’histoire de la pensée décrite précédem-


ment : Hans Urs von BALTHASAR, La Gloire et la Croix, vol. II/2, Théologie.
L’Ancienne Alliance, Paris, Aubier, 1974.
10. Hans Urs von BALTHASAR, La Théologique, vol. II : « Vérité de Dieu »,
Bruxelles, Culture et Vérité, Lessius, 1996.

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L’UNITÉ DE L’ŒUVRE ----------------------------------------------------------------- Peter Henrici

b. Le Dieu qui agit


Dieu ne se montre pas dans son être éternel, mais il a agi et agit
encore dans l’histoire : Action dans laquelle se manifeste la splen-
deur de son amour, « ce au sujet de quoi rien de plus grand ne se
peut penser » dans l’économie du salut, comme Balthasar aime à le
désigner. L’action de Dieu dans le monde et envers les hommes est
cependant toujours trinitaire. Elle est conduite par le Fils, selon la
volonté du Père, par la force du Saint-Esprit qui lui sert de guide.
Mais comme œuvre de la liberté aimante et infinie, elle se heurte à
l’opposition d’une liberté finie et pécheresse. À partir de ces consi-
dérations, la Dramatique divine, l’enseignement théologique sur
l’action divine et la réaction de l’homme sont orientés vers le centre
de la théologie et amènent à une relecture de tous les traités clas-
siques de théologie selon cette nouvelle approche.
c. Réceptivité mariale
Dieu agit donc ; mais son action et la splendeur de son amour ne
seront pas perçues si l’homme n’y est pas réceptif. C’est pourquoi
l’homme ne doit pas seulement être compris comme une liberté qui
s’oppose à Dieu ; il doit être aussi pour Dieu une liberté qui s’ouvre
à lui. L’image originelle est celle de la réceptivité de la Mère de
Dieu, qui par là devient la figure de l’Église et de tous les croyants.
Et cette réceptivité doit être elle-même un don de la prévenance
divine. Grâce à elle, le comportement de l’homme envers Dieu n’est
plus seulement un combat dramatique, mais aussi un dialogue. En
opposition à la dialectique, la dialogique est le principe fondamental
de la théologie.
d. Amour, obéissance, mission
Le comportement de Dieu vient de l’amour : il en est la manifes-
tation ; amour trinitaire, entre le Père et le Fils dans l’Esprit-Saint.
Le Père est la source aimante de tout ce qui est : le Fils reçoit, déjà
selon un mode intra-trinitaire, la mission d’amour dans une obéis-
sance aimante et il la réalise dans l’Esprit-Saint, qui la conduit et
l’accompagne. Le Fils transmet cette mission aux Apôtres et à tous
ceux qui l’écoutent. En conséquence, la vie chrétienne doit être
considérée essentiellement comme une vie de mission. À partir de
l’unique mission de Jésus-Christ se déploient dans sa diversité
« catholique », de multiples missions individuelles, et c’est l’une des
tâches de la théologie d’entrevoir dans cette diversité le Royaume
fondé par le Christ.

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------------------------------------------------------------------ La Trilogie de Hans Urs von Balthasar

III. La préparation de la Trilogie

Fidèle à cette mission théologique, Balthasar relie l’amour visible


et manifeste de Dieu à l’histoire de la pensée européenne, thème
traité dans la théologie esthétique, mais aussi dans les trois parties
de son triptyque théologique.
a. Déjà, dans son travail de thèse en trois volumes, l’Apocalypse
de l’âme allemande, il avait exposé une histoire intellectuelle de
l’Allemagne des temps modernes, histoire « qui, à l’immense éton-
nement de tous les spécialistes bien-pensants, entreprenait de pré-
senter la poésie, la philosophie et la théologie, de Lessing jusqu’à
nos jours, selon une vue d’ensemble chrétienne » 11. « Il ne s’agissait
pas là de mener une discussion théologique, mais de conduire à ce
point qui mène, selon les cas, et qu’on le veuille ou non, à l’ouver-
ture au “dernier”, au Christ. 12 » Le point charnière de cette histoire
de la pensée, Balthasar l’a trouvé dans « le dialogue inlassablement
caché avec Kierkegaard et Dostoïevski » de Nietzsche, qui lui a ouvert
le sens d’une dialogique entre deux visions du monde, chrétienne et
non-chrétienne 13.
Par là était posée une affirmation fondamentale de la Trilogie, qui
a trouvé son expression la plus claire dans le volume « Le domaine
de la métaphysique » : l’explication qui, sous l’effet de la force pola-
risante du christianisme, culmine en un point dramatique entre deux
orientations de pensée. Dans la Trilogie, cette explication était déjà
établie des siècles avant Nietzsche. Elle commence déjà avec la
« décision européenne » dans la réception chrétienne de Plotin 14,
que l’Antiquité l’ait reçue comme une philosophie englobante, défi-
nitive, comme une philosophie de l’identité (qui se terminera avec
Hegel et Nietzsche), ou que l’on reste fidèle à sa pensée « en sus-
pens, à venir » 15, et par là que l’on soit ouvert au Dieu insaisis-
sable, comme l’ont fait les Pères de l’Église et, des siècles après
eux, Kierkegaard.

11. Voir. réf. 3 (op. cit.), p. 12 (édition allemande).


12. Id., p. 37.
13. Id.
14. La Gloire et la Croix (Herrlichkeit. Eine theologische Aesthetik), vol. IV,
1. Le domaine de la Métaphysique. Les fondations. Paris, Aubier-Montaigne,
1981, p. 242 s.
15. Voir. réf. 3 (op. cit.), p. 25.

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L’UNITÉ DE L’ŒUVRE ----------------------------------------------------------------- Peter Henrici

b. La confrontation intensive avec les Pères de l’Église, en parti-


culier les Alexandrins, que Balthasar avait entreprise depuis ses
études de théologie à Lyon sous la direction d’Henri de Lubac, le
conduisit vers une nouvelle étape. Augustin, Origène, Irénée, Grégoire
de Nysse et Maxime le Confesseur étaient des exemples d’une
« transformation de la pensée antique en une théologie chrétienne,
qui anticipait et transcendait l’idéalisme allemand et nombre d’intui-
tions heideggeriennes » 16. La « liturgie cosmique » de Maxime apla-
nissait le chemin, sous la première influence d’Adrienne von Speyr,
vers « le cœur du monde », un hymne à l’irruption (dramatique) de
Dieu dans le monde, tandis que la discussion déjà commencée dans
« l’Apocalypse » avec Heidegger se poursuivait face à face avec
Thomas d’Aquin, pour se concentrer dans les volumes suivants de
la Trilogie, La Vérité du monde.
c. Parallèlement, Balthasar poursuivait sa propre relecture chré-
tienne de la culture européenne dans des traductions (Le soulier de
satin...), des contributions à des collections (« collection Klosterberg »,
en particulier les trois cahiers sur Nietzsche) et des monographies
(Reinold Schneider, Bernanos, Buber). Il consacra cependant une
attention particulière à la tragédie, dans une série de six conférences
prononcées en 1946-1947, La Dramatique chrétienne 17. « Et
lorsque plus tard vint s’ajouter une étude renouvelée de la tragédie
grecque, grandit la certitude, partagée par Schneider, que le dialogue
décisif entre l’Antiquité et le christianisme, n’était pas tant celui
mené durant un millénaire entre Platon et la théologie patristico-
scolastique, qu’entre le dramaturge et le saint sur le sens de l’exis-
tence humaine : le tragique et la foi chrétienne » 18. Simultanément,
et inversement, Balthasar démontrait, dans une série de dix confé-
rences sur Karl Barth, et dans les monographies qui suivirent,
l’enracinement culturel de ce théologien, qui avait repoussé plus
radicalement que tout autre l’idée de toute culture protestante.
d. Ainsi, le terrain était prêt et le temps venu de penser la relation
fondamentale entre la théologie et la culture, la théologie et l’histoire
des idées. Balthasar le fit d’abord dans un petit cahier, à partir de ses
débats avec Karl Barth et Adrienne von Speyr, qu’il a ultérieurement
travaillé et étendu : la Théologie de l’histoire, d’où est issu un

16. Voir. réf. 3 (op. cit.), p. 262.


17. Hans Urs von BALTHASAR, Notre mission, Einsiedeln, Johannes Verlag,
1984, p. 62, note 3 (en allemand).
18. Voir réf. 3 (op. cit), p. 64.

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------------------------------------------------------------------ La Trilogie de Hans Urs von Balthasar

volume plus important, au titre devenu célèbre : De l’intégration.


Ici le temps historique est fondé christologiquement, comme espace
de l’attente du Fils de Dieu et de « l’heure » fixée par son Père.
L’existence du Christ devient la source de l’histoire, et toutes les
dimensions de l’existence historique, les âges de l’homme, trouvent
leur fondement dans le Christ.
e. Dans une direction opposée, deux publications ont beaucoup
attiré l’attention : le cahier intitulé Raser les bastions est un « coup
de boutoir » 19 en faveur d’une sortie de l’Église vers le monde.
Balthasar s’appuie sur des considérations touchant aussi bien
l’histoire de la pensée que la théologie 20. De même, quoique
documenté théologiquement de façon moins immédiate, pour
l’opuscule Dieu et l’homme d’aujourd’hui, ensemble de contribu-
tions peu aimé de Balthasar, mais très largement traduit 21 sur le
christianisme abordé à partir de notions scientifiques et de philo-
sophie des religions.
On retrouve enfin une série d’essais dans les deux premiers
volumes de L’Esquisse d’une théologie, comme l’essai intitulé
Révélation et beauté 22, qui préparaient en partie à la Trilogie.

IV. Une théologie de la culture européenne

Comment donc la théologie de Balthasar a-t-elle pu se développer


à partir de ces deux racines antagonistes ? Il a tenté de faire pour
notre temps ce dont le Pères de l’Église s’étaient chargés pour le
leur. Comme chrétiens, les Pères ont pensé de façon nouvelle, à la
lumière de la Révélation, l’héritage culturel de l’Antiquité, et ont
ainsi créé une théologie chrétienne – se permettant à l’occasion
d’emprunter le mot « théologie » à Platon. Grâce à cette relecture
chrétienne, l’héritage de l’Antiquité fut sauvegardé pour le christia-
nisme, dont la première émanation fut la culture occidentale.

19. Id. p. 43.


20. Hans Urs von BALTHASAR,Raser les bastions, Einsiedeln, Johannes Verlag,
1952 (en allemand).
21. Hans Urs von BALTHASAR, Dieu et l’homme d’aujourd’hui, Paris, DDB,
1958. Rééditions en 1961 et 1966 chez Aubier-Montaigne.
22. Hans Urs von BALTHASAR, Verbum Caro. Skizzen zur Theologie I, Einsiedeln,
Johannes Verlag, 1990, p. 100-134 (en allemand).

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L’UNITÉ DE L’ŒUVRE ----------------------------------------------------------------- Peter Henrici

Ce qui était encore relativement simple pour les Pères de l’Église


est devenu aujourd’hui beaucoup plus complexe. Il faut travailler
sur deux millénaires d’histoire de la pensée, et d’une pensée influen-
cée par le christianisme. C’est donc l’histoire de la confrontation de
la pensée et de l’expérience humaine avec la foi chrétienne, une
histoire qui a pris un cours souvent dramatique, voire tragique. C’est
cette Dramatique que Balthasar a présentée de manière embléma-
tique dans sa thèse de doctorat et dans L’Apocalypse de l’âme alle-
mande, entre Nietzsche et Kierkegaard. Il était dès lors inévitable
qu’une théologie imprégnée de l’histoire de la culture occidentale
ait été présentée comme « Dramatique divine ».
Dans cette œuvre, il faut encore saisir l’aspect eschatologique de
la théologie de Balthasar. En face de l’eschaton, du « Christ tout en
tous » (Colossiens 3, 11), se situe la « décision européenne ». Dans
L’Apocalypse de l’âme allemande, Balthasar avait suivi le jugement
subjectif des auteurs individuels. C’est essentiellement dans la
Trilogie qu’il devait étendre cette idée à celle d’une « décision euro-
péenne », c’est-à-dire intellectuelle et culturelle, d’un drame histo-
rique entre « liberté infinie et liberté finie » 23. L’Apocalypse, le
dernier livre de la Bible, en offrait la matrice ; il y ressaisit le combat
permanent, vieux de deux millénaires, entre le chrétien et le non-
chrétien, dans des images grandioses. Le troisième volume de la
Dramatique Divine, « L’Action », se place donc « sous le signe de
l’Apocalypse 24 », et la Dramatique Divine se conclut par une
« finale » puissante, une théologie du Dieu Trinité qui « soutient »
dans l’action et dans la souffrance l’existence et aussi les péchés des
hommes dans une perspective eschatologique.
L’instrument de la contemplation de cette action de Dieu, thea-
trum Dei, dans lequel nous sommes engagés à la première personne,
à la fois comme spectateurs et animateurs, Balthasar le trouve dans le
drame littéraire, parce que « c’est surtout avec la tragédie grecque, et
non avec la philosophie, que les chrétiens ont dialogué ; c’est la
tragédie qui fournit la clé d’or de « l’événement Jésus-Christ », car
elle contient et dépasse toutes les clés antérieures. Clé qui n’est pas
philosophie... la tragédie est un mystère, joué par des croyants pour

23. La Dramatique divine II. Les personnes du drame (Theodramatik II),


1. L’homme en Dieu. Paris, Lethielleux, 1986.
24. La Dramatique divine III. L’action (Theodramatik III. Die Handlung),
Namur, Culture et vérité, 1990.

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Communio Mars-avril 2005 30-03-2005 15:48 Page 33

------------------------------------------------------------------ La Trilogie de Hans Urs von Balthasar

des spectateurs et des animateurs croyants ; son ambition de repré-


senter la gloire divine et divino-humaine ne peut – comme chez les
chrétiens – se justifier qu’en face de croyants » 25.
Il devient clair que la Dramatique divine devait précéder une
théologie esthétique. Pour les spectateurs et les animateurs, elle tient
lieu de perception de la splendeur divine, afin de préparer la scène
du drame divin sur laquelle il se joue, en n’englobant pas moins que
la totalité de l’histoire humaine, en particulier celle de la pensée
occidentale, dans laquelle la parole de Dieu fait homme s’est comme
incarnée une deuxième fois par la foi et la réflexion des chrétiens.
Que Dieu soit entré dans l’histoire comme un fait dans le Christ, que
l’obéissance du Fils ait édifié le temps de l’histoire, (ce qu’a montré
la Théologie de l’histoire), c’est la justification la plus sûre d’une
instrumentalisation de l’histoire humaine, de l’art et de la littérature
comme matrices pour la théologie.
L’irruption de Dieu dans l’histoire ne demeure pas pour autant un
événement isolé, relevant du passé. Alors que Jésus introduit tout
homme dans sa propre mission et fait de son « rôle » humain une
« mission » divine, il reste présent dans l’histoire en tous temps, ce
qui est tout à fait perceptible là où se dessine nettement la figure
exceptionnelle de la mission d’un homme. D’où la prédilection de
Balthasar pour les monographies : douze d’entre elles sont rassem-
blées dans le deuxième volume de La Gloire et la Croix.
Mais parce que Dieu veut fondamentalement le salut de tous les
hommes – un autre pilier de la théologie de Balthasar – on trouve
des traces de la mission divine même là où les hommes en sont
manifestement fort éloignés. « Quel travail compliqué sera celui des
Anges au Jugement Dernier, car ils devront aller ramasser si loin la
vérité divine et l’extraire des cœurs où elle n’a jamais cohabité
qu’avec les ténèbres ! 26 » remarque Balthasar à propos de son
Apocalypse de l’âme allemande. Lui-même se tient prêt à rassembler
ces traces et à les estimer à leur plus grande valeur. Chez nous
les hommes, la vérité ne se trouve que par fragments, et cet éclate-
ment est devenu de plus en plus visible depuis la brisure de l’unité

25. La Gloire et la Croix (Herrlichkeit. Eine theologische Aesthetik), vol. IV,


1. Le domaine de la Métaphysique. Les fondations, Paris, Aubier-Montaigne,
1981, p. 81-82.
26. Hans Urs von BALTHASAR, Sur son œuvre (op. cit.), p. 37.

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L’UNITÉ DE L’ŒUVRE ----------------------------------------------------------------- Peter Henrici

ecclésiale et culturelle de l’Occident 27. La récolte de ces fragments


peut aussi expliquer pourquoi la théologie de Balthasar reste éton-
namment fidèle à toute son œuvre.
Plus clairement qu’ailleurs cependant, on peut distinguer le fil
rouge qui traverse toute l’œuvre de Balthasar, déjà filé dans La vérité
du monde et qui se prolonge jusque dans la conclusion du Domaine
de la métaphysique: l’Être doit être compris comme dialogique, et
seulement comme dialogique. C’est là l’enjeu de toute la Trilogie de
Balthasar. L’histoire des idées en Occident est considérée finalement
sous ce point de vue. La dialectique est solitaire, comme toute autre
pensée pure ; ce n’est que dans le dialogue que l’homme s’ouvre à
l’être de l’autre et par là même à Dieu. Tout drame est par essence
dialogique, et parce que la théologie esthétique ouvre à la dialo-
gique de l’Être et au dialogue intratrinitaire entre le Père et le Fils,
elle prépare d’ores et déjà à la dramatique divine, dans laquelle elle
trouve son accomplissement. Tel est le sens de la théologie : justifier
ce mouvement de la pensée, et de façon trinitaire.
Quand tous les événements historiques et dramatiques sont vus à
travers l’expression de l’amour d’un Dieu agissant, l’histoire des
idées européennes comme la littérature dramatique occidentale reçoi-
vent une nouvelle interprétation qui révèle leur véritable nature.
L’histoire des idées et la littérature dramatique deviennent alors
de plus en plus un instrument du discours théologique : de cette
« instrumentalisation », elles tirent une dimension nouvelle, réelle-
ment authentique, de même que l’Antiquité avait trouvé sa vraie
dimension comme « préparation évangélique » dans la théologie des
Pères de l’Église.

Traduit de l’allemand par Isabelle Rak


Titre original : Die Trilogie Hans Urs von Balthasars,
eine Theologie der europäischen Kultur

Mgr Peter Henrici est évêque auxiliaire de Coire (Suisse). Il assure la coordi-
nation internationale de toutes les éditions de Communio.

27. Hans Urs von BALTHASAR, Raser les bastions (op. cit.), p. 37.
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Communio, n° XXX, 2 – mars-avril 2005

Olivier BOULNOIS

Le nom et l’image de Dieu

OUVONS-NOUS parler de Dieu aujourd’hui ? Pouvons-nous

P nous en faire une image ? Ou bien ne vaudrait-il pas mieux se


taire, puisque, selon la célèbre formule de Wittgenstein, « ce
dont on ne peut parler, il faut le taire » ? La Bible elle-même nous
met en garde contre la nomination incorrecte de Dieu. Elle insiste
sur l’impossibilité de s’en faire une image 1. Dans l’Ancienne Alliance,
le Dieu véritable, le Dieu vivant, à l’inverse des idoles forgées par
l’homme, est sans comparaison avec quelque créature que ce soit.
Inversement, la rechute dans les pratiques idolâtres s’accompagne
toujours d’une croyance en la possibilité d’acquérir un pouvoir sur
Dieu. Ce sont donc toutes les représentations, par la parole et par
l’image, qui sont problématiques.
D’une part, tout discours sur Dieu, qu’il soit philosophique ou
théologique, de théologie naturelle ou d’exégèse biblique, dépend
d’une réflexion sur la légitimité des noms divins. D’autre part, toute
représentation de Dieu, que ce soit par le style des écrivains, par la
structure d’une musique évoquant sa beauté indicible, ou encore par
la figure plastique indiquant sa transcendance invisible, toute repré-
sentation suppose une réflexion sur la légitimité des images appli-
quées à Dieu. Si Dieu est Dieu, nous ne pouvons pas le voir. Mais
pouvons-nous le nommer ? Et pouvons-nous nous en former une
image sans trahir sa transcendance absolue ?

1. Par exemple, Exode 33, 20 ; Job 37, 22 ; I Timothée 6, 16.

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PHILOSOPHIE --------------------------------------------------------------------------------- Olivier Boulnois

Balthasar a affronté tout au long de son œuvre ces deux questions.


En quoi sa réflexion introduit-elle une rupture décisive ? Quelle est,
encore aujourd’hui, la fécondité de cette rupture ? Il me semble utile
d’y revenir, alors que nous sommes dans une situation doublement
confuse : d’un côté, la crise de la nomination philosophique et théolo-
gique de Dieu n’a pas encore été surmontée par la philosophie
contemporaine, mais déjà se multiplient les tentatives pour réhabi-
liter l’ancienne théologie naturelle ; de l’autre, la représentation de
Dieu dans l’art s’efface, mais la question de la représentation ne
cesse d’être interrogée par l’esthétique contemporaine. Je voudrais
donc examiner trois questions : En quoi la réflexion de Balthasar sur
les noms divins est-elle fondamentale ? Que nous apportent ses
remarques sur le statut des images de Dieu ? Enfin, quel lien y a-t-il
entre la théologie du nom et la doctrine de l’image ?

I. Le nom

Un discours humain peut-il véritablement signifier la nature


divine ? Deux objections s’élèvent contre une nomination de Dieu.
La première est interne au christianisme, la seconde naît de la ren-
contre entre l’athéisme métaphysique et la sagesse orientale. – La
première objection est celle de saint Bernard. Dans le traité de la
Considération, où il se demande à huit reprises ce qu’est Dieu,
Bernard finit par répondre : « Ce qu’il est pour lui-même, lui [seul]
le sait 2. » Plutôt qu’une affirmation de la transcendance de Dieu,
Bernard ne donne qu’une non-réponse : ce n’est pas ce que Dieu est
en soi que l’on peut rechercher, mais ce qu’il est pour nous, la fin
et la vie de l’homme. Ce qui compte, ce n’est pas la theologia, la
connaissance de la nature divine, mais l’économie, la dispensation
de la bonté divine dans l’histoire. On n’a pas à parler de Dieu, on ne
peut d’ailleurs parler que du chemin vers Dieu. Bernard est donc
à la fois l’adversaire de la philosophie et de la théologie scolastiques
naissantes.
La seconde objection vient de ce qu’on a appelé la « théologie
négative », une notion qui semble avoir été développée au XXe siècle,
dans une sorte de collusion entre l’athéisme post-hégelien et les
philosophies bouddhistes. Hegel, en prétendant donner une inter-

2. De la Considération V, 24 (trad. P. Dalloz, Paris, Éd. du Cerf, 1986, p. 140).

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------------------------------------------------------------------------------------------------------ Le nom et l’image de Dieu

prétation spéculative, logique et rationnelle, du christianisme, enten-


dait dépasser la forme de la représentation, et du coup égaler la pensée
humaine à la logique divine, dans le Savoir absolu. En faisant passer
toute la divinité dans la logique, il accomplit l’intégration complète
de Dieu dans le langage, il épuise toute sa transcendance. Il achève
ainsi un cycle dans l’histoire de la philosophie, celui de la théologie
naturelle : celle-ci s’épuise dans l’idolâtrie conceptuelle et mène à la
mort de Dieu, telle que Nietzsche l’a pensée. Hegel fait donc le lit
de cette forme de théologie négative : en fait, une négation de toute
théologie. Balthasar a certes été fasciné par cette interprétation, qui
conduit à privilégier la mystique comme disparition de tout objet et
de tout sujet, dans une union à l’absolu où le moi humain et la trans-
cendance divine disparaissent, comme dans la pensée bouddhique.
Il la rejette en montrant que cette théologie négative sert en réalité
de faux-nez commun à l’athéisme et au bouddhisme. Il n’y a plus
alors qu’un absolu sans moi ni Dieu, il n’y a plus de transcendance
de Dieu.
Mais faut-il jeter le bébé avec l’eau du bain ? Balthasar insiste au
contraire sur la nécessité de dépasser toutes nos représentations, nos
images et nos paroles. Il rappelle que c’est une exigence biblique :
« Moi dont le nom est Yahvé, je ne céderai pas ma gloire à un autre,
ni mon honneur aux idoles » (Isaïe 42, 8). Il commente : « Dans
[l’]affirmation inouïe de Dieu, il y a, comme en parallèle, une néga-
tion absolue. 3 » « Le Dieu qui, dans son unicité, ne peut se dédire,
dénie dans la même foulée le droit à toute concurrence, que ce soit
celle d’un être tenté de se faire l’égal de Dieu [...] ou celle d’une
idole projetée par les désirs de l’homme. 4 » Il existe bien une cer-
taine théologie négative du Dieu biblique. C’est aussi le garde-fou
de toutes les grandes théologies résistant au rationalisme : l’incompré-
hensibilité de Dieu est affirmée dès Philon d’Alexandrie 5. Et
Balthasar insiste : « la mise en garde constante des grands théolo-
giens contre tous les rationalismes philosophiques et théologiques,
depuis Eunome et jusqu’à Hegel, [rappelle] qu’aucun de nos
concepts ne saurait saisir Dieu » 6.

3. Theologik II, p. 81 ; trad. fr. La Théologique II. Vérité de Dieu, trad.


B. DÉCHELOTTE, C. DUMONT, Namur, p. 93.
4. Theologik II, p. 81 ; trad. fr. p. 92. Voir Ezéchiel 28, 9 : « diras-tu encore : je
suis un Dieu ? ».
5. PHILON, Quod Deus sit immutabilis § 62, cité par BALTHASAR, Theologik II,
p. 87 ; trad. fr., p. 100.
6. Theologik II, p. 80 ; trad. fr. p. 91.

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PHILOSOPHIE --------------------------------------------------------------------------------- Olivier Boulnois

Cela exige que nous retrouvions le véritable sens de la théologie


des noms divins, telle qu’elle fut pensée par Denys l’Aréopagite.
C’est un des principaux nœuds de la Gloire et la Croix et de Théolo-
gique II. Balthasar y montre que Denys parle successivement de
ressemblance (affirmative), puis de soustraction (négative), et enfin
de dépassement (ou éminence) 7. Si l’on suit cet ordre logique, qui
n’est pas toujours l’ordre d’exposition, nommer Dieu, c’est d’abord
affirmer sa perfection, puis nier toutes les propriétés des créatures,
parce qu’il en est radicalement distinct, et affirmer qu’il est encore
au-delà de notre négation elle-même, parce qu’il est au-delà du lan-
gage. La théologie des noms divins passe par la négation mais va
au-delà, dans le dépassement de toutes choses pour rejoindre Dieu.
Son vrai nom serait une théologie de l’éminence. C’est le mot d’ordre
ignacien Deus semper major, ou le principe, qui remonte à Augustin,
mais qui fut énoncé dogmatiquement au Concile de Latran IV
(1215) : « tanta similitudo, major dissimilitudo » (si grande soit
la ressemblance entre Dieu et le créé, plus grande encore est la
dissemblance).
Balthasar s’appuie notamment sur son maître, Henri de Lubac.
Pour celui-ci, la réalité fondamentale à la source de tous les actes de
pensée de Dieu est affirmation de Dieu ; celle-ci gouverne encore
toutes les négations ultérieures, qui sont nécessaires ; elle reconduit
enfin à leur dépassement, puisque l’objet affirmé (Dieu) se trouve
toujours au-delà de la pensée. S’il n’y avait une idée de Dieu « préa-
lable à tous nos concepts et toujours présente en eux tous », toutes
les purifications ne serviraient à rien, sinon à tout nier pour aboutir
au néant. Ce serait la théologie négative de l’athéisme. Et « parler
d’éminence après cela serait une plaisanterie. Car la négation aurait
table rase, elle n’aurait rien laissé subsister » 8. Lorsqu’il nomme
Dieu, l’homme vise réellement quelque chose hors du langage.
C’est pourquoi il peut précisément se livrer à toutes les négations et
déboucher sur l’éminence divine 9. C’est ainsi que saint Thomas

7. DENYS, Noms Divins VII, 3 (PG 3, 871 D- 872 A).


8. Henri DE LUBAC, Sur les Chemins de Dieu, Paris, 1956, 2e éd., Éd. du Cerf,
Paris, 1983, p. 48.
9. Herrlichkeit, II/1, p. 209 ; trad. fr. R. GIVORD, H. BOURBOULON, La Gloire et
la Croix, II/2 D’Irénée à Dante, Paris, 1968, p. 188 : « le “troisième pas” sou-
vent mentionné qui dépasse l’affirmation et la négation, le mouvement de
dépassement (hyperokhè) n’est pas une “méthode” de connaissance, mais la
démonstration qu’au-delà de toutes les positions et négations dont est capable
la créature, il n’y a plus que la transcendance objective de Dieu ».

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------------------------------------------------------------------------------------------------------ Le nom et l’image de Dieu

pouvait à la fois dire : « nous ne connaissons de Dieu que ce qu’il


n’est pas », et écrire la Somme théologique.
Dès lors, la lecture du langage imagé de la Bible, comme le dis-
cours philosophique, doivent rester conscients de leur insuffisance.
Comme l’avaient souligné saint Bonaventure et saint Albert le
Grand : le langage symbolique de l’Écriture transpose à Dieu des
propriétés corporelles du monde (c’est ainsi qu’on le nomme un
« lion »), tout en sachant qu’elles ne s’y trouvent que par une res-
semblance ; il faut donc nier aussitôt son inadéquation pour penser
un Dieu tout autre. « Certains noms signifient une chose dont la
vérité est dans la créature et dont une propriété comparable est en
Dieu, comme « pierre » et « lion ». En effet, la réalité signifiée est
dans la créature, mais la similitude de la propriété, comme la stabi-
lité et la force, se trouve en Dieu. De tels noms sont proprement
métaphoriques » 10. – D’autres appellations plus conceptuelles
(comme être, vie pensée), permettent, sinon d’atteindre, du moins
de cerner la transcendance divine : « elles se trouvent selon la réalité
par priorité en Dieu, quoique selon le nom elles ne puissent être
signifiées parfaitement, et, ainsi, elles doivent être exposées selon
l’éminence, comme l’est la vie, l’essence, la pensée, etc. » 11. Mais
il faut savoir que le Dieu qu’elles signifient dépasse infiniment ces
perfections, c’est pourquoi il faut dépasser ce qu’elles signifient par
la voie de l’éminence. Ces deux voies ont un nom depuis Denys : le
langage des métaphores constitue la théologie symbolique et celui
du concept, la théologie mystique. – On remarquera que dans cette
articulation, il n’y a aucune place pour une théologie « positive ».
– Pour penser Dieu, le langage littéraire et poétique doit finalement
s’effacer dans ses méandres, se raturer lui-même dans sa progression

10. Alexandre DE HALÈS, Summa I, pars II, inq. II, Prologue (Quaracchi, Florence,
1924, p. 511), distingue la théologie symbolique, par paraboles, et la théologie
mystique, qui explique les paraboles de manière conceptuelle, à la suite de
DENYS (Théologie mystique ch. 3 ; PG 3, 1034) ; pour BONAVENTURE encore, Sen-
tences I d. 22, art. 1, q. 3 arg. 3 (Quaracchi, éd. minor, Florence, 1934, p. 315),
il n’existe que deux théologies, mystique et symbolique. (BALTHASAR consacre
une section de La Théologique II aux « paraboles » (Gleichnis), p. 77-85.)
11. Albert LE GRAND identifie théologie négative et théologie mystique,
théologie affirmative et théologie symbolique, Commentaire de la « Théologie
Mystique » ch. 1, trad. E.-H. Weber, Paris, Éd. du Cerf, 1993, p. 72.

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PHILOSOPHIE --------------------------------------------------------------------------------- Olivier Boulnois

dramatique, et le concept doit reconnaître sa déficience. Balthasar,


avec La Gloire et la Croix, propose donc un remaniement fonda-
mental de toute pensée sur Dieu : renouer avec Denys et la théologie
médiévale, c’est revenir en-deçà de la théologie positive, retrouver
l’articulation fondamentale entre la théologie mystique et la théologie
symbolique (c’est-à-dire la connaissance de Dieu par des ressem-
blances artistiques ou des métaphores littéraires).
La méditation sur les noms divins est encore une réponse à la
mort de Dieu. Tuer Dieu à la manière de Nietzsche (dire « Dieu est
mort ! Et c’est nous qui l’avons tué » 12), c’était ignorer la théologie
des noms divins. C’était croire qu’on le saisit par cette parole, ignorer
que toute parole sur Dieu se nie déjà et ne peut l’atteindre – qu’elle
ne dit pas ce qu’il est mais ce qu’il n’est pas. La négation de Dieu
devenue la mort de Dieu, était un oubli de la théologie des noms
divins, l’oubli de cet excès et de cette négation, pour lesquels Dieu
n’est aucune des perfections par lesquelles nous le nommons –
parce qu’il les transcende.
Mais d’où vient alors que nous pouvons nommer Dieu ? Ne
vaudrait-il pas mieux lui reconnaître la transcendance d’un principe
anonyme ? Clément d’Alexandrie nous indique une voie vers la
réponse : dans l’Ancienne Alliance, « le Seigneur Dieu était encore
sans nom, car il n’était pas devenu homme » 13. C’est le Christ qui
nous permet de donner un nom au Dieu séparé et ineffable. Il le fait
dans la lignée de la Bible, qui lui donne un nom propre, Yahvé, et
qui le désigne déjà comme Père. Maintes fois, Balthasar est revenu
sur le verset de Jean 1, 18 : « Nul n’a jamais vu Dieu, mais le Fils
[...] nous l’a fait connaître (exegesato) ». Le Christ est l’interprète
du Père ineffable. Après avoir rappelé le véritable équilibre de la
théologie des noms divins, Balthasar va plus loin que la tradition
médiévale, et insiste sur son centre caché : c’est par le logos divin,
la Parole primordiale, que peut retentir toute parole humaine sur
Dieu. Elle en tire son sens et sa légitimité : tout énoncé sur Dieu doit
désormais s’entendre comme un énoncé « dans le Christ ». Même si
le Christ n’est pas le contenu de tout langage sur Dieu, il est en
quelque sorte sa forme. Toute nomination de Dieu, qu’elle le sache
ou non, est christologique.

12. NIETZSCHE, Die Fröhliche Wissenschaft, trad. fr., Le Gai Savoir, III, § 125.
13. CLÉMENT D’ALEXANDRIE, Pédagogue I, 57, 2 (SC 70, 213), cité dans La Théo-
logique II, II. A.2, p. 70, n. 3.

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------------------------------------------------------------------------------------------------------ Le nom et l’image de Dieu

Irénée de Lyon le disait déjà : « Dieu est inconnu dans sa grandeur,


mais on peut le connaître dans son amour », en Jésus-Christ 14. À ce
niveau de profondeur, il n’y a plus de différence entre parler de Dieu
comme le Fils en parle et reconnaître à quel point nous ne savons
pas en parler. Balthasar cite Augustin : « Celui-là seul est ineffable
qui a dit et tout a été fait. Il a dit, et nous avons été faits ; mais nous,
nous sommes incapables de le dire. La Parole par laquelle nous
avons été faits, c’est son Fils, et pour qu’elle soit dite, de quelque
manière, par nous qui demeurons trop faibles pour la prononcer, il
s’est fait lui-même faible. Nous pouvons prononcer notre jubilation
en guise de parole, mais nous ne pouvons énoncer la Parole [le Verbe]
par une parole » 15. Balthasar atteint là une thèse forte et remar-
quable, une réponse à toutes les objections philosophiques comme
celle de Wittgenstein : il est impossible de parler de Dieu, si l’on
n’en parle pas à partir du Christ, centre de l’Écriture ; mais parler de
Dieu ainsi, c’est aussi reconnaître que nous ne savons pas en parler
tel qu’il est, que nous ne pouvons en parler que par ce qu’il en dit
lui-même. C’est encore reconnaître notre dette : ce qu’on ne peut
pas dire, c’est aussi ce qu’on ne peut pas taire. La seule parole qui
pourrait parler fidèlement de Dieu, c’est le Christ, le Verbe qui a
tout dit de Dieu 16 ; c’est seulement en atteignant partiellement ce
que le Christ en dit que nous pouvons en parler un peu.
Balthasar nous invite donc à revenir en-deçà de la séparation
entre le contenu de la révélation d’un côté et le discours philoso-
phique de l’autre ; selon cette répartition des tâches, qui remonte à
la naissance de la théologie comme discipline à l’époque d’Abélard, la
théologie se bornait à prendre la révélation biblique pour objet afin
de le saisir ensuite dans une interprétation rationnelle, et de le mettre
dans une forme philosophique. Pour Balthasar, l’anéantissement de
Dieu lui-même, par le Verbe, dans le langage, est une forme de sa
révélation. Le divin se présente lui-même dans l’Écriture et dans le
Christ sous son propre concept. C’est lui-même qui se donne à voir
dans une figure (Gestalt), c’est-à-dire une image, une forme finie
adéquate à son sens. C’est pourquoi nous pouvons en parler.

14. IRÉNÉE, Contre les Hérésies IV, 20, 1 et 4 (SC 100, 624 et 634), cité dans
La Théologique II, id., p. 71.
15. AUGUSTIN, Enarrationes in Psalmos 99, 6 (PL 37, 1274-75).
16. Jean DE LA CROIX, La Montée du Carmel II, ch. 22.

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PHILOSOPHIE --------------------------------------------------------------------------------- Olivier Boulnois

II. L’image

La révélation n’est pas seulement celle du nom, elle ne se donne


pas seulement dans l’écoute du Verbe. L’essence du christianisme,
la manifestation du Fils, modifie également l’économie du visible.
Car le Christ est aussi l’Image du Père invisible : « qui me voit a vu
le Père » (Jean 14, 9). Comme disait Irénée, le Fils, le Verbe divin a
sauvegardé « l’invisibilité du Père pour que l’homme n’en vînt pas
à mépriser Dieu et qu’il eût toujours vers quoi progresser, et en
même temps, [il rendit] Dieu visible aux hommes par de multiples
économies » ; d’où la célèbre affirmation : « le Fils est le visible du
Père, le Père est l’invisible du Fils » 17. Balthasar commente : « On
voit l’Invisible dans celui qui l’exprime. [...] Il dévoile dans sa
propre invisibilité le Dieu invisible, tout en laissant intacte l’invisi-
bilité propre au Père. 18 » Le Fils rend visible le Père, tout en le
laissant subsister dans son invisibilité. Cette interprétation s’oppose
dès son principe à la théologie trinitaire de Hegel, pour qui le Père
ne demeure pas séparé, mais passe tout entier dans le Fils, s’épuise
dans sa communication au monde et à l’histoire. Nous rejoignons
alors un autre versant de la Trilogie de Balthasar, l’esthétique
théologique.
Commençons par situer la démarche de Balthasar dans la réflexion
du XXe siècle. Balthasar s’inscrit d’abord dans un débat interne à la
néo-scolastique : le beau est-il ou non un transcendantal ? Les
transcendantaux constituent les propriétés les plus universelles,
qui transcendent toutes les divisions de l’être. Sur ce point, l’œuvre
historique de saint Thomas est sans équivoque : pour lui les trans-
cendantaux sont l’être, l’un, le vrai, et le bien. Il ne peut pas y en
avoir davantage : l’être et l’un renvoient au monde, le vrai à notre
saisie du monde par l’intelligence, et le bien à notre appréhension
du monde par la volonté. Comme il n’y a pas de troisième faculté
de l’âme, la liste est close. – Au XXe siècle, les interprètes néo-
scolastiques de saint Thomas ont donc hésité entre deux positions :
la première est de s’en tenir à la fidélité historique, mais alors ils
n’ont pas d’esthétique à opposer à celle de Kant ; la seconde est
de s’appuyer sur quelques passages fugitifs où Thomas, inspiré par
Denys, mentionne l’unité du « bel et bien » (kalos kagathos), d’intro-

17. IRÉNÉE, Contre les Hérésies IV, 6, 6 (SC 100, 451).


18. La Théologique II, II. A.2, p. 68 et 70.

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------------------------------------------------------------------------------------------------------ Le nom et l’image de Dieu

duire le beau dans cette liste, et d’en faire un transcendantal, – de


développer aussi les passages où Thomas, après Aristote, analyse le
plaisir issu de toute sensation, et d’en faire un plaisir esthétique.
Cela permet d’avoir une philosophie complète, un thomisme vrai-
ment « élargi » et moderne, un système exhaustif qui comprenne une
esthétique, et qui soit donc capable de dialoguer avec l’esthétique
de Kant (laquelle a une dimension transcendantale). De Bruyne,
Maritain et même Gilson (avec quelques précautions) l’ont fait 19.
Balthasar s’inscrit donc dans ce courant, dès la Phénoménologie de
la Vérité, tout en montrant contre Kant que l’esthétique n’est pas
seulement subjective, mais renvoie à une forme objective 20.
Mais La Gloire et la Croix n’est pas un manuel thomiste. La
réflexion de Balthasar est infiniment plus vaste et recèle une autre
dimension. Elle pose le problème de l’esthétique, du rapport entre
art et beauté, principalement autour de la question de l’image plas-
tique au Moyen Âge. Car si la beauté est une propriété de l’être, ou
de la nature, cela ne nous dit encore rien sur l’œuvre d’art. Peut-on
unifier la perception de la beauté naturelle avec la doctrine des œuvres
d’art pour construire une esthétique ? Des théoriciens comme
Umberto Eco ont soutenu que c’était possible. Ils extrapolent avec
érudition à partir de fragments sur la perception du beau ou sur
l’ontologie des œuvres d’art, à partir d’extraits de critique d’art ou de
manuels de peinture, pour dégager l’esthétique implicite des médié-
vaux. Mais cette belle extrapolation se heurte à l’histoire, et les histo-
riens de l’art ont beau jeu de nous signaler qu’une telle esthétique
unifiée n’existe que dans l’œuvre de De Bruyne et d’U. Eco 21. Ils
nous mettent en garde : avant les temps modernes, avant « l’époque
de l’art », l’artiste n’avait pas un statut différent de l’artisan, les
beaux-arts n’existaient pas comme tels, et les œuvres d’art n’étaient
pas destinées à un simple plaisir esthétique, mais à manifester une

19. DE BRUYNE , Études d’esthétique médiévale, 3 vol., Bruges, 1946 ;


J. MARITAIN, Art et scolastique, Paris, 19654 (1920) ; E. GILSON, Elements of
christian Philosophy, Doubleday, New York, 1960, p. 159-163 ; voir O. BOULNOIS,
« La beauté d’avant l’art. D’Umberto Eco à saint Thomas d’Aquin, et retour »,
Le Souci du passage, Mélanges offerts à Jean Greisch, éd. P. Capelle,
G. Hébert, M.-D. Popelard, Paris, Éd. du Cerf, 2004, p. 414-442.
20. Wahrheit, trad. fr. Phénoménologie de la vérité, La Vérité du monde, trad.
R. Givord, Paris, 1952, III.C.2. « Le Vrai, le Bien, le Beau », surtout p. 212-214.
21. Umberto ECO, Il problema estetico in san Tommaso, Edizioni di Filosofia,
Torino, 1956.

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PHILOSOPHIE --------------------------------------------------------------------------------- Olivier Boulnois

vérité ou à susciter la vénération 22. C’est au contraire dans l’époque


de l’art, après la fondation en Italie d’une Académie des arts, que
se développe une théorie unifiée des beaux-arts, qui deviendra au
XVIIIe siècle, avec Baumgarten, l’esthétique.
Précisément, en proposant avec La Gloire et la Croix une « esthé-
tique théologique » Balthasar déplace profondément le problème : il
envisage une doctrine du beau qui n’a de sens que comme voie
d’accès à Dieu. Dans l’esprit d’Augustin, auteur d’un traité sur le
beau (malheureusement perdu), il donne donc un nouveau centre
de gravité à la doctrine du beau, en l’incluant dans l’expérience de
la conversion, du retour vers Dieu. Celui-ci est bien plus pertinent
historiquement. Balthasar donne le point de fuite de tous les fragments
qui nous restent : toutes les miettes que les « esthéticiens » ont
essayé de regrouper en une théorie unifiée n’ont de sens que parce
qu’elles renvoient au centre, qui est le divin. Au Moyen Âge, il y a
bien une théorie du beau, mais elle n’est pas purement philoso-
phique, elle s’insère dans un cadre théologique, comme voie vers
l’invisible à travers le visible.
Or là encore, dans La Gloire et la Croix, le concept central est
celui de figure (Gestalt). La vérité inaccessible et inépuisable de
Dieu se dessine en de nombreux profils, dont l’ensemble constitue
une histoire des images au sens large (Balthasar y inclut les images
littéraires). Dans cette perspective, l’image primordiale est la figure
du Christ. Jésus, comme image de Dieu, est à la fois l’homme parfait
et l’image définitivement donnée par Dieu de lui-même 23. – À la
suite de Balthasar, nous pouvons donc comprendre tout l’art occi-
dental comme une tension entre l’image et l’invisible, entre la limite
et l’infini, entre la figure et l’infigurable divin. Comme l’a rappelé
avec éloquence Malraux, l’essentiel du patrimoine mondial a une
dimension religieuse. Ce que nous appelons, souvent improprement,
art, est un dialogue avec l’invisible. Or avec la disparition du paga-
nisme, l’art occidental a cessé d’avoir pour fonction la mise en pré-
sence des dieux. Il a eu pour particularité de saisir cette visée de
l’invisible par rapport au christianisme – en lui, contre lui ou dans
ses marges.
Nous pouvons en particulier interpréter dans ce sens la tension
entre le figuratif et le non-figuratif. Dans l’économie de l’image

22. Voir Hans BELTING, Bild und Kult, Munich, 1990 ; trad. fr. Image et Culte,
Une Histoire de l’art avant l’époque de l’art, Paris, Éd. du Cerf, 1998.
23. Theologik II, p. 68 ; La Théologique II, II. A.3, p. 76.

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------------------------------------------------------------------------------------------------------ Le nom et l’image de Dieu

occidentale, la tension entre l’image et l’absolu correspond à une


tension essentielle entre la figure du Christ et l’invisibilité de Dieu.
Sur ce point, la théologie médiévale s’organise autour de deux
pôles, Augustin et Denys. – Augustin pense que l’on n’accède au
divin qu’en se détournant du visible, du sensible, en rentrant dans
l’âme invisible, pour atteindre Dieu dans l’intelligible, au-delà de
l’âme, « interior intimo meo », plus intime à moi-même que moi-
même. L’idéal augustinien est un idéal de transparence. L’on reconnaît
Dieu à son invisibilité. Aucun intermédiaire sensible ne le montre :
« Quand on le croit absent, il est vu, et quand il est présent, il n’est
pas vu. 24 » Ainsi, il se présente comme un objet transparent : si l’on
ne voit pas Dieu, on le voit comme il convient. Mais s’il est vraiment
présent, il est invisible. Dieu a bien une forme, mais c’est une forme
intelligible. Toute vision de Dieu dans l’au-delà sera une intuition
intellectuelle, sans images. La parole proférée et le verbe mental
constituent donc les principales voies d’accès à Dieu 25.
Denys, au contraire, pense que Dieu est absolument sans forme,
au-delà de toute forme, même intelligible. Il ne se rend visible que
par des apparitions, les théophanies, qui sont des manifestations
proportionnées aux capacités des voyants. La vision de Dieu n’est
donc jamais un pur face-à-face intelligible comme chez Augustin,
même dans l’au-delà : elle implique toujours un intermédiaire, la
vision d’autre chose que Dieu. C’est en même temps un voilement,
puisque l’essence de Dieu en soi restera toujours invisible, et au-
delà de notre intelligence. La connaissance de Dieu est toujours une
vision de sa dissemblance, une figuration de l’infigurable. L’éloge
des formes imaginaires, difformes ou monstrueuses, qui ne ressem-
blent à rien de visible, et auxquelles correspond tout le bestiaire
roman, est donc un leitmotiv de la tradition dionysienne.
Il revient au Moyen Âge d’avoir orchestré ce débat fictif entre
Denys et Augustin, dans ce qu’on pourrait appeler « la grande
controverse autour de la visibilité de Dieu », notamment dans le
débat entre Jean Scot et Hugues de Saint-Victor. Or Balthasar prend
parti pour Denys et Jean Scot, pour les médiations sensibles et
contre la transparence. Dans Théologiques II il s’élève contre une
vision trop spiritualiste du Verbe divin. Il insiste sur sa visibilité, et

24. De Videndo Deo, § 18 ; éd. Schmaus, p. 13.


25. Voir le Sermon DENYS II, dans Miscellanea Agostiniana, Romae, 1930,
p. 11-17.

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PHILOSOPHIE --------------------------------------------------------------------------------- Olivier Boulnois

critique (discrètement) la position d’Augustin, pour qui le Verbe est


une image de Dieu égale à l’original, donc purement intelligible et
non sensible 26. La question des images matérielles repose sur un
socle anthropologique ; elle dépend d’une conception de l’homme :
si l’on conçoit l’homme comme un être purement rationnel, il n’a
pas besoin d’images pour se rapporter à Dieu ; en revanche, si l’on
met l’accent sur sa dimension corporelle, sensitive – et Balthasar ne
manque pas de le faire –, toutes les formes de médiation sensible
seront les bienvenues pour reconduire à Dieu. Mais Balthasar ne se
prononce pas sur le débat entre dissemblance et figuration.
L’enjeu de cette controverse est important : est-ce par la parole
seule que nous accédons à Dieu ? Ou bien l’image peut-elle nous en
donner une figure ? Cette image peut-elle être le vecteur d’une
connaissance humaine, d’un amour, d’une vénération ? – Pour aller
droit au but, je partirai du point de vue d’un adversaire farouche de
l’image au Moyen Âge, saint Bernard. On connaît sa sainte colère
contre l’ornementation des cloîtres de l’abbaye de Cluny. On a
maintes fois décrit la beauté ascétique, sans image, et sublime, des
abbayes cisterciennes. On sait moins que la critique de Bernard ne
portait pas sur les églises paroissiales. Bernard nous en donne le
motif : « En outre, que vient faire dans les cloîtres, devant des frères
qui savent lire, cette ridicule monstruosité, cette extraordinaire
beauté difforme et cette belle difformité ? 27 » Les moines, « qui
savent lire » ont accès à la révélation d’une manière supérieure à
ceux qui s’en tiennent aux images visibles ; les non-moines qui ne
savent pas lire, se contenteront des images de leur église paroissiale.
Comment expliquer cela ? Tout simplement parce que la lecture
donne accès à une représentation mentale de Dieu, plus parfaite que
les représentations sensibles. La seule image pertinente de Dieu
n’est pas une image matérielle, mais l’âme, qui est seule capable de
recevoir Dieu, ou d’en avoir des représentations intelligibles 28.

26. Voir déjà Die Wahrheit, trad. fr. R. GIVORD, Phénoménologie de la Vérité,
La vérité du monde, Paris, 1952, III. A. 2. p. 136 : l’essence « ne peut se révéler
qu’en apparaissant en images » ; Herrlichkeit, II/1, p. 135, tr. fr. La Gloire et la
Croix, II/2, p. 121 : « ce qui manque à l’essentialisme platonico-augustinien » ;
et surtout Theologik II, « Unwort und Überwort » (Non-parole et sur-parole),
p. 98-116, trad. fr. p. 118-119.
27. BERNARD, Apologia XII, 28.
28. BERNARD, In Dedicatione Ecclesiae, Sermo 2, Opera V, Sermones II,
Rome, 1968, p. 376, § 2.

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------------------------------------------------------------------------------------------------------ Le nom et l’image de Dieu

Le refus des images sensibles n’est donc pas un rejet de toute


image, mais l’affirmation que Dieu n’est accessible que dans une
image invisible et intelligible, l’âme humaine. Même saint Bernard
ne dit pas qu’il faut se passer d’une image de Dieu, mais qu’il faut
parvenir à une image transparente et sans figure. Par conséquent, il
ne sort pas du débat entre deux sortes de formes, l’image figurative
et la forme intelligible.
Cette tension, l’art du XXe siècle l’a de nouveau connue. Pensons
à Malévitch, qui écrivait dans Dieu n’est pas déchu : « Ce que nous
appelons Réalité est l’infini qui n’a ni poids, ni mesure, ni temps, ni
espace, [...] et n’est jamais tracé pour devenir une forme. Elle ne
peut être ni représentée ni connaissable. 29 » La tâche de l’homme
est donc de s’arracher aux figures du monde sensible, et d’appré-
hender la forme divine, irreprésentable, incirconscriptible du monde.
Et l’on se souvient que Michel Henry écrivait, à propos de Kandinsky,
dans Voir l’invisible : « Toute peinture est abstraite », parce que tout
art « accomplit la révélation en nous de la réalité invisible », il est
même « le seul salut possible » « La peinture abstraite nous reconduit
à la source de toute peinture – bien plus [...] elle nous permet seule
de comprendre la possibilité de celle-ci, parce qu’elle est le dévoi-
lement de cette possibilité. 30 » Il faudrait encore citer Rothko :
« Sans les monstres et les dieux, l’art ne peut offrir le spectacle de
notre destinée. La dimension la plus profonde de l’art traduit cette
frustration [...] Je crois que la question de l’abstraction ou de la figu-
ration ne s’est jamais posée. Il s’agit en fait de mettre fin à ce silence
et à cette solitude, de respirer et de tendre les bras à nouveau. 31 »
Il est donc simpliste et trompeur d’identifier l’art abstrait à une
nouvelle forme d’iconoclasme, dirigée contre la théologie de
l’icône. D’abord parce que le débat est ici plus fondamental et plus
ancien que celui sur la vénération : il s’agit de la nature des formes,
et non de leur usage (vénération ou idolâtrie ?). Mais surtout parce
que la tension entre figure et non-figuratif est en réalité interne
au christianisme : elle était formulée dès le Moyen Âge. Si l’art

29. MALÉVITCH, Dieu n’est pas déchu, L’Art, l’Église, la Fabrique, (Vitebsk,
1922) § 11, cité par A. BESANÇON, L’Image interdite, Fayard, 1994, Gallimard,
Folio Essais, p. 678.
30. M. HENRY, Voir l’Invisible, Paris, F. Bourin, 1988, p. 41 et 12.
31. M. ROTHKO, « The Romantics were prompted », Possibilities, 1947-1948,
trad. dans Mark Rothko, musée d’Art moderne de la Ville de Paris, 14 janvier-
18 avril 1999, p. 260-261.

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PHILOSOPHIE --------------------------------------------------------------------------------- Olivier Boulnois

contemporain s’inscrit dans le même débat entre figure et non-


figure, cela n’implique pas que l’art abstrait soit né d’un nouvel
iconoclasme, d’un rejet théosophique de la figuration chrétienne 32.
Mais il renvoie à une difficulté essentielle de la théologie : le Verbe
est-il une image visible ou une image spirituelle, invisible, du
divin ? L’art abstrait n’est pas moins chrétien, ou plus anti-chrétien
que l’art figuratif, il répond autrement à la question théologique
de l’image.
L’esthétique théologique hésite entre deux directions, car l’art
non-figuratif, non moins que l’art figuratif, peut renvoyer au divin,
en suscitant une expérience intérieure ou en évoquant une présence
invisible. C’est pourquoi, même s’il ne prend pas parti dans ce
débat, Balthasar donne aussi les moyens de comprendre les enjeux
théologiques de l’art contemporain.

III. Nécessité d’une médiation : image et parole

La question du nom et la question de l’image restent-elles séparées ?


Bien au contraire, elles ont le même centre. Balthasar cite à ce propos
Augustin : « C’est que la Parole est une figure (forma, Gestalt, dans
la traduction de Balthasar), une figure non figurée (non formata),
mais figure de tous les figurés. 33 » Au centre, la parole et l’image se
rejoignent, dans un silence sans voix et une forme plus haute que
toutes les images sensibles.
Quel lien y a-t-il entre un langage juste sur la transcendance de
Dieu et une belle image de la beauté divine ? Historiquement, celui-
ci est étroit : ce sont les adversaires les plus rigoureux de la nomi-
nation de Dieu qui combattent le plus fortement les images. Le cas
de saint Bernard en est un exemple éclatant. Un exemple iconogra-
phique a été magistralement étudié : il s’agit de l’interdiction de
représenter Dieu dans sa seule divinité, c’est-à-dire Dieu le Père.
On a pu montrer comment cet interdit avait été (tardivement)
enfreint 34. Cette infraction à l’interdit équivaut en peinture à l’oubli
de Dieu (c’est-à-dire à l’oubli de sa transcendance). Il débouche sur
l’épuisement de la figure (divino-humaine) de Dieu dans l’art.

32. Contre A. BESANÇON, L’Image interdite, op. cit.


33. Sermon 117, 23 (PL 38, 662) cité dans Theologik II, p. 108 ; trad. fr., p. 126.
34. F. BOESPFLUG, « Apophatisme théologique et abstinence figurative. Sur
l’« irreprésentabilité » de Dieu (le Père) », Revue des sciences religieuses, 72/4,
1998, p. 425-447.

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------------------------------------------------------------------------------------------------------ Le nom et l’image de Dieu

Il faut citer ici la retenue de saint Anselme avant d’aborder le mys-


tère divin : « Voici encore ce qui me retient beaucoup de répondre à
ta demande : non seulement la matière (à traiter) est de grand prix
(pretiosa), mais, s’agissant de Celui dont la forme est plus belle
(specioso) “que celle des enfants des hommes” (Psaume 44, 3), elle
est de surcroît belle par une raison plus haute que les intellects
humains. Je crains donc, moi qui ai coutume de m’indigner devant
les mauvais peintres, quand je les vois peindre le Seigneur lui-même
sous une figure difforme, qu’il m’arrive la même chose si j’ose graver
sur mes tablettes, une matière si gracieuse, par une dictée sans art et
digne de mépris. 35 » La beauté insurpassable de Dieu provient de sa
nature plus haute que tout ce qui est accessible à l’intellect humain.
C’est pourquoi la même indignation doit s’emparer de nous quand
on parle de Dieu d’une manière inadéquate, que lorsqu’on le peint
sous une forme laide. Ce n’est pas une simple métaphore : Anselme
sait que la connaissance de Dieu, comme l’art de peindre, s’enraci-
nent dans la forme divine : le croyant en quête d’intelligence comme
le peintre en quête de beauté se doivent d’être fidèles à l’essence,
qui ne fait qu’un avec la beauté invisible de Dieu.
Et pourtant, on le sait, Anselme a finalement cédé à la demande
de son interlocuteur, Boson. Il l’a fait dans l’assurance que la
pensée de l’homme opère à la lumière de la raison divine dont elle
est l’image, mais aussi dans la crainte de lui être infidèle. – La
même crainte devrait s’emparer de nous, comme de toute personne
parlant de Dieu. Il y a bien sûr un lien entre la théologie et la théorie
de l’image. C’est encore cela que Balthasar voulait souligner en
insistant sur la réciprocité des transcendantaux ; en l’occurrence, le
vrai et le beau s’impliquent l’un l’autre. La manifestation en image est
déjà une forme de langage. Et inversement, le langage s’accompagne
toujours d’images mentales : un discours sur Dieu véhicule une
image de Dieu. Même Luther l’admet, lui pour qui Dieu se révèle
sous l’apparence contraire (sub contrario), comme ce « qui n’a ni
apparence ni beauté pour attirer nos regards » (Isaïe 53, 2) : la parole
de Dieu s’accompagne d’images mentales. « Si je l’entends [le
Christ] ou si j’y pense, il m’est impossible de ne pas m’en faire une
image dans mon cœur. 36 » Celle-ci est une expression aussi naturelle

35. Cur Deus Homo ? ch.1, éd. Schmitt, Opera Omnia, p. 49.
36. Wider die himmlischen Propheten, von den Bildern und Sakrament, 1525
(WA 18, 8).

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PHILOSOPHIE --------------------------------------------------------------------------------- Olivier Boulnois

et nécessaire que celle d’un reflet dans le miroir. Porter l’image de


Dieu en son cœur est un signe de fidélité à sa parole. Ainsi, tout dis-
cours sur la vérité de Dieu s’accompagne d’une appréhension plus
ou moins voilée de sa beauté. La construction de la théologie
comme discipline a exigé une iconologie : nous pouvons le voir
chez Jean Scot Érigène et Hugues de saint Victor. Et inversement,
l’aniconisme se lie avec le silence sur les noms divins, nous le voyons
chez saint Bernard.

Conclusion

Depuis que Balthasar a construit une « esthétique théologique »,


il faut accorder autant d’attention à l’adjectif « théologique » qu’au
nom auquel il se rapporte. En effet, Dieu ne se révèle pas seulement
à travers la beauté du monde, mais aussi par sa parole dans l’histoire,
par les noms qu’il se donne. La théologie n’échappe aux bavardages
prétentieux et aux disputes stériles que si elle médite avec rigueur la
transcendance divine, qui dépasse infiniment tout ce que l’on peut
en dire. L’image et la parole ont le même statut : renvoyer à ce qui
les dépasse, à l’invisible et à l’ineffable. Si la véritable esthétique est
théologique, la véritable théologie est une esthétique : elle respecte
la beauté de Celui qu’elle désigne. Sans la beauté de la liturgie, – et
sans la beauté de l’espace où celle-ci se déploie –, elle n’a, au sens
propre, pas lieu d’être.
Sans une réflexion théologique approfondie, on ne sait pas ce que
signifie véritablement l’image. Mais sans recherche de la beauté, il
n’y a pas vraiment de discours sur Dieu.

Olivier Boulnois, membre du comité de rédaction francophone de Communio,


marié, quatre enfants. Principales publications : Être et Représentation, Une
généalogie de la métaphysique moderne à l’époque de Duns Scot, Paris, PUF,
1999 ; Sur la science divine (en collaboration avec J.-C. Bardout), Paris,
PUF, 2002.
Communio Mars-avril 2005 30-03-2005 15:48 Page 51

Communio, n° XXX, 2 – mars-avril 2005

Vincent CARRAUD

La Gloire et la Croix
et l’histoire de la métaphysique

Gloire et la Croix et, de façon générale, la Trilogie baltha-

L
A
sarienne s’offrent à la lecture de l’historien de la métaphy-
sique selon deux approches possibles. La première met de
côté la visée propre à l’auteur – en l’occurrence rien de moins que
sa théologie – pour faire son bien des nombreuses monographies,
consacrées à tel ou tel philosophe, qui sont insérées dans l’œuvre.
Ainsi peut-on aisément tirer profit de la pénétration avec laquelle
Balthasar lit Platon, Boèce ou l’école de Chartres, Suarez, Kant ou
Heidegger. Pour féconde que soit cette manière de butiner dans la
Trilogie, elle n’en est pas moins insuffisante, frustrante même, puis-
qu’elle se prive a priori de l’intelligence qu’apportent les mono-
graphies au tout, et de celle que la perspective d’ensemble apporte
à chaque monographie. Ainsi, faire son miel des interprétations que
Balthasar donne des philosophes, quelque savoureux qu’il soit,
contredit un des principes du maître : l’intégration, das Ganze im
Fragment 1.
La seconde modalité selon laquelle un historien de la philosophie
peut envisager la Trilogie consiste au contraire à aller droit au
rapport qu’entretient à la métaphysique le projet accompli par une
(théo-)esthétique, une (théo-)dramatique et une (théo-)logique.

1. Selon le titre d’un des livres de BALTHASAR, Einsiedeln, 1963, tr. fr. Paris,
DDB, 1970.

51
Communio Mars-avril 2005 30-03-2005 15:48 Page 52

PHILOSOPHIE -------------------------------------------------------------------------------- Vincent Carraud

C’est à ce programme constitutif, annoncé et récapitulé aux articula-


tions décisives des trois parties, et ressaisi dans l’Épilogue, que nous
nous intéresserons ici, laissant à de plus amples travaux l’examen de
sa mise en œuvre multiforme, dans les analyses de telles ou telles
doctrines philosophiques. Or, de ce point de vue, que l’œuvre de
Balthasar soit immense, englobante et convergente n’empêche pas
sa pensée d’être tranchante – ce qu’une réception de son œuvre en
termes de culture peut faire oublier, quand bien même elle obéirait
à l’image chère à Balthasar des spolia aegyptiorum, les ors des
philosophes réorientés en ostensoir 2. Qu’elle soit tranchante, c’est
ce que nous voudrions montrer, à partir du rapport que la « Trilogie »
entretient avec l’histoire de la philosophie : Balthasar tranche en
métaphysique, quelquefois il retranche en métaphysique, peut-être
même s’efforce-t-il de retrancher de sa propre théologie la méta-
physique elle-même, rigoureusement entendue comme science de
l’étant en tant qu’étant.
Balthasar et Spinoza – Spinoza, celui dont l’idée adéquate « a fait
disparaître toute gloire [...] : des attributs inconnus de Dieu rien ne
rayonne » (IV, t. 3, 239) – ont sans doute peu de choses en commun.
Une au moins : la violence du coup de force par lequel s’inaugure
leur grand œuvre. Spinoza commençait par une définition de la
causa sui, concept contradictoire et avancé sous de multiples condi-
tions par Descartes, pour l’identifier à ce qui jusque là constituait
l’argument même de la preuve ontologique : que son essence implique
son existence – alors même qu’on allait apprendre que la cause
relevait de l’efficience. Bref, un triple coup de force ouvrait l’Éthique,
pourtant énoncé avec la simplicité de ce qui va de soi. Mais on sait
par ailleurs la légèreté dont Spinoza fait preuve en matière d’histoire
de la philosophie ; sa désinvolture était du reste servie par une
connaissance assez limitée de l’histoire de la philosophie. Spinoza
n’était pas l’homme le plus cultivé de son temps, il s’en faut de
beaucoup.
Pour Balthasar, il est plus difficile d’invoquer les lacunes de sa
culture philosophique, et il n’est pas très facile non plus de mettre

2. Voir par exemple La Gloire et la Croix, IV, t. 2, 7 ; rappelons que le volume IV


de la traduction française traduit le volume III, 1. de l’édition allemande
(le volume III, 2. de l’édition allemande comprend les deux tomes de la
Théologie). Désormais, l’indication du volume sans autre précision renvoie à
La Gloire et la Croix (IV renvoie donc au Domaine de la métaphysique), que
nous faisons suivre de l’indication de la page.

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-------------------------- La Gloire et la Croix et l’histoire de la métaphysique

en avant sa désinvolture intellectuelle. C’est cependant un coup


de force d’une semblable ampleur qui marque la première phrase de
La Gloire et la Croix 3 : « On a tenté, dans cet ouvrage, de développer
la théologie chrétienne à la lumière du troisième transcendantal,
c’est-à-dire de compléter la considération du vrai et du bien par celle
du beau : die Sicht des Verum und des Bonum zu ergänzen durch die
des Pulchrum » (I, 11). Balthasar se livre en effet à un quadruple coup
de force, témoignant par là de ce que Jean-Yves Lacoste relevait
comme une « insolence incontestable à l’égard de l’histoire de la
philosophie » :
1. En situant d’emblée une étude de théologie dans l’horizon de la
métaphysique, et d’une métaphysique datée, et même apparemment
obsolète. En posant :
2. qu’il y ait trois transcendantaux ;
3. que le beau soit un transcendantal. Là est le fond de l’affaire,
dont toute la charge, comme on le sait, reviendra au concept de
figure, Gestalt, et à sa fonction dans une phénoménologie du beau ;
4. ce faisant, l’ens lui-même disparaît, avec l’un, de la liste des
transcendantaux – puisque, ramenés à trois, le beau a pris sa place.
Revenons-y.
1. Le grand œuvre de Balthasar est de théologie. Or mentionner
d’emblée les transcendantaux 4, c’est inscrire le travail qui s’ouvre
dans un rapport à l’histoire de la métaphysique considérée dans la
longue durée – c’est même, pour une œuvre qui ne se veut pas
d’histoire, prendre le risque d’un anachronisme constitutif : on a
peut-être remarqué que, dans cette première phrase, Balthasar
nomme les transcendantaux en latin, renforçant ainsi leur entente
scolaire, c’est-à-dire scolastique. À une époque – il y a quarante
ans – où un certain nombre de théologiens s’efforçaient de détacher
la théologie de l’emprise de la métaphysique, Balthasar situait
d’emblée son projet dans l’horizon de la métaphysique, et d’une

3. Ce coup de force a été remarqué par Jean-Yves LACOSTE, « Minima balthasa-


riana. Fragments d’un séminaire. I. Du phénomène à la figure », Revue thomiste,
1986, 4, p. 606-616 ; on évaluera aisément la dette des pages qui suivent envers
ces minima.
4. Mario SAINT-PIERRE, dans Beauté, Bonté, Vérité chez Hans Urs von Balthasar,
Paris, Éd. du Cerf, 1998, relève 149 passages dans La Gloire et la Croix où il
est question des transcendantaux, pour 50 environ dans la Dramatique divine
et 35 dans la Théologique (p. 250).

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PHILOSOPHIE -------------------------------------------------------------------------------- Vincent Carraud

métaphysique très largement datée. La doctrine des transcendantaux


naît probablement dans le premier quart du XIIIe siècle avec la Summa
de bono, du chancelier Philippe, dans un contexte néoplatonicien et
avicennien 5, et se développe de Thomas d’Aquin et Duns Scot à la
scolastique moderne 6.
2. Qu’il y ait trois transcendantaux. La scolastique, qu’elle soit
médiévale ou moderne, connaît six transcendantaux. Saint Thomas
lui-même, dans un passage célèbre du De Veritate, en énumère six,
dans l’ordre suivant : « ens, res, unum, aliquid, bonum, verum » (De
Veritate, qu. 1, a. 1, resp. ). Six, et pas un de plus 7 ; Suarez y insis-
tera : « On a l’habitude de dénombrer six transcendantaux [...]. On
en déduit visiblement qu’il y a cinq passions de l’étant, puisque tel
est le nombre des prédicats qui sont convertibles avec l’étant, et pas
plus, et non plura. 8 » Mais il arrive aussi à saint Thomas, comme
dans le De Potentia ou dans un autre passage du De Veritate 9, de

5. Voir dom Henri POUILLON, « Le premier traité des propriétés transcendan-


tales. La “Summa de bono” du chancelier PHILIPPE », Revue néoscolastique
de philosophie, 42, 1939, p. 40-77.
6. Voir Jean ECOLE, « Contribution à l’histoire des propriétés transcendentales
[sic] de l’être », Filosofia oggi, 76, 4, 1996, p. 367-394, puis Jean-François
COURTINE, Suarez et le système de la métaphysique, Paris, PUF, 1990, p. 355-
393 et Ludger HONNEFELDER, Scientia transcendens. Die formale Bestimmung
der Seindheit und Realität in der Metaphysik des Mittelalters und der Neuzeit,
Hambourg, Felix Meiner, 1990.
7. Mario SAINT-PIERRE, op. cit., p. 233-238, a commenté de façon convaincante
la deuxième partie d’Épilogue en tant qu’elle fait droit aux six transcendan-
taux, successivement : res, aliquid, unum, pulchrum, bonum, verum – six, donc
sept, puisque l’ens n’appartient pas à cette liste ! Sur les transcendantaux dans
la Trilogie, on lira avec profit toute la « Quatrième voie d’accès » du livre de
Mario SAINT-PIERRE, p. 233-330. Épilogue offre cependant une difficulté parti-
culière dans la mesure où BALTHASAR s’y livre délibérément à une présentation
« thomiste », voire à une récriture thomasianisante du projet initial de la Trilogie
– on pourrait essayer de mesurer les écarts entre le texte même de Herrlichkeit
et la manière dont il en parle 26 ans plus tard dans Épilogue. Peter HENRICI
nous signale la proximité de rédaction d’Épilogue (publié en 1987) avec celle
de la conférence prononcée à Madrid le 10 mai 1988 (publiée dans la Revue
des Deux mondes en octobre 1988, p. 100-106), qui s’adressait à des univer-
sitaires de tradition scolastique et fait l’hypothèse que la préparation de celle-
ci a rejailli sur l’Épilogue.
8. Disputatio metaphysica III, s. 2, n. 1 ; Vivès, t. 25, 107.
9. De Veritate, qu.21, a.3, resp. ; De Potentia, qu. 9, art. 7, ad 6um ; voir aussi
Super libros Sententiarum, l. I, dist. 8, qu.1, art. 3, c.

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-------------------------- La Gloire et la Croix et l’histoire de la métaphysique

n’en retenir que quatre : « ens, unum, bonum, verum », anticipant


ainsi Fonseca ou Suarez qui considéreront res et aliquid comme des
simples synonymes d’ens. Pour n’admettre que trois transcendantaux,
il faut non seulement séparer de cette liste l’ens comme premier
terme connu dont on peut prédiquer les autres, ce que fait déjà saint
Thomas, mais aussi modifier la problématique thomiste elle-même
afin de concevoir les transcendantaux comme des passiones entis,
des affections de l’étant. Dans ce cas, trois transcendantaux en effet
sont en général tenus pour les affections simples de l’ens.
3. Que le beau soit un transcendantal. Les trois transcendantaux
qui sont ainsi convertibles avec l’étant sont l’un, le vrai et le bien.
Du beau, il n’est pas question dans la liste des transcendantaux. Et
d’ordinaire, pour les dominicains comme pour les franciscains du
XIIIe siècle 10, le beau était généralement subsumé sous le bien,
comme sa modalité, c’est-à-dire en tant qu’appréhension du bien
désiré 11. Le coup de force est ici de nouveau stupéfiant – c’est ce
point sur lequel Jean-Yves Lacoste a insisté pour lire en phénomé-
nologue La Gloire et la Croix, c’est-à-dire sous la considération du
beau comme ce dont l’apparaître n’est pas distinct de l’être, c’est-à-
dire du beau comme l’apparaissant en intégralité. Balthasar est par-
faitement conscient de l’audace d’une interprétation qui s’étend sur

10. Le dossier se trouve pour l’essentiel dans l’étude classique de dom


POUILLON, parue en deux livraisons : « Le premier traité des propriétés trans-
cendantales. La “Summa de bono” du chancelier PHILIPPE », art. cité supra et
« La beauté, propriété transcendantale chez les scolastiques (1220-1270) »,
Archives d’Histoire Doctrinale et Littéraire du Moyen Âge, 15, 1946, p. 236-329.
Un a priori gouverne malheureusement ce dossier savant, ainsi mis au service
d’une thèse néo-scolastique énoncée d’emblée sous l’autorité du P. SERTILLANGES,
de J. MARITAIN et alii (malgré l’opposition du cardinal MERCIER ou du père
DE MUNNYNCK) : le beau est un transcendantal. Aussi se conclut-il en niant
l’explicite des textes cités.
11. C’est là la position de saint Thomas, pour qui le beau est un aspect du bien :
voir principalement Sentences, I, d. 31, q. 2, a. 1, ad 4um ; Somme de théologie,
IaIIae, q. 27, a. 1, ad 3um ; De Veritate, q. 22, a.1, ad 12um. Pour saint THOMAS,
il est impossible que le beau soit un transcendantal, car sa théorie des transcen-
dantaux se fonde sur l’articulation des facultés humaines : le vrai comme objet
de l’intellect, le bien comme objet de la volonté ; il n’y a pas de troisième
faculté humaine, qui serait la faculté propre de l’impensable transcendantal
beau : voir Olivier BOULNOIS, « La beauté d’avant l’art. D’Umberto Eco à saint
THOMAS D’AQUIN, et retour », in Le souci du passage. Mélanges offerts à Jean
Greisch, textes réunis par P. Capelle et al., Paris, Éd. du Cerf, 2004, p. 425-426.

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l’ensemble de l’histoire de la philosophie 12, et il mentionnera après-


coup « la controverse sur la transcendantalité du beau » 13. Mais sur-
tout, il est le premier à en prendre acte, qui s’efforcera, en historien
dans Fächer der Stile et Im Raum der Metaphysik, d’en atténuer la
violence théorique. Ainsi l’érudition médiévale vient-elle au service
de la vision d’ensemble de La Gloire et la Croix pour autoriser de
citer le beau parmi les transcendantaux. Deux lieux exceptionnels
sont alors convoqués : a) un passage, unique dans l’œuvre de saint
Thomas d’Aquin, qui, décontextualisé, semble favoriser la distinc-
tion du beau et du bien et poser l’autonomie du beau en tant que « id
quod visum placet » 14, ce dont la vue même est cause de plaisir ;
b) un autre passage unique du corpus bonaventurien, dans la Somme
de frère Alexandre 15, où le beau est considéré comme un transcen-

12. Voir I, 32. Avant même les Pères, c’est le recours à l’Antiquité, à
commencer par PLATON (« le kalon est coextensif à l’être, c’est un transcen-
dantal », IV, t. 3, p. 162), qui va évidemment donner raison à BALTHASAR, en
dépit de l’absence d’une doctrine des transcendantaux constituée comme telle :
voir tout le premier volume de Im Raum der Metaphysik – mais la difficulté est
alors autre part : c’est celle du rapport entre Dieu et le divin (théion), selon le
neutre employé par saint Paul lui-même (Actes 17, 29).
13. Voir la « note sur l’ensemble de l’œuvre » qui ouvre La Théologique (Vérité
du monde, 17) – il s’agit, là encore, d’une (auto-)relecture de 1985.
14. Somme de théologie, Ia p., q. 5, a. 4, ad 1um : « on appelle belles les choses
qui, étant vues, plaisent » – étant vues, c’est-à-dire en tant qu’elles sont
connues ; dans le beau, c’est la connaissance de la chose qui plaît. Certains
interprètes, comme MARITAIN, ont estimé que l’on pouvait librement aug-
menter la liste des transcendantaux, et que, pour saint THOMAS, le beau était un
transcendantal ; voir Art et scolastique, Paris, Rouart, 1920, p. 45-46 et n. 63 bis,
p. 265-268. C’est également le cas de dom POUILLON et d’Edgar DE BRUYNE,
Esquisse d’une philosophie de l’art, Bruxelles, Dewit, 1930, et surtout Études
d’esthétique médiévale, Bruges, De Tempel, 1946, 3 tomes (pour saint
Thomas, t. III, chap. X) – rappelons que DE BRUYNE est le premier nom propre
cité dans La Gloire et la Croix ! Les pages de Im Raum der Metaphysik consa-
crées à THOMAS D’AQUIN se ressentent de l’influence de DE BRUYNE, par
exemple IV, 2, 75 et 85. Olivier BOULNOIS, art. cité p. 416-431, analyse les
raisons de ce surcommentaire chez MARITAIN et DE BRUYNE et sape les fonde-
ments de cet acharnement à inventer une doctrine du beau transcendantal qui
ne se trouve pas chez saint THOMAS.
15. Connu comme traité des transcendantaux du codex d’Assise, De transcen-
dantalibus entis conditionibus (éd. D. Halcour in Franziskanische Studien, 41,
1959, p. 41-106) qui est « peut-être » une œuvre du jeune BONAVENTURE.
BALTHASAR s’appuie ici sur H. POUILLON, étude citée, et sur D. HALCOUR, Die

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dantal – mais au titre d’un raisonnement, et non explicitement 16 – ou


du moins comme ce qui circule autour de toute cause, donc ce qui
circule autour des transcendantaux 17. L’originalité et la puissance
de l’entreprise balthasarienne requéraient-elles ce double ancrage, à
la fois microscopique et discutable ? Certes non. Aussi peut-on être
enclin à considérer que ces pages, où Balthasar cite des textes donnés
par certains néothomistes qui tenaient à ce que le beau soit un trans-
cendantal, si l’on peut dire, à part entière, et reprend quelques-uns
de leurs arguments, valent d’abord pour leur intérêt stratégique dans
l’ensemble du grand œuvre. Enfin on n’a sans doute pas assez
remarqué que la culture allemande depuis Goethe et Kant 18, et plus
encore Schiller (Die Künstler) et Schelling (Philosophie der Kunst
et Philosophie und Religion), pose comme un de ses lieux communs
fondamentaux, hors de toute référence à la question de la transcen-
dantalité du beau, la triade du vrai, du bien et du beau. Nietzsche
lui-même en témoigne encore, a contrario : « Das Schöne existiert

Lehre vom Schönen im Rahmen der Transzendentalienlehre der Metaphysik


der frühen Franziskanerschule von Paris, Diss. Freiburg, 1957 (voir II, t. 1,
238 et IV, t. 2, 51 et 66).
16. Voir II, t. 1 § 4, 299 s. pour l’argumentation, inductive et déductive, que
mène BALTHASAR à la suite de Karl PETER, Die Lehre von der Schönheit nach
Bonaventura, Diss. Bâle, 1961. Il n’en reste pas moins très prudent, centrant
son étude sur le concept d’expressio et sur la nécessité première d’examiner les
deux triades modus-species-ordo et mensura-numerus-pondus pour construire
des « analogies de la beauté », « si l’on doit réellement considérer le beau
comme un transcendantal authentique » (ibid., 301). Une des difficultés pour
considérer le beau comme un transcendantal vient d’un élément de sa défini-
tion augustinienne, partium congruentia: si le beau requiert des parties, il ne
saurait être convertible avec les autres transcendantaux, simples par définition.
C’est pour répondre à cette difficulté que ce passage unique de la Summa
fratris Alexandri formule le remarquable pulchrum circuit omnem causam
(voir note suivante).
17. De transcendantalibus... : « pulchrum circuit omnem causam » (éd. Halcour,
65 et in DE BRUYNE, III, 191) ; voir II, t. 1, 300 et 307 et IV, t. 2, 54 et 67. Sur
ce texte, hapax médiéval, voir désormais Olivier BOULNOIS, ibid., p. 428-429.
18. BALTHASAR remarque que la nouveauté de KANT est que la beauté libre,
pulchritudo vaga, fait abstraction du vrai et du bien (Critique de la faculté de
juger, § 16) ; par là se trouve dégagée la ratio distinctive du beau, et donc
confirmé, et même fondé à nouveaux frais, que le beau soit un transcendan-
tal (au sens scolastique du mot) : voir IV, t. 3, 268. Sur GOETHE, SCHILLER et
SCHELLING, voir les profondes analyses du même tome.

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so wenig als das Gute, das Wahre, Le Beau est aussi inexistant que
le Bien, ou que le Vrai. 19 »
4. Les transcendantaux sont des termes convertibles avec l’étant.
Or non seulement Balthasar a escamoté ce transcendantal qu’est
l’un – ce dont il se justifiera dans la note liminaire à Vérité du
monde et dans l’Épilogue en disant que sa considération était
« interne » à celle des trois autres 20 –, pour faire place au beau, mais
surtout il s’abstient totalement – au moins dans un premier temps –
de dire l’évident, à savoir que les transcendantaux ne sont transcen-
dantaux que dans le rapport qu’ils entretiennent à l’ens. De deux
choses l’une : ou bien, par impossible, l’ens lui-même aurait disparu
des transcendantaux – et de fait, c’est par son absence que brille
l’ens dans les premières pages de Herrlichkeit 21 –, ou bien il est
présupposé par leur emploi même, comme le premier connu avec
lequel les autres transcendantaux sont convertibles, donc par rapport
auquel les autres transcendantaux sont des transcendantaux – ce que
de nombreux passages postérieurs confirmeront évidemment. La
seconde possibilité semble aller de soi, qui confirme alors l’éton-
nante dépendance initiale de la Trilogie balthasarienne envers
la métaphysique, qui plus est, envers la métaphysique telle que la
scolastique de la fin du XIIIe et du début du XIVe siècles lui a conféré
son statut. Pourtant, l’absence de toute mention de l’ens ici pourrait
bien avoir un autre sens. Car il nous faut prendre la mesure d’un
cinquième et ultime coup de force. Revenons à l’avant-propos.
5. Si Herrlichkeit remet la théologie sur ses rails, c’est-à-dire
« sur une voie essentielle qui avait été délaissée » (I, 11), ce n’est pas
dire qu’il faille négliger les autres transcendantaux, le vrai et le bien.
Il ne s’agira donc pas d’élaborer une esthétique « au détriment des
points de vue logique et éthique ». Tout au contraire, la théodrama-

19. Volonté de Puissance, § 804. Sur cette citation voir HEIDEGGER, Nietzsche, I,
GA 6.1, 111 ; tr. fr. P. KLOSSOWSKI, Paris, Gallimard, 1971, p. 105. Voir déjà p. 75
et 106, tr. fr., p. 76 et 101 ; un peu plus loin, HEIDEGGER, qui n’écrit pas le terme
« transcendantal », nomme la vérité, la beauté et l’être des « mots fondamentaux,
Grundworte » (p. 144, tr. fr., p. 133) ; voir aussi GA 56/57, 38, GA 58, 21 et GA
17, 177 : dans toutes ces occurrences, la triade apparaît tout à fait banale.
20. Cette note le nomme « le transcendantal de base ». Mais là encore, il est
frappant que ce qui intéresse BALTHASAR est aussitôt la question de sa « struc-
ture divine », à savoir : « comment l’unité absolue peut-elle être trinitaire ? ».
Pour Épilogue, voir 33. Pour l’unum lui-même, voir ibid., II § 4.
21. La première mention de l’ens se fait sous couvert de saint THOMAS, mais
au nom de la distinction entre les transcendantaux et l’être (I, 17).

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tique et la théologique sont annoncées dès l’avant-propos de l’esthé-


tique : « Si la première [l’esthétique théologique] a pour objet princi-
pal la perception de la manifestation divine [die Wahr-nehmung
göttlichen Erscheinens], celui de la “dramatique” serait surtout le
contenu de cette perception, c’est-à-dire l’agir [Handeln] divin
envers les hommes, tandis que la “logique” aurait pour objet la
manière divine d’exprimer [Aussageweise] cette action. C’est alors
seulement que le pulchrum serait à sa place dans tout l’édifice : il
apparaîtrait comme la manière dont le bonum de Dieu se donne et
dont le verum est exprimé par lui et compris par les hommes. 22 »
Il s’agit donc du beau, du bien et du vrai non de l’ens, ou en tant
qu’ens, ou convertibles avec l’ens, mais du beau, du bien et du vrai
de... Dieu, qui n’est, comme Balthasar le rappelle avec force, ni un
étant, ni l’être même (I, 99) ! – C’est d’ailleurs bien ce que dira le
concept principal de gloire : qu’il en va de ce que la fin de La Gloire
et la Croix, le volume Nouvelle Alliance, appellera étonnamment un
« transcendantal théologique » ou un « transcendantal de la révélation
divine » 23. Autrement dit, ce qui intéresse fondamentalement
Balthasar, ce n’est pas que les transcendantaux déclinent les proprié-
tés de l’étant 24, mais qu’ils laissent triplement percevoir Dieu, en
tant qu’il apparaît (beau), qu’il agit (bien) et qu’il parle (vrai). Mais
de l’étant à Dieu, n’y a-t-il pas une différence essentielle 25 – que
l’histoire de la métaphysique a conçue diversement, et dont la solu-
tion la plus couramment admise 26 est celle de l’analogia entis –

22. I, 13. Voir Épilogue, 46-47 puis, pour la vérité, 53. Nous ne nous interdi-
sons pas de citer Épilogue, dont le deuxième chapitre contient un exposé des
transcendantaux, bien qu’il s’agisse typiquement d’une relecture, avec sa part
de réinterprétation. Mais rappelons que le « mot de la fin » est bien donné dans
les dernières lignes de L’Esprit de vérité.
23. Respectivement III, 2, 208 et 224 (BALTHASAR veut dire que la gloire
accompagne toutes les phases et tous les degrés de la Révélation) Mais le
glorieux ne se substitue-t-il pas ici purement et simplement au beau ?
24. Épilogue, 79. Mais cette approche restait précisément « imparfaite ».
25. Que la phénoménologie du beau soit en effet son ontologie, annulant ainsi
l’écart du phénomène et de la chose en soi, laisse intacte cette différence ; Jean-
Yves LACOSTE signale in fine la difficulté, énoncée à partir des apories du
concept d’expérience esthétique : « l’on ne peut accorder à BALTHASAR sa thèse
inaugurale sans rencontrer une objection majeure : des noms de l’être aux
noms de Dieu, la transition pose question », ibid., p. 615.
26. Quitte à être radicalement repensée, comme chez Erich PRZYWARA, Analo-
gia entis, Einsiedeln, 1962, tr. fr. P. Secretan, Paris, PUF, 1990. Voir aussi Karl
Barth. Darstellung und Deutung seiner Theologie, 4e éd. Einsiedeln, 1976.

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admise et retravaillée par Balthasar le premier –, différence essen-


tielle que Balthasar, au moins dans un premier temps programma-
tique (et donc peut-être provisoire 27), négligerait purement et
simplement ?
Laissons de côté les raisons de ce cinquième et radical coup de
force théorique, lié au point de départ phénoménologique, et ce qu’il
implique. Laissons aussi de côté son déploiement christologique 28.
Examinons seulement ce qui concerne notre problème. Car si c’est
de Dieu, et non de l’étant, qu’il en va avec les étranges transcendan-
taux balthasariens – et singulièrement avec le « transcendantal théolo-
gique » gloire –, on comprend mieux le silence sur l’étant. Et dans
ce cas, il faut conclure tout autrement que nous venons de le faire.
Loin en effet que le recours à l’horizon des transcendantaux pour
réhabiliter la considération du beau marque une dépendance de
Balthasar envers la métaphysique d’autant plus forte qu’elle est
inaugurale, et d’autant plus déterminée qu’elle est anachronique, le
choix de ces trois transcendantaux-là et le silence sur l’étant qui
l’accompagne seraient bien plutôt l’indice d’une rupture radicale
avec la métaphysique. Si présupposé il y a dans la violence initiale
de Herrlichkeit, ce serait le suivant : de la métaphysique comme la
science de l’étant en tant qu’étant, notre recherche se tiendra en
marge. À l’évidence, mettre en place une esthétique, fût-elle théolo-
gique, c’est ne pas faire de métaphysique. C’est même prétendre ne
pas relever de la métaphysique. La Gloire et la Croix se donne donc
immédiatement et explicitement comme un projet non métaphysique.
Ainsi est annoncé le programme tripartite qu’accompliront, avec
Herrlichkeit, la Theodramatik et la Theologik. On a donc affaire, au
titre de l’inséparabilité des transcendantaux, à une esthétique, une
dramatique et une logique, et non à une ontique – entendons : à
une théo-esthétique (ou théo-phanie), une théo-dramatique (ou
théo-praxie) et une théo-logique. On ne saurait faire plus clairement
l’économie d’une théo-ontique, si l’on veut bien excuser cette
appellation barbare, qui ne vise qu’à faire entendre la considération

27. La note liminaire à Vérité du monde repensera l’unité des transcendantaux


au moyen de l’analogie, en les soumettant à la divisio entis du fini et de l’infini :
dans l’esthétique, beauté / gloire ; dans la dramatique, liberté finie / liberté infinie ;
dans le logique, vérité créée / vérité incréée (5). Plus tard encore, Épilogue
explicitera cette analogie comme analogie avec la vie intra-trinitaire, et non
avec l’être de Dieu (66).
28. Voir Vérité de Dieu, III, puis le résumé d’Épilogue, 76-77.

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de l’ens ut sic : non pas une théologie ontique (pas plus qu’une
théologie esthétique n’intéresse Balthasar), mais bien une ontique
théologique, à laquelle serait assigné en propre le but d’une
« confrontation dans la théologie dogmatique [...] de <l’étantité>
et de la révélation » (I, 12). Autrement dit, décrire la réception de la
manifestation de Dieu, son agir et son expression dispenserait de le
penser comme étant. Bref, l’ontologie est inutile au projet théolo-
gique de Balthasar – car (portons-nous immédiatement à la fin) il va
s’agir de penser bien autre chose que l’étant en tant qu’étant, à
savoir l’amour.
Entendons-nous bien. Balthasar ne dit pas qu’il faut se passer de
l’ontologie, et encore moins que l’on doit penser Dieu en faisant
l’économie du concept d’être. Tout au contraire, il prend soin de
se démarquer de cette position, la jugeant trop influencée par
Heidegger et renvoie ses tenants à Siewerth et à Ulrich – il y revient
dans deux notes explicites de Vérité de Dieu, à l’occasion d’une
mise en garde adressée à Jean-Luc Marion en particulier 29. Mais si
Balthasar ne dit pas qu’il faut se passer de l’ontologie, il s’en passe
de fait !
On en trouverait la confirmation dans les tomes titrés Im Raum
der Metaphysik : Balthasar n’y fait pas une « histoire de la philo-
sophie », mais examine les avatars de la gloire antique dans l’histoire
de la métaphysique. Loin d’être traitée pour elle-même comme
science de l’étant, et à ce titre d’être principielle, la métaphysique y
est conçue comme espace, Raum. Nous avons affaire à une projec-
tion de l’esthétique théologique dans l’espace de la métaphysique.
Autrement dit, Im Raum der Metaphysik, alors même qu’il peut
apparaître comme un précis de philosophie, reste entièrement gou-
verné par l’unique souci du beau en métaphysique. C’est pourquoi,
puisque Balthasar convoque de très nombreux philosophes, les
absents sont peut-être plus significatifs encore que les présents : au
premier rang des absences, celle d’Aristote saute aux yeux, Aristote,
pourtant le penseur de l’étant comme un et de l’étant comme vrai !
– voilà un autre exemple, et non des moindres, de ce que nous
appelons trancher ou retrancher dans l’histoire de la métaphysique.
Pour le dire d’un mot : l’espace métaphysique dans lequel pénètre
le transcendantal gloire est celui du platonisme, entendu au sens le
plus vaste. Il s’agit de ne pas l’oublier, surtout au moment où l’on

29. 146 (note 10) et 192 (note 9). Nous laissons de côté la question du sens de
l’amour comme « transcendantal pur et simple » chez Siewerth (Metaphysik
der Kindheit, Einsiedeln, 1957, p. 63).

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PHILOSOPHIE -------------------------------------------------------------------------------- Vincent Carraud

lira les quelques pages consacrées à saint Thomas ; Balthasar y est


d’une finesse exceptionnelle, mais sa subtilité souligne plus qu’elle
ne dissimule les difficultés textuelles de la tâche, puisqu’il s’agit de
majorer explicitement l’influence de Denys le pseudo-aréopagite et
de saint Augustin sur celle d’Aristote 30. On y trouvera un portrait
pour ainsi dire balthasarien de Thomas d’Aquin, penseur de la
confluence des courants, de leur intégration, de leur synthèse.
Que la métaphysique soit pour Balthasar un lieu – et non pas un
objet –, c’est ce qu’indiquera encore le sous-titre « Le lieu de la
gloire dans la métaphysique » (IV, t. 3, 369). La corde raide du
chapitre sur saint Thomas serait encore plus raide dans ce chapitre
si Balthasar, si l’on permet cette comparaison sportive, ne dégageait
en touche et ne se contentait de faire explicitement siennes les ana-
lyses de Ferdinand Ulrich, Homo abyssus. Das Wagnis der Seins-
frage 31 – qui nous vaut la seule note de ce chapitre ! Jusqu’où faire
droit à cette philosophie empruntée ? On comprend que la question
ait préoccupé un certain nombre de thomistes, ou prétendus tels, qui
se sont concentrés sur ces pages. La manière même dont Balthasar
suit Ulrich – la manière de se cacher derrière Ulrich, alors même
qu’il en va de la distinctio realis de l’être et de l’étant – nous paraît
le laisser assez indifférent à la chose même. La discussion tant
attendue avec Heidegger, pourtant plusieurs fois cité, mais sans
aucune référence précise, et un Heidegger ici réduit à la différence
ontologique, tourne court. Ces pages étonnamment hâtives dans
un ouvrage qui en compte plus de 3 000 laissent l’impression que
Balthasar « fait son devoir » – devoir de culture ou, si l’on veut,
devoir de métaphysique. Cette conclusion paraît très en retrait des
pages, plus fortes, plus originales aussi, consacrées à Heidegger au
titre de la « médiation antique » (IV, t. 3, 180-194), quand Balthasar
assigne à la théologie chrétienne la méditation de l’œuvre de
Heidegger comme sa tâche la plus nécessaire et la plus fructueuse 32 –

30. BALTHASAR va même jusqu’à souligner un surprenant « tournant » trans-


cendantal (au sens de la beauté) de THOMAS, IV, t. 2, 76.
31. Einsiedeln, 2e éd. 1998. La note 2, IV, t. 3, 380 (dans cette dernière partie, les
notes sont devenues très rares), dit la dépendance de ces pages envers Ulrich. Sur
cette dette, voir aussi L’Institut Saint-Jean. Genèse et principes, tr. fr. P. CATRY et
J. SERVAIS, Paris-Namur, Lethielleux et Culture et vérité, 1986, p. 31.
32. Rappelons que l’expression « mystère de l’être » vient de HEIDEGGER, à
condition d’y entendre das Geheimnis des Daseins, c’est-à-dire l’obnubilation
de l’étant, le non-dévoilement, la non vérité originelle ; or ce mystère est lui-
même oublié (Wom Wesen der Wahrheit, GA 9, 194-195, cité en IV, t. 3, 189).

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-------------------------- La Gloire et la Croix et l’histoire de la métaphysique

ce qu’il répétera de façon plus forte encore dans L’Action en tenant


l’analyse heideggerienne du nihilisme pour un acquis que l’on ne
saurait esquiver 33. Quoi qu’il en soit de la présence de Heidegger
dans le dernier volume du Domaine de la métaphysique, qui l’ins-
taure explicitement comme le véritable interlocuteur de Balthasar, et
même dans les volumes III et IV de la Theodramatik (si importants,
comme Peter Henrici l’a montré, pour l’intelligence et l’articulation
de l’ensemble 34), le travail philosophique demande du temps, et la
confrontation Balthasar/Heidegger, pourtant entreprise, avant même
Wahrheit der Welt, dès l’Apokalypse der deutschen Seele 35, n’est
qu’esquissée dans l’œuvre de Balthasar : il reviendra à d’autres de
la mener à bien 36. Mais surtout, cette première conclusion laisse la
place à une autre, véritablement ultime, « L’amour garde la gloire » :
ultime, et ô combien modeste, puisque son dernier mot (là encore,
essentiellement culturel) se contente de demander au métaphysicien
de ne pas mettre le point final trop tôt. En ce sens, et en ce sens seu-
lement, le chrétien est le gardien de la métaphysique. Qu’est-ce à
dire ? Ceci : même si Balthasar ne révoque pas explicitement la
tâche de l’élucidation de l’étantité qui définit la métaphysique, il ne
tient jamais l’étant pour premier, c’est-à-dire pour fondateur de lui-
même. Le chrétien n’est le gardien de la métaphysique que pour
autant que c’est l’amour qui est premier.
On a judicieusement observé que la réflexion générale sur les
transcendantaux disparaissait dans la Theodramatik, qui pourtant

33. « HEIDEGGER a montré que la métaphysique de l’époque moderne culmine


(et dévoile aussi tout son avenir) dans la volonté de puissance de NIETZSCHE.
Sa démonstration met en évidence, de façon tout à fait explicite, cet état de
choses, et l’on ne peut s’y dérober » (III. L’Action, tr. fr. p. 137). Voir l’art. sug-
gestif de Mario IMPERATORI, « HEIDEGGER dans la Dramatique divine de Hans
Urs von BALTHASAR », Nouvelle Revue Théologique, 122, 2000, p. 191-210.
Les deux références capitales vont à Sein und Zeit et, en effet, à NIETZSCHE.
34. Voir « La dramatique entre l’esthéthique et la logique », in Pour une philo-
sophie chrétienne, éd. par G. CHANTRAINE, Paris, Lethielleux, 1984, p. 109-133
puis « La structure de la Trilogie de Hans Urs von BALTHASAR », Transversa-
lités, juil.-sept. 1997, et surtout l’article qui figure dans le présent cahier.
35. Résumée dans l’art. de 1940, « HEIDEGGERS Philosophie vom Standtpunkt
des Katholicismus », Stimmen der Zeit, 137, p. 1-8.
36. Marta PAVLIKOVA m’a signalé l’existence d’annotations marginales impor-
tantes portées par BALTHASAR sur son exemplaire de Sein un Zeit, lu dès la fin
des années 20 ou les premières années des années 30 (en 1927 BALTHASAR
avait 22 ans) ; souhaitons qu’elles soient un jour accessibles.

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PHILOSOPHIE -------------------------------------------------------------------------------- Vincent Carraud

traite du bien, et de la Theologik, qui traite du vrai 37 : ne nous en


étonnons pas. Car si mon hypothèse est exacte, la réflexion sur les
transcendantaux n’avait d’autre but que de servir la décision radi-
cale de l’élaboration phénoménologique d’une esthétique théolo-
gique, en évitant ainsi les impasses de la métaphysique. Cette tâche
accomplie – se dispenser de la métaphysique tout en pensant la
gloire, y compris en métaphysique –, la théologie de Balthasar pou-
vait continuer à se développer pour elle-même, c’est-à-dire à penser
la Révélation du Dieu amour.

Concluons. La pensée de Balthasar est tranchante. Elle tranche et,


éventuellement, retranche. Ne nous laissons pas, ou pas trop, émer-
veiller par l’immensité de la culture de Balthasar, par sa capacité à
tout envisager et tout ressaisir, au point d’en faire un penseur de la
conciliation systématique. Ne comparons pas trop vite Balthasar et
saint Thomas, y invitât-il lui-même 38. La lecture philosophique
de son œuvre requiert de ne pas s’en tenir seulement à la méthode de
l’intégration, aussi admirablement catholique soit-elle. Il y a aussi
des exclusions nettes, des décisions fortes, des positions tran-
chées – celle que nous avons souhaité mettre en évidence n’est pas
la moindre. L’œuvre de Balthasar est monumentale, n’en affaiblis-
sons pas pour autant la puissance critique : car son génie ne réside
pas seulement dans l’ampleur compréhensive. Le logos bathasarien
peut aussi se révéler plus affilé qu’un glaive à double tranchant.

Vincent Carraud, né en 1957, marié, 5 enfants. Professeur à l'Université de


Caen (philosophie). Membre du comité de rédaction de l'édition francophone
de Communio.

37. Mario SAINT-PIERRE, op. cit., p. 275 et 292. Comme plus haut, nous réservons
la question de l’usage analogique des transcendantaux : voir Vérité de Dieu, IV,
A I, 187-201.
38. Voir la note liminaire à Vérité du monde, 11.
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Communio, n° XXX, 2 – mars-avril 2005

Jean-Louis CHRÉTIEN

La beauté comme inchoation


de la gloire

UN des chants les plus grandioses de la poésie française,

L’ « Ce que dit la bouche d’ombre », fait s’achever les Contem-


plations par le mot de « commencement », si l’on excepte
l’envoi final de Victor Hugo à sa fille disparue. Ce poème, fortement
gnostique comme l’ensemble du recueil, fait renaître le thème
ancien, patristique, de l’apocatastase, de l’ultime réconciliation uni-
verselle, lequel n’est pas étranger, à titre de question, à Hans Urs
von Balthasar.
Tout sera dit. Le mal expirera, les larmes
Tariront ; plus de fers, plus de deuils, plus d’alarmes ;
L’affreux gouffre inclément
Cessera d’être sourd et bégaiera : Qu’entends-je ?
Les douleurs finiront dans toute l’ombre : un ange
Criera : Commencement !
Quand tout sera dit, une parole absolument neuve, et vers laquelle
pourtant le monde tout entier tendait, surgira, et un dialogue inouï
sera possible quand la lourde ténèbre du mal, enfermée dans le
silence de sa chute, cessera d’être sourde et muette. Balthasar ne
s’autorise ce type de visions que par personnes interposées, et en sa
propre parole prend plutôt les choses à rebours, en se demandant ce
qui commence ici et maintenant de la gloire éternelle. Au lieu de
« commencement », il dit « inchoation ». Ce mot ne revient pas très
souvent sous sa plume, mais il y va en lui d’un poids décisif, dou-
blement décisif, et c’est ce poids qu’il s’agit, dans ce qui va suivre,

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PHILOSOPHIE --------------------------------------------------------------------- Jean-Louis Chrétien

de laisser descendre en nous afin, s’il se peut, qu’il nous entraîne


vers où, depuis toujours, il se porte.
Le poids est d’abord décisif parce que ce mot figure dans des
paroles fondamentales et principielles. Dans un essai qui esquisse
bien des thèses de son esthétique théologique, Balthasar écrit en
effet : « Et puisque la création pour Dieu devait être l’inchoation du
don qu’il fait de soi au créé (die Inchoation seiner Selbsthingabe an
die Geschöpfte), l’être créé comme tel conserve le caractère de l’in-
choatif. 1 » Cette inchoation, c’est à propos des trois transcendantaux
que forment la vérité, la bonté et la beauté qu’il la décrit dans cette
page. L’étonnant Épilogue où ce génie profus énonce en peu de
pages son propos d’ensemble reprend ce terme, là aussi dans une
thèse fondamentale : « Le “se montrer” et le “se donner”, même à ce
niveau infrahumain (sc. dont il parle alors) doivent aussi être déjà
des formes inchoatives du “se dire”» 2, la création parle avant la
parole, et c’est encore à propos des transcendantaux que ce terme
est prononcé. Quant au tome premier de La Gloire et la Croix, il
insiste sur le fait que la fides est inchoatio visionis, et décrit les
conséquences proprement désastreuses qu’entraînent, en tous ordres,
1’oubli ou l’abandon d’une telle considération 3.
Mais ce mot d’inchoatio est décisif pour une seconde raison.
C’est un mot du latin chrétien, qui n’existe pas dans le latin classique.
Si le verbe inchoare, en effet, est bien attesté dans ce dernier, et
chez de nombreux auteurs majeurs, le substantif inchoatio, plutôt
écrit incohatio, apparaît seulement dans l’Itala, la traduction latine
de la Sainte Bible antérieure à la Vulgate, et dans l’œuvre d’auteurs
comme Marius Victorinus, saint Augustin, saint Hilaire de Poitiers,
ainsi que le mot inchoator, comme le montre le Thesaurus Linguae
Latinae. L’inchoatio, c’est l’acte d’inaugurer, de fonder, d’instituer,
et aussi de créer, ainsi que le statut premier de ce qui est par cet acte
venu à l’être, son commencement. Et c’est aussi un mot cher à saint
Thomas d’Aquin, en des questions centrales. Quelques exemples en
pourront suffire, qui fondent du reste dans la tradition théologique
certaines des vues les plus fécondes de Balthasar. Inchoatio n’est
pas un mot de plus, fût-il nouveau, pour dire le commencement, il

1. « Offenbarung und Schönheit », Verbum Caro, Skizzen zur Theologie I,


Einsiedeln, 1990, p. 118.
2. Épilogue, trad. C. Dumont, Bruxelles, 1997, p. 53.
3. La Gloire et la Croix, t. I, trad. R. Givord, Paris, 1965, p. 58 et 125.

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------------------------------------------------------------- La beauté comme inchoation de la gloire

est un mot pour nommer un commencement nouveau, une pensée


tout à fait nouvelle du commencement, qui ne peut s’ouvrir que
depuis la Révélation de Dieu, et sa Révélation ultime dans le Christ.
Son emploi pour désigner la création ou le baptême le manifeste
bien. Certes, le mot d’inchoatio peut en certains cas signifier n’im-
porte quel commencement, mais qu’il s’agisse de la création, de la
vie de grâce, de la charité, ses emplois les plus parlants visent le
commencement de ce qui sera (ou du moins peut être) définitif, et
même éternel. Ce n’est pas le commencement de ce qui aura un jour
sa fin comme toute séquence temporelle, mais le commencement
dans le temps de ce qui ne finira pas avec le temps. Ce n’est pas à
une fin qui soit une interruption que ce commencement s’oppose,
mais à une fin qui est une perfection et une consommation, les-
quelles sont sans fin, car éternelles. C’est bien ce qui fait la force de
ce terme. C’est surtout à propos de la vie de grâce que saint Thomas
d’Aquin l’emploie.
Évoquant le don premier de la grâce fait à l’homme comme à
l’ange à leur création, saint Thomas dit que « par (cette) grâce reçue
et non encore consommée, il y a en eux une certaine inchoation de
la béatitude espérée ». Cette inchoation, précise-t-il, se produit dans la
volonté par l’espérance et la charité, et dans l’intellect par la foi 4.
Même dans l’imparfaite « contemplation de la vérité divine » qui ne
nous est possible ici, selon l’expression de saint Paul, que dans un
énigmatique miroitement, il y a pour nous « une certaine inchoation
de la béatitude, laquelle commence ici pour s’accomplir dans le
futur » 5. La foi, dit encore saint Thomas dans son commentaire de
l’Épître aux Éphésiens, est « l’inchoation de cette connaissance
future », et elle fait « pour ainsi dire déjà subsister en nous les choses
espérées selon le mode d’une certaine inchoation » 6. Le commen-
taire de l’Épître aux Hébreux oppose les dons accordés au corps
dans la vie future, que nous n’avons qu’en espérance, aux dons de
l’âme, la vision, la possession et la jouissance (visio, tentio et fruitio)
que nous n’avons « pas seulement en espérance, mais aussi dans une

4. Somme théologique, IIa IIae, 5, 1.


5. Somme théologique, IIa IIae, 180, 4.
6. Sur l’Épître aux Éphésiens, III, 5. Je remercie le père Antoine GUGGENHEIM,
grand connaisseur de saint THOMAS, d’avoir attiré mon attention sur ce texte et
sur le suivant. Il me précise que d’après ses recherches, l’expression d’inchoatio
visionis, employée par BALTHASAR, ne se trouve jamais sous la plume de saint
THOMAS. Mais elle correspond bien à sa pensée.

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PHILOSOPHIE --------------------------------------------------------------------- Jean-Louis Chrétien

certaine inchoation », dans la mesure où nous nous tenons dans la


foi, l’espérance et la charité « qui leur répondent », et va jusqu’à
cette phrase extraordinairement audacieuse, affirmant que « la foi
est ordonnée à ce qu’elle espère comme quelque chose d’inchoatif
(quasi quoddam inchoativum) dans lequel le tout est contenu selon
l’essence, ainsi que la conclusion dans les principes » 7. Il est diffi-
cile d’aller plus loin. La question sur la foi dans le De Veritate n’est
pas en reste, décrivant à plusieurs reprises dans la foi une « inchoatio
vitae aeternae ». Le commencement est un commencement de la fin
elle-même, aliqua inchoatio finis, au lieu de lui être purement et
simplement opposé. La foi est une « inchoation première et un certain
fondement, pour ainsi dire, de toute la vie spirituelle, comme la sub-
stance est le fondement de tous les étants », phrase, là encore, aux
vertigineuses implications. Elle est même une « praelibatio », une
brève première gorgée, un avant-goût, mais vraiment goûté, de « la
connaissance que nous aurons dans le futur » 8. Balthasar ne peut
pas ne pas avoir pensé à ce mot de saint Thomas lorsqu’il parle de
Vorgeschmack à propos de la beauté 9. Et ce terme de praelibatio,
traduction vécue de l’inchoation, se trouve aussi, toujours s’agissant
de la foi, dans la Somme contre les Gentils 10.
La tension, dans la vie de grâce, entre le « déjà » et le « pas
encore » est une question décisive pour tout penseur chrétien, et que
chacun résout à sa manière propre dans sa conception de la tempo-
ralité. L’insistance de saint Thomas sur l’inchoation, en même temps
que sa prudence (quaedam inchoatio, une certaine inchoation, dit-il
le plus souvent) montre quelle est la voie choisie par lui : ce qui
commence avec la vie de grâce est vraiment la vie éternelle, et si
l’on ne peut certes dissoudre le temps par avance dans l’éternité, ni
la foi dans la vision, 1’on ne saurait pour autant les poser ni les
penser dans une pure et simple séparation, selon la seule opposition.
Affirmer entre les deux une totale étrangeté serait être livré à une
espérance totalement aveugle, comme à la confiance en une parole
qui dirait ce qui nous demeure absolument voilé, et qui du coup ne
délivrerait pour nous, de façon comme assourdie, qu’une partie de
sa force de résonance. Saint Thomas met l’accent, bien plus forte-
ment que d’autres, ce qui explique comment la théologie mystique

7. Sur l’Épître aux Hébreux, VI, MARIETTI, § 290 et 557.


8. Questions disputées, De la Vérité, 14, 2, MARIETTI p. 283-285.
9. Verbum Caro, p. 119.
10. Somme contre les Gentils, IV, 54, MARIETTI § 3925.

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------------------------------------------------------------- La beauté comme inchoation de la gloire

peut s’appuyer sur lui, sur la puissance active et féconde du « déjà »


dans le « pas encore », comme du levain de l’éternité dans la pâte du
temps. L’aube de l’éternel Amour effleure les paysages du temps,
pour qui les voit dans la lumière de la foi. À cette audace thomiste,
à cette parrhèsia, Hans Urs von Balthasar ajoute la sienne, qui est
sa pensée propre de l’inchoatif. Quelle est-elle ?
C’est à propos de la vie de grâce, de la foi et des deux autres
vertus théologales, que saint Thomas parle de l’inchoatio. Par le
don de sa grâce, Dieu inaugure en nous une vie qui sera sans mort,
et toujours la même vie commencée, même quand elle passera de la
grâce à la gloire (car elle a commencé par la mort, par la partici-
pation à la mort du Christ !). Ce modèle, Balthasar le transpose ana-
logiquement aux transcendantaux, au nombre desquels est pour lui
la beauté. À travers la vérité, la bonté et la beauté qui sont données
en partage à toute créature finie comme telle, par une participation
finie à l’Être infini, c’est quelque chose de ce dernier qui se tourne
vers nous, excédant d’abord et enfin ce à travers quoi il se mani-
feste, mais s’y promettant véritablement en personne, en trois per-
sonnes, même de façon voilée. Vérité du monde est très clair à cet
égard : une vérité, une vérité parmi d’autres quelle qu’elle soit, nous
ouvre à l’Être, et pas seulement à l’étant auquel elle appartient, et
dès le début elle ouvre à plus qu’elle-même, et promet plus qu’elle-
même (car ce plus est la lumière grâce à laquelle nous la voyons) :
« La solidité assurée de la première évidence obtenue découvre
immédiatement en elle la promesse (Verheissung) d’autres vérités,
elle est un porche, une clé qui ouvre la vie de l’esprit. 11 » Ce qui est
dit au début de ce livre est redit à la fin : « Toute vérité, même la plus
modeste, porte en elle la promesse et la garantie (die Verheissung
und Bestätigung) de la vérité éternelle et totale, donc elle débouche
toujours sur de nouvelles perspectives. 12 » Le mot d’inchoation
n’est pas présent, mais c’est bien de cela qu’il s’agit.
Mais d’où vient à une vérité finie d’être ainsi promesse de plus
qu’elle-même et de plus qu’elle ne peut ? Est-ce elle-même comme
telle qui promet, ou ne le fait-elle, et ne peut-elle le faire que depuis
une promesse sans mesure plus haute, et dont elle est elle-même
comme un gage. Ou, en d’autres termes, n’est-ce pas parce qu’elle
peut en être l’humble et ferme attestation ? si une vérité particulière

11. Phénoménologie de la vérité, Vérité du monde, trad. Givord, Paris, 1952,


p. 23.
12. Op. cit., p. 240.

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PHILOSOPHIE --------------------------------------------------------------------- Jean-Louis Chrétien

n’apparaît que dans l’horizon de la vérité totale, qui par elle est, fût-
ce discrètement et pudiquement, apprésentée, elle n’est que la proue
d’un plus vaste transport qui vient au-devant de nous. L’appel est
mis en abîme dans l’appel, il y a un appel dans l’appel lui-même, un
autre appel résonne dans l’appel que nous saisissons immédia-
tement, et c’est cela qui fait que nous sommes saisis au lieu même
où nous saisissons, que nous sommes compris au lieu où nous
comprenons, et que cet être-saisi et cet être-compris excèdent et
dominent d’emblée notre propre saisie et notre propre compréhen-
sion. La même page de Vérité du monde introduit expressément ce
thème de l’appel au sein de l’appel, de l’appel de l’infini au cœur de
l’appel du fini : « (La raison finie) se sait obscurément en chemin
vers cette vérité éternelle et toujours déjà, à travers l’appel (Anruf)
de tous les objets finis, regardée et appelée (angeblickt und aufge-
rufen) par elle. 13 » Cet appel au sein de l’appel demeure pour
Balthasar tout à la fois irrécusable – et constituant pour la raison une
véritable vocation –, et en même temps pris dans un indépassable
clair-obscur quant à son origine – sinon, la révélation serait super-
flue, et la raison supralapsaire. Il est question jusqu’à présent de la
vérité, et non de la beauté. Mais l’insistance permanente de Balthasar
sur l’enveloppement mutuel des transcendantaux, sur leur caractère
inséparable, fait que le passage de l’une à l’autre n’a rien de violent.
Une tradition néoplatonicienne, reprise et relayée par des penseurs
chrétiens, fait de la beauté, dans son être même, un appel ; le beau
n’est pas d’abord tel ou tel pour ensuite lancer, nous lancer, un
appel, c’est au contraire d’être de part en part, dans sa manifes-
tation, un appel, qui fait qu’il est beau. Balthasar reprend à sa
manière cette pensée, mais en parlant plutôt d’impérieuse adresse,
d’exigence envers nous dirigée. Le beau est « exigence (Zu-mutung) :
il ne se replie pas sur lui-même, ne s’enferme pas ; il se tourne au
contraire vers tous ceux qui sont à même de le saisir ». C’est ce qui
fait « le rayonnement de la chose sur ce qui l’entoure ». Même muet,
ou plus rigoureusement tacite, il est parole, et même adresse qui
requiert (Das Schöne spricht an) 14. Il dit dans un autre livre :
« comme êtres à la fois sensibles et spirituels, nous sommes inter-
pellés (angesprochen) à travers les sens – et ce n’est pas autrement
que comme interpellés que nous nous éveillons à la conscience de

13. Op. cit., p. 240.


14. La Dramatique divine, II, 1, trad. Gélébart, Bruxelles, 1986, p. 20 et 21.

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soi spirituelle » 15. Ailleurs, d’un mot discret (bittend) qui reprend un
thème augustinien, Balthasar décrit la forme, même imparfaite, se
présentant à nous avec une sorte de prière, de supplique d’être
accueillie, comme si la beauté des choses attendait de nous que nous
lui fissions accueil 16. Et cette requête nous saisit tout entiers, rien de
nous n’est par elle laissé intact : « Le beau requiert une réponse
de tout l’homme, bien qu’il soit perçu d’abord par le moyen d’un
ou de plusieurs sens. 17 » Nous pouvons assurément, et cela est
d’expérience quotidienne, nous fermer à la beauté, et nous cadenasser
contre elle ; mais si nous lui entrouvrons notre vie, nous ne savons pas
jusqu’où elle peut y pénétrer, et jusqu’à quel point la changer.
Là encore, il y a mise en abîme, et appel dans l’appel. Car cette
beauté finie qui nous appelle, ce n’est pas seulement à soi, ni ulti-
mement à soi, qu’elle le fait. Bien des philosophes ont constaté,
sous des modes divers, que le beau m’appelle et m’arrête à lui, sus-
citant en moi, au moins tendanciellement, le désir de le voir et de le
revoir sans fin, de le contempler sans que jamais ne me vienne de
lassitude, comme si j’en avais assez vu. Mais le beau qui s’excepte
et comme se préserve de ce qui n’est pas lui, et se coupe du reste du
monde au lieu d’être le point d’incandescence du feu caché qui
couve partout, est-il encore le beau dans toute sa force ? N’y a-t-il
pas quelque chose d’abstrait et d’outré dans le thème du désir de la
contemplation perpétuelle d’un unique phénomène, qu’il soit naturel
ou artistique ? L’appel du beau ne peut me requérir que s’il a, avec
moi, convoqué le monde lui-même, que si en lui viennent à la
lumière, de proche en proche, des forces endormies qu’il réveille,
des voix éteintes qu’il ressuscite et porte à leur résonance. Toute
grande œuvre d’art fait surgir inchoativement à nos yeux un monde
possible, qui n’est pas au-delà du réel, mais un visage de celui-ci
que je n’avais pas encore vu, et dont elle est comme la clef – à la
fois au sens de la clef musicale, une tonalité définie, et aussi comme
une clef qui ouvre des espaces de signification sans elle inacces-
sibles. La pensée baudelairienne des « correspondances » est une
admirable voie pour rendre compte de cela, mais c’est loin d’être la
seule possible. L’œuvre nous envoie à autre chose qu’elle-même, où
c’est pourtant elle encore qui nous accompagne, ou selon elle
encore que nous rencontrons autre chose. Ce premier retentissement

15. Épilogue, p. 55.


16. Épilogue, p. 43, et pour saint AUGUSTIN, Cité de Dieu, XI, 27, 2.
17. La Gloire et la Croix, I, p. 186.

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et ce premier élargissement de l’appel du beau, sans lesquels la


beauté serait exsangue, vont d’un phénomène à l’autre au sein du
monde, et demeurent dans l’ordre naturel. Mais l’appel en est déjà
rendu polyphonique. Car si le beau est comme le pense Balthasar un
transcendantal, et appartient donc, même en des degrés divers, à
tout étant quel qu’il soit, bien que tout ne soit pas de fait reconnu
comme tel par nous, le beau ne peut pas être un étroit secteur de
choses ou d’œuvres, un petit État dans l’État, mais ce qui nous
requiert comme beau requiert aussi l’élargissement de notre regard,
et sa grâce est précisément de le rendre possible. À cela s’ajoute que
le beau appelant est lui-même appelé, verticalement, par le fond
dont il provient et qui l’excède – car la beauté qui promet est elle-
même promise par la gloire.
Balthasar dit de la beauté qu’« elle est la manifestation immédiate
de cet excédent irréductible de manifestation dans tout manifesté, de
cet éternel surcroît (Je-mehr) qui réside dans l’être de tout étant
même » 18. Ce qui suscite la joie, poursuit-il, dans ce qui apparaît,
c’est que l’essence « apparaît comme une essence qui est éternel-
lement plus qu’elle-même, donc qui n’est pas susceptible d’une
apparition définitive. Mais c’est précisément ce non-apparaître qui
apparaît. C’est précisément ce comparatif éternel qui s’exprime
dans le positif ». Ce non-apparaître qui apparaît est l’excès de la
manifestation comme acte. Que le comparatif, malgré son apparente
modestie, soit supérieur au superlatif comme signifiant de la trans-
cendance radicale, est une idée chère à Balthasar, et qu’il reprend
souvent en divers lieux, tirant parti de l’inoubliable leçon de saint
Anselme. Ce qui est le plus lumineux et le plus beau de tout ce que
je vois et peux voir n’est que l’extrême de ma vision, et demeure
donc encore seulement mesuré par elle, tandis que ce qui est plus
beau que..., plus beau dans ce que je vois que ce que je vois, s’absout
et se délivre de cette comparaison même sur laquelle il s’appuie, et
mesure de sa permanente démesure, de son « Je-mehr », ou de sa
mensura sine mensura, pour reprendre saint Augustin, ma vision, au
lieu d’être mesuré par elle. Ce comparatif, on peut penser que c’est
ce que visait Arthur Rimbaud lorsqu’il emploie « selon » absolument,
« Des humains suffrages, / Des communs élans / Là tu te dégages /
Et voles selon » : le « selon » est plus important que le verbe qu’il
qualifie, car c’est lui qui donne la force d’envol. Et il n’y va pas

18. Vérité du monde, p. 212-213.

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d’un mauvais infini au sens de Hegel, ni de la vaine poursuite d’un


horizon qui se déroberait et s’éloignerait à chaque fois que je croirais
me rapprocher de lui, car c’est ici même, à fleur de monde et sous
mes yeux, que m’est donné et comme jeté au cœur, cet excès même
qui creuse le phénomène pour qu’il apparaisse. C’est ce qui fait de
l’apparition du beau un événement, un événement proprement
méta-physique dans le physique.
De là à dire que la beauté promet obscurément la gloire qui la
projette et la promeut ouvertement, en insistant sur le préfixe pro de
la prolepse, il n’y a qu’un pas, ou qu’un saut, que Balthasar accomplit.
« Cette zone de l’être-ouvert abrite inchoativement les biens du
salut : paix en Dieu, béatitude et transfiguration, surmontement de la
faute, présence cachée du paradis, tout ce par quoi le beau véritable
nous console, sans nous en donner plus qu’un avant-goût, un envoi
à un “tout autre”, qui n’est pas éloigné, mais qui est déjà présent. 19 »
Et Balthasar de préciser, ce qui est tout à la fois décisif et délicat,
que cela « appartient réellement au monde comme tel, et ne doit pas
être surnaturalisé », avant de faire une discrète allusion à la phrase
d’Héraclite en sa cuisine, affirmant qu’ici aussi sont les dieux, ce
qui souligne le caractère commun, ordinaire, quotidien, de cette
beauté qui laisse entrevoir et goûter l’extraordinaire qu’est le fon-
dement de tout ordre. Mais ce naturel qui se distingue du surnaturel,
c’est le créaturel, c’est le monde comme création, et non pas une
fictive « nature pure ». C’est quand il est regardé comme don et
comme participation, et non comme étant lui-même l’absolu auto-
suffisant, que le monde peut être reçu avec la beauté qui lui appar-
tient vraiment.
À cela il faut ajouter la signature chrétienne, ou parfois pré-
chrétienne, de la beauté : l’assomption par la beauté elle-même de sa
propre fragilité, de sa propre caducité, de sa propre fugitivité, de
sa propre mortalité, de telle manière que ces dernières ne soient pas
comme un halo menaçant et obscur qui peut à tout instant la recou-
vrir, l’engloutir, l’anéantir, mais comme une dimension de son
déploiement et de l’affirmation qu’elle fait de soi, laquelle n’est
jamais si forte ni si sûre qu’en tremblant de son irremplaçable fini-
tude. Ce qui fait, dit Balthasar, du christianisme « le principe débor-
dant et inégalable de toute esthétique », c’est que « bien que (la
figure) doive mourir comme figure finie et terrestre de même que

19. Verbum Caro, p. 118-119. L’être-ouvert est associé un peu plus haut à
l’être-manifeste : Offen- und Offenbarsein.

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PHILOSOPHIE --------------------------------------------------------------------- Jean-Louis Chrétien

tout ce qui est beau sur terre, elle ne s’évapore pas en une réalité
sans forme, laissant derrière elle une nostalgie tragique infinie, mais
ressuscite en Dieu comme figure, c’est-à-dire comme la figure qui
est maintenant devenue définitivement une, en Dieu Lui-même,
avec la Parole et la Lumière divines que Dieu a destinées et données
au monde » 20. Cette dimension au sens strict cruciale de la mort et
de la résurrection de la forme, en tant que celle-ci peut en rendre en
elle-même témoignage, fût-ce en un clair-obscur, est ce qui permet
à Balthasar de se tenir sur la ligne de crête qu’est sa pensée de la
beauté comme annonce analogique de la gloire, sans choir dans l’un
ou l’autre des abîmes qui l’entourent. Le premier abîme est celui
d’une absolutisation du fini, dont la beauté est alors prise comme
étant la gloire même, et la seule ; ce qui tend, dans une religion du
beau ou de l’art, à une idolâtrie de la beauté finie, profane en réalité
ce qu’il entend adorer, en coupant la beauté de sa source, et de la
lumière originaire par laquelle seulement elle se donne à voir et à
entendre librement. Le second abîme est celui d’une dissolution
jubilatoire de toutes les formes, qui ne sont alors que des signes
fugitifs, ne valant que de s’effacer, dans l’absolu informe qui les
pose et les dépose sans fin, car aucune ne peut le montrer, mouve-
ment où l’amour de la lumière finit dans l’éblouissement aveuglant,
où plus rien ne subsiste de ce qu’elle pourrait éclairer, une sorte
d’érostratisme supérieur. Dans un cas comme dans l’autre, le carac-
tère créaturel de la beauté mondaine est nié, et comme sacrifié,
selon des mouvements opposés par leur sens, mais également
destructeurs.
La ligne de crête consiste au contraire à penser la beauté finie
comme nous offrant gratuitement quelque chose de définitif, à penser
aussi la joie et la gratitude que nous avons de ce qu’elle nous tend
comme le merci à un don sans rémission ni repentir, tout en consi-
dérant que ce définitif n’existe en elle que sur le mode de l’in-
choation et de la promesse, d’une promesse qui tient déjà, qui est
déjà tenue, tout en demeurant promesse, et non pas plénitude de
l’accomplissement. Ce qui tient la beauté, ce qui lui donne un point
d’émergence hors de la caducité, c’est précisément qu’elle pro-
mette, et ce qu’elle promet. Elle est alors l’ostensoir de la gloire, au
moins d’une gloire possible, car cette ostension peut être équivoque
ou obscure, et comme le dieu delphique selon Héraclite, faire signe
sans cacher ni dire. Mais c’est bien la loi de l’ostensoir que tout en

20. La Gloire et la Croix, I, p. 181, voir p. 166.

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étant plus visible et comme plus lourd d’apparence que ce qu’il


montre, il montre en même temps ce qui est sans mesure plus que lui.
C’est au terme de ces considérations que la théologie peut penser le
beau comme étant « la Gloire de Dieu manifestée » 21, même si nous
ne la saisissons qu’inchoativement.
Ce à quoi il faut pour finir ajouter deux thèses décisives, soli-
daires l’une de l’autre, même si la seconde a été plus explicitée par
Balthasar que la première. Si le beau est un transcendantal, tout
d’abord, il appartient à tout étant qui ne soit pas défiguré ou enlaidi
par le mal ou ses conséquences, ni sali par un regard sale, ni rape-
tissé et réduit à rien par un regard orgueilleux, et donc il n’est pas la
chose d’un autre monde que le seul monde réel, et par exemple
la chose d’un monde de l’art où l’homme serait supposé le « créer ».
Mais cela n’entraîne pas pour autant que le beau artistique ne soit
qu’un doublet du beau naturel, ou ne présente avec lui aucune diffé-
rence spécifique. La chose naturelle est, et se montre, alors que
l’œuvre d’art n’est que de se montrer, que parce qu’elle se montre
et pour montrer. Elle est de part en part requise, dans son dessein,
par l’événement de sa manifestation active, à ses risques et périls
(car c’est par là qu’elle peut montrer beaucoup plus mal, beaucoup
moins que ce qui montre sans dessein !). Par son intentionalité signi-
fiante, présente dans toutes les dimensions de son être, elle peut
nous apprendre aussi à voir et à déchiffrer le langage inchoatif de la
beauté naturelle, et nous servir de clef. L’art humain peut servir de
propédeutique à la saisie de ce que Balthasar, à la suite de saint
Augustin, considère comme l’art divin à l’œuvre dans le monde 22.
Enfin, dans le rapport des trois transcendantaux, le beau, le bon
et le vrai, mieux encore nommés sous la forme verbale du « se mon-
trer », « se donner » et « se dire », Balthasar ne pose pas seulement
un mutuel enveloppement, mais aussi un privilège du « se dire ». Si
la vérité vient au terme de la série des trois, Balthasar précise que
« ce qui est dernier doit aussi se trouver premier ». Et la réponse, la
réponse à tout ce qu’il y a, lorsque nous en sommes saisis, y compris
s’agissant de la beauté, est toujours une parole, fût-elle intérieure et
silencieuse, un verbum cordis, selon l’expression de saint Augustin 23.
La beauté veut la louange comme le don veut le merci, et c’est
seulement dans la parole qu’ils peuvent être portés au jour. Car la

21. Épilogue, p. 59.


22. Voir La Gloire et la Croix, t. I, p. 58.
23. Épilogue, p. 53 et 55. Voir Dramatique divine, II, 1, p. 21-22.

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PHILOSOPHIE --------------------------------------------------------------------- Jean-Louis Chrétien

parole, loin de s’arracher seulement au silence dont elle provient,


l’existe vraiment, au sens transitif de ce verbe, et le porte en elle-
même ; de même, loin d’avoir sa défaillance en dehors d’elle-même,
comme la menace étrangère qui pourrait l’interrompre ou la briser,
elle l’a en son cœur comme la faille qu’elle ne cesse de dire. L’impos-
sibilité de dire et de parler, nous la disons aussi, et c’est souvent la
signature des plus hautes paroles. La louange de la beauté, en
recueillant la promesse qu’elle nous tend, cette « voix visible » dont
parlait saint Augustin, la prolonge en promettant elle-même. La pro-
messe qui m’engage à jamais, qui me donne tout entier en gage, est
la figure la plus nette et la plus lumineuse de l’inchoation dans le
temps de ce qui ne finira pas. Et seul un être qui peut promettre
ainsi, par la parole et en elle, a le regard pour discerner dans le
monde les promesses tacites, et tout ce qui est prometteur. Seul il
peut voir, à même son merci dans la beauté une inchoation de la
gloire, et se laisser atteindre en elle par les embruns de la vague du
Verbe, qui nous vient du large de l’éternité.

Jean-Louis Chrétien, né en 1952, professeur de philosophie à l’université


Paris-IV, poète, historien de la philosophie et philosophe. Dernières publi-
cations : Saint Augustin et les actes de parole, Paris, Presses Universitaires de
France, 2002 ; L’Intelligence du feu, Réponses humaines à une parole de Jésus,
DDB, 2003.
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Communio, n° XXX, 2 – mars-avril 2005

Jean-Luc MARION

Le « phénomène du Christ 1 »
selon Hans Urs von Balthasar

puissante de Balthasar tient, comme chez tous

L’
ORIGINALITÉ
les vrais penseurs, à l’évidence et à la radicalité des questions
qu’il pose. Parmi lesquelles, celle-ci : dans le christianisme
et sa théologie, ce que l’on nomme la « Révélation » consiste-t-elle
simplement en un moyen facultatif ou accidentel de communiquer
certaines vérités utiles au salut des ignorants, mais dont les sages
(les théologiens et les philosophes) pourraient se dispenser ? Ou
bien appartient-elle intrinsèquement à ce qu’elle communique,
comme son contenu autant que son acte ? La réponse de Balthasar à
cette question n’a rien de banal : « Que le Christ soit ce centre – et
non, par exemple, seulement le début ou l’initiateur d’une figure
(Gestalt) historique qui se déploierait ensuite sans lui – cela fait par-
tie du caractère particulier de la religion chrétienne et l’oppose à
toute autre. 2 » Contre une tendance lourde et peut-être majoritaire
dans la pensée, même chrétienne, il entend montrer que l’acte même
de la manifestation ne peut se dissocier de ce qu’il manifeste, donc
que le contenu du don ne peut se séparer du mode de son accomplis-
sement, car, sans cet acte, le don ne pourrait pas se donner, parce

1. L’amour seul est digne de foi, tr.fr., Paris, 1966, p. 111, « das Phänomen
Christi », Glaubhaft ist nur Liebe, Einsiedeln, 1963, p. 58.
2. La Gloire et la Croix. Les Aspects esthétiques de la Révélation, t.I, Apparition,
Paris, 1965, tr. fr. de Herrlichkeit. Eine theologische Ästhetik. I. Schau der
Gestalt, Einsideln, 1961, p. 445.

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PHILOSOPHIE ------------------------------------------------------------------------------ Jean-Luc Marion

qu’il ne pourrait pas même se voir. Non seulement il serait donné


sur un autre mode, mais comme un autre don, voire comme un autre
que le don. En un mot, la Révélation ne détermine pas seulement et
pour un temps le mode de la manifestation de Dieu en Jésus-Christ,
mais elle détermine celui qui se manifeste lui-même, en sorte qu’elle
demeure comme lui – à jamais. Si donc la Révélation ne se met en
acte que parce qu’elle se met définitivement en scène, nous ne
pouvons la recevoir qu’en la voyant comme une manifestation une
fois pour toutes, comme un phénomène définitif. Mais selon quel
mode de phénoménalisation ?
Il devient ici inévitable de se référer, sinon à la méthode phéno-
ménologique elle-même, du moins à l’instance de la phénoménalité 3.
Pour s’en tenir à l’essentiel, on peut admettre qu’en phénoméno-
logie, un phénomène ne se manifeste que lorsqu’une intuition (tou-
jours subjective d’abord, simple apparence) se trouve, d’une manière
ou d’une autre (par synthèse ou par constitution), mise en forme, en
ordre et en raison par un concept ou une signification (qui l’assigne
intentionnellement à un autre que la conscience). Rien n’apparaît
sans qu’une forme n’informe la matière phénoménale. Comment ce
schéma s’applique-t-il au cas, évidemment hors norme, de la phéno-
ménalité de la Révélation ? À cette question ancienne, nous connais-
sons la réponse commune : la matière révélée nous provient des
Écritures et de la tradition qui nous les rend accessibles, ainsi que
des actes liturgiques et de l’expérience spirituelle.
Mais qu’en est-il de la forme ? Le plus souvent, la pensée
chrétienne, même (et surtout osera-t-on dire) la théologie en appelle
à des concepts déjà connus : Dieu comme cause du créé (et même de
soi), comme acte d’être, comme toute-puissance, éternité et impas-

3. Il serait incongru de vouloir faire de H. U. von BALTHASAR ce qu’il ne pré-


tendit jamais être, un philosophe ni, en particulier, un phénoménologue (le titre
français Phénoménologie de la vérité induit en erreur, puisque le titre allemand
ne porte que Wahrheit, 1. Wahrheit der Welt, 1947, repris sans correction
comme tome I de Theologik, Einsiedeln, 1985). On le soupçonnait parfois de
ne pas tenir ces formes de la pensée à la hauteur de la poésie, de la littérature,
de la musique, ni bien sûr de la théologie. Mais on ne peut pas non plus
négliger le recours à une problématique de la « réduction » (cosmique ou
anthropologique) dans L’Amour seul..., c. I et II, à « ...la méthode phénoméno-
logique de Max SCHELER, dans la mesure où elle vise à laisser purement l’objet
se donner lui-même (ein reines sich-geben-Lassen) » (p. 10, tr. corrigée selon
Glaubhaft... p. 6).

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---------- Le « phénomène du Christ » selon Hans Urs von Balthasar

sibilité, etc. ; ou le Christ comme médiateur, racheteur et prix du


rachat, justicier, sauveur des sociétés chrétiennes, entendement de
Dieu, etc. Hans Urs von Balthasar recense brillamment ces chemins
en dénonçant, comme autant de réductions (au sens vulgaire), soit
l’herméneutique cosmique du Dieu de la révélation par les Anciens,
soit son herméneutique subjective (selon l’ego des classiques)
(l’Amour seul..., c. 1 et 2). On pourrait même y ajouter l’herméneu-
tique logique selon le concept absolu par les contemporains. Or ces
herméneutiques, qui appliquent à la matière phénoménale de la
Révélation des formes qui lui restent extérieures et n’en proviennent
point, ont abouti à des désastres patents et annoncés. Elles finissent
toutes par construire des figures déséquilibrées, inadéquates, absurdes
même, de la Révélation, aboutissant à la fin à reprocher au Dieu de
Jésus-Christ de ne pas correspondre à ces concepts (non révélés) :
ce Dieu n’est pas comme il devrait être, ni vraiment juste (le « pro-
blème du mal »), ni vraiment moral (répression), ni vraiment créateur
du monde (matérialisme), ni vraiment, tout court (« non existence »).
Il serait temps de s’interroger sur ces échecs – sont-ils ceux de Dieu,
ou des interprètes eux-mêmes, qui n’ont eu de cesse de lui appliquer
des concepts qu’il récuse et de lui reprocher de n’avoir pas répondu
à des questions (les leurs), qu’il a toujours récusées ?
Ces entreprises ont échoué et le devaient, parce qu’elles n’ont pas
demandé à la Révélation de leur donner, non seulement une matière
phénoménale, mais la forme et les significations correspondantes
qui, elles aussi, en proviennent. « Aucune exégèse qui veut être
fidèle à son objet ne peut se dispenser de ce principe fondamental. 4 »
Quel principe ? Que la Révélation s’explicite comme elle se donne,
à partir d’elle-même, selon ses propres concepts. Autrement dit, que
la Révélation ne prend une « figure » (un statut de phénomène),
que si, à sa matière phénoménale, s’appliquent ses propres concepts
et significations, tels que les Écritures nous les rendent accessibles.
Car l’original des Écritures ne réside pas dans un texte, ni dans nos
interprétations, ni même dans les expressions de la foi des commu-
nautés, mais dans le Christ, comme figure de la manifestation
du Père en tant qu’il en dit la parole : « La parole que vous enten-
dez n’est pas la mienne, mais de celui qui m’a envoyé, le Père »

4. L’Amour seul..., p. 103, qui poursuit : « L’amour ne peut a priori (donc en


tant que foi) se laisser comprendre que par l’amour, jamais avec le non-amour,
Nicht-Liebe » (Glaubhaft..., p. 55).

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PHILOSOPHIE ------------------------------------------------------------------------------ Jean-Luc Marion

(Jean 14, 24). Et si ses propres paroles, à lui, celles qu’il nous donne
comme les seules significations qui fassent sens à son propos, ne
sont pas les siennes, comment pourraient-elles être les nôtres ?

Dés lors se profile la réponse de Balthasar : la figure du phéno-


mène de Révélation provient de ce dont provient la Révélation elle-
même, Eikôn tou theou tou aoratou (« Image du Dieu invisible »,
Colossiens 1, 15) et apogasma tès doxès kai charaktèr tès upostaseôs
autou, « Resplendissement de sa gloire et effigie de son hypostase »
(Hébreux 1, 3). Il s’agit donc d’une phénoménalité, d’une affaire de
visibilité et de vision ; mais d’une phénoménalité radicalement
théologique (autrement dit christologique et donc trinitaire), où la
forme (concept, signification) se trouve elle aussi, comme l’intui-
tion, fournie par le Christ, dans la foi qui reçoit ses paroles, et non
par l’intentionnalité du croyant (ou de l’incroyant). Cette figure, le
Christ peut la fournir, parce qu’en lui, cet homme, Jésus, reçoit la
forme trinitaire du Fils en s’identifiant, à chaque instant, lui le Fils
et a fortiori lui, Jésus, à la volonté du Père. « Il y a si longtemps que
je suis avec vous, et vous ne me connaissez pas encore. Philippe,
celui qui me voit voit aussi le Père. Comment peux-tu dire « Montre-
nous le Père ? » Ne croyez-vous pas que je suis dans le Père et que
le Père est en moi ? Les mots que je vous dis, je ne les dis pas à par-
tir de moi. Le Père, qui est en moi, lui, fait tous les actes » (Jean 14,
10). Ces significations, qui autorisent la figure du Christ parce
qu’elles en proviennent, sont, au minimum, au nombre de deux.
D’abord la résurrection : « Si dès l’abord on pratique des suppres-
sions dans l’Évangile, l’intégrité du phénomène est atteinte, ce qui
le rend déjà incompréhensible. Mais l’Évangile présente de telle
manière la figure du Christ, que “la chair” et “l’esprit”, l’incarnation
conduite jusqu’à la passion et à la mort, et la vie du Ressuscité
d’entre les morts sont reliées les unes aux autres jusque dans les
moindres détails. Et si l’on voit dans le Ressuscité le simple Christ
de la foi, sans identité interne avec le Jésus de l’histoire, toute la
figure devient aussi incompréhensible. La première figure terrestre
n’est déchiffrable que si l’on voit comment elle doit être toute
“consommée” dans la mort et la résurrection. 5 » Ensuite, la Trinité
(qui seule explique la résurrection) : « Bien qu’elle soit une lumière

5. La Gloire et la Croix I, p. 394 (voir Herrlichkeit, 1, p. 449).

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---------- Le « phénomène du Christ » selon Hans Urs von Balthasar

inaccessible à la raison, la trinité divine est l’unique hypothèse, qui


permet d’éclairer d’une manière phénoménologiquement correcte,
sans violence au donné, le phénomène du Christ (das Phänomen
Christi) 6 » (L’Amour seul..., p. 111).

Le logique du phénomène (intention, concept, signification) ne


saurait être, quand il s’agit de la Révélation, que directement le
logos tou staurou (« le langage de la croix », 1 Corinthiens 1, 18), seul
concept, en fait un non-concept (puisqu’à nous incompréhensible et
invisible par notre intentionnalité) 7, qui nous évite l’athéisme, à
savoir « l’absence d’un concept authentique de Dieu » 8 (L’amour
seul..., p. 117). Nous ne pourrions rien voir de la phénoménalité
divine (celle de la démesure du Père dans la mesure de Jésus) sans
la figure du Christ, sa Gestalt, « ...ce qui donne la forme, [...] comme
ultima forma », dans laquelle d’ailleurs « ...le chrétien est baptisé » 9.
Car la forme nous vient du même centre que nous vient l’intuition,
puisque « le logos, comme raison compréhensive [...] ne peut donc
se trouver que dans la révélation donnée à partir de Dieu, telle
qu’elle apporte avec elle le centre qui la rassemble » 10.
Ainsi doit-on concevoir l’inévitable disproportion de la figure :
non point, ni seulement une défaillance subjective du croyant (et
donc de l’incroyant, ne s’en distinguant guère) qui ne parvient pas à
la voir), mais une surabondance « objective » (au sens du terme pour
Balthasar) de la gloire de Dieu entrant dans notre phénoménalité, la
saturant et la révélant aussi à elle-même. Car la figure du Christ sup-
pose inévitablement, en tant que forme de la révélation du Père,
son débordement par l’intuition de ce qui s’y révèle, la Trinité
précisément. L’éblouissement appartient donc de soi et a priori à
la phénoménalité de la Révélation.

*
* *

6. L’Amour seul..., p. 111 (et Glaubhaft..., p. 58).


7. « ...contre tout concept élaboré par la raison, vernünftigen Gottesbegriff »
L’Amour seul..., p. 131, Glaubhaft, p. 68.
8. L’Amour seul..., p. 116-117.
9. L’Amour seul..., p. . 162-163 (« ...das Formgegende », Glaubhaft, p. 85).
Il faut lire tout le c. 9.
10. L’Amour seul..., p. 190 (corrigé selon Glaubhaft, p. 98).

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PHILOSOPHIE ------------------------------------------------------------------------------ Jean-Luc Marion

Ce qui donne tout son sens à la formule d’Irénée : « Filius revelat


agnitionem Patris per suam manifestationem, agnitio enim Patris est
Filii manifestatio : omnia enim per Verbum manifestabantur »
(Contre les Hérésies IV, 6, 3). « Le Fils révèle la connaissance du
Père par sa propre manifestation : c’est la connaissance du Père que
cette manifestation du Fils, car toutes choses sont manifestées par
l’entremise du Verbe. 11 »

Jean-Luc Marion, né en 1946, marié, deux enfants. Professeur de philosophie


à Paris IV-Sorbonne et à l’Université de Chicago. Co-fondateur et membre du
comité de rédaction de l’édition francophone de Communio. Dernier livre en
français : Le Phénomène érotique, Paris, Grasset, 2004.

11. Traduction d’André Rousseau, Éd. du Cerf, 1984, p. 420.

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Communio, n° XXX, 2 – mars-avril 2005

Xavier TILLIETTE

Le Samedi-Saint spéculatif
et la descente aux enfers

E Samedi-Saint spéculatif ou Samedi-Saint des philosophes

L est évidemment calqué sur le Vendredi-Saint de même épi-


thète et d’hégélienne mémoire. Le Vendredi-Saint spéculatif
(à la fin de Foi et Savoir) applique sa notion (Begriff) à la spécula-
tion, c’est-à-dire que la philosophie traverse une passion expiatoire,
une mort et une résurrection. L’analogie du Vendredi-Saint et de la
destinée du concept ou de la pensée est une clef de l’aventure millé-
naire de l’esprit aux prises avec le cours des choses et du monde,
Weltlauf. Tantae molis erat humanam condere mentem. Loin d’abolir
le Vendredi Saint historique, le spéculatif le confirme par tout son
versant effectif. Je voudrais ajouter que l’assimilation du concept au
devenir historique, le sort de l’Idée, est d’abord une trouvaille de
Fichte, qui avait progressivement identifié la Doctrine de la Science
et le Verbe descendu dans l’humanité. Mais peut-être cette hardiesse
est-elle restée une métaphore.
Il ne faudrait pas omettre l’origine accidentelle, qui a pesé si
lourd sur la mentalité de ce contemporain intense qu’était Hegel.
L’origine est la situation politique engendrée par la Révolution fran-
çaise, du régicide à la Terreur. Ce sont, pour un regard perçant, les
prodromes du nihilisme (mot de Jacobi, d’application impropre) et
de l’athéisme, subrepticement propagés sous le couvert de la critique
adressée à Fichte (Atheismusstreit), et qui puisent leur illustration à
l’œuvre romanesque et prophétique de Jean-Paul (Richter).
Le Songe de Jean-Paul est l’emblème involontaire d’une longue
époque... On frémit, en lisant un excursus de Siebenkàs, à la vision

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THÉOLOGIE --------------------------------------------------------------------------------------------- Xavier Tilliette

du Christ errant, décloué du Calvaire, ce grand Christ hagard et


désemparé, le Christ mort du soir du Vendredi parcourant les mondes
à la recherche éperdue de Son Père des cieux. Mais les cieux sont
vides, le Père ne se manifeste pas... Le Songe, traduit par Germaine
de Staël qui a omis la conclusion rassurante du réveil, a connu sous
sa forme sinistre une répercussion inouïe, surtout en France. Les
échos se multiplient, de Nerval à Nietzsche. Le grand albatros a
franchi les étendues sidérales et traversé les galaxies sans y trouver
le Père absent. Le Père n’existe pas, personne dans l’univers
immense et donc seul dans l’immense univers. L’aéronaute filial est
orphelin, et tous nous sommes orphelins. Deux interprétations
divisent le sens du Songe : soit cauchemar athée, et réveil dans
l’action de grâces, soit apocalypse de l’athéisme, et l’ombre couvre
le désert de Dieu piétiné par Feuerbach, Nietzsche, Sartre et les
théologiens de la mort de Dieu. La lecture christologique du grand
romancier a été gommée.
Mis devant la description saisissante de l’errance du Fils dans
l’espace infini « sans feu ni lieu », comment ne pas penser aux
visions d’Adrienne von Speyr : le Christ éperdu cherchant le Père là
où il ne peut absolument pas le trouver, dans les dédales de la mort
et de l’enfer ? Au silence de mort du Fils répond le silence du Père.
Le Père se tait, le Fils est muet.
Le Samedi-Saint spéculatif peut donc se lire dans la perspective
du Vendredi-Saint. À cette lumière glacée de la veille, il devient
existential et sacramental de la mort. Du mourir effrayant, du der-
nier soupir, on est passé à l’état de mort et au mystère de l’au-delà.
C’est le corps mort, l’évidence cadavérique. Il a été emporté dans
l’abîme obscur, le chaos, où la contemplation géniale et jumelée
de H. U. von Balthasar et d’Adrienne von Speyr, dans une symbiose
spirituelle unique, accompagne le nautonier infernal et dantesque.
Du Samedi-Saint Blondel écrit dans son Journal intime que c’est
« notre jour ». Profonde parole. Notre jour à nous survivants, hommes
en attente, entre Passion et Résurrection, rivés au long Samedi-Saint
de l’Histoire. Ce jour de deuil et de silence invite à méditer la mort.
Le Samedi-Saint de Blondel n’est pas expurgé d’espérance, mais
celle-ci est une vertu grise, soumise à l’éclairage du ciel plombé,
clair-obscur de l’intervalle et de l’interface. Le Christ de Blondel a
par anticipation éprouvé les peines des damnés. Le Christ en enfer !
Jusque là est allée la Compassion, la sympathie que le philosophe
appelle stigmatisante parce qu’elle est transpercée par le dard de la
mort et soumise au venin du péché. Pour Blondel c’est la Passion
qui est la clef de la longue vigile. Il extrapole de l’agonie au Jardin

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----------------------------- Le Samedi-Saint spéculatif et la descente aux enfers

et du grand cri désespéré de la Croix à l’abattement du corps tumé-


fié et martyrisé. En cette mort suppliciée « mort plus vivante que
vie » commence la douloureuse passion taciturne de l’âme séparée.
L’apaisement se love sur la souffrance et l’année suivante (1894),
plus que jamais consepultus, le jeune homme offre au Sauveur sa
« langueur infinie ». Il a communié, avant Adrienne, au mystère de
la déréliction insondable.

Le premier épisode ou la première station du Samedi-Saint est la


Descente de Croix, souvent et admirablement décrite par les grands
peintres. La Pietà prend le relais, comme elle nous accueille en sa
beauté sculpturale miraculeuse au seuil de Saint-Pierre de Rome. Le
corps inerte est déposé sur les genoux de Marie, sur elle s’est trans-
férée la douleur amère. Attendite et videte. C’est le moment anté-
rieur à l’inhumation : le corps livide et marbré d’ecchymoses sur le
sein de la Mater dolorosa. Seul le Père Fessard – car je laisse de côté
les évocations violentes de Pierre Emmanuel – seul le père Fessard
médite la saisissante apparition. Marie personnifie l’Humanité dans
sa relation à l’individu, elle est à l’égard de Jésus dans un double
rapport de Mère et de Fille. Elle est la conscience de l’Humanité
dans son offrande eucharistique. Elle offre la victime, le corps
meurtri, en sacrifice et holocauste. Ce geste eucharistique, dit Fessard
non sans hardiesse, signifie sa maternité sacerdotale. Quant à l’âme
(séparée) du Sauveur elle habite comme un refuge la mémoire de la
Nouvelle Eve jusqu’au fond du passé où l’Adam ancien espère une
visitation. Marie n’est pas moins associée à la souffrance, et sa soli-
tude est une espèce d’agonie mortelle. C’est à elle qu’est inoculée
la souffrance de l’absence et du deuil. Étrange substitution, où
Balthasar et Adrienne attachent un « acte de surobéissance ».
La deuxième station sera la Déposition au Tombeau. Mais avant
d’envelopper le précieux Corps sans péché, du suaire et des linges,
il convient de s’arrêter un instant devant le plus beau des enfants
des hommes, immobile et roidi, visité par le froid glacial. Ainsi l’a
contemplé, bouleversé, le russe Rozanov. Ainsi surtout en a été obsédé
Dostoïevski. Celui-ci en voyage a exigé de retourner au Musée de
Bâle pour revoir jusqu’à s’en imprégner le tableau de Holbein, cette
espèce de plinthe ou de planche qui épouse l’empreinte et la
dépouille du gisant. Dostoïevski a communiqué son émoi à son
jeune émule de L’Idiot, Hippolyte le tuberculeux, devant l’image
livide. Déjà le prince Muichkine avait eu un spasme à la vue d’une

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THÉOLOGIE --------------------------------------------------------------------------------------------- Xavier Tilliette

copie très réaliste sur un chambranle du salon de Rogojine. La


Nature insensible a écrasé, impitoyable, la fleur même de sa plus
sublime création... Le Grand Inquisiteur n’en sera pas moins insen-
sible à la vue du Revenant taciturne dont seul le mutisme royal
réfute son argumentation fébrile. Au contraire, selon le doux prince
Muichkine, le tableau de Holbein peut faire perdre la foi. C’est aussi
ce que pense le mécréant dévot du Christ, l’ingénieur Kirillov des
Possédés, une figure chère à Albert Camus.

Revenons à la méditation des Exercices chez Fessard. L’Humanité


est penchée sur l’Homme en vérité qui n’a pas échappé au destin
naturel. Il a connu le mourir, puis l’état de mort, l’état durable, la
mort comme état, à l’instar d’Étéocle livré à la compassion fraternelle
d’Antigone, mais aussi proie des animaux malfaisants (dans une
belle page de la Phénoménologie de l’Esprit). Il fallait la longue
autopsie, la lacune temporelle du long jour vide pour faire du Christ
passé un trépassé, car l’instance temporelle inscrit la mort et son
angoisse dans la méditation de l’exercitant aux prises avec l’élection.
C’est ce dard aigu, fouillant la profondeur, qu’il ne faut pas enlever
– disait Lévinas après Rosenzweig, – à l’ange de la mort. Une vérité
qui amorce les fulgurantes lumières sur le Christ hanté par la mort,
lumières héritées des révélations d’Adrienne von Speyr et de son
directeur et disciple.
À la Pietà fait suite la Mise au Tombeau, la Déposition. Dans le
sépulcre neuf, comme il convient au Premier-Né d’entre les morts.
Un fragment de Pascal « Sépulcre de J-X » rassemble des notations
prégnantes et lapidaires, qui enchaînent sur l’irréversible :
« J-X était mort, mais vu, sur la Croix. Il est mort et caché, dans le
Sépulcre.
J-X n’a été enseveli que par des saints.
J-X n’a fait aucun miracle au sépulcre.
Il n’y a que des saints qui y entrent.
C’est là où J-X prend une nouvelle vie, non sur la Croix.
C’est le dernier mystère de la Passion et de la Rédemption.
J-X enseigne, vivant, mort, enseveli, ressuscité
(phrase rayée sur le manuscrit)
J-X n’a point eu où se reposer sur la terre qu’au sépulcre. Ses
ennemis n’ont cessé de le travailler qu’au sépulcre. »
II faudrait commenter ce texte énigmatique, qui souligne le
Dieu caché, le thème de l’abscondité, et le Dieu mort en qui
s’accomplissent à la fois les œuvres de la mort, et la sourde crois-
sance de la Résurrection. C’est la phase solitaire et nocturne d’une

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----------------------------- Le Samedi-Saint spéculatif et la descente aux enfers

vie qui fut publique et lumineuse. L’exposition du Calvaire a son


pendant dans l’obscurcissement et le mutisme du Sépulcre. Il est
béant, il se referme sur un mystérieux et dramatique voyage vers le
Schéol, vers les ténèbres chaotiques du Père selon Adrienne, qui ne
manque pas de nous faire penser à la gnose théosophique de Sigè et
d’Astaroth, prémonitions singulières qui ont transhumé dans les
interprétations schellingiennes de Luigi Pareyson.
*

La Descente aux Enfers est un article du Credo qu’il n’est pas


question de biffer. L’enfer au pluriel désigne, comme les Limbes, un
lieu intermédiaire et indéterminé, Enfers du paganisme et de la
mythologie, objet de nombreuses villégiatures, Royaume ou Empire
des morts, Hadès, Tartare profond, Schéol et Géhenne de la Bible,
Ténèbres extérieures, Royaume des Ombres. Le Christianisme, dans
sa poésie, son hymnologie et sa liturgie a souvent repris ces dési-
gnations comme des euphémismes pour l’enfer éternel : ne absor-
beat eas Tartarus... Une ambiguïté marque les voyages ou descentes
aux Enfers de la littérature antique et chrétienne, d’Homère et Platon
à Virgile et à Dante, à Milton, à Fénelon... C’est un genre littéraire
qui fut florissant. Claudel, dans le Repos du Septième Jour,
invente une transcription chinoise de ce royaume larvaire où
plonge l’Empereur sauveur et moribond. Le thème infernal est très
exploité, comme le thème démoniaque, en littérature, il se confond,
chez Sartre ou Genet, avec l’existence infernale que maints hommes
vivent ici-bas, verbi gratia, la typologie concentrationnaire ou la
25e heure. La théologie distingue soigneusement les Enfers et l’Enfer.
Dans le Credo le français dit aux Enfers, mais l’allemand laisse
intacte l’ambiguïté : abgestiegen zur Hölle. L’Enfer traditionnel
avec la peine du dam, privation à jamais, et la peine du sens : « allez
maudits au feu éternel ». Le châtiment absolu éclate violemment,
avec une éloquence inégalée, dans la bouche du Réprouvé, je fais
allusion au fameux dialogue du Prédestiné et du Réprouvé, chef
d’œuvre de Jules Lequier, brandon enflammé lancé sur les parvis
d’une catéchèse ancienne et sévère. Le supplice éternel est si into-
lérable qu’il a suscité la compassion des « Saints qui vont en enfer »,
et la touchante hypothèse du même Jules Lequier des élus apitoyés
qui se proposent pour un droit de visite, comme visiteurs de prison !
Je ne ferai qu’une allusion à la polémique injuste qui a endolori le
soir du cardinal von Balthasar : il a eu le temps de répliquer sage-
ment, calmement à ses détracteurs, et de déclarer qu’il n’avait, pas

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THÉOLOGIE --------------------------------------------------------------------------------------------- Xavier Tilliette

plus que Fessard le dialecticien, songé à une rémission de toutes les


peines, ni surtout adhéré au sophisme de l’Enfer vide, à l’adage
« paresseux » : il y a un enfer, mais personne dedans.
De la pieuse tradition, dogmatique et populaire, du Christ conso-
lant dans leur cachot l’attente insomniaque d’Adam et des Justes de
l’Ancien Testament, il n’y a pas grand-chose à dire. Mais c’est une
amorce de la tendance où prévaut la miséricorde, qui aboutit à
l’apocatastase origénienne, et surtout à l’idée d’une mitigation des
peines, chez les Pères dits miséricordieux. Le héraut d’une telle
supplication est l’incomparable Péguy de la Jeanne d’Arc, qui
mettait en transe cet ami de Balthasar et grand apôtre infatigable,
Jean Daniélou.
Quoi qu’il en soit, la phénoménologie de la Descente aux Enfers
(le mot phénoménologie est aussi adapté qu’accolé au monde angé-
lique chez Edith Stein) accueille les extraordinaires visions christo-
logiques d’Adrienne von Speyr, jalonnées de ces « effigies » qui
sont les masques, les dépouilles et les défroques des pécheurs
innombrables. C’est la chute au chaos, le précipice ou le gouffre
happe une âme torturée – mais c’est le mysticisme de la Nuit obscure
ou de la Montée au Carmel. Les mystiques sont passés par là, en
spectateurs et en acteurs participants. Les abysses et les bas-fonds
de la psyché réservent d’affreuses rencontres et d’amères surprises,
que l’imagination de Dante n’a pas exploitées. C’est ce que dans
un moment ardu de sa vie Hamann, le Mage du Nord, a appelé
Höllenfahrt der Selbsterkenntnis, il ne croyait pas si bien dire en
inventant la psychanalyse !
En forçant les portes blindées de l’Enfer avec l’outil de l’espé-
rance cathartique et le levier de l’amour du Christ plus fort que la
mort et plus vaste que l’Enfer, Balthasar allonge sans doute le pas
plus loin que son ami blondélien Gaston Fessard. Il n’efface pas néan-
moins la rigueur cadavérique chez Fessard du hoc, que berce et
adoucit Marie corps de grâce, croyante invincible, dont la détresse
mortelle redonne vie à son Fils. Elle est la Foi, elle tient le Hoc
eucharistique, sa Compassion consume l’enveloppe du péché et en
efface les suites. En surimpression de cette prophylaxie mariale
défilent les sentiments qui peut-être ont parcouru le discernement de
vocation du jeune homme Fessard exercitant ou retraitant : une
ponction de l’âme, une détresse, une impression d’agonie. « Après
que l’homme charnel s’est, les sens glacés, couché au tombeau,
et que les rêves unis à ces sens sont descendus, passés au royaume
des ombres sans consistance, se relève un homme intérieur, spirituel.

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----------------------------- Le Samedi-Saint spéculatif et la descente aux enfers

L’Être pour lequel il s’est sacrifié, la communauté des “vous” en qui


il a choisi de s’incarner, est maintenant son vrai corps. C’est pour
lui le Soi, le Soi où ne se trouve plus de négation pour le moi. Pos-
session de soi et des autres “moi”. »
Ce qui vaut pour le Christ vaut pour l’exercitant au terme des
affres de l’élection et de la libération par la décision. Car « l’espé-
rance triomphale qui luit au fond de la solitude mariale » se renou-
velle dans le fidèle comme un Exultet.
L’analogie pascalienne tabernacle-tombeau, la théorie du corps
immolé de Fessard acheminent au chef d’œuvre méconnu
d’A. Rosmini, chef d’œuvre inachevé, le commentaire du Prologue,
« L’Introduction à l’Évangile de saint Jean ». Le Père von Balthasar
dans un mot à moi adressé m’avait dit son émotion à propos de
l’invention de Rosmini dans le sillage et la foulée du In Verbo erat
vita, dans son style d’anaphores et de vagues déferlantes. La Vie
même peut-elle mourir, le Vivant par excellence ? Non, dit Rosmini,
la Vie persiste et se nourrit d’Eucharistie. Le pain mangé à la dernière
Cène alimente le corps rompu qui se recompose et se reconstitue...
aussi les Apôtres puisent à leur communion in Christo mortuo un
regain de forces. Le Magistère bronche devant l’hypothèse dange-
reuse et aussitôt écartée d’un sommeil pesant, de plomb, dans les
ténèbres de fer... mais il n’a pas censuré l’idée de vie alimentée par
le pain des Anges qui chasse l’hébétude. Primitiae dormentium. La
vie eucharistique au Saint Sépulcre est une vie « indissoluble »,
transsubstantiée. Lymphe vitale que, descendu aux Enfers, Jésus a
administrée aux âmes expectantes ainsi rassasiées. Le Rovérétain
a donc vu et exploité, après Pascal, l’analogie sacramentelle entre
le « corps livré », manne cachée, et le rassasiement que prépare le
Samedi-Saint. Le miracle du sacrement s’est produit in Christo
mortuo. Le Pain vivant, le Viatique, sub specie mortis, est la vie
cachée du Tombeau sur quoi plane l’ombre de la mort.
L’Eucharistie rosminienne, gage et prémices d’immortalité,
anticipe le leitmotiv secret de Blondel, l’Hôte désiré et reclus au
Tabernacle. Le jeune penseur dijonnais voyait dans l’Hostie la
solution de tous les problèmes. C’est pourquoi le Samedi-Saint est
« notre jour », le jour des fidèles. Il déclare aussi que la mort du
Christ est une aurore, le crépuscule du matin dans lequel avancent à
pas pressés les Saintes Femmes porteuses d’aromates.

Xavier Tilliette, S.J., né en 1921. Derniers ouvrages parus : Jésus romantique


(Desclée, 2002) ; La mémoire et l’invisible (Ad solem, Genève, 2002) ; Paul
Claudel, Lettres à une amie, éditées et annotes par X. Tilliette (Bayard, 2002).
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Communio, n° XXX, 2 – mars-avril 2005

Michel CORBIN

De la prière comme lieu


de la théologie
Hommage au Père Hans Urs von Balthasar
samedi 22 janvier 2005

I. L’Événement ultime

Suis-je qualifié pour évoquer la mémoire d’Hans Urs von Balthasar ?


Je n’ai lu qu’une petite partie de son œuvre immense ; je n’ai même
pas cherché ses principes de cohérence ; je me suis laissé entraîner
par le regard que ce théologien porte à la personne de Jésus, figure
insurpassable de la Révélation ; je me suis laissé féconder par cer-
taines pages au souffle intense ; je me suis laissé mener vers des
styles de théologie antérieurs à la rupture introduite en Occident par
la redécouverte d’Aristote ; j’ai fait une sorte de « retour en arrière »
vers les Pères de l’Église, dans l’espoir de surmonter les apories qui
me semblaient venir des catégories de la scolastique du XIIIe siècle.
Mais peut-être n’honore-t-on ses maîtres dans la foi qu’en traçant,
comme eux, son propre chemin vers ce « Dieu plus grand que notre
cœur » (1 Jean 3, 20) ? Aussi, pour dire publiquement ma reconnais-
sance à Balthasar, dirai-je seulement comment j’entends aujourd’hui
le passage de La Foi du Christ qui m’a jadis servi de phare pour
approcher les écrits de saint Anselme du Bec :
Il faut que, dans l’événement présenté dans l’annonce, Dieu lui-
même resplendisse dans son absolu divin, pour que l’événement
reçoive l’adhésion inconditionnée de la foi. Comment est-ce pos-
sible ? Comment le caractère de cet événement porte-t-il le caractère
divin ? Cela tient essentiellement à ce que l’événement de la croix et
de la résurrection du Christ apparaît marqué d’un trait paradoxal :

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THÉOLOGIE --------------------------------------------------------------------------------------------- Michel Corbin

quelque chose qui demeure en soi-même et à jamais incompréhensible,


et qui cependant, dans cette incompréhensibilité même, se manifeste
comme dépassant (a priori) toutes les représentations possibles de
Dieu. On peut situer l’évidence unique qui brille à travers cet évé-
nement entre les deux formules de saint Anselme de Cantorbéry,
sur Dieu qui est id quo majus cogitari nequit (Proslogion, II), et sur
l’homme qui rationabiliter comprehendit incomprehensibile esse
(Monologion LXIV). Si les deux formules valent de la connaissance
de Dieu, comme le pense Anselme, elles ne peuvent valoir moins,
elles valent au contraire pleinement là où Dieu lui-même se révèle à
l’humanité de façon définitive 1.
Pour que notre foi soit possible, est-il dit, « il faut » que l’Évé-
nement recueilli par la foi : la mort et la résurrection de Jésus, soit
marqué par un paradoxe : à la fois nous demeurer incompréhensible
et dépasser toutes les représentations que nous avons de Dieu ; être
d’un tel excès qu’aucune représentation ne puisse le comprendre, le
circonscrire, l’englober ; être en quelque sorte plus qu’incompréhen-
sible, non par défaut mais par trop plein. Dès qu’il est énoncé, le
paradoxe est lié à deux phrases d’Anselme « sur la connaissance de
Dieu » : celle qui sert, dans le Proslogion de 1078, d’unique argu-
ment pour prouver l’être et les dénominations de Dieu : « Tu es quel-
que chose de tel que rien de plus grand ne se puisse penser 2 » ; celle
qui définit, dans le Monologion de 1076, la visée de toute intelli-
gence de la foi : « comprendre que [la Chose même] est incompré-
hensible. 3 » D’où vient la seconde phrase, sinon de l’invitation
paulinienne à « connaître que la charité du Christ surpasse toute
connaissance » (Éphésiens 3, 18) ? C’est sans doute pour avoir fait
ce rapprochement que Balthasar peut transposer les deux phrases,
les faire transiter de la réflexion sur la divinité de Dieu vers l’Évé-
nement de sa révélation, puis déclarer que, si elles valent a priori,
comme propositions « déduites et formulées à partir de l’idée de
Dieu », elles valent plus encore a posteriori, comme propositions
« vérifiées par l’expérience de la révélation. »
Qu’en pensant aller plus loin que les textes d’Anselme, qu’il
crédite d’avoir, comme Thomas d’Aquin, distingué l’ontologie et la
christologie, Balthasar ait rejoint ce qu’Anselme avait de plus propre

1. Hans Urs von BALTHASAR, La Foi du Christ, Paris, Aubier, p. 105-106.


2. Saint ANSELME DU BEC, Proslogion, II ; 101.
3. Monologion, LXIV ; 75.

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------------------------------------------------------------------ De la prière comme lieu de la théologie

à dire, la preuve n’est pas difficile. Dans le Cur Deus homo de 1098,
ce Père affirme, par la bouche de son disciple Boson, que « Dieu est
si bienveillant que plus bienveillant ne se puisse penser 4. » Ce n’est
rien d’autre que l’article de foi majeur du Proslogion : « Il est juste
que Tu sois si bon qu’on ne puisse Te reconnaître meilleur, et que
Tu œuvres si puissamment qu’on ne puisse Te penser plus puissant. 5 »
Assurément, il faut dénoncer, faire passer par une mort et une résur-
rection semblables à celles de Jésus, certaine image qui habite
d’emblée notre esprit : celle d’une miséricorde qui nous laisserait
inchangés, blanchis en surface, incapables de répondre au Don de
Dieu par la totale soumission de notre volonté à la sienne. Il faut
passer par des « défilés angoissants 6» pour découvrir que ni la misé-
ricorde seule ni la justice seule ne sont dignes de Dieu, mais uni-
quement cette indicible union de la justice et de la miséricorde, qui
advient quand le Père restitue « le Nom au-dessus de tout nom »
(Philippiens 2, 9) au Fils qui s’en est « vidé » (2, 7). C’est une telle
union, une telle summa concordia, qu’Anselme fait admirer à son
ami au terme de leur commune recherche :
Quant à la miséricorde de Dieu qui te semblait périr lorsque nous
considérions la justice de Dieu et le péché des hommes, voici que
nous l’avons trouvée si grande, si accordée à la justice que ni plus
grande ni plus juste ne se pourrait penser 7 ?
Ainsi, la même formule, composée d’une négation et d’un compa-
ratif : « tel que plus grand ne se puisse penser », qualifie Dieu dans
son éternelle divinité et Dieu dans l’événement de miséricorde où,
selon Maxime le Confesseur, Il « dépasse la dignité de Dieu et
déborde la gloire de Dieu 8 ». Est-ce enterrer non seulement la dis-
tinction de la théologie et de l’économie, mais aussi toute distinc-
tion possible de l’ontologie et de la christologie ? Ne nous hâtons
pas de répondre, même si la parole de Jésus à Philippe, le soir de la
Cène : « Qui me voit, voit le Père » (Jean 14, 9), nous incline à
croire que Dieu est Dieu, « au-delà de tout ce que nous pouvons dire

4. Cur Deus homo, I, XII ; 70.


5. Proslogion, IX ; 108.
6. Cur Deus homo, I, XX ; 88.
7. Ibid., II, XX ; 132-133.
8. Saint MAXIME LE CONFESSEUR, Lettre 44, PG 91/544 A.
9. Saint THOMAS D’AQUIN, Somme de théologie, Ia, q. 1, a. 9, 3m.

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ou penser de Lui 9 », dans l’Événement pascal dont Il n’a pas besoin


pour être Dieu. Notons plutôt que la mise en parallèle des deux
œuvres majeures d’Anselme exclut toute lecture ontologique de sa
preuve de l’existence de Dieu. L’abbé du Bec a simplement écrit :
« Nous croyons que Tu es quelque chose de tel que rien de plus
grand ne se puisse penser (credimus enim Te esse aliquid quo nihil
maius cogitari possit) 10 », et presque tous les interprètes ont adopté,
sans la discuter, une transcription pareille à celle d’Alexandre
Koyré : « Dieu est l’Être absolument parfait, l’Être réalisant la plus
haute perfection concevable, le plus parfait des êtres possibles, l’ens
quo maius cogitari nequit. 11» Dans cet emploi du superlatif, où
passe la négation de toute tentative de penser plus grand que Dieu ?
Où passe l’appartenance à la foi de cette impossibilité de se mettre,
ne fût-ce qu’en pensée, au-dessus de Dieu, de sa Parole et de son
œuvre ? Si le Dieu de la foi est seulement « le plus parfait des êtres
possibles », on ne peut plus tenir, avec Balthasar, que la révélation
de Dieu dans la Pâque de Jésus « laisse en arrière tout ce que l’homme
peut inventer de plus sublime comme révélation. »
Mais rien, Dieu merci, n’autorise à traduire aliquid quo nihil
maius cogitari possit par « l’être le plus parfait qui se puisse conce-
voir. » Dans sa littéralité, l’énoncé soigneusement choisi par
Anselme pour nommer Dieu place la pensée du croyant sous une loi
qui la déloge de toute prétention à Le saisir par concept ou par
image : tu ne penseras pas plus grand que ton Dieu en Le prenant
pour un objet qui prendrait place dans le champ de l’objet en général ;
tu « ne Lui compareras pas ton intelligence 12 » ; tu ne Le confondras
pas avec les idoles que tu es tenté de servir depuis la chute du vieil
Adam ; tu n’en feras pas « une surpuissance en expansion indéfinie 13 »
incapable de mettre le moindre frein à sa volonté de puissance.
Pourquoi en est-il ainsi ? Le livre de la Sagesse répond : Dieu est
« plus fort que sa force » (Sagesse 12, 18). Ainsi, dans le secret de
son passage silencieux, sur les eaux de la mort, vers le Père qu’Il dit
« plus grand » (Jean 14, 28), Jésus est-Il « Puissance de Dieu et
Sagesse de Dieu » (1 Corinthiens 1, 24), ce qui signifie : Puissance

10. Proslogion, II ; 101.


11. Alexandre KOYRÉ, L’idée de Dieu dans la philosophie de saint Anselme,
Paris, Vrin, p. 200.
12. Proslogion, I ; 100.
13. Paul BEAUCHAMP, s.j., La Loi de Dieu, Paris, Éd. du Seuil, 2000, p. 64.

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et plus que puissance, Sagesse et plus que sagesse ; Puissance outre-


passant toute idée nôtre de puissance, Sagesse outrepassant toute
idée nôtre de sagesse ; Puissance et Sagesse « laissant en arrière »
nos utopies du meilleur des mondes possibles, Puissance et Sagesse
qu’Anselme recueille en disant Dieu « plus grand qu’il [ne] se
puisse penser 14. » Si le deutéro-Isaïe commence par dire : « Vos
pensées ne sont pas mes pensées, et mes voies ne sont pas vos
voies » (Isaïe 55, 8), notre pensée n’est dépassée par l’être, la parole
et l’œuvre de Dieu qu’en éprouvant en même temps une négation.
Elle ne peut se porter vers plus qu’elle ne peut penser, si elle n’ac-
cepte pas que Dieu ne soit pas ce qu’elle a déjà pensé de Lui, mais
au-delà, d’une manière qu’elle ne peut jamais penser. Telle est, pour
Balthasar, l’évidence de l’Événement chrétien. Elle se place à la
jointure de deux phrases d’Anselme : « Dieu est quelque chose de tel
que rien de plus grand ne se puisse penser », « Dieu est quelque
chose de plus grand qu’il [ne] se puisse penser. » Si la première est
négative, si la seconde est positive ou, plus précisément, plus que
positive, les deux sont inséparables, et Balthasar a simplement trans-
posé le petit chapitre du Proslogion qui les articule l’une sur l’autre
et qui, de ce fait, occupe le centre de l’opuscule :
Par suite, Seigneur, tu n’es pas seulement tel que plus grand ne
peut être pensé, mais tu es quelque chose de plus grand qu’il se puisse
penser. Puisqu’il est possible, en effet, de penser qu’il est quelque
chose de ce genre, on peut, si tu n’es pas cela même, penser
quelque chose de plus grand que toi ; ce qui ne peut se faire (Pros-
logion, XV ; 112).

II. Le lieu propre des raisons de la foi

Le raisonnement de l’abbé du Bec n’est guère conforme à l’idée


spontanée que nous nous faisons du raisonnement. Pour nous,
depuis la redécouverte de la logica nova d’Aristote, raisonner signi-
fie procéder par syllogismes, qui déduisent de certains principes les
conclusions qui s’imposent. Est-ce possible dans le cas sans ana-
logue du Dieu vivant, que la foi tient pour « tel que plus grand ne se
puisse penser » ? Si nous déduisions son être et ses dénominations à

14. Proslogion, XV ; 112.

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partir d’autre chose, que ce soit l’objectivité du monde ou n’importe


quelle expérience que nous avons du réel, il s’ensuivrait forcément
que cette autre chose, posée comme prémisse d’un syllogisme,
serait plus grande que l’être et les dénominations de Dieu, réduits à
n’être que conclusions d’un acte de notre raison. Dieu ne serait plus
tel que notre pensée ne puisse aller au-delà de Lui, et nous tombe-
rions dans une absurde contradiction. Mais que faisons-nous en mon-
trant de la sorte que le Nom porté par le Dieu de la foi chrétienne
exclut toute déduction de son être et de ses dénominations ? Une
argumentation par l’absurde en tout semblable à celle que propose
Anselme. En effet, dans toute reductio ad absurdum, est déjà sup-
posé, d’avance connu, l’énoncé qui doit être démontré par cette pro-
cédure négative. Que le secret de Dieu déborde notre pensée,
Anselme le sait par sa foi : « Dieu est plus grand que notre cœur »
(1 Jean 3, 20 ; voir Philippiens 4, 7). Mais la foi doit être reconquise
à tout moment sur une incroyance qui refuse tout débordement de
notre pensée par le Don de Dieu. Cette incroyance, Anselme l’a tou-
jours dénoncée avec force :
Avant de disserter sur la question, je mettrai quelque chose en
avant pour réprimer la présomption de ceux qui osent, par une témé-
rité impie, disputer contre l’un des points que confesse la foi chré-
tienne, parce qu’ils ne peuvent le saisir par l’intelligence et jugent,
avec une superbe insensée, que ce qu’ils ne peuvent voir par l’intel-
ligence ne peut jamais être, au lieu d’avouer, avec une humble
sagesse, que peuvent être beaucoup de choses qu’eux-mêmes ne sont
pas capables de comprendre 15.
La foi doit donc affronter son opposé, en dénoncer l’absurdité, se
reconnaître elle-même par le rejet de cet opposé. Pour ce, elle se met
en balance avec l’incroyance. Qu’elle dise plus que l’incroyance,
cela n’a pas besoin de preuve : ce qui déborde la pensée est néces-
sairement plus grand que ce qui ne la déborde pas. Mais supposons,
se dit la foi, que l’incroyance ait raison de s’en tenir à l’idée d’un
Être suprême qui n’en dépasse pas la pensée. Si la foi peut prendre
du recul vis-à-vis d’elle-même, penser ce que dit l’incroyance,
celle-ci peut à l’inverse, en raison du même pouvoir de recul que la
pensée possède, penser ce que dit la foi, et qui est plus qu’elle ne
concède. Alors, que fait-elle aux yeux de la foi ? Elle prétend parler

15. Epistola de Incarnatione Verbi, I ; 6.

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du Dieu « tel que plus grand ne se puisse penser » et, refusant


d’ajouter qu’Il est aussi « plus grand qu’il [ne] se puisse penser »,
elle Le confond avec l’Être le plus parfait qui se puisse penser.
Mais, du seul fait qu’elle peut penser que Dieu déborde la pensée,
du seul fait qu’elle peut faire jouer sur elle-même le plus qu’elle
revendique devant les objets qu’elle maîtrise, elle pense aussitôt
plus grand que le Dieu qu’elle dit seulement « tel que plus grand ne
se puisse penser », puisqu’elle pense, au moins à titre d’hypothèse,
que Dieu peut déborder la pensée de telle sorte qu’Il n’en soit plus
la limite supérieure. C’est manifestement absurde, et l’impossibilité
de la contradiction où l’incroyance tombe dès que la parole de la foi
lui est communiquée se renverse en preuve de la foi, d’avance
connue, désormais reconnue par l’exclusion de son opposé.
Voilà pour la démarche logique. Mais cette reductio ad absurdum
est-elle chose à notre entière disposition ? S’il en était ainsi, la
démonstration qui adopte cette procédure négative ne pourrait pas
être énoncée sous la forme d’une prière, puisque prier revient à
reconnaître que nous recevons d’un Plus grand ce que nous Lui
demandons avec foi. La force de la démonstration serait-elle, dans
ces conditions, un bien qu’on reçoit du Dieu dont on démontre qu’Il
déborde la pensée ? Libre à chacun d’estimer que la forme littéraire
de « l’allocution 16 », de la prière, adoptée par l’abbé du Bec dans
son livre, est étrangère au contenu ! Mais honore-t-il l’intention
explicite de l’auteur, qui est d’écrire « au nom de celui qui s’efforce
d’élever son esprit pour contempler Dieu et cherche à reconnaître ce
qu’il croit » ? Anselme parle en moine qui désire plus que tout
l’union de foi et d’amour au Dieu vivant. Aussi, quand on disjoint
la forme littéraire et le contenu intelligible du Prologion, manque-
t-on l’originalité d’une œuvre qui parle de Dieu en parlant à Dieu.
Il y en a peu d’équivalents dans la Tradition, même pas chez Bernard
de Clairvaux qu’on estime plus « mystique. »
Comment approcher maintenant cette appartenance mutuelle de
la prière et de la pensée ? « Seigneur, est-il écrit, Tu n’es pas seule-
ment tel que rien de plus grand ne se puisse penser, mais quelque
chose de plus grand qu’il [ne] se puisse penser. » Cette phrase, qui
porte la prière, fait de l’impossibilité de l’idole ce qui ouvre le
débordement de la pensée par l’être et l’amour de Dieu. Elle se
déploie en sens inverse des propositions déjà rencontrées : « Tu es si

16. Proslogion, préface ; 94 (comme la citation suivante).

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bon qu’on ne puisse Te reconnaître meilleur. 17 » Ici, les invocations


font du débordement ce qui justifie l’impossibilité de la superbe. La
Source, disent-elles, jaillit avec tant de force que personne ne peut
la contenir dans ses mains. Étrange qu’on aille, d’un côté, d’une
négation vers un plus et, d’un autre, de ce plus vers la négation !
Étrange que le plus donne son sens à la négation qui l’ouvre et le
garde ! Traduisons en castillan : un nada qui garde un más et un más
qui fonde un nada, c’est l’articulation que Jean de la Croix associe
à la recherche du Bien-aimé :
Dieu pourrait lui répondre : « Puisque je t’ai dit toutes choses dans
ma Parole, qui est mon Fils, il ne me reste plus rien à te répondre ni
à te révéler. Fixe les yeux sur Lui seul, car j’ai tout enfermé en Lui :
en Lui j’ai tout dit et tout révélé. Tu trouveras en Lui au-delà de ce
que tu peux désirer et demander [...] Depuis le jour où je suis des-
cendu sur Lui avec mon Esprit au sommet du Thabor, en prononçant
ces paroles : Celui-ci est mon Fils bien-aimé, en qui j’ai placé mes
complaisances, écoutez-le (Matthieu 17, 5), j’ai mis fin à tout autre
enseignement, à toute autre réponse. Je les Lui ai confiés. Écoutez-Le,
car je n’ai plus rien à révéler plus rien à manifester 18. »
N’avoir rien de mieux à désirer que Jésus, Fils de Dieu et Fils de
l’homme, Alliance débordante de Dieu et de l’homme, et recevoir,
dans cette limitation du regard, « plus que les désirs de [son] cœur »
(Psaume 34, 6), c’est cela même que nous vivons sur le chemin de
la foi, sans pouvoir comprendre l’union du nada et du más. Un tel
chemin est celui d’Abraham. Pour Grégoire de Nysse, qui fit valoir
cet exode contre Eunome le dialecticien, Abraham « s’éleva au-
dessus de tout ce qui est connu par les sens », « sortit de la beauté de
ce qu’on peut contempler », fit de ses conjectures sur la divinité
« des provisions de route et des marches d’escabeau pour son ascen-
sion », parce qu’il considérait que tout ceci était « plus petit que ce
qu’il cherchait. » Il marcha dans la foi vers un plus dont la preuve
lui semblait être la stricte impossibilité où il était de le déterminer :
Quand Abraham, poursuit Grégoire, eut traversé toutes les conjec-
tures qu’il pouvait faire sur la nature divine, à partir des noms, dans
les opinions qu’il avait de Dieu, quand il eut débarrassé sa raison de
toutes ses opinions, ayant acquis une foi nue et pure de tout concept,

17. Ibid., IX ; 108 ; voir Cur Deus homo, XII, 70.


18. Saint JEAN DE LA CROIX, La Montée du Carmel, II, c. 22.

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il prit comme signe d’une reconnaissance certaine de Dieu le fait de


croire que Dieu est plus grand et plus élevé que tout signe propre à
le faire connaître 19.
Ce chemin reste le nôtre. Quand surviennent des nuits de déso-
lation où nous crions avec le Psalmiste : « Mes larmes, c’est là mon
pain, le jour, la nuit, moi qui, tout le jour, entends dire : Où est-il, ton
Dieu ? » (Psaume 41, 4) ; quand ce pain noir nous paraît contraire à
ce que dit la Bible de la bonté du Père, nous nous trouvons à une
croisée de chemins : ou bien la négation que nous éprouvons
débouche sur le vide, et le Psalmiste ne devrait pas se contenter
d’interroger : « Est-ce pour les siècles que le Seigneur rejette, qu’Il
cesse de se montrer favorable ? Son amour est-il épuisé jusqu’à la
fin, achevée pour les âges des âges la Parole ? » (Psaume 76, 8-9) ;
ou bien la négation est à recevoir comme l’envers que présente à des
cœurs trop étroits un excès de biens semblable à une lumière si vive
que l’œil en est aveuglé. En d’autres termes, ou bien la négation est
pure et simple privation, ou bien elle est la trace d’un débordement
que nous ne pouvons anticiper. C’est la question posée par
Anselme : l’impossibilité de l’idole est-elle, de la part de Dieu, refus
de se communiquer, ou façon de nous disposer à un excès que notre
pensée ne peut accueillir qu’en acceptant sa totale impossibilité de
le prévoir et de le mesurer. Le raisonnement qui suit est alors le
nôtre : si je dis que Dieu ne peut plus rien pour moi quand je suis
« entre deux extrémités, en grande peine et grande angoisse 20 », je
Le confonds avec les signes qui m’ont fait déjà connaître sa tendresse ;
et, puisque je peux penser la promesse qu’Il fait à ses amis : « Je vous
ferai plus de bien que jadis » (Ézéchiel 36, 11 ; voir Jean 1, 50),
je tombe nécessairement, si je persiste à désespérer, dans la pure
contradiction de Le dire « tel que plus grand ne se puisse penser » et
de penser plus grand que Lui, s’il est vrai que je suis trop bas pour
qu’Il puisse me relever. C’est pareil sursaut de la foi, et nul autre,
qui m’accorde de manger le pain noir de la tribulation comme l’assu-
rance et l’annonce d’un pain plus blanc qu’hier, et c’est l’impos-
sibilité de l’idole, et nulle autre, qui me donne raison d’avoir
confiance dans la nuit. Car rien ne peut mieux prouver à mon Père
du ciel l’amour que j’ai pour Lui en tout et plus que tout.

19. Saint GRÉGOIRE DE NYSSE, Contre Eunome II, PG 45/940 B – 941 B.


20. Jean TAULER, Sermon 41.

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III. Le paradoxe constitutif de la prière

Des raisonnements qui viennent d’être analysés, sommes-nous


capables si nous ne demandons pas au Dieu et Père de Jésus, au
moment même où nous les faisons, la force nécessaire pour les tenir ?
Est-il en notre pouvoir « d’entendre divinement la négation, non pas
selon la privation, mais selon l’outrepassement (huperokhè) 21 » ?
D’expérience, nous savons que non, et le Psaume nous le confirme :
« Je lève les yeux vers les montagnes : mon secours, d’où viendra-
t-il ? Le secours me vient du Seigneur qui a fait le ciel et la terre »
(Psaume 120, 1-2). Aussi bien l’abbé du Bec n’a-t-il pas énoncé
n’importe comment l’unique argument du Proslogion et du Cur
Deus homo. Il l’introduit par une prière en vue de reconnaître ce
qu’il croit avec l’Église :
Aussi, Seigneur, toi qui donnes l’intelligence de la foi, donne-
moi, autant que tu le trouves bon, de reconnaître que Tu es comme
nous le croyons et que Tu es ce que nous croyons. Car (quidem) nous
croyons que Tu es quelque chose de tel que rien de plus grand ne
puisse être pensé 22.
Extraordinaire conjonction de coordination entre les deux phrases :
après avoir supplié Dieu de lui faire reconnaître que son être et ses
dénominations sont au-delà de sa pensée, Anselme appuie sa
demande sur le fait que Dieu est « quelque chose de tel que rien de
plus grand ne se puisse penser » ! Or, comment est-il exaucé ? Il l’est
en découvrant la « force de signification 23 » du Nom qui signifie
Dieu en signifiant à l’homme l’interdiction de Le confondre avec
l’idole. Et qu’est-ce que cesser de Le confondre avec l’idole qui,
n’étant jamais « plus forte que [sa] force » (Sagesse 12, 18), n’a
d’autre loi que la volonté de puissance, sinon cesser de se mettre au-
dessus de Lui par la pensée, comme un sujet connaissant se met
au-dessus de l’objet connu, et prendre la posture qui s’oppose radi-
calement à la superbe, celle de l’humilité qui, laissant Dieu être plus
grand, est d’autant mieux prière que toute prière est une exposition
et une remise de soi au bon plaisir de Plus grand ? Ainsi Anselme
prie-t-il pour que le Nom qui lui ordonne indirectement la posture
de prière, en lui rendant impossible la superbe et l’idole, déploie
dans son intelligence sa vis significationis et le pousse à prier davan-

21. Saint DENYS L’ARÉOPAGITE, Les Noms divins, VII, § 2.


22 ; Proslogion, II ; 101.
23. Resp. ed. ; X ; 132.

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tage. Ainsi raisonne-t-il en priant et prie-t-il en raisonnant. Car,


raisonnant par l’absurde, il présuppose un excès qu’il ne peut se
donner à lui-même, et reconnaît qu’il serait absurde de s’en faire la
source. Il prie pour pouvoir mieux prier en entendant plus distinc-
tement le Nom qui lui ouvre l’excès de Dieu en lui interdisant d’en
faire un objet. Il y a cercle assurément, mais s’agit-il du cercle
vicieux que voulait éviter René Descartes ?
Quoiqu’il soit absolument vrai, qu’il faut croire qu’il y a un Dieu,
parce qu’il est ainsi enseigné dans les Saintes Écritures, et d’autre
part qu’il faut croire les Saintes Écritures, parce qu’elles viennent de
Dieu ; et cela parce que, la foi étant un don de Dieu, celui-là même
qui donne la grâce pour faire croire les autres choses, la peut aussi
donner pour nous faire croire qu’il existe : on ne saurait néanmoins
proposer cela aux infidèles, qui pourraient s’imaginer que l’on
commettrait en ceci la faute que les logiciens nomment un Cercle 24.
N’en déplaise à ce philosophe, la circularité que revêt une argumen-
tation par l’absurde n’est pas le chiffre de sa vanité, mais de sa
vérité, de son lien à la prière. Nous ne sommes la source ni de nous-
mêmes, ni de notre élan vers Dieu, ni de la Parole qui nous enjoint
de ne jamais penser plus grand que Lui. Quand nous prions ainsi,
nous avons la vive conscience que nous ne prions pas encore comme
il sied au Père ; mais, loin de découler d’un défaut, cette conscience
vient plutôt du plus que nous demandons, et qui fait paraître comme
rien ce que nous faisons déjà en prononçant notre demande. Nous
sommes suspendus à un plus que Dieu seul peut nous donner, Lui qui
demeure « plus grand que notre cœur » (1 Jean 3, 20). Nous Lui pré-
sentons nos mains vides et souillées, mais sans omettre de Lui dire
que, s’Il ne nous offrait pas ce plus, à la manière et à l’heure qu’Il
veut, sans que nous n’en sachions rien encore, Il se contredirait en
ne tenant pas sa promesse, et fournirait aux infidèles une occasion
de « se rire de la simplicité chrétienne comme d’une bêtise 25 ».
Ainsi, avec grande révérence, faisons-nous remarquer à notre Dieu
et Père que, s’Il ne venait pas à notre secours, et ne nous donnait pas
un pain plus blanc à la place du pain noir qui nous désole, Il ne serait
plus « tel que rien de plus grand ne se puisse penser ». C’est, de
nouveau, un raisonnement par l’absurde, le même qui fait reconnaître
la vérité et la nécessité du sursaut de la foi quand la tribulation
nous assaille. À la fois, nous nous tournons vers Plus grand, et nous

24. René DESCARTES, Préface aux Méditations philosophiques, Paris, Vrin, p. 1.


25. Cur Deus homo, I, I ; 48.

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avertissons d’avoir à le faire pour recevoir ce qu’Il a promis en


jurant par lui-même. Dans cette prière où, peu à peu, se convertit
notre désir, parle la même Parole qui nous habite et nous dépasse :
ne pas pouvoir concevoir ou imaginer plus grand que Celui que
nous prions, puisque sa façon de nous « donner avec joie ce qu’Il
promet » est de nous « donner plus qu’Il n’a promis 26 », plus que
nous ne pourvons penser en méditant sa promesse.
Une telle Parole que Dieu, dans sa miséricorde absolument
gratuite, nous fait entendre toujours mieux, une telle Parole dont
Il aime que nous Le priions de se souvenir quand nous sommes dans
la détresse, peut-elle différer de ce que l’Apôtre nomme : « la parole
de la croix » (1 Corinthiens 1, 18) ? En aucune manière, car manger
son pain noir en y voyant l’annonce d’un pain plus blanc qu’aupa-
ravant, ce n’est rien d’autre qu’entendre : « Ce qui est folie de Dieu
est plus sage que les hommes, et ce qui est faiblesse de Dieu est plus
fort que les hommes » (1 Corinthiens 1, 25). Le Docteur magnifique
est assez familier des Ennarrationes in Psalmos d’Augustin pour ne
jamais oublier ce qu’elles confessent du Christ total, Tête et membres,
un et multiple :
Dieu ne pouvait faire aux hommes un don plus magnifique que de
leur accorder pour Tête son propre Fils par lequel Il a créé toutes
choses, et de les associer à cette Tête comme ses membres afin qu’il
soit tout à la fois Fils de Dieu et Fils de l’Homme, un seul Dieu avec
le Père, un seul homme avec les hommes ; afin qu’en adressant à
Dieu nos prières, nous n’en séparions pas le Christ, et que le Corps
du Christ offrant ses prières ne soit point séparé de sa Tête ; afin que
Notre Seigneur Jésus Christ, Fils de Dieu, unique Sauveur de son
Corps, prie pour nous, prie en nous et reçoive nos prières 27.

IV. L’Alliance répandue


À présent, comment douter du sens que Balthasar a reconnu au
Quo maius cogitari nequit anselmien ? S’il nous est radicalement
impossible de penser plus grand que le Dieu biblique, c’est qu’il
nous est impossible de penser que Dieu puisse nous faire un « cadeau
plus magnifique » que « son propre Fils » (Romains 8, 32), lequel
prie avec nous en tant qu’Il est « un seul homme avec les hommes »,
et nous exauce en tant qu’Il est « un seul Dieu avec le Père. » Dans

26. Ibid., I, XVI ; 74.


27. Saint AUGUSTIN, in Psaumes 85, § 1.

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sa largesse, Dieu n’a pu, ne peut et ne pourra jamais nous donner


meilleur que Lui-même, et Lui-même nous l’a fait savoir pour que
jamais, en retour, nous ne désirions moins que Lui-même. Augustin
l’a souvent dit :
Celui qui a créé [le ciel et la terre] t’a dit : « Demande ce que tu
veux. » Et, cependant, tu ne trouveras rien de plus précieux ni de
meilleur que Celui qui a fait toutes choses. Demande à posséder le
Créateur lui-même, et en Lui, par Lui, tu posséderas tout ce qu’Il a
fait. Tout est digne d’être aimé, parce que tout est beau ; mais, qu’y
a-t-il de plus beau que Lui ? En tout, il y a de la puissance ; mais qu’y
a-t-il de plus puissant que Lui 28 ?
Quand cette incroyable proposition nous est-elle faite ? Quand le
Fils de Dieu nous exauce-t-Il, et quand le Fils de l’homme, qui n’en
diffère pas, prie-t-Il avec nous ? Ne nous étonneront ni les textes
d’Augustin sur la prière, ni la lecture qu’en fait Anselme en affir-
mant que « la supplication appartient à l’acquittement de la dette 29 »,
ni l’insistance de Balthasar 30 sur la manière dont Jésus se donne
à son Père et à ses frères : c’est sur la croix, lorsque ses mains sont
clouées en signe d’éternelle bénédiction. De cela, la Lettre aux
Hébreux (5, 7-9) ne nous permet point de douter.
Ce n’est donc pas comme un grand de ce monde, comme un
bienfaiteur de l’humanité (Luc 22, 25), que Jésus « dépose son
âme » (Jean 10, 17) et « donne la vie en surabondance » (10, 10),
mais à la façon d’un Pauvre et d’un Orant qui laisse le Père disposer
de Lui, L’abandonner aux bras des violents sans que nul ne Le
défende avant que ne soit consommée la mort. « Personne, dit Jésus,
n’a de plus grand amour que de déposer son âme pour ses amis, et
vous êtes mes amis si vous faites ce que je vous commande » (15, 13).
Son être, Il l’expose sur le bois du supplice. Se donnant à la source

28. Saint AUGUSTIN, in Psalmos, 34, § 12.


29. Cur Deus homo, I, XIX ; 86.
30. Voir Hans Urs von BALTHASAR, La Gloire et la Croix, Paris, Aubier, 1968,
tome III**, p. 228 : « Le Fils qui révèle le Père en tant qu’Il est sa Parole est
essentiellement une Parole qui prie le Père, qui ne lui demande jamais rien que
dans l’adoration et qui le remercie. Il n’est pas une Parole qui domine l’objet
de son affirmation car « le Père est plus grand que moi » (14, 28). La prière
incessante des chrétiens est l’essai d’imiter Jésus dans son attitude, en tant
qu’Il est le Parole. Toutes les paroles qui ne seraient que des énoncés objecti-
vants sur la Gloire de Dieu doivent être écartées pour faire place à l’unique
Parole qui, par l’obéissance absolue, se fait l’espace où s’exprime la Gloire. »

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THÉOLOGIE --------------------------------------------------------------------------------------------- Michel Corbin

de Lui-même, Il répand l’Esprit qui L’unit à son Père. Au Père et à


ses frères, Il remet l’Esprit. Et, pour que sa libre et joyeuse donation
soit à tous manifeste, Il accepte qu’un soldat fasse à son corps un
inutile surcroît de violence, Lui perce le cœur de sa lance. « Aussitôt,
il en sortit du sang et de l’eau » (Jean 19, 34), les liquides qui
s’épanchent quand naissent les enfants des hommes, et que la première
lettre du même Apôtre joint à l’Esprit en écrivant qu’il « y en a trois
à témoigner : l’Esprit, l’eau, le sang », et que ce n’est rien moins que
le « témoignage de Dieu, [qui] est plus grand » (1 Jean 5, 8-9). Reli-
sons l’admirable commentaire que Balthasar a fait de cette scène :
La Parole intensifiée au maximum dans le cri, et devenue inarti-
culée, déchire en s’éteignant la cloison suprême, son propre cœur et
– comme un symbole – le rideau entre Dieu et l’homme : le sang
et l’eau s’écoulent au dehors, Dieu lui-même se répand [...]. Quand
la Parole se tait, l’annonce proprement dite se fait entendre : celle qui
provient du cœur transpercé de Dieu. Et si le véritable « lieu » de
l’événement chrétien ne fait d’abord entendre aucune parole pour
l’homme, parce que ce lieu est situé dans la mort de l’homme, il rend
visible, au sens le plus littéral, un événement de Dieu (« ils regarde-
ront vers celui qu’ils auront transpercé » (Jean 19, 37) : en cette mort
s’ouvrent les splankma theou (les entrailles de Dieu), les réalités
plus que hautes du cœur de Dieu au-delà desquelles il n’y a plus rien,
si bien que, dans la mort et en elle seule, devient langage ce qui, dans
la vie (tant que le cœur doit se conserver pour pouvoir parler), reste
inexprimable. La question n’est pas encore de savoir ce que l’homme
devient en présence de cet événement ; on voit seulement que le
cœur de Dieu, transpercé, se répand vers l’homme. Cela est attesté
avec une solennité suprême, comme vu, vraiment arrivé 31.
Qui ne voit la dette que Balthasar a, lui aussi, vis-à-vis d’Anselme ?
Les deux phrases centrales du Proslogion sont à nouveau présentes :
il n’y a rien au-delà de cette effusion de miséricorde pour les
pécheurs que nous sommes, et l’effusion est si profuse, si capable de
faire en nous « au-delà et plus qu’au-delà de ce que nous pouvons
concevoir ou désirer » (Éphésiens 3, 20), que nous pouvons dire, en
toute assurance, avec le Psalmiste : « Mon âme attend le Seigneur
plus qu’un veilleur n’attend l’aurore » (Psaume 129, 5). Répandre
son âme au-dessus de soi, là où règne Dieu, « plus intime que [son]
intime et plus haut que [son] plus haut 32 », c’est prier en se réjouis-

31. Hans Urs von BALTHASAR, La Gloire et la Croix, III**, p. 76-77.


32. Saint AUGUSTIN, Confessions, III, 11.

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------------------------------------------------------------------ De la prière comme lieu de la théologie

sant que sa prière embarrassée soit portée et débordée par celle de


Jésus. Car nous ne pouvons Le connaître, devenir les témoins de sa
gloire, qu’en priant comme Lui. Le semblable connaît le semblable,
aimaient répéter les Anciens, et l’adage signifie : plus nous nous
tenons au pied de la croix, comme des mendiants qui espèrent que « la
grâce surabonde » (Romains 5, 20) gratuitement là où ils ont péché,
plus nous entrons dans le Mystère qui fera notre joie pour l’éternité.
Si notre prière appartient à notre confession de foi, elle appartient
aussi à notre effort d’en acquérir et d’en partager l’intelligence.

Telle est la théologie que le Père Hans Urs von Balthasar nous a
enseignée au long de son œuvre. Elle est puisée dans la tradition
patristique qu’il découvrit, avant la guerre, au scolasticat jésuite de
Lyon-Fourvière. Elle ne se meut pas dans la représentation, d’où le
sujet parlant s’absente alors même qu’il prétend l’avoir en sa posses-
sion, mais dans le symbole, où le sujet croyant se sait partie prenante
de ce qu’il confesse au-dessus de lui. Elle a, pour lieu de naissance
et de déploiement, la prière. Elle en procède, elle y demeure, elle y
fait retour. C’est pourquoi, s’il faut distinguer l’ontologie et la
christologie, sans les séparer ni les confondre comme il se doit, ce
n’est nullement pour soumettre l’Événement chrétien à une pré-
compréhension philosophique, qui « rendrait vaine la croix du
Christ » (1 Corinthiens 1, 17), mais pour s’émerveiller que tout soit
grâce, ou qu’il ait éternellement plu à notre Dieu, sans nul besoin de
sa part mais par excès de charité, d’aller au-delà de lui-même dans
le don de lui-même, de se rendre visible en son Fils pour nous ravir
en l’amour des biens invisibles. Rien ne peut se mettre ni se penser
hors et au-delà de ce « bon plaisir » (Luc 10, 21) et, comme l’écrit
ailleurs celui à qui nous devons tant :
Dieu est assez divin pour devenir, à travers l’incarnation, la mort
et la résurrection, en un vrai sens, et non seulement en un sens appa-
rent, ce qu’il est depuis toujours en tant que Dieu 33.

Michel Corbin, entré dans la Compagnie de Jésus en 1957, ordonné prêtre en


1966, a longtemps enseigné à l’Institut catholique de Paris. Principaux
ouvrages : Le Chemin de la théologie chez saint Thomas d’Aquin (Beauchesne,
1974), L’Inouï de Dieu (DDB, 1981), Prière et Raison de la foi (Éd. du Cerf,
1992), Saint Anselme (Éd. du Cerf, 2004).

33. Hans Urs von BALTHASAR, Le Mystère pascal, Paris, Éd. du Cerf, p. 203.
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Communio, n° XXX, 2 – mars-avril 2005

Georges CHANTRAINE

Le surnaturel
chez Henri de Lubac
et Hans Urs von Balthasar

À André-Marie Ponnou Delaffon.

Introduction

Disciple et ami d’Henri de Lubac, Hans Urs von Balthasar a pré-


senté Surnaturel, œuvre importante et controversée du Père Henri
de Lubac dès 1950 dans Karl Barth, Exposition et signification de
sa théologie 1, dans Une Œuvre organique, dans Pour une philoso-
phie chrétienne et dans Dramatique divine. Il met sa pensée en rela-
tion avec celles de Karl Barth, et de Karl Rahner. Il l’expose à des
moments clés de sa Dramatique. Il est d’autant plus intéressant de la
présenter telle que Balthasar la voit que, d’ordinaire, les théolo-
giens la mentionnent rarement ou le font dans un contexte de
controverse 2. Sans ignorer celui-ci, Balthasar considère la pensée

1. Hans Urs VON BALTHASAR, Karl Barth. Darstellung und Deutung seiner
Theologie, Einsiedeln, Johannes Verlag, 1951, 2e éd., 1961 ; 4e éd., 1976. La
traduction française de cet ouvrage, faite par Eric IBORRA, fut mise à ma dispo-
sition par l’éditeur Johannes Verlag en vue de cette conférence. Je l’en remercie
sincèrement. Karl Barth sera suivi de la pagination de l’édition allemande, puis
de celle de la traduction française (non publiée).
2. Le colloque sur le Surnaturel organisé par l’Institut Saint-Thomas en mai 2000
à Toulouse en fournit le dernier exemple.

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--------- Le surnaturel chez Henri et Lubac et Hans Urs von Balthasar

de Henri de Lubac en elle-même. Un grand théologien parle d’un


autre grand théologien, sans se mesurer à lui, mais en laissant appa-
raître sa propre mesure.
Commençons par la présentation que Balthasar fait du surnaturel
dans Une Œuvre organique. Puis nous étudierons la confrontation
entre Barth et Lubac. Enfin nous examinerons où se situe le surna-
turel dans la Dramatique. Nous aurons ainsi une première idée de ce
que Balthasar doit, en la matière, à son maître.

Surnaturel

Tel qu’il est pensé par Henri de Lubac, le surnaturel manifeste la


« nouveauté du Christ 3 » : « Comment l’homme, en sa constitution
naturelle, peut-il être intrinsèquement disposé à l’ordre de la grâce
qui le comble, sans pourtant l’inclure si peu que ce soit, c’est-à-dire
sans aucune possibilité de l’exiger 4 ? » L’ensemble de cette problé-
matique est éclairé par le problème de l’anthropogenèse pris dans sa
perspective cosmique et eschatologique, dont Henri de Lubac traitera
en présentant la Pensée religieuse de Teilhard de Chardin 5, et par
celui du rapport entre Ancienne et Nouvelle Alliance, qui est au
cœur de Histoire et Esprit 6 et d’Exégèse médiévale 7.
À l’inverse de Cajetan, de Suarez, qui ont combattu Baius, et
des théologiens qui les ont suivis jusqu’à nos jours 8, Henri de Lubac
tient avec saint Thomas, les autres grands scolastiques et les Pères
de l’Église, particulièrement Augustin, que « le désir de voir Dieu
marque l’essence de l’esprit créé sans inscrire en elle une “exi-
gence” à l’égard de Dieu 9 » et il n’estime pas nécessaire de supposer

3. H. U. VON BALTHASAR-G. CHANTRAINE, Le Cardinal Henri de Lubac.


L’homme et son œuvre, Paris-Namur, Lethielleux-Culture et Vérité, coll. « Le
Sycomore », 1983, 87.
4. Op. cit., 87.
5. Henri DE LUBAC, La pensée religieuse de Pierre Teilhard de Chardin, dans
Œuvres complètes, t. 23, Paris, Éd. du Cerf, 2003. On y joindra les autres livres
et articles sur TEILHARD DE CHARDIN.
6. Henri DE LUBAC, Histoire et Esprit. L’intelligence de l’écriture d’après
Origène, dans Œuvres complètes, t. 16, Paris, Éd. du Cerf, 2002.
7. Henri DE LUBAC, Exégèse médiévale. Les quatre sens de l’Écriture, Paris,
Aubier-Montaigne, coll. « Théologie » 41, 42, 59, 4 vol., 1959, 1961, 1964.
8. Voir plusieurs contributions publiées par la Revue thomiste 101/1-2 (2001).
9. Le Cardinal Henri de Lubac. L’homme et son œuvre, 89, qui renvoie à
Surnaturel, 118.

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THÉOLOGIE ----------------------------------------------------------------------------- Georges Chantraine

une nature pure pour sauvegarder la gratuité du surnaturel. Pour


cette raison, la liberté de l’homme et de l’ange n’a d’autre « fin
ultime que surnaturelle 10 » ; elle n’adhère pas à une fin qui lui serait
naturelle. Ainsi, dans Surnaturel, plus que contre le jansénisme qui
a empoisonné « la vie de l’esprit en France 11 », Henri de Lubac a
lutté contre « un rationalisme qui traite l’homme – et l’ange –
comme s’ils étaient des êtres de la nature parmi d’autres « auxquels
une “surnature” ne serait qu’un apport “surajouté” du dehors 12 ».
« À pareille conception s’oppose la conclusion sur le “paradoxe
de l’esprit humain” (Surnaturel 483). [...] Car l’esprit créé est un
“cas unique où le paradoxe est signe nécessaire de la vérité” (484).
Le paradoxe énonce l’intention fondamentale de Dieu dans la création :
se communiquer comme l’amour absolu et inscrire ce vœu qui est le
sien au plus intime de l’essence de l’esprit créé, de sorte que ce
dernier y reconnaisse “l’appel de Dieu à l’amour” et, au lieu d’élever
lui-même une exigence, se trouve, conformément à son essence,
soumis à l’exigence de Dieu imprimée en sa nature ; enfin, dernier
objet de réflexion : tout l’ordre naturel est englobé “à l’intérieur”
d’un ordre surnaturel qui réalise cette intention ultime de Dieu, en
sorte que toute espèce d’exigence naturelle de la créature à l’égard
de Dieu ne peut que se trouver comme devancée, réduite au silence
par la grâce offerte. Tout cela débouche sur cette pensée (pauli-
nienne, augustinienne, ignacienne) : nous ne sommes pas créés uni-
quement pour notre béatitude, mais pour la glorification du Dieu de
la grâce et de l’amour : “Identiquement la béatitude est le service, la
vision est adoration, la liberté est dépendance, la possession est
extase” (Surnaturel 492). 13 »
Dans Le Mystère du Surnaturel, Henri de Lubac déploie la
conclusion de Surnaturel en ce qui concerne le « désir naturel de
voir Dieu » et l’« exigence » qu’il contiendrait. Ce désir est, selon
la terminologie patristique, celui de l’image de Dieu qui tend vers la
ressemblance en vue de laquelle l’esprit humain est créé. Créé
immédiatement par Dieu, cet esprit est ordonné immédiatement à
Lui, en quoi il diffère de la nature finie de ce monde. En quoi il est
capable de Dieu : voulant connaître Dieu avant tout acte particulier

10. Le Cardinal Henri de Lubac..., 90.


11. Le Cardinal Henri de Lubac..., 91.
12. Le Cardinal Henri de Lubac..., 91-92.
13. Le Cardinal Henri de Lubac..., 92-93.

108
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--------- Le surnaturel chez Henri et Lubac et Hans Urs von Balthasar

de son libre arbitre, il possède une « aptitude passive » (Mystère du


Surnaturel 117) envers Dieu, distincte d’un « appetitus perfectus »,
qui serait une faculté, et d’une « puissance obédientielle », « inhé-
rente à tout être naturel en tant qu’il reste livré à la toute-puissance
(miraculeuse) du Créateur (Surnaturel 395 ss ; Mystère du Surna-
turel 136 ss, 179 ss) ». Une telle capacité, inscrite dans l’essence la
plus intime de la nature spirituelle, « ne porte encore aucune
empreinte de la grâce surnaturelle, ni même une simple “ordination”
à celle-ci (Mystère du Surnaturel 55, 117) ; c’est pourquoi le Père de
Lubac préfère ignorer l’“existential” surnaturel de Karl Rahner ;
“dans la mesure où cet ‘existential’ serait conçu comme une sorte de
‘medium’entre nature et grâce, ‘le problème... serait non résolu mais
seulement déplacé’ (Mystère du Surnaturel 136, n. 1).” 14 » Une telle
capacité désigne d’abord uniquement un « signe inscrit dans la
nature spirituelle créée », que celle-ci, en tant que créée, ne peut
reconnaître (257 ss) ; sinon, le surnaturel serait l’objet d’une
connaissance naturelle. « Ce signe est l’objet d’une connaissance
purement “habituelle” (267), marquant comme “par indigence” le
fond de chaque conscience. 15 » Comment dès lors l’esprit peut-il
proprement connaître sa fin ? Uniquement par « la démarche par
laquelle le Dieu de la grâce libre s’adresse personnellement à lui et
lui accorde en même temps la possibilité, par le don de la grâce, de
répondre à l’appel (273 ss) 16 ». Cette démarche est entièrement libre
en sorte que « le premier moment (la création de la nature spiri-
tuelle) ne “contraint pas Dieu à passer au second moment” (l’appel
de la grâce) 17 ».

Barth et Lubac

Essai de dialogue d’un catholique avec un protestant 18, mené


avec prudence, douceur et patience 19, le Karl Barth de Balthasar
entend montrer, en termes bibliques, l’implication de la création

14. Le Cardinal Henri de Lubac..., 95-96.


15. Le Cardinal Henri de Lubac..., 96.
16. Le Cardinal Henri de Lubac..., 96.
17. Le Cardinal Henri de Lubac..., 97.
18. Karl Barth, 10.
19. Karl Barth, 11.

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THÉOLOGIE ----------------------------------------------------------------------------- Georges Chantraine

dans l’alliance 20 ou, en termes philosophiques et théologiques, « l’im-


plication de l’analogia entis », tenue par les catholiques, exposée
par Éric Przywara 21, mais repoussée par Barth 22, « dans l’analogia
fidei 23 », « relation entre les charismes vécus et l’unique foi ecclé-
siale objective », que Barth et les catholiques professent. Une telle
implication pose le fondement même de la théologie 24. On le
constate dans la patristique, dans le haut Moyen Âge et dans la plus
grande partie de saint Thomas 25.
L’implication de l’analogie de l’être dans l’analogie de la foi
suppose que le lien entre les deux analogies est lui-même analo-
gique (nous ne le montrerons pas ici) et que l’analogia entis, « entière
disponibilité objective envers Dieu et la mesure divine (Karl Barth,
267) », comporte une dialectique du concept de la nature pure,
nécessaire pour rencontrer celui de Barth, qui est « univoque et
indifférencié (279) et une dialectique du « désir naturel de voir
Dieu » (Karl Barth V) et, conséquemment, contient un acte philo-
sophique qui ne peut être éludé au nom de la théologie qu’en tom-
bant dans le positivisme (Karl Barth, VI-VII) et, corrélativement, la
présence d’une forme et d’une vue dans la foi (IX).
Selon Thomas, « l’homme en tant que nature, en vertu du fait
qu’il est créé, ne possède pas d’autre fin que la vision surnaturelle
de Dieu. Il est caractéristique que Thomas n’ait même pas prévu
une telle fin comme hypothétique (Karl Barth, 280) ». Dès que
l’hypothèse d’une fin naturelle est émise, on pose le principe d’une

20. Karl Barth VI. Sur le fond, l’ouvrage de BALTHASAR s’accorde avec Henri
BOUILLARD, Karl Barth, 3 vol., Paris, Aubier-Montaigne, 1957, et Hans KÜNG,
Rechtfertigung. Die Lehre Karl Barths und eine katholische Besinnung. Mit
einem Geleitbrief von Karl Barth, Einsiedeln, Johannes Verlag, 1957 (Karl Barth,
VII-VIII).
21. Erich PRZYWARA, Analogia entis, 1932 ; Einsiedeln, Johannes Verlag, nou-
velle éditioni, 1962 ; trad. par Philibert SECRETAN, Paris, Presses universitaires
de France, Collection Théologiques, 1990, 190 p. ; du même, « Philosophie »,
dans Philosophisches Jahrbuch, 1941, 1-9.
22. Ainsi Karl Barth, 266.
23. Karl Barth, IV, IX. Balthasar renvoie à Henri BOUILLARD (Blondel et le
Christianisme, Paris, Seuil, 1961) et à Gustav SIEWERTH (Die Frage nach Gott,
Einsiedeln, Johannes Verlag, 1959, 361-517). Il renvoie aussi dans Verbum
caro (Einsiedeln, Johannes Verlag, 1960) à deux articles : « Implikationen des
Wortes » et « Gott redet als Mensch » (Karl Barth, IX).
24. Karl Barth, VI.
25. Karl Barth, 273.

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--------- Le surnaturel chez Henri et Lubac et Hans Urs von Balthasar

théologie de la nature pure (280-281). « Dans la mesure où la situa-


tion historiquement transitoire de saint Thomas a sur ce point une
valeur et un sens absolument concrets, elle doit inclure une réflexion
sur l’ambivalence du concept de nature (281). » Le concept de
nature dans l’idée d’un duplex ordo s’est fait entre la Réforme et
Vatican I. « Ce n’est que dans cette saine séparation conceptuelle
entre Dieu et la créature, comme le montrait déjà Chalcédoine, que
pouvait être garantie leur union véritable et maximale. Comme
Chalcédoine avait clarifié définitivement la controverse christolo-
gique de la patristique, la période de Trente à Vatican représente la
sauvegarde définitive de tout l’ordre de la grâce. Le “duplex ordo”
de Vatican est la clef de voûte d’un développement qui a commencé
avec l’élaboration du concept de nature contre Baius. D’après son
sens ultime, il est identique avec les duo phuseis [deux natures] de
Chalcédoine. Les deux prises de position sont également immuables ;
elle ne sont plus sujettes à discussion (Karl Barth, 284). »
« Le concept théologique de nature qui, dans sa pureté, ne peut être
atteint que par la voie de la soustraction (parce que la création origi-
nelle de Dieu était depuis toujours surnaturelle et qu’elle l’est restée
même après le péché) est un concept avant tout négatif, qui crée des
frontières. En tant que concept “philosophique abstrait”, il est, d’après
Söhngen, “un concept auxiliaire inévitable” (Catholica, 4, 1935,
p. 104) ». Mais ce concept est purement formel. S’il devient matériel,
si les théologiens l’appliquent à la nature concrète actuelle, « ils finis-
sent inévitablement par présenter le “système de la nature pure”
comme copie blafarde et sans imagination, comme schéma de l’ordre
du monde tel qu’il existe (Karl Barth, 294). C’est ce que repousse
Henri de Lubac dans l’article de 1949 « Le mystère du Surnaturel » 26.
Le concept formel de nature entend nature comme le minimum
« qui doit se montrer réalisé en toute situation possible où Dieu
voulait se révéler à une créature et cela est exprimé dans l’analogia
entis ». La créature, « en tant que telle, n’inclut pas dans son concept
la révélation. La “nature” que la grâce suppose est le fait comme tel
d’être créé ». À supposer la grâce donnée, la nature est nécessaire et
sa nécessité doit précéder la facticité de la révélation. La nécessité
de la nature est relative à la liberté de la révélation, « si tant est
qu’un monde doit être 27 ». Si Dieu se décide à créer, cette décision

26. Henri DE LUBAC, « Le mystère du Surnaturel », dans Recherche de science


religieuse, 36 (1949), 80-121.
27. Karl Barth, 295.

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THÉOLOGIE ----------------------------------------------------------------------------- Georges Chantraine

ne pourra que revêtir la forme de l’analogia entis fondée dans la


nature même de Dieu. Les créatures, dépendantes de Dieu, ne peuvent
comme telles être totalement dissemblables de Dieu. Et s’il s’agit
d’êtres spirituels, la forme de leur cogito est le cogitor : je pense en
étant pensé par Dieu 28. La pensée correcte, philosophique et théolo-
gique, « oscillera entre la nécessité sans la réalité et la réalité sans la
nécessité 29 », et « cette impossibilité de conclure entre ces deux
mouvements (qui vont de l’un à l’autre, mais ne peuvent jamais se
fondre définitivement) est preuve exacte de leur différence (Karl
Barth, 296) ». Notons aussi que ressemblance et dissemblance, à
savoir le rapport analogique, concernent tant la nature que la grâce
(296-298) ; sinon, l’analogie ne serait pas philosophique et théolo-
gique et elle cesserait.
Si l’on considère le contenu qui doit remplir le concept formel
de nature, la nature « ne possède qu’une seule et unique fin ultime,
surnaturelle » et ainsi, non seulement ses actes singuliers, mais son
principe opératoire, c’est-à-dire précisément la nature et l’entélé-
cheia, l’énergie efficace, doit être radicalement élevé, soutenu,
orienté. « Il n’y a nulle part dans le monde, en fait, la moindre trace
de “nature pure” (Karl Barth, 298). » Si le concept de nature pure
est le « droit de péage que l’âge moderne se doit d’acquitter au
rationalisme », il importe de voir que ce concept ne permet pas
d’échapper à la tension entre natura et gratia, connue des Pères
et des grands scolastiques (Karl Barth, 300). Cette réversibilité
conduit la réflexion philosophique et théologique, en faisant jouer
l’un sur l’autre le concept abstrait de nature et le concept historico-
salvifique de nature (300-302). « C’est finalement, conformément à
I Corinthiens 2, 9-16, le mystère ineffable du Saint-Esprit qui, dans
la participation croissante à l’être spirituel de Dieu, nous permet
d’autant plus d’être un être spirituel authentique et créé (302). »
Dans la discussion actuelle du lien entre nature et surnaturel,
Balthasar relève les positions de trois jésuites : Joseph Maréchal,
Henri de Lubac et Karl Rahner. Nous insisterons sur Henri de
Lubac. Ce que Maréchal examine du point de vue philosophique,
Lubac le contemple en théologien. « La problématique du desi-
derium naturale visionis et de la natura qui est présupposée en elle,
est une problématique qui est issue du concept de nature concret

28. Karl Barth, 296.


29. E. PRZYWARA, Analogia entis, t. 1, 48.

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--------- Le surnaturel chez Henri et Lubac et Hans Urs von Balthasar

de la patristique et de la scolastique » et la transposition à la fin du


XVIe siècle des principes élaborés à cette fin à une hypothétique
natura pura aboutit à un contresens historique. Aussi le « point
d’identité » entre l’être créé et Dieu, à partir duquel Maréchal se
propose de penser dans la création concrète est-il non point pure-
ment philosophique, mais théologique. La question d’une fin
purement naturelle et d’un autre ordre du monde qui en résulterait
« devient superflue selon Lubac (Karl Barth, 306) ». L’idée de
conjuguer le désir de la fin surnaturelle et l’orientation vers cette fin
comme pure velleitas ou désir conditionné, que Maréchal emprunte
au néothomisme (Karl Barth, 304), Lubac l’écarte. Si, à travers son
dynamisme, l’esprit est une nature, il est aussi, selon Henri de
Lubac, une « créature paradoxale » qui appartient aux deux ordres
de la nature et du surnaturel. Ces deux ordres, comme l’affirme
Vatican I, sont distincts : la nature est totalement indue et donc
grâce ; l’élévation à la filiation divine est non seulement indue par
rapport à la nature, mais elle l’est aussi en elle-même comme
« communication personnelle de l’essence et de la vie intradivines ».
Plus encore que Maréchal, Lubac opère un changement de perspec-
tive : non seulement comme Maréchal, il pense « à partir de l’acte
accompli en fonction de la puissance de la culture comme condition
de sa possibilité », mais il pense « à partir de ce qui est histori-
quement factuel (la fin surnaturelle comme pure grâce) en fonction de
ce qui est naturellement circonstanciel (Karl Barth, 307). »
Selon Balthasar, Henri de Lubac a, en ce qui concerne le lien
entre nature et surnaturel, une pensée « aristocratique » qui va du haut
vers le bas. Un dialogue entre Barth et Lubac sur le thème de la
nature et grâce est possible « sans que l’un des partenaires soit
obligé de renoncer à sa position intérieure ».
L’étude de la position de Karl Rahner en la matière permet à
Balthasar de se demander si la position de Lubac « sans aucun doute
fondamentalement catholique dans son intention, est en mesure de
le demeurer dans son achèvement et dans ses conséquences (Karl
Barth, 308) ». Rahner approuve les positions essentielles de Lubac,
mais il se demande si son confrère tient suffisamment la gratuité de
l’élévation surnaturelle. Il pose en effet cette question : « Cette ordi-
nation intérieure de l’homme à la grâce est-elle à ce point constitu-
tive de sa “nature” que celle-ci, sans elle, c’est-à-dire comme nature
pure, ne pourrait pas être pensée et que dès lors le concept de natura
pura serait impraticable ? » « La grâce peut-elle alors encore être
conçue comme indue (309) ? » Dieu, pense Rahner, ne peut pas

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THÉOLOGIE ----------------------------------------------------------------------------- Georges Chantraine

imprimer à la nature un dynamisme et le laisser insatisfait. Pour que


la disposition de la nature à la fin surnaturelle ne rende pas néces-
saire l’élévation à la fin surnaturelle, Rahner propose l’“existential
surnaturel” tel que la nature ait l’ouverture à la fin surnaturelle,
« sans pour autant l’exiger de manière inconditionnelle ». L’« exis-
tential surnaturel » amène Rahner à repenser le concept de nature. Si
l’« existential surnaturel » est « la dimension la plus intime et le plus
propre » de l’homme, on doit, pour conserver le concept de nature
comme contre-concept à celui de la grâce, se détourner de ce centre.
La nature est dès lors un « concept résiduel », ce qui demeure
comme reste « lorsque ce milieu le plus intime est arraché à la sub-
stance de son essence concrète ». Ce reste, dit Balthasar, serait alors
« la nature pure » et comme telle, il n’est « en aucun cas possible de
la mettre en évidence ». Ce reste n’est cependant pas à postuler, il
faudrait encore le penser comme doué de sens si Dieu refusait le
surnaturel à cette « nature » (Karl Barth, 310).

Balthasar accepte l’idée d’une nature pure comme « concept rési-


duel » et « contre-concept strictement corrélatif à la grâce ». C’est
par soustraction que Balthasar a lui aussi obtenu le « concept formel
de nature ». Seulement, pourrait-on « éliminer le centre intime » de
la nature, comme pense pouvoir le faire Rahner ? Et comment pour-
rait-on « identifier purement et simplement à la nature spirituelle de
l’homme (Karl Barth, 311) » ce produit résiduel ? On doit tenir
compte du point de vue philosophique de Maréchal avec Rahner,
mais on le fera autrement que lui : ne pas accepter « le sens absolu
de la natura pura », mais donner à la nature un « sens relatif »,
comme disposition à la grâce, qui n’inclut en rien la grâce même.
C’est ainsi qu’avec Rahner on parlera de la gratuité d’en bas,
comme Lubac a parlé de la gratuité d’en haut. « Du point de vue de
l’homme, qui reçoit la grâce comme le don le plus libre de Dieu, le
discours sur la gratuité de celle-ci se changera nécessairement et
immédiatement en discours sur “ce que les choses auraient pu aussi
être autrement”. C’est le discours du serviteur qui, justement dans
son élévation à la condition d’ami, prend seulement conscience de
sa nature de serviteur (Karl Barth, 311-312). »
On en revient ainsi à ce que Przywara disait dans l’analogia
entis : la « pensée pure » est tiraillée entre « nécessité sans réalité »
et « réalité sans nécessité », « en l’occurrence, précise Balthasar,
entre nature pure, qui n’existe pas ainsi et pourtant, en tant que
nécessité, offre le fondement pour la liberté de la grâce réelle, et

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--------- Le surnaturel chez Henri et Lubac et Hans Urs von Balthasar

l’ordre surnaturel du monde qui existe de fait, qui est l’unique réel,
bien qu’il n’ait aucune nécessité dans le double sens de la gratuité
de la création et de la gratuité de la grâce (Karl Barth, 312). »

Surnaturel dans la Dramatique

Dans la Dramatique divine, Balthasar éclaire d’abord les per-


sonnes du drame grâce à Surnaturel ainsi que grâce à Pic de la
Mirandole ; il s’y réfère discrètement à Barth.
« En raison de sa finitude, la liberté part d’un point d’origine et
tend vers une fin ; elle est donc essentiellement à la fois posée en
elle-même et disposée en vue d’une fin 30. » Aussi a-t-elle deux
pôles : l’autodétermination et le consentement ; un « noyau infran-
gible de liberté qui est possession inaliénable de soi (Dramatique
divine... II, I, 180) » et, dans la liberté « d’accorder son attention à
une chose, ou de s’en détourner », l’indifférence « qui permet de
laisser exister pour soi le bien, fini ou infini, en raison même de sa
bonté (II, I, 181) ». La synthèse doctrinale de Thomas d’Aquin sur
la liberté comme autodétermination, Balthasar la voit surgir dans le
paradoxe de l’homme, causé par le fait « que le motus de la liberté
est inséparable de la causa sui, et qu’il y a dans toute volonté un
désir naturel (desiderium naturale) d’une possession de soi achevée
et totale, qui devrait coïncider avec la possession de l’être en tant
que tel ». Voici ce paradoxe, Henri de Lubac l’a bien mis en lumière
dans Surnaturel : « l’homme tend à s’accomplir dans un absolu qu’il
ne peut, bien qu’il soit causa sui, atteindre ni de lui-même ni par
l’enrichissement d’un étant ou d’un bien fini quelconque [...] La
réalisation par elle-même de la liberté finie, au-delà de ses propres
efforts, est encore un autre aspect du même paradoxe 31. » Telle est
aussi, selon le Père de Lubac, la conception de la liberté propre à Pic
de la Mirandole 32.
Dans la seconde partie du même volume, Balthasar se demande
si les païens peuvent être considérés comme des personnes dans le

30. Dramatique divine II, 1, 246.


31. Dramatique divine II, 1, 194. Autre renvoi à la pensée de Lubac sur le sur-
naturel en Dramatique divine II, 1, 289.
32. Dramatique divine II, 1, 194-195 ; Henri DE LUBAC, Pic de la Mirandole.
Études et discussions, Paris, Aubier-Montaigne, 1974.

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Communio Mars-avril 2005 30-03-2005 15:48 Page 116

THÉOLOGIE ----------------------------------------------------------------------------- Georges Chantraine

drame divin. Il répondra négativement en s’appuyant sur Surnaturel,


sur Paradoxe et Mystère de l’Église et sur Le Fondement théologique
des missions. Il aborde cette question en se demandant ce qui,
« derrière le théorème de “l’existential surnaturel” », qui reconnaît
une place de personne aux païens, constitue « le caractère originel
de la créature comme être spirituel, dans lequel est fondée par avance
[...] la vocation à l’union avec Dieu, donc – avec Augustin et
Thomas d’Aquin – le desiderium naturale visionis ». Henri de
Lubac, continue Balthasar, a défendu avec esprit de suite cette
constitution paradoxale de la créature spirituelle dans la ligne de la
grande tradition. S’appuyant sur sa pensée, Balthasar affirme à
nouveau l’idée de la liberté comme autodétermination ; il situe le
desiderium naturale dans l’analogia entis, comme dans Barth, et il
indique de manière précise et forte pourquoi ce desiderium exclut
l’« existential surnaturel » : son inaccomplissement de principe est,
en même temps qu’ouverture à la Parole divine, sceau et empreinte
du Dieu personnel dans la nature spirituelle.
Avec toute la tradition jusqu’à saint Thomas, Henri de Lubac
pense que les anges peuvent pécher et qu’ils ont reçu une fin surna-
turelle. Il tient la distinction entre la nature et la vocation surnatu-
relle en reconnaissant à la nature comme telle « une liberté en face
de Dieu – cette “image de Dieu” dans l’esprit créé, qui forme le
centre de l’analogia entis. Or, note Balthasar, Barth refuse claire-
ment cette liberté aux anges 33 ». C’est ce qui distingue la Dogma-
tique barthienne de la doctrine catholique sur le sujet.
Dans le troisième volume de la Dramatique, Balthasar considère
la liberté dans son rapport à la puissance qu’elle possède et à celle
du mal. Parlant de la liberté, il met en lumière, une nouvelle fois à
la suite de Lubac, la liberté elle-même dans le paradoxe de la créature
spirituelle qu’est l’homme. Il insiste maintenant sur l’antériorité de
ce paradoxe par rapport à l’existential surnaturel. Dans le désir
naturel de voir Dieu en lui-même, il n’y a « aucune nécessité de
poser un élément surnaturel ». « La priorité logique du paradoxe
naturel, antérieur à tout “existential surnaturel”, explique aussi en
fin de compte pourquoi toute anticipation du terme prévu par Dieu
est, malgré l’apparence, une “hybris” et cela d’autant plus qu’on

33. Dramatique divine II, 2, 382-383 renvoyant à Henri DE LUBAC, Surnaturel,


2e partie : Esprit et liberté dans la tradition théologique. Voir aussi Dramatique
divine IV, 156, 360 (sans référence à Barth).

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--------- Le surnaturel chez Henri et Lubac et Hans Urs von Balthasar

paraît se rapprocher davantage du terme ». « Tandis que, au simple


niveau de l’“existential surnaturel”, le danger serait de prendre pour
réelles des approximations faites à première vue, en s’appuyant sur
l’idée que, dans la grâce en tant que christologique, il y aurait une
réelle anticipation de l’action historique de Dieu dans le Christ.
Mais en ce domaine, il n’y a qu’une seule anticipation, et c’est
l’Ancien Testament, qui lui-même représente une histoire prépara-
toire de la Parole de Dieu en vue de son incarnation 34. »
La puissance de la liberté humaine lui vient de son acceptation de
la liberté divine toute-puissante. Cela suppose qu’entre ses deux
pôles se trouve non pas d’abord le choix du liberum arbitrium mais
la possibilité de pécher : comme Henri de Lubac l’a bien montré, « il
est impossible à Dieu de créer une liberté fixée définitivement dans
le bien, qui n’aurait pas besoin de choix 35 ».
Dans les volumes 2 et 3 de la Dramatique, Balthasar indique, plus
précisément que dans son Barth, l’itinéraire de Lubac et de Rahner :
« K. Rahner et H. de Lubac partent donc tous deux du dépassement
de l’idéalisme de J. Maréchal, mais, tandis que le premier croit
devoir réinterpréter son analyse de la connaissance, à un certain
point de vue, en direction de Cajetan, le second interprète cette ana-
lyse à la lumière de Blondel et découvre alors le paradoxe augustinien
et thomiste que l’homme comme nature est créé de telle sorte qu’il
ne peut s’achever qu’au-delà de lui-même, dans la grâce libre qui
n’est pas à sa disposition et qu’il ne peut postuler 36. »

Conclusion

Dans une interview accordée à Angelo Scola, l’actuel patriarche


de Venise, Hans Urs von Balthasar parle de Surnaturel en ces
termes : « Quant à son Surnaturel, pour lequel il dut languir des
dizaines d’années durant dans les “Caves du Vatican”, ce n’était là
rien de plus que la simple redécouverte d’un aspect important
d’Augustin et de Thomas. Ce qui était alors, pour les plus éminents
professeurs de théologie, une innovation franchement hérétique et
l’est encore aujourd’hui aux yeux de certains cardinaux, bien que les

34. Dramatique divine III, 125.


35. Dramatique divine III, 132.
36. Dramatique divine II, 2, 331, n. 17.

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Communio Mars-avril 2005 30-03-2005 15:48 Page 118

THÉOLOGIE ----------------------------------------------------------------------------- Georges Chantraine

prétendues innovations du Père de Lubac soient devenues aujour-


d’hui pour tout un chacun une évidence et que d’aucuns en abusent
d’une toute autre façon, qu’en aucun cas il n’avait voulue. 37 » Avec
une verve humoristique, Hans Urs von Balthasar note justement que
la doctrine exposée par Henri de Lubac sur le surnaturel est aujour-
d’hui acceptée tranquillement. Certains dominicains se demandent
encore, toutefois, si Henri de Lubac accepte pleinement la gratuité du
surnaturel en liant comme il le fait nature et surnaturel.
Chose merveilleuse : trente ans avant Surnaturel, Teilhard de
Chardin avait affirmé que la matière n’a d’autre fin dernière que
surnaturelle 38. C’est la continuité d’une tradition à travers une
coupure de plusieurs siècles. La même doctrine s’énoncerait sans
doute après Vatican II dans d’autres termes que nature et surnaturel.
« Ces deux mots ne paraissent plus très heureux 39 » et maints contem-
porains préféreraient parler d’un « ordre théologal » ou de l’« ordre
de l’Absolu » ou simplement du « Mystère du Christ » 40.
En 1982, dans « Regagner une philosophie à partir de la théologie »,
Balthasar affirme à nouveau la « manière historiquement irréfu-
table » dont Henri de Lubac a établi le paradoxe de l’homme selon
Thomas d’Aquin 41. La nature, Henri de Lubac la conçoit dans
l’être, non pas seulement l’esse ut sic, l’être général, qui n’est pas
subsistant et ne se justifie pas lui-même, mais l’Esse subsistens, qui
est Dieu et trouve en Lui sa subsistance. C’est la raison pour
laquelle la doctrine de la nature appartient à l’analogie de l’être
(analogia entis) et pour laquelle cette analogie est elle-même ana-
logique, car l’analogie joue entre la nature du Dieu subsistant et la
nature spirituelle de l’homme. La nature se conçoit, on le sait, dans
la première œuvre de Dieu, entièrement gratuite, la création par

37. Hans Urs VON BALTHASAR, L’Heure de l’Église, entretien avec Angelo
Scola, suivi de La paix dans la théologie, trad. par Patrice Hauvy, Paris,
Fayard, coll. « Communio », 1986, 20.
38. Dramatique divine IV, 135.
39. Henri DE LUBAC, Athéisme et Sens de l’homme. Une double requête de
Gaudium et Spes, Paris, Éd. du Cerf, 1968, 96.
40. Ibid.
41. Hans Urs VON BALTHASAR, « Regagner une philosophie à partir de la
théologie », dans Pour une philosophie chrétienne. Philosophie et théologie,
Paris-Namur, Lethielleux-Culture et Vérité, coll. « Le Sycomore », 1983,
181-182.

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Communio Mars-avril 2005 30-03-2005 15:48 Page 119

--------- Le surnaturel chez Henri et Lubac et Hans Urs von Balthasar

laquelle il se manifeste (Romains 1, 18-23). Hans Urs von


Balthasar essaie dès lors de demeurer au « cœur de la métaphy-
sique », dont le chrétien est responsable. Il n’en voit pas moins la
limite d’une métaphysique aristotélicienne : l’universel est premier
par rapport au particulier et le théologien qui suit Aristote ne par-
vient à voir ni les choses dans leur singularité, ni l’universel dans le
concret : singulier et universel concret ne sont pas vraiment pensés
selon le Philosophe. Aussi, selon ce mode aristotélicien de penser,
saint Thomas montre-t-il « peu d’inclination à prendre » les singu-
laria de l’histoire biblique « pour objet principal de la théologie 42 ».
La direction dans laquelle il faudrait dès lors que la théologie catho-
lique, une fois qu’elle a été jusqu’à penser la doctrine en tenant
compte du rationalisme, ne serait pas d’abandonner une philoso-
phie devenue autonome, mais de progresser dans une science des
singuliers, « au-delà de l’opposition entre pur “fait” historique et
pure “doctrine” supra-historique 43 » selon la formule de Barth. La
doctrine de la nature, tel que Henri de Lubac la conçoit, le permet et
le dialogue entre lui et Barth est dès lors possible.
On en vient ainsi à examiner la valeur de l’existential surnaturel
de Rahner. Voici ce qu’estime Balthasar : « on peut, en regard du
paradoxe thomiste, laisser ouverte la question de savoir si l’“exis-
tential surnaturel” de Rahner est indispensable à sa compréhension :
pour autant que le desiderium naturale est réellement naturale,
l’existential de salut n’est pas indispensable ; pour autant que de
Dieu vient à l’homme une ordination effective à lui et à sa grâce, il
peut être regardé comme indispensable, mais alors il coïncide avec
la grâce infuse 44 ». Il s’agit, me semble-t-il, de voir d’en bas le
concept formel de nature qui reçoit l’ordination effective vers Dieu
et sa grâce. Pour Rahner, l’analogia entis n’est pas, en ce qui
concerne le lien entre nature et surnaturel, l’analogie de l’Être sub-
sistant, mais l’analogie de l’être comme tel ; c’est la raison pour
laquelle Balthasar n’accepte pas l’existential surnaturel tel que
Rahner le conçoit. En revanche, il l’estime indispensable pour mon-
trer d’en bas la non-nécessité de la grâce.

42. Karl Barth, 276.


43. Karl Barth, 278.
44. Hans Urs VON BALTHASAR, « Regagner une philosophie à partir de la
théologie », dans Pour une philosophie chrétienne. Philosophie et théologie,
Paris-Namur, Lethielleux-Culture et Vérité, coll. « Le Sycomore », 1983, 181-182.

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THÉOLOGIE ----------------------------------------------------------------------------- Georges Chantraine

Ainsi le paradoxe de l’homme selon Henri de Lubac est compris


par Balthasar à l’intérieur du mystère de Dieu et de l’homme, de la
création et de l’alliance. La philosophie et la théologie s’épaulent
l’une l’autre en vue de fonder l’implication de l’analogia entis dans
l’analogia fidei. C’est selon l’ampleur et la profondeur de ce mys-
tère que la pensée de Henri de Lubac est entendue et exposée avec
sympathie et modestie. Quelle joie de voir comment le disciple et
ami reçoit son maître dans une demeure qui n’est pas seulement une
construction purement abstraite et qui permet à la nature d’être pure
sans cesser d’être orientée vers sa fin suprême !

Georges Chantraine s.j. Né en 1932, entré dans la Compagnie de Jésus en 1951,


prêtre en 1963. Docteur en philosophie et lettres (Louvain) ; docteur en théologie
(Paris). Cofondateur de l’édition francophone de Communio, et membre de son
comité de rédaction. Expert de la Congrégation pour le clergé (depuis 1995).
Dernière publication : « Guide de lecture dans H. U. von Balthasar, Les grands
textes sur le Christ », Paris, Desclée, 1991. Travaille actuellement à une bre-
cherche biographique et théologique sur Henri de Lubac.
Communio Mars-avril 2005 30-03-2005 15:48 Page 121

HANS URS VON BALTHASAR


Prière pour Communio

Seigneur notre Dieu,


Ta vie trinitaire est une éternelle communion en toi-même. Et la
participation à cette vie, que tu nous offres par le corps du Christ
livré pour nous, est encore communion. Ton Église ne serait rien si
elle n’existait pas par la puissance de cette communion.

Nous te remercions, Seigneur, d’avoir béni si visiblement notre


effort au service de ta communion. Nous sentons que ton Esprit
divin nous aide à garder l’unité entre nous-mêmes, à consolider à
travers beaucoup de pays et de cultures l’unité ecclésiale. Nous
savons que sans cet Esprit notre tentative ne pourrait survivre.

Ne tolère pas que la vanité humaine fausse notre témoignage.


Accorde-nous l’humilité, dont l’Apôtre nous dit qu’elle est en
mesure de juger tout, parce que ce n’est pas notre propre esprit
mais celui du Christ qui nous guide.

Donne-nous la grâce de réaliser dès maintenant quelque chose


de la Communion des Saints, avec Marie comme centre.

Pour tout cela, nous sollicitons ta bénédiction trinitaire.


Amen.
Communio Mars-avril 2005 30-03-2005 15:48 Page 122

ACTUALITÉ DE JEAN DANIÉLOU


Colloque à l’occasion
du centenaire de sa naissance
jeudi 19 mai 2005

8 h 45 :
Accueil

9 heures :
Ouverture : Jacques FONTAINE
Membre de l’Institut,
Président de la Société des Amis du Cardinal Daniélou

9 h l5 :
Conférence d’ouverture
Jean Daniélou, Doyen de la Faculté de Théologie
de l’Institut Catholique de Paris
Jacques BRIEND, Institut Catholique de Paris

Jean Daniélou patristicien


Présidence : Marie-Josèphe RONDEAU
Université de Caen
Vice-président de la Société des Amis du Cardinal Daniélou

9 h 45 :
Jean Daniélou et le judéo-christianisme
Michel FÉDOU s.j., Centre Sèvres

10 h 30 :
Jean Daniélou et la théologie du Logos avant Nicée
Joseph WOLINSKI, Institut Catholique de Paris
Grégoire de Nysse selon Jean Daniélou
Bernard POTTIER s.j., Institut d’Études Théologiques, Bruxelles

13 h 30 :
À la découverte des Pères de l’Église avec le Père Daniélou
Joseph PARAMELLE s.j., EPHE, Sources chrétiennes, Marie-Josèphe RONDEAU
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Jean Daniélou homme de culture, spirituel et éducateur


Présidence : Bernard SESBOÛE s.j., Centre Sèvres

14 heures :
« La vérité vous rendra libres »
Mariette CANÉVET, Université Marc Bloch, Strasbourg
14 h 30 :
Le Père Daniélou, éveilleur spirituel
Jacqueline d’USSEL, Communauté Saint-François-Xavier
15 heures :
Jean Daniélou et la culture
Xavier TILLIETTE s.j., Institut Catholique de Paris et Université grégorienne,
Rome

Actualité théologique de Jean Daniélou


Présidence : Henri-Jérôme GAGEY, Institut Catholique de Paris

16 heures :
Jean Daniélou et la théologie de l’accomplissement
Antoine GUGGENHEIM, Faculté Notre-Dame de l’école Cathédrale, Paris
16 h 30 :
Jean Daniélou et les religions non chrétiennes
Michel MESLIN, Université Paris IV-Sorbonne

17 heures :
Table ronde : avec Frédéric-Marc BALDÉ, Faculté Notre-Dame de l’École
Cathédrale, Paris, Françoise JACQUIN, Cercle saint Jean-Baptiste
18 heures :
Conclusions des travaux : M. le Cardinal Jean-Marie LUSTIGER
19 heures :
Eucharistie à Saint-Germain-des-Prés
présidée par M. le Cardinal Jean-Marie LUSTIGER

Société des amis du Cardinal Daniélou


Facultés jésuites de Paris Sèvres

Renseignements :
Faculté de Théologie et de Sciences Religieuses
01 44 39 52 51 [email protected]
Tarif 20 m, paiement sur place
Gratuité pour les étudiants
sur présentation de leur carte 2004-2005
Communio Mars-avril 2005 30-03-2005 15:48 Page 124

R E V U E C AT H O L I Q U E I N T E R N AT I O N A L E

COMMUNIO
pour l’intelligence de la foi

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déclarée à but non lucratif selon la loi de 1901, indépendante de tout
mouvement ou institution. Présidente-directrice de la publication : Isabelle
LEDOUX-RAK. Directeur de la collection : Olivier BOULNOIS. Directeur
de la rédaction : Olivier CHALINE. Rédacteur en chef : Serge LANDES.
Rédacteurs en chef-adjoints : Thierry BEDOUELLE et Laurent LAVAUD.
Secrétaire de rédaction : Marie-Thérèse BESSIRARD. Secrétaire général :
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Bedouelle, Olivier Boulnois, Rémi Brague, Vincent Carraud (Caen), Olivier
Chaline (Rouen), Georges Chantraine (Namur), Marie-Hélène Congourdeau,
Jean Duchesne, Irène Fernandez, Marie-Christine Gillet-Challiol, Paul
Guillon, Yves-Marie Hilaire (Lille), Pierre Julg (Orléans), Serge Landes,
Laurent Lavaud, Isabelle Ledoux-Rak, Corinne Marion, Jean-Luc Marion,
Éric de Moulins-Beaufort, Dominique Poirel, Béatrice Prunel-Joyeux,
Robert Toussaint, Isabelle Zaleski.

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Duchesne, Stanislaw Grygiel (Rome), Roland Hureaux, Didier Laroque,
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Communio, 5, passage Saint-Paul,
et Zone Euro 75004 Paris
68 e 127 m
Soutien CCP - 18676 - 23 F Paris
446,05 FF 833,07 FF

56 m 100 m
Normal
2 259,04 FB 4 034 FB « Amitié Communio », rue de Bruxelles
Belgique 61 B-5000 Namur
68 m 127 m CCP 000 0566 165 73
Soutien
2 743,12 FB 5 123,18 FB

Normal 98 FS 177 FS « Amitié Communio », monastère


Suisse de Carmel, CH 1661 Le Pâquier
Soutien 120 FS 225 FS CCP 17-3062-0 Fribourg

61 m 114 m
Économique
400,14 FF 747,79 FF Communio, 5, passage Saint-Paul,
Autres pays
75004 Paris
(par avion)
Prioritaire 70 m 127 m CCP - 18676 - 23 F Paris
et Soutien 459,17 FF 833,07 FF

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la case correspondant à votre choix.
Communio Mars-avril 2005 30-03-2005 15:48 Page 127

À nos lecteurs

Il y a plus d’un an vous avez abonné de nombreux lecteurs


francophones qui, malgré leur désir, ne pouvaient économique-
ment le réaliser.
Votre mobilisation a porté ses fruits : ne la relâchez pas.
Dans un monde toujours plus chaotique, les chrétiens ont le
droit de confesser leur foi. Ils ont aussi le devoir de la soutenir par
une argumentation.
Communio s’efforce de les y aider. Sans renier les exigences
de rigueur qui sont les nôtres, nous essayons de présenter des
analyses plus claires sur le thème principal, et de renforcer la part
des articles hors-thème, littéraires, artistiques ou d’actualité.
De nombreux chrétiens, étudiants ou personnes âgées, sémi-
naristes ou prêtres, souhaitent se former avec Communio, mais
n’ont pas les moyens de s’y abonner. C’est pourquoi nous avons
prévu un abonnement de parrainage. En versant 61 m, vous
permettrez à un étudiant étranger de recevoir la revue pendant
1 an. 56 m correspondent à un parrainage en France. Vous
connaîtrez le nom et l’adresse des bénéficiaires.

N’hésitez pas, également, à faire connaître la revue à des


amis, des collègues, des membres de votre paroisse : 60 % de
nos lecteurs nous ont connu par le bouche à oreille.

Au nom du comité de rédaction et de tous nos lecteurs,


je vous remercie de faire vivre la revue.

Isabelle Ledoux-Rak, présidente de l’association Communio.



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Communio Mars-avril 2005 30-03-2005 15:48 Page 128

Prochain numéro : mai-juin 2005


L’Europe unie et le christianisme
Titres parus
LE CREDO ———————————————————— L’ÉGLISE ————————————————————— Le corps (1980/6)
Le plaisir (1982/2)
La confession de la foi (1976/1) Appartenir à l’Église (1976/5)
La femme (1982/4)
« Jésus, né du Père avant tous les Les communautés dans l’Église
La sainteté de l’art (1982/6)
siècles » (1977/1) (1977/2) L’espérance (1984/4)
« Né de la Vierge Marie » (1978/1) La loi dans l’Église (1978/3) L’âme (1987/3)
« Il a pris chair et s’est fait homme » L’autorité de l’évêque (1990/5) La vérité (1987/4)
(1979/1) Former des prêtres (1990/5) La souffrance (1988/6)
La passion (1980/1) L’Église, une secte ? (1991/2) L’imagination (1989/6)
« Descendu aux enfers » (1981/1) La papauté (1991/3) Sauver la raison (1992/2-3)
« Il est ressuscité » (1982/1) L’avenir du monde (1985/5-6) Homme et femme il les créa (1993/2)
« Il est monté aux cieux » (1983/3) Les Églises orientales (1992/6) La tentation de la gnose (1999/2)
« Il est assis à la droite du Père » (1984/1) Baptême et ordre (1996/5) Fides et ratio (2000/6)
Le jugement dernier (1985/1) La paroisse (1998/4) Créés pour lui (2001/3)
L’Esprit Saint (1986/1) Le ministère de Pierre (1999/4) La Providence (2002/4)
L’Église (1987/1) Musique et liturgie (2000/4)
La communion des saints (1988/1) Le diacre (2001/2) SCIENCES ————————————————————
La rémission des péchés (1989/1) Mémoire et réconciliation (2002/3)
Exégèse et théologie (1976/7)
La résurrection de la chair (1990/1) La vie consacrée (2004/5-6) Sciences, culture et foi (1983/4)
La vie éternelle (1991/1) Biologie et morale (1984/6)
Le Christ (1997/2-3) LES RELIGIONS Foi et communication (1987/6)
L’Esprit saint (1998/1-2) NON CHRÉTIENNES ————————————— Cosmos et création (1988/3)
Le Père (1998/6-1999/1) Les miracles (1989/5)
Les religions de remplacement
Croire en la Trinité (1999/5-6) L’écologie (1993/3)
(1980/4)
La parole de Dieu (2001/1) La bioéthique (2003/3)
Les religions orientales (1988/4)
Au-delà du fondamentalisme (2001/6)
L’islam (1991/5-6)
Les mystères de Jésus (2002/2) HISTOIRE ————————————————————
Le judaïsme (1995/3)
Le mystère de l’Incarnation (2003/2)
Les religions et le salut (1996/2) L’Église : une histoire (1979/6)
La vie cachée (2004/1)
Hans Urs von Balthasar (1989/2)
Le baptême de Jésus (2005/1)
L’EXISTENCE La Révolution (1989/3-4)
DEVANT DIEU ————————————————— La modernité – et après ? (1990/2)
LES SACREMENTS ————————————— Le Nouveau Monde (1992/4)
Mourir (1976/2)
Guérir et sauver (1977/3) Henri de Lubac (1992/5)
La fidélité (1976/3)
L’eucharistie (1977/5) Baptême de Clovis (1996/3)
L’expérience religieuse (1976/8)
La pénitence (1978/5) Guérir et sauver (1977/3)
Laïcs ou baptisés (1979/2) La prière et la présence (1977/6)
SOCIÉTÉ —————————————————————
Le mariage (1979/5) La liturgie (1978/8) La justice (1978/2)
Les prêtres (1981/6) Miettes théologiques (1981/3) L’éducation chrétienne (1979/4)
La confirmation (1982/5) Les conseils évangéliques (1981/4) Aux sociétés ce que dit l’Église (1981/2)
La réconciliation (1983/5) Qu’est-ce que la théologie ? (1981/5) Le travail (1984/2)
Le sacrement des malades (1984/5) Le dimanche (1982/7) Sainteté dans la civilisation (1987/5)
Le sacrifice eucharistique (1985/3) Le catéchisme (1983/1) Foi et communication (1987/6)
L’Eucharistie, mystère d’Alliance (2000/3) La famille (1986/6)
L’enfance (1985/2)
La confession, sacrement difficile ? (2004/2) L’église dans la ville (1990/5)
La prière chrétienne (1985/4)
Conscience au consensus ? (1993/5)
Lire l’Écriture (1986/4)
La guerre (1994/4)
LES BÉATITUDES La foi (1988/2)
—————————————— La sépulture (1995/2)
L’acte liturgique (1993/4) L’Église et la jeunesse (1995/6)
La pauvreté (1986/5)
La spiritualité (1994/3) L’argent (1996/4)
Bienheureux persécutés ? (1987/2)
La charité (1994/6) La maladie (1997/5)
Les cœurs purs (1988/5)
La vie de foi (1994/5) La mondialisation (2000/1)
Les affligés (1991/4)
Vivre dans l’espérance (1996/5) Les exclus (2002/1)
L’écologie : Heureux les doux (1993/3)
Le pèlerinage (1997/4) Église et État (2003/1)
Heureux les miséricordieux (1993/6)
La prudence (1997/6) Habiter (2004/3)
La force (1998/5)
POLITIQUE ——————————————————— Justice et tempérance (2000/5) LE DÉCALOGUE ————————————————
Les chrétiens et la politique (1976/6) La transmission de la foi (2001/4)
Un seul Dieu (1992/1)
La violence et l’esprit (1980/2) Miettes théologiques II (2001/5)
Le nom de Dieu (1993/1)
Le pluralisme (1983/2) La sainteté aujourd’hui (2002/5-6)
Le respect du sabbat (1994/1)
Quelle crise ? (1983/6) La joie (2004/4) Père et mère honoreras (1995/1)
Le pouvoir (1984/3) Tu ne tueras pas (1996/1)
Les immigrés (1986/3) PHILOSOPHIE ————————————————— Tu ne commettras pas d’adultère
Le royaume (1986/3) La création (1976/3) (1997/1)
L’Europe (1990/3-4) Au fond de la morale (1997/3) Tu ne voleras pas (1998/3)
Les nations (1994/2) La cause de Dieu (1978/4) Tu ne porteras pas de faux témoignage
Médias, démocratie, Église (1994/5) Satan, « mystère d’iniquité » (1979/3) (1999/3)
Dieu et César (1995/4) Après la mort (1980/3) La convoitise (2000/2)

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